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Travers and -the Online Distributed Proofreading Team at -http://www.pgdp.net (This file was produced from images -generously made available by the Bibliothèque nationale -de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) - - - - - -[Notes au lecteur de ce fichier digital: - -Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été -corrigées.] - - - - - COURS FAMILIER - DE - LITTÉRATURE - - - UN ENTRETIEN PAR MOIS - - - PAR - M. A. DE LAMARTINE - - - - - TOME QUATORZIÈME. - - - - - PARIS - ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR, - RUE DE LA VILLE L'ÉVÊQUE, 43. - 1862 - - -L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction à -l'étranger. - - - COURS FAMILIER - DE - LITTÉRATURE - - - REVUE MENSUELLE. - - XIV - - -Paris.--Typographie: Firmin Didot frères, imprimeurs de l'Institut et -de la Marine, rue Jacob, 56. - - - - -LXXIXe ENTRETIEN - -OEUVRES DIVERSES DE M. DE MARCELLUS. - -DEUXIÈME PARTIE. - - -I. - -Quoi qu'il en soit de ce voeu, comme de tant d'autres, le livre de M. -de Marcellus est un des livres de jeunesse qui sont les plus doux à -emporter dans son bagage de voyageur ou à feuilleter dans son âge -avancé, quand on veut se donner une odeur du printemps de la vie; on -y vogue, on y change d'horizon à tous les levers de l'aurore; on y -chante à demi-voix les vers mémoratifs de ses études, on y parle la -plus riche et la plus sonore des langues; et, par-dessus tout, on y -cause avec un compagnon de route toujours instruit, toujours -spirituel, toujours tempéré et souriant, qui semble avoir en lui la -précoce et froide sagesse du vieillard à côté des belles illusions de -la vie. - -Ce livre est bien loin d'avoir autant de réputation qu'il en mérite. -La tombe, comme le lever du vrai jour, rendra à M. de Marcellus toute -la justice que l'ignorance ou le préjugé des partis lui a fait -attendre. C'est le cours le plus complet et le plus vivant de -l'archipel grec et ionien qu'un disciple d'Homère ait fait faire à la -génération présente. - -Le voyage en Sicile, qu'il fit longtemps après, en 1841, est une -promenade classique autour de l'Etna, de l'histoire, des monuments. -Mais cela n'a pas la séve jeune et pittoresque du souvenir d'Orient. -On sent que l'homme mûri et désenchanté se promène le soir pour se -donner les consolations et les diversions de la vie active qui lui -était refusée. Il y a toujours de l'érudition, mais il n'y a plus -d'illusions: le soleil baisse. M. de Marcellus pensait à autre chose. - - -II. - -À quoi pensait-il? - -Il pensait à un autre livre, _la Politique de la Restauration_, publié -deux ans après.--Ce livre est une répétition des anecdotes littéraires -analysées par nous au commencement de cette étude. Il y met en corps -ce qui était en pages. C'est toujours le très-intéressant récit de ses -négociations entre M. de Chateaubriand, ambassadeur à Londres, et M. -Canning, ministre des affaires étrangères du gouvernement britannique, -son ami. - -Les correspondances de M. de Chateaubriand sont justes, fortes, -héroïques. Il veut grandir la politique monarchique de son -gouvernement, malgré M. de Villèle et malgré les Anglais. Sa -personnalité rigoureuse le tourmente et tourmente tout le monde, -jusqu'à ce qu'il ait forcé la main à M. de Villèle et à l'opposition -du parti libéral, à la politique méticuleuse de M. de Villèle, à la -jalousie de M. Canning; il triomphe enfin et vole au congrès de -Vérone, malgré tout le monde. - -Du moment qu'il y paraît, il est le maître, il supplante peu -loyalement M. de Montmorency, il entraîne M. de Villèle, il dompte M. -Canning, il affronte courageusement l'opposition bonapartiste des -Chambres françaises. Il élève la Restauration à son apogée, il -restaure la monarchie des Bourbons en Espagne, il tombe enfin, mais -dans son triomphe, sous l'animadversion très-méritée, mais -très-imprudente, de M. de Villèle. - -La correspondance, fort sensée, habile, éloquente de son confident à -Londres, de M. de Marcellus, souvent égale à celle de M. de -Chateaubriand, moins passionnée, moins aventureuse, plus honnête, -montre dans ce jeune diplomate un futur ministre, très-capable de -comprendre l'Europe, s'il n'était pas encore capable de la diriger. - -C'est un beau livre de métier pour ceux qui, comme nous, étaient -appelés un jour à tenir le gouvernail de la France. Il répond -victorieusement à ceux qui ont tant calomnié la politique de cette -monarchie, et qui écrivent aujourd'hui leurs calomnies comme de -l'histoire. - -Alger, l'Espagne, les deux grands actes extérieurs de la Restauration, -prouvent que, malgré la difficulté de sa situation, l'honneur et la -grandeur de la France n'ont jamais été en péril sous les ministres de -la Restauration. M. de Marcellus a versé une complète lumière sur -cette question. - -La réputation du gouvernement des Bourbons à l'extérieur est rétablie -irréfutablement dans cet excellent ouvrage. L'opposition de quinze ans -y joue un pauvre rôle. C'est de là que date pour moi ma mésestime du -gouvernement parlementaire d'alors, et mon goût pour la république; -gouvernement quelquefois terrible, mais au moins vigoureux et franc, -où les dictatures ont la force des institutions, et qui font faire aux -nations ce qu'elles veulent, et non pas ce que veut un groupe -d'intrigants, mentant au peuple du haut de la presse et de la tribune, -et faisant peur aux rois des peuples, et des rois aux peuples. - -Rien de grand avec ce gouvernement de manéges et de factions bavardes. -Excepté dans l'affaire d'Alger et dans l'affaire d'Espagne, tous les -gouvernements de la France, pendant les trente ans du gouvernement des -Chambres et des journaux, n'ont été que le gouvernement de -l'opposition! - -Et ces hommes voudraient recommencer? J'aime mieux ce qui est; c'est -une leçon au moins à l'intrigue. - -Je préférerais la république souveraine et absolue: elle est agitée, -mais elle est forte. Les pires des tyrannies sont les petites -tyrannies; les tyrannies parlementaires sont mesquines en France; -franchement, j'en ai trop souffert pendant trente ans de ma vie pour -ne pas les détester. - - -III. - -Après quelques opuscules d'érudition grecque et classique, M. de -Marcellus écrivit tout récemment son meilleur livre sous un titre et -sous une forme qui promettaient peu et qui tenaient beaucoup; c'est -son _Commentaire sur les Mémoires de M. de Chateaubriand_. Ces -mémoires sont la lie du vase, cuvée et versée, du coeur aigri de ce -grand homme du siècle.--Nous disons grand, nous ne disons pas -bon.--Ces mémoires protesteraient contre l'épithète. - -Esprit immense, mais coeur sec, il aspirait à deux gloires, et il les -méritait: la gloire des lettres et la gloire des affaires. Il avait -conquis du premier coup la première. Malgré ses pompeuses fidélités -aux Bourbons, il n'avait jamais été fidèle qu'à lui-même. - -Revenu d'Angleterre, il avait été l'ami intime de l'ami de César, -Fontanes, comme Horace avait eu Mécène pour patron. Il s'était -introduit sous les auspices très-peu bourboniens du moderne Mécène -dans la société très-intime des soeurs de Bonaparte, et surtout -d'Élisa Baciocchi. Ce n'était pas sans doute pour servir les Bourbons -qu'il était un des assidus de Joseph Bonaparte; ce n'était pas non -plus pour servir les Bourbons qu'il avait été nommé secrétaire -d'ambassade à Rome, dans une ambassade confidentielle du cardinal -Fesch, oncle de Bonaparte, pour y faire abandonner la légitimité -proscrite, vieillie et impuissante, par la religion, en faveur du -nouveau Charlemagne; ce n'était pas non plus par fidélité aux Bourbons -qu'il avait brigué le poste ridicule de ministre de France auprès de -la bicoque de Sion, dans le canton du Valais. Il s'y ennuyait et -aspirait à en sortir à tout prix, quand le meurtre du duc d'Enghien -vint soulever le monde et qu'il donna sa démission, très-honorable, -pour ne pas être à jamais impliqué dans une machine gouvernementale -qui égalait du premier coup la Terreur. - -Il y eut à cette démission de la dignité, il n'y eut point -d'héroïsme. Bonaparte ne pensa point du tout à faire _sabrer_ son -ministre démissionnaire; M. de Fontanes, Élisa, soeur de l'empereur, -Pauline Borghèse, sa soeur plus aînée, Joseph Bonaparte, étaient là -pour détourner le coup. Une femme belle et célèbre du temps m'a -raconté bien souvent toutes les démarches de ces amis de l'écrivain -pour faire pardonner, cet acte d'opposition, et pour obtenir de -Bonaparte un poste supérieur à l'ambassade de Sion. Tout cela était -très-honorable, sans doute, mais très-peu dévoué à la légitimité. - -Il en fut de même à l'époque de sa réception à l'Académie française; -j'ai lu ce discours dans lequel il loue en termes magnifiques, en -commençant, le nouveau César et la nouvelle impératrice, femme, fille -des Césars; il se refusa seulement à louer le régicide ou à -l'amnistier dans la personne de Chénier qu'il avait à remplacer, et à -raturer quelques phrases à double sens sur Tacite. La réception fut -ajournée, voilà tout. - -Je doute que Louis XVIII, à Hartwell, et Charles X, à Londres, eussent -considéré comme des professions de foi à leur maison et à leurs -malheurs l'éloge classique et cicéronien de la dynastie corse, et de -l'impératrice, nièce de Marie-Antoinette, inauguré en pleine Académie -par ce Bossuet de seconde dynastie. - -Il n'y a rien dans tout ce début de l'écrivain émigré, courant à la -fortune et aspirant aux dignités sous un règne illégitime, qui -commandât aux Bourbons un devoir de reconnaissance bien motivé, de la -part de la dynastie non trahie, mais bien oubliée. - -M. de Chateaubriand n'a pas cessé cependant de se présenter -très-franchement au monde, après la Restauration accomplie, comme le -type invariable et le héros accompli de la légitimité! Véritable -fidélité à son propre honneur, cela est vrai; mais fidélité aux -Bourbons qui ne se révèle tout à coup qu'après la chute de Napoléon. - - -IV. - -Voilà la vérité; elle n'a rien de coupable, mais elle n'a mon plus -rien d'estimable et de dévoué. La mort néfaste du duc d'Enghien a -coûté à des millions de coeurs, en France, des larmes qui n'ont pas -demandé de salaire. - -Quoi qu'il en soit, M. de Chateaubriand, après que Napoléon fut bien -tombé, publia une brochure qu'il portait, dit-il, depuis quelques -semaines sur son coeur sous son habit, et qui ne voulait pas se -tromper d'heure. C'était une diatribe pleine de mépris et de -calomnies, sciemment calomnies, contre Napoléon; arme peu loyale, car -aucune calomnie n'est de bonne guerre contre l'ennemi; pas plus celle -qui impute à Napoléon d'avoir été à Fontainebleau traîner par ses -cheveux blancs le pape sur le parquet, que celle du même écrivain qui -accuse le bon et honnête M. Decazes, favori de Louis XVIII, d'avoir -trempé dans l'assassinat du duc de Berry:--_Le pied lui a glissé dans -le sang!_ De tels mots, sciemment faux dans la pensée de celui qui les -écrit, donnent la mesure de sa conscience. - -M. de Chateaubriand avait une grande âme, une imagination splendide, -un accent antique, une conscience d'apparat et un mauvais caractère. -La tête était, au physique comme au moral, immense, le jugement sain, -le coeur sec, froid. - -Il ne voulait de la vie que les grands rôles. Il avait compris de -bonne heure dans l'histoire que les infortunes, la pauvreté, l'exil, -la fidélité réelle ou apparente aux causes perdues, forment devant la -postérité un contraste pathétique avec le génie qui donne le plus -sublime de ces rôles à la vie du grand citoyen, ou du grand poëte, ou -du grand politique. De là, une extrême ambition littéraire, satisfaite -du premier coup par le succès le plus fantastique qui fût jamais, -succès que toute une religion relevée, vengée, illustrée, avait porté -jusqu'à l'idolâtrie. - - -V. - -Nous avons vu que ce succès littéraire n'avait été que l'amorce de son -ambition, qu'il avait parfaitement oublié ses rois exilés, et qu'il -s'était rallié à Bonaparte, recommençant l'ère de Charlemagne par la -restauration du culte. - -L'épisode de la mort du duc d'Enghien l'avait rejeté d'horreur dans le -peu d'opposition qu'on osait faire alors indirectement à la tyrannie. -Son génie, cet acte et sa brochure de Bonaparte et des Bourbons le -placèrent naturellement, en 1814, à la tête de ceux que le nouveau -gouvernement adopta pour illustrer son retour par la popularité du -premier nom religieux et poétique de l'Europe, et à la tête de ceux -qui saluèrent les Bourbons. On avait trop besoin les uns des autres -pour se chicaner sur la légitimité des titres. Le passé fut oublié, et -M. de Chateaubriand passa pour le fidèle des fidèles. - -Là commence son rôle politique; il se montra homme de tact du premier -coup de plume; il vit juste, il vit loin, il vit en grand toute chose. -Nommé ambassadeur dans des cours du Nord secondaires, il ne partit -pas, ou il se hâta de revenir; il ne lui convenait pas de languir -oublié, Paris était sa scène. Un journal, célèbre pour ses talents, le -_Journal des Débats_, lui prêta ses amitiés et ses pages. Son -importance s'en accrut; nommé pair de France par le roi, il changea de -parti plusieurs fois par d'habiles transactions qui le menaient au -but, tantôt foudroyant dans M. Decazes un favori du roi, tantôt -caressant dans M. de Villèle et dans ses amis royalistes modérés un -parti dont il pressentait l'avenir; il se fit craindre et aimer, selon -les temps. Nommé ambassadeur à Londres par M. de Villèle, qui voulait -se débarrasser d'un concurrent dangereux à Paris, il alla à Londres, -mais il ne tarda pas à y affecter un superbe ennui, et à demander un -rôle plus actif au congrès de Vérone; il y fut nommé. Il affectait -alors la politique modérée, prudente et temporisante de M. de Villèle; -à peine au congrès, il la combattit sous main, se défit de M. de -Montmorency, son ami, emporta la résolution du congrès pour -l'intervention en Espagne, revint à Paris supplanter M. de Montmorency -au ministère des affaires étrangères, et conduisit énergiquement la -guerre d'Espagne, si profitable à la monarchie. - -À peine terminée, il aspire à supplanter M. de Villèle comme il avait -fait de M. de Montmorency; il tendit quelques piéges à M. de Villèle -dans la chambre des pairs pour faire rejeter ses plans délibérés en -conseil; M. de Villèle et ses collègues, offensés et indignés, le -congédièrent sans ménagement et par ordre du roi. - - -VI. - -La colère le saisit et ne l'a plus quitté jusqu'à la mort! Il jura de -se venger, il se vengea; il prit le _Journal des Débats_ pour armée et -sa plume d'écrivain pour arme. La nature, quoi qu'il en dise, ne -l'avait pas créé éloquent; il avait besoin de cuver longtemps, sa -plume à la main, des discours rares et lus; ses foudres se forgeaient -péniblement dans son cabinet, au feu soufflé de ses rancunes. - -Ses brochures et ses articles de journaux avaient l'éclat, mais -n'avaient pas la chaleur soudaine de l'improvisation. C'était un homme -d'État, ce n'était nullement un homme de tribune; il se soignait trop -par excès d'amour-propre, pour se présenter à l'Europe en négligé. -Mais ses sentences rédigées avec une patience laborieuse, et ses mots -aiguisés de sang-froid, indiquaient bien la passion de l'opposition. - -Il se popularisait, tantôt comme royaliste, tantôt comme bonapartiste, -tantôt comme républicain, pour nuire au ministère. Son nom, qui -servait ainsi tous les ennemis des Bourbons, grandissait comme une -arme à deux tranchants propre à toute main. Les hommes supérieurs -n'ont pas de peine à se faire pardonner le passé! Leurs talents les -amnistient aussitôt qu'ils consentent à les prêter. Royalistes, -bonapartistes, républicains, prenaient de toutes mains leur vengeance. -La monarchie s'affaiblissait de toute la popularité, à trois feux -comme la foudre, que forgeait M. de Chateaubriand contre M. de -Villèle. Un moment relégué à Rome par le ministère de conciliation qui -suivit la disgrâce de ce ministre, M. de Chateaubriand espérait le -remplacer. Ce fut la dynastie d'Orléans qui le remplaça. - -Quelques écoliers ameutés, sans autre but que l'émeute, rencontrèrent -par hasard M. de Chateaubriand dans les rues de Paris, et le -rapportèrent en triomphe à son hôtel de la rue d'Enfer. Il prit cela -pour un triomphe, c'était le triomphe de sa défaite. Il balbutia avec -eux quelques mots de liberté, et on les applaudit dans sa bouche; il -rentra chez lui pour se féliciter de sa haine assouvie contre les -ministres, mais les ministres avaient entraîné les Bourbons. - - -VII. - -La branche d'Orléans espéra le rallier à sa cause. Son entrevue avec -le roi, la reine, sa soeur, au Palais-Royal, eut pour objet, de sa -part, de faire reconnaître Henri V et la régence, et, de la part de la -maison d'Orléans, de le séduire et de le rendre complice de leur -usurpation du trône; son honneur s'indigna, il les quitta pour -jamais, et s'enferma dans sa retraite; mais il honora toutefois cette -retraite par un acte mémorable et réfléchi, un noble adieu au monde, -où il plaida la cause perdue des rois fugitifs. Sa protestation -inopportune, solitaire et sans écho, était sans danger, mais non sans -dignité personnelle. Elle honore la fin de sa vie publique. - - -VIII. - -Depuis ce jour il disparut, non du coeur des royalistes, qu'il -consolait par des phrases de fidélité posthume, trop injurieuses pour -la nouvelle dynastie. Puis il fit quelques visites à Charles X dans -son exil, visites qu'il ébruita, au retour, par des sarcasmes; la -pudeur de ses amis les lui fit retrancher de l'impression; mais je les -ai moi-même entendus chez madame Récamier, sa dernière amie, et j'en -ai gémi pour l'honneur du coeur humain; il y flattait les ennemis de -tous les trônes par des moqueries domestiques. Que restait-il donc à -dire aux républicains contre les rois, quand celui qui se disait leur -Blondel mêlait à d'emphatiques déclamations de fidélité des railleries -contre ses idoles officielles? Était-ce la peine d'aller surprendre -les faiblesses, les douleurs, les confidences de leur intérieur pour -les étaler ensuite en style qui appelait le sourire devant leurs -ennemis? - -Charles X avait un _décorum_ à garder devant ce visiteur équivoque, -mais il ne s'y trompait pas, et il nourrit jusqu'à sa mort une -animadversion très-fondée contre M. de Chateaubriand. - - -IX. - -Ce fut le temps où il acheva ses Mémoires politiques, commencés, -retouchés, polis, raturés, comme sa situation, pendant toute sa vie -politique. M. de Marcellus avait été le confident de ses retouches. - -Dévoué de bonne heure à ce grand écrivain, par admiration d'abord, par -communauté de cause ensuite, par affection sincère enfin, il attendit -la mort de M. de Chateaubriand pour ne pas contrister sa vieillesse -par les sévérités de ses commentaires. - -M. de Chateaubriand mourut le jour du triomphe de la République contre -les factieux qui voulaient s'en emparer pour la pervertir en démagogie -folle et sanguinaire. Aux journées de juin 1848, nous gagnâmes la -bataille des trois jours dans les rues de Paris; ce fut un triomphe -douloureux, mais ce fut le premier triomphe de la République française -sur la démagogie. Le bruit de cette bataille empêcha la France de -ressentir la perte de son grand écrivain. Sa vieillesse avait été -morose, désenchantée de poésie, hors l'amitié pieuse d'une femme -dévouée à sa gloire _quand même_, et au culte de quelques rares amis, -parmi lesquels quelques spirituels observateurs qui affectaient la -tendresse et qui prenaient mesure de ses faiblesses. - -Ses Mémoires parurent: ils étonnèrent le monde par l'esprit de ses -jugements sur les hommes et sur les choses de son temps. On eût dit -qu'il n'avait jamais eu besoin d'indulgence, et que le monde ne -continuait de vivre après lui que pour se charger de ses vengeances. -Je ne parle pas ici par ressentiment d'auteur, car je suis le seul -poëte du temps et le seul homme politique de son époque qui soit, -comme poëte, placé par lui dans la compagnie immortelle d'Homère, de -Virgile, de Racine, et, comme homme de tribune et de hautes affaires, -au rang des hommes de bon sens. Je n'avais pas alors supporté le poids -de la révolution de 1848 et de la République. Je lui suis -très-reconnaissant en ce qui me touche; je n'avais jamais été de ses -amis, je n'avais aucun droit à m'attendre à ses jugements favorables. -Il ne m'aimait pas; il évitait de prononcer mon nom pendant sa vie, -et, comme ministre des affaires étrangères, il nuisait à ma fortune. -Mais il m'a rendu bien plus qu'honneur comme poëte, et plus que -justice comme homme politique. - -Ce livre a des pages admirables comme style, et déplorables comme -caractère. Roman grec dans le commencement, diatribe universelle à la -fin, il affecte partout un style tellement figuré, tellement -recherché, tellement _ronsardisé_, par l'affectation du style gaulois -de Rabelais et de Montaigne, qu'on ne sait en quel siècle on vit en le -lisant. Rien n'y coule, tout s'y cristallise pour briller; chaque -phrase demande à être trois fois lue, mais relue deux ou trois fois -pour être comprise. C'est une énigme perpétuelle offerte par l'auteur -à la malignité du lecteur. Disons franchement le mot, c'est mauvais en -masse, souvent beau en détail; cela n'honore pas M. de Chateaubriand, -et cela déshonore autant qu'il le peut tout son siècle. - -Eh bien, ce livre, mauvais de forme, même de fond, a servi de texte à -un excellent livre. C'est le commentaire respectueux, mais juste, du -disciple sur le texte d'un maître qui s'égare. Ce commentaire est bien -supérieur au texte; toutes les _anecdotes_ y sont rectifiées, toutes -les injures palliées, tous les excès de bile adoucis, tous les venins -de style réparés, déplorés, excusés, de façon qu'il ne reste guère que -de belles choses à admirer et un grand homme à comprendre. - -M. de Chateaubriand doit immensément à M. de Marcellus; il le -réhabilite en étendant son manteau sur ses défauts de coeur et sur -l'affectation de style de ce grand écrivain. Peut-être y a-t-il trop -d'indulgence, mais qui sera indulgent, si ce n'est un ami? - -M. de Marcellus absout M. de Talleyrand de crimes. Le nom de M. de -Talleyrand, dit M. de Marcellus, ne tombe jamais de la plume de M. de -Chateaubriand sans y avoir été marqué d'un fer chaud à son passage. -Et, à propos de ces crimes, il est curieux de lire ce qu'en dit M. de -Talleyrand lui-même cité par M. de Marcellus: - -«Est-ce qu'un homme habile a jamais besoin de crimes? C'est la -ressource des idiots en politique. Le crime est comme le reflux de la -mer; il revient sur ses pas, et il noie. J'ai eu des faiblesses; -quelques-uns disent des vices; mais des crimes? Fi donc!» - -M. de Marcellus explique son amitié pour M. Bertin, cet homme d'État -de la presse dans le _Journal des Débats_, par une sympathie de coeur -conçue entre eux au chevet de mort de madame de Beaumont, fille -charmante du ministre de Louis XVI, décapité (M. de Montmorin). - -M. de Chateaubriand adorait madame de Beaumont; il lui érigea un -monument funèbre à Rome, dans l'église Saint-Louis-des-Français, -pendant qu'il était secrétaire d'ambassade sous le cardinal Fesch. -Avoir pleuré ensemble une personne aimée est le lien des coeurs. - -La carrière entière de M. de Chateaubriand se ressentit de cette -sympathie des _Débats_. MM. Bertin, les complices de son opposition -royaliste contre les Bourbons, ne l'abandonnèrent jamais, même sous la -monarchie de 1830, à laquelle ils adhérèrent par politique, -monarchistes de toutes les monarchies, mais monarchistes exigeants et -inquiets, qui personnifient encore aujourd'hui l'exigence et -l'inquiétude du caractère de leur premier maître. Cela fait honneur -aux deux, il se cache toujours un bon sentiment dans les âmes qui ont -aimé! - -C'est le parfum de l'amour, indélébile comme ce qui est divin; on sent -jusqu'à la dernière vieillesse qu'il a passé dans les coeurs, et qu'il -a amélioré la nature. - - -X. - -Pendant son ambassade de Rome, peu de temps avant la révolution de -1830, M. de Chateaubriand, triomphant de l'élection d'un pape faite -sous ses auspices, heureux en fortune, heureux en séjour, heureux en -sentiment pour des personnes innomées, se prend, comme à l'ordinaire -des grandes âmes, d'un fastidieux dégoût pour tant de félicités, et -continue à écrire ses _Lamentations_ très-déplacées à son ancien -secrétaire de Paris. - -Ici, le vrai sentiment de M. de Marcellus se dévoile, comme à son -insu, dans un jugement de trois lignes, en marge dans ces lettres. - -«J'avais une tête très-froide et très-bonne, dit l'auteur d'_Atala_, -et le diplomate, aussi grand que juste et ambitieux dans ses vues, -avait le coeur _cahin-caha_ pour les trois quarts et demi du genre -humain.» - -Voici le cri du commentaire, cette fois plus juste que bienséant, -arraché à M. de Marcellus par la flagrante ingratitude envers l'âme de -_Juliette_ (madame Récamier), oubliée si cruellement pour des -affections légères à l'âge du poëte: - -«Je crois, dit-il, qu'il faut rétablir ainsi cette phrase: J'avais une -très-froide et très-bonne tête, et, après, le coeur _cahin-caha_ pour -les trois quarts et demi du genre humain. Ajoutons pour être vrai: -Comme pour la moitié au moins de l'autre demi-quart!» - -Ce qui veut dire en bon français: Je n'avais de coeur que pour moi! - -C'est le jugement qu'en porte M. Joubert, son premier ami, dans une -lettre confidentielle à M. Molé, révélée aujourd'hui même pour la -première fois, et publiée par M. Sainte-Beuve. - - -XI. - -Le ministère Polignac, préambule d'une révolution certaine, rappela M. -de Chateaubriand à Paris. M. de Marcellus est nommé quelques jours -après son secrétaire d'État par le prince de Polignac. M. de Marcellus -hésite quelques jours entre son dévouement de royaliste, son ambition -naturelle, et son jugement très-sain sur l'inopportunité du défi de -Charles X à la France alors libérale. Il va consulter M. de -Chateaubriand comme l'oracle dans le désert, à l'hospice de la rue -d'Enfer, où il s'était relégué. M. de Chateaubriand lui prophétisa la -catastrophe prochaine et certaine. Marcellus refusa courageusement ces -fonctions. Ce fut un bel acte de conscience et de foi dans sa -politique de modération. - -Pendant ces hésitations, le prince de Polignac, qui m'aimait, pense à -moi; il m'écrit, me conjure de venir à Paris, m'offre avec instance -la direction des Affaires étrangères; je n'hésite pas à refuser.--Il -insiste sur un entretien; j'arrive à Paris, je cause à coeur ouvert -avec lui, il est moins sincère avec moi qu'avec M. de Marcellus, il -nie imperturbablement la pensée du coup d'État. - -«Je le crois, puisque vous le dites, mon Prince, lui dis-je, vous ne -le voulez pas, mais la logique et votre situation le veulent! Je suis -royaliste, je suis jeune, je ne veux à aucun prix dater d'un coup -d'État malheureux dans la politique, et commencer par une révolution -où les Bourbons périront.» - -Je fus nommé ministre à Athènes, et je m'éloignai!... M. de Marcellus -expia longtemps son refus. - - -XII. - -Les événements ne me donnèrent pas le temps de rejoindre mon poste; M. -de Marcellus et moi nous déclinâmes la confiance et l'involontaire -complicité de l'acte. Il se retira par pressentiment et conviction. Il -fut fidèle à la monarchie légitime après les Bourbons, je restai -fidèle à mon honneur en refusant de servir la seconde monarchie. -Excepté la République, dictature de tout le monde, je ne voulus plus -servir personne. - -Cela a fait dire aux républicains, que je ne servais pas ma: -«Défiez-vous de lui, c'est un légitimiste!» Et les niais l'ont cru. À -leur place j'aurais redoublé de confiance, et j'aurais dit: «C'est un -homme d'honneur, et, puisqu'il a été fidèle à la première heure par un -sentiment de famille et de tradition, il le sera à la dernière, quand -on n'a plus d'autre famille que la patrie et le peuple.» Mais ils ont -cru qu'un royaliste de coeur, à vingt ans, ne pouvait jamais être un -bon citoyen à cinquante, et qu'un homme fidèle à son serment sous les -Bourbons ne serait qu'un traître sous la République! - -Vous voyez où cette belle logique a mené la République. Mais passons! - - -XIII. - -M. de Marcellus raconte les entretiens confidentiels qu'il eut avec la -duchesse d'Angoulême.--Elle ne se fiait pas plus que nous, la noble -femme, aux ordonnances, coup d'État désarmé. La législation des _coups -d'État_, c'est la conscience de celui qui les tente, mais il ne faut -pas les manquer. - -Elle ne m'a jamais calomnié dans son exil, celle-là! Que la pitié de -la terre et la bénédiction de Dieu la suivent dans sa tombe! Princesse -tragique dès son berceau, elle fut triste jusqu'à la mort. Les -Français l'en ont accusée; voulaient-ils donc qu'elle dansât sur les -cadavres de son père et de sa mère? La tristesse est la bienséance -des victimes. - - -XIV. - -Le livre finit par une réflexion touchante et haute que M. de -Marcellus prit ou imputa à Massillon, et qui fit relever la tête de M. -de Chateaubriand vieilli, qui ne pouvait supporter sa verte -vieillesse. - -«Que sont maintenant, lui disait-il avec la pompe en deuil de ses -entretiens familiers, que sont tous ces beaux fleuves si célèbres dont -nous avons vu l'un et l'autre les bords?--De tristes souvenirs qui -nous reprochent notre vieillesse.--Non! non! m'écriai-je, dites de -beaux souvenirs qui embellissent nos derniers jours. Pourquoi donc le -coeur serait-il sans force contre ces conditions de la vie? Il faut -bien, ajoutai-je lentement, que l'affliction soit de quelque profit -aux hommes, puisque Dieu si bon a pu se résoudre à les affliger.» - - -XV. - -Ainsi finit le livre par une réflexion morose sur la vie, et par une -réflexion juste et consolante, pleine de confiance en Dieu qui a fait -ou permis la douleur. - -Ainsi se dessinent les deux caractères: l'un léguant ses désespoirs et -ses rancunes à la postérité, l'autre remettant le passé et les peines -de l'avenir à la bonté de Dieu! - -On ne peut s'empêcher, malgré tout le talent déployé, de plaindre -l'un, et de chérir l'autre. - - -XVI. - -Après ces excursions toujours rétrospectives sur la politique et ses -belles années, M. de Marcellus revint à sa chère Grèce. Il décrivit -et traduisit ses chants populaires. - -Après M. Fauriel, il y avait encore à glaner. Ce qui fait l'intérêt et -le charme de ces chants, c'est moins le chant lui-même que le cadre -qui les enserre. Ce cadre est presque toujours une scène de l'Odyssée -de jeunesse de M. de Marcellus, voguant ou chevauchant sur les mers ou -sur les montagnes du Péloponèse. Il savait le grec ancien comme -Homère, il savait le grec moderne comme un klephte. C'était l'époque -héroïque de l'indépendance hellénique. L'Europe était folle -d'hellénisme. - -On oublie que des siècles ont remué ces lieux et ces peuples, et qu'il -peut en sortir des peuples nouveaux à force de vieillesse, mais jamais -d'anciens peuples. On se figure qu'on va ressusciter Miltiade ou -Thémistocle dans la personne d'un corsaire ou d'un berger des mers ou -des montagnes; que Démosthène et Cicéron vont succéder immédiatement -au pape. - -On oublie que deux mille ans ont passé, et que des millions de -barbares ont été colonisés avec leurs moeurs nouvelles pendant des -siècles et des siècles en Italie et en Grèce. De là, le mécompte de -tous ces rêves pour refaire le passé sans éléments, au lieu -d'améliorer le présent avec ses éléments propres. Mais alors la Grèce -fanatisait l'Europe; on n'était ni chrétien ni musulman, on était -Grec, comme aujourd'hui on n'est ni catholique ni carbonaro, on est -Piémontais. Les oppositions ont des engouements comme les poëtes; il -faut se hâter de les saisir pendant qu'ils passionnent à froid les -orateurs et les journalistes, car ces engouements passent vite et ne -reviennent pas de même. - - -XVII. - -M. de Marcellus, qui était jeune, les partagea de bonne foi pour les -klephtes, pour les corsaires, et pour les bergers sauvages de la -féroce Albanie. Je ne les partageai que dans la mesure de mon bon -sens; cependant je publiai moi-même le poëme du cinquième chant de -_Child Harold_, imité assez servilement du beau poëme de lord Byron. -Mon enthousiasme était médiocre comme un pastiche, mon succès fut -médiocre aussi: je fus puni d'avoir feint un engouement qui n'était -pas sincère. - -Je savais bien au fond qu'on ne ressuscite ni peuple, ni nationalité, -ni religion sur la terre au gré du caprice des imaginations d'orateurs -ou de journalistes en quête de popularité. J'avais un sentiment -d'admiration et de pitié pour ces belles îles de l'Archipel, où -fleurissent en hommes et en femmes la plus charmante jeunesse du -monde; mais je n'avais aucune haine pour Mahomet et pour ce peuple -religieux, pasteur et guerrier, qui était venu à son temps balayer des -vallées de Bithynie la corruption byzantine, et prêcher l'unité de -Dieu, ce dogme des Arabes, à la place des superstitions ingénieuses de -l'Église grecque qui touchent de si près à l'idolâtrie. - -Je prévoyais que la Grèce ressuscitée, non par son génie propre, mais -par un roi allemand, ne contenterait ni les Grecs ni les Turcs; la -question se réduisait donc, au fond, à savoir si nous préparerions aux -Russes l'empire de la Méditerranée; j'aimais mieux pour la France et -pour l'Europe équilibrée les Turcs pour voisins que les Russes. - -La bataille de Navarin, que nous ne livrerions certes pas aujourd'hui, -ne fut donc à mes yeux que ce qu'est aujourd'hui l'unité piémontaise -et anglaise en Italie: un solécisme en politique, une pierre d'attente -de l'Angleterre, une sublime bévue de la politique d'opposition. -Puisque nous l'avions purgée des Autrichiens, il fallait la confédérer -comme l'Archipel grec en 1822, et la protéger, mais non la soumettre -au joug des Cisalpins pour la laisser croître. La liberté ne -s'improvise pas sous la tyrannie, encore moins sous l'anarchie. - - -XVIII. - -Quoi qu'il en fût, M. de Marcellus, par esprit littéraire, et par -esprit sérieusement chrétien, se mit à parcourir la Grèce nouvelle et -l'Albanie, ni littéraire ni chrétienne, mais tour à tour, et selon le -goût des Albanais, chrétienne ou mahométane comme son héros -Scanderbeg, pour y chercher un nouvel Homère. Il n'y trouva rien que -des chants dits populaires qu'on admira par parti pris, mais qui ne -sont pourtant que des complaintes du peuple. - -Défions-nous en toute langue de la poésie des rues, des mers et des -montagnes, destinée à charmer les peuples ignorants. Cela est court, -cela est monotone, cela est affecté ou trivial; cela contient cinq ou -six images gracieuses, naïves, fortes, mais toujours les mêmes scènes: -les airs que le berger siffle à son cheval, ceux que le matelot -psalmodie à sa barque, couché à l'ombre de sa voile, ou l'amant à sa -maîtresse au clair de lune. Ce n'est ni la malignité spirituelle et -savante de Béranger, poëte d'opposition, épigrammatique, libéral, mais -nullement populaire; ni la belle et naïve poésie homérique de Mistral -dans son poëme antique de _Mireille_: c'est un patois pour les -veillées des peuples de Provence! - -C'est là un poëte populaire, ou plutôt c'est là un poëme écrit dans la -langue du peuple avec les idées, les habitudes, les travers, les -loisirs des amants, dans les basses classes des peuples! - -Mais c'est Hugo, Vigny, Dumas, Laprade, Marcellus, Autran, Lamartine, -qui les lisent. - -Le peuple n'a ni le goût ni le temps, il a l'haleine courte; s'il est -pieux, un couplet des cantiques de Marseille; s'il est impie, un -couplet de Béranger, voilà son affaire; s'il est soldat, une strophe -armée de la _Marseillaise_; voilà la poésie populaire. Or la -_Marseillaise_, sublime en musique, est peu admirable en poésie; c'est -un beau choeur des frontières de la France résonnant au pas de charge -sous les pieds de l'étranger; mais les paroles sont des cris et non un -poëme. - -M. de Marcellus, comme M. Fauriel son devancier, ne rapporte donc que -des scènes poétiques et peu de poésie. Quelques-unes de ces scènes -sont de _Salvator Rosa_, quelques autres de l'_Albane_, jugez-en: - - -LES VOLEURS. - -Les voleurs étaient venus sur la montagne pour y voler des chevaux, et -ils n'y trouvèrent point de chevaux. Alors ils prirent mes petits -agneaux et mes petites chèvres. - - Puis ils s'en vont, s'en vont, s'en vont! - Hélas! hélas! hélas! - Ô mes pauvres petites brebis! - Ô mes pauvres petites chèvres!... - Vaï!!! - -Ils m'ont pris l'écuelle où je mettais mon lait; ils ont pris ma flûte -jusque dans mes mains. - - Puis ils s'en vont, s'en vont, s'en vont! - Hélas! hélas! hélas! - Ô ma pauvre petite écuelle! - Ô ma pauvre petite flûte! - Vaï!!! - -Ils m'ont pris le bélier qui portait la clochette, dont la toison -était couleur d'or, et la corne d'argent. - - Et ils s'en vont, s'en vont, s'en vont! - Hélas! hélas! hélas! - Ô mes pauvres petites brebis! - Ô mon pauvre petit bélier! - Vaï!!! - -Je vous en supplie, Panagia, punissez les voleurs!--Ah! qu'on les -arrête, qu'on les désarme au milieu de leur caverne, eux et toute leur -race! - - Hélas! hélas! hélas! - Ô mes pauvres petites brebis! - Ô mes pauvres petits chevreaux! - Vaï!!! - -Ah! si la Panagia me l'accorde par sa grâce, et punit les voleurs, et -que je revoie mon bélier au milieu de son parc, je rôtirai un agneau -le jour de Pâques, jusqu'à ce qu'il tombe de la broche. - - Mais ils s'en vont, s'en vont, s'en vont! - Hélas! hélas! hélas! - Ô mes pauvres petites brebis! - Ô mon pauvre petit bélier! - Vaï!!! - - -COMMENTAIRE. - -«C'est toute une idylle que cette plainte du pauvre petit berger de la -montagne. Que de grâce et de naturel! On l'entend pleurer en chantant. - -«Ce _Vaï_, qui revient à la fin de chaque couplet, comme un sanglot, -est-il un mot grec ou étranger, une interjection improvisée, un dérivé -du grec ancien _ovaï_, ou bien une construction du verbe grec moderne -[Grec: bagizein], vagir comme les enfants? C'est ce que je ne saurais -dire; mais ce _Vaï_ se comprend et se répète même quand on ne peut -l'expliquer: c'est un cri de détresse jeté aux échos comme la dernière -note prolongée d'un chant montagnard. - -«Je montais un soir la colline du couvent de Saint-Nicolas, dans l'île -de Prinkico, lisant, apprenant ou commentant l'_Odyssée_, mon livre -favori; et, suivant une coutume de ma jeunesse qui m'est restée, -m'arrêtant à chaque vers comme à chaque détour du sentier, pour -cueillir les glaïeuls, les asphodèles et les premières églantines. - -«Je m'étais déjà retourné mainte fois dans ma lente ascension, pour -admirer ces merveilleux aspects qui s'étendent des montagnes de la -Thrace et de l'Asie Mineure, des murs du sérail et des rivages de -Chalcédoine, s'avançant sur leurs flancs et à leur ombre jusqu'aux -rivages plus rapprochés de Calki et d'Antigone, fermant ainsi le -cercle du lac le plus vaste et le plus azuré. - -«J'avais compté les voiles du golfe de Nicomédie, se dirigeant vers -les ports de Stamboul, et venant raser les écueils des îles des -Princes pour y chercher quelque brise de terre favorable à la -navigation, lorsque je rencontrai un enfant qui revenait de l'école du -monastère, portant sous son bras son panier de provisions, et ses -livres de l'autre. - -«À ma prière, il s'arrêta et me suivit sous un ébène voisin de la -route: là, j'ouvris un de ses cahiers, où je trouvai copiés des -passages d'Homère, des fables d'Ésope, et sur une feuille détachée, -parmi les distiques modernes, cette chanson populaire, _les Voleurs_, -qu'il récita en riant lui-même des plaintes du pauvre berger. Je lui -demandai s'il consentirait à s'en priver pour moi: il me l'offrit sans -hésiter, assurant qu'il la savait tout entière, et que d'ailleurs -plusieurs de ses petits camarades la savaient aussi. - -«Comme l'entretien se prolongeait, je le priai de lire à son choix -quelques lignes de son bagage élémentaire. Alors il prononça gravement -et d'une voix haute ces deux vers de l'_Iliade_ qu'on venait de lui -donner à apprendre et à méditer pour sa leçon du lendemain: - - [Grec: Atreidê, mê pseude' epistamenos sapha eipein, - Ou gar epi pseudessi patêr Zeus esset arôgos.] - -«Fils d'Atrée, ne mentez pas, vous qui savez si bien dire la -vérité.--Car Dieu, notre père, ne sera jamais le soutien du mensonge.» - -«Et mon jeune lecteur, en épelant ces vers, se reprit, comme s'il eût -été devant le pédagogue, pour me faire sentir l'accent du mot [Grec: -pseudessi], mensonge, sur lequel d'abord il n'avait pas assez appuyé. - -«Émerveillé d'entendre retentir si mélodieusement la langue antique -dans une bouche enfantine, je déposai quelques petites pièces de -monnaie dans le panier vide; et l'écolier, après avoir porté une main -à ses lèvres et à son front, s'éloigna en me disant: _Que vos années -soient nombreuses!_ Puis il se retourna souvent pour me regarder, -jusqu'à ce que les arbres de la colline nous eussent dérobés l'un à -l'autre, et pour toujours.» - - -LA BELLE DE SCIO. - -«Au pied de la colline, à la lueur de la lune, dans le silence de la -solitude et le calme de la mer, une belle est assise sur un petit banc -de pierre, et tient sur ses genoux un petit chien. - -«Elle accompagne son chant de sa guitare et fait entendre une voix -angélique. Oh! que ne suis-je ta guitare! Que ne suis-je ton petit -chien! Que ne suis-je, oh! que ne suis-je surtout ton amant aimé! - - -COMMENTAIRE. - -«Je vois encore dans le miroir de ma mémoire, si fidèle pour les -images helléniques, ce petit tableau tel qu'il m'est apparu à Scio. - -«Aux rayons de la lune, qui répand une si douce lueur dans ces régions -asiatiques, aux derniers bruits que la mer apaisée jette sur la plage, -les filles de Scio venaient, sur le banc de pierre dressé à la porte -de leur maison, écouter les plaintes et les déclarations d'amour des -jeunes hommes, quelquefois mêler leurs voix aux chants passionnés, au -son du téorbe ou de la mandoline. Or cette chanson n'est qu'un des -soupirs recueillis au milieu de ces coutumes qui proclamaient au loin -l'antique réputation d'innocence attribuée, à toutes les époques, aux -belles habitantes de l'île devenue si misérable.» - -Il faudrait lire encore la complainte des blanchisseuses qui lavent le -châle et la veste de l'étranger, pour qu'à son retour dans sa patrie, -la mère et les soeurs n'accusent pas les filles de l'île de dureté et -de parcimonie envers le pauvre matelot! - - -XIX. - -Tout cela n'est pas sublime, sans doute, mais c'est naïf et touchant. - -Quand les chants populaires ne sont pas composés à froid par des -poëtes politiques, ils ne sont jamais sublimes; le peuple ne l'est -pas, mais il est peuple, c'est-à-dire nature. - -C'est le caractère vrai des traductions de M. de Marcellus. Il ne faut -pas y chercher des essences dans les bouquets de fleurs des montagnes, -mais de la rosée matinale et des senteurs des champs. C'est ce qu'on -trouve dans ce recueil. - - -XX. - -Mais, à mesure que M. de Marcellus avançait en âge, il s'élevait plus -haut que ses travaux pittoresques sur la Grèce moderne et populaire. -L'âme totalement dégagée de l'esprit de parti, et se remettant -entièrement à la Providence du sort de sa cause, il se contentait de -rester fidèle pour lui-même, et ne s'inquiétait plus des fidélités ou -des infidélités des autres. Il vivait hors du monde des événements; et -se plongeait de plus en plus dans les études et dans les spéculations -de la haute philosophie de l'ancienne Grèce. - -C'est alors qu'il publia ses six volumes de la traduction de _Nonnos_, -travail obstiné, mais malheureux. Qu'importait au monde actuel un -poëme épique de plus sur les exploits de Bacchus, chanté après coup -par un Grec chrétien, comme un écho mort que chanterait une croyance -finie? Travail pour l'Académie des inscriptions plus que pour son -temps. - -Mais, peu d'années avant sa mort, il s'éleva, comme helléniste, comme -savant et comme poëte, à des oeuvres plus utiles et infiniment plus -belles que tout ce qu'il avait fait jusque-là en littérature. Nous -voulons parler de son dernier ouvrage, à peine publié, non encore -connu, saisi par la mort sur le seuil de sa publicité: _les Grecs -anciens et les Grecs modernes_; ouvrage très-neuf, très-original et -très-philosophique en même temps que très-poétique; trésor véritable -découvert par lui dans les littératures presque fabuleuses de -l'arrière-Grèce. - -Le premier morceau de ce beau recueil, exhumé du mont Athos, de l'île -savante de Rhodes, des mystères de la Thrace, c'est le poëme de _Médée -et Nausicaé_ sur le Bosphore, par Apollonius de Rhodes, auteur -_argonautique_. - - - - -ENTRETIEN LXXIX - -MÉDÉE ET NAUSICAÉ - -SUR LE BOSPHORE. - -(SCÈNE ORIENTALE.) - - -«Un jour de septembre, du haut de ma fenêtre, dans le pavillon de bois -où flottait à Thérapia le pavillon de France, je considérais les -brouillards qui s'élevaient insensiblement de la surface du Bosphore. -On les voyait glisser sur les eaux comme des fumées transparentes, -puis se condenser au-dessus, et s'arrêter immobiles à la moitié des -collines du détroit; de sorte que par-dessous leur couche épaisse -j'apercevais en Asie la base de la montagne du Géant, dont la cime -semblait s'unir à l'Europe par un pont de nuages argentés. Ces nuages -fermaient au loin l'entrée de la mer Noire, qu'on entrevoit de -Thérapia par une courte échappée; et leur ceinture, jointe au calme -des ondes, faisait de cet espace, le plus resserré du Bosphore, -l'image parfaite d'un petit lac. - -«Je connaissais cette disposition atmosphérique du canal de Thrace, et -je savais que le soleil en se montrant ne tarderait pas à dissiper ces -brumes qui n'osaient s'attrouper qu'en son absence. Dès qu'il parut, -je descendis sur la rive et je me dirigeai le long du fleuve amer, -marchant moins vite que ses courants. Je voulais suivre les contours -de la plage jusqu'au petit promontoire de _Kalender_ pour revenir par -les hauteurs désertes, en remontant le ruisseau qui prend sa source à -_Krio-Nero_, la fontaine froide. - -«Les bruits de ces villages, qui sont autant de ports, s'éveillaient; -les voix des caïdgis (bateliers) se mêlaient aux cris des goëlands; le -brouillard avait laissé sur chaque feuille une goutte de rosée qui -étincelait au soleil; ma promenade fut délicieuse, et je revins chargé -de touffes de bruyères, de daphnés et de cistes fleurissant -d'eux-mêmes au sein de ces solitudes qui touchent de si près au -rivage. - -«Comme je tournais le fond du petit golfe de Thérapia, je rencontrai -Athanase Christopoulos, le poëte si célèbre déjà par ses chants -anacréontiques. J'apprenais alors ses odes pour me familiariser avec -le grec moderne, et je recherchais sa conversation, qui n'était jamais -sans profit pour moi. Il se rendait chez l'un de ces mêmes princes -Morusi dont il avait dirigé l'éducation en Moldavie. - -«--Quoi! de si bonne heure? me dit-il, quel intérêt vous amène dans -notre quartier grec? - -«--Pas d'autre, répondis-je, que le beau temps et le plaisir de voir -Kalender. - -«--Je ne puis vous suivre, reprit-il, jusqu'à ce _bon abri_; car je me -figure qu'il faut interpréter ainsi le nom de Kalender, souillé vers -sa fin d'une terminaison turque. C'est le _kalos endios_ dont nous -parlent les vieux géographes du Bosphore. Mais je veux au moins animer -le début de votre promenade par quelques souvenirs antiques. C'est ici -l'ancien golfe de _Pharmakia_, où l'on dit que Médée, partie de la -Colchide, déposa des _poisons_, en y laissant leur nom. Mais nous, -Grecs modernes, nous n'avons pas consenti à traduire avec si peu de -politesse envers la fille des rois ce mot de _pharmakia_: ses poisons -étaient des _médicaments_ aussi, et nous avons nommé notre village -_Thérapia_, _la guérison_. - -«Au bout de cette anse profonde que protégent contre les vents du nord -la colline et les grands pins de votre palais de France, vous voyez -cet îlot ou plutôt cet écueil, si près de la rive qu'on peut -l'atteindre sans nager? Les flots, toujours tranquilles ici, ne le -surmontent jamais et se contentent de laver et de polir sa roche. Là, -dit-on, la nièce de Circé, Médée, broyait les plantes qui endormaient -les dragons et rajeunissaient les vieillards. - -«Si vous ne deviez m'accuser de prendre en main des causes -désespérées, j'aimerais à réhabiliter Médée auprès de mon siècle. On -n'a jusqu'ici voulu voir en elle qu'une fougueuse magicienne, une -épouse forcenée, une mère barbare. La faute première en est à -Euripide, grand ennemi des femmes: pour moi, je m'attache à sa -jeunesse, à son unique amour, à sa primitive innocence; sa passion -m'attendrit beaucoup plus que celle de Phèdre, car elle est bien moins -coupable. Avez-vous lu le troisième chant d'Apollonius de Rhodes? - -«--Pas encore, lui répondis-je, mais, comme Homère m'a guidé dans -l'Archipel, je comptais prier les Argonautes de me conduire dans le -canal de Thrace, théâtre de leurs exploits. - -«--Eh bien, reprit-il en souriant, si les affaires de l'Europe, un peu -confuses ici, ou si les soupirs de l'empire turc qui croule vous -laissaient demain autant de loisirs qu'aujourd'hui, nous pourrions -lire ensemble ce touchant épisode de Médée avec votre ami, le prince -Nicolaki Morusi, et je vous attendrai chez lui. - -«--J'y serai, lui dis-je, mais n'espérez pas m'amener facilement à -aimer Médée. Un de ces grands poëtes latins que vous n'estimez qu'à -moitié, vous, fiers descendants d'Homère et de Pindare, a prononcé -cette sentence: _Il faut que Médée soit féroce ou indomptée....._ Je -m'en tiens là... - -«--À demain, à demain! reprit Christopoulos, point de jugement arrêté -d'avance. Et, puisque vous êtes en Grèce, n'en croyez sur leurs héros -ou leurs héroïnes que les Grecs.» - -«Là-dessus, nous nous quittâmes, et le lendemain je le rejoignis chez -le Beyzadé Nicolaki Morusi. - - -XXI. - -«--Je connais d'avance le sujet de votre visite, me dit le prince. -Cette Médée, redoutable patronne de notre village, fait encore -trembler nos femmes du peuple sous la terreur de ses noirs -enchantements; voyons comment va s'y prendre notre maître pour nous -inspirer envers elle des sentiments plus doux. - -«--Il ne me faudra pour ce miracle, interrompit Christopoulos en -prenant son livre, rien autre chose que vous lire ce qu'en dit le -chantre des Argonautes. - -«--Pour nous mieux pénétrer de la bonté de votre cause, ajoutai-je, ne -trouverez-vous pas à propos de prononcer lentement, de vous arrêter de -temps à autre, et même de traduire quelquefois en passant, comme si ce -que vous lisez ne devait pas toujours parvenir du premier coup à -l'intelligence de votre auditoire? - -«--Je vous comprends, me répondit en souriant le poëte, et je vous -obéirai. - -«--Mais d'abord, quelques mots de préambule, nous dit alors notre -prudent lecteur, pour vous expliquer où nous allons prendre le récit. -Je fais comme si vous n'aviez jamais su la marche du poëme, ou plutôt -comme si vous aviez oublié ces étranges aventures datant de trois -mille années, pour prêter votre mémoire à des faits plus récents. - -«Il entre beaucoup de généalogie dans toute histoire mythologique. Je ne -vous ferai pas néanmoins remonter plus haut que l'arrière-grand-père de -notre héros. Éole, non pas le fougueux roi des vents, mais un autre -Éole, roi d'une contrée de Thessalie, eut deux fils: Créthée, père -d'Æson et de Pélias, puis Athamas, père de Phryxos et d'Hellé; je vous -fais grâce du reste de la descendance, qui, si j'allais plus loin, -s'étendrait facilement jusqu'à Ulysse. À la mort de Créthée, Pélias -usurpa le trône d'Iolchos au détriment d'Æson, son frère aîné; et quand -Jason, fils d'Æson, revendiqua la couronne, son oncle Pélias, avant de -la lui rendre, lui imposa la condition de rapporter en Grèce la toison -d'or qui se trouvait en Colchide. C'était la dépouille du bélier ailé -que Phryxos, fils d'Athamas, y avait consacrée après son voyage aérien. -Il fuyait la colère de son père, et dans son trajet il laissa tomber sa -soeur Hellé, menacée comme lui par une marâtre, dans le détroit qui -porte encore aujourd'hui son nom. Aiète, fils du Soleil et frère de -Circé, régnait alors à Colchos. Il accueillit Phryxos, et lui donna pour -épouse Chalciope, sa fille aînée, soeur de Médée. Phryxos mort, ses fils -partirent pour aller réclamer en Grèce l'héritage de leur père et pour -le venger. - -«Ils firent naufrage dans l'Euxin, sur l'île de Mars, et en furent -ramenés par les Argonautes. Ceux-ci, commandés par Jason, ont surmonté -les écueils des Cyanées, les périls d'une mer inconnue, et sont -arrivés à l'embouchure du Phase, auprès de la ville d'Aia, capitale du -royaume d'Aiète. C'est là que les deux premiers livres du poëme -d'Apollonius de Rhodes les ont conduits; voici le troisième. - -«Christopoulos lut alors d'une voix cadencée ces vers qui dans sa -bouche recevaient du rhythme et de l'harmonieux idiome un charme -inexprimable. Pour plus de sûreté, il m'avait engagé à suivre sa -lecture sur mon exemplaire, où je notais au crayon ses pauses et ses -remarques. Plus tard, ces notes m'ont rendu mes souvenirs, et je les -retrace ici, en substituant aux texte grec ma traduction, où je l'ai -suivi d'aussi près qu'il m'a été possible.» - - -XXII. - -J'ai écrit une _Médée_ dans ma première jeunesse; elle est encore -enfouie dans les caisses de mon grenier, où les voyageurs de la vie -enferment leurs hardes usées qui n'en sortiront jamais que pour faire -du vieux papier pour des hommes nouveaux. - -M. Legouvé, un de nos plus charmants poëtes, en a écrit une infiniment -supérieure, pour que la belle tragédienne, madame Ristori, épanchât -en italien de _Montanelli_ les plaintes de l'héroïne si dévouée et si -abandonnée. Que de notes naïves, tendres, pathétiques, n'a-t-elle pas -ajoutées à ses notes tragiques! - - -XXIII. - -«Après cette lecture des fragments d'Apollonius de Rhodes, qui ont -charmé tout le petit auditoire grec par les peintures les plus -délicates d'un amour naissant, de la pitié entre deux amants, la -controverse s'établit entre les auditeurs sur la prééminence d'Homère -ou d'Apollonius. On hésite, et il y a de quoi. - -«Mais _Manos_ se lève, se dirige vers quelques tablettes suspendues à -la muraille et saisit l'_Odyssée_. «Écoutez-moi à mon tour, dit-il, et -oubliez ce que vous venez d'entendre!» Puis, se tournant vers moi, dit -M. de Marcellus, il ajoute: «Les sentiments sont si naturels, le sens -si clair, que celui de nous qui n'a pas appris le grec en naissant -n'a nul besoin d'interprète. Il s'agit de Nausicaé, fille du roi -Alcinoüs. Ulysse, jeté sur cette île par la tempête et accablé de -lassitude, est couché sur des feuilles sèches, à l'abri des roseaux, -au bord du fleuve qui se jette dans la mer.» - -«Alors, continue M. de Marcellus, le vieillard _Manos_, aux cheveux -blancs et à la longue barbe, vêtu de cette robe orientale qui fait -partie du costume grec à Constantinople, se redresse sur le divan où -nous restons accoudés.» - - LAMARTINE. - -_(La suite, au mois prochain._) - - - - -LXXXe ENTRETIEN. - -OEUVRES DIVERSES DE M. DE MARCELLUS - -(TROISIÈME PARTIE) - -ET - -ADOLPHE DUMAS. - - -I. - -«Bientôt l'aurore qui s'avance sur son char magnifique a réveillé -Nausicaé aux superbes voiles. Elle s'étonne de ce songe et se hâte de -traverser ses appartements pour le dire à ses parents, son père chéri -et sa mère. Elle les trouve chez eux: l'une est assise auprès du -foyer avec les femmes qui la servent, filant sur sa quenouille une -laine teinte de la pourpre des mers; elle rencontre l'autre comme il -sortait pour se rendre avec ses chefs illustres au conseil où les -nobles Phéaciens l'appelaient; elle s'arrête tout près de son père -bien-aimé, et lui dit: - -«Père chéri, n'allez-vous pas me préparer un char élevé, aux fortes -roues, afin que je porte vers le fleuve, pour les laver, les précieux -vêtements que j'ai là tout malpropres? Quand vous allez parmi vos -chefs faire entendre vos conseils, il vous sied à vous-même d'avoir -des habits sans tache; vous avez dans vos palais cinq fils mariés, et -trois dans la fleur de la jeunesse. Ceux-ci veulent toujours, pour -aller à la danse, des vêtements nouvellement blanchis; et c'est moi -que tous ces soins regardent.» - -«Elle dit, et évite ainsi de parler à son père bien-aimé du doux -mariage, mais il a tout compris et lui répond: - -«Certes, ma fille, je ne te refuse ni des mules, ni rien autre chose. -Va, et mes serviteurs te prépareront un char élevé, aux fortes roues, -et à la caisse large et solide.» - -«Après ces mots, il donne ses ordres à ses serviteurs qui obéissent, -et amènent au dehors le char aux roues solides, propre aux mules, -qu'ils y conduisent et y attellent. La jeune fille apporte de son -appartement les habillements magnifiques et les dépose sur le char -bien fabriqué. La mère a mis dans une corbeille les aliments de toute -sorte pour ranimer les forces; elle y place les vivres et le vin -qu'elle a versé dans une outre de peau de chèvre. Puis, comme sa fille -monte sur le char, elle lui donne dans une fiole d'or l'huile -onctueuse pour s'en purifier, elle et ses compagnes. Nausicaé prend -les rênes brillantes et le fouet dont elle frappe pour le départ les -deux mules, qui s'élancent bruyamment; elles courent sans s'arrêter et -emportent le linge et la jeune fille qui n'est pas seule; car les -suivantes vont aussi avec elle. - -«Lorsqu'elles sont parvenues au lit merveilleux du fleuve, là où sont -les lavoirs pour toute l'année et où surabonde une eau bonne à enlever -toutes les souillures, elles détachent les mules et les chassent vers -le fleuve impétueux pour s'y repaître d'une herbe savoureuse. Elles -enlèvent ensuite du char sur leurs bras les vêtements, les plongent -dans l'eau limpide et les foulent dans les réservoirs en luttant de -vitesse. Quand elles ont tout lavé et effacé toutes les taches, elles -étendent en ordre sur le bord de la mer, là surtout où les flots ont -nettoyé les cailloux du rivage. Puis, après s'être baignées et -imprégnées d'une huile onctueuse, elles prennent leur repas auprès des -rives du fleuve, en attendant que l'ardeur du soleil ait séché le -linge. Ensuite, leur faim apaisée, la jeune fille et les suivantes -détachent leurs voiles pour jouer au ballon. - -«Ici, nous dit M. Manos, nous sommes loin des palais. C'est un tableau -de la vie journalière des champs. Qui de vous n'a été témoin de ces -bruyantes occupations, de ces repas, de ces jeux après l'ouvrage de -nos jeunes femmes occupées du soin de blanchir? On rencontre encore -dans nos îles et sur notre continent, près des sources ou des fleuves, -ces fosses où l'eau se renouvelait, et où on venait fouler le linge -sous les pieds. - -«--Oui, sans doute, répondit Christopoulos, et une fois par hasard, à -la vue du présent, je suis disposé à regretter notre rustique passé. -Cette espèce de danse que du temps des hommes primitifs les laveuses -exécutaient dans les fosses limpides, devait être bien autrement -gracieuse que leurs incommodes génuflexions d'aujourd'hui auprès d'une -eau qui rougit leurs mains et leurs bras. - ---«Que le caminari me permette de l'interrompre, reprit M. Manos, et -de le ramener bien vite à Homère, dont une noble et sévère comparaison -va relever le récit.» - - -II. - -«C'est Nausicaé aux bras blancs qui commande le jeu; telle que Diane, -dont les flèches font les délices, elle court à travers les montagnes, -soit sur le Taygète escarpé, soit sur l'Érymanthe, à la poursuite des -sangliers et des cerfs agiles qui l'amusent; les nymphes des champs, -nées de Jupiter porteur de l'égide, partagent ses plaisirs; et le -coeur de Latone palpite de joie, car sa fille les dépasse du visage et -de la tête; et, bien que toutes soient belles, on distingue aisément -la déesse. Ainsi la vierge domine ses compagnes qui ne connaissent -pas encore le mariage. - -«Mais quand, les mules attelées et les précieux vêtements ployés, il -faut retourner à la maison, Minerve invente un autre artifice pour -réveiller Ulysse et lui montrer la jeune fille aux beaux yeux qui doit -le conduire à la ville des Phéaciens. Comme la reine du jeu lance le -ballon à l'une des suivantes, cette suivante le manque, et il tombe -dans la profondeur du courant; elles poussent de grands cris, et le -divin Ulysse se réveille: il se redresse alors, et dans son esprit et -son coeur il raisonne ainsi: - - -III. - -«Hélas! chez quels mortels suis-je encore arrivé? Sont-ils injurieux, -sauvages et méchants? ou bien ont-ils des pensées hospitalières et le -respect des Dieux? - -«Des cris de jeunes femmes sont venus jusqu'à moi; ce sont des nymphes -sans doute qui résident sur les hautes cimes des montagnes, aux -sources des fleuves et dans les prairies herbeuses et humides. Ou -bien serais-je près de mortels à voix humaine? Levons-nous, et -essayons nous-même de tout voir. - -«À ces mots, le divin Ulysse, en se dégageant des branches, brise de -l'effort de sa main dans l'épais taillis un rameau feuillu pour en -voiler autour de ses reins sa nudité. Puis il s'avance comme un lion -nourri dans les montagnes, confiant en sa force, qui marche battu de -la pluie et du vent. Ses yeux étincellent: il s'élance contre les -génisses, les brebis ou les biches des forêts. La faim lui ordonne -d'attaquer les troupeaux et de pénétrer dans les bergeries les mieux -closes. Tel Ulysse, tout nu qu'il est, va au devant des jeunes filles -à la belle chevelure, car il le faut; il leur apparaît tout souillé de -l'écume de la mer et tout effrayant. Elles s'enfuient de côté et -d'autre sur les hauteurs du rivage; seule la fille d'Alcinoüs demeure, -car Minerve lui inspire le courage et bannit de son coeur l'effroi. -Elle est debout et attend; mais Ulysse délibère: ira-t-il en suppliant -toucher les genoux de la jeune fille aux beaux yeux, ou la -suppliera-t-il de loin, par des paroles persuasives, de lui donner des -vêtements et de lui montrer la ville? Dans ces pensées, il lui semble -préférable de la supplier de loin, de peur qu'il n'excite la colère de -la jeune fille en touchant ses genoux. Il lui adresse aussitôt ce -discours adroit et plein de douceur. - - -IV. - -«Ô reine! je me jette à tes pieds, que tu sois déesse ou mortelle: si -tu es l'une de ces divinités qui résident dans le ciel immense, je ne -saurais te comparer, pour la taille, la forme et la beauté, qu'à -Diane, la fille du grand Jupiter; et si tu es l'une de ces mortelles -qui habitent sur la terre, ô trois fois bienheureux ton père et ta -mère vénérables; trois fois bienheureux tes frères! - -«Certes, leur coeur, grâce à toi, s'épanouit sans cesse de joie quand -ils voient une telle fleur entrer dans le choeur des danses; mais plus -heureux encore que tous les autres au fond de son âme celui qui, -l'emportant par les dons du mariage, t'amènera dans sa demeure. Jamais -de mes yeux je n'aperçus une personne semblable, ni parmi les hommes, -ni parmi les femmes, et une respectueuse admiration me saisit à ton -aspect. - -«Ainsi jadis, à Délos, auprès de l'autel d'Apollon, j'ai vu la tige -grandissante d'un jeune palmier. Suivi d'un peuple nombreux, j'avais -fait ce voyage qui devait m'apporter bien des malheurs. À la vue de -cet arbre, je demeurai longtemps stupéfait, car jamais la terre n'en -produisit de pareil. Femme, c'est ainsi que je te contemple, t'admire -et que j'ai tremblé de toucher tes genoux, car j'éprouve des douleurs -cruelles. Hier était le vingtième jour où je fuyais sur une mer -ténébreuse, et toujours le flot et de violents orages m'ont emporté -depuis mon départ de l'île d'Ogygie. Enfin, maintenant une divinité me -jette ici pour y subir peut-être de nouvelles infortunes; car je pense -qu'elles ne vont pas cesser, mais bien plutôt que les dieux les -multiplieront encore. - -«Ô reine, sois compatissante; après tant de souffrances que je viens -de subir, tu es la première que j'approche, et je ne connais aucun -autre des hommes qui habitent la ville ou le pays. Montre-moi donc la -cité. - -«Donne-moi, pour m'en entourer, quelque haillon ou quelque enveloppe -du linge si tu en as apporté en venant ici, et que les dieux -t'accordent tout ce que peut souhaiter ton âme; qu'ils te donnent un -mari, une maison, et la concorde si précieuse; car rien n'est plus -désirable et meilleur qu'un ménage où l'époux et l'épouse mettent en -commun leurs pensées pour le diriger. C'est un vif chagrin pour leurs -ennemis, pour leurs amis une grande joie, et pour eux-mêmes surtout -une bonne renommée.» - - -V. - -«Nausicaé aux bras blancs lui répondit ainsi: - -«Étranger, certes tu ne ressembles ni à un méchant ni à un homme sans -intelligence. C'est Jupiter lui-même, le maître de l'Olympe, qui -dispense le bonheur aux mortels, aux bons et aux mauvais à son gré. Ce -qu'il te donne, il te faut bien le supporter. Mais maintenant que tu -as atteint notre territoire et notre pays, tu ne manqueras ni de -vêtements, ni de toutes les choses qu'il convient d'offrir à un -infortuné qui vient de loin et supplie: je t'enseignerai la cité, et -je vais te dire le nom de ses habitants. Ce sont les Phéaciens qui -possèdent cette ville et cette terre; et moi, je suis la fille du -magnanime Alcinoüs qui reçoit des Phéaciens la force et la puissance.» - -«Elle dit, et donne ses ordres à ses suivantes aux beaux cheveux: - -«Arrêtez-vous, mes compagnes; pourquoi fuyez-vous à la vue d'un homme? -Pensez-vous que ce soit quelque ennemi? Le mortel n'est pas encore né -et ne naîtra pas qui oserait venir dans les États des Phéaciens pour y -apporter la guerre, car ils sont chéris des dieux, et nous habitons à -l'écart, les derniers, au sein des ondes écumeuses et immenses. Mais -puisque ce malheureux nous arrive égaré, il en faut avoir soin, car -c'est de Jupiter que viennent tous les étrangers et les pauvres; le -don le plus léger leur est cher. Donnez donc, ô mes compagnes, à boire -et à manger à notre hôte, et baignez-le dans le fleuve, là où est un -abri contre le vent.» - -«À ces mots, elles s'arrêtent et s'encouragent entre elles; puis elles -conduisent Ulysse vers l'abri, comme le veut la fille du magnanime -Alcinoüs: elles déposent ensuite tout près de lui des vêtements, un -manteau et une tunique, lui donnent dans la fiole d'or l'huile -onctueuse, et l'engagent à se baigner dans le courant du fleuve; mais -alors le divin Ulysse leur parle ainsi: - -«Femmes suivantes, tenez-vous loin de moi, pendant que je laverai -moi-même l'écume de la mer sur mes épaules et répandrai l'huile sur -mon corps: il y a longtemps qu'il est privé de toute onction; mais je -ne me baignerai point devant vous, car j'ai honte de me dépouiller en -présence de jeunes filles aux beaux cheveux.» - -«Celles-ci s'éloignent à ces paroles qu'elles rapportent à Nausicaé. -Aussitôt le divin Ulysse, à l'aide du fleuve, dégage ses membres de -l'écume de la mer qui recouvrait ses reins et ses larges épaules; il -essuie sur sa tête les souillures des flots indomptés, et, après -s'être baigné en entier et imprégné d'huile, il s'enveloppe des -vêtements que vient de lui donner la vierge qui ne connaît pas le -mariage. La fille de Jupiter, Minerve, lui prête un aspect plus grand -et plus robuste, elle fait tomber de sa tête en boucles sa chevelure -pareille à la fleur de l'hyacinthe; et, comme un habile ouvrier à qui -Vulcain et Pallas-Minerve ont enseigné la diversité de leur art, mêle -l'or à l'argent pour en perfectionner les oeuvres charmantes, ainsi la -déesse a répandu la grâce sur la tête et les épaules d'Ulysse: bientôt -il va s'asseoir à l'écart sur le rivage de la mer, resplendissant de -grâce et de beauté. La jeune fille le contemple, et dit alors à ses -suivantes à la belle chevelure: - -«Ô mes compagnes, écoutez ce que je vais vous dire. Ce n'est point -sans l'aveu de tous les dieux habitant l'Olympe que cet homme vient se -mêler aux Phéaciens pareils aux immortels. Car d'abord son aspect -était désagréable, et maintenant il égale les divinités qui résident -dans l'immensité des cieux. Ah! si un tel époux m'était réservé, qu'il -habitât ici, et qu'il lui plût d'y rester!... Mais, ô mes compagnes, -donnez à manger et à boire à notre hôte.» - -«Elle dit, et ses suivantes qui l'écoutent s'empressent de lui obéir. -Elles déposent auprès du héros les aliments, le breuvage; et le divin -Ulysse, après avoir supporté tant de maux, mangeait et buvait -avidement, car depuis longtemps il était reste sans nourriture. - - -VI. - -«Cependant Nausicaé aux bras blancs s'occupe d'un autre soin; après -avoir placé sur le beau char les vêtements qu'elle a reployés, elle y -attelle les mules au pied vigoureux, y monte, et adresse à Ulysse, en -l'interpellant, ces engageantes paroles: - -«Étranger, lève-toi maintenant pour aller à la ville, où je te -dirigerai vers le palais de mon père, le sage héros. C'est là, je -pense, que tu trouveras l'élite des Phéaciens. Mais fais comme je vais -te dire; car tu ne me parais pas dépourvu de prudence. - -«Tant que nous traverserons les champs et les travaux des hommes, -marche rapidement, avec mes suivantes, derrière les mules et le char. -Mais quand nous serons près de la ville qu'entourent un mur élevé et, -des deux côtés, un beau port, l'entrée devient étroite. Les navires à -doubles rames y sont retirés sur la voie, car tous y ont une place -marquée pour chacun. C'est là aussi, autour du bel autel de Neptune, -qu'est la place publique, formée de pierres de taille profondément -enfoncées qu'il a fallu y apporter; et c'est encore là que se -préparent les agrès des noirs navires, leurs amarres, leurs câbles, et -que se polissent les avirons. Les Phéaciens ne se soucient ni de l'arc -ni du carquois; mais des voiles, des rames et des plus grands -vaisseaux sur lesquels ils traversent fièrement les mers -blanchissantes. - -«Je veux éviter leurs mordants propos, et, derrière moi, leurs -railleries; car chez le peuple il y a bien des insolents: et quelqu'un -des plus vils qui nous aurait rencontrés ne manquerait pas de dire: -«Quel est donc ce fier et bel étranger qui suit Nausicaé? Où -l'a-t-elle trouvé? Sans doute il sera son époux. Elle aura recueilli -ce vagabond hors de son vaisseau: un homme des pays éloignés, puisque -nous n'avons pas de voisins. C'est peut-être quelque dieu ardemment -imploré qui sera venu à ses prières et descendu du ciel, et elle veut -l'avoir toute sa vie. Elle a mieux fait d'aller chercher elle-même un -mari hors de chez nous, puisqu'elle méprise les Phéaciens qui la -recherchent et qui sont pourtant nombreux et braves.» Voilà ce qu'ils -diraient, et ces paroles me seraient injurieuses. Je blâmerais -moi-même toute autre qui agirait ainsi, et qui, du vivant de son père -et de sa mère chéris, se mêlerait sans leur consentement à la société -des hommes, avant le jour de son mariage public. - -«Étranger, observe bien mes recommandations, afin que tu obtiennes -promptement de mon père qu'il t'envoie dans ta patrie. Nous -rencontrerons près de la route un superbe bois de peupliers consacré à -Minerve. Une source y coule, et une prairie l'environne; là sont -l'enclos de mon père et son verger florissant, aussi loin de la ville -que la voix peut s'en faire entendre. C'est là que tu t'assoiras pour -y rester tout le temps que nous mettrons à gagner la cité et à arriver -au palais de mon père. - -«Quand tu jugeras que nous les aurons atteints, alors dirige-toi vers -la ville, et demande la demeure de mon père, le magnanime Alcinoüs. -Elle est facile à reconnaître, un enfant en bas âge y conduirait, car -les maisons des Phéaciens ne ressemblent nullement à l'habitation -d'Alcinoüs le héros. Quand tu auras pénétré dans sa demeure et dans sa -cour, traverse rapidement le palais pour parvenir à ma mère. Elle est -assise au foyer, appuyée contre une colonne, filant sur sa quenouille, -à la clarté du feu, une laine teinte d'une pourpre merveilleuse à -voir; derrière elle sont ses servantes; tout auprès se dresse le trône -de mon père, où il boit le vin et siége comme un immortel. Va plus -loin que lui, et jette tes bras autour des genoux de ma mère, afin de -voir l'heureux jour du retour, quelque lointain que soit ton pays. Si -son coeur t'accueille avec bienveillance, espère alors voir tes amis -et retourner dans ton élégante maison et dans ta patrie.» - - -VII. - -«Après ces paroles, elle frappe du fouet brillant les mules, qui -abandonnent bientôt les bords du fleuve; elles courent, et battent le -sol de leurs pieds alternatifs. Nausicaé les conduit en usant -adroitement du fouet, de telle sorte qu'Ulysse et ses compagnes, qui -sont à pied, les puissent suivre. Le soleil baissait quand ils -atteignirent le bois renommé consacré à Minerve. Là, le divin Ulysse -s'assoit et implore aussitôt la fille du grand Jupiter. - -«Écoute-moi, fille invincible du dieu qui tient l'égide, exauce-moi, -maintenant du moins, puisque tu ne m'as pas exaucé lorsque, ballotté -sur les ondes, j'étais le jouet du furieux Neptune; et fais que -j'inspire aux Phéaciens la bienveillance et la pitié. - -«Il dit, Minerve l'entend; mais elle ne se manifeste pas aux regards -du héros, car elle redoute le frère de son père Neptune, dont le -courroux violent persécutait le divin Ulysse jusqu'à ce qu'il eût -retrouvé son pays.» - - * * * * * - -Je n'oublierai jamais quelle noblesse et quels accents M. Manos sut -donner à sa voix en psalmodiant ces vers d'Homère.» - - -VIII. - -Dans _Cérès à Éleusis_, scène orientale, les mystères du paganisme -transcendant sont décrits et sondés avec autant de poésie que -d'érudition; - -Puis dans _Orphée en Thrace_, morceau de haute philosophie religieuse -dédié à M. de Lamartine, et dont je ne recueillis l'hommage amical que -sur son tombeau. - -Cette scène orientale commence cette réminiscence de nos jeunes années -et de nos premiers voyages. - -Qu'on me permette de la citer ici, en rejetant sur le compte de -l'amitié tout ce qui m'élève à la hauteur d'Homère et d'Orphée, mais -en ne rejetant rien de mon enthousiasme croissant avec les années pour -Homère. - - - - -ORPHÉE EN THRACE. - -À M. DE LAMARTINE, - -À SAINT-POINT. - -SCÈNE ORIENTALE. - - -«J'achève, mon cher ami, de lire l'idylle antique que vous avez -intitulée _Homère_; et je me hâte de vous remercier de tout le plaisir -que j'ai eu à reporter avec vous mes pensées vers ce bel Orient, où -l'image et les oeuvres prétendues du chantre primitif ne m'ont jamais -quitté. - -«C'était bien à vous, poëte par nature, et civilisateur par votre -nouvel écrit, qu'il appartenait de déposer encore une couronne sur la -tombe d'un poëte, civilisateur des temps antiques, tombe perdue comme -son berceau dans l'obscurité des âges. - -«C'était à vous de nous expliquer le génie, devancier et dominateur -des autres génies, le premier de ces révélateurs des passions de -l'âme, et le plus parfait de ces consolateurs de l'infortune, à qui -fut donnée la mission sublime de rappeler le genre humain à -l'exécution des lois, car les poëtes des premiers âges en étaient les -hérauts publics comme les plus habiles interprètes. - -«Conseillers religieux et héroïques, qui se chargeaient de ramener au -culte des devoirs, d'attiser le courage, d'adoucir les coutumes, de -compatir au malheur, enfin d'apprivoiser pour ainsi dire, par des sons -harmonieux, les oreilles inexpérimentées et sauvages encore! - -«J'aime à vous voir évoquer sous nos yeux la grande ligure du poëte -créateur qui enchanta ma jeunesse, et me guida dans l'Orient au vif -éclat de sa lumière; j'aime également à retrouver dans son dernier -historien la voix du chantre de ces _Méditations_ qui, dès leur -berceau, m'apparurent sous le même ciel, et m'apportèrent, aux rives -de Scio et de Smyrne, de douces et mélancoliques jouissances. Déjà, -vous le savez, je me plaisais à réunir dans ma mémoire, comme ils -l'étaient dans mon portefeuille oriental, les plus antiques et les -plus modernes accents des muses bienfaitrices de l'humanité. - -«Parmi les ombres mythologiques groupées autour d'Homère, vous avez -nommé Orphée, et cité quelques lignes de mes _Épisodes littéraires_. -C'en est-il assez pour m'autoriser à placer ma légende populaire du -réformateur de la Thrace sous la protection de votre chronique du -chantre de Méonie? - -«Quoi qu'il en soit, le nom d'Orphée a mérité de briller sur ces -monuments que vous érigez pour le peuple à la mémoire de ses meilleurs -amis. Virgile, qui lui doit sa plus touchante inspiration, après nous -avoir attendris au récit de l'amour unique et fidèle d'Orphée, nous le -montre dans cette autre vie que son génie religieux et poétique -révéla, et le place au premier rang des âmes sages et heureuses qui -ont emporté sur les rives, éternellement paisibles, de l'Élysée, les -bénédictions de la terre. - - Quique suî memores alios fecere merendo. - - -IX. - -«À tous ces titres, la traduction d'Orphée, consacrée par les annales -grecques, doit tenir sa place dans la reconnaissance universelle, -puisqu'elle est le plus ancien témoignage de l'admiration des siècles -pour la poésie et de son influence sur la civilisation. - -«Vos tableaux de l'Orient, animés des couleurs de votre inépuisable -palette, m'ont ramené, comme au temps de mes jeunes années, vers les -rives du fleuve où Crithéis mit au jour le divin prodige; vers ce -Mélès qui m'a laissé apercevoir à peine quelques gouttes d'une eau -limpide, arrêtée par les joncs et les cailloux de son lit; puis sur ce -siége d'Homère, où je me suis arrêté en récitant ses vers; cette -_École du poëte_, autrefois l'honneur de Chios, maintenant colline -abandonnée, témoin de l'incendie des flottes ottomanes et des -désastres de 1823. Elle entend toujours, dans ces mêmes parages, -murmurer à ses pieds la fontaine du pacha, et elle ne domine encore -que des ondes asservies: enfin, vous me rappelez ce rocher de l'île de -Nio, dont les vagues viennent battre et blanchir les écueils; abri -solitaire d'où s'exhala la grande âme du poëte mendiant, le plus -merveilleux type humain du pouvoir inventeur. - -«Mais je n'ai pas visité seulement cette région de l'Asie, semée de -tant de vestiges des histoires antiques et des vicissitudes modernes, -où le tumulte des populations pressées et les voluptés de la molle -Ionie ont fait place aux déserts. J'ai parcouru aussi ces contrées que -l'heureuse Grèce stigmatisait du nom de _Barbares_, dont elle -redoutait le voisinage et répudiait le climat, parce que le soleil n'y -envoie que des rayons tempérés, et que quelque neige y blanchit la -cime des montagnes. - -«J'ai traversé ces champs de la Thrace, incultes et délaissés -aujourd'hui, où Orphée essaya de régner en philosophe après son père, -le roi Oeagre: hérédité incertaine, que les âges ont effacée à demi -pour y substituer une filiation surnaturelle. Le premier chantre du -monde pouvait-il, en effet, naître d'une autre origine que de l'union -d'Apollon, le dieu des vers, avec la muse _à la belle voix_, -Calliope? - -«J'ai contemplé les grands rochers de l'Hémus, qui s'agitaient en -cadence à la voix d'Orphée; j'ai interrogé ces échos, toujours muets -maintenant, qui, après avoir répété ses accords, redirent les cris -furieux de ses sanguinaires ennemis. - -«Je puis bien l'avouer au peintre si chaste et si passionné de -_Raphaël_, ce premier exemple de l'amour fidèle donné dans l'enfance -du monde au milieu de la corruption générale des hommes, et des -scandales de leurs fictives divinités, parlait à ma raison comme à mon -coeur. Grand à mes yeux par son génie législateur et poétique, Orphée -me semblait plus grand encore par la sainteté de sa vie et par la -constance de son amour. Il avait su mieux que Platon, et bien -auparavant, affranchir l'âme des liens des sens que le paganisme -déifiait. C'est elle qu'il nommait _la douce fille de Dieu_, et il -l'ennoblissait d'avance, quand une religion plus consolante devait un -jour la purifier en l'immortalisant.» - - -X. - -Puis M. de Marcellus déchire le voile et traduit cette sublime -définition de Dieu. - -«Je parle pour les initiés; fermez les portes sur les profanes, tous -ensemble; mais toi, ô Musée, descendant de la lune illuminatrice, -écoute-moi, car je dis la vérité, afin que les anciennes croyances de -ton esprit n'aillent pas te priver de la vie heureuse. Médite la -parole divine, ne la perds jamais de vue; dirige vers elle toute la -force intellectuelle de l'âme. Avance résolument dans cette voie, les -yeux uniquement fixés sur l'Éternel qui a formé le monde; le voici tel -que la parole l'a jadis représenté. - -«Il est le seul créé par lui-même, et il est aussi créateur de toute -chose; dans ce tout il se meut. Personne ne le voit, l'âme des mortels -le conçoit par la pensée; il fait rapidement, chez les hommes, -succéder au bonheur l'infortune. La joie et la haine le suivent, -comme la guerre, la peste, les chagrins et les larmes. Il n'est point -d'autre que lui; et tu verrais aisément tout le reste si tu l'avais vu -lui-même; mais auparavant je veux te montrer ici-bas, ô mon fils! -comment je reconnais les traces de la main puissante du Dieu fort. - -«Je ne vois pas sa personne, car un nuage se dresse autour de lui; -c'est ainsi qu'il se dérobe à mes yeux comme à tous les humains, et -nul des mortels n'a vu jamais le souverain maître, si ce n'est, parmi -les Chadéens, l'unique rejeton d'une race venue d'en haut[1]. - -[Note 1: C'est Abraham que le poëte, désigne ainsi.] - -«Dans sa prévoyance il commande à cet astre qui seul préside le -mouvement de la sphère autour du globe, et s'arrondit en tournant sur -son axe propre. - -«Il dirige les vents au milieu des airs, comme sur les courants des -ondes, et fait étinceler l'éclair de feu né dans l'espace. - -«Au haut des cieux, il demeure inébranlable sur son trône d'or. La -terre est son marchepied. Il étend sa droite jusqu'aux confins de -l'Océan. À sa colère les montagnes tremblent dans leurs fondements, et -ne peuvent soutenir son effort puissant. - -«Ce dominateur des cieux est partout, et il accomplit tout ce qui se -fait sur la terre, lui qui est à la fois le commencement, le milieu et -la fin. - -«Ainsi les anciens en parlent. Ainsi l'a déclaré le Fils du Nil, qui -reçut de Dieu lui-même les préceptes de la double table des lois[2]. - -[Note 2: Moïse, sauvé des eaux du Nil.] - -«Il n'est pas permis de dire autrement, et je me sens frémir dans tous -mes membres quand je viens à penser que tout à la fois et à tout -commande ce souverain. - -«Mais, ô toi! mon fils, recueille tes pensées, gouverne sagement ta -langue, et garde ta voix au fond de ton coeur. - -«Telles étaient, mon cher ami, les grandes idées religieuses émanées -du culte de Jéhova bien plus que de celui de Jupiter, qui se -groupaient encore, à l'aurore du christianisme, sous l'ombre d'Orphée, -et se paraient de son nom. Quant à moi, comme au milieu de ces divers -travestissements de sa pensée, je ne rencontrais que peu de traits de -son propre génie, je m'en étais fait une image idéale plus près du -ciel que de la terre, et cette image s'est mêlée à toutes les -jouissances ou aux illusions de mes pérégrinations orientales; enfin, -quand je m'asseyais sur les décombres d'Éleusis et sous les colonnes -du Parthénon, où vous avez médité vous-même, il me semblait toujours -voir planer, au-dessus des monuments écroulés ou debout encore du -culte ou des arts, la grande figure d'Orphée, le premier en date des -bienfaiteurs de l'humanité.» - - -XI. - -Une traduction des poésies d'Eschyle, cette élégie nationale des -vaincus de Salamine, écrite et chantée sur le théâtre d'Athènes pour -grandir les vainqueurs, termine cette belle étude sur la poésie des -Grecs. C'est une véritable encyclopédie hellénique, sans prix pour les -savants et pour les poëtes. - -Huit jours après avoir publié ce volume, qui devait lui ouvrir les -portes de l'Académie française, but mondain de sa vie d'étude, il -n'était plus. Il s'était éteint sans souffrance et sans angoisse, -plein de confiance dans les promesses de la religion, qu'il avait -toujours admise sans contrôle dans ses dogmes pour la pratiquer dans -ses vertus. - -Il mourut comme Pétrarque, à Arquâ, les mains jointes, le front couché -sur les pages de son _Virgile_, chargé en marges de notes pour la -seule femme qu'il ait aimée, en lui recommandant ses amis, et en la -recommandant à ceux qu'il laissait après lui sur cette terre. - -Ayant appris trop tard sa fin, j'assistai à ses obsèques à Paris. Il y -avait là tout ce qui cultive les lettres pour elles-mêmes, sans -exception d'opinion, de parti, de dynastie. - -Tout le monde pleurait du fond du coeur: ainsi la France perdait un -homme de goût, un homme d'étude, un homme d'honneur, un homme -religieux, et ceux qui chérissent la haute littérature,--moi,--j'avais -perdu un ami! - - -ADOLPHE DUMAS. - -Et toi aussi, Adolphe Dumas! ô second Gilbert français! plus fécond, -plus ardent, et moins acerbe que le premier, tu n'es plus! - -Peu de jours après avoir quitté Paris, j'appris, en ouvrant un -journal, qu'il était mort au bord de cet Océan dont il avait la -grandeur, les orages, l'infini dans le coeur! Titan plus qu'homme! -Titan enchaîné, révolté, non contre Dieu, mais contre les hommes. Tu -n'étais plus! Je versai des larmes: j'en versai de plus amères un mois -après, quand je lus dans le feuilleton du _Journal des Débats_ cette -héroïque et pathétique élégie de Jules Janin, intitulée: _La Mort -d'Adolphe Dumas._ - -Jules Janin, cet homme qui a autant d'esprit que Voltaire, autant -d'érudition littéraire que Fontenelle, autant de bon sens que Boileau, -autant de coeur qu'une jeune fille quand elle verse ses premières -larmes dans le sein de sa mère sur la mort de son serin..., Jules -Janin, ce véritable homme de lettres, en action perpétuelle depuis -trente ans, qui a tout vu, tout su, tout retenu, tout raconté, et dont -le sentiment est éternellement jeune parce qu'il est sans cesse -renouvelé par la verve aimable de ce coeur qui ne s'est jamais racorni -sous la mauvaise humeur. - -Voulez-vous le connaître, si vous ne le connaissez pas? Souvenez-vous -de Sterne, débarqué à Calais, et causant avec le pauvre moine qu'il a -l'intention de railler un peu sur sa robe, sur son oisiveté, sur sa -mendicité volontaire; le pauvre moine ne l'entend pas, ou fait -semblant de ne pas le comprendre par bonhomie et par humilité; il -s'incline, et, ouvrant sa tabatière de buis, il offre à son caustique -étranger une prise de son tabac. Sterne y plonge ses deux doigts, et -s'étonne de trouver sous ses paupières deux larmes, de ces larmes du -critique attendri. - -C'est M. Jules Janin, non pas seulement le plus lettré, mais le plus -tendre des hommes! Oh! que le véritable esprit est bon à tout, même à -pleurer! - - -XII. - -Qui pouvait se douter que Jules Janin savait par coeur son Adolphe -Dumas, et qu'il me ferait sangloter en me le racontant à moi-même, à -moi qui venais, il y a si peu de jours, de passer trois heures avec ce -Descartes exalté, avec ce mystique résigné, avec ce Tasse méconnu, -avec ce sublime estropié de notre terre, avec ce Job sur son grabat de -notre France, et que ce n'était pas sur lui, mais sur moi, qu'il -rugissait contre le sort, et qu'il m'adressait des vers d'airain -contre l'impitoyable légèreté de ceux qui rient de ce qui ferait -pleurer les anges? - -Voici comment. - -J'ai toujours aimé ceux qui aiment, ceux qui souffrent, ceux qui -gémissent et qui s'indignent en silence, ceux qui se sauvent d'un -monde moqueur; ceux qui s'enveloppent, quand ils sortent, de leur -manteau troué par la misère, de peur d'être reconnus dans la rue par -ces persifleurs spirituels ou bêtes qui vendent des ricanements aux -passants pour insulter toute grandeur: ces pauvres honteux de la -gloire, qui sentent en eux leur noblesse innée, qui se cachent de peur -qu'on ne se moque, non d'eux-mêmes, mais du don divin qu'ils portent -en eux. - -Que voulez-vous? c'est une faiblesse. Je méprise le rire méchant, cet -antidote de ce qui est sérieux et sacré chez les hommes, le génie et -le malheur. - -Je n'ai jamais pu m'empêcher de mal espérer d'un pays qui a fait du -rire une institution dans ses journaux; cela n'avait lieu à Rome que -dans les triomphes, pour rappeler aux heureux qu'ils étaient hommes. - -Mais se figure-t-on le rire sur la perte du misérable dont un huissier -vend le grabat par autorité de justice, ou qui vient de se suicider -par peur du ridicule? Eh bien, cela s'est vu deux fois de nos jours, à -Paris, pour deux grands artistes. - -Le Gaulois a dépassé le Romain! Le Romain ne riait que des heureux, -le Gaulois rit et fait rire, pour de l'argent, de l'infortune et du -désespoir. - - -XIII. - -Au milieu de la rue qui porte aujourd'hui le nom de rue _Lamartine_, -nom qui s'inscrivit de lui-même le lendemain de la victoire de la -République conservatrice, en juin 1848, sur les factions liberticides -qui voulaient tuer à la fois l'ordre et la liberté, nom qui me fait -penser toutes les fois que je passe, même dans ce quartier de petits -trafics, au bon sens et au courage du vrai peuple de Paris, s'ouvre -une petite rue annexe, montante, tortueuse, mal bâtie, mal pavée, et à -laquelle on a laissé par oubli le vieux nom de rue Neuve-Coquenard. -Cela ressemble à s'y méprendre à une rue des quartiers déserts de Rome -qui montent du Vatican aux fontaines monumentales de la villa Albani; -tout y est silence, solitude, petits métiers, revendeurs, encadreurs, -marchands de légumes avariés ou de pommes ridées pour les petits -ménages, étalées sur des devantures aux vitres cassées. - -De distance en distance des portes d'_allées_, souvent solitaires et -silencieuses, sur des cours tortueuses au fond desquelles on entrevoit -de vieilles portes grillées comme des restes d'anciens couvents, de -longues files d'enfants et d'habitants y entrent et en sortent muets, -sous la garde sévère d'un homme en robe noire, pauvre troupeau qui se -disperse de seuil en seuil, à mesure qu'il s'éloigne de l'école. -L'homme noir, ou le chien de garde, regarde alors derrière lui, et, ne -voyant plus personne, regagne seul son domicile, referme la porte de -la cour et remonte, un livre à la main, dans sa chambre haute. - -On devine aisément que les loyers n'y sont pas à grands prix; mais ce -qu'on ne devine pas, c'est qu'au fond de ces allées et de ces cours -qui semblent aboutir à des cloaques, s'étendent, sur le derrière de -ces maisons, des espaces inconnus, enceints de murs peu élevés, ou des -maisons proprettes, toutes semblables à des villages rustiques, dont -les petits jardinets palissadés et les fenêtres tapissées de cordes -étalent au soleil le linge blanc des ménages pour le sécher au vent. - -Ces espaces irréguliers, coupés de sentiers qui s'entre-croisent pour -aller chercher chaque porte, sont pleins d'ombre et resplendissants de -soleil; on y entend sur les sureaux, cet arbuste du pauvre, chanter -les oiseaux qui découvrent partout une feuille pour se nicher, une -tuile pour se chauffer, une miette pour se nourrir. - -Ces mendiants ailés, mais gais parce qu'ils ont des ailes, égayent -tout le jour le silence de ces quartiers dépeuplés. - - -XIV. - -Çà et là, dans le dédale de ces sentiers, de ces jardins et de ces -cours, on découvre de petites habitations de hasard, à un seul -rez-de-chaussée, bâties en planches de rebut des démolitions, encore -peintes des diverses couleurs des lambris auxquels elles ont appartenu -dans les palais; là vivaient, dans une retraite définitive ou -provisoire, quelques solitaires estropiés qui ont acquis à bas prix ce -petit coin d'espace entouré d'arbustes ou de gazons. Quelques -familles dépaysées, pleines d'enfants, y jouent au soleil avec la -misère, tandis que l'aînée des soeurs, qui garde la famille en -l'absence du père et de la mère, belle quoique pâle et maigre sous ses -haillons, regarde, adossée à la porte, le jeu des enfants, et suit de -l'oeil avec curiosité l'étranger qui lui demande l'adresse et la clef -de ces labyrinthes. - -Le dirai-je? Oui, car je le sais, et j'y ai visité deux fois des -proscrits intéressants de la littérature; là vivent aussi quelques -hommes de lettres vagabonds, innomés, cachés comme dans des antres, -d'où, ils effrayent de leur aspect les pauvres et honnêtes familles de -leurs voisins. Ils y végètent du salaire de quelques articles -empoisonnés qu'ils envoient à des journaux avides de scandale; et si -vous avez eu le malheur de répondre à leurs lettres et de céder à -votre coeur en leur portant secours, une autre fois ils vous menacent, -en sifflant comme la vipère sous la pierre où elle est cachée, de vous -dénoncer ou de vous mordre; espérant arracher à la peur ce que la main -vide ne peut plus leur apporter. - -Le voisinage malfaisant de ces hommes de proie est la seule ombre de -ces oasis de la pauvreté honnête; immondice morale qui attriste un -peu la sérénité de ces lieux. Du reste, on se croirait à mille lieues -du vice ou de la perversité; le bruit de la ville n'y pénètre pas, le -vent y souffle librement par dessus les toits ces bouffées tièdes et -sonores qui viennent on ne sait d'où, comme des souffles d'esprits -invisibles, secouer les arbustes, faire tomber les feuilles mortes, et -siffler à travers les vitres cassées des fenêtres, et rappeler au -poëte malade sur sa couche que la nature chante, et que la terre prie -pour lui. - -Les volets battent contre les murs; un soleil pâle entre dans les -enclos par dessus les haies; les enfants jouent sur l'herbe au seuil -de l'habitation de leurs mères; tout présente à l'oeil des visiteurs -étonnés l'aspect d'une guinguette morte des environs de Paris, -enclavée par hasard dans une enceinte, et où le silence et le -recueillement d'un couvent ont succédé tout à coup au tumulte des -fêtes, au cliquetis des verres et au bruit des instruments et des -danses du peuple. - - -XV. - -C'est dans une des maisonnettes les plus propres, qui forment au midi -l'enceinte monastique de ce cloître, qu'une jolie petite fille de -douze ans m'indiqua la porte du poëte. On voyait, à l'empressement et -à la complaisance de l'enfant, qu'elle était connue et aimée dans le -voisinage; des blanchisseuses occupaient le rez-de-chaussée. - -Je montai un petit escalier de bois qui ouvrait sur une antichambre -propre, bien éclairée d'un beau rayon; j'appelai, le silence me -répondit; j'entrai dans un petit salon très-rangé aussi, mais presque -sans meubles; j'appelai encore, silence aussi profond; enfin, une voix -creuse, sépulcrale, venant de loin, me cria de la chambre voisine: -«Entrez, je ne puis ouvrir!» - -J'entrai en effet; il était sur son lit, au fond de la chambre. La -pleine clarté d'un beau jour entrait dans sa chambre par la fenêtre -ouverte avec les bouffées de vent du printemps, qui jouait avec les -rideaux, se concentrant sur sa mâle et athlétique figure! - -Il me reconnut, et joignant ses deux fortes mains maigres, mais aux -longs doigts et aux noeuds de chêne, sur son front:--Ah! c'est -Lamartine, s'écria-t-il; eh quoi! mon cher ami, dévoré du temps comme -vous êtes, et préoccupé jusqu'à la mort de vos soucis, il vous reste -encore de ce temps assez pour venir consoler un misérable, et assez de -ces soucis pour en donner aux autres? Ah! venez, que je vous serre -dans mes bras; et il me serra en effet d'une étreinte vigoureuse et -convulsive qui fit craquer les os de ma maigre charpente. - ---Certainement, lui dis-je, en m'asseyant sur son fauteuil, en face de -son petit feu de cendre, il me reste toujours du temps pour aimer ceux -qui m'aiment, et des soucis pour oublier les miens en pensant aux -soucis de mes amis! Il y a près d'un mois que je ne vous ai vu, je me -suis dit: Il faut qu'il soit malade, allons-y; et portons-lui le -coeur, la main, la bourse, et tout ce que l'amitié peut partager, et -tout ce que l'amitié peut accepter. - ---Non, non, me dit-il tout de suite, en me montrant sur le coin de sa -cheminée sa bourse de cuir entr'ouverte; je n'ai aucun besoin ni de -soins ni d'argent, grâce à mon excellent frère, qui remplace mon père, -et à ma bonne soeur qui me tient lieu de mère. Je suis riche, -très-riche, ajouta-t-il; regardez, j'ai plus de cent écus dans cette -bourse; j'ai ma pension de poëte à toucher incessamment par quartiers; -c'est vous qui êtes pauvre, puisque vous avez employé vingt ans de -politique à vous appauvrir, et que vous devez vos jours et vos nuits à -vos créanciers, que le travail ne solde pas assez vite. Ah! combien je -pense à vous, et que d'insomnies votre situation me coûte! - -Tenez, me dit-il, en essayant de se lever et en me montrant sa table -d'inspiration à l'autre côté de la chambre; tenez! prenez ce papier -sur cette table et donnez-le-moi, que je vous lise les derniers vers -que j'ai écrits, ces jours-ci, en réponse à ces hommes de pierre qui -vous insultent pour votre misère, et qui rient de vous, les -misérables, parce que vous n'avez pas voulu être le tyran de leurs -bassesses! Vous n'avez eu qu'un tort, ajouta-t-il, et c'est celui-là. - ---Non, lui dis-je, je sais très-bien que je pouvais prendre la -fortune avec la dictature et la garder; mais il fallait pour cela cinq -ou six têtes des leurs en tout pour intimider le reste. Un crime, -c'est trop pour un pouvoir qui ne dure que quelques années, et qui -souille éternellement la conscience en pervertissant la liberté par un -mauvais exemple. J'aime mieux l'innocence que le pouvoir; je me suis -repenti souvent de m'être mêlé des affaires des hommes, mais jamais de -leur avoir donné le bon exemple de l'abnégation et de l'humiliation -volontaire au lieu du crime. Il y a des ingrats et des moqueurs du -bien ici-bas, mais n'y a-t-il donc pas un Dieu là-haut? lui dis-je en -lui montrant par la fenêtre la vaste et sereine profondeur de l'azur -céleste. - ---Oui, souffrons avec patience et avec résignation l'un et l'autre, -reprit-il, comme un Job quand il se repent d'avoir mal parlé; puis, -ouvrant le papier que je lui avais tendu sur son lit, il se prit à me -lire la dernière ode que je lui avais inspirée! - -Je la possède; je l'ai sous la main, mais je me garderai de la donner -à mes lecteurs, c'est trop poignant! - -C'est la joyeuse ironie lyrique d'un grand poëte qui s'adresse aux -heureux sycophantes de son pays et de son temps; qui leur peint en -traits de Tacite et de Juvénal les angoisses d'un poëte agonisant, qui -s'épuise de travail, et qui, ne se trouvant pas assez de sang dans les -veines pour désaltérer ses créanciers, entreprend de vendre ses vers -pour un peu d'argent, et ne trouve pas assez d'acheteurs pour payer sa -vie et pour racheter son honneur avant de mourir. - -Le refrain est gai, d'une gaieté folle comme une orgie; l'indifférence -y danse et y chansonne comme dans une guinguette; _c'est du Rabelais_ -goguenardant au chevet du lit de Gilbert. - -Cette détonation inattendue de gaieté cruelle et d'agonie mêlées -ensemble fait frissonner la peau et peint le siècle. - ---Donnez-moi cela, lui dis-je, et ne le publiez jamais; les poëtes -aussi doivent jeter leur manteau sur les nudités de leur temps. - -Il me tendit l'ode mouillée d'une de ses larmes; cette larme ne me fit -pas pleurer, mais elle me fera éternellement souvenir. - - -XVI. - -Adolphe Dumas se dressa alors sur son séant et passa son pantalon et -ses pantoufles pour aller jusqu'à sa table de travail chercher dans un -tiroir d'autres poésies; je lui offris mon bras.--Non, me dit-il, vous -ne m'aideriez qu'à tomber, et je vous entraînerais dans ma chute, vous -allez voir; j'ai calculé et disposé les appuis que ma douloureuse -infirmité me rend nécessaires pour aller en sûreté de ce grabat à ma -table, et de ma table à mon lit, sans assistance: il n'y a pas si loin -du travail à la mort d'un pauvre poëte estropié, pour qu'il ne puisse -passer, avec l'aide de Dieu, du dernier labeur au dernier sommeil, et -encore, en rencontrant son Dieu en chemin, me dit-il en se tenant -contre ses meubles devant un christ d'ivoire donné par sa mère. - -Voyez mes bras nerveux, ils me servent de jambes, et s'appuyant en -effet tout tremblant et tout chancelant sur le bois de son lit, de -son lit sur le dossier d'un lourd fauteuil, du dossier du vieux -meuble sur le marbre de la cheminée, et de la cheminée sur sa table, -il arriva tout essoufflé sur un autre fauteuil, et s'attabla. Son -front ruisselait de sueur devant le tiroir qui contenait ses papiers. - ---M'y voilà, dit-il, et causons! - -Et nous causâmes. - -Quand il était assis et causant, sa belle tête inspirée n'indiquait -aucune fatigue; sa voix vibrait comme celle d'un Jérémie moderne. Il -me dit que son frère était venu le chercher à Paris pour le mener en -Normandie, dans sa famille, où le bon air des champs et les jeux de -ses enfants lui rafraîchiraient la tête et lui rendraient les forces. -Il me pria, pendant son absence de Paris, de m'informer du prix d'un -logement pour lui à l'hospice volontaire de Sainte-Perrine. - -Je m'en chargeai; mais je n'eus pas le temps d'accomplir ma -commission: son frère entra avec le visage joyeux, affectueux et -tendre d'un homme qui se réjouit d'emmener bientôt un frère aimé et -glorieux sous son toit, à sa femme et à ses petits enfants qui -l'attendent. - - -XVII. - -Adolphe Dumas me présenta son frère, et nous nous entretînmes -longtemps des délices d'amitié et de bien-être qui l'attendaient à la -campagne. - -Ma visite ne finissait pas; je n'ai guère le temps d'en faire -d'inutiles, mais cela paraissait donner tant de plaisir à trois -personnes, que j'attendis pour sortir qu'il fit presque nuit dans la -cour. J'oubliais de vous dire qu'un gros livre in-quarto à deux -colonnes était ouvert sur sa table, et qu'un chapelet grossier, dont -les grains luisants témoignaient qu'ils avaient glissé longtemps dans -les doigts (celui de sa mère), était négligemment jeté sur les pages. - ---Il ne faut pas que cela vous étonne, me dit-il, nous autres -Provençaux, nous mêlons Dieu à tout, surtout à nos passions et à nos -tendresses. J'ai été sceptique dans ma jeunesse, un grand amour m'a -ramené à une grande foi; je me suis lavé avec les larmes de saint -Augustin, ce fils converti par sa mère. Ah! c'est un beau livre que -celui-là; Scheffer a fait un beau tableau de ce fils qui écoute et qui -voit le ciel à travers les yeux bleus de sa mère. - -Et moi aussi, c'est à travers le souvenir de la mienne que je vois la -vie et la mort. Quelles délices solitaires et nocturnes j'éprouve dans -mes tristesses et dans mes infirmités à relire ces confessions d'un -Rousseau chrétien, et à rouler entre mes doigts distraits ces grains -dont chacun a emporté les saintes prières de la pauvre femme d'Égraque -(c'était le nom de son village, au bord de la Durance). Ah! mon cher -Lamartine, je ne sais pas ce que vous croyez avec votre esprit, peu -m'importe! mais je sais bien ce que vous aimez avec votre âme; et j'ai -toujours prié Dieu pour qu'il daigne mettre un peu de foi dans tant -d'amour. - -Hélas! que prierais-je, moi, dans mes nuits terribles, sans la -consolation des affligés, sans ce confident divin qui veille à mon -chevet, qui ne s'endort jamais, et qui entend tout! L'amour malheureux -m'a fait un être désespéré, la douleur me fait chrétien! - -Croyez-moi, mon cher ami, il y a quelque grand secret dans les -larmes: vous êtes digne de l'apprendre un jour! Ne me méprisez pas, -j'ai besoin de prier, ou bien donnez-moi une autre langue que celle de -ma mère ou de l'Évangile! - ---Moi? lui dis-je, mépriser ou railler la douleur pieuse! - -Ah! toutes les croix sont saintes, toutes les douleurs sont sacrées, -toutes les consolations sont vraies pour qui les éprouve. J'aimerais -autant mépriser la main du pauvre enfant qui conduit l'aveugle, ou -briser le bâton qui soutient le boiteux! Ne m'accusez pas d'une telle -cruauté, mon cher Dumas. Dieu se révèle aux forts par la force, aux -tendres par l'amour, aux malheureux par la douleur; quand le coeur est -comblé d'amertune, il en monte une larme aux yeux, et quand le vent la -sèche, cette larme, je ne demande pas d'où vient le vent. - -Tout ce qui soulage vient de Dieu; vous êtes très-fort, mon ami, vous -êtes héroïque dans vos tortures comme Philoctète à Lemnos. Vous -rempliriez le ciel de vos rugissements contre les dieux et contre les -hommes, si ce chapelet de votre mère ne vous soulevait pas la nuit, -au-dessus de votre couche de douleur, et ne vous rattachait pas au -ciel, où elle vous entend; vous tomberiez dans l'abîme sans fond du -désespoir. Et vous voudriez que je méprisasse ce fil qui retient le -naufragé du coeur au rivage! Non, non, mon cher, je ne méprise pas le -surnaturel, je l'envie. - -Adieu, je vous laisse à votre excellent frère, et je vous confie aux -souffles du printemps, que vous allez respirer sur le seuil de sa -porte avec ses petits enfants. - -Il avait une grosse larme dans les yeux, et me serra la main à me la -briser, et je sortis pour regagner, le coeur resserré, mon ermitage. - - -XVIII. - -Quelques jours après ce jour, le soir, à l'heure où quelques rares -amis, que la mort décime d'année en année, viennent causer un moment -de la journée, et savoir si la sentinelle oubliée n'a pas été relevée -de son poste, on annonça Adolphe Dumas et son frère. - -Il entra en boitant, le visage gai, le front ruisselant de sueur, et -retomba essoufflé sur le canapé. - ---Je vous croyais parti? lui dis-je. - ---Non, me répondit-il, je pars demain, et je n'ai pas voulu vous -laisser ici sans vous dire adieu, et vous souhaiter un doux automne, -ainsi qu'à madame de Lamartine et à cette nièce qui s'oublie auprès de -vous pour vous faire oublier ce qu'on ne peut oublier, ajouta-t-il en -passant le revers de sa large main sur ses yeux. - ---À moins qu'on ne le remplace, lui dis-je. - -Puis nous causâmes des tendresses et des amusements de la campagne. -Mes chiens semblaient l'entendre, et se dressaient sur leurs pattes -pour lui lécher amicalement les mains. Sa forte voix, où vibrait la -franchise de son coeur, les excitait. Les animaux aiment ce qui est -fort et doux; la franchise de l'accent les étonne et les émeut; ils -ont le tympan sensible et juste. Il en était importuné, je les -éloignai. - ---Non, dit-il, laissez-les faire, ils savent ce qu'ils font; ils -comprennent plus vite que nous qui nous sommes et qui nous aimons! Car -les animaux, Madame, dit-il à ma femme, c'est un grand et doux -mystère!--ses yeux se mouillèrent; il n'y a que les hommes solitaires, -malheureux, attentifs et bons qui le devinent. Voyez le chien du -_Lépreux_ dans Xavier de Maistre, votre ami, comme c'est vrai, comme -c'est compris, comme c'est senti! comme ces méchants enfants, quand -ils le poursuivent et le lapident, lorsqu'il franchit malheureusement -le mur de la léproserie et qu'il revient mourir aux pieds de son -maître, font honte à l'homme! comme le lépreux est deux fois lépreux -après avoir perdu sa compagnie dans son enclos! - -Et il sanglota tout bas, comme un homme fort qui ne veut pas pleurer -et que le sanglot étrangle. - -Nous fîmes silence un moment: il reprit, en s'adressant à ma femme: - -«--Et moi aussi, Madame, et moi aussi; après ma mère, mes frères, ma -soeur, mes amis, ce que j'ai le plus aimé, le plus regretté, le plus -pleuré sur la terre, c'est un pauvre oiseau, c'est ma tourterelle; -c'est l'amie, c'est la compagne du solitaire. Vous l'avez connue, -Lamartine, vous l'avez caressée sur ma fenêtre, sur le bout de mon -lit, à mon chevet, sur le dossier de mon fauteuil, sur mon épaule, -sur mes cheveux, sur ma main, quand j'écrivais. Hélas! dit-il, en -s'attendrissant, vous ne la reverrez plus! Elle a péri, comme tout ce -qui m'aime, par la pierre d'un enfant méchant, d'un de ces enfants de -Paris qui ne sentent la vie qu'en donnant la mort à tout ce qui vit -inoffensif, de douceur, de charmant, d'aimant auprès d'eux! - -Oh! l'homme, ajoutait-il en élevant ses deux longs bras au niveau de -sa belle tête, c'est bien méchant, cela vit de meurtre; mais l'enfant, -c'est bien plus cruel, puisque cela a tous les instincts méchants de -l'homme, toutes ses passions féroces sans avoir encore la raison qui -les modère, ou les éclaire. - -Cela éteindrait les étoiles, si ses mains malfaisantes pouvaient -atteindre jusque-là!... - ---Je ne dis pas non, répondis-je; aussi, voyez comme les animaux les -redoutent. Si mon petit chien voit passer un régiment dans la rue, il -me suit sans y faire attention; mais s'il aperçoit de loin un groupe -d'enfants sur le trottoir, il se jette à toute course de l'autre côté -de la rue, il se range et il évite les ennemis naturels de tout ce qui -est bon et faible, et il va m'attendre bien loin au delà du danger. - -L'homme veut des opprimés; l'enfant veut des victimes. C'est un enfant -qui s'amusa à tordre le cou à la tourterelle amie de Dumas. - ---Oh! lisez-nous les vers que vous avez faits sur ce pauvre oiseau, -lui dirent ma femme et ma nièce, émues d'avance de son émotion. - ---Je le veux bien, reprit-il, mais pardonnez-moi si ma voix s'altère -et tremble un peu à chaque strophe, Madame. Hélas! on pleure quand on -peut dans cette triste vie, ajouta-t-il, je n'avais que cette amie à -pleurer: voilà! - -Et il récita, au lieu de les lire, ces strophes dont Jules Janin a -dit, en parlant des grands auteurs sauvés par une élégie immortelle: - -«Peut-être un jour Adolphe Dumas, quand on le connaîtra mieux, quand -on voudra le relire, avec la bonne volonté de tirer son nom de -l'abîme, sera sauvé par son élégie _à sa Colombe!_» - -Jugez-en vous-mêmes, âmes tendres, pour qui nulle tendresse de l'âme -n'est perdue, quelle que soit la chose qui vous aime. Ce n'est pas un -badinage que de perdre cruellement ce qui vous a aimé! - - -MA COLOMBE. - -SA VIE. - - Quand Flora reniait jusqu'à la Providence, - Et qu'après l'impudeur vint l'âge d'impudence - Et des amants qu'elle a trahis; - Il lui restait encor, tout meurtri de sa cage, - Un oiseau de boudoir, regrettant le bocage, - Et qui meurt du mal du pays. - - Elle ne l'aimait plus, c'était gênant pour elle, - D'avoir à son oreille un cri de tourterelle - Et d'entendre la nuit, le jour, - Les reproches que font aux femmes inconstantes - Les oiseaux amoureux, dont les voix haletantes - Se plaignent des torts de l'Amour. - - Alors on m'apporta l'amour de tous les âges, - La colombe des saints, des vierges et des sages, - Messager providentiel - Qui de tout temps, oiseau plus sacré que les autres, - Va, du front de Jésus aux lèvres des apôtres, - Porter les messages du ciel. - - La colombe malade et les paupières closes - Posa sur mes deux doigts ses deux petits pieds roses. - Eh! d'où viens-tu, pour m'enchanter. - Bel oiseau d'Orient, lui dis-je, et de l'Aurore? - Et du dernier soupir qui lui restait encore, - Le mourant se mit à chanter. - - Depuis ce jour et tous les jours que Dieu fait naître - Elle n'a plus quitté ma chambre ou ma fenêtre. - Tous les matins à son réveil, - Esclave de son coeur, mais libre de ses ailes, - Les ouvre comme deux éventails de dentelle - Et les étend à son soleil. - - Son parc a quatre murs, et sa verte prairie - Fleurit depuis dix ans sur ma tapisserie. - Sans volière et sans pigeonnier, - N'ayant rien et pas même une cage où la mettre, - Je lui dis: vole, et prends chez moi comme ton maître, - La liberté d'un prisonnier. - - Chaste, elle entend gémir les tendres hirondelles, - Les passereaux légers, les ramiers infidèles, - Mais en repousse les aveux. - Elle sait que je l'aime, et, pour ma récompense, - Elle vient sur mon front, comme un oiseau qui pense, - Faire son nid dans mes cheveux. - - On redevient enfant, dit-on, quand on est père, - On passerait sa vie à faire sa prière - À genoux devant un berceau. - Ayez une colombe, et n'importe laquelle, - En vivant avec elle, en jouant avec elle, - Avec elle on devient oiseau. - - Ainsi quand je suis seul, ainsi quand je m'attriste - Des misères de l'art et du métier artiste, - Écrire, alors m'est odieux. - Elle vient sur ma page, et m'empêche d'écrire, - Et bat de l'aile, et part d'un long éclat de rire - Qui nous fait rire tous les deux. - - Elle se dit: Voilà mon ami qui travaille. - Et vole sur les toits chercher un brin de paille, - Ou bien quelque autre chose ailleurs, - Et vient le déposer au milieu d'un poëme, - Sur les vers que je lis d'un poëte que j'aime, - Et souvent ce sont les meilleurs. - - Son luxe, c'est d'avoir sans cesse, toujours pleine, - Sa baignoire, et plein d'eau son plat de porcelaine, - Elle y plonge, et me fait soudain, - Son lac au fond des bois, dont la source remonte - Aux jardins de Paphos, de Gnide et d'Amathonte, - Du Nil, du Gange et du Jourdain. - - Agitez un mouchoir, le blanc c'est son symbole, - Elle décrit dans l'air la même parabole, - Et vient chanter sur votre main. - Un bouquet dans un vase, ou sur la cheminée, - Le matin elle y fait son lit de la journée, - Et le soir, jusqu'au lendemain. - - Comme un ruisseau limpide, Ève amoureuse d'Ève - Son amour idéal, l'autre amour qu'elle rêve - Elle l'a vu dans un miroir, - Et donne à son image, inquiète et jalouse, - Tous les baisers d'amante et jamais ceux d'épouse, - Comme l'amour qui vit d'espoir. - - Elle est devant sa gloire et devant son image, - Elle la trouve belle, elle lui rend hommage, - Mais elle garde son honneur. - Et douze fois par jour, sur son trône de reine, - Elle écoute à ses pieds ma pendule d'ébène, - Sonner douze heures de bonheur. - - Mais quel nom te donner, bel oiseau sans mélange, - Pur comme les esprits, ailé comme les anges? - Je ne sais comment te nommer. - Pour l'homme de prière et pour l'homme d'étude - La colombe au désert, Dieu dans la solitude, - Leur nom? C'est le besoin d'aimer. - - À moins qu'un noir vautour, ou quelque oiseau d'Asie, - Ou l'oubli de son maître, ou de la poésie, - Ou les romans qu'elle aura lus, - Ne l'enlèvent aussi pour être malheureuse, - Et passer de l'amour à la vie amoureuse - Jusqu'à ce qu'elle n'aime plus, - - Je te garde, et je dis ce que disent tes mères - Aux ramiers pétulants des amours éphémères: - Allez, allez, mes beaux ramiers, - Outre l'oiseau perdu, je crains encore l'épreuve, - Qui me la prendrait vierge et me la rendrait veuve, - Cherchant son grain sur vos fumiers! - - À celui qui mourra le premier! si c'est elle, - Je voudrais lui promettre une gloire immortelle, - Comme son immortel amour; - Si c'est moi, qu'elle pleure une nuit sur ma tombe - Et qu'on dise: On a vu son âme et sa colombe - Qui s'envolaient au point du jour. - - -MA COLOMBE. - -SA MORT. - - Si quelqu'un me disait, de ceux qui l'ont connue, - Elle s'en est allée et n'est pas revenue, - Elle a changé, tu changeras... - Et tout ce que fait dire une femme infidèle, - Je pourrais l'oublier et ne plus parler d'elle, - Et l'oubli venge des ingrats. - - Mais non, de jour en jour, de plus en plus charmante, - Plus tendre que jamais, plus que jamais aimante, - Elle venait pour se nourrir, - Elle venait manger et boire sur mes lèvres; - Ses baisers plus ardents avaient toutes les fièvres; - Il semblait qu'elle allait mourir. - - Hier, et ce matin, toute la matinée - Elle m'avait suivi, pauvre prédestinée! - Sur la prairie, au bord des eaux, - Rien ne la tentait plus: à tout indifférente, - Ni la prairie en fleurs, ni l'onde transparente, - Ni le chant des autres oiseaux. - - Elle suivait son maître, et jamais que son maître; - Nous avions une voix pour mieux nous reconnaître, - Et quand l'appelait cette voix, - Elle aurait tout quitté, ma blanche tourterelle, - Et les amours d'avril, et le nid fait pour elle, - Et sa couvée au fond des bois. - - Nos penchants étaient nés de notre solitude, - Et notre amour venait de cinq ans d'habitude, - Cinq ans de travail et d'ennuis. - Le malheur se ressemble, et le malheur s'assemble, - Ensemble nous chantions, ou nous pleurions ensemble - Tous les jours et toutes les nuits. - - Mes amis le disaient, je puis bien le redire; - Elle avait tout d'humain, excepté le sourire. - Nous la regardions en tremblant, - Et plus on regardait ses yeux pleins de lumière, - Plus on me demandait si l'âme de ma mère - N'était pas dans cet oiseau blanc. - - Elle avait le souci d'une femme amoureuse - Qui soupire sans cesse et n'est jamais heureuse; - Et je la portais dans mon sein. - Et je disais souvent, le soir dans la campagne: - Dieu, qui me savait seul, m'a donné pour compagne - L'image de son Esprit-Saint! - - Eh bien! ce don de Dieu, qui chantait tout à l'heure, - Je pleure et je l'attends, je l'appelle et je pleure. - Et dites-moi si j'ai raison: - Mon miracle d'amour, ma colombe adorée. - Un chien de boucherie, un chien l'a dévorée - À la porte de ma maison. - - Comment? je n'en sais rien, Dieu seul en sait la cause; - Sitôt que nous aimons quelqu'un ou quelque chose, - La Mort dit: pourquoi l'aimes-tu? - Et notre Ève est partout, partout le mauvais ange, - Un bel oiseau qui chante, un chien fou qui le mange, - Voilà le sort de la vertu. - - Oh! loi, cruelle loi, si tu n'étais pas sainte! - Faut-il ne rien aimer, ou n'aimer rien sans crainte? - Pas même sa mère ou sa soeur, - Ni la fleur, ni l'oiseau, ni l'enfant, ni la femme? - Alors, mon Dieu, pourquoi nous donnez-vous une âme? - Pourquoi me donniez-vous un coeur? - - Elle est morte à présent et votre loi m'accable, - Qui veut que l'innocent meure pour le coupable; - Mais n'importe, je m'y soumets. - Vingt fois depuis vingt ans, ô ma belle colombe! - J'aurai fermé les yeux pour adorer la tombe - Où j'ai mis tout ce que j'aimais. - - À Paris, je dirai, car il faudra tout dire, - Que les petits enfants ont pleuré ton martyre, - Et, vieux, te pleureront longtemps. - Elle est morte, dirai-je, un jour d'imprévoyance, - Mais elle est morte aimée, elle est morte en Provence; - Elle est morte un jour de printemps. - - Morte parmi les fleurs, morte comme une rose - Qui demandait d'éclore et qui n'est pas éclose, - Et c'est ainsi qu'elle finit. - Vierge comme une vierge au jour de sa naissance, - Elle a fait de l'amour son rêve d'innocence, - Elle n'a jamais fait son nid! - - Et toi, dans ma douleur demeure ensevelie, - Je ne t'oublîrai pas, si le monde t'oublie. - Adieu donc, ma compagne, adieu! - Et pour ne plus mourir, ma colombe chrétienne, - Tu n'as pas d'âme? Prends la moitié de la mienne, - Et recommande l'autre à Dieu. - -On n'applaudit pas, car on pleurait; il avait les yeux mouillés -lui-même; il se leva péniblement, comme en sursaut, avec l'aide du -bras de son frère, qui l'emporta à travers ma cour jusqu'à son fiacre. - -Et je ne le reverrai plus. - - -XIX. - -Et qu'est-ce donc qu'Adolphe Dumas, cet estropié sublime? demanderont -les hommes qui ne sont pas familiers avec ces noms à qui le bruit a -manqué ici-bas, mais à qui la mémoire intime des grandes âmes et des -grands talents dans le dernier jour ne manqua jamais. - -Vous savez que sur les hauteurs, où l'air trop raréfié et trop pur ne -retentit pas, il n'y a pas d'écho. Les régions qu'habitait Dumas -étaient trop hautes pour que son nom y fît ce bruit que nous autres -habitants des collines et des plaines nous appelons gloire. - -Je me souviens du temps où l'on me demandait: Qu'est-ce donc que -Xavier de Maistre qui a écrit le _Lépreux_ ou le _Voyage autour de ma -chambre_? ou M. de Sainte-Beuve qui a écrit des _Consolations_, ou M. -de Guérin qui a écrit le _Centaure_, ou Ugo Foscolo qui a écrit les -_Lettres de Jacopo Ortiz_, ou M. de Surville qui a écrit les _Poésies -de Clotilde_?... - -Ce sont des solitaires de la littérature, des ermites du génie, des -cénobites de la poésie; vivant sur les hauteurs, et ne fréquentant que -les sommets où ils conversent à voix basse et à coeur ouvert avec les -esprits intimes de la terre. Ce sont, si vous aimez mieux, des oiseaux -de nuit, des rossignols, qui nichent très-haut dans les flèches des -cathédrales, qui chantent pour eux-mêmes pendant que l'homme dort, ou -qui ne se révèlent pas par des notes étranges et sublimes à ceux que -l'insomnie tient éveillés, qui, comme des mystères inentendus en bas, -traversent l'air d'une plainte ou d'un cri dont l'oreille ne perd -jamais la mémoire. - -Adolphe Dumas était de cette famille de penseurs solitaires, et de -chanteurs de nuit, rossignols de ténèbres!--Aérolithes plaintifs des -jours d'été. - -Mais le jour vient une fois, pour ces grands esprits solitaires, et -ils descendent de leurs niches aériennes, et le grand jour les -éblouit. Ils sont faits pour les derniers jours! - - -XX. - -Adolphe Dumas était évidemment un de ces esprits tentés par le grand -jour et aveuglés par lui. Il battait d'une aile forte et vaste les -murs éblouissants des grandes cités. On le regardait, et on disait: -Qu'est-ce que cela? c'est trop grand pour nous; jamais cet homme, qui -sait monter, ne pourra descendre! Hélas! on avait raison, il n'était -pas proportionné à notre taille, il était géant, il n'était pas homme; -ce fut son seul défaut. - -Il était né dans cette Provence, où semble s'être réfugiée -aujourd'hui, dans un patois hellénique et latin, toute la poésie qui -reste en France; il était du village d'_Eyragues_, voisin, presque -contemporain, ami et tuteur de ce Mistral qui nous apporta un beau -poëme, le seul poëme pastoral qui ait été comparé à Homère depuis tant -de siècles, le plus grand éloge qu'on ait jamais fait d'un poëme -depuis trois mille ans! - -Lui-même avait commencé aussi, dans la langue provençale, à chanter -avec ces _Mélibées_ de son cher pays. Il m'adressa une fois une -très-belle épître en français, et j'y répondis comme un écho qui se -souvient d'avoir été une voix dans sa jeunesse. On peut voir cette -réponse dans mes oeuvres poétiques. - - -XXI. - -Ce fut ainsi que commença notre connaissance et notre affection: il -en avait pour moi, j'en avais pour lui. Nous nous perdîmes dans la -foule pendant mes années politiques et troublées de tribun sur la -place publique. Nous nous retrouvâmes toujours amis après les orages -et les revers. - -Lui aussi, il était malheureux. - -J'ignorais ce qui lui était arrivé; il n'en parlait pas; il n'était -pas obligé par devoir, comme moi, de rappeler l'attention sur lui pour -sauver les autres. Il pouvait se cacher dans la foule, vivre et mourir -_incognito_; bonheur qui, par punition du ciel, m'est refusé. Tu as -recueilli le bruit, meurs de bruit! - -Tu n'auras pas une heure pour te recueillir entre la vie et la mort: -c'est ton expiation! - - Heureux qui, satisfait de son humble fortune, - Vit dans l'état obscur où les dieux l'ont caché! - - -XXII. - -D'après Jules Janin, et d'après certaines rumeurs plus près de lui, -il paraît qu'il vint à Paris, dans son printemps, pour tenter le -théâtre, mais qu'il était, comme moi, trop lyrique pour le théâtre, -qui exige plus de bon sens que de verve, et qu'il échoua; que pendant -ces essais, il s'éprit d'une jeune et grande actrice, interprète de -ses beaux vers, écho de ses grands sentiments, et qu'il espéra -l'épouser. Il était très-beau, seulement, comme lord Byron son modèle, -il n'avait que le buste d'admirable, il était disgracié de la nature -par les jambes; son pied droit, estropié par un accident de naissance, -était retourné en arrière, il boitait désagréablement. - -C'était le temps où la chirurgie avait inventé un moyen orthopédique -et facile de rectifier les membres disloqués; l'amour décida Dumas à -subir, à tous risques, cette torture, afin d'être beau de la tête aux -pieds aux yeux de celle qu'il aimait. Il ne dit rien à ses amis, ni à -sa fiancée; il disparut pendant plus d'un an du monde; quand il y -reparut, son supplice l'avait amaigri et pâli. - -Son pied était en effet retourné, mais il boitait toujours, et il -éprouvait par intervalle des douleurs telles, qu'elles touchaient à -la frénésie. - -L'actrice, qu'il espérait épouser, ne l'aimait plus; il avait affronté -pour elle la mort et le théâtre. Il était plus estropié que jamais; -ses pièces, trop hautes pour le parterre, ne lui avaient valu que les -applaudissements des poëtes et le dédain du vulgaire: il était -abandonné de sa maîtresse. - -Ce fut alors qu'il disparut dix ans du monde, réfugié dans une cellule -du couvent hospitalier des frères de Saint-Jean-de-Dieu, dans la rue -Plumet, entre les pensées de Dieu et les désillusions de la terre. - -Le désespoir, la solitude, l'exemple des frères qui lui prêtaient -asile, le ramenèrent à la religion de sa mère. Il se plongea dans les -Pères de l'Église, et devint mystique comme eux; il retrouva la paix -dans le mysticisme. Son âme se rasséréna en Dieu, âme immense à -laquelle l'infini seul pouvait suffire. - -«Il est vrai, nous dit Jules Janin, que sous ce tiède abri de sa -pauvreté vaillante dans ce couvent, Adolphe Dumas avait amené une -amie, une compagne au coeur chagrin, aux fidèles amours; sa -tourterelle, qu'il avait ramassée un jour, à demi morte de fatigue et -de froid. Ils s'étaient adoptés l'un et l'autre; ils ne se quittaient -ni la nuit ni le jour; elle le suivait paisible et roucoulante, et si -triste, et si tendre! Et les frères hospitaliers forcèrent leur -consigne en acceptant cette aimable compagnie!» - -(Comme l'esprit sent tout, quand c'est l'esprit d'un homme de coeur!) - - -XXIII. - -Quand les années turbulentes de 1848 sonnèrent comme un tocsin -d'espérance jusqu'au fond des monastères, elles étonnèrent d'abord, -puis elles éblouirent de grands mirages le coeur d'Adolphe Dumas. Je -le vis réapparaître plein de piété populaire et d'extase mystique à -côté de moi, crédule aux saintes idées d'un grand pas fait en avant -vers Dieu par les peuples, confiant dans la lune de miel de la -liberté, sans crime et sans tache; somnambule de la liberté, il levait -les bras en haut et cherchait l'horizon de la République! - -Je n'espérais pas tant de la constance du peuple, et cependant je ne -craignais pas tant de son inconstance. Je tâchais de tempérer son -ivresse mystique, de peur que l'excès d'illusion n'amenât l'excès de -découragement. Il combattait héroïquement les factieux de l'inconnu, -qui ne savaient ce qu'ils voulaient, et qui, ne se contentant pas de -la liberté, précipitaient la République dans le délire et dans la -guerre. - -Les factieux furent vaincus par la République; mais ils fournirent aux -faibles et aux ambitieux un prétexte de la maudire, elle, qui les -avait couverts de son courage et de sa vie! - -Il fut faible, et chercha le salut de sa patrie dans un nom qui -représentait la force des soldats, cette raison suprême des peuples à -qui la raison manque. Son enthousiasme changea d'objet, il vit le dieu -des armées dans ces choses; mais il n'abandonna jamais ceux de ses -amis qui avaient combattu sous le drapeau de la République -conservatrice, et il ne cessa ni de les aimer, ni de les honorer dans -ses regrets. - -Ce fut ainsi que nous restâmes unis, moi, réfugié dans le travail, -lui, abrité dans son hospice. Il n'y avait point d'intérêt et par -conséquent point de bassesse dans son sentiment pour l'Empire. Il ne -voyait plus dans les peuples qu'un troupeau qui veut que la raison -s'impose par l'épée, au lieu de se soumettre à la houlette de ses -pasteurs. - -Que lui répondre, après cette grande abdication de la France? Nous ne -parlions plus politique; nous parlions littérature, poésie, amitié, -choses éternelles. - - -XXIV. - -C'est ainsi qu'il arriva à ses derniers moments, résigné, pieux, plein -de cette joie intérieure que l'homme étendu sur le fumier de Job -trouve dans l'entretien perpétuel et solitaire avec son invisible ami. - -Relisons ici les derniers mots de Jules Janin, qui paraît l'avoir -connu et aimé autant que nous. - -«Disons hardiment que c'était là une belle et douce nature, un esprit -bienveillant, un vrai courage, habile à supporter la mauvaise fortune, -un laborieux, rude à la peine et fécond à ses risques et périls. L'an -passé encore, en allant de son lit à sa table de travail, il était -tombé et s'était brisé l'autre jambe. Et maintenant le voilà mort, -sans récompense et sans bruit, non loin de cette ville de Dieppe qu'il -aimait, au pied d'une grande falaise, au bruit de l'Océan solitaire -qui murmure autour de son cercueil. - -«Ce qui nous revient de ses derniers moments, dans une cabane de -pêcheur, sur un lit d'emprunt, sous la misère de l'abandon, serait -chose lamentable. On dirait que cet infortuné avait voulu pousser à -bout, par son exemple, un témoignage inouï des douleurs de la poésie -abandonnée à ses propres forces. Pauvre, errant, oublié, négligé, sans -doute il a manqué de confiance en ses amis, en sa famille qui lui fut -toujours bonne et propice... Il n'a pas manqué de confiance, à coup -sûr, dans le Père qui est aux cieux! - -«Nous, cependant, avertis par ces défaillances, par ces muets -désespoirs, par cette ambition inavouée, honorons ce courage, et -remplaçant par nos meilleures sympathies ces tristes funérailles d'un -poëte si malheureux, prions pour lui, veillons sur nous.» - - -XXV. - -Comme c'est senti, comme c'est dit, comme c'est écrit avec des larmes -de pitié indulgente sur la plume! et quel retour touchant et pieux -dans ce: _veillons sur nous!_ nous qui avons moins bien mérité que lui -de la Providence, et qui côtoyons les précipices où il est tombé! - -Mais il n'y est pas tombé sans soutien et sans amis pour le soutenir, -et pour retourner sa tête sur son chevet à sa dernière heure, comme on -l'a écrit par erreur ou par prétention à l'effet dans certains récits. - -Rien n'est plus faux. Le hasard me rendit témoin des tendresses -vraiment paternelles de son frère et de ses amis, quand ils vinrent -eux-mêmes à Paris le chercher, Benjamin de la famille, dans sa -retraite de la rue Neuve-Coquenard, pour l'emmener sous le bras -respirer chez eux, en Normandie, l'air vivifiant de l'été, et des -loisirs, et du jardin de famille. - -Ce fut encore le bras de son frère qui l'amena chez moi la veille de -son départ, et qui l'emporta à travers la cour de ma petite maison -dans sa voiture: ils partaient le lendemain. Les soins pieux et -féminins de ce frère, qui le soutenait de l'argent de sa bourse comme -de son bras, nous touchèrent tous jusqu'aux larmes. La dernière -providence d'un malheureux, c'est la famille. La sienne était adorée -de lui, et voyait en lui, non-seulement son pupille, mais son orgueil. - - -XXVI. - -Voici la vérité vraie, elle est assez pathétique pour qu'on n'y ajoute -pas une mise en scène contre laquelle il s'élèverait du tombeau pour -protester. - -Les deux frères partirent le lendemain de leur visite chez moi, -ensemble, pour Rouen, le 2 juin dernier. Son frère le conduisit -lui-même chez sa fille, mariée à Elbeuf, nièce accoutumée à chérir et -à soigner cet oncle, amour et orgueil de la famille. Il y vécut -pendant six semaines, les plus douces peut-être de sa vie, en pleine -paix, en plein amour dans la maison, en pleine ombre, en plein soleil -dans le jardin, comme ces haltes du voyageur, quand le jour va tomber -et qu'il aperçoit déjà les clochers de la ville où le sommeil -l'attend, après les lassitudes de la route. - -Une idée fatale le saisit: «Le ciel est beau, la température tiède, -l'été des tropiques doit avoir réchauffé les flots qui nous viennent -de là; je voudrais me rajeunir en me retrempant dans la mer.» - -On craignit que l'énergie saline de la mer ne fût contraire à -l'apaisement des douleurs névralgiques dont il avait toujours été -affecté. On lui représenta qu'il était à craindre qu'arrivé à l'âge où -tout se calme, ces bains amers ne lui donnassent des secousses qu'il -convient d'éviter, quand la nature elle-même se traite par la -résignation et par le temps. Il était, comme tout le monde, impatient -d'accélérer la nature, ce grand médecin que nous portons en nous. - -Il insistait; on le conduisit à _Puys_, petit hameau de pêcheurs dans -le voisinage de Dieppe. - -Il paraît qu'une première hospitalité dans une maison banale de bains -ne convenait pas, par son prix, à la modicité de ses ressources. Il la -quitta volontairement et précipitamment et alla demander asile, -économie et paix, dans une chaumière de pêcheur, plus modique et plus -rapprochée de la grève. - -Singulier jeu de la Providence, qui ramène à la fin de sa vie le -poëte, ami de la nature, dans l'humble chaumière où il a passé ses -premières années, et devant ce grand spectacle de l'Océan, pour -chanter ou gémir sous sa fenêtre les grands adieux à la terre de -l'homme! Il en jouit à son lit de mort comme il en avait joui dans son -berceau: Dieu lui parlait seul à seul avec plus d'intimité et de -majesté que dans sa retraite de Paris. Il fut heureux quelques jours. - - -XXVII. - -Le 4 août, cependant, il sentit que la vague qui l'avait -délicieusement caressé les premières semaines, secouait trop fortement -sa charpente. Il écrivit à son frère qu'il désirait revenir à Paris, -et le priait de venir le prendre à la gare de Trouville, en lui -marquant le jour et l'heure du rendez-vous. - -Ce bon frère se préparait à sa rencontre, lorsqu'une dépêche -télégraphique lui annonça qu'il n'avait plus de frère. - -Il arriva trop tard pour recevoir son dernier soupir; il l'avait rendu -quelques heures avant, serein, confiant, résigné, entre les mains du -curé du pays, chargé de bénir sa famille. Un étouffement pulmonaire -l'avait asphyxié en peu de minutes et sans agonie. Né d'un spasme, un -spasme l'avait emporté. - -Il savait où il allait; les hommes n'avaient voulu comprendre ni son -âme immense, ni sa poésie; il les quittait sans peine pour la patrie -des méconnus. Mais, méconnu par la foule, il laissait ici-bas ce qui -console de vivre, une famille du sang, et des amis, famille de coeur. - -Je suis le dernier qui lui serrai la main; il me l'a laissée toute -chaude encore de sa suprême et convulsive empreinte, et il a emporté -toute chaude aussi dans le ciel l'impression de la mienne. - -J'ai donné une larme à son souvenir. - -Son frère lui ferma les yeux et l'ensevelit à Rouen, dans le cercueil -d'une soeur adorée, qui avait été la providence de ses mauvais jours; -là, ils dorment ensemble dans une terre étrangère: mais j'aimerais -qu'une main charitable remportât ces deux enfants du Midi aux bords -tièdes et poétiques de la Durance, comme j'aimerais qu'on ramenât mes -dépouilles mortelles près de ceux et de celles que j'y ai déposés -moi-même dans un sol qui ne m'appartient déjà plus, à Saint-Point! - -Et maintenant, grande âme, dépaysée dans un corps infirme et dans la -région des faux jugements, des fausses gloires et des faux mépris de -ce bas monde, tu as secoué vigoureusement ce vil tissu de matière, ce -manteau de plomb qui t'embarrassait dans ton essor, et que tu -soulevais à chaque pas comme une lourde chaîne dont les anneaux te -retenaient au sol! - -Là, tu estimes à son prix la vaine renommée que donnent les hommes à -ceux qui, dans le langage terrestre, cadencent le mieux leur pensée, -ou qui, se sentant plus forts que le vulgaire, parlent en images -fortes comme eux, et s'expriment en images pénétrantes et neuves, au -lieu de balbutier des pensées communes dans un jargon tout fait! - -Tu ris de ceux que le siècle exalte, parce qu'ils répètent les -banalités et les sophismes convenus de leur époque; tu plains ceux -qui, comme toi, pensent leurs pensées à part de la foule, qui les -écrivent ou qui les chantent, ou qui les convertissent en action, et -qui, de leurs chants et de leurs actes, ne recueillent que l'envie ou -le dédain. - -Tu vois tout à la vraie lumière, tu nages dans la vérité! Tu -t'abreuves de la divinité des choses idéales, cette divinité du monde -supérieur où tu vis! - -Triomphe, âme sublime et tendre! prie pour les amis que tu as laissés -ici-bas, et entre dans ta vraie place, dans le ciel des poëtes, des -martyrs, pour chanter et combattre avec eux; et entre aussi dans le -ciel des colombes, où tu as retrouvé la tienne qui t'attendait; -symbole de tendresse et d'inspiration, pour t'aider à aimer ton Dieu -dans l'éternité, communion de ceux qui s'aimèrent dans la région des -larmes! - - LAMARTINE. - - - - -LXXXIe ENTRETIEN. - -SOCRATE ET PLATON. - -PHILOSOPHIE GRECQUE. - -PREMIÈRE PARTIE. - - -I. - -Toute littérature, comme toute civilisation, a pour dernier terme une -philosophie. - -La philosophie est la pensée du coeur humain, dont la littérature -n'est que la parole; la pensée est le fond de l'homme, la littérature -n'est que la forme. Ne vous étonnez donc pas que la philosophie -occupe le premier rang dans un cours sérieux de littérature. - -Nous vous exposerons successivement tous les différents systèmes de -philosophie qui ont possédé tour à tour le monde, depuis celle de -l'Inde primitive jusqu'à celle du christianisme, en passant par -Zoroastre, en Perse; par Pythagore, en Italie; par Salomon, en Judée; -par Anaxagore, Socrate, Platon, Aristote en Grèce; par Mahomet, en -Arabie; par Confucius, en Chine; par saint Paul, à l'éclosion des -dogmes chrétiens, à Jérusalem ou à Éphèse; par saint Thomas d'Aquin, -dans le moyen âge; par Descartes et par les philosophes du -dix-huitième siècle en France; enfin par les philosophes allemands et -anglais de ces derniers temps. Ce sont là à peu près les seules -nations antiques ou modernes et les seules époques qui aient eu des -philosophies transcendantes; les autres n'ont eu que des philosophies -populaires. - -Nous allons commencer, pour vous allécher à cette sublime étude, par -la plus lumineuse et par la plus éloquente de ces philosophies, dans -la forme: celle de Platon. C'est la philosophie de la raison pure, -illuminée par l'imagination, et quelquefois égarée par elle; c'est la -plus difficile des philosophies que celle qui ne relève que du -raisonnement, au lieu de relever de la foi; car tous les hommes ont -assez d'imagination pour croire; un très-petit nombre ont assez de -lumières pour raisonner. - - -II. - -Mais, avant de feuilleter avec vous Platon, disons ce que nous -entendons ici par philosophie. - -Ce mot veut dire amour ou zèle de la SCIENCE; mais quelle science? la -science des sciences, la science suprême, la science première et la -science dernière, la science surnaturelle, c'est-à-dire la science des -choses qui sont au-dessus de la portée des sens. - -Cela était nécessaire à vous dire pour ne pas vous laisser confondre -cette philosophie surnaturelle, ou cette science des choses invisibles -et impalpables, avec toutes ces autres sciences naturelles qui se -sont appelées aussi improprement du nom de philosophie, mais qui n'ont -pour objet que les choses sensibles et matérielles, telles que la -physique, la chimie, l'astronomie, les mathématiques. - -Ces sciences systématisées sont des philosophies aussi, si vous -voulez, mais ce sont des philosophies inférieures, secondaires, -subalternes, courtes, finies, parce qu'elles ne touchent qu'à la -matière et à ses phénomènes, et parce qu'en enseignant une multitude -de faits, elles n'enseignent néanmoins directement aucune vertu et -aucune immortalité. - -Voilà pourquoi, quand il s'agit de philosophies surnaturelles, telles -que celles dont nous allons vous entretenir, on a confondu le mot de -sagesse avec le mot de science, et l'on a dit: La philosophie est -l'amour ou le zèle de la SAGESSE. Cette science-là, en effet, englobe -et domine toutes les autres, parce qu'elle est la science de l'âme -elle-même, la science de l'infini, la science de Dieu, la science de -nos rapports avec l'Être des êtres, la science de notre origine, la -science de notre vie morale, la science de notre fin! - -Pouvait-on appeler d'un autre nom que SAGESSE cette science qui -enseigne à l'homme où il est, ce qu'il est, où il va, et comment il -doit penser, agir, adorer, vivre, mourir et revivre? - -C'est là ce que nous entendons, dans cet Entretien, par ce mot -«philosophie.» - - -III. - -Mais cette science des choses immatérielles, invisibles, impalpables, -au-dessus de la portée de nos sens, est-elle susceptible du même genre -de démonstrations et du même genre d'évidences que les sciences -naturelles? Nous n'hésitons pas à vous dire: Non. - -Les démonstrations de l'ordre naturel, telles que le témoignage des -yeux, de l'oreille, de la main, ne sauraient s'appliquer aux choses -qui ne tombent pas sous les sens. - -Mais, bien que ces choses ne se démontrent pas de même, elles ont -cependant, au moins en ce qui touche leurs principales vérités, un -degré de certitude égal, et, je dirai plus, un degré de certitude -supérieur à la certitude des phénomènes matériels. - -Ainsi, par exemple, cette opération de l'esprit par laquelle -l'intelligence se dit: «Il n'y a pas d'effet sans cause, et, puisque -j'aperçois une multitude d'effets, il y a donc une cause suprême; -c'est-à-dire il y a donc un Dieu!» cette opération de l'esprit atteste -l'existence de Dieu avec autant et plus de certitude que si des -milliers de mathématiciens, d'astronomes ou de chimistes tenaient Dieu -lui-même sous leurs compas, sous leurs télescopes ou dans leurs -cornues. Je me trompe: l'existence de Dieu est mille fois plus -certaine par cette conclusion logique et infaillible de l'esprit que -par les expériences faillibles des philosophes de la matière; car -l'expérience, oeuvre des sens, peut se tromper; la logique, oeuvre de -Dieu, est absolue, et ne nous tromperait que si Dieu nous trompait -lui-même, chose incompatible avec la nature divine ou avec la suprême -vérité. - -J'en dirai autant de la CONSCIENCE, cette preuve sans preuve que nous -portons en nous-mêmes du bien ou du mal moral: ses jugements, pour -être certains, n'ont pas besoin d'autres témoignages qu'elle-même; ce -qu'elle condamne est mal, ce qu'elle approuve est bien; que nous le -voulions ou que nous ne le voulions pas, elle prononce en nous, pour -nous ou contre nous, des arrêts contre lesquels il nous est impossible -de protester. - -C'est le dernier mot de la morale, comme la logique est le dernier mot -de la raison. La conscience est, parce qu'elle est comme Dieu -lui-même; c'est une faculté innée de notre âme donnée par Dieu, qui -est à elle-même sa propre démonstration. Ôtez la logique, -l'intelligence est folle; ôtez la conscience, la moralité est morte; -le crime et la vertu deviennent des choses discutables et douteuses -comme des problèmes ordinaires, susceptibles de oui ou de non; ils ne -sont crime et vertu que parce qu'ils sont au-dessus de toute -discussion. - - -IV. - -Il y a donc, en philosophie, un certain ordre de vérités -intellectuelles, ou de vérités morales qui sont, ou susceptibles d'une -démonstration absolue, comme l'existence de Dieu, ou supérieures et -préexistantes à toute démonstration par la parole, comme la -conscience. Ce sont des vérités innées; autrement dit: des certitudes, -des ÉVIDENCES. - -Mais, en dehors de ces vérités innées, il y a en philosophie un nombre -infini de problèmes secondaires, quoique très-importants, qui ne sont -pas susceptibles de démonstration absolue, mais dans lesquels la -philosophie la plus transcendante n'arrive qu'à de consolantes -conjectures et à de magnifiques probabilités. - -Dans vingt passages de ses dialogues, Socrate lui-même, par l'organe -de Platon, avoue, comme moi, que ces démonstrations ne sont que des -conjectures. - -«J'espère, dit-il, sans pouvoir le prouver, que je retrouverai, dans -une autre vie, les hommes vertueux qui y seront mieux traités que les -méchants. Mais, quant à y trouver une divinité parfaite, c'est ce que -j'ose affirmer, si l'on peut affirmer quelque chose.» - -C'est néanmoins de ces consolantes conjectures, et de ces magnifiques -probabilités, que le monde vit depuis qu'il est né, et qu'il vivra -jusqu'à son dernier jour. Nous vivons sur parole: respectons donc la -parole, quand Dieu la met sur les lèvres des grands philosophes tels -que Confucius, Socrate ou Platon; ces philosophes sont les révélateurs -de la raison; ils ne commandent pas impérativement la foi au nom de -Dieu, ils la demandent humblement à la conviction raisonnée de -l'intelligence et du coeur de l'homme. Ils pensent pour nous, et ils -nous rapportent les conquêtes de leurs pensées; prêtons-leur l'oreille -et ouvrons-leur nos coeurs. S'ils ont donné leur vie comme Socrate, en -témoignage de leur sincérité, de leur foi, de leur amour de Dieu et -des hommes, proclamons-les maîtres et martyrs de la raison humaine, et -lisons, avec une respectueuse piété d'esprit, les arguments raisonnes -de leur philosophie. - - -V. - -Un de ces plus sublimes recueils de philosophie dans tous les temps, -c'est le recueil des Dialogues de Platon, dialogues dans lesquels ce -disciple de Socrate fait parler son maître avec une sagesse -surhumaine, et avec une éloquence presque divine, sur les questions -les plus hautes de philosophie, de théologie naturelle. - -Platon fut à Socrate ce que saint Paul fut au Christ; tous deux -écrivent, commentent et développent la doctrine de son maître qui n'a -rien écrit, et, ici, il serait curieux peut-être d'examiner pourquoi -ni le révélateur d'une philosophie raisonnée, ni le révélateur d'une -religion révélée, n'ont pas voulu, ou n'ont pas daigné écrire -eux-mêmes une seule ligne, si ce n'est ce doigt sur le sable qui traça -des caractères de miséricorde. - -Était-ce parce qu'ils se défiaient des commentateurs qui s'attachent -à la lettre, et qui y emprisonnent volontiers l'esprit? Était-ce parce -que les langues humaines leur paraissaient insuffisantes à contenir -les vérités divines qu'ils annonçaient aux hommes? N'était-ce pas -plutôt parce que les paroles, une fois écrites, deviennent mortes et -froides comme la cendre dont la flamme s'est envolée, et qu'ils -aimaient mieux s'en fier à l'écho vivant des lèvres humaines qu'à la -lettre morte de leurs écrits? - -Quoi qu'il en soit, Socrate n'écrivit jamais rien; il ne fit pas non -plus de harangues: c'était un discoureur, et nullement un orateur. On -le voit dans son Apologie devant ses juges, qui est une bonne causerie -et un fort mauvais discours. - -Simple artisan, ou plutôt artiste, mais artiste d'un talent bien -inférieur aux grands statuaires de son temps à Athènes, il sculptait -dans son atelier à peine autant qu'il était nécessaire pour nourrir sa -femme et ses enfants; sans cesse distrait du ciseau par la pensée, -ouvrant sa porte à tout le monde, interrompant son travail pour -répondre aux questions qu'on lui adressait sur toutes choses, courant -ensuite de porte en porte et accostant lui-même les passants pour -leur parler des choses divines, consumé du zèle de la vérité, -missionnaire des foules, semant le bon grain à tout vent de la rue ou -de la place publique: homme qu'on aurait considéré comme un fou, s'il -n'avait pas été un modèle de toute vertu et un oracle de toute -sagesse. - - -VI. - -Son disciple, Platon, était un homme d'une tout autre nature: beaucoup -plus lettré, beaucoup moins inspiré que son maître; élégant, éloquent, -poétique, épilogueur, rêveur, dissertateur, nuageux en philosophie, -utopiste en politique; espèce de J.-J. Rousseau d'Athènes, possédant -un style admirable pour les chimères, mais n'ayant pas la moindre -connaissance des hommes, ni le moindre tact des réalités, et donnant à -sa république idéale des lois en perpétuelle contradiction avec la -nature humaine et avec la fondation, la conservation et le but des -sociétés. - -Mais, tel qu'il fut et tel que nous allons le voir dans ses oeuvres, -Platon était le plus merveilleux écho vivant que la providence de la -Grèce eût pu préparer à un sage tel que Socrate, pour donner un -éternel retentissement à la philosophie spiritualiste. - -Ses Dialogues ont été le perpétuel entretien de la Grèce: ils ont -préparé l'esprit humain à la métaphysique de saint Paul et à l'école -philosophique d'Alexandrie. Il a servi de texte ou de commentaire aux -premiers conciles chrétiens; il a été le crépuscule de bien des -dogmes; il a nourri à lui seul la philosophie romaine de Cicéron; il a -lutté dans le moyen âge avec la philosophie expérimentale d'Aristote, -puis de Bacon; il a été submergé un moment par la philosophie presque -matérialiste de Locke, de Hobbes en Angleterre; d'Helvétius, de -Diderot, des encyclopédistes en France; mais il est ressuscité plus -vivant et plus populaire que jamais il y a peu d'années, par la -traduction, par les commentaires et par les leçons d'un jeune -philosophe, M. Cousin, éloquent restaurateur du platonisme sur les -ruines du matérialisme au dix-neuvième siècle. - -Grâce à la langue de Platon, la sagesse de Socrate ne peut plus -mourir. C'est le style qui embaume les idées pour l'éternité. - - -VII. - -Ces dialogues ont cependant de grands défauts, qui semblent tenir au -génie un peu verbeux de la Grèce, et au génie un peu sophistique de -Platon, plus qu'à l'âme naturellement ouverte, simple, sincère et -courageuse de Socrate. Parmi ses défauts, je noterai d'abord leur -forme même, qui embarrasse, distrait, interrompt, ralentit sans cesse -l'argumentation. - -Le dialogue est une pensée à deux, à trois ou à quatre interlocuteurs; -sans doute cette manière de penser à deux ou à trois peut éclaircir -quelquefois la question, en faisant adresser par l'un des personnages -des interrogations utiles, auxquelles le maître répond, réponses qui -répondent ainsi d'avance aux doutes et aux ignorances que les autres -s'adressent peut-être en silence. - -C'est le moyen de faire remonter l'esprit des auditeurs jusqu'aux -premiers éléments de la question qu'on débat, afin qu'un argument -porte rigoureusement sur l'autre, et que la pierre fondamentale du -syllogisme soit aussi bien assise dans l'esprit que la dernière; c'est -le moyen de détruire en passant toutes les objections qui se -présentent à l'intelligence; c'est le moyen enfin de bien définir tous -les mots avant de les employer dans le raisonnement, afin qu'après la -conclusion il ne puisse subsister aucune équivoque ou aucun malentendu -dans la conviction absolue des disciples: aussi est-ce le mode -d'enseignement et d'argumentation qu'on emploie ordinairement avec les -enfants, comme on peut le voir dans nos catéchismes ou dans nos -manuels. - -Mais, par cela même que c'est le mode d'argumentation puéril et diffus -qu'on emploie avec les petits enfants, c'est aussi le mode le plus -propre à fatiguer, à ennuyer, à impatienter les hommes faits, qui -cherchent les idées, et qui se lassent de vaines paroles. - -Ce mode suppose dans les disciples, ou dans les auditeurs, des -puérilités et des ignorances qui ne sont plus de leur âge; il perd le -temps, et il dégoûte la pensée du but, en la traînant impitoyablement -par tant de circonvolutions, de demandes et de réponses sur la route; -l'esprit abandonne cent fois l'argumentateur en chemin, et souvent il -l'abandonne tout à fait à ces fastidieux ambages, rebuté, avant -d'arriver, par les détours inutiles qu'on lui fait faire. - -C'est ce qui arrive très-souvent à l'homme le mieux disposé qui ouvre -au hasard un des dialogues de Platon. Le livre tombe des mains avant -d'avoir dit son dernier mot, tant on a perdu de mots oiseux à -l'attendre; l'esprit est saisi à chaque instant d'une de ces -impatiences fébriles qui bouillonnent en nous jusqu'à un véritable -accès de colère, croyant toujours toucher à un but qu'on lui dérobe -toujours; or, irriter et impatienter l'esprit, ce n'est pas un bon -procédé pour le convaincre. Voltaire, à cet égard, pensait comme nous; -il bénit la philosophie de Socrate, et il maudit le verbiage, -quelquefois sublime, plus souvent sophistique, de Platon. - - -VIII. - -Un autre vice de ce mode d'argumentation des Dialogues de Platon, -c'est l'argutie métaphysique. - -Le maître, au lieu de simplifier les questions par la simplicité et -par la sincérité de l'argumentation, semble se complaire, pour faire -preuve d'ingéniosité, de fécondité et de dialectique, à les compliquer -de cinquante questions préalables ou secondaires, et à les embrouiller -dans un tel écheveau d'arguments que lui seul puisse à la fin en -retrouver le fil et dénouer le noeud gordien qu'il a formé. - -Ce procédé, qui fait briller sans doute l'adresse du maître, -embarrasse l'intelligence du disciple; il fait du chemin de la vérité, -au lieu d'une route droite, large et bien jalonnée, un labyrinthe de -sentiers étroits, tortueux, obscurs où l'écrivain a l'air de conduire -le lecteur à un piége, au lieu de le mener à la lumière, à la vérité -et à la vertu. - - -IX. - -Un troisième défaut plus grave des Dialogues, défaut qui touche au -fond même de l'enseignement de la vérité aux hommes, c'est le procédé -d'argumentation employé par Socrate dans Platon, pour enseigner ses -disciples. - -Les premières qualités d'un sage, qui enseigne des vérités nouvelles à -l'humanité, c'est la charité d'esprit, l'amour, la pitié, la -condescendance, l'indulgence, le respect, la tendresse d'âme envers -les hommes ses semblables. Cette onction d'esprit, cette -compatissance, cette clémence de coeur, doivent se manifester dans les -leçons du sage à ses frères par un mode d'argumentation qui l'abaisse -vers ses auditeurs pour les élever jusqu'à lui. - -C'est le procédé contraire ici qui est employé par Socrate (toujours -dans Platon) pour enseigner les hommes: au lieu de persuader, il a -l'air de vouloir confondre. Le ton de son argumentation est railleur, -goguenard, ironique; il tend des embûches de paroles à ses auditeurs; -il jouit de les voir s'y prendre; il ne se hâte pas de les en retirer; -il plaisante, non pas amèrement, mais superbement, avec eux de leur -chute; il les humilie par sa supériorité, au lieu de les relever par -leur propre force; en un mot la philosophie, sous la plume de Platon, -a l'air de consister dans une grande moquerie des ignorants, au lieu -de consister dans une tendre initiation des faibles. Or il en résulte, -dans l'effet général des Dialogues, je ne sais quel sourire -sarcastique de l'esprit, qui humilie l'auditeur, au lieu de le -disposer à la confiance; on craint toujours de marcher sur un piége de -sophiste, quand on devrait s'abandonner sans défiance à la main du -sage qui vous conduit; on ne sait jamais si ce sage parle sérieusement -ou ironiquement; il y a trop de gascon dans ce grec; on craint le -maître qu'on devrait adorer. - -Enfin, ce mode d'enseignement par dialogues est lent, verbeux, diffus; -il emploie inutilement cent fois plus de paroles que la vérité n'a -besoin d'en employer pour se manifester à l'esprit. - -La forme directe du discours, ou même la forme parabolique de -l'Évangile, forme indirecte, mais qui a l'avantage de ne jamais -blesser le disciple et de lui laisser se faire sa part à lui-même, -sont mille fois supérieures en lumière, en brièveté et en persuasion. - -Quand on vient de lire un ou deux dialogues de Platon, et qu'on a -l'esprit véritablement assourdi par ce roulis d'un océan de paroles -pour dire la vérité philosophique la plus usuelle, on se dit à -soi-même: Il faut que ces Grecs d'Athènes eussent bien des heures de -loisir à dépenser par jour sur le seuil de leurs portes, ou sous les -platanes de leurs jardins; il faut qu'ils eussent un bien grand amour -de ces escrimes d'idées de leurs sophistes, pour perdre tant de temps -et tant de paroles à écouter ce Socrate ou à lire ce Platon! - -Et, en effet, ce défaut de Socrate et de Platon tient aux défauts du -temps et du peuple d'Athènes. Ce peuple, oisif toutes les fois qu'il -n'était pas occupé à se défendre contre les Perses ou à se déchirer -lui-même par ses factions, aimait à se passionner à froid, pour ou -contre ses sophistes; ces sophistes, consommés dans le métier de -l'éloquence, étaient aux philosophes et aux politiques ce que les -comédiens sont aux héros. Ils jouaient la sagesse et la vertu dans les -académies et dans les places publiques; ils accoutumaient les -Athéniens à ces jeux d'idées et de paradoxes qui rendaient l'oreille -fine et l'esprit sceptique; pour effacer ces sophistes, il fallait -bien parler leur langue à ce peuple infatué. Voilà sans doute -pourquoi, dans Platon, la sagesse ressemble tant au sophisme! - -Mais lisons d'abord ensemble les deux ou trois plus beaux de ses -dialogues, en nous hâtant d'arriver au _Phédon_, le chef-d'oeuvre de -toute la philosophie de Socrate. - - -X. - -Dans le premier dialogue, intitulé l'_Euthyphron_, Socrate demande à -Euthyphron: - -«Qu'est-ce que le bien, ou, autrement dit, qu'est-ce que le saint?» - -Euthyphron lui fait cette réponse vulgaire et sacerdotale: «Le bien, -ou le saint, est ce qui est agréable aux dieux.» - -Socrate relève cette réponse, et demande à Euthyphron comment, les -dieux de l'Olympe et de l'État étant multiples, et souvent opposés de -nature et de volonté les uns aux autres, ce qui est agréable à l'un, -désagréable à l'autre, peut être agréable à tous. - -Il contraint Euthyphron, par une série de raisonnements, à se -démentir, et il n'arrive lui-même qu'à une conclusion très-confuse, -qui laisse l'esprit aux prises avec le mystère du bien et du mal en -soi. Une seule chose est claire: c'est qu'il se moque des dieux, et -qu'il sape le polythéisme par ses conséquences dans la raison de ses -disciples. - -Aussi était-il déjà cité devant les juges pour cause d'impiété envers -les dieux d'Athènes. - -Un jeune homme d'Athènes, plus politique que religieux, nommé Mélitus, -qui voulait se faire un nom populaire en se posant en vengeur des -dieux chers à l'ignorance et au fanatisme du bas peuple, porte -l'accusation contre Socrate; il l'accuse de corrompre la jeunesse par -des doctrines qui sapent le ciel. Anytus, un autre de ses accusateurs, -était un artisan riche, puissant et accrédité par son républicanisme -dans Athènes; il avait contribué à secouer le joug des trente tyrans -qui rétablissaient le régime aristocratique. Le peuple croyait -défendre sa liberté en défendant ses dieux, à la voix d'un de ses -tribuns qui l'ameutait contre Socrate. Socrate paraissait au peuple -coupable, sinon de faveur pour le gouvernement aristocratique, au -moins d'indifférence politique. - -La cause de ce grand homme, en effet, n'était ni la cause de la -populace, ni la cause des grands: c'était la cause de Dieu et de la -raison. Il aurait pu dire, comme le Christ plus tard: - -«Mon royaume n'est pas de ce monde.» - -Son monde, à lui, c'était la vérité et la vertu. Mais le peuple ne -voit de vérité et de vertu que dans ses passions; il devait donc haïr -Socrate; il demandait un châtiment exemplaire contre ce philosophe. - -On peut remarquer, dans ce procès, que le peuple est en général plus -implacable envers les doctrines nouvelles que les grands; moins il a -d'idées, plus il s'irrite contre ceux qui les lui arrachent. Le cri -des Juifs contre le Christ, devant ses juges: _Crucifiez-le!_ est le -pendant des animadversions de la populace d'Athènes contre Socrate. -Sans la pression de ce peuple, il est évident que les juges, qui le -condamnèrent à une si faible majorité, ne l'auraient pas condamné à -mort. - - -XI. - -Quoi qu'il en soit, Platon donne (et sans doute ici littéralement) le -plaidoyer, ou l'apologie que Socrate avait préparée, et qu'il prononça -devant le tribunal. - -Dans cette apologie même, Socrate conserve encore la forme du -dialogue, et poursuit Mélitus de ses interrogations ironiques pour le -contraindre à tomber dans l'absurde. Mais lui-même reste dans -l'équivoque sur sa profession de foi, affectant de tourner les -questions les plus précises en plaisanteries, jusqu'au moment où il -voit que la plaisanterie serait déplacée devant la conscience et -devant la mort, et où il s'avoue franchement coupable de sagesse, et -impénitent de vérité. Là, on retrouve l'éloquence de l'héroïsme du -philosophe mourant. - -«Mais je n'ai pas besoin d'une plus longue défense, ô Athéniens! Je -vous disais en commençant que j'avais contre moi d'ardentes et -implacables inimitiés; ce qui me perdra, si je succombe, ce ne sera ni -Mélitus, ni Anytus, ce sera l'envie et la calomnie, qui ont déjà fait -périr tant d'hommes de bien, et qui en feront périr après moi tant -d'autres; car n'espérez pas que l'iniquité s'arrête à moi! - -«Mais quelqu'un de vous me dira peut-être: N'as-tu pas honte, Socrate, -de t'être attaché à une philosophie qui te mène à la nécessité de -mourir? - -«Vous êtes dans l'erreur, vous qui croyez qu'un homme qui a quelque -valeur doit peser les chances de vivre ou de mourir, au lieu de -chercher dans ses actions si ce qu'il fait est juste ou injuste.» - -Puis il cite les vers d'Achille dans l'_Iliade_ d'Homère: - -«Que je meure à l'instant même, pourvu que je venge le meurtre de -Patrocle, et que je ne demeure pas ici un juste objet de mépris, assis -sur mes vaisseaux, inutile fardeau de la terre!» - -«Est-ce là, poursuit Socrate, s'inquiéter des chances de vie ou de -mort? - -«Tout homme qui a choisi un poste parce qu'il l'a cru le plus honnête, -ou qui y a été placé par son chef, doit, selon moi, y demeurer ferme, -et ne considérer autre chose que le devoir. Ce serait donc de ma part -une étrange contradiction, ô Athéniens, si, après avoir gardé -fidèlement, comme un bon soldat, tous les postes où j'ai été placé par -vos généraux, à Potidée, à Amphipolis, à Délium, aujourd'hui que le -dieu de l'oracle intérieur m'ordonne de passer mes jours dans la -philosophie, la peur de la mort ou de quelque autre danger me faisait -abandonner ce poste; et ce serait bien alors qu'il faudrait me citer -devant ce tribunal, comme un impie qui ne reconnaît point de Dieu, qui -désobéit à l'oracle, qui se dit sage et qui ne l'est pas; car craindre -la mort, Athéniens, c'est croire connaître ce qu'on ne connaît pas. - -«En effet, nul ne sait ce qu'est la mort, et si elle n'est pas le -plus grand de tous les biens pour l'homme... - -«Mais ce que je sais bien, c'est qu'être injuste, c'est désobéir à ce -qui est meilleur que soi, Dieu ou homme, et manquer au devoir et à -l'honnête. - -«Voilà le seul mal que je redoute et que je veux éviter; tellement -que, si vous me disiez en ce moment:--Socrate, nous rejetons -l'accusation d'Anytus et nous te renvoyons absous, mais c'est à la -condition que tu cesseras de philosopher, et, si l'on découvre que tu -retombes dans tes habitudes de discuter sur les choses divines, tu -mourras!--oui, si vous me renvoyiez absous à ces conditions, je vous -répondrais:--Athéniens, je vous respecte et je vous aime, mais -j'obéirai plutôt au Dieu qu'à vous... Et je suis persuadé qu'il ne -peut y avoir rien de plus utile à votre république que mon zèle à -accomplir ce que le Dieu m'ordonne ainsi; car je ne vous recommande -que le soin de votre âme et son perfectionnement. Ainsi donc, faites -ce qu'Anytus vous demande ou ne le faites pas, renvoyez-moi ou ne me -renvoyez pas, je ne ferai jamais autre chose que ce que j'ai fait, -quand je devrais mille fois mourir!...» - - -XII. - -Il développe, avec un insolent courage, cette idée, et se pose en -homme utile aux Athéniens dans leur vie privée; quant à la politique, -il dit qu'il s'en est abstenu, par cette raison qu'on ne peut guère -rester innocent et vertueux quand on se mêle des affaires publiques... - -«Je n'emploierai pas envers vous, reprend-il, ô Athéniens, les -supplications ordinaires, où l'on fait paraître les femmes, les -enfants, les amis pour attendrir les juges. J'ai aussi des parents -cependant; car, pour me servir de l'expression d'Homère: _Je ne suis -point né d'un chien ou d'un rocher, mais d'un homme!_» - -«Ainsi, Athéniens, j'ai des parents, et, quant à des enfants, j'en ai -trois, l'un déjà dans l'adolescence, les deux autres encore en bas -âge; mais je ne les ferai point comparaître ici, pour votre honneur -et pour le mien; il ne me paraît pas séant d'employer de pareils -moyens à mon âge (il avait près de soixante-douze ans à l'époque de -son procès). Athéniens, vous aimez la gloire, et, si je voulais agir -ainsi, vous ne devriez pas le souffrir; vous devriez déclarer que -celui qui recourt à ces scènes pathétiques pour exciter la compassion -vous dégrade, et que vous le condamnerez plutôt que celui qui attend -tranquillement votre sentence. - -«Si je vous fléchissais par mes prières, et si je vous engageais ainsi -à violer votre serment de rendre la justice selon vos consciences, et -non selon vos sensations, c'est alors que je vous enseignerais -l'impiété, et qu'en voulant me justifier, je prouverais moi-même que -je ne crois pas aux dieux: mais j'y crois plus que mes accusateurs!» - -Ici les juges vont aux voix et déclarent Socrate coupable. - -Impassible, il reprend la parole: - -«Le jugement que vous venez de prononcer, Athéniens, m'a un peu ému; -mais ce qui m'étonne bien plus, c'est d'être condamné à une si faible -majorité; car, à ce qu'il paraît, il n'aurait fallu que trois voix de -plus pour que je fusse absous. - -«Et maintenant, c'est donc la peine de mort que Mélitus, Anytus et -Lycon demandent contre moi!... Mais moi, Athéniens, à quelle peine me -condamnerai-je moi-même?» - - -XIII. - -Écoutez ici la fière revendication qu'il fait de lui-même, en mettant -à nu sa conscience devant les cinq cent cinquante-six juges qui -viennent de le condamner, et devant le peuple, que dis-je? et devant -le Dieu qui l'écoute. - -«Quelle amende mérité-je, en réalité, moi, qui me suis fait un -principe de ne me donner aucun repos pendant toute ma vie, négligeant -ce que les autres recherchent avec tant d'empressement: les richesses, -le soin de leurs affaires, les emplois militaires, les fonctions -d'orateur et toutes les autres dignités! - -«Moi, qui ne suis jamais entré dans aucune des conspirations ou des -cabales si fréquentes dans la République, me trouvant véritablement -trop honnête homme pour ne pas me dégrader en me mêlant à tout cela! - -«Moi, qui me suis consacré uniquement à vous rendre le plus important -des services, en vous exhortant tous de ne pas songer à ce qui vous -appartient passagèrement, le monde et ses biens, pour ne vous attacher -qu'à ce qui est l'essence de votre être, votre âme; à ne pas songer -aux intérêts accidentels de la patrie, mais plutôt à la vraie patrie -elle-même! - -«Que mérite un tel homme, si ce n'est d'être nourri, aux frais du -public, dans le Prytanée?... - -«Ayant donc la conscience de n'avoir jamais été injuste envers -personne, je ne dois pas l'être envers moi-même en avouant que je -mérite un châtiment!...» - -Examinant ensuite si l'amende ou l'exil serait une peine plus douce ou -plus convenable pour lui: «Ce serait, dit-il, une belle existence pour -moi, vieux comme je suis, de quitter mon pays, d'aller errant de ville -en ville, et de vivre de la vie d'un proscrit!» - -Il pousse encore plus loin sa fermeté calme, et son défi -consciencieux au peuple et aux juges. - -«Mais, me dira-t-on peut-être, Socrate, quand tu nous auras quitté -absous, ne pourras-tu pas te tenir en repos et garder le silence? - -«Voilà ce qu'il y a de plus difficile à vous faire comprendre; car si, -en vous disant non, je dis que ce serait là désobéir au Dieu, et que, -par cette raison, il m'est défendu de me taire, vous ne me croirez -pas, et vous prendrez cette réponse pour une plaisanterie; et, d'un -autre côté, si je vous dis que le plus grand bien de l'homme est de -s'entretenir chaque jour de la vertu et des autres choses morales dont -vous m'avez entendu discourir, vous me croirez encore moins. Voilà -pourtant la vérité, Athéniens! - -«Mais il n'est pas aisé de vous en convaincre! - -«Maintenant voilà Platon, voilà Criton, voilà Cléobule et Apollodore -qui veulent que je me condamne à une amende de _trente mines_, et qui -en répondent; eh bien! je m'y condamne, et assurément voilà de -valables cautions que je vous présente!» - -Ici, il est interrompu par les juges, qui, impatientés de cette -impassibilité badine, prononcent la peine de mort. - - -XIV. - -Socrate reprend avec la même indifférence: - -«Dans ma défense, ce ne sont pas les paroles qui m'ont manqué, -Athéniens, mais l'impudeur. Je succombe pour n'avoir pas voulu vous -dire les choses que vous aimez à entendre. Mais le péril où j'étais ne -m'a pas paru une raison de rien faire qui fût indigne d'un homme -libre. - -«Ni devant les juges, ni dans les combats, il n'est permis, ni à moi -ni à d'autres, d'employer tous les moyens pour éviter la mort; et ce -n'est pas là ce qui est difficile que d'éviter la mort, il l'est -beaucoup plus d'éviter le crime, qui court plus vite que la mort! -C'est pourquoi, déjà vieux et cassé comme je suis, je me suis laissé -atteindre par le plus lent des deux, la mort; tandis que le crime -s'est attaché à mes accusateurs, plus jeunes et plus agiles que moi. -Je m'en vais donc subir la mort. Je m'en tiens à ma peine, et eux à la -leur.» - -Il disserte ensuite un moment avec une sérénité complète sur les -avantages comparés de la vie et de la mort. - -«Mais il est temps que nous nous quittions, dit-il en finissant, moi -pour mourir, vous pour vivre. Qui de nous a le meilleur partage? Nul -ne le sait, excepté Dieu.» - -On l'emmène, et il va mourir. Voilà l'_Euthyphron_; la préface, ou -plutôt l'exposition du drame philosophique. - - -XV. - -Arrivons au dialogue intitulé le _Phédon_. Nous avons vu l'homme, nous -allons voir la doctrine; puis nous assisterons à la mort, et nous -verrons comment elle est le sceau de cette admirable vie de -philosophe. - -Le _Phédon_ contient à lui seul plus de véritable philosophie -spiritualiste que tous les autres dialogues de Platon. L'heure, la -mort, la gravité du passage de cette vie à l'autre, que pressent -Socrate et qui émeuvent Platon, ne permettent ni au philosophe ni à -son disciple de perdre leur temps et le nôtre dans les puériles -arguties de leur dialectique oiseuse. Qui a lu le _Phédon_ connaît ce -qu'il y a de mieux à connaître de la philosophie de Socrate et du -génie de Platon. Suivez-moi donc, je vais vous déblayer la route. - -Mais un mot d'abord sur l'origine antique et mystérieuse des belles et -saintes idées que Socrate et Platon vont développer dans ce dialogue; -car rien ne vient de rien, et la philosophie grecque, qui devait -bientôt, après Platon, servir d'ancêtre à la philosophie des écoles -chrétiennes de Byzance et d'Alexandrie, avait certainement elle-même -des ancêtres. Ces ancêtres, selon nous, qui avons profondément scruté -l'Orient religieux, philosophique et poétique, se retrouvent d'abord -au fond de l'Inde primitive, puis au fond des dogmes, encore indiens, -de l'Égypte. - -Indépendamment de cette révélation innée, qui est, selon Platon et -selon nous, la première idée de notre âme, car on ne peut concevoir -l'âme sans idée, il y a eu une révélation primitive, et il y a une -série de révélations successives, médiates ou immédiates, anneaux de -la chaîne qui suspend les premières vérités nécessaires aux dernières -vérités qui achèveront l'oeuvre du monde moral. - -Nous vous parlerons ailleurs de la philosophie des Indes; un mot -aujourd'hui sur celle de l'Égypte. - - -XVI. - -Vous savez que les Égyptiens, évidemment colonie intellectuelle du -haut Orient, divinisèrent symboliquement la nature entière sous le nom -d'Isis; ils lui jetèrent dans ses figures un voile sur le visage, -comme pour signifier le mystère sous lequel elle cache mais laisse -entrevoir ses vérités. Le plus sage des peuples est évidemment celui -qui a le premier écrit sur l'univers ce mot _mystère_, car _mystère_ -est aussi le dernier mot de toute science, de toute sagesse et de -toute vérité jusqu'à la consommation des temps. C'est le plus bel -hymne que l'homme puisse chanter à l'incompréhensible, c'est-à-dire à -Dieu. - -Cependant un livre unique, échappé aux incendies, aux débordements, -aux sépulcres de l'Égypte, soulève un coin de ce voile jeté sur le -front de l'Isis égyptienne, et révèle une partie des mystères de la -philosophie primitive. La ressemblance de cette philosophie occulte -avec la philosophie de Socrate et de Platon est trop complète pour que -cette similitude soit l'oeuvre du hasard. On en conviendra après avoir -lu le _Phédon_. On le conjecturera avec plus de vraisemblance encore, -quand on saura que Platon, l'éditeur plus ou moins fidèle des dogmes -de Socrate, était allé, avant d'écrire, consulter les prêtres et les -philosophes égyptiens. - - -XVII. - -Ce livre est l'_Hermès_ ou _Mercure Trismégiste_. Saint Augustin dans -son livre de la _Cité de Dieu_, Voltaire dans ses recherches -philosophiques, Scaliger lui-même, n'hésitent pas à reconnaître dans -ce livre la main d'un sage Égyptien. Les deux philosophes grecs, Timée -et Pythagore, qui avaient voyagé aussi en Égypte, ont dans leurs -doctrines les mêmes analogies avec les dogmes de ce livre. Quels sont -donc ces dogmes, que nous allons retrouver sous d'autres noms, mais -sous le même sens, tout à l'heure dans le _Phédon_? Ces dogmes, les -voici: - -Un Dieu unique; - -Une triple essence en Dieu, la puissance, la sagesse, la bonté; - -Le Dieu créateur de la nature; - -Le _Verbe_, la _Pensée_, la _Parole divine_, en grec le _Logos_, -modèle ou type de cette création; - -Une hiérarchie de dieux secondaires créés et subordonnés au Dieu -unique; - -Ces dieux secondaires, ou ces anges, ces démons, ces esprits, chargés -de diriger les astres et de présider aux phénomènes de l'univers; - -Un fils de Dieu, qui est la lumière; - -La pensée de Dieu se reflétant dans l'homme, qui est l'image de son -Créateur; - -La parenté de l'homme et de Dieu par la raison. - -L'Évangile de saint Jean, lui-même, rappelle dans son magnifique début -ces vérités indiennes, égyptiennes, platoniques, ainsi que -chrétiennes: - -«_Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le -Verbe était Dieu_ (le Logos, la pensée, la parole, le type des -choses); _tout a été fait par lui, et rien de ce qui a été fait n'a -été fait sans lui; en lui était la vie, et la vie était la lumière._» - -Saint Paul écrit quelques années après aux Hébreux: «Dieu a créé les -siècles par son Fils, «le Verbe, la parole divine, la lumière, la -«vie!» - -Peut-on méconnaître les analogies frappantes entre ces doctrines -engendrées les unes des autres jusqu'à l'explosion philosophique du -dogme chrétien? - -Les vices choquants qui scandalisent l'intelligence et le coeur de -l'homme dans le mécanisme de la nature, dans le bien imparfait, dans -le mal universel, dans la souffrance, dans la mort, firent présumer -aux Égyptiens, aux Grecs, que ce monde n'était pas l'oeuvre directe du -Dieu suprême, mais l'oeuvre maladroite et imparfaite des divinités -inférieures auxquelles il avait accordé la faculté de créer d'après -lui. - -Cette opinion est naturelle à l'homme, qui ne peut pas comprendre -l'existence du mal et qui la sent. - -Comment une oeuvre si vicieuse et si malfaisante peut-elle émaner de -la sagesse, de la puissance et de la bonté suprêmes? Il y a là une -contradiction apparente, qui donne naissance à la philosophie des deux -principes, de Zoroastre; mais Zoroastre oubliait que, pour juger -l'oeuvre de Dieu, il faut la voir dans son ensemble et dans son -éternité. Nous ne la voyons que dans un atome et dans une seconde: -c'est l'universalité et l'éternité qui justifient sans aucun doute -l'oeuvre divine. - -Revenons au dialogue de _Phédon_. - - -XVIII. - -Ce dialogue a lieu entre Échécratès et Phédon, deux amis de Socrate; -ils se rencontrent à Phliunte, ville de Sycionie, quelque temps après -la mort de leur maître. Échécratès demande à Phédon: - -«Étais-tu auprès de Socrate, le jour où il but la ciguë dans sa -prison, ou bien en as-tu seulement entendu parler? - -«--J'y étais moi-même,» répond Phédon. Et il raconte minutieusement, -heure par heure, parole par parole, la suprême journée du philosophe. - -Ce récit a dans la bouche de Phédon toute la poésie de l'épopée, tout -le pathétique du drame, toute la sérénité de ton d'une leçon de -philosophie. C'est, selon moi, l'apogée de la parole humaine; on est à -la fois, dans ce dialogue, sur la terre par le coeur, dans la mort par -l'anticipation du supplice, dans l'immortalité par l'esprit; toujours -prêt à pleurer d'enthousiasme pour les idées: mais l'admiration pour -le philosophe y sèche toujours les larmes au bord des yeux. Entre la -vie et l'éternité, on se sent homme si on regarde Socrate, on se sent -dieu quand on l'écoute. - -Si j'avais un athée à convertir, je ne voudrais pas d'autre argument -avec lui que de lui faire lire et relire le _Phédon_. La conviction le -gagnerait avec les larmes. Ce dialogue n'a pas l'accent de la langue -d'ici-bas; la race humaine, dont une main d'homme a pu écrire ces -lignes, est immortelle: Phédon le sent. - - -XIX. - -«Véritablement, dit-il en commençant le récit, ce spectacle fit sur -moi une impression extraordinaire; je n'éprouvai pas la compassion -qu'il était naturel d'éprouver à la mort d'un ami. Au contraire, -Échécratès, cet ami me paraissait heureux, à le voir et à l'entendre, -tant il mourut avec assurance et dignité! et je pensais qu'il ne -sortait de ce monde que sous la protection des Dieux, qui lui -destinaient, dans l'autre monde, une félicité aussi grande que celle -dont puisse jouir aucun mortel. C'était en moi un mélange -extraordinaire, jusqu'alors inconnu, de plaisir et de douleur, lorsque -je venais à penser que dans un moment cet homme admirable allait nous -quitter pour toujours; on nous voyait tous tantôt sourire, tantôt -fondre en larmes. - -«--Sur quoi roula l'entretien entre ces amis que tu viens de nommer?» -demande Échécratès. - -Phédon raconte alors que, le matin du jour de la mort, les amis de -Socrate se réunirent plus tôt que de coutume sur la place devant la -prison, pour ne pas perdre une heure de sa vie et de sa pensée. Le -geôlier, qui leur ouvre les portes, les prie d'attendre un peu, parce -qu'on ôte en ce moment les fers du condamné: les fers tombés, ils sont -introduits. - -Xanthippe, l'épouse de Socrate, un de ses enfants dans les bras, est -auprès de lui et se lamente à la manière des femmes; on la reconduit -dans sa maison pour laisser la liberté d'esprit au philosophe. - -«Alors, dit Phédon, il se mit sur son séant, plia sous lui la jambe -qu'on venait de dégager des fers, la frotta de la main, et nous dit en -la frottant avec une sensation de plaisir: «L'étrange chose, mes amis, -que le plaisir et la douleur se tiennent de si près que l'un naisse -ainsi de l'autre, quoique l'un soit le contraire de l'autre! Ésope -aurait dû en faire une fable.» Cébès, un des interlocuteurs, lui -demande à ce propos pourquoi, depuis qu'il est en prison, il compose -des fables, des poésies, un hymne à Apollon. Socrate répond que c'est -pour éprouver si par hasard la poésie n'était pas celui des beaux-arts -auquel son génie l'appelait. - -L'entretien glisse ensuite, par une pente naturelle, sur la question -du suicide, pour l'homme fatigué de la vie. Socrate démontre que -l'homme ne doit pas sortir de la vie avant que Dieu lui envoie un -ordre formel d'en sortir, comme celui qu'il reçoit lui-même -aujourd'hui. - -«Il espère fortement, ajoute-t-il, une destinée réservée aux hommes -après la mort; destinée qui, selon la foi antique et universelle du -genre humain, doit être meilleure pour les bons que pour les -méchants.» - -Au moment où il va développer pour ses amis les fondements de cette -espérance, Criton lui semble vouloir l'interrompre; il l'interroge sur -ce qu'il paraît avoir besoin de dire. - -«Ce n'est pas autre chose, lui répond Criton, sinon que celui qui est -chargé de te donner le poison ne cesse de me répéter depuis longtemps -que tu dois parler le moins possible, car il assure que ceux qui -parlent trop, avant de boire, s'échauffent et contrarient ainsi -l'effet du poison, et qu'alors on est quelquefois contraint de le -donner trois ou quatre fois à ceux qui ralentissent ainsi leur mort -par trop de conversation. - -«--Laissez-le dire, et qu'il prépare son breuvage comme s'il devait me -donner la ciguë deux fois, et même trois fois, s'il est nécessaire, -répond Socrate. Mais il est temps que je vous rende compte, à vous qui -êtes mes juges, des motifs de mon espérance.» - -Ici, comme toujours, il procède par interrogation à ses auditeurs, -pour que la vérité sorte, pour ainsi dire, par contrainte de leur -propre bouche, et qu'elle ait ainsi plus d'autorité sur eux. - -«La mort est-elle autre chose que la séparation de l'âme et du corps, -de manière qu'après cette séparation l'âme demeure seule d'un côté et -le corps de l'autre? - -«Et ne penses-tu pas que l'objet des soins d'un philosophe ne doit -point être son corps périssable, mais qu'il doit au contraire s'en -affranchir autant que possible, et s'occuper uniquement de son âme? - -«Et les sens de ce corps, qui nous trompent, ne sont-ils pas un -obstacle à la vérité? - -«Et n'est-ce pas toujours par l'acte de la pensée que la vérité se -manifeste à l'âme? - -«Et l'âme ne pense-t-elle pas plus fortement et plus clairement que -jamais, quand elle n'est troublée ni par la vue, ni par l'ouïe, ni par -la volupté des sensations, et lorsque, concentrée en elle-même et -dégagée autant que possible de son commerce avec le corps, elle -s'applique directement à ce qui est, pour le connaître? - -«Et les choses abstraites qui ne sont pas du domaine des sens, par -exemple, le sentiment du juste, du bien, du beau, est-ce par -l'intermédiaire du corps que vous les percevez? Et ne les -percevez-vous pas d'autant plus clairement que vous y pensez -davantage? - -«Eh bien, y a-t-il rien de plus logique que de penser avec la pensée -seule, dégagée de tout élément étranger et corporel? Si l'on peut -parvenir jamais à connaître l'essence des choses, n'est-ce pas par ce -moyen? Or que fait la mort, sinon de rendre l'âme à elle-même? - -«Et l'homme, après avoir purifié son âme, c'est-à-dire après l'avoir -autant que possible affranchie du corps comme d'une chaîne, n'en -sera-t-il pas plus libre pour penser les choses spirituelles? - -«Et n'est-ce pas le but de toute philosophie? - -«Et si, au moment de cette purification, cet affranchissement, que -tout philosophe doit désirer par-dessus tout, lui arrive par une mort -du corps ordonnée par Dieu, ne serait-ce pas une risible contradiction -à lui de la repousser avec effroi et avec colère? - -«Et toutes les fois que vous verrez un homme se lamenter et reculer -quand il faudra mourir, ne penserez-vous pas que c'est une preuve que -cet homme n'aime pas la sagesse, mais qu'il aime son corps et tout ce -qui est du corps, l'argent, les honneurs, ou ces deux choses à la -fois? - -«_Beaucoup prennent le thyrse, mes amis, mais peu sont inspirés_, dit -la maxime à ceux qui se font initier aux mystères d'Orphée. Ceux qui -sont inspirés, à mon avis, sont ceux qui ont bien philosophé; si tous -mes efforts n'ont pas été inutiles, et si j'y ai réussi, c'est ce que -j'espère savoir dans un moment, s'il plaît à Dieu. - -«Voilà, mes amis, ce que j'avais à vous dire pour me justifier auprès -de vous de ce que je ne m'afflige pas de vous quitter, vous et les -modèles de ce monde, dans la confiance que je vais trouver d'autres -amis et d'autres modèles dans l'autre monde, et c'est là ce que le -vulgaire ne peut concevoir; mais j'espère avoir mieux réussi auprès de -vous qu'auprès de mes juges d'Athènes.» - - -XX. - -Cébès alors lui confie ses doutes sur l'immortalité de l'âme: - -«Il me semble, dit-il, qu'en quittant le corps elle cesse d'exister; -elle se dissipe comme une vapeur ou comme une fumée; elle s'évanouit -sans laisser d'apparence. - -«--Examinons donc, reprend Socrate, si cette immortalité est -vraisemblable, ou si elle ne l'est pas.» - -Il se livre ici à une longue argumentation, plus sophistique que -réelle, pour prouver, à la façon des sophistes, que toute chose naît -de son contraire: le jour de la nuit, la veille du sommeil, la vie de -la mort, la mort de la vie. - -Misérable argument, selon nous, qui repose tout entier sur une -confusion de mots à double sens, comme tant de sophismes de Platon. -Ces choses, en effet, le jour et la nuit, la veille et le sommeil, la -vie et la mort, se _succèdent_ l'une à l'autre, mais ne procèdent pas, -ne naissent pas l'une de l'autre. - -Le jour ne naît pas de la nuit, car la nuit est ténèbres, et le jour -lumière; la veille ne naît pas du sommeil, car la veille est l'homme -éveillé, le sommeil est l'homme endormi; la vie ne naît pas de la -mort, car la vie est l'absence de la mort, et la mort est la privation -de la vie. Ici, comme mille et mille fois dans Platon, le philosophe -trompe ses auditeurs avec des apparences de raisonnements qui ne sont -pas des raisonnements sincères; aussi inclinons-nous à croire que -cette preuve erronée de l'immortalité de l'âme est du disciple et non -du maître. Socrate était sincère, et Platon était un discoureur. - - -XXI. - -Mais Socrate est plus heureux quand il réplique à un des -interlocuteurs qui compare l'âme à l'harmonie résultant de l'unisson -des cordes de la lyre, harmonie, dit le faiseur d'objections, qui -périt avec l'instrument lui-même. Socrate n'a pas de peine à le -confondre en lui démontrant que l'harmonie est une chose abstraite qui -subsiste en soi-même, indépendamment de l'instrument où elle est -exprimée, et qui ne périt pas avec la corde..... Elle se manifeste. - -Socrate part de là pour exposer la partie fondamentale de son système -philosophique, tout spiritualiste et tout divin, système qui a -scandalisé de tout temps les partisans de l'axiome matérialiste: _Tout -vient à l'esprit par les sens._ - -Le système de Socrate consiste à dire: - -Avant d'être unie aux sens par sa naissance sur cette terre, l'âme, -qui n'est que la faculté d'_idéaliser_, et qui ne peut être comprise -indépendante des _idées_ qu'elle conçoit, a conçu en Dieu certaines -idées primordiales qui sont l'essence, le type, l'exemplaire divin de -tout ce qui est ou doit être. Ce sont les idées innées, les -révélations préexistantes à toute révélation des sens; c'est eu vertu -de ces idées typiques, coexistantes avec l'âme et préexistantes à nos -sens, que nous portons en nous les notions innées du bien, du bon, du -beau, des qualités, des vertus, des saintetés des choses. - -Le type suprême et universel de ces idées, l'_exemplaire_ primitif et -sans autre exemplaire que lui-même de ces idées, c'est _Dieu, idée_ -par excellence, qui a tout imaginé et créé à son image, âme et -matière, il porte en lui les _essences_, c'est-à-dire les qualités -essentielles, fondamentales, de tous les êtres animés ou inanimés. - -Notre âme existait en lui avant son existence terrestre, et ses -instincts moraux ne sont que les réminiscences de sa préexistence, -dans des conditions que nous ignorons, avant cette vie; et si elle -existait avant nos corps, elle doit aussi leur survivre, et -l'impossibilité de la décomposer en parties atteste qu'elle est _une_, -et par conséquent indissoluble et immortelle; car la mort n'est que la -dissolution des parties qui composent le corps: mais comment se -décomposerait l'âme, qui n'est pas composée? Voilà une des preuves -d'immortalité. - - -XXII. - -«L'âme, continue-t-il, qui est immatérielle, qui va dans un autre -séjour, de même nature qu'elle, séjour parfait, pur, immatériel, et -que nous appelons pour cette raison l'_autre monde_, auprès d'un Dieu -parfait et bon (où bientôt, s'il plaît à Dieu, mon âme va se rendre -aussi), l'âme, si elle sort pure, sans rien emporter du corps avec -elle, comme celle qui pendant sa vie n'a eu aucune faiblesse pour ce -corps, qui l'a vaincu et subjugué au contraire, qui s'est recueillie -en elle-même, faisant de ce divorce son principal soin, et ce soin est -précisément ce que j'appelle bien philosopher ou s'exercer à mourir; - -«L'âme donc, en cet état, se rend vers ce qui est semblable à elle, -immatériel, divin, immortel et sage, et là elle est heureuse, -affranchie de l'ignorance, de l'erreur, de la folie, des craintes, des -amours déréglées et de tous les maux des humains, et, comme on le dit -des initiés, elle passe véritablement l'éternité avec les dieux (les -êtres divins). - -«Mais, poursuit-il, si elle sort de la vie toute chargée des liens de -l'enveloppe matérielle, enveloppe pesante, formée de terre et -sensuelle, l'âme, mes amis, chargée de ce poids, y succombe, et, -entraînée vers le monde des corps par son incompatibilité avec ce qui -est immatériel, elle va errant, à ce qu'on dit, parmi les monuments -funèbres et les sépulcres, autour desquels on a vu parfois des -fantômes ténébreux, tels que doivent être les apparences d'âmes -coupables qui ont quitté la vie avant d'être entièrement purifiées, -etc.» - -De là, il part pour faire à ses amis l'exposé édifiant des vertus, des -sagesses, des abnégations, des dévouements à la vérité, à Dieu, aux -hommes, en un mot de la philosophie pratique, à l'aide desquels l'âme -perfectionnée et purifiée peut remonter d'une seule épreuve à sa -source après la mort. - - -XXIII. - -Nous avouons que cette philosophie, depuis la métaphysique jusqu'à la -morale, en d'autres termes depuis le retour de l'âme immortelle en -Dieu, type exemplaire et raison de tout, jusqu'à la morale, -c'est-à-dire jusqu'aux abnégations, aux sacrifices, aux piétés, aux -dévouements à la vérité, aux hommes et à Dieu qui purifient l'âme et -la divinisent; nous avouons que cette philosophie est aussi la nôtre, -comme elle est celle de Cicéron et de Confucius, comme elle est en -grande partie celle des philosophes chrétiens, indépendamment du dogme -de la rédemption de l'homme par Dieu descendu du ciel pour tendre sa -main à l'humanité. - -Il y a parenté évidente entre ces philosophies orientales, grecques, -hébraïques, bien qu'il n'y ait pas similitude dans les dogmes. - -Pour quiconque remonte attentivement, par les monuments écrits de nos -jours et de nos races, aux premiers jours et aux premières races de -cette terre pensante, il reste évident que la Divinité, mère, nourrice -et institutrice de ses créatures, leur a révélé toujours et partout -ces idées innées, ces exemplaires gravés dans leur âme, ces -philosophies préexistantes, ces consciences instinctives d'où ils -tirent les conjectures sur la vérité et la vertu. - -Les philosophies et les morales ne sont pas si neuves que chaque -génération se plaît à le croire: les vérités s'engendrent comme les -générations; elles sont aussi nécessaires à l'existence de l'âme -humaine que la lumière du soleil est nécessaire à la vie des êtres. -Dieu, qui a voulu en tout temps la conservation des âmes, n'a laissé -manquer aucun temps de la portion de vérité naturelle ou révélée, -indispensable pour que sa création subsiste et pour qu'elle -l'entrevoie lui-même à travers ses mystères. - -Ce dialogue de Platon, le _Phédon_, est un jet de cette lumière venue -de plus loin et répercutée sur l'âme d'un philosophe aussi saint que -lumineux. C'est la sainteté de la raison. - -Reprenons le drame: - - -XXIV. - -«Voilà pourquoi, mes chers amis, dit Socrate après un moment de -recueillement, le vrai philosophe s'exerce à la force et à la -tempérance, et nullement par toutes les raisons que s'imagine le -peuple.» - -Les disciples, à ces mots, s'entre-regardent en silence et semblent -craindre de proposer à Socrate un doute qui lui rappelle sa tragique -situation et le peu d'heures qui lui restent à vivre. - -Le sage s'en aperçoit: - -«Vous me croyez donc, à ce qu'il paraît, leur dit-il, bien inférieur -au cygne, en ce qui touche aux pressentiments et à la divination par -l'instinct? - -«Les cygnes, quand ils sentent qu'ils vont mourir, chantent encore -mieux ce jour-là qu'ils n'ont jamais fait, dans leur joie d'aller -trouver le dieu qu'ils servent. Mais la crainte que les hommes ont -eux-mêmes de la mort leur fait calomnier ces cygnes, en disant qu'ils -pleurent leur mort et qu'ils chantent de tristesse; et ils ne font pas -cette réflexion, qu'il n'y a point d'oiseau qui chante quand il a faim -ou froid, ou quand il souffre de quelque autre manière, non pas même -le rossignol, l'hirondelle, ou la huppe, dont on dit que le chant est -une complainte. - -«Mais je ne crois pas que ces oiseaux chantent de tristesse, ni les -cygnes non plus; je crois plutôt qu'étant consacrés à Apollon, ils -sont devins, et que, prévoyant le bonheur dont on jouit au sortir de -la vie, ils chantent et se réjouissent ce jour-là plus qu'ils n'ont -jamais fait. Et moi, je pense que je sers Apollon aussi bien qu'eux, -que je suis consacré au même dieu; que je n'ai pas moins reçu qu'eux -de notre commun maître l'art de la divination, et que je ne suis pas -plus fâché de sortir de cette vie; c'est pourquoi, à cet égard, vous -n'avez qu'à parler tant qu'il vous plaira, et m'interroger aussi -longtemps que les _onze_ voudront le permettre.» - -Il badine ensuite avec une grâce véritablement divine, comme s'il -était déjà un homme divinisé, avec ses amis, en jouant avec les beaux -cheveux de Phédon, qui était assis à ses pieds, sur un siége plus bas -que le lit. - -«Demain, dit-il, ô Phédon, tu feras couper ces beaux cheveux, n'est-ce -pas? (C'était un signe de deuil chez les Grecs.) Eh bien, non, ne le -fais pas, si tu m'en crois!...» - -Il redouble ensuite ses preuves de l'immatérialité et de l'immortalité -de l'âme, en leur démontrant qu'elle gouverne à son gré les sens, -lorsqu'elle sait s'en affranchir par sa volonté et par sa liberté. - -«Le corps, dit-il, n'obéit-il pas forcément, et ne voyons-nous pas -cependant que l'âme fait tout le contraire? Elle gouverne tous les -éléments dont on prétend qu'elle est composée, leur résiste pendant -presque toute la vie, et les dompte de toutes les manières, réprimant -les unes durement et avec douleur, comme dans la gymnastique et la -médecine; réprimant les autres plus doucement, gourmandant ceux-ci, -avertissant ceux-là; parlant au désir, à la colère, à la crainte, -comme à des choses d'une nature étrangère: ce qu'Homère nous a -représenté dans l'_Odyssée_, où Ulysse, _se frappant la poitrine, -gourmande ainsi son coeur:--Souffre ceci, mon coeur; tu as souffert -des choses plus dures_.» - -On voit par cette citation, et par mille autres citations d'Homère -dans la bouche de Socrate, que ce philosophe était bien éloigné de -l'opinion sophistique de Platon proscrivant les poëtes de la -République, mais qu'au contraire Socrate regardait Homère comme le -poëte des sages, et comme le révélateur accompli de toute philosophie, -de toute morale et de toute politique dans ses vers, miroir sans tache -de l'univers physique, métaphysique et moral de son temps. C'est aussi -notre humble opinion, et nous sommes fier de la rencontrer dans -Socrate. - - -XXV. - -Ses conjectures de philosophie scientifiques, sur les lois qui -régissent les phénomènes matériels et les évolutions des astres, sont -aussi vraisemblables (c'est toujours son mot) qu'elles sont sublimes. -On y retrouve ce double caractère de simplicité et de merveille qui -est en général le signe de toute vérité, quand il s'agit des oeuvres -de Dieu. _Voir ces choses en Dieu_, voilà son principe, et voici -comment il le développe devant ses disciples: - -«On s'épuise, dit-il, en vains efforts pour définir la nature du beau. -Ce qui est beau ici-bas, selon moi, c'est ce qui participe au beau -absolu: les belles choses sont belles par la présence de la beauté en -elle; et c'est le reflet de la beauté primordiale et suprême qui les -rend telles. La raison de toutes choses, comme de toute qualité de ces -choses, est donc Dieu.» - -Ses aperçus, qu'il développe ensuite sur la physique et sur la -construction de notre globe, se ressentent de l'imperfection des -sciences expérimentales dans son siècle. - -Ses hypothèses sur l'état des âmes après la mort se rapprochent des -fables homériques au sujet des enfers, et pressentent le purgatoire -des chrétiens. - -«Ceux qui sont reconnus avoir vécu de manière qu'ils ne sont ni -entièrement criminels, ni entièrement innocents, après avoir subi la -peine des fautes qu'ils ont pu commettre, sont délivrés, et reçoivent -la récompense de leurs bonnes actions, chacun selon ses mérites. Ceux -qui sont reconnus incurables, à cause de l'énormité de leurs crimes, -sont précipités dans le Tartare, d'où ils ne remontent jamais.» - -On est étonné ici de trouver dans un génie aussi doux que celui de -Socrate le dogme de l'éternité des supplices. - -«Soutenir, continue-t-il ensuite, que toutes ces choses sont -précisément comme je vous les ai décrites, ne conviendrait pas à un -homme de sens et de bonne foi; mais ce qui est certain, c'est que -l'âme est immortelle; en tout cris c'est un hasard qu'il est beau de -courir, c'est une espérance dont il faut s'enchanter soi-même. - -«Qu'il espère donc bien de son âme, celui qui, pendant sa vie, a -rejeté les plaisirs et les biens du corps comme lui étant étrangers et -portant au mal: celui qui a aimé les plaisirs de la sagesse, qui a -orné son âme, non d'une parure étrangère, mais de celle qui lui est -propre, comme la tempérance, la justice, la force, la liberté, la -vérité; celui-là doit attendre avec sécurité l'heure de son départ -pour le meilleur monde. - -«Pour moi, la destinée m'appelle aujourd'hui, comme dirait un poëte -tragique, et il il est temps que j'aille au bain, car il me semble -qu'il est mieux de ne boire le poison qu'après m'être baigné et -d'épargner aux femmes la peine de laver un cadavre.» - -Puis, souriant: - -«Je ne saurais pourtant persuader à Criton que je suis bien le Socrate -qui s'entretient ainsi avec vous, et qui ordonne avec sang-froid -toutes les parties de son discours; il s'imagine toujours que je suis -déjà celui qu'il va voir mort tout à l'heure, et il me demande comment -il doit m'ensevelir. - -«Et tout ce long discours que je viens de faire devant vous, pour vous -prouver que, dès que j'aurai avalé le poison, je ne demeurerai plus -avec vous, mais que je vous quitterai pour aller jouir des félicités -ineffables, il me paraît que tout cela a été dit en pure perte pour -lui, comme si j'avais voulu seulement par là le consoler et me -consoler moi-même. - -«Soyez donc mes cautions auprès de Criton, et, comme il a répondu -pour moi aux juges que je ne m'en irais pas, vous, au contraire, -répondez pour moi que, dès que je serai mort, je m'en irai, afin que -le pauvre Criton prenne les choses plus doucement, et qu'en voyant -brûler mon corps ou le mettre en terre, il ne s'afflige pas sur moi. -Il ne doit pas dire à mes funérailles que c'est Socrate qu'il expose, -qu'il emporte, qu'il ensevelit dans la terre: car il faut que tu -saches, mon cher Criton, que parler ainsi improprement, ce n'est pas -seulement une faute envers les choses, c'est aussi un mal que l'on -fait aux âmes. Il faut avoir plus de courage, et dire que c'est le -corps de Socrate seulement que tu couvres de terre. - -«En disant ces mots, il se leva et passa dans la salle du bain; nous -l'attendîmes, tantôt en nous entretenant de tout ce qu'il avait dit, -tantôt parlant de l'affreux malheur qui allait nous frapper, nous -regardant véritablement comme des enfants privés de leur père, et -condamnés à passer le reste de notre vie comme des orphelins.» - - -XXVI. - -«Après qu'il fut sorti du bain, on lui apporta ses enfants, car il en -avait trois, deux en bas âge et un qui était déjà assez grand, et on -fit entrer les femmes de sa famille. Il leur parla quelque temps en -présence de Criton et leur donna ses dernières instructions. - -«Ensuite il fit retirer les femmes et les enfants, et revint nous -trouver. - -«Et déjà le coucher du soleil approchait, car il était resté longtemps -enfermé avec les femmes et les enfants; en rentrant, il s'assit sur -son lit, et il n'eut pas le temps de nous parler beaucoup, car le -geôlier entra presque en même temps, et, s'approchant de lui: - -«--Socrate, dit-il, j'espère que je n'aurai pas à te faire le même -reproche qu'aux autres: dès que je viens les avertir, par ordre des -magistrats, qu'il faut boire le poison, ils s'emportent contre moi et -ils me maudissent; mais pour toi, depuis que tu es ici, je t'ai -toujours trouvé le plus courageux, le plus doux et le meilleur de ceux -qui sont jamais venus dans cette prison, et en ce moment je suis bien -sûr que tu n'es pas fâché contre moi, mais contre ceux qui sont cause -de ton malheur...» Et en même temps il fondit en larmes en détournant -son visage, et il se retira.» - -Socrate, le regardant, lui dit: - -«--Et toi aussi, reçois mes adieux; je ferai comme tu as dit. Et, se -tournant vers nous:--Voyez, nous dit-il, quelle honnêteté dans cet -homme! Tout le temps que j'ai été ici, il m'est venu voir souvent et -il s'est entretenu avec moi; c'était le meilleur des hommes, et -maintenant comme il me pleure de bon coeur! Mais allons, Criton, -exécutons-nous de bonne grâce, et qu'on m'apporte le poison s'il est -broyé; sinon, qu'il le prépare lui-même. - -«--Mais je pense, Socrate, lui dit Criton, que le soleil est encore -sur les montagnes, et qu'il n'est pas, couché; d'ailleurs, je sais que -beaucoup de condamnés ne prennent le poison que longtemps après que -l'ordre leur en a été donné; ne te hâte pas, tu as encore le temps. - -«--Ceux qui font ce que tu dis, Criton, répondit Socrate, ont leurs -raisons; ils croient que c'est autant de gagné; et moi, j'ai mes -raisons aussi pour ne pas faire comme eux, car je me montrerais -ridiculement amoureux de la vie en _voulant l'économiser quand il n'y -en a plus_.» (Citation badine d'un vers d'Hésiode.) - - -XXVII. - -L'esclave entre, portant la coupe. - -«Fort bien, mon ami, lui dit Socrate; mais que faut-il que je fasse? -c'est à toi de me l'apprendre. - -«--Pas autre chose, lui répondit cet homme, que de te promener quand -tu auras bu, jusqu'à ce que tu sentes tes jambes lourdes, et alors de -te coucher sur ton lit.» - -Et en même temps il lui tendit la coupe. - -Socrate la prit avec la plus parfaite impassibilité, sans aucune -émotion, sans changer ni de couleur ni de visage; mais, regardant cet -homme d'un regard ferme et assuré comme à son ordinaire: - -«Dis-moi, est-il permis de répandre un peu de ce breuvage pour en -faire une libation? - -«--Socrate, lui répondit l'homme, nous n'en broyons que ce qu'il est -nécessaire d'en boire. - -«--J'entends, dit Socrate; mais au moins il est permis et il est juste -de faire ses prières aux dieux, afin qu'ils bénissent notre voyage et -le rendent heureux; c'est ce que je leur demande; puissent-ils exaucer -mes voeux!..» Après avoir dit cela, il porta la coupe à ses lèvres, et -la but avec une tranquillité et une douceur incomparables. - -Les sanglots des disciples éclatent à ce moment; Phédon s'enveloppe la -tête de son manteau pour cacher ses larmes; Criton, ne pouvant les -retenir, sort; Apollodore jette des gémissements et des cris. - -«Que faites-vous, dit Socrate, ô mes bons amis? N'était-ce pas pour -éviter ces faiblesses que j'avais écarté les femmes? car j'ai toujours -entendu dire qu'il faut mourir sur de bonnes paroles.» - - -XXVIII. - -«Cependant Socrate, qui se promenait, dit qu'il sentait ses jambes -s'alourdir; il se coucha sur le dos, comme l'homme l'avait indiqué. En -même temps, le même homme qui lui avait donné le poison s'approcha, -et, après avoir examiné quelque temps ses pieds et ses jambes, il lui -serra le pied fortement et lui demanda s'il le sentait: Socrate lui -dit que non. Il lui serra ensuite les jambes, et, portant ses mains -plus haut, il nous fit voir que son corps se glaçait et se roidissait, -et, le touchant lui-même, il nous dit que, dès que le froid gagnerait -le coeur, alors Socrate nous quitterait. - -«Déjà tout le bas-ventre était glacé; alors Socrate, se découvrant, -car il était couvert: - -«Criton, dit-il, et ce furent ses dernières paroles, nous devons un -coq à Esculape[3]; n'oublie pas d'acquitter cette dette. - -[Note 3: En reconnaissance de sa guérison du mal de la vie -actuelle.] - -«--Cela sera fait, répondit Criton; mais vois si tu as encore quelque -chose à nous dire.» - -«Il ne répondit rien, et, un peu de temps après, il fit un mouvement; -alors l'homme le découvrit tout à fait: ses regards étaient fixes. -Criton, s'en étant aperçu, lui ferma la bouche et les yeux. - -«Telle fut, Échécratès, la fin de notre ami, de l'homme, nous pouvons -le dire, le meilleur des hommes de ce temps que nous ayons connus, le -plus sage et le plus juste de tous les hommes.» - - -XXIX. - -Voilà le dialogue ou plutôt le poëme de la mort de Socrate, selon -Platon, sur le récit du dernier entretien de Socrate. La philosophie -humaine ne s'éleva jamais plus haut par la seule puissance du -raisonnement. Ce qui donne par-dessus tout son caractère et son -autorité à cette philosophie, c'est la conscience, supérieure encore -ici à la philosophie. - -Socrate ne fonde ses dogmes et ses espérances que sur des -raisonnements; quelques-uns sont très-sophistiques, tel que celui qui -fait engendrer toute chose par son contraire. - -Sa foi, comme il l'avoue lui-même, n'est que probabilité, conjectures, -vraisemblance, révélation de la pensée à la pensée, cet éternel -révélateur avec lequel tout homme s'entretient dans ses espérances et -dans ses doutes. Aucun prestige ou aucun prodige n'impose cette foi à -lui-même ou aux autres; il n'appelle en témoignage que la raison -sincèrement interrogée et logiquement répondue dans ses entretiens sur -les choses divines; c'est en cherchant à se persuader lui-même qu'il -acquiert la conviction dans son âme, et qu'il la répand dans l'âme de -ses disciples: mais cette conviction raisonnée, ou cette foi acquise, -est si absolue et si confiante en lui qu'il n'hésite pas à mourir -volontairement pour elle. - -Le moindre mot de repentir, la moindre promesse de renoncer à son -apostolat de la raison, l'auraient fait acquitter par les Athéniens, -qui ne demandaient qu'à l'absoudre: mais sa conscience se refuse à -toute lâche complaisance; il se précipite de lui-même au supplice, -prévu, voulu, imploré, par cette maxime, qui est celle des héros de la -philosophie: _Obéir à Dieu plutôt qu'à la patrie dans toutes les -choses où la patrie, qui commande au citoyen, n'a pas le droit de -commander à la conscience._ - -On s'étonne cependant quelquefois des allusions faites par Socrate aux -divinités du paganisme. Il parle deux fois d'Apollon, il fait sa -prière _aux dieux_ avant d'avaler la coupe; il demande si l'on peut -faire une libation avec la liqueur mortelle; il recommande à Criton de -sacrifier un coq à Esculape, pour remercier le dieu de la médecine de -l'avoir guéri du mal de la vie. - -Mais, indépendamment de l'expression de la physionomie et du ton de -plaisanterie que la parole écrite ne peut rendre dans le dialogue de -Platon, physionomie et accent qui devaient donner leur véritable -signification un peu railleuse à ces paroles du sage, il convient de -se souvenir que Socrate ne rejetait pas, dans sa pensée, l'idée de -ces dieux inférieurs, de ces divinités secondaires, de ces -personnifications populaires des attributs du Dieu unique, nommés -par toutes les nations de noms divins qui n'attentaient pas à la -divinité unique et suprême. - -Comme tous les fondateurs de nouveaux cultes, Socrate, fondateur du -culte philosophique, cherchait à concilier, autant que possible, ce -qu'il y avait d'innocent dans les antiques superstitions nationales -avec ce qu'il y avait de vérité absolue et de piété sainte dans le -nouveau dogme. Il disait aussi: _Je ne suis pas venu abolir l'ancienne -loi, mais l'accomplir._ Il disait, comme les apôtres: _Est-ce que nous -n'allons pas prier dans le temple?_ - -D'ailleurs, sa théorie, infiniment plausible, d'une hiérarchie de -puissances célestes, d'une échelle incessante d'êtres, agents de la -divinité créatrice, dans les astres, dans les éléments, sur la terre, -sur les âmes, cette théorie n'était nullement en contradiction avec le -Dieu exclusif et souverain que sa raison découvrait et adorait -au-dessus de toutes ces divinités d'emprunt. Cette théorie était, au -fond, celle de tous les sages des religions antiques; ce qu'on a -appelé polythéisme n'était, dans ces religions, que symbolisme. - -On a calomnié le genre humain, en lui attribuant plus d'inconséquence -et plus de superstition qu'il n'en a eu dans la partie éclairée de -l'humanité de tous les âges. - -L'unité de Dieu est aussi ancienne que la raison elle-même. On a vu, -dans ce que j'ai cité d'_Hermès_, que les Égyptiens adoraient un seul -et premier principe, de qui émanait, comme des rayons, toute leur -théologie populaire; les Perses redoutaient le mauvais principe sous -le nom d'Arimane, mais ils n'adoraient que le bon principe sous le nom -d'Oromasde. Les Guèbres ne rendaient un culte au feu que comme à -l'élément lumineux et générateur qui voilait et manifestait Dieu. - -L'Inde primitive, en admettant les incarnations de ses divinités, -admettait, avant tout, l'Être divin et unique, source et une de ces -incarnations. La Chine, le peuple le plus anciennement raisonnable du -haut Orient, ne cherchait Dieu derrière les idoles symboliques de Fô -qu'à la lueur de la raison dont Confutzée fut pour eux le Socrate; -derrière et au-dessus de toute la mythologie païenne, il y a toujours -dans Orphée, dans Homère, comme dans Cicéron ou dans Marc-Aurèle, un -_Fatum_, un Dieu unique, absolu, dominateur, qui régit l'univers et -même les dieux intermédiaires entre l'univers et lui. Quant au -mahométisme, c'est l'insurrection même de l'unité de Dieu, dans le -coeur des Arabes, contre les idolâtries qui infectaient leurs -ancêtres, ou qui tenteraient d'infecter de nouveau l'esprit humain. - -Socrate pouvait donc, sans scandaliser ses disciples, qui comprenaient -ce qu'il voulait dire, parler en souriant d'Apollon, qui était pour -lui et pour eux l'inspiration divine; de libation, qui était un acte -de piété; de sacrifice à Esculape, qui était le symbole enjoué de la -délivrance de tout mal par la délivrance de la vie. - -Quant à sa philosophie, qui n'est nulle part aussi complétement -exposée que dans le dialogue de _Phédon_, elle se résume, à travers un -trop long flux de paroles et un trop grand appareil de questions, de -réponses, de dialectique, de polémique, de circonlocutions plus -scolastiques que philosophiques, dans un très-petit nombre de -vraisemblances théologiques et de vérités morales auxquelles toutes -les philosophies modernes ont peu ajouté. La raison révèle aujourd'hui -ce qu'elle révélait hier, car elle est le Verbe intérieur qui parle en -nous. - -Voici cette philosophie: - -Un Dieu suprême, unique, parfait, dont l'existence est un mystère et -se démontre par soi-même; - -Une hiérarchie d'êtres émanés de lui, et investis plus ou moins de sa -sagesse, de sa puissance, de sa bonté, créant et gouvernant, sous son -regard, les astres, les mondes, les âmes; - -L'âme, ou l'esprit, distinct de la matière, mais mû par la volonté de -Dieu, dans l'homme ou dans d'autres êtres pensants; - -La matière périssable, l'âme immortelle; - -La vertu, exercice de l'âme pendant la vie, pour conquérir une vie -plus parfaite par sa victoire sur les sens. - -La vérité, la liberté, la justice, la charité, la tempérance, la -mortification des sens, le dévouement à ses semblables, le désir de la -mort pour revivre plus saint; le sacrifice de soi-même, jusqu'au sang, -à Dieu; la joie dans le supplice volontaire, la foi dans la -résurrection, voilà les victoires de l'âme. - -La récompense, après la mort, de ces vertus; le châtiment, soit -temporaire, soit éternel, des vices ou des crimes contraires, voilà -ses destinées. - - -XXX. - -Telle est toute la philosophie de Socrate. Elle paraîtrait plus belle -encore si elle était plus simplement exposée par Platon, non dans le -style de l'école et de l'académie grecques, mais dans le style simple, -naïf, limpide et populaire des paraboles évangéliques. Forme pour -forme, j'avoue que je préfère la parabole au dialogue: la parabole est -l'épopée de la vérité pour les simples; le dialogue de Platon est le -cliquetis des idées pour les sophistes. - -Aussi remarquez combien Socrate, dans le _Phédon_, est plus beau -quand il meurt que quand il disserte. C'est que, là, Platon n'a pu -altérer par le clinquant des couleurs la sereine simplicité de son -modèle; le dialogue est d'un sophiste, le récit est d'un philosophe. - -Cette mort, véritable transfiguration de l'être mortel en être -immortel, par la seule raison, dans un cachot devenu le Thabor de la -philosophie humaine, a été appelée par J.-J. Rousseau la mort d'un -sage; mais c'est plus qu'une mort, c'est une éclosion visible à -l'immortalité. J.-J. Rousseau ne l'a pas assez vu: il était plus -semblable à Platon qu'à Socrate. - -Il faut une certaine mesure de vertu dans une âme, pour que cette âme -puisse s'élever à une véritable philosophie. Les grandes pensées -viennent des grandes âmes; celle de J.-J. Rousseau était -très-éloquente, mais pas assez grande. Aussi, comparez ces deux morts! -Socrate meurt en plein soleil, le sourire sur les lèvres, sans un -doute, sans une angoisse, sans un gémissement, sans un reproche à Dieu -ni aux hommes. J.-J. Rousseau meurt ou se tue dans une retraite où il -a fui les hommes qu'il accuse et qu'il redoute, livré aux reproches -mérités d'une femme qu'il a flétrie en lui dérobant ses fruits à sa -mamelle pour aller les jeter à la voirie humaine des enfants perdus! - -Il meurt isolé dans sa solitude, et son isolement est un remords qui -venge en lui la nature offensée par l'égoïsme. - -Rousseau ne juge pas sainement la mort de Socrate. Car, s'il y a -quelque chose de surhumain dans l'humanité, ce n'est pas la mort d'un -Dieu, sûr de revivre parce qu'il se sent Dieu même en mourant: c'est -la mort d'un homme qui ne se sent qu'homme, mais en qui la raison, -exercée pendant une longue vie de lutte avec son corps, triomphe de la -nature et ressuscite en esprit avant qu'il soit mort, par la sainte -évidence de sa foi! - - -XXXI. - -C'est là la mort de Socrate, telle que le _Phédon_ nous la retrace. -Voulez-vous ma pensée tout entière? Après ce troisième dialogue, il -faudrait fermer le livre, car il n'y a plus que le rhéteur une fois -que le sage est mort. - -Mais nous allons encore lire ensemble la _Politique_ de Platon, pour -convaincre l'esprit humain de sa vanité et de son inconséquence, une -fois qu'il veut appliquer au gouvernement des sociétés les chimères de -ses sophismes. - -Tant qu'on ne touche qu'aux idées, on peut toucher faux: mais, une -fois qu'on touche aux hommes, il faut toucher juste. Cela nous mènera -à Aristote. - - LAMARTINE. - - - - -LXXXIIe ENTRETIEN. - -SOCRATE ET PLATON. - -PHILOSOPHIE GRECQUE. - -DEUXIÈME PARTIE. - - -I. - -Toute la substance et toute la beauté de la philosophie de Platon, ou -plutôt de Socrate, sont contenues dans le sublime dialogue du -_Phédon_, que nous venons de lire ensemble. Cette philosophie peut se -résumer en ces mots: - -L'intelligence humaine n'est que le reflet de l'intelligence divine; -nos idées ont leur source et leur type en Dieu, idée et type suprême -de tout ce qui est dans l'ordre moral comme dans l'ordre matériel. - -Les idées de Dieu sont le moule et le modèle de tout, la raison -efficiente de toute beauté et de toute bonté dans les choses. Ces -idées ne nous sont point données par les sens; les sens, étant -matière, ne peuvent pas penser, ni par conséquent produire les idées. - -Les idées sont nées avec notre âme, et ne font que s'appliquer, -pendant notre existence terrestre, aux phénomènes qui sont sous notre -perception. - -Comment l'âme, qui est immatérielle, peut-elle agir sur nos sens, qui -sont matière? et comment les sens, qui sont matière, peuvent-ils agir -sur l'âme immatérielle? Platon s'arrête ici comme l'esprit humain; il -s'embarrasse dans ses paroles équivoques, et il ne conclut pas, parce -qu'il n'y a évidemment rien à conclure. - -Un seul mot explique cette inexplicable union de l'âme et du corps, et -ce mot est: mystère. - -La philosophie arabe dit seule le vrai mot de ce mystère, comme la -philosophie du christianisme: DIEU L'A VOULU AINSI! C'est le mot vrai, -et hors ce mot tout est absurde. - -L'âme ne tire donc, selon Platon, la lumière innée, ou la révélation -préexistante qui l'éclaire, que d'une certaine participation non -définie, et indéfinissable en effet, de l'essence divine ou de la -nature de Dieu. Ce dogme vient évidemment du haut Orient; il touche à -ce qu'on appelle improprement panthéisme, panthéisme dont on pourrait -également accuser le christianisme dans ces mots de saint Paul: _Nous -vivons en Dieu, nous nous mouvons en Dieu, nous_ SOMMES, _nous -existons en Dieu._ - - -II. - -Il y a deux sciences, continue le platonisme: l'une, qui vient par les -sens, et qui est faible, étroite, fautive, subalterne comme les sens; -de ce genre sont les mathématiques elles-mêmes, qui ne définissent que -des choses matérielles elles-mêmes comme les sens, _espaces_, -_étendues_, _nombres_, etc. - -L'autre science, qui préexiste en nous, et qui est en nous une sorte -de réminiscence des choses divines, est la science de ce qui est et ce -qui doit être en soi-même, de ce qui est conforme au modèle intérieur -divin des choses, le beau, le bon, le juste, le saint, le parfait, -l'absolu, l'idéal, comme nous disons aujourd'hui. - -Platon dégage de cette théorie toutes les applications morales ou -politiques qui en découlent. Sa théologie et sa législation sont d'une -seule et même nature: l'idéal de la perfection. - -Une seule chose l'embarrasse dans cette théologie, c'est l'existence -de la _matière_; il ne veut pas la reconnaître divine, et cependant il -ne veut pas reconnaître que Dieu ait pu créer, lui esprit, une -substance si étrangère à sa perfection; il fait donc coexister la -matière avec Dieu. - -Les théogonies indienne, persane, égyptienne, biblique même, qui -toutes présentent au commencement une sorte de matière confuse et -inorganique, nommée chaos, sur laquelle Dieu opère, en apparaissant, -la forme, la vie, l'ordre, la lumière, la beauté, ont donné l'exemple -de cette erreur. - -Ici encore, Platon se trouble et balbutie comme tous ses -prédécesseurs, faute de reconnaître son insuffisance à expliquer -l'inexplicable, et à prononcer le grand mot de mystère, seule -définition des opérations de Dieu. - - -III. - -On a vu cependant combien, dans le _Phédon_, cette philosophie -spiritualiste, la seule vraie, la seule noble, la seule honnête dans -ses conséquences, produit la moralité dans les paroles, dans la vie et -dans la mort de Socrate. Quand on a lu cette mort dans le _Phédon_, on -se sent comme un air de joie et de fête dans l'âme; on croit sortir -d'un banquet au lieu de sortir d'un supplice. Une émanation du ciel a -découlé sur la terre de cet holocauste d'un philosophe à la vérité, -d'un homme de bien à la vertu, et d'un mourant à l'immortelle -espérance. - -Mais, nous le répétons avec douleur, là s'arrête la divinité -philosophique de Platon; presque dans tous ses autres dialogues le -saint disparaît, le rhéteur se montre, argumente, et le dialecticien, -faisant un ennuyeux abus de la parole, se livre à des puérilités -d'esprit qui font rougir le génie grec. - -Nous ne vous en donnerons ici qu'un exemple; il y en a presque autant -que de pages dans ce pire des jeux d'esprit, _le jeu de mots_, le son -pris pour l'idée, la parole pervertie de son sens. - -Ouvrez le dialogue intitulé l'_Euthydème_. M. Cousin, justement -scandalisé, n'y voit qu'une simple parodie des sophistes; mais -l'argumentation sophistique est trop semblable à d'autres -argumentations employées très-sérieusement et très-habituellement par -Platon, pour n'y pas reconnaître la manière de Platon lui-même. - - -IV. - -«Crois-tu qu'il soit possible de mentir?» dit Euthydème à Ctésippe. - -«--Oui, par Jupiter, à moins que je ne sois fou - -«--Mais celui qui ment dit-il la chose dont il est question, ou ne la -dit-il pas? - -«--Il la dit. - -«--S'il la dit, il ne dit rien autre chose que ce qu'il dit. - -«--Sans doute. - -«--Or, ce qu'il dit, n'est-ce pas une certaine chose? - -«--Qui en doute? - -«--Donc celui qui la dit dit une chose qui est? - -«--Oui. - -«--Mais celui qui dit ce qui est dit la vérité. Si donc Dionysodore a -dit ce qui est, il a parlé vrai et n'a pas menti? - -«--Oui, Euthydème, répondit Ctésippe; mais qui dit cela ne dit pas ce -qui est?» Alors Euthydème reprenant: - -«Les choses qui ne sont pas ne sont pas, n'est-il pas vrai? - -«--D'accord, les choses qui ne sont pas, ne sont nullement. - -«--Mais se peut-il qu'un homme agisse vis-à-vis ce qui n'est pas, et -qu'il fasse ce qui n'est en aucune manière? - -«--Il ne me paraît pas, répondit Ctésippe. - -«--Mais parler devant le peuple, n'est-ce pas agir? - -«--Oui, certes. - -«--Si c'est agir, c'est faire? - -«--Oui. - -«--Parler, c'est donc agir, c'est donc faire? - -«--J'en conviens. - -«--Personne ne dit donc ce qui n'est pas, car il en ferait quelque -chose, et tu viens de m'avouer qu'il est impossible de faire ce qui -n'est pas. Ainsi donc, de ton propre aveu, personne ne peut mentir; -et, si Dionysodore a parlé, il a dit des choses vraies et qui sont -effectivement. - -«--Par Jupiter! Euthydème, répondit Ctésippe, Dionysodore a dit -peut-être ce qui est; mais il ne l'a pas dit comme il est. - -«--Que dis-tu, Ctésippe? repartit Dionysodore; y a-t-il des gens qui -disent les choses comme elles sont? - -«--Il y en a, répondit Ctésippe, et ce sont les gens de bien, les -hommes véridiques. - -«--Mais, reprit Dionysodore, le bien n'est-il pas bien, et le mal -n'est-il pas mal? - -«--Je l'avoue. - -«--Et tu soutiens que les hommes honnêtes disent les choses comme -elles sont? - -«--Je le prétends. - -«--Les honnêtes gens disent donc mal le mal, puisqu'ils disent les -choses comme elles sont? - -«--Par Jupiter! oui.» reprit Ctésippe, etc. - -La plume se refuse à copier de telles logomachies, et cependant, soit -comme parodies, soit comme arguments, de semblables dialogues sont -puérils d'un bout à l'autre. La verbosité oiseuse du philosophe et de -ses interlocuteurs ne les rend pas moins fastidieux dans beaucoup de -leurs parties, qu'ils ne sont frivoles dans quelques-unes. - -Hélas! les Grecs nous avaient devancés dans l'invention du jeu de -mots. Mais nous ne jouons sur les mots que sur les théâtres forains ou -triviaux de nos capitales: les Grecs d'alors jouaient sur le mot dans -la chaire des philosophes et dans l'académie présidée par Platon. -Jamais plus de scorie n'enveloppa, dans le livre d'un sage, le diamant -rare, mais éclatant, de la vérité. - - -V. - -Le livre le plus célèbre de Platon, après les _Dialogues_, est sa -_République_. - -La République de Platon est ce qu'on appelle une _utopie_. Une utopie -est une chimère qu'un esprit juste ou faux, ingénieux ou borné, se -complaît à créer pour incarner son _idéal_ ou son système dans une -institution religieuse, politique ou sociale, le modèle de ses -pensées. - -De tous temps, il y a eu des esprits oisifs et rêveurs qui ont -prétendu ainsi refaire de fond en comble le monde religieux, politique -ou social à leur image. Tous ont échoué et tous échoueront -éternellement, parce que le monde religieux, politique ou social qui a -été fait jour à jour, pendant les siècles des siècles, conformément à -la nature de l'homme, ne peut se refaire aussi que jour à jour pendant -la durée des siècles, conformément aux idées plus développées de -l'humanité tout entière. - -Un homme seul peut rêver éveillé tout ce qui lui plaît; il soulève le -monde, mais le monde ne se sent point soulevé; et, s'il se sentait -soulevé un moment par le rêve de l'utopiste, il écraserait, en -retombant de tout son poids de monde réel, le monde chimérique du -nouveau Platon. - -Entre un politique et un utopiste, il y a la différence du songe à la -réalité, c'est-à-dire d'une ombre à un monde: l'un plane dans les -régions du possible ou de l'impossible (car ces songes, si l'utopiste -est absurde, sont bien souvent même des impossibilités); l'autre -marche sur le sol inégal, raboteux et résistant des choses humaines. -L'un pense, et l'autre touche. Du contact à la pensée il y a un monde -aussi. - - -VI. - -Ce fut la tentation de beaucoup de grands esprits, depuis qu'il y a -des penseurs dans le monde, de se révolter, au moins en imagination, -contre la nature des choses; de s'imaginer qu'ils étaient dieux, de -critiquer avec mépris l'oeuvre du Créateur; de reprendre l'univers -moral en sous-oeuvre, de renverser toutes les institutions plus ou -moins parfaites de l'humanité, et de reconstruire idéalement une -société sur le plan radical de leur imagination, en faisant -abstraction des instincts, des traditions, des habitudes, cette -seconde nature, des nécessités, des expériences, des nationalités et -des faits historiques, qui ont produit, fait par fait et siècle par -siècle, les institutions fondamentales et universelles sur lesquelles -repose l'espèce humaine. - -Platon, en Grèce; - -Thomas Morus, en Angleterre; - -Vico, en Italie; - -Fénelon même, en France, dans son poëme politique du _Télémaque_; - -J.-J. Rousseau, dans son _Contrat social_ et dans ses _Plans de -constitution pour la Pologne_; - -L'abbé de Saint-Pierre, dans sa _Paix universelle_; - -Robespierre et Saint-Just, dans leur système d'égalité et de -nivellement démocratique à tout prix, qui auraient décapité la société -jusqu'à la dernière unité vivante, pour que l'un ne dépassât pas -l'autre d'une faculté, d'une obole ou d'un cheveu; - -Babeuf, dans sa communauté des biens; - -Saint-Simon, de nos jours, dans sa proportion algébrique entre les -aptitudes et les fonctions; - -Fourrier, dans son cauchemar d'industrie, réduisant toute la société -physique et morale à une association en commandite dont Dieu est le -commanditaire, et promettant à l'homme jusqu'à des organes naturels de -plus, pour jouir de félicites plus matérielles; - -Cabet, dans son _Icarie_ indéfinissable, chaos d'une tête vague, qui -ne savait pas même rêver beau; - -Tel autre, dans son égalité des salaires, charité idéale inspirée de -l'Évangile sans doute, mais qui deviendrait la souveraine injustice -envers le travail et le talent, et la prime réservée à l'oisiveté et -aux vices, système des frelons qui pillent la ruche; - -Tel autre, enfin, dans ses sentences de philosophie suicide, -expropriant la famille, cette unité triple, qui enfante, nourrit, -moralise et perpétue seule l'humanité, pour assouvir l'individu qui la -tue: maximes folles, mais comminatoires, qui firent écrouler d'effroi -toute démocratie progressive devant la démagogie des idées; sophiste -néfaste, mille fois plus funeste à la République que tous les poëtes -chassés de la République par Platon: - -Voilà ce qu'on entend par utopiste: ce sont les sophistes de la -politique. - - -VII. - -Nous avons dit que Platon fut le premier de ces sophistes de la -société. Voyons son système dans le rêve en deux volumes intitulé: _la -République_. - -Il met, comme partout dans ses Dialogues, ses idées dans la bouche de -Socrate; mais il est évident que c'est pour leur donner l'autorité du -philosophe mort. Socrate était trop expérimental et trop logique pour -avoir jamais substitué la chimère à la nature dans le plan des -institutions politiques. - -Selon son habitude toute poétique, Platon commence le dialogue par une -gracieuse et pittoresque exposition de la scène et des personnages qui -doivent prendre part à l'entretien. - -La scène est au Pirée, petit port d'Athènes, à quelques stades de la -ville, le soir d'un jour de fête en l'honneur de la Diane de Thrace. - - -VIII. - -«La pompe formée par nos compatriotes me parut belle, et celle des -Thraces ne l'était pas moins. Après avoir fait notre prière et vu la -cérémonie, nous regagnâmes le chemin de la ville. - -«Comme nous nous dirigions de ce côté, Polémarque, fils de Céphale, -nous aperçut de loin, et dit à son esclave de courir après nous et de -nous prier de l'attendre. Celui-ci, m'arrêtant par derrière par mon -manteau:--Polémarque, dit-il, vous prie de l'attendre. - -«Je me retourne, et lui demande où est son maître. - -«--Le voilà qui me suit; attendez-le un moment. - -«--Eh bien, dit Glaucon, nous l'attendrons. - -«Bientôt arrivent Polémarque avec Adimante, frère de Glaucon, -Nicérate, fils de Nicias (général athénien qui périt au siége de -Syracuse), et quelques autres qui se trouvaient là, revenant de la -fête. - -«Nous nous rendîmes donc tous ensemble, ses deux frères Lysias et -Euthydème, avec Thrasymarque de Chalcédoine, Charmantide du bourg de -Péanée, et Clitophon, fils d'Aristonyme. Céphale, père de Polémarque, -y était aussi. - -«Je ne l'avais pas vu depuis longtemps, et il me parut bien vieilli. -Il était assis, la tête appuyée sur un coussin, et portait une -couronne; car il avait fait ce jour-là un sacrifice domestique. Nous -nous assîmes auprès de lui sur des siéges qui se trouvaient disposés -en cercle. - -«Dès que Céphale m'aperçut, il me salua, et me dit: - -«Ô Socrate, tu ne viens guère souvent au Pirée; tu as tort. Si je -pouvais encore aller sans fatigue à la ville, je t'épargnerais la -peine de venir; nous irions te voir: mais maintenant c'est à toi de -venir ici plus souvent. Car tu sauras que, plus je perds le goût des -autres plaisirs, plus ceux de la conversation ont pour moi de charme. - -«Fais-moi donc la grâce, sans renoncer à la compagnie de ces jeunes -gens de ne pas oublier non plus un ami qui t'est bien dévoué. - -«--Et moi, Céphale, lui répondis-je, j'aime à converser avec les -vieillards. Comme ils nous ont devancés dans une route que peut-être -il nous faudra parcourir, je regarde comme un devoir de nous informer -auprès d'eux si elle est rude et pénible, ou d'un trajet agréable et -facile. J'apprendrais avec plaisir ce que tu en penses, car tu arrives -à l'âge que les poëtes appellent le seuil de la vieillesse. Eh bien, -est-ce une partie si pénible de la vie? comment la trouves-tu? - -«--Socrate, me dit-il, je te dirai ce que j'en pense. - -«Nous nous réunissons souvent un certain nombre de gens du même âge, -selon l'ancien proverbe. La plupart, dans ces réunions, s'épuisent en -plaintes et en regrets amers au souvenir des plaisirs de la jeunesse, -de l'amour, des festins et de tous les autres agréments de ce genre: à -les entendre, ils ont perdu les plus grands biens; ils jouissaient -alors de la vie, maintenant ils ne vivent plus. Quelques-uns se -plaignent aussi que la vieillesse les expose à des outrages de la part -de leurs proches; enfin ils l'accusent d'être pour eux la cause de -mille maux. - -«Pour moi, Socrate, je crois qu'ils ne connaissent pas la vraie cause -de ces maux; car, si c'était la vieillesse, elle produirait les mêmes -effets sur moi et sur tous ceux qui arrivent à mon âge; or j'ai trouvé -des vieillards dans une disposition d'esprit bien différente. - -«Je me souviens qu'étant un jour avec le poëte Sophocle, quelqu'un -lui dit en ma présence:--Sophocle, l'âge te permet-il encore de te -livrer aux plaisirs de l'amour?--Tais-toi, mon cher, répondit-il, -j'ai quitté l'amour avec joie comme on quitte un maître furieux et -intraitable.--Je jugeai dès-lors qu'il avait raison de parler de la -sorte, et le temps ne m'a pas fait changer de sentiment. - -«En effet, la vieillesse est, à l'égard des sens, dans un état parfait -de calme et de liberté. Dès que l'ardeur des sens s'est amortie, on se -trouve, comme Sophocle, délivré d'une foule de tyrans insensés. Pour -cela, comme pour les chagrins domestiques, ce n'est pas la vieillesse -qu'il faut accuser, mais seulement le caractère des vieillards. La -modération et la douceur rendent la vieillesse agréable; les défauts -contraires font le malheur de l'homme âgé, comme ils feraient celui de -l'homme jeune.» - -Il cite ces vers de Pindare à l'appui de son opinion, sur le bonheur -de vieillir dans l'honneur et dans l'aisance: - -«_L'espérance l'accompagne en berçant doucement son coeur et allaitant -sa vieillesse, l'espérance, qui gouverne à son gré l'esprit flottant -des mortels, etc._» - - -IX. - -Après ce naïf préambule, on s'entretient de la justice; cette partie -de l'entretien est, dans sa forme, aussi hérissée d'ambages, aussi -touffue de vaines paroles, aussi sophistique de forme que les -dialogues cités tout à l'heure par nous, en exemple des abus de la -dialectique. - -Ce verbiage impatiente Thrasymaque, un des interlocuteurs. - -«Plusieurs fois, pendant notre entretien, Thrasymaque s'était efforcé -de prendre la parole pour nous contredire. Ceux qui étaient auprès de -lui l'avaient retenu, voulant nous entendre jusqu'à la fin. Mais, -lorsque la discussion s'arrêta, et que j'eus prononcé ces dernières -paroles, il ne put se contenir plus longtemps, et, prenant son élan -comme une bête sauvage, il vint à nous comme pour nous mettre en -pièces. La frayeur nous saisit, Polémarque et moi. Élevant ensuite une -voix forte au milieu de la compagnie: - -«--Socrate, me dit-il, que signifie tout ce verbiage? et à quoi bon ce -puéril échange de mutuelles concessions? - -«Veux-tu savoir sincèrement ce que c'est que la justice? - -«Ne te borne pas à interroger les gens, et à faire vanité de réfuter -ensuite leurs réponses, quand tu sais bien qu'il est plus aisé -d'interroger que de répondre; réponds à ton tour, et dis-nous ce que -c'est que la justice. Et ne va pas me dire que c'est ce qui convient, -ce qui est utile, ce qui est avantageux, ce qui est lucratif, ce qui -est profitable; fais une réponse nette et précise, parce que je ne -suis pas homme à me payer de ces niaiseries. - -«À ces mots, épouvanté, je le regardai en tremblant, et je crois que -j'aurais perdu la parole s'il m'avait regardé le premier; mais j'avais -déjà jeté les yeux sur lui, au moment où sa colère éclata par ce -discours. Je fus donc en état de lui répondre, et lui dis avec un peu -moins de frayeur:--Ô Thrasymaque, ne t'emporte pas contre nous.» - - -X. - -Socrate laisse Thrasymaque déborder en un interminable discours contre -l'utilité de la justice; puis il reprend: - -«Fais-moi la grâce de me dire si un État, une armée, une troupe de -brigands, de voleurs, ou toute société de ce genre, pourrait réussir -dans ses entreprises injustes si les membres qui la composent -violaient les uns à l'égard des autres les règles de la justice? - -«--Elle ne le pourrait pas. - -«--Et s'ils les observaient? - -«--Elle le pourrait. - -«--N'est-ce point parce que l'injustice ferait naître entre eux des -séditions, des haines et des combats, au lieu que la justice y -entretiendrait la paix et la concorde? - -«--Soit, pour ne pas avoir de démêlés avec toi. - -«--On ne peut mieux, mon cher. Mais, si c'est le propre de l'injustice -d'engendrer des haines et des dissensions partout où elle se trouve, -elle produira sans doute le même effet parmi les hommes libres ou -esclaves, et les mettra dans l'impossibilité de rien entreprendre en -commun? - -«--Oui. - -«--Et si elle se trouve en deux hommes, ne seront-ils pas toujours en -dissension et en guerre, et ne se haïront-ils pas mutuellement, comme -ils haïssent les justes? - -«--Ils le feront. - -«--Mais quoi! pour ne se trouver que dans un seul homme, l'injustice -perdra-t-elle sa propriété, ou bien la conservera-t-elle? - -«--Qu'elle la conserve, à la bonne heure. - -«--Telle est donc la nature de l'injustice, qu'elle se rencontre dans -un État ou dans une armée, ou dans quelque autre société, de la mettre -d'abord dans une impuissance absolue de rien entreprendre par les -querelles et les séditions qu'elle y excite; et ensuite de la rendre -ennemie et d'elle-même, et de tous ceux qui lui sont contraires, -c'est-à-dire des hommes justes, n'est-il pas vrai? - -«--Oui. - -«--Ne se trouvât-elle que dans un seul homme, elle produira les mêmes -effets: elle le mettra d'abord dans l'impossibilité de rien faire, par -les séditions qu'elle excitera dans son âme, et par l'opposition -continuelle où il sera avec lui-même; ensuite elle le rendra son -propre ennemi et celui de tous les justes; n'est-ce pas? - -«--Soit. - -«--Mais les dieux ne sont-ils pas justes aussi? - -«--Supposons-le. - -«--L'homme injuste sera donc l'ennemi des dieux, et le juste en sera -l'ami. - -«--Courage, Socrate, régale-toi de tes discours! je ne te contredirai -pas, pour ne pas me brouiller avec ceux qui nous écoutent. - -«--Hé bien, prolonge pour moi la joie du festin, en continuant à -répondre. - - -XI. - -«Nous venons de voir que les hommes justes sont meilleurs, plus -habiles et plus forts que les hommes injustes; que ceux-ci ne peuvent -rien faire de concert; et c'était une supposition gratuite que de -supposer que des gens injustes aient jamais rien fait de considérable -de concert et en commun, car, s'ils eussent été tout à fait injustes, -ils ne se seraient pas épargnés les uns les autres. Évidemment, il -faut qu'il y ait eu entre eux un reste de justice qui les ait empêchés -d'être injustes entre eux, dans le temps qu'ils l'étaient envers les -autres, et qui les a fait venir à bout de leurs desseins. - -«À la vérité, c'est l'injustice qui leur avait fait former des -entreprises criminelles; mais elle ne les avait rendus méchants qu'à -demi, car ceux qui sont entièrement méchants et injustes sont par cela -même dans une impuissance absolue de rien faire. C'est ainsi que la -chose est réellement, et non pas comme tu le disais d'abord. - -«Il nous reste à examiner si le sort du juste est meilleur et plus -heureux que celui de l'homme injuste.» - -Il poursuit et termine en remontant à l'essence de l'âme, qui, selon -lui, est composée de vertu. - -«L'âme, dit-il, n'a-t-elle pas sa vertu particulière? - -«--Oui. - -«--L'âme dépourvue de cette vertu (qui est son essence) pourra-t-elle -jamais s'acquitter bien de ses fonctions? - -«--Cela est impossible. - -«--Mais celui qui vit bien est heureux, celui qui vit mal est -malheureux? - -«--Assurément. - -«--Donc le juste est heureux, et l'injuste est malheureux. - -«--À merveille, Socrate: voilà ton bouquet des idées!» - -On voit que tout repose, dans cette philosophie, sur les doctrines du -_Phédon_, qui supposent l'âme créée par Dieu, avec des idées innées et -fatales qui forment sa conscience, sa nature comme sa morale, -doctrines que nous croyons aussi vraies que celles qui attribuent à la -matière ou au corps des instincts ou des lois absolues qui font sa -nature, et au-dessus de toute discussion. - - -XII. - -Dans le deuxième livre de _la République_, après avoir magnifiquement -développé cette idée de la divinité de la justice, le dialogue passe -du particulier au général. On examine si la justice, vertu de -l'individu, n'est pas logiquement aussi vertu de l'État. - -«Qui est-ce qui a donné naissance aux États? - -«Voyons, dit Socrate: c'est, selon moi, l'impuissance de chaque -individu isolé de se suffire à lui-même. Ainsi, le besoin d'une chose -ayant poussé un homme à se joindre à un homme, la multiplicité des -besoins a réuni dans une même demeure plusieurs hommes pour -s'entr'aider, et nous avons donné à cette association le nom dérivant -d'État.» - -Les fondements de l'État sont donc nos besoins, et, de cette vérité, -Platon, dérivant tout à coup des spécialités de besoins, qui demandent -des spécialités de fonctions pour les satisfaire, établit des -catégories de citoyens et des castes de professions correspondantes à -tous ces besoins. - -On voit tout de suite ce que devient la liberté matérielle, morale et -politique de l'individu. Puis il passe à la catégorie capitale des -gardiens de l'État, les soldats, et, dans la vue de former cette -catégorie de défenseurs de l'État avec toutes les conditions et les -vertus de la profession, il se jette dans des utopies presque aussi -révoltantes et aussi absurdes que les utopies des blasphémateurs de la -propriété, des destructeurs de la famille et des expropriateurs de nos -jours. - -Et d'abord, il s'occupe de leur éducation sur les genoux des -nourrices; il en exclut les fables qui défigurent les dieux dans -l'imagination de ce premier âge; il prescrit pour cela des règles aux -poëtes, pour qu'ils n'attribuent aux dieux, dans leurs oeuvres, que le -bien et jamais le mal; il leur défend de faire craindre la mort à ces -hommes par la déception des enfers; il n'autorise le mensonge que -dans les magistrats, pour l'utilité du peuple, maxime honteuse qui -honore dans l'État le crime contre la vérité puni dans le citoyen, -sophisme qui rappelle les deux morales de Machiavel, de Mirabeau, de -tous les faux politiques, une morale pour la vie privée, une pour la -vie publique; absolution philosophique des crimes d'État. - -Platon flétrit ensuite Homère, pour avoir donné aux dieux des passions -humaines. - - -XIII. - -«Tu diras peut-être, continue-t-il, que toutes ces institutions ne -concordent pas avec le plan de notre République, etc... - -«Oui, sans doute, c'est une chose particulière à notre République, que -chacun n'y fait qu'un seul métier, que le cordonnier n'y est que -cordonnier, et non pas, en outre, pilote; le laboureur, laboureur, et -non pas, en même temps magistrat; le guerrier, guerrier, et non pas -aussi commerçant. Et ainsi de tous les autres..., etc.» - -«Et si jamais, ajoute-t-il, un homme habile dans l'art d'exercer -divers rôles venait dans notre République et voulait nous réciter ses -poëmes, nous lui rendrions honneur comme à un être divin, privilégié, -enchanteur; mais nous lui dirions qu'il n'y a pas d'homme comme lui -dans notre République, et, après avoir répandu des parfums sur sa tête -et l'avoir couronné de fleurs, nous le proscririons de l'État.» - -Si cette division des facultés et des professions ne vient pas de -l'Inde, par une servile imitation des castes, elle prélude à cette -division moderne du travail, mutilation tout industrielle des facultés -de l'homme, qui fait d'excellents ouvriers machines, et de détestables -hommes pensants. - - -XIV. - -Platon règle ensuite tout aussi arbitrairement, dans sa République, la -musique, la médecine, l'amour, la justice. Il donne à la vieillesse -vertueuse l'autorité et le gouvernement. Il veut que les gardiens de -l'État et les guerriers ne possèdent rien en propre, comme dans nos -ordres monastiques du moyen âge. - -«Je veux qu'ils vivent ensemble, assis à des tables communes. - -«Dès qu'ils auraient en propriété des terres, des maisons, de -l'argent, ils deviendraient économes et orgueilleux: de défenseurs de -l'État, ils deviendraient ses ennemis et ses tyrans. - -«--Ils ne seront pas heureux, lui objecte Adimante. - -«--C'est possible, lui répond le législateur chimérique, mais nous ne -fondons pas un État pour qu'une classe de citoyens soit heureuse; -nous avons en vue le bonheur de tous et non celui des individus.» - -En sorte que, par une absurdité d'utopiste, le bonheur de tous se -composerait du malheur de chacun! - -Il va plus loin, et il interdit aux ouvriers, laboureurs ou potiers, -de s'enrichir, car, dit-il, ils deviendraient oisifs ou moins bons -ouvriers. - -En sorte encore qu'il veut le travail et l'habileté avec la récompense -inverse de l'habileté et du travail! Cela ne ressemble-t-il pas -presque à l'égalité des salaires, que des utopistes de la même école -nous recommandaient il y a quinze ans? - -Il interdit toute nouveauté dans les arts ou dans les moeurs à sa -République. - -Il n'interdit pas moins rudement toute émulation et tout progrès -social à sa démocratie: - -«Mais, si celui que la nature a destiné à être artisan ou mercenaire, -enorgueilli de ses richesses, de son crédit, de sa force ou de quelque -autre avantage semblable, entreprend de s'élever au rang des -guerriers, ou le guerrier à celui des magistrats, sans en être digne; -s'ils faisaient échange et des instruments de leurs emplois et des -avantages qui y sont attachés, ou si le même homme entreprenait -d'exercer à la fois ces divers emplois, alors tu croiras sans doute -avec moi qu'un tel changement, une telle confusion de rôles, serait la -ruine de l'État? - -«--Infailliblement. - -«--Ainsi donc, réunir ces diverses fonctions, ou passer de l'une à -l'autre, c'est ce qui peut arriver de plus funeste à l'État et ce -qu'on peut très-bien appeler un véritable crime.» - - -XV. - -La communauté des femmes et des enfants, ce scandale de la raison et -ce sacrilége contre la nature, est un des fondements de sa société. -Écoutez, non plus ce rêve, mais ce délire philosophique, hélas! aussi -renouvelé de nos jours par des hommes qui ne se croient philosophes -que quand ils ont cessé d'être hommes: - -«Les hommes, nés et élevés comme nous avons dit, n'ont rien de mieux à -faire, selon moi, touchant la possession et l'usage des femmes et des -enfants, qu'à suivre la route que nous avons tracée en commençant. Or -nous avons représenté les hommes comme les gardiens d'un troupeau. - -«--Oui. - -«--Suivons cette idée, en donnant aux enfants une naissance et une -éducation qui y répondent, et voyons si cela nous réussira ou non. - -«--Comment? - -«--Le voici. Croyons-nous que les femelles des chiens doivent veiller -comme eux à la garde des troupeaux, aller à la chasse avec eux, et -faire tout en commun, ou bien qu'elles doivent se tenir au logis, -comme si la nécessité de faire des petits et de les nourrir les -rendait incapables d'autre chose, tandis que le travail et le soin des -troupeaux seront le partage exclusif des mâles? - -«Nous voulons que tout soit commun. Seulement, dans les services -qu'on réclame, on a égard à la faiblesse des femelles et à la force -des mâles.» - -Il veut que les femmes, jeunes et vieilles, soient exercées à la -gymnastique, devant le peuple, dans la nudité des athlètes. Des -instincts de la nature il ne conserve pas même la pudeur! - -Il veut que le magistrat accouple les hommes et les femmes les plus -parfaits physiquement et moralement pour produire des enfants -perfectionnés: «Il faut, dit-il, élever les enfants de ces couples -parfaits, et non ceux des couples viciés.» - -Il veut que les magistrats maintiennent, par des mesures restrictives, -la population de l'État toujours au même niveau. - - -XVI. - -Écoutez encore; l'infanticide est à peine déguisé sous les mots: - -«Les enfants, à mesure qu'ils naîtront, seront remis entre les mains -des hommes et des femmes réunis, et qui auront été préposés au soin de -leur éducation, car les charges publiques doivent être communes à l'un -et à l'autre sexe. - -«--Oui. - -«--Ils porteront au bercail commun les enfants des citoyens d'élite, -et les confieront à des gouvernantes qui auront leur demeure à part -dans un quartier de la ville. Pour les enfants des citoyens moins -estimables, et même pour ceux des autres qui auraient quelque -difformité, ils les cacheront, comme il convient, dans quelque endroit -secret et qu'il sera interdit de révéler. - -«--Oui, si l'on veut conserver dans toute sa pureté la race des -guerriers. - -«--Ils veilleront à la nourriture des enfants, en conduisant les mères -au bercail, à l'époque de l'éruption du lait, après avoir pris toutes -les précautions pour qu'aucune d'elles ne reconnaisse son enfant; et, -si les mères ne suffisent point à les allaiter, ils se procureront -d'autres femmes pour cet office; et même, pour celles qui ont -suffisamment de lait, ils auront soin qu'elles ne donnent pas le sein -trop longtemps.» - -Suivent des détails que la pudeur écarte de l'âme. - -N'est-ce pas là l'origine de la plupart des utopies soi-disant -maternelles de J.-J. Rousseau, ce Platon de Genève, dans l'_Émile_, le -plus beau des styles, la plus contradictoire des utopies? - -Les précautions que Platon décrit pour prévenir la confusion des -parentés et le danger des incestes dans cette promiscuité légale des -sexes, ne sont pas moins impudiques que ridicules. Oh! que la nature -est un plus grand philosophe que ces sophistes! - - -XVII. - -Quant à la communauté des biens, le plus grand avantage que Platon y -voie, c'est la suppression des procès. On n'inventerait pas de pareils -_truïsmes_. Lisez: - -«Et puis, la chicane et les procès ne sortiront-ils pas d'un État où -personne n'aura rien à soi que son corps et où tout le reste sera -commun? - -«D'où viendraient toutes les dissensions qui naissent parmi les hommes -à l'occasion de leurs biens, de leurs femmes et de leurs enfants, -lorsque la matière de toute dissension sera ôtée? - -«Tous ces maux seront nécessairement prévenus. - -«Il n'y aura non plus aucun procès pour sévices et violences: car nous -dirons qu'il est juste et honnête que les personnes du même âge se -défendent les unes les autres, déclarant inviolable la sûreté -individuelle.» - -Nous sommes étonnés, en lisant de pareilles naïvetés, soi-disant -philosophiques, que quelqu'un ne propose pas aussi de supprimer le -corps pour supprimer l'ombre! - -Et cependant Platon s'irrite, à la fin du cinquième livre, que des -sophistes tels que lui ne soient pas charges exclusivement de -gouverner les hommes! - -«Tant que les philosophes ne seront pas rois, ou que ceux qu'on -appelle aujourd'hui rois et souverains ne seront pas vraiment et -sérieusement philosophes; tant que la puissance politique et la -philosophie ne se trouveront pas ensemble, et qu'une loi supérieure -n'écartera pas la foule de ceux qui s'attachent exclusivement -aujourd'hui à l'une ou à l'autre, il n'est point, ô mon cher Glaucon, -de remède au maux qui désolent les États, ni même, selon moi, à ceux -du genre humain, et jamais notre État ne pourra naître et voir la -lumière du jour. - -«Voilà ce que j'hésitais depuis longtemps à dire, prévoyant bien que -je révolterais par ces paroles l'opinion commune; en effet, il est -difficile de concevoir que le bonheur public et particulier tienne à -cette condition. - -«--Mais dis-moi, reprend le disciple, de tous les gouvernements, -lequel convient au philosophe? - -«--Aucun.» - -Quel philosophe que celui qui ne peut s'accommoder d'aucune chose -humaine! - - -XVIII. - -Platon conclut de là qu'au lieu de plier le philosophe à la nature des -choses, il faut contraindre la nature à la philosophie, et il part de -là pour rêver, comme J.-J. Rousseau, un système d'éducation qui -transforme les hommes. - -Ce système d'enseignement consiste dans une métaphysique tellement -éthérée qu'elle échappe à l'intelligence; c'est prétendre planer au -sommet sans avoir gravi les degrés qui y montent. Cette éducation ne -sera terminée qu'à cinquante ans; c'est une suite d'examens et -d'épreuves qui viennent sans doute, dans l'esprit de Platon, des -initiations d'Égypte et qui rappellent assez le mandarinat chinois. - -Cependant il ne prédit pas l'éternité à sa République; il reconnaît -l'instabilité organique des choses humaines; il ne croit pas à ce beau -rêve moderne d'un progrès indéfini et continu dans la race. Il -attribue la ruine future de son institution à l'erreur des magistrats, -qui n'auront pas suffisamment bien accouplé les pères et les mères des -générations à naître. - - -XIX. - -Il traite ensuite épisodiquement des formes du gouvernement -oligarchique, qui périt par la cupidité et par hostilité qui s'établit -entre les riches et les pauvres. Il définit aussi le gouvernement -démocratique: - -«La démocratie arrive quand les pauvres, ayant remporté la victoire -sur les riches, massacrent les uns, chassent les autres et partagent -également avec ceux qui restent l'administration des affaires et les -charges publiques, lesquelles, dans ce gouvernement, sont données par -le sort pour la plupart. - -«Par conséquent un pareil gouvernement doit offrir, plus qu'aucun -autre, un mélange d'hommes de toute condition. - -«Vraiment, cette forme de gouvernement a bien l'air d'être la plus -belle de toutes, parce que, grâce à la liberté, il renferme en soi -tous les gouvernements possibles.» - -Platon critique ensuite ironiquement les vices propres à toute nature -de gouvernement démocratique. Il montre comment un jeune homme, -flatteur du peuple, finit par y devenir l'idole de la multitude et par -affecter la tyrannie, troisième forme de cette rotation éternelle des -gouvernements humains. - -Ainsi, dans un État, comme dans un particulier, ce qui doit succéder à -l'excès de liberté, c'est l'excès de servitude. - -Il fait ici la théorie de la tyrannie en homme qui l'avait pratiquée, -puis il montre le tyran malheureux et puni par sa propre -toute-puissance. - - -XX. - -Le dixième livre est une invective philosophique contre les passions -et contre les poëtes; contre Homère principalement, le plus grand de -tous. On dirait que Platon est jaloux de la divine sagesse du poëte, -mille fois plus philosophe et plus politique que lui. Il n'admet dans -sa République que des hymnes en l'honneur des dieux; toutes les -oeuvres d'agrément sont proscrites. - -Ici une longue digression sur l'immortalité de l'âme interrompt ses -plans politiques. Il raconte la descente aux enfers d'un _Arménien_ -laissé pour mort sur un champ de bataille et qui revient, après dix -jours, raconter ce qu'il a vu des supplices des morts. - -Cette partie de la _République_ semble avoir été la première esquisse -du poëme de Dante, empruntée originairement de Platon. Les supplices -mêmes se ressemblent dans les deux _visions_ du philosophe grec et du -poëte toscan; on y retrouve jusqu'aux _cercles_ inférieurs du Dante. -Nous ne voyons pas qu'aucun des commentateurs du Dante ait fait cette -remarque jusqu'ici. - -Et le tout finit par une homélie vague en l'honneur de la vertu. - - -XXI. - -Voilà la fameuse _République de Platon_. Elle a servi depuis de texte -à mille rêveries prétendues sociales et politiques, mais qui ne sont, -en réalité, ni politiques, ni philosophiques, ni même poétiques, à -l'exception de la descente de l'Arménien aux enfers. Cette énorme -chimère en dix livres se résume dans cinq ou six énormités aussi -paradoxales qu'impraticables; c'est le contre-pied de la nature, de -l'expérience et de l'histoire: un monde renversé. - -La division du peuple en professions arbitraires et infranchissables; - -La suppression de la propriété, seule responsabilité de l'homme -rétribué héréditairement par son travail; - -La communauté des biens, c'est-à-dire de la misère; - -La communauté des femmes et des enfants, qui supprime du même coup les -trois amours dont se perpétue l'espèce humaine: l'amour conjugal, -l'amour maternel, l'amour filial, et toutes les vertus aussi humaines -que divines qui émanent de ces trois sources d'amour; - -L'impudeur, aussi flagrante que l'impudicité, dans cette gymnastique -des femmes de tout âge s'exerçant nues devant le peuple à des luttes -dégoûtantes d'obscénité; - -Le meurtre des enfants mal conformés, punissant le tort de la nature -par la mort de ses victimes; - -La population maintenue, au moyen d'une loi révoltante, au même nombre -par l'immolation des hommes nés en dépit de la loi; - -Les arts, proscrits de cette démocratie des métiers, de peur que -l'esprit ne se corrompe par ses plus belles manifestations -intellectuelles; - -Enfin, on ne sait quel gouvernement de vieillards, écoliers jusqu'à -cinquante ans dans des gymnases de sophistes, et n'arrivant au -gouvernement qu'à l'âge où les passions généreuses meurent -généralement dans l'homme en même temps que les passions fougueuses, -c'est-à-dire un gouvernement d'eunuques sur un troupeau de brutes -esclaves: - -Voilà, encore une fois, ce délire d'un philosophe que l'on continue à -appeler le _divin_ Platon! - -Si un tel politique est divin, Dieu n'est plus Dieu! Car il n'y a pas -une des lois du philosophe qui ne soit la négation des lois de la -nature promulguées par la divinité de nos instincts sociaux. - - -XXII. - -La politique, selon nous, n'est en effet que la nature, étudiée avec -intelligence et respect dans les instincts sociaux de l'homme; la -nature, révélée par ces instincts, vivifiée par l'expérience, -promulguée en lois et instituée en gouvernement par les législateurs -de génie de tous les pays et de tous les siècles. - -Que nous disent ces instincts, depuis que l'homme est né de la femme, -pour enfanter à son tour dans son union avec la femme des enfants qui -le font revivre à perpétuité dans sa race, et qui immortalisent dès -ici-bas l'humanité? - -Ces instincts nous disent précisément le contraire de ce que le -philosophe institue dans ses prétendues lois; suivons ces lois une à -une. - -Platon, de qui descendent, par une filiation de démence, ces niveleurs -radicaux de nos jours, destructeurs en idée de la propriété, dont ils -sont nés et dont ils vivent, Platon défend aux membres de son troupeau -humain de rien posséder en propre. - -Or que dit l'instinct, ce législateur inné de la société humaine? - -Il dit que la propriété est la première loi de la nature. L'homme ne -vit que des choses qu'il s'approprie, c'est-à-dire qu'il incorpore à -son être. Il s'approprie l'espace, par la place qu'il y occupe et dont -on ne peut le priver qu'en le tuant; il s'approprie le temps, par la -durée plus ou moins prolongée qu'il lui emprunte; il s'approprie la -lumière, par le regard, qui fait entrer tout ce qui est visible dans -son âme à travers ses yeux; il s'approprie les bruits, les sons, les -paroles, les significations des paroles, par l'oreille; il s'approprie -l'air nécessaire à sa poitrine, par la respiration; il s'approprie les -fruits et les aliments de la terre indispensables à sa conservation, -par la main et par la bouche; et, quelle que soit l'étendue de ses -possessions ou de ses domaines, il ne peut s'approprier réellement et -corporellement en effet que la partie de ces éléments ou de ces -aliments nécessaires à ses cinq sens: le surplus, sous une forme ou -sous une autre, retourne aux autres hommes, qui ont le même droit de -vivre que lui. - -Cette loi d'appropriation universelle a été la loi primitive de toute -propriété. L'homme est un être propriétaire; celui qui le nie n'a pas -lu les premières lettres du code de la nature. LA PROPRIÉTÉ, C'EST LA -VIE: voilà l'axiome vraiment philosophique; quiconque dépossède tue! - - -XXIII. - -Mais l'homme social n'est pas seulement individu, il est être -collectif; il se compose du père, de la mère et de l'enfant; le père, -la mère, l'enfant, voilà la trinité terrestre ou plutôt voilà l'unité -humaine, voilà la famille. L'homme isolé n'est pas tout entier homme, -car il n'a pas la faculté de se reproduire et de se perpétuer. C'est -la famille qui est l'homme, car elle est l'homme dans les trois temps -de son être: le passé, le présent, l'avenir. L'homme a le jour, la -famille seule a la perpétuité; la famille, c'est la vie de l'humanité. - -Or, du jour où l'homme s'est uni à la femme, il a senti doubler en lui -l'instinct de la propriété, car, ce qu'il s'appropriait pour un, il a -fallu songer à l'approprier pour deux, c'est-à-dire pour lui et sa -compagne. Et, du jour où il a eu un fils, il a senti tripler en lui -l'instinct sacré de l'appropriation, car, ce qu'il s'appropriait pour -deux, il a fallu songer à se l'approprier pour trois; et, quand la -famille a multiplié encore par la fécondité de sa compagne, il a senti -multiplier d'autant l'instinct, et, disons plus juste, le droit de son -appropriation. - -Mais, quand il a vu naître des fils de ses fils, et que sa famille, en -s'étendant à l'infini, lui a montré au-delà de lui la multitude -indéfinie de sa génération future, son instinct de propriété s'est -multiplié dans la même proportion, c'est-à-dire à l'infini en lui, et -cela non plus pour le temps, c'est-à-dire pour une jouissance viagère, -mais pour autant de temps que sa famille subsistera sur la terre, -c'est-à-dire à perpétuité. - -De là est née, non d'une usurpation ou d'un caprice, mais de là est -née d'une nécessité et d'un droit, l'hérédité de la propriété, aussi -logique que l'hérédité du sang dans les mêmes veines. - -Celui donc qui, comme Platon, défend à ses sujets ou à ses disciples -de rien posséder en propre, défend à l'individu de suivre la loi même -physique de la nature, et défend à la famille, ce nid de l'humanité, -réchauffé de tendresse, pourvu d'aliment et couvé de prévoyance, de se -fonder et de se conserver ici-bas. Il ne resterait plus à un pareil -législateur qu'à interdire le mariage et qu'à honorer le célibat -philosophique pour consommer autant qu'il serait en lui le suicide de -l'espèce humaine! - - -XXIV. - -D'autres philosophes de l'Orient ne se sont pas arrêtés devant ce -suicide de l'espèce, témoin les _faquirs_ de l'Inde et les monastères -du Thibet. Une fois entré dans le domaine du sophisme contre nature, -il y a toujours un fou qui en dépasse un autre: la démence a son -émulation comme le génie. Les instincts seuls ramènent le monde à la -vérité. - -Aussi voyez combien, dans son utopie d'éducation des enfants sans -mère, Platon s'enfonce dans l'absurde en contredisant la nature, plus -_divine_ heureusement que lui! - - -XXV. - -La nature a donné à la mère un admirable instinct d'amour pour -l'enfant sorti de son sein, formé de son sang, et à qui la nature a -préparé, avant de l'appeler au jour, un berceau tiède et un lait -nourrissant sur le sein de la femme. Cet instinct d'amour, qui se -satisfait d'abord providentiellement pour l'enfant par le soulagement -que la mère éprouve à donner son lait, devient ensuite une habitude de -tendresse maternelle qui transforme l'attrait physique en sollicitude -morale, et qui attache la mère à l'enfant et l'enfant à la mère, comme -la branche au bourgeon, comme le fruit à la tige. - -Une mère est une providence innée que chaque enfant trouve d'avance -couchée près de son berceau, debout près de sa jeunesse. Que pourrait -inventer de mieux un législateur, s'il avait la nature à sa -disposition et s'il était chargé de perpétuer et de moraliser l'espèce -humaine? Nous défions les utopistes d'inventer un plus beau et plus -doux poëme que celui-là! - -Eh bien, que fait Platon? Il bouleverse à l'instant ce divin poëme de -la maternité; il défend à la mère de connaître son enfant, à l'enfant -de se suspendre à la mamelle de sa mère; il condamne celle-ci à subir -les souffrances de la gestation et de l'enfantement, à faire tarir -dans son sein le lait providentiel qui demande à couler ou qui reflue -avec fièvre et danger de mort au coeur de la mère. - -Il enrôle à prix d'argent une bande de nourrices mercenaires, -fécondées on ne sait par qui ni comment, et il charge cette cohue -d'allaiteuses prostituées, sous la direction de matrones -indifférentes, de nourrir et d'élever en commun la génération future -de son peuple. - -Personne n'aura ainsi ni père ni mère; personne ne sera ni mère ni -père, à son tour; égalité d'abandon, de misère et d'ignorance de son -origine! C'est-à-dire, en deux mots, qu'il faut un troupeau au lieu -d'une humanité. - -Pire qu'un troupeau, car dans le troupeau le petit tette, connaît et -caresse sa mère; mais le petit de l'homme et de la femme sucera le -sein de l'étranger et ne connaîtra que le lait vénal de la nourrice -mercenaire payée par l'État. - - -XXVI. - -C'est là aussi la conséquence immédiate et forcée de toutes les -utopies de communautés des biens que nous avons vues se renouveler -sous différents noms depuis deux mille ans en Orient et en Occident, -et depuis J.-J. Rousseau et leurs plagiaires de ces derniers temps. - -Platon est le générateur de toutes les utopies contre nature; c'est -le patron du radicalisme dans tout l'univers; ses rêves ont égaré en -législation même les premières sectes chrétiennes. Dans toutes les -erreurs sociales du monde, vous retrouverez une réminiscence de -Platon! - -Que dire enfin de l'immolation légale des enfants moins bien conformés -que les autres, afin de purifier l'espèce physique en dépravant -l'espèce morale? Y a-t-il rien de plus contraire à l'instinct de -tendresse, de pitié, de sollicitude privilégiée, qui attendrit et qui -affectionne les mères, les pères, les étrangers même, à proportion des -infirmités et des faiblesses des êtres moins favorisés de la nature? - -N'est-ce pas là la négation en pratique de cette plus belle vertu de -l'instinct, la pitié? N'est-ce pas là le sacrilége contre la nature? Y -a-t-il une vertu de la nature qui ne soit violentée et anéantie ainsi -dans l'utopie de Platon et de ses disciples? Y a-t-il un vice qui ne -soit cultivé et exalté par ce législateur à l'envers de la nature? - - -XXVII. - -Enfin, à supposer qu'une société pût subsister de ce renversement de -toutes les lois naturelles, de ce retournement de tous les instincts -sociaux, vous le voyez encore: - -Une _première loi_ établissant un _minimum_ de population au-dessous -duquel il serait permis aux sexes de s'unir sous le choix et sous -l'inspection des magistrats! Une autre loi de _maximum_ de population -au-dessus duquel il _serait défendu de faire naître ou d'élever_ les -enfants! - -Si c'est là de la divinité, c'est la divinité de la démence! - -Et, après tout cela, quelle société! - -Société sans famille! société d'orphelins! société de pères et de -mères d'occasion, sans affection survivant à leur accouplement! -société d'Oedipes aveugles, meurtriers de leurs enfants! société sans -ancêtres, société sans postérité, société sans propriété, société où -la terre, qui a besoin elle-même de l'amour de son propriétaire pour -être féconde, ne serait cultivée que par ordre des magistrats pour -produire juste ce qui est nécessaire à la consommation du chiffre des -hommes vivants, et dont les fruits mercenaires seraient distribués par -rations égales à des râteliers du troupeau humain! - -Société d'où seraient expulsés tous les arts qui ennoblissent, -cultivent, consolent, sublimisent l'espèce humaine! société où Homère, -Pindare, Phidias, Praxitèle, Zeuxis, seraient proscrits pour crime de -corruption de l'hébétement systématique de la multitude! - -Société où les vieillards, hommes, femmes, déshérités de leur -providence à eux, qui est la reconnaissance et la tendresse de leurs -enfants, seraient condamnés à mort pour leur infirmité et pour leur -faiblesse; comme les enfants mal nés, condamnés à être _égarés dans -les lieux sombres_! - -Y eut-il jamais un attentat de l'esprit contre les instincts plus -impie et plus criminel ou plus stupide que la République du divin -Platon? - - -XXVIII. - -Voltaire, dont le bon sens d'acier se révoltait comme le nôtre contre -les inconséquences de l'utopie dans Platon et dans J.-J. Rousseau son -disciple, non en crime, mais en niaiseries sociales, Voltaire osait -dire de Platon et de J.-J. Rousseau ce que nous n'oserions répéter -ici; nous voudrions seulement que tous les utopistes radicaux de nos -jours eussent sans cesse sous les yeux le miroir des institutions -sociales du disciple rhétoricien, mais non philosophe, de Socrate, -pour y contempler, avec leur propre image, les monstruosités du -sophisme substituant la métaphysique, qui est de l'homme, aux -instincts de la nature, qui sont de Dieu! - - -XXIX. - -Arrêtons-nous, car cet abîme des utopies antisociales n'a pas de fond. -On y roulerait jusqu'au néant, et c'est là cependant ce qu'on fait -étudier ou admirer sur parole au genre humain, depuis plus de deux -mille ans! - -C'est là ce que le philosophe, dans son préambule du livre des _Lois_ -de Platon, appelle une _politique qui n'est point séparée de la -morale_! - - -XXX. - -Un livre où le traducteur cite ces pages, qui font rougir la pudeur et -refluer tout instinct de famille jusqu'au fond du coeur scandalisé: - -«Partout où il arrivera que les femmes soient communes, les enfants -communs, les biens de toutes espèces communs, et où l'on aura -retranché des relations de la vie jusqu'au nom même de propriété... on -peut assurer que là est le comble de la vertu... Un tel État, qu'il -ait pour habitants les dieux ou des enfants des dieux, est l'asile du -bonheur parfait; il faut en approcher le plus possible!» - -«La _République de Platon_, dit plus bas le philosophe français, est -la conception d'un État fondé exclusivement sur la vertu!» - -Quoi! la famille, que proscrit Platon, est donc l'opposé de la vertu? -La paternité est donc un vice? La maternité est donc un crime? La -tendresse filiale est donc un forfait? La propriété héréditaire, qui -seule porte et perpétue ce groupe humain, est donc un attentat à la -vertu? - -Nous savons bien que l'éloquent commentateur français de Platon -proteste par son bon sens contre l'exagération de son maître et -proclame la famille sainte, la propriété bonne et sacrée. Mais ce -n'est pas moins fausser l'entendement humain en politique que de -présenter la _République de Platon_ comme un idéal de gouvernement -dont une législation doit se rapprocher. - - -XXXI. - -M. Cousin, qui comprend tout de si haut, semble n'avoir pas assez -sondé le danger d'offrir en admiration aux hommes des théories qui ne -sont que des rêves contre la société possible: car la société est la -première des réalités; les rêves la tuent. - -Ce qu'il y a selon nous de plus contraire au progrès, c'est de marcher -à contre-sens de la nature. Les instincts sont les sources des lois -bien faites; tout ce qui ne découle pas directement des instincts -s'égare; les instincts sont la logique de Dieu en nous. - -En politique, un crime est moins funeste à la société qu'une chimère, -et, si l'on me donnait à choisir entre Machiavel, le législateur du -crime politique, et Platon, le législateur des rêves, je choisirais -plutôt Machiavel, car Machiavel ne déprave que l'âme d'un tyran, et -Platon déprave la liaison du genre humain! - - -XXXII. - -Oh! quand donc, au milieu de tant de cours de sciences physiques, -théologiques, économiques, mathématiques, métaphysiques, qui aiguisent -l'intelligence professionnelle, mais qui quelquefois faussent -l'intelligence générale de notre siècle, aurons-nous enfin un cours de -bon sens politique, non pas calqué sur les utopies de Platon, mais -dérivé de la nature de l'homme; retrouvant l'origine des lois dans ces -législations innées qui sont nos instincts? - -Il nous faudrait pour cela un second Montesquieu; le temps le demande -et la Providence nous le doit. Le premier Montesquieu nous a fait -l'_Esprit des lois_, le second nous ferait l'_Esprit_ de la nature -humaine; plus son plan social serait parfait, plus il s'éloignerait en -tout de celui de Platon. - -Au lieu de prendre le contre-pied de l'homme naturel et de l'homme -historique, ce second Montesquieu suivrait pas à pas la nature -humaine, pour lui faire des institutions à la mesure de ses organes, -et non à la mesure de ses rêves. - -Ne voit-on pas, dans plusieurs passages du premier Montesquieu, comme -dans tant de pages de Voltaire, combien le législateur méprisait le -sophiste? - - -XXXIII. - -Après avoir lu dans la _République de Platon_ comment il construit la -société, on lit, dans ses _Lois_, comment il combine la législation, -et comment il dégage confusément la forme politique, c'est-à-dire le -gouvernement. - -Il ne faut pas oublier que ce gouvernement, qui ne s'appliquait qu'à -la petite municipalité d'une bourgade de quelques milliers d'âmes -d'Athènes, pouvait être aussi arbitraire, aussi locale et aussi -étroite que l'espace compris entre la muraille du Pirée et l'enceinte -du Parthénon. Mais, même pour un si petit espace, la politique, pour -être applicable, devait se mouler sur la nature, sur l'histoire, sur -les traditions, sur les habitudes du peuple de Solon. - -Il ne paraît pas qu'en cela Platon ait montré plus de bon sens -pratique qu'il n'en a montré dans sa législation. C'était une tête -comme J.-J. Rousseau, où tout le génie montait en rêves. - -La question de la forme des gouvernements est cependant bien -secondaire, comparée à la forme des sociétés: c'est la philosophie -pratique qui décrète des lois; c'est le lieu, le temps, ce sont les -moeurs, les hommes, qui décident du gouvernement. Il faut du génie -pour la législation, il ne faut que du sens commun pour faire le -gouvernement d'un peuple. - - -XXXIV. - -La philosophie est absolue, la politique est relative: république, -fédération, aristocratie, théocratie, démocratie, oligarchie, -monarchie, dictature, tyrannie même, tout cela est bien ou mal selon -les circonstances, les convenances, les nécessités du peuple, qui -adopte ou qui répudie tour à tour ces formes bien ou mal appropriées à -l'usage que le peuple veut en faire. - -La Grèce, déchiquetée par la nature en détroits, en golfes, en îles et -en presqu'îles, sans autre unité que la langue, ne pouvait être qu'une -mosaïque de gouvernements, les uns monarchiques, les autres -aristocratiques, ceux-ci démocratiques, ceux-là démagogiques, mal -reliés par le lien d'une confédération confuse. - -La Perse, où l'immensité de l'espace et les provinces séparées entre -elles par des déserts et des chaînes de montagnes laissaient un grand -arbitraire aux gouverneurs des satrapies, ne pouvait être qu'une -monarchie militaire absolue. Il fallait que la force centrale réprimât -sans cesse les rébellions de la circonférence. - -Les Indes, où des révélations prétendues divines, expliquées dans -l'origine et commentées sans cesse par les _brahmines_, avaient -institué des castes serviles mais innombrables, ne pouvaient être -soumises qu'à une théocratie inspirée d'en haut par des castes -sacerdotales et gouvernée plus bas par des dynasties sacrées. - -La Chine, patriarcale et sédentaire après avoir été nomade et -pastorale, ne pouvait être qu'un despotisme paternel formé à l'exemple -de la tribu, où le père est roi sans cesser d'être père. - -Rome, association de brigands à son origine, pour ravager des voisins -et se conquérir des territoires, ne pouvait être qu'une république -militaire, soumise tour à tour à l'anarchie sanguinaire ou à la -servitude féroce de cette nature d'institution armée. - -Carthage, société de commerce et de navigation, comme aujourd'hui la -Grande-Bretagne, ne pouvait être qu'un gouvernement mixte de marins, -de soldats, de sénateurs enrichis, de pauvres acharnés à s'enrichir; -un gouvernement à trois ou quatre pouvoirs contre-balancés par des -intérêts; l'or devait être au fond de toutes ses expéditions comme au -fond de toutes ses pensées. L'oligarchie royale ou républicaine était -la forme obligée de ce gouvernement. - -Plus tard, Rome, décomposée par sa grandeur et par ses vices, devait -se sentir prête à laisser sa proie, à moins de resserrer sa serre par -le despotisme et de se réfugier contre ses anarchies dans la -servitude. - -L'empire romain devait naître et mourir en peu de temps. - - -XXXV. - -La nécessité de la lutte contre les Romains devait prédisposer aussi -la Gaule et la Germanie à l'unité monarchique, qui concentre les -forces nationales défensives; les chefs victorieux devaient -logiquement devenir des rois. La monarchie, d'abord soldatesque, puis -féodale, puis religieuse, puis nationale, puis populaire, devait -naturellement s'y transformer et s'y adapter aux époques et aux -instincts des nations. - -L'Italie du moyen âge, démembrée par les invasions successives des -peuples septentrionaux, et cependant respectée par eux comme siége de -la religion nouvelle, devait se tronçonner en petites républiques -presque municipales. Ces républiques, encore féroces de moeurs quoique -avilies par leur petitesse, devaient lutter entre elles d'héroïsme, -d'industrie, de commerce et d'arts. Le gouvernement démocratique, -entrecoupé de fréquentes tyrannies, sortait logiquement d'une pareille -situation. - -L'Allemagne, vaste entrepôt des débordements de peuples de l'Orient ou -du Nord délayés dans les peuples incohérents de la Germanie, devait se -constituer en empire fédéral pour la guerre, en individualités -nationales indépendantes pour la paix: république de monarchies où -l'unité était impossible dans la forme, parce que l'unité manquait -dans l'esprit. - -L'Espagne, sorte d'Afrique européenne et d'avant-garde du catholicisme -contre l'islamisme, devait être absolue comme son caractère oriental, -inexorable comme sa théocratie militante. Charles-Quint, Philippe II, -le duc d'Albe, l'Inquisition, l'ostracisme des races arabes de son -territoire, la condamnaient à un gouvernement despotique et sacerdotal -exprimé par une cour dans un couvent, l'Escurial. - -Ce n'est qu'après le règne du sacerdoce que son gouvernement -despotique devait se détendre, et que la monarchie représentative -devait y introduire le goût et les institutions de la liberté. - -L'Angleterre, emprisonnée dans une île sans proportion avec la -grandeur de son intelligence, de son caractère et de son activité, -devait, pour favoriser son expansion extérieure et pour conserver sa -fierté au-dedans, se façonner un gouvernement nouveau dans le monde. -Républicain dans ses chambres, dictatorial sur ses vaisseaux et dans -ses colonies, monarchique dans sa cour, ce gouvernement seul -correspondait à ses trois nécessités de situation: la liberté, la -puissance, la stabilité; il sortait de sa nature. - - -XXXVI. - -La France seule, par la diversité de son sol, de ses races, de ses -caractères, de ses aptitudes, devait se plier, selon les heures de sa -vie nationale, à toutes les formes de gouvernement. - -La mobilité et l'universalité, c'est à la fois son défaut et sa vertu. -Libre, sauvage et indomptée dans ses forêts de la Gaule, sacerdotale -sous ses druides, chevaleresque sous ses Francs, féodale sous ses -chefs militaires, municipale sous ses communes, monarchique sous ses -rois, représentative sous ses états généraux, conquérante sous ses -princes ambitieux, artistique sous ses Valois, fanatique sous ses -ligueurs, anarchique dans ses dissensions religieuses, unitaire sous -ses Richelieu et sous ses Louis XIV, agricole sous ses Sully, -industrielle sous ses Colbert, lettrée sous ses Corneille et ses -Racine, théocratique sous ses Bossuet, philosophe et incrédule sous -ses Voltaire, réformatrice et révolutionnaire sous ses Fénelon et ses -J.-J. Rousseau, constitutionnelle sous ses Mirabeau, démagogique sous -ses Danton, républicaine et sanguinaire sous sa Convention, -conquérante et despotique sous son Napoléon, insatiable de liberté -sous sa dynastie légitime, agitée et indomptable sous sa dynastie -élective de 1830, sublime, mais épouvantée d'elle-même, sous sa -seconde république, rejetée par terreur de l'utopie sous l'épée d'un -second empire; prête à tout ce qui peut la grandir, la sauver, -l'illustrer ou la perdre; ni républicaine, ni constitutionnelle, ni -monarchique, ni théocratique, mais changeante, révolutionnaire et -contre-révolutionnaire selon les temps; nation de volte-face pour -faire face, sous toutes les formes, à tous les événements, pour rester -grande! - -Voilà la France. - -Si Platon avait eu à lui donner un gouvernement, il aurait dû lui -donner le gouvernement des circonstances, la constitution de -l'à-propos, un costume aussi varié et aussi souple que l'air élastique -qui l'environne, un manteau de pourpre sans forme et sans couture -comme celui dont se vêtaient les Arabes, ces Français d'Asie, se -pliant à toutes les saisons et à toutes les attitudes pour le jour et -pour la nuit, pour la paix et pour la guerre, pour l'autorité ou pour -la liberté, devant elle-même et devant l'ennemi. - -Aussi voyez son histoire: ce n'est pas celle d'un peuple, c'est celle -de vingt peuples successifs et contradictoires; il n'y a d'unité en -elle que l'unité de patriotisme. Elle a vécu, elle vit et elle vivra, -parce qu'elle se transforme et qu'elle meurt et renaît sans cesse. - - -XXXVII. - -Qu'est-ce qu'un pareil peuple aurait fait du gouvernement chimérique -et pédantesque de Platon? - -Le bon sens est son seul législateur possible. Ne vous étonnez pas de -ses voltes, apparentes plus que réelles: elle a le gouvernement de ses -instincts. Elle saura bien changer son gouvernement comme un vêtement -à sa taille, retirer à soi le pouvoir quand il lui paraîtra la -conduire hors de sa voie; redevenir république quand il lui faudra la -force unanime et irrésistible du peuple pour opérer ces grands -changements devant lesquels la monarchie, conservatrice de sa nature, -faiblit ou recule; reprendre la monarchie quand elle redoutera le -radicalisme, qui compromet tout en exagérant tout; le gouvernement -représentatif quand il faudra délibérer et transiger; la dictature -quand il faudra pacifier; le gouvernement militaire quand il faudra -combattre. - -Sa puissance indestructible, aux yeux d'un vrai philosophe, est -précisément de savoir se changer. Tout est temporaire en elle, excepté -sa durée. - - -XXXVIII. - -La nature des différents gouvernements connus, depuis l'origine de -l'histoire jusqu'à nos jours, est donc un démenti perpétuel aux -théories politiques de Platon. - -Si le vrai philosophe taille ses institutions sociales sur le patron -de la nature humaine, il taille aussi ses institutions politiques sur -le patron de l'expérience et de l'histoire. - -C'était la politique d'Aristote, tout expérimentale et tout -historique; c'était la politique de Socrate. Platon ne le fait -évidemment intervenir dans ses dialogues sur la _République_ et sur -les _Lois_, que pour donner de l'autorité à ses rêves. - - -XXXIX. - -Xénophon, disciple aussi, mais disciple plus sincère et plus littéral -que Platon, parle de Socrate comme d'un philosophe aux yeux duquel les -institutions sociales et politiques n'avaient qu'une importance -très-secondaire, et qui s'occupait infiniment plus d'améliorer les -hommes que de les constituer. - -La question pour le vrai Socrate, c'étaient les dieux, ce n'étaient -pas les lois. - -Xénophon insinue même formellement que Socrate fut bien moins condamné -à mort pour ses audaces contre la religion de l'État, que pour n'avoir -pas voulu partager assez les rancunes des factions populaires qui lui -reprochaient son indifférence politique. - -En lisant attentivement Xénophon, nous avons acquis la presque -certitude que dans les Dialogues, les choses sublimes et simples sont -de Socrate, et les choses sophistiques et alambiquées sont de Platon. - -Les _Dialogues_ seront éternellement et justement lus et exaltés pour -ce qui est de Socrate, éternellement et justement réprouvés comme -sophistiques pour ce qui est de Platon. - -C'est la traduction faussée d'une belle âme de l'humanité par un bel -esprit d'Athènes. - - -XL. - -En résumé, je vous en ai dit assez pour vous donner de la philosophie -grecque, à son apogée, une idée que nous compléterons en étudiant -bientôt ensemble la philosophie d'Aristote. - -Aristote est le disciple sensé du disciple souvent si peu sensé de -Socrate. - -Il fut l'instituteur et le conseiller politique du plus grand des -Grecs en génie, en politique et en héroïsme: Alexandre. - -La philosophie de Socrate, quoique faussée par Platon, aura cet -éternel mérite d'avoir été la première grande profession de foi -spiritualiste du genre humain, non-seulement en Asie, mais en Europe. -C'est par Platon que l'humanité de ce temps a su qu'elle avait une âme -trois siècles avant la révélation du christianisme. La philosophie -selon la raison précéda ainsi la philosophie selon la foi. - - -XLI. - -Le _Phédon_ est le plus beau drame humain avant le drame du Calvaire. -Socrate en fut la victime; mais Platon, ce saint Paul du spiritualisme -grec, mêla à la sublime doctrine de son maître tant de sophismes, tant -de puérilités, tant de chimères et tant de dépravations d'idées, de -lois, de moeurs, que cette pure philosophie socratique en fut viciée -presque dans sa source, et qu'en se sanctifiant avec Socrate, on -craint toujours de se corrompre avec Platon. - - LAMARTINE. - - - - -LXXXIIIe ENTRETIEN. - -CONSIDÉRATIONS SUR UN CHEF-D'OEUVRE, - -OU - -LE DANGER DU GÉNIE. - -LES MISÉRABLES, PAR VICTOR HUGO. - -PREMIÈRE PARTIE. - - -I. - -Je veux défendre la société, chose sacrée et nécessaire quoique -imparfaite, contre un ami, chose délicate, qui laisse emporter son -génie aux fautes de Platon dans le style de Platon, et qui, en -accusant la société, résumé de l'homme, fait de l'homme imaginaire -l'antagoniste et la victime de la société. - -L'HOMME CONTRE LA SOCIÉTÉ, voilà le vrai titre de cet ouvrage, ouvrage -d'autant plus funeste qu'en faisant de l'homme individu un être -parfait, il fait de la société humaine, composée pour l'homme et par -l'homme, le résumé de toutes les iniquités humaines; livre qui ne peut -inspirer qu'une passion, la passion de trouver en faute la société, de -la renouveler et de la renverser, pour la refondre sur le type des -rêves d'un écrivain de génie. - - -II. - -C'est ainsi que le disciple de Socrate, après la mort de Socrate, -l'homme pratique, son inspirateur; c'est ainsi que Platon écrivit sa -_République_ idéale, _pandémonium_ de toutes les chimères, capable de -donner le vertige à toute la démagogie d'Athènes, si Périclès n'était -pas né pour rendre le bon sens aux philosophes, et la discipline -volontaire au peuple qui vit de bon sens. - -C'est ainsi que J.-J. Rousseau écrivit, mal éveillé, le _Contrat -social_, capable de donner le fanatisme de l'absurde à toute la -bourgeoisie lettrée de la France, jusqu'à ce que la rage de -l'impossible, le _delirium tremens_ de la nation, s'emparât du peuple -et lui fît commettre des crimes, des meurtres et des suicides, qui -remontent, comme l'effet à la cause, à de mauvais raisonnements. - -C'est ainsi qu'ont procédé tous les écrivains dits _socialistes_ de -nos jours, avec de bonnes intentions et des têtes faibles, depuis -Saint-Simon qui veut réhabiliter la chair et la boue, jusqu'à Fourier -qui veut passionner l'instinct brutal et moraliser l'immoralité, pour -que tout soit vertu et volupté sur la terre; jusqu'à cet homme sans -nom qui veut anéantir le fait accompli, les droits antécédents et le -travail de cinq ou six mille ans dans le monde qui nous précède et -nous engendre, et qui déclare que la propriété c'est le vol, et qu'il -faut recommencer sans elle; jusqu'au grand pontife des _Mormons_, qui -recrée le _harem_ religieux pour le plaisir de quelques prêtres de la -population, et traîne des troupeaux de femelles à la suite du mâle -dans les steppes des États-Unis d'Amérique, ce pays vacant et pratique -de toutes les absurdités impraticables et bientôt punies, je l'espère. - -C'est ainsi enfin qu'un homme, de bien plus de talent vrai que tous -ces faux monnayeurs de ce qu'ils appellent l'_idée_, et de bien plus -de style que tous ces frappeurs de mensonges à l'effigie de la vérité; -c'est ainsi que Victor Hugo, jeté sur son île solitaire, et à qui les -latitudes de l'espace, la liberté de l'étendue, la complaisance du -vide, les ondulations de l'Océan, les orages, les bruits, les écumes, -les senteurs âpres des vagues ont porté à la tête, agrandi les -horizons, creusé les aperçus, donné souvent le sublime, quelquefois le -vertige, attendri l'âme jusqu'à la sensibilité maladive du mal -universel, et fait du coeur d'un poëte le grand muscle sympathique -universel de l'humanité souffrante; c'est ainsi, disons-nous en -fermant ce livre, que notre ami a pleuré ses larmes de colère sur son -Patmos de l'Océan, et que ce saint Jean du peuple a cru écrire pour -le peuple en écrivant en réalité contre lui! Car le peuple, c'est le -sol même sur lequel toute société est construite; c'est l'élément dont -toute société est faite, et, quand la société s'écroule, c'est lui -qu'elle écrase le premier et le dernier! - - -III. - -Relisons à tête reposée ce merveilleux livre, merveilleux d'utopie -comme de saines inspirations; laissons en pâture aux échenilleurs de -mots et de formes les impropriétés de termes, les exagérations de -phrases, les mauvais jeux d'esprit, les impuretés de langue, les -fautes lourdes et même les saletés de goût, flatterie indigne du génie -élevé d'un grand poëte, cynisme de la démagogie, cette plèbe du -langage, qui l'abaisse pour qu'il soit à son niveau, et qui le souille -pour l'approprier à ses vices. Il ne s'agit pas de tout cela, qu'un -trait d'encre sème sur la page et qu'un coup d'ongle efface, comme dit -le latin: il y a dans le livre plus de pages qu'il n'en faut pour -pouvoir en déchirer quelques-unes. - -Relisons-le pour en contempler la puissance souvent colossale, pour en -admirer la verve plus bouillante encore que dans la jeunesse, dans -cette nature qui a déjà bouillonné soixante ans, tant il y a d'eau -dans ce vase et de combustible dans ce foyer. - -Relisons-le pour y sympathiser avec une sensibilité pathétique qui -n'existait pas au même degré dans les années tendres de l'écrivain, et -qui semble en vieillissant participer davantage à cette mélancolie de -l'espèce humaine, à cette tristesse des choses mortelles, à ce _mentem -mortalia tangunt_, à ce sublime _lacrimæ rerum_ de Virgile, qui, lui -aussi, avait vu des révolutions, des proscriptions, des déceptions -humaines. - -Relisons-le pour nous complaire et nous attendrir sur ces amours de -deux êtres innocents, dans un jardin redevenu inculte, forêt vierge -pour ce couple virginal de la _rue Plumet_, site que Bernardin de -Saint-Pierre est allé chercher à l'île de France pour Virginie, -Chateaubriand en Amérique pour Atala, et que Hugo a su découvrir tout -fait et peindre en grisaille sans couleurs dans un vil faubourg de -Paris, Éden dépaysé dont il est le Milton, le Théocrite, le Bernardin -de Saint-Pierre et le Chateaubriand, avec plus de vérité, de larmes, -de passions, de couleur et de lumière dorée que ces grands modèles. - -Relisons-le surtout pour y rechercher ses sophismes involontaires sur -l'ordre et le désordre social, pour lui faire comprendre comment ce -qu'il imagine comme le remède serait l'empirisme de notre pauvre -condition humaine; comment la vie, à quelque classe que l'on -appartienne, n'est pas et ne peut pas être un sourire éternel de l'âme -entre la faim, le travail et la mort; épreuve, oui, jouissance, non; -et comment ceux qui, comme nous, sont condamnés à vie à cet -emprisonnement cellulaire sur ce globe pour en expier un plus mauvais -ou pour en mériter un meilleur, seraient révoltés jusqu'à la frénésie -si l'on parvenait à leur faire croire que, pour les uns, ce globe est -un Éden, pour les autres, un enfer, et que tout mal vient du -distributeur du mal et du bien! - -Une fois ce mensonge persuadé par les sophistes aux peuples, qu'y -aurait-il à conclure? le désespoir, et après le désespoir, la fureur, -et après la fureur, l'attaque et la défense à main armée; et après la -défense et l'attaque à main armée, l'anéantissement de toute -institution, et après l'anéantissement de tout ce qui fut et de tout -ce qui est, quoi? le néant universel, l'anarchie du chaos! - -C'est là qu'il faut éclairer, si on ne veut pas la maudire, la pensée -évidemment tout autre de l'écrivain. C'est là ce qui me saisit -l'esprit en fermant son livre. - -Je me dis à moi-même: J'écrirai! - -Mais, avant d'écrire, je réfléchis: et voici ce que je réfléchis. - - -IV. - -J'ai toujours aimé Victor Hugo, et je crois qu'il m'a toujours aimé -lui-même, malgré quelques sérieuses divergences de doctrines, de -caractère, d'opinions fugitives, comme tout ce qui est humain dans -l'homme; mais, par le côté divin de notre nature, nous nous sommes -aimés quand même et nous nous aimerons jusqu'à la fin sincèrement, -sans jalousie, malgré l'absurde rivalité que les hommes à esprit court -de notre temps se sont plu à supposer entre nous. - -Jalousie ridicule, puisque je ne fus jamais qu'un amateur désoeuvré du -beau, qui esquisse et qui chante au hasard, sans savoir le dessin ou -la musique, et que Hugo fut un souverain artiste, qui força -quelquefois la note ou le crayon, mais qui ne laissa guère une de ses -pensées ou une de ses inspirations sans en avoir fait un immortel -chef-d'oeuvre: l'un ne demandant rien qu'au jour qui passe, comme un -improvisateur sans lendemain; l'autre, prétendant fortement à gagner -et à payer par le travail le salaire que la postérité doit au génie -laborieux, un renom qui ne périt pas. - -Et, d'ailleurs, l'ignoble jalousie de métier n'était pas dans notre -nature. - -L'envie n'est autre chose que le sentiment de quelque qualité qu'un -autre possède et qui manque en nous. Ce vide fait souffrir, et de -souffrir à haïr il n'y a pas loin. De quoi aurais-je souffert, puisque -je me sentais plein de tout ce que je désirais contenir, en n'élevant -jamais mes prétentions plus haut que ma stature? De quoi Hugo -pouvait-il souffrir, puisqu'il se sentait vaste comme la nature? Il -disait un jour (on m'a rapporté son mot): - -«J'ai un avantage sur Lamartine: c'est que je le comprends tout -entier, et qu'il ne comprend pas la partie dramatique de mon talent.» - -C'était juste et c'était vrai. - - -V. - -Je n'ai jamais compris les drames de son théâtre, et je m'en accuse. -Je les ai applaudis quelquefois aux premières représentations; mais -j'avoue que j'applaudissais de confiance, et, quand j'entendais le -public les applaudir avec enthousiasme, je pensais que le public, seul -juge en cette matière, avait raison, et que j'étais apparemment sourd -de cette oreille. Je le pense encore et je n'en parle jamais, même à -lui. Je ne nie pas mon incompétence pour un jugement; je ne prends -pas ma taille pour mesure du génie dramatique; je ne dis pas: «Ce qui -est plus haut que moi n'existe pas.» - - -VI. - -Quoi qu'il en soit, c'est l'âge qui fait les idées, c'est la jeunesse -qui fait les amitiés. J'aime Hugo, parce que je l'ai connu et aimé -dans l'âge où le coeur se forme et grandit encore dans la poitrine; -dans l'âge où les racines de notre vie, pleines encore de séve et de -souplesse, s'attachent par leurs filaments les plus tendres à ce qui -pousse, végète ou se rencontre seulement dans le même sol, et où, si -ces racines viennent à se tordre, à se replier et à se nouer autour -d'un caillou ou d'un bloc de granit, elles l'enserrent dans leurs -noeuds, l'emportent en grandissant et le font pour ainsi dire végéter -et vivre avec elles de leur propre substance, comme si l'arbre et la -pierre n'étaient qu'une seule vie! - -Je me souviens comme d'hier du jour ou le beau duc de Rohan, alors -mousquetaire, depuis cardinal, me dit, en venant me prendre dans ma -caserne du quai d'Orsay: - -«Venez avec moi voir un phénomène qui promet un grand homme à la -France. Chateaubriand l'a déjà surnommé enfant sublime. Vous serez -fier aussi un jour d'avoir vu le chêne dans le gland.» - - -VII. - -Nous partîmes. J'entrai sur les pas du duc de Rohan dans une maison -obscure de la rue du Pot-de-Fer, au fond d'une cour, au -rez-de-chaussée; un bourdonnement d'enfants qui répètent leurs leçons -sortait des fenêtres basses, comme un bourdonnement de ruches qui font -le miel au printemps. Un rayon oblique de soleil pénétrait dans la -ruche; une mère, grave, triste, affairée, y faisait réciter des -_devoirs_ à des enfants de différents âges: c'étaient ses fils. - -Elle nous ouvrit une salle basse, un peu isolée, au fond de laquelle -un adolescent studieux, d'une belle tête lourde et sérieuse, écrivait -ou lisait, loin du gai tumulte de la maison: c'était Victor Hugo, -celui dont la plume aujourd'hui fait le charme ou l'effroi du monde. - -Il avait déjà écrit cette élégie qui seyait si bien à un enfant-roi -sur la mort d'un roi-enfant, Louis XVII, cette victime innocente de la -brutale démagogie d'un savetier, bourreau volontaire. L'enfant-roi, -sortant du sépulcre où on l'a jeté à la fosse commune, secoue son -linceul et, rappelant ses souvenirs confus, s'écrie en revoyant la -terre: - - Où donc ai-je régné? demandait la jeune âme. - -De telles inspirations étaient évidemment les pressentiments d'un -grand poëte. Tout ce qui avait une âme sous un coeur quelconque en -était ému. - - -VIII. - -On peut changer de devoirs dans la vie, selon le temps, qui commande -rudement aux vivants d'autres destinées qui sont des devoirs aussi, -mais il ne faut pas répudier notre destinée initiale. - -Les événements ont des vicissitudes, le coeur n'en a pas. Nous avons -été contristés en lisant dans les _Misérables_ un chapitre intitulé: -_Ce qu'on faisait en 1817._ La Restauration fut notre mère; est-ce à -nous de lui arracher son manteau après sa mort et de montrer sa nudité -à ses ennemis pour leur donner la mauvaise joie de ses ridicules et de -ses fous rires? - -Non, la bienséance, même quand elle est triste, n'est pas seulement -une convenance, elle est une vertu! C'est la fidélité des -catastrophes; n'y manquons pas, le ridicule est le père des régicides. - -Ce n'est pas à l'enfant sublime de Chateaubriand de donner le signal -du rire aux hommes qui rient du malheur et de l'infirmité du -vieillard. - -Effacez ce chapitre: la verve moqueuse ne donne de l'esprit qu'aux -méchants; le génie est bon, car il est divin. - -Et puis une autre raison encore me fait aimer et respecter Victor -Hugo: nous avons presque commencé ensemble cette longue traversée de -la vie, où le hasard, qui est Dieu aussi, fait embarquer à la même -date, sur la même nef, dans les mêmes circonstances et sur la même -mer, ces passagers plus ou moins mémorables qu'on appelle des -contemporains. - -Nous avons navigué quarante ans ensemble à travers calme et tempêtes, -orages et bonaces, vents contraires, variables, alizés, pour atteindre -ce même bord de ce même autre monde que nous sommes près d'atteindre -tous les deux. - -Nous avons fait tous deux d'illustres naufrages: l'un, échoué sur un -bel écueil, au milieu du libre Océan; l'autre, sur la vase d'une -ingrate patrie, la quille à sec, les voiles en lambeaux, les mâts -brisés, le gouvernail aux mains du hasard; l'un, plein d'espérances et -de nobles illusions, ces mirages de la seconde jeunesse des hommes -forts; l'autre, découragé, trouvant les hommes toujours les mêmes dans -tous les siècles, et n'attendant d'eux dans l'avenir que l'éternelle -vicissitude de leur nature, qui naît, qui se remue, qui se répète et -qui meurt, pour se répéter encore jusqu'à satiété! - -Lisez et comprenez l'histoire. - - -IX. - -Je n'ai pas renoncé à l'espérance pour le genre humain; mais, comme un -avare plusieurs fois volé, je l'ai placée, comme mon trésor, dans un -autre monde où les hommes ne seront plus des hommes, mais des êtres de -lumière et de justice, sans inconstance, sans ignorance, sans -passions, sans faiblesses, sans infirmités, sans misères, sans mort, -c'est-à-dire le contraire de ce qu'ils sont ici-bas: le monde des -utopistes, le paradis des belles imaginations, la société d'Hugo et de -ses pareils! - -Quand on a navigué ainsi ensemble un certain nombre d'années, on -arrive à s'aimer par similitude de destinées, par sympathie de -spectacles et de misères, par conformité de lieux, de temps, de -cohabitation morale dans un même navire, voguant vers un rivage -inconnu. - -Être contemporains, c'est presque être amis, si l'on est bons; la -terre est un foyer de famille, la vie en commun est une parenté. On -peut différer d'idées, de goûts, de convictions même, pendant qu'on -flotte, mais on ne peut s'empêcher de sentir une secrète tendresse -pour ce qui flotte avec vous. - -Voilà mes sentiments pour Hugo; je crois que les siens sont identiques -pour moi. Nous sommes divers, je ne dis pas égaux, mais nous nous -aimons. - - -X. - -Voici un souvenir qui me revient, et qui dit bien ce que nous sommes -l'un à l'égard de l'autre. - -Le lendemain de la répudiation du drapeau rouge, le dimanche qui -suivit la révolution du 24 février 1848, le peuple bouillonnait encore -sur la place de Grève, ce _mont Aventin_ des insensés, où se -proclamait la loi agraire de Paris. - -Nous avions résolu, après la victoire symbolique du drapeau tricolore, -de fixer la Révolution, qui reculait déjà dans le possible, en la -passant en revue tout entière au milieu de la place de la Bastille, et -de la rallier avec tous les citoyens et toute la garde nationale, -cette raison et cette force irrésistibles, à la vraie France, en la -montrant vaste, enthousiaste, unanime, aux démagogues et aux -songe-creux de l'utopie. - -Pendant que les derniers lambeaux de drapeaux rouges se détachaient -des boutonnières et descendaient un à un des balcons et des fenêtres -des maisons en face de l'Hôtel de Ville, d'épaisses colonnes, -débouchant du quai, fendaient les flots de la multitude, se -dirigeaient vers les portes comme un second débordement, et montaient -à l'assaut des escaliers et des salles, apportant pour _ultimatum_ -l'organisation du travail, ce rêve-cauchemar d'un autre dormeur -éveillé. - -«Ouvrez-leur les portes toutes larges, et laissez-les entrer, eux et -leurs songes,» criai-je du haut du balcon. - -Ils inondèrent le palais. - -Leur physionomie était honnête, mais tendue comme par une résolution -sourde et décidée à ne rien modifier, par inintelligence de ses -programmes. - -J'allai au-devant d'eux dans une vaste enceinte, et, me plaçant devant -une grande table qui rompait la colonne et qui m'empêchait d'en être -submergé, j'attendis que la plénitude du lieu rendît la foule -immobile, et, m'adressant aux premiers rangs, composés des chefs, au -milieu desquels rayonnaient quelques belles figures d'artisans plus -éclairées que les autres des rayons du bon sens qui transperce -l'ignorance et la force brutale des masses: - -«--Que demandez-vous de nous?» leur dis-je. - -«--Nous voulons, me répondirent-ils, l'organisation du travail ou -rien!» Et la salle entière retentit des vociférations approbatives de -la résolution des chefs. - -«--Pouvez-vous me dire ce que c'est que l'organisation du travail?» -leur répliquai-je. - -Ils se regardèrent et se turent. - -«--Mais, c'est le travail organisé de manière que la concurrence soit -détruite et n'avilisse pas nos produits et nos salaires. - -«--Bien, dis-je; mais, si la concurrence est détruite, que devient le -droit le plus précieux du travailleur, la liberté du travail?» - -Ils s'embarrassèrent davantage, et firent un chaos de réponses -confuses et contradictoires tellement absurdes et révoltantes que des -foules d'objections et de murmures s'élevèrent de leurs propres rangs -contre les solutions bizarres de ces métaphysiciens sur parole. Ce ne -fut plus une discussion, ce fut un _pandémonium_ d'absurdités. - -Je demandai le silence. - -«--Écoutez-moi bien,» leur dis-je alors en prenant résolument la -parole; et bien m'en prit d'avoir profondément étudié trente ans -l'économie politique pour leur classifier à eux-mêmes leurs tendances, -et leur démontrer, dans une longue et cordiale improvisation, que ce -qu'ils demandaient, c'était tout simplement la tyrannie la plus -meurtrière des classes laborieuses, le monopole le plus insolent qui -ait jamais abâtardi l'espèce humaine en masse, pour créer, par ce -monopole, le privilége des classes renversées, de l'aristocratie de la -main-d'oeuvre contre la démocratie des producteurs et des -consommateurs; - -«--Écoutez-moi bien, leur dis-je, je vais vous faire ma profession de -foi d'ignorance. Je ne me crois ni plus ni moins d'intelligence que la -généralité des hommes de mon siècle, et, à mon tour, je vous déclare -que j'ai appliqué, pendant la moitié de ma vie, toute l'intelligence -telle quelle dont Dieu m'a plus ou moins doué à comprendre ce que vos -apôtres et vos faux prophètes vous promettent dans ce que vous appelez -l'organisation du travail, et que, malgré toute mon application et -tous mes efforts, il m'a été impossible d'y rien comprendre. Ce serait -donc à moi à vous demander de me déchiffrer cette énigme, et de me -révéler ce que vous croyez comprendre. Je vous donne encore une fois -la parole. Voyons, essayez; j'écoute, puissé-je ratifier ce que vous -aurez éclairci!» - -Ils se turent, en commençant à donner quelques signes d'étonnement et -de doute sur leurs figures. - -«--Eh bien, leur dis-je, je vais vous définir à mon tour le seul -socialisme vrai qui vous travaille et qui vous pousse à votre insu -ici, pour exiger ce que vous ne savez pas définir, et dont vous croyez -que nous avons le secret et la formule. - -«Selon moi, le voici.» - - -XI. - -Alors, usant largement de l'attention passionnée qu'ils accordaient à -ma personne et à mes paroles, je leur démontrai, avec une énergique -sincérité, que personne n'avait le secret de l'organisation du -travail, ni d'une organisation de fond en comble, d'une organisation -parfaite de la société, dite socialisme, où il n'y aurait plus ni -inégalité, ni injustice, ni luxe, ni misère; qu'une telle société ne -serait plus la terre, mais le paradis; que tout le monde s'y -reposerait dans un repos si parfait et si doux que le mouvement même y -cesserait à l'instant, car personne n'aurait le désir de respirer -seulement un peu plus d'air que son voisin; que ce ne serait plus la -vie, mais la mort; que l'égalité des biens était un rêve tellement -absurde dans notre condition humaine que, lors même qu'on viendrait à -partager à parts égales le matin, il faudrait recommencer le partage -le soir, car les conditions auraient changé dans la journée par la -vertu ou le vice, la maladie ou la santé, le nombre des vieillards ou -des enfants survenus dans la famille, le talent ou l'ignorance, la -diligence ou la paresse de chaque partageur dans la communauté, à -moins qu'on n'adoptât l'égalité des salaires pour tous les salariés, -laborieux ou paresseux, méritant ou ne méritant pas leur pain; que le -repos et la débauche vivraient aux dépens du travail et de la vertu, -formule révoltante, quoique évangélique, de M. Louis Blanc, dont la -seule énonciation faisait rire leur bon sens; à moins cependant, -ajoutai-je encore, que le travail libre ne devînt travail forcé pour -toute la société, que des répartiteurs du salaire, le fouet ou le -glaive à la main, ne fussent chargés de faire travailler tout le -monde, et que la société des blancs ne fut réduite à une horde -d'esclaves, chassés chaque matin de leurs cases communes au travail -uniforme, par des conducteurs de nègres blancs! - -«Quel perfectionnement social!» m'écriai-je au milieu du rire de -l'auditoire,» et combien la société de tels socialistes ferait envier -aux hommes le sort de la brute ruminante, qui va du moins paître en -liberté et en paix l'herbe qu'elle ne mesure qu'à sa faim! Non, ce -n'est pas l'organisation forcée du travail que vous pouvez demander.» - -«--Non! non! non!» s'écrièrent-ils. - -«--Eh bien! il n'y en a pas d'autre; je vous défie tous d'en trouver -une autre: donc il n'y a pas d'organisation du travail, de -distribution des richesses forcée, autre que la distribution par la -liberté, par la concurrence, par l'économie des travailleurs, et par -les besoins des consommations libres, des capitalistes, etc. - -«Savez-vous, encore une fois, ce que vous voulez? Vous voulez que le -capital, qui appartient à tous, et qui n'est que le réservoir du -nécessaire et du superflu de tout le monde, soit libre comme le -travail, car, s'il n'est pas libre, il se cachera, il ne se montrera -plus, il ne consommera plus, et par là même il fera mourir de faim le -travailleur, en cessant de se répandre en salaires, et de s'accumuler -en économies nouvelles, qui forment à leur tour des capitaux, et qui, -en se dépensant, reforment des salaires, de manière que tout le monde -jouisse et travaille à la fois pour jouir à son tour.» - -«--Oui! oui! c'est cela!» murmura de toutes parts le bon sens de la -foule, qui commençait à revenir à l'évidence. - -«Mais vous ne voulez pas,» continuai-je, «et vous avez raison de ne -pas vouloir qu'il y ait des misères incurables et imméritées, comme la -société mal inspirée en est pleine. Vous ne voulez pas que le père et -la mère malades, chargés de trop d'enfants en bas âge, et retenus par -la maladie dans leur grenier, voient périr sans soins, sans lait, sans -pain, sans feu, sans asile, les fruits de leur union abandonnés au -hasard. Vous ne voulez pas, etc.» - -Je leur énumérai ici les misères innombrables et imméritées auxquelles -la famille du prolétaire est sujette par le chômage, le veuvage, la -caducité, l'abandon, le dénûment des orphelins, et tous les cas où la -providence tutélaire d'une société bien inspirée doit s'étendre par -l'oeil et par la main d'un gouvernement sérieusement populaire, où -elle doit intervenir afin de soulager et de rectifier des misères -imméritées par des secours actifs et par la charité sociale. - -Ils parurent satisfaits et reconnaissants de cette énumération, de ces -bonnes volontés des gouvernants en faveur des misérables, et crièrent -de toutes parts: «--Oui! oui! c'est ce que nous voulons!» - -«--Eh bien! ajoutai-je en concluant, vous reconnaissez donc qu'il n'y -a qu'un seul socialisme pratique: c'est la fraternité volontaire et -active de tous envers chacun, c'est une religion de la misère, c'est -le coeur obligatoire du pays rédigé en lois d'assistance. Eh bien, -c'est ce que l'intelligence de la nation vous donnera quand toutes les -classes, tous les capitaux, tous les salaires, tous les droits, tous -les devoirs, représentés dans la législation par le suffrage -proportionné de tous, auront choisi le suffrage universel à plusieurs -degrés pour l'harmonie sociale; mais c'est ce qu'aucun homme sensé et -consciencieux ne consentira jamais à vous donner dans ce que vous -appelez l'organisation du travail ou socialisme radical, qu'on vous a -amenés à vociférer ici sans en comprendre l'exécrable non-sens!» - -Tous applaudirent, et tous se déclarèrent éclairés et satisfaits, -évacuèrent les escaliers et remplirent la place de Grève de cris de: -_Vive Lamartine!_ Ce ne fut pas là un triomphe de trois jours contre -la démagogie du drapeau rouge, ce fut le triomphe du sens commun -contre une idée fausse. - - -XII. - -Nous nous mîmes en marche à travers une foule innombrable vers la -place de la Bastille; deux millions d'hommes de Paris et des villes et -villages nous y attendaient, les uns sous les armes, les autres -désarmés. Nous venions sceller avec eux, fixer et borner la révolution -encore débordante, et leur rendre compte de leur propre vertu. Le sage -et courageux Dupont (de l'Eure), notre président, qui m'avait donné -en secret, par écrit, sa survivance pendant les tempêtes du premier et -du second jour, parla en notre nom à tous. On applaudit ses cheveux -blanchis dans la vertu civique. - -Le défilé commença; il devait durer plus d'un jour. - - -XIII. - -D'autres devoirs, également urgents, m'appelaient à l'hôtel des -Affaires-Étrangères, envahi, depuis le 24 février, par des hommes -inconnus et armés, qu'il fallait refouler et convertir en gardes -volontaires, pour préserver les archives diplomatiques de l'État. - -Je m'enveloppai de mon manteau, et je me glissai inaperçu et inconnu -entre deux files de grenadiers avec lesquels je marchai un moment. -Puis, obliquant à gauche d'un mouvement insensible, je me lançai dans -la mer d'hommes de toutes conditions qui couvrait la place de la -Bastille, à l'embouchure de la rue Saint-Antoine. Je parvins à peu -près au milieu sans avoir le malheur d'être reconnu, et j'allais -entrer dans les rues à droite pour m'évader par les rues vides -parallèles aux boulevards, lorsqu'un froissement de la foule fît -glisser mon manteau de mes épaules; je me baissais pour le ramasser -dans la boue, quand je fus reconnu par un artiste alors très-célèbre, -Cellarius, le musicien de la danse, suivi de quelques-uns de ses -élèves et de ses amis. - -«C'est Lamartine!» s'écria-t-il à demi-voix. - -Mais il fut entendu par les spectateurs les plus rapprochés, qui, ne -respectant pas mon incognito nécessaire, crièrent à l'instant: _Vive -Lamartine!_ et, se pressant en tumulte autour de moi et du groupe -formé à l'instant par Cellarius et ses amis pour me protéger contre -l'enthousiasme populaire, firent retourner peu à peu de la place -encombrée la foule du côté opposé à la grande revue, et la -précipitèrent sur mes pas avec une pression et des clameurs d'amour -que m'avaient values en ce moment ma résistance toute fraîche aux -sommations armées et réitérées que m'avait adressées la démagogie à -l'Hôtel-de-Ville. - -Je sentis que j'étais étouffé de tendresse et de délire si je ne -parvenais pas à me glisser dans quelque rue étroite, dont -l'embouchure, resserrée par les maisons et presque invisible, rompît -la masse de mes poursuivants et me permît de leur échapper en -diminuant forcément leur nombre. - -«--Y a-t-il près d'ici une telle rue?» demandai-je à voix basse à -Cellarius. - -«--Oui, me dit-il, nous y touchons. - -«--Eh bien! hâtons-nous, lui dis-je, de nous y jeter, et que -quelques-uns de vos amis en disputent un moment l'entrée à la foule: -pendant ce temps-là, nous gagnerons plus facilement l'issue la plus -voisine de la place Royale, et, une fois arrivés là, protégés par la -galerie étroite et longue, j'atteindrai le numéro 6, au fond de la -voûte qu'habite Hugo, et j'irai lui demander asile contre cet assaut -de l'enthousiasme. La porte, il m'en souvient, est ferrée, épaisse et -forte comme la porte d'une citadelle: nous la refermerons sur moi, et -le peuple, resté dehors, respectera la maison du grand poëte.» - - -XIV. - -La manoeuvre que j'avais indiquée à Cellarius réussit, et nous nous -trouvâmes un moment isolés dans la petite rue de secours conduisant à -la place Royale; mais bientôt les fenêtres et les portes s'ouvrirent -au bruit du tumulte qui s'élevait à mon nom devant et derrière moi, et -la foule, quoique rétrécie par l'obstacle, déboucha avec nous sur la -place, aux mêmes cris d'amour et de délire répétés de proche en proche -par ceux qui avaient débouché des petites rues latérales. - -Je craignais que cette émotion, toute de reconnaissance et de bonne -intention au début, ne gagnât de rue en rue la ville, n'accumulât une -armée entière sur nos pas et ne rallumât dans la multitude l'apparence -des séditions que nous nous félicitions d'avoir apaisées. - -Les arcades étroites de gauche, sous lesquelles nous nous étions -engouffrés, avaient encore diminué et tronçonné la foule; nous y -marchions en groupe, à pas précipités, pour atteindre avant elle le -numéro 6. Déjà les premiers arrivés, qui me précédaient, y frappaient -à grands coups pour que la porte s'ouvrît à ma fuite; mais le -concierge, entendant ce tumulte et ces clameurs sans en connaître la -cause, et craignant un assaut de la maison de son maître, refusait -d'ouvrir: - -«--Ouvrez avec confiance, lui criai-je à demi-voix, ne craignez rien, -c'est un ami d'Hugo, c'est moi, c'est Lamartine!» - -Il entr'ouvrit enfin, juste assez pour me laisser entrer avec deux ou -trois personnes, puis referma, aidé de nos épaules contre la pression -croissante de la foule à laquelle nous venions d'échapper. Mais le -nombre, les cris, les coups contre le bois et le fer des battants -descellés des gonds, faisaient craindre un assaut qui ébranlerait les -murailles. - -«--N'y a-t-il point, dis-je au concierge, un moyen de sortir d'ici par -quelque cour de service ouvrant sur une ruelle de derrière, et qui me -permettrait d'atteindre inaperçu un quartier solitaire et vide? Quand -je serai sorti, vous ouvrirez sans danger au peuple, et le peuple, ne -me voyant plus, se retirera paisiblement sans aucune violence de -curiosité. - -«--Venez,» me dit le concierge. - -Et il me conduisit dans une petite cour d'écurie. Un tas de pierres, -me servant d'échelle, me permit d'enjamber un mur de clôture, d'où je -tombai dans une ruelle aussi silencieuse et aussi déserte qu'un -cloître de chartreux pendant que les religieux sont au service. - -Je la suivis quelque temps comme un oisif qui se promène, et je priai -un obligeant inconnu, qui avait franchi avec moi la muraille, d'aller -me chercher un cabriolet à la place la plus voisine où il pourrait en -rencontrer un. - - -XV. - -Pendant qu'il accomplissait ma commission, j'entrai dans une boutique -de fruitier obscure et presque souterraine; il n'y avait là que deux -vieilles femmes parfaitement tranquilles, accoudées sur leur -escabeau, autour d'une petite table, et qui mangeaient leur morceau de -pain et de fromage, en s'entretenant de la révolution que tout le -quartier était allé acclamer sur la place de la Bastille. - -«--Voulez-vous me permettre, leur dis-je, de me reposer un moment ici -pendant qu'on me cherche une voiture, et de me rafraîchir, en payant, -avec un peu de pain, de gruyère et un demi-doigt de vin? - -«--Volontiers,» me répondirent-elles sans soupçon. - -Et, pendant que je retrempais mes forces à leur table, tout en les -écoutant causer comme Périclès écoutait la marchande d'herbes -d'Athènes, le cabriolet longtemps cherché se fit enfin entendre. - -Je payai mon écot, je remerciai les deux bonnes femmes, et je montai à -côté du cocher. - -«--Conduisez-moi, lui dis-je, de manière à éviter la rencontre des -foules ou des colonnes de garde nationale qui sillonnent les grandes -rues de Paris en ce moment. Je suis pressé; vous me déposerez à la -hauteur de la rue des Capucines; il faut que je me rende au ministère -des affaires étrangères. - -«--Oui, mon bourgeois,» me dit-il; et il enfila des rues parallèles -aux boulevards et à la rivière, dont j'ignorais même le nom. - -Il tenait à la main une baguette de bois, cassée à l'extrémité, et -dont il caressait, sans corde ni mèche, la croupe de son cheval -harassé. - -«--Vous voyez bien ce fouet? me dit-il tout en causant, eh bien! je -l'ai cassé, le 23 au soir, en conduisant dans la brume M. Guizot qui -s'évadait du ministère des affaires étrangères, où je vous mène -maintenant; je ne vous demande pas de me le dire, mais, qui sait? vous -êtes peut-être Lamartine, aujourd'hui? Ainsi va le monde: les plus -beaux jours ont toujours un lendemain, et les choses roulent comme ma -roue, tantôt dans l'ornière, tantôt sur le trottoir. Eh! allez donc,» -ajouta-t-il en parlant à son cheval, et en faisant le geste de faire -claquer son fouet, qui ne claquait plus. - -Voilà comment, poussé par la foule enthousiaste à la porte et dans -l'escalier d'un pair de France destitué l'avant-veille par un décret -de ma propre main, j'allais en aveugle chercher sous ses auspices un -refuge contre l'enthousiasme populaire, et j'y échappais à l'ombre de -son nom et de son mur! - -N'était-ce pas un aruspice? un symbole? un augure? et ne pouvait-on -pas y voir le génie égaré d'une révolution qui allait à son insu en -chercher une autre? - -_Sibi lampada tradunt!_ Moquez-vous des poëtes, hommes de prose, mais -craignez-les: ils ont le mot des destinées, et, sans le savoir, ils le -prononcent! - - -XVI. - -Hugo, certes, était bien loin de songer alors à reprendre en -sous-oeuvre une révolution sociale, pendant que nous étions occupés, -au risque de notre popularité, de notre fortune et de notre vie, à en -restreindre et à en régulariser une autre. - -Il publia, quelques semaines après, une profession de foi -conservatrice, où le courage parlait la langue de la raison au -peuple. Ses fils travaillaient dans mon cabinet, aux Affaires -étrangères; j'étais fier du nom, et, en lisant dans les journaux ce -programme de la république de propriété, d'ordre et de vraie liberté -signé Hugo, je me félicitais qu'un si puissant esprit s'engageât dans -l'armée où je servais moi-même la cause des améliorations populaires -possibles, contre les démagogues de la rue, ces rêveurs de sang et de -guerre, et contre les utopistes, ces démagogues de l'idée. Une telle -éloquence était une grande force que Dieu nous prêtait pour imposer à -la multitude. - -On sait, ou on ne sait pas comment tout cela, si bon et si consolant -sous l'Assemblée constituante, c'est-à-dire sous la France -représentée, s'est brouillé sous l'Assemblée législative, -représentation des partis qui ne sont plus la France, mais le fantôme -de la France de 1793. - -Puis le coup d'État, trop appelé par la panique de la France, est -venu, puis la confusion des langues, puis les exils, puis les -amnisties, puis des pamphlets que nous déplorons, puis des poésies -vengeresses, dont nous n'admirons que la verve, diatribes du génie -qui stigmatisent des noms propres, que la colère peut écrire d'une -main, mais que l'autre main doit raturer: car, en politique, on peut -combattre, jamais insulter! - -Puis les MISÉRABLES, dont nous allons vous parler, critique excessive, -radicale et quelquefois injuste d'une société qui porte l'homme à haïr -ce qui le sauve, l'ordre social, et à délirer pour ce qui le perd: le -rêve antisocial de l'_idéal indéfini_! - - -XVII. - -Mais tout cela, bien que cela m'eût quelquefois contristé et attristé, -n'avait pas effleuré nos coeurs, ni altéré notre amitié; les -intentions étaient sauves, le prodigieux talent grandissait au lieu de -décroître, et des vers où l'amitié s'immortalise, vers généreux que je -retrouve aujourd'hui avec orgueil dans mon coeur, s'élevaient entre -Hugo et moi comme une muraille de diamant contre toute division -possible de nos coeurs, quels que fussent les dissentiments sociaux ou -politiques. - -Comment pourrais-je oublier jamais cette ode de 1825, à Lamartine, qui -éleva mon nom plus haut cent fois que la réalité, sur le souffle d'un -tourbillon d'amitié, vent d'équinoxe du printemps, qui prend une -feuille et qui la porte aussi haut qu'un astre? - -Ces vers, les voici: qu'on me permette d'ouvrir quelquefois mon écrin, -comme un roi fugitif et découronné, et d'y contempler le plus beau -joyau de ma couronne quand Hugo m'avait fait roi, maintenant que le -sort m'a fait mendiant, mendiant non pour moi, mais pour mes frères! - -Ces vers, lisez, encore une fois, les voici; j'oublie, en les -transcrivant, celui pour qui ils furent écrits, mais jamais celui qui -les écrivit: - - -ODE À M. A. DE LAMARTINE - -PAR M. VICTOR HUGO. - -I. - - Pourtant je m'étais dit: «Abritons mon navire; - Ne livrons plus ma voile au vent qui la déchire; - Cachons ce luth. Mes chants peut-être auraient vécu!.. - Soyons comme un soldat qui revient sans murmure - Suspendre à son chevet un vain reste d'armure, - Et s'endort, vainqueur ou vaincu!» - - Je ne demandais plus à la muse que j'aime - Qu'un seul chant pour ma mort, solennel et suprême! - Le poëte avec joie au tombeau doit s'offrir; - S'il ne souriait pas au moment où l'on pleure, - Chacun lui dirait: «Voici l'heure! - Pourquoi ne pas chanter, puisque tu vas mourir?» - - C'est que la mort n'est pas ce qu'une foule en pense! - C'est l'instant où notre âme obtient sa récompense, - Où le fils exilé rentre au sein paternel. - Quand nous penchons près d'elle une oreille inquiète, - La voix du trépassé, que nous croyons muette, - A commencé l'hymne éternel. - - -II. - - Plus tôt que je n'ai dû, je reviens dans la lice; - Mais tu le veux, ami! ta muse est ma complice; - Ton bras m'a réveillé; c'est toi qui m'as dit: «Va! - Dans la mêlée encor jetons ensemble un gage. - De plus en plus elle s'engage. - Marchons, et confessons le nom de Jéhova!» - - J'unis donc à tes chants quelques chants téméraires. - Prends ton luth immortel: nous combattrons en frères, - Pour les mêmes autels et les mêmes foyers. - Montés au même char, comme un couple homérique, - Nous tiendrons, pour lutter dans l'arène lyrique, - Toi la lance, moi les coursiers. - - Puis, pour faire une part à la faiblesse humaine, - Je ne sais quelle pente au combat me ramène. - J'ai besoin de revoir ce que j'ai combattu, - De jeter sur l'impie un dernier anathème, - De te dire, à toi, que je t'aime, - Et de chanter encore un hymne à la vertu! - - -III. - - Ah! nous ne sommes plus au temps où le poëte - Parlait au ciel en prêtre, à la terre en prophète! - Que Moïse, Isaïe, apparaisse en nos champs, - Les peuples qu'ils viendront juger, punir, absoudre, - Dans leurs yeux pleins d'éclairs méconnaîtront la foudre - Qui tonne en éclats dans leurs chants. - - Vainement ils iront s'écriant dans les villes: - «Plus de rébellions! plus de guerres civiles! - Aux autels du Veau d'or pourquoi danser toujours? - Dagon va s'écrouler; Baal va disparaître. - Le Seigneur a dit à son prêtre: - --Pour faire pénitence, ils n'ont que peu de jours!» - - «Rois, peuples, couvrez-vous d'un sac souillé de cendre: - Bientôt sur la nuée un juge doit descendre. - Vous dormez! que vos yeux daignent enfin s'ouvrir. - Tyr appartient aux flots, Gomorrhe à l'incendie: - Secouez le sommeil de votre âme engourdie, - Et réveillez-vous pour mourir! - - «Ah! malheur au puissant qui s'enivre en des fêtes, - Riant de l'opprimé qui pleure, et des prophètes! - Ainsi que Balthazar ignorant ses malheurs, - Il ne voit pas, aux murs de la salle bruyante, - Les mots qu'une main flamboyante - Trace en lettres de feu parmi les noeuds de fleurs! - - «Il sera rejeté comme ce noir génie - Effrayant par sa gloire et par son agonie, - Qui tomba jeune encor, dont ce siècle est rempli. - Pourtant Napoléon du monde était le faîte, - Ses pieds éperonnés des rois pliaient la tête, - Et leur tête gardait le pli. - - «Malheur donc!--Malheur même au mendiant qui frappe, - Hypocrite et jaloux, aux portes du satrape! - À l'esclave en ses fers! au maître en son château! - À qui, voyant marcher l'innocent aux supplices - Entre deux meurtriers complices, - N'étend point sous ses pas son plus riche manteau! - - «Malheur à qui dira: «Ma mère est adultère!» - À qui voile un coeur vil sous un langage austère! - À qui change en blasphème un serment effacé! - Au flatteur médisant, reptile à deux visages! - À qui s'annoncera sage entre tous les sages! - Oui, malheur à cet insensé! - - «Peuples, vous ignorez le Dieu qui vous fit naître; - Et pourtant vos regards le peuvent reconnaître - Dans vos biens, dans vos maux, à toute heure, en tout lieu! - Un Dieu compte vos jours, un Dieu règne en vos fêtes; - Lorsqu'un chef vous mène aux conquêtes, - Le bras qui vous entraîne est poussé par un Dieu! - - «À sa voix, en vos temps de folie et de crime, - Les révolutions ont ouvert leur abîme. - Les justes ont versé tout leur sang précieux; - Et les peuples, troupeau qui dormait sous le glaive, - Ont vu, comme Jacob, dans un étrange rêve, - Des anges remonter aux cieux. - - «Frémissez donc! Bientôt, annonçant sa venue, - Le clairon de l'archange entr'ouvrira la nue. - Jour d'éternels tourments! jour d'éternel bonheur! - Resplendissant d'éclairs, de rayons, d'auréoles, - Dieu vous montrera vos idoles, - Et vous demandera: «Qui donc est le Seigneur?» - - «La trompette, sept fois sonnant dans les nuées, - Poussera jusqu'à lui, pâles, exténuées, - Les races à grands flots se heurtant dans la nuit; - Jésus appellera sa mère virginale; - Et la porte céleste, et la porte infernale, - S'ouvriront ensemble avec bruit! - - «Dieu vous dénombrera d'une voix solennelle. - Les rois se courberont sous le vent de son aile; - Chacun lui portera son espoir, ses remords. - Sous les mers, sur les monts, au fond des catacombes, - À travers le marbre des tombes, - Son souffle remuera la poussière des morts! - - «Ô siècle, arrache-toi de tes pensers frivoles! - L'air va bientôt manquer dans l'espace où tu voles. - Mortels! gloire, plaisirs, biens, tout est vanité! - À quoi pensez-vous donc, vous qui dans vos demeures - Voulez voir en riant entrer toutes les heures!... - L'Éternité! l'Éternité!» - - -IV. - - Nos sages répondront: «Que nous veulent ces hommes? - Ils ne sont pas du monde et du temps dont nous sommes. - Ces poëtes sont-ils nés au sacré vallon? - Où donc est leur Olympe? où donc est leur Parnasse? - Quel est leur Dieu qui nous menace? - A-t-il le char de Mars? a-t-il l'arc d'Apollon? - - «S'ils veulent emboucher le clairon de Pindare, - N'ont-ils pas Hiéron, la fille de Tyndare, - Castor, Pollux, l'Élide et les jeux des vieux temps, - L'arène où l'encens roule en longs flots de fumée, - La roue aux rayons d'or de clous d'airain semée, - Et les quadriges éclatants? - - «Pourquoi nous effrayer de clartés symboliques? - Nous aimons qu'on nous charme en des chants bucoliques: - Qu'on y fasse lutter Ménalque et Palémon. - Pour dire l'avenir à notre âme débile, - On a l'écumante sibylle, - Que bat à coups pressés l'aile d'un noir démon. - - «Pourquoi dans nos plaisirs nous suivre comme une ombre? - Pourquoi nous dévoiler dans sa nudité sombre - L'affreux sépulcre, ouvert devant nos pas tremblants? - Anacréon, chargé du poids des ans moroses, - Pour songer à la mort se comparait aux roses - Qui mouraient sur ses cheveux blancs. - - «Virgile n'a jamais laissé fuir de sa lyre - Des vers qu'à Lycoris son Gallus ne pût lire. - Toujours l'hymne d'Horace au sein des ris est né; - Jamais il n'a versé de larmes immortelles: - La poussière des cascatelles - Seule a mouillé son luth de myrtes couronné!» - - -V. - - Voilà de quels dédains leurs âmes satisfaites - Accueilleraient, ami, Dieu même et ses prophètes! - Et puis tu les verrais, vainement irrité, - Continuer, joyeux, quelque festin folâtre, - Ou, pour dormir aux sons d'une lyre idolâtre, - Se tourner de l'autre côté. - - Mais qu'importe? Accomplis ta mission sacrée. - Chante, juge, bénis; ta bouche est inspirée! - Le Seigneur en passant t'a touché de sa main; - Et, pareil au rocher qu'avait frappé Moïse - Pour la foule au désert assise, - La poésie en flots s'échappe de ton sein. - - Moi, fussé-je vaincu, j'aimerai ta victoire. - Tu le sais, pour mon coeur, ami de toute gloire, - Les triomphes d'autrui ne sont pas un affront. - Poëte, j'eus toujours un chant pour les poëtes; - Et jamais le laurier qui pare d'autres têtes - Ne jeta d'ombre sur mon front! - - Souris même à l'envie amère et discordante; - Elle outrageait Homère, elle attaquait le Dante: - Sous l'arche triomphale elle insulte au guerrier. - Il faut bien que ton nom dans ses cris retentisse: - Le temps amène la justice: - Laisse tomber l'orage et grandir ton laurier! - - -VI. - - Telle est la majesté de tes concerts suprêmes, - Que tu sembles savoir comment les anges mêmes - Sur les harpes du ciel laissent errer leurs doigts: - On dirait que Dieu même, inspirant ton audace, - Parfois dans le désert t'apparaît face à face, - Et qu'il te parle avec la voix! - - -XVIII. - -On est homme public, mais on est homme avant tout. Comment répudier -jamais de pareils souvenirs? Ces souvenirs m'imposaient un devoir -quand Hugo m'envoya ses _Misérables_. Je me sentis, en les lisant, -tout à la fois ébloui et alarmé. Je sentis que la société, qui est mon -idole, recevait là un coup très-rude, pas mortel, car elle est de -Dieu, et rien de divin ne peut périr de main d'homme; mais une de ces -contusions sourdes, une de ces blessures profondes sur lesquelles il -faut verser beaucoup d'huile et de baume pour en éteindre le feu, et -en assainir la malignité. - -Je me sentis pressé d'écrire ce que je pensais de cette critique -éloquente, passionnée, radicale, prolétaire, de la société. Mais -l'idée d'écrire sur l'oeuvre d'un homme proscrit par lui-même sans -doute, mais enfin proscrit par les circonstances, comme ferait à -peine un ennemi, cette idée, sans convenance et sans mémoire, ne me -vint même pas; il y a des tentations qui ne surgissent que dans des -âmes infimes, dignes d'être tentées par ce qui est abject comme elles. - -J'écrivis à Hugo pour lui dire «que je l'avais lu, que j'étais tour à -tour ravi du talent, blessé du système; que la critique radicale de la -société, chose sacrée parce qu'elle est nécessaire, chose imparfaite -parce qu'elle est humaine, m'était antipathique; que, si j'écrivais -sur son livre, je respecterais avant tout l'homme, l'amitié, le -suprême talent, le génie, cette épopée du talent; mais qu'en -confessant mon admiration pour le talent, il me serait impossible de -ne pas combattre à armes cordiales le système; et qu'en combattant le -système, je froisserais peut-être involontairement l'homme et -l'oeuvre; que par conséquent j'attendrais sa réponse avant d'écrire -une ligne de l'admiration et de la réprobation qui bouillonnaient en -moi; et que, s'il craignait que la condamnation des idées du livre ne -blessât le moins du monde en lui l'homme et l'ami, je n'écrirais -rien, car, même pour défendre la société, il ne faut jamais, comme un -vil séide, enfoncer même une épingle au coeur d'un ami, et qu'il me -répondît donc, s'il le jugeait à propos; que, s'il ne me répondait -pas, j'interpréterais son silence, et je n'écrirais rien.» - -Il me répondit deux ou trois fois, en me remerciant et en m'octroyant, -comme un homme fort, pleine licence d'écrire ma pensée contre sa -pensée. - -«Si le _radical_ c'est l'_idéal_, oui, je suis radical, disait-il dans -les justifications éloquentes de ses intentions d'écrivain; oui, à -tous les points de vue, je comprends, je veux et j'appelle le mieux; -le mieux, quoique dénoncé par un proverbe, n'est pas l'ennemi du bien, -car cela reviendrait à dire: Le mieux est l'ami du mal.... - -«Oui, une société qui admet la misère... oui, une humanité qui admet -la guerre, me semblent une société, une humanité inférieures, et c'est -vers la société d'en haut, vers l'humanité d'en haut que je tends, -société sans rois, humanité sans frontières... - -«Je veux universaliser la propriété, ce qui est le contraire de -l'abolir, en supprimant le parasitisme, c'est-à-dire arriver à ce but: -tout homme propriétaire et aucun homme maître. Voilà pour moi la -véritable économie sociale, et, parce que le but est éloigné, est-ce -une raison pour n'y pas marcher?... - -«Oui, autant qu'il est permis à l'homme de vouloir, je veux détruire -la fatalité humaine; je condamne l'esclavage, je chasse la misère, -j'enseigne l'ignorance, je traite la maladie, j'éclaire la nuit, je -hais la haine... Voilà ce que je suis, et voilà pourquoi j'ai écrit -les MISÉRABLES. - -«Dans ma pensée, les _Misérables_ ne sont autre chose qu'un livre -ayant la fraternité pour base, et le progrès pour cime. - -«Maintenant, prenez ce livre et pesez-le. Les conversations -littéraires entre lettrés sont ridicules; mais le débat politique et -social entre pairs, c'est-à-dire entre philosophes, est grave et -fécond. - -«Vous voulez évidemment, en grande partie du moins, ce que je veux. -Seulement, peut-être souhaitez-vous la pente encore plus adoucie; -quant à moi, les violences et les représailles sévèrement écartées, -j'avoue que, voyant tant de souffrances, j'opterais pour le plus court -chemin! - - «Cher Lamartine, - -«Il y a longtemps, en 1820, mon premier bégayement de poëte adolescent -fut un cri d'enthousiasme devant votre éblouissant soleil se levant -sur le monde. Cette page est dans mes oeuvres et je l'aime; elle est -là avec beaucoup d'autres qui vous glorifient. Aujourd'hui, vous -pensez que l'heure est venue de parler de moi, j'en suis fier; _nous -nous aimons depuis quarante ans et nous ne sommes pas morts_. Vous ne -voudrez gâter ni ce passé ni cet avenir, j'en suis sûr; faites donc de -mon livre ce que vous voudrez: il ne peut sortir de vos mains que de -la lumière! - - «Votre vieil ami, - - «Victor HUGO.» - -Cette belle lettre, aussi cordiale que confiante en soi-même et dans -mon amitié, étant reçue, j'écrivis, sans crainte de blesser l'homme en -combattant le système, ce qui suit, mais sans crainte aussi de -démontrer ce que je crois la vérité sociale suprême à tous les hommes -et même à tous les génies. Je pris la forme qui me parut la plus -naturelle et la plus instructive, celle du dialogue entre un vrai -_misérable_ de ma connaissance et moi. Je dis un vrai _misérable_, -parce que le titre du livre de Victor Hugo est faux, que ses -personnages ne sont pas les _misérables_, mais les _coupables_ et les -_paresseux_, car presque personne n'y est innocent, et personne n'y -travaille, dans cette société de voleurs, de débauchés, de fainéants, -de filles de joie et de vagabonds; c'est le poëme des vices trop punis -peut-être, et des châtiments les mieux mérités. - -C'est là ce qui a frappé au premier coup d'oeil tous les lecteurs. - -Jean Valjean est un voleur bien intentionné d'abord, puis un -_récidiviste_ bien conditionné, et bien près d'être un assassin, quand -il répond à l'hospitalité confiante de l'évêque, son hôte, son sauveur -et son bienfaiteur, par le vol domestique et par la forte tentation -de l'égorger pendant son sommeil, et quand il met le pied sur la pièce -de quarante sous du pauvre enfant son guide, en fermant le poing pour -l'assommer. - -Les Thénardier sont des vampires humains suçant le sang des morts et -des blessés sur le champ de bataille, volant un enfant à la pauvre -mère Fantine, volant leurs propres hôtes, volant ou cherchant à voler -les trésors qu'ils n'ont pas enterrés, cherchant à voler Marius par le -chantage de la dénonciation, et s'en allant avec le prix de leurs -crimes voler en Amérique, parce que le terrain du vol leur manque en -Europe. - -Les étudiants volent l'honneur des grisettes; les grisettes, le temps -et l'argent des étudiants, et les économies de leurs mères. - -Les mêmes étudiants, ivrognes précoces ou libertins blasés, devenus -émeutiers par désoeuvrement, puis républicains par fantaisie, volent -la vie et le sang de leurs concitoyens dans une barricade servie par -des gamins de Paris et par des filles des rues, et se font tuer -eux-mêmes avec autant d'héroïsme que d'indifférence. Vertueux -meurtriers, vertueux suicides autour d'une table de cabaret! Si l'on -demandait à l'innocent Marius lui-même: «Pourquoi êtes-vous là?» il -serait bien embarrassé de répondre, «Par ennui,» répondrait-il -peut-être, mais à coup sûr pas par opinion. - -Dans tout cela, je vois bien l'écume ou la lie d'une société qui -fermente, mais de vrais misérables sans cause, je n'en vois point, -excepté les pauvres filles et les petits enfants de Thénardier -couchés, par la charité d'un jeune bandit des rues, dans la voûte de -l'éléphant de la Bastille. - - -XIX. - -Ce livre d'accusation contre la société s'intitulerait plus justement -l'_Épopée de la canaille_; or la société n'est pas faite pour la -canaille, mais contre elle. Prendre les ordres de Valjean contre le -vol, de Thénardier contre le maraudage, des étudiants contre la -débauche, des gamins héroïques de Paris et des jeunes émeutiers de la -barricade sur l'organisation savante du travail et de la société -parfaite, contre le luxe des riches et contre la misère du chômage du -peuple, est une homéopathie par le vice, l'ignorance et le sang, qui -nous laisse quelque doute sur la guérison du corps social. Or, de -bonne foi, nous ne voyons guère d'autre conclusion à tirer de ce beau -livre des songes où tout est coupable, excepté le coupable lui-même, -et où la société est responsable de tout le mal qu'on fait ou qu'on -subit contre ses prescriptions ou contre ses institutions. - -Voici l'histoire de mon misérable à moi. Il existe encore, et on la -lira bientôt. - - -XX. - -Un jeune paysan est élevé, dans un hameau isolé des hautes montagnes, -par un père vertueux et par une tante pieuse, avec une cousine du même -âge, fille de sa tante. Les deux enfants grandissent en s'aimant, sans -savoir ce que c'est que l'amour. La fille garde le troupeau, aidée du -chien de la maison. Elle est d'une beauté virginale qui excite -l'admiration de la contrée. Le garde des forêts la voit et il en est -épris; il la demande en mariage. On la lui refuse; il fait susciter, -par un avoué complaisant de la ville voisine, un mauvais procès de -dépossession aux pauvres gens, possesseurs de la chaumière, de -quelques champs limitrophes et de quelques châtaigniers dont ils -vivent. La maison presque seule leur reste; ils y souffrent les -extrémités de la misère. - -Un jour, la jeune fille laisse par inadvertance ses chèvres et ses -chevreaux s'échapper pour aller marauder un brin d'herbe dans la -partie du domaine qu'ils avaient l'habitude de paître. La bergère s'en -aperçoit trop tard, lance le chien après les chevreaux pour les -ramener dans ses limites; les gardes, aux ordres de leur chef, se -découvrent, tirent sur le troupeau, tuent les chevreaux, cassent une -jambe au petit chien, atteignent de grains de plomb égarés les -vêtements et le cou de la jeune fille. Elle se sauve et se réfugie -tout en sang dans la maison. - -Le jeune homme, qui travaillait tout près de là, croit qu'on -assassine sa cousine; il saisit une carabine au râtelier de la -cheminée, court au bruit, voit les meurtriers, fait feu et tue -involontairement le chef des gardes entouré de sa bande. On s'empare -de lui, on le traîne à la ville comme meurtrier d'un fonctionnaire -public dans l'exercice de ses fonctions. On le juge, on le condamne à -mort; il marche au supplice des assassins, etc., etc. - -Qu'on se peigne ces quatre misères: l'amante dont on va faire mourir -le sauveur dans l'ignominie; la tante qui va perdre sa fille unique; -le père qui va voir tuer son fils et son gagne-pain par la mort du -coupable involontaire; le fils, enfin, couché sur la paille de son -cachot, qui pense à sa cousine expirant de douleur, à sa tante, à son -père expirant de misère, de faim et de honte dans leur masure -réprouvée des honnêtes gens, à sa propre mort, à lui, et à sa propre -mémoire entachée d'un meurtre innocent. - -Un hasard l'arrache au bourreau; sa peine est commuée en un bagne -éternel. - -Voilà le misérable! - -Voilà l'injustice de la société; voilà une de ces mille et mille -péripéties inhérentes à la vie humaine, où les membres vertueux, -laborieux, pieux de la famille, sont en même temps les plus vertueux -et les plus torturés de la société innocente. Aussi là tout le monde -est malheureux, et personne n'est coupable; la société elle-même n'est -qu'aveugle, et le juge, en rendant un arrêt consciencieux, ne fait -qu'un acte de justice et de protection envers elle. Voilà une épopée -digne du génie de Victor Hugo. Valjean n'est qu'une erreur du poëte. - -Premièrement, le poëte calomnie involontairement la justice humaine de -nos jours, en supposant qu'un jury, qu'on n'accuse pas, à coup sûr, -d'excès de sévérité, condamne aux galères pour un morceau de pain, -emprunté plutôt que volé, pour deux enfants qui n'ont plus de lait -dans la mamelle de leur mère! - -Secondement, ce même Valjean devient parfaitement digne des galères -par le vol, dépourvu de toutes circonstances atténuantes, de -l'argenterie de l'évêque, et parfaitement caractérisé d'une vraie -perversité aggravante, par l'hésitation entre assassiner ou épargner -son sauveur, et parfaitement surchargé d'une criminalité odieuse par -le vol de la pièce de quarante sous, à main armée, du pauvre enfant -sans force et sans armes! - -Le souvenir de toutes ces férocités de caractère poursuit le lecteur à -travers le livre; malgré tous les actes de vertu gratuits et toutes -les philanthropies transcendantes de ce galérien philanthrope, on ne -voit pas comment tant de raison est survenue dans cet ignorant, tant -de délicatesse dans cette brute, tant de notions raffinées de -perfection dans ce forçat qui commence par le larcin, qui marche vers -le vol, qui se laisse tenter par l'assassinat, et qui finit par -accuser tout le monde! - -Cela nuit terriblement et radicalement à l'intérêt pour cet honnête -raisonneur, mais auquel, si ce n'était pas le prodigieux talent de son -biographe, personne de sensé ne serait tenté de s'intéresser, que -comme on s'intéresse à un monstre d'inconséquence!--C'est un -chef-d'oeuvre, oui; mais c'est un chef-d'oeuvre d'impossibilité! - - LAMARTINE. - - - - -LXXXIVe ENTRETIEN. - -CONSIDÉRATIONS SUR UN CHEF--D'OEUVRE, - -OU - -LE DANGER DU GÉNIE. - -LES MISÉRABLES, PAR VICTOR HUGO. - -DEUXIÈME PARTIE. - - -I. - -Pour bien élucider mon sujet, et pour faire constater le livre par ses -pairs, comme on dit quelquefois, je résolus d'opposer forçat à forçat; -je prêtai mon exemplaire à un forçat condamné à mort, et, quand il -l'eut bien lu, bien ruminé, bien absorbé dans le solitaire -confinement où il est encore, j'allai le trouver un jour de loisir, et -je lui demandai de m'analyser en liberté ce qu'il avait éprouvé en -lisant les _Misérables_. Mais, comme ces hommes simples sont aussi les -plus impressionnables et les plus séductibles de tous les hommes, et -en même temps les plus incapables d'analyser en masse un ouvrage de -dix volumes, accumulés d'une main de géant pour mêler le vrai et le -faux, le raisonnement et le sentiment dans un mouvement d'art -inextricable, je lui proposai d'en causer à loisir, et de me permettre -de l'interroger en notant ses réponses. Il se sentit soulagé de la -confusion de ses idées et de l'incertitude de ses jugements par ce -mode de dialogue; et, bien qu'il soit resté sensible, et qu'il soit -devenu homme d'esprit par la longueur de ses détentions, et par ses -pensées retournées en dedans à force de rêveries, il fut heureux de -n'avoir pas à faire lui-même le triage formidable de sensations et de -raisonnements dont il avait eu peur à ma première proposition, et il -me dit: «Parlez, Monsieur; je ne saurais pas parler, mais je saurai -peut-être répondre.» - -«--Eh bien! parlons,» lui dis-je, et un dialogue de huit matinées -commença entre nous. Le voici, à peu de chose près, littéral: - -MOI. - -Eh bien! mon cher Baptistin, vous avez donc lu les _Misérables_? -Quelle impression ce livre vous a-t-il faite? - -LE FORÇAT. - -Ma foi! Monsieur, la tête m'en a tourné. J'ai été comme ébloui; j'ai -cru sentir la voûte du ciel s'écrouler sur moi, le plancher manquer -sous mes pieds, le soleil et la nuit se confondre et entrer pêle-mêle, -comme sous un coup de marteau, dans ma tête; je n'ai pas eu le temps -de respirer, j'étais essoufflé, ou plutôt il m'a semblé que j'étais -poussé par une main puissante à travers des espaces incommensurables, -tantôt répugnants, tantôt délicieux, tantôt par force, tantôt par -plaisir; ici affreuse stérilité, là fécondité prodigieuse, hurlements -affreux d'un côté, musique caressante de l'autre; allant où je ne -voulais pas aller, m'arrêtant où je ne voulais pas m'arrêter, mais -allant toujours, comme si la poigne du Juif errant m'eût déraciné de -terre pour me contraindre à le suivre jusqu'en enfer; en un mot, -Monsieur, ce livre m'a souvent révolté, toujours entraîné, et je suis -arrivé au bout en maudissant la route; mais, comme la roue précipitée -sur une pente d'abîmes où il lui est impossible de s'arrêter, j'étais -moulu quand j'ai été au fond. - -MOI. - -C'est là l'effet du talent de l'écrivain, mon ami. On se livre à lui -malgré soi; il s'empare de vous; on ne croit que la moitié de ce qu'il -dit, l'autre moitié vous fait peur ou horreur; on voudrait raisonner -contre lui, on n'en a pas le temps, on va, on va, on va; c'est ce -qu'on appelle la verve, la couleur, le feu du génie, le délire de la -langue, la folie du mouvement. On se dit: «Allons toujours, je -réfléchirai après.» Les peuples à grande imagination sont tous -habitués à cet effet du grand style sur leur esprit. - -C'est ainsi que les Grecs furent enivrés jadis par les rêveries d'un -sublime rêveur appelé Platon, qui, dans un livre appelé sa -_République_, leur écrivit des absurdités contre nature qu'un enfant -réfuterait, mais qui font les délices du monde depuis plus de deux -mille ans. - -C'est ainsi qu'en Angleterre Thomas Morus écrivit un autre livre -appelé _Utopie_, où l'homme était reconstruit, non pas sur la nature -humaine, mais sur la fantasmagorie d'un être idéal. - -C'est ainsi que Fénelon écrivit dans _Télémaque_ son utopie de la -législation de Salente, pour s'être trop grisé de platonisme et aussi -de christianisme radical. - -C'est ainsi que J.-J. Rousseau, presque de nos jours, écrivit de verve -trois livres d'un style entraînant qui vous empêche de réfléchir: un -livre chimérique sur l'éducation, appelé _Émile_; un livre immoral et -raisonneur sur l'amour, appelé _Héloïse_; enfin un livre de fanatique, -sur la législation des empires, appelé le _Contrat social_, livre où -toutes les lois sont faites à l'inverse de l'homme, un livre qui -exalte la liberté et finit par la plus atroce des tyrannies. - -C'est ainsi qu'un autre homme du même talent, de la même honnêteté -délicate que ces quatre ou cinq prophètes des peuples, a vu les -misères de son siècle et de tous les siècles, a été touché du généreux -désir de les pallier, a pris la plume et a écrit les _Misérables_, -livre plus puissant et aussi inconséquent que les livres de ses -devanciers sur la route des songes; livre populaire, qui fera beaucoup -de mal au peuple, en le dégoûtant d'être peuple, c'est-à-dire homme et -non pas Dieu! - -Mais enfin, poursuivis-je, que pensez-vous de son héros, Jean Valjean, -le forçat philanthrope? - -LE FORÇAT. - -À présent que je suis de sang-froid, Monsieur, me répondit Baptistin, -le forçat de l'amour, que sa cousine attendait à la geôle de sa maison -de détention pour le récompenser de tant de malheur souffert pour -elle, et qui achevait entre l'espérance et l'amour ses dernières -semaines de captivité; à présent que je suis de sang-froid, il me -semble que le héros de M. Victor Hugo est bien mal choisi ou bien mal -imaginé pour en faire l'objet d'un intérêt si tendre, et le modèle de -si patientes vertus à l'oeil de ses lecteurs. - -MOI. - -Et pourquoi le pensez-vous? - -LE FORÇAT. - -Parce que ce Valjean est au fond un très-vilain homme, un homme si -pervers, si incorrigible, que moi, qui ai fréquenté les bagnes, j'en -ai vu bien peu d'aussi foncièrement scélérats, d'aussi dénaturés, soit -par leur dépravation naturelle, soit par le défaut de bonne éducation -dans leur famille, soit par la passion innée et organique du vol et du -meurtre, passion qu'on dit héréditaire dans certaines races d'hommes, -comme chez le renard, le loup ou le tigre. - -C'est peut-être un préjugé, Monsieur, je n'ose pas le décider, mais il -n'en est pas moins vrai que, même parmi nous, les plus pauvres, les -plus ignorantes des familles du peuple, soit à la ville, soit à la -campagne, un instinct, absurde peut-être, mais invincible, nous -inspire partout et toujours une répugnance naturelle pour certaines -familles entachées de crimes fameux dans quelques-uns de leurs -membres, et capables, nous le supposons du moins, de retrouver cette -capacité du crime de génération en génération; nous nous en éloignons -tant que nous pouvons, nous disons que cette race est mal famée, nous -ne leur donnons pas nos filles, nous ne permettons pas à nos garçons -de chercher des femmes parmi eux. - -Encore une fois, c'est peut-être un tort, mais c'est un tort tellement -irréfléchi, tellement naturel, que personne n'y échappe, et que cela -ressemble terriblement à une révélation du ciel. Faut-il tout vous -dire? je doute fort que M. Victor Hugo, qui a, dit-on, une charmante -épouse, des fils de talent, des filles de vertu dans sa famille, -voulût accorder leur main aux fils ou aux filles de son héros Jean -Valjean, si Jean Valjean, malgré son trésor dont le premier centime -était l'argenterie de son évêque ou la pièce de quarante sous du -pauvre enfant qui lui avait servi de guide, était de condition égale à -la condition d'un honnête homme de génie. - -MOI. - -Je crois que vous avez raison, mon cher Baptistin, et que l'instinct, -cette raison occulte, composée de mille raisons non raisonnées, -raisonne mille fois mieux que le préjugé, contre lequel tout le génie -de M. Hugo ne gagnera pas un pouce de terrain. - -Amenez-lui un frère de Lacenaire, converti en un Jean Valjean -philanthrope, et vous verrez s'il lui donnera sa fille, et s'il jouera -ses' enfants et le renom si pur de sa famille à ce _croix ou pile_ du -réformateur! - -LE FORÇAT. - -Comment? si j'ai raison, Monsieur? Mais examinez donc, selon moi, la -profondeur d'atrocité, et d'atrocité mêlée d'ingratitude et -d'injustice, de ce brave homme auquel M. Hugo veut nous intéresser! - -Voilà une espèce de brute, comme nous dit l'écrivain dans le -commencement de son histoire, qui a une bonne pensée dans sa vie: -celle de trouver à tout risque un morceau de pain pour sa belle-soeur -et ses sept petits enfants. - -Il fallait que la Brie et le village de Faverolles, où il travaillait -à quinze sous par jour pour nourrir neuf personnes, fussent bien -dépourvus de toute humanité, pour qu'en frappant dans cette extrémité -à la première porte venue où il y avait du pain noir ou blanc dans la -huche, riche ou pauvre, même mendiant, ne lui prêtât pas un peu de son -superflu ou de son nécessaire pour sauver la vie d'un soir à ces -pauvres petits affamés. - -Jamais la charité en nature ne fut plus prodigue de ses secours que -dans les pauvres chaumières exposées tour à tour à ces dénûments; -l'aumône est née partout de la misère: aujourd'hui à toi, demain à -moi. - -J'ai été paysan, Monsieur, et je n'ai jamais vu dans nos montagnes le -pain, le maïs, la rave, le lait de la chèvre ou de la vache manquer à -l'innocence des enfants ou à la pénurie des vieillards, à quelque -porte que Dieu vînt y frapper par la main de ces privilégiés de sa -Providence. - -Qu'est-ce donc qu'on dit aux pauvres quand on leur dit: _Frappez et on -vous ouvrira?_ N'y a-t-il pas une Providence derrière la porte? - -MOI. - -C'est vrai, mon ami! J'habite depuis soixante-dix ans les plus pauvres -montagnes de France. J'ai vu des années où le blé était rare et cher, -et où les châtaignes mêmes manquaient; mais je dois déclarer en toute -vérité que je n'ai jamais vu une famille indigente souffrir de froid -et de faim pendant qu'il y avait une étable pour la réchauffer chez -le voisin, des galettes sur la nappe écrue de la table, du lait dans -l'écuelle des autres enfants! - -Pour les villes et pour les palais des riches, je ne dis pas non: ils -sont trop haut pour sentir ces misères, ils n'y croient pas. Ils n'ont -pas les moyens de savoir si c'est le vagabondage qui veut les -exploiter, ils craignent d'être trompés; ils font l'aumône autrement, -à grandes proportions, souvent par des mains indirectes. On peut -mourir de faim à la porte des palais, jamais à la porte des -chaumières. - -Or le village de Faverolles n'était qu'un groupe de pauvres gens; -Valjean n'avait qu'à arrêter dans le sentier un camarade, un voisin, -un homme aussi pauvre que lui, et lui dire: «On risque de mourir de -faim cette nuit chez la veuve aux sept enfants,» et le pain serait -venu avec les larmes: voilà le peuple! - -D'ailleurs, en admettant qu'un jury, sauvage appréciateur des -circonstances, de l'urgence, de la pitié du misérable, l'eût condamné -à cinq ans de travaux forcés pour cette bonne action d'un oncle devenu -un moment fou de miséricorde pour sa famille, quand la loi de 1795 ne -le condamnait qu'à un an de prison; quand on l'aurait ensuite condamné -à mort pour le vol d'une pièce de quarante sous à un enfant qui -n'avait de témoin que ses larmes; quand toutes ces pénalités -romanesques seraient aussi vraies qu'elles sont heureusement fausses, -y avait-il là quelque chose qui fût de nature à changer en bête féroce -un pauvre homme injustement condamné, et à en faire un assassin -d'occasion du seul homme de Dieu qu'il eût rencontré à son premier pas -sur sa route, l'évêque de Digne? - -LE FORÇAT. - -Oh! certainement non, Monsieur. Voyez donc le brigand! Il se sauve du -bagne pour la cinq ou sixième fois, au risque de tuer et en tuant -peut-être ces malheureux soldats, gendarmes, gardes-chiourmes, -très-innocents à son égard, et chargés par la société de lui répondre -des hommes criminels ou dangereux qu'ils surveillent innocemment par -devoir. - -Sa mauvaise mine et son air de loup parqué lui font fermer toutes les -portes: c'est naturel; à qui s'en prendrait-il? - -C'est le droit et l'instinct de tout le monde de suspecter les hommes -suspects et de ne pas se lier avec les vagabonds de mauvaise renommée; -c'est triste, mais c'est fatal. C'est la force des choses, on ne peut -en accuser que la prudence humaine. - -J'ai été bien autrement victime moi-même d'une prévention et d'une -erreur des hommes, quand, ayant eu le malheur d'atteindre le chef des -gardes de notre forêt en croyant défendre ma cousine, mon oncle et ma -tante audacieusement attaqués à coups de fusil, j'ai été jugé digne de -mort et miraculeusement sauvé de la guillotine: eh bien! cela m'a -inspiré une douleur mortelle, une honte imméritée, une résignation -religieuse, mais cela ne m'a donné aucune haine injuste et brutale -contre les hommes. J'ai dit: «Ils sont hommes, ils se trompent, ils ne -voient pas la vérité; s'ils la voyaient, ils se garderaient bien de -m'exécuter.» Voilà tout! - -Mais voilà un homme qui a commis une faute plutôt qu'un crime, à bonne -intention, et qui devrait être fier de son innocence foncière et des -cinq ans de peine infligés à sa bonne action; le voilà qui, après -s'être nourri dix-neuf ans de son venin, s'échappe de ses fers et -rentre dans le monde de la liberté. Il est recueilli par ce bon saint -évêque, qui ne lui fait pas l'aumône du soir seulement, mais l'aumône -de son honneur, l'aumône de sa dignité d'homme, qui l'appelle: «mon -frère,» qui le fait asseoir à sa table, pour le réhabiliter par cette -égalité chrétienne de l'innocence constante avec l'innocence -reconquise du repentir justifié, qui lui montre la confiance absolue -du juste dans le repentant, qui le croit incapable même d'une mauvaise -pensée, qui lui prépare son lit dans son antichambre, qui y laisse -l'argenterie, son seul trésor, qui ne ferme pas même le loquet, et qui -s'endort sans peur à côté du crime mal assoupi dans ce coeur inconnu! - -Eh bien! ce vagabond n'est ni ému, ni réconcilié avec lui-même et avec -les hommes, par un tel miracle de bienfaisance et de vertu -surhumaines: il se réveille avant l'aube, avec la première pensée de -profiter de cette incrédulité au mal de son sauveur, pour lui voler le -trésor des pauvres, son argenterie. Ce n'est rien, bien que ce soit -aussi vil que contre nature; il ôte ses souliers pour n'être pas -entendu, il s'arme d'un levier de fer bien aiguisé qu'il tire de son -sac, pouvant servir au triple usage, dit l'auteur, de forcer la porte -de l'armoire où l'on a eu l'imprudence héroïque de serrer sous ses -yeux l'argenterie, de percer le sein ou d'assommer le crâne de -l'évêque. Il vole résolument son hôte; il s'avance à pas de loup vers -son lit, bien résolu de tuer le dormeur s'il ouvre les yeux au bruit; -il épie le réveil, il médite la mort, il regarde. - -«Nul ne peut dire ce qui se passait en lui, pas même lui, dit M. Hugo; -pour essayer de s'en rendre compte, il faut rêver ce qu'il y a de plus -violent en présence de ce qu'il y a de plus doux... Mais quelle était -sa pensée, il eût été impossible de le deviner... La seule chose qui -se dégageât clairement de son attitude et de sa physionomie, c'était -une étrange _indécision_: il semblait près de briser ce crâne ou de -baiser cette main; sa casquette dans la main gauche, sa massue dans la -main droite, ses cheveux hérissés sur sa tête farouche...» - -Heureusement l'évêque dormait; le forçat Valjean emporte résolument -le panier d'argenterie, et se sauve en escaladant la fenêtre avec un -trésor de plus et un crime (mais un crime inutile) de moins. - -Et voilà le misérable avec lequel l'auteur veut qu'on sympathise -pendant dix longs volumes! Ah! c'est impossible! À force d'éloquence, -il est vrai, l'auteur y parvient, quand il parvient à faire oublier -cette horrible révélation d'une infernale nature; mais il ne peut y -parvenir dans ceux qui se souviennent en lisant de ces antécédents de -tigre; il veut vainement faire détester la société en la calomniant, -il ne réussit véritablement en ceci qu'à calomnier le crime! - -Jean Valjean peut gagner tous les millions qu'il voudra dans ses -manufactures, il peut protéger les filles, doter les enfants, etc.; -maire de sa bourgade, il peut se relever à la sublimité vertueuse du -repentir, se vouer lui-même à l'infamie pour écarter le soupçon de la -tête d'un coupable: il ne sera jamais que le scélérat mille fois -relaps, debout dans la nuit, sa massue à la main sur la tête de son -bienfaiteur, _indécis_, comme dit l'écrivain, prêt à frapper s'il -s'éveille, et finissant par ne pas frapper parce qu'un cadavre -l'accuserait plus que l'hôte endormi! - -Oh! non, Monsieur, je ne pardonnerai jamais cela à ce Valjean: cela -dépasse l'homme, cela dépasse le tigre, car le tigre qui ouvre ses -griffes sur l'homme ne sait pas que cet homme lui voulait du bien: il -l'étrangle comme ennemi, mais non comme bienfaiteur! Je lis malgré -cela, parce que le tableau est admirablement peint, mais je lis avec -un remords: c'est de m'intéresser quelquefois à pire qu'un tigre. - -Certes, la société avait eu tort de condamner Valjean aux galères: il -était innocent du pain volé à Faverolles. Mais peut-on dire que la -société fut mal inspirée en enfermant à vie le _misérable_, dans le -sens criminel du mot, oui, le misérable qui, en récompense d'un jour -de pardon, d'un dîner d'ami, d'une nuit de confiance, passe une heure -ou une minute dans l'honorable indécision de cet assommeur? - -MOI. - -J'ai senti tout ce que vous sentez, mon cher Baptistin, et c'est là, -selon moi, le vice fondamental de cette étrange, morbide, sublime -composition. Intéresser au crime quand le crime n'est que passion, -c'est le chef-d'oeuvre du paradoxe; mais intéresser au crime quand le -crime est atroce, comme l'assassinat du Christ par le Samaritain, -c'est le crime du talent. Passons. - -Et que dites-vous de ce brave évêque? - -LE FORÇAT. - -Ah! que c'est bien commencer son livre, Monsieur, que de le commencer -par ce qu'il y a de plus doux, de plus saint dans l'espèce humaine: la -religion! Je vous avoue que cette promenade pas à pas dans l'âme de -l'évêque de Provence, quoique un peu longue, m'a fait beaucoup de bien -au commencement, et que je ne l'ai pas trouvé aussi niais que l'on -dit, parce qu'il est vraiment bon pour nous autres pauvres gens. Il -m'a rappelé ce vieux frère quêteur du couvent de la montagne, auquel -je dois le miracle de charité qui m'a sauvé et le bonheur de retrouver -mon père, ma tante et ma cousine. - -Qu'on dise des bons prêtres ce qu'on voudra: ils sont de la famille -de ceux qui n'ont plus de famille; ne faut-il pas que les misérables -aient quelques parents sur la terre et un bout de patrimoine là-haut? - -Quant à la fin du chapitre, à l'endroit où l'évêque se laisse débiter -un tas de choses inintelligibles par ce vieux terroriste qui va -mourir, et qui déclame encore sur son lit de mort des énigmes -au-dessus de ma portée en l'honneur de la guillotine, et qui font -apostasier d'admiration le saint évêque, jusqu'au point de tomber à -genoux et de demander sa bénédiction à cet entêté d'impénitent: -franchement, vous devez comprendre cela, vous, Monsieur, c'est votre -affaire; mais, moi, je n'y ai rien compris du tout. Vous me ferez -plaisir de me l'expliquer. - -MOI. - -Cette peinture évangélique de l'âme de l'évêque, âme chrétienne parce -qu'elle est populaire, et populaire parce qu'elle est chrétienne, mon -ami, est ce qu'on appelle un tableau de genre suspendu dans un -vestibule pour prédisposer, par une bonne impression, les yeux, -l'esprit, le coeur des lecteurs aux sentiments religieux et doux, qui -sont l'édification de ce triste monde. L'auteur a senti que les -religions bien entendues sont, comme étant à la fois divines dans leur -objet, humaines dans leurs ministres, pleines de controverses, d -incrédulités et de crédulités populaires dans leurs dogmes, mais qu'en -masse les religions sont des vases célestes transmis de générations en -générations aux peuples, et dans lesquels les philosophes de tous les -âges ont versé tour à tour, en les clarifiant, la plus pure morale, -les plus saintes règles de vie, les plus admirables pratiques de -charité et de fraternité qui aient honoré les siècles; en sorte que, -sans disputer sur leur nature révélée par la raison, lumière de Dieu, -ou par Dieu lui-même, quand une religion se brise, toute la morale se -répand, et le peuple risque de mourir de soif. - -Il faut donc que les hommes bien intentionnés, comme l'auteur de ce -livre, touchent avec une extrême prudence et un extrême respect à ces -vases divins qui contiennent l'âme du peuple, même quand ils aspirent -évidemment, comme lui, à verser le plus de raison possible dans les -institutions religieuses et dans ces saintes croyances des nations. - -Pour cela, il faut leur faire respecter, aimer et admirer ses -ministres, comme l'évêque de Digne, en faisant de sa vie un tableau -d'abnégation et de sainteté pratique qui ravisse les pauvres, les -vieillards, les petits enfants, toute la partie souffrante de -l'humanité dont Dieu est le seul héritage. C'est ce que M. Hugo a -parfaitement compris, admirablement exécuté dans le portrait de son -évêque M. Myriel, et, convenons-en, il l'a fait avec une généreuse -intrépidité dans un moment où la littérature, disons le mot, une -littérature médiocre, scolastique, sans feu, sans ailes, sans -imagination, se retourne niaisement vers l'athéisme, cette bêtise sans -fond, et croit avoir inventé quelque chose en inventant le néant! - -Oui, toute la biographie quelquefois un peu puérile, un peu niaise -même, de l'évêque Myriel, de sa soeur, de sa dame de compagnie, la -description de sa pauvreté volontaire, de son dévouement à Dieu et aux -pauvres, ces privilégiés de la miséricorde, de son hôpital, de ses -meubles, de son jardinet, de sa messe sur l'autel de bois, de ses -visites pastorales parmi les pasteurs des Hautes-Alpes, tout cela a un -charme, une vérité un peu exagérée, un peu ostentatoire, un peu -déclamée, mais en réalité très-touchante et fidèlement peinte par un -peintre de premier ordre. - -On croit voir des portraits de famille dans certaines figures du -tableau, telles, par exemple, que la transparente soeur madame -Baptistine et la vieille madame Magloire, soeur volontaire aussi -plutôt que servante de la maison épiscopale; on croit deviner que le -poëte, comme le peintre Rubens, mettant partout sa femme ou sa soeur -dans ses tableaux, s'est souvenu de son heureuse enfance de la rue du -Colombier, et a retracé le profil de sa mère ou la face réjouie de -quelque bonne tante auxiliaire de sa mère, dans les figures de ces -deux saintes femmes de l'Évangile, domestiques du saint évêque de -Digne. - -Jusque-là, je suis comme vous, je ne sais qu'admirer. La poésie ne -déroge pas du tout en dessinant la sainteté et en coloriant la piété -sous trois formes, le frère, la soeur et la servante: trio de candeur -et de vertu qui psalmodie, chacun dans sa langue, le même hymne à Dieu -dans le peuple! - - -II. - -Ce n'est pas que cette rencontre d'un évêque émigré avec ce féroce -conventionnel, presque régicide, ne soit peinte aussi avec l'énergie -du pinceau de l'écrivain. - -«...Le conventionnel mourant, le buste droit, la voix vibrante, était, -dit-il, un de ces grands octogénaires qui font l'élément du -physiologiste; la révolution a eu beaucoup de ces hommes proportionnés -à l'époque; on sentait, dans ce vieillard, l'homme à l'épreuve; si -près de sa fin, il avait conservé tous les gestes de la santé; il y -avait dans son oeil clair, dans son accent ferme, dans ses robustes -mouvements d'épaules, de quoi déconcerter la mort. Azaël, l'ange -mahométan du sépulcre, eût rebroussé chemin, et eût cru se tromper de -porte..... - -«Il semblait mourir parce qu'il le voulait; il y avait de la liberté -dans son agonie; les jambes étaient immobiles, les ténèbres le -tenaient par là, les pieds étaient morts et froids, la tête vivait de -toute la puissance de la vie, et paraissait en pleine lumière. En ce -moment il ressemblait à ce roi du conte oriental, chair par en haut, -marbre par en bas. - -«Une pierre était là, l'évêque s'y assit; l'exorde fut _ex abrupto_.» - -Les poëtes seuls posent ainsi les figures: ce qu'on appelle poésie -n'est que la reproduction vivante et colorée de la vérité. Les autres -écrivent, les poëtes peignent. La poésie, c'est la vie des choses, on -ne sait si son pinceau est pinceau ou torche, tant il jette d'ombre et -de lumière sur tous les contours de ce qu'il voit ou de ce qu'il veut -faire voir. - -Mais ici le poëte cesse tout à coup de voir: son regard se trouble, sa -vue s'obscurcit, le soleil de Dieu ne l'éclaire plus. Il veut suppléer -à cette clarté qui tombe du ciel, des étoiles, de la conscience du -coeur, par je ne sais quel jour faux qu'il emprunte à un système qui -n'est pas même le sien, le système de la terreur justifié par le -sophisme; la beauté de l'homicide, l'innocence de la férocité, la -vertu du crime, la sainteté de la guillotine politique, la légitimité -de l'assassinat juridique de sang-froid, tout ce qui fait horreur aux -hommes, tout ce qui fait resplendir d'une lueur sanglante, d'une tache -de feu, les noms malheureux des hommes qui ont tué en masse ou en -détail leurs frères innocents, il le comprend, il le justifie, il -l'exalte, il le transfigure, il le divinise. - -«--La révolution française est le sacre de l'humanité,» dit le -mourant. - -L'évêque, atterré, ose murmurer seulement: - -«--Et 93?» - -Le conventionnel se dresse sur sa chaise avec une solennité presque -lugubre, et, autant qu'un mourant peut s'écrier, il s'écrie: - -«--Ah! vous y voilà, 93! J'attendais ce mot-là. Un nuage fut formé -pendant quinze cents ans; au bout de quinze siècles il a crevé. Vous -faites le procès au coup de tonnerre!» - -«L'évêque sentit, sans se l'avouer peut-être, que quelque chose en lui -était atteint; pourtant il fit bonne contenance. Il répondit: - -«--Le juge parle au nom de la justice, le prêtre parle au nom de la -pitié, qui n'est autre chose qu'une justice plus élevée; un coup de -tonnerre ne doit pas se tromper. - -«Et il ajouta, en regardant fièrement le conventionnel: - -«--Louis XVII? - -«Le conventionnel étendit la main et saisit le bras de l'évêque: - -«--Louis XVII! Voyons! sur qui pleurez vous? Est-ce sur l'enfant -innocent? Alors soit, je pleure avec vous. Est-ce sur l'enfant royal? -Je demande à réfléchir; pour moi, le frère de Cartouche, enfant -innocent, pendu par les aisselles jusqu'à ce que mort s'ensuive, en -place de Grève, pour le seul crime d'avoir été le frère de Cartouche, -n'est pas moins douloureux que le petit-fils de Louis XV, enfant -innocent martyrisé dans la tour du Temple, pour le seul crime d'avoir -été le petit-fils de Louis XV... Cartouche, Louis XV, pour lequel des -deux réclamez-vous?» - -«Il y eut un moment de silence. L'évêque regrettait presque d'être -venu, et pourtant il se sentait vaguement, fortement ébranlé. - -«Le conventionnel reprit: - -«--Ah! monsieur l'évêque, vous n'aimez pas les crudités du vrai; -Christ les aimait, lui; il prenait une verge et il époussetait le -temple. Son fouet, fait d'éclairs, était un rude diseur de vérités. -Quand il s'écriait: Laissez venir à moi les petits enfants, il ne -distinguait pas entre les petits enfants, il ne se fût pas gêné pour -rapprocher le dauphin de Barrabas du dauphin d'Hérode; l'innocence n'a -que faire d'être altière, elle est aussi auguste déguenillée que -fleurdelisée. - -«--C'est vrai, dit l'évêque à voix basse. - -«--J'insiste, continua le conventionnel; vous m'avez nommé Louis XVII, -entendons-nous. Pleurez-vous sur tous les innocents, sur tous les -martyrs, sur tous les enfants, sur ceux d'en bas comme sur ceux d'en -haut? j'en suis: mais alors, je vous l'ai dit, il faut remonter plus -haut que 93, et c'est avant Louis XVII qu'il faut commencer nos -larmes; je pleurerai sur les enfants du roi avec vous, pourvu que vous -pleuriez avec moi sur les petits du peuple. - -«--Je pleure sur tous, dit l'évêque. - -«--Également, insiste le conventionnel; et, si la balance doit -pencher, que ce soit du côté du peuple: il y a plus longtemps qu'il -souffre!» - -«Il y eut encore un silence. Ce fut le conventionnel qui le rompit -(car évidemment l'évêque, confondu, ne savait plus que dire); il se -souleva sur un coude, présenta son pouce et son index replié un peu -vers sa joue, comme on fait machinalement lorsqu'on interroge et qu'on -juge (c'était donc maintenant le conventionnel qui, arrogamment, -interrogeait et jugeait l'évêque; le pénitent intervertissait les -rôles, et jetait à ses pieds le confesseur au nom de ses doctrines -glorifiées); il interpella l'évêque avec un regard plein de toutes les -énergies de l'agonie. Ce fut presque une explosion. - -«--Oui, Monsieur, il y a longtemps que le peuple souffre! Et puis, -tenez, ce n'est pas tout cela: que venez-vous me questionner et me -parler de Louis XVII? je ne vous connais pas moi!» - -Puis, dans une longue digression, railleuse et écrasante pour -l'évêque, il lui fait une longue satire, acerbe et méprisante de -langage, qui ne s'applique en rien à ce pauvre mendiant volontaire et -charitable d'évêque de Digne, qui vit d'humilité et de lait dans une -masure, pour se mettre au-dessous de tout le monde, et pour donner la -moitié de sa farine aux pauvres de son diocèse. - -Par une sublime réticence, l'évêque se laisse accuser des fautes dont -il est lavé par sa pureté et par son ascétisme. - -«--Qu'est-ce que cela a de commun avec 93? dit-il simplement, et -comment cela prouve-t-il que 93 ne fut pas inexorable?» - -(Il n'ose pas dire inique et atroce.) - -«--Revenons à l'explication que vous me demandez, dit le -conventionnel; où en étions-nous? Que me disiez-vous? Que 93 a été -inexorable?» - -(Remarquez que l'évêque, par charité, ne lui disait rien, ne lui -demandait rien, et qu'il s'était contenté de jeter à voix basse un mot -d'incrédule pitié, en réponse aux brutalités du terroriste malade.) - -«--Oui, dit l'évêque, inexorable; que pensez-vous de Marat battant -des mains à la guillotine? - -«--Que pensez-vous de Bossuet chantant le _Te Deum_ sur les -dragonnades?» - -«La réponse était dure, mais allait au but avec la rigidité d'une -pointe d'acier; l'évêque en tressaillit; il ne lui vint aucune -riposte. - -«--Disons encore quelques mots çà et là. - -«--Je le veux bien, continua le conventionnel, rendu clément par la -conviction de son triomphe de logique, et consentant à épargner un peu -l'évêque, par politesse; en dehors de la Révolution, qui est une -immense affirmation humaine, 93 est une réplique. - -«Vous la trouvez inexorable? Mais toute la monarchie, Monsieur!... Je -plains Marie-Antoinette, archiduchesse et reine; mais je plains aussi -cette pauvre femme huguenote de 1685 qui, etc.» - -Et là-dessus l'histoire, sans doute très-vraie, d'une énormité -infernale commise, au nom du roi Louis XIV, par quelque abominable -soldatesque, trouvant moyen de raffiner sur les supplices de religion -en suppliciant la nature! - -Puis, revenant sur l'évêque avec l'orgueilleuse satisfaction d'un -mauvais raisonneur qui a réduit son adversaire au silence: - -«Monsieur, dit-il à l'évêque éperdu, retenez bien ceci: la Révolution -française a eu ses raisons (peu s'en faut qu'il n'ait dit ses -mystères); sa colère sera absoute par l'avenir. Son résultat, c'est le -monde meilleur; de ses coups les plus terribles il sort une _caresse_ -pour le genre humain. J'abrége;... je m'arrête;... j'ai trop beau jeu. -D'ailleurs, je me meurs.» - -La bonne excuse pour se taire! - -«--Oui, continua-t-il cependant encore, tant il était plein de ses -raisons, oui, les brutalités du progrès s'appellent révolutions. Quand -elles sont finies, on reconnaît ceci: que le genre humain a été -rudoyé, mais qu'il a marché.» - -Le conventionnel, ajoute l'auteur, ne se doutait pas qu'il venait -d'emporter l'un après l'autre tous les retranchements intérieurs de -l'évêque; celui-ci réclama cependant, timidement, indirectement, en -faveur de Dieu. - -Le vieux représentant du peuple voulut bien ne pas répondre cette -fois. Il eut un tremblement, il regarda le ciel, et une larme germa -lentement dans ce regard. - -Quand la paupière fut pleine, la larme coula le long de sa joue -livide, et il dit presque en bégayant, bas, et se parlant à lui-même, -l'oeil perdu dans les profondeurs: - -«Ô toi! ô idéal! toi seul tu existes! - -«L'infini est; il est là! continua-t-il en levant le doigt vers le -ciel. Si l'infini n'avait pas de moi, le moi serait sa borne, il ne -serait pas infini, en d'autres termes il ne serait pas; or il est, -donc il a un moi; ce moi de l'infini, c'est Dieu!» - -Patmos est vaincu; l'Apocalypse de la révolution finit là par l'idéal -d'un faible ver de terre, divinisé et adoré. L'infini, c'est-à-dire -l'oeuvre inépuisable, perpétuelle, à mille aspects, bonne, mauvaise, -intelligible et inintelligible du Créateur; l'oeuvre de l'univers, -dont l'homme ne voit qu'un fil; la bonté, la perversité; le bien, le -mal; la nuit, le jour; l'ordre et le chaos, confondus pêle-mêle, avec -l'auteur de tout et le seul explicateur de tout, dans une unité sans -liens: le panthéisme, enfin, dernier mot de l'absurde, est prononcé! -Voilà le Dieu qui fait pleurer de tendresse et d'admiration le -conventionnel. On s'attend, sinon à une réclamation modeste, au moins -à une réserve de conscience de l'évêque; pas du tout. - -«Le conventionnel avait prononcé ces dernières paroles d'une voix -haute, et avec le frémissement de l'extase, comme s'il voyait -quelqu'un. Quand il eut parlé, ses yeux se fermèrent. L'effort l'avait -épuisé: il était évident qu'il venait de vivre, en une minute, les -quelques heures qui lui restaient. Ce qu'il venait de dire l'avait -rapproché de celui qui est dans la mort (sans doute Dieu); l'instant -suprême arrivait.» - -L'évêque, ajoute l'écrivain, le comprit; le moment pressait; c'était -comme prêtre qu'il était venu; de l'extrême froideur il était passé -par degrés à l'émotion extrême, il regarda ces yeux fermés, il prit -cette vieille main ridée et glacée, et se pencha vers le moribond. - -«Cette heure est celle de Dieu! dit-il; ne trouvez-vous pas qu'il -serait regrettable que nous nous fussions rencontrés en vain?» - -Le conventionnel rouvrit les yeux: une gravité où il y avait de -l'ombre s'imprégnait sur son visage. - -«Monsieur l'évêque, lui dit-il avec lenteur (en lui faisant la -confession de toutes ses vertus patriotiques et de sa sobriété -d'aliment et de vin, en opposition avec sa prodigalité de sang)... -maintenant, j'ai quatre-vingt-six ans, je vais mourir; qu'est-ce que -vous venez me demander? - -«--Votre bénédiction, dit l'évêque, et il s'agenouilla (devant cette -sainteté intacte de la révolution). - -«Quand l'évêque releva la tête, la face du «conventionnel était -devenue auguste. Il venait «d'expirer.» - - -III. - -L'évêque rentra chez lui profondément absorbé dans on ne sait quelles -pensées. Il passa toute la nuit en prières. Le lendemain, quelques -braves curieux essayèrent de lui parler du conventionnel. Il se borna -à montrer le ciel. - -Un jour, une douairière, de la variété impertinente qui se croit -spirituelle, lui adressa cette saillie: - -«Monseigneur, on se demande quand Votre Grandeur mettra le bonnet -rouge. - -«--Oh! oh! voilà une grosse couleur, répondit l'évêque. Heureusement -que ceux qui la méprisent dans un bonnet la vénèrent dans un chapeau.» - -Saillie peu décente dans la bouche d'un évêque, assimilant par un jeu -de mots le bonnet rouge du terroriste au chapeau du cardinal, d'un -évêque, exaltant ce dont Robespierre et d'autres avaient rougi: le -terroriste avait fait un digne prosélyte! - - -IV. - -Et maintenant, parlons sérieusement à notre tour; prenons-nous corps -à corps sur cette déification du terrorisme, et raisonnons après avoir -raconté. Il serait trop douloureux de laisser au peuple des doctrines -paradoxales écrites du style de Pascal ou de Bossuet. Heureusement, la -vérité n'a pas besoin de style. Sa lumière luit d'elle-même; se -montrer, c'est se prouver; ôtons-lui son voile et cachons-nous! - -La révolution française est, comme toutes les choses humaines, mêlée -de bien et de mal. J'ai essayé comme un autre, dans une de ces rares -occasions nées d'elles-mêmes, de la continuer en l'innocentant, en lui -ôtant son venin comme à la vipère, en lui arrachant sa dent -malfaisante avant de la cacher dans mon sein comme le psylle d'Égypte; -j'ai proclamé toutes ses vérités sans lui concéder ni crime ni colère. -Je ne suis donc pas suspect d'injustice ou de ressentiment à son -égard, encore moins de complicité, quoi qu'en puissent dire les -vieilles femmes qui n'ont pas lu l'_Histoire des Girondins_, où pas un -accès de fureur et de terreur n'est raconté sans être flétri; quoi -qu'en puisse écrire M. Nettement, leur historiographe, qui, malgré les -_Girondins_, malgré le drapeau rouge repoussé les armes à la main, -malgré l'abolition de la guillotine, proposée et arrachée au peuple, -pour premier acte de la résipiscence populaire, le 27 février 1848, -n'en persiste pas moins à faire de moi un buveur de sang. _Risum -teneatis!_ - -La belle image de M. Hugo en parlant du terrorisme: _un nuage formé -par quinze siècles, d'où sort un coup de tonnerre; le coup de tonnerre -qui ne doit pas se tromper_, est une définition explicative, selon -moi, mais nullement justificative, encore moins laudative: car le coup -de tonnerre du terrorisme s'est dix mille fois trompé; il a fait de la -lueur, mais il a fait des cadavres, des victimes innombrables, pures, -innocentes, augustes; il a laissé dans toutes les âmes quelque chose -de sinistre, pareil à une horreur chez les uns, à un remords chez les -autres; des noms abhorrés chez les bourreaux, des noms consacrés chez -les victimes. Les événements innocents ne laissent rien de pareil. Ce -remords national, cette horreur irréfléchie quoique générale, tout -cela n'est au fond que le jugement non raisonné, mais infaillible, du -genre humain, le dégoût instinctif qui se voile la face à l'aspect -d'une mare de sang. - -Je ne puis comprendre que Victor Hugo, qui prononce de si énergiques -protestations contre cette machine à meurtre appelée guillotine, -élevée sur nos places publiques contre une seule tête coupable dont la -société veut se défaire pour prémunir ses membres innocents; je ne -puis comprendre, dis-je, qu'il innocente, qu'il excuse et qu'il exalte -cette machine à dix mille coups, montée par la mort et pour la mort, -pour faucher, comme une moissonneuse à la vapeur, des milliers -d'innocents, de vieillards, de femmes, d'enfants de quinze ans, assez -vaincus pour se laisser conduire, en charrettes pleines, à travers les -places et les faubourgs de Paris, leur roi en tête, à guillotiner, -désarmés et sans résistance! Il pensait, certes, bien autrement quand -il écrivait, dans sa verte et pure jeunesse, l'ode sur Louis XVII, ou -celle sur les filles de Verdun! C'est de lui que je m'arme aujourd'hui -contre lui-même; mais je m'arme pour le désarmer de la mauvaise arme -qu'il a ramassée sur ce champ de carnage qu'il a pris pour un champ de -bataille. - -Un champ de bataille? Non, la Révolution n'a gagné aucune de ses -victoires sur la place de la Guillotine, ou sur la place d'Auray dans -la Vendée, ou sur la place des Brotteaux dans les mitraillades de -Lyon, ou sur les bords de la Loire dans les noyades de Nantes. Elle -n'y a gagné que l'horreur qui suit le massacre des prisonniers vaincus -dans tous les temps, dans toutes les causes, dans toutes les nations -du monde! Barbarie ne fut jamais vertu! Fureur et lâcheté ne seront -jamais excuse! - - -V. - -Et de quelles excuses ou plutôt de quelles glorifications le brave -évêque se laisse-t-il payer, puis réduire au silence, puis fanatiser -d'admiration par le terrorisme agonisant dans ce livre? - -Louis XVII, pauvre enfant d'un père tombé du trône, d'un père et d'une -mère égorgés en cérémonie par tout un peuple, Louis XVII comparé au -frère de Cartouche, innocent, supplicié en place de Grève! -Rapprochement de férocité, oui; rapprochement de situation, non. La -nature physique assimile les deux victimes, oui; la nature morale, -non. De tout temps, l'élévation du rang d'où l'on est précipité fait -partie, sinon du supplice de sang, du moins du supplice de l'âme: les -Romains, si féroces dans la guerre, ne pensaient pas que tomber dans -un trou fut la même chose que tomber de la roche Tarpéienne sur le -pavé du Capitole. Voir du même oeil le même supplice dans la même -chute, c'est une grave erreur: on plaint les deux victimes d'une égale -pitié, on ne les plaint pas du même respect. Tomber du trône dans les -mains meurtrières du savetier Simon jusqu'à ce que mort s'ensuive, ne -fut jamais la même chose que tomber d'un mur de dix pieds sur le pavé -de la rue. La nature se refuse à ces parallèles, parce qu'ils sont, -non pas, comme ils en ont l'air, les audaces de la vérité, mais les -paradoxes du radicalisme. Or le coeur humain est sympathique, mais il -n'est jamais radical, parce qu'il pèse d'un juste poids, et non au -poids seul de la chair et du sang, les innombrables différences du -passé et du présent dont le même malheur se compose, pour le frère de -Cartouche ou pour le fils de Louis XVI. Oublier ces différences, ce -n'est pas seulement oublier le respect, c'est dénaturer la nature. Si -l'auteur eût mieux réfléchi, il n'aurait jamais écrit ces deux noms -sur la même ligne. Aussi, tout en gémissant sur le frère innocent et -supplicié du fameux filou, quand on lit sous la même larme les deux -noms accolés, on ne peut s'empêcher de faire un geste de tête en -arrière, et de crier: «Oh!» Ce cri est un jugement. - -C'est le cri du scandale. Qui a jamais plaint Charles Ier -d'Angleterre, ou Marie Stuart d'Écosse, ou les enfants d'Édouard, ou -Louis XVI décapité, ou Marie-Antoinette immolée, ou sa jeune et pure -belle-soeur, madame Élisabeth, sacrifiée malgré son innocence; qui -est-ce qui les a jamais plaints de la pitié qu'on doit, au même titre -charnel, à tous les meurtres commis par tous les meurtriers religieux, -royaux ou révolutionnaires de la terre? _Sunt lacryma rerum!_ -L'histoire, le trône, la dignité des victimes, ont leur bienséance; -les suppliciés ont leur autorité; les tombes ont leurs priviléges -sous leurs cendres. Quand on a vidé les caveaux de Saint-Denis, on a -fait plus que quand on a vidé un cimetière banal de Saint-Eustache: -ici on déplace des ossements, là on profane des mémoires. Comment un -écrivain d'un si sympathique caractère que Victor Hugo a-t-il pu -l'oublier? Il a beau dire, plus on place haut le drame du supplice sur -l'échafaud, plus l'univers est attendri: le respect se joint à la -compassion; ce sont deux douleurs! - -Mais ceci n'est qu'affaire de prestige, de décence, de convenance -entre la pitié publique et l'échafaud matériel; que serait-ce si nous -raisonnions le sentiment? - - -VI. - -En quoi l'erreur, du le crime, ou la législation de la France sous -Louis XV ou sous ses prédécesseurs, quand la QUESTION était un article -stupide du code criminel du pays; en quoi les immanités atroces de -l'inquisition; en quoi les crimes des rois, des prêtres, des sectes -religieuses; en quoi les souffrances du peuple de ces temps néfastes, -ces souffrances aussi éternelles que la misère humaine, -légitiment-elles les sévices que les prétendus vengeurs du peuple, en -1793, exercèrent contre d'autres classes de la société? Comment Victor -Hugo, qui est et se déclare radical, professe-t-il, comme le -philosophe M. de Maistre, cette mystérieuse et absurde solidarité de -la victime de 1793 et des scélérats du treizième siècle? En quoi, -parce que le peuple souffre depuis qu'il est peuple, le peuple est-il -autorisé à se venger sur les innocents tant qu'il sera peuple? Les -souffrances iniques qu'il fait subir à ses victimes les plus pures -seront donc l'éternelle récrimination des classes l'une contre -l'autre? Quelle justice! quelle morale et quel progrès! Le peuple a eu -faim, soif, il a souffert des douleurs dans tous les âges, et, pour -cela, le peuple sera innocenté, célébré, glorifié, canonisé dans ses -bourreaux vengeurs en 1793 ou en 1862! Où finira ce droit de vengeance -abstraite, cette justice du talion entre classes? Et, d'ailleurs, le -conventionnel y a-t-il réfléchi? Celui qui était peuple dans un siècle -n'est-il pas devenu, par la rotation des choses et des races, -aristocrate dans un autre siècle? victime dans un temps, oppresseur -dans un autre? Qui fera le triage dans cette chambre ardente des -droits de vengeance d'une famille humaine contre une autre famille? Où -sera le droit de se venger, le droit de la colère, comme dit Victor -Hugo, dans une nation qui a toute également ce droit de colère dans -toutes ses classes tour à tour? La société terroriste, toujours et -partout, ne serait donc qu'une éternelle et réciproque extermination? - -Et quel droit donne au peuple de Paris de 1793 de supplicier, en la -bafouant sur sa charrette, l'archiduchesse d'Autriche, reine de -France, le supplice hideux et lamentable de cette pauvre femme des -Cévennes de 1685? Où est la relation volontaire entre cette victime du -peuple en 1793 et cette victime des prêtres en 1685? En quoi le sang -de l'une lave-t-il le sang de l'autre? - -Le conventionnel a recours lui-même à cet épouvantable mystère de la -criminalité abstraite pour justifier et légitimer ses doctrines. - -«Monsieur, dit-il d'un ton doctoral à l'évêque confondu, retenez bien -ceci: la révolution française a eu ses raisons; sa colère sera absoute -par l'avenir; de ses coups les plus terribles il sort une _caresse_ -pour le genre humain. J'ai trop beau jeu. Je m'arrête. D'ailleurs, je -me meurs! - -«Le terroriste ne se doutait pas qu'il venait d'emporter -successivement l'un après l'autre tous les retranchements de l'évêque» -(qui n'avait pas même répliqué). - -Il faut convenir que ce pauvre évêque avait peu de présence d'esprit -contre les paradoxes du terrorisme, et l'on ne doit pas s'étonner -qu'il tombe, comme saint Paul sur le chemin de Damas, atterré et sans -paroles, aux genoux de celui qui daigne l'instruire des droits de la -colère et de la sublimité des vengeances du peuple, pour adorer le -révélateur du mystère de l'échafaud et pour montrer, le lendemain, le -ciel comme le seul séjour digne de ce prophète du comité de salut -public! - -À quels excès d'aveuglement le génie même de la parole peut conduire! -La glorification du bourreau par M. de Maistre ne va pas si loin, car -le philosophe de Chambéry fait du bourreau l'_ultima ratio_ du droit -social dans les mains de la justice humaine, et il fait du supplice un -vengeur de Dieu. Le terroriste crée le droit de la colère, la raison -mystérieuse, la raison d'État du peuple en révolution dont il faut -adorer, respecter, bénir la hache; et l'évêque, en se taisant et en -adorant, en montrant du doigt le terroriste dans le troisième ciel, -donne à son tour raison à la vengeance. - -N'est-ce pas là aduler le peuple dans ses plus mauvais instincts? -N'est-ce pas lui préparer pour l'avenir des justifications toutes -faites pour d'autres crimes, que de lui dire d'avance: «Ne t'inquiète -pas, Dieu est pour toi; tu as tes raisons, tu as le droit de colère; -les consciences faibles, les esprits timides, la pitié même, autant -que la justice, se soulèveront bêtement contre toi, incapables qu'ils -sont de comprendre ta foudroyante divinité, ton coup de tonnerre formé -des misères de tous les âges! Mais les plus grands poëtes et les plus -éloquents écrivains des siècles qui suivront tes crimes en feront des -vertus, et proclameront la sainteté du supplice infligé par toi à tes -ennemis!» - -Telle est la leçon de démocrate ou d'autocrate, également -sanguinaires, contenue en germe dans les paradoxes de M. de Maistre ou -de M. Hugo. Ces grands écrivains, certes, ne pensaient pas à la -conséquence de ces préceptes lorsque, comme l'évêque du roman, ils se -sont donné une entorse de peur d'écraser une fourmi; mais ils -faucheront le genre humain en fanatisme ou en révolution avec leurs -entorses à la logique! - - -VII. - -Mais, me direz-vous, l'évêque était cependant un bon chrétien, un -disciple modèle de Celui qui a dit: «Tu ne frapperas pas, même pour me -défendre!» - -Bonhomme, oui; bon chrétien, je n'en sais rien. Le fait est que, quand -il a entendu le terrible évangile du terroriste qui lui confesse son -patriotisme sans scrupule pour toute faute ou plutôt pour toute vertu, -il tombe à ses pieds, et ne lui demande ni confession, ni repentir, ni -sacrements: sa confession, c'est sa vertu mise au jour; son repentir, -c'est l'orgueil avec lequel il s'en va à Dieu, avec son bonnet rouge -sur la tête et sa hache en main; son viatique, c'est l'_idéal, ce moi -de l'infini!_ - -Que voulez-vous dire à un pareil saint? Aussi l'évêque se prosterne -devant son impénitence, l'adore, et montre le ciel à son troupeau. -Cela peut être très-charitable, trop charitable, même pour les -victimes du terroriste, mais cela n'est pas très-miséricordieux en -détail. L'évêque est en gros, comme on le voit après son entretien -avec le terroriste, très-large sur le sang répandu à flots par droit -de colère du peuple. Cela est peu conforme au christianisme, qui est -économe en gros comme en détail du sang des hommes, et qui dit: -_Rendez à César ce qui est de César!_ - -À parler franchement, j'aimerais mieux que l'évêque fût franchement -philosophe, accusation dont le défend M. Hugo; car, si la franchise -est une vertu nécessaire, c'est envers Dieu et à cause de Dieu envers -les hommes, et à cause de soi-même envers soi-même. Or voici comment -je raisonne. - -Si l'évêque est un brave homme non croyant dans la divinité de son -Maître, pourquoi, en conservant ses vertus, n'abandonne-t-il pas -l'autel où il adore le Christ comme Dieu, quand il le vénère seulement -comme le saint crucifié du monde? En continuant son apostolat d'évêque -sur la terre, il retient donc dans son coeur le dernier mot de sa foi; -il trompe donc pour le bien son troupeau: mais enfin tromper, même -pour le bien, ce n'est pas d'un parfait honnête homme. - -Ou l'évêque est chrétien selon la lettre et selon l'esprit, et alors -pourquoi écoute-t-il avec complaisance et approbation les doctrines -très-peu chrétiennes du terroriste, et pourquoi, après l'avoir entendu -se vanter du sang versé pour le peuple, ne lui propose-t-il aucune -bénédiction de sa religion, et, au contraire, lui demande-t-il -simplement la sienne? - -C'est très-humble, mais très-peu catholique. Entre le Christ-Dieu de -l'évêque et l'_idéal_ du terroriste, il y a l'infini, il y a le -déisme. - - -VIII. - -Nous ne blâmons pas dans le terroriste, dans l'évêque, le déisme qui -croit, qui adore et qui pratique; c'est une religion autre, la -religion de Cicéron, de Marc-Aurèle, des philosophes avant, pendant et -après les religions révélées. Mais, si l'évêque n'est qu'un vertueux -déiste, pourquoi ne le dit-il pas, et ne dépouille-t-il pas le vieux -prêtre? La réticence est la moitié de la tromperie. Cela n'est pas -seulement peu chrétien, cela n'est pas très-probe pour celui qui est -chargé d'enseigner à Digne le catéchisme de Montpellier. - -Voilà pour la religion de l'évêque. Elle laisse dans l'esprit un -certain scrupule qui nuit beaucoup à l'édification. - -Enfin, il y a l'économie politique, qui n'est pas son fort. La charité -populaire a ses excès, qui sont des erreurs, et qui feraient -simplement mourir de faim, dans un grand empire, d'abord dix ou douze -millions d'ouvriers prolétaires de l'industrie, dont le travail est le -seul patrimoine, et le salaire la seule Providence; ensuite vingt ou -trente millions de propriétaires, dont la consommation est la seule -richesse, et qui laisseraient toute la terre inculte, si l'aisance, le -luxe, le commerce, ne consommaient pas et ne payaient pas leurs -produits. - -Ces déclamations contre le luxe, c'est-à-dire contre l'usage de -l'aisance, sont donc tout simplement des décrets contre la vie du -peuple, ouvriers ou propriétaires, c'est le _maximum terroriste_ -contre ceux qui commandent le travail et contre ceux qui vivent du -salaire. Cela ne soulèverait pas une minute de discussion entre hommes -sérieux. - -Il faut être juste, Victor Hugo le sent, le dit, et restreint aux -prêtres sa condamnation radicale du luxe. Mais, si le prêtre n'a pas -aussi un peu de superflu par son traitement, avec quoi fera-t-il la -charité que tout le monde lui demande comme magistrat de la vertu? La -première vertu, aux yeux du pauvre peuple, n'est-elle pas la charité? -S'il est trop pauvre pour donner, le prêtre ne paraîtra pas assez -vertueux, et, s'il est trop peu vertueux, il ne sera pas assez -populaire. - - -IX. - -L'auteur est plus austère contre l'impôt. Il convient aussi de -rectifier, aux yeux du peuple, les idées très-faussement populaires -sur l'impôt. On dirait, à entendre ces déclamations souverainement -ignorantes sur l'impôt, que l'impôt est la dîme des pauvres au profit -des riches: c'est le contraire qui est vrai, l'impôt est la dîme que -le riche paye au pauvre pour égaliser, autant que possible, sans -dépossession violente, le riche et le pauvre. Examinez bien ce qu'on -appelle un budget de l'État; voyez où vont les sommes perçues: presque -toutes en salaires de l'État aux ouvriers et aux salariés de toutes -espèces, et parmi ces salariés les gros traitements ou les gros -salaires sont, aux petits traitements ou aux petits salaires, ce que -_un_ est à _mille_! Ceci devrait éclairer l'économiste indigné de -Victor Hugo sur l'impôt des fenêtres, contre lequel il gémit comme -nous avons tous gémi en rhétorique. - -Je ne veux pas dire qu'il ne fût pas plus sain de faire payer tant par -toise du toit, ou tant par pouce carré de l'espace occupé par la -maison du riche; mais enfin c'est un impôt du riche payé exclusivement -par le propriétaire: en cela c'est un impôt populaire payé au bénéfice -du prolétaire, qui ne possède que sa place quand il l'a louée. Si la -maison ne payait pas, il faudrait en forcer les portes pour loger les -dix millions de prolétaires qui n'en ont pas, pour abriter leur -famille, car c'est l'impôt payé par le propriétaire de murailles, de -portes et de fenêtres, qui sert à salarier le travail du prolétaire, -et qui lui permet de payer son loyer sans faire violence à personne. -L'impôt, que vous condamnez par une exclamation irréfléchie, est donc -presque en entier en faveur du pauvre. L'impôt est le grand -répartiteur du superflu du riche entre les pauvres; l'impôt, comme -cela est juste, est supporté, en immense majorité, par celui qui -possède pour celui qui n'a pas encore le bonheur de posséder: c'est -la pompe sans cesse aspirante et foulante qui soutient tous les ans la -richesse publique de l'épargne de chaque propriétaire, qui la condense -en nuée dans les coffres de l'État, et qui la distribue ensuite en -travail, en salaire, en services publics entre les mille mains et les -mille bouches des travailleurs qui en vivent. Blasphémer contre -l'impôt superflu des riches qui en gémissent, mais qui le payent, -c'est tout simplement blasphémer contre le pauvre qui en vit! - -L'économie politique de l'évêque est donc tout bonnement une -irréflexion meurtrière du pauvre, qui périrait le jour où le -propriétaire en serait déchargé. Ce meurtre, par fausse charité, ne -serait pas moins cruel dans ses résultats que le meurtre par égoïsme. -L'évêque sent juste, mais raisonne mal; ce sont là des paradoxes qu'il -est très-dangereux de donner au peuple, car le peuple vit d'idées -justes et non de rhétorique humanitaire. Les idées courtes de J.-J. -Rousseau ont contribué à produire les meurtres juridiques de 1793; les -idées fausses de l'évêque produiraient la disette, la suppression du -travail, l'extinction des salaires, la colère contre les riches et la -mort des peuples. - - -X. - -Rectifions-les partout où nous les rencontrons, même sur les lèvres -d'un saint; les bonnes intentions n'excusent que les incapables. - -L'évêque pousse l'incapacité jusqu'à la disette du peuple en matière -d'économie sociale, comme il la pousse jusqu'au crime en matière de -démocratie. C'est un pauvre raisonneur à présenter comme modèle au -peuple. Il s'exprime en démagogue saisi de la verve du terrorisme, et -applaudissant aux fureurs de 1793; il s'exprime en ignorant -socialiste, en déclamant charitablement contre l'impôt, en oubliant -que l'impôt est le superflu du riche et le trésor du pauvre. - -Mais il sent juste, et il s'exprime en style magique, quand il oublie -ses sophismes pour méditer la nuit sur l'oeuvre infinie du Créateur -dans ses contemplations nocturnes devant les étoiles. - -Relisez ces pages, aussi vastes et aussi profondes que la voûte du -ciel: - - -XI. - -«Comme on l'a vu, la prière, la célébration des offices religieux, -l'aumône, la consolation aux affligés, la culture d'un coin de terre, -la fraternité, la frugalité, l'hospitalité, le renoncement, la -confiance, l'étude, le travail, remplissaient chacune des journées de -sa vie. _Remplissaient_ est bien le mot, et certes cette journée de -l'évêque était bien pleine jusqu'aux bords de bonnes pensées, de -bonnes paroles et de bonnes actions. Cependant elle n'était pas -complète si le temps froid ou pluvieux l'empêchait d'aller passer, le -soir, quand les deux femmes s'étaient retirées, une heure ou deux dans -son jardin avant de s'endormir. Il semblait que ce fut une sorte de -rite pour lui de se préparer au sommeil par la méditation en présence -des grands spectacles du ciel nocturne. Quelquefois, à une heure assez -avancée de la nuit, si les deux vieilles filles ne dormaient pas, -elles l'entendaient marcher lentement dans les allées. Il était là -seul avec lui-même, recueilli, paisible, adorant, comparant la -sérénité de son coeur à la sérénité de l'éther, ému dans les ténèbres -par les splendeurs invisibles de Dieu, ouvrant son âme aux pensées qui -tombent de l'Inconnu. Dans ces moments-là, offrant son coeur à l'heure -où les fleurs nocturnes offrent leur parfum, allumé comme une lampe au -centre de la nuit étoilée, se répandant en extase au milieu du -rayonnement universel de la création, il n'eût pu peut-être dire -lui-même ce qui se passait dans son esprit; il sentait quelque chose -s'envoler hors de lui et quelque chose descendre en lui. Mystérieux -échanges des gouffres de l'âme avec les gouffres de l'univers! - -«Il songeait à la grandeur et à la présence de Dieu; à l'éternité -future, étrange mystère; à l'éternité passée, mystère plus étrange -encore; à tous les infinis qui s'enfonçaient sous ses yeux dans tous -les sens; et, sans chercher à comprendre l'incompréhensible, il le -regardait. Il n'étudiait pas Dieu; il s'en éblouissait. Il considérait -ces magnifiques rencontres des atomes qui donnent des aspects à la -matière, révèlent les forces en les constatant, créent les -individualités dans l'unité, les proportions dans l'étendue, -l'innombrable dans l'infini, et par la lumière produisent la beauté. -Ces rencontres se nouent et se dénouent sans cesse; de là la vie et la -mort. - -«Il s'asseyait sur un banc de bois adossé à une treille décrépite; il -regardait les astres à travers les silhouettes chétives et rachitiques -de ses arbres fruitiers. Ce quart d'arpent si pauvrement planté, si -encombré de masures et de hangars, lui était cher et lui suffisait. - -«Que fallait-il de plus à ce vieillard qui partageait le loisir de sa -vie, où il y avait si peu de loisir, entre le jardinage le jour et la -contemplation la nuit? - -«Cet étroit enclos, ayant les cieux pour plafond, n'était-ce pas assez -pour pouvoir adorer Dieu tour à tour dans ses oeuvres les plus -charmantes et dans ses oeuvres les plus sublimes? N'est-ce pas là -tout, en effet, et que désirer au delà? Un petit jardin pour se -promener, et l'immensité pour rêver. À ses pieds ce qu'on peut -cultiver et recueillir; sur sa tête ce qu'on peut étudier et méditer: -quelques fleurs sur la terre, et toutes les étoiles dans le ciel.» - - -XII. - -Nous venons de voir ce que c'est que le paradoxe en matière de -sentiment sous la plume d'un écrivain de génie: une absolution de -mauvais exemple chantée comme un _Te Deum_ aux excès et aux forfaits -de la démagogie de 1793 sur les lèvres d'un saint; des maximes -pernicieuses de fausse économie sociale dans la bouche d'un homme -charitable égaré par sa passion de soulager le pauvre peuple. N'en -parlons plus, et souvenons-nous tour à tour tantôt d'adoucir, tantôt -de réprouver les étranges disparates de cette philosophie à tiroir. - -Ceci est en effet un roman à tiroir, comme l'_Émile_ de J.-J. -Rousseau, comme la _Nouvelle Héloïse_, comme tout ce qui est beau dans -l'art d'écrire. Ce livre, comme tous ces livres d'art supérieur, n'est -évidemment pas son but à lui-même. C'est un cadre dans lequel -l'écrivain, tour à tour philosophe, penseur, sophiste, poëte, prend, -comme l'aigle, son lecteur à terre, l'emporte avec lui ça et là dans -l'irrésistible élan de son style, lui fait parcourir un pan de -l'espace, lui donne le vertige, l'enthousiasme, le délire de son -talent, puis ne se souvient plus ni de lui, ni de sa composition, ni -de son sujet parcouru à grand vol, le dépose à terre sûr de le -reprendre à son gré et lui dit de nouveau: «Allons!» comme le cheval -de Job ou comme l'hippogriffe de l'Arioste. - -Ce ne sont pas les lois ordinaires du roman conçu, médité, écrit par -un écrivain consciencieux et humain; c'est le procédé d'un dieu de la -plume, d'un possédé de la verve, qui se dit à soi-même: «À quoi bon -composer du vraisemblable? À quoi bon faire naître la curiosité, -l'intérêt, le sentiment, et les nourrir pour attacher mes lecteurs? -Je n'ai pas besoin de ces procédés vulgaires: je suis moi, j'ai mon -talisman en main, j'ai mes ailes au talon, je vais où je veux; qui -m'aime me suive!» - - -XIII. - -Et on le suit, car, si on n'est pas attaché, on est entraîné, on est -étonné, on est ébloui. D'ailleurs c'est le roman du peuple. Le peuple -jusqu'ici n'avait pas de roman à lui, de roman tantôt crapuleux, -tantôt sublime, tantôt rêveur, surtout utopiste, quelquefois -dangereux, souvent héroïque, fait à son image. - -Enfin Victor Hugo a senti le vide d'un livre où le prolétaire lit, où -le démagogue pense, où l'ouvrier songe. Il s'est dit: «Je vais me -jeter avec mon talent au milieu de tout cela, je vais me donner le -vertige et le donnerai à cette foule sans savoir comment je la -nourrirai!» - -Et il y a longtemps, bien longtemps avant la révolution de 1848, que -cette idée lui est venue: car je me souviens parfaitement qu'avant -1848 il y pensait, il s'en occupait, il avait peut-être commencé à -l'écrire. - -Les misères humaines sont si vastes, si incurables, si diversifiées, -si inhérentes à notre nature physique et morale, qu'il n'est aucun -écrivain sympathique et réfléchi qui n'ait été tenté, depuis Job -jusqu'à Hugo, d'écrire une des pages de ce livre de nos misères. - -Misère du coeur qui s'attache et qui se brise en se sentant enlever ce -qu'il aime plus que la vie; misère du sage qui se dessèche et qui -s'effeuille comme une racine de cyprès sur une tombe, et qui ne végète -plus que par l'écorce; misère de l'amour qui est séparé de l'amour par -les impitoyables obstacles de la vie, qui meurt ou qui voit mourir -tout ce qui fait passer l'homme sur la dure nécessité de vivre; misère -de la condition dans laquelle Dieu nous a fait naître, comme des -mineurs dans l'onde humide et froide des puits de métal ou de charbon -où il faut aller puiser le salaire, pain du soir; misère du dénûment -qui menace tous les jours de la faim du lendemain le salarié -quelconque qui se sent gagné par la vieillesse ou l'infirmité, comme -l'homme qui s'enfonce dans le sol du marécage qui va l'étouffer; -misère de l'inexorable maladie paralysant sur son grabat le jeune -travailleur, qui ne peut répondre aux larmes de sa femme et aux cris -affamés de ses petits enfants qu'en tordant ses bras désespérés et -qu'en maudissant l'imprudence qui l'a poussé à devenir père; misère de -l'homme sans ressources, chassé par ses créanciers impitoyables du -toit qui l'a vu naître, de l'ombre qu'il a plantée, pour aller errer -sans asile, sans pain, sans tombeau et sans berceau sous des cieux -inconnus! - -Misères du coeur, de l'esprit, de l'âme et du corps, misères surtout -qui frappent ce que vous aimez à cause de vous, et qui font un devoir -de vivre pour d'autres encore après avoir perdu toute raison de vivre -pour vous-même! Désespoirs qui font mourir tous les jours et qui -contraignent cependant à vivre comme si l'on espérait! - -Misère qui cloue un infirme sur le matelas d'un hôpital, qui lui fait -sentir la répugnance que les infirmités inspirent à ceux qui le -servent par salaire ou par charité, et qui lui font implorer contre -lui-même une mort qui s'annonce toujours comme une illusion et qui ne -vient jamais! - -Misère du suicidé qui s'est manqué et qu'on repêche du flot, humble, -contraint, et méditant peut-être un deuxième suicide! impossibilité de -souffrir, impossibilité de vivre, impossibilité de mourir! - - -XIV. - -Qui n'a pas senti, souffert, pensé, songé, sur tant de misères? Quel -poëte ne les a pas éprouvées toutes par la sympathique faculté de -saisir tout ce que l'humanité souffre encore en lui? - -Qui n'a pas senti que le plus inépuisable et le plus lamentable des -sujets est une de ces misères? Et que serait-ce si c'était toutes à la -fois! Moi-même, à peu près vers le même temps où Hugo concevait son -épopée des _Misérables_, ce retentissement du gémissement des choses -humaines résonnait dans mon coeur, et j'écrivais aussi, non un livre -entier, non un livre dogmatique, mais un épisode de toutes ces misères -résumées en moi. Puis le besoin de venir en aide à mon pays, ce grand -misérable, m'enlevait le loisir nécessaire à mon oeuvre; puis les -calamités réelles de la misère relative m'atteignaient en me forçant à -un travail de manoeuvre arriéré pour que d'autres ne souffrissent pas -par ma faute; je fermais dans mon coeur la source de larmes -sympathiques, et je travaillais saignant, comme je saigne encore, sous -le fouet de la nécessité. Je comprends très-bien que Victor Hugo, plus -libre, plus plein de loisirs que moi, ait été tenté par ce seul sujet, -véritablement digne de l'homme, par ce poëme, terrible et touchant à -l'invraisemblable, de la misère des êtres humains: seulement je ne -comprends pas autant pourquoi il fait de cette souffrance universelle -des êtres un sujet d'amertume, de critique acerbe, d'accusation contre -la société. - -Qui fait cela? Est-ce la société qui a fait la vie? est-ce elle qui a -fait la mort? est-ce elle, enfin, qui a fait l'inégalité, -inexplicable mais organique, des natures et des conditions? Non, c'est -Dieu; ce n'est pas elle. La plaindre, oui; la conseiller, bien: mais -l'accuser, non; c'est irréfléchi et c'est barbare. Elle souffre assez -de ces misères: ne la faites pas souffrir davantage de l'impuissance -de les supprimer toutes; adressez-vous à Dieu, qui a fait l'homme -misérable, et n'ajoutez pas le supplice de haïr au malheur de vivre -ensemble pour mourir si vite des mêmes supplices! - - -XV. - -Quoi qu'il en soit, les _Misérables_ de Victor Hugo sont sortis, comme -un coup de foudre contre la société mal faite, de cette préméditation -de vingt ans, faisant maudire et haïr, au lieu d'en sortir comme une -commisération secourable, faisant pleurer, plaindre et bénir, ainsi -que j'avais de mon côté conçu mon triste sujet. - -Le coup de foudre s'est trompé! Il a aggravé la condition malade, au -lieu de la consoler et de la guérir en ce qu'elle a de guérissable. La -société n'en sera pas moins impuissante à corriger l'incorrigible, la -misère n'en sera pas moins incurable dans ses infirmités organiques. -Seulement il y aura une erreur de plus entre les hommes, L'IDÉAL, -exagéré par l'imagination, l'accusation réciproque des uns contre les -autres, la haine aveugle résultant de la mauvaise volonté supposée de -tous contre tous, par conséquent un surcroît de calamités incurables. - - -XVI. - -Belle oeuvre d'imagination, mauvaise oeuvre de raison. Semer l'_idéal_ -et l'impossible, c'est semer la fureur sacrée de la déception dans les -masses. - -Quand on a tant promis l'idéal, il faut détromper avec la réalité. -Alors la fureur commence, et les poëtes, comme André Chénier, portent -leur tête sur l'échafaud. - -Et remarquez déjà, chose étonnante dans ce poëme des travailleurs -illusionnés: c'est que personne n'y travaille, et que tous sortent du -bagne ou sont dignes d'y être, à l'exception de l'évêque et de Marius, -de la religion et de l'amour. - -_Les Misérables_ de Victor Hugo seraient beaucoup mieux intitulés _les -Coupables_; quelques-uns même _les Scélérats_, tels que Valjean. - - LAMARTINE. - -(_La suite au prochain Entretien._) - - -FIN DU TOME QUATORZIÈME. - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Cours Familier de Littérature (Volume -14), by Alphonse de Lamartine - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS FAMILIER *** - -***** This file should be named 41251-8.txt or 41251-8.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/4/1/2/5/41251/ - -Produced by Mireille Harmelin, Christine P. 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