summaryrefslogtreecommitdiff
diff options
context:
space:
mode:
-rw-r--r--41121-0.txt9642
-rw-r--r--41121-8.txt10038
-rw-r--r--41121-8.zipbin203592 -> 0 bytes
-rw-r--r--41121-h.zipbin235107 -> 0 bytes
-rw-r--r--41121-h/41121-h.htm13691
5 files changed, 16278 insertions, 17093 deletions
diff --git a/41121-0.txt b/41121-0.txt
new file mode 100644
index 0000000..4518247
--- /dev/null
+++ b/41121-0.txt
@@ -0,0 +1,9642 @@
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 41121 ***
+
+HISTOIRE DES SALONS DE PARIS
+
+
+TOME DEUXIÈME.
+
+
+
+
+ L'HISTOIRE DES SALONS DE PARIS
+
+ FORMERA 6 VOL. IN-8{o},
+
+ Qui paraîtront par livraisons de deux volumes.
+
+ La 2e paraîtra le 15 octobre;
+ La 3e paraîtra le 15 décembre.
+
+ Les souscripteurs, chez l'éditeur, recevront franco l'ouvrage
+ le jour même de la mise en vente.
+
+
+ PARIS.--IMPRIMERIE DE CASIMIR,
+ Rue de la Vieille-Monnaie, nº 12.
+
+
+
+
+HISTOIRE DES SALONS DE PARIS
+
+
+TABLEAUX ET PORTRAITS DU GRAND MONDE,
+
+SOUS LOUIS XVI, LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE,
+
+LA RESTAURATION, ET LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE Ier.
+
+
+par
+
+LA DUCHESSE D'ABRANTÈS.
+
+
+TOME DEUXIÈME.
+
+
+
+
+À PARIS
+
+CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE
+
+DE S. A. R. M. LE DUC D'ORLÉANS, PLACE DU PALAIS-ROYAL.
+
+M DCCC XXXVII.
+
+
+
+
+SALON DE MADAME ROLAND.
+
+
+De tous les crimes commis pendant cette époque de folie nommée la
+Terreur, celui de la condamnation et de la mort de madame Roland est
+sans contredit le plus atroce, parce qu'il n'est justifié par aucune
+de ces raisons, même absurdes, que donnaient alors pour motif et pour
+but tous les bourreaux qui décimaient la France. Madame Roland n'était
+pas noble, elle n'était pas riche, elle n'était pas enfin marquée du
+sceau réprobateur qui faisait fuir la mort jusque sous les haillons du
+mendiant ou la casaque du forçat libéré! Quelle était donc la cause de
+sa proscription? Son génie. En voyant une femme tellement supérieure
+parler de la liberté au nom de la vertu, et de la vertu au nom de la
+liberté, les monstres dont les mains rouges de sang pouvaient à peine
+soulever le gouvernail du vaisseau de l'État comprirent qu'un orateur
+comme madame Roland, montrant la liberté comme elle était dans son
+âme, belle, pure et vierge de tout crime, enseignerait à la France que
+le comité de salut public n'adorait que de faux dieux, ne sacrifiait
+qu'à de fausses idoles, dont le culte sanguinaire faisait reculer tout
+ce qui portait le nom d'humain.
+
+Pénétrée de la sainteté de sa mission, madame Roland voulait la
+remplir religieusement... Elle voulait que sa voix proclamât la
+liberté, que son cri fût unanime, que son culte fût vénéré. Soeur de
+la Gironde, elle avait une âme grande et forte comme les hommes de
+cette faction, la seule qui soit sortie pure des épreuves du martyre
+et qui ait confessé la vraie liberté sur les marches de l'échafaud.
+
+Madame Roland n'aura jamais un panégyriste digne d'elle, car il
+faudrait un Plutarque à cette femme! Comment trouver des mots pour
+rendre ce qu'elle inspire? On la respecte, on l'aime, on la plaint, on
+l'envie quelquefois, lorsque, grande et belle devant ses juges, elle
+devient radieuse de toute la lumière que répand autour d'elle le
+génie triomphant du crime à la fois stupide et sanguinaire des tigres
+qui osaient se former en tribunal et rendre des arrêts!...
+
+Son talent, comme tout ce qui est vrai, avait des inégalités; mais
+elles n'étaient jamais évidentes que comme preuve nouvelle de ce même
+talent obéissant aux impressions que recevait une âme forte à cette
+époque où chaque heure du jour voyait naître un événement qui
+confondait la raison ou révoltait le coeur.
+
+Pour parler de madame Roland comme je veux le faire, comme _je sens_
+que je puis le faire, il me faut faire connaître cette femme depuis le
+moment où _elle-même_ s'est révélée _à elle-même_. C'est dans cette
+âme pieuse, dans cette vie pure, puissante dans la volonté du bien,
+puissante dans la haine de l'oppression, qu'il faut faire une belle
+étude d'un être humain, et voir ce qu'il peut être avant que la
+volonté du monde ne l'ait fait errer dans la route des grandes
+actions.
+
+Madame Roland mourut assassinée à trente-huit ans... Elle était encore
+bien jeune pour mourir!... elle si forte de corps et d'âme! si
+puissante contre le crime, qui s'élevait alors, de la fange où il
+rampait, comme une hydre aux mille têtes, pour tout envahir, tout
+dévorer! et cette femme s'avançait à lui fière et courageuse pour le
+combattre! Oh! c'est alors qu'on la respecte!... Et c'est une femme
+comme madame Roland, une sainte martyre de la liberté, que le
+_Moniteur_ ose associer à Olympe de Gouges[1]!
+
+[Note 1: Elle avait du talent et du courage, mais elle était insensée,
+et sa conduite extraordinaire lui a fait assigner une place certes
+bien éloignée de celle de madame Roland. Je parlerai d'elle plus
+tard.]
+
+M. Phlipon, père de madame Roland, était graveur à Paris. Elle-même y
+est née en 1754, et fut l'objet constant des soins de sa mère, pour
+qui elle avait non pas une tendresse filiale, mais un de ces
+sentiments passionnés qui longtemps isolent de tout ce qui nous reste
+à donner de notre âme. Ce qu'elle dit de ce sentiment est suffisant
+pour donner d'elle une idée qui la classe tout de suite à part des
+autres femmes. Quand on aime ainsi, on a bien des forces pour le reste
+de la vie, et bien du charme pour l'embellir! Aussi trouvait-on dans
+madame Roland un caractère doux, un coeur aimant, mais une âme forte,
+un esprit droit, un jugement éclairé naturellement et sans l'étude;
+voilà ce qu'elle était à dix-huit ans lorsqu'elle perdit sa mère.
+
+Il est remarquable de suivre dans leur vie intime, matérielle et
+intellectuelle tout à la fois, les êtres qui ont rempli un grand rôle
+sur le théâtre du monde. Il semble que dans les moments où l'âme doit
+s'oublier pour être tout entière à l'humaine nature, on doit découvrir
+des nuances qui changeront la couleur sous laquelle on voit le
+personnage qu'on étudie. Madame Roland provoque elle-même cette étude.
+Elle raconte ses années d'enfance, ses rêves, ses souhaits, ses désirs
+de jeune fille, son désir de travail, son occupation constante et
+l'emploi de son temps toujours bien rempli. C'est avec la même candeur
+qu'elle raconte comment la jeune fille qui dessinait, gravait,
+s'occupait de mathématiques, cette même jeune fille, du moment où sa
+mère était malade, passait tout son temps auprès d'elle... et lorsque
+dans un moment pressant la cuisinière de la famille était trop
+occupée, elle descendait paisiblement, sans nul embarras, chercher une
+_poignée de persil chez la fruitière du coin_[2], parlant à tout le
+monde, et tout le monde aussi charmé de voir cette jeune et belle
+fille, souriante et gracieuse, remplir, sans montrer le chagrin d'une
+vanité blessée, l'emploi d'une servante: tant il est vrai qu'on fait
+soi-même la position dans laquelle on se trouve.
+
+[Note 2: Ce sont ses propres expressions.]
+
+L'intérieur de madame Phlipon n'était pas heureux. On voit, lorsque
+madame Roland parle de cet intérieur et de sa mère, que le bonheur
+leur était refusé par celui qui devait le leur donner. Sa pudeur
+filiale est remarquable à cet égard; là, comme en tout, elle est
+toujours à sa place, toujours convenable. Sa mère mourut. La douleur
+déchirante de Marie ne se peut décrire. Après l'avoir entendue
+elle-même, il faut se taire[3]!
+
+[Note 3: Elle _voulut_ mourir, dit-elle. La nature faillit l'exaucer;
+elle fut malade et en danger de mort en effet pendant vingt-deux
+jours.]
+
+...Après cette mort, lorsqu'elle put revenir dans la maison où n'était
+plus celle qui lui faisait aimer la vie, elle se chargea des soins du
+ménage de son père, et remplaça sa mère. Mais elle était triste,
+triste à MOURIR, si l'on ne venait au-devant d'une mélancolie qui déjà
+faisait des progrès et même des ravages profonds.
+
+Elle n'était pas d'une beauté frappante, mais elle était belle: un
+visage d'une forme parfaite, de grands yeux noirs d'une coupe et d'une
+expression qui révélait toute son âme; et quelle âme!... Sa taille
+avait de l'élégance, elle était grande et faite à merveille; et cette
+âme républicaine dans un corps pétri de grâces lui donnait un charme
+nouveau. J'ai dit que ses yeux étaient beaux; mais ils avaient quelque
+chose de plus beau que les yeux des femmes ordinaires... Son regard
+était à la fois doux, fier et attachant. Son langage était lui-même
+un charme, surtout lorsqu'elle parlait avec la force et l'énergie d'un
+homme supérieur, et cette liberté de langage que la Révolution
+française nous a fait connaître. On était heureux de voir ainsi une
+jeune femme révéler de nouveaux secrets dans la nature humaine... J'ai
+connu des hommes qui ont vécu près d'elle et qui ont joui de sa
+conversation si vive, si spirituelle, si énergique, et souvent si
+concise, qu'on croyait entendre ces beaux talents du forum romain ou
+de la tribune de la place d'Athènes[4]...
+
+[Note 4: On a tenté de faire son portrait sans pouvoir réussir, et
+cela n'est pas étonnant. Ce genre de physionomie est si difficile à
+faire! l'âme ne se peint que par reflet; elle peut se rendre dans un
+regard, mais non par celui d'un autre. Le regard est la plus puissante
+des séductions.]
+
+C'était surtout sa diction qui était remarquable; elle s'exprimait
+avec une pureté, un nombre et une prosodie qui faisaient de son
+langage une harmonie douce et touchante, lorsqu'elle parlait de choses
+qui intéressaient son âme; alors cette âme était tout entière dans ses
+paroles. On conçoit quelle puissance avait une telle femme,
+lorsqu'elle réunissait dans son salon les hommes les plus influents de
+l'assemblée pour la faction dont elle-même faisait partie... Lorsque
+ces Girondins, cette phalange vraiment patriotique, était autour
+d'elle, écoutant l'appel qu'elle faisait au peuple de France... à sa
+noblesse, à son armée, à tout ce qui avait une âme, à tout ce qui
+avait un coeur... lorsque ces hommes l'entouraient et qu'ils
+entendaient sortir d'une bouche fraîche et rosée des paroles de la
+force d'une âme vraiment passionnée, ils sortaient enflammés du désir
+de se surpasser pour qu'au retour elle leur dît: «Bien, mes frères,
+vous êtes dignes d'être avec moi; vous êtes dignes de représenter le
+peuple français!»
+
+Cette qualité de représentant du peuple était à ses yeux la plus belle
+et la plus sacrée... Il y avait dans son accent, lorsqu'elle
+prononçait ce mot: _le peuple français!_ une profonde vénération, une
+sainte religion... Madame Roland, dans la république romaine, eût été
+digne d'être la femme du plus grand de la république... Que n'a-t-on
+pas dit de Porcia?...
+
+Lorsqu'après le premier ministère de Roland, sa femme rentra dans la
+vie commune, elle n'en fut pas moins habile comme _femme d'État_, on
+peut lui donner ce nom... Elle était non-seulement éloquente alors;
+mais devenue plus habile par une longue expérience des affaires, elle
+les dirigeait avec un talent que son mari lui-même était loin de
+posséder. Le mari d'une femme comme madame Roland est malheureux:
+c'est comme le fils d'un grand homme.
+
+J'ai déjà dit quelle douleur la frappa à la mort de sa mère!... Elle
+en fut si malheureuse que le détail ne peut se lire, dans ce que
+Champagneux a recueilli d'elle, sans qu'on pleure soi-même à la vue
+d'un désespoir filial si profond et si vrai[5]... Elle fut longtemps
+même, après ce premier paroxysme de la douleur, triste et malheureuse.
+Elle s'était formé une société qui avait pour elle tout le charme
+d'une réunion savante et douce tout à la fois: un nommé
+_Sainte-Lette_, homme littéraire dont elle aimait le talent, un
+vieillard de Pondichéry, M. Dumontchery et plusieurs autres
+littérateurs qui venaient auprès d'elle prendre des conseils et
+recevoir des avis. Mademoiselle Marie Phlipon était alors dans l'éclat
+de la jeunesse et d'une beauté toute gracieuse, que rendaient encore
+plus agréable un commerce sûr, facile, et des relations tout-à-fait en
+dehors de la position où la plaçait la fortune de son père, non parce
+qu'elle en sortait par orgueil, mais parce que sa supériorité
+l'enlevait à cette position et la plaçait dans une sphère toute
+supérieure comme elle-même.
+
+[Note 5: Même d'une mère ordinaire, car, à moins qu'on ne rencontre en
+sa route de ces monstres que la nature jette sur la terre en reculant
+d'horreur elle-même, on ne trouve pas de mauvaises mères. Le même
+anathème doit peser sur les enfants qui sont mauvais fils. La
+postérité elle-même est sévère pour ce crime. Quoique bien des siècles
+se soient écoulés depuis Sophocle, le souvenir de ses fils, maudits
+par l'opinion de leur patrie, repoussés par les lois, est encore aussi
+actif que le jour où, accusant _la vieillesse_ de leur père, ce père
+leur répondit en montrant _Oedipe à Colonne!..._ L'infortuné!... comme
+il avait dû souffrir pour arriver à choisir un pareil sujet!... Et
+telle était la profondeur de la blessure que ce fut son chef-d'oeuvre
+que produisit le vieillard à la fin de sa carrière pour peindre des
+fils ingrats... Et ce n'était qu'un père!... Qu'aurait donc fait une
+mère?... Rien. Il y a une sorte de rapport mystérieux entre les
+enfants et la mère, qui donne à tous deux une tendresse que rien ne
+peut détruire et que _tout_ contribue à augmenter.]
+
+Mademoiselle Phlipon, étant au couvent pour y faire sa première
+communion, avait fait la connaissance d'une jeune personne d'Amiens,
+Sophie Canet, avec laquelle elle s'était liée de grande amitié;
+mademoiselle Phlipon avait voué une tendresse à Sophie Canet qui ne
+s'était altérée ni par l'éloignement ni par le temps; tant il est vrai
+que cette devise sera éternellement l'histoire des coeurs
+véritablement aimants.... _loin des yeux, près du coeur!_... Les deux
+jeunes filles s'écrivaient souvent. Sophie allait dans le monde à
+Amiens: un jour elle écrivit à Marie pour lui parler de M. Roland de
+la Platière comme d'un homme digne d'être connu d'elle. Mademoiselle
+Phlipon, alors dans la première douleur de la mort de sa mère, ne fit
+aucune attention à cette lettre; mais il en vint une seconde, une
+troisième, et enfin elle connut bientôt M. Roland, comme s'il lui eût
+été présenté.... M. Roland, de son côté, connaissait mademoiselle
+Phlipon; car Sophie, en amie de couvent, était demeurée toujours aussi
+causeuse. Elle parlait de mademoiselle Phlipon avec une tendresse qui
+révélait bien des qualités dans une personne qu'on pouvait aimer
+ainsi!... elle avait son portrait, et ce portrait était celui d'une
+jolie personne. Il y avait là bien des motifs pour que M. Roland de la
+Platière voulût connaître mademoiselle Phlipon.
+
+Un jour il dit à mademoiselle Canet:
+
+--Je vais à Paris, ne me donnerez-vous pas une lettre pour votre
+amie?...
+
+La lettre fut donnée, et M. Roland se présenta chez mademoiselle
+Phlipon avec la recommandation de Sophie. Mademoiselle Phlipon était
+encore en grand deuil de sa mère, et son visage était couvert de cette
+douce mélancolie qui suit le désespoir, mais qui pourtant n'est plus
+lui... Elle était charmante... elle le devint encore davantage
+lorsque, demandant la permission d'ouvrir sa lettre pour avoir des
+nouvelles de Sophie, elle sourit avec une malice douce et fine à la
+lecture d'un passage de cette lettre.
+
+--Je vois, mademoiselle, que vous lisez quelque chose qui me concerne,
+car vous souriez en me regardant, lui dit Roland.
+
+--Jugez-en, monsieur, répondit mademoiselle Phlipon. Et elle lui
+montra le passage de la lettre de Sophie.
+
+«Ma chère, lui disait-elle, voici le philosophe dont je t'ai _souvent_
+parlé.... C'est un homme éclairé, de moeurs pures, à qui l'on ne peut
+reprocher que son admiration pour l'antiquité aux dépens des temps
+modernes, qu'il déprise pour exalter les anciens. _Ensuite il a le
+faible de beaucoup trop parler de lui[6]._»
+
+[Note 6: Ce portrait était frappant, car l'amour-propre de Roland
+était positif, et d'une telle nature, que sa femme elle-même ne lui
+laissa pas voir sa supériorité une fois qu'elle le connut...
+Craignait-elle de l'éloigner d'elle?... cette pensée serait bien
+amère.]
+
+Roland ne vit pas cette dernière ligne, Marie la lui avait cachée en
+pliant la lettre; du reste le portrait était juste. C'était une
+ébauche, mais précise; le trait était senti, et l'homme saisi... La
+suite de sa vie a prouvé que mademoiselle Canet l'avait bien jugé.
+
+M. Roland de la Platière avait alors quarante ans; sa taille était
+haute et bien prise, mais il était fort négligé dans son attitude,
+plus peut-être que sur lui-même, et cela sans abandon, chose étrange!
+ayant dans ses gestes et dans sa physionomie une raideur qui étonnait
+avec autant de bonhomie et de simplicité; il était poli comme un homme
+bien né, et froid comme un philosophe, dont il aimait fort qu'on lui
+donnât le nom;--il était pâle,--maigre,--mais ses traits étaient
+réguliers, et en tout c'était un homme pouvant plaire, mais à une
+personne moins jeune que mademoiselle Phlipon; car elle n'avait alors
+que vingt-un ans[7]...
+
+[Note 7: Elle était née en 1754.]
+
+Roland est un homme qui appartient à l'histoire, quoique d'une manière
+peut-être moins intime que sa femme; toutefois il est dans une ligne
+isolée qui le classe parmi les hommes distingués de la Révolution...
+Novateur comme tous les hommes de l'école philosophique, il avait
+comme beaucoup d'entre eux l'ardeur des nouvelles doctrines et la
+ferme volonté de les propager... «Sa manière de discourir, disait le
+cardinal Maury, était fort attachante; son discours était intéressant
+par les images qu'il y faisait entrer, parce que sa tête était remplie
+d'idées... Mais des idées ne sont pas des pensées... aussi se
+fatiguait-on bientôt de sa parole brève, sèche et sans harmonie... sa
+voix n'avait aucun charme.»
+
+Et en me disant cela, le cardinal Maury me parlait avec cette énorme
+voix qui faisait trembler les vitres de l'assemblée lorsqu'il tonnait
+contre Mirabeau...
+
+C'est ici le lieu de parler d'une petite aventure que madame Roland
+racontait elle-même avec une naïveté charmante, et qui peint son
+caractère de femme. M. Roland de la Platière avait été reçu un peu
+froidement, parce que mademoiselle Phlipon avait alors un sentiment
+presque ébauché pour un jeune homme qui venait chez elle du vivant de
+sa mère, et qui peut-être l'eût épousée si celle-ci eût vécu. Ce jeune
+homme, dont elle fait un portrait fort agréable, se nommait La
+Blancherie... Après la mort de madame Phlipon, lorsqu'ils se revirent,
+il témoigna une douleur si bien sentie de la perte que Marie venait de
+faire, qu'elle s'attacha assez intimement à ce jeune homme pour
+éprouver une vive peine lorsque quelque obstacle empêchait leur
+rencontre de chaque jour... ils se convenaient enfin. Mais M. Phlipon
+ne le vit pas ainsi; soit qu'il craignît de marier sa fille et de
+rendre compte du bien de sa mère, soit qu'il connût la véritable
+position de La Blancherie, il rompit tout-à-coup les relations qui
+existaient entre sa fille et lui. Il prit un prétexte frivole, et
+enjoignit à Marie de dire à M. de La Blancherie de discontinuer ses
+visites.
+
+Marie ne répondit rien, mais le coup lui fut sensible. Sa vie, à
+compter de ce moment, fut remplie par l'étude la plus abstraite. Elle
+y trouva des ressources contre la douleur du coeur; et cette vie tout
+intellectuelle, cette occupation de l'esprit, lui apprit qu'il
+existait pour l'âme des ressources infinies dans la science et ses
+merveilles, quelque aride que puisse paraître cette route à ceux qui
+ne l'ont pas suivie.--Ses relations se bornèrent à quelques hommes de
+lettres assez âgés, à quelques amis, comme M. de Dumontchery, qui ne
+devaient porter aucun ombrage à son père, en venant rompre le soir la
+monotonie des heures solitaires qui succédaient à celles du travail.
+Ce fut alors qu'elle prit le goût des lectures fortes et qu'elle vécut
+dans l'antiquité, au milieu de Rome et d'Athènes, pour fuir un monde
+qui ne lui offrait aucun lien, aucun rapport de coeur.
+
+Cette occupation constante et cette étude des grandes choses rompit
+dès l'origine tout ce qui pouvait donner à son âme de feu une passion
+qui l'eût rendue malheureuse; mais elle était triste, ses idées
+étaient mélancoliques: toutefois sa vie s'avançait sans douleur[8].
+
+[Note 8: Voir ce qu'elle a écrit sur la mélancolie et sur l'âme, dans
+ses oeuvres. C'est écrit avec le sang de son coeur... mais ce qui est
+merveilleux, c'est l'écrit intitulé: _Avis à ma fille._ C'est une
+relation exacte de ce qui lui est survenu lorsqu'elle est accouchée de
+la petite Eudana, sa fille, et tout ce qu'elle a souffert pour la
+nourrir!... Ces avis donnés par cette femme qui, plus tard, aurait
+conduit un empire, ont un caractère sacré.]
+
+Elle allait souvent se promener au Luxembourg avec quelques amies;
+elle y était un jour avec mademoiselle d'Hangard, elles traversaient
+une allée assez retirée, lorsqu'elles furent croisées par un jeune
+homme qui les salua. Marie lui rendit son salut avec une émotion dont
+s'aperçut mademoiselle d'Hangard...
+
+--Est-ce que tu connais ce jeune homme, demanda-t-elle à Marie?
+
+--Oui, et toi-même?
+
+--Oh! je le connais parfaitement: je l'ai vu chez mesdemoiselles
+Bordenave[9], dont il a demandé la plus jeune en mariage.
+
+[Note 9: M. Bordenave était un chirurgien très-connu, membre de
+l'Académie des Sciences.]
+
+Marie rougit et fut troublée, mais elle se remit et demanda à
+mademoiselle d'Hangard s'il y avait longtemps...
+
+--Mais non, un an, dix-huit mois peut-être...
+
+Mademoiselle Phlipon sentit son coeur se serrer... C'était le temps
+où La Blancherie, sous les yeux de sa mère, faisait naître dans son
+âme un sentiment qui, avec une nature comme celle de Marie, devait
+faire la destinée de toute sa vie, si le Ciel ne l'eût prise en pitié
+et ne l'eût éloignée de cet homme.
+
+--Ainsi donc, dit-elle à son amie, tu le voyais souvent chez
+mesdemoiselles Bordenave?
+
+--Mais oui. Il trouva le moyen, je ne sais comment, de s'introduire
+dans la maison; car ses relations ne le mettaient nullement en rapport
+avec cette famille. Les demoiselles Bordenave sont fort riches... la
+cadette est très-jolie; lui, M. de La Blancherie, n'a aucune
+fortune...
+
+--Vraiment! interrompit Marie.
+
+--Eh quoi! ne le sais-tu pas?
+
+Marie ne répondit qu'en faisant de la tête un signe négatif. Comment
+aurait-elle expliqué que la fortune des gens qu'elle voyait était
+toujours une chose qu'elle mettait hors de toute enquête?
+
+--Eh bien! ma chère, poursuivit mademoiselle d'Hangard, La Blancherie,
+n'ayant aucune fortune, cherche une fille riche qu'il puisse épouser.
+Il est jeune, joli garçon, il a de l'esprit; tout cela apparemment lui
+paraît une dot suffisante, et il court _les héritières_. Cela est si
+bien connu maintenant que dans toute cette société _on ne l'appelle
+que l'amoureux des onze mille vierges_. Si tu vivais moins retirée, tu
+le saurais comme nous.
+
+Mademoiselle Phlipon ne répondit rien: elle se sentait oppressée...
+elle songeait qu'à cette époque où La Blancherie avait été présenté
+chez sa mère, on disait dans le monde que M. Phlipon était riche...
+Elle était fille unique!... Alors cette assiduité de La Blancherie
+était expliquée!...
+
+--Et j'ai pu être la dupe d'un pareil homme! disait-elle, les joues
+enflammées de colère contre elle-même.
+
+Un jour, elle était seule chez elle, lorsqu'un petit Savoyard vint
+demander sa gouvernante, bonne fille, qui ne l'avait pas quittée
+depuis son enfance, et lui dit que quelqu'un la demandait. Elle sort
+et rentre aussitôt en disant à Marie que M. de La Blancherie la
+supplie de lui accorder un moment d'entretien. C'était un dimanche:
+mademoiselle Phlipon attendait plusieurs personnes de sa famille à
+dîner; elle était habillée et prête à les recevoir; elle lisait au
+coin de son feu... elle réfléchit un moment et dit à sa gouvernante de
+faire entrer M. de La Blancherie...
+
+--Je n'osais, mademoiselle, lui dit-il en entrant, me présenter devant
+vous, après la lettre précieusement chère, mais bien cruelle, qui
+m'interdisait votre maison!... Mais depuis ce temps ma position a
+changé. J'ai maintenant des projets qui pourraient trouver en vous une
+protection, et qui... peut-être... pourraient nous être utiles... à
+tous deux...»
+
+Il lui développa alors le plan d'un ouvrage critique par lettres.
+Mademoiselle Phlipon laissa parler La Blancherie sans l'interrompre...
+elle attendit même après qu'il eut fini pour n'avoir qu'une parole à
+répondre à un si long discours. Elle l'avait aimé sans doute... mais
+depuis... elle avait appris des choses qui le lui faisaient mépriser,
+et le mépris sur l'amour l'étouffe si bien qu'il ne respire
+plus.--Monsieur, dit Marie, je vous ai fait part de la volonté de mon
+père; après son arrêt, je n'ai rien à vous dire: quant à la lettre que
+vous avez reçue de moi, à mon âge la vivacité de l'imagination se mêle
+de presque toutes les affaires, et, ajouta-t-elle en souriant, change
+aussi quelquefois leur face. Mais l'erreur n'est pas même une faute,
+bien loin d'être un crime, lorsqu'elle n'est pas plus avancée, et je
+suis revenue de la mienne de trop bonne grâce pour qu'elle vous occupe
+encore un moment. Quant à vos projets littéraires, je les admire; mais
+permettez-moi de n'y prendre aucune part, non plus qu'à ceux de
+personne... Je fais des voeux pour la réussite de votre entreprise;
+mais je ne saurais aller au delà, et je me borne à demeurer dans la
+position que je me suis moi-même choisie: c'est pour vous le dire,
+monsieur, que je vous ai laissé parvenir jusqu'à moi; maintenant je
+vous demanderai de terminer votre visite.
+
+Et elle se leva en achevant ces mots pour lui montrer qu'en effet il
+devait partir...
+
+M. de La Blancherie, qu'il l'aimât ou non, fut tellement accablé de ce
+discours débité tranquillement et sans aucune contrainte apparente,
+qu'il fut obligé de s'appuyer contre une chaise, et son visage parut
+altéré; mais son antagoniste était sans pitié; car Marie songeait
+encore trop vivement _aux héritières_ pour que l'homme qui pouvait
+prostituer son coeur et le langage du coeur à un pareil manége lui
+inspirât un autre sentiment que du mépris; et l'expression de sa
+physionomie, qui était peut-être naturelle, ne lui parut qu'un nouveau
+rôle qu'il allait jouer. Cette pensée l'indigna: elle avait bien voulu
+se méprendre; mais qu'on entreprît de la tromper, c'était lui
+assigner, _à elle_, un rôle de dupe qu'il lui était trop ridicule
+d'accepter; et _la femme_ se laissa peut-être un peu trop vite
+entraîner à faire une réplique mordante.
+
+--Monsieur, poursuivit Marie, si mademoiselle Bordenave ou toute
+autre, car je crois que nous sommes très-nombreuses en qualité de
+prétendantes, si l'une de ces demoiselles vous avait parlé aussi
+franchement que moi, vous eussiez été peut-être moins confiant dans
+des démarches qui, je le vois, sont toujours sans succès[10]...
+
+[Note 10: Si madame Roland n'aimait plus, elle est impardonnable, car
+l'amour fait tout excuser, et tant qu'on aime, on doit être pardonné;
+mais dès qu'on n'aime plus, on ne doit jamais laisser tomber une
+parole railleuse des mêmes lèvres qui ont prononcé des mots d'amour...
+l'insulte retourne alors à celui qui injurie... tout le tort est à
+lui... et si c'est une femme... oh, alors!... il y a de la honte.]
+
+Il voulut répondre, parce qu'en effet Marie montrait, en nommant
+mademoiselle Bordenave, qu'elle avait été jalouse. C'était vrai...
+Mais amour, jalousie... tout était passé... mort! et un souvenir
+pénible était tout ce qui restait de ce premier amour de jeune fille,
+que cet homme avait traité comme une belle fleur qu'on foule aux pieds
+et qu'on brise sans la regarder...
+
+M. de La Blancherie demeurait toujours immobile devant Marie... La
+colère d'avoir été deviné, celle tout aussi vive, peut-être plus même,
+d'être refusé, éconduit, sans que le premier il eût dit: «Je me
+retire,» ces mouvements l'agitaient au point de faire croire à une
+passion véritable. Marie sourit de mépris, et le saluant avec ce geste
+de la main qui indique la porte, elle termina ainsi une entrevue qui
+commençait à devenir pénible... Cependant La Blancherie ne faisait pas
+un pas. Dans ce moment, on entendit du bruit dans la pièce voisine. La
+Blancherie se frappa violemment le front, sortit en courant, et heurta
+en passant un cousin de Marie, appelé _Trude_, qu'il ne reconnut ni ne
+salua.
+
+Il ne revit jamais Marie!
+
+Mais son nom parvint depuis à la femme dont il avait troublé le coeur
+comme jeune fille! car son nom devint européen!... Qui de nous ne
+connaît l'ouvrage auquel il fut attaché? qui de nous ne se rappelle le
+nom de _l'agent général pour la correspondance des sciences et des
+arts_?
+
+Devint-il totalement étranger à Marie? je ne le crois pas; car elle
+avait un noble coeur, et celui qu'elle y avait admis n'en devait
+jamais sortir:... l'image n'avait plus de ressemblance, mais c'était
+elle que Marie continuait à aimer.
+
+Mademoiselle Phlipon reçut une commotion vive de cette nouvelle
+entrevue; mais le calme se rétablit, et grâce au moyen qu'elle avait
+employé, moyen que pouvait seul concevoir et exécuter une âme forte
+comme la sienne, elle recouvra cette tranquillité qui accompagne
+toujours la vraie philosophie, et sans laquelle l'homme ne fait que
+rêver au lieu de penser.
+
+M. Roland venait voir Marie toutes les fois qu'il venait à Paris.
+Lorsqu'il lui faisait une visite, il la faisait longue et sans aucune
+mesure. J'ai remarqué que c'est toujours ainsi qu'agissent les hommes
+qui font une visite pour satisfaire un besoin de coeur et non pour
+remplir un devoir de politesse: ils ne savent jamais s'en aller, mais
+il faut ajouter que c'est lorsqu'ils plaisent; on ne le leur a pas
+dit, mais ils le comprennent. Marie appréciait M. Roland et il le
+sentait. Le petit salon de Marie renfermait peu de monde, mais on se
+convenait. Ensuite, la maîtresse de la maison savait à merveille
+conduire cette réunion et la rendre agréable à ceux qui la
+composaient, au point de leur faire souhaiter d'être au lendemain
+lorsqu'on la quittait...
+
+La vie privée d'une personne comme madame Roland est d'un grand
+intérêt à étudier et à suivre dans son accroissement en raison de
+l'influence que cette femme étonnante exerça sur les événements de
+cette époque. Mademoiselle Phlipon, lorsqu'elle épousa Roland, avait
+déjà un esprit arrêté et un jugement parfaitement éclairé. À quoi
+devait-elle cette perfection de conduite dans une femme de son âge?...
+À sa propre nature elle-même, qui, appelée à lutter de bonne heure
+contre les difficultés d'une destinée de femme, sut les vaincre et la
+diriger à son tour.
+
+Le premier obstacle qu'elle rencontra en son chemin de femme après la
+mort de sa mère, ce fut son père lui-même. Du vivant de sa femme,
+qu'il rendait peu heureuse, il sortait continuellement. Sa société,
+composée de gens qui aimaient l'esprit doux, causant, de madame
+Phlipon, et en même temps celui plus éclairé, plus énergique de sa
+fille, déplaisait à M. Phlipon, qui disait _qu'il avait assez des
+arts_ après avoir passé sept à huit heures dans son atelier le matin.
+Voilà comme il entendait les arts!
+
+Après la mort de sa femme, il voulut remplir _ses devoirs de père_; il
+demeura davantage chez lui. Mais comme ses manières avaient éloigné
+les amis de Marie, ils demeurèrent seuls, et pour ces deux êtres qui
+s'entendaient si peu, cette solitude ne pouvait être que pénible... Il
+y avait plus. Le souvenir de celle qui venait de mourir, loin d'être
+un lien qui détruisît la froideur entre eux, l'augmentait encore; son
+aspect se présentait à l'un comme un remords, à l'autre comme un
+reproche. Pour rompre la glace qui s'étendait chaque jour davantage
+sur leurs relations, Marie proposa à son père de faire son piquet.
+Cette offre, qu'il accepta, était d'autant plus méritoire qu'elle
+détestait les cartes. Son père le savait: dès lors le sacrifice de
+Marie fut d'autant plus perdu, que son père était de ces hommes qui
+ne comprennent jamais la reconnaissance, parce qu'ils la considèrent
+comme imposée; c'est le raisonnement de tous les ingrats.
+
+M. Phlipon était naturellement paresseux: la paresse est funeste à
+l'homme qui n'a pas l'esprit cultivé; dès que l'amour du travail
+languit, les dangers sont là, et s'il s'éteint, les passions
+l'envahissent. Devenu veuf[11] au moment où le dérangement de ses
+affaires demandait qu'il fût plus sédentaire, M. Phlipon eut une
+maîtresse pour ne pas donner une belle-mère à sa fille... il joua pour
+réparer les pertes qu'il faisait dans le commerce...[12] et sans
+cesser d'être honnête homme, il se ruina pour ne pas être ruiné... Sa
+fille n'avait que peu de bien du côté de sa mère, il fut perdu...
+Alors elle devint tout-à-fait malheureuse; mais elle le supporta comme
+elle devait plus tard regarder la proscription et l'échafaud. Elle
+garda le silence vis-à-vis des parents de sa mère qui, en invoquant la
+loi, pouvaient mettre son bien à l'abri; mais ses paroles eussent
+accusé son père, et pour Marie c'était un crime. La résignation, dans
+une âme comme la sienne et dans une nature puissante dans tout ce
+qu'elle éprouvait, est d'un bien plus grand mérite que la faiblesse
+passive de la douceur: elle souffrait et se taisait. Seule dans sa
+maison depuis le départ de Roland et celui de Sainte-Lette, que la
+maladie d'un ami commun, Sevelinges, cet auteur que nous avons
+applaudi souvent, avait appelés à Rouen, Marie, tout-à-fait solitaire,
+partageait son temps entre des ouvrages de femme, la musique, le
+dessin et l'étude. Elle se détournait quelquefois de cette vie, qui
+n'était pas sans douceur, pour répondre à ceux qui se fâchaient de ne
+jamais trouver son père, qui ne rentrait souvent qu'au milieu de la
+nuit, furieux de toujours perdre, et doublement malheureux d'entraîner
+sa fille dans sa perte. Son atelier de graveur, mal dirigé, n'ayant
+plus de chef qui lui donnât ses soins, devenait désert de jour en
+jour, et maintenant deux élèves étaient ses seuls commensaux. Marie,
+ainsi abandonnée, ne sortit plus que pour aller chez ses grands
+parents et à l'église; dans ces courses elle était accompagnée de sa
+gouvernante, que j'appelle ainsi pour ne pas lui donner son vrai nom,
+qui est celui de _bonne_: c'était, dit elle-même madame Roland, une
+petite femme de cinquante-cinq ans, maigre, propre, alerte, vive et
+gaie, qui adorait Marie, parce qu'elle lui rendait la vie douce.
+
+[Note 11: Il avait un an de moins que sa femme.]
+
+[Note 12: Le commerce des bijoux qu'il avait entrepris lorsque son
+état de graveur alla mal.]
+
+Marie n'était pas dévote, elle ne l'avait jamais été. Du vivant de sa
+mère, qui l'était beaucoup et sans raisonnement, comme les personnes
+faibles sans instruction, Marie, qui l'adorait, remplissait
+minutieusement une foule de devoirs que, sans cela, elle eût par son
+propre raisonnement laissés de côté. Après la mort de sa mère, elle
+continua à remplir la partie extérieure de ces mêmes devoirs, parce
+que, disait-elle, je me dois à l'édification de mon prochain et au bon
+ordre de la société; dans ce principe elle allait à l'église les
+dimanches et les jours de fêtes. Elle y portait, non pas la même
+onction qu'à douze ans, lorsqu'un jour elle se crut enlevée au
+ciel[13], mais un air de décence et de recueillement fait pour servir
+d'exemple. Elle ne _lisait pas l'ordinaire_ de la messe, mais toujours
+un bon livre de piété, comme saint Augustin, qu'elle préférait à tous
+les pères de l'Église. Ce fut dans ce temps qu'elle fit, comme elle le
+racontait elle-même fort plaisamment, son cours de _prédicateurs
+vivants et morts_. Elle aimait déjà l'éloquence de la chaire, comme
+plus tard elle aima l'éloquence tribunitienne. L'action de la parole
+pour diriger les masses lui paraissait la prérogative la plus noble
+et la plus admirable de l'homme... Elle se mit à relire Bossuet et
+Fléchier, Massillon et Bourdaloue; elle lisait ces ouvrages avec
+attention et lenteur, comme il faut lire pour bien juger. Ce qui la
+frappa fortement, dit-elle, fut de voir combien les prédicateurs
+entendaient mal les intérêts de la religion, en faisant sans cesse
+intervenir les mystères dans leurs sermons. Il suit de là un
+néologisme qui nuit, disait-elle, au bien de la religion. Comment bien
+aimer ce qu'on ne comprend pas? Elle disait cela à l'abbé Lenfant, qui
+prenait plaisir dans ses derniers jours à chercher à convertir une
+personne aussi supérieure.--Monsieur l'abbé, lui disait-elle, je vous
+admire beaucoup, mais je vous admirerais bien davantage si vous ne
+parliez pas toujours du diable et de l'incarnation.
+
+[Note 13: Lorsqu'elle avait douze ans, elle eut un jour un transport
+presque délirant, dans lequel elle vit la Vierge qui l'appelait,
+disait-elle, au couvent. On l'y mit pour faire sa première communion.]
+
+Enfin, à force de lire des sermons, il lui prit fantaisie d'en faire
+un!... Elle prit la plume et écrivit un sermon en trois points sur
+l'amour du prochain...
+
+Elle n'aimait pas la dialectique de Bourdaloue; elle trouvait Fléchier
+froid, et Bossuet trop pompeux et trop peu charitable; c'était
+Massillon qu'elle aimait... Mais lorsque je distribuais ainsi mon
+affection et le blâme, disait-elle plus tard, c'est que je ne
+connaissais pas les orateurs protestants, et Blair devait me présenter
+la réunion de l'élégance à cette simplicité chrétienne que je
+cherchais en vain dans nos prédicateurs français.
+
+Quelque corrompue que fût la société à cette époque, on eut un temps
+la mode des prédicateurs, comme on en aurait eu une autre... L'abbé
+Lenfant, le père Élisée, l'abbé Beauregard, eurent leur vogue. Il n'y
+eut pas jusqu'au père Bridaine qui ne fût charlatan à sa manière...
+car je ne me passionne pas du tout pour ces insolences chrétiennes du
+père Bridaine... il fut charlatan en injuriant, tandis que les autres
+le furent en flattant; voilà toute la différence, et non parce qu'il
+aimait mieux le paysan que le châtelain... c'était une mode nouvelle,
+elle devait réussir et réussit en effet... Mais, un homme qui frappa
+beaucoup mademoiselle Phlipon, ce fut l'abbé Beauregard... C'était un
+petit homme, ayant une voix tonnante, qui surprenait en sortant de
+cette petite taille... Cette voix lui servait à faire entendre la
+parole de Dieu avec une violence qui n'était rien moins
+qu'évangélique... il prenait un ton inspiré pour dire des choses
+vulgaires... Mais comme, à la chaire comme en tout, il suffit, IL FAUT
+même frapper plus fort que juste, il suit de là que l'abbé Beauregard,
+tout en se démenant dans sa chaire comme une bête du Jardin des
+Plantes dans sa loge, tout en beuglant des pauvretés, persuadait aux
+gens, du moins à un grand nombre, que tout ce qu'il disait était fort
+beau...
+
+Les temps ne sont pas changés!... aujourd'hui comme alors, étonner les
+hommes, c'est les séduire... ils vous croient si vous parlez haut...
+C'est là tout le secret de la discipline, et la Révolution elle-même
+est là pour me donner raison... Quel est celui de ses dogmes qui fut
+inculqué par la seule persuasion?...
+
+Ce n'est pas ma morale, au reste, mais cela est... Madame Roland
+disait, elle, qu'il était malheureux qu'aussitôt que les hommes
+étaient réunis en grand nombre, ils eussent plutôt de grandes oreilles
+qu'un grand sens.
+
+Voici un fait concernant l'abbé Beauregard qui le résume assez
+drôlement.
+
+L'abbé Beauregard se démenait un jour avec plus de violence que de
+coutume... La chaire retentissait sous ses pieds, dont il donnait des
+coups à briser le plancher; ses bras, sa tête, toute sa petite
+personne était dans un état violent: aussi était-il fort écouté d'un
+homme du peuple qui, debout en face du prédicateur, les yeux attachés
+sur lui, la bouche béante, laissait échapper parfois un cri admiratif;
+mais son attention était stupide... Tout-à-coup il se tourne vers un
+de ses camarades qui était près de lui, et lui montrant le prédicateur
+avec une sorte de respect, il lui dit: COMME IL SUE!
+
+Cet homme en admiration devant le prédicateur suant à grosses gouttes
+de l'exercice qu'il se donne pour parler avec ses bras, me fait croire
+à cette parole de Phocion qui, ayant été applaudi dans une assemblée
+du peuple, demandait à ses amis s'il n'avait pas dit quelque sottise.
+
+J'ai oublié de parler en son temps d'une aventure qui arriva à Marie
+avant la mort de sa mère... Plus tard, j'en rapporterai une concernant
+un homme de la même profession, et aussi tragique que celle-ci est
+comique. C'est un singulier rapport.
+
+Madame Phlipon avait voulu que sa fille fût aussi bonne ménagère que
+femme bien élevée. C'était ensuite une chose de règle dans la
+bourgeoisie, avant la Révolution, d'être tout à la fois à la cuisine
+et dans le salon, quand on en avait un. Mademoiselle Phlipon,
+naturellement studieuse, ne se souciait guère d'aller au marché avec
+la cuisinière de la maison; mais sa mère avait parlé, et jamais elle
+n'avait résisté à sa volonté... Elle accompagnait donc la cuisinière
+chez les fournisseurs de la maison quelques fois dans la semaine.
+
+Leur boucher était encore jeune et fort riche; il avait une femme
+qu'il avait épousée en secondes noces et qui tenait fort bien sa place
+dans sa boutique. Cette femme était jeune, elle mourut et le laissa
+veuf une seconde fois; Marie n'y fit attention que parce que le
+comptoir lui parut occupé par une figure étrangère... Quelques
+semaines après, madame Phlipon étant aux Tuileries avec sa fille,
+elles virent passer devant elles un homme habillé de noir avec des
+dentelles fort propres qui leur fit une profonde révérence,
+s'adressant plus particulièrement à la mère qu'à la fille, et il passa
+son chemin... Le tour d'allée fini, il revint sur ses pas... encore
+même révérence... Ce manége dura toute la promenade.
+
+--Quel est cet homme? dit madame Phlipon à sa fille.--Je l'ignore,
+répondit Marie, cependant il me semble le connaître!...
+
+Au second tour, elle le regarda plus attentivement, et crut retrouver
+en lui les traits de leur boucher, mais la pensée ne lui en vint pas;
+cependant, à la troisième révérence, elle n'en put douter et le dit à
+sa mère... Elles rirent entre elles de la tournure demi-élégante du
+tueur de boeufs, et elles n'y pensèrent plus...
+
+Le dimanche suivant, même apparition, mêmes révérences. Cette fois, il
+n'y avait pas moyen de douter, le boucher semblait n'être venu que
+pour elles deux. Marie cessa d'accompagner la cuisinière... elle fut
+malade; le boucher envoya régulièrement savoir de ses nouvelles. Ce
+manége dura trois mois environ; pendant ce temps, et surtout celui de
+la maladie de Marie, il fut aussi attentif. Un soir M. Phlipon
+conduisit chez sa fille une vieille demoiselle dévote et importante
+qui, ne pouvant plus se marier, mariait les autres ou les en empêchait
+quand le bonheur devait s'ensuivre... On l'appelait mademoiselle
+Michon... Mademoiselle Michon venait faire la demande de la main de
+mademoiselle Phlipon pour le boucher, qui n'avait pu voir Marie sans
+en devenir passionnément amoureux... Il était veuf, mais âgé seulement
+de trente-quatre ans, et riche de cent cinquante mille francs (somme
+énorme pour ce temps-là)... Comme M. Phlipon laissait sa fille
+maîtresse de refuser ou d'accepter le parti proposé, Marie refusa
+aussi cérémonieusement que mademoiselle Michon était venue offrir;
+mais elle et son père avaient grande envie de rire: ils refusèrent
+toutefois très-positivement, et mademoiselle Michon s'en fut
+très-convaincue que mademoiselle Phlipon ne se marierait pas,
+puisqu'elle n'épousait pas son boucher.
+
+Roland revint de son voyage, Marie le revit avec une sorte d'intérêt;
+elle avait appris à le connaître pendant qu'il était absent, par la
+lecture d'un journal qu'il lui avait laissé, et qui parlait longuement
+de lui et de ses habitudes: aussi, lorsque Roland la demanda en
+mariage, accorda-t-elle son consentement à l'instant même, mais ce fut
+avec une restriction qui ne peut étonner dans une pareille femme.
+
+Son père était ruiné... cinq cents livres de rentes, voilà tout ce
+qu'elle avait sauvé de cette fortune qu'elle devait avoir, et dans
+laquelle elle avait été élevée: elle le déclara à Roland avec la même
+franchise qu'elle aurait mise à lui parler d'une autre femme. Et puis
+son père pouvait faire un mauvais mariage qui rendrait son alliance
+honteuse... Elle dit enfin à Roland tout ce qui pouvait l'avertir et
+le détourner, et lui imposa même de faire ses réflexions pendant un
+certain temps; mais tout fut inutile, et elle fut enfin amenée à
+donner son consentement pour un mariage qui lui procurait à elle-même
+un bonheur qu'elle ne pouvait refuser... Mais il survint un incident
+dans lequel elle développa un caractère qui montrait dès lors ce
+qu'elle serait un jour...
+
+Roland voulut parler à son père; mais elle lui demanda de ne le faire
+que par écrit, et lorsqu'il serait de retour à Amiens... La lettre
+vint; M. Phlipon en fut mécontent... Depuis longtemps il trouvait
+Roland hors de ses goûts, même comme société; qu'on juge de ce qu'il
+en pensait comme gendre! Il refusa... Mademoiselle Phlipon avait
+vingt-deux ans; elle se retira dans un couvent, et de là elle écrivit
+à Roland qu'elle le priait d'abandonner ses projets; que, pour elle,
+elle allait fixer sa destinée... Elle abandonna la maison de son père,
+que lui-même n'habitait presque plus, si ce n'est lorsqu'il rentrait
+du jeu, et alors il était ou ivre ou furieux. Elle n'aurait jamais
+quitté son père autrement; elle était trop supérieure pour ne pas
+remplir les devoirs d'une fille envers son père. En quittant la
+maison, elle lui laissa pour satisfaire quelques dettes pressantes
+l'argenterie qui lui appartenait... n'emportant avec elle qu'une rente
+de cinq cents francs et sa garde-robe.
+
+La manière dont elle vécut pendant six mois est presque fabuleuse;
+elle avait de l'ordre et ne voulait pas faire de dettes!... Qu'on
+songe à ce qu'elle pouvait faire avec cinq cents francs de rente! Elle
+ne vivait que de légumes cuits à l'eau avec un peu de beurre; mais
+elle supportait toutes ces privations... le froid et même la faim!...
+et cependant elle n'abandonna jamais son père... Elle allait
+raccommoder son linge, tandis qu'il passait sa vie dans les tripots,
+et achevait d'y ruiner sa santé et son bonheur...
+
+Au bout de six mois, Roland revint à Paris... Il fut au parloir et
+revit Marie... Il lui renouvela l'offre de sa main et la fit presser
+par un frère bénédictin qu'il avait, et qui enfin détruisit les
+scrupules de délicatesse qu'elle avait en n'apportant rien à un homme
+riche; mais il avait aussi vingt ans de plus qu'elle, et cette
+différence était beaucoup dans une union telle que celle-ci... Elle se
+maria donc, et ce mariage fut pour Roland la source d'un bonheur qui,
+jusque là, lui avait été inconnu! Avant de la montrer comme femme
+mariée et maîtresse de maison autrement que dans la sphère bourgeoise,
+je dois dire qu'elle ne fut jamais heureuse: elle fit tout pour la
+félicité de Roland, mais la sienne ne fut jamais complète. Le
+caractère froid, compassé, presque puritain de Roland, le faisait peu
+aimer de ceux qui l'approchaient; sa femme tenta de fondre cette glace
+qui enveloppait ainsi ses relations avec le monde... elle y parvint,
+mais à ses dépens... Elle voyait dans son mari l'homme le plus
+estimable: cette préférence exclusive lui fit supporter la vie; mais,
+sans qu'elle le dise, on voit combien elle lui était pénible
+quelquefois...
+
+Elle suivit pendant cette première année de son mariage, où ils
+étaient en voyageurs à Paris[14], un cours de botanique et un cours
+d'histoire naturelle... Ils vivaient en hôtel garni. La santé de
+Roland était délicate. Il n'y avait pas alors une foule de
+restaurateurs excellents qu'on pût prendre à son service comme un
+cuisinier à deux mille francs d'appointements. Madame Roland, pour
+parer à l'inconvénient par lequel la santé de son mari pouvait
+souffrir de cette mauvaise nourriture, _faisait elle-même_ le dîner de
+son mari, occupation dont elle s'acquittait gracieusement en revenant
+de l'un de ses cours, et tout en relisant pour la centième fois une
+des belles vies de Plutarque...
+
+[Note 14: Roland y était appelé pour les intérêts généraux des
+manufactures. C'était un homme d'un grand talent lui-même comme
+manufacturier, et surtout _chef_ d'une manufacture.]
+
+Cette occupation constante de son mari était au reste ce qui pouvait
+le plus flatter Roland; car il était tellement jaloux de l'affection
+de sa femme, même _la plus légitime_, qu'il exigea d'elle qu'elle vît
+moins souvent des amies de couvent auxquelles elle était fort
+attachée...
+
+La vie privée de madame Roland, dans laquelle la surprit la
+Révolution, avait quelque chose d'antique. Retirée à la campagne, près
+des montagnes du Beaujolais, dans un pays presque désert[15] et
+éloigné à cette époque de toutes les ressources qui, aujourd'hui, sont
+devenues familières au dernier paysan, mais qui à cette époque
+restaient encore ignorées, madame Roland était la providence de toute
+la contrée. Elle était _médecin, juge_... dissipait les nuages
+politiques qui se levaient, malgré l'éloignement du ciel orageux des
+événements, au-dessus de la paisible retraite où vivait Marie!... Ils
+étaient malheureusement encore trop près de Lyon!...
+
+[Note 15: Villefranche, demeure paternelle de M. Roland de la
+Platière. Il était d'une famille de robe noble et fort ancienne. Sa
+naissance était pour lui un motif d'orgueil, malgré ses idées de
+liberté.]
+
+Roland avait des principes arrêtés qui devaient le faire partisan de
+la Révolution aussitôt qu'elle s'annonça. Il y eut alors une
+profession de foi à réclamer de tous ceux qui pensaient, et qui devint
+pour la suite un motif de comparaison ou d'exclusion qui fit un grand
+mal... mais qui devait naturellement être expliquée selon le besoin du
+moment. Roland, démagogue pour ainsi dire en 1787, selon la noblesse
+aristocrate, était un royaliste _vendéen_ pour la Montagne en 1793. Ce
+n'est pas l'homme qui avait changé! c'est le système dont il avait
+suivi la première bannière!
+
+L'intégrité et la stricte observance que Roland apportait dans toutes
+ses démarches administratives le firent prendre en haine par tous ses
+collègues, dont il paraissait par sa conduite blâmer les actions et
+les sentiments. Membre de la municipalité de Lyon à une époque
+orageuse, ce fut alors qu'il fut à même d'apprécier le trésor que Dieu
+lui avait donné! Madame Roland, enthousiaste de cette belle liberté,
+dont les premiers jours s'annonçaient à nous avec une pureté et une
+séduction de jeune vierge... s'enflamma pour cet ordre de choses; et
+jamais, depuis qu'elle fit sa profession de foi, ses sentiments ne
+dévièrent de leur route!... Mais à peine dans celle que la Révolution
+fit prendre à ses partisans, Roland s'aperçut qu'elle était hérissée
+de dangers; sa femme le vit avant lui, toutefois son austère probité
+devait la maintenir là où était le péril, et ils y demeurèrent tous
+deux. Roland était fait, malgré son extrême importance de lui-même,
+pour apprécier le mérite éminent de sa compagne; de ce jour il le
+reconnut et en remercia le Ciel!
+
+J'ai déjà dit combien les relations de société, soit littéraires, soit
+simplement sociales, avaient contribué à établir à cette époque une
+infinité de relations politiques qui, sans cela, n'eussent jamais
+existé; j'en trouve encore un exemple dans Brissot et madame Roland.
+
+Brissot de Varville était un homme non-seulement de talent, mais fort
+spirituel, et de cet esprit français qui ressent le besoin de se
+communiquer par la causerie ou par la correspondance. Brissot fut de
+tous les Girondins peut-être le plus influent dans l'opinion
+révolutionnaire, et celui qui contribua le plus vivement à égarer dans
+les funestes voies que la Révolution ouvrit à ses admirateurs dans ses
+plus beaux jours. Roland n'était encore rien dans les affaires,
+lorsque Brissot lut quelques ouvrages écrits par Roland, c'est-à-dire
+par sa femme, dans un style annonçant des principes aussi purs que le
+_Forum_ de l'ancienne Rome aurait pu en offrir aux beaux temps de la
+république romaine; c'était ce qu'on cherchait sans le trouver alors!
+On rencontrait à chaque pas la caricature de l'antiquité, sans trouver
+un homme qui vous parlât le langage de la raison et de la patrie......
+de cette patrie sur les bords de la Seine, de la France enfin, et non
+Sparte et ses Thermopyles, Athènes et son Pirée, dont on nous
+assassinait tous les jours, et qui n'étaient que des rêves
+fantastiques dépourvus de bon sens même dans leurs fictions. Brissot,
+ravi de trouver une clarté d'expression pour rendre des sentiments
+vertueusement républicains, envoya ses ouvrages à Roland sans le
+connaître, en lui écrivant comme à un confrère, un émule en
+littérature, et en lui exprimant le désir de continuer la
+correspondance. Roland était alors à Lyon, comme inspecteur des
+manufactures, et Brissot commençait une feuille périodique forte en
+raisonnement, et claire et concise autant que plus tard les journaux
+du temps devaient être obscurs et prolixes.
+
+Roland ne fut pas séduit par le style de Brissot, et cela devait être.
+Roland avait une sécheresse qui ne devait pas comprendre Brissot et
+ses amis. Aussi Brissot ne fut-il entendu que de sa femme; mais il le
+fut, et très-bien. Elle lui répondit au nom de son mari, et la
+correspondance s'établit, tandis que Brissot et Roland étaient loin
+l'un de l'autre et ne s'étaient jamais vus; enfin ils devinrent
+presque amis sans se connaître autrement que par une de ces
+correspondances qui deviennent intimes dès que l'âme est la compagne
+de l'esprit, comme cela était dans les Girondins.
+
+Une occasion précieuse se présenta pour que Roland fût introduit aux
+affaires. Un hiver affreux dans ses conséquences avait décimé pour
+ainsi dire les malheureux ouvriers de Lyon!... Vingt mille étaient
+sans pain; les ressources manquaient entièrement, et Lyon se trouvait
+endetté de quarante millions! Madame Roland dit à son mari:
+
+--Mon ami, il faut solliciter de notre ville d'aller à Paris auprès
+de l'Assemblée Constituante pour solliciter des secours pour la
+population lyonnaise: il faut partir!!!
+
+Roland ne voulait pas de cette mission... sa femme _le força_ pour
+ainsi dire à l'accepter: la députation fut envoyée, Roland en fit
+partie, et elle arriva à Paris le 12 février 1791. C'était l'époque où
+tout ce qui avait une âme était appelé à en donner des preuves!
+L'austérité républicaine était dès lors aux prises avec l'intrigue et
+la plus basse des passions, la vengeance. C'était alors que tout le
+tiers-état bien pensant voulait enfin prouver que la nation française
+ne se composait pas seulement de quelques millions d'hommes, mais bien
+de la masse pensante et agissante; d'un autre côté, tout ce qui était
+agité par le besoin d'or pour satisfaire de honteuses passions criait
+aussi _vive la liberté!_ pour opprimer tout ce qui n'était pas dans le
+sens de leur opinion. C'est dans cette ligne que je place Marat et
+Carrier, et tout ce qui fut sanguinaire. C'est dans la première ligne
+que je mets les Girondins et madame Roland; je la place dans cette
+ligne, parce que je répète qu'elle avait une âme d'homme supérieur
+dans un corps de femme.
+
+Il est un homme dans ces factions que je ne place dans aucun parti,
+parce qu'il n'appartient à aucun... et qui, grand par ses facultés,
+mais petit par ses vices, ne put jamais prendre place parmi ceux qui
+l'auraient suivi et lui auraient prêté non-seulement leur appui, mais
+celui de l'or!... de cette idole après laquelle il courait, et à
+laquelle il sacrifia son honneur et sa vie!... Cet homme est Mirabeau.
+
+Arrivée le 12 février, le 13 au matin madame Roland reçut la visite de
+Brissot. C'était un homme déjà bien important à cette époque de la
+Révolution que Brissot!... Il avait une justesse de coup d'oeil dans
+l'esprit, et une austérité de principes, qui devaient lui assurer la
+première place dans une république, si nous avions vraiment voulu la
+république au lieu _de jouer à la république!_... Le seul défaut grave
+qu'on pouvait lui reprocher comme homme de parti était le côté moqueur
+de son esprit.
+
+C'est une chose fort singulière que la première entrevue de deux
+personnes qui se sont beaucoup écrit sans s'être jamais
+rencontrées!... Brissot connaissait madame Roland, car il avait su la
+juger!... Son âme s'était peinte dans ses lettres, et une femme comme
+elle avait paru à Brissot une merveille à conserver à leur parti; si
+même, disait-il à Vergniaud, elle ne le dirigeait en entier!
+
+Vergniaud était du même avis! Quant à madame Roland, le jugement
+qu'elle porta sur Brissot en le voyant fut différent de celui qu'elle
+avait été à même de concevoir d'après ses lettres! Elle vit en lui un
+homme fort habile et digne d'être à la tête d'une faction, mais dont
+la légèreté d'esprit ne convenait peut-être pas à la gravité des
+circonstances. Cependant elle fut charmée de ce rapprochement, et
+comprit combien on pouvait avoir d'heureux et même de grands résultats
+avec cet homme!...
+
+Mais Brissot avait en effet de cette légèreté que nous ne pouvons nous
+défendre d'avoir, comme _inhérente_ à notre nature française... il en
+abusait surtout pour prendre à l'excès le côté plaisant d'une chose,
+quelque grave qu'elle fût[16].
+
+[Note 16: Cette légèreté lui était reprochée dans l'assemblée par le
+parti contraire, qui sut en tirer quelquefois de tristes arguments
+contre lui... mais il était toutefois un homme des plus supérieurs,
+quoi qu'en aient dit ses ennemis.]
+
+--Il aurait trouvé à rire sur son enterrement, s'écriait l'abbé
+Maury...
+
+--Comment donc! même sur le vôtre, disait Cazalès!...
+
+C'est de lui que Mirabeau disait: _Il juge bien l'homme et ne connaît
+pas les hommes._
+
+L'ami de Brissot était un homme bien remarquable, mais moins que lui;
+c'était _Pétion!_ le roi de Paris. En le présentant à madame Roland,
+il lui demanda la même permission pour plusieurs de ses amis. Madame
+Roland était sédentaire; on arrêta qu'elle recevrait ces Messieurs
+_quatre fois_ par semaine, le soir. Elle était bien logée et dans le
+centre de Paris.
+
+Les amis dont parlait Brissot, c'étaient les Girondins!...
+
+De cette manière, ce parti, qui se formait alors, eut un centre pour
+se réunir; ce fut le premier point où il se centralisa. Quel salon que
+celui où ils causaient avec familiarité!... Assise devant une table
+sur laquelle étaient quelques journaux et des brochures, madame Roland
+ne paraissait dans l'origine prendre aucune part à ces conférences,
+qui déjà étaient d'un bien puissant intérêt pour elle... Mais quelle
+que fût son opinion, quelle que fût l'influence qu'elle exerçait sur
+tous ces hommes dont les regards cherchaient le sien pour approuver ou
+blâmer, jamais madame Roland ne parut d'abord vouloir influencer les
+sentiments de ceux que Brissot lui présentait... Elle était pour eux
+maîtresse de maison prévenante, polie, gracieuse même, malgré
+l'austérité de ses principes à cette époque; mais jamais elle ne parut
+même s'écarter de cette façon d'agir, lorsque plus tard son influence
+faisait mouvoir des factions. Qui croirait que, dans ces petits
+comités composés de Brissot, Pétion, Robespierre, Gensonné, Vergniaud,
+Guadet, Bazot, Fonfrède, Valazé, enfin tous ces hommes dont certes
+l'histoire a buriné plutôt qu'écrit les noms, madame Roland
+distinguait surtout à cette époque Robespierre?... Elle le jugeait le
+plus honnête de tous!... Dans ces comités qui avaient lieu chez madame
+Roland, on discutait des projets de loi, des plans réformateurs, des
+remontrances à la Cour pour éloigner tous les favoris, madame de
+Polignac surtout, dont l'avidité, disait Robespierre, RUINERAIT enfin
+la France si cette femme y rentrait!... On discutait beaucoup, on
+parlait longtemps, et au résumé, à la fin de la soirée, il se trouvait
+qu'on n'avait rien fait. Un soir, après avoir écouté en silence une
+partie de la conversation, où Vergniaud avait été admirable et où
+madame Roland lui avait répondu avec un talent qui aurait honoré la
+tribune la plus éloquente, Robespierre s'approcha d'elle et lui dit
+très-bas en lui serrant la main:
+
+--Quelle admirable éloquence!... vous m'avez fait mal!... Employez
+donc ce don du Ciel à convaincre ces gens-là que, dans la prairie du
+Ruthly, Guillaume Tell ne parla que pour jurer d'exterminer les tyrans
+de la Suisse!...
+
+Cette remarque prouvait déjà la jalousie de Robespierre contre la
+Gironde, qui était toute brillante d'éloquence... Mais il avait raison
+cependant, et on ne pouvait nier que les paroles et les mots n'aient
+amené chez nous des abus qui ont fait plus de mal qu'on ne le croit.
+
+On projetait souvent dans le salon de madame Roland, dans ces comités
+du soir, beaucoup de décrets qui passaient ensuite à la Convention;
+mais la coalition de la minorité de la noblesse acheva d'affaiblir le
+côté gauche et opéra les maux de la réunion... Un soir, madame Roland
+était seule; la réunion se faisait ordinairement vers sept ou huit
+heures; il n'en était que sept ou six et demie; enfin elle achevait à
+peine de dîner, lorsqu'elle vit arriver Robespierre!... il était seul
+aussi, chose assez rare, car il était toujours accompagné de plusieurs
+de ses collègues... Il est à remarquer que dans ces réunions du soir
+chez madame Roland il n'y avait aucune femme... elle y était seule...
+Quelquefois, l'un des députés, marié, amenait sa femme, mais lorsque
+madame Roland recevait un autre jour de la semaine; car les jours de
+réunion, son salon était ouvert seulement aux notabilités politiques
+ou littéraires, et puis en cela elle était comme beaucoup de femmes
+littéraires, ou bien étudiant, comme elle le faisait alors, la
+politique agitée qui menaçait de tout envahir! Une conversation légère
+n'était pas à l'unisson de pareille matière, et son langage n'aurait
+pas été compris par une femme sortant de chez mademoiselle Bertin ou
+venant de se faire coiffer par Léonard!!...
+
+Robespierre témoigna à madame Roland sa joie de la trouver seule.
+
+--Nous allons causer à coeur ouvert, lui dit-il; le voulez-vous?
+
+Il prit une chaise en disant ces mots, et se plaça tout auprès d'elle.
+
+--Pouvez-vous en douter? lui dit-elle, avec ce sourire bienveillant
+qui découvrait trente-deux perles...
+
+--Eh bien! écoutez donc ce que j'ai à vous dire, non-seulement en mon
+nom, mais à celui de beaucoup de gens qui pensent qu'avec votre
+admirable éloquence et l'influence qu'elle vous donne sur les hommes
+tels que Brissot et Vergniaud, vous pouvez faire faire à la liberté,
+cette liberté dont vous êtes idolâtre, je le sais, et que je vénère
+moi-même autant qu'elle m'est chère: eh bien! vous pouvez beaucoup
+pour sa cause... Vous savez que dans vos réunions, quoique j'y sois
+fort assidu, je parle peu (c'était vrai); mais si je suis silencieux,
+j'écoute et je profite. JE SUIS TIMIDE ENSUITE, et j'ose peu prendre
+la parole dans ces réunions devant des hommes comme Guadet, Gensonné,
+Vergniaud!... Oh! ce Vergniaud!...
+
+La manière dont il prononça ce nom aurait fait frémir si l'on avait
+alors connu Robespierre!... Mais bien loin de là, madame Roland était
+convaincue _de sa bonté_, et surtout de son amour pour la liberté et
+la patrie...
+
+--Que puis-je faire? dit-elle. Vous savez que nous ne sommes pas
+toujours du même avis, quoique de même opinion; mais je suis disposée
+à tout pour la liberté...
+
+--Eh bien donc, il faut que Brissot se détermine à faire un journal...
+La presse est de toutes les armes la plus meurtrière... la parole
+n'est rien à côté d'elle... Un discours, quelque bien qu'il soit
+préparé, ne l'est jamais assez; et puis, l'organe peut n'être pas
+heureusement harmonieux, la mémoire peut manquer, la timidité
+embarrasser votre débit... Que tout cela se trouve réuni, et une cause
+est manquée dans sa défense comme dans son attaque... Un journal, au
+contraire, est tout ce qu'il faut pour que nous frappions fort et
+juste... On est lu... on est relu... et la conviction atteint avant
+que la réfutation n'arrive!... Qu'importe une réponse qui vient huit
+jours ou vingt-quatre heures après?... À l'Assemblée, voyez l'abbé
+Maury et Mirabeau!... Ils se disent tous deux des mots admirables qui
+se détruisent l'un par l'autre... Et pourtant, Mirabeau a la victoire
+quoiqu'il soit moins éloquent que l'abbé... parce qu'il répond
+sur-le-champ et que le discours de l'autre, préparé depuis longtemps,
+est réduit au silence en un moment. Mais un journal qui prend
+l'initiative, car ce n'est que comme cela que je l'entends, est sûr de
+vaincre. Déterminez Brissot à faire un journal... Nous avons songé à
+cela, et nous avons dit que vous seule pouviez persuader Brissot.
+
+Madame Roland s'engagea à ce que voulait Robespierre, avec d'autant
+plus de plaisir que c'était aussi depuis longtemps sa pensée. Elle
+parla à Brissot; il prit feu à ce projet, et bientôt parut le premier
+numéro du journal intitulé _le Républicain!_ Dumont le Genevois y
+travailla d'abord avec Brissot... Le nom du _gérant responsable_ était
+celui d'un monsieur du Châtelet, militaire, et _homme de fer_ plutôt
+qu'_homme de paille_. C'était cela qu'il fallait. Condorcet avait deux
+articles admirables qu'on allait y insérer, lorsque le journal fut
+arrêté et défendu; je ne me rappelle plus bien à présent pour quelle
+raison. J'ai rapporté ce fait, parce que l'influence de madame Roland
+requise par Robespierre pour l'établissement d'un journal m'a paru
+plaisante.
+
+Une personne de mes amis, qui allait chez madame Roland à cette
+époque, se trouva un jour chez elle avec Pétion, Robespierre et
+Brissot. C'était Desgenettes, neveu de Valasé; il était alors fort
+jeune homme (dix-huit à vingt ans), et fort curieux de tout ce qui se
+faisait comme affaire politique. Ce jour était important, c'était
+celui de l'arrestation du Roi à Varennes. En apparence Robespierre
+était frappé de terreur et pâle de crainte. Il disait que le parti
+républicain était perdu; que, si les royalistes avaient de la raison,
+ils _égorgeraient_ tout ce qu'il y avait de patriotes dans Paris et
+feraient une seconde Saint-Barthélemy; que cela était à craindre,
+parce que la famille royale n'avait pas pris cette détermination sans
+avoir dans Paris un parti puissant. Brissot répondit, ainsi que
+Pétion, que cela n'était pas à craindre, et qu'au contraire, en
+fuyant, le Roi avait _brisé_ la royauté; que sa fuite était sa perte
+et qu'il en fallait profiter; que les dispositions du peuple étaient
+excellentes, parce qu'il était enfin éclairé sur celles de la Cour et
+sur sa perfidie.--Le Roi ne veut plus de la constitution jurée, dit
+Brissot; il en veut une plus homogène... C'est le moment de s'en
+emparer et de disposer les esprits à la république!...
+
+Robespierre était assis et mangeait ses ongles[17], manie qu'il avait,
+ainsi que de ricaner; il se retourna à demi et dit avec un accent
+moqueur:
+
+--Qu'est-ce que c'est d'abord qu'une république?...
+
+[Note 17: Sylla mangeait aussi ses ongles.]
+
+Sans doute que Robespierre n'était pas _royaliste_; mais ce mot dit
+avec ironie est bien fort et donne lieu à des réflexions, même dit en
+raillerie.
+
+Je n'écris pas positivement une histoire politique; mais toutes les
+fois que les personnages dont je m'occupe essentiellement ont des
+rapports directs avec les hommes du temps, je m'arrêterai à des
+détails même minutieux. C'est ainsi que je parlerai toujours de madame
+Roland; elle est dans ce genre la personne le plus en rapport avec les
+hommes influents de l'époque de 1791, jusqu'à celle où elle mourut.
+C'est une femme habile, à qui son esprit donnait dans son salon une
+influence grande et solennelle. C'est de là souvent que sont sorties
+les lois que nous voyons encore aujourd'hui comme les meilleures du
+Code civil! C'est sous sa direction cachée que l'Assemblée a souvent
+discuté des questions importantes; c'est dans ce petit salon
+particulier, avant d'aller dans ce ministère, ce lieu qu'elle ne
+quitta que pour la prison et l'échafaud, que madame Roland est
+vraiment digne d'admiration. Je l'ai vue ainsi du moins, et j'espère
+rendre le portrait ressemblant.
+
+Ainsi donc, puisque j'écris le _salon de madame Roland_, il me faut
+parler _de ce salon_ lorsqu'elle fut à ce second ministère; car
+l'inaction de Roland ne fut pas longue; il fut rappelé au ministère,
+et là, comme au premier, sa femme fut tout pour lui comme pour son
+parti. Je m'étendrai peu sur les affaires politiques qui précédèrent
+cette rentrée; elles eurent sans doute une immense influence, mais
+madame Roland n'en eut pas une ostensible; elle était bien soeur de la
+Gironde alors, mais non pas comme elle le fut sur les marches de
+l'échafaud[18].
+
+[Note 18: Ces détails m'ont été racontés pour la dixième fois
+avant-hier matin par une personne très-connue dans cette malheureuse
+époque de la Révolution, et qui allait très-souvent chez madame
+Roland.]
+
+Madame Roland aimait Pétion: cela m'étonne. Je ne crois pas que Pétion
+ait été jamais sincère ni avec la Révolution, ni avec le Roi. Mais
+franche et naturelle, madame Roland ne croyait pas qu'on pût tromper,
+et elle jugeait avec son propre coeur. Pétion était donc pour elle un
+exemple qu'elle se plaisait à suivre. Pétion ne recevait pas chez lui;
+chose évidemment absurde! Si l'on conspire dans un salon, ce n'est pas
+lorsqu'il y a deux cents personnes, et l'intérieur d'un homme d'état
+est bien plus redoutable pour le gouvernement lorsque son suisse
+consulte une liste pour laisser entrer chez son maître. Quant à
+Pétion, sa simplicité, disait-il, était la cause de sa _sauvagerie_.
+
+Madame Roland n'avait pas de _sauvagerie,_ mais le grand monde
+l'ennuyait. Aussi, dès _qu'elle_ fut au ministère, elle déclara
+qu'elle ne recevrait que par invitations, et qu'elle n'aurait _point
+de maison_ ouverte. Elle recevait cependant, mais de cette manière.
+
+Elle donnait à dîner deux fois par semaine. L'une était consacrée aux
+collègues de Roland. Ce dîner fut quelquefois la source de bien des
+querelles!... Ce fut surtout pendant le second ministère de Roland,
+lorsque Danton, Clavières, Monge, étaient ses collègues... lorsque,
+gonflé de fiel et de haine, Robespierre lançait sur Danton, parvenu au
+pouvoir avant lui, un regard d'anathème qui lui disait: _Tu mourras!_
+
+L'autre dîner était consacré soit à des députés, soit à des employés
+au ministère, soit enfin à des hommes jetés dans les affaires
+publiques... La table de madame Roland était toujours remarquablement
+bien servie, mais sans aucun luxe... du très-beau linge, de beaux
+cristaux, une grande profusion de fleurs, mais peu d'argenterie, et
+pas du tout de vaisselle plate. Quinze couverts, c'était le plus
+petit nombre; vingt personnes, le plus élevé. On ne faisait qu'un
+service, innovation que madame Roland mit la première en usage. On
+dînait à cinq heures, pour laisser arriver les députés, dont les
+moments étaient incertains. Après le dîner, on retournait au salon, on
+y causait, et à neuf heures tout l'hôtel du ministère était désert et
+silencieux. Les autres jours de la semaine, madame Roland dînait
+quelquefois seule avec son mari, quelquefois avec quelques amis, dont
+le nombre n'excédait jamais trois ou quatre. Sa fille Eudora dînait
+chez elle avec sa gouvernante, parce que les heures des repas étant
+irrégulières, madame Roland ne voulait pas que sa fille en souffrît.
+
+C'était un intérieur vraiment touchant que celui de cette maison,
+surtout dans l'intimité, et lorsque les favorisés étaient des hommes
+tels que Gensonné, Guadet, Vergniaud, Valasé! Saints martyrs de la
+liberté[19]!...
+
+[Note 19: On veut aujourd'hui ternir la gloire de la Gironde.--C'est
+injuste et de plus impolitique.]
+
+Un ami de madame Roland, qui devint un habitué de sa maison, était
+Thomas Payne. Il avait été naturalisé français. Connu par ses écrits,
+qui eurent une grande influence dans la guerre d'Amérique, et
+pouvaient en avoir une immense en Angleterre et en France, il avait
+une singularité attachée à lui qui mérite d'être signalée. Il
+entendait le français sans le parler, et madame Roland entendait
+l'anglais sans le parler aussi. Cependant ils avaient de longues
+conversations, parlant chacun dans leur langue. Madame Roland était
+une habile publiciste, et pouvait comprendre les hautes pensées de
+Payne, _qui éclairait mieux une révolution qu'il ne pouvait fonder une
+constitution_, dit madame Roland.
+
+David William, aussi mandé par la Convention, était un homme d'une
+grande habileté que madame Roland avait admis dans son intérieur; mais
+toutes les maisons de Paris ne ressemblaient pas à celle de madame
+Roland. Le calme de son salon, quoique l'on y discutât souvent,
+contrastait étrangement avec le trouble des moindres réunions... Aussi
+s'empressa-t-il de retourner dans sa paisible patrie!
+
+--Adieu, dit-il à madame Roland, je vous quitte à regret; mais je ne
+puis rien ici. On ne peut rien faire avec des hommes qui ne savent pas
+écouter. Vous autres Français, vous ne prenez pas la peine de
+conserver même la décence extérieure. L'étourderie, l'insouciance, la
+malpropreté, ne rendent pas un législateur plus savant, et rien n'est
+indifférent de ce qui frappe les yeux et se passe en public... Voyez
+quels hommes sont les députés depuis le 31 mai!... Ils parcourent
+Paris, ivres, à moitié vêtus, en veste, la tête coiffée d'un sale
+bonnet rouge!... _Savez-vous ce qui arrivera un jour?... C'est qu'ils
+tomberont tous, peuple et gouvernement, sous la verge d'un despote qui
+saura les assujettir_[20].
+
+[Note 20: Propres paroles de David William.]
+
+Mais Danton était celui qui allait le plus souvent chez madame Roland.
+Toujours il avait un prétexte pour lui parler et passer dans son
+appartement avec Fabre d'Églantine... Souvent même il venait lui
+demander à dîner... C'était alors pour causer plus intimement _avec
+elle_ et son mari des affaires publiques. En voyant cette figure
+atroce s'animer du feu sacré qui brûlait en son âme, on était surpris,
+au bout d'un certain temps, de s'habituer à elle, et même d'y trouver
+des beautés!... et pourtant jamais physionomie n'exprima, comme celle
+de cet homme, l'emportement des passions brutales... L'ambition devait
+le porter à abattre la tête de son concurrent, l'amour celle de son
+rival. Mais aussi cet homme pouvait donner sa vie pour un être
+aimé[21], comme la sacrifier pour sa patrie. Mais aussi, pour peu que
+le sort de cette même patrie lui parût en danger, Danton aurait tiré
+le poignard et conduit les assassins!... Cette époque, où il allait si
+souvent chez madame Roland, était celle où il chantait les matines de
+septembre... on était aux vigiles de ces terribles jours, et Fabre
+d'Églantine, lui aussi, n'ignorait pas ce qui se préparait!...
+Croyait-il, comme Danton, que là était le salut de la patrie?... Mais
+n'abordons pas encore ce sujet... il viendra bien assez tôt!
+
+[Note 21: Ce qu'il a fait, car c'est pour avoir aimé sa femme au point
+de ne la pouvoir quitter qu'il a été arrêté. On l'avait arrêté... il
+pouvait fuir.]
+
+Lorsque Roland fut appelé au ministère pour la première fois, il y eut
+le jour de sa présentation une question singulière agitée dans le
+salon de madame Roland; j'ai oublié ce fait, mais il est toujours
+temps de revenir.
+
+--Je viens vous demander votre avis, ma chère amie, lui dit son mari;
+je le puis faire sans que l'on m'accuse de me laisser mener par ma
+femme, ajouta-t-il en riant.--Comment me faut-il être habillé?
+
+--Comment?... mais comme vous êtes tous les jours. Demandez à ces
+messieurs...
+
+Madame Roland avait toujours la coutume de se référer à ceux qui
+l'entouraient avec une grâce charmante; et dans cette occasion elle
+était encore aimable, car c'était évidemment de son ressort...
+
+Tous furent de son avis, excepté Robespierre.
+
+--Il faut faire comme tout le monde, dit-il.
+
+--Eh bien! il fait _comme tout le monde_.
+
+--Non pas, car ses souliers, toujours attachés avec des cordons, ne se
+porteraient pas dans une assemblée ordinaire.
+
+--Avez-vous oublié, dit madame Roland avec une amertume qu'elle
+voulait vainement déguiser, que le jour où les trois corps furent
+introduits chez le Roi, on jugea à propos de n'ouvrir qu'un battant de
+porte pour le tiers-état. Mon mari n'est que du tiers-état;... et
+_pour ce tiers-état_, tout est assez bon... Il ne faut pas porter des
+objets qui ne sont pas faits pour nous,... non plus que la terre
+elle-même _n'est pas faite_ pour nous! Il faut un _sentier_ frayé pour
+les pas d'une caste méprisée; à la Cour nous ne sommes que des
+parias!...
+
+Ses narines s'ouvraient et paraissaient trembler; ses lèvres étaient
+plus vermeilles, et sa voix émue ressemblait alors au tintement d'une
+cloche d'argent.
+
+Enfin la présentation par Dumouriez eut lieu le lendemain. Lorsque le
+chapeau rond, les souliers à cordons furent aperçus par l'huissier de
+la chambre, il demeura stupéfait, et dit à Dumouriez, qui était alors
+ministre des affaires étrangères:
+
+--Monsieur!... eh quoi!... sans boucles à ses souliers!...
+
+--Ah! s'écria Dumouriez, tout est perdu!... pas de boucles aux
+souliers!!
+
+Ce conseil de madame Roland ne fut pas le seul effet de son influence
+sur les affaires à cette époque, et la disgrâce de Roland et sa sortie
+de son premier ministère, événement d'une grande influence, furent
+encore l'effet d'une de ces séances qui avaient lieu chez madame
+Roland autrefois quatre jours par semaine, et lorsqu'elle fut au
+ministère ce fut tous les jours.
+
+Ce qui causa véritablement la disgrâce de Roland, disgrâce venue de la
+Cour, tandis que la seconde vint de la Convention, fut une lettre
+écrite au Roi par Roland... Cette lettre n'est pas dans tous les
+mémoires du temps[22]... mais Bonnecarrère me l'a laissé copier dans
+les papiers qu'il avait à Versailles, papiers où il y a des trésors
+précieux, et dont je crois que son fils, son seul héritier, ignore la
+valeur.
+
+[Note 22: Bonnecarrère, témoin oculaire du fait, m'a dit que le Roi
+fut au moment de faire sortir Roland du salon; ce fut la Reine qui le
+retint. On a prétendu que ce fait avait été considéré comme une
+offense par le Roi, et qu'il ne le pardonna pas à Roland, et surtout à
+sa femme.]
+
+«Sire, l'état actuel de la France ne peut subsister longtemps... C'est
+un état de crise dont la violence a atteint le plus haut degré, etc.»
+
+Roland remit sa lettre au Roi; Servan, ministre de la guerre, remit
+aussi une lettre ou une note dans le même genre, et tout le ministère,
+Clavières, Roland, Servan, etc., se trouvant de la même opinion,
+_donna_ plutôt qu'il ne _reçut_ sa démission... Il y a dans ce fait
+une grande conséquence par les suites qu'eut ce changement de
+ministère. Madame Roland n'avait pas toujours en vue alors dans ses
+actions le salut de la patrie... il ne dépendait pas seulement de
+démarches du genre de celle-ci... Il ne s'agissait pas seulement de
+montrer au Roi qu'une _femme_ avait du pouvoir sur son mari et sur une
+partie de l'Assemblée... Madame Roland en avait un grand sans doute à
+cette époque, et la Gironde, toute à elle, répondait à son appel. Mais
+le motif de la résistance de Roland était noble et beau; il s'agissait
+du camp de vingt mille hommes sous Paris.
+
+Servan était aussi un homme d'un beau caractère...--Comme ministre de
+la guerre, vous vous perdez si vous consentez, lui dit madame Roland.
+
+--Soyez tranquille, mon honneur et mon coeur me défendront...
+
+--Comment le Roi a-t-il pris votre avis?
+
+--Fort mal; il m'a tourné le dos, et à peine étais-je rentré que
+Dumouriez est venu me prendre le portefeuille, qu'il garde en
+attendant.
+
+--Dumouriez!...
+
+--Oui...
+
+--Mais comment se fait-il qu'il se trouve en faveur?...
+
+--Par la Reine... Bonnecarrère est fort en crédit près d'elle par une
+intrigue de femme du côté de la comtesse Diane de Polignac... Les
+femmes sont puissantes à cette cour... Et quand des personnes comme
+celle que je viens de nommer font et défont des ministres, une
+monarchie peut se dire perdue[23].
+
+[Note 23: Voir à ce sujet l'_Essai_ de M. de Chateaubriand _sur les
+Révolutions_, 1798, Londres.]
+
+--Dumouriez! répéta madame Roland... Dumouriez et Bonnecarrère!...
+
+--Oui... celui-ci a un des portefeuilles, je ne sais lequel. C'est un
+homme de beaucoup d'esprit, qui a fait pour l'intrigue plus que jamais
+personne n'a fait pour le bien... Si cet homme avait autant travaillé
+pour être honnête homme qu'il l'a fait pour arriver à être un Figaro
+politique, il mériterait une statue!...
+
+--Mais comment allez-vous vous en tirer tous tant que vous êtes?...
+
+--Nous venons à vous!... Clavières, votre mari et moi, il faut que
+vous nous donniez une direction de conduite et même une lettre dans
+laquelle nous donnons tous notre démission...
+
+--Ah!... je le veux bien, dit madame Roland... aussi vous serez
+servis, je vous le jure, à souhait; car ce ministère, cette politique,
+cela m'éloigne de mes occupations chéries; et certes ce que me donnent
+en dédommagement ces grandeurs-là ne vaut pas la peine qu'on leur
+sacrifie une heure de sa vie privée!...
+
+Les ministres étaient donc réunis au nombre de quatre chez madame
+Roland, le soir du jour où Servan avait parlé au Roi et où Roland
+avait donné sa lettre. Assis en rond autour d'une table verte sur
+laquelle étaient des papiers et une écritoire, les quatre ministres
+observaient avec une sorte de joie inquiète madame Roland, dans la
+rédaction silencieuse de la lettre qu'elle faisait au nom de tous.
+Duranthon[24], du parti de Dumouriez, était devant la cheminée, et,
+quoiqu'on fût au mois de juin, il y était debout, relevant les basques
+de son habit pour se donner une contenance, comme tous les hommes
+médiocres qui trahissent et sont au-dessous de la trahison... Il
+s'était fait attendre plus d'une heure au rendez-vous de ses
+collègues; Clavières ne l'aimait pas, et toutes les fois que madame
+Roland le consultait de l'oeil ou de la voix, Clavières haussait les
+épaules, en lui disant tout bas:
+
+--Laissez-le donc à lui-même... nous n'en voulons pas plus dans notre
+disgrâce que nous n'en voulions dans notre prospérité.
+
+[Note 24: Ministre de la justice.]
+
+Au moment où madame Roland allait lire sa lettre, un message du roi
+mande M. Duranthon au château, mais SEUL! Madame Roland jette sa plume
+en s'écriant:--Nos lenteurs nous ont fait perdre l'initiative... C'est
+votre démission qu'on vous envoie.
+
+C'était vrai!
+
+Au bout d'une heure, Duranthon revint. Il avait une figure assez
+ridicule habituellement: son air était celui d'une vieille femme avec
+ses petits traits mal arrangés, ses rides mal placées; cette peau
+d'une teinte blafarde avait de la ressemblance avec des joues fardées;
+enfin il avait une figure déplaisante et désagréable à l'excès. Madame
+Roland le supportait, mais avec grand'peine. Il était vain, sans
+talent, et n'avait pour lui que la réputation d'un honnête homme qu'il
+vint perdre dans ce ministère sans en attraper une autre... C'était
+bien la peine d'être ministre...
+
+En le voyant arriver avec une physionomie abattue, comme s'il avait
+appris la mort de son fils unique, ses collègues et madame Roland ne
+purent retenir un éclat de rire... Il tira alors de sa poche un
+papier, qu'il allait lire avec une figure de circonstance qui ne
+laissait pas d'avoir son prix, lorsque madame Roland s'écria:
+
+--M. Duranthon, c'est la démission de mon mari et la vôtre que vous
+apportez là, n'est-il pas vrai? Donnez donc, mon Dieu!...
+
+Et elle lui prend le papier des mains. C'était en effet la démission
+des quatre ministres!...
+
+--Mon ami, dit-elle à son mari, c'est encore mieux mérité de notre
+part que de celle de ces messieurs!... Mais le Roi ne l'annoncera pas
+à l'Assemblée! et puisqu'il n'a pas profité de la leçon de votre
+lettre de ce matin, il faut rendre ces leçons utiles au public, en les
+lui faisant connaître... Je ne vois rien de plus conséquent au courage
+de l'avoir écrite que celui d'en envoyer une copie à l'Assemblée!...
+Au moins, en apprenant votre renvoi, elle en apprendra la cause.
+
+Cette idée devait plaire à Roland... Il la saisit, la lettre fut
+envoyée à l'Assemblée. On sait comment elle accueillit le renvoi des
+trois ministres!... elle ordonna d'abord l'impression de la lettre et
+son envoi dans les départements, en faisant une mention honorable de
+la conduite des trois ministres.
+
+Après cette dernière marque de courage, madame Roland rentra dans sa
+vie privée... Mais elle n'y retrouva plus la paix et le repos... Elle
+voyait sa patrie livrée au malheur et sentait dans son coeur tout ce
+qui pouvait donner peut-être d'utiles lumières. Elle était réduite au
+silence et à se consumer par son propre feu!...
+
+
+
+
+SALON DE MADAME DE BRIENNE
+
+ET DU CARDINAL DE LOMÉNIE.
+
+
+C'était une femme assez laide que madame de Brienne, et qui, en cas de
+besoin, aurait pu se faire passer pour un homme. Elle avait des
+moustaches, même de la barbe, et sa voix et sa démarche ne donnaient
+pas le démenti à ce premier aspect masculin. Elle avait, dit-on, de
+l'esprit; je ne le puis nier, parce qu'elle ne m'a pas prouvé le
+contraire; tout ce que je puis dire, c'est que je ne voudrais pas en
+avoir un semblable.
+
+Elle avait eu un salon composé de parties assez originales pour faire
+un tout au milieu duquel on se plaisait. L'abbé Morellet, qui en était
+un des plus intimes, me dit, lorsque je lui racontai comment j'avais
+connu madame la comtesse de Brienne, que son intimité était fort
+agréable, et que les habitués de cette maison y trouvaient du charme.
+À cela je ne puis rien objecter. J'ai vu aussi le salon de madame de
+Brienne, à Brienne, lorsque MADAME MÈRE y fut passer quelques jours,
+de Pont-sur-Seine, son château... Mais, à cette seconde époque, il ne
+restait plus rien, à ce que me dit le cardinal Maury, de la comtesse
+de Brienne d'_autrefois_.
+
+Son salon, soit à Brienne, soit à Paris, avait toujours été le
+rendez-vous d'hommes supérieurs et même célèbres: l'abbé Morellet,
+Marmontel, Chamfort, La Harpe, Suard, Condorcet, Turgot, Buffon,
+Malesherbes, Helvétius et sa femme, etc., et plusieurs artistes
+fameux, tels que Piccini, David, dont le talent commençait déjà à se
+faire connaître... Cette réunion, à laquelle venaient se joindre
+plusieurs femmes spirituelles et remarquables, était en renom à Paris,
+et les étrangers qui arrivaient, n'importe de quel pays, se faisaient
+présenter chez la comtesse de Brienne.
+
+L'abbé Morellet est celui dont j'ai tiré les renseignements les plus
+exacts sur cet intérieur. Il était à la fois disciple de Quesnay, ami
+de d'Alembert, camarade de Delille, et savant enfin tout autant qu'il
+faut pour montrer que la cloison du cabinet d'études n'était pas
+tellement épaisse qu'il n'y entendît souvent le bruit du monde...
+Seulement il montra qu'il n'avait fait que traverser la _logomachie_
+de Quesnay, ne prit des économistes que le vrai et l'utile, et
+l'appliqua au commerce, qui chaque jour à cette époque devenait
+presque toute la politique des temps modernes. On estimait l'abbé
+Morellet; on l'aimait. J'ai entendu dire à madame Helvétius qu'elle ne
+savait jamais comment elle aimait M. Morellet... si c'était comme un
+frère ou bien un père devant lequel elle allait s'agenouiller; et
+madame Helvétius n'était pas prodigue de ces paroles-là.
+
+Le château de Brienne, dont je parlerai d'abord comme un premier
+établissement de la famille de Brienne, mérite déjà une mention
+particulière à lui seul, et voici comment:
+
+L'abbé de Brienne, depuis cardinal de Loménie, archevêque de Toulouse,
+puis de Sens, ministre constitutionnel, l'un des hommes peut-être qui
+ont le plus nui à la France, mais qui l'a expié par une mort terrible,
+cet homme n'était pas originairement destiné à un si brillant avenir,
+ni à des malheurs si retentissants. Cependant, il prévoyait sa haute
+fortune et il a eu à cet égard une seconde vue. Fils d'un père et
+d'une mère qui n'avaient pas quinze mille livres de rentes, sans
+aucune place à la Cour, l'abbé de Brienne descendait des Loménie,
+secrétaires d'état sous Henri III et Henri IV, Louis XIII et Louis
+XIV. Malgré son peu de fortune, il pensait à devenir ministre, étant
+encore sur les bancs du séminaire, ce fameux séminaire des
+_trente-trois_, si renommé pour la force et la bonté des études.
+L'abbé de Loménie, comme on l'appelait alors, n'était pas l'aîné de sa
+famille; il était le second; son frère aîné fut tué au combat
+d'Exiles: l'abbé de Loménie avait alors vingt-un ans; il ne possédait
+qu'un chétif prieuré en Languedoc du revenu de quinze cents livres par
+an, et de plus quelques barils de cuisses d'oie dont il régalait ses
+amis lorsqu'il avait oublié lui-même de les manger, ce qui était rare.
+Il devenait l'aîné de sa maison par la mort de son frère, mais il
+rêvait déjà d'être un jour _cardinal-premier-ministre_!... Cela fut,
+mais au lieu de la soutane du cardinal de Richelieu il ne revêtit que
+sa plus méchante doublure... Il laissa donc le droit de perpétuer le
+nom de Brienne à son plus jeune frère, et poursuivit ses études
+ecclésiastiques, convaincu qu'il trouverait dans l'état de prêtre ce
+qu'une autre carrière lui refuserait. Il fallait que sa confiance fût
+bien grande, car il était encore en Sorbonne qu'il traçait le plan
+d'un château royal!... Et le château de Brienne, dont la construction
+a coûté deux millions, a été bâti sur les plans du cardinal, lorsqu'il
+était encore abbé de Loménie. Il avait fait en même temps le plan des
+routes magnifiques qui devaient conduire à ce château, soit de Paris,
+soit de Troyes. N'avais-je pas raison de dire que le château méritait
+bien un mot sur lui seul?
+
+Tout en rêvant cependant à ce roman qui ne paraissait pas devoir
+s'accomplir, un événement extraordinaire lui donna une nouvelle
+confiance dans la pensée qu'il serait un jour le premier de l'État...
+Son frère, qui n'avait rien de remarquable, épousa mademoiselle
+Clément, fille d'un homme extrêmement riche, de la haute finance, qui
+avait laissé trois millions... Le frère ne regarda pas à la figure de
+la future, qui avait, comme je l'ai dit, une vraie tournure
+d'héritière;
+
+ Et trois millions d'écus avec elle obtenus
+ La firent à ses yeux plus belle que Vénus.
+
+On arrondit la petite terre de Brienne en Champagne, on acheta les
+propriétés environnantes, et bientôt le revenu de la terre de Brienne
+fut porté à cent mille francs annuellement... Un mauvais donjon était
+tout ce qui restait de l'ancien château, et M. l'abbé Morellet y ayant
+été un jour avec l'abbé de Loménie, qui n'était encore que simple
+grand-vicaire de l'archevêque de Rouen à Pontoise, pour juger des
+progrès des travaux, ils logèrent dans l'ancien château, dont il ne
+restait debout qu'un mauvais pavillon. Le lendemain de leur arrivée,
+lorsque l'abbé Morellet voulut se lever, il fallut qu'il attendît
+qu'on lui trouvât des souliers; il n'en avait plus qu'un, l'autre
+avait été mangé par les rats.
+
+Sur ces mêmes ruines, et lorsqu'on eut coupé tout le sommet d'une
+montagne de laquelle on domine un pays immense, on construisit un
+magnifique château, édifice vraiment digne de la curiosité d'un
+voyageur; j'ai été frappée de la magnificence simple et bien entendue
+qui a ordonné cette construction. C'est un si grand avantage que la
+réunion du luxe et du goût[25]!...
+
+[Note 25: L'esplanade produite par l'enlèvement du sommet de la
+montagne est un ouvrage vraiment curieux. C'est sur cette esplanade
+qu'est bâti le nouveau château, ayant vingt-sept croisées de face; un
+immense corps de logis avec deux beaux pavillons et deux pavillons
+isolés; des communs aussi beaux que pour une demeure royale; un chemin
+allant du château au bourg de Brienne, construit sur des arches et
+traversant un vallon très-profond; une salle de spectacle; des
+souterrains admirables par leur beauté et surtout leur utilité, en ce
+qu'ils assainissent le château... Mille dépendances, enfin, toutes
+faites avec grandeur et le plus souvent dans un but utile, font de
+cette demeure un lieu tout-à-fait digne d'un souverain.]
+
+Les Brienne, une fois établis dans cette belle demeure, y tinrent
+l'état d'une haute et puissante famille. La noblesse de la province de
+Champagne, celle plus élégante de Paris et de la Cour, venaient y
+faire de longs séjours; on y chassait avec un luxe qui n'appartenait
+qu'à un souverain; des distractions tout-à-fait impossibles dans
+d'autres châteaux y étaient aussi données de cette manière... Un
+cabinet d'histoire naturelle, un cabinet de physique étaient
+expliqués, mis à la portée de tous, même des femmes, par un physicien
+de mérite que M. de Brienne attachait pour la saison à son château:
+c'était M. de Parcieux; il faisait des cours de physique et de chimie,
+à cette époque où Mesmer et les merveilles de Cagliostro rendaient
+avide de ces sortes de connaissances... Madame la duchesse de Brissac,
+autrefois madame de Cossé, se trouvant à Pont[26] lorsque madame de
+Brienne y vint pour voir _Madame Mère_, lui rappela comme le château
+de Brienne avait été amusant, une année qu'elle lui cita... et en
+effet, on y jouait la comédie, on y chassait, on y jouait, on y lisait
+des vers, enfin on y faisait ce qui plaisait.
+
+[Note 26: Pont-sur-Seine, terre de _Madame Mère_; ce château, fort
+vaste et fort beau, était la seule chose remarquable de cette
+propriété. Il n'y avait pour parc qu'une étendue de terrain
+tout-à-fait inculte et sans ombrage. Ce château avait appartenu avant
+la révolution à M. le prince de Lusace (Xavier).]
+
+Habituellement la vie y était toujours amusante, mais c'était surtout
+aux fêtes du comte et de la comtesse de Brienne que la magnificence se
+déployait dans toute sa volonté d'être royale. Il y avait souvent au
+château de Brienne plus de quarante maîtres venus de Paris, sans
+compter la foule des villes voisines, des châteaux environnans... et
+puis les musiciens, les artistes venus de Paris; les tables dressées
+dans le parc, les cris de _vive M. le comte!... vive madame la
+comtesse!..._ Ce mouvement extérieur, accompagné d'une activité égale
+dans le château, donnait vraiment ces jours-là au château de Brienne
+l'aspect d'une demeure royale, et dans ces journées-là l'archevêque de
+Toulouse, car il l'était alors, pouvait en effet croire qu'il
+arriverait à la magnificence du cardinal de Richelieu, lorsqu'il se
+faisait porter par vingt-quatre gentilshommes, et que les murailles
+des villes s'abattaient devant lui...
+
+Un des plaisirs les plus vifs de Brienne, c'était la comédie; on la
+jouait souvent et bien... on y donnait des pièces toujours
+spirituelles, et bien représentées, parce que les auteurs veillaient
+eux-mêmes à la mise en scène. Après la représentation de la pièce, qui
+était une comédie ou un petit opéra, on donnait de charmants ballets,
+où dansaient la jolie madame d'Houdetot, madame de Damas, madame de
+Simiane et d'autres jeunes et jolies personnes... Cette dernière chose
+donnait à Brienne l'éclat et la magnificence d'une maison de prince,
+et certes j'en connais plusieurs en Allemagne et en Italie qui
+n'offrent pas même de point de comparaison avec l'état que tenaient le
+comte de Brienne et le cardinal de Loménie à Brienne. La renommée de
+Brienne succéda à Chanteloup. J'ai beaucoup entendu parler aussi de
+Chanteloup, mais Brienne avait l'avantage d'être beaucoup plus
+rapproché de Paris; et pour la facilité du mouvement que nécessite une
+aussi grande maison, cet agrément était immense.
+
+Le cardinal de Loménie avait une figure agréable, il avait même une
+sorte de beauté... le front élevé, le nez droit; mais en regardant
+attentivement ce visage, on y trouvait ce qu'on voit toujours chez
+ceux qui doivent mourir de mort violente... une expression malheureuse
+annonçant une grande infortune...
+
+On a beaucoup parlé de l'archevêque de Toulouse: c'est un homme qui ne
+méritait ni son élévation, ni sa chute, et encore moins sa renommée;
+il avait des moyens cependant, mais non pas assez pour se mettre à la
+tête d'une faction. _Le parti des prélats politiques_, connu dans
+l'église de France sous le nom de prélats administrateurs, qui prit
+hautement le parti de M. de Malesherbes et de M. Turgot, était composé
+de monseigneur de Toulouse, de M. Dillon, archevêque de Narbonne,
+président-né des états de Languedoc, homme de génie, mais paresseux;
+il avait de l'ambition, et cette ambition était peut-être plus fondée
+que celle de Loménie; mais constamment contrarié par la Reine, qui ne
+l'aimait pas, il ne put succéder à M. de Maurepas, comme il en avait
+eu la pensée. Il a fait beaucoup de bien dans le Languedoc, et mon
+père avait une profonde estime pour lui.
+
+À côté de M. de Dillon, dans le parti des _prélats administrateurs_,
+on voyait M. de Loménie, jaloux de l'archevêque de Narbonne; il ne
+l'en accueillait pas moins avec une amitié apparente, et M. de Dillon
+était une des personnes habituées du salon de Loménie lorsqu'il était
+hors de son diocèse, ce qui arrivait souvent.
+
+Loménie avait pour lui la grande faveur de la Reine; il avait un
+esprit fin et délié, de l'esprit d'intrigue surtout; habile à faire
+valoir les plans des autres; ayant plus de pétulance que de vivacité
+dans les idées, plus de vanité que d'orgueil ou de sentiment de juste
+estime de soi-même. La Reine avait juré qu'elle en ferait un ministre,
+et malheureusement elle eut assez de faveur auprès du Roi pour
+triompher de ses répugnances à lui-même, car Louis XVI ne l'aimait
+pas. Entièrement dévoué aux intérêts de la Reine, ami intime de M. de
+Vermont, son instituteur, que lui-même avait envoyé à Vienne,
+affectant la prétention de succéder à M. de Maurepas, il disait
+hautement qu'un ministère ordinaire ne lui suffisait pas, et qu'il ne
+voulait que de la première place. Il eût été plus tôt en effet ce
+qu'il désirait tant, si M. de Vergennes, en qui le Roi avait une
+grande confiance, ne l'eût éloigné de cette nomination. Mais à la
+chute de M. de Calonne, la Reine fit enfin nommer M. l'archevêque de
+Toulouse au ministère.
+
+C'est pour arriver à son but que M. de Loménie avait organisé le
+château de Brienne comme il l'était. En revenant de ces fêtes
+somptueuses, en entendant raconter les enchantements de ce palais de
+fées par les jeunes femmes qui avaient contribué à la magie de ces
+fêtes ravissantes, dont le seul récit charmait la Reine et même le
+Roi, ces relations concouraient encore à entourer le nom de
+monseigneur de Toulouse d'une auréole plus lumineuse. Madame de Damas,
+madame d'Houdetot, madame de Duras, toutes ces femmes par leur grâce
+et leur beauté faisaient à elles seules le charme de ces fêtes
+enchantées, et le récit qu'elles en firent souvent devant le Roi
+restait, en apparence cependant, bien au-dessous de la vérité de ces
+magiques plaisirs.
+
+--Savez-vous que j'aurais presque le désir d'aller voir une de ces
+fêtes de Brienne? dit un jour Louis XVI à la Reine.
+
+--Ah! sire, s'écria-t-elle, ce serait un beau jour pour M. de Loménie!
+mais il faudrait aussi faire le même honneur à M. le duc de Choiseul.
+
+Ce nom gâta tout. En l'entendant prononcer, le roi fronça le sourcil,
+et ne reparla plus du voyage de Brienne.
+
+Le parti des prélats administrateurs était, comme on le pense, dans
+l'intimité de la famille de Brienne. Les prélats les plus zélés, comme
+M. de Dillon, M. de Cicé, archevêque de Bordeaux, M. de la Luzerne,
+évêque de Langres, élève et ancien grand-vicaire de M. de Dillon,
+Colbert, évêque de Rhodez, affectaient, avec quelques autres, de
+professer l'esprit _économiste_ et réformateur, pour être à la mode.
+À eux se joignaient M. Turgot et son frère le chevalier, ainsi que le
+marquis de Condorcet, qui était aussi l'un des habitués de Brienne,
+quoique d'un esprit plus grave que les hommes qui faisaient le fond de
+la société de madame de Brienne. Il portait sur sa figure cette même
+expression sinistre annonçant une fin malheureuse!... Un autre homme,
+qui périt aussi comme eux, Chamfort, homme d'un haut mérite, mais
+malheureux, et dont la fin tragique fut l'une des scènes terribles de
+notre révolution[27].
+
+[Note 27: Il est à remarquer que, dans cette société de Brienne, il y
+eut trois suicides d'hommes très-remarquables, Condorcet, Chamfort et
+le cardinal; tous les trois incrédules! sans religion!... Voilà quel
+fut le résultat de la croyance philosophique.]
+
+C'était du sein de ces plaisirs dont j'ai fait la relation que
+l'archevêque de Toulouse faisait jouer les nombreux ressorts qui
+devaient enfin mettre en mouvement ce qui devait le porter au
+ministère; il savait qu'en France, et dans le pays de la Cour surtout,
+il faut que les femmes soient les auxiliaires employés. Depuis que la
+Cour de France existe, nous avons vu la vérité de cette doctrine mise
+en oeuvre. Le cardinal de Richelieu, en attirant la haute noblesse à
+la Cour, en la rendant oisive, a donné passage à toutes les intrigues
+les plus actives. Rien ne se fit plus que par les femmes une fois
+qu'ayant cessé d'être châtelaines, elles sont venues sur un théâtre où
+l'action toute préparée les engageait à prendre un rôle dans la pièce.
+Suivez l'état de la société depuis Louis XIII, et voyez dans quel lieu
+se forment les conspirations!... C'est dans le salon de madame de
+Longueville, c'est chez madame de Chevreuse, madame de Montbazon, et
+plus tard madame Tallien, madame de Staël, madame Château-Regnault, et
+une foule de femmes qui dans la Révolution ont été non-seulement
+activement importantes, mais dont l'influence fut discrète et
+puissante.
+
+M. de Boisgelin, archevêque d'Aix, était dans le parti des _prélats
+administrateurs_, et fit beaucoup de bien dans la Provence comme M. de
+Dillon dans le Languedoc[28].
+
+[Note 28: À l'époque même de la Révolution, on disait dans les
+villages du Languedoc, et je l'ai entendu moi-même: _Ah! c'est encore
+de l'ouvrage de notre bon archevêque, de notre père!_ Il était adoré
+dans tout son diocèse.]
+
+Puisque j'ai parlé du château de Brienne, voici une chanson qui fut
+chantée le jour de la Saint-Louis, pour l'inauguration du nouveau
+château. Elle peint l'intérieur de la maison d'une manière assez
+vraie.
+
+ Sur l'air: _Dans le fond d'une rivière._
+
+ Dans le plus beau jour du monde,
+ À Brienne consacré,
+ Quand son nom est célébré
+ Par vos santés à la ronde,
+ Je chanterai de nouveau,
+ Si votre voix me seconde,
+ Je chanterai de nouveau
+ Et Brienne et son château.
+
+ Voyez ce lieu délectable,
+ Où les bons mets, les bons vins,
+ À vos désirs incertains
+ Offrent un choix agréable.
+ Comus donna ce projet
+ Pour placer les dieux à table;
+ Comus donna ce projet
+ Du plus beau temple qu'était.
+
+ Au salon si je vous mène,
+ Vous admirerez encor,
+ Non pas la pourpre ni l'or
+ Qu'étale une pompe vaine,
+ Mais une noble grandeur
+ D'où tout s'arrache avec peine,
+ Mais une noble grandeur
+ Symbole d'un noble coeur.
+
+ Là, d'un temple de Thalie
+ Il[29] a tracé les contours;
+ Le ton du monde et des cours
+ À l'art de Baron[30] s'allie.
+ Le vice et les préjugés,
+ Enfants de notre folie,
+ Le vice et les préjugés
+ En riant sont corrigés.
+
+ Des lieux où la trompe sonne,
+ Je vois sortir à grands flots
+ Chiens et chasseurs et chevaux,
+ Que même ardeur aiguillonne.
+ Diane apprête ses traits
+ Comme la fière Bellone;
+ Diane apprête ses traits
+ Pour les monstres des forêts.
+
+ . . . . . . . . . .
+ . . . . . . . . . .
+
+ Puisque ce séjour abonde
+ En biens, en plaisirs si grands,
+ Revenons-y tous les ans
+ De tout autre lieu du monde.
+ J'y chanterai de nouveau
+ Si votre voix me seconde,
+ J'y chanterai de nouveau
+ Et Brienne et son château.
+
+[Note 29: Brienne.]
+
+[Note 30: Fameux comédien.]
+
+Cette chanson est de l'abbé Morellet; on voit qu'il écrivait mieux en
+prose qu'en vers.
+
+C'est ainsi que se passait la vie à Brienne, au milieu d'une société
+nombreuse et pourtant choisie: de bonnes conversations, des fêtes et
+des plaisirs, voilà la vie comme il la faut mener; nous l'ignorons
+maintenant, c'est un secret perdu.
+
+Mais du sein de cette réunion de joies et de plaisirs un orage
+s'avançait menaçant et terrible: les jeunes femmes commencèrent à
+sourire avec moins d'abandon; leurs joues rosées devinrent pâles, car
+elles craignirent pour un père, un mari, un frère, un amant, un ami.
+Hélas! à cette époque, quelles sont les affections qui ne furent pas
+d'abord froissées par le sort, déchirées et baignées dans le sang!
+
+M. de Loménie fut ministre, son ambition fut satisfaite. Mais combien
+alors il regretta les jours tranquilles de Brienne! J'ai souvent
+pensé, en me trouvant dans la pièce qui faisait son cabinet, et dans
+laquelle j'attendais quelquefois des heures entières lorsque j'étais
+de service auprès de MADAME MÈRE[31], combien peut-être M. de Loménie
+y avait fait entendre des plaintes trop longtemps contenues dans le
+monde!... Cette maison m'a toujours imprimé une profonde tristesse
+lorsque ma pensée me reportait vers une époque passée au milieu des
+troubles affreux dont le sang du malheureux archevêque de Sens avait
+augmenté l'horreur.
+
+[Note 31: L'hôtel de MADAME MÈRE était l'hôtel de Brienne; il est
+situé rue Saint-Dominique, faubourg Saint-Germain. C'est aujourd'hui
+le Ministère de la Guerre.]
+
+Sans doute M. de Loménie fit des fautes dans son administration, mais
+ces fautes n'étaient pas de nature à lui donner vis-à-vis de la nation
+l'aspect d'un homme qu'il fallait conduire à la mort. Le jour où il
+fut décidé qu'il sortait du ministère, tous les jeunes avocats, toutes
+les têtes ardentes qui rêvaient déjà la Révolution, portèrent, sur la
+place de Grève, un mannequin habillé comme l'archevêque, et le
+brûlèrent. Il y eut du tumulte; le chevalier Dubois, commandant alors
+le guet de Paris, fit tirer sur la multitude, et plusieurs personnes
+tombèrent. Hélas! ce ne fut pas la première fois que les pavés de la
+Grève furent rougis du sang français autrement que par le supplice
+d'un criminel!
+
+Cette affaire, que je ne raconte pas plus longuement, au reste, dans
+cet ouvrage, parce que ce n'est pas son but, l'est avec beaucoup de
+détail dans mes Mémoires sur Napoléon et sur la Révolution.
+
+Cependant, s'il était condamné par un parti, M. de Loménie était
+excusé par l'autre, à la tête duquel était la Reine. Mais il y avait
+une autre faction qui lui était nuisible plus peut-être que l'autre
+ne lui était favorable, et cela par la conséquence toute naturelle que
+le mal blesse bien plus avant que le bien ne produit de bien lui-même.
+Ces factions qui se levaient avec haine, même contre M. de Loménie,
+étaient conduites par des femmes choquées dans quelques prétentions au
+château de Brienne, parce qu'elles jouaient mal la comédie, par
+exemple; et qui, ayant été exclues d'un rôle, n'avaient jamais
+pardonné au maître du château qui n'avait pas voulu qu'elles fussent
+ridicules. De là des haines plus ou moins gratuites, mais toutes
+funestes à celui qu'elles frappaient. Madame de Coigny était une des
+plus acharnées contre l'archevêque. Jeune, jolie, charmante, fort
+grande dame, riche, elle avait tous les droits d'une femme à la mode
+pour paraître sur le théâtre de Brienne; mais sa voix avait un tel
+accent qu'il était impossible de lui donner un rôle. Soit qu'elle crût
+que l'archevêque ne pouvait récuser ses droits, soit qu'elle se fît
+elle-même illusion sur cette voix vraiment désagréable, elle ne
+pardonna pas le refus qu'elle essuya, quoiqu'il fût entouré de tout ce
+qui pouvait l'adoucir. Elle fut une des plus ferventes à poursuivre
+l'archevêque lorsqu'il fut une fois sorti du ministère; elle était
+pourtant bonne, et la personne la plus sociable, surtout dans sa
+jeunesse; elle était fille de M. de Conflans.
+
+Sans être beau, le cardinal de Loménie en avait l'apparence; j'ai vu
+beaucoup de ses portraits dans sa famille qui me donnent de lui cette
+idée, du moins. Mais il avait dans le regard, dans le sourire, dans
+l'ensemble de la physionomie, cette expression malheureuse qui révèle
+une destinée funeste. Il avait de l'esprit, contait bien, et avait
+dans les manières cette sorte de charme attaché aux positions élevées,
+et qui donne une teinte que nul autre ne peut recevoir... C'était là
+un des sujets de sarcasme les plus amers... peut-être même de haine de
+la classe inférieure envers la noblesse de France. Le cardinal de
+Loménie avait de la hauteur, mais jamais une fois qu'il était dans le
+monde; alors il devenait l'un des hommes les plus aimables du salon de
+sa belle-soeur.
+
+L'abbé Delille était l'un des habitués les plus assidus de la société
+de madame la comtesse de Brienne; mais il avait été trop dévoué aux
+exilés de Chanteloup pour que Brienne l'accueillît comme un ami.
+Cependant l'abbé Delille aurait voulu être bienvenu dans ce palais
+enchanté, où les plaisirs étaient si admirablement variés, qu'on
+doutait encore s'il n'y avait pas un peu de magie dans leur exécution.
+Les poètes qui chantaient ses merveilles recevaient la lumière de
+leur gloire. L'abbé le savait bien; à cette époque, cependant, il
+n'avait pas besoin d'un reflet étranger pour se montrer comme l'une de
+nos gloires littéraires. _Les Jardins_ avaient paru, ainsi que
+plusieurs autres ouvrages.
+
+L'abbé Delille n'avait nullement la figure et la tournure de ce qu'on
+pourrait penser de lui en lisant, par exemple, son poëme de
+l'_Imagination_ et quelques passages des différentes traductions qu'il
+a faites; il avait une physionomie fine et railleuse, et qui
+s'accordait mal avec des traits assez forts pour n'avoir rien de
+gracieux; il était même laid. Son nez était gros; ses sourcils
+avançaient sur ses yeux, dont le globe était fort couvert par la
+paupière. Son sourire avait presque toujours de la malice, et dans sa
+conversation on retrouvait cette disposition. Avant son émigration,
+lorsqu'il était à Brienne, par exemple, il était alors Jacques
+Delille, l'un de ces abbés musqués dont Rivarol fit un si plaisant
+portrait, lorsque l'abbé Delille, par un oubli impardonnable, s'avisa
+d'omettre le jardin potager dans _les Jardins_. Rivarol fit alors une
+satire intitulée: _le Chou et le Navet_, qui est dans tous les
+recueils de pièces détachées, et que, pour cette raison, je ne
+transcris pas ici. L'abbé Delille, enfant trouvé à la porte de
+l'hospice de la Pitié à Clermont en Auvergne, fut traité sans merci
+par Rivarol dans cette pièce de vers; mais il avait, dit-on, cherché
+cette correction par l'air dégagé avec lequel il accueillait les
+moindres avis.
+
+«_Ingrat!_ lui disait le chou, tu m'oublies!... et pourtant
+
+ «Ma feuille t'a nourri, mon ombre t'a vu naître!...
+ _Le Ciel fit les navets d'un naturel plus doux...._
+ Dit le navet au chou... et puis console-toi...
+ Car... _ses vers passeront, les navets resteront_.»
+
+Il y a dans toute cette pièce un esprit charmant contre lequel aurait
+échoué tout le talent poétique de l'abbé Delille, s'il avait voulu y
+répondre... Il y a une autre pièce dans le même genre, excepté qu'elle
+ne s'adresse pas à un individu, mais à l'époque. C'est la satire de
+Berchoux, parlant aux Grecs et aux Romains. Il y a là dedans un
+véritable sel attique; ce peut n'être _plus de mode_, comme on le dit
+assez bêtement (j'en demande pardon à ceux qui parlent ainsi), mais
+j'avoue que je trouve du plaisir à lire ce qui est spirituel, de
+quelque époque et dans quelque époque que cela arrive et soit écrit.
+Le Dante, l'Arioste, Pétrarque, Homère, pour remonter plus haut, tous
+ces hommes-là m'amusent, ou m'intéressent même, et les siècles
+disparaissent devant l'intérêt de la pensée, lorsque le poëte sait
+l'éveiller.
+
+L'abbé Delille avait, comme je l'ai dit, beaucoup de malice dans sa
+conversation et dans sa physionomie. Je ne l'ai connu qu'aveugle, et
+escorté de sa femme, ce qui en faisait l'être le plus désagréable à
+supporter. J'en reparlerai plus tard, à l'époque de son entrée en
+France. L'abbé Delille et le cardinal Maury, tous deux dans un genre
+opposé, sont deux hommes remarquables dans leur changement de carrière
+littéraire et politique en tout ce qu'elle tient au monde.
+
+L'abbé Maury, comme on l'appelait avant la Révolution et pendant ses
+premières années, est un nom sur lequel l'attention se porte aussitôt
+qu'on le prononce. Il avait tout ce qui exclut de la bonne compagnie;
+et pourtant il allait dans les maisons, non-seulement les plus
+distinguées comme rang et comme pouvoir, mais chez les femmes les plus
+à la mode, comme madame de Beauvau, madame de Simiane, madame de
+Coigny et plusieurs autres, dont la jeunesse, l'élégance et l'agréable
+esprit attiraient encore plus de monde chez elles que leur grand état
+de maison.
+
+L'abbé Maury était parti de son village, auprès d'Avignon, avec deux
+chemises dans un sac, son bréviaire, et quelques mouchoirs. Son
+gousset était léger et tout-à-fait en harmonie avec son bagage; mais
+il avait vingt ans, une santé robuste, un esprit ayant la conscience
+de ce qu'il pouvait, et devant lui une époque qui accueillait tout ce
+qui la comprenait; avec d'aussi grands avantages, on est bien puissant
+contre le sort, me disait le cardinal lui-même. Il se mit donc en
+route gaîment pour Paris, mais à pied, car il n'avait pas de quoi
+faire le voyage en voiture... Parmi toutes ses facultés agissantes,
+celle de manger _toujours_ était la plus prononcée. Il cheminait donc
+en songeant, en composant son premier sermon... en rêvant enfin,
+lorsqu'il fut joint par un jeune homme aussi mince et délicat que
+l'abbé Maury était robuste et carré. Le jeune homme pâle et maigre
+avait aussi un petit paquet au bout d'un bâton... il était pauvre
+comme l'abbé Maury, allait à Paris comme lui, avait des illusions
+comme lui, et comme lui enfin croyait trouver à Paris un monde de
+merveilles dans lequel ils allaient être admis sur leur première
+demande.
+
+--Je ne désire qu'une chose... je suis modeste, dit le jeune homme
+pâle... je ne demande qu'à faire l'autopsie du premier prince ou de la
+première princesse de la famille royale qui mourra.
+
+--Ah! monsieur est donc médecin... chirurgien?
+
+--Je suis _docteur_, monsieur...
+
+Le futur cardinal se découvrit devant la science voyageant à pied.
+
+--Quant à moi, dit-il, mon ambition ne s'élève pas beaucoup plus haut
+que la vôtre... Je voudrais faire l'oraison funèbre du prince ou de la
+princesse dont vous _scalpelleriez_ le corps.
+
+--Ah! monsieur est ecclésiastique?
+
+Et le jeune homme pâle se découvrit en s'inclinant très-bas devant le
+jeune abbé, qu'il aurait soupçonné, à sa taille robuste, sa mine
+fleurie, être plutôt un futur colonel qu'un futur archevêque.
+
+La connaissance fut bientôt faite; les deux jeunes gens se confièrent
+leurs projets, leurs espérances... hélas! elles étaient nulles, car
+elles ne reposaient que sur leur volonté profondément déterminée...
+Ils s'unirent enfin de cette confiance que les malheureux ont l'un
+pour l'autre, et qui n'existe pas parmi les gens heureux. Ils firent
+leur route pédestrement et gaîment, arrivèrent à Paris, furent tous
+deux se loger dans une chambre, au cinquième étage, puis furent
+remettre le peu de lettres de recommandation qu'ils avaient, et
+attendirent les événements...
+
+Ils n'attendirent pas longtemps. Il mourut une jeune princesse, fille
+du Dauphin et de la Dauphine... Le jeune abbé, aidé de ses protecteurs
+qu'il ne cessait de voir chaque jour, fit son oraison funèbre. Le
+médecin l'embauma.--Savez-vous le nom de ces deux jeunes gens?--L'un
+est, comme je vous l'ai dit, l'abbé Maury; l'autre était M. Portal,
+qui est mort premier médecin du Roi, laissant cent mille livres de
+rentes à ses enfants[32]... La seule chose qu'il avait conservée de sa
+figure de grande route, c'était sa pâleur et sa maigreur.--Elles
+étaient au point de faire demander si le malade n'avait pas eu besoin
+de prendre l'air, et si, étant mort tandis qu'il était levé, on
+n'avait pas oublié de le recoucher.--Il joignait à cela une voix
+tellement éteinte, que l'illusion eût été entière s'il avait eu la
+fantaisie de jouer le mort.
+
+[Note 32: Il n'a laissé qu'une fille, madame Lamourier, qui à son tour
+n'a également qu'une fille, qu'elle a mariée il y a trois à quatre
+ans.]
+
+--Mais cela porte malheur, me disait-il un jour, après avoir lui-même
+plaisanté sur cette apparence mortuaire, qui l'enveloppait comme un
+vrai linceul!...
+
+Il était aimable, Portal; il savait une foule d'anecdotes, qu'il
+racontait à merveille quand on savait _jouer_ de lui, comme le disait
+ma mère. Sa perruque, cette petite figure toute grippée plutôt que
+ridée, cette pâleur de mort sur ce visage qui souriait avec une voix
+cassée et des yeux atones: tous ces détails formaient un ensemble qui
+avait à lui seul assez d'originalité pour plaire lorsqu'il
+accompagnait le récit amusant de quelque drôle d'histoire dont les
+personnages pouvaient être annoncés ou sortaient de chez nous.--Portal
+était médecin de tout ce qui était à la mode avant la Révolution. Lui,
+Tronchin, le docteur Petit et le docteur Thouvenel... étaient les
+seuls brevetés pour envoyer les gens dans l'autre monde ou les retenir
+dans celui-ci.
+
+Thouvenel avait beaucoup de crédit auprès des femmes à vapeur; il
+était non-seulement partisan du magnétisme[33], mais l'un des
+sectaires les plus dévoués à la faction du baquet, et même un peu à
+celle de Cagliostro... Cette époque fut bien remarquable par les
+suites de la crédulité de plusieurs individus dont l'influence était
+fort importante... Thouvenel était un homme fort spirituel, un esprit
+mordant et avec de la réplique. Il racontait aussi de bonnes histoires
+du château de Brienne.
+
+[Note 33: Thouvenel a été mon médecin pendant plusieurs années. Il est
+mort d'une apoplexie séreuse.]
+
+Chamfort était encore un habitué de cette société où les idées
+nouvelles étaient toutes bien accueillies. Fils naturel et frappé de
+cet anathème que la société de l'époque précédente lançait sur chaque
+enfant fruit d'une de ces unions réprouvées par le monde, Chamfort
+sentit ce malheur plus vivement peut-être qu'aucun autre enfant dans
+cette même position; sans appui, sans protection, ignorant même
+jusqu'au nom de son père, il prit ce nom de Chamfort, bien décidé à
+l'illustrer par lui-même comme s'il en eût reçu l'obligation de cent
+aïeux: il essaya tout ce qu'un homme peut tenter en ce monde par
+l'industrie sans intrigue; partout il échoua. Enfin un riche Liégeois,
+qui croyait aimer les lettres, prit Chamfort comme secrétaire.
+Celui-ci partit avec son nouveau protecteur, et peu de temps après il
+revint à Paris abreuvé de malheurs et de tout ce qui fait l'amertume
+d'une situation dépendante rendue plus horrible par la dureté du
+protecteur... Chamfort rapporta de Spa et de Cologne, où il avait
+résidé, une amertume triste et souffrante, une âme abattue et
+découragée!... Le _Journal encyclopédique_ se formait alors, il y
+écrivit; et pendant deux ans l'infortuné vécut ainsi du fruit de son
+labeur, voyant chacune de ses lignes trempée de larmes et de la sueur
+brûlante de l'excès du travail... C'est ainsi que chacun de ses repas,
+le repos de ses nuits, étaient empoisonnés et troublés par la crainte
+de n'avoir pas de lendemain!... Il fit ensuite _la Jeune Indienne_,
+puis _le Marchand de Smyrne_, jolie petite pièce, qui se joue encore
+à la Comédie Française; plusieurs _Éloges_ couronnés à l'Académie[34];
+une tragédie, mauvaise selon La Harpe, et passable selon quelques
+autres: la Reine en accepta l'hommage, et accorda sa faveur à
+l'auteur. Enfin le prince de Condé le nomma son secrétaire des
+commandements!... Il avait donc une existence morale!... La société ne
+le repoussait plus!... Il disait en pleurant à un ami qui le
+félicitait de sa nomination:
+
+--Ah! c'est que j'étais bien malheureux, voyez-vous, car le jour qui
+se levait pour moi me menaçait de n'avoir pas de lendemain!...
+
+[Note 34: _Éloges de Molière et de La Fontaine._ Ces deux morceaux
+sont peut-être ce que Chamfort a écrit de mieux.]
+
+L'année suivante, il fut reçu à l'Académie... Il écrivait en général
+avec une manière à lui, dans laquelle on trouve un néologisme peu
+favorable à la diction de Chamfort lui-même, qui aimait à traduire
+ordinairement sa pensée. Son talent dramatique était peu remarquable;
+il était paradoxal, défaut immense pour un auteur dramatique, comme
+obstacle au dialogue et à la marche de la pièce. Mais dans la
+conversation il était parfaitement aimable; il avait de l'âme et du
+mouvement sans tristesse, quoiqu'il en eût beaucoup dans son
+organisation naturelle... Dans cette lutte incessante qu'il soutenait
+contre la société, comme individu que son code proscrivait, Chamfort
+avait puisé des idées qui le portèrent à l'instant au niveau de 1789,
+lorsque la dernière pierre de la Bastille vint à tomber! Aucune
+influence préservatrice n'avait entouré son coeur, qui reçut de vives
+et profondes blessures, dont la cicatrice fut toujours douloureuse.
+Aussi fut-il un des premiers à crier: _Vive la liberté!_ et surtout
+_l'égalité!_... Toutefois cette cause, qu'il embrassa avec ardeur, lui
+devint fatale... il perdit le peu qui lui avait été donné, ses
+pensions et sa place à l'Académie... Mais il n'en demeura pas moins
+attaché aux principes de la cause républicaine; et quand la tempête
+politique gronda plus forte et plus dangereuse, sa voix s'éleva
+au-dessus de celle des orages pour rappeler la nation à l'ordre et au
+devoir.
+
+_La fraternité des hommes de sang de la Révolution_, disait-il, _est
+celle de Caïn... sois mon frère ou je te tue!..._
+
+Il fut arrêté et jeté dans un cachot... ses amis, et ils étaient
+nombreux, parvinrent à le faire mettre en liberté... Il retourna chez
+lui. Mais cette nouvelle persécution du sort le trouva sans force et
+sans courage!... Être frappé par la main d'un frère lui parut une
+injustice plus impossible à supporter qu'aucune de celles qui lui
+avaient été infligées jusque-là!... la prison surtout! oh! la
+prison!...
+
+--Jamais je ne repasserai sous les voûtes d'un cachot! répétait-il en
+frémissant.
+
+Il tint parole.
+
+Dénoncé une seconde fois au comité de salut public, il vit arriver
+chez lui les soldats et les officiers civils chargés de l'arrêter. Il
+les reçut avec calme, les pria seulement de vouloir bien attendre
+qu'il changeât de vêtements, et demanda la permission de passer dans
+un cabinet qui n'avait pas d'issue. À peine y fut-il entré que,
+saisissant un pistolet chargé qu'il tenait toujours prêt, il le tire à
+bout portant en visant au front; mais il se manque, et le coup
+fracasse le haut du nez et enfonce l'oeil droit!... Résolu à mourir,
+il prend un rasoir, se donne plusieurs coups dans la gorge, se frappe
+au coeur... et enfin vaincu par la douleur, il pousse un cri, et tombe
+baigné dans son sang! Cependant on travaillait à enfoncer la porte,
+car le coup de pistolet avait donné l'alarme; mais la porte était
+forte et résista longtemps; enfin on parvint à la briser; on entre...
+on trouve le malheureux vivant encore... palpitant au milieu d'une mer
+de sang!... et voulant dicter ses dernières volontés... Les médecins
+voulurent lui mettre un appareil...
+
+--Laissez-moi, leur dit-il, et que l'un de vous écrive plutôt ce que
+je vais dire:
+
+Et il dicte:
+
+«Moi, Sébastien-Roch-Nicolas Chamfort, déclare avoir voulu mourir
+plutôt en homme libre qu'en esclave, ne voulant pas être reconduit
+dans une prison et perdre ainsi ma noble dignité d'homme; et je
+déclare que, si l'on voulait m'y traîner en l'état où je suis, il me
+reste encore assez de force pour achever ce que j'ai commencé... Je
+suis UN HOMME LIBRE, et ne rentrerai jamais vivant dans une prison...»
+
+Il souffrit plusieurs heures les plus atroces douleurs!... enfin il
+expira le 13 avril 1794.
+
+Il a fait beaucoup de travaux importants pour Mirabeau, qui, malgré
+son beau talent, employait assez souvent celui des autres lorsqu'il
+leur en reconnaissait, et dans son opinion Chamfort était placé
+très-haut.
+
+Les autres habitués du salon de Brienne étaient, comme je l'ai dit,
+Condorcet, Marmontel, l'abbé Morellet, l'abbé Delille et plusieurs
+autres littérateurs dont les talents comme écrivains peuvent n'être
+pas du premier ordre, mais qui étaient fort aimables, comme
+fournissant à la conversation; M. le chevalier de Boufflers, si
+spirituel..... car alors l'auteur d'_Aline_ était dans toute sa
+fraîcheur; il faisait des lectures de son joli conte, qui étaient fort
+recherchées, et qui, en vérité, donnaient un grand plaisir à ceux
+assez heureux pour les entendre... Marmontel mit à la mode pendant une
+saison un genre de distraction tout-à-fait agréable en ce qu'il
+flattait l'amour-propre sans faire souffrir celui des autres...
+
+On faisait le portrait écrit d'une femme de la société, et chacun
+lisait le soir ce qu'il avait composé dans la journée. Madame de
+Damas, jeune et jolie femme, eut le plaisir d'entendre d'elle un des
+plus jolis éloges qu'une femme puisse recevoir, car elle fut louée par
+une autre femme: madame de Brienne, alors jeune et fort spirituelle,
+fit un portrait écrit de madame de Damas, dont j'ai entendu quelque
+partie, et qui était vraiment charmant. Il y avait une sorte
+d'émulation toute spéciale et toute flatteuse dans cette occupation
+directe d'une femme ou d'un homme par un ami. Madame Necker avait
+aussi ce talent à un degré remarquable. Le portrait de madame la
+duchesse de Lauzun est une des jolies choses en ce genre qui nous
+restent de cette époque. Thomas fut celui qui remit à la mode ce genre
+d'amusement littéraire fort en usage sous Louis XIV, mais oublié
+depuis.
+
+Marmontel faisait aussi beaucoup de portraits. Neveu de l'abbé
+Morellet par son mariage avec sa nièce, il était parfaitement
+accueilli à Brienne, et le cardinal lui témoignait une estime
+particulière; mais il était peu propre au genre léger et tout entier
+d'agrément; et lorsque Marmontel voulait sortir de sa manière
+romanesque, il montrait aussitôt l'auteur des _Contes moraux_, et
+parlait de la marquise de Duras, de madame d'Egmont, comme il faisait
+parler Annette et Lubin. Il n'avait pas de _trait_ dans l'esprit, pour
+me servir d'une expression de ce temps-là, qui chez nous peint d'un
+seul mot... C'est ainsi que cette réunion d'hommes et de femmes
+aimables faisait de Brienne un lieu de délices. Il se joignait à cet
+agrément, qui fournissait aux plaisirs de chaque jour, un sujet de
+bonheur et de paix qui ne pouvait qu'augmenter le charme de ce beau
+lieu; c'était la bonté inépuisable du comte et de la comtesse de
+Brienne. On citait de cette bonté des traits vraiment touchants... Un
+jour le comte apprend que les lapins d'une garenne à laquelle il
+tenait beaucoup commettaient de grands dégâts; il donne aussitôt
+l'ordre d'entourer la garenne d'un mur élevé à ses frais. Un
+malheureux ne s'adressait jamais à lui sans en être écouté et soulagé.
+Un hospice pour les malades, des écoles pour les enfants, une école
+militaire, tous ces bienfaits étaient l'ouvrage de l'archevêque et de
+son frère. Pour le comte de Brienne, il avait peu d'esprit, mais un
+sens droit, une manière toujours indulgente de voir les choses et de
+les juger. Il avait été ministre malgré lui, et n'avait accepté que
+pour ne pas faire de peine à son frère l'archevêque, lorsque celui-ci
+était parvenu au premier ministère... Il quitta donc la place sans
+regret, et retourna dans sa paisible retraite, espérant y retrouver le
+repos. Mais le malheur avait frappé un premier coup, et il ne devait
+plus s'arrêter... Qui aurait prévu cependant, lorsque les plus belles
+fêtes faisaient retentir les salons et les jardins de Brienne des
+accents d'une joie heureuse, que quelques années plus tard cette belle
+demeure entendrait les cris du désespoir!...
+
+Lorsque le comte de Brienne fut arrêté et conduit à Paris, plus de
+trente villages environnants réclamèrent pour lui... mais telle était
+la rage stupide des bourreaux de cette époque, qu'on ne voulut voir
+dans cette démarche qu'un acte insurrectionnel!... Le malheureux périt
+sur l'échafaud!...
+
+L'archevêque avait été jeté dans une prison de Sens, puis ensuite, à
+la fin du mois de février 1794, il avait été transféré chez lui avec
+des gardes qui ne le perdaient de _vue sous aucun prétexte_... Un
+jour, il dormait; des gardes, accompagnés d'un commissaire du
+gouvernement, viennent de nouveau l'arrêter... le malheureux vit
+qu'il était perdu!... et son parti fut pris... Son frère devait venir
+le voir le lendemain de Brienne. L'archevêque demande à l'attendre...
+Indignement traité par les exécuteurs de l'ordre, il reçoit une
+funeste impression de cette sévérité et de l'horreur de sa position.
+Autour de lui était la belle madame de Canisy, sa mère, mère de la
+belle duchesse de Vicence, et les trois jeunes Loménie, ses neveux...
+sa tête se perdit, et le lendemain matin, son frère le comte de
+Loménie, partant pour voir mettre les scellés à Brienne, entra dans la
+chambre de l'archevêque, et le trouva mort dans son lit; il s'était
+empoisonné avec le poison composé par Cabanis lui-même: du
+_stramonium_ combiné avec de l'opium.
+
+L'archevêque de Brienne a fait de grandes fautes dans son ministère.
+Je suis fâchée d'ajouter un mot de blâme à cette fin si désastreuse,
+mais la vérité est là pour l'histoire, et elle est sévère pour
+l'innocent comme pour le coupable... Et l'on ne peut se dissimuler que
+l'archevêque de Sens n'ait commis des fautes graves, surtout depuis la
+Révolution, dans le premier ministère à la tête duquel il était.
+
+J'ai entendu raconter à l'empereur une histoire assez extraordinaire
+qui aurait eu lieu au château de Brienne, alors qu'il était le
+rendez-vous de toutes les joies. L'empereur n'y était pas admis
+alors, il le fut depuis, et on le comblait même de bontés; mais il
+savait beaucoup de choses par le retour de quelques-uns de ses
+camarades que leurs relations de famille faisaient admettre au château
+lors des vacances.
+
+Un jeune homme de la société de madame de Brienne avait un caractère
+tellement désagréable qu'on ne pouvait vivre avec lui en bonne
+harmonie. Il avait surtout beaucoup de prétentions, et entre autres
+celle de n'avoir jamais peur. Un soir, la discussion s'échauffe;
+quatre personnes de la société font le pari avec ce jeune homme
+qu'avant six mois il aura été effrayé: il accepte; les conditions sont
+arrêtées; cent louis de pari seront payés par le jeune homme s'il
+perd, cent louis seront payés par les attaquants si le jeune homme
+sort vainqueur de la lutte...
+
+Pendant les premiers temps, les choses furent assez bien. Quelque
+_bourrue_ que fût l'humeur de cet homme, elle ne tenait pas, elle
+cédait même parfois aux bouffonnes inspirations de ses amis. Le
+premier mois s'écoula sans qu'il eût cédé une seule fois à de la peur.
+On avait arrêté de ne continuer la chose qu'à Brienne.
+
+Un jour, les quatre amis réunis se dirent qu'il y avait une sorte de
+honte à n'avoir pas encore réussi. L'un d'eux fit une proposition qui
+fut adoptée et mise à exécution le soir même.
+
+J'ai déjà dit qu'il y avait à Brienne, dans les premières années de la
+construction du château neuf, quelques restes d'un vieux pavillon de
+l'ancienne construction, où les rats mangeaient les souliers de l'abbé
+Morellet; ce pavillon servait à loger des jeunes gens lorsque le
+château avait plus de monde qu'il n'en pouvait contenir. L'on se
+trouvait précisément dans cette circonstance, et le jeune homme
+poursuivi y logeait, ainsi que quelques-uns de ses amis.
+
+Le temps avait été orageux tout le jour... Le soir la tempête s'était
+apaisée, mais sans avoir éclaté, et lorsqu'on se retira, le temps
+avait cette pesanteur qui accable et rend malade.
+
+--Voilà une nuit pour une apparition! dirent les jeunes fous à leur
+ami...
+
+--Vraiment, leur répondit-il, je lui conseille de venir, elle sera
+bien venue.
+
+Et les saluant d'un air ironique, il rentra dans son appartement.
+
+L'air était lourd, l'atmosphère accablante; le jeune homme se laissa
+aller sur un fauteuil, dont les pieds vermoulus le soutenaient à
+peine, et là il eut d'étranges visions. Bientôt ses idées
+s'embrouillèrent, et il tomba dans un sommeil étrange. Son domestique
+le réveilla de cette sorte de torpeur... il se coucha presque malade
+et succombant à une impression toute nerveuse qui ne pouvait être
+naturelle, même par l'effet de la tempête...
+
+La chambre où il se trouvait était éloignée de toute la partie occupée
+même de ce pavillon déjà assez désert... elle était vaste et sombre...
+Un lit à colonnes torses, garni de rideaux en point de Hongrie, était
+la pièce la plus remarquable de l'ameublement. Le jeune homme l'avait
+longtemps considéré avant de se coucher.
+
+--Mon Dieu!... avait-il dit, c'est comme un tombeau!...
+
+La chaleur accablante qu'il faisait et le temps orageux l'eurent
+bientôt endormi profondément, et il était enseveli dans son premier
+sommeil, lorsqu'un son plaintif le réveilla en sursaut. Ce bruit est
+près de lui... il est contre son oreille!... il se lève sur son
+séant... et croit continuer un rêve interrompu. Les quatre parties de
+rideaux sont relevées autour des colonnes; contre chacune d'elles est
+appuyée une panoplie complète[35], c'est-à-dire un chevalier revêtu
+de son armure, mais immobile, silencieux, et sans aucune apparence de
+vie!...
+
+[Note 35: On appelle ainsi, comme on le sait, une armure complète de
+chevalier dressée contre une muraille d'arsenal dans un vieux
+château.]
+
+Le jeune homme les regarde d'abord avec surprise, puis avec une sorte
+de trouble.
+
+--Que me voulez-vous? leur dit-il... je vous reconnais, vous êtes ici
+pour m'effrayer, mais je vous préviens que je N'AI PAS PEUR... Vous
+connaissez nos conventions; ainsi donc laissez-moi, et qu'il n'en soit
+plus question...
+
+En parlant ainsi il se recouche et ferme les yeux, mais les figures
+sont toujours immobiles et silencieuses; elles gardent la même
+attitude, tandis que le tonnerre grondait avec éclats au-dessus du
+pavillon dont il ébranlait les vieux fondements...
+
+Impatienté de cette obstination, il se relève, et, s'adressant à l'une
+des quatre figures:
+
+--Que voulez-vous de moi? leur dit-il... Je vous ai déjà dit que vous
+ne m'effrayiez pas. Vous connaissez nos conditions... tenez-les donc,
+et observez votre parole comme j'observe la mienne.
+
+Toujours le même silence... Il y avait dans cette immobilité une sorte
+de terreur sinistre, qui finit par agir sur le jeune homme.
+
+--Éloignez-vous, leur dit-il!...
+
+Et de grosses gouttes de sueur ruisselaient sur son front... ses
+dents claquaient l'une contre l'autre.
+
+--Éloignez-vous, leur répéta-t-il... éloignez-vous!... _j'ai peur!_...
+
+Ce mot une fois sorti de sa bouche, il retomba sur son lit épuisé et
+tout haletant...
+
+Les figures demeurèrent toujours immobiles et silencieuses.
+
+--Messieurs, s'écria le jeune homme hors de lui, je ne sais si vous
+avez fait un pacte avec les démons. Je crois, car... je vous reconnais
+sous vos visières... et pourtant... je ne sais qui vous êtes.
+Laissez-moi... vous m'avez effrayé, que voulez-vous de plus?
+
+Même silence!
+
+Depuis le commencement de cette plaisanterie, le jeune homme,
+craignant qu'elle ne dépassât les bornes de ce qu'il pourrait
+supporter, avait toujours sur lui une paire de petits pistolets
+chargés, et prêts à faire feu... il les mettait sur sa table de nuit
+auprès de lui, et ce même soir il en avait revu l'amorce, elle était
+en bon état... il en saisit un.
+
+--Messieurs, dit-il d'une voix émue et tremblante d'émotion... je
+prends Dieu à témoin que le malheur qui va suivre est la faute de
+celui sur qui il frappera...
+
+Il arme son pistolet et met en joue l'une des quatre figures... aucune
+ne fait un mouvement... Le malheureux qu'elles entourent ne voit plus
+aucun objet, n'entend aucun son; sa main tremble... il fait un dernier
+appel.
+
+--Encore un coup, dit-il d'une voix brisée... Pas de réponse... Le
+second coup part... le malheureux regarde... personne n'a même
+chancelé... Le jeune homme porte ses regards de l'objet qu'il a frappé
+à un autre objet qu'il voit devant lui... c'est la balle qui lui est
+revenue; il la fixe... et tombe mort[36]...
+
+[Note 36: Les jeunes gens qui avaient imaginé cette aventure s'étaient
+méfiés de son caractère difficile, et avaient fait ôter les balles par
+son domestique. Chacun en avait une et devait la rejeter au jeune
+homme, ce qui fut fait par celui qui fut mis en joue.]
+
+
+
+
+SALON DE Mme LA DUCHESSE DE CHARTRES,
+
+AU PALAIS-ROYAL.
+
+
+Ce fut à l'époque de son arrivée au Palais-Royal que madame de Genlis
+commença à exercer son influence sur une société entière. Son crédit
+avait pour base une nécessité avec laquelle on mènera toujours les
+hommes chez nous; elle amusait... Les uns se plaisaient à causer avec
+une femme que son esprit supérieur plaçait au-dessus de toutes les
+autres, et les autres étaient fort attirés par des talents qui, à
+cette époque, faisaient le charme d'un salon. Elle jouait la comédie
+à ravir, elle chantait bien, elle jouait de la harpe comme personne
+n'en jouait alors; ajoutez à tous ces avantages une figure agréable et
+même jolie, un autre esprit que celui du monde et capable de remuer ce
+même monde, ce qu'elle a fait, au reste, avec une adresse plus
+qu'ordinaire dans un caractère de femme, et vous aurez le portrait de
+ce qu'était madame de Genlis au moment où elle quitta l'hôtel de
+Puisieux pour aller occuper un appartement au Palais-Royal, où elle
+venait d'obtenir une place de _dame pour accompagner_ (et non de _dame
+du palais_, comme le dit une biographie de madame de Genlis que j'ai
+lue l'autre jour, et qui est absurde depuis la première ligne jusqu'à
+la dernière).
+
+Madame de Genlis était nièce de M. le duc d'Orléans à cette
+époque[37]. Madame de Montesson avait épousé le prince, et s'était
+elle-même créé cette inconcevable position; à l'aide de l'amour que M.
+le due d'Orléans n'avait pas pour elle, et qu'elle avait su lui
+donner, elle avait eu l'habileté de le conduire à une union légitime,
+ne voulant pas en accorder une autre.... Cette union toutefois fut
+secrète; le Roi, qui n'aimait pas la maison d'Orléans, fut bien aise
+de la tenir ainsi dans une sorte de dépendance. Ce n'était pas l'avis
+de M. Turgot et de M. Necker: tous deux, quoique ennemis, avaient à
+cet égard la même pensée; ils voulaient que le roi fît la grâce
+entière. M. de Malesherbes pensait comme eux.
+
+[Note 37: Le père du duc d'Orléans mort dans la Révolution, l'aïeul du
+Roi.]
+
+--Un roi, disait M. Necker, est l'image de Dieu sur la terre... tout
+indulgence et tout amour!...
+
+--Votre Majesté, disait M. de Malesherbes, qui ne croyait à rien ou du
+moins à bien peu de chose, doit s'attacher M. le duc d'Orléans par la
+reconnaissance; dans le coeur d'un homme comme lui, c'est pour jamais.
+
+Mais Louis XVI était entêté comme, au reste, tous les esprits
+médiocres ayant le pouvoir.... Rien n'est au-dessous d'un pareil
+inconvénient dans un roi.
+
+Quoi qu'il en fût, madame de Genlis n'en était pas moins la nièce du
+duc d'Orléans; _sa tante_ enfin _était tante_ de M. le duc et de
+madame la duchesse de Chartres... Cette alliance, ce rapport intime
+n'a pas été assez remarqué dans les différents jugements qu'on a
+portés d'elle. Ce n'est certes pas que je la veuille défendre, j'ai
+dit en mille endroits que j'aimais trop madame de Staël pour aimer
+madame de Genlis. Ceci ressemblerait à de la passion, et cependant
+n'en est pas. Je suis juste, au contraire... car l'équité doit surtout
+présider à ce qui sort d'une plume contemporaine...
+
+Oui, ces rapports étaient d'une nature, je le répète, qui imposait
+même des devoirs à M. le duc de Chartres, non pas ceux qui ont éveillé
+la censure publique, mais de ces rapports et de ces devoirs qui ne
+peuvent se décliner, et que l'on comprend à merveille pourvu qu'on
+connaisse un peu le monde de ce temps-là...
+
+Aussitôt que madame de Genlis fut au Palais-Royal, on s'aperçut d'un
+immense changement dans la vie habituelle. La société de madame la
+duchesse de Chartres était agréable et presque entièrement composée
+des femmes de son service d'honneur. Jeune elle-même, agréable
+d'esprit, quoique assez nulle comme agrément de conversation, elle
+sentait néanmoins le charme qu'on pouvait trouver et apporter dans une
+_causerie_ journalière et dans une _vie d'habitude_. Madame de Genlis
+n'eut donc pas de peine à lui inculquer ses principes dans ce genre,
+et à lui faire donner sa sanction à des réunions et des soupers
+réguliers au Palais-Royal. Il y avait grande réception tous les jours
+d'opéra, et pourvu qu'on _fût présenté_ on avait _le droit_ d'y venir
+souper. Ces jours-là il y avait une cohue tellement confuse que _les
+intimes_ de la société de la princesse se dispensaient d'y paraître
+autrement qu'un instant et pour faire leur cour... Mais il y avait
+ensuite les _petits jours_, c'étaient les bons; on avait alors assez
+de monde pour y causer de tout et fort bien, et la soirée s'écoulait
+avec une rapidité charmante. J'ai connu particulièrement des hommes et
+des femmes qui avaient fait partie de ces _réunions intimes_, comme on
+les appelait, et qui étaient encore assez nombreuses pour qu'il s'y
+trouvât trente personnes à table... Parmi elles il s'en trouvait
+beaucoup de fort spirituelles; madame de Genlis était sans doute à la
+tête de tout ce qu'on pourrait nommer dans cette époque, fin du règne
+de Louis XV et commencement de celui de Louis XVI... Elle avait
+surtout le talent de charmer, comme, au reste, cela était assez
+communément alors. Comme on causait, comme on pensait, comme on
+écrivait dans ce temps-là! que d'esprit, de raison même au milieu
+d'une folie apparente qui ne présidait, au fait, qu'aux heures de
+dissipation!... Les deux générations d'aujourd'hui parlent de ce temps
+sans le connaître autrement que par les meubles de Boule et les
+portraits de madame de Pompadour et de madame du Barry; mais le siècle
+de Louis XV est aussi inconnu aux deux générations qui sont devant
+nous que le règne éloigné d'un Jagellon... On entend des femmes
+trancher, décider, sur cette _époque de Louis XV_, comme elles disent
+sans savoir seulement la portée et la valeur de ce mot; on entend des
+femmes parler de ce temps-là parce qu'elles ont des vases de Chine
+dans leur cabinet et des tableaux de Mignard dans leur salon... Mais
+je n'ai vu nulle part des Vanloo ni des tableaux des peintres de cette
+époque; la chose est toute simple, il faudrait pour cela bien des
+choses qui manquent radicalement.
+
+Madame de Genlis était prodigieusement instruite; ce qu'elle savait
+est immense. C'est toujours une bonne chose lorsqu'on a de l'esprit
+naturellement; cette culture ne peut être que fructueuse alors, et eut
+en effet le résultat qu'on trouvait en elle...
+
+La société du Palais-Royal était, comme je l'ai dit, fort brillante et
+fort spirituelle; on pouvait même dire que c'était _le salon le plus
+agréable_ de Paris. Cet éloge est grand; car alors Paris renfermait
+bien des personnes d'esprit... Plusieurs vieilles femmes, surtout,
+formaient une sorte de tribunal assez important pour toute personne
+reçue, mais fort indulgent cependant lorsqu'on se présentait devant
+lui convenablement. Il était composé de madame la marquise de
+Polignac, laide comme un singe, dont elle avait la physionomie vive et
+maligne; madame la comtesse de Rochambeau, gouvernante des enfants
+d'Orléans dans leur enfance; la comtesse de Montauban, la plus joyeuse
+des femmes: elle était fort spirituelle, plaisante, et ne disait rien
+comme personne... Puis venaient deux femmes fort influentes dans
+l'intérieur du palais: l'une était madame de Blot, dame d'honneur de
+la duchesse de Chartres; l'autre, madame la marquise de Barbantane:
+elle avait été dame pour accompagner de la duchesse d'Orléans, et puis
+gouvernante de madame la duchesse de Bourbon, soeur de M. le duc de
+Chartres, cette jeune princesse qui inspira une si violente passion à
+son fiancé, M. le duc de Bourbon, qu'il l'enleva!... C'est une manière
+d'agir un peu leste pour tout le monde, et, en vérité, bien étonnante
+pour un prince!... Elle fait au reste la morale des mariages
+d'inclination, comme disent les bonnes femmes, car nous avons vu la
+suite de celui-là!... Madame de Barbantane était spirituelle, et
+surtout pour la conversation, talent qu'elle possédait avec un rare
+avantage sur les autres femmes... Il y avait encore la vicomtesse de
+Clermont-Gallerande. Madame de Genlis, comme on le voit, n'était pas
+déplacée dans cette société du Palais-Royal où vivaient ensuite dans
+l'intimité madame de Fleury, madame de Noailles et madame de Belzunce,
+sa soeur, et beaucoup d'autres très-connues par leur esprit ou bien
+par leur _facilité_ de commerce sociable et bienveillant, qualité
+qu'on estime au-dessus peut-être de toutes les autres.
+
+M. le duc de Chartres, quoique bien jeune encore à cette époque, avait
+déjà l'aplomb d'un homme de cinquante ans; et de plus, il en avait
+presque la figure: extrêmement bourgeonné, les traits altérés par les
+veilles et, l'on peut dire, une vie déréglée, le duc de Chartres,
+quoique dans la première jeunesse enfin, était assez peu agréable pour
+ne pas vivement regretter quelquefois le funeste emploi de ses jeunes
+années. Ce qui lui restait était une grande élégance, une tournure
+leste et noble et des manières _à lui_, on peut le dire, qui le
+rendirent, pendant plusieurs années, l'idole des jeunes gens de son
+âge... Les soins ne lui avaient pas manqué, même ceux dont certes on
+ne peut prévoir l'utilité; c'était d'ailleurs son père qui s'était
+chargé volontairement de ce soin[38]. Pour gouverneur, le jeune prince
+avait eu le comte de Pont-Saint-Maurice, homme de cour, d'honneur, et
+même d'esprit, mais trop facile pour être le chef de l'éducation du
+premier prince du sang de France... Il paraît que l'on n'était pas
+difficile, au reste, pour l'éducation des princes dans la famille
+d'Orléans; car on aurait pu avoir mieux que l'abbé Dubois... M. de
+Pont, satisfait de la bonne grâce de son élève, n'en demanda pas
+davantage à lui ni à Dieu, et le sous-gouverneur et le précepteur
+furent traités de pédants lorsqu'ils disaient que le prince ne
+travaillait pas.
+
+[Note 38: Son père lui donna pour première maîtresse mademoiselle
+Duthé, cette fameuse courtisane qui fut aussi la maîtresse du comte
+d'Artois; elle était encore vivante à Versailles il y a huit ans.]
+
+Il n'est pas fait pour cela, disait M. de Pont[39]!
+
+[Note 39: Quand on pense à l'admirable conduite de son fils dans
+l'émigration!]
+
+Et les choses allaient toujours de même, c'est-à-dire un peu plus mal,
+parce que, lorsqu'elles ne vont pas mieux, elles vont en empirant...
+C'est ainsi que le prince atteignit quinze ans. Alors l'enthousiasme
+pour lui fut au comble parmi les partisans et les serviteurs de la
+maison d'Orléans. Il était agréable, spirituel, avait des manières
+gracieuses, qualité qu'il ne garda pas longtemps, en quoi il eut grand
+tort; car je crois qu'il n'existe rien de plus séduisant dans le monde
+qu'un jeune prince et une princesse ayant de la bienveillance. Tout ce
+qu'ils ont de bien double en eux; on leur sait tant de gré d'être
+prévenants!... On les remercie avec tant de reconnaissance de sortir
+de leur place royale pour venir à vous!... Mais ce n'était pas la
+morale de M. de Conflans, du chevalier de Coigny, de M. de Fitz-James,
+et d'une foule de jeunes gens plus évaporés que méchants peut-être,
+mais dont les principes étaient assez mauvais pour corrompre un coeur
+de prince de quinze ans. Plus tard, M. d'Argenson, M. de Valençay et
+d'autres vinrent aussi!... Un seul homme pouvait le sauver, c'était le
+chevalier de Durfort, l'homme qu'il a le plus aimé peut-être; il eut
+aussi de l'empire sur lui, mais le mal était fait... M. de Durfort eût
+été pour le prince un inestimable bienfait de la Providence s'il fût
+venu à temps pour le guider dans sa marche.
+
+Le duc de Chartres était moqueur. C'est de tous les défauts, le plus
+funeste dans un prince. Rien n'efface la douleur que cause un sarcasme
+auquel on répond pourtant souvent avec avantage... Quelle doit être
+celle d'une blessure qu'on ne peut panser... sur laquelle n'est posé
+aucun appareil!... Le duc de Chartres se fit beaucoup d'ennemis dans
+la maison même de son père... Les femmes surtout se déchaînèrent
+contre lui. Il était alors de mode de faire du romanesque. Richardson,
+Rousseau, mademoiselle de Lespinasse, Werther, madame Riccoboni, une
+foule d'ouvrages et de gens à grands sentiments, avaient renversé tout
+l'ordre de choses établi dans la société. Cela ne passait pas le
+sentiment, mais aussi on en était si bien entêté, que rien ne peut
+donner une idée de ce qu'était alors un salon où se trouvaient
+beaucoup de femmes... On y soutenait des thèses comme au temps des
+cours d'amour... et il était rare qu'on ne dît pas beaucoup de choses
+inconvenantes. Le duc de Chartres trouva un de ces tribunaux tout
+organisé parmi les femmes de la maison de sa mère; il s'amusa d'abord
+à les combattre avec de la raillerie, et ce fut assez pour qu'elles le
+prissent dans la plus belle des aversions.... Mais après son mariage,
+il changea en plus d'amertume et de causticité ce qui n'était avant
+que de la raillerie: aussi, malgré le respect qu'imposait sa qualité
+de prince, les dames de madame la duchesse de Chartres et celles de
+madame la duchesse d'Orléans douairière se permettaient quelquefois de
+lui tenir tête.
+
+Malgré tous ces inconvénients, M. le duc de Chartres était un homme
+parfaitement agréable dès qu'il voulait plaire... M. le vicomte de
+Ségur, M. le comte Louis de Narbonne, tous les Dillons, qui étaient
+alors les hommes les plus à la mode de France, prenaient modèle sur le
+duc de Chartres pour dire et faire comme lui, parce qu'il était à la
+mode... Plus tard, cette influence fut _directe_ et _funeste_.
+
+La duchesse de Chartres était un ange de bonté et de perfection. Elle
+avait de la candeur, de la sensibilité, qualités précieusement rares
+dans une princesse... Elle était pieuse comme un ange... Enfin, elle
+était ce que l'on ne peut rencontrer que rarement dans le monde
+ordinairement. Qu'on juge de l'effet que cela produisait à la cour!
+C'était une oasis dans le désert.
+
+Parmi les autres hommes du Palais-Royal était M. de Thiars, frère du
+comte de Bissy; c'était un homme fort spirituel, quoi qu'en dise
+madame de Genlis. Il était caustique, et peut-être lui avait-il donné
+quelques coups de griffe. Il était prodigieusement laid... Sa laideur,
+me disait ma mère, était dangereuse pour une jeune femme comme celle
+de quelque animal étrange... Et pourtant on citait les noms de plus de
+dix femmes charmantes dont il avait été aimé avec passion. Il était
+auteur. Son fils était aussi fort spirituel...
+
+Le comte de Valençay, frère du marquis d'Étampes, était un des hommes
+les plus agréables du Palais-Royal. Jouant la comédie à ravir,
+spirituel sans méchanceté, bon sans fadeur, aimant les arts et s'y
+connaissant bien, il était aimé et désiré dans toutes les maisons où
+il allait. M. le comte d'Osmond était aussi un homme de bonne
+compagnie, et tout-à-fait de mise; mais des amis qui l'ont beaucoup
+connu m'ont dit que sa distraction continuelle lui donnait cette
+réputation de grand esprit qu'on lui reconnaissait généralement, et
+que particulièrement on lui contestait. Le marquis de Barbantane, mari
+de madame de Barbantane dont j'ai parlé, était aussi un homme de
+beaucoup d'esprit, moqueur, et peut-être même un peu méchant, ce qui
+contrastait singulièrement avec une recherche exquise de politesse
+dont on ne savait que faire avec ce persiflage continuel.
+
+M. et madame Duchâtelet, la duchesse de Grammont, M. de La
+Tour-du-Pin, le comte de Clermont-Gallerande, dont la jolie figure
+était déformée par des _tics_ tout-à-fait singuliers. Mais ceux-là
+n'étaient rien, il en avait un autre plus insupportable; c'était de
+faire continuellement des citations et de les faire fausses... Le
+chevalier d'Oraison était par son esprit un des hommes[40] recherchés
+du Palais-Royal.
+
+[Note 40: Il était savant sans pédanterie et faisait servir son
+instruction à l'amusement des autres, chose fort rare.]
+
+La société du Palais-Royal fut ensuite plus étendue dans son
+intimité... mais à cette époque elle était encore assez restreinte
+pour qu'il fût très-difficile d'y être admis. Je ne prétends pas faire
+du salon de madame la duchesse de Chartres un Éden, ni faire croire
+que c'était l'âge d'or que cette époque!... Mais dans ce monde, qu'on
+distinguait alors sous le nom de _grande société_, on remarquait des
+points de réunion plus ou moins recherchés, et plus ou moins faits
+pour l'être... Le Palais-Royal était ainsi dans le temps dont je
+parle... Là, dans le cercle des jours ordinaires, se trouvaient
+réunies toutes les grâces à toute l'urbanité française. Ce mot avait
+alors une signification; aujourd'hui il n'en a plus. Je sais encore ce
+que cela veut dire, parce que je l'ai vu; mais les génies de l'époque,
+tels que M. Charles La...t, par exemple, qui écrase les pieds d'une
+femme sans saluer, et cela parce qu'il fait des pièces qu'on ne siffle
+pas; celui-là, par exemple, ne sait pas ce que c'est. On y combinait
+les moyens de plaire... on feignait les vertus qu'on n'avait pas... et
+du moins pendant ces heures consacrées à cette supercherie la vertu
+recevait cet hommage du vice, dont le culte était déserté... On
+pouvait bien faire une méchanceté, on la faisait même; mais on ne
+racontait pas sans esprit une calomnie, on n'attaquait pas avec une
+brutalité qu'on appelle franchise, et qui n'est autre chose qu'une
+mauvaise éducation, l'existence d'une femme... L'âcreté d'une telle
+façon d'être se serait mal accordée avec l'aménité des procédés et des
+manières qu'on apportait dans cette grande et haute société dont le
+code de lois était alors observé avec rigidité... J'ai vécu dans ce
+monde-là dès ma première enfance, et je puis dire que ce n'est _que
+là_ aussi que j'ai _vécu_. Ce n'est que là, par exemple, que j'ai vu
+louer sans cette fadeur et cette maladresse de louange qui vous
+empêche d'accepter un compliment, fût-il fondé. Ce n'est _que là_ que
+j'ai vu discuter sur de graves, d'importantes matières sans _disputer_
+et sans injure[41]... Ce n'est que là que j'ai vu faire valoir les
+autres sans les protéger, et paraître heureux de leurs succès!... et
+cela sans hypocrisie, non! c'était une dernière écorce des anciennes
+moeurs qui se conservait par la force de l'habitude... et ce n'était
+cependant qu'une écorce... mais elle me rendait la vie bien légère à
+porter dans ces jours de ma jeunesse: qu'aurais-je donc éprouvé dans
+le siècle précédent, lorsque tous les liens de famille étaient sacrés,
+lorsque les charmes de cette même union sociale rendaient faciles
+jusqu'aux moindres actions de la vie!...
+
+[Note 41: La société est tellement changée sous ce rapport, que j'ai
+vu il y a huit ans M. de Forbin, le type de la politesse de nos jours,
+se prendre de querelle une fois à l'Abbaye-aux-Bois assez fortement
+pour être obligé de sortir du salon où il était avec son antagoniste,
+homme des plus grossiers, et qui pourtant était reçu chez M. de
+Talleyrand, apparemment parce qu'il lui reposait l'esprit, et, chez
+madame Récamier, parce qu'elle est un ange de bonté.]
+
+Dans une société moins étendue que les cercles que je viens de nommer,
+on était plus ouvert, plus confiant; _on causait_, on parlait des
+bruits du monde; on médisait, mais toujours avec mesure; on
+n'attaquait JAMAIS l'honneur de personne. C'était un sanctuaire que la
+vie d'un homme sous ce rapport; c'était une arche sainte dont jamais
+dans le monde la main la plus hardie ne soulevait le voile... Un jour,
+dans l'un des bals particuliers de la Cour, un jeune homme trouve à
+terre un papier qu'il relève; il lit!... _Ah!_ s'écrie-t-il
+involontairement, _une lettre d'amour signée avec du sang!..._ mais
+tout aussitôt il s'aperçoit de sa faute et cache le billet... Eh bien!
+pour cette seule indiscrétion le pauvre jeune homme fut _rayé_ de la
+liste des invités au bal particulier pour l'espace de six mois par
+Marie-Antoinette elle-même!...
+
+Ce qu'on demandait surtout dans cette société si regrettable, c'était
+de la grâce, de la gaîté, de l'originalité... La méchanceté profonde
+est toujours triste... il y a plus, elle est vulgaire et grossière.
+C'est pour cela qu'on ne pardonnait jamais la bassesse des manières ou
+du langage, et surtout celle des actions lorsqu'elle était avérée. On
+n'avait peut-être plus assez de principes pour être irrité au fond de
+l'âme d'une bassesse; mais telle était la _force de l'opinion_, qu'on
+avait encore plus de vanité que de cupidité: ce n'était peut-être plus
+de la grandeur, c'était de l'orgueil, mais qu'importe!... Enfin, de
+toutes ces hypocrisies que je viens de citer, aucune n'est imposée
+pour nuire, et toutes produisent un bien. C'était ainsi qu'était _la
+grande société_ ou _la bonne compagnie_.
+
+J'ai dit, je le crois, que la duchesse de Chartres recevait tous les
+jours de représentation d'opéra tout le monde présenté. On pouvait
+aller souper au Palais-Royal sans autre invitation qu'une première,
+qui suffisait pour toujours; mais les autres jours, qui s'appelaient
+_les petits jours_, il y avait une liste pour la société intime, qui,
+également invitée, l'était pour l'avenir. Ces _petits_ soupers étaient
+les plus agréables. La duchesse de Chartres travaillait, et
+conséquemment toutes les femmes travaillaient aussi. On faisait
+quelquefois une lecture, ou bien de la musique... Pendant tout un
+hiver, ce fut une folie de jouer la comédie. Alors on lisait des
+pièces inédites, soit de Marivaux ou de tel autre auteur du répertoire
+de la Comédie Française, pour choisir parmi elles. Madame de Genlis
+était toute en faveur pendant ces jours de triomphe pour les arts. La
+princesse l'aimait alors avec une tendresse _qui faisait croire aux
+sortiléges_, disait madame de Barbantane.
+
+Un jour (c'était celui d'un petit souper), la princesse travaillait
+devant une grande table ronde recouverte d'un tapis vert; elle
+_parfilait_... Madame de Blot, assise auprès d'elle, _parfilait_ aussi
+et mettait en pièces un magnifique échiquier en or qu'on lui avait
+donné pour cet usage. Madame de Barbantane et toutes les femmes de
+l'intimité de la duchesse se trouvaient ce même soir chez elle. La
+conversation était animée... on parlait beaucoup de _sentiment_, et
+madame de Blot, dont j'ai déjà cité l'esprit, avait avancé une thèse
+assez difficile à soutenir... Le duc de Chartres, qui ne l'aimait pas
+parce qu'elle commençait peut-être à être clairvoyante, se promenait
+dans le salon, et finissait toujours par revenir se mettre en face
+d'elle, en la fixant avec une intention assez maligne. Rien n'est
+perfide comme un regard qui s'applique sérieusement à vous pénétrer,
+surtout lorsque ce regard est fixe et questionneur... Dans ces soirées
+du Palais-Royal la conversation était parfaitement libre, et le prince
+donnait lui-même l'ordre de l'être...
+
+--En vérité, dit le duc de Chartres, je ne comprends plus le coeur des
+femmes aujourd'hui!... elles veulent de l'amour avec cette autorité
+sentimentale et dogmatique qui ferait d'une passion la chose du monde
+la plus ennuyeuse, la femme qui l'inspirerait fût-elle belle comme la
+plus belle des houris de Mahomet.
+
+MADAME DE BLOT.
+
+Mais monseigneur croit-il qu'on aime moins parce que la passion
+raisonne?...
+
+LE DUC DE CHARTRES.
+
+Ma foi, je n'en sais rien. Je n'ai jamais essayé de savoir comment
+j'aimais ni pourquoi j'aimais... mais aussitôt que mon coeur était
+occupé, je m'inquiétais pour avoir la preuve de l'amour de la femme
+que j'aimais.
+
+MADAME DE BLOT.
+
+Mais, monseigneur, c'est en cela que Rousseau est le plus grand
+historien du coeur humain. _Julie_ va d'elle-même au-devant du coeur
+de celui qu'elle aime... tout ce que la femme peut sacrifier, elle le
+donne avec une abnégation d'elle-même vraiment héroïque.
+
+M. LE DUC DE CHARTRES en regardant madame de Blot avec ironie.
+
+Vous trouvez donc Rousseau bien admirable, madame?
+
+MADAME DE BLOT
+
+Moi, monseigneur!... je l'admire à un tel point, que je ne conçois
+pas qu'une femme véritablement sensible n'aille pas trouver Rousseau
+pour lui consacrer sa vie.
+
+LE DUC DE CHARTRES s'arrêtant avec une expression de crainte affectée.
+
+Je vous demande en grâce, mesdames, de garder religieusement le secret
+de madame de Blot; car, en vérité, si Rousseau apprend cette
+admiration si vive, il viendra enlever madame de Blot, qui sera perdue
+à jamais pour le Palais-Royal et pour M. de Blot.
+
+MADAME DE MONTBOISSIER souriant avec un accent de reproche.
+
+Ah! monseigneur!
+
+M. DE SCHOMBERG.
+
+Monseigneur pardonnera à une si vive admiration.
+
+M. DE THIARS.
+
+Elle est si comprenable!
+
+LE DUC DE CHARTRES[42] reprenant sa promenade aussi méthodiquement.
+
+[Note 42: C'était une manie qu'il avait... Il se promenait toujours en
+long et en large dans la chambre tandis qu'il parlait; c'était presque
+toujours lorsque la discussion l'attachait.]
+
+Vous avez raison (_il s'incline_), madame de Blot; c'est moi qui vous
+demande pardon.
+
+Madame de Blot avait trop d'esprit pour ne pas comprendre que la
+révérence, le pardon, et tout ce qui venait du duc de Chartres, ne
+pouvait être vrai... Aussi le sourire qui accompagnait la révérence
+qu'elle lui rendit fut-il pour le moins aussi railleur que celui du
+prince... Tout-à-coup elle avisa madame de Genlis, qui, assise entre
+le chevalier de Durfort et M. de Thiars, travaillait à une bourse en
+filet. Son silence pendant cette discussion, qui durait depuis une
+heure, était assez étrange pour que madame de Blot en fût surprise;
+aussi ne laissa-t-elle pas échapper l'occasion d'une petite
+vengeance...
+
+--Et quel est votre avis sur le sentiment que peut inspirer Rousseau,
+madame? dit madame de Blot à madame de Genlis.
+
+MADAME DE GENLIS.
+
+Je ne saurais le dire, madame.
+
+MADAME DE BLOT.
+
+Vous ne sauriez le dire, et pourquoi?
+
+MADAME DE GENLIS.
+
+Parce que je connais à peine les ouvrages de Rousseau.
+
+MADAME DE BLOT.
+
+Mais _la Nouvelle Héloïse_...
+
+MADAME DE GENLIS.
+
+Je ne l'ai pas lue.
+
+Ce fut un coup de théâtre dont l'effet fut instantané... l'ouvrage
+tomba des mains de toutes les travailleuses... _le parfilage_, _le
+filet_, _la tapisserie_, tout fut en suspens... et jusqu'à la
+princesse tout le monde s'écria:
+
+--Vous n'avez pas lu _la Nouvelle Héloïse_!
+
+MADAME DE GENLIS.
+
+Non, et je n'ai pas même lu _Émile_...
+
+Un moment de silence suivit... tous les yeux étaient attachés sur
+madame de Genlis, qui, sans être embarrassée de son maintien,
+continuait son filet sous l'artillerie des regards jetés sur elle...
+Cependant, si elle avait levé la tête, elle eût été embarrassée en
+voyant les yeux du duc de Chartres qui lui donnaient un démenti
+formel. Quant à madame de Blot, elle haussa les épaules et dit avec
+un accent moqueur:
+
+--Cela est en vérité bien surprenant, et vous avez là, madame, une
+_prétention_ bien ridicule.
+
+MADAME DE GENLIS très-piquée.
+
+Non, madame, non, je n'ai pas de _prétentions_... j'en vois autour de
+moi trop d'absurdes pour me donner à moi-même ce ridicule... Je n'ai
+pas lu _la Nouvelle Héloïse_, parce que j'en ai assez entendu dire
+pour savoir que _la Nouvelle Héloïse_ n'est pas un livre pour mon
+âge... Lorsque j'aurai le vôtre, madame, je lirai les ouvrages de
+J.-J. Rousseau, parce qu'ils contiennent, dit-on, de fort bonnes
+choses... et qu'alors j'en pourrai parler sans blesser la bienséance.
+
+MADAME DE BLOT.
+
+Je ne vous savais, madame, ni dévote, ni prude, ni rigoriste...
+
+MADAME DE GENLIS.
+
+Je me trouve, madame, assez honorée du titre de dévote pour n'en pas
+chercher d'autres, et surtout celui de _prude_... Au surplus, quel que
+soit mon rigorisme, il ne me portera jamais à soutenir des thèses
+extravagantes.
+
+LE DUC DE CHARTRES bas au baron de Besenval.
+
+En vérité, madame de Genlis me confond! comment peut-elle être aussi
+ferme dans sa défense vis-à-vis madame de Blot, dont l'attaque est
+presque grossière contre son ordinaire, car elle est toujours de si
+bon goût...?
+
+LE BARON DE BESENVAL souriant.
+
+Monseigneur, la femme la plus douce et la plus mesurée devient une
+lionne si elle est attaquée devant la personne qu'elle aime.
+
+LE DUC DE CHARTRES fort embarrassé.
+
+Mais... est-ce que cette personne est dans la chambre?
+
+LE BARON DE BESENVAL.
+
+Je croyais que monseigneur avait aperçu M. de Genlis lorsqu'il est
+entré tout à l'heure.
+
+LE DUC DE CHARTRES souriant.
+
+Vous avez raison, baron!... Eh! tenez, voilà encore la querelle qui
+recommence... Cette fois, ce n'est plus Rousseau.
+
+En effet, la dispute entre ces deux dames, qui s'était apaisée depuis
+la dernière réponse de madame de Genlis, venait de se réveiller plus
+aigre que jamais à propos du _parfilage_. Interpellée sur un mot
+qu'elle avait dit la veille relativement au parfilage, madame de
+Genlis avoua qu'elle espérait faire tomber cette odieuse coutume, qui
+était si peu d'accord avec nos manières élégantes et nos _prétentions_
+surtout à l'élégance.
+
+MADAME DE MONTBOISSIER.
+
+Mais, madame, veuillez me dire comment madame la duchesse peut faire
+une chose inconvenante.
+
+Madame de Blot sourit d'un air triomphant... et dans le fait, la
+duchesse d'Orléans parfilait en ce même moment. Le coup semblait
+devoir porter fort et juste; mais madame de Genlis était trop fine
+pour s'aventurer sans guide dans un pays inconnu, et elle était sûre
+de son affaire; aussi répondit-elle à madame de Montboissier:
+
+--Ce n'est pas madame[43] qui aura le tort que je reproche à toutes
+les femmes, et madame elle-même connaît à cet égard ce que je pense...
+mais je combats l'odieuse coutume qui fait prendre à une femme,
+presque sur les vêtements d'un homme, les brandebourgs de son habit,
+son noeud d'épée, ses épaulettes, enfin tout ce qui fait les profits
+de son valet de chambre... Nous recevons en outre fort souvent des
+présents d'une valeur que nous repousserions s'ils étaient sous une
+autre forme... Voilà ce que je trouve non-seulement indélicat, mais
+coupable même.
+
+[Note 43: C'est ainsi qu'il est convenable d'appeler les princesses,
+et non pas continuellement par leur titre d'_Altesse_, comme on en a
+la coutume en France et comme on l'avait sous l'empire. Le mot
+_madame_ est le plus respectueux, employé à la troisième personne.]
+
+MADAME DE BLOT se penche vers la marquise de Polignac, et lui dit à
+demi-voix:
+
+Eh bien, voilà la mission commencée... il ne nous reste plus qu'à
+chercher à obtenir l'absolution d'un directeur aussi rigide!
+
+MADAME DE GENLIS, qui a entendu madame de Blot, poursuit doucement et
+sans affectation.
+
+Ce que j'ai vu de plus joli en ce genre, c'est une harpe en or,
+destinée à être parfilée, et offerte par M. le duc de Lauzun... ainsi
+qu'un tablier garni de franges d'or... fait pour le même usage...
+
+Madame de Blot rougit... le tablier valait plus de cinquante louis, et
+lui avait été donné par la maréchale de Luxembourg.
+
+--J'ai reçu hier de Rome une lettre fort intéressante, qui m'annonce
+un nouvel ouvrage bien remarquable s'il s'achève, dit M. de Schomberg,
+qui voulait changer la conversation.
+
+LE DUC DE CHARTRES.
+
+Quel est cet ouvrage?
+
+M. DE SCHOMBERG.
+
+L'auteur, quoique jeune, est un savant distingué, monseigneur; quant à
+l'ouvrage, il s'intitule _Trésor des origines, ou Dictionnaire
+raisonné des origines_.
+
+LE DUC DE CHARTRES.
+
+Et l'auteur?
+
+M. DE SCHOMBERG.
+
+C'est un jeune homme appelé Charles Pougens; il annonce un esprit
+remarquable, et même un talent distingué... il me demande de le mettre
+aux pieds de monseigneur, et de solliciter sa protection.
+
+MADAME DE BLOT.
+
+Vous devriez bien, monsieur de Schomberg, lui écrire de nous donner
+son avis sur Rousseau, puisqu'il est si savant, votre jeune ami.
+
+LA DUCHESSE DE CHARTRES, souriant doucement.
+
+Vous avez l'humeur bien guerrière ce soir, madame de Blot...
+
+MADAME DE GENLIS.
+
+Je connais M. Charles Pougens, madame, et je crois que son opinion
+aurait ici peu de poids pour décider si une jeune femme doit ou non
+lire Jean-Jacques Rousseau.
+
+LA DUCHESSE DE CHARTRES.
+
+Madame de Genlis, madame de Puisieux me disait l'autre jour que vous
+aviez un talent remarquable pour raconter des histoires de revenants.
+Vous devriez bien nous en dire une au lieu d'engager une discussion
+sur Jean-Jacques; car, en vérité, une discussion, quelque bien qu'elle
+soit engagée, est toujours pénible pour ceux qui écoutent.
+
+MADAME DE GENLIS. Je suis aux ordres de madame. Quelle histoire
+demande-t-elle? Est-ce une _véritable_ histoire ou bien une faite à
+plaisir.
+
+LA DUCHESSE.
+
+Comme vous voudrez.
+
+MADAME DE GENLIS.
+
+Eh bien! je raconterai donc l'aventure du chevalier de Jaucourt[44].
+
+[Note 44: Celui qu'on appelait Jaucourt _Clair-de-Lune_, surnom qu'on
+lui avait donné en raison de sa figure ronde et pâle.]
+
+LE DUC DE CHARTRES.
+
+Qui? Clair-de-Lune?
+
+MADAME DE GENLIS s'inclinant sans répéter l'épithète.
+
+M. le chevalier de Jaucourt. Je soupais un soir chez madame de
+Gourgues[45] avec ma tante, madame de Montesson, dont elle est la
+meilleure amie. Elle avait été fort souffrante ce jour-là, et elle
+était sur sa chaise longue...
+
+[Note 45: Soeur de M. de Lamoignon.]
+
+LE DUC DE CHARTRES.
+
+Madame de Gourgues n'est-elle pas une personne pâle et mélancolique?
+
+MADAME LA MARQUISE DE POLIGNAC.
+
+Oui, monseigneur; et madame de Genlis est vraiment bien bonne d'avoir
+remarqué qu'elle était un jour plutôt qu'un autre sur sa chaise
+longue, car elle y passe sa vie.
+
+LA DUCHESSE DE CHARTRES avec le ton de l'intérêt.
+
+Qu'a-t-elle donc?
+
+MADAME LA MARQUISE DE POLIGNAC.
+
+Une maladie, madame, bien difficile à guérir, une passion malheureuse
+pour M. Jaucourt.
+
+LE DUC DE CHARTRES.
+
+Comment! pour Clair-de-Lune? c'est prodigieux! a-t-elle de l'esprit?
+
+MADAME DE GENLIS.
+
+Oui, monseigneur, et beaucoup.
+
+MADAME DE BLOT.
+
+C'est-à-dire qu'elle sait l'anglais[46]... Et vous, madame, qui
+parlez, ou du moins qui savez, je crois, toutes les langues de
+l'Europe, vous devez trouver cela bien naturel.
+
+[Note 46: C'était alors une chose fort rare en France.]
+
+MADAME DE GENLIS.
+
+Mais elle est instruite, elle parle sur beaucoup de sujets, et fort
+bien.
+
+MADAME DE BLOT.
+
+C'est-à-dire qu'elle est pédante. Elle est fort arrêtée dans ses
+décisions, avec cela, ce qui fait un singulier contraste avec son ton
+sentimental.
+
+MADAME DE GENLIS.
+
+Au moins, madame, vous ne pouvez lui refuser beaucoup de vertus.
+
+MADAME DE BLOT.
+
+Oui... elle est dévote...
+
+MADAME DE GENLIS.
+
+Comment cela se peut-il, madame? elle aime tous les encyclopédistes.
+
+MADAME DE BLOT.
+
+Aussi, vous ai-je dit qu'elle était formée de contrastes, sans être
+amusante.
+
+LA DUCHESSE DE CHARTRES.
+
+Mesdames, mesdames, et notre histoire!... madame de Genlis, commencez
+donc.
+
+MADAME DE GENLIS, s'inclinant.
+
+[47]Je suis depuis longtemps aux ordres de madame... J'ai déjà dit que
+je soupais un soir chez madame de Gourgues; le chevalier de Jaucourt y
+était. La conversation tomba sur les revenants, et je dis que j'en
+avais peur. Alors le chevalier de Jaucourt prétendit qu'il lui était
+arrivé à lui-même une histoire des plus étonnantes, et que si je lui
+promettais de ne pas trop m'effrayer, il me raconterait cette
+aventure. J'étais peureuse, mais la curiosité l'emporta; je lui
+demandai son histoire. Depuis il me l'a racontée, toujours avec les
+mêmes particularités. C'est un homme d'honneur et incapable de
+tromper[48]...
+
+[Note 47: Je donne cette histoire pour montrer comment se passaient
+les soirées au Palais-Royal.]
+
+[Note 48: L'histoire est en effet arrivée à M. le chevalier de
+Jaucourt.]
+
+Le chevalier de Jaucourt est né en Bourgogne. Il fut élevé dans un
+collége d'Autun. Son père le fit sortir du collége et le fit venir à
+sa terre pour le préparer à sa première campagne, qu'il devait faire
+sous la conduite de l'un de ses oncles. Le chevalier de Jaucourt[49]
+avait alors douze ans. Son père le reçut bien, comme à son ordinaire,
+mais avec une sorte de solennité qu'il ne mettait pas habituellement
+dans ses manières avec lui. Après souper, on conduisit le chevalier
+dans une grande chambre dans laquelle il devait coucher seul, d'après
+l'ordre de son père. Le chevalier n'osa répliquer d'abord à _l'ordre_
+paternel; et puis il allait partir pour l'armée... il allait servir le
+Roi!... Cette pensée lui aurait fait affronter des dangers.
+
+[Note 49: Une chose assez singulière, c'est que madame de Genlis ne
+sache pas mettre l'orthographe des noms de ses amis. Elle ne met
+jamais de _t_ aux noms de Balincourt et de Jaucourt.]
+
+La chambre dans laquelle on le laissa seul était fort vaste et sombre,
+et meublée d'une singulière façon à l'époque où l'on était alors; le
+lit à baldaquin avait une garniture en point de Hongrie, et les
+chaises et les fauteuils, d'une forme également gothique et recouverts
+d'une poussière épaisse, prouvaient que depuis longtemps l'appartement
+n'avait été habité. Au milieu de la chambre on voyait une espèce de
+trépied ou d'autel, sur lequel le vieux valet de chambre du père du
+chevalier laissa une lampe allumée et se disposa à s'en aller.
+
+--Je ne voudrais pas de lumière, dit l'enfant.
+
+--Monsieur le marquis a recommandé qu'on vous laissât de la lumière,
+monsieur le chevalier.
+
+Et le vieillard se retira, laissant le chevalier seul dans une chambre
+qui paraissait isolée, et dont l'ameublement seul le glaçait d'une
+sorte de crainte... Il commença à se déshabiller, mais lentement, et
+mit à cette occupation le double de temps qu'il y mettait
+ordinairement... Pendant qu'il ôtait ses habits pièce à pièce, il
+examinait surtout attentivement la tapisserie qui recouvrait les murs
+humides de la chambre. Cette tapisserie était une _tapisserie à
+personnages_, ainsi qu'on appelait ces sortes de tentures autrefois
+dans ces châteaux... Le sujet en était étrange, elle représentait un
+temple de _forme antique_; les portes en étaient fermées; l'ouvrier
+_s'était surpassé_ dans l'exécution des arbres qui entouraient le
+temple. Sur les marches de l'édifice était un homme de grandeur
+naturelle, dont le costume ressemblait à celui d'un grand-prêtre. Il
+était vêtu d'une longue tunique blanche serrée par une ceinture dont
+les bouts flottants formaient des dessins bizarres au-dessus de sa
+tête... Dans l'une de ses mains était une clef; dans l'autre, un
+faisceau de rameaux liés ensemble figurait une poignée de verges.
+Cette figure était de grandeur naturelle, et occupait une partie du
+lambris qui faisait face au lit du jeune chevalier. Par une sorte de
+fascination magnétique, il ne cessait de regarder cette figure; ses
+yeux la fixaient en se déshabillant, ils la fixèrent dans son lit, ils
+la fixaient toujours... Tout-à-coup...
+
+MADAME DE BLOT et plusieurs de ces dames.
+
+Ah! mon Dieu!...
+
+MADAME DE GENLIS.
+
+Tout-à-coup il croit rêver!... il voit la figure se mouvoir...
+s'ébranler... elle descend lentement les marches du temple... Le
+malheureux enfant, glacé de terreur, n'ose faire un mouvement, ne peut
+même pas porter la main à la sonnette que lui a montrée le vieux valet
+de chambre... La figure descend toujours... Elle est dans la chambre
+enfin... elle s'avance vers le lit où l'enfant est couché, frissonnant
+et baigné de sueur froide..... La figure avance toujours... enfin elle
+est tout près du lit... D'une main elle tenait la clef et de l'autre
+la poignée de verges... Lorsqu'elle toucha le lit du chevalier, la
+figure leva la main qui tenait les verges, et prononça ces mots d'une
+voix qui n'avait rien d'humain:
+
+«Ces verges _fustigeront_ un grand nombre de tes amis... Lorsque tu
+les verras s'agiter... voilà la clef des champs... n'hésite pas à la
+prendre.»
+
+Après que ces mots furent prononcés lentement et avec toute la
+solennité d'un oracle, la figure se retourna, traversa de nouveau la
+chambre avec la même gravité, et remontant les marches du temple comme
+elle les avait descendues, elle se remit sur le portique dans la même
+attitude où elle était avant ce singulier événement..... Tout
+palpitant... frémissant encore d'une terreur qu'il ne pouvait
+surmonter, le malheureux enfant ne put appeler que quelques instants
+après... On vint... Mais n'osant pas confier cette étonnante aventure
+à un domestique, il se contenta de dire qu'il se sentait malade et
+voulait que quelqu'un demeurât dans sa chambre... Le domestique resta
+auprès de lui; mais le pauvre enfant ne put dormir de la nuit. À peine
+fit-il jour qu'il courut chez son père, et se jetant dans ses bras en
+rougissant de honte de sa pusillanimité, il lui raconta son aventure
+de la nuit... Quel fut son étonnement lorsque son père, au lieu de se
+moquer de lui, l'embrassa avec une sorte de familiarité qui était loin
+des rapports d'un père avec un fils de douze ans.
+
+--Mon fils, lui dit M. de Jaucourt, votre aventure est sans doute
+fort extraordinaire, mais elle l'est moins pour moi... Mon père...
+votre aïeul... eut aussi dans cette même chambre une des plus
+étonnantes aventures qu'il se puisse dire, et même!...
+
+M. de Jaucourt allait parler avec plus de détail de cette aventure de
+son père, lorsque, réfléchissant probablement à l'âge de son fils, il
+garda le silence...; mais, en regardant le chevalier, ses yeux se
+mouillèrent de larmes... Il le prit dans ses bras et, l'embrassant
+avec tendresse, il le bénit.
+
+Le chevalier partit pour l'armée avec un de ses oncles; il a été,
+depuis cette époque, bien occupé et même agité par des événements
+compliqués dans sa vie privée. Dans tout ce qui lui arrive, il croit
+voir l'effet des paroles du grand-prêtre aux verges et à la clef. Je
+lui ai entendu raconter plus de dix fois cette aventure, et jamais il
+n'a changé une circonstance ni un fait.
+
+Dans ce moment, M. de Jaucourt entra dans le salon. Tout le monde se
+récria!...
+
+--Comment, M. de Jaucourt, lui dit la duchesse de Chartres, vous ne
+nous avez jamais raconté votre aventure de revenant!...
+
+M. de Jaucourt prit à l'instant même une attitude plus sérieuse.
+
+--Je ne savais pas si j'aurais intéressé Madame, répondit-il... J'en
+parle peu, et jamais pour faire effet.
+
+Ceci fut dit en jetant un regard presque de reproche sur madame de
+Genlis...
+
+--Mais, dit la duchesse de Chartres, il est donc _bien vrai_ que cela
+vous est arrivé?... Vous ne pouvez l'affirmer, car, enfin, vous
+dormiez peut-être.
+
+--Non, madame, je ne dormais pas... l'impression produite par un rêve
+est une autre impression que celle de la réalité!... J'ai _vu_ et j'ai
+_entendu_...
+
+À ces mots, prononcés avec une noble assurance et le ton d'une
+profonde conviction, tout le monde se rapprocha de M. de Jaucourt...
+il semblait être un homme différent de la veille. Ce salon, si animé
+il y avait seulement quelques minutes, était devenu silencieux et
+attentif à la moindre parole, au moindre geste de celui qui avait vu
+enfin un habitant de l'autre monde.
+
+La duchesse questionna M. de Jaucourt, et il lui répondit avec une
+extrême exactitude. Quoique quinze ans se fussent écoulés depuis cette
+époque, les faits étaient classés dans sa tête avec une telle netteté,
+qu'il ne déviait jamais d'une ligne dans ces récits si souvent
+renouvelés et toujours aussi fidèles.
+
+Le chevalier de Jaucourt avait alors près de vingt-sept à vingt-huit
+ans; sa taille était fort élégante et sa démarche avait de la
+noblesse et du laisser-aller[50].--Son visage était pâle et rond, ce
+qui lui avait fait donner le surnom de _Clair de Lune_. La vraie
+raison de ce surnom aussi était une mélancolie profonde dont on
+ignorait le motif. Cette aventure de sa jeunesse en était-elle la
+cause? elle troublait ses nuits, elle troublait ses jours[51]!... il y
+rapportait tout ce qui survenait dans sa vie... Une passion qui
+l'occupait vivement était également pour beaucoup dans cette tristesse
+douce et calme qui lui avait fait donner son surnom... Ses yeux
+étaient noirs et charmants dans leur regard; mais une particularité
+étrange, c'est qu'il ne mettait pas de poudre à cette époque!...
+C'était une singularité tellement remarquable qu'il fallait un bien
+puissant motif pour l'autoriser. Il portait donc ses cheveux négligés
+et sans poudre, ce qui lui allait à ravir... M. de Conflans aussi;
+mais chez lui c'était une manie: il prétendait que c'était parce que
+sa tête _fumait_ comme un _volcan_ aussitôt qu'il y mettait de la
+poudre. Cette raison ne valait rien. S'il eût voulu, il y avait
+d'autres moyens de poudrer ses cheveux. Le fait est que ses cheveux
+frisaient ou plutôt bouclaient parfaitement, comme Just de Noailles,
+qui ressemblait à l'Antinoüs.
+
+[Note 50: C'est une chose plus importante qu'on ne le saurait croire
+que la _démarche_ dans une femme et dans un homme. C'est un moyen de
+reconnaître l'élégance de leurs manières.]
+
+[Note 51: Les _verges_ sont les dangers de la Révolution, et la _clef
+des champs_ voudrait indiquer l'émigration... Cependant le fait s'est
+passé dans des années où certes on ne soupçonnait pas que la
+Révolution dût exister jamais: c'était, je crois, en 1764 ou 65.]
+
+L'esprit de M. le chevalier de Jaucourt était charmant et, comme son
+visage, doux, calme et un peu porté à la tristesse. Il était aimé
+généralement de tous ceux qui le connaissaient, et son amabilité avait
+un charme qui rendait bientôt son commerce nécessaire lorsqu'on savait
+l'apprécier. Au reste, il n'était pas toujours _triste_ et le prouvait
+en racontant avec grâce[52]...
+
+[Note 52: Je connais un homme dont la physionomie triste et douce, le
+visage agréable et surtout le ravissant regard, ont une grande
+analogie avec son esprit naturellement triste et pourtant doucement
+railleur... Il y a un charme dans sa conversation, un attrait que je
+n'ai vu qu'à lui. Grand seigneur par sa naissance, par ses manières,
+il l'est de tout ce qui fait remarquer que les autres ne le sont pas.
+Le charme des manières de cette personne ne peut être imité, et ne
+sera jamais remplacé...]
+
+--La bonté de Madame, dit le chevalier de Jaucourt, l'a entraînée trop
+loin, et je m'aperçois qu'il règne ici une sorte de tristesse... Il
+n'en est pas de même dans le salon de madame de Livry, d'où je sors
+en ce moment: c'est comme le camp d'Agramant.
+
+MADAME DE BLOT.
+
+Qu'y a-t-il donc?
+
+M. DE JAUCOURT.
+
+Oh! rien de nouveau, quant à ce qui concerne madame de Livry; cependant
+il y a eu ce soir redoublement dans la manifestation de son humeur
+folle, elle avait beaucoup de monde... Je ne sais comment le marquis de
+Hautefeuille et elle se prirent de querelle sur un sujet quelconque...
+Vous savez que madame de Livry n'est pas difficile sur le sujet d'une
+dispute, elle est fort coulante là-dessus... M. de Hautefeuille, de son
+côté, était bien disposé apparemment, et tout aussitôt que la balle lui
+fut lancée il la releva et _servit_ madame de Livry comme elle le
+voulait, c'est-à-dire que la querelle fut engagée... Elle s'anima si
+bien et madame de Livry le prit sur un tel diapason, que M. de
+Hautefeuille se réfugia à l'autre bout du salon.--Monsieur, lui cria
+madame de Livry, vous êtes absurde.--Madame, répliqua M. de
+Hautefeuille, à tout seigneur tout honneur... vous passez avant moi...
+L'affaire s'engageait bien assez sans ce dernier mot; mais à peine
+fut-il prononcé que madame de Livry leva le pied, et lança de toute sa
+force une de ses petites mules à la tête du marquis de Hautefeuille...
+Dire les rires et les cris de joie de tout ce qui était dans le salon de
+madame de Livry ne se peut décrire... M. de Hautefeuille, désarmé par
+cette _gracieuseté_, rapporta à son antagoniste la mule de Cendrillon;
+car en vérité je n'ai vu de ma vie un plus joli, un plus petit pied, et
+la dispute fut terminée...
+
+MADAME DE POLIGNAC.
+
+Quelle charmante petite folle que madame de Livry!
+
+MADAME DE BLOT.
+
+En vérité! La trouvez-vous _charmante_? Moi je trouve qu'elle est fort
+peu mesurée, et voilà tout: le monde devrait lui demander compte de
+son peu de respect pour lui.
+
+MADAME DE GENLIS.
+
+Mais madame de Livry va fort rarement dans le monde, et, quoiqu'elle
+reçoive beaucoup, elle sort fort peu. Sa maison est agréable, ses
+soupers très-bien composés. Je crois avoir eu l'honneur de vous y
+voir, madame.
+
+MADAME DE BLOT.
+
+Cela ne prouve rien. Je vais chez des gens que je trouve ridicules;
+ne faites-vous pas de même?
+
+Madame de Genlis ne répondit pas. Madame de Blot continua avec
+aigreur:
+
+--Je n'ai jamais vu une femme aussi peu mesurée dans ses propos au
+milieu d'un cercle de femmes que madame de Livry: vous ne pouvez le
+nier.
+
+MADAME DE GENLIS.
+
+Mais une chose qu'on ne peut _nier_ aussi, c'est que sa réputation est
+excellente, et qu'elle est aussi sage et _mesurée_ dans les choses
+essentielles qu'elle l'est peu dans les affaires du monde. N'est-il
+pas vrai, M. de Jaucourt?
+
+M. de Jaucourt était à l'autre bout de la chambre avec le duc de
+Chartres, dont la physionomie exprimait en ce moment de vives et
+profondes impressions... Il parlait, et paraissait parler avec
+action... Il parlait bas, et lorsque sa voix s'élevait malgré lui, il
+l'abaissait, et se calmait aussitôt... Madame de Genlis répéta deux
+fois le nom de M. de Jaucourt sans que le chevalier lui répondît...
+Vivement intriguée par cette conférence, et choquée peut-être aussi du
+peu de cas que le duc de Chartres lui-même faisait de sa parole,
+madame de Genlis allait recommencer une troisième fois lorsque la
+porte du salon s'ouvrit, et l'on vit entrer le marquis de Conflans...
+Il était fort beau, comme on sait, et cette beauté venait en grande
+partie de ses cheveux, qui étaient noirs et bouclés et qu'il portait
+sans poudre... Lorsqu'il était en uniforme il était vraiment
+remarquable, surtout par cette tête à l'antique au milieu des frisures
+que l'on portait alors.... Ce même soir il était en uniforme, parce
+qu'il venait prendre congé[53], et l'habit de hussard, qu'il portait
+admirablement, lui donnait une expression presque nouvelle qui lui
+valut plusieurs conquêtes qui n'auraient pas songé à lui sans cela, à
+ce qu'il disait. En le voyant, le duc de Chartres alla aussitôt à lui
+et l'accueillit avec amitié... Il l'aimait beaucoup ainsi que M.
+d'Argenson (M. Voyer). Avec M. de Conflans était madame la comtesse de
+Montauban (mère de madame de Clermont-Galerande) excellente femme,
+ayant un esprit fort original et parfois des reparties extrêmement
+plaisantes... Elle disait souvent aussi des choses qui avaient une
+originalité qui ne plaisait pas à tout le monde, parce qu'elle était
+fort distraite.--Elle me fait toujours peur, dit-elle tout bas à
+madame de Genlis en lui montrant madame de Polignac.
+
+[Note 53: On n'allait jamais en uniforme autrefois ni à la Cour, ni
+dans le monde, excepté pour prendre congé. Alors, on portait
+l'uniforme de son régiment ou bien celui d'officier-général.]
+
+--Pourquoi... je vous assure qu'elle n'est pas aussi à redouter qu'on
+le dit; il ne s'agit que de prendre position vis-à-vis d'elle[54].
+
+[Note 54: Madame de Polignac était fort laide, très-mordante et
+spirituelle; elle avait toutefois de la bonté.--Elle contait à ravir,
+et savait une foule d'anecdotes du temps de Louis XIV et de Louis XV.]
+
+--Bon! ce n'est pas pour cela, mon coeur!... je ne crains personne, je
+vous dirai, dans ce genre-là, parce qu'alors je mords comme une
+autre... Non, ce n'est pas cela; mais toutes les fois qu'avec sa
+figure de singe elle se place à côté de moi au jeu, je suis sûre de
+perdre!... C'est odieux, cela... Enfin, j'avais découvert qu'elle
+portait du musc, et tout aussitôt je lui ai dit que je fuyais le musc,
+et je m'en suis allée... Malheureusement madame de Rochambeau a eu
+vraiment mal aux nerfs par suite de ce _musc_ dont elle est entourée
+comme une civette. Alors, pour _faire la jeune femme_ et avoir une
+déférence pour la plus ancienne de tout le Palais-Royal, elle a quitté
+son musc, et je ne peux plus lui dire qu'elle empeste; je serai
+obligée de lui dire qu'elle m'ennuie.--Qu'est-ce donc que vous dites
+de moi, monsieur de Conflans? Je vois que vous parlez de quelque chose
+qui me concerne, car vous me regardez avec Monseigneur et le
+chevalier de Jaucourt qui est là tranquillement, tandis qu'il serait
+heure pour lui d'aller faire son office de lune, ajouta-t-elle plus
+bas.
+
+--C'est vrai, répondit le marquis de Conflans; je parlais de vous,
+madame la comtesse, et je racontais l'aventure et le mot de Danaé.
+
+--Vraiment c'est bien la peine, dit-elle en souriant... elle n'est pas
+mal au fait l'histoire! ajouta-t-elle avec une bonhomie comique.
+
+--Mais nous ne la savons pas nous, la belle histoire, dit madame de
+Polignac.
+
+--Vous saurez, dit le marquis de Conflans, que madame la comtesse de
+Montauban était hier au soir à souper chez madame la princesse d'Hénin
+à Versailles. Si le souper eût été servi, madame la comtesse n'aurait
+pas été au jeu, j'en suis sûr; mais comme la table de pharaon était
+alors celle autour de laquelle on se réunissait, madame de Montauban
+était occupée à ponter[55] avec autant de vigueur que moi... Dans la
+chaleur de l'action, madame la comtesse fit un paroli de
+campagne[56]... Le banquier le lui fit observer avec la politesse de
+l'homme le plus excellemment élevé...
+
+[Note 55: On appelle ainsi la mise en jeu. Ainsi les joueurs sont
+souvent nommés _pontes_, pour cette raison.]
+
+[Note 56: Terme employé dans quelques jeux, tel que le pharaon, jeu
+fort en vogue alors: c'est de jouer le double de ce qu'on a joué la
+première fois. M. de Conflans dit ici que madame de Montauban fit un
+_paroli de campagne_. C'est une manière de parler, pour dire qu'elle
+avait _voulu tricher_, chose malheureusement fort en usage à cette
+époque aussi.]
+
+--Mon Dieu! cela peut-être, dit madame de Montauban avec une grande
+naïveté...; mais vous conviendrez que c'est un empressement bien
+pardonnable à un ponte...
+
+--Comment trouvez-vous l'excuse?... Un moment après, un gros
+monsieur... immense... ayant un nom allemand, qui est aussi long,
+aussi large, aussi gros que sa personne, aussi l'ai-je oublié... vous
+le rappelez-vous, madame?
+
+--Moi, dit madame de Montauban en ouvrant de grands yeux étonnés, moi
+me rappeler le nom de cet homme!... c'est un rustre...
+
+--Je ne dis pas le contraire: raison de plus pour savoir son nom, et
+le consigner à sa porte.
+
+--Mais l'histoire, monsieur de Conflans! s'écria la duchesse de
+Chartres....
+
+--M'y voici, madame. Madame de Montauban avait derrière elle cette
+cathédrale marchante... et à présent que j'y pense, ce pourrait bien
+être celle de Strasbourg qui était venue là. En attendant il était
+perché sur l'épaule de madame de Montauban, et _pontait_ tant qu'il
+avait de force... et d'argent... ce dont, au reste, il était fort bien
+pourvu comme vous l'allez voir... Dans un moment de colère contre le
+banquier, il fit paroli sur paroli, et en vint au point de mettre au
+tapis une énorme poignée d'or... Mais je ne sais comment cela se fit:
+les louis, au lieu d'aller sur le tapis vert, vinrent tous dans le dos
+de madame de Montauban.
+
+--Oui, dans mon dos, dit tranquillement madame de Montauban, qui
+jusque là avait écouté l'histoire comme si elle eût été celle d'une
+autre.
+
+--Vous dire les cris du gros Allemand, poursuivit M. de Conflans, ne
+se peut pas avec vérité... c'était une fureur d'insensé d'avoir manqué
+son coup, fureur d'autant plus grande, qu'il venait de voir qu'il
+aurait gagné...
+
+--Je crois bien vraiment, dit madame de Montauban avec un sourire de
+souvenir... J'y ai gagné vingt louis en faisant paroli ce coup-là,
+moi...
+
+--Madame de Montauban vient de vous dire elle-même qu'elle était
+occupée à ramasser son argent: aussi fut-elle impassible aux cris et à
+la colère du gros Allemand, jusqu'à ce que son dernier louis fut
+revenu devant elle. Alors se tournant avec une dignité comique vers
+le gros homme, elle lui demanda pourquoi donc il criait si fort..., et
+se levant, elle se mit _à se secouer_ pour faire tomber les louis
+qu'elle avait dans son corset. Le gros homme grommelait je ne sais
+trop quelle parole, tandis que madame de Montauban faisait son
+singulier exercice et se donnait un mal épouvantable; enfin elle
+surprit, parmi quelques paroles, celle assez plaisante qu'elle faisait
+_le gros dos_.
+
+--Qu'appelez-vous, monsieur... que croyez-vous donc que je veuille
+faire de votre pluie d'or?... me prenez-vous pour une Danaé?...
+
+À ce mot, tout le monde se mit à rire autour de M. de Conflans et de
+madame de Montauban... Ils étaient tous deux excellents dans cette
+affaire, parce que madame de Montauban écoutait son histoire comme si
+M. de Conflans la composait, et toutefois elle prenait la parole pour
+continuer ou pour rectifier...
+
+--Conflans, dit le duc de Chartres, tu nous racontes là une histoire
+de ta façon.
+
+--Sur mon honneur, monseigneur, je dis la vérité, et rien que la
+vérité.--Oui, oui, dit madame de Montauban, il dit vrai... Cet homme,
+cet Allemand, cet Anglais, je ne sais de quel pays il est, il est
+comte, prince même je crois bien... Ne voulait-il pas me mettre la
+main dans le dos pour y chercher ses louis!... alors je me suis remise
+au jeu fort paisiblement, en lui faisant observer qu'on avait
+vingt-quatre heures pour payer les dettes d'honneur..., et je me suis
+de nouveau mise à ponter avec un bonheur inouï.
+
+--Et votre homme, et son or? demanda le duc de Chartres, tout amusé de
+cette histoire.
+
+--Eh bien! monseigneur, mon homme et son or, tout cela a fort bien
+été. En me déshabillant le soir, ou plutôt ce matin, ma femme de
+chambre a trouvé dix louis, que mon valet de chambre a reportés à la
+cathédrale de Strasbourg. Il aurait dû les rapporter pour lui, mon
+valet de chambre...; mais il paraît que la cathédrale n'est pas
+donnante... Le gros homme a reçu ses louis; et le joli de l'aventure,
+c'est qu'il m'a fait dire que _le compte y était_... Je vous demande
+un peu qu'est-ce que ça me faisait?... Et mon fils, à qui je raconte
+mon aventure, et qui me demande si le gros homme est catholique ou
+protestant... ça m'est encore bien plus égal.
+
+--Eh bien! n'est-ce pas une belle histoire? demanda M. de Conflans.
+
+--Oui certainement, dit la duchesse de Chartres, et nous avions besoin
+de cela pour nous distraire d'une histoire terrible... une
+apparition...
+
+M. de Conflans se tourna vivement vers M. le duc de Chartres, et lui
+jeta un coup d'oeil interrogateur[57], auquel le prince répondit par
+un signe de tête négatif... La princesse ne vit pas ce mouvement,
+mais madame de Genlis l'avait aperçu... elle regarda elle-même M. de
+Conflans avec plus d'attention qu'elle ne l'avait fait jusque-là.
+
+[Note 57: Le duc de Chartres avait déjà beaucoup de croyance aux
+Mesmer, aux Cagliostro et aux Saint-Germain. Quoi qu'il en soit, voici
+un fait positif qui a été raconté par le duc d'Orléans lui-même; je ne
+puis affirmer l'année précise, quoique M. de Sainte-Foix, qui me l'a
+raconté étant chez moi au Raincy, me l'ait dit également.--Étant un
+jour à dîner au Raincy avec le prince et trois ou quatre autres
+personnes de son intimité à la porte de Chelles chez son secrétaire
+des commandements M......., la conversation fut conduite sur les
+somnambulistes et les mesméristes... Le prince parut rêveur, il écouta
+plusieurs histoires qu'on raconta, en raconta lui-même, et tout-à-coup
+prenant mon bras, dit M. de Sainte-Foix, il me proposa de retourner au
+château en nous promenant. Nous partîmes, et à peine fûmes-nous à
+quelque distance que le duc me dit qu'il lui était arrivé il y avait
+peu de temps une aventure très-étonnante.
+
+Un jour du mois dernier, me dit-il, je quittai un moment mon cabinet
+pour aller chercher un papier dont j'avais besoin dans ma chambre à
+coucher... J'y demeurai à peine un quart d'heure; en rentrant dans mon
+cabinet, j'y trouvai un homme vêtu de noir, les cheveux sans poudre,
+et dont le visage était d'une pâleur remarquable. Mon premier
+mouvement fut de m'élancer[57-A] sur cet homme... mais je me retins et
+lui demandai comment il s'était introduit chez moi, et en lui faisant
+cette question je me sentis frissonner, car mon cabinet n'avait aucune
+issue... Cet homme sourit et me dit qu'il n'avait besoin d'aucun
+secours humain pour parvenir là où il voulait aller... qu'il était
+dévoué à mes intérêts, qu'il _m'aimait_ et ferait tout pour me servir,
+TOUT jusqu'à me faire voir le diable... Je puis beaucoup pour vous,
+monseigneur, me dit l'homme noir... Je puis immensément; il ne faut de
+votre part qu'un peu d'aide?--Que faut-il faire? m'écriai-je.--Avoir
+le courage de me suivre.--Je l'aurai.--Dès ce soir!--Dès ce soir.--Eh
+bien! soyez prêt.--À quelle heure?--Minuit.--Le lieu?--La plaine de
+Villeneuve-Saint-Georges; mais il faut venir _seul et sans
+armes_...--Je viendrai _seul et sans armes_...--À ce soir donc,
+monseigneur! jusque-là silence!!!...
+
+À peine m'eut-il parlé que je ne le vis plus, sans que j'eusse pu
+m'apercevoir par quelle issue il avait disparu... Je demeurai
+solitaire jusqu'au moment du départ. À onze heures et demie j'étais à
+Villeneuve-Saint-Georges. Là je laissai les deux personnes qui
+m'accompagnaient, et j'entrai _seul_ dans la plaine; la nuit était
+profonde... Je rencontre l'inconnu... Vous dire quel fut notre
+entretien m'est défendu; mais ce que je puis, c'est de vous
+communiquer un fait qui doit rassurer votre amitié... J'ai reçu dans
+cette nuit mystérieuse beaucoup d'avis précieux et un anneau... Cet
+anneau... le voici!...--Et le prince, entr'ouvrant sa veste, me fit
+voir un anneau de bronze dans lequel était enchâssée une pierre
+brillante qui au feu des bougies jetait un éclat inconnu et en effet
+presque magique...--Tant que je porterai cet anneau, me dit le prince,
+je n'ai rien à redouter de mes ennemis... mais si je le perds ou si je
+me le laisse ôter, je suis un homme perdu... Maintenant voici la suite
+de cette aventure. Je fus reconduit chez moi par l'inconnu, sans
+retourner à Villeneuve-Saint-Georges... Je lui offris cinq cents
+louis; il les refusa, en prit seulement cinquante, et il me quitta
+avec promesse de revenir chaque fois qu'il aurait un avis utile à me
+donner. Je le vois souvent, et toujours de même...
+
+Voilà ce que j'ai entendu raconter à M. de Sainte-Foix à plusieurs
+reprises: MM. de Saint-Far et de Saint-Albin l'ont confirmé,
+c'est-à-dire pour l'avoir entendu dire au prince. J'ai demandé au
+premier ce qu'il pensait de cette aventure, et je l'ai trouvé dans un
+doute étrange. Remarquez, me dit-il, que cet anneau lui fut ôté sur la
+place de la Révolution!... Quel ténébreux mystère! Quoi qu'il en soit,
+voilà la vérité; cette histoire me fut en effet racontée par le duc
+d'Orléans lui-même dans le parc du Raincy où nous sommes, et dans
+cette même allée où nous nous promenons en ce moment.
+
+Je fus prise d'un frisson qui me parcourut tout le corps; je jetai les
+yeux autour de moi et dans la profondeur des ombrages qui se
+prolongeaient au loin sous les arbres. Je crus un moment voir des
+ombres... Rentrons, dis-je à M. de Sainte-Foix... il est trop tard
+pour demeurer exposé au froid de la nuit... votre histoire m'a fait
+mal.]
+
+[Note 57-A: Il était d'une grande bravoure, et l'a prouvé mille fois,
+surtout dans l'aventure du ballon.]
+
+--Mesdames, je crois qu'il est heure de nous retirer, dit la
+princesse en se levant et donnant le signal du départ; et, saluant
+avec une gracieuse bonté, elle rentra dans l'intérieur de ses
+appartements.
+
+
+
+
+SALON DE MADAME LA COMTESSE DE GENLIS.
+
+PREMIÈRE ÉPOQUE.
+
+AVANT LE PALAIS-ROYAL, BELLE-CHASSE ET L'ARSENAL.
+
+
+J'ai peu vécu avec madame de Genlis; je ne suis même allée que deux
+fois chez elle avec le cardinal Maury, qui voulait former entre nous
+une liaison qui était impossible, parce que j'aimais avec passion le
+talent et le caractère de madame de Staël, dont elle s'était déclarée
+l'ennemie; mais j'ai passé ma vie avec les personnes de France qui
+pouvaient le mieux me la faire connaître: l'une était sa tante, madame
+de Montesson[58], et les autres les plus intimes de la société de M.
+le duc d'Orléans. Madame de Genlis rentrait en France au moment de mon
+mariage. J'avais été prévenue en sa faveur par ses livres. _Adèle et
+Théodore_, ce _chef-d'oeuvre_ si vanté, qui n'est plus aujourd'hui
+qu'un ouvrage toujours remarquable, mais enfin susceptible de
+comparaison avec un autre livre, _Adèle et Théodore_ me paraissait
+sublime... Ma mère, qui ne lisait jamais, et n'avait en toute sa vie
+lu que _Télémaque_, se faisait lire _Adèle et Théodore_, et retrouvait
+une foule de personnages de sa connaissance parfaitement dépeints dans
+beaucoup de portraits de cet ouvrage. Le vieux comte de Périgord
+(oncle de M. de Talleyrand) reconnaissait aussi des gens de sa
+connaissance lorsque le jeudi[59] je lisais haut avant et après le
+dîner. J'avais donc beaucoup de raisons pour me laisser aller à de
+l'attrait, si j'en eusse ressenti pour elle; mais ce fut tout le
+contraire. Madame de Staël ne m'a jamais fait éprouver un pareil
+sentiment: j'ai admiré aussitôt que j'ai lu et entendu cette femme
+étonnante, sans qu'elle me commandât de le faire; et il y a en moi,
+pour madame de Genlis, une répulsion que je ne puis vaincre: elle
+s'impose avec une telle autorité, qu'elle inspire aussitôt l'envie de
+résister. Nous avons en nous l'esprit de contradiction, mais c'est là
+surtout que nous le trouvons plus actif que jamais... J'ai connu des
+amis de madame de Genlis qui la défendaient de ce reproche de
+_fatuité_; mais la preuve en est donnée par elle-même. Lisez ses
+_Mémoires_.
+
+[Note 58: Madame de Montesson, tante _de madame_ de Genlis, et non pas
+de M. de Genlis, comme l'ignorance à prétention le dit dans plusieurs
+biographies!...]
+
+[Note 59: Lorsqu'on ouvrit les prisons après thermidor, le comte de
+Périgord, frère de l'archevêque, venait dîner tous les jeudis chez ma
+mère... Il m'aimait comme son enfant. C'était le meilleur des hommes:
+ce fut lui qui fit fermer sa porte à M. de Laclos lorsqu'il sut qu'il
+était l'auteur des _Liaisons dangereuses_. Il avait pour madame de
+Genlis la plus profonde des haines; il était convaincu qu'elle avait
+amené les malheurs de la Révolution, et cette pensée, jointe à celle
+du duc d'Orléans, lui donnait même une dureté étrangère à son
+caractère.]
+
+L'existence sociale de madame la comtesse de Genlis est une sorte de
+problème difficile à résoudre; elle se compose d'une foule de
+contradictions plus extraordinaires les unes que les autres. Elle
+était d'une famille noble dont le nom et les alliances lui donnèrent à
+huit ans le droit d'être nommée chanoinesse du chapitre d'Alix à
+Lyon, et elle se nomma jusqu'à son mariage madame la comtesse de
+Lancy. Elle épousa M. de Genlis, homme de grande qualité et allié de
+près à toutes les grandes familles du royaume; et jamais cependant
+madame de Genlis n'eut dans le monde l'attitude d'une grande dame...
+Parlant toujours _de vertu_, _de piété_, _de devoirs_, elle n'eut
+jamais dans toute sa vie la moindre considération, tout en fulminant
+contre les femmes qui avaient un amant... publiant des traités sur
+l'amitié, des protocoles d'affection de toutes les sortes, ayant
+toujours une collection de souvenirs pour chaque jour de l'année, et
+finissant par mourir isolée, sans un ami véritable pour lui fermer les
+yeux... Quelle est la morale de ces réflexions?... Une bien triste!...
+
+Quoi qu'il en soit, madame de Genlis, puis madame de Sillery, et enfin
+madame de Genlis a été assez influente sur nos affaires à l'époque où
+nous sommes dans cet ouvrage pour que nous lui donnions un moment de
+spéciale attention. L'importance que cette femme eut sur les destinées
+de la France est d'une telle nature que nous devons nous en occuper,
+et d'autant mieux qu'elle met à nier une foule de faits les plus
+notoires de ce temps, où son nom se trouve mêlé, une telle naïveté,
+qu'en vérité il est impossible de ne se pas croire sous une sorte de
+prestige lorsqu'on lit en même temps ces pages où elle prétend n'avoir
+jamais parlé à des hommes que non-seulement elle devait connaître
+comme rapports de société, mais dont elle devait être l'amie.
+Longtemps avant les premiers éclats de la Révolution, madame de Genlis
+préparait cette influence qui éclata ensuite comme une bombe maudite,
+et couvrit de ses éclats jusqu'à celle qui avait préparé la mèche et
+l'avait peut-être allumée.
+
+C'est une vie bizarre que celle qu'elle avait menée dans sa première
+jeunesse, s'il faut le dire. Cette vie nomade, ambulante, avait à
+cette époque surtout un caractère d'autant plus étrange qu'il était
+inusité: ne quittant un château que pour aller dans un autre, se
+déguisant en paysanne pour courir la campagne... allant ou du moins
+voulant aller de Genlis à Paris à franc étrier et en bottes fortes, et
+trouvant, heureusement pour elle, un maître de poste dont la raison
+valait mieux que la sienne... mystifiant tous ceux qui lui tombaient
+sous la main, mangeant des poissons crus, et tout cela à dix-huit ans,
+avec une jolie figure; jouant de la harpe comme Apollon, jouant la
+comédie comme Thalie, dansant comme Terpsichore, faisant des armes
+comme Bellone, sage comme Minerve, voilà comment se trouvait en ce
+monde madame de Genlis, ainsi que je l'ai déjà dit, lorsqu'elle fut
+nommée dame pour accompagner madame la duchesse de Chartres...
+
+On ne pouvait pas parler du salon de madame de Genlis avec cette vie
+nomade que je viens de rappeler. Le moyen de fixer une telle personne
+en un même lieu plusieurs mois de suite?... Un seul endroit cependant
+était celui de sa prédilection: c'était le château de Sillery, lorsque
+surtout il appartenait à M. et à madame de Puisieux[60]... La raison
+qui lui fit prendre la route qu'elle suivit alors peut être bonne; je
+ne déciderai rien à cet égard. Je dirai seulement que ce salon de
+Sillery devait être une singulière école pour une jeune personne,
+lorsque madame de Genlis y tenait son cours de bonnes manières, à
+l'usage des jeunes filles qui doivent être _modestes et retirées dans
+leur intérieur_; c'est une sorte de parade, et pas autre chose[61]...
+
+[Note 60: M. de Puisieux était le chef de la famille de
+Sillery-Genlis; il avait désapprouvé le mariage de M. le comte de
+Genlis, et fut pendant longtemps assez irrité pour ne le pas vouloir
+accueillir, ainsi que sa femme. Madame de Puisieux était une personne
+dont l'esprit était fort imposant, à ce que dit madame de Genlis
+elle-même; aussi en avait-elle une peur affreuse, et lorsqu'enfin, la
+grande parente s'adoucissant, on permit aux jeunes mariés de venir à
+Sillery, madame de Genlis, ordinairement _si mouvante et si parlante_,
+ne bougeait et ne disait mot... Mais madame de Genlis était trop
+adroite pour ne pas profiter de son pouvoir de séduction. Madame de
+Puisieux fut conquise, comme le seront toujours les femmes qu'une
+autre femme voudra subjuguer avec de l'affection et des grâces de
+coeur... Le jour où la paix fut signée, madame de Genlis raconte que,
+lorsque tout le monde revint dans le salon, elle voulut l'annoncer
+elle-même.
+
+«...Au bout de quelques minutes je dis d'un ton dégagé que, n'ayant
+pas été à la promenade, je voulais me dégourdir les jambes... et me
+levant aussitôt, je fis trois ou quatre sauts dans la chambre, et puis
+j'allai me jeter sur la chaise longue de madame de Puisieux en disant
+mille folies...» Qu'on se reporte à l'époque... aux robes à queues...
+aux paniers... à tout ce qu'avait de solennel le maintien et
+l'attitude d'une femme alors!
+
+«Quelques jours après, dit-elle, un musicien de Reims vint à Sillery
+et joua du _tympanon_ d'une manière surprenante. Madame de Puisieux se
+passionna pour cet _instrument_ et regretta de voir partir le
+musicien. Aussitôt je pris la résolution, dit madame de Genlis,
+d'apprendre le tympanon.» Et en effet, elle en sut jouer au bout de
+six semaines aussi bien que le musicien rémois. Lorsqu'elle fut assez
+savante, ce qui lui coûta beaucoup de travail, et je crois cela sans
+peine, elle fit faire un habit d'Alsacienne, et un jour qu'il y avait
+du monde à Sillery, chose au reste fort ordinaire, car le château
+était toujours plein, madame de Genlis fit ôter la poudre de ses
+cheveux, les fit natter en deux tresses comme les Alsaciennes, puis,
+ayant mis sur sa tête une _baigneuse_ et étant enveloppée dans une
+robe négligée et un mantelet de taffetas noir, elle descendit à
+l'heure du dîner, demandant pardon de son négligé et s'en excusant sur
+une migraine. Au dessert on vint dire à madame de Puisieux qu'une
+jeune Alsacienne venait d'arriver au château et demandait de jouer du
+tympanon devant elle.--Je vais la chercher, s'écria madame de Genlis
+en s'élançant dans la chambre voisine, où, jetant _sa baigneuse_ et
+son mantelet, elle se trouva mise en Alsacienne avec son tympanon, et
+se présenta au même moment devant toute la société stupéfaite. Elle
+joua du _tympanon_ à merveille, et charma tout le monde. «On me fit
+porter mon habit pendant quinze jours, dit elle-même madame de Genlis,
+pour donner une représentation de cette petite scène à tout ce qui
+venait à Sillery... Ce n'est pas sans dessein que j'ai rapporté ces
+détails, ajoute-t-elle... J'ai voulu montrer aux jeunes personnes que
+la jeunesse n'est heureuse que lorsqu'elle est docile et
+modeste[60-A]...»
+
+J'avoue que j'ai cru avoir mal lu la première fois que je vis cette
+anecdote dans le premier volume de ses _Mémoires_!... et je pensai que
+peut-être elle avait voulu mettre: «La jeunesse n'est heureuse que
+lorsqu'elle s'amuse;» mais pas du tout; c'est «modeste» qu'il faut
+être. Quant à cela, ça va sans dire; mais que pour être modeste il
+soit nécessaire de se mettre en évidence de cette manière, de faire de
+l'éclat, de se masquer, de fixer tous les regards, d'attirer tous les
+hommages d'un cercle, voilà ce que je ne puis trouver en accord dans
+ma pensée avec la modestie d'une jeune fille à l'existence pure et
+ignorée, et faisant l'orgueil et la joie de sa famille par ses vertus
+simples et _modestes_. Cette anecdote m'a toujours paru une vraie
+plaisanterie avec laquelle madame de Genlis mystifie ses lecteurs
+comme elle mystifiait le chevalier _don Tirmane_.]
+
+[Note 60-A: Page 334, premier volume des Mémoires.]
+
+[Note 61: Ce n'est pas que j'aie le mauvais goût de déclamer contre ce
+siècle; il vaut autant, peut-être mieux que le nôtre. Je dis seulement
+que ce qui existait alors n'existe plus. D'autres choses ont remplacé
+le passé, voilà tout.]
+
+Avant d'entrer au Palais-Royal, madame de Genlis eut cependant pendant
+un hiver _un salon_ fort remarquable, en ce qu'il n'eut pas beaucoup
+d'imitateurs. Ce mouvement qui la portait à de continuels voyages se
+concentra dans l'intérieur de sa maison, mais avec le même désir de
+plaisirs et de fêtes.--Il se mêlait à cette activité joyeuse les
+relations douces et paisibles d'une amitié comme il s'en voit peu
+aussi de nos jours. Madame de Genlis était intimement liée avec la
+comtesse de Custine. C'était une personne de la plus haute vertu,
+comme je l'ai dit dans l'article qui la concerne. Madame de Genlis y
+allait tous les samedis régulièrement, mais madame de Custine allait
+moins chez elle; elle vivait fort retirée, et cette solitude à
+laquelle ses goûts la portaient l'éloignait des plaisirs bruyants que
+madame de Genlis provoquait chaque jour.
+
+Chez madame de Genlis, on voyait déjà, à cette époque, quoiqu'elle fût
+encore fort jeune femme, combien elle aurait un jour le goût,
+non-seulement d'apprendre et de savoir, mais de vouloir qu'on ne
+l'ignorât pas.--Elle rassemblait chez elle des savants, des artistes,
+chose alors encore assez inusitée dans la haute compagnie. Le fameux
+Cramer, violon fort habile, ainsi que Jarnowitz, Duport, sur le
+violoncelle; mademoiselle Baillon[62], sur le piano; madame de Genlis,
+sur la harpe et pour le chant; mais surtout Albanezi, chanteur
+italien; Friseri, sur sa mandoline, tous ces talents composaient des
+concerts charmants.--On jouait des proverbes--des charades en action;
+on mettait un fait quelconque en ballet, et on en faisait un
+quadrille. Ce fut ce même hiver que madame de Genlis inventa une mode
+fort originale, qui fut suivie avec une sorte de fureur. La mode de
+jouer des proverbes continuant toujours, madame de Genlis fit un
+quadrille appelé _les Proverbes_. Chaque couple formait un proverbe
+dans la marche deux à deux qui toujours précédait la danse principale.
+La duchesse de Lauzun, habillée fort simplement et parée de sa seule
+beauté, avait seulement une ceinture grise, et la devise était:
+
+«_Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée._»
+
+[Note 62: Mademoiselle Baillon était une charmante jeune personne,
+parfaite musicienne et composant à ravir. Elle a fait un opéra, appelé
+_Fleur d'épine_, qui eut du succès. Elle a épousé depuis le célèbre
+architecte Louis.]
+
+Elle était menée par M. de Belzunce.
+
+La duchesse de Liancourt, dont l'esprit et la grâce prouvaient dès
+cette époque que les femmes destinées à porter ce nom seraient
+aimables, spirituelles et gracieuses, madame la duchesse de Liancourt
+était menée par le comte de Boulainvilliers, et leur proverbe était:
+
+«_À vieux chat jeune souris._»
+
+M. de Saint-Julien, un des hommes les plus agréables de la société de
+Paris, menait madame de Marigny; leur proverbe était singulier en
+raison de ce qui l'avait motivé. M. de Saint-Julien était déguisé en
+Maure... son visage était teint... Madame de Marigny tenait un
+mouchoir à la main, et de temps à autre elle le passait sur le visage
+noirci de M. de Saint-Julien; le proverbe était:
+
+«_À laver la tête d'un Maure, on perd sa lessive._»
+
+Madame de Genlis venait ensuite, conduite par le vicomte de Laval
+magnifiquement vêtu, tandis qu'elle était habillée en paysanne....
+Elle avait l'air fort gai et fort animé, tandis que le vicomte de
+Laval, fort triste naturellement et presque toujours ennuyé, et tout
+chargé de pierreries, semblait succomber à un sommeil invincible;
+leur devise était:
+
+«_Contentement passe richesse._»
+
+Gardel, alors l'homme le plus à la mode pour ces sortes de
+divertissements, fit la figure du quadrille, qui signifiait aussi un
+proverbe:
+
+«_Reculer pour mieux sauter._»
+
+Gardel s'y surpassa, et fit la plus charmante figure de contre-danse
+et la plus animée qu'on puisse voir. Cette figure ressemblait beaucoup
+à une mazourka... Madame de Genlis en avait composé l'air.
+
+On comprend qu'une vie aussi joyeuse devait être une vie de bonheur
+pour une jeune et jolie femme comme madame de Genlis. Son intérieur
+était heureux, du moins d'après ce qu'elle dit elle-même. M. de Genlis
+l'aimait avec _passion_, et partageait tous ses plaisirs ou plutôt
+toutes ses folies: il était lui-même un homme fort spirituel, faisait
+de jolis vers, jouait la comédie à ravir, et avait toute la corruption
+nécessaire pour être l'un des hommes les plus agréables dans un cercle
+où cette corruption était absolument nécessaire. M. de Sillery a été
+parfaitement dépeint à cet égard dans un ouvrage de beaucoup d'esprit
+qui parut il y a quelques années...
+
+Madame de Genlis jouait la comédie chez elle à cette époque, malgré
+son retour à Paris (c'était ordinairement jusque-là un amusement
+uniquement réservé pour la campagne, mais elle eut toujours besoin de
+faire de l'effet), aidée, dans le commencement, par mademoiselle
+Baillon seulement; car les femmes du monde, dans ce temps, ne se
+lançaient point d'un pas aussi délibéré sur le théâtre du monde pour y
+comparaître tout à la fois comme actrices et comme femmes de la
+société. Les deux rôles étaient difficiles à soutenir et à bien jouer
+en même temps.
+
+Cependant les succès de madame de Genlis inspirèrent de la jalousie;
+cela devait être: on le lui fit sentir à propos de ce quadrille des
+proverbes. On voulut le danser au bal de l'Opéra. Pour faire remarquer
+l'excessive différence des époques, je dirai que madame de Genlis et
+les femmes du quadrille, qui étaient madame la duchesse de Lauzun,
+madame la duchesse de Liancourt et d'autres personnes de cette classe,
+elle-même, enfin, qui tenait aux premières familles du royaume,
+entrèrent toutes cinq, avec leurs danseurs qui les conduisaient, dans
+la salle de l'Opéra, qui alors était au Palais-Royal; ces dames
+entrèrent à minuit, _à visage découvert_, et firent ainsi le tour de
+la salle, attirant plus que l'attention, attendu qu'elles la
+commandaient, parce que le privilége d'un quadrille était de suspendre
+toutes les autres danses.
+
+Ce quadrille des proverbes fit donc son entrée et le tour de la salle,
+et se disposait à commencer son pas de ballet, composé par Gardel,
+lorsque tout-à-coup un énorme chat vint rouler en miaulant d'une
+manière effroyable jusqu'au milieu du groupe de proverbes, montrant
+des griffes qui menaçaient toutes les robes, et roulant deux yeux de
+feu qui faisaient vraiment pâlir les plus intrépides.
+
+Le premier moment fut d'autant plus terrible que le chat, à qui le jeu
+plaisait, se hérissait de plus en plus et devint menaçant. Mais ici la
+scène changea. M. de Saint-Julien, très-ennuyé, à ce qu'il paraît,
+d'être dérangé, soit dans son rôle du quadrille, soit dans celui qu'il
+jouait alors, fut vraiment irrité. On avait d'abord repoussé assez
+doucement l'énorme _Rominagrobis_. Mais voyant qu'il s'entêtait, ils
+lui donnèrent des coups de pied qui dérangèrent la fourrure de chat
+qui l'enveloppait, et l'on vit le visage barbouillé d'un petit
+Savoyard que les coups de pied commençaient à faire pleurer. Les
+danseurs redoublèrent alors leurs corrections en raison de leur
+colère; car il était évident que c'était un coup monté contre le
+quadrille. Les spectateurs qui voulaient voir ce fameux quadrille
+prirent parti pour lui, et madame de Genlis fut bientôt vengée du
+mauvais goût de cette attaque. On sut quel en était l'auteur: c'était
+le duc de Chartres et ses amis... Il ne connaissait pas alors madame
+de Genlis... Les choses changèrent bien, depuis cette soirée, et en
+fort peu de temps. L'opinion des deux frères du prince, que j'ai
+beaucoup connus, M. de Saint-Albin et M. de Saint-Far, était que les
+sentiments qui attachèrent si longtemps M. le duc de Chartres à madame
+de Genlis datent de cette soirée, où il la vit sans en être aperçu.
+
+Madame de Genlis était fort jolie à cette époque, très-fraîche,
+très-gracieuse, et, pour dire le mot, très-_agaçante_; son esprit,
+d'une haute supériorité, annonçait déjà ce qu'elle serait un jour. Son
+regard était ravissant et ses yeux d'une grande beauté. Son nez un peu
+fort, mais légèrement relevé à l'extrémité, donnait à sa physionomie
+une expression piquante qui, jointe à l'esprit d'observation qui
+dominait tout le reste dans cette jolie tête, devait lui donner une
+véritable séduction. Ses dents étaient encore bien alors, ce qui
+donnait de la grâce à son sourire. Sa taille, sans être élevée, avait
+la juste proportion qui plaît dans une femme... Son cou était
+seulement un peu long. Telle était madame de Genlis à vingt-deux ans.
+
+Le jour de ce quadrille, elle était, comme je l'ai dit, habillée en
+paysanne; sa jupe était d'un taffetas broché rose sur rose, bordée de
+trois chefs d'argent cousus à plat sur la jupe. Le corset était en
+satin couleur de rose également, lacé par-devant avec un ruban de la
+même nuance, et semblait à peine retenir une chemise de la plus fine
+batiste, bordée d'une magnifique valencienne. La taille de madame de
+Genlis était ravissante à cette époque; elle était aisée, ronde et
+menue, souple et jouant avec toutes les attitudes, qu'elle prenait en
+s'y laissant aller plutôt que de se les laisser imposer par un rôle.
+Sur sa tête, pour compléter son costume, elle n'avait qu'une rose au
+milieu d'une touffe de gaze d'argent et de petites plumes[63]...
+
+[Note 63: Le portrait de madame de Genlis dans le costume de ce
+quadrille existe, et je le possède.]
+
+Les acteurs de ses pièces étaient des hommes du monde. L'un, M.
+Coqueley, était un des premiers acteurs de Paris pour jouer les
+proverbes, avec le président de Périgny, ainsi que le comte d'Albaret.
+Ce dernier allait chez madame Necker, qui, dans ses _Souvenirs_, s'en
+moque avec assez peu de charité, ce que madame de Genlis reproche
+d'autant plus vivement à madame Necker, qu'elle trouvait M. d'Albaret
+charmant. Il jouait les proverbes à ravir, ce qui annonçait beaucoup
+d'esprit... Les femmes étaient la marquise de Roncé, mademoiselle
+Baillon et madame de Genlis. Quant aux spectateurs, ils étaient
+toujours bien choisis[64]. C'étaient des amis, des connaissances, et
+jamais des inconnus. Il fallait arriver à nos jours à cet entier
+démolissement de toutes les bonnes et anciennes coutumes pour voir un
+mélange bizarre de femmes et d'hommes se heurtant, _se déchirant_, et
+craignant de s'asseoir à côté l'un de l'autre, parce qu'ils ne se sont
+jamais vus. Ceci me rappelle le joli mot du duc d'Ayen à Louis XV.
+
+[Note 64: Il n'en est pas ainsi aujourd'hui, où, pour entendre et
+souvent voir très mal jouer la comédie, on s'étouffe dans un lieu dans
+lequel on entasse à grand'peine six cents personnes, quand il n'y a
+place que pour trois cents.]
+
+C'était du temps de madame du Barry. On regrettait presque madame de
+Pompadour. Le vice avait au moins un masque avec elle, et si madame de
+Pompadour jouait à la souveraine, elle ne s'en acquittait pas mal...
+Mais _l'autre_, comme la nommait Dagé; c'était vraiment trop fort. Un
+soir, le roi vit à sa table des figures tellement étranges que le
+pauvre _La France_ se pencha tout ému vers M. le duc d'Ayen, et lui
+demanda le nom de deux hommes assis en face de lui, et dont l'aspect
+ignoble contrastait avec le lieu où ils se trouvaient.
+
+--Ma foi, sire, répondit le duc d'Ayen, je ne les connais pas... Je
+ne rencontre ces gens-là que chez vous!...
+
+La société intime de madame de Genlis n'était pas de ce genre; le fond
+en était surtout remarquable, seulement pris dans sa famille: madame
+la marquise de Montesson[65], soeur de la mère de madame de Genlis,
+madame de Bellevau, son autre tante, madame de Sercey, soeur de son
+père, madame de Puisieux, M. de Puisieux, la marquise de
+Sillery-Genlis, sa belle-soeur, le chevalier de Barbantane, M. de
+Sauvigny, auteur de plusieurs charmants ouvrages, l'abbé Arnaud,
+l'auteur du _Comte de Comminges_, le chevalier de Talleyrand, frère du
+baron de Talleyrand, M. de Vérac, madame de Vérac, sa femme, le comte
+et la comtesse de Custine[66], le vicomte de Custine, le comte et la
+comtesse de Balincourt[67], neveu et nièce du maréchal de Balincourt,
+madame de Gourgues, madame d'Harville. À ces réunions, qui avaient
+lieu presque tous les jours, parce qu'on se réunissait toujours chez
+l'une des personnes que je viens de nommer, venait quelquefois se
+joindre une femme charmante, madame la marquise de Louvois. Son
+histoire vraiment tragique donnait un grand intérêt à sa physionomie
+déjà fort aimable et gracieuse. Je l'ai rapportée en peu de mots pour
+donner un aperçu de ce qui est par tout pays une action simple sans
+doute, mais qui cependant, contée dans tous ses détails, révèle ce que
+la noblesse des sentiments, chez nous, était à une époque où la
+noblesse de la naissance entretenait celle des actions de la vie
+habituelle.
+
+[Note 65: Il existe des biographies vraiment impardonnables, parce que
+les auteurs peuvent se procurer près de la famille tous les
+renseignements possibles. M. Prudhomme a fait une galerie de _Femmes
+célèbres_, où les mensonges les plus grossiers se rencontrent à chaque
+ligne. Madame de Montesson, qu'il fait naître en Bretagne, n'y a même
+jamais été de sa vie. Elle est née à Paris, et elle était soeur de la
+mère de la comtesse de Genlis, comme la comtesse de Sercey l'était de
+son père.
+
+L'autre jour, j'avais besoin d'un renseignement sur madame de Genlis;
+je fus avec confiance le chercher dans le _Dictionnaire de la
+Conversation_, à l'article _Genlis_, fait par J. Janin. Je ne
+m'attendais pas aux plus grossières erreurs; elles sont si singulières
+que je m'imagine qu'ayant trop d'occupation, M. J. Janin a fait faire
+cet article par un secrétaire, qui lui-même en a chargé quelqu'un
+très-ignorant de ce qu'a jamais fait madame la comtesse de Genlis.]
+
+[Note 66: Grand-père et grand'mère du marquis de Custine, l'auteur du
+_Monde comme il est_.]
+
+[Note 67: Le marquis Maurice de Balincourt, ami et estimé de tous
+ceux qui le connaissaient, est leur fils.]
+
+Le plaisir était donc le mobile de tout ce qui se faisait dans une
+réunion d'hommes et de femmes, dès qu'ils étaient rassemblés dans un
+salon.
+
+On aurait, je crois, décerné un prix à celui qui aurait proposé un
+nouveau moyen de passer gaîment les heures de la soirée... Pour en
+donner une idée, je vais raconter ce qui eut lieu chez madame de
+Genlis, un soir de ce même hiver qui précéda son entrée au
+Palais-Royal.
+
+Le comte d'Albaret, dont j'ai dit tout à l'heure que madame Necker se
+moquait, était le meilleur des hommes; mais il avait une qualité plus
+précieuse au milieu du monde où il vivait, il avait de l'esprit... Sa
+bonhomie, qui était extrême, prêtait quelquefois à rire, et voilà
+pourquoi madame Necker, qui prenait tout au sérieux, l'avait jugé
+moquable et même ennuyeux, tandis qu'il était au contraire fort
+amusant et fort spirituel.
+
+Un soir il arrive chez madame de Genlis, où il trouve réunis le
+chevalier de Barbantane, M. de Genlis et plusieurs autres personnes du
+même esprit, et il leur raconte que la veille il avait passé une
+soirée charmante, quoique avec des _pédants_.
+
+Il appelait ainsi en plaisantant les gens de lettres.
+
+--Où donc avez-vous été? demanda madame de Genlis.
+
+--Chez _la muse Dubocage_, répondit le comte d'Albaret, et je vous
+jure que je m'y suis fort diverti; on a raconté une foule d'histoires
+de M. de Voltaire, et lui-même y eût été si on avait voulu me croire.
+
+--Et comment cela? dit madame de Genlis.
+
+--Vous ne connaissez pas mon talent d'imitation? Demandez à M. de
+Genlis.
+
+M. de Genlis certifia de la vérité de la chose.--Eh bien! voulez-vous
+mettre à exécution un joli projet? dit le comte d'Albaret.--Oui, oui!
+s'écrièrent toutes les jeunes femmes. Que faut-il faire?--Vous mettre
+tous dans les habits de la société _Bocagère_. Madame de Genlis, dont
+le talent _mimique_ est parfait, prendra à ravir le personnage de
+madame Dubocage... Je me charge de Voltaire, Genlis fera l'abbé
+Duresnel[68] ou Pinart, et madame de Roncé remplira le personnage de
+madame Fanny de Beauharnais.
+
+[Note 68: Ami de madame Dubocage; on lui attribuait les ouvrages
+qu'elle faisait, ainsi qu'à M. de Linant, un autre ami comme lui,
+littérateur.]
+
+Ce projet fut accueilli avec transport... Madame de Genlis avait
+non-seulement entendu parler de madame Dubocage, mais elle l'avait vue
+chez sa tante, madame de Montesson. Madame Dubocage avait été fort
+belle, et quoiqu'elle eût alors plus de soixante-cinq ans[69], on
+voyait encore sur son visage des restes d'une grande beauté. Madame de
+Genlis prit des informations exactes sur son costume, ses habitudes,
+ses manières, et au bout de quinze jours elle _représentait_ madame
+Dubocage avec une perfection qui devait bien alarmer son mari ou toute
+autre personne qui voulait lire dans son regard quelle était la pensée
+de son âme. Quant à M. d'Albaret, il copia Voltaire avec sa grande
+taille sèche et voûtée, son regard vif et malin, son sourire
+sardonique; il n'avait alors rien de celui du _bonhomme_ que madame
+Necker raillait, et il prouvait sans lui répondre qu'elle s'était
+trompée.--En vérité, disait-il à madame Dubocage _transformée_, le
+jour où j'ai lu vos descriptions si animées de Rome et de l'Italie,
+j'ai cessé de regretter de n'avoir pas vu la ville sainte... Et il
+souriait... Je connaissais déjà Constantinople par lady Montague...
+Grâce à vous, je donne la préférence à Rome[70].
+
+[Note 69: Anne-Marie Lepage-Dubocage, née à Rouen le 22 octobre 1710.
+Elle mourut en 1802.]
+
+[Note 70: Ce sont les propres expressions de M. de Voltaire à madame
+Dubocage.]
+
+Alors madame de Genlis prenait l'air d'une personne qui compte sur des
+louanges; elle parlait de son voyage en Italie.
+
+--Ah! s'écriait madame Beauharnais[71]... c'est dans _la
+Colombiade_[72] qu'il faut chercher de beaux vers.
+
+[Note 71: Amie fort intime de madame Dubocage, mais infiniment plus
+jeune ou moins vieille. Elle avait vingt-huit ans de moins, étant née
+à Paris en 1738. Elle a fait plusieurs ouvrages: une comédie, quelques
+romans et un volume de poésies; mais tout cela est dans l'oubli,
+tandis que les ridicules de l'auteur lui ont survécu. On connaît ce
+distique sur elle:
+
+ Fanny, belle et poëte, a deux petits travers;
+ Elle fait son visage et ne fait pas ses vers.]
+
+[Note 72: _La Colombiade_, poëme en dix chants, de madame Dubocage,
+sur la découverte du Nouveau-Monde.]
+
+--Cela ne vaut pas une seule page d'une lettre de Stéphanie[73],
+répondait Genlis-Dubocage en souriant doucement.
+
+[Note 73: _Lettres de Stéphanie_, roman historique en trois volumes,
+par madame de Beauharnais.]
+
+--Ah! que dites-vous là?...
+
+Et madame de Roncé, qui déclamait à ravir, agitant sa main pour faire
+faire silence, fit entendre les vers suivants:
+
+ Ces Ottomans jaloux peuplent de vastes champs,
+ Où brillèrent jadis des empires puissants:
+ Le berceau des beaux-arts, l'Égypte utile au monde;
+ L'opulente Assyrie, en voluptés féconde;
+ La Phénicie, où l'homme osa braver les mers;
+ Et tant d'autres états, dont l'éclat, les revers
+ Dans l'abîme des temps se perdent comme une ombre!
+ La renommée oublie et leurs faits et leur nombre;
+ Tout périt, tout varie, et la course des ans
+ Change le fil des eaux et la face des champs.
+
+M. de Périgny, qui avait pris le personnage de M. de la Condamine, se
+pencha alors vers madame Dubocage, et lui dit d'un accent pénétré ce
+madrigal que M. de la Condamine avait en effet adressé à madame
+Dubocage, en dépit de l'anathème qui exclut les savants de l'arène
+poétique.
+
+ D'Apollon, de Vénus, réunissant les armes,
+ Vous subjuguez l'esprit, vous captivez le coeur,
+ Et Scudéri, jalouse, en verserait des larmes;
+ Mais sous un autre aspect son talent est vainqueur:
+ Elle eut celui de faire oublier sa laideur;
+ Tout votre esprit n'a pu faire oublier vos charmes.
+
+À peine M. de la Condamine avait-il fini que M. de Voltaire reprenait,
+et puis c'était M. _Duresnel_, M. _de Linant_, madame de Beauharnais;
+mais Voltaire eut, à ce qu'il paraît, un triomphe complet. M.
+d'Albaret le jouait comme Fleury Frédéric II, sans aucune charge, sans
+aucune caricature... Il improvisait de temps en temps des vers en
+l'honneur de madame Dubocage, et alors la joie devenait folle... Ce
+divertissement, a dit elle-même madame de Genlis, dont nous ne
+prenions aucune fatigue, et dont le plaisir, au contraire, se
+renouvelait sans cesse, eut lieu jusqu'à cinq fois; et telle était la
+sûreté de la société à cette époque, que le secret en fut gardé
+religieusement, et ce ne fut que longtemps après la mort de madame
+Dubocage que madame de Genlis consentit à en parler...
+
+La manie de la comédie de société était dans sa plus grande force à
+cette époque, et c'était madame de Genlis qui l'avait mise à la mode.
+C'était elle aussi, s'il faut l'en croire, qui, aidée d'un pauvre
+maître de harpe nomme _Gaiffre_, fit connaître ce qu'on pouvait tirer
+de cet admirable instrument. Mais ici je ne puis être aussi
+complaisante pour elle. Elle raconte quelquefois sans réfléchir, et
+l'histoire de la harpe est tout-à-fait dans ce cas d'oubli. Pour
+pouvoir l'accepter, il faudrait oublier ce qu'était Krumpholtz en
+1782, tout ce qu'il avait déjà composé et les élèves qu'il avait
+faits[74].
+
+[Note 74: Mon frère, M. de Permon, dont le beau talent sur la harpe a
+eu une réputation européenne et méritée, avait à quinze ans (en 1784)
+une manière de jouer tellement remarquable, que Marie-Antoinette le
+voulut entendre. Mon frère improvisait toujours. Il a cependant
+composé plus de vingt morceaux, qui tous ont été gravés. L'un d'eux,
+une oeuvre de trois sonates, a été dédié à ma tante, la princesse
+Démétrius de Comnène. Mon frère n'avait à cette époque que dix-sept
+ans. Selon madame de Genlis, l'intervalle entre ce moment et celui où
+_elle créa_ et le _doigté_ et la harpe, pour ainsi dire, n'aurait été
+que de très-peu d'années. La chose est impossible.]
+
+La France était à cette époque un vrai pays de féerie, et l'un de ses
+plus grands charmes était cette société si polie, si gracieuse, si
+soigneuse de plaire dans ses rapports mutuels! Quelles délices! quels
+plaisirs sans cesse renaissants dans cette association formée par des
+personnes qui vivaient toujours dans des rapports que rien n'altérait
+que quelques plaisanteries malignes, mais jamais de ces calomnies,
+même de ces médisances qu'aujourd'hui on raconte avec la grossièreté
+de la mauvaise éducation!... Je ne sais si l'on appelle cela de la
+franchise... en tous cas on se tromperait fort... C'est de la
+méchanceté mal apprise, et cette méchanceté-là est la plus intolérable
+de toutes[75]...
+
+[Note 75: La grossièreté est aujourd'hui une partie indispensable de
+la manière d'être des hommes et des femmes. Les hommes sont mal élevés
+au point d'en être insupportables. Quant aux femmes, c'est encore pis,
+cela n'est pas tenable... plus elles sont grandes dames, plus je
+trouve la chose ridicule et sotte. Elles devraient savoir que, dans le
+temps d'une exquise politesse, il se disait d'un homme: Il est poli
+comme un grand seigneur. Pour les femmes, cela allait tout seul, on
+n'en parlait pas; elles étaient gracieuses, affables, prévenantes; et
+même, sans qu'on leur plût, elles savaient plaire.]
+
+Parmi tous les moyens de s'amuser qui étaient autour de soi, un
+surtout fort agréable était de suivre régulièrement les réceptions des
+princes et d'être l'été des voyages: ceux de Villers-Cotterets, pour
+le duc d'Orléans; de l'Île-Adam, pour le prince de Conti; de
+Chantilly, pour le prince de Condé; de Navarre, pour le duc de
+Bouillon; de....., pour le duc de Penthièvre. Tous ces voyages étaient
+charmants. On y jouait la comédie, on y dansait, on y faisait de la
+musique, et tout cela gaîment et sans l'ennui d'une étiquette gênante.
+La plupart des princes que je viens de nommer avaient une aisance
+communicative[76]. On s'y plaisait, et d'autant plus que les séjours
+formaient des liaisons que l'hiver voyait encore resserrer. À cette
+époque, tout contribuait _à faire_ la société; aujourd'hui, tout, au
+contraire, nous conduit à son démolissement. Que nous étions Français
+alors! Que sommes-nous à présent?...
+
+[Note 76: Je donnerai le salon de chaque séjour des princes. Celui de
+Chantilly et celui de Villers-Cotterets sont remarquables.]
+
+Il me revient à la mémoire un mot de madame de Montesson qu'elle me
+dit un jour à Bièvre en causant avec moi, pendant qu'elle peignait des
+fleurs à l'huile, ce qu'elle faisait admirablement, étant élève de
+Van-Spandonck:
+
+--Ma belle petite, me dit-elle, vous venez de vous marier; vous êtes
+jeune, vous êtes jolie; vous entrez dans le monde; rappelez-vous une
+chose essentielle: c'est de ne pas vous laisser aller au très-mince
+plaisir de médire, car non-seulement _cela gâte le ton d'une femme_,
+mais cela la rend laide... C'est comme le jeu...
+
+Jamais je n'ai oublié ce mot; il m'a expliqué pourquoi la société
+ancienne était si sûre...
+
+--Ne vous laissez pas aller non plus, me disait madame de Montesson, à
+cet esprit moqueur qui aurait l'air de vouloir faire trop remarquer
+vos belles dents. La moquerie est une arme qui ne fait peur qu'aux
+sots, et qui vous fait haïr de tous. Il y a, dans la moquerie, de la
+pensionnaire tout à la fois, et de la sottise. Ne soyez pas moqueuse,
+par intérêt pour vous-même, ma chère enfant[77]...
+
+[Note 77: Pendant les deux années que je passai à Bièvre avec madame
+de Montesson, j'ai recueilli de bien bons avis qu'elle me donna. Je
+ferai son salon à cette époque du consulat.]
+
+Pendant beaucoup d'années, madame de Genlis eut un salon particulier
+comme celui dont j'ai tout à l'heure fait la description, et elle
+maintenait, outre cette agitation _musicale_ et _littéraire_, sept à
+huit autres salons dont on pouvait dire qu'elle _faisait les
+honneurs_. Cela est si vrai, qu'elle-même raconte comment elle
+bouleversait _le Vaudreuil_, chez le vieux président Portal, ainsi que
+Villers-Cotterets, chez le duc d'Orléans; car il paraît que la maison
+d'Orléans était habituée à sa domination. Elle était mariée, elle ne
+pouvait donc pas épouser M. le duc d'Orléans; mais sa tante, madame de
+Montesson, ne l'était pas, et son adresse fit peut-être réussir ce
+mariage plus que toutes les ruses coquettes de madame de Montesson.
+Madame de Genlis avait la plus singulière existence qu'on puisse
+imaginer, surtout à une époque où les femmes étaient paisibles et
+vivaient beaucoup dans leur intérieur de société; c'est-à-dire qu'on
+se voyait beaucoup, mais sans aller s'établir les uns chez les autres,
+comme le faisait madame de Genlis. Elle pouvait aller à Sillery,
+magnifique terre appartenant à M. de Puisieux, et puis au marquis de
+Genlis; mais il aurait fallu demeurer trois mois en repos, ne pas se
+montrer, ne pas faire du bruit enfin, et faire du bruit était ce
+qu'elle voulait... Cette existence nomade me paraît bien étrange! M.
+de Genlis, dont l'esprit et la finesse n'annoncent pas la faible
+apathie d'un homme qui se laisse mener, M. de Genlis conduisait sa
+femme partout; il était de toutes les fêtes, dont elle était l'âme,
+pour ainsi dire, et ne la quittait que pour aller à son régiment des
+grenadiers de France, dont il était l'un des vingt-quatre
+colonels[78]. Madame de Genlis préludait, à cette époque, au rôle que
+depuis elle a joué; son ambition a toujours été grande. Madame de
+Staël, accusée par elle et grandement méconnue, ou du moins dépeinte
+par une plume ennemie, n'a jamais montré la plus petite partie de ce
+caractère. Madame de Genlis, au contraire, toujours avide de succès et
+de louanges, souffrait aussitôt que l'attention se portait sur un
+autre que sur elle... cela se voit lorsqu'elle parle d'une aventure
+qui lui arriva chez madame d'Estourmelle[79]. Son fils, enfant gâté et
+insupportable, à ce qu'il paraît, se mit autour de madame de Genlis
+comme ces mouches qui ne nous quittent pas, et nous tourmentent
+non-seulement de leur bourdonnement, mais de leurs piqûres. Cet enfant
+voulut avoir le chapeau de madame de Genlis, un chapeau parfaitement
+frais et orné de charmantes fleurs... Rien n'eût été plus facile que
+de le refuser à l'enfant; mais madame de Genlis ne le voulut pas,
+dit-elle, pour ne pas l'affliger. Elle ôta son joli chapeau, ses
+cheveux demeurèrent épars, et elle resta bien autrement en vue que si
+l'enfant eût pleuré cinq minutes du refus du chapeau. Pour dire toute
+la chose, il faut ajouter que s'il ne se fût agi que de détacher un
+ruban et de livrer un chapeau à un enfant, sans trouver le fait plus
+croyable, je l'admettrais; mais lorsqu'on se reporte aux toilettes du
+temps, aux coiffures surtout!... Ce chapeau tenait sur la tête de
+madame de Genlis par plus de cinquante grandes épingles noires; il
+fallait donc défaire ces épingles, se mettre entre les mains de madame
+d'Estourmelle, qui, à chaque épingle, devait pousser une exclamation
+sur la complaisance de madame de Genlis!... Et voilà ce qu'on appelle
+du naturel et de la modestie!...
+
+[Note 78: C'est la vérité: il y avait vingt-quatre colonels.]
+
+[Note 79: La terre de madame la comtesse d'Estourmelle s'appelait le
+Fretoy.]
+
+Cet adorable enfant qui faisait ainsi déshabiller les gens qui
+venaient chez sa mère, se jetait à corps perdu sur les genoux des
+femmes, déchirait leurs robes, les chiffonnait, faisait le plus
+détestable petit être que Dieu ait formé, et selon moi le moins
+supportable. Quant à madame de Genlis, elle s'en arrangeait, le
+trouvait même fort _gentil_... mais madame d'Estourmelle l'avait
+embrassée et avait dit tout haut:
+
+--_Voyez qu'elle est douce et bonne! comme elle est jolie! comme elle
+a de beaux cheveux!_
+
+J'ai montré comment l'existence qu'on avait alors, comment cette
+manière de vivre rendait la société _sociable_. Il y avait une
+habitude de relation toute gracieuse, que l'envie, la sottise, ne
+venaient pas troubler. Un homme allait tous les jours chez une femme
+dont l'esprit lui plaisait, sans que pour cela la médisance, ou plutôt
+la calomnie, s'exerçât sur eux lorsqu'ils ne songeaient pas l'un à
+l'autre... Les idées étaient moins étroites; il y avait une pudeur qui
+arrêtait le reproche à cet égard, et la vie devenait douce et facile;
+on se voyait, on se revoyait; les relations devenaient intimes sans
+être criminelles. C'est ainsi que j'ai encore vu la société de ma
+mère, et que j'ai cherché à former la mienne lorsque je me suis
+mariée.
+
+Je voyais autre chose, d'ailleurs, dans cette sorte d'association de
+la haute classe entre elle. À force d'en parler à Napoléon, il l'avait
+compris; et, dans les années de l'empire, il me parla souvent, de
+lui-même, de ce que les femmes pouvaient exercer d'influence sur la
+société généralement... Son génie avait à l'instant compris la portée
+immense que peut avoir une société active et puissante, unie d'abord
+par des intérêts de plaisirs, mais qui sont eux-mêmes un mobile de
+nécessité, et qui ensuite devient un lien impossible à rompre par tous
+les fils dont il se compose. Hélas! maintenant tout est brisé, rompu,
+et une stérile tradition est tout ce qui nous reste!
+
+Je parlerai plus tard des différents salons des princes, où madame de
+Genlis marquait d'une manière très-supérieure et très-influente. Je
+vais seulement raconter maintenant comment elle quitta son logement du
+cul-de-sac Saint-Dominique et l'hôtel de Puisieux pour aller habiter
+le Palais-Royal.
+
+Je ne ferai aucune remarque sur cette séparation d'avec madame de
+Puisieux, cette femme qui avait été pour madame de Genlis une seconde
+mère. Ceci n'est pas de mon sujet; je dirai seulement que les
+démarches furent faites pour obtenir une place de dame pour
+accompagner chez madame la duchesse de Chartres, parce que madame de
+Genlis ne voulait pas être à Versailles... Pour quelle raison, je
+l'ignore... Ce n'était pas à cause de la légèreté de la jeune cour, je
+suppose! M. le duc de Chartres rendait facile sur ces sortes de
+difficultés... on fit un mystère à madame de Puisieux des démarches
+faites... M. de Genlis voulut avoir aussi une place, on la lui accorda
+également; il fut nommé capitaine des gardes de M. le duc de Chartres,
+et l'heureux ménage quitta une amie, une société libre, indépendante,
+une bienfaitrice, de vrais plaisirs enfin, pour aller demander du
+bonheur à cette société de cour, qui ne donne jamais, en paiement de
+tous les biens qu'on lui porte, que malheur et souffrance; madame de
+Genlis le comprit avant de le savoir[80] par un triste pressentiment.
+
+[Note 80: Elle raconte dans ses _Mémoires_ que le jour où elle quitta
+l'hôtel de madame de Puisieux pour aller au Palais-Royal, son logement
+n'étant pas prêt, elle logea quelque temps dans les appartements du
+Régent, et que le luxe qui l'entourait contrastant avec ce qu'elle
+souffrait et sa lassitude, elle fondit en larmes. (Tome II, page
+167.)]
+
+Quelque temps avant l'entrée de madame de Genlis au Palais-Royal, il
+lui arriva une manière d'aventure qui donne parfaitement l'idée de ce
+qu'était alors la bonne compagnie aimable.
+
+Madame de Genlis avait auprès d'elle un abbé italien, qui lui faisait
+lire le Dante et le Tasse et qui lui apprenait toutes les beautés de
+sa langue; cet homme fut pris tout-à-coup d'une attaque de
+_choléra-morbus_; on envoya chercher le premier médecin venu; cet
+homme lui donne de la thériaque. Madame de Genlis était absente; en
+rentrant on lui dit le fait de la thériaque: elle avait lu Tissot, à
+ce qu'elle nous apprend, ce qui fait qu'elle était dans la classe de
+ces personnes qui faisaient dire à Corvisard qu'il vaudrait mieux pour
+l'humanité qu'il n'y eût pas de médecins, s'il n'y avait pas de
+_bonnes femmes_; quoi qu'il en soit, elle avait lu dans Tissot que la
+thériaque était mortelle en pareille circonstance. _C'est un coup de
+pistolet tiré dans la tête_, dit Tissot... Il disait vrai, à ce qu'il
+paraît: car le pauvre abbé mourut dans des tortures affreuses deux
+heures après. Il était onze heures du soir; madame de Genlis effrayée,
+quoiqu'elle prétendît être esprit-fort[81], déclara qu'elle ne voulait
+pas coucher dans la même maison que ce mort, qui faisait peur à
+voir... M. de Genlis fit mettre ses chevaux, et madame de Genlis alla
+demander l'hospitalité à M. et madame de Balincourt[82]: on la reçut à
+merveille, et M. de Balincourt lui donna sa chambre: elle était
+endormie depuis quelques minutes, lorsqu'elle est réveillée par la
+voix joyeuse de M. de Balincourt, qui chantait dans la chambre de son
+hôtesse tout en se cognant les jambes contre les meubles:
+
+ Dans mon alcôve,
+ Je m'arracherai les cheveux[83]...
+ Je sens que je deviendrai chauve,
+ Si je n'obtiens ce que je veux
+ Dans mon alcôve.
+
+[Note 81: Mais pas pour les revenants; elle en avait peur.]
+
+[Note 82: Le père et la mère de celui que nous connaissons et qui est
+estimé et aimé de toute la bonne compagnie de France. Loyal, brave,
+bon ami, gai et toujours prêt à rendre un service, à faire une bonne
+action, en même temps qu'il conduira une partie de plaisir, le marquis
+de Balincourt est un de ces hommes que tout ce qui a un coeur est
+heureux d'avoir pour ami.]
+
+[Note 83: Son fils a la plus belle chevelure blonde qu'on puisse
+voir.]
+
+Madame de Genlis, tout-à-fait réveillée par cet impromptu jovial, se
+mit sur son séant, et après avoir pensé quelques instants, répondit:
+
+ Dans votre alcôve
+ Modérez l'ardeur de vos feux;
+ Car, enfin, pour devenir chauve,
+ Il faudrait avoir des cheveux
+ Dans votre alcôve.
+
+Pour comprendre cette réponse il faut savoir que M. de Balincourt
+avait très-peu de cheveux... on éclata de rire, on apporta des
+lumières; aussitôt deux charmantes femmes, madame de Balincourt et
+madame de Ranché, soeur de M. de Balincourt, sautèrent sur le lit,
+firent et dirent mille folies, jusqu'à trois heures du matin. Alors M.
+de Balincourt s'en alla un moment, et reparut ensuite avec un bonnet
+de coton, une veste de basin blanc, et portant une immense corbeille
+remplie de pâtisseries parfaites, ainsi qu'un plateau chargé de
+confitures sèches et de fruits glacés...
+
+--Allons! s'écria M. de Balincourt, il faut _faire réveillon_! et
+aussitôt les voilà entourant le lit et faisant et disant mille
+folies... le réveillon dura jusqu'à une heure du matin... à la fin on
+laissa dormir la pélerine jusqu'à midi; à midi, de nouvelles folies de
+M de Balincourt réveillèrent madame de Genlis. Son mari, lorsqu'il
+vint pour la reprendre, fut obligé de rester à l'hôtel de Balincourt,
+et pendant cinq ou six jours ils menèrent tous la plus folle comme la
+plus heureuse des vies. C'était une partie sur l'eau, une course à la
+campagne,... _à la halle!_... on jouait des proverbes... on riait...
+on s'amusait surtout, et on était heureux...
+
+
+
+
+SALON DE M. LE MARQUIS DE CONDORCET.
+
+
+La société était changée complétement dans ses usages et ses manières,
+et nulle gradation, aucune transition préparatoire ne nous avaient
+amenés où nous nous trouvions à l'époque où nous sommes parvenus dans
+ce livre. Le mouvement révolutionnaire avait communiqué une force
+ascendante à tous les esprits qui les contraignait à suivre une voie
+dans laquelle ils se trouvaient d'abord gênés, puis tellement à l'aise
+qu'il était bien difficile à une maîtresse de maison d'imposer à son
+salon une règle de manières toujours suivie. Les débats politiques
+étaient d'autant plus fréquents que l'amour de la liberté était vrai
+dans beaucoup de coeurs. Chez un peuple libre les débats n'ont aucun
+terme, il faut même dire que la liberté n'existe que par eux; le
+silence annonce l'anéantissement: de la discussion jaillit la lumière.
+À l'époque où vivait encore l'homme dont je vais raconter la vie, il y
+avait autour de lui une foule de rares talents qui, jaloux de prouver
+ce qu'ils pouvaient pour la patrie, dévoilaient leur opinion dans des
+discussions animées où l'on retrouvait encore l'excellent ton du temps
+précédent, mais le regret de ne l'y pas maintenir; cependant, chaque
+jour, ce regret s'effaçait pour faire place aux éclats bruyants, à une
+parole retentissante, et la dispute enfin remplaçait la discussion.
+Les querelles devenaient fréquentes, les duels se multipliaient. On ne
+parlait que de la rencontre de MM. le vicomte de Noailles et de
+Barnave; de celle de Barnave et de Cazalès, de M. de Pontécoulant et
+de M. D.... et d'une foule de duels importants qui étaient eux-mêmes
+des sujets de nouvelles disputes sans terminer la querelle qu'ils
+semblaient servir.
+
+Barnave, dont le beau talent oratoire devait être autrement accompagné
+que par une humeur querelleuse et fâcheuse, avait une grande bravoure,
+non pas celle qui convient au tribun du peuple, qui doit être calme,
+raisonnée, et seulement active devant le danger de la patrie, ainsi
+que fit Cicéron lorsque Catilina menaça Rome. Barnave était
+impressionnable et d'une humeur inquiète qui le faisait courir après
+un succès de tribune, non pas dans le but d'obtenir la remise d'un
+impôt ou le retrait d'une loi fâcheuse, mais pour que son nom fût
+prononcé. Il avait apporté à l'assemblée une renommée de bravoure et
+la voulait soutenir. Aussi dans son duel avec Cazalès, il le blessa
+d'un coup de pistolet, tandis que la générosité aurait peut-être voulu
+qu'il eût tiré en l'air.
+
+Toutes ces querelles intérieures ajoutaient au trouble que faisait
+naître le malheur public; mais personne ne comprenait mieux le mal que
+les affaires politiques recevaient de cette agitation, que le marquis
+de Condorcet.
+
+Ami de Turgot et de Malesherbes, les deux hommes les plus vertueux de
+leur temps, disciple aimé de d'Alembert, estimé de Voltaire, qui
+entretenait avec lui une correspondance suivie, le marquis de
+Condorcet méritait cette estime universelle et cette renommée dont il
+jouissait par un caractère noble et ferme, des opinions arrêtées, une
+indépendance courageuse, et surtout par des sentiments d'humanité et
+de justice que la véritable philosophie inspire et qu'il pratiquait
+avec les vertus de chaque jour de l'homme de bien.
+
+C'est ainsi, du moins, qu'il était avant la Révolution: mais aussitôt
+que la cloche révolutionnaire eut tinté, il trompa l'espoir que ses
+amis avaient mis en sa haute nature; les doctrines les plus fortes
+furent exaltées par lui. Doué de qualités supérieures, il ne les
+employa que pour le mal, et fait pour créer il ne sut que détruire.
+
+Sa femme, Sophie de Grouchy (soeur du maréchal), était l'une des plus
+belles personnes de son temps. Douée, comme son mari, de qualités
+précieuses, elle n'en fit comme lui qu'un funeste usage; spirituelle
+comme l'une des femmes les plus aimables du siècle de Louis XIV,
+instruite comme l'une des plus remarquables de celui qui le suivit,
+madame de Condorcet employa le pouvoir que lui donnaient ses talents
+et sa beauté, non-seulement sur son mari, mais sur tout ce qui venait
+dans son salon, pour opérer le terrible mouvement subversif de toutes
+choses, ce mouvement enfin qui devait dans sa violente rapidité
+emporter à la fois et ceux qu'il frappait et ceux qui l'opéraient.
+
+Le marquis de Condorcet[84] était un de ces hommes dont l'influence
+comme homme du monde est d'autant plus à redouter, qu'on leur sait gré
+dans la société de s'y montrer comme prenant part à ses plaisirs et à
+ses habitudes. M. de Condorcet n'est cependant pas au premier rang
+comme penseur profond, ni comme écrivain... surtout à une époque où
+ils étaient l'un et l'autre si nombreux!... Mais son esprit était
+élevé et vindicatif; il avait surtout une verve et une volonté _de
+faire_ pour arriver au bien qui faisait prendre à cet esprit tous les
+genres de composition qu'il lui plaisait de choisir; mais son ouvrage
+le plus remarquable est le dernier qu'il écrivit pendant le temps de
+sa proscription et qui parut deux ans après, intitulé: _Esquisse du
+progrès de l'esprit humain._ C'est la perfectibilité de l'homme, mais
+illimitée et considérée dans l'espèce et dans l'individu... C'est un
+système peut-être plus effrayant pour l'homme pieux qu'il n'est
+admirable pour le savant. Il y a un matérialisme révoltant, je trouve,
+dans cette volonté de l'esprit humain de se déifier lui-même et de
+remplacer la divinité; car telle est la pensée de Condorcet dans ce
+dernier ouvrage écrit au reste sous l'influence d'une violente
+irritation contre la société d'alors. Les excès qui se commettaient
+journellement lui paraissaient monstrueux, et il regardait sans doute
+que ce que la société pouvait en mal elle le pouvait en bien. C'est
+par la toute-puissance de l'homme se régénérant, se déifiant, avec
+l'aide du temps, que Condorcet veut remplacer le pouvoir de la
+puissance éternelle. C'est pour lui l'oeuvre de la civilisation, des
+_progrès enfin de l'esprit humain_; c'est là le but de la société: il
+y a dans cette pensée une sorte de parodie de la religion qui me
+révolte et m'a toujours inspiré une profonde répulsion pour les
+doctrines de Condorcet, et conséquemment pour ses ouvrages; mais en
+étudiant l'âme de cet homme, en voyant tout ce qu'il a souffert, en
+examinant surtout le genre de séduction qui avait été exercé sur lui
+par sa femme, que je considère comme plus coupable que lui des
+malheurs que Condorcet a certainement amenés par ses doctrines
+corruptrices, considérant surtout que la mort a des poids égaux pour
+juger ceux qu'elle a frappés, j'ai repoussé toute prévention et j'ai
+écrit ce que je savais sur Condorcet.
+
+[Note 84: Marie-Jean-Antoine-Nicolas Caritat, marquis de Condorcet, né
+en Picardie en 1743. Sa famille devait son titre au château de
+Condorcet, en Dauphiné. Son oncle, l'évêque de Lisieux, le fit élever
+avec soin, et lui donna de puissants protecteurs. Il n'était pas
+riche, et fut toute sa vie d'une probité sévère, qui le fit mourir
+dans une sorte de misère.]
+
+Pendant longtemps Condorcet s'appliqua surtout, comme écrivain
+philosophique, à prouver aux détracteurs des nouvelles doctrines que,
+loin d'être nuisible à la vertu, la philosophie au contraire était
+favorable à tous les genres de progrès de l'esprit. Peut-être se
+trompait-il; mais du moins la philosophie de Condorcet avait-elle un
+caractère tout différent du fatalisme dogmatique de Diderot et de ses
+sectaires et du douloureux _scepticisme fataliste_ de Voltaire. Le
+système de Condorcet, opposé à ceux de Voltaire et de Diderot, n'est
+qu'une chimère sans doute comme le leur; mais celui-ci est au moins
+celui d'un coeur exalté qui rêve le bien: on voit en lui une grande
+sympathie pour ses semblables; c'est plutôt un esprit égaré par
+l'incrédulité contagieuse du siècle où il vivait qu'une âme corrompue
+voulant elle-même corrompre. Il se maria assez tard avec mademoiselle
+de Grouchy, et peut-être l'influence qu'exerça cette jeune et belle
+personne sur lui, au moment où il devait prendre une route pour agir
+activement dans les temps odieux qui le virent au premier rang des
+philosophes politiques, fut-elle terrible, au lieu d'être ce que
+devait produire la voix d'une femme jeune et belle parlant à un homme
+dont le pouvoir pouvait devenir immense...
+
+La société de Condorcet, avant les moments malheureux où il se sépara
+des monstres qui décimaient la France, était une société choisie
+d'hommes de lettres et de femmes d'esprit dont l'âge et les manières
+étaient en rapport avec ceux de madame de Condorcet. Elle faisait
+elle-même les honneurs de son salon avec une grâce parfaite, que sa
+beauté remarquable augmentait encore. Le choix des amis de Condorcet
+prouve la pureté de ses intentions: c'étaient les hommes les plus
+honnêtes de leur époque; c'étaient M. Turgot, M. de Malesherbes, M.
+Suard, l'abbé Morellet, Marmontel, Helvétius, madame Helvétius,
+d'Alembert, l'homme le plus naïvement méchant qu'ait enfanté la secte
+philosophique; l'abbé Soulavie allait aussi chez Condorcet, mais je ne
+le cite que comme homme d'esprit; le chevalier Turgot, frère du
+ministre, était aussi l'un des habitués du salon de Condorcet; M. de
+Fongeroux, savant distingué de l'académie des Sciences, ainsi que M.
+de Bondaray, également de l'académie des Sciences, et le duc de
+Lauraguais, allaient aussi chez Condorcet. La conversation était
+quelquefois spirituelle et légère, mais le plus souvent abstraite et
+d'un sérieux qui excluait le charme de la causerie intime; ce n'était
+que lorsque l'abbé Morellet, Marmontel et Suard étaient chez Condorcet
+qu'il y avait plus de gaîté dans la conversation.
+
+J'ai parlé, en commençant cet ouvrage, de l'influence de la société en
+France sur les idées et les événements politiques. C'est surtout à
+cette époque que, de l'intérieur des salons, les idées réformatrices
+s'élançaient dans le monde, germaient dans les jeunes têtes avides
+d'émotion, et puis ensuite éclataient, comme on l'a vu, et
+produisaient des effets désastreux.
+
+Soulavie[85], que je rencontrais assez souvent dans une maison de nos
+amis communs, racontait qu'un jour, allant chez madame de Condorcet,
+il y trouva M. Turgot le ministre et le chevalier Turgot, son frère,
+brigadier des armées du Roi, avec M. de Fongeroux, de l'Académie des
+Sciences... Lorsque l'abbé Soulavie entra dans le salon de Condorcet,
+il remarqua une profonde émotion sur le visage des personnes qui
+étaient dans l'appartement. Cette émotion et le style employé alors
+étaient une des innovations que la nouvelle philosophie introduisait
+dans la discussion. La haute société, le grand monde, le monde
+élégant, enfin, était toujours calme, et jamais le ton de la parole ne
+s'élevait au-dessus d'un diapason très-mesuré... Le genre déclamatoire
+n'était donc pas de bon goût; mais ce n'était pas ce qui arrêtait la
+secte dont faisaient partie tous ceux que je viens de nommer, et puis
+ensuite le sujet qui les occupait était en effet de nature à exaspérer
+un caractère plus doux encore que celui de M. Turgot.
+
+[Note 85: Jean-Louis Soulavie (l'aîné). C'est lui qui a publié les
+_Mémoires sur le duc de Richelieu et les Mémoires sur la règne de
+Louis XVI_. Ce dernier ouvrage est plein de mérite; Napoléon en
+faisait grand cas.]
+
+C'était le lendemain du jour où la brochure de M. Necker avait paru;
+elle renfermait en effet des attaques terribles contre M. Turgot et
+son administration...
+
+--Malheureuse nation! s'écriait M. Turgot; tu ne te relèveras jamais
+des maux que Necker te prépare!...
+
+--Vraiment! disait Condorcet avec cette parole indécise qu'il avait
+toujours... Vraiment!... Nous en serons quittes pour un second système
+de Law... M. de Fongeroux, qu'en pensez-vous?
+
+M. de Fongeroux, naturellement timide, ne répondait qu'en souriant et
+en s'inclinant, pour montrer son approbation... Soulavie, qui entrait
+dans la chambre et ne savait pas de quoi il s'agissait, le demanda au
+chevalier Turgot. Celui-ci regarda son frère, qui, s'avançant vers
+Soulavie, lui prit le bras, et lui dit avec ce ton déclamatoire,
+quoiqu'il voulût être simple, que Diderot avait mis à la mode parmi
+ses partisans:
+
+--_Jeune homme que nous aimons, prends, et lis..._
+
+Il ouvre en même temps la brochure de M. Necker, au dernier chapitre
+de la législation des grains, et il ajoute:
+
+--_Que devons-nous attendre d'un ministre qui se passionne contre la_
+CLASSE IMPORTANTE _dans un État, pour prendre parti pour une autre,
+celle qui ne possède rien!... Attendons-nous à voir se renouveler en
+France les scènes des Gracques._
+
+J'aime M. Necker; mais j'avoue que peut-être M. Turgot avait-il raison
+dans cette circonstance.
+
+«Presque toutes les institutions civiles, dit la brochure de M.
+Necker, ont été faites par les propriétaires. On est effrayé, en
+ouvrant le code des lois, de n'y découvrir partout que cette
+vérité!... On dirait qu'un petit nombre d'hommes, après s'être partagé
+la terre, ont fait des lois _d'union et de garantie contre_ LA
+MULTITUDE... comme ils se seraient fait des abris dans les bois pour
+se défendre contre LES BÊTES SAUVAGES!...»
+
+Voilà ce qu'a écrit et publié M. Necker lors de l'insurrection des
+blés le 2 mai 1775. C'est prêcher la loi agraire, après tout. Elle est
+bien singulière aussi, cette émulation dans les deux partis
+philosophiques pour la réforme de la France! Je ne puis la comparer
+qu'à l'émulation des partis populaires de l'Assemblée Constituante,
+dans laquelle toutes les factions et toutes les familles
+révolutionnaires, réunies sous une même voûte, la faisaient retentir
+de motions et de cris, avec lesquels ils travaillaient à saper
+jusqu'en ses fondements la plus ancienne monarchie de l'Europe...
+
+Oui, c'est M. Necker qui a fait faire l'émeute des blés le 2 mai...
+Sans doute l'intention était bonne, et le but était le même; et les
+désastres opérés dans la Révolution l'ont été en grande partie par
+cette même classe prolétaire que M. Necker mettait, _avant tout_, dans
+la balance de ses affections. M. Turgot ne parlait, au contraire, que
+de la classe possédant, _mais comme industrielle et utile_. Je le
+répète, j'aime M. Necker, que tous les miens aimaient; mais
+l'évidence, dans cette circonstance, est pour M. Turgot... Il faut une
+justice impartiale pour les temps de troubles; sinon les jugements
+sont impossibles.
+
+--C'est M. Necker qui a dirigé l'émeute des blés, dit le chevalier
+Turgot en s'approchant de M. Soulavie... _Il l'a fait pour perdre mon
+frère_, ajouta-t-il avec un accent de fureur concentrée.
+
+--Ceci est faux, par exemple.
+
+--Mon ami! s'écria son frère, je vous ai déjà dit que vous m'affligiez
+en parlant ainsi!... M. Necker peut avoir de mauvaises idées en
+administration; mais qu'il excite une émeute dans un moment où la
+monarchie montre toute sa misère[86], dans la seule vue de perdre un
+homme innocent, voilà ce que je ne puis consentir à entendre proclamer
+par quelqu'un de ma famille!...
+
+[Note 86: C'était l'époque des querelles des parlements.]
+
+Le chevalier Turgot regarda son frère avec un sentiment indéfinissable
+de tendresse et de reproche; puis se tournant, vers Soulavie:
+
+--Je suis fâché, lui dit-il, de ne pas être de l'avis de mon frère;
+mais j'avoue que je ne le puis... C'est M. Necker qui a fait faire
+l'émeute pour les blés, répéta-t-il avec plus de force... d'abord à
+Dijon le 20 avril, et puis à Paris le 2 mai suivant... Mais ayez de la
+prudence; car M. Necker est moins généreux que mon frère, qui refusa
+de signer la détention du Genevois à la Bastille, et il expédia des
+lettres de cachet contre ses ennemis, même contre M. le duc de
+Lauraguais, qui défend, dans ses écrits, ses propriétés contre les
+_attentats_ de M. Necker.
+
+Et en parlant ainsi, M. le chevalier Turgot avait les yeux enflammés
+et la voix tremblante; tandis que M. de Condorcet, avec le sourire du
+calme et de la réflexion, approuvait ce que disait son ami; et
+d'Alembert, avec sa petite figure de singe, semblait se railler de
+tout ce qu'il entendait...
+
+Ce fut à cette époque que notre langage subit un changement
+très-marqué; ce fut cette même querelle de M. Necker et de M. Turgot
+qui donna jour à ce changement: d'abord dans la brochure de M.
+Necker, écrite dans un ton sentimental, qui existe au reste dans tous
+les écrits de M. Necker, il parle de la hausse ou de la baisse d'un
+boisseau de blé avec la même expression qu'il mettait à nous dire
+qu'il avait remarqué l'absence d'un ami bien aimé... M. Turgot et son
+frère portaient au même degré ce ton sentimental; M. Turgot, le
+brigadier des armées du Roi, incrédule en fait d'opinions religieuses,
+comme l'étaient son frère et M. de Malesherbes, ennemi déclaré des
+folies et des dissipations de la Cour. Ligués tous deux avec Condorcet
+et toute cette société savante qu'il réunissait chez lui, ils firent
+un grand mal à la royauté; en voulant frapper M. Necker, ils
+frappèrent sur le pouvoir, car ils étaient inhérents l'un à l'autre.
+Condorcet, par sa naissance et ses relations, était tout à la fois
+homme du grand monde et homme de science; il pouvait faire beaucoup de
+mal, et il en fit. Madame de Staël, alors ambassadrice de Suède à
+Paris, avait aussi son influence; on voit dans son admirable livre des
+_Considérations sur la Révolution française_ tout le mal que cette
+faction philosophique de Condorcet et de Turgot a fait à son père.
+
+Et, en effet, on comprend comment leur concours dans une même
+opération, leur émulation, la haine qui en résulta, leur activité
+pour arriver mieux et plus vite, tous ces sentiments animaient ces
+deux hommes; mais l'amour de la patrie était nul chez l'un, puisque ce
+pays n'était pas le sien, et chez l'autre il était presque annulé par
+la haine qu'il ressentait pour M. Necker. M. Necker et lui se
+détestaient véritablement, et cette haine, excitant les hautes
+notabilités sociales dans un pays comme celui de France, devait mettre
+le feu dans la plus simple conversation, aussitôt qu'un partisan de
+l'un se trouvait en face d'un champion de l'autre dans un salon. Ma
+partialité pour M. Necker se trouve ici fort heureusement à l'aise,
+car il est reconnu que sa conduite fut honorable et belle pendant
+cette malheureuse lutte, et que dans ses écrits il ne dit jamais
+_d'injures directes_ à M. Turgot; tandis que celui-ci invectivait M.
+Necker avec une violence que rien ne peut excuser. Qu'on lise les
+ouvrages de Turgot sur ce sujet; Condorcet en publiait au moins
+_trois_ tous les ans... Il avait au reste une indépendance de pensées
+bien admirable. M. le duc de la Vrillière était chancelier et fort en
+faveur; il se présenta une occasion où le marquis de Condorcet dut
+écrire sur la Vrillière _et le louer_... Le marquis s'y refusa
+obstinément et donna sa démission lors de l'avénement de M. Necker au
+ministère, pour éviter tout rapport avec un homme qui était _l'ennemi
+de son meilleur ami_. Cet emploi était dans l'administration des
+monnaies et fort éminent. C'est une preuve d'amitié qui aujourd'hui ne
+paraîtrait qu'une sotte et plate niaiserie... mais j'ai tort... on n'a
+pas besoin de la juger, car personne ne donnera cet embarras; et
+lorsqu'on a une bonne place, on la garde.
+
+Les soirées se passaient chez Condorcet à faire des lectures, à lire
+des vers, à causer, non-seulement sur les sciences, mais aussi sur les
+beaux-arts et la littérature. C'était un peu ce qu'on appelle un
+bureau d'esprit. Madame de Condorcet, jeune, belle et charmante, avait
+le défaut qui alors commençait à ternir tant de qualités agréables
+dans une jeune et jolie femme...: elle écrivait; et comme son esprit
+s'appuyait souvent sur celui de son mari, elle prit involontairement
+la teinte philosophique de cet esprit sérieux et penseur... Elle a
+traduit Adam Smith, et l'a enrichi de plusieurs lettres bien dignes de
+sortir de la plume d'une femme, et dans lesquelles elle supplée à ce
+qu'a omis Adam Smith: c'est _sur la sympathie_[87]. L'ouvrage qu'elle
+a traduit est tout-à-fait dans le style qui convient non-seulement à
+une femme, mais à une mère de famille. Cependant, dans cette
+relation, bien éloignée, sans doute, de tout ce qui a rapport à la
+politique, on trouve encore une teinte de cet esprit tracassier et
+disputeur qui à cette époque avait non-seulement envahi les salons des
+femmes les plus charmantes, mais avait terrassé toutes nos anciennes
+et belles coutumes, et foulé d'un pied audacieux tout ce qui
+florissait autour de notre fauteuil de maîtresse de maison, véritable
+trône du haut duquel nous dictions des oracles... Madame Roland,
+madame de Condorcet, madame de Genlis, madame de Staël, madame Cottin,
+ont toujours été des _reines_, je le sais... mais des reines sans
+royaumes, et leur pouvoir étant dégagé de ce prisme qui entourait le
+sceptre et empêchait de sentir ce qu'il avait de dur en frappant; ce
+pouvoir jadis si doux, qu'on ressentait en craignant de s'y
+soustraire, ce pouvoir se perdit sans même passer en d'autres mains,
+et c'est à peine aujourd'hui si la tradition nous en est demeurée...
+Il faut, pour en parler, qu'on invoque le souvenir du salon d'une
+actrice qui jouait bien _Madame de Clainville_ ou _la Coquette
+corrigée_, parce que le comte Louis de Narbonne, le vicomte de Ségur,
+le duc de Lauzun, et plusieurs autres de l'époque élégante, allaient
+dîner chez la courtisane, et lui disaient quelquefois sérieusement...
+et quelquefois en riant aussi...:
+
+--Ma chère, saluez ainsi; vous ferez comme madame du Barry.
+
+[Note 87: _Théorie des sentiments moraux_, etc., etc., suivie d'une
+dissertation sur l'origine des langues.]
+
+Et voilà où nous irons chercher nos traditions de l'époque... et cela
+n'est pas surprenant. Comment en eût-il été différemment?... La
+révolution de la Cour d'abord, qui arriva par Marie-Antoinette, et
+celle de 89 qui arriva bien aussi par elle et qui fit une révolte dans
+une révolution!... Le moyen de conserver une tradition, quelque légère
+qu'elle soit, au milieu de ces bouleversements répétés!... Je rendrai
+compte tout à l'heure d'une foule de détails dont mon jeune esprit fut
+vivement frappé à cette époque. Ce fut le temps qui succéda au 9
+thermidor... et puis le Directoire... ce temps où les jeunes filles,
+ayant encore leur habit de deuil, s'en allaient, le tête couronnée de
+roses, danser la gavotte dans un bal public, au risque de heurter du
+pied quelque cadavre!... Quel temps et quels souvenirs!...
+
+Condorcet, dont j'ai parlé dans cette relation, n'était plus jeune[88]
+au moment où la Révolution commença; sa figure, sans être
+remarquablement belle, avait une expression qui frappait. Son front
+était vaste et bombé, ses yeux couverts mais vifs et donnant des
+regards profonds, qui révélaient de grandes et hautes pensées; son nez
+était aquilin et très-prononcé; sa bouche était le trait le plus
+caractéristique de sa figure; son sourire était calme, mais il
+devenait facilement satirique. Il annonçait une chose intime qu'il ne
+traduisait que par cette expression légèrement moqueuse qui relevait
+les coins de sa bouche lorsque la pensée qu'il accompagnait était trop
+vivement sentie. Mais dans toute sa personne comme dans sa physionomie
+on retrouvait cette expression malheureuse que Walter Scott a bien
+raison de reconnaître sur le visage de ceux qui doivent mourir de mort
+violente ou prématurée... Je ne prétends pas retrouver cette
+expression sur un front après qu'il m'a été non-seulement nommé mais
+indiqué par la voix publique, et entouré d'un jugement qui me force à
+ne le prononcer qu'avec mépris ou bien avec louange. Je ne me laisse
+pas entraîner à ce jugement. Je ne loue ou ne blâme que d'après
+moi-même. Je l'ai assez prouvé, je le crois, dans Catherine, dans M.
+de Bourmont et beaucoup de personnes qui m'apparaissent entourées
+d'une auréole de gloire ou bien frappées d'un mépris injuste. Je pose
+la figure en face de moi, je l'interpelle devant son siècle, et les
+accusations, ou les choses qui _existent_ comme telles, me répondent
+souvent et la justifient ou bien l'accusent... C'est la loi que je me
+suis imposée pour beaucoup de personnages du grand drame que je me
+suis chargée de mettre sur la scène: je veux parler de l'histoire des
+salons de Paris. Celle de nos affaires politiques tient immédiatement
+à celle des salons. Il y a plus qu'un rapprochement, il y a
+_fraternité_.
+
+[Note 88: Né en 1743, il avait quarante-cinq ans au moment où la
+Révolution commença, en 87.]
+
+Ce que je pense là-dessus est de tous les pays; mais pour la France,
+c'est une immense vérité...
+
+Intimement lié avec toute la troupe philosophique, enfant de Voltaire
+et de Diderot, Condorcet, ainsi que je l'ai fait observer, ne tenait à
+aucune de leurs doctrines; la sienne se prolonge encore de nos jours,
+au reste, et j'avoue que j'aime encore mieux voir suivre sa croyance,
+toute funeste qu'elle est, que celle bien autrement désolante de
+Voltaire et de Diderot. L'empereur en la pratiquant nous a fait bien
+du mal ainsi qu'à lui-même!... Qu'est-ce donc en effet que la mort de
+toutes choses? le néant!... Est-ce donc pour ce but que l'homme
+travaillerait? Quelle image plus désolante voulez-vous présenter à
+l'oeil qui voit encore, mais qui voit avec la conviction qu'une fois
+fermé cet oeil ne se rouvrira plus, même devant un juge... même devant
+une punition éternelle. Car tout est préférable à ce mot épouvantable:
+Le néant!... L'âme se glace en l'entendant seulement prononcer!...
+
+Secrétaire de l'Académie des Sciences, l'un des quarante de
+l'Académie, correspondant de beaucoup d'autres académies en Europe,
+ami de toutes les notabilités connues... Condorcet est peut-être
+l'homme qui a le plus écrit de notre époque... Ses ouvrages sont
+nombreux et présentent le double avantage d'avoir été faits par un
+homme de la science, et de l'époque où cette science régénérait le
+pays. Ses articles de journaux surtout sont fort remarquables: ils
+n'ont pas le défaut qu'on peut reprocher à son style dans ses autres
+ouvrages, d'être lourd et quelquefois monotone; ses articles de
+journaux ont du sel, du mordant, et font souvent image. Il a écrit
+surtout dans la _Feuille villageoise_ et la _Chronique de Paris_. Mais
+son oeuvre principale est sa dernière production, ce qu'il écrivit
+tandis qu'il errait proscrit et hors la loi, et qu'il cherchait un
+asile dans les bois et les carrières après avoir quitté l'amie
+généreuse qui l'avait accueilli pendant son malheur; cet ouvrage,
+intitulé: _Esquisses des progrès de l'esprit humain_, fut imprimé en
+1795 un an après sa mort. Il a fait un plan de constitution, une _Vie
+de Voltaire_, une _Vie de Turgot_. Beaucoup d'ouvrages aussi sur les
+mathématiques lui ont fait un nom distingué dans les hautes sciences.
+Comme littérateur, son premier ouvrage fut remarquable et lui valut
+la place de secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences et devint
+un titre au fauteuil académique: ce sont ses _Éloges des académiciens
+morts depuis_ 1669. Sans doute ils sont inférieurs à ceux de
+Fontenelle, mais on reconnaît dans Condorcet un mérite au-dessus du
+mérite vulgaire; et tout ce qui sort de la ligne commune est si fort à
+estimer, que je place immédiatement celui qui marche ainsi hors du
+chemin battu dans un lieu où les hommages peuvent lui être rendus.
+Oui, il faut une récompense à qui n'est pas vulgaire.
+
+Condorcet était naturellement bon et d'une grande équité. Cette
+rectitude dans l'habitude de la vie était portée par lui dans tout ce
+qu'il faisait et surtout dans ses écrits... Il était juste
+non-seulement dans ce qu'il imposait aux autres, mais il l'était même
+dans ses opinions politiques, du moins le croyait-il, et cela
+l'excuse... Je prouverai par un fait que je sais de lui qu'il avait
+une grande impartialité de jugement et que, même au risque de se
+donner tort, il disait lui-même ce qui le condamnait...
+
+Son extérieur était plutôt bien qu'autrement, ainsi que je l'ai dit
+plus haut; mais il était timide, ce qui nuit toujours à un homme et
+lui donne des manières empruntées[89]. Il était réservé, même froid;
+mais son âme était brûlante, et sous cet extérieur réservé, sous ce
+front de glace, était une pensée de feu.
+
+[Note 89: Ceci a pourtant besoin d'être expliqué. Je ne donne pas à ma
+pensée une latitude entière, comme on le peut croire.]
+
+«_Ne vous y trompez pas_, disait d'Alembert, _c'est un volcan couvert
+de neige_.»
+
+Un tort grave qu'on peut lui reprocher est d'avoir _aidé_ Voltaire à
+dénaturer le sens des belles pensées de Pascal... Mais chez Voltaire
+il y avait mauvaise foi, chez Condorcet rien de semblable. Voltaire
+trouvait sans doute Pascal un trop rude jouteur pour lui laisser
+toutes ses armes, il fallait le désarmer pour avoir quelquefois
+raison; tandis que Condorcet n'y songeait pas, et égaré par son maître
+ou plutôt _ses maîtres_, il a porté la main sur un des monuments de
+l'esprit le plus admirable peut-être que l'homme ait produit!... C'est
+un tort grave; mais il en est un plus profond que tous, c'est d'avoir
+siégé à la Convention... Je parle de ce tort avec amertume, parce que
+je sais plus positivement que beaucoup d'autres que Condorcet savait
+combien Louis XVI était un honnête homme, et voici un fait à cet égard
+dont fut témoin celui qui me l'a raconté, M. Brunetière, mon tuteur.
+
+Madame Dupaty, veuve du président au parlement de Bordeaux, de celui
+qui fut l'auteur des _Lettres sur l'Italie_, était parente de M. de
+Condorcet. Il y soupait souvent, et il causait plus familièrement dans
+cette maison qu'ailleurs; j'ai déjà dit qu'il avait beaucoup de
+timidité et une sorte de difficulté dans la parole. Un soir, après
+souper chez madame Dupaty, Condorcet était soucieux et parut vouloir
+parler. À cette époque (89 ou 90), il faisait partie d'une commission
+relative aux monnaies, et le Roi admettait souvent cette commission au
+conseil pour parler avec ses membres sur l'objet de leur travail.
+
+--Savez-vous, dit Condorcet, qu'on se trompe lourdement en disant du
+Roi qu'il est un homme sans talent et sans esprit? Je vous dis, et je
+l'affirme sur l'honneur, que Louis XVI est un homme d'une grande
+capacité. Nous avons eu ce matin deux conseils pour les subsistances.
+J'ai été appelé, la délibération a été longue, et, comme vous le
+pensez bien, hérissée de difficultés... Le Roi a parlé le dernier,
+après avoir écouté chacun de nous avec une grande attention... Il a
+pris la parole, a résumé les discours de chacun, après avoir parlé de
+la situation du pays et de l'Europe mieux qu'aucun des orateurs, et a
+conclu par son opinion personnelle, qui m'a paru pleine de sens et
+surtout très-lumineuse et forte, de cette force de raisonnement et de
+logique à laquelle rien ne résiste... Après l'avoir écouté, nous nous
+sommes regardés avec étonnement et n'avons rien trouvé de mieux à
+faire que d'adopter ses vues... Je vous certifie, ajouta Condorcet
+d'une voix émue, que Louis XVI est un homme très-éclairé et... un
+honnête homme... Car tout ce qu'il disait pour le bien et la
+tranquillité de la ville de Paris et des provinces, on ne le dit, on
+ne le sait que lorsqu'on est un bon prince.
+
+Voilà quelle était l'opinion de Condorcet en 1790 et 1791. Depuis il
+eut sans doute des motifs pour changer d'opinion; car, avec le
+caractère bien connu de Condorcet, il n'eût jamais voté la mort du
+Roi.
+
+Il fut de la faction des Girondins, et lui aussi fut un admirateur du
+caractère énergique: cela devait être; ami de Brissot, il devait
+marcher sous sa bannière, et les maximes sanguinaires de Robespierre
+et des autres membres de ce comité de salut public dont il fit partie
+quelque temps le révoltèrent. C'est alors qu'il fit plusieurs motions
+qui le firent décréter d'accusation, et enfin mettre hors la loi. Il
+avait adressé quelque temps avant une épître à sa femme, dans laquelle
+l'on trouvait sa pensée!
+
+ «Ils m'ont dit: Choisis d'être oppresseur ou victime.
+ J'embrassai le malheur, et leur laissai le crime.»
+
+Devenu proscrit après avoir proscrit lui-même, Condorcet ne sut
+quelque temps où reposer sa tête. Enfin une amie généreuse, car
+c'était jouer sa vie que sauver celle d'un malheureux à cette époque
+horrible, madame Verney, lui donna un asile pendant huit mois. Un jour
+Condorcet demeure seul, voit un journal oublié sur une table; il y lit
+que toute personne accusée et convaincue d'avoir recelé ou sauvé un
+condamné était condamnée elle-même... Madame Verney était sortie.
+Condorcet laisse un mot pour la prévenir qu'il quitte son toit
+sauveur, où sa tête peut appeler la mort, et le malheureux, au milieu
+de la nuit, ne sachant où porter ses pas, sort de cet asile
+hospitalier pour aller au-devant de la mort...
+
+Il fut errant et caché pendant plusieurs jours. Il allait demandant un
+asile, tantôt aux carrières de Montrouge, aux bois de Verrières, ou
+bien dans les environs de Clamart et de Fontenay-aux-Roses... Le
+malheureux n'avait plus que des vêtements en lambeaux!
+
+M. et madame Suard avaient été ses amis... Il se rappela qu'ils
+avaient une maison, où sa femme et lui étaient venus ensemble, à
+Fontenay-aux-Roses. Sa femme! si jeune et si belle! sa femme!
+maintenant abandonnée... et la femme d'un proscrit!... Ses souvenirs
+le pressent en foule, et lorsqu'il arrive à l'un des deux pavillons
+qui forment la maison de Suard, ses yeux sont encore humides de
+larmes... Il sonne, un domestique vient ouvrir. À l'aspect de cet
+homme dont la barbe longue, les cheveux hérissés et remplis de paille
+et d'herbes sèches, les habits déchirés, la figure hâve et les yeux
+hagards donnent seuls de la terreur, le domestique recule d'abord...
+mais un second regard le fait revenir sur lui-même:
+
+--Ah! monsieur, dit-il à Condorcet, dans quel état vous revois-je!
+
+--Eh quoi! dit le marquis terrifié de se voir reconnu... vous savez
+qui je suis!...
+
+--Oui, monsieur... j'ai eu l'honneur de voir monsieur le marquis chez
+M. de Trudaine.
+
+--Silence! parle bas, malheureux! tu me perds et toi aussi!
+
+Le domestique se retourna vivement... il n'y avait personne.
+
+--Ah! monsieur m'a bien effrayé!... C'est que si mon maître voyait
+monsieur... il ne l'aime plus! ajouta l'honnête garçon en baissant les
+yeux; et le regard dérobé à l'investigation du proscrit voulait dire:
+
+--_Et moi aussi je ne vous aime plus!..._
+
+--Comment! Suard...
+
+--Ce n'est pas M. Suard, monsieur... il loge dans l'autre pavillon.
+C'est M. de Monville qui occupe celui-ci...
+
+Condorcet remercie le bon domestique qui lui avait donné la plus
+sublime aumône d'un coeur généreux et bien né, de la pitié pour la
+grande infortune d'un coupable; car Condorcet l'était devant Dieu et
+les hommes depuis la mort du Roi.
+
+Depuis cette funeste époque, Suard et sa femme avaient également cessé
+de voir M. et madame de Condorcet!... Condorcet connaissait leur
+opinion, mais aussi il savait combien tous deux étaient honnêtes et
+purs. C'étaient des coeurs auxquels on pouvait se confier!... Il ne se
+trompait pas; à peine Suard l'eut-il reconnu que, voulant éviter même
+une parole qui pouvait les trahir, il fit aller la seule servante
+qu'il eût dans le village pour y faire une commission, et alors il put
+embrasser son malheureux ami qui était expirant de besoin.
+
+--Un peu de pain, dit-il... Je me meurs... Un peu de pain par
+charité!...
+
+--Suard lui servit lui-même du fromage et du pain, avec du vin... Ce
+secours le ranima... Il put parler... Il put enfin faire une sorte de
+testament verbal dans lequel il recommandait sa fille à Suard... sa
+fille qu'il adorait!... Ah! nous aussi nous avons des enfants, et nous
+comprenons tout ce qu'il y a d'affreux dans cette dernière parole de
+celui qui va mourir et qui dit pour toujours adieu à son enfant
+lorsqu'il est lui-même plein de vie et de force, et que cette vie lui
+est arrachée par des cannibales qui couvrent sa patrie de sang et de
+deuil... Cette situation est sans doute affreuse... Mais combien elle
+redouble d'horreur lorsque, descendant au fond de son âme, on y trouve
+un remords qui vous crie: Pourquoi avoir éveillé ces monstres qui font
+tomber aujourd'hui la tête du père de ton enfant?... Condorcet parla
+longtemps de sa fille... un moment de sa femme, mais sans intérêt...
+Il remit cependant à son ami une somme de 600 fr. pour elle... mais
+sans ajouter une autre parole; puis il recommanda à Suard le manuscrit
+laissé chez madame Verney, lui demandant de le publier; ensuite ils
+avisèrent ensemble aux moyens d'aller à Paris pour demander à
+quelques-uns des anciens amis de Condorcet, Garat, par exemple, une
+lettre d'invalide pour que Condorcet pût gagner un port et
+s'embarquer... Condorcet remercia Suard et convint avec lui qu'il
+reviendrait prendre cette lettre que Suard devait immédiatement aller
+chercher à Paris...
+
+--Ah! dit le proscrit en se levant et retombant aussitôt sur sa
+chaise...
+
+--Mon Dieu! qu'avez-vous? s'écria Suard...--Rien de nouveau... Je
+suis blessé... au pied. Et il lui montra en effet son pied tout
+ensanglanté!... Suard sentit son coeur se serrer de nouveau...
+Condorcet s'en aperçut.
+
+--Pas de faiblesse, lui dit-il... Rendez-moi un dernier service encore
+avant que je quitte votre toit hospitalier, mon ami... Donnez-moi du
+tabac... Si vous saviez tout ce que j'ai souffert depuis que j'en suis
+privé!... C'est plus douloureux _que de n'avoir pas de pain_!...
+
+Suard lui en arrange un cornet... Dans le moment où il allait le
+mettre dans sa poche, un souvenir d'un nouveau genre le frappa.
+
+--Ah! mon ami, mettez le comble à votre généreuse amitié! Donnez-moi
+un Horace! je vous en conjure!...
+
+Suard lui donna un Horace, et Condorcet partit de cette maison,
+heureux encore dans son infortune, car il avait trouvé un ami...
+
+En quittant la maison de Suard, il se dirigea vers les carrières, dans
+lesquelles il se tint caché pendant tout le jour... Il ne devait
+retourner que le lendemain chercher cette carte d'invalide que Suard
+avait été demander à Garat.
+
+Garat la lui accorda à l'instant; mais pour plus de sécurité il
+employa un autre moyen, quelque puissant qu'il fût lui-même dans le
+gouvernement d'alors... Il se rendit à Auteuil auprès de Cabanis,
+ancien ami de Condorcet comme lui; Cabanis était alors employé dans
+les hôpitaux... Il donna pour Condorcet une vieille lettre de passe
+pour un invalide retournant chez lui en sortant de l'hôpital... Cette
+carte était cent fois plus sûre qu'aucun passeport... Garat la remit à
+Suard et retourna à Paris. Cette bonne action n'est pas la seule qu'il
+ait faite; il est bon de le dire.
+
+Mais tandis que ses amis s'occupaient de sa sûreté, Condorcet ne
+pouvait plus en profiter. Le malheureux, en partant de chez Suard,
+n'avait pas songé qu'il lui fallait éviter tous les lieux habités, et
+il n'avait emporté _qu'un seul morceau de pain_, un seul!... la faim
+devint bientôt tellement impérieuse qu'elle domina et la crainte du
+cachot et celle de la mort, et qu'il sortit de sa retraite poursuivi
+par une faim si terrible qu'il aurait en ce moment bravé l'échafaud...
+Il entre, à Clamart, dans un mauvais cabaret dans lequel étaient
+seulement une femme et un de ces espions volontaires, espèces de
+serpents plus dangereux que les espions véritables.
+
+Condorcet, dont la barbe et les cheveux hérissés, les yeux hagards et
+le regard inquiet, l'habit en lambeaux, la démarche incertaine,
+auraient éveillé l'attention de gens bien plus confiants, attira sur
+lui la surveillance de l'espion. Cet homme ne le quitta plus des yeux
+et le désigna à la maîtresse du cabaret... Condorcet, affamé, mourant
+de fatigue, ne fit aucune attention à ce colloque ayant lieu pour
+ainsi dire sous ses yeux; il commanda et dévora aussitôt une omelette
+avec l'avidité d'une faim assez violente pour l'avoir fait sortir de
+sa retraite en face de l'échafaud.
+
+--Payez moi, lui dit brutalement l'hôtesse en lui voyant expédier sa
+dernière bouchée, et craignant probablement qu'il ne s'échappât.
+
+Condorcet, sans réfléchir à ce qu'il fait, tire de sa poche un
+portefeuille de satin blanc[90], brodé en soie plate, comme on brodait
+alors; l'élégance de ce portefeuille frappa en même temps l'hôtesse et
+l'espion.
+
+[Note 90: Le portefeuille était la bourse de ce temps-là, à cause des
+assignats.]
+
+--Qui es-tu? demanda brusquement l'espion.
+
+Condorcet était naturellement embarrassé dans sa parole, comme on le
+sait, et dans ce moment il le fut encore davantage pour répondre aux
+questions faites brutalement, et son embarras devint bientôt plus que
+de la timidité... Il hésita d'abord; mais se rappelant ensuite le nom
+d'un homme de ses amis, membre comme lui de l'Académie des Sciences,
+il répondit qu'il était au service de M. du Séjour, conseiller à la
+Cour des Aides, savant distingué, et qui connaissait particulièrement
+Condorcet... Il pouvait donc donner sur cette maison des détails qui
+auraient prouvé qu'il était en effet au service de M. du Séjour. Mais
+cette réponse vint trop tard pour balancer l'effet de son extérieur et
+du portefeuille trop élégant pour lui appartenir. Il fut arrêté et
+conduit au Bourg-la-Reine, chef-lieu du district, où, ne pouvant
+rendre un compte satisfaisant de sa personne, il fut jeté dans une
+prison comme _vagabond_...
+
+Le lendemain il fut trouvé mort lorsqu'on entra dans sa chambre; il
+avait pris du _stramonium_[91] combiné avec de l'_opium_. Il avait ce
+poison toujours sur lui. Cabanis l'avait composé et donné à plusieurs
+d'entre eux. L'archevêque de Sens l'avait employé pour échapper à
+l'échafaud, évitant par cette mort volontaire de porter sa tête sur
+cet autel où chaque jour on offrait en holocauste le sang le plus pur
+à la divinité, fille d'enfer, qui régnait alors sur la France!
+
+[Note 91: C'est un datura plus vénéneux que les autres, dont la
+combinaison avec l'opium d'Orient donnait à l'instant même la mort...
+Depuis nous avons trouvé l'acide prussique. Il y a une femme nommée,
+je crois, madame _Pigeon_, et puis madame Tharin, qui a empoisonné
+onze personnes avec l'acide prussique. J'ai rencontré dans le monde
+une femme qu'on m'a dit être l'amie de madame Pigeon, de cette dame
+colombe, qui je crois trompa un médecin qui fut sa dupe. Je verrai à
+connaître cette affaire plus clairement.]
+
+--Je ne les crains pas si j'ai une heure devant moi! avait dit
+Condorcet à Suard...
+
+Il avait toujours avec lui ce poison comme dernière ressource contre
+l'infortune.
+
+Corvisart avait aussi de ce poison, appelé _poison de Cabanis_.
+
+La dose pour mourir était fixée dans une petite recette qui
+enveloppait le poison. C'était une petite boule, grosse comme ces
+billes avec lesquelles jouent les enfants... La couleur en est brune
+(marron foncé). Cela se brisait en petits morceaux dans la bouche et
+se fondait facilement. On meurt sans aucune douleur. Il paraît que ce
+poison cause une congestion sanguine aux poumons. Ce qui le ferait
+croire, c'est que Condorcet fut trouvé mort avec tous les signes d'une
+attaque d'apoplexie, et le sang lui sortait par le nez. Le chirurgien
+appelé dit que cet _homme inconnu_, arrêté la veille, était mort dans
+la nuit d'une attaque d'apoplexie...
+
+C'est ce même poison qui servit depuis à l'empereur, à
+Fontainebleau!... Mais le portant depuis longtemps sur sa poitrine, la
+chaleur l'avait, à ce qu'il paraît, altéré, et Napoléon ne put
+échapper aux tortures qu'on lui préparait à Sainte-Hélène; quant à la
+honte, elle est tout entière sur ses bourreaux...
+
+La destinée de Condorcet est curieuse à examiner, ainsi que celle de
+tous les grands acteurs du drame de la Révolution: quelle fut leur
+fin? quelle fut leur vie politique même? Cette liberté qu'ils _ont
+fondée_, où donc est-elle?... quel est le moment où la France en a
+joui? Qu'on me le désigne, et je bénirai même l'époque la plus
+désastreuse de ces temps affreux. Mais l'impossibilité est positive.
+Est-ce donc en 93, lorsque la place de la Révolution voyait rouler
+quarante et cinquante têtes tous les jours, et que les prisons,
+insuffisantes pour contenir les victimes innocentes, se voyaient
+multiplier au nombre de cinquante?... Est-ce sous le Directoire, temps
+infâme de l'humiliation de la France, au milieu d'elle et sur la
+frontière?... Est-ce sous l'empire, temps de gloire et de renommée, et
+même de bonheur, mais où la liberté était enchaînée?... Non, la
+liberté ne nous fut jamais donnée... Toujours promise, c'est vrai,
+mais toujours inconnue pour nous. Eh bien! c'est pourtant à elle que
+nous avons vu sacrifier tant de nobles têtes; c'est pour la fonder,
+disait-on, qu'il fallait faire couler tant de sang!... Hélas! lorsque
+l'esprit de parti ne troublait pas la raison de ces hommes qui depuis
+furent en délire, voilà comment ils s'exprimaient. Il est curieux
+d'observer quelle était leur opinion sur le moyen d'amener le monde à
+cet état de perfectibilité humaine, but des vrais philosophes.
+
+Voici un passage d'un avertissement mis par Condorcet en tête de
+_l'Homme aux quarante écus_, dans une édition de Voltaire faite à
+Kehl, tome LVII, in-12:
+
+«Ceux qui ont dit les premiers que le droit de propriété dans toute
+son étendue, celui de faire de son industrie et de ses deniers un
+usage absolument libre, était un droit aussi naturel et surtout bien
+plus important pour les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des hommes,
+que celui de faire partie pour un dix-millionième de la puissance
+législative; ceux qui ont ajouté que la conservation de la sûreté et
+de la liberté personnelle est moins liée qu'on ne croit avec la
+liberté de la constitution... tous ceux qui ont dit ces vérités ont
+été utiles aux hommes en leur apprenant que le bonheur était plus près
+d'eux qu'ils ne le pensaient, et que ce n'est pas en bouleversant le
+monde, _mais en l'éclairant_, qu'ils peuvent espérer de trouver le
+bien-être et la liberté...»
+
+...Quelle fin que celle de l'homme qui avait écrit de si belles
+pensées!
+
+Sa femme, l'une des plus remarquables de son temps, pour sa beauté,
+son esprit et ses connaissances, fut bien coupable dans les efforts
+qu'elle-même tenta auprès de Condorcet pour l'exciter au lieu de le
+calmer, au moment où le paroxysme révolutionnaire était au plus haut
+degré. C'est à son instigation qu'il proposa cette loi insensée qui
+ordonnait de _brûler ses titres_ de noblesse[92]... Que voulait dire
+cette parade? Pour les nobles _vraiment nobles_, cette mesure ne
+servait au contraire qu'à faire resplendir leur noblesse d'un nouvel
+éclat en mettant au néant toute cette noblesse moderne sortie _des
+savonnettes à vilain_, comme on appelait les _marquisats_ achetés, et
+voilà tout. Quant au reste, il n'en était ni plus ni moins. Madame de
+Condorcet, après la mort de son mari, fut doublement malheureuse par
+ses remords et par sa ruine totale. Encore belle et jeune même, elle
+se vit réduite à faire de petits portraits à la gouache pour exister.
+Elle était retirée à Auteuil, où sa vie s'écoulait misérablement à
+l'époque du consulat. Elle était soeur du maréchal Grouchy.
+
+[Note 92: Ceci me rappelle un mot remarquable d'un paysan de
+Bourgogne... Le seigneur de ce village, anobli depuis vingt ou trente
+ans, parlait beaucoup de son désespoir d'être contraint à brûler SES
+TITRES! Enfin, un jour il convoque ses paysans dans la cour de son
+château, et fait de cet _auto-da-fé_ une cérémonie, dont le détail
+devait le sauver, à ce qu'il espérait, du comité révolutionnaire. Il
+arriva donc fort gravement, portant dans ses bras un énorme paquet de
+parchemins du plus beau blanc, avec des touffes de rubans verts et
+rouges, dont l'éclat annonçait le peu d'existence... et il les jeta
+dans un grand brasier, qui avait été allumé au milieu de la cour du
+château. Mais soit que les parchemins fussent humides, soit que le feu
+ne fût pas assez ardent, soit enfin que Dieu s'en mêlât, les
+malheureux parchemins ne voulaient pas brûler... _Le marquis_ avait
+beau souffler, rien ne prenait. Enfin, un paysan s'approchant du feu,
+et le regardant alternativement, lui et les parchemins, avec ce
+sourire niaisement fin que les paysans de nos provinces savent si bien
+allier avec une apparente stupidité, lui dit en patois:
+
+--Laissez-les, laissez-les, monsu le marquis... y ne _breuleront
+pas_... y sont _trop vards_!...]
+
+
+
+
+SALON DE Mme LA COMTESSE DE CUSTINE
+
+(FEMME DU GÉNÉRAL).
+
+PREMIÈRE PARTIE.
+
+MADEMOISELLE DE LOGNY.
+
+
+C'était une chose rare à l'époque à laquelle nous sommes arrivés dans
+cet ouvrage, qu'une femme jeune, belle, riche, d'une grande naissance,
+et vivant solitaire au milieu de ce monde si bruyant dont les éclats
+ne la touchèrent pas, et ne lui donnèrent jamais la tentation d'aller
+dans ses fêtes partager les joies folles de ces femmes moins belles
+qu'elle, et dont le triomphe eût disparu devant le sien.
+
+Mais cette vie tumultueuse n'était pas celle qu'elle préférait... elle
+cherchait le calme, le silence, aimait la solitude d'une église pour y
+prier longtemps; puis elle rentrait dans sa maison, asile sanctifié
+par les vertus d'un ange, embelli par le charme de son caractère; elle
+y retrouvait une famille dont elle faisait le bonheur et la gloire, un
+enfant au berceau qu'elle-même nourrissait, une soeur dont elle était
+l'idole, un mari dont elle était l'orgueil, et des amis dont elle
+était la joie.
+
+Cette femme était madame la comtesse de Custine... Il y avait loin
+sans doute de l'agitation fiévreuse qui faisait courir les femmes
+au-devant de toutes les folies qu'elles allaient chercher dans les
+bals, les fêtes, les spectacles de tous genres qui remplissaient le
+temps de délire que l'hiver consacre toujours aux saturnales du
+plaisir, au calme profond de l'hôtel de Custine... et cependant ce
+n'était pas du silence, ce n'était pas du sommeil... on y riait, on y
+était joyeux, mais de cette joie du coeur qui n'a pas d'éclats et qui
+rit tout bas. Ayant une grande fortune, possédant tout ce que le monde
+appelle éléments de bonheur, madame de Custine voulut y joindre celui
+que donne la vertu... elle avait l'âme et la figure d'un ange, elle
+devait vivre comme eux.
+
+Son salon[93] était le point de réunion de plusieurs jeunes femmes qui
+avaient de l'esprit et des talents; sa société était extrêmement
+choisie sans qu'il y eût cependant de la pédanterie; elle-même était
+parfaitement naturelle et gaie. Sa conduite fut toujours d'une pureté
+irréprochable; elle était pieuse, charitable, mais aussi elle était
+fort indulgente; elle aimait les lettres, et les protégeait; elle
+avait beaucoup de finesse dans l'esprit, et ses amis citaient d'elle
+une foule de mots charmants, ce qui devait être, puisque le fond de
+son esprit était le naturel et la bonté. Lorsqu'une jeune femme timide
+lui était présentée, elle l'encourageait avec une bienveillance dont
+la jeune femme était d'abord touchée, et qui la lui acquérait pour
+amie tout aussitôt. Madame de Custine aimait à voir ses amies autour
+d'elle; elle choisissait pour cette réunion le samedi, parce que M. de
+Custine allait à Versailles pour faire sa cour, et souvent pour
+accompagner le Roi à la chasse, lorsqu'il était nommé. Elle avait
+alors à souper huit à dix femmes et quelques hommes; mais souvent, et
+c'était là ce qu'elle préférait, elles étaient huit ou dix femmes
+seules sans un autre homme que le vicomte de Custine, beau-frère de la
+comtesse. Madame de Genlis, amie intime de madame de Custine, faisait
+porter sa harpe; elle jouait et chantait. On jouait quelquefois des
+proverbes. L'abbé Delille, qui alors entrait dans le monde sous les
+auspices de son poëme des _Jardins_, et qui en faisait des lectures
+avec le charme qu'il mettait à dire ses vers, était admis dans ces
+petites réunions, où la joie était toujours plus sentie que dans des
+lieux où le bruit était plus éclatant.
+
+[Note 93: Je l'ai fait pour le montrer comme point de contraste avec
+l'époque.]
+
+Madame de Custine était belle, sa taille élégante, et tout son
+ensemble fort distingué; mais l'habitude de sa physionomie était
+triste et rêveuse. On voyait, au travers de ce regard d'ange, qu'il
+existait, au-delà de ce que voyait le monde, une peine secrète qui
+froissait une âme tendre... Madame de Custine n'avait pas été heureuse
+dans sa première jeunesse de jeune fille... et sa vie à cette époque
+est une de ces histoires qu'il faut conter et entendre pour se reposer
+du bruit fatigant que produisent tant de vaines louanges données à des
+perfections idéales.
+
+M. de Logny, receveur-général des finances, avait laissé en mourant
+une très-grande fortune, dont devaient hériter, à la mort de leur
+mère, deux filles, dont l'une était madame de Custine, l'autre madame
+de Louvois; madame de Louvois était l'aînée.
+
+C'était une charmante créature, une miniature parfaite; des mains, des
+bras et des pieds modelés, des traits ravissants de finesse et
+charmants par leur harmonie entre eux... une voix douce, un esprit
+comme sa voix, un coeur excellent, une âme comme celle de sa soeur,
+voilà ce qu'était mademoiselle de Logny l'aînée lorsque M. le marquis
+de Louvois, fils du marquis de Souvré, et l'un des hommes les plus
+spirituels, les plus méchants et les plus riches de France, obtint sa
+main.
+
+C'était un singulier homme que M. de Louvois; il était amusant, après
+tout, et lorsque le public assistait aux scènes qui se passaient à
+Louvois, on était heureux de pouvoir rire de ce rire joyeux que
+provoque la vraie malice. M. de Louvois n'était pas l'exemple de la
+soumission filiale; mais qu'est-ce que cela importait aux spectateurs?
+Aussi, lorsqu'il parvenait dans la société de Paris quelque tour joué
+par M. de Louvois à son père, on en riait, et on en rit encore de
+souvenir.
+
+Je suis presque Bourguignonne, et les hauts faits de M. de Louvois
+m'ont été racontés dans la province même par mes parents, qui avaient
+un grand recueil de tous les _crimes_ de M. de Louvois; en voici un
+dont madame de Marlague, femme fort aimable, qui avait à cette époque
+une terre près d'Ancy-le-Franc, m'a attesté la vérité.
+
+M. de Louvois dépensait beaucoup; le marquis de Souvré était fort
+avare, et il ne lui envoyait pas d'argent lorsqu'une fois il avait
+dépensé celui de sa pension.
+
+Cela n'arrangeait nullement M. de Louvois; aussi faisait-il des
+dettes, et bientôt il en vint au point de n'avoir plus de crédit chez
+aucun de ses fournisseurs. Il était alors à Brest, je crois, ou dans
+une autre ville du littoral de la Bretagne... il allait quitter sa
+garnison pour retourner à Louvois, et pas un louis pour faire le
+voyage... il en était aux expédients, il le fit bientôt voir... Il
+vendit tous ses habits et ne garda pour faire sa route qu'un méchant
+habit râpé que n'avait pas voulu son valet de chambre; enfin, il
+partit pour Louvois tout-à-fait en enfant prodigue.
+
+Lorsque le marquis de Souvré vit son fils dans cet équipage, il fut
+content; il crut d'abord que, par économie, il avait pris pour le
+voyage le plus mauvais de ses habits; mais lorsque, les jours qui
+suivirent son arrivée, il lui vit toujours la même toilette, il lui
+demanda s'il ne se proposait pas de changer enfin d'habit.
+
+--Cela me serait difficile, monsieur.
+
+--Pourquoi cela?
+
+M. DE LOUVOIS.
+
+Parce que je n'ai pas apporté avec moi d'autres habits; toute ma
+garde-robe est demeurée à Brest, avec mes uniformes.
+
+M. DE SOUVRÉ.
+
+Mais vous êtes fou! fit-on jamais une pareille sottise!... j'ai
+après-demain cinquante personnes à dîner... Comment voulez-vous vous
+montrer dans un pareil équipage?
+
+M. DE LOUVOIS.
+
+Mais, monsieur, rien n'est plus facile que d'y remédier... je vais
+faire venir un tailleur d'Ancy-le-Franc, et mon habit sera prêt pour
+demain soir... et pour cela je vous demanderai de m'avancer vingt-cinq
+louis... je ne crois pas que le tailleur d'Ancy-le-Franc me prenne
+plus...
+
+M. DE SOUVRÉ, furieux.
+
+Ah! ah! voilà pourquoi vous êtes arrivé ici en véritable enfant
+prodigue! Eh bien! monsieur, vous pouvez achever à vous seul la
+comédie comme vous l'ayez commencée. Je ne serai pas aussi Cassandre
+que le père du mauvais vaurien qui ne revient dans la maison
+paternelle que pour commettre de nouveaux désordres... Je ne vous
+donnerai pas une obole.
+
+M. DE LOUVOIS, froidement.
+
+C'est votre dernier mot, monsieur?
+
+M. DE SOUVRÉ.
+
+Je n'ai pas deux paroles... vous n'aurez pas la gloire de m'avoir
+_mystifié, monsieur, cette fois-ci_!...
+
+Monsieur de Souvré avait appris que, l'année précédente, son fils
+avait raconté dans un souper d'officiers comment il s'y était pris
+pour lui attraper de l'argent. Cette _mystification filiale_, comme
+l'appelait M. de Louvois, devait lui coûter cher, mais aussi devait
+donner lieu à la plus amusante des aventures. M. de Souvré résolut
+d'user de sévérité envers son fils; mais M. de Louvois n'était pas un
+homme qu'on pût corriger!...
+
+Remonté dans son appartement, il se promena longtemps avant de
+s'arrêter au parti qu'il devait prendre... enfin un coup d'oeil jeté
+par hasard sur les murs de sa chambre lui donna une idée aussi comique
+qu'originale, qu'il se hâta de mettre à exécution. Il commanda en
+conséquence à son valet de chambre, espèce de Crispin de comédie, et
+que M. de Souvré avait dans la plus belle des haines, d'aller lui
+chercher le tailleur du village. Le valet de chambre crut avoir mal
+entendu, il fit répéter son maître deux fois; il comprit enfin que
+c'était bien le tailleur d'Ancy-le-Franc que voulait le marquis. Il
+alla chercher cet homme, qui crut à son tour que le valet de chambre
+était dans l'erreur, et qui ne le suivit au château qu'avec une sorte
+de crainte. M. Maldan, de Laignes, dont le père était dans les
+affaires de M. de Souvré et de toute la famille de Louvois, était
+alors à Louvois, et m'a raconté le fait plus de dix fois; il en a été
+le témoin oculaire.
+
+En entrant dans la chambre de M. de Louvois, le tailleur le trouva
+juché sur une chaise, en garçon tapissier, ayant ôté son vieil habit,
+et occupé à déclouer une vieille tapisserie représentant Clorinde et
+Tancrède[94]; cette tapisserie en manière de haute lisse, et bordée
+d'un point de Hongrie, était tellement remplie de poussière qu'on se
+voyait à peine dans la chambre. Lorsqu'elle fut détendue, M. de
+Louvois ordonna qu'on la battît bien et à plusieurs reprises; cela
+fait, il la fit rapporter dans sa chambre et commença la plus étrange
+conversation avec le tailleur du village.--Tu sais bien ton métier,
+n'est-il pas vrai? dit-il au tailleur très-étonné de tout ce qu'il
+voyait, et bien plus occupé à deviner ce que pouvait vouloir faire M.
+le marquis qu'il ne l'avait été de sa vie pour lui-même... en sorte
+que la question de M. de Louvois le trouva au dépourvu; M. de Louvois
+la répéta, mais avec plus d'humeur.
+
+[Note 94: On doit avoir encore cette tapisserie au château de Louvois;
+elle y est bien longtemps demeurée comme une preuve parlante de cette
+histoire. Lorsque je fus en Bourgogne pour la première fois, elle y
+était encore, et M. Maldan, mon beau-frère, qui me montrait le château
+comme cicérone, me racontait que le tailleur d'Ancy-le-Franc, qui
+avait fait cette belle besogne, la tête montée par cette aventure,
+était venu à Paris pour s'y établir, comptant sur sa renommée; mais il
+fut obligé de revenir à Ancy-le-Franc.]
+
+--Tu sais bien ton métier, n'est-ce pas, faquin?...
+
+M. de Louvois, quoique très-jeune, était déjà redouté de ses vassaux
+futurs; il était même plus que redouté; et l'excès de sa violence,
+qui, après tout, n'était souvent provoquée que par la rigueur de son
+père, était une cause de la terreur que les paysans de ses terres
+avaient de lui... Le pauvre tailleur le regarda sans lui répondre.
+Enfin une troisième fois M. de Louvois très-énergiquement lui
+demanda:
+
+--_Sais-tu bien ton métier, coquin?_
+
+L'épithète croissait et devenait significative... le tailleur comprit
+enfin que _le marquis était fou_ ainsi que lui-même le dit ensuite;
+aussi s'empressa-t-il de lui répondre:
+
+--Oui, monseigneur.
+
+--Es-tu capable de me faire pour après-demain, à midi, un habillement
+complet?
+
+LE TAILLEUR.
+
+Oui, monseigneur.
+
+M. DE LOUVOIS.
+
+Habit, veste et culotte?
+
+LE TAILLEUR.
+
+Oui, monseigneur.
+
+M. DE LOUVOIS.
+
+Je ne suis pas ton seigneur, et tu m'impatientes; réponds-moi tout
+naturellement: es-tu capable d'employer une étoffe qui n'est pas en
+usage, et qui sera difficile à mettre en oeuvre? réfléchis bien avant
+de t'engager.
+
+LE TAILLEUR, avec orgueil.
+
+Oui, mons..., oui, monsieur le marquis...
+
+M. DE LOUVOIS.
+
+Eh bien! prends ma mesure...
+
+Le tailleur prit la mesure de M. de Louvois avec le même sérieux
+qu'aurait mis à cette opération le plus fameux tailleur de Paris...
+Cela fait, il attendit les ordres de M. de Louvois; son valet de
+chambre, qui connaissait l'état de la bourse du tailleur, ainsi que
+celle de son maître, se pencha à l'oreille de celui-ci, et lui dit
+très-bas:
+
+--Monsieur, voilà bien la mesure prise... mais ce n'est pas tout, et
+l'étoffe?...
+
+M. de Louvois haussa les épaules, et s'adressant au tailleur:
+
+--Prends cette tapisserie que tu vois à terre auprès de toi, dit-il au
+rustre... tu dois trouver amplement dans toute cette partie que j'ai
+mise à bas de quoi me faire un habit complet... _emporte ta
+marchandise_, mets-toi à l'ouvrage, et sois prêt pour après-demain à
+midi... Sinon!...
+
+Ce fut pour le coup que le tailleur crut que M. de Louvois n'avait pas
+la tête saine... mais sa volonté était impérative; il s'imagina enfin
+que les grands seigneurs pouvaient avoir des modes étrangères aux
+coutumes de province... il ramassa la tapisserie, et finit par penser
+qu'il y aurait en effet de l'originalité dans cet habillement, et le
+plus curieux, c'est qu'il mit de l'amour-propre à le faire... il
+arrangea les choses de façon que les deux bras de Clorinde, dont l'un
+tenait un sabre, couvrirent les deux manches très-exactement... et le
+corps de la guerrière fit le même office sur le dos, et la partie
+inférieure dans les deux basques. Tancrède, dont les jambes étaient
+revêtues de cothurnes richement ornés de mufles de lion dorés,
+recouvrit les deux côtés de la culotte... quant à la veste, elle était
+légèrement ornée des plumes des deux casques.
+
+Le surlendemain, M. de Louvois avait envoyé son valet de chambre, qui
+était dans le secret de cette belle affaire, dès le matin chez le
+tailleur pour qu'il fût exact. Il avait passé la nuit et tint parole;
+à midi il était au château avec le précieux habillement, que M. de
+Louvois revêtit avec une joie complète; la chose avait du mérite, car
+on était alors dans le plus fort de l'été, et la chaleur était
+étouffante... C'était une étrange figure que celle de M. de Louvois,
+ayant alors à peine vingt ans, et vêtu d'un habit à nul autre pareil,
+car certainement, depuis le jour où l'Arétin se mit dans un habit de
+papier peint à l'huile, représentant une riche étoffe, pour aller
+faire sa cour à l'empereur Charles-Quint, on n'avait imaginé un pareil
+vêtement. Ce qui complétait la bouffonne mascarade, c'était une riche
+garniture de dentelles que lui avait donnée la femme de charge,
+vieille femme attachée autrefois au service de la mère de M. de
+Louvois, et qui, l'ayant vu naître, l'aimait et _le gâtait_, comme on
+le disait alors. En apprenant la sévérité de M. de Souvré, elle avait
+cherché à l'adoucir; et elle s'était occupée à monter un jabot et des
+manchettes en superbe maline brodée; elle avait joint à cela des bas
+de soie blancs et un col de très-belle mousseline des Indes. Elle
+ignorait l'histoire de la tapisserie comme tout le monde, car le
+secret avait été fidèlement gardé par le tailleur et le valet de
+chambre, et la bonne vieille femme de charge dit au valet de chambre
+en lui donnant ses dentelles et ses bas de soie:
+
+--Du moins ce cher enfant relèvera-t-il un peu le triste état de son
+vieil habit... mais aussi! comment est-il possible, monsieur Comtois,
+que vous ayez laissé venir M. le marquis de Louvois dans un pareil
+état!...
+
+M. de Louvois avait aussi trouvé le moyen d'avoir une épée assez
+belle[95], à laquelle la femme de charge se chargea de mettre un
+noeud... Son valet de chambre se surpassa dans la manière de le
+coiffer... Enfin c'était le plus étrange composé de choses
+inconvenantes et convenables qu'il soit possible d'imaginer!... C'est
+ainsi arrangé qu'il attendit, avec un battement de coeur inimaginable,
+le moment où il ferait son entrée triomphale dans le salon.
+
+[Note 95: Une épée était une chose indispensable dans la toilette et
+la tenue d'un homme. Il n'y avait qu'une exception, elle était pour le
+maître de maison _chez lui_; mais aussitôt qu'il y était en cérémonie,
+il avait l'épée au côté... Cette coutume était _une mode_, on peut le
+dire, de la régence et de Louis XV. Sous Louis XIV on ne portait à la
+cour ni l'épée, ni l'uniforme, excepté pour prendre congé quand on
+partait pour l'armée...
+
+Une autre coutume qui paraîtra étrange aujourd'hui, c'était celle des
+_gants_. Un homme ne portait _jamais_ de gants, si ce n'est à la
+chasse, ou bien à cheval. Il était reçu qu'un homme ne devait rien
+craindre, pas plus le hâle qu'autre chose, pour la beauté de ses
+mains. Quant à _elles-mêmes_, il était censé qu'elles étaient toujours
+assez soignées pour pouvoir serrer la main de la femme la plus
+élégante. Et puis les hommes de la bonne société, à cette époque,
+n'allaient jamais à pied; ce qui faisait que des manchettes en point
+d'Angleterre ou en maline brodée pour l'été, et en valencienne ou en
+point d'Alençon pour l'hiver, étaient suffisantes pour _vêtir_ la main
+d'un homme. Cette coutume, au reste, de ne pas mettre de gants était
+tellement une loi de rigueur, que lorsque des hommes allaient faire
+une promenade à cheval, et au retour entraient dans l'écurie pour y
+laisser leurs chevaux, S'_ils oubliaient d'ôter_ leurs gants, les
+palefreniers avaient _un droit_ dont ils usaient. L'un d'eux allait
+vite cueillir quelques fleurs, et venait présenter un bouquet à celui
+qui avait oublié d'_ôter ses gants_. C'était une amende à laquelle il
+fallait se soumettre. La même rigueur, chose plus étonnante, existait
+à la chasse du roi, ou à toute autre chasse chez des gens de haute
+classe. Si, au moment de l'hallali, un chasseur, plus attentif au
+dernier cri du cerf qu'à l'étiquette de ses gants, arrivait les ayant
+aux mains... un piqueur allait couper une branche, et la donnait au
+chasseur distrait, qui s'empressait de payer l'amende...
+
+Cette dernière partie de la coutume de ne pas avoir de gants, et cela
+seulement depuis Louis XIV, me ferait croire à une origine ignorée,
+mais positive, qui rappellerait un fait quelconque concernant le roi.
+L'amende qu'on imposait me porterait à le penser.
+
+C'est ici le lieu de faire une remarque sur une chose qui m'a choquée
+bien souvent. J'ai parlé du mauvais ton des hommes aujourd'hui. C'est
+surtout dans l'ignorance des paroles du beau langage qu'ils sont bien
+en évidence, parce qu'ils veulent en imposer à eux-mêmes, et parlent
+avec aisance, Dieu sait comment! sur des sujets qu'ils ignorent. Par
+exemple, un homme croira parfaitement parler en disant très-haut:
+Taglioni a dansé comme un ange!--Déjazet a fait Frétillon en
+original.--Quant à Cinti, elle a chanté hier comme on ne chante plus,
+etc., etc.
+
+Cette manière de retrancher l'épithète de _madame_ ou de
+_mademoiselle_ n'est aucunement de bon goût, et j'avoue que j'en ai
+été choquée. Cela va avec les reproches que l'abbé Delille fit à son
+ami le provincial, lorsqu'il lui dit: «Mon ami, ne demandez jamais du
+_champagne_, mais bien du vin de Champagne et du vin de Bordeaux; sans
+quoi les mauvais plaisants diront que vous dînez au cabaret.»
+
+Et ainsi de suite!... Qu'on juge du reste d'après cela.]
+
+Les convives arrivèrent. M. de Louvois ne bougea pas de son
+appartement aux premières voitures, qui n'amenaient que des personnes
+assez indifférentes pour lui; mais lorsqu'on lui annonça la voiture de
+madame l'intendante et de quelques autres femmes de distinction, il
+s'élança, léger comme un sylphe, et se trouva à la portière au moment
+où la voiture s'arrêtait devant le perron, prêt à donner la main à
+madame l'intendante, qui d'abord crut avoir une vision, et qui retomba
+ensuite dans le fond de sa voiture, toute pâmée et riant à en
+mourir!...
+
+Quant à M. de Louvois, parfaitement impassible et sérieux, il
+attendait avec un air modeste que ces dames eussent épuisé leur gaîté,
+ce qu'il ne pouvait espérer; car à chaque nouveau coup d'oeil jeté sur
+lui, on faisait une nouvelle découverte qui redoublait cette gaîté.
+C'était la plus burlesque des histoires de M. de Louvois, et il en
+faisait de bonnes... Enfin l'intendante sortit de sa voiture, et, se
+confiant à M. de Louvois, elle se disposait à monter au château,
+lorsque le marquis de Souvré arriva lui-même pour recevoir ses
+convives... Sa venue sur le lieu de la scène acheva le comique de
+l'aventure. M. de Louvois a dit depuis que jusque-là la chose avait
+été médiocrement, et qu'en l'imaginant il avait spécialement compté
+sur ce qu'il appelait la coopération de son père.
+
+Aussitôt, en effet, que M. de Souvré aperçut cette étrange figure qui
+montait gravement l'escalier du perron du château, ayant Clorinde sur
+les deux bras, Tancrède sur le dos et l'intendante au poing, M. de
+Souvré eut le caractère assez mal fait pour se fâcher!... Se
+fâcher!... à la bonne heure encore!... mais ne pas rire! voilà qui ne
+mérite aucune pitié.. M. de Louvois, eût-il fait pis, aurait encore
+bien fait... Quoi qu'il en soit, M. le marquis de Souvré, en
+apercevant son fils, lui lança un regard de colère furieuse, qui
+devait le foudroyer; mais M. de Louvois avait aussi revêtu la cuirasse
+de Clorinde, et tous les traits qu'on lui décochait venaient mourir à
+ses pieds sans le frapper.... Il n'en continua pas moins à mener
+madame l'intendante comme en triomphe, et sa manière ne changea en
+rien sous l'artillerie incessante de son père:
+
+--Monsieur, s'écria enfin M. de Souvré, que la fureur rendait presque
+inintelligible, monsieur, qu'est-ce donc que cette mascarade?
+
+--Monsieur, répondit M. de Louvois très-respectueusement, j'ai eu
+l'honneur de vous répondre avant-hier, lorsque vous m'ordonnâtes
+d'avoir pour aujourd'hui un autre habit que celui que je portais, que
+je n'en avais pas d'autre... et je vous demandai...
+
+--Assez, assez, monsieur, s'écria M. de Souvré...
+
+--Je vous demande humblement la permission de me justifier devant ces
+dames, monsieur, interrompit M. de Louvois. Je vous ai demandé de
+l'argent pour me faire faire un habit; vous m'avez refusé avec raison,
+car je suis bien coupable!... mais il fallait vous obéir, monsieur...
+car je ne voulais pas ajouter la désobéissance à mes autres torts, et
+j'ai fait faire cet habit.
+
+J'ai entendu raconter l'histoire par un témoin même du fait, qui dit
+que rien ne peut donner une idée d'abord de la figure de M. de
+Louvois; Carmontel fit son portrait par ordre du comte de la Marche
+(depuis M. le prince de Conti) dans son costume de vieille tapisserie.
+Quant à lui, il demeurait sérieux et calme, donnant toujours la main à
+l'intendante, entourée de plus de vingt personnes qui étaient
+arrivées depuis le colloque filial[96] et paternel, et dont la gaîté,
+contenue d'abord, avait ensuite éclaté, comme on peut se l'imaginer,
+devant une telle représentation.
+
+[Note 96: Je vais aller moi-même au-devant des objections qu'on
+pourrait faire sur cette parole, en me disant que cette belle société,
+dont je parle avec tant d'emphase, avait aussi des plaies bien
+repoussantes à voir. Je répondrai d'abord que ce n'est pas une raison
+qui combatte mon système que de me montrer, dans mon propre miroir,
+une physionomie étrangère parmi mes autres portraits... Les exceptions
+confirment les règles; et puis le détail que j'ai donné de cette scène
+montre au contraire la puissance des liens de famille sur cette autre
+puissance, qui est la plus forte, la plus souveraine de toutes. Les
+goûts avides voulant être satisfaits, jamais, à l'époque que je
+retrace, vous ne verrez une lutte _corps à corps_ et sans frein entre
+un père et un fils, ou un frère et un frère. Je sais bien que toute
+cette histoire que je rapporte ici est de nature à fournir des
+arguments contre moi, parce que la critique s'empare de tout; mais je
+dirai à cette critique que les faits eux-mêmes répondent pour eux.
+Ainsi, à côté de madame de Logny, caractère qui partout, en tout lieu,
+serait regardé comme celui d'un monstre, vous voyez des anges de
+candeur et de bonté dont les blanches _ailes_ cachent comme dans un
+sanctuaire les fautes de leur mère. Trouvez aujourd'hui un pareil
+exemple!]
+
+M. de Louvois était alors fort jeune; son esprit, naturellement
+caustique, se trouva aigri et presque excité par cette lutte
+continuelle entre son père et lui... Mes oncles, entre autres l'abbé
+de Comnène, ont beaucoup connu et aimé le marquis de Souvré, et j'ai
+été accoutumée à entendre parler de lui avec un grand respect et
+beaucoup d'affection. Quant à M. de Louvois, on en disait du mal,
+parce que son esprit satirique n'épargnait personne, et qu'à cette
+époque, ainsi que je l'ai déjà souvent démontré, la malveillance était
+plus qu'une malice lorsqu'elle s'exerçait sur des êtres inoffensifs;
+c'était grave. On était marqué d'un sceau réprobateur, et Gresset, en
+faisant sa comédie du _Méchant_, prit, dit-on, pour modèle le
+caractère de M. de Louvois. Son immense fortune, sa position dans le
+monde, ses alliances, tout lui donnait le droit de demander à la
+société du bonheur et une existence agréable... Il préféra déclarer la
+guerre à cette même société, dont il pouvait devenir lui-même l'un des
+plus importants personnages comme esprit distingué et comme amateur
+éclairé des arts. Son père espérant que le mariage pourrait peut-être
+calmer cet esprit inquiet, cette âme turbulente sans être passionnée,
+il regarda autour de lui, car il pouvait choisir, et il fixa son choix
+sur mademoiselle de Logny l'aînée. Madame de Logny était veuve et sa
+fortune immense; elle n'avait que deux filles, dont la dot était,
+dit-on, de plus d'un million pour chacune d'elles...
+
+Mesdemoiselles de Logny étaient toutes deux charmantes. L'aînée était
+fort petite, mais une miniature ravissante... C'étaient les plus jolis
+pieds, les plus jolies mains, une perfection de détails qu'il est
+difficile de décrire, et puis une charmante physionomie candide et
+exprimant tout ce qu'en effet renfermait de perfections l'âme d'une
+femme angélique comme l'était madame de Louvois.
+
+Madame de Logny, dont le caractère sera suffisamment dépeint par les
+faits qui vont se succéder dans cette histoire, madame de Logny avait
+un côté vulnérable dans son âme, et c'était ce qui avait quelque
+rapport avec sa fille aînée surtout. Cette enfant était l'enfant de sa
+tendresse, et toutes ses préférences étaient pour cette tête chérie.
+Enfin elle n'aimait qu'elle après elle-même. Aussi l'un des articles
+du contrat fut que M. et madame de Louvois habiteraient avec madame de
+Logny.
+
+Or, il est une vérité, et cette vérité existe depuis que le mariage
+est institué, et que par conséquent il y a des gendres et des
+belles-mères: ce sont deux feux grégeois renfermés dans le même lieu,
+et ce qu'il y a d'affreux, c'est que la pauvre jeune femme est la
+victime de la lutte, qui commence d'abord par des explications et
+finit toujours par une rupture[97]. Viennent ensuite les querelles et
+les raccommodements _replâtrés_, comme on le dit vulgairement; aux
+raccommodements succèdent les disputes et les injures, tout cela
+d'une charmante manière parmi les gens bien élevés; mais, ne fût-ce
+qu'à voix basse, les disputes ont lieu, et des disputes entre parents,
+c'est ce feu grégeois dont je parlais... Quel est le plus coupable des
+deux? je n'en sais rien. Je suis belle-mère, et je ne saurais pas
+affirmer que je n'ai jamais eu tort. Le fait est que le gendre et la
+belle-mère sont deux natures, qui probablement ne peuvent pas vivre
+ensemble; le mieux pour tous est donc de vivre séparés, _mais unis_,
+puisque être _réunis_ est impossible.
+
+[Note 97: Je parle de la généralité.]
+
+Mais de toutes les belles-mères de France et de tous les gendres du
+monde, madame de Logny et M. de Louvois étaient les plus incapables de
+vivre ensemble pendant quinze jours. M. de Louvois prit bientôt pour
+sa belle-mère une de ces belles aversions, bien complètes, _bien
+cubiques_, qui rendent, au reste, la vie un enfer pour ceux qui sont
+seulement témoins de ces scènes scandaleuses. Bientôt madame de Logny
+crut s'apercevoir que sa fille l'aimait moins; cela n'était pas vrai.
+M. de Louvois pouvait bien être un méchant coeur en tout ce qui
+frappait le ridicule, pour cela il était sans pitié, mais il avait de
+l'honneur, et jamais une parole qui aurait pu frapper à côté d'un
+sentiment douteux même ne serait sortie de ses lèvres. Le premier
+soupçon manifesté à cet égard l'exaspéra si puissamment qu'il voulait
+sortir de l'hôtel de sa belle-mère, quoiqu'il fut minuit!... Madame de
+Louvois se jeta aux pieds de son mari, les mouilla de ses larmes... il
+resta, mais le coup avait été porté, et la blessure ne devait plus se
+fermer... Cela est pour toutes les discussions... Il est des mots
+qu'il ne faudrait jamais dire!...
+
+Madame de Louvois aimait sa mère avec une grande tendresse, mais elle
+adorait son mari... À compter du jour où se rompirent leurs rapports
+intérieurs, elle n'en connut plus de tranquilles ni d'heureux. Sa
+mère, dont le caractère était naturellement terrible, devint elle-même
+aussi malheureuse que tout ce qui l'entourait; car enfin elle aimait
+sa fille, et le refroidissement de son affection, en lui donnant une
+souffrance inconnue, développa dans son âme des sentiments qui
+peut-être seraient demeurés éternellement inactifs dans un état
+heureux.
+
+Poussée au désespoir par le renouvellement journalier des plus
+cruelles scènes, madame de Logny crut qu'il suffisait de montrer à sa
+fille que son mari ne l'aimait plus pour qu'elle revînt à elle... Elle
+jugeait madame de Louvois d'après son propre coeur... elle ignorait au
+contraire l'effet qu'elle allait produire... Madame de Louvois devait
+haïr l'être qui lui enlevait ses illusions pour mettre du malheur en
+la place de son bonheur bien-aimé! Mais c'était sa mère... elle ne fit
+que s'éloigner... L'infortunée n'avait même plus un coeur pour y
+verser ses peines, un sein sur lequel elle pût pleurer!... et à vingt
+ans elle demeurait isolée, entourée des plus douces affections, et si
+bien faite pour les sentir!...
+
+M. de Louvois était absent. À son retour de la campagne, où il avait
+été passer huit jours, il trouve sa femme pâle et mourante... voulant
+se taire, mais l'âme trop brisée pour contenir et ses tortures et le
+sujet de ses souffrances... Enfin elle parla!... En l'écoutant, son
+mari sourit avec une expression qui devait avertir la malheureuse
+femme de l'avenir qui se préparait pour elle... Elle n'osait parler à
+son mari... seulement elle le regardait en pleurant... mais quelle
+éloquence dans ce regard!... que de souffrances cachées venaient s'y
+révéler! il semblait dire:--Grâce!... grâce _pour moi_ qui ai tant
+souffert!...
+
+Monsieur de Louvois n'était pas un homme méchant dans l'acception
+attachée à ce mot... En voyant souffrir aussi cruellement un être
+parfait dont le seul crime, après tout, était de l'aimer assez pour le
+défendre contre une mère injuste, toutes les facultés actives de son
+âme se soulevèrent contre sa belle-mère, et les larmes de madame de
+Louvois ne servirent plus au contraire qu'à entretenir une haine qui
+devait amener un résultat funeste pour les acteurs de ce terrible
+drame...
+
+Un jour, madame de Logny était allée dîner à Auteuil chez M. de la
+Popelinière. Elle revint tard... en entrant dans la cour de son hôtel,
+elle vit toute la partie qu'occupait madame de Louvois sombre et
+solitaire; c'était le jour de la loge de madame de Louvois à
+l'Opéra... Madame de Logny fit sonner sa montre:
+
+--Minuit! dit-elle... déjà retirée! serait-elle malade? Votre soeur
+devait-elle aller à l'Opéra ce soir? demanda madame de Logny à sa
+fille cadette, qu'elle avait fait sortir du couvent depuis peu de
+jours...
+
+--Oui, madame, elle devait y aller avec madame de Belzunce... Cette
+réponse calma l'inquiétude qui avait saisi madame de Logny en voyant
+toutes ces fenêtres fermées, et pas un rayon de lumière rompre ce
+voile noir qui semblait envelopper cette partie du bâtiment... Madame
+de Logny a dit depuis à quelqu'un de son intimité qu'un pressentiment
+sinistre l'avait frappée au moment où sa voiture était entrée dans la
+cour de son hôtel...
+
+Ce pressentiment n'était que trop fondé!... Madame de Louvois n'était
+plus chez sa mère!... Son mari avait enfin exécuté ce qu'il méditait
+depuis bien des jours!... Il avait acheté un hôtel, l'avait fait
+meubler, avait tout disposé; et puis, pour éviter une scène, il avait
+choisi un jour où sa belle-mère était absente pour annoncer à sa femme
+qu'elle allait quitter la maison maternelle... Le désespoir de madame
+de Louvois fut affreux!... Elle se mettait à genoux devant son mari,
+lui prenait les mains, les lui baisait en les mouillant de larmes!...
+Pauvre femme! souffrir et pleurer... toujours des douleurs, toujours
+des sacrifices!... Mais cette fois qu'il était grand! et puis qu'il
+était inattendu! car M. de Louvois avait tout caché à sa femme... il
+avait compris que madame de Louvois ne pouvait entrer en aucune
+manière dans un mystère qui avait pour but de causer une grande peine
+à sa mère. De quel droit demanderait-elle un jour à ses enfants du
+respect ou de l'amour, si elle-même était mauvaise fille?... Cette
+pensée, qui n'était suggérée que par un sentiment tout personnel,
+devrait être plus connue qu'elle ne l'est de la génération présente...
+
+En quelques heures tout fut accompli. Madame de Louvois, au désespoir,
+quitta furtivement la maison maternelle pour n'y plus jamais
+revenir!... En passant le seuil de cette porte qu'elle croyait ne
+jamais franchir pour toujours que dans son cercueil, elle sentit son
+coeur se briser, et, tombant à genoux dans sa voiture, elle fondit en
+larmes!... Son mari, qui appréciait l'étendue du sacrifice qu'elle
+lui faisait, la releva, et, la pressant sur son coeur, il lui promit
+de lui rendre tout le bonheur qu'elle laissait derrière elle... Mais,
+dans un pareil instant, la pauvre enfant ne l'entendait pas... les
+torts de sa mère s'effaçaient à chaque tour de roue de cette voiture
+qui l'enlevait à elle! Et sa soeur!... cette amie de son enfance,
+cette soeur bien-aimée, cet ange!... ne plus la voir!... Un moment
+madame de Louvois crut qu'elle allait mourir...
+
+--Je ne puis, non, je ne puis les quitter! s'écria-t-elle dans une
+angoisse qui bouleversait tous les traits de son charmant visage...
+
+M. de Louvois fit arrêter la voiture.
+
+--Vous êtes maîtresse de vos actions, dit-il à sa femme. Je ne
+m'oppose pas à ce que vous demeuriez avec votre mère... Mais vous
+savez que jamais je ne repasserai le seuil de sa maison... Quant à
+vous, c'est votre devoir d'y retourner, si votre coeur vous y
+entraîne... Mais alors... adieu pour toujours!...
+
+Madame de Louvois demeura pâle et glacée en écoutant ces terribles
+paroles!... Quelle option on lui proposait!... d'un côté sa mère et sa
+soeur!... de l'autre son mari, un mari qu'elle adorait!... Cette
+torture de l'âme à laquelle elle fut soumise pendant quelques minutes,
+elle ne sait pas elle-même a-t-elle dit depuis, comment elle put la
+supporter! Enfin la nature elle-même se prononça, car une plus longue
+indécision aurait brisé l'être délicat qui l'éprouvait... Elle se jeta
+toute en larmes dans les bras de son mari, en lui criant:
+
+--Toi! toi!... Mais ne dis pas que tu ne reverras plus ma mère!...
+
+M. de Louvois a dit que ce cri du coeur avait été si puissamment jeté
+qu'il avait été au moment de ramener sa femme chez sa mère... Mais
+cette pensée fut tellement fugitive que madame de Louvois l'ignora
+toujours. Ils arrivèrent dans leur nouvel asile, et pendant plusieurs
+jours madame de Louvois fut distraite par les soins que réclamait
+d'elle une nouvelle installation.
+
+Mais qui peut peindre la fureur de madame de Logny?... Plus elle avait
+aimé sa fille, plus son _abandon_, ainsi qu'elle appelait son départ,
+lui semblait outrageant!... Selon elle, madame de Louvois devait avoir
+assez d'empire sur son mari pour l'empêcher de partir... Les
+sentiments les plus haineux s'éveillèrent dans cette âme remplie de
+passions violentes et hors de mesure: elle blasphéma, elle maudit; et
+lorsque sa plus jeune fille, épouvantée de ses accès furieux, lui
+demandait en pleurant de pardonner à sa soeur, elle lui
+criait:--Tais-toi! ne me parle pas de cette _étrangère_! N'a-t-elle
+pas une autre famille?
+
+L'ange[98] qui plaidait ainsi pour l'autre ange absent pleurait alors
+avec une profonde douleur, et mettait aux pieds de la croix toutes ses
+larmes et ses souffrances, en demandant à Dieu de changer le coeur de
+sa mère, et de lui inspirer pitié et pardon pour sa fille absente.
+Mademoiselle de Logny était de la plus grande piété... Élevée à
+Panthemont, elle n'en avait pas rapporté dans sa famille une grande
+hauteur, des manières insupportables, et tout ce que réprouve, au
+contraire, une douce charité, une vraie piété. Elle aimait sa soeur
+avec une grande tendresse; elle respectait sa mère, la craignait, mais
+remplissait exactement envers elle les devoirs d'une fille chrétienne.
+La beauté de mademoiselle de Logny était d'un autre caractère que
+celle de sa soeur. Madame de Louvois n'était que jolie d'ailleurs;
+mademoiselle de Logny était parfaitement belle. Ses yeux fendus en
+amandes donnaient un regard qu'on n'oubliait plus lorsqu'il s'était
+une fois arrêté sur vous. Ses paupières longues, soyeuses,
+s'abaissaient sur ses joues avec l'expression muette et pourtant si
+éloquente des vierges de Raphaël... Souvent un étranger, passant
+auprès de la chapelle de la Vierge à Saint-Sulpice, s'arrêtait avec
+une admiration saintement respectueuse devant une femme qui priait...
+En voyant ce front blanc et pur, cette tête ravissante de beauté
+s'incliner humblement comme la moins belle des servantes de Dieu
+devant sa sainte mère; en voyant tant de perfections extérieures
+exhalant un parfum du ciel, l'étranger devinait l'âme d'un ange, et
+disait en s'éloignant à regret:
+
+--Oh! si elle priait jamais pour moi!...
+
+[Note 98: Les impressions que j'ai reçues dans ma jeunesse sont
+demeurées profondément gravées dans mon coeur. J'ai visité le château
+de Louvois avec des personnes qui avaient vécu dans l'intimité de
+madame de Louvois, et qui me parlèrent longtemps non-seulement d'elle,
+mais de sa famille. Tous ces souvenirs se sont groupés autour de ma
+pensée le jour où j'ai voulu parler de madame de Custine... J'ai
+longtemps ignoré que la comtesse de Custine et mademoiselle de Logny
+n'étaient qu'une même personne.]
+
+Pour elle, inattentive aux choses de ce monde, elle priait et
+pleurait. Sa soeur, exilée de la maison maternelle, lui apparaissait
+dans ses rêves, la suivait incessamment. Sa mère, implacable dans son
+ressentiment, non-seulement refusait jusqu'aux lettres de madame de
+Louvois, mais elle avait défendu sous les peines les plus sévères
+qu'on prononçât son nom devant elle. Un jardinier au service de la
+famille depuis vingt-sept ans, et qui avait vu naître madame de
+Louvois, fut chassé sans pitié par sa cruelle mère pour avoir conservé
+chez lui un arbuste qu'il avait planté le jour où mademoiselle de
+Logny l'aînée avait fait sa première communion. Cet arbuste était une
+double-épine rose à fleurs doubles... En arrivant dans la terre où
+cette épine était plantée, madame de Logny ordonna que l'arbuste fût
+arraché. Le vieux jardinier s'y prit si bien que l'arbuste ne souffrit
+pas de son déplacement, et il le replanta dans le fond du petit jardin
+de sa maison. Madame de Logny, ayant appris cette fraude pieuse,
+chassa le vieillard qui lui montrait un coeur humain pour répondre à
+la parole d'une mère sans entrailles...
+
+La vengeance et la haine sont deux hôtes que le coeur d'une femme ne
+devrait jamais recevoir... mais celui d'une mère!... il en devrait
+ignorer le nom!... Que de nuits sans sommeil! que de jours sans repos!
+que de souffrances sans relâche!... Madame de Logny, incessamment
+torturée par des sentiments haineux, l'esprit toujours tendu vers des
+projets de vengeance, ne tarda pas à ressentir les effets d'une
+existence hors nature... Son sang s'enflamma, et une maladie chronique
+longue et douloureuse vint ajouter les maux du corps à ceux de
+l'âme...
+
+Mademoiselle de Logny, dévouée par devoir, le fut alors de coeur pour
+remplacer la fille absente auprès du lit mortuaire de sa mère. Elle
+espérait que le moment viendrait où madame de Logny rappellerait
+l'enfant exilée!... Elle épiait chaque instant favorable... mais,
+hélas! il n'en venait pas! plus madame de Logny avançait vers la
+tombe, plus son ressentiment devenait implacable!... Il y avait dans
+l'âme de cette femme des semences de haine d'une amertume inconnue
+pour qui porte le nom de femme!... Sa fille était bien malheureuse!...
+elle venait de découvrir une vérité que son respect filial lui avait
+jusqu'alors dérobée!... sa mère n'avait aucune piété... Mademoiselle
+de Logny, au désespoir, se révéla tout entière dans ce moment
+solennel; la jeune fille timide disparut pour faire place à la fille
+chrétienne... Sans sortir du respect qu'elle devait à sa mère, elle
+résolut d'empêcher l'affreux malheur de lui voir rendre à Dieu une âme
+impénitente ne sachant pas pardonner... Depuis cinq jours et cinq
+nuits, madame de Louvois était dans la maison de sa mère comme une
+criminelle qui serait obligée de céler et sa voix et ses pas... Un ami
+de madame de Logny, le président de Périgny, homme d'une probité
+exacte et positive, et dont l'âme était aussi tendre et bonne que son
+caractère[99] était honorable, le président de Périgny se joignit à
+mademoiselle de Logny, qu'il aimait et vénérait, pour obtenir le
+pardon de madame de Louvois... Ils dirent quelques paroles vagues...
+Au premier mot, madame de Logny, qui était mourante, parut se ranimer,
+et une expression si terrible se peignit dans son regard agonisant que
+mademoiselle de Logny n'osa poursuivre et fit signe au président de ne
+pas continuer... Dans ce moment le curé de sa paroisse, ayant appris
+l'état désespéré de la malade, crut qu'il était de son devoir de se
+présenter chez elle, même sans être appelé... En le voyant, madame de
+Logny parut agitée... elle se détourna, témoignant ainsi sa volonté...
+Mais l'homme de Dieu était là pour remplir une mission, il devait se
+laisser repousser; le prêtre chrétien ne peut jamais être humilié...
+Il parla de Dieu à la mourante... lui montra ses miséricordes, lui dit
+combien il était indulgent et paternel!... qu'il suffisait d'un
+instant de repentir pour racheter une vie entière de fautes et même
+d'oubli de Dieu!... Madame de Logny, immobile et silencieuse, ne
+paraissait pas entendre les paroles du prêtre... Il voulut alors
+arriver à son âme par une route qu'il jugeait plus accessible!... il
+osa prononcer le nom de madame de Louvois!... À ce nom, tout le corps
+de la mourante s'agita... ses lèvres, qui étaient demeurées fermées
+pour répondre à l'homme de Dieu quand il lui parlait de sa
+miséricorde, ses lèvres s'ouvrirent pour dire au curé:
+
+--Monsieur, je vous ordonne de sortir!...
+
+[Note 99: Il était l'homme de Paris qui jouait le mieux les
+proverbes.]
+
+Le curé s'éloigna avec soumission; mais, à la prière de mademoiselle
+de Logny, il ne quitta pas la maison.
+
+Après son départ, madame de Logny parut vivement agitée; elle appela
+le président de Périgny.
+
+--Je veux voir mon notaire, lui dit-elle d'une voix tremblante
+d'émotion... mais d'une émotion qui n'avait rien de doux... Faites-le
+venir... et qu'il se hâte, je sens qu'il en est temps.
+
+Le notaire était un homme d'une haute probité, comme les notaires
+l'étaient presque tous à cette époque... Il s'approcha de madame de
+Logny avec l'intention de calmer l'irritation de ses ressentiments
+dont il connaissait toute l'étendue, car depuis deux ans il avait
+constamment lutté avec madame de Logny pour l'empêcher de dénaturer
+entièrement sa fortune: la pensée que sa fille aurait sa part dans sa
+succession la mettait au désespoir... Cette femme n'avait rien
+d'humain!...
+
+Le notaire espérait qu'accablée par la souffrance, elle serait plus
+accessible aux représentations qu'il voulait lui faire... mais quelle
+fut sa surprise lorsque la moribonde, se soulevant à demi, lui dit
+sèchement:
+
+--Je vous ai mandé pour faire mon testament et non pour vous demander
+conseil... Je n'en prends que de moi-même dans une affaire telle que
+celle-ci, surtout lorsqu'elle se décide sur un lit de mort!... Si vous
+ne voulez pas écrire sous ma dictée... sortez et laissez-moi... les
+moments me sont comptés...
+
+Le notaire s'inclina et lui dit qu'il était prêt... En effet, que
+pouvait-il faire?... Madame de Logny aurait fait faire son testament
+par un notaire étranger qui ne pouvait défendre aucun intérêt dans une
+famille qui lui était inconnue. Le notaire de madame de Logny avait
+toujours une espérance, quelque vague qu'elle fût, d'être utile aux
+enfants de la mourante.
+
+Les dispositions de madame de Logny furent longues à légaliser... et
+lorsque le notaire sortit de sa chambre, elle était expirante... Sa
+fille, mademoiselle de Logny, était pendant ce temps en prières, et
+demandait à Dieu de la guider dans une circonstance aussi délicate...
+À demi éclairée par quelques mots que sa mère avait laissé échapper
+dans un moment de délire, elle voulut éloigner d'elle jusqu'à
+l'inquiétude de pouvoir écouter une tentation. Elle fit prier le
+président de Périgny de passer chez elle. Lorsqu'ils furent seuls,
+mademoiselle de Logny dit au président qu'elle avait de vives
+inquiétudes sur le sort de sa soeur...
+
+--Je crains, dit-elle, que ma mère ne persiste dans sa funeste
+résolution et que nous ne puissions obtenir le pardon de ma soeur...
+Cette nuit, tandis que je veillais auprès de ma mère, j'ai recueilli
+quelques paroles qui m'ont fait trembler!... Mais si, comme je le
+redoute, j'étais l'objet d'une injuste préférence, je veux qu'un
+engagement solennel me lie à jamais... C'est dans vos mains, monsieur,
+c'est à vous, vous que je regarde comme un père, que je jure ici
+devant mon Sauveur (et elle se mit à genoux devant un crucifix) de
+rendre à ma soeur la part qui lui revient dans le bien de ma mère!...
+Vous êtes témoin et dépositaire du serment que j'en fais, monsieur;...
+c'est comme un testament, maintenant, poursuivit-elle: je suis
+engagée, quoi qu'il arrive.
+
+Le président aimait mademoiselle de Logny comme si elle eût été sa
+fille... il fut touché aux larmes de cette énergie donnée par le coeur
+que venait de témoigner cette jeune fille en face d'une position
+épineuse selon les vues du monde, mais facile pour une personne comme
+mademoiselle de Logny... elle n'était point faite pour ce monde et ne
+le comprenait pas...
+
+--Allons retrouver ma mère, dit-elle à Périgny, je viens d'entendre
+sortir le notaire...
+
+C'était lui, en effet, qui venait de quitter madame de Logny; accablée
+par l'effort qu'elle avait dû faire pour dicter ses dernières
+volontés, fatiguée peut-être de ce doute qui s'établit au chevet de
+mort du chrétien réfractaire, madame de Logny paraissait souffrir plus
+qu'elle n'avait encore souffert: sa respiration courte et pressée, son
+regard vague et quêteur, un tremblement convulsif qui agitait tous ses
+membres, semblaient annoncer que sa dernière heure allait bientôt
+sonner; sa fille se mit à genoux près de son lit, en priant Dieu tout
+bas. En ce moment minuit sonnait... madame de Logny tressaillit...
+Cette cloche, dont le son se perdait au loin, tout en résonnant à
+l'oreille de ceux qui veillaient, lui parut comme une sorte d'appel.
+
+--Quelle est cette heure?... demanda-t-elle d'une voix assez assurée.
+
+MADEMOISELLE DE LOGNY.
+
+Minuit, ma mère...
+
+MADAME DE LOGNY.
+
+Minuit!... voilà la dernière fois que je l'entendrai sonner!...
+
+MADEMOISELLE DE LOGNY, se remettant à prier, dit à voix basse
+plusieurs prières... peu à peu sa voix s'élève:
+
+Ô mon rédempteur! victime d'amour et de patience... je remets mon
+esprit entre vos mains... et puisqu'en mourant vous nous avez ouvert
+le chemin du ciel, permettez à cette âme chrétienne d'entrer dans la
+demeure de vos élus... accordez-lui...
+
+MADAME DE LOGNY, interrompant sa fille.
+
+Qu'est-ce que cette prière que vous dites?
+
+MADEMOISELLE DE LOGNY.
+
+Les stations de la Passion, ma mère; Jésus-Christ sur la croix[100]...
+
+[Note 100: Prières pour la Passion. VIe station. Jésus sur la croix.]
+
+MADAME DE LOGNY, très-agitée.
+
+Des prières!... je n'en veux pas!... je ne peux pas prier, moi!...
+
+En ce moment, le curé de la paroisse, qui voulait au moins prier pour
+la mourante, tenta un nouvel effort auprès d'elle et rentra dans la
+chambre: en l'apercevant, madame de Logny éprouva une sensation
+terrible et qui devait ressembler à des remords; cependant elle jeta
+un regard encore animé par le feu de la haine... elle comprenait
+tacitement que ce prêtre chrétien était chargé d'absoudre et jamais
+de maudire... voilà quelle était la parole de Dieu... Le curé comprit
+le regard de madame de Logny, mais il ne s'en effraya pas... il devait
+parler...
+
+--Madame, dit-il à la mourante, vous êtes bien malade: sans doute Dieu
+vous rendra la santé... mais il faut se préparer constamment à la
+mort... et surtout il faut être chrétienne.
+
+MADAME DE LOGNY, dont les traits sont déjà altérés par les approches
+de la mort.
+
+Monsieur le curé... monsieur... je vous ai déjà dit que je ne voulais
+pas que le clergé s'immisçât dans mes affaires de famille!... et en
+voilà... plus... peut-être... que j'ai...
+
+LE CURÉ, l'interrompant vivement.
+
+Madame, les moments que Dieu vous laisse sont trop précieux pour être
+perdus en vaines paroles... Vous avez deux enfants, madame...
+
+MADAME DE LOGNY.
+
+Silence... silence!...
+
+LE CURÉ.
+
+Non, madame; je ne garderai pas le silence dans une heure aussi
+terrible: je veux vous sauver... vous sauver de vous-même!...
+pardonnez... pardonnez au nom de celui qui pardonna à ses bourreaux...
+
+MADEMOISELLE DE LOGNY, à genoux près du lit de sa mère.
+
+Ma mère... grâce pour ma soeur!... grâce!
+
+MADAME DE LOGNY, d'une voix sourde.
+
+Jamais!... jamais!...
+
+MADEMOISELLE DE LOGNY fait signe à Périgny d'aller chercher madame de
+Louvois... et prenant la main déjà glacée de madame de Logny.
+
+Ma mère!... tandis que peut-être vous accusez ma soeur d'être loin de
+vous... elle était là!...
+
+MADAME DE LOGNY fait un mouvement suivi d'un gémissement. Mademoiselle
+de Logny continua:
+
+Depuis six jours elle partage mes veilles... elle est là... la
+voilà...
+
+À cette dernière parole, madame de Logny retrouva un reste de
+forces... elle se dressa à demi sur son lit, jeta un oeil hagard vers
+la porte où madame de Louvois, soutenue par le président, attendait
+l'arrêt de sa mère. En la voyant, la physionomie déjà bouleversée de
+madame de Logny devint effrayante... Un son rauque s'échappa de sa
+poitrine; enfin, rassemblant ce qui lui restait de forces, elle jeta à
+sa malheureuse fille ces foudroyantes paroles:
+
+--Je te maudis!...
+
+Et retombant sur ses oreillers, elle expira peu d'instants après au
+milieu d'horribles convulsions.
+
+Quant à sa malheureuse fille, elle était tombée sans connaissance sous
+l'anathème de sa mère, et pendant plusieurs heures on craignit pour sa
+vie. Revenue à elle, l'infortunée quitta cette maison où elle avait
+reçu la naissance et où sa mère venait de lui donner la mort... À
+compter de ce jour elle n'en eut plus un seul d'heureux, et peu
+d'années s'écoulèrent entre la malédiction maternelle et la mort de
+la fille innocente et maudite.
+
+
+DEUXIÈME PARTIE.
+
+MADAME LA COMTESSE DE CUSTINE.
+
+Aussitôt que sa mère eut rendu le dernier soupir, mademoiselle de
+Logny quitta cette maison qui lui était devenue odieuse après les
+événements qui venaient de s'y passer; elle se retira à Panthemont. Ce
+fut là que le président de Périgny fit ouvrir le testament de madame
+de Logny... elle y déshéritait ses deux filles et donnait son
+argenterie, ses diamants, _toute sa fortune_, au président... Il avait
+fallu _ce fidéi-commis_ pour que M. de Louvois ne pût attaquer le
+testament... Le président remit donc fidèlement à mademoiselle de
+Logny toute la fortune de sa mère, qui était immense et dans le plus
+bel état...: cette fortune allait à plus de cent vingt mille francs de
+rentes, sans compter un mobilier estimé au-delà de cent mille écus...
+
+Lorsque mademoiselle de Logny fut en possession entière, alors elle
+fit faire un partage _égal_ de tout ce qu'avait laissé sa mère... une
+tasse, même la plus commune, ne demeura pas dans son lot, et lorsque
+tout fut terminé, une cuillère de vermeil dépareillée ne trouvant pas
+sa place, mademoiselle de Logny la rompit en deux et en envoya la
+moitié à sa soeur!...
+
+Un an après la mort de sa mère, mademoiselle de Logny fut demandée en
+mariage par tout ce que la cour de France avait de jeunes gens
+distingués et par leur naissance et par leur fortune... Elle hésita
+longtemps dans son choix; enfin elle se détermina en faveur de M. le
+comte de Custine, l'un des premiers seigneurs de la Lorraine, et
+lui-même, personnellement, était un homme supérieur: séduit par tout
+ce qu'il entendait dire de mademoiselle de Logny, il se mit sur les
+rangs pour obtenir sa main, et fut assez heureux pour être choisi par
+elle.
+
+Jamais un mariage fait sous d'aussi heureux auspices n'eut de plus
+heureuses suites. J'ai dit quelques mots sur le bonheur calme de
+l'hôtel de Custine, mais je ne suis sans doute parvenue
+qu'imparfaitement à donner une idée de cette félicité des anges telle
+que celle qui se rencontre dans le mariage, lorsque les deux époux
+s'aiment! C'est de toutes les joies terrestres la plus profonde et la
+plus vive...
+
+J'ai dit que le cercle de madame de Custine était borné; cependant il
+était assez étendu pour que son salon[101] offrît à l'observation un
+point de comparaison assez piquant avec ce monde bruyant qui
+l'entourait; toutes ses amies étaient jeunes et d'un esprit agréable:
+l'une d'elles vient seulement de mourir il y a peu de mois: c'est
+madame la comtesse d'Harville, dont le mari était sénateur et l'un des
+hommes les plus honorables de l'ancienne noblesse attachés à l'Empire;
+il était chevalier d'honneur de l'impératrice Joséphine. Madame
+d'Harville était jolie, son esprit parfaitement agréable et son
+commerce entièrement sûr; je ne l'ai connue qu'âgée, mais toujours
+aimable: elle était soeur de _mon petit père Caulaincourt_[102], père
+du duc de Vicence. La marquise de Brehan[103], dame du palais de la
+reine Marie-Antoinette, était aussi l'une des amies de madame de
+Custine: sa petite taille était une miniature parfaite; elle était
+charmante, et son esprit, sa grâce, ses talents (elle peignait les
+fleurs d'une manière remarquable), en faisaient une personne vraiment
+nécessaire dans une intimité lorsqu'une fois on l'avait connue et
+appréciée. Venait ensuite madame de Vaubecourt, jolie et agréable
+femme, que pendant longtemps madame de Custine admit dans l'intimité
+de son intérieur et que tout le monde croyait une _ingénue naïve_, et
+qui n'était rien moins que cela... Son mari était un homme
+parfaitement sérieux, qui ne riait que par éclats et puis qui
+retombait dans un silence de plusieurs semaines; ce qui lui arriva
+dans la suite n'était pas fait pour changer son humeur. La comtesse de
+Crenay n'était pas jolie, mais elle avait une sorte d'originalité qui
+amusait, surtout lorsqu'on _savait jouer d'elle_; elle était bien la
+personne du monde la plus heureuse; elle était laide, et quoique jeune
+elle paraissait vieille; tout cela n'était rien pour elle, elle ne le
+voyait pas: bien loin de là, elle était convaincue qu'on ne pouvait la
+voir sans l'adorer; il y a des femmes comme cela, il y a même des
+hommes... Quant à madame la comtesse de Crenay, c'était avec une bonne
+foi qui avait en vérité de la bonhomie: elle avait un recueil
+d'histoires plus ou moins tragiques des infortunés qui se mouraient
+d'amour pour elle: les uns se jetaient à l'eau, les autres
+s'empoisonnaient ou bien s'asphyxiaient...; enfin, c'eût été un
+hôpital curieusement peuplé que celui qui aurait renfermé _ses
+victimes_. Le curieux de la chose, c'est qu'elle était, avec ce
+ridicule, la personne la meilleure et la plus facile à vivre: ce
+qu'elle disait, elle en était convaincue; si l'on avait l'air de
+douter, elle n'insistait pas: mais pour elle la chose n'étant pas
+douteuse, elle souriait et n'en parlait plus. Un jour, madame de
+Custine lui dit:
+
+--Ma chère, je veux absolument que vous me disiez le nom de
+quelques-uns de ces amants malheureux. Allons, vous ne craignez pas
+mon indiscrétion; d'ailleurs, c'est un secret de famille (madame de
+Crenay était cousine de madame de Custine).
+
+[Note 101: C'est dans ce sens aussi que j'ai écrit ici la biographie
+de madame de Custine. J'ai voulu donner une idée de la femme angélique
+qui, ayant tous les avantages pour briller dans le monde, préférait la
+retraite et y était heureuse. Cette figure est un type à observer.]
+
+[Note 102: J'en parle longuement dans mes _Mémoires sur l'Empire_. M.
+de Caulaincourt était l'un des meilleurs amis de ma mère.]
+
+[Note 103: C'est elle dont j'ai raconté l'intéressante histoire, dans
+le _Salon de madame de Polignac_, au premier volume.]
+
+C'était surtout à souper et à dîner chez sa mère, madame de La
+Tour-du-Pin, que madame de Crenay recevait ces bienheureuses
+déclarations dont les expressions _brûlantes_, disait-elle, me causent
+quelquefois beaucoup d'émotion!... Alors madame de Custine et madame
+d'Harville redoublaient d'insistance, et madame de Crenay cédait
+enfin, et c'était pour leur dire les noms d'hommes ayant cinquante ans
+et qui devaient être horriblement ennuyeux et laids à vingt-cinq. Un
+jour M. de Caulaincourt, frère de madame d'Harville, écrivit une
+déclaration des plus passionnées à madame de Crenay et la signa du nom
+d'un gentilhomme de Normandie qui avait été recommandé à M. de
+Crenay. Cet homme était silencieux, et même taciturne; il était jeune,
+mais point agréable. En tout la conquête n'avait rien de séduisant.
+
+Madame de Crenay laissait habituellement son sac à ouvrage et son sac
+à parfiler dans le salon; tandis qu'on allait souper, M. de
+Caulaincourt prit son temps et mit dans le sac à parfiler la lettre
+d'amour et deux _charmants_ morceaux en or pour parfiler, ainsi que
+cela était la mode alors. L'un représentait un coeur enflammé percé
+d'une flèche, l'autre un petit chien. Chacun de ces morceaux avait un
+petit papier attaché avec une épingle. Sur l'un on lisait:
+
+_Brûlant et blessé comme lui!_
+
+Et sur l'autre:
+
+_Fidèle et soumis comme lui!_
+
+Il y avait peu de monde ce soir-là à souper chez madame de Custine...
+On était en été, et elle-même n'était à Paris que par une raison
+extraordinaire. M. de Caulaincourt ne craignait donc pas les suites de
+son espièglerie. Il soupa fort gaîment et attendit avec une joie
+parfaite le moment de jouir de sa malice.
+
+Il vint enfin; après avoir causé pendant quelque temps, madame de
+Custine donna le signal du travail, et toutes les dames se réunirent
+autour d'une grande table ronde, sur laquelle étaient leurs sacs à
+parfiler, tandis que les hommes, qui, ce soir-là, étaient M. de
+Caulaincourt, M. de Ludre, M. de Toussaint et le vicomte de Custine,
+beau-frère de madame de Custine, se disposaient à faire la lecture de
+quelque ouvrage nouveau, ou bien à raconter les histoires courantes,
+pourvu néanmoins qu'elles n'attaquassent pas directement la réputation
+d'une femme. Madame de Custine était d'une sévérité positive à cet
+égard-là.
+
+Les femmes s'assirent donc et commencèrent à dénouer leurs sacs à
+parfilage...
+
+--Ah! mon Dieu! s'écria madame de Crenay, qu'est-ce que cela?...--Elle
+venait d'attraper le petit chien...
+
+--Ah! mon Dieu! s'écria-t-elle encore; cette fois c'était de douleur,
+elle s'était piquée à l'épingle qui attachait le petit billet...
+
+À la vue de toutes ces belles choses, tout le monde se récria. M. de
+Caulaincourt[104], qui était seul dans le secret, gardait un sérieux
+imperturbable: il avait mis la lettre dans le sac à ouvrage dans
+lequel était le mouchoir de poche. Il priait le Ciel que madame de
+Crenay eût envie de se moucher pour qu'elle trouvât la bienheureuse
+lettre. Cela ne fut pas long... elle ouvrit l'autre sac, et voilà la
+lettre d'amour, qui sentait l'ambre de manière à donner dix migraines,
+qui roule au milieu de la chambre... Pour le coup, il n'y avait pas
+moyen de nier!... Comme madame de Crenay avait une excellente
+réputation, qu'elle méritait par la régularité de sa conduite... elle
+fut très-troublée de ce torrent de _preuves d'amour_ qui lui arrivait
+comme pour lui donner raison vis-à-vis des incrédules... L'effet de
+cette aventure fut très-comique. Madame de Crenay la prit au sérieux
+et voulait se fâcher contre le gentilhomme qui avait poussé la
+hardiesse jusqu'à séduire les gens, disait madame de Crenay. Car
+enfin, comment le chien, et le coeur, et la lettre étaient-ils arrivés
+dans les sacs!... On lui accorda tout ce qu'elle voulut, et M. de
+Caulaincourt lui proposa de remettre le coeur, le chien et la lettre à
+celui qui les avait envoyés.
+
+[Note 104: Ma mère soutenait à M. de Caulaincourt qu'il avait été
+amoureux de madame de Crenay; il s'en défendait avec une opiniâtreté
+comique, disant pour ses raisons qu'il n'avait jamais aimé les femmes
+grasses, et que madame de Crenay était énorme, ce qui était vrai. M.
+de Caulaincourt le père était fort petit, et très-mince surtout; il
+était comme un enfant; il avait dû être fort _joli_ dans sa jeunesse.
+Je ne l'ai jamais connu jeune.]
+
+--Mais pour cela, dit-il, il faut que je sache le nom de l'audacieux.
+Madame de Crenay fut longtemps à se décider... Enfin, elle consulta
+madame de Custine, qui fut confondue en apprenant le nom et le rang
+de celui qu'on rendait ainsi coupable sans qu'il y songeât. M. de
+Caulaincourt reçut donc la lettre, le chien et le coeur, avec une
+réponse très-sèche et très-clairement vertueuse... Ce qui fut bien
+plus amusant, ce fut le courroux digne et glacé avec lequel madame de
+Crenay a toujours accueilli depuis le malheureux gentilhomme dont on
+avait pris le nom, et qui a dû ne jamais comprendre la cause de cette
+sévérité. Madame de Custine, lorsqu'elle sut plus tard la plaisanterie
+tout entière, voulut désabuser madame de Crenay et disculper le
+gentilhomme; il n'y eut pas moyen, madame de Crenay n'en voulut rien
+croire... Elle aimait aussi la danse avec passion et dansait fort
+légèrement, quoique très-grasse et très-grande[105]... Sa maison était
+agréable, et ses soupers et ses bals avaient de la réputation.
+
+[Note 105: J'ai vu la même chose pour madame de Catelan, femme de M.
+de Catelan, pair de France sous la Restauration.]
+
+Madame de Genlis, amie fort intime de madame de Custine, embellissait
+ses soupers du samedi et du dimanche par ses talents, qui, au fait, à
+cette époque étaient, relativement à ceux des autres femmes,
+très-supérieurs à ce qu'on rencontrait dans la société. Elle jouait de
+la harpe, elle chantait, jouait la comédie, faisait des livres, tout
+cela fort médiocrement pour aujourd'hui (j'en excepte les livres),
+mais enfin alors elle était une merveille, une _neuvième_, _dixième_
+muse, comme j'ai entendu le chevalier de Boufflers appeler madame
+Hainguerlot... Madame de Balincourt[106] était aussi une amie qui
+augmentait le charme de cette réunion, qui avait lieu toutes les
+semaines lorsque madame de Custine était à Paris...
+
+[Note 106: Madame de Balincourt, mère de M. le marquis de Balincourt
+que nous connaissons tous, était mademoiselle de Champigny. Elle était
+la seconde femme de M. de Balincourt; sa première se nommait
+mademoiselle de la Maisonfort.]
+
+Les amis de madame de Custine remarquèrent vers ce temps qu'elle était
+mélancolique. Sa santé s'altéra, elle devint plus sédentaire, et son
+salon fut constamment le rendez-vous de tout ce que la Lorraine avait
+de plus distingué parmi la noblesse, et de tout ce que la Cour avait
+également de remarquable en considération et en position élevée.
+Madame de Custine était si respectée, qu'il suffisait d'avoir été
+admis chez elle pour l'être partout... et elle n'avait que vingt-trois
+ans!... Son mari l'adorait... Elle avait un fils et une fille dont
+elle s'occupait exclusivement... Hélas! son fils infortuné est mort
+sur l'échafaud comme son père! et lorsque les grands yeux
+mélancoliques de sa mère se reposaient sur lui, avec leur regard
+d'ange, y avait-il donc un pressentiment maternel qui lui montrait
+pour son enfant bien-aimé un avenir sinistre?...
+
+Alarmé de sa tristesse et de son changement, le comte de Custine
+voulut que l'intérieur de sa maison prît une teinte de gaîté plus
+prononcée... Il donna de grands dîners, même des bals, dans lesquels
+la comtesse de Custine était la plus belle de toutes; son air était si
+noble, sa taille si élégante, la beauté de ses traits si parfaitement
+pure!... et lorsqu'un sourire venait éclairer cette physionomie
+angélique, elle était alors d'une beauté véritablement remarquable...
+
+Les jours où l'hôtel de Custine était ouvert et illuminé pour une
+fête, alors la comtesse semblait repousser une pensée qui lui était
+odieuse!... elle paraissait souffrir, mais avec cette résignation
+qu'ont les saintes!...
+
+--Mon amie, lui disait souvent madame d'Harville... vous me cachez une
+souffrance!... à moi!...
+
+Et l'ange remuait doucement la tête, comme pour démentir ce soupçon
+d'une amie... mais en relevant ses longues paupières on voyait
+trembler une larme entre ses longs cils... et madame d'Harville se
+désespérait de voir son amie ainsi frappée par une peine secrète
+qu'elle s'obstinait à lui cacher; car elle était sa plus intime amie:
+madame de Genlis prétend qu'elle était plus étroitement liée avec elle
+qu'avec toute autre; cela peut être, mais pas pour madame
+d'Harville...
+
+Le vicomte de Custine était toujours fort assidu chez son frère; il
+allait peu à la Cour, et les jours où le comte de Custine était de la
+chasse du Roi, le vicomte le remplaçait dans son salon pour y recevoir
+les hommes qui y venaient en son absence...
+
+C'est un caractère _type_ que celui de M. le vicomte de Custine; je le
+connaissais par relation, en ayant entendu parler à plusieurs
+personnes qui m'en avaient donné une étrange idée. L'une était M. de
+Bonnecarrère, ami du général Custine, dont il avait des lettres bien
+curieuses; l'autre était Saint-Phar, et la troisième était madame de
+Montesson, qui m'en parla avec beaucoup de détails un jour à Bièvre, à
+propos de sa nièce[107].
+
+[Note 107: Adam Philippe, comte de Custine, né à Metz le 4 février
+1740. Il eut, comme les enfants nobles de l'époque, une destination
+dès le berceau... Il fut voué à l'état militaire, et à sept ans, il
+était lieutenant en second dans le régiment de Saint-Chamans; pendant
+la guerre des Pays-Bas, il était à la suite, ou pour parler plus
+juste, quelque comique que cela soit, dans l'état-major du maréchal de
+Saxe[107-A]; on l'en fit revenir pour le mettre au collége, et lui
+faire faire sa première communion... Après ses études, il entra dans
+le régiment du Roi, et à vingt-un ans il fut colonel du régiment de
+Custine. Il voulut connaître parfaitement tout ce qui avait rapport à
+cette profession des armes qu'il devait embrasser comme l'un des
+défenseurs du trône. Les Cours du Nord étaient alors des écoles où
+l'on apprenait de grandes choses. Le comte de Custine se passionna
+pour la méthode allemande; il demeura longtemps à Berlin, et en
+arrivant en France, il introduisit _la discipline_ allemande dans son
+régiment, et au moment où le canon retentit sur les plages
+américaines, il voulut aller secourir des opprimés, car son âme était
+noble et grande; il échangea son beau régiment de dragons pour le
+régiment de Saintonge infanterie, et il partit pour l'Amérique. Arrivé
+sur le théâtre de la guerre, il se conduisit comme le plus vaillant
+chevalier des temps historiques de la France... au siége de New-York,
+il gagna exactement son grade de maréchal-de-camp à la pointe de
+l'épée; il avait alors trente-huit ans. De retour en France, il fut
+nommé gouverneur de Toulon et puis député aux États-Généraux. Il avait
+dès lors des opinions politiques qui devaient le faire pencher vers le
+parti de la Révolution, mais jamais dans une exagération blâmable;
+jusqu'au moment où il se déclara pour la cause de la nation, parti que
+l'on ne peut blâmer, sa conduite fut toujours irréprochable, et en
+admettant que ce parti fût une faute, il l'a payée tellement cher,
+qu'il faut se taire devant une telle infortune. Le comte de Custine
+avait de la fermeté dans l'exécution de sa volonté, mais cette volonté
+était pour lui longtemps difficile à fixer; une fois arrêtée, il
+disait lui-même _que rien ne devait_ coûter pour l'accomplir!... Un
+officier que je connais lui a entendu vanter un jour la conduite du
+feld-maréchal Lawdon, qui brûla la cervelle de sa propre main à deux
+soldats révoltés!... Il était fort habile comme chef militaire, et ses
+premiers pas dans la campagne de 92 furent aussi brillants
+qu'avantageux à la France; il prit Mayence, Worms, Spire,
+Francfort-sur-le-Mein... ensuite il abandonna ces mêmes rivages où il
+avait triomphé pour se replier sur l'Alsace. Cela est-il bien, cela
+est-il mal, je ne puis prononcer. À la chute des Girondins, il envoya
+à la Convention les papiers du général Wimpfen, démarche qu'on lui a
+reprochée. Sévère et d'une probité spartiate, ne pouvant voir les
+exactions qui se commettaient sous ses yeux, il n'épargna pas dans ses
+rapports les représentants du peuple et plusieurs généraux aussi
+corrompus que l'étaient souvent les proconsuls empanachés qui
+suivaient l'armée, mais n'étaient JAMAIS à sa tête!... Rappelé à Paris
+au commandement de..., il se vit en même temps traduit au Comité de
+salut public après avoir été appelé à la barre de la Convention...
+puis au Tribunal révolutionnaire! L'accusation portée contre lui était
+absurde!... Il dédaigna d'y répondre, il eut tort!... Il fut condamné
+par ce tribunal de sang, qui était heureux de frapper des têtes
+innocentes et vertueuses, car, je le répète, si le comte de Custine a
+erré, c'est qu'il a cru que le salut de la France dépendait du parti
+qu'on allait prendre; un ange le soutint dans ces épreuves cruelles,
+ce fut sa belle-fille! il semblait que les femmes portant le nom de
+Custine devaient l'honorer par leurs vertus, leur belle conduite,
+comme elles devaient le rendre célèbre par leur beauté et leurs
+agréments. Mademoiselle de Sabran, qui épousa le fils du comte de
+Custine, était une de ces ravissantes créatures que Dieu donne au
+monde dans un moment de munificence: belle, jeune, aimée, madame de
+Custine, ayant à peine vingt ans, s'enfermait à la Conciergerie avec
+son beau-père, le conduisait au tribunal, le soutenait dans ces
+moments d'épreuves!... et puis lorsqu'elle l'avait reconduit dans son
+cachot, elle allait porter d'autres consolations et verser leur baume
+dans le coeur brisé de son mari, qui, à peine lié à elle, voyait la
+mort se dresser entre eux!... Quelles heures l'infortunée passait
+ainsi entre un vieillard accablé par la fortune injuste et son mari,
+le père de son enfant, frappé du même coup et marchant en même temps
+vers un même but... l'échafaud!... Madame de Custine la jeune est la
+mère de M. le marquis de Custine qui existe aujourd'hui et qui est
+connu pour être l'un de ces hommes, quoique jeune encore, que l'on
+voit avec peine comme les derniers d'un temps de bonnes manières et
+d'exquise politesse. Je ne parle pas seulement de cette époque, mais
+de toutes celles qui l'ont précédée.
+
+Son aïeul mourut avec cette résignation de l'homme vertueux et du
+sage: on l'a accusé de pusillanimité parce qu'il avait demandé un
+prêtre!... nous sommes absurdes en étant cruels, nous trouvons le
+moyen d'être moquables en étant atroces!... le général Custine mourut
+au contraire comme il avait vécu, en homme irréprochable...
+
+«J'ignore comment je serai demain en allant à la mort, écrivait-il à
+son fils la veille de son supplice, nul homme ne peut répondre de lui;
+mais je m'efforcerai, mon fils, d'être digne du nom que je vous
+laisse.»
+
+Quelle touchante simplicité dans ce peu de mots! point de vantarderie,
+de fausse vaillance, à cette heure solennelle où l'homme, vis-à-vis de
+lui-même,
+
+ Ne paie point à Dieu le prix de sa rançon.
+
+Le général Custine mourut sur l'échafaud comme l'un des martyrs de
+notre infâme et sanglante époque, le 18 août 1793!]
+
+[Note 107-A: Ces détails sont positifs; ils viennent des bureaux de la
+Guerre.]
+
+Le physique du vicomte de Custine était agréable. Il était grand,
+svelte, et d'une extrême élégance; ses traits étaient fins et doux,
+ses cheveux blonds et remarquables par leur finesse, ce qui faisait
+croire qu'il en avait peu tandis qu'il en avait beaucoup... Son frère
+avait une autre expression, et cette expression, moins élégante
+peut-être, était plus forte d'attraction pour ceux qui auraient eu à
+choisir entre les deux frères... Le comte de Custine avait plus
+d'énergie, et surtout de cette énergie de l'âme qui révèle les vertus
+qu'elle renferme.
+
+En voyant le vicomte de Custine, on avait le désir de causer avec lui;
+en voyant le comte, on avait la volonté d'en faire son ami... Placé
+dans le monde aussi haut que le pouvait vouloir son ambition, par sa
+belle naissance, sa grande fortune et sa considération personnelle, le
+comte de Custine eut toujours une existence honorable comme elle
+devait l'être. Mais il avait de l'ambition, et peut-être que son
+humeur un peu acerbe, sa répugnance à se plier aux moindres
+complaisances, même convenables, pour la Cour, lorsqu'il fut
+sollicité quelquefois de le faire, furent un obstacle à une élévation
+plus rapide après son retour d'Amérique.
+
+Sa femme en était adorée, et pourtant elle le craignait... elle avait
+pour lui une affection tendre et dévouée, mais elle redoutait l'humeur
+sévère du comte. Souvent elle cachait une faute légère commise par un
+domestique, de crainte que le comte ne le chassât... Aussi les gens de
+sa maison l'avaient-ils surnommée _Notre-Dame de Bon-Secours_!...
+
+Ce fut quelque temps avant le dérangement de la santé de madame de
+Custine, que le vicomte, son beau-frère, fut atteint d'une passion
+insensée pour madame de Genlis... Cette passion devint bientôt
+publique, et madame de Genlis ne put faire un pas sans que l'obsession
+du vicomte de Custine ne vînt entraver ses démarches les plus simples.
+Cela en vint au point que madame de Genlis fut contrainte d'en parler
+à la comtesse, sa belle-soeur; quel fut son étonnement de ne pas la
+trouver de son sentiment!
+
+--Vous vous trompez sur son compte, lui dit la comtesse: mon
+beau-frère ne vous porte qu'un intérêt profond et ne vous veut aucun
+mal. Ne lui en veuillez pas: c'est moi qui vous le demande.
+
+Quelque recommandation que fît la comtesse, madame de Genlis exigea
+le départ de M. de Custine pour la Corse. Tous ceux qui pouvaient
+avoir des doutes sur cette passion manifestée si singulièrement par le
+vicomte, étaient étonnés que madame de Genlis affectât une aussi
+grande sévérité; le vicomte de Custine était parfaitement agréable, et
+M. de Caulaincourt (le père), qui le comparait au vicomte de Ségur,
+comme il complétait la comparaison entière du comte de Custine au
+comte de Ségur, et de madame de Ségur à madame de Custine, disait que
+le vicomte de Custine était un homme charmant[108]. Sa taille était
+haute et bien prise, et d'une élégance remarquable, surtout comme
+distinction. Mais son regard et son sourire, qui étaient d'abord ce
+qui paraissait charmant en lui, devenaient au contraire comme une
+répulsion en ce que le sourire avait une expression sardonique et
+toujours railleuse, et que le regard était, lorsqu'il ne le
+surveillait pas, faux et comme quêteur... Cependant ses yeux étaient
+bleus, et lorsqu'il le voulait, leur douceur était infinie... Voici,
+au reste, le portrait qu'en fait madame de Genlis dans ses _Mémoires_,
+et que j'avais entendu faire bien avant que les _Mémoires de madame de
+Genlis_ ne parussent. Les intérêts de coeur de M. de Caulaincourt
+avaient été liés d'une manière intime à la famille Custine, d'une
+telle sorte, que plus tard il ne parlait jamais de cette époque sans
+que le nom du général ne vînt sur ses lèvres. Frère de la meilleure
+amie de madame de Custine, il l'avait aimée avec passion, mais
+infructueusement, comme tout ce qui l'a aimée d'amour! Que de fois,
+lorsque je lui entendais citer le nom de madame de Custine comme
+l'exemple de toutes les vertus, j'étais loin de me douter que cette
+même madame de Custine était l'aïeule de l'auteur du _Monde comme il
+est_!... Ainsi donc il a eu deux anges pour mères!...
+
+[Note 108: Madame de Custine aurait été, je crois, plus âgée que
+madame de Ségur (femme de l'ambassadeur en Russie). La comparaison que
+faisait M. de Caulaincourt qui, en sa qualité de frère de madame
+d'Harville, était familier dans la maison de Custine, venait de ce
+qu'il aimait les deux familles également, et n'aimait pas les deux
+vicomtes, qu'il prétendait se ressembler beaucoup, ce qui était faux,
+car l'un était dissimulé.]
+
+Voici ce portrait du vicomte de Custine:
+
+«.....Il avait alors vingt-sept à vingt-huit ans, une taille et une
+figure particulièrement élégantes; on trouvait son visage joli: il ne
+m'a jamais plu (c'est madame de Genlis qui parle), parce que sa
+physionomie exprimait habituellement la raillerie et la moquerie, et
+qu'il y avait dans son regard je ne sais quoi de furtif, de faux et
+de méchant que je n'ai vu qu'à lui, et qui me paraissait d'autant plus
+surprenant, qu'il était blond et que ses yeux étaient bleus, ce qui
+ordinairement donne l'air de la douceur. Il avait de l'esprit, de la
+finesse et quelquefois de la gaîté, une jolie conversation, un ton
+parfait, et la réputation d'un jeune homme instruit, sage et
+très-aimable... Il avait beaucoup lu, et surtout l'histoire de France
+et tous les mémoires qui s'y rapportent. Il en parlait bien et sans
+pédanterie... Quand je consultais ma raison et mon jugement, il me
+semblait digne des plus grands éloges...; quand je le regardais et que
+je l'observais, il me déplaisait à l'excès. Il _se piquait aussi
+d'aimer avec passion_ la musique, ce qui motivait les transports
+auxquels il se livrait lorsque je jouais de la harpe... Un soir il se
+trouva mal en m'écoutant, tandis que je chantais en m'accompagnant ce
+bel air de _Castor et Pollux: Tristes apprêts, pâles flambeaux_!...
+
+«Je suis convaincue, dit plus loin madame de Genlis, qu'il savait
+pâlir à volonté.»
+
+Voilà ce portrait tel qu'elle le fait.
+
+La passion du vicomte de Custine pour madame de Genlis, amie intime de
+sa belle-soeur et femme répandue dans le grand monde, comme cousine de
+madame la maréchale d'Estrées, nièce de M. de Puisieux, cordon bleu
+et ministre intime sous Louis XV, et puis ensuite comme femme
+supérieure fort à la mode et dont le nom était déjà célèbre; cette
+passion de M. de Custine, qui lui-même était un homme fort connu dans
+la haute société, dont il était l'un des membres les plus marquants
+par son nom et ses agréments, ne pouvait manquer de faire beaucoup de
+bruit; ce fut ce qui arriva, d'autant mieux qu'il n'épargna rien pour
+la rendre éclatante aux yeux de tous. Il suivait madame de Genlis sous
+mille déguisements: aujourd'hui c'était un mendiant à la porte d'une
+église; demain une _coiffeuse_[109]! parmi celles qui venaient la
+coiffer; une autre fois il revêtait l'habit de livrée de l'un des
+valets de pied de madame de Genlis... Il lui écrivait les lettres les
+plus passionnées!... et madame de Genlis était charmante à cette
+époque. Elle était jeune, faite pour plaire et pouvait donc croire
+qu'elle plaisait en effet!... Je fais cette remarque pour arriver à ce
+qui pouvait résulter de ce jeu... si toutefois c'était un jeu... Il
+écrivait surtout beaucoup; madame de Genlis lui renvoya ses lettres
+cachetées _après avoir lu les premières, à ce qu'elle dit_; c'est ici
+que je crois pouvoir émettre un doute sur cette sévérité de madame de
+Genlis. Mais cela n'a aucun rapport avec ce drame si grand et dont les
+ressorts tiennent évidemment à cette position de la société à cette
+époque. Voyez ce rôle joué par un homme de la plus haute naissance...
+voyez les moeurs qui ont été reflétées dans plusieurs ouvrages, et
+l'on peut porter un jugement sur une époque relativement à une partie
+seulement...
+
+[Note 109: Les femmes avaient alors des _coiffeuses_. Ce ne fut que
+sous Marie-Antoinette que les _coiffeurs_ furent admis. Léonard fut le
+plus fameux de tous: ce fut lui qui coiffa la vicomtesse de
+Laval-Montmorency avec une serviette damassée coupée par bandes!]
+
+Le vicomte de Custine aimait beaucoup tout ce qui _faisait effet_;
+mais en même temps il s'écriait qu'il n'aimait pas le monde et qu'une
+vie simple et retirée, comme celle de sa belle-soeur par exemple, lui
+convenait à merveille!.... Dans le paroxysme le plus violent de _sa
+passion_ pour madame de Genlis, il fut aimé d'une femme jeune et fort
+jolie: elle était toute jeune, naïve, et l'aima avec une passion que
+lui-même ne repoussa que pour faire un éclat. C'est un caractère
+très-prononcé que celui du vicomte de Custine!...
+
+Cette jeune femme, qui l'aima bientôt avec tout le délire d'un premier
+amour, et qui se croyait aimée, fut un jour entraînée à lui avouer sa
+passion... Le vicomte se jeta à ses genoux en lui demandant sa
+pitié!...
+
+--Accordez-moi votre amitié, lui dit-il _en fondant en larmes_... je
+ne suis pas digne de votre amour... J'aime!... sans être aimé, grand
+Dieu! et je souffre tous les maux d'un amour méprisé!!!
+
+--Oh! s'écria la jeune victime, comment ne vous aime-t-elle pas!... Le
+vicomte alors, sans aucune nécessité, lui nomma madame de Genlis et
+lui dit combien il était malheureux de cette passion dédaignée qui
+consumait sa vie!... Ce fut la jeune femme _elle-même_ qui raconta le
+fait à madame de Genlis... C'était là ce que voulait le vicomte...
+Quant à sa conduite envers elle, il faisait les plus inconcevables
+extravagances... Un jour, madame de Genlis avait quelques inquiétudes
+relativement à la santé de madame de Mérode, l'une de ses amies
+habitant Bruxelles; elle en parle un soir à souper chez la belle-soeur
+du vicomte de Custine... il ne dit rien, seulement il sort avant tous
+les autres convives... Le surlendemain à midi, il demande à être
+introduit chez madame de Genlis et lui remet un petit billet de la
+comtesse de Mérode qui la rassurait sur sa santé... Le vicomte _était
+allé à Bruxelles à franc-étrier_. Il _avait vu_ madame de Mérode et
+puis était reparti!... Ce sont de ces traits dignes de l'époque la
+plus chevaleresque qu'on ne peut expliquer que d'une manière: c'est
+que le vicomte aimait à jouer des proverbes, chose qu'il devait faire
+dans la perfection!... Ce fut alors que, poussé _au désespoir_, il
+disparut tout-à-coup et pendant plusieurs semaines. Son frère, le
+comte de Custine, dont le coeur était parfait, alla à sa recherche et
+dans le plus _véritable_ désespoir, et peut-être que les rigueurs un
+peu exagérées de madame de Genlis lui parurent trop sévères... Quoi
+qu'il en soit, au bout d'un mois _on retrouva le vicomte_. Où
+croyez-vous qu'il s'était allé cacher?... dans la forêt de Sénart...
+Au moment où, dit-il, il s'allait tuer..... il avait rencontré un
+ermite, puis encore un ermite, enfin une douzaine d'ermites, ce qui
+m'a l'air d'être une communauté... Ces bons frères, en effet,
+s'étaient réunis pour vivre en commun du produit de leur industrie, et
+ils faisaient des bas de soie, des rubans et de différentes petites
+choses qu'ils vendaient à Paris et à Essonne. Le vicomte demeura parmi
+ces hommes simples et pieux... Il leur en imposa et leur fit plusieurs
+mensonges pour motiver son arrivée parmi eux... et surtout son séjour.
+Au bout d'un certain temps, il les quitta et rentra dans Paris
+lorsqu'il se vit découvert.--Il avait laissé croire en quittant
+l'hôtel de Custine qu'il allait se donner la mort... La terreur d'un
+tel adieu avait tellement dominé son malheureux frère que sa douleur
+fut au moment de le rendre insensé... Le vicomte jouait ainsi avec le
+coeur de tout ce qui était autour de lui, et d'une voix douce laissait
+tomber dans leur âme des paroles de mort et de désespoir... Quelle
+était donc la nature de cet homme?... madame de Genlis en porte ce
+jugement un peu plus loin, et son attachement exclusif pour le reste
+de la famille la rend tout-à-fait admissible à donner son opinion.
+
+«Le vicomte de Custine, dit-elle, savait prendre tous les masques,
+même celui de la religion[110]!... Il alla dans cette Chartreuse de la
+forêt de Sénart, et y passa quatre mois dans les exercices de la plus
+haute piété: il était, disait-il, rendu à la religion! Les solitaires
+le prenaient pour un saint! En les quittant, il les laissa tout
+édifiés. Il avait suivi leurs exercices et même travaillé avec eux.
+Ils vantèrent sa douceur, sa simplicité, sa candeur. Je suis
+persuadée, ajoute-t-elle, que le vicomte de Custine s'est beaucoup
+amusé dans cet ermitage: car il y avait une telle duplicité dans son
+caractère, que, même sans but et sans intérêt, _il se délectait dans
+l'hypocrisie_. Un jour, dit encore madame de Genlis, il jouait au
+whist avec moi; tout-à-coup il laisse tomber les cartes... et me
+fixant avec une attention plus que ridicule il suspend ainsi la
+partie... Il me mit en colère... Une jeune femme sentimentale, qui le
+trouvait charmant, se leva indignée, et dit que j'étais
+_monstrueuse_!...»
+
+[Note 110: Je pourrais croire que madame de Genlis a été aigrie par la
+cause assez désagréable que je vais rapporter plus loin. Mais le même
+jugement a été porté par d'autres personnes, et celles-là
+désintéressées; j'ai longtemps cru que le vicomte de Custine était de
+cette autre branche dont il y a un colonel comte de Custine, encore
+existant aujourd'hui, et habitant Nogent-le-Rotrou.]
+
+Cette scène se passa chez madame la comtesse d'Harville, où la
+comtesse de Genlis allait passer presque toutes les soirées qu'elle ne
+passait pas chez elle depuis le malheur qui avait frappé l'hôtel de
+Custine.
+
+J'ai déjà dit que madame de Custine souffrait, et souffrait sans se
+plaindre; mais on voyait se développer, malgré les soins, sur ce beau
+visage, des principes de mort, qui, chaque jour, devenaient plus
+visibles. Dans l'hiver qui suivit sa dernière couche elle sortit peu,
+et s'efforça de rendre sa maison encore plus agréable à ses jeunes
+amies. Elle avait perdu sa soeur... Madame de Louvois était morte, et
+cet héritage que madame de Custine avait si vertueusement partagé
+était revenu dans les mains pures qui l'avaient restitué pour obéir à
+la loi de Dieu... Le chagrin avait frappé madame de Custine au milieu
+de cette félicité domestique dont elle jouissait... et puis son heure
+avait sonné sans doute! Elle alla en Lorraine, passa quelques mois
+auprès de sa belle-mère, qui, elle aussi, était un modèle de vertu. La
+comtesse revint à Paris vers la fin de l'automne; M. de Caulaincourt
+et madame d'Harville se trouvèrent chez elle pour l'embrasser en
+descendant de voiture... En la voyant, M. de Caulaincourt recula
+d'épouvante!... C'était la mort qu'il voyait sur ce visage, où la
+beauté des traits luttait encore avec une décomposition frappante...
+
+Le comte de Custine était demeuré en Lorraine; le vicomte était revenu
+avec sa belle-soeur... M. de Caulaincourt lui dit combien il était
+frappé de son changement..... En l'écoutant, le vicomte pâlit:
+
+--La croyez-vous malade? lui dit-il...
+
+--Mais son état vous est mieux connu qu'à moi, répondit M. de
+Caulaincourt... Comment a-t-elle supporté la route?...
+
+Le vicomte, au lieu de répondre, passa chez sa belle-soeur. Elle était
+à demi couchée sur une ottomane... pâle, ses beaux grands yeux à demi
+fermés... Sa main tombait à côté d'elle; M. de Caulaincourt la prit...
+elle était brûlante et sèche!... Le lendemain, elle était très-mal...
+On fit appeler Tronchin... Elle avait une fluxion de poitrine, et fut
+dès le premier jour dans le plus grand danger...
+
+Madame de Genlis lui était profondément attachée... Aussitôt que le
+danger fut reconnu, elle s'établit au chevet du lit de son amie et fut
+sa garde-malade... Madame d'Harville vint aussi remplir tous les
+devoirs pieux d'une amie... Mais les ravages furent rapides, et
+bientôt on désespéra de la malade. L'ange allait retourner au ciel.
+
+Une nuit, elle ne dormait pas, et entendit doucement prier près
+d'elle... C'était madame d'Harville.
+
+--Je voudrais entendre, dit-elle.
+
+Son beau-frère, qui veillait avec les deux amies, accourut à sa voix.
+En l'apercevant, un mouvement inexprimable anima la physionomie de
+madame de Custine, surtout en le voyant s'agenouiller et prier.
+
+Lorsque la prière fut terminée, la malade voulut boire...
+
+--Et vous, dit-elle, comment vous traite-t-on ici?... Hélas! l'oeil de
+la maîtresse ne peut veiller sur les soins rendus à ses hôtes,
+ajouta-t-elle avec un angélique sourire!... Elle fit appeler son
+maître d'hôtel:
+
+--Qu'il y ait toujours dans le salon, dit-elle, des oranges, du
+raisin et des eaux glacées, surtout pour la nuit!... Soyez exact à
+exécuter cet ordre... C'est peut-être le dernier!...
+
+--Maintenant, ajouta-t-elle, prions encore!... prions ensemble! C'est
+surtout auprès du lit d'une mourante que doit se réaliser cette
+vérité: «Jésus-Christ sera au milieu de nous, lorsque nous serons
+quelques-uns rassemblés en son nom...» Quelques moments après, elle
+fit elle-même cesser la prière pour faire approcher le vicomte de
+Custine, et lui demander s'il avait envoyé chercher son frère... Le
+vicomte répondit par un signe affirmatif.
+
+--Pourvu qu'il soit encore temps! dit-elle, en élevant au ciel ses
+admirables yeux, animés de l'amour de Dieu dans ce moment terrible où
+la mort s'approchait brutalement d'elle et posait son doigt osseux sur
+le corps parfait de beauté de cette jeune femme que Dieu rappelait à
+lui à vingt-quatre ans!...
+
+Vers le matin, elle était tellement agitée qu'elle ne pouvait même
+sommeiller.--Mon amie, dit-elle à madame de Genlis, prenez ce volume
+(et elle lui indiquait un livre qui était sur une table) et venez ici,
+bien près, m'en lire un chapitre...
+
+Ce livre était un recueil de morceaux de littérature religieuse...
+elle se fit lire les _Quatre fins de l'homme_, par Nicolle... Arrivée
+à un passage sur la mort, qu'elles avaient souvent médité ensemble:
+
+--N'allez pas plus loin, dit-elle, cela vous affligerait!...
+
+Et elle se fit lire l'_Imitation_!...
+
+La nuit qui précéda sa mort fut affreuse! elle luttait contre la
+maladie avec la vigueur d'une nature pure et vierge et la force d'âme
+qui se rattache aux liens de mère, d'épouse et d'amie!... Quelle vie
+que celle abandonnée par elle?... Amour, amitié, considération,
+fortune, beauté!... voilà les biens qu'elle quittait!...
+
+Le matin du cinquième jour, Tronchin déclara qu'il n'y avait plus
+d'espérance!... Le vicomte de Custine, madame d'Harville et madame de
+Genlis passèrent dans le salon, où ils sanglotèrent pendant plus d'une
+heure, tandis que la mourante était enfermée avec son confesseur et
+son notaire... Il était alors quatre heures du matin... À cinq heures,
+elle rappela ses amis auprès d'elle... Elle avait voulu savoir de
+Tronchin combien il lui restait d'heures à vivre!... C'était un
+dimanche.
+
+--Je voudrais que vous me lussiez la messe, dit-elle à son amie... En
+la voyant, madame de Genlis fut frappée de son admirable beauté...
+toute trace de souffrance avait disparu... C'était une auréole d'ange
+qui entourait sa tête, ou plutôt, c'était la sainte qui déjà
+appartenait au Ciel... En la voyant si belle, ils tombèrent à genoux
+près de son lit, et ne purent avoir aucune inquiétude... Qu'est-ce que
+que la mort pouvait oser sur ce corps si beau? L'espérance revint dans
+tous les coeurs... On lut la messe auprès d'elle.
+
+--Maintenant je suis _bien_, dit-elle à madame de Genlis, allez à la
+messe; vous l'entendrez à mon intention...
+
+Elle lui donna un livre d'heures qui lui servait habituellement... M.
+de Caulaincourt, qui arrivait alors pour avoir de ses nouvelles, en
+reçut aussi un livre, qu'elle lui donna... Madame de Genlis alla
+entendre la messe avec madame de Caulaincourt: il était alors neuf
+heures du matin; au bout de trois quarts d'heure ils revinrent; tout
+était fini: l'ange était au ciel!...
+
+Le désespoir de cette maison ne se peut décrire; les larmes et les
+cris étaient déchirants!... Le soir, le malheureux comte arriva. À la
+vue de ses deux enfants, qui venaient à lui sans être conduits par
+leur mère comme toujours, il se sentit défaillir, et son désespoir fut
+aussi profond que long à se calmer... Son coeur était parfait, et il
+avait su apprécier l'âme que Dieu avait commise à sa garde et dont le
+bonheur lui avait été confié.
+
+Pendant plusieurs mois, une seule existence lui fut permise par le
+violent chagrin qui détruisait aussi sa vie... Il allait déjeûner avec
+M. et madame de Genlis; ensuite ils allaient se promener en voiture ou
+à cheval ou à pied. Le comte de Custine rentrait, et puis madame de
+Genlis, madame de Balincourt, madame d'Harville ou madame de Crenay,
+enfin, l'une de ces dames, jamais plus d'une ou de deux, allait dîner
+avec lui; on y trouvait son frère le vicomte, dont la passion violente
+pour madame de Genlis était alors à son plus haut degré... Au bout de
+plusieurs mois, madame de Genlis put faire un peu de musique... Alors
+le comte de Custine lui envoya une harpe, que madame de Custine avait
+achetée pour son amie, afin que la sienne ne fît pas de trop fréquents
+voyages... Il y joignit une clef en or émaillée de noir, avec ces
+mots:
+
+_Ne l'oubliez jamais..._
+
+Je cite ce fait comme un démenti donné à ceux qui parlent de la
+_dureté_ du général Custine. Un homme qui sent profondément les
+sentiments d'amour et d'amitié est un homme digne d'être aimé...
+
+Il joignit à ce présent celui du portrait de madame de Custine et de
+ses enfants[111]. Je l'ai vu, ce portrait; M. de Caulaincourt en avait
+une copie, ainsi que madame d'Harville. Qu'elle était belle!
+
+[Note 111: Les enfants du comte de Custine sont: l'un, madame la
+marquise de Brézé, et l'autre, son fils, jeune homme de la plus belle
+espérance, périt sur l'échafaud quelques semaines après son père.]
+
+Plusieurs mois s'écoulèrent. Le comte de Custine et le vicomte
+voyaient chaque jour madame de Genlis...: ce fut alors que le vicomte
+s'en alla à la Trappe et fit toutes ses folies!... Enfin il revint, et
+pendant un peu de temps on eut la paix. Mais bientôt les scènes
+ridicules recommencèrent, et il finit par devenir importun, même à son
+frère, le meilleur des hommes.
+
+Un jour, M. de Custine arrive chez madame de Genlis; il était pâle et
+paraissait bouleversé...
+
+--Attendez-vous à apprendre une affreuse perfidie, dit-il à son
+amie.--De quoi s'agit-il?--De mon frère!--De votre frère, grand
+Dieu!...--C'est un malheureux!... non-seulement il vous trompait,
+mais... (Ici le général ne put parler, tant il était oppressé)--il
+aimait ma femme!... Madame de Genlis demeura immobile.--Oui,
+poursuivit le général, il aimait la femme de son frère... cet ange
+dont la pureté devait repousser un tel amour; car la vertu et le vice
+sont incompatibles dès qu'ils apparaissent l'un à l'autre.
+
+Madame de Genlis demanda comment la chose s'était découverte: son
+amour-propre souffrait un peu de voir s'en aller en fumée cette
+passion qui avait occupé tout Paris pendant deux ans!... Le comte,
+dont l'indignation lui permettait à peine de parler, lui raconta que
+le matin même, voulant mettre en ordre quelques papiers particuliers
+de madame de Custine, quelque douloureux que fût ce devoir, il l'avait
+accompli; il ne restait plus qu'une seule cassette renfermant des
+lettres de madame d'Harville et de madame de Louvois. Le comte allait
+refermer cette cassette en reprenant les lettres de madame d'Harville,
+lorsqu'il crut s'apercevoir que la boîte avait un double fond; en
+effet, elle en avait un, et même fort profond. Il trouva le secret, et
+dans ce double fond plus de cent lettres de son frère adressées à sa
+femme; et quelles lettres!... Tout ce que l'esprit peut employer de
+plus subtil pour attaquer le raisonnement, tout ce que l'amour sait
+dire de doux et de captivant pour endormir le coeur, tout ce que le
+délire, enfin, de la passion peut produire pour égarer les sens et
+troubler l'âme, était employé dans ces lettres... Madame de Custine
+les avait gardées comme une précaution utile; elle avait lu les
+_Causes célèbres_, et savait l'histoire de madame de Ganges!...
+
+Mais tout ce que cet ange avait dû souffrir en vivant à côté d'un
+pareil homme!... Toujours tremblante, et redoutant une découverte qui
+devait faire couler le sang fraternel dans sa demeure... en face d'un
+frère dont la parole d'amour résonnait chaque jour à son oreille pure
+et chaste, la vie de madame de Custine fut empoisonnée dans son
+bonheur même. Lorsqu'on a connu cette femme angélique, soit par
+elle-même, soit par ses amis; lorsqu'on a fléchi le genou devant cette
+nature d'élite qui montre une âme brûlante de l'amour de Dieu et
+continuellement livrée à l'exercice de toutes les vertus domestiques
+et privées comme la femme forte de l'Écriture, en voyant cet homme
+circuler autour d'elle et chercher à l'endormir par ses paroles
+emmiellées, toutes de vice et d'imposture, on croit reconnaître le
+serpent, l'Ève chrétienne, et le Paradis souillé enfin par la présence
+du tentateur se retrouve dans cette maison où un frère veut jeter de
+la honte au front d'un frère et perdre une âme d'ange avec son âme de
+démon...
+
+Le comte de Custine, en parlant à madame de Genlis, ne lui dit pas
+tout: il lui fallait ménager l'amour-propre de cette femme vraiment
+offensée... et dans la noble franchise de son caractère le général
+n'avait pu se contenir; mais il avait besoin de confiance, et surtout
+de conseils!... Il alla à madame d'Harville... C'était une soeur pour
+madame de Custine... Son âme vertueuse recula devant un tel plan,
+conçu et mis à exécution en présence de cette femme angélique et
+sainte qu'ils pleuraient!... Madame d'Harville avait aussi été l'objet
+des hommages du vicomte de Custine; mais comme elle lui répondit sans
+aucune coquetterie, et qu'elle n'était pas à la mode comme madame de
+Genlis, il s'éloigna...
+
+--Que je vous plains! dit-elle au général. Que comptez-vous faire?--Je
+ne sais!--Gardez le silence.--Ah! le pourrai-je jamais!--Vous le devez
+à la mémoire de celle qui vous a montré cette route par sa propre
+conduite. En vous laissant ces lettres, elle a voulu vous instruire,
+sans jouer le rôle d'accusatrice; elle a remis cette cause terrible
+entre les mains de Dieu!... Mais je la connais assez pour être
+certaine qu'elle mourrait à vos pieds pour obtenir l'oubli du crime de
+votre frère.
+
+Le général était sombre et même farouche... Facile à émouvoir par des
+sentiments violents tels que celui qui alors bouleversait son âme, il
+ne savait lui-même s'il existait... Il froissait ces lettres dans ses
+mains convulsives... et parfois il en lisait quelques lignes qui lui
+rendaient sa fureur; l'une de ces lettres répondait probablement à des
+reproches d'avoir fait une action indigne d'un honnête homme, en
+affectant pour madame de Genlis une passion qu'il n'avait pas:
+
+«Tant mieux que tout le monde croie que c'est elle qui m'envoie en
+Corse; mais vous qui, avec une âme si grande, si noble et si sensible,
+n'en êtes qu'effrayée _et non touchée_, comment pouvez-vous craindre
+pour elle cette impression dangereuse dont vous me parlez?...
+Confiez-vous davantage à sa vanité; soyez persuadée qu'en voyant
+l'objet de cette action, elle la trouvera toute simple[112].»
+
+[Note 112: Cette lettre est copiée sur l'original cité par madame de
+Genlis _elle-même_.]
+
+Le comte de Custine se résolut à garder le silence!... Quelle noble
+résolution et quelle âme assez maîtresse d'elle-même peut demeurer
+devant un frère qui a médité votre perte!... Mais le comte connaissait
+le monde! il savait surtout que de toutes les supériorités, celle de
+la vertu, qu'il a moins que toutes les autres, l'importune davantage;
+il ne fallait donc pas porter à son tribunal souvent injuste une cause
+comme celle qui se présentait... Mais quel effort!... quelle
+grandeur!... quelle admirable vertu surtout que le silence gardé
+vis-à-vis de son frère!... Car JAMAIS il ne sut à quel point l'offense
+avait été connue!... Le comte de Custine brûla ses lettres!... il n'en
+garda que quelques-unes qui constataient la pure et sainte conduite de
+la martyre qui avait été frappée au coeur, pendant cinq années d'un
+supplice renouvelé tous les jours, à toutes les heures, à toutes les
+minutes!... Sa vie en fut, sans doute, abrégée!... Le vicomte de
+Custine est un type à étudier.... C'est un de ces caractères qui
+appartiennent à la science physiologique.... C'est une âme formée
+autrement que l'âme d'un méchant ordinaire... Il ne se trouve pas dans
+les sentiers du vice connus. Il lui fallait de nouvelles émotions dans
+le mal... pour le commettre il lui fallait un encouragement par la
+singularité du forfait... il fallait enfin que le crime le fît sourire
+devant son étrange nature!...
+
+Le général Custine était essentiellement bon; il aimait son frère avec
+une extrême tendresse. Aussi fut-il bien malheureux pendant un an de
+la contrainte qu'il s'imposait, car le vicomte demeurait chez lui, et
+puis il se calma. Toutefois, _jamais_ la confiance ne se rétablit
+entre les deux frères... elle était devenue impossible... Ce qui est
+déchiré ne se peut reprendre sans que la couture ne soit visible!
+Quoi qu'il en soit, JAMAIS le vicomte n'a su que son frère connaissait
+son crime[113].
+
+[Note 113: M. le vicomte de Custine fut depuis attaché à M. le prince
+de Condé, comme capitaine de ses gardes... Il a toujours affecté sa
+passion pour madame de Genlis; et si, en effet, elle n'avait pas connu
+la vérité, elle pouvait croire à cette feinte qu'il continua bien
+longtemps encore après la mort de son infortunée belle-soeur!...
+
+Maintenant je dois dire ma dernière pensée sur cette étrange aventure
+qu'il faut plutôt, après tout, regarder comme une de ces fatalités que
+les Anciens supportaient comme envoyées par les Dieux, et sous
+lesquelles ils courbaient la tête. Le chrétien devait fuir et porter
+dans un lointain monastère cette blessure qui pouvait atteindre du
+même coup tant de coeurs innocents!... mais que le vicomte de Custine
+_fut un monstre_ comme le prétend madame de Genlis, et cela parce que
+cette belle passion dont elle était l'objet apparent devenait nulle
+par cette révélation de la cassette de la comtesse de Custine! La
+femme chrétienne soutint même par-delà la mort son rôle admirable de
+la femme forte et même sublime dans sa vertu!... Ce silence et ces
+lettres laissées à la volonté de Dieu pour être révélées ou célées
+selon son décret! Toutes les fois que je relis cette histoire, je
+m'incline devant cette belle mémoire qui me présente une femme belle
+et jeune, morte à vingt-quatre ans dans toute la pompe de cour la plus
+heureuse! Que les mystères de Dieu sont grands!...
+
+Le vicomte de Custine n'est peut-être pas aussi coupable que madame de
+Genlis le représente. Qui sait ce que cet homme a souffert? Qui sait
+les douleurs inconnues qui ont brisé son âme? Cette funeste passion ne
+fut pas partagée: la vertu sans tache de madame de Custine répond de
+son innocence. Il y a des secrets dans le coeur, il y a des secrets
+dans l'amour surtout qu'on ne peut pénétrer; tout ce qui est passion
+ne se révèle qu'à ceux qui sont initiés à ses mystères. Sans doute le
+vicomte de Custine, au premier coup d'oeil jeté sur cet amour
+incestueux, est un homme affreux et coupable. Mais qui peut connaître,
+apprécier tout ce qu'il a souffert peut-être? L'esprit se confond
+devant les mystères du coeur. Taisons-nous et plaignons ceux qui
+aiment comme le vicomte de Custine. La pitié est un sentiment qu'on
+peut leur accorder avec certitude de n'avoir aucun tort.]
+
+Je finis cet article, qui a montré une société pure et vertueuse au
+milieu de Paris corrompu, par le portrait de madame de Custine. Je
+l'ai lu à deux personnes qui se la rappellent encore, et m'ont
+certifié qu'il était ressemblant. J'ai fait exprès de donner cet
+article, dans lequel j'ai montré un caractère de l'époque, tel que
+celui _du méchant_, par exemple, mais plus corrompu encore et au
+milieu d'un cercle de femmes pures et vertueuses... mais le reste,
+dont j'ai connu deux femmes, était une parfaite image de la société
+_morave_ dans la religion catholique. Cette maison, dont le nom
+illustre, la grande fortune, les alliances, lui donnaient une première
+place, que la beauté et les vertus de sa jeune maîtresse lui
+assuraient encore, cette maison paraissant comme une oasis dans le
+désert, au travers des détours infects de notre Babylone, m'a semblé
+devoir être montrée dans tous ses détails. Et l'épisode du vicomte de
+Custine donne encore plus de vigueur aux touches du pinceau qui fait
+revivre une époque.
+
+Voici le portrait de madame de Custine.
+
+«....Mariée à dix-sept ans, elle passa sept années dans le monde, pour
+y offrir le modèle de la plus rare perfection... Sa vie fut courte,
+mais pure, irréprochable et parfaitement heureuse. Je n'ai jamais vu
+dans la jeunesse, avec une beauté remarquable, une raison si ferme,
+des principes et une piété si austères, réunis à tant de grâce, de
+gaîté, de douceur et d'indulgence... Elle n'allait jamais au spectacle
+ni au bal, mais elle trouvait tout simple qu'on y assistât, et ses
+amies s'habillaient souvent chez elle pour qu'elle présidât à leur
+parure... Il était dans sa destinée de ne devoir ses vertus et sa
+considération qu'à elle seule. Elle entra dans le monde sans guide ni
+mentor... et cependant sans conseils, sans surveillance, jamais elle
+ne fit une fausse démarche ni une faute!... Elle avait infiniment
+d'esprit et ne l'employait qu'à perfectionner sa raison et son
+caractère. Riche, jeune, et belle comme un ange, elle mena toujours
+une vie sédentaire, avec tant de simplicité, que son goût pour la
+retraite ressemblait à de la paresse: elle était charmée qu'on le crût
+ainsi.--J'aime mieux, disait-elle à ses amies, que l'un m'accuse
+d'indolence que de singularité.
+
+«Madame la comtesse de Custine vécut sept ans dans le monde avec la
+considération personnelle d'une femme de quarante ans, dont la
+conduite aurait toujours été parfaite[114].
+
+[Note 114: Madame la comtesse de Custine a laissé, comme je l'ai déjà
+dit, deux enfants, une fille et un fils. Le fils mourut sur le même
+échafaud que son père. Sa fille est madame la marquise de Dreux-Brézé,
+dont les vertus rappellent sa mère, et dont le fils, M. Scipion de
+Brézé, est l'un de nos plus habiles orateurs à la Chambre des Pairs:
+sa noble et courageuse conduite serait un titre de plus dans Une autre
+famille; dans la sienne, c'est tout simple... Son jeune frère, Pierre
+de Brézé, qui se fit prêtre à vingt ans, est l'un des plus honorables
+que compte le clergé français: il a, comme son frère Scipion, le
+talent de la parole; mais la sienne annonce seulement la loi de
+Dieu.]
+
+
+
+
+L'ATELIER DE MADAME DE MONTESSON
+
+À BIÈVRE.
+
+
+Tout ce qui porte un nom marquant, tout ce qui est _notabilité_ frappe
+vivement l'imagination de la jeunesse, et nous porte vers l'objet qui,
+par un motif quel qu'il soit, a mérité de sortir de la voie commune et
+d'attirer l'attention de ses contemporains; ce fut ce qui m'arriva
+avec madame de Montesson. J'en avais beaucoup entendu parler... Son
+nom était surtout prononcé dans une terre où j'avais été dans mon
+enfance. La belle terre de Seine-Assise avait été achetée par une de
+nos amies... J'avais entendu parler de madame _la marquise de
+Montesson_, dans ces champs qui avaient été les siens, avec une
+reconnaissance qui n'avait pas d'équivoque, car elle était presque
+proscrite et ne pouvait plus faire le bien que d'intention.
+
+Je venais de me marier, j'avais quinze ans, mais j'étais enfant
+seulement par l'apparence. Mes goûts étaient sérieux et me portaient à
+causer et à connaître tous les personnages du grand drame qui venait
+de se jouer, tandis que les fils de mon intelligence se
+débrouillaient. Les émigrés rentraient en foule... On entendait
+annoncer des noms qui paraissaient exhumés de la tombe!... Hélas!
+beaucoup d'eux en effet y étaient ensevelis, mais pour n'en plus
+sortir!... Ce fut à cette époque que mes oncles, messieurs de Comnène,
+rentrèrent de leur émigration[115]... Le prince Démétrius, frère aîné
+de ma mère, n'avait pas quitté soit Louis XVIII, soit l'armée de
+Condé. Mon autre oncle, l'abbé de Comnène, qui demeura avec moi
+jusqu'à sa mort[116], avait agi de même. Ils me trouvèrent mariée
+depuis peu de jours, et dirigèrent, de concert avec ma mère, une
+grande partie de mes relations sociales. Ce fut cette influence qui
+faisait dire à l'Empereur «_que je voyais ses ennemis_.»
+
+[Note 115: Le prince Démétrius, l'aîné de mes oncles, avait été
+accueilli par le duc de Parme comme un _allié, un prince fugitif_...;
+mon oncle y fut traité comme il avait été, au reste, en Piémont, qu'il
+ne quitta qu'à l'invasion des Français!...]
+
+[Note 116: C'était un saint homme que mon oncle l'abbé de Comnène!...
+il édifiait ma maison par sa vénérable conduite. Ferme et constant
+dans ses opinions, dévoué aux Bourbons dont l'état lui imposait la loi
+de fidélité, jamais il n'y manqua pendant quinze années qu'il fut
+auprès de moi. Certes, s'il l'eût voulu, il eût été non-seulement
+évêque, mais archevêque, et, à l'époque du concordat de 1803,
+peut-être aurait-il eu le chapeau, si Junot avait sollicité pour notre
+oncle... Mais, parfaitement bon pour tout le reste, il devenait
+intraitable tout aussitôt qu'il était question de religion. J'ai su
+depuis que mon oncle appartenait à ce qu'on nommait alors _la petite
+église_ (on appelait ainsi les ecclésiastiques qui n'avaient pas
+reconnu le concordat de 1802). Mon oncle était d'une austère piété,
+mais seulement sévère pour lui seul.]
+
+Mon oncle avait beaucoup connu monsieur le duc d'Orléans le père; je
+lui en ai entendu parler avec un accent profondément touché. Il en
+avait conservé un souvenir complétement dégagé de madame de
+Villemomble (mademoiselle Marquise) et de ses compagnes; et madame de
+Montesson, avec ses grâces, sa douceur, ses excellentes manières,
+était un exemple, suivant mes oncles, que je devais suivre. Mon oncle
+Démétrius parlait continuellement des voyages de Villers-Cotterets...
+de Seine-Assise... et une fois sur ce chapitre, il ne tarissait plus.
+Ce fut dans ce même moment où il était sous le charme des souvenirs,
+que Junot me donna une petite campagne pour y passer les premiers mois
+d'une première grossesse pénible. Cette maison était dans la vallée de
+Bièvre; elle avait appartenu à _M. de Chamilly_, valet de chambre du
+Roi. Le parc, si l'étendue était suffisante pour faire un parc avec
+soixante arpents, était une des ravissantes choses dans ce genre que
+j'aie jamais vues... Les plus beaux arbres exotiques, la plus riche
+végétation, les plus beaux ombrages, des sites pittoresques, des
+points de vue ménagés avec un art merveilleux, faisaient de cette
+campagne une retraite enchantée!... Lorsque Junot en fit
+l'acquisition, le mois de mai commençait... Dans ce temps-là le mois
+de mai voulait dire _printemps_...: c'était alors le mois des roses...
+ce mois dédié à la mère de Dieu, parce qu'il était frais, pur et suave
+comme son culte!... La vallée de Bièvre était, à cette époque de
+l'année, comme un bouquet dont le parfum magique donnait du bonheur...
+Quelle belle contrée!... quel charme attaché à son souvenir!... C'est
+bien d'elle qu'on peut dire avec Ramond: «_Son souvenir[117] rappelle
+celui de plusieurs printemps!_...» Bien des émotions ont agité mon âme
+depuis cette année où je vis Bièvre pour la première fois!... Eh bien!
+le seul nom de cette vallée parfumée me transporte, par la pensée, par
+la puissance de cette mémoire de l'âme, à cette époque où, âgée de
+seize ans, j'arrivai dans ce beau pays, si heureuse et si gaie!
+portant si légèrement la vie, y trouvant à chaque pas de ces
+jouissances infinies dont la nature est prodigue envers nous, mais que
+nous dédaignons!... et que je fus assez heureuse pour ne pas
+méconnaître... J'avais seize ans!...
+
+[Note 117: Souvenirs en revenant de Gavarnie, à la grotte de Gèdres.
+Il dit ce mot en respirant l'odeur d'une violette.]
+
+Je ne connais rien dans les environs de Paris qui puisse balancer
+l'aspect de la vallée de Bièvre, si ce n'est peut-être la vallée
+d'Aunay... Ses prairies sont vertes comme celles qui bordent les rives
+du lac de Thoune... L'herbe en est elle-même plus parfumée que celle
+des autres prairies dans le cercle qui entoure Paris... et lorsqu'on
+voit se balancer sur la montagne les longs rameaux des beaux chênes
+des bois de Verrières qui forment comme une couronne à cette contrée
+solitaire et romantique, on se croit transporté dans un pays éloigné,
+et, se laissant aller doucement à vivre, on rêve, on est bercé par une
+idée vague mais heureuse; c'est une vie toute de bonheur, on ne se
+rappelle alors que ce qui flatte notre âme et nos penchants: voilà du
+moins ce que j'ai éprouvé souvent à Bièvre[118]... Encore une fois
+j'avais seize ans!...
+
+[Note 118: Je puis dire que j'ai souvent éprouvé les mêmes sensations,
+soit en Suisse, soit en Italie, et même en Espagne. Un beau pays, une
+scène de la nature comme la Suisse en déroule quelquefois dans les
+solitudes sauvages du Splugen ou la ravissante vallée de Misogno...
+Les Pyrénées aussi!... et même je puis dire qu'elles me frappent
+davantage et plus immédiatement que les Alpes, dans le jeu de leurs
+décorations naturelles!...]
+
+La vallée de Bièvre n'est plus aujourd'hui ce qu'elle était alors...
+Deux ou trois habitations, parmi lesquelles on comptait la maison
+seigneuriale qui était le château, formaient avec quelques autres
+maisons le village de Bièvre. Une manufacture de toiles peintes, à
+l'imitation de celle de Jouy, dont on apercevait le clocher au bout de
+la vallée, donnait beaucoup de mouvement et faisait un grand bien à
+cette contrée, qui paraissait séparée du monde et devoir servir de
+retraite à des hommes fuyant le bruit...
+
+La maison que Junot avait achetée avait été construite par M. le
+marquis de Chamilly, premier valet de chambre de Louis XV; elle était
+ornée dans le goût du temps, ce qui, à l'époque de 1800, était de fort
+mauvais goût. En effet comment pouvait-on se résoudre à meubler un
+salon dont les glaces étaient entourées avec des bordures dorées et
+moulées, comme nous savons qu'on le faisait alors, avec des fauteuils
+en acajou recouverts d'une étoffe de soie tout unie, d'une couleur
+sombre; des formes austères, sans contours moelleux, pas de coussins,
+si ce n'étaient des carreaux de divan bien _rembourrés en crin_ et
+tellement _durs_ que l'impression du corps n'y demeurait pas; des
+trépieds de forme antique, des bronzes imités de ceux d'Herculanum,
+qu'on commençait alors à découvrir, des copies éternelles du grec et
+du romain enfin, voilà ce qui nous pourchassait jusqu'aux champs...
+
+Quant à moi, entraînée dans le tourbillon, je faisais comme les
+autres, au grand courroux de ma mère, qui n'entendait pas raison sur
+l'article de l'ameublement et des convenances d'_intérieur_. Elle
+avait défendu pied à pied la grande maison de l'invasion de Mallard,
+mon tapissier, et de ses rideaux de percale blanche avec des galons et
+des franges rouges, bleues ou vertes, suivant l'ordre des pièces; et
+puis les meubles en crin!... les toiles peintes (nous ne connaissions
+pas encore les perses, c'est-à-dire que la mode n'en était pas encore
+venue, car ma mère me parlait toujours d'une perse doublée en
+taffetas, couleur de rose, pour ma chambre à coucher de Bièvre!...).
+Enfin, elle avait obtenu de meubler à sa guise un petit pavillon dans
+lequel elle logeait et qui n'était _qu'à elle seule_: on l'appelait le
+pavillon du Bain... La salle de bain était en effet dans le
+rez-de-chaussée de cette petite maison en miniature, et rien n'était
+plus gracieux que sa position. Il était au milieu du parterre et de
+l'orangerie, et une partie de l'année entouré du parfum des orangers,
+des myrtes et de toutes les plantes exotiques que renfermait la serre,
+qui était fort belle...
+
+Cette campagne, car ce n'était pas assez considérable pour être appelé
+une terre ni un château, était un charmant lieu d'agrément, et
+tout-à-fait ce qui était nécessaire à Junot comme à moi, en ce que
+nous pouvions y venir en peu de temps, et qu'il lui était au moins
+possible de se distraire quelquefois en chassant dans les bois de
+Verrières et sur les étangs de Saclé.
+
+J'ai dit que cette première année que je passai à Bièvre fut un
+véritable enchantement; je vais raconter comment une circonstance que
+j'avais été loin de prévoir augmenta pour moi le charme de la vallée
+de Bièvre.
+
+Ma mère était assez bien portante à cette époque; elle avait voulu
+venir avec moi, pour m'aider dans mon installation. Ce fut une joie de
+plus: elle était si aimable, si charmante, si agréable comme _société_
+surtout!... Aussi passions-nous de ravissantes soirées... Le matin, on
+_menait la vie de château_... liberté entière jusqu'à trois heures.
+Alors on se réunissait dans le salon, pour travailler et lire pendant
+une heure, et puis on allait se promener.
+
+Un jour, on remit à ma mère un billet, que lui apportait un domestique
+_en livrée_: c'était une chose peu commune alors, et ce fut une
+exclamation générale. Le domestique était à cheval, et nous l'avions
+vu entrer dans la cour.
+
+--Ah! mon Dieu, dit ma mère, après avoir lu son billet, comment se
+fait-il que madame de La Tour soit notre voisine?...
+
+Et voilà ma mère relisant son billet et renouvelant ses exclamations.
+
+Ce billet était de madame la comtesse de La Tour, soeur de madame la
+duchesse de Polignac[119]. Ma mère l'avait beaucoup connue, et la
+voyait souvent avant la Révolution. Elle rentrait de l'émigration. Se
+trouvant à Bièvre, chez madame la marquise de Montesson, qui occupait
+le château, elle demandait à ma mère la permission de m'être présentée
+et de venir la voir.
+
+[Note 119: Mademoiselle de Polastron.]
+
+--Ah! mon Dieu! tout de suite, n'est-ce pas, ma fille?
+
+Et se tournant vers Junot, avec un de ces sourires qui la rendaient
+adorable:
+
+--Et moi qui commande chez vous, mon enfant! est-ce que vous voulez
+bien recevoir ma vieille amie royaliste!... C'est que malheureusement
+tous mes amis le sont.
+
+Junot se leva et alla lui baiser ses deux petites mains d'enfant, en
+lui assurant qu'il était heureux et fier de lui obéir en tout... Il
+adorait sa belle-mère... mais il n'ignorait, au reste, aucun bon
+sentiment, et tout aussitôt qu'on lui présentait une noble démarche,
+une bonne action, il semblait qu'on ne fît que le lui rappeler.
+
+Madame de Montesson, qui était venue habiter le château de Bièvre,
+était la veuve de M. le duc d'Orléans, père de celui qui a péri dans
+la Révolution. L'abbé de Saint-Phar, l'abbé de Saint-Albin, qui
+venaient chez ma mère, ne nous l'avaient pas fait connaître en beau.
+Je la rencontrais quelquefois chez madame Bonaparte, aux Tuileries;
+elle y venait déjeuner. Alors le premier Consul était pour elle comme
+_je ne l'ai jamais vu_ pour aucune femme. Pourquoi? je l'ignore. Je
+crois qu'à cette époque il avait des opinions très-erronées sur le
+faubourg Saint-Germain. Il le _connaissait peu_, et madame de
+Montesson, veuve du duc d'Orléans, lui semblait une princesse du sang
+royal de France!... Il n'en était rien.
+
+Madame de Montesson venait de louer le château de Bièvre pour l'été:
+c'était une charmante habitation, petite, mais commode, et puis dans
+une ravissante situation. Madame de Montesson était là avec madame
+Robadet, sa dame de compagnie, madame de La Tour, mademoiselle de La
+Tour, dont la noble conscience se trouvait mal à l'aise de cette
+demi-dépendance... plusieurs autres femmes... la belle madame
+d'Ambert, madame la princesse de Guémené, la princesse de
+Rohan-Rochefort, madame de Fleury[120], madame de Boufflers, madame de
+Valence, petite-nièce de madame de Montesson. (Madame de Genlis
+revenait alors, je crois, de l'émigration et était en froid avec sa
+tante; elle ne vint pas cette année à Bièvre.) Quant aux hommes,
+c'étaient M. de Valence, M. de Narbonne, M. de Calonne, que je vis
+pour la première fois, avec une curiosité d'enfant... presque tout le
+corps diplomatique[121]... et puis beaucoup d'artistes et de
+littérateurs...
+
+[Note 120: Madame de Montrond.]
+
+[Note 121: En parlant de la société de Bièvre, je ne parle pas du
+salon de madame de Montesson _à Paris_. Cependant comme je la
+représente dans _son atelier_, et que je ne puis, en raison de la
+place, parler d'elle dans toutes ses positions, je parlerai de
+plusieurs personnes qui venaient en passant à Bièvre.]
+
+À peine le petit billet que j'écrivis pour ma mère à madame de La Tour
+était-il parti, que nous la vîmes arriver, courant au lieu de marcher,
+pour embrasser plus tôt ma mère... Elle la retrouvait toujours
+belle...; cependant ma mère souffrait déjà bien!... Pauvre mère!...
+mais elle était si belle et si gracieuse!...
+
+--Oui, sans doute, je conduirai Laure à madame de Montesson, dit-elle
+aussitôt qu'on lui eut exprimé le désir de madame de Montesson de me
+voir... et dès demain... Et pourquoi pas ce soir? dit-elle avec sa
+vivacité ordinaire.
+
+Et une demi-heure n'était pas écoulée que nous étions dans le salon de
+madame de Montesson, qui me prodigua toutes ses grâces et fut vraiment
+coquette pour moi.
+
+Le fond habituel de la société de madame de Montesson était agréable.
+Il l'était d'abord par elle-même. Madame de Genlis a fait de sa tante
+un portrait totalement faux...: elle a représenté madame de Montesson
+comme une personne nulle, d'une finesse plutôt gauche qu'habile et
+sans agrément dans l'esprit. Tout cela n'est pas vrai: je ne crois pas
+que madame de Montesson fût bonne, tout au contraire; mais elle était
+fine, adroite, et je n'en veux pour preuve que les résultats. Sans
+doute madame de Genlis a eu à se plaindre de sa tante; c'est un fait
+étranger à ce qui nous occupe, c'est-à-dire à ce que madame de
+Montesson pouvait donner d'agrément dans son intérieur et dans sa
+société. Je lui ai toujours connu une excellente maison, bien tenue,
+et beaucoup de considération, qui peut-être n'était pas méritée à ce
+degré où elle l'avait portée, mais voilà tout; quant à ses agréments,
+ils étaient positifs.
+
+Nous demeurâmes assez tard pour cette première visite; il y avait du
+monde, et la conversation était générale. L'abbé Delille venait de
+partir; il avait dit des vers avec un charme ravissant, me dit madame
+de Montesson.
+
+--Connaissez-vous cet homme? me dit-elle, en me montrant un homme d'un
+extérieur simple, appuyé contre la porte du jardin, et regardant avec
+attention un grand vase de magnifique porcelaine de Sèvres, rempli
+des fleurs les plus suaves et les plus admirables par leurs riches
+couleurs. Je ne connaissais pas l'homme qu'elle me montrait; je le lui
+dis.
+
+--C'est Van-Spandonck, me dit-elle. Regardez-le bien! c'est le
+meilleur des hommes, aussi naturel qu'il est habile. C'est mon maître,
+ajouta-t-elle en souriant.
+
+Je la regardai en souriant à mon tour, car, après tout, elle avait
+soixante-dix ans. Elle comprit mon regard.
+
+--Pourquoi pas? dit-elle répondant à ma pensée muette!... et quand
+l'âme est jeune, que les goûts sont aussi vifs, les impressions sont
+aussi fraîches, pourquoi frapper tout cela de veuvage? Serait-ce donc
+pour satisfaire à un sot préjugé; mais nous sommes plus sottes que
+lui. C'est déjà bien assez que nous lui fassions d'autres sacrifices,
+à ce monde stupide et méchant, sans aller encore lui immoler nos
+penchants les plus purs!... Non, non, laissez-moi vous donner cette
+morale, ma belle petite; madame votre mère ne me désavouera pas.
+
+Madame de Montesson avait eu dans sa jeunesse le goût de dessiner des
+fleurs, mais elle ne l'avait exercé que comme les talents l'étaient à
+cette époque. Ce fut à soixante-six ou sept ans que, rencontrant
+Van-Spandonck, elle reprit son goût pour peindre les fleurs. Bientôt,
+avec ses dispositions et un tel maître, elle fit de rapides progrès,
+et en peu de temps elle en vint au point de faire une copie de son
+maître semblable à l'original. J'ai vu d'elle des choses admirables.
+Jusque-là elle n'avait fait que des _niaiseries_, c'est le mot. Ici
+elle peignait à l'huile et d'après nature[122].
+
+[Note 122: Je n'ai connu que madame Panckoucke, qui pût rivaliser avec
+madame de Montesson pour le coloris et l'art avec lequel il faut
+grouper les fleurs pour qu'elles aient de l'air entre leurs rameaux et
+leurs couronnes.]
+
+--C'est le premier Consul qui m'a envoyé ce matin ce vase rempli de
+fleurs de la serre de la Malmaison, me dit-elle en me conduisant près
+de la gerbe embaumée. C'était adorable...
+
+--Et moi aussi j'ai une serre, lui dis-je,... et j'aime assez les
+fleurs pour y cultiver les plus belles roses... Voulez-vous me
+permettre de vous les apporter moi-même, et, pour le prix de ma
+course, je ne demande que la permission de vous voir peindre.
+
+Le lendemain, je lui apportai en effet une collection des plus belles
+fleurs, dont j'avais surveillé moi-même la récolte; il y en avait une
+immense corbeille: c'était ravissant à voir!... Nous la fîmes porter
+sur-le-champ dans le petit salon attenant à la chambre de madame de
+Montesson, où elle peignait pour avoir un beau jour. Elle se mit à
+l'oeuvre sur-le-champ pour esquisser les fleurs et les principales
+teintes dans la pureté de leur coloris.
+
+Madame de Montesson avait été charmante, et on le voyait bien encore,
+quoiqu'elle eût à cette époque soixante-huit ans!... Jamais je n'ai
+rencontré une vieille femme plus propre et plus soignée. À quelque
+heure qu'on fût chez elle, une fois midi sonné à la campagne et deux
+heures à Paris, on était sûr de la trouver habillée et en toilette
+convenable pour le matin et pour le soir. Le matin elle portait, en
+été, une redingote en percale blanche garnie d'une dentelle ou d'une
+mousseline festonnée. Pas de rubans, si ce n'est celui qui garnissait
+un bonnet monté par mademoiselle Despaux ou bien par Le Roy, mais
+toujours d'une couleur allant à son âge. Sur son front on voyait un
+tour de cheveux qui rappelaient la couleur dont les siens avaient dû
+être autrefois, toujours parfaitement annelés et bien odorants. Jamais
+de pantoufles; toujours des souliers de peau de chèvre ou de prunelle
+noire, et bien attachés _en cothurne_, comme la mode les faisait alors
+porter. Un très-beau châle de cachemire, soit blanc, noir ou gris,
+remplaçait pour elle le mantelet dont elle avait l'habitude. Ses
+mains, qu'elle avait dû avoir fort jolies, conservaient toujours cette
+fraîcheur de forme que la vieillesse garde rarement... Enfin madame
+de Montesson me fit l'effet de Diamantine dans _le prince Titi_. Je
+crus voir une _fée_, et à chaque instant je m'attendais à voir la fée
+Diamantine _devenir une belle et grande reine resplendissante de
+lumière_, comme dit le conte.
+
+C'était une chose merveilleuse que de la voir peindre à son âge (et
+des fleurs encore) comme elle le faisait. Elle avait bien peint des
+fleurs dans sa jeunesse, mais c'était sur de l'étoffe. Il y avait même
+un meuble peint par elle dans un petit salon à Seine-Assise. Lorsque
+je lui dis que ce meuble existait et qu'on l'avait religieusement
+soigné, elle fut un moment sans pouvoir me parler...--Non, cette
+femme-là n'est pas une femme artificieuse et méchante, dis-je à ma
+mère et à mon mari le même jour.
+
+--Voilà bien comme tu es! me dit ma mère; tu veux aller contre
+l'évidence.
+
+Ma mère aimait, je ne sais pourquoi, madame de Genlis... elle avait
+des préventions contre madame de Montesson: elles lui étaient données
+par M. de Saint-Phar et M. de Saint-Albin, et puis madame d'Ambert.
+Toutes les fois que ma mère allait au _Buisson de Mai_[123], avant sa
+dernière maladie, elle en revenait toujours plus prévenue contre
+madame de Montesson.
+
+[Note 123: Charmante terre appartenant à madame d'Ambert, et située en
+Normandie.]
+
+Le château de Bièvre, qu'elle occupait alors, était l'habitation
+seigneuriale du marquis de Bièvre, cet homme si fameux avec si peu de
+titres à la célébrité; car il avait un esprit fort au-dessus de sa
+réputation, et de celui-là on n'en faisait aucun cas... Madame de
+Montesson nous en parlait tout en peignant, et son jugement sur lui
+fut confirmé par M. de Valence et une foule de gens qui tous l'avaient
+connu.
+
+M. le marquis de Bièvre[124] était bien né, disaient les uns, et
+n'avait qu'une _savonnette à vilain_, disaient les autres... Son
+esprit, tourné à ce genre de rébus appelé _calembour_, acheva de se
+perdre par la réputation que le mauvais goût du temps lui donna.--En
+se voyant _fameux_, c'est le mot, parmi ses camarades et un certain
+monde dans lequel il régnait, M. de Bièvre devint insupportable, nous
+disait madame de Montesson.
+
+[Note 124: Maréchal, marquis de Bièvre. Il était né en 1747, et entra
+fort jeune dans les mousquetaires noirs. Cela ne prouverait rien en
+faveur de sa noblesse: à cette époque, l'admission dans ce corps-là
+était facile.]
+
+--On le conduisit chez moi, dit-elle, car on en parlait tant qu'il
+fallait l'avoir vu pour être à la mode. M. le duc d'Orléans, qui
+aimait beaucoup ce genre de plaisanteries, mais avec mesure cependant,
+riait comme un enfant lorsque le marquis de Bièvre vint lire chez moi
+l'histoire de la _comtesse Tation_, et puis celle de la _fée Lure_ et
+de l'_ange Lure_, son almanach des calembours, enfin une foule de
+pauvretés misérablement prônées. J'ai ri comme les autres en
+l'entendant pour la première fois; mais j'avoue que cette continuelle
+tension d'esprit me fatiguait au point de me faire quitter le salon au
+milieu d'une de ses plus belles histoires du père _Hoquet_, de l'_abbé
+Casse_, du _père Drix_ et de l'_abbé Vue_, qui n'y voyait pas clair.
+L'histoire de ce dernier cependant était fort drôle...
+
+M. MILLIN.
+
+J'ai été témoin d'un fait qui ne fut pas agréable pour lui, et je
+crois que de quelques jours il ne fut pas empressé de faire des
+calembours. Mon frère Grandmaison était toujours en hostilité avec
+lui, mais il ne le craignait pas. Un jour M. de Bièvre parlait avec
+assez de mauvais goût des gens qui avaient deux noms.
+
+--Vous avez bien raison, lui dit mon frère. C'est comme vous, par
+exemple... pourquoi avoir changé votre nom?... À votre place, je me
+serais appelé le _maréchal de Bièvre_.--En entendant Millin, tout le
+monde se mit à rire. Je ne savais pas pourquoi, et tout en riant comme
+les autres, je demandai de quoi il s'agissait. Je sus que le père de
+M. de Bièvre s'appelait _Maréchal_, et qu'il avait pris le nom de
+Bièvre après avoir acheté le château et en être devenu seigneur...
+
+MADAME DE LATOUR.
+
+J'ai été témoin de la scène dont on a parlé, mais qui était bien plus
+burlesque dans sa vérité... Il dînait ainsi que nous chez madame la
+comtesse Potocka, charmante Polonaise que nous avons tous connue à
+Paris. Il y avait au nombre des invités une femme très-spirituelle,
+madame de Vergennes, qui manifesta d'abord une grande admiration pour
+M. de Bièvre; elle écoutait avec une attention perfide tout ce qu'il
+disait, et puis riait à se pâmer. Mais enfin arriva le dîner: il
+fallut bien se résigner alors à parler le langage des humains, et M.
+de Bièvre, qui précisément ce jour-là avait bon appétit, était
+vulgaire au-delà de tout ce qu'on peut dire. Ce fut le moment du
+triomphe de madame de Vergennes... Elle parut chercher le sens du
+premier mot de M. de Bièvre... Elle demeura silencieuse, et
+paraissant chercher le sens de ce qu'il disait, et puis elle avouait
+qu'elle ne comprenait pas. Ce n'était pas seulement pour des
+_épinards_, c'était _tout_.--Je n'entends pas ce que vous voulez dire,
+disait madame de Vergennes... _J'ai été me promener!_... J'ai été...
+me... pro... mener... et à chaque syllabe elle semblait chercher...
+
+--Mais, madame, s'écriait M. de Bièvre, j'ai été me promener, et voilà
+tout...
+
+--Voilà tout! répétait madame de Vergennes... Eh bien! par exemple,
+voilà la première fois que je vous vois de cette force-là!... Vous
+êtes ce soir un sphinx véritable...
+
+Le jeu dura de cette manière tout le temps du dîner. Jamais on ne vit
+un homme plus attrapé que M. de Bièvre; il était au moment d'en
+pleurer... Mais il prit madame de Vergennes dans la plus belle
+aversion depuis ce jour-là.
+
+M. MILLIN.
+
+C'était un homme qui valait bien mieux que sa réputation... Il était
+sérieux, même de sa nature; c'est la faute de son temps s'il a eu un
+si mauvais esprit. Pourquoi rire de ses sottises? on l'encourageait.
+Je dirai comme Alceste: C'est vous qui le poussez à mal dire.
+
+MADAME DE MONTESSON, souriant.
+
+Vous êtes bien sévère aujourd'hui, mon ami: pourquoi nous accuser des
+fautes de M. de Bièvre? Sans doute, nous avons ri de ce qu'il disait,
+mais c'était à son bon goût à discerner la vraie louange de la
+raillerie _complimenteuse_... Est-ce nous qui lui avons fait arranger
+son parc en calembours?
+
+MILLIN.
+
+Comment cela?
+
+MADAME DE LATOUR.
+
+Ah! c'est que Millin n'a pas vu le parc!...
+
+LA MARQUISE DE COIGNY.
+
+Ni moi non plus, ni Fanny!... Qu'est-ce donc qu'il a, ce parc?
+
+ MADAME DE MONTESSON, se levant en tenant toujours sa palette et
+ son bâton de chevalet, et parlant en regardant en perspective ses
+ belles fleurs terminées.
+
+Eh bien! je suis précisément un peu fatiguée, je veux prendre l'air;
+nous allons parcourir le parc et _les communs_ du château, car, _eux_
+aussi, ils ont leur part dans la distribution d'esprit.
+
+Tout en parlant, madame de Montesson avait détaché un grand tablier
+de taffetas vert et des bouts de manches en même pour préserver sa
+robe blanche, dont l'éblouissante neige était toujours l'objet de mon
+admiration... Elle demanda un chapeau de paille, un parasol, qui ne
+s'appelait pas encore une _ombrelle_, et nous nous mîmes en marche
+sous les ravissants ombrages du parc de Bièvre, conduites par madame
+de Montesson.
+
+Le parc du château de Bièvre et toutes ses dépendances appartenaient
+alors à madame Paulze, veuve d'un receveur-général des finances dont
+le nom était fort connu. Elle louait cette propriété, quoique riche
+encore. Sa mère avait une autre terre fort belle, appelée la
+Cour-Roland, et située sur le sommet de la montagne, en allant à
+Versailles et à Jouy.
+
+Le parc de Bièvre était ravissant dans le moment de l'année où nous
+étions alors... Il était humide, et la _Bièvre_, qui le traversait et
+lui donnait ses eaux, entretenait une fraîcheur peut-être mauvaise
+pour les habitants du château, mais très-salutaire aux arbres et aux
+prairies. Tout y était d'un vert frais qu'on ne voyait que dans cette
+vallée enchanteresse. Les lilas et leurs grappes pourprées, les
+ébéniers aux rameaux d'or, les boules-de-neige, les rosiers, les
+épines roses et blanches, une foule d'arbres et d'arbustes
+odoriférants, rendaient cette retraite un lieu de délices. Mon parc
+était moins grand, mais plus soigné que celui de Bièvre[125].
+
+[Note 125: Le parc de Bièvre a été probablement changé depuis cette
+époque, mais il était ainsi lorsque je le vis, en 1800.]
+
+Madame de Montesson nous conduisit par une longue allée de lilas
+encore fleuris jusqu'au bord d'un petit lac sur les eaux duquel était
+une petite flotte composée de quelques bateaux. Sur le vaisseau-amiral
+était une devise dont j'ai oublié jusqu'au sens. C'est mal à moi; mais
+j'ai toutes les mémoires, excepté celle du calembour, genre d'esprit
+que j'ai en aversion. Les eaux du lac étaient verdâtres, qualité peu
+agréable pour l'ornement d'un parc aussi beau, du reste, par ses
+ombrages. En nous éloignant du lac, nous entrâmes dans une _forêt_ de
+sapins dont l'ombre mystérieuse avait engagé M. de Bièvre à en faire
+un lieu propre à tout ce que pouvait promettre une retraite aussi
+solitaire, et dans un rond assez bien entouré de talus recouverts de
+gazon dans lequel on avait semé une quantité de violettes et de
+pensées sauvages, on voyait six ifs plantés symétriquement.
+
+--Nous voici, dit madame de Montesson, dans l'endroit _décisif_ (des
+six ifs)... Comment trouvez-vous le jeu de mots?... Junot se prit à
+rire... je me fâchai: lui si spirituel! dont l'esprit surtout avait
+une élégance _innée_, et non pas inculquée par cette éducation qui
+souvent fait mentir les plus nobles natures!... Madame de Montesson
+riait de ma colère...--Ménagez-vous, me dit-elle, car vous en verrez
+bien d'autres!...
+
+Nous arrivions alors dans une vaste prairie au bout de laquelle
+j'aperçus un point blanc...
+
+MADAME DE MONTESSON.
+
+Je préviens ces dames que nous allons à la _laiterie_... Comme la
+promenade est fatigante à cette heure du jour, nous pourrons peut-être
+y boire du lait.
+
+MADEMOISELLE DE COIGNY.
+
+Lorsque j'allai en Suisse, mon plus grand plaisir était de boire du
+lait lorsque j'avais bien chaud. Nous en trouvions toujours
+d'excellent dans les ruisseaux qui sont auprès des cabanes...
+
+MADAME DE LATOUR.
+
+Dans les ruisseaux!
+
+MADEMOISELLE DE COIGNY.
+
+Oui, le lait est déposé dans des baquets de sapin bien cerclés; on met
+le baquet dans le ruisseau, où il baigne jusqu'à la moitié; on le fixe
+avec plusieurs pierres, on le couvre avec une large ardoise, et le
+voyageur trouve à tout moment un lait savoureux et parfumé, même en
+l'absence des maîtres du chalet... Il boit quelquefois tout leur lait;
+mais au retour ils trouvent une pièce d'argent sur la table de leur
+chaumière, et alors ils bénissent l'étranger pour s'être arrêté sous
+leur toit et s'être restauré avec leur lait, comme nous allons le
+faire avec le lait de madame de Montesson.
+
+Le fait est qu'il faisait chaud, et nous étions toutes fort altérées.
+Arrivées au bout de la prairie, nous ne vîmes aucune maison, ni rien
+qui annonçât une habitation... rien que ce poteau, qui de notre côté
+ne présentait qu'un poteau au haut duquel était un grand carré blanc.
+Tout-à-coup nous entendons une exclamation très-énergique de la
+marquise de Coigny, s'adressant à Eugène de Beauharnais, qui arrivait
+à l'instant, et qui se mit à rire comme un enfant qu'il était encore,
+en voyant le côté du poteau; nous y courûmes, et il nous fut loisible
+de faire comme lui. Sur le blanc mat du poteau se détachait en noir de
+charbon une immense lettre majuscule, un
+
+ I
+
+C'était la _lettre I_ de Bièvre!
+
+J'avais chaud, j'avais soif, et je hais les calembours. Qu'on juge de
+ma colère!
+
+Fanny de Coigny et moi, nous avions l'une pour l'autre un de ces
+attraits qu'on ne peut définir. Je l'aimais pour sa bonne grâce, pour
+son charmant et doux esprit, pour sa tournure distinguée, quoique l'on
+reprochât à sa taille de n'être pas parfaitement droite; je n'en sais
+rien. Je connais bien des femmes à taille d'asperge qui ne me plaisent
+pas autant qu'elle, et la quantité d'hommages déposés à ses pieds
+prouvaient qu'on était de mon avis. Lorsqu'on la connaissait plus
+intimement, on n'avait plus seulement de l'attrait, mais une franche
+et constante amitié. Nous nous éloignâmes, en nous tenant par le bras,
+de cette malencontreuse _lettre I_, et je crois aussi pour éviter une
+personne qui venait d'arriver et dont les intentions n'étaient pas un
+mystère; mais Fanny ne pouvait ni les partager ni les sanctionner, ne
+connaissant pas la volonté du premier Consul. Sa conduite fut
+admirable dans toutes ces circonstances. Quant à Eugène, il en était
+amoureux comme un fou... Il se mit bien respectueusement à quelque
+distance de nous; car il aimait et n'avait que vingt ans!... On ne
+fait jamais la volonté de son coeur alors... Nous parcourions ainsi,
+sous des voûtes de fleurs et de feuillage, respirant un air embaumé,
+tout le parc de Bièvre, trouvant à chaque pas de nouveaux calembours.
+Comme j'ai prévenu que je n'ai pas cette sorte de mémoire, il ne faut
+pas s'étonner si je ne les rapporte pas tous.
+
+L'un d'eux cependant a trouvé grâce devant moi; c'est celui qui était
+sur la porte de l'écurie:
+
+ Honni soit qui mal y pense.
+ Honni soit qui _mal y panse_.
+
+avec les armes d'Angleterre et la jarretière. C'est de tous ces
+misérables jeux de mots le moins mauvais.
+
+En rentrant au château, nous trouvâmes des glaces et des
+rafraîchissements de toutes les sortes. Madame de Montesson nous dit
+qu'elle n'avait pas voulu nous donner une seconde représentation de la
+scène du _Barmécide et du frère du barbier_[126]... Elle n'avait pas
+besoin de nous le faire remarquer; jamais hospitalité de grande dame
+ne fut plus noblement exercée.
+
+[Note 126: Conte charmant des _Mille et une Nuits_.]
+
+Je fis la proposition de retourner à l'atelier pour juger de l'effet
+de l'esquisse... Madame de Montesson me remercia d'un coup d'oeil:
+elle n'osait pas le proposer elle-même. Lorsque nous y entrâmes, une
+vapeur embaumée vint nous envelopper, et un cri d'admiration échappa à
+tous ceux qui m'avaient précédée; car, auteur de la surprise, je
+voulais jouir de l'effet sans être sur le lieu de la scène...
+
+Pendant l'absence que nous venions de faire, on avait été jusque chez
+moi. J'avais écrit au crayon sur une carte à ma mère de faire couper
+une gerbe de fleurs pour remplacer celles qui étaient fanées. Je
+nommais les arbustes qui étaient encore dans la serre et ceux plus
+avancés qui en étaient dehors... Ma mère, toujours élégante et
+charmante, avait groupé toutes ces fleurs dans un magnifique vase de
+porcelaine qui venait de chez Dagoty et m'avait été donné au jour de
+l'an rempli de fleurs artificielles de madame Roux. Ce vase ainsi
+garni était la plus délicieuse chose à contempler... Les fleurs
+n'étaient plus les mêmes, mais _leurs teintes_ restaient: c'était
+l'essentiel...
+
+Nous nous mîmes en cercle de nouveau autour de madame de Montesson, et
+l'entretien fut général. Jamais je n'ai passé de plus gracieuses
+heures que celles qui s'écoulèrent dans cette journée pour moi... Il y
+avait d'abord madame de Coigny, avec son spirituel et mordant esprit;
+sa fille, avec son charme et sa grâce innés, son visage doux entouré
+de boucles blondes, qui était pour moi une amie que j'aurais encore
+aujourd'hui, j'en suis certaine, si elle existait toujours... Millin,
+qui alors n'avait pas cette morgue d'une science qu'on lui a disputée
+depuis, et qui était tout simplement un homme; M. Suard, avec ses
+histoires du temps passé;... M. de Choiseul; madame de Guémené, qui
+avec sa gourmandise était bien amusante: elle me donna ce jour-là
+d'une poudre de cachou préparée pour mettre dans le café, qui en
+faisait une chose exquise!... M. de Saint-Phar et M. de Saint-Albin,
+qui n'avaient peut-être aucune spécialité d'esprit, mais qui étaient
+amusants alors, parce qu'ils avaient beaucoup vu de bonnes choses et
+les racontaient bien;... un homme d'un esprit ravissant, M. de
+Sainte-Foix;... et puis le bon Lavaupalière;... une Anglaise, qui
+avait, je crois, déjà le château pour l'année suivante, milady
+Clavering, amie dès ce temps-là de M. de Las Cases, qui était aussi
+tournoyant dans quelque petit cercle inconnu comme un Ariel à venir...
+que serait-il devenu si l'on avait prévu sa gloire future?... tout ce
+monde circulait autour de madame de Montesson, et puis c'était la
+personne la plus charmante de toutes... c'était sa nièce, madame de
+Valence! son charmant visage, la distinction de sa tournure et de ses
+manières, son esprit si naturel, auquel on semblait d'autant plus
+rendre hommage en raison de celui apprêté de sa mère... Madame de
+Valence était une bien aimable et bien charmante femme... Je ne
+pouvais le lui témoigner comme je le sentais dans mon esprit, mais
+elle a toujours dû le voir. M. de Valence n'était pas encore ennuyeux
+comme il l'est devenu depuis; il était même spirituel alors, et le
+prince de Nassau, qui m'honorait d'une grande attention, me disait que
+M. de Valence avait été un homme dont le mérite n'avait _jamais_ été
+contesté.
+
+--_Jamais?_ lui dis-je.--_Jamais._--C'est bien fort. Je ne suis qu'une
+enfant, mais je commencerai bien certainement la défaite de cette
+gloire imaginaire.
+
+M. de Nassau hocha la tête.--C'était encore un bon faiseur de contes
+que celui-là...
+
+M. de Talleyrand n'était pas encore l'heureux époux de madame Grant à
+cette époque.--Madame Grant était une belle personne, ayant encore de
+beaux cheveux blonds, de beaux yeux bleus, et tout ce qui fait plaire
+à un esprit qui se repose... M. de Talleyrand n'était pas ce jour-là à
+Bièvre...
+
+Le soir, on lut une comédie de madame de Montesson, intitulée _la
+Rentrée de l'Exilé_... Ce fut M. de Valence qui lut, et qui lut
+admirablement; son organe était sonore, plein et très-assuré... La
+pièce était parfaitement mauvaise. Il fallut pourtant en dire son
+avis. Je tâchai de m'échapper. Je trouve criminel de donner un avis et
+de parler ainsi contre sa conscience: c'est faire errer et faire
+tomber dans un précipice l'auteur, qui peut-être serait le lendemain
+dans le droit chemin. Je m'esquivai dans le parc.--Au bout d'un moment
+je fus rejointe par quelqu'un que je reconnus à la voix: c'était le
+comte Louis de Narbonne.
+
+--Et moi aussi, je me sauve, me dit-il.
+
+--Laissez-moi, lui répondis-je, vous êtes un perfide ami! a-t-on
+jamais vu donner de l'encensoir par le nez à un auteur comme vous
+l'avez fait tout à l'heure?...
+
+Il se mit à rire:
+
+--Ma pauvre amie, vous ne connaissez pas encore le monde. Il faut le
+ménager, et pour cela, il faut lui mentir en face; que voulez-vous? il
+est ainsi fait, et nous aussi.
+
+--Mais elle est mauvaise, cette pièce!...
+
+--Je le crois bien, parbleu! dit une voix derrière nous... C'était M.
+de Sainte-Foix... il m'avait effrayée.
+
+Mauvaise, dites-vous; elle est détestable...
+
+MOI.
+
+Et vous l'avez louée plus que personne!
+
+M. DE SAINTE-FOIX.
+
+Sans doute. Et j'ai fait mon devoir...
+
+Des pas se firent entendre... c'étaient MM. de Saint-Phar et de
+Saint-Albin...--Eh bien! s'écria Saint-Phar à haute voix, que
+dites-vous du chef-d'oeuvre dramatique?... Et ce Valence, qui va nous
+mettre du sentiment dans sa diction!... du sentiment! lui... mais on
+dit que le premier amour n'a pour rival que le dernier... Qu'en
+dis-tu, Narbonne?
+
+LE COMTE LOUIS.
+
+Je n'en sais ma foi rien, je n'en suis pas encore là...
+
+Ils se mirent à rire aux éclats et se parlèrent bas entre eux. J'ai su
+depuis ce que voulait dire le mot sur M. de Valence, moi, ainsi que
+tout le monde...
+
+M. DE SAINT-ALBIN.
+
+J'ai entendu de mauvaises pièces d'_elle_, mais jamais de cette
+force-là...
+
+M. DE SAINTE-FOIX.
+
+Avez-vous jamais raconté à madame Junot l'histoire de la pièce et du
+duc d'Orléans?...
+
+M. DE NARBONNE.
+
+Je ne l'ai pas dite.
+
+M. DE SAINT-PHAR.
+
+Ni moi.
+
+MOI.
+
+Qu'est-ce donc?
+
+M. DE SAINTE-FOIX.
+
+Ah! c'est une chose admirable de comique... pas la pièce, au moins, ne
+vous trompez pas... mais l'aventure. Voici le fait:--Imaginez-vous que
+madame de Montesson... (Il s'arrêta: il venait d'entendre marcher, et
+c'était une femme.)
+
+MADAME DE COIGNY.
+
+Ne vous dérangez pas... c'est moi... Je connais l'histoire, et si par
+aventure vous ne vous la rappelez pas bien, je vous aiderai; c'est une
+bonne histoire... La connais-tu, Fanny?
+
+Mademoiselle de Coigny répondit que oui... Et cela se croit: avec sa
+mère la chose était probable... Nous arrivions alors au bord du petit
+lac, la nuit était ravissante, l'air doux, et tout juste ce qu'il
+fallait de clarté pour distinguer le charmant paysage qu'on apercevait
+au travers d'une percée faite dans le bois qui entourait le lac: on
+voyait la vallée tout entière.--Nous nous assîmes au bord du lac, et
+M. de Sainte-Foix commença.
+
+--Vous saurez, nous dit-il, qu'un jour M. le duc d'Orléans nous
+convoqua pour le soir, afin d'entendre une comédie de lui... Une
+comédie de M. le duc d'Orléans! cela parut merveilleux aux uns!...
+impossible aux autres.... et singulier à tout le monde. Quoi qu'il en
+soit, Valençay, qui était le compère de tout ce que faisait le prince,
+nous dit avec un grand sérieux que l'oeuvre était sublime. Le mot
+était fort, mais enfin... On invite des femmes, on invite des hommes,
+on invite deux cents personnes... On arrange la table, l'eau sucrée,
+le flambeau avec l'abat-jour, tout l'attirail. Il n'y manquait que
+l'auteur... Il y vint ma foi! Jusque-là j'avais pris la chose pour une
+plaisanterie... Mais pas du tout... Je vis l'énorme personne de M. le
+duc d'Orléans qui s'avançait, en faisant l'effet d'un navire qu'on va
+mettre à flot, vers sa petite table, avec un rouleau gros comme son
+bras... Cela me fit trembler! une pièce en cinq actes!--Il commence...
+Il lit... ma foi, ce n'était pas mal!--Cependant il y avait des
+fautes; mais la chose pouvait aller.--Grande admiration alors! Au
+troisième acte... délire... Au cinquième... ah! ma foi, c'était plus
+que du délire... On n'y tenait plus... on se précipite vers M. le duc
+d'Orléans... Les femmes l'embrassent, les hommes se prosternent... Je
+crois que je me suis prosterné aussi!... On pleurait... C'était un
+chamaillis de désespéré... M. le duc d'Orléans, hors de lui, se
+lève... s'agite... s'écrie: Mes amis! mes bons amis!... C'est trop!
+arrêtez!... arrêtez!.... La pièce n'est pas de moi! elle est de cet
+ange, aussi modeste que belle et remplie de perfection!
+
+Et il montrait madame de Montesson.
+
+Je ne suis pas assez habile, poursuivit Sainte-Foix, pour vous peindre
+la confusion des louangeurs!... mais la chose était faite... le moyen
+de dire maintenant: C'est une méchante pièce!... C'était impossible.
+Quant à elle, je vous jure qu'elle eut un complet triomphe, même sur
+moi. Je ne me rappelle jamais cette soirée sans honte. Comment ne
+l'ai-je pas devinée!
+
+--Mais pourquoi ce mystère? demandai-je.
+
+M. DE SAINTE-FOIX.
+
+--Ah! voilà la question! je ne le puis dire ni vous non plus.
+
+Nous retournâmes au château lentement, moi et ceux que madame de
+Montesson appelait ses amis!... J'étais triste... Quelle leçon venait
+de recevoir mon âme de seize ans[127]!...
+
+[Note 127: Encore une fois je n'ai pas voulu dire que la société
+d'autrefois n'eût aucun inconvénients; mais ils sont demeurés sans
+aucune des compensations.]
+
+
+
+
+SALON DE MADAME DE STAËL[128],
+
+AMBASSADRICE DE SUÈDE.
+
+[Note 128: Je parlerai plus tard de madame de Staël, et même avec
+grands détails, à l'époque du Directoire, du Consulat et de l'Empire,
+ainsi que de la Restauration. Ce premier Salon n'est qu'une
+introduction à elle-même.]
+
+
+C'est une des chances les plus heureuses pour une femme littéraire que
+d'avoir à parler de madame de Staël..., cette femme dont le génie a
+jeté de si brillants rayons, non-seulement sur nous, pauvres
+déshéritées de toutes les gloires, mais sur le siècle qui la vit
+naître et celui qui, plus heureux encore, fut témoin de ses succès.
+Madame de Staël est un de ces êtres que la nature a richement dotés:
+car elle le fut non-seulement par le génie, mais Dieu, en lui donnant
+son intelligence, lui mit au coeur cette bonté native, cette noblesse
+de sentiments, cette grandeur dans les pensées qui la firent adorer de
+tout ce qui l'entourait. On sait bien qu'elle fut la femme la plus
+remarquable de son temps; mais tout le monde ne sait peut-être pas que
+madame de Staël avait un coeur d'or et qu'elle était bonne, mais bonne
+à être aimée tous les jours davantage dès qu'on l'avait connue.
+
+Son éducation fut singulière, et peut-être doit-on être surpris que
+cette femme étonnante soit devenue ce qu'elle a été, après avoir été
+conduite par une main aussi peu faite pour guider sa jeune et
+brillante intelligence que sa mère. Madame Necker[129] avait une
+instruction remarquable, et lorsqu'elle se maria peut-être était-elle
+plus habile que sa fille à cette même époque de sa vie. Son père, M.
+Naaz, ministre protestant dans le pays de Vaud, avait une instruction
+savante; il l'inculqua à sa fille, et madame Necker était une des
+femmes les plus profondément instruites de son temps. Mais, en même
+temps qu'elle recevait de la science, son esprit recevait des
+opinions, et l'une des plus positives était que tout peut s'acquérir
+par l'étude. Ainsi donc, elle étudiait la société comme elle aurait
+étudié une question littéraire; elle observait tout, réduisait tout en
+système, et tirait alors de tout aussi des inductions et des
+observations qui, pour être toujours finement exprimées, n'étaient pas
+toujours justes. Un grand inconvénient de cette manière d'agir, c'est
+de faire attacher trop de détails aux grandes choses. L'esprit veut
+trouver à tout un point de contact, et il devient métaphysique.
+
+[Note 129: Suzanne Curchod, fille de M. Naaz.]
+
+Il faut ajouter à ce que je viens de dire de madame Necker qu'elle
+avait une moralité parfaite et que rien chez elle ne donnait l'idée
+d'une imperfection; elle était dans cette rectitude qui efface
+peut-être ce qui est imparfait, et M. Necker le sentait lorsque
+lui-même disait spirituellement:
+
+Pour que madame Necker fût trouvée parfaitement aimable par le monde,
+il faudrait qu'elle eût quelque chose à se faire pardonner.
+
+Ce n'est pas qu'elle fût sévère; elle était même caressante et
+prévenante dans son accueil, ses yeux bleus étaient doux et gracieux
+dans leur regard, et l'expression pure et angélique, la naïveté même
+de sa physionomie contrastait d'une manière adorable avec le maintien
+raide et compassé que la contraignait à avoir la triste maladie dont
+elle est morte.
+
+Je ne parle ici de nouveau de madame Necker que pour dire à quel point
+elle différait avec sa fille, dont la nature de feu avait une
+puissance terrible sur elle-même, et devait plus tard mettre un
+obstacle à la réussite d'une éducation qui ne pouvait manquer d'être
+bizarre, appliquée par une mère comme madame Necker à une fille comme
+madame de Staël. Madame de Staël était toute âme, toute imagination,
+tendresse et pressentiment; tandis que madame Necker n'avait conservé
+aucun instinct de cette nature si brillante et si riche dans sa fille,
+habituée qu'elle avait été par elle-même à tout combattre et à tout
+dominer. Et puis ensuite madame Necker était à la vérité bonne mère,
+mais avant tout elle aimait son mari. Il était le point dominant de
+ses affections: _lui_, d'abord; et puis le reste venait ensuite...
+C'est donc _par devoir_ qu'elle entreprit, toutefois avec zèle,
+l'éducation de sa fille, enfant unique, fruit de son union avec M.
+Necker.
+
+On pense bien qu'avec sa manie d'appliquer à tout un système, madame
+Necker en eut un pour élever sa fille: ce fut l'opposé de Rousseau.
+Madame Necker pensait, au reste, avec raison que le système de
+Rousseau menait au matérialisme[130]. Voulant le combattre sous toutes
+ses formes, elle prit la route opposée, et fit agir l'esprit sur
+l'esprit. Elle avait pour opinion qu'il faut faire entrer dans une
+jeune tête une grande quantité d'idées; l'intelligence les mettra bien
+en ordre ensuite, disait-elle. L'exemple de madame de Staël le
+prouverait.
+
+[Note 130: Rousseau prétend, comme on le sait, que les idées ne nous
+arrivant que par les sens, il faut perfectionner les organes de nos
+perceptions, si nous voulons obtenir un développement moral qui ne
+soit ni trop illusoire ni trop irrégulier. Ce raisonnement tend au
+matérialisme.]
+
+Mademoiselle Germaine Necker était une enfant charmante, quoiqu'elle
+n'eût pas cette beauté qui avait dû être remarquable dans sa mère...
+Elle était brune, fortement colorée, et offrait surtout l'apparence de
+la plus belle santé; ses grands yeux noirs révélaient déjà ce qu'elle
+devait plus tard prouver à l'Europe, et leur regard parlait de bonne
+heure la langue du génie[131].
+
+[Note 131: Je parlerai avec détail de l'enfance de madame de Staël, ce
+que l'on n'a jamais fait; on ne la représente jamais qu'à l'époque de
+_Corinne_ et de _l'Allemagne_.]
+
+M. Necker adorait sa fille; il lui parlait avec tendresse, la
+caressait, et lui donnait ainsi tout ce qui lui était refusé du côté
+de sa mère, qui, tout en l'aimant avec amour, ne savait pas revêtir
+son affection de ces formes douces et tendres qu'une mère sait si bien
+prendre. Souvent ses regards sévères contraignirent M. Necker à
+s'éloigner de sa fille...
+
+--Vous défaites mon ouvrage avec votre faiblesse pour Germaine, disait
+madame Necker.
+
+Mais Germaine avait une de ces natures qui jamais ne se déforment et
+jamais ne s'altèrent... Elle était aimante, surtout: _C'est mon âme
+qui a fait mon esprit_, disait-elle, _aussitôt que j'ai vu qu'il était
+en moi un moyen de plus pour attacher_.
+
+Aimer, pour elle c'était la vie; exister, c'était aimer: aussi son
+père et sa mère furent-ils longtemps des dieux pour elle. Sa mère, par
+sa froideur apparente, concentra la tendresse de Germaine pour elle:
+mais son père en fut aimé avec l'idolâtrie qu'elle aurait eue jadis
+pour le dieu le plus vénéré; elle aima son père avec un sentiment
+indéfinissable: ainsi par exemple, en lui répondant même une
+plaisanterie, ce ne fut jamais sans émotion, et une émotion vive. Que
+de trésors dans cette âme! quelle fête du coeur continuelle!... Madame
+de Staël devait être adorée!... Eh bien! avec ce foyer d'amour qu'elle
+avait en elle, elle fut longtemps à ne dire et ne faire que ce que ses
+parents voulaient et désiraient. Son amour filial était sa vie... Ne
+quittant jamais sa mère et son père, témoin de tous les entretiens
+graves et profonds qui se tenaient dans le salon de sa mère, mais
+contrainte d'écouter sans parler, Germaine n'eut pas d'enfance, et
+tant qu'elle ne fut en effet que _Germaine_, l'enfant eut une
+existence misérable, si l'on veut se reporter à l'époque dont je parle
+et se rappeler quelle âme était dans ce corps d'enfant; en voici une
+preuve:
+
+Mademoiselle Necker n'avait que dix ans lorsqu'on présenta M. Gibbon
+chez sa mère. Il faut avoir connu M. Gibbon pour avoir une idée de ce
+qui suit. M. Gibbon avait à peine cinq pieds, mais en revanche il
+était sphérique et pouvait avoir au moins dix pieds _de circuit_,
+comme disait M. de Bièvre:
+
+--Lorsque j'ai besoin d'exercice, disait-il, je fais trois fois le
+tour de M. Gibbon.
+
+Son ventre était surtout une chose à voir!... Il était enfin aussi
+burlesque qu'on peut l'être[132].
+
+[Note 132: C'est lui qui, se trouvant à Lausanne chez madame de
+Crouzas (qui fut depuis madame de Montolieu), en devint amoureux et
+lui déclara son amour. Cette figure ainsi agenouillée fit rire madame
+de Crouzas, car il s'était mis à genoux pour lui détacher cette belle
+déclaration... Enfin, lorsque la première hilarité fut passée, madame
+de Crouzas dit à M. Gibbon:--Allons, monsieur, relevez-vous, et n'en
+parlons plus. Mais voyant qu'il demeurait immobile:--Mais allons donc,
+M. Gibbon, relevez-vous donc.--Hélas! madame, je ne le puis!--Comment,
+vous ne pouvez vous relever! En effet, il était tellement énorme, que
+même l'aide de madame de Crouzas n'y fit rien: il fallut appeler un
+valet de chambre pour le remettre sur ses jambes.]
+
+Mais Germaine ne l'avait pas vu ainsi: pour cette enfant toute âme et
+tout sentiment, une seule chose avait été visible parmi tout ce qui
+accablait M. Gibbon, c'était l'extrême plaisir que son père surtout
+trouvait à causer avec M. Gibbon; elle imagina un moyen de fixer pour
+toujours M. Gibbon près de ses parents, afin qu'ils pussent jouir de
+la société d'un homme qu'ils paraissaient autant aimer, et ce moyen
+était de l'épouser. Sans doute c'est une plaisanterie comique et qui
+d'abord porte à rire; mais on est profondément touché de cette bonté
+native, de cet instinct sublime de l'âme, qui, sans même deviner le
+sacrifice, ne voit que le bonheur à donner à ce qu'elle aime. Jamais
+je n'ai eu un sourire redoublé pour cette histoire, mais j'ai eu des
+larmes du coeur.
+
+J'ai vu dans ce que ses enfants ont écrit de madame de Staël un mot
+charmant: c'est qu'elle a toujours été jeune et n'a jamais été enfant.
+Le seul fait qui caractérisa l'enfance chez elle était cette manie de
+faire des rois et des reines en papier, et de leur faire jouer la
+comédie ou la tragédie, mais en cachette, car sa mère était sévère sur
+ce point; et la pauvre Germaine ne pouvait se livrer à ce plaisir
+qu'avec un mystère qui redoublait le charme pour l'enfant... C'est de
+là que lui est demeurée cette manie de tourner dans ses doigts un
+petit morceau de papier ou bien une branche de feuillage.
+
+Dans le salon de madame Necker, Germaine y était encore à seize ans
+comme si elle n'en eût eu que six. Un petit tabouret de bois était à
+côté du fauteuil de sa mère: c'était là que la pauvre enfant était
+contrainte de s'asseoir, et de se tenir droite comme si elle eût porté
+un collier de fer. Dès qu'elle entrait, une particularité assez
+singulière c'est qu'il se rendait près d'elle cinq ou six vieilles
+têtes qui lui parlaient avec une déférence qu'elles n'avaient pas
+ailleurs avec une personne de vingt-cinq ans. Une fois, un témoin
+raconte que l'un de ces hommes au regard profond, au rare sourire, au
+front élevé et penseur, s'approcha de la jeune fille de onze ans, et
+lui prenant les mains les garda longtemps dans les siennes en lui
+parlant avec un sérieux et un plaisir évidemment sentis: cet homme
+était l'abbé Raynal; les autres étaient Thomas, Marmontel, le baron de
+Grimm et La Harpe. À table, où elle dînait toujours, elle ne parlait
+jamais, mais elle écoutait avec une attention tellement active qu'il
+était impossible de ne pas dire: Cette jeune fille sera quelque jour
+une personne supérieure.
+
+Une particularité assez remarquable, c'est que madame Necker, avec sa
+rigidité et son abnégation de tout, ait été aussi facile pour le
+spectacle et pour le monde relativement à sa fille... Mademoiselle
+Necker voyait chez sa mère non-seulement beaucoup de monde, mais des
+hommes dont la conversation forte et puissante avait bien de quoi
+donner à l'esprit d'un enfant une nourriture trop substantielle; celui
+de madame de Staël n'en fut que plus actif et plus tôt développé.
+Cette liberté accordée à son esprit fut précisément ce qui lui fit
+prendre un essor si prématuré: elle composait des portraits, des
+extraits, faisait des sortes de feuilletons en revenant du spectacle.
+Ses lectures étaient pour elle autant de drames en action. Clarisse et
+son enlèvement avaient été un événement de sa jeunesse, et c'est
+sûrement elle qui chargea quelqu'un qui partait pour l'Angleterre de
+ses compliments pour miss Howe: aussi une de ses amies les plus
+chères, madame Rilliet-Huber, dit-elle fort spirituellement que _ce
+qui amusait le plus madame de Staël était ce qui la faisait pleurer_.
+
+Mais cette manière de traiter à la fois le corps et l'âme devint
+funeste à sa santé. Elle souffrit, et bientôt elle fut hors d'état de
+continuer ses études: elle avait alors quatorze ans. Les médecins
+consultés déclarèrent que la campagne pouvait seule lui rendre la
+santé. M. Necker l'y fit conduire, et madame Necker, privée de ce
+pouvoir qu'elle exerçait sur sa fille, trouva un tel désappointement
+dans cette privation que, ne regardant plus sa fille comme son
+ouvrage, elle abandonna la direction immédiate de son éducation et la
+remit à M. Necker.
+
+Ce fut à Saint-Ouen que mademoiselle Necker alla reprendre la santé
+que sa mère lui faisait perdre dans cette éducation studieuse qui la
+tuait; là, une vie toute poétique succéda à celle mortellement
+ennuyeuse qu'elle menait dans le salon de sa mère. Mademoiselle Huber
+et elle, vêtues en nymphes ou en muses, parcouraient les beaux
+ombrages de Saint-Ouen en déclamant des vers, et lisant de cette belle
+prose des contemporains de mademoiselle Necker; elle-même composait
+des drames, qu'elle jouait ensuite avec mademoiselle Huber.
+
+Ce fut alors que M. Necker put apprécier véritablement le charmant
+esprit de sa fille. Idolâtrant son père, mademoiselle Necker lui
+ouvrait tous les trésors de son coeur et de son esprit pour charmer
+ses loisirs toutes les fois qu'il venait auprès d'elle. Ces entretiens
+étaient charmants, mais ils changeaient de nature aussitôt que madame
+Necker arrivait en tiers; elle le comprit et le sentit, surtout... et
+ce ne fut pas une des moindres raisons qui les lui firent prendre dans
+une sorte d'éloignement. M. Necker avait sans doute pour sa femme une
+profonde admiration et un grand amour; mais il est de fait que sa
+fille, avec son imagination brillante et son esprit fécond et rapide,
+lui donnait plus de plaisir dans la conversation que madame Necker ne
+le pouvait faire avec le flegme toujours égal qui réglait ses moindres
+démarches ainsi que ses paroles...
+
+Des amis communs de ma mère et de madame Necker m'ont raconté tout ce
+qu'il y avait de comique dans la façon dont se tenait madame de Staël
+dans le salon de sa mère avant son mariage. Elle craignait madame
+Necker, dont la physionomie naturellement sévère et sérieuse
+condamnait tacitement toutes les fautes de sa fille, qu'elle affectait
+de ne jamais reprendre autrement depuis son séjour à Saint-Ouen.
+Mademoiselle Necker alors se réfugiait derrière son père, comme dans
+un lieu de paix et de sûreté. Mais il arrivait bientôt qu'un homme
+d'esprit engageait une discussion; alors on voyait la tête de
+mademoiselle Necker qui s'avançait, et ses yeux si admirables dans
+leur regard, même au repos, briller comme deux étoiles dès qu'elle
+entendait une discussion intéressante; et tout aussitôt elle y venait
+prendre part. Elle quittait le lieu de sa retraite pour mieux écouter
+d'abord; ensuite elle répondait; la discussion s'engageait, et la
+lutte était établie pour le reste de la soirée.
+
+La jalousie de madame Necker n'était pas positive; mais il est de fait
+qu'elle était jalouse de sa fille, dans la crainte de perdre les
+affections de son mari, qui paraissait se plaire plus dans sa
+conversation que dans la sienne. Ce charme de la conversation était le
+seul qui existât depuis longtemps dans l'intérieur de M. et madame
+Necker. Celui-là détruit, que devenait le reste? Aussi, lorsque M.
+Necker jouissait avec bonheur de l'esprit ravissant de sa fille,
+madame Necker en éprouvait involontairement une jalousie que peut-être
+elle ne s'avouait pas, mais qui n'en existait pas moins[133].
+
+[Note 133: Cette jalousie n'est pas de la nature de l'autre: c'est une
+tristesse et une crainte de perdre. Madame de Staël ne pouvait
+l'avoir, elle: sa supériorité était trop prononcée, et la société
+entière l'avait reconnue.]
+
+Avec cet esprit brillant et lucide, mademoiselle Necker avait une
+extrême bonté, qui adoucissait l'âpreté d'un jugement quelquefois trop
+rapide; jamais cependant elle ne fut amère dans ce qu'elle disait sur
+un individu, même en hostilité avec elle. Elle fut malheureuse; et le
+malheur, loin de l'aigrir, développa en elle de nouveaux germes de
+bonté, ainsi qu'il arrive toujours aux âmes nobles et grandes.
+
+Pendant sa jeunesse, elle fut constamment captivée par le charme de la
+causerie: une personne spirituelle était pour elle une personne tout
+de suite à part des autres. Le salon de madame Necker, où sa fille
+avait introduit une conversation plus facile et plus gaie, fut le
+premier théâtre où madame de Staël fit preuve de cet admirable talent
+pour la parole qu'elle possédait au plus haut degré, et que son père
+rendit parfait en lui donnant des avis, qu'elle suivit avec respect et
+amour, comme tout ce qui venait de lui.
+
+Elle avait eu pendant quelque temps la tentation d'être poëte: elle
+l'était par l'imagination; mais ses essais dans le drame lui firent
+comprendre que son talent n'était pas poétique.
+
+Son premier ouvrage est peu connu; on croit assez généralement que
+c'est sur Rousseau, tandis que ce sont trois nouvelles. Ce genre avait
+été mis à la mode par Arnaud et madame Riccoboni; mademoiselle Necker
+le perfectionna, et elle fit trois nouvelles remplies d'intérêt et
+surtout de sensibilité. Puis vinrent les _Lettres sur Rousseau_. À
+leur apparition il y eut un étonnement général. Mademoiselle Necker
+n'avait que vingt ans, et cet ouvrage était vraiment prodigieux. Il
+précédait, d'ailleurs, l'époque de la Révolution, époque qui fit
+madame de Staël ce que nous l'avons connue. Lorsqu'elle écrivait ses
+_Lettres sur Jean-Jacques_, elle n'avait encore traversé aucune des
+tempêtes qui ont bouleversé sa vie. Il règne même dans cet ouvrage une
+sorte de calme et de sérénité qui est ensuite étrangère aux ouvrages
+qui suivirent. La douleur devait révéler le génie de madame de Staël.
+
+On a beaucoup parlé de la figure de madame de Staël; je ne conçois pas
+qu'il y ait eu jamais une seule voix qui se soit élevée pour dire
+qu'elle était laide. Des yeux admirables, des épaules, une poitrine,
+des bras et des mains à servir de modèle, en voilà certes bien assez
+pour accompagner le plus étonnant talent: aussi le nombre des
+aspirants à la main de mademoiselle Necker fut-il grand; mais le choix
+était difficile. Madame Necker ne voulait qu'un protestant; M. Necker
+voulait un homme intact de tous points, et leur fille désirait
+rencontrer un homme avec lequel ses goûts fussent en rapport. Il y
+avait là dedans bien des intérêts à concilier; tous ne pouvaient être
+remplis. Mademoiselle Necker le comprit avec cette bonté de coeur qui
+presque toujours dans sa vie lui fit sacrifier son intérêt personnel;
+et lorsque M. le baron de Staël, ambassadeur de Suède, se présenta
+pour obtenir sa main, elle y consentit, parce que ce mariage convenait
+surtout à ses parents. Le baron de Staël était protestant; il était
+ami de Gustave III, d'une haute et belle naissance, d'une loyauté
+parfaite, et professant pour elle une profonde admiration.
+
+J'ai beaucoup connu M. de Staël; il venait habituellement chez ma
+mère, et je le voyais journellement chez mon tuteur M. Brunetière;
+dont il était, à l'époque où je l'y rencontrai, l'ami et surtout
+l'obligé.
+
+M. de Staël était beau, mais beaucoup plus âgé que mademoiselle
+Necker: c'était déjà une grande dissemblance entre elle et lui; mais
+il avait peu d'esprit, et je n'ai jamais compris cette union par cette
+seule raison, qui pour madame de Staël devait être immense.
+
+C'était surtout dans son salon qu'elle dut souvent regretter d'avoir
+un auxiliaire aussi peu _à elle_. Ambassadrice, maîtresse d'une grande
+fortune, femme supérieure et parfaitement spirituelle, madame de Staël
+dut comprendre la vie sociale comme elle la comprit en effet. La vie
+de conversation devint pour elle un besoin; naturellement
+bienveillante et prévenante, elle inspirait facilement de l'amitié:
+aussi a-t-elle eu beaucoup d'amis.--Aussitôt qu'elle fut mariée et que
+le roi de Suède (Gustave III) eut promis de laisser M. de Staël
+ambassadeur en France aussi longtemps qu'il le voudrait, madame de
+Staël, libre alors d'assurer ses relations, en forma de choix qui
+devaient embellir sa vie; mais avant d'arriver à ce bonheur, elle
+devait éprouver bien des déceptions, recevoir bien des blessures. Que
+d'ingrats elle a faits!
+
+Le moment où elle parut dans le monde était propice au projet formé
+par elle d'avoir, non pas une _académie_ ni un _bureau d'esprit_ chez
+elle, mais un lieu de réunion où chacun se rencontrerait avec plaisir,
+sûr de s'y retrouver le lendemain. Cette vie intime n'avait pas encore
+de répulsion dans son sein pour exclure la paix, ainsi qu'elle le fit
+plus tard lorsque les discussions politiques devinrent les maîtresses
+envahissantes de tous les salons de Paris: à l'époque du mariage de
+mademoiselle Necker[134], au contraire, on discutait, et les esprits
+lumineux comme celui de madame de Staël trouvaient un grand charme à
+entrer en lice et à soutenir quelques-unes de ces thèses qui ont placé
+madame de Staël, quelques années plus tard, au rang des premiers
+publicistes de l'Europe.
+
+[Note 134: Un an avant l'Assemblée des Notables, en 1786.]
+
+Madame de Staël n'avait aucune malveillance pour les femmes, mais elle
+n'aimait pas leur société, et cela était simple: on le conçoit surtout
+lorsqu'on l'a connue. Facile, et même entraînée par l'attrait que lui
+inspirait une personne qu'on lui présentait, elle ne tardait jamais à
+tendre la main en signe de pacte d'amitié aussitôt qu'on lui plaisait,
+et cela était prompt, car son jugement ne voulait aucun délai.
+
+--Un jour ou dix ans, disait-elle à madame Necker de Saussure, voilà
+ce qu'il faut pour connaître les hommes; les intermédiaires sont
+trompeurs.
+
+À l'époque de l'Assemblée des Notables, tout ce que la France avait de
+remarquable comme talent militaire, littéraire ou savant, se levait en
+foule pour assister au grand drame qui se préparait; toute la jeune
+France de l'époque précédente, c'est-à-dire celle de la guerre
+d'Amérique, revenue du Nouveau-Monde avec les idées de liberté qui
+germaient en leur âme, était arrivée à ce point de sacrifier sa vie
+pour la régénération de la patrie... de la patrie avilie par une suite
+de jours corrompus sous un long règne sans gloire, et résolue à donner
+des preuves des sentiments du dévoûment qu'ils consacraient au pays.
+
+De ce nombre étaient une foule de grands noms: c'étaient Mathieu de
+Montmorency, Alexandre et Charles de Lameth, Charles de Noailles[135],
+le marquis de Clermont-Tonnerre, le comte Louis de Narbonne, M. de
+Talleyrand, M. de Voyer d'Argenson, Lally-Tollendal, l'abbé de
+Montesquiou, et le marquis de Montesquiou... et puis venaient les
+hommes à la tête et au courage de lion, au coeur de feu, au caractère
+de bronze, comme Barnave, Vergniaud, Buzot, Guadet, et tant d'autres
+qui ne sont plus, mais qui jamais ne seront oubliés.
+
+[Note 135: Celui qui fut depuis le duc de Mouchy. Au moment de la
+Révolution, il était parfaitement beau et très-distingué.]
+
+Madame de Staël forma sa société, non-seulement à l'époque de son
+mariage, mais dans les années qui suivirent, et qui furent pour elle
+une mine où elle put choisir les esprits qui lui convenaient; le comte
+Louis de Narbonne fut distingué par elle comme l'esprit le plus
+charmant de cette époque où il fallait en même temps prouver qu'on
+avait de l'esprit, de la loyauté dans les relations, de la fidélité
+dans le commerce de la vie, et cette sûreté dont on ne s'occupait même
+pas attendu qu'elle était obligatoire. M. de Narbonne remplissait à
+ravir toutes les conditions voulues par le monde d'alors; sa grâce
+légère et tout aimable avait fait dire de lui qu'il était léger en
+tout. Cela n'est pas vrai: il avait du coeur, et une âme profondément
+aimante pour ceux qu'il aimait; son affection n'avait rien de banal.
+Madame de Staël a eu à s'en plaindre, m'a-t-on dit; cela m'étonne
+beaucoup, car M. de Narbonne, je le répète, avait une âme élevée et un
+coeur dévoué: que ne fait-on pas avec de telles qualités[136]?
+
+[Note 136: Je parlerai plus tard de M. le comte Louis de Narbonne avec
+plus de détails, ainsi que de sa famille. M. de Narbonne a été pour
+moi un ami, un père, et _un ami et un père aimé_.]
+
+Les autres amis de madame de Staël étaient alors M. de
+Clermont-Tonnerre, Mathieu de Montmorency, les Lameth, Barnave et les
+hommes de talent de l'époque, qui étaient admis dans son salon, ainsi
+que les gens dont l'esprit apportait un charme de plus à ces réunions
+plus regrettables pour ceux qui ne les ont pas entendues, qu'aucune de
+ces conversations du siècle de Louis XIV que j'ai entendu bien souvent
+regretter.
+
+C'était en effet une ravissante chose qu'une conversation entre madame
+de Staël et des hommes tels que Vergniaud, Mirabeau, Barnave, Cazalès,
+et une foule de talents oratoires: le choix seul est embarrassant...
+Madame de Staël devait jouir de ces sortes de combats, car son
+esprit, tout étincelant de feu et de lucidité, était bien fait pour
+briller comme un météore au milieu de toutes ces merveilles du talent;
+elle avait elle-même un intérêt puissant à suivre la marche des
+événements qui se pressaient en foule autour de cette malheureuse
+France que madame de Staël aimait autant, et même plus, que sa propre
+patrie.
+
+--J'aime la France, me disait-elle un jour, je l'aime avec une telle
+passion, que si le premier Consul m'ordonnait une bassesse pour y
+demeurer, je crois que je la commettrais!...
+
+Mais elle se trompait en disant cette parole; car son âme était trop
+élevée pour comprendre seulement ce qui n'eût pas été la plus noble et
+la plus généreuse pensée. Sa vie entière l'a prouvé. Madame de Staël
+est en tout une femme à part.
+
+J'ai déjà dit qu'elle n'aimait pas la société des femmes chez elle, et
+je le comprends. Madame de Staël concevait de grandes choses; sa
+parole avait un retentissement éclatant lorsqu'elle parlait sur un des
+grands sujets qui alors occupaient l'Europe. Sa conversation n'avait
+rien d'attrayant pour les autres femmes, et elle-même, sachant ne
+produire aucun effet sur elles, éprouvait pour les personnes qui
+l'écoutaient alors cette sorte de répulsion qui est bien naturelle
+certainement, lorsqu'elle est produite par l'effet que j'ai signalé.
+Madame de Staël bornait donc sa société à fort peu de femmes qu'elle
+avait connues chez sa mère, et dont l'attrait, le caractère, lui
+plaisaient, comme la duchesse de Grammont, madame de Lauzun, madame de
+Beauveau, madame de Poix, dont l'esprit ravissant formait à lui seul
+tout l'attrait d'une famille... Ensuite madame de Staël voyait
+beaucoup de femmes à cette époque, comme ambassadrice de Suède, mais
+qu'elle ne regardait pas comme sa société intime: le nombre en est
+grand; c'est ainsi que beaucoup de femmes disent aujourd'hui:
+_J'allais chez madame de Staël_; et lorsqu'en 1815 ces mêmes femmes se
+nommaient à madame de Staël et voulaient la contraindre à la
+reconnaître, madame de Staël, toujours naturelle et charmante,
+répondait négativement à toutes les grâces et à toutes les prévenances
+qu'elles lui apportaient avec d'autant plus de naïveté que ces mêmes
+femmes, devenues depuis vingt-cinq ans laides et vieilles, ne lui
+présentaient que des femmes ennuyeuses dont la jeunesse et la beauté
+ne fardaient plus la nullité.
+
+C'était surtout lorsqu'il n'y avait que huit ou dix personnes dans le
+salon de madame de Staël, qu'il fallait l'entendre et même la voir...
+C'est alors qu'elle était pleine de charme; ses manières étaient
+parfaitement simples; et dans ces mêmes manières il régnait une telle
+insouciance apparente, que même les plus insignifiants personnages se
+trouvaient à l'aise. Que de fois j'ai entendu des femmes plus
+qu'ordinaires dire après avoir entendu et vu madame de Staël pour la
+première fois:
+
+«Ce n'est que cela? en vérité, j'en dirais bien autant!» Rien ne
+déplaisait autant à madame de Staël que _les choses arrangées_; elle
+aimait l'imprévu en toutes choses. Cela s'accorderait peu, en
+apparence, avec l'esprit d'ordre qu'elle portait dans la vie
+matérielle, et pourtant cela était. Ce qu'elle imposait, et sa loi
+était douce, c'était une grande liberté sans licence, la demande faite
+par elle-même de se regarder chez elle comme si on était chez
+soi.--Travaillez, disait-elle à monsieur de Clermont-Tonnerre,
+travaillez à vos belles lois!
+
+Et M. de Clermont-Tonnerre, charmé et séduit par cette personne si
+captivante, suspendait jusqu'à sa pensée pour dévorer la sienne.
+
+Madame de Staël avait une grâce toute à elle dans ses mouvements. Je
+l'ai souvent observée, et j'ai trouvé, je crois, la raison de cette
+aisance dans la conviction qu'elle développait en elle une grande
+partie de ses avantages. Ses bras et ses mains, ses épaules, son port
+de tête, gagnaient beaucoup à être agités tandis qu'elle parlait, et,
+comme toutes les femmes, elle ajoutait cette manière de plaire aux
+yeux, au charme captivant de la parole dans une telle bouche!... On a
+prétendu que souvent elle était presque assoupie. Cela est vrai, et
+avait lieu surtout lorsqu'elle était chez elle au milieu de plusieurs
+personnes qui lui déplaisaient ou plutôt qui ne lui plaisaient pas,
+différence immense: alors elle se recueillait, elle rentrait en
+elle-même. Mais arrivait-il une personne aimée, ou seulement qui
+l'intéressât: alors ses paupières pesantes se relevaient
+instantanément avec une rapidité venant de l'âme; le feu éclatait
+aussitôt dans son regard, qui s'allumait pour annoncer une noble
+pensée, ou bien une parole du coeur.
+
+Elle se mettait fort mal; je n'ai jamais pu en deviner la cause, parce
+qu'elle avait trop d'esprit dans tout ce qui regardait la vie
+habituelle, pour ne pas suivre assez régulièrement la mode, et obéir
+par-là à la parole parfaitement juste de M. le cardinal de Bernis: La
+mode est notre souveraine et le sera toujours,
+
+ ....La suivre est un devoir, la fuir un ridicule, etc.
+
+et il est de fait que madame de Staël se mettait ridiculement; mais
+cela tenait à sa nature: elle attachait si peu d'importance à ces
+choses, que, peu de temps après son mariage, faisant des visites, elle
+trouva que le bonnet qu'elle portait lui faisait mal à la tête, elle
+l'ôta et le tint à côté d'elle dans sa voiture. Arrivée chez la
+personne où elle allait, qui, je crois, était la princesse d'Hénin,
+madame de Staël monta chez elle sans remettre son bonnet, et cela sans
+affectation, tout naturellement, et sans une prétention qui eût été
+ridicule. Pour madame de Staël, la véritable existence, sa vie, _à
+elle_, était celle du coeur.
+
+Le salon de madame de Staël, en 1789, comme en 1795, en 1800 et en
+1814, c'était _elle-même_. Rien qu'elle n'y apparaissait: elle
+neutralisait tout avec une si grande supériorité, qu'à côté de sa
+voix, toutes faiblissaient et tout devenait inerte et pâle. Cependant,
+elle ne neutralisait pas avec intention; elle s'emparait de la parole
+lorsque le sujet lui plaisait, et elle allait avec une naïveté sublime
+qui inspirait à nous autres, pauvres simples qui l'écoutions, une
+telle admiration, que le silence lui répondait seul presque toujours.
+
+À propos de cet esprit qui chez elle n'était qu'une partie de son
+génie, il me revient à la pensée une histoire qui prouve l'opinion
+d'elle-même sur son esprit et sur la force qu'elle pouvait lui donner
+pour qu'il agît vivement _comme action_.
+
+C'était pendant le séjour à Coppet. M. Necker avait envoyé chercher à
+Genève madame Necker de Saussure, sa nièce, avec ses enfants. La
+voiture de M. Necker, conduite par son propre cocher, eut le malheur
+de verser sur le chemin de Coppet, et madame Necker donna ce motif
+pour excuser son retard à madame de Staël qui était venue au-devant
+d'elle. En l'écoutant, madame de Staël pâlit, s'arrête... et lui dit:
+
+--Vous avez versé avec vos enfants?
+
+--Oui.--Comment êtes-vous venus?--Mais dans la voiture de votre
+père.--Eh! je le sais... mais qui donc vous menait?--Richel[137].--Ah!
+mon Dieu! Richel!... Ah! mon Dieu! il aurait pu verser mon père, et à
+son âge!... Quant à vous, à celui de vos enfants... ce n'est rien.
+Tout se raccommode... Mais mon père! avec sa taille! sa grosse
+taille!...
+
+[Note 137: C'était le cocher de M. Necker.]
+
+Et se lançant à la sonnette et sonnant à tout rompre, elle donne ordre
+de faire venir Richel à l'instant...
+
+Il dételait. Il fallut attendre.
+
+Pendant ce peu de temps, elle fut dans la plus violente agitation...
+elle était tour à tour pâle et pourpre... de grosses larmes coulaient
+de ses yeux... Il était évident qu'elle souffrait beaucoup... de
+temps en temps on l'entendait prononcer quelques mots qui révélaient
+toute son inquiétude soulevée par le danger auquel l'imprudence d'un
+cocher exposait son père.
+
+--Verser!... là... dans un fossé... y demeurer peut-être la nuit
+entière!... appeler... inutilement peut-être!... Ah! mon Dieu!...
+
+Et elle reculait alors comme devant un spectre, une image terrible...
+
+Enfin, Richel arriva; c'était un homme simple, mais bon, et dévoué à
+M. Necker et à sa fille comme les esclaves l'étaient jadis à leurs
+maîtres, mais du reste stupide. On conçoit le plaisant de la
+conversation qui dut suivre dès que Richel fut dans l'appartement.
+Madame de Staël était parfaitement bonne avec ses inférieurs; mais en
+ce moment un sentiment si passionné la dominait qu'elle n'était plus
+elle-même. Aussitôt que Richel fut dans la chambre, elle alla droit à
+lui, marchant avec une dignité froide en apparence qui démentait le
+mouvement de son sein. Elle ne pouvait parler... Sa voix était
+tremblante et étouffée.
+
+--Richel, dit-elle à l'homme, vous a-t-on dit que j'avais de l'esprit?
+
+Richel ouvrit d'énormes yeux.
+
+--Richel, savez-vous que j'ai de l'esprit, vous dis-je?
+
+Richel devint encore plus muet qu'habituellement.
+
+--Eh bien! apprenez donc que j'ai de l'esprit... beaucoup d'esprit...
+prodigieusement d'esprit... Eh bien! voyez-vous, tout l'esprit que
+j'ai, je l'emploierai à vous faire enfermer pour le reste de vos jours
+dans un cachot, si jamais vous avez le malheur de verser mon père.
+
+Madame Necker de Saussure a par la suite bien souvent cherché à
+l'égayer par le souvenir de cette aventure; mais madame de Staël, si
+facile à rire d'elle-même, ne put jamais donner un sourire à
+l'histoire de Richel... Alors la colère et l'émotion revenaient de
+nouveau l'animer.
+
+--Et de quoi voulez-vous donc que je menace, disait-elle tout émue, si
+ce n'est de mon pauvre esprit[138]?...
+
+[Note 138: Lorsqu'on connaît la bonté parfaite de madame de Staël, ce
+mot paraît alors ce qu'il est, plus touchant que tout ce qu'on
+pourrait dire.]
+
+Son père était pour elle autre chose qu'un père: c'était un culte.....
+un amour qui n'avait aucun nom... c'était comme pour Dieu!... Aussi,
+lorsqu'en 1788 M. Necker fut rappelé au ministère, quelque danger
+qu'il y eût, madame de Staël en fut heureuse, parce que la gloire de
+son père allait en recevoir un nouveau lustre... Cependant il y avait
+péril; M. Necker lui-même ne voyait sa nomination qu'avec une sorte de
+crainte, et ce ne fut que par honneur qu'il accepta en 1781. Lors de
+sa retraite, il était certain de faire beaucoup de bien, et laisser là
+le pouvoir au moment où son usage allait être utile lui causait une
+vive peine. Mais les temps étaient bien changés.--L'archevêque de Sens
+avait détruit tous ses plans, tout était bouleversé: aussi, lorsque sa
+fille vint lui annoncer à Saint-Ouen qu'il était nommé ministre:
+
+--Ah! s'écria-t-il, que ne m'a-t-on donné ces quinze mois de
+l'archevêque de Sens!... Maintenant il est trop tard.
+
+Il venait alors de publier son ouvrage sur l'importance des opinions
+religieuses. Le jour où il parut, madame de Staël parlait de cet
+ouvrage le soir chez elle avec un talent qui fit dire à Mathieu de
+Montmorency:
+
+--Nous devons remercier M. Necker d'avoir fait un ouvrage qui inspire
+de si belles choses à sa fille.
+
+Madame de Staël n'était pas aimée de la Reine, et je ne sais pas
+pourquoi. Il y avait dans madame de Staël une telle supériorité, que
+la Reine ne pouvait admettre une rivalité d'esprit,... de beauté,
+encore moins: comment se trouvaient-elles donc en contact? Je
+l'ignore; mais le fait est que la Reine avait pour elle plus que de
+l'indifférence. Ce qui prouve la bonté inépuisable du coeur de madame
+de Staël, c'est que la Reine a trouvé en elle au jour du malheur un
+appui, un défenseur, une amie grande et généreuse...
+
+M. Necker avait été nommé quelques jours avant la Saint-Louis, et
+l'archevêque de Sens renvoyé au milieu des huées et des malédictions
+de la France, au bruit des coups de fusil tirés pour le venger sur le
+peuple de Paris, ce peuple, le même qu'au 14 juillet 1789 et dans les
+trois journées immortelles de 1830, où, pour la seconde fois depuis le
+commencement de la Révolution, il se leva terrible pour reconquérir sa
+liberté, en disant: _Mais c'est moi qui suis la nation!_... ce peuple,
+enfin, qu'une fois levé on ne fait taire qu'en le tuant... Cette fête
+de la Saint-Louis fut triste. Madame de Staël alla faire sa cour, et
+le soir chez elle, au milieu de son cercle d'amis et d'admirateurs,
+elle raconta comment la Reine avait reçu la nièce du ministre
+_renvoyé_ beaucoup mieux que la fille du ministre _rentrant_... La
+foule était nombreuse chez madame de Staël: on l'écoutait, comme
+toujours, avec ce charme que l'harmonie de ses phrases apportait à
+l'oreille; mais cette fois il s'y joignait un nouveau sentiment lié à
+un grand intérêt. On voyait enfin que la Reine regardait l'opinion
+comme une chose parfaitement existante, il est vrai, mais on voyait en
+même temps qu'elle voulait la braver, puisque M. Necker, nommé par
+l'opinion, était repoussé par elle, tandis que l'archevêque de Sens,
+repoussé par cette même opinion, était favorisé de sa bonté la plus
+intime.
+
+Il restait 250,000 francs au Trésor royal le jour où M. Necker rentra
+au ministère. Le lendemain, tous les banquiers de Paris ayant des
+fonds les apportèrent en foule _à M. Necker_, mais non pas au Trésor.
+
+Le moment le plus lumineux pour la conversation dans le salon de
+madame de Staël fut celui qui précéda les États-Généraux... Fallait-il
+les convoquer? C'était une immense question... Tout ce qui allait chez
+madame de Staël faisait alors partie de ce que Paris, et même la
+France, possédait de plus remarquable... Les discussions étaient
+vives... madame de Staël y était sublime: c'est alors qu'elle était
+véritablement Corinne, la Corinne du Capitole, la Corinne triomphante,
+agitant ses beaux bras et formant presque le tableau de Gérard,
+lorsque, appuyée sur une table de marbre ou debout contre la cheminée,
+elle improvisait une riche et éloquente philippique contre cette
+vieille aristocratie qui perdait à la fois elle-même et le trône.
+
+--Rendez-nous 1614, criait-elle...: voilà nos modèles et nos
+maîtres!...
+
+C'était toujours avec une grande clarté que madame de Staël réfutait
+d'absurdes prétentions. Parfaitement instruite de la législation
+anglaise, elle la rapportait à la nôtre, non pas pour obtenir des
+résultats de ce rapprochement, mais pour montrer au contraire combien
+nous pouvions tirer un grand bien des exemples que non-seulement
+l'Angleterre, mais l'Europe, nous donnait. J'ai souvent entendu les
+plus intimes amis de madame de Staël raconter les merveilles qu'elle
+opérait avec la parole; une fois entre autres elle se montra sous un
+jour tellement brillant que tous les hommes qui l'entouraient
+demeurèrent en adoration, bien qu'on sût qu'elle était publiciste
+autant et mieux peut-être que Raynal et Montesquieu. Elle démontra que
+le système de la France était mauvais, et qu'en Europe il en existait
+beaucoup d'autres; et elle cita la Suède, où se trouve un quatrième
+ordre, qui est celui des paysans. C'est une belle idée; mais qu'elle
+fut belle entre les mains de madame de Staël!... comme elle la rendit
+lumineuse et rapide!... elle allait s'inculquer dans la pensée des
+autres avec une force que la conviction intime n'aurait pas donnée...
+
+C'est au milieu de ces conversations graves et profondes que madame de
+Staël passait sa vie, et cette vie lui plaisait; elle avait, d'ailleurs,
+un rapport intime avec sa vie d'affection, et cette faute est peut-être
+à lui reprocher dans son existence sociale. Je ne me permettrais pas
+d'aborder un sujet qui, étant de sa vie privée, n'appartient pas à
+l'histoire; mais l'une tient à l'autre ici d'une manière trop inhérente
+pour l'en séparer: il faut s'y soumettre. Je dirai donc qu'il est
+malheureux que les amis intimes de madame de Staël se soient trouvés
+précisément les mêmes hommes dont elle combattait les opinions. Alors il
+arrivait ce que nous avons vu: c'est que l'affection l'emportait sur la
+conviction antérieure. Souvent, dans la conversation d'un jour, on
+trouvait un changement qui était produit par le motif que je viens de
+dire. C'est ainsi que madame de Staël, après avoir aimé et admiré
+Napoléon, le prit en _détestation_...
+
+Les États-Généraux avaient été conseillés par M. Necker; et dans le
+fait, madame de Staël dit avec raison qu'ils s'annonçaient sous les
+auspices les plus heureux... Chaque matin, le salon de madame de Staël
+était rempli d'une foule immense qui venait autour d'elle chercher non
+pas des nouvelles, mais des avis et une direction de conduite. M. de
+Talleyrand, qui n'en recevait de personne, alors surtout, était
+pourtant déjà son esclave, quoiqu'il ne le soit devenu que quelques
+années plus tard; mais le comte Louis de Narbonne, M. de Lafayette,
+des hommes qui par leur naissance et leurs noms pouvaient beaucoup,
+furent dirigés et influencés par elle. Madame de Coigny[139], qui
+était en opposition avec la Reine, entra dans les vues de madame de
+Staël, et elle se mit aussi à prêcher une sorte de croisade qui devait
+nécessairement avoir une grande influence.
+
+[Note 139: Mademoiselle de Conflans.]
+
+J'ai entendu madame de Staël elle-même, plusieurs années après, et
+lorsque le souvenir devait en être bien affaibli chez elle, raconter
+l'impression qu'elle avait ressentie lorsque, le 5 mai 1789, elle
+avait vu défiler devant elle les trois ordres des États-Généraux...
+Ses yeux scintillaient de nouveau en parlant de ces hommes qui étaient
+chargés, disait-elle, de la plus sainte mission, celle de soulager le
+peuple, et qui pouvaient tant pour son bonheur.
+
+C'était chez elle, à Paris, avant son exil, lorsque le premier Consul
+l'avait frappée de son injuste colère.... Elle rappelait à sa mémoire
+tout ce qui lui avait donné la pensée que nous étions un grand et
+beau peuple...; elle décrivait avec une parole si animée, si colorée,
+la marche des trois ordres: celui de la noblesse avec ses touffes de
+plumes, ses habits étincelants d'or, son apparence chevaleresque; et
+puis le clergé avec ses rochets de dentelle, ses croix d'or, ses
+soutanes rouges et violettes; cette pompe religieuse, soeur du luxe
+des gentilshommes, venant contraster avec les six cents manteaux
+noirs, l'habit modeste de ce qui pourtant faisait le royaume, lorsque
+enfin, réveillée de son long sommeil, la masse se leva tout-à-coup,
+et, se voyant si nombreuse et si forte, fit connaître qu'elle avait la
+puissance.
+
+--Ce jour-là, disait madame de Staël, les trois ordres allaient
+demander à Dieu des lumières pour se guider. C'est le lendemain qui
+fut solennel! Ce lendemain révéla un homme à l'Europe, mais surtout à
+la France... Cet homme... c'était Mirabeau!
+
+Ah! si vous l'aviez vu traversant la salle pour aller gagner sa
+place!... c'était l'ange des ténèbres, sillonné de la foudre, et
+orgueilleux dans sa laideur comme s'il eût été le plus beau des
+archanges. Lorsqu'on le vit, un murmure accueillit cet homme, à qui sa
+conduite tarée avait valu l'exclusion de la bonne société; il avait
+abandonné cette société qui l'avait repoussé, mais ses adieux, comme
+ceux de Médée, lui promirent vengeance, et une vengeance sanglante.
+
+Il comprit le murmure qui l'accueillit, et lui répondit par un regard
+indéfinissable qu'il prolongea pendant tout le temps qu'il mit à
+gagner le banc qu'il devait occuper... tandis que mon père... mon père
+fut couvert d'applaudissements lorsqu'il parut....
+
+Et en parlant de son père, madame de Staël fondit en larmes. À cette
+époque, il vivait encore.
+
+Il est difficile de suivre madame de Staël au milieu des scènes
+journalières qui se succédaient chaque jour. Sans doute elle n'était
+nullement _révolutionnaire_; mais, comme toutes les personnes dont
+l'esprit avait une haute portée, elle prévoyait que la France devait
+éprouver un grand changement, qu'une régénération entière allait
+s'opérer, et que le spectacle en serait magnifique et touchant.
+
+Active, passionnée, aimant avec toute l'ardeur d'une âme méridionale,
+faite pour apprécier tout ce qui est grand et utile, madame de Staël
+dut voir la journée du 14 juillet avec enthousiasme; elle prenait la
+main de ses amis, la leur serrait avec émotion, en leur disant:
+
+--C'est un mouvement national... Ici nulle faction étrangère; tout se
+fait par sentiment de conviction. Rien qui puisse ternir la belle
+pensée de la liberté pure et sainte.
+
+Lafayette, Bailly, M. de Lally-Tollendal, qu'elle aimait beaucoup
+aussi, étaient proclamés par l'opinion à côté du nom de son père dans
+ces jours agités... ils étaient Français, on ne put les éloigner...;
+mais M. Necker était étranger, et bien qu'il EUT NOURRI la France de
+ses propres deniers, bien qu'il lui eût donné du pain, cette même
+France souffrit son exil... Oh! nous sommes ingrats!...
+
+C'est cette noble, cette sublime action que M. de Breteuil osa appeler
+un accès de folie.
+
+De toutes les femmes qui ont eu de l'influence sur la société en
+France particulièrement, pays plus sensible qu'un autre aux charmes de
+l'esprit, madame de Staël est, sans contredit, celle qui a exercé
+l'action la plus directe, parce qu'elle parlait aux sympathies. À
+l'époque où elle entra dans le monde comme femme mariée, elle y était
+connue sous tant de rapports remarquables que sa renommée était déjà
+établie, et que ce fut sans peine que son salon fut un point de
+réunion où toutes les notabilités du temps vinrent s'éprouver et même
+se combattre; car, même dès cette époque, elle pouvait dire comme en
+1815: Ma maison est un hôpital politique; on y voit des blessés de
+tous les partis.
+
+Son esprit remarquable et lumineux, son talent, son génie même,
+donnaient une grande valeur à ce qu'elle décidait, et son blâme ou son
+approbation était un malheur ou une joie pour cette foule dans
+laquelle se voyaient les chefs élégants du parti de la noblesse, comme
+les tribuns du peuple et les hommes penseurs de la science. Cette
+foule était autour d'elle; voilà ce qui composait son salon: on y
+voyait Mounier le publiciste; Barnave, dont le jeune et sublime talent
+fut terni par un mot; Lally-Tollendal, dont l'esprit, aidé de tristes
+souvenirs, en fit usage, trop souvent peut-être, pour provoquer
+l'intérêt, et dont le tort immense fut de quitter la France et
+l'Assemblée: le courage lui manqua; Lafayette, l'ami le plus ardent de
+la liberté et le niais politique le plus complet de la Révolution;
+Buzot, dont le caractère élevé, l'esprit fier, le bouillant courage,
+l'âme ardente, sensible et mélancolique, devaient le porter aux
+extrêmes: fait pour la vie privée et jeté malgré lui dans la carrière
+politique, il y portait une austère équité et ne savait pas composer
+avec le crime[140]; sa figure était noble, et sa tournure, ainsi que
+ses manières, d'une extrême élégance. Buzot professait la morale de
+Socrate et conservait la politesse de Scipion. Pétion, cet homme que
+les uns appellent traître, et les autres, l'ami du peuple et de la
+France: ces divers jugements ne sont pas étonnants dans un temps de
+révolution, où les hommes impressionnés ne voient que leurs intérêts,
+plus ou moins vivement froissés. Pétion n'était pas un traître; il a
+pu errer: hélas! qui n'a pas manqué de guide dans cette route
+périlleuse qui traversait la Révolution? Pétion avait une extrême
+bonhomie, et sa physionomie révélait cette bonhomie: le naturel et la
+perfidie vont mal ensemble, et pour moi c'est déjà une garantie pour
+juger Pétion. Voici un trait raconté par madame Roland, qui en fut
+elle-même témoin:
+
+Elle était un jour chez madame Buzot, où elle dînait (c'était à
+l'époque de l'Assemblée Constituante). Buzot revint fort tard et amena
+plusieurs députés, entre autres Pétion: ce temps était celui où la
+Cour les traitait de factieux et de traîtres, et Pétion était,
+disait-on, le chef de ces factieux... Le même jour, en sortant de
+l'Assemblée, ils avaient été entourés et presque menacés; après le
+dîner, Pétion se jeta sur une très-large ottomane, et là il se mit à
+jouer avec un très-beau chien de Terre-Neuve, avec la gaîté et
+l'abandon d'un enfant; le jeu dura longtemps, et enfin le chien et
+Pétion s'endormirent ensemble et ronflèrent bientôt avec une sorte
+d'émulation. Je ne sais pas bien comment on s'y prend pour conspirer;
+mais ce que je sais, c'est que si j'étais membre d'un jury, je ne
+condamnerais pas un homme accusé seulement par l'opinion en ayant
+cette preuve de son caractère insouciant et gai.
+
+[Note 140: Buzot eut la plus noble conduite dans l'Assemblée
+Constituante, et fut plus tard un rude adversaire des cannibales dans
+la Convention. Quelques hommes de sa force, et la Convention aurait
+reçu une autre direction encore plus salutaire dans ses résultats pour
+la France et les victimes de cette Convention, qui, se mutilant
+elle-même de ses propres mains le 31 mai, porta un coup funeste
+non-seulement à sa gloire, mais à ses intérêts, en détruisant la
+Gironde.]
+
+--Ceux qui nous ont regardés avec une si grande colère, dit en riant
+Buzot en contemplant le groupe de Pétion et du chien, seraient bien
+étonnés s'ils voyaient à quoi nous sommes occupés!
+
+J'ai déjà dit ce qu'était Buzot[141].
+
+[Note 141: Ces deux hommes, accusés alors par la Cour comme
+Montagnards, périrent peu de temps après comme royalistes et déclarés
+traîtres à la patrie.]
+
+Un des hommes de la société de madame de Staël, dans ces temps
+orageux, dont les principes et la droite équité furent toujours les
+guides, était Thouret, ami de Barnave et de Chapelier, comme eux
+ardent ami de la liberté, et comme eux donnant sa vie pour soutenir
+ses principes. Quant à Barnave, il est bien connu. On sait quel était
+cet homme, à l'âme ardente, au sang bouillant, aux vues élevées, et
+dont l'éloquence admirable ne fut ternie dans sa vie parlementaire que
+par un seul mot, qui n'était pas même l'expression de sa pensée.
+Jeune, beau, ou du moins agréable, et surtout distingué, Barnave
+était, de tous les membres des États-Généraux, celui qui devait être
+le mieux orateur à la manière anglaise... Le parti royaliste voulait
+assez l'adopter, mais ce malheureux mot le perdit[142]... Les journaux
+parlèrent contre lui; les discours du côté droit, ceux de l'abbé Maury
+surtout, l'accablèrent: on l'irrita; bientôt il fut dans
+l'impossibilité de revenir sans s'humilier, et la délicatesse de son
+caractère s'y opposait. Quelle triste fin, et quel admirable et beau
+courage! Madame de Staël était faite pour comprendre un tel homme.....
+aussi l'a-t-elle apprécié.
+
+[Note 142: À la prise de la Bastille, il entendit parler avec
+véhémence contre les meurtres qui ensanglantèrent cette journée
+vraiment belle, car ce fut peut-être la seule journée où le peuple se
+soit battu vraiment pour la liberté. Barnave dit avec humeur: «Eh! le
+sang qui a coulé est-il donc si pur?»]
+
+L'abbé Sieyès, dont Mirabeau avait dit: Je le tuerai par son propre
+silence... était un des hommes les plus remarquables de cette époque;
+fin, rusé, cauteleux, il avait le rare talent d'être, en apparence,
+l'homme de tous les partis; mais il ne fut jamais celui d'aucun, et
+toute sa finesse ne l'amena, pour clore sa vie politique, qu'à être un
+niais vis-à-vis de Bonaparte qui se joua de lui au 18 brumaire.
+
+Guadet, un des esprits les plus brillants de la Gironde, impétueux,
+bouillant dans l'attaque et ferme dans la défense, savait être l'homme
+parlementaire des temps de trouble, avec cette fermeté qui leur
+convient. Lié d'une amitié tendre avec Gensonné[143], aussi froid que
+son ami était ardent, leur liaison était peut-être d'autant plus
+intime qu'ils se ressemblaient peu. Guadet était orateur, tandis que
+Gensonné était logicien: aussi madame de Staël causait-elle davantage
+avec Guadet.
+
+[Note 143: Ils étaient tous deux des modèles à citer comme bons pères
+et bons maris; leur intérieur avait un parfum de bonheur qui touchait
+et attachait à eux.]
+
+--Avant que Gensonné n'ait délibéré avec lui-même ce qu'il va vous
+répondre, disait-elle, on a oublié ce qu'on lui avait dit.
+
+J'ai vu un jour madame de Staël bien belle elle-même en faisant
+l'éloge de Vergniaud pour le défendre contre je ne sais plus quelle
+sotte, ou plutôt je le sais bien, mais je ne veux pas le dire, qui
+soutenait que les Girondins étaient des _scélérats imbéciles_...
+Madame de Staël fut sublime!... elle s'éleva au-dessus d'elle-même...
+mais ce fut surtout en parlant de Vergniaud!... Vergniaud, le plus
+brillant orateur de l'Assemblée Constituante!... il n'improvisait pas
+comme Guadet, mais son talent était bien beau; toutefois, madame de
+Staël ne le pouvait aimer. Il était égoïste et froid, et n'aimait pas
+les hommes; son égoïsme était de la nature de ceux qui devaient
+surtout déplaire à madame de Staël: elle était bonne, expansive,
+généreuse, et surtout une personne dévouée.
+
+Elle en donna des preuves en sauvant M. de Narbonne, lorsqu'il fut
+décrété d'accusation après le 10 août. Il fallait du courage pour le
+faire; mais elle en montra un remarquable et fut pour tous ses amis
+une amie sublime. M. de Narbonne était caché chez elle au moment où
+les officiers municipaux vinrent pour y faire une visite
+domiciliaire... le coeur battait à madame de Staël, qui, pendant tout
+le temps de la visite, affectant une liberté d'esprit bien loin
+d'elle, raillait les hommes chargés d'arrêter son ami, et voulait même
+les effrayer sur le danger auquel ils s'exposaient en violant l'hôtel
+d'un ambassadeur. C'est avec de telles paroles jetées à ces hommes
+d'une voix tremblante, le coeur palpitant, que madame de Staël parvint
+à les faire sortir de chez elle... Chaque fois qu'ils passaient, dans
+leurs recherches, auprès de la porte qui conduisait à la retraite de
+M. de Narbonne, alors elle redoublait de gaîté, et pourtant,
+disait-elle, je me sentais mourir!... M. de Narbonne fut sauvé, et dut
+la vie au courage de l'amie admirable qui exposait la sienne pour
+lui!... La retraite libératrice ne fut pas longtemps déserte; M. de
+Montesquiou y remplaça M. de Narbonne, et madame de Staël arracha à la
+mort deux victimes désignées par les bourreaux de septembre et d'août.
+
+C'est à cette époque que l'on reprochait à madame de Staël de tenir un
+bureau d'_esprit public_.
+
+--Elle corrompt l'esprit public! disait aussi plus tard le premier
+consul... C'était une étrange manie que de répéter cette phrase...
+Hélas! à l'époque où nous sommes arrivés maintenant, il n'était plus
+question de corrompre: le mal était fait; tout était produit, et le
+génie de madame de Staël, au contraire, venait apparaître comme une
+lueur libératrice et bienveillante... Une femme avec son talent et sa
+bonté... que ne pouvait-elle opérer en bien! et en effet, que ne
+fit-elle pas!...
+
+Le Roi avait accepté la constitution; les Jacobins, les Cordeliers,
+toutes les sociétés populaires, étaient formés; Paris se trouvait
+transformé: plus de salon où se rencontraient les amis. Les intérêts
+de tout genre, une désunion entière, une agitation sourde, annonçaient
+l'orage, révélaient ce qui allait suivre. Déjà on pressentait la
+Convention...: les Genevois réfugiés, Clavières, Marat, Duroveray,
+tous avaient quitté l'Angleterre pour inonder la pauvre France au
+moment du paroxysme le plus terrible de sa révolution. La Gironde,
+déjà désignée par l'index sanglant de Robespierre et de Danton,
+faisait entendre le chant du cygne; Barbaroux, avec sa belle tête
+d'Apollon, son regard presque magique lorsqu'à la tribune il tonnait
+contre les monstres aux mains sanglantes, Barbaroux et tous ceux qui
+lui ressemblaient ne devaient attendre que malheur et proscription.
+
+Et cependant délicat, même dans l'attaque, Barbaroux ne fit jamais un
+discours qui pût affliger son antagoniste; sensible, généreux,
+brave... quelles belles qualités furent s'éteindre dans le creuset
+sanglant de Robespierre!... Ces souvenirs sont affreux!...
+
+C'est ainsi qu'on marchait vers 92, vers le 10 août!... Marat, qui
+déjà était à la tête d'une faction, et faisait plus de mal alors,
+peut-être, qu'il n'en fit ensuite, était regardé par madame de Staël
+comme une de ces apparitions fantastiques envoyées par le génie du
+mal. Elle racontait, ainsi que chacun le sait, comme personne. Voici
+une anecdote qu'elle nous dit un jour chez le maréchal Suchet, alors
+que celui-ci était encore garçon, et qu'il demeurait avec son frère,
+rue de la Ville-l'Évêque, dans l'hôtel qu'il n'a pas conservé depuis.
+C'était dans ces causeries intimes qu'elle était charmante, et surtout
+en racontant ce qu'elle avait vu à une époque si frappante et si vive
+d'émotions.
+
+On sait que Marat était effroyablement laid. Cette laideur était
+encore augmentée par une manière de se mettre tout-à-fait
+absurde.--Une femme de Marseille, que je ne nommerai pas, car elle est
+toujours vivante, avait un cousin en prison et voulait l'en faire
+sortir. Elle va chez Marat et lui demande une audience. Admise
+seulement dans une première pièce, elle est d'abord refusée; elle
+insiste, et Marat, entendant la voix d'une femme, vient lui-même la
+prier d'entrer dans son cabinet. Il la fait s'asseoir et se place près
+d'elle sur un sopha fort élégant, contrastant avec la toilette de
+Marat, qui, pour le dire en passant, était curieuse. Il portait une
+chemise fine, mais crasseuse, et qui avait au moins une semaine de
+service... Cette chemise était ouverte et laissait voir une poitrine
+velue et jaunissante; des ongles longs et noirs se dessinaient au bout
+de ses doigts, qu'ils faisaient paraître crochus... Ses pieds, sans
+bas, étaient dans des bottes mal cirées, et une culotte blanche
+complétait cette toilette bizarre, en si grande opposition avec
+l'élégance de la pièce où il se trouvait. Ce salon était meublé en
+fort beau damas bleu; des rideaux très-amples et relevés en
+draperies[144], un beau lustre, et de magnifiques vases en porcelaine
+remplis de fleurs naturelles très-rares pour la saison, composaient un
+ameublement bien étrange autour d'un tel homme.
+
+[Note 144: Il paraît positif que Marat, dans les différents
+appartements qu'il a occupés, avait cette recherche dans une partie de
+son logement; et celle-là n'était ouverte qu'à peu de monde.]
+
+La jeune Marseillaise était jolie. Marat s'assit à côté d'elle, prit
+sa main, la lui déganta, la baisa avec une sorte de respect et
+d'émotion; ensuite cet homme étrange demanda à la jeune femme ce
+qu'elle voulait de lui; elle le lui dit: Marat sourit, en la regardant
+avec une expression singulière.
+
+--C'est que la jeune femme en avait bien peur, disait madame de Staël;
+et en vérité, d'après ce qu'elle m'a dit, je crois que la liberté du
+cousin aurait pu lui coûter cher. Mais heureusement que le monstre
+n'avait pas faim, et qu'il était dans un de ces moments de repos où sa
+nature atroce ne criait pas: _Sang et luxure!_ Et la pauvre enfant
+sortit pure de l'antre de la bête féroce!...--Le soir même, la jeune
+femme reçut la mise en liberté de son cousin... Cette mise en liberté
+envoyée par l'ami du peuple lui fut remise par une personne pour
+laquelle Marat demandait un service au mari de la jeune Marseillaise.
+
+Mais quelle étude à faire, disait madame de Staël, que cet homme
+méditant le massacre de la moitié de la France et grandissant chaque
+jour dans son impudence sanguinaire et son impureté physique et
+morale!... Il se vautrait dans sa bauge d'où il lançait sur la France
+mort et malheurs... Et ce fut une femme qui seule eut le courage de
+frapper le monstre!... C'est un type d'une étrange espèce... C'est
+ainsi qu'il nous a conduits au 10 août et au 2 septembre.
+
+Quelque courageuse que fût madame de Staël, elle pouvait rarement
+parler de cette journée de septembre sans frissonner à son souvenir...
+
+M. de Narbonne était en sûreté: c'était un grand point pour madame de
+Staël. Le docteur Bolmann, le même qui, depuis, voulut sauver M. de
+Lafayette lorsqu'il était dans les prisons d'Autriche, le docteur
+Bolmann, Hanovrien, homme de cette nature d'élite qui devient plus
+généreuse devant le péril, avait sauvé M. de Narbonne: il était à
+Londres.--De tous les amis de madame de Staël, c'était peut-être alors
+un des plus précieux pour elle. Mais, je l'ai dit plus haut, M. l'abbé
+de Montesquiou avait remplacé M. de Narbonne dans la retraite
+hospitalière. Il fallait le sauver aussi! et comment le faire au
+moment d'une tempête comme celle qui était suspendue sur Paris?
+C'était le 31 août 1792!...
+
+Madame de Staël, ayant obtenu des passe-ports pour la Suisse, faisait
+ses préparatifs de départ, et se disposait à emmener avec elle l'abbé
+de Montesquiou comme un des hommes de sa livrée, lorsqu'on vint lui
+annoncer que deux autres de ses amis, M. de Jaucourt et M. de
+Lally-Tollendal, venaient d'être arrêtés et mis à l'Abbaye...
+
+On ignorait la tragédie que les monstres devaient jouer les jours
+suivants. Mais une vapeur sinistre enveloppait Paris, et tout malheur
+ordinaire dans un autre temps devenait menaçant au bruit de l'orage
+qui grondait déjà sourdement sur nos têtes.
+
+--Ah! s'écria la généreuse femme, en se tordant les mains et marchant
+à grands pas dans l'appartement, comment les sauver?...
+
+Tout-à-coup elle se rappelle que Manuel vient de publier des lettres
+de Mirabeau, avec une préface de lui. Il s'occupait aussi de
+littérature... «Il avait, disait madame de Staël, la bonne volonté de
+montrer de l'esprit...» Elle lui écrit aussitôt pour lui demander une
+audience. Manuel était alors syndic de cette terrible commune de
+Paris, sanguinaire souveraine dont la puissance éphémère devait
+marquer son passage par des ruisseaux de sang!
+
+Manuel indiqua sept heures du matin à madame de Staël, alors
+ambassadrice de Suède. L'heure était matinale, mais madame de Staël
+n'y fit aucune attention. Manuel n'était pas levé... En l'attendant,
+madame de Staël remarqua le propre portrait de Manuel dans son
+cabinet.
+
+--Il est vain, se dit-elle; il doit être facile à prendre par la
+louange.--Il entra dans ce moment dans le cabinet et fut parfaitement
+poli et homme du monde; madame de Staël lui parla de la position
+fâcheuse et même terrible de ses amis...
+
+--Votre position est précaire, lui dit-elle: ne connaissez-vous pas la
+faveur populaire? aujourd'hui sur le trône, demain aux Gémonies...
+Sauvez M. de Lally et M. de Jaucourt, et réservez-vous un appui.
+
+Manuel était un homme passionné, mais susceptible aussi de bons
+sentiments, et même de sentiments honnêtes... Il comprit madame de
+Staël.
+
+--Je ferai ce que je pourrai, lui dit-il... Et le 1er septembre au
+matin il lui écrivit que Condorcet avait fait sortir M. de Lally[145],
+et qu'à la prière de madame de Staël il venait de faire mettre M. de
+Jaucourt en liberté.
+
+[Note 145: Ce qui fit sortir M. de Lally-Tollendal de l'Abbaye au
+moment où les assassins allaient y porter la mort, fut sa noble
+défense en faveur d'un de ses compagnons d'infortune; le courage qu'il
+témoigna désarma les monstres. Tant il est vrai que tout ce qui est
+grand frappe toujours juste!]
+
+Tranquille sur le sort de ses deux amis, madame de Staël put alors
+organiser la fuite de l'abbé de Montesquiou; il devait revêtir l'habit
+d'un de ses gens, sortir de Paris avant elle, et l'attendre hors de la
+barrière de Charenton, derrière une haie, jusqu'au moment où elle
+passerait.
+
+Elle devait partir le 2 septembre au matin.
+
+La prise de Longwy et de Verdun venait d'être annoncée, et le peuple
+était dans une telle agitation, que les plus affreux malheurs étaient
+à redouter. Madame de Staël, émue, agitée dans la nuit qui précédait
+son départ, se levait par intervalles, car elle ne pouvait dormir...
+Tout-à-coup elle entend sonner le tocsin!... C'était un horrible
+son... et le 10 août était trop près pour que le souvenir des heures
+cruelles de cette journée fût effacé.--Madame de Staël réunit tous les
+moyens de sûreté qu'elle avait préparés; ils étaient nombreux, et elle
+persista à partir, quoi qu'on pût lui dire.
+
+Le matin venu, madame de Staël rassemble toutes ses forces, voit
+partir l'abbé de Montesquiou pour l'endroit où il doit l'attendre, et
+ordonne à ses gens de se mettre en grande livrée. Elle fit mettre six
+chevaux à sa voiture, et dans cet extraordinaire gala, elle sortit de
+son hôtel pour traverser Paris, croyant imposer au peuple par sa
+magnificence; mais elle se trompa.--C'était mal vu, car frapper
+non-seulement l'attention du peuple, mais réveiller son attention
+envieuse et haineuse, c'était une maladresse.
+
+Il y parut bientôt... À peine la voiture de madame de Staël fut-elle
+en marche, qu'une foule de femmes, vieilles mégères, aussi cruelles
+que hideuses dans ces jours de sang et de deuil, l'entourèrent en
+criant qu'elle emportait l'or de la nation. Aux cris de ces furies
+accourut tout le peuple du quartier. Ils se jetèrent sur les
+postillons, en criant qu'il fallait que l'on conduisît la voiture _et
+la femme_ à l'assemblée de la section... ce qui fut exécuté. Madame de
+Staël descendit de voiture, et eut la présence d'esprit de dire au
+domestique de l'abbé de Montesquiou d'aller avertir son maître...
+
+--Vous êtes accusée d'emmener avec vous des proscrits, lui dit le
+président...
+
+On examina les domestiques. Il s'en trouva un de moins: c'était celui
+qu'avait renvoyé madame de Staël, pour mettre en sa place l'abbé de
+Montesquiou...
+
+--Il faut que vous alliez à la commune, dit le président. Et en effet
+elle y fut conduite.
+
+Elle mit plus de trois heures à se rendre du faubourg Saint-Germain à
+l'Hôtel-de-Ville. Sa voiture allait au pas au travers d'une foule ivre
+de rage encore plus que de vin, et dont la fureur redoublait en voyant
+une grande dame dans une voiture armoriée et une riche livrée. Madame
+de Staël, réellement effrayée, s'adressa plusieurs fois aux gendarmes
+qui devaient la protéger; mais ils ne lui répondaient que par des
+menaces. Enfin, il était temps qu'elle arrivât, lorsque sa voiture
+atteignit le perron de l'Hôtel-de-Ville... Elle descendit de voiture
+au milieu d'une foule encore plus menaçante que celle qu'elle avait
+traversée... Elle était grosse cependant; mais cette situation si
+intéressante, même parmi les sauvages, ne fut chez des Français qu'une
+raison d'indécentes railleries... et ne les désarma pas...
+
+En montant, elle se trouva sous une voûte de piques...: comme elle
+était à moitié de l'escalier, un homme ivre dirigea le bout de la
+sienne contre le sein de madame de Staël; le gendarme qui
+l'accompagnait plus spécialement détourna le coup avec son sabre... Si
+elle était tombée en ce moment, c'était fait d'elle...
+
+La commune était présidée ce jour-là par Robespierre, ayant pour
+adjoints Billaud-Varennes et Collot-d'Herbois... Le bureau qui leur
+servait étant plus élevé, il fut possible de la placer à côté de ces
+hommes, et là du moins elle put respirer!... Là, à côté de Robespierre
+et de Collot-d'Herbois!... oh! il devait y avoir une odeur de sang
+dans cet air qu'on respirait près d'eux!...
+
+C'est ici le lieu de placer un trait de rusticité égoïste digne d'être
+connu. On avait arrêté, en même temps que madame de Staël, le bailli
+de Virieu, envoyé de Parme... Comme elle reprenait ses sens, voilà cet
+homme qui se lève et déclare, avec toute la poltronnerie possible,
+qu'il ne connaît pas madame la baronne de Staël... En ce moment,
+Manuel arriva; il fut un peu surpris de trouver dans cet horrible
+lieu, et un tel jour, une femme comme madame de Staël... Son premier
+soin fut de répondre d'elle et de s'établir sa caution. Alors il la
+prit sous le bras et l'emmena dans son cabinet, où il l'enferma avec
+sa femme de chambre.
+
+Pendant six heures elle demeura dans ce cabinet, ne pouvant appeler,
+ne l'osant pas!... mourant de soif, de faim, mais surtout
+d'inquiétude: le bruit du tocsin, les cris des victimes, les
+hurlements des meurtriers, le tumulte du massacre, tout parvenait
+jusqu'à elle d'une manière confuse, et lui donnait un mortel effroi...
+Hélas! il était fondé! pendant ce temps on massacrait à l'Abbaye!... À
+de fréquents intervalles, des groupes d'assassins revenaient de
+l'Abbaye et de la Force, les bras nus et sanglants, et poussant des
+cris de cannibales.
+
+La voiture toute chargée de madame de Staël, gardée seulement par
+quelques domestiques, était demeurée au milieu du peuple, qui se
+disposait à la piller. Aucune force humaine ne la pouvait sauver,
+lorsque, de la fenêtre du cabinet de Manuel où elle était, madame de
+Staël vit tout-à-coup un grand homme en habit de garde national
+s'élancer sur le siége, et de là ordonner au peuple de ne toucher à
+aucune chose appartenant à l'ambassadrice de Suède. Cette lutte,
+très-vive et soutenue, dura plus de deux heures... Le soir, cet homme
+entra avec Manuel dans la chambre où on l'avait enfermée. Il avait été
+témoin des approvisionnements de blé donnés par M. Necker, et le
+souvenir de ces choses fut pour cet homme un motif de défendre la
+fille de celui qui avait nourri le peuple.
+
+Lorsque Manuel entra dans la chambre, il était vivement ému...
+
+--Ah! s'écria-t-il, combien je suis heureux d'avoir mis vos deux amis
+en liberté!
+
+Il était pâle et tremblait fortement... Quoique le jour fût presque
+tombé, madame de Staël put distinguer le bouleversement de ses
+traits... Hélas! on égorgeait alors des vieillards et des femmes!...
+
+Lorsqu'il fut nuit, Manuel ramena madame de Staël chez elle. Les
+réverbères n'étaient pas allumés, les rues étaient sombres et
+désertes... le massacre planait sur Paris... Quelle journée!... quelle
+nuit!... quelle époque, grand Dieu!...
+
+Le lendemain, Tallien vint chez madame de Staël, et lui dit qu'un
+gendarme l'accompagnerait jusqu'à la frontière, et que, quant à lui,
+il aurait l'honneur de la suivre jusqu'à la barrière pour veiller à sa
+sûreté... Il y avait plusieurs personnes dans la chambre de madame de
+Staël qui pouvaient être compromises si l'autorité avait connu leurs
+noms... Madame de Staël demanda à Tallien de ne les pas nommer.--Il
+donna sa parole de garder le silence, et il l'a tenue. Honneur à
+lui!... Cette conduite était rare dans ces jours d'affreuse
+mémoire!... Madame de Staël partit enfin et traversa Paris au milieu
+des hordes d'assassins, qui donnaient la mort à tant de victimes
+innocentes, et frappaient avec joie sur le prêtre, le vieillard, la
+femme et l'enfant!... Arrivée à la barrière, elle se sépara de Tallien
+pour aller chercher une terre plus amie où elle pût enfin trouver le
+repos... et lui... rentra dans Paris... pour aller de nouveau
+distribuer des poignards et ranimer le courage des bourreaux fatigués
+en leur désignant de nouvelles victimes.
+
+
+FIN DU TOME DEUXIÈME.
+
+
+
+
+TABLE
+
+DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE DEUXIÈME VOLUME.
+
+
+ Pages.
+
+ Salon de madame Roland. 1
+
+ Salon de madame de Brienne et du cardinal de Loménie. 67
+
+ Salon de madame la duchesse de Chartres, au Palais-Royal. 109
+
+ Salon de madame la comtesse de Genlis. 163
+
+ Salon du marquis de Condorcet. 201
+
+ Salon de madame la comtesse de Custine (femme du général). 239
+
+ L'atelier de madame de Montesson, à Bièvre. 323
+
+ Salon de madame de Staël, ambassadrice de Suède. 359
+
+
+PARIS.--IMPRIMERIE DE CASIMIR, RUE DE LA VIEILLE-MONNAIE, Nº 12.
+
+
+[Notes au lecteur de ce fichier numérique:
+
+Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
+corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée.
+
+Les lettres supérieures unusuelles sont entourées de parenthèses.]
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Histoire des salons de Paris (Tome 2/6), by
+Laure Junot
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 41121 ***
diff --git a/41121-8.txt b/41121-8.txt
deleted file mode 100644
index e750135..0000000
--- a/41121-8.txt
+++ /dev/null
@@ -1,10038 +0,0 @@
-Project Gutenberg's Histoire des salons de Paris (Tome 2/6), by Laure Junot
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org
-
-
-Title: Histoire des salons de Paris (Tome 2/6)
- Tableaux et portraits du grand monde sous Louis XVI, Le
- Directoire, le Consulat et l'Empire, la Restauration et
- le règne de Louis-Philippe Ier
-
-Author: Laure Junot
-
-Release Date: October 21, 2012 [EBook #41121]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DES SALONS DE PARIS ***
-
-
-
-
-Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
-the Online Distributed Proofreading Team at
-http://www.pgdp.net (This file was produced from images
-generously made available by the Bibliothèque nationale
-de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
-
-
-
-
-
-
-
-
-
-HISTOIRE DES SALONS DE PARIS
-
-
-TOME DEUXIÈME.
-
-
-
-
- L'HISTOIRE DES SALONS DE PARIS
-
- FORMERA 6 VOL. IN-8{o},
-
- Qui paraîtront par livraisons de deux volumes.
-
- La 2e paraîtra le 15 octobre;
- La 3e paraîtra le 15 décembre.
-
- Les souscripteurs, chez l'éditeur, recevront franco l'ouvrage
- le jour même de la mise en vente.
-
-
- PARIS.--IMPRIMERIE DE CASIMIR,
- Rue de la Vieille-Monnaie, nº 12.
-
-
-
-
-HISTOIRE DES SALONS DE PARIS
-
-
-TABLEAUX ET PORTRAITS DU GRAND MONDE,
-
-SOUS LOUIS XVI, LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE,
-
-LA RESTAURATION, ET LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE Ier.
-
-
-par
-
-LA DUCHESSE D'ABRANTÈS.
-
-
-TOME DEUXIÈME.
-
-
-
-
-À PARIS
-
-CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE
-
-DE S. A. R. M. LE DUC D'ORLÉANS, PLACE DU PALAIS-ROYAL.
-
-M DCCC XXXVII.
-
-
-
-
-SALON DE MADAME ROLAND.
-
-
-De tous les crimes commis pendant cette époque de folie nommée la
-Terreur, celui de la condamnation et de la mort de madame Roland est
-sans contredit le plus atroce, parce qu'il n'est justifié par aucune
-de ces raisons, même absurdes, que donnaient alors pour motif et pour
-but tous les bourreaux qui décimaient la France. Madame Roland n'était
-pas noble, elle n'était pas riche, elle n'était pas enfin marquée du
-sceau réprobateur qui faisait fuir la mort jusque sous les haillons du
-mendiant ou la casaque du forçat libéré! Quelle était donc la cause de
-sa proscription? Son génie. En voyant une femme tellement supérieure
-parler de la liberté au nom de la vertu, et de la vertu au nom de la
-liberté, les monstres dont les mains rouges de sang pouvaient à peine
-soulever le gouvernail du vaisseau de l'État comprirent qu'un orateur
-comme madame Roland, montrant la liberté comme elle était dans son
-âme, belle, pure et vierge de tout crime, enseignerait à la France que
-le comité de salut public n'adorait que de faux dieux, ne sacrifiait
-qu'à de fausses idoles, dont le culte sanguinaire faisait reculer tout
-ce qui portait le nom d'humain.
-
-Pénétrée de la sainteté de sa mission, madame Roland voulait la
-remplir religieusement... Elle voulait que sa voix proclamât la
-liberté, que son cri fût unanime, que son culte fût vénéré. Soeur de
-la Gironde, elle avait une âme grande et forte comme les hommes de
-cette faction, la seule qui soit sortie pure des épreuves du martyre
-et qui ait confessé la vraie liberté sur les marches de l'échafaud.
-
-Madame Roland n'aura jamais un panégyriste digne d'elle, car il
-faudrait un Plutarque à cette femme! Comment trouver des mots pour
-rendre ce qu'elle inspire? On la respecte, on l'aime, on la plaint, on
-l'envie quelquefois, lorsque, grande et belle devant ses juges, elle
-devient radieuse de toute la lumière que répand autour d'elle le
-génie triomphant du crime à la fois stupide et sanguinaire des tigres
-qui osaient se former en tribunal et rendre des arrêts!...
-
-Son talent, comme tout ce qui est vrai, avait des inégalités; mais
-elles n'étaient jamais évidentes que comme preuve nouvelle de ce même
-talent obéissant aux impressions que recevait une âme forte à cette
-époque où chaque heure du jour voyait naître un événement qui
-confondait la raison ou révoltait le coeur.
-
-Pour parler de madame Roland comme je veux le faire, comme _je sens_
-que je puis le faire, il me faut faire connaître cette femme depuis le
-moment où _elle-même_ s'est révélée _à elle-même_. C'est dans cette
-âme pieuse, dans cette vie pure, puissante dans la volonté du bien,
-puissante dans la haine de l'oppression, qu'il faut faire une belle
-étude d'un être humain, et voir ce qu'il peut être avant que la
-volonté du monde ne l'ait fait errer dans la route des grandes
-actions.
-
-Madame Roland mourut assassinée à trente-huit ans... Elle était encore
-bien jeune pour mourir!... elle si forte de corps et d'âme! si
-puissante contre le crime, qui s'élevait alors, de la fange où il
-rampait, comme une hydre aux mille têtes, pour tout envahir, tout
-dévorer! et cette femme s'avançait à lui fière et courageuse pour le
-combattre! Oh! c'est alors qu'on la respecte!... Et c'est une femme
-comme madame Roland, une sainte martyre de la liberté, que le
-_Moniteur_ ose associer à Olympe de Gouges[1]!
-
-[Note 1: Elle avait du talent et du courage, mais elle était insensée,
-et sa conduite extraordinaire lui a fait assigner une place certes
-bien éloignée de celle de madame Roland. Je parlerai d'elle plus
-tard.]
-
-M. Phlipon, père de madame Roland, était graveur à Paris. Elle-même y
-est née en 1754, et fut l'objet constant des soins de sa mère, pour
-qui elle avait non pas une tendresse filiale, mais un de ces
-sentiments passionnés qui longtemps isolent de tout ce qui nous reste
-à donner de notre âme. Ce qu'elle dit de ce sentiment est suffisant
-pour donner d'elle une idée qui la classe tout de suite à part des
-autres femmes. Quand on aime ainsi, on a bien des forces pour le reste
-de la vie, et bien du charme pour l'embellir! Aussi trouvait-on dans
-madame Roland un caractère doux, un coeur aimant, mais une âme forte,
-un esprit droit, un jugement éclairé naturellement et sans l'étude;
-voilà ce qu'elle était à dix-huit ans lorsqu'elle perdit sa mère.
-
-Il est remarquable de suivre dans leur vie intime, matérielle et
-intellectuelle tout à la fois, les êtres qui ont rempli un grand rôle
-sur le théâtre du monde. Il semble que dans les moments où l'âme doit
-s'oublier pour être tout entière à l'humaine nature, on doit découvrir
-des nuances qui changeront la couleur sous laquelle on voit le
-personnage qu'on étudie. Madame Roland provoque elle-même cette étude.
-Elle raconte ses années d'enfance, ses rêves, ses souhaits, ses désirs
-de jeune fille, son désir de travail, son occupation constante et
-l'emploi de son temps toujours bien rempli. C'est avec la même candeur
-qu'elle raconte comment la jeune fille qui dessinait, gravait,
-s'occupait de mathématiques, cette même jeune fille, du moment où sa
-mère était malade, passait tout son temps auprès d'elle... et lorsque
-dans un moment pressant la cuisinière de la famille était trop
-occupée, elle descendait paisiblement, sans nul embarras, chercher une
-_poignée de persil chez la fruitière du coin_[2], parlant à tout le
-monde, et tout le monde aussi charmé de voir cette jeune et belle
-fille, souriante et gracieuse, remplir, sans montrer le chagrin d'une
-vanité blessée, l'emploi d'une servante: tant il est vrai qu'on fait
-soi-même la position dans laquelle on se trouve.
-
-[Note 2: Ce sont ses propres expressions.]
-
-L'intérieur de madame Phlipon n'était pas heureux. On voit, lorsque
-madame Roland parle de cet intérieur et de sa mère, que le bonheur
-leur était refusé par celui qui devait le leur donner. Sa pudeur
-filiale est remarquable à cet égard; là, comme en tout, elle est
-toujours à sa place, toujours convenable. Sa mère mourut. La douleur
-déchirante de Marie ne se peut décrire. Après l'avoir entendue
-elle-même, il faut se taire[3]!
-
-[Note 3: Elle _voulut_ mourir, dit-elle. La nature faillit l'exaucer;
-elle fut malade et en danger de mort en effet pendant vingt-deux
-jours.]
-
-...Après cette mort, lorsqu'elle put revenir dans la maison où n'était
-plus celle qui lui faisait aimer la vie, elle se chargea des soins du
-ménage de son père, et remplaça sa mère. Mais elle était triste,
-triste à MOURIR, si l'on ne venait au-devant d'une mélancolie qui déjà
-faisait des progrès et même des ravages profonds.
-
-Elle n'était pas d'une beauté frappante, mais elle était belle: un
-visage d'une forme parfaite, de grands yeux noirs d'une coupe et d'une
-expression qui révélait toute son âme; et quelle âme!... Sa taille
-avait de l'élégance, elle était grande et faite à merveille; et cette
-âme républicaine dans un corps pétri de grâces lui donnait un charme
-nouveau. J'ai dit que ses yeux étaient beaux; mais ils avaient quelque
-chose de plus beau que les yeux des femmes ordinaires... Son regard
-était à la fois doux, fier et attachant. Son langage était lui-même
-un charme, surtout lorsqu'elle parlait avec la force et l'énergie d'un
-homme supérieur, et cette liberté de langage que la Révolution
-française nous a fait connaître. On était heureux de voir ainsi une
-jeune femme révéler de nouveaux secrets dans la nature humaine... J'ai
-connu des hommes qui ont vécu près d'elle et qui ont joui de sa
-conversation si vive, si spirituelle, si énergique, et souvent si
-concise, qu'on croyait entendre ces beaux talents du forum romain ou
-de la tribune de la place d'Athènes[4]...
-
-[Note 4: On a tenté de faire son portrait sans pouvoir réussir, et
-cela n'est pas étonnant. Ce genre de physionomie est si difficile à
-faire! l'âme ne se peint que par reflet; elle peut se rendre dans un
-regard, mais non par celui d'un autre. Le regard est la plus puissante
-des séductions.]
-
-C'était surtout sa diction qui était remarquable; elle s'exprimait
-avec une pureté, un nombre et une prosodie qui faisaient de son
-langage une harmonie douce et touchante, lorsqu'elle parlait de choses
-qui intéressaient son âme; alors cette âme était tout entière dans ses
-paroles. On conçoit quelle puissance avait une telle femme,
-lorsqu'elle réunissait dans son salon les hommes les plus influents de
-l'assemblée pour la faction dont elle-même faisait partie... Lorsque
-ces Girondins, cette phalange vraiment patriotique, était autour
-d'elle, écoutant l'appel qu'elle faisait au peuple de France... à sa
-noblesse, à son armée, à tout ce qui avait une âme, à tout ce qui
-avait un coeur... lorsque ces hommes l'entouraient et qu'ils
-entendaient sortir d'une bouche fraîche et rosée des paroles de la
-force d'une âme vraiment passionnée, ils sortaient enflammés du désir
-de se surpasser pour qu'au retour elle leur dît: «Bien, mes frères,
-vous êtes dignes d'être avec moi; vous êtes dignes de représenter le
-peuple français!»
-
-Cette qualité de représentant du peuple était à ses yeux la plus belle
-et la plus sacrée... Il y avait dans son accent, lorsqu'elle
-prononçait ce mot: _le peuple français!_ une profonde vénération, une
-sainte religion... Madame Roland, dans la république romaine, eût été
-digne d'être la femme du plus grand de la république... Que n'a-t-on
-pas dit de Porcia?...
-
-Lorsqu'après le premier ministère de Roland, sa femme rentra dans la
-vie commune, elle n'en fut pas moins habile comme _femme d'État_, on
-peut lui donner ce nom... Elle était non-seulement éloquente alors;
-mais devenue plus habile par une longue expérience des affaires, elle
-les dirigeait avec un talent que son mari lui-même était loin de
-posséder. Le mari d'une femme comme madame Roland est malheureux:
-c'est comme le fils d'un grand homme.
-
-J'ai déjà dit quelle douleur la frappa à la mort de sa mère!... Elle
-en fut si malheureuse que le détail ne peut se lire, dans ce que
-Champagneux a recueilli d'elle, sans qu'on pleure soi-même à la vue
-d'un désespoir filial si profond et si vrai[5]... Elle fut longtemps
-même, après ce premier paroxysme de la douleur, triste et malheureuse.
-Elle s'était formé une société qui avait pour elle tout le charme
-d'une réunion savante et douce tout à la fois: un nommé
-_Sainte-Lette_, homme littéraire dont elle aimait le talent, un
-vieillard de Pondichéry, M. Dumontchery et plusieurs autres
-littérateurs qui venaient auprès d'elle prendre des conseils et
-recevoir des avis. Mademoiselle Marie Phlipon était alors dans l'éclat
-de la jeunesse et d'une beauté toute gracieuse, que rendaient encore
-plus agréable un commerce sûr, facile, et des relations tout-à-fait en
-dehors de la position où la plaçait la fortune de son père, non parce
-qu'elle en sortait par orgueil, mais parce que sa supériorité
-l'enlevait à cette position et la plaçait dans une sphère toute
-supérieure comme elle-même.
-
-[Note 5: Même d'une mère ordinaire, car, à moins qu'on ne rencontre en
-sa route de ces monstres que la nature jette sur la terre en reculant
-d'horreur elle-même, on ne trouve pas de mauvaises mères. Le même
-anathème doit peser sur les enfants qui sont mauvais fils. La
-postérité elle-même est sévère pour ce crime. Quoique bien des siècles
-se soient écoulés depuis Sophocle, le souvenir de ses fils, maudits
-par l'opinion de leur patrie, repoussés par les lois, est encore aussi
-actif que le jour où, accusant _la vieillesse_ de leur père, ce père
-leur répondit en montrant _Oedipe à Colonne!..._ L'infortuné!... comme
-il avait dû souffrir pour arriver à choisir un pareil sujet!... Et
-telle était la profondeur de la blessure que ce fut son chef-d'oeuvre
-que produisit le vieillard à la fin de sa carrière pour peindre des
-fils ingrats... Et ce n'était qu'un père!... Qu'aurait donc fait une
-mère?... Rien. Il y a une sorte de rapport mystérieux entre les
-enfants et la mère, qui donne à tous deux une tendresse que rien ne
-peut détruire et que _tout_ contribue à augmenter.]
-
-Mademoiselle Phlipon, étant au couvent pour y faire sa première
-communion, avait fait la connaissance d'une jeune personne d'Amiens,
-Sophie Canet, avec laquelle elle s'était liée de grande amitié;
-mademoiselle Phlipon avait voué une tendresse à Sophie Canet qui ne
-s'était altérée ni par l'éloignement ni par le temps; tant il est vrai
-que cette devise sera éternellement l'histoire des coeurs
-véritablement aimants.... _loin des yeux, près du coeur!_... Les deux
-jeunes filles s'écrivaient souvent. Sophie allait dans le monde à
-Amiens: un jour elle écrivit à Marie pour lui parler de M. Roland de
-la Platière comme d'un homme digne d'être connu d'elle. Mademoiselle
-Phlipon, alors dans la première douleur de la mort de sa mère, ne fit
-aucune attention à cette lettre; mais il en vint une seconde, une
-troisième, et enfin elle connut bientôt M. Roland, comme s'il lui eût
-été présenté.... M. Roland, de son côté, connaissait mademoiselle
-Phlipon; car Sophie, en amie de couvent, était demeurée toujours aussi
-causeuse. Elle parlait de mademoiselle Phlipon avec une tendresse qui
-révélait bien des qualités dans une personne qu'on pouvait aimer
-ainsi!... elle avait son portrait, et ce portrait était celui d'une
-jolie personne. Il y avait là bien des motifs pour que M. Roland de la
-Platière voulût connaître mademoiselle Phlipon.
-
-Un jour il dit à mademoiselle Canet:
-
---Je vais à Paris, ne me donnerez-vous pas une lettre pour votre
-amie?...
-
-La lettre fut donnée, et M. Roland se présenta chez mademoiselle
-Phlipon avec la recommandation de Sophie. Mademoiselle Phlipon était
-encore en grand deuil de sa mère, et son visage était couvert de cette
-douce mélancolie qui suit le désespoir, mais qui pourtant n'est plus
-lui... Elle était charmante... elle le devint encore davantage
-lorsque, demandant la permission d'ouvrir sa lettre pour avoir des
-nouvelles de Sophie, elle sourit avec une malice douce et fine à la
-lecture d'un passage de cette lettre.
-
---Je vois, mademoiselle, que vous lisez quelque chose qui me concerne,
-car vous souriez en me regardant, lui dit Roland.
-
---Jugez-en, monsieur, répondit mademoiselle Phlipon. Et elle lui
-montra le passage de la lettre de Sophie.
-
-«Ma chère, lui disait-elle, voici le philosophe dont je t'ai _souvent_
-parlé.... C'est un homme éclairé, de moeurs pures, à qui l'on ne peut
-reprocher que son admiration pour l'antiquité aux dépens des temps
-modernes, qu'il déprise pour exalter les anciens. _Ensuite il a le
-faible de beaucoup trop parler de lui[6]._»
-
-[Note 6: Ce portrait était frappant, car l'amour-propre de Roland
-était positif, et d'une telle nature, que sa femme elle-même ne lui
-laissa pas voir sa supériorité une fois qu'elle le connut...
-Craignait-elle de l'éloigner d'elle?... cette pensée serait bien
-amère.]
-
-Roland ne vit pas cette dernière ligne, Marie la lui avait cachée en
-pliant la lettre; du reste le portrait était juste. C'était une
-ébauche, mais précise; le trait était senti, et l'homme saisi... La
-suite de sa vie a prouvé que mademoiselle Canet l'avait bien jugé.
-
-M. Roland de la Platière avait alors quarante ans; sa taille était
-haute et bien prise, mais il était fort négligé dans son attitude,
-plus peut-être que sur lui-même, et cela sans abandon, chose étrange!
-ayant dans ses gestes et dans sa physionomie une raideur qui étonnait
-avec autant de bonhomie et de simplicité; il était poli comme un homme
-bien né, et froid comme un philosophe, dont il aimait fort qu'on lui
-donnât le nom;--il était pâle,--maigre,--mais ses traits étaient
-réguliers, et en tout c'était un homme pouvant plaire, mais à une
-personne moins jeune que mademoiselle Phlipon; car elle n'avait alors
-que vingt-un ans[7]...
-
-[Note 7: Elle était née en 1754.]
-
-Roland est un homme qui appartient à l'histoire, quoique d'une manière
-peut-être moins intime que sa femme; toutefois il est dans une ligne
-isolée qui le classe parmi les hommes distingués de la Révolution...
-Novateur comme tous les hommes de l'école philosophique, il avait
-comme beaucoup d'entre eux l'ardeur des nouvelles doctrines et la
-ferme volonté de les propager... «Sa manière de discourir, disait le
-cardinal Maury, était fort attachante; son discours était intéressant
-par les images qu'il y faisait entrer, parce que sa tête était remplie
-d'idées... Mais des idées ne sont pas des pensées... aussi se
-fatiguait-on bientôt de sa parole brève, sèche et sans harmonie... sa
-voix n'avait aucun charme.»
-
-Et en me disant cela, le cardinal Maury me parlait avec cette énorme
-voix qui faisait trembler les vitres de l'assemblée lorsqu'il tonnait
-contre Mirabeau...
-
-C'est ici le lieu de parler d'une petite aventure que madame Roland
-racontait elle-même avec une naïveté charmante, et qui peint son
-caractère de femme. M. Roland de la Platière avait été reçu un peu
-froidement, parce que mademoiselle Phlipon avait alors un sentiment
-presque ébauché pour un jeune homme qui venait chez elle du vivant de
-sa mère, et qui peut-être l'eût épousée si celle-ci eût vécu. Ce jeune
-homme, dont elle fait un portrait fort agréable, se nommait La
-Blancherie... Après la mort de madame Phlipon, lorsqu'ils se revirent,
-il témoigna une douleur si bien sentie de la perte que Marie venait de
-faire, qu'elle s'attacha assez intimement à ce jeune homme pour
-éprouver une vive peine lorsque quelque obstacle empêchait leur
-rencontre de chaque jour... ils se convenaient enfin. Mais M. Phlipon
-ne le vit pas ainsi; soit qu'il craignît de marier sa fille et de
-rendre compte du bien de sa mère, soit qu'il connût la véritable
-position de La Blancherie, il rompit tout-à-coup les relations qui
-existaient entre sa fille et lui. Il prit un prétexte frivole, et
-enjoignit à Marie de dire à M. de La Blancherie de discontinuer ses
-visites.
-
-Marie ne répondit rien, mais le coup lui fut sensible. Sa vie, à
-compter de ce moment, fut remplie par l'étude la plus abstraite. Elle
-y trouva des ressources contre la douleur du coeur; et cette vie tout
-intellectuelle, cette occupation de l'esprit, lui apprit qu'il
-existait pour l'âme des ressources infinies dans la science et ses
-merveilles, quelque aride que puisse paraître cette route à ceux qui
-ne l'ont pas suivie.--Ses relations se bornèrent à quelques hommes de
-lettres assez âgés, à quelques amis, comme M. de Dumontchery, qui ne
-devaient porter aucun ombrage à son père, en venant rompre le soir la
-monotonie des heures solitaires qui succédaient à celles du travail.
-Ce fut alors qu'elle prit le goût des lectures fortes et qu'elle vécut
-dans l'antiquité, au milieu de Rome et d'Athènes, pour fuir un monde
-qui ne lui offrait aucun lien, aucun rapport de coeur.
-
-Cette occupation constante et cette étude des grandes choses rompit
-dès l'origine tout ce qui pouvait donner à son âme de feu une passion
-qui l'eût rendue malheureuse; mais elle était triste, ses idées
-étaient mélancoliques: toutefois sa vie s'avançait sans douleur[8].
-
-[Note 8: Voir ce qu'elle a écrit sur la mélancolie et sur l'âme, dans
-ses oeuvres. C'est écrit avec le sang de son coeur... mais ce qui est
-merveilleux, c'est l'écrit intitulé: _Avis à ma fille._ C'est une
-relation exacte de ce qui lui est survenu lorsqu'elle est accouchée de
-la petite Eudana, sa fille, et tout ce qu'elle a souffert pour la
-nourrir!... Ces avis donnés par cette femme qui, plus tard, aurait
-conduit un empire, ont un caractère sacré.]
-
-Elle allait souvent se promener au Luxembourg avec quelques amies;
-elle y était un jour avec mademoiselle d'Hangard, elles traversaient
-une allée assez retirée, lorsqu'elles furent croisées par un jeune
-homme qui les salua. Marie lui rendit son salut avec une émotion dont
-s'aperçut mademoiselle d'Hangard...
-
---Est-ce que tu connais ce jeune homme, demanda-t-elle à Marie?
-
---Oui, et toi-même?
-
---Oh! je le connais parfaitement: je l'ai vu chez mesdemoiselles
-Bordenave[9], dont il a demandé la plus jeune en mariage.
-
-[Note 9: M. Bordenave était un chirurgien très-connu, membre de
-l'Académie des Sciences.]
-
-Marie rougit et fut troublée, mais elle se remit et demanda à
-mademoiselle d'Hangard s'il y avait longtemps...
-
---Mais non, un an, dix-huit mois peut-être...
-
-Mademoiselle Phlipon sentit son coeur se serrer... C'était le temps
-où La Blancherie, sous les yeux de sa mère, faisait naître dans son
-âme un sentiment qui, avec une nature comme celle de Marie, devait
-faire la destinée de toute sa vie, si le Ciel ne l'eût prise en pitié
-et ne l'eût éloignée de cet homme.
-
---Ainsi donc, dit-elle à son amie, tu le voyais souvent chez
-mesdemoiselles Bordenave?
-
---Mais oui. Il trouva le moyen, je ne sais comment, de s'introduire
-dans la maison; car ses relations ne le mettaient nullement en rapport
-avec cette famille. Les demoiselles Bordenave sont fort riches... la
-cadette est très-jolie; lui, M. de La Blancherie, n'a aucune
-fortune...
-
---Vraiment! interrompit Marie.
-
---Eh quoi! ne le sais-tu pas?
-
-Marie ne répondit qu'en faisant de la tête un signe négatif. Comment
-aurait-elle expliqué que la fortune des gens qu'elle voyait était
-toujours une chose qu'elle mettait hors de toute enquête?
-
---Eh bien! ma chère, poursuivit mademoiselle d'Hangard, La Blancherie,
-n'ayant aucune fortune, cherche une fille riche qu'il puisse épouser.
-Il est jeune, joli garçon, il a de l'esprit; tout cela apparemment lui
-paraît une dot suffisante, et il court _les héritières_. Cela est si
-bien connu maintenant que dans toute cette société _on ne l'appelle
-que l'amoureux des onze mille vierges_. Si tu vivais moins retirée, tu
-le saurais comme nous.
-
-Mademoiselle Phlipon ne répondit rien: elle se sentait oppressée...
-elle songeait qu'à cette époque où La Blancherie avait été présenté
-chez sa mère, on disait dans le monde que M. Phlipon était riche...
-Elle était fille unique!... Alors cette assiduité de La Blancherie
-était expliquée!...
-
---Et j'ai pu être la dupe d'un pareil homme! disait-elle, les joues
-enflammées de colère contre elle-même.
-
-Un jour, elle était seule chez elle, lorsqu'un petit Savoyard vint
-demander sa gouvernante, bonne fille, qui ne l'avait pas quittée
-depuis son enfance, et lui dit que quelqu'un la demandait. Elle sort
-et rentre aussitôt en disant à Marie que M. de La Blancherie la
-supplie de lui accorder un moment d'entretien. C'était un dimanche:
-mademoiselle Phlipon attendait plusieurs personnes de sa famille à
-dîner; elle était habillée et prête à les recevoir; elle lisait au
-coin de son feu... elle réfléchit un moment et dit à sa gouvernante de
-faire entrer M. de La Blancherie...
-
---Je n'osais, mademoiselle, lui dit-il en entrant, me présenter devant
-vous, après la lettre précieusement chère, mais bien cruelle, qui
-m'interdisait votre maison!... Mais depuis ce temps ma position a
-changé. J'ai maintenant des projets qui pourraient trouver en vous une
-protection, et qui... peut-être... pourraient nous être utiles... à
-tous deux...»
-
-Il lui développa alors le plan d'un ouvrage critique par lettres.
-Mademoiselle Phlipon laissa parler La Blancherie sans l'interrompre...
-elle attendit même après qu'il eut fini pour n'avoir qu'une parole à
-répondre à un si long discours. Elle l'avait aimé sans doute... mais
-depuis... elle avait appris des choses qui le lui faisaient mépriser,
-et le mépris sur l'amour l'étouffe si bien qu'il ne respire
-plus.--Monsieur, dit Marie, je vous ai fait part de la volonté de mon
-père; après son arrêt, je n'ai rien à vous dire: quant à la lettre que
-vous avez reçue de moi, à mon âge la vivacité de l'imagination se mêle
-de presque toutes les affaires, et, ajouta-t-elle en souriant, change
-aussi quelquefois leur face. Mais l'erreur n'est pas même une faute,
-bien loin d'être un crime, lorsqu'elle n'est pas plus avancée, et je
-suis revenue de la mienne de trop bonne grâce pour qu'elle vous occupe
-encore un moment. Quant à vos projets littéraires, je les admire; mais
-permettez-moi de n'y prendre aucune part, non plus qu'à ceux de
-personne... Je fais des voeux pour la réussite de votre entreprise;
-mais je ne saurais aller au delà, et je me borne à demeurer dans la
-position que je me suis moi-même choisie: c'est pour vous le dire,
-monsieur, que je vous ai laissé parvenir jusqu'à moi; maintenant je
-vous demanderai de terminer votre visite.
-
-Et elle se leva en achevant ces mots pour lui montrer qu'en effet il
-devait partir...
-
-M. de La Blancherie, qu'il l'aimât ou non, fut tellement accablé de ce
-discours débité tranquillement et sans aucune contrainte apparente,
-qu'il fut obligé de s'appuyer contre une chaise, et son visage parut
-altéré; mais son antagoniste était sans pitié; car Marie songeait
-encore trop vivement _aux héritières_ pour que l'homme qui pouvait
-prostituer son coeur et le langage du coeur à un pareil manége lui
-inspirât un autre sentiment que du mépris; et l'expression de sa
-physionomie, qui était peut-être naturelle, ne lui parut qu'un nouveau
-rôle qu'il allait jouer. Cette pensée l'indigna: elle avait bien voulu
-se méprendre; mais qu'on entreprît de la tromper, c'était lui
-assigner, _à elle_, un rôle de dupe qu'il lui était trop ridicule
-d'accepter; et _la femme_ se laissa peut-être un peu trop vite
-entraîner à faire une réplique mordante.
-
---Monsieur, poursuivit Marie, si mademoiselle Bordenave ou toute
-autre, car je crois que nous sommes très-nombreuses en qualité de
-prétendantes, si l'une de ces demoiselles vous avait parlé aussi
-franchement que moi, vous eussiez été peut-être moins confiant dans
-des démarches qui, je le vois, sont toujours sans succès[10]...
-
-[Note 10: Si madame Roland n'aimait plus, elle est impardonnable, car
-l'amour fait tout excuser, et tant qu'on aime, on doit être pardonné;
-mais dès qu'on n'aime plus, on ne doit jamais laisser tomber une
-parole railleuse des mêmes lèvres qui ont prononcé des mots d'amour...
-l'insulte retourne alors à celui qui injurie... tout le tort est à
-lui... et si c'est une femme... oh, alors!... il y a de la honte.]
-
-Il voulut répondre, parce qu'en effet Marie montrait, en nommant
-mademoiselle Bordenave, qu'elle avait été jalouse. C'était vrai...
-Mais amour, jalousie... tout était passé... mort! et un souvenir
-pénible était tout ce qui restait de ce premier amour de jeune fille,
-que cet homme avait traité comme une belle fleur qu'on foule aux pieds
-et qu'on brise sans la regarder...
-
-M. de La Blancherie demeurait toujours immobile devant Marie... La
-colère d'avoir été deviné, celle tout aussi vive, peut-être plus même,
-d'être refusé, éconduit, sans que le premier il eût dit: «Je me
-retire,» ces mouvements l'agitaient au point de faire croire à une
-passion véritable. Marie sourit de mépris, et le saluant avec ce geste
-de la main qui indique la porte, elle termina ainsi une entrevue qui
-commençait à devenir pénible... Cependant La Blancherie ne faisait pas
-un pas. Dans ce moment, on entendit du bruit dans la pièce voisine. La
-Blancherie se frappa violemment le front, sortit en courant, et heurta
-en passant un cousin de Marie, appelé _Trude_, qu'il ne reconnut ni ne
-salua.
-
-Il ne revit jamais Marie!
-
-Mais son nom parvint depuis à la femme dont il avait troublé le coeur
-comme jeune fille! car son nom devint européen!... Qui de nous ne
-connaît l'ouvrage auquel il fut attaché? qui de nous ne se rappelle le
-nom de _l'agent général pour la correspondance des sciences et des
-arts_?
-
-Devint-il totalement étranger à Marie? je ne le crois pas; car elle
-avait un noble coeur, et celui qu'elle y avait admis n'en devait
-jamais sortir:... l'image n'avait plus de ressemblance, mais c'était
-elle que Marie continuait à aimer.
-
-Mademoiselle Phlipon reçut une commotion vive de cette nouvelle
-entrevue; mais le calme se rétablit, et grâce au moyen qu'elle avait
-employé, moyen que pouvait seul concevoir et exécuter une âme forte
-comme la sienne, elle recouvra cette tranquillité qui accompagne
-toujours la vraie philosophie, et sans laquelle l'homme ne fait que
-rêver au lieu de penser.
-
-M. Roland venait voir Marie toutes les fois qu'il venait à Paris.
-Lorsqu'il lui faisait une visite, il la faisait longue et sans aucune
-mesure. J'ai remarqué que c'est toujours ainsi qu'agissent les hommes
-qui font une visite pour satisfaire un besoin de coeur et non pour
-remplir un devoir de politesse: ils ne savent jamais s'en aller, mais
-il faut ajouter que c'est lorsqu'ils plaisent; on ne le leur a pas
-dit, mais ils le comprennent. Marie appréciait M. Roland et il le
-sentait. Le petit salon de Marie renfermait peu de monde, mais on se
-convenait. Ensuite, la maîtresse de la maison savait à merveille
-conduire cette réunion et la rendre agréable à ceux qui la
-composaient, au point de leur faire souhaiter d'être au lendemain
-lorsqu'on la quittait...
-
-La vie privée d'une personne comme madame Roland est d'un grand
-intérêt à étudier et à suivre dans son accroissement en raison de
-l'influence que cette femme étonnante exerça sur les événements de
-cette époque. Mademoiselle Phlipon, lorsqu'elle épousa Roland, avait
-déjà un esprit arrêté et un jugement parfaitement éclairé. À quoi
-devait-elle cette perfection de conduite dans une femme de son âge?...
-À sa propre nature elle-même, qui, appelée à lutter de bonne heure
-contre les difficultés d'une destinée de femme, sut les vaincre et la
-diriger à son tour.
-
-Le premier obstacle qu'elle rencontra en son chemin de femme après la
-mort de sa mère, ce fut son père lui-même. Du vivant de sa femme,
-qu'il rendait peu heureuse, il sortait continuellement. Sa société,
-composée de gens qui aimaient l'esprit doux, causant, de madame
-Phlipon, et en même temps celui plus éclairé, plus énergique de sa
-fille, déplaisait à M. Phlipon, qui disait _qu'il avait assez des
-arts_ après avoir passé sept à huit heures dans son atelier le matin.
-Voilà comme il entendait les arts!
-
-Après la mort de sa femme, il voulut remplir _ses devoirs de père_; il
-demeura davantage chez lui. Mais comme ses manières avaient éloigné
-les amis de Marie, ils demeurèrent seuls, et pour ces deux êtres qui
-s'entendaient si peu, cette solitude ne pouvait être que pénible... Il
-y avait plus. Le souvenir de celle qui venait de mourir, loin d'être
-un lien qui détruisît la froideur entre eux, l'augmentait encore; son
-aspect se présentait à l'un comme un remords, à l'autre comme un
-reproche. Pour rompre la glace qui s'étendait chaque jour davantage
-sur leurs relations, Marie proposa à son père de faire son piquet.
-Cette offre, qu'il accepta, était d'autant plus méritoire qu'elle
-détestait les cartes. Son père le savait: dès lors le sacrifice de
-Marie fut d'autant plus perdu, que son père était de ces hommes qui
-ne comprennent jamais la reconnaissance, parce qu'ils la considèrent
-comme imposée; c'est le raisonnement de tous les ingrats.
-
-M. Phlipon était naturellement paresseux: la paresse est funeste à
-l'homme qui n'a pas l'esprit cultivé; dès que l'amour du travail
-languit, les dangers sont là, et s'il s'éteint, les passions
-l'envahissent. Devenu veuf[11] au moment où le dérangement de ses
-affaires demandait qu'il fût plus sédentaire, M. Phlipon eut une
-maîtresse pour ne pas donner une belle-mère à sa fille... il joua pour
-réparer les pertes qu'il faisait dans le commerce...[12] et sans
-cesser d'être honnête homme, il se ruina pour ne pas être ruiné... Sa
-fille n'avait que peu de bien du côté de sa mère, il fut perdu...
-Alors elle devint tout-à-fait malheureuse; mais elle le supporta comme
-elle devait plus tard regarder la proscription et l'échafaud. Elle
-garda le silence vis-à-vis des parents de sa mère qui, en invoquant la
-loi, pouvaient mettre son bien à l'abri; mais ses paroles eussent
-accusé son père, et pour Marie c'était un crime. La résignation, dans
-une âme comme la sienne et dans une nature puissante dans tout ce
-qu'elle éprouvait, est d'un bien plus grand mérite que la faiblesse
-passive de la douceur: elle souffrait et se taisait. Seule dans sa
-maison depuis le départ de Roland et celui de Sainte-Lette, que la
-maladie d'un ami commun, Sevelinges, cet auteur que nous avons
-applaudi souvent, avait appelés à Rouen, Marie, tout-à-fait solitaire,
-partageait son temps entre des ouvrages de femme, la musique, le
-dessin et l'étude. Elle se détournait quelquefois de cette vie, qui
-n'était pas sans douceur, pour répondre à ceux qui se fâchaient de ne
-jamais trouver son père, qui ne rentrait souvent qu'au milieu de la
-nuit, furieux de toujours perdre, et doublement malheureux d'entraîner
-sa fille dans sa perte. Son atelier de graveur, mal dirigé, n'ayant
-plus de chef qui lui donnât ses soins, devenait désert de jour en
-jour, et maintenant deux élèves étaient ses seuls commensaux. Marie,
-ainsi abandonnée, ne sortit plus que pour aller chez ses grands
-parents et à l'église; dans ces courses elle était accompagnée de sa
-gouvernante, que j'appelle ainsi pour ne pas lui donner son vrai nom,
-qui est celui de _bonne_: c'était, dit elle-même madame Roland, une
-petite femme de cinquante-cinq ans, maigre, propre, alerte, vive et
-gaie, qui adorait Marie, parce qu'elle lui rendait la vie douce.
-
-[Note 11: Il avait un an de moins que sa femme.]
-
-[Note 12: Le commerce des bijoux qu'il avait entrepris lorsque son
-état de graveur alla mal.]
-
-Marie n'était pas dévote, elle ne l'avait jamais été. Du vivant de sa
-mère, qui l'était beaucoup et sans raisonnement, comme les personnes
-faibles sans instruction, Marie, qui l'adorait, remplissait
-minutieusement une foule de devoirs que, sans cela, elle eût par son
-propre raisonnement laissés de côté. Après la mort de sa mère, elle
-continua à remplir la partie extérieure de ces mêmes devoirs, parce
-que, disait-elle, je me dois à l'édification de mon prochain et au bon
-ordre de la société; dans ce principe elle allait à l'église les
-dimanches et les jours de fêtes. Elle y portait, non pas la même
-onction qu'à douze ans, lorsqu'un jour elle se crut enlevée au
-ciel[13], mais un air de décence et de recueillement fait pour servir
-d'exemple. Elle ne _lisait pas l'ordinaire_ de la messe, mais toujours
-un bon livre de piété, comme saint Augustin, qu'elle préférait à tous
-les pères de l'Église. Ce fut dans ce temps qu'elle fit, comme elle le
-racontait elle-même fort plaisamment, son cours de _prédicateurs
-vivants et morts_. Elle aimait déjà l'éloquence de la chaire, comme
-plus tard elle aima l'éloquence tribunitienne. L'action de la parole
-pour diriger les masses lui paraissait la prérogative la plus noble
-et la plus admirable de l'homme... Elle se mit à relire Bossuet et
-Fléchier, Massillon et Bourdaloue; elle lisait ces ouvrages avec
-attention et lenteur, comme il faut lire pour bien juger. Ce qui la
-frappa fortement, dit-elle, fut de voir combien les prédicateurs
-entendaient mal les intérêts de la religion, en faisant sans cesse
-intervenir les mystères dans leurs sermons. Il suit de là un
-néologisme qui nuit, disait-elle, au bien de la religion. Comment bien
-aimer ce qu'on ne comprend pas? Elle disait cela à l'abbé Lenfant, qui
-prenait plaisir dans ses derniers jours à chercher à convertir une
-personne aussi supérieure.--Monsieur l'abbé, lui disait-elle, je vous
-admire beaucoup, mais je vous admirerais bien davantage si vous ne
-parliez pas toujours du diable et de l'incarnation.
-
-[Note 13: Lorsqu'elle avait douze ans, elle eut un jour un transport
-presque délirant, dans lequel elle vit la Vierge qui l'appelait,
-disait-elle, au couvent. On l'y mit pour faire sa première communion.]
-
-Enfin, à force de lire des sermons, il lui prit fantaisie d'en faire
-un!... Elle prit la plume et écrivit un sermon en trois points sur
-l'amour du prochain...
-
-Elle n'aimait pas la dialectique de Bourdaloue; elle trouvait Fléchier
-froid, et Bossuet trop pompeux et trop peu charitable; c'était
-Massillon qu'elle aimait... Mais lorsque je distribuais ainsi mon
-affection et le blâme, disait-elle plus tard, c'est que je ne
-connaissais pas les orateurs protestants, et Blair devait me présenter
-la réunion de l'élégance à cette simplicité chrétienne que je
-cherchais en vain dans nos prédicateurs français.
-
-Quelque corrompue que fût la société à cette époque, on eut un temps
-la mode des prédicateurs, comme on en aurait eu une autre... L'abbé
-Lenfant, le père Élisée, l'abbé Beauregard, eurent leur vogue. Il n'y
-eut pas jusqu'au père Bridaine qui ne fût charlatan à sa manière...
-car je ne me passionne pas du tout pour ces insolences chrétiennes du
-père Bridaine... il fut charlatan en injuriant, tandis que les autres
-le furent en flattant; voilà toute la différence, et non parce qu'il
-aimait mieux le paysan que le châtelain... c'était une mode nouvelle,
-elle devait réussir et réussit en effet... Mais, un homme qui frappa
-beaucoup mademoiselle Phlipon, ce fut l'abbé Beauregard... C'était un
-petit homme, ayant une voix tonnante, qui surprenait en sortant de
-cette petite taille... Cette voix lui servait à faire entendre la
-parole de Dieu avec une violence qui n'était rien moins
-qu'évangélique... il prenait un ton inspiré pour dire des choses
-vulgaires... Mais comme, à la chaire comme en tout, il suffit, IL FAUT
-même frapper plus fort que juste, il suit de là que l'abbé Beauregard,
-tout en se démenant dans sa chaire comme une bête du Jardin des
-Plantes dans sa loge, tout en beuglant des pauvretés, persuadait aux
-gens, du moins à un grand nombre, que tout ce qu'il disait était fort
-beau...
-
-Les temps ne sont pas changés!... aujourd'hui comme alors, étonner les
-hommes, c'est les séduire... ils vous croient si vous parlez haut...
-C'est là tout le secret de la discipline, et la Révolution elle-même
-est là pour me donner raison... Quel est celui de ses dogmes qui fut
-inculqué par la seule persuasion?...
-
-Ce n'est pas ma morale, au reste, mais cela est... Madame Roland
-disait, elle, qu'il était malheureux qu'aussitôt que les hommes
-étaient réunis en grand nombre, ils eussent plutôt de grandes oreilles
-qu'un grand sens.
-
-Voici un fait concernant l'abbé Beauregard qui le résume assez
-drôlement.
-
-L'abbé Beauregard se démenait un jour avec plus de violence que de
-coutume... La chaire retentissait sous ses pieds, dont il donnait des
-coups à briser le plancher; ses bras, sa tête, toute sa petite
-personne était dans un état violent: aussi était-il fort écouté d'un
-homme du peuple qui, debout en face du prédicateur, les yeux attachés
-sur lui, la bouche béante, laissait échapper parfois un cri admiratif;
-mais son attention était stupide... Tout-à-coup il se tourne vers un
-de ses camarades qui était près de lui, et lui montrant le prédicateur
-avec une sorte de respect, il lui dit: COMME IL SUE!
-
-Cet homme en admiration devant le prédicateur suant à grosses gouttes
-de l'exercice qu'il se donne pour parler avec ses bras, me fait croire
-à cette parole de Phocion qui, ayant été applaudi dans une assemblée
-du peuple, demandait à ses amis s'il n'avait pas dit quelque sottise.
-
-J'ai oublié de parler en son temps d'une aventure qui arriva à Marie
-avant la mort de sa mère... Plus tard, j'en rapporterai une concernant
-un homme de la même profession, et aussi tragique que celle-ci est
-comique. C'est un singulier rapport.
-
-Madame Phlipon avait voulu que sa fille fût aussi bonne ménagère que
-femme bien élevée. C'était ensuite une chose de règle dans la
-bourgeoisie, avant la Révolution, d'être tout à la fois à la cuisine
-et dans le salon, quand on en avait un. Mademoiselle Phlipon,
-naturellement studieuse, ne se souciait guère d'aller au marché avec
-la cuisinière de la maison; mais sa mère avait parlé, et jamais elle
-n'avait résisté à sa volonté... Elle accompagnait donc la cuisinière
-chez les fournisseurs de la maison quelques fois dans la semaine.
-
-Leur boucher était encore jeune et fort riche; il avait une femme
-qu'il avait épousée en secondes noces et qui tenait fort bien sa place
-dans sa boutique. Cette femme était jeune, elle mourut et le laissa
-veuf une seconde fois; Marie n'y fit attention que parce que le
-comptoir lui parut occupé par une figure étrangère... Quelques
-semaines après, madame Phlipon étant aux Tuileries avec sa fille,
-elles virent passer devant elles un homme habillé de noir avec des
-dentelles fort propres qui leur fit une profonde révérence,
-s'adressant plus particulièrement à la mère qu'à la fille, et il passa
-son chemin... Le tour d'allée fini, il revint sur ses pas... encore
-même révérence... Ce manége dura toute la promenade.
-
---Quel est cet homme? dit madame Phlipon à sa fille.--Je l'ignore,
-répondit Marie, cependant il me semble le connaître!...
-
-Au second tour, elle le regarda plus attentivement, et crut retrouver
-en lui les traits de leur boucher, mais la pensée ne lui en vint pas;
-cependant, à la troisième révérence, elle n'en put douter et le dit à
-sa mère... Elles rirent entre elles de la tournure demi-élégante du
-tueur de boeufs, et elles n'y pensèrent plus...
-
-Le dimanche suivant, même apparition, mêmes révérences. Cette fois, il
-n'y avait pas moyen de douter, le boucher semblait n'être venu que
-pour elles deux. Marie cessa d'accompagner la cuisinière... elle fut
-malade; le boucher envoya régulièrement savoir de ses nouvelles. Ce
-manége dura trois mois environ; pendant ce temps, et surtout celui de
-la maladie de Marie, il fut aussi attentif. Un soir M. Phlipon
-conduisit chez sa fille une vieille demoiselle dévote et importante
-qui, ne pouvant plus se marier, mariait les autres ou les en empêchait
-quand le bonheur devait s'ensuivre... On l'appelait mademoiselle
-Michon... Mademoiselle Michon venait faire la demande de la main de
-mademoiselle Phlipon pour le boucher, qui n'avait pu voir Marie sans
-en devenir passionnément amoureux... Il était veuf, mais âgé seulement
-de trente-quatre ans, et riche de cent cinquante mille francs (somme
-énorme pour ce temps-là)... Comme M. Phlipon laissait sa fille
-maîtresse de refuser ou d'accepter le parti proposé, Marie refusa
-aussi cérémonieusement que mademoiselle Michon était venue offrir;
-mais elle et son père avaient grande envie de rire: ils refusèrent
-toutefois très-positivement, et mademoiselle Michon s'en fut
-très-convaincue que mademoiselle Phlipon ne se marierait pas,
-puisqu'elle n'épousait pas son boucher.
-
-Roland revint de son voyage, Marie le revit avec une sorte d'intérêt;
-elle avait appris à le connaître pendant qu'il était absent, par la
-lecture d'un journal qu'il lui avait laissé, et qui parlait longuement
-de lui et de ses habitudes: aussi, lorsque Roland la demanda en
-mariage, accorda-t-elle son consentement à l'instant même, mais ce fut
-avec une restriction qui ne peut étonner dans une pareille femme.
-
-Son père était ruiné... cinq cents livres de rentes, voilà tout ce
-qu'elle avait sauvé de cette fortune qu'elle devait avoir, et dans
-laquelle elle avait été élevée: elle le déclara à Roland avec la même
-franchise qu'elle aurait mise à lui parler d'une autre femme. Et puis
-son père pouvait faire un mauvais mariage qui rendrait son alliance
-honteuse... Elle dit enfin à Roland tout ce qui pouvait l'avertir et
-le détourner, et lui imposa même de faire ses réflexions pendant un
-certain temps; mais tout fut inutile, et elle fut enfin amenée à
-donner son consentement pour un mariage qui lui procurait à elle-même
-un bonheur qu'elle ne pouvait refuser... Mais il survint un incident
-dans lequel elle développa un caractère qui montrait dès lors ce
-qu'elle serait un jour...
-
-Roland voulut parler à son père; mais elle lui demanda de ne le faire
-que par écrit, et lorsqu'il serait de retour à Amiens... La lettre
-vint; M. Phlipon en fut mécontent... Depuis longtemps il trouvait
-Roland hors de ses goûts, même comme société; qu'on juge de ce qu'il
-en pensait comme gendre! Il refusa... Mademoiselle Phlipon avait
-vingt-deux ans; elle se retira dans un couvent, et de là elle écrivit
-à Roland qu'elle le priait d'abandonner ses projets; que, pour elle,
-elle allait fixer sa destinée... Elle abandonna la maison de son père,
-que lui-même n'habitait presque plus, si ce n'est lorsqu'il rentrait
-du jeu, et alors il était ou ivre ou furieux. Elle n'aurait jamais
-quitté son père autrement; elle était trop supérieure pour ne pas
-remplir les devoirs d'une fille envers son père. En quittant la
-maison, elle lui laissa pour satisfaire quelques dettes pressantes
-l'argenterie qui lui appartenait... n'emportant avec elle qu'une rente
-de cinq cents francs et sa garde-robe.
-
-La manière dont elle vécut pendant six mois est presque fabuleuse;
-elle avait de l'ordre et ne voulait pas faire de dettes!... Qu'on
-songe à ce qu'elle pouvait faire avec cinq cents francs de rente! Elle
-ne vivait que de légumes cuits à l'eau avec un peu de beurre; mais
-elle supportait toutes ces privations... le froid et même la faim!...
-et cependant elle n'abandonna jamais son père... Elle allait
-raccommoder son linge, tandis qu'il passait sa vie dans les tripots,
-et achevait d'y ruiner sa santé et son bonheur...
-
-Au bout de six mois, Roland revint à Paris... Il fut au parloir et
-revit Marie... Il lui renouvela l'offre de sa main et la fit presser
-par un frère bénédictin qu'il avait, et qui enfin détruisit les
-scrupules de délicatesse qu'elle avait en n'apportant rien à un homme
-riche; mais il avait aussi vingt ans de plus qu'elle, et cette
-différence était beaucoup dans une union telle que celle-ci... Elle se
-maria donc, et ce mariage fut pour Roland la source d'un bonheur qui,
-jusque là, lui avait été inconnu! Avant de la montrer comme femme
-mariée et maîtresse de maison autrement que dans la sphère bourgeoise,
-je dois dire qu'elle ne fut jamais heureuse: elle fit tout pour la
-félicité de Roland, mais la sienne ne fut jamais complète. Le
-caractère froid, compassé, presque puritain de Roland, le faisait peu
-aimer de ceux qui l'approchaient; sa femme tenta de fondre cette glace
-qui enveloppait ainsi ses relations avec le monde... elle y parvint,
-mais à ses dépens... Elle voyait dans son mari l'homme le plus
-estimable: cette préférence exclusive lui fit supporter la vie; mais,
-sans qu'elle le dise, on voit combien elle lui était pénible
-quelquefois...
-
-Elle suivit pendant cette première année de son mariage, où ils
-étaient en voyageurs à Paris[14], un cours de botanique et un cours
-d'histoire naturelle... Ils vivaient en hôtel garni. La santé de
-Roland était délicate. Il n'y avait pas alors une foule de
-restaurateurs excellents qu'on pût prendre à son service comme un
-cuisinier à deux mille francs d'appointements. Madame Roland, pour
-parer à l'inconvénient par lequel la santé de son mari pouvait
-souffrir de cette mauvaise nourriture, _faisait elle-même_ le dîner de
-son mari, occupation dont elle s'acquittait gracieusement en revenant
-de l'un de ses cours, et tout en relisant pour la centième fois une
-des belles vies de Plutarque...
-
-[Note 14: Roland y était appelé pour les intérêts généraux des
-manufactures. C'était un homme d'un grand talent lui-même comme
-manufacturier, et surtout _chef_ d'une manufacture.]
-
-Cette occupation constante de son mari était au reste ce qui pouvait
-le plus flatter Roland; car il était tellement jaloux de l'affection
-de sa femme, même _la plus légitime_, qu'il exigea d'elle qu'elle vît
-moins souvent des amies de couvent auxquelles elle était fort
-attachée...
-
-La vie privée de madame Roland, dans laquelle la surprit la
-Révolution, avait quelque chose d'antique. Retirée à la campagne, près
-des montagnes du Beaujolais, dans un pays presque désert[15] et
-éloigné à cette époque de toutes les ressources qui, aujourd'hui, sont
-devenues familières au dernier paysan, mais qui à cette époque
-restaient encore ignorées, madame Roland était la providence de toute
-la contrée. Elle était _médecin, juge_... dissipait les nuages
-politiques qui se levaient, malgré l'éloignement du ciel orageux des
-événements, au-dessus de la paisible retraite où vivait Marie!... Ils
-étaient malheureusement encore trop près de Lyon!...
-
-[Note 15: Villefranche, demeure paternelle de M. Roland de la
-Platière. Il était d'une famille de robe noble et fort ancienne. Sa
-naissance était pour lui un motif d'orgueil, malgré ses idées de
-liberté.]
-
-Roland avait des principes arrêtés qui devaient le faire partisan de
-la Révolution aussitôt qu'elle s'annonça. Il y eut alors une
-profession de foi à réclamer de tous ceux qui pensaient, et qui devint
-pour la suite un motif de comparaison ou d'exclusion qui fit un grand
-mal... mais qui devait naturellement être expliquée selon le besoin du
-moment. Roland, démagogue pour ainsi dire en 1787, selon la noblesse
-aristocrate, était un royaliste _vendéen_ pour la Montagne en 1793. Ce
-n'est pas l'homme qui avait changé! c'est le système dont il avait
-suivi la première bannière!
-
-L'intégrité et la stricte observance que Roland apportait dans toutes
-ses démarches administratives le firent prendre en haine par tous ses
-collègues, dont il paraissait par sa conduite blâmer les actions et
-les sentiments. Membre de la municipalité de Lyon à une époque
-orageuse, ce fut alors qu'il fut à même d'apprécier le trésor que Dieu
-lui avait donné! Madame Roland, enthousiaste de cette belle liberté,
-dont les premiers jours s'annonçaient à nous avec une pureté et une
-séduction de jeune vierge... s'enflamma pour cet ordre de choses; et
-jamais, depuis qu'elle fit sa profession de foi, ses sentiments ne
-dévièrent de leur route!... Mais à peine dans celle que la Révolution
-fit prendre à ses partisans, Roland s'aperçut qu'elle était hérissée
-de dangers; sa femme le vit avant lui, toutefois son austère probité
-devait la maintenir là où était le péril, et ils y demeurèrent tous
-deux. Roland était fait, malgré son extrême importance de lui-même,
-pour apprécier le mérite éminent de sa compagne; de ce jour il le
-reconnut et en remercia le Ciel!
-
-J'ai déjà dit combien les relations de société, soit littéraires, soit
-simplement sociales, avaient contribué à établir à cette époque une
-infinité de relations politiques qui, sans cela, n'eussent jamais
-existé; j'en trouve encore un exemple dans Brissot et madame Roland.
-
-Brissot de Varville était un homme non-seulement de talent, mais fort
-spirituel, et de cet esprit français qui ressent le besoin de se
-communiquer par la causerie ou par la correspondance. Brissot fut de
-tous les Girondins peut-être le plus influent dans l'opinion
-révolutionnaire, et celui qui contribua le plus vivement à égarer dans
-les funestes voies que la Révolution ouvrit à ses admirateurs dans ses
-plus beaux jours. Roland n'était encore rien dans les affaires,
-lorsque Brissot lut quelques ouvrages écrits par Roland, c'est-à-dire
-par sa femme, dans un style annonçant des principes aussi purs que le
-_Forum_ de l'ancienne Rome aurait pu en offrir aux beaux temps de la
-république romaine; c'était ce qu'on cherchait sans le trouver alors!
-On rencontrait à chaque pas la caricature de l'antiquité, sans trouver
-un homme qui vous parlât le langage de la raison et de la patrie......
-de cette patrie sur les bords de la Seine, de la France enfin, et non
-Sparte et ses Thermopyles, Athènes et son Pirée, dont on nous
-assassinait tous les jours, et qui n'étaient que des rêves
-fantastiques dépourvus de bon sens même dans leurs fictions. Brissot,
-ravi de trouver une clarté d'expression pour rendre des sentiments
-vertueusement républicains, envoya ses ouvrages à Roland sans le
-connaître, en lui écrivant comme à un confrère, un émule en
-littérature, et en lui exprimant le désir de continuer la
-correspondance. Roland était alors à Lyon, comme inspecteur des
-manufactures, et Brissot commençait une feuille périodique forte en
-raisonnement, et claire et concise autant que plus tard les journaux
-du temps devaient être obscurs et prolixes.
-
-Roland ne fut pas séduit par le style de Brissot, et cela devait être.
-Roland avait une sécheresse qui ne devait pas comprendre Brissot et
-ses amis. Aussi Brissot ne fut-il entendu que de sa femme; mais il le
-fut, et très-bien. Elle lui répondit au nom de son mari, et la
-correspondance s'établit, tandis que Brissot et Roland étaient loin
-l'un de l'autre et ne s'étaient jamais vus; enfin ils devinrent
-presque amis sans se connaître autrement que par une de ces
-correspondances qui deviennent intimes dès que l'âme est la compagne
-de l'esprit, comme cela était dans les Girondins.
-
-Une occasion précieuse se présenta pour que Roland fût introduit aux
-affaires. Un hiver affreux dans ses conséquences avait décimé pour
-ainsi dire les malheureux ouvriers de Lyon!... Vingt mille étaient
-sans pain; les ressources manquaient entièrement, et Lyon se trouvait
-endetté de quarante millions! Madame Roland dit à son mari:
-
---Mon ami, il faut solliciter de notre ville d'aller à Paris auprès
-de l'Assemblée Constituante pour solliciter des secours pour la
-population lyonnaise: il faut partir!!!
-
-Roland ne voulait pas de cette mission... sa femme _le força_ pour
-ainsi dire à l'accepter: la députation fut envoyée, Roland en fit
-partie, et elle arriva à Paris le 12 février 1791. C'était l'époque où
-tout ce qui avait une âme était appelé à en donner des preuves!
-L'austérité républicaine était dès lors aux prises avec l'intrigue et
-la plus basse des passions, la vengeance. C'était alors que tout le
-tiers-état bien pensant voulait enfin prouver que la nation française
-ne se composait pas seulement de quelques millions d'hommes, mais bien
-de la masse pensante et agissante; d'un autre côté, tout ce qui était
-agité par le besoin d'or pour satisfaire de honteuses passions criait
-aussi _vive la liberté!_ pour opprimer tout ce qui n'était pas dans le
-sens de leur opinion. C'est dans cette ligne que je place Marat et
-Carrier, et tout ce qui fut sanguinaire. C'est dans la première ligne
-que je mets les Girondins et madame Roland; je la place dans cette
-ligne, parce que je répète qu'elle avait une âme d'homme supérieur
-dans un corps de femme.
-
-Il est un homme dans ces factions que je ne place dans aucun parti,
-parce qu'il n'appartient à aucun... et qui, grand par ses facultés,
-mais petit par ses vices, ne put jamais prendre place parmi ceux qui
-l'auraient suivi et lui auraient prêté non-seulement leur appui, mais
-celui de l'or!... de cette idole après laquelle il courait, et à
-laquelle il sacrifia son honneur et sa vie!... Cet homme est Mirabeau.
-
-Arrivée le 12 février, le 13 au matin madame Roland reçut la visite de
-Brissot. C'était un homme déjà bien important à cette époque de la
-Révolution que Brissot!... Il avait une justesse de coup d'oeil dans
-l'esprit, et une austérité de principes, qui devaient lui assurer la
-première place dans une république, si nous avions vraiment voulu la
-république au lieu _de jouer à la république!_... Le seul défaut grave
-qu'on pouvait lui reprocher comme homme de parti était le côté moqueur
-de son esprit.
-
-C'est une chose fort singulière que la première entrevue de deux
-personnes qui se sont beaucoup écrit sans s'être jamais
-rencontrées!... Brissot connaissait madame Roland, car il avait su la
-juger!... Son âme s'était peinte dans ses lettres, et une femme comme
-elle avait paru à Brissot une merveille à conserver à leur parti; si
-même, disait-il à Vergniaud, elle ne le dirigeait en entier!
-
-Vergniaud était du même avis! Quant à madame Roland, le jugement
-qu'elle porta sur Brissot en le voyant fut différent de celui qu'elle
-avait été à même de concevoir d'après ses lettres! Elle vit en lui un
-homme fort habile et digne d'être à la tête d'une faction, mais dont
-la légèreté d'esprit ne convenait peut-être pas à la gravité des
-circonstances. Cependant elle fut charmée de ce rapprochement, et
-comprit combien on pouvait avoir d'heureux et même de grands résultats
-avec cet homme!...
-
-Mais Brissot avait en effet de cette légèreté que nous ne pouvons nous
-défendre d'avoir, comme _inhérente_ à notre nature française... il en
-abusait surtout pour prendre à l'excès le côté plaisant d'une chose,
-quelque grave qu'elle fût[16].
-
-[Note 16: Cette légèreté lui était reprochée dans l'assemblée par le
-parti contraire, qui sut en tirer quelquefois de tristes arguments
-contre lui... mais il était toutefois un homme des plus supérieurs,
-quoi qu'en aient dit ses ennemis.]
-
---Il aurait trouvé à rire sur son enterrement, s'écriait l'abbé
-Maury...
-
---Comment donc! même sur le vôtre, disait Cazalès!...
-
-C'est de lui que Mirabeau disait: _Il juge bien l'homme et ne connaît
-pas les hommes._
-
-L'ami de Brissot était un homme bien remarquable, mais moins que lui;
-c'était _Pétion!_ le roi de Paris. En le présentant à madame Roland,
-il lui demanda la même permission pour plusieurs de ses amis. Madame
-Roland était sédentaire; on arrêta qu'elle recevrait ces Messieurs
-_quatre fois_ par semaine, le soir. Elle était bien logée et dans le
-centre de Paris.
-
-Les amis dont parlait Brissot, c'étaient les Girondins!...
-
-De cette manière, ce parti, qui se formait alors, eut un centre pour
-se réunir; ce fut le premier point où il se centralisa. Quel salon que
-celui où ils causaient avec familiarité!... Assise devant une table
-sur laquelle étaient quelques journaux et des brochures, madame Roland
-ne paraissait dans l'origine prendre aucune part à ces conférences,
-qui déjà étaient d'un bien puissant intérêt pour elle... Mais quelle
-que fût son opinion, quelle que fût l'influence qu'elle exerçait sur
-tous ces hommes dont les regards cherchaient le sien pour approuver ou
-blâmer, jamais madame Roland ne parut d'abord vouloir influencer les
-sentiments de ceux que Brissot lui présentait... Elle était pour eux
-maîtresse de maison prévenante, polie, gracieuse même, malgré
-l'austérité de ses principes à cette époque; mais jamais elle ne parut
-même s'écarter de cette façon d'agir, lorsque plus tard son influence
-faisait mouvoir des factions. Qui croirait que, dans ces petits
-comités composés de Brissot, Pétion, Robespierre, Gensonné, Vergniaud,
-Guadet, Bazot, Fonfrède, Valazé, enfin tous ces hommes dont certes
-l'histoire a buriné plutôt qu'écrit les noms, madame Roland
-distinguait surtout à cette époque Robespierre?... Elle le jugeait le
-plus honnête de tous!... Dans ces comités qui avaient lieu chez madame
-Roland, on discutait des projets de loi, des plans réformateurs, des
-remontrances à la Cour pour éloigner tous les favoris, madame de
-Polignac surtout, dont l'avidité, disait Robespierre, RUINERAIT enfin
-la France si cette femme y rentrait!... On discutait beaucoup, on
-parlait longtemps, et au résumé, à la fin de la soirée, il se trouvait
-qu'on n'avait rien fait. Un soir, après avoir écouté en silence une
-partie de la conversation, où Vergniaud avait été admirable et où
-madame Roland lui avait répondu avec un talent qui aurait honoré la
-tribune la plus éloquente, Robespierre s'approcha d'elle et lui dit
-très-bas en lui serrant la main:
-
---Quelle admirable éloquence!... vous m'avez fait mal!... Employez
-donc ce don du Ciel à convaincre ces gens-là que, dans la prairie du
-Ruthly, Guillaume Tell ne parla que pour jurer d'exterminer les tyrans
-de la Suisse!...
-
-Cette remarque prouvait déjà la jalousie de Robespierre contre la
-Gironde, qui était toute brillante d'éloquence... Mais il avait raison
-cependant, et on ne pouvait nier que les paroles et les mots n'aient
-amené chez nous des abus qui ont fait plus de mal qu'on ne le croit.
-
-On projetait souvent dans le salon de madame Roland, dans ces comités
-du soir, beaucoup de décrets qui passaient ensuite à la Convention;
-mais la coalition de la minorité de la noblesse acheva d'affaiblir le
-côté gauche et opéra les maux de la réunion... Un soir, madame Roland
-était seule; la réunion se faisait ordinairement vers sept ou huit
-heures; il n'en était que sept ou six et demie; enfin elle achevait à
-peine de dîner, lorsqu'elle vit arriver Robespierre!... il était seul
-aussi, chose assez rare, car il était toujours accompagné de plusieurs
-de ses collègues... Il est à remarquer que dans ces réunions du soir
-chez madame Roland il n'y avait aucune femme... elle y était seule...
-Quelquefois, l'un des députés, marié, amenait sa femme, mais lorsque
-madame Roland recevait un autre jour de la semaine; car les jours de
-réunion, son salon était ouvert seulement aux notabilités politiques
-ou littéraires, et puis en cela elle était comme beaucoup de femmes
-littéraires, ou bien étudiant, comme elle le faisait alors, la
-politique agitée qui menaçait de tout envahir! Une conversation légère
-n'était pas à l'unisson de pareille matière, et son langage n'aurait
-pas été compris par une femme sortant de chez mademoiselle Bertin ou
-venant de se faire coiffer par Léonard!!...
-
-Robespierre témoigna à madame Roland sa joie de la trouver seule.
-
---Nous allons causer à coeur ouvert, lui dit-il; le voulez-vous?
-
-Il prit une chaise en disant ces mots, et se plaça tout auprès d'elle.
-
---Pouvez-vous en douter? lui dit-elle, avec ce sourire bienveillant
-qui découvrait trente-deux perles...
-
---Eh bien! écoutez donc ce que j'ai à vous dire, non-seulement en mon
-nom, mais à celui de beaucoup de gens qui pensent qu'avec votre
-admirable éloquence et l'influence qu'elle vous donne sur les hommes
-tels que Brissot et Vergniaud, vous pouvez faire faire à la liberté,
-cette liberté dont vous êtes idolâtre, je le sais, et que je vénère
-moi-même autant qu'elle m'est chère: eh bien! vous pouvez beaucoup
-pour sa cause... Vous savez que dans vos réunions, quoique j'y sois
-fort assidu, je parle peu (c'était vrai); mais si je suis silencieux,
-j'écoute et je profite. JE SUIS TIMIDE ENSUITE, et j'ose peu prendre
-la parole dans ces réunions devant des hommes comme Guadet, Gensonné,
-Vergniaud!... Oh! ce Vergniaud!...
-
-La manière dont il prononça ce nom aurait fait frémir si l'on avait
-alors connu Robespierre!... Mais bien loin de là, madame Roland était
-convaincue _de sa bonté_, et surtout de son amour pour la liberté et
-la patrie...
-
---Que puis-je faire? dit-elle. Vous savez que nous ne sommes pas
-toujours du même avis, quoique de même opinion; mais je suis disposée
-à tout pour la liberté...
-
---Eh bien donc, il faut que Brissot se détermine à faire un journal...
-La presse est de toutes les armes la plus meurtrière... la parole
-n'est rien à côté d'elle... Un discours, quelque bien qu'il soit
-préparé, ne l'est jamais assez; et puis, l'organe peut n'être pas
-heureusement harmonieux, la mémoire peut manquer, la timidité
-embarrasser votre débit... Que tout cela se trouve réuni, et une cause
-est manquée dans sa défense comme dans son attaque... Un journal, au
-contraire, est tout ce qu'il faut pour que nous frappions fort et
-juste... On est lu... on est relu... et la conviction atteint avant
-que la réfutation n'arrive!... Qu'importe une réponse qui vient huit
-jours ou vingt-quatre heures après?... À l'Assemblée, voyez l'abbé
-Maury et Mirabeau!... Ils se disent tous deux des mots admirables qui
-se détruisent l'un par l'autre... Et pourtant, Mirabeau a la victoire
-quoiqu'il soit moins éloquent que l'abbé... parce qu'il répond
-sur-le-champ et que le discours de l'autre, préparé depuis longtemps,
-est réduit au silence en un moment. Mais un journal qui prend
-l'initiative, car ce n'est que comme cela que je l'entends, est sûr de
-vaincre. Déterminez Brissot à faire un journal... Nous avons songé à
-cela, et nous avons dit que vous seule pouviez persuader Brissot.
-
-Madame Roland s'engagea à ce que voulait Robespierre, avec d'autant
-plus de plaisir que c'était aussi depuis longtemps sa pensée. Elle
-parla à Brissot; il prit feu à ce projet, et bientôt parut le premier
-numéro du journal intitulé _le Républicain!_ Dumont le Genevois y
-travailla d'abord avec Brissot... Le nom du _gérant responsable_ était
-celui d'un monsieur du Châtelet, militaire, et _homme de fer_ plutôt
-qu'_homme de paille_. C'était cela qu'il fallait. Condorcet avait deux
-articles admirables qu'on allait y insérer, lorsque le journal fut
-arrêté et défendu; je ne me rappelle plus bien à présent pour quelle
-raison. J'ai rapporté ce fait, parce que l'influence de madame Roland
-requise par Robespierre pour l'établissement d'un journal m'a paru
-plaisante.
-
-Une personne de mes amis, qui allait chez madame Roland à cette
-époque, se trouva un jour chez elle avec Pétion, Robespierre et
-Brissot. C'était Desgenettes, neveu de Valasé; il était alors fort
-jeune homme (dix-huit à vingt ans), et fort curieux de tout ce qui se
-faisait comme affaire politique. Ce jour était important, c'était
-celui de l'arrestation du Roi à Varennes. En apparence Robespierre
-était frappé de terreur et pâle de crainte. Il disait que le parti
-républicain était perdu; que, si les royalistes avaient de la raison,
-ils _égorgeraient_ tout ce qu'il y avait de patriotes dans Paris et
-feraient une seconde Saint-Barthélemy; que cela était à craindre,
-parce que la famille royale n'avait pas pris cette détermination sans
-avoir dans Paris un parti puissant. Brissot répondit, ainsi que
-Pétion, que cela n'était pas à craindre, et qu'au contraire, en
-fuyant, le Roi avait _brisé_ la royauté; que sa fuite était sa perte
-et qu'il en fallait profiter; que les dispositions du peuple étaient
-excellentes, parce qu'il était enfin éclairé sur celles de la Cour et
-sur sa perfidie.--Le Roi ne veut plus de la constitution jurée, dit
-Brissot; il en veut une plus homogène... C'est le moment de s'en
-emparer et de disposer les esprits à la république!...
-
-Robespierre était assis et mangeait ses ongles[17], manie qu'il avait,
-ainsi que de ricaner; il se retourna à demi et dit avec un accent
-moqueur:
-
---Qu'est-ce que c'est d'abord qu'une république?...
-
-[Note 17: Sylla mangeait aussi ses ongles.]
-
-Sans doute que Robespierre n'était pas _royaliste_; mais ce mot dit
-avec ironie est bien fort et donne lieu à des réflexions, même dit en
-raillerie.
-
-Je n'écris pas positivement une histoire politique; mais toutes les
-fois que les personnages dont je m'occupe essentiellement ont des
-rapports directs avec les hommes du temps, je m'arrêterai à des
-détails même minutieux. C'est ainsi que je parlerai toujours de madame
-Roland; elle est dans ce genre la personne le plus en rapport avec les
-hommes influents de l'époque de 1791, jusqu'à celle où elle mourut.
-C'est une femme habile, à qui son esprit donnait dans son salon une
-influence grande et solennelle. C'est de là souvent que sont sorties
-les lois que nous voyons encore aujourd'hui comme les meilleures du
-Code civil! C'est sous sa direction cachée que l'Assemblée a souvent
-discuté des questions importantes; c'est dans ce petit salon
-particulier, avant d'aller dans ce ministère, ce lieu qu'elle ne
-quitta que pour la prison et l'échafaud, que madame Roland est
-vraiment digne d'admiration. Je l'ai vue ainsi du moins, et j'espère
-rendre le portrait ressemblant.
-
-Ainsi donc, puisque j'écris le _salon de madame Roland_, il me faut
-parler _de ce salon_ lorsqu'elle fut à ce second ministère; car
-l'inaction de Roland ne fut pas longue; il fut rappelé au ministère,
-et là, comme au premier, sa femme fut tout pour lui comme pour son
-parti. Je m'étendrai peu sur les affaires politiques qui précédèrent
-cette rentrée; elles eurent sans doute une immense influence, mais
-madame Roland n'en eut pas une ostensible; elle était bien soeur de la
-Gironde alors, mais non pas comme elle le fut sur les marches de
-l'échafaud[18].
-
-[Note 18: Ces détails m'ont été racontés pour la dixième fois
-avant-hier matin par une personne très-connue dans cette malheureuse
-époque de la Révolution, et qui allait très-souvent chez madame
-Roland.]
-
-Madame Roland aimait Pétion: cela m'étonne. Je ne crois pas que Pétion
-ait été jamais sincère ni avec la Révolution, ni avec le Roi. Mais
-franche et naturelle, madame Roland ne croyait pas qu'on pût tromper,
-et elle jugeait avec son propre coeur. Pétion était donc pour elle un
-exemple qu'elle se plaisait à suivre. Pétion ne recevait pas chez lui;
-chose évidemment absurde! Si l'on conspire dans un salon, ce n'est pas
-lorsqu'il y a deux cents personnes, et l'intérieur d'un homme d'état
-est bien plus redoutable pour le gouvernement lorsque son suisse
-consulte une liste pour laisser entrer chez son maître. Quant à
-Pétion, sa simplicité, disait-il, était la cause de sa _sauvagerie_.
-
-Madame Roland n'avait pas de _sauvagerie,_ mais le grand monde
-l'ennuyait. Aussi, dès _qu'elle_ fut au ministère, elle déclara
-qu'elle ne recevrait que par invitations, et qu'elle n'aurait _point
-de maison_ ouverte. Elle recevait cependant, mais de cette manière.
-
-Elle donnait à dîner deux fois par semaine. L'une était consacrée aux
-collègues de Roland. Ce dîner fut quelquefois la source de bien des
-querelles!... Ce fut surtout pendant le second ministère de Roland,
-lorsque Danton, Clavières, Monge, étaient ses collègues... lorsque,
-gonflé de fiel et de haine, Robespierre lançait sur Danton, parvenu au
-pouvoir avant lui, un regard d'anathème qui lui disait: _Tu mourras!_
-
-L'autre dîner était consacré soit à des députés, soit à des employés
-au ministère, soit enfin à des hommes jetés dans les affaires
-publiques... La table de madame Roland était toujours remarquablement
-bien servie, mais sans aucun luxe... du très-beau linge, de beaux
-cristaux, une grande profusion de fleurs, mais peu d'argenterie, et
-pas du tout de vaisselle plate. Quinze couverts, c'était le plus
-petit nombre; vingt personnes, le plus élevé. On ne faisait qu'un
-service, innovation que madame Roland mit la première en usage. On
-dînait à cinq heures, pour laisser arriver les députés, dont les
-moments étaient incertains. Après le dîner, on retournait au salon, on
-y causait, et à neuf heures tout l'hôtel du ministère était désert et
-silencieux. Les autres jours de la semaine, madame Roland dînait
-quelquefois seule avec son mari, quelquefois avec quelques amis, dont
-le nombre n'excédait jamais trois ou quatre. Sa fille Eudora dînait
-chez elle avec sa gouvernante, parce que les heures des repas étant
-irrégulières, madame Roland ne voulait pas que sa fille en souffrît.
-
-C'était un intérieur vraiment touchant que celui de cette maison,
-surtout dans l'intimité, et lorsque les favorisés étaient des hommes
-tels que Gensonné, Guadet, Vergniaud, Valasé! Saints martyrs de la
-liberté[19]!...
-
-[Note 19: On veut aujourd'hui ternir la gloire de la Gironde.--C'est
-injuste et de plus impolitique.]
-
-Un ami de madame Roland, qui devint un habitué de sa maison, était
-Thomas Payne. Il avait été naturalisé français. Connu par ses écrits,
-qui eurent une grande influence dans la guerre d'Amérique, et
-pouvaient en avoir une immense en Angleterre et en France, il avait
-une singularité attachée à lui qui mérite d'être signalée. Il
-entendait le français sans le parler, et madame Roland entendait
-l'anglais sans le parler aussi. Cependant ils avaient de longues
-conversations, parlant chacun dans leur langue. Madame Roland était
-une habile publiciste, et pouvait comprendre les hautes pensées de
-Payne, _qui éclairait mieux une révolution qu'il ne pouvait fonder une
-constitution_, dit madame Roland.
-
-David William, aussi mandé par la Convention, était un homme d'une
-grande habileté que madame Roland avait admis dans son intérieur; mais
-toutes les maisons de Paris ne ressemblaient pas à celle de madame
-Roland. Le calme de son salon, quoique l'on y discutât souvent,
-contrastait étrangement avec le trouble des moindres réunions... Aussi
-s'empressa-t-il de retourner dans sa paisible patrie!
-
---Adieu, dit-il à madame Roland, je vous quitte à regret; mais je ne
-puis rien ici. On ne peut rien faire avec des hommes qui ne savent pas
-écouter. Vous autres Français, vous ne prenez pas la peine de
-conserver même la décence extérieure. L'étourderie, l'insouciance, la
-malpropreté, ne rendent pas un législateur plus savant, et rien n'est
-indifférent de ce qui frappe les yeux et se passe en public... Voyez
-quels hommes sont les députés depuis le 31 mai!... Ils parcourent
-Paris, ivres, à moitié vêtus, en veste, la tête coiffée d'un sale
-bonnet rouge!... _Savez-vous ce qui arrivera un jour?... C'est qu'ils
-tomberont tous, peuple et gouvernement, sous la verge d'un despote qui
-saura les assujettir_[20].
-
-[Note 20: Propres paroles de David William.]
-
-Mais Danton était celui qui allait le plus souvent chez madame Roland.
-Toujours il avait un prétexte pour lui parler et passer dans son
-appartement avec Fabre d'Églantine... Souvent même il venait lui
-demander à dîner... C'était alors pour causer plus intimement _avec
-elle_ et son mari des affaires publiques. En voyant cette figure
-atroce s'animer du feu sacré qui brûlait en son âme, on était surpris,
-au bout d'un certain temps, de s'habituer à elle, et même d'y trouver
-des beautés!... et pourtant jamais physionomie n'exprima, comme celle
-de cet homme, l'emportement des passions brutales... L'ambition devait
-le porter à abattre la tête de son concurrent, l'amour celle de son
-rival. Mais aussi cet homme pouvait donner sa vie pour un être
-aimé[21], comme la sacrifier pour sa patrie. Mais aussi, pour peu que
-le sort de cette même patrie lui parût en danger, Danton aurait tiré
-le poignard et conduit les assassins!... Cette époque, où il allait si
-souvent chez madame Roland, était celle où il chantait les matines de
-septembre... on était aux vigiles de ces terribles jours, et Fabre
-d'Églantine, lui aussi, n'ignorait pas ce qui se préparait!...
-Croyait-il, comme Danton, que là était le salut de la patrie?... Mais
-n'abordons pas encore ce sujet... il viendra bien assez tôt!
-
-[Note 21: Ce qu'il a fait, car c'est pour avoir aimé sa femme au point
-de ne la pouvoir quitter qu'il a été arrêté. On l'avait arrêté... il
-pouvait fuir.]
-
-Lorsque Roland fut appelé au ministère pour la première fois, il y eut
-le jour de sa présentation une question singulière agitée dans le
-salon de madame Roland; j'ai oublié ce fait, mais il est toujours
-temps de revenir.
-
---Je viens vous demander votre avis, ma chère amie, lui dit son mari;
-je le puis faire sans que l'on m'accuse de me laisser mener par ma
-femme, ajouta-t-il en riant.--Comment me faut-il être habillé?
-
---Comment?... mais comme vous êtes tous les jours. Demandez à ces
-messieurs...
-
-Madame Roland avait toujours la coutume de se référer à ceux qui
-l'entouraient avec une grâce charmante; et dans cette occasion elle
-était encore aimable, car c'était évidemment de son ressort...
-
-Tous furent de son avis, excepté Robespierre.
-
---Il faut faire comme tout le monde, dit-il.
-
---Eh bien! il fait _comme tout le monde_.
-
---Non pas, car ses souliers, toujours attachés avec des cordons, ne se
-porteraient pas dans une assemblée ordinaire.
-
---Avez-vous oublié, dit madame Roland avec une amertume qu'elle
-voulait vainement déguiser, que le jour où les trois corps furent
-introduits chez le Roi, on jugea à propos de n'ouvrir qu'un battant de
-porte pour le tiers-état. Mon mari n'est que du tiers-état;... et
-_pour ce tiers-état_, tout est assez bon... Il ne faut pas porter des
-objets qui ne sont pas faits pour nous,... non plus que la terre
-elle-même _n'est pas faite_ pour nous! Il faut un _sentier_ frayé pour
-les pas d'une caste méprisée; à la Cour nous ne sommes que des
-parias!...
-
-Ses narines s'ouvraient et paraissaient trembler; ses lèvres étaient
-plus vermeilles, et sa voix émue ressemblait alors au tintement d'une
-cloche d'argent.
-
-Enfin la présentation par Dumouriez eut lieu le lendemain. Lorsque le
-chapeau rond, les souliers à cordons furent aperçus par l'huissier de
-la chambre, il demeura stupéfait, et dit à Dumouriez, qui était alors
-ministre des affaires étrangères:
-
---Monsieur!... eh quoi!... sans boucles à ses souliers!...
-
---Ah! s'écria Dumouriez, tout est perdu!... pas de boucles aux
-souliers!!
-
-Ce conseil de madame Roland ne fut pas le seul effet de son influence
-sur les affaires à cette époque, et la disgrâce de Roland et sa sortie
-de son premier ministère, événement d'une grande influence, furent
-encore l'effet d'une de ces séances qui avaient lieu chez madame
-Roland autrefois quatre jours par semaine, et lorsqu'elle fut au
-ministère ce fut tous les jours.
-
-Ce qui causa véritablement la disgrâce de Roland, disgrâce venue de la
-Cour, tandis que la seconde vint de la Convention, fut une lettre
-écrite au Roi par Roland... Cette lettre n'est pas dans tous les
-mémoires du temps[22]... mais Bonnecarrère me l'a laissé copier dans
-les papiers qu'il avait à Versailles, papiers où il y a des trésors
-précieux, et dont je crois que son fils, son seul héritier, ignore la
-valeur.
-
-[Note 22: Bonnecarrère, témoin oculaire du fait, m'a dit que le Roi
-fut au moment de faire sortir Roland du salon; ce fut la Reine qui le
-retint. On a prétendu que ce fait avait été considéré comme une
-offense par le Roi, et qu'il ne le pardonna pas à Roland, et surtout à
-sa femme.]
-
-«Sire, l'état actuel de la France ne peut subsister longtemps... C'est
-un état de crise dont la violence a atteint le plus haut degré, etc.»
-
-Roland remit sa lettre au Roi; Servan, ministre de la guerre, remit
-aussi une lettre ou une note dans le même genre, et tout le ministère,
-Clavières, Roland, Servan, etc., se trouvant de la même opinion,
-_donna_ plutôt qu'il ne _reçut_ sa démission... Il y a dans ce fait
-une grande conséquence par les suites qu'eut ce changement de
-ministère. Madame Roland n'avait pas toujours en vue alors dans ses
-actions le salut de la patrie... il ne dépendait pas seulement de
-démarches du genre de celle-ci... Il ne s'agissait pas seulement de
-montrer au Roi qu'une _femme_ avait du pouvoir sur son mari et sur une
-partie de l'Assemblée... Madame Roland en avait un grand sans doute à
-cette époque, et la Gironde, toute à elle, répondait à son appel. Mais
-le motif de la résistance de Roland était noble et beau; il s'agissait
-du camp de vingt mille hommes sous Paris.
-
-Servan était aussi un homme d'un beau caractère...--Comme ministre de
-la guerre, vous vous perdez si vous consentez, lui dit madame Roland.
-
---Soyez tranquille, mon honneur et mon coeur me défendront...
-
---Comment le Roi a-t-il pris votre avis?
-
---Fort mal; il m'a tourné le dos, et à peine étais-je rentré que
-Dumouriez est venu me prendre le portefeuille, qu'il garde en
-attendant.
-
---Dumouriez!...
-
---Oui...
-
---Mais comment se fait-il qu'il se trouve en faveur?...
-
---Par la Reine... Bonnecarrère est fort en crédit près d'elle par une
-intrigue de femme du côté de la comtesse Diane de Polignac... Les
-femmes sont puissantes à cette cour... Et quand des personnes comme
-celle que je viens de nommer font et défont des ministres, une
-monarchie peut se dire perdue[23].
-
-[Note 23: Voir à ce sujet l'_Essai_ de M. de Chateaubriand _sur les
-Révolutions_, 1798, Londres.]
-
---Dumouriez! répéta madame Roland... Dumouriez et Bonnecarrère!...
-
---Oui... celui-ci a un des portefeuilles, je ne sais lequel. C'est un
-homme de beaucoup d'esprit, qui a fait pour l'intrigue plus que jamais
-personne n'a fait pour le bien... Si cet homme avait autant travaillé
-pour être honnête homme qu'il l'a fait pour arriver à être un Figaro
-politique, il mériterait une statue!...
-
---Mais comment allez-vous vous en tirer tous tant que vous êtes?...
-
---Nous venons à vous!... Clavières, votre mari et moi, il faut que
-vous nous donniez une direction de conduite et même une lettre dans
-laquelle nous donnons tous notre démission...
-
---Ah!... je le veux bien, dit madame Roland... aussi vous serez
-servis, je vous le jure, à souhait; car ce ministère, cette politique,
-cela m'éloigne de mes occupations chéries; et certes ce que me donnent
-en dédommagement ces grandeurs-là ne vaut pas la peine qu'on leur
-sacrifie une heure de sa vie privée!...
-
-Les ministres étaient donc réunis au nombre de quatre chez madame
-Roland, le soir du jour où Servan avait parlé au Roi et où Roland
-avait donné sa lettre. Assis en rond autour d'une table verte sur
-laquelle étaient des papiers et une écritoire, les quatre ministres
-observaient avec une sorte de joie inquiète madame Roland, dans la
-rédaction silencieuse de la lettre qu'elle faisait au nom de tous.
-Duranthon[24], du parti de Dumouriez, était devant la cheminée, et,
-quoiqu'on fût au mois de juin, il y était debout, relevant les basques
-de son habit pour se donner une contenance, comme tous les hommes
-médiocres qui trahissent et sont au-dessous de la trahison... Il
-s'était fait attendre plus d'une heure au rendez-vous de ses
-collègues; Clavières ne l'aimait pas, et toutes les fois que madame
-Roland le consultait de l'oeil ou de la voix, Clavières haussait les
-épaules, en lui disant tout bas:
-
---Laissez-le donc à lui-même... nous n'en voulons pas plus dans notre
-disgrâce que nous n'en voulions dans notre prospérité.
-
-[Note 24: Ministre de la justice.]
-
-Au moment où madame Roland allait lire sa lettre, un message du roi
-mande M. Duranthon au château, mais SEUL! Madame Roland jette sa plume
-en s'écriant:--Nos lenteurs nous ont fait perdre l'initiative... C'est
-votre démission qu'on vous envoie.
-
-C'était vrai!
-
-Au bout d'une heure, Duranthon revint. Il avait une figure assez
-ridicule habituellement: son air était celui d'une vieille femme avec
-ses petits traits mal arrangés, ses rides mal placées; cette peau
-d'une teinte blafarde avait de la ressemblance avec des joues fardées;
-enfin il avait une figure déplaisante et désagréable à l'excès. Madame
-Roland le supportait, mais avec grand'peine. Il était vain, sans
-talent, et n'avait pour lui que la réputation d'un honnête homme qu'il
-vint perdre dans ce ministère sans en attraper une autre... C'était
-bien la peine d'être ministre...
-
-En le voyant arriver avec une physionomie abattue, comme s'il avait
-appris la mort de son fils unique, ses collègues et madame Roland ne
-purent retenir un éclat de rire... Il tira alors de sa poche un
-papier, qu'il allait lire avec une figure de circonstance qui ne
-laissait pas d'avoir son prix, lorsque madame Roland s'écria:
-
---M. Duranthon, c'est la démission de mon mari et la vôtre que vous
-apportez là, n'est-il pas vrai? Donnez donc, mon Dieu!...
-
-Et elle lui prend le papier des mains. C'était en effet la démission
-des quatre ministres!...
-
---Mon ami, dit-elle à son mari, c'est encore mieux mérité de notre
-part que de celle de ces messieurs!... Mais le Roi ne l'annoncera pas
-à l'Assemblée! et puisqu'il n'a pas profité de la leçon de votre
-lettre de ce matin, il faut rendre ces leçons utiles au public, en les
-lui faisant connaître... Je ne vois rien de plus conséquent au courage
-de l'avoir écrite que celui d'en envoyer une copie à l'Assemblée!...
-Au moins, en apprenant votre renvoi, elle en apprendra la cause.
-
-Cette idée devait plaire à Roland... Il la saisit, la lettre fut
-envoyée à l'Assemblée. On sait comment elle accueillit le renvoi des
-trois ministres!... elle ordonna d'abord l'impression de la lettre et
-son envoi dans les départements, en faisant une mention honorable de
-la conduite des trois ministres.
-
-Après cette dernière marque de courage, madame Roland rentra dans sa
-vie privée... Mais elle n'y retrouva plus la paix et le repos... Elle
-voyait sa patrie livrée au malheur et sentait dans son coeur tout ce
-qui pouvait donner peut-être d'utiles lumières. Elle était réduite au
-silence et à se consumer par son propre feu!...
-
-
-
-
-SALON DE MADAME DE BRIENNE
-
-ET DU CARDINAL DE LOMÉNIE.
-
-
-C'était une femme assez laide que madame de Brienne, et qui, en cas de
-besoin, aurait pu se faire passer pour un homme. Elle avait des
-moustaches, même de la barbe, et sa voix et sa démarche ne donnaient
-pas le démenti à ce premier aspect masculin. Elle avait, dit-on, de
-l'esprit; je ne le puis nier, parce qu'elle ne m'a pas prouvé le
-contraire; tout ce que je puis dire, c'est que je ne voudrais pas en
-avoir un semblable.
-
-Elle avait eu un salon composé de parties assez originales pour faire
-un tout au milieu duquel on se plaisait. L'abbé Morellet, qui en était
-un des plus intimes, me dit, lorsque je lui racontai comment j'avais
-connu madame la comtesse de Brienne, que son intimité était fort
-agréable, et que les habitués de cette maison y trouvaient du charme.
-À cela je ne puis rien objecter. J'ai vu aussi le salon de madame de
-Brienne, à Brienne, lorsque MADAME MÈRE y fut passer quelques jours,
-de Pont-sur-Seine, son château... Mais, à cette seconde époque, il ne
-restait plus rien, à ce que me dit le cardinal Maury, de la comtesse
-de Brienne d'_autrefois_.
-
-Son salon, soit à Brienne, soit à Paris, avait toujours été le
-rendez-vous d'hommes supérieurs et même célèbres: l'abbé Morellet,
-Marmontel, Chamfort, La Harpe, Suard, Condorcet, Turgot, Buffon,
-Malesherbes, Helvétius et sa femme, etc., et plusieurs artistes
-fameux, tels que Piccini, David, dont le talent commençait déjà à se
-faire connaître... Cette réunion, à laquelle venaient se joindre
-plusieurs femmes spirituelles et remarquables, était en renom à Paris,
-et les étrangers qui arrivaient, n'importe de quel pays, se faisaient
-présenter chez la comtesse de Brienne.
-
-L'abbé Morellet est celui dont j'ai tiré les renseignements les plus
-exacts sur cet intérieur. Il était à la fois disciple de Quesnay, ami
-de d'Alembert, camarade de Delille, et savant enfin tout autant qu'il
-faut pour montrer que la cloison du cabinet d'études n'était pas
-tellement épaisse qu'il n'y entendît souvent le bruit du monde...
-Seulement il montra qu'il n'avait fait que traverser la _logomachie_
-de Quesnay, ne prit des économistes que le vrai et l'utile, et
-l'appliqua au commerce, qui chaque jour à cette époque devenait
-presque toute la politique des temps modernes. On estimait l'abbé
-Morellet; on l'aimait. J'ai entendu dire à madame Helvétius qu'elle ne
-savait jamais comment elle aimait M. Morellet... si c'était comme un
-frère ou bien un père devant lequel elle allait s'agenouiller; et
-madame Helvétius n'était pas prodigue de ces paroles-là.
-
-Le château de Brienne, dont je parlerai d'abord comme un premier
-établissement de la famille de Brienne, mérite déjà une mention
-particulière à lui seul, et voici comment:
-
-L'abbé de Brienne, depuis cardinal de Loménie, archevêque de Toulouse,
-puis de Sens, ministre constitutionnel, l'un des hommes peut-être qui
-ont le plus nui à la France, mais qui l'a expié par une mort terrible,
-cet homme n'était pas originairement destiné à un si brillant avenir,
-ni à des malheurs si retentissants. Cependant, il prévoyait sa haute
-fortune et il a eu à cet égard une seconde vue. Fils d'un père et
-d'une mère qui n'avaient pas quinze mille livres de rentes, sans
-aucune place à la Cour, l'abbé de Brienne descendait des Loménie,
-secrétaires d'état sous Henri III et Henri IV, Louis XIII et Louis
-XIV. Malgré son peu de fortune, il pensait à devenir ministre, étant
-encore sur les bancs du séminaire, ce fameux séminaire des
-_trente-trois_, si renommé pour la force et la bonté des études.
-L'abbé de Loménie, comme on l'appelait alors, n'était pas l'aîné de sa
-famille; il était le second; son frère aîné fut tué au combat
-d'Exiles: l'abbé de Loménie avait alors vingt-un ans; il ne possédait
-qu'un chétif prieuré en Languedoc du revenu de quinze cents livres par
-an, et de plus quelques barils de cuisses d'oie dont il régalait ses
-amis lorsqu'il avait oublié lui-même de les manger, ce qui était rare.
-Il devenait l'aîné de sa maison par la mort de son frère, mais il
-rêvait déjà d'être un jour _cardinal-premier-ministre_!... Cela fut,
-mais au lieu de la soutane du cardinal de Richelieu il ne revêtit que
-sa plus méchante doublure... Il laissa donc le droit de perpétuer le
-nom de Brienne à son plus jeune frère, et poursuivit ses études
-ecclésiastiques, convaincu qu'il trouverait dans l'état de prêtre ce
-qu'une autre carrière lui refuserait. Il fallait que sa confiance fût
-bien grande, car il était encore en Sorbonne qu'il traçait le plan
-d'un château royal!... Et le château de Brienne, dont la construction
-a coûté deux millions, a été bâti sur les plans du cardinal, lorsqu'il
-était encore abbé de Loménie. Il avait fait en même temps le plan des
-routes magnifiques qui devaient conduire à ce château, soit de Paris,
-soit de Troyes. N'avais-je pas raison de dire que le château méritait
-bien un mot sur lui seul?
-
-Tout en rêvant cependant à ce roman qui ne paraissait pas devoir
-s'accomplir, un événement extraordinaire lui donna une nouvelle
-confiance dans la pensée qu'il serait un jour le premier de l'État...
-Son frère, qui n'avait rien de remarquable, épousa mademoiselle
-Clément, fille d'un homme extrêmement riche, de la haute finance, qui
-avait laissé trois millions... Le frère ne regarda pas à la figure de
-la future, qui avait, comme je l'ai dit, une vraie tournure
-d'héritière;
-
- Et trois millions d'écus avec elle obtenus
- La firent à ses yeux plus belle que Vénus.
-
-On arrondit la petite terre de Brienne en Champagne, on acheta les
-propriétés environnantes, et bientôt le revenu de la terre de Brienne
-fut porté à cent mille francs annuellement... Un mauvais donjon était
-tout ce qui restait de l'ancien château, et M. l'abbé Morellet y ayant
-été un jour avec l'abbé de Loménie, qui n'était encore que simple
-grand-vicaire de l'archevêque de Rouen à Pontoise, pour juger des
-progrès des travaux, ils logèrent dans l'ancien château, dont il ne
-restait debout qu'un mauvais pavillon. Le lendemain de leur arrivée,
-lorsque l'abbé Morellet voulut se lever, il fallut qu'il attendît
-qu'on lui trouvât des souliers; il n'en avait plus qu'un, l'autre
-avait été mangé par les rats.
-
-Sur ces mêmes ruines, et lorsqu'on eut coupé tout le sommet d'une
-montagne de laquelle on domine un pays immense, on construisit un
-magnifique château, édifice vraiment digne de la curiosité d'un
-voyageur; j'ai été frappée de la magnificence simple et bien entendue
-qui a ordonné cette construction. C'est un si grand avantage que la
-réunion du luxe et du goût[25]!...
-
-[Note 25: L'esplanade produite par l'enlèvement du sommet de la
-montagne est un ouvrage vraiment curieux. C'est sur cette esplanade
-qu'est bâti le nouveau château, ayant vingt-sept croisées de face; un
-immense corps de logis avec deux beaux pavillons et deux pavillons
-isolés; des communs aussi beaux que pour une demeure royale; un chemin
-allant du château au bourg de Brienne, construit sur des arches et
-traversant un vallon très-profond; une salle de spectacle; des
-souterrains admirables par leur beauté et surtout leur utilité, en ce
-qu'ils assainissent le château... Mille dépendances, enfin, toutes
-faites avec grandeur et le plus souvent dans un but utile, font de
-cette demeure un lieu tout-à-fait digne d'un souverain.]
-
-Les Brienne, une fois établis dans cette belle demeure, y tinrent
-l'état d'une haute et puissante famille. La noblesse de la province de
-Champagne, celle plus élégante de Paris et de la Cour, venaient y
-faire de longs séjours; on y chassait avec un luxe qui n'appartenait
-qu'à un souverain; des distractions tout-à-fait impossibles dans
-d'autres châteaux y étaient aussi données de cette manière... Un
-cabinet d'histoire naturelle, un cabinet de physique étaient
-expliqués, mis à la portée de tous, même des femmes, par un physicien
-de mérite que M. de Brienne attachait pour la saison à son château:
-c'était M. de Parcieux; il faisait des cours de physique et de chimie,
-à cette époque où Mesmer et les merveilles de Cagliostro rendaient
-avide de ces sortes de connaissances... Madame la duchesse de Brissac,
-autrefois madame de Cossé, se trouvant à Pont[26] lorsque madame de
-Brienne y vint pour voir _Madame Mère_, lui rappela comme le château
-de Brienne avait été amusant, une année qu'elle lui cita... et en
-effet, on y jouait la comédie, on y chassait, on y jouait, on y lisait
-des vers, enfin on y faisait ce qui plaisait.
-
-[Note 26: Pont-sur-Seine, terre de _Madame Mère_; ce château, fort
-vaste et fort beau, était la seule chose remarquable de cette
-propriété. Il n'y avait pour parc qu'une étendue de terrain
-tout-à-fait inculte et sans ombrage. Ce château avait appartenu avant
-la révolution à M. le prince de Lusace (Xavier).]
-
-Habituellement la vie y était toujours amusante, mais c'était surtout
-aux fêtes du comte et de la comtesse de Brienne que la magnificence se
-déployait dans toute sa volonté d'être royale. Il y avait souvent au
-château de Brienne plus de quarante maîtres venus de Paris, sans
-compter la foule des villes voisines, des châteaux environnans... et
-puis les musiciens, les artistes venus de Paris; les tables dressées
-dans le parc, les cris de _vive M. le comte!... vive madame la
-comtesse!..._ Ce mouvement extérieur, accompagné d'une activité égale
-dans le château, donnait vraiment ces jours-là au château de Brienne
-l'aspect d'une demeure royale, et dans ces journées-là l'archevêque de
-Toulouse, car il l'était alors, pouvait en effet croire qu'il
-arriverait à la magnificence du cardinal de Richelieu, lorsqu'il se
-faisait porter par vingt-quatre gentilshommes, et que les murailles
-des villes s'abattaient devant lui...
-
-Un des plaisirs les plus vifs de Brienne, c'était la comédie; on la
-jouait souvent et bien... on y donnait des pièces toujours
-spirituelles, et bien représentées, parce que les auteurs veillaient
-eux-mêmes à la mise en scène. Après la représentation de la pièce, qui
-était une comédie ou un petit opéra, on donnait de charmants ballets,
-où dansaient la jolie madame d'Houdetot, madame de Damas, madame de
-Simiane et d'autres jeunes et jolies personnes... Cette dernière chose
-donnait à Brienne l'éclat et la magnificence d'une maison de prince,
-et certes j'en connais plusieurs en Allemagne et en Italie qui
-n'offrent pas même de point de comparaison avec l'état que tenaient le
-comte de Brienne et le cardinal de Loménie à Brienne. La renommée de
-Brienne succéda à Chanteloup. J'ai beaucoup entendu parler aussi de
-Chanteloup, mais Brienne avait l'avantage d'être beaucoup plus
-rapproché de Paris; et pour la facilité du mouvement que nécessite une
-aussi grande maison, cet agrément était immense.
-
-Le cardinal de Loménie avait une figure agréable, il avait même une
-sorte de beauté... le front élevé, le nez droit; mais en regardant
-attentivement ce visage, on y trouvait ce qu'on voit toujours chez
-ceux qui doivent mourir de mort violente... une expression malheureuse
-annonçant une grande infortune...
-
-On a beaucoup parlé de l'archevêque de Toulouse: c'est un homme qui ne
-méritait ni son élévation, ni sa chute, et encore moins sa renommée;
-il avait des moyens cependant, mais non pas assez pour se mettre à la
-tête d'une faction. _Le parti des prélats politiques_, connu dans
-l'église de France sous le nom de prélats administrateurs, qui prit
-hautement le parti de M. de Malesherbes et de M. Turgot, était composé
-de monseigneur de Toulouse, de M. Dillon, archevêque de Narbonne,
-président-né des états de Languedoc, homme de génie, mais paresseux;
-il avait de l'ambition, et cette ambition était peut-être plus fondée
-que celle de Loménie; mais constamment contrarié par la Reine, qui ne
-l'aimait pas, il ne put succéder à M. de Maurepas, comme il en avait
-eu la pensée. Il a fait beaucoup de bien dans le Languedoc, et mon
-père avait une profonde estime pour lui.
-
-À côté de M. de Dillon, dans le parti des _prélats administrateurs_,
-on voyait M. de Loménie, jaloux de l'archevêque de Narbonne; il ne
-l'en accueillait pas moins avec une amitié apparente, et M. de Dillon
-était une des personnes habituées du salon de Loménie lorsqu'il était
-hors de son diocèse, ce qui arrivait souvent.
-
-Loménie avait pour lui la grande faveur de la Reine; il avait un
-esprit fin et délié, de l'esprit d'intrigue surtout; habile à faire
-valoir les plans des autres; ayant plus de pétulance que de vivacité
-dans les idées, plus de vanité que d'orgueil ou de sentiment de juste
-estime de soi-même. La Reine avait juré qu'elle en ferait un ministre,
-et malheureusement elle eut assez de faveur auprès du Roi pour
-triompher de ses répugnances à lui-même, car Louis XVI ne l'aimait
-pas. Entièrement dévoué aux intérêts de la Reine, ami intime de M. de
-Vermont, son instituteur, que lui-même avait envoyé à Vienne,
-affectant la prétention de succéder à M. de Maurepas, il disait
-hautement qu'un ministère ordinaire ne lui suffisait pas, et qu'il ne
-voulait que de la première place. Il eût été plus tôt en effet ce
-qu'il désirait tant, si M. de Vergennes, en qui le Roi avait une
-grande confiance, ne l'eût éloigné de cette nomination. Mais à la
-chute de M. de Calonne, la Reine fit enfin nommer M. l'archevêque de
-Toulouse au ministère.
-
-C'est pour arriver à son but que M. de Loménie avait organisé le
-château de Brienne comme il l'était. En revenant de ces fêtes
-somptueuses, en entendant raconter les enchantements de ce palais de
-fées par les jeunes femmes qui avaient contribué à la magie de ces
-fêtes ravissantes, dont le seul récit charmait la Reine et même le
-Roi, ces relations concouraient encore à entourer le nom de
-monseigneur de Toulouse d'une auréole plus lumineuse. Madame de Damas,
-madame d'Houdetot, madame de Duras, toutes ces femmes par leur grâce
-et leur beauté faisaient à elles seules le charme de ces fêtes
-enchantées, et le récit qu'elles en firent souvent devant le Roi
-restait, en apparence cependant, bien au-dessous de la vérité de ces
-magiques plaisirs.
-
---Savez-vous que j'aurais presque le désir d'aller voir une de ces
-fêtes de Brienne? dit un jour Louis XVI à la Reine.
-
---Ah! sire, s'écria-t-elle, ce serait un beau jour pour M. de Loménie!
-mais il faudrait aussi faire le même honneur à M. le duc de Choiseul.
-
-Ce nom gâta tout. En l'entendant prononcer, le roi fronça le sourcil,
-et ne reparla plus du voyage de Brienne.
-
-Le parti des prélats administrateurs était, comme on le pense, dans
-l'intimité de la famille de Brienne. Les prélats les plus zélés, comme
-M. de Dillon, M. de Cicé, archevêque de Bordeaux, M. de la Luzerne,
-évêque de Langres, élève et ancien grand-vicaire de M. de Dillon,
-Colbert, évêque de Rhodez, affectaient, avec quelques autres, de
-professer l'esprit _économiste_ et réformateur, pour être à la mode.
-À eux se joignaient M. Turgot et son frère le chevalier, ainsi que le
-marquis de Condorcet, qui était aussi l'un des habitués de Brienne,
-quoique d'un esprit plus grave que les hommes qui faisaient le fond de
-la société de madame de Brienne. Il portait sur sa figure cette même
-expression sinistre annonçant une fin malheureuse!... Un autre homme,
-qui périt aussi comme eux, Chamfort, homme d'un haut mérite, mais
-malheureux, et dont la fin tragique fut l'une des scènes terribles de
-notre révolution[27].
-
-[Note 27: Il est à remarquer que, dans cette société de Brienne, il y
-eut trois suicides d'hommes très-remarquables, Condorcet, Chamfort et
-le cardinal; tous les trois incrédules! sans religion!... Voilà quel
-fut le résultat de la croyance philosophique.]
-
-C'était du sein de ces plaisirs dont j'ai fait la relation que
-l'archevêque de Toulouse faisait jouer les nombreux ressorts qui
-devaient enfin mettre en mouvement ce qui devait le porter au
-ministère; il savait qu'en France, et dans le pays de la Cour surtout,
-il faut que les femmes soient les auxiliaires employés. Depuis que la
-Cour de France existe, nous avons vu la vérité de cette doctrine mise
-en oeuvre. Le cardinal de Richelieu, en attirant la haute noblesse à
-la Cour, en la rendant oisive, a donné passage à toutes les intrigues
-les plus actives. Rien ne se fit plus que par les femmes une fois
-qu'ayant cessé d'être châtelaines, elles sont venues sur un théâtre où
-l'action toute préparée les engageait à prendre un rôle dans la pièce.
-Suivez l'état de la société depuis Louis XIII, et voyez dans quel lieu
-se forment les conspirations!... C'est dans le salon de madame de
-Longueville, c'est chez madame de Chevreuse, madame de Montbazon, et
-plus tard madame Tallien, madame de Staël, madame Château-Regnault, et
-une foule de femmes qui dans la Révolution ont été non-seulement
-activement importantes, mais dont l'influence fut discrète et
-puissante.
-
-M. de Boisgelin, archevêque d'Aix, était dans le parti des _prélats
-administrateurs_, et fit beaucoup de bien dans la Provence comme M. de
-Dillon dans le Languedoc[28].
-
-[Note 28: À l'époque même de la Révolution, on disait dans les
-villages du Languedoc, et je l'ai entendu moi-même: _Ah! c'est encore
-de l'ouvrage de notre bon archevêque, de notre père!_ Il était adoré
-dans tout son diocèse.]
-
-Puisque j'ai parlé du château de Brienne, voici une chanson qui fut
-chantée le jour de la Saint-Louis, pour l'inauguration du nouveau
-château. Elle peint l'intérieur de la maison d'une manière assez
-vraie.
-
- Sur l'air: _Dans le fond d'une rivière._
-
- Dans le plus beau jour du monde,
- À Brienne consacré,
- Quand son nom est célébré
- Par vos santés à la ronde,
- Je chanterai de nouveau,
- Si votre voix me seconde,
- Je chanterai de nouveau
- Et Brienne et son château.
-
- Voyez ce lieu délectable,
- Où les bons mets, les bons vins,
- À vos désirs incertains
- Offrent un choix agréable.
- Comus donna ce projet
- Pour placer les dieux à table;
- Comus donna ce projet
- Du plus beau temple qu'était.
-
- Au salon si je vous mène,
- Vous admirerez encor,
- Non pas la pourpre ni l'or
- Qu'étale une pompe vaine,
- Mais une noble grandeur
- D'où tout s'arrache avec peine,
- Mais une noble grandeur
- Symbole d'un noble coeur.
-
- Là, d'un temple de Thalie
- Il[29] a tracé les contours;
- Le ton du monde et des cours
- À l'art de Baron[30] s'allie.
- Le vice et les préjugés,
- Enfants de notre folie,
- Le vice et les préjugés
- En riant sont corrigés.
-
- Des lieux où la trompe sonne,
- Je vois sortir à grands flots
- Chiens et chasseurs et chevaux,
- Que même ardeur aiguillonne.
- Diane apprête ses traits
- Comme la fière Bellone;
- Diane apprête ses traits
- Pour les monstres des forêts.
-
- . . . . . . . . . .
- . . . . . . . . . .
-
- Puisque ce séjour abonde
- En biens, en plaisirs si grands,
- Revenons-y tous les ans
- De tout autre lieu du monde.
- J'y chanterai de nouveau
- Si votre voix me seconde,
- J'y chanterai de nouveau
- Et Brienne et son château.
-
-[Note 29: Brienne.]
-
-[Note 30: Fameux comédien.]
-
-Cette chanson est de l'abbé Morellet; on voit qu'il écrivait mieux en
-prose qu'en vers.
-
-C'est ainsi que se passait la vie à Brienne, au milieu d'une société
-nombreuse et pourtant choisie: de bonnes conversations, des fêtes et
-des plaisirs, voilà la vie comme il la faut mener; nous l'ignorons
-maintenant, c'est un secret perdu.
-
-Mais du sein de cette réunion de joies et de plaisirs un orage
-s'avançait menaçant et terrible: les jeunes femmes commencèrent à
-sourire avec moins d'abandon; leurs joues rosées devinrent pâles, car
-elles craignirent pour un père, un mari, un frère, un amant, un ami.
-Hélas! à cette époque, quelles sont les affections qui ne furent pas
-d'abord froissées par le sort, déchirées et baignées dans le sang!
-
-M. de Loménie fut ministre, son ambition fut satisfaite. Mais combien
-alors il regretta les jours tranquilles de Brienne! J'ai souvent
-pensé, en me trouvant dans la pièce qui faisait son cabinet, et dans
-laquelle j'attendais quelquefois des heures entières lorsque j'étais
-de service auprès de MADAME MÈRE[31], combien peut-être M. de Loménie
-y avait fait entendre des plaintes trop longtemps contenues dans le
-monde!... Cette maison m'a toujours imprimé une profonde tristesse
-lorsque ma pensée me reportait vers une époque passée au milieu des
-troubles affreux dont le sang du malheureux archevêque de Sens avait
-augmenté l'horreur.
-
-[Note 31: L'hôtel de MADAME MÈRE était l'hôtel de Brienne; il est
-situé rue Saint-Dominique, faubourg Saint-Germain. C'est aujourd'hui
-le Ministère de la Guerre.]
-
-Sans doute M. de Loménie fit des fautes dans son administration, mais
-ces fautes n'étaient pas de nature à lui donner vis-à-vis de la nation
-l'aspect d'un homme qu'il fallait conduire à la mort. Le jour où il
-fut décidé qu'il sortait du ministère, tous les jeunes avocats, toutes
-les têtes ardentes qui rêvaient déjà la Révolution, portèrent, sur la
-place de Grève, un mannequin habillé comme l'archevêque, et le
-brûlèrent. Il y eut du tumulte; le chevalier Dubois, commandant alors
-le guet de Paris, fit tirer sur la multitude, et plusieurs personnes
-tombèrent. Hélas! ce ne fut pas la première fois que les pavés de la
-Grève furent rougis du sang français autrement que par le supplice
-d'un criminel!
-
-Cette affaire, que je ne raconte pas plus longuement, au reste, dans
-cet ouvrage, parce que ce n'est pas son but, l'est avec beaucoup de
-détail dans mes Mémoires sur Napoléon et sur la Révolution.
-
-Cependant, s'il était condamné par un parti, M. de Loménie était
-excusé par l'autre, à la tête duquel était la Reine. Mais il y avait
-une autre faction qui lui était nuisible plus peut-être que l'autre
-ne lui était favorable, et cela par la conséquence toute naturelle que
-le mal blesse bien plus avant que le bien ne produit de bien lui-même.
-Ces factions qui se levaient avec haine, même contre M. de Loménie,
-étaient conduites par des femmes choquées dans quelques prétentions au
-château de Brienne, parce qu'elles jouaient mal la comédie, par
-exemple; et qui, ayant été exclues d'un rôle, n'avaient jamais
-pardonné au maître du château qui n'avait pas voulu qu'elles fussent
-ridicules. De là des haines plus ou moins gratuites, mais toutes
-funestes à celui qu'elles frappaient. Madame de Coigny était une des
-plus acharnées contre l'archevêque. Jeune, jolie, charmante, fort
-grande dame, riche, elle avait tous les droits d'une femme à la mode
-pour paraître sur le théâtre de Brienne; mais sa voix avait un tel
-accent qu'il était impossible de lui donner un rôle. Soit qu'elle crût
-que l'archevêque ne pouvait récuser ses droits, soit qu'elle se fît
-elle-même illusion sur cette voix vraiment désagréable, elle ne
-pardonna pas le refus qu'elle essuya, quoiqu'il fût entouré de tout ce
-qui pouvait l'adoucir. Elle fut une des plus ferventes à poursuivre
-l'archevêque lorsqu'il fut une fois sorti du ministère; elle était
-pourtant bonne, et la personne la plus sociable, surtout dans sa
-jeunesse; elle était fille de M. de Conflans.
-
-Sans être beau, le cardinal de Loménie en avait l'apparence; j'ai vu
-beaucoup de ses portraits dans sa famille qui me donnent de lui cette
-idée, du moins. Mais il avait dans le regard, dans le sourire, dans
-l'ensemble de la physionomie, cette expression malheureuse qui révèle
-une destinée funeste. Il avait de l'esprit, contait bien, et avait
-dans les manières cette sorte de charme attaché aux positions élevées,
-et qui donne une teinte que nul autre ne peut recevoir... C'était là
-un des sujets de sarcasme les plus amers... peut-être même de haine de
-la classe inférieure envers la noblesse de France. Le cardinal de
-Loménie avait de la hauteur, mais jamais une fois qu'il était dans le
-monde; alors il devenait l'un des hommes les plus aimables du salon de
-sa belle-soeur.
-
-L'abbé Delille était l'un des habitués les plus assidus de la société
-de madame la comtesse de Brienne; mais il avait été trop dévoué aux
-exilés de Chanteloup pour que Brienne l'accueillît comme un ami.
-Cependant l'abbé Delille aurait voulu être bienvenu dans ce palais
-enchanté, où les plaisirs étaient si admirablement variés, qu'on
-doutait encore s'il n'y avait pas un peu de magie dans leur exécution.
-Les poètes qui chantaient ses merveilles recevaient la lumière de
-leur gloire. L'abbé le savait bien; à cette époque, cependant, il
-n'avait pas besoin d'un reflet étranger pour se montrer comme l'une de
-nos gloires littéraires. _Les Jardins_ avaient paru, ainsi que
-plusieurs autres ouvrages.
-
-L'abbé Delille n'avait nullement la figure et la tournure de ce qu'on
-pourrait penser de lui en lisant, par exemple, son poëme de
-l'_Imagination_ et quelques passages des différentes traductions qu'il
-a faites; il avait une physionomie fine et railleuse, et qui
-s'accordait mal avec des traits assez forts pour n'avoir rien de
-gracieux; il était même laid. Son nez était gros; ses sourcils
-avançaient sur ses yeux, dont le globe était fort couvert par la
-paupière. Son sourire avait presque toujours de la malice, et dans sa
-conversation on retrouvait cette disposition. Avant son émigration,
-lorsqu'il était à Brienne, par exemple, il était alors Jacques
-Delille, l'un de ces abbés musqués dont Rivarol fit un si plaisant
-portrait, lorsque l'abbé Delille, par un oubli impardonnable, s'avisa
-d'omettre le jardin potager dans _les Jardins_. Rivarol fit alors une
-satire intitulée: _le Chou et le Navet_, qui est dans tous les
-recueils de pièces détachées, et que, pour cette raison, je ne
-transcris pas ici. L'abbé Delille, enfant trouvé à la porte de
-l'hospice de la Pitié à Clermont en Auvergne, fut traité sans merci
-par Rivarol dans cette pièce de vers; mais il avait, dit-on, cherché
-cette correction par l'air dégagé avec lequel il accueillait les
-moindres avis.
-
-«_Ingrat!_ lui disait le chou, tu m'oublies!... et pourtant
-
- «Ma feuille t'a nourri, mon ombre t'a vu naître!...
- _Le Ciel fit les navets d'un naturel plus doux...._
- Dit le navet au chou... et puis console-toi...
- Car... _ses vers passeront, les navets resteront_.»
-
-Il y a dans toute cette pièce un esprit charmant contre lequel aurait
-échoué tout le talent poétique de l'abbé Delille, s'il avait voulu y
-répondre... Il y a une autre pièce dans le même genre, excepté qu'elle
-ne s'adresse pas à un individu, mais à l'époque. C'est la satire de
-Berchoux, parlant aux Grecs et aux Romains. Il y a là dedans un
-véritable sel attique; ce peut n'être _plus de mode_, comme on le dit
-assez bêtement (j'en demande pardon à ceux qui parlent ainsi), mais
-j'avoue que je trouve du plaisir à lire ce qui est spirituel, de
-quelque époque et dans quelque époque que cela arrive et soit écrit.
-Le Dante, l'Arioste, Pétrarque, Homère, pour remonter plus haut, tous
-ces hommes-là m'amusent, ou m'intéressent même, et les siècles
-disparaissent devant l'intérêt de la pensée, lorsque le poëte sait
-l'éveiller.
-
-L'abbé Delille avait, comme je l'ai dit, beaucoup de malice dans sa
-conversation et dans sa physionomie. Je ne l'ai connu qu'aveugle, et
-escorté de sa femme, ce qui en faisait l'être le plus désagréable à
-supporter. J'en reparlerai plus tard, à l'époque de son entrée en
-France. L'abbé Delille et le cardinal Maury, tous deux dans un genre
-opposé, sont deux hommes remarquables dans leur changement de carrière
-littéraire et politique en tout ce qu'elle tient au monde.
-
-L'abbé Maury, comme on l'appelait avant la Révolution et pendant ses
-premières années, est un nom sur lequel l'attention se porte aussitôt
-qu'on le prononce. Il avait tout ce qui exclut de la bonne compagnie;
-et pourtant il allait dans les maisons, non-seulement les plus
-distinguées comme rang et comme pouvoir, mais chez les femmes les plus
-à la mode, comme madame de Beauvau, madame de Simiane, madame de
-Coigny et plusieurs autres, dont la jeunesse, l'élégance et l'agréable
-esprit attiraient encore plus de monde chez elles que leur grand état
-de maison.
-
-L'abbé Maury était parti de son village, auprès d'Avignon, avec deux
-chemises dans un sac, son bréviaire, et quelques mouchoirs. Son
-gousset était léger et tout-à-fait en harmonie avec son bagage; mais
-il avait vingt ans, une santé robuste, un esprit ayant la conscience
-de ce qu'il pouvait, et devant lui une époque qui accueillait tout ce
-qui la comprenait; avec d'aussi grands avantages, on est bien puissant
-contre le sort, me disait le cardinal lui-même. Il se mit donc en
-route gaîment pour Paris, mais à pied, car il n'avait pas de quoi
-faire le voyage en voiture... Parmi toutes ses facultés agissantes,
-celle de manger _toujours_ était la plus prononcée. Il cheminait donc
-en songeant, en composant son premier sermon... en rêvant enfin,
-lorsqu'il fut joint par un jeune homme aussi mince et délicat que
-l'abbé Maury était robuste et carré. Le jeune homme pâle et maigre
-avait aussi un petit paquet au bout d'un bâton... il était pauvre
-comme l'abbé Maury, allait à Paris comme lui, avait des illusions
-comme lui, et comme lui enfin croyait trouver à Paris un monde de
-merveilles dans lequel ils allaient être admis sur leur première
-demande.
-
---Je ne désire qu'une chose... je suis modeste, dit le jeune homme
-pâle... je ne demande qu'à faire l'autopsie du premier prince ou de la
-première princesse de la famille royale qui mourra.
-
---Ah! monsieur est donc médecin... chirurgien?
-
---Je suis _docteur_, monsieur...
-
-Le futur cardinal se découvrit devant la science voyageant à pied.
-
---Quant à moi, dit-il, mon ambition ne s'élève pas beaucoup plus haut
-que la vôtre... Je voudrais faire l'oraison funèbre du prince ou de la
-princesse dont vous _scalpelleriez_ le corps.
-
---Ah! monsieur est ecclésiastique?
-
-Et le jeune homme pâle se découvrit en s'inclinant très-bas devant le
-jeune abbé, qu'il aurait soupçonné, à sa taille robuste, sa mine
-fleurie, être plutôt un futur colonel qu'un futur archevêque.
-
-La connaissance fut bientôt faite; les deux jeunes gens se confièrent
-leurs projets, leurs espérances... hélas! elles étaient nulles, car
-elles ne reposaient que sur leur volonté profondément déterminée...
-Ils s'unirent enfin de cette confiance que les malheureux ont l'un
-pour l'autre, et qui n'existe pas parmi les gens heureux. Ils firent
-leur route pédestrement et gaîment, arrivèrent à Paris, furent tous
-deux se loger dans une chambre, au cinquième étage, puis furent
-remettre le peu de lettres de recommandation qu'ils avaient, et
-attendirent les événements...
-
-Ils n'attendirent pas longtemps. Il mourut une jeune princesse, fille
-du Dauphin et de la Dauphine... Le jeune abbé, aidé de ses protecteurs
-qu'il ne cessait de voir chaque jour, fit son oraison funèbre. Le
-médecin l'embauma.--Savez-vous le nom de ces deux jeunes gens?--L'un
-est, comme je vous l'ai dit, l'abbé Maury; l'autre était M. Portal,
-qui est mort premier médecin du Roi, laissant cent mille livres de
-rentes à ses enfants[32]... La seule chose qu'il avait conservée de sa
-figure de grande route, c'était sa pâleur et sa maigreur.--Elles
-étaient au point de faire demander si le malade n'avait pas eu besoin
-de prendre l'air, et si, étant mort tandis qu'il était levé, on
-n'avait pas oublié de le recoucher.--Il joignait à cela une voix
-tellement éteinte, que l'illusion eût été entière s'il avait eu la
-fantaisie de jouer le mort.
-
-[Note 32: Il n'a laissé qu'une fille, madame Lamourier, qui à son tour
-n'a également qu'une fille, qu'elle a mariée il y a trois à quatre
-ans.]
-
---Mais cela porte malheur, me disait-il un jour, après avoir lui-même
-plaisanté sur cette apparence mortuaire, qui l'enveloppait comme un
-vrai linceul!...
-
-Il était aimable, Portal; il savait une foule d'anecdotes, qu'il
-racontait à merveille quand on savait _jouer_ de lui, comme le disait
-ma mère. Sa perruque, cette petite figure toute grippée plutôt que
-ridée, cette pâleur de mort sur ce visage qui souriait avec une voix
-cassée et des yeux atones: tous ces détails formaient un ensemble qui
-avait à lui seul assez d'originalité pour plaire lorsqu'il
-accompagnait le récit amusant de quelque drôle d'histoire dont les
-personnages pouvaient être annoncés ou sortaient de chez nous.--Portal
-était médecin de tout ce qui était à la mode avant la Révolution. Lui,
-Tronchin, le docteur Petit et le docteur Thouvenel... étaient les
-seuls brevetés pour envoyer les gens dans l'autre monde ou les retenir
-dans celui-ci.
-
-Thouvenel avait beaucoup de crédit auprès des femmes à vapeur; il
-était non-seulement partisan du magnétisme[33], mais l'un des
-sectaires les plus dévoués à la faction du baquet, et même un peu à
-celle de Cagliostro... Cette époque fut bien remarquable par les
-suites de la crédulité de plusieurs individus dont l'influence était
-fort importante... Thouvenel était un homme fort spirituel, un esprit
-mordant et avec de la réplique. Il racontait aussi de bonnes histoires
-du château de Brienne.
-
-[Note 33: Thouvenel a été mon médecin pendant plusieurs années. Il est
-mort d'une apoplexie séreuse.]
-
-Chamfort était encore un habitué de cette société où les idées
-nouvelles étaient toutes bien accueillies. Fils naturel et frappé de
-cet anathème que la société de l'époque précédente lançait sur chaque
-enfant fruit d'une de ces unions réprouvées par le monde, Chamfort
-sentit ce malheur plus vivement peut-être qu'aucun autre enfant dans
-cette même position; sans appui, sans protection, ignorant même
-jusqu'au nom de son père, il prit ce nom de Chamfort, bien décidé à
-l'illustrer par lui-même comme s'il en eût reçu l'obligation de cent
-aïeux: il essaya tout ce qu'un homme peut tenter en ce monde par
-l'industrie sans intrigue; partout il échoua. Enfin un riche Liégeois,
-qui croyait aimer les lettres, prit Chamfort comme secrétaire.
-Celui-ci partit avec son nouveau protecteur, et peu de temps après il
-revint à Paris abreuvé de malheurs et de tout ce qui fait l'amertume
-d'une situation dépendante rendue plus horrible par la dureté du
-protecteur... Chamfort rapporta de Spa et de Cologne, où il avait
-résidé, une amertume triste et souffrante, une âme abattue et
-découragée!... Le _Journal encyclopédique_ se formait alors, il y
-écrivit; et pendant deux ans l'infortuné vécut ainsi du fruit de son
-labeur, voyant chacune de ses lignes trempée de larmes et de la sueur
-brûlante de l'excès du travail... C'est ainsi que chacun de ses repas,
-le repos de ses nuits, étaient empoisonnés et troublés par la crainte
-de n'avoir pas de lendemain!... Il fit ensuite _la Jeune Indienne_,
-puis _le Marchand de Smyrne_, jolie petite pièce, qui se joue encore
-à la Comédie Française; plusieurs _Éloges_ couronnés à l'Académie[34];
-une tragédie, mauvaise selon La Harpe, et passable selon quelques
-autres: la Reine en accepta l'hommage, et accorda sa faveur à
-l'auteur. Enfin le prince de Condé le nomma son secrétaire des
-commandements!... Il avait donc une existence morale!... La société ne
-le repoussait plus!... Il disait en pleurant à un ami qui le
-félicitait de sa nomination:
-
---Ah! c'est que j'étais bien malheureux, voyez-vous, car le jour qui
-se levait pour moi me menaçait de n'avoir pas de lendemain!...
-
-[Note 34: _Éloges de Molière et de La Fontaine._ Ces deux morceaux
-sont peut-être ce que Chamfort a écrit de mieux.]
-
-L'année suivante, il fut reçu à l'Académie... Il écrivait en général
-avec une manière à lui, dans laquelle on trouve un néologisme peu
-favorable à la diction de Chamfort lui-même, qui aimait à traduire
-ordinairement sa pensée. Son talent dramatique était peu remarquable;
-il était paradoxal, défaut immense pour un auteur dramatique, comme
-obstacle au dialogue et à la marche de la pièce. Mais dans la
-conversation il était parfaitement aimable; il avait de l'âme et du
-mouvement sans tristesse, quoiqu'il en eût beaucoup dans son
-organisation naturelle... Dans cette lutte incessante qu'il soutenait
-contre la société, comme individu que son code proscrivait, Chamfort
-avait puisé des idées qui le portèrent à l'instant au niveau de 1789,
-lorsque la dernière pierre de la Bastille vint à tomber! Aucune
-influence préservatrice n'avait entouré son coeur, qui reçut de vives
-et profondes blessures, dont la cicatrice fut toujours douloureuse.
-Aussi fut-il un des premiers à crier: _Vive la liberté!_ et surtout
-_l'égalité!_... Toutefois cette cause, qu'il embrassa avec ardeur, lui
-devint fatale... il perdit le peu qui lui avait été donné, ses
-pensions et sa place à l'Académie... Mais il n'en demeura pas moins
-attaché aux principes de la cause républicaine; et quand la tempête
-politique gronda plus forte et plus dangereuse, sa voix s'éleva
-au-dessus de celle des orages pour rappeler la nation à l'ordre et au
-devoir.
-
-_La fraternité des hommes de sang de la Révolution_, disait-il, _est
-celle de Caïn... sois mon frère ou je te tue!..._
-
-Il fut arrêté et jeté dans un cachot... ses amis, et ils étaient
-nombreux, parvinrent à le faire mettre en liberté... Il retourna chez
-lui. Mais cette nouvelle persécution du sort le trouva sans force et
-sans courage!... Être frappé par la main d'un frère lui parut une
-injustice plus impossible à supporter qu'aucune de celles qui lui
-avaient été infligées jusque-là!... la prison surtout! oh! la
-prison!...
-
---Jamais je ne repasserai sous les voûtes d'un cachot! répétait-il en
-frémissant.
-
-Il tint parole.
-
-Dénoncé une seconde fois au comité de salut public, il vit arriver
-chez lui les soldats et les officiers civils chargés de l'arrêter. Il
-les reçut avec calme, les pria seulement de vouloir bien attendre
-qu'il changeât de vêtements, et demanda la permission de passer dans
-un cabinet qui n'avait pas d'issue. À peine y fut-il entré que,
-saisissant un pistolet chargé qu'il tenait toujours prêt, il le tire à
-bout portant en visant au front; mais il se manque, et le coup
-fracasse le haut du nez et enfonce l'oeil droit!... Résolu à mourir,
-il prend un rasoir, se donne plusieurs coups dans la gorge, se frappe
-au coeur... et enfin vaincu par la douleur, il pousse un cri, et tombe
-baigné dans son sang! Cependant on travaillait à enfoncer la porte,
-car le coup de pistolet avait donné l'alarme; mais la porte était
-forte et résista longtemps; enfin on parvint à la briser; on entre...
-on trouve le malheureux vivant encore... palpitant au milieu d'une mer
-de sang!... et voulant dicter ses dernières volontés... Les médecins
-voulurent lui mettre un appareil...
-
---Laissez-moi, leur dit-il, et que l'un de vous écrive plutôt ce que
-je vais dire:
-
-Et il dicte:
-
-«Moi, Sébastien-Roch-Nicolas Chamfort, déclare avoir voulu mourir
-plutôt en homme libre qu'en esclave, ne voulant pas être reconduit
-dans une prison et perdre ainsi ma noble dignité d'homme; et je
-déclare que, si l'on voulait m'y traîner en l'état où je suis, il me
-reste encore assez de force pour achever ce que j'ai commencé... Je
-suis UN HOMME LIBRE, et ne rentrerai jamais vivant dans une prison...»
-
-Il souffrit plusieurs heures les plus atroces douleurs!... enfin il
-expira le 13 avril 1794.
-
-Il a fait beaucoup de travaux importants pour Mirabeau, qui, malgré
-son beau talent, employait assez souvent celui des autres lorsqu'il
-leur en reconnaissait, et dans son opinion Chamfort était placé
-très-haut.
-
-Les autres habitués du salon de Brienne étaient, comme je l'ai dit,
-Condorcet, Marmontel, l'abbé Morellet, l'abbé Delille et plusieurs
-autres littérateurs dont les talents comme écrivains peuvent n'être
-pas du premier ordre, mais qui étaient fort aimables, comme
-fournissant à la conversation; M. le chevalier de Boufflers, si
-spirituel..... car alors l'auteur d'_Aline_ était dans toute sa
-fraîcheur; il faisait des lectures de son joli conte, qui étaient fort
-recherchées, et qui, en vérité, donnaient un grand plaisir à ceux
-assez heureux pour les entendre... Marmontel mit à la mode pendant une
-saison un genre de distraction tout-à-fait agréable en ce qu'il
-flattait l'amour-propre sans faire souffrir celui des autres...
-
-On faisait le portrait écrit d'une femme de la société, et chacun
-lisait le soir ce qu'il avait composé dans la journée. Madame de
-Damas, jeune et jolie femme, eut le plaisir d'entendre d'elle un des
-plus jolis éloges qu'une femme puisse recevoir, car elle fut louée par
-une autre femme: madame de Brienne, alors jeune et fort spirituelle,
-fit un portrait écrit de madame de Damas, dont j'ai entendu quelque
-partie, et qui était vraiment charmant. Il y avait une sorte
-d'émulation toute spéciale et toute flatteuse dans cette occupation
-directe d'une femme ou d'un homme par un ami. Madame Necker avait
-aussi ce talent à un degré remarquable. Le portrait de madame la
-duchesse de Lauzun est une des jolies choses en ce genre qui nous
-restent de cette époque. Thomas fut celui qui remit à la mode ce genre
-d'amusement littéraire fort en usage sous Louis XIV, mais oublié
-depuis.
-
-Marmontel faisait aussi beaucoup de portraits. Neveu de l'abbé
-Morellet par son mariage avec sa nièce, il était parfaitement
-accueilli à Brienne, et le cardinal lui témoignait une estime
-particulière; mais il était peu propre au genre léger et tout entier
-d'agrément; et lorsque Marmontel voulait sortir de sa manière
-romanesque, il montrait aussitôt l'auteur des _Contes moraux_, et
-parlait de la marquise de Duras, de madame d'Egmont, comme il faisait
-parler Annette et Lubin. Il n'avait pas de _trait_ dans l'esprit, pour
-me servir d'une expression de ce temps-là, qui chez nous peint d'un
-seul mot... C'est ainsi que cette réunion d'hommes et de femmes
-aimables faisait de Brienne un lieu de délices. Il se joignait à cet
-agrément, qui fournissait aux plaisirs de chaque jour, un sujet de
-bonheur et de paix qui ne pouvait qu'augmenter le charme de ce beau
-lieu; c'était la bonté inépuisable du comte et de la comtesse de
-Brienne. On citait de cette bonté des traits vraiment touchants... Un
-jour le comte apprend que les lapins d'une garenne à laquelle il
-tenait beaucoup commettaient de grands dégâts; il donne aussitôt
-l'ordre d'entourer la garenne d'un mur élevé à ses frais. Un
-malheureux ne s'adressait jamais à lui sans en être écouté et soulagé.
-Un hospice pour les malades, des écoles pour les enfants, une école
-militaire, tous ces bienfaits étaient l'ouvrage de l'archevêque et de
-son frère. Pour le comte de Brienne, il avait peu d'esprit, mais un
-sens droit, une manière toujours indulgente de voir les choses et de
-les juger. Il avait été ministre malgré lui, et n'avait accepté que
-pour ne pas faire de peine à son frère l'archevêque, lorsque celui-ci
-était parvenu au premier ministère... Il quitta donc la place sans
-regret, et retourna dans sa paisible retraite, espérant y retrouver le
-repos. Mais le malheur avait frappé un premier coup, et il ne devait
-plus s'arrêter... Qui aurait prévu cependant, lorsque les plus belles
-fêtes faisaient retentir les salons et les jardins de Brienne des
-accents d'une joie heureuse, que quelques années plus tard cette belle
-demeure entendrait les cris du désespoir!...
-
-Lorsque le comte de Brienne fut arrêté et conduit à Paris, plus de
-trente villages environnants réclamèrent pour lui... mais telle était
-la rage stupide des bourreaux de cette époque, qu'on ne voulut voir
-dans cette démarche qu'un acte insurrectionnel!... Le malheureux périt
-sur l'échafaud!...
-
-L'archevêque avait été jeté dans une prison de Sens, puis ensuite, à
-la fin du mois de février 1794, il avait été transféré chez lui avec
-des gardes qui ne le perdaient de _vue sous aucun prétexte_... Un
-jour, il dormait; des gardes, accompagnés d'un commissaire du
-gouvernement, viennent de nouveau l'arrêter... le malheureux vit
-qu'il était perdu!... et son parti fut pris... Son frère devait venir
-le voir le lendemain de Brienne. L'archevêque demande à l'attendre...
-Indignement traité par les exécuteurs de l'ordre, il reçoit une
-funeste impression de cette sévérité et de l'horreur de sa position.
-Autour de lui était la belle madame de Canisy, sa mère, mère de la
-belle duchesse de Vicence, et les trois jeunes Loménie, ses neveux...
-sa tête se perdit, et le lendemain matin, son frère le comte de
-Loménie, partant pour voir mettre les scellés à Brienne, entra dans la
-chambre de l'archevêque, et le trouva mort dans son lit; il s'était
-empoisonné avec le poison composé par Cabanis lui-même: du
-_stramonium_ combiné avec de l'opium.
-
-L'archevêque de Brienne a fait de grandes fautes dans son ministère.
-Je suis fâchée d'ajouter un mot de blâme à cette fin si désastreuse,
-mais la vérité est là pour l'histoire, et elle est sévère pour
-l'innocent comme pour le coupable... Et l'on ne peut se dissimuler que
-l'archevêque de Sens n'ait commis des fautes graves, surtout depuis la
-Révolution, dans le premier ministère à la tête duquel il était.
-
-J'ai entendu raconter à l'empereur une histoire assez extraordinaire
-qui aurait eu lieu au château de Brienne, alors qu'il était le
-rendez-vous de toutes les joies. L'empereur n'y était pas admis
-alors, il le fut depuis, et on le comblait même de bontés; mais il
-savait beaucoup de choses par le retour de quelques-uns de ses
-camarades que leurs relations de famille faisaient admettre au château
-lors des vacances.
-
-Un jeune homme de la société de madame de Brienne avait un caractère
-tellement désagréable qu'on ne pouvait vivre avec lui en bonne
-harmonie. Il avait surtout beaucoup de prétentions, et entre autres
-celle de n'avoir jamais peur. Un soir, la discussion s'échauffe;
-quatre personnes de la société font le pari avec ce jeune homme
-qu'avant six mois il aura été effrayé: il accepte; les conditions sont
-arrêtées; cent louis de pari seront payés par le jeune homme s'il
-perd, cent louis seront payés par les attaquants si le jeune homme
-sort vainqueur de la lutte...
-
-Pendant les premiers temps, les choses furent assez bien. Quelque
-_bourrue_ que fût l'humeur de cet homme, elle ne tenait pas, elle
-cédait même parfois aux bouffonnes inspirations de ses amis. Le
-premier mois s'écoula sans qu'il eût cédé une seule fois à de la peur.
-On avait arrêté de ne continuer la chose qu'à Brienne.
-
-Un jour, les quatre amis réunis se dirent qu'il y avait une sorte de
-honte à n'avoir pas encore réussi. L'un d'eux fit une proposition qui
-fut adoptée et mise à exécution le soir même.
-
-J'ai déjà dit qu'il y avait à Brienne, dans les premières années de la
-construction du château neuf, quelques restes d'un vieux pavillon de
-l'ancienne construction, où les rats mangeaient les souliers de l'abbé
-Morellet; ce pavillon servait à loger des jeunes gens lorsque le
-château avait plus de monde qu'il n'en pouvait contenir. L'on se
-trouvait précisément dans cette circonstance, et le jeune homme
-poursuivi y logeait, ainsi que quelques-uns de ses amis.
-
-Le temps avait été orageux tout le jour... Le soir la tempête s'était
-apaisée, mais sans avoir éclaté, et lorsqu'on se retira, le temps
-avait cette pesanteur qui accable et rend malade.
-
---Voilà une nuit pour une apparition! dirent les jeunes fous à leur
-ami...
-
---Vraiment, leur répondit-il, je lui conseille de venir, elle sera
-bien venue.
-
-Et les saluant d'un air ironique, il rentra dans son appartement.
-
-L'air était lourd, l'atmosphère accablante; le jeune homme se laissa
-aller sur un fauteuil, dont les pieds vermoulus le soutenaient à
-peine, et là il eut d'étranges visions. Bientôt ses idées
-s'embrouillèrent, et il tomba dans un sommeil étrange. Son domestique
-le réveilla de cette sorte de torpeur... il se coucha presque malade
-et succombant à une impression toute nerveuse qui ne pouvait être
-naturelle, même par l'effet de la tempête...
-
-La chambre où il se trouvait était éloignée de toute la partie occupée
-même de ce pavillon déjà assez désert... elle était vaste et sombre...
-Un lit à colonnes torses, garni de rideaux en point de Hongrie, était
-la pièce la plus remarquable de l'ameublement. Le jeune homme l'avait
-longtemps considéré avant de se coucher.
-
---Mon Dieu!... avait-il dit, c'est comme un tombeau!...
-
-La chaleur accablante qu'il faisait et le temps orageux l'eurent
-bientôt endormi profondément, et il était enseveli dans son premier
-sommeil, lorsqu'un son plaintif le réveilla en sursaut. Ce bruit est
-près de lui... il est contre son oreille!... il se lève sur son
-séant... et croit continuer un rêve interrompu. Les quatre parties de
-rideaux sont relevées autour des colonnes; contre chacune d'elles est
-appuyée une panoplie complète[35], c'est-à-dire un chevalier revêtu
-de son armure, mais immobile, silencieux, et sans aucune apparence de
-vie!...
-
-[Note 35: On appelle ainsi, comme on le sait, une armure complète de
-chevalier dressée contre une muraille d'arsenal dans un vieux
-château.]
-
-Le jeune homme les regarde d'abord avec surprise, puis avec une sorte
-de trouble.
-
---Que me voulez-vous? leur dit-il... je vous reconnais, vous êtes ici
-pour m'effrayer, mais je vous préviens que je N'AI PAS PEUR... Vous
-connaissez nos conventions; ainsi donc laissez-moi, et qu'il n'en soit
-plus question...
-
-En parlant ainsi il se recouche et ferme les yeux, mais les figures
-sont toujours immobiles et silencieuses; elles gardent la même
-attitude, tandis que le tonnerre grondait avec éclats au-dessus du
-pavillon dont il ébranlait les vieux fondements...
-
-Impatienté de cette obstination, il se relève, et, s'adressant à l'une
-des quatre figures:
-
---Que voulez-vous de moi? leur dit-il... Je vous ai déjà dit que vous
-ne m'effrayiez pas. Vous connaissez nos conditions... tenez-les donc,
-et observez votre parole comme j'observe la mienne.
-
-Toujours le même silence... Il y avait dans cette immobilité une sorte
-de terreur sinistre, qui finit par agir sur le jeune homme.
-
---Éloignez-vous, leur dit-il!...
-
-Et de grosses gouttes de sueur ruisselaient sur son front... ses
-dents claquaient l'une contre l'autre.
-
---Éloignez-vous, leur répéta-t-il... éloignez-vous!... _j'ai peur!_...
-
-Ce mot une fois sorti de sa bouche, il retomba sur son lit épuisé et
-tout haletant...
-
-Les figures demeurèrent toujours immobiles et silencieuses.
-
---Messieurs, s'écria le jeune homme hors de lui, je ne sais si vous
-avez fait un pacte avec les démons. Je crois, car... je vous reconnais
-sous vos visières... et pourtant... je ne sais qui vous êtes.
-Laissez-moi... vous m'avez effrayé, que voulez-vous de plus?
-
-Même silence!
-
-Depuis le commencement de cette plaisanterie, le jeune homme,
-craignant qu'elle ne dépassât les bornes de ce qu'il pourrait
-supporter, avait toujours sur lui une paire de petits pistolets
-chargés, et prêts à faire feu... il les mettait sur sa table de nuit
-auprès de lui, et ce même soir il en avait revu l'amorce, elle était
-en bon état... il en saisit un.
-
---Messieurs, dit-il d'une voix émue et tremblante d'émotion... je
-prends Dieu à témoin que le malheur qui va suivre est la faute de
-celui sur qui il frappera...
-
-Il arme son pistolet et met en joue l'une des quatre figures... aucune
-ne fait un mouvement... Le malheureux qu'elles entourent ne voit plus
-aucun objet, n'entend aucun son; sa main tremble... il fait un dernier
-appel.
-
---Encore un coup, dit-il d'une voix brisée... Pas de réponse... Le
-second coup part... le malheureux regarde... personne n'a même
-chancelé... Le jeune homme porte ses regards de l'objet qu'il a frappé
-à un autre objet qu'il voit devant lui... c'est la balle qui lui est
-revenue; il la fixe... et tombe mort[36]...
-
-[Note 36: Les jeunes gens qui avaient imaginé cette aventure s'étaient
-méfiés de son caractère difficile, et avaient fait ôter les balles par
-son domestique. Chacun en avait une et devait la rejeter au jeune
-homme, ce qui fut fait par celui qui fut mis en joue.]
-
-
-
-
-SALON DE Mme LA DUCHESSE DE CHARTRES,
-
-AU PALAIS-ROYAL.
-
-
-Ce fut à l'époque de son arrivée au Palais-Royal que madame de Genlis
-commença à exercer son influence sur une société entière. Son crédit
-avait pour base une nécessité avec laquelle on mènera toujours les
-hommes chez nous; elle amusait... Les uns se plaisaient à causer avec
-une femme que son esprit supérieur plaçait au-dessus de toutes les
-autres, et les autres étaient fort attirés par des talents qui, à
-cette époque, faisaient le charme d'un salon. Elle jouait la comédie
-à ravir, elle chantait bien, elle jouait de la harpe comme personne
-n'en jouait alors; ajoutez à tous ces avantages une figure agréable et
-même jolie, un autre esprit que celui du monde et capable de remuer ce
-même monde, ce qu'elle a fait, au reste, avec une adresse plus
-qu'ordinaire dans un caractère de femme, et vous aurez le portrait de
-ce qu'était madame de Genlis au moment où elle quitta l'hôtel de
-Puisieux pour aller occuper un appartement au Palais-Royal, où elle
-venait d'obtenir une place de _dame pour accompagner_ (et non de _dame
-du palais_, comme le dit une biographie de madame de Genlis que j'ai
-lue l'autre jour, et qui est absurde depuis la première ligne jusqu'à
-la dernière).
-
-Madame de Genlis était nièce de M. le duc d'Orléans à cette
-époque[37]. Madame de Montesson avait épousé le prince, et s'était
-elle-même créé cette inconcevable position; à l'aide de l'amour que M.
-le due d'Orléans n'avait pas pour elle, et qu'elle avait su lui
-donner, elle avait eu l'habileté de le conduire à une union légitime,
-ne voulant pas en accorder une autre.... Cette union toutefois fut
-secrète; le Roi, qui n'aimait pas la maison d'Orléans, fut bien aise
-de la tenir ainsi dans une sorte de dépendance. Ce n'était pas l'avis
-de M. Turgot et de M. Necker: tous deux, quoique ennemis, avaient à
-cet égard la même pensée; ils voulaient que le roi fît la grâce
-entière. M. de Malesherbes pensait comme eux.
-
-[Note 37: Le père du duc d'Orléans mort dans la Révolution, l'aïeul du
-Roi.]
-
---Un roi, disait M. Necker, est l'image de Dieu sur la terre... tout
-indulgence et tout amour!...
-
---Votre Majesté, disait M. de Malesherbes, qui ne croyait à rien ou du
-moins à bien peu de chose, doit s'attacher M. le duc d'Orléans par la
-reconnaissance; dans le coeur d'un homme comme lui, c'est pour jamais.
-
-Mais Louis XVI était entêté comme, au reste, tous les esprits
-médiocres ayant le pouvoir.... Rien n'est au-dessous d'un pareil
-inconvénient dans un roi.
-
-Quoi qu'il en fût, madame de Genlis n'en était pas moins la nièce du
-duc d'Orléans; _sa tante_ enfin _était tante_ de M. le duc et de
-madame la duchesse de Chartres... Cette alliance, ce rapport intime
-n'a pas été assez remarqué dans les différents jugements qu'on a
-portés d'elle. Ce n'est certes pas que je la veuille défendre, j'ai
-dit en mille endroits que j'aimais trop madame de Staël pour aimer
-madame de Genlis. Ceci ressemblerait à de la passion, et cependant
-n'en est pas. Je suis juste, au contraire... car l'équité doit surtout
-présider à ce qui sort d'une plume contemporaine...
-
-Oui, ces rapports étaient d'une nature, je le répète, qui imposait
-même des devoirs à M. le duc de Chartres, non pas ceux qui ont éveillé
-la censure publique, mais de ces rapports et de ces devoirs qui ne
-peuvent se décliner, et que l'on comprend à merveille pourvu qu'on
-connaisse un peu le monde de ce temps-là...
-
-Aussitôt que madame de Genlis fut au Palais-Royal, on s'aperçut d'un
-immense changement dans la vie habituelle. La société de madame la
-duchesse de Chartres était agréable et presque entièrement composée
-des femmes de son service d'honneur. Jeune elle-même, agréable
-d'esprit, quoique assez nulle comme agrément de conversation, elle
-sentait néanmoins le charme qu'on pouvait trouver et apporter dans une
-_causerie_ journalière et dans une _vie d'habitude_. Madame de Genlis
-n'eut donc pas de peine à lui inculquer ses principes dans ce genre,
-et à lui faire donner sa sanction à des réunions et des soupers
-réguliers au Palais-Royal. Il y avait grande réception tous les jours
-d'opéra, et pourvu qu'on _fût présenté_ on avait _le droit_ d'y venir
-souper. Ces jours-là il y avait une cohue tellement confuse que _les
-intimes_ de la société de la princesse se dispensaient d'y paraître
-autrement qu'un instant et pour faire leur cour... Mais il y avait
-ensuite les _petits jours_, c'étaient les bons; on avait alors assez
-de monde pour y causer de tout et fort bien, et la soirée s'écoulait
-avec une rapidité charmante. J'ai connu particulièrement des hommes et
-des femmes qui avaient fait partie de ces _réunions intimes_, comme on
-les appelait, et qui étaient encore assez nombreuses pour qu'il s'y
-trouvât trente personnes à table... Parmi elles il s'en trouvait
-beaucoup de fort spirituelles; madame de Genlis était sans doute à la
-tête de tout ce qu'on pourrait nommer dans cette époque, fin du règne
-de Louis XV et commencement de celui de Louis XVI... Elle avait
-surtout le talent de charmer, comme, au reste, cela était assez
-communément alors. Comme on causait, comme on pensait, comme on
-écrivait dans ce temps-là! que d'esprit, de raison même au milieu
-d'une folie apparente qui ne présidait, au fait, qu'aux heures de
-dissipation!... Les deux générations d'aujourd'hui parlent de ce temps
-sans le connaître autrement que par les meubles de Boule et les
-portraits de madame de Pompadour et de madame du Barry; mais le siècle
-de Louis XV est aussi inconnu aux deux générations qui sont devant
-nous que le règne éloigné d'un Jagellon... On entend des femmes
-trancher, décider, sur cette _époque de Louis XV_, comme elles disent
-sans savoir seulement la portée et la valeur de ce mot; on entend des
-femmes parler de ce temps-là parce qu'elles ont des vases de Chine
-dans leur cabinet et des tableaux de Mignard dans leur salon... Mais
-je n'ai vu nulle part des Vanloo ni des tableaux des peintres de cette
-époque; la chose est toute simple, il faudrait pour cela bien des
-choses qui manquent radicalement.
-
-Madame de Genlis était prodigieusement instruite; ce qu'elle savait
-est immense. C'est toujours une bonne chose lorsqu'on a de l'esprit
-naturellement; cette culture ne peut être que fructueuse alors, et eut
-en effet le résultat qu'on trouvait en elle...
-
-La société du Palais-Royal était, comme je l'ai dit, fort brillante et
-fort spirituelle; on pouvait même dire que c'était _le salon le plus
-agréable_ de Paris. Cet éloge est grand; car alors Paris renfermait
-bien des personnes d'esprit... Plusieurs vieilles femmes, surtout,
-formaient une sorte de tribunal assez important pour toute personne
-reçue, mais fort indulgent cependant lorsqu'on se présentait devant
-lui convenablement. Il était composé de madame la marquise de
-Polignac, laide comme un singe, dont elle avait la physionomie vive et
-maligne; madame la comtesse de Rochambeau, gouvernante des enfants
-d'Orléans dans leur enfance; la comtesse de Montauban, la plus joyeuse
-des femmes: elle était fort spirituelle, plaisante, et ne disait rien
-comme personne... Puis venaient deux femmes fort influentes dans
-l'intérieur du palais: l'une était madame de Blot, dame d'honneur de
-la duchesse de Chartres; l'autre, madame la marquise de Barbantane:
-elle avait été dame pour accompagner de la duchesse d'Orléans, et puis
-gouvernante de madame la duchesse de Bourbon, soeur de M. le duc de
-Chartres, cette jeune princesse qui inspira une si violente passion à
-son fiancé, M. le duc de Bourbon, qu'il l'enleva!... C'est une manière
-d'agir un peu leste pour tout le monde, et, en vérité, bien étonnante
-pour un prince!... Elle fait au reste la morale des mariages
-d'inclination, comme disent les bonnes femmes, car nous avons vu la
-suite de celui-là!... Madame de Barbantane était spirituelle, et
-surtout pour la conversation, talent qu'elle possédait avec un rare
-avantage sur les autres femmes... Il y avait encore la vicomtesse de
-Clermont-Gallerande. Madame de Genlis, comme on le voit, n'était pas
-déplacée dans cette société du Palais-Royal où vivaient ensuite dans
-l'intimité madame de Fleury, madame de Noailles et madame de Belzunce,
-sa soeur, et beaucoup d'autres très-connues par leur esprit ou bien
-par leur _facilité_ de commerce sociable et bienveillant, qualité
-qu'on estime au-dessus peut-être de toutes les autres.
-
-M. le duc de Chartres, quoique bien jeune encore à cette époque, avait
-déjà l'aplomb d'un homme de cinquante ans; et de plus, il en avait
-presque la figure: extrêmement bourgeonné, les traits altérés par les
-veilles et, l'on peut dire, une vie déréglée, le duc de Chartres,
-quoique dans la première jeunesse enfin, était assez peu agréable pour
-ne pas vivement regretter quelquefois le funeste emploi de ses jeunes
-années. Ce qui lui restait était une grande élégance, une tournure
-leste et noble et des manières _à lui_, on peut le dire, qui le
-rendirent, pendant plusieurs années, l'idole des jeunes gens de son
-âge... Les soins ne lui avaient pas manqué, même ceux dont certes on
-ne peut prévoir l'utilité; c'était d'ailleurs son père qui s'était
-chargé volontairement de ce soin[38]. Pour gouverneur, le jeune prince
-avait eu le comte de Pont-Saint-Maurice, homme de cour, d'honneur, et
-même d'esprit, mais trop facile pour être le chef de l'éducation du
-premier prince du sang de France... Il paraît que l'on n'était pas
-difficile, au reste, pour l'éducation des princes dans la famille
-d'Orléans; car on aurait pu avoir mieux que l'abbé Dubois... M. de
-Pont, satisfait de la bonne grâce de son élève, n'en demanda pas
-davantage à lui ni à Dieu, et le sous-gouverneur et le précepteur
-furent traités de pédants lorsqu'ils disaient que le prince ne
-travaillait pas.
-
-[Note 38: Son père lui donna pour première maîtresse mademoiselle
-Duthé, cette fameuse courtisane qui fut aussi la maîtresse du comte
-d'Artois; elle était encore vivante à Versailles il y a huit ans.]
-
-Il n'est pas fait pour cela, disait M. de Pont[39]!
-
-[Note 39: Quand on pense à l'admirable conduite de son fils dans
-l'émigration!]
-
-Et les choses allaient toujours de même, c'est-à-dire un peu plus mal,
-parce que, lorsqu'elles ne vont pas mieux, elles vont en empirant...
-C'est ainsi que le prince atteignit quinze ans. Alors l'enthousiasme
-pour lui fut au comble parmi les partisans et les serviteurs de la
-maison d'Orléans. Il était agréable, spirituel, avait des manières
-gracieuses, qualité qu'il ne garda pas longtemps, en quoi il eut grand
-tort; car je crois qu'il n'existe rien de plus séduisant dans le monde
-qu'un jeune prince et une princesse ayant de la bienveillance. Tout ce
-qu'ils ont de bien double en eux; on leur sait tant de gré d'être
-prévenants!... On les remercie avec tant de reconnaissance de sortir
-de leur place royale pour venir à vous!... Mais ce n'était pas la
-morale de M. de Conflans, du chevalier de Coigny, de M. de Fitz-James,
-et d'une foule de jeunes gens plus évaporés que méchants peut-être,
-mais dont les principes étaient assez mauvais pour corrompre un coeur
-de prince de quinze ans. Plus tard, M. d'Argenson, M. de Valençay et
-d'autres vinrent aussi!... Un seul homme pouvait le sauver, c'était le
-chevalier de Durfort, l'homme qu'il a le plus aimé peut-être; il eut
-aussi de l'empire sur lui, mais le mal était fait... M. de Durfort eût
-été pour le prince un inestimable bienfait de la Providence s'il fût
-venu à temps pour le guider dans sa marche.
-
-Le duc de Chartres était moqueur. C'est de tous les défauts, le plus
-funeste dans un prince. Rien n'efface la douleur que cause un sarcasme
-auquel on répond pourtant souvent avec avantage... Quelle doit être
-celle d'une blessure qu'on ne peut panser... sur laquelle n'est posé
-aucun appareil!... Le duc de Chartres se fit beaucoup d'ennemis dans
-la maison même de son père... Les femmes surtout se déchaînèrent
-contre lui. Il était alors de mode de faire du romanesque. Richardson,
-Rousseau, mademoiselle de Lespinasse, Werther, madame Riccoboni, une
-foule d'ouvrages et de gens à grands sentiments, avaient renversé tout
-l'ordre de choses établi dans la société. Cela ne passait pas le
-sentiment, mais aussi on en était si bien entêté, que rien ne peut
-donner une idée de ce qu'était alors un salon où se trouvaient
-beaucoup de femmes... On y soutenait des thèses comme au temps des
-cours d'amour... et il était rare qu'on ne dît pas beaucoup de choses
-inconvenantes. Le duc de Chartres trouva un de ces tribunaux tout
-organisé parmi les femmes de la maison de sa mère; il s'amusa d'abord
-à les combattre avec de la raillerie, et ce fut assez pour qu'elles le
-prissent dans la plus belle des aversions.... Mais après son mariage,
-il changea en plus d'amertume et de causticité ce qui n'était avant
-que de la raillerie: aussi, malgré le respect qu'imposait sa qualité
-de prince, les dames de madame la duchesse de Chartres et celles de
-madame la duchesse d'Orléans douairière se permettaient quelquefois de
-lui tenir tête.
-
-Malgré tous ces inconvénients, M. le duc de Chartres était un homme
-parfaitement agréable dès qu'il voulait plaire... M. le vicomte de
-Ségur, M. le comte Louis de Narbonne, tous les Dillons, qui étaient
-alors les hommes les plus à la mode de France, prenaient modèle sur le
-duc de Chartres pour dire et faire comme lui, parce qu'il était à la
-mode... Plus tard, cette influence fut _directe_ et _funeste_.
-
-La duchesse de Chartres était un ange de bonté et de perfection. Elle
-avait de la candeur, de la sensibilité, qualités précieusement rares
-dans une princesse... Elle était pieuse comme un ange... Enfin, elle
-était ce que l'on ne peut rencontrer que rarement dans le monde
-ordinairement. Qu'on juge de l'effet que cela produisait à la cour!
-C'était une oasis dans le désert.
-
-Parmi les autres hommes du Palais-Royal était M. de Thiars, frère du
-comte de Bissy; c'était un homme fort spirituel, quoi qu'en dise
-madame de Genlis. Il était caustique, et peut-être lui avait-il donné
-quelques coups de griffe. Il était prodigieusement laid... Sa laideur,
-me disait ma mère, était dangereuse pour une jeune femme comme celle
-de quelque animal étrange... Et pourtant on citait les noms de plus de
-dix femmes charmantes dont il avait été aimé avec passion. Il était
-auteur. Son fils était aussi fort spirituel...
-
-Le comte de Valençay, frère du marquis d'Étampes, était un des hommes
-les plus agréables du Palais-Royal. Jouant la comédie à ravir,
-spirituel sans méchanceté, bon sans fadeur, aimant les arts et s'y
-connaissant bien, il était aimé et désiré dans toutes les maisons où
-il allait. M. le comte d'Osmond était aussi un homme de bonne
-compagnie, et tout-à-fait de mise; mais des amis qui l'ont beaucoup
-connu m'ont dit que sa distraction continuelle lui donnait cette
-réputation de grand esprit qu'on lui reconnaissait généralement, et
-que particulièrement on lui contestait. Le marquis de Barbantane, mari
-de madame de Barbantane dont j'ai parlé, était aussi un homme de
-beaucoup d'esprit, moqueur, et peut-être même un peu méchant, ce qui
-contrastait singulièrement avec une recherche exquise de politesse
-dont on ne savait que faire avec ce persiflage continuel.
-
-M. et madame Duchâtelet, la duchesse de Grammont, M. de La
-Tour-du-Pin, le comte de Clermont-Gallerande, dont la jolie figure
-était déformée par des _tics_ tout-à-fait singuliers. Mais ceux-là
-n'étaient rien, il en avait un autre plus insupportable; c'était de
-faire continuellement des citations et de les faire fausses... Le
-chevalier d'Oraison était par son esprit un des hommes[40] recherchés
-du Palais-Royal.
-
-[Note 40: Il était savant sans pédanterie et faisait servir son
-instruction à l'amusement des autres, chose fort rare.]
-
-La société du Palais-Royal fut ensuite plus étendue dans son
-intimité... mais à cette époque elle était encore assez restreinte
-pour qu'il fût très-difficile d'y être admis. Je ne prétends pas faire
-du salon de madame la duchesse de Chartres un Éden, ni faire croire
-que c'était l'âge d'or que cette époque!... Mais dans ce monde, qu'on
-distinguait alors sous le nom de _grande société_, on remarquait des
-points de réunion plus ou moins recherchés, et plus ou moins faits
-pour l'être... Le Palais-Royal était ainsi dans le temps dont je
-parle... Là, dans le cercle des jours ordinaires, se trouvaient
-réunies toutes les grâces à toute l'urbanité française. Ce mot avait
-alors une signification; aujourd'hui il n'en a plus. Je sais encore ce
-que cela veut dire, parce que je l'ai vu; mais les génies de l'époque,
-tels que M. Charles La...t, par exemple, qui écrase les pieds d'une
-femme sans saluer, et cela parce qu'il fait des pièces qu'on ne siffle
-pas; celui-là, par exemple, ne sait pas ce que c'est. On y combinait
-les moyens de plaire... on feignait les vertus qu'on n'avait pas... et
-du moins pendant ces heures consacrées à cette supercherie la vertu
-recevait cet hommage du vice, dont le culte était déserté... On
-pouvait bien faire une méchanceté, on la faisait même; mais on ne
-racontait pas sans esprit une calomnie, on n'attaquait pas avec une
-brutalité qu'on appelle franchise, et qui n'est autre chose qu'une
-mauvaise éducation, l'existence d'une femme... L'âcreté d'une telle
-façon d'être se serait mal accordée avec l'aménité des procédés et des
-manières qu'on apportait dans cette grande et haute société dont le
-code de lois était alors observé avec rigidité... J'ai vécu dans ce
-monde-là dès ma première enfance, et je puis dire que ce n'est _que
-là_ aussi que j'ai _vécu_. Ce n'est que là, par exemple, que j'ai vu
-louer sans cette fadeur et cette maladresse de louange qui vous
-empêche d'accepter un compliment, fût-il fondé. Ce n'est _que là_ que
-j'ai vu discuter sur de graves, d'importantes matières sans _disputer_
-et sans injure[41]... Ce n'est que là que j'ai vu faire valoir les
-autres sans les protéger, et paraître heureux de leurs succès!... et
-cela sans hypocrisie, non! c'était une dernière écorce des anciennes
-moeurs qui se conservait par la force de l'habitude... et ce n'était
-cependant qu'une écorce... mais elle me rendait la vie bien légère à
-porter dans ces jours de ma jeunesse: qu'aurais-je donc éprouvé dans
-le siècle précédent, lorsque tous les liens de famille étaient sacrés,
-lorsque les charmes de cette même union sociale rendaient faciles
-jusqu'aux moindres actions de la vie!...
-
-[Note 41: La société est tellement changée sous ce rapport, que j'ai
-vu il y a huit ans M. de Forbin, le type de la politesse de nos jours,
-se prendre de querelle une fois à l'Abbaye-aux-Bois assez fortement
-pour être obligé de sortir du salon où il était avec son antagoniste,
-homme des plus grossiers, et qui pourtant était reçu chez M. de
-Talleyrand, apparemment parce qu'il lui reposait l'esprit, et, chez
-madame Récamier, parce qu'elle est un ange de bonté.]
-
-Dans une société moins étendue que les cercles que je viens de nommer,
-on était plus ouvert, plus confiant; _on causait_, on parlait des
-bruits du monde; on médisait, mais toujours avec mesure; on
-n'attaquait JAMAIS l'honneur de personne. C'était un sanctuaire que la
-vie d'un homme sous ce rapport; c'était une arche sainte dont jamais
-dans le monde la main la plus hardie ne soulevait le voile... Un jour,
-dans l'un des bals particuliers de la Cour, un jeune homme trouve à
-terre un papier qu'il relève; il lit!... _Ah!_ s'écrie-t-il
-involontairement, _une lettre d'amour signée avec du sang!..._ mais
-tout aussitôt il s'aperçoit de sa faute et cache le billet... Eh bien!
-pour cette seule indiscrétion le pauvre jeune homme fut _rayé_ de la
-liste des invités au bal particulier pour l'espace de six mois par
-Marie-Antoinette elle-même!...
-
-Ce qu'on demandait surtout dans cette société si regrettable, c'était
-de la grâce, de la gaîté, de l'originalité... La méchanceté profonde
-est toujours triste... il y a plus, elle est vulgaire et grossière.
-C'est pour cela qu'on ne pardonnait jamais la bassesse des manières ou
-du langage, et surtout celle des actions lorsqu'elle était avérée. On
-n'avait peut-être plus assez de principes pour être irrité au fond de
-l'âme d'une bassesse; mais telle était la _force de l'opinion_, qu'on
-avait encore plus de vanité que de cupidité: ce n'était peut-être plus
-de la grandeur, c'était de l'orgueil, mais qu'importe!... Enfin, de
-toutes ces hypocrisies que je viens de citer, aucune n'est imposée
-pour nuire, et toutes produisent un bien. C'était ainsi qu'était _la
-grande société_ ou _la bonne compagnie_.
-
-J'ai dit, je le crois, que la duchesse de Chartres recevait tous les
-jours de représentation d'opéra tout le monde présenté. On pouvait
-aller souper au Palais-Royal sans autre invitation qu'une première,
-qui suffisait pour toujours; mais les autres jours, qui s'appelaient
-_les petits jours_, il y avait une liste pour la société intime, qui,
-également invitée, l'était pour l'avenir. Ces _petits_ soupers étaient
-les plus agréables. La duchesse de Chartres travaillait, et
-conséquemment toutes les femmes travaillaient aussi. On faisait
-quelquefois une lecture, ou bien de la musique... Pendant tout un
-hiver, ce fut une folie de jouer la comédie. Alors on lisait des
-pièces inédites, soit de Marivaux ou de tel autre auteur du répertoire
-de la Comédie Française, pour choisir parmi elles. Madame de Genlis
-était toute en faveur pendant ces jours de triomphe pour les arts. La
-princesse l'aimait alors avec une tendresse _qui faisait croire aux
-sortiléges_, disait madame de Barbantane.
-
-Un jour (c'était celui d'un petit souper), la princesse travaillait
-devant une grande table ronde recouverte d'un tapis vert; elle
-_parfilait_... Madame de Blot, assise auprès d'elle, _parfilait_ aussi
-et mettait en pièces un magnifique échiquier en or qu'on lui avait
-donné pour cet usage. Madame de Barbantane et toutes les femmes de
-l'intimité de la duchesse se trouvaient ce même soir chez elle. La
-conversation était animée... on parlait beaucoup de _sentiment_, et
-madame de Blot, dont j'ai déjà cité l'esprit, avait avancé une thèse
-assez difficile à soutenir... Le duc de Chartres, qui ne l'aimait pas
-parce qu'elle commençait peut-être à être clairvoyante, se promenait
-dans le salon, et finissait toujours par revenir se mettre en face
-d'elle, en la fixant avec une intention assez maligne. Rien n'est
-perfide comme un regard qui s'applique sérieusement à vous pénétrer,
-surtout lorsque ce regard est fixe et questionneur... Dans ces soirées
-du Palais-Royal la conversation était parfaitement libre, et le prince
-donnait lui-même l'ordre de l'être...
-
---En vérité, dit le duc de Chartres, je ne comprends plus le coeur des
-femmes aujourd'hui!... elles veulent de l'amour avec cette autorité
-sentimentale et dogmatique qui ferait d'une passion la chose du monde
-la plus ennuyeuse, la femme qui l'inspirerait fût-elle belle comme la
-plus belle des houris de Mahomet.
-
-MADAME DE BLOT.
-
-Mais monseigneur croit-il qu'on aime moins parce que la passion
-raisonne?...
-
-LE DUC DE CHARTRES.
-
-Ma foi, je n'en sais rien. Je n'ai jamais essayé de savoir comment
-j'aimais ni pourquoi j'aimais... mais aussitôt que mon coeur était
-occupé, je m'inquiétais pour avoir la preuve de l'amour de la femme
-que j'aimais.
-
-MADAME DE BLOT.
-
-Mais, monseigneur, c'est en cela que Rousseau est le plus grand
-historien du coeur humain. _Julie_ va d'elle-même au-devant du coeur
-de celui qu'elle aime... tout ce que la femme peut sacrifier, elle le
-donne avec une abnégation d'elle-même vraiment héroïque.
-
-M. LE DUC DE CHARTRES en regardant madame de Blot avec ironie.
-
-Vous trouvez donc Rousseau bien admirable, madame?
-
-MADAME DE BLOT
-
-Moi, monseigneur!... je l'admire à un tel point, que je ne conçois
-pas qu'une femme véritablement sensible n'aille pas trouver Rousseau
-pour lui consacrer sa vie.
-
-LE DUC DE CHARTRES s'arrêtant avec une expression de crainte affectée.
-
-Je vous demande en grâce, mesdames, de garder religieusement le secret
-de madame de Blot; car, en vérité, si Rousseau apprend cette
-admiration si vive, il viendra enlever madame de Blot, qui sera perdue
-à jamais pour le Palais-Royal et pour M. de Blot.
-
-MADAME DE MONTBOISSIER souriant avec un accent de reproche.
-
-Ah! monseigneur!
-
-M. DE SCHOMBERG.
-
-Monseigneur pardonnera à une si vive admiration.
-
-M. DE THIARS.
-
-Elle est si comprenable!
-
-LE DUC DE CHARTRES[42] reprenant sa promenade aussi méthodiquement.
-
-[Note 42: C'était une manie qu'il avait... Il se promenait toujours en
-long et en large dans la chambre tandis qu'il parlait; c'était presque
-toujours lorsque la discussion l'attachait.]
-
-Vous avez raison (_il s'incline_), madame de Blot; c'est moi qui vous
-demande pardon.
-
-Madame de Blot avait trop d'esprit pour ne pas comprendre que la
-révérence, le pardon, et tout ce qui venait du duc de Chartres, ne
-pouvait être vrai... Aussi le sourire qui accompagnait la révérence
-qu'elle lui rendit fut-il pour le moins aussi railleur que celui du
-prince... Tout-à-coup elle avisa madame de Genlis, qui, assise entre
-le chevalier de Durfort et M. de Thiars, travaillait à une bourse en
-filet. Son silence pendant cette discussion, qui durait depuis une
-heure, était assez étrange pour que madame de Blot en fût surprise;
-aussi ne laissa-t-elle pas échapper l'occasion d'une petite
-vengeance...
-
---Et quel est votre avis sur le sentiment que peut inspirer Rousseau,
-madame? dit madame de Blot à madame de Genlis.
-
-MADAME DE GENLIS.
-
-Je ne saurais le dire, madame.
-
-MADAME DE BLOT.
-
-Vous ne sauriez le dire, et pourquoi?
-
-MADAME DE GENLIS.
-
-Parce que je connais à peine les ouvrages de Rousseau.
-
-MADAME DE BLOT.
-
-Mais _la Nouvelle Héloïse_...
-
-MADAME DE GENLIS.
-
-Je ne l'ai pas lue.
-
-Ce fut un coup de théâtre dont l'effet fut instantané... l'ouvrage
-tomba des mains de toutes les travailleuses... _le parfilage_, _le
-filet_, _la tapisserie_, tout fut en suspens... et jusqu'à la
-princesse tout le monde s'écria:
-
---Vous n'avez pas lu _la Nouvelle Héloïse_!
-
-MADAME DE GENLIS.
-
-Non, et je n'ai pas même lu _Émile_...
-
-Un moment de silence suivit... tous les yeux étaient attachés sur
-madame de Genlis, qui, sans être embarrassée de son maintien,
-continuait son filet sous l'artillerie des regards jetés sur elle...
-Cependant, si elle avait levé la tête, elle eût été embarrassée en
-voyant les yeux du duc de Chartres qui lui donnaient un démenti
-formel. Quant à madame de Blot, elle haussa les épaules et dit avec
-un accent moqueur:
-
---Cela est en vérité bien surprenant, et vous avez là, madame, une
-_prétention_ bien ridicule.
-
-MADAME DE GENLIS très-piquée.
-
-Non, madame, non, je n'ai pas de _prétentions_... j'en vois autour de
-moi trop d'absurdes pour me donner à moi-même ce ridicule... Je n'ai
-pas lu _la Nouvelle Héloïse_, parce que j'en ai assez entendu dire
-pour savoir que _la Nouvelle Héloïse_ n'est pas un livre pour mon
-âge... Lorsque j'aurai le vôtre, madame, je lirai les ouvrages de
-J.-J. Rousseau, parce qu'ils contiennent, dit-on, de fort bonnes
-choses... et qu'alors j'en pourrai parler sans blesser la bienséance.
-
-MADAME DE BLOT.
-
-Je ne vous savais, madame, ni dévote, ni prude, ni rigoriste...
-
-MADAME DE GENLIS.
-
-Je me trouve, madame, assez honorée du titre de dévote pour n'en pas
-chercher d'autres, et surtout celui de _prude_... Au surplus, quel que
-soit mon rigorisme, il ne me portera jamais à soutenir des thèses
-extravagantes.
-
-LE DUC DE CHARTRES bas au baron de Besenval.
-
-En vérité, madame de Genlis me confond! comment peut-elle être aussi
-ferme dans sa défense vis-à-vis madame de Blot, dont l'attaque est
-presque grossière contre son ordinaire, car elle est toujours de si
-bon goût...?
-
-LE BARON DE BESENVAL souriant.
-
-Monseigneur, la femme la plus douce et la plus mesurée devient une
-lionne si elle est attaquée devant la personne qu'elle aime.
-
-LE DUC DE CHARTRES fort embarrassé.
-
-Mais... est-ce que cette personne est dans la chambre?
-
-LE BARON DE BESENVAL.
-
-Je croyais que monseigneur avait aperçu M. de Genlis lorsqu'il est
-entré tout à l'heure.
-
-LE DUC DE CHARTRES souriant.
-
-Vous avez raison, baron!... Eh! tenez, voilà encore la querelle qui
-recommence... Cette fois, ce n'est plus Rousseau.
-
-En effet, la dispute entre ces deux dames, qui s'était apaisée depuis
-la dernière réponse de madame de Genlis, venait de se réveiller plus
-aigre que jamais à propos du _parfilage_. Interpellée sur un mot
-qu'elle avait dit la veille relativement au parfilage, madame de
-Genlis avoua qu'elle espérait faire tomber cette odieuse coutume, qui
-était si peu d'accord avec nos manières élégantes et nos _prétentions_
-surtout à l'élégance.
-
-MADAME DE MONTBOISSIER.
-
-Mais, madame, veuillez me dire comment madame la duchesse peut faire
-une chose inconvenante.
-
-Madame de Blot sourit d'un air triomphant... et dans le fait, la
-duchesse d'Orléans parfilait en ce même moment. Le coup semblait
-devoir porter fort et juste; mais madame de Genlis était trop fine
-pour s'aventurer sans guide dans un pays inconnu, et elle était sûre
-de son affaire; aussi répondit-elle à madame de Montboissier:
-
---Ce n'est pas madame[43] qui aura le tort que je reproche à toutes
-les femmes, et madame elle-même connaît à cet égard ce que je pense...
-mais je combats l'odieuse coutume qui fait prendre à une femme,
-presque sur les vêtements d'un homme, les brandebourgs de son habit,
-son noeud d'épée, ses épaulettes, enfin tout ce qui fait les profits
-de son valet de chambre... Nous recevons en outre fort souvent des
-présents d'une valeur que nous repousserions s'ils étaient sous une
-autre forme... Voilà ce que je trouve non-seulement indélicat, mais
-coupable même.
-
-[Note 43: C'est ainsi qu'il est convenable d'appeler les princesses,
-et non pas continuellement par leur titre d'_Altesse_, comme on en a
-la coutume en France et comme on l'avait sous l'empire. Le mot
-_madame_ est le plus respectueux, employé à la troisième personne.]
-
-MADAME DE BLOT se penche vers la marquise de Polignac, et lui dit à
-demi-voix:
-
-Eh bien, voilà la mission commencée... il ne nous reste plus qu'à
-chercher à obtenir l'absolution d'un directeur aussi rigide!
-
-MADAME DE GENLIS, qui a entendu madame de Blot, poursuit doucement et
-sans affectation.
-
-Ce que j'ai vu de plus joli en ce genre, c'est une harpe en or,
-destinée à être parfilée, et offerte par M. le duc de Lauzun... ainsi
-qu'un tablier garni de franges d'or... fait pour le même usage...
-
-Madame de Blot rougit... le tablier valait plus de cinquante louis, et
-lui avait été donné par la maréchale de Luxembourg.
-
---J'ai reçu hier de Rome une lettre fort intéressante, qui m'annonce
-un nouvel ouvrage bien remarquable s'il s'achève, dit M. de Schomberg,
-qui voulait changer la conversation.
-
-LE DUC DE CHARTRES.
-
-Quel est cet ouvrage?
-
-M. DE SCHOMBERG.
-
-L'auteur, quoique jeune, est un savant distingué, monseigneur; quant à
-l'ouvrage, il s'intitule _Trésor des origines, ou Dictionnaire
-raisonné des origines_.
-
-LE DUC DE CHARTRES.
-
-Et l'auteur?
-
-M. DE SCHOMBERG.
-
-C'est un jeune homme appelé Charles Pougens; il annonce un esprit
-remarquable, et même un talent distingué... il me demande de le mettre
-aux pieds de monseigneur, et de solliciter sa protection.
-
-MADAME DE BLOT.
-
-Vous devriez bien, monsieur de Schomberg, lui écrire de nous donner
-son avis sur Rousseau, puisqu'il est si savant, votre jeune ami.
-
-LA DUCHESSE DE CHARTRES, souriant doucement.
-
-Vous avez l'humeur bien guerrière ce soir, madame de Blot...
-
-MADAME DE GENLIS.
-
-Je connais M. Charles Pougens, madame, et je crois que son opinion
-aurait ici peu de poids pour décider si une jeune femme doit ou non
-lire Jean-Jacques Rousseau.
-
-LA DUCHESSE DE CHARTRES.
-
-Madame de Genlis, madame de Puisieux me disait l'autre jour que vous
-aviez un talent remarquable pour raconter des histoires de revenants.
-Vous devriez bien nous en dire une au lieu d'engager une discussion
-sur Jean-Jacques; car, en vérité, une discussion, quelque bien qu'elle
-soit engagée, est toujours pénible pour ceux qui écoutent.
-
-MADAME DE GENLIS. Je suis aux ordres de madame. Quelle histoire
-demande-t-elle? Est-ce une _véritable_ histoire ou bien une faite à
-plaisir.
-
-LA DUCHESSE.
-
-Comme vous voudrez.
-
-MADAME DE GENLIS.
-
-Eh bien! je raconterai donc l'aventure du chevalier de Jaucourt[44].
-
-[Note 44: Celui qu'on appelait Jaucourt _Clair-de-Lune_, surnom qu'on
-lui avait donné en raison de sa figure ronde et pâle.]
-
-LE DUC DE CHARTRES.
-
-Qui? Clair-de-Lune?
-
-MADAME DE GENLIS s'inclinant sans répéter l'épithète.
-
-M. le chevalier de Jaucourt. Je soupais un soir chez madame de
-Gourgues[45] avec ma tante, madame de Montesson, dont elle est la
-meilleure amie. Elle avait été fort souffrante ce jour-là, et elle
-était sur sa chaise longue...
-
-[Note 45: Soeur de M. de Lamoignon.]
-
-LE DUC DE CHARTRES.
-
-Madame de Gourgues n'est-elle pas une personne pâle et mélancolique?
-
-MADAME LA MARQUISE DE POLIGNAC.
-
-Oui, monseigneur; et madame de Genlis est vraiment bien bonne d'avoir
-remarqué qu'elle était un jour plutôt qu'un autre sur sa chaise
-longue, car elle y passe sa vie.
-
-LA DUCHESSE DE CHARTRES avec le ton de l'intérêt.
-
-Qu'a-t-elle donc?
-
-MADAME LA MARQUISE DE POLIGNAC.
-
-Une maladie, madame, bien difficile à guérir, une passion malheureuse
-pour M. Jaucourt.
-
-LE DUC DE CHARTRES.
-
-Comment! pour Clair-de-Lune? c'est prodigieux! a-t-elle de l'esprit?
-
-MADAME DE GENLIS.
-
-Oui, monseigneur, et beaucoup.
-
-MADAME DE BLOT.
-
-C'est-à-dire qu'elle sait l'anglais[46]... Et vous, madame, qui
-parlez, ou du moins qui savez, je crois, toutes les langues de
-l'Europe, vous devez trouver cela bien naturel.
-
-[Note 46: C'était alors une chose fort rare en France.]
-
-MADAME DE GENLIS.
-
-Mais elle est instruite, elle parle sur beaucoup de sujets, et fort
-bien.
-
-MADAME DE BLOT.
-
-C'est-à-dire qu'elle est pédante. Elle est fort arrêtée dans ses
-décisions, avec cela, ce qui fait un singulier contraste avec son ton
-sentimental.
-
-MADAME DE GENLIS.
-
-Au moins, madame, vous ne pouvez lui refuser beaucoup de vertus.
-
-MADAME DE BLOT.
-
-Oui... elle est dévote...
-
-MADAME DE GENLIS.
-
-Comment cela se peut-il, madame? elle aime tous les encyclopédistes.
-
-MADAME DE BLOT.
-
-Aussi, vous ai-je dit qu'elle était formée de contrastes, sans être
-amusante.
-
-LA DUCHESSE DE CHARTRES.
-
-Mesdames, mesdames, et notre histoire!... madame de Genlis, commencez
-donc.
-
-MADAME DE GENLIS, s'inclinant.
-
-[47]Je suis depuis longtemps aux ordres de madame... J'ai déjà dit que
-je soupais un soir chez madame de Gourgues; le chevalier de Jaucourt y
-était. La conversation tomba sur les revenants, et je dis que j'en
-avais peur. Alors le chevalier de Jaucourt prétendit qu'il lui était
-arrivé à lui-même une histoire des plus étonnantes, et que si je lui
-promettais de ne pas trop m'effrayer, il me raconterait cette
-aventure. J'étais peureuse, mais la curiosité l'emporta; je lui
-demandai son histoire. Depuis il me l'a racontée, toujours avec les
-mêmes particularités. C'est un homme d'honneur et incapable de
-tromper[48]...
-
-[Note 47: Je donne cette histoire pour montrer comment se passaient
-les soirées au Palais-Royal.]
-
-[Note 48: L'histoire est en effet arrivée à M. le chevalier de
-Jaucourt.]
-
-Le chevalier de Jaucourt est né en Bourgogne. Il fut élevé dans un
-collége d'Autun. Son père le fit sortir du collége et le fit venir à
-sa terre pour le préparer à sa première campagne, qu'il devait faire
-sous la conduite de l'un de ses oncles. Le chevalier de Jaucourt[49]
-avait alors douze ans. Son père le reçut bien, comme à son ordinaire,
-mais avec une sorte de solennité qu'il ne mettait pas habituellement
-dans ses manières avec lui. Après souper, on conduisit le chevalier
-dans une grande chambre dans laquelle il devait coucher seul, d'après
-l'ordre de son père. Le chevalier n'osa répliquer d'abord à _l'ordre_
-paternel; et puis il allait partir pour l'armée... il allait servir le
-Roi!... Cette pensée lui aurait fait affronter des dangers.
-
-[Note 49: Une chose assez singulière, c'est que madame de Genlis ne
-sache pas mettre l'orthographe des noms de ses amis. Elle ne met
-jamais de _t_ aux noms de Balincourt et de Jaucourt.]
-
-La chambre dans laquelle on le laissa seul était fort vaste et sombre,
-et meublée d'une singulière façon à l'époque où l'on était alors; le
-lit à baldaquin avait une garniture en point de Hongrie, et les
-chaises et les fauteuils, d'une forme également gothique et recouverts
-d'une poussière épaisse, prouvaient que depuis longtemps l'appartement
-n'avait été habité. Au milieu de la chambre on voyait une espèce de
-trépied ou d'autel, sur lequel le vieux valet de chambre du père du
-chevalier laissa une lampe allumée et se disposa à s'en aller.
-
---Je ne voudrais pas de lumière, dit l'enfant.
-
---Monsieur le marquis a recommandé qu'on vous laissât de la lumière,
-monsieur le chevalier.
-
-Et le vieillard se retira, laissant le chevalier seul dans une chambre
-qui paraissait isolée, et dont l'ameublement seul le glaçait d'une
-sorte de crainte... Il commença à se déshabiller, mais lentement, et
-mit à cette occupation le double de temps qu'il y mettait
-ordinairement... Pendant qu'il ôtait ses habits pièce à pièce, il
-examinait surtout attentivement la tapisserie qui recouvrait les murs
-humides de la chambre. Cette tapisserie était une _tapisserie à
-personnages_, ainsi qu'on appelait ces sortes de tentures autrefois
-dans ces châteaux... Le sujet en était étrange, elle représentait un
-temple de _forme antique_; les portes en étaient fermées; l'ouvrier
-_s'était surpassé_ dans l'exécution des arbres qui entouraient le
-temple. Sur les marches de l'édifice était un homme de grandeur
-naturelle, dont le costume ressemblait à celui d'un grand-prêtre. Il
-était vêtu d'une longue tunique blanche serrée par une ceinture dont
-les bouts flottants formaient des dessins bizarres au-dessus de sa
-tête... Dans l'une de ses mains était une clef; dans l'autre, un
-faisceau de rameaux liés ensemble figurait une poignée de verges.
-Cette figure était de grandeur naturelle, et occupait une partie du
-lambris qui faisait face au lit du jeune chevalier. Par une sorte de
-fascination magnétique, il ne cessait de regarder cette figure; ses
-yeux la fixaient en se déshabillant, ils la fixèrent dans son lit, ils
-la fixaient toujours... Tout-à-coup...
-
-MADAME DE BLOT et plusieurs de ces dames.
-
-Ah! mon Dieu!...
-
-MADAME DE GENLIS.
-
-Tout-à-coup il croit rêver!... il voit la figure se mouvoir...
-s'ébranler... elle descend lentement les marches du temple... Le
-malheureux enfant, glacé de terreur, n'ose faire un mouvement, ne peut
-même pas porter la main à la sonnette que lui a montrée le vieux valet
-de chambre... La figure descend toujours... Elle est dans la chambre
-enfin... elle s'avance vers le lit où l'enfant est couché, frissonnant
-et baigné de sueur froide..... La figure avance toujours... enfin elle
-est tout près du lit... D'une main elle tenait la clef et de l'autre
-la poignée de verges... Lorsqu'elle toucha le lit du chevalier, la
-figure leva la main qui tenait les verges, et prononça ces mots d'une
-voix qui n'avait rien d'humain:
-
-«Ces verges _fustigeront_ un grand nombre de tes amis... Lorsque tu
-les verras s'agiter... voilà la clef des champs... n'hésite pas à la
-prendre.»
-
-Après que ces mots furent prononcés lentement et avec toute la
-solennité d'un oracle, la figure se retourna, traversa de nouveau la
-chambre avec la même gravité, et remontant les marches du temple comme
-elle les avait descendues, elle se remit sur le portique dans la même
-attitude où elle était avant ce singulier événement..... Tout
-palpitant... frémissant encore d'une terreur qu'il ne pouvait
-surmonter, le malheureux enfant ne put appeler que quelques instants
-après... On vint... Mais n'osant pas confier cette étonnante aventure
-à un domestique, il se contenta de dire qu'il se sentait malade et
-voulait que quelqu'un demeurât dans sa chambre... Le domestique resta
-auprès de lui; mais le pauvre enfant ne put dormir de la nuit. À peine
-fit-il jour qu'il courut chez son père, et se jetant dans ses bras en
-rougissant de honte de sa pusillanimité, il lui raconta son aventure
-de la nuit... Quel fut son étonnement lorsque son père, au lieu de se
-moquer de lui, l'embrassa avec une sorte de familiarité qui était loin
-des rapports d'un père avec un fils de douze ans.
-
---Mon fils, lui dit M. de Jaucourt, votre aventure est sans doute
-fort extraordinaire, mais elle l'est moins pour moi... Mon père...
-votre aïeul... eut aussi dans cette même chambre une des plus
-étonnantes aventures qu'il se puisse dire, et même!...
-
-M. de Jaucourt allait parler avec plus de détail de cette aventure de
-son père, lorsque, réfléchissant probablement à l'âge de son fils, il
-garda le silence...; mais, en regardant le chevalier, ses yeux se
-mouillèrent de larmes... Il le prit dans ses bras et, l'embrassant
-avec tendresse, il le bénit.
-
-Le chevalier partit pour l'armée avec un de ses oncles; il a été,
-depuis cette époque, bien occupé et même agité par des événements
-compliqués dans sa vie privée. Dans tout ce qui lui arrive, il croit
-voir l'effet des paroles du grand-prêtre aux verges et à la clef. Je
-lui ai entendu raconter plus de dix fois cette aventure, et jamais il
-n'a changé une circonstance ni un fait.
-
-Dans ce moment, M. de Jaucourt entra dans le salon. Tout le monde se
-récria!...
-
---Comment, M. de Jaucourt, lui dit la duchesse de Chartres, vous ne
-nous avez jamais raconté votre aventure de revenant!...
-
-M. de Jaucourt prit à l'instant même une attitude plus sérieuse.
-
---Je ne savais pas si j'aurais intéressé Madame, répondit-il... J'en
-parle peu, et jamais pour faire effet.
-
-Ceci fut dit en jetant un regard presque de reproche sur madame de
-Genlis...
-
---Mais, dit la duchesse de Chartres, il est donc _bien vrai_ que cela
-vous est arrivé?... Vous ne pouvez l'affirmer, car, enfin, vous
-dormiez peut-être.
-
---Non, madame, je ne dormais pas... l'impression produite par un rêve
-est une autre impression que celle de la réalité!... J'ai _vu_ et j'ai
-_entendu_...
-
-À ces mots, prononcés avec une noble assurance et le ton d'une
-profonde conviction, tout le monde se rapprocha de M. de Jaucourt...
-il semblait être un homme différent de la veille. Ce salon, si animé
-il y avait seulement quelques minutes, était devenu silencieux et
-attentif à la moindre parole, au moindre geste de celui qui avait vu
-enfin un habitant de l'autre monde.
-
-La duchesse questionna M. de Jaucourt, et il lui répondit avec une
-extrême exactitude. Quoique quinze ans se fussent écoulés depuis cette
-époque, les faits étaient classés dans sa tête avec une telle netteté,
-qu'il ne déviait jamais d'une ligne dans ces récits si souvent
-renouvelés et toujours aussi fidèles.
-
-Le chevalier de Jaucourt avait alors près de vingt-sept à vingt-huit
-ans; sa taille était fort élégante et sa démarche avait de la
-noblesse et du laisser-aller[50].--Son visage était pâle et rond, ce
-qui lui avait fait donner le surnom de _Clair de Lune_. La vraie
-raison de ce surnom aussi était une mélancolie profonde dont on
-ignorait le motif. Cette aventure de sa jeunesse en était-elle la
-cause? elle troublait ses nuits, elle troublait ses jours[51]!... il y
-rapportait tout ce qui survenait dans sa vie... Une passion qui
-l'occupait vivement était également pour beaucoup dans cette tristesse
-douce et calme qui lui avait fait donner son surnom... Ses yeux
-étaient noirs et charmants dans leur regard; mais une particularité
-étrange, c'est qu'il ne mettait pas de poudre à cette époque!...
-C'était une singularité tellement remarquable qu'il fallait un bien
-puissant motif pour l'autoriser. Il portait donc ses cheveux négligés
-et sans poudre, ce qui lui allait à ravir... M. de Conflans aussi;
-mais chez lui c'était une manie: il prétendait que c'était parce que
-sa tête _fumait_ comme un _volcan_ aussitôt qu'il y mettait de la
-poudre. Cette raison ne valait rien. S'il eût voulu, il y avait
-d'autres moyens de poudrer ses cheveux. Le fait est que ses cheveux
-frisaient ou plutôt bouclaient parfaitement, comme Just de Noailles,
-qui ressemblait à l'Antinoüs.
-
-[Note 50: C'est une chose plus importante qu'on ne le saurait croire
-que la _démarche_ dans une femme et dans un homme. C'est un moyen de
-reconnaître l'élégance de leurs manières.]
-
-[Note 51: Les _verges_ sont les dangers de la Révolution, et la _clef
-des champs_ voudrait indiquer l'émigration... Cependant le fait s'est
-passé dans des années où certes on ne soupçonnait pas que la
-Révolution dût exister jamais: c'était, je crois, en 1764 ou 65.]
-
-L'esprit de M. le chevalier de Jaucourt était charmant et, comme son
-visage, doux, calme et un peu porté à la tristesse. Il était aimé
-généralement de tous ceux qui le connaissaient, et son amabilité avait
-un charme qui rendait bientôt son commerce nécessaire lorsqu'on savait
-l'apprécier. Au reste, il n'était pas toujours _triste_ et le prouvait
-en racontant avec grâce[52]...
-
-[Note 52: Je connais un homme dont la physionomie triste et douce, le
-visage agréable et surtout le ravissant regard, ont une grande
-analogie avec son esprit naturellement triste et pourtant doucement
-railleur... Il y a un charme dans sa conversation, un attrait que je
-n'ai vu qu'à lui. Grand seigneur par sa naissance, par ses manières,
-il l'est de tout ce qui fait remarquer que les autres ne le sont pas.
-Le charme des manières de cette personne ne peut être imité, et ne
-sera jamais remplacé...]
-
---La bonté de Madame, dit le chevalier de Jaucourt, l'a entraînée trop
-loin, et je m'aperçois qu'il règne ici une sorte de tristesse... Il
-n'en est pas de même dans le salon de madame de Livry, d'où je sors
-en ce moment: c'est comme le camp d'Agramant.
-
-MADAME DE BLOT.
-
-Qu'y a-t-il donc?
-
-M. DE JAUCOURT.
-
-Oh! rien de nouveau, quant à ce qui concerne madame de Livry; cependant
-il y a eu ce soir redoublement dans la manifestation de son humeur
-folle, elle avait beaucoup de monde... Je ne sais comment le marquis de
-Hautefeuille et elle se prirent de querelle sur un sujet quelconque...
-Vous savez que madame de Livry n'est pas difficile sur le sujet d'une
-dispute, elle est fort coulante là-dessus... M. de Hautefeuille, de son
-côté, était bien disposé apparemment, et tout aussitôt que la balle lui
-fut lancée il la releva et _servit_ madame de Livry comme elle le
-voulait, c'est-à-dire que la querelle fut engagée... Elle s'anima si
-bien et madame de Livry le prit sur un tel diapason, que M. de
-Hautefeuille se réfugia à l'autre bout du salon.--Monsieur, lui cria
-madame de Livry, vous êtes absurde.--Madame, répliqua M. de
-Hautefeuille, à tout seigneur tout honneur... vous passez avant moi...
-L'affaire s'engageait bien assez sans ce dernier mot; mais à peine
-fut-il prononcé que madame de Livry leva le pied, et lança de toute sa
-force une de ses petites mules à la tête du marquis de Hautefeuille...
-Dire les rires et les cris de joie de tout ce qui était dans le salon de
-madame de Livry ne se peut décrire... M. de Hautefeuille, désarmé par
-cette _gracieuseté_, rapporta à son antagoniste la mule de Cendrillon;
-car en vérité je n'ai vu de ma vie un plus joli, un plus petit pied, et
-la dispute fut terminée...
-
-MADAME DE POLIGNAC.
-
-Quelle charmante petite folle que madame de Livry!
-
-MADAME DE BLOT.
-
-En vérité! La trouvez-vous _charmante_? Moi je trouve qu'elle est fort
-peu mesurée, et voilà tout: le monde devrait lui demander compte de
-son peu de respect pour lui.
-
-MADAME DE GENLIS.
-
-Mais madame de Livry va fort rarement dans le monde, et, quoiqu'elle
-reçoive beaucoup, elle sort fort peu. Sa maison est agréable, ses
-soupers très-bien composés. Je crois avoir eu l'honneur de vous y
-voir, madame.
-
-MADAME DE BLOT.
-
-Cela ne prouve rien. Je vais chez des gens que je trouve ridicules;
-ne faites-vous pas de même?
-
-Madame de Genlis ne répondit pas. Madame de Blot continua avec
-aigreur:
-
---Je n'ai jamais vu une femme aussi peu mesurée dans ses propos au
-milieu d'un cercle de femmes que madame de Livry: vous ne pouvez le
-nier.
-
-MADAME DE GENLIS.
-
-Mais une chose qu'on ne peut _nier_ aussi, c'est que sa réputation est
-excellente, et qu'elle est aussi sage et _mesurée_ dans les choses
-essentielles qu'elle l'est peu dans les affaires du monde. N'est-il
-pas vrai, M. de Jaucourt?
-
-M. de Jaucourt était à l'autre bout de la chambre avec le duc de
-Chartres, dont la physionomie exprimait en ce moment de vives et
-profondes impressions... Il parlait, et paraissait parler avec
-action... Il parlait bas, et lorsque sa voix s'élevait malgré lui, il
-l'abaissait, et se calmait aussitôt... Madame de Genlis répéta deux
-fois le nom de M. de Jaucourt sans que le chevalier lui répondît...
-Vivement intriguée par cette conférence, et choquée peut-être aussi du
-peu de cas que le duc de Chartres lui-même faisait de sa parole,
-madame de Genlis allait recommencer une troisième fois lorsque la
-porte du salon s'ouvrit, et l'on vit entrer le marquis de Conflans...
-Il était fort beau, comme on sait, et cette beauté venait en grande
-partie de ses cheveux, qui étaient noirs et bouclés et qu'il portait
-sans poudre... Lorsqu'il était en uniforme il était vraiment
-remarquable, surtout par cette tête à l'antique au milieu des frisures
-que l'on portait alors.... Ce même soir il était en uniforme, parce
-qu'il venait prendre congé[53], et l'habit de hussard, qu'il portait
-admirablement, lui donnait une expression presque nouvelle qui lui
-valut plusieurs conquêtes qui n'auraient pas songé à lui sans cela, à
-ce qu'il disait. En le voyant, le duc de Chartres alla aussitôt à lui
-et l'accueillit avec amitié... Il l'aimait beaucoup ainsi que M.
-d'Argenson (M. Voyer). Avec M. de Conflans était madame la comtesse de
-Montauban (mère de madame de Clermont-Galerande) excellente femme,
-ayant un esprit fort original et parfois des reparties extrêmement
-plaisantes... Elle disait souvent aussi des choses qui avaient une
-originalité qui ne plaisait pas à tout le monde, parce qu'elle était
-fort distraite.--Elle me fait toujours peur, dit-elle tout bas à
-madame de Genlis en lui montrant madame de Polignac.
-
-[Note 53: On n'allait jamais en uniforme autrefois ni à la Cour, ni
-dans le monde, excepté pour prendre congé. Alors, on portait
-l'uniforme de son régiment ou bien celui d'officier-général.]
-
---Pourquoi... je vous assure qu'elle n'est pas aussi à redouter qu'on
-le dit; il ne s'agit que de prendre position vis-à-vis d'elle[54].
-
-[Note 54: Madame de Polignac était fort laide, très-mordante et
-spirituelle; elle avait toutefois de la bonté.--Elle contait à ravir,
-et savait une foule d'anecdotes du temps de Louis XIV et de Louis XV.]
-
---Bon! ce n'est pas pour cela, mon coeur!... je ne crains personne, je
-vous dirai, dans ce genre-là, parce qu'alors je mords comme une
-autre... Non, ce n'est pas cela; mais toutes les fois qu'avec sa
-figure de singe elle se place à côté de moi au jeu, je suis sûre de
-perdre!... C'est odieux, cela... Enfin, j'avais découvert qu'elle
-portait du musc, et tout aussitôt je lui ai dit que je fuyais le musc,
-et je m'en suis allée... Malheureusement madame de Rochambeau a eu
-vraiment mal aux nerfs par suite de ce _musc_ dont elle est entourée
-comme une civette. Alors, pour _faire la jeune femme_ et avoir une
-déférence pour la plus ancienne de tout le Palais-Royal, elle a quitté
-son musc, et je ne peux plus lui dire qu'elle empeste; je serai
-obligée de lui dire qu'elle m'ennuie.--Qu'est-ce donc que vous dites
-de moi, monsieur de Conflans? Je vois que vous parlez de quelque chose
-qui me concerne, car vous me regardez avec Monseigneur et le
-chevalier de Jaucourt qui est là tranquillement, tandis qu'il serait
-heure pour lui d'aller faire son office de lune, ajouta-t-elle plus
-bas.
-
---C'est vrai, répondit le marquis de Conflans; je parlais de vous,
-madame la comtesse, et je racontais l'aventure et le mot de Danaé.
-
---Vraiment c'est bien la peine, dit-elle en souriant... elle n'est pas
-mal au fait l'histoire! ajouta-t-elle avec une bonhomie comique.
-
---Mais nous ne la savons pas nous, la belle histoire, dit madame de
-Polignac.
-
---Vous saurez, dit le marquis de Conflans, que madame la comtesse de
-Montauban était hier au soir à souper chez madame la princesse d'Hénin
-à Versailles. Si le souper eût été servi, madame la comtesse n'aurait
-pas été au jeu, j'en suis sûr; mais comme la table de pharaon était
-alors celle autour de laquelle on se réunissait, madame de Montauban
-était occupée à ponter[55] avec autant de vigueur que moi... Dans la
-chaleur de l'action, madame la comtesse fit un paroli de
-campagne[56]... Le banquier le lui fit observer avec la politesse de
-l'homme le plus excellemment élevé...
-
-[Note 55: On appelle ainsi la mise en jeu. Ainsi les joueurs sont
-souvent nommés _pontes_, pour cette raison.]
-
-[Note 56: Terme employé dans quelques jeux, tel que le pharaon, jeu
-fort en vogue alors: c'est de jouer le double de ce qu'on a joué la
-première fois. M. de Conflans dit ici que madame de Montauban fit un
-_paroli de campagne_. C'est une manière de parler, pour dire qu'elle
-avait _voulu tricher_, chose malheureusement fort en usage à cette
-époque aussi.]
-
---Mon Dieu! cela peut-être, dit madame de Montauban avec une grande
-naïveté...; mais vous conviendrez que c'est un empressement bien
-pardonnable à un ponte...
-
---Comment trouvez-vous l'excuse?... Un moment après, un gros
-monsieur... immense... ayant un nom allemand, qui est aussi long,
-aussi large, aussi gros que sa personne, aussi l'ai-je oublié... vous
-le rappelez-vous, madame?
-
---Moi, dit madame de Montauban en ouvrant de grands yeux étonnés, moi
-me rappeler le nom de cet homme!... c'est un rustre...
-
---Je ne dis pas le contraire: raison de plus pour savoir son nom, et
-le consigner à sa porte.
-
---Mais l'histoire, monsieur de Conflans! s'écria la duchesse de
-Chartres....
-
---M'y voici, madame. Madame de Montauban avait derrière elle cette
-cathédrale marchante... et à présent que j'y pense, ce pourrait bien
-être celle de Strasbourg qui était venue là. En attendant il était
-perché sur l'épaule de madame de Montauban, et _pontait_ tant qu'il
-avait de force... et d'argent... ce dont, au reste, il était fort bien
-pourvu comme vous l'allez voir... Dans un moment de colère contre le
-banquier, il fit paroli sur paroli, et en vint au point de mettre au
-tapis une énorme poignée d'or... Mais je ne sais comment cela se fit:
-les louis, au lieu d'aller sur le tapis vert, vinrent tous dans le dos
-de madame de Montauban.
-
---Oui, dans mon dos, dit tranquillement madame de Montauban, qui
-jusque là avait écouté l'histoire comme si elle eût été celle d'une
-autre.
-
---Vous dire les cris du gros Allemand, poursuivit M. de Conflans, ne
-se peut pas avec vérité... c'était une fureur d'insensé d'avoir manqué
-son coup, fureur d'autant plus grande, qu'il venait de voir qu'il
-aurait gagné...
-
---Je crois bien vraiment, dit madame de Montauban avec un sourire de
-souvenir... J'y ai gagné vingt louis en faisant paroli ce coup-là,
-moi...
-
---Madame de Montauban vient de vous dire elle-même qu'elle était
-occupée à ramasser son argent: aussi fut-elle impassible aux cris et à
-la colère du gros Allemand, jusqu'à ce que son dernier louis fut
-revenu devant elle. Alors se tournant avec une dignité comique vers
-le gros homme, elle lui demanda pourquoi donc il criait si fort..., et
-se levant, elle se mit _à se secouer_ pour faire tomber les louis
-qu'elle avait dans son corset. Le gros homme grommelait je ne sais
-trop quelle parole, tandis que madame de Montauban faisait son
-singulier exercice et se donnait un mal épouvantable; enfin elle
-surprit, parmi quelques paroles, celle assez plaisante qu'elle faisait
-_le gros dos_.
-
---Qu'appelez-vous, monsieur... que croyez-vous donc que je veuille
-faire de votre pluie d'or?... me prenez-vous pour une Danaé?...
-
-À ce mot, tout le monde se mit à rire autour de M. de Conflans et de
-madame de Montauban... Ils étaient tous deux excellents dans cette
-affaire, parce que madame de Montauban écoutait son histoire comme si
-M. de Conflans la composait, et toutefois elle prenait la parole pour
-continuer ou pour rectifier...
-
---Conflans, dit le duc de Chartres, tu nous racontes là une histoire
-de ta façon.
-
---Sur mon honneur, monseigneur, je dis la vérité, et rien que la
-vérité.--Oui, oui, dit madame de Montauban, il dit vrai... Cet homme,
-cet Allemand, cet Anglais, je ne sais de quel pays il est, il est
-comte, prince même je crois bien... Ne voulait-il pas me mettre la
-main dans le dos pour y chercher ses louis!... alors je me suis remise
-au jeu fort paisiblement, en lui faisant observer qu'on avait
-vingt-quatre heures pour payer les dettes d'honneur..., et je me suis
-de nouveau mise à ponter avec un bonheur inouï.
-
---Et votre homme, et son or? demanda le duc de Chartres, tout amusé de
-cette histoire.
-
---Eh bien! monseigneur, mon homme et son or, tout cela a fort bien
-été. En me déshabillant le soir, ou plutôt ce matin, ma femme de
-chambre a trouvé dix louis, que mon valet de chambre a reportés à la
-cathédrale de Strasbourg. Il aurait dû les rapporter pour lui, mon
-valet de chambre...; mais il paraît que la cathédrale n'est pas
-donnante... Le gros homme a reçu ses louis; et le joli de l'aventure,
-c'est qu'il m'a fait dire que _le compte y était_... Je vous demande
-un peu qu'est-ce que ça me faisait?... Et mon fils, à qui je raconte
-mon aventure, et qui me demande si le gros homme est catholique ou
-protestant... ça m'est encore bien plus égal.
-
---Eh bien! n'est-ce pas une belle histoire? demanda M. de Conflans.
-
---Oui certainement, dit la duchesse de Chartres, et nous avions besoin
-de cela pour nous distraire d'une histoire terrible... une
-apparition...
-
-M. de Conflans se tourna vivement vers M. le duc de Chartres, et lui
-jeta un coup d'oeil interrogateur[57], auquel le prince répondit par
-un signe de tête négatif... La princesse ne vit pas ce mouvement,
-mais madame de Genlis l'avait aperçu... elle regarda elle-même M. de
-Conflans avec plus d'attention qu'elle ne l'avait fait jusque-là.
-
-[Note 57: Le duc de Chartres avait déjà beaucoup de croyance aux
-Mesmer, aux Cagliostro et aux Saint-Germain. Quoi qu'il en soit, voici
-un fait positif qui a été raconté par le duc d'Orléans lui-même; je ne
-puis affirmer l'année précise, quoique M. de Sainte-Foix, qui me l'a
-raconté étant chez moi au Raincy, me l'ait dit également.--Étant un
-jour à dîner au Raincy avec le prince et trois ou quatre autres
-personnes de son intimité à la porte de Chelles chez son secrétaire
-des commandements M......., la conversation fut conduite sur les
-somnambulistes et les mesméristes... Le prince parut rêveur, il écouta
-plusieurs histoires qu'on raconta, en raconta lui-même, et tout-à-coup
-prenant mon bras, dit M. de Sainte-Foix, il me proposa de retourner au
-château en nous promenant. Nous partîmes, et à peine fûmes-nous à
-quelque distance que le duc me dit qu'il lui était arrivé il y avait
-peu de temps une aventure très-étonnante.
-
-Un jour du mois dernier, me dit-il, je quittai un moment mon cabinet
-pour aller chercher un papier dont j'avais besoin dans ma chambre à
-coucher... J'y demeurai à peine un quart d'heure; en rentrant dans mon
-cabinet, j'y trouvai un homme vêtu de noir, les cheveux sans poudre,
-et dont le visage était d'une pâleur remarquable. Mon premier
-mouvement fut de m'élancer[57-A] sur cet homme... mais je me retins et
-lui demandai comment il s'était introduit chez moi, et en lui faisant
-cette question je me sentis frissonner, car mon cabinet n'avait aucune
-issue... Cet homme sourit et me dit qu'il n'avait besoin d'aucun
-secours humain pour parvenir là où il voulait aller... qu'il était
-dévoué à mes intérêts, qu'il _m'aimait_ et ferait tout pour me servir,
-TOUT jusqu'à me faire voir le diable... Je puis beaucoup pour vous,
-monseigneur, me dit l'homme noir... Je puis immensément; il ne faut de
-votre part qu'un peu d'aide?--Que faut-il faire? m'écriai-je.--Avoir
-le courage de me suivre.--Je l'aurai.--Dès ce soir!--Dès ce soir.--Eh
-bien! soyez prêt.--À quelle heure?--Minuit.--Le lieu?--La plaine de
-Villeneuve-Saint-Georges; mais il faut venir _seul et sans
-armes_...--Je viendrai _seul et sans armes_...--À ce soir donc,
-monseigneur! jusque-là silence!!!...
-
-À peine m'eut-il parlé que je ne le vis plus, sans que j'eusse pu
-m'apercevoir par quelle issue il avait disparu... Je demeurai
-solitaire jusqu'au moment du départ. À onze heures et demie j'étais à
-Villeneuve-Saint-Georges. Là je laissai les deux personnes qui
-m'accompagnaient, et j'entrai _seul_ dans la plaine; la nuit était
-profonde... Je rencontre l'inconnu... Vous dire quel fut notre
-entretien m'est défendu; mais ce que je puis, c'est de vous
-communiquer un fait qui doit rassurer votre amitié... J'ai reçu dans
-cette nuit mystérieuse beaucoup d'avis précieux et un anneau... Cet
-anneau... le voici!...--Et le prince, entr'ouvrant sa veste, me fit
-voir un anneau de bronze dans lequel était enchâssée une pierre
-brillante qui au feu des bougies jetait un éclat inconnu et en effet
-presque magique...--Tant que je porterai cet anneau, me dit le prince,
-je n'ai rien à redouter de mes ennemis... mais si je le perds ou si je
-me le laisse ôter, je suis un homme perdu... Maintenant voici la suite
-de cette aventure. Je fus reconduit chez moi par l'inconnu, sans
-retourner à Villeneuve-Saint-Georges... Je lui offris cinq cents
-louis; il les refusa, en prit seulement cinquante, et il me quitta
-avec promesse de revenir chaque fois qu'il aurait un avis utile à me
-donner. Je le vois souvent, et toujours de même...
-
-Voilà ce que j'ai entendu raconter à M. de Sainte-Foix à plusieurs
-reprises: MM. de Saint-Far et de Saint-Albin l'ont confirmé,
-c'est-à-dire pour l'avoir entendu dire au prince. J'ai demandé au
-premier ce qu'il pensait de cette aventure, et je l'ai trouvé dans un
-doute étrange. Remarquez, me dit-il, que cet anneau lui fut ôté sur la
-place de la Révolution!... Quel ténébreux mystère! Quoi qu'il en soit,
-voilà la vérité; cette histoire me fut en effet racontée par le duc
-d'Orléans lui-même dans le parc du Raincy où nous sommes, et dans
-cette même allée où nous nous promenons en ce moment.
-
-Je fus prise d'un frisson qui me parcourut tout le corps; je jetai les
-yeux autour de moi et dans la profondeur des ombrages qui se
-prolongeaient au loin sous les arbres. Je crus un moment voir des
-ombres... Rentrons, dis-je à M. de Sainte-Foix... il est trop tard
-pour demeurer exposé au froid de la nuit... votre histoire m'a fait
-mal.]
-
-[Note 57-A: Il était d'une grande bravoure, et l'a prouvé mille fois,
-surtout dans l'aventure du ballon.]
-
---Mesdames, je crois qu'il est heure de nous retirer, dit la
-princesse en se levant et donnant le signal du départ; et, saluant
-avec une gracieuse bonté, elle rentra dans l'intérieur de ses
-appartements.
-
-
-
-
-SALON DE MADAME LA COMTESSE DE GENLIS.
-
-PREMIÈRE ÉPOQUE.
-
-AVANT LE PALAIS-ROYAL, BELLE-CHASSE ET L'ARSENAL.
-
-
-J'ai peu vécu avec madame de Genlis; je ne suis même allée que deux
-fois chez elle avec le cardinal Maury, qui voulait former entre nous
-une liaison qui était impossible, parce que j'aimais avec passion le
-talent et le caractère de madame de Staël, dont elle s'était déclarée
-l'ennemie; mais j'ai passé ma vie avec les personnes de France qui
-pouvaient le mieux me la faire connaître: l'une était sa tante, madame
-de Montesson[58], et les autres les plus intimes de la société de M.
-le duc d'Orléans. Madame de Genlis rentrait en France au moment de mon
-mariage. J'avais été prévenue en sa faveur par ses livres. _Adèle et
-Théodore_, ce _chef-d'oeuvre_ si vanté, qui n'est plus aujourd'hui
-qu'un ouvrage toujours remarquable, mais enfin susceptible de
-comparaison avec un autre livre, _Adèle et Théodore_ me paraissait
-sublime... Ma mère, qui ne lisait jamais, et n'avait en toute sa vie
-lu que _Télémaque_, se faisait lire _Adèle et Théodore_, et retrouvait
-une foule de personnages de sa connaissance parfaitement dépeints dans
-beaucoup de portraits de cet ouvrage. Le vieux comte de Périgord
-(oncle de M. de Talleyrand) reconnaissait aussi des gens de sa
-connaissance lorsque le jeudi[59] je lisais haut avant et après le
-dîner. J'avais donc beaucoup de raisons pour me laisser aller à de
-l'attrait, si j'en eusse ressenti pour elle; mais ce fut tout le
-contraire. Madame de Staël ne m'a jamais fait éprouver un pareil
-sentiment: j'ai admiré aussitôt que j'ai lu et entendu cette femme
-étonnante, sans qu'elle me commandât de le faire; et il y a en moi,
-pour madame de Genlis, une répulsion que je ne puis vaincre: elle
-s'impose avec une telle autorité, qu'elle inspire aussitôt l'envie de
-résister. Nous avons en nous l'esprit de contradiction, mais c'est là
-surtout que nous le trouvons plus actif que jamais... J'ai connu des
-amis de madame de Genlis qui la défendaient de ce reproche de
-_fatuité_; mais la preuve en est donnée par elle-même. Lisez ses
-_Mémoires_.
-
-[Note 58: Madame de Montesson, tante _de madame_ de Genlis, et non pas
-de M. de Genlis, comme l'ignorance à prétention le dit dans plusieurs
-biographies!...]
-
-[Note 59: Lorsqu'on ouvrit les prisons après thermidor, le comte de
-Périgord, frère de l'archevêque, venait dîner tous les jeudis chez ma
-mère... Il m'aimait comme son enfant. C'était le meilleur des hommes:
-ce fut lui qui fit fermer sa porte à M. de Laclos lorsqu'il sut qu'il
-était l'auteur des _Liaisons dangereuses_. Il avait pour madame de
-Genlis la plus profonde des haines; il était convaincu qu'elle avait
-amené les malheurs de la Révolution, et cette pensée, jointe à celle
-du duc d'Orléans, lui donnait même une dureté étrangère à son
-caractère.]
-
-L'existence sociale de madame la comtesse de Genlis est une sorte de
-problème difficile à résoudre; elle se compose d'une foule de
-contradictions plus extraordinaires les unes que les autres. Elle
-était d'une famille noble dont le nom et les alliances lui donnèrent à
-huit ans le droit d'être nommée chanoinesse du chapitre d'Alix à
-Lyon, et elle se nomma jusqu'à son mariage madame la comtesse de
-Lancy. Elle épousa M. de Genlis, homme de grande qualité et allié de
-près à toutes les grandes familles du royaume; et jamais cependant
-madame de Genlis n'eut dans le monde l'attitude d'une grande dame...
-Parlant toujours _de vertu_, _de piété_, _de devoirs_, elle n'eut
-jamais dans toute sa vie la moindre considération, tout en fulminant
-contre les femmes qui avaient un amant... publiant des traités sur
-l'amitié, des protocoles d'affection de toutes les sortes, ayant
-toujours une collection de souvenirs pour chaque jour de l'année, et
-finissant par mourir isolée, sans un ami véritable pour lui fermer les
-yeux... Quelle est la morale de ces réflexions?... Une bien triste!...
-
-Quoi qu'il en soit, madame de Genlis, puis madame de Sillery, et enfin
-madame de Genlis a été assez influente sur nos affaires à l'époque où
-nous sommes dans cet ouvrage pour que nous lui donnions un moment de
-spéciale attention. L'importance que cette femme eut sur les destinées
-de la France est d'une telle nature que nous devons nous en occuper,
-et d'autant mieux qu'elle met à nier une foule de faits les plus
-notoires de ce temps, où son nom se trouve mêlé, une telle naïveté,
-qu'en vérité il est impossible de ne se pas croire sous une sorte de
-prestige lorsqu'on lit en même temps ces pages où elle prétend n'avoir
-jamais parlé à des hommes que non-seulement elle devait connaître
-comme rapports de société, mais dont elle devait être l'amie.
-Longtemps avant les premiers éclats de la Révolution, madame de Genlis
-préparait cette influence qui éclata ensuite comme une bombe maudite,
-et couvrit de ses éclats jusqu'à celle qui avait préparé la mèche et
-l'avait peut-être allumée.
-
-C'est une vie bizarre que celle qu'elle avait menée dans sa première
-jeunesse, s'il faut le dire. Cette vie nomade, ambulante, avait à
-cette époque surtout un caractère d'autant plus étrange qu'il était
-inusité: ne quittant un château que pour aller dans un autre, se
-déguisant en paysanne pour courir la campagne... allant ou du moins
-voulant aller de Genlis à Paris à franc étrier et en bottes fortes, et
-trouvant, heureusement pour elle, un maître de poste dont la raison
-valait mieux que la sienne... mystifiant tous ceux qui lui tombaient
-sous la main, mangeant des poissons crus, et tout cela à dix-huit ans,
-avec une jolie figure; jouant de la harpe comme Apollon, jouant la
-comédie comme Thalie, dansant comme Terpsichore, faisant des armes
-comme Bellone, sage comme Minerve, voilà comment se trouvait en ce
-monde madame de Genlis, ainsi que je l'ai déjà dit, lorsqu'elle fut
-nommée dame pour accompagner madame la duchesse de Chartres...
-
-On ne pouvait pas parler du salon de madame de Genlis avec cette vie
-nomade que je viens de rappeler. Le moyen de fixer une telle personne
-en un même lieu plusieurs mois de suite?... Un seul endroit cependant
-était celui de sa prédilection: c'était le château de Sillery, lorsque
-surtout il appartenait à M. et à madame de Puisieux[60]... La raison
-qui lui fit prendre la route qu'elle suivit alors peut être bonne; je
-ne déciderai rien à cet égard. Je dirai seulement que ce salon de
-Sillery devait être une singulière école pour une jeune personne,
-lorsque madame de Genlis y tenait son cours de bonnes manières, à
-l'usage des jeunes filles qui doivent être _modestes et retirées dans
-leur intérieur_; c'est une sorte de parade, et pas autre chose[61]...
-
-[Note 60: M. de Puisieux était le chef de la famille de
-Sillery-Genlis; il avait désapprouvé le mariage de M. le comte de
-Genlis, et fut pendant longtemps assez irrité pour ne le pas vouloir
-accueillir, ainsi que sa femme. Madame de Puisieux était une personne
-dont l'esprit était fort imposant, à ce que dit madame de Genlis
-elle-même; aussi en avait-elle une peur affreuse, et lorsqu'enfin, la
-grande parente s'adoucissant, on permit aux jeunes mariés de venir à
-Sillery, madame de Genlis, ordinairement _si mouvante et si parlante_,
-ne bougeait et ne disait mot... Mais madame de Genlis était trop
-adroite pour ne pas profiter de son pouvoir de séduction. Madame de
-Puisieux fut conquise, comme le seront toujours les femmes qu'une
-autre femme voudra subjuguer avec de l'affection et des grâces de
-coeur... Le jour où la paix fut signée, madame de Genlis raconte que,
-lorsque tout le monde revint dans le salon, elle voulut l'annoncer
-elle-même.
-
-«...Au bout de quelques minutes je dis d'un ton dégagé que, n'ayant
-pas été à la promenade, je voulais me dégourdir les jambes... et me
-levant aussitôt, je fis trois ou quatre sauts dans la chambre, et puis
-j'allai me jeter sur la chaise longue de madame de Puisieux en disant
-mille folies...» Qu'on se reporte à l'époque... aux robes à queues...
-aux paniers... à tout ce qu'avait de solennel le maintien et
-l'attitude d'une femme alors!
-
-«Quelques jours après, dit-elle, un musicien de Reims vint à Sillery
-et joua du _tympanon_ d'une manière surprenante. Madame de Puisieux se
-passionna pour cet _instrument_ et regretta de voir partir le
-musicien. Aussitôt je pris la résolution, dit madame de Genlis,
-d'apprendre le tympanon.» Et en effet, elle en sut jouer au bout de
-six semaines aussi bien que le musicien rémois. Lorsqu'elle fut assez
-savante, ce qui lui coûta beaucoup de travail, et je crois cela sans
-peine, elle fit faire un habit d'Alsacienne, et un jour qu'il y avait
-du monde à Sillery, chose au reste fort ordinaire, car le château
-était toujours plein, madame de Genlis fit ôter la poudre de ses
-cheveux, les fit natter en deux tresses comme les Alsaciennes, puis,
-ayant mis sur sa tête une _baigneuse_ et étant enveloppée dans une
-robe négligée et un mantelet de taffetas noir, elle descendit à
-l'heure du dîner, demandant pardon de son négligé et s'en excusant sur
-une migraine. Au dessert on vint dire à madame de Puisieux qu'une
-jeune Alsacienne venait d'arriver au château et demandait de jouer du
-tympanon devant elle.--Je vais la chercher, s'écria madame de Genlis
-en s'élançant dans la chambre voisine, où, jetant _sa baigneuse_ et
-son mantelet, elle se trouva mise en Alsacienne avec son tympanon, et
-se présenta au même moment devant toute la société stupéfaite. Elle
-joua du _tympanon_ à merveille, et charma tout le monde. «On me fit
-porter mon habit pendant quinze jours, dit elle-même madame de Genlis,
-pour donner une représentation de cette petite scène à tout ce qui
-venait à Sillery... Ce n'est pas sans dessein que j'ai rapporté ces
-détails, ajoute-t-elle... J'ai voulu montrer aux jeunes personnes que
-la jeunesse n'est heureuse que lorsqu'elle est docile et
-modeste[60-A]...»
-
-J'avoue que j'ai cru avoir mal lu la première fois que je vis cette
-anecdote dans le premier volume de ses _Mémoires_!... et je pensai que
-peut-être elle avait voulu mettre: «La jeunesse n'est heureuse que
-lorsqu'elle s'amuse;» mais pas du tout; c'est «modeste» qu'il faut
-être. Quant à cela, ça va sans dire; mais que pour être modeste il
-soit nécessaire de se mettre en évidence de cette manière, de faire de
-l'éclat, de se masquer, de fixer tous les regards, d'attirer tous les
-hommages d'un cercle, voilà ce que je ne puis trouver en accord dans
-ma pensée avec la modestie d'une jeune fille à l'existence pure et
-ignorée, et faisant l'orgueil et la joie de sa famille par ses vertus
-simples et _modestes_. Cette anecdote m'a toujours paru une vraie
-plaisanterie avec laquelle madame de Genlis mystifie ses lecteurs
-comme elle mystifiait le chevalier _don Tirmane_.]
-
-[Note 60-A: Page 334, premier volume des Mémoires.]
-
-[Note 61: Ce n'est pas que j'aie le mauvais goût de déclamer contre ce
-siècle; il vaut autant, peut-être mieux que le nôtre. Je dis seulement
-que ce qui existait alors n'existe plus. D'autres choses ont remplacé
-le passé, voilà tout.]
-
-Avant d'entrer au Palais-Royal, madame de Genlis eut cependant pendant
-un hiver _un salon_ fort remarquable, en ce qu'il n'eut pas beaucoup
-d'imitateurs. Ce mouvement qui la portait à de continuels voyages se
-concentra dans l'intérieur de sa maison, mais avec le même désir de
-plaisirs et de fêtes.--Il se mêlait à cette activité joyeuse les
-relations douces et paisibles d'une amitié comme il s'en voit peu
-aussi de nos jours. Madame de Genlis était intimement liée avec la
-comtesse de Custine. C'était une personne de la plus haute vertu,
-comme je l'ai dit dans l'article qui la concerne. Madame de Genlis y
-allait tous les samedis régulièrement, mais madame de Custine allait
-moins chez elle; elle vivait fort retirée, et cette solitude à
-laquelle ses goûts la portaient l'éloignait des plaisirs bruyants que
-madame de Genlis provoquait chaque jour.
-
-Chez madame de Genlis, on voyait déjà, à cette époque, quoiqu'elle fût
-encore fort jeune femme, combien elle aurait un jour le goût,
-non-seulement d'apprendre et de savoir, mais de vouloir qu'on ne
-l'ignorât pas.--Elle rassemblait chez elle des savants, des artistes,
-chose alors encore assez inusitée dans la haute compagnie. Le fameux
-Cramer, violon fort habile, ainsi que Jarnowitz, Duport, sur le
-violoncelle; mademoiselle Baillon[62], sur le piano; madame de Genlis,
-sur la harpe et pour le chant; mais surtout Albanezi, chanteur
-italien; Friseri, sur sa mandoline, tous ces talents composaient des
-concerts charmants.--On jouait des proverbes--des charades en action;
-on mettait un fait quelconque en ballet, et on en faisait un
-quadrille. Ce fut ce même hiver que madame de Genlis inventa une mode
-fort originale, qui fut suivie avec une sorte de fureur. La mode de
-jouer des proverbes continuant toujours, madame de Genlis fit un
-quadrille appelé _les Proverbes_. Chaque couple formait un proverbe
-dans la marche deux à deux qui toujours précédait la danse principale.
-La duchesse de Lauzun, habillée fort simplement et parée de sa seule
-beauté, avait seulement une ceinture grise, et la devise était:
-
-«_Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée._»
-
-[Note 62: Mademoiselle Baillon était une charmante jeune personne,
-parfaite musicienne et composant à ravir. Elle a fait un opéra, appelé
-_Fleur d'épine_, qui eut du succès. Elle a épousé depuis le célèbre
-architecte Louis.]
-
-Elle était menée par M. de Belzunce.
-
-La duchesse de Liancourt, dont l'esprit et la grâce prouvaient dès
-cette époque que les femmes destinées à porter ce nom seraient
-aimables, spirituelles et gracieuses, madame la duchesse de Liancourt
-était menée par le comte de Boulainvilliers, et leur proverbe était:
-
-«_À vieux chat jeune souris._»
-
-M. de Saint-Julien, un des hommes les plus agréables de la société de
-Paris, menait madame de Marigny; leur proverbe était singulier en
-raison de ce qui l'avait motivé. M. de Saint-Julien était déguisé en
-Maure... son visage était teint... Madame de Marigny tenait un
-mouchoir à la main, et de temps à autre elle le passait sur le visage
-noirci de M. de Saint-Julien; le proverbe était:
-
-«_À laver la tête d'un Maure, on perd sa lessive._»
-
-Madame de Genlis venait ensuite, conduite par le vicomte de Laval
-magnifiquement vêtu, tandis qu'elle était habillée en paysanne....
-Elle avait l'air fort gai et fort animé, tandis que le vicomte de
-Laval, fort triste naturellement et presque toujours ennuyé, et tout
-chargé de pierreries, semblait succomber à un sommeil invincible;
-leur devise était:
-
-«_Contentement passe richesse._»
-
-Gardel, alors l'homme le plus à la mode pour ces sortes de
-divertissements, fit la figure du quadrille, qui signifiait aussi un
-proverbe:
-
-«_Reculer pour mieux sauter._»
-
-Gardel s'y surpassa, et fit la plus charmante figure de contre-danse
-et la plus animée qu'on puisse voir. Cette figure ressemblait beaucoup
-à une mazourka... Madame de Genlis en avait composé l'air.
-
-On comprend qu'une vie aussi joyeuse devait être une vie de bonheur
-pour une jeune et jolie femme comme madame de Genlis. Son intérieur
-était heureux, du moins d'après ce qu'elle dit elle-même. M. de Genlis
-l'aimait avec _passion_, et partageait tous ses plaisirs ou plutôt
-toutes ses folies: il était lui-même un homme fort spirituel, faisait
-de jolis vers, jouait la comédie à ravir, et avait toute la corruption
-nécessaire pour être l'un des hommes les plus agréables dans un cercle
-où cette corruption était absolument nécessaire. M. de Sillery a été
-parfaitement dépeint à cet égard dans un ouvrage de beaucoup d'esprit
-qui parut il y a quelques années...
-
-Madame de Genlis jouait la comédie chez elle à cette époque, malgré
-son retour à Paris (c'était ordinairement jusque-là un amusement
-uniquement réservé pour la campagne, mais elle eut toujours besoin de
-faire de l'effet), aidée, dans le commencement, par mademoiselle
-Baillon seulement; car les femmes du monde, dans ce temps, ne se
-lançaient point d'un pas aussi délibéré sur le théâtre du monde pour y
-comparaître tout à la fois comme actrices et comme femmes de la
-société. Les deux rôles étaient difficiles à soutenir et à bien jouer
-en même temps.
-
-Cependant les succès de madame de Genlis inspirèrent de la jalousie;
-cela devait être: on le lui fit sentir à propos de ce quadrille des
-proverbes. On voulut le danser au bal de l'Opéra. Pour faire remarquer
-l'excessive différence des époques, je dirai que madame de Genlis et
-les femmes du quadrille, qui étaient madame la duchesse de Lauzun,
-madame la duchesse de Liancourt et d'autres personnes de cette classe,
-elle-même, enfin, qui tenait aux premières familles du royaume,
-entrèrent toutes cinq, avec leurs danseurs qui les conduisaient, dans
-la salle de l'Opéra, qui alors était au Palais-Royal; ces dames
-entrèrent à minuit, _à visage découvert_, et firent ainsi le tour de
-la salle, attirant plus que l'attention, attendu qu'elles la
-commandaient, parce que le privilége d'un quadrille était de suspendre
-toutes les autres danses.
-
-Ce quadrille des proverbes fit donc son entrée et le tour de la salle,
-et se disposait à commencer son pas de ballet, composé par Gardel,
-lorsque tout-à-coup un énorme chat vint rouler en miaulant d'une
-manière effroyable jusqu'au milieu du groupe de proverbes, montrant
-des griffes qui menaçaient toutes les robes, et roulant deux yeux de
-feu qui faisaient vraiment pâlir les plus intrépides.
-
-Le premier moment fut d'autant plus terrible que le chat, à qui le jeu
-plaisait, se hérissait de plus en plus et devint menaçant. Mais ici la
-scène changea. M. de Saint-Julien, très-ennuyé, à ce qu'il paraît,
-d'être dérangé, soit dans son rôle du quadrille, soit dans celui qu'il
-jouait alors, fut vraiment irrité. On avait d'abord repoussé assez
-doucement l'énorme _Rominagrobis_. Mais voyant qu'il s'entêtait, ils
-lui donnèrent des coups de pied qui dérangèrent la fourrure de chat
-qui l'enveloppait, et l'on vit le visage barbouillé d'un petit
-Savoyard que les coups de pied commençaient à faire pleurer. Les
-danseurs redoublèrent alors leurs corrections en raison de leur
-colère; car il était évident que c'était un coup monté contre le
-quadrille. Les spectateurs qui voulaient voir ce fameux quadrille
-prirent parti pour lui, et madame de Genlis fut bientôt vengée du
-mauvais goût de cette attaque. On sut quel en était l'auteur: c'était
-le duc de Chartres et ses amis... Il ne connaissait pas alors madame
-de Genlis... Les choses changèrent bien, depuis cette soirée, et en
-fort peu de temps. L'opinion des deux frères du prince, que j'ai
-beaucoup connus, M. de Saint-Albin et M. de Saint-Far, était que les
-sentiments qui attachèrent si longtemps M. le duc de Chartres à madame
-de Genlis datent de cette soirée, où il la vit sans en être aperçu.
-
-Madame de Genlis était fort jolie à cette époque, très-fraîche,
-très-gracieuse, et, pour dire le mot, très-_agaçante_; son esprit,
-d'une haute supériorité, annonçait déjà ce qu'elle serait un jour. Son
-regard était ravissant et ses yeux d'une grande beauté. Son nez un peu
-fort, mais légèrement relevé à l'extrémité, donnait à sa physionomie
-une expression piquante qui, jointe à l'esprit d'observation qui
-dominait tout le reste dans cette jolie tête, devait lui donner une
-véritable séduction. Ses dents étaient encore bien alors, ce qui
-donnait de la grâce à son sourire. Sa taille, sans être élevée, avait
-la juste proportion qui plaît dans une femme... Son cou était
-seulement un peu long. Telle était madame de Genlis à vingt-deux ans.
-
-Le jour de ce quadrille, elle était, comme je l'ai dit, habillée en
-paysanne; sa jupe était d'un taffetas broché rose sur rose, bordée de
-trois chefs d'argent cousus à plat sur la jupe. Le corset était en
-satin couleur de rose également, lacé par-devant avec un ruban de la
-même nuance, et semblait à peine retenir une chemise de la plus fine
-batiste, bordée d'une magnifique valencienne. La taille de madame de
-Genlis était ravissante à cette époque; elle était aisée, ronde et
-menue, souple et jouant avec toutes les attitudes, qu'elle prenait en
-s'y laissant aller plutôt que de se les laisser imposer par un rôle.
-Sur sa tête, pour compléter son costume, elle n'avait qu'une rose au
-milieu d'une touffe de gaze d'argent et de petites plumes[63]...
-
-[Note 63: Le portrait de madame de Genlis dans le costume de ce
-quadrille existe, et je le possède.]
-
-Les acteurs de ses pièces étaient des hommes du monde. L'un, M.
-Coqueley, était un des premiers acteurs de Paris pour jouer les
-proverbes, avec le président de Périgny, ainsi que le comte d'Albaret.
-Ce dernier allait chez madame Necker, qui, dans ses _Souvenirs_, s'en
-moque avec assez peu de charité, ce que madame de Genlis reproche
-d'autant plus vivement à madame Necker, qu'elle trouvait M. d'Albaret
-charmant. Il jouait les proverbes à ravir, ce qui annonçait beaucoup
-d'esprit... Les femmes étaient la marquise de Roncé, mademoiselle
-Baillon et madame de Genlis. Quant aux spectateurs, ils étaient
-toujours bien choisis[64]. C'étaient des amis, des connaissances, et
-jamais des inconnus. Il fallait arriver à nos jours à cet entier
-démolissement de toutes les bonnes et anciennes coutumes pour voir un
-mélange bizarre de femmes et d'hommes se heurtant, _se déchirant_, et
-craignant de s'asseoir à côté l'un de l'autre, parce qu'ils ne se sont
-jamais vus. Ceci me rappelle le joli mot du duc d'Ayen à Louis XV.
-
-[Note 64: Il n'en est pas ainsi aujourd'hui, où, pour entendre et
-souvent voir très mal jouer la comédie, on s'étouffe dans un lieu dans
-lequel on entasse à grand'peine six cents personnes, quand il n'y a
-place que pour trois cents.]
-
-C'était du temps de madame du Barry. On regrettait presque madame de
-Pompadour. Le vice avait au moins un masque avec elle, et si madame de
-Pompadour jouait à la souveraine, elle ne s'en acquittait pas mal...
-Mais _l'autre_, comme la nommait Dagé; c'était vraiment trop fort. Un
-soir, le roi vit à sa table des figures tellement étranges que le
-pauvre _La France_ se pencha tout ému vers M. le duc d'Ayen, et lui
-demanda le nom de deux hommes assis en face de lui, et dont l'aspect
-ignoble contrastait avec le lieu où ils se trouvaient.
-
---Ma foi, sire, répondit le duc d'Ayen, je ne les connais pas... Je
-ne rencontre ces gens-là que chez vous!...
-
-La société intime de madame de Genlis n'était pas de ce genre; le fond
-en était surtout remarquable, seulement pris dans sa famille: madame
-la marquise de Montesson[65], soeur de la mère de madame de Genlis,
-madame de Bellevau, son autre tante, madame de Sercey, soeur de son
-père, madame de Puisieux, M. de Puisieux, la marquise de
-Sillery-Genlis, sa belle-soeur, le chevalier de Barbantane, M. de
-Sauvigny, auteur de plusieurs charmants ouvrages, l'abbé Arnaud,
-l'auteur du _Comte de Comminges_, le chevalier de Talleyrand, frère du
-baron de Talleyrand, M. de Vérac, madame de Vérac, sa femme, le comte
-et la comtesse de Custine[66], le vicomte de Custine, le comte et la
-comtesse de Balincourt[67], neveu et nièce du maréchal de Balincourt,
-madame de Gourgues, madame d'Harville. À ces réunions, qui avaient
-lieu presque tous les jours, parce qu'on se réunissait toujours chez
-l'une des personnes que je viens de nommer, venait quelquefois se
-joindre une femme charmante, madame la marquise de Louvois. Son
-histoire vraiment tragique donnait un grand intérêt à sa physionomie
-déjà fort aimable et gracieuse. Je l'ai rapportée en peu de mots pour
-donner un aperçu de ce qui est par tout pays une action simple sans
-doute, mais qui cependant, contée dans tous ses détails, révèle ce que
-la noblesse des sentiments, chez nous, était à une époque où la
-noblesse de la naissance entretenait celle des actions de la vie
-habituelle.
-
-[Note 65: Il existe des biographies vraiment impardonnables, parce que
-les auteurs peuvent se procurer près de la famille tous les
-renseignements possibles. M. Prudhomme a fait une galerie de _Femmes
-célèbres_, où les mensonges les plus grossiers se rencontrent à chaque
-ligne. Madame de Montesson, qu'il fait naître en Bretagne, n'y a même
-jamais été de sa vie. Elle est née à Paris, et elle était soeur de la
-mère de la comtesse de Genlis, comme la comtesse de Sercey l'était de
-son père.
-
-L'autre jour, j'avais besoin d'un renseignement sur madame de Genlis;
-je fus avec confiance le chercher dans le _Dictionnaire de la
-Conversation_, à l'article _Genlis_, fait par J. Janin. Je ne
-m'attendais pas aux plus grossières erreurs; elles sont si singulières
-que je m'imagine qu'ayant trop d'occupation, M. J. Janin a fait faire
-cet article par un secrétaire, qui lui-même en a chargé quelqu'un
-très-ignorant de ce qu'a jamais fait madame la comtesse de Genlis.]
-
-[Note 66: Grand-père et grand'mère du marquis de Custine, l'auteur du
-_Monde comme il est_.]
-
-[Note 67: Le marquis Maurice de Balincourt, ami et estimé de tous
-ceux qui le connaissaient, est leur fils.]
-
-Le plaisir était donc le mobile de tout ce qui se faisait dans une
-réunion d'hommes et de femmes, dès qu'ils étaient rassemblés dans un
-salon.
-
-On aurait, je crois, décerné un prix à celui qui aurait proposé un
-nouveau moyen de passer gaîment les heures de la soirée... Pour en
-donner une idée, je vais raconter ce qui eut lieu chez madame de
-Genlis, un soir de ce même hiver qui précéda son entrée au
-Palais-Royal.
-
-Le comte d'Albaret, dont j'ai dit tout à l'heure que madame Necker se
-moquait, était le meilleur des hommes; mais il avait une qualité plus
-précieuse au milieu du monde où il vivait, il avait de l'esprit... Sa
-bonhomie, qui était extrême, prêtait quelquefois à rire, et voilà
-pourquoi madame Necker, qui prenait tout au sérieux, l'avait jugé
-moquable et même ennuyeux, tandis qu'il était au contraire fort
-amusant et fort spirituel.
-
-Un soir il arrive chez madame de Genlis, où il trouve réunis le
-chevalier de Barbantane, M. de Genlis et plusieurs autres personnes du
-même esprit, et il leur raconte que la veille il avait passé une
-soirée charmante, quoique avec des _pédants_.
-
-Il appelait ainsi en plaisantant les gens de lettres.
-
---Où donc avez-vous été? demanda madame de Genlis.
-
---Chez _la muse Dubocage_, répondit le comte d'Albaret, et je vous
-jure que je m'y suis fort diverti; on a raconté une foule d'histoires
-de M. de Voltaire, et lui-même y eût été si on avait voulu me croire.
-
---Et comment cela? dit madame de Genlis.
-
---Vous ne connaissez pas mon talent d'imitation? Demandez à M. de
-Genlis.
-
-M. de Genlis certifia de la vérité de la chose.--Eh bien! voulez-vous
-mettre à exécution un joli projet? dit le comte d'Albaret.--Oui, oui!
-s'écrièrent toutes les jeunes femmes. Que faut-il faire?--Vous mettre
-tous dans les habits de la société _Bocagère_. Madame de Genlis, dont
-le talent _mimique_ est parfait, prendra à ravir le personnage de
-madame Dubocage... Je me charge de Voltaire, Genlis fera l'abbé
-Duresnel[68] ou Pinart, et madame de Roncé remplira le personnage de
-madame Fanny de Beauharnais.
-
-[Note 68: Ami de madame Dubocage; on lui attribuait les ouvrages
-qu'elle faisait, ainsi qu'à M. de Linant, un autre ami comme lui,
-littérateur.]
-
-Ce projet fut accueilli avec transport... Madame de Genlis avait
-non-seulement entendu parler de madame Dubocage, mais elle l'avait vue
-chez sa tante, madame de Montesson. Madame Dubocage avait été fort
-belle, et quoiqu'elle eût alors plus de soixante-cinq ans[69], on
-voyait encore sur son visage des restes d'une grande beauté. Madame de
-Genlis prit des informations exactes sur son costume, ses habitudes,
-ses manières, et au bout de quinze jours elle _représentait_ madame
-Dubocage avec une perfection qui devait bien alarmer son mari ou toute
-autre personne qui voulait lire dans son regard quelle était la pensée
-de son âme. Quant à M. d'Albaret, il copia Voltaire avec sa grande
-taille sèche et voûtée, son regard vif et malin, son sourire
-sardonique; il n'avait alors rien de celui du _bonhomme_ que madame
-Necker raillait, et il prouvait sans lui répondre qu'elle s'était
-trompée.--En vérité, disait-il à madame Dubocage _transformée_, le
-jour où j'ai lu vos descriptions si animées de Rome et de l'Italie,
-j'ai cessé de regretter de n'avoir pas vu la ville sainte... Et il
-souriait... Je connaissais déjà Constantinople par lady Montague...
-Grâce à vous, je donne la préférence à Rome[70].
-
-[Note 69: Anne-Marie Lepage-Dubocage, née à Rouen le 22 octobre 1710.
-Elle mourut en 1802.]
-
-[Note 70: Ce sont les propres expressions de M. de Voltaire à madame
-Dubocage.]
-
-Alors madame de Genlis prenait l'air d'une personne qui compte sur des
-louanges; elle parlait de son voyage en Italie.
-
---Ah! s'écriait madame Beauharnais[71]... c'est dans _la
-Colombiade_[72] qu'il faut chercher de beaux vers.
-
-[Note 71: Amie fort intime de madame Dubocage, mais infiniment plus
-jeune ou moins vieille. Elle avait vingt-huit ans de moins, étant née
-à Paris en 1738. Elle a fait plusieurs ouvrages: une comédie, quelques
-romans et un volume de poésies; mais tout cela est dans l'oubli,
-tandis que les ridicules de l'auteur lui ont survécu. On connaît ce
-distique sur elle:
-
- Fanny, belle et poëte, a deux petits travers;
- Elle fait son visage et ne fait pas ses vers.]
-
-[Note 72: _La Colombiade_, poëme en dix chants, de madame Dubocage,
-sur la découverte du Nouveau-Monde.]
-
---Cela ne vaut pas une seule page d'une lettre de Stéphanie[73],
-répondait Genlis-Dubocage en souriant doucement.
-
-[Note 73: _Lettres de Stéphanie_, roman historique en trois volumes,
-par madame de Beauharnais.]
-
---Ah! que dites-vous là?...
-
-Et madame de Roncé, qui déclamait à ravir, agitant sa main pour faire
-faire silence, fit entendre les vers suivants:
-
- Ces Ottomans jaloux peuplent de vastes champs,
- Où brillèrent jadis des empires puissants:
- Le berceau des beaux-arts, l'Égypte utile au monde;
- L'opulente Assyrie, en voluptés féconde;
- La Phénicie, où l'homme osa braver les mers;
- Et tant d'autres états, dont l'éclat, les revers
- Dans l'abîme des temps se perdent comme une ombre!
- La renommée oublie et leurs faits et leur nombre;
- Tout périt, tout varie, et la course des ans
- Change le fil des eaux et la face des champs.
-
-M. de Périgny, qui avait pris le personnage de M. de la Condamine, se
-pencha alors vers madame Dubocage, et lui dit d'un accent pénétré ce
-madrigal que M. de la Condamine avait en effet adressé à madame
-Dubocage, en dépit de l'anathème qui exclut les savants de l'arène
-poétique.
-
- D'Apollon, de Vénus, réunissant les armes,
- Vous subjuguez l'esprit, vous captivez le coeur,
- Et Scudéri, jalouse, en verserait des larmes;
- Mais sous un autre aspect son talent est vainqueur:
- Elle eut celui de faire oublier sa laideur;
- Tout votre esprit n'a pu faire oublier vos charmes.
-
-À peine M. de la Condamine avait-il fini que M. de Voltaire reprenait,
-et puis c'était M. _Duresnel_, M. _de Linant_, madame de Beauharnais;
-mais Voltaire eut, à ce qu'il paraît, un triomphe complet. M.
-d'Albaret le jouait comme Fleury Frédéric II, sans aucune charge, sans
-aucune caricature... Il improvisait de temps en temps des vers en
-l'honneur de madame Dubocage, et alors la joie devenait folle... Ce
-divertissement, a dit elle-même madame de Genlis, dont nous ne
-prenions aucune fatigue, et dont le plaisir, au contraire, se
-renouvelait sans cesse, eut lieu jusqu'à cinq fois; et telle était la
-sûreté de la société à cette époque, que le secret en fut gardé
-religieusement, et ce ne fut que longtemps après la mort de madame
-Dubocage que madame de Genlis consentit à en parler...
-
-La manie de la comédie de société était dans sa plus grande force à
-cette époque, et c'était madame de Genlis qui l'avait mise à la mode.
-C'était elle aussi, s'il faut l'en croire, qui, aidée d'un pauvre
-maître de harpe nomme _Gaiffre_, fit connaître ce qu'on pouvait tirer
-de cet admirable instrument. Mais ici je ne puis être aussi
-complaisante pour elle. Elle raconte quelquefois sans réfléchir, et
-l'histoire de la harpe est tout-à-fait dans ce cas d'oubli. Pour
-pouvoir l'accepter, il faudrait oublier ce qu'était Krumpholtz en
-1782, tout ce qu'il avait déjà composé et les élèves qu'il avait
-faits[74].
-
-[Note 74: Mon frère, M. de Permon, dont le beau talent sur la harpe a
-eu une réputation européenne et méritée, avait à quinze ans (en 1784)
-une manière de jouer tellement remarquable, que Marie-Antoinette le
-voulut entendre. Mon frère improvisait toujours. Il a cependant
-composé plus de vingt morceaux, qui tous ont été gravés. L'un d'eux,
-une oeuvre de trois sonates, a été dédié à ma tante, la princesse
-Démétrius de Comnène. Mon frère n'avait à cette époque que dix-sept
-ans. Selon madame de Genlis, l'intervalle entre ce moment et celui où
-_elle créa_ et le _doigté_ et la harpe, pour ainsi dire, n'aurait été
-que de très-peu d'années. La chose est impossible.]
-
-La France était à cette époque un vrai pays de féerie, et l'un de ses
-plus grands charmes était cette société si polie, si gracieuse, si
-soigneuse de plaire dans ses rapports mutuels! Quelles délices! quels
-plaisirs sans cesse renaissants dans cette association formée par des
-personnes qui vivaient toujours dans des rapports que rien n'altérait
-que quelques plaisanteries malignes, mais jamais de ces calomnies,
-même de ces médisances qu'aujourd'hui on raconte avec la grossièreté
-de la mauvaise éducation!... Je ne sais si l'on appelle cela de la
-franchise... en tous cas on se tromperait fort... C'est de la
-méchanceté mal apprise, et cette méchanceté-là est la plus intolérable
-de toutes[75]...
-
-[Note 75: La grossièreté est aujourd'hui une partie indispensable de
-la manière d'être des hommes et des femmes. Les hommes sont mal élevés
-au point d'en être insupportables. Quant aux femmes, c'est encore pis,
-cela n'est pas tenable... plus elles sont grandes dames, plus je
-trouve la chose ridicule et sotte. Elles devraient savoir que, dans le
-temps d'une exquise politesse, il se disait d'un homme: Il est poli
-comme un grand seigneur. Pour les femmes, cela allait tout seul, on
-n'en parlait pas; elles étaient gracieuses, affables, prévenantes; et
-même, sans qu'on leur plût, elles savaient plaire.]
-
-Parmi tous les moyens de s'amuser qui étaient autour de soi, un
-surtout fort agréable était de suivre régulièrement les réceptions des
-princes et d'être l'été des voyages: ceux de Villers-Cotterets, pour
-le duc d'Orléans; de l'Île-Adam, pour le prince de Conti; de
-Chantilly, pour le prince de Condé; de Navarre, pour le duc de
-Bouillon; de....., pour le duc de Penthièvre. Tous ces voyages étaient
-charmants. On y jouait la comédie, on y dansait, on y faisait de la
-musique, et tout cela gaîment et sans l'ennui d'une étiquette gênante.
-La plupart des princes que je viens de nommer avaient une aisance
-communicative[76]. On s'y plaisait, et d'autant plus que les séjours
-formaient des liaisons que l'hiver voyait encore resserrer. À cette
-époque, tout contribuait _à faire_ la société; aujourd'hui, tout, au
-contraire, nous conduit à son démolissement. Que nous étions Français
-alors! Que sommes-nous à présent?...
-
-[Note 76: Je donnerai le salon de chaque séjour des princes. Celui de
-Chantilly et celui de Villers-Cotterets sont remarquables.]
-
-Il me revient à la mémoire un mot de madame de Montesson qu'elle me
-dit un jour à Bièvre en causant avec moi, pendant qu'elle peignait des
-fleurs à l'huile, ce qu'elle faisait admirablement, étant élève de
-Van-Spandonck:
-
---Ma belle petite, me dit-elle, vous venez de vous marier; vous êtes
-jeune, vous êtes jolie; vous entrez dans le monde; rappelez-vous une
-chose essentielle: c'est de ne pas vous laisser aller au très-mince
-plaisir de médire, car non-seulement _cela gâte le ton d'une femme_,
-mais cela la rend laide... C'est comme le jeu...
-
-Jamais je n'ai oublié ce mot; il m'a expliqué pourquoi la société
-ancienne était si sûre...
-
---Ne vous laissez pas aller non plus, me disait madame de Montesson, à
-cet esprit moqueur qui aurait l'air de vouloir faire trop remarquer
-vos belles dents. La moquerie est une arme qui ne fait peur qu'aux
-sots, et qui vous fait haïr de tous. Il y a, dans la moquerie, de la
-pensionnaire tout à la fois, et de la sottise. Ne soyez pas moqueuse,
-par intérêt pour vous-même, ma chère enfant[77]...
-
-[Note 77: Pendant les deux années que je passai à Bièvre avec madame
-de Montesson, j'ai recueilli de bien bons avis qu'elle me donna. Je
-ferai son salon à cette époque du consulat.]
-
-Pendant beaucoup d'années, madame de Genlis eut un salon particulier
-comme celui dont j'ai tout à l'heure fait la description, et elle
-maintenait, outre cette agitation _musicale_ et _littéraire_, sept à
-huit autres salons dont on pouvait dire qu'elle _faisait les
-honneurs_. Cela est si vrai, qu'elle-même raconte comment elle
-bouleversait _le Vaudreuil_, chez le vieux président Portal, ainsi que
-Villers-Cotterets, chez le duc d'Orléans; car il paraît que la maison
-d'Orléans était habituée à sa domination. Elle était mariée, elle ne
-pouvait donc pas épouser M. le duc d'Orléans; mais sa tante, madame de
-Montesson, ne l'était pas, et son adresse fit peut-être réussir ce
-mariage plus que toutes les ruses coquettes de madame de Montesson.
-Madame de Genlis avait la plus singulière existence qu'on puisse
-imaginer, surtout à une époque où les femmes étaient paisibles et
-vivaient beaucoup dans leur intérieur de société; c'est-à-dire qu'on
-se voyait beaucoup, mais sans aller s'établir les uns chez les autres,
-comme le faisait madame de Genlis. Elle pouvait aller à Sillery,
-magnifique terre appartenant à M. de Puisieux, et puis au marquis de
-Genlis; mais il aurait fallu demeurer trois mois en repos, ne pas se
-montrer, ne pas faire du bruit enfin, et faire du bruit était ce
-qu'elle voulait... Cette existence nomade me paraît bien étrange! M.
-de Genlis, dont l'esprit et la finesse n'annoncent pas la faible
-apathie d'un homme qui se laisse mener, M. de Genlis conduisait sa
-femme partout; il était de toutes les fêtes, dont elle était l'âme,
-pour ainsi dire, et ne la quittait que pour aller à son régiment des
-grenadiers de France, dont il était l'un des vingt-quatre
-colonels[78]. Madame de Genlis préludait, à cette époque, au rôle que
-depuis elle a joué; son ambition a toujours été grande. Madame de
-Staël, accusée par elle et grandement méconnue, ou du moins dépeinte
-par une plume ennemie, n'a jamais montré la plus petite partie de ce
-caractère. Madame de Genlis, au contraire, toujours avide de succès et
-de louanges, souffrait aussitôt que l'attention se portait sur un
-autre que sur elle... cela se voit lorsqu'elle parle d'une aventure
-qui lui arriva chez madame d'Estourmelle[79]. Son fils, enfant gâté et
-insupportable, à ce qu'il paraît, se mit autour de madame de Genlis
-comme ces mouches qui ne nous quittent pas, et nous tourmentent
-non-seulement de leur bourdonnement, mais de leurs piqûres. Cet enfant
-voulut avoir le chapeau de madame de Genlis, un chapeau parfaitement
-frais et orné de charmantes fleurs... Rien n'eût été plus facile que
-de le refuser à l'enfant; mais madame de Genlis ne le voulut pas,
-dit-elle, pour ne pas l'affliger. Elle ôta son joli chapeau, ses
-cheveux demeurèrent épars, et elle resta bien autrement en vue que si
-l'enfant eût pleuré cinq minutes du refus du chapeau. Pour dire toute
-la chose, il faut ajouter que s'il ne se fût agi que de détacher un
-ruban et de livrer un chapeau à un enfant, sans trouver le fait plus
-croyable, je l'admettrais; mais lorsqu'on se reporte aux toilettes du
-temps, aux coiffures surtout!... Ce chapeau tenait sur la tête de
-madame de Genlis par plus de cinquante grandes épingles noires; il
-fallait donc défaire ces épingles, se mettre entre les mains de madame
-d'Estourmelle, qui, à chaque épingle, devait pousser une exclamation
-sur la complaisance de madame de Genlis!... Et voilà ce qu'on appelle
-du naturel et de la modestie!...
-
-[Note 78: C'est la vérité: il y avait vingt-quatre colonels.]
-
-[Note 79: La terre de madame la comtesse d'Estourmelle s'appelait le
-Fretoy.]
-
-Cet adorable enfant qui faisait ainsi déshabiller les gens qui
-venaient chez sa mère, se jetait à corps perdu sur les genoux des
-femmes, déchirait leurs robes, les chiffonnait, faisait le plus
-détestable petit être que Dieu ait formé, et selon moi le moins
-supportable. Quant à madame de Genlis, elle s'en arrangeait, le
-trouvait même fort _gentil_... mais madame d'Estourmelle l'avait
-embrassée et avait dit tout haut:
-
---_Voyez qu'elle est douce et bonne! comme elle est jolie! comme elle
-a de beaux cheveux!_
-
-J'ai montré comment l'existence qu'on avait alors, comment cette
-manière de vivre rendait la société _sociable_. Il y avait une
-habitude de relation toute gracieuse, que l'envie, la sottise, ne
-venaient pas troubler. Un homme allait tous les jours chez une femme
-dont l'esprit lui plaisait, sans que pour cela la médisance, ou plutôt
-la calomnie, s'exerçât sur eux lorsqu'ils ne songeaient pas l'un à
-l'autre... Les idées étaient moins étroites; il y avait une pudeur qui
-arrêtait le reproche à cet égard, et la vie devenait douce et facile;
-on se voyait, on se revoyait; les relations devenaient intimes sans
-être criminelles. C'est ainsi que j'ai encore vu la société de ma
-mère, et que j'ai cherché à former la mienne lorsque je me suis
-mariée.
-
-Je voyais autre chose, d'ailleurs, dans cette sorte d'association de
-la haute classe entre elle. À force d'en parler à Napoléon, il l'avait
-compris; et, dans les années de l'empire, il me parla souvent, de
-lui-même, de ce que les femmes pouvaient exercer d'influence sur la
-société généralement... Son génie avait à l'instant compris la portée
-immense que peut avoir une société active et puissante, unie d'abord
-par des intérêts de plaisirs, mais qui sont eux-mêmes un mobile de
-nécessité, et qui ensuite devient un lien impossible à rompre par tous
-les fils dont il se compose. Hélas! maintenant tout est brisé, rompu,
-et une stérile tradition est tout ce qui nous reste!
-
-Je parlerai plus tard des différents salons des princes, où madame de
-Genlis marquait d'une manière très-supérieure et très-influente. Je
-vais seulement raconter maintenant comment elle quitta son logement du
-cul-de-sac Saint-Dominique et l'hôtel de Puisieux pour aller habiter
-le Palais-Royal.
-
-Je ne ferai aucune remarque sur cette séparation d'avec madame de
-Puisieux, cette femme qui avait été pour madame de Genlis une seconde
-mère. Ceci n'est pas de mon sujet; je dirai seulement que les
-démarches furent faites pour obtenir une place de dame pour
-accompagner chez madame la duchesse de Chartres, parce que madame de
-Genlis ne voulait pas être à Versailles... Pour quelle raison, je
-l'ignore... Ce n'était pas à cause de la légèreté de la jeune cour, je
-suppose! M. le duc de Chartres rendait facile sur ces sortes de
-difficultés... on fit un mystère à madame de Puisieux des démarches
-faites... M. de Genlis voulut avoir aussi une place, on la lui accorda
-également; il fut nommé capitaine des gardes de M. le duc de Chartres,
-et l'heureux ménage quitta une amie, une société libre, indépendante,
-une bienfaitrice, de vrais plaisirs enfin, pour aller demander du
-bonheur à cette société de cour, qui ne donne jamais, en paiement de
-tous les biens qu'on lui porte, que malheur et souffrance; madame de
-Genlis le comprit avant de le savoir[80] par un triste pressentiment.
-
-[Note 80: Elle raconte dans ses _Mémoires_ que le jour où elle quitta
-l'hôtel de madame de Puisieux pour aller au Palais-Royal, son logement
-n'étant pas prêt, elle logea quelque temps dans les appartements du
-Régent, et que le luxe qui l'entourait contrastant avec ce qu'elle
-souffrait et sa lassitude, elle fondit en larmes. (Tome II, page
-167.)]
-
-Quelque temps avant l'entrée de madame de Genlis au Palais-Royal, il
-lui arriva une manière d'aventure qui donne parfaitement l'idée de ce
-qu'était alors la bonne compagnie aimable.
-
-Madame de Genlis avait auprès d'elle un abbé italien, qui lui faisait
-lire le Dante et le Tasse et qui lui apprenait toutes les beautés de
-sa langue; cet homme fut pris tout-à-coup d'une attaque de
-_choléra-morbus_; on envoya chercher le premier médecin venu; cet
-homme lui donne de la thériaque. Madame de Genlis était absente; en
-rentrant on lui dit le fait de la thériaque: elle avait lu Tissot, à
-ce qu'elle nous apprend, ce qui fait qu'elle était dans la classe de
-ces personnes qui faisaient dire à Corvisard qu'il vaudrait mieux pour
-l'humanité qu'il n'y eût pas de médecins, s'il n'y avait pas de
-_bonnes femmes_; quoi qu'il en soit, elle avait lu dans Tissot que la
-thériaque était mortelle en pareille circonstance. _C'est un coup de
-pistolet tiré dans la tête_, dit Tissot... Il disait vrai, à ce qu'il
-paraît: car le pauvre abbé mourut dans des tortures affreuses deux
-heures après. Il était onze heures du soir; madame de Genlis effrayée,
-quoiqu'elle prétendît être esprit-fort[81], déclara qu'elle ne voulait
-pas coucher dans la même maison que ce mort, qui faisait peur à
-voir... M. de Genlis fit mettre ses chevaux, et madame de Genlis alla
-demander l'hospitalité à M. et madame de Balincourt[82]: on la reçut à
-merveille, et M. de Balincourt lui donna sa chambre: elle était
-endormie depuis quelques minutes, lorsqu'elle est réveillée par la
-voix joyeuse de M. de Balincourt, qui chantait dans la chambre de son
-hôtesse tout en se cognant les jambes contre les meubles:
-
- Dans mon alcôve,
- Je m'arracherai les cheveux[83]...
- Je sens que je deviendrai chauve,
- Si je n'obtiens ce que je veux
- Dans mon alcôve.
-
-[Note 81: Mais pas pour les revenants; elle en avait peur.]
-
-[Note 82: Le père et la mère de celui que nous connaissons et qui est
-estimé et aimé de toute la bonne compagnie de France. Loyal, brave,
-bon ami, gai et toujours prêt à rendre un service, à faire une bonne
-action, en même temps qu'il conduira une partie de plaisir, le marquis
-de Balincourt est un de ces hommes que tout ce qui a un coeur est
-heureux d'avoir pour ami.]
-
-[Note 83: Son fils a la plus belle chevelure blonde qu'on puisse
-voir.]
-
-Madame de Genlis, tout-à-fait réveillée par cet impromptu jovial, se
-mit sur son séant, et après avoir pensé quelques instants, répondit:
-
- Dans votre alcôve
- Modérez l'ardeur de vos feux;
- Car, enfin, pour devenir chauve,
- Il faudrait avoir des cheveux
- Dans votre alcôve.
-
-Pour comprendre cette réponse il faut savoir que M. de Balincourt
-avait très-peu de cheveux... on éclata de rire, on apporta des
-lumières; aussitôt deux charmantes femmes, madame de Balincourt et
-madame de Ranché, soeur de M. de Balincourt, sautèrent sur le lit,
-firent et dirent mille folies, jusqu'à trois heures du matin. Alors M.
-de Balincourt s'en alla un moment, et reparut ensuite avec un bonnet
-de coton, une veste de basin blanc, et portant une immense corbeille
-remplie de pâtisseries parfaites, ainsi qu'un plateau chargé de
-confitures sèches et de fruits glacés...
-
---Allons! s'écria M. de Balincourt, il faut _faire réveillon_! et
-aussitôt les voilà entourant le lit et faisant et disant mille
-folies... le réveillon dura jusqu'à une heure du matin... à la fin on
-laissa dormir la pélerine jusqu'à midi; à midi, de nouvelles folies de
-M de Balincourt réveillèrent madame de Genlis. Son mari, lorsqu'il
-vint pour la reprendre, fut obligé de rester à l'hôtel de Balincourt,
-et pendant cinq ou six jours ils menèrent tous la plus folle comme la
-plus heureuse des vies. C'était une partie sur l'eau, une course à la
-campagne,... _à la halle!_... on jouait des proverbes... on riait...
-on s'amusait surtout, et on était heureux...
-
-
-
-
-SALON DE M. LE MARQUIS DE CONDORCET.
-
-
-La société était changée complétement dans ses usages et ses manières,
-et nulle gradation, aucune transition préparatoire ne nous avaient
-amenés où nous nous trouvions à l'époque où nous sommes parvenus dans
-ce livre. Le mouvement révolutionnaire avait communiqué une force
-ascendante à tous les esprits qui les contraignait à suivre une voie
-dans laquelle ils se trouvaient d'abord gênés, puis tellement à l'aise
-qu'il était bien difficile à une maîtresse de maison d'imposer à son
-salon une règle de manières toujours suivie. Les débats politiques
-étaient d'autant plus fréquents que l'amour de la liberté était vrai
-dans beaucoup de coeurs. Chez un peuple libre les débats n'ont aucun
-terme, il faut même dire que la liberté n'existe que par eux; le
-silence annonce l'anéantissement: de la discussion jaillit la lumière.
-À l'époque où vivait encore l'homme dont je vais raconter la vie, il y
-avait autour de lui une foule de rares talents qui, jaloux de prouver
-ce qu'ils pouvaient pour la patrie, dévoilaient leur opinion dans des
-discussions animées où l'on retrouvait encore l'excellent ton du temps
-précédent, mais le regret de ne l'y pas maintenir; cependant, chaque
-jour, ce regret s'effaçait pour faire place aux éclats bruyants, à une
-parole retentissante, et la dispute enfin remplaçait la discussion.
-Les querelles devenaient fréquentes, les duels se multipliaient. On ne
-parlait que de la rencontre de MM. le vicomte de Noailles et de
-Barnave; de celle de Barnave et de Cazalès, de M. de Pontécoulant et
-de M. D.... et d'une foule de duels importants qui étaient eux-mêmes
-des sujets de nouvelles disputes sans terminer la querelle qu'ils
-semblaient servir.
-
-Barnave, dont le beau talent oratoire devait être autrement accompagné
-que par une humeur querelleuse et fâcheuse, avait une grande bravoure,
-non pas celle qui convient au tribun du peuple, qui doit être calme,
-raisonnée, et seulement active devant le danger de la patrie, ainsi
-que fit Cicéron lorsque Catilina menaça Rome. Barnave était
-impressionnable et d'une humeur inquiète qui le faisait courir après
-un succès de tribune, non pas dans le but d'obtenir la remise d'un
-impôt ou le retrait d'une loi fâcheuse, mais pour que son nom fût
-prononcé. Il avait apporté à l'assemblée une renommée de bravoure et
-la voulait soutenir. Aussi dans son duel avec Cazalès, il le blessa
-d'un coup de pistolet, tandis que la générosité aurait peut-être voulu
-qu'il eût tiré en l'air.
-
-Toutes ces querelles intérieures ajoutaient au trouble que faisait
-naître le malheur public; mais personne ne comprenait mieux le mal que
-les affaires politiques recevaient de cette agitation, que le marquis
-de Condorcet.
-
-Ami de Turgot et de Malesherbes, les deux hommes les plus vertueux de
-leur temps, disciple aimé de d'Alembert, estimé de Voltaire, qui
-entretenait avec lui une correspondance suivie, le marquis de
-Condorcet méritait cette estime universelle et cette renommée dont il
-jouissait par un caractère noble et ferme, des opinions arrêtées, une
-indépendance courageuse, et surtout par des sentiments d'humanité et
-de justice que la véritable philosophie inspire et qu'il pratiquait
-avec les vertus de chaque jour de l'homme de bien.
-
-C'est ainsi, du moins, qu'il était avant la Révolution: mais aussitôt
-que la cloche révolutionnaire eut tinté, il trompa l'espoir que ses
-amis avaient mis en sa haute nature; les doctrines les plus fortes
-furent exaltées par lui. Doué de qualités supérieures, il ne les
-employa que pour le mal, et fait pour créer il ne sut que détruire.
-
-Sa femme, Sophie de Grouchy (soeur du maréchal), était l'une des plus
-belles personnes de son temps. Douée, comme son mari, de qualités
-précieuses, elle n'en fit comme lui qu'un funeste usage; spirituelle
-comme l'une des femmes les plus aimables du siècle de Louis XIV,
-instruite comme l'une des plus remarquables de celui qui le suivit,
-madame de Condorcet employa le pouvoir que lui donnaient ses talents
-et sa beauté, non-seulement sur son mari, mais sur tout ce qui venait
-dans son salon, pour opérer le terrible mouvement subversif de toutes
-choses, ce mouvement enfin qui devait dans sa violente rapidité
-emporter à la fois et ceux qu'il frappait et ceux qui l'opéraient.
-
-Le marquis de Condorcet[84] était un de ces hommes dont l'influence
-comme homme du monde est d'autant plus à redouter, qu'on leur sait gré
-dans la société de s'y montrer comme prenant part à ses plaisirs et à
-ses habitudes. M. de Condorcet n'est cependant pas au premier rang
-comme penseur profond, ni comme écrivain... surtout à une époque où
-ils étaient l'un et l'autre si nombreux!... Mais son esprit était
-élevé et vindicatif; il avait surtout une verve et une volonté _de
-faire_ pour arriver au bien qui faisait prendre à cet esprit tous les
-genres de composition qu'il lui plaisait de choisir; mais son ouvrage
-le plus remarquable est le dernier qu'il écrivit pendant le temps de
-sa proscription et qui parut deux ans après, intitulé: _Esquisse du
-progrès de l'esprit humain._ C'est la perfectibilité de l'homme, mais
-illimitée et considérée dans l'espèce et dans l'individu... C'est un
-système peut-être plus effrayant pour l'homme pieux qu'il n'est
-admirable pour le savant. Il y a un matérialisme révoltant, je trouve,
-dans cette volonté de l'esprit humain de se déifier lui-même et de
-remplacer la divinité; car telle est la pensée de Condorcet dans ce
-dernier ouvrage écrit au reste sous l'influence d'une violente
-irritation contre la société d'alors. Les excès qui se commettaient
-journellement lui paraissaient monstrueux, et il regardait sans doute
-que ce que la société pouvait en mal elle le pouvait en bien. C'est
-par la toute-puissance de l'homme se régénérant, se déifiant, avec
-l'aide du temps, que Condorcet veut remplacer le pouvoir de la
-puissance éternelle. C'est pour lui l'oeuvre de la civilisation, des
-_progrès enfin de l'esprit humain_; c'est là le but de la société: il
-y a dans cette pensée une sorte de parodie de la religion qui me
-révolte et m'a toujours inspiré une profonde répulsion pour les
-doctrines de Condorcet, et conséquemment pour ses ouvrages; mais en
-étudiant l'âme de cet homme, en voyant tout ce qu'il a souffert, en
-examinant surtout le genre de séduction qui avait été exercé sur lui
-par sa femme, que je considère comme plus coupable que lui des
-malheurs que Condorcet a certainement amenés par ses doctrines
-corruptrices, considérant surtout que la mort a des poids égaux pour
-juger ceux qu'elle a frappés, j'ai repoussé toute prévention et j'ai
-écrit ce que je savais sur Condorcet.
-
-[Note 84: Marie-Jean-Antoine-Nicolas Caritat, marquis de Condorcet, né
-en Picardie en 1743. Sa famille devait son titre au château de
-Condorcet, en Dauphiné. Son oncle, l'évêque de Lisieux, le fit élever
-avec soin, et lui donna de puissants protecteurs. Il n'était pas
-riche, et fut toute sa vie d'une probité sévère, qui le fit mourir
-dans une sorte de misère.]
-
-Pendant longtemps Condorcet s'appliqua surtout, comme écrivain
-philosophique, à prouver aux détracteurs des nouvelles doctrines que,
-loin d'être nuisible à la vertu, la philosophie au contraire était
-favorable à tous les genres de progrès de l'esprit. Peut-être se
-trompait-il; mais du moins la philosophie de Condorcet avait-elle un
-caractère tout différent du fatalisme dogmatique de Diderot et de ses
-sectaires et du douloureux _scepticisme fataliste_ de Voltaire. Le
-système de Condorcet, opposé à ceux de Voltaire et de Diderot, n'est
-qu'une chimère sans doute comme le leur; mais celui-ci est au moins
-celui d'un coeur exalté qui rêve le bien: on voit en lui une grande
-sympathie pour ses semblables; c'est plutôt un esprit égaré par
-l'incrédulité contagieuse du siècle où il vivait qu'une âme corrompue
-voulant elle-même corrompre. Il se maria assez tard avec mademoiselle
-de Grouchy, et peut-être l'influence qu'exerça cette jeune et belle
-personne sur lui, au moment où il devait prendre une route pour agir
-activement dans les temps odieux qui le virent au premier rang des
-philosophes politiques, fut-elle terrible, au lieu d'être ce que
-devait produire la voix d'une femme jeune et belle parlant à un homme
-dont le pouvoir pouvait devenir immense...
-
-La société de Condorcet, avant les moments malheureux où il se sépara
-des monstres qui décimaient la France, était une société choisie
-d'hommes de lettres et de femmes d'esprit dont l'âge et les manières
-étaient en rapport avec ceux de madame de Condorcet. Elle faisait
-elle-même les honneurs de son salon avec une grâce parfaite, que sa
-beauté remarquable augmentait encore. Le choix des amis de Condorcet
-prouve la pureté de ses intentions: c'étaient les hommes les plus
-honnêtes de leur époque; c'étaient M. Turgot, M. de Malesherbes, M.
-Suard, l'abbé Morellet, Marmontel, Helvétius, madame Helvétius,
-d'Alembert, l'homme le plus naïvement méchant qu'ait enfanté la secte
-philosophique; l'abbé Soulavie allait aussi chez Condorcet, mais je ne
-le cite que comme homme d'esprit; le chevalier Turgot, frère du
-ministre, était aussi l'un des habitués du salon de Condorcet; M. de
-Fongeroux, savant distingué de l'académie des Sciences, ainsi que M.
-de Bondaray, également de l'académie des Sciences, et le duc de
-Lauraguais, allaient aussi chez Condorcet. La conversation était
-quelquefois spirituelle et légère, mais le plus souvent abstraite et
-d'un sérieux qui excluait le charme de la causerie intime; ce n'était
-que lorsque l'abbé Morellet, Marmontel et Suard étaient chez Condorcet
-qu'il y avait plus de gaîté dans la conversation.
-
-J'ai parlé, en commençant cet ouvrage, de l'influence de la société en
-France sur les idées et les événements politiques. C'est surtout à
-cette époque que, de l'intérieur des salons, les idées réformatrices
-s'élançaient dans le monde, germaient dans les jeunes têtes avides
-d'émotion, et puis ensuite éclataient, comme on l'a vu, et
-produisaient des effets désastreux.
-
-Soulavie[85], que je rencontrais assez souvent dans une maison de nos
-amis communs, racontait qu'un jour, allant chez madame de Condorcet,
-il y trouva M. Turgot le ministre et le chevalier Turgot, son frère,
-brigadier des armées du Roi, avec M. de Fongeroux, de l'Académie des
-Sciences... Lorsque l'abbé Soulavie entra dans le salon de Condorcet,
-il remarqua une profonde émotion sur le visage des personnes qui
-étaient dans l'appartement. Cette émotion et le style employé alors
-étaient une des innovations que la nouvelle philosophie introduisait
-dans la discussion. La haute société, le grand monde, le monde
-élégant, enfin, était toujours calme, et jamais le ton de la parole ne
-s'élevait au-dessus d'un diapason très-mesuré... Le genre déclamatoire
-n'était donc pas de bon goût; mais ce n'était pas ce qui arrêtait la
-secte dont faisaient partie tous ceux que je viens de nommer, et puis
-ensuite le sujet qui les occupait était en effet de nature à exaspérer
-un caractère plus doux encore que celui de M. Turgot.
-
-[Note 85: Jean-Louis Soulavie (l'aîné). C'est lui qui a publié les
-_Mémoires sur le duc de Richelieu et les Mémoires sur la règne de
-Louis XVI_. Ce dernier ouvrage est plein de mérite; Napoléon en
-faisait grand cas.]
-
-C'était le lendemain du jour où la brochure de M. Necker avait paru;
-elle renfermait en effet des attaques terribles contre M. Turgot et
-son administration...
-
---Malheureuse nation! s'écriait M. Turgot; tu ne te relèveras jamais
-des maux que Necker te prépare!...
-
---Vraiment! disait Condorcet avec cette parole indécise qu'il avait
-toujours... Vraiment!... Nous en serons quittes pour un second système
-de Law... M. de Fongeroux, qu'en pensez-vous?
-
-M. de Fongeroux, naturellement timide, ne répondait qu'en souriant et
-en s'inclinant, pour montrer son approbation... Soulavie, qui entrait
-dans la chambre et ne savait pas de quoi il s'agissait, le demanda au
-chevalier Turgot. Celui-ci regarda son frère, qui, s'avançant vers
-Soulavie, lui prit le bras, et lui dit avec ce ton déclamatoire,
-quoiqu'il voulût être simple, que Diderot avait mis à la mode parmi
-ses partisans:
-
---_Jeune homme que nous aimons, prends, et lis..._
-
-Il ouvre en même temps la brochure de M. Necker, au dernier chapitre
-de la législation des grains, et il ajoute:
-
---_Que devons-nous attendre d'un ministre qui se passionne contre la_
-CLASSE IMPORTANTE _dans un État, pour prendre parti pour une autre,
-celle qui ne possède rien!... Attendons-nous à voir se renouveler en
-France les scènes des Gracques._
-
-J'aime M. Necker; mais j'avoue que peut-être M. Turgot avait-il raison
-dans cette circonstance.
-
-«Presque toutes les institutions civiles, dit la brochure de M.
-Necker, ont été faites par les propriétaires. On est effrayé, en
-ouvrant le code des lois, de n'y découvrir partout que cette
-vérité!... On dirait qu'un petit nombre d'hommes, après s'être partagé
-la terre, ont fait des lois _d'union et de garantie contre_ LA
-MULTITUDE... comme ils se seraient fait des abris dans les bois pour
-se défendre contre LES BÊTES SAUVAGES!...»
-
-Voilà ce qu'a écrit et publié M. Necker lors de l'insurrection des
-blés le 2 mai 1775. C'est prêcher la loi agraire, après tout. Elle est
-bien singulière aussi, cette émulation dans les deux partis
-philosophiques pour la réforme de la France! Je ne puis la comparer
-qu'à l'émulation des partis populaires de l'Assemblée Constituante,
-dans laquelle toutes les factions et toutes les familles
-révolutionnaires, réunies sous une même voûte, la faisaient retentir
-de motions et de cris, avec lesquels ils travaillaient à saper
-jusqu'en ses fondements la plus ancienne monarchie de l'Europe...
-
-Oui, c'est M. Necker qui a fait faire l'émeute des blés le 2 mai...
-Sans doute l'intention était bonne, et le but était le même; et les
-désastres opérés dans la Révolution l'ont été en grande partie par
-cette même classe prolétaire que M. Necker mettait, _avant tout_, dans
-la balance de ses affections. M. Turgot ne parlait, au contraire, que
-de la classe possédant, _mais comme industrielle et utile_. Je le
-répète, j'aime M. Necker, que tous les miens aimaient; mais
-l'évidence, dans cette circonstance, est pour M. Turgot... Il faut une
-justice impartiale pour les temps de troubles; sinon les jugements
-sont impossibles.
-
---C'est M. Necker qui a dirigé l'émeute des blés, dit le chevalier
-Turgot en s'approchant de M. Soulavie... _Il l'a fait pour perdre mon
-frère_, ajouta-t-il avec un accent de fureur concentrée.
-
---Ceci est faux, par exemple.
-
---Mon ami! s'écria son frère, je vous ai déjà dit que vous m'affligiez
-en parlant ainsi!... M. Necker peut avoir de mauvaises idées en
-administration; mais qu'il excite une émeute dans un moment où la
-monarchie montre toute sa misère[86], dans la seule vue de perdre un
-homme innocent, voilà ce que je ne puis consentir à entendre proclamer
-par quelqu'un de ma famille!...
-
-[Note 86: C'était l'époque des querelles des parlements.]
-
-Le chevalier Turgot regarda son frère avec un sentiment indéfinissable
-de tendresse et de reproche; puis se tournant, vers Soulavie:
-
---Je suis fâché, lui dit-il, de ne pas être de l'avis de mon frère;
-mais j'avoue que je ne le puis... C'est M. Necker qui a fait faire
-l'émeute pour les blés, répéta-t-il avec plus de force... d'abord à
-Dijon le 20 avril, et puis à Paris le 2 mai suivant... Mais ayez de la
-prudence; car M. Necker est moins généreux que mon frère, qui refusa
-de signer la détention du Genevois à la Bastille, et il expédia des
-lettres de cachet contre ses ennemis, même contre M. le duc de
-Lauraguais, qui défend, dans ses écrits, ses propriétés contre les
-_attentats_ de M. Necker.
-
-Et en parlant ainsi, M. le chevalier Turgot avait les yeux enflammés
-et la voix tremblante; tandis que M. de Condorcet, avec le sourire du
-calme et de la réflexion, approuvait ce que disait son ami; et
-d'Alembert, avec sa petite figure de singe, semblait se railler de
-tout ce qu'il entendait...
-
-Ce fut à cette époque que notre langage subit un changement
-très-marqué; ce fut cette même querelle de M. Necker et de M. Turgot
-qui donna jour à ce changement: d'abord dans la brochure de M.
-Necker, écrite dans un ton sentimental, qui existe au reste dans tous
-les écrits de M. Necker, il parle de la hausse ou de la baisse d'un
-boisseau de blé avec la même expression qu'il mettait à nous dire
-qu'il avait remarqué l'absence d'un ami bien aimé... M. Turgot et son
-frère portaient au même degré ce ton sentimental; M. Turgot, le
-brigadier des armées du Roi, incrédule en fait d'opinions religieuses,
-comme l'étaient son frère et M. de Malesherbes, ennemi déclaré des
-folies et des dissipations de la Cour. Ligués tous deux avec Condorcet
-et toute cette société savante qu'il réunissait chez lui, ils firent
-un grand mal à la royauté; en voulant frapper M. Necker, ils
-frappèrent sur le pouvoir, car ils étaient inhérents l'un à l'autre.
-Condorcet, par sa naissance et ses relations, était tout à la fois
-homme du grand monde et homme de science; il pouvait faire beaucoup de
-mal, et il en fit. Madame de Staël, alors ambassadrice de Suède à
-Paris, avait aussi son influence; on voit dans son admirable livre des
-_Considérations sur la Révolution française_ tout le mal que cette
-faction philosophique de Condorcet et de Turgot a fait à son père.
-
-Et, en effet, on comprend comment leur concours dans une même
-opération, leur émulation, la haine qui en résulta, leur activité
-pour arriver mieux et plus vite, tous ces sentiments animaient ces
-deux hommes; mais l'amour de la patrie était nul chez l'un, puisque ce
-pays n'était pas le sien, et chez l'autre il était presque annulé par
-la haine qu'il ressentait pour M. Necker. M. Necker et lui se
-détestaient véritablement, et cette haine, excitant les hautes
-notabilités sociales dans un pays comme celui de France, devait mettre
-le feu dans la plus simple conversation, aussitôt qu'un partisan de
-l'un se trouvait en face d'un champion de l'autre dans un salon. Ma
-partialité pour M. Necker se trouve ici fort heureusement à l'aise,
-car il est reconnu que sa conduite fut honorable et belle pendant
-cette malheureuse lutte, et que dans ses écrits il ne dit jamais
-_d'injures directes_ à M. Turgot; tandis que celui-ci invectivait M.
-Necker avec une violence que rien ne peut excuser. Qu'on lise les
-ouvrages de Turgot sur ce sujet; Condorcet en publiait au moins
-_trois_ tous les ans... Il avait au reste une indépendance de pensées
-bien admirable. M. le duc de la Vrillière était chancelier et fort en
-faveur; il se présenta une occasion où le marquis de Condorcet dut
-écrire sur la Vrillière _et le louer_... Le marquis s'y refusa
-obstinément et donna sa démission lors de l'avénement de M. Necker au
-ministère, pour éviter tout rapport avec un homme qui était _l'ennemi
-de son meilleur ami_. Cet emploi était dans l'administration des
-monnaies et fort éminent. C'est une preuve d'amitié qui aujourd'hui ne
-paraîtrait qu'une sotte et plate niaiserie... mais j'ai tort... on n'a
-pas besoin de la juger, car personne ne donnera cet embarras; et
-lorsqu'on a une bonne place, on la garde.
-
-Les soirées se passaient chez Condorcet à faire des lectures, à lire
-des vers, à causer, non-seulement sur les sciences, mais aussi sur les
-beaux-arts et la littérature. C'était un peu ce qu'on appelle un
-bureau d'esprit. Madame de Condorcet, jeune, belle et charmante, avait
-le défaut qui alors commençait à ternir tant de qualités agréables
-dans une jeune et jolie femme...: elle écrivait; et comme son esprit
-s'appuyait souvent sur celui de son mari, elle prit involontairement
-la teinte philosophique de cet esprit sérieux et penseur... Elle a
-traduit Adam Smith, et l'a enrichi de plusieurs lettres bien dignes de
-sortir de la plume d'une femme, et dans lesquelles elle supplée à ce
-qu'a omis Adam Smith: c'est _sur la sympathie_[87]. L'ouvrage qu'elle
-a traduit est tout-à-fait dans le style qui convient non-seulement à
-une femme, mais à une mère de famille. Cependant, dans cette
-relation, bien éloignée, sans doute, de tout ce qui a rapport à la
-politique, on trouve encore une teinte de cet esprit tracassier et
-disputeur qui à cette époque avait non-seulement envahi les salons des
-femmes les plus charmantes, mais avait terrassé toutes nos anciennes
-et belles coutumes, et foulé d'un pied audacieux tout ce qui
-florissait autour de notre fauteuil de maîtresse de maison, véritable
-trône du haut duquel nous dictions des oracles... Madame Roland,
-madame de Condorcet, madame de Genlis, madame de Staël, madame Cottin,
-ont toujours été des _reines_, je le sais... mais des reines sans
-royaumes, et leur pouvoir étant dégagé de ce prisme qui entourait le
-sceptre et empêchait de sentir ce qu'il avait de dur en frappant; ce
-pouvoir jadis si doux, qu'on ressentait en craignant de s'y
-soustraire, ce pouvoir se perdit sans même passer en d'autres mains,
-et c'est à peine aujourd'hui si la tradition nous en est demeurée...
-Il faut, pour en parler, qu'on invoque le souvenir du salon d'une
-actrice qui jouait bien _Madame de Clainville_ ou _la Coquette
-corrigée_, parce que le comte Louis de Narbonne, le vicomte de Ségur,
-le duc de Lauzun, et plusieurs autres de l'époque élégante, allaient
-dîner chez la courtisane, et lui disaient quelquefois sérieusement...
-et quelquefois en riant aussi...:
-
---Ma chère, saluez ainsi; vous ferez comme madame du Barry.
-
-[Note 87: _Théorie des sentiments moraux_, etc., etc., suivie d'une
-dissertation sur l'origine des langues.]
-
-Et voilà où nous irons chercher nos traditions de l'époque... et cela
-n'est pas surprenant. Comment en eût-il été différemment?... La
-révolution de la Cour d'abord, qui arriva par Marie-Antoinette, et
-celle de 89 qui arriva bien aussi par elle et qui fit une révolte dans
-une révolution!... Le moyen de conserver une tradition, quelque légère
-qu'elle soit, au milieu de ces bouleversements répétés!... Je rendrai
-compte tout à l'heure d'une foule de détails dont mon jeune esprit fut
-vivement frappé à cette époque. Ce fut le temps qui succéda au 9
-thermidor... et puis le Directoire... ce temps où les jeunes filles,
-ayant encore leur habit de deuil, s'en allaient, le tête couronnée de
-roses, danser la gavotte dans un bal public, au risque de heurter du
-pied quelque cadavre!... Quel temps et quels souvenirs!...
-
-Condorcet, dont j'ai parlé dans cette relation, n'était plus jeune[88]
-au moment où la Révolution commença; sa figure, sans être
-remarquablement belle, avait une expression qui frappait. Son front
-était vaste et bombé, ses yeux couverts mais vifs et donnant des
-regards profonds, qui révélaient de grandes et hautes pensées; son nez
-était aquilin et très-prononcé; sa bouche était le trait le plus
-caractéristique de sa figure; son sourire était calme, mais il
-devenait facilement satirique. Il annonçait une chose intime qu'il ne
-traduisait que par cette expression légèrement moqueuse qui relevait
-les coins de sa bouche lorsque la pensée qu'il accompagnait était trop
-vivement sentie. Mais dans toute sa personne comme dans sa physionomie
-on retrouvait cette expression malheureuse que Walter Scott a bien
-raison de reconnaître sur le visage de ceux qui doivent mourir de mort
-violente ou prématurée... Je ne prétends pas retrouver cette
-expression sur un front après qu'il m'a été non-seulement nommé mais
-indiqué par la voix publique, et entouré d'un jugement qui me force à
-ne le prononcer qu'avec mépris ou bien avec louange. Je ne me laisse
-pas entraîner à ce jugement. Je ne loue ou ne blâme que d'après
-moi-même. Je l'ai assez prouvé, je le crois, dans Catherine, dans M.
-de Bourmont et beaucoup de personnes qui m'apparaissent entourées
-d'une auréole de gloire ou bien frappées d'un mépris injuste. Je pose
-la figure en face de moi, je l'interpelle devant son siècle, et les
-accusations, ou les choses qui _existent_ comme telles, me répondent
-souvent et la justifient ou bien l'accusent... C'est la loi que je me
-suis imposée pour beaucoup de personnages du grand drame que je me
-suis chargée de mettre sur la scène: je veux parler de l'histoire des
-salons de Paris. Celle de nos affaires politiques tient immédiatement
-à celle des salons. Il y a plus qu'un rapprochement, il y a
-_fraternité_.
-
-[Note 88: Né en 1743, il avait quarante-cinq ans au moment où la
-Révolution commença, en 87.]
-
-Ce que je pense là-dessus est de tous les pays; mais pour la France,
-c'est une immense vérité...
-
-Intimement lié avec toute la troupe philosophique, enfant de Voltaire
-et de Diderot, Condorcet, ainsi que je l'ai fait observer, ne tenait à
-aucune de leurs doctrines; la sienne se prolonge encore de nos jours,
-au reste, et j'avoue que j'aime encore mieux voir suivre sa croyance,
-toute funeste qu'elle est, que celle bien autrement désolante de
-Voltaire et de Diderot. L'empereur en la pratiquant nous a fait bien
-du mal ainsi qu'à lui-même!... Qu'est-ce donc en effet que la mort de
-toutes choses? le néant!... Est-ce donc pour ce but que l'homme
-travaillerait? Quelle image plus désolante voulez-vous présenter à
-l'oeil qui voit encore, mais qui voit avec la conviction qu'une fois
-fermé cet oeil ne se rouvrira plus, même devant un juge... même devant
-une punition éternelle. Car tout est préférable à ce mot épouvantable:
-Le néant!... L'âme se glace en l'entendant seulement prononcer!...
-
-Secrétaire de l'Académie des Sciences, l'un des quarante de
-l'Académie, correspondant de beaucoup d'autres académies en Europe,
-ami de toutes les notabilités connues... Condorcet est peut-être
-l'homme qui a le plus écrit de notre époque... Ses ouvrages sont
-nombreux et présentent le double avantage d'avoir été faits par un
-homme de la science, et de l'époque où cette science régénérait le
-pays. Ses articles de journaux surtout sont fort remarquables: ils
-n'ont pas le défaut qu'on peut reprocher à son style dans ses autres
-ouvrages, d'être lourd et quelquefois monotone; ses articles de
-journaux ont du sel, du mordant, et font souvent image. Il a écrit
-surtout dans la _Feuille villageoise_ et la _Chronique de Paris_. Mais
-son oeuvre principale est sa dernière production, ce qu'il écrivit
-tandis qu'il errait proscrit et hors la loi, et qu'il cherchait un
-asile dans les bois et les carrières après avoir quitté l'amie
-généreuse qui l'avait accueilli pendant son malheur; cet ouvrage,
-intitulé: _Esquisses des progrès de l'esprit humain_, fut imprimé en
-1795 un an après sa mort. Il a fait un plan de constitution, une _Vie
-de Voltaire_, une _Vie de Turgot_. Beaucoup d'ouvrages aussi sur les
-mathématiques lui ont fait un nom distingué dans les hautes sciences.
-Comme littérateur, son premier ouvrage fut remarquable et lui valut
-la place de secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences et devint
-un titre au fauteuil académique: ce sont ses _Éloges des académiciens
-morts depuis_ 1669. Sans doute ils sont inférieurs à ceux de
-Fontenelle, mais on reconnaît dans Condorcet un mérite au-dessus du
-mérite vulgaire; et tout ce qui sort de la ligne commune est si fort à
-estimer, que je place immédiatement celui qui marche ainsi hors du
-chemin battu dans un lieu où les hommages peuvent lui être rendus.
-Oui, il faut une récompense à qui n'est pas vulgaire.
-
-Condorcet était naturellement bon et d'une grande équité. Cette
-rectitude dans l'habitude de la vie était portée par lui dans tout ce
-qu'il faisait et surtout dans ses écrits... Il était juste
-non-seulement dans ce qu'il imposait aux autres, mais il l'était même
-dans ses opinions politiques, du moins le croyait-il, et cela
-l'excuse... Je prouverai par un fait que je sais de lui qu'il avait
-une grande impartialité de jugement et que, même au risque de se
-donner tort, il disait lui-même ce qui le condamnait...
-
-Son extérieur était plutôt bien qu'autrement, ainsi que je l'ai dit
-plus haut; mais il était timide, ce qui nuit toujours à un homme et
-lui donne des manières empruntées[89]. Il était réservé, même froid;
-mais son âme était brûlante, et sous cet extérieur réservé, sous ce
-front de glace, était une pensée de feu.
-
-[Note 89: Ceci a pourtant besoin d'être expliqué. Je ne donne pas à ma
-pensée une latitude entière, comme on le peut croire.]
-
-«_Ne vous y trompez pas_, disait d'Alembert, _c'est un volcan couvert
-de neige_.»
-
-Un tort grave qu'on peut lui reprocher est d'avoir _aidé_ Voltaire à
-dénaturer le sens des belles pensées de Pascal... Mais chez Voltaire
-il y avait mauvaise foi, chez Condorcet rien de semblable. Voltaire
-trouvait sans doute Pascal un trop rude jouteur pour lui laisser
-toutes ses armes, il fallait le désarmer pour avoir quelquefois
-raison; tandis que Condorcet n'y songeait pas, et égaré par son maître
-ou plutôt _ses maîtres_, il a porté la main sur un des monuments de
-l'esprit le plus admirable peut-être que l'homme ait produit!... C'est
-un tort grave; mais il en est un plus profond que tous, c'est d'avoir
-siégé à la Convention... Je parle de ce tort avec amertume, parce que
-je sais plus positivement que beaucoup d'autres que Condorcet savait
-combien Louis XVI était un honnête homme, et voici un fait à cet égard
-dont fut témoin celui qui me l'a raconté, M. Brunetière, mon tuteur.
-
-Madame Dupaty, veuve du président au parlement de Bordeaux, de celui
-qui fut l'auteur des _Lettres sur l'Italie_, était parente de M. de
-Condorcet. Il y soupait souvent, et il causait plus familièrement dans
-cette maison qu'ailleurs; j'ai déjà dit qu'il avait beaucoup de
-timidité et une sorte de difficulté dans la parole. Un soir, après
-souper chez madame Dupaty, Condorcet était soucieux et parut vouloir
-parler. À cette époque (89 ou 90), il faisait partie d'une commission
-relative aux monnaies, et le Roi admettait souvent cette commission au
-conseil pour parler avec ses membres sur l'objet de leur travail.
-
---Savez-vous, dit Condorcet, qu'on se trompe lourdement en disant du
-Roi qu'il est un homme sans talent et sans esprit? Je vous dis, et je
-l'affirme sur l'honneur, que Louis XVI est un homme d'une grande
-capacité. Nous avons eu ce matin deux conseils pour les subsistances.
-J'ai été appelé, la délibération a été longue, et, comme vous le
-pensez bien, hérissée de difficultés... Le Roi a parlé le dernier,
-après avoir écouté chacun de nous avec une grande attention... Il a
-pris la parole, a résumé les discours de chacun, après avoir parlé de
-la situation du pays et de l'Europe mieux qu'aucun des orateurs, et a
-conclu par son opinion personnelle, qui m'a paru pleine de sens et
-surtout très-lumineuse et forte, de cette force de raisonnement et de
-logique à laquelle rien ne résiste... Après l'avoir écouté, nous nous
-sommes regardés avec étonnement et n'avons rien trouvé de mieux à
-faire que d'adopter ses vues... Je vous certifie, ajouta Condorcet
-d'une voix émue, que Louis XVI est un homme très-éclairé et... un
-honnête homme... Car tout ce qu'il disait pour le bien et la
-tranquillité de la ville de Paris et des provinces, on ne le dit, on
-ne le sait que lorsqu'on est un bon prince.
-
-Voilà quelle était l'opinion de Condorcet en 1790 et 1791. Depuis il
-eut sans doute des motifs pour changer d'opinion; car, avec le
-caractère bien connu de Condorcet, il n'eût jamais voté la mort du
-Roi.
-
-Il fut de la faction des Girondins, et lui aussi fut un admirateur du
-caractère énergique: cela devait être; ami de Brissot, il devait
-marcher sous sa bannière, et les maximes sanguinaires de Robespierre
-et des autres membres de ce comité de salut public dont il fit partie
-quelque temps le révoltèrent. C'est alors qu'il fit plusieurs motions
-qui le firent décréter d'accusation, et enfin mettre hors la loi. Il
-avait adressé quelque temps avant une épître à sa femme, dans laquelle
-l'on trouvait sa pensée!
-
- «Ils m'ont dit: Choisis d'être oppresseur ou victime.
- J'embrassai le malheur, et leur laissai le crime.»
-
-Devenu proscrit après avoir proscrit lui-même, Condorcet ne sut
-quelque temps où reposer sa tête. Enfin une amie généreuse, car
-c'était jouer sa vie que sauver celle d'un malheureux à cette époque
-horrible, madame Verney, lui donna un asile pendant huit mois. Un jour
-Condorcet demeure seul, voit un journal oublié sur une table; il y lit
-que toute personne accusée et convaincue d'avoir recelé ou sauvé un
-condamné était condamnée elle-même... Madame Verney était sortie.
-Condorcet laisse un mot pour la prévenir qu'il quitte son toit
-sauveur, où sa tête peut appeler la mort, et le malheureux, au milieu
-de la nuit, ne sachant où porter ses pas, sort de cet asile
-hospitalier pour aller au-devant de la mort...
-
-Il fut errant et caché pendant plusieurs jours. Il allait demandant un
-asile, tantôt aux carrières de Montrouge, aux bois de Verrières, ou
-bien dans les environs de Clamart et de Fontenay-aux-Roses... Le
-malheureux n'avait plus que des vêtements en lambeaux!
-
-M. et madame Suard avaient été ses amis... Il se rappela qu'ils
-avaient une maison, où sa femme et lui étaient venus ensemble, à
-Fontenay-aux-Roses. Sa femme! si jeune et si belle! sa femme!
-maintenant abandonnée... et la femme d'un proscrit!... Ses souvenirs
-le pressent en foule, et lorsqu'il arrive à l'un des deux pavillons
-qui forment la maison de Suard, ses yeux sont encore humides de
-larmes... Il sonne, un domestique vient ouvrir. À l'aspect de cet
-homme dont la barbe longue, les cheveux hérissés et remplis de paille
-et d'herbes sèches, les habits déchirés, la figure hâve et les yeux
-hagards donnent seuls de la terreur, le domestique recule d'abord...
-mais un second regard le fait revenir sur lui-même:
-
---Ah! monsieur, dit-il à Condorcet, dans quel état vous revois-je!
-
---Eh quoi! dit le marquis terrifié de se voir reconnu... vous savez
-qui je suis!...
-
---Oui, monsieur... j'ai eu l'honneur de voir monsieur le marquis chez
-M. de Trudaine.
-
---Silence! parle bas, malheureux! tu me perds et toi aussi!
-
-Le domestique se retourna vivement... il n'y avait personne.
-
---Ah! monsieur m'a bien effrayé!... C'est que si mon maître voyait
-monsieur... il ne l'aime plus! ajouta l'honnête garçon en baissant les
-yeux; et le regard dérobé à l'investigation du proscrit voulait dire:
-
---_Et moi aussi je ne vous aime plus!..._
-
---Comment! Suard...
-
---Ce n'est pas M. Suard, monsieur... il loge dans l'autre pavillon.
-C'est M. de Monville qui occupe celui-ci...
-
-Condorcet remercie le bon domestique qui lui avait donné la plus
-sublime aumône d'un coeur généreux et bien né, de la pitié pour la
-grande infortune d'un coupable; car Condorcet l'était devant Dieu et
-les hommes depuis la mort du Roi.
-
-Depuis cette funeste époque, Suard et sa femme avaient également cessé
-de voir M. et madame de Condorcet!... Condorcet connaissait leur
-opinion, mais aussi il savait combien tous deux étaient honnêtes et
-purs. C'étaient des coeurs auxquels on pouvait se confier!... Il ne se
-trompait pas; à peine Suard l'eut-il reconnu que, voulant éviter même
-une parole qui pouvait les trahir, il fit aller la seule servante
-qu'il eût dans le village pour y faire une commission, et alors il put
-embrasser son malheureux ami qui était expirant de besoin.
-
---Un peu de pain, dit-il... Je me meurs... Un peu de pain par
-charité!...
-
---Suard lui servit lui-même du fromage et du pain, avec du vin... Ce
-secours le ranima... Il put parler... Il put enfin faire une sorte de
-testament verbal dans lequel il recommandait sa fille à Suard... sa
-fille qu'il adorait!... Ah! nous aussi nous avons des enfants, et nous
-comprenons tout ce qu'il y a d'affreux dans cette dernière parole de
-celui qui va mourir et qui dit pour toujours adieu à son enfant
-lorsqu'il est lui-même plein de vie et de force, et que cette vie lui
-est arrachée par des cannibales qui couvrent sa patrie de sang et de
-deuil... Cette situation est sans doute affreuse... Mais combien elle
-redouble d'horreur lorsque, descendant au fond de son âme, on y trouve
-un remords qui vous crie: Pourquoi avoir éveillé ces monstres qui font
-tomber aujourd'hui la tête du père de ton enfant?... Condorcet parla
-longtemps de sa fille... un moment de sa femme, mais sans intérêt...
-Il remit cependant à son ami une somme de 600 fr. pour elle... mais
-sans ajouter une autre parole; puis il recommanda à Suard le manuscrit
-laissé chez madame Verney, lui demandant de le publier; ensuite ils
-avisèrent ensemble aux moyens d'aller à Paris pour demander à
-quelques-uns des anciens amis de Condorcet, Garat, par exemple, une
-lettre d'invalide pour que Condorcet pût gagner un port et
-s'embarquer... Condorcet remercia Suard et convint avec lui qu'il
-reviendrait prendre cette lettre que Suard devait immédiatement aller
-chercher à Paris...
-
---Ah! dit le proscrit en se levant et retombant aussitôt sur sa
-chaise...
-
---Mon Dieu! qu'avez-vous? s'écria Suard...--Rien de nouveau... Je
-suis blessé... au pied. Et il lui montra en effet son pied tout
-ensanglanté!... Suard sentit son coeur se serrer de nouveau...
-Condorcet s'en aperçut.
-
---Pas de faiblesse, lui dit-il... Rendez-moi un dernier service encore
-avant que je quitte votre toit hospitalier, mon ami... Donnez-moi du
-tabac... Si vous saviez tout ce que j'ai souffert depuis que j'en suis
-privé!... C'est plus douloureux _que de n'avoir pas de pain_!...
-
-Suard lui en arrange un cornet... Dans le moment où il allait le
-mettre dans sa poche, un souvenir d'un nouveau genre le frappa.
-
---Ah! mon ami, mettez le comble à votre généreuse amitié! Donnez-moi
-un Horace! je vous en conjure!...
-
-Suard lui donna un Horace, et Condorcet partit de cette maison,
-heureux encore dans son infortune, car il avait trouvé un ami...
-
-En quittant la maison de Suard, il se dirigea vers les carrières, dans
-lesquelles il se tint caché pendant tout le jour... Il ne devait
-retourner que le lendemain chercher cette carte d'invalide que Suard
-avait été demander à Garat.
-
-Garat la lui accorda à l'instant; mais pour plus de sécurité il
-employa un autre moyen, quelque puissant qu'il fût lui-même dans le
-gouvernement d'alors... Il se rendit à Auteuil auprès de Cabanis,
-ancien ami de Condorcet comme lui; Cabanis était alors employé dans
-les hôpitaux... Il donna pour Condorcet une vieille lettre de passe
-pour un invalide retournant chez lui en sortant de l'hôpital... Cette
-carte était cent fois plus sûre qu'aucun passeport... Garat la remit à
-Suard et retourna à Paris. Cette bonne action n'est pas la seule qu'il
-ait faite; il est bon de le dire.
-
-Mais tandis que ses amis s'occupaient de sa sûreté, Condorcet ne
-pouvait plus en profiter. Le malheureux, en partant de chez Suard,
-n'avait pas songé qu'il lui fallait éviter tous les lieux habités, et
-il n'avait emporté _qu'un seul morceau de pain_, un seul!... la faim
-devint bientôt tellement impérieuse qu'elle domina et la crainte du
-cachot et celle de la mort, et qu'il sortit de sa retraite poursuivi
-par une faim si terrible qu'il aurait en ce moment bravé l'échafaud...
-Il entre, à Clamart, dans un mauvais cabaret dans lequel étaient
-seulement une femme et un de ces espions volontaires, espèces de
-serpents plus dangereux que les espions véritables.
-
-Condorcet, dont la barbe et les cheveux hérissés, les yeux hagards et
-le regard inquiet, l'habit en lambeaux, la démarche incertaine,
-auraient éveillé l'attention de gens bien plus confiants, attira sur
-lui la surveillance de l'espion. Cet homme ne le quitta plus des yeux
-et le désigna à la maîtresse du cabaret... Condorcet, affamé, mourant
-de fatigue, ne fit aucune attention à ce colloque ayant lieu pour
-ainsi dire sous ses yeux; il commanda et dévora aussitôt une omelette
-avec l'avidité d'une faim assez violente pour l'avoir fait sortir de
-sa retraite en face de l'échafaud.
-
---Payez moi, lui dit brutalement l'hôtesse en lui voyant expédier sa
-dernière bouchée, et craignant probablement qu'il ne s'échappât.
-
-Condorcet, sans réfléchir à ce qu'il fait, tire de sa poche un
-portefeuille de satin blanc[90], brodé en soie plate, comme on brodait
-alors; l'élégance de ce portefeuille frappa en même temps l'hôtesse et
-l'espion.
-
-[Note 90: Le portefeuille était la bourse de ce temps-là, à cause des
-assignats.]
-
---Qui es-tu? demanda brusquement l'espion.
-
-Condorcet était naturellement embarrassé dans sa parole, comme on le
-sait, et dans ce moment il le fut encore davantage pour répondre aux
-questions faites brutalement, et son embarras devint bientôt plus que
-de la timidité... Il hésita d'abord; mais se rappelant ensuite le nom
-d'un homme de ses amis, membre comme lui de l'Académie des Sciences,
-il répondit qu'il était au service de M. du Séjour, conseiller à la
-Cour des Aides, savant distingué, et qui connaissait particulièrement
-Condorcet... Il pouvait donc donner sur cette maison des détails qui
-auraient prouvé qu'il était en effet au service de M. du Séjour. Mais
-cette réponse vint trop tard pour balancer l'effet de son extérieur et
-du portefeuille trop élégant pour lui appartenir. Il fut arrêté et
-conduit au Bourg-la-Reine, chef-lieu du district, où, ne pouvant
-rendre un compte satisfaisant de sa personne, il fut jeté dans une
-prison comme _vagabond_...
-
-Le lendemain il fut trouvé mort lorsqu'on entra dans sa chambre; il
-avait pris du _stramonium_[91] combiné avec de l'_opium_. Il avait ce
-poison toujours sur lui. Cabanis l'avait composé et donné à plusieurs
-d'entre eux. L'archevêque de Sens l'avait employé pour échapper à
-l'échafaud, évitant par cette mort volontaire de porter sa tête sur
-cet autel où chaque jour on offrait en holocauste le sang le plus pur
-à la divinité, fille d'enfer, qui régnait alors sur la France!
-
-[Note 91: C'est un datura plus vénéneux que les autres, dont la
-combinaison avec l'opium d'Orient donnait à l'instant même la mort...
-Depuis nous avons trouvé l'acide prussique. Il y a une femme nommée,
-je crois, madame _Pigeon_, et puis madame Tharin, qui a empoisonné
-onze personnes avec l'acide prussique. J'ai rencontré dans le monde
-une femme qu'on m'a dit être l'amie de madame Pigeon, de cette dame
-colombe, qui je crois trompa un médecin qui fut sa dupe. Je verrai à
-connaître cette affaire plus clairement.]
-
---Je ne les crains pas si j'ai une heure devant moi! avait dit
-Condorcet à Suard...
-
-Il avait toujours avec lui ce poison comme dernière ressource contre
-l'infortune.
-
-Corvisart avait aussi de ce poison, appelé _poison de Cabanis_.
-
-La dose pour mourir était fixée dans une petite recette qui
-enveloppait le poison. C'était une petite boule, grosse comme ces
-billes avec lesquelles jouent les enfants... La couleur en est brune
-(marron foncé). Cela se brisait en petits morceaux dans la bouche et
-se fondait facilement. On meurt sans aucune douleur. Il paraît que ce
-poison cause une congestion sanguine aux poumons. Ce qui le ferait
-croire, c'est que Condorcet fut trouvé mort avec tous les signes d'une
-attaque d'apoplexie, et le sang lui sortait par le nez. Le chirurgien
-appelé dit que cet _homme inconnu_, arrêté la veille, était mort dans
-la nuit d'une attaque d'apoplexie...
-
-C'est ce même poison qui servit depuis à l'empereur, à
-Fontainebleau!... Mais le portant depuis longtemps sur sa poitrine, la
-chaleur l'avait, à ce qu'il paraît, altéré, et Napoléon ne put
-échapper aux tortures qu'on lui préparait à Sainte-Hélène; quant à la
-honte, elle est tout entière sur ses bourreaux...
-
-La destinée de Condorcet est curieuse à examiner, ainsi que celle de
-tous les grands acteurs du drame de la Révolution: quelle fut leur
-fin? quelle fut leur vie politique même? Cette liberté qu'ils _ont
-fondée_, où donc est-elle?... quel est le moment où la France en a
-joui? Qu'on me le désigne, et je bénirai même l'époque la plus
-désastreuse de ces temps affreux. Mais l'impossibilité est positive.
-Est-ce donc en 93, lorsque la place de la Révolution voyait rouler
-quarante et cinquante têtes tous les jours, et que les prisons,
-insuffisantes pour contenir les victimes innocentes, se voyaient
-multiplier au nombre de cinquante?... Est-ce sous le Directoire, temps
-infâme de l'humiliation de la France, au milieu d'elle et sur la
-frontière?... Est-ce sous l'empire, temps de gloire et de renommée, et
-même de bonheur, mais où la liberté était enchaînée?... Non, la
-liberté ne nous fut jamais donnée... Toujours promise, c'est vrai,
-mais toujours inconnue pour nous. Eh bien! c'est pourtant à elle que
-nous avons vu sacrifier tant de nobles têtes; c'est pour la fonder,
-disait-on, qu'il fallait faire couler tant de sang!... Hélas! lorsque
-l'esprit de parti ne troublait pas la raison de ces hommes qui depuis
-furent en délire, voilà comment ils s'exprimaient. Il est curieux
-d'observer quelle était leur opinion sur le moyen d'amener le monde à
-cet état de perfectibilité humaine, but des vrais philosophes.
-
-Voici un passage d'un avertissement mis par Condorcet en tête de
-_l'Homme aux quarante écus_, dans une édition de Voltaire faite à
-Kehl, tome LVII, in-12:
-
-«Ceux qui ont dit les premiers que le droit de propriété dans toute
-son étendue, celui de faire de son industrie et de ses deniers un
-usage absolument libre, était un droit aussi naturel et surtout bien
-plus important pour les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des hommes,
-que celui de faire partie pour un dix-millionième de la puissance
-législative; ceux qui ont ajouté que la conservation de la sûreté et
-de la liberté personnelle est moins liée qu'on ne croit avec la
-liberté de la constitution... tous ceux qui ont dit ces vérités ont
-été utiles aux hommes en leur apprenant que le bonheur était plus près
-d'eux qu'ils ne le pensaient, et que ce n'est pas en bouleversant le
-monde, _mais en l'éclairant_, qu'ils peuvent espérer de trouver le
-bien-être et la liberté...»
-
-...Quelle fin que celle de l'homme qui avait écrit de si belles
-pensées!
-
-Sa femme, l'une des plus remarquables de son temps, pour sa beauté,
-son esprit et ses connaissances, fut bien coupable dans les efforts
-qu'elle-même tenta auprès de Condorcet pour l'exciter au lieu de le
-calmer, au moment où le paroxysme révolutionnaire était au plus haut
-degré. C'est à son instigation qu'il proposa cette loi insensée qui
-ordonnait de _brûler ses titres_ de noblesse[92]... Que voulait dire
-cette parade? Pour les nobles _vraiment nobles_, cette mesure ne
-servait au contraire qu'à faire resplendir leur noblesse d'un nouvel
-éclat en mettant au néant toute cette noblesse moderne sortie _des
-savonnettes à vilain_, comme on appelait les _marquisats_ achetés, et
-voilà tout. Quant au reste, il n'en était ni plus ni moins. Madame de
-Condorcet, après la mort de son mari, fut doublement malheureuse par
-ses remords et par sa ruine totale. Encore belle et jeune même, elle
-se vit réduite à faire de petits portraits à la gouache pour exister.
-Elle était retirée à Auteuil, où sa vie s'écoulait misérablement à
-l'époque du consulat. Elle était soeur du maréchal Grouchy.
-
-[Note 92: Ceci me rappelle un mot remarquable d'un paysan de
-Bourgogne... Le seigneur de ce village, anobli depuis vingt ou trente
-ans, parlait beaucoup de son désespoir d'être contraint à brûler SES
-TITRES! Enfin, un jour il convoque ses paysans dans la cour de son
-château, et fait de cet _auto-da-fé_ une cérémonie, dont le détail
-devait le sauver, à ce qu'il espérait, du comité révolutionnaire. Il
-arriva donc fort gravement, portant dans ses bras un énorme paquet de
-parchemins du plus beau blanc, avec des touffes de rubans verts et
-rouges, dont l'éclat annonçait le peu d'existence... et il les jeta
-dans un grand brasier, qui avait été allumé au milieu de la cour du
-château. Mais soit que les parchemins fussent humides, soit que le feu
-ne fût pas assez ardent, soit enfin que Dieu s'en mêlât, les
-malheureux parchemins ne voulaient pas brûler... _Le marquis_ avait
-beau souffler, rien ne prenait. Enfin, un paysan s'approchant du feu,
-et le regardant alternativement, lui et les parchemins, avec ce
-sourire niaisement fin que les paysans de nos provinces savent si bien
-allier avec une apparente stupidité, lui dit en patois:
-
---Laissez-les, laissez-les, monsu le marquis... y ne _breuleront
-pas_... y sont _trop vards_!...]
-
-
-
-
-SALON DE Mme LA COMTESSE DE CUSTINE
-
-(FEMME DU GÉNÉRAL).
-
-PREMIÈRE PARTIE.
-
-MADEMOISELLE DE LOGNY.
-
-
-C'était une chose rare à l'époque à laquelle nous sommes arrivés dans
-cet ouvrage, qu'une femme jeune, belle, riche, d'une grande naissance,
-et vivant solitaire au milieu de ce monde si bruyant dont les éclats
-ne la touchèrent pas, et ne lui donnèrent jamais la tentation d'aller
-dans ses fêtes partager les joies folles de ces femmes moins belles
-qu'elle, et dont le triomphe eût disparu devant le sien.
-
-Mais cette vie tumultueuse n'était pas celle qu'elle préférait... elle
-cherchait le calme, le silence, aimait la solitude d'une église pour y
-prier longtemps; puis elle rentrait dans sa maison, asile sanctifié
-par les vertus d'un ange, embelli par le charme de son caractère; elle
-y retrouvait une famille dont elle faisait le bonheur et la gloire, un
-enfant au berceau qu'elle-même nourrissait, une soeur dont elle était
-l'idole, un mari dont elle était l'orgueil, et des amis dont elle
-était la joie.
-
-Cette femme était madame la comtesse de Custine... Il y avait loin
-sans doute de l'agitation fiévreuse qui faisait courir les femmes
-au-devant de toutes les folies qu'elles allaient chercher dans les
-bals, les fêtes, les spectacles de tous genres qui remplissaient le
-temps de délire que l'hiver consacre toujours aux saturnales du
-plaisir, au calme profond de l'hôtel de Custine... et cependant ce
-n'était pas du silence, ce n'était pas du sommeil... on y riait, on y
-était joyeux, mais de cette joie du coeur qui n'a pas d'éclats et qui
-rit tout bas. Ayant une grande fortune, possédant tout ce que le monde
-appelle éléments de bonheur, madame de Custine voulut y joindre celui
-que donne la vertu... elle avait l'âme et la figure d'un ange, elle
-devait vivre comme eux.
-
-Son salon[93] était le point de réunion de plusieurs jeunes femmes qui
-avaient de l'esprit et des talents; sa société était extrêmement
-choisie sans qu'il y eût cependant de la pédanterie; elle-même était
-parfaitement naturelle et gaie. Sa conduite fut toujours d'une pureté
-irréprochable; elle était pieuse, charitable, mais aussi elle était
-fort indulgente; elle aimait les lettres, et les protégeait; elle
-avait beaucoup de finesse dans l'esprit, et ses amis citaient d'elle
-une foule de mots charmants, ce qui devait être, puisque le fond de
-son esprit était le naturel et la bonté. Lorsqu'une jeune femme timide
-lui était présentée, elle l'encourageait avec une bienveillance dont
-la jeune femme était d'abord touchée, et qui la lui acquérait pour
-amie tout aussitôt. Madame de Custine aimait à voir ses amies autour
-d'elle; elle choisissait pour cette réunion le samedi, parce que M. de
-Custine allait à Versailles pour faire sa cour, et souvent pour
-accompagner le Roi à la chasse, lorsqu'il était nommé. Elle avait
-alors à souper huit à dix femmes et quelques hommes; mais souvent, et
-c'était là ce qu'elle préférait, elles étaient huit ou dix femmes
-seules sans un autre homme que le vicomte de Custine, beau-frère de la
-comtesse. Madame de Genlis, amie intime de madame de Custine, faisait
-porter sa harpe; elle jouait et chantait. On jouait quelquefois des
-proverbes. L'abbé Delille, qui alors entrait dans le monde sous les
-auspices de son poëme des _Jardins_, et qui en faisait des lectures
-avec le charme qu'il mettait à dire ses vers, était admis dans ces
-petites réunions, où la joie était toujours plus sentie que dans des
-lieux où le bruit était plus éclatant.
-
-[Note 93: Je l'ai fait pour le montrer comme point de contraste avec
-l'époque.]
-
-Madame de Custine était belle, sa taille élégante, et tout son
-ensemble fort distingué; mais l'habitude de sa physionomie était
-triste et rêveuse. On voyait, au travers de ce regard d'ange, qu'il
-existait, au-delà de ce que voyait le monde, une peine secrète qui
-froissait une âme tendre... Madame de Custine n'avait pas été heureuse
-dans sa première jeunesse de jeune fille... et sa vie à cette époque
-est une de ces histoires qu'il faut conter et entendre pour se reposer
-du bruit fatigant que produisent tant de vaines louanges données à des
-perfections idéales.
-
-M. de Logny, receveur-général des finances, avait laissé en mourant
-une très-grande fortune, dont devaient hériter, à la mort de leur
-mère, deux filles, dont l'une était madame de Custine, l'autre madame
-de Louvois; madame de Louvois était l'aînée.
-
-C'était une charmante créature, une miniature parfaite; des mains, des
-bras et des pieds modelés, des traits ravissants de finesse et
-charmants par leur harmonie entre eux... une voix douce, un esprit
-comme sa voix, un coeur excellent, une âme comme celle de sa soeur,
-voilà ce qu'était mademoiselle de Logny l'aînée lorsque M. le marquis
-de Louvois, fils du marquis de Souvré, et l'un des hommes les plus
-spirituels, les plus méchants et les plus riches de France, obtint sa
-main.
-
-C'était un singulier homme que M. de Louvois; il était amusant, après
-tout, et lorsque le public assistait aux scènes qui se passaient à
-Louvois, on était heureux de pouvoir rire de ce rire joyeux que
-provoque la vraie malice. M. de Louvois n'était pas l'exemple de la
-soumission filiale; mais qu'est-ce que cela importait aux spectateurs?
-Aussi, lorsqu'il parvenait dans la société de Paris quelque tour joué
-par M. de Louvois à son père, on en riait, et on en rit encore de
-souvenir.
-
-Je suis presque Bourguignonne, et les hauts faits de M. de Louvois
-m'ont été racontés dans la province même par mes parents, qui avaient
-un grand recueil de tous les _crimes_ de M. de Louvois; en voici un
-dont madame de Marlague, femme fort aimable, qui avait à cette époque
-une terre près d'Ancy-le-Franc, m'a attesté la vérité.
-
-M. de Louvois dépensait beaucoup; le marquis de Souvré était fort
-avare, et il ne lui envoyait pas d'argent lorsqu'une fois il avait
-dépensé celui de sa pension.
-
-Cela n'arrangeait nullement M. de Louvois; aussi faisait-il des
-dettes, et bientôt il en vint au point de n'avoir plus de crédit chez
-aucun de ses fournisseurs. Il était alors à Brest, je crois, ou dans
-une autre ville du littoral de la Bretagne... il allait quitter sa
-garnison pour retourner à Louvois, et pas un louis pour faire le
-voyage... il en était aux expédients, il le fit bientôt voir... Il
-vendit tous ses habits et ne garda pour faire sa route qu'un méchant
-habit râpé que n'avait pas voulu son valet de chambre; enfin, il
-partit pour Louvois tout-à-fait en enfant prodigue.
-
-Lorsque le marquis de Souvré vit son fils dans cet équipage, il fut
-content; il crut d'abord que, par économie, il avait pris pour le
-voyage le plus mauvais de ses habits; mais lorsque, les jours qui
-suivirent son arrivée, il lui vit toujours la même toilette, il lui
-demanda s'il ne se proposait pas de changer enfin d'habit.
-
---Cela me serait difficile, monsieur.
-
---Pourquoi cela?
-
-M. DE LOUVOIS.
-
-Parce que je n'ai pas apporté avec moi d'autres habits; toute ma
-garde-robe est demeurée à Brest, avec mes uniformes.
-
-M. DE SOUVRÉ.
-
-Mais vous êtes fou! fit-on jamais une pareille sottise!... j'ai
-après-demain cinquante personnes à dîner... Comment voulez-vous vous
-montrer dans un pareil équipage?
-
-M. DE LOUVOIS.
-
-Mais, monsieur, rien n'est plus facile que d'y remédier... je vais
-faire venir un tailleur d'Ancy-le-Franc, et mon habit sera prêt pour
-demain soir... et pour cela je vous demanderai de m'avancer vingt-cinq
-louis... je ne crois pas que le tailleur d'Ancy-le-Franc me prenne
-plus...
-
-M. DE SOUVRÉ, furieux.
-
-Ah! ah! voilà pourquoi vous êtes arrivé ici en véritable enfant
-prodigue! Eh bien! monsieur, vous pouvez achever à vous seul la
-comédie comme vous l'ayez commencée. Je ne serai pas aussi Cassandre
-que le père du mauvais vaurien qui ne revient dans la maison
-paternelle que pour commettre de nouveaux désordres... Je ne vous
-donnerai pas une obole.
-
-M. DE LOUVOIS, froidement.
-
-C'est votre dernier mot, monsieur?
-
-M. DE SOUVRÉ.
-
-Je n'ai pas deux paroles... vous n'aurez pas la gloire de m'avoir
-_mystifié, monsieur, cette fois-ci_!...
-
-Monsieur de Souvré avait appris que, l'année précédente, son fils
-avait raconté dans un souper d'officiers comment il s'y était pris
-pour lui attraper de l'argent. Cette _mystification filiale_, comme
-l'appelait M. de Louvois, devait lui coûter cher, mais aussi devait
-donner lieu à la plus amusante des aventures. M. de Souvré résolut
-d'user de sévérité envers son fils; mais M. de Louvois n'était pas un
-homme qu'on pût corriger!...
-
-Remonté dans son appartement, il se promena longtemps avant de
-s'arrêter au parti qu'il devait prendre... enfin un coup d'oeil jeté
-par hasard sur les murs de sa chambre lui donna une idée aussi comique
-qu'originale, qu'il se hâta de mettre à exécution. Il commanda en
-conséquence à son valet de chambre, espèce de Crispin de comédie, et
-que M. de Souvré avait dans la plus belle des haines, d'aller lui
-chercher le tailleur du village. Le valet de chambre crut avoir mal
-entendu, il fit répéter son maître deux fois; il comprit enfin que
-c'était bien le tailleur d'Ancy-le-Franc que voulait le marquis. Il
-alla chercher cet homme, qui crut à son tour que le valet de chambre
-était dans l'erreur, et qui ne le suivit au château qu'avec une sorte
-de crainte. M. Maldan, de Laignes, dont le père était dans les
-affaires de M. de Souvré et de toute la famille de Louvois, était
-alors à Louvois, et m'a raconté le fait plus de dix fois; il en a été
-le témoin oculaire.
-
-En entrant dans la chambre de M. de Louvois, le tailleur le trouva
-juché sur une chaise, en garçon tapissier, ayant ôté son vieil habit,
-et occupé à déclouer une vieille tapisserie représentant Clorinde et
-Tancrède[94]; cette tapisserie en manière de haute lisse, et bordée
-d'un point de Hongrie, était tellement remplie de poussière qu'on se
-voyait à peine dans la chambre. Lorsqu'elle fut détendue, M. de
-Louvois ordonna qu'on la battît bien et à plusieurs reprises; cela
-fait, il la fit rapporter dans sa chambre et commença la plus étrange
-conversation avec le tailleur du village.--Tu sais bien ton métier,
-n'est-il pas vrai? dit-il au tailleur très-étonné de tout ce qu'il
-voyait, et bien plus occupé à deviner ce que pouvait vouloir faire M.
-le marquis qu'il ne l'avait été de sa vie pour lui-même... en sorte
-que la question de M. de Louvois le trouva au dépourvu; M. de Louvois
-la répéta, mais avec plus d'humeur.
-
-[Note 94: On doit avoir encore cette tapisserie au château de Louvois;
-elle y est bien longtemps demeurée comme une preuve parlante de cette
-histoire. Lorsque je fus en Bourgogne pour la première fois, elle y
-était encore, et M. Maldan, mon beau-frère, qui me montrait le château
-comme cicérone, me racontait que le tailleur d'Ancy-le-Franc, qui
-avait fait cette belle besogne, la tête montée par cette aventure,
-était venu à Paris pour s'y établir, comptant sur sa renommée; mais il
-fut obligé de revenir à Ancy-le-Franc.]
-
---Tu sais bien ton métier, n'est-ce pas, faquin?...
-
-M. de Louvois, quoique très-jeune, était déjà redouté de ses vassaux
-futurs; il était même plus que redouté; et l'excès de sa violence,
-qui, après tout, n'était souvent provoquée que par la rigueur de son
-père, était une cause de la terreur que les paysans de ses terres
-avaient de lui... Le pauvre tailleur le regarda sans lui répondre.
-Enfin une troisième fois M. de Louvois très-énergiquement lui
-demanda:
-
---_Sais-tu bien ton métier, coquin?_
-
-L'épithète croissait et devenait significative... le tailleur comprit
-enfin que _le marquis était fou_ ainsi que lui-même le dit ensuite;
-aussi s'empressa-t-il de lui répondre:
-
---Oui, monseigneur.
-
---Es-tu capable de me faire pour après-demain, à midi, un habillement
-complet?
-
-LE TAILLEUR.
-
-Oui, monseigneur.
-
-M. DE LOUVOIS.
-
-Habit, veste et culotte?
-
-LE TAILLEUR.
-
-Oui, monseigneur.
-
-M. DE LOUVOIS.
-
-Je ne suis pas ton seigneur, et tu m'impatientes; réponds-moi tout
-naturellement: es-tu capable d'employer une étoffe qui n'est pas en
-usage, et qui sera difficile à mettre en oeuvre? réfléchis bien avant
-de t'engager.
-
-LE TAILLEUR, avec orgueil.
-
-Oui, mons..., oui, monsieur le marquis...
-
-M. DE LOUVOIS.
-
-Eh bien! prends ma mesure...
-
-Le tailleur prit la mesure de M. de Louvois avec le même sérieux
-qu'aurait mis à cette opération le plus fameux tailleur de Paris...
-Cela fait, il attendit les ordres de M. de Louvois; son valet de
-chambre, qui connaissait l'état de la bourse du tailleur, ainsi que
-celle de son maître, se pencha à l'oreille de celui-ci, et lui dit
-très-bas:
-
---Monsieur, voilà bien la mesure prise... mais ce n'est pas tout, et
-l'étoffe?...
-
-M. de Louvois haussa les épaules, et s'adressant au tailleur:
-
---Prends cette tapisserie que tu vois à terre auprès de toi, dit-il au
-rustre... tu dois trouver amplement dans toute cette partie que j'ai
-mise à bas de quoi me faire un habit complet... _emporte ta
-marchandise_, mets-toi à l'ouvrage, et sois prêt pour après-demain à
-midi... Sinon!...
-
-Ce fut pour le coup que le tailleur crut que M. de Louvois n'avait pas
-la tête saine... mais sa volonté était impérative; il s'imagina enfin
-que les grands seigneurs pouvaient avoir des modes étrangères aux
-coutumes de province... il ramassa la tapisserie, et finit par penser
-qu'il y aurait en effet de l'originalité dans cet habillement, et le
-plus curieux, c'est qu'il mit de l'amour-propre à le faire... il
-arrangea les choses de façon que les deux bras de Clorinde, dont l'un
-tenait un sabre, couvrirent les deux manches très-exactement... et le
-corps de la guerrière fit le même office sur le dos, et la partie
-inférieure dans les deux basques. Tancrède, dont les jambes étaient
-revêtues de cothurnes richement ornés de mufles de lion dorés,
-recouvrit les deux côtés de la culotte... quant à la veste, elle était
-légèrement ornée des plumes des deux casques.
-
-Le surlendemain, M. de Louvois avait envoyé son valet de chambre, qui
-était dans le secret de cette belle affaire, dès le matin chez le
-tailleur pour qu'il fût exact. Il avait passé la nuit et tint parole;
-à midi il était au château avec le précieux habillement, que M. de
-Louvois revêtit avec une joie complète; la chose avait du mérite, car
-on était alors dans le plus fort de l'été, et la chaleur était
-étouffante... C'était une étrange figure que celle de M. de Louvois,
-ayant alors à peine vingt ans, et vêtu d'un habit à nul autre pareil,
-car certainement, depuis le jour où l'Arétin se mit dans un habit de
-papier peint à l'huile, représentant une riche étoffe, pour aller
-faire sa cour à l'empereur Charles-Quint, on n'avait imaginé un pareil
-vêtement. Ce qui complétait la bouffonne mascarade, c'était une riche
-garniture de dentelles que lui avait donnée la femme de charge,
-vieille femme attachée autrefois au service de la mère de M. de
-Louvois, et qui, l'ayant vu naître, l'aimait et _le gâtait_, comme on
-le disait alors. En apprenant la sévérité de M. de Souvré, elle avait
-cherché à l'adoucir; et elle s'était occupée à monter un jabot et des
-manchettes en superbe maline brodée; elle avait joint à cela des bas
-de soie blancs et un col de très-belle mousseline des Indes. Elle
-ignorait l'histoire de la tapisserie comme tout le monde, car le
-secret avait été fidèlement gardé par le tailleur et le valet de
-chambre, et la bonne vieille femme de charge dit au valet de chambre
-en lui donnant ses dentelles et ses bas de soie:
-
---Du moins ce cher enfant relèvera-t-il un peu le triste état de son
-vieil habit... mais aussi! comment est-il possible, monsieur Comtois,
-que vous ayez laissé venir M. le marquis de Louvois dans un pareil
-état!...
-
-M. de Louvois avait aussi trouvé le moyen d'avoir une épée assez
-belle[95], à laquelle la femme de charge se chargea de mettre un
-noeud... Son valet de chambre se surpassa dans la manière de le
-coiffer... Enfin c'était le plus étrange composé de choses
-inconvenantes et convenables qu'il soit possible d'imaginer!... C'est
-ainsi arrangé qu'il attendit, avec un battement de coeur inimaginable,
-le moment où il ferait son entrée triomphale dans le salon.
-
-[Note 95: Une épée était une chose indispensable dans la toilette et
-la tenue d'un homme. Il n'y avait qu'une exception, elle était pour le
-maître de maison _chez lui_; mais aussitôt qu'il y était en cérémonie,
-il avait l'épée au côté... Cette coutume était _une mode_, on peut le
-dire, de la régence et de Louis XV. Sous Louis XIV on ne portait à la
-cour ni l'épée, ni l'uniforme, excepté pour prendre congé quand on
-partait pour l'armée...
-
-Une autre coutume qui paraîtra étrange aujourd'hui, c'était celle des
-_gants_. Un homme ne portait _jamais_ de gants, si ce n'est à la
-chasse, ou bien à cheval. Il était reçu qu'un homme ne devait rien
-craindre, pas plus le hâle qu'autre chose, pour la beauté de ses
-mains. Quant à _elles-mêmes_, il était censé qu'elles étaient toujours
-assez soignées pour pouvoir serrer la main de la femme la plus
-élégante. Et puis les hommes de la bonne société, à cette époque,
-n'allaient jamais à pied; ce qui faisait que des manchettes en point
-d'Angleterre ou en maline brodée pour l'été, et en valencienne ou en
-point d'Alençon pour l'hiver, étaient suffisantes pour _vêtir_ la main
-d'un homme. Cette coutume, au reste, de ne pas mettre de gants était
-tellement une loi de rigueur, que lorsque des hommes allaient faire
-une promenade à cheval, et au retour entraient dans l'écurie pour y
-laisser leurs chevaux, S'_ils oubliaient d'ôter_ leurs gants, les
-palefreniers avaient _un droit_ dont ils usaient. L'un d'eux allait
-vite cueillir quelques fleurs, et venait présenter un bouquet à celui
-qui avait oublié d'_ôter ses gants_. C'était une amende à laquelle il
-fallait se soumettre. La même rigueur, chose plus étonnante, existait
-à la chasse du roi, ou à toute autre chasse chez des gens de haute
-classe. Si, au moment de l'hallali, un chasseur, plus attentif au
-dernier cri du cerf qu'à l'étiquette de ses gants, arrivait les ayant
-aux mains... un piqueur allait couper une branche, et la donnait au
-chasseur distrait, qui s'empressait de payer l'amende...
-
-Cette dernière partie de la coutume de ne pas avoir de gants, et cela
-seulement depuis Louis XIV, me ferait croire à une origine ignorée,
-mais positive, qui rappellerait un fait quelconque concernant le roi.
-L'amende qu'on imposait me porterait à le penser.
-
-C'est ici le lieu de faire une remarque sur une chose qui m'a choquée
-bien souvent. J'ai parlé du mauvais ton des hommes aujourd'hui. C'est
-surtout dans l'ignorance des paroles du beau langage qu'ils sont bien
-en évidence, parce qu'ils veulent en imposer à eux-mêmes, et parlent
-avec aisance, Dieu sait comment! sur des sujets qu'ils ignorent. Par
-exemple, un homme croira parfaitement parler en disant très-haut:
-Taglioni a dansé comme un ange!--Déjazet a fait Frétillon en
-original.--Quant à Cinti, elle a chanté hier comme on ne chante plus,
-etc., etc.
-
-Cette manière de retrancher l'épithète de _madame_ ou de
-_mademoiselle_ n'est aucunement de bon goût, et j'avoue que j'en ai
-été choquée. Cela va avec les reproches que l'abbé Delille fit à son
-ami le provincial, lorsqu'il lui dit: «Mon ami, ne demandez jamais du
-_champagne_, mais bien du vin de Champagne et du vin de Bordeaux; sans
-quoi les mauvais plaisants diront que vous dînez au cabaret.»
-
-Et ainsi de suite!... Qu'on juge du reste d'après cela.]
-
-Les convives arrivèrent. M. de Louvois ne bougea pas de son
-appartement aux premières voitures, qui n'amenaient que des personnes
-assez indifférentes pour lui; mais lorsqu'on lui annonça la voiture de
-madame l'intendante et de quelques autres femmes de distinction, il
-s'élança, léger comme un sylphe, et se trouva à la portière au moment
-où la voiture s'arrêtait devant le perron, prêt à donner la main à
-madame l'intendante, qui d'abord crut avoir une vision, et qui retomba
-ensuite dans le fond de sa voiture, toute pâmée et riant à en
-mourir!...
-
-Quant à M. de Louvois, parfaitement impassible et sérieux, il
-attendait avec un air modeste que ces dames eussent épuisé leur gaîté,
-ce qu'il ne pouvait espérer; car à chaque nouveau coup d'oeil jeté sur
-lui, on faisait une nouvelle découverte qui redoublait cette gaîté.
-C'était la plus burlesque des histoires de M. de Louvois, et il en
-faisait de bonnes... Enfin l'intendante sortit de sa voiture, et, se
-confiant à M. de Louvois, elle se disposait à monter au château,
-lorsque le marquis de Souvré arriva lui-même pour recevoir ses
-convives... Sa venue sur le lieu de la scène acheva le comique de
-l'aventure. M. de Louvois a dit depuis que jusque-là la chose avait
-été médiocrement, et qu'en l'imaginant il avait spécialement compté
-sur ce qu'il appelait la coopération de son père.
-
-Aussitôt, en effet, que M. de Souvré aperçut cette étrange figure qui
-montait gravement l'escalier du perron du château, ayant Clorinde sur
-les deux bras, Tancrède sur le dos et l'intendante au poing, M. de
-Souvré eut le caractère assez mal fait pour se fâcher!... Se
-fâcher!... à la bonne heure encore!... mais ne pas rire! voilà qui ne
-mérite aucune pitié.. M. de Louvois, eût-il fait pis, aurait encore
-bien fait... Quoi qu'il en soit, M. le marquis de Souvré, en
-apercevant son fils, lui lança un regard de colère furieuse, qui
-devait le foudroyer; mais M. de Louvois avait aussi revêtu la cuirasse
-de Clorinde, et tous les traits qu'on lui décochait venaient mourir à
-ses pieds sans le frapper.... Il n'en continua pas moins à mener
-madame l'intendante comme en triomphe, et sa manière ne changea en
-rien sous l'artillerie incessante de son père:
-
---Monsieur, s'écria enfin M. de Souvré, que la fureur rendait presque
-inintelligible, monsieur, qu'est-ce donc que cette mascarade?
-
---Monsieur, répondit M. de Louvois très-respectueusement, j'ai eu
-l'honneur de vous répondre avant-hier, lorsque vous m'ordonnâtes
-d'avoir pour aujourd'hui un autre habit que celui que je portais, que
-je n'en avais pas d'autre... et je vous demandai...
-
---Assez, assez, monsieur, s'écria M. de Souvré...
-
---Je vous demande humblement la permission de me justifier devant ces
-dames, monsieur, interrompit M. de Louvois. Je vous ai demandé de
-l'argent pour me faire faire un habit; vous m'avez refusé avec raison,
-car je suis bien coupable!... mais il fallait vous obéir, monsieur...
-car je ne voulais pas ajouter la désobéissance à mes autres torts, et
-j'ai fait faire cet habit.
-
-J'ai entendu raconter l'histoire par un témoin même du fait, qui dit
-que rien ne peut donner une idée d'abord de la figure de M. de
-Louvois; Carmontel fit son portrait par ordre du comte de la Marche
-(depuis M. le prince de Conti) dans son costume de vieille tapisserie.
-Quant à lui, il demeurait sérieux et calme, donnant toujours la main à
-l'intendante, entourée de plus de vingt personnes qui étaient
-arrivées depuis le colloque filial[96] et paternel, et dont la gaîté,
-contenue d'abord, avait ensuite éclaté, comme on peut se l'imaginer,
-devant une telle représentation.
-
-[Note 96: Je vais aller moi-même au-devant des objections qu'on
-pourrait faire sur cette parole, en me disant que cette belle société,
-dont je parle avec tant d'emphase, avait aussi des plaies bien
-repoussantes à voir. Je répondrai d'abord que ce n'est pas une raison
-qui combatte mon système que de me montrer, dans mon propre miroir,
-une physionomie étrangère parmi mes autres portraits... Les exceptions
-confirment les règles; et puis le détail que j'ai donné de cette scène
-montre au contraire la puissance des liens de famille sur cette autre
-puissance, qui est la plus forte, la plus souveraine de toutes. Les
-goûts avides voulant être satisfaits, jamais, à l'époque que je
-retrace, vous ne verrez une lutte _corps à corps_ et sans frein entre
-un père et un fils, ou un frère et un frère. Je sais bien que toute
-cette histoire que je rapporte ici est de nature à fournir des
-arguments contre moi, parce que la critique s'empare de tout; mais je
-dirai à cette critique que les faits eux-mêmes répondent pour eux.
-Ainsi, à côté de madame de Logny, caractère qui partout, en tout lieu,
-serait regardé comme celui d'un monstre, vous voyez des anges de
-candeur et de bonté dont les blanches _ailes_ cachent comme dans un
-sanctuaire les fautes de leur mère. Trouvez aujourd'hui un pareil
-exemple!]
-
-M. de Louvois était alors fort jeune; son esprit, naturellement
-caustique, se trouva aigri et presque excité par cette lutte
-continuelle entre son père et lui... Mes oncles, entre autres l'abbé
-de Comnène, ont beaucoup connu et aimé le marquis de Souvré, et j'ai
-été accoutumée à entendre parler de lui avec un grand respect et
-beaucoup d'affection. Quant à M. de Louvois, on en disait du mal,
-parce que son esprit satirique n'épargnait personne, et qu'à cette
-époque, ainsi que je l'ai déjà souvent démontré, la malveillance était
-plus qu'une malice lorsqu'elle s'exerçait sur des êtres inoffensifs;
-c'était grave. On était marqué d'un sceau réprobateur, et Gresset, en
-faisant sa comédie du _Méchant_, prit, dit-on, pour modèle le
-caractère de M. de Louvois. Son immense fortune, sa position dans le
-monde, ses alliances, tout lui donnait le droit de demander à la
-société du bonheur et une existence agréable... Il préféra déclarer la
-guerre à cette même société, dont il pouvait devenir lui-même l'un des
-plus importants personnages comme esprit distingué et comme amateur
-éclairé des arts. Son père espérant que le mariage pourrait peut-être
-calmer cet esprit inquiet, cette âme turbulente sans être passionnée,
-il regarda autour de lui, car il pouvait choisir, et il fixa son choix
-sur mademoiselle de Logny l'aînée. Madame de Logny était veuve et sa
-fortune immense; elle n'avait que deux filles, dont la dot était,
-dit-on, de plus d'un million pour chacune d'elles...
-
-Mesdemoiselles de Logny étaient toutes deux charmantes. L'aînée était
-fort petite, mais une miniature ravissante... C'étaient les plus jolis
-pieds, les plus jolies mains, une perfection de détails qu'il est
-difficile de décrire, et puis une charmante physionomie candide et
-exprimant tout ce qu'en effet renfermait de perfections l'âme d'une
-femme angélique comme l'était madame de Louvois.
-
-Madame de Logny, dont le caractère sera suffisamment dépeint par les
-faits qui vont se succéder dans cette histoire, madame de Logny avait
-un côté vulnérable dans son âme, et c'était ce qui avait quelque
-rapport avec sa fille aînée surtout. Cette enfant était l'enfant de sa
-tendresse, et toutes ses préférences étaient pour cette tête chérie.
-Enfin elle n'aimait qu'elle après elle-même. Aussi l'un des articles
-du contrat fut que M. et madame de Louvois habiteraient avec madame de
-Logny.
-
-Or, il est une vérité, et cette vérité existe depuis que le mariage
-est institué, et que par conséquent il y a des gendres et des
-belles-mères: ce sont deux feux grégeois renfermés dans le même lieu,
-et ce qu'il y a d'affreux, c'est que la pauvre jeune femme est la
-victime de la lutte, qui commence d'abord par des explications et
-finit toujours par une rupture[97]. Viennent ensuite les querelles et
-les raccommodements _replâtrés_, comme on le dit vulgairement; aux
-raccommodements succèdent les disputes et les injures, tout cela
-d'une charmante manière parmi les gens bien élevés; mais, ne fût-ce
-qu'à voix basse, les disputes ont lieu, et des disputes entre parents,
-c'est ce feu grégeois dont je parlais... Quel est le plus coupable des
-deux? je n'en sais rien. Je suis belle-mère, et je ne saurais pas
-affirmer que je n'ai jamais eu tort. Le fait est que le gendre et la
-belle-mère sont deux natures, qui probablement ne peuvent pas vivre
-ensemble; le mieux pour tous est donc de vivre séparés, _mais unis_,
-puisque être _réunis_ est impossible.
-
-[Note 97: Je parle de la généralité.]
-
-Mais de toutes les belles-mères de France et de tous les gendres du
-monde, madame de Logny et M. de Louvois étaient les plus incapables de
-vivre ensemble pendant quinze jours. M. de Louvois prit bientôt pour
-sa belle-mère une de ces belles aversions, bien complètes, _bien
-cubiques_, qui rendent, au reste, la vie un enfer pour ceux qui sont
-seulement témoins de ces scènes scandaleuses. Bientôt madame de Logny
-crut s'apercevoir que sa fille l'aimait moins; cela n'était pas vrai.
-M. de Louvois pouvait bien être un méchant coeur en tout ce qui
-frappait le ridicule, pour cela il était sans pitié, mais il avait de
-l'honneur, et jamais une parole qui aurait pu frapper à côté d'un
-sentiment douteux même ne serait sortie de ses lèvres. Le premier
-soupçon manifesté à cet égard l'exaspéra si puissamment qu'il voulait
-sortir de l'hôtel de sa belle-mère, quoiqu'il fut minuit!... Madame de
-Louvois se jeta aux pieds de son mari, les mouilla de ses larmes... il
-resta, mais le coup avait été porté, et la blessure ne devait plus se
-fermer... Cela est pour toutes les discussions... Il est des mots
-qu'il ne faudrait jamais dire!...
-
-Madame de Louvois aimait sa mère avec une grande tendresse, mais elle
-adorait son mari... À compter du jour où se rompirent leurs rapports
-intérieurs, elle n'en connut plus de tranquilles ni d'heureux. Sa
-mère, dont le caractère était naturellement terrible, devint elle-même
-aussi malheureuse que tout ce qui l'entourait; car enfin elle aimait
-sa fille, et le refroidissement de son affection, en lui donnant une
-souffrance inconnue, développa dans son âme des sentiments qui
-peut-être seraient demeurés éternellement inactifs dans un état
-heureux.
-
-Poussée au désespoir par le renouvellement journalier des plus
-cruelles scènes, madame de Logny crut qu'il suffisait de montrer à sa
-fille que son mari ne l'aimait plus pour qu'elle revînt à elle... Elle
-jugeait madame de Louvois d'après son propre coeur... elle ignorait au
-contraire l'effet qu'elle allait produire... Madame de Louvois devait
-haïr l'être qui lui enlevait ses illusions pour mettre du malheur en
-la place de son bonheur bien-aimé! Mais c'était sa mère... elle ne fit
-que s'éloigner... L'infortunée n'avait même plus un coeur pour y
-verser ses peines, un sein sur lequel elle pût pleurer!... et à vingt
-ans elle demeurait isolée, entourée des plus douces affections, et si
-bien faite pour les sentir!...
-
-M. de Louvois était absent. À son retour de la campagne, où il avait
-été passer huit jours, il trouve sa femme pâle et mourante... voulant
-se taire, mais l'âme trop brisée pour contenir et ses tortures et le
-sujet de ses souffrances... Enfin elle parla!... En l'écoutant, son
-mari sourit avec une expression qui devait avertir la malheureuse
-femme de l'avenir qui se préparait pour elle... Elle n'osait parler à
-son mari... seulement elle le regardait en pleurant... mais quelle
-éloquence dans ce regard!... que de souffrances cachées venaient s'y
-révéler! il semblait dire:--Grâce!... grâce _pour moi_ qui ai tant
-souffert!...
-
-Monsieur de Louvois n'était pas un homme méchant dans l'acception
-attachée à ce mot... En voyant souffrir aussi cruellement un être
-parfait dont le seul crime, après tout, était de l'aimer assez pour le
-défendre contre une mère injuste, toutes les facultés actives de son
-âme se soulevèrent contre sa belle-mère, et les larmes de madame de
-Louvois ne servirent plus au contraire qu'à entretenir une haine qui
-devait amener un résultat funeste pour les acteurs de ce terrible
-drame...
-
-Un jour, madame de Logny était allée dîner à Auteuil chez M. de la
-Popelinière. Elle revint tard... en entrant dans la cour de son hôtel,
-elle vit toute la partie qu'occupait madame de Louvois sombre et
-solitaire; c'était le jour de la loge de madame de Louvois à
-l'Opéra... Madame de Logny fit sonner sa montre:
-
---Minuit! dit-elle... déjà retirée! serait-elle malade? Votre soeur
-devait-elle aller à l'Opéra ce soir? demanda madame de Logny à sa
-fille cadette, qu'elle avait fait sortir du couvent depuis peu de
-jours...
-
---Oui, madame, elle devait y aller avec madame de Belzunce... Cette
-réponse calma l'inquiétude qui avait saisi madame de Logny en voyant
-toutes ces fenêtres fermées, et pas un rayon de lumière rompre ce
-voile noir qui semblait envelopper cette partie du bâtiment... Madame
-de Logny a dit depuis à quelqu'un de son intimité qu'un pressentiment
-sinistre l'avait frappée au moment où sa voiture était entrée dans la
-cour de son hôtel...
-
-Ce pressentiment n'était que trop fondé!... Madame de Louvois n'était
-plus chez sa mère!... Son mari avait enfin exécuté ce qu'il méditait
-depuis bien des jours!... Il avait acheté un hôtel, l'avait fait
-meubler, avait tout disposé; et puis, pour éviter une scène, il avait
-choisi un jour où sa belle-mère était absente pour annoncer à sa femme
-qu'elle allait quitter la maison maternelle... Le désespoir de madame
-de Louvois fut affreux!... Elle se mettait à genoux devant son mari,
-lui prenait les mains, les lui baisait en les mouillant de larmes!...
-Pauvre femme! souffrir et pleurer... toujours des douleurs, toujours
-des sacrifices!... Mais cette fois qu'il était grand! et puis qu'il
-était inattendu! car M. de Louvois avait tout caché à sa femme... il
-avait compris que madame de Louvois ne pouvait entrer en aucune
-manière dans un mystère qui avait pour but de causer une grande peine
-à sa mère. De quel droit demanderait-elle un jour à ses enfants du
-respect ou de l'amour, si elle-même était mauvaise fille?... Cette
-pensée, qui n'était suggérée que par un sentiment tout personnel,
-devrait être plus connue qu'elle ne l'est de la génération présente...
-
-En quelques heures tout fut accompli. Madame de Louvois, au désespoir,
-quitta furtivement la maison maternelle pour n'y plus jamais
-revenir!... En passant le seuil de cette porte qu'elle croyait ne
-jamais franchir pour toujours que dans son cercueil, elle sentit son
-coeur se briser, et, tombant à genoux dans sa voiture, elle fondit en
-larmes!... Son mari, qui appréciait l'étendue du sacrifice qu'elle
-lui faisait, la releva, et, la pressant sur son coeur, il lui promit
-de lui rendre tout le bonheur qu'elle laissait derrière elle... Mais,
-dans un pareil instant, la pauvre enfant ne l'entendait pas... les
-torts de sa mère s'effaçaient à chaque tour de roue de cette voiture
-qui l'enlevait à elle! Et sa soeur!... cette amie de son enfance,
-cette soeur bien-aimée, cet ange!... ne plus la voir!... Un moment
-madame de Louvois crut qu'elle allait mourir...
-
---Je ne puis, non, je ne puis les quitter! s'écria-t-elle dans une
-angoisse qui bouleversait tous les traits de son charmant visage...
-
-M. de Louvois fit arrêter la voiture.
-
---Vous êtes maîtresse de vos actions, dit-il à sa femme. Je ne
-m'oppose pas à ce que vous demeuriez avec votre mère... Mais vous
-savez que jamais je ne repasserai le seuil de sa maison... Quant à
-vous, c'est votre devoir d'y retourner, si votre coeur vous y
-entraîne... Mais alors... adieu pour toujours!...
-
-Madame de Louvois demeura pâle et glacée en écoutant ces terribles
-paroles!... Quelle option on lui proposait!... d'un côté sa mère et sa
-soeur!... de l'autre son mari, un mari qu'elle adorait!... Cette
-torture de l'âme à laquelle elle fut soumise pendant quelques minutes,
-elle ne sait pas elle-même a-t-elle dit depuis, comment elle put la
-supporter! Enfin la nature elle-même se prononça, car une plus longue
-indécision aurait brisé l'être délicat qui l'éprouvait... Elle se jeta
-toute en larmes dans les bras de son mari, en lui criant:
-
---Toi! toi!... Mais ne dis pas que tu ne reverras plus ma mère!...
-
-M. de Louvois a dit que ce cri du coeur avait été si puissamment jeté
-qu'il avait été au moment de ramener sa femme chez sa mère... Mais
-cette pensée fut tellement fugitive que madame de Louvois l'ignora
-toujours. Ils arrivèrent dans leur nouvel asile, et pendant plusieurs
-jours madame de Louvois fut distraite par les soins que réclamait
-d'elle une nouvelle installation.
-
-Mais qui peut peindre la fureur de madame de Logny?... Plus elle avait
-aimé sa fille, plus son _abandon_, ainsi qu'elle appelait son départ,
-lui semblait outrageant!... Selon elle, madame de Louvois devait avoir
-assez d'empire sur son mari pour l'empêcher de partir... Les
-sentiments les plus haineux s'éveillèrent dans cette âme remplie de
-passions violentes et hors de mesure: elle blasphéma, elle maudit; et
-lorsque sa plus jeune fille, épouvantée de ses accès furieux, lui
-demandait en pleurant de pardonner à sa soeur, elle lui
-criait:--Tais-toi! ne me parle pas de cette _étrangère_! N'a-t-elle
-pas une autre famille?
-
-L'ange[98] qui plaidait ainsi pour l'autre ange absent pleurait alors
-avec une profonde douleur, et mettait aux pieds de la croix toutes ses
-larmes et ses souffrances, en demandant à Dieu de changer le coeur de
-sa mère, et de lui inspirer pitié et pardon pour sa fille absente.
-Mademoiselle de Logny était de la plus grande piété... Élevée à
-Panthemont, elle n'en avait pas rapporté dans sa famille une grande
-hauteur, des manières insupportables, et tout ce que réprouve, au
-contraire, une douce charité, une vraie piété. Elle aimait sa soeur
-avec une grande tendresse; elle respectait sa mère, la craignait, mais
-remplissait exactement envers elle les devoirs d'une fille chrétienne.
-La beauté de mademoiselle de Logny était d'un autre caractère que
-celle de sa soeur. Madame de Louvois n'était que jolie d'ailleurs;
-mademoiselle de Logny était parfaitement belle. Ses yeux fendus en
-amandes donnaient un regard qu'on n'oubliait plus lorsqu'il s'était
-une fois arrêté sur vous. Ses paupières longues, soyeuses,
-s'abaissaient sur ses joues avec l'expression muette et pourtant si
-éloquente des vierges de Raphaël... Souvent un étranger, passant
-auprès de la chapelle de la Vierge à Saint-Sulpice, s'arrêtait avec
-une admiration saintement respectueuse devant une femme qui priait...
-En voyant ce front blanc et pur, cette tête ravissante de beauté
-s'incliner humblement comme la moins belle des servantes de Dieu
-devant sa sainte mère; en voyant tant de perfections extérieures
-exhalant un parfum du ciel, l'étranger devinait l'âme d'un ange, et
-disait en s'éloignant à regret:
-
---Oh! si elle priait jamais pour moi!...
-
-[Note 98: Les impressions que j'ai reçues dans ma jeunesse sont
-demeurées profondément gravées dans mon coeur. J'ai visité le château
-de Louvois avec des personnes qui avaient vécu dans l'intimité de
-madame de Louvois, et qui me parlèrent longtemps non-seulement d'elle,
-mais de sa famille. Tous ces souvenirs se sont groupés autour de ma
-pensée le jour où j'ai voulu parler de madame de Custine... J'ai
-longtemps ignoré que la comtesse de Custine et mademoiselle de Logny
-n'étaient qu'une même personne.]
-
-Pour elle, inattentive aux choses de ce monde, elle priait et
-pleurait. Sa soeur, exilée de la maison maternelle, lui apparaissait
-dans ses rêves, la suivait incessamment. Sa mère, implacable dans son
-ressentiment, non-seulement refusait jusqu'aux lettres de madame de
-Louvois, mais elle avait défendu sous les peines les plus sévères
-qu'on prononçât son nom devant elle. Un jardinier au service de la
-famille depuis vingt-sept ans, et qui avait vu naître madame de
-Louvois, fut chassé sans pitié par sa cruelle mère pour avoir conservé
-chez lui un arbuste qu'il avait planté le jour où mademoiselle de
-Logny l'aînée avait fait sa première communion. Cet arbuste était une
-double-épine rose à fleurs doubles... En arrivant dans la terre où
-cette épine était plantée, madame de Logny ordonna que l'arbuste fût
-arraché. Le vieux jardinier s'y prit si bien que l'arbuste ne souffrit
-pas de son déplacement, et il le replanta dans le fond du petit jardin
-de sa maison. Madame de Logny, ayant appris cette fraude pieuse,
-chassa le vieillard qui lui montrait un coeur humain pour répondre à
-la parole d'une mère sans entrailles...
-
-La vengeance et la haine sont deux hôtes que le coeur d'une femme ne
-devrait jamais recevoir... mais celui d'une mère!... il en devrait
-ignorer le nom!... Que de nuits sans sommeil! que de jours sans repos!
-que de souffrances sans relâche!... Madame de Logny, incessamment
-torturée par des sentiments haineux, l'esprit toujours tendu vers des
-projets de vengeance, ne tarda pas à ressentir les effets d'une
-existence hors nature... Son sang s'enflamma, et une maladie chronique
-longue et douloureuse vint ajouter les maux du corps à ceux de
-l'âme...
-
-Mademoiselle de Logny, dévouée par devoir, le fut alors de coeur pour
-remplacer la fille absente auprès du lit mortuaire de sa mère. Elle
-espérait que le moment viendrait où madame de Logny rappellerait
-l'enfant exilée!... Elle épiait chaque instant favorable... mais,
-hélas! il n'en venait pas! plus madame de Logny avançait vers la
-tombe, plus son ressentiment devenait implacable!... Il y avait dans
-l'âme de cette femme des semences de haine d'une amertume inconnue
-pour qui porte le nom de femme!... Sa fille était bien malheureuse!...
-elle venait de découvrir une vérité que son respect filial lui avait
-jusqu'alors dérobée!... sa mère n'avait aucune piété... Mademoiselle
-de Logny, au désespoir, se révéla tout entière dans ce moment
-solennel; la jeune fille timide disparut pour faire place à la fille
-chrétienne... Sans sortir du respect qu'elle devait à sa mère, elle
-résolut d'empêcher l'affreux malheur de lui voir rendre à Dieu une âme
-impénitente ne sachant pas pardonner... Depuis cinq jours et cinq
-nuits, madame de Louvois était dans la maison de sa mère comme une
-criminelle qui serait obligée de céler et sa voix et ses pas... Un ami
-de madame de Logny, le président de Périgny, homme d'une probité
-exacte et positive, et dont l'âme était aussi tendre et bonne que son
-caractère[99] était honorable, le président de Périgny se joignit à
-mademoiselle de Logny, qu'il aimait et vénérait, pour obtenir le
-pardon de madame de Louvois... Ils dirent quelques paroles vagues...
-Au premier mot, madame de Logny, qui était mourante, parut se ranimer,
-et une expression si terrible se peignit dans son regard agonisant que
-mademoiselle de Logny n'osa poursuivre et fit signe au président de ne
-pas continuer... Dans ce moment le curé de sa paroisse, ayant appris
-l'état désespéré de la malade, crut qu'il était de son devoir de se
-présenter chez elle, même sans être appelé... En le voyant, madame de
-Logny parut agitée... elle se détourna, témoignant ainsi sa volonté...
-Mais l'homme de Dieu était là pour remplir une mission, il devait se
-laisser repousser; le prêtre chrétien ne peut jamais être humilié...
-Il parla de Dieu à la mourante... lui montra ses miséricordes, lui dit
-combien il était indulgent et paternel!... qu'il suffisait d'un
-instant de repentir pour racheter une vie entière de fautes et même
-d'oubli de Dieu!... Madame de Logny, immobile et silencieuse, ne
-paraissait pas entendre les paroles du prêtre... Il voulut alors
-arriver à son âme par une route qu'il jugeait plus accessible!... il
-osa prononcer le nom de madame de Louvois!... À ce nom, tout le corps
-de la mourante s'agita... ses lèvres, qui étaient demeurées fermées
-pour répondre à l'homme de Dieu quand il lui parlait de sa
-miséricorde, ses lèvres s'ouvrirent pour dire au curé:
-
---Monsieur, je vous ordonne de sortir!...
-
-[Note 99: Il était l'homme de Paris qui jouait le mieux les
-proverbes.]
-
-Le curé s'éloigna avec soumission; mais, à la prière de mademoiselle
-de Logny, il ne quitta pas la maison.
-
-Après son départ, madame de Logny parut vivement agitée; elle appela
-le président de Périgny.
-
---Je veux voir mon notaire, lui dit-elle d'une voix tremblante
-d'émotion... mais d'une émotion qui n'avait rien de doux... Faites-le
-venir... et qu'il se hâte, je sens qu'il en est temps.
-
-Le notaire était un homme d'une haute probité, comme les notaires
-l'étaient presque tous à cette époque... Il s'approcha de madame de
-Logny avec l'intention de calmer l'irritation de ses ressentiments
-dont il connaissait toute l'étendue, car depuis deux ans il avait
-constamment lutté avec madame de Logny pour l'empêcher de dénaturer
-entièrement sa fortune: la pensée que sa fille aurait sa part dans sa
-succession la mettait au désespoir... Cette femme n'avait rien
-d'humain!...
-
-Le notaire espérait qu'accablée par la souffrance, elle serait plus
-accessible aux représentations qu'il voulait lui faire... mais quelle
-fut sa surprise lorsque la moribonde, se soulevant à demi, lui dit
-sèchement:
-
---Je vous ai mandé pour faire mon testament et non pour vous demander
-conseil... Je n'en prends que de moi-même dans une affaire telle que
-celle-ci, surtout lorsqu'elle se décide sur un lit de mort!... Si vous
-ne voulez pas écrire sous ma dictée... sortez et laissez-moi... les
-moments me sont comptés...
-
-Le notaire s'inclina et lui dit qu'il était prêt... En effet, que
-pouvait-il faire?... Madame de Logny aurait fait faire son testament
-par un notaire étranger qui ne pouvait défendre aucun intérêt dans une
-famille qui lui était inconnue. Le notaire de madame de Logny avait
-toujours une espérance, quelque vague qu'elle fût, d'être utile aux
-enfants de la mourante.
-
-Les dispositions de madame de Logny furent longues à légaliser... et
-lorsque le notaire sortit de sa chambre, elle était expirante... Sa
-fille, mademoiselle de Logny, était pendant ce temps en prières, et
-demandait à Dieu de la guider dans une circonstance aussi délicate...
-À demi éclairée par quelques mots que sa mère avait laissé échapper
-dans un moment de délire, elle voulut éloigner d'elle jusqu'à
-l'inquiétude de pouvoir écouter une tentation. Elle fit prier le
-président de Périgny de passer chez elle. Lorsqu'ils furent seuls,
-mademoiselle de Logny dit au président qu'elle avait de vives
-inquiétudes sur le sort de sa soeur...
-
---Je crains, dit-elle, que ma mère ne persiste dans sa funeste
-résolution et que nous ne puissions obtenir le pardon de ma soeur...
-Cette nuit, tandis que je veillais auprès de ma mère, j'ai recueilli
-quelques paroles qui m'ont fait trembler!... Mais si, comme je le
-redoute, j'étais l'objet d'une injuste préférence, je veux qu'un
-engagement solennel me lie à jamais... C'est dans vos mains, monsieur,
-c'est à vous, vous que je regarde comme un père, que je jure ici
-devant mon Sauveur (et elle se mit à genoux devant un crucifix) de
-rendre à ma soeur la part qui lui revient dans le bien de ma mère!...
-Vous êtes témoin et dépositaire du serment que j'en fais, monsieur;...
-c'est comme un testament, maintenant, poursuivit-elle: je suis
-engagée, quoi qu'il arrive.
-
-Le président aimait mademoiselle de Logny comme si elle eût été sa
-fille... il fut touché aux larmes de cette énergie donnée par le coeur
-que venait de témoigner cette jeune fille en face d'une position
-épineuse selon les vues du monde, mais facile pour une personne comme
-mademoiselle de Logny... elle n'était point faite pour ce monde et ne
-le comprenait pas...
-
---Allons retrouver ma mère, dit-elle à Périgny, je viens d'entendre
-sortir le notaire...
-
-C'était lui, en effet, qui venait de quitter madame de Logny; accablée
-par l'effort qu'elle avait dû faire pour dicter ses dernières
-volontés, fatiguée peut-être de ce doute qui s'établit au chevet de
-mort du chrétien réfractaire, madame de Logny paraissait souffrir plus
-qu'elle n'avait encore souffert: sa respiration courte et pressée, son
-regard vague et quêteur, un tremblement convulsif qui agitait tous ses
-membres, semblaient annoncer que sa dernière heure allait bientôt
-sonner; sa fille se mit à genoux près de son lit, en priant Dieu tout
-bas. En ce moment minuit sonnait... madame de Logny tressaillit...
-Cette cloche, dont le son se perdait au loin, tout en résonnant à
-l'oreille de ceux qui veillaient, lui parut comme une sorte d'appel.
-
---Quelle est cette heure?... demanda-t-elle d'une voix assez assurée.
-
-MADEMOISELLE DE LOGNY.
-
-Minuit, ma mère...
-
-MADAME DE LOGNY.
-
-Minuit!... voilà la dernière fois que je l'entendrai sonner!...
-
-MADEMOISELLE DE LOGNY, se remettant à prier, dit à voix basse
-plusieurs prières... peu à peu sa voix s'élève:
-
-Ô mon rédempteur! victime d'amour et de patience... je remets mon
-esprit entre vos mains... et puisqu'en mourant vous nous avez ouvert
-le chemin du ciel, permettez à cette âme chrétienne d'entrer dans la
-demeure de vos élus... accordez-lui...
-
-MADAME DE LOGNY, interrompant sa fille.
-
-Qu'est-ce que cette prière que vous dites?
-
-MADEMOISELLE DE LOGNY.
-
-Les stations de la Passion, ma mère; Jésus-Christ sur la croix[100]...
-
-[Note 100: Prières pour la Passion. VIe station. Jésus sur la croix.]
-
-MADAME DE LOGNY, très-agitée.
-
-Des prières!... je n'en veux pas!... je ne peux pas prier, moi!...
-
-En ce moment, le curé de la paroisse, qui voulait au moins prier pour
-la mourante, tenta un nouvel effort auprès d'elle et rentra dans la
-chambre: en l'apercevant, madame de Logny éprouva une sensation
-terrible et qui devait ressembler à des remords; cependant elle jeta
-un regard encore animé par le feu de la haine... elle comprenait
-tacitement que ce prêtre chrétien était chargé d'absoudre et jamais
-de maudire... voilà quelle était la parole de Dieu... Le curé comprit
-le regard de madame de Logny, mais il ne s'en effraya pas... il devait
-parler...
-
---Madame, dit-il à la mourante, vous êtes bien malade: sans doute Dieu
-vous rendra la santé... mais il faut se préparer constamment à la
-mort... et surtout il faut être chrétienne.
-
-MADAME DE LOGNY, dont les traits sont déjà altérés par les approches
-de la mort.
-
-Monsieur le curé... monsieur... je vous ai déjà dit que je ne voulais
-pas que le clergé s'immisçât dans mes affaires de famille!... et en
-voilà... plus... peut-être... que j'ai...
-
-LE CURÉ, l'interrompant vivement.
-
-Madame, les moments que Dieu vous laisse sont trop précieux pour être
-perdus en vaines paroles... Vous avez deux enfants, madame...
-
-MADAME DE LOGNY.
-
-Silence... silence!...
-
-LE CURÉ.
-
-Non, madame; je ne garderai pas le silence dans une heure aussi
-terrible: je veux vous sauver... vous sauver de vous-même!...
-pardonnez... pardonnez au nom de celui qui pardonna à ses bourreaux...
-
-MADEMOISELLE DE LOGNY, à genoux près du lit de sa mère.
-
-Ma mère... grâce pour ma soeur!... grâce!
-
-MADAME DE LOGNY, d'une voix sourde.
-
-Jamais!... jamais!...
-
-MADEMOISELLE DE LOGNY fait signe à Périgny d'aller chercher madame de
-Louvois... et prenant la main déjà glacée de madame de Logny.
-
-Ma mère!... tandis que peut-être vous accusez ma soeur d'être loin de
-vous... elle était là!...
-
-MADAME DE LOGNY fait un mouvement suivi d'un gémissement. Mademoiselle
-de Logny continua:
-
-Depuis six jours elle partage mes veilles... elle est là... la
-voilà...
-
-À cette dernière parole, madame de Logny retrouva un reste de
-forces... elle se dressa à demi sur son lit, jeta un oeil hagard vers
-la porte où madame de Louvois, soutenue par le président, attendait
-l'arrêt de sa mère. En la voyant, la physionomie déjà bouleversée de
-madame de Logny devint effrayante... Un son rauque s'échappa de sa
-poitrine; enfin, rassemblant ce qui lui restait de forces, elle jeta à
-sa malheureuse fille ces foudroyantes paroles:
-
---Je te maudis!...
-
-Et retombant sur ses oreillers, elle expira peu d'instants après au
-milieu d'horribles convulsions.
-
-Quant à sa malheureuse fille, elle était tombée sans connaissance sous
-l'anathème de sa mère, et pendant plusieurs heures on craignit pour sa
-vie. Revenue à elle, l'infortunée quitta cette maison où elle avait
-reçu la naissance et où sa mère venait de lui donner la mort... À
-compter de ce jour elle n'en eut plus un seul d'heureux, et peu
-d'années s'écoulèrent entre la malédiction maternelle et la mort de
-la fille innocente et maudite.
-
-
-DEUXIÈME PARTIE.
-
-MADAME LA COMTESSE DE CUSTINE.
-
-Aussitôt que sa mère eut rendu le dernier soupir, mademoiselle de
-Logny quitta cette maison qui lui était devenue odieuse après les
-événements qui venaient de s'y passer; elle se retira à Panthemont. Ce
-fut là que le président de Périgny fit ouvrir le testament de madame
-de Logny... elle y déshéritait ses deux filles et donnait son
-argenterie, ses diamants, _toute sa fortune_, au président... Il avait
-fallu _ce fidéi-commis_ pour que M. de Louvois ne pût attaquer le
-testament... Le président remit donc fidèlement à mademoiselle de
-Logny toute la fortune de sa mère, qui était immense et dans le plus
-bel état...: cette fortune allait à plus de cent vingt mille francs de
-rentes, sans compter un mobilier estimé au-delà de cent mille écus...
-
-Lorsque mademoiselle de Logny fut en possession entière, alors elle
-fit faire un partage _égal_ de tout ce qu'avait laissé sa mère... une
-tasse, même la plus commune, ne demeura pas dans son lot, et lorsque
-tout fut terminé, une cuillère de vermeil dépareillée ne trouvant pas
-sa place, mademoiselle de Logny la rompit en deux et en envoya la
-moitié à sa soeur!...
-
-Un an après la mort de sa mère, mademoiselle de Logny fut demandée en
-mariage par tout ce que la cour de France avait de jeunes gens
-distingués et par leur naissance et par leur fortune... Elle hésita
-longtemps dans son choix; enfin elle se détermina en faveur de M. le
-comte de Custine, l'un des premiers seigneurs de la Lorraine, et
-lui-même, personnellement, était un homme supérieur: séduit par tout
-ce qu'il entendait dire de mademoiselle de Logny, il se mit sur les
-rangs pour obtenir sa main, et fut assez heureux pour être choisi par
-elle.
-
-Jamais un mariage fait sous d'aussi heureux auspices n'eut de plus
-heureuses suites. J'ai dit quelques mots sur le bonheur calme de
-l'hôtel de Custine, mais je ne suis sans doute parvenue
-qu'imparfaitement à donner une idée de cette félicité des anges telle
-que celle qui se rencontre dans le mariage, lorsque les deux époux
-s'aiment! C'est de toutes les joies terrestres la plus profonde et la
-plus vive...
-
-J'ai dit que le cercle de madame de Custine était borné; cependant il
-était assez étendu pour que son salon[101] offrît à l'observation un
-point de comparaison assez piquant avec ce monde bruyant qui
-l'entourait; toutes ses amies étaient jeunes et d'un esprit agréable:
-l'une d'elles vient seulement de mourir il y a peu de mois: c'est
-madame la comtesse d'Harville, dont le mari était sénateur et l'un des
-hommes les plus honorables de l'ancienne noblesse attachés à l'Empire;
-il était chevalier d'honneur de l'impératrice Joséphine. Madame
-d'Harville était jolie, son esprit parfaitement agréable et son
-commerce entièrement sûr; je ne l'ai connue qu'âgée, mais toujours
-aimable: elle était soeur de _mon petit père Caulaincourt_[102], père
-du duc de Vicence. La marquise de Brehan[103], dame du palais de la
-reine Marie-Antoinette, était aussi l'une des amies de madame de
-Custine: sa petite taille était une miniature parfaite; elle était
-charmante, et son esprit, sa grâce, ses talents (elle peignait les
-fleurs d'une manière remarquable), en faisaient une personne vraiment
-nécessaire dans une intimité lorsqu'une fois on l'avait connue et
-appréciée. Venait ensuite madame de Vaubecourt, jolie et agréable
-femme, que pendant longtemps madame de Custine admit dans l'intimité
-de son intérieur et que tout le monde croyait une _ingénue naïve_, et
-qui n'était rien moins que cela... Son mari était un homme
-parfaitement sérieux, qui ne riait que par éclats et puis qui
-retombait dans un silence de plusieurs semaines; ce qui lui arriva
-dans la suite n'était pas fait pour changer son humeur. La comtesse de
-Crenay n'était pas jolie, mais elle avait une sorte d'originalité qui
-amusait, surtout lorsqu'on _savait jouer d'elle_; elle était bien la
-personne du monde la plus heureuse; elle était laide, et quoique jeune
-elle paraissait vieille; tout cela n'était rien pour elle, elle ne le
-voyait pas: bien loin de là, elle était convaincue qu'on ne pouvait la
-voir sans l'adorer; il y a des femmes comme cela, il y a même des
-hommes... Quant à madame la comtesse de Crenay, c'était avec une bonne
-foi qui avait en vérité de la bonhomie: elle avait un recueil
-d'histoires plus ou moins tragiques des infortunés qui se mouraient
-d'amour pour elle: les uns se jetaient à l'eau, les autres
-s'empoisonnaient ou bien s'asphyxiaient...; enfin, c'eût été un
-hôpital curieusement peuplé que celui qui aurait renfermé _ses
-victimes_. Le curieux de la chose, c'est qu'elle était, avec ce
-ridicule, la personne la meilleure et la plus facile à vivre: ce
-qu'elle disait, elle en était convaincue; si l'on avait l'air de
-douter, elle n'insistait pas: mais pour elle la chose n'étant pas
-douteuse, elle souriait et n'en parlait plus. Un jour, madame de
-Custine lui dit:
-
---Ma chère, je veux absolument que vous me disiez le nom de
-quelques-uns de ces amants malheureux. Allons, vous ne craignez pas
-mon indiscrétion; d'ailleurs, c'est un secret de famille (madame de
-Crenay était cousine de madame de Custine).
-
-[Note 101: C'est dans ce sens aussi que j'ai écrit ici la biographie
-de madame de Custine. J'ai voulu donner une idée de la femme angélique
-qui, ayant tous les avantages pour briller dans le monde, préférait la
-retraite et y était heureuse. Cette figure est un type à observer.]
-
-[Note 102: J'en parle longuement dans mes _Mémoires sur l'Empire_. M.
-de Caulaincourt était l'un des meilleurs amis de ma mère.]
-
-[Note 103: C'est elle dont j'ai raconté l'intéressante histoire, dans
-le _Salon de madame de Polignac_, au premier volume.]
-
-C'était surtout à souper et à dîner chez sa mère, madame de La
-Tour-du-Pin, que madame de Crenay recevait ces bienheureuses
-déclarations dont les expressions _brûlantes_, disait-elle, me causent
-quelquefois beaucoup d'émotion!... Alors madame de Custine et madame
-d'Harville redoublaient d'insistance, et madame de Crenay cédait
-enfin, et c'était pour leur dire les noms d'hommes ayant cinquante ans
-et qui devaient être horriblement ennuyeux et laids à vingt-cinq. Un
-jour M. de Caulaincourt, frère de madame d'Harville, écrivit une
-déclaration des plus passionnées à madame de Crenay et la signa du nom
-d'un gentilhomme de Normandie qui avait été recommandé à M. de
-Crenay. Cet homme était silencieux, et même taciturne; il était jeune,
-mais point agréable. En tout la conquête n'avait rien de séduisant.
-
-Madame de Crenay laissait habituellement son sac à ouvrage et son sac
-à parfiler dans le salon; tandis qu'on allait souper, M. de
-Caulaincourt prit son temps et mit dans le sac à parfiler la lettre
-d'amour et deux _charmants_ morceaux en or pour parfiler, ainsi que
-cela était la mode alors. L'un représentait un coeur enflammé percé
-d'une flèche, l'autre un petit chien. Chacun de ces morceaux avait un
-petit papier attaché avec une épingle. Sur l'un on lisait:
-
-_Brûlant et blessé comme lui!_
-
-Et sur l'autre:
-
-_Fidèle et soumis comme lui!_
-
-Il y avait peu de monde ce soir-là à souper chez madame de Custine...
-On était en été, et elle-même n'était à Paris que par une raison
-extraordinaire. M. de Caulaincourt ne craignait donc pas les suites de
-son espièglerie. Il soupa fort gaîment et attendit avec une joie
-parfaite le moment de jouir de sa malice.
-
-Il vint enfin; après avoir causé pendant quelque temps, madame de
-Custine donna le signal du travail, et toutes les dames se réunirent
-autour d'une grande table ronde, sur laquelle étaient leurs sacs à
-parfiler, tandis que les hommes, qui, ce soir-là, étaient M. de
-Caulaincourt, M. de Ludre, M. de Toussaint et le vicomte de Custine,
-beau-frère de madame de Custine, se disposaient à faire la lecture de
-quelque ouvrage nouveau, ou bien à raconter les histoires courantes,
-pourvu néanmoins qu'elles n'attaquassent pas directement la réputation
-d'une femme. Madame de Custine était d'une sévérité positive à cet
-égard-là.
-
-Les femmes s'assirent donc et commencèrent à dénouer leurs sacs à
-parfilage...
-
---Ah! mon Dieu! s'écria madame de Crenay, qu'est-ce que cela?...--Elle
-venait d'attraper le petit chien...
-
---Ah! mon Dieu! s'écria-t-elle encore; cette fois c'était de douleur,
-elle s'était piquée à l'épingle qui attachait le petit billet...
-
-À la vue de toutes ces belles choses, tout le monde se récria. M. de
-Caulaincourt[104], qui était seul dans le secret, gardait un sérieux
-imperturbable: il avait mis la lettre dans le sac à ouvrage dans
-lequel était le mouchoir de poche. Il priait le Ciel que madame de
-Crenay eût envie de se moucher pour qu'elle trouvât la bienheureuse
-lettre. Cela ne fut pas long... elle ouvrit l'autre sac, et voilà la
-lettre d'amour, qui sentait l'ambre de manière à donner dix migraines,
-qui roule au milieu de la chambre... Pour le coup, il n'y avait pas
-moyen de nier!... Comme madame de Crenay avait une excellente
-réputation, qu'elle méritait par la régularité de sa conduite... elle
-fut très-troublée de ce torrent de _preuves d'amour_ qui lui arrivait
-comme pour lui donner raison vis-à-vis des incrédules... L'effet de
-cette aventure fut très-comique. Madame de Crenay la prit au sérieux
-et voulait se fâcher contre le gentilhomme qui avait poussé la
-hardiesse jusqu'à séduire les gens, disait madame de Crenay. Car
-enfin, comment le chien, et le coeur, et la lettre étaient-ils arrivés
-dans les sacs!... On lui accorda tout ce qu'elle voulut, et M. de
-Caulaincourt lui proposa de remettre le coeur, le chien et la lettre à
-celui qui les avait envoyés.
-
-[Note 104: Ma mère soutenait à M. de Caulaincourt qu'il avait été
-amoureux de madame de Crenay; il s'en défendait avec une opiniâtreté
-comique, disant pour ses raisons qu'il n'avait jamais aimé les femmes
-grasses, et que madame de Crenay était énorme, ce qui était vrai. M.
-de Caulaincourt le père était fort petit, et très-mince surtout; il
-était comme un enfant; il avait dû être fort _joli_ dans sa jeunesse.
-Je ne l'ai jamais connu jeune.]
-
---Mais pour cela, dit-il, il faut que je sache le nom de l'audacieux.
-Madame de Crenay fut longtemps à se décider... Enfin, elle consulta
-madame de Custine, qui fut confondue en apprenant le nom et le rang
-de celui qu'on rendait ainsi coupable sans qu'il y songeât. M. de
-Caulaincourt reçut donc la lettre, le chien et le coeur, avec une
-réponse très-sèche et très-clairement vertueuse... Ce qui fut bien
-plus amusant, ce fut le courroux digne et glacé avec lequel madame de
-Crenay a toujours accueilli depuis le malheureux gentilhomme dont on
-avait pris le nom, et qui a dû ne jamais comprendre la cause de cette
-sévérité. Madame de Custine, lorsqu'elle sut plus tard la plaisanterie
-tout entière, voulut désabuser madame de Crenay et disculper le
-gentilhomme; il n'y eut pas moyen, madame de Crenay n'en voulut rien
-croire... Elle aimait aussi la danse avec passion et dansait fort
-légèrement, quoique très-grasse et très-grande[105]... Sa maison était
-agréable, et ses soupers et ses bals avaient de la réputation.
-
-[Note 105: J'ai vu la même chose pour madame de Catelan, femme de M.
-de Catelan, pair de France sous la Restauration.]
-
-Madame de Genlis, amie fort intime de madame de Custine, embellissait
-ses soupers du samedi et du dimanche par ses talents, qui, au fait, à
-cette époque étaient, relativement à ceux des autres femmes,
-très-supérieurs à ce qu'on rencontrait dans la société. Elle jouait de
-la harpe, elle chantait, jouait la comédie, faisait des livres, tout
-cela fort médiocrement pour aujourd'hui (j'en excepte les livres),
-mais enfin alors elle était une merveille, une _neuvième_, _dixième_
-muse, comme j'ai entendu le chevalier de Boufflers appeler madame
-Hainguerlot... Madame de Balincourt[106] était aussi une amie qui
-augmentait le charme de cette réunion, qui avait lieu toutes les
-semaines lorsque madame de Custine était à Paris...
-
-[Note 106: Madame de Balincourt, mère de M. le marquis de Balincourt
-que nous connaissons tous, était mademoiselle de Champigny. Elle était
-la seconde femme de M. de Balincourt; sa première se nommait
-mademoiselle de la Maisonfort.]
-
-Les amis de madame de Custine remarquèrent vers ce temps qu'elle était
-mélancolique. Sa santé s'altéra, elle devint plus sédentaire, et son
-salon fut constamment le rendez-vous de tout ce que la Lorraine avait
-de plus distingué parmi la noblesse, et de tout ce que la Cour avait
-également de remarquable en considération et en position élevée.
-Madame de Custine était si respectée, qu'il suffisait d'avoir été
-admis chez elle pour l'être partout... et elle n'avait que vingt-trois
-ans!... Son mari l'adorait... Elle avait un fils et une fille dont
-elle s'occupait exclusivement... Hélas! son fils infortuné est mort
-sur l'échafaud comme son père! et lorsque les grands yeux
-mélancoliques de sa mère se reposaient sur lui, avec leur regard
-d'ange, y avait-il donc un pressentiment maternel qui lui montrait
-pour son enfant bien-aimé un avenir sinistre?...
-
-Alarmé de sa tristesse et de son changement, le comte de Custine
-voulut que l'intérieur de sa maison prît une teinte de gaîté plus
-prononcée... Il donna de grands dîners, même des bals, dans lesquels
-la comtesse de Custine était la plus belle de toutes; son air était si
-noble, sa taille si élégante, la beauté de ses traits si parfaitement
-pure!... et lorsqu'un sourire venait éclairer cette physionomie
-angélique, elle était alors d'une beauté véritablement remarquable...
-
-Les jours où l'hôtel de Custine était ouvert et illuminé pour une
-fête, alors la comtesse semblait repousser une pensée qui lui était
-odieuse!... elle paraissait souffrir, mais avec cette résignation
-qu'ont les saintes!...
-
---Mon amie, lui disait souvent madame d'Harville... vous me cachez une
-souffrance!... à moi!...
-
-Et l'ange remuait doucement la tête, comme pour démentir ce soupçon
-d'une amie... mais en relevant ses longues paupières on voyait
-trembler une larme entre ses longs cils... et madame d'Harville se
-désespérait de voir son amie ainsi frappée par une peine secrète
-qu'elle s'obstinait à lui cacher; car elle était sa plus intime amie:
-madame de Genlis prétend qu'elle était plus étroitement liée avec elle
-qu'avec toute autre; cela peut être, mais pas pour madame
-d'Harville...
-
-Le vicomte de Custine était toujours fort assidu chez son frère; il
-allait peu à la Cour, et les jours où le comte de Custine était de la
-chasse du Roi, le vicomte le remplaçait dans son salon pour y recevoir
-les hommes qui y venaient en son absence...
-
-C'est un caractère _type_ que celui de M. le vicomte de Custine; je le
-connaissais par relation, en ayant entendu parler à plusieurs
-personnes qui m'en avaient donné une étrange idée. L'une était M. de
-Bonnecarrère, ami du général Custine, dont il avait des lettres bien
-curieuses; l'autre était Saint-Phar, et la troisième était madame de
-Montesson, qui m'en parla avec beaucoup de détails un jour à Bièvre, à
-propos de sa nièce[107].
-
-[Note 107: Adam Philippe, comte de Custine, né à Metz le 4 février
-1740. Il eut, comme les enfants nobles de l'époque, une destination
-dès le berceau... Il fut voué à l'état militaire, et à sept ans, il
-était lieutenant en second dans le régiment de Saint-Chamans; pendant
-la guerre des Pays-Bas, il était à la suite, ou pour parler plus
-juste, quelque comique que cela soit, dans l'état-major du maréchal de
-Saxe[107-A]; on l'en fit revenir pour le mettre au collége, et lui
-faire faire sa première communion... Après ses études, il entra dans
-le régiment du Roi, et à vingt-un ans il fut colonel du régiment de
-Custine. Il voulut connaître parfaitement tout ce qui avait rapport à
-cette profession des armes qu'il devait embrasser comme l'un des
-défenseurs du trône. Les Cours du Nord étaient alors des écoles où
-l'on apprenait de grandes choses. Le comte de Custine se passionna
-pour la méthode allemande; il demeura longtemps à Berlin, et en
-arrivant en France, il introduisit _la discipline_ allemande dans son
-régiment, et au moment où le canon retentit sur les plages
-américaines, il voulut aller secourir des opprimés, car son âme était
-noble et grande; il échangea son beau régiment de dragons pour le
-régiment de Saintonge infanterie, et il partit pour l'Amérique. Arrivé
-sur le théâtre de la guerre, il se conduisit comme le plus vaillant
-chevalier des temps historiques de la France... au siége de New-York,
-il gagna exactement son grade de maréchal-de-camp à la pointe de
-l'épée; il avait alors trente-huit ans. De retour en France, il fut
-nommé gouverneur de Toulon et puis député aux États-Généraux. Il avait
-dès lors des opinions politiques qui devaient le faire pencher vers le
-parti de la Révolution, mais jamais dans une exagération blâmable;
-jusqu'au moment où il se déclara pour la cause de la nation, parti que
-l'on ne peut blâmer, sa conduite fut toujours irréprochable, et en
-admettant que ce parti fût une faute, il l'a payée tellement cher,
-qu'il faut se taire devant une telle infortune. Le comte de Custine
-avait de la fermeté dans l'exécution de sa volonté, mais cette volonté
-était pour lui longtemps difficile à fixer; une fois arrêtée, il
-disait lui-même _que rien ne devait_ coûter pour l'accomplir!... Un
-officier que je connais lui a entendu vanter un jour la conduite du
-feld-maréchal Lawdon, qui brûla la cervelle de sa propre main à deux
-soldats révoltés!... Il était fort habile comme chef militaire, et ses
-premiers pas dans la campagne de 92 furent aussi brillants
-qu'avantageux à la France; il prit Mayence, Worms, Spire,
-Francfort-sur-le-Mein... ensuite il abandonna ces mêmes rivages où il
-avait triomphé pour se replier sur l'Alsace. Cela est-il bien, cela
-est-il mal, je ne puis prononcer. À la chute des Girondins, il envoya
-à la Convention les papiers du général Wimpfen, démarche qu'on lui a
-reprochée. Sévère et d'une probité spartiate, ne pouvant voir les
-exactions qui se commettaient sous ses yeux, il n'épargna pas dans ses
-rapports les représentants du peuple et plusieurs généraux aussi
-corrompus que l'étaient souvent les proconsuls empanachés qui
-suivaient l'armée, mais n'étaient JAMAIS à sa tête!... Rappelé à Paris
-au commandement de..., il se vit en même temps traduit au Comité de
-salut public après avoir été appelé à la barre de la Convention...
-puis au Tribunal révolutionnaire! L'accusation portée contre lui était
-absurde!... Il dédaigna d'y répondre, il eut tort!... Il fut condamné
-par ce tribunal de sang, qui était heureux de frapper des têtes
-innocentes et vertueuses, car, je le répète, si le comte de Custine a
-erré, c'est qu'il a cru que le salut de la France dépendait du parti
-qu'on allait prendre; un ange le soutint dans ces épreuves cruelles,
-ce fut sa belle-fille! il semblait que les femmes portant le nom de
-Custine devaient l'honorer par leurs vertus, leur belle conduite,
-comme elles devaient le rendre célèbre par leur beauté et leurs
-agréments. Mademoiselle de Sabran, qui épousa le fils du comte de
-Custine, était une de ces ravissantes créatures que Dieu donne au
-monde dans un moment de munificence: belle, jeune, aimée, madame de
-Custine, ayant à peine vingt ans, s'enfermait à la Conciergerie avec
-son beau-père, le conduisait au tribunal, le soutenait dans ces
-moments d'épreuves!... et puis lorsqu'elle l'avait reconduit dans son
-cachot, elle allait porter d'autres consolations et verser leur baume
-dans le coeur brisé de son mari, qui, à peine lié à elle, voyait la
-mort se dresser entre eux!... Quelles heures l'infortunée passait
-ainsi entre un vieillard accablé par la fortune injuste et son mari,
-le père de son enfant, frappé du même coup et marchant en même temps
-vers un même but... l'échafaud!... Madame de Custine la jeune est la
-mère de M. le marquis de Custine qui existe aujourd'hui et qui est
-connu pour être l'un de ces hommes, quoique jeune encore, que l'on
-voit avec peine comme les derniers d'un temps de bonnes manières et
-d'exquise politesse. Je ne parle pas seulement de cette époque, mais
-de toutes celles qui l'ont précédée.
-
-Son aïeul mourut avec cette résignation de l'homme vertueux et du
-sage: on l'a accusé de pusillanimité parce qu'il avait demandé un
-prêtre!... nous sommes absurdes en étant cruels, nous trouvons le
-moyen d'être moquables en étant atroces!... le général Custine mourut
-au contraire comme il avait vécu, en homme irréprochable...
-
-«J'ignore comment je serai demain en allant à la mort, écrivait-il à
-son fils la veille de son supplice, nul homme ne peut répondre de lui;
-mais je m'efforcerai, mon fils, d'être digne du nom que je vous
-laisse.»
-
-Quelle touchante simplicité dans ce peu de mots! point de vantarderie,
-de fausse vaillance, à cette heure solennelle où l'homme, vis-à-vis de
-lui-même,
-
- Ne paie point à Dieu le prix de sa rançon.
-
-Le général Custine mourut sur l'échafaud comme l'un des martyrs de
-notre infâme et sanglante époque, le 18 août 1793!]
-
-[Note 107-A: Ces détails sont positifs; ils viennent des bureaux de la
-Guerre.]
-
-Le physique du vicomte de Custine était agréable. Il était grand,
-svelte, et d'une extrême élégance; ses traits étaient fins et doux,
-ses cheveux blonds et remarquables par leur finesse, ce qui faisait
-croire qu'il en avait peu tandis qu'il en avait beaucoup... Son frère
-avait une autre expression, et cette expression, moins élégante
-peut-être, était plus forte d'attraction pour ceux qui auraient eu à
-choisir entre les deux frères... Le comte de Custine avait plus
-d'énergie, et surtout de cette énergie de l'âme qui révèle les vertus
-qu'elle renferme.
-
-En voyant le vicomte de Custine, on avait le désir de causer avec lui;
-en voyant le comte, on avait la volonté d'en faire son ami... Placé
-dans le monde aussi haut que le pouvait vouloir son ambition, par sa
-belle naissance, sa grande fortune et sa considération personnelle, le
-comte de Custine eut toujours une existence honorable comme elle
-devait l'être. Mais il avait de l'ambition, et peut-être que son
-humeur un peu acerbe, sa répugnance à se plier aux moindres
-complaisances, même convenables, pour la Cour, lorsqu'il fut
-sollicité quelquefois de le faire, furent un obstacle à une élévation
-plus rapide après son retour d'Amérique.
-
-Sa femme en était adorée, et pourtant elle le craignait... elle avait
-pour lui une affection tendre et dévouée, mais elle redoutait l'humeur
-sévère du comte. Souvent elle cachait une faute légère commise par un
-domestique, de crainte que le comte ne le chassât... Aussi les gens de
-sa maison l'avaient-ils surnommée _Notre-Dame de Bon-Secours_!...
-
-Ce fut quelque temps avant le dérangement de la santé de madame de
-Custine, que le vicomte, son beau-frère, fut atteint d'une passion
-insensée pour madame de Genlis... Cette passion devint bientôt
-publique, et madame de Genlis ne put faire un pas sans que l'obsession
-du vicomte de Custine ne vînt entraver ses démarches les plus simples.
-Cela en vint au point que madame de Genlis fut contrainte d'en parler
-à la comtesse, sa belle-soeur; quel fut son étonnement de ne pas la
-trouver de son sentiment!
-
---Vous vous trompez sur son compte, lui dit la comtesse: mon
-beau-frère ne vous porte qu'un intérêt profond et ne vous veut aucun
-mal. Ne lui en veuillez pas: c'est moi qui vous le demande.
-
-Quelque recommandation que fît la comtesse, madame de Genlis exigea
-le départ de M. de Custine pour la Corse. Tous ceux qui pouvaient
-avoir des doutes sur cette passion manifestée si singulièrement par le
-vicomte, étaient étonnés que madame de Genlis affectât une aussi
-grande sévérité; le vicomte de Custine était parfaitement agréable, et
-M. de Caulaincourt (le père), qui le comparait au vicomte de Ségur,
-comme il complétait la comparaison entière du comte de Custine au
-comte de Ségur, et de madame de Ségur à madame de Custine, disait que
-le vicomte de Custine était un homme charmant[108]. Sa taille était
-haute et bien prise, et d'une élégance remarquable, surtout comme
-distinction. Mais son regard et son sourire, qui étaient d'abord ce
-qui paraissait charmant en lui, devenaient au contraire comme une
-répulsion en ce que le sourire avait une expression sardonique et
-toujours railleuse, et que le regard était, lorsqu'il ne le
-surveillait pas, faux et comme quêteur... Cependant ses yeux étaient
-bleus, et lorsqu'il le voulait, leur douceur était infinie... Voici,
-au reste, le portrait qu'en fait madame de Genlis dans ses _Mémoires_,
-et que j'avais entendu faire bien avant que les _Mémoires de madame de
-Genlis_ ne parussent. Les intérêts de coeur de M. de Caulaincourt
-avaient été liés d'une manière intime à la famille Custine, d'une
-telle sorte, que plus tard il ne parlait jamais de cette époque sans
-que le nom du général ne vînt sur ses lèvres. Frère de la meilleure
-amie de madame de Custine, il l'avait aimée avec passion, mais
-infructueusement, comme tout ce qui l'a aimée d'amour! Que de fois,
-lorsque je lui entendais citer le nom de madame de Custine comme
-l'exemple de toutes les vertus, j'étais loin de me douter que cette
-même madame de Custine était l'aïeule de l'auteur du _Monde comme il
-est_!... Ainsi donc il a eu deux anges pour mères!...
-
-[Note 108: Madame de Custine aurait été, je crois, plus âgée que
-madame de Ségur (femme de l'ambassadeur en Russie). La comparaison que
-faisait M. de Caulaincourt qui, en sa qualité de frère de madame
-d'Harville, était familier dans la maison de Custine, venait de ce
-qu'il aimait les deux familles également, et n'aimait pas les deux
-vicomtes, qu'il prétendait se ressembler beaucoup, ce qui était faux,
-car l'un était dissimulé.]
-
-Voici ce portrait du vicomte de Custine:
-
-«.....Il avait alors vingt-sept à vingt-huit ans, une taille et une
-figure particulièrement élégantes; on trouvait son visage joli: il ne
-m'a jamais plu (c'est madame de Genlis qui parle), parce que sa
-physionomie exprimait habituellement la raillerie et la moquerie, et
-qu'il y avait dans son regard je ne sais quoi de furtif, de faux et
-de méchant que je n'ai vu qu'à lui, et qui me paraissait d'autant plus
-surprenant, qu'il était blond et que ses yeux étaient bleus, ce qui
-ordinairement donne l'air de la douceur. Il avait de l'esprit, de la
-finesse et quelquefois de la gaîté, une jolie conversation, un ton
-parfait, et la réputation d'un jeune homme instruit, sage et
-très-aimable... Il avait beaucoup lu, et surtout l'histoire de France
-et tous les mémoires qui s'y rapportent. Il en parlait bien et sans
-pédanterie... Quand je consultais ma raison et mon jugement, il me
-semblait digne des plus grands éloges...; quand je le regardais et que
-je l'observais, il me déplaisait à l'excès. Il _se piquait aussi
-d'aimer avec passion_ la musique, ce qui motivait les transports
-auxquels il se livrait lorsque je jouais de la harpe... Un soir il se
-trouva mal en m'écoutant, tandis que je chantais en m'accompagnant ce
-bel air de _Castor et Pollux: Tristes apprêts, pâles flambeaux_!...
-
-«Je suis convaincue, dit plus loin madame de Genlis, qu'il savait
-pâlir à volonté.»
-
-Voilà ce portrait tel qu'elle le fait.
-
-La passion du vicomte de Custine pour madame de Genlis, amie intime de
-sa belle-soeur et femme répandue dans le grand monde, comme cousine de
-madame la maréchale d'Estrées, nièce de M. de Puisieux, cordon bleu
-et ministre intime sous Louis XV, et puis ensuite comme femme
-supérieure fort à la mode et dont le nom était déjà célèbre; cette
-passion de M. de Custine, qui lui-même était un homme fort connu dans
-la haute société, dont il était l'un des membres les plus marquants
-par son nom et ses agréments, ne pouvait manquer de faire beaucoup de
-bruit; ce fut ce qui arriva, d'autant mieux qu'il n'épargna rien pour
-la rendre éclatante aux yeux de tous. Il suivait madame de Genlis sous
-mille déguisements: aujourd'hui c'était un mendiant à la porte d'une
-église; demain une _coiffeuse_[109]! parmi celles qui venaient la
-coiffer; une autre fois il revêtait l'habit de livrée de l'un des
-valets de pied de madame de Genlis... Il lui écrivait les lettres les
-plus passionnées!... et madame de Genlis était charmante à cette
-époque. Elle était jeune, faite pour plaire et pouvait donc croire
-qu'elle plaisait en effet!... Je fais cette remarque pour arriver à ce
-qui pouvait résulter de ce jeu... si toutefois c'était un jeu... Il
-écrivait surtout beaucoup; madame de Genlis lui renvoya ses lettres
-cachetées _après avoir lu les premières, à ce qu'elle dit_; c'est ici
-que je crois pouvoir émettre un doute sur cette sévérité de madame de
-Genlis. Mais cela n'a aucun rapport avec ce drame si grand et dont les
-ressorts tiennent évidemment à cette position de la société à cette
-époque. Voyez ce rôle joué par un homme de la plus haute naissance...
-voyez les moeurs qui ont été reflétées dans plusieurs ouvrages, et
-l'on peut porter un jugement sur une époque relativement à une partie
-seulement...
-
-[Note 109: Les femmes avaient alors des _coiffeuses_. Ce ne fut que
-sous Marie-Antoinette que les _coiffeurs_ furent admis. Léonard fut le
-plus fameux de tous: ce fut lui qui coiffa la vicomtesse de
-Laval-Montmorency avec une serviette damassée coupée par bandes!]
-
-Le vicomte de Custine aimait beaucoup tout ce qui _faisait effet_;
-mais en même temps il s'écriait qu'il n'aimait pas le monde et qu'une
-vie simple et retirée, comme celle de sa belle-soeur par exemple, lui
-convenait à merveille!.... Dans le paroxysme le plus violent de _sa
-passion_ pour madame de Genlis, il fut aimé d'une femme jeune et fort
-jolie: elle était toute jeune, naïve, et l'aima avec une passion que
-lui-même ne repoussa que pour faire un éclat. C'est un caractère
-très-prononcé que celui du vicomte de Custine!...
-
-Cette jeune femme, qui l'aima bientôt avec tout le délire d'un premier
-amour, et qui se croyait aimée, fut un jour entraînée à lui avouer sa
-passion... Le vicomte se jeta à ses genoux en lui demandant sa
-pitié!...
-
---Accordez-moi votre amitié, lui dit-il _en fondant en larmes_... je
-ne suis pas digne de votre amour... J'aime!... sans être aimé, grand
-Dieu! et je souffre tous les maux d'un amour méprisé!!!
-
---Oh! s'écria la jeune victime, comment ne vous aime-t-elle pas!... Le
-vicomte alors, sans aucune nécessité, lui nomma madame de Genlis et
-lui dit combien il était malheureux de cette passion dédaignée qui
-consumait sa vie!... Ce fut la jeune femme _elle-même_ qui raconta le
-fait à madame de Genlis... C'était là ce que voulait le vicomte...
-Quant à sa conduite envers elle, il faisait les plus inconcevables
-extravagances... Un jour, madame de Genlis avait quelques inquiétudes
-relativement à la santé de madame de Mérode, l'une de ses amies
-habitant Bruxelles; elle en parle un soir à souper chez la belle-soeur
-du vicomte de Custine... il ne dit rien, seulement il sort avant tous
-les autres convives... Le surlendemain à midi, il demande à être
-introduit chez madame de Genlis et lui remet un petit billet de la
-comtesse de Mérode qui la rassurait sur sa santé... Le vicomte _était
-allé à Bruxelles à franc-étrier_. Il _avait vu_ madame de Mérode et
-puis était reparti!... Ce sont de ces traits dignes de l'époque la
-plus chevaleresque qu'on ne peut expliquer que d'une manière: c'est
-que le vicomte aimait à jouer des proverbes, chose qu'il devait faire
-dans la perfection!... Ce fut alors que, poussé _au désespoir_, il
-disparut tout-à-coup et pendant plusieurs semaines. Son frère, le
-comte de Custine, dont le coeur était parfait, alla à sa recherche et
-dans le plus _véritable_ désespoir, et peut-être que les rigueurs un
-peu exagérées de madame de Genlis lui parurent trop sévères... Quoi
-qu'il en soit, au bout d'un mois _on retrouva le vicomte_. Où
-croyez-vous qu'il s'était allé cacher?... dans la forêt de Sénart...
-Au moment où, dit-il, il s'allait tuer..... il avait rencontré un
-ermite, puis encore un ermite, enfin une douzaine d'ermites, ce qui
-m'a l'air d'être une communauté... Ces bons frères, en effet,
-s'étaient réunis pour vivre en commun du produit de leur industrie, et
-ils faisaient des bas de soie, des rubans et de différentes petites
-choses qu'ils vendaient à Paris et à Essonne. Le vicomte demeura parmi
-ces hommes simples et pieux... Il leur en imposa et leur fit plusieurs
-mensonges pour motiver son arrivée parmi eux... et surtout son séjour.
-Au bout d'un certain temps, il les quitta et rentra dans Paris
-lorsqu'il se vit découvert.--Il avait laissé croire en quittant
-l'hôtel de Custine qu'il allait se donner la mort... La terreur d'un
-tel adieu avait tellement dominé son malheureux frère que sa douleur
-fut au moment de le rendre insensé... Le vicomte jouait ainsi avec le
-coeur de tout ce qui était autour de lui, et d'une voix douce laissait
-tomber dans leur âme des paroles de mort et de désespoir... Quelle
-était donc la nature de cet homme?... madame de Genlis en porte ce
-jugement un peu plus loin, et son attachement exclusif pour le reste
-de la famille la rend tout-à-fait admissible à donner son opinion.
-
-«Le vicomte de Custine, dit-elle, savait prendre tous les masques,
-même celui de la religion[110]!... Il alla dans cette Chartreuse de la
-forêt de Sénart, et y passa quatre mois dans les exercices de la plus
-haute piété: il était, disait-il, rendu à la religion! Les solitaires
-le prenaient pour un saint! En les quittant, il les laissa tout
-édifiés. Il avait suivi leurs exercices et même travaillé avec eux.
-Ils vantèrent sa douceur, sa simplicité, sa candeur. Je suis
-persuadée, ajoute-t-elle, que le vicomte de Custine s'est beaucoup
-amusé dans cet ermitage: car il y avait une telle duplicité dans son
-caractère, que, même sans but et sans intérêt, _il se délectait dans
-l'hypocrisie_. Un jour, dit encore madame de Genlis, il jouait au
-whist avec moi; tout-à-coup il laisse tomber les cartes... et me
-fixant avec une attention plus que ridicule il suspend ainsi la
-partie... Il me mit en colère... Une jeune femme sentimentale, qui le
-trouvait charmant, se leva indignée, et dit que j'étais
-_monstrueuse_!...»
-
-[Note 110: Je pourrais croire que madame de Genlis a été aigrie par la
-cause assez désagréable que je vais rapporter plus loin. Mais le même
-jugement a été porté par d'autres personnes, et celles-là
-désintéressées; j'ai longtemps cru que le vicomte de Custine était de
-cette autre branche dont il y a un colonel comte de Custine, encore
-existant aujourd'hui, et habitant Nogent-le-Rotrou.]
-
-Cette scène se passa chez madame la comtesse d'Harville, où la
-comtesse de Genlis allait passer presque toutes les soirées qu'elle ne
-passait pas chez elle depuis le malheur qui avait frappé l'hôtel de
-Custine.
-
-J'ai déjà dit que madame de Custine souffrait, et souffrait sans se
-plaindre; mais on voyait se développer, malgré les soins, sur ce beau
-visage, des principes de mort, qui, chaque jour, devenaient plus
-visibles. Dans l'hiver qui suivit sa dernière couche elle sortit peu,
-et s'efforça de rendre sa maison encore plus agréable à ses jeunes
-amies. Elle avait perdu sa soeur... Madame de Louvois était morte, et
-cet héritage que madame de Custine avait si vertueusement partagé
-était revenu dans les mains pures qui l'avaient restitué pour obéir à
-la loi de Dieu... Le chagrin avait frappé madame de Custine au milieu
-de cette félicité domestique dont elle jouissait... et puis son heure
-avait sonné sans doute! Elle alla en Lorraine, passa quelques mois
-auprès de sa belle-mère, qui, elle aussi, était un modèle de vertu. La
-comtesse revint à Paris vers la fin de l'automne; M. de Caulaincourt
-et madame d'Harville se trouvèrent chez elle pour l'embrasser en
-descendant de voiture... En la voyant, M. de Caulaincourt recula
-d'épouvante!... C'était la mort qu'il voyait sur ce visage, où la
-beauté des traits luttait encore avec une décomposition frappante...
-
-Le comte de Custine était demeuré en Lorraine; le vicomte était revenu
-avec sa belle-soeur... M. de Caulaincourt lui dit combien il était
-frappé de son changement..... En l'écoutant, le vicomte pâlit:
-
---La croyez-vous malade? lui dit-il...
-
---Mais son état vous est mieux connu qu'à moi, répondit M. de
-Caulaincourt... Comment a-t-elle supporté la route?...
-
-Le vicomte, au lieu de répondre, passa chez sa belle-soeur. Elle était
-à demi couchée sur une ottomane... pâle, ses beaux grands yeux à demi
-fermés... Sa main tombait à côté d'elle; M. de Caulaincourt la prit...
-elle était brûlante et sèche!... Le lendemain, elle était très-mal...
-On fit appeler Tronchin... Elle avait une fluxion de poitrine, et fut
-dès le premier jour dans le plus grand danger...
-
-Madame de Genlis lui était profondément attachée... Aussitôt que le
-danger fut reconnu, elle s'établit au chevet du lit de son amie et fut
-sa garde-malade... Madame d'Harville vint aussi remplir tous les
-devoirs pieux d'une amie... Mais les ravages furent rapides, et
-bientôt on désespéra de la malade. L'ange allait retourner au ciel.
-
-Une nuit, elle ne dormait pas, et entendit doucement prier près
-d'elle... C'était madame d'Harville.
-
---Je voudrais entendre, dit-elle.
-
-Son beau-frère, qui veillait avec les deux amies, accourut à sa voix.
-En l'apercevant, un mouvement inexprimable anima la physionomie de
-madame de Custine, surtout en le voyant s'agenouiller et prier.
-
-Lorsque la prière fut terminée, la malade voulut boire...
-
---Et vous, dit-elle, comment vous traite-t-on ici?... Hélas! l'oeil de
-la maîtresse ne peut veiller sur les soins rendus à ses hôtes,
-ajouta-t-elle avec un angélique sourire!... Elle fit appeler son
-maître d'hôtel:
-
---Qu'il y ait toujours dans le salon, dit-elle, des oranges, du
-raisin et des eaux glacées, surtout pour la nuit!... Soyez exact à
-exécuter cet ordre... C'est peut-être le dernier!...
-
---Maintenant, ajouta-t-elle, prions encore!... prions ensemble! C'est
-surtout auprès du lit d'une mourante que doit se réaliser cette
-vérité: «Jésus-Christ sera au milieu de nous, lorsque nous serons
-quelques-uns rassemblés en son nom...» Quelques moments après, elle
-fit elle-même cesser la prière pour faire approcher le vicomte de
-Custine, et lui demander s'il avait envoyé chercher son frère... Le
-vicomte répondit par un signe affirmatif.
-
---Pourvu qu'il soit encore temps! dit-elle, en élevant au ciel ses
-admirables yeux, animés de l'amour de Dieu dans ce moment terrible où
-la mort s'approchait brutalement d'elle et posait son doigt osseux sur
-le corps parfait de beauté de cette jeune femme que Dieu rappelait à
-lui à vingt-quatre ans!...
-
-Vers le matin, elle était tellement agitée qu'elle ne pouvait même
-sommeiller.--Mon amie, dit-elle à madame de Genlis, prenez ce volume
-(et elle lui indiquait un livre qui était sur une table) et venez ici,
-bien près, m'en lire un chapitre...
-
-Ce livre était un recueil de morceaux de littérature religieuse...
-elle se fit lire les _Quatre fins de l'homme_, par Nicolle... Arrivée
-à un passage sur la mort, qu'elles avaient souvent médité ensemble:
-
---N'allez pas plus loin, dit-elle, cela vous affligerait!...
-
-Et elle se fit lire l'_Imitation_!...
-
-La nuit qui précéda sa mort fut affreuse! elle luttait contre la
-maladie avec la vigueur d'une nature pure et vierge et la force d'âme
-qui se rattache aux liens de mère, d'épouse et d'amie!... Quelle vie
-que celle abandonnée par elle?... Amour, amitié, considération,
-fortune, beauté!... voilà les biens qu'elle quittait!...
-
-Le matin du cinquième jour, Tronchin déclara qu'il n'y avait plus
-d'espérance!... Le vicomte de Custine, madame d'Harville et madame de
-Genlis passèrent dans le salon, où ils sanglotèrent pendant plus d'une
-heure, tandis que la mourante était enfermée avec son confesseur et
-son notaire... Il était alors quatre heures du matin... À cinq heures,
-elle rappela ses amis auprès d'elle... Elle avait voulu savoir de
-Tronchin combien il lui restait d'heures à vivre!... C'était un
-dimanche.
-
---Je voudrais que vous me lussiez la messe, dit-elle à son amie... En
-la voyant, madame de Genlis fut frappée de son admirable beauté...
-toute trace de souffrance avait disparu... C'était une auréole d'ange
-qui entourait sa tête, ou plutôt, c'était la sainte qui déjà
-appartenait au Ciel... En la voyant si belle, ils tombèrent à genoux
-près de son lit, et ne purent avoir aucune inquiétude... Qu'est-ce que
-que la mort pouvait oser sur ce corps si beau? L'espérance revint dans
-tous les coeurs... On lut la messe auprès d'elle.
-
---Maintenant je suis _bien_, dit-elle à madame de Genlis, allez à la
-messe; vous l'entendrez à mon intention...
-
-Elle lui donna un livre d'heures qui lui servait habituellement... M.
-de Caulaincourt, qui arrivait alors pour avoir de ses nouvelles, en
-reçut aussi un livre, qu'elle lui donna... Madame de Genlis alla
-entendre la messe avec madame de Caulaincourt: il était alors neuf
-heures du matin; au bout de trois quarts d'heure ils revinrent; tout
-était fini: l'ange était au ciel!...
-
-Le désespoir de cette maison ne se peut décrire; les larmes et les
-cris étaient déchirants!... Le soir, le malheureux comte arriva. À la
-vue de ses deux enfants, qui venaient à lui sans être conduits par
-leur mère comme toujours, il se sentit défaillir, et son désespoir fut
-aussi profond que long à se calmer... Son coeur était parfait, et il
-avait su apprécier l'âme que Dieu avait commise à sa garde et dont le
-bonheur lui avait été confié.
-
-Pendant plusieurs mois, une seule existence lui fut permise par le
-violent chagrin qui détruisait aussi sa vie... Il allait déjeûner avec
-M. et madame de Genlis; ensuite ils allaient se promener en voiture ou
-à cheval ou à pied. Le comte de Custine rentrait, et puis madame de
-Genlis, madame de Balincourt, madame d'Harville ou madame de Crenay,
-enfin, l'une de ces dames, jamais plus d'une ou de deux, allait dîner
-avec lui; on y trouvait son frère le vicomte, dont la passion violente
-pour madame de Genlis était alors à son plus haut degré... Au bout de
-plusieurs mois, madame de Genlis put faire un peu de musique... Alors
-le comte de Custine lui envoya une harpe, que madame de Custine avait
-achetée pour son amie, afin que la sienne ne fît pas de trop fréquents
-voyages... Il y joignit une clef en or émaillée de noir, avec ces
-mots:
-
-_Ne l'oubliez jamais..._
-
-Je cite ce fait comme un démenti donné à ceux qui parlent de la
-_dureté_ du général Custine. Un homme qui sent profondément les
-sentiments d'amour et d'amitié est un homme digne d'être aimé...
-
-Il joignit à ce présent celui du portrait de madame de Custine et de
-ses enfants[111]. Je l'ai vu, ce portrait; M. de Caulaincourt en avait
-une copie, ainsi que madame d'Harville. Qu'elle était belle!
-
-[Note 111: Les enfants du comte de Custine sont: l'un, madame la
-marquise de Brézé, et l'autre, son fils, jeune homme de la plus belle
-espérance, périt sur l'échafaud quelques semaines après son père.]
-
-Plusieurs mois s'écoulèrent. Le comte de Custine et le vicomte
-voyaient chaque jour madame de Genlis...: ce fut alors que le vicomte
-s'en alla à la Trappe et fit toutes ses folies!... Enfin il revint, et
-pendant un peu de temps on eut la paix. Mais bientôt les scènes
-ridicules recommencèrent, et il finit par devenir importun, même à son
-frère, le meilleur des hommes.
-
-Un jour, M. de Custine arrive chez madame de Genlis; il était pâle et
-paraissait bouleversé...
-
---Attendez-vous à apprendre une affreuse perfidie, dit-il à son
-amie.--De quoi s'agit-il?--De mon frère!--De votre frère, grand
-Dieu!...--C'est un malheureux!... non-seulement il vous trompait,
-mais... (Ici le général ne put parler, tant il était oppressé)--il
-aimait ma femme!... Madame de Genlis demeura immobile.--Oui,
-poursuivit le général, il aimait la femme de son frère... cet ange
-dont la pureté devait repousser un tel amour; car la vertu et le vice
-sont incompatibles dès qu'ils apparaissent l'un à l'autre.
-
-Madame de Genlis demanda comment la chose s'était découverte: son
-amour-propre souffrait un peu de voir s'en aller en fumée cette
-passion qui avait occupé tout Paris pendant deux ans!... Le comte,
-dont l'indignation lui permettait à peine de parler, lui raconta que
-le matin même, voulant mettre en ordre quelques papiers particuliers
-de madame de Custine, quelque douloureux que fût ce devoir, il l'avait
-accompli; il ne restait plus qu'une seule cassette renfermant des
-lettres de madame d'Harville et de madame de Louvois. Le comte allait
-refermer cette cassette en reprenant les lettres de madame d'Harville,
-lorsqu'il crut s'apercevoir que la boîte avait un double fond; en
-effet, elle en avait un, et même fort profond. Il trouva le secret, et
-dans ce double fond plus de cent lettres de son frère adressées à sa
-femme; et quelles lettres!... Tout ce que l'esprit peut employer de
-plus subtil pour attaquer le raisonnement, tout ce que l'amour sait
-dire de doux et de captivant pour endormir le coeur, tout ce que le
-délire, enfin, de la passion peut produire pour égarer les sens et
-troubler l'âme, était employé dans ces lettres... Madame de Custine
-les avait gardées comme une précaution utile; elle avait lu les
-_Causes célèbres_, et savait l'histoire de madame de Ganges!...
-
-Mais tout ce que cet ange avait dû souffrir en vivant à côté d'un
-pareil homme!... Toujours tremblante, et redoutant une découverte qui
-devait faire couler le sang fraternel dans sa demeure... en face d'un
-frère dont la parole d'amour résonnait chaque jour à son oreille pure
-et chaste, la vie de madame de Custine fut empoisonnée dans son
-bonheur même. Lorsqu'on a connu cette femme angélique, soit par
-elle-même, soit par ses amis; lorsqu'on a fléchi le genou devant cette
-nature d'élite qui montre une âme brûlante de l'amour de Dieu et
-continuellement livrée à l'exercice de toutes les vertus domestiques
-et privées comme la femme forte de l'Écriture, en voyant cet homme
-circuler autour d'elle et chercher à l'endormir par ses paroles
-emmiellées, toutes de vice et d'imposture, on croit reconnaître le
-serpent, l'Ève chrétienne, et le Paradis souillé enfin par la présence
-du tentateur se retrouve dans cette maison où un frère veut jeter de
-la honte au front d'un frère et perdre une âme d'ange avec son âme de
-démon...
-
-Le comte de Custine, en parlant à madame de Genlis, ne lui dit pas
-tout: il lui fallait ménager l'amour-propre de cette femme vraiment
-offensée... et dans la noble franchise de son caractère le général
-n'avait pu se contenir; mais il avait besoin de confiance, et surtout
-de conseils!... Il alla à madame d'Harville... C'était une soeur pour
-madame de Custine... Son âme vertueuse recula devant un tel plan,
-conçu et mis à exécution en présence de cette femme angélique et
-sainte qu'ils pleuraient!... Madame d'Harville avait aussi été l'objet
-des hommages du vicomte de Custine; mais comme elle lui répondit sans
-aucune coquetterie, et qu'elle n'était pas à la mode comme madame de
-Genlis, il s'éloigna...
-
---Que je vous plains! dit-elle au général. Que comptez-vous faire?--Je
-ne sais!--Gardez le silence.--Ah! le pourrai-je jamais!--Vous le devez
-à la mémoire de celle qui vous a montré cette route par sa propre
-conduite. En vous laissant ces lettres, elle a voulu vous instruire,
-sans jouer le rôle d'accusatrice; elle a remis cette cause terrible
-entre les mains de Dieu!... Mais je la connais assez pour être
-certaine qu'elle mourrait à vos pieds pour obtenir l'oubli du crime de
-votre frère.
-
-Le général était sombre et même farouche... Facile à émouvoir par des
-sentiments violents tels que celui qui alors bouleversait son âme, il
-ne savait lui-même s'il existait... Il froissait ces lettres dans ses
-mains convulsives... et parfois il en lisait quelques lignes qui lui
-rendaient sa fureur; l'une de ces lettres répondait probablement à des
-reproches d'avoir fait une action indigne d'un honnête homme, en
-affectant pour madame de Genlis une passion qu'il n'avait pas:
-
-«Tant mieux que tout le monde croie que c'est elle qui m'envoie en
-Corse; mais vous qui, avec une âme si grande, si noble et si sensible,
-n'en êtes qu'effrayée _et non touchée_, comment pouvez-vous craindre
-pour elle cette impression dangereuse dont vous me parlez?...
-Confiez-vous davantage à sa vanité; soyez persuadée qu'en voyant
-l'objet de cette action, elle la trouvera toute simple[112].»
-
-[Note 112: Cette lettre est copiée sur l'original cité par madame de
-Genlis _elle-même_.]
-
-Le comte de Custine se résolut à garder le silence!... Quelle noble
-résolution et quelle âme assez maîtresse d'elle-même peut demeurer
-devant un frère qui a médité votre perte!... Mais le comte connaissait
-le monde! il savait surtout que de toutes les supériorités, celle de
-la vertu, qu'il a moins que toutes les autres, l'importune davantage;
-il ne fallait donc pas porter à son tribunal souvent injuste une cause
-comme celle qui se présentait... Mais quel effort!... quelle
-grandeur!... quelle admirable vertu surtout que le silence gardé
-vis-à-vis de son frère!... Car JAMAIS il ne sut à quel point l'offense
-avait été connue!... Le comte de Custine brûla ses lettres!... il n'en
-garda que quelques-unes qui constataient la pure et sainte conduite de
-la martyre qui avait été frappée au coeur, pendant cinq années d'un
-supplice renouvelé tous les jours, à toutes les heures, à toutes les
-minutes!... Sa vie en fut, sans doute, abrégée!... Le vicomte de
-Custine est un type à étudier.... C'est un de ces caractères qui
-appartiennent à la science physiologique.... C'est une âme formée
-autrement que l'âme d'un méchant ordinaire... Il ne se trouve pas dans
-les sentiers du vice connus. Il lui fallait de nouvelles émotions dans
-le mal... pour le commettre il lui fallait un encouragement par la
-singularité du forfait... il fallait enfin que le crime le fît sourire
-devant son étrange nature!...
-
-Le général Custine était essentiellement bon; il aimait son frère avec
-une extrême tendresse. Aussi fut-il bien malheureux pendant un an de
-la contrainte qu'il s'imposait, car le vicomte demeurait chez lui, et
-puis il se calma. Toutefois, _jamais_ la confiance ne se rétablit
-entre les deux frères... elle était devenue impossible... Ce qui est
-déchiré ne se peut reprendre sans que la couture ne soit visible!
-Quoi qu'il en soit, JAMAIS le vicomte n'a su que son frère connaissait
-son crime[113].
-
-[Note 113: M. le vicomte de Custine fut depuis attaché à M. le prince
-de Condé, comme capitaine de ses gardes... Il a toujours affecté sa
-passion pour madame de Genlis; et si, en effet, elle n'avait pas connu
-la vérité, elle pouvait croire à cette feinte qu'il continua bien
-longtemps encore après la mort de son infortunée belle-soeur!...
-
-Maintenant je dois dire ma dernière pensée sur cette étrange aventure
-qu'il faut plutôt, après tout, regarder comme une de ces fatalités que
-les Anciens supportaient comme envoyées par les Dieux, et sous
-lesquelles ils courbaient la tête. Le chrétien devait fuir et porter
-dans un lointain monastère cette blessure qui pouvait atteindre du
-même coup tant de coeurs innocents!... mais que le vicomte de Custine
-_fut un monstre_ comme le prétend madame de Genlis, et cela parce que
-cette belle passion dont elle était l'objet apparent devenait nulle
-par cette révélation de la cassette de la comtesse de Custine! La
-femme chrétienne soutint même par-delà la mort son rôle admirable de
-la femme forte et même sublime dans sa vertu!... Ce silence et ces
-lettres laissées à la volonté de Dieu pour être révélées ou célées
-selon son décret! Toutes les fois que je relis cette histoire, je
-m'incline devant cette belle mémoire qui me présente une femme belle
-et jeune, morte à vingt-quatre ans dans toute la pompe de cour la plus
-heureuse! Que les mystères de Dieu sont grands!...
-
-Le vicomte de Custine n'est peut-être pas aussi coupable que madame de
-Genlis le représente. Qui sait ce que cet homme a souffert? Qui sait
-les douleurs inconnues qui ont brisé son âme? Cette funeste passion ne
-fut pas partagée: la vertu sans tache de madame de Custine répond de
-son innocence. Il y a des secrets dans le coeur, il y a des secrets
-dans l'amour surtout qu'on ne peut pénétrer; tout ce qui est passion
-ne se révèle qu'à ceux qui sont initiés à ses mystères. Sans doute le
-vicomte de Custine, au premier coup d'oeil jeté sur cet amour
-incestueux, est un homme affreux et coupable. Mais qui peut connaître,
-apprécier tout ce qu'il a souffert peut-être? L'esprit se confond
-devant les mystères du coeur. Taisons-nous et plaignons ceux qui
-aiment comme le vicomte de Custine. La pitié est un sentiment qu'on
-peut leur accorder avec certitude de n'avoir aucun tort.]
-
-Je finis cet article, qui a montré une société pure et vertueuse au
-milieu de Paris corrompu, par le portrait de madame de Custine. Je
-l'ai lu à deux personnes qui se la rappellent encore, et m'ont
-certifié qu'il était ressemblant. J'ai fait exprès de donner cet
-article, dans lequel j'ai montré un caractère de l'époque, tel que
-celui _du méchant_, par exemple, mais plus corrompu encore et au
-milieu d'un cercle de femmes pures et vertueuses... mais le reste,
-dont j'ai connu deux femmes, était une parfaite image de la société
-_morave_ dans la religion catholique. Cette maison, dont le nom
-illustre, la grande fortune, les alliances, lui donnaient une première
-place, que la beauté et les vertus de sa jeune maîtresse lui
-assuraient encore, cette maison paraissant comme une oasis dans le
-désert, au travers des détours infects de notre Babylone, m'a semblé
-devoir être montrée dans tous ses détails. Et l'épisode du vicomte de
-Custine donne encore plus de vigueur aux touches du pinceau qui fait
-revivre une époque.
-
-Voici le portrait de madame de Custine.
-
-«....Mariée à dix-sept ans, elle passa sept années dans le monde, pour
-y offrir le modèle de la plus rare perfection... Sa vie fut courte,
-mais pure, irréprochable et parfaitement heureuse. Je n'ai jamais vu
-dans la jeunesse, avec une beauté remarquable, une raison si ferme,
-des principes et une piété si austères, réunis à tant de grâce, de
-gaîté, de douceur et d'indulgence... Elle n'allait jamais au spectacle
-ni au bal, mais elle trouvait tout simple qu'on y assistât, et ses
-amies s'habillaient souvent chez elle pour qu'elle présidât à leur
-parure... Il était dans sa destinée de ne devoir ses vertus et sa
-considération qu'à elle seule. Elle entra dans le monde sans guide ni
-mentor... et cependant sans conseils, sans surveillance, jamais elle
-ne fit une fausse démarche ni une faute!... Elle avait infiniment
-d'esprit et ne l'employait qu'à perfectionner sa raison et son
-caractère. Riche, jeune, et belle comme un ange, elle mena toujours
-une vie sédentaire, avec tant de simplicité, que son goût pour la
-retraite ressemblait à de la paresse: elle était charmée qu'on le crût
-ainsi.--J'aime mieux, disait-elle à ses amies, que l'un m'accuse
-d'indolence que de singularité.
-
-«Madame la comtesse de Custine vécut sept ans dans le monde avec la
-considération personnelle d'une femme de quarante ans, dont la
-conduite aurait toujours été parfaite[114].
-
-[Note 114: Madame la comtesse de Custine a laissé, comme je l'ai déjà
-dit, deux enfants, une fille et un fils. Le fils mourut sur le même
-échafaud que son père. Sa fille est madame la marquise de Dreux-Brézé,
-dont les vertus rappellent sa mère, et dont le fils, M. Scipion de
-Brézé, est l'un de nos plus habiles orateurs à la Chambre des Pairs:
-sa noble et courageuse conduite serait un titre de plus dans Une autre
-famille; dans la sienne, c'est tout simple... Son jeune frère, Pierre
-de Brézé, qui se fit prêtre à vingt ans, est l'un des plus honorables
-que compte le clergé français: il a, comme son frère Scipion, le
-talent de la parole; mais la sienne annonce seulement la loi de
-Dieu.]
-
-
-
-
-L'ATELIER DE MADAME DE MONTESSON
-
-À BIÈVRE.
-
-
-Tout ce qui porte un nom marquant, tout ce qui est _notabilité_ frappe
-vivement l'imagination de la jeunesse, et nous porte vers l'objet qui,
-par un motif quel qu'il soit, a mérité de sortir de la voie commune et
-d'attirer l'attention de ses contemporains; ce fut ce qui m'arriva
-avec madame de Montesson. J'en avais beaucoup entendu parler... Son
-nom était surtout prononcé dans une terre où j'avais été dans mon
-enfance. La belle terre de Seine-Assise avait été achetée par une de
-nos amies... J'avais entendu parler de madame _la marquise de
-Montesson_, dans ces champs qui avaient été les siens, avec une
-reconnaissance qui n'avait pas d'équivoque, car elle était presque
-proscrite et ne pouvait plus faire le bien que d'intention.
-
-Je venais de me marier, j'avais quinze ans, mais j'étais enfant
-seulement par l'apparence. Mes goûts étaient sérieux et me portaient à
-causer et à connaître tous les personnages du grand drame qui venait
-de se jouer, tandis que les fils de mon intelligence se
-débrouillaient. Les émigrés rentraient en foule... On entendait
-annoncer des noms qui paraissaient exhumés de la tombe!... Hélas!
-beaucoup d'eux en effet y étaient ensevelis, mais pour n'en plus
-sortir!... Ce fut à cette époque que mes oncles, messieurs de Comnène,
-rentrèrent de leur émigration[115]... Le prince Démétrius, frère aîné
-de ma mère, n'avait pas quitté soit Louis XVIII, soit l'armée de
-Condé. Mon autre oncle, l'abbé de Comnène, qui demeura avec moi
-jusqu'à sa mort[116], avait agi de même. Ils me trouvèrent mariée
-depuis peu de jours, et dirigèrent, de concert avec ma mère, une
-grande partie de mes relations sociales. Ce fut cette influence qui
-faisait dire à l'Empereur «_que je voyais ses ennemis_.»
-
-[Note 115: Le prince Démétrius, l'aîné de mes oncles, avait été
-accueilli par le duc de Parme comme un _allié, un prince fugitif_...;
-mon oncle y fut traité comme il avait été, au reste, en Piémont, qu'il
-ne quitta qu'à l'invasion des Français!...]
-
-[Note 116: C'était un saint homme que mon oncle l'abbé de Comnène!...
-il édifiait ma maison par sa vénérable conduite. Ferme et constant
-dans ses opinions, dévoué aux Bourbons dont l'état lui imposait la loi
-de fidélité, jamais il n'y manqua pendant quinze années qu'il fut
-auprès de moi. Certes, s'il l'eût voulu, il eût été non-seulement
-évêque, mais archevêque, et, à l'époque du concordat de 1803,
-peut-être aurait-il eu le chapeau, si Junot avait sollicité pour notre
-oncle... Mais, parfaitement bon pour tout le reste, il devenait
-intraitable tout aussitôt qu'il était question de religion. J'ai su
-depuis que mon oncle appartenait à ce qu'on nommait alors _la petite
-église_ (on appelait ainsi les ecclésiastiques qui n'avaient pas
-reconnu le concordat de 1802). Mon oncle était d'une austère piété,
-mais seulement sévère pour lui seul.]
-
-Mon oncle avait beaucoup connu monsieur le duc d'Orléans le père; je
-lui en ai entendu parler avec un accent profondément touché. Il en
-avait conservé un souvenir complétement dégagé de madame de
-Villemomble (mademoiselle Marquise) et de ses compagnes; et madame de
-Montesson, avec ses grâces, sa douceur, ses excellentes manières,
-était un exemple, suivant mes oncles, que je devais suivre. Mon oncle
-Démétrius parlait continuellement des voyages de Villers-Cotterets...
-de Seine-Assise... et une fois sur ce chapitre, il ne tarissait plus.
-Ce fut dans ce même moment où il était sous le charme des souvenirs,
-que Junot me donna une petite campagne pour y passer les premiers mois
-d'une première grossesse pénible. Cette maison était dans la vallée de
-Bièvre; elle avait appartenu à _M. de Chamilly_, valet de chambre du
-Roi. Le parc, si l'étendue était suffisante pour faire un parc avec
-soixante arpents, était une des ravissantes choses dans ce genre que
-j'aie jamais vues... Les plus beaux arbres exotiques, la plus riche
-végétation, les plus beaux ombrages, des sites pittoresques, des
-points de vue ménagés avec un art merveilleux, faisaient de cette
-campagne une retraite enchantée!... Lorsque Junot en fit
-l'acquisition, le mois de mai commençait... Dans ce temps-là le mois
-de mai voulait dire _printemps_...: c'était alors le mois des roses...
-ce mois dédié à la mère de Dieu, parce qu'il était frais, pur et suave
-comme son culte!... La vallée de Bièvre était, à cette époque de
-l'année, comme un bouquet dont le parfum magique donnait du bonheur...
-Quelle belle contrée!... quel charme attaché à son souvenir!... C'est
-bien d'elle qu'on peut dire avec Ramond: «_Son souvenir[117] rappelle
-celui de plusieurs printemps!_...» Bien des émotions ont agité mon âme
-depuis cette année où je vis Bièvre pour la première fois!... Eh bien!
-le seul nom de cette vallée parfumée me transporte, par la pensée, par
-la puissance de cette mémoire de l'âme, à cette époque où, âgée de
-seize ans, j'arrivai dans ce beau pays, si heureuse et si gaie!
-portant si légèrement la vie, y trouvant à chaque pas de ces
-jouissances infinies dont la nature est prodigue envers nous, mais que
-nous dédaignons!... et que je fus assez heureuse pour ne pas
-méconnaître... J'avais seize ans!...
-
-[Note 117: Souvenirs en revenant de Gavarnie, à la grotte de Gèdres.
-Il dit ce mot en respirant l'odeur d'une violette.]
-
-Je ne connais rien dans les environs de Paris qui puisse balancer
-l'aspect de la vallée de Bièvre, si ce n'est peut-être la vallée
-d'Aunay... Ses prairies sont vertes comme celles qui bordent les rives
-du lac de Thoune... L'herbe en est elle-même plus parfumée que celle
-des autres prairies dans le cercle qui entoure Paris... et lorsqu'on
-voit se balancer sur la montagne les longs rameaux des beaux chênes
-des bois de Verrières qui forment comme une couronne à cette contrée
-solitaire et romantique, on se croit transporté dans un pays éloigné,
-et, se laissant aller doucement à vivre, on rêve, on est bercé par une
-idée vague mais heureuse; c'est une vie toute de bonheur, on ne se
-rappelle alors que ce qui flatte notre âme et nos penchants: voilà du
-moins ce que j'ai éprouvé souvent à Bièvre[118]... Encore une fois
-j'avais seize ans!...
-
-[Note 118: Je puis dire que j'ai souvent éprouvé les mêmes sensations,
-soit en Suisse, soit en Italie, et même en Espagne. Un beau pays, une
-scène de la nature comme la Suisse en déroule quelquefois dans les
-solitudes sauvages du Splugen ou la ravissante vallée de Misogno...
-Les Pyrénées aussi!... et même je puis dire qu'elles me frappent
-davantage et plus immédiatement que les Alpes, dans le jeu de leurs
-décorations naturelles!...]
-
-La vallée de Bièvre n'est plus aujourd'hui ce qu'elle était alors...
-Deux ou trois habitations, parmi lesquelles on comptait la maison
-seigneuriale qui était le château, formaient avec quelques autres
-maisons le village de Bièvre. Une manufacture de toiles peintes, à
-l'imitation de celle de Jouy, dont on apercevait le clocher au bout de
-la vallée, donnait beaucoup de mouvement et faisait un grand bien à
-cette contrée, qui paraissait séparée du monde et devoir servir de
-retraite à des hommes fuyant le bruit...
-
-La maison que Junot avait achetée avait été construite par M. le
-marquis de Chamilly, premier valet de chambre de Louis XV; elle était
-ornée dans le goût du temps, ce qui, à l'époque de 1800, était de fort
-mauvais goût. En effet comment pouvait-on se résoudre à meubler un
-salon dont les glaces étaient entourées avec des bordures dorées et
-moulées, comme nous savons qu'on le faisait alors, avec des fauteuils
-en acajou recouverts d'une étoffe de soie tout unie, d'une couleur
-sombre; des formes austères, sans contours moelleux, pas de coussins,
-si ce n'étaient des carreaux de divan bien _rembourrés en crin_ et
-tellement _durs_ que l'impression du corps n'y demeurait pas; des
-trépieds de forme antique, des bronzes imités de ceux d'Herculanum,
-qu'on commençait alors à découvrir, des copies éternelles du grec et
-du romain enfin, voilà ce qui nous pourchassait jusqu'aux champs...
-
-Quant à moi, entraînée dans le tourbillon, je faisais comme les
-autres, au grand courroux de ma mère, qui n'entendait pas raison sur
-l'article de l'ameublement et des convenances d'_intérieur_. Elle
-avait défendu pied à pied la grande maison de l'invasion de Mallard,
-mon tapissier, et de ses rideaux de percale blanche avec des galons et
-des franges rouges, bleues ou vertes, suivant l'ordre des pièces; et
-puis les meubles en crin!... les toiles peintes (nous ne connaissions
-pas encore les perses, c'est-à-dire que la mode n'en était pas encore
-venue, car ma mère me parlait toujours d'une perse doublée en
-taffetas, couleur de rose, pour ma chambre à coucher de Bièvre!...).
-Enfin, elle avait obtenu de meubler à sa guise un petit pavillon dans
-lequel elle logeait et qui n'était _qu'à elle seule_: on l'appelait le
-pavillon du Bain... La salle de bain était en effet dans le
-rez-de-chaussée de cette petite maison en miniature, et rien n'était
-plus gracieux que sa position. Il était au milieu du parterre et de
-l'orangerie, et une partie de l'année entouré du parfum des orangers,
-des myrtes et de toutes les plantes exotiques que renfermait la serre,
-qui était fort belle...
-
-Cette campagne, car ce n'était pas assez considérable pour être appelé
-une terre ni un château, était un charmant lieu d'agrément, et
-tout-à-fait ce qui était nécessaire à Junot comme à moi, en ce que
-nous pouvions y venir en peu de temps, et qu'il lui était au moins
-possible de se distraire quelquefois en chassant dans les bois de
-Verrières et sur les étangs de Saclé.
-
-J'ai dit que cette première année que je passai à Bièvre fut un
-véritable enchantement; je vais raconter comment une circonstance que
-j'avais été loin de prévoir augmenta pour moi le charme de la vallée
-de Bièvre.
-
-Ma mère était assez bien portante à cette époque; elle avait voulu
-venir avec moi, pour m'aider dans mon installation. Ce fut une joie de
-plus: elle était si aimable, si charmante, si agréable comme _société_
-surtout!... Aussi passions-nous de ravissantes soirées... Le matin, on
-_menait la vie de château_... liberté entière jusqu'à trois heures.
-Alors on se réunissait dans le salon, pour travailler et lire pendant
-une heure, et puis on allait se promener.
-
-Un jour, on remit à ma mère un billet, que lui apportait un domestique
-_en livrée_: c'était une chose peu commune alors, et ce fut une
-exclamation générale. Le domestique était à cheval, et nous l'avions
-vu entrer dans la cour.
-
---Ah! mon Dieu, dit ma mère, après avoir lu son billet, comment se
-fait-il que madame de La Tour soit notre voisine?...
-
-Et voilà ma mère relisant son billet et renouvelant ses exclamations.
-
-Ce billet était de madame la comtesse de La Tour, soeur de madame la
-duchesse de Polignac[119]. Ma mère l'avait beaucoup connue, et la
-voyait souvent avant la Révolution. Elle rentrait de l'émigration. Se
-trouvant à Bièvre, chez madame la marquise de Montesson, qui occupait
-le château, elle demandait à ma mère la permission de m'être présentée
-et de venir la voir.
-
-[Note 119: Mademoiselle de Polastron.]
-
---Ah! mon Dieu! tout de suite, n'est-ce pas, ma fille?
-
-Et se tournant vers Junot, avec un de ces sourires qui la rendaient
-adorable:
-
---Et moi qui commande chez vous, mon enfant! est-ce que vous voulez
-bien recevoir ma vieille amie royaliste!... C'est que malheureusement
-tous mes amis le sont.
-
-Junot se leva et alla lui baiser ses deux petites mains d'enfant, en
-lui assurant qu'il était heureux et fier de lui obéir en tout... Il
-adorait sa belle-mère... mais il n'ignorait, au reste, aucun bon
-sentiment, et tout aussitôt qu'on lui présentait une noble démarche,
-une bonne action, il semblait qu'on ne fît que le lui rappeler.
-
-Madame de Montesson, qui était venue habiter le château de Bièvre,
-était la veuve de M. le duc d'Orléans, père de celui qui a péri dans
-la Révolution. L'abbé de Saint-Phar, l'abbé de Saint-Albin, qui
-venaient chez ma mère, ne nous l'avaient pas fait connaître en beau.
-Je la rencontrais quelquefois chez madame Bonaparte, aux Tuileries;
-elle y venait déjeuner. Alors le premier Consul était pour elle comme
-_je ne l'ai jamais vu_ pour aucune femme. Pourquoi? je l'ignore. Je
-crois qu'à cette époque il avait des opinions très-erronées sur le
-faubourg Saint-Germain. Il le _connaissait peu_, et madame de
-Montesson, veuve du duc d'Orléans, lui semblait une princesse du sang
-royal de France!... Il n'en était rien.
-
-Madame de Montesson venait de louer le château de Bièvre pour l'été:
-c'était une charmante habitation, petite, mais commode, et puis dans
-une ravissante situation. Madame de Montesson était là avec madame
-Robadet, sa dame de compagnie, madame de La Tour, mademoiselle de La
-Tour, dont la noble conscience se trouvait mal à l'aise de cette
-demi-dépendance... plusieurs autres femmes... la belle madame
-d'Ambert, madame la princesse de Guémené, la princesse de
-Rohan-Rochefort, madame de Fleury[120], madame de Boufflers, madame de
-Valence, petite-nièce de madame de Montesson. (Madame de Genlis
-revenait alors, je crois, de l'émigration et était en froid avec sa
-tante; elle ne vint pas cette année à Bièvre.) Quant aux hommes,
-c'étaient M. de Valence, M. de Narbonne, M. de Calonne, que je vis
-pour la première fois, avec une curiosité d'enfant... presque tout le
-corps diplomatique[121]... et puis beaucoup d'artistes et de
-littérateurs...
-
-[Note 120: Madame de Montrond.]
-
-[Note 121: En parlant de la société de Bièvre, je ne parle pas du
-salon de madame de Montesson _à Paris_. Cependant comme je la
-représente dans _son atelier_, et que je ne puis, en raison de la
-place, parler d'elle dans toutes ses positions, je parlerai de
-plusieurs personnes qui venaient en passant à Bièvre.]
-
-À peine le petit billet que j'écrivis pour ma mère à madame de La Tour
-était-il parti, que nous la vîmes arriver, courant au lieu de marcher,
-pour embrasser plus tôt ma mère... Elle la retrouvait toujours
-belle...; cependant ma mère souffrait déjà bien!... Pauvre mère!...
-mais elle était si belle et si gracieuse!...
-
---Oui, sans doute, je conduirai Laure à madame de Montesson, dit-elle
-aussitôt qu'on lui eut exprimé le désir de madame de Montesson de me
-voir... et dès demain... Et pourquoi pas ce soir? dit-elle avec sa
-vivacité ordinaire.
-
-Et une demi-heure n'était pas écoulée que nous étions dans le salon de
-madame de Montesson, qui me prodigua toutes ses grâces et fut vraiment
-coquette pour moi.
-
-Le fond habituel de la société de madame de Montesson était agréable.
-Il l'était d'abord par elle-même. Madame de Genlis a fait de sa tante
-un portrait totalement faux...: elle a représenté madame de Montesson
-comme une personne nulle, d'une finesse plutôt gauche qu'habile et
-sans agrément dans l'esprit. Tout cela n'est pas vrai: je ne crois pas
-que madame de Montesson fût bonne, tout au contraire; mais elle était
-fine, adroite, et je n'en veux pour preuve que les résultats. Sans
-doute madame de Genlis a eu à se plaindre de sa tante; c'est un fait
-étranger à ce qui nous occupe, c'est-à-dire à ce que madame de
-Montesson pouvait donner d'agrément dans son intérieur et dans sa
-société. Je lui ai toujours connu une excellente maison, bien tenue,
-et beaucoup de considération, qui peut-être n'était pas méritée à ce
-degré où elle l'avait portée, mais voilà tout; quant à ses agréments,
-ils étaient positifs.
-
-Nous demeurâmes assez tard pour cette première visite; il y avait du
-monde, et la conversation était générale. L'abbé Delille venait de
-partir; il avait dit des vers avec un charme ravissant, me dit madame
-de Montesson.
-
---Connaissez-vous cet homme? me dit-elle, en me montrant un homme d'un
-extérieur simple, appuyé contre la porte du jardin, et regardant avec
-attention un grand vase de magnifique porcelaine de Sèvres, rempli
-des fleurs les plus suaves et les plus admirables par leurs riches
-couleurs. Je ne connaissais pas l'homme qu'elle me montrait; je le lui
-dis.
-
---C'est Van-Spandonck, me dit-elle. Regardez-le bien! c'est le
-meilleur des hommes, aussi naturel qu'il est habile. C'est mon maître,
-ajouta-t-elle en souriant.
-
-Je la regardai en souriant à mon tour, car, après tout, elle avait
-soixante-dix ans. Elle comprit mon regard.
-
---Pourquoi pas? dit-elle répondant à ma pensée muette!... et quand
-l'âme est jeune, que les goûts sont aussi vifs, les impressions sont
-aussi fraîches, pourquoi frapper tout cela de veuvage? Serait-ce donc
-pour satisfaire à un sot préjugé; mais nous sommes plus sottes que
-lui. C'est déjà bien assez que nous lui fassions d'autres sacrifices,
-à ce monde stupide et méchant, sans aller encore lui immoler nos
-penchants les plus purs!... Non, non, laissez-moi vous donner cette
-morale, ma belle petite; madame votre mère ne me désavouera pas.
-
-Madame de Montesson avait eu dans sa jeunesse le goût de dessiner des
-fleurs, mais elle ne l'avait exercé que comme les talents l'étaient à
-cette époque. Ce fut à soixante-six ou sept ans que, rencontrant
-Van-Spandonck, elle reprit son goût pour peindre les fleurs. Bientôt,
-avec ses dispositions et un tel maître, elle fit de rapides progrès,
-et en peu de temps elle en vint au point de faire une copie de son
-maître semblable à l'original. J'ai vu d'elle des choses admirables.
-Jusque-là elle n'avait fait que des _niaiseries_, c'est le mot. Ici
-elle peignait à l'huile et d'après nature[122].
-
-[Note 122: Je n'ai connu que madame Panckoucke, qui pût rivaliser avec
-madame de Montesson pour le coloris et l'art avec lequel il faut
-grouper les fleurs pour qu'elles aient de l'air entre leurs rameaux et
-leurs couronnes.]
-
---C'est le premier Consul qui m'a envoyé ce matin ce vase rempli de
-fleurs de la serre de la Malmaison, me dit-elle en me conduisant près
-de la gerbe embaumée. C'était adorable...
-
---Et moi aussi j'ai une serre, lui dis-je,... et j'aime assez les
-fleurs pour y cultiver les plus belles roses... Voulez-vous me
-permettre de vous les apporter moi-même, et, pour le prix de ma
-course, je ne demande que la permission de vous voir peindre.
-
-Le lendemain, je lui apportai en effet une collection des plus belles
-fleurs, dont j'avais surveillé moi-même la récolte; il y en avait une
-immense corbeille: c'était ravissant à voir!... Nous la fîmes porter
-sur-le-champ dans le petit salon attenant à la chambre de madame de
-Montesson, où elle peignait pour avoir un beau jour. Elle se mit à
-l'oeuvre sur-le-champ pour esquisser les fleurs et les principales
-teintes dans la pureté de leur coloris.
-
-Madame de Montesson avait été charmante, et on le voyait bien encore,
-quoiqu'elle eût à cette époque soixante-huit ans!... Jamais je n'ai
-rencontré une vieille femme plus propre et plus soignée. À quelque
-heure qu'on fût chez elle, une fois midi sonné à la campagne et deux
-heures à Paris, on était sûr de la trouver habillée et en toilette
-convenable pour le matin et pour le soir. Le matin elle portait, en
-été, une redingote en percale blanche garnie d'une dentelle ou d'une
-mousseline festonnée. Pas de rubans, si ce n'est celui qui garnissait
-un bonnet monté par mademoiselle Despaux ou bien par Le Roy, mais
-toujours d'une couleur allant à son âge. Sur son front on voyait un
-tour de cheveux qui rappelaient la couleur dont les siens avaient dû
-être autrefois, toujours parfaitement annelés et bien odorants. Jamais
-de pantoufles; toujours des souliers de peau de chèvre ou de prunelle
-noire, et bien attachés _en cothurne_, comme la mode les faisait alors
-porter. Un très-beau châle de cachemire, soit blanc, noir ou gris,
-remplaçait pour elle le mantelet dont elle avait l'habitude. Ses
-mains, qu'elle avait dû avoir fort jolies, conservaient toujours cette
-fraîcheur de forme que la vieillesse garde rarement... Enfin madame
-de Montesson me fit l'effet de Diamantine dans _le prince Titi_. Je
-crus voir une _fée_, et à chaque instant je m'attendais à voir la fée
-Diamantine _devenir une belle et grande reine resplendissante de
-lumière_, comme dit le conte.
-
-C'était une chose merveilleuse que de la voir peindre à son âge (et
-des fleurs encore) comme elle le faisait. Elle avait bien peint des
-fleurs dans sa jeunesse, mais c'était sur de l'étoffe. Il y avait même
-un meuble peint par elle dans un petit salon à Seine-Assise. Lorsque
-je lui dis que ce meuble existait et qu'on l'avait religieusement
-soigné, elle fut un moment sans pouvoir me parler...--Non, cette
-femme-là n'est pas une femme artificieuse et méchante, dis-je à ma
-mère et à mon mari le même jour.
-
---Voilà bien comme tu es! me dit ma mère; tu veux aller contre
-l'évidence.
-
-Ma mère aimait, je ne sais pourquoi, madame de Genlis... elle avait
-des préventions contre madame de Montesson: elles lui étaient données
-par M. de Saint-Phar et M. de Saint-Albin, et puis madame d'Ambert.
-Toutes les fois que ma mère allait au _Buisson de Mai_[123], avant sa
-dernière maladie, elle en revenait toujours plus prévenue contre
-madame de Montesson.
-
-[Note 123: Charmante terre appartenant à madame d'Ambert, et située en
-Normandie.]
-
-Le château de Bièvre, qu'elle occupait alors, était l'habitation
-seigneuriale du marquis de Bièvre, cet homme si fameux avec si peu de
-titres à la célébrité; car il avait un esprit fort au-dessus de sa
-réputation, et de celui-là on n'en faisait aucun cas... Madame de
-Montesson nous en parlait tout en peignant, et son jugement sur lui
-fut confirmé par M. de Valence et une foule de gens qui tous l'avaient
-connu.
-
-M. le marquis de Bièvre[124] était bien né, disaient les uns, et
-n'avait qu'une _savonnette à vilain_, disaient les autres... Son
-esprit, tourné à ce genre de rébus appelé _calembour_, acheva de se
-perdre par la réputation que le mauvais goût du temps lui donna.--En
-se voyant _fameux_, c'est le mot, parmi ses camarades et un certain
-monde dans lequel il régnait, M. de Bièvre devint insupportable, nous
-disait madame de Montesson.
-
-[Note 124: Maréchal, marquis de Bièvre. Il était né en 1747, et entra
-fort jeune dans les mousquetaires noirs. Cela ne prouverait rien en
-faveur de sa noblesse: à cette époque, l'admission dans ce corps-là
-était facile.]
-
---On le conduisit chez moi, dit-elle, car on en parlait tant qu'il
-fallait l'avoir vu pour être à la mode. M. le duc d'Orléans, qui
-aimait beaucoup ce genre de plaisanteries, mais avec mesure cependant,
-riait comme un enfant lorsque le marquis de Bièvre vint lire chez moi
-l'histoire de la _comtesse Tation_, et puis celle de la _fée Lure_ et
-de l'_ange Lure_, son almanach des calembours, enfin une foule de
-pauvretés misérablement prônées. J'ai ri comme les autres en
-l'entendant pour la première fois; mais j'avoue que cette continuelle
-tension d'esprit me fatiguait au point de me faire quitter le salon au
-milieu d'une de ses plus belles histoires du père _Hoquet_, de l'_abbé
-Casse_, du _père Drix_ et de l'_abbé Vue_, qui n'y voyait pas clair.
-L'histoire de ce dernier cependant était fort drôle...
-
-M. MILLIN.
-
-J'ai été témoin d'un fait qui ne fut pas agréable pour lui, et je
-crois que de quelques jours il ne fut pas empressé de faire des
-calembours. Mon frère Grandmaison était toujours en hostilité avec
-lui, mais il ne le craignait pas. Un jour M. de Bièvre parlait avec
-assez de mauvais goût des gens qui avaient deux noms.
-
---Vous avez bien raison, lui dit mon frère. C'est comme vous, par
-exemple... pourquoi avoir changé votre nom?... À votre place, je me
-serais appelé le _maréchal de Bièvre_.--En entendant Millin, tout le
-monde se mit à rire. Je ne savais pas pourquoi, et tout en riant comme
-les autres, je demandai de quoi il s'agissait. Je sus que le père de
-M. de Bièvre s'appelait _Maréchal_, et qu'il avait pris le nom de
-Bièvre après avoir acheté le château et en être devenu seigneur...
-
-MADAME DE LATOUR.
-
-J'ai été témoin de la scène dont on a parlé, mais qui était bien plus
-burlesque dans sa vérité... Il dînait ainsi que nous chez madame la
-comtesse Potocka, charmante Polonaise que nous avons tous connue à
-Paris. Il y avait au nombre des invités une femme très-spirituelle,
-madame de Vergennes, qui manifesta d'abord une grande admiration pour
-M. de Bièvre; elle écoutait avec une attention perfide tout ce qu'il
-disait, et puis riait à se pâmer. Mais enfin arriva le dîner: il
-fallut bien se résigner alors à parler le langage des humains, et M.
-de Bièvre, qui précisément ce jour-là avait bon appétit, était
-vulgaire au-delà de tout ce qu'on peut dire. Ce fut le moment du
-triomphe de madame de Vergennes... Elle parut chercher le sens du
-premier mot de M. de Bièvre... Elle demeura silencieuse, et
-paraissant chercher le sens de ce qu'il disait, et puis elle avouait
-qu'elle ne comprenait pas. Ce n'était pas seulement pour des
-_épinards_, c'était _tout_.--Je n'entends pas ce que vous voulez dire,
-disait madame de Vergennes... _J'ai été me promener!_... J'ai été...
-me... pro... mener... et à chaque syllabe elle semblait chercher...
-
---Mais, madame, s'écriait M. de Bièvre, j'ai été me promener, et voilà
-tout...
-
---Voilà tout! répétait madame de Vergennes... Eh bien! par exemple,
-voilà la première fois que je vous vois de cette force-là!... Vous
-êtes ce soir un sphinx véritable...
-
-Le jeu dura de cette manière tout le temps du dîner. Jamais on ne vit
-un homme plus attrapé que M. de Bièvre; il était au moment d'en
-pleurer... Mais il prit madame de Vergennes dans la plus belle
-aversion depuis ce jour-là.
-
-M. MILLIN.
-
-C'était un homme qui valait bien mieux que sa réputation... Il était
-sérieux, même de sa nature; c'est la faute de son temps s'il a eu un
-si mauvais esprit. Pourquoi rire de ses sottises? on l'encourageait.
-Je dirai comme Alceste: C'est vous qui le poussez à mal dire.
-
-MADAME DE MONTESSON, souriant.
-
-Vous êtes bien sévère aujourd'hui, mon ami: pourquoi nous accuser des
-fautes de M. de Bièvre? Sans doute, nous avons ri de ce qu'il disait,
-mais c'était à son bon goût à discerner la vraie louange de la
-raillerie _complimenteuse_... Est-ce nous qui lui avons fait arranger
-son parc en calembours?
-
-MILLIN.
-
-Comment cela?
-
-MADAME DE LATOUR.
-
-Ah! c'est que Millin n'a pas vu le parc!...
-
-LA MARQUISE DE COIGNY.
-
-Ni moi non plus, ni Fanny!... Qu'est-ce donc qu'il a, ce parc?
-
- MADAME DE MONTESSON, se levant en tenant toujours sa palette et
- son bâton de chevalet, et parlant en regardant en perspective ses
- belles fleurs terminées.
-
-Eh bien! je suis précisément un peu fatiguée, je veux prendre l'air;
-nous allons parcourir le parc et _les communs_ du château, car, _eux_
-aussi, ils ont leur part dans la distribution d'esprit.
-
-Tout en parlant, madame de Montesson avait détaché un grand tablier
-de taffetas vert et des bouts de manches en même pour préserver sa
-robe blanche, dont l'éblouissante neige était toujours l'objet de mon
-admiration... Elle demanda un chapeau de paille, un parasol, qui ne
-s'appelait pas encore une _ombrelle_, et nous nous mîmes en marche
-sous les ravissants ombrages du parc de Bièvre, conduites par madame
-de Montesson.
-
-Le parc du château de Bièvre et toutes ses dépendances appartenaient
-alors à madame Paulze, veuve d'un receveur-général des finances dont
-le nom était fort connu. Elle louait cette propriété, quoique riche
-encore. Sa mère avait une autre terre fort belle, appelée la
-Cour-Roland, et située sur le sommet de la montagne, en allant à
-Versailles et à Jouy.
-
-Le parc de Bièvre était ravissant dans le moment de l'année où nous
-étions alors... Il était humide, et la _Bièvre_, qui le traversait et
-lui donnait ses eaux, entretenait une fraîcheur peut-être mauvaise
-pour les habitants du château, mais très-salutaire aux arbres et aux
-prairies. Tout y était d'un vert frais qu'on ne voyait que dans cette
-vallée enchanteresse. Les lilas et leurs grappes pourprées, les
-ébéniers aux rameaux d'or, les boules-de-neige, les rosiers, les
-épines roses et blanches, une foule d'arbres et d'arbustes
-odoriférants, rendaient cette retraite un lieu de délices. Mon parc
-était moins grand, mais plus soigné que celui de Bièvre[125].
-
-[Note 125: Le parc de Bièvre a été probablement changé depuis cette
-époque, mais il était ainsi lorsque je le vis, en 1800.]
-
-Madame de Montesson nous conduisit par une longue allée de lilas
-encore fleuris jusqu'au bord d'un petit lac sur les eaux duquel était
-une petite flotte composée de quelques bateaux. Sur le vaisseau-amiral
-était une devise dont j'ai oublié jusqu'au sens. C'est mal à moi; mais
-j'ai toutes les mémoires, excepté celle du calembour, genre d'esprit
-que j'ai en aversion. Les eaux du lac étaient verdâtres, qualité peu
-agréable pour l'ornement d'un parc aussi beau, du reste, par ses
-ombrages. En nous éloignant du lac, nous entrâmes dans une _forêt_ de
-sapins dont l'ombre mystérieuse avait engagé M. de Bièvre à en faire
-un lieu propre à tout ce que pouvait promettre une retraite aussi
-solitaire, et dans un rond assez bien entouré de talus recouverts de
-gazon dans lequel on avait semé une quantité de violettes et de
-pensées sauvages, on voyait six ifs plantés symétriquement.
-
---Nous voici, dit madame de Montesson, dans l'endroit _décisif_ (des
-six ifs)... Comment trouvez-vous le jeu de mots?... Junot se prit à
-rire... je me fâchai: lui si spirituel! dont l'esprit surtout avait
-une élégance _innée_, et non pas inculquée par cette éducation qui
-souvent fait mentir les plus nobles natures!... Madame de Montesson
-riait de ma colère...--Ménagez-vous, me dit-elle, car vous en verrez
-bien d'autres!...
-
-Nous arrivions alors dans une vaste prairie au bout de laquelle
-j'aperçus un point blanc...
-
-MADAME DE MONTESSON.
-
-Je préviens ces dames que nous allons à la _laiterie_... Comme la
-promenade est fatigante à cette heure du jour, nous pourrons peut-être
-y boire du lait.
-
-MADEMOISELLE DE COIGNY.
-
-Lorsque j'allai en Suisse, mon plus grand plaisir était de boire du
-lait lorsque j'avais bien chaud. Nous en trouvions toujours
-d'excellent dans les ruisseaux qui sont auprès des cabanes...
-
-MADAME DE LATOUR.
-
-Dans les ruisseaux!
-
-MADEMOISELLE DE COIGNY.
-
-Oui, le lait est déposé dans des baquets de sapin bien cerclés; on met
-le baquet dans le ruisseau, où il baigne jusqu'à la moitié; on le fixe
-avec plusieurs pierres, on le couvre avec une large ardoise, et le
-voyageur trouve à tout moment un lait savoureux et parfumé, même en
-l'absence des maîtres du chalet... Il boit quelquefois tout leur lait;
-mais au retour ils trouvent une pièce d'argent sur la table de leur
-chaumière, et alors ils bénissent l'étranger pour s'être arrêté sous
-leur toit et s'être restauré avec leur lait, comme nous allons le
-faire avec le lait de madame de Montesson.
-
-Le fait est qu'il faisait chaud, et nous étions toutes fort altérées.
-Arrivées au bout de la prairie, nous ne vîmes aucune maison, ni rien
-qui annonçât une habitation... rien que ce poteau, qui de notre côté
-ne présentait qu'un poteau au haut duquel était un grand carré blanc.
-Tout-à-coup nous entendons une exclamation très-énergique de la
-marquise de Coigny, s'adressant à Eugène de Beauharnais, qui arrivait
-à l'instant, et qui se mit à rire comme un enfant qu'il était encore,
-en voyant le côté du poteau; nous y courûmes, et il nous fut loisible
-de faire comme lui. Sur le blanc mat du poteau se détachait en noir de
-charbon une immense lettre majuscule, un
-
- I
-
-C'était la _lettre I_ de Bièvre!
-
-J'avais chaud, j'avais soif, et je hais les calembours. Qu'on juge de
-ma colère!
-
-Fanny de Coigny et moi, nous avions l'une pour l'autre un de ces
-attraits qu'on ne peut définir. Je l'aimais pour sa bonne grâce, pour
-son charmant et doux esprit, pour sa tournure distinguée, quoique l'on
-reprochât à sa taille de n'être pas parfaitement droite; je n'en sais
-rien. Je connais bien des femmes à taille d'asperge qui ne me plaisent
-pas autant qu'elle, et la quantité d'hommages déposés à ses pieds
-prouvaient qu'on était de mon avis. Lorsqu'on la connaissait plus
-intimement, on n'avait plus seulement de l'attrait, mais une franche
-et constante amitié. Nous nous éloignâmes, en nous tenant par le bras,
-de cette malencontreuse _lettre I_, et je crois aussi pour éviter une
-personne qui venait d'arriver et dont les intentions n'étaient pas un
-mystère; mais Fanny ne pouvait ni les partager ni les sanctionner, ne
-connaissant pas la volonté du premier Consul. Sa conduite fut
-admirable dans toutes ces circonstances. Quant à Eugène, il en était
-amoureux comme un fou... Il se mit bien respectueusement à quelque
-distance de nous; car il aimait et n'avait que vingt ans!... On ne
-fait jamais la volonté de son coeur alors... Nous parcourions ainsi,
-sous des voûtes de fleurs et de feuillage, respirant un air embaumé,
-tout le parc de Bièvre, trouvant à chaque pas de nouveaux calembours.
-Comme j'ai prévenu que je n'ai pas cette sorte de mémoire, il ne faut
-pas s'étonner si je ne les rapporte pas tous.
-
-L'un d'eux cependant a trouvé grâce devant moi; c'est celui qui était
-sur la porte de l'écurie:
-
- Honni soit qui mal y pense.
- Honni soit qui _mal y panse_.
-
-avec les armes d'Angleterre et la jarretière. C'est de tous ces
-misérables jeux de mots le moins mauvais.
-
-En rentrant au château, nous trouvâmes des glaces et des
-rafraîchissements de toutes les sortes. Madame de Montesson nous dit
-qu'elle n'avait pas voulu nous donner une seconde représentation de la
-scène du _Barmécide et du frère du barbier_[126]... Elle n'avait pas
-besoin de nous le faire remarquer; jamais hospitalité de grande dame
-ne fut plus noblement exercée.
-
-[Note 126: Conte charmant des _Mille et une Nuits_.]
-
-Je fis la proposition de retourner à l'atelier pour juger de l'effet
-de l'esquisse... Madame de Montesson me remercia d'un coup d'oeil:
-elle n'osait pas le proposer elle-même. Lorsque nous y entrâmes, une
-vapeur embaumée vint nous envelopper, et un cri d'admiration échappa à
-tous ceux qui m'avaient précédée; car, auteur de la surprise, je
-voulais jouir de l'effet sans être sur le lieu de la scène...
-
-Pendant l'absence que nous venions de faire, on avait été jusque chez
-moi. J'avais écrit au crayon sur une carte à ma mère de faire couper
-une gerbe de fleurs pour remplacer celles qui étaient fanées. Je
-nommais les arbustes qui étaient encore dans la serre et ceux plus
-avancés qui en étaient dehors... Ma mère, toujours élégante et
-charmante, avait groupé toutes ces fleurs dans un magnifique vase de
-porcelaine qui venait de chez Dagoty et m'avait été donné au jour de
-l'an rempli de fleurs artificielles de madame Roux. Ce vase ainsi
-garni était la plus délicieuse chose à contempler... Les fleurs
-n'étaient plus les mêmes, mais _leurs teintes_ restaient: c'était
-l'essentiel...
-
-Nous nous mîmes en cercle de nouveau autour de madame de Montesson, et
-l'entretien fut général. Jamais je n'ai passé de plus gracieuses
-heures que celles qui s'écoulèrent dans cette journée pour moi... Il y
-avait d'abord madame de Coigny, avec son spirituel et mordant esprit;
-sa fille, avec son charme et sa grâce innés, son visage doux entouré
-de boucles blondes, qui était pour moi une amie que j'aurais encore
-aujourd'hui, j'en suis certaine, si elle existait toujours... Millin,
-qui alors n'avait pas cette morgue d'une science qu'on lui a disputée
-depuis, et qui était tout simplement un homme; M. Suard, avec ses
-histoires du temps passé;... M. de Choiseul; madame de Guémené, qui
-avec sa gourmandise était bien amusante: elle me donna ce jour-là
-d'une poudre de cachou préparée pour mettre dans le café, qui en
-faisait une chose exquise!... M. de Saint-Phar et M. de Saint-Albin,
-qui n'avaient peut-être aucune spécialité d'esprit, mais qui étaient
-amusants alors, parce qu'ils avaient beaucoup vu de bonnes choses et
-les racontaient bien;... un homme d'un esprit ravissant, M. de
-Sainte-Foix;... et puis le bon Lavaupalière;... une Anglaise, qui
-avait, je crois, déjà le château pour l'année suivante, milady
-Clavering, amie dès ce temps-là de M. de Las Cases, qui était aussi
-tournoyant dans quelque petit cercle inconnu comme un Ariel à venir...
-que serait-il devenu si l'on avait prévu sa gloire future?... tout ce
-monde circulait autour de madame de Montesson, et puis c'était la
-personne la plus charmante de toutes... c'était sa nièce, madame de
-Valence! son charmant visage, la distinction de sa tournure et de ses
-manières, son esprit si naturel, auquel on semblait d'autant plus
-rendre hommage en raison de celui apprêté de sa mère... Madame de
-Valence était une bien aimable et bien charmante femme... Je ne
-pouvais le lui témoigner comme je le sentais dans mon esprit, mais
-elle a toujours dû le voir. M. de Valence n'était pas encore ennuyeux
-comme il l'est devenu depuis; il était même spirituel alors, et le
-prince de Nassau, qui m'honorait d'une grande attention, me disait que
-M. de Valence avait été un homme dont le mérite n'avait _jamais_ été
-contesté.
-
---_Jamais?_ lui dis-je.--_Jamais._--C'est bien fort. Je ne suis qu'une
-enfant, mais je commencerai bien certainement la défaite de cette
-gloire imaginaire.
-
-M. de Nassau hocha la tête.--C'était encore un bon faiseur de contes
-que celui-là...
-
-M. de Talleyrand n'était pas encore l'heureux époux de madame Grant à
-cette époque.--Madame Grant était une belle personne, ayant encore de
-beaux cheveux blonds, de beaux yeux bleus, et tout ce qui fait plaire
-à un esprit qui se repose... M. de Talleyrand n'était pas ce jour-là à
-Bièvre...
-
-Le soir, on lut une comédie de madame de Montesson, intitulée _la
-Rentrée de l'Exilé_... Ce fut M. de Valence qui lut, et qui lut
-admirablement; son organe était sonore, plein et très-assuré... La
-pièce était parfaitement mauvaise. Il fallut pourtant en dire son
-avis. Je tâchai de m'échapper. Je trouve criminel de donner un avis et
-de parler ainsi contre sa conscience: c'est faire errer et faire
-tomber dans un précipice l'auteur, qui peut-être serait le lendemain
-dans le droit chemin. Je m'esquivai dans le parc.--Au bout d'un moment
-je fus rejointe par quelqu'un que je reconnus à la voix: c'était le
-comte Louis de Narbonne.
-
---Et moi aussi, je me sauve, me dit-il.
-
---Laissez-moi, lui répondis-je, vous êtes un perfide ami! a-t-on
-jamais vu donner de l'encensoir par le nez à un auteur comme vous
-l'avez fait tout à l'heure?...
-
-Il se mit à rire:
-
---Ma pauvre amie, vous ne connaissez pas encore le monde. Il faut le
-ménager, et pour cela, il faut lui mentir en face; que voulez-vous? il
-est ainsi fait, et nous aussi.
-
---Mais elle est mauvaise, cette pièce!...
-
---Je le crois bien, parbleu! dit une voix derrière nous... C'était M.
-de Sainte-Foix... il m'avait effrayée.
-
-Mauvaise, dites-vous; elle est détestable...
-
-MOI.
-
-Et vous l'avez louée plus que personne!
-
-M. DE SAINTE-FOIX.
-
-Sans doute. Et j'ai fait mon devoir...
-
-Des pas se firent entendre... c'étaient MM. de Saint-Phar et de
-Saint-Albin...--Eh bien! s'écria Saint-Phar à haute voix, que
-dites-vous du chef-d'oeuvre dramatique?... Et ce Valence, qui va nous
-mettre du sentiment dans sa diction!... du sentiment! lui... mais on
-dit que le premier amour n'a pour rival que le dernier... Qu'en
-dis-tu, Narbonne?
-
-LE COMTE LOUIS.
-
-Je n'en sais ma foi rien, je n'en suis pas encore là...
-
-Ils se mirent à rire aux éclats et se parlèrent bas entre eux. J'ai su
-depuis ce que voulait dire le mot sur M. de Valence, moi, ainsi que
-tout le monde...
-
-M. DE SAINT-ALBIN.
-
-J'ai entendu de mauvaises pièces d'_elle_, mais jamais de cette
-force-là...
-
-M. DE SAINTE-FOIX.
-
-Avez-vous jamais raconté à madame Junot l'histoire de la pièce et du
-duc d'Orléans?...
-
-M. DE NARBONNE.
-
-Je ne l'ai pas dite.
-
-M. DE SAINT-PHAR.
-
-Ni moi.
-
-MOI.
-
-Qu'est-ce donc?
-
-M. DE SAINTE-FOIX.
-
-Ah! c'est une chose admirable de comique... pas la pièce, au moins, ne
-vous trompez pas... mais l'aventure. Voici le fait:--Imaginez-vous que
-madame de Montesson... (Il s'arrêta: il venait d'entendre marcher, et
-c'était une femme.)
-
-MADAME DE COIGNY.
-
-Ne vous dérangez pas... c'est moi... Je connais l'histoire, et si par
-aventure vous ne vous la rappelez pas bien, je vous aiderai; c'est une
-bonne histoire... La connais-tu, Fanny?
-
-Mademoiselle de Coigny répondit que oui... Et cela se croit: avec sa
-mère la chose était probable... Nous arrivions alors au bord du petit
-lac, la nuit était ravissante, l'air doux, et tout juste ce qu'il
-fallait de clarté pour distinguer le charmant paysage qu'on apercevait
-au travers d'une percée faite dans le bois qui entourait le lac: on
-voyait la vallée tout entière.--Nous nous assîmes au bord du lac, et
-M. de Sainte-Foix commença.
-
---Vous saurez, nous dit-il, qu'un jour M. le duc d'Orléans nous
-convoqua pour le soir, afin d'entendre une comédie de lui... Une
-comédie de M. le duc d'Orléans! cela parut merveilleux aux uns!...
-impossible aux autres.... et singulier à tout le monde. Quoi qu'il en
-soit, Valençay, qui était le compère de tout ce que faisait le prince,
-nous dit avec un grand sérieux que l'oeuvre était sublime. Le mot
-était fort, mais enfin... On invite des femmes, on invite des hommes,
-on invite deux cents personnes... On arrange la table, l'eau sucrée,
-le flambeau avec l'abat-jour, tout l'attirail. Il n'y manquait que
-l'auteur... Il y vint ma foi! Jusque-là j'avais pris la chose pour une
-plaisanterie... Mais pas du tout... Je vis l'énorme personne de M. le
-duc d'Orléans qui s'avançait, en faisant l'effet d'un navire qu'on va
-mettre à flot, vers sa petite table, avec un rouleau gros comme son
-bras... Cela me fit trembler! une pièce en cinq actes!--Il commence...
-Il lit... ma foi, ce n'était pas mal!--Cependant il y avait des
-fautes; mais la chose pouvait aller.--Grande admiration alors! Au
-troisième acte... délire... Au cinquième... ah! ma foi, c'était plus
-que du délire... On n'y tenait plus... on se précipite vers M. le duc
-d'Orléans... Les femmes l'embrassent, les hommes se prosternent... Je
-crois que je me suis prosterné aussi!... On pleurait... C'était un
-chamaillis de désespéré... M. le duc d'Orléans, hors de lui, se
-lève... s'agite... s'écrie: Mes amis! mes bons amis!... C'est trop!
-arrêtez!... arrêtez!.... La pièce n'est pas de moi! elle est de cet
-ange, aussi modeste que belle et remplie de perfection!
-
-Et il montrait madame de Montesson.
-
-Je ne suis pas assez habile, poursuivit Sainte-Foix, pour vous peindre
-la confusion des louangeurs!... mais la chose était faite... le moyen
-de dire maintenant: C'est une méchante pièce!... C'était impossible.
-Quant à elle, je vous jure qu'elle eut un complet triomphe, même sur
-moi. Je ne me rappelle jamais cette soirée sans honte. Comment ne
-l'ai-je pas devinée!
-
---Mais pourquoi ce mystère? demandai-je.
-
-M. DE SAINTE-FOIX.
-
---Ah! voilà la question! je ne le puis dire ni vous non plus.
-
-Nous retournâmes au château lentement, moi et ceux que madame de
-Montesson appelait ses amis!... J'étais triste... Quelle leçon venait
-de recevoir mon âme de seize ans[127]!...
-
-[Note 127: Encore une fois je n'ai pas voulu dire que la société
-d'autrefois n'eût aucun inconvénients; mais ils sont demeurés sans
-aucune des compensations.]
-
-
-
-
-SALON DE MADAME DE STAËL[128],
-
-AMBASSADRICE DE SUÈDE.
-
-[Note 128: Je parlerai plus tard de madame de Staël, et même avec
-grands détails, à l'époque du Directoire, du Consulat et de l'Empire,
-ainsi que de la Restauration. Ce premier Salon n'est qu'une
-introduction à elle-même.]
-
-
-C'est une des chances les plus heureuses pour une femme littéraire que
-d'avoir à parler de madame de Staël..., cette femme dont le génie a
-jeté de si brillants rayons, non-seulement sur nous, pauvres
-déshéritées de toutes les gloires, mais sur le siècle qui la vit
-naître et celui qui, plus heureux encore, fut témoin de ses succès.
-Madame de Staël est un de ces êtres que la nature a richement dotés:
-car elle le fut non-seulement par le génie, mais Dieu, en lui donnant
-son intelligence, lui mit au coeur cette bonté native, cette noblesse
-de sentiments, cette grandeur dans les pensées qui la firent adorer de
-tout ce qui l'entourait. On sait bien qu'elle fut la femme la plus
-remarquable de son temps; mais tout le monde ne sait peut-être pas que
-madame de Staël avait un coeur d'or et qu'elle était bonne, mais bonne
-à être aimée tous les jours davantage dès qu'on l'avait connue.
-
-Son éducation fut singulière, et peut-être doit-on être surpris que
-cette femme étonnante soit devenue ce qu'elle a été, après avoir été
-conduite par une main aussi peu faite pour guider sa jeune et
-brillante intelligence que sa mère. Madame Necker[129] avait une
-instruction remarquable, et lorsqu'elle se maria peut-être était-elle
-plus habile que sa fille à cette même époque de sa vie. Son père, M.
-Naaz, ministre protestant dans le pays de Vaud, avait une instruction
-savante; il l'inculqua à sa fille, et madame Necker était une des
-femmes les plus profondément instruites de son temps. Mais, en même
-temps qu'elle recevait de la science, son esprit recevait des
-opinions, et l'une des plus positives était que tout peut s'acquérir
-par l'étude. Ainsi donc, elle étudiait la société comme elle aurait
-étudié une question littéraire; elle observait tout, réduisait tout en
-système, et tirait alors de tout aussi des inductions et des
-observations qui, pour être toujours finement exprimées, n'étaient pas
-toujours justes. Un grand inconvénient de cette manière d'agir, c'est
-de faire attacher trop de détails aux grandes choses. L'esprit veut
-trouver à tout un point de contact, et il devient métaphysique.
-
-[Note 129: Suzanne Curchod, fille de M. Naaz.]
-
-Il faut ajouter à ce que je viens de dire de madame Necker qu'elle
-avait une moralité parfaite et que rien chez elle ne donnait l'idée
-d'une imperfection; elle était dans cette rectitude qui efface
-peut-être ce qui est imparfait, et M. Necker le sentait lorsque
-lui-même disait spirituellement:
-
-Pour que madame Necker fût trouvée parfaitement aimable par le monde,
-il faudrait qu'elle eût quelque chose à se faire pardonner.
-
-Ce n'est pas qu'elle fût sévère; elle était même caressante et
-prévenante dans son accueil, ses yeux bleus étaient doux et gracieux
-dans leur regard, et l'expression pure et angélique, la naïveté même
-de sa physionomie contrastait d'une manière adorable avec le maintien
-raide et compassé que la contraignait à avoir la triste maladie dont
-elle est morte.
-
-Je ne parle ici de nouveau de madame Necker que pour dire à quel point
-elle différait avec sa fille, dont la nature de feu avait une
-puissance terrible sur elle-même, et devait plus tard mettre un
-obstacle à la réussite d'une éducation qui ne pouvait manquer d'être
-bizarre, appliquée par une mère comme madame Necker à une fille comme
-madame de Staël. Madame de Staël était toute âme, toute imagination,
-tendresse et pressentiment; tandis que madame Necker n'avait conservé
-aucun instinct de cette nature si brillante et si riche dans sa fille,
-habituée qu'elle avait été par elle-même à tout combattre et à tout
-dominer. Et puis ensuite madame Necker était à la vérité bonne mère,
-mais avant tout elle aimait son mari. Il était le point dominant de
-ses affections: _lui_, d'abord; et puis le reste venait ensuite...
-C'est donc _par devoir_ qu'elle entreprit, toutefois avec zèle,
-l'éducation de sa fille, enfant unique, fruit de son union avec M.
-Necker.
-
-On pense bien qu'avec sa manie d'appliquer à tout un système, madame
-Necker en eut un pour élever sa fille: ce fut l'opposé de Rousseau.
-Madame Necker pensait, au reste, avec raison que le système de
-Rousseau menait au matérialisme[130]. Voulant le combattre sous toutes
-ses formes, elle prit la route opposée, et fit agir l'esprit sur
-l'esprit. Elle avait pour opinion qu'il faut faire entrer dans une
-jeune tête une grande quantité d'idées; l'intelligence les mettra bien
-en ordre ensuite, disait-elle. L'exemple de madame de Staël le
-prouverait.
-
-[Note 130: Rousseau prétend, comme on le sait, que les idées ne nous
-arrivant que par les sens, il faut perfectionner les organes de nos
-perceptions, si nous voulons obtenir un développement moral qui ne
-soit ni trop illusoire ni trop irrégulier. Ce raisonnement tend au
-matérialisme.]
-
-Mademoiselle Germaine Necker était une enfant charmante, quoiqu'elle
-n'eût pas cette beauté qui avait dû être remarquable dans sa mère...
-Elle était brune, fortement colorée, et offrait surtout l'apparence de
-la plus belle santé; ses grands yeux noirs révélaient déjà ce qu'elle
-devait plus tard prouver à l'Europe, et leur regard parlait de bonne
-heure la langue du génie[131].
-
-[Note 131: Je parlerai avec détail de l'enfance de madame de Staël, ce
-que l'on n'a jamais fait; on ne la représente jamais qu'à l'époque de
-_Corinne_ et de _l'Allemagne_.]
-
-M. Necker adorait sa fille; il lui parlait avec tendresse, la
-caressait, et lui donnait ainsi tout ce qui lui était refusé du côté
-de sa mère, qui, tout en l'aimant avec amour, ne savait pas revêtir
-son affection de ces formes douces et tendres qu'une mère sait si bien
-prendre. Souvent ses regards sévères contraignirent M. Necker à
-s'éloigner de sa fille...
-
---Vous défaites mon ouvrage avec votre faiblesse pour Germaine, disait
-madame Necker.
-
-Mais Germaine avait une de ces natures qui jamais ne se déforment et
-jamais ne s'altèrent... Elle était aimante, surtout: _C'est mon âme
-qui a fait mon esprit_, disait-elle, _aussitôt que j'ai vu qu'il était
-en moi un moyen de plus pour attacher_.
-
-Aimer, pour elle c'était la vie; exister, c'était aimer: aussi son
-père et sa mère furent-ils longtemps des dieux pour elle. Sa mère, par
-sa froideur apparente, concentra la tendresse de Germaine pour elle:
-mais son père en fut aimé avec l'idolâtrie qu'elle aurait eue jadis
-pour le dieu le plus vénéré; elle aima son père avec un sentiment
-indéfinissable: ainsi par exemple, en lui répondant même une
-plaisanterie, ce ne fut jamais sans émotion, et une émotion vive. Que
-de trésors dans cette âme! quelle fête du coeur continuelle!... Madame
-de Staël devait être adorée!... Eh bien! avec ce foyer d'amour qu'elle
-avait en elle, elle fut longtemps à ne dire et ne faire que ce que ses
-parents voulaient et désiraient. Son amour filial était sa vie... Ne
-quittant jamais sa mère et son père, témoin de tous les entretiens
-graves et profonds qui se tenaient dans le salon de sa mère, mais
-contrainte d'écouter sans parler, Germaine n'eut pas d'enfance, et
-tant qu'elle ne fut en effet que _Germaine_, l'enfant eut une
-existence misérable, si l'on veut se reporter à l'époque dont je parle
-et se rappeler quelle âme était dans ce corps d'enfant; en voici une
-preuve:
-
-Mademoiselle Necker n'avait que dix ans lorsqu'on présenta M. Gibbon
-chez sa mère. Il faut avoir connu M. Gibbon pour avoir une idée de ce
-qui suit. M. Gibbon avait à peine cinq pieds, mais en revanche il
-était sphérique et pouvait avoir au moins dix pieds _de circuit_,
-comme disait M. de Bièvre:
-
---Lorsque j'ai besoin d'exercice, disait-il, je fais trois fois le
-tour de M. Gibbon.
-
-Son ventre était surtout une chose à voir!... Il était enfin aussi
-burlesque qu'on peut l'être[132].
-
-[Note 132: C'est lui qui, se trouvant à Lausanne chez madame de
-Crouzas (qui fut depuis madame de Montolieu), en devint amoureux et
-lui déclara son amour. Cette figure ainsi agenouillée fit rire madame
-de Crouzas, car il s'était mis à genoux pour lui détacher cette belle
-déclaration... Enfin, lorsque la première hilarité fut passée, madame
-de Crouzas dit à M. Gibbon:--Allons, monsieur, relevez-vous, et n'en
-parlons plus. Mais voyant qu'il demeurait immobile:--Mais allons donc,
-M. Gibbon, relevez-vous donc.--Hélas! madame, je ne le puis!--Comment,
-vous ne pouvez vous relever! En effet, il était tellement énorme, que
-même l'aide de madame de Crouzas n'y fit rien: il fallut appeler un
-valet de chambre pour le remettre sur ses jambes.]
-
-Mais Germaine ne l'avait pas vu ainsi: pour cette enfant toute âme et
-tout sentiment, une seule chose avait été visible parmi tout ce qui
-accablait M. Gibbon, c'était l'extrême plaisir que son père surtout
-trouvait à causer avec M. Gibbon; elle imagina un moyen de fixer pour
-toujours M. Gibbon près de ses parents, afin qu'ils pussent jouir de
-la société d'un homme qu'ils paraissaient autant aimer, et ce moyen
-était de l'épouser. Sans doute c'est une plaisanterie comique et qui
-d'abord porte à rire; mais on est profondément touché de cette bonté
-native, de cet instinct sublime de l'âme, qui, sans même deviner le
-sacrifice, ne voit que le bonheur à donner à ce qu'elle aime. Jamais
-je n'ai eu un sourire redoublé pour cette histoire, mais j'ai eu des
-larmes du coeur.
-
-J'ai vu dans ce que ses enfants ont écrit de madame de Staël un mot
-charmant: c'est qu'elle a toujours été jeune et n'a jamais été enfant.
-Le seul fait qui caractérisa l'enfance chez elle était cette manie de
-faire des rois et des reines en papier, et de leur faire jouer la
-comédie ou la tragédie, mais en cachette, car sa mère était sévère sur
-ce point; et la pauvre Germaine ne pouvait se livrer à ce plaisir
-qu'avec un mystère qui redoublait le charme pour l'enfant... C'est de
-là que lui est demeurée cette manie de tourner dans ses doigts un
-petit morceau de papier ou bien une branche de feuillage.
-
-Dans le salon de madame Necker, Germaine y était encore à seize ans
-comme si elle n'en eût eu que six. Un petit tabouret de bois était à
-côté du fauteuil de sa mère: c'était là que la pauvre enfant était
-contrainte de s'asseoir, et de se tenir droite comme si elle eût porté
-un collier de fer. Dès qu'elle entrait, une particularité assez
-singulière c'est qu'il se rendait près d'elle cinq ou six vieilles
-têtes qui lui parlaient avec une déférence qu'elles n'avaient pas
-ailleurs avec une personne de vingt-cinq ans. Une fois, un témoin
-raconte que l'un de ces hommes au regard profond, au rare sourire, au
-front élevé et penseur, s'approcha de la jeune fille de onze ans, et
-lui prenant les mains les garda longtemps dans les siennes en lui
-parlant avec un sérieux et un plaisir évidemment sentis: cet homme
-était l'abbé Raynal; les autres étaient Thomas, Marmontel, le baron de
-Grimm et La Harpe. À table, où elle dînait toujours, elle ne parlait
-jamais, mais elle écoutait avec une attention tellement active qu'il
-était impossible de ne pas dire: Cette jeune fille sera quelque jour
-une personne supérieure.
-
-Une particularité assez remarquable, c'est que madame Necker, avec sa
-rigidité et son abnégation de tout, ait été aussi facile pour le
-spectacle et pour le monde relativement à sa fille... Mademoiselle
-Necker voyait chez sa mère non-seulement beaucoup de monde, mais des
-hommes dont la conversation forte et puissante avait bien de quoi
-donner à l'esprit d'un enfant une nourriture trop substantielle; celui
-de madame de Staël n'en fut que plus actif et plus tôt développé.
-Cette liberté accordée à son esprit fut précisément ce qui lui fit
-prendre un essor si prématuré: elle composait des portraits, des
-extraits, faisait des sortes de feuilletons en revenant du spectacle.
-Ses lectures étaient pour elle autant de drames en action. Clarisse et
-son enlèvement avaient été un événement de sa jeunesse, et c'est
-sûrement elle qui chargea quelqu'un qui partait pour l'Angleterre de
-ses compliments pour miss Howe: aussi une de ses amies les plus
-chères, madame Rilliet-Huber, dit-elle fort spirituellement que _ce
-qui amusait le plus madame de Staël était ce qui la faisait pleurer_.
-
-Mais cette manière de traiter à la fois le corps et l'âme devint
-funeste à sa santé. Elle souffrit, et bientôt elle fut hors d'état de
-continuer ses études: elle avait alors quatorze ans. Les médecins
-consultés déclarèrent que la campagne pouvait seule lui rendre la
-santé. M. Necker l'y fit conduire, et madame Necker, privée de ce
-pouvoir qu'elle exerçait sur sa fille, trouva un tel désappointement
-dans cette privation que, ne regardant plus sa fille comme son
-ouvrage, elle abandonna la direction immédiate de son éducation et la
-remit à M. Necker.
-
-Ce fut à Saint-Ouen que mademoiselle Necker alla reprendre la santé
-que sa mère lui faisait perdre dans cette éducation studieuse qui la
-tuait; là, une vie toute poétique succéda à celle mortellement
-ennuyeuse qu'elle menait dans le salon de sa mère. Mademoiselle Huber
-et elle, vêtues en nymphes ou en muses, parcouraient les beaux
-ombrages de Saint-Ouen en déclamant des vers, et lisant de cette belle
-prose des contemporains de mademoiselle Necker; elle-même composait
-des drames, qu'elle jouait ensuite avec mademoiselle Huber.
-
-Ce fut alors que M. Necker put apprécier véritablement le charmant
-esprit de sa fille. Idolâtrant son père, mademoiselle Necker lui
-ouvrait tous les trésors de son coeur et de son esprit pour charmer
-ses loisirs toutes les fois qu'il venait auprès d'elle. Ces entretiens
-étaient charmants, mais ils changeaient de nature aussitôt que madame
-Necker arrivait en tiers; elle le comprit et le sentit, surtout... et
-ce ne fut pas une des moindres raisons qui les lui firent prendre dans
-une sorte d'éloignement. M. Necker avait sans doute pour sa femme une
-profonde admiration et un grand amour; mais il est de fait que sa
-fille, avec son imagination brillante et son esprit fécond et rapide,
-lui donnait plus de plaisir dans la conversation que madame Necker ne
-le pouvait faire avec le flegme toujours égal qui réglait ses moindres
-démarches ainsi que ses paroles...
-
-Des amis communs de ma mère et de madame Necker m'ont raconté tout ce
-qu'il y avait de comique dans la façon dont se tenait madame de Staël
-dans le salon de sa mère avant son mariage. Elle craignait madame
-Necker, dont la physionomie naturellement sévère et sérieuse
-condamnait tacitement toutes les fautes de sa fille, qu'elle affectait
-de ne jamais reprendre autrement depuis son séjour à Saint-Ouen.
-Mademoiselle Necker alors se réfugiait derrière son père, comme dans
-un lieu de paix et de sûreté. Mais il arrivait bientôt qu'un homme
-d'esprit engageait une discussion; alors on voyait la tête de
-mademoiselle Necker qui s'avançait, et ses yeux si admirables dans
-leur regard, même au repos, briller comme deux étoiles dès qu'elle
-entendait une discussion intéressante; et tout aussitôt elle y venait
-prendre part. Elle quittait le lieu de sa retraite pour mieux écouter
-d'abord; ensuite elle répondait; la discussion s'engageait, et la
-lutte était établie pour le reste de la soirée.
-
-La jalousie de madame Necker n'était pas positive; mais il est de fait
-qu'elle était jalouse de sa fille, dans la crainte de perdre les
-affections de son mari, qui paraissait se plaire plus dans sa
-conversation que dans la sienne. Ce charme de la conversation était le
-seul qui existât depuis longtemps dans l'intérieur de M. et madame
-Necker. Celui-là détruit, que devenait le reste? Aussi, lorsque M.
-Necker jouissait avec bonheur de l'esprit ravissant de sa fille,
-madame Necker en éprouvait involontairement une jalousie que peut-être
-elle ne s'avouait pas, mais qui n'en existait pas moins[133].
-
-[Note 133: Cette jalousie n'est pas de la nature de l'autre: c'est une
-tristesse et une crainte de perdre. Madame de Staël ne pouvait
-l'avoir, elle: sa supériorité était trop prononcée, et la société
-entière l'avait reconnue.]
-
-Avec cet esprit brillant et lucide, mademoiselle Necker avait une
-extrême bonté, qui adoucissait l'âpreté d'un jugement quelquefois trop
-rapide; jamais cependant elle ne fut amère dans ce qu'elle disait sur
-un individu, même en hostilité avec elle. Elle fut malheureuse; et le
-malheur, loin de l'aigrir, développa en elle de nouveaux germes de
-bonté, ainsi qu'il arrive toujours aux âmes nobles et grandes.
-
-Pendant sa jeunesse, elle fut constamment captivée par le charme de la
-causerie: une personne spirituelle était pour elle une personne tout
-de suite à part des autres. Le salon de madame Necker, où sa fille
-avait introduit une conversation plus facile et plus gaie, fut le
-premier théâtre où madame de Staël fit preuve de cet admirable talent
-pour la parole qu'elle possédait au plus haut degré, et que son père
-rendit parfait en lui donnant des avis, qu'elle suivit avec respect et
-amour, comme tout ce qui venait de lui.
-
-Elle avait eu pendant quelque temps la tentation d'être poëte: elle
-l'était par l'imagination; mais ses essais dans le drame lui firent
-comprendre que son talent n'était pas poétique.
-
-Son premier ouvrage est peu connu; on croit assez généralement que
-c'est sur Rousseau, tandis que ce sont trois nouvelles. Ce genre avait
-été mis à la mode par Arnaud et madame Riccoboni; mademoiselle Necker
-le perfectionna, et elle fit trois nouvelles remplies d'intérêt et
-surtout de sensibilité. Puis vinrent les _Lettres sur Rousseau_. À
-leur apparition il y eut un étonnement général. Mademoiselle Necker
-n'avait que vingt ans, et cet ouvrage était vraiment prodigieux. Il
-précédait, d'ailleurs, l'époque de la Révolution, époque qui fit
-madame de Staël ce que nous l'avons connue. Lorsqu'elle écrivait ses
-_Lettres sur Jean-Jacques_, elle n'avait encore traversé aucune des
-tempêtes qui ont bouleversé sa vie. Il règne même dans cet ouvrage une
-sorte de calme et de sérénité qui est ensuite étrangère aux ouvrages
-qui suivirent. La douleur devait révéler le génie de madame de Staël.
-
-On a beaucoup parlé de la figure de madame de Staël; je ne conçois pas
-qu'il y ait eu jamais une seule voix qui se soit élevée pour dire
-qu'elle était laide. Des yeux admirables, des épaules, une poitrine,
-des bras et des mains à servir de modèle, en voilà certes bien assez
-pour accompagner le plus étonnant talent: aussi le nombre des
-aspirants à la main de mademoiselle Necker fut-il grand; mais le choix
-était difficile. Madame Necker ne voulait qu'un protestant; M. Necker
-voulait un homme intact de tous points, et leur fille désirait
-rencontrer un homme avec lequel ses goûts fussent en rapport. Il y
-avait là dedans bien des intérêts à concilier; tous ne pouvaient être
-remplis. Mademoiselle Necker le comprit avec cette bonté de coeur qui
-presque toujours dans sa vie lui fit sacrifier son intérêt personnel;
-et lorsque M. le baron de Staël, ambassadeur de Suède, se présenta
-pour obtenir sa main, elle y consentit, parce que ce mariage convenait
-surtout à ses parents. Le baron de Staël était protestant; il était
-ami de Gustave III, d'une haute et belle naissance, d'une loyauté
-parfaite, et professant pour elle une profonde admiration.
-
-J'ai beaucoup connu M. de Staël; il venait habituellement chez ma
-mère, et je le voyais journellement chez mon tuteur M. Brunetière;
-dont il était, à l'époque où je l'y rencontrai, l'ami et surtout
-l'obligé.
-
-M. de Staël était beau, mais beaucoup plus âgé que mademoiselle
-Necker: c'était déjà une grande dissemblance entre elle et lui; mais
-il avait peu d'esprit, et je n'ai jamais compris cette union par cette
-seule raison, qui pour madame de Staël devait être immense.
-
-C'était surtout dans son salon qu'elle dut souvent regretter d'avoir
-un auxiliaire aussi peu _à elle_. Ambassadrice, maîtresse d'une grande
-fortune, femme supérieure et parfaitement spirituelle, madame de Staël
-dut comprendre la vie sociale comme elle la comprit en effet. La vie
-de conversation devint pour elle un besoin; naturellement
-bienveillante et prévenante, elle inspirait facilement de l'amitié:
-aussi a-t-elle eu beaucoup d'amis.--Aussitôt qu'elle fut mariée et que
-le roi de Suède (Gustave III) eut promis de laisser M. de Staël
-ambassadeur en France aussi longtemps qu'il le voudrait, madame de
-Staël, libre alors d'assurer ses relations, en forma de choix qui
-devaient embellir sa vie; mais avant d'arriver à ce bonheur, elle
-devait éprouver bien des déceptions, recevoir bien des blessures. Que
-d'ingrats elle a faits!
-
-Le moment où elle parut dans le monde était propice au projet formé
-par elle d'avoir, non pas une _académie_ ni un _bureau d'esprit_ chez
-elle, mais un lieu de réunion où chacun se rencontrerait avec plaisir,
-sûr de s'y retrouver le lendemain. Cette vie intime n'avait pas encore
-de répulsion dans son sein pour exclure la paix, ainsi qu'elle le fit
-plus tard lorsque les discussions politiques devinrent les maîtresses
-envahissantes de tous les salons de Paris: à l'époque du mariage de
-mademoiselle Necker[134], au contraire, on discutait, et les esprits
-lumineux comme celui de madame de Staël trouvaient un grand charme à
-entrer en lice et à soutenir quelques-unes de ces thèses qui ont placé
-madame de Staël, quelques années plus tard, au rang des premiers
-publicistes de l'Europe.
-
-[Note 134: Un an avant l'Assemblée des Notables, en 1786.]
-
-Madame de Staël n'avait aucune malveillance pour les femmes, mais elle
-n'aimait pas leur société, et cela était simple: on le conçoit surtout
-lorsqu'on l'a connue. Facile, et même entraînée par l'attrait que lui
-inspirait une personne qu'on lui présentait, elle ne tardait jamais à
-tendre la main en signe de pacte d'amitié aussitôt qu'on lui plaisait,
-et cela était prompt, car son jugement ne voulait aucun délai.
-
---Un jour ou dix ans, disait-elle à madame Necker de Saussure, voilà
-ce qu'il faut pour connaître les hommes; les intermédiaires sont
-trompeurs.
-
-À l'époque de l'Assemblée des Notables, tout ce que la France avait de
-remarquable comme talent militaire, littéraire ou savant, se levait en
-foule pour assister au grand drame qui se préparait; toute la jeune
-France de l'époque précédente, c'est-à-dire celle de la guerre
-d'Amérique, revenue du Nouveau-Monde avec les idées de liberté qui
-germaient en leur âme, était arrivée à ce point de sacrifier sa vie
-pour la régénération de la patrie... de la patrie avilie par une suite
-de jours corrompus sous un long règne sans gloire, et résolue à donner
-des preuves des sentiments du dévoûment qu'ils consacraient au pays.
-
-De ce nombre étaient une foule de grands noms: c'étaient Mathieu de
-Montmorency, Alexandre et Charles de Lameth, Charles de Noailles[135],
-le marquis de Clermont-Tonnerre, le comte Louis de Narbonne, M. de
-Talleyrand, M. de Voyer d'Argenson, Lally-Tollendal, l'abbé de
-Montesquiou, et le marquis de Montesquiou... et puis venaient les
-hommes à la tête et au courage de lion, au coeur de feu, au caractère
-de bronze, comme Barnave, Vergniaud, Buzot, Guadet, et tant d'autres
-qui ne sont plus, mais qui jamais ne seront oubliés.
-
-[Note 135: Celui qui fut depuis le duc de Mouchy. Au moment de la
-Révolution, il était parfaitement beau et très-distingué.]
-
-Madame de Staël forma sa société, non-seulement à l'époque de son
-mariage, mais dans les années qui suivirent, et qui furent pour elle
-une mine où elle put choisir les esprits qui lui convenaient; le comte
-Louis de Narbonne fut distingué par elle comme l'esprit le plus
-charmant de cette époque où il fallait en même temps prouver qu'on
-avait de l'esprit, de la loyauté dans les relations, de la fidélité
-dans le commerce de la vie, et cette sûreté dont on ne s'occupait même
-pas attendu qu'elle était obligatoire. M. de Narbonne remplissait à
-ravir toutes les conditions voulues par le monde d'alors; sa grâce
-légère et tout aimable avait fait dire de lui qu'il était léger en
-tout. Cela n'est pas vrai: il avait du coeur, et une âme profondément
-aimante pour ceux qu'il aimait; son affection n'avait rien de banal.
-Madame de Staël a eu à s'en plaindre, m'a-t-on dit; cela m'étonne
-beaucoup, car M. de Narbonne, je le répète, avait une âme élevée et un
-coeur dévoué: que ne fait-on pas avec de telles qualités[136]?
-
-[Note 136: Je parlerai plus tard de M. le comte Louis de Narbonne avec
-plus de détails, ainsi que de sa famille. M. de Narbonne a été pour
-moi un ami, un père, et _un ami et un père aimé_.]
-
-Les autres amis de madame de Staël étaient alors M. de
-Clermont-Tonnerre, Mathieu de Montmorency, les Lameth, Barnave et les
-hommes de talent de l'époque, qui étaient admis dans son salon, ainsi
-que les gens dont l'esprit apportait un charme de plus à ces réunions
-plus regrettables pour ceux qui ne les ont pas entendues, qu'aucune de
-ces conversations du siècle de Louis XIV que j'ai entendu bien souvent
-regretter.
-
-C'était en effet une ravissante chose qu'une conversation entre madame
-de Staël et des hommes tels que Vergniaud, Mirabeau, Barnave, Cazalès,
-et une foule de talents oratoires: le choix seul est embarrassant...
-Madame de Staël devait jouir de ces sortes de combats, car son
-esprit, tout étincelant de feu et de lucidité, était bien fait pour
-briller comme un météore au milieu de toutes ces merveilles du talent;
-elle avait elle-même un intérêt puissant à suivre la marche des
-événements qui se pressaient en foule autour de cette malheureuse
-France que madame de Staël aimait autant, et même plus, que sa propre
-patrie.
-
---J'aime la France, me disait-elle un jour, je l'aime avec une telle
-passion, que si le premier Consul m'ordonnait une bassesse pour y
-demeurer, je crois que je la commettrais!...
-
-Mais elle se trompait en disant cette parole; car son âme était trop
-élevée pour comprendre seulement ce qui n'eût pas été la plus noble et
-la plus généreuse pensée. Sa vie entière l'a prouvé. Madame de Staël
-est en tout une femme à part.
-
-J'ai déjà dit qu'elle n'aimait pas la société des femmes chez elle, et
-je le comprends. Madame de Staël concevait de grandes choses; sa
-parole avait un retentissement éclatant lorsqu'elle parlait sur un des
-grands sujets qui alors occupaient l'Europe. Sa conversation n'avait
-rien d'attrayant pour les autres femmes, et elle-même, sachant ne
-produire aucun effet sur elles, éprouvait pour les personnes qui
-l'écoutaient alors cette sorte de répulsion qui est bien naturelle
-certainement, lorsqu'elle est produite par l'effet que j'ai signalé.
-Madame de Staël bornait donc sa société à fort peu de femmes qu'elle
-avait connues chez sa mère, et dont l'attrait, le caractère, lui
-plaisaient, comme la duchesse de Grammont, madame de Lauzun, madame de
-Beauveau, madame de Poix, dont l'esprit ravissant formait à lui seul
-tout l'attrait d'une famille... Ensuite madame de Staël voyait
-beaucoup de femmes à cette époque, comme ambassadrice de Suède, mais
-qu'elle ne regardait pas comme sa société intime: le nombre en est
-grand; c'est ainsi que beaucoup de femmes disent aujourd'hui:
-_J'allais chez madame de Staël_; et lorsqu'en 1815 ces mêmes femmes se
-nommaient à madame de Staël et voulaient la contraindre à la
-reconnaître, madame de Staël, toujours naturelle et charmante,
-répondait négativement à toutes les grâces et à toutes les prévenances
-qu'elles lui apportaient avec d'autant plus de naïveté que ces mêmes
-femmes, devenues depuis vingt-cinq ans laides et vieilles, ne lui
-présentaient que des femmes ennuyeuses dont la jeunesse et la beauté
-ne fardaient plus la nullité.
-
-C'était surtout lorsqu'il n'y avait que huit ou dix personnes dans le
-salon de madame de Staël, qu'il fallait l'entendre et même la voir...
-C'est alors qu'elle était pleine de charme; ses manières étaient
-parfaitement simples; et dans ces mêmes manières il régnait une telle
-insouciance apparente, que même les plus insignifiants personnages se
-trouvaient à l'aise. Que de fois j'ai entendu des femmes plus
-qu'ordinaires dire après avoir entendu et vu madame de Staël pour la
-première fois:
-
-«Ce n'est que cela? en vérité, j'en dirais bien autant!» Rien ne
-déplaisait autant à madame de Staël que _les choses arrangées_; elle
-aimait l'imprévu en toutes choses. Cela s'accorderait peu, en
-apparence, avec l'esprit d'ordre qu'elle portait dans la vie
-matérielle, et pourtant cela était. Ce qu'elle imposait, et sa loi
-était douce, c'était une grande liberté sans licence, la demande faite
-par elle-même de se regarder chez elle comme si on était chez
-soi.--Travaillez, disait-elle à monsieur de Clermont-Tonnerre,
-travaillez à vos belles lois!
-
-Et M. de Clermont-Tonnerre, charmé et séduit par cette personne si
-captivante, suspendait jusqu'à sa pensée pour dévorer la sienne.
-
-Madame de Staël avait une grâce toute à elle dans ses mouvements. Je
-l'ai souvent observée, et j'ai trouvé, je crois, la raison de cette
-aisance dans la conviction qu'elle développait en elle une grande
-partie de ses avantages. Ses bras et ses mains, ses épaules, son port
-de tête, gagnaient beaucoup à être agités tandis qu'elle parlait, et,
-comme toutes les femmes, elle ajoutait cette manière de plaire aux
-yeux, au charme captivant de la parole dans une telle bouche!... On a
-prétendu que souvent elle était presque assoupie. Cela est vrai, et
-avait lieu surtout lorsqu'elle était chez elle au milieu de plusieurs
-personnes qui lui déplaisaient ou plutôt qui ne lui plaisaient pas,
-différence immense: alors elle se recueillait, elle rentrait en
-elle-même. Mais arrivait-il une personne aimée, ou seulement qui
-l'intéressât: alors ses paupières pesantes se relevaient
-instantanément avec une rapidité venant de l'âme; le feu éclatait
-aussitôt dans son regard, qui s'allumait pour annoncer une noble
-pensée, ou bien une parole du coeur.
-
-Elle se mettait fort mal; je n'ai jamais pu en deviner la cause, parce
-qu'elle avait trop d'esprit dans tout ce qui regardait la vie
-habituelle, pour ne pas suivre assez régulièrement la mode, et obéir
-par-là à la parole parfaitement juste de M. le cardinal de Bernis: La
-mode est notre souveraine et le sera toujours,
-
- ....La suivre est un devoir, la fuir un ridicule, etc.
-
-et il est de fait que madame de Staël se mettait ridiculement; mais
-cela tenait à sa nature: elle attachait si peu d'importance à ces
-choses, que, peu de temps après son mariage, faisant des visites, elle
-trouva que le bonnet qu'elle portait lui faisait mal à la tête, elle
-l'ôta et le tint à côté d'elle dans sa voiture. Arrivée chez la
-personne où elle allait, qui, je crois, était la princesse d'Hénin,
-madame de Staël monta chez elle sans remettre son bonnet, et cela sans
-affectation, tout naturellement, et sans une prétention qui eût été
-ridicule. Pour madame de Staël, la véritable existence, sa vie, _à
-elle_, était celle du coeur.
-
-Le salon de madame de Staël, en 1789, comme en 1795, en 1800 et en
-1814, c'était _elle-même_. Rien qu'elle n'y apparaissait: elle
-neutralisait tout avec une si grande supériorité, qu'à côté de sa
-voix, toutes faiblissaient et tout devenait inerte et pâle. Cependant,
-elle ne neutralisait pas avec intention; elle s'emparait de la parole
-lorsque le sujet lui plaisait, et elle allait avec une naïveté sublime
-qui inspirait à nous autres, pauvres simples qui l'écoutions, une
-telle admiration, que le silence lui répondait seul presque toujours.
-
-À propos de cet esprit qui chez elle n'était qu'une partie de son
-génie, il me revient à la pensée une histoire qui prouve l'opinion
-d'elle-même sur son esprit et sur la force qu'elle pouvait lui donner
-pour qu'il agît vivement _comme action_.
-
-C'était pendant le séjour à Coppet. M. Necker avait envoyé chercher à
-Genève madame Necker de Saussure, sa nièce, avec ses enfants. La
-voiture de M. Necker, conduite par son propre cocher, eut le malheur
-de verser sur le chemin de Coppet, et madame Necker donna ce motif
-pour excuser son retard à madame de Staël qui était venue au-devant
-d'elle. En l'écoutant, madame de Staël pâlit, s'arrête... et lui dit:
-
---Vous avez versé avec vos enfants?
-
---Oui.--Comment êtes-vous venus?--Mais dans la voiture de votre
-père.--Eh! je le sais... mais qui donc vous menait?--Richel[137].--Ah!
-mon Dieu! Richel!... Ah! mon Dieu! il aurait pu verser mon père, et à
-son âge!... Quant à vous, à celui de vos enfants... ce n'est rien.
-Tout se raccommode... Mais mon père! avec sa taille! sa grosse
-taille!...
-
-[Note 137: C'était le cocher de M. Necker.]
-
-Et se lançant à la sonnette et sonnant à tout rompre, elle donne ordre
-de faire venir Richel à l'instant...
-
-Il dételait. Il fallut attendre.
-
-Pendant ce peu de temps, elle fut dans la plus violente agitation...
-elle était tour à tour pâle et pourpre... de grosses larmes coulaient
-de ses yeux... Il était évident qu'elle souffrait beaucoup... de
-temps en temps on l'entendait prononcer quelques mots qui révélaient
-toute son inquiétude soulevée par le danger auquel l'imprudence d'un
-cocher exposait son père.
-
---Verser!... là... dans un fossé... y demeurer peut-être la nuit
-entière!... appeler... inutilement peut-être!... Ah! mon Dieu!...
-
-Et elle reculait alors comme devant un spectre, une image terrible...
-
-Enfin, Richel arriva; c'était un homme simple, mais bon, et dévoué à
-M. Necker et à sa fille comme les esclaves l'étaient jadis à leurs
-maîtres, mais du reste stupide. On conçoit le plaisant de la
-conversation qui dut suivre dès que Richel fut dans l'appartement.
-Madame de Staël était parfaitement bonne avec ses inférieurs; mais en
-ce moment un sentiment si passionné la dominait qu'elle n'était plus
-elle-même. Aussitôt que Richel fut dans la chambre, elle alla droit à
-lui, marchant avec une dignité froide en apparence qui démentait le
-mouvement de son sein. Elle ne pouvait parler... Sa voix était
-tremblante et étouffée.
-
---Richel, dit-elle à l'homme, vous a-t-on dit que j'avais de l'esprit?
-
-Richel ouvrit d'énormes yeux.
-
---Richel, savez-vous que j'ai de l'esprit, vous dis-je?
-
-Richel devint encore plus muet qu'habituellement.
-
---Eh bien! apprenez donc que j'ai de l'esprit... beaucoup d'esprit...
-prodigieusement d'esprit... Eh bien! voyez-vous, tout l'esprit que
-j'ai, je l'emploierai à vous faire enfermer pour le reste de vos jours
-dans un cachot, si jamais vous avez le malheur de verser mon père.
-
-Madame Necker de Saussure a par la suite bien souvent cherché à
-l'égayer par le souvenir de cette aventure; mais madame de Staël, si
-facile à rire d'elle-même, ne put jamais donner un sourire à
-l'histoire de Richel... Alors la colère et l'émotion revenaient de
-nouveau l'animer.
-
---Et de quoi voulez-vous donc que je menace, disait-elle tout émue, si
-ce n'est de mon pauvre esprit[138]?...
-
-[Note 138: Lorsqu'on connaît la bonté parfaite de madame de Staël, ce
-mot paraît alors ce qu'il est, plus touchant que tout ce qu'on
-pourrait dire.]
-
-Son père était pour elle autre chose qu'un père: c'était un culte.....
-un amour qui n'avait aucun nom... c'était comme pour Dieu!... Aussi,
-lorsqu'en 1788 M. Necker fut rappelé au ministère, quelque danger
-qu'il y eût, madame de Staël en fut heureuse, parce que la gloire de
-son père allait en recevoir un nouveau lustre... Cependant il y avait
-péril; M. Necker lui-même ne voyait sa nomination qu'avec une sorte de
-crainte, et ce ne fut que par honneur qu'il accepta en 1781. Lors de
-sa retraite, il était certain de faire beaucoup de bien, et laisser là
-le pouvoir au moment où son usage allait être utile lui causait une
-vive peine. Mais les temps étaient bien changés.--L'archevêque de Sens
-avait détruit tous ses plans, tout était bouleversé: aussi, lorsque sa
-fille vint lui annoncer à Saint-Ouen qu'il était nommé ministre:
-
---Ah! s'écria-t-il, que ne m'a-t-on donné ces quinze mois de
-l'archevêque de Sens!... Maintenant il est trop tard.
-
-Il venait alors de publier son ouvrage sur l'importance des opinions
-religieuses. Le jour où il parut, madame de Staël parlait de cet
-ouvrage le soir chez elle avec un talent qui fit dire à Mathieu de
-Montmorency:
-
---Nous devons remercier M. Necker d'avoir fait un ouvrage qui inspire
-de si belles choses à sa fille.
-
-Madame de Staël n'était pas aimée de la Reine, et je ne sais pas
-pourquoi. Il y avait dans madame de Staël une telle supériorité, que
-la Reine ne pouvait admettre une rivalité d'esprit,... de beauté,
-encore moins: comment se trouvaient-elles donc en contact? Je
-l'ignore; mais le fait est que la Reine avait pour elle plus que de
-l'indifférence. Ce qui prouve la bonté inépuisable du coeur de madame
-de Staël, c'est que la Reine a trouvé en elle au jour du malheur un
-appui, un défenseur, une amie grande et généreuse...
-
-M. Necker avait été nommé quelques jours avant la Saint-Louis, et
-l'archevêque de Sens renvoyé au milieu des huées et des malédictions
-de la France, au bruit des coups de fusil tirés pour le venger sur le
-peuple de Paris, ce peuple, le même qu'au 14 juillet 1789 et dans les
-trois journées immortelles de 1830, où, pour la seconde fois depuis le
-commencement de la Révolution, il se leva terrible pour reconquérir sa
-liberté, en disant: _Mais c'est moi qui suis la nation!_... ce peuple,
-enfin, qu'une fois levé on ne fait taire qu'en le tuant... Cette fête
-de la Saint-Louis fut triste. Madame de Staël alla faire sa cour, et
-le soir chez elle, au milieu de son cercle d'amis et d'admirateurs,
-elle raconta comment la Reine avait reçu la nièce du ministre
-_renvoyé_ beaucoup mieux que la fille du ministre _rentrant_... La
-foule était nombreuse chez madame de Staël: on l'écoutait, comme
-toujours, avec ce charme que l'harmonie de ses phrases apportait à
-l'oreille; mais cette fois il s'y joignait un nouveau sentiment lié à
-un grand intérêt. On voyait enfin que la Reine regardait l'opinion
-comme une chose parfaitement existante, il est vrai, mais on voyait en
-même temps qu'elle voulait la braver, puisque M. Necker, nommé par
-l'opinion, était repoussé par elle, tandis que l'archevêque de Sens,
-repoussé par cette même opinion, était favorisé de sa bonté la plus
-intime.
-
-Il restait 250,000 francs au Trésor royal le jour où M. Necker rentra
-au ministère. Le lendemain, tous les banquiers de Paris ayant des
-fonds les apportèrent en foule _à M. Necker_, mais non pas au Trésor.
-
-Le moment le plus lumineux pour la conversation dans le salon de
-madame de Staël fut celui qui précéda les États-Généraux... Fallait-il
-les convoquer? C'était une immense question... Tout ce qui allait chez
-madame de Staël faisait alors partie de ce que Paris, et même la
-France, possédait de plus remarquable... Les discussions étaient
-vives... madame de Staël y était sublime: c'est alors qu'elle était
-véritablement Corinne, la Corinne du Capitole, la Corinne triomphante,
-agitant ses beaux bras et formant presque le tableau de Gérard,
-lorsque, appuyée sur une table de marbre ou debout contre la cheminée,
-elle improvisait une riche et éloquente philippique contre cette
-vieille aristocratie qui perdait à la fois elle-même et le trône.
-
---Rendez-nous 1614, criait-elle...: voilà nos modèles et nos
-maîtres!...
-
-C'était toujours avec une grande clarté que madame de Staël réfutait
-d'absurdes prétentions. Parfaitement instruite de la législation
-anglaise, elle la rapportait à la nôtre, non pas pour obtenir des
-résultats de ce rapprochement, mais pour montrer au contraire combien
-nous pouvions tirer un grand bien des exemples que non-seulement
-l'Angleterre, mais l'Europe, nous donnait. J'ai souvent entendu les
-plus intimes amis de madame de Staël raconter les merveilles qu'elle
-opérait avec la parole; une fois entre autres elle se montra sous un
-jour tellement brillant que tous les hommes qui l'entouraient
-demeurèrent en adoration, bien qu'on sût qu'elle était publiciste
-autant et mieux peut-être que Raynal et Montesquieu. Elle démontra que
-le système de la France était mauvais, et qu'en Europe il en existait
-beaucoup d'autres; et elle cita la Suède, où se trouve un quatrième
-ordre, qui est celui des paysans. C'est une belle idée; mais qu'elle
-fut belle entre les mains de madame de Staël!... comme elle la rendit
-lumineuse et rapide!... elle allait s'inculquer dans la pensée des
-autres avec une force que la conviction intime n'aurait pas donnée...
-
-C'est au milieu de ces conversations graves et profondes que madame de
-Staël passait sa vie, et cette vie lui plaisait; elle avait, d'ailleurs,
-un rapport intime avec sa vie d'affection, et cette faute est peut-être
-à lui reprocher dans son existence sociale. Je ne me permettrais pas
-d'aborder un sujet qui, étant de sa vie privée, n'appartient pas à
-l'histoire; mais l'une tient à l'autre ici d'une manière trop inhérente
-pour l'en séparer: il faut s'y soumettre. Je dirai donc qu'il est
-malheureux que les amis intimes de madame de Staël se soient trouvés
-précisément les mêmes hommes dont elle combattait les opinions. Alors il
-arrivait ce que nous avons vu: c'est que l'affection l'emportait sur la
-conviction antérieure. Souvent, dans la conversation d'un jour, on
-trouvait un changement qui était produit par le motif que je viens de
-dire. C'est ainsi que madame de Staël, après avoir aimé et admiré
-Napoléon, le prit en _détestation_...
-
-Les États-Généraux avaient été conseillés par M. Necker; et dans le
-fait, madame de Staël dit avec raison qu'ils s'annonçaient sous les
-auspices les plus heureux... Chaque matin, le salon de madame de Staël
-était rempli d'une foule immense qui venait autour d'elle chercher non
-pas des nouvelles, mais des avis et une direction de conduite. M. de
-Talleyrand, qui n'en recevait de personne, alors surtout, était
-pourtant déjà son esclave, quoiqu'il ne le soit devenu que quelques
-années plus tard; mais le comte Louis de Narbonne, M. de Lafayette,
-des hommes qui par leur naissance et leurs noms pouvaient beaucoup,
-furent dirigés et influencés par elle. Madame de Coigny[139], qui
-était en opposition avec la Reine, entra dans les vues de madame de
-Staël, et elle se mit aussi à prêcher une sorte de croisade qui devait
-nécessairement avoir une grande influence.
-
-[Note 139: Mademoiselle de Conflans.]
-
-J'ai entendu madame de Staël elle-même, plusieurs années après, et
-lorsque le souvenir devait en être bien affaibli chez elle, raconter
-l'impression qu'elle avait ressentie lorsque, le 5 mai 1789, elle
-avait vu défiler devant elle les trois ordres des États-Généraux...
-Ses yeux scintillaient de nouveau en parlant de ces hommes qui étaient
-chargés, disait-elle, de la plus sainte mission, celle de soulager le
-peuple, et qui pouvaient tant pour son bonheur.
-
-C'était chez elle, à Paris, avant son exil, lorsque le premier Consul
-l'avait frappée de son injuste colère.... Elle rappelait à sa mémoire
-tout ce qui lui avait donné la pensée que nous étions un grand et
-beau peuple...; elle décrivait avec une parole si animée, si colorée,
-la marche des trois ordres: celui de la noblesse avec ses touffes de
-plumes, ses habits étincelants d'or, son apparence chevaleresque; et
-puis le clergé avec ses rochets de dentelle, ses croix d'or, ses
-soutanes rouges et violettes; cette pompe religieuse, soeur du luxe
-des gentilshommes, venant contraster avec les six cents manteaux
-noirs, l'habit modeste de ce qui pourtant faisait le royaume, lorsque
-enfin, réveillée de son long sommeil, la masse se leva tout-à-coup,
-et, se voyant si nombreuse et si forte, fit connaître qu'elle avait la
-puissance.
-
---Ce jour-là, disait madame de Staël, les trois ordres allaient
-demander à Dieu des lumières pour se guider. C'est le lendemain qui
-fut solennel! Ce lendemain révéla un homme à l'Europe, mais surtout à
-la France... Cet homme... c'était Mirabeau!
-
-Ah! si vous l'aviez vu traversant la salle pour aller gagner sa
-place!... c'était l'ange des ténèbres, sillonné de la foudre, et
-orgueilleux dans sa laideur comme s'il eût été le plus beau des
-archanges. Lorsqu'on le vit, un murmure accueillit cet homme, à qui sa
-conduite tarée avait valu l'exclusion de la bonne société; il avait
-abandonné cette société qui l'avait repoussé, mais ses adieux, comme
-ceux de Médée, lui promirent vengeance, et une vengeance sanglante.
-
-Il comprit le murmure qui l'accueillit, et lui répondit par un regard
-indéfinissable qu'il prolongea pendant tout le temps qu'il mit à
-gagner le banc qu'il devait occuper... tandis que mon père... mon père
-fut couvert d'applaudissements lorsqu'il parut....
-
-Et en parlant de son père, madame de Staël fondit en larmes. À cette
-époque, il vivait encore.
-
-Il est difficile de suivre madame de Staël au milieu des scènes
-journalières qui se succédaient chaque jour. Sans doute elle n'était
-nullement _révolutionnaire_; mais, comme toutes les personnes dont
-l'esprit avait une haute portée, elle prévoyait que la France devait
-éprouver un grand changement, qu'une régénération entière allait
-s'opérer, et que le spectacle en serait magnifique et touchant.
-
-Active, passionnée, aimant avec toute l'ardeur d'une âme méridionale,
-faite pour apprécier tout ce qui est grand et utile, madame de Staël
-dut voir la journée du 14 juillet avec enthousiasme; elle prenait la
-main de ses amis, la leur serrait avec émotion, en leur disant:
-
---C'est un mouvement national... Ici nulle faction étrangère; tout se
-fait par sentiment de conviction. Rien qui puisse ternir la belle
-pensée de la liberté pure et sainte.
-
-Lafayette, Bailly, M. de Lally-Tollendal, qu'elle aimait beaucoup
-aussi, étaient proclamés par l'opinion à côté du nom de son père dans
-ces jours agités... ils étaient Français, on ne put les éloigner...;
-mais M. Necker était étranger, et bien qu'il EUT NOURRI la France de
-ses propres deniers, bien qu'il lui eût donné du pain, cette même
-France souffrit son exil... Oh! nous sommes ingrats!...
-
-C'est cette noble, cette sublime action que M. de Breteuil osa appeler
-un accès de folie.
-
-De toutes les femmes qui ont eu de l'influence sur la société en
-France particulièrement, pays plus sensible qu'un autre aux charmes de
-l'esprit, madame de Staël est, sans contredit, celle qui a exercé
-l'action la plus directe, parce qu'elle parlait aux sympathies. À
-l'époque où elle entra dans le monde comme femme mariée, elle y était
-connue sous tant de rapports remarquables que sa renommée était déjà
-établie, et que ce fut sans peine que son salon fut un point de
-réunion où toutes les notabilités du temps vinrent s'éprouver et même
-se combattre; car, même dès cette époque, elle pouvait dire comme en
-1815: Ma maison est un hôpital politique; on y voit des blessés de
-tous les partis.
-
-Son esprit remarquable et lumineux, son talent, son génie même,
-donnaient une grande valeur à ce qu'elle décidait, et son blâme ou son
-approbation était un malheur ou une joie pour cette foule dans
-laquelle se voyaient les chefs élégants du parti de la noblesse, comme
-les tribuns du peuple et les hommes penseurs de la science. Cette
-foule était autour d'elle; voilà ce qui composait son salon: on y
-voyait Mounier le publiciste; Barnave, dont le jeune et sublime talent
-fut terni par un mot; Lally-Tollendal, dont l'esprit, aidé de tristes
-souvenirs, en fit usage, trop souvent peut-être, pour provoquer
-l'intérêt, et dont le tort immense fut de quitter la France et
-l'Assemblée: le courage lui manqua; Lafayette, l'ami le plus ardent de
-la liberté et le niais politique le plus complet de la Révolution;
-Buzot, dont le caractère élevé, l'esprit fier, le bouillant courage,
-l'âme ardente, sensible et mélancolique, devaient le porter aux
-extrêmes: fait pour la vie privée et jeté malgré lui dans la carrière
-politique, il y portait une austère équité et ne savait pas composer
-avec le crime[140]; sa figure était noble, et sa tournure, ainsi que
-ses manières, d'une extrême élégance. Buzot professait la morale de
-Socrate et conservait la politesse de Scipion. Pétion, cet homme que
-les uns appellent traître, et les autres, l'ami du peuple et de la
-France: ces divers jugements ne sont pas étonnants dans un temps de
-révolution, où les hommes impressionnés ne voient que leurs intérêts,
-plus ou moins vivement froissés. Pétion n'était pas un traître; il a
-pu errer: hélas! qui n'a pas manqué de guide dans cette route
-périlleuse qui traversait la Révolution? Pétion avait une extrême
-bonhomie, et sa physionomie révélait cette bonhomie: le naturel et la
-perfidie vont mal ensemble, et pour moi c'est déjà une garantie pour
-juger Pétion. Voici un trait raconté par madame Roland, qui en fut
-elle-même témoin:
-
-Elle était un jour chez madame Buzot, où elle dînait (c'était à
-l'époque de l'Assemblée Constituante). Buzot revint fort tard et amena
-plusieurs députés, entre autres Pétion: ce temps était celui où la
-Cour les traitait de factieux et de traîtres, et Pétion était,
-disait-on, le chef de ces factieux... Le même jour, en sortant de
-l'Assemblée, ils avaient été entourés et presque menacés; après le
-dîner, Pétion se jeta sur une très-large ottomane, et là il se mit à
-jouer avec un très-beau chien de Terre-Neuve, avec la gaîté et
-l'abandon d'un enfant; le jeu dura longtemps, et enfin le chien et
-Pétion s'endormirent ensemble et ronflèrent bientôt avec une sorte
-d'émulation. Je ne sais pas bien comment on s'y prend pour conspirer;
-mais ce que je sais, c'est que si j'étais membre d'un jury, je ne
-condamnerais pas un homme accusé seulement par l'opinion en ayant
-cette preuve de son caractère insouciant et gai.
-
-[Note 140: Buzot eut la plus noble conduite dans l'Assemblée
-Constituante, et fut plus tard un rude adversaire des cannibales dans
-la Convention. Quelques hommes de sa force, et la Convention aurait
-reçu une autre direction encore plus salutaire dans ses résultats pour
-la France et les victimes de cette Convention, qui, se mutilant
-elle-même de ses propres mains le 31 mai, porta un coup funeste
-non-seulement à sa gloire, mais à ses intérêts, en détruisant la
-Gironde.]
-
---Ceux qui nous ont regardés avec une si grande colère, dit en riant
-Buzot en contemplant le groupe de Pétion et du chien, seraient bien
-étonnés s'ils voyaient à quoi nous sommes occupés!
-
-J'ai déjà dit ce qu'était Buzot[141].
-
-[Note 141: Ces deux hommes, accusés alors par la Cour comme
-Montagnards, périrent peu de temps après comme royalistes et déclarés
-traîtres à la patrie.]
-
-Un des hommes de la société de madame de Staël, dans ces temps
-orageux, dont les principes et la droite équité furent toujours les
-guides, était Thouret, ami de Barnave et de Chapelier, comme eux
-ardent ami de la liberté, et comme eux donnant sa vie pour soutenir
-ses principes. Quant à Barnave, il est bien connu. On sait quel était
-cet homme, à l'âme ardente, au sang bouillant, aux vues élevées, et
-dont l'éloquence admirable ne fut ternie dans sa vie parlementaire que
-par un seul mot, qui n'était pas même l'expression de sa pensée.
-Jeune, beau, ou du moins agréable, et surtout distingué, Barnave
-était, de tous les membres des États-Généraux, celui qui devait être
-le mieux orateur à la manière anglaise... Le parti royaliste voulait
-assez l'adopter, mais ce malheureux mot le perdit[142]... Les journaux
-parlèrent contre lui; les discours du côté droit, ceux de l'abbé Maury
-surtout, l'accablèrent: on l'irrita; bientôt il fut dans
-l'impossibilité de revenir sans s'humilier, et la délicatesse de son
-caractère s'y opposait. Quelle triste fin, et quel admirable et beau
-courage! Madame de Staël était faite pour comprendre un tel homme.....
-aussi l'a-t-elle apprécié.
-
-[Note 142: À la prise de la Bastille, il entendit parler avec
-véhémence contre les meurtres qui ensanglantèrent cette journée
-vraiment belle, car ce fut peut-être la seule journée où le peuple se
-soit battu vraiment pour la liberté. Barnave dit avec humeur: «Eh! le
-sang qui a coulé est-il donc si pur?»]
-
-L'abbé Sieyès, dont Mirabeau avait dit: Je le tuerai par son propre
-silence... était un des hommes les plus remarquables de cette époque;
-fin, rusé, cauteleux, il avait le rare talent d'être, en apparence,
-l'homme de tous les partis; mais il ne fut jamais celui d'aucun, et
-toute sa finesse ne l'amena, pour clore sa vie politique, qu'à être un
-niais vis-à-vis de Bonaparte qui se joua de lui au 18 brumaire.
-
-Guadet, un des esprits les plus brillants de la Gironde, impétueux,
-bouillant dans l'attaque et ferme dans la défense, savait être l'homme
-parlementaire des temps de trouble, avec cette fermeté qui leur
-convient. Lié d'une amitié tendre avec Gensonné[143], aussi froid que
-son ami était ardent, leur liaison était peut-être d'autant plus
-intime qu'ils se ressemblaient peu. Guadet était orateur, tandis que
-Gensonné était logicien: aussi madame de Staël causait-elle davantage
-avec Guadet.
-
-[Note 143: Ils étaient tous deux des modèles à citer comme bons pères
-et bons maris; leur intérieur avait un parfum de bonheur qui touchait
-et attachait à eux.]
-
---Avant que Gensonné n'ait délibéré avec lui-même ce qu'il va vous
-répondre, disait-elle, on a oublié ce qu'on lui avait dit.
-
-J'ai vu un jour madame de Staël bien belle elle-même en faisant
-l'éloge de Vergniaud pour le défendre contre je ne sais plus quelle
-sotte, ou plutôt je le sais bien, mais je ne veux pas le dire, qui
-soutenait que les Girondins étaient des _scélérats imbéciles_...
-Madame de Staël fut sublime!... elle s'éleva au-dessus d'elle-même...
-mais ce fut surtout en parlant de Vergniaud!... Vergniaud, le plus
-brillant orateur de l'Assemblée Constituante!... il n'improvisait pas
-comme Guadet, mais son talent était bien beau; toutefois, madame de
-Staël ne le pouvait aimer. Il était égoïste et froid, et n'aimait pas
-les hommes; son égoïsme était de la nature de ceux qui devaient
-surtout déplaire à madame de Staël: elle était bonne, expansive,
-généreuse, et surtout une personne dévouée.
-
-Elle en donna des preuves en sauvant M. de Narbonne, lorsqu'il fut
-décrété d'accusation après le 10 août. Il fallait du courage pour le
-faire; mais elle en montra un remarquable et fut pour tous ses amis
-une amie sublime. M. de Narbonne était caché chez elle au moment où
-les officiers municipaux vinrent pour y faire une visite
-domiciliaire... le coeur battait à madame de Staël, qui, pendant tout
-le temps de la visite, affectant une liberté d'esprit bien loin
-d'elle, raillait les hommes chargés d'arrêter son ami, et voulait même
-les effrayer sur le danger auquel ils s'exposaient en violant l'hôtel
-d'un ambassadeur. C'est avec de telles paroles jetées à ces hommes
-d'une voix tremblante, le coeur palpitant, que madame de Staël parvint
-à les faire sortir de chez elle... Chaque fois qu'ils passaient, dans
-leurs recherches, auprès de la porte qui conduisait à la retraite de
-M. de Narbonne, alors elle redoublait de gaîté, et pourtant,
-disait-elle, je me sentais mourir!... M. de Narbonne fut sauvé, et dut
-la vie au courage de l'amie admirable qui exposait la sienne pour
-lui!... La retraite libératrice ne fut pas longtemps déserte; M. de
-Montesquiou y remplaça M. de Narbonne, et madame de Staël arracha à la
-mort deux victimes désignées par les bourreaux de septembre et d'août.
-
-C'est à cette époque que l'on reprochait à madame de Staël de tenir un
-bureau d'_esprit public_.
-
---Elle corrompt l'esprit public! disait aussi plus tard le premier
-consul... C'était une étrange manie que de répéter cette phrase...
-Hélas! à l'époque où nous sommes arrivés maintenant, il n'était plus
-question de corrompre: le mal était fait; tout était produit, et le
-génie de madame de Staël, au contraire, venait apparaître comme une
-lueur libératrice et bienveillante... Une femme avec son talent et sa
-bonté... que ne pouvait-elle opérer en bien! et en effet, que ne
-fit-elle pas!...
-
-Le Roi avait accepté la constitution; les Jacobins, les Cordeliers,
-toutes les sociétés populaires, étaient formés; Paris se trouvait
-transformé: plus de salon où se rencontraient les amis. Les intérêts
-de tout genre, une désunion entière, une agitation sourde, annonçaient
-l'orage, révélaient ce qui allait suivre. Déjà on pressentait la
-Convention...: les Genevois réfugiés, Clavières, Marat, Duroveray,
-tous avaient quitté l'Angleterre pour inonder la pauvre France au
-moment du paroxysme le plus terrible de sa révolution. La Gironde,
-déjà désignée par l'index sanglant de Robespierre et de Danton,
-faisait entendre le chant du cygne; Barbaroux, avec sa belle tête
-d'Apollon, son regard presque magique lorsqu'à la tribune il tonnait
-contre les monstres aux mains sanglantes, Barbaroux et tous ceux qui
-lui ressemblaient ne devaient attendre que malheur et proscription.
-
-Et cependant délicat, même dans l'attaque, Barbaroux ne fit jamais un
-discours qui pût affliger son antagoniste; sensible, généreux,
-brave... quelles belles qualités furent s'éteindre dans le creuset
-sanglant de Robespierre!... Ces souvenirs sont affreux!...
-
-C'est ainsi qu'on marchait vers 92, vers le 10 août!... Marat, qui
-déjà était à la tête d'une faction, et faisait plus de mal alors,
-peut-être, qu'il n'en fit ensuite, était regardé par madame de Staël
-comme une de ces apparitions fantastiques envoyées par le génie du
-mal. Elle racontait, ainsi que chacun le sait, comme personne. Voici
-une anecdote qu'elle nous dit un jour chez le maréchal Suchet, alors
-que celui-ci était encore garçon, et qu'il demeurait avec son frère,
-rue de la Ville-l'Évêque, dans l'hôtel qu'il n'a pas conservé depuis.
-C'était dans ces causeries intimes qu'elle était charmante, et surtout
-en racontant ce qu'elle avait vu à une époque si frappante et si vive
-d'émotions.
-
-On sait que Marat était effroyablement laid. Cette laideur était
-encore augmentée par une manière de se mettre tout-à-fait
-absurde.--Une femme de Marseille, que je ne nommerai pas, car elle est
-toujours vivante, avait un cousin en prison et voulait l'en faire
-sortir. Elle va chez Marat et lui demande une audience. Admise
-seulement dans une première pièce, elle est d'abord refusée; elle
-insiste, et Marat, entendant la voix d'une femme, vient lui-même la
-prier d'entrer dans son cabinet. Il la fait s'asseoir et se place près
-d'elle sur un sopha fort élégant, contrastant avec la toilette de
-Marat, qui, pour le dire en passant, était curieuse. Il portait une
-chemise fine, mais crasseuse, et qui avait au moins une semaine de
-service... Cette chemise était ouverte et laissait voir une poitrine
-velue et jaunissante; des ongles longs et noirs se dessinaient au bout
-de ses doigts, qu'ils faisaient paraître crochus... Ses pieds, sans
-bas, étaient dans des bottes mal cirées, et une culotte blanche
-complétait cette toilette bizarre, en si grande opposition avec
-l'élégance de la pièce où il se trouvait. Ce salon était meublé en
-fort beau damas bleu; des rideaux très-amples et relevés en
-draperies[144], un beau lustre, et de magnifiques vases en porcelaine
-remplis de fleurs naturelles très-rares pour la saison, composaient un
-ameublement bien étrange autour d'un tel homme.
-
-[Note 144: Il paraît positif que Marat, dans les différents
-appartements qu'il a occupés, avait cette recherche dans une partie de
-son logement; et celle-là n'était ouverte qu'à peu de monde.]
-
-La jeune Marseillaise était jolie. Marat s'assit à côté d'elle, prit
-sa main, la lui déganta, la baisa avec une sorte de respect et
-d'émotion; ensuite cet homme étrange demanda à la jeune femme ce
-qu'elle voulait de lui; elle le lui dit: Marat sourit, en la regardant
-avec une expression singulière.
-
---C'est que la jeune femme en avait bien peur, disait madame de Staël;
-et en vérité, d'après ce qu'elle m'a dit, je crois que la liberté du
-cousin aurait pu lui coûter cher. Mais heureusement que le monstre
-n'avait pas faim, et qu'il était dans un de ces moments de repos où sa
-nature atroce ne criait pas: _Sang et luxure!_ Et la pauvre enfant
-sortit pure de l'antre de la bête féroce!...--Le soir même, la jeune
-femme reçut la mise en liberté de son cousin... Cette mise en liberté
-envoyée par l'ami du peuple lui fut remise par une personne pour
-laquelle Marat demandait un service au mari de la jeune Marseillaise.
-
-Mais quelle étude à faire, disait madame de Staël, que cet homme
-méditant le massacre de la moitié de la France et grandissant chaque
-jour dans son impudence sanguinaire et son impureté physique et
-morale!... Il se vautrait dans sa bauge d'où il lançait sur la France
-mort et malheurs... Et ce fut une femme qui seule eut le courage de
-frapper le monstre!... C'est un type d'une étrange espèce... C'est
-ainsi qu'il nous a conduits au 10 août et au 2 septembre.
-
-Quelque courageuse que fût madame de Staël, elle pouvait rarement
-parler de cette journée de septembre sans frissonner à son souvenir...
-
-M. de Narbonne était en sûreté: c'était un grand point pour madame de
-Staël. Le docteur Bolmann, le même qui, depuis, voulut sauver M. de
-Lafayette lorsqu'il était dans les prisons d'Autriche, le docteur
-Bolmann, Hanovrien, homme de cette nature d'élite qui devient plus
-généreuse devant le péril, avait sauvé M. de Narbonne: il était à
-Londres.--De tous les amis de madame de Staël, c'était peut-être alors
-un des plus précieux pour elle. Mais, je l'ai dit plus haut, M. l'abbé
-de Montesquiou avait remplacé M. de Narbonne dans la retraite
-hospitalière. Il fallait le sauver aussi! et comment le faire au
-moment d'une tempête comme celle qui était suspendue sur Paris?
-C'était le 31 août 1792!...
-
-Madame de Staël, ayant obtenu des passe-ports pour la Suisse, faisait
-ses préparatifs de départ, et se disposait à emmener avec elle l'abbé
-de Montesquiou comme un des hommes de sa livrée, lorsqu'on vint lui
-annoncer que deux autres de ses amis, M. de Jaucourt et M. de
-Lally-Tollendal, venaient d'être arrêtés et mis à l'Abbaye...
-
-On ignorait la tragédie que les monstres devaient jouer les jours
-suivants. Mais une vapeur sinistre enveloppait Paris, et tout malheur
-ordinaire dans un autre temps devenait menaçant au bruit de l'orage
-qui grondait déjà sourdement sur nos têtes.
-
---Ah! s'écria la généreuse femme, en se tordant les mains et marchant
-à grands pas dans l'appartement, comment les sauver?...
-
-Tout-à-coup elle se rappelle que Manuel vient de publier des lettres
-de Mirabeau, avec une préface de lui. Il s'occupait aussi de
-littérature... «Il avait, disait madame de Staël, la bonne volonté de
-montrer de l'esprit...» Elle lui écrit aussitôt pour lui demander une
-audience. Manuel était alors syndic de cette terrible commune de
-Paris, sanguinaire souveraine dont la puissance éphémère devait
-marquer son passage par des ruisseaux de sang!
-
-Manuel indiqua sept heures du matin à madame de Staël, alors
-ambassadrice de Suède. L'heure était matinale, mais madame de Staël
-n'y fit aucune attention. Manuel n'était pas levé... En l'attendant,
-madame de Staël remarqua le propre portrait de Manuel dans son
-cabinet.
-
---Il est vain, se dit-elle; il doit être facile à prendre par la
-louange.--Il entra dans ce moment dans le cabinet et fut parfaitement
-poli et homme du monde; madame de Staël lui parla de la position
-fâcheuse et même terrible de ses amis...
-
---Votre position est précaire, lui dit-elle: ne connaissez-vous pas la
-faveur populaire? aujourd'hui sur le trône, demain aux Gémonies...
-Sauvez M. de Lally et M. de Jaucourt, et réservez-vous un appui.
-
-Manuel était un homme passionné, mais susceptible aussi de bons
-sentiments, et même de sentiments honnêtes... Il comprit madame de
-Staël.
-
---Je ferai ce que je pourrai, lui dit-il... Et le 1er septembre au
-matin il lui écrivit que Condorcet avait fait sortir M. de Lally[145],
-et qu'à la prière de madame de Staël il venait de faire mettre M. de
-Jaucourt en liberté.
-
-[Note 145: Ce qui fit sortir M. de Lally-Tollendal de l'Abbaye au
-moment où les assassins allaient y porter la mort, fut sa noble
-défense en faveur d'un de ses compagnons d'infortune; le courage qu'il
-témoigna désarma les monstres. Tant il est vrai que tout ce qui est
-grand frappe toujours juste!]
-
-Tranquille sur le sort de ses deux amis, madame de Staël put alors
-organiser la fuite de l'abbé de Montesquiou; il devait revêtir l'habit
-d'un de ses gens, sortir de Paris avant elle, et l'attendre hors de la
-barrière de Charenton, derrière une haie, jusqu'au moment où elle
-passerait.
-
-Elle devait partir le 2 septembre au matin.
-
-La prise de Longwy et de Verdun venait d'être annoncée, et le peuple
-était dans une telle agitation, que les plus affreux malheurs étaient
-à redouter. Madame de Staël, émue, agitée dans la nuit qui précédait
-son départ, se levait par intervalles, car elle ne pouvait dormir...
-Tout-à-coup elle entend sonner le tocsin!... C'était un horrible
-son... et le 10 août était trop près pour que le souvenir des heures
-cruelles de cette journée fût effacé.--Madame de Staël réunit tous les
-moyens de sûreté qu'elle avait préparés; ils étaient nombreux, et elle
-persista à partir, quoi qu'on pût lui dire.
-
-Le matin venu, madame de Staël rassemble toutes ses forces, voit
-partir l'abbé de Montesquiou pour l'endroit où il doit l'attendre, et
-ordonne à ses gens de se mettre en grande livrée. Elle fit mettre six
-chevaux à sa voiture, et dans cet extraordinaire gala, elle sortit de
-son hôtel pour traverser Paris, croyant imposer au peuple par sa
-magnificence; mais elle se trompa.--C'était mal vu, car frapper
-non-seulement l'attention du peuple, mais réveiller son attention
-envieuse et haineuse, c'était une maladresse.
-
-Il y parut bientôt... À peine la voiture de madame de Staël fut-elle
-en marche, qu'une foule de femmes, vieilles mégères, aussi cruelles
-que hideuses dans ces jours de sang et de deuil, l'entourèrent en
-criant qu'elle emportait l'or de la nation. Aux cris de ces furies
-accourut tout le peuple du quartier. Ils se jetèrent sur les
-postillons, en criant qu'il fallait que l'on conduisît la voiture _et
-la femme_ à l'assemblée de la section... ce qui fut exécuté. Madame de
-Staël descendit de voiture, et eut la présence d'esprit de dire au
-domestique de l'abbé de Montesquiou d'aller avertir son maître...
-
---Vous êtes accusée d'emmener avec vous des proscrits, lui dit le
-président...
-
-On examina les domestiques. Il s'en trouva un de moins: c'était celui
-qu'avait renvoyé madame de Staël, pour mettre en sa place l'abbé de
-Montesquiou...
-
---Il faut que vous alliez à la commune, dit le président. Et en effet
-elle y fut conduite.
-
-Elle mit plus de trois heures à se rendre du faubourg Saint-Germain à
-l'Hôtel-de-Ville. Sa voiture allait au pas au travers d'une foule ivre
-de rage encore plus que de vin, et dont la fureur redoublait en voyant
-une grande dame dans une voiture armoriée et une riche livrée. Madame
-de Staël, réellement effrayée, s'adressa plusieurs fois aux gendarmes
-qui devaient la protéger; mais ils ne lui répondaient que par des
-menaces. Enfin, il était temps qu'elle arrivât, lorsque sa voiture
-atteignit le perron de l'Hôtel-de-Ville... Elle descendit de voiture
-au milieu d'une foule encore plus menaçante que celle qu'elle avait
-traversée... Elle était grosse cependant; mais cette situation si
-intéressante, même parmi les sauvages, ne fut chez des Français qu'une
-raison d'indécentes railleries... et ne les désarma pas...
-
-En montant, elle se trouva sous une voûte de piques...: comme elle
-était à moitié de l'escalier, un homme ivre dirigea le bout de la
-sienne contre le sein de madame de Staël; le gendarme qui
-l'accompagnait plus spécialement détourna le coup avec son sabre... Si
-elle était tombée en ce moment, c'était fait d'elle...
-
-La commune était présidée ce jour-là par Robespierre, ayant pour
-adjoints Billaud-Varennes et Collot-d'Herbois... Le bureau qui leur
-servait étant plus élevé, il fut possible de la placer à côté de ces
-hommes, et là du moins elle put respirer!... Là, à côté de Robespierre
-et de Collot-d'Herbois!... oh! il devait y avoir une odeur de sang
-dans cet air qu'on respirait près d'eux!...
-
-C'est ici le lieu de placer un trait de rusticité égoïste digne d'être
-connu. On avait arrêté, en même temps que madame de Staël, le bailli
-de Virieu, envoyé de Parme... Comme elle reprenait ses sens, voilà cet
-homme qui se lève et déclare, avec toute la poltronnerie possible,
-qu'il ne connaît pas madame la baronne de Staël... En ce moment,
-Manuel arriva; il fut un peu surpris de trouver dans cet horrible
-lieu, et un tel jour, une femme comme madame de Staël... Son premier
-soin fut de répondre d'elle et de s'établir sa caution. Alors il la
-prit sous le bras et l'emmena dans son cabinet, où il l'enferma avec
-sa femme de chambre.
-
-Pendant six heures elle demeura dans ce cabinet, ne pouvant appeler,
-ne l'osant pas!... mourant de soif, de faim, mais surtout
-d'inquiétude: le bruit du tocsin, les cris des victimes, les
-hurlements des meurtriers, le tumulte du massacre, tout parvenait
-jusqu'à elle d'une manière confuse, et lui donnait un mortel effroi...
-Hélas! il était fondé! pendant ce temps on massacrait à l'Abbaye!... À
-de fréquents intervalles, des groupes d'assassins revenaient de
-l'Abbaye et de la Force, les bras nus et sanglants, et poussant des
-cris de cannibales.
-
-La voiture toute chargée de madame de Staël, gardée seulement par
-quelques domestiques, était demeurée au milieu du peuple, qui se
-disposait à la piller. Aucune force humaine ne la pouvait sauver,
-lorsque, de la fenêtre du cabinet de Manuel où elle était, madame de
-Staël vit tout-à-coup un grand homme en habit de garde national
-s'élancer sur le siége, et de là ordonner au peuple de ne toucher à
-aucune chose appartenant à l'ambassadrice de Suède. Cette lutte,
-très-vive et soutenue, dura plus de deux heures... Le soir, cet homme
-entra avec Manuel dans la chambre où on l'avait enfermée. Il avait été
-témoin des approvisionnements de blé donnés par M. Necker, et le
-souvenir de ces choses fut pour cet homme un motif de défendre la
-fille de celui qui avait nourri le peuple.
-
-Lorsque Manuel entra dans la chambre, il était vivement ému...
-
---Ah! s'écria-t-il, combien je suis heureux d'avoir mis vos deux amis
-en liberté!
-
-Il était pâle et tremblait fortement... Quoique le jour fût presque
-tombé, madame de Staël put distinguer le bouleversement de ses
-traits... Hélas! on égorgeait alors des vieillards et des femmes!...
-
-Lorsqu'il fut nuit, Manuel ramena madame de Staël chez elle. Les
-réverbères n'étaient pas allumés, les rues étaient sombres et
-désertes... le massacre planait sur Paris... Quelle journée!... quelle
-nuit!... quelle époque, grand Dieu!...
-
-Le lendemain, Tallien vint chez madame de Staël, et lui dit qu'un
-gendarme l'accompagnerait jusqu'à la frontière, et que, quant à lui,
-il aurait l'honneur de la suivre jusqu'à la barrière pour veiller à sa
-sûreté... Il y avait plusieurs personnes dans la chambre de madame de
-Staël qui pouvaient être compromises si l'autorité avait connu leurs
-noms... Madame de Staël demanda à Tallien de ne les pas nommer.--Il
-donna sa parole de garder le silence, et il l'a tenue. Honneur à
-lui!... Cette conduite était rare dans ces jours d'affreuse
-mémoire!... Madame de Staël partit enfin et traversa Paris au milieu
-des hordes d'assassins, qui donnaient la mort à tant de victimes
-innocentes, et frappaient avec joie sur le prêtre, le vieillard, la
-femme et l'enfant!... Arrivée à la barrière, elle se sépara de Tallien
-pour aller chercher une terre plus amie où elle pût enfin trouver le
-repos... et lui... rentra dans Paris... pour aller de nouveau
-distribuer des poignards et ranimer le courage des bourreaux fatigués
-en leur désignant de nouvelles victimes.
-
-
-FIN DU TOME DEUXIÈME.
-
-
-
-
-TABLE
-
-DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE DEUXIÈME VOLUME.
-
-
- Pages.
-
- Salon de madame Roland. 1
-
- Salon de madame de Brienne et du cardinal de Loménie. 67
-
- Salon de madame la duchesse de Chartres, au Palais-Royal. 109
-
- Salon de madame la comtesse de Genlis. 163
-
- Salon du marquis de Condorcet. 201
-
- Salon de madame la comtesse de Custine (femme du général). 239
-
- L'atelier de madame de Montesson, à Bièvre. 323
-
- Salon de madame de Staël, ambassadrice de Suède. 359
-
-
-PARIS.--IMPRIMERIE DE CASIMIR, RUE DE LA VIEILLE-MONNAIE, Nº 12.
-
-
-[Notes au lecteur de ce fichier numérique:
-
-Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
-corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée.
-
-Les lettres supérieures unusuelles sont entourées de parenthèses.]
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Histoire des salons de Paris (Tome 2/6), by
-Laure Junot
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DES SALONS DE PARIS ***
-
-***** This file should be named 41121-8.txt or 41121-8.zip *****
-This and all associated files of various formats will be found in:
- http://www.gutenberg.org/4/1/1/2/41121/
-
-Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
-the Online Distributed Proofreading Team at
-http://www.pgdp.net (This file was produced from images
-generously made available by the Bibliothèque nationale
-de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
-
-
-Updated editions will replace the previous one--the old editions
-will be renamed.
-
-Creating the works from public domain print editions means that no
-one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
-(and you!) can copy and distribute it in the United States without
-permission and without paying copyright royalties. Special rules,
-set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
-copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
-protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
-Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
-charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
-do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
-rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
-such as creation of derivative works, reports, performances and
-research. They may be modified and printed and given away--you may do
-practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
-subject to the trademark license, especially commercial
-redistribution.
-
-
-
-*** START: FULL LICENSE ***
-
-THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
-PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
-
-To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
-distribution of electronic works, by using or distributing this work
-(or any other work associated in any way with the phrase "Project
-Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
-Gutenberg-tm License available with this file or online at
- www.gutenberg.org/license.
-
-
-Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
-electronic works
-
-1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
-electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
-and accept all the terms of this license and intellectual property
-(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
-the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
-all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
-If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
-Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
-terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
-entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
-
-1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
-used on or associated in any way with an electronic work by people who
-agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
-and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
-works. See paragraph 1.E below.
-
-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
-or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
-Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
-collection are in the public domain in the United States. If an
-individual work is in the public domain in the United States and you are
-located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
-copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
-works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
-are removed. Of course, we hope that you will support the Project
-Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
-freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
-this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
-the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
-keeping this work in the same format with its attached full Project
-Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
-
-1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
-what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
-a constant state of change. If you are outside the United States, check
-the laws of your country in addition to the terms of this agreement
-before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
-creating derivative works based on this work or any other Project
-Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
-the copyright status of any work in any country outside the United
-States.
-
-1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
-
-1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
-access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
-whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
-phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
-Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
-copied or distributed:
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org
-
-1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
-from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
-posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
-and distributed to anyone in the United States without paying any fees
-or charges. If you are redistributing or providing access to a work
-with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
-work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
-through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
-Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
-1.E.9.
-
-1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
-terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
-to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
-permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
-
-1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
-License terms from this work, or any files containing a part of this
-work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
-
-1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
-electronic work, or any part of this electronic work, without
-prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
-active links or immediate access to the full terms of the Project
-Gutenberg-tm License.
-
-1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
-compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
-word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
-distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
-"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
-posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
-you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
-copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
-request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
-form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
-License as specified in paragraph 1.E.1.
-
-1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
-performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
-unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
-access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
-that
-
-- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
- the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
- you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
- owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
- has agreed to donate royalties under this paragraph to the
- Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
- must be paid within 60 days following each date on which you
- prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
- returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
- sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
- address specified in Section 4, "Information about donations to
- the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
-
-- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
- you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
- does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
- License. You must require such a user to return or
- destroy all copies of the works possessed in a physical medium
- and discontinue all use of and all access to other copies of
- Project Gutenberg-tm works.
-
-- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
- money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
- electronic work is discovered and reported to you within 90 days
- of receipt of the work.
-
-- You comply with all other terms of this agreement for free
- distribution of Project Gutenberg-tm works.
-
-1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
-electronic work or group of works on different terms than are set
-forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
-both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
-Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
-Foundation as set forth in Section 3 below.
-
-1.F.
-
-1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
-effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
-public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
-collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
-works, and the medium on which they may be stored, may contain
-"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
-corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
-property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
-computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
-your equipment.
-
-1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
-of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
-Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
-Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
-liability to you for damages, costs and expenses, including legal
-fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
-LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
-PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
-TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
-LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
-INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
-DAMAGE.
-
-1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
-defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
-receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
-written explanation to the person you received the work from. If you
-received the work on a physical medium, you must return the medium with
-your written explanation. The person or entity that provided you with
-the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
-refund. If you received the work electronically, the person or entity
-providing it to you may choose to give you a second opportunity to
-receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
-is also defective, you may demand a refund in writing without further
-opportunities to fix the problem.
-
-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
-WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
-WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-
-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
-If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
-law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
-interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
-the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
-provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
-
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
-with this agreement, and any volunteers associated with the production,
-promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
-harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
-that arise directly or indirectly from any of the following which you do
-or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
-work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
-Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
-
-
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of computers
-including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
-because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
-people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
-and the Foundation information page at www.gutenberg.org
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
-Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
-permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
-Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
-throughout numerous locations. Its business office is located at 809
-North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email
-contact links and up to date contact information can be found at the
-Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact
-
-For additional contact information:
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To
-SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
-particular state visit www.gutenberg.org/donate
-
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-
-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations.
-To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
-works.
-
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
-concept of a library of electronic works that could be freely shared
-with anyone. For forty years, he produced and distributed Project
-Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
-unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
-keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
-
-Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
-
- www.gutenberg.org
-
-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
diff --git a/41121-8.zip b/41121-8.zip
deleted file mode 100644
index 5876007..0000000
--- a/41121-8.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/41121-h.zip b/41121-h.zip
deleted file mode 100644
index e0615f8..0000000
--- a/41121-h.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/41121-h/41121-h.htm b/41121-h/41121-h.htm
index 95ecb8b..53c4020 100644
--- a/41121-h/41121-h.htm
+++ b/41121-h/41121-h.htm
@@ -1,7 +1,7 @@
<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN">
<html lang="fr"><head>
-<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html; charset=ISO-8859-1">
-<title>The Project Gutenberg e-Book of Histoire des Salons de Paris (Tome 2); Author: Duchesse d'Abrantès.</title>
+<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html; charset=UTF-8">
+<title>The Project Gutenberg e-Book of Histoire des Salons de Paris (Tome 2); Author: Duchesse d'Abrantès.</title>
<style type="text/css">
<!--
@@ -52,68 +52,26 @@ p {text-indent: 1em;}
</head>
<body>
-
-
-<pre>
-
-Project Gutenberg's Histoire des salons de Paris (Tome 2/6), by Laure Junot
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org
-
-
-Title: Histoire des salons de Paris (Tome 2/6)
- Tableaux et portraits du grand monde sous Louis XVI, Le
- Directoire, le Consulat et l'Empire, la Restauration et
- le règne de Louis-Philippe Ier
-
-Author: Laure Junot
-
-Release Date: October 21, 2012 [EBook #41121]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DES SALONS DE PARIS ***
-
-
-
-
-Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
-the Online Distributed Proofreading Team at
-http://www.pgdp.net (This file was produced from images
-generously made available by the Bibliothèque nationale
-de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
+<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 41121 ***</div>
<h1><span class="smaller">HISTOIRE</span><br>
<span class="small">DES</span><br>
SALONS DE PARIS</h1>
-<p class="center p2">TOME DEUXIÈME.</p>
+<p class="center p2">TOME DEUXIÈME.</p>
<div class="p4 center smaller">
<p>L'HISTOIRE DES SALONS DE PARIS</p>
<p>FORMERA 6 VOL. IN-8<sup>o</sup>,</p>
-<p>Qui paraîtront par livraisons de deux volumes.</p>
+<p>Qui paraîtront par livraisons de deux volumes.</p>
-<p>La 2<sup>e</sup> paraîtra le 15 octobre;<br>
- La 3<sup>e</sup> paraîtra le 15 décembre.</p>
+<p>La 2<sup>e</sup> paraîtra le 15 octobre;<br>
+ La 3<sup>e</sup> paraîtra le 15 décembre.</p>
-<p>Les souscripteurs, chez l'éditeur, recevront franco l'ouvrage<br>
- le jour même de la mise en vente.</p>
+<p>Les souscripteurs, chez l'éditeur, recevront franco l'ouvrage<br>
+ le jour même de la mise en vente.</p>
</div>
<p class="p4 center smaller">
@@ -128,1317 +86,1317 @@ de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
DU GRAND MONDE,<br>
<span class="smaller">SOUS LOUIS XVI, LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE,<br>
LA RESTAURATION,<br>
- ET LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE I<sup>er</sup>.</span></p>
+ ET LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE I<sup>er</sup>.</span></p>
<p class="center"><span class="small">par</span><br>
- LA DUCHESSE D'ABRANTÈS.</p>
+ LA DUCHESSE D'ABRANTÈS.</p>
-<p class="center p2">TOME DEUXIÈME.</p>
+<p class="center p2">TOME DEUXIÈME.</p>
<a id="img001" name="img001"></a>
<div class="figcenter">
-<img src="images/img001.jpg" alt="Enseigne de l'éditeur." title="" height="175" width="150">
+<img src="images/img001.jpg" alt="Enseigne de l'éditeur." title="" height="175" width="150">
</div>
-<p class="p2 center smaller">À PARIS<br>
+<p class="p2 center smaller">À PARIS<br>
CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE<br>
-<span class="smaller">DE S. A. R. M. LE DUC D'ORLÉANS,<br>
+<span class="smaller">DE S. A. R. M. LE DUC D'ORLÉANS,<br>
PLACE DU PALAIS-ROYAL.<br>
M DCCC XXXVII.</span></p>
<h2><span class="pagenum"><a id="page1" name="page1"></a>(p. 1)</span> SALON DE MADAME ROLAND.</h2>
-<p>De tous les crimes commis pendant cette époque de folie nommée la
+<p>De tous les crimes commis pendant cette époque de folie nommée la
Terreur, celui de la condamnation et de la mort de madame Roland est
-sans contredit le plus atroce, parce qu'il n'est justifié par aucune
-de ces raisons, même absurdes, que donnaient alors pour motif et pour
-but tous les bourreaux qui décimaient la France. Madame Roland n'était
-pas noble, elle n'était pas riche, elle n'était pas enfin marquée du
-sceau réprobateur qui faisait fuir la mort jusque sous les haillons du
-mendiant ou la casaque du forçat libéré! Quelle était donc la cause de
-sa proscription? Son génie. En voyant une femme tellement supérieure
-parler de la liberté au nom de la vertu, et de la vertu au nom de la
-<span class="pagenum"><a id="page2" name="page2"></a>(p. 2)</span> liberté, les monstres dont les mains rouges de sang pouvaient à
-peine soulever le gouvernail du vaisseau de l'État comprirent qu'un
-orateur comme madame Roland, montrant la liberté comme elle était dans
-son âme, belle, pure et vierge de tout crime, enseignerait à la France
-que le comité de salut public n'adorait que de faux dieux, ne
-sacrifiait qu'à de fausses idoles, dont le culte sanguinaire faisait
+sans contredit le plus atroce, parce qu'il n'est justifié par aucune
+de ces raisons, même absurdes, que donnaient alors pour motif et pour
+but tous les bourreaux qui décimaient la France. Madame Roland n'était
+pas noble, elle n'était pas riche, elle n'était pas enfin marquée du
+sceau réprobateur qui faisait fuir la mort jusque sous les haillons du
+mendiant ou la casaque du forçat libéré! Quelle était donc la cause de
+sa proscription? Son génie. En voyant une femme tellement supérieure
+parler de la liberté au nom de la vertu, et de la vertu au nom de la
+<span class="pagenum"><a id="page2" name="page2"></a>(p. 2)</span> liberté, les monstres dont les mains rouges de sang pouvaient à
+peine soulever le gouvernail du vaisseau de l'État comprirent qu'un
+orateur comme madame Roland, montrant la liberté comme elle était dans
+son âme, belle, pure et vierge de tout crime, enseignerait à la France
+que le comité de salut public n'adorait que de faux dieux, ne
+sacrifiait qu'à de fausses idoles, dont le culte sanguinaire faisait
reculer tout ce qui portait le nom d'humain.</p>
-<p>Pénétrée de la sainteté de sa mission, madame Roland voulait la
-remplir religieusement... Elle voulait que sa voix proclamât la
-liberté, que son cri fût unanime, que son culte fût vénéré. S&oelig;ur de
-la Gironde, elle avait une âme grande et forte comme les hommes de
-cette faction, la seule qui soit sortie pure des épreuves du martyre
-et qui ait confessé la vraie liberté sur les marches de l'échafaud.</p>
+<p>Pénétrée de la sainteté de sa mission, madame Roland voulait la
+remplir religieusement... Elle voulait que sa voix proclamât la
+liberté, que son cri fût unanime, que son culte fût vénéré. S&oelig;ur de
+la Gironde, elle avait une âme grande et forte comme les hommes de
+cette faction, la seule qui soit sortie pure des épreuves du martyre
+et qui ait confessé la vraie liberté sur les marches de l'échafaud.</p>
-<p>Madame Roland n'aura jamais un panégyriste digne d'elle, car il
-faudrait un Plutarque à cette femme! Comment trouver des mots pour
+<p>Madame Roland n'aura jamais un panégyriste digne d'elle, car il
+faudrait un Plutarque à cette femme! Comment trouver des mots pour
rendre ce qu'elle inspire? On la respecte, on l'aime, on la plaint, on
l'envie quelquefois, lorsque, grande et belle devant ses juges, elle
-devient radieuse de toute la lumière que répand autour d'elle le
-génie triomphant du crime à la fois stupide et sanguinaire <span class="pagenum"><a id="page3" name="page3"></a>(p. 3)</span> des
-tigres qui osaient se former en tribunal et rendre des arrêts!...</p>
+devient radieuse de toute la lumière que répand autour d'elle le
+génie triomphant du crime à la fois stupide et sanguinaire <span class="pagenum"><a id="page3" name="page3"></a>(p. 3)</span> des
+tigres qui osaient se former en tribunal et rendre des arrêts!...</p>
-<p>Son talent, comme tout ce qui est vrai, avait des inégalités; mais
-elles n'étaient jamais évidentes que comme preuve nouvelle de ce même
-talent obéissant aux impressions que recevait une âme forte à cette
-époque où chaque heure du jour voyait naître un événement qui
-confondait la raison ou révoltait le c&oelig;ur.</p>
+<p>Son talent, comme tout ce qui est vrai, avait des inégalités; mais
+elles n'étaient jamais évidentes que comme preuve nouvelle de ce même
+talent obéissant aux impressions que recevait une âme forte à cette
+époque où chaque heure du jour voyait naître un événement qui
+confondait la raison ou révoltait le c&oelig;ur.</p>
<p>Pour parler de madame Roland comme je veux le faire, comme <i>je sens</i>
-que je puis le faire, il me faut faire connaître cette femme depuis le
-moment où <i>elle-même</i> s'est révélée <i>à elle-même</i>. C'est dans cette
-âme pieuse, dans cette vie pure, puissante dans la volonté du bien,
+que je puis le faire, il me faut faire connaître cette femme depuis le
+moment où <i>elle-même</i> s'est révélée <i>à elle-même</i>. C'est dans cette
+âme pieuse, dans cette vie pure, puissante dans la volonté du bien,
puissante dans la haine de l'oppression, qu'il faut faire une belle
-étude d'un être humain, et voir ce qu'il peut être avant que la
-volonté du monde ne l'ait fait errer dans la route des grandes
+étude d'un être humain, et voir ce qu'il peut être avant que la
+volonté du monde ne l'ait fait errer dans la route des grandes
actions.</p>
-<p>Madame Roland mourut assassinée à trente-huit ans... Elle était encore
-bien jeune pour mourir!... elle si forte de corps et d'âme! si
-puissante contre le crime, qui s'élevait alors, de la fange où il
-rampait, comme une hydre aux mille têtes, pour tout envahir, tout
-dévorer! et cette femme s'avançait à lui fière et courageuse pour le
+<p>Madame Roland mourut assassinée à trente-huit ans... Elle était encore
+bien jeune pour mourir!... elle si forte de corps et d'âme! si
+puissante contre le crime, qui s'élevait alors, de la fange où il
+rampait, comme une hydre aux mille têtes, pour tout envahir, tout
+dévorer! et cette femme s'avançait à lui fière et courageuse pour le
combattre! Oh! c'est alors qu'on la respecte!... Et c'est une femme
-<span class="pagenum"><a id="page4" name="page4"></a>(p. 4)</span> comme madame Roland, une sainte martyre de la liberté, que le
-<i>Moniteur</i> ose associer à Olympe de Gouges<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Go to footnote 1"><span class="smaller">[1]</span></a>!</p>
+<span class="pagenum"><a id="page4" name="page4"></a>(p. 4)</span> comme madame Roland, une sainte martyre de la liberté, que le
+<i>Moniteur</i> ose associer à Olympe de Gouges<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Go to footnote 1"><span class="smaller">[1]</span></a>!</p>
-<p>M. Phlipon, père de madame Roland, était graveur à Paris. Elle-même y
-est née en 1754, et fut l'objet constant des soins de sa mère, pour
+<p>M. Phlipon, père de madame Roland, était graveur à Paris. Elle-même y
+est née en 1754, et fut l'objet constant des soins de sa mère, pour
qui elle avait non pas une tendresse filiale, mais un de ces
-sentiments passionnés qui longtemps isolent de tout ce qui nous reste
-à donner de notre âme. Ce qu'elle dit de ce sentiment est suffisant
-pour donner d'elle une idée qui la classe tout de suite à part des
+sentiments passionnés qui longtemps isolent de tout ce qui nous reste
+à donner de notre âme. Ce qu'elle dit de ce sentiment est suffisant
+pour donner d'elle une idée qui la classe tout de suite à part des
autres femmes. Quand on aime ainsi, on a bien des forces pour le reste
de la vie, et bien du charme pour l'embellir! Aussi trouvait-on dans
-madame Roland un caractère doux, un c&oelig;ur aimant, mais une âme
-forte, un esprit droit, un jugement éclairé naturellement et sans
-l'étude; voilà ce qu'elle était à dix-huit ans lorsqu'elle perdit sa
-mère.</p>
-
-<p>Il est remarquable de suivre dans leur vie intime, matérielle et
-intellectuelle tout à la fois, les êtres qui ont rempli un grand rôle
-sur le théâtre du monde. Il semble que dans les moments où l'âme doit
-s'oublier pour être tout entière <span class="pagenum"><a id="page5" name="page5"></a>(p. 5)</span> à l'humaine nature, on doit
-découvrir des nuances qui changeront la couleur sous laquelle on voit
-le personnage qu'on étudie. Madame Roland provoque elle-même cette
-étude. Elle raconte ses années d'enfance, ses rêves, ses souhaits, ses
-désirs de jeune fille, son désir de travail, son occupation constante
-et l'emploi de son temps toujours bien rempli. C'est avec la même
+madame Roland un caractère doux, un c&oelig;ur aimant, mais une âme
+forte, un esprit droit, un jugement éclairé naturellement et sans
+l'étude; voilà ce qu'elle était à dix-huit ans lorsqu'elle perdit sa
+mère.</p>
+
+<p>Il est remarquable de suivre dans leur vie intime, matérielle et
+intellectuelle tout à la fois, les êtres qui ont rempli un grand rôle
+sur le théâtre du monde. Il semble que dans les moments où l'âme doit
+s'oublier pour être tout entière <span class="pagenum"><a id="page5" name="page5"></a>(p. 5)</span> à l'humaine nature, on doit
+découvrir des nuances qui changeront la couleur sous laquelle on voit
+le personnage qu'on étudie. Madame Roland provoque elle-même cette
+étude. Elle raconte ses années d'enfance, ses rêves, ses souhaits, ses
+désirs de jeune fille, son désir de travail, son occupation constante
+et l'emploi de son temps toujours bien rempli. C'est avec la même
candeur qu'elle raconte comment la jeune fille qui dessinait, gravait,
-s'occupait de mathématiques, cette même jeune fille, du moment où sa
-mère était malade, passait tout son temps auprès d'elle... et lorsque
-dans un moment pressant la cuisinière de la famille était trop
-occupée, elle descendait paisiblement, sans nul embarras, chercher une
-<i>poignée de persil chez la fruitière du coin</i><a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Go to footnote 2"><span class="smaller">[2]</span></a>, parlant à tout le
-monde, et tout le monde aussi charmé de voir cette jeune et belle
+s'occupait de mathématiques, cette même jeune fille, du moment où sa
+mère était malade, passait tout son temps auprès d'elle... et lorsque
+dans un moment pressant la cuisinière de la famille était trop
+occupée, elle descendait paisiblement, sans nul embarras, chercher une
+<i>poignée de persil chez la fruitière du coin</i><a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Go to footnote 2"><span class="smaller">[2]</span></a>, parlant à tout le
+monde, et tout le monde aussi charmé de voir cette jeune et belle
fille, souriante et gracieuse, remplir, sans montrer le chagrin d'une
-vanité blessée, l'emploi d'une servante: tant il est vrai qu'on fait
-soi-même la position dans laquelle on se trouve.</p>
-
-<p>L'intérieur de madame Phlipon n'était pas heureux. On voit, lorsque
-madame Roland parle de cet intérieur et de sa mère, que le bonheur
-leur était refusé par celui qui devait le leur donner. Sa pudeur
-<span class="pagenum"><a id="page6" name="page6"></a>(p. 6)</span> filiale est remarquable à cet égard; là, comme en tout, elle
-est toujours à sa place, toujours convenable. Sa mère mourut. La
-douleur déchirante de Marie ne se peut décrire. Après l'avoir entendue
-elle-même, il faut se taire<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Go to footnote 3"><span class="smaller">[3]</span></a>!</p>
-
-<p>...Après cette mort, lorsqu'elle put revenir dans la maison où n'était
+vanité blessée, l'emploi d'une servante: tant il est vrai qu'on fait
+soi-même la position dans laquelle on se trouve.</p>
+
+<p>L'intérieur de madame Phlipon n'était pas heureux. On voit, lorsque
+madame Roland parle de cet intérieur et de sa mère, que le bonheur
+leur était refusé par celui qui devait le leur donner. Sa pudeur
+<span class="pagenum"><a id="page6" name="page6"></a>(p. 6)</span> filiale est remarquable à cet égard; là, comme en tout, elle
+est toujours à sa place, toujours convenable. Sa mère mourut. La
+douleur déchirante de Marie ne se peut décrire. Après l'avoir entendue
+elle-même, il faut se taire<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Go to footnote 3"><span class="smaller">[3]</span></a>!</p>
+
+<p>...Après cette mort, lorsqu'elle put revenir dans la maison où n'était
plus celle qui lui faisait aimer la vie, elle se chargea des soins du
-ménage de son père, et remplaça sa mère. Mais elle était triste,
-triste à <span class="smcap">MOURIR</span>, si l'on ne venait au-devant d'une mélancolie qui déjà
-faisait des progrès et même des ravages profonds.</p>
+ménage de son père, et remplaça sa mère. Mais elle était triste,
+triste à <span class="smcap">MOURIR</span>, si l'on ne venait au-devant d'une mélancolie qui déjà
+faisait des progrès et même des ravages profonds.</p>
-<p>Elle n'était pas d'une beauté frappante, mais elle était belle: un
+<p>Elle n'était pas d'une beauté frappante, mais elle était belle: un
visage d'une forme parfaite, de grands yeux noirs d'une coupe et d'une
-expression qui révélait toute son âme; et quelle âme!... Sa taille
-avait de l'élégance, elle était grande et faite à merveille; et cette
-âme républicaine dans un corps pétri de grâces lui donnait un charme
-nouveau. J'ai dit que ses yeux étaient beaux; mais ils avaient quelque
+expression qui révélait toute son âme; et quelle âme!... Sa taille
+avait de l'élégance, elle était grande et faite à merveille; et cette
+âme républicaine dans un corps pétri de grâces lui donnait un charme
+nouveau. J'ai dit que ses yeux étaient beaux; mais ils avaient quelque
chose de plus beau que les yeux des femmes ordinaires... Son regard
-était à la fois doux, fier et attachant. Son <span class="pagenum"><a id="page7" name="page7"></a>(p. 7)</span> langage était
-lui-même un charme, surtout lorsqu'elle parlait avec la force et
-l'énergie d'un homme supérieur, et cette liberté de langage que la
-Révolution française nous a fait connaître. On était heureux de voir
-ainsi une jeune femme révéler de nouveaux secrets dans la nature
-humaine... J'ai connu des hommes qui ont vécu près d'elle et qui ont
-joui de sa conversation si vive, si spirituelle, si énergique, et
+était à la fois doux, fier et attachant. Son <span class="pagenum"><a id="page7" name="page7"></a>(p. 7)</span> langage était
+lui-même un charme, surtout lorsqu'elle parlait avec la force et
+l'énergie d'un homme supérieur, et cette liberté de langage que la
+Révolution française nous a fait connaître. On était heureux de voir
+ainsi une jeune femme révéler de nouveaux secrets dans la nature
+humaine... J'ai connu des hommes qui ont vécu près d'elle et qui ont
+joui de sa conversation si vive, si spirituelle, si énergique, et
souvent si concise, qu'on croyait entendre ces beaux talents du forum
-romain ou de la tribune de la place d'Athènes<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Go to footnote 4"><span class="smaller">[4]</span></a>...</p>
+romain ou de la tribune de la place d'Athènes<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Go to footnote 4"><span class="smaller">[4]</span></a>...</p>
-<p>C'était surtout sa diction qui était remarquable; elle s'exprimait
-avec une pureté, un nombre et une prosodie qui faisaient de son
+<p>C'était surtout sa diction qui était remarquable; elle s'exprimait
+avec une pureté, un nombre et une prosodie qui faisaient de son
langage une harmonie douce et touchante, lorsqu'elle parlait de choses
-qui intéressaient son âme; alors cette âme était tout entière dans ses
-paroles. On conçoit quelle puissance avait une telle femme,
-lorsqu'elle réunissait dans son salon les hommes les plus influents de
-l'assemblée pour la faction dont elle-même faisait partie... Lorsque
-ces Girondins, cette <span class="pagenum"><a id="page8" name="page8"></a>(p. 8)</span> phalange vraiment patriotique, était
-autour d'elle, écoutant l'appel qu'elle faisait au peuple de France...
-à sa noblesse, à son armée, à tout ce qui avait une âme, à tout ce qui
+qui intéressaient son âme; alors cette âme était tout entière dans ses
+paroles. On conçoit quelle puissance avait une telle femme,
+lorsqu'elle réunissait dans son salon les hommes les plus influents de
+l'assemblée pour la faction dont elle-même faisait partie... Lorsque
+ces Girondins, cette <span class="pagenum"><a id="page8" name="page8"></a>(p. 8)</span> phalange vraiment patriotique, était
+autour d'elle, écoutant l'appel qu'elle faisait au peuple de France...
+à sa noblesse, à son armée, à tout ce qui avait une âme, à tout ce qui
avait un c&oelig;ur... lorsque ces hommes l'entouraient et qu'ils
-entendaient sortir d'une bouche fraîche et rosée des paroles de la
-force d'une âme vraiment passionnée, ils sortaient enflammés du désir
-de se surpasser pour qu'au retour elle leur dît: «Bien, mes frères,
-vous êtes dignes d'être avec moi; vous êtes dignes de représenter le
-peuple français!»</p>
-
-<p>Cette qualité de représentant du peuple était à ses yeux la plus belle
-et la plus sacrée... Il y avait dans son accent, lorsqu'elle
-prononçait ce mot: <i>le peuple français!</i> une profonde vénération, une
-sainte religion... Madame Roland, dans la république romaine, eût été
-digne d'être la femme du plus grand de la république... Que n'a-t-on
+entendaient sortir d'une bouche fraîche et rosée des paroles de la
+force d'une âme vraiment passionnée, ils sortaient enflammés du désir
+de se surpasser pour qu'au retour elle leur dît: «Bien, mes frères,
+vous êtes dignes d'être avec moi; vous êtes dignes de représenter le
+peuple français!»</p>
+
+<p>Cette qualité de représentant du peuple était à ses yeux la plus belle
+et la plus sacrée... Il y avait dans son accent, lorsqu'elle
+prononçait ce mot: <i>le peuple français!</i> une profonde vénération, une
+sainte religion... Madame Roland, dans la république romaine, eût été
+digne d'être la femme du plus grand de la république... Que n'a-t-on
pas dit de Porcia?...</p>
-<p>Lorsqu'après le premier ministère de Roland, sa femme rentra dans la
-vie commune, elle n'en fut pas moins habile comme <i>femme d'État</i>, on
-peut lui donner ce nom... Elle était non-seulement éloquente alors;
-mais devenue plus habile par une longue expérience des affaires, elle
-les dirigeait avec un talent que son mari lui-même était loin de
-posséder. Le mari d'une femme comme madame <span class="pagenum"><a id="page9" name="page9"></a>(p. 9)</span> Roland est
+<p>Lorsqu'après le premier ministère de Roland, sa femme rentra dans la
+vie commune, elle n'en fut pas moins habile comme <i>femme d'État</i>, on
+peut lui donner ce nom... Elle était non-seulement éloquente alors;
+mais devenue plus habile par une longue expérience des affaires, elle
+les dirigeait avec un talent que son mari lui-même était loin de
+posséder. Le mari d'une femme comme madame <span class="pagenum"><a id="page9" name="page9"></a>(p. 9)</span> Roland est
malheureux: c'est comme le fils d'un grand homme.</p>
-<p>J'ai déjà dit quelle douleur la frappa à la mort de sa mère!... Elle
-en fut si malheureuse que le détail ne peut se lire, dans ce que
-Champagneux a recueilli d'elle, sans qu'on pleure soi-même à la vue
-d'un désespoir filial si profond et si vrai<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Go to footnote 5"><span class="smaller">[5]</span></a>... Elle fut longtemps
-même, après ce premier paroxysme de la douleur, triste et malheureuse.
-Elle s'était formé une société qui avait pour elle tout le charme
-d'une réunion savante et douce tout à la fois: un <span class="pagenum"><a id="page10" name="page10"></a>(p. 10)</span> nommé
-<i>Sainte-Lette</i>, homme littéraire dont elle aimait le talent, un
-vieillard de Pondichéry, M. Dumontchery et plusieurs autres
-littérateurs qui venaient auprès d'elle prendre des conseils et
-recevoir des avis. Mademoiselle Marie Phlipon était alors dans l'éclat
-de la jeunesse et d'une beauté toute gracieuse, que rendaient encore
-plus agréable un commerce sûr, facile, et des relations tout-à-fait en
-dehors de la position où la plaçait la fortune de son père, non parce
-qu'elle en sortait par orgueil, mais parce que sa supériorité
-l'enlevait à cette position et la plaçait dans une sphère toute
-supérieure comme elle-même.</p>
-
-<p>Mademoiselle Phlipon, étant au couvent pour y faire sa première
+<p>J'ai déjà dit quelle douleur la frappa à la mort de sa mère!... Elle
+en fut si malheureuse que le détail ne peut se lire, dans ce que
+Champagneux a recueilli d'elle, sans qu'on pleure soi-même à la vue
+d'un désespoir filial si profond et si vrai<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Go to footnote 5"><span class="smaller">[5]</span></a>... Elle fut longtemps
+même, après ce premier paroxysme de la douleur, triste et malheureuse.
+Elle s'était formé une société qui avait pour elle tout le charme
+d'une réunion savante et douce tout à la fois: un <span class="pagenum"><a id="page10" name="page10"></a>(p. 10)</span> nommé
+<i>Sainte-Lette</i>, homme littéraire dont elle aimait le talent, un
+vieillard de Pondichéry, M. Dumontchery et plusieurs autres
+littérateurs qui venaient auprès d'elle prendre des conseils et
+recevoir des avis. Mademoiselle Marie Phlipon était alors dans l'éclat
+de la jeunesse et d'une beauté toute gracieuse, que rendaient encore
+plus agréable un commerce sûr, facile, et des relations tout-à-fait en
+dehors de la position où la plaçait la fortune de son père, non parce
+qu'elle en sortait par orgueil, mais parce que sa supériorité
+l'enlevait à cette position et la plaçait dans une sphère toute
+supérieure comme elle-même.</p>
+
+<p>Mademoiselle Phlipon, étant au couvent pour y faire sa première
communion, avait fait la connaissance d'une jeune personne d'Amiens,
-Sophie Canet, avec laquelle elle s'était liée de grande amitié;
-mademoiselle Phlipon avait voué une tendresse à Sophie Canet qui ne
-s'était altérée ni par l'éloignement ni par le temps; tant il est vrai
-que cette devise sera éternellement l'histoire des c&oelig;urs
-véritablement aimants.... <i>loin des yeux, près du c&oelig;ur!</i>... Les
-deux jeunes filles s'écrivaient souvent. Sophie allait dans le monde à
-Amiens: un jour elle écrivit à Marie pour lui parler de M. Roland de
-la Platière comme d'un homme digne d'être connu d'elle. Mademoiselle
-Phlipon, alors dans <span class="pagenum"><a id="page11" name="page11"></a>(p. 11)</span> la première douleur de la mort de sa mère,
-ne fit aucune attention à cette lettre; mais il en vint une seconde,
-une troisième, et enfin elle connut bientôt M. Roland, comme s'il lui
-eût été présenté.... M. Roland, de son côté, connaissait mademoiselle
-Phlipon; car Sophie, en amie de couvent, était demeurée toujours aussi
+Sophie Canet, avec laquelle elle s'était liée de grande amitié;
+mademoiselle Phlipon avait voué une tendresse à Sophie Canet qui ne
+s'était altérée ni par l'éloignement ni par le temps; tant il est vrai
+que cette devise sera éternellement l'histoire des c&oelig;urs
+véritablement aimants.... <i>loin des yeux, près du c&oelig;ur!</i>... Les
+deux jeunes filles s'écrivaient souvent. Sophie allait dans le monde à
+Amiens: un jour elle écrivit à Marie pour lui parler de M. Roland de
+la Platière comme d'un homme digne d'être connu d'elle. Mademoiselle
+Phlipon, alors dans <span class="pagenum"><a id="page11" name="page11"></a>(p. 11)</span> la première douleur de la mort de sa mère,
+ne fit aucune attention à cette lettre; mais il en vint une seconde,
+une troisième, et enfin elle connut bientôt M. Roland, comme s'il lui
+eût été présenté.... M. Roland, de son côté, connaissait mademoiselle
+Phlipon; car Sophie, en amie de couvent, était demeurée toujours aussi
causeuse. Elle parlait de mademoiselle Phlipon avec une tendresse qui
-révélait bien des qualités dans une personne qu'on pouvait aimer
-ainsi!... elle avait son portrait, et ce portrait était celui d'une
-jolie personne. Il y avait là bien des motifs pour que M. Roland de la
-Platière voulût connaître mademoiselle Phlipon.</p>
+révélait bien des qualités dans une personne qu'on pouvait aimer
+ainsi!... elle avait son portrait, et ce portrait était celui d'une
+jolie personne. Il y avait là bien des motifs pour que M. Roland de la
+Platière voulût connaître mademoiselle Phlipon.</p>
-<p>Un jour il dit à mademoiselle Canet:</p>
+<p>Un jour il dit à mademoiselle Canet:</p>
-<p>&mdash;Je vais à Paris, ne me donnerez-vous pas une lettre pour votre
+<p>&mdash;Je vais à Paris, ne me donnerez-vous pas une lettre pour votre
amie?...</p>
-<p>La lettre fut donnée, et M. Roland se présenta chez mademoiselle
-Phlipon avec la recommandation de Sophie. Mademoiselle Phlipon était
-encore en grand deuil de sa mère, et son visage était couvert de cette
-douce mélancolie qui suit le désespoir, mais qui pourtant n'est plus
-lui... Elle était charmante... elle le devint encore davantage
+<p>La lettre fut donnée, et M. Roland se présenta chez mademoiselle
+Phlipon avec la recommandation de Sophie. Mademoiselle Phlipon était
+encore en grand deuil de sa mère, et son visage était couvert de cette
+douce mélancolie qui suit le désespoir, mais qui pourtant n'est plus
+lui... Elle était charmante... elle le devint encore davantage
lorsque, demandant la permission d'ouvrir sa lettre pour avoir des
-nouvelles de Sophie, elle sourit avec une malice douce et fine à la
+nouvelles de Sophie, elle sourit avec une malice douce et fine à la
lecture d'un passage de cette lettre.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page12" name="page12"></a>(p. 12)</span> &mdash;Je vois, mademoiselle, que vous lisez quelque chose qui me
concerne, car vous souriez en me regardant, lui dit Roland.</p>
-<p>&mdash;Jugez-en, monsieur, répondit mademoiselle Phlipon. Et elle lui
+<p>&mdash;Jugez-en, monsieur, répondit mademoiselle Phlipon. Et elle lui
montra le passage de la lettre de Sophie.</p>
-<p>«Ma chère, lui disait-elle, voici le philosophe dont je t'ai <i>souvent</i>
-parlé.... C'est un homme éclairé, de m&oelig;urs pures, à qui l'on ne
-peut reprocher que son admiration pour l'antiquité aux dépens des
-temps modernes, qu'il déprise pour exalter les anciens. <i>Ensuite il a
-le faible de beaucoup trop parler de lui<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Go to footnote 6"><span class="smaller">[6]</span></a>.</i>»</p>
-
-<p>Roland ne vit pas cette dernière ligne, Marie la lui avait cachée en
-pliant la lettre; du reste le portrait était juste. C'était une
-ébauche, mais précise; le trait était senti, et l'homme saisi... La
-suite de sa vie a prouvé que mademoiselle Canet l'avait bien jugé.</p>
-
-<p>M. Roland de la Platière avait alors quarante ans; sa taille était
-haute et bien prise, mais il était <span class="pagenum"><a id="page13" name="page13"></a>(p. 13)</span> fort négligé dans son
-attitude, plus peut-être que sur lui-même, et cela sans abandon, chose
-étrange! ayant dans ses gestes et dans sa physionomie une raideur qui
-étonnait avec autant de bonhomie et de simplicité; il était poli comme
-un homme bien né, et froid comme un philosophe, dont il aimait fort
-qu'on lui donnât le nom;&mdash;il était pâle,&mdash;maigre,&mdash;mais ses traits
-étaient réguliers, et en tout c'était un homme pouvant plaire, mais à
+<p>«Ma chère, lui disait-elle, voici le philosophe dont je t'ai <i>souvent</i>
+parlé.... C'est un homme éclairé, de m&oelig;urs pures, à qui l'on ne
+peut reprocher que son admiration pour l'antiquité aux dépens des
+temps modernes, qu'il déprise pour exalter les anciens. <i>Ensuite il a
+le faible de beaucoup trop parler de lui<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Go to footnote 6"><span class="smaller">[6]</span></a>.</i>»</p>
+
+<p>Roland ne vit pas cette dernière ligne, Marie la lui avait cachée en
+pliant la lettre; du reste le portrait était juste. C'était une
+ébauche, mais précise; le trait était senti, et l'homme saisi... La
+suite de sa vie a prouvé que mademoiselle Canet l'avait bien jugé.</p>
+
+<p>M. Roland de la Platière avait alors quarante ans; sa taille était
+haute et bien prise, mais il était <span class="pagenum"><a id="page13" name="page13"></a>(p. 13)</span> fort négligé dans son
+attitude, plus peut-être que sur lui-même, et cela sans abandon, chose
+étrange! ayant dans ses gestes et dans sa physionomie une raideur qui
+étonnait avec autant de bonhomie et de simplicité; il était poli comme
+un homme bien né, et froid comme un philosophe, dont il aimait fort
+qu'on lui donnât le nom;&mdash;il était pâle,&mdash;maigre,&mdash;mais ses traits
+étaient réguliers, et en tout c'était un homme pouvant plaire, mais à
une personne moins jeune que mademoiselle Phlipon; car elle n'avait
alors que vingt-un ans<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Go to footnote 7"><span class="smaller">[7]</span></a>...</p>
-<p>Roland est un homme qui appartient à l'histoire, quoique d'une manière
-peut-être moins intime que sa femme; toutefois il est dans une ligne
-isolée qui le classe parmi les hommes distingués de la Révolution...
-Novateur comme tous les hommes de l'école philosophique, il avait
+<p>Roland est un homme qui appartient à l'histoire, quoique d'une manière
+peut-être moins intime que sa femme; toutefois il est dans une ligne
+isolée qui le classe parmi les hommes distingués de la Révolution...
+Novateur comme tous les hommes de l'école philosophique, il avait
comme beaucoup d'entre eux l'ardeur des nouvelles doctrines et la
-ferme volonté de les propager... «Sa manière de discourir, disait le
-cardinal Maury, était fort attachante; son discours était intéressant
-par les images qu'il y faisait entrer, parce que sa tête était remplie
-d'idées... Mais des idées ne sont pas des pensées... aussi se
-fatiguait-on bientôt de <span class="pagenum"><a id="page14" name="page14"></a>(p. 14)</span> sa parole brève, sèche et sans
-harmonie... sa voix n'avait aucun charme.»</p>
-
-<p>Et en me disant cela, le cardinal Maury me parlait avec cette énorme
-voix qui faisait trembler les vitres de l'assemblée lorsqu'il tonnait
+ferme volonté de les propager... «Sa manière de discourir, disait le
+cardinal Maury, était fort attachante; son discours était intéressant
+par les images qu'il y faisait entrer, parce que sa tête était remplie
+d'idées... Mais des idées ne sont pas des pensées... aussi se
+fatiguait-on bientôt de <span class="pagenum"><a id="page14" name="page14"></a>(p. 14)</span> sa parole brève, sèche et sans
+harmonie... sa voix n'avait aucun charme.»</p>
+
+<p>Et en me disant cela, le cardinal Maury me parlait avec cette énorme
+voix qui faisait trembler les vitres de l'assemblée lorsqu'il tonnait
contre Mirabeau...</p>
<p>C'est ici le lieu de parler d'une petite aventure que madame Roland
-racontait elle-même avec une naïveté charmante, et qui peint son
-caractère de femme. M. Roland de la Platière avait été reçu un peu
+racontait elle-même avec une naïveté charmante, et qui peint son
+caractère de femme. M. Roland de la Platière avait été reçu un peu
froidement, parce que mademoiselle Phlipon avait alors un sentiment
-presque ébauché pour un jeune homme qui venait chez elle du vivant de
-sa mère, et qui peut-être l'eût épousée si celle-ci eût vécu. Ce jeune
-homme, dont elle fait un portrait fort agréable, se nommait La
-Blancherie... Après la mort de madame Phlipon, lorsqu'ils se revirent,
-il témoigna une douleur si bien sentie de la perte que Marie venait de
-faire, qu'elle s'attacha assez intimement à ce jeune homme pour
-éprouver une vive peine lorsque quelque obstacle empêchait leur
+presque ébauché pour un jeune homme qui venait chez elle du vivant de
+sa mère, et qui peut-être l'eût épousée si celle-ci eût vécu. Ce jeune
+homme, dont elle fait un portrait fort agréable, se nommait La
+Blancherie... Après la mort de madame Phlipon, lorsqu'ils se revirent,
+il témoigna une douleur si bien sentie de la perte que Marie venait de
+faire, qu'elle s'attacha assez intimement à ce jeune homme pour
+éprouver une vive peine lorsque quelque obstacle empêchait leur
rencontre de chaque jour... ils se convenaient enfin. Mais M. Phlipon
-ne le vit pas ainsi; soit qu'il craignît de marier sa fille et de
-rendre compte du bien de sa mère, soit qu'il connût la véritable
-position de La Blancherie, il rompit tout-à-coup les relations qui
-existaient entre sa fille et lui. Il prit un prétexte frivole, et
-enjoignit à Marie de dire à <span class="pagenum"><a id="page15" name="page15"></a>(p. 15)</span> M. de La Blancherie de
+ne le vit pas ainsi; soit qu'il craignît de marier sa fille et de
+rendre compte du bien de sa mère, soit qu'il connût la véritable
+position de La Blancherie, il rompit tout-à-coup les relations qui
+existaient entre sa fille et lui. Il prit un prétexte frivole, et
+enjoignit à Marie de dire à <span class="pagenum"><a id="page15" name="page15"></a>(p. 15)</span> M. de La Blancherie de
discontinuer ses visites.</p>
-<p>Marie ne répondit rien, mais le coup lui fut sensible. Sa vie, à
-compter de ce moment, fut remplie par l'étude la plus abstraite. Elle
+<p>Marie ne répondit rien, mais le coup lui fut sensible. Sa vie, à
+compter de ce moment, fut remplie par l'étude la plus abstraite. Elle
y trouva des ressources contre la douleur du c&oelig;ur; et cette vie
tout intellectuelle, cette occupation de l'esprit, lui apprit qu'il
-existait pour l'âme des ressources infinies dans la science et ses
-merveilles, quelque aride que puisse paraître cette route à ceux qui
-ne l'ont pas suivie.&mdash;Ses relations se bornèrent à quelques hommes de
-lettres assez âgés, à quelques amis, comme M. de Dumontchery, qui ne
-devaient porter aucun ombrage à son père, en venant rompre le soir la
-monotonie des heures solitaires qui succédaient à celles du travail.
-Ce fut alors qu'elle prit le goût des lectures fortes et qu'elle vécut
-dans l'antiquité, au milieu de Rome et d'Athènes, pour fuir un monde
+existait pour l'âme des ressources infinies dans la science et ses
+merveilles, quelque aride que puisse paraître cette route à ceux qui
+ne l'ont pas suivie.&mdash;Ses relations se bornèrent à quelques hommes de
+lettres assez âgés, à quelques amis, comme M. de Dumontchery, qui ne
+devaient porter aucun ombrage à son père, en venant rompre le soir la
+monotonie des heures solitaires qui succédaient à celles du travail.
+Ce fut alors qu'elle prit le goût des lectures fortes et qu'elle vécut
+dans l'antiquité, au milieu de Rome et d'Athènes, pour fuir un monde
qui ne lui offrait aucun lien, aucun rapport de c&oelig;ur.</p>
-<p>Cette occupation constante et cette étude des grandes choses rompit
-dès l'origine tout ce qui pouvait donner à son âme de feu une passion
-qui l'eût rendue malheureuse; mais elle était triste, ses idées
-étaient mélancoliques: toutefois sa vie s'avançait sans douleur<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Go to footnote 8"><span class="smaller">[8]</span></a>.</p>
+<p>Cette occupation constante et cette étude des grandes choses rompit
+dès l'origine tout ce qui pouvait donner à son âme de feu une passion
+qui l'eût rendue malheureuse; mais elle était triste, ses idées
+étaient mélancoliques: toutefois sa vie s'avançait sans douleur<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Go to footnote 8"><span class="smaller">[8]</span></a>.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page16" name="page16"></a>(p. 16)</span> Elle allait souvent se promener au Luxembourg avec quelques
-amies; elle y était un jour avec mademoiselle d'Hangard, elles
-traversaient une allée assez retirée, lorsqu'elles furent croisées par
+amies; elle y était un jour avec mademoiselle d'Hangard, elles
+traversaient une allée assez retirée, lorsqu'elles furent croisées par
un jeune homme qui les salua. Marie lui rendit son salut avec une
-émotion dont s'aperçut mademoiselle d'Hangard...</p>
+émotion dont s'aperçut mademoiselle d'Hangard...</p>
-<p>&mdash;Est-ce que tu connais ce jeune homme, demanda-t-elle à Marie?</p>
+<p>&mdash;Est-ce que tu connais ce jeune homme, demanda-t-elle à Marie?</p>
-<p>&mdash;Oui, et toi-même?</p>
+<p>&mdash;Oui, et toi-même?</p>
<p>&mdash;Oh! je le connais parfaitement: je l'ai vu chez mesdemoiselles
-Bordenave<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Go to footnote 9"><span class="smaller">[9]</span></a>, dont il a demandé la plus jeune en mariage.</p>
+Bordenave<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Go to footnote 9"><span class="smaller">[9]</span></a>, dont il a demandé la plus jeune en mariage.</p>
-<p>Marie rougit et fut troublée, mais elle se remit et demanda à
+<p>Marie rougit et fut troublée, mais elle se remit et demanda à
mademoiselle d'Hangard s'il y avait longtemps...</p>
-<p>&mdash;Mais non, un an, dix-huit mois peut-être...</p>
+<p>&mdash;Mais non, un an, dix-huit mois peut-être...</p>
-<p>Mademoiselle Phlipon sentit son c&oelig;ur se serrer... <span class="pagenum"><a id="page17" name="page17"></a>(p. 17)</span> C'était
-le temps où La Blancherie, sous les yeux de sa mère, faisait naître
-dans son âme un sentiment qui, avec une nature comme celle de Marie,
-devait faire la destinée de toute sa vie, si le Ciel ne l'eût prise en
-pitié et ne l'eût éloignée de cet homme.</p>
+<p>Mademoiselle Phlipon sentit son c&oelig;ur se serrer... <span class="pagenum"><a id="page17" name="page17"></a>(p. 17)</span> C'était
+le temps où La Blancherie, sous les yeux de sa mère, faisait naître
+dans son âme un sentiment qui, avec une nature comme celle de Marie,
+devait faire la destinée de toute sa vie, si le Ciel ne l'eût prise en
+pitié et ne l'eût éloignée de cet homme.</p>
-<p>&mdash;Ainsi donc, dit-elle à son amie, tu le voyais souvent chez
+<p>&mdash;Ainsi donc, dit-elle à son amie, tu le voyais souvent chez
mesdemoiselles Bordenave?</p>
<p>&mdash;Mais oui. Il trouva le moyen, je ne sais comment, de s'introduire
dans la maison; car ses relations ne le mettaient nullement en rapport
avec cette famille. Les demoiselles Bordenave sont fort riches... la
-cadette est très-jolie; lui, M. de La Blancherie, n'a aucune
+cadette est très-jolie; lui, M. de La Blancherie, n'a aucune
fortune...</p>
<p>&mdash;Vraiment! interrompit Marie.</p>
<p>&mdash;Eh quoi! ne le sais-tu pas?</p>
-<p>Marie ne répondit qu'en faisant de la tête un signe négatif. Comment
-aurait-elle expliqué que la fortune des gens qu'elle voyait était
-toujours une chose qu'elle mettait hors de toute enquête?</p>
+<p>Marie ne répondit qu'en faisant de la tête un signe négatif. Comment
+aurait-elle expliqué que la fortune des gens qu'elle voyait était
+toujours une chose qu'elle mettait hors de toute enquête?</p>
-<p>&mdash;Eh bien! ma chère, poursuivit mademoiselle d'Hangard, La Blancherie,
-n'ayant aucune fortune, cherche une fille riche qu'il puisse épouser.
-Il est jeune, joli garçon, il a de l'esprit; tout cela apparemment lui
-paraît une dot suffisante, et il court <i>les héritières</i>. Cela est si
-bien connu maintenant que dans toute cette société <i>on ne l'appelle
+<p>&mdash;Eh bien! ma chère, poursuivit mademoiselle d'Hangard, La Blancherie,
+n'ayant aucune fortune, cherche une fille riche qu'il puisse épouser.
+Il est jeune, joli garçon, il a de l'esprit; tout cela apparemment lui
+paraît une dot suffisante, et il court <i>les héritières</i>. Cela est si
+bien connu maintenant que dans toute cette société <i>on ne l'appelle
que <span class="pagenum"><a id="page18" name="page18"></a>(p. 18)</span> l'amoureux des onze mille vierges</i>. Si tu vivais moins
-retirée, tu le saurais comme nous.</p>
+retirée, tu le saurais comme nous.</p>
-<p>Mademoiselle Phlipon ne répondit rien: elle se sentait oppressée...
-elle songeait qu'à cette époque où La Blancherie avait été présenté
-chez sa mère, on disait dans le monde que M. Phlipon était riche...
-Elle était fille unique!... Alors cette assiduité de La Blancherie
-était expliquée!...</p>
+<p>Mademoiselle Phlipon ne répondit rien: elle se sentait oppressée...
+elle songeait qu'à cette époque où La Blancherie avait été présenté
+chez sa mère, on disait dans le monde que M. Phlipon était riche...
+Elle était fille unique!... Alors cette assiduité de La Blancherie
+était expliquée!...</p>
-<p>&mdash;Et j'ai pu être la dupe d'un pareil homme! disait-elle, les joues
-enflammées de colère contre elle-même.</p>
+<p>&mdash;Et j'ai pu être la dupe d'un pareil homme! disait-elle, les joues
+enflammées de colère contre elle-même.</p>
-<p>Un jour, elle était seule chez elle, lorsqu'un petit Savoyard vint
-demander sa gouvernante, bonne fille, qui ne l'avait pas quittée
+<p>Un jour, elle était seule chez elle, lorsqu'un petit Savoyard vint
+demander sa gouvernante, bonne fille, qui ne l'avait pas quittée
depuis son enfance, et lui dit que quelqu'un la demandait. Elle sort
-et rentre aussitôt en disant à Marie que M. de La Blancherie la
-supplie de lui accorder un moment d'entretien. C'était un dimanche:
-mademoiselle Phlipon attendait plusieurs personnes de sa famille à
-dîner; elle était habillée et prête à les recevoir; elle lisait au
-coin de son feu... elle réfléchit un moment et dit à sa gouvernante de
+et rentre aussitôt en disant à Marie que M. de La Blancherie la
+supplie de lui accorder un moment d'entretien. C'était un dimanche:
+mademoiselle Phlipon attendait plusieurs personnes de sa famille à
+dîner; elle était habillée et prête à les recevoir; elle lisait au
+coin de son feu... elle réfléchit un moment et dit à sa gouvernante de
faire entrer M. de La Blancherie...</p>
-<p>&mdash;Je n'osais, mademoiselle, lui dit-il en entrant, me présenter devant
-vous, après la lettre précieusement chère, mais bien cruelle, qui
+<p>&mdash;Je n'osais, mademoiselle, lui dit-il en entrant, me présenter devant
+vous, après la lettre précieusement chère, mais bien cruelle, qui
m'interdisait votre maison!... Mais depuis ce temps ma position
-<span class="pagenum"><a id="page19" name="page19"></a>(p. 19)</span> a changé. J'ai maintenant des projets qui pourraient trouver
-en vous une protection, et qui... peut-être... pourraient nous être
-utiles... à tous deux...»</p>
+<span class="pagenum"><a id="page19" name="page19"></a>(p. 19)</span> a changé. J'ai maintenant des projets qui pourraient trouver
+en vous une protection, et qui... peut-être... pourraient nous être
+utiles... à tous deux...»</p>
-<p>Il lui développa alors le plan d'un ouvrage critique par lettres.
+<p>Il lui développa alors le plan d'un ouvrage critique par lettres.
Mademoiselle Phlipon laissa parler La Blancherie sans l'interrompre...
-elle attendit même après qu'il eut fini pour n'avoir qu'une parole à
-répondre à un si long discours. Elle l'avait aimé sans doute... mais
-depuis... elle avait appris des choses qui le lui faisaient mépriser,
-et le mépris sur l'amour l'étouffe si bien qu'il ne respire
-plus.&mdash;Monsieur, dit Marie, je vous ai fait part de la volonté de mon
-père; après son arrêt, je n'ai rien à vous dire: quant à la lettre que
-vous avez reçue de moi, à mon âge la vivacité de l'imagination se mêle
+elle attendit même après qu'il eut fini pour n'avoir qu'une parole à
+répondre à un si long discours. Elle l'avait aimé sans doute... mais
+depuis... elle avait appris des choses qui le lui faisaient mépriser,
+et le mépris sur l'amour l'étouffe si bien qu'il ne respire
+plus.&mdash;Monsieur, dit Marie, je vous ai fait part de la volonté de mon
+père; après son arrêt, je n'ai rien à vous dire: quant à la lettre que
+vous avez reçue de moi, à mon âge la vivacité de l'imagination se mêle
de presque toutes les affaires, et, ajouta-t-elle en souriant, change
-aussi quelquefois leur face. Mais l'erreur n'est pas même une faute,
-bien loin d'être un crime, lorsqu'elle n'est pas plus avancée, et je
-suis revenue de la mienne de trop bonne grâce pour qu'elle vous occupe
-encore un moment. Quant à vos projets littéraires, je les admire; mais
-permettez-moi de n'y prendre aucune part, non plus qu'à ceux de
-personne... Je fais des v&oelig;ux pour la réussite de votre entreprise;
-mais je ne saurais aller au delà, et je me borne à demeurer <span class="pagenum"><a id="page20" name="page20"></a>(p. 20)</span>
-dans la position que je me suis moi-même choisie: c'est pour vous le
-dire, monsieur, que je vous ai laissé parvenir jusqu'à moi; maintenant
+aussi quelquefois leur face. Mais l'erreur n'est pas même une faute,
+bien loin d'être un crime, lorsqu'elle n'est pas plus avancée, et je
+suis revenue de la mienne de trop bonne grâce pour qu'elle vous occupe
+encore un moment. Quant à vos projets littéraires, je les admire; mais
+permettez-moi de n'y prendre aucune part, non plus qu'à ceux de
+personne... Je fais des v&oelig;ux pour la réussite de votre entreprise;
+mais je ne saurais aller au delà, et je me borne à demeurer <span class="pagenum"><a id="page20" name="page20"></a>(p. 20)</span>
+dans la position que je me suis moi-même choisie: c'est pour vous le
+dire, monsieur, que je vous ai laissé parvenir jusqu'à moi; maintenant
je vous demanderai de terminer votre visite.</p>
<p>Et elle se leva en achevant ces mots pour lui montrer qu'en effet il
devait partir...</p>
-<p>M. de La Blancherie, qu'il l'aimât ou non, fut tellement accablé de ce
-discours débité tranquillement et sans aucune contrainte apparente,
-qu'il fut obligé de s'appuyer contre une chaise, et son visage parut
-altéré; mais son antagoniste était sans pitié; car Marie songeait
-encore trop vivement <i>aux héritières</i> pour que l'homme qui pouvait
-prostituer son c&oelig;ur et le langage du c&oelig;ur à un pareil manége lui
-inspirât un autre sentiment que du mépris; et l'expression de sa
-physionomie, qui était peut-être naturelle, ne lui parut qu'un nouveau
-rôle qu'il allait jouer. Cette pensée l'indigna: elle avait bien voulu
-se méprendre; mais qu'on entreprît de la tromper, c'était lui
-assigner, <i>à elle</i>, un rôle de dupe qu'il lui était trop ridicule
-d'accepter; et <i>la femme</i> se laissa peut-être un peu trop vite
-entraîner à faire une réplique mordante.</p>
+<p>M. de La Blancherie, qu'il l'aimât ou non, fut tellement accablé de ce
+discours débité tranquillement et sans aucune contrainte apparente,
+qu'il fut obligé de s'appuyer contre une chaise, et son visage parut
+altéré; mais son antagoniste était sans pitié; car Marie songeait
+encore trop vivement <i>aux héritières</i> pour que l'homme qui pouvait
+prostituer son c&oelig;ur et le langage du c&oelig;ur à un pareil manége lui
+inspirât un autre sentiment que du mépris; et l'expression de sa
+physionomie, qui était peut-être naturelle, ne lui parut qu'un nouveau
+rôle qu'il allait jouer. Cette pensée l'indigna: elle avait bien voulu
+se méprendre; mais qu'on entreprît de la tromper, c'était lui
+assigner, <i>à elle</i>, un rôle de dupe qu'il lui était trop ridicule
+d'accepter; et <i>la femme</i> se laissa peut-être un peu trop vite
+entraîner à faire une réplique mordante.</p>
<p>&mdash;Monsieur, poursuivit Marie, si mademoiselle Bordenave ou toute
-autre, car je crois que nous sommes très-nombreuses en qualité de
-prétendantes, si l'une de ces demoiselles vous avait <span class="pagenum"><a id="page21" name="page21"></a>(p. 21)</span> parlé
-aussi franchement que moi, vous eussiez été peut-être moins confiant
-dans des démarches qui, je le vois, sont toujours sans succès<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Go to footnote 10"><span class="smaller">[10]</span></a>...</p>
-
-<p>Il voulut répondre, parce qu'en effet Marie montrait, en nommant
-mademoiselle Bordenave, qu'elle avait été jalouse. C'était vrai...
-Mais amour, jalousie... tout était passé... mort! et un souvenir
-pénible était tout ce qui restait de ce premier amour de jeune fille,
-que cet homme avait traité comme une belle fleur qu'on foule aux pieds
+autre, car je crois que nous sommes très-nombreuses en qualité de
+prétendantes, si l'une de ces demoiselles vous avait <span class="pagenum"><a id="page21" name="page21"></a>(p. 21)</span> parlé
+aussi franchement que moi, vous eussiez été peut-être moins confiant
+dans des démarches qui, je le vois, sont toujours sans succès<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Go to footnote 10"><span class="smaller">[10]</span></a>...</p>
+
+<p>Il voulut répondre, parce qu'en effet Marie montrait, en nommant
+mademoiselle Bordenave, qu'elle avait été jalouse. C'était vrai...
+Mais amour, jalousie... tout était passé... mort! et un souvenir
+pénible était tout ce qui restait de ce premier amour de jeune fille,
+que cet homme avait traité comme une belle fleur qu'on foule aux pieds
et qu'on brise sans la regarder...</p>
<p>M. de La Blancherie demeurait toujours immobile devant Marie... La
-colère d'avoir été deviné, celle tout aussi vive, peut-être plus même,
-d'être refusé, éconduit, sans que le premier il eût dit: «Je me
-retire,» ces mouvements l'agitaient au point de faire croire à une
-passion véritable. Marie sourit de mépris, et le saluant avec ce geste
+colère d'avoir été deviné, celle tout aussi vive, peut-être plus même,
+d'être refusé, éconduit, sans que le premier il eût dit: «Je me
+retire,» ces mouvements l'agitaient au point de faire croire à une
+passion véritable. Marie sourit de mépris, et le saluant avec ce geste
de la main qui indique la porte, elle termina ainsi une entrevue qui
-commençait à devenir pénible... Cependant <span class="pagenum"><a id="page22" name="page22"></a>(p. 22)</span> La Blancherie ne
-faisait pas un pas. Dans ce moment, on entendit du bruit dans la pièce
+commençait à devenir pénible... Cependant <span class="pagenum"><a id="page22" name="page22"></a>(p. 22)</span> La Blancherie ne
+faisait pas un pas. Dans ce moment, on entendit du bruit dans la pièce
voisine. La Blancherie se frappa violemment le front, sortit en
-courant, et heurta en passant un cousin de Marie, appelé <i>Trude</i>,
+courant, et heurta en passant un cousin de Marie, appelé <i>Trude</i>,
qu'il ne reconnut ni ne salua.</p>
<p>Il ne revit jamais Marie!</p>
-<p>Mais son nom parvint depuis à la femme dont il avait troublé le
-c&oelig;ur comme jeune fille! car son nom devint européen!... Qui de nous
-ne connaît l'ouvrage auquel il fut attaché? qui de nous ne se rappelle
-le nom de <i>l'agent général pour la correspondance des sciences et des
+<p>Mais son nom parvint depuis à la femme dont il avait troublé le
+c&oelig;ur comme jeune fille! car son nom devint européen!... Qui de nous
+ne connaît l'ouvrage auquel il fut attaché? qui de nous ne se rappelle
+le nom de <i>l'agent général pour la correspondance des sciences et des
arts</i>?</p>
-<p>Devint-il totalement étranger à Marie? je ne le crois pas; car elle
+<p>Devint-il totalement étranger à Marie? je ne le crois pas; car elle
avait un noble c&oelig;ur, et celui qu'elle y avait admis n'en devait
-jamais sortir:... l'image n'avait plus de ressemblance, mais c'était
-elle que Marie continuait à aimer.</p>
+jamais sortir:... l'image n'avait plus de ressemblance, mais c'était
+elle que Marie continuait à aimer.</p>
-<p>Mademoiselle Phlipon reçut une commotion vive de cette nouvelle
-entrevue; mais le calme se rétablit, et grâce au moyen qu'elle avait
-employé, moyen que pouvait seul concevoir et exécuter une âme forte
-comme la sienne, elle recouvra cette tranquillité qui accompagne
+<p>Mademoiselle Phlipon reçut une commotion vive de cette nouvelle
+entrevue; mais le calme se rétablit, et grâce au moyen qu'elle avait
+employé, moyen que pouvait seul concevoir et exécuter une âme forte
+comme la sienne, elle recouvra cette tranquillité qui accompagne
toujours la vraie philosophie, et sans laquelle l'homme ne fait que
-rêver au lieu de penser.</p>
+rêver au lieu de penser.</p>
-<p>M. Roland venait voir Marie toutes les fois qu'il <span class="pagenum"><a id="page23" name="page23"></a>(p. 23)</span> venait à
+<p>M. Roland venait voir Marie toutes les fois qu'il <span class="pagenum"><a id="page23" name="page23"></a>(p. 23)</span> venait à
Paris. Lorsqu'il lui faisait une visite, il la faisait longue et sans
-aucune mesure. J'ai remarqué que c'est toujours ainsi qu'agissent les
+aucune mesure. J'ai remarqué que c'est toujours ainsi qu'agissent les
hommes qui font une visite pour satisfaire un besoin de c&oelig;ur et non
pour remplir un devoir de politesse: ils ne savent jamais s'en aller,
mais il faut ajouter que c'est lorsqu'ils plaisent; on ne le leur a
-pas dit, mais ils le comprennent. Marie appréciait M. Roland et il le
+pas dit, mais ils le comprennent. Marie appréciait M. Roland et il le
sentait. Le petit salon de Marie renfermait peu de monde, mais on se
-convenait. Ensuite, la maîtresse de la maison savait à merveille
-conduire cette réunion et la rendre agréable à ceux qui la
-composaient, au point de leur faire souhaiter d'être au lendemain
+convenait. Ensuite, la maîtresse de la maison savait à merveille
+conduire cette réunion et la rendre agréable à ceux qui la
+composaient, au point de leur faire souhaiter d'être au lendemain
lorsqu'on la quittait...</p>
-<p>La vie privée d'une personne comme madame Roland est d'un grand
-intérêt à étudier et à suivre dans son accroissement en raison de
-l'influence que cette femme étonnante exerça sur les événements de
-cette époque. Mademoiselle Phlipon, lorsqu'elle épousa Roland, avait
-déjà un esprit arrêté et un jugement parfaitement éclairé. À quoi
-devait-elle cette perfection de conduite dans une femme de son âge?...
-À sa propre nature elle-même, qui, appelée à lutter de bonne heure
-contre les difficultés d'une destinée de femme, sut les vaincre et la
-diriger à son tour.</p>
+<p>La vie privée d'une personne comme madame Roland est d'un grand
+intérêt à étudier et à suivre dans son accroissement en raison de
+l'influence que cette femme étonnante exerça sur les événements de
+cette époque. Mademoiselle Phlipon, lorsqu'elle épousa Roland, avait
+déjà un esprit arrêté et un jugement parfaitement éclairé. À quoi
+devait-elle cette perfection de conduite dans une femme de son âge?...
+À sa propre nature elle-même, qui, appelée à lutter de bonne heure
+contre les difficultés d'une destinée de femme, sut les vaincre et la
+diriger à son tour.</p>
<p>Le premier obstacle qu'elle rencontra en son <span class="pagenum"><a id="page24" name="page24"></a>(p. 24)</span> chemin de femme
-après la mort de sa mère, ce fut son père lui-même. Du vivant de sa
+après la mort de sa mère, ce fut son père lui-même. Du vivant de sa
femme, qu'il rendait peu heureuse, il sortait continuellement. Sa
-société, composée de gens qui aimaient l'esprit doux, causant, de
-madame Phlipon, et en même temps celui plus éclairé, plus énergique de
-sa fille, déplaisait à M. Phlipon, qui disait <i>qu'il avait assez des
-arts</i> après avoir passé sept à huit heures dans son atelier le matin.
-Voilà comme il entendait les arts!</p>
-
-<p>Après la mort de sa femme, il voulut remplir <i>ses devoirs de père</i>; il
-demeura davantage chez lui. Mais comme ses manières avaient éloigné
-les amis de Marie, ils demeurèrent seuls, et pour ces deux êtres qui
-s'entendaient si peu, cette solitude ne pouvait être que pénible... Il
-y avait plus. Le souvenir de celle qui venait de mourir, loin d'être
-un lien qui détruisît la froideur entre eux, l'augmentait encore; son
-aspect se présentait à l'un comme un remords, à l'autre comme un
-reproche. Pour rompre la glace qui s'étendait chaque jour davantage
-sur leurs relations, Marie proposa à son père de faire son piquet.
-Cette offre, qu'il accepta, était d'autant plus méritoire qu'elle
-détestait les cartes. Son père le savait: dès lors le sacrifice de
-Marie fut d'autant plus perdu, que son père était de ces hommes qui
+société, composée de gens qui aimaient l'esprit doux, causant, de
+madame Phlipon, et en même temps celui plus éclairé, plus énergique de
+sa fille, déplaisait à M. Phlipon, qui disait <i>qu'il avait assez des
+arts</i> après avoir passé sept à huit heures dans son atelier le matin.
+Voilà comme il entendait les arts!</p>
+
+<p>Après la mort de sa femme, il voulut remplir <i>ses devoirs de père</i>; il
+demeura davantage chez lui. Mais comme ses manières avaient éloigné
+les amis de Marie, ils demeurèrent seuls, et pour ces deux êtres qui
+s'entendaient si peu, cette solitude ne pouvait être que pénible... Il
+y avait plus. Le souvenir de celle qui venait de mourir, loin d'être
+un lien qui détruisît la froideur entre eux, l'augmentait encore; son
+aspect se présentait à l'un comme un remords, à l'autre comme un
+reproche. Pour rompre la glace qui s'étendait chaque jour davantage
+sur leurs relations, Marie proposa à son père de faire son piquet.
+Cette offre, qu'il accepta, était d'autant plus méritoire qu'elle
+détestait les cartes. Son père le savait: dès lors le sacrifice de
+Marie fut d'autant plus perdu, que son père était de ces hommes qui
ne comprennent jamais la reconnaissance, <span class="pagenum"><a id="page25" name="page25"></a>(p. 25)</span> parce qu'ils la
-considèrent comme imposée; c'est le raisonnement de tous les ingrats.</p>
-
-<p>M. Phlipon était naturellement paresseux: la paresse est funeste à
-l'homme qui n'a pas l'esprit cultivé; dès que l'amour du travail
-languit, les dangers sont là, et s'il s'éteint, les passions
-l'envahissent. Devenu veuf<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Go to footnote 11"><span class="smaller">[11]</span></a> au moment où le dérangement de ses
-affaires demandait qu'il fût plus sédentaire, M. Phlipon eut une
-maîtresse pour ne pas donner une belle-mère à sa fille... il joua pour
-réparer les pertes qu'il faisait dans le commerce...<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Go to footnote 12"><span class="smaller">[12]</span></a> et sans
-cesser d'être honnête homme, il se ruina pour ne pas être ruiné... Sa
-fille n'avait que peu de bien du côté de sa mère, il fut perdu...
-Alors elle devint tout-à-fait malheureuse; mais elle le supporta comme
-elle devait plus tard regarder la proscription et l'échafaud. Elle
-garda le silence vis-à-vis des parents de sa mère qui, en invoquant la
-loi, pouvaient mettre son bien à l'abri; mais ses paroles eussent
-accusé son père, et pour Marie c'était un crime. La résignation, dans
-une âme comme la sienne et dans une nature puissante dans tout ce
-qu'elle éprouvait, est d'un bien plus grand mérite <span class="pagenum"><a id="page26" name="page26"></a>(p. 26)</span> que la
+considèrent comme imposée; c'est le raisonnement de tous les ingrats.</p>
+
+<p>M. Phlipon était naturellement paresseux: la paresse est funeste à
+l'homme qui n'a pas l'esprit cultivé; dès que l'amour du travail
+languit, les dangers sont là, et s'il s'éteint, les passions
+l'envahissent. Devenu veuf<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Go to footnote 11"><span class="smaller">[11]</span></a> au moment où le dérangement de ses
+affaires demandait qu'il fût plus sédentaire, M. Phlipon eut une
+maîtresse pour ne pas donner une belle-mère à sa fille... il joua pour
+réparer les pertes qu'il faisait dans le commerce...<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Go to footnote 12"><span class="smaller">[12]</span></a> et sans
+cesser d'être honnête homme, il se ruina pour ne pas être ruiné... Sa
+fille n'avait que peu de bien du côté de sa mère, il fut perdu...
+Alors elle devint tout-à-fait malheureuse; mais elle le supporta comme
+elle devait plus tard regarder la proscription et l'échafaud. Elle
+garda le silence vis-à-vis des parents de sa mère qui, en invoquant la
+loi, pouvaient mettre son bien à l'abri; mais ses paroles eussent
+accusé son père, et pour Marie c'était un crime. La résignation, dans
+une âme comme la sienne et dans une nature puissante dans tout ce
+qu'elle éprouvait, est d'un bien plus grand mérite <span class="pagenum"><a id="page26" name="page26"></a>(p. 26)</span> que la
faiblesse passive de la douceur: elle souffrait et se taisait. Seule
-dans sa maison depuis le départ de Roland et celui de Sainte-Lette,
+dans sa maison depuis le départ de Roland et celui de Sainte-Lette,
que la maladie d'un ami commun, Sevelinges, cet auteur que nous avons
-applaudi souvent, avait appelés à Rouen, Marie, tout-à-fait solitaire,
+applaudi souvent, avait appelés à Rouen, Marie, tout-à-fait solitaire,
partageait son temps entre des ouvrages de femme, la musique, le
-dessin et l'étude. Elle se détournait quelquefois de cette vie, qui
-n'était pas sans douceur, pour répondre à ceux qui se fâchaient de ne
-jamais trouver son père, qui ne rentrait souvent qu'au milieu de la
-nuit, furieux de toujours perdre, et doublement malheureux d'entraîner
-sa fille dans sa perte. Son atelier de graveur, mal dirigé, n'ayant
-plus de chef qui lui donnât ses soins, devenait désert de jour en
-jour, et maintenant deux élèves étaient ses seuls commensaux. Marie,
-ainsi abandonnée, ne sortit plus que pour aller chez ses grands
-parents et à l'église; dans ces courses elle était accompagnée de sa
+dessin et l'étude. Elle se détournait quelquefois de cette vie, qui
+n'était pas sans douceur, pour répondre à ceux qui se fâchaient de ne
+jamais trouver son père, qui ne rentrait souvent qu'au milieu de la
+nuit, furieux de toujours perdre, et doublement malheureux d'entraîner
+sa fille dans sa perte. Son atelier de graveur, mal dirigé, n'ayant
+plus de chef qui lui donnât ses soins, devenait désert de jour en
+jour, et maintenant deux élèves étaient ses seuls commensaux. Marie,
+ainsi abandonnée, ne sortit plus que pour aller chez ses grands
+parents et à l'église; dans ces courses elle était accompagnée de sa
gouvernante, que j'appelle ainsi pour ne pas lui donner son vrai nom,
-qui est celui de <i>bonne</i>: c'était, dit elle-même madame Roland, une
+qui est celui de <i>bonne</i>: c'était, dit elle-même madame Roland, une
petite femme de cinquante-cinq ans, maigre, propre, alerte, vive et
gaie, qui adorait Marie, parce qu'elle lui rendait la vie douce.</p>
-<p>Marie n'était pas dévote, elle ne l'avait jamais été. Du vivant de sa
-mère, qui l'était beaucoup et <span class="pagenum"><a id="page27" name="page27"></a>(p. 27)</span> sans raisonnement, comme les
+<p>Marie n'était pas dévote, elle ne l'avait jamais été. Du vivant de sa
+mère, qui l'était beaucoup et <span class="pagenum"><a id="page27" name="page27"></a>(p. 27)</span> sans raisonnement, comme les
personnes faibles sans instruction, Marie, qui l'adorait, remplissait
-minutieusement une foule de devoirs que, sans cela, elle eût par son
-propre raisonnement laissés de côté. Après la mort de sa mère, elle
-continua à remplir la partie extérieure de ces mêmes devoirs, parce
-que, disait-elle, je me dois à l'édification de mon prochain et au bon
-ordre de la société; dans ce principe elle allait à l'église les
-dimanches et les jours de fêtes. Elle y portait, non pas la même
-onction qu'à douze ans, lorsqu'un jour elle se crut enlevée au
-ciel<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Go to footnote 13"><span class="smaller">[13]</span></a>, mais un air de décence et de recueillement fait pour servir
+minutieusement une foule de devoirs que, sans cela, elle eût par son
+propre raisonnement laissés de côté. Après la mort de sa mère, elle
+continua à remplir la partie extérieure de ces mêmes devoirs, parce
+que, disait-elle, je me dois à l'édification de mon prochain et au bon
+ordre de la société; dans ce principe elle allait à l'église les
+dimanches et les jours de fêtes. Elle y portait, non pas la même
+onction qu'à douze ans, lorsqu'un jour elle se crut enlevée au
+ciel<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Go to footnote 13"><span class="smaller">[13]</span></a>, mais un air de décence et de recueillement fait pour servir
d'exemple. Elle ne <i>lisait pas l'ordinaire</i> de la messe, mais toujours
-un bon livre de piété, comme saint Augustin, qu'elle préférait à tous
-les pères de l'Église. Ce fut dans ce temps qu'elle fit, comme elle le
-racontait elle-même fort plaisamment, son cours de <i>prédicateurs
-vivants et morts</i>. Elle aimait déjà l'éloquence de la chaire, comme
-plus tard elle aima l'éloquence tribunitienne. L'action de la parole
-pour diriger les masses lui paraissait la prérogative la <span class="pagenum"><a id="page28" name="page28"></a>(p. 28)</span> plus
-noble et la plus admirable de l'homme... Elle se mit à relire Bossuet
-et Fléchier, Massillon et Bourdaloue; elle lisait ces ouvrages avec
+un bon livre de piété, comme saint Augustin, qu'elle préférait à tous
+les pères de l'Église. Ce fut dans ce temps qu'elle fit, comme elle le
+racontait elle-même fort plaisamment, son cours de <i>prédicateurs
+vivants et morts</i>. Elle aimait déjà l'éloquence de la chaire, comme
+plus tard elle aima l'éloquence tribunitienne. L'action de la parole
+pour diriger les masses lui paraissait la prérogative la <span class="pagenum"><a id="page28" name="page28"></a>(p. 28)</span> plus
+noble et la plus admirable de l'homme... Elle se mit à relire Bossuet
+et Fléchier, Massillon et Bourdaloue; elle lisait ces ouvrages avec
attention et lenteur, comme il faut lire pour bien juger. Ce qui la
-frappa fortement, dit-elle, fut de voir combien les prédicateurs
-entendaient mal les intérêts de la religion, en faisant sans cesse
-intervenir les mystères dans leurs sermons. Il suit de là un
-néologisme qui nuit, disait-elle, au bien de la religion. Comment bien
-aimer ce qu'on ne comprend pas? Elle disait cela à l'abbé Lenfant, qui
-prenait plaisir dans ses derniers jours à chercher à convertir une
-personne aussi supérieure.&mdash;Monsieur l'abbé, lui disait-elle, je vous
+frappa fortement, dit-elle, fut de voir combien les prédicateurs
+entendaient mal les intérêts de la religion, en faisant sans cesse
+intervenir les mystères dans leurs sermons. Il suit de là un
+néologisme qui nuit, disait-elle, au bien de la religion. Comment bien
+aimer ce qu'on ne comprend pas? Elle disait cela à l'abbé Lenfant, qui
+prenait plaisir dans ses derniers jours à chercher à convertir une
+personne aussi supérieure.&mdash;Monsieur l'abbé, lui disait-elle, je vous
admire beaucoup, mais je vous admirerais bien davantage si vous ne
parliez pas toujours du diable et de l'incarnation.</p>
-<p>Enfin, à force de lire des sermons, il lui prit fantaisie d'en faire
-un!... Elle prit la plume et écrivit un sermon en trois points sur
+<p>Enfin, à force de lire des sermons, il lui prit fantaisie d'en faire
+un!... Elle prit la plume et écrivit un sermon en trois points sur
l'amour du prochain...</p>
-<p>Elle n'aimait pas la dialectique de Bourdaloue; elle trouvait Fléchier
-froid, et Bossuet trop pompeux et trop peu charitable; c'était
+<p>Elle n'aimait pas la dialectique de Bourdaloue; elle trouvait Fléchier
+froid, et Bossuet trop pompeux et trop peu charitable; c'était
Massillon qu'elle aimait... Mais lorsque je distribuais ainsi mon
-affection et le blâme, disait-elle plus tard, c'est que je ne
+affection et le blâme, disait-elle plus tard, c'est que je ne
connaissais pas les orateurs protestants, <span class="pagenum"><a id="page29" name="page29"></a>(p. 29)</span> et Blair devait me
-présenter la réunion de l'élégance à cette simplicité chrétienne que
-je cherchais en vain dans nos prédicateurs français.</p>
-
-<p>Quelque corrompue que fût la société à cette époque, on eut un temps
-la mode des prédicateurs, comme on en aurait eu une autre... L'abbé
-Lenfant, le père Élisée, l'abbé Beauregard, eurent leur vogue. Il n'y
-eut pas jusqu'au père Bridaine qui ne fût charlatan à sa manière...
-car je ne me passionne pas du tout pour ces insolences chrétiennes du
-père Bridaine... il fut charlatan en injuriant, tandis que les autres
-le furent en flattant; voilà toute la différence, et non parce qu'il
-aimait mieux le paysan que le châtelain... c'était une mode nouvelle,
-elle devait réussir et réussit en effet... Mais, un homme qui frappa
-beaucoup mademoiselle Phlipon, ce fut l'abbé Beauregard... C'était un
+présenter la réunion de l'élégance à cette simplicité chrétienne que
+je cherchais en vain dans nos prédicateurs français.</p>
+
+<p>Quelque corrompue que fût la société à cette époque, on eut un temps
+la mode des prédicateurs, comme on en aurait eu une autre... L'abbé
+Lenfant, le père Élisée, l'abbé Beauregard, eurent leur vogue. Il n'y
+eut pas jusqu'au père Bridaine qui ne fût charlatan à sa manière...
+car je ne me passionne pas du tout pour ces insolences chrétiennes du
+père Bridaine... il fut charlatan en injuriant, tandis que les autres
+le furent en flattant; voilà toute la différence, et non parce qu'il
+aimait mieux le paysan que le châtelain... c'était une mode nouvelle,
+elle devait réussir et réussit en effet... Mais, un homme qui frappa
+beaucoup mademoiselle Phlipon, ce fut l'abbé Beauregard... C'était un
petit homme, ayant une voix tonnante, qui surprenait en sortant de
-cette petite taille... Cette voix lui servait à faire entendre la
-parole de Dieu avec une violence qui n'était rien moins
-qu'évangélique... il prenait un ton inspiré pour dire des choses
-vulgaires... Mais comme, à la chaire comme en tout, il suffit, <span class="smcap">IL FAUT</span>
-même frapper plus fort que juste, il suit de là que l'abbé Beauregard,
-tout en se démenant dans sa chaire comme une bête du Jardin des
-Plantes dans sa loge, tout en beuglant <span class="pagenum"><a id="page30" name="page30"></a>(p. 30)</span> des pauvretés,
-persuadait aux gens, du moins à un grand nombre, que tout ce qu'il
-disait était fort beau...</p>
-
-<p>Les temps ne sont pas changés!... aujourd'hui comme alors, étonner les
-hommes, c'est les séduire... ils vous croient si vous parlez haut...
-C'est là tout le secret de la discipline, et la Révolution elle-même
-est là pour me donner raison... Quel est celui de ses dogmes qui fut
-inculqué par la seule persuasion?...</p>
+cette petite taille... Cette voix lui servait à faire entendre la
+parole de Dieu avec une violence qui n'était rien moins
+qu'évangélique... il prenait un ton inspiré pour dire des choses
+vulgaires... Mais comme, à la chaire comme en tout, il suffit, <span class="smcap">IL FAUT</span>
+même frapper plus fort que juste, il suit de là que l'abbé Beauregard,
+tout en se démenant dans sa chaire comme une bête du Jardin des
+Plantes dans sa loge, tout en beuglant <span class="pagenum"><a id="page30" name="page30"></a>(p. 30)</span> des pauvretés,
+persuadait aux gens, du moins à un grand nombre, que tout ce qu'il
+disait était fort beau...</p>
+
+<p>Les temps ne sont pas changés!... aujourd'hui comme alors, étonner les
+hommes, c'est les séduire... ils vous croient si vous parlez haut...
+C'est là tout le secret de la discipline, et la Révolution elle-même
+est là pour me donner raison... Quel est celui de ses dogmes qui fut
+inculqué par la seule persuasion?...</p>
<p>Ce n'est pas ma morale, au reste, mais cela est... Madame Roland
-disait, elle, qu'il était malheureux qu'aussitôt que les hommes
-étaient réunis en grand nombre, ils eussent plutôt de grandes oreilles
+disait, elle, qu'il était malheureux qu'aussitôt que les hommes
+étaient réunis en grand nombre, ils eussent plutôt de grandes oreilles
qu'un grand sens.</p>
-<p>Voici un fait concernant l'abbé Beauregard qui le résume assez
-drôlement.</p>
+<p>Voici un fait concernant l'abbé Beauregard qui le résume assez
+drôlement.</p>
-<p>L'abbé Beauregard se démenait un jour avec plus de violence que de
+<p>L'abbé Beauregard se démenait un jour avec plus de violence que de
coutume... La chaire retentissait sous ses pieds, dont il donnait des
-coups à briser le plancher; ses bras, sa tête, toute sa petite
-personne était dans un état violent: aussi était-il fort écouté d'un
-homme du peuple qui, debout en face du prédicateur, les yeux attachés
-sur lui, la bouche béante, laissait échapper parfois un cri admiratif;
-mais son attention était stupide... Tout-à-coup il se tourne vers un
-de ses camarades <span class="pagenum"><a id="page31" name="page31"></a>(p. 31)</span> qui était près de lui, et lui montrant le
-prédicateur avec une sorte de respect, il lui dit: <span class="smcap">Comme il sue!</span></p>
-
-<p>Cet homme en admiration devant le prédicateur suant à grosses gouttes
+coups à briser le plancher; ses bras, sa tête, toute sa petite
+personne était dans un état violent: aussi était-il fort écouté d'un
+homme du peuple qui, debout en face du prédicateur, les yeux attachés
+sur lui, la bouche béante, laissait échapper parfois un cri admiratif;
+mais son attention était stupide... Tout-à-coup il se tourne vers un
+de ses camarades <span class="pagenum"><a id="page31" name="page31"></a>(p. 31)</span> qui était près de lui, et lui montrant le
+prédicateur avec une sorte de respect, il lui dit: <span class="smcap">Comme il sue!</span></p>
+
+<p>Cet homme en admiration devant le prédicateur suant à grosses gouttes
de l'exercice qu'il se donne pour parler avec ses bras, me fait croire
-à cette parole de Phocion qui, ayant été applaudi dans une assemblée
-du peuple, demandait à ses amis s'il n'avait pas dit quelque sottise.</p>
+à cette parole de Phocion qui, ayant été applaudi dans une assemblée
+du peuple, demandait à ses amis s'il n'avait pas dit quelque sottise.</p>
-<p>J'ai oublié de parler en son temps d'une aventure qui arriva à Marie
-avant la mort de sa mère... Plus tard, j'en rapporterai une concernant
-un homme de la même profession, et aussi tragique que celle-ci est
+<p>J'ai oublié de parler en son temps d'une aventure qui arriva à Marie
+avant la mort de sa mère... Plus tard, j'en rapporterai une concernant
+un homme de la même profession, et aussi tragique que celle-ci est
comique. C'est un singulier rapport.</p>
-<p>Madame Phlipon avait voulu que sa fille fût aussi bonne ménagère que
-femme bien élevée. C'était ensuite une chose de règle dans la
-bourgeoisie, avant la Révolution, d'être tout à la fois à la cuisine
+<p>Madame Phlipon avait voulu que sa fille fût aussi bonne ménagère que
+femme bien élevée. C'était ensuite une chose de règle dans la
+bourgeoisie, avant la Révolution, d'être tout à la fois à la cuisine
et dans le salon, quand on en avait un. Mademoiselle Phlipon,
-naturellement studieuse, ne se souciait guère d'aller au marché avec
-la cuisinière de la maison; mais sa mère avait parlé, et jamais elle
-n'avait résisté à sa volonté... Elle accompagnait donc la cuisinière
+naturellement studieuse, ne se souciait guère d'aller au marché avec
+la cuisinière de la maison; mais sa mère avait parlé, et jamais elle
+n'avait résisté à sa volonté... Elle accompagnait donc la cuisinière
chez les fournisseurs de la maison quelques fois dans la semaine.</p>
-<p>Leur boucher était encore jeune et fort riche; il avait une femme
-qu'il avait épousée en secondes <span class="pagenum"><a id="page32" name="page32"></a>(p. 32)</span> noces et qui tenait fort bien
-sa place dans sa boutique. Cette femme était jeune, elle mourut et le
+<p>Leur boucher était encore jeune et fort riche; il avait une femme
+qu'il avait épousée en secondes <span class="pagenum"><a id="page32" name="page32"></a>(p. 32)</span> noces et qui tenait fort bien
+sa place dans sa boutique. Cette femme était jeune, elle mourut et le
laissa veuf une seconde fois; Marie n'y fit attention que parce que le
-comptoir lui parut occupé par une figure étrangère... Quelques
-semaines après, madame Phlipon étant aux Tuileries avec sa fille,
-elles virent passer devant elles un homme habillé de noir avec des
-dentelles fort propres qui leur fit une profonde révérence,
-s'adressant plus particulièrement à la mère qu'à la fille, et il passa
-son chemin... Le tour d'allée fini, il revint sur ses pas... encore
-même révérence... Ce manége dura toute la promenade.</p>
+comptoir lui parut occupé par une figure étrangère... Quelques
+semaines après, madame Phlipon étant aux Tuileries avec sa fille,
+elles virent passer devant elles un homme habillé de noir avec des
+dentelles fort propres qui leur fit une profonde révérence,
+s'adressant plus particulièrement à la mère qu'à la fille, et il passa
+son chemin... Le tour d'allée fini, il revint sur ses pas... encore
+même révérence... Ce manége dura toute la promenade.</p>
-<p>&mdash;Quel est cet homme? dit madame Phlipon à sa fille.&mdash;Je l'ignore,
-répondit Marie, cependant il me semble le connaître!...</p>
+<p>&mdash;Quel est cet homme? dit madame Phlipon à sa fille.&mdash;Je l'ignore,
+répondit Marie, cependant il me semble le connaître!...</p>
<p>Au second tour, elle le regarda plus attentivement, et crut retrouver
-en lui les traits de leur boucher, mais la pensée ne lui en vint pas;
-cependant, à la troisième révérence, elle n'en put douter et le dit à
-sa mère... Elles rirent entre elles de la tournure demi-élégante du
-tueur de b&oelig;ufs, et elles n'y pensèrent plus...</p>
-
-<p>Le dimanche suivant, même apparition, mêmes révérences. Cette fois, il
-n'y avait pas moyen de douter, le boucher semblait n'être venu que
-pour elles deux. Marie cessa d'accompagner la cuisinière... <span class="pagenum"><a id="page33" name="page33"></a>(p. 33)</span>
-elle fut malade; le boucher envoya régulièrement savoir de ses
-nouvelles. Ce manége dura trois mois environ; pendant ce temps, et
+en lui les traits de leur boucher, mais la pensée ne lui en vint pas;
+cependant, à la troisième révérence, elle n'en put douter et le dit à
+sa mère... Elles rirent entre elles de la tournure demi-élégante du
+tueur de b&oelig;ufs, et elles n'y pensèrent plus...</p>
+
+<p>Le dimanche suivant, même apparition, mêmes révérences. Cette fois, il
+n'y avait pas moyen de douter, le boucher semblait n'être venu que
+pour elles deux. Marie cessa d'accompagner la cuisinière... <span class="pagenum"><a id="page33" name="page33"></a>(p. 33)</span>
+elle fut malade; le boucher envoya régulièrement savoir de ses
+nouvelles. Ce manége dura trois mois environ; pendant ce temps, et
surtout celui de la maladie de Marie, il fut aussi attentif. Un soir
-M. Phlipon conduisit chez sa fille une vieille demoiselle dévote et
+M. Phlipon conduisit chez sa fille une vieille demoiselle dévote et
importante qui, ne pouvant plus se marier, mariait les autres ou les
-en empêchait quand le bonheur devait s'ensuivre... On l'appelait
+en empêchait quand le bonheur devait s'ensuivre... On l'appelait
mademoiselle Michon... Mademoiselle Michon venait faire la demande de
la main de mademoiselle Phlipon pour le boucher, qui n'avait pu voir
-Marie sans en devenir passionnément amoureux... Il était veuf, mais
-âgé seulement de trente-quatre ans, et riche de cent cinquante mille
-francs (somme énorme pour ce temps-là)... Comme M. Phlipon laissait sa
-fille maîtresse de refuser ou d'accepter le parti proposé, Marie
-refusa aussi cérémonieusement que mademoiselle Michon était venue
-offrir; mais elle et son père avaient grande envie de rire: ils
-refusèrent toutefois très-positivement, et mademoiselle Michon s'en
-fut très-convaincue que mademoiselle Phlipon ne se marierait pas,
-puisqu'elle n'épousait pas son boucher.</p>
-
-<p>Roland revint de son voyage, Marie le revit avec une sorte d'intérêt;
-elle avait appris à le connaître pendant qu'il était absent, par la
-lecture <span class="pagenum"><a id="page34" name="page34"></a>(p. 34)</span> d'un journal qu'il lui avait laissé, et qui parlait
+Marie sans en devenir passionnément amoureux... Il était veuf, mais
+âgé seulement de trente-quatre ans, et riche de cent cinquante mille
+francs (somme énorme pour ce temps-là)... Comme M. Phlipon laissait sa
+fille maîtresse de refuser ou d'accepter le parti proposé, Marie
+refusa aussi cérémonieusement que mademoiselle Michon était venue
+offrir; mais elle et son père avaient grande envie de rire: ils
+refusèrent toutefois très-positivement, et mademoiselle Michon s'en
+fut très-convaincue que mademoiselle Phlipon ne se marierait pas,
+puisqu'elle n'épousait pas son boucher.</p>
+
+<p>Roland revint de son voyage, Marie le revit avec une sorte d'intérêt;
+elle avait appris à le connaître pendant qu'il était absent, par la
+lecture <span class="pagenum"><a id="page34" name="page34"></a>(p. 34)</span> d'un journal qu'il lui avait laissé, et qui parlait
longuement de lui et de ses habitudes: aussi, lorsque Roland la
-demanda en mariage, accorda-t-elle son consentement à l'instant même,
-mais ce fut avec une restriction qui ne peut étonner dans une pareille
+demanda en mariage, accorda-t-elle son consentement à l'instant même,
+mais ce fut avec une restriction qui ne peut étonner dans une pareille
femme.</p>
-<p>Son père était ruiné... cinq cents livres de rentes, voilà tout ce
-qu'elle avait sauvé de cette fortune qu'elle devait avoir, et dans
-laquelle elle avait été élevée: elle le déclara à Roland avec la même
-franchise qu'elle aurait mise à lui parler d'une autre femme. Et puis
-son père pouvait faire un mauvais mariage qui rendrait son alliance
-honteuse... Elle dit enfin à Roland tout ce qui pouvait l'avertir et
-le détourner, et lui imposa même de faire ses réflexions pendant un
-certain temps; mais tout fut inutile, et elle fut enfin amenée à
-donner son consentement pour un mariage qui lui procurait à elle-même
+<p>Son père était ruiné... cinq cents livres de rentes, voilà tout ce
+qu'elle avait sauvé de cette fortune qu'elle devait avoir, et dans
+laquelle elle avait été élevée: elle le déclara à Roland avec la même
+franchise qu'elle aurait mise à lui parler d'une autre femme. Et puis
+son père pouvait faire un mauvais mariage qui rendrait son alliance
+honteuse... Elle dit enfin à Roland tout ce qui pouvait l'avertir et
+le détourner, et lui imposa même de faire ses réflexions pendant un
+certain temps; mais tout fut inutile, et elle fut enfin amenée à
+donner son consentement pour un mariage qui lui procurait à elle-même
un bonheur qu'elle ne pouvait refuser... Mais il survint un incident
-dans lequel elle développa un caractère qui montrait dès lors ce
+dans lequel elle développa un caractère qui montrait dès lors ce
qu'elle serait un jour...</p>
-<p>Roland voulut parler à son père; mais elle lui demanda de ne le faire
-que par écrit, et lorsqu'il serait de retour à Amiens... La lettre
-vint; M. Phlipon en fut mécontent... Depuis longtemps il trouvait
-Roland hors de ses goûts, même <span class="pagenum"><a id="page35" name="page35"></a>(p. 35)</span> comme société; qu'on juge de ce
+<p>Roland voulut parler à son père; mais elle lui demanda de ne le faire
+que par écrit, et lorsqu'il serait de retour à Amiens... La lettre
+vint; M. Phlipon en fut mécontent... Depuis longtemps il trouvait
+Roland hors de ses goûts, même <span class="pagenum"><a id="page35" name="page35"></a>(p. 35)</span> comme société; qu'on juge de ce
qu'il en pensait comme gendre! Il refusa... Mademoiselle Phlipon avait
-vingt-deux ans; elle se retira dans un couvent, et de là elle écrivit
-à Roland qu'elle le priait d'abandonner ses projets; que, pour elle,
-elle allait fixer sa destinée... Elle abandonna la maison de son père,
-que lui-même n'habitait presque plus, si ce n'est lorsqu'il rentrait
-du jeu, et alors il était ou ivre ou furieux. Elle n'aurait jamais
-quitté son père autrement; elle était trop supérieure pour ne pas
-remplir les devoirs d'une fille envers son père. En quittant la
+vingt-deux ans; elle se retira dans un couvent, et de là elle écrivit
+à Roland qu'elle le priait d'abandonner ses projets; que, pour elle,
+elle allait fixer sa destinée... Elle abandonna la maison de son père,
+que lui-même n'habitait presque plus, si ce n'est lorsqu'il rentrait
+du jeu, et alors il était ou ivre ou furieux. Elle n'aurait jamais
+quitté son père autrement; elle était trop supérieure pour ne pas
+remplir les devoirs d'une fille envers son père. En quittant la
maison, elle lui laissa pour satisfaire quelques dettes pressantes
l'argenterie qui lui appartenait... n'emportant avec elle qu'une rente
de cinq cents francs et sa garde-robe.</p>
-<p>La manière dont elle vécut pendant six mois est presque fabuleuse;
+<p>La manière dont elle vécut pendant six mois est presque fabuleuse;
elle avait de l'ordre et ne voulait pas faire de dettes!... Qu'on
-songe à ce qu'elle pouvait faire avec cinq cents francs de rente! Elle
-ne vivait que de légumes cuits à l'eau avec un peu de beurre; mais
-elle supportait toutes ces privations... le froid et même la faim!...
-et cependant elle n'abandonna jamais son père... Elle allait
+songe à ce qu'elle pouvait faire avec cinq cents francs de rente! Elle
+ne vivait que de légumes cuits à l'eau avec un peu de beurre; mais
+elle supportait toutes ces privations... le froid et même la faim!...
+et cependant elle n'abandonna jamais son père... Elle allait
raccommoder son linge, tandis qu'il passait sa vie dans les tripots,
-et achevait d'y ruiner sa santé et son bonheur...</p>
+et achevait d'y ruiner sa santé et son bonheur...</p>
-<p>Au bout de six mois, Roland revint à Paris... Il <span class="pagenum"><a id="page36" name="page36"></a>(p. 36)</span> fut au
+<p>Au bout de six mois, Roland revint à Paris... Il <span class="pagenum"><a id="page36" name="page36"></a>(p. 36)</span> fut au
parloir et revit Marie... Il lui renouvela l'offre de sa main et la
-fit presser par un frère bénédictin qu'il avait, et qui enfin
-détruisit les scrupules de délicatesse qu'elle avait en n'apportant
-rien à un homme riche; mais il avait aussi vingt ans de plus qu'elle,
-et cette différence était beaucoup dans une union telle que
+fit presser par un frère bénédictin qu'il avait, et qui enfin
+détruisit les scrupules de délicatesse qu'elle avait en n'apportant
+rien à un homme riche; mais il avait aussi vingt ans de plus qu'elle,
+et cette différence était beaucoup dans une union telle que
celle-ci... Elle se maria donc, et ce mariage fut pour Roland la
-source d'un bonheur qui, jusque là, lui avait été inconnu! Avant de la
-montrer comme femme mariée et maîtresse de maison autrement que dans
-la sphère bourgeoise, je dois dire qu'elle ne fut jamais heureuse:
-elle fit tout pour la félicité de Roland, mais la sienne ne fut jamais
-complète. Le caractère froid, compassé, presque puritain de Roland, le
+source d'un bonheur qui, jusque là, lui avait été inconnu! Avant de la
+montrer comme femme mariée et maîtresse de maison autrement que dans
+la sphère bourgeoise, je dois dire qu'elle ne fut jamais heureuse:
+elle fit tout pour la félicité de Roland, mais la sienne ne fut jamais
+complète. Le caractère froid, compassé, presque puritain de Roland, le
faisait peu aimer de ceux qui l'approchaient; sa femme tenta de fondre
cette glace qui enveloppait ainsi ses relations avec le monde... elle
-y parvint, mais à ses dépens... Elle voyait dans son mari l'homme le
-plus estimable: cette préférence exclusive lui fit supporter la vie;
-mais, sans qu'elle le dise, on voit combien elle lui était pénible
+y parvint, mais à ses dépens... Elle voyait dans son mari l'homme le
+plus estimable: cette préférence exclusive lui fit supporter la vie;
+mais, sans qu'elle le dise, on voit combien elle lui était pénible
quelquefois...</p>
-<p>Elle suivit pendant cette première année de son mariage, où ils
-étaient en voyageurs à Paris<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Go to footnote 14"><span class="smaller">[14]</span></a>, un <span class="pagenum"><a id="page37" name="page37"></a>(p. 37)</span> cours de botanique et un
-cours d'histoire naturelle... Ils vivaient en hôtel garni. La santé de
-Roland était délicate. Il n'y avait pas alors une foule de
-restaurateurs excellents qu'on pût prendre à son service comme un
-cuisinier à deux mille francs d'appointements. Madame Roland, pour
-parer à l'inconvénient par lequel la santé de son mari pouvait
-souffrir de cette mauvaise nourriture, <i>faisait elle-même</i> le dîner de
+<p>Elle suivit pendant cette première année de son mariage, où ils
+étaient en voyageurs à Paris<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Go to footnote 14"><span class="smaller">[14]</span></a>, un <span class="pagenum"><a id="page37" name="page37"></a>(p. 37)</span> cours de botanique et un
+cours d'histoire naturelle... Ils vivaient en hôtel garni. La santé de
+Roland était délicate. Il n'y avait pas alors une foule de
+restaurateurs excellents qu'on pût prendre à son service comme un
+cuisinier à deux mille francs d'appointements. Madame Roland, pour
+parer à l'inconvénient par lequel la santé de son mari pouvait
+souffrir de cette mauvaise nourriture, <i>faisait elle-même</i> le dîner de
son mari, occupation dont elle s'acquittait gracieusement en revenant
-de l'un de ses cours, et tout en relisant pour la centième fois une
+de l'un de ses cours, et tout en relisant pour la centième fois une
des belles vies de Plutarque...</p>
-<p>Cette occupation constante de son mari était au reste ce qui pouvait
-le plus flatter Roland; car il était tellement jaloux de l'affection
-de sa femme, même <i>la plus légitime</i>, qu'il exigea d'elle qu'elle vît
-moins souvent des amies de couvent auxquelles elle était fort
-attachée...</p>
-
-<p>La vie privée de madame Roland, dans laquelle la surprit la
-Révolution, avait quelque chose d'antique. Retirée à la campagne, près
-des montagnes du Beaujolais, dans un pays presque désert<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Go to footnote 15"><span class="smaller">[15]</span></a> et
-<span class="pagenum"><a id="page38" name="page38"></a>(p. 38)</span> éloigné à cette époque de toutes les ressources qui,
-aujourd'hui, sont devenues familières au dernier paysan, mais qui à
-cette époque restaient encore ignorées, madame Roland était la
-providence de toute la contrée. Elle était <i>médecin, juge</i>...
-dissipait les nuages politiques qui se levaient, malgré l'éloignement
-du ciel orageux des événements, au-dessus de la paisible retraite où
-vivait Marie!... Ils étaient malheureusement encore trop près de
+<p>Cette occupation constante de son mari était au reste ce qui pouvait
+le plus flatter Roland; car il était tellement jaloux de l'affection
+de sa femme, même <i>la plus légitime</i>, qu'il exigea d'elle qu'elle vît
+moins souvent des amies de couvent auxquelles elle était fort
+attachée...</p>
+
+<p>La vie privée de madame Roland, dans laquelle la surprit la
+Révolution, avait quelque chose d'antique. Retirée à la campagne, près
+des montagnes du Beaujolais, dans un pays presque désert<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Go to footnote 15"><span class="smaller">[15]</span></a> et
+<span class="pagenum"><a id="page38" name="page38"></a>(p. 38)</span> éloigné à cette époque de toutes les ressources qui,
+aujourd'hui, sont devenues familières au dernier paysan, mais qui à
+cette époque restaient encore ignorées, madame Roland était la
+providence de toute la contrée. Elle était <i>médecin, juge</i>...
+dissipait les nuages politiques qui se levaient, malgré l'éloignement
+du ciel orageux des événements, au-dessus de la paisible retraite où
+vivait Marie!... Ils étaient malheureusement encore trop près de
Lyon!...</p>
-<p>Roland avait des principes arrêtés qui devaient le faire partisan de
-la Révolution aussitôt qu'elle s'annonça. Il y eut alors une
-profession de foi à réclamer de tous ceux qui pensaient, et qui devint
+<p>Roland avait des principes arrêtés qui devaient le faire partisan de
+la Révolution aussitôt qu'elle s'annonça. Il y eut alors une
+profession de foi à réclamer de tous ceux qui pensaient, et qui devint
pour la suite un motif de comparaison ou d'exclusion qui fit un grand
-mal... mais qui devait naturellement être expliquée selon le besoin du
-moment. Roland, démagogue pour ainsi dire en 1787, selon la noblesse
-aristocrate, était un royaliste <i>vendéen</i> pour la Montagne en 1793. Ce
-n'est pas l'homme qui avait changé! c'est le système dont il avait
-suivi la première bannière!</p>
-
-<p>L'intégrité et la stricte observance que Roland apportait dans toutes
-ses démarches administratives <span class="pagenum"><a id="page39" name="page39"></a>(p. 39)</span> le firent prendre en haine par
-tous ses collègues, dont il paraissait par sa conduite blâmer les
-actions et les sentiments. Membre de la municipalité de Lyon à une
-époque orageuse, ce fut alors qu'il fut à même d'apprécier le trésor
-que Dieu lui avait donné! Madame Roland, enthousiaste de cette belle
-liberté, dont les premiers jours s'annonçaient à nous avec une pureté
-et une séduction de jeune vierge... s'enflamma pour cet ordre de
+mal... mais qui devait naturellement être expliquée selon le besoin du
+moment. Roland, démagogue pour ainsi dire en 1787, selon la noblesse
+aristocrate, était un royaliste <i>vendéen</i> pour la Montagne en 1793. Ce
+n'est pas l'homme qui avait changé! c'est le système dont il avait
+suivi la première bannière!</p>
+
+<p>L'intégrité et la stricte observance que Roland apportait dans toutes
+ses démarches administratives <span class="pagenum"><a id="page39" name="page39"></a>(p. 39)</span> le firent prendre en haine par
+tous ses collègues, dont il paraissait par sa conduite blâmer les
+actions et les sentiments. Membre de la municipalité de Lyon à une
+époque orageuse, ce fut alors qu'il fut à même d'apprécier le trésor
+que Dieu lui avait donné! Madame Roland, enthousiaste de cette belle
+liberté, dont les premiers jours s'annonçaient à nous avec une pureté
+et une séduction de jeune vierge... s'enflamma pour cet ordre de
choses; et jamais, depuis qu'elle fit sa profession de foi, ses
-sentiments ne dévièrent de leur route!... Mais à peine dans celle que
-la Révolution fit prendre à ses partisans, Roland s'aperçut qu'elle
-était hérissée de dangers; sa femme le vit avant lui, toutefois son
-austère probité devait la maintenir là où était le péril, et ils y
-demeurèrent tous deux. Roland était fait, malgré son extrême
-importance de lui-même, pour apprécier le mérite éminent de sa
+sentiments ne dévièrent de leur route!... Mais à peine dans celle que
+la Révolution fit prendre à ses partisans, Roland s'aperçut qu'elle
+était hérissée de dangers; sa femme le vit avant lui, toutefois son
+austère probité devait la maintenir là où était le péril, et ils y
+demeurèrent tous deux. Roland était fait, malgré son extrême
+importance de lui-même, pour apprécier le mérite éminent de sa
compagne; de ce jour il le reconnut et en remercia le Ciel!</p>
-<p>J'ai déjà dit combien les relations de société, soit littéraires, soit
-simplement sociales, avaient contribué à établir à cette époque une
-infinité de relations politiques qui, sans cela, n'eussent jamais
-existé; j'en trouve encore un exemple dans Brissot et madame Roland.</p>
+<p>J'ai déjà dit combien les relations de société, soit littéraires, soit
+simplement sociales, avaient contribué à établir à cette époque une
+infinité de relations politiques qui, sans cela, n'eussent jamais
+existé; j'en trouve encore un exemple dans Brissot et madame Roland.</p>
-<p>Brissot de Varville était un homme non-seulement <span class="pagenum"><a id="page40" name="page40"></a>(p. 40)</span> de talent,
-mais fort spirituel, et de cet esprit français qui ressent le besoin
+<p>Brissot de Varville était un homme non-seulement <span class="pagenum"><a id="page40" name="page40"></a>(p. 40)</span> de talent,
+mais fort spirituel, et de cet esprit français qui ressent le besoin
de se communiquer par la causerie ou par la correspondance. Brissot
-fut de tous les Girondins peut-être le plus influent dans l'opinion
-révolutionnaire, et celui qui contribua le plus vivement à égarer dans
-les funestes voies que la Révolution ouvrit à ses admirateurs dans ses
-plus beaux jours. Roland n'était encore rien dans les affaires,
-lorsque Brissot lut quelques ouvrages écrits par Roland, c'est-à-dire
-par sa femme, dans un style annonçant des principes aussi purs que le
+fut de tous les Girondins peut-être le plus influent dans l'opinion
+révolutionnaire, et celui qui contribua le plus vivement à égarer dans
+les funestes voies que la Révolution ouvrit à ses admirateurs dans ses
+plus beaux jours. Roland n'était encore rien dans les affaires,
+lorsque Brissot lut quelques ouvrages écrits par Roland, c'est-à-dire
+par sa femme, dans un style annonçant des principes aussi purs que le
<i>Forum</i> de l'ancienne Rome aurait pu en offrir aux beaux temps de la
-république romaine; c'était ce qu'on cherchait sans le trouver alors!
-On rencontrait à chaque pas la caricature de l'antiquité, sans trouver
-un homme qui vous parlât le langage de la raison et de la patrie......
+république romaine; c'était ce qu'on cherchait sans le trouver alors!
+On rencontrait à chaque pas la caricature de l'antiquité, sans trouver
+un homme qui vous parlât le langage de la raison et de la patrie......
de cette patrie sur les bords de la Seine, de la France enfin, et non
-Sparte et ses Thermopyles, Athènes et son Pirée, dont on nous
-assassinait tous les jours, et qui n'étaient que des rêves
-fantastiques dépourvus de bon sens même dans leurs fictions. Brissot,
-ravi de trouver une clarté d'expression pour rendre des sentiments
-vertueusement républicains, envoya ses ouvrages à Roland sans le
-connaître, en lui écrivant comme à un confrère, un émule en
-littérature, et en lui exprimant le <span class="pagenum"><a id="page41" name="page41"></a>(p. 41)</span> désir de continuer la
-correspondance. Roland était alors à Lyon, comme inspecteur des
-manufactures, et Brissot commençait une feuille périodique forte en
+Sparte et ses Thermopyles, Athènes et son Pirée, dont on nous
+assassinait tous les jours, et qui n'étaient que des rêves
+fantastiques dépourvus de bon sens même dans leurs fictions. Brissot,
+ravi de trouver une clarté d'expression pour rendre des sentiments
+vertueusement républicains, envoya ses ouvrages à Roland sans le
+connaître, en lui écrivant comme à un confrère, un émule en
+littérature, et en lui exprimant le <span class="pagenum"><a id="page41" name="page41"></a>(p. 41)</span> désir de continuer la
+correspondance. Roland était alors à Lyon, comme inspecteur des
+manufactures, et Brissot commençait une feuille périodique forte en
raisonnement, et claire et concise autant que plus tard les journaux
-du temps devaient être obscurs et prolixes.</p>
+du temps devaient être obscurs et prolixes.</p>
-<p>Roland ne fut pas séduit par le style de Brissot, et cela devait être.
-Roland avait une sécheresse qui ne devait pas comprendre Brissot et
+<p>Roland ne fut pas séduit par le style de Brissot, et cela devait être.
+Roland avait une sécheresse qui ne devait pas comprendre Brissot et
ses amis. Aussi Brissot ne fut-il entendu que de sa femme; mais il le
-fut, et très-bien. Elle lui répondit au nom de son mari, et la
-correspondance s'établit, tandis que Brissot et Roland étaient loin
-l'un de l'autre et ne s'étaient jamais vus; enfin ils devinrent
-presque amis sans se connaître autrement que par une de ces
-correspondances qui deviennent intimes dès que l'âme est la compagne
-de l'esprit, comme cela était dans les Girondins.</p>
-
-<p>Une occasion précieuse se présenta pour que Roland fût introduit aux
-affaires. Un hiver affreux dans ses conséquences avait décimé pour
-ainsi dire les malheureux ouvriers de Lyon!... Vingt mille étaient
-sans pain; les ressources manquaient entièrement, et Lyon se trouvait
-endetté de quarante millions! Madame Roland dit à son mari:</p>
-
-<p>&mdash;Mon ami, il faut solliciter de notre ville d'aller à Paris auprès
-de l'Assemblée Constituante <span class="pagenum"><a id="page42" name="page42"></a>(p. 42)</span> pour solliciter des secours pour
+fut, et très-bien. Elle lui répondit au nom de son mari, et la
+correspondance s'établit, tandis que Brissot et Roland étaient loin
+l'un de l'autre et ne s'étaient jamais vus; enfin ils devinrent
+presque amis sans se connaître autrement que par une de ces
+correspondances qui deviennent intimes dès que l'âme est la compagne
+de l'esprit, comme cela était dans les Girondins.</p>
+
+<p>Une occasion précieuse se présenta pour que Roland fût introduit aux
+affaires. Un hiver affreux dans ses conséquences avait décimé pour
+ainsi dire les malheureux ouvriers de Lyon!... Vingt mille étaient
+sans pain; les ressources manquaient entièrement, et Lyon se trouvait
+endetté de quarante millions! Madame Roland dit à son mari:</p>
+
+<p>&mdash;Mon ami, il faut solliciter de notre ville d'aller à Paris auprès
+de l'Assemblée Constituante <span class="pagenum"><a id="page42" name="page42"></a>(p. 42)</span> pour solliciter des secours pour
la population lyonnaise: il faut partir!!!</p>
-<p>Roland ne voulait pas de cette mission... sa femme <i>le força</i> pour
-ainsi dire à l'accepter: la députation fut envoyée, Roland en fit
-partie, et elle arriva à Paris le 12 février 1791. C'était l'époque où
-tout ce qui avait une âme était appelé à en donner des preuves!
-L'austérité républicaine était dès lors aux prises avec l'intrigue et
-la plus basse des passions, la vengeance. C'était alors que tout le
-tiers-état bien pensant voulait enfin prouver que la nation française
+<p>Roland ne voulait pas de cette mission... sa femme <i>le força</i> pour
+ainsi dire à l'accepter: la députation fut envoyée, Roland en fit
+partie, et elle arriva à Paris le 12 février 1791. C'était l'époque où
+tout ce qui avait une âme était appelé à en donner des preuves!
+L'austérité républicaine était dès lors aux prises avec l'intrigue et
+la plus basse des passions, la vengeance. C'était alors que tout le
+tiers-état bien pensant voulait enfin prouver que la nation française
ne se composait pas seulement de quelques millions d'hommes, mais bien
-de la masse pensante et agissante; d'un autre côté, tout ce qui était
-agité par le besoin d'or pour satisfaire de honteuses passions criait
-aussi <i>vive la liberté!</i> pour opprimer tout ce qui n'était pas dans le
+de la masse pensante et agissante; d'un autre côté, tout ce qui était
+agité par le besoin d'or pour satisfaire de honteuses passions criait
+aussi <i>vive la liberté!</i> pour opprimer tout ce qui n'était pas dans le
sens de leur opinion. C'est dans cette ligne que je place Marat et
-Carrier, et tout ce qui fut sanguinaire. C'est dans la première ligne
+Carrier, et tout ce qui fut sanguinaire. C'est dans la première ligne
que je mets les Girondins et madame Roland; je la place dans cette
-ligne, parce que je répète qu'elle avait une âme d'homme supérieur
+ligne, parce que je répète qu'elle avait une âme d'homme supérieur
dans un corps de femme.</p>
<p>Il est un homme dans ces factions que je ne place dans aucun parti,
-parce qu'il n'appartient à aucun... et qui, grand par ses facultés,
+parce qu'il n'appartient à aucun... et qui, grand par ses facultés,
mais <span class="pagenum"><a id="page43" name="page43"></a>(p. 43)</span> petit par ses vices, ne put jamais prendre place parmi
-ceux qui l'auraient suivi et lui auraient prêté non-seulement leur
-appui, mais celui de l'or!... de cette idole après laquelle il
-courait, et à laquelle il sacrifia son honneur et sa vie!... Cet homme
+ceux qui l'auraient suivi et lui auraient prêté non-seulement leur
+appui, mais celui de l'or!... de cette idole après laquelle il
+courait, et à laquelle il sacrifia son honneur et sa vie!... Cet homme
est Mirabeau.</p>
-<p>Arrivée le 12 février, le 13 au matin madame Roland reçut la visite de
-Brissot. C'était un homme déjà bien important à cette époque de la
-Révolution que Brissot!... Il avait une justesse de coup d'&oelig;il dans
-l'esprit, et une austérité de principes, qui devaient lui assurer la
-première place dans une république, si nous avions vraiment voulu la
-république au lieu <i>de jouer à la république!</i>... Le seul défaut grave
-qu'on pouvait lui reprocher comme homme de parti était le côté moqueur
+<p>Arrivée le 12 février, le 13 au matin madame Roland reçut la visite de
+Brissot. C'était un homme déjà bien important à cette époque de la
+Révolution que Brissot!... Il avait une justesse de coup d'&oelig;il dans
+l'esprit, et une austérité de principes, qui devaient lui assurer la
+première place dans une république, si nous avions vraiment voulu la
+république au lieu <i>de jouer à la république!</i>... Le seul défaut grave
+qu'on pouvait lui reprocher comme homme de parti était le côté moqueur
de son esprit.</p>
-<p>C'est une chose fort singulière que la première entrevue de deux
-personnes qui se sont beaucoup écrit sans s'être jamais
-rencontrées!... Brissot connaissait madame Roland, car il avait su la
-juger!... Son âme s'était peinte dans ses lettres, et une femme comme
-elle avait paru à Brissot une merveille à conserver à leur parti; si
-même, disait-il à Vergniaud, elle ne le dirigeait en entier!</p>
-
-<p>Vergniaud était du même avis! Quant à madame Roland, le jugement
-qu'elle porta sur Brissot en le voyant fut différent de celui qu'elle
-avait été à <span class="pagenum"><a id="page44" name="page44"></a>(p. 44)</span> même de concevoir d'après ses lettres! Elle vit en
-lui un homme fort habile et digne d'être à la tête d'une faction, mais
-dont la légèreté d'esprit ne convenait peut-être pas à la gravité des
-circonstances. Cependant elle fut charmée de ce rapprochement, et
-comprit combien on pouvait avoir d'heureux et même de grands résultats
+<p>C'est une chose fort singulière que la première entrevue de deux
+personnes qui se sont beaucoup écrit sans s'être jamais
+rencontrées!... Brissot connaissait madame Roland, car il avait su la
+juger!... Son âme s'était peinte dans ses lettres, et une femme comme
+elle avait paru à Brissot une merveille à conserver à leur parti; si
+même, disait-il à Vergniaud, elle ne le dirigeait en entier!</p>
+
+<p>Vergniaud était du même avis! Quant à madame Roland, le jugement
+qu'elle porta sur Brissot en le voyant fut différent de celui qu'elle
+avait été à <span class="pagenum"><a id="page44" name="page44"></a>(p. 44)</span> même de concevoir d'après ses lettres! Elle vit en
+lui un homme fort habile et digne d'être à la tête d'une faction, mais
+dont la légèreté d'esprit ne convenait peut-être pas à la gravité des
+circonstances. Cependant elle fut charmée de ce rapprochement, et
+comprit combien on pouvait avoir d'heureux et même de grands résultats
avec cet homme!...</p>
-<p>Mais Brissot avait en effet de cette légèreté que nous ne pouvons nous
-défendre d'avoir, comme <i>inhérente</i> à notre nature française... il en
-abusait surtout pour prendre à l'excès le côté plaisant d'une chose,
-quelque grave qu'elle fût<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Go to footnote 16"><span class="smaller">[16]</span></a>.</p>
+<p>Mais Brissot avait en effet de cette légèreté que nous ne pouvons nous
+défendre d'avoir, comme <i>inhérente</i> à notre nature française... il en
+abusait surtout pour prendre à l'excès le côté plaisant d'une chose,
+quelque grave qu'elle fût<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Go to footnote 16"><span class="smaller">[16]</span></a>.</p>
-<p>&mdash;Il aurait trouvé à rire sur son enterrement, s'écriait l'abbé
+<p>&mdash;Il aurait trouvé à rire sur son enterrement, s'écriait l'abbé
Maury...</p>
-<p>&mdash;Comment donc! même sur le vôtre, disait Cazalès!...</p>
+<p>&mdash;Comment donc! même sur le vôtre, disait Cazalès!...</p>
-<p>C'est de lui que Mirabeau disait: <i>Il juge bien l'homme et ne connaît
+<p>C'est de lui que Mirabeau disait: <i>Il juge bien l'homme et ne connaît
pas les hommes.</i></p>
-<p>L'ami de Brissot était un homme bien remarquable, mais moins que lui;
-c'était <i>Pétion!</i> le roi de Paris. En le présentant à madame Roland,
-il lui demanda la même permission pour plusieurs de ses amis. Madame
-Roland était sédentaire; on arrêta <span class="pagenum"><a id="page45" name="page45"></a>(p. 45)</span> qu'elle recevrait ces
-Messieurs <i>quatre fois</i> par semaine, le soir. Elle était bien logée et
+<p>L'ami de Brissot était un homme bien remarquable, mais moins que lui;
+c'était <i>Pétion!</i> le roi de Paris. En le présentant à madame Roland,
+il lui demanda la même permission pour plusieurs de ses amis. Madame
+Roland était sédentaire; on arrêta <span class="pagenum"><a id="page45" name="page45"></a>(p. 45)</span> qu'elle recevrait ces
+Messieurs <i>quatre fois</i> par semaine, le soir. Elle était bien logée et
dans le centre de Paris.</p>
-<p>Les amis dont parlait Brissot, c'étaient les Girondins!...</p>
+<p>Les amis dont parlait Brissot, c'étaient les Girondins!...</p>
-<p>De cette manière, ce parti, qui se formait alors, eut un centre pour
-se réunir; ce fut le premier point où il se centralisa. Quel salon que
-celui où ils causaient avec familiarité!... Assise devant une table
-sur laquelle étaient quelques journaux et des brochures, madame Roland
-ne paraissait dans l'origine prendre aucune part à ces conférences,
-qui déjà étaient d'un bien puissant intérêt pour elle... Mais quelle
-que fût son opinion, quelle que fût l'influence qu'elle exerçait sur
+<p>De cette manière, ce parti, qui se formait alors, eut un centre pour
+se réunir; ce fut le premier point où il se centralisa. Quel salon que
+celui où ils causaient avec familiarité!... Assise devant une table
+sur laquelle étaient quelques journaux et des brochures, madame Roland
+ne paraissait dans l'origine prendre aucune part à ces conférences,
+qui déjà étaient d'un bien puissant intérêt pour elle... Mais quelle
+que fût son opinion, quelle que fût l'influence qu'elle exerçait sur
tous ces hommes dont les regards cherchaient le sien pour approuver ou
-blâmer, jamais madame Roland ne parut d'abord vouloir influencer les
-sentiments de ceux que Brissot lui présentait... Elle était pour eux
-maîtresse de maison prévenante, polie, gracieuse même, malgré
-l'austérité de ses principes à cette époque; mais jamais elle ne parut
-même s'écarter de cette façon d'agir, lorsque plus tard son influence
+blâmer, jamais madame Roland ne parut d'abord vouloir influencer les
+sentiments de ceux que Brissot lui présentait... Elle était pour eux
+maîtresse de maison prévenante, polie, gracieuse même, malgré
+l'austérité de ses principes à cette époque; mais jamais elle ne parut
+même s'écarter de cette façon d'agir, lorsque plus tard son influence
faisait mouvoir des factions. Qui croirait que, dans ces petits
-comités composés de Brissot, Pétion, Robespierre, Gensonné, Vergniaud,
-Guadet, Bazot, Fonfrède, Valazé, enfin <span class="pagenum"><a id="page46" name="page46"></a>(p. 46)</span> tous ces hommes dont
-certes l'histoire a buriné plutôt qu'écrit les noms, madame Roland
-distinguait surtout à cette époque Robespierre?... Elle le jugeait le
-plus honnête de tous!... Dans ces comités qui avaient lieu chez madame
-Roland, on discutait des projets de loi, des plans réformateurs, des
-remontrances à la Cour pour éloigner tous les favoris, madame de
-Polignac surtout, dont l'avidité, disait Robespierre, <span class="smcap">RUINERAIT</span> enfin
+comités composés de Brissot, Pétion, Robespierre, Gensonné, Vergniaud,
+Guadet, Bazot, Fonfrède, Valazé, enfin <span class="pagenum"><a id="page46" name="page46"></a>(p. 46)</span> tous ces hommes dont
+certes l'histoire a buriné plutôt qu'écrit les noms, madame Roland
+distinguait surtout à cette époque Robespierre?... Elle le jugeait le
+plus honnête de tous!... Dans ces comités qui avaient lieu chez madame
+Roland, on discutait des projets de loi, des plans réformateurs, des
+remontrances à la Cour pour éloigner tous les favoris, madame de
+Polignac surtout, dont l'avidité, disait Robespierre, <span class="smcap">RUINERAIT</span> enfin
la France si cette femme y rentrait!... On discutait beaucoup, on
-parlait longtemps, et au résumé, à la fin de la soirée, il se trouvait
-qu'on n'avait rien fait. Un soir, après avoir écouté en silence une
-partie de la conversation, où Vergniaud avait été admirable et où
-madame Roland lui avait répondu avec un talent qui aurait honoré la
-tribune la plus éloquente, Robespierre s'approcha d'elle et lui dit
-très-bas en lui serrant la main:</p>
-
-<p>&mdash;Quelle admirable éloquence!... vous m'avez fait mal!... Employez
-donc ce don du Ciel à convaincre ces gens-là que, dans la prairie du
+parlait longtemps, et au résumé, à la fin de la soirée, il se trouvait
+qu'on n'avait rien fait. Un soir, après avoir écouté en silence une
+partie de la conversation, où Vergniaud avait été admirable et où
+madame Roland lui avait répondu avec un talent qui aurait honoré la
+tribune la plus éloquente, Robespierre s'approcha d'elle et lui dit
+très-bas en lui serrant la main:</p>
+
+<p>&mdash;Quelle admirable éloquence!... vous m'avez fait mal!... Employez
+donc ce don du Ciel à convaincre ces gens-là que, dans la prairie du
Ruthly, Guillaume Tell ne parla que pour jurer d'exterminer les tyrans
de la Suisse!...</p>
-<p>Cette remarque prouvait déjà la jalousie de Robespierre contre la
-Gironde, qui était toute brillante d'éloquence... Mais il avait raison
+<p>Cette remarque prouvait déjà la jalousie de Robespierre contre la
+Gironde, qui était toute brillante d'éloquence... Mais il avait raison
cependant, et on ne pouvait nier que les paroles et les <span class="pagenum"><a id="page47" name="page47"></a>(p. 47)</span> mots
-n'aient amené chez nous des abus qui ont fait plus de mal qu'on ne le
+n'aient amené chez nous des abus qui ont fait plus de mal qu'on ne le
croit.</p>
-<p>On projetait souvent dans le salon de madame Roland, dans ces comités
-du soir, beaucoup de décrets qui passaient ensuite à la Convention;
-mais la coalition de la minorité de la noblesse acheva d'affaiblir le
-côté gauche et opéra les maux de la réunion... Un soir, madame Roland
-était seule; la réunion se faisait ordinairement vers sept ou huit
-heures; il n'en était que sept ou six et demie; enfin elle achevait à
-peine de dîner, lorsqu'elle vit arriver Robespierre!... il était seul
-aussi, chose assez rare, car il était toujours accompagné de plusieurs
-de ses collègues... Il est à remarquer que dans ces réunions du soir
-chez madame Roland il n'y avait aucune femme... elle y était seule...
-Quelquefois, l'un des députés, marié, amenait sa femme, mais lorsque
+<p>On projetait souvent dans le salon de madame Roland, dans ces comités
+du soir, beaucoup de décrets qui passaient ensuite à la Convention;
+mais la coalition de la minorité de la noblesse acheva d'affaiblir le
+côté gauche et opéra les maux de la réunion... Un soir, madame Roland
+était seule; la réunion se faisait ordinairement vers sept ou huit
+heures; il n'en était que sept ou six et demie; enfin elle achevait à
+peine de dîner, lorsqu'elle vit arriver Robespierre!... il était seul
+aussi, chose assez rare, car il était toujours accompagné de plusieurs
+de ses collègues... Il est à remarquer que dans ces réunions du soir
+chez madame Roland il n'y avait aucune femme... elle y était seule...
+Quelquefois, l'un des députés, marié, amenait sa femme, mais lorsque
madame Roland recevait un autre jour de la semaine; car les jours de
-réunion, son salon était ouvert seulement aux notabilités politiques
-ou littéraires, et puis en cela elle était comme beaucoup de femmes
-littéraires, ou bien étudiant, comme elle le faisait alors, la
-politique agitée qui menaçait de tout envahir! Une conversation légère
-n'était pas à l'unisson de pareille matière, et son langage n'aurait
-pas été compris par une femme sortant <span class="pagenum"><a id="page48" name="page48"></a>(p. 48)</span> de chez mademoiselle
-Bertin ou venant de se faire coiffer par Léonard!!...</p>
+réunion, son salon était ouvert seulement aux notabilités politiques
+ou littéraires, et puis en cela elle était comme beaucoup de femmes
+littéraires, ou bien étudiant, comme elle le faisait alors, la
+politique agitée qui menaçait de tout envahir! Une conversation légère
+n'était pas à l'unisson de pareille matière, et son langage n'aurait
+pas été compris par une femme sortant <span class="pagenum"><a id="page48" name="page48"></a>(p. 48)</span> de chez mademoiselle
+Bertin ou venant de se faire coiffer par Léonard!!...</p>
-<p>Robespierre témoigna à madame Roland sa joie de la trouver seule.</p>
+<p>Robespierre témoigna à madame Roland sa joie de la trouver seule.</p>
-<p>&mdash;Nous allons causer à c&oelig;ur ouvert, lui dit-il; le voulez-vous?</p>
+<p>&mdash;Nous allons causer à c&oelig;ur ouvert, lui dit-il; le voulez-vous?</p>
-<p>Il prit une chaise en disant ces mots, et se plaça tout auprès d'elle.</p>
+<p>Il prit une chaise en disant ces mots, et se plaça tout auprès d'elle.</p>
<p>&mdash;Pouvez-vous en douter? lui dit-elle, avec ce sourire bienveillant
-qui découvrait trente-deux perles...</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! écoutez donc ce que j'ai à vous dire, non-seulement en mon
-nom, mais à celui de beaucoup de gens qui pensent qu'avec votre
-admirable éloquence et l'influence qu'elle vous donne sur les hommes
-tels que Brissot et Vergniaud, vous pouvez faire faire à la liberté,
-cette liberté dont vous êtes idolâtre, je le sais, et que je vénère
-moi-même autant qu'elle m'est chère: eh bien! vous pouvez beaucoup
-pour sa cause... Vous savez que dans vos réunions, quoique j'y sois
-fort assidu, je parle peu (c'était vrai); mais si je suis silencieux,
-j'écoute et je profite. <span class="smcap">Je suis timide ensuite</span>, et j'ose peu prendre
-la parole dans ces réunions devant des hommes comme Guadet, Gensonné,
+qui découvrait trente-deux perles...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! écoutez donc ce que j'ai à vous dire, non-seulement en mon
+nom, mais à celui de beaucoup de gens qui pensent qu'avec votre
+admirable éloquence et l'influence qu'elle vous donne sur les hommes
+tels que Brissot et Vergniaud, vous pouvez faire faire à la liberté,
+cette liberté dont vous êtes idolâtre, je le sais, et que je vénère
+moi-même autant qu'elle m'est chère: eh bien! vous pouvez beaucoup
+pour sa cause... Vous savez que dans vos réunions, quoique j'y sois
+fort assidu, je parle peu (c'était vrai); mais si je suis silencieux,
+j'écoute et je profite. <span class="smcap">Je suis timide ensuite</span>, et j'ose peu prendre
+la parole dans ces réunions devant des hommes comme Guadet, Gensonné,
Vergniaud!... Oh! ce Vergniaud!...</p>
-<p>La manière dont il prononça ce nom aurait fait <span class="pagenum"><a id="page49" name="page49"></a>(p. 49)</span> frémir si l'on
-avait alors connu Robespierre!... Mais bien loin de là, madame Roland
-était convaincue <i>de sa bonté</i>, et surtout de son amour pour la
-liberté et la patrie...</p>
+<p>La manière dont il prononça ce nom aurait fait <span class="pagenum"><a id="page49" name="page49"></a>(p. 49)</span> frémir si l'on
+avait alors connu Robespierre!... Mais bien loin de là, madame Roland
+était convaincue <i>de sa bonté</i>, et surtout de son amour pour la
+liberté et la patrie...</p>
<p>&mdash;Que puis-je faire? dit-elle. Vous savez que nous ne sommes pas
-toujours du même avis, quoique de même opinion; mais je suis disposée
-à tout pour la liberté...</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien donc, il faut que Brissot se détermine à faire un journal...
-La presse est de toutes les armes la plus meurtrière... la parole
-n'est rien à côté d'elle... Un discours, quelque bien qu'il soit
-préparé, ne l'est jamais assez; et puis, l'organe peut n'être pas
-heureusement harmonieux, la mémoire peut manquer, la timidité
-embarrasser votre débit... Que tout cela se trouve réuni, et une cause
-est manquée dans sa défense comme dans son attaque... Un journal, au
+toujours du même avis, quoique de même opinion; mais je suis disposée
+à tout pour la liberté...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien donc, il faut que Brissot se détermine à faire un journal...
+La presse est de toutes les armes la plus meurtrière... la parole
+n'est rien à côté d'elle... Un discours, quelque bien qu'il soit
+préparé, ne l'est jamais assez; et puis, l'organe peut n'être pas
+heureusement harmonieux, la mémoire peut manquer, la timidité
+embarrasser votre débit... Que tout cela se trouve réuni, et une cause
+est manquée dans sa défense comme dans son attaque... Un journal, au
contraire, est tout ce qu'il faut pour que nous frappions fort et
juste... On est lu... on est relu... et la conviction atteint avant
-que la réfutation n'arrive!... Qu'importe une réponse qui vient huit
-jours ou vingt-quatre heures après?... À l'Assemblée, voyez l'abbé
+que la réfutation n'arrive!... Qu'importe une réponse qui vient huit
+jours ou vingt-quatre heures après?... À l'Assemblée, voyez l'abbé
Maury et Mirabeau!... Ils se disent tous deux des mots admirables qui
-se détruisent l'un par l'autre... Et pourtant, Mirabeau a la victoire
-quoiqu'il soit moins éloquent que l'abbé... parce qu'il répond
-sur-le-champ et que le <span class="pagenum"><a id="page50" name="page50"></a>(p. 50)</span> discours de l'autre, préparé depuis
-longtemps, est réduit au silence en un moment. Mais un journal qui
+se détruisent l'un par l'autre... Et pourtant, Mirabeau a la victoire
+quoiqu'il soit moins éloquent que l'abbé... parce qu'il répond
+sur-le-champ et que le <span class="pagenum"><a id="page50" name="page50"></a>(p. 50)</span> discours de l'autre, préparé depuis
+longtemps, est réduit au silence en un moment. Mais un journal qui
prend l'initiative, car ce n'est que comme cela que je l'entends, est
-sûr de vaincre. Déterminez Brissot à faire un journal... Nous avons
-songé à cela, et nous avons dit que vous seule pouviez persuader
+sûr de vaincre. Déterminez Brissot à faire un journal... Nous avons
+songé à cela, et nous avons dit que vous seule pouviez persuader
Brissot.</p>
-<p>Madame Roland s'engagea à ce que voulait Robespierre, avec d'autant
-plus de plaisir que c'était aussi depuis longtemps sa pensée. Elle
-parla à Brissot; il prit feu à ce projet, et bientôt parut le premier
-numéro du journal intitulé <i>le Républicain!</i> Dumont le Genevois y
-travailla d'abord avec Brissot... Le nom du <i>gérant responsable</i> était
-celui d'un monsieur du Châtelet, militaire, et <i>homme de fer</i> plutôt
-qu'<i>homme de paille</i>. C'était cela qu'il fallait. Condorcet avait deux
-articles admirables qu'on allait y insérer, lorsque le journal fut
-arrêté et défendu; je ne me rappelle plus bien à présent pour quelle
-raison. J'ai rapporté ce fait, parce que l'influence de madame Roland
-requise par Robespierre pour l'établissement d'un journal m'a paru
+<p>Madame Roland s'engagea à ce que voulait Robespierre, avec d'autant
+plus de plaisir que c'était aussi depuis longtemps sa pensée. Elle
+parla à Brissot; il prit feu à ce projet, et bientôt parut le premier
+numéro du journal intitulé <i>le Républicain!</i> Dumont le Genevois y
+travailla d'abord avec Brissot... Le nom du <i>gérant responsable</i> était
+celui d'un monsieur du Châtelet, militaire, et <i>homme de fer</i> plutôt
+qu'<i>homme de paille</i>. C'était cela qu'il fallait. Condorcet avait deux
+articles admirables qu'on allait y insérer, lorsque le journal fut
+arrêté et défendu; je ne me rappelle plus bien à présent pour quelle
+raison. J'ai rapporté ce fait, parce que l'influence de madame Roland
+requise par Robespierre pour l'établissement d'un journal m'a paru
plaisante.</p>
-<p>Une personne de mes amis, qui allait chez madame Roland à cette
-époque, se trouva un jour chez elle avec Pétion, Robespierre et
-Brissot. C'était Desgenettes, neveu de Valasé; il était alors fort
-<span class="pagenum"><a id="page51" name="page51"></a>(p. 51)</span> jeune homme (dix-huit à vingt ans), et fort curieux de tout ce
-qui se faisait comme affaire politique. Ce jour était important,
-c'était celui de l'arrestation du Roi à Varennes. En apparence
-Robespierre était frappé de terreur et pâle de crainte. Il disait que
-le parti républicain était perdu; que, si les royalistes avaient de la
-raison, ils <i>égorgeraient</i> tout ce qu'il y avait de patriotes dans
-Paris et feraient une seconde Saint-Barthélemy; que cela était à
+<p>Une personne de mes amis, qui allait chez madame Roland à cette
+époque, se trouva un jour chez elle avec Pétion, Robespierre et
+Brissot. C'était Desgenettes, neveu de Valasé; il était alors fort
+<span class="pagenum"><a id="page51" name="page51"></a>(p. 51)</span> jeune homme (dix-huit à vingt ans), et fort curieux de tout ce
+qui se faisait comme affaire politique. Ce jour était important,
+c'était celui de l'arrestation du Roi à Varennes. En apparence
+Robespierre était frappé de terreur et pâle de crainte. Il disait que
+le parti républicain était perdu; que, si les royalistes avaient de la
+raison, ils <i>égorgeraient</i> tout ce qu'il y avait de patriotes dans
+Paris et feraient une seconde Saint-Barthélemy; que cela était à
craindre, parce que la famille royale n'avait pas pris cette
-détermination sans avoir dans Paris un parti puissant. Brissot
-répondit, ainsi que Pétion, que cela n'était pas à craindre, et qu'au
-contraire, en fuyant, le Roi avait <i>brisé</i> la royauté; que sa fuite
-était sa perte et qu'il en fallait profiter; que les dispositions du
-peuple étaient excellentes, parce qu'il était enfin éclairé sur celles
+détermination sans avoir dans Paris un parti puissant. Brissot
+répondit, ainsi que Pétion, que cela n'était pas à craindre, et qu'au
+contraire, en fuyant, le Roi avait <i>brisé</i> la royauté; que sa fuite
+était sa perte et qu'il en fallait profiter; que les dispositions du
+peuple étaient excellentes, parce qu'il était enfin éclairé sur celles
de la Cour et sur sa perfidie.&mdash;Le Roi ne veut plus de la constitution
-jurée, dit Brissot; il en veut une plus homogène... C'est le moment de
-s'en emparer et de disposer les esprits à la république!...</p>
+jurée, dit Brissot; il en veut une plus homogène... C'est le moment de
+s'en emparer et de disposer les esprits à la république!...</p>
-<p>Robespierre était assis et mangeait ses ongles<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Go to footnote 17"><span class="smaller">[17]</span></a>, manie qu'il avait,
-ainsi que de ricaner; il se retourna à demi et dit avec un accent
+<p>Robespierre était assis et mangeait ses ongles<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Go to footnote 17"><span class="smaller">[17]</span></a>, manie qu'il avait,
+ainsi que de ricaner; il se retourna à demi et dit avec un accent
moqueur:</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page52" name="page52"></a>(p. 52)</span> &mdash;Qu'est-ce que c'est d'abord qu'une république?...</p>
+<p><span class="pagenum"><a id="page52" name="page52"></a>(p. 52)</span> &mdash;Qu'est-ce que c'est d'abord qu'une république?...</p>
-<p>Sans doute que Robespierre n'était pas <i>royaliste</i>; mais ce mot dit
-avec ironie est bien fort et donne lieu à des réflexions, même dit en
+<p>Sans doute que Robespierre n'était pas <i>royaliste</i>; mais ce mot dit
+avec ironie est bien fort et donne lieu à des réflexions, même dit en
raillerie.</p>
-<p>Je n'écris pas positivement une histoire politique; mais toutes les
+<p>Je n'écris pas positivement une histoire politique; mais toutes les
fois que les personnages dont je m'occupe essentiellement ont des
-rapports directs avec les hommes du temps, je m'arrêterai à des
-détails même minutieux. C'est ainsi que je parlerai toujours de madame
+rapports directs avec les hommes du temps, je m'arrêterai à des
+détails même minutieux. C'est ainsi que je parlerai toujours de madame
Roland; elle est dans ce genre la personne le plus en rapport avec les
-hommes influents de l'époque de 1791, jusqu'à celle où elle mourut.
-C'est une femme habile, à qui son esprit donnait dans son salon une
-influence grande et solennelle. C'est de là souvent que sont sorties
+hommes influents de l'époque de 1791, jusqu'à celle où elle mourut.
+C'est une femme habile, à qui son esprit donnait dans son salon une
+influence grande et solennelle. C'est de là souvent que sont sorties
les lois que nous voyons encore aujourd'hui comme les meilleures du
-Code civil! C'est sous sa direction cachée que l'Assemblée a souvent
-discuté des questions importantes; c'est dans ce petit salon
-particulier, avant d'aller dans ce ministère, ce lieu qu'elle ne
-quitta que pour la prison et l'échafaud, que madame Roland est
-vraiment digne d'admiration. Je l'ai vue ainsi du moins, et j'espère
+Code civil! C'est sous sa direction cachée que l'Assemblée a souvent
+discuté des questions importantes; c'est dans ce petit salon
+particulier, avant d'aller dans ce ministère, ce lieu qu'elle ne
+quitta que pour la prison et l'échafaud, que madame Roland est
+vraiment digne d'admiration. Je l'ai vue ainsi du moins, et j'espère
rendre le portrait ressemblant.</p>
-<p>Ainsi donc, puisque j'écris le <i>salon de madame Roland</i>, il me faut
-parler <i>de ce salon</i> lorsqu'elle <span class="pagenum"><a id="page53" name="page53"></a>(p. 53)</span> fut à ce second ministère;
-car l'inaction de Roland ne fut pas longue; il fut rappelé au
-ministère, et là, comme au premier, sa femme fut tout pour lui comme
-pour son parti. Je m'étendrai peu sur les affaires politiques qui
-précédèrent cette rentrée; elles eurent sans doute une immense
-influence, mais madame Roland n'en eut pas une ostensible; elle était
+<p>Ainsi donc, puisque j'écris le <i>salon de madame Roland</i>, il me faut
+parler <i>de ce salon</i> lorsqu'elle <span class="pagenum"><a id="page53" name="page53"></a>(p. 53)</span> fut à ce second ministère;
+car l'inaction de Roland ne fut pas longue; il fut rappelé au
+ministère, et là, comme au premier, sa femme fut tout pour lui comme
+pour son parti. Je m'étendrai peu sur les affaires politiques qui
+précédèrent cette rentrée; elles eurent sans doute une immense
+influence, mais madame Roland n'en eut pas une ostensible; elle était
bien s&oelig;ur de la Gironde alors, mais non pas comme elle le fut sur
-les marches de l'échafaud<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18" title="Go to footnote 18"><span class="smaller">[18]</span></a>.</p>
-
-<p>Madame Roland aimait Pétion: cela m'étonne. Je ne crois pas que Pétion
-ait été jamais sincère ni avec la Révolution, ni avec le Roi. Mais
-franche et naturelle, madame Roland ne croyait pas qu'on pût tromper,
-et elle jugeait avec son propre c&oelig;ur. Pétion était donc pour elle
-un exemple qu'elle se plaisait à suivre. Pétion ne recevait pas chez
-lui; chose évidemment absurde! Si l'on conspire dans un salon, ce
-n'est pas lorsqu'il y a deux cents personnes, et l'intérieur d'un
-homme d'état est bien plus redoutable pour le gouvernement lorsque son
+les marches de l'échafaud<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18" title="Go to footnote 18"><span class="smaller">[18]</span></a>.</p>
+
+<p>Madame Roland aimait Pétion: cela m'étonne. Je ne crois pas que Pétion
+ait été jamais sincère ni avec la Révolution, ni avec le Roi. Mais
+franche et naturelle, madame Roland ne croyait pas qu'on pût tromper,
+et elle jugeait avec son propre c&oelig;ur. Pétion était donc pour elle
+un exemple qu'elle se plaisait à suivre. Pétion ne recevait pas chez
+lui; chose évidemment absurde! Si l'on conspire dans un salon, ce
+n'est pas lorsqu'il y a deux cents personnes, et l'intérieur d'un
+homme d'état est bien plus redoutable pour le gouvernement lorsque son
suisse consulte une liste pour laisser entrer chez <span class="pagenum"><a id="page54" name="page54"></a>(p. 54)</span> son
-maître. Quant à Pétion, sa simplicité, disait-il, était la cause de sa
+maître. Quant à Pétion, sa simplicité, disait-il, était la cause de sa
<i>sauvagerie</i>.</p>
<p>Madame Roland n'avait pas de <i>sauvagerie,</i> mais le grand monde
-l'ennuyait. Aussi, dès <i>qu'elle</i> fut au ministère, elle déclara
+l'ennuyait. Aussi, dès <i>qu'elle</i> fut au ministère, elle déclara
qu'elle ne recevrait que par invitations, et qu'elle n'aurait <i>point
-de maison</i> ouverte. Elle recevait cependant, mais de cette manière.</p>
-
-<p>Elle donnait à dîner deux fois par semaine. L'une était consacrée aux
-collègues de Roland. Ce dîner fut quelquefois la source de bien des
-querelles!... Ce fut surtout pendant le second ministère de Roland,
-lorsque Danton, Clavières, Monge, étaient ses collègues... lorsque,
-gonflé de fiel et de haine, Robespierre lançait sur Danton, parvenu au
-pouvoir avant lui, un regard d'anathème qui lui disait: <i>Tu mourras!</i></p>
-
-<p>L'autre dîner était consacré soit à des députés, soit à des employés
-au ministère, soit enfin à des hommes jetés dans les affaires
-publiques... La table de madame Roland était toujours remarquablement
-bien servie, mais sans aucun luxe... du très-beau linge, de beaux
+de maison</i> ouverte. Elle recevait cependant, mais de cette manière.</p>
+
+<p>Elle donnait à dîner deux fois par semaine. L'une était consacrée aux
+collègues de Roland. Ce dîner fut quelquefois la source de bien des
+querelles!... Ce fut surtout pendant le second ministère de Roland,
+lorsque Danton, Clavières, Monge, étaient ses collègues... lorsque,
+gonflé de fiel et de haine, Robespierre lançait sur Danton, parvenu au
+pouvoir avant lui, un regard d'anathème qui lui disait: <i>Tu mourras!</i></p>
+
+<p>L'autre dîner était consacré soit à des députés, soit à des employés
+au ministère, soit enfin à des hommes jetés dans les affaires
+publiques... La table de madame Roland était toujours remarquablement
+bien servie, mais sans aucun luxe... du très-beau linge, de beaux
cristaux, une grande profusion de fleurs, mais peu d'argenterie, et
-pas du tout de vaisselle plate. Quinze couverts, c'était le plus
-petit nombre; vingt personnes, le plus élevé. On ne faisait qu'un
-service, innovation que madame <span class="pagenum"><a id="page55" name="page55"></a>(p. 55)</span> Roland mit la première en
-usage. On dînait à cinq heures, pour laisser arriver les députés, dont
-les moments étaient incertains. Après le dîner, on retournait au
-salon, on y causait, et à neuf heures tout l'hôtel du ministère était
-désert et silencieux. Les autres jours de la semaine, madame Roland
-dînait quelquefois seule avec son mari, quelquefois avec quelques
-amis, dont le nombre n'excédait jamais trois ou quatre. Sa fille
-Eudora dînait chez elle avec sa gouvernante, parce que les heures des
-repas étant irrégulières, madame Roland ne voulait pas que sa fille en
-souffrît.</p>
-
-<p>C'était un intérieur vraiment touchant que celui de cette maison,
-surtout dans l'intimité, et lorsque les favorisés étaient des hommes
-tels que Gensonné, Guadet, Vergniaud, Valasé! Saints martyrs de la
-liberté<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Go to footnote 19"><span class="smaller">[19]</span></a>!...</p>
-
-<p>Un ami de madame Roland, qui devint un habitué de sa maison, était
-Thomas Payne. Il avait été naturalisé français. Connu par ses écrits,
-qui eurent une grande influence dans la guerre d'Amérique, et
+pas du tout de vaisselle plate. Quinze couverts, c'était le plus
+petit nombre; vingt personnes, le plus élevé. On ne faisait qu'un
+service, innovation que madame <span class="pagenum"><a id="page55" name="page55"></a>(p. 55)</span> Roland mit la première en
+usage. On dînait à cinq heures, pour laisser arriver les députés, dont
+les moments étaient incertains. Après le dîner, on retournait au
+salon, on y causait, et à neuf heures tout l'hôtel du ministère était
+désert et silencieux. Les autres jours de la semaine, madame Roland
+dînait quelquefois seule avec son mari, quelquefois avec quelques
+amis, dont le nombre n'excédait jamais trois ou quatre. Sa fille
+Eudora dînait chez elle avec sa gouvernante, parce que les heures des
+repas étant irrégulières, madame Roland ne voulait pas que sa fille en
+souffrît.</p>
+
+<p>C'était un intérieur vraiment touchant que celui de cette maison,
+surtout dans l'intimité, et lorsque les favorisés étaient des hommes
+tels que Gensonné, Guadet, Vergniaud, Valasé! Saints martyrs de la
+liberté<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Go to footnote 19"><span class="smaller">[19]</span></a>!...</p>
+
+<p>Un ami de madame Roland, qui devint un habitué de sa maison, était
+Thomas Payne. Il avait été naturalisé français. Connu par ses écrits,
+qui eurent une grande influence dans la guerre d'Amérique, et
pouvaient en avoir une immense en Angleterre et en France, il avait
-une singularité attachée à lui qui mérite d'être signalée. Il
-entendait <span class="pagenum"><a id="page56" name="page56"></a>(p. 56)</span> le français sans le parler, et madame Roland
+une singularité attachée à lui qui mérite d'être signalée. Il
+entendait <span class="pagenum"><a id="page56" name="page56"></a>(p. 56)</span> le français sans le parler, et madame Roland
entendait l'anglais sans le parler aussi. Cependant ils avaient de
longues conversations, parlant chacun dans leur langue. Madame Roland
-était une habile publiciste, et pouvait comprendre les hautes pensées
-de Payne, <i>qui éclairait mieux une révolution qu'il ne pouvait fonder
+était une habile publiciste, et pouvait comprendre les hautes pensées
+de Payne, <i>qui éclairait mieux une révolution qu'il ne pouvait fonder
une constitution</i>, dit madame Roland.</p>
-<p>David William, aussi mandé par la Convention, était un homme d'une
-grande habileté que madame Roland avait admis dans son intérieur; mais
-toutes les maisons de Paris ne ressemblaient pas à celle de madame
-Roland. Le calme de son salon, quoique l'on y discutât souvent,
-contrastait étrangement avec le trouble des moindres réunions... Aussi
+<p>David William, aussi mandé par la Convention, était un homme d'une
+grande habileté que madame Roland avait admis dans son intérieur; mais
+toutes les maisons de Paris ne ressemblaient pas à celle de madame
+Roland. Le calme de son salon, quoique l'on y discutât souvent,
+contrastait étrangement avec le trouble des moindres réunions... Aussi
s'empressa-t-il de retourner dans sa paisible patrie!</p>
-<p>&mdash;Adieu, dit-il à madame Roland, je vous quitte à regret; mais je ne
+<p>&mdash;Adieu, dit-il à madame Roland, je vous quitte à regret; mais je ne
puis rien ici. On ne peut rien faire avec des hommes qui ne savent pas
-écouter. Vous autres Français, vous ne prenez pas la peine de
-conserver même la décence extérieure. L'étourderie, l'insouciance, la
-malpropreté, ne rendent pas un législateur plus savant, et rien n'est
-indifférent de ce qui frappe les yeux et se passe en public... Voyez
-quels hommes sont les députés depuis le 31 mai!... Ils parcourent
-<span class="pagenum"><a id="page57" name="page57"></a>(p. 57)</span> Paris, ivres, à moitié vêtus, en veste, la tête coiffée d'un
+écouter. Vous autres Français, vous ne prenez pas la peine de
+conserver même la décence extérieure. L'étourderie, l'insouciance, la
+malpropreté, ne rendent pas un législateur plus savant, et rien n'est
+indifférent de ce qui frappe les yeux et se passe en public... Voyez
+quels hommes sont les députés depuis le 31 mai!... Ils parcourent
+<span class="pagenum"><a id="page57" name="page57"></a>(p. 57)</span> Paris, ivres, à moitié vêtus, en veste, la tête coiffée d'un
sale bonnet rouge!... <i>Savez-vous ce qui arrivera un jour?... C'est
qu'ils tomberont tous, peuple et gouvernement, sous la verge d'un
despote qui saura les assujettir</i><a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20" title="Go to footnote 20"><span class="smaller">[20]</span></a>.</p>
-<p>Mais Danton était celui qui allait le plus souvent chez madame Roland.
-Toujours il avait un prétexte pour lui parler et passer dans son
-appartement avec Fabre d'Églantine... Souvent même il venait lui
-demander à dîner... C'était alors pour causer plus intimement <i>avec
+<p>Mais Danton était celui qui allait le plus souvent chez madame Roland.
+Toujours il avait un prétexte pour lui parler et passer dans son
+appartement avec Fabre d'Églantine... Souvent même il venait lui
+demander à dîner... C'était alors pour causer plus intimement <i>avec
elle</i> et son mari des affaires publiques. En voyant cette figure
-atroce s'animer du feu sacré qui brûlait en son âme, on était surpris,
-au bout d'un certain temps, de s'habituer à elle, et même d'y trouver
-des beautés!... et pourtant jamais physionomie n'exprima, comme celle
+atroce s'animer du feu sacré qui brûlait en son âme, on était surpris,
+au bout d'un certain temps, de s'habituer à elle, et même d'y trouver
+des beautés!... et pourtant jamais physionomie n'exprima, comme celle
de cet homme, l'emportement des passions brutales... L'ambition devait
-le porter à abattre la tête de son concurrent, l'amour celle de son
-rival. Mais aussi cet homme pouvait donner sa vie pour un être
-aimé<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21" title="Go to footnote 21"><span class="smaller">[21]</span></a>, comme la sacrifier pour sa patrie. Mais aussi, pour peu que
-le sort de cette même <span class="pagenum"><a id="page58" name="page58"></a>(p. 58)</span> patrie lui parût en danger, Danton
-aurait tiré le poignard et conduit les assassins!... Cette époque, où
-il allait si souvent chez madame Roland, était celle où il chantait
-les matines de septembre... on était aux vigiles de ces terribles
-jours, et Fabre d'Églantine, lui aussi, n'ignorait pas ce qui se
-préparait!... Croyait-il, comme Danton, que là était le salut de la
+le porter à abattre la tête de son concurrent, l'amour celle de son
+rival. Mais aussi cet homme pouvait donner sa vie pour un être
+aimé<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21" title="Go to footnote 21"><span class="smaller">[21]</span></a>, comme la sacrifier pour sa patrie. Mais aussi, pour peu que
+le sort de cette même <span class="pagenum"><a id="page58" name="page58"></a>(p. 58)</span> patrie lui parût en danger, Danton
+aurait tiré le poignard et conduit les assassins!... Cette époque, où
+il allait si souvent chez madame Roland, était celle où il chantait
+les matines de septembre... on était aux vigiles de ces terribles
+jours, et Fabre d'Églantine, lui aussi, n'ignorait pas ce qui se
+préparait!... Croyait-il, comme Danton, que là était le salut de la
patrie?... Mais n'abordons pas encore ce sujet... il viendra bien
-assez tôt!</p>
+assez tôt!</p>
-<p>Lorsque Roland fut appelé au ministère pour la première fois, il y eut
-le jour de sa présentation une question singulière agitée dans le
-salon de madame Roland; j'ai oublié ce fait, mais il est toujours
+<p>Lorsque Roland fut appelé au ministère pour la première fois, il y eut
+le jour de sa présentation une question singulière agitée dans le
+salon de madame Roland; j'ai oublié ce fait, mais il est toujours
temps de revenir.</p>
-<p>&mdash;Je viens vous demander votre avis, ma chère amie, lui dit son mari;
+<p>&mdash;Je viens vous demander votre avis, ma chère amie, lui dit son mari;
je le puis faire sans que l'on m'accuse de me laisser mener par ma
-femme, ajouta-t-il en riant.&mdash;Comment me faut-il être habillé?</p>
+femme, ajouta-t-il en riant.&mdash;Comment me faut-il être habillé?</p>
-<p>&mdash;Comment?... mais comme vous êtes tous les jours. Demandez à ces
+<p>&mdash;Comment?... mais comme vous êtes tous les jours. Demandez à ces
messieurs...</p>
-<p>Madame Roland avait toujours la coutume de se référer à ceux qui
-l'entouraient avec une grâce charmante; et dans cette occasion elle
-était encore aimable, car c'était évidemment de son ressort...</p>
+<p>Madame Roland avait toujours la coutume de se référer à ceux qui
+l'entouraient avec une grâce charmante; et dans cette occasion elle
+était encore aimable, car c'était évidemment de son ressort...</p>
-<p>Tous furent de son avis, excepté Robespierre.</p>
+<p>Tous furent de son avis, excepté Robespierre.</p>
<p>&mdash;Il faut faire comme tout le monde, dit-il.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page59" name="page59"></a>(p. 59)</span> &mdash;Eh bien! il fait <i>comme tout le monde</i>.</p>
-<p>&mdash;Non pas, car ses souliers, toujours attachés avec des cordons, ne se
-porteraient pas dans une assemblée ordinaire.</p>
+<p>&mdash;Non pas, car ses souliers, toujours attachés avec des cordons, ne se
+porteraient pas dans une assemblée ordinaire.</p>
-<p>&mdash;Avez-vous oublié, dit madame Roland avec une amertume qu'elle
-voulait vainement déguiser, que le jour où les trois corps furent
-introduits chez le Roi, on jugea à propos de n'ouvrir qu'un battant de
-porte pour le tiers-état. Mon mari n'est que du tiers-état;... et
-<i>pour ce tiers-état</i>, tout est assez bon... Il ne faut pas porter des
+<p>&mdash;Avez-vous oublié, dit madame Roland avec une amertume qu'elle
+voulait vainement déguiser, que le jour où les trois corps furent
+introduits chez le Roi, on jugea à propos de n'ouvrir qu'un battant de
+porte pour le tiers-état. Mon mari n'est que du tiers-état;... et
+<i>pour ce tiers-état</i>, tout est assez bon... Il ne faut pas porter des
objets qui ne sont pas faits pour nous,... non plus que la terre
-elle-même <i>n'est pas faite</i> pour nous! Il faut un <i>sentier</i> frayé pour
-les pas d'une caste méprisée; à la Cour nous ne sommes que des
+elle-même <i>n'est pas faite</i> pour nous! Il faut un <i>sentier</i> frayé pour
+les pas d'une caste méprisée; à la Cour nous ne sommes que des
parias!...</p>
-<p>Ses narines s'ouvraient et paraissaient trembler; ses lèvres étaient
-plus vermeilles, et sa voix émue ressemblait alors au tintement d'une
+<p>Ses narines s'ouvraient et paraissaient trembler; ses lèvres étaient
+plus vermeilles, et sa voix émue ressemblait alors au tintement d'une
cloche d'argent.</p>
-<p>Enfin la présentation par Dumouriez eut lieu le lendemain. Lorsque le
-chapeau rond, les souliers à cordons furent aperçus par l'huissier de
-la chambre, il demeura stupéfait, et dit à Dumouriez, qui était alors
-ministre des affaires étrangères:</p>
+<p>Enfin la présentation par Dumouriez eut lieu le lendemain. Lorsque le
+chapeau rond, les souliers à cordons furent aperçus par l'huissier de
+la chambre, il demeura stupéfait, et dit à Dumouriez, qui était alors
+ministre des affaires étrangères:</p>
-<p>&mdash;Monsieur!... eh quoi!... sans boucles à ses souliers!...</p>
+<p>&mdash;Monsieur!... eh quoi!... sans boucles à ses souliers!...</p>
-<p>&mdash;Ah! s'écria Dumouriez, tout est perdu!... pas de boucles aux
+<p>&mdash;Ah! s'écria Dumouriez, tout est perdu!... pas de boucles aux
souliers!!</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page60" name="page60"></a>(p. 60)</span> Ce conseil de madame Roland ne fut pas le seul effet de son
-influence sur les affaires à cette époque, et la disgrâce de Roland et
-sa sortie de son premier ministère, événement d'une grande influence,
-furent encore l'effet d'une de ces séances qui avaient lieu chez
+influence sur les affaires à cette époque, et la disgrâce de Roland et
+sa sortie de son premier ministère, événement d'une grande influence,
+furent encore l'effet d'une de ces séances qui avaient lieu chez
madame Roland autrefois quatre jours par semaine, et lorsqu'elle fut
-au ministère ce fut tous les jours.</p>
+au ministère ce fut tous les jours.</p>
-<p>Ce qui causa véritablement la disgrâce de Roland, disgrâce venue de la
+<p>Ce qui causa véritablement la disgrâce de Roland, disgrâce venue de la
Cour, tandis que la seconde vint de la Convention, fut une lettre
-écrite au Roi par Roland... Cette lettre n'est pas dans tous les
-mémoires du temps<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22" title="Go to footnote 22"><span class="smaller">[22]</span></a>... mais Bonnecarrère me l'a laissé copier dans
-les papiers qu'il avait à Versailles, papiers où il y a des trésors
-précieux, et dont je crois que son fils, son seul héritier, ignore la
+écrite au Roi par Roland... Cette lettre n'est pas dans tous les
+mémoires du temps<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22" title="Go to footnote 22"><span class="smaller">[22]</span></a>... mais Bonnecarrère me l'a laissé copier dans
+les papiers qu'il avait à Versailles, papiers où il y a des trésors
+précieux, et dont je crois que son fils, son seul héritier, ignore la
valeur.</p>
-<p>«Sire, l'état actuel de la France ne peut subsister longtemps... C'est
-un état de crise dont la violence a atteint le plus haut degré, etc.»</p>
+<p>«Sire, l'état actuel de la France ne peut subsister longtemps... C'est
+un état de crise dont la violence a atteint le plus haut degré, etc.»</p>
<p>Roland remit sa lettre au Roi; Servan, ministre de la guerre, remit
-aussi une lettre ou une note <span class="pagenum"><a id="page61" name="page61"></a>(p. 61)</span> dans le même genre, et tout le
-ministère, Clavières, Roland, Servan, etc., se trouvant de la même
-opinion, <i>donna</i> plutôt qu'il ne <i>reçut</i> sa démission... Il y a dans
-ce fait une grande conséquence par les suites qu'eut ce changement de
-ministère. Madame Roland n'avait pas toujours en vue alors dans ses
-actions le salut de la patrie... il ne dépendait pas seulement de
-démarches du genre de celle-ci... Il ne s'agissait pas seulement de
+aussi une lettre ou une note <span class="pagenum"><a id="page61" name="page61"></a>(p. 61)</span> dans le même genre, et tout le
+ministère, Clavières, Roland, Servan, etc., se trouvant de la même
+opinion, <i>donna</i> plutôt qu'il ne <i>reçut</i> sa démission... Il y a dans
+ce fait une grande conséquence par les suites qu'eut ce changement de
+ministère. Madame Roland n'avait pas toujours en vue alors dans ses
+actions le salut de la patrie... il ne dépendait pas seulement de
+démarches du genre de celle-ci... Il ne s'agissait pas seulement de
montrer au Roi qu'une <i>femme</i> avait du pouvoir sur son mari et sur une
-partie de l'Assemblée... Madame Roland en avait un grand sans doute à
-cette époque, et la Gironde, toute à elle, répondait à son appel. Mais
-le motif de la résistance de Roland était noble et beau; il s'agissait
+partie de l'Assemblée... Madame Roland en avait un grand sans doute à
+cette époque, et la Gironde, toute à elle, répondait à son appel. Mais
+le motif de la résistance de Roland était noble et beau; il s'agissait
du camp de vingt mille hommes sous Paris.</p>
-<p>Servan était aussi un homme d'un beau caractère...&mdash;Comme ministre de
+<p>Servan était aussi un homme d'un beau caractère...&mdash;Comme ministre de
la guerre, vous vous perdez si vous consentez, lui dit madame Roland.</p>
-<p>&mdash;Soyez tranquille, mon honneur et mon c&oelig;ur me défendront...</p>
+<p>&mdash;Soyez tranquille, mon honneur et mon c&oelig;ur me défendront...</p>
<p>&mdash;Comment le Roi a-t-il pris votre avis?</p>
-<p>&mdash;Fort mal; il m'a tourné le dos, et à peine étais-je rentré que
+<p>&mdash;Fort mal; il m'a tourné le dos, et à peine étais-je rentré que
Dumouriez est venu me prendre le portefeuille, qu'il garde en
attendant.</p>
@@ -1448,1002 +1406,1002 @@ attendant.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page62" name="page62"></a>(p. 62)</span> &mdash;Mais comment se fait-il qu'il se trouve en faveur?...</p>
-<p>&mdash;Par la Reine... Bonnecarrère est fort en crédit près d'elle par une
-intrigue de femme du côté de la comtesse Diane de Polignac... Les
-femmes sont puissantes à cette cour... Et quand des personnes comme
-celle que je viens de nommer font et défont des ministres, une
+<p>&mdash;Par la Reine... Bonnecarrère est fort en crédit près d'elle par une
+intrigue de femme du côté de la comtesse Diane de Polignac... Les
+femmes sont puissantes à cette cour... Et quand des personnes comme
+celle que je viens de nommer font et défont des ministres, une
monarchie peut se dire perdue<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23" title="Go to footnote 23"><span class="smaller">[23]</span></a>.</p>
-<p>&mdash;Dumouriez! répéta madame Roland... Dumouriez et Bonnecarrère!...</p>
+<p>&mdash;Dumouriez! répéta madame Roland... Dumouriez et Bonnecarrère!...</p>
<p>&mdash;Oui... celui-ci a un des portefeuilles, je ne sais lequel. C'est un
homme de beaucoup d'esprit, qui a fait pour l'intrigue plus que jamais
-personne n'a fait pour le bien... Si cet homme avait autant travaillé
-pour être honnête homme qu'il l'a fait pour arriver à être un Figaro
-politique, il mériterait une statue!...</p>
+personne n'a fait pour le bien... Si cet homme avait autant travaillé
+pour être honnête homme qu'il l'a fait pour arriver à être un Figaro
+politique, il mériterait une statue!...</p>
-<p>&mdash;Mais comment allez-vous vous en tirer tous tant que vous êtes?...</p>
+<p>&mdash;Mais comment allez-vous vous en tirer tous tant que vous êtes?...</p>
-<p>&mdash;Nous venons à vous!... Clavières, votre mari et moi, il faut que
-vous nous donniez une direction de conduite et même une lettre dans
-laquelle nous donnons tous notre démission...</p>
+<p>&mdash;Nous venons à vous!... Clavières, votre mari et moi, il faut que
+vous nous donniez une direction de conduite et même une lettre dans
+laquelle nous donnons tous notre démission...</p>
<p>&mdash;Ah!... je le veux bien, dit madame Roland... <span class="pagenum"><a id="page63" name="page63"></a>(p. 63)</span> aussi vous
-serez servis, je vous le jure, à souhait; car ce ministère, cette
-politique, cela m'éloigne de mes occupations chéries; et certes ce que
-me donnent en dédommagement ces grandeurs-là ne vaut pas la peine
-qu'on leur sacrifie une heure de sa vie privée!...</p>
-
-<p>Les ministres étaient donc réunis au nombre de quatre chez madame
-Roland, le soir du jour où Servan avait parlé au Roi et où Roland
-avait donné sa lettre. Assis en rond autour d'une table verte sur
-laquelle étaient des papiers et une écritoire, les quatre ministres
-observaient avec une sorte de joie inquiète madame Roland, dans la
-rédaction silencieuse de la lettre qu'elle faisait au nom de tous.
-Duranthon<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24" title="Go to footnote 24"><span class="smaller">[24]</span></a>, du parti de Dumouriez, était devant la cheminée, et,
-quoiqu'on fût au mois de juin, il y était debout, relevant les basques
+serez servis, je vous le jure, à souhait; car ce ministère, cette
+politique, cela m'éloigne de mes occupations chéries; et certes ce que
+me donnent en dédommagement ces grandeurs-là ne vaut pas la peine
+qu'on leur sacrifie une heure de sa vie privée!...</p>
+
+<p>Les ministres étaient donc réunis au nombre de quatre chez madame
+Roland, le soir du jour où Servan avait parlé au Roi et où Roland
+avait donné sa lettre. Assis en rond autour d'une table verte sur
+laquelle étaient des papiers et une écritoire, les quatre ministres
+observaient avec une sorte de joie inquiète madame Roland, dans la
+rédaction silencieuse de la lettre qu'elle faisait au nom de tous.
+Duranthon<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24" title="Go to footnote 24"><span class="smaller">[24]</span></a>, du parti de Dumouriez, était devant la cheminée, et,
+quoiqu'on fût au mois de juin, il y était debout, relevant les basques
de son habit pour se donner une contenance, comme tous les hommes
-médiocres qui trahissent et sont au-dessous de la trahison... Il
-s'était fait attendre plus d'une heure au rendez-vous de ses
-collègues; Clavières ne l'aimait pas, et toutes les fois que madame
-Roland le consultait de l'&oelig;il ou de la voix, Clavières haussait les
-épaules, en lui disant tout bas:</p>
+médiocres qui trahissent et sont au-dessous de la trahison... Il
+s'était fait attendre plus d'une heure au rendez-vous de ses
+collègues; Clavières ne l'aimait pas, et toutes les fois que madame
+Roland le consultait de l'&oelig;il ou de la voix, Clavières haussait les
+épaules, en lui disant tout bas:</p>
-<p>&mdash;Laissez-le donc à lui-même... nous n'en voulons <span class="pagenum"><a id="page64" name="page64"></a>(p. 64)</span> pas plus
-dans notre disgrâce que nous n'en voulions dans notre prospérité.</p>
+<p>&mdash;Laissez-le donc à lui-même... nous n'en voulons <span class="pagenum"><a id="page64" name="page64"></a>(p. 64)</span> pas plus
+dans notre disgrâce que nous n'en voulions dans notre prospérité.</p>
-<p>Au moment où madame Roland allait lire sa lettre, un message du roi
-mande M. Duranthon au château, mais <span class="smcap">SEUL</span>! Madame Roland jette sa plume
-en s'écriant:&mdash;Nos lenteurs nous ont fait perdre l'initiative... C'est
-votre démission qu'on vous envoie.</p>
+<p>Au moment où madame Roland allait lire sa lettre, un message du roi
+mande M. Duranthon au château, mais <span class="smcap">SEUL</span>! Madame Roland jette sa plume
+en s'écriant:&mdash;Nos lenteurs nous ont fait perdre l'initiative... C'est
+votre démission qu'on vous envoie.</p>
-<p>C'était vrai!</p>
+<p>C'était vrai!</p>
<p>Au bout d'une heure, Duranthon revint. Il avait une figure assez
-ridicule habituellement: son air était celui d'une vieille femme avec
-ses petits traits mal arrangés, ses rides mal placées; cette peau
-d'une teinte blafarde avait de la ressemblance avec des joues fardées;
-enfin il avait une figure déplaisante et désagréable à l'excès. Madame
-Roland le supportait, mais avec grand'peine. Il était vain, sans
-talent, et n'avait pour lui que la réputation d'un honnête homme qu'il
-vint perdre dans ce ministère sans en attraper une autre... C'était
-bien la peine d'être ministre...</p>
+ridicule habituellement: son air était celui d'une vieille femme avec
+ses petits traits mal arrangés, ses rides mal placées; cette peau
+d'une teinte blafarde avait de la ressemblance avec des joues fardées;
+enfin il avait une figure déplaisante et désagréable à l'excès. Madame
+Roland le supportait, mais avec grand'peine. Il était vain, sans
+talent, et n'avait pour lui que la réputation d'un honnête homme qu'il
+vint perdre dans ce ministère sans en attraper une autre... C'était
+bien la peine d'être ministre...</p>
<p>En le voyant arriver avec une physionomie abattue, comme s'il avait
-appris la mort de son fils unique, ses collègues et madame Roland ne
-purent retenir un éclat de rire... Il tira alors de sa poche un
+appris la mort de son fils unique, ses collègues et madame Roland ne
+purent retenir un éclat de rire... Il tira alors de sa poche un
papier, qu'il allait lire avec une figure de circonstance qui ne
-laissait pas d'avoir son prix, lorsque madame Roland s'écria:</p>
+laissait pas d'avoir son prix, lorsque madame Roland s'écria:</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page65" name="page65"></a>(p. 65)</span> &mdash;M. Duranthon, c'est la démission de mon mari et la vôtre que
-vous apportez là, n'est-il pas vrai? Donnez donc, mon Dieu!...</p>
+<p><span class="pagenum"><a id="page65" name="page65"></a>(p. 65)</span> &mdash;M. Duranthon, c'est la démission de mon mari et la vôtre que
+vous apportez là, n'est-il pas vrai? Donnez donc, mon Dieu!...</p>
-<p>Et elle lui prend le papier des mains. C'était en effet la démission
+<p>Et elle lui prend le papier des mains. C'était en effet la démission
des quatre ministres!...</p>
-<p>&mdash;Mon ami, dit-elle à son mari, c'est encore mieux mérité de notre
+<p>&mdash;Mon ami, dit-elle à son mari, c'est encore mieux mérité de notre
part que de celle de ces messieurs!... Mais le Roi ne l'annoncera pas
-à l'Assemblée! et puisqu'il n'a pas profité de la leçon de votre
-lettre de ce matin, il faut rendre ces leçons utiles au public, en les
-lui faisant connaître... Je ne vois rien de plus conséquent au courage
-de l'avoir écrite que celui d'en envoyer une copie à l'Assemblée!...
+à l'Assemblée! et puisqu'il n'a pas profité de la leçon de votre
+lettre de ce matin, il faut rendre ces leçons utiles au public, en les
+lui faisant connaître... Je ne vois rien de plus conséquent au courage
+de l'avoir écrite que celui d'en envoyer une copie à l'Assemblée!...
Au moins, en apprenant votre renvoi, elle en apprendra la cause.</p>
-<p>Cette idée devait plaire à Roland... Il la saisit, la lettre fut
-envoyée à l'Assemblée. On sait comment elle accueillit le renvoi des
+<p>Cette idée devait plaire à Roland... Il la saisit, la lettre fut
+envoyée à l'Assemblée. On sait comment elle accueillit le renvoi des
trois ministres!... elle ordonna d'abord l'impression de la lettre et
-son envoi dans les départements, en faisant une mention honorable de
+son envoi dans les départements, en faisant une mention honorable de
la conduite des trois ministres.</p>
-<p>Après cette dernière marque de courage, madame Roland rentra dans sa
-vie privée... Mais elle n'y retrouva plus la paix et le repos... Elle
-voyait sa patrie livrée au malheur et sentait dans son <span class="pagenum"><a id="page66" name="page66"></a>(p. 66)</span>
-c&oelig;ur tout ce qui pouvait donner peut-être d'utiles lumières. Elle
-était réduite au silence et à se consumer par son propre feu!...</p>
+<p>Après cette dernière marque de courage, madame Roland rentra dans sa
+vie privée... Mais elle n'y retrouva plus la paix et le repos... Elle
+voyait sa patrie livrée au malheur et sentait dans son <span class="pagenum"><a id="page66" name="page66"></a>(p. 66)</span>
+c&oelig;ur tout ce qui pouvait donner peut-être d'utiles lumières. Elle
+était réduite au silence et à se consumer par son propre feu!...</p>
<h2><span class="pagenum"><a id="page67" name="page67"></a>(p. 67)</span> SALON<br>
DE MADAME DE BRIENNE<br>
ET<br>
-DU CARDINAL DE LOMÉNIE.</h2>
+DU CARDINAL DE LOMÉNIE.</h2>
-<p>C'était une femme assez laide que madame de Brienne, et qui, en cas de
+<p>C'était une femme assez laide que madame de Brienne, et qui, en cas de
besoin, aurait pu se faire passer pour un homme. Elle avait des
-moustaches, même de la barbe, et sa voix et sa démarche ne donnaient
-pas le démenti à ce premier aspect masculin. Elle avait, dit-on, de
-l'esprit; je ne le puis nier, parce qu'elle ne m'a pas prouvé le
+moustaches, même de la barbe, et sa voix et sa démarche ne donnaient
+pas le démenti à ce premier aspect masculin. Elle avait, dit-on, de
+l'esprit; je ne le puis nier, parce qu'elle ne m'a pas prouvé le
contraire; tout ce que je puis dire, c'est que je ne voudrais pas en
avoir un semblable.</p>
-<p>Elle avait eu un salon composé de parties assez <span class="pagenum"><a id="page68" name="page68"></a>(p. 68)</span> originales
-pour faire un tout au milieu duquel on se plaisait. L'abbé Morellet,
-qui en était un des plus intimes, me dit, lorsque je lui racontai
-comment j'avais connu madame la comtesse de Brienne, que son intimité
-était fort agréable, et que les habitués de cette maison y trouvaient
-du charme. À cela je ne puis rien objecter. J'ai vu aussi le salon de
-madame de Brienne, à Brienne, lorsque <span class="smcap">Madame Mère</span> y fut passer
-quelques jours, de Pont-sur-Seine, son château... Mais, à cette
-seconde époque, il ne restait plus rien, à ce que me dit le cardinal
+<p>Elle avait eu un salon composé de parties assez <span class="pagenum"><a id="page68" name="page68"></a>(p. 68)</span> originales
+pour faire un tout au milieu duquel on se plaisait. L'abbé Morellet,
+qui en était un des plus intimes, me dit, lorsque je lui racontai
+comment j'avais connu madame la comtesse de Brienne, que son intimité
+était fort agréable, et que les habitués de cette maison y trouvaient
+du charme. À cela je ne puis rien objecter. J'ai vu aussi le salon de
+madame de Brienne, à Brienne, lorsque <span class="smcap">Madame Mère</span> y fut passer
+quelques jours, de Pont-sur-Seine, son château... Mais, à cette
+seconde époque, il ne restait plus rien, à ce que me dit le cardinal
Maury, de la comtesse de Brienne d'<i>autrefois</i>.</p>
-<p>Son salon, soit à Brienne, soit à Paris, avait toujours été le
-rendez-vous d'hommes supérieurs et même célèbres: l'abbé Morellet,
+<p>Son salon, soit à Brienne, soit à Paris, avait toujours été le
+rendez-vous d'hommes supérieurs et même célèbres: l'abbé Morellet,
Marmontel, Chamfort, La Harpe, Suard, Condorcet, Turgot, Buffon,
-Malesherbes, Helvétius et sa femme, etc., et plusieurs artistes
-fameux, tels que Piccini, David, dont le talent commençait déjà à se
-faire connaître... Cette réunion, à laquelle venaient se joindre
-plusieurs femmes spirituelles et remarquables, était en renom à Paris,
-et les étrangers qui arrivaient, n'importe de quel pays, se faisaient
-présenter chez la comtesse de Brienne.</p>
-
-<p>L'abbé Morellet est celui dont j'ai tiré les renseignements les plus
-exacts sur cet intérieur. Il <span class="pagenum"><a id="page69" name="page69"></a>(p. 69)</span> était à la fois disciple de
+Malesherbes, Helvétius et sa femme, etc., et plusieurs artistes
+fameux, tels que Piccini, David, dont le talent commençait déjà à se
+faire connaître... Cette réunion, à laquelle venaient se joindre
+plusieurs femmes spirituelles et remarquables, était en renom à Paris,
+et les étrangers qui arrivaient, n'importe de quel pays, se faisaient
+présenter chez la comtesse de Brienne.</p>
+
+<p>L'abbé Morellet est celui dont j'ai tiré les renseignements les plus
+exacts sur cet intérieur. Il <span class="pagenum"><a id="page69" name="page69"></a>(p. 69)</span> était à la fois disciple de
Quesnay, ami de d'Alembert, camarade de Delille, et savant enfin tout
-autant qu'il faut pour montrer que la cloison du cabinet d'études
-n'était pas tellement épaisse qu'il n'y entendît souvent le bruit du
+autant qu'il faut pour montrer que la cloison du cabinet d'études
+n'était pas tellement épaisse qu'il n'y entendît souvent le bruit du
monde... Seulement il montra qu'il n'avait fait que traverser la
-<i>logomachie</i> de Quesnay, ne prit des économistes que le vrai et
-l'utile, et l'appliqua au commerce, qui chaque jour à cette époque
+<i>logomachie</i> de Quesnay, ne prit des économistes que le vrai et
+l'utile, et l'appliqua au commerce, qui chaque jour à cette époque
devenait presque toute la politique des temps modernes. On estimait
-l'abbé Morellet; on l'aimait. J'ai entendu dire à madame Helvétius
-qu'elle ne savait jamais comment elle aimait M. Morellet... si c'était
-comme un frère ou bien un père devant lequel elle allait
-s'agenouiller; et madame Helvétius n'était pas prodigue de ces
-paroles-là.</p>
-
-<p>Le château de Brienne, dont je parlerai d'abord comme un premier
-établissement de la famille de Brienne, mérite déjà une mention
-particulière à lui seul, et voici comment:</p>
-
-<p>L'abbé de Brienne, depuis cardinal de Loménie, archevêque de Toulouse,
-puis de Sens, ministre constitutionnel, l'un des hommes peut-être qui
-ont le plus nui à la France, mais qui l'a expié par une mort terrible,
-cet homme n'était pas originairement destiné à un si brillant avenir,
-ni à des malheurs si retentissants. Cependant, <span class="pagenum"><a id="page70" name="page70"></a>(p. 70)</span> il prévoyait sa
-haute fortune et il a eu à cet égard une seconde vue. Fils d'un père
-et d'une mère qui n'avaient pas quinze mille livres de rentes, sans
-aucune place à la Cour, l'abbé de Brienne descendait des Loménie,
-secrétaires d'état sous Henri III et Henri IV, Louis XIII et Louis
-XIV. Malgré son peu de fortune, il pensait à devenir ministre, étant
-encore sur les bancs du séminaire, ce fameux séminaire des
-<i>trente-trois</i>, si renommé pour la force et la bonté des études.
-L'abbé de Loménie, comme on l'appelait alors, n'était pas l'aîné de sa
-famille; il était le second; son frère aîné fut tué au combat
-d'Exiles: l'abbé de Loménie avait alors vingt-un ans; il ne possédait
-qu'un chétif prieuré en Languedoc du revenu de quinze cents livres par
-an, et de plus quelques barils de cuisses d'oie dont il régalait ses
-amis lorsqu'il avait oublié lui-même de les manger, ce qui était rare.
-Il devenait l'aîné de sa maison par la mort de son frère, mais il
-rêvait déjà d'être un jour <i>cardinal-premier-ministre</i>!... Cela fut,
-mais au lieu de la soutane du cardinal de Richelieu il ne revêtit que
-sa plus méchante doublure... Il laissa donc le droit de perpétuer le
-nom de Brienne à son plus jeune frère, et poursuivit ses études
-ecclésiastiques, convaincu qu'il trouverait dans l'état de prêtre ce
-qu'une autre carrière lui refuserait. Il <span class="pagenum"><a id="page71" name="page71"></a>(p. 71)</span> fallait que sa
-confiance fût bien grande, car il était encore en Sorbonne qu'il
-traçait le plan d'un château royal!... Et le château de Brienne, dont
-la construction a coûté deux millions, a été bâti sur les plans du
-cardinal, lorsqu'il était encore abbé de Loménie. Il avait fait en
-même temps le plan des routes magnifiques qui devaient conduire à ce
-château, soit de Paris, soit de Troyes. N'avais-je pas raison de dire
-que le château méritait bien un mot sur lui seul?</p>
-
-<p>Tout en rêvant cependant à ce roman qui ne paraissait pas devoir
-s'accomplir, un événement extraordinaire lui donna une nouvelle
-confiance dans la pensée qu'il serait un jour le premier de l'État...
-Son frère, qui n'avait rien de remarquable, épousa mademoiselle
-Clément, fille d'un homme extrêmement riche, de la haute finance, qui
-avait laissé trois millions... Le frère ne regarda pas à la figure de
+l'abbé Morellet; on l'aimait. J'ai entendu dire à madame Helvétius
+qu'elle ne savait jamais comment elle aimait M. Morellet... si c'était
+comme un frère ou bien un père devant lequel elle allait
+s'agenouiller; et madame Helvétius n'était pas prodigue de ces
+paroles-là.</p>
+
+<p>Le château de Brienne, dont je parlerai d'abord comme un premier
+établissement de la famille de Brienne, mérite déjà une mention
+particulière à lui seul, et voici comment:</p>
+
+<p>L'abbé de Brienne, depuis cardinal de Loménie, archevêque de Toulouse,
+puis de Sens, ministre constitutionnel, l'un des hommes peut-être qui
+ont le plus nui à la France, mais qui l'a expié par une mort terrible,
+cet homme n'était pas originairement destiné à un si brillant avenir,
+ni à des malheurs si retentissants. Cependant, <span class="pagenum"><a id="page70" name="page70"></a>(p. 70)</span> il prévoyait sa
+haute fortune et il a eu à cet égard une seconde vue. Fils d'un père
+et d'une mère qui n'avaient pas quinze mille livres de rentes, sans
+aucune place à la Cour, l'abbé de Brienne descendait des Loménie,
+secrétaires d'état sous Henri III et Henri IV, Louis XIII et Louis
+XIV. Malgré son peu de fortune, il pensait à devenir ministre, étant
+encore sur les bancs du séminaire, ce fameux séminaire des
+<i>trente-trois</i>, si renommé pour la force et la bonté des études.
+L'abbé de Loménie, comme on l'appelait alors, n'était pas l'aîné de sa
+famille; il était le second; son frère aîné fut tué au combat
+d'Exiles: l'abbé de Loménie avait alors vingt-un ans; il ne possédait
+qu'un chétif prieuré en Languedoc du revenu de quinze cents livres par
+an, et de plus quelques barils de cuisses d'oie dont il régalait ses
+amis lorsqu'il avait oublié lui-même de les manger, ce qui était rare.
+Il devenait l'aîné de sa maison par la mort de son frère, mais il
+rêvait déjà d'être un jour <i>cardinal-premier-ministre</i>!... Cela fut,
+mais au lieu de la soutane du cardinal de Richelieu il ne revêtit que
+sa plus méchante doublure... Il laissa donc le droit de perpétuer le
+nom de Brienne à son plus jeune frère, et poursuivit ses études
+ecclésiastiques, convaincu qu'il trouverait dans l'état de prêtre ce
+qu'une autre carrière lui refuserait. Il <span class="pagenum"><a id="page71" name="page71"></a>(p. 71)</span> fallait que sa
+confiance fût bien grande, car il était encore en Sorbonne qu'il
+traçait le plan d'un château royal!... Et le château de Brienne, dont
+la construction a coûté deux millions, a été bâti sur les plans du
+cardinal, lorsqu'il était encore abbé de Loménie. Il avait fait en
+même temps le plan des routes magnifiques qui devaient conduire à ce
+château, soit de Paris, soit de Troyes. N'avais-je pas raison de dire
+que le château méritait bien un mot sur lui seul?</p>
+
+<p>Tout en rêvant cependant à ce roman qui ne paraissait pas devoir
+s'accomplir, un événement extraordinaire lui donna une nouvelle
+confiance dans la pensée qu'il serait un jour le premier de l'État...
+Son frère, qui n'avait rien de remarquable, épousa mademoiselle
+Clément, fille d'un homme extrêmement riche, de la haute finance, qui
+avait laissé trois millions... Le frère ne regarda pas à la figure de
la future, qui avait, comme je l'ai dit, une vraie tournure
-d'héritière;</p>
+d'héritière;</p>
<p class="poem10">
- Et trois millions d'écus avec elle obtenus<br>
- La firent à ses yeux plus belle que Vénus.</p>
+ Et trois millions d'écus avec elle obtenus<br>
+ La firent à ses yeux plus belle que Vénus.</p>
<p>On arrondit la petite terre de Brienne en Champagne, on acheta les
-propriétés environnantes, et bientôt le revenu de la terre de Brienne
-fut porté à cent mille francs annuellement... Un mauvais <span class="pagenum"><a id="page72" name="page72"></a>(p. 72)</span>
-donjon était tout ce qui restait de l'ancien château, et M. l'abbé
-Morellet y ayant été un jour avec l'abbé de Loménie, qui n'était
-encore que simple grand-vicaire de l'archevêque de Rouen à Pontoise,
-pour juger des progrès des travaux, ils logèrent dans l'ancien
-château, dont il ne restait debout qu'un mauvais pavillon. Le
-lendemain de leur arrivée, lorsque l'abbé Morellet voulut se lever, il
-fallut qu'il attendît qu'on lui trouvât des souliers; il n'en avait
-plus qu'un, l'autre avait été mangé par les rats.</p>
-
-<p>Sur ces mêmes ruines, et lorsqu'on eut coupé tout le sommet d'une
+propriétés environnantes, et bientôt le revenu de la terre de Brienne
+fut porté à cent mille francs annuellement... Un mauvais <span class="pagenum"><a id="page72" name="page72"></a>(p. 72)</span>
+donjon était tout ce qui restait de l'ancien château, et M. l'abbé
+Morellet y ayant été un jour avec l'abbé de Loménie, qui n'était
+encore que simple grand-vicaire de l'archevêque de Rouen à Pontoise,
+pour juger des progrès des travaux, ils logèrent dans l'ancien
+château, dont il ne restait debout qu'un mauvais pavillon. Le
+lendemain de leur arrivée, lorsque l'abbé Morellet voulut se lever, il
+fallut qu'il attendît qu'on lui trouvât des souliers; il n'en avait
+plus qu'un, l'autre avait été mangé par les rats.</p>
+
+<p>Sur ces mêmes ruines, et lorsqu'on eut coupé tout le sommet d'une
montagne de laquelle on domine un pays immense, on construisit un
-magnifique château, édifice vraiment digne de la curiosité d'un
-voyageur; j'ai été frappée de la magnificence simple et bien entendue
-qui a ordonné cette construction. C'est un si grand avantage que la
-réunion du luxe et du goût<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25" title="Go to footnote 25"><span class="smaller">[25]</span></a>!...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page73" name="page73"></a>(p. 73)</span> Les Brienne, une fois établis dans cette belle demeure, y
-tinrent l'état d'une haute et puissante famille. La noblesse de la
-province de Champagne, celle plus élégante de Paris et de la Cour,
-venaient y faire de longs séjours; on y chassait avec un luxe qui
-n'appartenait qu'à un souverain; des distractions tout-à-fait
-impossibles dans d'autres châteaux y étaient aussi données de cette
-manière... Un cabinet d'histoire naturelle, un cabinet de physique
-étaient expliqués, mis à la portée de tous, même des femmes, par un
-physicien de mérite que M. de Brienne attachait pour la saison à son
-château: c'était M. de Parcieux; il faisait des cours de physique et
-de chimie, à cette époque où Mesmer et les merveilles de Cagliostro
+magnifique château, édifice vraiment digne de la curiosité d'un
+voyageur; j'ai été frappée de la magnificence simple et bien entendue
+qui a ordonné cette construction. C'est un si grand avantage que la
+réunion du luxe et du goût<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25" title="Go to footnote 25"><span class="smaller">[25]</span></a>!...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page73" name="page73"></a>(p. 73)</span> Les Brienne, une fois établis dans cette belle demeure, y
+tinrent l'état d'une haute et puissante famille. La noblesse de la
+province de Champagne, celle plus élégante de Paris et de la Cour,
+venaient y faire de longs séjours; on y chassait avec un luxe qui
+n'appartenait qu'à un souverain; des distractions tout-à-fait
+impossibles dans d'autres châteaux y étaient aussi données de cette
+manière... Un cabinet d'histoire naturelle, un cabinet de physique
+étaient expliqués, mis à la portée de tous, même des femmes, par un
+physicien de mérite que M. de Brienne attachait pour la saison à son
+château: c'était M. de Parcieux; il faisait des cours de physique et
+de chimie, à cette époque où Mesmer et les merveilles de Cagliostro
rendaient avide de ces sortes de connaissances... Madame la duchesse
-de Brissac, autrefois madame de Cossé, se trouvant à Pont<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26" title="Go to footnote 26"><span class="smaller">[26]</span></a> lorsque
-madame de Brienne y <span class="pagenum"><a id="page74" name="page74"></a>(p. 74)</span> vint pour voir <i>Madame Mère</i>, lui rappela
-comme le château de Brienne avait été amusant, une année qu'elle lui
-cita... et en effet, on y jouait la comédie, on y chassait, on y
+de Brissac, autrefois madame de Cossé, se trouvant à Pont<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26" title="Go to footnote 26"><span class="smaller">[26]</span></a> lorsque
+madame de Brienne y <span class="pagenum"><a id="page74" name="page74"></a>(p. 74)</span> vint pour voir <i>Madame Mère</i>, lui rappela
+comme le château de Brienne avait été amusant, une année qu'elle lui
+cita... et en effet, on y jouait la comédie, on y chassait, on y
jouait, on y lisait des vers, enfin on y faisait ce qui plaisait.</p>
-<p>Habituellement la vie y était toujours amusante, mais c'était surtout
-aux fêtes du comte et de la comtesse de Brienne que la magnificence se
-déployait dans toute sa volonté d'être royale. Il y avait souvent au
-château de Brienne plus de quarante maîtres venus de Paris, sans
-compter la foule des villes voisines, des châteaux environnans... et
-puis les musiciens, les artistes venus de Paris; les tables dressées
+<p>Habituellement la vie y était toujours amusante, mais c'était surtout
+aux fêtes du comte et de la comtesse de Brienne que la magnificence se
+déployait dans toute sa volonté d'être royale. Il y avait souvent au
+château de Brienne plus de quarante maîtres venus de Paris, sans
+compter la foule des villes voisines, des châteaux environnans... et
+puis les musiciens, les artistes venus de Paris; les tables dressées
dans le parc, les cris de <i>vive M. le comte!... vive madame la
-comtesse!...</i> Ce mouvement extérieur, accompagné d'une activité égale
-dans le château, donnait vraiment ces jours-là au château de Brienne
-l'aspect d'une demeure royale, et dans ces journées-là l'archevêque de
-Toulouse, car il l'était alors, pouvait en effet croire qu'il
-arriverait à la magnificence du cardinal de Richelieu, lorsqu'il se
+comtesse!...</i> Ce mouvement extérieur, accompagné d'une activité égale
+dans le château, donnait vraiment ces jours-là au château de Brienne
+l'aspect d'une demeure royale, et dans ces journées-là l'archevêque de
+Toulouse, car il l'était alors, pouvait en effet croire qu'il
+arriverait à la magnificence du cardinal de Richelieu, lorsqu'il se
faisait porter par vingt-quatre gentilshommes, et que les murailles
des villes s'abattaient devant lui...</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page75" name="page75"></a>(p. 75)</span> Un des plaisirs les plus vifs de Brienne, c'était la comédie;
-on la jouait souvent et bien... on y donnait des pièces toujours
-spirituelles, et bien représentées, parce que les auteurs veillaient
-eux-mêmes à la mise en scène. Après la représentation de la pièce, qui
-était une comédie ou un petit opéra, on donnait de charmants ballets,
-où dansaient la jolie madame d'Houdetot, madame de Damas, madame de
-Simiane et d'autres jeunes et jolies personnes... Cette dernière chose
-donnait à Brienne l'éclat et la magnificence d'une maison de prince,
+<p><span class="pagenum"><a id="page75" name="page75"></a>(p. 75)</span> Un des plaisirs les plus vifs de Brienne, c'était la comédie;
+on la jouait souvent et bien... on y donnait des pièces toujours
+spirituelles, et bien représentées, parce que les auteurs veillaient
+eux-mêmes à la mise en scène. Après la représentation de la pièce, qui
+était une comédie ou un petit opéra, on donnait de charmants ballets,
+où dansaient la jolie madame d'Houdetot, madame de Damas, madame de
+Simiane et d'autres jeunes et jolies personnes... Cette dernière chose
+donnait à Brienne l'éclat et la magnificence d'une maison de prince,
et certes j'en connais plusieurs en Allemagne et en Italie qui
-n'offrent pas même de point de comparaison avec l'état que tenaient le
-comte de Brienne et le cardinal de Loménie à Brienne. La renommée de
-Brienne succéda à Chanteloup. J'ai beaucoup entendu parler aussi de
-Chanteloup, mais Brienne avait l'avantage d'être beaucoup plus
-rapproché de Paris; et pour la facilité du mouvement que nécessite une
-aussi grande maison, cet agrément était immense.</p>
-
-<p>Le cardinal de Loménie avait une figure agréable, il avait même une
-sorte de beauté... le front élevé, le nez droit; mais en regardant
+n'offrent pas même de point de comparaison avec l'état que tenaient le
+comte de Brienne et le cardinal de Loménie à Brienne. La renommée de
+Brienne succéda à Chanteloup. J'ai beaucoup entendu parler aussi de
+Chanteloup, mais Brienne avait l'avantage d'être beaucoup plus
+rapproché de Paris; et pour la facilité du mouvement que nécessite une
+aussi grande maison, cet agrément était immense.</p>
+
+<p>Le cardinal de Loménie avait une figure agréable, il avait même une
+sorte de beauté... le front élevé, le nez droit; mais en regardant
attentivement ce visage, on y trouvait ce qu'on voit toujours chez
ceux qui doivent mourir de mort violente... une expression malheureuse
-annonçant une grande infortune...</p>
+annonçant une grande infortune...</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page76" name="page76"></a>(p. 76)</span> On a beaucoup parlé de l'archevêque de Toulouse: c'est un
-homme qui ne méritait ni son élévation, ni sa chute, et encore moins
-sa renommée; il avait des moyens cependant, mais non pas assez pour se
-mettre à la tête d'une faction. <i>Le parti des prélats politiques</i>,
-connu dans l'église de France sous le nom de prélats administrateurs,
+<p><span class="pagenum"><a id="page76" name="page76"></a>(p. 76)</span> On a beaucoup parlé de l'archevêque de Toulouse: c'est un
+homme qui ne méritait ni son élévation, ni sa chute, et encore moins
+sa renommée; il avait des moyens cependant, mais non pas assez pour se
+mettre à la tête d'une faction. <i>Le parti des prélats politiques</i>,
+connu dans l'église de France sous le nom de prélats administrateurs,
qui prit hautement le parti de M. de Malesherbes et de M. Turgot,
-était composé de monseigneur de Toulouse, de M. Dillon, archevêque de
-Narbonne, président-né des états de Languedoc, homme de génie, mais
-paresseux; il avait de l'ambition, et cette ambition était peut-être
-plus fondée que celle de Loménie; mais constamment contrarié par la
-Reine, qui ne l'aimait pas, il ne put succéder à M. de Maurepas, comme
-il en avait eu la pensée. Il a fait beaucoup de bien dans le
-Languedoc, et mon père avait une profonde estime pour lui.</p>
-
-<p>À côté de M. de Dillon, dans le parti des <i>prélats administrateurs</i>,
-on voyait M. de Loménie, jaloux de l'archevêque de Narbonne; il ne
-l'en accueillait pas moins avec une amitié apparente, et M. de Dillon
-était une des personnes habituées du salon de Loménie lorsqu'il était
-hors de son diocèse, ce qui arrivait souvent.</p>
-
-<p>Loménie avait pour lui la grande faveur de la <span class="pagenum"><a id="page77" name="page77"></a>(p. 77)</span> Reine; il avait
-un esprit fin et délié, de l'esprit d'intrigue surtout; habile à faire
-valoir les plans des autres; ayant plus de pétulance que de vivacité
-dans les idées, plus de vanité que d'orgueil ou de sentiment de juste
-estime de soi-même. La Reine avait juré qu'elle en ferait un ministre,
-et malheureusement elle eut assez de faveur auprès du Roi pour
-triompher de ses répugnances à lui-même, car Louis XVI ne l'aimait
-pas. Entièrement dévoué aux intérêts de la Reine, ami intime de M. de
-Vermont, son instituteur, que lui-même avait envoyé à Vienne,
-affectant la prétention de succéder à M. de Maurepas, il disait
-hautement qu'un ministère ordinaire ne lui suffisait pas, et qu'il ne
-voulait que de la première place. Il eût été plus tôt en effet ce
-qu'il désirait tant, si M. de Vergennes, en qui le Roi avait une
-grande confiance, ne l'eût éloigné de cette nomination. Mais à la
-chute de M. de Calonne, la Reine fit enfin nommer M. l'archevêque de
-Toulouse au ministère.</p>
-
-<p>C'est pour arriver à son but que M. de Loménie avait organisé le
-château de Brienne comme il l'était. En revenant de ces fêtes
+était composé de monseigneur de Toulouse, de M. Dillon, archevêque de
+Narbonne, président-né des états de Languedoc, homme de génie, mais
+paresseux; il avait de l'ambition, et cette ambition était peut-être
+plus fondée que celle de Loménie; mais constamment contrarié par la
+Reine, qui ne l'aimait pas, il ne put succéder à M. de Maurepas, comme
+il en avait eu la pensée. Il a fait beaucoup de bien dans le
+Languedoc, et mon père avait une profonde estime pour lui.</p>
+
+<p>À côté de M. de Dillon, dans le parti des <i>prélats administrateurs</i>,
+on voyait M. de Loménie, jaloux de l'archevêque de Narbonne; il ne
+l'en accueillait pas moins avec une amitié apparente, et M. de Dillon
+était une des personnes habituées du salon de Loménie lorsqu'il était
+hors de son diocèse, ce qui arrivait souvent.</p>
+
+<p>Loménie avait pour lui la grande faveur de la <span class="pagenum"><a id="page77" name="page77"></a>(p. 77)</span> Reine; il avait
+un esprit fin et délié, de l'esprit d'intrigue surtout; habile à faire
+valoir les plans des autres; ayant plus de pétulance que de vivacité
+dans les idées, plus de vanité que d'orgueil ou de sentiment de juste
+estime de soi-même. La Reine avait juré qu'elle en ferait un ministre,
+et malheureusement elle eut assez de faveur auprès du Roi pour
+triompher de ses répugnances à lui-même, car Louis XVI ne l'aimait
+pas. Entièrement dévoué aux intérêts de la Reine, ami intime de M. de
+Vermont, son instituteur, que lui-même avait envoyé à Vienne,
+affectant la prétention de succéder à M. de Maurepas, il disait
+hautement qu'un ministère ordinaire ne lui suffisait pas, et qu'il ne
+voulait que de la première place. Il eût été plus tôt en effet ce
+qu'il désirait tant, si M. de Vergennes, en qui le Roi avait une
+grande confiance, ne l'eût éloigné de cette nomination. Mais à la
+chute de M. de Calonne, la Reine fit enfin nommer M. l'archevêque de
+Toulouse au ministère.</p>
+
+<p>C'est pour arriver à son but que M. de Loménie avait organisé le
+château de Brienne comme il l'était. En revenant de ces fêtes
somptueuses, en entendant raconter les enchantements de ce palais de
-fées par les jeunes femmes qui avaient contribué à la magie de ces
-fêtes ravissantes, dont le seul récit charmait la Reine et même le
-Roi, ces relations concouraient <span class="pagenum"><a id="page78" name="page78"></a>(p. 78)</span> encore à entourer le nom de
-monseigneur de Toulouse d'une auréole plus lumineuse. Madame de Damas,
-madame d'Houdetot, madame de Duras, toutes ces femmes par leur grâce
-et leur beauté faisaient à elles seules le charme de ces fêtes
-enchantées, et le récit qu'elles en firent souvent devant le Roi
-restait, en apparence cependant, bien au-dessous de la vérité de ces
+fées par les jeunes femmes qui avaient contribué à la magie de ces
+fêtes ravissantes, dont le seul récit charmait la Reine et même le
+Roi, ces relations concouraient <span class="pagenum"><a id="page78" name="page78"></a>(p. 78)</span> encore à entourer le nom de
+monseigneur de Toulouse d'une auréole plus lumineuse. Madame de Damas,
+madame d'Houdetot, madame de Duras, toutes ces femmes par leur grâce
+et leur beauté faisaient à elles seules le charme de ces fêtes
+enchantées, et le récit qu'elles en firent souvent devant le Roi
+restait, en apparence cependant, bien au-dessous de la vérité de ces
magiques plaisirs.</p>
-<p>&mdash;Savez-vous que j'aurais presque le désir d'aller voir une de ces
-fêtes de Brienne? dit un jour Louis XVI à la Reine.</p>
+<p>&mdash;Savez-vous que j'aurais presque le désir d'aller voir une de ces
+fêtes de Brienne? dit un jour Louis XVI à la Reine.</p>
-<p>&mdash;Ah! sire, s'écria-t-elle, ce serait un beau jour pour M. de Loménie!
-mais il faudrait aussi faire le même honneur à M. le duc de Choiseul.</p>
+<p>&mdash;Ah! sire, s'écria-t-elle, ce serait un beau jour pour M. de Loménie!
+mais il faudrait aussi faire le même honneur à M. le duc de Choiseul.</p>
-<p>Ce nom gâta tout. En l'entendant prononcer, le roi fronça le sourcil,
+<p>Ce nom gâta tout. En l'entendant prononcer, le roi fronça le sourcil,
et ne reparla plus du voyage de Brienne.</p>
-<p>Le parti des prélats administrateurs était, comme on le pense, dans
-l'intimité de la famille de Brienne. Les prélats les plus zélés, comme
-M. de Dillon, M. de Cicé, archevêque de Bordeaux, M. de la Luzerne,
-évêque de Langres, élève et ancien grand-vicaire de M. de Dillon,
-Colbert, évêque de Rhodez, affectaient, avec quelques autres, de
-professer l'esprit <i>économiste</i> et réformateur, pour être à la mode.
-À eux se joignaient M. Turgot et <span class="pagenum"><a id="page79" name="page79"></a>(p. 79)</span> son frère le chevalier, ainsi
-que le marquis de Condorcet, qui était aussi l'un des habitués de
+<p>Le parti des prélats administrateurs était, comme on le pense, dans
+l'intimité de la famille de Brienne. Les prélats les plus zélés, comme
+M. de Dillon, M. de Cicé, archevêque de Bordeaux, M. de la Luzerne,
+évêque de Langres, élève et ancien grand-vicaire de M. de Dillon,
+Colbert, évêque de Rhodez, affectaient, avec quelques autres, de
+professer l'esprit <i>économiste</i> et réformateur, pour être à la mode.
+À eux se joignaient M. Turgot et <span class="pagenum"><a id="page79" name="page79"></a>(p. 79)</span> son frère le chevalier, ainsi
+que le marquis de Condorcet, qui était aussi l'un des habitués de
Brienne, quoique d'un esprit plus grave que les hommes qui faisaient
-le fond de la société de madame de Brienne. Il portait sur sa figure
-cette même expression sinistre annonçant une fin malheureuse!... Un
-autre homme, qui périt aussi comme eux, Chamfort, homme d'un haut
-mérite, mais malheureux, et dont la fin tragique fut l'une des scènes
-terribles de notre révolution<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27" title="Go to footnote 27"><span class="smaller">[27]</span></a>.</p>
-
-<p>C'était du sein de ces plaisirs dont j'ai fait la relation que
-l'archevêque de Toulouse faisait jouer les nombreux ressorts qui
+le fond de la société de madame de Brienne. Il portait sur sa figure
+cette même expression sinistre annonçant une fin malheureuse!... Un
+autre homme, qui périt aussi comme eux, Chamfort, homme d'un haut
+mérite, mais malheureux, et dont la fin tragique fut l'une des scènes
+terribles de notre révolution<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27" title="Go to footnote 27"><span class="smaller">[27]</span></a>.</p>
+
+<p>C'était du sein de ces plaisirs dont j'ai fait la relation que
+l'archevêque de Toulouse faisait jouer les nombreux ressorts qui
devaient enfin mettre en mouvement ce qui devait le porter au
-ministère; il savait qu'en France, et dans le pays de la Cour surtout,
-il faut que les femmes soient les auxiliaires employés. Depuis que la
-Cour de France existe, nous avons vu la vérité de cette doctrine mise
-en &oelig;uvre. Le cardinal de Richelieu, en attirant la haute noblesse à
-la Cour, en la rendant oisive, a donné passage à toutes les intrigues
+ministère; il savait qu'en France, et dans le pays de la Cour surtout,
+il faut que les femmes soient les auxiliaires employés. Depuis que la
+Cour de France existe, nous avons vu la vérité de cette doctrine mise
+en &oelig;uvre. Le cardinal de Richelieu, en attirant la haute noblesse à
+la Cour, en la rendant oisive, a donné passage à toutes les intrigues
les plus actives. Rien ne se fit plus que par les femmes <span class="pagenum"><a id="page80" name="page80"></a>(p. 80)</span> une
-fois qu'ayant cessé d'être châtelaines, elles sont venues sur un
-théâtre où l'action toute préparée les engageait à prendre un rôle
-dans la pièce. Suivez l'état de la société depuis Louis XIII, et voyez
+fois qu'ayant cessé d'être châtelaines, elles sont venues sur un
+théâtre où l'action toute préparée les engageait à prendre un rôle
+dans la pièce. Suivez l'état de la société depuis Louis XIII, et voyez
dans quel lieu se forment les conspirations!... C'est dans le salon de
madame de Longueville, c'est chez madame de Chevreuse, madame de
-Montbazon, et plus tard madame Tallien, madame de Staël, madame
-Château-Regnault, et une foule de femmes qui dans la Révolution ont
-été non-seulement activement importantes, mais dont l'influence fut
-discrète et puissante.</p>
+Montbazon, et plus tard madame Tallien, madame de Staël, madame
+Château-Regnault, et une foule de femmes qui dans la Révolution ont
+été non-seulement activement importantes, mais dont l'influence fut
+discrète et puissante.</p>
-<p>M. de Boisgelin, archevêque d'Aix, était dans le parti des <i>prélats
+<p>M. de Boisgelin, archevêque d'Aix, était dans le parti des <i>prélats
administrateurs</i>, et fit beaucoup de bien dans la Provence comme M. de
Dillon dans le Languedoc<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28" title="Go to footnote 28"><span class="smaller">[28]</span></a>.</p>
-<p>Puisque j'ai parlé du château de Brienne, voici une chanson qui fut
-chantée le jour de la Saint-Louis, pour l'inauguration du nouveau
-château. Elle peint l'intérieur de la maison d'une manière assez
+<p>Puisque j'ai parlé du château de Brienne, voici une chanson qui fut
+chantée le jour de la Saint-Louis, pour l'inauguration du nouveau
+château. Elle peint l'intérieur de la maison d'une manière assez
vraie.</p>
-<p class="center"><span class="pagenum"><a id="page81" name="page81"></a>(p. 81)</span> Sur l'air: <i>Dans le fond d'une rivière.</i></p>
+<p class="center"><span class="pagenum"><a id="page81" name="page81"></a>(p. 81)</span> Sur l'air: <i>Dans le fond d'une rivière.</i></p>
<div class="poem10">
<p>Dans le plus beau jour du monde,<br>
- À Brienne consacré,<br>
- Quand son nom est célébré<br>
- Par vos santés à la ronde,<br>
+ À Brienne consacré,<br>
+ Quand son nom est célébré<br>
+ Par vos santés à la ronde,<br>
Je chanterai de nouveau,<br>
Si votre voix me seconde,<br>
Je chanterai de nouveau<br>
- Et Brienne et son château.</p>
+ Et Brienne et son château.</p>
- <p>Voyez ce lieu délectable,<br>
- Où les bons mets, les bons vins,<br>
- À vos désirs incertains<br>
- Offrent un choix agréable.<br>
+ <p>Voyez ce lieu délectable,<br>
+ Où les bons mets, les bons vins,<br>
+ À vos désirs incertains<br>
+ Offrent un choix agréable.<br>
Comus donna ce projet<br>
- Pour placer les dieux à table;<br>
+ Pour placer les dieux à table;<br>
Comus donna ce projet<br>
- Du plus beau temple qu'était.</p>
+ Du plus beau temple qu'était.</p>
- <p>Au salon si je vous mène,<br>
+ <p>Au salon si je vous mène,<br>
Vous admirerez encor,<br>
Non pas la pourpre ni l'or<br>
- Qu'étale une pompe vaine,<br>
+ Qu'étale une pompe vaine,<br>
Mais une noble grandeur<br>
- D'où tout s'arrache avec peine,<br>
+ D'où tout s'arrache avec peine,<br>
Mais une noble grandeur<br>
Symbole d'un noble c&oelig;ur.</p>
- <p>Là, d'un temple de Thalie<br>
- Il<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29" title="Go to footnote 29"><span class="smaller">[29]</span></a> a tracé les contours;<br>
+ <p>Là, d'un temple de Thalie<br>
+ Il<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29" title="Go to footnote 29"><span class="smaller">[29]</span></a> a tracé les contours;<br>
<span class="pagenum"><a id="page82" name="page82"></a>(p. 82)</span> Le ton du monde et des cours<br>
- À l'art de Baron<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30" title="Go to footnote 30"><span class="smaller">[30]</span></a> s'allie.<br>
- Le vice et les préjugés,<br>
+ À l'art de Baron<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30" title="Go to footnote 30"><span class="smaller">[30]</span></a> s'allie.<br>
+ Le vice et les préjugés,<br>
Enfants de notre folie,<br>
- Le vice et les préjugés<br>
- En riant sont corrigés.</p>
+ Le vice et les préjugés<br>
+ En riant sont corrigés.</p>
- <p>Des lieux où la trompe sonne,<br>
- Je vois sortir à grands flots<br>
+ <p>Des lieux où la trompe sonne,<br>
+ Je vois sortir à grands flots<br>
Chiens et chasseurs et chevaux,<br>
- Que même ardeur aiguillonne.<br>
- Diane apprête ses traits<br>
- Comme la fière Bellone;<br>
- Diane apprête ses traits<br>
- Pour les monstres des forêts.</p>
+ Que même ardeur aiguillonne.<br>
+ Diane apprête ses traits<br>
+ Comme la fière Bellone;<br>
+ Diane apprête ses traits<br>
+ Pour les monstres des forêts.</p>
<p class="lspaced2">......<br>
......</p>
- <p>Puisque ce séjour abonde<br>
+ <p>Puisque ce séjour abonde<br>
En biens, en plaisirs si grands,<br>
Revenons-y tous les ans<br>
De tout autre lieu du monde.<br>
J'y chanterai de nouveau<br>
Si votre voix me seconde,<br>
J'y chanterai de nouveau<br>
- Et Brienne et son château.</p>
+ Et Brienne et son château.</p>
</div>
-<p>Cette chanson est de l'abbé Morellet; on voit qu'il écrivait mieux en
+<p>Cette chanson est de l'abbé Morellet; on voit qu'il écrivait mieux en
prose qu'en vers.</p>
-<p>C'est ainsi que se passait la vie à Brienne, au milieu d'une société
+<p>C'est ainsi que se passait la vie à Brienne, au milieu d'une société
nombreuse et pourtant choisie: <span class="pagenum"><a id="page83" name="page83"></a>(p. 83)</span> de bonnes conversations, des
-fêtes et des plaisirs, voilà la vie comme il la faut mener; nous
+fêtes et des plaisirs, voilà la vie comme il la faut mener; nous
l'ignorons maintenant, c'est un secret perdu.</p>
-<p>Mais du sein de cette réunion de joies et de plaisirs un orage
-s'avançait menaçant et terrible: les jeunes femmes commencèrent à
-sourire avec moins d'abandon; leurs joues rosées devinrent pâles, car
-elles craignirent pour un père, un mari, un frère, un amant, un ami.
-Hélas! à cette époque, quelles sont les affections qui ne furent pas
-d'abord froissées par le sort, déchirées et baignées dans le sang!</p>
+<p>Mais du sein de cette réunion de joies et de plaisirs un orage
+s'avançait menaçant et terrible: les jeunes femmes commencèrent à
+sourire avec moins d'abandon; leurs joues rosées devinrent pâles, car
+elles craignirent pour un père, un mari, un frère, un amant, un ami.
+Hélas! à cette époque, quelles sont les affections qui ne furent pas
+d'abord froissées par le sort, déchirées et baignées dans le sang!</p>
-<p>M. de Loménie fut ministre, son ambition fut satisfaite. Mais combien
+<p>M. de Loménie fut ministre, son ambition fut satisfaite. Mais combien
alors il regretta les jours tranquilles de Brienne! J'ai souvent
-pensé, en me trouvant dans la pièce qui faisait son cabinet, et dans
-laquelle j'attendais quelquefois des heures entières lorsque j'étais
-de service auprès de <span class="smcap">Madame Mère</span><a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31" title="Go to footnote 31"><span class="smaller">[31]</span></a>, combien peut-être M. de Loménie
+pensé, en me trouvant dans la pièce qui faisait son cabinet, et dans
+laquelle j'attendais quelquefois des heures entières lorsque j'étais
+de service auprès de <span class="smcap">Madame Mère</span><a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31" title="Go to footnote 31"><span class="smaller">[31]</span></a>, combien peut-être M. de Loménie
y avait fait entendre des plaintes trop longtemps contenues dans le
-monde!... Cette maison m'a toujours imprimé une profonde tristesse
-lorsque ma pensée me reportait vers une époque passée au <span class="pagenum"><a id="page84" name="page84"></a>(p. 84)</span>
-milieu des troubles affreux dont le sang du malheureux archevêque de
-Sens avait augmenté l'horreur.</p>
-
-<p>Sans doute M. de Loménie fit des fautes dans son administration, mais
-ces fautes n'étaient pas de nature à lui donner vis-à-vis de la nation
-l'aspect d'un homme qu'il fallait conduire à la mort. Le jour où il
-fut décidé qu'il sortait du ministère, tous les jeunes avocats, toutes
-les têtes ardentes qui rêvaient déjà la Révolution, portèrent, sur la
-place de Grève, un mannequin habillé comme l'archevêque, et le
-brûlèrent. Il y eut du tumulte; le chevalier Dubois, commandant alors
+monde!... Cette maison m'a toujours imprimé une profonde tristesse
+lorsque ma pensée me reportait vers une époque passée au <span class="pagenum"><a id="page84" name="page84"></a>(p. 84)</span>
+milieu des troubles affreux dont le sang du malheureux archevêque de
+Sens avait augmenté l'horreur.</p>
+
+<p>Sans doute M. de Loménie fit des fautes dans son administration, mais
+ces fautes n'étaient pas de nature à lui donner vis-à-vis de la nation
+l'aspect d'un homme qu'il fallait conduire à la mort. Le jour où il
+fut décidé qu'il sortait du ministère, tous les jeunes avocats, toutes
+les têtes ardentes qui rêvaient déjà la Révolution, portèrent, sur la
+place de Grève, un mannequin habillé comme l'archevêque, et le
+brûlèrent. Il y eut du tumulte; le chevalier Dubois, commandant alors
le guet de Paris, fit tirer sur la multitude, et plusieurs personnes
-tombèrent. Hélas! ce ne fut pas la première fois que les pavés de la
-Grève furent rougis du sang français autrement que par le supplice
+tombèrent. Hélas! ce ne fut pas la première fois que les pavés de la
+Grève furent rougis du sang français autrement que par le supplice
d'un criminel!</p>
<p>Cette affaire, que je ne raconte pas plus longuement, au reste, dans
cet ouvrage, parce que ce n'est pas son but, l'est avec beaucoup de
-détail dans mes Mémoires sur Napoléon et sur la Révolution.</p>
+détail dans mes Mémoires sur Napoléon et sur la Révolution.</p>
-<p>Cependant, s'il était condamné par un parti, M. de Loménie était
-excusé par l'autre, à la tête duquel était la Reine. Mais il y avait
-une autre faction qui lui était nuisible plus peut-être que l'autre
-ne lui était favorable, et cela par la conséquence toute naturelle
+<p>Cependant, s'il était condamné par un parti, M. de Loménie était
+excusé par l'autre, à la tête duquel était la Reine. Mais il y avait
+une autre faction qui lui était nuisible plus peut-être que l'autre
+ne lui était favorable, et cela par la conséquence toute naturelle
<span class="pagenum"><a id="page85" name="page85"></a>(p. 85)</span> que le mal blesse bien plus avant que le bien ne produit de
-bien lui-même. Ces factions qui se levaient avec haine, même contre M.
-de Loménie, étaient conduites par des femmes choquées dans quelques
-prétentions au château de Brienne, parce qu'elles jouaient mal la
-comédie, par exemple; et qui, ayant été exclues d'un rôle, n'avaient
-jamais pardonné au maître du château qui n'avait pas voulu qu'elles
-fussent ridicules. De là des haines plus ou moins gratuites, mais
-toutes funestes à celui qu'elles frappaient. Madame de Coigny était
-une des plus acharnées contre l'archevêque. Jeune, jolie, charmante,
-fort grande dame, riche, elle avait tous les droits d'une femme à la
-mode pour paraître sur le théâtre de Brienne; mais sa voix avait un
-tel accent qu'il était impossible de lui donner un rôle. Soit qu'elle
-crût que l'archevêque ne pouvait récuser ses droits, soit qu'elle se
-fît elle-même illusion sur cette voix vraiment désagréable, elle ne
-pardonna pas le refus qu'elle essuya, quoiqu'il fût entouré de tout ce
-qui pouvait l'adoucir. Elle fut une des plus ferventes à poursuivre
-l'archevêque lorsqu'il fut une fois sorti du ministère; elle était
+bien lui-même. Ces factions qui se levaient avec haine, même contre M.
+de Loménie, étaient conduites par des femmes choquées dans quelques
+prétentions au château de Brienne, parce qu'elles jouaient mal la
+comédie, par exemple; et qui, ayant été exclues d'un rôle, n'avaient
+jamais pardonné au maître du château qui n'avait pas voulu qu'elles
+fussent ridicules. De là des haines plus ou moins gratuites, mais
+toutes funestes à celui qu'elles frappaient. Madame de Coigny était
+une des plus acharnées contre l'archevêque. Jeune, jolie, charmante,
+fort grande dame, riche, elle avait tous les droits d'une femme à la
+mode pour paraître sur le théâtre de Brienne; mais sa voix avait un
+tel accent qu'il était impossible de lui donner un rôle. Soit qu'elle
+crût que l'archevêque ne pouvait récuser ses droits, soit qu'elle se
+fît elle-même illusion sur cette voix vraiment désagréable, elle ne
+pardonna pas le refus qu'elle essuya, quoiqu'il fût entouré de tout ce
+qui pouvait l'adoucir. Elle fut une des plus ferventes à poursuivre
+l'archevêque lorsqu'il fut une fois sorti du ministère; elle était
pourtant bonne, et la personne la plus sociable, surtout dans sa
-jeunesse; elle était fille de M. de Conflans.</p>
+jeunesse; elle était fille de M. de Conflans.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page86" name="page86"></a>(p. 86)</span> Sans être beau, le cardinal de Loménie en avait l'apparence;
+<p><span class="pagenum"><a id="page86" name="page86"></a>(p. 86)</span> Sans être beau, le cardinal de Loménie en avait l'apparence;
j'ai vu beaucoup de ses portraits dans sa famille qui me donnent de
-lui cette idée, du moins. Mais il avait dans le regard, dans le
+lui cette idée, du moins. Mais il avait dans le regard, dans le
sourire, dans l'ensemble de la physionomie, cette expression
-malheureuse qui révèle une destinée funeste. Il avait de l'esprit,
-contait bien, et avait dans les manières cette sorte de charme attaché
-aux positions élevées, et qui donne une teinte que nul autre ne peut
-recevoir... C'était là un des sujets de sarcasme les plus amers...
-peut-être même de haine de la classe inférieure envers la noblesse de
-France. Le cardinal de Loménie avait de la hauteur, mais jamais une
-fois qu'il était dans le monde; alors il devenait l'un des hommes les
+malheureuse qui révèle une destinée funeste. Il avait de l'esprit,
+contait bien, et avait dans les manières cette sorte de charme attaché
+aux positions élevées, et qui donne une teinte que nul autre ne peut
+recevoir... C'était là un des sujets de sarcasme les plus amers...
+peut-être même de haine de la classe inférieure envers la noblesse de
+France. Le cardinal de Loménie avait de la hauteur, mais jamais une
+fois qu'il était dans le monde; alors il devenait l'un des hommes les
plus aimables du salon de sa belle-s&oelig;ur.</p>
-<p>L'abbé Delille était l'un des habitués les plus assidus de la société
-de madame la comtesse de Brienne; mais il avait été trop dévoué aux
-exilés de Chanteloup pour que Brienne l'accueillît comme un ami.
-Cependant l'abbé Delille aurait voulu être bienvenu dans ce palais
-enchanté, où les plaisirs étaient si admirablement variés, qu'on
-doutait encore s'il n'y avait pas un peu de magie dans leur exécution.
-Les poètes qui chantaient ses merveilles recevaient la lumière de
-leur gloire. L'abbé le savait bien; à cette époque, cependant, il
-n'avait <span class="pagenum"><a id="page87" name="page87"></a>(p. 87)</span> pas besoin d'un reflet étranger pour se montrer comme
-l'une de nos gloires littéraires. <i>Les Jardins</i> avaient paru, ainsi
+<p>L'abbé Delille était l'un des habitués les plus assidus de la société
+de madame la comtesse de Brienne; mais il avait été trop dévoué aux
+exilés de Chanteloup pour que Brienne l'accueillît comme un ami.
+Cependant l'abbé Delille aurait voulu être bienvenu dans ce palais
+enchanté, où les plaisirs étaient si admirablement variés, qu'on
+doutait encore s'il n'y avait pas un peu de magie dans leur exécution.
+Les poètes qui chantaient ses merveilles recevaient la lumière de
+leur gloire. L'abbé le savait bien; à cette époque, cependant, il
+n'avait <span class="pagenum"><a id="page87" name="page87"></a>(p. 87)</span> pas besoin d'un reflet étranger pour se montrer comme
+l'une de nos gloires littéraires. <i>Les Jardins</i> avaient paru, ainsi
que plusieurs autres ouvrages.</p>
-<p>L'abbé Delille n'avait nullement la figure et la tournure de ce qu'on
-pourrait penser de lui en lisant, par exemple, son poëme de
-l'<i>Imagination</i> et quelques passages des différentes traductions qu'il
+<p>L'abbé Delille n'avait nullement la figure et la tournure de ce qu'on
+pourrait penser de lui en lisant, par exemple, son poëme de
+l'<i>Imagination</i> et quelques passages des différentes traductions qu'il
a faites; il avait une physionomie fine et railleuse, et qui
s'accordait mal avec des traits assez forts pour n'avoir rien de
-gracieux; il était même laid. Son nez était gros; ses sourcils
-avançaient sur ses yeux, dont le globe était fort couvert par la
-paupière. Son sourire avait presque toujours de la malice, et dans sa
-conversation on retrouvait cette disposition. Avant son émigration,
-lorsqu'il était à Brienne, par exemple, il était alors Jacques
-Delille, l'un de ces abbés musqués dont Rivarol fit un si plaisant
-portrait, lorsque l'abbé Delille, par un oubli impardonnable, s'avisa
+gracieux; il était même laid. Son nez était gros; ses sourcils
+avançaient sur ses yeux, dont le globe était fort couvert par la
+paupière. Son sourire avait presque toujours de la malice, et dans sa
+conversation on retrouvait cette disposition. Avant son émigration,
+lorsqu'il était à Brienne, par exemple, il était alors Jacques
+Delille, l'un de ces abbés musqués dont Rivarol fit un si plaisant
+portrait, lorsque l'abbé Delille, par un oubli impardonnable, s'avisa
d'omettre le jardin potager dans <i>les Jardins</i>. Rivarol fit alors une
-satire intitulée: <i>le Chou et le Navet</i>, qui est dans tous les
-recueils de pièces détachées, et que, pour cette raison, je ne
-transcris pas ici. L'abbé Delille, enfant trouvé à la porte de
-l'hospice de la Pitié à Clermont en Auvergne, fut traité sans merci
-par Rivarol dans cette pièce de vers; mais il avait, <span class="pagenum"><a id="page88" name="page88"></a>(p. 88)</span> dit-on,
-cherché cette correction par l'air dégagé avec lequel il accueillait
+satire intitulée: <i>le Chou et le Navet</i>, qui est dans tous les
+recueils de pièces détachées, et que, pour cette raison, je ne
+transcris pas ici. L'abbé Delille, enfant trouvé à la porte de
+l'hospice de la Pitié à Clermont en Auvergne, fut traité sans merci
+par Rivarol dans cette pièce de vers; mais il avait, <span class="pagenum"><a id="page88" name="page88"></a>(p. 88)</span> dit-on,
+cherché cette correction par l'air dégagé avec lequel il accueillait
les moindres avis.</p>
-<p>«<i>Ingrat!</i> lui disait le chou, tu m'oublies!... et pourtant</p>
+<p>«<i>Ingrat!</i> lui disait le chou, tu m'oublies!... et pourtant</p>
<p class="poem10">
- «Ma feuille t'a nourri, mon ombre t'a vu naître!...<br>
+ «Ma feuille t'a nourri, mon ombre t'a vu naître!...<br>
<i>Le Ciel fit les navets d'un naturel plus doux....</i><br>
Dit le navet au chou... et puis console-toi...<br>
- Car... <i>ses vers passeront, les navets resteront</i>.»</p>
-
-<p>Il y a dans toute cette pièce un esprit charmant contre lequel aurait
-échoué tout le talent poétique de l'abbé Delille, s'il avait voulu y
-répondre... Il y a une autre pièce dans le même genre, excepté qu'elle
-ne s'adresse pas à un individu, mais à l'époque. C'est la satire de
-Berchoux, parlant aux Grecs et aux Romains. Il y a là dedans un
-véritable sel attique; ce peut n'être <i>plus de mode</i>, comme on le dit
-assez bêtement (j'en demande pardon à ceux qui parlent ainsi), mais
-j'avoue que je trouve du plaisir à lire ce qui est spirituel, de
-quelque époque et dans quelque époque que cela arrive et soit écrit.
-Le Dante, l'Arioste, Pétrarque, Homère, pour remonter plus haut, tous
-ces hommes-là m'amusent, ou m'intéressent même, et les siècles
-disparaissent devant l'intérêt de la pensée, lorsque le poëte sait
-l'éveiller.</p>
-
-<p>L'abbé Delille avait, comme je l'ai dit, beaucoup <span class="pagenum"><a id="page89" name="page89"></a>(p. 89)</span> de malice
+ Car... <i>ses vers passeront, les navets resteront</i>.»</p>
+
+<p>Il y a dans toute cette pièce un esprit charmant contre lequel aurait
+échoué tout le talent poétique de l'abbé Delille, s'il avait voulu y
+répondre... Il y a une autre pièce dans le même genre, excepté qu'elle
+ne s'adresse pas à un individu, mais à l'époque. C'est la satire de
+Berchoux, parlant aux Grecs et aux Romains. Il y a là dedans un
+véritable sel attique; ce peut n'être <i>plus de mode</i>, comme on le dit
+assez bêtement (j'en demande pardon à ceux qui parlent ainsi), mais
+j'avoue que je trouve du plaisir à lire ce qui est spirituel, de
+quelque époque et dans quelque époque que cela arrive et soit écrit.
+Le Dante, l'Arioste, Pétrarque, Homère, pour remonter plus haut, tous
+ces hommes-là m'amusent, ou m'intéressent même, et les siècles
+disparaissent devant l'intérêt de la pensée, lorsque le poëte sait
+l'éveiller.</p>
+
+<p>L'abbé Delille avait, comme je l'ai dit, beaucoup <span class="pagenum"><a id="page89" name="page89"></a>(p. 89)</span> de malice
dans sa conversation et dans sa physionomie. Je ne l'ai connu
-qu'aveugle, et escorté de sa femme, ce qui en faisait l'être le plus
-désagréable à supporter. J'en reparlerai plus tard, à l'époque de son
-entrée en France. L'abbé Delille et le cardinal Maury, tous deux dans
-un genre opposé, sont deux hommes remarquables dans leur changement de
-carrière littéraire et politique en tout ce qu'elle tient au monde.</p>
-
-<p>L'abbé Maury, comme on l'appelait avant la Révolution et pendant ses
-premières années, est un nom sur lequel l'attention se porte aussitôt
+qu'aveugle, et escorté de sa femme, ce qui en faisait l'être le plus
+désagréable à supporter. J'en reparlerai plus tard, à l'époque de son
+entrée en France. L'abbé Delille et le cardinal Maury, tous deux dans
+un genre opposé, sont deux hommes remarquables dans leur changement de
+carrière littéraire et politique en tout ce qu'elle tient au monde.</p>
+
+<p>L'abbé Maury, comme on l'appelait avant la Révolution et pendant ses
+premières années, est un nom sur lequel l'attention se porte aussitôt
qu'on le prononce. Il avait tout ce qui exclut de la bonne compagnie;
et pourtant il allait dans les maisons, non-seulement les plus
-distinguées comme rang et comme pouvoir, mais chez les femmes les plus
-à la mode, comme madame de Beauvau, madame de Simiane, madame de
-Coigny et plusieurs autres, dont la jeunesse, l'élégance et l'agréable
-esprit attiraient encore plus de monde chez elles que leur grand état
+distinguées comme rang et comme pouvoir, mais chez les femmes les plus
+à la mode, comme madame de Beauvau, madame de Simiane, madame de
+Coigny et plusieurs autres, dont la jeunesse, l'élégance et l'agréable
+esprit attiraient encore plus de monde chez elles que leur grand état
de maison.</p>
-<p>L'abbé Maury était parti de son village, auprès d'Avignon, avec deux
-chemises dans un sac, son bréviaire, et quelques mouchoirs. Son
-gousset était léger et tout-à-fait en harmonie avec son bagage; mais
-il avait vingt ans, une santé robuste, un esprit ayant la conscience
-de ce qu'il pouvait, <span class="pagenum"><a id="page90" name="page90"></a>(p. 90)</span> et devant lui une époque qui accueillait
+<p>L'abbé Maury était parti de son village, auprès d'Avignon, avec deux
+chemises dans un sac, son bréviaire, et quelques mouchoirs. Son
+gousset était léger et tout-à-fait en harmonie avec son bagage; mais
+il avait vingt ans, une santé robuste, un esprit ayant la conscience
+de ce qu'il pouvait, <span class="pagenum"><a id="page90" name="page90"></a>(p. 90)</span> et devant lui une époque qui accueillait
tout ce qui la comprenait; avec d'aussi grands avantages, on est bien
-puissant contre le sort, me disait le cardinal lui-même. Il se mit
-donc en route gaîment pour Paris, mais à pied, car il n'avait pas de
-quoi faire le voyage en voiture... Parmi toutes ses facultés
-agissantes, celle de manger <i>toujours</i> était la plus prononcée. Il
+puissant contre le sort, me disait le cardinal lui-même. Il se mit
+donc en route gaîment pour Paris, mais à pied, car il n'avait pas de
+quoi faire le voyage en voiture... Parmi toutes ses facultés
+agissantes, celle de manger <i>toujours</i> était la plus prononcée. Il
cheminait donc en songeant, en composant son premier sermon... en
-rêvant enfin, lorsqu'il fut joint par un jeune homme aussi mince et
-délicat que l'abbé Maury était robuste et carré. Le jeune homme pâle
-et maigre avait aussi un petit paquet au bout d'un bâton... il était
-pauvre comme l'abbé Maury, allait à Paris comme lui, avait des
-illusions comme lui, et comme lui enfin croyait trouver à Paris un
-monde de merveilles dans lequel ils allaient être admis sur leur
-première demande.</p>
+rêvant enfin, lorsqu'il fut joint par un jeune homme aussi mince et
+délicat que l'abbé Maury était robuste et carré. Le jeune homme pâle
+et maigre avait aussi un petit paquet au bout d'un bâton... il était
+pauvre comme l'abbé Maury, allait à Paris comme lui, avait des
+illusions comme lui, et comme lui enfin croyait trouver à Paris un
+monde de merveilles dans lequel ils allaient être admis sur leur
+première demande.</p>
-<p>&mdash;Je ne désire qu'une chose... je suis modeste, dit le jeune homme
-pâle... je ne demande qu'à faire l'autopsie du premier prince ou de la
-première princesse de la famille royale qui mourra.</p>
+<p>&mdash;Je ne désire qu'une chose... je suis modeste, dit le jeune homme
+pâle... je ne demande qu'à faire l'autopsie du premier prince ou de la
+première princesse de la famille royale qui mourra.</p>
-<p>&mdash;Ah! monsieur est donc médecin... chirurgien?</p>
+<p>&mdash;Ah! monsieur est donc médecin... chirurgien?</p>
<p>&mdash;Je suis <i>docteur</i>, monsieur...</p>
-<p>Le futur cardinal se découvrit devant la science voyageant à pied.</p>
+<p>Le futur cardinal se découvrit devant la science voyageant à pied.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page91" name="page91"></a>(p. 91)</span> &mdash;Quant à moi, dit-il, mon ambition ne s'élève pas beaucoup
-plus haut que la vôtre... Je voudrais faire l'oraison funèbre du
+<p><span class="pagenum"><a id="page91" name="page91"></a>(p. 91)</span> &mdash;Quant à moi, dit-il, mon ambition ne s'élève pas beaucoup
+plus haut que la vôtre... Je voudrais faire l'oraison funèbre du
prince ou de la princesse dont vous <i>scalpelleriez</i> le corps.</p>
-<p>&mdash;Ah! monsieur est ecclésiastique?</p>
+<p>&mdash;Ah! monsieur est ecclésiastique?</p>
-<p>Et le jeune homme pâle se découvrit en s'inclinant très-bas devant le
-jeune abbé, qu'il aurait soupçonné, à sa taille robuste, sa mine
-fleurie, être plutôt un futur colonel qu'un futur archevêque.</p>
+<p>Et le jeune homme pâle se découvrit en s'inclinant très-bas devant le
+jeune abbé, qu'il aurait soupçonné, à sa taille robuste, sa mine
+fleurie, être plutôt un futur colonel qu'un futur archevêque.</p>
-<p>La connaissance fut bientôt faite; les deux jeunes gens se confièrent
-leurs projets, leurs espérances... hélas! elles étaient nulles, car
-elles ne reposaient que sur leur volonté profondément déterminée...
+<p>La connaissance fut bientôt faite; les deux jeunes gens se confièrent
+leurs projets, leurs espérances... hélas! elles étaient nulles, car
+elles ne reposaient que sur leur volonté profondément déterminée...
Ils s'unirent enfin de cette confiance que les malheureux ont l'un
pour l'autre, et qui n'existe pas parmi les gens heureux. Ils firent
-leur route pédestrement et gaîment, arrivèrent à Paris, furent tous
-deux se loger dans une chambre, au cinquième étage, puis furent
+leur route pédestrement et gaîment, arrivèrent à Paris, furent tous
+deux se loger dans une chambre, au cinquième étage, puis furent
remettre le peu de lettres de recommandation qu'ils avaient, et
-attendirent les événements...</p>
+attendirent les événements...</p>
<p>Ils n'attendirent pas longtemps. Il mourut une jeune princesse, fille
-du Dauphin et de la Dauphine... Le jeune abbé, aidé de ses protecteurs
-qu'il ne cessait de voir chaque jour, fit son oraison funèbre. Le
-médecin l'embauma.&mdash;Savez-vous le nom de ces deux jeunes gens?&mdash;L'un
-est, comme <span class="pagenum"><a id="page92" name="page92"></a>(p. 92)</span> je vous l'ai dit, l'abbé Maury; l'autre était M.
-Portal, qui est mort premier médecin du Roi, laissant cent mille
-livres de rentes à ses enfants<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32" title="Go to footnote 32"><span class="smaller">[32]</span></a>... La seule chose qu'il avait
-conservée de sa figure de grande route, c'était sa pâleur et sa
-maigreur.&mdash;Elles étaient au point de faire demander si le malade
-n'avait pas eu besoin de prendre l'air, et si, étant mort tandis qu'il
-était levé, on n'avait pas oublié de le recoucher.&mdash;Il joignait à cela
-une voix tellement éteinte, que l'illusion eût été entière s'il avait
+du Dauphin et de la Dauphine... Le jeune abbé, aidé de ses protecteurs
+qu'il ne cessait de voir chaque jour, fit son oraison funèbre. Le
+médecin l'embauma.&mdash;Savez-vous le nom de ces deux jeunes gens?&mdash;L'un
+est, comme <span class="pagenum"><a id="page92" name="page92"></a>(p. 92)</span> je vous l'ai dit, l'abbé Maury; l'autre était M.
+Portal, qui est mort premier médecin du Roi, laissant cent mille
+livres de rentes à ses enfants<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32" title="Go to footnote 32"><span class="smaller">[32]</span></a>... La seule chose qu'il avait
+conservée de sa figure de grande route, c'était sa pâleur et sa
+maigreur.&mdash;Elles étaient au point de faire demander si le malade
+n'avait pas eu besoin de prendre l'air, et si, étant mort tandis qu'il
+était levé, on n'avait pas oublié de le recoucher.&mdash;Il joignait à cela
+une voix tellement éteinte, que l'illusion eût été entière s'il avait
eu la fantaisie de jouer le mort.</p>
-<p>&mdash;Mais cela porte malheur, me disait-il un jour, après avoir lui-même
-plaisanté sur cette apparence mortuaire, qui l'enveloppait comme un
+<p>&mdash;Mais cela porte malheur, me disait-il un jour, après avoir lui-même
+plaisanté sur cette apparence mortuaire, qui l'enveloppait comme un
vrai linceul!...</p>
-<p>Il était aimable, Portal; il savait une foule d'anecdotes, qu'il
-racontait à merveille quand on savait <i>jouer</i> de lui, comme le disait
-ma mère. Sa perruque, cette petite figure toute grippée plutôt que
-ridée, cette pâleur de mort sur ce visage qui souriait avec une voix
-cassée et des yeux atones: tous ces détails formaient un ensemble qui
-avait à lui seul assez d'originalité pour plaire lorsqu'il <span class="pagenum"><a id="page93" name="page93"></a>(p. 93)</span>
-accompagnait le récit amusant de quelque drôle d'histoire dont les
-personnages pouvaient être annoncés ou sortaient de chez nous.&mdash;Portal
-était médecin de tout ce qui était à la mode avant la Révolution. Lui,
-Tronchin, le docteur Petit et le docteur Thouvenel... étaient les
-seuls brevetés pour envoyer les gens dans l'autre monde ou les retenir
+<p>Il était aimable, Portal; il savait une foule d'anecdotes, qu'il
+racontait à merveille quand on savait <i>jouer</i> de lui, comme le disait
+ma mère. Sa perruque, cette petite figure toute grippée plutôt que
+ridée, cette pâleur de mort sur ce visage qui souriait avec une voix
+cassée et des yeux atones: tous ces détails formaient un ensemble qui
+avait à lui seul assez d'originalité pour plaire lorsqu'il <span class="pagenum"><a id="page93" name="page93"></a>(p. 93)</span>
+accompagnait le récit amusant de quelque drôle d'histoire dont les
+personnages pouvaient être annoncés ou sortaient de chez nous.&mdash;Portal
+était médecin de tout ce qui était à la mode avant la Révolution. Lui,
+Tronchin, le docteur Petit et le docteur Thouvenel... étaient les
+seuls brevetés pour envoyer les gens dans l'autre monde ou les retenir
dans celui-ci.</p>
-<p>Thouvenel avait beaucoup de crédit auprès des femmes à vapeur; il
-était non-seulement partisan du magnétisme<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33" title="Go to footnote 33"><span class="smaller">[33]</span></a>, mais l'un des
-sectaires les plus dévoués à la faction du baquet, et même un peu à
-celle de Cagliostro... Cette époque fut bien remarquable par les
-suites de la crédulité de plusieurs individus dont l'influence était
-fort importante... Thouvenel était un homme fort spirituel, un esprit
-mordant et avec de la réplique. Il racontait aussi de bonnes histoires
-du château de Brienne.</p>
-
-<p>Chamfort était encore un habitué de cette société où les idées
-nouvelles étaient toutes bien accueillies. Fils naturel et frappé de
-cet anathème que la société de l'époque précédente lançait sur chaque
-enfant fruit d'une de ces unions réprouvées par le <span class="pagenum"><a id="page94" name="page94"></a>(p. 94)</span> monde,
-Chamfort sentit ce malheur plus vivement peut-être qu'aucun autre
-enfant dans cette même position; sans appui, sans protection, ignorant
-même jusqu'au nom de son père, il prit ce nom de Chamfort, bien décidé
-à l'illustrer par lui-même comme s'il en eût reçu l'obligation de cent
-aïeux: il essaya tout ce qu'un homme peut tenter en ce monde par
-l'industrie sans intrigue; partout il échoua. Enfin un riche Liégeois,
-qui croyait aimer les lettres, prit Chamfort comme secrétaire.
-Celui-ci partit avec son nouveau protecteur, et peu de temps après il
-revint à Paris abreuvé de malheurs et de tout ce qui fait l'amertume
-d'une situation dépendante rendue plus horrible par la dureté du
-protecteur... Chamfort rapporta de Spa et de Cologne, où il avait
-résidé, une amertume triste et souffrante, une âme abattue et
-découragée!... Le <i>Journal encyclopédique</i> se formait alors, il y
-écrivit; et pendant deux ans l'infortuné vécut ainsi du fruit de son
-labeur, voyant chacune de ses lignes trempée de larmes et de la sueur
-brûlante de l'excès du travail... C'est ainsi que chacun de ses repas,
-le repos de ses nuits, étaient empoisonnés et troublés par la crainte
+<p>Thouvenel avait beaucoup de crédit auprès des femmes à vapeur; il
+était non-seulement partisan du magnétisme<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33" title="Go to footnote 33"><span class="smaller">[33]</span></a>, mais l'un des
+sectaires les plus dévoués à la faction du baquet, et même un peu à
+celle de Cagliostro... Cette époque fut bien remarquable par les
+suites de la crédulité de plusieurs individus dont l'influence était
+fort importante... Thouvenel était un homme fort spirituel, un esprit
+mordant et avec de la réplique. Il racontait aussi de bonnes histoires
+du château de Brienne.</p>
+
+<p>Chamfort était encore un habitué de cette société où les idées
+nouvelles étaient toutes bien accueillies. Fils naturel et frappé de
+cet anathème que la société de l'époque précédente lançait sur chaque
+enfant fruit d'une de ces unions réprouvées par le <span class="pagenum"><a id="page94" name="page94"></a>(p. 94)</span> monde,
+Chamfort sentit ce malheur plus vivement peut-être qu'aucun autre
+enfant dans cette même position; sans appui, sans protection, ignorant
+même jusqu'au nom de son père, il prit ce nom de Chamfort, bien décidé
+à l'illustrer par lui-même comme s'il en eût reçu l'obligation de cent
+aïeux: il essaya tout ce qu'un homme peut tenter en ce monde par
+l'industrie sans intrigue; partout il échoua. Enfin un riche Liégeois,
+qui croyait aimer les lettres, prit Chamfort comme secrétaire.
+Celui-ci partit avec son nouveau protecteur, et peu de temps après il
+revint à Paris abreuvé de malheurs et de tout ce qui fait l'amertume
+d'une situation dépendante rendue plus horrible par la dureté du
+protecteur... Chamfort rapporta de Spa et de Cologne, où il avait
+résidé, une amertume triste et souffrante, une âme abattue et
+découragée!... Le <i>Journal encyclopédique</i> se formait alors, il y
+écrivit; et pendant deux ans l'infortuné vécut ainsi du fruit de son
+labeur, voyant chacune de ses lignes trempée de larmes et de la sueur
+brûlante de l'excès du travail... C'est ainsi que chacun de ses repas,
+le repos de ses nuits, étaient empoisonnés et troublés par la crainte
de n'avoir pas de lendemain!... Il fit ensuite <i>la Jeune Indienne</i>,
-puis <i>le Marchand de Smyrne</i>, jolie petite pièce, qui se joue encore
-à la Comédie Française; plusieurs <i>Éloges</i> couronnés <span class="pagenum"><a id="page95" name="page95"></a>(p. 95)</span> à
-l'Académie<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34" title="Go to footnote 34"><span class="smaller">[34]</span></a>; une tragédie, mauvaise selon La Harpe, et passable
+puis <i>le Marchand de Smyrne</i>, jolie petite pièce, qui se joue encore
+à la Comédie Française; plusieurs <i>Éloges</i> couronnés <span class="pagenum"><a id="page95" name="page95"></a>(p. 95)</span> à
+l'Académie<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34" title="Go to footnote 34"><span class="smaller">[34]</span></a>; une tragédie, mauvaise selon La Harpe, et passable
selon quelques autres: la Reine en accepta l'hommage, et accorda sa
-faveur à l'auteur. Enfin le prince de Condé le nomma son secrétaire
+faveur à l'auteur. Enfin le prince de Condé le nomma son secrétaire
des commandements!... Il avait donc une existence morale!... La
-société ne le repoussait plus!... Il disait en pleurant à un ami qui
-le félicitait de sa nomination:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! c'est que j'étais bien malheureux, voyez-vous, car le jour qui
-se levait pour moi me menaçait de n'avoir pas de lendemain!...</p>
-
-<p>L'année suivante, il fut reçu à l'Académie... Il écrivait en général
-avec une manière à lui, dans laquelle on trouve un néologisme peu
-favorable à la diction de Chamfort lui-même, qui aimait à traduire
-ordinairement sa pensée. Son talent dramatique était peu remarquable;
-il était paradoxal, défaut immense pour un auteur dramatique, comme
-obstacle au dialogue et à la marche de la pièce. Mais dans la
-conversation il était parfaitement aimable; il avait de l'âme et du
-mouvement sans tristesse, quoiqu'il en eût beaucoup dans son
+société ne le repoussait plus!... Il disait en pleurant à un ami qui
+le félicitait de sa nomination:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est que j'étais bien malheureux, voyez-vous, car le jour qui
+se levait pour moi me menaçait de n'avoir pas de lendemain!...</p>
+
+<p>L'année suivante, il fut reçu à l'Académie... Il écrivait en général
+avec une manière à lui, dans laquelle on trouve un néologisme peu
+favorable à la diction de Chamfort lui-même, qui aimait à traduire
+ordinairement sa pensée. Son talent dramatique était peu remarquable;
+il était paradoxal, défaut immense pour un auteur dramatique, comme
+obstacle au dialogue et à la marche de la pièce. Mais dans la
+conversation il était parfaitement aimable; il avait de l'âme et du
+mouvement sans tristesse, quoiqu'il en eût beaucoup dans son
organisation naturelle... Dans cette lutte incessante qu'il soutenait
-contre la société, comme individu que <span class="pagenum"><a id="page96" name="page96"></a>(p. 96)</span> son code proscrivait,
-Chamfort avait puisé des idées qui le portèrent à l'instant au niveau
-de 1789, lorsque la dernière pierre de la Bastille vint à tomber!
-Aucune influence préservatrice n'avait entouré son c&oelig;ur, qui reçut
+contre la société, comme individu que <span class="pagenum"><a id="page96" name="page96"></a>(p. 96)</span> son code proscrivait,
+Chamfort avait puisé des idées qui le portèrent à l'instant au niveau
+de 1789, lorsque la dernière pierre de la Bastille vint à tomber!
+Aucune influence préservatrice n'avait entouré son c&oelig;ur, qui reçut
de vives et profondes blessures, dont la cicatrice fut toujours
-douloureuse. Aussi fut-il un des premiers à crier: <i>Vive la liberté!</i>
-et surtout <i>l'égalité!</i>... Toutefois cette cause, qu'il embrassa avec
-ardeur, lui devint fatale... il perdit le peu qui lui avait été donné,
-ses pensions et sa place à l'Académie... Mais il n'en demeura pas
-moins attaché aux principes de la cause républicaine; et quand la
-tempête politique gronda plus forte et plus dangereuse, sa voix
-s'éleva au-dessus de celle des orages pour rappeler la nation à
+douloureuse. Aussi fut-il un des premiers à crier: <i>Vive la liberté!</i>
+et surtout <i>l'égalité!</i>... Toutefois cette cause, qu'il embrassa avec
+ardeur, lui devint fatale... il perdit le peu qui lui avait été donné,
+ses pensions et sa place à l'Académie... Mais il n'en demeura pas
+moins attaché aux principes de la cause républicaine; et quand la
+tempête politique gronda plus forte et plus dangereuse, sa voix
+s'éleva au-dessus de celle des orages pour rappeler la nation à
l'ordre et au devoir.</p>
-<p><i>La fraternité des hommes de sang de la Révolution</i>, disait-il, <i>est
-celle de Caïn... sois mon frère ou je te tue!...</i></p>
+<p><i>La fraternité des hommes de sang de la Révolution</i>, disait-il, <i>est
+celle de Caïn... sois mon frère ou je te tue!...</i></p>
-<p>Il fut arrêté et jeté dans un cachot... ses amis, et ils étaient
-nombreux, parvinrent à le faire mettre en liberté... Il retourna chez
-lui. Mais cette nouvelle persécution du sort le trouva sans force et
-sans courage!... Être frappé par la main d'un frère lui parut une
-injustice plus impossible à supporter qu'aucune de celles qui lui
-avaient été infligées jusque-là!... la prison surtout! oh! la
+<p>Il fut arrêté et jeté dans un cachot... ses amis, et ils étaient
+nombreux, parvinrent à le faire mettre en liberté... Il retourna chez
+lui. Mais cette nouvelle persécution du sort le trouva sans force et
+sans courage!... Être frappé par la main d'un frère lui parut une
+injustice plus impossible à supporter qu'aucune de celles qui lui
+avaient été infligées jusque-là!... la prison surtout! oh! la
prison!...</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page97" name="page97"></a>(p. 97)</span> &mdash;Jamais je ne repasserai sous les voûtes d'un cachot!
-répétait-il en frémissant.</p>
+<p><span class="pagenum"><a id="page97" name="page97"></a>(p. 97)</span> &mdash;Jamais je ne repasserai sous les voûtes d'un cachot!
+répétait-il en frémissant.</p>
<p>Il tint parole.</p>
-<p>Dénoncé une seconde fois au comité de salut public, il vit arriver
-chez lui les soldats et les officiers civils chargés de l'arrêter. Il
-les reçut avec calme, les pria seulement de vouloir bien attendre
-qu'il changeât de vêtements, et demanda la permission de passer dans
-un cabinet qui n'avait pas d'issue. À peine y fut-il entré que,
-saisissant un pistolet chargé qu'il tenait toujours prêt, il le tire à
+<p>Dénoncé une seconde fois au comité de salut public, il vit arriver
+chez lui les soldats et les officiers civils chargés de l'arrêter. Il
+les reçut avec calme, les pria seulement de vouloir bien attendre
+qu'il changeât de vêtements, et demanda la permission de passer dans
+un cabinet qui n'avait pas d'issue. À peine y fut-il entré que,
+saisissant un pistolet chargé qu'il tenait toujours prêt, il le tire à
bout portant en visant au front; mais il se manque, et le coup
-fracasse le haut du nez et enfonce l'&oelig;il droit!... Résolu à mourir,
+fracasse le haut du nez et enfonce l'&oelig;il droit!... Résolu à mourir,
il prend un rasoir, se donne plusieurs coups dans la gorge, se frappe
au c&oelig;ur... et enfin vaincu par la douleur, il pousse un cri, et
-tombe baigné dans son sang! Cependant on travaillait à enfoncer la
-porte, car le coup de pistolet avait donné l'alarme; mais la porte
-était forte et résista longtemps; enfin on parvint à la briser; on
+tombe baigné dans son sang! Cependant on travaillait à enfoncer la
+porte, car le coup de pistolet avait donné l'alarme; mais la porte
+était forte et résista longtemps; enfin on parvint à la briser; on
entre... on trouve le malheureux vivant encore... palpitant au milieu
-d'une mer de sang!... et voulant dicter ses dernières volontés... Les
-médecins voulurent lui mettre un appareil...</p>
+d'une mer de sang!... et voulant dicter ses dernières volontés... Les
+médecins voulurent lui mettre un appareil...</p>
-<p>&mdash;Laissez-moi, leur dit-il, et que l'un de vous écrive plutôt ce que
+<p>&mdash;Laissez-moi, leur dit-il, et que l'un de vous écrive plutôt ce que
je vais dire:</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page98" name="page98"></a>(p. 98)</span> Et il dicte:</p>
-<p>«Moi, Sébastien-Roch-Nicolas Chamfort, déclare avoir voulu mourir
-plutôt en homme libre qu'en esclave, ne voulant pas être reconduit
-dans une prison et perdre ainsi ma noble dignité d'homme; et je
-déclare que, si l'on voulait m'y traîner en l'état où je suis, il me
-reste encore assez de force pour achever ce que j'ai commencé... Je
-suis <span class="smcap">un homme libre</span>, et ne rentrerai jamais vivant dans une prison...»</p>
+<p>«Moi, Sébastien-Roch-Nicolas Chamfort, déclare avoir voulu mourir
+plutôt en homme libre qu'en esclave, ne voulant pas être reconduit
+dans une prison et perdre ainsi ma noble dignité d'homme; et je
+déclare que, si l'on voulait m'y traîner en l'état où je suis, il me
+reste encore assez de force pour achever ce que j'ai commencé... Je
+suis <span class="smcap">un homme libre</span>, et ne rentrerai jamais vivant dans une prison...»</p>
<p>Il souffrit plusieurs heures les plus atroces douleurs!... enfin il
expira le 13 avril 1794.</p>
-<p>Il a fait beaucoup de travaux importants pour Mirabeau, qui, malgré
+<p>Il a fait beaucoup de travaux importants pour Mirabeau, qui, malgré
son beau talent, employait assez souvent celui des autres lorsqu'il
-leur en reconnaissait, et dans son opinion Chamfort était placé
-très-haut.</p>
-
-<p>Les autres habitués du salon de Brienne étaient, comme je l'ai dit,
-Condorcet, Marmontel, l'abbé Morellet, l'abbé Delille et plusieurs
-autres littérateurs dont les talents comme écrivains peuvent n'être
-pas du premier ordre, mais qui étaient fort aimables, comme
-fournissant à la conversation; M. le chevalier de Boufflers, si
-spirituel..... car alors l'auteur d'<i>Aline</i> était dans toute sa
-fraîcheur; il faisait des lectures de son joli conte, qui étaient fort
-recherchées, et qui, en vérité, donnaient un grand <span class="pagenum"><a id="page99" name="page99"></a>(p. 99)</span> plaisir à
-ceux assez heureux pour les entendre... Marmontel mit à la mode
-pendant une saison un genre de distraction tout-à-fait agréable en ce
+leur en reconnaissait, et dans son opinion Chamfort était placé
+très-haut.</p>
+
+<p>Les autres habitués du salon de Brienne étaient, comme je l'ai dit,
+Condorcet, Marmontel, l'abbé Morellet, l'abbé Delille et plusieurs
+autres littérateurs dont les talents comme écrivains peuvent n'être
+pas du premier ordre, mais qui étaient fort aimables, comme
+fournissant à la conversation; M. le chevalier de Boufflers, si
+spirituel..... car alors l'auteur d'<i>Aline</i> était dans toute sa
+fraîcheur; il faisait des lectures de son joli conte, qui étaient fort
+recherchées, et qui, en vérité, donnaient un grand <span class="pagenum"><a id="page99" name="page99"></a>(p. 99)</span> plaisir à
+ceux assez heureux pour les entendre... Marmontel mit à la mode
+pendant une saison un genre de distraction tout-à-fait agréable en ce
qu'il flattait l'amour-propre sans faire souffrir celui des autres...</p>
-<p>On faisait le portrait écrit d'une femme de la société, et chacun
-lisait le soir ce qu'il avait composé dans la journée. Madame de
+<p>On faisait le portrait écrit d'une femme de la société, et chacun
+lisait le soir ce qu'il avait composé dans la journée. Madame de
Damas, jeune et jolie femme, eut le plaisir d'entendre d'elle un des
-plus jolis éloges qu'une femme puisse recevoir, car elle fut louée par
+plus jolis éloges qu'une femme puisse recevoir, car elle fut louée par
une autre femme: madame de Brienne, alors jeune et fort spirituelle,
-fit un portrait écrit de madame de Damas, dont j'ai entendu quelque
-partie, et qui était vraiment charmant. Il y avait une sorte
-d'émulation toute spéciale et toute flatteuse dans cette occupation
+fit un portrait écrit de madame de Damas, dont j'ai entendu quelque
+partie, et qui était vraiment charmant. Il y avait une sorte
+d'émulation toute spéciale et toute flatteuse dans cette occupation
directe d'une femme ou d'un homme par un ami. Madame Necker avait
-aussi ce talent à un degré remarquable. Le portrait de madame la
+aussi ce talent à un degré remarquable. Le portrait de madame la
duchesse de Lauzun est une des jolies choses en ce genre qui nous
-restent de cette époque. Thomas fut celui qui remit à la mode ce genre
-d'amusement littéraire fort en usage sous Louis XIV, mais oublié
+restent de cette époque. Thomas fut celui qui remit à la mode ce genre
+d'amusement littéraire fort en usage sous Louis XIV, mais oublié
depuis.</p>
-<p>Marmontel faisait aussi beaucoup de portraits. Neveu de l'abbé
-Morellet par son mariage avec sa nièce, il était parfaitement
-accueilli à Brienne, et le cardinal lui témoignait une estime
-particulière; <span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span> mais il était peu propre au genre léger et tout
-entier d'agrément; et lorsque Marmontel voulait sortir de sa manière
-romanesque, il montrait aussitôt l'auteur des <i>Contes moraux</i>, et
+<p>Marmontel faisait aussi beaucoup de portraits. Neveu de l'abbé
+Morellet par son mariage avec sa nièce, il était parfaitement
+accueilli à Brienne, et le cardinal lui témoignait une estime
+particulière; <span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span> mais il était peu propre au genre léger et tout
+entier d'agrément; et lorsque Marmontel voulait sortir de sa manière
+romanesque, il montrait aussitôt l'auteur des <i>Contes moraux</i>, et
parlait de la marquise de Duras, de madame d'Egmont, comme il faisait
parler Annette et Lubin. Il n'avait pas de <i>trait</i> dans l'esprit, pour
-me servir d'une expression de ce temps-là, qui chez nous peint d'un
-seul mot... C'est ainsi que cette réunion d'hommes et de femmes
-aimables faisait de Brienne un lieu de délices. Il se joignait à cet
-agrément, qui fournissait aux plaisirs de chaque jour, un sujet de
+me servir d'une expression de ce temps-là, qui chez nous peint d'un
+seul mot... C'est ainsi que cette réunion d'hommes et de femmes
+aimables faisait de Brienne un lieu de délices. Il se joignait à cet
+agrément, qui fournissait aux plaisirs de chaque jour, un sujet de
bonheur et de paix qui ne pouvait qu'augmenter le charme de ce beau
-lieu; c'était la bonté inépuisable du comte et de la comtesse de
-Brienne. On citait de cette bonté des traits vraiment touchants... Un
-jour le comte apprend que les lapins d'une garenne à laquelle il
-tenait beaucoup commettaient de grands dégâts; il donne aussitôt
-l'ordre d'entourer la garenne d'un mur élevé à ses frais. Un
-malheureux ne s'adressait jamais à lui sans en être écouté et soulagé.
-Un hospice pour les malades, des écoles pour les enfants, une école
-militaire, tous ces bienfaits étaient l'ouvrage de l'archevêque et de
-son frère. Pour le comte de Brienne, il avait peu d'esprit, mais un
-sens droit, une manière toujours indulgente de voir les choses et de
-les <span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> juger. Il avait été ministre malgré lui, et n'avait
-accepté que pour ne pas faire de peine à son frère l'archevêque,
-lorsque celui-ci était parvenu au premier ministère... Il quitta donc
-la place sans regret, et retourna dans sa paisible retraite, espérant
-y retrouver le repos. Mais le malheur avait frappé un premier coup, et
-il ne devait plus s'arrêter... Qui aurait prévu cependant, lorsque les
-plus belles fêtes faisaient retentir les salons et les jardins de
-Brienne des accents d'une joie heureuse, que quelques années plus tard
-cette belle demeure entendrait les cris du désespoir!...</p>
-
-<p>Lorsque le comte de Brienne fut arrêté et conduit à Paris, plus de
-trente villages environnants réclamèrent pour lui... mais telle était
-la rage stupide des bourreaux de cette époque, qu'on ne voulut voir
-dans cette démarche qu'un acte insurrectionnel!... Le malheureux périt
-sur l'échafaud!...</p>
-
-<p>L'archevêque avait été jeté dans une prison de Sens, puis ensuite, à
-la fin du mois de février 1794, il avait été transféré chez lui avec
-des gardes qui ne le perdaient de <i>vue sous aucun prétexte</i>... Un
-jour, il dormait; des gardes, accompagnés d'un commissaire du
-gouvernement, viennent de nouveau l'arrêter... le malheureux vit
-qu'il était perdu!... et son parti fut pris... Son <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> frère
-devait venir le voir le lendemain de Brienne. L'archevêque demande à
-l'attendre... Indignement traité par les exécuteurs de l'ordre, il
-reçoit une funeste impression de cette sévérité et de l'horreur de sa
-position. Autour de lui était la belle madame de Canisy, sa mère, mère
-de la belle duchesse de Vicence, et les trois jeunes Loménie, ses
-neveux... sa tête se perdit, et le lendemain matin, son frère le comte
-de Loménie, partant pour voir mettre les scellés à Brienne, entra dans
-la chambre de l'archevêque, et le trouva mort dans son lit; il s'était
-empoisonné avec le poison composé par Cabanis lui-même: du
-<i>stramonium</i> combiné avec de l'opium.</p>
-
-<p>L'archevêque de Brienne a fait de grandes fautes dans son ministère.
-Je suis fâchée d'ajouter un mot de blâme à cette fin si désastreuse,
-mais la vérité est là pour l'histoire, et elle est sévère pour
+lieu; c'était la bonté inépuisable du comte et de la comtesse de
+Brienne. On citait de cette bonté des traits vraiment touchants... Un
+jour le comte apprend que les lapins d'une garenne à laquelle il
+tenait beaucoup commettaient de grands dégâts; il donne aussitôt
+l'ordre d'entourer la garenne d'un mur élevé à ses frais. Un
+malheureux ne s'adressait jamais à lui sans en être écouté et soulagé.
+Un hospice pour les malades, des écoles pour les enfants, une école
+militaire, tous ces bienfaits étaient l'ouvrage de l'archevêque et de
+son frère. Pour le comte de Brienne, il avait peu d'esprit, mais un
+sens droit, une manière toujours indulgente de voir les choses et de
+les <span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> juger. Il avait été ministre malgré lui, et n'avait
+accepté que pour ne pas faire de peine à son frère l'archevêque,
+lorsque celui-ci était parvenu au premier ministère... Il quitta donc
+la place sans regret, et retourna dans sa paisible retraite, espérant
+y retrouver le repos. Mais le malheur avait frappé un premier coup, et
+il ne devait plus s'arrêter... Qui aurait prévu cependant, lorsque les
+plus belles fêtes faisaient retentir les salons et les jardins de
+Brienne des accents d'une joie heureuse, que quelques années plus tard
+cette belle demeure entendrait les cris du désespoir!...</p>
+
+<p>Lorsque le comte de Brienne fut arrêté et conduit à Paris, plus de
+trente villages environnants réclamèrent pour lui... mais telle était
+la rage stupide des bourreaux de cette époque, qu'on ne voulut voir
+dans cette démarche qu'un acte insurrectionnel!... Le malheureux périt
+sur l'échafaud!...</p>
+
+<p>L'archevêque avait été jeté dans une prison de Sens, puis ensuite, à
+la fin du mois de février 1794, il avait été transféré chez lui avec
+des gardes qui ne le perdaient de <i>vue sous aucun prétexte</i>... Un
+jour, il dormait; des gardes, accompagnés d'un commissaire du
+gouvernement, viennent de nouveau l'arrêter... le malheureux vit
+qu'il était perdu!... et son parti fut pris... Son <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> frère
+devait venir le voir le lendemain de Brienne. L'archevêque demande à
+l'attendre... Indignement traité par les exécuteurs de l'ordre, il
+reçoit une funeste impression de cette sévérité et de l'horreur de sa
+position. Autour de lui était la belle madame de Canisy, sa mère, mère
+de la belle duchesse de Vicence, et les trois jeunes Loménie, ses
+neveux... sa tête se perdit, et le lendemain matin, son frère le comte
+de Loménie, partant pour voir mettre les scellés à Brienne, entra dans
+la chambre de l'archevêque, et le trouva mort dans son lit; il s'était
+empoisonné avec le poison composé par Cabanis lui-même: du
+<i>stramonium</i> combiné avec de l'opium.</p>
+
+<p>L'archevêque de Brienne a fait de grandes fautes dans son ministère.
+Je suis fâchée d'ajouter un mot de blâme à cette fin si désastreuse,
+mais la vérité est là pour l'histoire, et elle est sévère pour
l'innocent comme pour le coupable... Et l'on ne peut se dissimuler que
-l'archevêque de Sens n'ait commis des fautes graves, surtout depuis la
-Révolution, dans le premier ministère à la tête duquel il était.</p>
+l'archevêque de Sens n'ait commis des fautes graves, surtout depuis la
+Révolution, dans le premier ministère à la tête duquel il était.</p>
-<p>J'ai entendu raconter à l'empereur une histoire assez extraordinaire
-qui aurait eu lieu au château de Brienne, alors qu'il était le
-rendez-vous de toutes les joies. L'empereur n'y était pas admis
-<span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> alors, il le fut depuis, et on le comblait même de bontés;
+<p>J'ai entendu raconter à l'empereur une histoire assez extraordinaire
+qui aurait eu lieu au château de Brienne, alors qu'il était le
+rendez-vous de toutes les joies. L'empereur n'y était pas admis
+<span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> alors, il le fut depuis, et on le comblait même de bontés;
mais il savait beaucoup de choses par le retour de quelques-uns de ses
-camarades que leurs relations de famille faisaient admettre au château
+camarades que leurs relations de famille faisaient admettre au château
lors des vacances.</p>
-<p>Un jeune homme de la société de madame de Brienne avait un caractère
-tellement désagréable qu'on ne pouvait vivre avec lui en bonne
-harmonie. Il avait surtout beaucoup de prétentions, et entre autres
-celle de n'avoir jamais peur. Un soir, la discussion s'échauffe;
-quatre personnes de la société font le pari avec ce jeune homme
-qu'avant six mois il aura été effrayé: il accepte; les conditions sont
-arrêtées; cent louis de pari seront payés par le jeune homme s'il
-perd, cent louis seront payés par les attaquants si le jeune homme
+<p>Un jeune homme de la société de madame de Brienne avait un caractère
+tellement désagréable qu'on ne pouvait vivre avec lui en bonne
+harmonie. Il avait surtout beaucoup de prétentions, et entre autres
+celle de n'avoir jamais peur. Un soir, la discussion s'échauffe;
+quatre personnes de la société font le pari avec ce jeune homme
+qu'avant six mois il aura été effrayé: il accepte; les conditions sont
+arrêtées; cent louis de pari seront payés par le jeune homme s'il
+perd, cent louis seront payés par les attaquants si le jeune homme
sort vainqueur de la lutte...</p>
<p>Pendant les premiers temps, les choses furent assez bien. Quelque
-<i>bourrue</i> que fût l'humeur de cet homme, elle ne tenait pas, elle
-cédait même parfois aux bouffonnes inspirations de ses amis. Le
-premier mois s'écoula sans qu'il eût cédé une seule fois à de la peur.
-On avait arrêté de ne continuer la chose qu'à Brienne.</p>
-
-<p>Un jour, les quatre amis réunis se dirent qu'il y avait une sorte de
-honte à n'avoir pas encore réussi. L'un d'eux fit une proposition qui
-<span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> fut adoptée et mise à exécution le soir même.</p>
-
-<p>J'ai déjà dit qu'il y avait à Brienne, dans les premières années de la
-construction du château neuf, quelques restes d'un vieux pavillon de
-l'ancienne construction, où les rats mangeaient les souliers de l'abbé
-Morellet; ce pavillon servait à loger des jeunes gens lorsque le
-château avait plus de monde qu'il n'en pouvait contenir. L'on se
-trouvait précisément dans cette circonstance, et le jeune homme
+<i>bourrue</i> que fût l'humeur de cet homme, elle ne tenait pas, elle
+cédait même parfois aux bouffonnes inspirations de ses amis. Le
+premier mois s'écoula sans qu'il eût cédé une seule fois à de la peur.
+On avait arrêté de ne continuer la chose qu'à Brienne.</p>
+
+<p>Un jour, les quatre amis réunis se dirent qu'il y avait une sorte de
+honte à n'avoir pas encore réussi. L'un d'eux fit une proposition qui
+<span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> fut adoptée et mise à exécution le soir même.</p>
+
+<p>J'ai déjà dit qu'il y avait à Brienne, dans les premières années de la
+construction du château neuf, quelques restes d'un vieux pavillon de
+l'ancienne construction, où les rats mangeaient les souliers de l'abbé
+Morellet; ce pavillon servait à loger des jeunes gens lorsque le
+château avait plus de monde qu'il n'en pouvait contenir. L'on se
+trouvait précisément dans cette circonstance, et le jeune homme
poursuivi y logeait, ainsi que quelques-uns de ses amis.</p>
-<p>Le temps avait été orageux tout le jour... Le soir la tempête s'était
-apaisée, mais sans avoir éclaté, et lorsqu'on se retira, le temps
+<p>Le temps avait été orageux tout le jour... Le soir la tempête s'était
+apaisée, mais sans avoir éclaté, et lorsqu'on se retira, le temps
avait cette pesanteur qui accable et rend malade.</p>
-<p>&mdash;Voilà une nuit pour une apparition! dirent les jeunes fous à leur
+<p>&mdash;Voilà une nuit pour une apparition! dirent les jeunes fous à leur
ami...</p>
-<p>&mdash;Vraiment, leur répondit-il, je lui conseille de venir, elle sera
+<p>&mdash;Vraiment, leur répondit-il, je lui conseille de venir, elle sera
bien venue.</p>
<p>Et les saluant d'un air ironique, il rentra dans son appartement.</p>
-<p>L'air était lourd, l'atmosphère accablante; le jeune homme se laissa
-aller sur un fauteuil, dont les pieds vermoulus le soutenaient à
-peine, et là il eut d'étranges visions. Bientôt ses idées
-s'embrouillèrent, et il tomba dans un sommeil étrange. Son domestique
-le réveilla de cette sorte de torpeur... <span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> il se coucha presque
-malade et succombant à une impression toute nerveuse qui ne pouvait
-être naturelle, même par l'effet de la tempête...</p>
+<p>L'air était lourd, l'atmosphère accablante; le jeune homme se laissa
+aller sur un fauteuil, dont les pieds vermoulus le soutenaient à
+peine, et là il eut d'étranges visions. Bientôt ses idées
+s'embrouillèrent, et il tomba dans un sommeil étrange. Son domestique
+le réveilla de cette sorte de torpeur... <span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> il se coucha presque
+malade et succombant à une impression toute nerveuse qui ne pouvait
+être naturelle, même par l'effet de la tempête...</p>
-<p>La chambre où il se trouvait était éloignée de toute la partie occupée
-même de ce pavillon déjà assez désert... elle était vaste et sombre...
-Un lit à colonnes torses, garni de rideaux en point de Hongrie, était
-la pièce la plus remarquable de l'ameublement. Le jeune homme l'avait
-longtemps considéré avant de se coucher.</p>
+<p>La chambre où il se trouvait était éloignée de toute la partie occupée
+même de ce pavillon déjà assez désert... elle était vaste et sombre...
+Un lit à colonnes torses, garni de rideaux en point de Hongrie, était
+la pièce la plus remarquable de l'ameublement. Le jeune homme l'avait
+longtemps considéré avant de se coucher.</p>
<p>&mdash;Mon Dieu!... avait-il dit, c'est comme un tombeau!...</p>
<p>La chaleur accablante qu'il faisait et le temps orageux l'eurent
-bientôt endormi profondément, et il était enseveli dans son premier
-sommeil, lorsqu'un son plaintif le réveilla en sursaut. Ce bruit est
-près de lui... il est contre son oreille!... il se lève sur son
-séant... et croit continuer un rêve interrompu. Les quatre parties de
-rideaux sont relevées autour des colonnes; contre chacune d'elles est
-appuyée une panoplie complète<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35" title="Go to footnote 35"><span class="smaller">[35]</span></a>, c'est-à-dire un chevalier revêtu
+bientôt endormi profondément, et il était enseveli dans son premier
+sommeil, lorsqu'un son plaintif le réveilla en sursaut. Ce bruit est
+près de lui... il est contre son oreille!... il se lève sur son
+séant... et croit continuer un rêve interrompu. Les quatre parties de
+rideaux sont relevées autour des colonnes; contre chacune d'elles est
+appuyée une panoplie complète<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35" title="Go to footnote 35"><span class="smaller">[35]</span></a>, c'est-à-dire un chevalier revêtu
de son armure, mais immobile, <span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> silencieux, et sans aucune
apparence de vie!...</p>
<p>Le jeune homme les regarde d'abord avec surprise, puis avec une sorte
de trouble.</p>
-<p>&mdash;Que me voulez-vous? leur dit-il... je vous reconnais, vous êtes ici
-pour m'effrayer, mais je vous préviens que je <span class="smcap">N'AI PAS PEUR</span>... Vous
+<p>&mdash;Que me voulez-vous? leur dit-il... je vous reconnais, vous êtes ici
+pour m'effrayer, mais je vous préviens que je <span class="smcap">N'AI PAS PEUR</span>... Vous
connaissez nos conventions; ainsi donc laissez-moi, et qu'il n'en soit
plus question...</p>
<p>En parlant ainsi il se recouche et ferme les yeux, mais les figures
-sont toujours immobiles et silencieuses; elles gardent la même
-attitude, tandis que le tonnerre grondait avec éclats au-dessus du
-pavillon dont il ébranlait les vieux fondements...</p>
+sont toujours immobiles et silencieuses; elles gardent la même
+attitude, tandis que le tonnerre grondait avec éclats au-dessus du
+pavillon dont il ébranlait les vieux fondements...</p>
-<p>Impatienté de cette obstination, il se relève, et, s'adressant à l'une
+<p>Impatienté de cette obstination, il se relève, et, s'adressant à l'une
des quatre figures:</p>
-<p>&mdash;Que voulez-vous de moi? leur dit-il... Je vous ai déjà dit que vous
+<p>&mdash;Que voulez-vous de moi? leur dit-il... Je vous ai déjà dit que vous
ne m'effrayiez pas. Vous connaissez nos conditions... tenez-les donc,
et observez votre parole comme j'observe la mienne.</p>
-<p>Toujours le même silence... Il y avait dans cette immobilité une sorte
+<p>Toujours le même silence... Il y avait dans cette immobilité une sorte
de terreur sinistre, qui finit par agir sur le jeune homme.</p>
-<p>&mdash;Éloignez-vous, leur dit-il!...</p>
+<p>&mdash;Éloignez-vous, leur dit-il!...</p>
<p>Et de grosses gouttes de sueur ruisselaient sur son front... ses
dents claquaient l'une contre l'autre.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> &mdash;Éloignez-vous, leur répéta-t-il... éloignez-vous!... <i>j'ai
+<p><span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> &mdash;Éloignez-vous, leur répéta-t-il... éloignez-vous!... <i>j'ai
peur!</i>...</p>
-<p>Ce mot une fois sorti de sa bouche, il retomba sur son lit épuisé et
+<p>Ce mot une fois sorti de sa bouche, il retomba sur son lit épuisé et
tout haletant...</p>
-<p>Les figures demeurèrent toujours immobiles et silencieuses.</p>
+<p>Les figures demeurèrent toujours immobiles et silencieuses.</p>
-<p>&mdash;Messieurs, s'écria le jeune homme hors de lui, je ne sais si vous
-avez fait un pacte avec les démons. Je crois, car... je vous reconnais
-sous vos visières... et pourtant... je ne sais qui vous êtes.
-Laissez-moi... vous m'avez effrayé, que voulez-vous de plus?</p>
+<p>&mdash;Messieurs, s'écria le jeune homme hors de lui, je ne sais si vous
+avez fait un pacte avec les démons. Je crois, car... je vous reconnais
+sous vos visières... et pourtant... je ne sais qui vous êtes.
+Laissez-moi... vous m'avez effrayé, que voulez-vous de plus?</p>
-<p>Même silence!</p>
+<p>Même silence!</p>
<p>Depuis le commencement de cette plaisanterie, le jeune homme,
-craignant qu'elle ne dépassât les bornes de ce qu'il pourrait
+craignant qu'elle ne dépassât les bornes de ce qu'il pourrait
supporter, avait toujours sur lui une paire de petits pistolets
-chargés, et prêts à faire feu... il les mettait sur sa table de nuit
-auprès de lui, et ce même soir il en avait revu l'amorce, elle était
-en bon état... il en saisit un.</p>
+chargés, et prêts à faire feu... il les mettait sur sa table de nuit
+auprès de lui, et ce même soir il en avait revu l'amorce, elle était
+en bon état... il en saisit un.</p>
-<p>&mdash;Messieurs, dit-il d'une voix émue et tremblante d'émotion... je
-prends Dieu à témoin que le malheur qui va suivre est la faute de
+<p>&mdash;Messieurs, dit-il d'une voix émue et tremblante d'émotion... je
+prends Dieu à témoin que le malheur qui va suivre est la faute de
celui sur qui il frappera...</p>
<p>Il arme son pistolet et met en joue l'une des quatre figures... aucune
@@ -2451,10 +2409,10 @@ ne fait un mouvement... Le malheureux qu'elles entourent ne voit plus
aucun <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> objet, n'entend aucun son; sa main tremble... il fait
un dernier appel.</p>
-<p>&mdash;Encore un coup, dit-il d'une voix brisée... Pas de réponse... Le
-second coup part... le malheureux regarde... personne n'a même
-chancelé... Le jeune homme porte ses regards de l'objet qu'il a frappé
-à un autre objet qu'il voit devant lui... c'est la balle qui lui est
+<p>&mdash;Encore un coup, dit-il d'une voix brisée... Pas de réponse... Le
+second coup part... le malheureux regarde... personne n'a même
+chancelé... Le jeune homme porte ses regards de l'objet qu'il a frappé
+à un autre objet qu'il voit devant lui... c'est la balle qui lui est
revenue; il la fixe... et tombe mort<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36" title="Go to footnote 36"><span class="smaller">[36]</span></a>...</p>
<h2><span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> SALON<br>
@@ -2462,362 +2420,362 @@ DE<br>
M<sup>me</sup> LA DUCHESSE DE CHARTRES,<br>
<span class="smaller">AU PALAIS-ROYAL.</span></h2>
-<p>Ce fut à l'époque de son arrivée au Palais-Royal que madame de Genlis
-commença à exercer son influence sur une société entière. Son crédit
-avait pour base une nécessité avec laquelle on mènera toujours les
-hommes chez nous; elle amusait... Les uns se plaisaient à causer avec
-une femme que son esprit supérieur plaçait au-dessus de toutes les
-autres, et les autres étaient fort attirés par des talents qui, à
-cette époque, faisaient le charme d'un salon. Elle jouait la comédie
-à ravir, elle chantait <span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> bien, elle jouait de la harpe comme
-personne n'en jouait alors; ajoutez à tous ces avantages une figure
-agréable et même jolie, un autre esprit que celui du monde et capable
-de remuer ce même monde, ce qu'elle a fait, au reste, avec une adresse
-plus qu'ordinaire dans un caractère de femme, et vous aurez le
-portrait de ce qu'était madame de Genlis au moment où elle quitta
-l'hôtel de Puisieux pour aller occuper un appartement au Palais-Royal,
-où elle venait d'obtenir une place de <i>dame pour accompagner</i> (et non
+<p>Ce fut à l'époque de son arrivée au Palais-Royal que madame de Genlis
+commença à exercer son influence sur une société entière. Son crédit
+avait pour base une nécessité avec laquelle on mènera toujours les
+hommes chez nous; elle amusait... Les uns se plaisaient à causer avec
+une femme que son esprit supérieur plaçait au-dessus de toutes les
+autres, et les autres étaient fort attirés par des talents qui, à
+cette époque, faisaient le charme d'un salon. Elle jouait la comédie
+à ravir, elle chantait <span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> bien, elle jouait de la harpe comme
+personne n'en jouait alors; ajoutez à tous ces avantages une figure
+agréable et même jolie, un autre esprit que celui du monde et capable
+de remuer ce même monde, ce qu'elle a fait, au reste, avec une adresse
+plus qu'ordinaire dans un caractère de femme, et vous aurez le
+portrait de ce qu'était madame de Genlis au moment où elle quitta
+l'hôtel de Puisieux pour aller occuper un appartement au Palais-Royal,
+où elle venait d'obtenir une place de <i>dame pour accompagner</i> (et non
de <i>dame du palais</i>, comme le dit une biographie de madame de Genlis
-que j'ai lue l'autre jour, et qui est absurde depuis la première ligne
-jusqu'à la dernière).</p>
-
-<p>Madame de Genlis était nièce de M. le duc d'Orléans à cette
-époque<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37" title="Go to footnote 37"><span class="smaller">[37]</span></a>. Madame de Montesson avait épousé le prince, et s'était
-elle-même créé cette inconcevable position; à l'aide de l'amour que M.
-le due d'Orléans n'avait pas pour elle, et qu'elle avait su lui
-donner, elle avait eu l'habileté de le conduire à une union légitime,
+que j'ai lue l'autre jour, et qui est absurde depuis la première ligne
+jusqu'à la dernière).</p>
+
+<p>Madame de Genlis était nièce de M. le duc d'Orléans à cette
+époque<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37" title="Go to footnote 37"><span class="smaller">[37]</span></a>. Madame de Montesson avait épousé le prince, et s'était
+elle-même créé cette inconcevable position; à l'aide de l'amour que M.
+le due d'Orléans n'avait pas pour elle, et qu'elle avait su lui
+donner, elle avait eu l'habileté de le conduire à une union légitime,
ne voulant pas en accorder une autre.... Cette union toutefois fut
-secrète; le Roi, qui n'aimait pas la maison d'Orléans, fut bien aise
-de la tenir ainsi dans une <span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> sorte de dépendance. Ce n'était
+secrète; le Roi, qui n'aimait pas la maison d'Orléans, fut bien aise
+de la tenir ainsi dans une <span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> sorte de dépendance. Ce n'était
pas l'avis de M. Turgot et de M. Necker: tous deux, quoique ennemis,
-avaient à cet égard la même pensée; ils voulaient que le roi fît la
-grâce entière. M. de Malesherbes pensait comme eux.</p>
+avaient à cet égard la même pensée; ils voulaient que le roi fît la
+grâce entière. M. de Malesherbes pensait comme eux.</p>
<p>&mdash;Un roi, disait M. Necker, est l'image de Dieu sur la terre... tout
indulgence et tout amour!...</p>
-<p>&mdash;Votre Majesté, disait M. de Malesherbes, qui ne croyait à rien ou du
-moins à bien peu de chose, doit s'attacher M. le duc d'Orléans par la
+<p>&mdash;Votre Majesté, disait M. de Malesherbes, qui ne croyait à rien ou du
+moins à bien peu de chose, doit s'attacher M. le duc d'Orléans par la
reconnaissance; dans le c&oelig;ur d'un homme comme lui, c'est pour
jamais.</p>
-<p>Mais Louis XVI était entêté comme, au reste, tous les esprits
-médiocres ayant le pouvoir.... Rien n'est au-dessous d'un pareil
-inconvénient dans un roi.</p>
+<p>Mais Louis XVI était entêté comme, au reste, tous les esprits
+médiocres ayant le pouvoir.... Rien n'est au-dessous d'un pareil
+inconvénient dans un roi.</p>
-<p>Quoi qu'il en fût, madame de Genlis n'en était pas moins la nièce du
-duc d'Orléans; <i>sa tante</i> enfin <i>était tante</i> de M. le duc et de
+<p>Quoi qu'il en fût, madame de Genlis n'en était pas moins la nièce du
+duc d'Orléans; <i>sa tante</i> enfin <i>était tante</i> de M. le duc et de
madame la duchesse de Chartres... Cette alliance, ce rapport intime
-n'a pas été assez remarqué dans les différents jugements qu'on a
-portés d'elle. Ce n'est certes pas que je la veuille défendre, j'ai
-dit en mille endroits que j'aimais trop madame de Staël pour aimer
-madame de Genlis. Ceci ressemblerait à de la passion, et cependant
-n'en est pas. Je suis juste, au contraire... car l'équité doit surtout
-présider <span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> à ce qui sort d'une plume contemporaine...</p>
-
-<p>Oui, ces rapports étaient d'une nature, je le répète, qui imposait
-même des devoirs à M. le duc de Chartres, non pas ceux qui ont éveillé
+n'a pas été assez remarqué dans les différents jugements qu'on a
+portés d'elle. Ce n'est certes pas que je la veuille défendre, j'ai
+dit en mille endroits que j'aimais trop madame de Staël pour aimer
+madame de Genlis. Ceci ressemblerait à de la passion, et cependant
+n'en est pas. Je suis juste, au contraire... car l'équité doit surtout
+présider <span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> à ce qui sort d'une plume contemporaine...</p>
+
+<p>Oui, ces rapports étaient d'une nature, je le répète, qui imposait
+même des devoirs à M. le duc de Chartres, non pas ceux qui ont éveillé
la censure publique, mais de ces rapports et de ces devoirs qui ne
-peuvent se décliner, et que l'on comprend à merveille pourvu qu'on
-connaisse un peu le monde de ce temps-là...</p>
-
-<p>Aussitôt que madame de Genlis fut au Palais-Royal, on s'aperçut d'un
-immense changement dans la vie habituelle. La société de madame la
-duchesse de Chartres était agréable et presque entièrement composée
-des femmes de son service d'honneur. Jeune elle-même, agréable
-d'esprit, quoique assez nulle comme agrément de conversation, elle
-sentait néanmoins le charme qu'on pouvait trouver et apporter dans une
-<i>causerie</i> journalière et dans une <i>vie d'habitude</i>. Madame de Genlis
-n'eut donc pas de peine à lui inculquer ses principes dans ce genre,
-et à lui faire donner sa sanction à des réunions et des soupers
-réguliers au Palais-Royal. Il y avait grande réception tous les jours
-d'opéra, et pourvu qu'on <i>fût présenté</i> on avait <i>le droit</i> d'y venir
-souper. Ces jours-là il y avait une cohue tellement confuse que <i>les
-intimes</i> de la société de la princesse se dispensaient d'y paraître
+peuvent se décliner, et que l'on comprend à merveille pourvu qu'on
+connaisse un peu le monde de ce temps-là...</p>
+
+<p>Aussitôt que madame de Genlis fut au Palais-Royal, on s'aperçut d'un
+immense changement dans la vie habituelle. La société de madame la
+duchesse de Chartres était agréable et presque entièrement composée
+des femmes de son service d'honneur. Jeune elle-même, agréable
+d'esprit, quoique assez nulle comme agrément de conversation, elle
+sentait néanmoins le charme qu'on pouvait trouver et apporter dans une
+<i>causerie</i> journalière et dans une <i>vie d'habitude</i>. Madame de Genlis
+n'eut donc pas de peine à lui inculquer ses principes dans ce genre,
+et à lui faire donner sa sanction à des réunions et des soupers
+réguliers au Palais-Royal. Il y avait grande réception tous les jours
+d'opéra, et pourvu qu'on <i>fût présenté</i> on avait <i>le droit</i> d'y venir
+souper. Ces jours-là il y avait une cohue tellement confuse que <i>les
+intimes</i> de la société de la princesse se dispensaient d'y paraître
autrement qu'un instant et pour faire leur cour... Mais <span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> il y
-avait ensuite les <i>petits jours</i>, c'étaient les bons; on avait alors
-assez de monde pour y causer de tout et fort bien, et la soirée
-s'écoulait avec une rapidité charmante. J'ai connu particulièrement
-des hommes et des femmes qui avaient fait partie de ces <i>réunions
-intimes</i>, comme on les appelait, et qui étaient encore assez
-nombreuses pour qu'il s'y trouvât trente personnes à table... Parmi
+avait ensuite les <i>petits jours</i>, c'étaient les bons; on avait alors
+assez de monde pour y causer de tout et fort bien, et la soirée
+s'écoulait avec une rapidité charmante. J'ai connu particulièrement
+des hommes et des femmes qui avaient fait partie de ces <i>réunions
+intimes</i>, comme on les appelait, et qui étaient encore assez
+nombreuses pour qu'il s'y trouvât trente personnes à table... Parmi
elles il s'en trouvait beaucoup de fort spirituelles; madame de Genlis
-était sans doute à la tête de tout ce qu'on pourrait nommer dans cette
-époque, fin du règne de Louis XV et commencement de celui de Louis
+était sans doute à la tête de tout ce qu'on pourrait nommer dans cette
+époque, fin du règne de Louis XV et commencement de celui de Louis
XVI... Elle avait surtout le talent de charmer, comme, au reste, cela
-était assez communément alors. Comme on causait, comme on pensait,
-comme on écrivait dans ce temps-là! que d'esprit, de raison même au
-milieu d'une folie apparente qui ne présidait, au fait, qu'aux heures
-de dissipation!... Les deux générations d'aujourd'hui parlent de ce
-temps sans le connaître autrement que par les meubles de Boule et les
-portraits de madame de Pompadour et de madame du Barry; mais le siècle
-de Louis XV est aussi inconnu aux deux générations qui sont devant
-nous que le règne éloigné d'un Jagellon... On entend des femmes
-trancher, décider, sur cette <i>époque de Louis XV</i>, comme elles disent
-sans <span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> savoir seulement la portée et la valeur de ce mot; on
-entend des femmes parler de ce temps-là parce qu'elles ont des vases
+était assez communément alors. Comme on causait, comme on pensait,
+comme on écrivait dans ce temps-là! que d'esprit, de raison même au
+milieu d'une folie apparente qui ne présidait, au fait, qu'aux heures
+de dissipation!... Les deux générations d'aujourd'hui parlent de ce
+temps sans le connaître autrement que par les meubles de Boule et les
+portraits de madame de Pompadour et de madame du Barry; mais le siècle
+de Louis XV est aussi inconnu aux deux générations qui sont devant
+nous que le règne éloigné d'un Jagellon... On entend des femmes
+trancher, décider, sur cette <i>époque de Louis XV</i>, comme elles disent
+sans <span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> savoir seulement la portée et la valeur de ce mot; on
+entend des femmes parler de ce temps-là parce qu'elles ont des vases
de Chine dans leur cabinet et des tableaux de Mignard dans leur
salon... Mais je n'ai vu nulle part des Vanloo ni des tableaux des
-peintres de cette époque; la chose est toute simple, il faudrait pour
+peintres de cette époque; la chose est toute simple, il faudrait pour
cela bien des choses qui manquent radicalement.</p>
-<p>Madame de Genlis était prodigieusement instruite; ce qu'elle savait
+<p>Madame de Genlis était prodigieusement instruite; ce qu'elle savait
est immense. C'est toujours une bonne chose lorsqu'on a de l'esprit
-naturellement; cette culture ne peut être que fructueuse alors, et eut
-en effet le résultat qu'on trouvait en elle...</p>
+naturellement; cette culture ne peut être que fructueuse alors, et eut
+en effet le résultat qu'on trouvait en elle...</p>
-<p>La société du Palais-Royal était, comme je l'ai dit, fort brillante et
-fort spirituelle; on pouvait même dire que c'était <i>le salon le plus
-agréable</i> de Paris. Cet éloge est grand; car alors Paris renfermait
+<p>La société du Palais-Royal était, comme je l'ai dit, fort brillante et
+fort spirituelle; on pouvait même dire que c'était <i>le salon le plus
+agréable</i> de Paris. Cet éloge est grand; car alors Paris renfermait
bien des personnes d'esprit... Plusieurs vieilles femmes, surtout,
formaient une sorte de tribunal assez important pour toute personne
-reçue, mais fort indulgent cependant lorsqu'on se présentait devant
-lui convenablement. Il était composé de madame la marquise de
+reçue, mais fort indulgent cependant lorsqu'on se présentait devant
+lui convenablement. Il était composé de madame la marquise de
Polignac, laide comme un singe, dont elle avait la physionomie vive et
maligne; madame la comtesse de Rochambeau, gouvernante des enfants
-d'Orléans dans leur <span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> enfance; la comtesse de Montauban, la
-plus joyeuse des femmes: elle était fort spirituelle, plaisante, et ne
+d'Orléans dans leur <span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> enfance; la comtesse de Montauban, la
+plus joyeuse des femmes: elle était fort spirituelle, plaisante, et ne
disait rien comme personne... Puis venaient deux femmes fort
-influentes dans l'intérieur du palais: l'une était madame de Blot,
+influentes dans l'intérieur du palais: l'une était madame de Blot,
dame d'honneur de la duchesse de Chartres; l'autre, madame la marquise
-de Barbantane: elle avait été dame pour accompagner de la duchesse
-d'Orléans, et puis gouvernante de madame la duchesse de Bourbon,
+de Barbantane: elle avait été dame pour accompagner de la duchesse
+d'Orléans, et puis gouvernante de madame la duchesse de Bourbon,
s&oelig;ur de M. le duc de Chartres, cette jeune princesse qui inspira
-une si violente passion à son fiancé, M. le duc de Bourbon, qu'il
-l'enleva!... C'est une manière d'agir un peu leste pour tout le monde,
-et, en vérité, bien étonnante pour un prince!... Elle fait au reste la
+une si violente passion à son fiancé, M. le duc de Bourbon, qu'il
+l'enleva!... C'est une manière d'agir un peu leste pour tout le monde,
+et, en vérité, bien étonnante pour un prince!... Elle fait au reste la
morale des mariages d'inclination, comme disent les bonnes femmes, car
-nous avons vu la suite de celui-là!... Madame de Barbantane était
-spirituelle, et surtout pour la conversation, talent qu'elle possédait
+nous avons vu la suite de celui-là!... Madame de Barbantane était
+spirituelle, et surtout pour la conversation, talent qu'elle possédait
avec un rare avantage sur les autres femmes... Il y avait encore la
vicomtesse de Clermont-Gallerande. Madame de Genlis, comme on le voit,
-n'était pas déplacée dans cette société du Palais-Royal où vivaient
-ensuite dans l'intimité madame de Fleury, madame de Noailles et madame
-de Belzunce, sa s&oelig;ur, et beaucoup d'autres très-connues par leur
-esprit ou bien par leur <i>facilité</i> de commerce sociable et <span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span>
-bienveillant, qualité qu'on estime au-dessus peut-être de toutes les
+n'était pas déplacée dans cette société du Palais-Royal où vivaient
+ensuite dans l'intimité madame de Fleury, madame de Noailles et madame
+de Belzunce, sa s&oelig;ur, et beaucoup d'autres très-connues par leur
+esprit ou bien par leur <i>facilité</i> de commerce sociable et <span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span>
+bienveillant, qualité qu'on estime au-dessus peut-être de toutes les
autres.</p>
-<p>M. le duc de Chartres, quoique bien jeune encore à cette époque, avait
-déjà l'aplomb d'un homme de cinquante ans; et de plus, il en avait
-presque la figure: extrêmement bourgeonné, les traits altérés par les
-veilles et, l'on peut dire, une vie déréglée, le duc de Chartres,
-quoique dans la première jeunesse enfin, était assez peu agréable pour
+<p>M. le duc de Chartres, quoique bien jeune encore à cette époque, avait
+déjà l'aplomb d'un homme de cinquante ans; et de plus, il en avait
+presque la figure: extrêmement bourgeonné, les traits altérés par les
+veilles et, l'on peut dire, une vie déréglée, le duc de Chartres,
+quoique dans la première jeunesse enfin, était assez peu agréable pour
ne pas vivement regretter quelquefois le funeste emploi de ses jeunes
-années. Ce qui lui restait était une grande élégance, une tournure
-leste et noble et des manières <i>à lui</i>, on peut le dire, qui le
-rendirent, pendant plusieurs années, l'idole des jeunes gens de son
-âge... Les soins ne lui avaient pas manqué, même ceux dont certes on
-ne peut prévoir l'utilité; c'était d'ailleurs son père qui s'était
-chargé volontairement de ce soin<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38" title="Go to footnote 38"><span class="smaller">[38]</span></a>. Pour gouverneur, le jeune prince
+années. Ce qui lui restait était une grande élégance, une tournure
+leste et noble et des manières <i>à lui</i>, on peut le dire, qui le
+rendirent, pendant plusieurs années, l'idole des jeunes gens de son
+âge... Les soins ne lui avaient pas manqué, même ceux dont certes on
+ne peut prévoir l'utilité; c'était d'ailleurs son père qui s'était
+chargé volontairement de ce soin<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38" title="Go to footnote 38"><span class="smaller">[38]</span></a>. Pour gouverneur, le jeune prince
avait eu le comte de Pont-Saint-Maurice, homme de cour, d'honneur, et
-même d'esprit, mais trop facile pour être le chef de l'éducation du
-premier prince du <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> sang de France... Il paraît que l'on
-n'était pas difficile, au reste, pour l'éducation des princes dans la
-famille d'Orléans; car on aurait pu avoir mieux que l'abbé Dubois...
-M. de Pont, satisfait de la bonne grâce de son élève, n'en demanda pas
-davantage à lui ni à Dieu, et le sous-gouverneur et le précepteur
-furent traités de pédants lorsqu'ils disaient que le prince ne
+même d'esprit, mais trop facile pour être le chef de l'éducation du
+premier prince du <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> sang de France... Il paraît que l'on
+n'était pas difficile, au reste, pour l'éducation des princes dans la
+famille d'Orléans; car on aurait pu avoir mieux que l'abbé Dubois...
+M. de Pont, satisfait de la bonne grâce de son élève, n'en demanda pas
+davantage à lui ni à Dieu, et le sous-gouverneur et le précepteur
+furent traités de pédants lorsqu'ils disaient que le prince ne
travaillait pas.</p>
<p>Il n'est pas fait pour cela, disait M. de Pont<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a><a href="#footnote39" title="Go to footnote 39"><span class="smaller">[39]</span></a>!</p>
-<p>Et les choses allaient toujours de même, c'est-à-dire un peu plus mal,
+<p>Et les choses allaient toujours de même, c'est-à-dire un peu plus mal,
parce que, lorsqu'elles ne vont pas mieux, elles vont en empirant...
C'est ainsi que le prince atteignit quinze ans. Alors l'enthousiasme
pour lui fut au comble parmi les partisans et les serviteurs de la
-maison d'Orléans. Il était agréable, spirituel, avait des manières
-gracieuses, qualité qu'il ne garda pas longtemps, en quoi il eut grand
-tort; car je crois qu'il n'existe rien de plus séduisant dans le monde
+maison d'Orléans. Il était agréable, spirituel, avait des manières
+gracieuses, qualité qu'il ne garda pas longtemps, en quoi il eut grand
+tort; car je crois qu'il n'existe rien de plus séduisant dans le monde
qu'un jeune prince et une princesse ayant de la bienveillance. Tout ce
-qu'ils ont de bien double en eux; on leur sait tant de gré d'être
-prévenants!... On les remercie avec tant de reconnaissance de sortir
-de leur place royale pour venir à vous!... Mais ce n'était pas la
+qu'ils ont de bien double en eux; on leur sait tant de gré d'être
+prévenants!... On les remercie avec tant de reconnaissance de sortir
+de leur place royale pour venir à vous!... Mais ce n'était pas la
morale de M. de <span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> Conflans, du chevalier de Coigny, de M. de
-Fitz-James, et d'une foule de jeunes gens plus évaporés que méchants
-peut-être, mais dont les principes étaient assez mauvais pour
+Fitz-James, et d'une foule de jeunes gens plus évaporés que méchants
+peut-être, mais dont les principes étaient assez mauvais pour
corrompre un c&oelig;ur de prince de quinze ans. Plus tard, M.
-d'Argenson, M. de Valençay et d'autres vinrent aussi!... Un seul homme
-pouvait le sauver, c'était le chevalier de Durfort, l'homme qu'il a le
-plus aimé peut-être; il eut aussi de l'empire sur lui, mais le mal
-était fait... M. de Durfort eût été pour le prince un inestimable
-bienfait de la Providence s'il fût venu à temps pour le guider dans sa
+d'Argenson, M. de Valençay et d'autres vinrent aussi!... Un seul homme
+pouvait le sauver, c'était le chevalier de Durfort, l'homme qu'il a le
+plus aimé peut-être; il eut aussi de l'empire sur lui, mais le mal
+était fait... M. de Durfort eût été pour le prince un inestimable
+bienfait de la Providence s'il fût venu à temps pour le guider dans sa
marche.</p>
-<p>Le duc de Chartres était moqueur. C'est de tous les défauts, le plus
+<p>Le duc de Chartres était moqueur. C'est de tous les défauts, le plus
funeste dans un prince. Rien n'efface la douleur que cause un sarcasme
-auquel on répond pourtant souvent avec avantage... Quelle doit être
-celle d'une blessure qu'on ne peut panser... sur laquelle n'est posé
+auquel on répond pourtant souvent avec avantage... Quelle doit être
+celle d'une blessure qu'on ne peut panser... sur laquelle n'est posé
aucun appareil!... Le duc de Chartres se fit beaucoup d'ennemis dans
-la maison même de son père... Les femmes surtout se déchaînèrent
-contre lui. Il était alors de mode de faire du romanesque. Richardson,
+la maison même de son père... Les femmes surtout se déchaînèrent
+contre lui. Il était alors de mode de faire du romanesque. Richardson,
Rousseau, mademoiselle de Lespinasse, Werther, madame Riccoboni, une
-foule d'ouvrages et de gens à grands sentiments, avaient renversé tout
-l'ordre de choses établi dans la société. Cela ne passait pas le
-sentiment, mais aussi on en était si bien entêté, <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> que rien ne
-peut donner une idée de ce qu'était alors un salon où se trouvaient
-beaucoup de femmes... On y soutenait des thèses comme au temps des
-cours d'amour... et il était rare qu'on ne dît pas beaucoup de choses
+foule d'ouvrages et de gens à grands sentiments, avaient renversé tout
+l'ordre de choses établi dans la société. Cela ne passait pas le
+sentiment, mais aussi on en était si bien entêté, <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> que rien ne
+peut donner une idée de ce qu'était alors un salon où se trouvaient
+beaucoup de femmes... On y soutenait des thèses comme au temps des
+cours d'amour... et il était rare qu'on ne dît pas beaucoup de choses
inconvenantes. Le duc de Chartres trouva un de ces tribunaux tout
-organisé parmi les femmes de la maison de sa mère; il s'amusa d'abord
-à les combattre avec de la raillerie, et ce fut assez pour qu'elles le
-prissent dans la plus belle des aversions.... Mais après son mariage,
-il changea en plus d'amertume et de causticité ce qui n'était avant
-que de la raillerie: aussi, malgré le respect qu'imposait sa qualité
+organisé parmi les femmes de la maison de sa mère; il s'amusa d'abord
+à les combattre avec de la raillerie, et ce fut assez pour qu'elles le
+prissent dans la plus belle des aversions.... Mais après son mariage,
+il changea en plus d'amertume et de causticité ce qui n'était avant
+que de la raillerie: aussi, malgré le respect qu'imposait sa qualité
de prince, les dames de madame la duchesse de Chartres et celles de
-madame la duchesse d'Orléans douairière se permettaient quelquefois de
-lui tenir tête.</p>
-
-<p>Malgré tous ces inconvénients, M. le duc de Chartres était un homme
-parfaitement agréable dès qu'il voulait plaire... M. le vicomte de
-Ségur, M. le comte Louis de Narbonne, tous les Dillons, qui étaient
-alors les hommes les plus à la mode de France, prenaient modèle sur le
-duc de Chartres pour dire et faire comme lui, parce qu'il était à la
+madame la duchesse d'Orléans douairière se permettaient quelquefois de
+lui tenir tête.</p>
+
+<p>Malgré tous ces inconvénients, M. le duc de Chartres était un homme
+parfaitement agréable dès qu'il voulait plaire... M. le vicomte de
+Ségur, M. le comte Louis de Narbonne, tous les Dillons, qui étaient
+alors les hommes les plus à la mode de France, prenaient modèle sur le
+duc de Chartres pour dire et faire comme lui, parce qu'il était à la
mode... Plus tard, cette influence fut <i>directe</i> et <i>funeste</i>.</p>
-<p>La duchesse de Chartres était un ange de bonté <span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> et de
-perfection. Elle avait de la candeur, de la sensibilité, qualités
-précieusement rares dans une princesse... Elle était pieuse comme un
-ange... Enfin, elle était ce que l'on ne peut rencontrer que rarement
+<p>La duchesse de Chartres était un ange de bonté <span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> et de
+perfection. Elle avait de la candeur, de la sensibilité, qualités
+précieusement rares dans une princesse... Elle était pieuse comme un
+ange... Enfin, elle était ce que l'on ne peut rencontrer que rarement
dans le monde ordinairement. Qu'on juge de l'effet que cela produisait
-à la cour! C'était une oasis dans le désert.</p>
-
-<p>Parmi les autres hommes du Palais-Royal était M. de Thiars, frère du
-comte de Bissy; c'était un homme fort spirituel, quoi qu'en dise
-madame de Genlis. Il était caustique, et peut-être lui avait-il donné
-quelques coups de griffe. Il était prodigieusement laid... Sa laideur,
-me disait ma mère, était dangereuse pour une jeune femme comme celle
-de quelque animal étrange... Et pourtant on citait les noms de plus de
-dix femmes charmantes dont il avait été aimé avec passion. Il était
-auteur. Son fils était aussi fort spirituel...</p>
-
-<p>Le comte de Valençay, frère du marquis d'Étampes, était un des hommes
-les plus agréables du Palais-Royal. Jouant la comédie à ravir,
-spirituel sans méchanceté, bon sans fadeur, aimant les arts et s'y
-connaissant bien, il était aimé et désiré dans toutes les maisons où
-il allait. M. le comte d'Osmond était aussi un homme de bonne
-compagnie, et tout-à-fait de mise; mais des amis qui l'ont beaucoup
+à la cour! C'était une oasis dans le désert.</p>
+
+<p>Parmi les autres hommes du Palais-Royal était M. de Thiars, frère du
+comte de Bissy; c'était un homme fort spirituel, quoi qu'en dise
+madame de Genlis. Il était caustique, et peut-être lui avait-il donné
+quelques coups de griffe. Il était prodigieusement laid... Sa laideur,
+me disait ma mère, était dangereuse pour une jeune femme comme celle
+de quelque animal étrange... Et pourtant on citait les noms de plus de
+dix femmes charmantes dont il avait été aimé avec passion. Il était
+auteur. Son fils était aussi fort spirituel...</p>
+
+<p>Le comte de Valençay, frère du marquis d'Étampes, était un des hommes
+les plus agréables du Palais-Royal. Jouant la comédie à ravir,
+spirituel sans méchanceté, bon sans fadeur, aimant les arts et s'y
+connaissant bien, il était aimé et désiré dans toutes les maisons où
+il allait. M. le comte d'Osmond était aussi un homme de bonne
+compagnie, et tout-à-fait de mise; mais des amis qui l'ont beaucoup
connu m'ont dit que sa distraction <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> continuelle lui donnait
-cette réputation de grand esprit qu'on lui reconnaissait généralement,
-et que particulièrement on lui contestait. Le marquis de Barbantane,
-mari de madame de Barbantane dont j'ai parlé, était aussi un homme de
-beaucoup d'esprit, moqueur, et peut-être même un peu méchant, ce qui
-contrastait singulièrement avec une recherche exquise de politesse
+cette réputation de grand esprit qu'on lui reconnaissait généralement,
+et que particulièrement on lui contestait. Le marquis de Barbantane,
+mari de madame de Barbantane dont j'ai parlé, était aussi un homme de
+beaucoup d'esprit, moqueur, et peut-être même un peu méchant, ce qui
+contrastait singulièrement avec une recherche exquise de politesse
dont on ne savait que faire avec ce persiflage continuel.</p>
-<p>M. et madame Duchâtelet, la duchesse de Grammont, M. de La
+<p>M. et madame Duchâtelet, la duchesse de Grammont, M. de La
Tour-du-Pin, le comte de Clermont-Gallerande, dont la jolie figure
-était déformée par des <i>tics</i> tout-à-fait singuliers. Mais ceux-là
-n'étaient rien, il en avait un autre plus insupportable; c'était de
+était déformée par des <i>tics</i> tout-à-fait singuliers. Mais ceux-là
+n'étaient rien, il en avait un autre plus insupportable; c'était de
faire continuellement des citations et de les faire fausses... Le
-chevalier d'Oraison était par son esprit un des hommes<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40" title="Go to footnote 40"><span class="smaller">[40]</span></a> recherchés
+chevalier d'Oraison était par son esprit un des hommes<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40" title="Go to footnote 40"><span class="smaller">[40]</span></a> recherchés
du Palais-Royal.</p>
-<p>La société du Palais-Royal fut ensuite plus étendue dans son
-intimité... mais à cette époque elle était encore assez restreinte
-pour qu'il fût très-difficile d'y être admis. Je ne prétends pas faire
-du salon de madame la duchesse de Chartres un Éden, ni faire croire
-que c'était l'âge d'or que cette époque!... Mais dans ce monde, qu'on
-distinguait <span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span> alors sous le nom de <i>grande société</i>, on
-remarquait des points de réunion plus ou moins recherchés, et plus ou
-moins faits pour l'être... Le Palais-Royal était ainsi dans le temps
-dont je parle... Là, dans le cercle des jours ordinaires, se
-trouvaient réunies toutes les grâces à toute l'urbanité française. Ce
+<p>La société du Palais-Royal fut ensuite plus étendue dans son
+intimité... mais à cette époque elle était encore assez restreinte
+pour qu'il fût très-difficile d'y être admis. Je ne prétends pas faire
+du salon de madame la duchesse de Chartres un Éden, ni faire croire
+que c'était l'âge d'or que cette époque!... Mais dans ce monde, qu'on
+distinguait <span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span> alors sous le nom de <i>grande société</i>, on
+remarquait des points de réunion plus ou moins recherchés, et plus ou
+moins faits pour l'être... Le Palais-Royal était ainsi dans le temps
+dont je parle... Là, dans le cercle des jours ordinaires, se
+trouvaient réunies toutes les grâces à toute l'urbanité française. Ce
mot avait alors une signification; aujourd'hui il n'en a plus. Je sais
-encore ce que cela veut dire, parce que je l'ai vu; mais les génies de
-l'époque, tels que M. Charles La...t, par exemple, qui écrase les
-pieds d'une femme sans saluer, et cela parce qu'il fait des pièces
-qu'on ne siffle pas; celui-là, par exemple, ne sait pas ce que c'est.
+encore ce que cela veut dire, parce que je l'ai vu; mais les génies de
+l'époque, tels que M. Charles La...t, par exemple, qui écrase les
+pieds d'une femme sans saluer, et cela parce qu'il fait des pièces
+qu'on ne siffle pas; celui-là, par exemple, ne sait pas ce que c'est.
On y combinait les moyens de plaire... on feignait les vertus qu'on
-n'avait pas... et du moins pendant ces heures consacrées à cette
-supercherie la vertu recevait cet hommage du vice, dont le culte était
-déserté... On pouvait bien faire une méchanceté, on la faisait même;
+n'avait pas... et du moins pendant ces heures consacrées à cette
+supercherie la vertu recevait cet hommage du vice, dont le culte était
+déserté... On pouvait bien faire une méchanceté, on la faisait même;
mais on ne racontait pas sans esprit une calomnie, on n'attaquait pas
-avec une brutalité qu'on appelle franchise, et qui n'est autre chose
-qu'une mauvaise éducation, l'existence d'une femme... L'âcreté d'une
-telle façon d'être se serait mal accordée avec l'aménité des procédés
-et des manières qu'on apportait dans cette grande et haute société
-dont le code de lois était alors observé avec rigidité... <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span>
-J'ai vécu dans ce monde-là dès ma première enfance, et je puis dire
-que ce n'est <i>que là</i> aussi que j'ai <i>vécu</i>. Ce n'est que là, par
+avec une brutalité qu'on appelle franchise, et qui n'est autre chose
+qu'une mauvaise éducation, l'existence d'une femme... L'âcreté d'une
+telle façon d'être se serait mal accordée avec l'aménité des procédés
+et des manières qu'on apportait dans cette grande et haute société
+dont le code de lois était alors observé avec rigidité... <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span>
+J'ai vécu dans ce monde-là dès ma première enfance, et je puis dire
+que ce n'est <i>que là</i> aussi que j'ai <i>vécu</i>. Ce n'est que là, par
exemple, que j'ai vu louer sans cette fadeur et cette maladresse de
-louange qui vous empêche d'accepter un compliment, fût-il fondé. Ce
-n'est <i>que là</i> que j'ai vu discuter sur de graves, d'importantes
-matières sans <i>disputer</i> et sans injure<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41" title="Go to footnote 41"><span class="smaller">[41]</span></a>... Ce n'est que là que
-j'ai vu faire valoir les autres sans les protéger, et paraître heureux
-de leurs succès!... et cela sans hypocrisie, non! c'était une dernière
-écorce des anciennes m&oelig;urs qui se conservait par la force de
-l'habitude... et ce n'était cependant qu'une écorce... mais elle me
-rendait la vie bien légère à porter dans ces jours de ma jeunesse:
-qu'aurais-je donc éprouvé dans le siècle précédent, lorsque tous les
-liens de famille étaient sacrés, lorsque les charmes de cette même
+louange qui vous empêche d'accepter un compliment, fût-il fondé. Ce
+n'est <i>que là</i> que j'ai vu discuter sur de graves, d'importantes
+matières sans <i>disputer</i> et sans injure<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41" title="Go to footnote 41"><span class="smaller">[41]</span></a>... Ce n'est que là que
+j'ai vu faire valoir les autres sans les protéger, et paraître heureux
+de leurs succès!... et cela sans hypocrisie, non! c'était une dernière
+écorce des anciennes m&oelig;urs qui se conservait par la force de
+l'habitude... et ce n'était cependant qu'une écorce... mais elle me
+rendait la vie bien légère à porter dans ces jours de ma jeunesse:
+qu'aurais-je donc éprouvé dans le siècle précédent, lorsque tous les
+liens de famille étaient sacrés, lorsque les charmes de cette même
union sociale rendaient faciles jusqu'aux moindres actions de la
vie!...</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> Dans une société moins étendue que les cercles que je viens
-de nommer, on était plus ouvert, plus confiant; <i>on causait</i>, on
-parlait des bruits du monde; on médisait, mais toujours avec mesure;
-on n'attaquait <span class="smcap">JAMAIS</span> l'honneur de personne. C'était un sanctuaire que
-la vie d'un homme sous ce rapport; c'était une arche sainte dont
+<p><span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> Dans une société moins étendue que les cercles que je viens
+de nommer, on était plus ouvert, plus confiant; <i>on causait</i>, on
+parlait des bruits du monde; on médisait, mais toujours avec mesure;
+on n'attaquait <span class="smcap">JAMAIS</span> l'honneur de personne. C'était un sanctuaire que
+la vie d'un homme sous ce rapport; c'était une arche sainte dont
jamais dans le monde la main la plus hardie ne soulevait le voile...
Un jour, dans l'un des bals particuliers de la Cour, un jeune homme
-trouve à terre un papier qu'il relève; il lit!... <i>Ah!</i> s'écrie-t-il
-involontairement, <i>une lettre d'amour signée avec du sang!...</i> mais
-tout aussitôt il s'aperçoit de sa faute et cache le billet... Eh bien!
-pour cette seule indiscrétion le pauvre jeune homme fut <i>rayé</i> de la
-liste des invités au bal particulier pour l'espace de six mois par
-Marie-Antoinette elle-même!...</p>
-
-<p>Ce qu'on demandait surtout dans cette société si regrettable, c'était
-de la grâce, de la gaîté, de l'originalité... La méchanceté profonde
-est toujours triste... il y a plus, elle est vulgaire et grossière.
-C'est pour cela qu'on ne pardonnait jamais la bassesse des manières ou
-du langage, et surtout celle des actions lorsqu'elle était avérée. On
-n'avait peut-être plus assez de principes pour être irrité au fond de
-l'âme d'une bassesse; mais telle était la <i>force de l'opinion</i>, qu'on
-avait encore plus <span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> de vanité que de cupidité: ce n'était
-peut-être plus de la grandeur, c'était de l'orgueil, mais
+trouve à terre un papier qu'il relève; il lit!... <i>Ah!</i> s'écrie-t-il
+involontairement, <i>une lettre d'amour signée avec du sang!...</i> mais
+tout aussitôt il s'aperçoit de sa faute et cache le billet... Eh bien!
+pour cette seule indiscrétion le pauvre jeune homme fut <i>rayé</i> de la
+liste des invités au bal particulier pour l'espace de six mois par
+Marie-Antoinette elle-même!...</p>
+
+<p>Ce qu'on demandait surtout dans cette société si regrettable, c'était
+de la grâce, de la gaîté, de l'originalité... La méchanceté profonde
+est toujours triste... il y a plus, elle est vulgaire et grossière.
+C'est pour cela qu'on ne pardonnait jamais la bassesse des manières ou
+du langage, et surtout celle des actions lorsqu'elle était avérée. On
+n'avait peut-être plus assez de principes pour être irrité au fond de
+l'âme d'une bassesse; mais telle était la <i>force de l'opinion</i>, qu'on
+avait encore plus <span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> de vanité que de cupidité: ce n'était
+peut-être plus de la grandeur, c'était de l'orgueil, mais
qu'importe!... Enfin, de toutes ces hypocrisies que je viens de citer,
-aucune n'est imposée pour nuire, et toutes produisent un bien. C'était
-ainsi qu'était <i>la grande société</i> ou <i>la bonne compagnie</i>.</p>
+aucune n'est imposée pour nuire, et toutes produisent un bien. C'était
+ainsi qu'était <i>la grande société</i> ou <i>la bonne compagnie</i>.</p>
<p>J'ai dit, je le crois, que la duchesse de Chartres recevait tous les
-jours de représentation d'opéra tout le monde présenté. On pouvait
-aller souper au Palais-Royal sans autre invitation qu'une première,
+jours de représentation d'opéra tout le monde présenté. On pouvait
+aller souper au Palais-Royal sans autre invitation qu'une première,
qui suffisait pour toujours; mais les autres jours, qui s'appelaient
-<i>les petits jours</i>, il y avait une liste pour la société intime, qui,
-également invitée, l'était pour l'avenir. Ces <i>petits</i> soupers étaient
-les plus agréables. La duchesse de Chartres travaillait, et
-conséquemment toutes les femmes travaillaient aussi. On faisait
+<i>les petits jours</i>, il y avait une liste pour la société intime, qui,
+également invitée, l'était pour l'avenir. Ces <i>petits</i> soupers étaient
+les plus agréables. La duchesse de Chartres travaillait, et
+conséquemment toutes les femmes travaillaient aussi. On faisait
quelquefois une lecture, ou bien de la musique... Pendant tout un
-hiver, ce fut une folie de jouer la comédie. Alors on lisait des
-pièces inédites, soit de Marivaux ou de tel autre auteur du répertoire
-de la Comédie Française, pour choisir parmi elles. Madame de Genlis
-était toute en faveur pendant ces jours de triomphe pour les arts. La
+hiver, ce fut une folie de jouer la comédie. Alors on lisait des
+pièces inédites, soit de Marivaux ou de tel autre auteur du répertoire
+de la Comédie Française, pour choisir parmi elles. Madame de Genlis
+était toute en faveur pendant ces jours de triomphe pour les arts. La
princesse l'aimait alors avec une tendresse <i>qui faisait croire aux
-sortiléges</i>, disait madame de Barbantane.</p>
+sortiléges</i>, disait madame de Barbantane.</p>
-<p>Un jour (c'était celui d'un petit souper), la princesse <span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span>
+<p>Un jour (c'était celui d'un petit souper), la princesse <span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span>
travaillait devant une grande table ronde recouverte d'un tapis vert;
-elle <i>parfilait</i>... Madame de Blot, assise auprès d'elle, <i>parfilait</i>
-aussi et mettait en pièces un magnifique échiquier en or qu'on lui
-avait donné pour cet usage. Madame de Barbantane et toutes les femmes
-de l'intimité de la duchesse se trouvaient ce même soir chez elle. La
-conversation était animée... on parlait beaucoup de <i>sentiment</i>, et
-madame de Blot, dont j'ai déjà cité l'esprit, avait avancé une thèse
-assez difficile à soutenir... Le duc de Chartres, qui ne l'aimait pas
-parce qu'elle commençait peut-être à être clairvoyante, se promenait
+elle <i>parfilait</i>... Madame de Blot, assise auprès d'elle, <i>parfilait</i>
+aussi et mettait en pièces un magnifique échiquier en or qu'on lui
+avait donné pour cet usage. Madame de Barbantane et toutes les femmes
+de l'intimité de la duchesse se trouvaient ce même soir chez elle. La
+conversation était animée... on parlait beaucoup de <i>sentiment</i>, et
+madame de Blot, dont j'ai déjà cité l'esprit, avait avancé une thèse
+assez difficile à soutenir... Le duc de Chartres, qui ne l'aimait pas
+parce qu'elle commençait peut-être à être clairvoyante, se promenait
dans le salon, et finissait toujours par revenir se mettre en face
d'elle, en la fixant avec une intention assez maligne. Rien n'est
-perfide comme un regard qui s'applique sérieusement à vous pénétrer,
-surtout lorsque ce regard est fixe et questionneur... Dans ces soirées
-du Palais-Royal la conversation était parfaitement libre, et le prince
-donnait lui-même l'ordre de l'être...</p>
+perfide comme un regard qui s'applique sérieusement à vous pénétrer,
+surtout lorsque ce regard est fixe et questionneur... Dans ces soirées
+du Palais-Royal la conversation était parfaitement libre, et le prince
+donnait lui-même l'ordre de l'être...</p>
-<p>&mdash;En vérité, dit le duc de Chartres, je ne comprends plus le c&oelig;ur
+<p>&mdash;En vérité, dit le duc de Chartres, je ne comprends plus le c&oelig;ur
des femmes aujourd'hui!... elles veulent de l'amour avec cette
-autorité sentimentale et dogmatique qui ferait d'une passion la chose
-du monde la plus ennuyeuse, la femme qui l'inspirerait fût-elle belle
+autorité sentimentale et dogmatique qui ferait d'une passion la chose
+du monde la plus ennuyeuse, la femme qui l'inspirerait fût-elle belle
comme la plus belle des houris de Mahomet.</p>
<p class="center"><span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> MADAME DE BLOT.</p>
@@ -2827,17 +2785,17 @@ raisonne?...</p>
<p class="center">LE DUC DE CHARTRES.</p>
-<p>Ma foi, je n'en sais rien. Je n'ai jamais essayé de savoir comment
-j'aimais ni pourquoi j'aimais... mais aussitôt que mon c&oelig;ur était
-occupé, je m'inquiétais pour avoir la preuve de l'amour de la femme
+<p>Ma foi, je n'en sais rien. Je n'ai jamais essayé de savoir comment
+j'aimais ni pourquoi j'aimais... mais aussitôt que mon c&oelig;ur était
+occupé, je m'inquiétais pour avoir la preuve de l'amour de la femme
que j'aimais.</p>
<p class="center">MADAME DE BLOT.</p>
<p>Mais, monseigneur, c'est en cela que Rousseau est le plus grand
-historien du c&oelig;ur humain. <i>Julie</i> va d'elle-même au-devant du
+historien du c&oelig;ur humain. <i>Julie</i> va d'elle-même au-devant du
c&oelig;ur de celui qu'elle aime... tout ce que la femme peut sacrifier,
-elle le donne avec une abnégation d'elle-même vraiment héroïque.</p>
+elle le donne avec une abnégation d'elle-même vraiment héroïque.</p>
<p class="center">M. LE DUC DE CHARTRES en regardant madame de Blot avec ironie.</p>
@@ -2845,16 +2803,16 @@ elle le donne avec une abnégation d'elle-même vraiment héroïque.</p>
<p class="center">MADAME DE BLOT</p>
-<p>Moi, monseigneur!... je l'admire à un tel point, que je ne conçois
-pas qu'une femme véritablement <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> sensible n'aille pas trouver
+<p>Moi, monseigneur!... je l'admire à un tel point, que je ne conçois
+pas qu'une femme véritablement <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> sensible n'aille pas trouver
Rousseau pour lui consacrer sa vie.</p>
-<p class="center">LE DUC DE CHARTRES s'arrêtant avec une expression de crainte affectée.</p>
+<p class="center">LE DUC DE CHARTRES s'arrêtant avec une expression de crainte affectée.</p>
-<p>Je vous demande en grâce, mesdames, de garder religieusement le secret
-de madame de Blot; car, en vérité, si Rousseau apprend cette
+<p>Je vous demande en grâce, mesdames, de garder religieusement le secret
+de madame de Blot; car, en vérité, si Rousseau apprend cette
admiration si vive, il viendra enlever madame de Blot, qui sera perdue
-à jamais pour le Palais-Royal et pour M. de Blot.</p>
+à jamais pour le Palais-Royal et pour M. de Blot.</p>
<p class="center">MADAME DE MONTBOISSIER souriant avec un accent de reproche.</p>
@@ -2862,30 +2820,30 @@ admiration si vive, il viendra enlever madame de Blot, qui sera perdue
<p class="center">M. DE SCHOMBERG.</p>
-<p>Monseigneur pardonnera à une si vive admiration.</p>
+<p>Monseigneur pardonnera à une si vive admiration.</p>
<p class="center">M. DE THIARS.</p>
<p>Elle est si comprenable!</p>
-<p class="center">LE DUC DE CHARTRES<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42" title="Go to footnote 42"><span class="smaller">[42]</span></a> reprenant sa promenade aussi méthodiquement.</p>
+<p class="center">LE DUC DE CHARTRES<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42" title="Go to footnote 42"><span class="smaller">[42]</span></a> reprenant sa promenade aussi méthodiquement.</p>
<p>Vous avez raison (<i>il s'incline</i>), madame de Blot; c'est moi qui vous
demande pardon.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> Madame de Blot avait trop d'esprit pour ne pas comprendre que
-la révérence, le pardon, et tout ce qui venait du duc de Chartres, ne
-pouvait être vrai... Aussi le sourire qui accompagnait la révérence
+la révérence, le pardon, et tout ce qui venait du duc de Chartres, ne
+pouvait être vrai... Aussi le sourire qui accompagnait la révérence
qu'elle lui rendit fut-il pour le moins aussi railleur que celui du
-prince... Tout-à-coup elle avisa madame de Genlis, qui, assise entre
-le chevalier de Durfort et M. de Thiars, travaillait à une bourse en
+prince... Tout-à-coup elle avisa madame de Genlis, qui, assise entre
+le chevalier de Durfort et M. de Thiars, travaillait à une bourse en
filet. Son silence pendant cette discussion, qui durait depuis une
-heure, était assez étrange pour que madame de Blot en fût surprise;
-aussi ne laissa-t-elle pas échapper l'occasion d'une petite
+heure, était assez étrange pour que madame de Blot en fût surprise;
+aussi ne laissa-t-elle pas échapper l'occasion d'une petite
vengeance...</p>
<p>&mdash;Et quel est votre avis sur le sentiment que peut inspirer Rousseau,
-madame? dit madame de Blot à madame de Genlis.</p>
+madame? dit madame de Blot à madame de Genlis.</p>
<p class="center">MADAME DE GENLIS.</p>
@@ -2897,92 +2855,92 @@ madame? dit madame de Blot à madame de Genlis.</p>
<p class="center"><span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> MADAME DE GENLIS.</p>
-<p>Parce que je connais à peine les ouvrages de Rousseau.</p>
+<p>Parce que je connais à peine les ouvrages de Rousseau.</p>
<p class="center">MADAME DE BLOT.</p>
-<p>Mais <i>la Nouvelle Héloïse</i>...</p>
+<p>Mais <i>la Nouvelle Héloïse</i>...</p>
<p class="center">MADAME DE GENLIS.</p>
<p>Je ne l'ai pas lue.</p>
-<p>Ce fut un coup de théâtre dont l'effet fut instantané... l'ouvrage
+<p>Ce fut un coup de théâtre dont l'effet fut instantané... l'ouvrage
tomba des mains de toutes les travailleuses... <i>le parfilage</i>, <i>le
-filet</i>, <i>la tapisserie</i>, tout fut en suspens... et jusqu'à la
-princesse tout le monde s'écria:</p>
+filet</i>, <i>la tapisserie</i>, tout fut en suspens... et jusqu'à la
+princesse tout le monde s'écria:</p>
-<p>&mdash;Vous n'avez pas lu <i>la Nouvelle Héloïse</i>!</p>
+<p>&mdash;Vous n'avez pas lu <i>la Nouvelle Héloïse</i>!</p>
<p class="center">MADAME DE GENLIS.</p>
-<p>Non, et je n'ai pas même lu <i>Émile</i>...</p>
+<p>Non, et je n'ai pas même lu <i>Émile</i>...</p>
-<p>Un moment de silence suivit... tous les yeux étaient attachés sur
-madame de Genlis, qui, sans être embarrassée de son maintien,
-continuait son filet sous l'artillerie des regards jetés sur elle...
-Cependant, si elle avait levé la tête, elle eût été embarrassée en
-voyant les yeux du duc de Chartres qui lui donnaient un démenti
-formel. Quant à madame de Blot, elle haussa les épaules et dit avec
+<p>Un moment de silence suivit... tous les yeux étaient attachés sur
+madame de Genlis, qui, sans être embarrassée de son maintien,
+continuait son filet sous l'artillerie des regards jetés sur elle...
+Cependant, si elle avait levé la tête, elle eût été embarrassée en
+voyant les yeux du duc de Chartres qui lui donnaient un démenti
+formel. Quant à madame de Blot, elle haussa les épaules et dit avec
un accent moqueur:</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> &mdash;Cela est en vérité bien surprenant, et vous avez là,
-madame, une <i>prétention</i> bien ridicule.</p>
+<p><span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> &mdash;Cela est en vérité bien surprenant, et vous avez là,
+madame, une <i>prétention</i> bien ridicule.</p>
-<p class="center">MADAME DE GENLIS très-piquée.</p>
+<p class="center">MADAME DE GENLIS très-piquée.</p>
-<p>Non, madame, non, je n'ai pas de <i>prétentions</i>... j'en vois autour de
-moi trop d'absurdes pour me donner à moi-même ce ridicule... Je n'ai
-pas lu <i>la Nouvelle Héloïse</i>, parce que j'en ai assez entendu dire
-pour savoir que <i>la Nouvelle Héloïse</i> n'est pas un livre pour mon
-âge... Lorsque j'aurai le vôtre, madame, je lirai les ouvrages de
+<p>Non, madame, non, je n'ai pas de <i>prétentions</i>... j'en vois autour de
+moi trop d'absurdes pour me donner à moi-même ce ridicule... Je n'ai
+pas lu <i>la Nouvelle Héloïse</i>, parce que j'en ai assez entendu dire
+pour savoir que <i>la Nouvelle Héloïse</i> n'est pas un livre pour mon
+âge... Lorsque j'aurai le vôtre, madame, je lirai les ouvrages de
J.-J. Rousseau, parce qu'ils contiennent, dit-on, de fort bonnes
-choses... et qu'alors j'en pourrai parler sans blesser la bienséance.</p>
+choses... et qu'alors j'en pourrai parler sans blesser la bienséance.</p>
<p class="center">MADAME DE BLOT.</p>
-<p>Je ne vous savais, madame, ni dévote, ni prude, ni rigoriste...</p>
+<p>Je ne vous savais, madame, ni dévote, ni prude, ni rigoriste...</p>
<p class="center">MADAME DE GENLIS.</p>
-<p>Je me trouve, madame, assez honorée du titre de dévote pour n'en pas
+<p>Je me trouve, madame, assez honorée du titre de dévote pour n'en pas
chercher d'autres, et surtout celui de <i>prude</i>... Au surplus, quel que
-soit mon rigorisme, il ne me portera jamais à soutenir des thèses
+soit mon rigorisme, il ne me portera jamais à soutenir des thèses
extravagantes.</p>
<p class="center">LE DUC DE CHARTRES bas au baron de Besenval.</p>
-<p>En vérité, madame de Genlis me confond! comment <span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> peut-elle
-être aussi ferme dans sa défense vis-à-vis madame de Blot, dont
-l'attaque est presque grossière contre son ordinaire, car elle est
-toujours de si bon goût...?</p>
+<p>En vérité, madame de Genlis me confond! comment <span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> peut-elle
+être aussi ferme dans sa défense vis-à-vis madame de Blot, dont
+l'attaque est presque grossière contre son ordinaire, car elle est
+toujours de si bon goût...?</p>
<p class="center">LE BARON DE BESENVAL souriant.</p>
-<p>Monseigneur, la femme la plus douce et la plus mesurée devient une
-lionne si elle est attaquée devant la personne qu'elle aime.</p>
+<p>Monseigneur, la femme la plus douce et la plus mesurée devient une
+lionne si elle est attaquée devant la personne qu'elle aime.</p>
-<p class="center">LE DUC DE CHARTRES fort embarrassé.</p>
+<p class="center">LE DUC DE CHARTRES fort embarrassé.</p>
<p>Mais... est-ce que cette personne est dans la chambre?</p>
<p class="center">LE BARON DE BESENVAL.</p>
-<p>Je croyais que monseigneur avait aperçu M. de Genlis lorsqu'il est
-entré tout à l'heure.</p>
+<p>Je croyais que monseigneur avait aperçu M. de Genlis lorsqu'il est
+entré tout à l'heure.</p>
<p class="center">LE DUC DE CHARTRES souriant.</p>
-<p>Vous avez raison, baron!... Eh! tenez, voilà encore la querelle qui
+<p>Vous avez raison, baron!... Eh! tenez, voilà encore la querelle qui
recommence... Cette fois, ce n'est plus Rousseau.</p>
-<p>En effet, la dispute entre ces deux dames, qui s'était apaisée depuis
-la dernière réponse de madame de Genlis, venait de se réveiller plus
-aigre que jamais à propos du <i>parfilage</i>. Interpellée sur un mot
+<p>En effet, la dispute entre ces deux dames, qui s'était apaisée depuis
+la dernière réponse de madame de Genlis, venait de se réveiller plus
+aigre que jamais à propos du <i>parfilage</i>. Interpellée sur un mot
qu'elle avait dit la veille relativement au <span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> parfilage, madame
-de Genlis avoua qu'elle espérait faire tomber cette odieuse coutume,
-qui était si peu d'accord avec nos manières élégantes et nos
-<i>prétentions</i> surtout à l'élégance.</p>
+de Genlis avoua qu'elle espérait faire tomber cette odieuse coutume,
+qui était si peu d'accord avec nos manières élégantes et nos
+<i>prétentions</i> surtout à l'élégance.</p>
<p class="center">MADAME DE MONTBOISSIER.</p>
@@ -2990,39 +2948,39 @@ qui était si peu d'accord avec nos manières élégantes et nos
une chose inconvenante.</p>
<p>Madame de Blot sourit d'un air triomphant... et dans le fait, la
-duchesse d'Orléans parfilait en ce même moment. Le coup semblait
-devoir porter fort et juste; mais madame de Genlis était trop fine
-pour s'aventurer sans guide dans un pays inconnu, et elle était sûre
-de son affaire; aussi répondit-elle à madame de Montboissier:</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'est pas madame<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43" title="Go to footnote 43"><span class="smaller">[43]</span></a> qui aura le tort que je reproche à toutes
-les femmes, et madame elle-même connaît à cet égard ce que je pense...
-mais je combats l'odieuse coutume qui fait prendre à une femme,
-presque sur les vêtements d'un homme, les brandebourgs de son habit,
-son n&oelig;ud d'épée, <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> ses épaulettes, enfin tout ce qui fait
+duchesse d'Orléans parfilait en ce même moment. Le coup semblait
+devoir porter fort et juste; mais madame de Genlis était trop fine
+pour s'aventurer sans guide dans un pays inconnu, et elle était sûre
+de son affaire; aussi répondit-elle à madame de Montboissier:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas madame<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43" title="Go to footnote 43"><span class="smaller">[43]</span></a> qui aura le tort que je reproche à toutes
+les femmes, et madame elle-même connaît à cet égard ce que je pense...
+mais je combats l'odieuse coutume qui fait prendre à une femme,
+presque sur les vêtements d'un homme, les brandebourgs de son habit,
+son n&oelig;ud d'épée, <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> ses épaulettes, enfin tout ce qui fait
les profits de son valet de chambre... Nous recevons en outre fort
-souvent des présents d'une valeur que nous repousserions s'ils étaient
-sous une autre forme... Voilà ce que je trouve non-seulement
-indélicat, mais coupable même.</p>
+souvent des présents d'une valeur que nous repousserions s'ils étaient
+sous une autre forme... Voilà ce que je trouve non-seulement
+indélicat, mais coupable même.</p>
-<p class="center">MADAME DE BLOT se penche vers la marquise de Polignac, et lui dit à
+<p class="center">MADAME DE BLOT se penche vers la marquise de Polignac, et lui dit à
demi-voix:</p>
-<p>Eh bien, voilà la mission commencée... il ne nous reste plus qu'à
-chercher à obtenir l'absolution d'un directeur aussi rigide!</p>
+<p>Eh bien, voilà la mission commencée... il ne nous reste plus qu'à
+chercher à obtenir l'absolution d'un directeur aussi rigide!</p>
<p class="center">MADAME DE GENLIS, qui a entendu madame de Blot, poursuit doucement et
sans affectation.</p>
<p>Ce que j'ai vu de plus joli en ce genre, c'est une harpe en or,
-destinée à être parfilée, et offerte par M. le duc de Lauzun... ainsi
-qu'un tablier garni de franges d'or... fait pour le même usage...</p>
+destinée à être parfilée, et offerte par M. le duc de Lauzun... ainsi
+qu'un tablier garni de franges d'or... fait pour le même usage...</p>
<p>Madame de Blot rougit... le tablier valait plus de cinquante louis, et
-lui avait été donné par la maréchale de Luxembourg.</p>
+lui avait été donné par la maréchale de Luxembourg.</p>
-<p>&mdash;J'ai reçu hier de Rome une lettre fort intéressante, qui m'annonce
-un nouvel ouvrage bien remarquable s'il s'achève, dit M. de Schomberg,
+<p>&mdash;J'ai reçu hier de Rome une lettre fort intéressante, qui m'annonce
+un nouvel ouvrage bien remarquable s'il s'achève, dit M. de Schomberg,
qui voulait changer la conversation.</p>
<p class="center"><span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> LE DUC DE CHARTRES.</p>
@@ -3031,9 +2989,9 @@ qui voulait changer la conversation.</p>
<p class="center">M. DE SCHOMBERG.</p>
-<p>L'auteur, quoique jeune, est un savant distingué, monseigneur; quant à
-l'ouvrage, il s'intitule <i>Trésor des origines, ou Dictionnaire
-raisonné des origines</i>.</p>
+<p>L'auteur, quoique jeune, est un savant distingué, monseigneur; quant à
+l'ouvrage, il s'intitule <i>Trésor des origines, ou Dictionnaire
+raisonné des origines</i>.</p>
<p class="center">LE DUC DE CHARTRES.</p>
@@ -3041,23 +2999,23 @@ raisonné des origines</i>.</p>
<p class="center">M. DE SCHOMBERG.</p>
-<p>C'est un jeune homme appelé Charles Pougens; il annonce un esprit
-remarquable, et même un talent distingué... il me demande de le mettre
+<p>C'est un jeune homme appelé Charles Pougens; il annonce un esprit
+remarquable, et même un talent distingué... il me demande de le mettre
aux pieds de monseigneur, et de solliciter sa protection.</p>
<p class="center">MADAME DE BLOT.</p>
-<p>Vous devriez bien, monsieur de Schomberg, lui écrire de nous donner
+<p>Vous devriez bien, monsieur de Schomberg, lui écrire de nous donner
son avis sur Rousseau, puisqu'il est si savant, votre jeune ami.</p>
<p class="center">LA DUCHESSE DE CHARTRES, souriant doucement.</p>
-<p>Vous avez l'humeur bien guerrière ce soir, madame de Blot...</p>
+<p>Vous avez l'humeur bien guerrière ce soir, madame de Blot...</p>
<p class="center"><span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> MADAME DE GENLIS.</p>
<p>Je connais M. Charles Pougens, madame, et je crois que son opinion
-aurait ici peu de poids pour décider si une jeune femme doit ou non
+aurait ici peu de poids pour décider si une jeune femme doit ou non
lire Jean-Jacques Rousseau.</p>
<p class="center">LA DUCHESSE DE CHARTRES.</p>
@@ -3065,13 +3023,13 @@ lire Jean-Jacques Rousseau.</p>
<p>Madame de Genlis, madame de Puisieux me disait l'autre jour que vous
aviez un talent remarquable pour raconter des histoires de revenants.
Vous devriez bien nous en dire une au lieu d'engager une discussion
-sur Jean-Jacques; car, en vérité, une discussion, quelque bien qu'elle
-soit engagée, est toujours pénible pour ceux qui écoutent.</p>
+sur Jean-Jacques; car, en vérité, une discussion, quelque bien qu'elle
+soit engagée, est toujours pénible pour ceux qui écoutent.</p>
<p class="center">MADAME DE GENLIS.</p>
<p>Je suis aux ordres de madame. Quelle histoire
-demande-t-elle? Est-ce une <i>véritable</i> histoire ou bien une faite à
+demande-t-elle? Est-ce une <i>véritable</i> histoire ou bien une faite à
plaisir.</p>
<p class="center">LA DUCHESSE.</p>
@@ -3086,30 +3044,30 @@ plaisir.</p>
<p>Qui? Clair-de-Lune?</p>
-<p class="center">MADAME DE GENLIS s'inclinant sans répéter l'épithète.</p>
+<p class="center">MADAME DE GENLIS s'inclinant sans répéter l'épithète.</p>
<p>M. le chevalier de Jaucourt. Je soupais un soir chez madame de
Gourgues<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45" title="Go to footnote 45"><span class="smaller">[45]</span></a> avec ma tante, madame de Montesson, dont elle est la
-meilleure amie. Elle avait été fort souffrante ce jour-là, et elle
-était sur sa chaise longue...</p>
+meilleure amie. Elle avait été fort souffrante ce jour-là, et elle
+était sur sa chaise longue...</p>
<p class="center">LE DUC DE CHARTRES.</p>
-<p>Madame de Gourgues n'est-elle pas une personne pâle et mélancolique?</p>
+<p>Madame de Gourgues n'est-elle pas une personne pâle et mélancolique?</p>
<p class="center">MADAME LA MARQUISE DE POLIGNAC.</p>
<p>Oui, monseigneur; et madame de Genlis est vraiment bien bonne d'avoir
-remarqué qu'elle était <span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> un jour plutôt qu'un autre sur sa
+remarqué qu'elle était <span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> un jour plutôt qu'un autre sur sa
chaise longue, car elle y passe sa vie.</p>
-<p class="center">LA DUCHESSE DE CHARTRES avec le ton de l'intérêt.</p>
+<p class="center">LA DUCHESSE DE CHARTRES avec le ton de l'intérêt.</p>
<p>Qu'a-t-elle donc?</p>
<p class="center">MADAME LA MARQUISE DE POLIGNAC.</p>
-<p>Une maladie, madame, bien difficile à guérir, une passion malheureuse
+<p>Une maladie, madame, bien difficile à guérir, une passion malheureuse
pour M. Jaucourt.</p>
<p class="center">LE DUC DE CHARTRES.</p>
@@ -3122,7 +3080,7 @@ pour M. Jaucourt.</p>
<p class="center">MADAME DE BLOT.</p>
-<p>C'est-à-dire qu'elle sait l'anglais<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a><a href="#footnote46" title="Go to footnote 46"><span class="smaller">[46]</span></a>... Et vous, madame, qui
+<p>C'est-à-dire qu'elle sait l'anglais<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a><a href="#footnote46" title="Go to footnote 46"><span class="smaller">[46]</span></a>... Et vous, madame, qui
parlez, ou du moins qui savez, je crois, toutes les langues de
l'Europe, vous devez trouver cela bien naturel.</p>
@@ -3133,8 +3091,8 @@ bien.</p>
<p class="center">MADAME DE BLOT.</p>
-<p>C'est-à-dire qu'elle est pédante. Elle est fort arrêtée dans ses
-décisions, avec cela, ce qui fait un singulier contraste avec son ton
+<p>C'est-à-dire qu'elle est pédante. Elle est fort arrêtée dans ses
+décisions, avec cela, ce qui fait un singulier contraste avec son ton
sentimental.</p>
<p class="center">MADAME DE GENLIS.</p>
@@ -3143,15 +3101,15 @@ sentimental.</p>
<p class="center">MADAME DE BLOT.</p>
-<p>Oui... elle est dévote...</p>
+<p>Oui... elle est dévote...</p>
<p class="center">MADAME DE GENLIS.</p>
-<p>Comment cela se peut-il, madame? elle aime tous les encyclopédistes.</p>
+<p>Comment cela se peut-il, madame? elle aime tous les encyclopédistes.</p>
<p class="center">MADAME DE BLOT.</p>
-<p>Aussi, vous ai-je dit qu'elle était formée de contrastes, sans être
+<p>Aussi, vous ai-je dit qu'elle était formée de contrastes, sans être
amusante.</p>
<p class="center"><span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> LA DUCHESSE DE CHARTRES.</p>
@@ -3161,66 +3119,66 @@ donc.</p>
<p class="center">MADAME DE GENLIS, s'inclinant.</p>
-<p><a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a><a href="#footnote47" title="Go to footnote 47"><span class="smaller">[47]</span></a>Je suis depuis longtemps aux ordres de madame... J'ai déjà dit que
+<p><a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a><a href="#footnote47" title="Go to footnote 47"><span class="smaller">[47]</span></a>Je suis depuis longtemps aux ordres de madame... J'ai déjà dit que
je soupais un soir chez madame de Gourgues; le chevalier de Jaucourt y
-était. La conversation tomba sur les revenants, et je dis que j'en
-avais peur. Alors le chevalier de Jaucourt prétendit qu'il lui était
-arrivé à lui-même une histoire des plus étonnantes, et que si je lui
+était. La conversation tomba sur les revenants, et je dis que j'en
+avais peur. Alors le chevalier de Jaucourt prétendit qu'il lui était
+arrivé à lui-même une histoire des plus étonnantes, et que si je lui
promettais de ne pas trop m'effrayer, il me raconterait cette
-aventure. J'étais peureuse, mais la curiosité l'emporta; je lui
-demandai son histoire. Depuis il me l'a racontée, toujours avec les
-mêmes particularités. C'est un homme d'honneur et incapable de
+aventure. J'étais peureuse, mais la curiosité l'emporta; je lui
+demandai son histoire. Depuis il me l'a racontée, toujours avec les
+mêmes particularités. C'est un homme d'honneur et incapable de
tromper<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a><a href="#footnote48" title="Go to footnote 48"><span class="smaller">[48]</span></a>...</p>
-<p>Le chevalier de Jaucourt est né en Bourgogne. Il fut élevé dans un
-collége d'Autun. Son père le fit sortir du collége et le fit venir à
-sa terre pour le préparer à sa première campagne, qu'il <span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span>
+<p>Le chevalier de Jaucourt est né en Bourgogne. Il fut élevé dans un
+collége d'Autun. Son père le fit sortir du collége et le fit venir à
+sa terre pour le préparer à sa première campagne, qu'il <span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span>
devait faire sous la conduite de l'un de ses oncles. Le chevalier de
-Jaucourt<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a><a href="#footnote49" title="Go to footnote 49"><span class="smaller">[49]</span></a> avait alors douze ans. Son père le reçut bien, comme à
-son ordinaire, mais avec une sorte de solennité qu'il ne mettait pas
-habituellement dans ses manières avec lui. Après souper, on conduisit
+Jaucourt<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a><a href="#footnote49" title="Go to footnote 49"><span class="smaller">[49]</span></a> avait alors douze ans. Son père le reçut bien, comme à
+son ordinaire, mais avec une sorte de solennité qu'il ne mettait pas
+habituellement dans ses manières avec lui. Après souper, on conduisit
le chevalier dans une grande chambre dans laquelle il devait coucher
-seul, d'après l'ordre de son père. Le chevalier n'osa répliquer
-d'abord à <i>l'ordre</i> paternel; et puis il allait partir pour l'armée...
-il allait servir le Roi!... Cette pensée lui aurait fait affronter des
+seul, d'après l'ordre de son père. Le chevalier n'osa répliquer
+d'abord à <i>l'ordre</i> paternel; et puis il allait partir pour l'armée...
+il allait servir le Roi!... Cette pensée lui aurait fait affronter des
dangers.</p>
-<p>La chambre dans laquelle on le laissa seul était fort vaste et sombre,
-et meublée d'une singulière façon à l'époque où l'on était alors; le
-lit à baldaquin avait une garniture en point de Hongrie, et les
-chaises et les fauteuils, d'une forme également gothique et recouverts
-d'une poussière épaisse, prouvaient que depuis longtemps l'appartement
-n'avait été habité. Au milieu de la chambre on voyait une espèce de
-trépied ou d'autel, sur lequel le vieux valet de chambre du père du
-chevalier laissa une lampe allumée et se disposa à s'en aller.</p>
+<p>La chambre dans laquelle on le laissa seul était fort vaste et sombre,
+et meublée d'une singulière façon à l'époque où l'on était alors; le
+lit à baldaquin avait une garniture en point de Hongrie, et les
+chaises et les fauteuils, d'une forme également gothique et recouverts
+d'une poussière épaisse, prouvaient que depuis longtemps l'appartement
+n'avait été habité. Au milieu de la chambre on voyait une espèce de
+trépied ou d'autel, sur lequel le vieux valet de chambre du père du
+chevalier laissa une lampe allumée et se disposa à s'en aller.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> &mdash;Je ne voudrais pas de lumière, dit l'enfant.</p>
+<p><span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> &mdash;Je ne voudrais pas de lumière, dit l'enfant.</p>
-<p>&mdash;Monsieur le marquis a recommandé qu'on vous laissât de la lumière,
+<p>&mdash;Monsieur le marquis a recommandé qu'on vous laissât de la lumière,
monsieur le chevalier.</p>
<p>Et le vieillard se retira, laissant le chevalier seul dans une chambre
-qui paraissait isolée, et dont l'ameublement seul le glaçait d'une
-sorte de crainte... Il commença à se déshabiller, mais lentement, et
-mit à cette occupation le double de temps qu'il y mettait
-ordinairement... Pendant qu'il ôtait ses habits pièce à pièce, il
+qui paraissait isolée, et dont l'ameublement seul le glaçait d'une
+sorte de crainte... Il commença à se déshabiller, mais lentement, et
+mit à cette occupation le double de temps qu'il y mettait
+ordinairement... Pendant qu'il ôtait ses habits pièce à pièce, il
examinait surtout attentivement la tapisserie qui recouvrait les murs
-humides de la chambre. Cette tapisserie était une <i>tapisserie à
+humides de la chambre. Cette tapisserie était une <i>tapisserie à
personnages</i>, ainsi qu'on appelait ces sortes de tentures autrefois
-dans ces châteaux... Le sujet en était étrange, elle représentait un
-temple de <i>forme antique</i>; les portes en étaient fermées; l'ouvrier
-<i>s'était surpassé</i> dans l'exécution des arbres qui entouraient le
-temple. Sur les marches de l'édifice était un homme de grandeur
-naturelle, dont le costume ressemblait à celui d'un grand-prêtre. Il
-était vêtu d'une longue tunique blanche serrée par une ceinture dont
+dans ces châteaux... Le sujet en était étrange, elle représentait un
+temple de <i>forme antique</i>; les portes en étaient fermées; l'ouvrier
+<i>s'était surpassé</i> dans l'exécution des arbres qui entouraient le
+temple. Sur les marches de l'édifice était un homme de grandeur
+naturelle, dont le costume ressemblait à celui d'un grand-prêtre. Il
+était vêtu d'une longue tunique blanche serrée par une ceinture dont
les bouts flottants formaient des dessins bizarres au-dessus de sa
-tête... Dans l'une de ses mains était une clef; dans l'autre, un
-faisceau de rameaux liés ensemble figurait une poignée de <span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span>
-verges. Cette figure était de grandeur naturelle, et occupait une
+tête... Dans l'une de ses mains était une clef; dans l'autre, un
+faisceau de rameaux liés ensemble figurait une poignée de <span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span>
+verges. Cette figure était de grandeur naturelle, et occupait une
partie du lambris qui faisait face au lit du jeune chevalier. Par une
-sorte de fascination magnétique, il ne cessait de regarder cette
-figure; ses yeux la fixaient en se déshabillant, ils la fixèrent dans
-son lit, ils la fixaient toujours... Tout-à-coup...</p>
+sorte de fascination magnétique, il ne cessait de regarder cette
+figure; ses yeux la fixaient en se déshabillant, ils la fixèrent dans
+son lit, ils la fixaient toujours... Tout-à-coup...</p>
<p class="center">MADAME DE BLOT et plusieurs de ces dames.</p>
@@ -3228,124 +3186,124 @@ son lit, ils la fixaient toujours... Tout-à-coup...</p>
<p class="center">MADAME DE GENLIS.</p>
-<p>Tout-à-coup il croit rêver!... il voit la figure se mouvoir...
-s'ébranler... elle descend lentement les marches du temple... Le
-malheureux enfant, glacé de terreur, n'ose faire un mouvement, ne peut
-même pas porter la main à la sonnette que lui a montrée le vieux valet
+<p>Tout-à-coup il croit rêver!... il voit la figure se mouvoir...
+s'ébranler... elle descend lentement les marches du temple... Le
+malheureux enfant, glacé de terreur, n'ose faire un mouvement, ne peut
+même pas porter la main à la sonnette que lui a montrée le vieux valet
de chambre... La figure descend toujours... Elle est dans la chambre
-enfin... elle s'avance vers le lit où l'enfant est couché, frissonnant
-et baigné de sueur froide..... La figure avance toujours... enfin elle
-est tout près du lit... D'une main elle tenait la clef et de l'autre
-la poignée de verges... Lorsqu'elle toucha le lit du chevalier, la
-figure leva la main qui tenait les verges, et prononça ces mots d'une
+enfin... elle s'avance vers le lit où l'enfant est couché, frissonnant
+et baigné de sueur froide..... La figure avance toujours... enfin elle
+est tout près du lit... D'une main elle tenait la clef et de l'autre
+la poignée de verges... Lorsqu'elle toucha le lit du chevalier, la
+figure leva la main qui tenait les verges, et prononça ces mots d'une
voix qui n'avait rien d'humain:</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> «Ces verges <i>fustigeront</i> un grand nombre de tes amis...
-Lorsque tu les verras s'agiter... voilà la clef des champs... n'hésite
-pas à la prendre.»</p>
+<p><span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> «Ces verges <i>fustigeront</i> un grand nombre de tes amis...
+Lorsque tu les verras s'agiter... voilà la clef des champs... n'hésite
+pas à la prendre.»</p>
-<p>Après que ces mots furent prononcés lentement et avec toute la
-solennité d'un oracle, la figure se retourna, traversa de nouveau la
-chambre avec la même gravité, et remontant les marches du temple comme
-elle les avait descendues, elle se remit sur le portique dans la même
-attitude où elle était avant ce singulier événement..... Tout
-palpitant... frémissant encore d'une terreur qu'il ne pouvait
+<p>Après que ces mots furent prononcés lentement et avec toute la
+solennité d'un oracle, la figure se retourna, traversa de nouveau la
+chambre avec la même gravité, et remontant les marches du temple comme
+elle les avait descendues, elle se remit sur le portique dans la même
+attitude où elle était avant ce singulier événement..... Tout
+palpitant... frémissant encore d'une terreur qu'il ne pouvait
surmonter, le malheureux enfant ne put appeler que quelques instants
-après... On vint... Mais n'osant pas confier cette étonnante aventure
-à un domestique, il se contenta de dire qu'il se sentait malade et
-voulait que quelqu'un demeurât dans sa chambre... Le domestique resta
-auprès de lui; mais le pauvre enfant ne put dormir de la nuit. À peine
-fit-il jour qu'il courut chez son père, et se jetant dans ses bras en
-rougissant de honte de sa pusillanimité, il lui raconta son aventure
-de la nuit... Quel fut son étonnement lorsque son père, au lieu de se
-moquer de lui, l'embrassa avec une sorte de familiarité qui était loin
-des rapports d'un père avec un fils de douze ans.</p>
+après... On vint... Mais n'osant pas confier cette étonnante aventure
+à un domestique, il se contenta de dire qu'il se sentait malade et
+voulait que quelqu'un demeurât dans sa chambre... Le domestique resta
+auprès de lui; mais le pauvre enfant ne put dormir de la nuit. À peine
+fit-il jour qu'il courut chez son père, et se jetant dans ses bras en
+rougissant de honte de sa pusillanimité, il lui raconta son aventure
+de la nuit... Quel fut son étonnement lorsque son père, au lieu de se
+moquer de lui, l'embrassa avec une sorte de familiarité qui était loin
+des rapports d'un père avec un fils de douze ans.</p>
<p>&mdash;Mon fils, lui dit M. de Jaucourt, votre aventure est sans doute
fort extraordinaire, mais elle l'est <span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> moins pour moi... Mon
-père... votre aïeul... eut aussi dans cette même chambre une des plus
-étonnantes aventures qu'il se puisse dire, et même!...</p>
+père... votre aïeul... eut aussi dans cette même chambre une des plus
+étonnantes aventures qu'il se puisse dire, et même!...</p>
-<p>M. de Jaucourt allait parler avec plus de détail de cette aventure de
-son père, lorsque, réfléchissant probablement à l'âge de son fils, il
+<p>M. de Jaucourt allait parler avec plus de détail de cette aventure de
+son père, lorsque, réfléchissant probablement à l'âge de son fils, il
garda le silence...; mais, en regardant le chevalier, ses yeux se
-mouillèrent de larmes... Il le prit dans ses bras et, l'embrassant
-avec tendresse, il le bénit.</p>
+mouillèrent de larmes... Il le prit dans ses bras et, l'embrassant
+avec tendresse, il le bénit.</p>
-<p>Le chevalier partit pour l'armée avec un de ses oncles; il a été,
-depuis cette époque, bien occupé et même agité par des événements
-compliqués dans sa vie privée. Dans tout ce qui lui arrive, il croit
-voir l'effet des paroles du grand-prêtre aux verges et à la clef. Je
+<p>Le chevalier partit pour l'armée avec un de ses oncles; il a été,
+depuis cette époque, bien occupé et même agité par des événements
+compliqués dans sa vie privée. Dans tout ce qui lui arrive, il croit
+voir l'effet des paroles du grand-prêtre aux verges et à la clef. Je
lui ai entendu raconter plus de dix fois cette aventure, et jamais il
-n'a changé une circonstance ni un fait.</p>
+n'a changé une circonstance ni un fait.</p>
<p>Dans ce moment, M. de Jaucourt entra dans le salon. Tout le monde se
-récria!...</p>
+récria!...</p>
<p>&mdash;Comment, M. de Jaucourt, lui dit la duchesse de Chartres, vous ne
-nous avez jamais raconté votre aventure de revenant!...</p>
+nous avez jamais raconté votre aventure de revenant!...</p>
-<p>M. de Jaucourt prit à l'instant même une attitude plus sérieuse.</p>
+<p>M. de Jaucourt prit à l'instant même une attitude plus sérieuse.</p>
-<p>&mdash;Je ne savais pas si j'aurais intéressé Madame, répondit-il... J'en
+<p>&mdash;Je ne savais pas si j'aurais intéressé Madame, répondit-il... J'en
parle peu, et jamais pour faire effet.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> Ceci fut dit en jetant un regard presque de reproche sur
madame de Genlis...</p>
<p>&mdash;Mais, dit la duchesse de Chartres, il est donc <i>bien vrai</i> que cela
-vous est arrivé?... Vous ne pouvez l'affirmer, car, enfin, vous
-dormiez peut-être.</p>
+vous est arrivé?... Vous ne pouvez l'affirmer, car, enfin, vous
+dormiez peut-être.</p>
-<p>&mdash;Non, madame, je ne dormais pas... l'impression produite par un rêve
-est une autre impression que celle de la réalité!... J'ai <i>vu</i> et j'ai
+<p>&mdash;Non, madame, je ne dormais pas... l'impression produite par un rêve
+est une autre impression que celle de la réalité!... J'ai <i>vu</i> et j'ai
<i>entendu</i>...</p>
-<p>À ces mots, prononcés avec une noble assurance et le ton d'une
+<p>À ces mots, prononcés avec une noble assurance et le ton d'une
profonde conviction, tout le monde se rapprocha de M. de Jaucourt...
-il semblait être un homme différent de la veille. Ce salon, si animé
-il y avait seulement quelques minutes, était devenu silencieux et
-attentif à la moindre parole, au moindre geste de celui qui avait vu
+il semblait être un homme différent de la veille. Ce salon, si animé
+il y avait seulement quelques minutes, était devenu silencieux et
+attentif à la moindre parole, au moindre geste de celui qui avait vu
enfin un habitant de l'autre monde.</p>
-<p>La duchesse questionna M. de Jaucourt, et il lui répondit avec une
-extrême exactitude. Quoique quinze ans se fussent écoulés depuis cette
-époque, les faits étaient classés dans sa tête avec une telle netteté,
-qu'il ne déviait jamais d'une ligne dans ces récits si souvent
-renouvelés et toujours aussi fidèles.</p>
+<p>La duchesse questionna M. de Jaucourt, et il lui répondit avec une
+extrême exactitude. Quoique quinze ans se fussent écoulés depuis cette
+époque, les faits étaient classés dans sa tête avec une telle netteté,
+qu'il ne déviait jamais d'une ligne dans ces récits si souvent
+renouvelés et toujours aussi fidèles.</p>
-<p>Le chevalier de Jaucourt avait alors près de vingt-sept à vingt-huit
-ans; sa taille était fort élégante et sa démarche avait de la
-noblesse et du <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> laisser-aller<a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a><a href="#footnote50" title="Go to footnote 50"><span class="smaller">[50]</span></a>.&mdash;Son visage était pâle et
+<p>Le chevalier de Jaucourt avait alors près de vingt-sept à vingt-huit
+ans; sa taille était fort élégante et sa démarche avait de la
+noblesse et du <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> laisser-aller<a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a><a href="#footnote50" title="Go to footnote 50"><span class="smaller">[50]</span></a>.&mdash;Son visage était pâle et
rond, ce qui lui avait fait donner le surnom de <i>Clair de Lune</i>. La
-vraie raison de ce surnom aussi était une mélancolie profonde dont on
-ignorait le motif. Cette aventure de sa jeunesse en était-elle la
+vraie raison de ce surnom aussi était une mélancolie profonde dont on
+ignorait le motif. Cette aventure de sa jeunesse en était-elle la
cause? elle troublait ses nuits, elle troublait ses jours<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a><a href="#footnote51" title="Go to footnote 51"><span class="smaller">[51]</span></a>!... il y
rapportait tout ce qui survenait dans sa vie... Une passion qui
-l'occupait vivement était également pour beaucoup dans cette tristesse
+l'occupait vivement était également pour beaucoup dans cette tristesse
douce et calme qui lui avait fait donner son surnom... Ses yeux
-étaient noirs et charmants dans leur regard; mais une particularité
-étrange, c'est qu'il ne mettait pas de poudre à cette époque!...
-C'était une singularité tellement remarquable qu'il fallait un bien
-puissant motif pour l'autoriser. Il portait donc ses cheveux négligés
-et sans poudre, ce qui lui allait à ravir... M. de Conflans aussi;
-mais chez lui c'était une manie: il prétendait que c'était parce que
-sa tête <i>fumait</i> comme <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> un <i>volcan</i> aussitôt qu'il y mettait
-de la poudre. Cette raison ne valait rien. S'il eût voulu, il y avait
+étaient noirs et charmants dans leur regard; mais une particularité
+étrange, c'est qu'il ne mettait pas de poudre à cette époque!...
+C'était une singularité tellement remarquable qu'il fallait un bien
+puissant motif pour l'autoriser. Il portait donc ses cheveux négligés
+et sans poudre, ce qui lui allait à ravir... M. de Conflans aussi;
+mais chez lui c'était une manie: il prétendait que c'était parce que
+sa tête <i>fumait</i> comme <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> un <i>volcan</i> aussitôt qu'il y mettait
+de la poudre. Cette raison ne valait rien. S'il eût voulu, il y avait
d'autres moyens de poudrer ses cheveux. Le fait est que ses cheveux
-frisaient ou plutôt bouclaient parfaitement, comme Just de Noailles,
-qui ressemblait à l'Antinoüs.</p>
-
-<p>L'esprit de M. le chevalier de Jaucourt était charmant et, comme son
-visage, doux, calme et un peu porté à la tristesse. Il était aimé
-généralement de tous ceux qui le connaissaient, et son amabilité avait
-un charme qui rendait bientôt son commerce nécessaire lorsqu'on savait
-l'apprécier. Au reste, il n'était pas toujours <i>triste</i> et le prouvait
-en racontant avec grâce<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a><a href="#footnote52" title="Go to footnote 52"><span class="smaller">[52]</span></a>...</p>
-
-<p>&mdash;La bonté de Madame, dit le chevalier de Jaucourt, l'a entraînée trop
-loin, et je m'aperçois qu'il règne ici une sorte de tristesse... Il
-n'en est pas de même dans le salon de madame de Livry, <span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> d'où
+frisaient ou plutôt bouclaient parfaitement, comme Just de Noailles,
+qui ressemblait à l'Antinoüs.</p>
+
+<p>L'esprit de M. le chevalier de Jaucourt était charmant et, comme son
+visage, doux, calme et un peu porté à la tristesse. Il était aimé
+généralement de tous ceux qui le connaissaient, et son amabilité avait
+un charme qui rendait bientôt son commerce nécessaire lorsqu'on savait
+l'apprécier. Au reste, il n'était pas toujours <i>triste</i> et le prouvait
+en racontant avec grâce<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a><a href="#footnote52" title="Go to footnote 52"><span class="smaller">[52]</span></a>...</p>
+
+<p>&mdash;La bonté de Madame, dit le chevalier de Jaucourt, l'a entraînée trop
+loin, et je m'aperçois qu'il règne ici une sorte de tristesse... Il
+n'en est pas de même dans le salon de madame de Livry, <span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> d'où
je sors en ce moment: c'est comme le camp d'Agramant.</p>
<p class="center">MADAME DE BLOT.</p>
@@ -3354,28 +3312,28 @@ je sors en ce moment: c'est comme le camp d'Agramant.</p>
<p class="center">M. DE JAUCOURT.</p>
-<p>Oh! rien de nouveau, quant à ce qui concerne madame de Livry;
+<p>Oh! rien de nouveau, quant à ce qui concerne madame de Livry;
cependant il y a eu ce soir redoublement dans la manifestation de son
humeur folle, elle avait beaucoup de monde... Je ne sais comment le
marquis de Hautefeuille et elle se prirent de querelle sur un sujet
quelconque... Vous savez que madame de Livry n'est pas difficile sur
-le sujet d'une dispute, elle est fort coulante là-dessus... M. de
-Hautefeuille, de son côté, était bien disposé apparemment, et tout
-aussitôt que la balle lui fut lancée il la releva et <i>servit</i> madame
-de Livry comme elle le voulait, c'est-à-dire que la querelle fut
-engagée... Elle s'anima si bien et madame de Livry le prit sur un tel
-diapason, que M. de Hautefeuille se réfugia à l'autre bout du
-salon.&mdash;Monsieur, lui cria madame de Livry, vous êtes
-absurde.&mdash;Madame, répliqua M. de Hautefeuille, à tout seigneur tout
+le sujet d'une dispute, elle est fort coulante là-dessus... M. de
+Hautefeuille, de son côté, était bien disposé apparemment, et tout
+aussitôt que la balle lui fut lancée il la releva et <i>servit</i> madame
+de Livry comme elle le voulait, c'est-à-dire que la querelle fut
+engagée... Elle s'anima si bien et madame de Livry le prit sur un tel
+diapason, que M. de Hautefeuille se réfugia à l'autre bout du
+salon.&mdash;Monsieur, lui cria madame de Livry, vous êtes
+absurde.&mdash;Madame, répliqua M. de Hautefeuille, à tout seigneur tout
honneur... vous passez avant moi... L'affaire s'engageait bien assez
-sans ce dernier mot; mais à peine fut-il prononcé que madame de Livry
-<span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> leva le pied, et lança de toute sa force une de ses petites
-mules à la tête du marquis de Hautefeuille... Dire les rires et les
-cris de joie de tout ce qui était dans le salon de madame de Livry ne
-se peut décrire... M. de Hautefeuille, désarmé par cette
-<i>gracieuseté</i>, rapporta à son antagoniste la mule de Cendrillon; car
-en vérité je n'ai vu de ma vie un plus joli, un plus petit pied, et la
-dispute fut terminée...</p>
+sans ce dernier mot; mais à peine fut-il prononcé que madame de Livry
+<span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> leva le pied, et lança de toute sa force une de ses petites
+mules à la tête du marquis de Hautefeuille... Dire les rires et les
+cris de joie de tout ce qui était dans le salon de madame de Livry ne
+se peut décrire... M. de Hautefeuille, désarmé par cette
+<i>gracieuseté</i>, rapporta à son antagoniste la mule de Cendrillon; car
+en vérité je n'ai vu de ma vie un plus joli, un plus petit pied, et la
+dispute fut terminée...</p>
<p class="center">MADAME DE POLIGNAC.</p>
@@ -3383,88 +3341,88 @@ dispute fut terminée...</p>
<p class="center">MADAME DE BLOT.</p>
-<p>En vérité! La trouvez-vous <i>charmante</i>? Moi je trouve qu'elle est fort
-peu mesurée, et voilà tout: le monde devrait lui demander compte de
+<p>En vérité! La trouvez-vous <i>charmante</i>? Moi je trouve qu'elle est fort
+peu mesurée, et voilà tout: le monde devrait lui demander compte de
son peu de respect pour lui.</p>
<p class="center">MADAME DE GENLIS.</p>
<p>Mais madame de Livry va fort rarement dans le monde, et, quoiqu'elle
-reçoive beaucoup, elle sort fort peu. Sa maison est agréable, ses
-soupers très-bien composés. Je crois avoir eu l'honneur de vous y
+reçoive beaucoup, elle sort fort peu. Sa maison est agréable, ses
+soupers très-bien composés. Je crois avoir eu l'honneur de vous y
voir, madame.</p>
<p class="center">MADAME DE BLOT.</p>
<p>Cela ne prouve rien. Je vais chez des gens que <span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> je trouve
-ridicules; ne faites-vous pas de même?</p>
+ridicules; ne faites-vous pas de même?</p>
-<p>Madame de Genlis ne répondit pas. Madame de Blot continua avec
+<p>Madame de Genlis ne répondit pas. Madame de Blot continua avec
aigreur:</p>
-<p>&mdash;Je n'ai jamais vu une femme aussi peu mesurée dans ses propos au
+<p>&mdash;Je n'ai jamais vu une femme aussi peu mesurée dans ses propos au
milieu d'un cercle de femmes que madame de Livry: vous ne pouvez le
nier.</p>
<p class="center">MADAME DE GENLIS.</p>
-<p>Mais une chose qu'on ne peut <i>nier</i> aussi, c'est que sa réputation est
-excellente, et qu'elle est aussi sage et <i>mesurée</i> dans les choses
+<p>Mais une chose qu'on ne peut <i>nier</i> aussi, c'est que sa réputation est
+excellente, et qu'elle est aussi sage et <i>mesurée</i> dans les choses
essentielles qu'elle l'est peu dans les affaires du monde. N'est-il
pas vrai, M. de Jaucourt?</p>
-<p>M. de Jaucourt était à l'autre bout de la chambre avec le duc de
+<p>M. de Jaucourt était à l'autre bout de la chambre avec le duc de
Chartres, dont la physionomie exprimait en ce moment de vives et
profondes impressions... Il parlait, et paraissait parler avec
-action... Il parlait bas, et lorsque sa voix s'élevait malgré lui, il
-l'abaissait, et se calmait aussitôt... Madame de Genlis répéta deux
-fois le nom de M. de Jaucourt sans que le chevalier lui répondît...
-Vivement intriguée par cette conférence, et choquée peut-être aussi du
-peu de cas que le duc de Chartres lui-même faisait de sa parole,
-madame de Genlis allait recommencer une troisième fois lorsque la
+action... Il parlait bas, et lorsque sa voix s'élevait malgré lui, il
+l'abaissait, et se calmait aussitôt... Madame de Genlis répéta deux
+fois le nom de M. de Jaucourt sans que le chevalier lui répondît...
+Vivement intriguée par cette conférence, et choquée peut-être aussi du
+peu de cas que le duc de Chartres lui-même faisait de sa parole,
+madame de Genlis allait recommencer une troisième fois lorsque la
porte du salon s'ouvrit, et l'on vit entrer le marquis de Conflans...
-Il était fort beau, comme <span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> on sait, et cette beauté venait en
-grande partie de ses cheveux, qui étaient noirs et bouclés et qu'il
-portait sans poudre... Lorsqu'il était en uniforme il était vraiment
-remarquable, surtout par cette tête à l'antique au milieu des frisures
-que l'on portait alors.... Ce même soir il était en uniforme, parce
-qu'il venait prendre congé<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a><a href="#footnote53" title="Go to footnote 53"><span class="smaller">[53]</span></a>, et l'habit de hussard, qu'il portait
+Il était fort beau, comme <span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> on sait, et cette beauté venait en
+grande partie de ses cheveux, qui étaient noirs et bouclés et qu'il
+portait sans poudre... Lorsqu'il était en uniforme il était vraiment
+remarquable, surtout par cette tête à l'antique au milieu des frisures
+que l'on portait alors.... Ce même soir il était en uniforme, parce
+qu'il venait prendre congé<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a><a href="#footnote53" title="Go to footnote 53"><span class="smaller">[53]</span></a>, et l'habit de hussard, qu'il portait
admirablement, lui donnait une expression presque nouvelle qui lui
-valut plusieurs conquêtes qui n'auraient pas songé à lui sans cela, à
-ce qu'il disait. En le voyant, le duc de Chartres alla aussitôt à lui
-et l'accueillit avec amitié... Il l'aimait beaucoup ainsi que M.
-d'Argenson (M. Voyer). Avec M. de Conflans était madame la comtesse de
-Montauban (mère de madame de Clermont-Galerande) excellente femme,
-ayant un esprit fort original et parfois des reparties extrêmement
+valut plusieurs conquêtes qui n'auraient pas songé à lui sans cela, à
+ce qu'il disait. En le voyant, le duc de Chartres alla aussitôt à lui
+et l'accueillit avec amitié... Il l'aimait beaucoup ainsi que M.
+d'Argenson (M. Voyer). Avec M. de Conflans était madame la comtesse de
+Montauban (mère de madame de Clermont-Galerande) excellente femme,
+ayant un esprit fort original et parfois des reparties extrêmement
plaisantes... Elle disait souvent aussi des choses qui avaient une
-originalité qui ne plaisait pas à tout le monde, parce qu'elle était
-fort distraite.&mdash;Elle me fait toujours peur, dit-elle tout bas à
+originalité qui ne plaisait pas à tout le monde, parce qu'elle était
+fort distraite.&mdash;Elle me fait toujours peur, dit-elle tout bas à
madame de Genlis en lui montrant madame de Polignac.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> &mdash;Pourquoi... je vous assure qu'elle n'est pas aussi à
-redouter qu'on le dit; il ne s'agit que de prendre position vis-à-vis
+<p><span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> &mdash;Pourquoi... je vous assure qu'elle n'est pas aussi à
+redouter qu'on le dit; il ne s'agit que de prendre position vis-à-vis
d'elle<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a><a href="#footnote54" title="Go to footnote 54"><span class="smaller">[54]</span></a>.</p>
<p>&mdash;Bon! ce n'est pas pour cela, mon c&oelig;ur!... je ne crains personne,
-je vous dirai, dans ce genre-là, parce qu'alors je mords comme une
+je vous dirai, dans ce genre-là, parce qu'alors je mords comme une
autre... Non, ce n'est pas cela; mais toutes les fois qu'avec sa
-figure de singe elle se place à côté de moi au jeu, je suis sûre de
-perdre!... C'est odieux, cela... Enfin, j'avais découvert qu'elle
-portait du musc, et tout aussitôt je lui ai dit que je fuyais le musc,
-et je m'en suis allée... Malheureusement madame de Rochambeau a eu
-vraiment mal aux nerfs par suite de ce <i>musc</i> dont elle est entourée
+figure de singe elle se place à côté de moi au jeu, je suis sûre de
+perdre!... C'est odieux, cela... Enfin, j'avais découvert qu'elle
+portait du musc, et tout aussitôt je lui ai dit que je fuyais le musc,
+et je m'en suis allée... Malheureusement madame de Rochambeau a eu
+vraiment mal aux nerfs par suite de ce <i>musc</i> dont elle est entourée
comme une civette. Alors, pour <i>faire la jeune femme</i> et avoir une
-déférence pour la plus ancienne de tout le Palais-Royal, elle a quitté
+déférence pour la plus ancienne de tout le Palais-Royal, elle a quitté
son musc, et je ne peux plus lui dire qu'elle empeste; je serai
-obligée de lui dire qu'elle m'ennuie.&mdash;Qu'est-ce donc que vous dites
+obligée de lui dire qu'elle m'ennuie.&mdash;Qu'est-ce donc que vous dites
de moi, monsieur de Conflans? Je vois que vous parlez de quelque chose
qui me concerne, car vous me regardez avec Monseigneur et <span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> le
-chevalier de Jaucourt qui est là tranquillement, tandis qu'il serait
+chevalier de Jaucourt qui est là tranquillement, tandis qu'il serait
heure pour lui d'aller faire son office de lune, ajouta-t-elle plus
bas.</p>
-<p>&mdash;C'est vrai, répondit le marquis de Conflans; je parlais de vous,
-madame la comtesse, et je racontais l'aventure et le mot de Danaé.</p>
+<p>&mdash;C'est vrai, répondit le marquis de Conflans; je parlais de vous,
+madame la comtesse, et je racontais l'aventure et le mot de Danaé.</p>
<p>&mdash;Vraiment c'est bien la peine, dit-elle en souriant... elle n'est pas
mal au fait l'histoire! ajouta-t-elle avec une bonhomie comique.</p>
@@ -3473,103 +3431,103 @@ mal au fait l'histoire! ajouta-t-elle avec une bonhomie comique.</p>
Polignac.</p>
<p>&mdash;Vous saurez, dit le marquis de Conflans, que madame la comtesse de
-Montauban était hier au soir à souper chez madame la princesse d'Hénin
-à Versailles. Si le souper eût été servi, madame la comtesse n'aurait
-pas été au jeu, j'en suis sûr; mais comme la table de pharaon était
-alors celle autour de laquelle on se réunissait, madame de Montauban
-était occupée à ponter<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a><a href="#footnote55" title="Go to footnote 55"><span class="smaller">[55]</span></a> avec autant de vigueur que moi... Dans la
+Montauban était hier au soir à souper chez madame la princesse d'Hénin
+à Versailles. Si le souper eût été servi, madame la comtesse n'aurait
+pas été au jeu, j'en suis sûr; mais comme la table de pharaon était
+alors celle autour de laquelle on se réunissait, madame de Montauban
+était occupée à ponter<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a><a href="#footnote55" title="Go to footnote 55"><span class="smaller">[55]</span></a> avec autant de vigueur que moi... Dans la
chaleur de l'action, madame la comtesse fit un paroli de
campagne<a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a><a href="#footnote56" title="Go to footnote 56"><span class="smaller">[56]</span></a>... Le banquier <span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> le lui fit observer avec la
-politesse de l'homme le plus excellemment élevé...</p>
+politesse de l'homme le plus excellemment élevé...</p>
-<p>&mdash;Mon Dieu! cela peut-être, dit madame de Montauban avec une grande
-naïveté...; mais vous conviendrez que c'est un empressement bien
-pardonnable à un ponte...</p>
+<p>&mdash;Mon Dieu! cela peut-être, dit madame de Montauban avec une grande
+naïveté...; mais vous conviendrez que c'est un empressement bien
+pardonnable à un ponte...</p>
-<p>&mdash;Comment trouvez-vous l'excuse?... Un moment après, un gros
+<p>&mdash;Comment trouvez-vous l'excuse?... Un moment après, un gros
monsieur... immense... ayant un nom allemand, qui est aussi long,
-aussi large, aussi gros que sa personne, aussi l'ai-je oublié... vous
+aussi large, aussi gros que sa personne, aussi l'ai-je oublié... vous
le rappelez-vous, madame?</p>
-<p>&mdash;Moi, dit madame de Montauban en ouvrant de grands yeux étonnés, moi
+<p>&mdash;Moi, dit madame de Montauban en ouvrant de grands yeux étonnés, moi
me rappeler le nom de cet homme!... c'est un rustre...</p>
<p>&mdash;Je ne dis pas le contraire: raison de plus pour savoir son nom, et
-le consigner à sa porte.</p>
+le consigner à sa porte.</p>
-<p>&mdash;Mais l'histoire, monsieur de Conflans! s'écria la duchesse de
+<p>&mdash;Mais l'histoire, monsieur de Conflans! s'écria la duchesse de
Chartres....</p>
-<p>&mdash;M'y voici, madame. Madame de Montauban avait derrière elle cette
-cathédrale marchante... et à présent que j'y pense, ce pourrait bien
-être celle de Strasbourg qui était venue là. En attendant il était
-perché sur l'épaule de madame de Montauban, <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> et <i>pontait</i> tant
-qu'il avait de force... et d'argent... ce dont, au reste, il était
-fort bien pourvu comme vous l'allez voir... Dans un moment de colère
+<p>&mdash;M'y voici, madame. Madame de Montauban avait derrière elle cette
+cathédrale marchante... et à présent que j'y pense, ce pourrait bien
+être celle de Strasbourg qui était venue là. En attendant il était
+perché sur l'épaule de madame de Montauban, <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> et <i>pontait</i> tant
+qu'il avait de force... et d'argent... ce dont, au reste, il était
+fort bien pourvu comme vous l'allez voir... Dans un moment de colère
contre le banquier, il fit paroli sur paroli, et en vint au point de
-mettre au tapis une énorme poignée d'or... Mais je ne sais comment
+mettre au tapis une énorme poignée d'or... Mais je ne sais comment
cela se fit: les louis, au lieu d'aller sur le tapis vert, vinrent
tous dans le dos de madame de Montauban.</p>
<p>&mdash;Oui, dans mon dos, dit tranquillement madame de Montauban, qui
-jusque là avait écouté l'histoire comme si elle eût été celle d'une
+jusque là avait écouté l'histoire comme si elle eût été celle d'une
autre.</p>
<p>&mdash;Vous dire les cris du gros Allemand, poursuivit M. de Conflans, ne
-se peut pas avec vérité... c'était une fureur d'insensé d'avoir manqué
+se peut pas avec vérité... c'était une fureur d'insensé d'avoir manqué
son coup, fureur d'autant plus grande, qu'il venait de voir qu'il
-aurait gagné...</p>
+aurait gagné...</p>
<p>&mdash;Je crois bien vraiment, dit madame de Montauban avec un sourire de
-souvenir... J'y ai gagné vingt louis en faisant paroli ce coup-là,
+souvenir... J'y ai gagné vingt louis en faisant paroli ce coup-là,
moi...</p>
-<p>&mdash;Madame de Montauban vient de vous dire elle-même qu'elle était
-occupée à ramasser son argent: aussi fut-elle impassible aux cris et à
-la colère du gros Allemand, jusqu'à ce que son dernier louis fut
-revenu devant elle. Alors se tournant avec une dignité comique vers
+<p>&mdash;Madame de Montauban vient de vous dire elle-même qu'elle était
+occupée à ramasser son argent: aussi fut-elle impassible aux cris et à
+la colère du gros Allemand, jusqu'à ce que son dernier louis fut
+revenu devant elle. Alors se tournant avec une dignité comique vers
le gros homme, elle lui demanda pourquoi donc il criait si fort..., et
-se levant, <span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> elle se mit <i>à se secouer</i> pour faire tomber les
+se levant, <span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> elle se mit <i>à se secouer</i> pour faire tomber les
louis qu'elle avait dans son corset. Le gros homme grommelait je ne
sais trop quelle parole, tandis que madame de Montauban faisait son
-singulier exercice et se donnait un mal épouvantable; enfin elle
+singulier exercice et se donnait un mal épouvantable; enfin elle
surprit, parmi quelques paroles, celle assez plaisante qu'elle faisait
<i>le gros dos</i>.</p>
<p>&mdash;Qu'appelez-vous, monsieur... que croyez-vous donc que je veuille
-faire de votre pluie d'or?... me prenez-vous pour une Danaé?...</p>
+faire de votre pluie d'or?... me prenez-vous pour une Danaé?...</p>
-<p>À ce mot, tout le monde se mit à rire autour de M. de Conflans et de
-madame de Montauban... Ils étaient tous deux excellents dans cette
-affaire, parce que madame de Montauban écoutait son histoire comme si
+<p>À ce mot, tout le monde se mit à rire autour de M. de Conflans et de
+madame de Montauban... Ils étaient tous deux excellents dans cette
+affaire, parce que madame de Montauban écoutait son histoire comme si
M. de Conflans la composait, et toutefois elle prenait la parole pour
continuer ou pour rectifier...</p>
-<p>&mdash;Conflans, dit le duc de Chartres, tu nous racontes là une histoire
-de ta façon.</p>
+<p>&mdash;Conflans, dit le duc de Chartres, tu nous racontes là une histoire
+de ta façon.</p>
-<p>&mdash;Sur mon honneur, monseigneur, je dis la vérité, et rien que la
-vérité.&mdash;Oui, oui, dit madame de Montauban, il dit vrai... Cet homme,
+<p>&mdash;Sur mon honneur, monseigneur, je dis la vérité, et rien que la
+vérité.&mdash;Oui, oui, dit madame de Montauban, il dit vrai... Cet homme,
cet Allemand, cet Anglais, je ne sais de quel pays il est, il est
-comte, prince même je crois bien... Ne voulait-il pas me mettre la
+comte, prince même je crois bien... Ne voulait-il pas me mettre la
main dans le dos pour y chercher ses louis!... alors je me suis remise
au jeu fort paisiblement, en lui faisant observer qu'on avait
<span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span> vingt-quatre heures pour payer les dettes d'honneur..., et je
-me suis de nouveau mise à ponter avec un bonheur inouï.</p>
+me suis de nouveau mise à ponter avec un bonheur inouï.</p>
-<p>&mdash;Et votre homme, et son or? demanda le duc de Chartres, tout amusé de
+<p>&mdash;Et votre homme, et son or? demanda le duc de Chartres, tout amusé de
cette histoire.</p>
<p>&mdash;Eh bien! monseigneur, mon homme et son or, tout cela a fort bien
-été. En me déshabillant le soir, ou plutôt ce matin, ma femme de
-chambre a trouvé dix louis, que mon valet de chambre a reportés à la
-cathédrale de Strasbourg. Il aurait dû les rapporter pour lui, mon
-valet de chambre...; mais il paraît que la cathédrale n'est pas
-donnante... Le gros homme a reçu ses louis; et le joli de l'aventure,
-c'est qu'il m'a fait dire que <i>le compte y était</i>... Je vous demande
-un peu qu'est-ce que ça me faisait?... Et mon fils, à qui je raconte
+été. En me déshabillant le soir, ou plutôt ce matin, ma femme de
+chambre a trouvé dix louis, que mon valet de chambre a reportés à la
+cathédrale de Strasbourg. Il aurait dû les rapporter pour lui, mon
+valet de chambre...; mais il paraît que la cathédrale n'est pas
+donnante... Le gros homme a reçu ses louis; et le joli de l'aventure,
+c'est qu'il m'a fait dire que <i>le compte y était</i>... Je vous demande
+un peu qu'est-ce que ça me faisait?... Et mon fils, à qui je raconte
mon aventure, et qui me demande si le gros homme est catholique ou
-protestant... ça m'est encore bien plus égal.</p>
+protestant... ça m'est encore bien plus égal.</p>
<p>&mdash;Eh bien! n'est-ce pas une belle histoire? demanda M. de Conflans.</p>
@@ -3579,1163 +3537,1163 @@ apparition...</p>
<p>M. de Conflans se tourna vivement vers M. le duc de Chartres, et lui
jeta un coup d'&oelig;il interrogateur<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a><a href="#footnote57" title="Go to footnote 57"><span class="smaller">[57]</span></a>, <span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> auquel le prince
-répondit par un signe de tête négatif... La princesse ne vit pas ce
-mouvement, mais madame de Genlis l'avait aperçu... <span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> elle
-regarda elle-même M. de Conflans avec plus d'attention qu'elle ne
-l'avait fait jusque-là.</p>
+répondit par un signe de tête négatif... La princesse ne vit pas ce
+mouvement, mais madame de Genlis l'avait aperçu... <span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> elle
+regarda elle-même M. de Conflans avec plus d'attention qu'elle ne
+l'avait fait jusque-là.</p>
<p>&mdash;Mesdames, je crois qu'il est heure de nous <span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> retirer, dit la
-princesse en se levant et donnant le signal du départ; et, saluant
-avec une gracieuse bonté, elle rentra dans l'intérieur de ses
+princesse en se levant et donnant le signal du départ; et, saluant
+avec une gracieuse bonté, elle rentra dans l'intérieur de ses
appartements.</p>
<h2><span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> SALON<br>
DE<br>
MADAME LA COMTESSE DE GENLIS.<br>
-<span class="smaller">PREMIÈRE ÉPOQUE.<br>
+<span class="smaller">PREMIÈRE ÉPOQUE.<br>
AVANT LE PALAIS-ROYAL, BELLE-CHASSE ET L'ARSENAL.</span></h2>
-<p>J'ai peu vécu avec madame de Genlis; je ne suis même allée que deux
+<p>J'ai peu vécu avec madame de Genlis; je ne suis même allée que deux
fois chez elle avec le cardinal Maury, qui voulait former entre nous
-une liaison qui était impossible, parce que j'aimais avec passion le
-talent et le caractère de madame de Staël, dont elle s'était déclarée
-l'ennemie; mais j'ai passé ma vie avec les personnes de France qui
-pouvaient le mieux me la faire connaître: <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> l'une était sa
+une liaison qui était impossible, parce que j'aimais avec passion le
+talent et le caractère de madame de Staël, dont elle s'était déclarée
+l'ennemie; mais j'ai passé ma vie avec les personnes de France qui
+pouvaient le mieux me la faire connaître: <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> l'une était sa
tante, madame de Montesson<a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a><a href="#footnote58" title="Go to footnote 58"><span class="smaller">[58]</span></a>, et les autres les plus intimes de la
-société de M. le duc d'Orléans. Madame de Genlis rentrait en France au
-moment de mon mariage. J'avais été prévenue en sa faveur par ses
-livres. <i>Adèle et Théodore</i>, ce <i>chef-d'&oelig;uvre</i> si vanté, qui n'est
+société de M. le duc d'Orléans. Madame de Genlis rentrait en France au
+moment de mon mariage. J'avais été prévenue en sa faveur par ses
+livres. <i>Adèle et Théodore</i>, ce <i>chef-d'&oelig;uvre</i> si vanté, qui n'est
plus aujourd'hui qu'un ouvrage toujours remarquable, mais enfin
-susceptible de comparaison avec un autre livre, <i>Adèle et Théodore</i> me
-paraissait sublime... Ma mère, qui ne lisait jamais, et n'avait en
-toute sa vie lu que <i>Télémaque</i>, se faisait lire <i>Adèle et Théodore</i>,
+susceptible de comparaison avec un autre livre, <i>Adèle et Théodore</i> me
+paraissait sublime... Ma mère, qui ne lisait jamais, et n'avait en
+toute sa vie lu que <i>Télémaque</i>, se faisait lire <i>Adèle et Théodore</i>,
et retrouvait une foule de personnages de sa connaissance parfaitement
-dépeints dans beaucoup de portraits de cet ouvrage. Le vieux comte de
-Périgord (oncle de M. de Talleyrand) reconnaissait aussi des gens de
+dépeints dans beaucoup de portraits de cet ouvrage. Le vieux comte de
+Périgord (oncle de M. de Talleyrand) reconnaissait aussi des gens de
sa connaissance lorsque le jeudi<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a><a href="#footnote59" title="Go to footnote 59"><span class="smaller">[59]</span></a> je lisais haut <span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> avant et
-après le dîner. J'avais donc beaucoup de raisons pour me laisser aller
-à de l'attrait, si j'en eusse ressenti pour elle; mais ce fut tout le
-contraire. Madame de Staël ne m'a jamais fait éprouver un pareil
-sentiment: j'ai admiré aussitôt que j'ai lu et entendu cette femme
-étonnante, sans qu'elle me commandât de le faire; et il y a en moi,
-pour madame de Genlis, une répulsion que je ne puis vaincre: elle
-s'impose avec une telle autorité, qu'elle inspire aussitôt l'envie de
-résister. Nous avons en nous l'esprit de contradiction, mais c'est là
+après le dîner. J'avais donc beaucoup de raisons pour me laisser aller
+à de l'attrait, si j'en eusse ressenti pour elle; mais ce fut tout le
+contraire. Madame de Staël ne m'a jamais fait éprouver un pareil
+sentiment: j'ai admiré aussitôt que j'ai lu et entendu cette femme
+étonnante, sans qu'elle me commandât de le faire; et il y a en moi,
+pour madame de Genlis, une répulsion que je ne puis vaincre: elle
+s'impose avec une telle autorité, qu'elle inspire aussitôt l'envie de
+résister. Nous avons en nous l'esprit de contradiction, mais c'est là
surtout que nous le trouvons plus actif que jamais... J'ai connu des
-amis de madame de Genlis qui la défendaient de ce reproche de
-<i>fatuité</i>; mais la preuve en est donnée par elle-même. Lisez ses
-<i>Mémoires</i>.</p>
+amis de madame de Genlis qui la défendaient de ce reproche de
+<i>fatuité</i>; mais la preuve en est donnée par elle-même. Lisez ses
+<i>Mémoires</i>.</p>
<p>L'existence sociale de madame la comtesse de Genlis est une sorte de
-problème difficile à résoudre; elle se compose d'une foule de
+problème difficile à résoudre; elle se compose d'une foule de
contradictions plus extraordinaires les unes que les autres. Elle
-était d'une famille noble dont le nom et les alliances lui donnèrent à
-huit ans le droit d'être nommée chanoinesse du chapitre d'Alix à
-Lyon, et elle se <span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> nomma jusqu'à son mariage madame la comtesse
-de Lancy. Elle épousa M. de Genlis, homme de grande qualité et allié
-de près à toutes les grandes familles du royaume; et jamais cependant
+était d'une famille noble dont le nom et les alliances lui donnèrent à
+huit ans le droit d'être nommée chanoinesse du chapitre d'Alix à
+Lyon, et elle se <span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> nomma jusqu'à son mariage madame la comtesse
+de Lancy. Elle épousa M. de Genlis, homme de grande qualité et allié
+de près à toutes les grandes familles du royaume; et jamais cependant
madame de Genlis n'eut dans le monde l'attitude d'une grande dame...
-Parlant toujours <i>de vertu</i>, <i>de piété</i>, <i>de devoirs</i>, elle n'eut
-jamais dans toute sa vie la moindre considération, tout en fulminant
-contre les femmes qui avaient un amant... publiant des traités sur
-l'amitié, des protocoles d'affection de toutes les sortes, ayant
-toujours une collection de souvenirs pour chaque jour de l'année, et
-finissant par mourir isolée, sans un ami véritable pour lui fermer les
-yeux... Quelle est la morale de ces réflexions?... Une bien triste!...</p>
+Parlant toujours <i>de vertu</i>, <i>de piété</i>, <i>de devoirs</i>, elle n'eut
+jamais dans toute sa vie la moindre considération, tout en fulminant
+contre les femmes qui avaient un amant... publiant des traités sur
+l'amitié, des protocoles d'affection de toutes les sortes, ayant
+toujours une collection de souvenirs pour chaque jour de l'année, et
+finissant par mourir isolée, sans un ami véritable pour lui fermer les
+yeux... Quelle est la morale de ces réflexions?... Une bien triste!...</p>
<p>Quoi qu'il en soit, madame de Genlis, puis madame de Sillery, et enfin
-madame de Genlis a été assez influente sur nos affaires à l'époque où
+madame de Genlis a été assez influente sur nos affaires à l'époque où
nous sommes dans cet ouvrage pour que nous lui donnions un moment de
-spéciale attention. L'importance que cette femme eut sur les destinées
+spéciale attention. L'importance que cette femme eut sur les destinées
de la France est d'une telle nature que nous devons nous en occuper,
-et d'autant mieux qu'elle met à nier une foule de faits les plus
-notoires de ce temps, où son nom se trouve mêlé, une telle naïveté,
-qu'en vérité il est impossible de ne se pas croire sous une sorte de
-prestige lorsqu'on lit <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> en même temps ces pages où elle
-prétend n'avoir jamais parlé à des hommes que non-seulement elle
-devait connaître comme rapports de société, mais dont elle devait être
-l'amie. Longtemps avant les premiers éclats de la Révolution, madame
-de Genlis préparait cette influence qui éclata ensuite comme une bombe
-maudite, et couvrit de ses éclats jusqu'à celle qui avait préparé la
-mèche et l'avait peut-être allumée.</p>
-
-<p>C'est une vie bizarre que celle qu'elle avait menée dans sa première
-jeunesse, s'il faut le dire. Cette vie nomade, ambulante, avait à
-cette époque surtout un caractère d'autant plus étrange qu'il était
-inusité: ne quittant un château que pour aller dans un autre, se
-déguisant en paysanne pour courir la campagne... allant ou du moins
-voulant aller de Genlis à Paris à franc étrier et en bottes fortes, et
-trouvant, heureusement pour elle, un maître de poste dont la raison
+et d'autant mieux qu'elle met à nier une foule de faits les plus
+notoires de ce temps, où son nom se trouve mêlé, une telle naïveté,
+qu'en vérité il est impossible de ne se pas croire sous une sorte de
+prestige lorsqu'on lit <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> en même temps ces pages où elle
+prétend n'avoir jamais parlé à des hommes que non-seulement elle
+devait connaître comme rapports de société, mais dont elle devait être
+l'amie. Longtemps avant les premiers éclats de la Révolution, madame
+de Genlis préparait cette influence qui éclata ensuite comme une bombe
+maudite, et couvrit de ses éclats jusqu'à celle qui avait préparé la
+mèche et l'avait peut-être allumée.</p>
+
+<p>C'est une vie bizarre que celle qu'elle avait menée dans sa première
+jeunesse, s'il faut le dire. Cette vie nomade, ambulante, avait à
+cette époque surtout un caractère d'autant plus étrange qu'il était
+inusité: ne quittant un château que pour aller dans un autre, se
+déguisant en paysanne pour courir la campagne... allant ou du moins
+voulant aller de Genlis à Paris à franc étrier et en bottes fortes, et
+trouvant, heureusement pour elle, un maître de poste dont la raison
valait mieux que la sienne... mystifiant tous ceux qui lui tombaient
-sous la main, mangeant des poissons crus, et tout cela à dix-huit ans,
+sous la main, mangeant des poissons crus, et tout cela à dix-huit ans,
avec une jolie figure; jouant de la harpe comme Apollon, jouant la
-comédie comme Thalie, dansant comme Terpsichore, faisant des armes
-comme Bellone, sage comme Minerve, voilà comment se trouvait en ce
-monde madame de Genlis, ainsi que je l'ai déjà dit, lorsqu'elle
-<span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> fut nommée dame pour accompagner madame la duchesse de
+comédie comme Thalie, dansant comme Terpsichore, faisant des armes
+comme Bellone, sage comme Minerve, voilà comment se trouvait en ce
+monde madame de Genlis, ainsi que je l'ai déjà dit, lorsqu'elle
+<span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> fut nommée dame pour accompagner madame la duchesse de
Chartres...</p>
<p>On ne pouvait pas parler du salon de madame de Genlis avec cette vie
nomade que je viens de rappeler. Le moyen de fixer une telle personne
-en un même lieu plusieurs mois de suite?... Un seul endroit cependant
-était celui de sa prédilection: c'était le château de Sillery, lorsque
-surtout il appartenait à M. et à madame de Puisieux<a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a><a href="#footnote60" title="Go to footnote 60"><span class="smaller">[60]</span></a>... La raison
-<span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> qui lui fit prendre la route qu'elle suivit alors peut être
-bonne; je ne déciderai rien à cet égard. Je dirai seulement que ce
-salon de Sillery devait être une singulière école pour une jeune
+en un même lieu plusieurs mois de suite?... Un seul endroit cependant
+était celui de sa prédilection: c'était le château de Sillery, lorsque
+surtout il appartenait à M. et à madame de Puisieux<a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a><a href="#footnote60" title="Go to footnote 60"><span class="smaller">[60]</span></a>... La raison
+<span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> qui lui fit prendre la route qu'elle suivit alors peut être
+bonne; je ne déciderai rien à cet égard. Je dirai seulement que ce
+salon de Sillery devait être une singulière école pour une jeune
personne, <span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> lorsque madame de Genlis y tenait son cours de
-bonnes manières, à l'usage des jeunes filles qui doivent être
-<i>modestes et retirées dans leur intérieur</i>; <span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> c'est une sorte
+bonnes manières, à l'usage des jeunes filles qui doivent être
+<i>modestes et retirées dans leur intérieur</i>; <span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> c'est une sorte
de parade, et pas autre chose<a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a><a href="#footnote61" title="Go to footnote 61"><span class="smaller">[61]</span></a>...</p>
<p>Avant d'entrer au Palais-Royal, madame de Genlis eut cependant pendant
un hiver <i>un salon</i> fort remarquable, en ce qu'il n'eut pas beaucoup
-d'imitateurs. Ce mouvement qui la portait à de continuels voyages se
-concentra dans l'intérieur de sa maison, mais avec le même désir de
-plaisirs et de fêtes.&mdash;Il se mêlait à cette activité joyeuse les
-relations douces et paisibles d'une amitié comme il s'en voit peu
-aussi de nos jours. Madame de Genlis était intimement liée avec la
-comtesse de Custine. C'était une personne de la plus haute vertu,
+d'imitateurs. Ce mouvement qui la portait à de continuels voyages se
+concentra dans l'intérieur de sa maison, mais avec le même désir de
+plaisirs et de fêtes.&mdash;Il se mêlait à cette activité joyeuse les
+relations douces et paisibles d'une amitié comme il s'en voit peu
+aussi de nos jours. Madame de Genlis était intimement liée avec la
+comtesse de Custine. C'était une personne de la plus haute vertu,
comme je l'ai dit dans l'article qui la concerne. Madame de Genlis y
-allait tous les samedis régulièrement, mais madame de Custine allait
-moins chez elle; elle vivait fort retirée, et cette solitude à
-laquelle ses goûts la portaient l'éloignait des plaisirs bruyants que
+allait tous les samedis régulièrement, mais madame de Custine allait
+moins chez elle; elle vivait fort retirée, et cette solitude à
+laquelle ses goûts la portaient l'éloignait des plaisirs bruyants que
madame de Genlis provoquait chaque jour.</p>
-<p>Chez madame de Genlis, on voyait déjà, à cette époque, quoiqu'elle fût
-encore fort jeune femme, combien elle aurait un jour le goût,
+<p>Chez madame de Genlis, on voyait déjà, à cette époque, quoiqu'elle fût
+encore fort jeune femme, combien elle aurait un jour le goût,
non-seulement d'apprendre et de savoir, mais de vouloir <span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span>
-qu'on ne l'ignorât pas.&mdash;Elle rassemblait chez elle des savants, des
-artistes, chose alors encore assez inusitée dans la haute compagnie.
+qu'on ne l'ignorât pas.&mdash;Elle rassemblait chez elle des savants, des
+artistes, chose alors encore assez inusitée dans la haute compagnie.
Le fameux Cramer, violon fort habile, ainsi que Jarnowitz, Duport, sur
le violoncelle; mademoiselle Baillon<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a><a href="#footnote62" title="Go to footnote 62"><span class="smaller">[62]</span></a>, sur le piano; madame de
Genlis, sur la harpe et pour le chant; mais surtout Albanezi, chanteur
italien; Friseri, sur sa mandoline, tous ces talents composaient des
concerts charmants.&mdash;On jouait des proverbes&mdash;des charades en action;
on mettait un fait quelconque en ballet, et on en faisait un
-quadrille. Ce fut ce même hiver que madame de Genlis inventa une mode
+quadrille. Ce fut ce même hiver que madame de Genlis inventa une mode
fort originale, qui fut suivie avec une sorte de fureur. La mode de
jouer des proverbes continuant toujours, madame de Genlis fit un
-quadrille appelé <i>les Proverbes</i>. Chaque couple formait un proverbe
-dans la marche deux à deux qui toujours précédait la danse principale.
-La duchesse de Lauzun, habillée fort simplement et parée de sa seule
-beauté, avait seulement une ceinture grise, et la devise était:</p>
+quadrille appelé <i>les Proverbes</i>. Chaque couple formait un proverbe
+dans la marche deux à deux qui toujours précédait la danse principale.
+La duchesse de Lauzun, habillée fort simplement et parée de sa seule
+beauté, avait seulement une ceinture grise, et la devise était:</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> «<i>Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée.</i>»</p>
+<p><span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> «<i>Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée.</i>»</p>
-<p>Elle était menée par M. de Belzunce.</p>
+<p>Elle était menée par M. de Belzunce.</p>
-<p>La duchesse de Liancourt, dont l'esprit et la grâce prouvaient dès
-cette époque que les femmes destinées à porter ce nom seraient
+<p>La duchesse de Liancourt, dont l'esprit et la grâce prouvaient dès
+cette époque que les femmes destinées à porter ce nom seraient
aimables, spirituelles et gracieuses, madame la duchesse de Liancourt
-était menée par le comte de Boulainvilliers, et leur proverbe était:</p>
+était menée par le comte de Boulainvilliers, et leur proverbe était:</p>
-<p>«<i>À vieux chat jeune souris.</i>»</p>
+<p>«<i>À vieux chat jeune souris.</i>»</p>
-<p>M. de Saint-Julien, un des hommes les plus agréables de la société de
-Paris, menait madame de Marigny; leur proverbe était singulier en
-raison de ce qui l'avait motivé. M. de Saint-Julien était déguisé en
-Maure... son visage était teint... Madame de Marigny tenait un
-mouchoir à la main, et de temps à autre elle le passait sur le visage
-noirci de M. de Saint-Julien; le proverbe était:</p>
+<p>M. de Saint-Julien, un des hommes les plus agréables de la société de
+Paris, menait madame de Marigny; leur proverbe était singulier en
+raison de ce qui l'avait motivé. M. de Saint-Julien était déguisé en
+Maure... son visage était teint... Madame de Marigny tenait un
+mouchoir à la main, et de temps à autre elle le passait sur le visage
+noirci de M. de Saint-Julien; le proverbe était:</p>
-<p>«<i>À laver la tête d'un Maure, on perd sa lessive.</i>»</p>
+<p>«<i>À laver la tête d'un Maure, on perd sa lessive.</i>»</p>
<p>Madame de Genlis venait ensuite, conduite par le vicomte de Laval
-magnifiquement vêtu, tandis qu'elle était habillée en paysanne....
-Elle avait l'air fort gai et fort animé, tandis que le vicomte de
-Laval, fort triste naturellement et presque toujours ennuyé, et tout
-chargé de pierreries, semblait succomber à un sommeil invincible;
-leur devise était:</p>
+magnifiquement vêtu, tandis qu'elle était habillée en paysanne....
+Elle avait l'air fort gai et fort animé, tandis que le vicomte de
+Laval, fort triste naturellement et presque toujours ennuyé, et tout
+chargé de pierreries, semblait succomber à un sommeil invincible;
+leur devise était:</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> «<i>Contentement passe richesse.</i>»</p>
+<p><span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> «<i>Contentement passe richesse.</i>»</p>
-<p>Gardel, alors l'homme le plus à la mode pour ces sortes de
+<p>Gardel, alors l'homme le plus à la mode pour ces sortes de
divertissements, fit la figure du quadrille, qui signifiait aussi un
proverbe:</p>
-<p>«<i>Reculer pour mieux sauter.</i>»</p>
+<p>«<i>Reculer pour mieux sauter.</i>»</p>
<p>Gardel s'y surpassa, et fit la plus charmante figure de contre-danse
-et la plus animée qu'on puisse voir. Cette figure ressemblait beaucoup
-à une mazourka... Madame de Genlis en avait composé l'air.</p>
-
-<p>On comprend qu'une vie aussi joyeuse devait être une vie de bonheur
-pour une jeune et jolie femme comme madame de Genlis. Son intérieur
-était heureux, du moins d'après ce qu'elle dit elle-même. M. de Genlis
-l'aimait avec <i>passion</i>, et partageait tous ses plaisirs ou plutôt
-toutes ses folies: il était lui-même un homme fort spirituel, faisait
-de jolis vers, jouait la comédie à ravir, et avait toute la corruption
-nécessaire pour être l'un des hommes les plus agréables dans un cercle
-où cette corruption était absolument nécessaire. M. de Sillery a été
-parfaitement dépeint à cet égard dans un ouvrage de beaucoup d'esprit
-qui parut il y a quelques années...</p>
-
-<p>Madame de Genlis jouait la comédie chez elle à cette époque, malgré
-son retour à Paris (c'était ordinairement jusque-là un amusement
-uniquement <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> réservé pour la campagne, mais elle eut toujours
-besoin de faire de l'effet), aidée, dans le commencement, par
+et la plus animée qu'on puisse voir. Cette figure ressemblait beaucoup
+à une mazourka... Madame de Genlis en avait composé l'air.</p>
+
+<p>On comprend qu'une vie aussi joyeuse devait être une vie de bonheur
+pour une jeune et jolie femme comme madame de Genlis. Son intérieur
+était heureux, du moins d'après ce qu'elle dit elle-même. M. de Genlis
+l'aimait avec <i>passion</i>, et partageait tous ses plaisirs ou plutôt
+toutes ses folies: il était lui-même un homme fort spirituel, faisait
+de jolis vers, jouait la comédie à ravir, et avait toute la corruption
+nécessaire pour être l'un des hommes les plus agréables dans un cercle
+où cette corruption était absolument nécessaire. M. de Sillery a été
+parfaitement dépeint à cet égard dans un ouvrage de beaucoup d'esprit
+qui parut il y a quelques années...</p>
+
+<p>Madame de Genlis jouait la comédie chez elle à cette époque, malgré
+son retour à Paris (c'était ordinairement jusque-là un amusement
+uniquement <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> réservé pour la campagne, mais elle eut toujours
+besoin de faire de l'effet), aidée, dans le commencement, par
mademoiselle Baillon seulement; car les femmes du monde, dans ce
-temps, ne se lançaient point d'un pas aussi délibéré sur le théâtre du
-monde pour y comparaître tout à la fois comme actrices et comme femmes
-de la société. Les deux rôles étaient difficiles à soutenir et à bien
-jouer en même temps.</p>
-
-<p>Cependant les succès de madame de Genlis inspirèrent de la jalousie;
-cela devait être: on le lui fit sentir à propos de ce quadrille des
-proverbes. On voulut le danser au bal de l'Opéra. Pour faire remarquer
-l'excessive différence des époques, je dirai que madame de Genlis et
-les femmes du quadrille, qui étaient madame la duchesse de Lauzun,
+temps, ne se lançaient point d'un pas aussi délibéré sur le théâtre du
+monde pour y comparaître tout à la fois comme actrices et comme femmes
+de la société. Les deux rôles étaient difficiles à soutenir et à bien
+jouer en même temps.</p>
+
+<p>Cependant les succès de madame de Genlis inspirèrent de la jalousie;
+cela devait être: on le lui fit sentir à propos de ce quadrille des
+proverbes. On voulut le danser au bal de l'Opéra. Pour faire remarquer
+l'excessive différence des époques, je dirai que madame de Genlis et
+les femmes du quadrille, qui étaient madame la duchesse de Lauzun,
madame la duchesse de Liancourt et d'autres personnes de cette classe,
-elle-même, enfin, qui tenait aux premières familles du royaume,
-entrèrent toutes cinq, avec leurs danseurs qui les conduisaient, dans
-la salle de l'Opéra, qui alors était au Palais-Royal; ces dames
-entrèrent à minuit, <i>à visage découvert</i>, et firent ainsi le tour de
+elle-même, enfin, qui tenait aux premières familles du royaume,
+entrèrent toutes cinq, avec leurs danseurs qui les conduisaient, dans
+la salle de l'Opéra, qui alors était au Palais-Royal; ces dames
+entrèrent à minuit, <i>à visage découvert</i>, et firent ainsi le tour de
la salle, attirant plus que l'attention, attendu qu'elles la
-commandaient, parce que le privilége d'un quadrille était de suspendre
+commandaient, parce que le privilége d'un quadrille était de suspendre
toutes les autres danses.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> Ce quadrille des proverbes fit donc son entrée et le tour de
-la salle, et se disposait à commencer son pas de ballet, composé par
-Gardel, lorsque tout-à-coup un énorme chat vint rouler en miaulant
-d'une manière effroyable jusqu'au milieu du groupe de proverbes,
-montrant des griffes qui menaçaient toutes les robes, et roulant deux
-yeux de feu qui faisaient vraiment pâlir les plus intrépides.</p>
-
-<p>Le premier moment fut d'autant plus terrible que le chat, à qui le jeu
-plaisait, se hérissait de plus en plus et devint menaçant. Mais ici la
-scène changea. M. de Saint-Julien, très-ennuyé, à ce qu'il paraît,
-d'être dérangé, soit dans son rôle du quadrille, soit dans celui qu'il
-jouait alors, fut vraiment irrité. On avait d'abord repoussé assez
-doucement l'énorme <i>Rominagrobis</i>. Mais voyant qu'il s'entêtait, ils
-lui donnèrent des coups de pied qui dérangèrent la fourrure de chat
-qui l'enveloppait, et l'on vit le visage barbouillé d'un petit
-Savoyard que les coups de pied commençaient à faire pleurer. Les
-danseurs redoublèrent alors leurs corrections en raison de leur
-colère; car il était évident que c'était un coup monté contre le
+<p><span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> Ce quadrille des proverbes fit donc son entrée et le tour de
+la salle, et se disposait à commencer son pas de ballet, composé par
+Gardel, lorsque tout-à-coup un énorme chat vint rouler en miaulant
+d'une manière effroyable jusqu'au milieu du groupe de proverbes,
+montrant des griffes qui menaçaient toutes les robes, et roulant deux
+yeux de feu qui faisaient vraiment pâlir les plus intrépides.</p>
+
+<p>Le premier moment fut d'autant plus terrible que le chat, à qui le jeu
+plaisait, se hérissait de plus en plus et devint menaçant. Mais ici la
+scène changea. M. de Saint-Julien, très-ennuyé, à ce qu'il paraît,
+d'être dérangé, soit dans son rôle du quadrille, soit dans celui qu'il
+jouait alors, fut vraiment irrité. On avait d'abord repoussé assez
+doucement l'énorme <i>Rominagrobis</i>. Mais voyant qu'il s'entêtait, ils
+lui donnèrent des coups de pied qui dérangèrent la fourrure de chat
+qui l'enveloppait, et l'on vit le visage barbouillé d'un petit
+Savoyard que les coups de pied commençaient à faire pleurer. Les
+danseurs redoublèrent alors leurs corrections en raison de leur
+colère; car il était évident que c'était un coup monté contre le
quadrille. Les spectateurs qui voulaient voir ce fameux quadrille
-prirent parti pour lui, et madame de Genlis fut bientôt vengée du
-mauvais goût de cette attaque. <span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> On sut quel en était l'auteur:
-c'était le duc de Chartres et ses amis... Il ne connaissait pas alors
-madame de Genlis... Les choses changèrent bien, depuis cette soirée,
-et en fort peu de temps. L'opinion des deux frères du prince, que j'ai
-beaucoup connus, M. de Saint-Albin et M. de Saint-Far, était que les
-sentiments qui attachèrent si longtemps M. le duc de Chartres à madame
-de Genlis datent de cette soirée, où il la vit sans en être aperçu.</p>
-
-<p>Madame de Genlis était fort jolie à cette époque, très-fraîche,
-très-gracieuse, et, pour dire le mot, très-<i>agaçante</i>; son esprit,
-d'une haute supériorité, annonçait déjà ce qu'elle serait un jour. Son
-regard était ravissant et ses yeux d'une grande beauté. Son nez un peu
-fort, mais légèrement relevé à l'extrémité, donnait à sa physionomie
-une expression piquante qui, jointe à l'esprit d'observation qui
-dominait tout le reste dans cette jolie tête, devait lui donner une
-véritable séduction. Ses dents étaient encore bien alors, ce qui
-donnait de la grâce à son sourire. Sa taille, sans être élevée, avait
-la juste proportion qui plaît dans une femme... Son cou était
-seulement un peu long. Telle était madame de Genlis à vingt-deux ans.</p>
-
-<p>Le jour de ce quadrille, elle était, comme je l'ai dit, habillée en
-paysanne; sa jupe était d'un taffetas <span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> broché rose sur rose,
-bordée de trois chefs d'argent cousus à plat sur la jupe. Le corset
-était en satin couleur de rose également, lacé par-devant avec un
-ruban de la même nuance, et semblait à peine retenir une chemise de la
-plus fine batiste, bordée d'une magnifique valencienne. La taille de
-madame de Genlis était ravissante à cette époque; elle était aisée,
+prirent parti pour lui, et madame de Genlis fut bientôt vengée du
+mauvais goût de cette attaque. <span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> On sut quel en était l'auteur:
+c'était le duc de Chartres et ses amis... Il ne connaissait pas alors
+madame de Genlis... Les choses changèrent bien, depuis cette soirée,
+et en fort peu de temps. L'opinion des deux frères du prince, que j'ai
+beaucoup connus, M. de Saint-Albin et M. de Saint-Far, était que les
+sentiments qui attachèrent si longtemps M. le duc de Chartres à madame
+de Genlis datent de cette soirée, où il la vit sans en être aperçu.</p>
+
+<p>Madame de Genlis était fort jolie à cette époque, très-fraîche,
+très-gracieuse, et, pour dire le mot, très-<i>agaçante</i>; son esprit,
+d'une haute supériorité, annonçait déjà ce qu'elle serait un jour. Son
+regard était ravissant et ses yeux d'une grande beauté. Son nez un peu
+fort, mais légèrement relevé à l'extrémité, donnait à sa physionomie
+une expression piquante qui, jointe à l'esprit d'observation qui
+dominait tout le reste dans cette jolie tête, devait lui donner une
+véritable séduction. Ses dents étaient encore bien alors, ce qui
+donnait de la grâce à son sourire. Sa taille, sans être élevée, avait
+la juste proportion qui plaît dans une femme... Son cou était
+seulement un peu long. Telle était madame de Genlis à vingt-deux ans.</p>
+
+<p>Le jour de ce quadrille, elle était, comme je l'ai dit, habillée en
+paysanne; sa jupe était d'un taffetas <span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> broché rose sur rose,
+bordée de trois chefs d'argent cousus à plat sur la jupe. Le corset
+était en satin couleur de rose également, lacé par-devant avec un
+ruban de la même nuance, et semblait à peine retenir une chemise de la
+plus fine batiste, bordée d'une magnifique valencienne. La taille de
+madame de Genlis était ravissante à cette époque; elle était aisée,
ronde et menue, souple et jouant avec toutes les attitudes, qu'elle
-prenait en s'y laissant aller plutôt que de se les laisser imposer par
-un rôle. Sur sa tête, pour compléter son costume, elle n'avait qu'une
+prenait en s'y laissant aller plutôt que de se les laisser imposer par
+un rôle. Sur sa tête, pour compléter son costume, elle n'avait qu'une
rose au milieu d'une touffe de gaze d'argent et de petites
plumes<a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a><a href="#footnote63" title="Go to footnote 63"><span class="smaller">[63]</span></a>...</p>
-<p>Les acteurs de ses pièces étaient des hommes du monde. L'un, M.
-Coqueley, était un des premiers acteurs de Paris pour jouer les
-proverbes, avec le président de Périgny, ainsi que le comte d'Albaret.
+<p>Les acteurs de ses pièces étaient des hommes du monde. L'un, M.
+Coqueley, était un des premiers acteurs de Paris pour jouer les
+proverbes, avec le président de Périgny, ainsi que le comte d'Albaret.
Ce dernier allait chez madame Necker, qui, dans ses <i>Souvenirs</i>, s'en
-moque avec assez peu de charité, ce que madame de Genlis reproche
-d'autant plus vivement à madame Necker, qu'elle trouvait M. d'Albaret
-charmant. Il jouait les proverbes à ravir, ce qui annonçait beaucoup
-d'esprit... Les femmes étaient la marquise de Roncé, mademoiselle
+moque avec assez peu de charité, ce que madame de Genlis reproche
+d'autant plus vivement à madame Necker, qu'elle trouvait M. d'Albaret
+charmant. Il jouait les proverbes à ravir, ce qui annonçait beaucoup
+d'esprit... Les femmes étaient la marquise de Roncé, mademoiselle
Baillon et madame <span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> de Genlis. Quant aux spectateurs, ils
-étaient toujours bien choisis<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a><a href="#footnote64" title="Go to footnote 64"><span class="smaller">[64]</span></a>. C'étaient des amis, des
-connaissances, et jamais des inconnus. Il fallait arriver à nos jours
-à cet entier démolissement de toutes les bonnes et anciennes coutumes
-pour voir un mélange bizarre de femmes et d'hommes se heurtant, <i>se
-déchirant</i>, et craignant de s'asseoir à côté l'un de l'autre, parce
+étaient toujours bien choisis<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a><a href="#footnote64" title="Go to footnote 64"><span class="smaller">[64]</span></a>. C'étaient des amis, des
+connaissances, et jamais des inconnus. Il fallait arriver à nos jours
+à cet entier démolissement de toutes les bonnes et anciennes coutumes
+pour voir un mélange bizarre de femmes et d'hommes se heurtant, <i>se
+déchirant</i>, et craignant de s'asseoir à côté l'un de l'autre, parce
qu'ils ne se sont jamais vus. Ceci me rappelle le joli mot du duc
-d'Ayen à Louis XV.</p>
+d'Ayen à Louis XV.</p>
-<p>C'était du temps de madame du Barry. On regrettait presque madame de
+<p>C'était du temps de madame du Barry. On regrettait presque madame de
Pompadour. Le vice avait au moins un masque avec elle, et si madame de
-Pompadour jouait à la souveraine, elle ne s'en acquittait pas mal...
-Mais <i>l'autre</i>, comme la nommait Dagé; c'était vraiment trop fort. Un
-soir, le roi vit à sa table des figures tellement étranges que le
-pauvre <i>La France</i> se pencha tout ému vers M. le duc d'Ayen, et lui
+Pompadour jouait à la souveraine, elle ne s'en acquittait pas mal...
+Mais <i>l'autre</i>, comme la nommait Dagé; c'était vraiment trop fort. Un
+soir, le roi vit à sa table des figures tellement étranges que le
+pauvre <i>La France</i> se pencha tout ému vers M. le duc d'Ayen, et lui
demanda le nom de deux hommes assis en face de lui, et dont l'aspect
-ignoble contrastait avec le lieu où ils se trouvaient.</p>
+ignoble contrastait avec le lieu où ils se trouvaient.</p>
-<p>&mdash;Ma foi, sire, répondit le duc d'Ayen, je ne <span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> les connais
-pas... Je ne rencontre ces gens-là que chez vous!...</p>
+<p>&mdash;Ma foi, sire, répondit le duc d'Ayen, je ne <span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> les connais
+pas... Je ne rencontre ces gens-là que chez vous!...</p>
-<p>La société intime de madame de Genlis n'était pas de ce genre; le fond
-en était surtout remarquable, seulement pris dans sa famille: madame
-la marquise de Montesson<a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a><a href="#footnote65" title="Go to footnote 65"><span class="smaller">[65]</span></a>, s&oelig;ur de la mère de madame de Genlis,
+<p>La société intime de madame de Genlis n'était pas de ce genre; le fond
+en était surtout remarquable, seulement pris dans sa famille: madame
+la marquise de Montesson<a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a><a href="#footnote65" title="Go to footnote 65"><span class="smaller">[65]</span></a>, s&oelig;ur de la mère de madame de Genlis,
madame de Bellevau, son autre tante, madame de Sercey, s&oelig;ur de son
-père, madame de Puisieux, M. de Puisieux, la marquise de
+père, madame de Puisieux, M. de Puisieux, la marquise de
Sillery-Genlis, sa belle-s&oelig;ur, le chevalier de Barbantane,
<span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> M. de Sauvigny, auteur de plusieurs charmants ouvrages,
-l'abbé Arnaud, l'auteur du <i>Comte de Comminges</i>, le chevalier de
-Talleyrand, frère du baron de Talleyrand, M. de Vérac, madame de
-Vérac, sa femme, le comte et la comtesse de Custine<a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a><a href="#footnote66" title="Go to footnote 66"><span class="smaller">[66]</span></a>, le vicomte de
-Custine, le comte et la comtesse de Balincourt<a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a><a href="#footnote67" title="Go to footnote 67"><span class="smaller">[67]</span></a>, neveu et nièce du
-maréchal de Balincourt, madame de Gourgues, madame d'Harville. À ces
-réunions, qui avaient lieu presque tous les jours, parce qu'on se
-réunissait toujours chez l'une des personnes que je viens de nommer,
+l'abbé Arnaud, l'auteur du <i>Comte de Comminges</i>, le chevalier de
+Talleyrand, frère du baron de Talleyrand, M. de Vérac, madame de
+Vérac, sa femme, le comte et la comtesse de Custine<a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a><a href="#footnote66" title="Go to footnote 66"><span class="smaller">[66]</span></a>, le vicomte de
+Custine, le comte et la comtesse de Balincourt<a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a><a href="#footnote67" title="Go to footnote 67"><span class="smaller">[67]</span></a>, neveu et nièce du
+maréchal de Balincourt, madame de Gourgues, madame d'Harville. À ces
+réunions, qui avaient lieu presque tous les jours, parce qu'on se
+réunissait toujours chez l'une des personnes que je viens de nommer,
venait quelquefois se joindre une femme charmante, madame la marquise
-de Louvois. Son histoire vraiment tragique donnait un grand intérêt à
-sa physionomie déjà fort aimable et gracieuse. Je l'ai rapportée en
-peu de mots pour donner un aperçu de ce qui est par tout pays une
-action simple sans doute, mais qui cependant, contée dans tous ses
-détails, révèle ce que la noblesse des sentiments, chez nous, était à
-une époque où la noblesse de la naissance entretenait celle des
+de Louvois. Son histoire vraiment tragique donnait un grand intérêt à
+sa physionomie déjà fort aimable et gracieuse. Je l'ai rapportée en
+peu de mots pour donner un aperçu de ce qui est par tout pays une
+action simple sans doute, mais qui cependant, contée dans tous ses
+détails, révèle ce que la noblesse des sentiments, chez nous, était à
+une époque où la noblesse de la naissance entretenait celle des
actions de la vie habituelle.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> Le plaisir était donc le mobile de tout ce qui se faisait
-dans une réunion d'hommes et de femmes, dès qu'ils étaient rassemblés
+<p><span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> Le plaisir était donc le mobile de tout ce qui se faisait
+dans une réunion d'hommes et de femmes, dès qu'ils étaient rassemblés
dans un salon.</p>
-<p>On aurait, je crois, décerné un prix à celui qui aurait proposé un
-nouveau moyen de passer gaîment les heures de la soirée... Pour en
-donner une idée, je vais raconter ce qui eut lieu chez madame de
-Genlis, un soir de ce même hiver qui précéda son entrée au
+<p>On aurait, je crois, décerné un prix à celui qui aurait proposé un
+nouveau moyen de passer gaîment les heures de la soirée... Pour en
+donner une idée, je vais raconter ce qui eut lieu chez madame de
+Genlis, un soir de ce même hiver qui précéda son entrée au
Palais-Royal.</p>
-<p>Le comte d'Albaret, dont j'ai dit tout à l'heure que madame Necker se
-moquait, était le meilleur des hommes; mais il avait une qualité plus
-précieuse au milieu du monde où il vivait, il avait de l'esprit... Sa
-bonhomie, qui était extrême, prêtait quelquefois à rire, et voilà
-pourquoi madame Necker, qui prenait tout au sérieux, l'avait jugé
-moquable et même ennuyeux, tandis qu'il était au contraire fort
+<p>Le comte d'Albaret, dont j'ai dit tout à l'heure que madame Necker se
+moquait, était le meilleur des hommes; mais il avait une qualité plus
+précieuse au milieu du monde où il vivait, il avait de l'esprit... Sa
+bonhomie, qui était extrême, prêtait quelquefois à rire, et voilà
+pourquoi madame Necker, qui prenait tout au sérieux, l'avait jugé
+moquable et même ennuyeux, tandis qu'il était au contraire fort
amusant et fort spirituel.</p>
-<p>Un soir il arrive chez madame de Genlis, où il trouve réunis le
+<p>Un soir il arrive chez madame de Genlis, où il trouve réunis le
chevalier de Barbantane, M. de Genlis et plusieurs autres personnes du
-même esprit, et il leur raconte que la veille il avait passé une
-soirée charmante, quoique avec des <i>pédants</i>.</p>
+même esprit, et il leur raconte que la veille il avait passé une
+soirée charmante, quoique avec des <i>pédants</i>.</p>
<p>Il appelait ainsi en plaisantant les gens de lettres.</p>
-<p>&mdash;Où donc avez-vous été? demanda madame de Genlis.</p>
+<p>&mdash;Où donc avez-vous été? demanda madame de Genlis.</p>
-<p>&mdash;Chez <i>la muse Dubocage</i>, répondit le comte <span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> d'Albaret, et
-je vous jure que je m'y suis fort diverti; on a raconté une foule
-d'histoires de M. de Voltaire, et lui-même y eût été si on avait voulu
+<p>&mdash;Chez <i>la muse Dubocage</i>, répondit le comte <span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> d'Albaret, et
+je vous jure que je m'y suis fort diverti; on a raconté une foule
+d'histoires de M. de Voltaire, et lui-même y eût été si on avait voulu
me croire.</p>
<p>&mdash;Et comment cela? dit madame de Genlis.</p>
-<p>&mdash;Vous ne connaissez pas mon talent d'imitation? Demandez à M. de
+<p>&mdash;Vous ne connaissez pas mon talent d'imitation? Demandez à M. de
Genlis.</p>
-<p>M. de Genlis certifia de la vérité de la chose.&mdash;Eh bien! voulez-vous
-mettre à exécution un joli projet? dit le comte d'Albaret.&mdash;Oui, oui!
-s'écrièrent toutes les jeunes femmes. Que faut-il faire?&mdash;Vous mettre
-tous dans les habits de la société <i>Bocagère</i>. Madame de Genlis, dont
-le talent <i>mimique</i> est parfait, prendra à ravir le personnage de
-madame Dubocage... Je me charge de Voltaire, Genlis fera l'abbé
-Duresnel<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a><a href="#footnote68" title="Go to footnote 68"><span class="smaller">[68]</span></a> ou Pinart, et madame de Roncé remplira le personnage de
+<p>M. de Genlis certifia de la vérité de la chose.&mdash;Eh bien! voulez-vous
+mettre à exécution un joli projet? dit le comte d'Albaret.&mdash;Oui, oui!
+s'écrièrent toutes les jeunes femmes. Que faut-il faire?&mdash;Vous mettre
+tous dans les habits de la société <i>Bocagère</i>. Madame de Genlis, dont
+le talent <i>mimique</i> est parfait, prendra à ravir le personnage de
+madame Dubocage... Je me charge de Voltaire, Genlis fera l'abbé
+Duresnel<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a><a href="#footnote68" title="Go to footnote 68"><span class="smaller">[68]</span></a> ou Pinart, et madame de Roncé remplira le personnage de
madame Fanny de Beauharnais.</p>
<p>Ce projet fut accueilli avec transport... Madame de Genlis avait
non-seulement entendu parler de madame Dubocage, mais elle l'avait vue
-chez sa tante, madame de Montesson. Madame Dubocage avait été fort
-belle, et quoiqu'elle eût alors plus de <span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> soixante-cinq
+chez sa tante, madame de Montesson. Madame Dubocage avait été fort
+belle, et quoiqu'elle eût alors plus de <span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> soixante-cinq
ans<a id="footnotetag69" name="footnotetag69"></a><a href="#footnote69" title="Go to footnote 69"><span class="smaller">[69]</span></a>, on voyait encore sur son visage des restes d'une grande
-beauté. Madame de Genlis prit des informations exactes sur son
-costume, ses habitudes, ses manières, et au bout de quinze jours elle
-<i>représentait</i> madame Dubocage avec une perfection qui devait bien
+beauté. Madame de Genlis prit des informations exactes sur son
+costume, ses habitudes, ses manières, et au bout de quinze jours elle
+<i>représentait</i> madame Dubocage avec une perfection qui devait bien
alarmer son mari ou toute autre personne qui voulait lire dans son
-regard quelle était la pensée de son âme. Quant à M. d'Albaret, il
-copia Voltaire avec sa grande taille sèche et voûtée, son regard vif
+regard quelle était la pensée de son âme. Quant à M. d'Albaret, il
+copia Voltaire avec sa grande taille sèche et voûtée, son regard vif
et malin, son sourire sardonique; il n'avait alors rien de celui du
<i>bonhomme</i> que madame Necker raillait, et il prouvait sans lui
-répondre qu'elle s'était trompée.&mdash;En vérité, disait-il à madame
-Dubocage <i>transformée</i>, le jour où j'ai lu vos descriptions si animées
-de Rome et de l'Italie, j'ai cessé de regretter de n'avoir pas vu la
-ville sainte... Et il souriait... Je connaissais déjà Constantinople
-par lady Montague... Grâce à vous, je donne la préférence à Rome<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a><a href="#footnote70" title="Go to footnote 70"><span class="smaller">[70]</span></a>.</p>
+répondre qu'elle s'était trompée.&mdash;En vérité, disait-il à madame
+Dubocage <i>transformée</i>, le jour où j'ai lu vos descriptions si animées
+de Rome et de l'Italie, j'ai cessé de regretter de n'avoir pas vu la
+ville sainte... Et il souriait... Je connaissais déjà Constantinople
+par lady Montague... Grâce à vous, je donne la préférence à Rome<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a><a href="#footnote70" title="Go to footnote 70"><span class="smaller">[70]</span></a>.</p>
<p>Alors madame de Genlis prenait l'air d'une personne qui compte sur des
louanges; elle parlait de son voyage en Italie.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> &mdash;Ah! s'écriait madame Beauharnais<a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a><a href="#footnote71" title="Go to footnote 71"><span class="smaller">[71]</span></a>... c'est dans <i>la
+<p><span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> &mdash;Ah! s'écriait madame Beauharnais<a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a><a href="#footnote71" title="Go to footnote 71"><span class="smaller">[71]</span></a>... c'est dans <i>la
Colombiade</i><a id="footnotetag72" name="footnotetag72"></a><a href="#footnote72" title="Go to footnote 72"><span class="smaller">[72]</span></a> qu'il faut chercher de beaux vers.</p>
-<p>&mdash;Cela ne vaut pas une seule page d'une lettre de Stéphanie<a id="footnotetag73" name="footnotetag73"></a><a href="#footnote73" title="Go to footnote 73"><span class="smaller">[73]</span></a>,
-répondait Genlis-Dubocage en souriant doucement.</p>
+<p>&mdash;Cela ne vaut pas une seule page d'une lettre de Stéphanie<a id="footnotetag73" name="footnotetag73"></a><a href="#footnote73" title="Go to footnote 73"><span class="smaller">[73]</span></a>,
+répondait Genlis-Dubocage en souriant doucement.</p>
-<p>&mdash;Ah! que dites-vous là?...</p>
+<p>&mdash;Ah! que dites-vous là?...</p>
-<p>Et madame de Roncé, qui déclamait à ravir, agitant sa main pour faire
+<p>Et madame de Roncé, qui déclamait à ravir, agitant sa main pour faire
faire silence, fit entendre les vers suivants:</p>
<p class="poem10">
Ces Ottomans jaloux peuplent de vastes champs,<br>
- Où brillèrent jadis des empires puissants:<br>
- Le berceau des beaux-arts, l'Égypte utile au monde;<br>
- L'opulente Assyrie, en voluptés féconde;<br>
- La Phénicie, où l'homme osa braver les mers;<br>
- Et tant d'autres états, dont l'éclat, les revers<br>
- <span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> Dans l'abîme des temps se perdent comme une ombre!<br>
- La renommée oublie et leurs faits et leur nombre;<br>
- Tout périt, tout varie, et la course des ans<br>
+ Où brillèrent jadis des empires puissants:<br>
+ Le berceau des beaux-arts, l'Égypte utile au monde;<br>
+ L'opulente Assyrie, en voluptés féconde;<br>
+ La Phénicie, où l'homme osa braver les mers;<br>
+ Et tant d'autres états, dont l'éclat, les revers<br>
+ <span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> Dans l'abîme des temps se perdent comme une ombre!<br>
+ La renommée oublie et leurs faits et leur nombre;<br>
+ Tout périt, tout varie, et la course des ans<br>
Change le fil des eaux et la face des champs.</p>
-<p>M. de Périgny, qui avait pris le personnage de M. de la Condamine, se
-pencha alors vers madame Dubocage, et lui dit d'un accent pénétré ce
-madrigal que M. de la Condamine avait en effet adressé à madame
-Dubocage, en dépit de l'anathème qui exclut les savants de l'arène
-poétique.</p>
+<p>M. de Périgny, qui avait pris le personnage de M. de la Condamine, se
+pencha alors vers madame Dubocage, et lui dit d'un accent pénétré ce
+madrigal que M. de la Condamine avait en effet adressé à madame
+Dubocage, en dépit de l'anathème qui exclut les savants de l'arène
+poétique.</p>
<p class="poem10">
- D'Apollon, de Vénus, réunissant les armes,<br>
+ D'Apollon, de Vénus, réunissant les armes,<br>
Vous subjuguez l'esprit, vous captivez le c&oelig;ur,<br>
- Et Scudéri, jalouse, en verserait des larmes;<br>
+ Et Scudéri, jalouse, en verserait des larmes;<br>
Mais sous un autre aspect son talent est vainqueur:<br>
Elle eut celui de faire oublier sa laideur;<br>
Tout votre esprit n'a pu faire oublier vos charmes.</p>
-<p>À peine M. de la Condamine avait-il fini que M. de Voltaire reprenait,
-et puis c'était M. <i>Duresnel</i>, M. <i>de Linant</i>, madame de Beauharnais;
-mais Voltaire eut, à ce qu'il paraît, un triomphe complet. M.
-d'Albaret le jouait comme Fleury Frédéric II, sans aucune charge, sans
+<p>À peine M. de la Condamine avait-il fini que M. de Voltaire reprenait,
+et puis c'était M. <i>Duresnel</i>, M. <i>de Linant</i>, madame de Beauharnais;
+mais Voltaire eut, à ce qu'il paraît, un triomphe complet. M.
+d'Albaret le jouait comme Fleury Frédéric II, sans aucune charge, sans
aucune caricature... Il improvisait de temps en temps des vers en
l'honneur de madame Dubocage, et alors la joie devenait folle... Ce
-divertissement, a dit elle-même madame de Genlis, dont nous ne
+divertissement, a dit elle-même madame de Genlis, dont nous ne
prenions aucune fatigue, et dont le plaisir, au contraire, se
-renouvelait <span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> sans cesse, eut lieu jusqu'à cinq fois; et telle
-était la sûreté de la société à cette époque, que le secret en fut
-gardé religieusement, et ce ne fut que longtemps après la mort de
-madame Dubocage que madame de Genlis consentit à en parler...</p>
-
-<p>La manie de la comédie de société était dans sa plus grande force à
-cette époque, et c'était madame de Genlis qui l'avait mise à la mode.
-C'était elle aussi, s'il faut l'en croire, qui, aidée d'un pauvre
-maître de harpe nomme <i>Gaiffre</i>, fit connaître ce qu'on pouvait tirer
-de cet admirable instrument. Mais ici je ne puis être aussi
-complaisante pour elle. Elle raconte quelquefois sans réfléchir, et
-l'histoire de la harpe est tout-à-fait dans ce cas d'oubli. Pour
-pouvoir l'accepter, il faudrait oublier ce qu'était Krumpholtz en
-1782, tout ce qu'il avait déjà composé et les élèves qu'il avait
+renouvelait <span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> sans cesse, eut lieu jusqu'à cinq fois; et telle
+était la sûreté de la société à cette époque, que le secret en fut
+gardé religieusement, et ce ne fut que longtemps après la mort de
+madame Dubocage que madame de Genlis consentit à en parler...</p>
+
+<p>La manie de la comédie de société était dans sa plus grande force à
+cette époque, et c'était madame de Genlis qui l'avait mise à la mode.
+C'était elle aussi, s'il faut l'en croire, qui, aidée d'un pauvre
+maître de harpe nomme <i>Gaiffre</i>, fit connaître ce qu'on pouvait tirer
+de cet admirable instrument. Mais ici je ne puis être aussi
+complaisante pour elle. Elle raconte quelquefois sans réfléchir, et
+l'histoire de la harpe est tout-à-fait dans ce cas d'oubli. Pour
+pouvoir l'accepter, il faudrait oublier ce qu'était Krumpholtz en
+1782, tout ce qu'il avait déjà composé et les élèves qu'il avait
faits<a id="footnotetag74" name="footnotetag74"></a><a href="#footnote74" title="Go to footnote 74"><span class="smaller">[74]</span></a>.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> La France était à cette époque un vrai pays de féerie, et
-l'un de ses plus grands charmes était cette société si polie, si
+<p><span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> La France était à cette époque un vrai pays de féerie, et
+l'un de ses plus grands charmes était cette société si polie, si
gracieuse, si soigneuse de plaire dans ses rapports mutuels! Quelles
-délices! quels plaisirs sans cesse renaissants dans cette association
-formée par des personnes qui vivaient toujours dans des rapports que
-rien n'altérait que quelques plaisanteries malignes, mais jamais de
-ces calomnies, même de ces médisances qu'aujourd'hui on raconte avec
-la grossièreté de la mauvaise éducation!... Je ne sais si l'on appelle
+délices! quels plaisirs sans cesse renaissants dans cette association
+formée par des personnes qui vivaient toujours dans des rapports que
+rien n'altérait que quelques plaisanteries malignes, mais jamais de
+ces calomnies, même de ces médisances qu'aujourd'hui on raconte avec
+la grossièreté de la mauvaise éducation!... Je ne sais si l'on appelle
cela de la franchise... en tous cas on se tromperait fort... C'est de
-la méchanceté mal apprise, et cette méchanceté-là est la plus
-intolérable de toutes<a id="footnotetag75" name="footnotetag75"></a><a href="#footnote75" title="Go to footnote 75"><span class="smaller">[75]</span></a>...</p>
-
-<p>Parmi tous les moyens de s'amuser qui étaient <span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> autour de soi,
-un surtout fort agréable était de suivre régulièrement les réceptions
-des princes et d'être l'été des voyages: ceux de Villers-Cotterets,
-pour le duc d'Orléans; de l'Île-Adam, pour le prince de Conti; de
-Chantilly, pour le prince de Condé; de Navarre, pour le duc de
-Bouillon; de....., pour le duc de Penthièvre. Tous ces voyages étaient
-charmants. On y jouait la comédie, on y dansait, on y faisait de la
-musique, et tout cela gaîment et sans l'ennui d'une étiquette gênante.
+la méchanceté mal apprise, et cette méchanceté-là est la plus
+intolérable de toutes<a id="footnotetag75" name="footnotetag75"></a><a href="#footnote75" title="Go to footnote 75"><span class="smaller">[75]</span></a>...</p>
+
+<p>Parmi tous les moyens de s'amuser qui étaient <span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> autour de soi,
+un surtout fort agréable était de suivre régulièrement les réceptions
+des princes et d'être l'été des voyages: ceux de Villers-Cotterets,
+pour le duc d'Orléans; de l'Île-Adam, pour le prince de Conti; de
+Chantilly, pour le prince de Condé; de Navarre, pour le duc de
+Bouillon; de....., pour le duc de Penthièvre. Tous ces voyages étaient
+charmants. On y jouait la comédie, on y dansait, on y faisait de la
+musique, et tout cela gaîment et sans l'ennui d'une étiquette gênante.
La plupart des princes que je viens de nommer avaient une aisance
-communicative<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a><a href="#footnote76" title="Go to footnote 76"><span class="smaller">[76]</span></a>. On s'y plaisait, et d'autant plus que les séjours
-formaient des liaisons que l'hiver voyait encore resserrer. À cette
-époque, tout contribuait <i>à faire</i> la société; aujourd'hui, tout, au
-contraire, nous conduit à son démolissement. Que nous étions Français
-alors! Que sommes-nous à présent?...</p>
-
-<p>Il me revient à la mémoire un mot de madame de Montesson qu'elle me
-dit un jour à Bièvre en causant avec moi, pendant qu'elle peignait des
-fleurs à l'huile, ce qu'elle faisait admirablement, étant élève de
+communicative<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a><a href="#footnote76" title="Go to footnote 76"><span class="smaller">[76]</span></a>. On s'y plaisait, et d'autant plus que les séjours
+formaient des liaisons que l'hiver voyait encore resserrer. À cette
+époque, tout contribuait <i>à faire</i> la société; aujourd'hui, tout, au
+contraire, nous conduit à son démolissement. Que nous étions Français
+alors! Que sommes-nous à présent?...</p>
+
+<p>Il me revient à la mémoire un mot de madame de Montesson qu'elle me
+dit un jour à Bièvre en causant avec moi, pendant qu'elle peignait des
+fleurs à l'huile, ce qu'elle faisait admirablement, étant élève de
Van-Spandonck:</p>
<p>&mdash;Ma belle petite, me dit-elle, vous venez de vous <span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> marier;
-vous êtes jeune, vous êtes jolie; vous entrez dans le monde;
+vous êtes jeune, vous êtes jolie; vous entrez dans le monde;
rappelez-vous une chose essentielle: c'est de ne pas vous laisser
-aller au très-mince plaisir de médire, car non-seulement <i>cela gâte le
+aller au très-mince plaisir de médire, car non-seulement <i>cela gâte le
ton d'une femme</i>, mais cela la rend laide... C'est comme le jeu...</p>
-<p>Jamais je n'ai oublié ce mot; il m'a expliqué pourquoi la société
-ancienne était si sûre...</p>
+<p>Jamais je n'ai oublié ce mot; il m'a expliqué pourquoi la société
+ancienne était si sûre...</p>
-<p>&mdash;Ne vous laissez pas aller non plus, me disait madame de Montesson, à
+<p>&mdash;Ne vous laissez pas aller non plus, me disait madame de Montesson, à
cet esprit moqueur qui aurait l'air de vouloir faire trop remarquer
vos belles dents. La moquerie est une arme qui ne fait peur qu'aux
-sots, et qui vous fait haïr de tous. Il y a, dans la moquerie, de la
-pensionnaire tout à la fois, et de la sottise. Ne soyez pas moqueuse,
-par intérêt pour vous-même, ma chère enfant<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a><a href="#footnote77" title="Go to footnote 77"><span class="smaller">[77]</span></a>...</p>
+sots, et qui vous fait haïr de tous. Il y a, dans la moquerie, de la
+pensionnaire tout à la fois, et de la sottise. Ne soyez pas moqueuse,
+par intérêt pour vous-même, ma chère enfant<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a><a href="#footnote77" title="Go to footnote 77"><span class="smaller">[77]</span></a>...</p>
-<p>Pendant beaucoup d'années, madame de Genlis eut un salon particulier
-comme celui dont j'ai tout à l'heure fait la description, et elle
-maintenait, outre cette agitation <i>musicale</i> et <i>littéraire</i>, sept à
+<p>Pendant beaucoup d'années, madame de Genlis eut un salon particulier
+comme celui dont j'ai tout à l'heure fait la description, et elle
+maintenait, outre cette agitation <i>musicale</i> et <i>littéraire</i>, sept à
huit autres salons dont on pouvait dire qu'elle <span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> <i>faisait les
-honneurs</i>. Cela est si vrai, qu'elle-même raconte comment elle
-bouleversait <i>le Vaudreuil</i>, chez le vieux président Portal, ainsi que
-Villers-Cotterets, chez le duc d'Orléans; car il paraît que la maison
-d'Orléans était habituée à sa domination. Elle était mariée, elle ne
-pouvait donc pas épouser M. le duc d'Orléans; mais sa tante, madame de
-Montesson, ne l'était pas, et son adresse fit peut-être réussir ce
+honneurs</i>. Cela est si vrai, qu'elle-même raconte comment elle
+bouleversait <i>le Vaudreuil</i>, chez le vieux président Portal, ainsi que
+Villers-Cotterets, chez le duc d'Orléans; car il paraît que la maison
+d'Orléans était habituée à sa domination. Elle était mariée, elle ne
+pouvait donc pas épouser M. le duc d'Orléans; mais sa tante, madame de
+Montesson, ne l'était pas, et son adresse fit peut-être réussir ce
mariage plus que toutes les ruses coquettes de madame de Montesson.
-Madame de Genlis avait la plus singulière existence qu'on puisse
-imaginer, surtout à une époque où les femmes étaient paisibles et
-vivaient beaucoup dans leur intérieur de société; c'est-à-dire qu'on
-se voyait beaucoup, mais sans aller s'établir les uns chez les autres,
-comme le faisait madame de Genlis. Elle pouvait aller à Sillery,
-magnifique terre appartenant à M. de Puisieux, et puis au marquis de
+Madame de Genlis avait la plus singulière existence qu'on puisse
+imaginer, surtout à une époque où les femmes étaient paisibles et
+vivaient beaucoup dans leur intérieur de société; c'est-à-dire qu'on
+se voyait beaucoup, mais sans aller s'établir les uns chez les autres,
+comme le faisait madame de Genlis. Elle pouvait aller à Sillery,
+magnifique terre appartenant à M. de Puisieux, et puis au marquis de
Genlis; mais il aurait fallu demeurer trois mois en repos, ne pas se
-montrer, ne pas faire du bruit enfin, et faire du bruit était ce
-qu'elle voulait... Cette existence nomade me paraît bien étrange! M.
+montrer, ne pas faire du bruit enfin, et faire du bruit était ce
+qu'elle voulait... Cette existence nomade me paraît bien étrange! M.
de Genlis, dont l'esprit et la finesse n'annoncent pas la faible
apathie d'un homme qui se laisse mener, M. de Genlis conduisait sa
-femme partout; il était de toutes les fêtes, dont elle était l'âme,
-pour ainsi dire, et ne la quittait que pour aller à son régiment
-<span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> des grenadiers de France, dont il était l'un des vingt-quatre
-colonels<a id="footnotetag78" name="footnotetag78"></a><a href="#footnote78" title="Go to footnote 78"><span class="smaller">[78]</span></a>. Madame de Genlis préludait, à cette époque, au rôle que
-depuis elle a joué; son ambition a toujours été grande. Madame de
-Staël, accusée par elle et grandement méconnue, ou du moins dépeinte
-par une plume ennemie, n'a jamais montré la plus petite partie de ce
-caractère. Madame de Genlis, au contraire, toujours avide de succès et
-de louanges, souffrait aussitôt que l'attention se portait sur un
+femme partout; il était de toutes les fêtes, dont elle était l'âme,
+pour ainsi dire, et ne la quittait que pour aller à son régiment
+<span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> des grenadiers de France, dont il était l'un des vingt-quatre
+colonels<a id="footnotetag78" name="footnotetag78"></a><a href="#footnote78" title="Go to footnote 78"><span class="smaller">[78]</span></a>. Madame de Genlis préludait, à cette époque, au rôle que
+depuis elle a joué; son ambition a toujours été grande. Madame de
+Staël, accusée par elle et grandement méconnue, ou du moins dépeinte
+par une plume ennemie, n'a jamais montré la plus petite partie de ce
+caractère. Madame de Genlis, au contraire, toujours avide de succès et
+de louanges, souffrait aussitôt que l'attention se portait sur un
autre que sur elle... cela se voit lorsqu'elle parle d'une aventure
-qui lui arriva chez madame d'Estourmelle<a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a><a href="#footnote79" title="Go to footnote 79"><span class="smaller">[79]</span></a>. Son fils, enfant gâté et
-insupportable, à ce qu'il paraît, se mit autour de madame de Genlis
+qui lui arriva chez madame d'Estourmelle<a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a><a href="#footnote79" title="Go to footnote 79"><span class="smaller">[79]</span></a>. Son fils, enfant gâté et
+insupportable, à ce qu'il paraît, se mit autour de madame de Genlis
comme ces mouches qui ne nous quittent pas, et nous tourmentent
-non-seulement de leur bourdonnement, mais de leurs piqûres. Cet enfant
+non-seulement de leur bourdonnement, mais de leurs piqûres. Cet enfant
voulut avoir le chapeau de madame de Genlis, un chapeau parfaitement
-frais et orné de charmantes fleurs... Rien n'eût été plus facile que
-de le refuser à l'enfant; mais madame de Genlis ne le voulut pas,
-dit-elle, pour ne pas l'affliger. Elle ôta son joli chapeau, ses
-cheveux demeurèrent épars, et elle resta bien autrement en <span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span>
-vue que si l'enfant eût pleuré cinq minutes du refus du chapeau. Pour
-dire toute la chose, il faut ajouter que s'il ne se fût agi que de
-détacher un ruban et de livrer un chapeau à un enfant, sans trouver le
+frais et orné de charmantes fleurs... Rien n'eût été plus facile que
+de le refuser à l'enfant; mais madame de Genlis ne le voulut pas,
+dit-elle, pour ne pas l'affliger. Elle ôta son joli chapeau, ses
+cheveux demeurèrent épars, et elle resta bien autrement en <span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span>
+vue que si l'enfant eût pleuré cinq minutes du refus du chapeau. Pour
+dire toute la chose, il faut ajouter que s'il ne se fût agi que de
+détacher un ruban et de livrer un chapeau à un enfant, sans trouver le
fait plus croyable, je l'admettrais; mais lorsqu'on se reporte aux
toilettes du temps, aux coiffures surtout!... Ce chapeau tenait sur la
-tête de madame de Genlis par plus de cinquante grandes épingles
-noires; il fallait donc défaire ces épingles, se mettre entre les
-mains de madame d'Estourmelle, qui, à chaque épingle, devait pousser
-une exclamation sur la complaisance de madame de Genlis!... Et voilà
+tête de madame de Genlis par plus de cinquante grandes épingles
+noires; il fallait donc défaire ces épingles, se mettre entre les
+mains de madame d'Estourmelle, qui, à chaque épingle, devait pousser
+une exclamation sur la complaisance de madame de Genlis!... Et voilà
ce qu'on appelle du naturel et de la modestie!...</p>
-<p>Cet adorable enfant qui faisait ainsi déshabiller les gens qui
-venaient chez sa mère, se jetait à corps perdu sur les genoux des
-femmes, déchirait leurs robes, les chiffonnait, faisait le plus
-détestable petit être que Dieu ait formé, et selon moi le moins
-supportable. Quant à madame de Genlis, elle s'en arrangeait, le
-trouvait même fort <i>gentil</i>... mais madame d'Estourmelle l'avait
-embrassée et avait dit tout haut:</p>
+<p>Cet adorable enfant qui faisait ainsi déshabiller les gens qui
+venaient chez sa mère, se jetait à corps perdu sur les genoux des
+femmes, déchirait leurs robes, les chiffonnait, faisait le plus
+détestable petit être que Dieu ait formé, et selon moi le moins
+supportable. Quant à madame de Genlis, elle s'en arrangeait, le
+trouvait même fort <i>gentil</i>... mais madame d'Estourmelle l'avait
+embrassée et avait dit tout haut:</p>
<p>&mdash;<i>Voyez qu'elle est douce et bonne! comme elle est jolie! comme elle
a de beaux cheveux!</i></p>
-<p>J'ai montré comment l'existence qu'on avait alors, comment cette
-manière de vivre rendait la <span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span> société <i>sociable</i>. Il y avait
+<p>J'ai montré comment l'existence qu'on avait alors, comment cette
+manière de vivre rendait la <span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span> société <i>sociable</i>. Il y avait
une habitude de relation toute gracieuse, que l'envie, la sottise, ne
venaient pas troubler. Un homme allait tous les jours chez une femme
-dont l'esprit lui plaisait, sans que pour cela la médisance, ou plutôt
-la calomnie, s'exerçât sur eux lorsqu'ils ne songeaient pas l'un à
-l'autre... Les idées étaient moins étroites; il y avait une pudeur qui
-arrêtait le reproche à cet égard, et la vie devenait douce et facile;
+dont l'esprit lui plaisait, sans que pour cela la médisance, ou plutôt
+la calomnie, s'exerçât sur eux lorsqu'ils ne songeaient pas l'un à
+l'autre... Les idées étaient moins étroites; il y avait une pudeur qui
+arrêtait le reproche à cet égard, et la vie devenait douce et facile;
on se voyait, on se revoyait; les relations devenaient intimes sans
-être criminelles. C'est ainsi que j'ai encore vu la société de ma
-mère, et que j'ai cherché à former la mienne lorsque je me suis
-mariée.</p>
+être criminelles. C'est ainsi que j'ai encore vu la société de ma
+mère, et que j'ai cherché à former la mienne lorsque je me suis
+mariée.</p>
<p>Je voyais autre chose, d'ailleurs, dans cette sorte d'association de
-la haute classe entre elle. À force d'en parler à Napoléon, il l'avait
-compris; et, dans les années de l'empire, il me parla souvent, de
-lui-même, de ce que les femmes pouvaient exercer d'influence sur la
-société généralement... Son génie avait à l'instant compris la portée
-immense que peut avoir une société active et puissante, unie d'abord
-par des intérêts de plaisirs, mais qui sont eux-mêmes un mobile de
-nécessité, et qui ensuite devient un lien impossible à rompre par tous
-les fils dont il se compose. Hélas! maintenant tout est brisé, rompu,
-et une stérile tradition est tout ce qui nous reste!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> Je parlerai plus tard des différents salons des princes, où
-madame de Genlis marquait d'une manière très-supérieure et
-très-influente. Je vais seulement raconter maintenant comment elle
-quitta son logement du cul-de-sac Saint-Dominique et l'hôtel de
+la haute classe entre elle. À force d'en parler à Napoléon, il l'avait
+compris; et, dans les années de l'empire, il me parla souvent, de
+lui-même, de ce que les femmes pouvaient exercer d'influence sur la
+société généralement... Son génie avait à l'instant compris la portée
+immense que peut avoir une société active et puissante, unie d'abord
+par des intérêts de plaisirs, mais qui sont eux-mêmes un mobile de
+nécessité, et qui ensuite devient un lien impossible à rompre par tous
+les fils dont il se compose. Hélas! maintenant tout est brisé, rompu,
+et une stérile tradition est tout ce qui nous reste!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> Je parlerai plus tard des différents salons des princes, où
+madame de Genlis marquait d'une manière très-supérieure et
+très-influente. Je vais seulement raconter maintenant comment elle
+quitta son logement du cul-de-sac Saint-Dominique et l'hôtel de
Puisieux pour aller habiter le Palais-Royal.</p>
-<p>Je ne ferai aucune remarque sur cette séparation d'avec madame de
-Puisieux, cette femme qui avait été pour madame de Genlis une seconde
-mère. Ceci n'est pas de mon sujet; je dirai seulement que les
-démarches furent faites pour obtenir une place de dame pour
+<p>Je ne ferai aucune remarque sur cette séparation d'avec madame de
+Puisieux, cette femme qui avait été pour madame de Genlis une seconde
+mère. Ceci n'est pas de mon sujet; je dirai seulement que les
+démarches furent faites pour obtenir une place de dame pour
accompagner chez madame la duchesse de Chartres, parce que madame de
-Genlis ne voulait pas être à Versailles... Pour quelle raison, je
-l'ignore... Ce n'était pas à cause de la légèreté de la jeune cour, je
+Genlis ne voulait pas être à Versailles... Pour quelle raison, je
+l'ignore... Ce n'était pas à cause de la légèreté de la jeune cour, je
suppose! M. le duc de Chartres rendait facile sur ces sortes de
-difficultés... on fit un mystère à madame de Puisieux des démarches
+difficultés... on fit un mystère à madame de Puisieux des démarches
faites... M. de Genlis voulut avoir aussi une place, on la lui accorda
-également; il fut nommé capitaine des gardes de M. le duc de Chartres,
-et l'heureux ménage quitta une amie, une société libre, indépendante,
+également; il fut nommé capitaine des gardes de M. le duc de Chartres,
+et l'heureux ménage quitta une amie, une société libre, indépendante,
une bienfaitrice, de vrais plaisirs enfin, pour aller demander du
-bonheur à cette société de cour, qui ne donne jamais, en paiement de
+bonheur à cette société de cour, qui ne donne jamais, en paiement de
tous les biens qu'on lui porte, que <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> malheur et souffrance;
madame de Genlis le comprit avant de le savoir<a id="footnotetag80" name="footnotetag80"></a><a href="#footnote80" title="Go to footnote 80"><span class="smaller">[80]</span></a> par un triste
pressentiment.</p>
-<p>Quelque temps avant l'entrée de madame de Genlis au Palais-Royal, il
-lui arriva une manière d'aventure qui donne parfaitement l'idée de ce
-qu'était alors la bonne compagnie aimable.</p>
-
-<p>Madame de Genlis avait auprès d'elle un abbé italien, qui lui faisait
-lire le Dante et le Tasse et qui lui apprenait toutes les beautés de
-sa langue; cet homme fut pris tout-à-coup d'une attaque de
-<i>choléra-morbus</i>; on envoya chercher le premier médecin venu; cet
-homme lui donne de la thériaque. Madame de Genlis était absente; en
-rentrant on lui dit le fait de la thériaque: elle avait lu Tissot, à
-ce qu'elle nous apprend, ce qui fait qu'elle était dans la classe de
-ces personnes qui faisaient dire à Corvisard qu'il vaudrait mieux pour
-l'humanité qu'il n'y eût pas de médecins, s'il n'y avait pas de
+<p>Quelque temps avant l'entrée de madame de Genlis au Palais-Royal, il
+lui arriva une manière d'aventure qui donne parfaitement l'idée de ce
+qu'était alors la bonne compagnie aimable.</p>
+
+<p>Madame de Genlis avait auprès d'elle un abbé italien, qui lui faisait
+lire le Dante et le Tasse et qui lui apprenait toutes les beautés de
+sa langue; cet homme fut pris tout-à-coup d'une attaque de
+<i>choléra-morbus</i>; on envoya chercher le premier médecin venu; cet
+homme lui donne de la thériaque. Madame de Genlis était absente; en
+rentrant on lui dit le fait de la thériaque: elle avait lu Tissot, à
+ce qu'elle nous apprend, ce qui fait qu'elle était dans la classe de
+ces personnes qui faisaient dire à Corvisard qu'il vaudrait mieux pour
+l'humanité qu'il n'y eût pas de médecins, s'il n'y avait pas de
<i>bonnes femmes</i>; quoi qu'il en soit, elle avait lu dans Tissot que la
-thériaque était mortelle en pareille circonstance. <i>C'est un coup de
-pistolet <span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> tiré dans la tête</i>, dit Tissot... Il disait vrai, à
-ce qu'il paraît: car le pauvre abbé mourut dans des tortures affreuses
-deux heures après. Il était onze heures du soir; madame de Genlis
-effrayée, quoiqu'elle prétendît être esprit-fort<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a><a href="#footnote81" title="Go to footnote 81"><span class="smaller">[81]</span></a>, déclara qu'elle
-ne voulait pas coucher dans la même maison que ce mort, qui faisait
-peur à voir... M. de Genlis fit mettre ses chevaux, et madame de
-Genlis alla demander l'hospitalité à M. et madame de Balincourt<a id="footnotetag82" name="footnotetag82"></a><a href="#footnote82" title="Go to footnote 82"><span class="smaller">[82]</span></a>:
-on la reçut à merveille, et M. de Balincourt lui donna sa chambre:
-elle était endormie depuis quelques minutes, lorsqu'elle est réveillée
+thériaque était mortelle en pareille circonstance. <i>C'est un coup de
+pistolet <span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> tiré dans la tête</i>, dit Tissot... Il disait vrai, à
+ce qu'il paraît: car le pauvre abbé mourut dans des tortures affreuses
+deux heures après. Il était onze heures du soir; madame de Genlis
+effrayée, quoiqu'elle prétendît être esprit-fort<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a><a href="#footnote81" title="Go to footnote 81"><span class="smaller">[81]</span></a>, déclara qu'elle
+ne voulait pas coucher dans la même maison que ce mort, qui faisait
+peur à voir... M. de Genlis fit mettre ses chevaux, et madame de
+Genlis alla demander l'hospitalité à M. et madame de Balincourt<a id="footnotetag82" name="footnotetag82"></a><a href="#footnote82" title="Go to footnote 82"><span class="smaller">[82]</span></a>:
+on la reçut à merveille, et M. de Balincourt lui donna sa chambre:
+elle était endormie depuis quelques minutes, lorsqu'elle est réveillée
par la voix joyeuse de M. de Balincourt, qui chantait dans la chambre
-de son hôtesse tout en se cognant les jambes contre les meubles:</p>
+de son hôtesse tout en se cognant les jambes contre les meubles:</p>
<p class="poem10">
- <span class="add2em">Dans mon alcôve,</span><br>
+ <span class="add2em">Dans mon alcôve,</span><br>
Je m'arracherai les cheveux<a id="footnotetag83" name="footnotetag83"></a><a href="#footnote83" title="Go to footnote 83"><span class="smaller">[83]</span></a>...<br>
<span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> Je sens que je deviendrai chauve,<br>
Si je n'obtiens ce que je veux<br>
- <span class="add2em">Dans mon alcôve.</span></p>
+ <span class="add2em">Dans mon alcôve.</span></p>
-<p>Madame de Genlis, tout-à-fait réveillée par cet impromptu jovial, se
-mit sur son séant, et après avoir pensé quelques instants, répondit:</p>
+<p>Madame de Genlis, tout-à-fait réveillée par cet impromptu jovial, se
+mit sur son séant, et après avoir pensé quelques instants, répondit:</p>
<p class="poem10">
- <span class="add2em">Dans votre alcôve</span><br>
- Modérez l'ardeur de vos feux;<br>
+ <span class="add2em">Dans votre alcôve</span><br>
+ Modérez l'ardeur de vos feux;<br>
Car, enfin, pour devenir chauve,<br>
Il faudrait avoir des cheveux<br>
- <span class="add2em">Dans votre alcôve.</span></p>
+ <span class="add2em">Dans votre alcôve.</span></p>
-<p>Pour comprendre cette réponse il faut savoir que M. de Balincourt
-avait très-peu de cheveux... on éclata de rire, on apporta des
-lumières; aussitôt deux charmantes femmes, madame de Balincourt et
-madame de Ranché, s&oelig;ur de M. de Balincourt, sautèrent sur le lit,
-firent et dirent mille folies, jusqu'à trois heures du matin. Alors M.
+<p>Pour comprendre cette réponse il faut savoir que M. de Balincourt
+avait très-peu de cheveux... on éclata de rire, on apporta des
+lumières; aussitôt deux charmantes femmes, madame de Balincourt et
+madame de Ranché, s&oelig;ur de M. de Balincourt, sautèrent sur le lit,
+firent et dirent mille folies, jusqu'à trois heures du matin. Alors M.
de Balincourt s'en alla un moment, et reparut ensuite avec un bonnet
de coton, une veste de basin blanc, et portant une immense corbeille
-remplie de pâtisseries parfaites, ainsi qu'un plateau chargé de
-confitures sèches et de fruits glacés...</p>
-
-<p>&mdash;Allons! s'écria M. de Balincourt, il faut <i>faire réveillon</i>! et
-aussitôt les voilà entourant le lit et faisant et disant mille
-folies... le réveillon dura jusqu'à une heure du matin... à la fin on
-laissa dormir <span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> la pélerine jusqu'à midi; à midi, de nouvelles
-folies de M de Balincourt réveillèrent madame de Genlis. Son mari,
-lorsqu'il vint pour la reprendre, fut obligé de rester à l'hôtel de
-Balincourt, et pendant cinq ou six jours ils menèrent tous la plus
-folle comme la plus heureuse des vies. C'était une partie sur l'eau,
-une course à la campagne,... <i>à la halle!</i>... on jouait des
-proverbes... on riait... on s'amusait surtout, et on était heureux...</p>
+remplie de pâtisseries parfaites, ainsi qu'un plateau chargé de
+confitures sèches et de fruits glacés...</p>
+
+<p>&mdash;Allons! s'écria M. de Balincourt, il faut <i>faire réveillon</i>! et
+aussitôt les voilà entourant le lit et faisant et disant mille
+folies... le réveillon dura jusqu'à une heure du matin... à la fin on
+laissa dormir <span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> la pélerine jusqu'à midi; à midi, de nouvelles
+folies de M de Balincourt réveillèrent madame de Genlis. Son mari,
+lorsqu'il vint pour la reprendre, fut obligé de rester à l'hôtel de
+Balincourt, et pendant cinq ou six jours ils menèrent tous la plus
+folle comme la plus heureuse des vies. C'était une partie sur l'eau,
+une course à la campagne,... <i>à la halle!</i>... on jouait des
+proverbes... on riait... on s'amusait surtout, et on était heureux...</p>
<h2><span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> SALON<br>
DE<br>
M. LE MARQUIS DE CONDORCET.</h2>
-<p>La société était changée complétement dans ses usages et ses manières,
-et nulle gradation, aucune transition préparatoire ne nous avaient
-amenés où nous nous trouvions à l'époque où nous sommes parvenus dans
-ce livre. Le mouvement révolutionnaire avait communiqué une force
-ascendante à tous les esprits qui les contraignait à suivre une voie
-dans laquelle ils se trouvaient d'abord gênés, puis tellement à l'aise
-qu'il était bien difficile à une maîtresse de maison d'imposer à son
-salon une règle de manières toujours suivie. Les débats politiques
-étaient d'autant plus fréquents <span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> que l'amour de la liberté
-était vrai dans beaucoup de c&oelig;urs. Chez un peuple libre les débats
-n'ont aucun terme, il faut même dire que la liberté n'existe que par
-eux; le silence annonce l'anéantissement: de la discussion jaillit la
-lumière. À l'époque où vivait encore l'homme dont je vais raconter la
+<p>La société était changée complétement dans ses usages et ses manières,
+et nulle gradation, aucune transition préparatoire ne nous avaient
+amenés où nous nous trouvions à l'époque où nous sommes parvenus dans
+ce livre. Le mouvement révolutionnaire avait communiqué une force
+ascendante à tous les esprits qui les contraignait à suivre une voie
+dans laquelle ils se trouvaient d'abord gênés, puis tellement à l'aise
+qu'il était bien difficile à une maîtresse de maison d'imposer à son
+salon une règle de manières toujours suivie. Les débats politiques
+étaient d'autant plus fréquents <span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> que l'amour de la liberté
+était vrai dans beaucoup de c&oelig;urs. Chez un peuple libre les débats
+n'ont aucun terme, il faut même dire que la liberté n'existe que par
+eux; le silence annonce l'anéantissement: de la discussion jaillit la
+lumière. À l'époque où vivait encore l'homme dont je vais raconter la
vie, il y avait autour de lui une foule de rares talents qui, jaloux
-de prouver ce qu'ils pouvaient pour la patrie, dévoilaient leur
-opinion dans des discussions animées où l'on retrouvait encore
-l'excellent ton du temps précédent, mais le regret de ne l'y pas
-maintenir; cependant, chaque jour, ce regret s'effaçait pour faire
-place aux éclats bruyants, à une parole retentissante, et la dispute
-enfin remplaçait la discussion. Les querelles devenaient fréquentes,
+de prouver ce qu'ils pouvaient pour la patrie, dévoilaient leur
+opinion dans des discussions animées où l'on retrouvait encore
+l'excellent ton du temps précédent, mais le regret de ne l'y pas
+maintenir; cependant, chaque jour, ce regret s'effaçait pour faire
+place aux éclats bruyants, à une parole retentissante, et la dispute
+enfin remplaçait la discussion. Les querelles devenaient fréquentes,
les duels se multipliaient. On ne parlait que de la rencontre de MM.
le vicomte de Noailles et de Barnave; de celle de Barnave et de
-Cazalès, de M. de Pontécoulant et de M. D.... et d'une foule de duels
-importants qui étaient eux-mêmes des sujets de nouvelles disputes sans
+Cazalès, de M. de Pontécoulant et de M. D.... et d'une foule de duels
+importants qui étaient eux-mêmes des sujets de nouvelles disputes sans
terminer la querelle qu'ils semblaient servir.</p>
-<p>Barnave, dont le beau talent oratoire devait être autrement accompagné
-que par une humeur querelleuse et fâcheuse, avait une grande bravoure,
-non pas celle qui convient au tribun du peuple, qui doit être calme,
-raisonnée, et seulement active <span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> devant le danger de la patrie,
-ainsi que fit Cicéron lorsque Catilina menaça Rome. Barnave était
-impressionnable et d'une humeur inquiète qui le faisait courir après
-un succès de tribune, non pas dans le but d'obtenir la remise d'un
-impôt ou le retrait d'une loi fâcheuse, mais pour que son nom fût
-prononcé. Il avait apporté à l'assemblée une renommée de bravoure et
-la voulait soutenir. Aussi dans son duel avec Cazalès, il le blessa
-d'un coup de pistolet, tandis que la générosité aurait peut-être voulu
-qu'il eût tiré en l'air.</p>
-
-<p>Toutes ces querelles intérieures ajoutaient au trouble que faisait
-naître le malheur public; mais personne ne comprenait mieux le mal que
+<p>Barnave, dont le beau talent oratoire devait être autrement accompagné
+que par une humeur querelleuse et fâcheuse, avait une grande bravoure,
+non pas celle qui convient au tribun du peuple, qui doit être calme,
+raisonnée, et seulement active <span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> devant le danger de la patrie,
+ainsi que fit Cicéron lorsque Catilina menaça Rome. Barnave était
+impressionnable et d'une humeur inquiète qui le faisait courir après
+un succès de tribune, non pas dans le but d'obtenir la remise d'un
+impôt ou le retrait d'une loi fâcheuse, mais pour que son nom fût
+prononcé. Il avait apporté à l'assemblée une renommée de bravoure et
+la voulait soutenir. Aussi dans son duel avec Cazalès, il le blessa
+d'un coup de pistolet, tandis que la générosité aurait peut-être voulu
+qu'il eût tiré en l'air.</p>
+
+<p>Toutes ces querelles intérieures ajoutaient au trouble que faisait
+naître le malheur public; mais personne ne comprenait mieux le mal que
les affaires politiques recevaient de cette agitation, que le marquis
de Condorcet.</p>
<p>Ami de Turgot et de Malesherbes, les deux hommes les plus vertueux de
-leur temps, disciple aimé de d'Alembert, estimé de Voltaire, qui
+leur temps, disciple aimé de d'Alembert, estimé de Voltaire, qui
entretenait avec lui une correspondance suivie, le marquis de
-Condorcet méritait cette estime universelle et cette renommée dont il
-jouissait par un caractère noble et ferme, des opinions arrêtées, une
-indépendance courageuse, et surtout par des sentiments d'humanité et
-de justice que la véritable philosophie inspire et qu'il pratiquait
+Condorcet méritait cette estime universelle et cette renommée dont il
+jouissait par un caractère noble et ferme, des opinions arrêtées, une
+indépendance courageuse, et surtout par des sentiments d'humanité et
+de justice que la véritable philosophie inspire et qu'il pratiquait
avec les vertus de chaque jour de l'homme de bien.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> C'est ainsi, du moins, qu'il était avant la Révolution: mais
-aussitôt que la cloche révolutionnaire eut tinté, il trompa l'espoir
+<p><span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> C'est ainsi, du moins, qu'il était avant la Révolution: mais
+aussitôt que la cloche révolutionnaire eut tinté, il trompa l'espoir
que ses amis avaient mis en sa haute nature; les doctrines les plus
-fortes furent exaltées par lui. Doué de qualités supérieures, il ne
-les employa que pour le mal, et fait pour créer il ne sut que
-détruire.</p>
-
-<p>Sa femme, Sophie de Grouchy (s&oelig;ur du maréchal), était l'une des
-plus belles personnes de son temps. Douée, comme son mari, de qualités
-précieuses, elle n'en fit comme lui qu'un funeste usage; spirituelle
-comme l'une des femmes les plus aimables du siècle de Louis XIV,
+fortes furent exaltées par lui. Doué de qualités supérieures, il ne
+les employa que pour le mal, et fait pour créer il ne sut que
+détruire.</p>
+
+<p>Sa femme, Sophie de Grouchy (s&oelig;ur du maréchal), était l'une des
+plus belles personnes de son temps. Douée, comme son mari, de qualités
+précieuses, elle n'en fit comme lui qu'un funeste usage; spirituelle
+comme l'une des femmes les plus aimables du siècle de Louis XIV,
instruite comme l'une des plus remarquables de celui qui le suivit,
madame de Condorcet employa le pouvoir que lui donnaient ses talents
-et sa beauté, non-seulement sur son mari, mais sur tout ce qui venait
-dans son salon, pour opérer le terrible mouvement subversif de toutes
-choses, ce mouvement enfin qui devait dans sa violente rapidité
-emporter à la fois et ceux qu'il frappait et ceux qui l'opéraient.</p>
-
-<p>Le marquis de Condorcet<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a><a href="#footnote84" title="Go to footnote 84"><span class="smaller">[84]</span></a> était un de ces hommes <span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> dont
-l'influence comme homme du monde est d'autant plus à redouter, qu'on
-leur sait gré dans la société de s'y montrer comme prenant part à ses
-plaisirs et à ses habitudes. M. de Condorcet n'est cependant pas au
-premier rang comme penseur profond, ni comme écrivain... surtout à une
-époque où ils étaient l'un et l'autre si nombreux!... Mais son esprit
-était élevé et vindicatif; il avait surtout une verve et une volonté
-<i>de faire</i> pour arriver au bien qui faisait prendre à cet esprit tous
+et sa beauté, non-seulement sur son mari, mais sur tout ce qui venait
+dans son salon, pour opérer le terrible mouvement subversif de toutes
+choses, ce mouvement enfin qui devait dans sa violente rapidité
+emporter à la fois et ceux qu'il frappait et ceux qui l'opéraient.</p>
+
+<p>Le marquis de Condorcet<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a><a href="#footnote84" title="Go to footnote 84"><span class="smaller">[84]</span></a> était un de ces hommes <span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> dont
+l'influence comme homme du monde est d'autant plus à redouter, qu'on
+leur sait gré dans la société de s'y montrer comme prenant part à ses
+plaisirs et à ses habitudes. M. de Condorcet n'est cependant pas au
+premier rang comme penseur profond, ni comme écrivain... surtout à une
+époque où ils étaient l'un et l'autre si nombreux!... Mais son esprit
+était élevé et vindicatif; il avait surtout une verve et une volonté
+<i>de faire</i> pour arriver au bien qui faisait prendre à cet esprit tous
les genres de composition qu'il lui plaisait de choisir; mais son
-ouvrage le plus remarquable est le dernier qu'il écrivit pendant le
-temps de sa proscription et qui parut deux ans après, intitulé:
-<i>Esquisse du progrès de l'esprit humain.</i> C'est la perfectibilité de
-l'homme, mais illimitée et considérée dans l'espèce et dans
-l'individu... C'est un système peut-être plus effrayant pour l'homme
-pieux qu'il n'est admirable pour le savant. Il y a un matérialisme
-révoltant, je trouve, dans cette volonté de l'esprit humain de se
-déifier lui-même et de remplacer la divinité; car telle est la pensée
-de Condorcet dans ce dernier ouvrage écrit au reste sous l'influence
-d'une violente irritation contre la société d'alors. Les excès
+ouvrage le plus remarquable est le dernier qu'il écrivit pendant le
+temps de sa proscription et qui parut deux ans après, intitulé:
+<i>Esquisse du progrès de l'esprit humain.</i> C'est la perfectibilité de
+l'homme, mais illimitée et considérée dans l'espèce et dans
+l'individu... C'est un système peut-être plus effrayant pour l'homme
+pieux qu'il n'est admirable pour le savant. Il y a un matérialisme
+révoltant, je trouve, dans cette volonté de l'esprit humain de se
+déifier lui-même et de remplacer la divinité; car telle est la pensée
+de Condorcet dans ce dernier ouvrage écrit au reste sous l'influence
+d'une violente irritation contre la société d'alors. Les excès
<span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> qui se commettaient journellement lui paraissaient
-monstrueux, et il regardait sans doute que ce que la société pouvait
+monstrueux, et il regardait sans doute que ce que la société pouvait
en mal elle le pouvait en bien. C'est par la toute-puissance de
-l'homme se régénérant, se déifiant, avec l'aide du temps, que
-Condorcet veut remplacer le pouvoir de la puissance éternelle. C'est
-pour lui l'&oelig;uvre de la civilisation, des <i>progrès enfin de l'esprit
-humain</i>; c'est là le but de la société: il y a dans cette pensée une
-sorte de parodie de la religion qui me révolte et m'a toujours inspiré
-une profonde répulsion pour les doctrines de Condorcet, et
-conséquemment pour ses ouvrages; mais en étudiant l'âme de cet homme,
+l'homme se régénérant, se déifiant, avec l'aide du temps, que
+Condorcet veut remplacer le pouvoir de la puissance éternelle. C'est
+pour lui l'&oelig;uvre de la civilisation, des <i>progrès enfin de l'esprit
+humain</i>; c'est là le but de la société: il y a dans cette pensée une
+sorte de parodie de la religion qui me révolte et m'a toujours inspiré
+une profonde répulsion pour les doctrines de Condorcet, et
+conséquemment pour ses ouvrages; mais en étudiant l'âme de cet homme,
en voyant tout ce qu'il a souffert, en examinant surtout le genre de
-séduction qui avait été exercé sur lui par sa femme, que je considère
+séduction qui avait été exercé sur lui par sa femme, que je considère
comme plus coupable que lui des malheurs que Condorcet a certainement
-amenés par ses doctrines corruptrices, considérant surtout que la mort
-a des poids égaux pour juger ceux qu'elle a frappés, j'ai repoussé
-toute prévention et j'ai écrit ce que je savais sur Condorcet.</p>
-
-<p>Pendant longtemps Condorcet s'appliqua surtout, comme écrivain
-philosophique, à prouver aux détracteurs des nouvelles doctrines que,
-loin d'être nuisible à la vertu, la philosophie au contraire était
-favorable à tous les genres de progrès de l'esprit. <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span>
-Peut-être se trompait-il; mais du moins la philosophie de Condorcet
-avait-elle un caractère tout différent du fatalisme dogmatique de
+amenés par ses doctrines corruptrices, considérant surtout que la mort
+a des poids égaux pour juger ceux qu'elle a frappés, j'ai repoussé
+toute prévention et j'ai écrit ce que je savais sur Condorcet.</p>
+
+<p>Pendant longtemps Condorcet s'appliqua surtout, comme écrivain
+philosophique, à prouver aux détracteurs des nouvelles doctrines que,
+loin d'être nuisible à la vertu, la philosophie au contraire était
+favorable à tous les genres de progrès de l'esprit. <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span>
+Peut-être se trompait-il; mais du moins la philosophie de Condorcet
+avait-elle un caractère tout différent du fatalisme dogmatique de
Diderot et de ses sectaires et du douloureux <i>scepticisme fataliste</i>
-de Voltaire. Le système de Condorcet, opposé à ceux de Voltaire et de
-Diderot, n'est qu'une chimère sans doute comme le leur; mais celui-ci
-est au moins celui d'un c&oelig;ur exalté qui rêve le bien: on voit en
-lui une grande sympathie pour ses semblables; c'est plutôt un esprit
-égaré par l'incrédulité contagieuse du siècle où il vivait qu'une âme
-corrompue voulant elle-même corrompre. Il se maria assez tard avec
-mademoiselle de Grouchy, et peut-être l'influence qu'exerça cette
-jeune et belle personne sur lui, au moment où il devait prendre une
+de Voltaire. Le système de Condorcet, opposé à ceux de Voltaire et de
+Diderot, n'est qu'une chimère sans doute comme le leur; mais celui-ci
+est au moins celui d'un c&oelig;ur exalté qui rêve le bien: on voit en
+lui une grande sympathie pour ses semblables; c'est plutôt un esprit
+égaré par l'incrédulité contagieuse du siècle où il vivait qu'une âme
+corrompue voulant elle-même corrompre. Il se maria assez tard avec
+mademoiselle de Grouchy, et peut-être l'influence qu'exerça cette
+jeune et belle personne sur lui, au moment où il devait prendre une
route pour agir activement dans les temps odieux qui le virent au
premier rang des philosophes politiques, fut-elle terrible, au lieu
-d'être ce que devait produire la voix d'une femme jeune et belle
-parlant à un homme dont le pouvoir pouvait devenir immense...</p>
-
-<p>La société de Condorcet, avant les moments malheureux où il se sépara
-des monstres qui décimaient la France, était une société choisie
-d'hommes de lettres et de femmes d'esprit dont l'âge et les manières
-étaient en rapport avec ceux de madame de Condorcet. Elle faisait
-elle-même <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> les honneurs de son salon avec une grâce parfaite,
-que sa beauté remarquable augmentait encore. Le choix des amis de
-Condorcet prouve la pureté de ses intentions: c'étaient les hommes les
-plus honnêtes de leur époque; c'étaient M. Turgot, M. de Malesherbes,
-M. Suard, l'abbé Morellet, Marmontel, Helvétius, madame Helvétius,
-d'Alembert, l'homme le plus naïvement méchant qu'ait enfanté la secte
-philosophique; l'abbé Soulavie allait aussi chez Condorcet, mais je ne
-le cite que comme homme d'esprit; le chevalier Turgot, frère du
-ministre, était aussi l'un des habitués du salon de Condorcet; M. de
-Fongeroux, savant distingué de l'académie des Sciences, ainsi que M.
-de Bondaray, également de l'académie des Sciences, et le duc de
-Lauraguais, allaient aussi chez Condorcet. La conversation était
-quelquefois spirituelle et légère, mais le plus souvent abstraite et
-d'un sérieux qui excluait le charme de la causerie intime; ce n'était
-que lorsque l'abbé Morellet, Marmontel et Suard étaient chez Condorcet
-qu'il y avait plus de gaîté dans la conversation.</p>
-
-<p>J'ai parlé, en commençant cet ouvrage, de l'influence de la société en
-France sur les idées et les événements politiques. C'est surtout à
-cette époque que, de l'intérieur des salons, les idées réformatrices
-s'élançaient dans le monde, germaient <span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> dans les jeunes têtes
-avides d'émotion, et puis ensuite éclataient, comme on l'a vu, et
-produisaient des effets désastreux.</p>
+d'être ce que devait produire la voix d'une femme jeune et belle
+parlant à un homme dont le pouvoir pouvait devenir immense...</p>
+
+<p>La société de Condorcet, avant les moments malheureux où il se sépara
+des monstres qui décimaient la France, était une société choisie
+d'hommes de lettres et de femmes d'esprit dont l'âge et les manières
+étaient en rapport avec ceux de madame de Condorcet. Elle faisait
+elle-même <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> les honneurs de son salon avec une grâce parfaite,
+que sa beauté remarquable augmentait encore. Le choix des amis de
+Condorcet prouve la pureté de ses intentions: c'étaient les hommes les
+plus honnêtes de leur époque; c'étaient M. Turgot, M. de Malesherbes,
+M. Suard, l'abbé Morellet, Marmontel, Helvétius, madame Helvétius,
+d'Alembert, l'homme le plus naïvement méchant qu'ait enfanté la secte
+philosophique; l'abbé Soulavie allait aussi chez Condorcet, mais je ne
+le cite que comme homme d'esprit; le chevalier Turgot, frère du
+ministre, était aussi l'un des habitués du salon de Condorcet; M. de
+Fongeroux, savant distingué de l'académie des Sciences, ainsi que M.
+de Bondaray, également de l'académie des Sciences, et le duc de
+Lauraguais, allaient aussi chez Condorcet. La conversation était
+quelquefois spirituelle et légère, mais le plus souvent abstraite et
+d'un sérieux qui excluait le charme de la causerie intime; ce n'était
+que lorsque l'abbé Morellet, Marmontel et Suard étaient chez Condorcet
+qu'il y avait plus de gaîté dans la conversation.</p>
+
+<p>J'ai parlé, en commençant cet ouvrage, de l'influence de la société en
+France sur les idées et les événements politiques. C'est surtout à
+cette époque que, de l'intérieur des salons, les idées réformatrices
+s'élançaient dans le monde, germaient <span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> dans les jeunes têtes
+avides d'émotion, et puis ensuite éclataient, comme on l'a vu, et
+produisaient des effets désastreux.</p>
<p>Soulavie<a id="footnotetag85" name="footnotetag85"></a><a href="#footnote85" title="Go to footnote 85"><span class="smaller">[85]</span></a>, que je rencontrais assez souvent dans une maison de nos
amis communs, racontait qu'un jour, allant chez madame de Condorcet,
-il y trouva M. Turgot le ministre et le chevalier Turgot, son frère,
-brigadier des armées du Roi, avec M. de Fongeroux, de l'Académie des
-Sciences... Lorsque l'abbé Soulavie entra dans le salon de Condorcet,
-il remarqua une profonde émotion sur le visage des personnes qui
-étaient dans l'appartement. Cette émotion et le style employé alors
-étaient une des innovations que la nouvelle philosophie introduisait
-dans la discussion. La haute société, le grand monde, le monde
-élégant, enfin, était toujours calme, et jamais le ton de la parole ne
-s'élevait au-dessus d'un diapason très-mesuré... Le genre déclamatoire
-n'était donc pas de bon goût; mais ce n'était pas ce qui arrêtait la
+il y trouva M. Turgot le ministre et le chevalier Turgot, son frère,
+brigadier des armées du Roi, avec M. de Fongeroux, de l'Académie des
+Sciences... Lorsque l'abbé Soulavie entra dans le salon de Condorcet,
+il remarqua une profonde émotion sur le visage des personnes qui
+étaient dans l'appartement. Cette émotion et le style employé alors
+étaient une des innovations que la nouvelle philosophie introduisait
+dans la discussion. La haute société, le grand monde, le monde
+élégant, enfin, était toujours calme, et jamais le ton de la parole ne
+s'élevait au-dessus d'un diapason très-mesuré... Le genre déclamatoire
+n'était donc pas de bon goût; mais ce n'était pas ce qui arrêtait la
secte dont faisaient partie tous ceux que je viens de nommer, et puis
-ensuite le sujet qui les occupait était en effet <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> de nature à
-exaspérer un caractère plus doux encore que celui de M. Turgot.</p>
+ensuite le sujet qui les occupait était en effet <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> de nature à
+exaspérer un caractère plus doux encore que celui de M. Turgot.</p>
-<p>C'était le lendemain du jour où la brochure de M. Necker avait paru;
+<p>C'était le lendemain du jour où la brochure de M. Necker avait paru;
elle renfermait en effet des attaques terribles contre M. Turgot et
son administration...</p>
-<p>&mdash;Malheureuse nation! s'écriait M. Turgot; tu ne te relèveras jamais
-des maux que Necker te prépare!...</p>
+<p>&mdash;Malheureuse nation! s'écriait M. Turgot; tu ne te relèveras jamais
+des maux que Necker te prépare!...</p>
-<p>&mdash;Vraiment! disait Condorcet avec cette parole indécise qu'il avait
-toujours... Vraiment!... Nous en serons quittes pour un second système
+<p>&mdash;Vraiment! disait Condorcet avec cette parole indécise qu'il avait
+toujours... Vraiment!... Nous en serons quittes pour un second système
de Law... M. de Fongeroux, qu'en pensez-vous?</p>
-<p>M. de Fongeroux, naturellement timide, ne répondait qu'en souriant et
+<p>M. de Fongeroux, naturellement timide, ne répondait qu'en souriant et
en s'inclinant, pour montrer son approbation... Soulavie, qui entrait
dans la chambre et ne savait pas de quoi il s'agissait, le demanda au
-chevalier Turgot. Celui-ci regarda son frère, qui, s'avançant vers
-Soulavie, lui prit le bras, et lui dit avec ce ton déclamatoire,
-quoiqu'il voulût être simple, que Diderot avait mis à la mode parmi
+chevalier Turgot. Celui-ci regarda son frère, qui, s'avançant vers
+Soulavie, lui prit le bras, et lui dit avec ce ton déclamatoire,
+quoiqu'il voulût être simple, que Diderot avait mis à la mode parmi
ses partisans:</p>
<p>&mdash;<i>Jeune homme que nous aimons, prends, et lis...</i></p>
-<p>Il ouvre en même temps la brochure de M. Necker, au dernier chapitre
-de la législation des grains, et il ajoute:</p>
+<p>Il ouvre en même temps la brochure de M. Necker, au dernier chapitre
+de la législation des grains, et il ajoute:</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> &mdash;<i>Que devons-nous attendre d'un ministre qui se passionne
-contre la</i> <span class="smcap">CLASSE IMPORTANTE</span> <i>dans un État, pour prendre parti pour
-une autre, celle qui ne possède rien!... Attendons-nous à voir se
-renouveler en France les scènes des Gracques.</i></p>
+contre la</i> <span class="smcap">CLASSE IMPORTANTE</span> <i>dans un État, pour prendre parti pour
+une autre, celle qui ne possède rien!... Attendons-nous à voir se
+renouveler en France les scènes des Gracques.</i></p>
-<p>J'aime M. Necker; mais j'avoue que peut-être M. Turgot avait-il raison
+<p>J'aime M. Necker; mais j'avoue que peut-être M. Turgot avait-il raison
dans cette circonstance.</p>
-<p>«Presque toutes les institutions civiles, dit la brochure de M.
-Necker, ont été faites par les propriétaires. On est effrayé, en
-ouvrant le code des lois, de n'y découvrir partout que cette
-vérité!... On dirait qu'un petit nombre d'hommes, après s'être partagé
+<p>«Presque toutes les institutions civiles, dit la brochure de M.
+Necker, ont été faites par les propriétaires. On est effrayé, en
+ouvrant le code des lois, de n'y découvrir partout que cette
+vérité!... On dirait qu'un petit nombre d'hommes, après s'être partagé
la terre, ont fait des lois <i>d'union et de garantie contre</i> <span class="smcap">LA
MULTITUDE</span>... comme ils se seraient fait des abris dans les bois pour
-se défendre contre <span class="smcap">LES BÊTES SAUVAGES</span>!...»</p>
+se défendre contre <span class="smcap">LES BÊTES SAUVAGES</span>!...»</p>
-<p>Voilà ce qu'a écrit et publié M. Necker lors de l'insurrection des
-blés le 2 mai 1775. C'est prêcher la loi agraire, après tout. Elle est
-bien singulière aussi, cette émulation dans les deux partis
-philosophiques pour la réforme de la France! Je ne puis la comparer
-qu'à l'émulation des partis populaires de l'Assemblée Constituante,
+<p>Voilà ce qu'a écrit et publié M. Necker lors de l'insurrection des
+blés le 2 mai 1775. C'est prêcher la loi agraire, après tout. Elle est
+bien singulière aussi, cette émulation dans les deux partis
+philosophiques pour la réforme de la France! Je ne puis la comparer
+qu'à l'émulation des partis populaires de l'Assemblée Constituante,
dans laquelle toutes les factions et toutes les familles
-révolutionnaires, réunies sous une même voûte, la faisaient retentir
-de motions et de cris, avec <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> lesquels ils travaillaient à
+révolutionnaires, réunies sous une même voûte, la faisaient retentir
+de motions et de cris, avec <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> lesquels ils travaillaient à
saper jusqu'en ses fondements la plus ancienne monarchie de
l'Europe...</p>
-<p>Oui, c'est M. Necker qui a fait faire l'émeute des blés le 2 mai...
-Sans doute l'intention était bonne, et le but était le même; et les
-désastres opérés dans la Révolution l'ont été en grande partie par
-cette même classe prolétaire que M. Necker mettait, <i>avant tout</i>, dans
+<p>Oui, c'est M. Necker qui a fait faire l'émeute des blés le 2 mai...
+Sans doute l'intention était bonne, et le but était le même; et les
+désastres opérés dans la Révolution l'ont été en grande partie par
+cette même classe prolétaire que M. Necker mettait, <i>avant tout</i>, dans
la balance de ses affections. M. Turgot ne parlait, au contraire, que
-de la classe possédant, <i>mais comme industrielle et utile</i>. Je le
-répète, j'aime M. Necker, que tous les miens aimaient; mais
-l'évidence, dans cette circonstance, est pour M. Turgot... Il faut une
+de la classe possédant, <i>mais comme industrielle et utile</i>. Je le
+répète, j'aime M. Necker, que tous les miens aimaient; mais
+l'évidence, dans cette circonstance, est pour M. Turgot... Il faut une
justice impartiale pour les temps de troubles; sinon les jugements
sont impossibles.</p>
-<p>&mdash;C'est M. Necker qui a dirigé l'émeute des blés, dit le chevalier
+<p>&mdash;C'est M. Necker qui a dirigé l'émeute des blés, dit le chevalier
Turgot en s'approchant de M. Soulavie... <i>Il l'a fait pour perdre mon
-frère</i>, ajouta-t-il avec un accent de fureur concentrée.</p>
+frère</i>, ajouta-t-il avec un accent de fureur concentrée.</p>
<p>&mdash;Ceci est faux, par exemple.</p>
-<p>&mdash;Mon ami! s'écria son frère, je vous ai déjà dit que vous m'affligiez
-en parlant ainsi!... M. Necker peut avoir de mauvaises idées en
-administration; mais qu'il excite une émeute dans un moment où la
-monarchie montre toute sa misère<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a><a href="#footnote86" title="Go to footnote 86"><span class="smaller">[86]</span></a>, dans la seule <span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> vue de
-perdre un homme innocent, voilà ce que je ne puis consentir à entendre
+<p>&mdash;Mon ami! s'écria son frère, je vous ai déjà dit que vous m'affligiez
+en parlant ainsi!... M. Necker peut avoir de mauvaises idées en
+administration; mais qu'il excite une émeute dans un moment où la
+monarchie montre toute sa misère<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a><a href="#footnote86" title="Go to footnote 86"><span class="smaller">[86]</span></a>, dans la seule <span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> vue de
+perdre un homme innocent, voilà ce que je ne puis consentir à entendre
proclamer par quelqu'un de ma famille!...</p>
-<p>Le chevalier Turgot regarda son frère avec un sentiment indéfinissable
+<p>Le chevalier Turgot regarda son frère avec un sentiment indéfinissable
de tendresse et de reproche; puis se tournant, vers Soulavie:</p>
-<p>&mdash;Je suis fâché, lui dit-il, de ne pas être de l'avis de mon frère;
+<p>&mdash;Je suis fâché, lui dit-il, de ne pas être de l'avis de mon frère;
mais j'avoue que je ne le puis... C'est M. Necker qui a fait faire
-l'émeute pour les blés, répéta-t-il avec plus de force... d'abord à
-Dijon le 20 avril, et puis à Paris le 2 mai suivant... Mais ayez de la
-prudence; car M. Necker est moins généreux que mon frère, qui refusa
-de signer la détention du Genevois à la Bastille, et il expédia des
-lettres de cachet contre ses ennemis, même contre M. le duc de
-Lauraguais, qui défend, dans ses écrits, ses propriétés contre les
+l'émeute pour les blés, répéta-t-il avec plus de force... d'abord à
+Dijon le 20 avril, et puis à Paris le 2 mai suivant... Mais ayez de la
+prudence; car M. Necker est moins généreux que mon frère, qui refusa
+de signer la détention du Genevois à la Bastille, et il expédia des
+lettres de cachet contre ses ennemis, même contre M. le duc de
+Lauraguais, qui défend, dans ses écrits, ses propriétés contre les
<i>attentats</i> de M. Necker.</p>
-<p>Et en parlant ainsi, M. le chevalier Turgot avait les yeux enflammés
+<p>Et en parlant ainsi, M. le chevalier Turgot avait les yeux enflammés
et la voix tremblante; tandis que M. de Condorcet, avec le sourire du
-calme et de la réflexion, approuvait ce que disait son ami; et
+calme et de la réflexion, approuvait ce que disait son ami; et
d'Alembert, avec sa petite figure de singe, semblait se railler de
tout ce qu'il entendait...</p>
-<p>Ce fut à cette époque que notre langage subit un changement
-très-marqué; ce fut cette même querelle de M. Necker et de M. Turgot
-qui donna jour à ce changement: d'abord dans la brochure <span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> de
-M. Necker, écrite dans un ton sentimental, qui existe au reste dans
-tous les écrits de M. Necker, il parle de la hausse ou de la baisse
-d'un boisseau de blé avec la même expression qu'il mettait à nous dire
-qu'il avait remarqué l'absence d'un ami bien aimé... M. Turgot et son
-frère portaient au même degré ce ton sentimental; M. Turgot, le
-brigadier des armées du Roi, incrédule en fait d'opinions religieuses,
-comme l'étaient son frère et M. de Malesherbes, ennemi déclaré des
-folies et des dissipations de la Cour. Ligués tous deux avec Condorcet
-et toute cette société savante qu'il réunissait chez lui, ils firent
-un grand mal à la royauté; en voulant frapper M. Necker, ils
-frappèrent sur le pouvoir, car ils étaient inhérents l'un à l'autre.
-Condorcet, par sa naissance et ses relations, était tout à la fois
+<p>Ce fut à cette époque que notre langage subit un changement
+très-marqué; ce fut cette même querelle de M. Necker et de M. Turgot
+qui donna jour à ce changement: d'abord dans la brochure <span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> de
+M. Necker, écrite dans un ton sentimental, qui existe au reste dans
+tous les écrits de M. Necker, il parle de la hausse ou de la baisse
+d'un boisseau de blé avec la même expression qu'il mettait à nous dire
+qu'il avait remarqué l'absence d'un ami bien aimé... M. Turgot et son
+frère portaient au même degré ce ton sentimental; M. Turgot, le
+brigadier des armées du Roi, incrédule en fait d'opinions religieuses,
+comme l'étaient son frère et M. de Malesherbes, ennemi déclaré des
+folies et des dissipations de la Cour. Ligués tous deux avec Condorcet
+et toute cette société savante qu'il réunissait chez lui, ils firent
+un grand mal à la royauté; en voulant frapper M. Necker, ils
+frappèrent sur le pouvoir, car ils étaient inhérents l'un à l'autre.
+Condorcet, par sa naissance et ses relations, était tout à la fois
homme du grand monde et homme de science; il pouvait faire beaucoup de
-mal, et il en fit. Madame de Staël, alors ambassadrice de Suède à
+mal, et il en fit. Madame de Staël, alors ambassadrice de Suède à
Paris, avait aussi son influence; on voit dans son admirable livre des
-<i>Considérations sur la Révolution française</i> tout le mal que cette
-faction philosophique de Condorcet et de Turgot a fait à son père.</p>
+<i>Considérations sur la Révolution française</i> tout le mal que cette
+faction philosophique de Condorcet et de Turgot a fait à son père.</p>
-<p>Et, en effet, on comprend comment leur concours dans une même
-opération, leur émulation, la haine qui en résulta, leur activité
+<p>Et, en effet, on comprend comment leur concours dans une même
+opération, leur émulation, la haine qui en résulta, leur activité
pour arriver <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> mieux et plus vite, tous ces sentiments
-animaient ces deux hommes; mais l'amour de la patrie était nul chez
-l'un, puisque ce pays n'était pas le sien, et chez l'autre il était
-presque annulé par la haine qu'il ressentait pour M. Necker. M. Necker
-et lui se détestaient véritablement, et cette haine, excitant les
-hautes notabilités sociales dans un pays comme celui de France, devait
-mettre le feu dans la plus simple conversation, aussitôt qu'un
+animaient ces deux hommes; mais l'amour de la patrie était nul chez
+l'un, puisque ce pays n'était pas le sien, et chez l'autre il était
+presque annulé par la haine qu'il ressentait pour M. Necker. M. Necker
+et lui se détestaient véritablement, et cette haine, excitant les
+hautes notabilités sociales dans un pays comme celui de France, devait
+mettre le feu dans la plus simple conversation, aussitôt qu'un
partisan de l'un se trouvait en face d'un champion de l'autre dans un
-salon. Ma partialité pour M. Necker se trouve ici fort heureusement à
+salon. Ma partialité pour M. Necker se trouve ici fort heureusement à
l'aise, car il est reconnu que sa conduite fut honorable et belle
-pendant cette malheureuse lutte, et que dans ses écrits il ne dit
-jamais <i>d'injures directes</i> à M. Turgot; tandis que celui-ci
+pendant cette malheureuse lutte, et que dans ses écrits il ne dit
+jamais <i>d'injures directes</i> à M. Turgot; tandis que celui-ci
invectivait M. Necker avec une violence que rien ne peut excuser.
Qu'on lise les ouvrages de Turgot sur ce sujet; Condorcet en publiait
-au moins <i>trois</i> tous les ans... Il avait au reste une indépendance de
-pensées bien admirable. M. le duc de la Vrillière était chancelier et
-fort en faveur; il se présenta une occasion où le marquis de Condorcet
-dut écrire sur la Vrillière <i>et le louer</i>... Le marquis s'y refusa
-obstinément et donna sa démission lors de l'avénement de M. Necker au
-ministère, pour éviter tout rapport avec un homme qui était <i>l'ennemi
-de son <span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> meilleur ami</i>. Cet emploi était dans l'administration
-des monnaies et fort éminent. C'est une preuve d'amitié qui
-aujourd'hui ne paraîtrait qu'une sotte et plate niaiserie... mais j'ai
+au moins <i>trois</i> tous les ans... Il avait au reste une indépendance de
+pensées bien admirable. M. le duc de la Vrillière était chancelier et
+fort en faveur; il se présenta une occasion où le marquis de Condorcet
+dut écrire sur la Vrillière <i>et le louer</i>... Le marquis s'y refusa
+obstinément et donna sa démission lors de l'avénement de M. Necker au
+ministère, pour éviter tout rapport avec un homme qui était <i>l'ennemi
+de son <span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> meilleur ami</i>. Cet emploi était dans l'administration
+des monnaies et fort éminent. C'est une preuve d'amitié qui
+aujourd'hui ne paraîtrait qu'une sotte et plate niaiserie... mais j'ai
tort... on n'a pas besoin de la juger, car personne ne donnera cet
embarras; et lorsqu'on a une bonne place, on la garde.</p>
-<p>Les soirées se passaient chez Condorcet à faire des lectures, à lire
-des vers, à causer, non-seulement sur les sciences, mais aussi sur les
-beaux-arts et la littérature. C'était un peu ce qu'on appelle un
+<p>Les soirées se passaient chez Condorcet à faire des lectures, à lire
+des vers, à causer, non-seulement sur les sciences, mais aussi sur les
+beaux-arts et la littérature. C'était un peu ce qu'on appelle un
bureau d'esprit. Madame de Condorcet, jeune, belle et charmante, avait
-le défaut qui alors commençait à ternir tant de qualités agréables
-dans une jeune et jolie femme...: elle écrivait; et comme son esprit
+le défaut qui alors commençait à ternir tant de qualités agréables
+dans une jeune et jolie femme...: elle écrivait; et comme son esprit
s'appuyait souvent sur celui de son mari, elle prit involontairement
-la teinte philosophique de cet esprit sérieux et penseur... Elle a
+la teinte philosophique de cet esprit sérieux et penseur... Elle a
traduit Adam Smith, et l'a enrichi de plusieurs lettres bien dignes de
-sortir de la plume d'une femme, et dans lesquelles elle supplée à ce
+sortir de la plume d'une femme, et dans lesquelles elle supplée à ce
qu'a omis Adam Smith: c'est <i>sur la sympathie</i><a id="footnotetag87" name="footnotetag87"></a><a href="#footnote87" title="Go to footnote 87"><span class="smaller">[87]</span></a>. L'ouvrage qu'elle
-a traduit est tout-à-fait dans le style qui convient non-seulement à
-une femme, mais à une mère de famille. Cependant, dans cette <span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span>
-relation, bien éloignée, sans doute, de tout ce qui a rapport à la
+a traduit est tout-à-fait dans le style qui convient non-seulement à
+une femme, mais à une mère de famille. Cependant, dans cette <span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span>
+relation, bien éloignée, sans doute, de tout ce qui a rapport à la
politique, on trouve encore une teinte de cet esprit tracassier et
-disputeur qui à cette époque avait non-seulement envahi les salons des
-femmes les plus charmantes, mais avait terrassé toutes nos anciennes
-et belles coutumes, et foulé d'un pied audacieux tout ce qui
-florissait autour de notre fauteuil de maîtresse de maison, véritable
-trône du haut duquel nous dictions des oracles... Madame Roland,
-madame de Condorcet, madame de Genlis, madame de Staël, madame Cottin,
-ont toujours été des <i>reines</i>, je le sais... mais des reines sans
-royaumes, et leur pouvoir étant dégagé de ce prisme qui entourait le
-sceptre et empêchait de sentir ce qu'il avait de dur en frappant; ce
+disputeur qui à cette époque avait non-seulement envahi les salons des
+femmes les plus charmantes, mais avait terrassé toutes nos anciennes
+et belles coutumes, et foulé d'un pied audacieux tout ce qui
+florissait autour de notre fauteuil de maîtresse de maison, véritable
+trône du haut duquel nous dictions des oracles... Madame Roland,
+madame de Condorcet, madame de Genlis, madame de Staël, madame Cottin,
+ont toujours été des <i>reines</i>, je le sais... mais des reines sans
+royaumes, et leur pouvoir étant dégagé de ce prisme qui entourait le
+sceptre et empêchait de sentir ce qu'il avait de dur en frappant; ce
pouvoir jadis si doux, qu'on ressentait en craignant de s'y
-soustraire, ce pouvoir se perdit sans même passer en d'autres mains,
-et c'est à peine aujourd'hui si la tradition nous en est demeurée...
+soustraire, ce pouvoir se perdit sans même passer en d'autres mains,
+et c'est à peine aujourd'hui si la tradition nous en est demeurée...
Il faut, pour en parler, qu'on invoque le souvenir du salon d'une
actrice qui jouait bien <i>Madame de Clainville</i> ou <i>la Coquette
-corrigée</i>, parce que le comte Louis de Narbonne, le vicomte de Ségur,
-le duc de Lauzun, et plusieurs autres de l'époque élégante, allaient
-dîner chez la courtisane, et lui disaient quelquefois sérieusement...
+corrigée</i>, parce que le comte Louis de Narbonne, le vicomte de Ségur,
+le duc de Lauzun, et plusieurs autres de l'époque élégante, allaient
+dîner chez la courtisane, et lui disaient quelquefois sérieusement...
et quelquefois en riant aussi...:</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> &mdash;Ma chère, saluez ainsi; vous ferez comme madame du Barry.</p>
-
-<p>Et voilà où nous irons chercher nos traditions de l'époque... et cela
-n'est pas surprenant. Comment en eût-il été différemment?... La
-révolution de la Cour d'abord, qui arriva par Marie-Antoinette, et
-celle de 89 qui arriva bien aussi par elle et qui fit une révolte dans
-une révolution!... Le moyen de conserver une tradition, quelque légère
-qu'elle soit, au milieu de ces bouleversements répétés!... Je rendrai
-compte tout à l'heure d'une foule de détails dont mon jeune esprit fut
-vivement frappé à cette époque. Ce fut le temps qui succéda au 9
-thermidor... et puis le Directoire... ce temps où les jeunes filles,
-ayant encore leur habit de deuil, s'en allaient, le tête couronnée de
+<p><span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> &mdash;Ma chère, saluez ainsi; vous ferez comme madame du Barry.</p>
+
+<p>Et voilà où nous irons chercher nos traditions de l'époque... et cela
+n'est pas surprenant. Comment en eût-il été différemment?... La
+révolution de la Cour d'abord, qui arriva par Marie-Antoinette, et
+celle de 89 qui arriva bien aussi par elle et qui fit une révolte dans
+une révolution!... Le moyen de conserver une tradition, quelque légère
+qu'elle soit, au milieu de ces bouleversements répétés!... Je rendrai
+compte tout à l'heure d'une foule de détails dont mon jeune esprit fut
+vivement frappé à cette époque. Ce fut le temps qui succéda au 9
+thermidor... et puis le Directoire... ce temps où les jeunes filles,
+ayant encore leur habit de deuil, s'en allaient, le tête couronnée de
roses, danser la gavotte dans un bal public, au risque de heurter du
pied quelque cadavre!... Quel temps et quels souvenirs!...</p>
-<p>Condorcet, dont j'ai parlé dans cette relation, n'était plus jeune<a id="footnotetag88" name="footnotetag88"></a><a href="#footnote88" title="Go to footnote 88"><span class="smaller">[88]</span></a>
-au moment où la Révolution commença; sa figure, sans être
+<p>Condorcet, dont j'ai parlé dans cette relation, n'était plus jeune<a id="footnotetag88" name="footnotetag88"></a><a href="#footnote88" title="Go to footnote 88"><span class="smaller">[88]</span></a>
+au moment où la Révolution commença; sa figure, sans être
remarquablement belle, avait une expression qui frappait. Son front
-était vaste et bombé, ses yeux couverts mais vifs et <span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> donnant
-des regards profonds, qui révélaient de grandes et hautes pensées; son
-nez était aquilin et très-prononcé; sa bouche était le trait le plus
-caractéristique de sa figure; son sourire était calme, mais il
-devenait facilement satirique. Il annonçait une chose intime qu'il ne
-traduisait que par cette expression légèrement moqueuse qui relevait
-les coins de sa bouche lorsque la pensée qu'il accompagnait était trop
+était vaste et bombé, ses yeux couverts mais vifs et <span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> donnant
+des regards profonds, qui révélaient de grandes et hautes pensées; son
+nez était aquilin et très-prononcé; sa bouche était le trait le plus
+caractéristique de sa figure; son sourire était calme, mais il
+devenait facilement satirique. Il annonçait une chose intime qu'il ne
+traduisait que par cette expression légèrement moqueuse qui relevait
+les coins de sa bouche lorsque la pensée qu'il accompagnait était trop
vivement sentie. Mais dans toute sa personne comme dans sa physionomie
on retrouvait cette expression malheureuse que Walter Scott a bien
-raison de reconnaître sur le visage de ceux qui doivent mourir de mort
-violente ou prématurée... Je ne prétends pas retrouver cette
-expression sur un front après qu'il m'a été non-seulement nommé mais
-indiqué par la voix publique, et entouré d'un jugement qui me force à
-ne le prononcer qu'avec mépris ou bien avec louange. Je ne me laisse
-pas entraîner à ce jugement. Je ne loue ou ne blâme que d'après
-moi-même. Je l'ai assez prouvé, je le crois, dans Catherine, dans M.
-de Bourmont et beaucoup de personnes qui m'apparaissent entourées
-d'une auréole de gloire ou bien frappées d'un mépris injuste. Je pose
-la figure en face de moi, je l'interpelle devant son siècle, et les
-accusations, ou les choses qui <i>existent</i> comme telles, me répondent
+raison de reconnaître sur le visage de ceux qui doivent mourir de mort
+violente ou prématurée... Je ne prétends pas retrouver cette
+expression sur un front après qu'il m'a été non-seulement nommé mais
+indiqué par la voix publique, et entouré d'un jugement qui me force à
+ne le prononcer qu'avec mépris ou bien avec louange. Je ne me laisse
+pas entraîner à ce jugement. Je ne loue ou ne blâme que d'après
+moi-même. Je l'ai assez prouvé, je le crois, dans Catherine, dans M.
+de Bourmont et beaucoup de personnes qui m'apparaissent entourées
+d'une auréole de gloire ou bien frappées d'un mépris injuste. Je pose
+la figure en face de moi, je l'interpelle devant son siècle, et les
+accusations, ou les choses qui <i>existent</i> comme telles, me répondent
souvent et la justifient ou bien l'accusent... C'est la <span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> loi
-que je me suis imposée pour beaucoup de personnages du grand drame que
-je me suis chargée de mettre sur la scène: je veux parler de
+que je me suis imposée pour beaucoup de personnages du grand drame que
+je me suis chargée de mettre sur la scène: je veux parler de
l'histoire des salons de Paris. Celle de nos affaires politiques tient
-immédiatement à celle des salons. Il y a plus qu'un rapprochement, il
-y a <i>fraternité</i>.</p>
+immédiatement à celle des salons. Il y a plus qu'un rapprochement, il
+y a <i>fraternité</i>.</p>
-<p>Ce que je pense là-dessus est de tous les pays; mais pour la France,
-c'est une immense vérité...</p>
+<p>Ce que je pense là-dessus est de tous les pays; mais pour la France,
+c'est une immense vérité...</p>
-<p>Intimement lié avec toute la troupe philosophique, enfant de Voltaire
-et de Diderot, Condorcet, ainsi que je l'ai fait observer, ne tenait à
+<p>Intimement lié avec toute la troupe philosophique, enfant de Voltaire
+et de Diderot, Condorcet, ainsi que je l'ai fait observer, ne tenait à
aucune de leurs doctrines; la sienne se prolonge encore de nos jours,
au reste, et j'avoue que j'aime encore mieux voir suivre sa croyance,
-toute funeste qu'elle est, que celle bien autrement désolante de
+toute funeste qu'elle est, que celle bien autrement désolante de
Voltaire et de Diderot. L'empereur en la pratiquant nous a fait bien
-du mal ainsi qu'à lui-même!... Qu'est-ce donc en effet que la mort de
-toutes choses? le néant!... Est-ce donc pour ce but que l'homme
-travaillerait? Quelle image plus désolante voulez-vous présenter à
+du mal ainsi qu'à lui-même!... Qu'est-ce donc en effet que la mort de
+toutes choses? le néant!... Est-ce donc pour ce but que l'homme
+travaillerait? Quelle image plus désolante voulez-vous présenter à
l'&oelig;il qui voit encore, mais qui voit avec la conviction qu'une fois
-fermé cet &oelig;il ne se rouvrira plus, même devant un juge... même
-devant une punition éternelle. Car tout est préférable à ce mot
-épouvantable: Le néant!... L'âme se glace en l'entendant seulement
+fermé cet &oelig;il ne se rouvrira plus, même devant un juge... même
+devant une punition éternelle. Car tout est préférable à ce mot
+épouvantable: Le néant!... L'âme se glace en l'entendant seulement
prononcer!...</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> Secrétaire de l'Académie des Sciences, l'un des quarante de
-l'Académie, correspondant de beaucoup d'autres académies en Europe,
-ami de toutes les notabilités connues... Condorcet est peut-être
-l'homme qui a le plus écrit de notre époque... Ses ouvrages sont
-nombreux et présentent le double avantage d'avoir été faits par un
-homme de la science, et de l'époque où cette science régénérait le
+<p><span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> Secrétaire de l'Académie des Sciences, l'un des quarante de
+l'Académie, correspondant de beaucoup d'autres académies en Europe,
+ami de toutes les notabilités connues... Condorcet est peut-être
+l'homme qui a le plus écrit de notre époque... Ses ouvrages sont
+nombreux et présentent le double avantage d'avoir été faits par un
+homme de la science, et de l'époque où cette science régénérait le
pays. Ses articles de journaux surtout sont fort remarquables: ils
-n'ont pas le défaut qu'on peut reprocher à son style dans ses autres
-ouvrages, d'être lourd et quelquefois monotone; ses articles de
-journaux ont du sel, du mordant, et font souvent image. Il a écrit
+n'ont pas le défaut qu'on peut reprocher à son style dans ses autres
+ouvrages, d'être lourd et quelquefois monotone; ses articles de
+journaux ont du sel, du mordant, et font souvent image. Il a écrit
surtout dans la <i>Feuille villageoise</i> et la <i>Chronique de Paris</i>. Mais
-son &oelig;uvre principale est sa dernière production, ce qu'il écrivit
+son &oelig;uvre principale est sa dernière production, ce qu'il écrivit
tandis qu'il errait proscrit et hors la loi, et qu'il cherchait un
-asile dans les bois et les carrières après avoir quitté l'amie
-généreuse qui l'avait accueilli pendant son malheur; cet ouvrage,
-intitulé: <i>Esquisses des progrès de l'esprit humain</i>, fut imprimé en
-1795 un an après sa mort. Il a fait un plan de constitution, une <i>Vie
+asile dans les bois et les carrières après avoir quitté l'amie
+généreuse qui l'avait accueilli pendant son malheur; cet ouvrage,
+intitulé: <i>Esquisses des progrès de l'esprit humain</i>, fut imprimé en
+1795 un an après sa mort. Il a fait un plan de constitution, une <i>Vie
de Voltaire</i>, une <i>Vie de Turgot</i>. Beaucoup d'ouvrages aussi sur les
-mathématiques lui ont fait un nom distingué dans les hautes sciences.
-Comme littérateur, son premier ouvrage fut remarquable et lui valut
-la place de <span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences
-et devint un titre au fauteuil académique: ce sont ses <i>Éloges des
-académiciens morts depuis</i> 1669. Sans doute ils sont inférieurs à ceux
-de Fontenelle, mais on reconnaît dans Condorcet un mérite au-dessus du
-mérite vulgaire; et tout ce qui sort de la ligne commune est si fort à
-estimer, que je place immédiatement celui qui marche ainsi hors du
-chemin battu dans un lieu où les hommages peuvent lui être rendus.
-Oui, il faut une récompense à qui n'est pas vulgaire.</p>
-
-<p>Condorcet était naturellement bon et d'une grande équité. Cette
-rectitude dans l'habitude de la vie était portée par lui dans tout ce
-qu'il faisait et surtout dans ses écrits... Il était juste
-non-seulement dans ce qu'il imposait aux autres, mais il l'était même
+mathématiques lui ont fait un nom distingué dans les hautes sciences.
+Comme littérateur, son premier ouvrage fut remarquable et lui valut
+la place de <span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences
+et devint un titre au fauteuil académique: ce sont ses <i>Éloges des
+académiciens morts depuis</i> 1669. Sans doute ils sont inférieurs à ceux
+de Fontenelle, mais on reconnaît dans Condorcet un mérite au-dessus du
+mérite vulgaire; et tout ce qui sort de la ligne commune est si fort à
+estimer, que je place immédiatement celui qui marche ainsi hors du
+chemin battu dans un lieu où les hommages peuvent lui être rendus.
+Oui, il faut une récompense à qui n'est pas vulgaire.</p>
+
+<p>Condorcet était naturellement bon et d'une grande équité. Cette
+rectitude dans l'habitude de la vie était portée par lui dans tout ce
+qu'il faisait et surtout dans ses écrits... Il était juste
+non-seulement dans ce qu'il imposait aux autres, mais il l'était même
dans ses opinions politiques, du moins le croyait-il, et cela
l'excuse... Je prouverai par un fait que je sais de lui qu'il avait
-une grande impartialité de jugement et que, même au risque de se
-donner tort, il disait lui-même ce qui le condamnait...</p>
+une grande impartialité de jugement et que, même au risque de se
+donner tort, il disait lui-même ce qui le condamnait...</p>
-<p>Son extérieur était plutôt bien qu'autrement, ainsi que je l'ai dit
-plus haut; mais il était timide, ce qui nuit toujours à un homme et
-lui donne des manières empruntées<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a><a href="#footnote89" title="Go to footnote 89"><span class="smaller">[89]</span></a>. Il était réservé, même froid;
-<span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> mais son âme était brûlante, et sous cet extérieur réservé,
-sous ce front de glace, était une pensée de feu.</p>
+<p>Son extérieur était plutôt bien qu'autrement, ainsi que je l'ai dit
+plus haut; mais il était timide, ce qui nuit toujours à un homme et
+lui donne des manières empruntées<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a><a href="#footnote89" title="Go to footnote 89"><span class="smaller">[89]</span></a>. Il était réservé, même froid;
+<span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> mais son âme était brûlante, et sous cet extérieur réservé,
+sous ce front de glace, était une pensée de feu.</p>
-<p>«<i>Ne vous y trompez pas</i>, disait d'Alembert, <i>c'est un volcan couvert
-de neige</i>.»</p>
+<p>«<i>Ne vous y trompez pas</i>, disait d'Alembert, <i>c'est un volcan couvert
+de neige</i>.»</p>
-<p>Un tort grave qu'on peut lui reprocher est d'avoir <i>aidé</i> Voltaire à
-dénaturer le sens des belles pensées de Pascal... Mais chez Voltaire
+<p>Un tort grave qu'on peut lui reprocher est d'avoir <i>aidé</i> Voltaire à
+dénaturer le sens des belles pensées de Pascal... Mais chez Voltaire
il y avait mauvaise foi, chez Condorcet rien de semblable. Voltaire
trouvait sans doute Pascal un trop rude jouteur pour lui laisser
-toutes ses armes, il fallait le désarmer pour avoir quelquefois
-raison; tandis que Condorcet n'y songeait pas, et égaré par son maître
-ou plutôt <i>ses maîtres</i>, il a porté la main sur un des monuments de
-l'esprit le plus admirable peut-être que l'homme ait produit!... C'est
+toutes ses armes, il fallait le désarmer pour avoir quelquefois
+raison; tandis que Condorcet n'y songeait pas, et égaré par son maître
+ou plutôt <i>ses maîtres</i>, il a porté la main sur un des monuments de
+l'esprit le plus admirable peut-être que l'homme ait produit!... C'est
un tort grave; mais il en est un plus profond que tous, c'est d'avoir
-siégé à la Convention... Je parle de ce tort avec amertume, parce que
+siégé à la Convention... Je parle de ce tort avec amertume, parce que
je sais plus positivement que beaucoup d'autres que Condorcet savait
-combien Louis XVI était un honnête homme, et voici un fait à cet égard
-dont fut témoin celui qui me l'a raconté, M. Brunetière, mon tuteur.</p>
+combien Louis XVI était un honnête homme, et voici un fait à cet égard
+dont fut témoin celui qui me l'a raconté, M. Brunetière, mon tuteur.</p>
-<p>Madame Dupaty, veuve du président au parlement <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> de Bordeaux,
-de celui qui fut l'auteur des <i>Lettres sur l'Italie</i>, était parente de
+<p>Madame Dupaty, veuve du président au parlement <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> de Bordeaux,
+de celui qui fut l'auteur des <i>Lettres sur l'Italie</i>, était parente de
M. de Condorcet. Il y soupait souvent, et il causait plus
-familièrement dans cette maison qu'ailleurs; j'ai déjà dit qu'il avait
-beaucoup de timidité et une sorte de difficulté dans la parole. Un
-soir, après souper chez madame Dupaty, Condorcet était soucieux et
-parut vouloir parler. À cette époque (89 ou 90), il faisait partie
+familièrement dans cette maison qu'ailleurs; j'ai déjà dit qu'il avait
+beaucoup de timidité et une sorte de difficulté dans la parole. Un
+soir, après souper chez madame Dupaty, Condorcet était soucieux et
+parut vouloir parler. À cette époque (89 ou 90), il faisait partie
d'une commission relative aux monnaies, et le Roi admettait souvent
cette commission au conseil pour parler avec ses membres sur l'objet
de leur travail.</p>
@@ -4743,72 +4701,72 @@ de leur travail.</p>
<p>&mdash;Savez-vous, dit Condorcet, qu'on se trompe lourdement en disant du
Roi qu'il est un homme sans talent et sans esprit? Je vous dis, et je
l'affirme sur l'honneur, que Louis XVI est un homme d'une grande
-capacité. Nous avons eu ce matin deux conseils pour les subsistances.
-J'ai été appelé, la délibération a été longue, et, comme vous le
-pensez bien, hérissée de difficultés... Le Roi a parlé le dernier,
-après avoir écouté chacun de nous avec une grande attention... Il a
-pris la parole, a résumé les discours de chacun, après avoir parlé de
+capacité. Nous avons eu ce matin deux conseils pour les subsistances.
+J'ai été appelé, la délibération a été longue, et, comme vous le
+pensez bien, hérissée de difficultés... Le Roi a parlé le dernier,
+après avoir écouté chacun de nous avec une grande attention... Il a
+pris la parole, a résumé les discours de chacun, après avoir parlé de
la situation du pays et de l'Europe mieux qu'aucun des orateurs, et a
conclu par son opinion personnelle, qui m'a paru pleine de sens et
-surtout très-lumineuse et forte, de cette force de raisonnement et de
-logique <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> à laquelle rien ne résiste... Après l'avoir écouté,
-nous nous sommes regardés avec étonnement et n'avons rien trouvé de
-mieux à faire que d'adopter ses vues... Je vous certifie, ajouta
-Condorcet d'une voix émue, que Louis XVI est un homme très-éclairé
-et... un honnête homme... Car tout ce qu'il disait pour le bien et la
-tranquillité de la ville de Paris et des provinces, on ne le dit, on
+surtout très-lumineuse et forte, de cette force de raisonnement et de
+logique <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> à laquelle rien ne résiste... Après l'avoir écouté,
+nous nous sommes regardés avec étonnement et n'avons rien trouvé de
+mieux à faire que d'adopter ses vues... Je vous certifie, ajouta
+Condorcet d'une voix émue, que Louis XVI est un homme très-éclairé
+et... un honnête homme... Car tout ce qu'il disait pour le bien et la
+tranquillité de la ville de Paris et des provinces, on ne le dit, on
ne le sait que lorsqu'on est un bon prince.</p>
-<p>Voilà quelle était l'opinion de Condorcet en 1790 et 1791. Depuis il
+<p>Voilà quelle était l'opinion de Condorcet en 1790 et 1791. Depuis il
eut sans doute des motifs pour changer d'opinion; car, avec le
-caractère bien connu de Condorcet, il n'eût jamais voté la mort du
+caractère bien connu de Condorcet, il n'eût jamais voté la mort du
Roi.</p>
<p>Il fut de la faction des Girondins, et lui aussi fut un admirateur du
-caractère énergique: cela devait être; ami de Brissot, il devait
-marcher sous sa bannière, et les maximes sanguinaires de Robespierre
-et des autres membres de ce comité de salut public dont il fit partie
-quelque temps le révoltèrent. C'est alors qu'il fit plusieurs motions
-qui le firent décréter d'accusation, et enfin mettre hors la loi. Il
-avait adressé quelque temps avant une épître à sa femme, dans laquelle
-l'on trouvait sa pensée!</p>
+caractère énergique: cela devait être; ami de Brissot, il devait
+marcher sous sa bannière, et les maximes sanguinaires de Robespierre
+et des autres membres de ce comité de salut public dont il fit partie
+quelque temps le révoltèrent. C'est alors qu'il fit plusieurs motions
+qui le firent décréter d'accusation, et enfin mettre hors la loi. Il
+avait adressé quelque temps avant une épître à sa femme, dans laquelle
+l'on trouvait sa pensée!</p>
<p class="poem10">
- «Ils m'ont dit: Choisis d'être oppresseur ou victime.<br>
- J'embrassai le malheur, et leur laissai le crime.»</p>
+ «Ils m'ont dit: Choisis d'être oppresseur ou victime.<br>
+ J'embrassai le malheur, et leur laissai le crime.»</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> Devenu proscrit après avoir proscrit lui-même, Condorcet ne
-sut quelque temps où reposer sa tête. Enfin une amie généreuse, car
-c'était jouer sa vie que sauver celle d'un malheureux à cette époque
+<p><span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> Devenu proscrit après avoir proscrit lui-même, Condorcet ne
+sut quelque temps où reposer sa tête. Enfin une amie généreuse, car
+c'était jouer sa vie que sauver celle d'un malheureux à cette époque
horrible, madame Verney, lui donna un asile pendant huit mois. Un jour
-Condorcet demeure seul, voit un journal oublié sur une table; il y lit
-que toute personne accusée et convaincue d'avoir recelé ou sauvé un
-condamné était condamnée elle-même... Madame Verney était sortie.
-Condorcet laisse un mot pour la prévenir qu'il quitte son toit
-sauveur, où sa tête peut appeler la mort, et le malheureux, au milieu
-de la nuit, ne sachant où porter ses pas, sort de cet asile
+Condorcet demeure seul, voit un journal oublié sur une table; il y lit
+que toute personne accusée et convaincue d'avoir recelé ou sauvé un
+condamné était condamnée elle-même... Madame Verney était sortie.
+Condorcet laisse un mot pour la prévenir qu'il quitte son toit
+sauveur, où sa tête peut appeler la mort, et le malheureux, au milieu
+de la nuit, ne sachant où porter ses pas, sort de cet asile
hospitalier pour aller au-devant de la mort...</p>
-<p>Il fut errant et caché pendant plusieurs jours. Il allait demandant un
-asile, tantôt aux carrières de Montrouge, aux bois de Verrières, ou
+<p>Il fut errant et caché pendant plusieurs jours. Il allait demandant un
+asile, tantôt aux carrières de Montrouge, aux bois de Verrières, ou
bien dans les environs de Clamart et de Fontenay-aux-Roses... Le
-malheureux n'avait plus que des vêtements en lambeaux!</p>
+malheureux n'avait plus que des vêtements en lambeaux!</p>
-<p>M. et madame Suard avaient été ses amis... Il se rappela qu'ils
-avaient une maison, où sa femme et lui étaient venus ensemble, à
+<p>M. et madame Suard avaient été ses amis... Il se rappela qu'ils
+avaient une maison, où sa femme et lui étaient venus ensemble, à
Fontenay-aux-Roses. Sa femme! si jeune et si belle! sa femme!
-maintenant abandonnée... et la femme d'un proscrit!... Ses souvenirs
-le pressent en foule, et lorsqu'il <span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> arrive à l'un des deux
+maintenant abandonnée... et la femme d'un proscrit!... Ses souvenirs
+le pressent en foule, et lorsqu'il <span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> arrive à l'un des deux
pavillons qui forment la maison de Suard, ses yeux sont encore humides
-de larmes... Il sonne, un domestique vient ouvrir. À l'aspect de cet
-homme dont la barbe longue, les cheveux hérissés et remplis de paille
-et d'herbes sèches, les habits déchirés, la figure hâve et les yeux
+de larmes... Il sonne, un domestique vient ouvrir. À l'aspect de cet
+homme dont la barbe longue, les cheveux hérissés et remplis de paille
+et d'herbes sèches, les habits déchirés, la figure hâve et les yeux
hagards donnent seuls de la terreur, le domestique recule d'abord...
-mais un second regard le fait revenir sur lui-même:</p>
+mais un second regard le fait revenir sur lui-même:</p>
-<p>&mdash;Ah! monsieur, dit-il à Condorcet, dans quel état vous revois-je!</p>
+<p>&mdash;Ah! monsieur, dit-il à Condorcet, dans quel état vous revois-je!</p>
-<p>&mdash;Eh quoi! dit le marquis terrifié de se voir reconnu... vous savez
+<p>&mdash;Eh quoi! dit le marquis terrifié de se voir reconnu... vous savez
qui je suis!...</p>
<p>&mdash;Oui, monsieur... j'ai eu l'honneur de voir monsieur le marquis chez
@@ -4818,9 +4776,9 @@ M. de Trudaine.</p>
<p>Le domestique se retourna vivement... il n'y avait personne.</p>
-<p>&mdash;Ah! monsieur m'a bien effrayé!... C'est que si mon maître voyait
-monsieur... il ne l'aime plus! ajouta l'honnête garçon en baissant les
-yeux; et le regard dérobé à l'investigation du proscrit voulait dire:</p>
+<p>&mdash;Ah! monsieur m'a bien effrayé!... C'est que si mon maître voyait
+monsieur... il ne l'aime plus! ajouta l'honnête garçon en baissant les
+yeux; et le regard dérobé à l'investigation du proscrit voulait dire:</p>
<p>&mdash;<i>Et moi aussi je ne vous aime plus!...</i></p>
@@ -4829,342 +4787,342 @@ yeux; et le regard dérobé à l'investigation du proscrit voulait dire:</p>
<p>&mdash;Ce n'est pas M. Suard, monsieur... il loge <span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> dans l'autre
pavillon. C'est M. de Monville qui occupe celui-ci...</p>
-<p>Condorcet remercie le bon domestique qui lui avait donné la plus
-sublime aumône d'un c&oelig;ur généreux et bien né, de la pitié pour la
-grande infortune d'un coupable; car Condorcet l'était devant Dieu et
+<p>Condorcet remercie le bon domestique qui lui avait donné la plus
+sublime aumône d'un c&oelig;ur généreux et bien né, de la pitié pour la
+grande infortune d'un coupable; car Condorcet l'était devant Dieu et
les hommes depuis la mort du Roi.</p>
-<p>Depuis cette funeste époque, Suard et sa femme avaient également cessé
+<p>Depuis cette funeste époque, Suard et sa femme avaient également cessé
de voir M. et madame de Condorcet!... Condorcet connaissait leur
-opinion, mais aussi il savait combien tous deux étaient honnêtes et
-purs. C'étaient des c&oelig;urs auxquels on pouvait se confier!... Il ne
-se trompait pas; à peine Suard l'eut-il reconnu que, voulant éviter
-même une parole qui pouvait les trahir, il fit aller la seule servante
-qu'il eût dans le village pour y faire une commission, et alors il put
-embrasser son malheureux ami qui était expirant de besoin.</p>
+opinion, mais aussi il savait combien tous deux étaient honnêtes et
+purs. C'étaient des c&oelig;urs auxquels on pouvait se confier!... Il ne
+se trompait pas; à peine Suard l'eut-il reconnu que, voulant éviter
+même une parole qui pouvait les trahir, il fit aller la seule servante
+qu'il eût dans le village pour y faire une commission, et alors il put
+embrasser son malheureux ami qui était expirant de besoin.</p>
<p>&mdash;Un peu de pain, dit-il... Je me meurs... Un peu de pain par
-charité!...</p>
+charité!...</p>
-<p>&mdash;Suard lui servit lui-même du fromage et du pain, avec du vin... Ce
+<p>&mdash;Suard lui servit lui-même du fromage et du pain, avec du vin... Ce
secours le ranima... Il put parler... Il put enfin faire une sorte de
-testament verbal dans lequel il recommandait sa fille à Suard... sa
+testament verbal dans lequel il recommandait sa fille à Suard... sa
fille qu'il adorait!... Ah! nous aussi nous avons des enfants, et nous
-comprenons tout ce qu'il y a d'affreux dans cette dernière parole de
-<span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> celui qui va mourir et qui dit pour toujours adieu à son
-enfant lorsqu'il est lui-même plein de vie et de force, et que cette
-vie lui est arrachée par des cannibales qui couvrent sa patrie de sang
+comprenons tout ce qu'il y a d'affreux dans cette dernière parole de
+<span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> celui qui va mourir et qui dit pour toujours adieu à son
+enfant lorsqu'il est lui-même plein de vie et de force, et que cette
+vie lui est arrachée par des cannibales qui couvrent sa patrie de sang
et de deuil... Cette situation est sans doute affreuse... Mais combien
-elle redouble d'horreur lorsque, descendant au fond de son âme, on y
-trouve un remords qui vous crie: Pourquoi avoir éveillé ces monstres
-qui font tomber aujourd'hui la tête du père de ton enfant?...
+elle redouble d'horreur lorsque, descendant au fond de son âme, on y
+trouve un remords qui vous crie: Pourquoi avoir éveillé ces monstres
+qui font tomber aujourd'hui la tête du père de ton enfant?...
Condorcet parla longtemps de sa fille... un moment de sa femme, mais
-sans intérêt... Il remit cependant à son ami une somme de 600 fr. pour
-elle... mais sans ajouter une autre parole; puis il recommanda à Suard
-le manuscrit laissé chez madame Verney, lui demandant de le publier;
-ensuite ils avisèrent ensemble aux moyens d'aller à Paris pour
-demander à quelques-uns des anciens amis de Condorcet, Garat, par
-exemple, une lettre d'invalide pour que Condorcet pût gagner un port
+sans intérêt... Il remit cependant à son ami une somme de 600 fr. pour
+elle... mais sans ajouter une autre parole; puis il recommanda à Suard
+le manuscrit laissé chez madame Verney, lui demandant de le publier;
+ensuite ils avisèrent ensemble aux moyens d'aller à Paris pour
+demander à quelques-uns des anciens amis de Condorcet, Garat, par
+exemple, une lettre d'invalide pour que Condorcet pût gagner un port
et s'embarquer... Condorcet remercia Suard et convint avec lui qu'il
-reviendrait prendre cette lettre que Suard devait immédiatement aller
-chercher à Paris...</p>
+reviendrait prendre cette lettre que Suard devait immédiatement aller
+chercher à Paris...</p>
-<p>&mdash;Ah! dit le proscrit en se levant et retombant aussitôt sur sa
+<p>&mdash;Ah! dit le proscrit en se levant et retombant aussitôt sur sa
chaise...</p>
-<p>&mdash;Mon Dieu! qu'avez-vous? s'écria Suard...&mdash;Rien de nouveau... Je
-suis blessé... au pied. Et il lui <span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> montra en effet son pied
-tout ensanglanté!... Suard sentit son c&oelig;ur se serrer de nouveau...
-Condorcet s'en aperçut.</p>
+<p>&mdash;Mon Dieu! qu'avez-vous? s'écria Suard...&mdash;Rien de nouveau... Je
+suis blessé... au pied. Et il lui <span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> montra en effet son pied
+tout ensanglanté!... Suard sentit son c&oelig;ur se serrer de nouveau...
+Condorcet s'en aperçut.</p>
<p>&mdash;Pas de faiblesse, lui dit-il... Rendez-moi un dernier service encore
avant que je quitte votre toit hospitalier, mon ami... Donnez-moi du
tabac... Si vous saviez tout ce que j'ai souffert depuis que j'en suis
-privé!... C'est plus douloureux <i>que de n'avoir pas de pain</i>!...</p>
+privé!... C'est plus douloureux <i>que de n'avoir pas de pain</i>!...</p>
-<p>Suard lui en arrange un cornet... Dans le moment où il allait le
+<p>Suard lui en arrange un cornet... Dans le moment où il allait le
mettre dans sa poche, un souvenir d'un nouveau genre le frappa.</p>
-<p>&mdash;Ah! mon ami, mettez le comble à votre généreuse amitié! Donnez-moi
+<p>&mdash;Ah! mon ami, mettez le comble à votre généreuse amitié! Donnez-moi
un Horace! je vous en conjure!...</p>
<p>Suard lui donna un Horace, et Condorcet partit de cette maison,
-heureux encore dans son infortune, car il avait trouvé un ami...</p>
+heureux encore dans son infortune, car il avait trouvé un ami...</p>
-<p>En quittant la maison de Suard, il se dirigea vers les carrières, dans
-lesquelles il se tint caché pendant tout le jour... Il ne devait
+<p>En quittant la maison de Suard, il se dirigea vers les carrières, dans
+lesquelles il se tint caché pendant tout le jour... Il ne devait
retourner que le lendemain chercher cette carte d'invalide que Suard
-avait été demander à Garat.</p>
+avait été demander à Garat.</p>
-<p>Garat la lui accorda à l'instant; mais pour plus de sécurité il
-employa un autre moyen, quelque puissant qu'il fût lui-même dans le
-gouvernement d'alors... Il se rendit à Auteuil auprès de Cabanis,
-<span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> ancien ami de Condorcet comme lui; Cabanis était alors
-employé dans les hôpitaux... Il donna pour Condorcet une vieille
+<p>Garat la lui accorda à l'instant; mais pour plus de sécurité il
+employa un autre moyen, quelque puissant qu'il fût lui-même dans le
+gouvernement d'alors... Il se rendit à Auteuil auprès de Cabanis,
+<span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> ancien ami de Condorcet comme lui; Cabanis était alors
+employé dans les hôpitaux... Il donna pour Condorcet une vieille
lettre de passe pour un invalide retournant chez lui en sortant de
-l'hôpital... Cette carte était cent fois plus sûre qu'aucun
-passeport... Garat la remit à Suard et retourna à Paris. Cette bonne
+l'hôpital... Cette carte était cent fois plus sûre qu'aucun
+passeport... Garat la remit à Suard et retourna à Paris. Cette bonne
action n'est pas la seule qu'il ait faite; il est bon de le dire.</p>
-<p>Mais tandis que ses amis s'occupaient de sa sûreté, Condorcet ne
+<p>Mais tandis que ses amis s'occupaient de sa sûreté, Condorcet ne
pouvait plus en profiter. Le malheureux, en partant de chez Suard,
-n'avait pas songé qu'il lui fallait éviter tous les lieux habités, et
-il n'avait emporté <i>qu'un seul morceau de pain</i>, un seul!... la faim
-devint bientôt tellement impérieuse qu'elle domina et la crainte du
+n'avait pas songé qu'il lui fallait éviter tous les lieux habités, et
+il n'avait emporté <i>qu'un seul morceau de pain</i>, un seul!... la faim
+devint bientôt tellement impérieuse qu'elle domina et la crainte du
cachot et celle de la mort, et qu'il sortit de sa retraite poursuivi
-par une faim si terrible qu'il aurait en ce moment bravé l'échafaud...
-Il entre, à Clamart, dans un mauvais cabaret dans lequel étaient
-seulement une femme et un de ces espions volontaires, espèces de
-serpents plus dangereux que les espions véritables.</p>
-
-<p>Condorcet, dont la barbe et les cheveux hérissés, les yeux hagards et
-le regard inquiet, l'habit en lambeaux, la démarche incertaine,
-auraient éveillé l'attention de gens bien plus confiants, attira sur
+par une faim si terrible qu'il aurait en ce moment bravé l'échafaud...
+Il entre, à Clamart, dans un mauvais cabaret dans lequel étaient
+seulement une femme et un de ces espions volontaires, espèces de
+serpents plus dangereux que les espions véritables.</p>
+
+<p>Condorcet, dont la barbe et les cheveux hérissés, les yeux hagards et
+le regard inquiet, l'habit en lambeaux, la démarche incertaine,
+auraient éveillé l'attention de gens bien plus confiants, attira sur
lui la surveillance de l'espion. Cet homme ne le quitta plus des yeux
-et le désigna à la maîtresse <span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> du cabaret... Condorcet, affamé,
-mourant de fatigue, ne fit aucune attention à ce colloque ayant lieu
-pour ainsi dire sous ses yeux; il commanda et dévora aussitôt une
-omelette avec l'avidité d'une faim assez violente pour l'avoir fait
-sortir de sa retraite en face de l'échafaud.</p>
-
-<p>&mdash;Payez moi, lui dit brutalement l'hôtesse en lui voyant expédier sa
-dernière bouchée, et craignant probablement qu'il ne s'échappât.</p>
-
-<p>Condorcet, sans réfléchir à ce qu'il fait, tire de sa poche un
-portefeuille de satin blanc<a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a><a href="#footnote90" title="Go to footnote 90"><span class="smaller">[90]</span></a>, brodé en soie plate, comme on brodait
-alors; l'élégance de ce portefeuille frappa en même temps l'hôtesse et
+et le désigna à la maîtresse <span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> du cabaret... Condorcet, affamé,
+mourant de fatigue, ne fit aucune attention à ce colloque ayant lieu
+pour ainsi dire sous ses yeux; il commanda et dévora aussitôt une
+omelette avec l'avidité d'une faim assez violente pour l'avoir fait
+sortir de sa retraite en face de l'échafaud.</p>
+
+<p>&mdash;Payez moi, lui dit brutalement l'hôtesse en lui voyant expédier sa
+dernière bouchée, et craignant probablement qu'il ne s'échappât.</p>
+
+<p>Condorcet, sans réfléchir à ce qu'il fait, tire de sa poche un
+portefeuille de satin blanc<a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a><a href="#footnote90" title="Go to footnote 90"><span class="smaller">[90]</span></a>, brodé en soie plate, comme on brodait
+alors; l'élégance de ce portefeuille frappa en même temps l'hôtesse et
l'espion.</p>
<p>&mdash;Qui es-tu? demanda brusquement l'espion.</p>
-<p>Condorcet était naturellement embarrassé dans sa parole, comme on le
-sait, et dans ce moment il le fut encore davantage pour répondre aux
-questions faites brutalement, et son embarras devint bientôt plus que
-de la timidité... Il hésita d'abord; mais se rappelant ensuite le nom
-d'un homme de ses amis, membre comme lui de l'Académie des Sciences,
-il répondit qu'il était au service de M. du Séjour, conseiller à la
-Cour <span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> des Aides, savant distingué, et qui connaissait
-particulièrement Condorcet... Il pouvait donc donner sur cette maison
-des détails qui auraient prouvé qu'il était en effet au service de M.
-du Séjour. Mais cette réponse vint trop tard pour balancer l'effet de
-son extérieur et du portefeuille trop élégant pour lui appartenir. Il
-fut arrêté et conduit au Bourg-la-Reine, chef-lieu du district, où, ne
-pouvant rendre un compte satisfaisant de sa personne, il fut jeté dans
+<p>Condorcet était naturellement embarrassé dans sa parole, comme on le
+sait, et dans ce moment il le fut encore davantage pour répondre aux
+questions faites brutalement, et son embarras devint bientôt plus que
+de la timidité... Il hésita d'abord; mais se rappelant ensuite le nom
+d'un homme de ses amis, membre comme lui de l'Académie des Sciences,
+il répondit qu'il était au service de M. du Séjour, conseiller à la
+Cour <span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> des Aides, savant distingué, et qui connaissait
+particulièrement Condorcet... Il pouvait donc donner sur cette maison
+des détails qui auraient prouvé qu'il était en effet au service de M.
+du Séjour. Mais cette réponse vint trop tard pour balancer l'effet de
+son extérieur et du portefeuille trop élégant pour lui appartenir. Il
+fut arrêté et conduit au Bourg-la-Reine, chef-lieu du district, où, ne
+pouvant rendre un compte satisfaisant de sa personne, il fut jeté dans
une prison comme <i>vagabond</i>...</p>
-<p>Le lendemain il fut trouvé mort lorsqu'on entra dans sa chambre; il
-avait pris du <i>stramonium</i><a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a><a href="#footnote91" title="Go to footnote 91"><span class="smaller">[91]</span></a> combiné avec de l'<i>opium</i>. Il avait ce
-poison toujours sur lui. Cabanis l'avait composé et donné à plusieurs
-d'entre eux. L'archevêque de Sens l'avait employé pour échapper à
-l'échafaud, évitant par cette mort volontaire de porter sa tête sur
-cet <span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> autel où chaque jour on offrait en holocauste le sang le
-plus pur à la divinité, fille d'enfer, qui régnait alors sur la
+<p>Le lendemain il fut trouvé mort lorsqu'on entra dans sa chambre; il
+avait pris du <i>stramonium</i><a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a><a href="#footnote91" title="Go to footnote 91"><span class="smaller">[91]</span></a> combiné avec de l'<i>opium</i>. Il avait ce
+poison toujours sur lui. Cabanis l'avait composé et donné à plusieurs
+d'entre eux. L'archevêque de Sens l'avait employé pour échapper à
+l'échafaud, évitant par cette mort volontaire de porter sa tête sur
+cet <span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> autel où chaque jour on offrait en holocauste le sang le
+plus pur à la divinité, fille d'enfer, qui régnait alors sur la
France!</p>
<p>&mdash;Je ne les crains pas si j'ai une heure devant moi! avait dit
-Condorcet à Suard...</p>
+Condorcet à Suard...</p>
-<p>Il avait toujours avec lui ce poison comme dernière ressource contre
+<p>Il avait toujours avec lui ce poison comme dernière ressource contre
l'infortune.</p>
-<p>Corvisart avait aussi de ce poison, appelé <i>poison de Cabanis</i>.</p>
+<p>Corvisart avait aussi de ce poison, appelé <i>poison de Cabanis</i>.</p>
-<p>La dose pour mourir était fixée dans une petite recette qui
-enveloppait le poison. C'était une petite boule, grosse comme ces
+<p>La dose pour mourir était fixée dans une petite recette qui
+enveloppait le poison. C'était une petite boule, grosse comme ces
billes avec lesquelles jouent les enfants... La couleur en est brune
-(marron foncé). Cela se brisait en petits morceaux dans la bouche et
-se fondait facilement. On meurt sans aucune douleur. Il paraît que ce
+(marron foncé). Cela se brisait en petits morceaux dans la bouche et
+se fondait facilement. On meurt sans aucune douleur. Il paraît que ce
poison cause une congestion sanguine aux poumons. Ce qui le ferait
-croire, c'est que Condorcet fut trouvé mort avec tous les signes d'une
+croire, c'est que Condorcet fut trouvé mort avec tous les signes d'une
attaque d'apoplexie, et le sang lui sortait par le nez. Le chirurgien
-appelé dit que cet <i>homme inconnu</i>, arrêté la veille, était mort dans
+appelé dit que cet <i>homme inconnu</i>, arrêté la veille, était mort dans
la nuit d'une attaque d'apoplexie...</p>
-<p>C'est ce même poison qui servit depuis à l'empereur, à
+<p>C'est ce même poison qui servit depuis à l'empereur, à
Fontainebleau!... Mais le portant depuis longtemps sur sa poitrine, la
-chaleur l'avait, à ce qu'il paraît, altéré, et Napoléon ne put
-échapper aux tortures qu'on lui préparait à Sainte-Hélène; <span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span>
-quant à la honte, elle est tout entière sur ses bourreaux...</p>
-
-<p>La destinée de Condorcet est curieuse à examiner, ainsi que celle de
-tous les grands acteurs du drame de la Révolution: quelle fut leur
-fin? quelle fut leur vie politique même? Cette liberté qu'ils <i>ont
-fondée</i>, où donc est-elle?... quel est le moment où la France en a
-joui? Qu'on me le désigne, et je bénirai même l'époque la plus
-désastreuse de ces temps affreux. Mais l'impossibilité est positive.
-Est-ce donc en 93, lorsque la place de la Révolution voyait rouler
-quarante et cinquante têtes tous les jours, et que les prisons,
+chaleur l'avait, à ce qu'il paraît, altéré, et Napoléon ne put
+échapper aux tortures qu'on lui préparait à Sainte-Hélène; <span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span>
+quant à la honte, elle est tout entière sur ses bourreaux...</p>
+
+<p>La destinée de Condorcet est curieuse à examiner, ainsi que celle de
+tous les grands acteurs du drame de la Révolution: quelle fut leur
+fin? quelle fut leur vie politique même? Cette liberté qu'ils <i>ont
+fondée</i>, où donc est-elle?... quel est le moment où la France en a
+joui? Qu'on me le désigne, et je bénirai même l'époque la plus
+désastreuse de ces temps affreux. Mais l'impossibilité est positive.
+Est-ce donc en 93, lorsque la place de la Révolution voyait rouler
+quarante et cinquante têtes tous les jours, et que les prisons,
insuffisantes pour contenir les victimes innocentes, se voyaient
multiplier au nombre de cinquante?... Est-ce sous le Directoire, temps
-infâme de l'humiliation de la France, au milieu d'elle et sur la
-frontière?... Est-ce sous l'empire, temps de gloire et de renommée, et
-même de bonheur, mais où la liberté était enchaînée?... Non, la
-liberté ne nous fut jamais donnée... Toujours promise, c'est vrai,
-mais toujours inconnue pour nous. Eh bien! c'est pourtant à elle que
-nous avons vu sacrifier tant de nobles têtes; c'est pour la fonder,
-disait-on, qu'il fallait faire couler tant de sang!... Hélas! lorsque
+infâme de l'humiliation de la France, au milieu d'elle et sur la
+frontière?... Est-ce sous l'empire, temps de gloire et de renommée, et
+même de bonheur, mais où la liberté était enchaînée?... Non, la
+liberté ne nous fut jamais donnée... Toujours promise, c'est vrai,
+mais toujours inconnue pour nous. Eh bien! c'est pourtant à elle que
+nous avons vu sacrifier tant de nobles têtes; c'est pour la fonder,
+disait-on, qu'il fallait faire couler tant de sang!... Hélas! lorsque
l'esprit de parti ne troublait pas la raison de ces hommes qui depuis
-furent en délire, voilà <span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> comment ils s'exprimaient. Il est
-curieux d'observer quelle était leur opinion sur le moyen d'amener le
-monde à cet état de perfectibilité humaine, but des vrais philosophes.</p>
+furent en délire, voilà <span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> comment ils s'exprimaient. Il est
+curieux d'observer quelle était leur opinion sur le moyen d'amener le
+monde à cet état de perfectibilité humaine, but des vrais philosophes.</p>
-<p>Voici un passage d'un avertissement mis par Condorcet en tête de
-<i>l'Homme aux quarante écus</i>, dans une édition de Voltaire faite à
+<p>Voici un passage d'un avertissement mis par Condorcet en tête de
+<i>l'Homme aux quarante écus</i>, dans une édition de Voltaire faite à
Kehl, tome LVII, in-12:</p>
-<p>«Ceux qui ont dit les premiers que le droit de propriété dans toute
-son étendue, celui de faire de son industrie et de ses deniers un
-usage absolument libre, était un droit aussi naturel et surtout bien
-plus important pour les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des hommes,
-que celui de faire partie pour un dix-millionième de la puissance
-législative; ceux qui ont ajouté que la conservation de la sûreté et
-de la liberté personnelle est moins liée qu'on ne croit avec la
-liberté de la constitution... tous ceux qui ont dit ces vérités ont
-été utiles aux hommes en leur apprenant que le bonheur était plus près
+<p>«Ceux qui ont dit les premiers que le droit de propriété dans toute
+son étendue, celui de faire de son industrie et de ses deniers un
+usage absolument libre, était un droit aussi naturel et surtout bien
+plus important pour les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des hommes,
+que celui de faire partie pour un dix-millionième de la puissance
+législative; ceux qui ont ajouté que la conservation de la sûreté et
+de la liberté personnelle est moins liée qu'on ne croit avec la
+liberté de la constitution... tous ceux qui ont dit ces vérités ont
+été utiles aux hommes en leur apprenant que le bonheur était plus près
d'eux qu'ils ne le pensaient, et que ce n'est pas en bouleversant le
-monde, <i>mais en l'éclairant</i>, qu'ils peuvent espérer de trouver le
-bien-être et la liberté...»</p>
+monde, <i>mais en l'éclairant</i>, qu'ils peuvent espérer de trouver le
+bien-être et la liberté...»</p>
-<p>...Quelle fin que celle de l'homme qui avait écrit de si belles
-pensées!</p>
+<p>...Quelle fin que celle de l'homme qui avait écrit de si belles
+pensées!</p>
<p>Sa femme, l'une des plus remarquables de son <span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> temps, pour sa
-beauté, son esprit et ses connaissances, fut bien coupable dans les
-efforts qu'elle-même tenta auprès de Condorcet pour l'exciter au lieu
-de le calmer, au moment où le paroxysme révolutionnaire était au plus
-haut degré. C'est à son instigation qu'il proposa cette loi insensée
-qui ordonnait de <i>brûler ses titres</i> de noblesse<a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a><a href="#footnote92" title="Go to footnote 92"><span class="smaller">[92]</span></a>... Que voulait
+beauté, son esprit et ses connaissances, fut bien coupable dans les
+efforts qu'elle-même tenta auprès de Condorcet pour l'exciter au lieu
+de le calmer, au moment où le paroxysme révolutionnaire était au plus
+haut degré. C'est à son instigation qu'il proposa cette loi insensée
+qui ordonnait de <i>brûler ses titres</i> de noblesse<a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a><a href="#footnote92" title="Go to footnote 92"><span class="smaller">[92]</span></a>... Que voulait
<span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> dire cette parade? Pour les nobles <i>vraiment nobles</i>, cette
-mesure ne servait au contraire qu'à faire resplendir leur noblesse
-d'un nouvel éclat en mettant au néant toute cette noblesse moderne
-sortie <i>des savonnettes à vilain</i>, comme on appelait les <i>marquisats</i>
-achetés, et voilà tout. Quant au reste, il n'en était ni plus ni
-moins. Madame de Condorcet, après la mort de son mari, fut doublement
+mesure ne servait au contraire qu'à faire resplendir leur noblesse
+d'un nouvel éclat en mettant au néant toute cette noblesse moderne
+sortie <i>des savonnettes à vilain</i>, comme on appelait les <i>marquisats</i>
+achetés, et voilà tout. Quant au reste, il n'en était ni plus ni
+moins. Madame de Condorcet, après la mort de son mari, fut doublement
malheureuse par ses remords et par sa ruine totale. Encore belle et
-jeune même, elle se vit réduite à faire de petits portraits à la
-gouache pour exister. Elle était retirée à Auteuil, où sa vie
-s'écoulait misérablement à l'époque du consulat. Elle était s&oelig;ur du
-maréchal Grouchy.</p>
+jeune même, elle se vit réduite à faire de petits portraits à la
+gouache pour exister. Elle était retirée à Auteuil, où sa vie
+s'écoulait misérablement à l'époque du consulat. Elle était s&oelig;ur du
+maréchal Grouchy.</p>
<h2><span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> SALON<br>
DE<br>
M<sup>me</sup> LA COMTESSE DE CUSTINE<br>
-<span class="smaller">(FEMME DU GÉNÉRAL).<br>
-PREMIÈRE PARTIE.<br>
+<span class="smaller">(FEMME DU GÉNÉRAL).<br>
+PREMIÈRE PARTIE.<br>
MADEMOISELLE DE LOGNY.</span></h2>
-<p>C'était une chose rare à l'époque à laquelle nous sommes arrivés dans
+<p>C'était une chose rare à l'époque à laquelle nous sommes arrivés dans
cet ouvrage, qu'une femme jeune, belle, riche, d'une grande naissance,
-et vivant solitaire au milieu de ce monde si bruyant dont les éclats
-ne la touchèrent pas, et ne lui donnèrent jamais la tentation d'aller
-dans ses fêtes partager les joies folles de ces femmes moins belles
-<span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> qu'elle, et dont le triomphe eût disparu devant le sien.</p>
-
-<p>Mais cette vie tumultueuse n'était pas celle qu'elle préférait... elle
-cherchait le calme, le silence, aimait la solitude d'une église pour y
-prier longtemps; puis elle rentrait dans sa maison, asile sanctifié
-par les vertus d'un ange, embelli par le charme de son caractère; elle
+et vivant solitaire au milieu de ce monde si bruyant dont les éclats
+ne la touchèrent pas, et ne lui donnèrent jamais la tentation d'aller
+dans ses fêtes partager les joies folles de ces femmes moins belles
+<span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> qu'elle, et dont le triomphe eût disparu devant le sien.</p>
+
+<p>Mais cette vie tumultueuse n'était pas celle qu'elle préférait... elle
+cherchait le calme, le silence, aimait la solitude d'une église pour y
+prier longtemps; puis elle rentrait dans sa maison, asile sanctifié
+par les vertus d'un ange, embelli par le charme de son caractère; elle
y retrouvait une famille dont elle faisait le bonheur et la gloire, un
-enfant au berceau qu'elle-même nourrissait, une s&oelig;ur dont elle
-était l'idole, un mari dont elle était l'orgueil, et des amis dont
-elle était la joie.</p>
+enfant au berceau qu'elle-même nourrissait, une s&oelig;ur dont elle
+était l'idole, un mari dont elle était l'orgueil, et des amis dont
+elle était la joie.</p>
-<p>Cette femme était madame la comtesse de Custine... Il y avait loin
-sans doute de l'agitation fiévreuse qui faisait courir les femmes
+<p>Cette femme était madame la comtesse de Custine... Il y avait loin
+sans doute de l'agitation fiévreuse qui faisait courir les femmes
au-devant de toutes les folies qu'elles allaient chercher dans les
-bals, les fêtes, les spectacles de tous genres qui remplissaient le
-temps de délire que l'hiver consacre toujours aux saturnales du
-plaisir, au calme profond de l'hôtel de Custine... et cependant ce
-n'était pas du silence, ce n'était pas du sommeil... on y riait, on y
-était joyeux, mais de cette joie du c&oelig;ur qui n'a pas d'éclats et
-qui rit tout bas. Ayant une grande fortune, possédant tout ce que le
-monde appelle éléments de bonheur, madame de Custine voulut y joindre
-celui que donne la vertu... <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> elle avait l'âme et la figure
+bals, les fêtes, les spectacles de tous genres qui remplissaient le
+temps de délire que l'hiver consacre toujours aux saturnales du
+plaisir, au calme profond de l'hôtel de Custine... et cependant ce
+n'était pas du silence, ce n'était pas du sommeil... on y riait, on y
+était joyeux, mais de cette joie du c&oelig;ur qui n'a pas d'éclats et
+qui rit tout bas. Ayant une grande fortune, possédant tout ce que le
+monde appelle éléments de bonheur, madame de Custine voulut y joindre
+celui que donne la vertu... <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> elle avait l'âme et la figure
d'un ange, elle devait vivre comme eux.</p>
-<p>Son salon<a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a><a href="#footnote93" title="Go to footnote 93"><span class="smaller">[93]</span></a> était le point de réunion de plusieurs jeunes femmes qui
-avaient de l'esprit et des talents; sa société était extrêmement
-choisie sans qu'il y eût cependant de la pédanterie; elle-même était
-parfaitement naturelle et gaie. Sa conduite fut toujours d'une pureté
-irréprochable; elle était pieuse, charitable, mais aussi elle était
-fort indulgente; elle aimait les lettres, et les protégeait; elle
+<p>Son salon<a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a><a href="#footnote93" title="Go to footnote 93"><span class="smaller">[93]</span></a> était le point de réunion de plusieurs jeunes femmes qui
+avaient de l'esprit et des talents; sa société était extrêmement
+choisie sans qu'il y eût cependant de la pédanterie; elle-même était
+parfaitement naturelle et gaie. Sa conduite fut toujours d'une pureté
+irréprochable; elle était pieuse, charitable, mais aussi elle était
+fort indulgente; elle aimait les lettres, et les protégeait; elle
avait beaucoup de finesse dans l'esprit, et ses amis citaient d'elle
-une foule de mots charmants, ce qui devait être, puisque le fond de
-son esprit était le naturel et la bonté. Lorsqu'une jeune femme timide
-lui était présentée, elle l'encourageait avec une bienveillance dont
-la jeune femme était d'abord touchée, et qui la lui acquérait pour
-amie tout aussitôt. Madame de Custine aimait à voir ses amies autour
-d'elle; elle choisissait pour cette réunion le samedi, parce que M. de
-Custine allait à Versailles pour faire sa cour, et souvent pour
-accompagner le Roi à la chasse, lorsqu'il était nommé. Elle avait
-alors à souper huit à dix femmes et quelques hommes; mais souvent, et
-c'était là ce qu'elle préférait, <span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> elles étaient huit ou dix
+une foule de mots charmants, ce qui devait être, puisque le fond de
+son esprit était le naturel et la bonté. Lorsqu'une jeune femme timide
+lui était présentée, elle l'encourageait avec une bienveillance dont
+la jeune femme était d'abord touchée, et qui la lui acquérait pour
+amie tout aussitôt. Madame de Custine aimait à voir ses amies autour
+d'elle; elle choisissait pour cette réunion le samedi, parce que M. de
+Custine allait à Versailles pour faire sa cour, et souvent pour
+accompagner le Roi à la chasse, lorsqu'il était nommé. Elle avait
+alors à souper huit à dix femmes et quelques hommes; mais souvent, et
+c'était là ce qu'elle préférait, <span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> elles étaient huit ou dix
femmes seules sans un autre homme que le vicomte de Custine,
-beau-frère de la comtesse. Madame de Genlis, amie intime de madame de
+beau-frère de la comtesse. Madame de Genlis, amie intime de madame de
Custine, faisait porter sa harpe; elle jouait et chantait. On jouait
-quelquefois des proverbes. L'abbé Delille, qui alors entrait dans le
-monde sous les auspices de son poëme des <i>Jardins</i>, et qui en faisait
-des lectures avec le charme qu'il mettait à dire ses vers, était admis
-dans ces petites réunions, où la joie était toujours plus sentie que
-dans des lieux où le bruit était plus éclatant.</p>
-
-<p>Madame de Custine était belle, sa taille élégante, et tout son
-ensemble fort distingué; mais l'habitude de sa physionomie était
-triste et rêveuse. On voyait, au travers de ce regard d'ange, qu'il
-existait, au-delà de ce que voyait le monde, une peine secrète qui
-froissait une âme tendre... Madame de Custine n'avait pas été heureuse
-dans sa première jeunesse de jeune fille... et sa vie à cette époque
+quelquefois des proverbes. L'abbé Delille, qui alors entrait dans le
+monde sous les auspices de son poëme des <i>Jardins</i>, et qui en faisait
+des lectures avec le charme qu'il mettait à dire ses vers, était admis
+dans ces petites réunions, où la joie était toujours plus sentie que
+dans des lieux où le bruit était plus éclatant.</p>
+
+<p>Madame de Custine était belle, sa taille élégante, et tout son
+ensemble fort distingué; mais l'habitude de sa physionomie était
+triste et rêveuse. On voyait, au travers de ce regard d'ange, qu'il
+existait, au-delà de ce que voyait le monde, une peine secrète qui
+froissait une âme tendre... Madame de Custine n'avait pas été heureuse
+dans sa première jeunesse de jeune fille... et sa vie à cette époque
est une de ces histoires qu'il faut conter et entendre pour se reposer
-du bruit fatigant que produisent tant de vaines louanges données à des
-perfections idéales.</p>
+du bruit fatigant que produisent tant de vaines louanges données à des
+perfections idéales.</p>
-<p>M. de Logny, receveur-général des finances, avait laissé en mourant
-une très-grande fortune, dont devaient hériter, à la mort de leur
-mère, deux <span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> filles, dont l'une était madame de Custine,
-l'autre madame de Louvois; madame de Louvois était l'aînée.</p>
+<p>M. de Logny, receveur-général des finances, avait laissé en mourant
+une très-grande fortune, dont devaient hériter, à la mort de leur
+mère, deux <span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> filles, dont l'une était madame de Custine,
+l'autre madame de Louvois; madame de Louvois était l'aînée.</p>
-<p>C'était une charmante créature, une miniature parfaite; des mains, des
-bras et des pieds modelés, des traits ravissants de finesse et
+<p>C'était une charmante créature, une miniature parfaite; des mains, des
+bras et des pieds modelés, des traits ravissants de finesse et
charmants par leur harmonie entre eux... une voix douce, un esprit
-comme sa voix, un c&oelig;ur excellent, une âme comme celle de sa
-s&oelig;ur, voilà ce qu'était mademoiselle de Logny l'aînée lorsque M. le
-marquis de Louvois, fils du marquis de Souvré, et l'un des hommes les
-plus spirituels, les plus méchants et les plus riches de France,
+comme sa voix, un c&oelig;ur excellent, une âme comme celle de sa
+s&oelig;ur, voilà ce qu'était mademoiselle de Logny l'aînée lorsque M. le
+marquis de Louvois, fils du marquis de Souvré, et l'un des hommes les
+plus spirituels, les plus méchants et les plus riches de France,
obtint sa main.</p>
-<p>C'était un singulier homme que M. de Louvois; il était amusant, après
-tout, et lorsque le public assistait aux scènes qui se passaient à
-Louvois, on était heureux de pouvoir rire de ce rire joyeux que
-provoque la vraie malice. M. de Louvois n'était pas l'exemple de la
+<p>C'était un singulier homme que M. de Louvois; il était amusant, après
+tout, et lorsque le public assistait aux scènes qui se passaient à
+Louvois, on était heureux de pouvoir rire de ce rire joyeux que
+provoque la vraie malice. M. de Louvois n'était pas l'exemple de la
soumission filiale; mais qu'est-ce que cela importait aux spectateurs?
-Aussi, lorsqu'il parvenait dans la société de Paris quelque tour joué
-par M. de Louvois à son père, on en riait, et on en rit encore de
+Aussi, lorsqu'il parvenait dans la société de Paris quelque tour joué
+par M. de Louvois à son père, on en riait, et on en rit encore de
souvenir.</p>
<p>Je suis presque Bourguignonne, et les hauts faits de M. de Louvois
-m'ont été racontés dans la province même par mes parents, qui avaient
+m'ont été racontés dans la province même par mes parents, qui avaient
un grand recueil de tous les <i>crimes</i> de M. de Louvois; <span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> en
-voici un dont madame de Marlague, femme fort aimable, qui avait à
-cette époque une terre près d'Ancy-le-Franc, m'a attesté la vérité.</p>
+voici un dont madame de Marlague, femme fort aimable, qui avait à
+cette époque une terre près d'Ancy-le-Franc, m'a attesté la vérité.</p>
-<p>M. de Louvois dépensait beaucoup; le marquis de Souvré était fort
+<p>M. de Louvois dépensait beaucoup; le marquis de Souvré était fort
avare, et il ne lui envoyait pas d'argent lorsqu'une fois il avait
-dépensé celui de sa pension.</p>
+dépensé celui de sa pension.</p>
<p>Cela n'arrangeait nullement M. de Louvois; aussi faisait-il des
-dettes, et bientôt il en vint au point de n'avoir plus de crédit chez
-aucun de ses fournisseurs. Il était alors à Brest, je crois, ou dans
+dettes, et bientôt il en vint au point de n'avoir plus de crédit chez
+aucun de ses fournisseurs. Il était alors à Brest, je crois, ou dans
une autre ville du littoral de la Bretagne... il allait quitter sa
-garnison pour retourner à Louvois, et pas un louis pour faire le
-voyage... il en était aux expédients, il le fit bientôt voir... Il
-vendit tous ses habits et ne garda pour faire sa route qu'un méchant
-habit râpé que n'avait pas voulu son valet de chambre; enfin, il
-partit pour Louvois tout-à-fait en enfant prodigue.</p>
-
-<p>Lorsque le marquis de Souvré vit son fils dans cet équipage, il fut
-content; il crut d'abord que, par économie, il avait pris pour le
+garnison pour retourner à Louvois, et pas un louis pour faire le
+voyage... il en était aux expédients, il le fit bientôt voir... Il
+vendit tous ses habits et ne garda pour faire sa route qu'un méchant
+habit râpé que n'avait pas voulu son valet de chambre; enfin, il
+partit pour Louvois tout-à-fait en enfant prodigue.</p>
+
+<p>Lorsque le marquis de Souvré vit son fils dans cet équipage, il fut
+content; il crut d'abord que, par économie, il avait pris pour le
voyage le plus mauvais de ses habits; mais lorsque, les jours qui
-suivirent son arrivée, il lui vit toujours la même toilette, il lui
+suivirent son arrivée, il lui vit toujours la même toilette, il lui
demanda s'il ne se proposait pas de changer enfin d'habit.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> &mdash;Cela me serait difficile, monsieur.</p>
@@ -5173,99 +5131,99 @@ demanda s'il ne se proposait pas de changer enfin d'habit.</p>
<p class="center">M. DE LOUVOIS.</p>
-<p>Parce que je n'ai pas apporté avec moi d'autres habits; toute ma
-garde-robe est demeurée à Brest, avec mes uniformes.</p>
+<p>Parce que je n'ai pas apporté avec moi d'autres habits; toute ma
+garde-robe est demeurée à Brest, avec mes uniformes.</p>
-<p class="center">M. DE SOUVRÉ.</p>
+<p class="center">M. DE SOUVRÉ.</p>
-<p>Mais vous êtes fou! fit-on jamais une pareille sottise!... j'ai
-après-demain cinquante personnes à dîner... Comment voulez-vous vous
-montrer dans un pareil équipage?</p>
+<p>Mais vous êtes fou! fit-on jamais une pareille sottise!... j'ai
+après-demain cinquante personnes à dîner... Comment voulez-vous vous
+montrer dans un pareil équipage?</p>
<p class="center">M. DE LOUVOIS.</p>
-<p>Mais, monsieur, rien n'est plus facile que d'y remédier... je vais
-faire venir un tailleur d'Ancy-le-Franc, et mon habit sera prêt pour
+<p>Mais, monsieur, rien n'est plus facile que d'y remédier... je vais
+faire venir un tailleur d'Ancy-le-Franc, et mon habit sera prêt pour
demain soir... et pour cela je vous demanderai de m'avancer vingt-cinq
louis... je ne crois pas que le tailleur d'Ancy-le-Franc me prenne
plus...</p>
-<p class="center">M. DE SOUVRÉ, furieux.</p>
+<p class="center">M. DE SOUVRÉ, furieux.</p>
-<p>Ah! ah! voilà pourquoi vous êtes arrivé ici en véritable enfant
-prodigue! Eh bien! monsieur, vous pouvez achever à vous seul la
-comédie comme vous l'ayez commencée. Je ne serai pas aussi Cassandre
-<span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> que le père du mauvais vaurien qui ne revient dans la maison
-paternelle que pour commettre de nouveaux désordres... Je ne vous
+<p>Ah! ah! voilà pourquoi vous êtes arrivé ici en véritable enfant
+prodigue! Eh bien! monsieur, vous pouvez achever à vous seul la
+comédie comme vous l'ayez commencée. Je ne serai pas aussi Cassandre
+<span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> que le père du mauvais vaurien qui ne revient dans la maison
+paternelle que pour commettre de nouveaux désordres... Je ne vous
donnerai pas une obole.</p>
<p class="center">M. DE LOUVOIS, froidement.</p>
<p>C'est votre dernier mot, monsieur?</p>
-<p class="center">M. DE SOUVRÉ.</p>
+<p class="center">M. DE SOUVRÉ.</p>
<p>Je n'ai pas deux paroles... vous n'aurez pas la gloire de m'avoir
-<i>mystifié, monsieur, cette fois-ci</i>!...</p>
+<i>mystifié, monsieur, cette fois-ci</i>!...</p>
-<p>Monsieur de Souvré avait appris que, l'année précédente, son fils
-avait raconté dans un souper d'officiers comment il s'y était pris
+<p>Monsieur de Souvré avait appris que, l'année précédente, son fils
+avait raconté dans un souper d'officiers comment il s'y était pris
pour lui attraper de l'argent. Cette <i>mystification filiale</i>, comme
-l'appelait M. de Louvois, devait lui coûter cher, mais aussi devait
-donner lieu à la plus amusante des aventures. M. de Souvré résolut
-d'user de sévérité envers son fils; mais M. de Louvois n'était pas un
-homme qu'on pût corriger!...</p>
-
-<p>Remonté dans son appartement, il se promena longtemps avant de
-s'arrêter au parti qu'il devait prendre... enfin un coup d'&oelig;il jeté
-par hasard sur les murs de sa chambre lui donna une idée aussi comique
-qu'originale, qu'il se hâta de mettre à exécution. Il commanda en
-conséquence à <span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> son valet de chambre, espèce de Crispin de
-comédie, et que M. de Souvré avait dans la plus belle des haines,
+l'appelait M. de Louvois, devait lui coûter cher, mais aussi devait
+donner lieu à la plus amusante des aventures. M. de Souvré résolut
+d'user de sévérité envers son fils; mais M. de Louvois n'était pas un
+homme qu'on pût corriger!...</p>
+
+<p>Remonté dans son appartement, il se promena longtemps avant de
+s'arrêter au parti qu'il devait prendre... enfin un coup d'&oelig;il jeté
+par hasard sur les murs de sa chambre lui donna une idée aussi comique
+qu'originale, qu'il se hâta de mettre à exécution. Il commanda en
+conséquence à <span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> son valet de chambre, espèce de Crispin de
+comédie, et que M. de Souvré avait dans la plus belle des haines,
d'aller lui chercher le tailleur du village. Le valet de chambre crut
-avoir mal entendu, il fit répéter son maître deux fois; il comprit
-enfin que c'était bien le tailleur d'Ancy-le-Franc que voulait le
-marquis. Il alla chercher cet homme, qui crut à son tour que le valet
-de chambre était dans l'erreur, et qui ne le suivit au château qu'avec
-une sorte de crainte. M. Maldan, de Laignes, dont le père était dans
-les affaires de M. de Souvré et de toute la famille de Louvois, était
-alors à Louvois, et m'a raconté le fait plus de dix fois; il en a été
-le témoin oculaire.</p>
+avoir mal entendu, il fit répéter son maître deux fois; il comprit
+enfin que c'était bien le tailleur d'Ancy-le-Franc que voulait le
+marquis. Il alla chercher cet homme, qui crut à son tour que le valet
+de chambre était dans l'erreur, et qui ne le suivit au château qu'avec
+une sorte de crainte. M. Maldan, de Laignes, dont le père était dans
+les affaires de M. de Souvré et de toute la famille de Louvois, était
+alors à Louvois, et m'a raconté le fait plus de dix fois; il en a été
+le témoin oculaire.</p>
<p>En entrant dans la chambre de M. de Louvois, le tailleur le trouva
-juché sur une chaise, en garçon tapissier, ayant ôté son vieil habit,
-et occupé à déclouer une vieille tapisserie représentant Clorinde et
-Tancrède<a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a><a href="#footnote94" title="Go to footnote 94"><span class="smaller">[94]</span></a>; cette tapisserie en manière de <span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> haute lisse, et
-bordée d'un point de Hongrie, était tellement remplie de poussière
-qu'on se voyait à peine dans la chambre. Lorsqu'elle fut détendue, M.
-de Louvois ordonna qu'on la battît bien et à plusieurs reprises; cela
-fait, il la fit rapporter dans sa chambre et commença la plus étrange
-conversation avec le tailleur du village.&mdash;Tu sais bien ton métier,
-n'est-il pas vrai? dit-il au tailleur très-étonné de tout ce qu'il
-voyait, et bien plus occupé à deviner ce que pouvait vouloir faire M.
-le marquis qu'il ne l'avait été de sa vie pour lui-même... en sorte
-que la question de M. de Louvois le trouva au dépourvu; M. de Louvois
-la répéta, mais avec plus d'humeur.</p>
-
-<p>&mdash;Tu sais bien ton métier, n'est-ce pas, faquin?...</p>
-
-<p>M. de Louvois, quoique très-jeune, était déjà redouté de ses vassaux
-futurs; il était même plus que redouté; et l'excès de sa violence,
-qui, après tout, n'était souvent provoquée que par la rigueur de son
-père, était une cause de la terreur que les paysans de ses terres
-avaient de lui... Le pauvre tailleur le regarda sans lui répondre.
-Enfin une troisième fois M. de Louvois très-énergiquement lui
+juché sur une chaise, en garçon tapissier, ayant ôté son vieil habit,
+et occupé à déclouer une vieille tapisserie représentant Clorinde et
+Tancrède<a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a><a href="#footnote94" title="Go to footnote 94"><span class="smaller">[94]</span></a>; cette tapisserie en manière de <span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> haute lisse, et
+bordée d'un point de Hongrie, était tellement remplie de poussière
+qu'on se voyait à peine dans la chambre. Lorsqu'elle fut détendue, M.
+de Louvois ordonna qu'on la battît bien et à plusieurs reprises; cela
+fait, il la fit rapporter dans sa chambre et commença la plus étrange
+conversation avec le tailleur du village.&mdash;Tu sais bien ton métier,
+n'est-il pas vrai? dit-il au tailleur très-étonné de tout ce qu'il
+voyait, et bien plus occupé à deviner ce que pouvait vouloir faire M.
+le marquis qu'il ne l'avait été de sa vie pour lui-même... en sorte
+que la question de M. de Louvois le trouva au dépourvu; M. de Louvois
+la répéta, mais avec plus d'humeur.</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais bien ton métier, n'est-ce pas, faquin?...</p>
+
+<p>M. de Louvois, quoique très-jeune, était déjà redouté de ses vassaux
+futurs; il était même plus que redouté; et l'excès de sa violence,
+qui, après tout, n'était souvent provoquée que par la rigueur de son
+père, était une cause de la terreur que les paysans de ses terres
+avaient de lui... Le pauvre tailleur le regarda sans lui répondre.
+Enfin une troisième fois M. de Louvois très-énergiquement lui
demanda:</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> &mdash;<i>Sais-tu bien ton métier, coquin?</i></p>
+<p><span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> &mdash;<i>Sais-tu bien ton métier, coquin?</i></p>
-<p>L'épithète croissait et devenait significative... le tailleur comprit
-enfin que <i>le marquis était fou</i> ainsi que lui-même le dit ensuite;
-aussi s'empressa-t-il de lui répondre:</p>
+<p>L'épithète croissait et devenait significative... le tailleur comprit
+enfin que <i>le marquis était fou</i> ainsi que lui-même le dit ensuite;
+aussi s'empressa-t-il de lui répondre:</p>
<p>&mdash;Oui, monseigneur.</p>
-<p>&mdash;Es-tu capable de me faire pour après-demain, à midi, un habillement
+<p>&mdash;Es-tu capable de me faire pour après-demain, à midi, un habillement
complet?</p>
<p class="center">LE TAILLEUR.</p>
@@ -5282,9 +5240,9 @@ complet?</p>
<p class="center">M. DE LOUVOIS.</p>
-<p>Je ne suis pas ton seigneur, et tu m'impatientes; réponds-moi tout
-naturellement: es-tu capable d'employer une étoffe qui n'est pas en
-usage, et qui sera difficile à mettre en &oelig;uvre? réfléchis bien
+<p>Je ne suis pas ton seigneur, et tu m'impatientes; réponds-moi tout
+naturellement: es-tu capable d'employer une étoffe qui n'est pas en
+usage, et qui sera difficile à mettre en &oelig;uvre? réfléchis bien
avant de t'engager.</p>
<p class="center">LE TAILLEUR, avec orgueil.</p>
@@ -5295,1576 +5253,1576 @@ avant de t'engager.</p>
<p>Eh bien! prends ma mesure...</p>
-<p>Le tailleur prit la mesure de M. de Louvois avec le même sérieux
-qu'aurait mis à cette opération le plus fameux tailleur de Paris...
+<p>Le tailleur prit la mesure de M. de Louvois avec le même sérieux
+qu'aurait mis à cette opération le plus fameux tailleur de Paris...
Cela fait, il attendit les ordres de M. de Louvois; son valet de
-chambre, qui connaissait l'état de la bourse du tailleur, ainsi que
-celle de son maître, se pencha à l'oreille de celui-ci, et lui dit
-très-bas:</p>
+chambre, qui connaissait l'état de la bourse du tailleur, ainsi que
+celle de son maître, se pencha à l'oreille de celui-ci, et lui dit
+très-bas:</p>
-<p>&mdash;Monsieur, voilà bien la mesure prise... mais ce n'est pas tout, et
-l'étoffe?...</p>
+<p>&mdash;Monsieur, voilà bien la mesure prise... mais ce n'est pas tout, et
+l'étoffe?...</p>
-<p>M. de Louvois haussa les épaules, et s'adressant au tailleur:</p>
+<p>M. de Louvois haussa les épaules, et s'adressant au tailleur:</p>
-<p>&mdash;Prends cette tapisserie que tu vois à terre auprès de toi, dit-il au
+<p>&mdash;Prends cette tapisserie que tu vois à terre auprès de toi, dit-il au
rustre... tu dois trouver amplement dans toute cette partie que j'ai
-mise à bas de quoi me faire un habit complet... <i>emporte ta
-marchandise</i>, mets-toi à l'ouvrage, et sois prêt pour après-demain à
+mise à bas de quoi me faire un habit complet... <i>emporte ta
+marchandise</i>, mets-toi à l'ouvrage, et sois prêt pour après-demain à
midi... Sinon!...</p>
<p>Ce fut pour le coup que le tailleur crut que M. de Louvois n'avait pas
-la tête saine... mais sa volonté était impérative; il s'imagina enfin
-que les grands seigneurs pouvaient avoir des modes étrangères aux
+la tête saine... mais sa volonté était impérative; il s'imagina enfin
+que les grands seigneurs pouvaient avoir des modes étrangères aux
coutumes de province... il ramassa la tapisserie, et finit par penser
-qu'il y aurait en effet de l'originalité dans cet habillement, et le
-<span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> plus curieux, c'est qu'il mit de l'amour-propre à le faire...
-il arrangea les choses de façon que les deux bras de Clorinde, dont
-l'un tenait un sabre, couvrirent les deux manches très-exactement...
-et le corps de la guerrière fit le même office sur le dos, et la
-partie inférieure dans les deux basques. Tancrède, dont les jambes
-étaient revêtues de cothurnes richement ornés de mufles de lion dorés,
-recouvrit les deux côtés de la culotte... quant à la veste, elle était
-légèrement ornée des plumes des deux casques.</p>
-
-<p>Le surlendemain, M. de Louvois avait envoyé son valet de chambre, qui
-était dans le secret de cette belle affaire, dès le matin chez le
-tailleur pour qu'il fût exact. Il avait passé la nuit et tint parole;
-à midi il était au château avec le précieux habillement, que M. de
-Louvois revêtit avec une joie complète; la chose avait du mérite, car
-on était alors dans le plus fort de l'été, et la chaleur était
-étouffante... C'était une étrange figure que celle de M. de Louvois,
-ayant alors à peine vingt ans, et vêtu d'un habit à nul autre pareil,
-car certainement, depuis le jour où l'Arétin se mit dans un habit de
-papier peint à l'huile, représentant une riche étoffe, pour aller
-faire sa cour à l'empereur Charles-Quint, on n'avait imaginé un pareil
-vêtement. Ce qui complétait la bouffonne mascarade, <span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> c'était
-une riche garniture de dentelles que lui avait donnée la femme de
-charge, vieille femme attachée autrefois au service de la mère de M.
-de Louvois, et qui, l'ayant vu naître, l'aimait et <i>le gâtait</i>, comme
-on le disait alors. En apprenant la sévérité de M. de Souvré, elle
-avait cherché à l'adoucir; et elle s'était occupée à monter un jabot
-et des manchettes en superbe maline brodée; elle avait joint à cela
-des bas de soie blancs et un col de très-belle mousseline des Indes.
+qu'il y aurait en effet de l'originalité dans cet habillement, et le
+<span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> plus curieux, c'est qu'il mit de l'amour-propre à le faire...
+il arrangea les choses de façon que les deux bras de Clorinde, dont
+l'un tenait un sabre, couvrirent les deux manches très-exactement...
+et le corps de la guerrière fit le même office sur le dos, et la
+partie inférieure dans les deux basques. Tancrède, dont les jambes
+étaient revêtues de cothurnes richement ornés de mufles de lion dorés,
+recouvrit les deux côtés de la culotte... quant à la veste, elle était
+légèrement ornée des plumes des deux casques.</p>
+
+<p>Le surlendemain, M. de Louvois avait envoyé son valet de chambre, qui
+était dans le secret de cette belle affaire, dès le matin chez le
+tailleur pour qu'il fût exact. Il avait passé la nuit et tint parole;
+à midi il était au château avec le précieux habillement, que M. de
+Louvois revêtit avec une joie complète; la chose avait du mérite, car
+on était alors dans le plus fort de l'été, et la chaleur était
+étouffante... C'était une étrange figure que celle de M. de Louvois,
+ayant alors à peine vingt ans, et vêtu d'un habit à nul autre pareil,
+car certainement, depuis le jour où l'Arétin se mit dans un habit de
+papier peint à l'huile, représentant une riche étoffe, pour aller
+faire sa cour à l'empereur Charles-Quint, on n'avait imaginé un pareil
+vêtement. Ce qui complétait la bouffonne mascarade, <span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> c'était
+une riche garniture de dentelles que lui avait donnée la femme de
+charge, vieille femme attachée autrefois au service de la mère de M.
+de Louvois, et qui, l'ayant vu naître, l'aimait et <i>le gâtait</i>, comme
+on le disait alors. En apprenant la sévérité de M. de Souvré, elle
+avait cherché à l'adoucir; et elle s'était occupée à monter un jabot
+et des manchettes en superbe maline brodée; elle avait joint à cela
+des bas de soie blancs et un col de très-belle mousseline des Indes.
Elle ignorait l'histoire de la tapisserie comme tout le monde, car le
-secret avait été fidèlement gardé par le tailleur et le valet de
+secret avait été fidèlement gardé par le tailleur et le valet de
chambre, et la bonne vieille femme de charge dit au valet de chambre
en lui donnant ses dentelles et ses bas de soie:</p>
-<p>&mdash;Du moins ce cher enfant relèvera-t-il un peu le triste état de son
+<p>&mdash;Du moins ce cher enfant relèvera-t-il un peu le triste état de son
vieil habit... mais aussi! comment est-il possible, monsieur Comtois,
-que vous ayez laissé venir M. le marquis de Louvois dans un pareil
-état!...</p>
+que vous ayez laissé venir M. le marquis de Louvois dans un pareil
+état!...</p>
-<p>M. de Louvois avait aussi trouvé le moyen d'avoir une épée assez
-belle<a id="footnotetag95" name="footnotetag95"></a><a href="#footnote95" title="Go to footnote 95"><span class="smaller">[95]</span></a>, à laquelle la femme de <span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> charge se chargea de mettre
-un n&oelig;ud... Son valet de chambre se surpassa dans la manière de le
-coiffer... Enfin c'était le plus étrange composé de <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> choses
+<p>M. de Louvois avait aussi trouvé le moyen d'avoir une épée assez
+belle<a id="footnotetag95" name="footnotetag95"></a><a href="#footnote95" title="Go to footnote 95"><span class="smaller">[95]</span></a>, à laquelle la femme de <span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> charge se chargea de mettre
+un n&oelig;ud... Son valet de chambre se surpassa dans la manière de le
+coiffer... Enfin c'était le plus étrange composé de <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> choses
inconvenantes et convenables qu'il soit possible d'imaginer!... C'est
-ainsi arrangé qu'il attendit, avec un battement de c&oelig;ur
-inimaginable, le moment où il ferait son entrée triomphale dans le
+ainsi arrangé qu'il attendit, avec un battement de c&oelig;ur
+inimaginable, le moment où il ferait son entrée triomphale dans le
salon.</p>
-<p>Les convives arrivèrent. M. de Louvois ne bougea pas de son
-appartement aux premières voitures, qui n'amenaient que des personnes
-assez indifférentes pour lui; mais lorsqu'on lui annonça la voiture de
+<p>Les convives arrivèrent. M. de Louvois ne bougea pas de son
+appartement aux premières voitures, qui n'amenaient que des personnes
+assez indifférentes pour lui; mais lorsqu'on lui annonça la voiture de
madame l'intendante et de quelques autres femmes de distinction, il
-s'élança, léger comme un sylphe, et se trouva à la portière au moment
-où la voiture s'arrêtait devant le perron, prêt à donner la main à
+s'élança, léger comme un sylphe, et se trouva à la portière au moment
+où la voiture s'arrêtait devant le perron, prêt à donner la main à
madame l'intendante, qui <span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> d'abord crut avoir une vision, et
-qui retomba ensuite dans le fond de sa voiture, toute pâmée et riant à
+qui retomba ensuite dans le fond de sa voiture, toute pâmée et riant à
en mourir!...</p>
-<p>Quant à M. de Louvois, parfaitement impassible et sérieux, il
-attendait avec un air modeste que ces dames eussent épuisé leur gaîté,
-ce qu'il ne pouvait espérer; car à chaque nouveau coup d'&oelig;il jeté
-sur lui, on faisait une nouvelle découverte qui redoublait cette
-gaîté. C'était la plus burlesque des histoires de M. de Louvois, et il
+<p>Quant à M. de Louvois, parfaitement impassible et sérieux, il
+attendait avec un air modeste que ces dames eussent épuisé leur gaîté,
+ce qu'il ne pouvait espérer; car à chaque nouveau coup d'&oelig;il jeté
+sur lui, on faisait une nouvelle découverte qui redoublait cette
+gaîté. C'était la plus burlesque des histoires de M. de Louvois, et il
en faisait de bonnes... Enfin l'intendante sortit de sa voiture, et,
-se confiant à M. de Louvois, elle se disposait à monter au château,
-lorsque le marquis de Souvré arriva lui-même pour recevoir ses
-convives... Sa venue sur le lieu <span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> de la scène acheva le
-comique de l'aventure. M. de Louvois a dit depuis que jusque-là la
-chose avait été médiocrement, et qu'en l'imaginant il avait
-spécialement compté sur ce qu'il appelait la coopération de son père.</p>
-
-<p>Aussitôt, en effet, que M. de Souvré aperçut cette étrange figure qui
-montait gravement l'escalier du perron du château, ayant Clorinde sur
-les deux bras, Tancrède sur le dos et l'intendante au poing, M. de
-Souvré eut le caractère assez mal fait pour se fâcher!... Se
-fâcher!... à la bonne heure encore!... mais ne pas rire! voilà qui ne
-mérite aucune pitié.. M. de Louvois, eût-il fait pis, aurait encore
-bien fait... Quoi qu'il en soit, M. le marquis de Souvré, en
-apercevant son fils, lui lança un regard de colère furieuse, qui
-devait le foudroyer; mais M. de Louvois avait aussi revêtu la cuirasse
-de Clorinde, et tous les traits qu'on lui décochait venaient mourir à
-ses pieds sans le frapper.... Il n'en continua pas moins à mener
-madame l'intendante comme en triomphe, et sa manière ne changea en
-rien sous l'artillerie incessante de son père:</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur, s'écria enfin M. de Souvré, que la fureur rendait presque
+se confiant à M. de Louvois, elle se disposait à monter au château,
+lorsque le marquis de Souvré arriva lui-même pour recevoir ses
+convives... Sa venue sur le lieu <span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> de la scène acheva le
+comique de l'aventure. M. de Louvois a dit depuis que jusque-là la
+chose avait été médiocrement, et qu'en l'imaginant il avait
+spécialement compté sur ce qu'il appelait la coopération de son père.</p>
+
+<p>Aussitôt, en effet, que M. de Souvré aperçut cette étrange figure qui
+montait gravement l'escalier du perron du château, ayant Clorinde sur
+les deux bras, Tancrède sur le dos et l'intendante au poing, M. de
+Souvré eut le caractère assez mal fait pour se fâcher!... Se
+fâcher!... à la bonne heure encore!... mais ne pas rire! voilà qui ne
+mérite aucune pitié.. M. de Louvois, eût-il fait pis, aurait encore
+bien fait... Quoi qu'il en soit, M. le marquis de Souvré, en
+apercevant son fils, lui lança un regard de colère furieuse, qui
+devait le foudroyer; mais M. de Louvois avait aussi revêtu la cuirasse
+de Clorinde, et tous les traits qu'on lui décochait venaient mourir à
+ses pieds sans le frapper.... Il n'en continua pas moins à mener
+madame l'intendante comme en triomphe, et sa manière ne changea en
+rien sous l'artillerie incessante de son père:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, s'écria enfin M. de Souvré, que la fureur rendait presque
inintelligible, monsieur, qu'est-ce donc que cette mascarade?</p>
-<p>&mdash;Monsieur, répondit M. de Louvois très-respectueusement, j'ai eu
-l'honneur de vous répondre <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> avant-hier, lorsque vous
-m'ordonnâtes d'avoir pour aujourd'hui un autre habit que celui que je
+<p>&mdash;Monsieur, répondit M. de Louvois très-respectueusement, j'ai eu
+l'honneur de vous répondre <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> avant-hier, lorsque vous
+m'ordonnâtes d'avoir pour aujourd'hui un autre habit que celui que je
portais, que je n'en avais pas d'autre... et je vous demandai...</p>
-<p>&mdash;Assez, assez, monsieur, s'écria M. de Souvré...</p>
+<p>&mdash;Assez, assez, monsieur, s'écria M. de Souvré...</p>
<p>&mdash;Je vous demande humblement la permission de me justifier devant ces
-dames, monsieur, interrompit M. de Louvois. Je vous ai demandé de
-l'argent pour me faire faire un habit; vous m'avez refusé avec raison,
-car je suis bien coupable!... mais il fallait vous obéir, monsieur...
-car je ne voulais pas ajouter la désobéissance à mes autres torts, et
+dames, monsieur, interrompit M. de Louvois. Je vous ai demandé de
+l'argent pour me faire faire un habit; vous m'avez refusé avec raison,
+car je suis bien coupable!... mais il fallait vous obéir, monsieur...
+car je ne voulais pas ajouter la désobéissance à mes autres torts, et
j'ai fait faire cet habit.</p>
-<p>J'ai entendu raconter l'histoire par un témoin même du fait, qui dit
-que rien ne peut donner une idée d'abord de la figure de M. de
+<p>J'ai entendu raconter l'histoire par un témoin même du fait, qui dit
+que rien ne peut donner une idée d'abord de la figure de M. de
Louvois; Carmontel fit son portrait par ordre du comte de la Marche
(depuis M. le prince de Conti) dans son costume de vieille tapisserie.
-Quant à lui, il demeurait sérieux et calme, donnant toujours la main à
-l'intendante, entourée de plus de vingt personnes qui étaient
-arrivées depuis le colloque filial<a id="footnotetag96" name="footnotetag96"></a><a href="#footnote96" title="Go to footnote 96"><span class="smaller">[96]</span></a> et <span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> paternel, et dont
-la gaîté, contenue d'abord, avait ensuite éclaté, comme on peut se
-l'imaginer, devant une telle représentation.</p>
-
-<p>M. de Louvois était alors fort jeune; son esprit, naturellement
-caustique, se trouva aigri et presque excité par cette lutte
-continuelle entre son père et lui... Mes oncles, entre autres l'abbé
-de Comnène, ont beaucoup connu et aimé le marquis de Souvré, et j'ai
-été accoutumée à entendre parler de lui avec un grand respect et
-beaucoup d'affection. <span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> Quant à M. de Louvois, on en disait du
-mal, parce que son esprit satirique n'épargnait personne, et qu'à
-cette époque, ainsi que je l'ai déjà souvent démontré, la malveillance
-était plus qu'une malice lorsqu'elle s'exerçait sur des êtres
-inoffensifs; c'était grave. On était marqué d'un sceau réprobateur, et
-Gresset, en faisant sa comédie du <i>Méchant</i>, prit, dit-on, pour modèle
-le caractère de M. de Louvois. Son immense fortune, sa position dans
-le monde, ses alliances, tout lui donnait le droit de demander à la
-société du bonheur et une existence agréable... Il préféra déclarer la
-guerre à cette même société, dont il pouvait devenir lui-même l'un des
-plus importants personnages comme esprit distingué et comme amateur
-éclairé des arts. Son père espérant que le mariage pourrait peut-être
-calmer cet esprit inquiet, cette âme turbulente sans être passionnée,
+Quant à lui, il demeurait sérieux et calme, donnant toujours la main à
+l'intendante, entourée de plus de vingt personnes qui étaient
+arrivées depuis le colloque filial<a id="footnotetag96" name="footnotetag96"></a><a href="#footnote96" title="Go to footnote 96"><span class="smaller">[96]</span></a> et <span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> paternel, et dont
+la gaîté, contenue d'abord, avait ensuite éclaté, comme on peut se
+l'imaginer, devant une telle représentation.</p>
+
+<p>M. de Louvois était alors fort jeune; son esprit, naturellement
+caustique, se trouva aigri et presque excité par cette lutte
+continuelle entre son père et lui... Mes oncles, entre autres l'abbé
+de Comnène, ont beaucoup connu et aimé le marquis de Souvré, et j'ai
+été accoutumée à entendre parler de lui avec un grand respect et
+beaucoup d'affection. <span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> Quant à M. de Louvois, on en disait du
+mal, parce que son esprit satirique n'épargnait personne, et qu'à
+cette époque, ainsi que je l'ai déjà souvent démontré, la malveillance
+était plus qu'une malice lorsqu'elle s'exerçait sur des êtres
+inoffensifs; c'était grave. On était marqué d'un sceau réprobateur, et
+Gresset, en faisant sa comédie du <i>Méchant</i>, prit, dit-on, pour modèle
+le caractère de M. de Louvois. Son immense fortune, sa position dans
+le monde, ses alliances, tout lui donnait le droit de demander à la
+société du bonheur et une existence agréable... Il préféra déclarer la
+guerre à cette même société, dont il pouvait devenir lui-même l'un des
+plus importants personnages comme esprit distingué et comme amateur
+éclairé des arts. Son père espérant que le mariage pourrait peut-être
+calmer cet esprit inquiet, cette âme turbulente sans être passionnée,
il regarda autour de lui, car il pouvait choisir, et il fixa son choix
-sur mademoiselle de Logny l'aînée. Madame de Logny était veuve et sa
-fortune immense; elle n'avait que deux filles, dont la dot était,
+sur mademoiselle de Logny l'aînée. Madame de Logny était veuve et sa
+fortune immense; elle n'avait que deux filles, dont la dot était,
dit-on, de plus d'un million pour chacune d'elles...</p>
-<p>Mesdemoiselles de Logny étaient toutes deux charmantes. L'aînée était
-fort petite, mais une miniature ravissante... C'étaient les plus jolis
-pieds, les plus jolies mains, une perfection de détails <span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span>
-qu'il est difficile de décrire, et puis une charmante physionomie
+<p>Mesdemoiselles de Logny étaient toutes deux charmantes. L'aînée était
+fort petite, mais une miniature ravissante... C'étaient les plus jolis
+pieds, les plus jolies mains, une perfection de détails <span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span>
+qu'il est difficile de décrire, et puis une charmante physionomie
candide et exprimant tout ce qu'en effet renfermait de perfections
-l'âme d'une femme angélique comme l'était madame de Louvois.</p>
-
-<p>Madame de Logny, dont le caractère sera suffisamment dépeint par les
-faits qui vont se succéder dans cette histoire, madame de Logny avait
-un côté vulnérable dans son âme, et c'était ce qui avait quelque
-rapport avec sa fille aînée surtout. Cette enfant était l'enfant de sa
-tendresse, et toutes ses préférences étaient pour cette tête chérie.
-Enfin elle n'aimait qu'elle après elle-même. Aussi l'un des articles
+l'âme d'une femme angélique comme l'était madame de Louvois.</p>
+
+<p>Madame de Logny, dont le caractère sera suffisamment dépeint par les
+faits qui vont se succéder dans cette histoire, madame de Logny avait
+un côté vulnérable dans son âme, et c'était ce qui avait quelque
+rapport avec sa fille aînée surtout. Cette enfant était l'enfant de sa
+tendresse, et toutes ses préférences étaient pour cette tête chérie.
+Enfin elle n'aimait qu'elle après elle-même. Aussi l'un des articles
du contrat fut que M. et madame de Louvois habiteraient avec madame de
Logny.</p>
-<p>Or, il est une vérité, et cette vérité existe depuis que le mariage
-est institué, et que par conséquent il y a des gendres et des
-belles-mères: ce sont deux feux grégeois renfermés dans le même lieu,
+<p>Or, il est une vérité, et cette vérité existe depuis que le mariage
+est institué, et que par conséquent il y a des gendres et des
+belles-mères: ce sont deux feux grégeois renfermés dans le même lieu,
et ce qu'il y a d'affreux, c'est que la pauvre jeune femme est la
victime de la lutte, qui commence d'abord par des explications et
finit toujours par une rupture<a id="footnotetag97" name="footnotetag97"></a><a href="#footnote97" title="Go to footnote 97"><span class="smaller">[97]</span></a>. Viennent ensuite les querelles et
-les raccommodements <i>replâtrés</i>, comme on le dit vulgairement; aux
-raccommodements succèdent les disputes et les injures, tout cela
-d'une charmante manière <span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> parmi les gens bien élevés; mais, ne
-fût-ce qu'à voix basse, les disputes ont lieu, et des disputes entre
-parents, c'est ce feu grégeois dont je parlais... Quel est le plus
-coupable des deux? je n'en sais rien. Je suis belle-mère, et je ne
+les raccommodements <i>replâtrés</i>, comme on le dit vulgairement; aux
+raccommodements succèdent les disputes et les injures, tout cela
+d'une charmante manière <span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> parmi les gens bien élevés; mais, ne
+fût-ce qu'à voix basse, les disputes ont lieu, et des disputes entre
+parents, c'est ce feu grégeois dont je parlais... Quel est le plus
+coupable des deux? je n'en sais rien. Je suis belle-mère, et je ne
saurais pas affirmer que je n'ai jamais eu tort. Le fait est que le
-gendre et la belle-mère sont deux natures, qui probablement ne peuvent
-pas vivre ensemble; le mieux pour tous est donc de vivre séparés,
-<i>mais unis</i>, puisque être <i>réunis</i> est impossible.</p>
-
-<p>Mais de toutes les belles-mères de France et de tous les gendres du
-monde, madame de Logny et M. de Louvois étaient les plus incapables de
-vivre ensemble pendant quinze jours. M. de Louvois prit bientôt pour
-sa belle-mère une de ces belles aversions, bien complètes, <i>bien
+gendre et la belle-mère sont deux natures, qui probablement ne peuvent
+pas vivre ensemble; le mieux pour tous est donc de vivre séparés,
+<i>mais unis</i>, puisque être <i>réunis</i> est impossible.</p>
+
+<p>Mais de toutes les belles-mères de France et de tous les gendres du
+monde, madame de Logny et M. de Louvois étaient les plus incapables de
+vivre ensemble pendant quinze jours. M. de Louvois prit bientôt pour
+sa belle-mère une de ces belles aversions, bien complètes, <i>bien
cubiques</i>, qui rendent, au reste, la vie un enfer pour ceux qui sont
-seulement témoins de ces scènes scandaleuses. Bientôt madame de Logny
-crut s'apercevoir que sa fille l'aimait moins; cela n'était pas vrai.
-M. de Louvois pouvait bien être un méchant c&oelig;ur en tout ce qui
-frappait le ridicule, pour cela il était sans pitié, mais il avait de
-l'honneur, et jamais une parole qui aurait pu frapper à côté d'un
-sentiment douteux même ne serait sortie de ses lèvres. Le premier
-soupçon manifesté à cet égard l'exaspéra si puissamment qu'il voulait
-sortir de l'hôtel de sa belle-mère, <span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> quoiqu'il fut minuit!...
+seulement témoins de ces scènes scandaleuses. Bientôt madame de Logny
+crut s'apercevoir que sa fille l'aimait moins; cela n'était pas vrai.
+M. de Louvois pouvait bien être un méchant c&oelig;ur en tout ce qui
+frappait le ridicule, pour cela il était sans pitié, mais il avait de
+l'honneur, et jamais une parole qui aurait pu frapper à côté d'un
+sentiment douteux même ne serait sortie de ses lèvres. Le premier
+soupçon manifesté à cet égard l'exaspéra si puissamment qu'il voulait
+sortir de l'hôtel de sa belle-mère, <span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> quoiqu'il fut minuit!...
Madame de Louvois se jeta aux pieds de son mari, les mouilla de ses
-larmes... il resta, mais le coup avait été porté, et la blessure ne
+larmes... il resta, mais le coup avait été porté, et la blessure ne
devait plus se fermer... Cela est pour toutes les discussions... Il
est des mots qu'il ne faudrait jamais dire!...</p>
-<p>Madame de Louvois aimait sa mère avec une grande tendresse, mais elle
-adorait son mari... À compter du jour où se rompirent leurs rapports
-intérieurs, elle n'en connut plus de tranquilles ni d'heureux. Sa
-mère, dont le caractère était naturellement terrible, devint elle-même
+<p>Madame de Louvois aimait sa mère avec une grande tendresse, mais elle
+adorait son mari... À compter du jour où se rompirent leurs rapports
+intérieurs, elle n'en connut plus de tranquilles ni d'heureux. Sa
+mère, dont le caractère était naturellement terrible, devint elle-même
aussi malheureuse que tout ce qui l'entourait; car enfin elle aimait
sa fille, et le refroidissement de son affection, en lui donnant une
-souffrance inconnue, développa dans son âme des sentiments qui
-peut-être seraient demeurés éternellement inactifs dans un état
+souffrance inconnue, développa dans son âme des sentiments qui
+peut-être seraient demeurés éternellement inactifs dans un état
heureux.</p>
-<p>Poussée au désespoir par le renouvellement journalier des plus
-cruelles scènes, madame de Logny crut qu'il suffisait de montrer à sa
-fille que son mari ne l'aimait plus pour qu'elle revînt à elle... Elle
-jugeait madame de Louvois d'après son propre c&oelig;ur... elle ignorait
+<p>Poussée au désespoir par le renouvellement journalier des plus
+cruelles scènes, madame de Logny crut qu'il suffisait de montrer à sa
+fille que son mari ne l'aimait plus pour qu'elle revînt à elle... Elle
+jugeait madame de Louvois d'après son propre c&oelig;ur... elle ignorait
au contraire l'effet qu'elle allait produire... Madame de Louvois
-devait haïr l'être qui lui enlevait ses illusions pour mettre du
-malheur en la place de son bonheur bien-aimé! <span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> Mais c'était
-sa mère... elle ne fit que s'éloigner... L'infortunée n'avait même
-plus un c&oelig;ur pour y verser ses peines, un sein sur lequel elle pût
-pleurer!... et à vingt ans elle demeurait isolée, entourée des plus
+devait haïr l'être qui lui enlevait ses illusions pour mettre du
+malheur en la place de son bonheur bien-aimé! <span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> Mais c'était
+sa mère... elle ne fit que s'éloigner... L'infortunée n'avait même
+plus un c&oelig;ur pour y verser ses peines, un sein sur lequel elle pût
+pleurer!... et à vingt ans elle demeurait isolée, entourée des plus
douces affections, et si bien faite pour les sentir!...</p>
-<p>M. de Louvois était absent. À son retour de la campagne, où il avait
-été passer huit jours, il trouve sa femme pâle et mourante... voulant
-se taire, mais l'âme trop brisée pour contenir et ses tortures et le
-sujet de ses souffrances... Enfin elle parla!... En l'écoutant, son
+<p>M. de Louvois était absent. À son retour de la campagne, où il avait
+été passer huit jours, il trouve sa femme pâle et mourante... voulant
+se taire, mais l'âme trop brisée pour contenir et ses tortures et le
+sujet de ses souffrances... Enfin elle parla!... En l'écoutant, son
mari sourit avec une expression qui devait avertir la malheureuse
-femme de l'avenir qui se préparait pour elle... Elle n'osait parler à
+femme de l'avenir qui se préparait pour elle... Elle n'osait parler à
son mari... seulement elle le regardait en pleurant... mais quelle
-éloquence dans ce regard!... que de souffrances cachées venaient s'y
-révéler! il semblait dire:&mdash;Grâce!... grâce <i>pour moi</i> qui ai tant
+éloquence dans ce regard!... que de souffrances cachées venaient s'y
+révéler! il semblait dire:&mdash;Grâce!... grâce <i>pour moi</i> qui ai tant
souffert!...</p>
-<p>Monsieur de Louvois n'était pas un homme méchant dans l'acception
-attachée à ce mot... En voyant souffrir aussi cruellement un être
-parfait dont le seul crime, après tout, était de l'aimer assez pour le
-défendre contre une mère injuste, toutes les facultés actives de son
-âme se soulevèrent contre sa belle-mère, et les larmes de madame de
-Louvois ne servirent plus au contraire qu'à <span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> entretenir une
-haine qui devait amener un résultat funeste pour les acteurs de ce
+<p>Monsieur de Louvois n'était pas un homme méchant dans l'acception
+attachée à ce mot... En voyant souffrir aussi cruellement un être
+parfait dont le seul crime, après tout, était de l'aimer assez pour le
+défendre contre une mère injuste, toutes les facultés actives de son
+âme se soulevèrent contre sa belle-mère, et les larmes de madame de
+Louvois ne servirent plus au contraire qu'à <span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> entretenir une
+haine qui devait amener un résultat funeste pour les acteurs de ce
terrible drame...</p>
-<p>Un jour, madame de Logny était allée dîner à Auteuil chez M. de la
-Popelinière. Elle revint tard... en entrant dans la cour de son hôtel,
+<p>Un jour, madame de Logny était allée dîner à Auteuil chez M. de la
+Popelinière. Elle revint tard... en entrant dans la cour de son hôtel,
elle vit toute la partie qu'occupait madame de Louvois sombre et
-solitaire; c'était le jour de la loge de madame de Louvois à
-l'Opéra... Madame de Logny fit sonner sa montre:</p>
+solitaire; c'était le jour de la loge de madame de Louvois à
+l'Opéra... Madame de Logny fit sonner sa montre:</p>
-<p>&mdash;Minuit! dit-elle... déjà retirée! serait-elle malade? Votre s&oelig;ur
-devait-elle aller à l'Opéra ce soir? demanda madame de Logny à sa
+<p>&mdash;Minuit! dit-elle... déjà retirée! serait-elle malade? Votre s&oelig;ur
+devait-elle aller à l'Opéra ce soir? demanda madame de Logny à sa
fille cadette, qu'elle avait fait sortir du couvent depuis peu de
jours...</p>
<p>&mdash;Oui, madame, elle devait y aller avec madame de Belzunce... Cette
-réponse calma l'inquiétude qui avait saisi madame de Logny en voyant
-toutes ces fenêtres fermées, et pas un rayon de lumière rompre ce
-voile noir qui semblait envelopper cette partie du bâtiment... Madame
-de Logny a dit depuis à quelqu'un de son intimité qu'un pressentiment
-sinistre l'avait frappée au moment où sa voiture était entrée dans la
-cour de son hôtel...</p>
-
-<p>Ce pressentiment n'était que trop fondé!... Madame de Louvois n'était
-plus chez sa mère!... Son mari avait enfin exécuté ce qu'il méditait
-depuis bien des jours!... Il avait acheté un hôtel, l'avait <span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span>
-fait meubler, avait tout disposé; et puis, pour éviter une scène, il
-avait choisi un jour où sa belle-mère était absente pour annoncer à sa
-femme qu'elle allait quitter la maison maternelle... Le désespoir de
-madame de Louvois fut affreux!... Elle se mettait à genoux devant son
+réponse calma l'inquiétude qui avait saisi madame de Logny en voyant
+toutes ces fenêtres fermées, et pas un rayon de lumière rompre ce
+voile noir qui semblait envelopper cette partie du bâtiment... Madame
+de Logny a dit depuis à quelqu'un de son intimité qu'un pressentiment
+sinistre l'avait frappée au moment où sa voiture était entrée dans la
+cour de son hôtel...</p>
+
+<p>Ce pressentiment n'était que trop fondé!... Madame de Louvois n'était
+plus chez sa mère!... Son mari avait enfin exécuté ce qu'il méditait
+depuis bien des jours!... Il avait acheté un hôtel, l'avait <span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span>
+fait meubler, avait tout disposé; et puis, pour éviter une scène, il
+avait choisi un jour où sa belle-mère était absente pour annoncer à sa
+femme qu'elle allait quitter la maison maternelle... Le désespoir de
+madame de Louvois fut affreux!... Elle se mettait à genoux devant son
mari, lui prenait les mains, les lui baisait en les mouillant de
larmes!... Pauvre femme! souffrir et pleurer... toujours des douleurs,
-toujours des sacrifices!... Mais cette fois qu'il était grand! et puis
-qu'il était inattendu! car M. de Louvois avait tout caché à sa
+toujours des sacrifices!... Mais cette fois qu'il était grand! et puis
+qu'il était inattendu! car M. de Louvois avait tout caché à sa
femme... il avait compris que madame de Louvois ne pouvait entrer en
-aucune manière dans un mystère qui avait pour but de causer une grande
-peine à sa mère. De quel droit demanderait-elle un jour à ses enfants
-du respect ou de l'amour, si elle-même était mauvaise fille?... Cette
-pensée, qui n'était suggérée que par un sentiment tout personnel,
-devrait être plus connue qu'elle ne l'est de la génération présente...</p>
+aucune manière dans un mystère qui avait pour but de causer une grande
+peine à sa mère. De quel droit demanderait-elle un jour à ses enfants
+du respect ou de l'amour, si elle-même était mauvaise fille?... Cette
+pensée, qui n'était suggérée que par un sentiment tout personnel,
+devrait être plus connue qu'elle ne l'est de la génération présente...</p>
-<p>En quelques heures tout fut accompli. Madame de Louvois, au désespoir,
+<p>En quelques heures tout fut accompli. Madame de Louvois, au désespoir,
quitta furtivement la maison maternelle pour n'y plus jamais
revenir!... En passant le seuil de cette porte qu'elle croyait ne
jamais franchir pour toujours que dans son cercueil, elle sentit son
-c&oelig;ur se briser, et, tombant à genoux dans sa voiture, elle fondit
-en larmes!... Son mari, qui appréciait l'étendue du sacrifice
+c&oelig;ur se briser, et, tombant à genoux dans sa voiture, elle fondit
+en larmes!... Son mari, qui appréciait l'étendue du sacrifice
<span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> qu'elle lui faisait, la releva, et, la pressant sur son
c&oelig;ur, il lui promit de lui rendre tout le bonheur qu'elle laissait
-derrière elle... Mais, dans un pareil instant, la pauvre enfant ne
-l'entendait pas... les torts de sa mère s'effaçaient à chaque tour de
-roue de cette voiture qui l'enlevait à elle! Et sa s&oelig;ur!... cette
-amie de son enfance, cette s&oelig;ur bien-aimée, cet ange!... ne plus la
+derrière elle... Mais, dans un pareil instant, la pauvre enfant ne
+l'entendait pas... les torts de sa mère s'effaçaient à chaque tour de
+roue de cette voiture qui l'enlevait à elle! Et sa s&oelig;ur!... cette
+amie de son enfance, cette s&oelig;ur bien-aimée, cet ange!... ne plus la
voir!... Un moment madame de Louvois crut qu'elle allait mourir...</p>
-<p>&mdash;Je ne puis, non, je ne puis les quitter! s'écria-t-elle dans une
+<p>&mdash;Je ne puis, non, je ne puis les quitter! s'écria-t-elle dans une
angoisse qui bouleversait tous les traits de son charmant visage...</p>
-<p>M. de Louvois fit arrêter la voiture.</p>
+<p>M. de Louvois fit arrêter la voiture.</p>
-<p>&mdash;Vous êtes maîtresse de vos actions, dit-il à sa femme. Je ne
-m'oppose pas à ce que vous demeuriez avec votre mère... Mais vous
-savez que jamais je ne repasserai le seuil de sa maison... Quant à
+<p>&mdash;Vous êtes maîtresse de vos actions, dit-il à sa femme. Je ne
+m'oppose pas à ce que vous demeuriez avec votre mère... Mais vous
+savez que jamais je ne repasserai le seuil de sa maison... Quant à
vous, c'est votre devoir d'y retourner, si votre c&oelig;ur vous y
-entraîne... Mais alors... adieu pour toujours!...</p>
+entraîne... Mais alors... adieu pour toujours!...</p>
-<p>Madame de Louvois demeura pâle et glacée en écoutant ces terribles
-paroles!... Quelle option on lui proposait!... d'un côté sa mère et sa
+<p>Madame de Louvois demeura pâle et glacée en écoutant ces terribles
+paroles!... Quelle option on lui proposait!... d'un côté sa mère et sa
s&oelig;ur!... de l'autre son mari, un mari qu'elle adorait!... Cette
-torture de l'âme à laquelle elle fut soumise pendant quelques minutes,
-elle ne sait pas elle-même a-t-elle dit depuis, comment elle put la
-<span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> supporter! Enfin la nature elle-même se prononça, car une
-plus longue indécision aurait brisé l'être délicat qui l'éprouvait...
+torture de l'âme à laquelle elle fut soumise pendant quelques minutes,
+elle ne sait pas elle-même a-t-elle dit depuis, comment elle put la
+<span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> supporter! Enfin la nature elle-même se prononça, car une
+plus longue indécision aurait brisé l'être délicat qui l'éprouvait...
Elle se jeta toute en larmes dans les bras de son mari, en lui criant:</p>
-<p>&mdash;Toi! toi!... Mais ne dis pas que tu ne reverras plus ma mère!...</p>
+<p>&mdash;Toi! toi!... Mais ne dis pas que tu ne reverras plus ma mère!...</p>
-<p>M. de Louvois a dit que ce cri du c&oelig;ur avait été si puissamment
-jeté qu'il avait été au moment de ramener sa femme chez sa mère...
-Mais cette pensée fut tellement fugitive que madame de Louvois
-l'ignora toujours. Ils arrivèrent dans leur nouvel asile, et pendant
+<p>M. de Louvois a dit que ce cri du c&oelig;ur avait été si puissamment
+jeté qu'il avait été au moment de ramener sa femme chez sa mère...
+Mais cette pensée fut tellement fugitive que madame de Louvois
+l'ignora toujours. Ils arrivèrent dans leur nouvel asile, et pendant
plusieurs jours madame de Louvois fut distraite par les soins que
-réclamait d'elle une nouvelle installation.</p>
+réclamait d'elle une nouvelle installation.</p>
<p>Mais qui peut peindre la fureur de madame de Logny?... Plus elle avait
-aimé sa fille, plus son <i>abandon</i>, ainsi qu'elle appelait son départ,
+aimé sa fille, plus son <i>abandon</i>, ainsi qu'elle appelait son départ,
lui semblait outrageant!... Selon elle, madame de Louvois devait avoir
-assez d'empire sur son mari pour l'empêcher de partir... Les
-sentiments les plus haineux s'éveillèrent dans cette âme remplie de
-passions violentes et hors de mesure: elle blasphéma, elle maudit; et
-lorsque sa plus jeune fille, épouvantée de ses accès furieux, lui
-demandait en pleurant de pardonner à sa s&oelig;ur, elle lui
-criait:&mdash;Tais-toi! ne me parle pas de cette <i>étrangère</i>! N'a-t-elle
+assez d'empire sur son mari pour l'empêcher de partir... Les
+sentiments les plus haineux s'éveillèrent dans cette âme remplie de
+passions violentes et hors de mesure: elle blasphéma, elle maudit; et
+lorsque sa plus jeune fille, épouvantée de ses accès furieux, lui
+demandait en pleurant de pardonner à sa s&oelig;ur, elle lui
+criait:&mdash;Tais-toi! ne me parle pas de cette <i>étrangère</i>! N'a-t-elle
pas une autre famille?</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> L'ange<a id="footnotetag98" name="footnotetag98"></a><a href="#footnote98" title="Go to footnote 98"><span class="smaller">[98]</span></a> qui plaidait ainsi pour l'autre ange absent
pleurait alors avec une profonde douleur, et mettait aux pieds de la
-croix toutes ses larmes et ses souffrances, en demandant à Dieu de
-changer le c&oelig;ur de sa mère, et de lui inspirer pitié et pardon pour
-sa fille absente. Mademoiselle de Logny était de la plus grande
-piété... Élevée à Panthemont, elle n'en avait pas rapporté dans sa
-famille une grande hauteur, des manières insupportables, et tout ce
-que réprouve, au contraire, une douce charité, une vraie piété. Elle
-aimait sa s&oelig;ur avec une grande tendresse; elle respectait sa mère,
+croix toutes ses larmes et ses souffrances, en demandant à Dieu de
+changer le c&oelig;ur de sa mère, et de lui inspirer pitié et pardon pour
+sa fille absente. Mademoiselle de Logny était de la plus grande
+piété... Élevée à Panthemont, elle n'en avait pas rapporté dans sa
+famille une grande hauteur, des manières insupportables, et tout ce
+que réprouve, au contraire, une douce charité, une vraie piété. Elle
+aimait sa s&oelig;ur avec une grande tendresse; elle respectait sa mère,
la craignait, mais remplissait exactement envers elle les devoirs
-d'une fille chrétienne. La beauté de mademoiselle de Logny était d'un
-autre caractère que celle de sa s&oelig;ur. Madame de Louvois n'était que
-jolie d'ailleurs; mademoiselle de Logny était parfaitement belle. Ses
+d'une fille chrétienne. La beauté de mademoiselle de Logny était d'un
+autre caractère que celle de sa s&oelig;ur. Madame de Louvois n'était que
+jolie d'ailleurs; mademoiselle de Logny était parfaitement belle. Ses
yeux fendus en amandes <span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> donnaient un regard qu'on n'oubliait
-plus lorsqu'il s'était une fois arrêté sur vous. Ses paupières
+plus lorsqu'il s'était une fois arrêté sur vous. Ses paupières
longues, soyeuses, s'abaissaient sur ses joues avec l'expression
-muette et pourtant si éloquente des vierges de Raphaël... Souvent un
-étranger, passant auprès de la chapelle de la Vierge à Saint-Sulpice,
-s'arrêtait avec une admiration saintement respectueuse devant une
-femme qui priait... En voyant ce front blanc et pur, cette tête
-ravissante de beauté s'incliner humblement comme la moins belle des
-servantes de Dieu devant sa sainte mère; en voyant tant de perfections
-extérieures exhalant un parfum du ciel, l'étranger devinait l'âme d'un
-ange, et disait en s'éloignant à regret:</p>
+muette et pourtant si éloquente des vierges de Raphaël... Souvent un
+étranger, passant auprès de la chapelle de la Vierge à Saint-Sulpice,
+s'arrêtait avec une admiration saintement respectueuse devant une
+femme qui priait... En voyant ce front blanc et pur, cette tête
+ravissante de beauté s'incliner humblement comme la moins belle des
+servantes de Dieu devant sa sainte mère; en voyant tant de perfections
+extérieures exhalant un parfum du ciel, l'étranger devinait l'âme d'un
+ange, et disait en s'éloignant à regret:</p>
<p>&mdash;Oh! si elle priait jamais pour moi!...</p>
<p>Pour elle, inattentive aux choses de ce monde, elle priait et
-pleurait. Sa s&oelig;ur, exilée de la maison maternelle, lui apparaissait
-dans ses rêves, la suivait incessamment. Sa mère, implacable dans son
+pleurait. Sa s&oelig;ur, exilée de la maison maternelle, lui apparaissait
+dans ses rêves, la suivait incessamment. Sa mère, implacable dans son
ressentiment, non-seulement refusait jusqu'aux lettres de madame de
-Louvois, mais elle avait défendu sous les peines les plus sévères
-qu'on prononçât son nom devant elle. Un jardinier au service de la
-famille depuis vingt-sept ans, et qui avait vu naître madame de
-Louvois, fut chassé sans pitié par sa cruelle mère pour avoir conservé
-chez lui un arbuste qu'il avait planté le jour où mademoiselle
-<span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> de Logny l'aînée avait fait sa première communion. Cet
-arbuste était une double-épine rose à fleurs doubles... En arrivant
-dans la terre où cette épine était plantée, madame de Logny ordonna
-que l'arbuste fût arraché. Le vieux jardinier s'y prit si bien que
-l'arbuste ne souffrit pas de son déplacement, et il le replanta dans
+Louvois, mais elle avait défendu sous les peines les plus sévères
+qu'on prononçât son nom devant elle. Un jardinier au service de la
+famille depuis vingt-sept ans, et qui avait vu naître madame de
+Louvois, fut chassé sans pitié par sa cruelle mère pour avoir conservé
+chez lui un arbuste qu'il avait planté le jour où mademoiselle
+<span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> de Logny l'aînée avait fait sa première communion. Cet
+arbuste était une double-épine rose à fleurs doubles... En arrivant
+dans la terre où cette épine était plantée, madame de Logny ordonna
+que l'arbuste fût arraché. Le vieux jardinier s'y prit si bien que
+l'arbuste ne souffrit pas de son déplacement, et il le replanta dans
le fond du petit jardin de sa maison. Madame de Logny, ayant appris
cette fraude pieuse, chassa le vieillard qui lui montrait un c&oelig;ur
-humain pour répondre à la parole d'une mère sans entrailles...</p>
+humain pour répondre à la parole d'une mère sans entrailles...</p>
-<p>La vengeance et la haine sont deux hôtes que le c&oelig;ur d'une femme ne
-devrait jamais recevoir... mais celui d'une mère!... il en devrait
+<p>La vengeance et la haine sont deux hôtes que le c&oelig;ur d'une femme ne
+devrait jamais recevoir... mais celui d'une mère!... il en devrait
ignorer le nom!... Que de nuits sans sommeil! que de jours sans repos!
-que de souffrances sans relâche!... Madame de Logny, incessamment
-torturée par des sentiments haineux, l'esprit toujours tendu vers des
-projets de vengeance, ne tarda pas à ressentir les effets d'une
+que de souffrances sans relâche!... Madame de Logny, incessamment
+torturée par des sentiments haineux, l'esprit toujours tendu vers des
+projets de vengeance, ne tarda pas à ressentir les effets d'une
existence hors nature... Son sang s'enflamma, et une maladie chronique
-longue et douloureuse vint ajouter les maux du corps à ceux de
-l'âme...</p>
-
-<p>Mademoiselle de Logny, dévouée par devoir, le fut alors de c&oelig;ur
-pour remplacer la fille absente auprès du lit mortuaire de sa mère.
-Elle espérait que le moment viendrait où madame de Logny <span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span>
-rappellerait l'enfant exilée!... Elle épiait chaque instant
-favorable... mais, hélas! il n'en venait pas! plus madame de Logny
-avançait vers la tombe, plus son ressentiment devenait implacable!...
-Il y avait dans l'âme de cette femme des semences de haine d'une
-amertume inconnue pour qui porte le nom de femme!... Sa fille était
-bien malheureuse!... elle venait de découvrir une vérité que son
-respect filial lui avait jusqu'alors dérobée!... sa mère n'avait
-aucune piété... Mademoiselle de Logny, au désespoir, se révéla tout
-entière dans ce moment solennel; la jeune fille timide disparut pour
-faire place à la fille chrétienne... Sans sortir du respect qu'elle
-devait à sa mère, elle résolut d'empêcher l'affreux malheur de lui
-voir rendre à Dieu une âme impénitente ne sachant pas pardonner...
-Depuis cinq jours et cinq nuits, madame de Louvois était dans la
-maison de sa mère comme une criminelle qui serait obligée de céler et
-sa voix et ses pas... Un ami de madame de Logny, le président de
-Périgny, homme d'une probité exacte et positive, et dont l'âme était
-aussi tendre et bonne que son caractère<a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a><a href="#footnote99" title="Go to footnote 99"><span class="smaller">[99]</span></a> était honorable, le
-président de Périgny se joignit à mademoiselle <span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> de Logny,
-qu'il aimait et vénérait, pour obtenir le pardon de madame de
+longue et douloureuse vint ajouter les maux du corps à ceux de
+l'âme...</p>
+
+<p>Mademoiselle de Logny, dévouée par devoir, le fut alors de c&oelig;ur
+pour remplacer la fille absente auprès du lit mortuaire de sa mère.
+Elle espérait que le moment viendrait où madame de Logny <span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span>
+rappellerait l'enfant exilée!... Elle épiait chaque instant
+favorable... mais, hélas! il n'en venait pas! plus madame de Logny
+avançait vers la tombe, plus son ressentiment devenait implacable!...
+Il y avait dans l'âme de cette femme des semences de haine d'une
+amertume inconnue pour qui porte le nom de femme!... Sa fille était
+bien malheureuse!... elle venait de découvrir une vérité que son
+respect filial lui avait jusqu'alors dérobée!... sa mère n'avait
+aucune piété... Mademoiselle de Logny, au désespoir, se révéla tout
+entière dans ce moment solennel; la jeune fille timide disparut pour
+faire place à la fille chrétienne... Sans sortir du respect qu'elle
+devait à sa mère, elle résolut d'empêcher l'affreux malheur de lui
+voir rendre à Dieu une âme impénitente ne sachant pas pardonner...
+Depuis cinq jours et cinq nuits, madame de Louvois était dans la
+maison de sa mère comme une criminelle qui serait obligée de céler et
+sa voix et ses pas... Un ami de madame de Logny, le président de
+Périgny, homme d'une probité exacte et positive, et dont l'âme était
+aussi tendre et bonne que son caractère<a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a><a href="#footnote99" title="Go to footnote 99"><span class="smaller">[99]</span></a> était honorable, le
+président de Périgny se joignit à mademoiselle <span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> de Logny,
+qu'il aimait et vénérait, pour obtenir le pardon de madame de
Louvois... Ils dirent quelques paroles vagues... Au premier mot,
-madame de Logny, qui était mourante, parut se ranimer, et une
+madame de Logny, qui était mourante, parut se ranimer, et une
expression si terrible se peignit dans son regard agonisant que
-mademoiselle de Logny n'osa poursuivre et fit signe au président de ne
-pas continuer... Dans ce moment le curé de sa paroisse, ayant appris
-l'état désespéré de la malade, crut qu'il était de son devoir de se
-présenter chez elle, même sans être appelé... En le voyant, madame de
-Logny parut agitée... elle se détourna, témoignant ainsi sa volonté...
-Mais l'homme de Dieu était là pour remplir une mission, il devait se
-laisser repousser; le prêtre chrétien ne peut jamais être humilié...
-Il parla de Dieu à la mourante... lui montra ses miséricordes, lui dit
-combien il était indulgent et paternel!... qu'il suffisait d'un
-instant de repentir pour racheter une vie entière de fautes et même
+mademoiselle de Logny n'osa poursuivre et fit signe au président de ne
+pas continuer... Dans ce moment le curé de sa paroisse, ayant appris
+l'état désespéré de la malade, crut qu'il était de son devoir de se
+présenter chez elle, même sans être appelé... En le voyant, madame de
+Logny parut agitée... elle se détourna, témoignant ainsi sa volonté...
+Mais l'homme de Dieu était là pour remplir une mission, il devait se
+laisser repousser; le prêtre chrétien ne peut jamais être humilié...
+Il parla de Dieu à la mourante... lui montra ses miséricordes, lui dit
+combien il était indulgent et paternel!... qu'il suffisait d'un
+instant de repentir pour racheter une vie entière de fautes et même
d'oubli de Dieu!... Madame de Logny, immobile et silencieuse, ne
-paraissait pas entendre les paroles du prêtre... Il voulut alors
-arriver à son âme par une route qu'il jugeait plus accessible!... il
-osa prononcer le nom de madame de Louvois!... À ce nom, tout le corps
-de la mourante s'agita... ses lèvres, qui étaient demeurées fermées
-pour répondre à l'homme de Dieu quand il lui parlait de sa
-miséricorde, <span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> ses lèvres s'ouvrirent pour dire au curé:</p>
+paraissait pas entendre les paroles du prêtre... Il voulut alors
+arriver à son âme par une route qu'il jugeait plus accessible!... il
+osa prononcer le nom de madame de Louvois!... À ce nom, tout le corps
+de la mourante s'agita... ses lèvres, qui étaient demeurées fermées
+pour répondre à l'homme de Dieu quand il lui parlait de sa
+miséricorde, <span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> ses lèvres s'ouvrirent pour dire au curé:</p>
<p>&mdash;Monsieur, je vous ordonne de sortir!...</p>
-<p>Le curé s'éloigna avec soumission; mais, à la prière de mademoiselle
+<p>Le curé s'éloigna avec soumission; mais, à la prière de mademoiselle
de Logny, il ne quitta pas la maison.</p>
-<p>Après son départ, madame de Logny parut vivement agitée; elle appela
-le président de Périgny.</p>
+<p>Après son départ, madame de Logny parut vivement agitée; elle appela
+le président de Périgny.</p>
<p>&mdash;Je veux voir mon notaire, lui dit-elle d'une voix tremblante
-d'émotion... mais d'une émotion qui n'avait rien de doux... Faites-le
-venir... et qu'il se hâte, je sens qu'il en est temps.</p>
+d'émotion... mais d'une émotion qui n'avait rien de doux... Faites-le
+venir... et qu'il se hâte, je sens qu'il en est temps.</p>
-<p>Le notaire était un homme d'une haute probité, comme les notaires
-l'étaient presque tous à cette époque... Il s'approcha de madame de
+<p>Le notaire était un homme d'une haute probité, comme les notaires
+l'étaient presque tous à cette époque... Il s'approcha de madame de
Logny avec l'intention de calmer l'irritation de ses ressentiments
-dont il connaissait toute l'étendue, car depuis deux ans il avait
-constamment lutté avec madame de Logny pour l'empêcher de dénaturer
-entièrement sa fortune: la pensée que sa fille aurait sa part dans sa
-succession la mettait au désespoir... Cette femme n'avait rien
+dont il connaissait toute l'étendue, car depuis deux ans il avait
+constamment lutté avec madame de Logny pour l'empêcher de dénaturer
+entièrement sa fortune: la pensée que sa fille aurait sa part dans sa
+succession la mettait au désespoir... Cette femme n'avait rien
d'humain!...</p>
-<p>Le notaire espérait qu'accablée par la souffrance, elle serait plus
-accessible aux représentations qu'il voulait lui faire... mais quelle
-fut sa surprise lorsque la moribonde, se soulevant à demi, lui dit
-sèchement:</p>
+<p>Le notaire espérait qu'accablée par la souffrance, elle serait plus
+accessible aux représentations qu'il voulait lui faire... mais quelle
+fut sa surprise lorsque la moribonde, se soulevant à demi, lui dit
+sèchement:</p>
-<p>&mdash;Je vous ai mandé pour faire mon testament et <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span> non pour vous
-demander conseil... Je n'en prends que de moi-même dans une affaire
-telle que celle-ci, surtout lorsqu'elle se décide sur un lit de
-mort!... Si vous ne voulez pas écrire sous ma dictée... sortez et
-laissez-moi... les moments me sont comptés...</p>
+<p>&mdash;Je vous ai mandé pour faire mon testament et <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span> non pour vous
+demander conseil... Je n'en prends que de moi-même dans une affaire
+telle que celle-ci, surtout lorsqu'elle se décide sur un lit de
+mort!... Si vous ne voulez pas écrire sous ma dictée... sortez et
+laissez-moi... les moments me sont comptés...</p>
-<p>Le notaire s'inclina et lui dit qu'il était prêt... En effet, que
+<p>Le notaire s'inclina et lui dit qu'il était prêt... En effet, que
pouvait-il faire?... Madame de Logny aurait fait faire son testament
-par un notaire étranger qui ne pouvait défendre aucun intérêt dans une
-famille qui lui était inconnue. Le notaire de madame de Logny avait
-toujours une espérance, quelque vague qu'elle fût, d'être utile aux
+par un notaire étranger qui ne pouvait défendre aucun intérêt dans une
+famille qui lui était inconnue. Le notaire de madame de Logny avait
+toujours une espérance, quelque vague qu'elle fût, d'être utile aux
enfants de la mourante.</p>
-<p>Les dispositions de madame de Logny furent longues à légaliser... et
-lorsque le notaire sortit de sa chambre, elle était expirante... Sa
-fille, mademoiselle de Logny, était pendant ce temps en prières, et
-demandait à Dieu de la guider dans une circonstance aussi délicate...
-À demi éclairée par quelques mots que sa mère avait laissé échapper
-dans un moment de délire, elle voulut éloigner d'elle jusqu'à
-l'inquiétude de pouvoir écouter une tentation. Elle fit prier le
-président de Périgny de passer chez elle. Lorsqu'ils furent seuls,
-mademoiselle de Logny dit au président qu'elle avait de vives
-inquiétudes sur le sort de sa s&oelig;ur...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> &mdash;Je crains, dit-elle, que ma mère ne persiste dans sa
-funeste résolution et que nous ne puissions obtenir le pardon de ma
-s&oelig;ur... Cette nuit, tandis que je veillais auprès de ma mère, j'ai
+<p>Les dispositions de madame de Logny furent longues à légaliser... et
+lorsque le notaire sortit de sa chambre, elle était expirante... Sa
+fille, mademoiselle de Logny, était pendant ce temps en prières, et
+demandait à Dieu de la guider dans une circonstance aussi délicate...
+À demi éclairée par quelques mots que sa mère avait laissé échapper
+dans un moment de délire, elle voulut éloigner d'elle jusqu'à
+l'inquiétude de pouvoir écouter une tentation. Elle fit prier le
+président de Périgny de passer chez elle. Lorsqu'ils furent seuls,
+mademoiselle de Logny dit au président qu'elle avait de vives
+inquiétudes sur le sort de sa s&oelig;ur...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> &mdash;Je crains, dit-elle, que ma mère ne persiste dans sa
+funeste résolution et que nous ne puissions obtenir le pardon de ma
+s&oelig;ur... Cette nuit, tandis que je veillais auprès de ma mère, j'ai
recueilli quelques paroles qui m'ont fait trembler!... Mais si, comme
-je le redoute, j'étais l'objet d'une injuste préférence, je veux qu'un
-engagement solennel me lie à jamais... C'est dans vos mains, monsieur,
-c'est à vous, vous que je regarde comme un père, que je jure ici
-devant mon Sauveur (et elle se mit à genoux devant un crucifix) de
-rendre à ma s&oelig;ur la part qui lui revient dans le bien de ma
-mère!... Vous êtes témoin et dépositaire du serment que j'en fais,
+je le redoute, j'étais l'objet d'une injuste préférence, je veux qu'un
+engagement solennel me lie à jamais... C'est dans vos mains, monsieur,
+c'est à vous, vous que je regarde comme un père, que je jure ici
+devant mon Sauveur (et elle se mit à genoux devant un crucifix) de
+rendre à ma s&oelig;ur la part qui lui revient dans le bien de ma
+mère!... Vous êtes témoin et dépositaire du serment que j'en fais,
monsieur;... c'est comme un testament, maintenant, poursuivit-elle: je
-suis engagée, quoi qu'il arrive.</p>
+suis engagée, quoi qu'il arrive.</p>
-<p>Le président aimait mademoiselle de Logny comme si elle eût été sa
-fille... il fut touché aux larmes de cette énergie donnée par le
-c&oelig;ur que venait de témoigner cette jeune fille en face d'une
-position épineuse selon les vues du monde, mais facile pour une
-personne comme mademoiselle de Logny... elle n'était point faite pour
+<p>Le président aimait mademoiselle de Logny comme si elle eût été sa
+fille... il fut touché aux larmes de cette énergie donnée par le
+c&oelig;ur que venait de témoigner cette jeune fille en face d'une
+position épineuse selon les vues du monde, mais facile pour une
+personne comme mademoiselle de Logny... elle n'était point faite pour
ce monde et ne le comprenait pas...</p>
-<p>&mdash;Allons retrouver ma mère, dit-elle à Périgny, je viens d'entendre
+<p>&mdash;Allons retrouver ma mère, dit-elle à Périgny, je viens d'entendre
sortir le notaire...</p>
-<p>C'était lui, en effet, qui venait de quitter madame <span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> de Logny;
-accablée par l'effort qu'elle avait dû faire pour dicter ses dernières
-volontés, fatiguée peut-être de ce doute qui s'établit au chevet de
-mort du chrétien réfractaire, madame de Logny paraissait souffrir plus
-qu'elle n'avait encore souffert: sa respiration courte et pressée, son
-regard vague et quêteur, un tremblement convulsif qui agitait tous ses
-membres, semblaient annoncer que sa dernière heure allait bientôt
-sonner; sa fille se mit à genoux près de son lit, en priant Dieu tout
+<p>C'était lui, en effet, qui venait de quitter madame <span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> de Logny;
+accablée par l'effort qu'elle avait dû faire pour dicter ses dernières
+volontés, fatiguée peut-être de ce doute qui s'établit au chevet de
+mort du chrétien réfractaire, madame de Logny paraissait souffrir plus
+qu'elle n'avait encore souffert: sa respiration courte et pressée, son
+regard vague et quêteur, un tremblement convulsif qui agitait tous ses
+membres, semblaient annoncer que sa dernière heure allait bientôt
+sonner; sa fille se mit à genoux près de son lit, en priant Dieu tout
bas. En ce moment minuit sonnait... madame de Logny tressaillit...
-Cette cloche, dont le son se perdait au loin, tout en résonnant à
+Cette cloche, dont le son se perdait au loin, tout en résonnant à
l'oreille de ceux qui veillaient, lui parut comme une sorte d'appel.</p>
-<p>&mdash;Quelle est cette heure?... demanda-t-elle d'une voix assez assurée.</p>
+<p>&mdash;Quelle est cette heure?... demanda-t-elle d'une voix assez assurée.</p>
<p class="center">MADEMOISELLE DE LOGNY.</p>
-<p>Minuit, ma mère...</p>
+<p>Minuit, ma mère...</p>
<p class="center">MADAME DE LOGNY.</p>
-<p>Minuit!... voilà la dernière fois que je l'entendrai sonner!...</p>
+<p>Minuit!... voilà la dernière fois que je l'entendrai sonner!...</p>
-<p class="center">MADEMOISELLE DE LOGNY, se remettant à prier, dit à voix basse
-plusieurs prières... peu à peu sa voix s'élève:</p>
+<p class="center">MADEMOISELLE DE LOGNY, se remettant à prier, dit à voix basse
+plusieurs prières... peu à peu sa voix s'élève:</p>
-<p>Ô mon rédempteur! victime d'amour et de patience... <span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> je remets
+<p>Ô mon rédempteur! victime d'amour et de patience... <span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> je remets
mon esprit entre vos mains... et puisqu'en mourant vous nous avez
-ouvert le chemin du ciel, permettez à cette âme chrétienne d'entrer
-dans la demeure de vos élus... accordez-lui...</p>
+ouvert le chemin du ciel, permettez à cette âme chrétienne d'entrer
+dans la demeure de vos élus... accordez-lui...</p>
<p class="center">MADAME DE LOGNY, interrompant sa fille.</p>
-<p>Qu'est-ce que cette prière que vous dites?</p>
+<p>Qu'est-ce que cette prière que vous dites?</p>
<p class="center">MADEMOISELLE DE LOGNY.</p>
-<p>Les stations de la Passion, ma mère; Jésus-Christ sur la croix<a id="footnotetag100" name="footnotetag100"></a><a href="#footnote100" title="Go to footnote 100"><span class="smaller">[100]</span></a>...</p>
+<p>Les stations de la Passion, ma mère; Jésus-Christ sur la croix<a id="footnotetag100" name="footnotetag100"></a><a href="#footnote100" title="Go to footnote 100"><span class="smaller">[100]</span></a>...</p>
-<p class="center">MADAME DE LOGNY, très-agitée.</p>
+<p class="center">MADAME DE LOGNY, très-agitée.</p>
-<p>Des prières!... je n'en veux pas!... je ne peux pas prier, moi!...</p>
+<p>Des prières!... je n'en veux pas!... je ne peux pas prier, moi!...</p>
-<p>En ce moment, le curé de la paroisse, qui voulait au moins prier pour
-la mourante, tenta un nouvel effort auprès d'elle et rentra dans la
-chambre: en l'apercevant, madame de Logny éprouva une sensation
-terrible et qui devait ressembler à des remords; cependant elle jeta
-un regard encore animé par le feu de la haine... elle comprenait
-tacitement que ce prêtre chrétien était chargé d'absoudre et jamais
-de maudire... voilà quelle était la <span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> parole de Dieu... Le curé
+<p>En ce moment, le curé de la paroisse, qui voulait au moins prier pour
+la mourante, tenta un nouvel effort auprès d'elle et rentra dans la
+chambre: en l'apercevant, madame de Logny éprouva une sensation
+terrible et qui devait ressembler à des remords; cependant elle jeta
+un regard encore animé par le feu de la haine... elle comprenait
+tacitement que ce prêtre chrétien était chargé d'absoudre et jamais
+de maudire... voilà quelle était la <span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> parole de Dieu... Le curé
comprit le regard de madame de Logny, mais il ne s'en effraya pas...
il devait parler...</p>
-<p>&mdash;Madame, dit-il à la mourante, vous êtes bien malade: sans doute Dieu
-vous rendra la santé... mais il faut se préparer constamment à la
-mort... et surtout il faut être chrétienne.</p>
+<p>&mdash;Madame, dit-il à la mourante, vous êtes bien malade: sans doute Dieu
+vous rendra la santé... mais il faut se préparer constamment à la
+mort... et surtout il faut être chrétienne.</p>
-<p class="center">MADAME DE LOGNY, dont les traits sont déjà altérés par les approches
+<p class="center">MADAME DE LOGNY, dont les traits sont déjà altérés par les approches
de la mort.</p>
-<p>Monsieur le curé... monsieur... je vous ai déjà dit que je ne voulais
-pas que le clergé s'immisçât dans mes affaires de famille!... et en
-voilà... plus... peut-être... que j'ai...</p>
+<p>Monsieur le curé... monsieur... je vous ai déjà dit que je ne voulais
+pas que le clergé s'immisçât dans mes affaires de famille!... et en
+voilà... plus... peut-être... que j'ai...</p>
-<p class="center">LE CURÉ, l'interrompant vivement.</p>
+<p class="center">LE CURÉ, l'interrompant vivement.</p>
-<p>Madame, les moments que Dieu vous laisse sont trop précieux pour être
+<p>Madame, les moments que Dieu vous laisse sont trop précieux pour être
perdus en vaines paroles... Vous avez deux enfants, madame...</p>
<p class="center">MADAME DE LOGNY.</p>
<p>Silence... silence!...</p>
-<p class="center">LE CURÉ.</p>
+<p class="center">LE CURÉ.</p>
<p>Non, madame; je ne garderai pas le silence dans une heure aussi
-terrible: je veux vous sauver... vous sauver de vous-même!...
-pardonnez... pardonnez <span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> au nom de celui qui pardonna à ses
+terrible: je veux vous sauver... vous sauver de vous-même!...
+pardonnez... pardonnez <span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> au nom de celui qui pardonna à ses
bourreaux...</p>
-<p class="center">MADEMOISELLE DE LOGNY, à genoux près du lit de sa mère.</p>
+<p class="center">MADEMOISELLE DE LOGNY, à genoux près du lit de sa mère.</p>
-<p>Ma mère... grâce pour ma s&oelig;ur!... grâce!</p>
+<p>Ma mère... grâce pour ma s&oelig;ur!... grâce!</p>
<p class="center">MADAME DE LOGNY, d'une voix sourde.</p>
<p>Jamais!... jamais!...</p>
-<p class="center">MADEMOISELLE DE LOGNY fait signe à Périgny d'aller chercher madame de
-Louvois... et prenant la main déjà glacée de madame de Logny.</p>
+<p class="center">MADEMOISELLE DE LOGNY fait signe à Périgny d'aller chercher madame de
+Louvois... et prenant la main déjà glacée de madame de Logny.</p>
-<p>Ma mère!... tandis que peut-être vous accusez ma s&oelig;ur d'être loin
-de vous... elle était là!...</p>
+<p>Ma mère!... tandis que peut-être vous accusez ma s&oelig;ur d'être loin
+de vous... elle était là!...</p>
-<p class="center">MADAME DE LOGNY fait un mouvement suivi d'un gémissement. Mademoiselle
+<p class="center">MADAME DE LOGNY fait un mouvement suivi d'un gémissement. Mademoiselle
de Logny continua:</p>
-<p>Depuis six jours elle partage mes veilles... elle est là... la
-voilà...</p>
+<p>Depuis six jours elle partage mes veilles... elle est là... la
+voilà...</p>
-<p>À cette dernière parole, madame de Logny retrouva un reste de
-forces... elle se dressa à demi sur son lit, jeta un &oelig;il hagard
-vers la porte où madame de Louvois, soutenue par le président,
-attendait l'arrêt de sa mère. En la voyant, la physionomie déjà
-bouleversée de madame de Logny devint effrayante... Un son rauque
-s'échappa de sa poitrine; enfin, rassemblant ce qui lui restait
-<span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> de forces, elle jeta à sa malheureuse fille ces foudroyantes
+<p>À cette dernière parole, madame de Logny retrouva un reste de
+forces... elle se dressa à demi sur son lit, jeta un &oelig;il hagard
+vers la porte où madame de Louvois, soutenue par le président,
+attendait l'arrêt de sa mère. En la voyant, la physionomie déjà
+bouleversée de madame de Logny devint effrayante... Un son rauque
+s'échappa de sa poitrine; enfin, rassemblant ce qui lui restait
+<span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> de forces, elle jeta à sa malheureuse fille ces foudroyantes
paroles:</p>
<p>&mdash;Je te maudis!...</p>
-<p>Et retombant sur ses oreillers, elle expira peu d'instants après au
+<p>Et retombant sur ses oreillers, elle expira peu d'instants après au
milieu d'horribles convulsions.</p>
-<p>Quant à sa malheureuse fille, elle était tombée sans connaissance sous
-l'anathème de sa mère, et pendant plusieurs heures on craignit pour sa
-vie. Revenue à elle, l'infortunée quitta cette maison où elle avait
-reçu la naissance et où sa mère venait de lui donner la mort... À
+<p>Quant à sa malheureuse fille, elle était tombée sans connaissance sous
+l'anathème de sa mère, et pendant plusieurs heures on craignit pour sa
+vie. Revenue à elle, l'infortunée quitta cette maison où elle avait
+reçu la naissance et où sa mère venait de lui donner la mort... À
compter de ce jour elle n'en eut plus un seul d'heureux, et peu
-d'années s'écoulèrent entre la malédiction maternelle et la mort de
+d'années s'écoulèrent entre la malédiction maternelle et la mort de
la fille innocente et maudite.</p>
-<h2><span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> DEUXIÈME PARTIE.<br>
+<h2><span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> DEUXIÈME PARTIE.<br>
MADAME LA COMTESSE DE CUSTINE.</h2>
-<p>Aussitôt que sa mère eut rendu le dernier soupir, mademoiselle de
-Logny quitta cette maison qui lui était devenue odieuse après les
-événements qui venaient de s'y passer; elle se retira à Panthemont. Ce
-fut là que le président de Périgny fit ouvrir le testament de madame
-de Logny... elle y déshéritait ses deux filles et donnait son
-argenterie, ses diamants, <i>toute sa fortune</i>, au président... Il avait
-fallu <i>ce fidéi-commis</i> pour que M. de Louvois ne pût attaquer le
-testament... Le président remit donc fidèlement à mademoiselle de
-Logny toute la fortune de sa mère, qui était immense et dans le plus
-bel état...: cette fortune allait à plus de cent vingt mille francs de
-rentes, sans compter un mobilier estimé au-delà de cent mille écus...</p>
-
-<p>Lorsque mademoiselle de Logny fut en possession entière, alors elle
-fit faire un partage <i>égal</i> de tout ce qu'avait laissé sa mère... une
-tasse, même la plus commune, ne demeura pas dans son lot, et lorsque
-tout fut terminé, une cuillère de vermeil dépareillée ne trouvant pas
+<p>Aussitôt que sa mère eut rendu le dernier soupir, mademoiselle de
+Logny quitta cette maison qui lui était devenue odieuse après les
+événements qui venaient de s'y passer; elle se retira à Panthemont. Ce
+fut là que le président de Périgny fit ouvrir le testament de madame
+de Logny... elle y déshéritait ses deux filles et donnait son
+argenterie, ses diamants, <i>toute sa fortune</i>, au président... Il avait
+fallu <i>ce fidéi-commis</i> pour que M. de Louvois ne pût attaquer le
+testament... Le président remit donc fidèlement à mademoiselle de
+Logny toute la fortune de sa mère, qui était immense et dans le plus
+bel état...: cette fortune allait à plus de cent vingt mille francs de
+rentes, sans compter un mobilier estimé au-delà de cent mille écus...</p>
+
+<p>Lorsque mademoiselle de Logny fut en possession entière, alors elle
+fit faire un partage <i>égal</i> de tout ce qu'avait laissé sa mère... une
+tasse, même la plus commune, ne demeura pas dans son lot, et lorsque
+tout fut terminé, une cuillère de vermeil dépareillée ne trouvant pas
sa place, <span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> mademoiselle de Logny la rompit en deux et en
-envoya la moitié à sa s&oelig;ur!...</p>
+envoya la moitié à sa s&oelig;ur!...</p>
-<p>Un an après la mort de sa mère, mademoiselle de Logny fut demandée en
+<p>Un an après la mort de sa mère, mademoiselle de Logny fut demandée en
mariage par tout ce que la cour de France avait de jeunes gens
-distingués et par leur naissance et par leur fortune... Elle hésita
-longtemps dans son choix; enfin elle se détermina en faveur de M. le
+distingués et par leur naissance et par leur fortune... Elle hésita
+longtemps dans son choix; enfin elle se détermina en faveur de M. le
comte de Custine, l'un des premiers seigneurs de la Lorraine, et
-lui-même, personnellement, était un homme supérieur: séduit par tout
+lui-même, personnellement, était un homme supérieur: séduit par tout
ce qu'il entendait dire de mademoiselle de Logny, il se mit sur les
-rangs pour obtenir sa main, et fut assez heureux pour être choisi par
+rangs pour obtenir sa main, et fut assez heureux pour être choisi par
elle.</p>
<p>Jamais un mariage fait sous d'aussi heureux auspices n'eut de plus
heureuses suites. J'ai dit quelques mots sur le bonheur calme de
-l'hôtel de Custine, mais je ne suis sans doute parvenue
-qu'imparfaitement à donner une idée de cette félicité des anges telle
-que celle qui se rencontre dans le mariage, lorsque les deux époux
+l'hôtel de Custine, mais je ne suis sans doute parvenue
+qu'imparfaitement à donner une idée de cette félicité des anges telle
+que celle qui se rencontre dans le mariage, lorsque les deux époux
s'aiment! C'est de toutes les joies terrestres la plus profonde et la
plus vive...</p>
-<p>J'ai dit que le cercle de madame de Custine était borné; cependant il
-était assez étendu pour que son salon<a id="footnotetag101" name="footnotetag101"></a><a href="#footnote101" title="Go to footnote 101"><span class="smaller">[101]</span></a> offrît à l'observation un
+<p>J'ai dit que le cercle de madame de Custine était borné; cependant il
+était assez étendu pour que son salon<a id="footnotetag101" name="footnotetag101"></a><a href="#footnote101" title="Go to footnote 101"><span class="smaller">[101]</span></a> offrît à l'observation un
point de comparaison <span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> assez piquant avec ce monde bruyant qui
-l'entourait; toutes ses amies étaient jeunes et d'un esprit agréable:
+l'entourait; toutes ses amies étaient jeunes et d'un esprit agréable:
l'une d'elles vient seulement de mourir il y a peu de mois: c'est
-madame la comtesse d'Harville, dont le mari était sénateur et l'un des
-hommes les plus honorables de l'ancienne noblesse attachés à l'Empire;
-il était chevalier d'honneur de l'impératrice Joséphine. Madame
-d'Harville était jolie, son esprit parfaitement agréable et son
-commerce entièrement sûr; je ne l'ai connue qu'âgée, mais toujours
-aimable: elle était s&oelig;ur de <i>mon petit père Caulaincourt</i><a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a><a href="#footnote102" title="Go to footnote 102"><span class="smaller">[102]</span></a>,
-père du duc de Vicence. La marquise de Brehan<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a><a href="#footnote103" title="Go to footnote 103"><span class="smaller">[103]</span></a>, dame du palais de
-la reine Marie-Antoinette, était aussi l'une des amies de madame de
-Custine: sa petite taille était une miniature parfaite; elle était
-charmante, et son esprit, sa grâce, ses talents (elle peignait les
-fleurs d'une manière remarquable), en faisaient <span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> une personne
-vraiment nécessaire dans une intimité lorsqu'une fois on l'avait
-connue et appréciée. Venait ensuite madame de Vaubecourt, jolie et
-agréable femme, que pendant longtemps madame de Custine admit dans
-l'intimité de son intérieur et que tout le monde croyait une <i>ingénue
-naïve</i>, et qui n'était rien moins que cela... Son mari était un homme
-parfaitement sérieux, qui ne riait que par éclats et puis qui
+madame la comtesse d'Harville, dont le mari était sénateur et l'un des
+hommes les plus honorables de l'ancienne noblesse attachés à l'Empire;
+il était chevalier d'honneur de l'impératrice Joséphine. Madame
+d'Harville était jolie, son esprit parfaitement agréable et son
+commerce entièrement sûr; je ne l'ai connue qu'âgée, mais toujours
+aimable: elle était s&oelig;ur de <i>mon petit père Caulaincourt</i><a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a><a href="#footnote102" title="Go to footnote 102"><span class="smaller">[102]</span></a>,
+père du duc de Vicence. La marquise de Brehan<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a><a href="#footnote103" title="Go to footnote 103"><span class="smaller">[103]</span></a>, dame du palais de
+la reine Marie-Antoinette, était aussi l'une des amies de madame de
+Custine: sa petite taille était une miniature parfaite; elle était
+charmante, et son esprit, sa grâce, ses talents (elle peignait les
+fleurs d'une manière remarquable), en faisaient <span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> une personne
+vraiment nécessaire dans une intimité lorsqu'une fois on l'avait
+connue et appréciée. Venait ensuite madame de Vaubecourt, jolie et
+agréable femme, que pendant longtemps madame de Custine admit dans
+l'intimité de son intérieur et que tout le monde croyait une <i>ingénue
+naïve</i>, et qui n'était rien moins que cela... Son mari était un homme
+parfaitement sérieux, qui ne riait que par éclats et puis qui
retombait dans un silence de plusieurs semaines; ce qui lui arriva
-dans la suite n'était pas fait pour changer son humeur. La comtesse de
-Crenay n'était pas jolie, mais elle avait une sorte d'originalité qui
-amusait, surtout lorsqu'on <i>savait jouer d'elle</i>; elle était bien la
-personne du monde la plus heureuse; elle était laide, et quoique jeune
-elle paraissait vieille; tout cela n'était rien pour elle, elle ne le
-voyait pas: bien loin de là, elle était convaincue qu'on ne pouvait la
-voir sans l'adorer; il y a des femmes comme cela, il y a même des
-hommes... Quant à madame la comtesse de Crenay, c'était avec une bonne
-foi qui avait en vérité de la bonhomie: elle avait un recueil
-d'histoires plus ou moins tragiques des infortunés qui se mouraient
-d'amour pour elle: les uns se jetaient à l'eau, les autres
-s'empoisonnaient ou bien s'asphyxiaient...; enfin, c'eût été un
-hôpital curieusement peuplé que celui <span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> qui aurait renfermé
-<i>ses victimes</i>. Le curieux de la chose, c'est qu'elle était, avec ce
-ridicule, la personne la meilleure et la plus facile à vivre: ce
-qu'elle disait, elle en était convaincue; si l'on avait l'air de
-douter, elle n'insistait pas: mais pour elle la chose n'étant pas
+dans la suite n'était pas fait pour changer son humeur. La comtesse de
+Crenay n'était pas jolie, mais elle avait une sorte d'originalité qui
+amusait, surtout lorsqu'on <i>savait jouer d'elle</i>; elle était bien la
+personne du monde la plus heureuse; elle était laide, et quoique jeune
+elle paraissait vieille; tout cela n'était rien pour elle, elle ne le
+voyait pas: bien loin de là, elle était convaincue qu'on ne pouvait la
+voir sans l'adorer; il y a des femmes comme cela, il y a même des
+hommes... Quant à madame la comtesse de Crenay, c'était avec une bonne
+foi qui avait en vérité de la bonhomie: elle avait un recueil
+d'histoires plus ou moins tragiques des infortunés qui se mouraient
+d'amour pour elle: les uns se jetaient à l'eau, les autres
+s'empoisonnaient ou bien s'asphyxiaient...; enfin, c'eût été un
+hôpital curieusement peuplé que celui <span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> qui aurait renfermé
+<i>ses victimes</i>. Le curieux de la chose, c'est qu'elle était, avec ce
+ridicule, la personne la meilleure et la plus facile à vivre: ce
+qu'elle disait, elle en était convaincue; si l'on avait l'air de
+douter, elle n'insistait pas: mais pour elle la chose n'étant pas
douteuse, elle souriait et n'en parlait plus. Un jour, madame de
Custine lui dit:</p>
-<p>&mdash;Ma chère, je veux absolument que vous me disiez le nom de
+<p>&mdash;Ma chère, je veux absolument que vous me disiez le nom de
quelques-uns de ces amants malheureux. Allons, vous ne craignez pas
-mon indiscrétion; d'ailleurs, c'est un secret de famille (madame de
-Crenay était cousine de madame de Custine).</p>
+mon indiscrétion; d'ailleurs, c'est un secret de famille (madame de
+Crenay était cousine de madame de Custine).</p>
-<p>C'était surtout à souper et à dîner chez sa mère, madame de La
+<p>C'était surtout à souper et à dîner chez sa mère, madame de La
Tour-du-Pin, que madame de Crenay recevait ces bienheureuses
-déclarations dont les expressions <i>brûlantes</i>, disait-elle, me causent
-quelquefois beaucoup d'émotion!... Alors madame de Custine et madame
-d'Harville redoublaient d'insistance, et madame de Crenay cédait
-enfin, et c'était pour leur dire les noms d'hommes ayant cinquante ans
-et qui devaient être horriblement ennuyeux et laids à vingt-cinq. Un
-jour M. de Caulaincourt, frère de madame d'Harville, écrivit une
-déclaration des plus passionnées à madame de Crenay et la signa du nom
-d'un gentilhomme de Normandie qui avait été recommandé à M. de
-<span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> Crenay. Cet homme était silencieux, et même taciturne; il
-était jeune, mais point agréable. En tout la conquête n'avait rien de
-séduisant.</p>
-
-<p>Madame de Crenay laissait habituellement son sac à ouvrage et son sac
-à parfiler dans le salon; tandis qu'on allait souper, M. de
-Caulaincourt prit son temps et mit dans le sac à parfiler la lettre
+déclarations dont les expressions <i>brûlantes</i>, disait-elle, me causent
+quelquefois beaucoup d'émotion!... Alors madame de Custine et madame
+d'Harville redoublaient d'insistance, et madame de Crenay cédait
+enfin, et c'était pour leur dire les noms d'hommes ayant cinquante ans
+et qui devaient être horriblement ennuyeux et laids à vingt-cinq. Un
+jour M. de Caulaincourt, frère de madame d'Harville, écrivit une
+déclaration des plus passionnées à madame de Crenay et la signa du nom
+d'un gentilhomme de Normandie qui avait été recommandé à M. de
+<span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> Crenay. Cet homme était silencieux, et même taciturne; il
+était jeune, mais point agréable. En tout la conquête n'avait rien de
+séduisant.</p>
+
+<p>Madame de Crenay laissait habituellement son sac à ouvrage et son sac
+à parfiler dans le salon; tandis qu'on allait souper, M. de
+Caulaincourt prit son temps et mit dans le sac à parfiler la lettre
d'amour et deux <i>charmants</i> morceaux en or pour parfiler, ainsi que
-cela était la mode alors. L'un représentait un c&oelig;ur enflammé percé
-d'une flèche, l'autre un petit chien. Chacun de ces morceaux avait un
-petit papier attaché avec une épingle. Sur l'un on lisait:</p>
+cela était la mode alors. L'un représentait un c&oelig;ur enflammé percé
+d'une flèche, l'autre un petit chien. Chacun de ces morceaux avait un
+petit papier attaché avec une épingle. Sur l'un on lisait:</p>
-<p><i>Brûlant et blessé comme lui!</i></p>
+<p><i>Brûlant et blessé comme lui!</i></p>
<p>Et sur l'autre:</p>
-<p><i>Fidèle et soumis comme lui!</i></p>
+<p><i>Fidèle et soumis comme lui!</i></p>
-<p>Il y avait peu de monde ce soir-là à souper chez madame de Custine...
-On était en été, et elle-même n'était à Paris que par une raison
+<p>Il y avait peu de monde ce soir-là à souper chez madame de Custine...
+On était en été, et elle-même n'était à Paris que par une raison
extraordinaire. M. de Caulaincourt ne craignait donc pas les suites de
-son espièglerie. Il soupa fort gaîment et attendit avec une joie
+son espièglerie. Il soupa fort gaîment et attendit avec une joie
parfaite le moment de jouir de sa malice.</p>
-<p>Il vint enfin; après avoir causé pendant quelque temps, madame de
-Custine donna le signal du travail, et toutes les dames se réunirent
-autour d'une grande table ronde, sur laquelle étaient leurs sacs
-<span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> à parfiler, tandis que les hommes, qui, ce soir-là, étaient
+<p>Il vint enfin; après avoir causé pendant quelque temps, madame de
+Custine donna le signal du travail, et toutes les dames se réunirent
+autour d'une grande table ronde, sur laquelle étaient leurs sacs
+<span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> à parfiler, tandis que les hommes, qui, ce soir-là, étaient
M. de Caulaincourt, M. de Ludre, M. de Toussaint et le vicomte de
-Custine, beau-frère de madame de Custine, se disposaient à faire la
-lecture de quelque ouvrage nouveau, ou bien à raconter les histoires
-courantes, pourvu néanmoins qu'elles n'attaquassent pas directement la
-réputation d'une femme. Madame de Custine était d'une sévérité
-positive à cet égard-là.</p>
+Custine, beau-frère de madame de Custine, se disposaient à faire la
+lecture de quelque ouvrage nouveau, ou bien à raconter les histoires
+courantes, pourvu néanmoins qu'elles n'attaquassent pas directement la
+réputation d'une femme. Madame de Custine était d'une sévérité
+positive à cet égard-là.</p>
-<p>Les femmes s'assirent donc et commencèrent à dénouer leurs sacs à
+<p>Les femmes s'assirent donc et commencèrent à dénouer leurs sacs à
parfilage...</p>
-<p>&mdash;Ah! mon Dieu! s'écria madame de Crenay, qu'est-ce que cela?...&mdash;Elle
+<p>&mdash;Ah! mon Dieu! s'écria madame de Crenay, qu'est-ce que cela?...&mdash;Elle
venait d'attraper le petit chien...</p>
-<p>&mdash;Ah! mon Dieu! s'écria-t-elle encore; cette fois c'était de douleur,
-elle s'était piquée à l'épingle qui attachait le petit billet...</p>
+<p>&mdash;Ah! mon Dieu! s'écria-t-elle encore; cette fois c'était de douleur,
+elle s'était piquée à l'épingle qui attachait le petit billet...</p>
-<p>À la vue de toutes ces belles choses, tout le monde se récria. M. de
-Caulaincourt<a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a><a href="#footnote104" title="Go to footnote 104"><span class="smaller">[104]</span></a>, qui était seul dans <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> le secret, gardait un
-sérieux imperturbable: il avait mis la lettre dans le sac à ouvrage
-dans lequel était le mouchoir de poche. Il priait le Ciel que madame
-de Crenay eût envie de se moucher pour qu'elle trouvât la bienheureuse
-lettre. Cela ne fut pas long... elle ouvrit l'autre sac, et voilà la
-lettre d'amour, qui sentait l'ambre de manière à donner dix migraines,
+<p>À la vue de toutes ces belles choses, tout le monde se récria. M. de
+Caulaincourt<a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a><a href="#footnote104" title="Go to footnote 104"><span class="smaller">[104]</span></a>, qui était seul dans <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> le secret, gardait un
+sérieux imperturbable: il avait mis la lettre dans le sac à ouvrage
+dans lequel était le mouchoir de poche. Il priait le Ciel que madame
+de Crenay eût envie de se moucher pour qu'elle trouvât la bienheureuse
+lettre. Cela ne fut pas long... elle ouvrit l'autre sac, et voilà la
+lettre d'amour, qui sentait l'ambre de manière à donner dix migraines,
qui roule au milieu de la chambre... Pour le coup, il n'y avait pas
moyen de nier!... Comme madame de Crenay avait une excellente
-réputation, qu'elle méritait par la régularité de sa conduite... elle
-fut très-troublée de ce torrent de <i>preuves d'amour</i> qui lui arrivait
-comme pour lui donner raison vis-à-vis des incrédules... L'effet de
-cette aventure fut très-comique. Madame de Crenay la prit au sérieux
-et voulait se fâcher contre le gentilhomme qui avait poussé la
-hardiesse jusqu'à séduire les gens, disait madame de Crenay. Car
-enfin, comment le chien, et le c&oelig;ur, et la lettre étaient-ils
-arrivés dans les sacs!... On lui accorda tout ce qu'elle voulut, et M.
+réputation, qu'elle méritait par la régularité de sa conduite... elle
+fut très-troublée de ce torrent de <i>preuves d'amour</i> qui lui arrivait
+comme pour lui donner raison vis-à-vis des incrédules... L'effet de
+cette aventure fut très-comique. Madame de Crenay la prit au sérieux
+et voulait se fâcher contre le gentilhomme qui avait poussé la
+hardiesse jusqu'à séduire les gens, disait madame de Crenay. Car
+enfin, comment le chien, et le c&oelig;ur, et la lettre étaient-ils
+arrivés dans les sacs!... On lui accorda tout ce qu'elle voulut, et M.
de Caulaincourt lui proposa de remettre le c&oelig;ur, le chien et la
-lettre à celui qui les avait envoyés.</p>
+lettre à celui qui les avait envoyés.</p>
<p>&mdash;Mais pour cela, dit-il, il faut que je sache le nom de l'audacieux.
-Madame de Crenay fut longtemps à se décider... Enfin, elle consulta
+Madame de Crenay fut longtemps à se décider... Enfin, elle consulta
madame de Custine, qui fut confondue en apprenant le <span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> nom et
-le rang de celui qu'on rendait ainsi coupable sans qu'il y songeât. M.
-de Caulaincourt reçut donc la lettre, le chien et le c&oelig;ur, avec une
-réponse très-sèche et très-clairement vertueuse... Ce qui fut bien
-plus amusant, ce fut le courroux digne et glacé avec lequel madame de
+le rang de celui qu'on rendait ainsi coupable sans qu'il y songeât. M.
+de Caulaincourt reçut donc la lettre, le chien et le c&oelig;ur, avec une
+réponse très-sèche et très-clairement vertueuse... Ce qui fut bien
+plus amusant, ce fut le courroux digne et glacé avec lequel madame de
Crenay a toujours accueilli depuis le malheureux gentilhomme dont on
-avait pris le nom, et qui a dû ne jamais comprendre la cause de cette
-sévérité. Madame de Custine, lorsqu'elle sut plus tard la plaisanterie
-tout entière, voulut désabuser madame de Crenay et disculper le
+avait pris le nom, et qui a dû ne jamais comprendre la cause de cette
+sévérité. Madame de Custine, lorsqu'elle sut plus tard la plaisanterie
+tout entière, voulut désabuser madame de Crenay et disculper le
gentilhomme; il n'y eut pas moyen, madame de Crenay n'en voulut rien
croire... Elle aimait aussi la danse avec passion et dansait fort
-légèrement, quoique très-grasse et très-grande<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a><a href="#footnote105" title="Go to footnote 105"><span class="smaller">[105]</span></a>... Sa maison était
-agréable, et ses soupers et ses bals avaient de la réputation.</p>
+légèrement, quoique très-grasse et très-grande<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a><a href="#footnote105" title="Go to footnote 105"><span class="smaller">[105]</span></a>... Sa maison était
+agréable, et ses soupers et ses bals avaient de la réputation.</p>
<p>Madame de Genlis, amie fort intime de madame de Custine, embellissait
-ses soupers du samedi et du dimanche par ses talents, qui, au fait, à
-cette époque étaient, relativement à ceux des autres femmes,
-très-supérieurs à ce qu'on rencontrait dans la société. Elle jouait de
-la harpe, elle chantait, jouait la comédie, faisait des livres, tout
-<span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> cela fort médiocrement pour aujourd'hui (j'en excepte les
-livres), mais enfin alors elle était une merveille, une <i>neuvième</i>,
-<i>dixième</i> muse, comme j'ai entendu le chevalier de Boufflers appeler
-madame Hainguerlot... Madame de Balincourt<a id="footnotetag106" name="footnotetag106"></a><a href="#footnote106" title="Go to footnote 106"><span class="smaller">[106]</span></a> était aussi une amie
-qui augmentait le charme de cette réunion, qui avait lieu toutes les
-semaines lorsque madame de Custine était à Paris...</p>
-
-<p>Les amis de madame de Custine remarquèrent vers ce temps qu'elle était
-mélancolique. Sa santé s'altéra, elle devint plus sédentaire, et son
+ses soupers du samedi et du dimanche par ses talents, qui, au fait, à
+cette époque étaient, relativement à ceux des autres femmes,
+très-supérieurs à ce qu'on rencontrait dans la société. Elle jouait de
+la harpe, elle chantait, jouait la comédie, faisait des livres, tout
+<span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> cela fort médiocrement pour aujourd'hui (j'en excepte les
+livres), mais enfin alors elle était une merveille, une <i>neuvième</i>,
+<i>dixième</i> muse, comme j'ai entendu le chevalier de Boufflers appeler
+madame Hainguerlot... Madame de Balincourt<a id="footnotetag106" name="footnotetag106"></a><a href="#footnote106" title="Go to footnote 106"><span class="smaller">[106]</span></a> était aussi une amie
+qui augmentait le charme de cette réunion, qui avait lieu toutes les
+semaines lorsque madame de Custine était à Paris...</p>
+
+<p>Les amis de madame de Custine remarquèrent vers ce temps qu'elle était
+mélancolique. Sa santé s'altéra, elle devint plus sédentaire, et son
salon fut constamment le rendez-vous de tout ce que la Lorraine avait
-de plus distingué parmi la noblesse, et de tout ce que la Cour avait
-également de remarquable en considération et en position élevée.
-Madame de Custine était si respectée, qu'il suffisait d'avoir été
-admis chez elle pour l'être partout... et elle n'avait que vingt-trois
+de plus distingué parmi la noblesse, et de tout ce que la Cour avait
+également de remarquable en considération et en position élevée.
+Madame de Custine était si respectée, qu'il suffisait d'avoir été
+admis chez elle pour l'être partout... et elle n'avait que vingt-trois
ans!... Son mari l'adorait... Elle avait un fils et une fille dont
-elle s'occupait exclusivement... Hélas! son fils infortuné est mort
-sur l'échafaud comme son père! et lorsque les grands yeux
-mélancoliques de sa <span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> mère se reposaient sur lui, avec leur
+elle s'occupait exclusivement... Hélas! son fils infortuné est mort
+sur l'échafaud comme son père! et lorsque les grands yeux
+mélancoliques de sa <span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> mère se reposaient sur lui, avec leur
regard d'ange, y avait-il donc un pressentiment maternel qui lui
-montrait pour son enfant bien-aimé un avenir sinistre?...</p>
-
-<p>Alarmé de sa tristesse et de son changement, le comte de Custine
-voulut que l'intérieur de sa maison prît une teinte de gaîté plus
-prononcée... Il donna de grands dîners, même des bals, dans lesquels
-la comtesse de Custine était la plus belle de toutes; son air était si
-noble, sa taille si élégante, la beauté de ses traits si parfaitement
-pure!... et lorsqu'un sourire venait éclairer cette physionomie
-angélique, elle était alors d'une beauté véritablement remarquable...</p>
-
-<p>Les jours où l'hôtel de Custine était ouvert et illuminé pour une
-fête, alors la comtesse semblait repousser une pensée qui lui était
-odieuse!... elle paraissait souffrir, mais avec cette résignation
+montrait pour son enfant bien-aimé un avenir sinistre?...</p>
+
+<p>Alarmé de sa tristesse et de son changement, le comte de Custine
+voulut que l'intérieur de sa maison prît une teinte de gaîté plus
+prononcée... Il donna de grands dîners, même des bals, dans lesquels
+la comtesse de Custine était la plus belle de toutes; son air était si
+noble, sa taille si élégante, la beauté de ses traits si parfaitement
+pure!... et lorsqu'un sourire venait éclairer cette physionomie
+angélique, elle était alors d'une beauté véritablement remarquable...</p>
+
+<p>Les jours où l'hôtel de Custine était ouvert et illuminé pour une
+fête, alors la comtesse semblait repousser une pensée qui lui était
+odieuse!... elle paraissait souffrir, mais avec cette résignation
qu'ont les saintes!...</p>
<p>&mdash;Mon amie, lui disait souvent madame d'Harville... vous me cachez une
-souffrance!... à moi!...</p>
+souffrance!... à moi!...</p>
-<p>Et l'ange remuait doucement la tête, comme pour démentir ce soupçon
-d'une amie... mais en relevant ses longues paupières on voyait
+<p>Et l'ange remuait doucement la tête, comme pour démentir ce soupçon
+d'une amie... mais en relevant ses longues paupières on voyait
trembler une larme entre ses longs cils... et madame d'Harville se
-désespérait de voir son amie ainsi frappée par une peine secrète
-qu'elle s'obstinait à lui cacher; <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> car elle était sa plus
-intime amie: madame de Genlis prétend qu'elle était plus étroitement
-liée avec elle qu'avec toute autre; cela peut être, mais pas pour
+désespérait de voir son amie ainsi frappée par une peine secrète
+qu'elle s'obstinait à lui cacher; <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> car elle était sa plus
+intime amie: madame de Genlis prétend qu'elle était plus étroitement
+liée avec elle qu'avec toute autre; cela peut être, mais pas pour
madame d'Harville...</p>
-<p>Le vicomte de Custine était toujours fort assidu chez son frère; il
-allait peu à la Cour, et les jours où le comte de Custine était de la
-chasse du Roi, le vicomte le remplaçait dans son salon pour y recevoir
+<p>Le vicomte de Custine était toujours fort assidu chez son frère; il
+allait peu à la Cour, et les jours où le comte de Custine était de la
+chasse du Roi, le vicomte le remplaçait dans son salon pour y recevoir
les hommes qui y venaient en son absence...</p>
-<p>C'est un caractère <i>type</i> que celui de M. le vicomte de Custine; je le
-connaissais par relation, en ayant entendu parler à plusieurs
-personnes qui m'en avaient donné une étrange idée. L'une était M. de
-Bonnecarrère, ami du général Custine, dont il avait des lettres bien
-curieuses; l'autre était Saint-Phar, et la troisième était madame de
-Montesson, qui m'en parla avec beaucoup de détails un jour à Bièvre, à
-propos de sa nièce<a id="footnotetag107" name="footnotetag107"></a><a href="#footnote107" title="Go to footnote 107"><span class="smaller">[107]</span></a>.</p>
+<p>C'est un caractère <i>type</i> que celui de M. le vicomte de Custine; je le
+connaissais par relation, en ayant entendu parler à plusieurs
+personnes qui m'en avaient donné une étrange idée. L'une était M. de
+Bonnecarrère, ami du général Custine, dont il avait des lettres bien
+curieuses; l'autre était Saint-Phar, et la troisième était madame de
+Montesson, qui m'en parla avec beaucoup de détails un jour à Bièvre, à
+propos de sa nièce<a id="footnotetag107" name="footnotetag107"></a><a href="#footnote107" title="Go to footnote 107"><span class="smaller">[107]</span></a>.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> Le physique du vicomte de Custine était agréable. Il était
-grand, svelte, et d'une extrême élégance; ses traits étaient fins et
+<p><span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> Le physique du vicomte de Custine était agréable. Il était
+grand, svelte, et d'une extrême élégance; ses traits étaient fins et
doux, ses cheveux blonds et remarquables par leur finesse, ce qui
faisait <span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span> croire qu'il en avait peu tandis qu'il en avait
-beaucoup... Son frère avait une autre expression, et cette expression,
-moins élégante peut-être, était plus forte d'attraction pour ceux qui
-auraient eu <span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> à choisir entre les deux frères... Le comte de
-Custine avait plus d'énergie, et surtout de cette énergie de l'âme
-qui révèle les vertus qu'elle renferme.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> En voyant le vicomte de Custine, on avait le désir de causer
-avec lui; en voyant le comte, on avait la volonté d'en faire son
-ami... Placé dans le monde aussi haut que le pouvait vouloir son
+beaucoup... Son frère avait une autre expression, et cette expression,
+moins élégante peut-être, était plus forte d'attraction pour ceux qui
+auraient eu <span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> à choisir entre les deux frères... Le comte de
+Custine avait plus d'énergie, et surtout de cette énergie de l'âme
+qui révèle les vertus qu'elle renferme.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> En voyant le vicomte de Custine, on avait le désir de causer
+avec lui; en voyant le comte, on avait la volonté d'en faire son
+ami... Placé dans le monde aussi haut que le pouvait vouloir son
ambition, par sa belle naissance, sa grande fortune et sa
-considération personnelle, le comte de Custine eut toujours une
-existence honorable comme elle devait l'être. Mais il avait de
-l'ambition, et peut-être que son humeur un peu acerbe, sa répugnance à
-se plier aux moindres complaisances, même convenables, pour la Cour,
-lorsqu'il fut <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> sollicité quelquefois de le faire, furent un
-obstacle à une élévation plus rapide après son retour d'Amérique.</p>
-
-<p>Sa femme en était adorée, et pourtant elle le craignait... elle avait
-pour lui une affection tendre et dévouée, mais elle redoutait l'humeur
-sévère du comte. Souvent elle cachait une faute légère commise par un
-domestique, de crainte que le comte ne le chassât... Aussi les gens de
-sa maison l'avaient-ils surnommée <i>Notre-Dame de Bon-Secours</i>!...</p>
-
-<p>Ce fut quelque temps avant le dérangement de la santé de madame de
-Custine, que le vicomte, son beau-frère, fut atteint d'une passion
-insensée pour madame de Genlis... Cette passion devint bientôt
+considération personnelle, le comte de Custine eut toujours une
+existence honorable comme elle devait l'être. Mais il avait de
+l'ambition, et peut-être que son humeur un peu acerbe, sa répugnance à
+se plier aux moindres complaisances, même convenables, pour la Cour,
+lorsqu'il fut <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> sollicité quelquefois de le faire, furent un
+obstacle à une élévation plus rapide après son retour d'Amérique.</p>
+
+<p>Sa femme en était adorée, et pourtant elle le craignait... elle avait
+pour lui une affection tendre et dévouée, mais elle redoutait l'humeur
+sévère du comte. Souvent elle cachait une faute légère commise par un
+domestique, de crainte que le comte ne le chassât... Aussi les gens de
+sa maison l'avaient-ils surnommée <i>Notre-Dame de Bon-Secours</i>!...</p>
+
+<p>Ce fut quelque temps avant le dérangement de la santé de madame de
+Custine, que le vicomte, son beau-frère, fut atteint d'une passion
+insensée pour madame de Genlis... Cette passion devint bientôt
publique, et madame de Genlis ne put faire un pas sans que l'obsession
-du vicomte de Custine ne vînt entraver ses démarches les plus simples.
+du vicomte de Custine ne vînt entraver ses démarches les plus simples.
Cela en vint au point que madame de Genlis fut contrainte d'en parler
-à la comtesse, sa belle-s&oelig;ur; quel fut son étonnement de ne pas la
+à la comtesse, sa belle-s&oelig;ur; quel fut son étonnement de ne pas la
trouver de son sentiment!</p>
<p>&mdash;Vous vous trompez sur son compte, lui dit la comtesse: mon
-beau-frère ne vous porte qu'un intérêt profond et ne vous veut aucun
+beau-frère ne vous porte qu'un intérêt profond et ne vous veut aucun
mal. Ne lui en veuillez pas: c'est moi qui vous le demande.</p>
-<p>Quelque recommandation que fît la comtesse, <span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> madame de Genlis
-exigea le départ de M. de Custine pour la Corse. Tous ceux qui
-pouvaient avoir des doutes sur cette passion manifestée si
-singulièrement par le vicomte, étaient étonnés que madame de Genlis
-affectât une aussi grande sévérité; le vicomte de Custine était
-parfaitement agréable, et M. de Caulaincourt (le père), qui le
-comparait au vicomte de Ségur, comme il complétait la comparaison
-entière du comte de Custine au comte de Ségur, et de madame de Ségur à
-madame de Custine, disait que le vicomte de Custine était un homme
-charmant<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a><a href="#footnote108" title="Go to footnote 108"><span class="smaller">[108]</span></a>. Sa taille était haute et bien prise, et d'une élégance
+<p>Quelque recommandation que fît la comtesse, <span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> madame de Genlis
+exigea le départ de M. de Custine pour la Corse. Tous ceux qui
+pouvaient avoir des doutes sur cette passion manifestée si
+singulièrement par le vicomte, étaient étonnés que madame de Genlis
+affectât une aussi grande sévérité; le vicomte de Custine était
+parfaitement agréable, et M. de Caulaincourt (le père), qui le
+comparait au vicomte de Ségur, comme il complétait la comparaison
+entière du comte de Custine au comte de Ségur, et de madame de Ségur à
+madame de Custine, disait que le vicomte de Custine était un homme
+charmant<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a><a href="#footnote108" title="Go to footnote 108"><span class="smaller">[108]</span></a>. Sa taille était haute et bien prise, et d'une élégance
remarquable, surtout comme distinction. Mais son regard et son
-sourire, qui étaient d'abord ce qui paraissait charmant en lui,
-devenaient au contraire comme une répulsion en ce que le sourire avait
+sourire, qui étaient d'abord ce qui paraissait charmant en lui,
+devenaient au contraire comme une répulsion en ce que le sourire avait
une expression sardonique et toujours railleuse, et que le regard
-était, lorsqu'il ne le surveillait <span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> pas, faux et comme
-quêteur... Cependant ses yeux étaient bleus, et lorsqu'il le voulait,
-leur douceur était infinie... Voici, au reste, le portrait qu'en fait
-madame de Genlis dans ses <i>Mémoires</i>, et que j'avais entendu faire
-bien avant que les <i>Mémoires de madame de Genlis</i> ne parussent. Les
-intérêts de c&oelig;ur de M. de Caulaincourt avaient été liés d'une
-manière intime à la famille Custine, d'une telle sorte, que plus tard
-il ne parlait jamais de cette époque sans que le nom du général ne
-vînt sur ses lèvres. Frère de la meilleure amie de madame de Custine,
-il l'avait aimée avec passion, mais infructueusement, comme tout ce
-qui l'a aimée d'amour! Que de fois, lorsque je lui entendais citer le
-nom de madame de Custine comme l'exemple de toutes les vertus, j'étais
-loin de me douter que cette même madame de Custine était l'aïeule de
+était, lorsqu'il ne le surveillait <span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> pas, faux et comme
+quêteur... Cependant ses yeux étaient bleus, et lorsqu'il le voulait,
+leur douceur était infinie... Voici, au reste, le portrait qu'en fait
+madame de Genlis dans ses <i>Mémoires</i>, et que j'avais entendu faire
+bien avant que les <i>Mémoires de madame de Genlis</i> ne parussent. Les
+intérêts de c&oelig;ur de M. de Caulaincourt avaient été liés d'une
+manière intime à la famille Custine, d'une telle sorte, que plus tard
+il ne parlait jamais de cette époque sans que le nom du général ne
+vînt sur ses lèvres. Frère de la meilleure amie de madame de Custine,
+il l'avait aimée avec passion, mais infructueusement, comme tout ce
+qui l'a aimée d'amour! Que de fois, lorsque je lui entendais citer le
+nom de madame de Custine comme l'exemple de toutes les vertus, j'étais
+loin de me douter que cette même madame de Custine était l'aïeule de
l'auteur du <i>Monde comme il est</i>!... Ainsi donc il a eu deux anges
-pour mères!...</p>
+pour mères!...</p>
<p>Voici ce portrait du vicomte de Custine:</p>
-<p>«.....Il avait alors vingt-sept à vingt-huit ans, une taille et une
-figure particulièrement élégantes; on trouvait son visage joli: il ne
+<p>«.....Il avait alors vingt-sept à vingt-huit ans, une taille et une
+figure particulièrement élégantes; on trouvait son visage joli: il ne
m'a jamais plu (c'est madame de Genlis qui parle), parce que sa
physionomie exprimait habituellement la raillerie et la moquerie, et
qu'il y avait dans son regard je ne sais quoi de furtif, de faux et
-de méchant que je n'ai vu qu'à <span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> lui, et qui me paraissait
-d'autant plus surprenant, qu'il était blond et que ses yeux étaient
+de méchant que je n'ai vu qu'à <span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> lui, et qui me paraissait
+d'autant plus surprenant, qu'il était blond et que ses yeux étaient
bleus, ce qui ordinairement donne l'air de la douceur. Il avait de
-l'esprit, de la finesse et quelquefois de la gaîté, une jolie
-conversation, un ton parfait, et la réputation d'un jeune homme
-instruit, sage et très-aimable... Il avait beaucoup lu, et surtout
-l'histoire de France et tous les mémoires qui s'y rapportent. Il en
-parlait bien et sans pédanterie... Quand je consultais ma raison et
-mon jugement, il me semblait digne des plus grands éloges...; quand je
-le regardais et que je l'observais, il me déplaisait à l'excès. Il <i>se
+l'esprit, de la finesse et quelquefois de la gaîté, une jolie
+conversation, un ton parfait, et la réputation d'un jeune homme
+instruit, sage et très-aimable... Il avait beaucoup lu, et surtout
+l'histoire de France et tous les mémoires qui s'y rapportent. Il en
+parlait bien et sans pédanterie... Quand je consultais ma raison et
+mon jugement, il me semblait digne des plus grands éloges...; quand je
+le regardais et que je l'observais, il me déplaisait à l'excès. Il <i>se
piquait aussi d'aimer avec passion</i> la musique, ce qui motivait les
transports auxquels il se livrait lorsque je jouais de la harpe... Un
-soir il se trouva mal en m'écoutant, tandis que je chantais en
-m'accompagnant ce bel air de <i>Castor et Pollux: Tristes apprêts, pâles
+soir il se trouva mal en m'écoutant, tandis que je chantais en
+m'accompagnant ce bel air de <i>Castor et Pollux: Tristes apprêts, pâles
flambeaux</i>!...</p>
-<p>«Je suis convaincue, dit plus loin madame de Genlis, qu'il savait
-pâlir à volonté.»</p>
+<p>«Je suis convaincue, dit plus loin madame de Genlis, qu'il savait
+pâlir à volonté.»</p>
-<p>Voilà ce portrait tel qu'elle le fait.</p>
+<p>Voilà ce portrait tel qu'elle le fait.</p>
<p>La passion du vicomte de Custine pour madame de Genlis, amie intime de
-sa belle-s&oelig;ur et femme répandue dans le grand monde, comme cousine
-de madame la maréchale d'Estrées, nièce de M. de Puisieux, cordon
+sa belle-s&oelig;ur et femme répandue dans le grand monde, comme cousine
+de madame la maréchale d'Estrées, nièce de M. de Puisieux, cordon
bleu et ministre intime <span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> sous Louis XV, et puis ensuite comme
-femme supérieure fort à la mode et dont le nom était déjà célèbre;
-cette passion de M. de Custine, qui lui-même était un homme fort connu
-dans la haute société, dont il était l'un des membres les plus
-marquants par son nom et ses agréments, ne pouvait manquer de faire
+femme supérieure fort à la mode et dont le nom était déjà célèbre;
+cette passion de M. de Custine, qui lui-même était un homme fort connu
+dans la haute société, dont il était l'un des membres les plus
+marquants par son nom et ses agréments, ne pouvait manquer de faire
beaucoup de bruit; ce fut ce qui arriva, d'autant mieux qu'il
-n'épargna rien pour la rendre éclatante aux yeux de tous. Il suivait
-madame de Genlis sous mille déguisements: aujourd'hui c'était un
-mendiant à la porte d'une église; demain une <i>coiffeuse</i><a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a><a href="#footnote109" title="Go to footnote 109"><span class="smaller">[109]</span></a>! parmi
-celles qui venaient la coiffer; une autre fois il revêtait l'habit de
-livrée de l'un des valets de pied de madame de Genlis... Il lui
-écrivait les lettres les plus passionnées!... et madame de Genlis
-était charmante à cette époque. Elle était jeune, faite pour plaire et
+n'épargna rien pour la rendre éclatante aux yeux de tous. Il suivait
+madame de Genlis sous mille déguisements: aujourd'hui c'était un
+mendiant à la porte d'une église; demain une <i>coiffeuse</i><a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a><a href="#footnote109" title="Go to footnote 109"><span class="smaller">[109]</span></a>! parmi
+celles qui venaient la coiffer; une autre fois il revêtait l'habit de
+livrée de l'un des valets de pied de madame de Genlis... Il lui
+écrivait les lettres les plus passionnées!... et madame de Genlis
+était charmante à cette époque. Elle était jeune, faite pour plaire et
pouvait donc croire qu'elle plaisait en effet!... Je fais cette
-remarque pour arriver à ce qui pouvait résulter de ce jeu... si
-toutefois c'était un jeu... Il écrivait surtout beaucoup; madame de
-Genlis <span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> lui renvoya ses lettres cachetées <i>après avoir lu les
-premières, à ce qu'elle dit</i>; c'est ici que je crois pouvoir émettre
-un doute sur cette sévérité de madame de Genlis. Mais cela n'a aucun
+remarque pour arriver à ce qui pouvait résulter de ce jeu... si
+toutefois c'était un jeu... Il écrivait surtout beaucoup; madame de
+Genlis <span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> lui renvoya ses lettres cachetées <i>après avoir lu les
+premières, à ce qu'elle dit</i>; c'est ici que je crois pouvoir émettre
+un doute sur cette sévérité de madame de Genlis. Mais cela n'a aucun
rapport avec ce drame si grand et dont les ressorts tiennent
-évidemment à cette position de la société à cette époque. Voyez ce
-rôle joué par un homme de la plus haute naissance... voyez les
-m&oelig;urs qui ont été reflétées dans plusieurs ouvrages, et l'on peut
-porter un jugement sur une époque relativement à une partie
+évidemment à cette position de la société à cette époque. Voyez ce
+rôle joué par un homme de la plus haute naissance... voyez les
+m&oelig;urs qui ont été reflétées dans plusieurs ouvrages, et l'on peut
+porter un jugement sur une époque relativement à une partie
seulement...</p>
<p>Le vicomte de Custine aimait beaucoup tout ce qui <i>faisait effet</i>;
-mais en même temps il s'écriait qu'il n'aimait pas le monde et qu'une
-vie simple et retirée, comme celle de sa belle-s&oelig;ur par exemple,
-lui convenait à merveille!.... Dans le paroxysme le plus violent de
-<i>sa passion</i> pour madame de Genlis, il fut aimé d'une femme jeune et
-fort jolie: elle était toute jeune, naïve, et l'aima avec une passion
-que lui-même ne repoussa que pour faire un éclat. C'est un caractère
-très-prononcé que celui du vicomte de Custine!...</p>
-
-<p>Cette jeune femme, qui l'aima bientôt avec tout le délire d'un premier
-amour, et qui se croyait aimée, fut un jour entraînée à lui avouer sa
-passion... Le vicomte se jeta à ses genoux en lui demandant sa
-pitié!...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> &mdash;Accordez-moi votre amitié, lui dit-il <i>en fondant en
-larmes</i>... je ne suis pas digne de votre amour... J'aime!... sans être
-aimé, grand Dieu! et je souffre tous les maux d'un amour méprisé!!!</p>
-
-<p>&mdash;Oh! s'écria la jeune victime, comment ne vous aime-t-elle pas!... Le
-vicomte alors, sans aucune nécessité, lui nomma madame de Genlis et
-lui dit combien il était malheureux de cette passion dédaignée qui
-consumait sa vie!... Ce fut la jeune femme <i>elle-même</i> qui raconta le
-fait à madame de Genlis... C'était là ce que voulait le vicomte...
-Quant à sa conduite envers elle, il faisait les plus inconcevables
-extravagances... Un jour, madame de Genlis avait quelques inquiétudes
-relativement à la santé de madame de Mérode, l'une de ses amies
-habitant Bruxelles; elle en parle un soir à souper chez la
+mais en même temps il s'écriait qu'il n'aimait pas le monde et qu'une
+vie simple et retirée, comme celle de sa belle-s&oelig;ur par exemple,
+lui convenait à merveille!.... Dans le paroxysme le plus violent de
+<i>sa passion</i> pour madame de Genlis, il fut aimé d'une femme jeune et
+fort jolie: elle était toute jeune, naïve, et l'aima avec une passion
+que lui-même ne repoussa que pour faire un éclat. C'est un caractère
+très-prononcé que celui du vicomte de Custine!...</p>
+
+<p>Cette jeune femme, qui l'aima bientôt avec tout le délire d'un premier
+amour, et qui se croyait aimée, fut un jour entraînée à lui avouer sa
+passion... Le vicomte se jeta à ses genoux en lui demandant sa
+pitié!...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> &mdash;Accordez-moi votre amitié, lui dit-il <i>en fondant en
+larmes</i>... je ne suis pas digne de votre amour... J'aime!... sans être
+aimé, grand Dieu! et je souffre tous les maux d'un amour méprisé!!!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! s'écria la jeune victime, comment ne vous aime-t-elle pas!... Le
+vicomte alors, sans aucune nécessité, lui nomma madame de Genlis et
+lui dit combien il était malheureux de cette passion dédaignée qui
+consumait sa vie!... Ce fut la jeune femme <i>elle-même</i> qui raconta le
+fait à madame de Genlis... C'était là ce que voulait le vicomte...
+Quant à sa conduite envers elle, il faisait les plus inconcevables
+extravagances... Un jour, madame de Genlis avait quelques inquiétudes
+relativement à la santé de madame de Mérode, l'une de ses amies
+habitant Bruxelles; elle en parle un soir à souper chez la
belle-s&oelig;ur du vicomte de Custine... il ne dit rien, seulement il
-sort avant tous les autres convives... Le surlendemain à midi, il
-demande à être introduit chez madame de Genlis et lui remet un petit
-billet de la comtesse de Mérode qui la rassurait sur sa santé... Le
-vicomte <i>était allé à Bruxelles à franc-étrier</i>. Il <i>avait vu</i> madame
-de Mérode et puis était reparti!... Ce sont de ces traits dignes de
-l'époque la plus chevaleresque qu'on ne peut expliquer que d'une
-manière: <span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> c'est que le vicomte aimait à jouer des proverbes,
+sort avant tous les autres convives... Le surlendemain à midi, il
+demande à être introduit chez madame de Genlis et lui remet un petit
+billet de la comtesse de Mérode qui la rassurait sur sa santé... Le
+vicomte <i>était allé à Bruxelles à franc-étrier</i>. Il <i>avait vu</i> madame
+de Mérode et puis était reparti!... Ce sont de ces traits dignes de
+l'époque la plus chevaleresque qu'on ne peut expliquer que d'une
+manière: <span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> c'est que le vicomte aimait à jouer des proverbes,
chose qu'il devait faire dans la perfection!... Ce fut alors que,
-poussé <i>au désespoir</i>, il disparut tout-à-coup et pendant plusieurs
-semaines. Son frère, le comte de Custine, dont le c&oelig;ur était
-parfait, alla à sa recherche et dans le plus <i>véritable</i> désespoir, et
-peut-être que les rigueurs un peu exagérées de madame de Genlis lui
-parurent trop sévères... Quoi qu'il en soit, au bout d'un mois <i>on
-retrouva le vicomte</i>. Où croyez-vous qu'il s'était allé cacher?...
-dans la forêt de Sénart... Au moment où, dit-il, il s'allait tuer.....
-il avait rencontré un ermite, puis encore un ermite, enfin une
-douzaine d'ermites, ce qui m'a l'air d'être une communauté... Ces bons
-frères, en effet, s'étaient réunis pour vivre en commun du produit de
+poussé <i>au désespoir</i>, il disparut tout-à-coup et pendant plusieurs
+semaines. Son frère, le comte de Custine, dont le c&oelig;ur était
+parfait, alla à sa recherche et dans le plus <i>véritable</i> désespoir, et
+peut-être que les rigueurs un peu exagérées de madame de Genlis lui
+parurent trop sévères... Quoi qu'il en soit, au bout d'un mois <i>on
+retrouva le vicomte</i>. Où croyez-vous qu'il s'était allé cacher?...
+dans la forêt de Sénart... Au moment où, dit-il, il s'allait tuer.....
+il avait rencontré un ermite, puis encore un ermite, enfin une
+douzaine d'ermites, ce qui m'a l'air d'être une communauté... Ces bons
+frères, en effet, s'étaient réunis pour vivre en commun du produit de
leur industrie, et ils faisaient des bas de soie, des rubans et de
-différentes petites choses qu'ils vendaient à Paris et à Essonne. Le
+différentes petites choses qu'ils vendaient à Paris et à Essonne. Le
vicomte demeura parmi ces hommes simples et pieux... Il leur en imposa
-et leur fit plusieurs mensonges pour motiver son arrivée parmi eux...
-et surtout son séjour. Au bout d'un certain temps, il les quitta et
-rentra dans Paris lorsqu'il se vit découvert.&mdash;Il avait laissé croire
-en quittant l'hôtel de Custine qu'il allait se donner la mort... La
-terreur d'un tel adieu avait tellement dominé son malheureux frère que
-sa douleur <span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span> fut au moment de le rendre insensé... Le vicomte
-jouait ainsi avec le c&oelig;ur de tout ce qui était autour de lui, et
-d'une voix douce laissait tomber dans leur âme des paroles de mort et
-de désespoir... Quelle était donc la nature de cet homme?... madame de
+et leur fit plusieurs mensonges pour motiver son arrivée parmi eux...
+et surtout son séjour. Au bout d'un certain temps, il les quitta et
+rentra dans Paris lorsqu'il se vit découvert.&mdash;Il avait laissé croire
+en quittant l'hôtel de Custine qu'il allait se donner la mort... La
+terreur d'un tel adieu avait tellement dominé son malheureux frère que
+sa douleur <span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span> fut au moment de le rendre insensé... Le vicomte
+jouait ainsi avec le c&oelig;ur de tout ce qui était autour de lui, et
+d'une voix douce laissait tomber dans leur âme des paroles de mort et
+de désespoir... Quelle était donc la nature de cet homme?... madame de
Genlis en porte ce jugement un peu plus loin, et son attachement
-exclusif pour le reste de la famille la rend tout-à-fait admissible à
+exclusif pour le reste de la famille la rend tout-à-fait admissible à
donner son opinion.</p>
-<p>«Le vicomte de Custine, dit-elle, savait prendre tous les masques,
-même celui de la religion<a id="footnotetag110" name="footnotetag110"></a><a href="#footnote110" title="Go to footnote 110"><span class="smaller">[110]</span></a>!... Il alla dans cette Chartreuse de la
-forêt de Sénart, et y passa quatre mois dans les exercices de la plus
-haute piété: il était, disait-il, rendu à la religion! Les solitaires
+<p>«Le vicomte de Custine, dit-elle, savait prendre tous les masques,
+même celui de la religion<a id="footnotetag110" name="footnotetag110"></a><a href="#footnote110" title="Go to footnote 110"><span class="smaller">[110]</span></a>!... Il alla dans cette Chartreuse de la
+forêt de Sénart, et y passa quatre mois dans les exercices de la plus
+haute piété: il était, disait-il, rendu à la religion! Les solitaires
le prenaient pour un saint! En les quittant, il les laissa tout
-édifiés. Il avait suivi leurs exercices et même travaillé avec eux.
-Ils vantèrent sa douceur, sa simplicité, sa candeur. Je suis
-persuadée, ajoute-t-elle, que le vicomte de Custine s'est beaucoup
-amusé dans <span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> cet ermitage: car il y avait une telle duplicité
-dans son caractère, que, même sans but et sans intérêt, <i>il se
-délectait dans l'hypocrisie</i>. Un jour, dit encore madame de Genlis, il
-jouait au whist avec moi; tout-à-coup il laisse tomber les cartes...
+édifiés. Il avait suivi leurs exercices et même travaillé avec eux.
+Ils vantèrent sa douceur, sa simplicité, sa candeur. Je suis
+persuadée, ajoute-t-elle, que le vicomte de Custine s'est beaucoup
+amusé dans <span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> cet ermitage: car il y avait une telle duplicité
+dans son caractère, que, même sans but et sans intérêt, <i>il se
+délectait dans l'hypocrisie</i>. Un jour, dit encore madame de Genlis, il
+jouait au whist avec moi; tout-à-coup il laisse tomber les cartes...
et me fixant avec une attention plus que ridicule il suspend ainsi la
-partie... Il me mit en colère... Une jeune femme sentimentale, qui le
-trouvait charmant, se leva indignée, et dit que j'étais
-<i>monstrueuse</i>!...»</p>
+partie... Il me mit en colère... Une jeune femme sentimentale, qui le
+trouvait charmant, se leva indignée, et dit que j'étais
+<i>monstrueuse</i>!...»</p>
-<p>Cette scène se passa chez madame la comtesse d'Harville, où la
-comtesse de Genlis allait passer presque toutes les soirées qu'elle ne
-passait pas chez elle depuis le malheur qui avait frappé l'hôtel de
+<p>Cette scène se passa chez madame la comtesse d'Harville, où la
+comtesse de Genlis allait passer presque toutes les soirées qu'elle ne
+passait pas chez elle depuis le malheur qui avait frappé l'hôtel de
Custine.</p>
-<p>J'ai déjà dit que madame de Custine souffrait, et souffrait sans se
-plaindre; mais on voyait se développer, malgré les soins, sur ce beau
+<p>J'ai déjà dit que madame de Custine souffrait, et souffrait sans se
+plaindre; mais on voyait se développer, malgré les soins, sur ce beau
visage, des principes de mort, qui, chaque jour, devenaient plus
-visibles. Dans l'hiver qui suivit sa dernière couche elle sortit peu,
-et s'efforça de rendre sa maison encore plus agréable à ses jeunes
-amies. Elle avait perdu sa s&oelig;ur... Madame de Louvois était morte,
-et cet héritage que madame de Custine avait si vertueusement partagé
-était revenu dans les mains pures qui l'avaient restitué pour obéir à
-la loi de Dieu... Le chagrin avait frappé madame de <span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> Custine
-au milieu de cette félicité domestique dont elle jouissait... et puis
-son heure avait sonné sans doute! Elle alla en Lorraine, passa
-quelques mois auprès de sa belle-mère, qui, elle aussi, était un
-modèle de vertu. La comtesse revint à Paris vers la fin de l'automne;
-M. de Caulaincourt et madame d'Harville se trouvèrent chez elle pour
+visibles. Dans l'hiver qui suivit sa dernière couche elle sortit peu,
+et s'efforça de rendre sa maison encore plus agréable à ses jeunes
+amies. Elle avait perdu sa s&oelig;ur... Madame de Louvois était morte,
+et cet héritage que madame de Custine avait si vertueusement partagé
+était revenu dans les mains pures qui l'avaient restitué pour obéir à
+la loi de Dieu... Le chagrin avait frappé madame de <span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> Custine
+au milieu de cette félicité domestique dont elle jouissait... et puis
+son heure avait sonné sans doute! Elle alla en Lorraine, passa
+quelques mois auprès de sa belle-mère, qui, elle aussi, était un
+modèle de vertu. La comtesse revint à Paris vers la fin de l'automne;
+M. de Caulaincourt et madame d'Harville se trouvèrent chez elle pour
l'embrasser en descendant de voiture... En la voyant, M. de
-Caulaincourt recula d'épouvante!... C'était la mort qu'il voyait sur
-ce visage, où la beauté des traits luttait encore avec une
-décomposition frappante...</p>
+Caulaincourt recula d'épouvante!... C'était la mort qu'il voyait sur
+ce visage, où la beauté des traits luttait encore avec une
+décomposition frappante...</p>
-<p>Le comte de Custine était demeuré en Lorraine; le vicomte était revenu
-avec sa belle-s&oelig;ur... M. de Caulaincourt lui dit combien il était
-frappé de son changement..... En l'écoutant, le vicomte pâlit:</p>
+<p>Le comte de Custine était demeuré en Lorraine; le vicomte était revenu
+avec sa belle-s&oelig;ur... M. de Caulaincourt lui dit combien il était
+frappé de son changement..... En l'écoutant, le vicomte pâlit:</p>
<p>&mdash;La croyez-vous malade? lui dit-il...</p>
-<p>&mdash;Mais son état vous est mieux connu qu'à moi, répondit M. de
-Caulaincourt... Comment a-t-elle supporté la route?...</p>
+<p>&mdash;Mais son état vous est mieux connu qu'à moi, répondit M. de
+Caulaincourt... Comment a-t-elle supporté la route?...</p>
-<p>Le vicomte, au lieu de répondre, passa chez sa belle-s&oelig;ur. Elle
-était à demi couchée sur une ottomane... pâle, ses beaux grands yeux à
-demi fermés... Sa main tombait à côté d'elle; M. de Caulaincourt la
-prit... elle était brûlante et sèche!... Le lendemain, elle était
-très-mal... On fit appeler <span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span> Tronchin... Elle avait une fluxion
-de poitrine, et fut dès le premier jour dans le plus grand danger...</p>
+<p>Le vicomte, au lieu de répondre, passa chez sa belle-s&oelig;ur. Elle
+était à demi couchée sur une ottomane... pâle, ses beaux grands yeux à
+demi fermés... Sa main tombait à côté d'elle; M. de Caulaincourt la
+prit... elle était brûlante et sèche!... Le lendemain, elle était
+très-mal... On fit appeler <span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span> Tronchin... Elle avait une fluxion
+de poitrine, et fut dès le premier jour dans le plus grand danger...</p>
-<p>Madame de Genlis lui était profondément attachée... Aussitôt que le
-danger fut reconnu, elle s'établit au chevet du lit de son amie et fut
+<p>Madame de Genlis lui était profondément attachée... Aussitôt que le
+danger fut reconnu, elle s'établit au chevet du lit de son amie et fut
sa garde-malade... Madame d'Harville vint aussi remplir tous les
devoirs pieux d'une amie... Mais les ravages furent rapides, et
-bientôt on désespéra de la malade. L'ange allait retourner au ciel.</p>
+bientôt on désespéra de la malade. L'ange allait retourner au ciel.</p>
-<p>Une nuit, elle ne dormait pas, et entendit doucement prier près
-d'elle... C'était madame d'Harville.</p>
+<p>Une nuit, elle ne dormait pas, et entendit doucement prier près
+d'elle... C'était madame d'Harville.</p>
<p>&mdash;Je voudrais entendre, dit-elle.</p>
-<p>Son beau-frère, qui veillait avec les deux amies, accourut à sa voix.
+<p>Son beau-frère, qui veillait avec les deux amies, accourut à sa voix.
En l'apercevant, un mouvement inexprimable anima la physionomie de
madame de Custine, surtout en le voyant s'agenouiller et prier.</p>
-<p>Lorsque la prière fut terminée, la malade voulut boire...</p>
+<p>Lorsque la prière fut terminée, la malade voulut boire...</p>
-<p>&mdash;Et vous, dit-elle, comment vous traite-t-on ici?... Hélas! l'&oelig;il
-de la maîtresse ne peut veiller sur les soins rendus à ses hôtes,
-ajouta-t-elle avec un angélique sourire!... Elle fit appeler son
-maître d'hôtel:</p>
+<p>&mdash;Et vous, dit-elle, comment vous traite-t-on ici?... Hélas! l'&oelig;il
+de la maîtresse ne peut veiller sur les soins rendus à ses hôtes,
+ajouta-t-elle avec un angélique sourire!... Elle fit appeler son
+maître d'hôtel:</p>
<p>&mdash;Qu'il y ait toujours dans le salon, dit-elle, <span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span> des oranges,
-du raisin et des eaux glacées, surtout pour la nuit!... Soyez exact à
-exécuter cet ordre... C'est peut-être le dernier!...</p>
+du raisin et des eaux glacées, surtout pour la nuit!... Soyez exact à
+exécuter cet ordre... C'est peut-être le dernier!...</p>
<p>&mdash;Maintenant, ajouta-t-elle, prions encore!... prions ensemble! C'est
-surtout auprès du lit d'une mourante que doit se réaliser cette
-vérité: «Jésus-Christ sera au milieu de nous, lorsque nous serons
-quelques-uns rassemblés en son nom...» Quelques moments après, elle
-fit elle-même cesser la prière pour faire approcher le vicomte de
-Custine, et lui demander s'il avait envoyé chercher son frère... Le
-vicomte répondit par un signe affirmatif.</p>
-
-<p>&mdash;Pourvu qu'il soit encore temps! dit-elle, en élevant au ciel ses
-admirables yeux, animés de l'amour de Dieu dans ce moment terrible où
+surtout auprès du lit d'une mourante que doit se réaliser cette
+vérité: «Jésus-Christ sera au milieu de nous, lorsque nous serons
+quelques-uns rassemblés en son nom...» Quelques moments après, elle
+fit elle-même cesser la prière pour faire approcher le vicomte de
+Custine, et lui demander s'il avait envoyé chercher son frère... Le
+vicomte répondit par un signe affirmatif.</p>
+
+<p>&mdash;Pourvu qu'il soit encore temps! dit-elle, en élevant au ciel ses
+admirables yeux, animés de l'amour de Dieu dans ce moment terrible où
la mort s'approchait brutalement d'elle et posait son doigt osseux sur
-le corps parfait de beauté de cette jeune femme que Dieu rappelait à
-lui à vingt-quatre ans!...</p>
+le corps parfait de beauté de cette jeune femme que Dieu rappelait à
+lui à vingt-quatre ans!...</p>
-<p>Vers le matin, elle était tellement agitée qu'elle ne pouvait même
-sommeiller.&mdash;Mon amie, dit-elle à madame de Genlis, prenez ce volume
-(et elle lui indiquait un livre qui était sur une table) et venez ici,
-bien près, m'en lire un chapitre...</p>
+<p>Vers le matin, elle était tellement agitée qu'elle ne pouvait même
+sommeiller.&mdash;Mon amie, dit-elle à madame de Genlis, prenez ce volume
+(et elle lui indiquait un livre qui était sur une table) et venez ici,
+bien près, m'en lire un chapitre...</p>
-<p>Ce livre était un recueil de morceaux de littérature religieuse...
-elle se fit lire les <i>Quatre fins de l'homme</i>, par Nicolle... Arrivée
-à un passage <span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> sur la mort, qu'elles avaient souvent médité
+<p>Ce livre était un recueil de morceaux de littérature religieuse...
+elle se fit lire les <i>Quatre fins de l'homme</i>, par Nicolle... Arrivée
+à un passage <span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> sur la mort, qu'elles avaient souvent médité
ensemble:</p>
<p>&mdash;N'allez pas plus loin, dit-elle, cela vous affligerait!...</p>
<p>Et elle se fit lire l'<i>Imitation</i>!...</p>
-<p>La nuit qui précéda sa mort fut affreuse! elle luttait contre la
-maladie avec la vigueur d'une nature pure et vierge et la force d'âme
-qui se rattache aux liens de mère, d'épouse et d'amie!... Quelle vie
-que celle abandonnée par elle?... Amour, amitié, considération,
-fortune, beauté!... voilà les biens qu'elle quittait!...</p>
-
-<p>Le matin du cinquième jour, Tronchin déclara qu'il n'y avait plus
-d'espérance!... Le vicomte de Custine, madame d'Harville et madame de
-Genlis passèrent dans le salon, où ils sanglotèrent pendant plus d'une
-heure, tandis que la mourante était enfermée avec son confesseur et
-son notaire... Il était alors quatre heures du matin... À cinq heures,
-elle rappela ses amis auprès d'elle... Elle avait voulu savoir de
-Tronchin combien il lui restait d'heures à vivre!... C'était un
+<p>La nuit qui précéda sa mort fut affreuse! elle luttait contre la
+maladie avec la vigueur d'une nature pure et vierge et la force d'âme
+qui se rattache aux liens de mère, d'épouse et d'amie!... Quelle vie
+que celle abandonnée par elle?... Amour, amitié, considération,
+fortune, beauté!... voilà les biens qu'elle quittait!...</p>
+
+<p>Le matin du cinquième jour, Tronchin déclara qu'il n'y avait plus
+d'espérance!... Le vicomte de Custine, madame d'Harville et madame de
+Genlis passèrent dans le salon, où ils sanglotèrent pendant plus d'une
+heure, tandis que la mourante était enfermée avec son confesseur et
+son notaire... Il était alors quatre heures du matin... À cinq heures,
+elle rappela ses amis auprès d'elle... Elle avait voulu savoir de
+Tronchin combien il lui restait d'heures à vivre!... C'était un
dimanche.</p>
-<p>&mdash;Je voudrais que vous me lussiez la messe, dit-elle à son amie... En
-la voyant, madame de Genlis fut frappée de son admirable beauté...
-toute trace de souffrance avait disparu... C'était une auréole d'ange
-qui entourait sa tête, ou plutôt, c'était la <span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> sainte qui déjà
-appartenait au Ciel... En la voyant si belle, ils tombèrent à genoux
-près de son lit, et ne purent avoir aucune inquiétude... Qu'est-ce que
-que la mort pouvait oser sur ce corps si beau? L'espérance revint dans
-tous les c&oelig;urs... On lut la messe auprès d'elle.</p>
+<p>&mdash;Je voudrais que vous me lussiez la messe, dit-elle à son amie... En
+la voyant, madame de Genlis fut frappée de son admirable beauté...
+toute trace de souffrance avait disparu... C'était une auréole d'ange
+qui entourait sa tête, ou plutôt, c'était la <span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> sainte qui déjà
+appartenait au Ciel... En la voyant si belle, ils tombèrent à genoux
+près de son lit, et ne purent avoir aucune inquiétude... Qu'est-ce que
+que la mort pouvait oser sur ce corps si beau? L'espérance revint dans
+tous les c&oelig;urs... On lut la messe auprès d'elle.</p>
-<p>&mdash;Maintenant je suis <i>bien</i>, dit-elle à madame de Genlis, allez à la
-messe; vous l'entendrez à mon intention...</p>
+<p>&mdash;Maintenant je suis <i>bien</i>, dit-elle à madame de Genlis, allez à la
+messe; vous l'entendrez à mon intention...</p>
<p>Elle lui donna un livre d'heures qui lui servait habituellement... M.
de Caulaincourt, qui arrivait alors pour avoir de ses nouvelles, en
-reçut aussi un livre, qu'elle lui donna... Madame de Genlis alla
-entendre la messe avec madame de Caulaincourt: il était alors neuf
+reçut aussi un livre, qu'elle lui donna... Madame de Genlis alla
+entendre la messe avec madame de Caulaincourt: il était alors neuf
heures du matin; au bout de trois quarts d'heure ils revinrent; tout
-était fini: l'ange était au ciel!...</p>
+était fini: l'ange était au ciel!...</p>
-<p>Le désespoir de cette maison ne se peut décrire; les larmes et les
-cris étaient déchirants!... Le soir, le malheureux comte arriva. À la
-vue de ses deux enfants, qui venaient à lui sans être conduits par
-leur mère comme toujours, il se sentit défaillir, et son désespoir fut
-aussi profond que long à se calmer... Son c&oelig;ur était parfait, et il
-avait su apprécier l'âme que Dieu avait commise à sa garde et dont le
-bonheur lui avait été confié.</p>
+<p>Le désespoir de cette maison ne se peut décrire; les larmes et les
+cris étaient déchirants!... Le soir, le malheureux comte arriva. À la
+vue de ses deux enfants, qui venaient à lui sans être conduits par
+leur mère comme toujours, il se sentit défaillir, et son désespoir fut
+aussi profond que long à se calmer... Son c&oelig;ur était parfait, et il
+avait su apprécier l'âme que Dieu avait commise à sa garde et dont le
+bonheur lui avait été confié.</p>
<p>Pendant plusieurs mois, une seule existence lui <span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span> fut permise
-par le violent chagrin qui détruisait aussi sa vie... Il allait
-déjeûner avec M. et madame de Genlis; ensuite ils allaient se promener
-en voiture ou à cheval ou à pied. Le comte de Custine rentrait, et
+par le violent chagrin qui détruisait aussi sa vie... Il allait
+déjeûner avec M. et madame de Genlis; ensuite ils allaient se promener
+en voiture ou à cheval ou à pied. Le comte de Custine rentrait, et
puis madame de Genlis, madame de Balincourt, madame d'Harville ou
madame de Crenay, enfin, l'une de ces dames, jamais plus d'une ou de
-deux, allait dîner avec lui; on y trouvait son frère le vicomte, dont
-la passion violente pour madame de Genlis était alors à son plus haut
-degré... Au bout de plusieurs mois, madame de Genlis put faire un peu
+deux, allait dîner avec lui; on y trouvait son frère le vicomte, dont
+la passion violente pour madame de Genlis était alors à son plus haut
+degré... Au bout de plusieurs mois, madame de Genlis put faire un peu
de musique... Alors le comte de Custine lui envoya une harpe, que
-madame de Custine avait achetée pour son amie, afin que la sienne ne
-fît pas de trop fréquents voyages... Il y joignit une clef en or
-émaillée de noir, avec ces mots:</p>
+madame de Custine avait achetée pour son amie, afin que la sienne ne
+fît pas de trop fréquents voyages... Il y joignit une clef en or
+émaillée de noir, avec ces mots:</p>
<p><i>Ne l'oubliez jamais...</i></p>
-<p>Je cite ce fait comme un démenti donné à ceux qui parlent de la
-<i>dureté</i> du général Custine. Un homme qui sent profondément les
-sentiments d'amour et d'amitié est un homme digne d'être aimé...</p>
+<p>Je cite ce fait comme un démenti donné à ceux qui parlent de la
+<i>dureté</i> du général Custine. Un homme qui sent profondément les
+sentiments d'amour et d'amitié est un homme digne d'être aimé...</p>
-<p>Il joignit à ce présent celui du portrait de madame de Custine et de
+<p>Il joignit à ce présent celui du portrait de madame de Custine et de
ses enfants<a id="footnotetag111" name="footnotetag111"></a><a href="#footnote111" title="Go to footnote 111"><span class="smaller">[111]</span></a>. Je l'ai vu, <span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span> ce portrait; M. de Caulaincourt
-en avait une copie, ainsi que madame d'Harville. Qu'elle était belle!</p>
+en avait une copie, ainsi que madame d'Harville. Qu'elle était belle!</p>
-<p>Plusieurs mois s'écoulèrent. Le comte de Custine et le vicomte
+<p>Plusieurs mois s'écoulèrent. Le comte de Custine et le vicomte
voyaient chaque jour madame de Genlis...: ce fut alors que le vicomte
-s'en alla à la Trappe et fit toutes ses folies!... Enfin il revint, et
-pendant un peu de temps on eut la paix. Mais bientôt les scènes
-ridicules recommencèrent, et il finit par devenir importun, même à son
-frère, le meilleur des hommes.</p>
+s'en alla à la Trappe et fit toutes ses folies!... Enfin il revint, et
+pendant un peu de temps on eut la paix. Mais bientôt les scènes
+ridicules recommencèrent, et il finit par devenir importun, même à son
+frère, le meilleur des hommes.</p>
-<p>Un jour, M. de Custine arrive chez madame de Genlis; il était pâle et
-paraissait bouleversé...</p>
+<p>Un jour, M. de Custine arrive chez madame de Genlis; il était pâle et
+paraissait bouleversé...</p>
-<p>&mdash;Attendez-vous à apprendre une affreuse perfidie, dit-il à son
-amie.&mdash;De quoi s'agit-il?&mdash;De mon frère!&mdash;De votre frère, grand
+<p>&mdash;Attendez-vous à apprendre une affreuse perfidie, dit-il à son
+amie.&mdash;De quoi s'agit-il?&mdash;De mon frère!&mdash;De votre frère, grand
Dieu!...&mdash;C'est un malheureux!... non-seulement il vous trompait,
-mais... (Ici le général ne put parler, tant il était oppressé)&mdash;il
+mais... (Ici le général ne put parler, tant il était oppressé)&mdash;il
aimait ma femme!... Madame de Genlis demeura immobile.&mdash;Oui,
-poursuivit le général, il aimait la femme de son frère... cet ange
-dont la pureté devait repousser un tel amour; car la vertu et le vice
-sont incompatibles dès qu'ils apparaissent l'un à l'autre.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> Madame de Genlis demanda comment la chose s'était découverte:
-son amour-propre souffrait un peu de voir s'en aller en fumée cette
-passion qui avait occupé tout Paris pendant deux ans!... Le comte,
-dont l'indignation lui permettait à peine de parler, lui raconta que
-le matin même, voulant mettre en ordre quelques papiers particuliers
-de madame de Custine, quelque douloureux que fût ce devoir, il l'avait
+poursuivit le général, il aimait la femme de son frère... cet ange
+dont la pureté devait repousser un tel amour; car la vertu et le vice
+sont incompatibles dès qu'ils apparaissent l'un à l'autre.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> Madame de Genlis demanda comment la chose s'était découverte:
+son amour-propre souffrait un peu de voir s'en aller en fumée cette
+passion qui avait occupé tout Paris pendant deux ans!... Le comte,
+dont l'indignation lui permettait à peine de parler, lui raconta que
+le matin même, voulant mettre en ordre quelques papiers particuliers
+de madame de Custine, quelque douloureux que fût ce devoir, il l'avait
accompli; il ne restait plus qu'une seule cassette renfermant des
lettres de madame d'Harville et de madame de Louvois. Le comte allait
refermer cette cassette en reprenant les lettres de madame d'Harville,
-lorsqu'il crut s'apercevoir que la boîte avait un double fond; en
-effet, elle en avait un, et même fort profond. Il trouva le secret, et
-dans ce double fond plus de cent lettres de son frère adressées à sa
+lorsqu'il crut s'apercevoir que la boîte avait un double fond; en
+effet, elle en avait un, et même fort profond. Il trouva le secret, et
+dans ce double fond plus de cent lettres de son frère adressées à sa
femme; et quelles lettres!... Tout ce que l'esprit peut employer de
plus subtil pour attaquer le raisonnement, tout ce que l'amour sait
dire de doux et de captivant pour endormir le c&oelig;ur, tout ce que le
-délire, enfin, de la passion peut produire pour égarer les sens et
-troubler l'âme, était employé dans ces lettres... Madame de Custine
-les avait gardées comme une précaution utile; elle avait lu les
-<i>Causes célèbres</i>, et savait l'histoire de madame de Ganges!...</p>
+délire, enfin, de la passion peut produire pour égarer les sens et
+troubler l'âme, était employé dans ces lettres... Madame de Custine
+les avait gardées comme une précaution utile; elle avait lu les
+<i>Causes célèbres</i>, et savait l'histoire de madame de Ganges!...</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> Mais tout ce que cet ange avait dû souffrir en vivant à côté
-d'un pareil homme!... Toujours tremblante, et redoutant une découverte
+<p><span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> Mais tout ce que cet ange avait dû souffrir en vivant à côté
+d'un pareil homme!... Toujours tremblante, et redoutant une découverte
qui devait faire couler le sang fraternel dans sa demeure... en face
-d'un frère dont la parole d'amour résonnait chaque jour à son oreille
-pure et chaste, la vie de madame de Custine fut empoisonnée dans son
-bonheur même. Lorsqu'on a connu cette femme angélique, soit par
-elle-même, soit par ses amis; lorsqu'on a fléchi le genou devant cette
-nature d'élite qui montre une âme brûlante de l'amour de Dieu et
-continuellement livrée à l'exercice de toutes les vertus domestiques
-et privées comme la femme forte de l'Écriture, en voyant cet homme
-circuler autour d'elle et chercher à l'endormir par ses paroles
-emmiellées, toutes de vice et d'imposture, on croit reconnaître le
-serpent, l'Ève chrétienne, et le Paradis souillé enfin par la présence
-du tentateur se retrouve dans cette maison où un frère veut jeter de
-la honte au front d'un frère et perdre une âme d'ange avec son âme de
-démon...</p>
-
-<p>Le comte de Custine, en parlant à madame de Genlis, ne lui dit pas
-tout: il lui fallait ménager l'amour-propre de cette femme vraiment
-offensée... et dans la noble franchise de son caractère le général
+d'un frère dont la parole d'amour résonnait chaque jour à son oreille
+pure et chaste, la vie de madame de Custine fut empoisonnée dans son
+bonheur même. Lorsqu'on a connu cette femme angélique, soit par
+elle-même, soit par ses amis; lorsqu'on a fléchi le genou devant cette
+nature d'élite qui montre une âme brûlante de l'amour de Dieu et
+continuellement livrée à l'exercice de toutes les vertus domestiques
+et privées comme la femme forte de l'Écriture, en voyant cet homme
+circuler autour d'elle et chercher à l'endormir par ses paroles
+emmiellées, toutes de vice et d'imposture, on croit reconnaître le
+serpent, l'Ève chrétienne, et le Paradis souillé enfin par la présence
+du tentateur se retrouve dans cette maison où un frère veut jeter de
+la honte au front d'un frère et perdre une âme d'ange avec son âme de
+démon...</p>
+
+<p>Le comte de Custine, en parlant à madame de Genlis, ne lui dit pas
+tout: il lui fallait ménager l'amour-propre de cette femme vraiment
+offensée... et dans la noble franchise de son caractère le général
n'avait pu se contenir; mais il avait <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span> besoin de confiance, et
-surtout de conseils!... Il alla à madame d'Harville... C'était une
-s&oelig;ur pour madame de Custine... Son âme vertueuse recula devant un
-tel plan, conçu et mis à exécution en présence de cette femme
-angélique et sainte qu'ils pleuraient!... Madame d'Harville avait
-aussi été l'objet des hommages du vicomte de Custine; mais comme elle
-lui répondit sans aucune coquetterie, et qu'elle n'était pas à la mode
-comme madame de Genlis, il s'éloigna...</p>
-
-<p>&mdash;Que je vous plains! dit-elle au général. Que comptez-vous faire?&mdash;Je
+surtout de conseils!... Il alla à madame d'Harville... C'était une
+s&oelig;ur pour madame de Custine... Son âme vertueuse recula devant un
+tel plan, conçu et mis à exécution en présence de cette femme
+angélique et sainte qu'ils pleuraient!... Madame d'Harville avait
+aussi été l'objet des hommages du vicomte de Custine; mais comme elle
+lui répondit sans aucune coquetterie, et qu'elle n'était pas à la mode
+comme madame de Genlis, il s'éloigna...</p>
+
+<p>&mdash;Que je vous plains! dit-elle au général. Que comptez-vous faire?&mdash;Je
ne sais!&mdash;Gardez le silence.&mdash;Ah! le pourrai-je jamais!&mdash;Vous le devez
-à la mémoire de celle qui vous a montré cette route par sa propre
+à la mémoire de celle qui vous a montré cette route par sa propre
conduite. En vous laissant ces lettres, elle a voulu vous instruire,
-sans jouer le rôle d'accusatrice; elle a remis cette cause terrible
-entre les mains de Dieu!... Mais je la connais assez pour être
-certaine qu'elle mourrait à vos pieds pour obtenir l'oubli du crime de
-votre frère.</p>
-
-<p>Le général était sombre et même farouche... Facile à émouvoir par des
-sentiments violents tels que celui qui alors bouleversait son âme, il
-ne savait lui-même s'il existait... Il froissait ces lettres dans ses
+sans jouer le rôle d'accusatrice; elle a remis cette cause terrible
+entre les mains de Dieu!... Mais je la connais assez pour être
+certaine qu'elle mourrait à vos pieds pour obtenir l'oubli du crime de
+votre frère.</p>
+
+<p>Le général était sombre et même farouche... Facile à émouvoir par des
+sentiments violents tels que celui qui alors bouleversait son âme, il
+ne savait lui-même s'il existait... Il froissait ces lettres dans ses
mains convulsives... et parfois il en lisait quelques lignes qui lui
-rendaient sa fureur; <span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> l'une de ces lettres répondait
-probablement à des reproches d'avoir fait une action indigne d'un
-honnête homme, en affectant pour madame de Genlis une passion qu'il
+rendaient sa fureur; <span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> l'une de ces lettres répondait
+probablement à des reproches d'avoir fait une action indigne d'un
+honnête homme, en affectant pour madame de Genlis une passion qu'il
n'avait pas:</p>
-<p>«Tant mieux que tout le monde croie que c'est elle qui m'envoie en
-Corse; mais vous qui, avec une âme si grande, si noble et si sensible,
-n'en êtes qu'effrayée <i>et non touchée</i>, comment pouvez-vous craindre
+<p>«Tant mieux que tout le monde croie que c'est elle qui m'envoie en
+Corse; mais vous qui, avec une âme si grande, si noble et si sensible,
+n'en êtes qu'effrayée <i>et non touchée</i>, comment pouvez-vous craindre
pour elle cette impression dangereuse dont vous me parlez?...
-Confiez-vous davantage à sa vanité; soyez persuadée qu'en voyant
-l'objet de cette action, elle la trouvera toute simple<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a><a href="#footnote112" title="Go to footnote 112"><span class="smaller">[112]</span></a>.»</p>
+Confiez-vous davantage à sa vanité; soyez persuadée qu'en voyant
+l'objet de cette action, elle la trouvera toute simple<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a><a href="#footnote112" title="Go to footnote 112"><span class="smaller">[112]</span></a>.»</p>
-<p>Le comte de Custine se résolut à garder le silence!... Quelle noble
-résolution et quelle âme assez maîtresse d'elle-même peut demeurer
-devant un frère qui a médité votre perte!... Mais le comte connaissait
-le monde! il savait surtout que de toutes les supériorités, celle de
+<p>Le comte de Custine se résolut à garder le silence!... Quelle noble
+résolution et quelle âme assez maîtresse d'elle-même peut demeurer
+devant un frère qui a médité votre perte!... Mais le comte connaissait
+le monde! il savait surtout que de toutes les supériorités, celle de
la vertu, qu'il a moins que toutes les autres, l'importune davantage;
-il ne fallait donc pas porter à son tribunal souvent injuste une cause
-comme celle qui se présentait... Mais quel effort!... quelle
-grandeur!... quelle admirable vertu surtout que le silence gardé
-<span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> vis-à-vis de son frère!... Car <span class="smcap">JAMAIS</span> il ne sut à quel point
-l'offense avait été connue!... Le comte de Custine brûla ses
+il ne fallait donc pas porter à son tribunal souvent injuste une cause
+comme celle qui se présentait... Mais quel effort!... quelle
+grandeur!... quelle admirable vertu surtout que le silence gardé
+<span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> vis-à-vis de son frère!... Car <span class="smcap">JAMAIS</span> il ne sut à quel point
+l'offense avait été connue!... Le comte de Custine brûla ses
lettres!... il n'en garda que quelques-unes qui constataient la pure
-et sainte conduite de la martyre qui avait été frappée au c&oelig;ur,
-pendant cinq années d'un supplice renouvelé tous les jours, à toutes
-les heures, à toutes les minutes!... Sa vie en fut, sans doute,
-abrégée!... Le vicomte de Custine est un type à étudier.... C'est un
-de ces caractères qui appartiennent à la science physiologique....
-C'est une âme formée autrement que l'âme d'un méchant ordinaire... Il
+et sainte conduite de la martyre qui avait été frappée au c&oelig;ur,
+pendant cinq années d'un supplice renouvelé tous les jours, à toutes
+les heures, à toutes les minutes!... Sa vie en fut, sans doute,
+abrégée!... Le vicomte de Custine est un type à étudier.... C'est un
+de ces caractères qui appartiennent à la science physiologique....
+C'est une âme formée autrement que l'âme d'un méchant ordinaire... Il
ne se trouve pas dans les sentiers du vice connus. Il lui fallait de
-nouvelles émotions dans le mal... pour le commettre il lui fallait un
-encouragement par la singularité du forfait... il fallait enfin que le
-crime le fît sourire devant son étrange nature!...</p>
+nouvelles émotions dans le mal... pour le commettre il lui fallait un
+encouragement par la singularité du forfait... il fallait enfin que le
+crime le fît sourire devant son étrange nature!...</p>
-<p>Le général Custine était essentiellement bon; il aimait son frère avec
-une extrême tendresse. Aussi fut-il bien malheureux pendant un an de
+<p>Le général Custine était essentiellement bon; il aimait son frère avec
+une extrême tendresse. Aussi fut-il bien malheureux pendant un an de
la contrainte qu'il s'imposait, car le vicomte demeurait chez lui, et
-puis il se calma. Toutefois, <i>jamais</i> la confiance ne se rétablit
-entre les deux frères... elle était devenue impossible... Ce qui est
-déchiré ne se peut reprendre sans que la couture ne soit visible!
-Quoi qu'il en soit, <span class="smcap">jamais</span> <span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> le vicomte n'a su que son frère
+puis il se calma. Toutefois, <i>jamais</i> la confiance ne se rétablit
+entre les deux frères... elle était devenue impossible... Ce qui est
+déchiré ne se peut reprendre sans que la couture ne soit visible!
+Quoi qu'il en soit, <span class="smcap">jamais</span> <span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> le vicomte n'a su que son frère
connaissait son crime<a id="footnotetag113" name="footnotetag113"></a><a href="#footnote113" title="Go to footnote 113"><span class="smaller">[113]</span></a>.</p>
-<p>Je finis cet article, qui a montré une société pure et vertueuse au
+<p>Je finis cet article, qui a montré une société pure et vertueuse au
milieu de Paris corrompu, par le portrait de madame de Custine. Je
-l'ai lu à deux personnes qui se la rappellent encore, et m'ont
-certifié qu'il était ressemblant. J'ai fait exprès de donner cet
-article, dans lequel j'ai montré un caractère de l'époque, tel que
-celui <span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> <i>du méchant</i>, par exemple, mais plus corrompu encore et
+l'ai lu à deux personnes qui se la rappellent encore, et m'ont
+certifié qu'il était ressemblant. J'ai fait exprès de donner cet
+article, dans lequel j'ai montré un caractère de l'époque, tel que
+celui <span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> <i>du méchant</i>, par exemple, mais plus corrompu encore et
au milieu d'un cercle de femmes pures et vertueuses... mais le reste,
-dont j'ai connu deux femmes, était une parfaite image de la société
+dont j'ai connu deux femmes, était une parfaite image de la société
<i>morave</i> dans la religion catholique. Cette maison, dont le nom
-illustre, la grande fortune, les alliances, lui donnaient une première
-place, que la beauté et les vertus de sa jeune maîtresse lui
+illustre, la grande fortune, les alliances, lui donnaient une première
+place, que la beauté et les vertus de sa jeune maîtresse lui
assuraient encore, cette maison paraissant comme <span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> une oasis
-dans le désert, au travers des détours infects de notre Babylone, m'a
-semblé devoir être montrée dans tous ses détails. Et l'épisode du
+dans le désert, au travers des détours infects de notre Babylone, m'a
+semblé devoir être montrée dans tous ses détails. Et l'épisode du
vicomte de Custine donne encore plus de vigueur aux touches du pinceau
-qui fait revivre une époque.</p>
+qui fait revivre une époque.</p>
<p>Voici le portrait de madame de Custine.</p>
-<p>«....Mariée à dix-sept ans, elle passa sept années dans le monde, pour
-y offrir le modèle de la plus rare perfection... Sa vie fut courte,
-mais pure, irréprochable et parfaitement heureuse. Je n'ai jamais vu
-dans la jeunesse, avec une beauté remarquable, une raison si ferme,
-des principes et une piété si austères, réunis à tant de grâce, de
-gaîté, de douceur et d'indulgence... Elle n'allait jamais au spectacle
-ni au bal, mais elle trouvait tout simple qu'on y assistât, et ses
-amies s'habillaient souvent chez elle pour qu'elle présidât à leur
-parure... Il était dans sa destinée de ne devoir ses vertus et sa
-considération qu'à elle seule. Elle entra dans le monde sans guide ni
+<p>«....Mariée à dix-sept ans, elle passa sept années dans le monde, pour
+y offrir le modèle de la plus rare perfection... Sa vie fut courte,
+mais pure, irréprochable et parfaitement heureuse. Je n'ai jamais vu
+dans la jeunesse, avec une beauté remarquable, une raison si ferme,
+des principes et une piété si austères, réunis à tant de grâce, de
+gaîté, de douceur et d'indulgence... Elle n'allait jamais au spectacle
+ni au bal, mais elle trouvait tout simple qu'on y assistât, et ses
+amies s'habillaient souvent chez elle pour qu'elle présidât à leur
+parure... Il était dans sa destinée de ne devoir ses vertus et sa
+considération qu'à elle seule. Elle entra dans le monde sans guide ni
mentor... et cependant sans conseils, sans surveillance, jamais elle
-ne fit une fausse démarche ni une faute!... Elle avait infiniment
-d'esprit et ne l'employait qu'à perfectionner sa raison et son
-caractère. Riche, jeune, et belle comme un ange, elle mena toujours
-une vie sédentaire, <span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span> avec tant de simplicité, que son goût
-pour la retraite ressemblait à de la paresse: elle était charmée qu'on
-le crût ainsi.&mdash;J'aime mieux, disait-elle à ses amies, que l'un
-m'accuse d'indolence que de singularité.</p>
-
-<p>«Madame la comtesse de Custine vécut sept ans dans le monde avec la
-considération personnelle d'une femme de quarante ans, dont la
-conduite aurait toujours été parfaite<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a><a href="#footnote114" title="Go to footnote 114"><span class="smaller">[114]</span></a>.</p>
+ne fit une fausse démarche ni une faute!... Elle avait infiniment
+d'esprit et ne l'employait qu'à perfectionner sa raison et son
+caractère. Riche, jeune, et belle comme un ange, elle mena toujours
+une vie sédentaire, <span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span> avec tant de simplicité, que son goût
+pour la retraite ressemblait à de la paresse: elle était charmée qu'on
+le crût ainsi.&mdash;J'aime mieux, disait-elle à ses amies, que l'un
+m'accuse d'indolence que de singularité.</p>
+
+<p>«Madame la comtesse de Custine vécut sept ans dans le monde avec la
+considération personnelle d'une femme de quarante ans, dont la
+conduite aurait toujours été parfaite<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a><a href="#footnote114" title="Go to footnote 114"><span class="smaller">[114]</span></a>.</p>
<h2><span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> L'ATELIER<br>
DE<br>
MADAME DE MONTESSON<br>
-<span class="smaller">À BIÈVRE.</span></h2>
+<span class="smaller">À BIÈVRE.</span></h2>
-<p>Tout ce qui porte un nom marquant, tout ce qui est <i>notabilité</i> frappe
+<p>Tout ce qui porte un nom marquant, tout ce qui est <i>notabilité</i> frappe
vivement l'imagination de la jeunesse, et nous porte vers l'objet qui,
-par un motif quel qu'il soit, a mérité de sortir de la voie commune et
+par un motif quel qu'il soit, a mérité de sortir de la voie commune et
d'attirer l'attention de ses contemporains; ce fut ce qui m'arriva
avec madame de Montesson. J'en avais beaucoup entendu parler... Son
-nom était surtout prononcé dans une terre où j'avais été dans mon
-enfance. La belle terre de Seine-Assise avait été achetée <span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span>
+nom était surtout prononcé dans une terre où j'avais été dans mon
+enfance. La belle terre de Seine-Assise avait été achetée <span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span>
par une de nos amies... J'avais entendu parler de madame <i>la marquise
-de Montesson</i>, dans ces champs qui avaient été les siens, avec une
-reconnaissance qui n'avait pas d'équivoque, car elle était presque
+de Montesson</i>, dans ces champs qui avaient été les siens, avec une
+reconnaissance qui n'avait pas d'équivoque, car elle était presque
proscrite et ne pouvait plus faire le bien que d'intention.</p>
-<p>Je venais de me marier, j'avais quinze ans, mais j'étais enfant
-seulement par l'apparence. Mes goûts étaient sérieux et me portaient à
-causer et à connaître tous les personnages du grand drame qui venait
+<p>Je venais de me marier, j'avais quinze ans, mais j'étais enfant
+seulement par l'apparence. Mes goûts étaient sérieux et me portaient à
+causer et à connaître tous les personnages du grand drame qui venait
de se jouer, tandis que les fils de mon intelligence se
-débrouillaient. Les émigrés rentraient en foule... On entendait
-annoncer des noms qui paraissaient exhumés de la tombe!... Hélas!
-beaucoup d'eux en effet y étaient ensevelis, mais pour n'en plus
-sortir!... Ce fut à cette époque que mes oncles, messieurs de Comnène,
-rentrèrent de leur émigration<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a href="#footnote115" title="Go to footnote 115"><span class="smaller">[115]</span></a>... Le prince Démétrius, frère aîné
-de ma mère, n'avait pas quitté soit Louis XVIII, soit l'armée de
-Condé. Mon autre oncle, l'abbé de Comnène, qui demeura avec moi
-jusqu'à sa mort<a id="footnotetag116" name="footnotetag116"></a><a href="#footnote116" title="Go to footnote 116"><span class="smaller">[116]</span></a>, avait agi de même. Ils <span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> me trouvèrent
-mariée depuis peu de jours, et dirigèrent, de concert avec ma mère,
+débrouillaient. Les émigrés rentraient en foule... On entendait
+annoncer des noms qui paraissaient exhumés de la tombe!... Hélas!
+beaucoup d'eux en effet y étaient ensevelis, mais pour n'en plus
+sortir!... Ce fut à cette époque que mes oncles, messieurs de Comnène,
+rentrèrent de leur émigration<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a href="#footnote115" title="Go to footnote 115"><span class="smaller">[115]</span></a>... Le prince Démétrius, frère aîné
+de ma mère, n'avait pas quitté soit Louis XVIII, soit l'armée de
+Condé. Mon autre oncle, l'abbé de Comnène, qui demeura avec moi
+jusqu'à sa mort<a id="footnotetag116" name="footnotetag116"></a><a href="#footnote116" title="Go to footnote 116"><span class="smaller">[116]</span></a>, avait agi de même. Ils <span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> me trouvèrent
+mariée depuis peu de jours, et dirigèrent, de concert avec ma mère,
une grande partie de mes relations sociales. Ce fut cette influence
-qui faisait dire à l'Empereur «<i>que je voyais ses ennemis</i>.»</p>
+qui faisait dire à l'Empereur «<i>que je voyais ses ennemis</i>.»</p>
-<p>Mon oncle avait beaucoup connu monsieur le duc d'Orléans le père; je
-lui en ai entendu parler avec un accent profondément touché. Il en
-avait conservé un souvenir complétement dégagé de madame de
+<p>Mon oncle avait beaucoup connu monsieur le duc d'Orléans le père; je
+lui en ai entendu parler avec un accent profondément touché. Il en
+avait conservé un souvenir complétement dégagé de madame de
Villemomble (mademoiselle Marquise) et de ses compagnes; et madame de
-Montesson, avec ses grâces, sa douceur, ses excellentes manières,
-<span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> était un exemple, suivant mes oncles, que je devais suivre.
-Mon oncle Démétrius parlait continuellement des voyages de
+Montesson, avec ses grâces, sa douceur, ses excellentes manières,
+<span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> était un exemple, suivant mes oncles, que je devais suivre.
+Mon oncle Démétrius parlait continuellement des voyages de
Villers-Cotterets... de Seine-Assise... et une fois sur ce chapitre,
-il ne tarissait plus. Ce fut dans ce même moment où il était sous le
+il ne tarissait plus. Ce fut dans ce même moment où il était sous le
charme des souvenirs, que Junot me donna une petite campagne pour y
-passer les premiers mois d'une première grossesse pénible. Cette
-maison était dans la vallée de Bièvre; elle avait appartenu à <i>M. de
-Chamilly</i>, valet de chambre du Roi. Le parc, si l'étendue était
-suffisante pour faire un parc avec soixante arpents, était une des
+passer les premiers mois d'une première grossesse pénible. Cette
+maison était dans la vallée de Bièvre; elle avait appartenu à <i>M. de
+Chamilly</i>, valet de chambre du Roi. Le parc, si l'étendue était
+suffisante pour faire un parc avec soixante arpents, était une des
ravissantes choses dans ce genre que j'aie jamais vues... Les plus
-beaux arbres exotiques, la plus riche végétation, les plus beaux
-ombrages, des sites pittoresques, des points de vue ménagés avec un
+beaux arbres exotiques, la plus riche végétation, les plus beaux
+ombrages, des sites pittoresques, des points de vue ménagés avec un
art merveilleux, faisaient de cette campagne une retraite
-enchantée!... Lorsque Junot en fit l'acquisition, le mois de mai
-commençait... Dans ce temps-là le mois de mai voulait dire
-<i>printemps</i>...: c'était alors le mois des roses... ce mois dédié à la
-mère de Dieu, parce qu'il était frais, pur et suave comme son
-culte!... La vallée de Bièvre était, à cette époque de l'année, comme
+enchantée!... Lorsque Junot en fit l'acquisition, le mois de mai
+commençait... Dans ce temps-là le mois de mai voulait dire
+<i>printemps</i>...: c'était alors le mois des roses... ce mois dédié à la
+mère de Dieu, parce qu'il était frais, pur et suave comme son
+culte!... La vallée de Bièvre était, à cette époque de l'année, comme
un bouquet dont le parfum magique donnait du bonheur... Quelle belle
-contrée!... quel charme attaché à son souvenir!... C'est bien d'elle
-<span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> qu'on peut dire avec Ramond: «<i>Son souvenir<a id="footnotetag117" name="footnotetag117"></a><a href="#footnote117" title="Go to footnote 117"><span class="smaller">[117]</span></a> rappelle
-celui de plusieurs printemps!</i>...» Bien des émotions ont agité mon âme
-depuis cette année où je vis Bièvre pour la première fois!... Eh bien!
-le seul nom de cette vallée parfumée me transporte, par la pensée, par
-la puissance de cette mémoire de l'âme, à cette époque où, âgée de
+contrée!... quel charme attaché à son souvenir!... C'est bien d'elle
+<span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> qu'on peut dire avec Ramond: «<i>Son souvenir<a id="footnotetag117" name="footnotetag117"></a><a href="#footnote117" title="Go to footnote 117"><span class="smaller">[117]</span></a> rappelle
+celui de plusieurs printemps!</i>...» Bien des émotions ont agité mon âme
+depuis cette année où je vis Bièvre pour la première fois!... Eh bien!
+le seul nom de cette vallée parfumée me transporte, par la pensée, par
+la puissance de cette mémoire de l'âme, à cette époque où, âgée de
seize ans, j'arrivai dans ce beau pays, si heureuse et si gaie!
-portant si légèrement la vie, y trouvant à chaque pas de ces
+portant si légèrement la vie, y trouvant à chaque pas de ces
jouissances infinies dont la nature est prodigue envers nous, mais que
-nous dédaignons!... et que je fus assez heureuse pour ne pas
-méconnaître... J'avais seize ans!...</p>
+nous dédaignons!... et que je fus assez heureuse pour ne pas
+méconnaître... J'avais seize ans!...</p>
<p>Je ne connais rien dans les environs de Paris qui puisse balancer
-l'aspect de la vallée de Bièvre, si ce n'est peut-être la vallée
+l'aspect de la vallée de Bièvre, si ce n'est peut-être la vallée
d'Aunay... Ses prairies sont vertes comme celles qui bordent les rives
-du lac de Thoune... L'herbe en est elle-même plus parfumée que celle
+du lac de Thoune... L'herbe en est elle-même plus parfumée que celle
des autres prairies dans le cercle qui entoure Paris... et lorsqu'on
-voit se balancer sur la montagne les longs rameaux des beaux chênes
-des bois de Verrières qui forment comme une couronne à cette contrée
-solitaire et romantique, <span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> on se croit transporté dans un pays
-éloigné, et, se laissant aller doucement à vivre, on rêve, on est
-bercé par une idée vague mais heureuse; c'est une vie toute de
-bonheur, on ne se rappelle alors que ce qui flatte notre âme et nos
-penchants: voilà du moins ce que j'ai éprouvé souvent à Bièvre<a id="footnotetag118" name="footnotetag118"></a><a href="#footnote118" title="Go to footnote 118"><span class="smaller">[118]</span></a>...
+voit se balancer sur la montagne les longs rameaux des beaux chênes
+des bois de Verrières qui forment comme une couronne à cette contrée
+solitaire et romantique, <span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> on se croit transporté dans un pays
+éloigné, et, se laissant aller doucement à vivre, on rêve, on est
+bercé par une idée vague mais heureuse; c'est une vie toute de
+bonheur, on ne se rappelle alors que ce qui flatte notre âme et nos
+penchants: voilà du moins ce que j'ai éprouvé souvent à Bièvre<a id="footnotetag118" name="footnotetag118"></a><a href="#footnote118" title="Go to footnote 118"><span class="smaller">[118]</span></a>...
Encore une fois j'avais seize ans!...</p>
-<p>La vallée de Bièvre n'est plus aujourd'hui ce qu'elle était alors...
+<p>La vallée de Bièvre n'est plus aujourd'hui ce qu'elle était alors...
Deux ou trois habitations, parmi lesquelles on comptait la maison
-seigneuriale qui était le château, formaient avec quelques autres
-maisons le village de Bièvre. Une manufacture de toiles peintes, à
+seigneuriale qui était le château, formaient avec quelques autres
+maisons le village de Bièvre. Une manufacture de toiles peintes, à
l'imitation de celle de Jouy, dont on apercevait le clocher au bout de
-la vallée, donnait beaucoup de mouvement et faisait un grand bien à
-cette contrée, qui paraissait séparée du monde et devoir servir de
-retraite à des hommes fuyant le bruit...</p>
+la vallée, donnait beaucoup de mouvement et faisait un grand bien à
+cette contrée, qui paraissait séparée du monde et devoir servir de
+retraite à des hommes fuyant le bruit...</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> La maison que Junot avait achetée avait été construite par M.
+<p><span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> La maison que Junot avait achetée avait été construite par M.
le marquis de Chamilly, premier valet de chambre de Louis XV; elle
-était ornée dans le goût du temps, ce qui, à l'époque de 1800, était
-de fort mauvais goût. En effet comment pouvait-on se résoudre à
-meubler un salon dont les glaces étaient entourées avec des bordures
-dorées et moulées, comme nous savons qu'on le faisait alors, avec des
-fauteuils en acajou recouverts d'une étoffe de soie tout unie, d'une
-couleur sombre; des formes austères, sans contours moelleux, pas de
-coussins, si ce n'étaient des carreaux de divan bien <i>rembourrés en
+était ornée dans le goût du temps, ce qui, à l'époque de 1800, était
+de fort mauvais goût. En effet comment pouvait-on se résoudre à
+meubler un salon dont les glaces étaient entourées avec des bordures
+dorées et moulées, comme nous savons qu'on le faisait alors, avec des
+fauteuils en acajou recouverts d'une étoffe de soie tout unie, d'une
+couleur sombre; des formes austères, sans contours moelleux, pas de
+coussins, si ce n'étaient des carreaux de divan bien <i>rembourrés en
crin</i> et tellement <i>durs</i> que l'impression du corps n'y demeurait pas;
-des trépieds de forme antique, des bronzes imités de ceux
-d'Herculanum, qu'on commençait alors à découvrir, des copies
-éternelles du grec et du romain enfin, voilà ce qui nous pourchassait
+des trépieds de forme antique, des bronzes imités de ceux
+d'Herculanum, qu'on commençait alors à découvrir, des copies
+éternelles du grec et du romain enfin, voilà ce qui nous pourchassait
jusqu'aux champs...</p>
-<p>Quant à moi, entraînée dans le tourbillon, je faisais comme les
-autres, au grand courroux de ma mère, qui n'entendait pas raison sur
-l'article de l'ameublement et des convenances d'<i>intérieur</i>. Elle
-avait défendu pied à pied la grande maison de l'invasion de Mallard,
+<p>Quant à moi, entraînée dans le tourbillon, je faisais comme les
+autres, au grand courroux de ma mère, qui n'entendait pas raison sur
+l'article de l'ameublement et des convenances d'<i>intérieur</i>. Elle
+avait défendu pied à pied la grande maison de l'invasion de Mallard,
mon tapissier, et de ses rideaux de percale blanche avec des galons et
-des franges rouges, bleues ou vertes, suivant l'ordre des pièces;
+des franges rouges, bleues ou vertes, suivant l'ordre des pièces;
<span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> et puis les meubles en crin!... les toiles peintes (nous ne
-connaissions pas encore les perses, c'est-à-dire que la mode n'en
-était pas encore venue, car ma mère me parlait toujours d'une perse
-doublée en taffetas, couleur de rose, pour ma chambre à coucher de
-Bièvre!...). Enfin, elle avait obtenu de meubler à sa guise un petit
-pavillon dans lequel elle logeait et qui n'était <i>qu'à elle seule</i>: on
-l'appelait le pavillon du Bain... La salle de bain était en effet dans
-le rez-de-chaussée de cette petite maison en miniature, et rien
-n'était plus gracieux que sa position. Il était au milieu du parterre
-et de l'orangerie, et une partie de l'année entouré du parfum des
+connaissions pas encore les perses, c'est-à-dire que la mode n'en
+était pas encore venue, car ma mère me parlait toujours d'une perse
+doublée en taffetas, couleur de rose, pour ma chambre à coucher de
+Bièvre!...). Enfin, elle avait obtenu de meubler à sa guise un petit
+pavillon dans lequel elle logeait et qui n'était <i>qu'à elle seule</i>: on
+l'appelait le pavillon du Bain... La salle de bain était en effet dans
+le rez-de-chaussée de cette petite maison en miniature, et rien
+n'était plus gracieux que sa position. Il était au milieu du parterre
+et de l'orangerie, et une partie de l'année entouré du parfum des
orangers, des myrtes et de toutes les plantes exotiques que renfermait
-la serre, qui était fort belle...</p>
+la serre, qui était fort belle...</p>
-<p>Cette campagne, car ce n'était pas assez considérable pour être appelé
-une terre ni un château, était un charmant lieu d'agrément, et
-tout-à-fait ce qui était nécessaire à Junot comme à moi, en ce que
-nous pouvions y venir en peu de temps, et qu'il lui était au moins
+<p>Cette campagne, car ce n'était pas assez considérable pour être appelé
+une terre ni un château, était un charmant lieu d'agrément, et
+tout-à-fait ce qui était nécessaire à Junot comme à moi, en ce que
+nous pouvions y venir en peu de temps, et qu'il lui était au moins
possible de se distraire quelquefois en chassant dans les bois de
-Verrières et sur les étangs de Saclé.</p>
+Verrières et sur les étangs de Saclé.</p>
-<p>J'ai dit que cette première année que je passai à Bièvre fut un
-véritable enchantement; je vais raconter comment une circonstance que
-j'avais été <span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span> loin de prévoir augmenta pour moi le charme de la
-vallée de Bièvre.</p>
+<p>J'ai dit que cette première année que je passai à Bièvre fut un
+véritable enchantement; je vais raconter comment une circonstance que
+j'avais été <span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span> loin de prévoir augmenta pour moi le charme de la
+vallée de Bièvre.</p>
-<p>Ma mère était assez bien portante à cette époque; elle avait voulu
+<p>Ma mère était assez bien portante à cette époque; elle avait voulu
venir avec moi, pour m'aider dans mon installation. Ce fut une joie de
-plus: elle était si aimable, si charmante, si agréable comme <i>société</i>
-surtout!... Aussi passions-nous de ravissantes soirées... Le matin, on
-<i>menait la vie de château</i>... liberté entière jusqu'à trois heures.
-Alors on se réunissait dans le salon, pour travailler et lire pendant
+plus: elle était si aimable, si charmante, si agréable comme <i>société</i>
+surtout!... Aussi passions-nous de ravissantes soirées... Le matin, on
+<i>menait la vie de château</i>... liberté entière jusqu'à trois heures.
+Alors on se réunissait dans le salon, pour travailler et lire pendant
une heure, et puis on allait se promener.</p>
-<p>Un jour, on remit à ma mère un billet, que lui apportait un domestique
-<i>en livrée</i>: c'était une chose peu commune alors, et ce fut une
-exclamation générale. Le domestique était à cheval, et nous l'avions
+<p>Un jour, on remit à ma mère un billet, que lui apportait un domestique
+<i>en livrée</i>: c'était une chose peu commune alors, et ce fut une
+exclamation générale. Le domestique était à cheval, et nous l'avions
vu entrer dans la cour.</p>
-<p>&mdash;Ah! mon Dieu, dit ma mère, après avoir lu son billet, comment se
+<p>&mdash;Ah! mon Dieu, dit ma mère, après avoir lu son billet, comment se
fait-il que madame de La Tour soit notre voisine?...</p>
-<p>Et voilà ma mère relisant son billet et renouvelant ses exclamations.</p>
+<p>Et voilà ma mère relisant son billet et renouvelant ses exclamations.</p>
-<p>Ce billet était de madame la comtesse de La Tour, s&oelig;ur de madame la
-duchesse de Polignac<a id="footnotetag119" name="footnotetag119"></a><a href="#footnote119" title="Go to footnote 119"><span class="smaller">[119]</span></a>. Ma mère l'avait beaucoup connue, et la
-voyait souvent <span class="pagenum"><a id="page332" name="page332"></a>(p. 332)</span> avant la Révolution. Elle rentrait de
-l'émigration. Se trouvant à Bièvre, chez madame la marquise de
-Montesson, qui occupait le château, elle demandait à ma mère la
-permission de m'être présentée et de venir la voir.</p>
+<p>Ce billet était de madame la comtesse de La Tour, s&oelig;ur de madame la
+duchesse de Polignac<a id="footnotetag119" name="footnotetag119"></a><a href="#footnote119" title="Go to footnote 119"><span class="smaller">[119]</span></a>. Ma mère l'avait beaucoup connue, et la
+voyait souvent <span class="pagenum"><a id="page332" name="page332"></a>(p. 332)</span> avant la Révolution. Elle rentrait de
+l'émigration. Se trouvant à Bièvre, chez madame la marquise de
+Montesson, qui occupait le château, elle demandait à ma mère la
+permission de m'être présentée et de venir la voir.</p>
<p>&mdash;Ah! mon Dieu! tout de suite, n'est-ce pas, ma fille?</p>
@@ -6876,256 +6834,256 @@ bien recevoir ma vieille amie royaliste!... C'est que malheureusement
tous mes amis le sont.</p>
<p>Junot se leva et alla lui baiser ses deux petites mains d'enfant, en
-lui assurant qu'il était heureux et fier de lui obéir en tout... Il
-adorait sa belle-mère... mais il n'ignorait, au reste, aucun bon
-sentiment, et tout aussitôt qu'on lui présentait une noble démarche,
-une bonne action, il semblait qu'on ne fît que le lui rappeler.</p>
-
-<p>Madame de Montesson, qui était venue habiter le château de Bièvre,
-était la veuve de M. le duc d'Orléans, père de celui qui a péri dans
-la Révolution. L'abbé de Saint-Phar, l'abbé de Saint-Albin, qui
-venaient chez ma mère, ne nous l'avaient pas fait connaître en beau.
+lui assurant qu'il était heureux et fier de lui obéir en tout... Il
+adorait sa belle-mère... mais il n'ignorait, au reste, aucun bon
+sentiment, et tout aussitôt qu'on lui présentait une noble démarche,
+une bonne action, il semblait qu'on ne fît que le lui rappeler.</p>
+
+<p>Madame de Montesson, qui était venue habiter le château de Bièvre,
+était la veuve de M. le duc d'Orléans, père de celui qui a péri dans
+la Révolution. L'abbé de Saint-Phar, l'abbé de Saint-Albin, qui
+venaient chez ma mère, ne nous l'avaient pas fait connaître en beau.
Je la rencontrais quelquefois chez madame Bonaparte, aux Tuileries;
-elle <span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> y venait déjeuner. Alors le premier Consul était pour
+elle <span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> y venait déjeuner. Alors le premier Consul était pour
elle comme <i>je ne l'ai jamais vu</i> pour aucune femme. Pourquoi? je
-l'ignore. Je crois qu'à cette époque il avait des opinions
-très-erronées sur le faubourg Saint-Germain. Il le <i>connaissait peu</i>,
-et madame de Montesson, veuve du duc d'Orléans, lui semblait une
-princesse du sang royal de France!... Il n'en était rien.</p>
-
-<p>Madame de Montesson venait de louer le château de Bièvre pour l'été:
-c'était une charmante habitation, petite, mais commode, et puis dans
-une ravissante situation. Madame de Montesson était là avec madame
+l'ignore. Je crois qu'à cette époque il avait des opinions
+très-erronées sur le faubourg Saint-Germain. Il le <i>connaissait peu</i>,
+et madame de Montesson, veuve du duc d'Orléans, lui semblait une
+princesse du sang royal de France!... Il n'en était rien.</p>
+
+<p>Madame de Montesson venait de louer le château de Bièvre pour l'été:
+c'était une charmante habitation, petite, mais commode, et puis dans
+une ravissante situation. Madame de Montesson était là avec madame
Robadet, sa dame de compagnie, madame de La Tour, mademoiselle de La
-Tour, dont la noble conscience se trouvait mal à l'aise de cette
-demi-dépendance... plusieurs autres femmes... la belle madame
-d'Ambert, madame la princesse de Guémené, la princesse de
+Tour, dont la noble conscience se trouvait mal à l'aise de cette
+demi-dépendance... plusieurs autres femmes... la belle madame
+d'Ambert, madame la princesse de Guémené, la princesse de
Rohan-Rochefort, madame de Fleury<a id="footnotetag120" name="footnotetag120"></a><a href="#footnote120" title="Go to footnote 120"><span class="smaller">[120]</span></a>, madame de Boufflers, madame de
-Valence, petite-nièce de madame de Montesson. (Madame de Genlis
-revenait alors, je crois, de l'émigration et était en froid avec sa
-tante; elle ne vint pas cette année à Bièvre.) Quant aux hommes,
-c'étaient M. de Valence, M. de Narbonne, M. de Calonne, que je vis
-pour la première fois, avec <span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span> une curiosité d'enfant... presque
+Valence, petite-nièce de madame de Montesson. (Madame de Genlis
+revenait alors, je crois, de l'émigration et était en froid avec sa
+tante; elle ne vint pas cette année à Bièvre.) Quant aux hommes,
+c'étaient M. de Valence, M. de Narbonne, M. de Calonne, que je vis
+pour la première fois, avec <span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span> une curiosité d'enfant... presque
tout le corps diplomatique<a id="footnotetag121" name="footnotetag121"></a><a href="#footnote121" title="Go to footnote 121"><span class="smaller">[121]</span></a>... et puis beaucoup d'artistes et de
-littérateurs...</p>
+littérateurs...</p>
-<p>À peine le petit billet que j'écrivis pour ma mère à madame de La Tour
-était-il parti, que nous la vîmes arriver, courant au lieu de marcher,
-pour embrasser plus tôt ma mère... Elle la retrouvait toujours
-belle...; cependant ma mère souffrait déjà bien!... Pauvre mère!...
-mais elle était si belle et si gracieuse!...</p>
+<p>À peine le petit billet que j'écrivis pour ma mère à madame de La Tour
+était-il parti, que nous la vîmes arriver, courant au lieu de marcher,
+pour embrasser plus tôt ma mère... Elle la retrouvait toujours
+belle...; cependant ma mère souffrait déjà bien!... Pauvre mère!...
+mais elle était si belle et si gracieuse!...</p>
-<p>&mdash;Oui, sans doute, je conduirai Laure à madame de Montesson, dit-elle
-aussitôt qu'on lui eut exprimé le désir de madame de Montesson de me
-voir... et dès demain... Et pourquoi pas ce soir? dit-elle avec sa
-vivacité ordinaire.</p>
+<p>&mdash;Oui, sans doute, je conduirai Laure à madame de Montesson, dit-elle
+aussitôt qu'on lui eut exprimé le désir de madame de Montesson de me
+voir... et dès demain... Et pourquoi pas ce soir? dit-elle avec sa
+vivacité ordinaire.</p>
-<p>Et une demi-heure n'était pas écoulée que nous étions dans le salon de
-madame de Montesson, qui me prodigua toutes ses grâces et fut vraiment
+<p>Et une demi-heure n'était pas écoulée que nous étions dans le salon de
+madame de Montesson, qui me prodigua toutes ses grâces et fut vraiment
coquette pour moi.</p>
-<p>Le fond habituel de la société de madame de Montesson était agréable.
-Il l'était d'abord par <span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span> elle-même. Madame de Genlis a fait de
-sa tante un portrait totalement faux...: elle a représenté madame de
-Montesson comme une personne nulle, d'une finesse plutôt gauche
-qu'habile et sans agrément dans l'esprit. Tout cela n'est pas vrai: je
-ne crois pas que madame de Montesson fût bonne, tout au contraire;
-mais elle était fine, adroite, et je n'en veux pour preuve que les
-résultats. Sans doute madame de Genlis a eu à se plaindre de sa tante;
-c'est un fait étranger à ce qui nous occupe, c'est-à-dire à ce que
-madame de Montesson pouvait donner d'agrément dans son intérieur et
-dans sa société. Je lui ai toujours connu une excellente maison, bien
-tenue, et beaucoup de considération, qui peut-être n'était pas méritée
-à ce degré où elle l'avait portée, mais voilà tout; quant à ses
-agréments, ils étaient positifs.</p>
-
-<p>Nous demeurâmes assez tard pour cette première visite; il y avait du
-monde, et la conversation était générale. L'abbé Delille venait de
+<p>Le fond habituel de la société de madame de Montesson était agréable.
+Il l'était d'abord par <span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span> elle-même. Madame de Genlis a fait de
+sa tante un portrait totalement faux...: elle a représenté madame de
+Montesson comme une personne nulle, d'une finesse plutôt gauche
+qu'habile et sans agrément dans l'esprit. Tout cela n'est pas vrai: je
+ne crois pas que madame de Montesson fût bonne, tout au contraire;
+mais elle était fine, adroite, et je n'en veux pour preuve que les
+résultats. Sans doute madame de Genlis a eu à se plaindre de sa tante;
+c'est un fait étranger à ce qui nous occupe, c'est-à-dire à ce que
+madame de Montesson pouvait donner d'agrément dans son intérieur et
+dans sa société. Je lui ai toujours connu une excellente maison, bien
+tenue, et beaucoup de considération, qui peut-être n'était pas méritée
+à ce degré où elle l'avait portée, mais voilà tout; quant à ses
+agréments, ils étaient positifs.</p>
+
+<p>Nous demeurâmes assez tard pour cette première visite; il y avait du
+monde, et la conversation était générale. L'abbé Delille venait de
partir; il avait dit des vers avec un charme ravissant, me dit madame
de Montesson.</p>
<p>&mdash;Connaissez-vous cet homme? me dit-elle, en me montrant un homme d'un
-extérieur simple, appuyé contre la porte du jardin, et regardant avec
-attention un grand vase de magnifique porcelaine de Sèvres, rempli
+extérieur simple, appuyé contre la porte du jardin, et regardant avec
+attention un grand vase de magnifique porcelaine de Sèvres, rempli
des fleurs les plus suaves et les <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span> plus admirables par leurs
riches couleurs. Je ne connaissais pas l'homme qu'elle me montrait; je
le lui dis.</p>
<p>&mdash;C'est Van-Spandonck, me dit-elle. Regardez-le bien! c'est le
-meilleur des hommes, aussi naturel qu'il est habile. C'est mon maître,
+meilleur des hommes, aussi naturel qu'il est habile. C'est mon maître,
ajouta-t-elle en souriant.</p>
-<p>Je la regardai en souriant à mon tour, car, après tout, elle avait
+<p>Je la regardai en souriant à mon tour, car, après tout, elle avait
soixante-dix ans. Elle comprit mon regard.</p>
-<p>&mdash;Pourquoi pas? dit-elle répondant à ma pensée muette!... et quand
-l'âme est jeune, que les goûts sont aussi vifs, les impressions sont
-aussi fraîches, pourquoi frapper tout cela de veuvage? Serait-ce donc
-pour satisfaire à un sot préjugé; mais nous sommes plus sottes que
-lui. C'est déjà bien assez que nous lui fassions d'autres sacrifices,
-à ce monde stupide et méchant, sans aller encore lui immoler nos
+<p>&mdash;Pourquoi pas? dit-elle répondant à ma pensée muette!... et quand
+l'âme est jeune, que les goûts sont aussi vifs, les impressions sont
+aussi fraîches, pourquoi frapper tout cela de veuvage? Serait-ce donc
+pour satisfaire à un sot préjugé; mais nous sommes plus sottes que
+lui. C'est déjà bien assez que nous lui fassions d'autres sacrifices,
+à ce monde stupide et méchant, sans aller encore lui immoler nos
penchants les plus purs!... Non, non, laissez-moi vous donner cette
-morale, ma belle petite; madame votre mère ne me désavouera pas.</p>
-
-<p>Madame de Montesson avait eu dans sa jeunesse le goût de dessiner des
-fleurs, mais elle ne l'avait exercé que comme les talents l'étaient à
-cette époque. Ce fut à soixante-six ou sept ans que, rencontrant
-Van-Spandonck, elle reprit son goût pour peindre les fleurs. Bientôt,
-avec ses dispositions et un tel <span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span> maître, elle fit de rapides
-progrès, et en peu de temps elle en vint au point de faire une copie
-de son maître semblable à l'original. J'ai vu d'elle des choses
-admirables. Jusque-là elle n'avait fait que des <i>niaiseries</i>, c'est le
-mot. Ici elle peignait à l'huile et d'après nature<a id="footnotetag122" name="footnotetag122"></a><a href="#footnote122" title="Go to footnote 122"><span class="smaller">[122]</span></a>.</p>
-
-<p>&mdash;C'est le premier Consul qui m'a envoyé ce matin ce vase rempli de
-fleurs de la serre de la Malmaison, me dit-elle en me conduisant près
-de la gerbe embaumée. C'était adorable...</p>
+morale, ma belle petite; madame votre mère ne me désavouera pas.</p>
+
+<p>Madame de Montesson avait eu dans sa jeunesse le goût de dessiner des
+fleurs, mais elle ne l'avait exercé que comme les talents l'étaient à
+cette époque. Ce fut à soixante-six ou sept ans que, rencontrant
+Van-Spandonck, elle reprit son goût pour peindre les fleurs. Bientôt,
+avec ses dispositions et un tel <span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span> maître, elle fit de rapides
+progrès, et en peu de temps elle en vint au point de faire une copie
+de son maître semblable à l'original. J'ai vu d'elle des choses
+admirables. Jusque-là elle n'avait fait que des <i>niaiseries</i>, c'est le
+mot. Ici elle peignait à l'huile et d'après nature<a id="footnotetag122" name="footnotetag122"></a><a href="#footnote122" title="Go to footnote 122"><span class="smaller">[122]</span></a>.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le premier Consul qui m'a envoyé ce matin ce vase rempli de
+fleurs de la serre de la Malmaison, me dit-elle en me conduisant près
+de la gerbe embaumée. C'était adorable...</p>
<p>&mdash;Et moi aussi j'ai une serre, lui dis-je,... et j'aime assez les
fleurs pour y cultiver les plus belles roses... Voulez-vous me
-permettre de vous les apporter moi-même, et, pour le prix de ma
+permettre de vous les apporter moi-même, et, pour le prix de ma
course, je ne demande que la permission de vous voir peindre.</p>
<p>Le lendemain, je lui apportai en effet une collection des plus belles
-fleurs, dont j'avais surveillé moi-même la récolte; il y en avait une
-immense corbeille: c'était ravissant à voir!... Nous la fîmes porter
-sur-le-champ dans le petit salon attenant à la chambre de madame de
-Montesson, où elle peignait pour avoir un beau jour. Elle se mit à
+fleurs, dont j'avais surveillé moi-même la récolte; il y en avait une
+immense corbeille: c'était ravissant à voir!... Nous la fîmes porter
+sur-le-champ dans le petit salon attenant à la chambre de madame de
+Montesson, où elle peignait pour avoir un beau jour. Elle se mit à
<span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> l'&oelig;uvre sur-le-champ pour esquisser les fleurs et les
-principales teintes dans la pureté de leur coloris.</p>
+principales teintes dans la pureté de leur coloris.</p>
-<p>Madame de Montesson avait été charmante, et on le voyait bien encore,
-quoiqu'elle eût à cette époque soixante-huit ans!... Jamais je n'ai
-rencontré une vieille femme plus propre et plus soignée. À quelque
-heure qu'on fût chez elle, une fois midi sonné à la campagne et deux
-heures à Paris, on était sûr de la trouver habillée et en toilette
+<p>Madame de Montesson avait été charmante, et on le voyait bien encore,
+quoiqu'elle eût à cette époque soixante-huit ans!... Jamais je n'ai
+rencontré une vieille femme plus propre et plus soignée. À quelque
+heure qu'on fût chez elle, une fois midi sonné à la campagne et deux
+heures à Paris, on était sûr de la trouver habillée et en toilette
convenable pour le matin et pour le soir. Le matin elle portait, en
-été, une redingote en percale blanche garnie d'une dentelle ou d'une
-mousseline festonnée. Pas de rubans, si ce n'est celui qui garnissait
-un bonnet monté par mademoiselle Despaux ou bien par Le Roy, mais
-toujours d'une couleur allant à son âge. Sur son front on voyait un
-tour de cheveux qui rappelaient la couleur dont les siens avaient dû
-être autrefois, toujours parfaitement annelés et bien odorants. Jamais
-de pantoufles; toujours des souliers de peau de chèvre ou de prunelle
-noire, et bien attachés <i>en cothurne</i>, comme la mode les faisait alors
-porter. Un très-beau châle de cachemire, soit blanc, noir ou gris,
-remplaçait pour elle le mantelet dont elle avait l'habitude. Ses
-mains, qu'elle avait dû avoir fort jolies, conservaient toujours cette
-fraîcheur de forme que la vieillesse garde rarement... Enfin <span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span>
+été, une redingote en percale blanche garnie d'une dentelle ou d'une
+mousseline festonnée. Pas de rubans, si ce n'est celui qui garnissait
+un bonnet monté par mademoiselle Despaux ou bien par Le Roy, mais
+toujours d'une couleur allant à son âge. Sur son front on voyait un
+tour de cheveux qui rappelaient la couleur dont les siens avaient dû
+être autrefois, toujours parfaitement annelés et bien odorants. Jamais
+de pantoufles; toujours des souliers de peau de chèvre ou de prunelle
+noire, et bien attachés <i>en cothurne</i>, comme la mode les faisait alors
+porter. Un très-beau châle de cachemire, soit blanc, noir ou gris,
+remplaçait pour elle le mantelet dont elle avait l'habitude. Ses
+mains, qu'elle avait dû avoir fort jolies, conservaient toujours cette
+fraîcheur de forme que la vieillesse garde rarement... Enfin <span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span>
madame de Montesson me fit l'effet de Diamantine dans <i>le prince
-Titi</i>. Je crus voir une <i>fée</i>, et à chaque instant je m'attendais à
-voir la fée Diamantine <i>devenir une belle et grande reine
-resplendissante de lumière</i>, comme dit le conte.</p>
+Titi</i>. Je crus voir une <i>fée</i>, et à chaque instant je m'attendais à
+voir la fée Diamantine <i>devenir une belle et grande reine
+resplendissante de lumière</i>, comme dit le conte.</p>
-<p>C'était une chose merveilleuse que de la voir peindre à son âge (et
+<p>C'était une chose merveilleuse que de la voir peindre à son âge (et
des fleurs encore) comme elle le faisait. Elle avait bien peint des
-fleurs dans sa jeunesse, mais c'était sur de l'étoffe. Il y avait même
-un meuble peint par elle dans un petit salon à Seine-Assise. Lorsque
+fleurs dans sa jeunesse, mais c'était sur de l'étoffe. Il y avait même
+un meuble peint par elle dans un petit salon à Seine-Assise. Lorsque
je lui dis que ce meuble existait et qu'on l'avait religieusement
-soigné, elle fut un moment sans pouvoir me parler...&mdash;Non, cette
-femme-là n'est pas une femme artificieuse et méchante, dis-je à ma
-mère et à mon mari le même jour.</p>
+soigné, elle fut un moment sans pouvoir me parler...&mdash;Non, cette
+femme-là n'est pas une femme artificieuse et méchante, dis-je à ma
+mère et à mon mari le même jour.</p>
-<p>&mdash;Voilà bien comme tu es! me dit ma mère; tu veux aller contre
-l'évidence.</p>
+<p>&mdash;Voilà bien comme tu es! me dit ma mère; tu veux aller contre
+l'évidence.</p>
-<p>Ma mère aimait, je ne sais pourquoi, madame de Genlis... elle avait
-des préventions contre madame de Montesson: elles lui étaient données
+<p>Ma mère aimait, je ne sais pourquoi, madame de Genlis... elle avait
+des préventions contre madame de Montesson: elles lui étaient données
par M. de Saint-Phar et M. de Saint-Albin, et puis madame d'Ambert.
-Toutes les fois que ma mère allait au <i>Buisson de Mai</i><a id="footnotetag123" name="footnotetag123"></a><a href="#footnote123" title="Go to footnote 123"><span class="smaller">[123]</span></a>, avant sa
-dernière <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> maladie, elle en revenait toujours plus prévenue
+Toutes les fois que ma mère allait au <i>Buisson de Mai</i><a id="footnotetag123" name="footnotetag123"></a><a href="#footnote123" title="Go to footnote 123"><span class="smaller">[123]</span></a>, avant sa
+dernière <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> maladie, elle en revenait toujours plus prévenue
contre madame de Montesson.</p>
-<p>Le château de Bièvre, qu'elle occupait alors, était l'habitation
-seigneuriale du marquis de Bièvre, cet homme si fameux avec si peu de
-titres à la célébrité; car il avait un esprit fort au-dessus de sa
-réputation, et de celui-là on n'en faisait aucun cas... Madame de
+<p>Le château de Bièvre, qu'elle occupait alors, était l'habitation
+seigneuriale du marquis de Bièvre, cet homme si fameux avec si peu de
+titres à la célébrité; car il avait un esprit fort au-dessus de sa
+réputation, et de celui-là on n'en faisait aucun cas... Madame de
Montesson nous en parlait tout en peignant, et son jugement sur lui
-fut confirmé par M. de Valence et une foule de gens qui tous l'avaient
+fut confirmé par M. de Valence et une foule de gens qui tous l'avaient
connu.</p>
-<p>M. le marquis de Bièvre<a id="footnotetag124" name="footnotetag124"></a><a href="#footnote124" title="Go to footnote 124"><span class="smaller">[124]</span></a> était bien né, disaient les uns, et
-n'avait qu'une <i>savonnette à vilain</i>, disaient les autres... Son
-esprit, tourné à ce genre de rébus appelé <i>calembour</i>, acheva de se
-perdre par la réputation que le mauvais goût du temps lui donna.&mdash;En
+<p>M. le marquis de Bièvre<a id="footnotetag124" name="footnotetag124"></a><a href="#footnote124" title="Go to footnote 124"><span class="smaller">[124]</span></a> était bien né, disaient les uns, et
+n'avait qu'une <i>savonnette à vilain</i>, disaient les autres... Son
+esprit, tourné à ce genre de rébus appelé <i>calembour</i>, acheva de se
+perdre par la réputation que le mauvais goût du temps lui donna.&mdash;En
se voyant <i>fameux</i>, c'est le mot, parmi ses camarades et un certain
-monde dans lequel il régnait, M. de Bièvre devint insupportable, nous
+monde dans lequel il régnait, M. de Bièvre devint insupportable, nous
disait madame de Montesson.</p>
<p>&mdash;On le conduisit chez moi, dit-elle, car on en parlait tant qu'il
-fallait l'avoir vu pour être à la <span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> mode. M. le duc d'Orléans,
+fallait l'avoir vu pour être à la <span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> mode. M. le duc d'Orléans,
qui aimait beaucoup ce genre de plaisanteries, mais avec mesure
-cependant, riait comme un enfant lorsque le marquis de Bièvre vint
+cependant, riait comme un enfant lorsque le marquis de Bièvre vint
lire chez moi l'histoire de la <i>comtesse Tation</i>, et puis celle de la
-<i>fée Lure</i> et de l'<i>ange Lure</i>, son almanach des calembours, enfin une
-foule de pauvretés misérablement prônées. J'ai ri comme les autres en
-l'entendant pour la première fois; mais j'avoue que cette continuelle
+<i>fée Lure</i> et de l'<i>ange Lure</i>, son almanach des calembours, enfin une
+foule de pauvretés misérablement prônées. J'ai ri comme les autres en
+l'entendant pour la première fois; mais j'avoue que cette continuelle
tension d'esprit me fatiguait au point de me faire quitter le salon au
-milieu d'une de ses plus belles histoires du père <i>Hoquet</i>, de l'<i>abbé
-Casse</i>, du <i>père Drix</i> et de l'<i>abbé Vue</i>, qui n'y voyait pas clair.
-L'histoire de ce dernier cependant était fort drôle...</p>
+milieu d'une de ses plus belles histoires du père <i>Hoquet</i>, de l'<i>abbé
+Casse</i>, du <i>père Drix</i> et de l'<i>abbé Vue</i>, qui n'y voyait pas clair.
+L'histoire de ce dernier cependant était fort drôle...</p>
<p class="center">M. MILLIN.</p>
-<p>J'ai été témoin d'un fait qui ne fut pas agréable pour lui, et je
-crois que de quelques jours il ne fut pas empressé de faire des
-calembours. Mon frère Grandmaison était toujours en hostilité avec
-lui, mais il ne le craignait pas. Un jour M. de Bièvre parlait avec
-assez de mauvais goût des gens qui avaient deux noms.</p>
+<p>J'ai été témoin d'un fait qui ne fut pas agréable pour lui, et je
+crois que de quelques jours il ne fut pas empressé de faire des
+calembours. Mon frère Grandmaison était toujours en hostilité avec
+lui, mais il ne le craignait pas. Un jour M. de Bièvre parlait avec
+assez de mauvais goût des gens qui avaient deux noms.</p>
-<p>&mdash;Vous avez bien raison, lui dit mon frère. C'est comme vous, par
-exemple... pourquoi avoir changé votre nom?... À votre place, je me
-serais <span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> appelé le <i>maréchal de Bièvre</i>.&mdash;En entendant Millin,
-tout le monde se mit à rire. Je ne savais pas pourquoi, et tout en
+<p>&mdash;Vous avez bien raison, lui dit mon frère. C'est comme vous, par
+exemple... pourquoi avoir changé votre nom?... À votre place, je me
+serais <span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> appelé le <i>maréchal de Bièvre</i>.&mdash;En entendant Millin,
+tout le monde se mit à rire. Je ne savais pas pourquoi, et tout en
riant comme les autres, je demandai de quoi il s'agissait. Je sus que
-le père de M. de Bièvre s'appelait <i>Maréchal</i>, et qu'il avait pris le
-nom de Bièvre après avoir acheté le château et en être devenu
+le père de M. de Bièvre s'appelait <i>Maréchal</i>, et qu'il avait pris le
+nom de Bièvre après avoir acheté le château et en être devenu
seigneur...</p>
<p class="center">MADAME DE LATOUR.</p>
-<p>J'ai été témoin de la scène dont on a parlé, mais qui était bien plus
-burlesque dans sa vérité... Il dînait ainsi que nous chez madame la
-comtesse Potocka, charmante Polonaise que nous avons tous connue à
-Paris. Il y avait au nombre des invités une femme très-spirituelle,
+<p>J'ai été témoin de la scène dont on a parlé, mais qui était bien plus
+burlesque dans sa vérité... Il dînait ainsi que nous chez madame la
+comtesse Potocka, charmante Polonaise que nous avons tous connue à
+Paris. Il y avait au nombre des invités une femme très-spirituelle,
madame de Vergennes, qui manifesta d'abord une grande admiration pour
-M. de Bièvre; elle écoutait avec une attention perfide tout ce qu'il
-disait, et puis riait à se pâmer. Mais enfin arriva le dîner: il
-fallut bien se résigner alors à parler le langage des humains, et M.
-de Bièvre, qui précisément ce jour-là avait bon appétit, était
-vulgaire au-delà de tout ce qu'on peut dire. Ce fut le moment du
+M. de Bièvre; elle écoutait avec une attention perfide tout ce qu'il
+disait, et puis riait à se pâmer. Mais enfin arriva le dîner: il
+fallut bien se résigner alors à parler le langage des humains, et M.
+de Bièvre, qui précisément ce jour-là avait bon appétit, était
+vulgaire au-delà de tout ce qu'on peut dire. Ce fut le moment du
triomphe de madame de Vergennes... Elle parut chercher le sens du
-premier mot de M. de Bièvre... Elle demeura silencieuse, et
+premier mot de M. de Bièvre... Elle demeura silencieuse, et
paraissant chercher le sens <span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span> de ce qu'il disait, et puis elle
-avouait qu'elle ne comprenait pas. Ce n'était pas seulement pour des
-<i>épinards</i>, c'était <i>tout</i>.&mdash;Je n'entends pas ce que vous voulez dire,
-disait madame de Vergennes... <i>J'ai été me promener!</i>... J'ai été...
-me... pro... mener... et à chaque syllabe elle semblait chercher...</p>
+avouait qu'elle ne comprenait pas. Ce n'était pas seulement pour des
+<i>épinards</i>, c'était <i>tout</i>.&mdash;Je n'entends pas ce que vous voulez dire,
+disait madame de Vergennes... <i>J'ai été me promener!</i>... J'ai été...
+me... pro... mener... et à chaque syllabe elle semblait chercher...</p>
-<p>&mdash;Mais, madame, s'écriait M. de Bièvre, j'ai été me promener, et voilà
+<p>&mdash;Mais, madame, s'écriait M. de Bièvre, j'ai été me promener, et voilà
tout...</p>
-<p>&mdash;Voilà tout! répétait madame de Vergennes... Eh bien! par exemple,
-voilà la première fois que je vous vois de cette force-là!... Vous
-êtes ce soir un sphinx véritable...</p>
+<p>&mdash;Voilà tout! répétait madame de Vergennes... Eh bien! par exemple,
+voilà la première fois que je vous vois de cette force-là!... Vous
+êtes ce soir un sphinx véritable...</p>
-<p>Le jeu dura de cette manière tout le temps du dîner. Jamais on ne vit
-un homme plus attrapé que M. de Bièvre; il était au moment d'en
+<p>Le jeu dura de cette manière tout le temps du dîner. Jamais on ne vit
+un homme plus attrapé que M. de Bièvre; il était au moment d'en
pleurer... Mais il prit madame de Vergennes dans la plus belle
-aversion depuis ce jour-là.</p>
+aversion depuis ce jour-là.</p>
<p class="center">M. MILLIN.</p>
-<p>C'était un homme qui valait bien mieux que sa réputation... Il était
-sérieux, même de sa nature; c'est la faute de son temps s'il a eu un
+<p>C'était un homme qui valait bien mieux que sa réputation... Il était
+sérieux, même de sa nature; c'est la faute de son temps s'il a eu un
si mauvais esprit. Pourquoi rire de ses sottises? on l'encourageait.
-Je dirai comme Alceste: C'est vous qui le poussez à mal dire.</p>
+Je dirai comme Alceste: C'est vous qui le poussez à mal dire.</p>
<p class="center"><span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> MADAME DE MONTESSON, souriant.</p>
-<p>Vous êtes bien sévère aujourd'hui, mon ami: pourquoi nous accuser des
-fautes de M. de Bièvre? Sans doute, nous avons ri de ce qu'il disait,
-mais c'était à son bon goût à discerner la vraie louange de la
+<p>Vous êtes bien sévère aujourd'hui, mon ami: pourquoi nous accuser des
+fautes de M. de Bièvre? Sans doute, nous avons ri de ce qu'il disait,
+mais c'était à son bon goût à discerner la vraie louange de la
raillerie <i>complimenteuse</i>... Est-ce nous qui lui avons fait arranger
son parc en calembours?</p>
@@ -7142,75 +7100,75 @@ son parc en calembours?</p>
<p>Ni moi non plus, ni Fanny!... Qu'est-ce donc qu'il a, ce parc?</p>
<p class="center">MADAME DE MONTESSON, se levant en tenant toujours sa palette et
- son bâton de chevalet, et parlant en regardant en perspective ses
- belles fleurs terminées.</p>
+ son bâton de chevalet, et parlant en regardant en perspective ses
+ belles fleurs terminées.</p>
-<p>Eh bien! je suis précisément un peu fatiguée, je veux prendre l'air;
-nous allons parcourir le parc et <i>les communs</i> du château, car, <i>eux</i>
+<p>Eh bien! je suis précisément un peu fatiguée, je veux prendre l'air;
+nous allons parcourir le parc et <i>les communs</i> du château, car, <i>eux</i>
aussi, ils ont leur part dans la distribution d'esprit.</p>
-<p>Tout en parlant, madame de Montesson avait détaché un grand tablier
-de taffetas vert et des bouts de <span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> manches en même pour
-préserver sa robe blanche, dont l'éblouissante neige était toujours
+<p>Tout en parlant, madame de Montesson avait détaché un grand tablier
+de taffetas vert et des bouts de <span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> manches en même pour
+préserver sa robe blanche, dont l'éblouissante neige était toujours
l'objet de mon admiration... Elle demanda un chapeau de paille, un
parasol, qui ne s'appelait pas encore une <i>ombrelle</i>, et nous nous
-mîmes en marche sous les ravissants ombrages du parc de Bièvre,
+mîmes en marche sous les ravissants ombrages du parc de Bièvre,
conduites par madame de Montesson.</p>
-<p>Le parc du château de Bièvre et toutes ses dépendances appartenaient
-alors à madame Paulze, veuve d'un receveur-général des finances dont
-le nom était fort connu. Elle louait cette propriété, quoique riche
-encore. Sa mère avait une autre terre fort belle, appelée la
-Cour-Roland, et située sur le sommet de la montagne, en allant à
-Versailles et à Jouy.</p>
-
-<p>Le parc de Bièvre était ravissant dans le moment de l'année où nous
-étions alors... Il était humide, et la <i>Bièvre</i>, qui le traversait et
-lui donnait ses eaux, entretenait une fraîcheur peut-être mauvaise
-pour les habitants du château, mais très-salutaire aux arbres et aux
-prairies. Tout y était d'un vert frais qu'on ne voyait que dans cette
-vallée enchanteresse. Les lilas et leurs grappes pourprées, les
-ébéniers aux rameaux d'or, les boules-de-neige, les rosiers, les
-épines roses et blanches, une foule d'arbres et d'arbustes
-odoriférants, rendaient cette retraite un lieu de délices. Mon parc
-était moins <span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> grand, mais plus soigné que celui de Bièvre<a id="footnotetag125" name="footnotetag125"></a><a href="#footnote125" title="Go to footnote 125"><span class="smaller">[125]</span></a>.</p>
-
-<p>Madame de Montesson nous conduisit par une longue allée de lilas
-encore fleuris jusqu'au bord d'un petit lac sur les eaux duquel était
-une petite flotte composée de quelques bateaux. Sur le vaisseau-amiral
-était une devise dont j'ai oublié jusqu'au sens. C'est mal à moi; mais
-j'ai toutes les mémoires, excepté celle du calembour, genre d'esprit
-que j'ai en aversion. Les eaux du lac étaient verdâtres, qualité peu
-agréable pour l'ornement d'un parc aussi beau, du reste, par ses
-ombrages. En nous éloignant du lac, nous entrâmes dans une <i>forêt</i> de
-sapins dont l'ombre mystérieuse avait engagé M. de Bièvre à en faire
-un lieu propre à tout ce que pouvait promettre une retraite aussi
-solitaire, et dans un rond assez bien entouré de talus recouverts de
-gazon dans lequel on avait semé une quantité de violettes et de
-pensées sauvages, on voyait six ifs plantés symétriquement.</p>
-
-<p>&mdash;Nous voici, dit madame de Montesson, dans l'endroit <i>décisif</i> (des
-six ifs)... Comment trouvez-vous le jeu de mots?... Junot se prit à
-rire... je me fâchai: lui si spirituel! dont l'esprit surtout avait
-une élégance <i>innée</i>, et non pas inculquée par cette <span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span>
-éducation qui souvent fait mentir les plus nobles natures!... Madame
-de Montesson riait de ma colère...&mdash;Ménagez-vous, me dit-elle, car
+<p>Le parc du château de Bièvre et toutes ses dépendances appartenaient
+alors à madame Paulze, veuve d'un receveur-général des finances dont
+le nom était fort connu. Elle louait cette propriété, quoique riche
+encore. Sa mère avait une autre terre fort belle, appelée la
+Cour-Roland, et située sur le sommet de la montagne, en allant à
+Versailles et à Jouy.</p>
+
+<p>Le parc de Bièvre était ravissant dans le moment de l'année où nous
+étions alors... Il était humide, et la <i>Bièvre</i>, qui le traversait et
+lui donnait ses eaux, entretenait une fraîcheur peut-être mauvaise
+pour les habitants du château, mais très-salutaire aux arbres et aux
+prairies. Tout y était d'un vert frais qu'on ne voyait que dans cette
+vallée enchanteresse. Les lilas et leurs grappes pourprées, les
+ébéniers aux rameaux d'or, les boules-de-neige, les rosiers, les
+épines roses et blanches, une foule d'arbres et d'arbustes
+odoriférants, rendaient cette retraite un lieu de délices. Mon parc
+était moins <span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> grand, mais plus soigné que celui de Bièvre<a id="footnotetag125" name="footnotetag125"></a><a href="#footnote125" title="Go to footnote 125"><span class="smaller">[125]</span></a>.</p>
+
+<p>Madame de Montesson nous conduisit par une longue allée de lilas
+encore fleuris jusqu'au bord d'un petit lac sur les eaux duquel était
+une petite flotte composée de quelques bateaux. Sur le vaisseau-amiral
+était une devise dont j'ai oublié jusqu'au sens. C'est mal à moi; mais
+j'ai toutes les mémoires, excepté celle du calembour, genre d'esprit
+que j'ai en aversion. Les eaux du lac étaient verdâtres, qualité peu
+agréable pour l'ornement d'un parc aussi beau, du reste, par ses
+ombrages. En nous éloignant du lac, nous entrâmes dans une <i>forêt</i> de
+sapins dont l'ombre mystérieuse avait engagé M. de Bièvre à en faire
+un lieu propre à tout ce que pouvait promettre une retraite aussi
+solitaire, et dans un rond assez bien entouré de talus recouverts de
+gazon dans lequel on avait semé une quantité de violettes et de
+pensées sauvages, on voyait six ifs plantés symétriquement.</p>
+
+<p>&mdash;Nous voici, dit madame de Montesson, dans l'endroit <i>décisif</i> (des
+six ifs)... Comment trouvez-vous le jeu de mots?... Junot se prit à
+rire... je me fâchai: lui si spirituel! dont l'esprit surtout avait
+une élégance <i>innée</i>, et non pas inculquée par cette <span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span>
+éducation qui souvent fait mentir les plus nobles natures!... Madame
+de Montesson riait de ma colère...&mdash;Ménagez-vous, me dit-elle, car
vous en verrez bien d'autres!...</p>
<p>Nous arrivions alors dans une vaste prairie au bout de laquelle
-j'aperçus un point blanc...</p>
+j'aperçus un point blanc...</p>
<p class="center">MADAME DE MONTESSON.</p>
-<p>Je préviens ces dames que nous allons à la <i>laiterie</i>... Comme la
-promenade est fatigante à cette heure du jour, nous pourrons peut-être
+<p>Je préviens ces dames que nous allons à la <i>laiterie</i>... Comme la
+promenade est fatigante à cette heure du jour, nous pourrons peut-être
y boire du lait.</p>
<p class="center">MADEMOISELLE DE COIGNY.</p>
-<p>Lorsque j'allai en Suisse, mon plus grand plaisir était de boire du
+<p>Lorsque j'allai en Suisse, mon plus grand plaisir était de boire du
lait lorsque j'avais bien chaud. Nous en trouvions toujours
-d'excellent dans les ruisseaux qui sont auprès des cabanes...</p>
+d'excellent dans les ruisseaux qui sont auprès des cabanes...</p>
<p class="center">MADAME DE LATOUR.</p>
@@ -7218,179 +7176,179 @@ d'excellent dans les ruisseaux qui sont auprès des cabanes...</p>
<p class="center">MADEMOISELLE DE COIGNY.</p>
-<p>Oui, le lait est déposé dans des baquets de sapin bien cerclés; on met
-le baquet dans le ruisseau, où il baigne jusqu'à la moitié; on le fixe
+<p>Oui, le lait est déposé dans des baquets de sapin bien cerclés; on met
+le baquet dans le ruisseau, où il baigne jusqu'à la moitié; on le fixe
avec plusieurs pierres, on le couvre avec une large ardoise, et le
-voyageur trouve à tout moment un <span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> lait savoureux et parfumé,
-même en l'absence des maîtres du chalet... Il boit quelquefois tout
-leur lait; mais au retour ils trouvent une pièce d'argent sur la table
-de leur chaumière, et alors ils bénissent l'étranger pour s'être
-arrêté sous leur toit et s'être restauré avec leur lait, comme nous
+voyageur trouve à tout moment un <span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> lait savoureux et parfumé,
+même en l'absence des maîtres du chalet... Il boit quelquefois tout
+leur lait; mais au retour ils trouvent une pièce d'argent sur la table
+de leur chaumière, et alors ils bénissent l'étranger pour s'être
+arrêté sous leur toit et s'être restauré avec leur lait, comme nous
allons le faire avec le lait de madame de Montesson.</p>
-<p>Le fait est qu'il faisait chaud, et nous étions toutes fort altérées.
-Arrivées au bout de la prairie, nous ne vîmes aucune maison, ni rien
-qui annonçât une habitation... rien que ce poteau, qui de notre côté
-ne présentait qu'un poteau au haut duquel était un grand carré blanc.
-Tout-à-coup nous entendons une exclamation très-énergique de la
-marquise de Coigny, s'adressant à Eugène de Beauharnais, qui arrivait
-à l'instant, et qui se mit à rire comme un enfant qu'il était encore,
-en voyant le côté du poteau; nous y courûmes, et il nous fut loisible
-de faire comme lui. Sur le blanc mat du poteau se détachait en noir de
+<p>Le fait est qu'il faisait chaud, et nous étions toutes fort altérées.
+Arrivées au bout de la prairie, nous ne vîmes aucune maison, ni rien
+qui annonçât une habitation... rien que ce poteau, qui de notre côté
+ne présentait qu'un poteau au haut duquel était un grand carré blanc.
+Tout-à-coup nous entendons une exclamation très-énergique de la
+marquise de Coigny, s'adressant à Eugène de Beauharnais, qui arrivait
+à l'instant, et qui se mit à rire comme un enfant qu'il était encore,
+en voyant le côté du poteau; nous y courûmes, et il nous fut loisible
+de faire comme lui. Sur le blanc mat du poteau se détachait en noir de
charbon une immense lettre majuscule, un</p>
<p class="center">I</p>
-<p>C'était la <i>lettre I</i> de Bièvre!</p>
+<p>C'était la <i>lettre I</i> de Bièvre!</p>
<p>J'avais chaud, j'avais soif, et je hais les calembours. Qu'on juge de
-ma colère!</p>
+ma colère!</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span> Fanny de Coigny et moi, nous avions l'une pour l'autre un de
-ces attraits qu'on ne peut définir. Je l'aimais pour sa bonne grâce,
-pour son charmant et doux esprit, pour sa tournure distinguée, quoique
-l'on reprochât à sa taille de n'être pas parfaitement droite; je n'en
-sais rien. Je connais bien des femmes à taille d'asperge qui ne me
-plaisent pas autant qu'elle, et la quantité d'hommages déposés à ses
-pieds prouvaient qu'on était de mon avis. Lorsqu'on la connaissait
+ces attraits qu'on ne peut définir. Je l'aimais pour sa bonne grâce,
+pour son charmant et doux esprit, pour sa tournure distinguée, quoique
+l'on reprochât à sa taille de n'être pas parfaitement droite; je n'en
+sais rien. Je connais bien des femmes à taille d'asperge qui ne me
+plaisent pas autant qu'elle, et la quantité d'hommages déposés à ses
+pieds prouvaient qu'on était de mon avis. Lorsqu'on la connaissait
plus intimement, on n'avait plus seulement de l'attrait, mais une
-franche et constante amitié. Nous nous éloignâmes, en nous tenant par
+franche et constante amitié. Nous nous éloignâmes, en nous tenant par
le bras, de cette malencontreuse <i>lettre I</i>, et je crois aussi pour
-éviter une personne qui venait d'arriver et dont les intentions
-n'étaient pas un mystère; mais Fanny ne pouvait ni les partager ni les
-sanctionner, ne connaissant pas la volonté du premier Consul. Sa
-conduite fut admirable dans toutes ces circonstances. Quant à Eugène,
-il en était amoureux comme un fou... Il se mit bien respectueusement à
+éviter une personne qui venait d'arriver et dont les intentions
+n'étaient pas un mystère; mais Fanny ne pouvait ni les partager ni les
+sanctionner, ne connaissant pas la volonté du premier Consul. Sa
+conduite fut admirable dans toutes ces circonstances. Quant à Eugène,
+il en était amoureux comme un fou... Il se mit bien respectueusement à
quelque distance de nous; car il aimait et n'avait que vingt ans!...
-On ne fait jamais la volonté de son c&oelig;ur alors... Nous parcourions
-ainsi, sous des voûtes de fleurs et de feuillage, respirant un air
-embaumé, tout le parc de Bièvre, trouvant à chaque pas de nouveaux
-calembours. Comme j'ai prévenu que je n'ai pas cette sorte <span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span>
-de mémoire, il ne faut pas s'étonner si je ne les rapporte pas tous.</p>
+On ne fait jamais la volonté de son c&oelig;ur alors... Nous parcourions
+ainsi, sous des voûtes de fleurs et de feuillage, respirant un air
+embaumé, tout le parc de Bièvre, trouvant à chaque pas de nouveaux
+calembours. Comme j'ai prévenu que je n'ai pas cette sorte <span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span>
+de mémoire, il ne faut pas s'étonner si je ne les rapporte pas tous.</p>
-<p>L'un d'eux cependant a trouvé grâce devant moi; c'est celui qui était
-sur la porte de l'écurie:</p>
+<p>L'un d'eux cependant a trouvé grâce devant moi; c'est celui qui était
+sur la porte de l'écurie:</p>
<p class="poem10">Honni soit qui mal y pense.<br>
Honni soit qui <i>mal y panse</i>.</p>
-<p class="noindent">avec les armes d'Angleterre et la jarretière. C'est de tous ces
-misérables jeux de mots le moins mauvais.</p>
+<p class="noindent">avec les armes d'Angleterre et la jarretière. C'est de tous ces
+misérables jeux de mots le moins mauvais.</p>
-<p>En rentrant au château, nous trouvâmes des glaces et des
-rafraîchissements de toutes les sortes. Madame de Montesson nous dit
-qu'elle n'avait pas voulu nous donner une seconde représentation de la
-scène du <i>Barmécide et du frère du barbier</i><a id="footnotetag126" name="footnotetag126"></a><a href="#footnote126" title="Go to footnote 126"><span class="smaller">[126]</span></a>... Elle n'avait pas
-besoin de nous le faire remarquer; jamais hospitalité de grande dame
-ne fut plus noblement exercée.</p>
+<p>En rentrant au château, nous trouvâmes des glaces et des
+rafraîchissements de toutes les sortes. Madame de Montesson nous dit
+qu'elle n'avait pas voulu nous donner une seconde représentation de la
+scène du <i>Barmécide et du frère du barbier</i><a id="footnotetag126" name="footnotetag126"></a><a href="#footnote126" title="Go to footnote 126"><span class="smaller">[126]</span></a>... Elle n'avait pas
+besoin de nous le faire remarquer; jamais hospitalité de grande dame
+ne fut plus noblement exercée.</p>
-<p>Je fis la proposition de retourner à l'atelier pour juger de l'effet
+<p>Je fis la proposition de retourner à l'atelier pour juger de l'effet
de l'esquisse... Madame de Montesson me remercia d'un coup d'&oelig;il:
-elle n'osait pas le proposer elle-même. Lorsque nous y entrâmes, une
-vapeur embaumée vint nous envelopper, et un cri d'admiration échappa à
-tous ceux qui m'avaient précédée; car, auteur de la surprise,
-<span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> je voulais jouir de l'effet sans être sur le lieu de la
-scène...</p>
-
-<p>Pendant l'absence que nous venions de faire, on avait été jusque chez
-moi. J'avais écrit au crayon sur une carte à ma mère de faire couper
-une gerbe de fleurs pour remplacer celles qui étaient fanées. Je
-nommais les arbustes qui étaient encore dans la serre et ceux plus
-avancés qui en étaient dehors... Ma mère, toujours élégante et
-charmante, avait groupé toutes ces fleurs dans un magnifique vase de
-porcelaine qui venait de chez Dagoty et m'avait été donné au jour de
+elle n'osait pas le proposer elle-même. Lorsque nous y entrâmes, une
+vapeur embaumée vint nous envelopper, et un cri d'admiration échappa à
+tous ceux qui m'avaient précédée; car, auteur de la surprise,
+<span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> je voulais jouir de l'effet sans être sur le lieu de la
+scène...</p>
+
+<p>Pendant l'absence que nous venions de faire, on avait été jusque chez
+moi. J'avais écrit au crayon sur une carte à ma mère de faire couper
+une gerbe de fleurs pour remplacer celles qui étaient fanées. Je
+nommais les arbustes qui étaient encore dans la serre et ceux plus
+avancés qui en étaient dehors... Ma mère, toujours élégante et
+charmante, avait groupé toutes ces fleurs dans un magnifique vase de
+porcelaine qui venait de chez Dagoty et m'avait été donné au jour de
l'an rempli de fleurs artificielles de madame Roux. Ce vase ainsi
-garni était la plus délicieuse chose à contempler... Les fleurs
-n'étaient plus les mêmes, mais <i>leurs teintes</i> restaient: c'était
+garni était la plus délicieuse chose à contempler... Les fleurs
+n'étaient plus les mêmes, mais <i>leurs teintes</i> restaient: c'était
l'essentiel...</p>
-<p>Nous nous mîmes en cercle de nouveau autour de madame de Montesson, et
-l'entretien fut général. Jamais je n'ai passé de plus gracieuses
-heures que celles qui s'écoulèrent dans cette journée pour moi... Il y
+<p>Nous nous mîmes en cercle de nouveau autour de madame de Montesson, et
+l'entretien fut général. Jamais je n'ai passé de plus gracieuses
+heures que celles qui s'écoulèrent dans cette journée pour moi... Il y
avait d'abord madame de Coigny, avec son spirituel et mordant esprit;
-sa fille, avec son charme et sa grâce innés, son visage doux entouré
-de boucles blondes, qui était pour moi une amie que j'aurais encore
+sa fille, avec son charme et sa grâce innés, son visage doux entouré
+de boucles blondes, qui était pour moi une amie que j'aurais encore
aujourd'hui, j'en suis certaine, si elle existait toujours... Millin,
-qui alors n'avait pas cette morgue d'une science qu'on lui a disputée
-depuis, et qui <span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span> était tout simplement un homme; M. Suard, avec
-ses histoires du temps passé;... M. de Choiseul; madame de Guémené,
-qui avec sa gourmandise était bien amusante: elle me donna ce jour-là
-d'une poudre de cachou préparée pour mettre dans le café, qui en
+qui alors n'avait pas cette morgue d'une science qu'on lui a disputée
+depuis, et qui <span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span> était tout simplement un homme; M. Suard, avec
+ses histoires du temps passé;... M. de Choiseul; madame de Guémené,
+qui avec sa gourmandise était bien amusante: elle me donna ce jour-là
+d'une poudre de cachou préparée pour mettre dans le café, qui en
faisait une chose exquise!... M. de Saint-Phar et M. de Saint-Albin,
-qui n'avaient peut-être aucune spécialité d'esprit, mais qui étaient
+qui n'avaient peut-être aucune spécialité d'esprit, mais qui étaient
amusants alors, parce qu'ils avaient beaucoup vu de bonnes choses et
les racontaient bien;... un homme d'un esprit ravissant, M. de
-Sainte-Foix;... et puis le bon Lavaupalière;... une Anglaise, qui
-avait, je crois, déjà le château pour l'année suivante, milady
-Clavering, amie dès ce temps-là de M. de Las Cases, qui était aussi
-tournoyant dans quelque petit cercle inconnu comme un Ariel à venir...
-que serait-il devenu si l'on avait prévu sa gloire future?... tout ce
-monde circulait autour de madame de Montesson, et puis c'était la
-personne la plus charmante de toutes... c'était sa nièce, madame de
+Sainte-Foix;... et puis le bon Lavaupalière;... une Anglaise, qui
+avait, je crois, déjà le château pour l'année suivante, milady
+Clavering, amie dès ce temps-là de M. de Las Cases, qui était aussi
+tournoyant dans quelque petit cercle inconnu comme un Ariel à venir...
+que serait-il devenu si l'on avait prévu sa gloire future?... tout ce
+monde circulait autour de madame de Montesson, et puis c'était la
+personne la plus charmante de toutes... c'était sa nièce, madame de
Valence! son charmant visage, la distinction de sa tournure et de ses
-manières, son esprit si naturel, auquel on semblait d'autant plus
-rendre hommage en raison de celui apprêté de sa mère... Madame de
-Valence était une bien aimable et bien charmante femme... Je ne
-pouvais le lui témoigner comme je le sentais dans mon esprit,
-<span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span> mais elle a toujours dû le voir. M. de Valence n'était pas
-encore ennuyeux comme il l'est devenu depuis; il était même spirituel
+manières, son esprit si naturel, auquel on semblait d'autant plus
+rendre hommage en raison de celui apprêté de sa mère... Madame de
+Valence était une bien aimable et bien charmante femme... Je ne
+pouvais le lui témoigner comme je le sentais dans mon esprit,
+<span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span> mais elle a toujours dû le voir. M. de Valence n'était pas
+encore ennuyeux comme il l'est devenu depuis; il était même spirituel
alors, et le prince de Nassau, qui m'honorait d'une grande attention,
-me disait que M. de Valence avait été un homme dont le mérite n'avait
-<i>jamais</i> été contesté.</p>
+me disait que M. de Valence avait été un homme dont le mérite n'avait
+<i>jamais</i> été contesté.</p>
<p>&mdash;<i>Jamais?</i> lui dis-je.&mdash;<i>Jamais.</i>&mdash;C'est bien fort. Je ne suis qu'une
-enfant, mais je commencerai bien certainement la défaite de cette
+enfant, mais je commencerai bien certainement la défaite de cette
gloire imaginaire.</p>
-<p>M. de Nassau hocha la tête.&mdash;C'était encore un bon faiseur de contes
-que celui-là...</p>
+<p>M. de Nassau hocha la tête.&mdash;C'était encore un bon faiseur de contes
+que celui-là...</p>
-<p>M. de Talleyrand n'était pas encore l'heureux époux de madame Grant à
-cette époque.&mdash;Madame Grant était une belle personne, ayant encore de
+<p>M. de Talleyrand n'était pas encore l'heureux époux de madame Grant à
+cette époque.&mdash;Madame Grant était une belle personne, ayant encore de
beaux cheveux blonds, de beaux yeux bleus, et tout ce qui fait plaire
-à un esprit qui se repose... M. de Talleyrand n'était pas ce jour-là à
-Bièvre...</p>
-
-<p>Le soir, on lut une comédie de madame de Montesson, intitulée <i>la
-Rentrée de l'Exilé</i>... Ce fut M. de Valence qui lut, et qui lut
-admirablement; son organe était sonore, plein et très-assuré... La
-pièce était parfaitement mauvaise. Il fallut pourtant en dire son
-avis. Je tâchai de m'échapper. Je trouve criminel de donner un avis et
+à un esprit qui se repose... M. de Talleyrand n'était pas ce jour-là à
+Bièvre...</p>
+
+<p>Le soir, on lut une comédie de madame de Montesson, intitulée <i>la
+Rentrée de l'Exilé</i>... Ce fut M. de Valence qui lut, et qui lut
+admirablement; son organe était sonore, plein et très-assuré... La
+pièce était parfaitement mauvaise. Il fallut pourtant en dire son
+avis. Je tâchai de m'échapper. Je trouve criminel de donner un avis et
de parler ainsi contre sa conscience: c'est faire errer et faire
-tomber dans un précipice l'auteur, qui peut-être <span class="pagenum"><a id="page354" name="page354"></a>(p. 354)</span> serait le
+tomber dans un précipice l'auteur, qui peut-être <span class="pagenum"><a id="page354" name="page354"></a>(p. 354)</span> serait le
lendemain dans le droit chemin. Je m'esquivai dans le parc.&mdash;Au bout
-d'un moment je fus rejointe par quelqu'un que je reconnus à la voix:
-c'était le comte Louis de Narbonne.</p>
+d'un moment je fus rejointe par quelqu'un que je reconnus à la voix:
+c'était le comte Louis de Narbonne.</p>
<p>&mdash;Et moi aussi, je me sauve, me dit-il.</p>
-<p>&mdash;Laissez-moi, lui répondis-je, vous êtes un perfide ami! a-t-on
-jamais vu donner de l'encensoir par le nez à un auteur comme vous
-l'avez fait tout à l'heure?...</p>
+<p>&mdash;Laissez-moi, lui répondis-je, vous êtes un perfide ami! a-t-on
+jamais vu donner de l'encensoir par le nez à un auteur comme vous
+l'avez fait tout à l'heure?...</p>
-<p>Il se mit à rire:</p>
+<p>Il se mit à rire:</p>
<p>&mdash;Ma pauvre amie, vous ne connaissez pas encore le monde. Il faut le
-ménager, et pour cela, il faut lui mentir en face; que voulez-vous? il
+ménager, et pour cela, il faut lui mentir en face; que voulez-vous? il
est ainsi fait, et nous aussi.</p>
-<p>&mdash;Mais elle est mauvaise, cette pièce!...</p>
+<p>&mdash;Mais elle est mauvaise, cette pièce!...</p>
-<p>&mdash;Je le crois bien, parbleu! dit une voix derrière nous... C'était M.
-de Sainte-Foix... il m'avait effrayée.</p>
+<p>&mdash;Je le crois bien, parbleu! dit une voix derrière nous... C'était M.
+de Sainte-Foix... il m'avait effrayée.</p>
-<p>Mauvaise, dites-vous; elle est détestable...</p>
+<p>Mauvaise, dites-vous; elle est détestable...</p>
<p class="center">MOI.</p>
-<p>Et vous l'avez louée plus que personne!</p>
+<p>Et vous l'avez louée plus que personne!</p>
<p class="center">M. DE SAINTE-FOIX.</p>
<p>Sans doute. Et j'ai fait mon devoir...</p>
-<p>Des pas se firent entendre... c'étaient MM. de Saint-Phar et de
-Saint-Albin... <span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> &mdash;Eh bien! s'écria Saint-Phar à haute voix,
+<p>Des pas se firent entendre... c'étaient MM. de Saint-Phar et de
+Saint-Albin... <span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> &mdash;Eh bien! s'écria Saint-Phar à haute voix,
que dites-vous du chef-d'&oelig;uvre dramatique?... Et ce Valence, qui va
nous mettre du sentiment dans sa diction!... du sentiment! lui... mais
on dit que le premier amour n'a pour rival que le dernier... Qu'en
@@ -7398,21 +7356,21 @@ dis-tu, Narbonne?</p>
<p class="center">LE COMTE LOUIS.</p>
-<p>Je n'en sais ma foi rien, je n'en suis pas encore là...</p>
+<p>Je n'en sais ma foi rien, je n'en suis pas encore là...</p>
-<p>Ils se mirent à rire aux éclats et se parlèrent bas entre eux. J'ai su
+<p>Ils se mirent à rire aux éclats et se parlèrent bas entre eux. J'ai su
depuis ce que voulait dire le mot sur M. de Valence, moi, ainsi que
tout le monde...</p>
<p class="center">M. DE SAINT-ALBIN.</p>
-<p>J'ai entendu de mauvaises pièces d'<i>elle</i>, mais jamais de cette
-force-là...</p>
+<p>J'ai entendu de mauvaises pièces d'<i>elle</i>, mais jamais de cette
+force-là...</p>
<p class="center">M. DE SAINTE-FOIX.</p>
-<p>Avez-vous jamais raconté à madame Junot l'histoire de la pièce et du
-duc d'Orléans?...</p>
+<p>Avez-vous jamais raconté à madame Junot l'histoire de la pièce et du
+duc d'Orléans?...</p>
<p class="center">M. DE NARBONNE.</p>
@@ -7428,633 +7386,633 @@ duc d'Orléans?...</p>
<p class="center">M. DE SAINTE-FOIX.</p>
-<p>Ah! c'est une chose admirable de comique... pas la pièce, au moins, ne
+<p>Ah! c'est une chose admirable de comique... pas la pièce, au moins, ne
vous trompez pas... mais l'aventure. Voici le fait:&mdash;Imaginez-vous que
-madame de Montesson... (Il s'arrêta: il venait d'entendre marcher, et
-c'était une femme.)</p>
+madame de Montesson... (Il s'arrêta: il venait d'entendre marcher, et
+c'était une femme.)</p>
<p class="center">MADAME DE COIGNY.</p>
-<p>Ne vous dérangez pas... c'est moi... Je connais l'histoire, et si par
+<p>Ne vous dérangez pas... c'est moi... Je connais l'histoire, et si par
aventure vous ne vous la rappelez pas bien, je vous aiderai; c'est une
bonne histoire... La connais-tu, Fanny?</p>
-<p>Mademoiselle de Coigny répondit que oui... Et cela se croit: avec sa
-mère la chose était probable... Nous arrivions alors au bord du petit
-lac, la nuit était ravissante, l'air doux, et tout juste ce qu'il
-fallait de clarté pour distinguer le charmant paysage qu'on apercevait
-au travers d'une percée faite dans le bois qui entourait le lac: on
-voyait la vallée tout entière.&mdash;Nous nous assîmes au bord du lac, et
-M. de Sainte-Foix commença.</p>
-
-<p>&mdash;Vous saurez, nous dit-il, qu'un jour M. le duc d'Orléans nous
-convoqua pour le soir, afin d'entendre une comédie de lui... Une
-comédie de <span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> M. le duc d'Orléans! cela parut merveilleux aux
-uns!... impossible aux autres.... et singulier à tout le monde. Quoi
-qu'il en soit, Valençay, qui était le compère de tout ce que faisait
-le prince, nous dit avec un grand sérieux que l'&oelig;uvre était
-sublime. Le mot était fort, mais enfin... On invite des femmes, on
+<p>Mademoiselle de Coigny répondit que oui... Et cela se croit: avec sa
+mère la chose était probable... Nous arrivions alors au bord du petit
+lac, la nuit était ravissante, l'air doux, et tout juste ce qu'il
+fallait de clarté pour distinguer le charmant paysage qu'on apercevait
+au travers d'une percée faite dans le bois qui entourait le lac: on
+voyait la vallée tout entière.&mdash;Nous nous assîmes au bord du lac, et
+M. de Sainte-Foix commença.</p>
+
+<p>&mdash;Vous saurez, nous dit-il, qu'un jour M. le duc d'Orléans nous
+convoqua pour le soir, afin d'entendre une comédie de lui... Une
+comédie de <span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> M. le duc d'Orléans! cela parut merveilleux aux
+uns!... impossible aux autres.... et singulier à tout le monde. Quoi
+qu'il en soit, Valençay, qui était le compère de tout ce que faisait
+le prince, nous dit avec un grand sérieux que l'&oelig;uvre était
+sublime. Le mot était fort, mais enfin... On invite des femmes, on
invite des hommes, on invite deux cents personnes... On arrange la
-table, l'eau sucrée, le flambeau avec l'abat-jour, tout l'attirail. Il
-n'y manquait que l'auteur... Il y vint ma foi! Jusque-là j'avais pris
-la chose pour une plaisanterie... Mais pas du tout... Je vis l'énorme
-personne de M. le duc d'Orléans qui s'avançait, en faisant l'effet
-d'un navire qu'on va mettre à flot, vers sa petite table, avec un
-rouleau gros comme son bras... Cela me fit trembler! une pièce en cinq
-actes!&mdash;Il commence... Il lit... ma foi, ce n'était pas
+table, l'eau sucrée, le flambeau avec l'abat-jour, tout l'attirail. Il
+n'y manquait que l'auteur... Il y vint ma foi! Jusque-là j'avais pris
+la chose pour une plaisanterie... Mais pas du tout... Je vis l'énorme
+personne de M. le duc d'Orléans qui s'avançait, en faisant l'effet
+d'un navire qu'on va mettre à flot, vers sa petite table, avec un
+rouleau gros comme son bras... Cela me fit trembler! une pièce en cinq
+actes!&mdash;Il commence... Il lit... ma foi, ce n'était pas
mal!&mdash;Cependant il y avait des fautes; mais la chose pouvait
-aller.&mdash;Grande admiration alors! Au troisième acte... délire... Au
-cinquième... ah! ma foi, c'était plus que du délire... On n'y tenait
-plus... on se précipite vers M. le duc d'Orléans... Les femmes
+aller.&mdash;Grande admiration alors! Au troisième acte... délire... Au
+cinquième... ah! ma foi, c'était plus que du délire... On n'y tenait
+plus... on se précipite vers M. le duc d'Orléans... Les femmes
l'embrassent, les hommes se prosternent... Je crois que je me suis
-prosterné aussi!... On pleurait... C'était un chamaillis de
-désespéré... M. le duc d'Orléans, hors de lui, se lève... s'agite...
-s'écrie: Mes amis! mes bons amis!... C'est trop! <span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> arrêtez!...
-arrêtez!.... La pièce n'est pas de moi! elle est de cet ange, aussi
+prosterné aussi!... On pleurait... C'était un chamaillis de
+désespéré... M. le duc d'Orléans, hors de lui, se lève... s'agite...
+s'écrie: Mes amis! mes bons amis!... C'est trop! <span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> arrêtez!...
+arrêtez!.... La pièce n'est pas de moi! elle est de cet ange, aussi
modeste que belle et remplie de perfection!</p>
<p>Et il montrait madame de Montesson.</p>
<p>Je ne suis pas assez habile, poursuivit Sainte-Foix, pour vous peindre
-la confusion des louangeurs!... mais la chose était faite... le moyen
-de dire maintenant: C'est une méchante pièce!... C'était impossible.
-Quant à elle, je vous jure qu'elle eut un complet triomphe, même sur
-moi. Je ne me rappelle jamais cette soirée sans honte. Comment ne
-l'ai-je pas devinée!</p>
+la confusion des louangeurs!... mais la chose était faite... le moyen
+de dire maintenant: C'est une méchante pièce!... C'était impossible.
+Quant à elle, je vous jure qu'elle eut un complet triomphe, même sur
+moi. Je ne me rappelle jamais cette soirée sans honte. Comment ne
+l'ai-je pas devinée!</p>
-<p>&mdash;Mais pourquoi ce mystère? demandai-je.</p>
+<p>&mdash;Mais pourquoi ce mystère? demandai-je.</p>
<p class="center">M. DE SAINTE-FOIX.</p>
-<p>&mdash;Ah! voilà la question! je ne le puis dire ni vous non plus.</p>
+<p>&mdash;Ah! voilà la question! je ne le puis dire ni vous non plus.</p>
-<p>Nous retournâmes au château lentement, moi et ceux que madame de
-Montesson appelait ses amis!... J'étais triste... Quelle leçon venait
-de recevoir mon âme de seize ans<a id="footnotetag127" name="footnotetag127"></a><a href="#footnote127" title="Go to footnote 127"><span class="smaller">[127]</span></a>!...</p>
+<p>Nous retournâmes au château lentement, moi et ceux que madame de
+Montesson appelait ses amis!... J'étais triste... Quelle leçon venait
+de recevoir mon âme de seize ans<a id="footnotetag127" name="footnotetag127"></a><a href="#footnote127" title="Go to footnote 127"><span class="smaller">[127]</span></a>!...</p>
<h2><span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> SALON<br>
-DE MADAME DE STAËL<a id="footnotetag128" name="footnotetag128"></a><a href="#footnote128" title="Go to footnote 128"><span class="smaller">[128]</span></a>,<br>
-<span class="smaller">AMBASSADRICE DE SUÈDE.</span></h2>
-
-<p>C'est une des chances les plus heureuses pour une femme littéraire que
-d'avoir à parler de madame de Staël..., cette femme dont le génie a
-jeté de si brillants rayons, non-seulement sur nous, pauvres
-déshéritées de toutes les gloires, mais sur le siècle qui la vit
-naître et celui qui, plus heureux <span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> encore, fut témoin de ses
-succès. Madame de Staël est un de ces êtres que la nature a richement
-dotés: car elle le fut non-seulement par le génie, mais Dieu, en lui
-donnant son intelligence, lui mit au c&oelig;ur cette bonté native, cette
-noblesse de sentiments, cette grandeur dans les pensées qui la firent
+DE MADAME DE STAËL<a id="footnotetag128" name="footnotetag128"></a><a href="#footnote128" title="Go to footnote 128"><span class="smaller">[128]</span></a>,<br>
+<span class="smaller">AMBASSADRICE DE SUÈDE.</span></h2>
+
+<p>C'est une des chances les plus heureuses pour une femme littéraire que
+d'avoir à parler de madame de Staël..., cette femme dont le génie a
+jeté de si brillants rayons, non-seulement sur nous, pauvres
+déshéritées de toutes les gloires, mais sur le siècle qui la vit
+naître et celui qui, plus heureux <span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> encore, fut témoin de ses
+succès. Madame de Staël est un de ces êtres que la nature a richement
+dotés: car elle le fut non-seulement par le génie, mais Dieu, en lui
+donnant son intelligence, lui mit au c&oelig;ur cette bonté native, cette
+noblesse de sentiments, cette grandeur dans les pensées qui la firent
adorer de tout ce qui l'entourait. On sait bien qu'elle fut la femme
-la plus remarquable de son temps; mais tout le monde ne sait peut-être
-pas que madame de Staël avait un c&oelig;ur d'or et qu'elle était bonne,
-mais bonne à être aimée tous les jours davantage dès qu'on l'avait
+la plus remarquable de son temps; mais tout le monde ne sait peut-être
+pas que madame de Staël avait un c&oelig;ur d'or et qu'elle était bonne,
+mais bonne à être aimée tous les jours davantage dès qu'on l'avait
connue.</p>
-<p>Son éducation fut singulière, et peut-être doit-on être surpris que
-cette femme étonnante soit devenue ce qu'elle a été, après avoir été
+<p>Son éducation fut singulière, et peut-être doit-on être surpris que
+cette femme étonnante soit devenue ce qu'elle a été, après avoir été
conduite par une main aussi peu faite pour guider sa jeune et
-brillante intelligence que sa mère. Madame Necker<a id="footnotetag129" name="footnotetag129"></a><a href="#footnote129" title="Go to footnote 129"><span class="smaller">[129]</span></a> avait une
-instruction remarquable, et lorsqu'elle se maria peut-être était-elle
-plus habile que sa fille à cette même époque de sa vie. Son père, M.
+brillante intelligence que sa mère. Madame Necker<a id="footnotetag129" name="footnotetag129"></a><a href="#footnote129" title="Go to footnote 129"><span class="smaller">[129]</span></a> avait une
+instruction remarquable, et lorsqu'elle se maria peut-être était-elle
+plus habile que sa fille à cette même époque de sa vie. Son père, M.
Naaz, ministre protestant dans le pays de Vaud, avait une instruction
-savante; il l'inculqua à sa fille, et madame Necker était une des
-femmes les plus profondément instruites de son temps. Mais, en même
+savante; il l'inculqua à sa fille, et madame Necker était une des
+femmes les plus profondément instruites de son temps. Mais, en même
temps qu'elle recevait de la science, son esprit <span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> recevait des
-opinions, et l'une des plus positives était que tout peut s'acquérir
-par l'étude. Ainsi donc, elle étudiait la société comme elle aurait
-étudié une question littéraire; elle observait tout, réduisait tout en
-système, et tirait alors de tout aussi des inductions et des
-observations qui, pour être toujours finement exprimées, n'étaient pas
-toujours justes. Un grand inconvénient de cette manière d'agir, c'est
-de faire attacher trop de détails aux grandes choses. L'esprit veut
-trouver à tout un point de contact, et il devient métaphysique.</p>
-
-<p>Il faut ajouter à ce que je viens de dire de madame Necker qu'elle
-avait une moralité parfaite et que rien chez elle ne donnait l'idée
-d'une imperfection; elle était dans cette rectitude qui efface
-peut-être ce qui est imparfait, et M. Necker le sentait lorsque
-lui-même disait spirituellement:</p>
-
-<p>Pour que madame Necker fût trouvée parfaitement aimable par le monde,
-il faudrait qu'elle eût quelque chose à se faire pardonner.</p>
-
-<p>Ce n'est pas qu'elle fût sévère; elle était même caressante et
-prévenante dans son accueil, ses yeux bleus étaient doux et gracieux
-dans leur regard, et l'expression pure et angélique, la naïveté même
-de sa physionomie contrastait d'une manière <span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> adorable avec le
-maintien raide et compassé que la contraignait à avoir la triste
+opinions, et l'une des plus positives était que tout peut s'acquérir
+par l'étude. Ainsi donc, elle étudiait la société comme elle aurait
+étudié une question littéraire; elle observait tout, réduisait tout en
+système, et tirait alors de tout aussi des inductions et des
+observations qui, pour être toujours finement exprimées, n'étaient pas
+toujours justes. Un grand inconvénient de cette manière d'agir, c'est
+de faire attacher trop de détails aux grandes choses. L'esprit veut
+trouver à tout un point de contact, et il devient métaphysique.</p>
+
+<p>Il faut ajouter à ce que je viens de dire de madame Necker qu'elle
+avait une moralité parfaite et que rien chez elle ne donnait l'idée
+d'une imperfection; elle était dans cette rectitude qui efface
+peut-être ce qui est imparfait, et M. Necker le sentait lorsque
+lui-même disait spirituellement:</p>
+
+<p>Pour que madame Necker fût trouvée parfaitement aimable par le monde,
+il faudrait qu'elle eût quelque chose à se faire pardonner.</p>
+
+<p>Ce n'est pas qu'elle fût sévère; elle était même caressante et
+prévenante dans son accueil, ses yeux bleus étaient doux et gracieux
+dans leur regard, et l'expression pure et angélique, la naïveté même
+de sa physionomie contrastait d'une manière <span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> adorable avec le
+maintien raide et compassé que la contraignait à avoir la triste
maladie dont elle est morte.</p>
-<p>Je ne parle ici de nouveau de madame Necker que pour dire à quel point
-elle différait avec sa fille, dont la nature de feu avait une
-puissance terrible sur elle-même, et devait plus tard mettre un
-obstacle à la réussite d'une éducation qui ne pouvait manquer d'être
-bizarre, appliquée par une mère comme madame Necker à une fille comme
-madame de Staël. Madame de Staël était toute âme, toute imagination,
-tendresse et pressentiment; tandis que madame Necker n'avait conservé
+<p>Je ne parle ici de nouveau de madame Necker que pour dire à quel point
+elle différait avec sa fille, dont la nature de feu avait une
+puissance terrible sur elle-même, et devait plus tard mettre un
+obstacle à la réussite d'une éducation qui ne pouvait manquer d'être
+bizarre, appliquée par une mère comme madame Necker à une fille comme
+madame de Staël. Madame de Staël était toute âme, toute imagination,
+tendresse et pressentiment; tandis que madame Necker n'avait conservé
aucun instinct de cette nature si brillante et si riche dans sa fille,
-habituée qu'elle avait été par elle-même à tout combattre et à tout
-dominer. Et puis ensuite madame Necker était à la vérité bonne mère,
-mais avant tout elle aimait son mari. Il était le point dominant de
+habituée qu'elle avait été par elle-même à tout combattre et à tout
+dominer. Et puis ensuite madame Necker était à la vérité bonne mère,
+mais avant tout elle aimait son mari. Il était le point dominant de
ses affections: <i>lui</i>, d'abord; et puis le reste venait ensuite...
-C'est donc <i>par devoir</i> qu'elle entreprit, toutefois avec zèle,
-l'éducation de sa fille, enfant unique, fruit de son union avec M.
+C'est donc <i>par devoir</i> qu'elle entreprit, toutefois avec zèle,
+l'éducation de sa fille, enfant unique, fruit de son union avec M.
Necker.</p>
-<p>On pense bien qu'avec sa manie d'appliquer à tout un système, madame
-Necker en eut un pour élever sa fille: ce fut l'opposé de Rousseau.
-Madame Necker pensait, au reste, avec raison que <span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> le système
-de Rousseau menait au matérialisme<a id="footnotetag130" name="footnotetag130"></a><a href="#footnote130" title="Go to footnote 130"><span class="smaller">[130]</span></a>. Voulant le combattre sous
-toutes ses formes, elle prit la route opposée, et fit agir l'esprit
+<p>On pense bien qu'avec sa manie d'appliquer à tout un système, madame
+Necker en eut un pour élever sa fille: ce fut l'opposé de Rousseau.
+Madame Necker pensait, au reste, avec raison que <span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> le système
+de Rousseau menait au matérialisme<a id="footnotetag130" name="footnotetag130"></a><a href="#footnote130" title="Go to footnote 130"><span class="smaller">[130]</span></a>. Voulant le combattre sous
+toutes ses formes, elle prit la route opposée, et fit agir l'esprit
sur l'esprit. Elle avait pour opinion qu'il faut faire entrer dans une
-jeune tête une grande quantité d'idées; l'intelligence les mettra bien
-en ordre ensuite, disait-elle. L'exemple de madame de Staël le
+jeune tête une grande quantité d'idées; l'intelligence les mettra bien
+en ordre ensuite, disait-elle. L'exemple de madame de Staël le
prouverait.</p>
-<p>Mademoiselle Germaine Necker était une enfant charmante, quoiqu'elle
-n'eût pas cette beauté qui avait dû être remarquable dans sa mère...
-Elle était brune, fortement colorée, et offrait surtout l'apparence de
-la plus belle santé; ses grands yeux noirs révélaient déjà ce qu'elle
-devait plus tard prouver à l'Europe, et leur regard parlait de bonne
-heure la langue du génie<a id="footnotetag131" name="footnotetag131"></a><a href="#footnote131" title="Go to footnote 131"><span class="smaller">[131]</span></a>.</p>
+<p>Mademoiselle Germaine Necker était une enfant charmante, quoiqu'elle
+n'eût pas cette beauté qui avait dû être remarquable dans sa mère...
+Elle était brune, fortement colorée, et offrait surtout l'apparence de
+la plus belle santé; ses grands yeux noirs révélaient déjà ce qu'elle
+devait plus tard prouver à l'Europe, et leur regard parlait de bonne
+heure la langue du génie<a id="footnotetag131" name="footnotetag131"></a><a href="#footnote131" title="Go to footnote 131"><span class="smaller">[131]</span></a>.</p>
<p>M. Necker adorait sa fille; il lui parlait avec tendresse, la
-caressait, et lui donnait ainsi tout ce qui lui était refusé du côté
-de sa mère, qui, tout en l'aimant avec amour, ne savait pas revêtir
-son affection <span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> de ces formes douces et tendres qu'une mère
-sait si bien prendre. Souvent ses regards sévères contraignirent M.
-Necker à s'éloigner de sa fille...</p>
+caressait, et lui donnait ainsi tout ce qui lui était refusé du côté
+de sa mère, qui, tout en l'aimant avec amour, ne savait pas revêtir
+son affection <span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> de ces formes douces et tendres qu'une mère
+sait si bien prendre. Souvent ses regards sévères contraignirent M.
+Necker à s'éloigner de sa fille...</p>
-<p>&mdash;Vous défaites mon ouvrage avec votre faiblesse pour Germaine, disait
+<p>&mdash;Vous défaites mon ouvrage avec votre faiblesse pour Germaine, disait
madame Necker.</p>
-<p>Mais Germaine avait une de ces natures qui jamais ne se déforment et
-jamais ne s'altèrent... Elle était aimante, surtout: <i>C'est mon âme
-qui a fait mon esprit</i>, disait-elle, <i>aussitôt que j'ai vu qu'il était
+<p>Mais Germaine avait une de ces natures qui jamais ne se déforment et
+jamais ne s'altèrent... Elle était aimante, surtout: <i>C'est mon âme
+qui a fait mon esprit</i>, disait-elle, <i>aussitôt que j'ai vu qu'il était
en moi un moyen de plus pour attacher</i>.</p>
-<p>Aimer, pour elle c'était la vie; exister, c'était aimer: aussi son
-père et sa mère furent-ils longtemps des dieux pour elle. Sa mère, par
+<p>Aimer, pour elle c'était la vie; exister, c'était aimer: aussi son
+père et sa mère furent-ils longtemps des dieux pour elle. Sa mère, par
sa froideur apparente, concentra la tendresse de Germaine pour elle:
-mais son père en fut aimé avec l'idolâtrie qu'elle aurait eue jadis
-pour le dieu le plus vénéré; elle aima son père avec un sentiment
-indéfinissable: ainsi par exemple, en lui répondant même une
-plaisanterie, ce ne fut jamais sans émotion, et une émotion vive. Que
-de trésors dans cette âme! quelle fête du c&oelig;ur continuelle!...
-Madame de Staël devait être adorée!... Eh bien! avec ce foyer d'amour
-qu'elle avait en elle, elle fut longtemps à ne dire et ne faire que ce
-que ses parents voulaient et désiraient. Son amour filial était sa
-<span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span> vie... Ne quittant jamais sa mère et son père, témoin de tous
+mais son père en fut aimé avec l'idolâtrie qu'elle aurait eue jadis
+pour le dieu le plus vénéré; elle aima son père avec un sentiment
+indéfinissable: ainsi par exemple, en lui répondant même une
+plaisanterie, ce ne fut jamais sans émotion, et une émotion vive. Que
+de trésors dans cette âme! quelle fête du c&oelig;ur continuelle!...
+Madame de Staël devait être adorée!... Eh bien! avec ce foyer d'amour
+qu'elle avait en elle, elle fut longtemps à ne dire et ne faire que ce
+que ses parents voulaient et désiraient. Son amour filial était sa
+<span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span> vie... Ne quittant jamais sa mère et son père, témoin de tous
les entretiens graves et profonds qui se tenaient dans le salon de sa
-mère, mais contrainte d'écouter sans parler, Germaine n'eut pas
+mère, mais contrainte d'écouter sans parler, Germaine n'eut pas
d'enfance, et tant qu'elle ne fut en effet que <i>Germaine</i>, l'enfant
-eut une existence misérable, si l'on veut se reporter à l'époque dont
-je parle et se rappeler quelle âme était dans ce corps d'enfant; en
+eut une existence misérable, si l'on veut se reporter à l'époque dont
+je parle et se rappeler quelle âme était dans ce corps d'enfant; en
voici une preuve:</p>
-<p>Mademoiselle Necker n'avait que dix ans lorsqu'on présenta M. Gibbon
-chez sa mère. Il faut avoir connu M. Gibbon pour avoir une idée de ce
-qui suit. M. Gibbon avait à peine cinq pieds, mais en revanche il
-était sphérique et pouvait avoir au moins dix pieds <i>de circuit</i>,
-comme disait M. de Bièvre:</p>
+<p>Mademoiselle Necker n'avait que dix ans lorsqu'on présenta M. Gibbon
+chez sa mère. Il faut avoir connu M. Gibbon pour avoir une idée de ce
+qui suit. M. Gibbon avait à peine cinq pieds, mais en revanche il
+était sphérique et pouvait avoir au moins dix pieds <i>de circuit</i>,
+comme disait M. de Bièvre:</p>
<p>&mdash;Lorsque j'ai besoin d'exercice, disait-il, je fais trois fois le
tour de M. Gibbon.</p>
-<p>Son ventre était surtout une chose à voir!... Il était enfin aussi
-burlesque qu'on peut l'être<a id="footnotetag132" name="footnotetag132"></a><a href="#footnote132" title="Go to footnote 132"><span class="smaller">[132]</span></a>.</p>
+<p>Son ventre était surtout une chose à voir!... Il était enfin aussi
+burlesque qu'on peut l'être<a id="footnotetag132" name="footnotetag132"></a><a href="#footnote132" title="Go to footnote 132"><span class="smaller">[132]</span></a>.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> Mais Germaine ne l'avait pas vu ainsi: pour cette enfant
-toute âme et tout sentiment, une seule chose avait été visible parmi
-tout ce qui accablait M. Gibbon, c'était l'extrême plaisir que son
-père surtout trouvait à causer avec M. Gibbon; elle imagina un moyen
-de fixer pour toujours M. Gibbon près de ses parents, afin qu'ils
-pussent jouir de la société d'un homme qu'ils paraissaient autant
-aimer, et ce moyen était de l'épouser. Sans doute c'est une
-plaisanterie comique et qui d'abord porte à rire; mais on est
-profondément touché de cette bonté native, de cet instinct sublime de
-l'âme, qui, sans même deviner le sacrifice, ne voit que le bonheur à
-donner à ce qu'elle aime. Jamais je n'ai eu un sourire redoublé pour
+toute âme et tout sentiment, une seule chose avait été visible parmi
+tout ce qui accablait M. Gibbon, c'était l'extrême plaisir que son
+père surtout trouvait à causer avec M. Gibbon; elle imagina un moyen
+de fixer pour toujours M. Gibbon près de ses parents, afin qu'ils
+pussent jouir de la société d'un homme qu'ils paraissaient autant
+aimer, et ce moyen était de l'épouser. Sans doute c'est une
+plaisanterie comique et qui d'abord porte à rire; mais on est
+profondément touché de cette bonté native, de cet instinct sublime de
+l'âme, qui, sans même deviner le sacrifice, ne voit que le bonheur à
+donner à ce qu'elle aime. Jamais je n'ai eu un sourire redoublé pour
cette histoire, mais j'ai eu des larmes du c&oelig;ur.</p>
-<p>J'ai vu dans ce que ses enfants ont écrit de madame de Staël un mot
-charmant: c'est qu'elle a toujours été jeune et n'a jamais été enfant.
-Le seul fait qui caractérisa l'enfance chez elle était cette manie de
+<p>J'ai vu dans ce que ses enfants ont écrit de madame de Staël un mot
+charmant: c'est qu'elle a toujours été jeune et n'a jamais été enfant.
+Le seul fait qui caractérisa l'enfance chez elle était cette manie de
faire des rois et des reines en papier, <span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> et de leur faire
-jouer la comédie ou la tragédie, mais en cachette, car sa mère était
-sévère sur ce point; et la pauvre Germaine ne pouvait se livrer à ce
-plaisir qu'avec un mystère qui redoublait le charme pour l'enfant...
-C'est de là que lui est demeurée cette manie de tourner dans ses
+jouer la comédie ou la tragédie, mais en cachette, car sa mère était
+sévère sur ce point; et la pauvre Germaine ne pouvait se livrer à ce
+plaisir qu'avec un mystère qui redoublait le charme pour l'enfant...
+C'est de là que lui est demeurée cette manie de tourner dans ses
doigts un petit morceau de papier ou bien une branche de feuillage.</p>
-<p>Dans le salon de madame Necker, Germaine y était encore à seize ans
-comme si elle n'en eût eu que six. Un petit tabouret de bois était à
-côté du fauteuil de sa mère: c'était là que la pauvre enfant était
-contrainte de s'asseoir, et de se tenir droite comme si elle eût porté
-un collier de fer. Dès qu'elle entrait, une particularité assez
-singulière c'est qu'il se rendait près d'elle cinq ou six vieilles
-têtes qui lui parlaient avec une déférence qu'elles n'avaient pas
-ailleurs avec une personne de vingt-cinq ans. Une fois, un témoin
+<p>Dans le salon de madame Necker, Germaine y était encore à seize ans
+comme si elle n'en eût eu que six. Un petit tabouret de bois était à
+côté du fauteuil de sa mère: c'était là que la pauvre enfant était
+contrainte de s'asseoir, et de se tenir droite comme si elle eût porté
+un collier de fer. Dès qu'elle entrait, une particularité assez
+singulière c'est qu'il se rendait près d'elle cinq ou six vieilles
+têtes qui lui parlaient avec une déférence qu'elles n'avaient pas
+ailleurs avec une personne de vingt-cinq ans. Une fois, un témoin
raconte que l'un de ces hommes au regard profond, au rare sourire, au
-front élevé et penseur, s'approcha de la jeune fille de onze ans, et
+front élevé et penseur, s'approcha de la jeune fille de onze ans, et
lui prenant les mains les garda longtemps dans les siennes en lui
-parlant avec un sérieux et un plaisir évidemment sentis: cet homme
-était l'abbé Raynal; les autres étaient Thomas, Marmontel, le baron de
-Grimm et La Harpe. À table, où elle dînait toujours, elle ne <span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span>
-parlait jamais, mais elle écoutait avec une attention tellement active
-qu'il était impossible de ne pas dire: Cette jeune fille sera quelque
-jour une personne supérieure.</p>
-
-<p>Une particularité assez remarquable, c'est que madame Necker, avec sa
-rigidité et son abnégation de tout, ait été aussi facile pour le
-spectacle et pour le monde relativement à sa fille... Mademoiselle
-Necker voyait chez sa mère non-seulement beaucoup de monde, mais des
+parlant avec un sérieux et un plaisir évidemment sentis: cet homme
+était l'abbé Raynal; les autres étaient Thomas, Marmontel, le baron de
+Grimm et La Harpe. À table, où elle dînait toujours, elle ne <span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span>
+parlait jamais, mais elle écoutait avec une attention tellement active
+qu'il était impossible de ne pas dire: Cette jeune fille sera quelque
+jour une personne supérieure.</p>
+
+<p>Une particularité assez remarquable, c'est que madame Necker, avec sa
+rigidité et son abnégation de tout, ait été aussi facile pour le
+spectacle et pour le monde relativement à sa fille... Mademoiselle
+Necker voyait chez sa mère non-seulement beaucoup de monde, mais des
hommes dont la conversation forte et puissante avait bien de quoi
-donner à l'esprit d'un enfant une nourriture trop substantielle; celui
-de madame de Staël n'en fut que plus actif et plus tôt développé.
-Cette liberté accordée à son esprit fut précisément ce qui lui fit
-prendre un essor si prématuré: elle composait des portraits, des
+donner à l'esprit d'un enfant une nourriture trop substantielle; celui
+de madame de Staël n'en fut que plus actif et plus tôt développé.
+Cette liberté accordée à son esprit fut précisément ce qui lui fit
+prendre un essor si prématuré: elle composait des portraits, des
extraits, faisait des sortes de feuilletons en revenant du spectacle.
-Ses lectures étaient pour elle autant de drames en action. Clarisse et
-son enlèvement avaient été un événement de sa jeunesse, et c'est
-sûrement elle qui chargea quelqu'un qui partait pour l'Angleterre de
+Ses lectures étaient pour elle autant de drames en action. Clarisse et
+son enlèvement avaient été un événement de sa jeunesse, et c'est
+sûrement elle qui chargea quelqu'un qui partait pour l'Angleterre de
ses compliments pour miss Howe: aussi une de ses amies les plus
-chères, madame Rilliet-Huber, dit-elle fort spirituellement que <i>ce
-qui amusait le plus madame de Staël était ce qui la faisait pleurer</i>.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> Mais cette manière de traiter à la fois le corps et l'âme
-devint funeste à sa santé. Elle souffrit, et bientôt elle fut hors
-d'état de continuer ses études: elle avait alors quatorze ans. Les
-médecins consultés déclarèrent que la campagne pouvait seule lui
-rendre la santé. M. Necker l'y fit conduire, et madame Necker, privée
-de ce pouvoir qu'elle exerçait sur sa fille, trouva un tel
-désappointement dans cette privation que, ne regardant plus sa fille
-comme son ouvrage, elle abandonna la direction immédiate de son
-éducation et la remit à M. Necker.</p>
-
-<p>Ce fut à Saint-Ouen que mademoiselle Necker alla reprendre la santé
-que sa mère lui faisait perdre dans cette éducation studieuse qui la
-tuait; là, une vie toute poétique succéda à celle mortellement
-ennuyeuse qu'elle menait dans le salon de sa mère. Mademoiselle Huber
-et elle, vêtues en nymphes ou en muses, parcouraient les beaux
-ombrages de Saint-Ouen en déclamant des vers, et lisant de cette belle
-prose des contemporains de mademoiselle Necker; elle-même composait
+chères, madame Rilliet-Huber, dit-elle fort spirituellement que <i>ce
+qui amusait le plus madame de Staël était ce qui la faisait pleurer</i>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> Mais cette manière de traiter à la fois le corps et l'âme
+devint funeste à sa santé. Elle souffrit, et bientôt elle fut hors
+d'état de continuer ses études: elle avait alors quatorze ans. Les
+médecins consultés déclarèrent que la campagne pouvait seule lui
+rendre la santé. M. Necker l'y fit conduire, et madame Necker, privée
+de ce pouvoir qu'elle exerçait sur sa fille, trouva un tel
+désappointement dans cette privation que, ne regardant plus sa fille
+comme son ouvrage, elle abandonna la direction immédiate de son
+éducation et la remit à M. Necker.</p>
+
+<p>Ce fut à Saint-Ouen que mademoiselle Necker alla reprendre la santé
+que sa mère lui faisait perdre dans cette éducation studieuse qui la
+tuait; là, une vie toute poétique succéda à celle mortellement
+ennuyeuse qu'elle menait dans le salon de sa mère. Mademoiselle Huber
+et elle, vêtues en nymphes ou en muses, parcouraient les beaux
+ombrages de Saint-Ouen en déclamant des vers, et lisant de cette belle
+prose des contemporains de mademoiselle Necker; elle-même composait
des drames, qu'elle jouait ensuite avec mademoiselle Huber.</p>
-<p>Ce fut alors que M. Necker put apprécier véritablement le charmant
-esprit de sa fille. Idolâtrant son père, mademoiselle Necker lui
-ouvrait tous les trésors de son c&oelig;ur et de son esprit pour charmer
-ses loisirs toutes les fois qu'il venait auprès <span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> d'elle. Ces
-entretiens étaient charmants, mais ils changeaient de nature aussitôt
+<p>Ce fut alors que M. Necker put apprécier véritablement le charmant
+esprit de sa fille. Idolâtrant son père, mademoiselle Necker lui
+ouvrait tous les trésors de son c&oelig;ur et de son esprit pour charmer
+ses loisirs toutes les fois qu'il venait auprès <span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> d'elle. Ces
+entretiens étaient charmants, mais ils changeaient de nature aussitôt
que madame Necker arrivait en tiers; elle le comprit et le sentit,
surtout... et ce ne fut pas une des moindres raisons qui les lui
-firent prendre dans une sorte d'éloignement. M. Necker avait sans
+firent prendre dans une sorte d'éloignement. M. Necker avait sans
doute pour sa femme une profonde admiration et un grand amour; mais il
est de fait que sa fille, avec son imagination brillante et son esprit
-fécond et rapide, lui donnait plus de plaisir dans la conversation que
-madame Necker ne le pouvait faire avec le flegme toujours égal qui
-réglait ses moindres démarches ainsi que ses paroles...</p>
-
-<p>Des amis communs de ma mère et de madame Necker m'ont raconté tout ce
-qu'il y avait de comique dans la façon dont se tenait madame de Staël
-dans le salon de sa mère avant son mariage. Elle craignait madame
-Necker, dont la physionomie naturellement sévère et sérieuse
+fécond et rapide, lui donnait plus de plaisir dans la conversation que
+madame Necker ne le pouvait faire avec le flegme toujours égal qui
+réglait ses moindres démarches ainsi que ses paroles...</p>
+
+<p>Des amis communs de ma mère et de madame Necker m'ont raconté tout ce
+qu'il y avait de comique dans la façon dont se tenait madame de Staël
+dans le salon de sa mère avant son mariage. Elle craignait madame
+Necker, dont la physionomie naturellement sévère et sérieuse
condamnait tacitement toutes les fautes de sa fille, qu'elle affectait
-de ne jamais reprendre autrement depuis son séjour à Saint-Ouen.
-Mademoiselle Necker alors se réfugiait derrière son père, comme dans
-un lieu de paix et de sûreté. Mais il arrivait bientôt qu'un homme
-d'esprit engageait une discussion; alors on voyait la tête de
-mademoiselle Necker qui s'avançait, et ses yeux si admirables dans
-leur <span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> regard, même au repos, briller comme deux étoiles dès
-qu'elle entendait une discussion intéressante; et tout aussitôt elle y
+de ne jamais reprendre autrement depuis son séjour à Saint-Ouen.
+Mademoiselle Necker alors se réfugiait derrière son père, comme dans
+un lieu de paix et de sûreté. Mais il arrivait bientôt qu'un homme
+d'esprit engageait une discussion; alors on voyait la tête de
+mademoiselle Necker qui s'avançait, et ses yeux si admirables dans
+leur <span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> regard, même au repos, briller comme deux étoiles dès
+qu'elle entendait une discussion intéressante; et tout aussitôt elle y
venait prendre part. Elle quittait le lieu de sa retraite pour mieux
-écouter d'abord; ensuite elle répondait; la discussion s'engageait, et
-la lutte était établie pour le reste de la soirée.</p>
+écouter d'abord; ensuite elle répondait; la discussion s'engageait, et
+la lutte était établie pour le reste de la soirée.</p>
-<p>La jalousie de madame Necker n'était pas positive; mais il est de fait
-qu'elle était jalouse de sa fille, dans la crainte de perdre les
+<p>La jalousie de madame Necker n'était pas positive; mais il est de fait
+qu'elle était jalouse de sa fille, dans la crainte de perdre les
affections de son mari, qui paraissait se plaire plus dans sa
-conversation que dans la sienne. Ce charme de la conversation était le
-seul qui existât depuis longtemps dans l'intérieur de M. et madame
-Necker. Celui-là détruit, que devenait le reste? Aussi, lorsque M.
+conversation que dans la sienne. Ce charme de la conversation était le
+seul qui existât depuis longtemps dans l'intérieur de M. et madame
+Necker. Celui-là détruit, que devenait le reste? Aussi, lorsque M.
Necker jouissait avec bonheur de l'esprit ravissant de sa fille,
-madame Necker en éprouvait involontairement une jalousie que peut-être
+madame Necker en éprouvait involontairement une jalousie que peut-être
elle ne s'avouait pas, mais qui n'en existait pas moins<a id="footnotetag133" name="footnotetag133"></a><a href="#footnote133" title="Go to footnote 133"><span class="smaller">[133]</span></a>.</p>
<p>Avec cet esprit brillant et lucide, mademoiselle Necker avait une
-extrême bonté, qui adoucissait l'âpreté d'un jugement quelquefois trop
-rapide; jamais cependant elle ne fut amère dans ce qu'elle <span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span>
-disait sur un individu, même en hostilité avec elle. Elle fut
-malheureuse; et le malheur, loin de l'aigrir, développa en elle de
-nouveaux germes de bonté, ainsi qu'il arrive toujours aux âmes nobles
+extrême bonté, qui adoucissait l'âpreté d'un jugement quelquefois trop
+rapide; jamais cependant elle ne fut amère dans ce qu'elle <span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span>
+disait sur un individu, même en hostilité avec elle. Elle fut
+malheureuse; et le malheur, loin de l'aigrir, développa en elle de
+nouveaux germes de bonté, ainsi qu'il arrive toujours aux âmes nobles
et grandes.</p>
-<p>Pendant sa jeunesse, elle fut constamment captivée par le charme de la
-causerie: une personne spirituelle était pour elle une personne tout
-de suite à part des autres. Le salon de madame Necker, où sa fille
+<p>Pendant sa jeunesse, elle fut constamment captivée par le charme de la
+causerie: une personne spirituelle était pour elle une personne tout
+de suite à part des autres. Le salon de madame Necker, où sa fille
avait introduit une conversation plus facile et plus gaie, fut le
-premier théâtre où madame de Staël fit preuve de cet admirable talent
-pour la parole qu'elle possédait au plus haut degré, et que son père
+premier théâtre où madame de Staël fit preuve de cet admirable talent
+pour la parole qu'elle possédait au plus haut degré, et que son père
rendit parfait en lui donnant des avis, qu'elle suivit avec respect et
amour, comme tout ce qui venait de lui.</p>
-<p>Elle avait eu pendant quelque temps la tentation d'être poëte: elle
-l'était par l'imagination; mais ses essais dans le drame lui firent
-comprendre que son talent n'était pas poétique.</p>
+<p>Elle avait eu pendant quelque temps la tentation d'être poëte: elle
+l'était par l'imagination; mais ses essais dans le drame lui firent
+comprendre que son talent n'était pas poétique.</p>
-<p>Son premier ouvrage est peu connu; on croit assez généralement que
+<p>Son premier ouvrage est peu connu; on croit assez généralement que
c'est sur Rousseau, tandis que ce sont trois nouvelles. Ce genre avait
-été mis à la mode par Arnaud et madame Riccoboni; mademoiselle Necker
-le perfectionna, et elle fit trois nouvelles remplies d'intérêt et
-surtout de sensibilité. Puis vinrent les <i>Lettres sur Rousseau</i>. À
-leur <span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> apparition il y eut un étonnement général. Mademoiselle
-Necker n'avait que vingt ans, et cet ouvrage était vraiment
-prodigieux. Il précédait, d'ailleurs, l'époque de la Révolution,
-époque qui fit madame de Staël ce que nous l'avons connue. Lorsqu'elle
-écrivait ses <i>Lettres sur Jean-Jacques</i>, elle n'avait encore traversé
-aucune des tempêtes qui ont bouleversé sa vie. Il règne même dans cet
-ouvrage une sorte de calme et de sérénité qui est ensuite étrangère
-aux ouvrages qui suivirent. La douleur devait révéler le génie de
-madame de Staël.</p>
-
-<p>On a beaucoup parlé de la figure de madame de Staël; je ne conçois pas
-qu'il y ait eu jamais une seule voix qui se soit élevée pour dire
-qu'elle était laide. Des yeux admirables, des épaules, une poitrine,
-des bras et des mains à servir de modèle, en voilà certes bien assez
-pour accompagner le plus étonnant talent: aussi le nombre des
-aspirants à la main de mademoiselle Necker fut-il grand; mais le choix
-était difficile. Madame Necker ne voulait qu'un protestant; M. Necker
-voulait un homme intact de tous points, et leur fille désirait
-rencontrer un homme avec lequel ses goûts fussent en rapport. Il y
-avait là dedans bien des intérêts à concilier; tous ne pouvaient être
-remplis. Mademoiselle Necker le comprit avec cette bonté de c&oelig;ur
+été mis à la mode par Arnaud et madame Riccoboni; mademoiselle Necker
+le perfectionna, et elle fit trois nouvelles remplies d'intérêt et
+surtout de sensibilité. Puis vinrent les <i>Lettres sur Rousseau</i>. À
+leur <span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> apparition il y eut un étonnement général. Mademoiselle
+Necker n'avait que vingt ans, et cet ouvrage était vraiment
+prodigieux. Il précédait, d'ailleurs, l'époque de la Révolution,
+époque qui fit madame de Staël ce que nous l'avons connue. Lorsqu'elle
+écrivait ses <i>Lettres sur Jean-Jacques</i>, elle n'avait encore traversé
+aucune des tempêtes qui ont bouleversé sa vie. Il règne même dans cet
+ouvrage une sorte de calme et de sérénité qui est ensuite étrangère
+aux ouvrages qui suivirent. La douleur devait révéler le génie de
+madame de Staël.</p>
+
+<p>On a beaucoup parlé de la figure de madame de Staël; je ne conçois pas
+qu'il y ait eu jamais une seule voix qui se soit élevée pour dire
+qu'elle était laide. Des yeux admirables, des épaules, une poitrine,
+des bras et des mains à servir de modèle, en voilà certes bien assez
+pour accompagner le plus étonnant talent: aussi le nombre des
+aspirants à la main de mademoiselle Necker fut-il grand; mais le choix
+était difficile. Madame Necker ne voulait qu'un protestant; M. Necker
+voulait un homme intact de tous points, et leur fille désirait
+rencontrer un homme avec lequel ses goûts fussent en rapport. Il y
+avait là dedans bien des intérêts à concilier; tous ne pouvaient être
+remplis. Mademoiselle Necker le comprit avec cette bonté de c&oelig;ur
qui presque toujours <span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> dans sa vie lui fit sacrifier son
-intérêt personnel; et lorsque M. le baron de Staël, ambassadeur de
-Suède, se présenta pour obtenir sa main, elle y consentit, parce que
-ce mariage convenait surtout à ses parents. Le baron de Staël était
-protestant; il était ami de Gustave III, d'une haute et belle
-naissance, d'une loyauté parfaite, et professant pour elle une
+intérêt personnel; et lorsque M. le baron de Staël, ambassadeur de
+Suède, se présenta pour obtenir sa main, elle y consentit, parce que
+ce mariage convenait surtout à ses parents. Le baron de Staël était
+protestant; il était ami de Gustave III, d'une haute et belle
+naissance, d'une loyauté parfaite, et professant pour elle une
profonde admiration.</p>
-<p>J'ai beaucoup connu M. de Staël; il venait habituellement chez ma
-mère, et je le voyais journellement chez mon tuteur M. Brunetière;
-dont il était, à l'époque où je l'y rencontrai, l'ami et surtout
-l'obligé.</p>
+<p>J'ai beaucoup connu M. de Staël; il venait habituellement chez ma
+mère, et je le voyais journellement chez mon tuteur M. Brunetière;
+dont il était, à l'époque où je l'y rencontrai, l'ami et surtout
+l'obligé.</p>
-<p>M. de Staël était beau, mais beaucoup plus âgé que mademoiselle
-Necker: c'était déjà une grande dissemblance entre elle et lui; mais
+<p>M. de Staël était beau, mais beaucoup plus âgé que mademoiselle
+Necker: c'était déjà une grande dissemblance entre elle et lui; mais
il avait peu d'esprit, et je n'ai jamais compris cette union par cette
-seule raison, qui pour madame de Staël devait être immense.</p>
+seule raison, qui pour madame de Staël devait être immense.</p>
-<p>C'était surtout dans son salon qu'elle dut souvent regretter d'avoir
-un auxiliaire aussi peu <i>à elle</i>. Ambassadrice, maîtresse d'une grande
-fortune, femme supérieure et parfaitement spirituelle, madame de Staël
+<p>C'était surtout dans son salon qu'elle dut souvent regretter d'avoir
+un auxiliaire aussi peu <i>à elle</i>. Ambassadrice, maîtresse d'une grande
+fortune, femme supérieure et parfaitement spirituelle, madame de Staël
dut comprendre la vie sociale comme elle la comprit en effet. La vie
de conversation devint pour elle un besoin; naturellement
-bienveillante et prévenante, elle inspirait facilement de l'amitié:
-aussi <span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> a-t-elle eu beaucoup d'amis.&mdash;Aussitôt qu'elle fut
-mariée et que le roi de Suède (Gustave III) eut promis de laisser M.
-de Staël ambassadeur en France aussi longtemps qu'il le voudrait,
-madame de Staël, libre alors d'assurer ses relations, en forma de
-choix qui devaient embellir sa vie; mais avant d'arriver à ce bonheur,
-elle devait éprouver bien des déceptions, recevoir bien des blessures.
+bienveillante et prévenante, elle inspirait facilement de l'amitié:
+aussi <span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> a-t-elle eu beaucoup d'amis.&mdash;Aussitôt qu'elle fut
+mariée et que le roi de Suède (Gustave III) eut promis de laisser M.
+de Staël ambassadeur en France aussi longtemps qu'il le voudrait,
+madame de Staël, libre alors d'assurer ses relations, en forma de
+choix qui devaient embellir sa vie; mais avant d'arriver à ce bonheur,
+elle devait éprouver bien des déceptions, recevoir bien des blessures.
Que d'ingrats elle a faits!</p>
-<p>Le moment où elle parut dans le monde était propice au projet formé
-par elle d'avoir, non pas une <i>académie</i> ni un <i>bureau d'esprit</i> chez
-elle, mais un lieu de réunion où chacun se rencontrerait avec plaisir,
-sûr de s'y retrouver le lendemain. Cette vie intime n'avait pas encore
-de répulsion dans son sein pour exclure la paix, ainsi qu'elle le fit
-plus tard lorsque les discussions politiques devinrent les maîtresses
-envahissantes de tous les salons de Paris: à l'époque du mariage de
+<p>Le moment où elle parut dans le monde était propice au projet formé
+par elle d'avoir, non pas une <i>académie</i> ni un <i>bureau d'esprit</i> chez
+elle, mais un lieu de réunion où chacun se rencontrerait avec plaisir,
+sûr de s'y retrouver le lendemain. Cette vie intime n'avait pas encore
+de répulsion dans son sein pour exclure la paix, ainsi qu'elle le fit
+plus tard lorsque les discussions politiques devinrent les maîtresses
+envahissantes de tous les salons de Paris: à l'époque du mariage de
mademoiselle Necker<a id="footnotetag134" name="footnotetag134"></a><a href="#footnote134" title="Go to footnote 134"><span class="smaller">[134]</span></a>, au contraire, on discutait, et les esprits
-lumineux comme celui de madame de Staël trouvaient un grand charme à
-entrer en lice et à soutenir quelques-unes de ces thèses qui ont placé
-madame de Staël, quelques années plus tard, au rang des premiers
+lumineux comme celui de madame de Staël trouvaient un grand charme à
+entrer en lice et à soutenir quelques-unes de ces thèses qui ont placé
+madame de Staël, quelques années plus tard, au rang des premiers
publicistes de l'Europe.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> Madame de Staël n'avait aucune malveillance pour les femmes,
-mais elle n'aimait pas leur société, et cela était simple: on le
-conçoit surtout lorsqu'on l'a connue. Facile, et même entraînée par
-l'attrait que lui inspirait une personne qu'on lui présentait, elle ne
-tardait jamais à tendre la main en signe de pacte d'amitié aussitôt
-qu'on lui plaisait, et cela était prompt, car son jugement ne voulait
-aucun délai.</p>
+<p><span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> Madame de Staël n'avait aucune malveillance pour les femmes,
+mais elle n'aimait pas leur société, et cela était simple: on le
+conçoit surtout lorsqu'on l'a connue. Facile, et même entraînée par
+l'attrait que lui inspirait une personne qu'on lui présentait, elle ne
+tardait jamais à tendre la main en signe de pacte d'amitié aussitôt
+qu'on lui plaisait, et cela était prompt, car son jugement ne voulait
+aucun délai.</p>
-<p>&mdash;Un jour ou dix ans, disait-elle à madame Necker de Saussure, voilà
-ce qu'il faut pour connaître les hommes; les intermédiaires sont
+<p>&mdash;Un jour ou dix ans, disait-elle à madame Necker de Saussure, voilà
+ce qu'il faut pour connaître les hommes; les intermédiaires sont
trompeurs.</p>
-<p>À l'époque de l'Assemblée des Notables, tout ce que la France avait de
-remarquable comme talent militaire, littéraire ou savant, se levait en
-foule pour assister au grand drame qui se préparait; toute la jeune
-France de l'époque précédente, c'est-à-dire celle de la guerre
-d'Amérique, revenue du Nouveau-Monde avec les idées de liberté qui
-germaient en leur âme, était arrivée à ce point de sacrifier sa vie
-pour la régénération de la patrie... de la patrie avilie par une suite
-de jours corrompus sous un long règne sans gloire, et résolue à donner
-des preuves des sentiments du dévoûment qu'ils consacraient au pays.</p>
-
-<p>De ce nombre étaient une foule de grands noms: <span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> c'étaient
+<p>À l'époque de l'Assemblée des Notables, tout ce que la France avait de
+remarquable comme talent militaire, littéraire ou savant, se levait en
+foule pour assister au grand drame qui se préparait; toute la jeune
+France de l'époque précédente, c'est-à-dire celle de la guerre
+d'Amérique, revenue du Nouveau-Monde avec les idées de liberté qui
+germaient en leur âme, était arrivée à ce point de sacrifier sa vie
+pour la régénération de la patrie... de la patrie avilie par une suite
+de jours corrompus sous un long règne sans gloire, et résolue à donner
+des preuves des sentiments du dévoûment qu'ils consacraient au pays.</p>
+
+<p>De ce nombre étaient une foule de grands noms: <span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> c'étaient
Mathieu de Montmorency, Alexandre et Charles de Lameth, Charles de
Noailles<a id="footnotetag135" name="footnotetag135"></a><a href="#footnote135" title="Go to footnote 135"><span class="smaller">[135]</span></a>, le marquis de Clermont-Tonnerre, le comte Louis de
Narbonne, M. de Talleyrand, M. de Voyer d'Argenson, Lally-Tollendal,
-l'abbé de Montesquiou, et le marquis de Montesquiou... et puis
-venaient les hommes à la tête et au courage de lion, au c&oelig;ur de
-feu, au caractère de bronze, comme Barnave, Vergniaud, Buzot, Guadet,
-et tant d'autres qui ne sont plus, mais qui jamais ne seront oubliés.</p>
-
-<p>Madame de Staël forma sa société, non-seulement à l'époque de son
-mariage, mais dans les années qui suivirent, et qui furent pour elle
-une mine où elle put choisir les esprits qui lui convenaient; le comte
-Louis de Narbonne fut distingué par elle comme l'esprit le plus
-charmant de cette époque où il fallait en même temps prouver qu'on
-avait de l'esprit, de la loyauté dans les relations, de la fidélité
-dans le commerce de la vie, et cette sûreté dont on ne s'occupait même
-pas attendu qu'elle était obligatoire. M. de Narbonne remplissait à
-ravir toutes les conditions voulues par le monde d'alors; sa grâce
-légère et tout aimable avait fait dire de <span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span> lui qu'il était
-léger en tout. Cela n'est pas vrai: il avait du c&oelig;ur, et une âme
-profondément aimante pour ceux qu'il aimait; son affection n'avait
-rien de banal. Madame de Staël a eu à s'en plaindre, m'a-t-on dit;
-cela m'étonne beaucoup, car M. de Narbonne, je le répète, avait une
-âme élevée et un c&oelig;ur dévoué: que ne fait-on pas avec de telles
-qualités<a id="footnotetag136" name="footnotetag136"></a><a href="#footnote136" title="Go to footnote 136"><span class="smaller">[136]</span></a>?</p>
-
-<p>Les autres amis de madame de Staël étaient alors M. de
+l'abbé de Montesquiou, et le marquis de Montesquiou... et puis
+venaient les hommes à la tête et au courage de lion, au c&oelig;ur de
+feu, au caractère de bronze, comme Barnave, Vergniaud, Buzot, Guadet,
+et tant d'autres qui ne sont plus, mais qui jamais ne seront oubliés.</p>
+
+<p>Madame de Staël forma sa société, non-seulement à l'époque de son
+mariage, mais dans les années qui suivirent, et qui furent pour elle
+une mine où elle put choisir les esprits qui lui convenaient; le comte
+Louis de Narbonne fut distingué par elle comme l'esprit le plus
+charmant de cette époque où il fallait en même temps prouver qu'on
+avait de l'esprit, de la loyauté dans les relations, de la fidélité
+dans le commerce de la vie, et cette sûreté dont on ne s'occupait même
+pas attendu qu'elle était obligatoire. M. de Narbonne remplissait à
+ravir toutes les conditions voulues par le monde d'alors; sa grâce
+légère et tout aimable avait fait dire de <span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span> lui qu'il était
+léger en tout. Cela n'est pas vrai: il avait du c&oelig;ur, et une âme
+profondément aimante pour ceux qu'il aimait; son affection n'avait
+rien de banal. Madame de Staël a eu à s'en plaindre, m'a-t-on dit;
+cela m'étonne beaucoup, car M. de Narbonne, je le répète, avait une
+âme élevée et un c&oelig;ur dévoué: que ne fait-on pas avec de telles
+qualités<a id="footnotetag136" name="footnotetag136"></a><a href="#footnote136" title="Go to footnote 136"><span class="smaller">[136]</span></a>?</p>
+
+<p>Les autres amis de madame de Staël étaient alors M. de
Clermont-Tonnerre, Mathieu de Montmorency, les Lameth, Barnave et les
-hommes de talent de l'époque, qui étaient admis dans son salon, ainsi
-que les gens dont l'esprit apportait un charme de plus à ces réunions
+hommes de talent de l'époque, qui étaient admis dans son salon, ainsi
+que les gens dont l'esprit apportait un charme de plus à ces réunions
plus regrettables pour ceux qui ne les ont pas entendues, qu'aucune de
-ces conversations du siècle de Louis XIV que j'ai entendu bien souvent
+ces conversations du siècle de Louis XIV que j'ai entendu bien souvent
regretter.</p>
-<p>C'était en effet une ravissante chose qu'une conversation entre madame
-de Staël et des hommes tels que Vergniaud, Mirabeau, Barnave, Cazalès,
+<p>C'était en effet une ravissante chose qu'une conversation entre madame
+de Staël et des hommes tels que Vergniaud, Mirabeau, Barnave, Cazalès,
et une foule de talents oratoires: le choix seul est embarrassant...
-Madame de Staël devait jouir de ces sortes de combats, car son
-esprit, tout étincelant <span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> de feu et de lucidité, était bien
-fait pour briller comme un météore au milieu de toutes ces merveilles
-du talent; elle avait elle-même un intérêt puissant à suivre la marche
-des événements qui se pressaient en foule autour de cette malheureuse
-France que madame de Staël aimait autant, et même plus, que sa propre
+Madame de Staël devait jouir de ces sortes de combats, car son
+esprit, tout étincelant <span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> de feu et de lucidité, était bien
+fait pour briller comme un météore au milieu de toutes ces merveilles
+du talent; elle avait elle-même un intérêt puissant à suivre la marche
+des événements qui se pressaient en foule autour de cette malheureuse
+France que madame de Staël aimait autant, et même plus, que sa propre
patrie.</p>
<p>&mdash;J'aime la France, me disait-elle un jour, je l'aime avec une telle
passion, que si le premier Consul m'ordonnait une bassesse pour y
demeurer, je crois que je la commettrais!...</p>
-<p>Mais elle se trompait en disant cette parole; car son âme était trop
-élevée pour comprendre seulement ce qui n'eût pas été la plus noble et
-la plus généreuse pensée. Sa vie entière l'a prouvé. Madame de Staël
-est en tout une femme à part.</p>
+<p>Mais elle se trompait en disant cette parole; car son âme était trop
+élevée pour comprendre seulement ce qui n'eût pas été la plus noble et
+la plus généreuse pensée. Sa vie entière l'a prouvé. Madame de Staël
+est en tout une femme à part.</p>
-<p>J'ai déjà dit qu'elle n'aimait pas la société des femmes chez elle, et
-je le comprends. Madame de Staël concevait de grandes choses; sa
-parole avait un retentissement éclatant lorsqu'elle parlait sur un des
+<p>J'ai déjà dit qu'elle n'aimait pas la société des femmes chez elle, et
+je le comprends. Madame de Staël concevait de grandes choses; sa
+parole avait un retentissement éclatant lorsqu'elle parlait sur un des
grands sujets qui alors occupaient l'Europe. Sa conversation n'avait
-rien d'attrayant pour les autres femmes, et elle-même, sachant ne
-produire aucun effet sur elles, éprouvait pour les personnes qui
-l'écoutaient alors cette sorte de répulsion qui est bien naturelle
-certainement, lorsqu'elle est produite par l'effet que j'ai signalé.
-Madame de Staël bornait <span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> donc sa société à fort peu de femmes
-qu'elle avait connues chez sa mère, et dont l'attrait, le caractère,
+rien d'attrayant pour les autres femmes, et elle-même, sachant ne
+produire aucun effet sur elles, éprouvait pour les personnes qui
+l'écoutaient alors cette sorte de répulsion qui est bien naturelle
+certainement, lorsqu'elle est produite par l'effet que j'ai signalé.
+Madame de Staël bornait <span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> donc sa société à fort peu de femmes
+qu'elle avait connues chez sa mère, et dont l'attrait, le caractère,
lui plaisaient, comme la duchesse de Grammont, madame de Lauzun,
-madame de Beauveau, madame de Poix, dont l'esprit ravissant formait à
-lui seul tout l'attrait d'une famille... Ensuite madame de Staël
-voyait beaucoup de femmes à cette époque, comme ambassadrice de Suède,
-mais qu'elle ne regardait pas comme sa société intime: le nombre en
+madame de Beauveau, madame de Poix, dont l'esprit ravissant formait à
+lui seul tout l'attrait d'une famille... Ensuite madame de Staël
+voyait beaucoup de femmes à cette époque, comme ambassadrice de Suède,
+mais qu'elle ne regardait pas comme sa société intime: le nombre en
est grand; c'est ainsi que beaucoup de femmes disent aujourd'hui:
-<i>J'allais chez madame de Staël</i>; et lorsqu'en 1815 ces mêmes femmes se
-nommaient à madame de Staël et voulaient la contraindre à la
-reconnaître, madame de Staël, toujours naturelle et charmante,
-répondait négativement à toutes les grâces et à toutes les prévenances
-qu'elles lui apportaient avec d'autant plus de naïveté que ces mêmes
+<i>J'allais chez madame de Staël</i>; et lorsqu'en 1815 ces mêmes femmes se
+nommaient à madame de Staël et voulaient la contraindre à la
+reconnaître, madame de Staël, toujours naturelle et charmante,
+répondait négativement à toutes les grâces et à toutes les prévenances
+qu'elles lui apportaient avec d'autant plus de naïveté que ces mêmes
femmes, devenues depuis vingt-cinq ans laides et vieilles, ne lui
-présentaient que des femmes ennuyeuses dont la jeunesse et la beauté
-ne fardaient plus la nullité.</p>
-
-<p>C'était surtout lorsqu'il n'y avait que huit ou dix personnes dans le
-salon de madame de Staël, qu'il fallait l'entendre et même la voir...
-C'est alors qu'elle était pleine de charme; ses manières étaient
-parfaitement simples; et dans ces mêmes manières il régnait une telle
-insouciance apparente, que <span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> même les plus insignifiants
-personnages se trouvaient à l'aise. Que de fois j'ai entendu des
-femmes plus qu'ordinaires dire après avoir entendu et vu madame de
-Staël pour la première fois:</p>
-
-<p>«Ce n'est que cela? en vérité, j'en dirais bien autant!» Rien ne
-déplaisait autant à madame de Staël que <i>les choses arrangées</i>; elle
-aimait l'imprévu en toutes choses. Cela s'accorderait peu, en
+présentaient que des femmes ennuyeuses dont la jeunesse et la beauté
+ne fardaient plus la nullité.</p>
+
+<p>C'était surtout lorsqu'il n'y avait que huit ou dix personnes dans le
+salon de madame de Staël, qu'il fallait l'entendre et même la voir...
+C'est alors qu'elle était pleine de charme; ses manières étaient
+parfaitement simples; et dans ces mêmes manières il régnait une telle
+insouciance apparente, que <span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> même les plus insignifiants
+personnages se trouvaient à l'aise. Que de fois j'ai entendu des
+femmes plus qu'ordinaires dire après avoir entendu et vu madame de
+Staël pour la première fois:</p>
+
+<p>«Ce n'est que cela? en vérité, j'en dirais bien autant!» Rien ne
+déplaisait autant à madame de Staël que <i>les choses arrangées</i>; elle
+aimait l'imprévu en toutes choses. Cela s'accorderait peu, en
apparence, avec l'esprit d'ordre qu'elle portait dans la vie
-matérielle, et pourtant cela était. Ce qu'elle imposait, et sa loi
-était douce, c'était une grande liberté sans licence, la demande faite
-par elle-même de se regarder chez elle comme si on était chez
-soi.&mdash;Travaillez, disait-elle à monsieur de Clermont-Tonnerre,
-travaillez à vos belles lois!</p>
-
-<p>Et M. de Clermont-Tonnerre, charmé et séduit par cette personne si
-captivante, suspendait jusqu'à sa pensée pour dévorer la sienne.</p>
-
-<p>Madame de Staël avait une grâce toute à elle dans ses mouvements. Je
-l'ai souvent observée, et j'ai trouvé, je crois, la raison de cette
-aisance dans la conviction qu'elle développait en elle une grande
-partie de ses avantages. Ses bras et ses mains, ses épaules, son port
-de tête, gagnaient beaucoup à être agités tandis qu'elle parlait, et,
-comme toutes les femmes, elle ajoutait cette manière de plaire aux
+matérielle, et pourtant cela était. Ce qu'elle imposait, et sa loi
+était douce, c'était une grande liberté sans licence, la demande faite
+par elle-même de se regarder chez elle comme si on était chez
+soi.&mdash;Travaillez, disait-elle à monsieur de Clermont-Tonnerre,
+travaillez à vos belles lois!</p>
+
+<p>Et M. de Clermont-Tonnerre, charmé et séduit par cette personne si
+captivante, suspendait jusqu'à sa pensée pour dévorer la sienne.</p>
+
+<p>Madame de Staël avait une grâce toute à elle dans ses mouvements. Je
+l'ai souvent observée, et j'ai trouvé, je crois, la raison de cette
+aisance dans la conviction qu'elle développait en elle une grande
+partie de ses avantages. Ses bras et ses mains, ses épaules, son port
+de tête, gagnaient beaucoup à être agités tandis qu'elle parlait, et,
+comme toutes les femmes, elle ajoutait cette manière de plaire aux
yeux, au charme captivant de la parole dans <span class="pagenum"><a id="page382" name="page382"></a>(p. 382)</span> une telle
-bouche!... On a prétendu que souvent elle était presque assoupie. Cela
-est vrai, et avait lieu surtout lorsqu'elle était chez elle au milieu
-de plusieurs personnes qui lui déplaisaient ou plutôt qui ne lui
-plaisaient pas, différence immense: alors elle se recueillait, elle
-rentrait en elle-même. Mais arrivait-il une personne aimée, ou
-seulement qui l'intéressât: alors ses paupières pesantes se relevaient
-instantanément avec une rapidité venant de l'âme; le feu éclatait
-aussitôt dans son regard, qui s'allumait pour annoncer une noble
-pensée, ou bien une parole du c&oelig;ur.</p>
+bouche!... On a prétendu que souvent elle était presque assoupie. Cela
+est vrai, et avait lieu surtout lorsqu'elle était chez elle au milieu
+de plusieurs personnes qui lui déplaisaient ou plutôt qui ne lui
+plaisaient pas, différence immense: alors elle se recueillait, elle
+rentrait en elle-même. Mais arrivait-il une personne aimée, ou
+seulement qui l'intéressât: alors ses paupières pesantes se relevaient
+instantanément avec une rapidité venant de l'âme; le feu éclatait
+aussitôt dans son regard, qui s'allumait pour annoncer une noble
+pensée, ou bien une parole du c&oelig;ur.</p>
<p>Elle se mettait fort mal; je n'ai jamais pu en deviner la cause, parce
qu'elle avait trop d'esprit dans tout ce qui regardait la vie
-habituelle, pour ne pas suivre assez régulièrement la mode, et obéir
-par-là à la parole parfaitement juste de M. le cardinal de Bernis: La
+habituelle, pour ne pas suivre assez régulièrement la mode, et obéir
+par-là à la parole parfaitement juste de M. le cardinal de Bernis: La
mode est notre souveraine et le sera toujours,</p>
<p class="poem10">....La suivre est un devoir, la fuir un ridicule, etc.</p>
-<p class="noindent">et il est de fait que madame de Staël se mettait ridiculement; mais
-cela tenait à sa nature: elle attachait si peu d'importance à ces
-choses, que, peu de temps après son mariage, faisant des visites, elle
-trouva que le bonnet qu'elle portait lui faisait mal <span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> à la
-tête, elle l'ôta et le tint à côté d'elle dans sa voiture. Arrivée
-chez la personne où elle allait, qui, je crois, était la princesse
-d'Hénin, madame de Staël monta chez elle sans remettre son bonnet, et
-cela sans affectation, tout naturellement, et sans une prétention qui
-eût été ridicule. Pour madame de Staël, la véritable existence, sa
-vie, <i>à elle</i>, était celle du c&oelig;ur.</p>
-
-<p>Le salon de madame de Staël, en 1789, comme en 1795, en 1800 et en
-1814, c'était <i>elle-même</i>. Rien qu'elle n'y apparaissait: elle
-neutralisait tout avec une si grande supériorité, qu'à côté de sa
-voix, toutes faiblissaient et tout devenait inerte et pâle. Cependant,
+<p class="noindent">et il est de fait que madame de Staël se mettait ridiculement; mais
+cela tenait à sa nature: elle attachait si peu d'importance à ces
+choses, que, peu de temps après son mariage, faisant des visites, elle
+trouva que le bonnet qu'elle portait lui faisait mal <span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> à la
+tête, elle l'ôta et le tint à côté d'elle dans sa voiture. Arrivée
+chez la personne où elle allait, qui, je crois, était la princesse
+d'Hénin, madame de Staël monta chez elle sans remettre son bonnet, et
+cela sans affectation, tout naturellement, et sans une prétention qui
+eût été ridicule. Pour madame de Staël, la véritable existence, sa
+vie, <i>à elle</i>, était celle du c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Le salon de madame de Staël, en 1789, comme en 1795, en 1800 et en
+1814, c'était <i>elle-même</i>. Rien qu'elle n'y apparaissait: elle
+neutralisait tout avec une si grande supériorité, qu'à côté de sa
+voix, toutes faiblissaient et tout devenait inerte et pâle. Cependant,
elle ne neutralisait pas avec intention; elle s'emparait de la parole
-lorsque le sujet lui plaisait, et elle allait avec une naïveté sublime
-qui inspirait à nous autres, pauvres simples qui l'écoutions, une
-telle admiration, que le silence lui répondait seul presque toujours.</p>
+lorsque le sujet lui plaisait, et elle allait avec une naïveté sublime
+qui inspirait à nous autres, pauvres simples qui l'écoutions, une
+telle admiration, que le silence lui répondait seul presque toujours.</p>
-<p>À propos de cet esprit qui chez elle n'était qu'une partie de son
-génie, il me revient à la pensée une histoire qui prouve l'opinion
-d'elle-même sur son esprit et sur la force qu'elle pouvait lui donner
-pour qu'il agît vivement <i>comme action</i>.</p>
+<p>À propos de cet esprit qui chez elle n'était qu'une partie de son
+génie, il me revient à la pensée une histoire qui prouve l'opinion
+d'elle-même sur son esprit et sur la force qu'elle pouvait lui donner
+pour qu'il agît vivement <i>comme action</i>.</p>
-<p>C'était pendant le séjour à Coppet. M. Necker avait envoyé chercher à
-Genève madame Necker <span class="pagenum"><a id="page384" name="page384"></a>(p. 384)</span> de Saussure, sa nièce, avec ses enfants.
+<p>C'était pendant le séjour à Coppet. M. Necker avait envoyé chercher à
+Genève madame Necker <span class="pagenum"><a id="page384" name="page384"></a>(p. 384)</span> de Saussure, sa nièce, avec ses enfants.
La voiture de M. Necker, conduite par son propre cocher, eut le
malheur de verser sur le chemin de Coppet, et madame Necker donna ce
-motif pour excuser son retard à madame de Staël qui était venue
-au-devant d'elle. En l'écoutant, madame de Staël pâlit, s'arrête... et
+motif pour excuser son retard à madame de Staël qui était venue
+au-devant d'elle. En l'écoutant, madame de Staël pâlit, s'arrête... et
lui dit:</p>
-<p>&mdash;Vous avez versé avec vos enfants?</p>
+<p>&mdash;Vous avez versé avec vos enfants?</p>
-<p>&mdash;Oui.&mdash;Comment êtes-vous venus?&mdash;Mais dans la voiture de votre
-père.&mdash;Eh! je le sais... mais qui donc vous menait?&mdash;Richel<a id="footnotetag137" name="footnotetag137"></a><a href="#footnote137" title="Go to footnote 137"><span class="smaller">[137]</span></a>.&mdash;Ah!
-mon Dieu! Richel!... Ah! mon Dieu! il aurait pu verser mon père, et à
-son âge!... Quant à vous, à celui de vos enfants... ce n'est rien.
-Tout se raccommode... Mais mon père! avec sa taille! sa grosse
+<p>&mdash;Oui.&mdash;Comment êtes-vous venus?&mdash;Mais dans la voiture de votre
+père.&mdash;Eh! je le sais... mais qui donc vous menait?&mdash;Richel<a id="footnotetag137" name="footnotetag137"></a><a href="#footnote137" title="Go to footnote 137"><span class="smaller">[137]</span></a>.&mdash;Ah!
+mon Dieu! Richel!... Ah! mon Dieu! il aurait pu verser mon père, et à
+son âge!... Quant à vous, à celui de vos enfants... ce n'est rien.
+Tout se raccommode... Mais mon père! avec sa taille! sa grosse
taille!...</p>
-<p>Et se lançant à la sonnette et sonnant à tout rompre, elle donne ordre
-de faire venir Richel à l'instant...</p>
+<p>Et se lançant à la sonnette et sonnant à tout rompre, elle donne ordre
+de faire venir Richel à l'instant...</p>
-<p>Il dételait. Il fallut attendre.</p>
+<p>Il dételait. Il fallut attendre.</p>
<p>Pendant ce peu de temps, elle fut dans la plus violente agitation...
-elle était tour à tour pâle et pourpre... de grosses larmes coulaient
-de ses yeux... Il était évident qu'elle souffrait beaucoup... de
+elle était tour à tour pâle et pourpre... de grosses larmes coulaient
+de ses yeux... Il était évident qu'elle souffrait beaucoup... de
temps en temps on l'entendait prononcer quelques <span class="pagenum"><a id="page385" name="page385"></a>(p. 385)</span> mots qui
-révélaient toute son inquiétude soulevée par le danger auquel
-l'imprudence d'un cocher exposait son père.</p>
+révélaient toute son inquiétude soulevée par le danger auquel
+l'imprudence d'un cocher exposait son père.</p>
-<p>&mdash;Verser!... là... dans un fossé... y demeurer peut-être la nuit
-entière!... appeler... inutilement peut-être!... Ah! mon Dieu!...</p>
+<p>&mdash;Verser!... là... dans un fossé... y demeurer peut-être la nuit
+entière!... appeler... inutilement peut-être!... Ah! mon Dieu!...</p>
<p>Et elle reculait alors comme devant un spectre, une image terrible...</p>
-<p>Enfin, Richel arriva; c'était un homme simple, mais bon, et dévoué à
-M. Necker et à sa fille comme les esclaves l'étaient jadis à leurs
-maîtres, mais du reste stupide. On conçoit le plaisant de la
-conversation qui dut suivre dès que Richel fut dans l'appartement.
-Madame de Staël était parfaitement bonne avec ses inférieurs; mais en
-ce moment un sentiment si passionné la dominait qu'elle n'était plus
-elle-même. Aussitôt que Richel fut dans la chambre, elle alla droit à
-lui, marchant avec une dignité froide en apparence qui démentait le
-mouvement de son sein. Elle ne pouvait parler... Sa voix était
-tremblante et étouffée.</p>
+<p>Enfin, Richel arriva; c'était un homme simple, mais bon, et dévoué à
+M. Necker et à sa fille comme les esclaves l'étaient jadis à leurs
+maîtres, mais du reste stupide. On conçoit le plaisant de la
+conversation qui dut suivre dès que Richel fut dans l'appartement.
+Madame de Staël était parfaitement bonne avec ses inférieurs; mais en
+ce moment un sentiment si passionné la dominait qu'elle n'était plus
+elle-même. Aussitôt que Richel fut dans la chambre, elle alla droit à
+lui, marchant avec une dignité froide en apparence qui démentait le
+mouvement de son sein. Elle ne pouvait parler... Sa voix était
+tremblante et étouffée.</p>
-<p>&mdash;Richel, dit-elle à l'homme, vous a-t-on dit que j'avais de l'esprit?</p>
+<p>&mdash;Richel, dit-elle à l'homme, vous a-t-on dit que j'avais de l'esprit?</p>
-<p>Richel ouvrit d'énormes yeux.</p>
+<p>Richel ouvrit d'énormes yeux.</p>
<p>&mdash;Richel, savez-vous que j'ai de l'esprit, vous dis-je?</p>
@@ -8062,642 +8020,642 @@ tremblante et étouffée.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page386" name="page386"></a>(p. 386)</span> &mdash;Eh bien! apprenez donc que j'ai de l'esprit... beaucoup
d'esprit... prodigieusement d'esprit... Eh bien! voyez-vous, tout
-l'esprit que j'ai, je l'emploierai à vous faire enfermer pour le reste
+l'esprit que j'ai, je l'emploierai à vous faire enfermer pour le reste
de vos jours dans un cachot, si jamais vous avez le malheur de verser
-mon père.</p>
+mon père.</p>
-<p>Madame Necker de Saussure a par la suite bien souvent cherché à
-l'égayer par le souvenir de cette aventure; mais madame de Staël, si
-facile à rire d'elle-même, ne put jamais donner un sourire à
-l'histoire de Richel... Alors la colère et l'émotion revenaient de
+<p>Madame Necker de Saussure a par la suite bien souvent cherché à
+l'égayer par le souvenir de cette aventure; mais madame de Staël, si
+facile à rire d'elle-même, ne put jamais donner un sourire à
+l'histoire de Richel... Alors la colère et l'émotion revenaient de
nouveau l'animer.</p>
-<p>&mdash;Et de quoi voulez-vous donc que je menace, disait-elle tout émue, si
+<p>&mdash;Et de quoi voulez-vous donc que je menace, disait-elle tout émue, si
ce n'est de mon pauvre esprit<a id="footnotetag138" name="footnotetag138"></a><a href="#footnote138" title="Go to footnote 138"><span class="smaller">[138]</span></a>?...</p>
-<p>Son père était pour elle autre chose qu'un père: c'était un culte.....
-un amour qui n'avait aucun nom... c'était comme pour Dieu!... Aussi,
-lorsqu'en 1788 M. Necker fut rappelé au ministère, quelque danger
-qu'il y eût, madame de Staël en fut heureuse, parce que la gloire de
-son père allait en recevoir un nouveau lustre... Cependant il y avait
-péril; M. Necker lui-même ne voyait sa <span class="pagenum"><a id="page387" name="page387"></a>(p. 387)</span> nomination qu'avec une
+<p>Son père était pour elle autre chose qu'un père: c'était un culte.....
+un amour qui n'avait aucun nom... c'était comme pour Dieu!... Aussi,
+lorsqu'en 1788 M. Necker fut rappelé au ministère, quelque danger
+qu'il y eût, madame de Staël en fut heureuse, parce que la gloire de
+son père allait en recevoir un nouveau lustre... Cependant il y avait
+péril; M. Necker lui-même ne voyait sa <span class="pagenum"><a id="page387" name="page387"></a>(p. 387)</span> nomination qu'avec une
sorte de crainte, et ce ne fut que par honneur qu'il accepta en 1781.
-Lors de sa retraite, il était certain de faire beaucoup de bien, et
-laisser là le pouvoir au moment où son usage allait être utile lui
-causait une vive peine. Mais les temps étaient bien
-changés.&mdash;L'archevêque de Sens avait détruit tous ses plans, tout
-était bouleversé: aussi, lorsque sa fille vint lui annoncer à
-Saint-Ouen qu'il était nommé ministre:</p>
+Lors de sa retraite, il était certain de faire beaucoup de bien, et
+laisser là le pouvoir au moment où son usage allait être utile lui
+causait une vive peine. Mais les temps étaient bien
+changés.&mdash;L'archevêque de Sens avait détruit tous ses plans, tout
+était bouleversé: aussi, lorsque sa fille vint lui annoncer à
+Saint-Ouen qu'il était nommé ministre:</p>
-<p>&mdash;Ah! s'écria-t-il, que ne m'a-t-on donné ces quinze mois de
-l'archevêque de Sens!... Maintenant il est trop tard.</p>
+<p>&mdash;Ah! s'écria-t-il, que ne m'a-t-on donné ces quinze mois de
+l'archevêque de Sens!... Maintenant il est trop tard.</p>
<p>Il venait alors de publier son ouvrage sur l'importance des opinions
-religieuses. Le jour où il parut, madame de Staël parlait de cet
-ouvrage le soir chez elle avec un talent qui fit dire à Mathieu de
+religieuses. Le jour où il parut, madame de Staël parlait de cet
+ouvrage le soir chez elle avec un talent qui fit dire à Mathieu de
Montmorency:</p>
<p>&mdash;Nous devons remercier M. Necker d'avoir fait un ouvrage qui inspire
-de si belles choses à sa fille.</p>
+de si belles choses à sa fille.</p>
-<p>Madame de Staël n'était pas aimée de la Reine, et je ne sais pas
-pourquoi. Il y avait dans madame de Staël une telle supériorité, que
-la Reine ne pouvait admettre une rivalité d'esprit,... de beauté,
+<p>Madame de Staël n'était pas aimée de la Reine, et je ne sais pas
+pourquoi. Il y avait dans madame de Staël une telle supériorité, que
+la Reine ne pouvait admettre une rivalité d'esprit,... de beauté,
encore moins: comment se trouvaient-elles donc en contact? Je
l'ignore; mais le fait est que la Reine avait pour <span class="pagenum"><a id="page388" name="page388"></a>(p. 388)</span> elle plus
-que de l'indifférence. Ce qui prouve la bonté inépuisable du c&oelig;ur
-de madame de Staël, c'est que la Reine a trouvé en elle au jour du
-malheur un appui, un défenseur, une amie grande et généreuse...</p>
-
-<p>M. Necker avait été nommé quelques jours avant la Saint-Louis, et
-l'archevêque de Sens renvoyé au milieu des huées et des malédictions
-de la France, au bruit des coups de fusil tirés pour le venger sur le
-peuple de Paris, ce peuple, le même qu'au 14 juillet 1789 et dans les
-trois journées immortelles de 1830, où, pour la seconde fois depuis le
-commencement de la Révolution, il se leva terrible pour reconquérir sa
-liberté, en disant: <i>Mais c'est moi qui suis la nation!</i>... ce peuple,
-enfin, qu'une fois levé on ne fait taire qu'en le tuant... Cette fête
-de la Saint-Louis fut triste. Madame de Staël alla faire sa cour, et
+que de l'indifférence. Ce qui prouve la bonté inépuisable du c&oelig;ur
+de madame de Staël, c'est que la Reine a trouvé en elle au jour du
+malheur un appui, un défenseur, une amie grande et généreuse...</p>
+
+<p>M. Necker avait été nommé quelques jours avant la Saint-Louis, et
+l'archevêque de Sens renvoyé au milieu des huées et des malédictions
+de la France, au bruit des coups de fusil tirés pour le venger sur le
+peuple de Paris, ce peuple, le même qu'au 14 juillet 1789 et dans les
+trois journées immortelles de 1830, où, pour la seconde fois depuis le
+commencement de la Révolution, il se leva terrible pour reconquérir sa
+liberté, en disant: <i>Mais c'est moi qui suis la nation!</i>... ce peuple,
+enfin, qu'une fois levé on ne fait taire qu'en le tuant... Cette fête
+de la Saint-Louis fut triste. Madame de Staël alla faire sa cour, et
le soir chez elle, au milieu de son cercle d'amis et d'admirateurs,
-elle raconta comment la Reine avait reçu la nièce du ministre
-<i>renvoyé</i> beaucoup mieux que la fille du ministre <i>rentrant</i>... La
-foule était nombreuse chez madame de Staël: on l'écoutait, comme
-toujours, avec ce charme que l'harmonie de ses phrases apportait à
-l'oreille; mais cette fois il s'y joignait un nouveau sentiment lié à
-un grand intérêt. On voyait enfin que la Reine regardait l'opinion
+elle raconta comment la Reine avait reçu la nièce du ministre
+<i>renvoyé</i> beaucoup mieux que la fille du ministre <i>rentrant</i>... La
+foule était nombreuse chez madame de Staël: on l'écoutait, comme
+toujours, avec ce charme que l'harmonie de ses phrases apportait à
+l'oreille; mais cette fois il s'y joignait un nouveau sentiment lié à
+un grand intérêt. On voyait enfin que la Reine regardait l'opinion
<span class="pagenum"><a id="page389" name="page389"></a>(p. 389)</span> comme une chose parfaitement existante, il est vrai, mais on
-voyait en même temps qu'elle voulait la braver, puisque M. Necker,
-nommé par l'opinion, était repoussé par elle, tandis que l'archevêque
-de Sens, repoussé par cette même opinion, était favorisé de sa bonté
+voyait en même temps qu'elle voulait la braver, puisque M. Necker,
+nommé par l'opinion, était repoussé par elle, tandis que l'archevêque
+de Sens, repoussé par cette même opinion, était favorisé de sa bonté
la plus intime.</p>
-<p>Il restait 250,000 francs au Trésor royal le jour où M. Necker rentra
-au ministère. Le lendemain, tous les banquiers de Paris ayant des
-fonds les apportèrent en foule <i>à M. Necker</i>, mais non pas au Trésor.</p>
+<p>Il restait 250,000 francs au Trésor royal le jour où M. Necker rentra
+au ministère. Le lendemain, tous les banquiers de Paris ayant des
+fonds les apportèrent en foule <i>à M. Necker</i>, mais non pas au Trésor.</p>
<p>Le moment le plus lumineux pour la conversation dans le salon de
-madame de Staël fut celui qui précéda les États-Généraux... Fallait-il
-les convoquer? C'était une immense question... Tout ce qui allait chez
-madame de Staël faisait alors partie de ce que Paris, et même la
-France, possédait de plus remarquable... Les discussions étaient
-vives... madame de Staël y était sublime: c'est alors qu'elle était
-véritablement Corinne, la Corinne du Capitole, la Corinne triomphante,
-agitant ses beaux bras et formant presque le tableau de Gérard,
-lorsque, appuyée sur une table de marbre ou debout contre la cheminée,
-elle improvisait une riche et éloquente philippique contre cette
-vieille aristocratie qui perdait à la fois elle-même et le trône.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> &mdash;Rendez-nous 1614, criait-elle...: voilà nos modèles et nos
-maîtres!...</p>
-
-<p>C'était toujours avec une grande clarté que madame de Staël réfutait
-d'absurdes prétentions. Parfaitement instruite de la législation
-anglaise, elle la rapportait à la nôtre, non pas pour obtenir des
-résultats de ce rapprochement, mais pour montrer au contraire combien
+madame de Staël fut celui qui précéda les États-Généraux... Fallait-il
+les convoquer? C'était une immense question... Tout ce qui allait chez
+madame de Staël faisait alors partie de ce que Paris, et même la
+France, possédait de plus remarquable... Les discussions étaient
+vives... madame de Staël y était sublime: c'est alors qu'elle était
+véritablement Corinne, la Corinne du Capitole, la Corinne triomphante,
+agitant ses beaux bras et formant presque le tableau de Gérard,
+lorsque, appuyée sur une table de marbre ou debout contre la cheminée,
+elle improvisait une riche et éloquente philippique contre cette
+vieille aristocratie qui perdait à la fois elle-même et le trône.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> &mdash;Rendez-nous 1614, criait-elle...: voilà nos modèles et nos
+maîtres!...</p>
+
+<p>C'était toujours avec une grande clarté que madame de Staël réfutait
+d'absurdes prétentions. Parfaitement instruite de la législation
+anglaise, elle la rapportait à la nôtre, non pas pour obtenir des
+résultats de ce rapprochement, mais pour montrer au contraire combien
nous pouvions tirer un grand bien des exemples que non-seulement
l'Angleterre, mais l'Europe, nous donnait. J'ai souvent entendu les
-plus intimes amis de madame de Staël raconter les merveilles qu'elle
-opérait avec la parole; une fois entre autres elle se montra sous un
+plus intimes amis de madame de Staël raconter les merveilles qu'elle
+opérait avec la parole; une fois entre autres elle se montra sous un
jour tellement brillant que tous les hommes qui l'entouraient
-demeurèrent en adoration, bien qu'on sût qu'elle était publiciste
-autant et mieux peut-être que Raynal et Montesquieu. Elle démontra que
-le système de la France était mauvais, et qu'en Europe il en existait
-beaucoup d'autres; et elle cita la Suède, où se trouve un quatrième
-ordre, qui est celui des paysans. C'est une belle idée; mais qu'elle
-fut belle entre les mains de madame de Staël!... comme elle la rendit
-lumineuse et rapide!... elle allait s'inculquer dans la pensée des
-autres avec une force que la conviction intime n'aurait pas donnée...</p>
+demeurèrent en adoration, bien qu'on sût qu'elle était publiciste
+autant et mieux peut-être que Raynal et Montesquieu. Elle démontra que
+le système de la France était mauvais, et qu'en Europe il en existait
+beaucoup d'autres; et elle cita la Suède, où se trouve un quatrième
+ordre, qui est celui des paysans. C'est une belle idée; mais qu'elle
+fut belle entre les mains de madame de Staël!... comme elle la rendit
+lumineuse et rapide!... elle allait s'inculquer dans la pensée des
+autres avec une force que la conviction intime n'aurait pas donnée...</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page391" name="page391"></a>(p. 391)</span> C'est au milieu de ces conversations graves et profondes que
-madame de Staël passait sa vie, et cette vie lui plaisait; elle avait,
+madame de Staël passait sa vie, et cette vie lui plaisait; elle avait,
d'ailleurs, un rapport intime avec sa vie d'affection, et cette faute
-est peut-être à lui reprocher dans son existence sociale. Je ne me
-permettrais pas d'aborder un sujet qui, étant de sa vie privée,
-n'appartient pas à l'histoire; mais l'une tient à l'autre ici d'une
-manière trop inhérente pour l'en séparer: il faut s'y soumettre. Je
+est peut-être à lui reprocher dans son existence sociale. Je ne me
+permettrais pas d'aborder un sujet qui, étant de sa vie privée,
+n'appartient pas à l'histoire; mais l'une tient à l'autre ici d'une
+manière trop inhérente pour l'en séparer: il faut s'y soumettre. Je
dirai donc qu'il est malheureux que les amis intimes de madame de
-Staël se soient trouvés précisément les mêmes hommes dont elle
+Staël se soient trouvés précisément les mêmes hommes dont elle
combattait les opinions. Alors il arrivait ce que nous avons vu: c'est
-que l'affection l'emportait sur la conviction antérieure. Souvent,
-dans la conversation d'un jour, on trouvait un changement qui était
+que l'affection l'emportait sur la conviction antérieure. Souvent,
+dans la conversation d'un jour, on trouvait un changement qui était
produit par le motif que je viens de dire. C'est ainsi que madame de
-Staël, après avoir aimé et admiré Napoléon, le prit en
-<i>détestation</i>...</p>
+Staël, après avoir aimé et admiré Napoléon, le prit en
+<i>détestation</i>...</p>
-<p>Les États-Généraux avaient été conseillés par M. Necker; et dans le
-fait, madame de Staël dit avec raison qu'ils s'annonçaient sous les
-auspices les plus heureux... Chaque matin, le salon de madame de Staël
-était rempli d'une foule immense qui venait autour d'elle chercher non
+<p>Les États-Généraux avaient été conseillés par M. Necker; et dans le
+fait, madame de Staël dit avec raison qu'ils s'annonçaient sous les
+auspices les plus heureux... Chaque matin, le salon de madame de Staël
+était rempli d'une foule immense qui venait autour d'elle chercher non
pas des nouvelles, mais des avis et une direction de conduite.
<span class="pagenum"><a id="page392" name="page392"></a>(p. 392)</span> M. de Talleyrand, qui n'en recevait de personne, alors
-surtout, était pourtant déjà son esclave, quoiqu'il ne le soit devenu
-que quelques années plus tard; mais le comte Louis de Narbonne, M. de
+surtout, était pourtant déjà son esclave, quoiqu'il ne le soit devenu
+que quelques années plus tard; mais le comte Louis de Narbonne, M. de
Lafayette, des hommes qui par leur naissance et leurs noms pouvaient
-beaucoup, furent dirigés et influencés par elle. Madame de
-Coigny<a id="footnotetag139" name="footnotetag139"></a><a href="#footnote139" title="Go to footnote 139"><span class="smaller">[139]</span></a>, qui était en opposition avec la Reine, entra dans les
-vues de madame de Staël, et elle se mit aussi à prêcher une sorte de
-croisade qui devait nécessairement avoir une grande influence.</p>
+beaucoup, furent dirigés et influencés par elle. Madame de
+Coigny<a id="footnotetag139" name="footnotetag139"></a><a href="#footnote139" title="Go to footnote 139"><span class="smaller">[139]</span></a>, qui était en opposition avec la Reine, entra dans les
+vues de madame de Staël, et elle se mit aussi à prêcher une sorte de
+croisade qui devait nécessairement avoir une grande influence.</p>
-<p>J'ai entendu madame de Staël elle-même, plusieurs années après, et
-lorsque le souvenir devait en être bien affaibli chez elle, raconter
+<p>J'ai entendu madame de Staël elle-même, plusieurs années après, et
+lorsque le souvenir devait en être bien affaibli chez elle, raconter
l'impression qu'elle avait ressentie lorsque, le 5 mai 1789, elle
-avait vu défiler devant elle les trois ordres des États-Généraux...
-Ses yeux scintillaient de nouveau en parlant de ces hommes qui étaient
-chargés, disait-elle, de la plus sainte mission, celle de soulager le
+avait vu défiler devant elle les trois ordres des États-Généraux...
+Ses yeux scintillaient de nouveau en parlant de ces hommes qui étaient
+chargés, disait-elle, de la plus sainte mission, celle de soulager le
peuple, et qui pouvaient tant pour son bonheur.</p>
-<p>C'était chez elle, à Paris, avant son exil, lorsque le premier Consul
-l'avait frappée de son injuste colère.... Elle rappelait à sa mémoire
-tout ce qui lui avait donné la pensée que nous étions un grand
-<span class="pagenum"><a id="page393" name="page393"></a>(p. 393)</span> et beau peuple...; elle décrivait avec une parole si animée,
-si colorée, la marche des trois ordres: celui de la noblesse avec ses
-touffes de plumes, ses habits étincelants d'or, son apparence
-chevaleresque; et puis le clergé avec ses rochets de dentelle, ses
+<p>C'était chez elle, à Paris, avant son exil, lorsque le premier Consul
+l'avait frappée de son injuste colère.... Elle rappelait à sa mémoire
+tout ce qui lui avait donné la pensée que nous étions un grand
+<span class="pagenum"><a id="page393" name="page393"></a>(p. 393)</span> et beau peuple...; elle décrivait avec une parole si animée,
+si colorée, la marche des trois ordres: celui de la noblesse avec ses
+touffes de plumes, ses habits étincelants d'or, son apparence
+chevaleresque; et puis le clergé avec ses rochets de dentelle, ses
croix d'or, ses soutanes rouges et violettes; cette pompe religieuse,
s&oelig;ur du luxe des gentilshommes, venant contraster avec les six
cents manteaux noirs, l'habit modeste de ce qui pourtant faisait le
-royaume, lorsque enfin, réveillée de son long sommeil, la masse se
-leva tout-à-coup, et, se voyant si nombreuse et si forte, fit
-connaître qu'elle avait la puissance.</p>
+royaume, lorsque enfin, réveillée de son long sommeil, la masse se
+leva tout-à-coup, et, se voyant si nombreuse et si forte, fit
+connaître qu'elle avait la puissance.</p>
-<p>&mdash;Ce jour-là, disait madame de Staël, les trois ordres allaient
-demander à Dieu des lumières pour se guider. C'est le lendemain qui
-fut solennel! Ce lendemain révéla un homme à l'Europe, mais surtout à
-la France... Cet homme... c'était Mirabeau!</p>
+<p>&mdash;Ce jour-là, disait madame de Staël, les trois ordres allaient
+demander à Dieu des lumières pour se guider. C'est le lendemain qui
+fut solennel! Ce lendemain révéla un homme à l'Europe, mais surtout à
+la France... Cet homme... c'était Mirabeau!</p>
<p>Ah! si vous l'aviez vu traversant la salle pour aller gagner sa
-place!... c'était l'ange des ténèbres, sillonné de la foudre, et
-orgueilleux dans sa laideur comme s'il eût été le plus beau des
-archanges. Lorsqu'on le vit, un murmure accueillit cet homme, à qui sa
-conduite tarée avait valu l'exclusion de la bonne société; il avait
-abandonné cette société qui l'avait repoussé, mais ses adieux,
-<span class="pagenum"><a id="page394" name="page394"></a>(p. 394)</span> comme ceux de Médée, lui promirent vengeance, et une
+place!... c'était l'ange des ténèbres, sillonné de la foudre, et
+orgueilleux dans sa laideur comme s'il eût été le plus beau des
+archanges. Lorsqu'on le vit, un murmure accueillit cet homme, à qui sa
+conduite tarée avait valu l'exclusion de la bonne société; il avait
+abandonné cette société qui l'avait repoussé, mais ses adieux,
+<span class="pagenum"><a id="page394" name="page394"></a>(p. 394)</span> comme ceux de Médée, lui promirent vengeance, et une
vengeance sanglante.</p>
-<p>Il comprit le murmure qui l'accueillit, et lui répondit par un regard
-indéfinissable qu'il prolongea pendant tout le temps qu'il mit à
-gagner le banc qu'il devait occuper... tandis que mon père... mon père
+<p>Il comprit le murmure qui l'accueillit, et lui répondit par un regard
+indéfinissable qu'il prolongea pendant tout le temps qu'il mit à
+gagner le banc qu'il devait occuper... tandis que mon père... mon père
fut couvert d'applaudissements lorsqu'il parut....</p>
-<p>Et en parlant de son père, madame de Staël fondit en larmes. À cette
-époque, il vivait encore.</p>
+<p>Et en parlant de son père, madame de Staël fondit en larmes. À cette
+époque, il vivait encore.</p>
-<p>Il est difficile de suivre madame de Staël au milieu des scènes
-journalières qui se succédaient chaque jour. Sans doute elle n'était
-nullement <i>révolutionnaire</i>; mais, comme toutes les personnes dont
-l'esprit avait une haute portée, elle prévoyait que la France devait
-éprouver un grand changement, qu'une régénération entière allait
-s'opérer, et que le spectacle en serait magnifique et touchant.</p>
+<p>Il est difficile de suivre madame de Staël au milieu des scènes
+journalières qui se succédaient chaque jour. Sans doute elle n'était
+nullement <i>révolutionnaire</i>; mais, comme toutes les personnes dont
+l'esprit avait une haute portée, elle prévoyait que la France devait
+éprouver un grand changement, qu'une régénération entière allait
+s'opérer, et que le spectacle en serait magnifique et touchant.</p>
-<p>Active, passionnée, aimant avec toute l'ardeur d'une âme méridionale,
-faite pour apprécier tout ce qui est grand et utile, madame de Staël
-dut voir la journée du 14 juillet avec enthousiasme; elle prenait la
-main de ses amis, la leur serrait avec émotion, en leur disant:</p>
+<p>Active, passionnée, aimant avec toute l'ardeur d'une âme méridionale,
+faite pour apprécier tout ce qui est grand et utile, madame de Staël
+dut voir la journée du 14 juillet avec enthousiasme; elle prenait la
+main de ses amis, la leur serrait avec émotion, en leur disant:</p>
-<p>&mdash;C'est un mouvement national... Ici nulle faction étrangère; tout se
+<p>&mdash;C'est un mouvement national... Ici nulle faction étrangère; tout se
fait par sentiment de conviction. <span class="pagenum"><a id="page395" name="page395"></a>(p. 395)</span> Rien qui puisse ternir la
-belle pensée de la liberté pure et sainte.</p>
+belle pensée de la liberté pure et sainte.</p>
<p>Lafayette, Bailly, M. de Lally-Tollendal, qu'elle aimait beaucoup
-aussi, étaient proclamés par l'opinion à côté du nom de son père dans
-ces jours agités... ils étaient Français, on ne put les éloigner...;
-mais M. Necker était étranger, et bien qu'il <span class="smcap">EUT NOURRI</span> la France de
-ses propres deniers, bien qu'il lui eût donné du pain, cette même
+aussi, étaient proclamés par l'opinion à côté du nom de son père dans
+ces jours agités... ils étaient Français, on ne put les éloigner...;
+mais M. Necker était étranger, et bien qu'il <span class="smcap">EUT NOURRI</span> la France de
+ses propres deniers, bien qu'il lui eût donné du pain, cette même
France souffrit son exil... Oh! nous sommes ingrats!...</p>
<p>C'est cette noble, cette sublime action que M. de Breteuil osa appeler
-un accès de folie.</p>
-
-<p>De toutes les femmes qui ont eu de l'influence sur la société en
-France particulièrement, pays plus sensible qu'un autre aux charmes de
-l'esprit, madame de Staël est, sans contredit, celle qui a exercé
-l'action la plus directe, parce qu'elle parlait aux sympathies. À
-l'époque où elle entra dans le monde comme femme mariée, elle y était
-connue sous tant de rapports remarquables que sa renommée était déjà
-établie, et que ce fut sans peine que son salon fut un point de
-réunion où toutes les notabilités du temps vinrent s'éprouver et même
-se combattre; car, même dès cette époque, elle pouvait dire comme en
-1815: Ma maison est un hôpital politique; on y voit des blessés de
+un accès de folie.</p>
+
+<p>De toutes les femmes qui ont eu de l'influence sur la société en
+France particulièrement, pays plus sensible qu'un autre aux charmes de
+l'esprit, madame de Staël est, sans contredit, celle qui a exercé
+l'action la plus directe, parce qu'elle parlait aux sympathies. À
+l'époque où elle entra dans le monde comme femme mariée, elle y était
+connue sous tant de rapports remarquables que sa renommée était déjà
+établie, et que ce fut sans peine que son salon fut un point de
+réunion où toutes les notabilités du temps vinrent s'éprouver et même
+se combattre; car, même dès cette époque, elle pouvait dire comme en
+1815: Ma maison est un hôpital politique; on y voit des blessés de
tous les partis.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span> Son esprit remarquable et lumineux, son talent, son génie
-même, donnaient une grande valeur à ce qu'elle décidait, et son blâme
-ou son approbation était un malheur ou une joie pour cette foule dans
-laquelle se voyaient les chefs élégants du parti de la noblesse, comme
+<p><span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span> Son esprit remarquable et lumineux, son talent, son génie
+même, donnaient une grande valeur à ce qu'elle décidait, et son blâme
+ou son approbation était un malheur ou une joie pour cette foule dans
+laquelle se voyaient les chefs élégants du parti de la noblesse, comme
les tribuns du peuple et les hommes penseurs de la science. Cette
-foule était autour d'elle; voilà ce qui composait son salon: on y
+foule était autour d'elle; voilà ce qui composait son salon: on y
voyait Mounier le publiciste; Barnave, dont le jeune et sublime talent
-fut terni par un mot; Lally-Tollendal, dont l'esprit, aidé de tristes
-souvenirs, en fit usage, trop souvent peut-être, pour provoquer
-l'intérêt, et dont le tort immense fut de quitter la France et
-l'Assemblée: le courage lui manqua; Lafayette, l'ami le plus ardent de
-la liberté et le niais politique le plus complet de la Révolution;
-Buzot, dont le caractère élevé, l'esprit fier, le bouillant courage,
-l'âme ardente, sensible et mélancolique, devaient le porter aux
-extrêmes: fait pour la vie privée et jeté malgré lui dans la carrière
-politique, il y portait une austère équité et ne savait pas composer
-avec le crime<a id="footnotetag140" name="footnotetag140"></a><a href="#footnote140" title="Go to footnote 140"><span class="smaller">[140]</span></a>; sa figure était noble, et sa tournure, <span class="pagenum"><a id="page397" name="page397"></a>(p. 397)</span>
-ainsi que ses manières, d'une extrême élégance. Buzot professait la
-morale de Socrate et conservait la politesse de Scipion. Pétion, cet
-homme que les uns appellent traître, et les autres, l'ami du peuple et
-de la France: ces divers jugements ne sont pas étonnants dans un temps
-de révolution, où les hommes impressionnés ne voient que leurs
-intérêts, plus ou moins vivement froissés. Pétion n'était pas un
-traître; il a pu errer: hélas! qui n'a pas manqué de guide dans cette
-route périlleuse qui traversait la Révolution? Pétion avait une
-extrême bonhomie, et sa physionomie révélait cette bonhomie: le
-naturel et la perfidie vont mal ensemble, et pour moi c'est déjà une
-garantie pour juger Pétion. Voici un trait raconté par madame Roland,
-qui en fut elle-même témoin:</p>
-
-<p>Elle était un jour chez madame Buzot, où elle dînait (c'était à
-l'époque de l'Assemblée Constituante). Buzot revint fort tard et amena
-plusieurs députés, entre autres Pétion: ce temps était celui où la
-Cour les traitait de factieux et de traîtres, et Pétion était,
-disait-on, le chef de ces factieux... <span class="pagenum"><a id="page398" name="page398"></a>(p. 398)</span> Le même jour, en
-sortant de l'Assemblée, ils avaient été entourés et presque menacés;
-après le dîner, Pétion se jeta sur une très-large ottomane, et là il
-se mit à jouer avec un très-beau chien de Terre-Neuve, avec la gaîté
+fut terni par un mot; Lally-Tollendal, dont l'esprit, aidé de tristes
+souvenirs, en fit usage, trop souvent peut-être, pour provoquer
+l'intérêt, et dont le tort immense fut de quitter la France et
+l'Assemblée: le courage lui manqua; Lafayette, l'ami le plus ardent de
+la liberté et le niais politique le plus complet de la Révolution;
+Buzot, dont le caractère élevé, l'esprit fier, le bouillant courage,
+l'âme ardente, sensible et mélancolique, devaient le porter aux
+extrêmes: fait pour la vie privée et jeté malgré lui dans la carrière
+politique, il y portait une austère équité et ne savait pas composer
+avec le crime<a id="footnotetag140" name="footnotetag140"></a><a href="#footnote140" title="Go to footnote 140"><span class="smaller">[140]</span></a>; sa figure était noble, et sa tournure, <span class="pagenum"><a id="page397" name="page397"></a>(p. 397)</span>
+ainsi que ses manières, d'une extrême élégance. Buzot professait la
+morale de Socrate et conservait la politesse de Scipion. Pétion, cet
+homme que les uns appellent traître, et les autres, l'ami du peuple et
+de la France: ces divers jugements ne sont pas étonnants dans un temps
+de révolution, où les hommes impressionnés ne voient que leurs
+intérêts, plus ou moins vivement froissés. Pétion n'était pas un
+traître; il a pu errer: hélas! qui n'a pas manqué de guide dans cette
+route périlleuse qui traversait la Révolution? Pétion avait une
+extrême bonhomie, et sa physionomie révélait cette bonhomie: le
+naturel et la perfidie vont mal ensemble, et pour moi c'est déjà une
+garantie pour juger Pétion. Voici un trait raconté par madame Roland,
+qui en fut elle-même témoin:</p>
+
+<p>Elle était un jour chez madame Buzot, où elle dînait (c'était à
+l'époque de l'Assemblée Constituante). Buzot revint fort tard et amena
+plusieurs députés, entre autres Pétion: ce temps était celui où la
+Cour les traitait de factieux et de traîtres, et Pétion était,
+disait-on, le chef de ces factieux... <span class="pagenum"><a id="page398" name="page398"></a>(p. 398)</span> Le même jour, en
+sortant de l'Assemblée, ils avaient été entourés et presque menacés;
+après le dîner, Pétion se jeta sur une très-large ottomane, et là il
+se mit à jouer avec un très-beau chien de Terre-Neuve, avec la gaîté
et l'abandon d'un enfant; le jeu dura longtemps, et enfin le chien et
-Pétion s'endormirent ensemble et ronflèrent bientôt avec une sorte
-d'émulation. Je ne sais pas bien comment on s'y prend pour conspirer;
-mais ce que je sais, c'est que si j'étais membre d'un jury, je ne
-condamnerais pas un homme accusé seulement par l'opinion en ayant
-cette preuve de son caractère insouciant et gai.</p>
-
-<p>&mdash;Ceux qui nous ont regardés avec une si grande colère, dit en riant
-Buzot en contemplant le groupe de Pétion et du chien, seraient bien
-étonnés s'ils voyaient à quoi nous sommes occupés!</p>
-
-<p>J'ai déjà dit ce qu'était Buzot<a id="footnotetag141" name="footnotetag141"></a><a href="#footnote141" title="Go to footnote 141"><span class="smaller">[141]</span></a>.</p>
-
-<p>Un des hommes de la société de madame de Staël, dans ces temps
-orageux, dont les principes et la droite équité furent toujours les
-guides, était Thouret, ami de Barnave et de Chapelier, comme eux
-ardent ami de la liberté, et comme eux donnant sa <span class="pagenum"><a id="page399" name="page399"></a>(p. 399)</span> vie pour
-soutenir ses principes. Quant à Barnave, il est bien connu. On sait
-quel était cet homme, à l'âme ardente, au sang bouillant, aux vues
-élevées, et dont l'éloquence admirable ne fut ternie dans sa vie
-parlementaire que par un seul mot, qui n'était pas même l'expression
-de sa pensée. Jeune, beau, ou du moins agréable, et surtout distingué,
-Barnave était, de tous les membres des États-Généraux, celui qui
-devait être le mieux orateur à la manière anglaise... Le parti
+Pétion s'endormirent ensemble et ronflèrent bientôt avec une sorte
+d'émulation. Je ne sais pas bien comment on s'y prend pour conspirer;
+mais ce que je sais, c'est que si j'étais membre d'un jury, je ne
+condamnerais pas un homme accusé seulement par l'opinion en ayant
+cette preuve de son caractère insouciant et gai.</p>
+
+<p>&mdash;Ceux qui nous ont regardés avec une si grande colère, dit en riant
+Buzot en contemplant le groupe de Pétion et du chien, seraient bien
+étonnés s'ils voyaient à quoi nous sommes occupés!</p>
+
+<p>J'ai déjà dit ce qu'était Buzot<a id="footnotetag141" name="footnotetag141"></a><a href="#footnote141" title="Go to footnote 141"><span class="smaller">[141]</span></a>.</p>
+
+<p>Un des hommes de la société de madame de Staël, dans ces temps
+orageux, dont les principes et la droite équité furent toujours les
+guides, était Thouret, ami de Barnave et de Chapelier, comme eux
+ardent ami de la liberté, et comme eux donnant sa <span class="pagenum"><a id="page399" name="page399"></a>(p. 399)</span> vie pour
+soutenir ses principes. Quant à Barnave, il est bien connu. On sait
+quel était cet homme, à l'âme ardente, au sang bouillant, aux vues
+élevées, et dont l'éloquence admirable ne fut ternie dans sa vie
+parlementaire que par un seul mot, qui n'était pas même l'expression
+de sa pensée. Jeune, beau, ou du moins agréable, et surtout distingué,
+Barnave était, de tous les membres des États-Généraux, celui qui
+devait être le mieux orateur à la manière anglaise... Le parti
royaliste voulait assez l'adopter, mais ce malheureux mot le
-perdit<a id="footnotetag142" name="footnotetag142"></a><a href="#footnote142" title="Go to footnote 142"><span class="smaller">[142]</span></a>... Les journaux parlèrent contre lui; les discours du côté
-droit, ceux de l'abbé Maury surtout, l'accablèrent: on l'irrita;
-bientôt il fut dans l'impossibilité de revenir sans s'humilier, et la
-délicatesse de son caractère s'y opposait. Quelle triste fin, et quel
-admirable et beau courage! Madame de Staël était faite pour comprendre
-un tel homme..... aussi l'a-t-elle apprécié.</p>
-
-<p>L'abbé Sieyès, dont Mirabeau avait dit: Je le tuerai par son propre
-silence... était un des hommes <span class="pagenum"><a id="page400" name="page400"></a>(p. 400)</span> les plus remarquables de cette
-époque; fin, rusé, cauteleux, il avait le rare talent d'être, en
+perdit<a id="footnotetag142" name="footnotetag142"></a><a href="#footnote142" title="Go to footnote 142"><span class="smaller">[142]</span></a>... Les journaux parlèrent contre lui; les discours du côté
+droit, ceux de l'abbé Maury surtout, l'accablèrent: on l'irrita;
+bientôt il fut dans l'impossibilité de revenir sans s'humilier, et la
+délicatesse de son caractère s'y opposait. Quelle triste fin, et quel
+admirable et beau courage! Madame de Staël était faite pour comprendre
+un tel homme..... aussi l'a-t-elle apprécié.</p>
+
+<p>L'abbé Sieyès, dont Mirabeau avait dit: Je le tuerai par son propre
+silence... était un des hommes <span class="pagenum"><a id="page400" name="page400"></a>(p. 400)</span> les plus remarquables de cette
+époque; fin, rusé, cauteleux, il avait le rare talent d'être, en
apparence, l'homme de tous les partis; mais il ne fut jamais celui
d'aucun, et toute sa finesse ne l'amena, pour clore sa vie politique,
-qu'à être un niais vis-à-vis de Bonaparte qui se joua de lui au 18
+qu'à être un niais vis-à-vis de Bonaparte qui se joua de lui au 18
brumaire.</p>
-<p>Guadet, un des esprits les plus brillants de la Gironde, impétueux,
-bouillant dans l'attaque et ferme dans la défense, savait être l'homme
-parlementaire des temps de trouble, avec cette fermeté qui leur
-convient. Lié d'une amitié tendre avec Gensonné<a id="footnotetag143" name="footnotetag143"></a><a href="#footnote143" title="Go to footnote 143"><span class="smaller">[143]</span></a>, aussi froid que
-son ami était ardent, leur liaison était peut-être d'autant plus
-intime qu'ils se ressemblaient peu. Guadet était orateur, tandis que
-Gensonné était logicien: aussi madame de Staël causait-elle davantage
+<p>Guadet, un des esprits les plus brillants de la Gironde, impétueux,
+bouillant dans l'attaque et ferme dans la défense, savait être l'homme
+parlementaire des temps de trouble, avec cette fermeté qui leur
+convient. Lié d'une amitié tendre avec Gensonné<a id="footnotetag143" name="footnotetag143"></a><a href="#footnote143" title="Go to footnote 143"><span class="smaller">[143]</span></a>, aussi froid que
+son ami était ardent, leur liaison était peut-être d'autant plus
+intime qu'ils se ressemblaient peu. Guadet était orateur, tandis que
+Gensonné était logicien: aussi madame de Staël causait-elle davantage
avec Guadet.</p>
-<p>&mdash;Avant que Gensonné n'ait délibéré avec lui-même ce qu'il va vous
-répondre, disait-elle, on a oublié ce qu'on lui avait dit.</p>
+<p>&mdash;Avant que Gensonné n'ait délibéré avec lui-même ce qu'il va vous
+répondre, disait-elle, on a oublié ce qu'on lui avait dit.</p>
-<p>J'ai vu un jour madame de Staël bien belle elle-même en faisant
-l'éloge de Vergniaud pour <span class="pagenum"><a id="page401" name="page401"></a>(p. 401)</span> le défendre contre je ne sais plus
-quelle sotte, ou plutôt je le sais bien, mais je ne veux pas le dire,
-qui soutenait que les Girondins étaient des <i>scélérats imbéciles</i>...
-Madame de Staël fut sublime!... elle s'éleva au-dessus d'elle-même...
+<p>J'ai vu un jour madame de Staël bien belle elle-même en faisant
+l'éloge de Vergniaud pour <span class="pagenum"><a id="page401" name="page401"></a>(p. 401)</span> le défendre contre je ne sais plus
+quelle sotte, ou plutôt je le sais bien, mais je ne veux pas le dire,
+qui soutenait que les Girondins étaient des <i>scélérats imbéciles</i>...
+Madame de Staël fut sublime!... elle s'éleva au-dessus d'elle-même...
mais ce fut surtout en parlant de Vergniaud!... Vergniaud, le plus
-brillant orateur de l'Assemblée Constituante!... il n'improvisait pas
-comme Guadet, mais son talent était bien beau; toutefois, madame de
-Staël ne le pouvait aimer. Il était égoïste et froid, et n'aimait pas
-les hommes; son égoïsme était de la nature de ceux qui devaient
-surtout déplaire à madame de Staël: elle était bonne, expansive,
-généreuse, et surtout une personne dévouée.</p>
+brillant orateur de l'Assemblée Constituante!... il n'improvisait pas
+comme Guadet, mais son talent était bien beau; toutefois, madame de
+Staël ne le pouvait aimer. Il était égoïste et froid, et n'aimait pas
+les hommes; son égoïsme était de la nature de ceux qui devaient
+surtout déplaire à madame de Staël: elle était bonne, expansive,
+généreuse, et surtout une personne dévouée.</p>
<p>Elle en donna des preuves en sauvant M. de Narbonne, lorsqu'il fut
-décrété d'accusation après le 10 août. Il fallait du courage pour le
+décrété d'accusation après le 10 août. Il fallait du courage pour le
faire; mais elle en montra un remarquable et fut pour tous ses amis
-une amie sublime. M. de Narbonne était caché chez elle au moment où
+une amie sublime. M. de Narbonne était caché chez elle au moment où
les officiers municipaux vinrent pour y faire une visite
-domiciliaire... le c&oelig;ur battait à madame de Staël, qui, pendant
-tout le temps de la visite, affectant une liberté d'esprit bien loin
-d'elle, raillait les hommes chargés d'arrêter son ami, et voulait même
-les effrayer sur le danger auquel ils s'exposaient en violant l'hôtel
-<span class="pagenum"><a id="page402" name="page402"></a>(p. 402)</span> d'un ambassadeur. C'est avec de telles paroles jetées à ces
+domiciliaire... le c&oelig;ur battait à madame de Staël, qui, pendant
+tout le temps de la visite, affectant une liberté d'esprit bien loin
+d'elle, raillait les hommes chargés d'arrêter son ami, et voulait même
+les effrayer sur le danger auquel ils s'exposaient en violant l'hôtel
+<span class="pagenum"><a id="page402" name="page402"></a>(p. 402)</span> d'un ambassadeur. C'est avec de telles paroles jetées à ces
hommes d'une voix tremblante, le c&oelig;ur palpitant, que madame de
-Staël parvint à les faire sortir de chez elle... Chaque fois qu'ils
-passaient, dans leurs recherches, auprès de la porte qui conduisait à
-la retraite de M. de Narbonne, alors elle redoublait de gaîté, et
+Staël parvint à les faire sortir de chez elle... Chaque fois qu'ils
+passaient, dans leurs recherches, auprès de la porte qui conduisait à
+la retraite de M. de Narbonne, alors elle redoublait de gaîté, et
pourtant, disait-elle, je me sentais mourir!... M. de Narbonne fut
-sauvé, et dut la vie au courage de l'amie admirable qui exposait la
-sienne pour lui!... La retraite libératrice ne fut pas longtemps
-déserte; M. de Montesquiou y remplaça M. de Narbonne, et madame de
-Staël arracha à la mort deux victimes désignées par les bourreaux de
-septembre et d'août.</p>
+sauvé, et dut la vie au courage de l'amie admirable qui exposait la
+sienne pour lui!... La retraite libératrice ne fut pas longtemps
+déserte; M. de Montesquiou y remplaça M. de Narbonne, et madame de
+Staël arracha à la mort deux victimes désignées par les bourreaux de
+septembre et d'août.</p>
-<p>C'est à cette époque que l'on reprochait à madame de Staël de tenir un
+<p>C'est à cette époque que l'on reprochait à madame de Staël de tenir un
bureau d'<i>esprit public</i>.</p>
<p>&mdash;Elle corrompt l'esprit public! disait aussi plus tard le premier
-consul... C'était une étrange manie que de répéter cette phrase...
-Hélas! à l'époque où nous sommes arrivés maintenant, il n'était plus
-question de corrompre: le mal était fait; tout était produit, et le
-génie de madame de Staël, au contraire, venait apparaître comme une
-lueur libératrice et bienveillante... Une femme avec son talent et sa
-bonté... que ne pouvait-elle opérer en bien! et en effet, que ne
+consul... C'était une étrange manie que de répéter cette phrase...
+Hélas! à l'époque où nous sommes arrivés maintenant, il n'était plus
+question de corrompre: le mal était fait; tout était produit, et le
+génie de madame de Staël, au contraire, venait apparaître comme une
+lueur libératrice et bienveillante... Une femme avec son talent et sa
+bonté... que ne pouvait-elle opérer en bien! et en effet, que ne
fit-elle pas!...</p>
-<p>Le Roi avait accepté la constitution; les Jacobins, <span class="pagenum"><a id="page403" name="page403"></a>(p. 403)</span> les
-Cordeliers, toutes les sociétés populaires, étaient formés; Paris se
-trouvait transformé: plus de salon où se rencontraient les amis. Les
-intérêts de tout genre, une désunion entière, une agitation sourde,
-annonçaient l'orage, révélaient ce qui allait suivre. Déjà on
-pressentait la Convention...: les Genevois réfugiés, Clavières, Marat,
-Duroveray, tous avaient quitté l'Angleterre pour inonder la pauvre
-France au moment du paroxysme le plus terrible de sa révolution. La
-Gironde, déjà désignée par l'index sanglant de Robespierre et de
+<p>Le Roi avait accepté la constitution; les Jacobins, <span class="pagenum"><a id="page403" name="page403"></a>(p. 403)</span> les
+Cordeliers, toutes les sociétés populaires, étaient formés; Paris se
+trouvait transformé: plus de salon où se rencontraient les amis. Les
+intérêts de tout genre, une désunion entière, une agitation sourde,
+annonçaient l'orage, révélaient ce qui allait suivre. Déjà on
+pressentait la Convention...: les Genevois réfugiés, Clavières, Marat,
+Duroveray, tous avaient quitté l'Angleterre pour inonder la pauvre
+France au moment du paroxysme le plus terrible de sa révolution. La
+Gironde, déjà désignée par l'index sanglant de Robespierre et de
Danton, faisait entendre le chant du cygne; Barbaroux, avec sa belle
-tête d'Apollon, son regard presque magique lorsqu'à la tribune il
+tête d'Apollon, son regard presque magique lorsqu'à la tribune il
tonnait contre les monstres aux mains sanglantes, Barbaroux et tous
ceux qui lui ressemblaient ne devaient attendre que malheur et
proscription.</p>
-<p>Et cependant délicat, même dans l'attaque, Barbaroux ne fit jamais un
-discours qui pût affliger son antagoniste; sensible, généreux,
-brave... quelles belles qualités furent s'éteindre dans le creuset
+<p>Et cependant délicat, même dans l'attaque, Barbaroux ne fit jamais un
+discours qui pût affliger son antagoniste; sensible, généreux,
+brave... quelles belles qualités furent s'éteindre dans le creuset
sanglant de Robespierre!... Ces souvenirs sont affreux!...</p>
-<p>C'est ainsi qu'on marchait vers 92, vers le 10 août!... Marat, qui
-déjà était à la tête d'une faction, et faisait plus de mal alors,
-peut-être, qu'il n'en fit ensuite, était regardé par madame de Staël
-<span class="pagenum"><a id="page404" name="page404"></a>(p. 404)</span> comme une de ces apparitions fantastiques envoyées par le
-génie du mal. Elle racontait, ainsi que chacun le sait, comme
-personne. Voici une anecdote qu'elle nous dit un jour chez le maréchal
-Suchet, alors que celui-ci était encore garçon, et qu'il demeurait
-avec son frère, rue de la Ville-l'Évêque, dans l'hôtel qu'il n'a pas
-conservé depuis. C'était dans ces causeries intimes qu'elle était
-charmante, et surtout en racontant ce qu'elle avait vu à une époque si
-frappante et si vive d'émotions.</p>
-
-<p>On sait que Marat était effroyablement laid. Cette laideur était
-encore augmentée par une manière de se mettre tout-à-fait
+<p>C'est ainsi qu'on marchait vers 92, vers le 10 août!... Marat, qui
+déjà était à la tête d'une faction, et faisait plus de mal alors,
+peut-être, qu'il n'en fit ensuite, était regardé par madame de Staël
+<span class="pagenum"><a id="page404" name="page404"></a>(p. 404)</span> comme une de ces apparitions fantastiques envoyées par le
+génie du mal. Elle racontait, ainsi que chacun le sait, comme
+personne. Voici une anecdote qu'elle nous dit un jour chez le maréchal
+Suchet, alors que celui-ci était encore garçon, et qu'il demeurait
+avec son frère, rue de la Ville-l'Évêque, dans l'hôtel qu'il n'a pas
+conservé depuis. C'était dans ces causeries intimes qu'elle était
+charmante, et surtout en racontant ce qu'elle avait vu à une époque si
+frappante et si vive d'émotions.</p>
+
+<p>On sait que Marat était effroyablement laid. Cette laideur était
+encore augmentée par une manière de se mettre tout-à-fait
absurde.&mdash;Une femme de Marseille, que je ne nommerai pas, car elle est
toujours vivante, avait un cousin en prison et voulait l'en faire
sortir. Elle va chez Marat et lui demande une audience. Admise
-seulement dans une première pièce, elle est d'abord refusée; elle
-insiste, et Marat, entendant la voix d'une femme, vient lui-même la
-prier d'entrer dans son cabinet. Il la fait s'asseoir et se place près
-d'elle sur un sopha fort élégant, contrastant avec la toilette de
-Marat, qui, pour le dire en passant, était curieuse. Il portait une
+seulement dans une première pièce, elle est d'abord refusée; elle
+insiste, et Marat, entendant la voix d'une femme, vient lui-même la
+prier d'entrer dans son cabinet. Il la fait s'asseoir et se place près
+d'elle sur un sopha fort élégant, contrastant avec la toilette de
+Marat, qui, pour le dire en passant, était curieuse. Il portait une
chemise fine, mais crasseuse, et qui avait au moins une semaine de
-service... Cette chemise était ouverte et laissait voir une poitrine
+service... Cette chemise était ouverte et laissait voir une poitrine
velue et jaunissante; <span class="pagenum"><a id="page405" name="page405"></a>(p. 405)</span> des ongles longs et noirs se
-dessinaient au bout de ses doigts, qu'ils faisaient paraître
-crochus... Ses pieds, sans bas, étaient dans des bottes mal cirées, et
-une culotte blanche complétait cette toilette bizarre, en si grande
-opposition avec l'élégance de la pièce où il se trouvait. Ce salon
-était meublé en fort beau damas bleu; des rideaux très-amples et
-relevés en draperies<a id="footnotetag144" name="footnotetag144"></a><a href="#footnote144" title="Go to footnote 144"><span class="smaller">[144]</span></a>, un beau lustre, et de magnifiques vases en
-porcelaine remplis de fleurs naturelles très-rares pour la saison,
-composaient un ameublement bien étrange autour d'un tel homme.</p>
-
-<p>La jeune Marseillaise était jolie. Marat s'assit à côté d'elle, prit
-sa main, la lui déganta, la baisa avec une sorte de respect et
-d'émotion; ensuite cet homme étrange demanda à la jeune femme ce
+dessinaient au bout de ses doigts, qu'ils faisaient paraître
+crochus... Ses pieds, sans bas, étaient dans des bottes mal cirées, et
+une culotte blanche complétait cette toilette bizarre, en si grande
+opposition avec l'élégance de la pièce où il se trouvait. Ce salon
+était meublé en fort beau damas bleu; des rideaux très-amples et
+relevés en draperies<a id="footnotetag144" name="footnotetag144"></a><a href="#footnote144" title="Go to footnote 144"><span class="smaller">[144]</span></a>, un beau lustre, et de magnifiques vases en
+porcelaine remplis de fleurs naturelles très-rares pour la saison,
+composaient un ameublement bien étrange autour d'un tel homme.</p>
+
+<p>La jeune Marseillaise était jolie. Marat s'assit à côté d'elle, prit
+sa main, la lui déganta, la baisa avec une sorte de respect et
+d'émotion; ensuite cet homme étrange demanda à la jeune femme ce
qu'elle voulait de lui; elle le lui dit: Marat sourit, en la regardant
-avec une expression singulière.</p>
-
-<p>&mdash;C'est que la jeune femme en avait bien peur, disait madame de Staël;
-et en vérité, d'après ce qu'elle m'a dit, je crois que la liberté du
-cousin <span class="pagenum"><a id="page406" name="page406"></a>(p. 406)</span> aurait pu lui coûter cher. Mais heureusement que le
-monstre n'avait pas faim, et qu'il était dans un de ces moments de
-repos où sa nature atroce ne criait pas: <i>Sang et luxure!</i> Et la
-pauvre enfant sortit pure de l'antre de la bête féroce!...&mdash;Le soir
-même, la jeune femme reçut la mise en liberté de son cousin... Cette
-mise en liberté envoyée par l'ami du peuple lui fut remise par une
+avec une expression singulière.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que la jeune femme en avait bien peur, disait madame de Staël;
+et en vérité, d'après ce qu'elle m'a dit, je crois que la liberté du
+cousin <span class="pagenum"><a id="page406" name="page406"></a>(p. 406)</span> aurait pu lui coûter cher. Mais heureusement que le
+monstre n'avait pas faim, et qu'il était dans un de ces moments de
+repos où sa nature atroce ne criait pas: <i>Sang et luxure!</i> Et la
+pauvre enfant sortit pure de l'antre de la bête féroce!...&mdash;Le soir
+même, la jeune femme reçut la mise en liberté de son cousin... Cette
+mise en liberté envoyée par l'ami du peuple lui fut remise par une
personne pour laquelle Marat demandait un service au mari de la jeune
Marseillaise.</p>
-<p>Mais quelle étude à faire, disait madame de Staël, que cet homme
-méditant le massacre de la moitié de la France et grandissant chaque
-jour dans son impudence sanguinaire et son impureté physique et
-morale!... Il se vautrait dans sa bauge d'où il lançait sur la France
+<p>Mais quelle étude à faire, disait madame de Staël, que cet homme
+méditant le massacre de la moitié de la France et grandissant chaque
+jour dans son impudence sanguinaire et son impureté physique et
+morale!... Il se vautrait dans sa bauge d'où il lançait sur la France
mort et malheurs... Et ce fut une femme qui seule eut le courage de
-frapper le monstre!... C'est un type d'une étrange espèce... C'est
-ainsi qu'il nous a conduits au 10 août et au 2 septembre.</p>
-
-<p>Quelque courageuse que fût madame de Staël, elle pouvait rarement
-parler de cette journée de septembre sans frissonner à son souvenir...</p>
-
-<p>M. de Narbonne était en sûreté: c'était un grand point pour madame de
-Staël. Le docteur Bolmann, le même qui, depuis, voulut sauver M. de
-Lafayette lorsqu'il était dans les prisons d'Autriche, <span class="pagenum"><a id="page407" name="page407"></a>(p. 407)</span> le
-docteur Bolmann, Hanovrien, homme de cette nature d'élite qui devient
-plus généreuse devant le péril, avait sauvé M. de Narbonne: il était à
-Londres.&mdash;De tous les amis de madame de Staël, c'était peut-être alors
-un des plus précieux pour elle. Mais, je l'ai dit plus haut, M. l'abbé
-de Montesquiou avait remplacé M. de Narbonne dans la retraite
-hospitalière. Il fallait le sauver aussi! et comment le faire au
-moment d'une tempête comme celle qui était suspendue sur Paris?
-C'était le 31 août 1792!...</p>
-
-<p>Madame de Staël, ayant obtenu des passe-ports pour la Suisse, faisait
-ses préparatifs de départ, et se disposait à emmener avec elle l'abbé
-de Montesquiou comme un des hommes de sa livrée, lorsqu'on vint lui
+frapper le monstre!... C'est un type d'une étrange espèce... C'est
+ainsi qu'il nous a conduits au 10 août et au 2 septembre.</p>
+
+<p>Quelque courageuse que fût madame de Staël, elle pouvait rarement
+parler de cette journée de septembre sans frissonner à son souvenir...</p>
+
+<p>M. de Narbonne était en sûreté: c'était un grand point pour madame de
+Staël. Le docteur Bolmann, le même qui, depuis, voulut sauver M. de
+Lafayette lorsqu'il était dans les prisons d'Autriche, <span class="pagenum"><a id="page407" name="page407"></a>(p. 407)</span> le
+docteur Bolmann, Hanovrien, homme de cette nature d'élite qui devient
+plus généreuse devant le péril, avait sauvé M. de Narbonne: il était à
+Londres.&mdash;De tous les amis de madame de Staël, c'était peut-être alors
+un des plus précieux pour elle. Mais, je l'ai dit plus haut, M. l'abbé
+de Montesquiou avait remplacé M. de Narbonne dans la retraite
+hospitalière. Il fallait le sauver aussi! et comment le faire au
+moment d'une tempête comme celle qui était suspendue sur Paris?
+C'était le 31 août 1792!...</p>
+
+<p>Madame de Staël, ayant obtenu des passe-ports pour la Suisse, faisait
+ses préparatifs de départ, et se disposait à emmener avec elle l'abbé
+de Montesquiou comme un des hommes de sa livrée, lorsqu'on vint lui
annoncer que deux autres de ses amis, M. de Jaucourt et M. de
-Lally-Tollendal, venaient d'être arrêtés et mis à l'Abbaye...</p>
+Lally-Tollendal, venaient d'être arrêtés et mis à l'Abbaye...</p>
-<p>On ignorait la tragédie que les monstres devaient jouer les jours
+<p>On ignorait la tragédie que les monstres devaient jouer les jours
suivants. Mais une vapeur sinistre enveloppait Paris, et tout malheur
-ordinaire dans un autre temps devenait menaçant au bruit de l'orage
-qui grondait déjà sourdement sur nos têtes.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! s'écria la généreuse femme, en se tordant les mains et marchant
-à grands pas dans l'appartement, comment les sauver?...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page408" name="page408"></a>(p. 408)</span> Tout-à-coup elle se rappelle que Manuel vient de publier des
-lettres de Mirabeau, avec une préface de lui. Il s'occupait aussi de
-littérature... «Il avait, disait madame de Staël, la bonne volonté de
-montrer de l'esprit...» Elle lui écrit aussitôt pour lui demander une
-audience. Manuel était alors syndic de cette terrible commune de
-Paris, sanguinaire souveraine dont la puissance éphémère devait
+ordinaire dans un autre temps devenait menaçant au bruit de l'orage
+qui grondait déjà sourdement sur nos têtes.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! s'écria la généreuse femme, en se tordant les mains et marchant
+à grands pas dans l'appartement, comment les sauver?...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page408" name="page408"></a>(p. 408)</span> Tout-à-coup elle se rappelle que Manuel vient de publier des
+lettres de Mirabeau, avec une préface de lui. Il s'occupait aussi de
+littérature... «Il avait, disait madame de Staël, la bonne volonté de
+montrer de l'esprit...» Elle lui écrit aussitôt pour lui demander une
+audience. Manuel était alors syndic de cette terrible commune de
+Paris, sanguinaire souveraine dont la puissance éphémère devait
marquer son passage par des ruisseaux de sang!</p>
-<p>Manuel indiqua sept heures du matin à madame de Staël, alors
-ambassadrice de Suède. L'heure était matinale, mais madame de Staël
-n'y fit aucune attention. Manuel n'était pas levé... En l'attendant,
-madame de Staël remarqua le propre portrait de Manuel dans son
+<p>Manuel indiqua sept heures du matin à madame de Staël, alors
+ambassadrice de Suède. L'heure était matinale, mais madame de Staël
+n'y fit aucune attention. Manuel n'était pas levé... En l'attendant,
+madame de Staël remarqua le propre portrait de Manuel dans son
cabinet.</p>
-<p>&mdash;Il est vain, se dit-elle; il doit être facile à prendre par la
+<p>&mdash;Il est vain, se dit-elle; il doit être facile à prendre par la
louange.&mdash;Il entra dans ce moment dans le cabinet et fut parfaitement
-poli et homme du monde; madame de Staël lui parla de la position
-fâcheuse et même terrible de ses amis...</p>
+poli et homme du monde; madame de Staël lui parla de la position
+fâcheuse et même terrible de ses amis...</p>
-<p>&mdash;Votre position est précaire, lui dit-elle: ne connaissez-vous pas la
-faveur populaire? aujourd'hui sur le trône, demain aux Gémonies...
-Sauvez M. de Lally et M. de Jaucourt, et réservez-vous un appui.</p>
+<p>&mdash;Votre position est précaire, lui dit-elle: ne connaissez-vous pas la
+faveur populaire? aujourd'hui sur le trône, demain aux Gémonies...
+Sauvez M. de Lally et M. de Jaucourt, et réservez-vous un appui.</p>
-<p>Manuel était un homme passionné, mais susceptible aussi de bons
-sentiments, et même de sentiments honnêtes... Il comprit madame de
-Staël.</p>
+<p>Manuel était un homme passionné, mais susceptible aussi de bons
+sentiments, et même de sentiments honnêtes... Il comprit madame de
+Staël.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page409" name="page409"></a>(p. 409)</span> &mdash;Je ferai ce que je pourrai, lui dit-il... Et le 1<sup>er</sup>
-septembre au matin il lui écrivit que Condorcet avait fait sortir M.
-de Lally<a id="footnotetag145" name="footnotetag145"></a><a href="#footnote145" title="Go to footnote 145"><span class="smaller">[145]</span></a>, et qu'à la prière de madame de Staël il venait de faire
-mettre M. de Jaucourt en liberté.</p>
+septembre au matin il lui écrivit que Condorcet avait fait sortir M.
+de Lally<a id="footnotetag145" name="footnotetag145"></a><a href="#footnote145" title="Go to footnote 145"><span class="smaller">[145]</span></a>, et qu'à la prière de madame de Staël il venait de faire
+mettre M. de Jaucourt en liberté.</p>
-<p>Tranquille sur le sort de ses deux amis, madame de Staël put alors
-organiser la fuite de l'abbé de Montesquiou; il devait revêtir l'habit
+<p>Tranquille sur le sort de ses deux amis, madame de Staël put alors
+organiser la fuite de l'abbé de Montesquiou; il devait revêtir l'habit
d'un de ses gens, sortir de Paris avant elle, et l'attendre hors de la
-barrière de Charenton, derrière une haie, jusqu'au moment où elle
+barrière de Charenton, derrière une haie, jusqu'au moment où elle
passerait.</p>
<p>Elle devait partir le 2 septembre au matin.</p>
-<p>La prise de Longwy et de Verdun venait d'être annoncée, et le peuple
-était dans une telle agitation, que les plus affreux malheurs étaient
-à redouter. Madame de Staël, émue, agitée dans la nuit qui précédait
-son départ, se levait par intervalles, car elle ne pouvait dormir...
-Tout-à-coup elle entend sonner le tocsin!... C'était un horrible
-son... et le 10 août était trop près pour que le souvenir des heures
-cruelles de cette journée fût effacé.&mdash;Madame <span class="pagenum"><a id="page410" name="page410"></a>(p. 410)</span> de Staël réunit
-tous les moyens de sûreté qu'elle avait préparés; ils étaient
-nombreux, et elle persista à partir, quoi qu'on pût lui dire.</p>
-
-<p>Le matin venu, madame de Staël rassemble toutes ses forces, voit
-partir l'abbé de Montesquiou pour l'endroit où il doit l'attendre, et
-ordonne à ses gens de se mettre en grande livrée. Elle fit mettre six
-chevaux à sa voiture, et dans cet extraordinaire gala, elle sortit de
-son hôtel pour traverser Paris, croyant imposer au peuple par sa
-magnificence; mais elle se trompa.&mdash;C'était mal vu, car frapper
-non-seulement l'attention du peuple, mais réveiller son attention
-envieuse et haineuse, c'était une maladresse.</p>
-
-<p>Il y parut bientôt... À peine la voiture de madame de Staël fut-elle
-en marche, qu'une foule de femmes, vieilles mégères, aussi cruelles
-que hideuses dans ces jours de sang et de deuil, l'entourèrent en
+<p>La prise de Longwy et de Verdun venait d'être annoncée, et le peuple
+était dans une telle agitation, que les plus affreux malheurs étaient
+à redouter. Madame de Staël, émue, agitée dans la nuit qui précédait
+son départ, se levait par intervalles, car elle ne pouvait dormir...
+Tout-à-coup elle entend sonner le tocsin!... C'était un horrible
+son... et le 10 août était trop près pour que le souvenir des heures
+cruelles de cette journée fût effacé.&mdash;Madame <span class="pagenum"><a id="page410" name="page410"></a>(p. 410)</span> de Staël réunit
+tous les moyens de sûreté qu'elle avait préparés; ils étaient
+nombreux, et elle persista à partir, quoi qu'on pût lui dire.</p>
+
+<p>Le matin venu, madame de Staël rassemble toutes ses forces, voit
+partir l'abbé de Montesquiou pour l'endroit où il doit l'attendre, et
+ordonne à ses gens de se mettre en grande livrée. Elle fit mettre six
+chevaux à sa voiture, et dans cet extraordinaire gala, elle sortit de
+son hôtel pour traverser Paris, croyant imposer au peuple par sa
+magnificence; mais elle se trompa.&mdash;C'était mal vu, car frapper
+non-seulement l'attention du peuple, mais réveiller son attention
+envieuse et haineuse, c'était une maladresse.</p>
+
+<p>Il y parut bientôt... À peine la voiture de madame de Staël fut-elle
+en marche, qu'une foule de femmes, vieilles mégères, aussi cruelles
+que hideuses dans ces jours de sang et de deuil, l'entourèrent en
criant qu'elle emportait l'or de la nation. Aux cris de ces furies
-accourut tout le peuple du quartier. Ils se jetèrent sur les
-postillons, en criant qu'il fallait que l'on conduisît la voiture <i>et
-la femme</i> à l'assemblée de la section... ce qui fut exécuté. Madame de
-Staël descendit de voiture, et eut la présence d'esprit de dire au
-domestique de l'abbé de Montesquiou d'aller avertir son maître...</p>
+accourut tout le peuple du quartier. Ils se jetèrent sur les
+postillons, en criant qu'il fallait que l'on conduisît la voiture <i>et
+la femme</i> à l'assemblée de la section... ce qui fut exécuté. Madame de
+Staël descendit de voiture, et eut la présence d'esprit de dire au
+domestique de l'abbé de Montesquiou d'aller avertir son maître...</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page411" name="page411"></a>(p. 411)</span> &mdash;Vous êtes accusée d'emmener avec vous des proscrits, lui
-dit le président...</p>
+<p><span class="pagenum"><a id="page411" name="page411"></a>(p. 411)</span> &mdash;Vous êtes accusée d'emmener avec vous des proscrits, lui
+dit le président...</p>
-<p>On examina les domestiques. Il s'en trouva un de moins: c'était celui
-qu'avait renvoyé madame de Staël, pour mettre en sa place l'abbé de
+<p>On examina les domestiques. Il s'en trouva un de moins: c'était celui
+qu'avait renvoyé madame de Staël, pour mettre en sa place l'abbé de
Montesquiou...</p>
-<p>&mdash;Il faut que vous alliez à la commune, dit le président. Et en effet
+<p>&mdash;Il faut que vous alliez à la commune, dit le président. Et en effet
elle y fut conduite.</p>
-<p>Elle mit plus de trois heures à se rendre du faubourg Saint-Germain à
-l'Hôtel-de-Ville. Sa voiture allait au pas au travers d'une foule ivre
+<p>Elle mit plus de trois heures à se rendre du faubourg Saint-Germain à
+l'Hôtel-de-Ville. Sa voiture allait au pas au travers d'une foule ivre
de rage encore plus que de vin, et dont la fureur redoublait en voyant
-une grande dame dans une voiture armoriée et une riche livrée. Madame
-de Staël, réellement effrayée, s'adressa plusieurs fois aux gendarmes
-qui devaient la protéger; mais ils ne lui répondaient que par des
-menaces. Enfin, il était temps qu'elle arrivât, lorsque sa voiture
-atteignit le perron de l'Hôtel-de-Ville... Elle descendit de voiture
-au milieu d'une foule encore plus menaçante que celle qu'elle avait
-traversée... Elle était grosse cependant; mais cette situation si
-intéressante, même parmi les sauvages, ne fut chez des Français qu'une
-raison d'indécentes railleries... et ne les désarma pas...</p>
-
-<p>En montant, elle se trouva sous une voûte de piques...: comme elle
-était à moitié de l'escalier, <span class="pagenum"><a id="page412" name="page412"></a>(p. 412)</span> un homme ivre dirigea le bout
-de la sienne contre le sein de madame de Staël; le gendarme qui
-l'accompagnait plus spécialement détourna le coup avec son sabre... Si
-elle était tombée en ce moment, c'était fait d'elle...</p>
-
-<p>La commune était présidée ce jour-là par Robespierre, ayant pour
+une grande dame dans une voiture armoriée et une riche livrée. Madame
+de Staël, réellement effrayée, s'adressa plusieurs fois aux gendarmes
+qui devaient la protéger; mais ils ne lui répondaient que par des
+menaces. Enfin, il était temps qu'elle arrivât, lorsque sa voiture
+atteignit le perron de l'Hôtel-de-Ville... Elle descendit de voiture
+au milieu d'une foule encore plus menaçante que celle qu'elle avait
+traversée... Elle était grosse cependant; mais cette situation si
+intéressante, même parmi les sauvages, ne fut chez des Français qu'une
+raison d'indécentes railleries... et ne les désarma pas...</p>
+
+<p>En montant, elle se trouva sous une voûte de piques...: comme elle
+était à moitié de l'escalier, <span class="pagenum"><a id="page412" name="page412"></a>(p. 412)</span> un homme ivre dirigea le bout
+de la sienne contre le sein de madame de Staël; le gendarme qui
+l'accompagnait plus spécialement détourna le coup avec son sabre... Si
+elle était tombée en ce moment, c'était fait d'elle...</p>
+
+<p>La commune était présidée ce jour-là par Robespierre, ayant pour
adjoints Billaud-Varennes et Collot-d'Herbois... Le bureau qui leur
-servait étant plus élevé, il fut possible de la placer à côté de ces
-hommes, et là du moins elle put respirer!... Là, à côté de Robespierre
+servait étant plus élevé, il fut possible de la placer à côté de ces
+hommes, et là du moins elle put respirer!... Là, à côté de Robespierre
et de Collot-d'Herbois!... oh! il devait y avoir une odeur de sang dans
-cet air qu'on respirait près d'eux!...</p>
+cet air qu'on respirait près d'eux!...</p>
-<p>C'est ici le lieu de placer un trait de rusticité égoïste digne d'être
-connu. On avait arrêté, en même temps que madame de Staël, le bailli
-de Virieu, envoyé de Parme... Comme elle reprenait ses sens, voilà cet
-homme qui se lève et déclare, avec toute la poltronnerie possible,
-qu'il ne connaît pas madame la baronne de Staël... En ce moment,
+<p>C'est ici le lieu de placer un trait de rusticité égoïste digne d'être
+connu. On avait arrêté, en même temps que madame de Staël, le bailli
+de Virieu, envoyé de Parme... Comme elle reprenait ses sens, voilà cet
+homme qui se lève et déclare, avec toute la poltronnerie possible,
+qu'il ne connaît pas madame la baronne de Staël... En ce moment,
Manuel arriva; il fut un peu surpris de trouver dans cet horrible
-lieu, et un tel jour, une femme comme madame de Staël... Son premier
-soin fut de répondre d'elle et de s'établir sa caution. Alors il la
-prit sous le bras et l'emmena dans son cabinet, où il l'enferma avec
+lieu, et un tel jour, une femme comme madame de Staël... Son premier
+soin fut de répondre d'elle et de s'établir sa caution. Alors il la
+prit sous le bras et l'emmena dans son cabinet, où il l'enferma avec
sa femme de chambre.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page413" name="page413"></a>(p. 413)</span> Pendant six heures elle demeura dans ce cabinet, ne pouvant
appeler, ne l'osant pas!... mourant de soif, de faim, mais surtout
-d'inquiétude: le bruit du tocsin, les cris des victimes, les
+d'inquiétude: le bruit du tocsin, les cris des victimes, les
hurlements des meurtriers, le tumulte du massacre, tout parvenait
-jusqu'à elle d'une manière confuse, et lui donnait un mortel effroi...
-Hélas! il était fondé! pendant ce temps on massacrait à l'Abbaye!... À
-de fréquents intervalles, des groupes d'assassins revenaient de
+jusqu'à elle d'une manière confuse, et lui donnait un mortel effroi...
+Hélas! il était fondé! pendant ce temps on massacrait à l'Abbaye!... À
+de fréquents intervalles, des groupes d'assassins revenaient de
l'Abbaye et de la Force, les bras nus et sanglants, et poussant des
cris de cannibales.</p>
-<p>La voiture toute chargée de madame de Staël, gardée seulement par
-quelques domestiques, était demeurée au milieu du peuple, qui se
-disposait à la piller. Aucune force humaine ne la pouvait sauver,
-lorsque, de la fenêtre du cabinet de Manuel où elle était, madame de
-Staël vit tout-à-coup un grand homme en habit de garde national
-s'élancer sur le siége, et de là ordonner au peuple de ne toucher à
-aucune chose appartenant à l'ambassadrice de Suède. Cette lutte,
-très-vive et soutenue, dura plus de deux heures... Le soir, cet homme
-entra avec Manuel dans la chambre où on l'avait enfermée. Il avait été
-témoin des approvisionnements de blé donnés par M. Necker, et le
-souvenir de ces choses fut pour cet homme un motif de défendre
+<p>La voiture toute chargée de madame de Staël, gardée seulement par
+quelques domestiques, était demeurée au milieu du peuple, qui se
+disposait à la piller. Aucune force humaine ne la pouvait sauver,
+lorsque, de la fenêtre du cabinet de Manuel où elle était, madame de
+Staël vit tout-à-coup un grand homme en habit de garde national
+s'élancer sur le siége, et de là ordonner au peuple de ne toucher à
+aucune chose appartenant à l'ambassadrice de Suède. Cette lutte,
+très-vive et soutenue, dura plus de deux heures... Le soir, cet homme
+entra avec Manuel dans la chambre où on l'avait enfermée. Il avait été
+témoin des approvisionnements de blé donnés par M. Necker, et le
+souvenir de ces choses fut pour cet homme un motif de défendre
<span class="pagenum"><a id="page414" name="page414"></a>(p. 414)</span> la fille de celui qui avait nourri le peuple.</p>
-<p>Lorsque Manuel entra dans la chambre, il était vivement ému...</p>
-
-<p>&mdash;Ah! s'écria-t-il, combien je suis heureux d'avoir mis vos deux amis
-en liberté!</p>
-
-<p>Il était pâle et tremblait fortement... Quoique le jour fût presque
-tombé, madame de Staël put distinguer le bouleversement de ses
-traits... Hélas! on égorgeait alors des vieillards et des femmes!...</p>
-
-<p>Lorsqu'il fut nuit, Manuel ramena madame de Staël chez elle. Les
-réverbères n'étaient pas allumés, les rues étaient sombres et
-désertes... le massacre planait sur Paris... Quelle journée!... quelle
-nuit!... quelle époque, grand Dieu!...</p>
-
-<p>Le lendemain, Tallien vint chez madame de Staël, et lui dit qu'un
-gendarme l'accompagnerait jusqu'à la frontière, et que, quant à lui,
-il aurait l'honneur de la suivre jusqu'à la barrière pour veiller à sa
-sûreté... Il y avait plusieurs personnes dans la chambre de madame de
-Staël qui pouvaient être compromises si l'autorité avait connu leurs
-noms... Madame de Staël demanda à Tallien de ne les pas nommer.&mdash;Il
-donna sa parole de garder le silence, et il l'a tenue. Honneur à
-lui!... Cette conduite était rare dans ces jours d'affreuse
-mémoire!... Madame de Staël partit enfin et traversa Paris au
-<span class="pagenum"><a id="page415" name="page415"></a>(p. 415)</span> milieu des hordes d'assassins, qui donnaient la mort à tant
-de victimes innocentes, et frappaient avec joie sur le prêtre, le
-vieillard, la femme et l'enfant!... Arrivée à la barrière, elle se
-sépara de Tallien pour aller chercher une terre plus amie où elle pût
+<p>Lorsque Manuel entra dans la chambre, il était vivement ému...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! s'écria-t-il, combien je suis heureux d'avoir mis vos deux amis
+en liberté!</p>
+
+<p>Il était pâle et tremblait fortement... Quoique le jour fût presque
+tombé, madame de Staël put distinguer le bouleversement de ses
+traits... Hélas! on égorgeait alors des vieillards et des femmes!...</p>
+
+<p>Lorsqu'il fut nuit, Manuel ramena madame de Staël chez elle. Les
+réverbères n'étaient pas allumés, les rues étaient sombres et
+désertes... le massacre planait sur Paris... Quelle journée!... quelle
+nuit!... quelle époque, grand Dieu!...</p>
+
+<p>Le lendemain, Tallien vint chez madame de Staël, et lui dit qu'un
+gendarme l'accompagnerait jusqu'à la frontière, et que, quant à lui,
+il aurait l'honneur de la suivre jusqu'à la barrière pour veiller à sa
+sûreté... Il y avait plusieurs personnes dans la chambre de madame de
+Staël qui pouvaient être compromises si l'autorité avait connu leurs
+noms... Madame de Staël demanda à Tallien de ne les pas nommer.&mdash;Il
+donna sa parole de garder le silence, et il l'a tenue. Honneur à
+lui!... Cette conduite était rare dans ces jours d'affreuse
+mémoire!... Madame de Staël partit enfin et traversa Paris au
+<span class="pagenum"><a id="page415" name="page415"></a>(p. 415)</span> milieu des hordes d'assassins, qui donnaient la mort à tant
+de victimes innocentes, et frappaient avec joie sur le prêtre, le
+vieillard, la femme et l'enfant!... Arrivée à la barrière, elle se
+sépara de Tallien pour aller chercher une terre plus amie où elle pût
enfin trouver le repos... et lui... rentra dans Paris... pour aller de
nouveau distribuer des poignards et ranimer le courage des bourreaux
-fatigués en leur désignant de nouvelles victimes.</p>
+fatigués en leur désignant de nouvelles victimes.</p>
-<p class="p2 center">FIN DU TOME DEUXIÈME.</p>
+<p class="p2 center">FIN DU TOME DEUXIÈME.</p>
<h2><span class="pagenum"><a id="page416" name="page416"></a>(p. 416)</span> TABLE<br>
-<span class="smaller">DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE DEUXIÈME VOLUME.</span></h2>
+<span class="smaller">DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE DEUXIÈME VOLUME.</span></h2>
<div class="toc">
<ul class="none">
@@ -8706,7 +8664,7 @@ fatigués en leur désignant de nouvelles victimes.</p>
<li>Salon de madame Roland.
<span class="ralign10"><a href="#page1">1</a></span></li>
-<li>Salon de madame de Brienne et du cardinal de Loménie.
+<li>Salon de madame de Brienne et du cardinal de Loménie.
<span class="ralign10"><a href="#page67">67</a></span></li>
<li>Salon de madame la duchesse de Chartres, au
@@ -8720,13 +8678,13 @@ fatigués en leur désignant de nouvelles victimes.</p>
<span class="ralign10"><a href="#page201">201</a></span></li>
<li>Salon de madame la comtesse de Custine (femme du
- général).
+ général).
<span class="ralign10"><a href="#page239">239</a></span></li>
-<li>L'atelier de madame de Montesson, à Bièvre.
+<li>L'atelier de madame de Montesson, à Bièvre.
<span class="ralign10"><a href="#page323">323</a></span></li>
-<li>Salon de madame de Staël, ambassadrice de Suède.
+<li>Salon de madame de Staël, ambassadrice de Suède.
<span class="ralign10"><a href="#page359">359</a></span></li>
</ul>
</div>
@@ -8737,9 +8695,9 @@ fatigués en leur désignant de nouvelles victimes.</p>
<div class="footnote">
<p><a id="footnote1" name="footnote1"></a>
-<b><a href="#footnotetag1">1</a></b>: Elle avait du talent et du courage, mais elle était
-insensée, et sa conduite extraordinaire lui a fait assigner une place
-certes bien éloignée de celle de madame Roland. Je parlerai d'elle
+<b><a href="#footnotetag1">1</a></b>: Elle avait du talent et du courage, mais elle était
+insensée, et sa conduite extraordinaire lui a fait assigner une place
+certes bien éloignée de celle de madame Roland. Je parlerai d'elle
plus tard.</p>
<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a>
@@ -8751,61 +8709,61 @@ l'exaucer; elle fut malade et en danger de mort en effet pendant
vingt-deux jours.</p>
<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a>
-<b><a href="#footnotetag4">4</a></b>: On a tenté de faire son portrait sans pouvoir réussir, et
-cela n'est pas étonnant. Ce genre de physionomie est si difficile à
-faire! l'âme ne se peint que par reflet; elle peut se rendre dans un
+<b><a href="#footnotetag4">4</a></b>: On a tenté de faire son portrait sans pouvoir réussir, et
+cela n'est pas étonnant. Ce genre de physionomie est si difficile à
+faire! l'âme ne se peint que par reflet; elle peut se rendre dans un
regard, mais non par celui d'un autre. Le regard est la plus puissante
-des séductions.</p>
+des séductions.</p>
<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a>
-<b><a href="#footnotetag5">5</a></b>: Même d'une mère ordinaire, car, à moins qu'on ne
+<b><a href="#footnotetag5">5</a></b>: Même d'une mère ordinaire, car, à moins qu'on ne
rencontre en sa route de ces monstres que la nature jette sur la terre
-en reculant d'horreur elle-même, on ne trouve pas de mauvaises mères.
-Le même anathème doit peser sur les enfants qui sont mauvais fils. La
-postérité elle-même est sévère pour ce crime. Quoique bien des siècles
-se soient écoulés depuis Sophocle, le souvenir de ses fils, maudits
-par l'opinion de leur patrie, repoussés par les lois, est encore aussi
-actif que le jour où, accusant <i>la vieillesse</i> de leur père, ce père
-leur répondit en montrant <i>&OElig;dipe à Colonne!...</i> L'infortuné!...
-comme il avait dû souffrir pour arriver à choisir un pareil sujet!...
-Et telle était la profondeur de la blessure que ce fut son
-chef-d'&oelig;uvre que produisit le vieillard à la fin de sa carrière
-pour peindre des fils ingrats... Et ce n'était qu'un père!...
-Qu'aurait donc fait une mère?... Rien. Il y a une sorte de rapport
-mystérieux entre les enfants et la mère, qui donne à tous deux une
-tendresse que rien ne peut détruire et que <i>tout</i> contribue à
+en reculant d'horreur elle-même, on ne trouve pas de mauvaises mères.
+Le même anathème doit peser sur les enfants qui sont mauvais fils. La
+postérité elle-même est sévère pour ce crime. Quoique bien des siècles
+se soient écoulés depuis Sophocle, le souvenir de ses fils, maudits
+par l'opinion de leur patrie, repoussés par les lois, est encore aussi
+actif que le jour où, accusant <i>la vieillesse</i> de leur père, ce père
+leur répondit en montrant <i>&OElig;dipe à Colonne!...</i> L'infortuné!...
+comme il avait dû souffrir pour arriver à choisir un pareil sujet!...
+Et telle était la profondeur de la blessure que ce fut son
+chef-d'&oelig;uvre que produisit le vieillard à la fin de sa carrière
+pour peindre des fils ingrats... Et ce n'était qu'un père!...
+Qu'aurait donc fait une mère?... Rien. Il y a une sorte de rapport
+mystérieux entre les enfants et la mère, qui donne à tous deux une
+tendresse que rien ne peut détruire et que <i>tout</i> contribue à
augmenter.</p>
<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a>
-<b><a href="#footnotetag6">6</a></b>: Ce portrait était frappant, car l'amour-propre de Roland
-était positif, et d'une telle nature, que sa femme elle-même ne lui
-laissa pas voir sa supériorité une fois qu'elle le connut...
-Craignait-elle de l'éloigner d'elle?... cette pensée serait bien
-amère.</p>
+<b><a href="#footnotetag6">6</a></b>: Ce portrait était frappant, car l'amour-propre de Roland
+était positif, et d'une telle nature, que sa femme elle-même ne lui
+laissa pas voir sa supériorité une fois qu'elle le connut...
+Craignait-elle de l'éloigner d'elle?... cette pensée serait bien
+amère.</p>
<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a>
-<b><a href="#footnotetag7">7</a></b>: Elle était née en 1754.</p>
+<b><a href="#footnotetag7">7</a></b>: Elle était née en 1754.</p>
<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a>
-<b><a href="#footnotetag8">8</a></b>: Voir ce qu'elle a écrit sur la mélancolie et sur l'âme,
-dans ses &oelig;uvres. C'est écrit avec le sang de son c&oelig;ur... mais ce
-qui est merveilleux, c'est l'écrit intitulé: <i>Avis à ma fille.</i> C'est
+<b><a href="#footnotetag8">8</a></b>: Voir ce qu'elle a écrit sur la mélancolie et sur l'âme,
+dans ses &oelig;uvres. C'est écrit avec le sang de son c&oelig;ur... mais ce
+qui est merveilleux, c'est l'écrit intitulé: <i>Avis à ma fille.</i> C'est
une relation exacte de ce qui lui est survenu lorsqu'elle est
-accouchée de la petite Eudana, sa fille, et tout ce qu'elle a souffert
-pour la nourrir!... Ces avis donnés par cette femme qui, plus tard,
-aurait conduit un empire, ont un caractère sacré.</p>
+accouchée de la petite Eudana, sa fille, et tout ce qu'elle a souffert
+pour la nourrir!... Ces avis donnés par cette femme qui, plus tard,
+aurait conduit un empire, ont un caractère sacré.</p>
<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a>
-<b><a href="#footnotetag9">9</a></b>: M. Bordenave était un chirurgien très-connu, membre de
-l'Académie des Sciences.</p>
+<b><a href="#footnotetag9">9</a></b>: M. Bordenave était un chirurgien très-connu, membre de
+l'Académie des Sciences.</p>
<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a>
<b><a href="#footnotetag10">10</a></b>: Si madame Roland n'aimait plus, elle est impardonnable,
-car l'amour fait tout excuser, et tant qu'on aime, on doit être
-pardonné; mais dès qu'on n'aime plus, on ne doit jamais laisser tomber
-une parole railleuse des mêmes lèvres qui ont prononcé des mots
-d'amour... l'insulte retourne alors à celui qui injurie... tout le
-tort est à lui... et si c'est une femme... oh, alors!... il y a de la
+car l'amour fait tout excuser, et tant qu'on aime, on doit être
+pardonné; mais dès qu'on n'aime plus, on ne doit jamais laisser tomber
+une parole railleuse des mêmes lèvres qui ont prononcé des mots
+d'amour... l'insulte retourne alors à celui qui injurie... tout le
+tort est à lui... et si c'est une femme... oh, alors!... il y a de la
honte.</p>
<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a>
@@ -8813,38 +8771,38 @@ honte.</p>
<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a>
<b><a href="#footnotetag12">12</a></b>: Le commerce des bijoux qu'il avait entrepris lorsque son
-état de graveur alla mal.</p>
+état de graveur alla mal.</p>
<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a>
<b><a href="#footnotetag13">13</a></b>: Lorsqu'elle avait douze ans, elle eut un jour un
-transport presque délirant, dans lequel elle vit la Vierge qui
-l'appelait, disait-elle, au couvent. On l'y mit pour faire sa première
+transport presque délirant, dans lequel elle vit la Vierge qui
+l'appelait, disait-elle, au couvent. On l'y mit pour faire sa première
communion.</p>
<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a>
-<b><a href="#footnotetag14">14</a></b>: Roland y était appelé pour les intérêts généraux des
-manufactures. C'était un homme d'un grand talent lui-même comme
+<b><a href="#footnotetag14">14</a></b>: Roland y était appelé pour les intérêts généraux des
+manufactures. C'était un homme d'un grand talent lui-même comme
manufacturier, et surtout <i>chef</i> d'une manufacture.</p>
<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a>
<b><a href="#footnotetag15">15</a></b>: Villefranche, demeure paternelle de M. Roland de la
-Platière. Il était d'une famille de robe noble et fort ancienne. Sa
-naissance était pour lui un motif d'orgueil, malgré ses idées de
-liberté.</p>
+Platière. Il était d'une famille de robe noble et fort ancienne. Sa
+naissance était pour lui un motif d'orgueil, malgré ses idées de
+liberté.</p>
<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a>
-<b><a href="#footnotetag16">16</a></b>: Cette légèreté lui était reprochée dans l'assemblée par
+<b><a href="#footnotetag16">16</a></b>: Cette légèreté lui était reprochée dans l'assemblée par
le parti contraire, qui sut en tirer quelquefois de tristes arguments
-contre lui... mais il était toutefois un homme des plus supérieurs,
+contre lui... mais il était toutefois un homme des plus supérieurs,
quoi qu'en aient dit ses ennemis.</p>
<p><a id="footnote17" name="footnote17"></a>
<b><a href="#footnotetag17">17</a></b>: Sylla mangeait aussi ses ongles.</p>
<p><a id="footnote18" name="footnote18"></a>
-<b><a href="#footnotetag18">18</a></b>: Ces détails m'ont été racontés pour la dixième fois
-avant-hier matin par une personne très-connue dans cette malheureuse
-époque de la Révolution, et qui allait très-souvent chez madame
+<b><a href="#footnotetag18">18</a></b>: Ces détails m'ont été racontés pour la dixième fois
+avant-hier matin par une personne très-connue dans cette malheureuse
+époque de la Révolution, et qui allait très-souvent chez madame
Roland.</p>
<p><a id="footnote19" name="footnote19"></a>
@@ -8855,485 +8813,485 @@ Gironde.&mdash;C'est injuste et de plus impolitique.</p>
<b><a href="#footnotetag20">20</a></b>: Propres paroles de David William.</p>
<p><a id="footnote21" name="footnote21"></a>
-<b><a href="#footnotetag21">21</a></b>: Ce qu'il a fait, car c'est pour avoir aimé sa femme au
-point de ne la pouvoir quitter qu'il a été arrêté. On l'avait
-arrêté... il pouvait fuir.</p>
+<b><a href="#footnotetag21">21</a></b>: Ce qu'il a fait, car c'est pour avoir aimé sa femme au
+point de ne la pouvoir quitter qu'il a été arrêté. On l'avait
+arrêté... il pouvait fuir.</p>
<p><a id="footnote22" name="footnote22"></a>
-<b><a href="#footnotetag22">22</a></b>: Bonnecarrère, témoin oculaire du fait, m'a dit que le
+<b><a href="#footnotetag22">22</a></b>: Bonnecarrère, témoin oculaire du fait, m'a dit que le
Roi fut au moment de faire sortir Roland du salon; ce fut la Reine qui
-le retint. On a prétendu que ce fait avait été considéré comme une
-offense par le Roi, et qu'il ne le pardonna pas à Roland, et surtout à
+le retint. On a prétendu que ce fait avait été considéré comme une
+offense par le Roi, et qu'il ne le pardonna pas à Roland, et surtout à
sa femme.</p>
<p><a id="footnote23" name="footnote23"></a>
-<b><a href="#footnotetag23">23</a></b>: Voir à ce sujet l'<i>Essai</i> de M. de Chateaubriand <i>sur
-les Révolutions</i>, 1798, Londres.</p>
+<b><a href="#footnotetag23">23</a></b>: Voir à ce sujet l'<i>Essai</i> de M. de Chateaubriand <i>sur
+les Révolutions</i>, 1798, Londres.</p>
<p><a id="footnote24" name="footnote24"></a>
<b><a href="#footnotetag24">24</a></b>: Ministre de la justice.</p>
<p><a id="footnote25" name="footnote25"></a>
-<b><a href="#footnotetag25">25</a></b>: L'esplanade produite par l'enlèvement du sommet de la
+<b><a href="#footnotetag25">25</a></b>: L'esplanade produite par l'enlèvement du sommet de la
montagne est un ouvrage vraiment curieux. C'est sur cette esplanade
-qu'est bâti le nouveau château, ayant vingt-sept croisées de face; un
+qu'est bâti le nouveau château, ayant vingt-sept croisées de face; un
immense corps de logis avec deux beaux pavillons et deux pavillons
-isolés; des communs aussi beaux que pour une demeure royale; un chemin
-allant du château au bourg de Brienne, construit sur des arches et
-traversant un vallon très-profond; une salle de spectacle; des
-souterrains admirables par leur beauté et surtout leur utilité, en ce
-qu'ils assainissent le château... Mille dépendances, enfin, toutes
+isolés; des communs aussi beaux que pour une demeure royale; un chemin
+allant du château au bourg de Brienne, construit sur des arches et
+traversant un vallon très-profond; une salle de spectacle; des
+souterrains admirables par leur beauté et surtout leur utilité, en ce
+qu'ils assainissent le château... Mille dépendances, enfin, toutes
faites avec grandeur et le plus souvent dans un but utile, font de
-cette demeure un lieu tout-à-fait digne d'un souverain.</p>
+cette demeure un lieu tout-à-fait digne d'un souverain.</p>
<p><a id="footnote26" name="footnote26"></a>
-<b><a href="#footnotetag26">26</a></b>: Pont-sur-Seine, terre de <i>Madame Mère</i>; ce château, fort
-vaste et fort beau, était la seule chose remarquable de cette
-propriété. Il n'y avait pour parc qu'une étendue de terrain
-tout-à-fait inculte et sans ombrage. Ce château avait appartenu avant
-la révolution à M. le prince de Lusace (Xavier).</p>
+<b><a href="#footnotetag26">26</a></b>: Pont-sur-Seine, terre de <i>Madame Mère</i>; ce château, fort
+vaste et fort beau, était la seule chose remarquable de cette
+propriété. Il n'y avait pour parc qu'une étendue de terrain
+tout-à-fait inculte et sans ombrage. Ce château avait appartenu avant
+la révolution à M. le prince de Lusace (Xavier).</p>
<p><a id="footnote27" name="footnote27"></a>
-<b><a href="#footnotetag27">27</a></b>: Il est à remarquer que, dans cette société de Brienne,
-il y eut trois suicides d'hommes très-remarquables, Condorcet,
-Chamfort et le cardinal; tous les trois incrédules! sans religion!...
-Voilà quel fut le résultat de la croyance philosophique.</p>
+<b><a href="#footnotetag27">27</a></b>: Il est à remarquer que, dans cette société de Brienne,
+il y eut trois suicides d'hommes très-remarquables, Condorcet,
+Chamfort et le cardinal; tous les trois incrédules! sans religion!...
+Voilà quel fut le résultat de la croyance philosophique.</p>
<p><a id="footnote28" name="footnote28"></a>
-<b><a href="#footnotetag28">28</a></b>: À l'époque même de la Révolution, on disait dans les
-villages du Languedoc, et je l'ai entendu moi-même: <i>Ah! c'est encore
-de l'ouvrage de notre bon archevêque, de notre père!</i> Il était adoré
-dans tout son diocèse.</p>
+<b><a href="#footnotetag28">28</a></b>: À l'époque même de la Révolution, on disait dans les
+villages du Languedoc, et je l'ai entendu moi-même: <i>Ah! c'est encore
+de l'ouvrage de notre bon archevêque, de notre père!</i> Il était adoré
+dans tout son diocèse.</p>
<p><a id="footnote29" name="footnote29"></a>
<b><a href="#footnotetag29">29</a></b>: Brienne.</p>
<p><a id="footnote30" name="footnote30"></a>
-<b><a href="#footnotetag30">30</a></b>: Fameux comédien.</p>
+<b><a href="#footnotetag30">30</a></b>: Fameux comédien.</p>
<p><a id="footnote31" name="footnote31"></a>
-<b><a href="#footnotetag31">31</a></b>: L'hôtel de <span class="smcap">Madame Mère</span> était l'hôtel de Brienne; il est
-situé rue Saint-Dominique, faubourg Saint-Germain. C'est aujourd'hui
-le Ministère de la Guerre.</p>
+<b><a href="#footnotetag31">31</a></b>: L'hôtel de <span class="smcap">Madame Mère</span> était l'hôtel de Brienne; il est
+situé rue Saint-Dominique, faubourg Saint-Germain. C'est aujourd'hui
+le Ministère de la Guerre.</p>
<p><a id="footnote32" name="footnote32"></a>
-<b><a href="#footnotetag32">32</a></b>: Il n'a laissé qu'une fille, madame Lamourier, qui à son
-tour n'a également qu'une fille, qu'elle a mariée il y a trois à
+<b><a href="#footnotetag32">32</a></b>: Il n'a laissé qu'une fille, madame Lamourier, qui à son
+tour n'a également qu'une fille, qu'elle a mariée il y a trois à
quatre ans.</p>
<p><a id="footnote33" name="footnote33"></a>
-<b><a href="#footnotetag33">33</a></b>: Thouvenel a été mon médecin pendant plusieurs années. Il
-est mort d'une apoplexie séreuse.</p>
+<b><a href="#footnotetag33">33</a></b>: Thouvenel a été mon médecin pendant plusieurs années. Il
+est mort d'une apoplexie séreuse.</p>
<p><a id="footnote34" name="footnote34"></a>
-<b><a href="#footnotetag34">34</a></b>: <i>Éloges de Molière et de La Fontaine.</i> Ces deux morceaux
-sont peut-être ce que Chamfort a écrit de mieux.</p>
+<b><a href="#footnotetag34">34</a></b>: <i>Éloges de Molière et de La Fontaine.</i> Ces deux morceaux
+sont peut-être ce que Chamfort a écrit de mieux.</p>
<p><a id="footnote35" name="footnote35"></a>
-<b><a href="#footnotetag35">35</a></b>: On appelle ainsi, comme on le sait, une armure complète
-de chevalier dressée contre une muraille d'arsenal dans un vieux
-château.</p>
+<b><a href="#footnotetag35">35</a></b>: On appelle ainsi, comme on le sait, une armure complète
+de chevalier dressée contre une muraille d'arsenal dans un vieux
+château.</p>
<p><a id="footnote36" name="footnote36"></a>
-<b><a href="#footnotetag36">36</a></b>: Les jeunes gens qui avaient imaginé cette aventure
-s'étaient méfiés de son caractère difficile, et avaient fait ôter les
+<b><a href="#footnotetag36">36</a></b>: Les jeunes gens qui avaient imaginé cette aventure
+s'étaient méfiés de son caractère difficile, et avaient fait ôter les
balles par son domestique. Chacun en avait une et devait la rejeter au
jeune homme, ce qui fut fait par celui qui fut mis en joue.</p>
<p><a id="footnote37" name="footnote37"></a>
-<b><a href="#footnotetag37">37</a></b>: Le père du duc d'Orléans mort dans la Révolution,
-l'aïeul du Roi.</p>
+<b><a href="#footnotetag37">37</a></b>: Le père du duc d'Orléans mort dans la Révolution,
+l'aïeul du Roi.</p>
<p><a id="footnote38" name="footnote38"></a>
-<b><a href="#footnotetag38">38</a></b>: Son père lui donna pour première maîtresse mademoiselle
-Duthé, cette fameuse courtisane qui fut aussi la maîtresse du comte
-d'Artois; elle était encore vivante à Versailles il y a huit ans.</p>
+<b><a href="#footnotetag38">38</a></b>: Son père lui donna pour première maîtresse mademoiselle
+Duthé, cette fameuse courtisane qui fut aussi la maîtresse du comte
+d'Artois; elle était encore vivante à Versailles il y a huit ans.</p>
<p><a id="footnote39" name="footnote39"></a>
-<b><a href="#footnotetag39">39</a></b>: Quand on pense à l'admirable conduite de son fils dans
-l'émigration!</p>
+<b><a href="#footnotetag39">39</a></b>: Quand on pense à l'admirable conduite de son fils dans
+l'émigration!</p>
<p><a id="footnote40" name="footnote40"></a>
-<b><a href="#footnotetag40">40</a></b>: Il était savant sans pédanterie et faisait servir son
-instruction à l'amusement des autres, chose fort rare.</p>
+<b><a href="#footnotetag40">40</a></b>: Il était savant sans pédanterie et faisait servir son
+instruction à l'amusement des autres, chose fort rare.</p>
<p><a id="footnote41" name="footnote41"></a>
-<b><a href="#footnotetag41">41</a></b>: La société est tellement changée sous ce rapport, que
+<b><a href="#footnotetag41">41</a></b>: La société est tellement changée sous ce rapport, que
j'ai vu il y a huit ans M. de Forbin, le type de la politesse de nos
-jours, se prendre de querelle une fois à l'Abbaye-aux-Bois assez
-fortement pour être obligé de sortir du salon où il était avec son
-antagoniste, homme des plus grossiers, et qui pourtant était reçu chez
+jours, se prendre de querelle une fois à l'Abbaye-aux-Bois assez
+fortement pour être obligé de sortir du salon où il était avec son
+antagoniste, homme des plus grossiers, et qui pourtant était reçu chez
M. de Talleyrand, apparemment parce qu'il lui reposait l'esprit, et,
-chez madame Récamier, parce qu'elle est un ange de bonté.</p>
+chez madame Récamier, parce qu'elle est un ange de bonté.</p>
<p><a id="footnote42" name="footnote42"></a>
-<b><a href="#footnotetag42">42</a></b>: C'était une manie qu'il avait... Il se promenait
+<b><a href="#footnotetag42">42</a></b>: C'était une manie qu'il avait... Il se promenait
toujours en long et en large dans la chambre tandis qu'il parlait;
-c'était presque toujours lorsque la discussion l'attachait.</p>
+c'était presque toujours lorsque la discussion l'attachait.</p>
<p><a id="footnote43" name="footnote43"></a>
<b><a href="#footnotetag43">43</a></b>: C'est ainsi qu'il est convenable d'appeler les
princesses, et non pas continuellement par leur titre d'<i>Altesse</i>,
comme on en a la coutume en France et comme on l'avait sous l'empire.
-Le mot <i>madame</i> est le plus respectueux, employé à la troisième
+Le mot <i>madame</i> est le plus respectueux, employé à la troisième
personne.</p>
<p><a id="footnote44" name="footnote44"></a>
<b><a href="#footnotetag44">44</a></b>: Celui qu'on appelait Jaucourt <i>Clair-de-Lune</i>, surnom
-qu'on lui avait donné en raison de sa figure ronde et pâle.</p>
+qu'on lui avait donné en raison de sa figure ronde et pâle.</p>
<p><a id="footnote45" name="footnote45"></a>
<b><a href="#footnotetag45">45</a></b>: S&oelig;ur de M. de Lamoignon.</p>
<p><a id="footnote46" name="footnote46"></a>
-<b><a href="#footnotetag46">46</a></b>: C'était alors une chose fort rare en France.</p>
+<b><a href="#footnotetag46">46</a></b>: C'était alors une chose fort rare en France.</p>
<p><a id="footnote47" name="footnote47"></a>
<b><a href="#footnotetag47">47</a></b>: Je donne cette histoire pour montrer comment se
-passaient les soirées au Palais-Royal.</p>
+passaient les soirées au Palais-Royal.</p>
<p><a id="footnote48" name="footnote48"></a>
-<b><a href="#footnotetag48">48</a></b>: L'histoire est en effet arrivée à M. le chevalier de
+<b><a href="#footnotetag48">48</a></b>: L'histoire est en effet arrivée à M. le chevalier de
Jaucourt.</p>
<p><a id="footnote49" name="footnote49"></a>
-<b><a href="#footnotetag49">49</a></b>: Une chose assez singulière, c'est que madame de Genlis
+<b><a href="#footnotetag49">49</a></b>: Une chose assez singulière, c'est que madame de Genlis
ne sache pas mettre l'orthographe des noms de ses amis. Elle ne met
jamais de <i>t</i> aux noms de Balincourt et de Jaucourt.</p>
<p><a id="footnote50" name="footnote50"></a>
<b><a href="#footnotetag50">50</a></b>: C'est une chose plus importante qu'on ne le saurait
-croire que la <i>démarche</i> dans une femme et dans un homme. C'est un
-moyen de reconnaître l'élégance de leurs manières.</p>
+croire que la <i>démarche</i> dans une femme et dans un homme. C'est un
+moyen de reconnaître l'élégance de leurs manières.</p>
<p><a id="footnote51" name="footnote51"></a>
-<b><a href="#footnotetag51">51</a></b>: Les <i>verges</i> sont les dangers de la Révolution, et la
-<i>clef des champs</i> voudrait indiquer l'émigration... Cependant le fait
-s'est passé dans des années où certes on ne soupçonnait pas que la
-Révolution dût exister jamais: c'était, je crois, en 1764 ou 65.</p>
+<b><a href="#footnotetag51">51</a></b>: Les <i>verges</i> sont les dangers de la Révolution, et la
+<i>clef des champs</i> voudrait indiquer l'émigration... Cependant le fait
+s'est passé dans des années où certes on ne soupçonnait pas que la
+Révolution dût exister jamais: c'était, je crois, en 1764 ou 65.</p>
<p><a id="footnote52" name="footnote52"></a>
<b><a href="#footnotetag52">52</a></b>: Je connais un homme dont la physionomie triste et douce,
-le visage agréable et surtout le ravissant regard, ont une grande
+le visage agréable et surtout le ravissant regard, ont une grande
analogie avec son esprit naturellement triste et pourtant doucement
railleur... Il y a un charme dans sa conversation, un attrait que je
-n'ai vu qu'à lui. Grand seigneur par sa naissance, par ses manières,
+n'ai vu qu'à lui. Grand seigneur par sa naissance, par ses manières,
il l'est de tout ce qui fait remarquer que les autres ne le sont pas.
-Le charme des manières de cette personne ne peut être imité, et ne
-sera jamais remplacé...</p>
+Le charme des manières de cette personne ne peut être imité, et ne
+sera jamais remplacé...</p>
<p><a id="footnote53" name="footnote53"></a>
-<b><a href="#footnotetag53">53</a></b>: On n'allait jamais en uniforme autrefois ni à la Cour,
-ni dans le monde, excepté pour prendre congé. Alors, on portait
-l'uniforme de son régiment ou bien celui d'officier-général.</p>
+<b><a href="#footnotetag53">53</a></b>: On n'allait jamais en uniforme autrefois ni à la Cour,
+ni dans le monde, excepté pour prendre congé. Alors, on portait
+l'uniforme de son régiment ou bien celui d'officier-général.</p>
<p><a id="footnote54" name="footnote54"></a>
-<b><a href="#footnotetag54">54</a></b>: Madame de Polignac était fort laide, très-mordante et
-spirituelle; elle avait toutefois de la bonté.&mdash;Elle contait à ravir,
+<b><a href="#footnotetag54">54</a></b>: Madame de Polignac était fort laide, très-mordante et
+spirituelle; elle avait toutefois de la bonté.&mdash;Elle contait à ravir,
et savait une foule d'anecdotes du temps de Louis XIV et de Louis XV.</p>
<p><a id="footnote55" name="footnote55"></a>
<b><a href="#footnotetag55">55</a></b>: On appelle ainsi la mise en jeu. Ainsi les joueurs sont
-souvent nommés <i>pontes</i>, pour cette raison.</p>
+souvent nommés <i>pontes</i>, pour cette raison.</p>
<p><a id="footnote56" name="footnote56"></a>
-<b><a href="#footnotetag56">56</a></b>: Terme employé dans quelques jeux, tel que le pharaon,
-jeu fort en vogue alors: c'est de jouer le double de ce qu'on a joué
-la première fois. M. de Conflans dit ici que madame de Montauban fit
-un <i>paroli de campagne</i>. C'est une manière de parler, pour dire
-qu'elle avait <i>voulu tricher</i>, chose malheureusement fort en usage à
-cette époque aussi.</p>
+<b><a href="#footnotetag56">56</a></b>: Terme employé dans quelques jeux, tel que le pharaon,
+jeu fort en vogue alors: c'est de jouer le double de ce qu'on a joué
+la première fois. M. de Conflans dit ici que madame de Montauban fit
+un <i>paroli de campagne</i>. C'est une manière de parler, pour dire
+qu'elle avait <i>voulu tricher</i>, chose malheureusement fort en usage à
+cette époque aussi.</p>
<p><a id="footnote57" name="footnote57"></a>
-<b><a href="#footnotetag57">57</a></b>: Le duc de Chartres avait déjà beaucoup de croyance aux
+<b><a href="#footnotetag57">57</a></b>: Le duc de Chartres avait déjà beaucoup de croyance aux
Mesmer, aux Cagliostro et aux Saint-Germain. Quoi qu'il en soit, voici
-un fait positif qui a été raconté par le duc d'Orléans lui-même; je ne
-puis affirmer l'année précise, quoique M. de Sainte-Foix, qui me l'a
-raconté étant chez moi au Raincy, me l'ait dit également.&mdash;Étant un
-jour à dîner au Raincy avec le prince et trois ou quatre autres
-personnes de son intimité à la porte de Chelles chez son secrétaire
+un fait positif qui a été raconté par le duc d'Orléans lui-même; je ne
+puis affirmer l'année précise, quoique M. de Sainte-Foix, qui me l'a
+raconté étant chez moi au Raincy, me l'ait dit également.&mdash;Étant un
+jour à dîner au Raincy avec le prince et trois ou quatre autres
+personnes de son intimité à la porte de Chelles chez son secrétaire
des commandements M......., la conversation fut conduite sur les
-somnambulistes et les mesméristes... Le prince parut rêveur, il écouta
-plusieurs histoires qu'on raconta, en raconta lui-même, et tout-à-coup
+somnambulistes et les mesméristes... Le prince parut rêveur, il écouta
+plusieurs histoires qu'on raconta, en raconta lui-même, et tout-à-coup
prenant mon bras, dit M. de Sainte-Foix, il me proposa de retourner au
-château en nous promenant. Nous partîmes, et à peine fûmes-nous à
-quelque distance que le duc me dit qu'il lui était arrivé il y avait
-peu de temps une aventure très-étonnante.</p>
+château en nous promenant. Nous partîmes, et à peine fûmes-nous à
+quelque distance que le duc me dit qu'il lui était arrivé il y avait
+peu de temps une aventure très-étonnante.</p>
<p>Un jour du mois dernier, me dit-il, je quittai un moment mon cabinet
-pour aller chercher un papier dont j'avais besoin dans ma chambre à
-coucher... J'y demeurai à peine un quart d'heure; en rentrant dans mon
-cabinet, j'y trouvai un homme vêtu de noir, les cheveux sans poudre,
-et dont le visage était d'une pâleur remarquable. Mon premier
-mouvement fut de m'élancer<a id="footnotetag57-A" name="footnotetag57-A"></a><a href="#footnote57-A" title="Go to footnote 57-A"><span class="smaller">[57-A]</span></a> sur cet homme... mais je me retins et
-lui demandai comment il s'était introduit chez moi, et en lui faisant
+pour aller chercher un papier dont j'avais besoin dans ma chambre à
+coucher... J'y demeurai à peine un quart d'heure; en rentrant dans mon
+cabinet, j'y trouvai un homme vêtu de noir, les cheveux sans poudre,
+et dont le visage était d'une pâleur remarquable. Mon premier
+mouvement fut de m'élancer<a id="footnotetag57-A" name="footnotetag57-A"></a><a href="#footnote57-A" title="Go to footnote 57-A"><span class="smaller">[57-A]</span></a> sur cet homme... mais je me retins et
+lui demandai comment il s'était introduit chez moi, et en lui faisant
cette question je me sentis frissonner, car mon cabinet n'avait aucune
issue... Cet homme sourit et me dit qu'il n'avait besoin d'aucun
-secours humain pour parvenir là où il voulait aller... qu'il était
-dévoué à mes intérêts, qu'il <i>m'aimait</i> et ferait tout pour me servir,
-<span class="smcap">TOUT</span> jusqu'à me faire voir le diable... Je puis beaucoup pour vous,
-monseigneur, me dit l'homme noir... Je puis immensément; il ne faut de
-votre part qu'un peu d'aide?&mdash;Que faut-il faire? m'écriai-je.&mdash;Avoir
-le courage de me suivre.&mdash;Je l'aurai.&mdash;Dès ce soir!&mdash;Dès ce soir.&mdash;Eh
-bien! soyez prêt.&mdash;À quelle heure?&mdash;Minuit.&mdash;Le lieu?&mdash;La plaine de
+secours humain pour parvenir là où il voulait aller... qu'il était
+dévoué à mes intérêts, qu'il <i>m'aimait</i> et ferait tout pour me servir,
+<span class="smcap">TOUT</span> jusqu'à me faire voir le diable... Je puis beaucoup pour vous,
+monseigneur, me dit l'homme noir... Je puis immensément; il ne faut de
+votre part qu'un peu d'aide?&mdash;Que faut-il faire? m'écriai-je.&mdash;Avoir
+le courage de me suivre.&mdash;Je l'aurai.&mdash;Dès ce soir!&mdash;Dès ce soir.&mdash;Eh
+bien! soyez prêt.&mdash;À quelle heure?&mdash;Minuit.&mdash;Le lieu?&mdash;La plaine de
Villeneuve-Saint-Georges; mais il faut venir <i>seul et sans
-armes</i>...&mdash;Je viendrai <i>seul et sans armes</i>...&mdash;À ce soir donc,
-monseigneur! jusque-là silence!!!...</p>
+armes</i>...&mdash;Je viendrai <i>seul et sans armes</i>...&mdash;À ce soir donc,
+monseigneur! jusque-là silence!!!...</p>
-<p>À peine m'eut-il parlé que je ne le vis plus, sans que j'eusse pu
+<p>À peine m'eut-il parlé que je ne le vis plus, sans que j'eusse pu
m'apercevoir par quelle issue il avait disparu... Je demeurai
-solitaire jusqu'au moment du départ. À onze heures et demie j'étais à
-Villeneuve-Saint-Georges. Là je laissai les deux personnes qui
-m'accompagnaient, et j'entrai <i>seul</i> dans la plaine; la nuit était
+solitaire jusqu'au moment du départ. À onze heures et demie j'étais à
+Villeneuve-Saint-Georges. Là je laissai les deux personnes qui
+m'accompagnaient, et j'entrai <i>seul</i> dans la plaine; la nuit était
profonde... Je rencontre l'inconnu... Vous dire quel fut notre
-entretien m'est défendu; mais ce que je puis, c'est de vous
-communiquer un fait qui doit rassurer votre amitié... J'ai reçu dans
-cette nuit mystérieuse beaucoup d'avis précieux et un anneau... Cet
+entretien m'est défendu; mais ce que je puis, c'est de vous
+communiquer un fait qui doit rassurer votre amitié... J'ai reçu dans
+cette nuit mystérieuse beaucoup d'avis précieux et un anneau... Cet
anneau... le voici!...&mdash;Et le prince, entr'ouvrant sa veste, me fit
-voir un anneau de bronze dans lequel était enchâssée une pierre
-brillante qui au feu des bougies jetait un éclat inconnu et en effet
+voir un anneau de bronze dans lequel était enchâssée une pierre
+brillante qui au feu des bougies jetait un éclat inconnu et en effet
presque magique...&mdash;Tant que je porterai cet anneau, me dit le prince,
-je n'ai rien à redouter de mes ennemis... mais si je le perds ou si je
-me le laisse ôter, je suis un homme perdu... Maintenant voici la suite
+je n'ai rien à redouter de mes ennemis... mais si je le perds ou si je
+me le laisse ôter, je suis un homme perdu... Maintenant voici la suite
de cette aventure. Je fus reconduit chez moi par l'inconnu, sans
-retourner à Villeneuve-Saint-Georges... Je lui offris cinq cents
+retourner à Villeneuve-Saint-Georges... Je lui offris cinq cents
louis; il les refusa, en prit seulement cinquante, et il me quitta
-avec promesse de revenir chaque fois qu'il aurait un avis utile à me
-donner. Je le vois souvent, et toujours de même...</p>
-
-<p>Voilà ce que j'ai entendu raconter à M. de Sainte-Foix à plusieurs
-reprises: MM. de Saint-Far et de Saint-Albin l'ont confirmé,
-c'est-à-dire pour l'avoir entendu dire au prince. J'ai demandé au
-premier ce qu'il pensait de cette aventure, et je l'ai trouvé dans un
-doute étrange. Remarquez, me dit-il, que cet anneau lui fut ôté sur la
-place de la Révolution!... Quel ténébreux mystère! Quoi qu'il en soit,
-voilà la vérité; cette histoire me fut en effet racontée par le duc
-d'Orléans lui-même dans le parc du Raincy où nous sommes, et dans
-cette même allée où nous nous promenons en ce moment.</p>
+avec promesse de revenir chaque fois qu'il aurait un avis utile à me
+donner. Je le vois souvent, et toujours de même...</p>
+
+<p>Voilà ce que j'ai entendu raconter à M. de Sainte-Foix à plusieurs
+reprises: MM. de Saint-Far et de Saint-Albin l'ont confirmé,
+c'est-à-dire pour l'avoir entendu dire au prince. J'ai demandé au
+premier ce qu'il pensait de cette aventure, et je l'ai trouvé dans un
+doute étrange. Remarquez, me dit-il, que cet anneau lui fut ôté sur la
+place de la Révolution!... Quel ténébreux mystère! Quoi qu'il en soit,
+voilà la vérité; cette histoire me fut en effet racontée par le duc
+d'Orléans lui-même dans le parc du Raincy où nous sommes, et dans
+cette même allée où nous nous promenons en ce moment.</p>
<p>Je fus prise d'un frisson qui me parcourut tout le corps; je jetai les
yeux autour de moi et dans la profondeur des ombrages qui se
prolongeaient au loin sous les arbres. Je crus un moment voir des
-ombres... Rentrons, dis-je à M. de Sainte-Foix... il est trop tard
-pour demeurer exposé au froid de la nuit... votre histoire m'a fait
+ombres... Rentrons, dis-je à M. de Sainte-Foix... il est trop tard
+pour demeurer exposé au froid de la nuit... votre histoire m'a fait
mal.</p>
<p><a id="footnote57-A" name="footnote57-A"></a>
-<b><a href="#footnotetag57-A">57-A</a></b>: Il était d'une grande bravoure, et l'a prouvé mille
+<b><a href="#footnotetag57-A">57-A</a></b>: Il était d'une grande bravoure, et l'a prouvé mille
fois, surtout dans l'aventure du ballon.</p>
<p><a id="footnote58" name="footnote58"></a>
<b><a href="#footnotetag58">58</a></b>: Madame de Montesson, tante <i>de madame</i> de Genlis, et non
-pas de M. de Genlis, comme l'ignorance à prétention le dit dans
+pas de M. de Genlis, comme l'ignorance à prétention le dit dans
plusieurs biographies!...</p>
<p><a id="footnote59" name="footnote59"></a>
-<b><a href="#footnotetag59">59</a></b>: Lorsqu'on ouvrit les prisons après thermidor, le comte
-de Périgord, frère de l'archevêque, venait dîner tous les jeudis chez
-ma mère... Il m'aimait comme son enfant. C'était le meilleur des
-hommes: ce fut lui qui fit fermer sa porte à M. de Laclos lorsqu'il
-sut qu'il était l'auteur des <i>Liaisons dangereuses</i>. Il avait pour
-madame de Genlis la plus profonde des haines; il était convaincu
-qu'elle avait amené les malheurs de la Révolution, et cette pensée,
-jointe à celle du duc d'Orléans, lui donnait même une dureté étrangère
-à son caractère.</p>
+<b><a href="#footnotetag59">59</a></b>: Lorsqu'on ouvrit les prisons après thermidor, le comte
+de Périgord, frère de l'archevêque, venait dîner tous les jeudis chez
+ma mère... Il m'aimait comme son enfant. C'était le meilleur des
+hommes: ce fut lui qui fit fermer sa porte à M. de Laclos lorsqu'il
+sut qu'il était l'auteur des <i>Liaisons dangereuses</i>. Il avait pour
+madame de Genlis la plus profonde des haines; il était convaincu
+qu'elle avait amené les malheurs de la Révolution, et cette pensée,
+jointe à celle du duc d'Orléans, lui donnait même une dureté étrangère
+à son caractère.</p>
<p><a id="footnote60" name="footnote60"></a>
-<b><a href="#footnotetag60">60</a></b>: M. de Puisieux était le chef de la famille de
-Sillery-Genlis; il avait désapprouvé le mariage de M. le comte de
-Genlis, et fut pendant longtemps assez irrité pour ne le pas vouloir
-accueillir, ainsi que sa femme. Madame de Puisieux était une personne
-dont l'esprit était fort imposant, à ce que dit madame de Genlis
-elle-même; aussi en avait-elle une peur affreuse, et lorsqu'enfin, la
-grande parente s'adoucissant, on permit aux jeunes mariés de venir à
+<b><a href="#footnotetag60">60</a></b>: M. de Puisieux était le chef de la famille de
+Sillery-Genlis; il avait désapprouvé le mariage de M. le comte de
+Genlis, et fut pendant longtemps assez irrité pour ne le pas vouloir
+accueillir, ainsi que sa femme. Madame de Puisieux était une personne
+dont l'esprit était fort imposant, à ce que dit madame de Genlis
+elle-même; aussi en avait-elle une peur affreuse, et lorsqu'enfin, la
+grande parente s'adoucissant, on permit aux jeunes mariés de venir à
Sillery, madame de Genlis, ordinairement <i>si mouvante et si parlante</i>,
-ne bougeait et ne disait mot... Mais madame de Genlis était trop
-adroite pour ne pas profiter de son pouvoir de séduction. Madame de
+ne bougeait et ne disait mot... Mais madame de Genlis était trop
+adroite pour ne pas profiter de son pouvoir de séduction. Madame de
Puisieux fut conquise, comme le seront toujours les femmes qu'une
-autre femme voudra subjuguer avec de l'affection et des grâces de
-c&oelig;ur... Le jour où la paix fut signée, madame de Genlis raconte
+autre femme voudra subjuguer avec de l'affection et des grâces de
+c&oelig;ur... Le jour où la paix fut signée, madame de Genlis raconte
que, lorsque tout le monde revint dans le salon, elle voulut
-l'annoncer elle-même.</p>
+l'annoncer elle-même.</p>
-<p>«...Au bout de quelques minutes je dis d'un ton dégagé que, n'ayant
-pas été à la promenade, je voulais me dégourdir les jambes... et me
-levant aussitôt, je fis trois ou quatre sauts dans la chambre, et puis
+<p>«...Au bout de quelques minutes je dis d'un ton dégagé que, n'ayant
+pas été à la promenade, je voulais me dégourdir les jambes... et me
+levant aussitôt, je fis trois ou quatre sauts dans la chambre, et puis
j'allai me jeter sur la chaise longue de madame de Puisieux en disant
-mille folies...» Qu'on se reporte à l'époque... aux robes à queues...
-aux paniers... à tout ce qu'avait de solennel le maintien et
+mille folies...» Qu'on se reporte à l'époque... aux robes à queues...
+aux paniers... à tout ce qu'avait de solennel le maintien et
l'attitude d'une femme alors!</p>
-<p>«Quelques jours après, dit-elle, un musicien de Reims vint à Sillery
-et joua du <i>tympanon</i> d'une manière surprenante. Madame de Puisieux se
+<p>«Quelques jours après, dit-elle, un musicien de Reims vint à Sillery
+et joua du <i>tympanon</i> d'une manière surprenante. Madame de Puisieux se
passionna pour cet <i>instrument</i> et regretta de voir partir le
-musicien. Aussitôt je pris la résolution, dit madame de Genlis,
-d'apprendre le tympanon.» Et en effet, elle en sut jouer au bout de
-six semaines aussi bien que le musicien rémois. Lorsqu'elle fut assez
-savante, ce qui lui coûta beaucoup de travail, et je crois cela sans
+musicien. Aussitôt je pris la résolution, dit madame de Genlis,
+d'apprendre le tympanon.» Et en effet, elle en sut jouer au bout de
+six semaines aussi bien que le musicien rémois. Lorsqu'elle fut assez
+savante, ce qui lui coûta beaucoup de travail, et je crois cela sans
peine, elle fit faire un habit d'Alsacienne, et un jour qu'il y avait
-du monde à Sillery, chose au reste fort ordinaire, car le château
-était toujours plein, madame de Genlis fit ôter la poudre de ses
+du monde à Sillery, chose au reste fort ordinaire, car le château
+était toujours plein, madame de Genlis fit ôter la poudre de ses
cheveux, les fit natter en deux tresses comme les Alsaciennes, puis,
-ayant mis sur sa tête une <i>baigneuse</i> et étant enveloppée dans une
-robe négligée et un mantelet de taffetas noir, elle descendit à
-l'heure du dîner, demandant pardon de son négligé et s'en excusant sur
-une migraine. Au dessert on vint dire à madame de Puisieux qu'une
-jeune Alsacienne venait d'arriver au château et demandait de jouer du
-tympanon devant elle.&mdash;Je vais la chercher, s'écria madame de Genlis
-en s'élançant dans la chambre voisine, où, jetant <i>sa baigneuse</i> et
+ayant mis sur sa tête une <i>baigneuse</i> et étant enveloppée dans une
+robe négligée et un mantelet de taffetas noir, elle descendit à
+l'heure du dîner, demandant pardon de son négligé et s'en excusant sur
+une migraine. Au dessert on vint dire à madame de Puisieux qu'une
+jeune Alsacienne venait d'arriver au château et demandait de jouer du
+tympanon devant elle.&mdash;Je vais la chercher, s'écria madame de Genlis
+en s'élançant dans la chambre voisine, où, jetant <i>sa baigneuse</i> et
son mantelet, elle se trouva mise en Alsacienne avec son tympanon, et
-se présenta au même moment devant toute la société stupéfaite. Elle
-joua du <i>tympanon</i> à merveille, et charma tout le monde. «On me fit
-porter mon habit pendant quinze jours, dit elle-même madame de Genlis,
-pour donner une représentation de cette petite scène à tout ce qui
-venait à Sillery... Ce n'est pas sans dessein que j'ai rapporté ces
-détails, ajoute-t-elle... J'ai voulu montrer aux jeunes personnes que
+se présenta au même moment devant toute la société stupéfaite. Elle
+joua du <i>tympanon</i> à merveille, et charma tout le monde. «On me fit
+porter mon habit pendant quinze jours, dit elle-même madame de Genlis,
+pour donner une représentation de cette petite scène à tout ce qui
+venait à Sillery... Ce n'est pas sans dessein que j'ai rapporté ces
+détails, ajoute-t-elle... J'ai voulu montrer aux jeunes personnes que
la jeunesse n'est heureuse que lorsqu'elle est docile et
-modeste<a id="footnotetag60-A" name="footnotetag60-A"></a><a href="#footnote60-A" title="Go to footnote 60-A"><span class="smaller">[60-A]</span></a>...»</p>
-
-<p>J'avoue que j'ai cru avoir mal lu la première fois que je vis cette
-anecdote dans le premier volume de ses <i>Mémoires</i>!... et je pensai que
-peut-être elle avait voulu mettre: «La jeunesse n'est heureuse que
-lorsqu'elle s'amuse;» mais pas du tout; c'est «modeste» qu'il faut
-être. Quant à cela, ça va sans dire; mais que pour être modeste il
-soit nécessaire de se mettre en évidence de cette manière, de faire de
-l'éclat, de se masquer, de fixer tous les regards, d'attirer tous les
-hommages d'un cercle, voilà ce que je ne puis trouver en accord dans
-ma pensée avec la modestie d'une jeune fille à l'existence pure et
-ignorée, et faisant l'orgueil et la joie de sa famille par ses vertus
+modeste<a id="footnotetag60-A" name="footnotetag60-A"></a><a href="#footnote60-A" title="Go to footnote 60-A"><span class="smaller">[60-A]</span></a>...»</p>
+
+<p>J'avoue que j'ai cru avoir mal lu la première fois que je vis cette
+anecdote dans le premier volume de ses <i>Mémoires</i>!... et je pensai que
+peut-être elle avait voulu mettre: «La jeunesse n'est heureuse que
+lorsqu'elle s'amuse;» mais pas du tout; c'est «modeste» qu'il faut
+être. Quant à cela, ça va sans dire; mais que pour être modeste il
+soit nécessaire de se mettre en évidence de cette manière, de faire de
+l'éclat, de se masquer, de fixer tous les regards, d'attirer tous les
+hommages d'un cercle, voilà ce que je ne puis trouver en accord dans
+ma pensée avec la modestie d'une jeune fille à l'existence pure et
+ignorée, et faisant l'orgueil et la joie de sa famille par ses vertus
simples et <i>modestes</i>. Cette anecdote m'a toujours paru une vraie
plaisanterie avec laquelle madame de Genlis mystifie ses lecteurs
comme elle mystifiait le chevalier <i>don Tirmane</i>.</p>
<p><a id="footnote60-A" name="footnote60-A"></a>
-<b><a href="#footnotetag60-A">60-A</a></b>: Page 334, premier volume des Mémoires.</p>
+<b><a href="#footnotetag60-A">60-A</a></b>: Page 334, premier volume des Mémoires.</p>
<p><a id="footnote61" name="footnote61"></a>
-<b><a href="#footnotetag61">61</a></b>: Ce n'est pas que j'aie le mauvais goût de déclamer
-contre ce siècle; il vaut autant, peut-être mieux que le nôtre. Je dis
+<b><a href="#footnotetag61">61</a></b>: Ce n'est pas que j'aie le mauvais goût de déclamer
+contre ce siècle; il vaut autant, peut-être mieux que le nôtre. Je dis
seulement que ce qui existait alors n'existe plus. D'autres choses ont
-remplacé le passé, voilà tout.</p>
+remplacé le passé, voilà tout.</p>
<p><a id="footnote62" name="footnote62"></a>
-<b><a href="#footnotetag62">62</a></b>: Mademoiselle Baillon était une charmante jeune personne,
-parfaite musicienne et composant à ravir. Elle a fait un opéra, appelé
-<i>Fleur d'épine</i>, qui eut du succès. Elle a épousé depuis le célèbre
+<b><a href="#footnotetag62">62</a></b>: Mademoiselle Baillon était une charmante jeune personne,
+parfaite musicienne et composant à ravir. Elle a fait un opéra, appelé
+<i>Fleur d'épine</i>, qui eut du succès. Elle a épousé depuis le célèbre
architecte Louis.</p>
<p><a id="footnote63" name="footnote63"></a>
<b><a href="#footnotetag63">63</a></b>: Le portrait de madame de Genlis dans le costume de ce
-quadrille existe, et je le possède.</p>
+quadrille existe, et je le possède.</p>
<p><a id="footnote64" name="footnote64"></a>
-<b><a href="#footnotetag64">64</a></b>: Il n'en est pas ainsi aujourd'hui, où, pour entendre et
-souvent voir très mal jouer la comédie, on s'étouffe dans un lieu dans
-lequel on entasse à grand'peine six cents personnes, quand il n'y a
+<b><a href="#footnotetag64">64</a></b>: Il n'en est pas ainsi aujourd'hui, où, pour entendre et
+souvent voir très mal jouer la comédie, on s'étouffe dans un lieu dans
+lequel on entasse à grand'peine six cents personnes, quand il n'y a
place que pour trois cents.</p>
<p><a id="footnote65" name="footnote65"></a>
<b><a href="#footnotetag65">65</a></b>: Il existe des biographies vraiment impardonnables, parce
-que les auteurs peuvent se procurer près de la famille tous les
+que les auteurs peuvent se procurer près de la famille tous les
renseignements possibles. M. Prudhomme a fait une galerie de <i>Femmes
-célèbres</i>, où les mensonges les plus grossiers se rencontrent à chaque
-ligne. Madame de Montesson, qu'il fait naître en Bretagne, n'y a même
-jamais été de sa vie. Elle est née à Paris, et elle était s&oelig;ur de
-la mère de la comtesse de Genlis, comme la comtesse de Sercey l'était
-de son père.</p>
+célèbres</i>, où les mensonges les plus grossiers se rencontrent à chaque
+ligne. Madame de Montesson, qu'il fait naître en Bretagne, n'y a même
+jamais été de sa vie. Elle est née à Paris, et elle était s&oelig;ur de
+la mère de la comtesse de Genlis, comme la comtesse de Sercey l'était
+de son père.</p>
<p>L'autre jour, j'avais besoin d'un renseignement sur madame de Genlis;
je fus avec confiance le chercher dans le <i>Dictionnaire de la
-Conversation</i>, à l'article <i>Genlis</i>, fait par J. Janin. Je ne
-m'attendais pas aux plus grossières erreurs; elles sont si singulières
+Conversation</i>, à l'article <i>Genlis</i>, fait par J. Janin. Je ne
+m'attendais pas aux plus grossières erreurs; elles sont si singulières
que je m'imagine qu'ayant trop d'occupation, M. J. Janin a fait faire
-cet article par un secrétaire, qui lui-même en a chargé quelqu'un
-très-ignorant de ce qu'a jamais fait madame la comtesse de Genlis.</p>
+cet article par un secrétaire, qui lui-même en a chargé quelqu'un
+très-ignorant de ce qu'a jamais fait madame la comtesse de Genlis.</p>
<p><a id="footnote66" name="footnote66"></a>
-<b><a href="#footnotetag66">66</a></b>: Grand-père et grand'mère du marquis de Custine, l'auteur
+<b><a href="#footnotetag66">66</a></b>: Grand-père et grand'mère du marquis de Custine, l'auteur
du <i>Monde comme il est</i>.</p>
<p><a id="footnote67" name="footnote67"></a>
-<b><a href="#footnotetag67">67</a></b>: Le marquis Maurice de Balincourt, ami et estimé de tous
+<b><a href="#footnotetag67">67</a></b>: Le marquis Maurice de Balincourt, ami et estimé de tous
ceux qui le connaissaient, est leur fils.</p>
<p><a id="footnote68" name="footnote68"></a>
<b><a href="#footnotetag68">68</a></b>: Ami de madame Dubocage; on lui attribuait les ouvrages
-qu'elle faisait, ainsi qu'à M. de Linant, un autre ami comme lui,
-littérateur.</p>
+qu'elle faisait, ainsi qu'à M. de Linant, un autre ami comme lui,
+littérateur.</p>
<p><a id="footnote69" name="footnote69"></a>
-<b><a href="#footnotetag69">69</a></b>: Anne-Marie Lepage-Dubocage, née à Rouen le 22 octobre
+<b><a href="#footnotetag69">69</a></b>: Anne-Marie Lepage-Dubocage, née à Rouen le 22 octobre
1710. Elle mourut en 1802.</p>
<p><a id="footnote70" name="footnote70"></a>
-<b><a href="#footnotetag70">70</a></b>: Ce sont les propres expressions de M. de Voltaire à
+<b><a href="#footnotetag70">70</a></b>: Ce sont les propres expressions de M. de Voltaire à
madame Dubocage.</p>
<p><a id="footnote71" name="footnote71"></a>
<b><a href="#footnotetag71">71</a></b>: Amie fort intime de madame Dubocage, mais infiniment
-plus jeune ou moins vieille. Elle avait vingt-huit ans de moins, étant
-née à Paris en 1738. Elle a fait plusieurs ouvrages: une comédie,
-quelques romans et un volume de poésies; mais tout cela est dans
-l'oubli, tandis que les ridicules de l'auteur lui ont survécu. On
-connaît ce distique sur elle:</p>
+plus jeune ou moins vieille. Elle avait vingt-huit ans de moins, étant
+née à Paris en 1738. Elle a fait plusieurs ouvrages: une comédie,
+quelques romans et un volume de poésies; mais tout cela est dans
+l'oubli, tandis que les ridicules de l'auteur lui ont survécu. On
+connaît ce distique sur elle:</p>
<p class="poem10">
- Fanny, belle et poëte, a deux petits travers;<br>
+ Fanny, belle et poëte, a deux petits travers;<br>
Elle fait son visage et ne fait pas ses vers.</p>
<p><a id="footnote72" name="footnote72"></a>
-<b><a href="#footnotetag72">72</a></b>: <i>La Colombiade</i>, poëme en dix chants, de madame
-Dubocage, sur la découverte du Nouveau-Monde.</p>
+<b><a href="#footnotetag72">72</a></b>: <i>La Colombiade</i>, poëme en dix chants, de madame
+Dubocage, sur la découverte du Nouveau-Monde.</p>
<p><a id="footnote73" name="footnote73"></a>
-<b><a href="#footnotetag73">73</a></b>: <i>Lettres de Stéphanie</i>, roman historique en trois
+<b><a href="#footnotetag73">73</a></b>: <i>Lettres de Stéphanie</i>, roman historique en trois
volumes, par madame de Beauharnais.</p>
<p><a id="footnote74" name="footnote74"></a>
-<b><a href="#footnotetag74">74</a></b>: Mon frère, M. de Permon, dont le beau talent sur la
-harpe a eu une réputation européenne et méritée, avait à quinze ans
-(en 1784) une manière de jouer tellement remarquable, que
-Marie-Antoinette le voulut entendre. Mon frère improvisait toujours.
-Il a cependant composé plus de vingt morceaux, qui tous ont été
-gravés. L'un d'eux, une &oelig;uvre de trois sonates, a été dédié à ma
-tante, la princesse Démétrius de Comnène. Mon frère n'avait à cette
-époque que dix-sept ans. Selon madame de Genlis, l'intervalle entre ce
-moment et celui où <i>elle créa</i> et le <i>doigté</i> et la harpe, pour ainsi
-dire, n'aurait été que de très-peu d'années. La chose est
+<b><a href="#footnotetag74">74</a></b>: Mon frère, M. de Permon, dont le beau talent sur la
+harpe a eu une réputation européenne et méritée, avait à quinze ans
+(en 1784) une manière de jouer tellement remarquable, que
+Marie-Antoinette le voulut entendre. Mon frère improvisait toujours.
+Il a cependant composé plus de vingt morceaux, qui tous ont été
+gravés. L'un d'eux, une &oelig;uvre de trois sonates, a été dédié à ma
+tante, la princesse Démétrius de Comnène. Mon frère n'avait à cette
+époque que dix-sept ans. Selon madame de Genlis, l'intervalle entre ce
+moment et celui où <i>elle créa</i> et le <i>doigté</i> et la harpe, pour ainsi
+dire, n'aurait été que de très-peu d'années. La chose est
impossible.</p>
<p><a id="footnote75" name="footnote75"></a>
-<b><a href="#footnotetag75">75</a></b>: La grossièreté est aujourd'hui une partie indispensable
-de la manière d'être des hommes et des femmes. Les hommes sont mal
-élevés au point d'en être insupportables. Quant aux femmes, c'est
+<b><a href="#footnotetag75">75</a></b>: La grossièreté est aujourd'hui une partie indispensable
+de la manière d'être des hommes et des femmes. Les hommes sont mal
+élevés au point d'en être insupportables. Quant aux femmes, c'est
encore pis, cela n'est pas tenable... plus elles sont grandes dames,
plus je trouve la chose ridicule et sotte. Elles devraient savoir que,
dans le temps d'une exquise politesse, il se disait d'un homme: Il est
poli comme un grand seigneur. Pour les femmes, cela allait tout seul,
-on n'en parlait pas; elles étaient gracieuses, affables, prévenantes;
-et même, sans qu'on leur plût, elles savaient plaire.</p>
+on n'en parlait pas; elles étaient gracieuses, affables, prévenantes;
+et même, sans qu'on leur plût, elles savaient plaire.</p>
<p><a id="footnote76" name="footnote76"></a>
-<b><a href="#footnotetag76">76</a></b>: Je donnerai le salon de chaque séjour des princes. Celui
+<b><a href="#footnotetag76">76</a></b>: Je donnerai le salon de chaque séjour des princes. Celui
de Chantilly et celui de Villers-Cotterets sont remarquables.</p>
<p><a id="footnote77" name="footnote77"></a>
-<b><a href="#footnotetag77">77</a></b>: Pendant les deux années que je passai à Bièvre avec
+<b><a href="#footnotetag77">77</a></b>: Pendant les deux années que je passai à Bièvre avec
madame de Montesson, j'ai recueilli de bien bons avis qu'elle me
-donna. Je ferai son salon à cette époque du consulat.</p>
+donna. Je ferai son salon à cette époque du consulat.</p>
<p><a id="footnote78" name="footnote78"></a>
-<b><a href="#footnotetag78">78</a></b>: C'est la vérité: il y avait vingt-quatre colonels.</p>
+<b><a href="#footnotetag78">78</a></b>: C'est la vérité: il y avait vingt-quatre colonels.</p>
<p><a id="footnote79" name="footnote79"></a>
<b><a href="#footnotetag79">79</a></b>: La terre de madame la comtesse d'Estourmelle s'appelait
le Fretoy.</p>
<p><a id="footnote80" name="footnote80"></a>
-<b><a href="#footnotetag80">80</a></b>: Elle raconte dans ses <i>Mémoires</i> que le jour où elle
-quitta l'hôtel de madame de Puisieux pour aller au Palais-Royal, son
-logement n'étant pas prêt, elle logea quelque temps dans les
-appartements du Régent, et que le luxe qui l'entourait contrastant
+<b><a href="#footnotetag80">80</a></b>: Elle raconte dans ses <i>Mémoires</i> que le jour où elle
+quitta l'hôtel de madame de Puisieux pour aller au Palais-Royal, son
+logement n'étant pas prêt, elle logea quelque temps dans les
+appartements du Régent, et que le luxe qui l'entourait contrastant
avec ce qu'elle souffrait et sa lassitude, elle fondit en larmes.
(Tome II, page 167.)</p>
@@ -9341,10 +9299,10 @@ avec ce qu'elle souffrait et sa lassitude, elle fondit en larmes.
<b><a href="#footnotetag81">81</a></b>: Mais pas pour les revenants; elle en avait peur.</p>
<p><a id="footnote82" name="footnote82"></a>
-<b><a href="#footnotetag82">82</a></b>: Le père et la mère de celui que nous connaissons et qui
-est estimé et aimé de toute la bonne compagnie de France. Loyal,
-brave, bon ami, gai et toujours prêt à rendre un service, à faire une
-bonne action, en même temps qu'il conduira une partie de plaisir, le
+<b><a href="#footnotetag82">82</a></b>: Le père et la mère de celui que nous connaissons et qui
+est estimé et aimé de toute la bonne compagnie de France. Loyal,
+brave, bon ami, gai et toujours prêt à rendre un service, à faire une
+bonne action, en même temps qu'il conduira une partie de plaisir, le
marquis de Balincourt est un de ces hommes que tout ce qui a un
c&oelig;ur est heureux d'avoir pour ami.</p>
@@ -9354,436 +9312,436 @@ voir.</p>
<p><a id="footnote84" name="footnote84"></a>
<b><a href="#footnotetag84">84</a></b>: Marie-Jean-Antoine-Nicolas Caritat, marquis de
-Condorcet, né en Picardie en 1743. Sa famille devait son titre au
-château de Condorcet, en Dauphiné. Son oncle, l'évêque de Lisieux, le
-fit élever avec soin, et lui donna de puissants protecteurs. Il
-n'était pas riche, et fut toute sa vie d'une probité sévère, qui le
-fit mourir dans une sorte de misère.</p>
+Condorcet, né en Picardie en 1743. Sa famille devait son titre au
+château de Condorcet, en Dauphiné. Son oncle, l'évêque de Lisieux, le
+fit élever avec soin, et lui donna de puissants protecteurs. Il
+n'était pas riche, et fut toute sa vie d'une probité sévère, qui le
+fit mourir dans une sorte de misère.</p>
<p><a id="footnote85" name="footnote85"></a>
-<b><a href="#footnotetag85">85</a></b>: Jean-Louis Soulavie (l'aîné). C'est lui qui a publié les
-<i>Mémoires sur le duc de Richelieu et les Mémoires sur la règne de
-Louis XVI</i>. Ce dernier ouvrage est plein de mérite; Napoléon en
+<b><a href="#footnotetag85">85</a></b>: Jean-Louis Soulavie (l'aîné). C'est lui qui a publié les
+<i>Mémoires sur le duc de Richelieu et les Mémoires sur la règne de
+Louis XVI</i>. Ce dernier ouvrage est plein de mérite; Napoléon en
faisait grand cas.</p>
<p><a id="footnote86" name="footnote86"></a>
-<b><a href="#footnotetag86">86</a></b>: C'était l'époque des querelles des parlements.</p>
+<b><a href="#footnotetag86">86</a></b>: C'était l'époque des querelles des parlements.</p>
<p><a id="footnote87" name="footnote87"></a>
-<b><a href="#footnotetag87">87</a></b>: <i>Théorie des sentiments moraux</i>, etc., etc., suivie
+<b><a href="#footnotetag87">87</a></b>: <i>Théorie des sentiments moraux</i>, etc., etc., suivie
d'une dissertation sur l'origine des langues.</p>
<p><a id="footnote88" name="footnote88"></a>
-<b><a href="#footnotetag88">88</a></b>: Né en 1743, il avait quarante-cinq ans au moment où la
-Révolution commença, en 87.</p>
+<b><a href="#footnotetag88">88</a></b>: Né en 1743, il avait quarante-cinq ans au moment où la
+Révolution commença, en 87.</p>
<p><a id="footnote89" name="footnote89"></a>
-<b><a href="#footnotetag89">89</a></b>: Ceci a pourtant besoin d'être expliqué. Je ne donne pas
-à ma pensée une latitude entière, comme on le peut croire.</p>
+<b><a href="#footnotetag89">89</a></b>: Ceci a pourtant besoin d'être expliqué. Je ne donne pas
+à ma pensée une latitude entière, comme on le peut croire.</p>
<p><a id="footnote90" name="footnote90"></a>
-<b><a href="#footnotetag90">90</a></b>: Le portefeuille était la bourse de ce temps-là, à cause
+<b><a href="#footnotetag90">90</a></b>: Le portefeuille était la bourse de ce temps-là, à cause
des assignats.</p>
<p><a id="footnote91" name="footnote91"></a>
-<b><a href="#footnotetag91">91</a></b>: C'est un datura plus vénéneux que les autres, dont la
-combinaison avec l'opium d'Orient donnait à l'instant même la mort...
-Depuis nous avons trouvé l'acide prussique. Il y a une femme nommée,
-je crois, madame <i>Pigeon</i>, et puis madame Tharin, qui a empoisonné
-onze personnes avec l'acide prussique. J'ai rencontré dans le monde
-une femme qu'on m'a dit être l'amie de madame Pigeon, de cette dame
-colombe, qui je crois trompa un médecin qui fut sa dupe. Je verrai à
-connaître cette affaire plus clairement.</p>
+<b><a href="#footnotetag91">91</a></b>: C'est un datura plus vénéneux que les autres, dont la
+combinaison avec l'opium d'Orient donnait à l'instant même la mort...
+Depuis nous avons trouvé l'acide prussique. Il y a une femme nommée,
+je crois, madame <i>Pigeon</i>, et puis madame Tharin, qui a empoisonné
+onze personnes avec l'acide prussique. J'ai rencontré dans le monde
+une femme qu'on m'a dit être l'amie de madame Pigeon, de cette dame
+colombe, qui je crois trompa un médecin qui fut sa dupe. Je verrai à
+connaître cette affaire plus clairement.</p>
<p><a id="footnote92" name="footnote92"></a>
<b><a href="#footnotetag92">92</a></b>: Ceci me rappelle un mot remarquable d'un paysan de
Bourgogne... Le seigneur de ce village, anobli depuis vingt ou trente
-ans, parlait beaucoup de son désespoir d'être contraint à brûler <span class="smcap">SES
+ans, parlait beaucoup de son désespoir d'être contraint à brûler <span class="smcap">SES
TITRES</span>! Enfin, un jour il convoque ses paysans dans la cour de son
-château, et fait de cet <i>auto-da-fé</i> une cérémonie, dont le détail
-devait le sauver, à ce qu'il espérait, du comité révolutionnaire. Il
-arriva donc fort gravement, portant dans ses bras un énorme paquet de
+château, et fait de cet <i>auto-da-fé</i> une cérémonie, dont le détail
+devait le sauver, à ce qu'il espérait, du comité révolutionnaire. Il
+arriva donc fort gravement, portant dans ses bras un énorme paquet de
parchemins du plus beau blanc, avec des touffes de rubans verts et
-rouges, dont l'éclat annonçait le peu d'existence... et il les jeta
-dans un grand brasier, qui avait été allumé au milieu de la cour du
-château. Mais soit que les parchemins fussent humides, soit que le feu
-ne fût pas assez ardent, soit enfin que Dieu s'en mêlât, les
-malheureux parchemins ne voulaient pas brûler... <i>Le marquis</i> avait
+rouges, dont l'éclat annonçait le peu d'existence... et il les jeta
+dans un grand brasier, qui avait été allumé au milieu de la cour du
+château. Mais soit que les parchemins fussent humides, soit que le feu
+ne fût pas assez ardent, soit enfin que Dieu s'en mêlât, les
+malheureux parchemins ne voulaient pas brûler... <i>Le marquis</i> avait
beau souffler, rien ne prenait. Enfin, un paysan s'approchant du feu,
et le regardant alternativement, lui et les parchemins, avec ce
sourire niaisement fin que les paysans de nos provinces savent si bien
-allier avec une apparente stupidité, lui dit en patois:</p>
+allier avec une apparente stupidité, lui dit en patois:</p>
<p>&mdash;Laissez-les, laissez-les, monsu le marquis... y ne <i>breuleront
pas</i>... y sont <i>trop vards</i>!...</p>
<p><a id="footnote93" name="footnote93"></a>
<b><a href="#footnotetag93">93</a></b>: Je l'ai fait pour le montrer comme point de contraste
-avec l'époque.</p>
+avec l'époque.</p>
<p><a id="footnote94" name="footnote94"></a>
-<b><a href="#footnotetag94">94</a></b>: On doit avoir encore cette tapisserie au château de
-Louvois; elle y est bien longtemps demeurée comme une preuve parlante
-de cette histoire. Lorsque je fus en Bourgogne pour la première fois,
-elle y était encore, et M. Maldan, mon beau-frère, qui me montrait le
-château comme cicérone, me racontait que le tailleur d'Ancy-le-Franc,
-qui avait fait cette belle besogne, la tête montée par cette aventure,
-était venu à Paris pour s'y établir, comptant sur sa renommée; mais il
-fut obligé de revenir à Ancy-le-Franc.</p>
+<b><a href="#footnotetag94">94</a></b>: On doit avoir encore cette tapisserie au château de
+Louvois; elle y est bien longtemps demeurée comme une preuve parlante
+de cette histoire. Lorsque je fus en Bourgogne pour la première fois,
+elle y était encore, et M. Maldan, mon beau-frère, qui me montrait le
+château comme cicérone, me racontait que le tailleur d'Ancy-le-Franc,
+qui avait fait cette belle besogne, la tête montée par cette aventure,
+était venu à Paris pour s'y établir, comptant sur sa renommée; mais il
+fut obligé de revenir à Ancy-le-Franc.</p>
<p><a id="footnote95" name="footnote95"></a>
-<b><a href="#footnotetag95">95</a></b>: Une épée était une chose indispensable dans la toilette
-et la tenue d'un homme. Il n'y avait qu'une exception, elle était pour
-le maître de maison <i>chez lui</i>; mais aussitôt qu'il y était en
-cérémonie, il avait l'épée au côté... Cette coutume était <i>une mode</i>,
-on peut le dire, de la régence et de Louis XV. Sous Louis XIV on ne
-portait à la cour ni l'épée, ni l'uniforme, excepté pour prendre congé
-quand on partait pour l'armée...</p>
-
-<p>Une autre coutume qui paraîtra étrange aujourd'hui, c'était celle des
-<i>gants</i>. Un homme ne portait <i>jamais</i> de gants, si ce n'est à la
-chasse, ou bien à cheval. Il était reçu qu'un homme ne devait rien
-craindre, pas plus le hâle qu'autre chose, pour la beauté de ses
-mains. Quant à <i>elles-mêmes</i>, il était censé qu'elles étaient toujours
-assez soignées pour pouvoir serrer la main de la femme la plus
-élégante. Et puis les hommes de la bonne société, à cette époque,
-n'allaient jamais à pied; ce qui faisait que des manchettes en point
-d'Angleterre ou en maline brodée pour l'été, et en valencienne ou en
-point d'Alençon pour l'hiver, étaient suffisantes pour <i>vêtir</i> la main
-d'un homme. Cette coutume, au reste, de ne pas mettre de gants était
+<b><a href="#footnotetag95">95</a></b>: Une épée était une chose indispensable dans la toilette
+et la tenue d'un homme. Il n'y avait qu'une exception, elle était pour
+le maître de maison <i>chez lui</i>; mais aussitôt qu'il y était en
+cérémonie, il avait l'épée au côté... Cette coutume était <i>une mode</i>,
+on peut le dire, de la régence et de Louis XV. Sous Louis XIV on ne
+portait à la cour ni l'épée, ni l'uniforme, excepté pour prendre congé
+quand on partait pour l'armée...</p>
+
+<p>Une autre coutume qui paraîtra étrange aujourd'hui, c'était celle des
+<i>gants</i>. Un homme ne portait <i>jamais</i> de gants, si ce n'est à la
+chasse, ou bien à cheval. Il était reçu qu'un homme ne devait rien
+craindre, pas plus le hâle qu'autre chose, pour la beauté de ses
+mains. Quant à <i>elles-mêmes</i>, il était censé qu'elles étaient toujours
+assez soignées pour pouvoir serrer la main de la femme la plus
+élégante. Et puis les hommes de la bonne société, à cette époque,
+n'allaient jamais à pied; ce qui faisait que des manchettes en point
+d'Angleterre ou en maline brodée pour l'été, et en valencienne ou en
+point d'Alençon pour l'hiver, étaient suffisantes pour <i>vêtir</i> la main
+d'un homme. Cette coutume, au reste, de ne pas mettre de gants était
tellement une loi de rigueur, que lorsque des hommes allaient faire
-une promenade à cheval, et au retour entraient dans l'écurie pour y
-laisser leurs chevaux, S'<i>ils oubliaient d'ôter</i> leurs gants, les
+une promenade à cheval, et au retour entraient dans l'écurie pour y
+laisser leurs chevaux, S'<i>ils oubliaient d'ôter</i> leurs gants, les
palefreniers avaient <i>un droit</i> dont ils usaient. L'un d'eux allait
-vite cueillir quelques fleurs, et venait présenter un bouquet à celui
-qui avait oublié d'<i>ôter ses gants</i>. C'était une amende à laquelle il
-fallait se soumettre. La même rigueur, chose plus étonnante, existait
-à la chasse du roi, ou à toute autre chasse chez des gens de haute
+vite cueillir quelques fleurs, et venait présenter un bouquet à celui
+qui avait oublié d'<i>ôter ses gants</i>. C'était une amende à laquelle il
+fallait se soumettre. La même rigueur, chose plus étonnante, existait
+à la chasse du roi, ou à toute autre chasse chez des gens de haute
classe. Si, au moment de l'hallali, un chasseur, plus attentif au
-dernier cri du cerf qu'à l'étiquette de ses gants, arrivait les ayant
+dernier cri du cerf qu'à l'étiquette de ses gants, arrivait les ayant
aux mains... un piqueur allait couper une branche, et la donnait au
chasseur distrait, qui s'empressait de payer l'amende...</p>
-<p>Cette dernière partie de la coutume de ne pas avoir de gants, et cela
-seulement depuis Louis XIV, me ferait croire à une origine ignorée,
+<p>Cette dernière partie de la coutume de ne pas avoir de gants, et cela
+seulement depuis Louis XIV, me ferait croire à une origine ignorée,
mais positive, qui rappellerait un fait quelconque concernant le roi.
-L'amende qu'on imposait me porterait à le penser.</p>
+L'amende qu'on imposait me porterait à le penser.</p>
-<p>C'est ici le lieu de faire une remarque sur une chose qui m'a choquée
-bien souvent. J'ai parlé du mauvais ton des hommes aujourd'hui. C'est
+<p>C'est ici le lieu de faire une remarque sur une chose qui m'a choquée
+bien souvent. J'ai parlé du mauvais ton des hommes aujourd'hui. C'est
surtout dans l'ignorance des paroles du beau langage qu'ils sont bien
-en évidence, parce qu'ils veulent en imposer à eux-mêmes, et parlent
+en évidence, parce qu'ils veulent en imposer à eux-mêmes, et parlent
avec aisance, Dieu sait comment! sur des sujets qu'ils ignorent. Par
-exemple, un homme croira parfaitement parler en disant très-haut:
-Taglioni a dansé comme un ange!&mdash;Déjazet a fait Frétillon en
-original.&mdash;Quant à Cinti, elle a chanté hier comme on ne chante plus,
+exemple, un homme croira parfaitement parler en disant très-haut:
+Taglioni a dansé comme un ange!&mdash;Déjazet a fait Frétillon en
+original.&mdash;Quant à Cinti, elle a chanté hier comme on ne chante plus,
etc., etc.</p>
-<p>Cette manière de retrancher l'épithète de <i>madame</i> ou de
-<i>mademoiselle</i> n'est aucunement de bon goût, et j'avoue que j'en ai
-été choquée. Cela va avec les reproches que l'abbé Delille fit à son
-ami le provincial, lorsqu'il lui dit: «Mon ami, ne demandez jamais du
+<p>Cette manière de retrancher l'épithète de <i>madame</i> ou de
+<i>mademoiselle</i> n'est aucunement de bon goût, et j'avoue que j'en ai
+été choquée. Cela va avec les reproches que l'abbé Delille fit à son
+ami le provincial, lorsqu'il lui dit: «Mon ami, ne demandez jamais du
<i>champagne</i>, mais bien du vin de Champagne et du vin de Bordeaux; sans
-quoi les mauvais plaisants diront que vous dînez au cabaret.»</p>
+quoi les mauvais plaisants diront que vous dînez au cabaret.»</p>
-<p>Et ainsi de suite!... Qu'on juge du reste d'après cela.</p>
+<p>Et ainsi de suite!... Qu'on juge du reste d'après cela.</p>
<p><a id="footnote96" name="footnote96"></a>
-<b><a href="#footnotetag96">96</a></b>: Je vais aller moi-même au-devant des objections qu'on
-pourrait faire sur cette parole, en me disant que cette belle société,
+<b><a href="#footnotetag96">96</a></b>: Je vais aller moi-même au-devant des objections qu'on
+pourrait faire sur cette parole, en me disant que cette belle société,
dont je parle avec tant d'emphase, avait aussi des plaies bien
-repoussantes à voir. Je répondrai d'abord que ce n'est pas une raison
-qui combatte mon système que de me montrer, dans mon propre miroir,
-une physionomie étrangère parmi mes autres portraits... Les exceptions
-confirment les règles; et puis le détail que j'ai donné de cette scène
+repoussantes à voir. Je répondrai d'abord que ce n'est pas une raison
+qui combatte mon système que de me montrer, dans mon propre miroir,
+une physionomie étrangère parmi mes autres portraits... Les exceptions
+confirment les règles; et puis le détail que j'ai donné de cette scène
montre au contraire la puissance des liens de famille sur cette autre
puissance, qui est la plus forte, la plus souveraine de toutes. Les
-goûts avides voulant être satisfaits, jamais, à l'époque que je
-retrace, vous ne verrez une lutte <i>corps à corps</i> et sans frein entre
-un père et un fils, ou un frère et un frère. Je sais bien que toute
-cette histoire que je rapporte ici est de nature à fournir des
+goûts avides voulant être satisfaits, jamais, à l'époque que je
+retrace, vous ne verrez une lutte <i>corps à corps</i> et sans frein entre
+un père et un fils, ou un frère et un frère. Je sais bien que toute
+cette histoire que je rapporte ici est de nature à fournir des
arguments contre moi, parce que la critique s'empare de tout; mais je
-dirai à cette critique que les faits eux-mêmes répondent pour eux.
-Ainsi, à côté de madame de Logny, caractère qui partout, en tout lieu,
-serait regardé comme celui d'un monstre, vous voyez des anges de
-candeur et de bonté dont les blanches <i>ailes</i> cachent comme dans un
-sanctuaire les fautes de leur mère. Trouvez aujourd'hui un pareil
+dirai à cette critique que les faits eux-mêmes répondent pour eux.
+Ainsi, à côté de madame de Logny, caractère qui partout, en tout lieu,
+serait regardé comme celui d'un monstre, vous voyez des anges de
+candeur et de bonté dont les blanches <i>ailes</i> cachent comme dans un
+sanctuaire les fautes de leur mère. Trouvez aujourd'hui un pareil
exemple!</p>
<p><a id="footnote97" name="footnote97"></a>
-<b><a href="#footnotetag97">97</a></b>: Je parle de la généralité.</p>
+<b><a href="#footnotetag97">97</a></b>: Je parle de la généralité.</p>
<p><a id="footnote98" name="footnote98"></a>
-<b><a href="#footnotetag98">98</a></b>: Les impressions que j'ai reçues dans ma jeunesse sont
-demeurées profondément gravées dans mon c&oelig;ur. J'ai visité le
-château de Louvois avec des personnes qui avaient vécu dans l'intimité
-de madame de Louvois, et qui me parlèrent longtemps non-seulement
-d'elle, mais de sa famille. Tous ces souvenirs se sont groupés autour
-de ma pensée le jour où j'ai voulu parler de madame de Custine... J'ai
-longtemps ignoré que la comtesse de Custine et mademoiselle de Logny
-n'étaient qu'une même personne.</p>
+<b><a href="#footnotetag98">98</a></b>: Les impressions que j'ai reçues dans ma jeunesse sont
+demeurées profondément gravées dans mon c&oelig;ur. J'ai visité le
+château de Louvois avec des personnes qui avaient vécu dans l'intimité
+de madame de Louvois, et qui me parlèrent longtemps non-seulement
+d'elle, mais de sa famille. Tous ces souvenirs se sont groupés autour
+de ma pensée le jour où j'ai voulu parler de madame de Custine... J'ai
+longtemps ignoré que la comtesse de Custine et mademoiselle de Logny
+n'étaient qu'une même personne.</p>
<p><a id="footnote99" name="footnote99"></a>
-<b><a href="#footnotetag99">99</a></b>: Il était l'homme de Paris qui jouait le mieux les
+<b><a href="#footnotetag99">99</a></b>: Il était l'homme de Paris qui jouait le mieux les
proverbes.</p>
<p><a id="footnote100" name="footnote100"></a>
-<b><a href="#footnotetag100">100</a></b>: Prières pour la Passion. VI<sup>e</sup> station. Jésus sur la
+<b><a href="#footnotetag100">100</a></b>: Prières pour la Passion. VI<sup>e</sup> station. Jésus sur la
croix.</p>
<p><a id="footnote101" name="footnote101"></a>
-<b><a href="#footnotetag101">101</a></b>: C'est dans ce sens aussi que j'ai écrit ici la
-biographie de madame de Custine. J'ai voulu donner une idée de la
-femme angélique qui, ayant tous les avantages pour briller dans le
-monde, préférait la retraite et y était heureuse. Cette figure est un
-type à observer.</p>
+<b><a href="#footnotetag101">101</a></b>: C'est dans ce sens aussi que j'ai écrit ici la
+biographie de madame de Custine. J'ai voulu donner une idée de la
+femme angélique qui, ayant tous les avantages pour briller dans le
+monde, préférait la retraite et y était heureuse. Cette figure est un
+type à observer.</p>
<p><a id="footnote102" name="footnote102"></a>
-<b><a href="#footnotetag102">102</a></b>: J'en parle longuement dans mes <i>Mémoires sur l'Empire</i>.
-M. de Caulaincourt était l'un des meilleurs amis de ma mère.</p>
+<b><a href="#footnotetag102">102</a></b>: J'en parle longuement dans mes <i>Mémoires sur l'Empire</i>.
+M. de Caulaincourt était l'un des meilleurs amis de ma mère.</p>
<p><a id="footnote103" name="footnote103"></a>
-<b><a href="#footnotetag103">103</a></b>: C'est elle dont j'ai raconté l'intéressante histoire,
+<b><a href="#footnotetag103">103</a></b>: C'est elle dont j'ai raconté l'intéressante histoire,
dans le <i>Salon de madame de Polignac</i>, au premier volume.</p>
<p><a id="footnote104" name="footnote104"></a>
-<b><a href="#footnotetag104">104</a></b>: Ma mère soutenait à M. de Caulaincourt qu'il avait été
-amoureux de madame de Crenay; il s'en défendait avec une opiniâtreté
-comique, disant pour ses raisons qu'il n'avait jamais aimé les femmes
-grasses, et que madame de Crenay était énorme, ce qui était vrai. M.
-de Caulaincourt le père était fort petit, et très-mince surtout; il
-était comme un enfant; il avait dû être fort <i>joli</i> dans sa jeunesse.
+<b><a href="#footnotetag104">104</a></b>: Ma mère soutenait à M. de Caulaincourt qu'il avait été
+amoureux de madame de Crenay; il s'en défendait avec une opiniâtreté
+comique, disant pour ses raisons qu'il n'avait jamais aimé les femmes
+grasses, et que madame de Crenay était énorme, ce qui était vrai. M.
+de Caulaincourt le père était fort petit, et très-mince surtout; il
+était comme un enfant; il avait dû être fort <i>joli</i> dans sa jeunesse.
Je ne l'ai jamais connu jeune.</p>
<p><a id="footnote105" name="footnote105"></a>
-<b><a href="#footnotetag105">105</a></b>: J'ai vu la même chose pour madame de Catelan, femme de
+<b><a href="#footnotetag105">105</a></b>: J'ai vu la même chose pour madame de Catelan, femme de
M. de Catelan, pair de France sous la Restauration.</p>
<p><a id="footnote106" name="footnote106"></a>
-<b><a href="#footnotetag106">106</a></b>: Madame de Balincourt, mère de M. le marquis de
-Balincourt que nous connaissons tous, était mademoiselle de Champigny.
-Elle était la seconde femme de M. de Balincourt; sa première se
+<b><a href="#footnotetag106">106</a></b>: Madame de Balincourt, mère de M. le marquis de
+Balincourt que nous connaissons tous, était mademoiselle de Champigny.
+Elle était la seconde femme de M. de Balincourt; sa première se
nommait mademoiselle de la Maisonfort.</p>
<p><a id="footnote107" name="footnote107"></a>
-<b><a href="#footnotetag107">107</a></b>: Adam Philippe, comte de Custine, né à Metz le 4 février
-1740. Il eut, comme les enfants nobles de l'époque, une destination
-dès le berceau... Il fut voué à l'état militaire, et à sept ans, il
-était lieutenant en second dans le régiment de Saint-Chamans; pendant
-la guerre des Pays-Bas, il était à la suite, ou pour parler plus
-juste, quelque comique que cela soit, dans l'état-major du maréchal de
-Saxe<a id="footnotetag107-A" name="footnotetag107-A"></a><a href="#footnote107-A" title="Go to footnote 107-A"><span class="smaller">[107-A]</span></a>; on l'en fit revenir pour le mettre au collége, et lui
-faire faire sa première communion... Après ses études, il entra dans
-le régiment du Roi, et à vingt-un ans il fut colonel du régiment de
-Custine. Il voulut connaître parfaitement tout ce qui avait rapport à
+<b><a href="#footnotetag107">107</a></b>: Adam Philippe, comte de Custine, né à Metz le 4 février
+1740. Il eut, comme les enfants nobles de l'époque, une destination
+dès le berceau... Il fut voué à l'état militaire, et à sept ans, il
+était lieutenant en second dans le régiment de Saint-Chamans; pendant
+la guerre des Pays-Bas, il était à la suite, ou pour parler plus
+juste, quelque comique que cela soit, dans l'état-major du maréchal de
+Saxe<a id="footnotetag107-A" name="footnotetag107-A"></a><a href="#footnote107-A" title="Go to footnote 107-A"><span class="smaller">[107-A]</span></a>; on l'en fit revenir pour le mettre au collége, et lui
+faire faire sa première communion... Après ses études, il entra dans
+le régiment du Roi, et à vingt-un ans il fut colonel du régiment de
+Custine. Il voulut connaître parfaitement tout ce qui avait rapport à
cette profession des armes qu'il devait embrasser comme l'un des
-défenseurs du trône. Les Cours du Nord étaient alors des écoles où
+défenseurs du trône. Les Cours du Nord étaient alors des écoles où
l'on apprenait de grandes choses. Le comte de Custine se passionna
-pour la méthode allemande; il demeura longtemps à Berlin, et en
+pour la méthode allemande; il demeura longtemps à Berlin, et en
arrivant en France, il introduisit <i>la discipline</i> allemande dans son
-régiment, et au moment où le canon retentit sur les plages
-américaines, il voulut aller secourir des opprimés, car son âme était
-noble et grande; il échangea son beau régiment de dragons pour le
-régiment de Saintonge infanterie, et il partit pour l'Amérique. Arrivé
-sur le théâtre de la guerre, il se conduisit comme le plus vaillant
-chevalier des temps historiques de la France... au siége de New-York,
-il gagna exactement son grade de maréchal-de-camp à la pointe de
-l'épée; il avait alors trente-huit ans. De retour en France, il fut
-nommé gouverneur de Toulon et puis député aux États-Généraux. Il avait
-dès lors des opinions politiques qui devaient le faire pencher vers le
-parti de la Révolution, mais jamais dans une exagération blâmable;
-jusqu'au moment où il se déclara pour la cause de la nation, parti que
-l'on ne peut blâmer, sa conduite fut toujours irréprochable, et en
-admettant que ce parti fût une faute, il l'a payée tellement cher,
+régiment, et au moment où le canon retentit sur les plages
+américaines, il voulut aller secourir des opprimés, car son âme était
+noble et grande; il échangea son beau régiment de dragons pour le
+régiment de Saintonge infanterie, et il partit pour l'Amérique. Arrivé
+sur le théâtre de la guerre, il se conduisit comme le plus vaillant
+chevalier des temps historiques de la France... au siége de New-York,
+il gagna exactement son grade de maréchal-de-camp à la pointe de
+l'épée; il avait alors trente-huit ans. De retour en France, il fut
+nommé gouverneur de Toulon et puis député aux États-Généraux. Il avait
+dès lors des opinions politiques qui devaient le faire pencher vers le
+parti de la Révolution, mais jamais dans une exagération blâmable;
+jusqu'au moment où il se déclara pour la cause de la nation, parti que
+l'on ne peut blâmer, sa conduite fut toujours irréprochable, et en
+admettant que ce parti fût une faute, il l'a payée tellement cher,
qu'il faut se taire devant une telle infortune. Le comte de Custine
-avait de la fermeté dans l'exécution de sa volonté, mais cette volonté
-était pour lui longtemps difficile à fixer; une fois arrêtée, il
-disait lui-même <i>que rien ne devait</i> coûter pour l'accomplir!... Un
+avait de la fermeté dans l'exécution de sa volonté, mais cette volonté
+était pour lui longtemps difficile à fixer; une fois arrêtée, il
+disait lui-même <i>que rien ne devait</i> coûter pour l'accomplir!... Un
officier que je connais lui a entendu vanter un jour la conduite du
-feld-maréchal Lawdon, qui brûla la cervelle de sa propre main à deux
-soldats révoltés!... Il était fort habile comme chef militaire, et ses
+feld-maréchal Lawdon, qui brûla la cervelle de sa propre main à deux
+soldats révoltés!... Il était fort habile comme chef militaire, et ses
premiers pas dans la campagne de 92 furent aussi brillants
-qu'avantageux à la France; il prit Mayence, Worms, Spire,
-Francfort-sur-le-Mein... ensuite il abandonna ces mêmes rivages où il
-avait triomphé pour se replier sur l'Alsace. Cela est-il bien, cela
-est-il mal, je ne puis prononcer. À la chute des Girondins, il envoya
-à la Convention les papiers du général Wimpfen, démarche qu'on lui a
-reprochée. Sévère et d'une probité spartiate, ne pouvant voir les
-exactions qui se commettaient sous ses yeux, il n'épargna pas dans ses
-rapports les représentants du peuple et plusieurs généraux aussi
-corrompus que l'étaient souvent les proconsuls empanachés qui
-suivaient l'armée, mais n'étaient <span class="smcap">JAMAIS</span> à sa tête!... Rappelé à Paris
-au commandement de..., il se vit en même temps traduit au Comité de
-salut public après avoir été appelé à la barre de la Convention...
-puis au Tribunal révolutionnaire! L'accusation portée contre lui était
-absurde!... Il dédaigna d'y répondre, il eut tort!... Il fut condamné
-par ce tribunal de sang, qui était heureux de frapper des têtes
-innocentes et vertueuses, car, je le répète, si le comte de Custine a
-erré, c'est qu'il a cru que le salut de la France dépendait du parti
-qu'on allait prendre; un ange le soutint dans ces épreuves cruelles,
+qu'avantageux à la France; il prit Mayence, Worms, Spire,
+Francfort-sur-le-Mein... ensuite il abandonna ces mêmes rivages où il
+avait triomphé pour se replier sur l'Alsace. Cela est-il bien, cela
+est-il mal, je ne puis prononcer. À la chute des Girondins, il envoya
+à la Convention les papiers du général Wimpfen, démarche qu'on lui a
+reprochée. Sévère et d'une probité spartiate, ne pouvant voir les
+exactions qui se commettaient sous ses yeux, il n'épargna pas dans ses
+rapports les représentants du peuple et plusieurs généraux aussi
+corrompus que l'étaient souvent les proconsuls empanachés qui
+suivaient l'armée, mais n'étaient <span class="smcap">JAMAIS</span> à sa tête!... Rappelé à Paris
+au commandement de..., il se vit en même temps traduit au Comité de
+salut public après avoir été appelé à la barre de la Convention...
+puis au Tribunal révolutionnaire! L'accusation portée contre lui était
+absurde!... Il dédaigna d'y répondre, il eut tort!... Il fut condamné
+par ce tribunal de sang, qui était heureux de frapper des têtes
+innocentes et vertueuses, car, je le répète, si le comte de Custine a
+erré, c'est qu'il a cru que le salut de la France dépendait du parti
+qu'on allait prendre; un ange le soutint dans ces épreuves cruelles,
ce fut sa belle-fille! il semblait que les femmes portant le nom de
Custine devaient l'honorer par leurs vertus, leur belle conduite,
-comme elles devaient le rendre célèbre par leur beauté et leurs
-agréments. Mademoiselle de Sabran, qui épousa le fils du comte de
-Custine, était une de ces ravissantes créatures que Dieu donne au
-monde dans un moment de munificence: belle, jeune, aimée, madame de
-Custine, ayant à peine vingt ans, s'enfermait à la Conciergerie avec
-son beau-père, le conduisait au tribunal, le soutenait dans ces
-moments d'épreuves!... et puis lorsqu'elle l'avait reconduit dans son
+comme elles devaient le rendre célèbre par leur beauté et leurs
+agréments. Mademoiselle de Sabran, qui épousa le fils du comte de
+Custine, était une de ces ravissantes créatures que Dieu donne au
+monde dans un moment de munificence: belle, jeune, aimée, madame de
+Custine, ayant à peine vingt ans, s'enfermait à la Conciergerie avec
+son beau-père, le conduisait au tribunal, le soutenait dans ces
+moments d'épreuves!... et puis lorsqu'elle l'avait reconduit dans son
cachot, elle allait porter d'autres consolations et verser leur baume
-dans le c&oelig;ur brisé de son mari, qui, à peine lié à elle, voyait la
-mort se dresser entre eux!... Quelles heures l'infortunée passait
-ainsi entre un vieillard accablé par la fortune injuste et son mari,
-le père de son enfant, frappé du même coup et marchant en même temps
-vers un même but... l'échafaud!... Madame de Custine la jeune est la
-mère de M. le marquis de Custine qui existe aujourd'hui et qui est
-connu pour être l'un de ces hommes, quoique jeune encore, que l'on
-voit avec peine comme les derniers d'un temps de bonnes manières et
-d'exquise politesse. Je ne parle pas seulement de cette époque, mais
-de toutes celles qui l'ont précédée.</p>
-
-<p>Son aïeul mourut avec cette résignation de l'homme vertueux et du
-sage: on l'a accusé de pusillanimité parce qu'il avait demandé un
-prêtre!... nous sommes absurdes en étant cruels, nous trouvons le
-moyen d'être moquables en étant atroces!... le général Custine mourut
-au contraire comme il avait vécu, en homme irréprochable...</p>
-
-<p>«J'ignore comment je serai demain en allant à la mort, écrivait-il à
-son fils la veille de son supplice, nul homme ne peut répondre de lui;
-mais je m'efforcerai, mon fils, d'être digne du nom que je vous
-laisse.»</p>
-
-<p>Quelle touchante simplicité dans ce peu de mots! point de vantarderie,
-de fausse vaillance, à cette heure solennelle où l'homme, vis-à-vis de
-lui-même,</p>
-
-<p class="poem10">Ne paie point à Dieu le prix de sa rançon.</p>
-
-<p>Le général Custine mourut sur l'échafaud comme l'un des martyrs de
-notre infâme et sanglante époque, le 18 août 1793!</p>
+dans le c&oelig;ur brisé de son mari, qui, à peine lié à elle, voyait la
+mort se dresser entre eux!... Quelles heures l'infortunée passait
+ainsi entre un vieillard accablé par la fortune injuste et son mari,
+le père de son enfant, frappé du même coup et marchant en même temps
+vers un même but... l'échafaud!... Madame de Custine la jeune est la
+mère de M. le marquis de Custine qui existe aujourd'hui et qui est
+connu pour être l'un de ces hommes, quoique jeune encore, que l'on
+voit avec peine comme les derniers d'un temps de bonnes manières et
+d'exquise politesse. Je ne parle pas seulement de cette époque, mais
+de toutes celles qui l'ont précédée.</p>
+
+<p>Son aïeul mourut avec cette résignation de l'homme vertueux et du
+sage: on l'a accusé de pusillanimité parce qu'il avait demandé un
+prêtre!... nous sommes absurdes en étant cruels, nous trouvons le
+moyen d'être moquables en étant atroces!... le général Custine mourut
+au contraire comme il avait vécu, en homme irréprochable...</p>
+
+<p>«J'ignore comment je serai demain en allant à la mort, écrivait-il à
+son fils la veille de son supplice, nul homme ne peut répondre de lui;
+mais je m'efforcerai, mon fils, d'être digne du nom que je vous
+laisse.»</p>
+
+<p>Quelle touchante simplicité dans ce peu de mots! point de vantarderie,
+de fausse vaillance, à cette heure solennelle où l'homme, vis-à-vis de
+lui-même,</p>
+
+<p class="poem10">Ne paie point à Dieu le prix de sa rançon.</p>
+
+<p>Le général Custine mourut sur l'échafaud comme l'un des martyrs de
+notre infâme et sanglante époque, le 18 août 1793!</p>
<p><a id="footnote107-A" name="footnote107-A"></a>
-<b><a href="#footnotetag107-A">107-A</a></b>: Ces détails sont positifs; ils viennent des bureaux
+<b><a href="#footnotetag107-A">107-A</a></b>: Ces détails sont positifs; ils viennent des bureaux
de la Guerre.</p>
<p><a id="footnote108" name="footnote108"></a>
-<b><a href="#footnotetag108">108</a></b>: Madame de Custine aurait été, je crois, plus âgée que
-madame de Ségur (femme de l'ambassadeur en Russie). La comparaison que
-faisait M. de Caulaincourt qui, en sa qualité de frère de madame
-d'Harville, était familier dans la maison de Custine, venait de ce
-qu'il aimait les deux familles également, et n'aimait pas les deux
-vicomtes, qu'il prétendait se ressembler beaucoup, ce qui était faux,
-car l'un était dissimulé.</p>
+<b><a href="#footnotetag108">108</a></b>: Madame de Custine aurait été, je crois, plus âgée que
+madame de Ségur (femme de l'ambassadeur en Russie). La comparaison que
+faisait M. de Caulaincourt qui, en sa qualité de frère de madame
+d'Harville, était familier dans la maison de Custine, venait de ce
+qu'il aimait les deux familles également, et n'aimait pas les deux
+vicomtes, qu'il prétendait se ressembler beaucoup, ce qui était faux,
+car l'un était dissimulé.</p>
<p><a id="footnote109" name="footnote109"></a>
<b><a href="#footnotetag109">109</a></b>: Les femmes avaient alors des <i>coiffeuses</i>. Ce ne fut
-que sous Marie-Antoinette que les <i>coiffeurs</i> furent admis. Léonard
+que sous Marie-Antoinette que les <i>coiffeurs</i> furent admis. Léonard
fut le plus fameux de tous: ce fut lui qui coiffa la vicomtesse de
-Laval-Montmorency avec une serviette damassée coupée par bandes!</p>
+Laval-Montmorency avec une serviette damassée coupée par bandes!</p>
<p><a id="footnote110" name="footnote110"></a>
-<b><a href="#footnotetag110">110</a></b>: Je pourrais croire que madame de Genlis a été aigrie
-par la cause assez désagréable que je vais rapporter plus loin. Mais
-le même jugement a été porté par d'autres personnes, et celles-là
-désintéressées; j'ai longtemps cru que le vicomte de Custine était de
+<b><a href="#footnotetag110">110</a></b>: Je pourrais croire que madame de Genlis a été aigrie
+par la cause assez désagréable que je vais rapporter plus loin. Mais
+le même jugement a été porté par d'autres personnes, et celles-là
+désintéressées; j'ai longtemps cru que le vicomte de Custine était de
cette autre branche dont il y a un colonel comte de Custine, encore
existant aujourd'hui, et habitant Nogent-le-Rotrou.</p>
<p><a id="footnote111" name="footnote111"></a>
<b><a href="#footnotetag111">111</a></b>: Les enfants du comte de Custine sont: l'un, madame la
-marquise de Brézé, et l'autre, son fils, jeune homme de la plus belle
-espérance, périt sur l'échafaud quelques semaines après son père.</p>
+marquise de Brézé, et l'autre, son fils, jeune homme de la plus belle
+espérance, périt sur l'échafaud quelques semaines après son père.</p>
<p><a id="footnote112" name="footnote112"></a>
-<b><a href="#footnotetag112">112</a></b>: Cette lettre est copiée sur l'original cité par madame
-de Genlis <i>elle-même</i>.</p>
+<b><a href="#footnotetag112">112</a></b>: Cette lettre est copiée sur l'original cité par madame
+de Genlis <i>elle-même</i>.</p>
<p><a id="footnote113" name="footnote113"></a>
-<b><a href="#footnotetag113">113</a></b>: M. le vicomte de Custine fut depuis attaché à M. le
-prince de Condé, comme capitaine de ses gardes... Il a toujours
-affecté sa passion pour madame de Genlis; et si, en effet, elle
-n'avait pas connu la vérité, elle pouvait croire à cette feinte qu'il
-continua bien longtemps encore après la mort de son infortunée
+<b><a href="#footnotetag113">113</a></b>: M. le vicomte de Custine fut depuis attaché à M. le
+prince de Condé, comme capitaine de ses gardes... Il a toujours
+affecté sa passion pour madame de Genlis; et si, en effet, elle
+n'avait pas connu la vérité, elle pouvait croire à cette feinte qu'il
+continua bien longtemps encore après la mort de son infortunée
belle-s&oelig;ur!...</p>
-<p>Maintenant je dois dire ma dernière pensée sur cette étrange aventure
-qu'il faut plutôt, après tout, regarder comme une de ces fatalités que
-les Anciens supportaient comme envoyées par les Dieux, et sous
-lesquelles ils courbaient la tête. Le chrétien devait fuir et porter
-dans un lointain monastère cette blessure qui pouvait atteindre du
-même coup tant de c&oelig;urs innocents!... mais que le vicomte de
-Custine <i>fut un monstre</i> comme le prétend madame de Genlis, et cela
-parce que cette belle passion dont elle était l'objet apparent
-devenait nulle par cette révélation de la cassette de la comtesse de
-Custine! La femme chrétienne soutint même par-delà la mort son rôle
-admirable de la femme forte et même sublime dans sa vertu!... Ce
-silence et ces lettres laissées à la volonté de Dieu pour être
-révélées ou célées selon son décret! Toutes les fois que je relis
-cette histoire, je m'incline devant cette belle mémoire qui me
-présente une femme belle et jeune, morte à vingt-quatre ans dans toute
-la pompe de cour la plus heureuse! Que les mystères de Dieu sont
+<p>Maintenant je dois dire ma dernière pensée sur cette étrange aventure
+qu'il faut plutôt, après tout, regarder comme une de ces fatalités que
+les Anciens supportaient comme envoyées par les Dieux, et sous
+lesquelles ils courbaient la tête. Le chrétien devait fuir et porter
+dans un lointain monastère cette blessure qui pouvait atteindre du
+même coup tant de c&oelig;urs innocents!... mais que le vicomte de
+Custine <i>fut un monstre</i> comme le prétend madame de Genlis, et cela
+parce que cette belle passion dont elle était l'objet apparent
+devenait nulle par cette révélation de la cassette de la comtesse de
+Custine! La femme chrétienne soutint même par-delà la mort son rôle
+admirable de la femme forte et même sublime dans sa vertu!... Ce
+silence et ces lettres laissées à la volonté de Dieu pour être
+révélées ou célées selon son décret! Toutes les fois que je relis
+cette histoire, je m'incline devant cette belle mémoire qui me
+présente une femme belle et jeune, morte à vingt-quatre ans dans toute
+la pompe de cour la plus heureuse! Que les mystères de Dieu sont
grands!...</p>
-<p>Le vicomte de Custine n'est peut-être pas aussi coupable que madame de
-Genlis le représente. Qui sait ce que cet homme a souffert? Qui sait
-les douleurs inconnues qui ont brisé son âme? Cette funeste passion ne
-fut pas partagée: la vertu sans tache de madame de Custine répond de
+<p>Le vicomte de Custine n'est peut-être pas aussi coupable que madame de
+Genlis le représente. Qui sait ce que cet homme a souffert? Qui sait
+les douleurs inconnues qui ont brisé son âme? Cette funeste passion ne
+fut pas partagée: la vertu sans tache de madame de Custine répond de
son innocence. Il y a des secrets dans le c&oelig;ur, il y a des secrets
-dans l'amour surtout qu'on ne peut pénétrer; tout ce qui est passion
-ne se révèle qu'à ceux qui sont initiés à ses mystères. Sans doute le
-vicomte de Custine, au premier coup d'&oelig;il jeté sur cet amour
-incestueux, est un homme affreux et coupable. Mais qui peut connaître,
-apprécier tout ce qu'il a souffert peut-être? L'esprit se confond
-devant les mystères du c&oelig;ur. Taisons-nous et plaignons ceux qui
-aiment comme le vicomte de Custine. La pitié est un sentiment qu'on
+dans l'amour surtout qu'on ne peut pénétrer; tout ce qui est passion
+ne se révèle qu'à ceux qui sont initiés à ses mystères. Sans doute le
+vicomte de Custine, au premier coup d'&oelig;il jeté sur cet amour
+incestueux, est un homme affreux et coupable. Mais qui peut connaître,
+apprécier tout ce qu'il a souffert peut-être? L'esprit se confond
+devant les mystères du c&oelig;ur. Taisons-nous et plaignons ceux qui
+aiment comme le vicomte de Custine. La pitié est un sentiment qu'on
peut leur accorder avec certitude de n'avoir aucun tort.</p>
<p><a id="footnote114" name="footnote114"></a>
-<b><a href="#footnotetag114">114</a></b>: Madame la comtesse de Custine a laissé, comme je l'ai
-déjà dit, deux enfants, une fille et un fils. Le fils mourut sur le
-même échafaud que son père. Sa fille est madame la marquise de
-Dreux-Brézé, dont les vertus rappellent sa mère, et dont le fils, M.
-Scipion de Brézé, est l'un de nos plus habiles orateurs à la Chambre
+<b><a href="#footnotetag114">114</a></b>: Madame la comtesse de Custine a laissé, comme je l'ai
+déjà dit, deux enfants, une fille et un fils. Le fils mourut sur le
+même échafaud que son père. Sa fille est madame la marquise de
+Dreux-Brézé, dont les vertus rappellent sa mère, et dont le fils, M.
+Scipion de Brézé, est l'un de nos plus habiles orateurs à la Chambre
des Pairs: sa noble et courageuse conduite serait un titre de plus
dans Une autre famille; dans la sienne, c'est tout simple... Son jeune
-frère, Pierre de Brézé, qui se fit prêtre à vingt ans, est l'un des
-plus honorables que compte le clergé français: il a, comme son frère
+frère, Pierre de Brézé, qui se fit prêtre à vingt ans, est l'un des
+plus honorables que compte le clergé français: il a, comme son frère
Scipion, le talent de la parole; mais la sienne annonce seulement la
loi de Dieu.</p>
<p><a id="footnote115" name="footnote115"></a>
-<b><a href="#footnotetag115">115</a></b>: Le prince Démétrius, l'aîné de mes oncles, avait été
-accueilli par le duc de Parme comme un <i>allié, un prince fugitif</i>...;
-mon oncle y fut traité comme il avait été, au reste, en Piémont, qu'il
-ne quitta qu'à l'invasion des Français!...</p>
+<b><a href="#footnotetag115">115</a></b>: Le prince Démétrius, l'aîné de mes oncles, avait été
+accueilli par le duc de Parme comme un <i>allié, un prince fugitif</i>...;
+mon oncle y fut traité comme il avait été, au reste, en Piémont, qu'il
+ne quitta qu'à l'invasion des Français!...</p>
<p><a id="footnote116" name="footnote116"></a>
-<b><a href="#footnotetag116">116</a></b>: C'était un saint homme que mon oncle l'abbé de
-Comnène!... il édifiait ma maison par sa vénérable conduite. Ferme et
-constant dans ses opinions, dévoué aux Bourbons dont l'état lui
-imposait la loi de fidélité, jamais il n'y manqua pendant quinze
-années qu'il fut auprès de moi. Certes, s'il l'eût voulu, il eût été
-non-seulement évêque, mais archevêque, et, à l'époque du concordat de
-1803, peut-être aurait-il eu le chapeau, si Junot avait sollicité pour
+<b><a href="#footnotetag116">116</a></b>: C'était un saint homme que mon oncle l'abbé de
+Comnène!... il édifiait ma maison par sa vénérable conduite. Ferme et
+constant dans ses opinions, dévoué aux Bourbons dont l'état lui
+imposait la loi de fidélité, jamais il n'y manqua pendant quinze
+années qu'il fut auprès de moi. Certes, s'il l'eût voulu, il eût été
+non-seulement évêque, mais archevêque, et, à l'époque du concordat de
+1803, peut-être aurait-il eu le chapeau, si Junot avait sollicité pour
notre oncle... Mais, parfaitement bon pour tout le reste, il devenait
-intraitable tout aussitôt qu'il était question de religion. J'ai su
-depuis que mon oncle appartenait à ce qu'on nommait alors <i>la petite
-église</i> (on appelait ainsi les ecclésiastiques qui n'avaient pas
-reconnu le concordat de 1802). Mon oncle était d'une austère piété,
-mais seulement sévère pour lui seul.</p>
+intraitable tout aussitôt qu'il était question de religion. J'ai su
+depuis que mon oncle appartenait à ce qu'on nommait alors <i>la petite
+église</i> (on appelait ainsi les ecclésiastiques qui n'avaient pas
+reconnu le concordat de 1802). Mon oncle était d'une austère piété,
+mais seulement sévère pour lui seul.</p>
<p><a id="footnote117" name="footnote117"></a>
-<b><a href="#footnotetag117">117</a></b>: Souvenirs en revenant de Gavarnie, à la grotte de
-Gèdres. Il dit ce mot en respirant l'odeur d'une violette.</p>
+<b><a href="#footnotetag117">117</a></b>: Souvenirs en revenant de Gavarnie, à la grotte de
+Gèdres. Il dit ce mot en respirant l'odeur d'une violette.</p>
<p><a id="footnote118" name="footnote118"></a>
-<b><a href="#footnotetag118">118</a></b>: Je puis dire que j'ai souvent éprouvé les mêmes
-sensations, soit en Suisse, soit en Italie, et même en Espagne. Un
-beau pays, une scène de la nature comme la Suisse en déroule
+<b><a href="#footnotetag118">118</a></b>: Je puis dire que j'ai souvent éprouvé les mêmes
+sensations, soit en Suisse, soit en Italie, et même en Espagne. Un
+beau pays, une scène de la nature comme la Suisse en déroule
quelquefois dans les solitudes sauvages du Splugen ou la ravissante
-vallée de Misogno... Les Pyrénées aussi!... et même je puis dire
-qu'elles me frappent davantage et plus immédiatement que les Alpes,
-dans le jeu de leurs décorations naturelles!...</p>
+vallée de Misogno... Les Pyrénées aussi!... et même je puis dire
+qu'elles me frappent davantage et plus immédiatement que les Alpes,
+dans le jeu de leurs décorations naturelles!...</p>
<p><a id="footnote119" name="footnote119"></a>
<b><a href="#footnotetag119">119</a></b>: Mademoiselle de Polastron.</p>
@@ -9792,522 +9750,145 @@ dans le jeu de leurs décorations naturelles!...</p>
<b><a href="#footnotetag120">120</a></b>: Madame de Montrond.</p>
<p><a id="footnote121" name="footnote121"></a>
-<b><a href="#footnotetag121">121</a></b>: En parlant de la société de Bièvre, je ne parle pas du
-salon de madame de Montesson <i>à Paris</i>. Cependant comme je la
-représente dans <i>son atelier</i>, et que je ne puis, en raison de la
+<b><a href="#footnotetag121">121</a></b>: En parlant de la société de Bièvre, je ne parle pas du
+salon de madame de Montesson <i>à Paris</i>. Cependant comme je la
+représente dans <i>son atelier</i>, et que je ne puis, en raison de la
place, parler d'elle dans toutes ses positions, je parlerai de
-plusieurs personnes qui venaient en passant à Bièvre.</p>
+plusieurs personnes qui venaient en passant à Bièvre.</p>
<p><a id="footnote122" name="footnote122"></a>
-<b><a href="#footnotetag122">122</a></b>: Je n'ai connu que madame Panckoucke, qui pût rivaliser
+<b><a href="#footnotetag122">122</a></b>: Je n'ai connu que madame Panckoucke, qui pût rivaliser
avec madame de Montesson pour le coloris et l'art avec lequel il faut
grouper les fleurs pour qu'elles aient de l'air entre leurs rameaux et
leurs couronnes.</p>
<p><a id="footnote123" name="footnote123"></a>
-<b><a href="#footnotetag123">123</a></b>: Charmante terre appartenant à madame d'Ambert, et
-située en Normandie.</p>
+<b><a href="#footnotetag123">123</a></b>: Charmante terre appartenant à madame d'Ambert, et
+située en Normandie.</p>
<p><a id="footnote124" name="footnote124"></a>
-<b><a href="#footnotetag124">124</a></b>: Maréchal, marquis de Bièvre. Il était né en 1747, et
+<b><a href="#footnotetag124">124</a></b>: Maréchal, marquis de Bièvre. Il était né en 1747, et
entra fort jeune dans les mousquetaires noirs. Cela ne prouverait rien
-en faveur de sa noblesse: à cette époque, l'admission dans ce corps-là
-était facile.</p>
+en faveur de sa noblesse: à cette époque, l'admission dans ce corps-là
+était facile.</p>
<p><a id="footnote125" name="footnote125"></a>
-<b><a href="#footnotetag125">125</a></b>: Le parc de Bièvre a été probablement changé depuis
-cette époque, mais il était ainsi lorsque je le vis, en 1800.</p>
+<b><a href="#footnotetag125">125</a></b>: Le parc de Bièvre a été probablement changé depuis
+cette époque, mais il était ainsi lorsque je le vis, en 1800.</p>
<p><a id="footnote126" name="footnote126"></a>
<b><a href="#footnotetag126">126</a></b>: Conte charmant des <i>Mille et une Nuits</i>.</p>
<p><a id="footnote127" name="footnote127"></a>
-<b><a href="#footnotetag127">127</a></b>: Encore une fois je n'ai pas voulu dire que la société
-d'autrefois n'eût aucun inconvénients; mais ils sont demeurés sans
+<b><a href="#footnotetag127">127</a></b>: Encore une fois je n'ai pas voulu dire que la société
+d'autrefois n'eût aucun inconvénients; mais ils sont demeurés sans
aucune des compensations.</p>
<p><a id="footnote128" name="footnote128"></a>
-<b><a href="#footnotetag128">128</a></b>: Je parlerai plus tard de madame de Staël, et même avec
-grands détails, à l'époque du Directoire, du Consulat et de l'Empire,
+<b><a href="#footnotetag128">128</a></b>: Je parlerai plus tard de madame de Staël, et même avec
+grands détails, à l'époque du Directoire, du Consulat et de l'Empire,
ainsi que de la Restauration. Ce premier Salon n'est qu'une
-introduction à elle-même.</p>
+introduction à elle-même.</p>
<p><a id="footnote129" name="footnote129"></a>
<b><a href="#footnotetag129">129</a></b>: Suzanne Curchod, fille de M. Naaz.</p>
<p><a id="footnote130" name="footnote130"></a>
-<b><a href="#footnotetag130">130</a></b>: Rousseau prétend, comme on le sait, que les idées ne
+<b><a href="#footnotetag130">130</a></b>: Rousseau prétend, comme on le sait, que les idées ne
nous arrivant que par les sens, il faut perfectionner les organes de
-nos perceptions, si nous voulons obtenir un développement moral qui ne
-soit ni trop illusoire ni trop irrégulier. Ce raisonnement tend au
-matérialisme.</p>
+nos perceptions, si nous voulons obtenir un développement moral qui ne
+soit ni trop illusoire ni trop irrégulier. Ce raisonnement tend au
+matérialisme.</p>
<p><a id="footnote131" name="footnote131"></a>
-<b><a href="#footnotetag131">131</a></b>: Je parlerai avec détail de l'enfance de madame de
-Staël, ce que l'on n'a jamais fait; on ne la représente jamais qu'à
-l'époque de <i>Corinne</i> et de <i>l'Allemagne</i>.</p>
+<b><a href="#footnotetag131">131</a></b>: Je parlerai avec détail de l'enfance de madame de
+Staël, ce que l'on n'a jamais fait; on ne la représente jamais qu'à
+l'époque de <i>Corinne</i> et de <i>l'Allemagne</i>.</p>
<p><a id="footnote132" name="footnote132"></a>
-<b><a href="#footnotetag132">132</a></b>: C'est lui qui, se trouvant à Lausanne chez madame de
+<b><a href="#footnotetag132">132</a></b>: C'est lui qui, se trouvant à Lausanne chez madame de
Crouzas (qui fut depuis madame de Montolieu), en devint amoureux et
-lui déclara son amour. Cette figure ainsi agenouillée fit rire madame
-de Crouzas, car il s'était mis à genoux pour lui détacher cette belle
-déclaration... Enfin, lorsque la première hilarité fut passée, madame
-de Crouzas dit à M. Gibbon:&mdash;Allons, monsieur, relevez-vous, et n'en
+lui déclara son amour. Cette figure ainsi agenouillée fit rire madame
+de Crouzas, car il s'était mis à genoux pour lui détacher cette belle
+déclaration... Enfin, lorsque la première hilarité fut passée, madame
+de Crouzas dit à M. Gibbon:&mdash;Allons, monsieur, relevez-vous, et n'en
parlons plus. Mais voyant qu'il demeurait immobile:&mdash;Mais allons donc,
-M. Gibbon, relevez-vous donc.&mdash;Hélas! madame, je ne le puis!&mdash;Comment,
-vous ne pouvez vous relever! En effet, il était tellement énorme, que
-même l'aide de madame de Crouzas n'y fit rien: il fallut appeler un
+M. Gibbon, relevez-vous donc.&mdash;Hélas! madame, je ne le puis!&mdash;Comment,
+vous ne pouvez vous relever! En effet, il était tellement énorme, que
+même l'aide de madame de Crouzas n'y fit rien: il fallut appeler un
valet de chambre pour le remettre sur ses jambes.</p>
<p><a id="footnote133" name="footnote133"></a>
<b><a href="#footnotetag133">133</a></b>: Cette jalousie n'est pas de la nature de l'autre: c'est
-une tristesse et une crainte de perdre. Madame de Staël ne pouvait
-l'avoir, elle: sa supériorité était trop prononcée, et la société
-entière l'avait reconnue.</p>
+une tristesse et une crainte de perdre. Madame de Staël ne pouvait
+l'avoir, elle: sa supériorité était trop prononcée, et la société
+entière l'avait reconnue.</p>
<p><a id="footnote134" name="footnote134"></a>
-<b><a href="#footnotetag134">134</a></b>: Un an avant l'Assemblée des Notables, en 1786.</p>
+<b><a href="#footnotetag134">134</a></b>: Un an avant l'Assemblée des Notables, en 1786.</p>
<p><a id="footnote135" name="footnote135"></a>
<b><a href="#footnotetag135">135</a></b>: Celui qui fut depuis le duc de Mouchy. Au moment de la
-Révolution, il était parfaitement beau et très-distingué.</p>
+Révolution, il était parfaitement beau et très-distingué.</p>
<p><a id="footnote136" name="footnote136"></a>
<b><a href="#footnotetag136">136</a></b>: Je parlerai plus tard de M. le comte Louis de Narbonne
-avec plus de détails, ainsi que de sa famille. M. de Narbonne a été
-pour moi un ami, un père, et <i>un ami et un père aimé</i>.</p>
+avec plus de détails, ainsi que de sa famille. M. de Narbonne a été
+pour moi un ami, un père, et <i>un ami et un père aimé</i>.</p>
<p><a id="footnote137" name="footnote137"></a>
-<b><a href="#footnotetag137">137</a></b>: C'était le cocher de M. Necker.</p>
+<b><a href="#footnotetag137">137</a></b>: C'était le cocher de M. Necker.</p>
<p><a id="footnote138" name="footnote138"></a>
-<b><a href="#footnotetag138">138</a></b>: Lorsqu'on connaît la bonté parfaite de madame de Staël,
-ce mot paraît alors ce qu'il est, plus touchant que tout ce qu'on
+<b><a href="#footnotetag138">138</a></b>: Lorsqu'on connaît la bonté parfaite de madame de Staël,
+ce mot paraît alors ce qu'il est, plus touchant que tout ce qu'on
pourrait dire.</p>
<p><a id="footnote139" name="footnote139"></a>
<b><a href="#footnotetag139">139</a></b>: Mademoiselle de Conflans.</p>
<p><a id="footnote140" name="footnote140"></a>
-<b><a href="#footnotetag140">140</a></b>: Buzot eut la plus noble conduite dans l'Assemblée
+<b><a href="#footnotetag140">140</a></b>: Buzot eut la plus noble conduite dans l'Assemblée
Constituante, et fut plus tard un rude adversaire des cannibales dans
la Convention. Quelques hommes de sa force, et la Convention aurait
-reçu une autre direction encore plus salutaire dans ses résultats pour
+reçu une autre direction encore plus salutaire dans ses résultats pour
la France et les victimes de cette Convention, qui, se mutilant
-elle-même de ses propres mains le 31 mai, porta un coup funeste
-non-seulement à sa gloire, mais à ses intérêts, en détruisant la
+elle-même de ses propres mains le 31 mai, porta un coup funeste
+non-seulement à sa gloire, mais à ses intérêts, en détruisant la
Gironde.</p>
<p><a id="footnote141" name="footnote141"></a>
-<b><a href="#footnotetag141">141</a></b>: Ces deux hommes, accusés alors par la Cour comme
-Montagnards, périrent peu de temps après comme royalistes et déclarés
-traîtres à la patrie.</p>
+<b><a href="#footnotetag141">141</a></b>: Ces deux hommes, accusés alors par la Cour comme
+Montagnards, périrent peu de temps après comme royalistes et déclarés
+traîtres à la patrie.</p>
<p><a id="footnote142" name="footnote142"></a>
-<b><a href="#footnotetag142">142</a></b>: À la prise de la Bastille, il entendit parler avec
-véhémence contre les meurtres qui ensanglantèrent cette journée
-vraiment belle, car ce fut peut-être la seule journée où le peuple se
-soit battu vraiment pour la liberté. Barnave dit avec humeur: «Eh! le
-sang qui a coulé est-il donc si pur?»</p>
+<b><a href="#footnotetag142">142</a></b>: À la prise de la Bastille, il entendit parler avec
+véhémence contre les meurtres qui ensanglantèrent cette journée
+vraiment belle, car ce fut peut-être la seule journée où le peuple se
+soit battu vraiment pour la liberté. Barnave dit avec humeur: «Eh! le
+sang qui a coulé est-il donc si pur?»</p>
<p><a id="footnote143" name="footnote143"></a>
-<b><a href="#footnotetag143">143</a></b>: Ils étaient tous deux des modèles à citer comme bons
-pères et bons maris; leur intérieur avait un parfum de bonheur qui
-touchait et attachait à eux.</p>
+<b><a href="#footnotetag143">143</a></b>: Ils étaient tous deux des modèles à citer comme bons
+pères et bons maris; leur intérieur avait un parfum de bonheur qui
+touchait et attachait à eux.</p>
<p><a id="footnote144" name="footnote144"></a>
-<b><a href="#footnotetag144">144</a></b>: Il paraît positif que Marat, dans les différents
-appartements qu'il a occupés, avait cette recherche dans une partie de
-son logement; et celle-là n'était ouverte qu'à peu de monde.</p>
+<b><a href="#footnotetag144">144</a></b>: Il paraît positif que Marat, dans les différents
+appartements qu'il a occupés, avait cette recherche dans une partie de
+son logement; et celle-là n'était ouverte qu'à peu de monde.</p>
<p><a id="footnote145" name="footnote145"></a>
<b><a href="#footnotetag145">145</a></b>: Ce qui fit sortir M. de Lally-Tollendal de l'Abbaye au
-moment où les assassins allaient y porter la mort, fut sa noble
-défense en faveur d'un de ses compagnons d'infortune; le courage qu'il
-témoigna désarma les monstres. Tant il est vrai que tout ce qui est
+moment où les assassins allaient y porter la mort, fut sa noble
+défense en faveur d'un de ses compagnons d'infortune; le courage qu'il
+témoigna désarma les monstres. Tant il est vrai que tout ce qui est
grand frappe toujours juste!</p>
</div>
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Histoire des salons de Paris (Tome 2/6), by
-Laure Junot
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DES SALONS DE PARIS ***
-
-***** This file should be named 41121-h.htm or 41121-h.zip *****
-This and all associated files of various formats will be found in:
- http://www.gutenberg.org/4/1/1/2/41121/
-
-Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
-the Online Distributed Proofreading Team at
-http://www.pgdp.net (This file was produced from images
-generously made available by the Bibliothèque nationale
-de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
-
-
-Updated editions will replace the previous one--the old editions
-will be renamed.
-
-Creating the works from public domain print editions means that no
-one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
-(and you!) can copy and distribute it in the United States without
-permission and without paying copyright royalties. Special rules,
-set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
-copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
-protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
-Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
-charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
-do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
-rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
-such as creation of derivative works, reports, performances and
-research. They may be modified and printed and given away--you may do
-practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
-subject to the trademark license, especially commercial
-redistribution.
-
-
-
-*** START: FULL LICENSE ***
-
-THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
-PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
-
-To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
-distribution of electronic works, by using or distributing this work
-(or any other work associated in any way with the phrase "Project
-Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
-Gutenberg-tm License available with this file or online at
- www.gutenberg.org/license.
-
-
-Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
-electronic works
-
-1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
-electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
-and accept all the terms of this license and intellectual property
-(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
-the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
-all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
-If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
-Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
-terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
-entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
-
-1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
-used on or associated in any way with an electronic work by people who
-agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
-and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
-works. See paragraph 1.E below.
-
-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
-or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
-Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
-collection are in the public domain in the United States. If an
-individual work is in the public domain in the United States and you are
-located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
-copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
-works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
-are removed. Of course, we hope that you will support the Project
-Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
-freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
-this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
-the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
-keeping this work in the same format with its attached full Project
-Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
-
-1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
-what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
-a constant state of change. If you are outside the United States, check
-the laws of your country in addition to the terms of this agreement
-before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
-creating derivative works based on this work or any other Project
-Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
-the copyright status of any work in any country outside the United
-States.
-
-1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
-
-1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
-access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
-whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
-phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
-Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
-copied or distributed:
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org
-
-1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
-from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
-posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
-and distributed to anyone in the United States without paying any fees
-or charges. If you are redistributing or providing access to a work
-with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
-work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
-through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
-Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
-1.E.9.
-
-1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
-terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
-to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
-permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
-
-1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
-License terms from this work, or any files containing a part of this
-work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
-
-1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
-electronic work, or any part of this electronic work, without
-prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
-active links or immediate access to the full terms of the Project
-Gutenberg-tm License.
-
-1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
-compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
-word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
-distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
-"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
-posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
-you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
-copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
-request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
-form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
-License as specified in paragraph 1.E.1.
-
-1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
-performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
-unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
-access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
-that
-
-- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
- the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
- you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
- owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
- has agreed to donate royalties under this paragraph to the
- Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
- must be paid within 60 days following each date on which you
- prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
- returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
- sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
- address specified in Section 4, "Information about donations to
- the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
-
-- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
- you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
- does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
- License. You must require such a user to return or
- destroy all copies of the works possessed in a physical medium
- and discontinue all use of and all access to other copies of
- Project Gutenberg-tm works.
-
-- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
- money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
- electronic work is discovered and reported to you within 90 days
- of receipt of the work.
-
-- You comply with all other terms of this agreement for free
- distribution of Project Gutenberg-tm works.
-
-1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
-electronic work or group of works on different terms than are set
-forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
-both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
-Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
-Foundation as set forth in Section 3 below.
-
-1.F.
-
-1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
-effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
-public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
-collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
-works, and the medium on which they may be stored, may contain
-"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
-corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
-property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
-computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
-your equipment.
-
-1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
-of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
-Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
-Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
-liability to you for damages, costs and expenses, including legal
-fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
-LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
-PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
-TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
-LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
-INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
-DAMAGE.
-
-1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
-defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
-receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
-written explanation to the person you received the work from. If you
-received the work on a physical medium, you must return the medium with
-your written explanation. The person or entity that provided you with
-the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
-refund. If you received the work electronically, the person or entity
-providing it to you may choose to give you a second opportunity to
-receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
-is also defective, you may demand a refund in writing without further
-opportunities to fix the problem.
-
-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
-WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
-WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-
-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
-If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
-law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
-interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
-the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
-provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
-
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
-with this agreement, and any volunteers associated with the production,
-promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
-harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
-that arise directly or indirectly from any of the following which you do
-or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
-work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
-Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
-
-
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of computers
-including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
-because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
-people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
-and the Foundation information page at www.gutenberg.org
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
-Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
-permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
-Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
-throughout numerous locations. Its business office is located at 809
-North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email
-contact links and up to date contact information can be found at the
-Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact
-
-For additional contact information:
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To
-SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
-particular state visit www.gutenberg.org/donate
-
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-
-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations.
-To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
-works.
-
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
-concept of a library of electronic works that could be freely shared
-with anyone. For forty years, he produced and distributed Project
-Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
-unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
-keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
-
-Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
-
- www.gutenberg.org
-
-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-
-
-</pre>
-
+<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 41121 ***</div>
</body>
</html>