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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-14 20:01:49 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les trois villes: Rome + +Author: Émile Zola + +Release Date: December 1, 2010 [EBook #34528] +[Last updated: August 17, 2017] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TROIS VILLES: ROME *** + + + + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net + + + + + + +</pre> + +<hr class="full" /> + +<h1><small><small>LES TROIS VILLES</small></small><br /> +———<br /><br /> +R O M E</h1> + +<p class="c"><b>PAR</b><br /><br /> +<span class="zla"><b>ÉMILE ZOLA</b></span></p> + +<p> +<br /> +</p> + +<p class="c">———</p> + +<p class="c">DOUZIÈME MILLE</p> + +<p class="c">———</p> + +<p> +<br /> +</p> + +<p class="c"><small><small>PARIS<br /> +BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER<br /> +G. CHARPENTIER ET E. FASQUELLE, ÉDITEURS<br /> +11, RUE DE GRENELLE, 11<br /> +—<br /> +1896<br /> +Tous droits réservés.</small></small></p> + +<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary=""> +<tr><td><a href="#I"><b>I, </b></a> +<a href="#II"><b>II, </b></a> +<a href="#III"><b>III, </b></a> +<a href="#IV"><b>IV, </b></a> +<a href="#V"><b>V, </b></a> +<a href="#VI"><b>VI, </b></a> +<a href="#VII"><b>VII, </b></a> +<a href="#VIII"><b>VIII, </b></a> +<a href="#IX"><b>IX, </b></a> +<a href="#X"><b>X, </b></a> +<a href="#XI"><b>XI, </b></a> +<a href="#XII"><b>XII, </b></a> +<a href="#XIII"><b>XIII, </b></a> +<a href="#XIV"><b>XIV, </b></a> +<a href="#XV"><b>XV, </b></a> +<a href="#XVI"><b>XVI</b></a></td></tr> +</table> + +<h1>ROME</h1> + +<p><a name="page_001" id="page_001"></a></p> + +<h3><a name="I" id="I"></a>I</h3> + +<p>Pendant la nuit, le train avait eu de grands retards, +entre Pise et Civita-Vecchia, et il allait être neuf heures +du matin, lorsque l'abbé Pierre Froment, après un dur +voyage de vingt-cinq heures, débarqua enfin à Rome. Il +n'avait emporté qu'une valise, il sauta vivement du wagon, +au milieu de la bousculade de l'arrivée, écartant les porteurs +qui s'empressaient, se chargeant lui-même de son +léger bagage, dans la hâte qu'il éprouvait d'être arrivé, +de se sentir seul et de voir. Et, tout de suite, devant la +Gare, sur la place des Cinq-Cents, étant monté dans une +des petites voitures découvertes, rangées le long du trottoir, +il posa la valise près de lui, après avoir donné +l'adresse au cocher:</p> + +<p>—Via Giulia, palazzo Boccanera.</p> + +<p>C'était un lundi, le 3 septembre, par une matinée de +ciel clair, d'une douceur, d'une légèreté délicieuses. Le +cocher, un petit homme rond, aux yeux brillants, aux +dents blanches, avait eu un sourire en reconnaissant un +prêtre français, à l'accent. Il fouetta son maigre cheval, +la voiture partit avec la vive allure de ces fiacres romains, +si propres, si gais. Mais, presque aussitôt, après avoir +longé les verdures du petit square, arrivé sur la place des<a name="page_002" id="page_002"></a> +Thermes, il se retourna, souriant toujours, désignant de +son fouet des ruines.</p> + +<p>—Les Thermes de Dioclétien, dit-il en un mauvais +français de cocher obligeant, désireux de plaire aux +étrangers, pour s'assurer leur clientèle.</p> + +<p>Des hauteurs du Viminal, où se trouve la Gare, la voiture +descendit au grand trot la pente raide de la rue +Nationale. Et, dès lors, il ne cessa plus, il tourna la tête +à chaque monument, le montra du même geste. Dans ce +bout de large voie, il n'y avait que des bâtisses neuves. +Sur la droite, plus loin, montaient des massifs de verdure, +en haut desquels s'allongeait un interminable +bâtiment jaune et nu, couvent ou caserne.</p> + +<p>—Le Quirinal, le palais du roi, dit le cocher.</p> + +<p>Pierre, depuis une semaine que son voyage était décidé, +passait les jours à étudier la topographie de Rome +sur des plans et dans des livres. Aussi aurait-il pu se +diriger, sans avoir à demander son chemin, et les explications +le trouvaient prévenu. Ce qui le déroutait pourtant, +c'étaient ces pentes soudaines, ces continuelles +collines qui étagent en terrasses certains quartiers. Mais +la voix du cocher se haussa, bien qu'un peu ironique, et +le mouvement de son fouet se fit plus ample, lorsque, +sur la gauche, il nomma une immense construction, +fraîche et crayeuse encore, tout un pâté gigantesque de +pierres, surchargé de sculptures, de frontons et de statues.</p> + +<p>—La Banque Nationale.</p> + +<p>Plus bas, comme la voiture tournait sur une place +triangulaire, Pierre, qui levait les yeux, fut ravi en apercevant, +très haut, supporté par un grand mur lisse, un +jardin suspendu, d'où se dressait, dans le ciel limpide, +l'élégant et vigoureux profil d'un pin parasol centenaire. +Il sentit toute la fierté et toute la grâce de Rome.</p> + +<p>—La villa Aldobrandini.</p> + +<p>Puis, ce fut, plus bas encore, une vision rapide qui +acheva de le passionner. La rue faisait de nouveau un<a name="page_003" id="page_003"></a> +coude brusque, lorsque, dans l'angle, une trouée de +lumière se produisait. C'était, en contre-bas, une place +blanche, comme un puits de soleil, empli d'une aveuglante +poussière d'or; et, dans cette gloire matinale, +s'érigeait une colonne de marbre géante, toute dorée du +côté où l'astre la baignait à son lever, depuis des siècles. +Il fut surpris, quand le cocher la lui nomma, car il ne se +l'était pas imaginée ainsi, dans ce trou d'éblouissement, +au milieu des ombres voisines.</p> + +<p>—La colonne Trajane.</p> + +<p>Au bas de la pente, la rue Nationale tournait une dernière +fois. Et ce furent encore des noms jetés, au trot vit +du cheval: le palais Colonna, dont le jardin est bordé de +maigres cyprès; le palais Torlonia, à demi éventré pour +les embellissements nouveaux; le palais de Venise, nu et +redoutable, avec ses murs crénelés, sa sévérité tragique +de forteresse du moyen âge, oubliée là dans la vie bourgeoise +d'aujourd'hui. La surprise de Pierre augmentait, +devant l'aspect inattendu des choses. Mais le coup fut +rude surtout, lorsque le cocher, de son fouet, lui indiqua +triomphalement le Corso, une longue rue étroite, à peine +aussi large que notre rue Saint-Honoré, blanche de soleil +à gauche, noire d'ombre à droite, et au bout de +laquelle la lointaine place du Peuple faisait comme une +étoile de lumière: était-ce donc là le cœur de la ville, la +promenade célébrée, la voie vivante où affluait tout le +sang de Rome?</p> + +<p>Déjà la voiture s'engageait dans le cours Victor-Emmanuel, +qui continue la rue Nationale, les deux trouées +dont on a coupé l'ancienne cité de part en part, de la +Gare au pont Saint-Ange. A gauche, l'abside ronde du +Gesù était toute blonde de gaieté matinale. Puis, entre +l'église et le lourd palais Altieri, qu'on n'avait point osé +jeter bas, la rue s'étranglait, on entrait dans une ombre +humide, glaciale. Et, au delà, devant la façade du Gesù, +sur la place, le soleil recommençait, éclatant, déroulant<a name="page_004" id="page_004"></a> +ses nappes dorées; tandis qu'au loin, au fond de la rue +d'Aracoeli, noyée d'ombre également, des palmiers ensoleillés +apparaissaient.</p> + +<p>—Le Capitole, là-bas, dit le cocher.</p> + +<p>Le prêtre se pencha vivement. Mais il ne vit que la +tache verte, au bout du ténébreux couloir. Il était pénétré +comme d'un frisson par ces alternatives soudaines de +chaude lumière et d'ombre froide. Devant le palais de +Venise, devant le Gesù, il lui avait semblé que toute la +nuit des jours anciens lui glaçait les épaules; puis, c'était, +à chaque place, à chaque élargissement des voies nouvelles, +une rentrée dans la lumière, dans la douceur gaie +et tiède de la vie. Les coups de soleil jaune tombaient des +toitures, découpaient nettement les ombres violâtres. +Entre les façades, on apercevait des bandes de ciel très +bleu et très doux. Et il trouvait à l'air qu'il respirait un +goût spécial, encore indéterminé, un goût de fruit qui +augmentait en lui la fièvre de l'arrivée.</p> + +<p>Malgré son irrégularité, c'est une fort belle voie moderne +que le cours Victor-Emmanuel; et Pierre pouvait +se croire dans une grande ville quelconque, aux vastes +bâtisses de rapport. Mais, quand il passa devant la Chancellerie, +le chef-d'œuvre de Bramante, le monument +type de la Renaissance romaine, son étonnement revint, +son esprit retourna aux palais qu'il venait déjà d'entrevoir, +à cette architecture nue, colossale et lourde, ces +immenses cubes de pierre, pareils à des hôpitaux ou à des +prisons. Jamais il ne se serait imaginé ainsi les fameux +palais romains, sans grâce ni fantaisie, sans magnificence +extérieure. C'était évidemment fort beau, il finirait par +comprendre, mais il devrait y réfléchir.</p> + +<p>Brusquement, la voiture quitta le populeux cours +Victor-Emmanuel, pénétra dans des ruelles tortueuses, +où elle avait peine à passer. Le calme s'était fait, le +désert, la vieille ville endormie et glaciale, au sortir du +clair soleil et des foules de la ville nouvelle. Il se<a name="page_005" id="page_005"></a> +rappela les plans consultés, il se dit qu'il approchait +de la via Giulia; et sa curiosité qui avait grandi, s'accrut +alors jusqu'à le faire souffrir, désespéré de ne pas en +voir, de ne pas en savoir tout de suite davantage. Dans +l'état de fièvre où il était depuis son départ, les étonnements +qu'il éprouvait à ne pas trouver les choses telles +qu'il les avait attendues, les chocs que venait de recevoir +son imagination, aggravaient sa passion, le jetaient au +désir aigu et immédiat de se contenter. Neuf heures +sonnaient à peine, il avait toute la matinée pour se présenter +au palais Boccanera: pourquoi ne se faisait-il pas +conduire sur-le-champ à l'endroit classique, au sommet +d'où l'on voyait Rome entière, étalée sur les sept collines? +Quand cette pensée fut entrée en lui, elle le tortura, il +finit par céder.</p> + +<p>Le cocher ne se retournait plus, et Pierre dut se soulever, +pour lui crier la nouvelle adresse:</p> + +<p>—A San Pietro in Montorio.</p> + +<p>D'abord, l'homme s'étonna, parut ne pas comprendre. +D'un signe de son fouet, il indiqua que c'était là-bas, au +loin. Enfin, comme le prêtre insistait, il se remit à sourire +complaisamment, avec un branle amical de la tête. Bon, +bon! il voulait bien, lui.</p> + +<p>Et le cheval repartit d'un train plus rapide, au milieu +du dédale des rues étroites. On en suivit une, étranglée +entre de hauts murs, où le jour descendait comme au fond +d'une tranchée. Puis, au bout, il y eut une rentrée soudaine +en plein soleil, on traversa le Tibre sur l'antique pont +de Sixte IV, tandis qu'à droite et à gauche s'étendaient les +nouveaux quais, dans le ravage et les plâtres neufs des +constructions récentes. De l'autre côté, le Transtévère lui +aussi était éventré; et la voiture monta la pente du Janicule, +par une voie large qui portait, sur de grandes +plaques, le nom de Garibaldi. Une dernière fois, le cocher +eut son geste d'orgueil bon enfant, en nommant cette voie +triomphale.<a name="page_006" id="page_006"></a></p> + +<p>—Via Garibaldi.</p> + +<p>Le cheval avait dû ralentir le pas, et Pierre, pris d'une +impatience enfantine, se retournait pour voir, à mesure +que la ville, derrière lui, s'étendait et se découvrait +davantage. La montée était longue, des quartiers surgissaient +toujours, jusqu'aux lointaines collines. Puis, dans +l'émotion croissante qui faisait battre son cœur, il trouva +qu'il gâtait la satisfaction de son désir, en l'émiettant +ainsi, à cette conquête lente et partielle de l'horizon. Il +voulait recevoir le coup en plein front, Rome entière vue +d'un regard, la ville sainte ramassée, embrassée d'une +seule étreinte. Et il eut la force de ne plus se retourner, +malgré l'élan de tout son être.</p> + +<p>En haut, il y a une vaste terrasse. L'église San Pietro +in Montorio se trouve là, à l'endroit où saint Pierre, +dit-on, fut crucifié. La place est nue et rousse, cuite +par les grands soleils d'été; pendant qu'un peu plus +loin, derrière, les eaux claires et grondantes de l'Acqua +Paola tombent à gros bouillons des trois vasques de la +fontaine monumentale, dans une éternelle fraîcheur. Et, +le long du parapet qui borde la terrasse, à pic sur le +Transtévère, s'alignent toujours des touristes, des Anglais +minces, des Allemands carrés, béants d'admiration +traditionnelle, leur Guide à la main, qu'ils consultent, +pour reconnaître les monuments.</p> + +<p>Pierre sauta lestement de la voiture, laissant sa valise +sur la banquette, faisant signe d'attendre au cocher, qui +alla se ranger près des autres fiacres et qui resta philosophiquement +sur son siège, au plein soleil, la tête basse +comme son cheval, tous deux résignés d'avance à la longue +station accoutumée.</p> + +<p>Et Pierre, déjà, regardait de toute sa vue, de toute son +âme, debout contre le parapet, dans son étroite soutane +noire, les mains nues et serrées nerveusement, brûlantes +de sa fièvre. Rome, Rome! la Ville des Césars, la Ville des +Papes, la Ville éternelle qui deux fois a conquis le monde,<a name="page_007" id="page_007"></a> +la Ville prédestinée du rêve ardent qu'il faisait depuis des +mois! elle était là enfin, il la voyait! Des orages, les jours +précédents, avaient abattu les grandes chaleurs d'août. +Cette admirable matinée de septembre fraîchissait dans +le bleu léger du ciel sans tache, infini. Et c'était une +Rome noyée de douceur, une Rome du songe, qui +semblait s'évaporer au clair soleil matinal. Une fine +brume bleuâtre flottait sur les toits des bas quartiers, +mais à peine sensible, d'une délicatesse de gaze; tandis +que la Campagne immense, les monts lointains se +perdaient dans du rose pâle. Il ne distingua rien d'abord, +il ne voulait s'arrêter à aucun détail, il se donnait à Rome +entière, au colosse vivant, couché là devant lui, sur ce sol +fait de la poussière des générations. Chaque siècle en +avait renouvelé la gloire, comme sous la sève d'une +immortelle jeunesse. Et ce qui le saisissait, ce qui faisait +battre son cœur plus fort, à grands coups, dans cette première +rencontre, c'était qu'il trouvait Rome telle qu'il la +désirait, matinale et rajeunie, d'une gaieté envolée, +immatérielle presque, toute souriante de l'espoir d'une +vie nouvelle, à cette aube si pure d'un beau jour.</p> + +<p>Alors, Pierre, immobile et debout devant l'horizon +sublime, les mains toujours serrées et brûlantes, revécut +en quelques minutes les trois dernières années de sa vie. +Ah! quelle année terrible, la première, celle qu'il avait +passée au fond de sa petite maison de Neuilly, portes et +fenêtres closes, terré là comme un animal blessé qui +agonise! Il revenait de Lourdes l'âme morte, le cœur +sanglant, n'ayant plus en lui que de la cendre. Le silence +et la nuit s'étaient faits sur les ruines de son amour et +de sa foi. Des jours et des jours s'écoulèrent, sans qu'il +entendît ses veines battre, sans qu'une lueur se levât, +éclairant les ténèbres de son abandon. Il vivait machinalement, +il attendait d'avoir le courage de se reprendre à +l'existence, au nom de la raison souveraine, qui lui avait +fait tout sacrifier. Pourquoi donc n'était-il pas plus résistant<a name="page_008" id="page_008"></a> +et plus fort, pourquoi ne conformait-il pas sa vie +tranquillement à ses certitudes nouvelles? Puisqu'il refusait +de quitter la soutane, fidèle à un amour unique et +par dégoût du parjure, pourquoi ne se donnait-il pas pour +besogne quelque science permise à un prêtre, l'astronomie +ou l'archéologie? Mais quelqu'un pleurait en lui, +sa mère sans doute, une immense tendresse éperdue que +rien n'avait assouvie encore, qui se désespérait sans fin +de ne pouvoir se contenter. C'était la continuelle souffrance +de sa solitude, la plaie restée vive, dans la haute +dignité de sa raison reconquise.</p> + +<p>Puis, un soir d'automne, par un triste ciel de pluie, le +hasard le mit en relations avec un vieux prêtre, l'abbé +Rose, vicaire à Sainte-Marguerite, dans le faubourg Saint-Antoine. +Il alla le voir, au fond du rez-de-chaussée +humide qu'il occupait, rue de Charonne, trois pièces +transformées en asile, pour les petits enfants abandonnés, +qu'il ramassait dans les rues voisines. Et, dès ce moment, +sa vie changea, un intérêt nouveau et tout-puissant y était +entré, il devint l'aide peu à peu passionné du vieux +prêtre. Le chemin était long, de Neuilly à la rue de Charonne. +D'abord, il ne le fit que deux fois par semaine. +Puis, il se dérangea tous les jours, il partait le matin +pour ne rentrer que le soir. Les trois pièces ne suffisant +plus, il avait loué le premier étage, il s'y était réservé une +chambre, où il finit par coucher souvent; et toutes ses +petites rentes passaient là, dans ce secours immédiat +donné à l'enfance pauvre; et le vieux prêtre, ravi, touché +aux larmes de ce jeune dévouement qui lui tombait +du ciel, l'embrassait en pleurant, l'appelait l'enfant du +bon Dieu.</p> + +<p>La misère, la scélérate et abominable misère, Pierre +alors la connut, vécut chez elle, avec elle, pendant deux +années. Cela commença par ces petits êtres qu'il ramassait +sur le trottoir, que la charité des voisins lui amenait, +maintenant que l'asile était connu du quartier: des garçonnets,<a name="page_009" id="page_009"></a> +des fillettes, des tout petits tombés à la rue, +pendant que les pères et les mères travaillaient, buvaient +ou mouraient. Souvent le père avait disparu, la mère se +prostituait, l'ivrognerie et la débauche étaient entrées au +logis avec le chômage; et c'était la nichée au ruisseau, +les plus jeunes crevant de froid et de faim sur le pavé, +les autres s'envolant pour le vice et le crime. Un soir, rue +de Charonne, sous les roues d'un fardier, il avait retiré +deux petits garçons, deux frères, qui ne purent même lui +donner une adresse, venus ils ne savaient d'où. Un autre +soir, il rentra avec une petite fille dans ses bras, un petit +ange blond de trois ans à peine, trouvée sur un banc, et +qui pleurait, en disant que sa maman l'avait laissée là. +Et, plus tard, forcément, de ces maigres et pitoyables +oiseaux culbutés du nid, il remonta aux parents, il fut +amené à pénétrer de la rue dans les bouges, s'engageant +chaque jour davantage dans cet enfer, finissant par en +connaître toute l'épouvantable horreur, le cœur saignant, +éperdu d'angoisse terrifiée et de charité vaine.</p> + +<p>Ah! la dolente cité de la misère, l'abîme sans fond de +la déchéance et de la souffrance humaines, quels voyages +effroyables il y fit, pendant ces deux années qui bouleversèrent +son être! Dans ce quartier Sainte-Marguerite, +au sein même de ce faubourg Saint-Antoine si actif, si +courageux à la besogne, il découvrit des maisons sordides, +des ruelles entières de masures sans jour, sans air, d'une +humidité de cave, où croupissait, où agonisait, empoisonnée, +toute une population de misérables. Le long de +l'escalier branlant, les pieds glissaient sur les ordures +amassées. A chaque étage, recommençait le même dénuement, +tombé à la saleté, à la promiscuité la plus basse. +Des vitres manquaient, le vent faisait rage, la pluie +entrait à flots. Beaucoup couchaient sur le carreau nu, +sans jamais se dévêtir. Pas de meubles, pas de linge, +une vie de bête qui se contente et se soulage comme elle +peut, au hasard de l'instinct et de la rencontre. Là dedans,<a name="page_010" id="page_010"></a> +en tas, tous les sexes, tous les âges, l'humanité revenue à +l'animalité par la dépossession de l'indispensable, par +une indigence telle, qu'on s'y disputait à coups de dents +les miettes balayées de la table des riches. Et le pis y +était cette dégradation de la créature humaine, non plus +le libre sauvage qui allait nu, chassant et mangeant sa +proie dans les forêts primitives, mais l'homme civilisé +retourné à la brute, avec toutes les tares de sa déchéance, +souillé, enlaidi, affaibli, au milieu du luxe et des raffinements +d'une cité reine du monde.</p> + +<p>Pierre, dans chaque ménage, retrouvait la même histoire. +Au début, il y avait eu de la jeunesse, de la gaieté, +la loi du travail acceptée courageusement. Puis, la lassitude +était venue: toujours travailler pour ne jamais être +riche, à quoi bon? L'homme avait bu pour le plaisir +d'avoir sa part de bonheur, la femme s'était relâchée des +soins du ménage, buvant elle aussi parfois, laissant les +enfants pousser au hasard. Le milieu déplorable, l'ignorance +et l'entassement avaient fait le reste. Plus souvent +encore, le chômage était le grand coupable: il ne se +contente pas de vider le tiroir aux économies, il épuise le +courage, il habitue à la paresse. Pendant des semaines, +les ateliers se vident, les bras deviennent mous. Impossible, +dans ce Paris si enfiévré d'action, de trouver la +moindre besogne à faire. Le soir, l'homme rentre en +pleurant, ayant offert ses bras partout, n'ayant pas même +réussi à être accepté pour balayer les rues, car l'emploi +est recherché, il y faut des protections. N'est-ce pas +monstrueux, sur ce pavé de la grande ville où resplendissent, +où retentissent les millions, un homme qui +cherche du travail pour manger, et qui ne trouve pas, +et qui ne mange pas? La femme ne mange pas, les enfants +ne mangent pas. Alors, c'était la famine noire, l'abrutissement, +puis la révolte, tous les liens sociaux rompus, +sous cette affreuse injustice de pauvres êtres que leur +faiblesse condamnait à la mort. Et le vieil ouvrier,<a name="page_011" id="page_011"></a> +celui dont cinquante années de dur labeur avaient usé +les membres, sans qu'il pût mettre un sou de côté, sur +quel grabat d'agonie tombait-il pour mourir, au fond de +quelle soupente? Fallait-il donc l'achever d'un coup de +marteau, comme une bête de somme fourbue, le jour où, +ne travaillant plus, il ne mangeait plus? Presque tous +allaient mourir à l'hôpital. D'autres disparaissaient, +ignorés, emportés dans le flot boueux de la rue. Un matin, +au fond d'une hutte infâme, sur de la paille pourrie, +Pierre en découvrit un, mort de faim, oublié là depuis +une semaine, et dont les rats avaient dévoré le +visage.</p> + +<p>Mais ce fut un soir du dernier hiver que sa pitié déborda. +L'hiver, les souffrances des misérables deviennent atroces, +dans les taudis sans feu, où la neige entre par les fentes. +La Seine charrie, le sol est couvert de glace, toutes sortes +d'industries sont forcées de chômer. Dans les cités des +chiffonniers, réduits au repos, des bandes de gamins s'en +vont pieds nus, vêtus à peine, affamés et toussant, emportés +par de brusques rafales de phtisie. Il trouvait des +familles, des femmes avec des cinq et six enfants, blottis +en tas pour se tenir chaud, et qui n'avaient pas mangé +depuis trois jours. Et ce fut le soir terrible, lorsque, le +premier, il pénétra, au fond d'une allée sombre, dans la +chambre d'épouvante, où une mère venait de se suicider +avec ses cinq petits, de désespoir et de faim, un drame de +la misère dont tout Paris allait frissonner pendant quelques +heures. Plus un meuble, plus un linge, tout avait dû être +vendu, pièce à pièce, chez le brocanteur voisin. Rien que +le fourneau de charbon fumant encore. Sur une paillasse +à moitié vide, la mère était tombée en allaitant son +dernier né, un nourrisson de trois mois; et une goutte de +sang perlait au bout du sein, vers lequel se tendaient les +lèvres avides du petit mort. Les deux fillettes, trois ans +et cinq ans, deux blondines jolies, dormaient aussi là leur +éternel sommeil, côte à côte; tandis que, des deux garçons,<a name="page_012" id="page_012"></a> +plus âgés, l'un s'était anéanti, la tête entre les +mains, accroupi contre le mur, pendant que l'autre avait +agonisé par terre, en se débattant, comme s'il s'était +traîné sur les genoux, pour ouvrir la fenêtre. Des voisins +accourus racontaient la banale, l'affreuse histoire: une +lente ruine, le père ne trouvant pas de travail, glissant à +la boisson peut-être, le propriétaire las d'attendre, menaçant +le ménage d'expulsion, et la mère perdant la tête, +voulant mourir, décidant sa nichée à mourir avec elle, +pendant que son homme, sorti depuis le matin, battait +vainement le pavé. Comme le commissaire arrivait pour +les constatations, ce misérable rentra; et, quand il eut +vu, quand il eut compris, il s'abattit ainsi qu'un bœuf +assommé, il se mit à hurler d'une plainte incessante, un +tel cri de mort, que toute la rue terrifiée en pleurait.</p> + +<p>Ce cri horrible de race condamnée qui s'achève dans +l'abandon et dans la faim, Pierre l'avait emporté au fond +de ses oreilles, au fond de son cœur; et il ne put manger, +il ne put s'endormir, ce soir-là. Était-ce possible, une abomination +pareille, un dénuement si complet, la misère +noire aboutissant à la mort, au milieu de ce grand Paris +regorgeant de richesses, ivre de jouissances, jetant pour +le plaisir les millions à la rue? Quoi! d'un côté de si +grosses fortunes, tant d'inutiles caprices satisfaits, des +vies comblées de tous les bonheurs! de l'autre, une pauvreté +acharnée, pas même du pain, aucune espérance, les +mères se tuant avec leurs nourrissons, auxquels elles +n'avaient plus à donner que le sang de leurs mamelles +taries! Et une révolte le souleva, il eut un instant conscience +de l'inutilité dérisoire de la charité. A quoi bon +faire ce qu'il faisait, ramasser les petits, porter des +secours aux parents, prolonger les souffrances des vieux? +L'édifice social était pourri à la base, tout allait crouler +dans la boue et dans le sang. Seul, un grand acte de +justice pouvait balayer l'ancien monde, pour reconstruire +le nouveau. Et, à cette minute, il sentit si nettement la<a name="page_013" id="page_013"></a> +cassure irréparable, le mal sans remède, le chancre de +la misère sûrement mortel, qu'il comprit les violents, +prêt lui-même à accepter l'ouragan dévastateur et purificateur, +la terre régénérée par le fer et le feu, comme +autrefois, lorsque le Dieu terrible envoyait l'incendie +pour assainir les villes maudites.</p> + +<p>Mais l'abbé Rose, ce soir-là, en l'entendant sangloter, +monta le gronder paternellement. C'était un saint, d'une +douceur et d'un espoir infinis. Désespérer, grand Dieu! +quand l'Évangile était là! Est-ce que la divine maxime: +Aimez-vous les uns les autres, ne suffisait pas au salut du +monde? Il avait l'horreur de la violence, et il disait que, +si grand que fût le mal, on en viendrait tout de même +bien vite à bout, le jour où l'on retournerait en arrière, +à l'époque d'humilité, de simplicité et de pureté, lorsque +les chrétiens vivaient en frères innocents. Quelle délicieuse +peinture il faisait de la société évangélique, dont +il évoquait le renouveau avec une gaieté tranquille, +comme si elle devait se réaliser le lendemain! Et Pierre +finit par sourire, par se plaire à ce beau conte consolateur, +dans son besoin d'échapper au cauchemar affreux +de la journée. Ils causèrent très tard, ils reprirent les +jours suivants ce sujet de conversation que le vieux prêtre +chérissait, abondant toujours en nouveaux détails, parlant +du règne prochain de l'amour et de la justice, avec la +conviction touchante d'un brave homme qui était certain +de ne pas mourir sans avoir vu Dieu sur la terre.</p> + +<p>Alors, chez Pierre, une évolution nouvelle se fit. La +pratique de la charité, dans ce quartier pauvre, l'avait +amené à un attendrissement immense: son cœur défaillait, +éperdu, meurtri de cette misère qu'il désespérait de +jamais guérir. Et, sous ce réveil du sentiment, il sentait +parfois céder sa raison, il retournait à son enfance, à ce +besoin d'universelle tendresse que sa mère avait mis en +lui, imaginant des soulagements chimériques, attendant +une aide des puissances inconnues. Puis, sa crainte, sa<a name="page_014" id="page_014"></a> +haine de la brutalité des faits, acheva de le jeter au désir +croissant du salut par l'amour. Il était grand temps de conjurer +l'effroyable catastrophe inévitable, la guerre fratricide +des classes qui emporterait le vieux monde, condamné +à disparaître sous l'amas de ses crimes. Dans la conviction +où il était que l'injustice se trouvait à son comble, que +l'heure vengeresse allait sonner où les pauvres forceraient +les riches au partage, il se plut dès lors à rêver +une solution pacifique, le baiser de paix entre tous les +hommes, le retour à la morale pure de l'Évangile, telle +que Jésus l'avait prêchée. D'abord, des doutes le torturèrent: +était-ce possible, ce rajeunissement de l'antique +catholicisme, allait-on pouvoir le ramener à la jeunesse, +à la candeur du christianisme primitif? Il s'était mis à +l'étude, lisant, questionnant, se passionnant de plus en +plus pour cette grosse question du socialisme catholique, +qui justement menait grand bruit depuis quelques années; +et, dans son amour frissonnant des misérables, préparé +comme il l'était au miracle de la fraternité, il perdait peu +à peu les scrupules de son intelligence, il se persuadait +que le Christ, une seconde fois, devait venir racheter +l'humanité souffrante. Enfin, cela se formula nettement +dans son esprit, en cette certitude que le catholicisme, +épuré, ramené à ses origines, pouvait être l'unique pacte, +la loi suprême qui sauverait la société actuelle, en conjurant +la crise sanglante dont elle était menacée. Deux +années auparavant, lorsqu'il avait quitté Lourdes, révolté +par toute cette basse idolâtrie, la foi morte à jamais et +l'âme inquiète pourtant devant l'éternel besoin du divin +qui tourmente la créature, un cri était monté en lui, du +plus profond de son être: une religion nouvelle! une +religion nouvelle! Et, aujourd'hui, c'était cette religion +nouvelle, ou plutôt cette religion renouvelée, qu'il +croyait avoir découverte, dans un but de salut social, +utilisant pour le bonheur humain la seule autorité morale +debout, la lointaine organisation du plus admirable<a name="page_015" id="page_015"></a> +outil qu'on ait jamais forgé pour le gouvernement des +peuples.</p> + +<p>Durant cette période de lente formation que Pierre +traversa, deux hommes, en dehors de l'abbé Rose, eurent +une grande influence sur lui. Une bonne œuvre l'avait +mis en rapport avec monseigneur Bergerot, un évêque, +dont le pape venait de faire un cardinal, en récompense +de toute une vie d'admirable charité, malgré la sourde +opposition de son entourage qui flairait chez le prélat +français un esprit libre, gouvernant en père son diocèse; +et Pierre s'enflamma davantage au contact de cet apôtre, +de ce pasteur d'âmes, un de ces chefs simples et bons, +tels qu'il les souhaitait à la communauté future. Mais +la rencontre qu'il fit du vicomte Philibert de la Choue, +dans des associations catholiques d'ouvriers, fut encore +plus décisive pour son apostolat. Le vicomte, un bel +homme, d'allures militaires, à la face longue et noble, +gâtée par un nez cassé et trop petit, ce qui semblait indiquer +l'échec final d'une nature mal d'aplomb, était un +des agitateurs les plus actifs du socialisme catholique +français. Il possédait de grands domaines, une grande +fortune, bien qu'on racontât que des entreprises agricoles +malheureuses lui en avaient emporté déjà près de la +moitié. Dans son département, il s'était efforcé d'installer +des fermes modèles, où il avait appliqué ses idées en +matière de socialisme chrétien; et il ne semblait guère, +non plus, que le succès l'encourageât. Seulement, cela +lui avait servi à se faire nommer député, et il parlait +à la Chambre, il y exposait le programme du parti, en +longs discours retentissants. D'ailleurs, d'une ardeur +infatigable, il conduisait des pèlerinages à Rome, il présidait +des réunions, faisait des conférences, se donnait +surtout au peuple, dont la conquête, disait-il dans l'intimité, +pouvait seule assurer le triomphe de l'Église. Et +il eut de la sorte une action considérable sur Pierre, qui +admirait naïvement en lui les qualités dont il se sentait<a name="page_016" id="page_016"></a> +dépourvu, un esprit d'organisation, une volonté militante +un peu brouillonne, tout entière appliquée à recréer +en France la société chrétienne. Le jeune prêtre +apprit beaucoup dans sa fréquentation, mais il resta quand +même le sentimental, le rêveur dont l'envolée, dédaigneuse +des nécessités politiques, allait droit à la cité +future du bonheur universel; tandis que le vicomte avait +la prétention d'achever la ruine de l'idée libérale de 89, +en utilisant, pour le retour au passé, la désillusion et la +colère de la démocratie.</p> + +<p>Pierre passa des mois enchantés. Jamais néophyte +n'avait vécu si absolument pour le bonheur des autres. Il +fut tout amour, il brûla de la passion de son apostolat. Ce +peuple misérable qu'il visitait, ces hommes sans travail, +ces mères, ces enfants sans pain, le jetaient à la certitude +de plus en plus grande qu'une nouvelle religion devait +naître, pour faire cesser une injustice dont le monde +révolté allait violemment mourir; et cette intervention +du divin, cette renaissance du christianisme primitif, il +était résolu à y travailler, à la hâter de toutes les forces +de son être. Sa foi catholique restait morte, il ne croyait +toujours pas aux dogmes, aux mystères, aux miracles. +Mais un espoir lui suffisait, celui que l'Église pût encore +faire du bien, en prenant en main l'irrésistible mouvement +démocratique moderne, afin d'éviter aux nations la +catastrophe sociale menaçante. Son âme s'était calmée, +depuis qu'il se donnait cette mission, de remettre l'Évangile +au cœur du peuple affamé et grondant des faubourgs. +Il agissait, il souffrait moins de l'affreux néant qu'il avait +rapporté de Lourdes; et, comme il ne s'interrogeait plus, +l'angoisse de l'incertitude ne le dévorait plus. C'était avec +la sérénité d'un simple devoir accompli qu'il continuait à +dire sa messe. Même il finissait par penser que le mystère +qu'il célébrait ainsi, que tous les mystères et tous les +dogmes n'étaient en somme que des symboles, des rites +nécessaires à l'enfance de l'humanité, et dont on se<a name="page_017" id="page_017"></a> +débarrasserait plus tard, lorsque l'humanité grandie, +épurée, instruite, pourrait supporter l'éclat de la vérité +nue.</p> + +<p>Et Pierre, dans son zèle d'être utile, dans sa passion +de crier tout haut sa croyance, s'était trouvé un matin à +sa table, écrivant un livre. Cela était venu naturellement, +ce livre sortait de lui comme un appel de son cœur, en +dehors de toute idée littéraire. Le titre, une nuit qu'il ne +dormait pas, avait brusquement flamboyé, dans les ténèbres: +<i>la Rome nouvelle</i>. Et cela disait tout, car n'était-ce +pas de Rome, l'éternelle et la sainte, que devait partir +le rachat des peuples? L'unique autorité existante se +trouvait là, le rajeunissement ne pouvait naître que de la +terre sacrée où avait poussé le vieux chêne catholique. +En deux mois, il écrivit ce livre, qu'il préparait depuis +un an sans en avoir conscience, par ses études sur le +socialisme contemporain. C'était en lui comme un bouillonnement +de poète, il lui semblait parfois rêver ces +pages, tandis qu'une voix intérieure et lointaine les lui +dictait. Souvent, lorsqu'il lisait au vicomte Philibert de +la Choue les lignes écrites la veille, celui-ci les approuvait +vivement, au point de vue de la propagande, en disant +que le peuple avait besoin d'être ému pour être entraîné, +et qu'il aurait fallu aussi composer des chansons +pieuses, amusantes pourtant, qu'on aurait chantées +dans les ateliers. Quant à monseigneur Bergerot, sans +examiner le livre au point de vue du dogme, il fut +touché profondément du souffle ardent de charité qui +sortait de chaque page, il commit même l'imprudence +d'écrire une lettre approbative à l'auteur, en l'autorisant +à la mettre comme préface en tête de l'œuvre. Et c'était +cette œuvre, publiée en juin, que la congrégation de +l'Index allait frapper d'interdiction, c'était pour la défense +de cette œuvre que le jeune prêtre venait d'accourir à +Rome, plein de surprise et d'enthousiasme, tout enflammé +du désir de faire triompher sa foi, résolu à plaider sa<a name="page_018" id="page_018"></a> +cause lui-même devant le Saint-Père, dont il était convaincu +d'avoir exprimé simplement les idées.</p> + +<p>Pendant que Pierre revivait ainsi ses trois années +dernières, il n'avait pas bougé, debout contre le parapet, +devant cette Rome tant rêvée et tant souhaitée. Derrière +lui, des arrivées et des départs brusques de voitures se +succédaient, les maigres Anglais et les Allemands lourds +défilaient, après avoir donné à l'horizon classique les cinq +minutes marquées dans le Guide; tandis que le cocher +et le cheval de son fiacre attendaient complaisamment, la +tête basse sous le grand soleil, qui chauffait la valise +restée seule sur la banquette. Et lui semblait s'être +aminci encore, dans sa soutane noire, comme élancé, +immobile et fin, tout entier au spectacle sublime. Il avait +maigri après Lourdes, son visage s'était fondu. Depuis +que sa mère l'emportait de nouveau, le grand front droit, +la tour intellectuelle qu'il devait à son père, semblait +décroître, pendant que la bouche de bonté, un peu forte, +le menton délicat, d'une infinie tendresse, dominaient, +disaient son âme, qui brûlait aussi dans la flamme charitable +des yeux.</p> + +<p>Ah! de quels yeux tendres et ardents il la regardait, la +Rome de son livre, la Rome nouvelle dont il avait fait le +rêve! Si, d'abord, l'ensemble l'avait saisi, dans la +douceur un peu voilée de l'admirable matinée, il distinguait +maintenant des détails, il s'arrêtait à des monuments. +Et c'était avec une joie enfantine qu'il les reconnaissait +tous, pour les avoir longtemps étudiés sur des +plans et dans des collections de photographies. Là, sous +ses pieds, le Transtévère s'étendait, au bas du Janicule, +avec le chaos de ses vieilles maisons rougeâtres, dont les +tuiles mangées de soleil cachaient le cours du Tibre. Il +restait un peu surpris de l'aspect plat de la ville, regardée +ainsi du haut de cette terrasse, comme nivelée par cette +vue à vol d'oiseau, à peine bossuée des sept fameuses collines, +une houle presque insensible au milieu de la mer<a name="page_019" id="page_019"></a> +élargie des façades. Là-bas, à droite, se détachant en +violet sombre sur les lointains bleuâtres des monts Albains, +c'était bien l'Aventin avec ses trois églises à demi cachées +parmi des feuillages; et c'était aussi le Palatin découronné, +qu'une ligne de cyprès bordait d'une frange noire. +Le Coelius, derrière, se perdait, ne montrait que les arbres +de la villa Mattei, pâlis dans la poussière d'or du soleil. +Seuls, le mince clocher et les deux petits dômes de +Sainte-Marie-Majeure indiquaient le sommet de l'Esquilin, +en face et très loin, à l'autre bout de la ville; tandis que, +sur les hauteurs du Viminal, il n'apercevait, noyée de +lumière, qu'une confusion de blocs blanchâtres, striés de +petites raies brunes, sans doute des constructions récentes, +pareilles à une carrière de pierres abandonnée. Longtemps +il chercha le Capitole, sans pouvoir le découvrir. +Il dut s'orienter, il finit par se convaincre qu'il en voyait +bien le campanile, en avant de Sainte-Marie-Majeure, +là-bas, cette tour carrée, si modeste, qu'elle se perdait +au milieu des toitures environnantes. Et, à gauche, le Quirinal +venait ensuite, reconnaissable à la longue façade du +palais royal, cette façade d'hôpital ou de caserne, d'un +jaune dur, plate et percée d'une infinité de fenêtres régulières. +Mais, comme il achevait de se tourner, une +soudaine vision l'immobilisa. En dehors de la ville, au-dessus +des arbres du jardin Corsini, le dôme de Saint-Pierre +lui apparaissait. Il semblait posé sur la verdure; +et, dans le ciel d'un bleu pur, il était lui-même d'un +bleu de ciel si léger, qu'il se confondait avec l'azur +infini. En haut, la lanterne de pierre qui le surmonte, +toute blanche et éblouissante de clarté, était comme +suspendue.</p> + +<p>Pierre ne se lassait pas, et ses regards revenaient sans +cesse d'un bout de l'horizon à l'autre. Il s'attardait aux +nobles dentelures, à la grâce fière des monts de la +Sabine et des monts Albains, semés de villes, dont la +ceinture bornait le ciel. La Campagne romaine s'étendait<a name="page_020" id="page_020"></a> +par échappées immenses, nue et majestueuse, tel qu'un +désert de mort, d'un vert glauque de mer stagnante; et il +finit par distinguer la tour basse et ronde du tombeau de +Cæcilia Metella, derrière lequel une mince ligne pâle indiquait +l'antique voie Appienne. Des débris d'aqueducs +semaient l'herbe rase, dans la poussière des mondes +écroulés. Et il ramenait ses regards, et c'était la ville de +nouveau, le pêle-mêle des édifices, au petit bonheur de +la rencontre. Ici, tout près, il reconnaissait, à sa loggia +tournée vers le fleuve, l'énorme cube fauve du palais Farnèse. +Plus loin, cette coupole basse, à peine visible, devait +être celle du Panthéon. Puis, par sauts brusques, c'étaient +les murs reblanchis de Saint-Paul hors les Murs, pareils +à ceux d'une grange colossale, les statues qui couronnent +Saint-Jean de Latran, légères, à peine grosses comme +des insectes; puis, le pullulement des dômes, celui du +Gesù, celui de Saint-Charles, celui de Saint-André de +la Vallée, celui de Saint-Jean des Florentins; puis, +tant d'autres édifices encore, resplendissants de souvenirs, +le Château Saint-Ange dont la statue étincelait, la +villa Médicis qui dominait la ville entière, la terrasse +du Pincio où blanchissaient des marbres parmi des arbres +rares, les grands ombrages de la villa Borghèse, au +loin, fermant l'horizon de leurs cimes vertes. Vainement +il chercha le Colisée. Le petit vent du nord qui soufflait, +très doux, commençait pourtant à dissiper les buées +matinales. Sur les lointains vaporeux, des quartiers +entiers se dégageaient avec vigueur, tels que des promontoires, +dans une mer ensoleillée. Çà et là, parmi +l'amoncellement indistinct des maisons, un pan de muraille +blanche éclatait, une rangée de vitres jetait des +flammes, un jardin étalait une tache noire, d'une puissance +de coloration surprenante. Et le reste, le pêle-mêle +des rues, des places, les îlots sans fin, semés en +tous sens, s'emmêlaient, s'effaçaient dans la gloire +vivante du soleil, tandis que de hautes fumées blanches,<a name="page_021" id="page_021"></a> +montées des toits, traversaient avec lenteur l'infinie +pureté du ciel.</p> + +<p>Mais bientôt Pierre, par un secret instinct, ne s'intéressa +plus qu'à trois points de l'horizon immense. Là-bas, +la ligne de cyprès minces qui frangeait de noir la hauteur +du Palatin, l'émotionnait; il n'apercevait, derrière, +que le vide, les palais des Césars avaient disparu, écroulés, +rasés par le temps; et il les évoquait, il croyait les +voir se dresser comme des fantômes d'or, vagues et tremblants, +dans la pourpre de la matinée splendide. Puis, +ses regards retournaient à Saint-Pierre; et là le dôme +était debout encore, abritant sous lui le Vatican qu'il savait +être à côté, collé au flanc du colosse; et il le trouvait +triomphal, couleur du ciel, si solide et si vaste, qu'il lui +apparaissait comme le roi géant, régnant sur la ville, +vu de partout, éternellement. Puis, il reportait les yeux +en face, vers l'autre mont, au Quirinal, où le palais du roi +ne lui semblait plus qu'une caserne plate et basse, badigeonnée +de jaune. Et toute l'histoire séculaire de Rome, +avec ses continuels bouleversements, ses résurrections +successives, était là pour lui, dans ce triangle symbolique, +dans ces trois sommets qui se regardaient, par-dessus +le Tibre: la Rome antique épanouissant, en un +entassement de palais et de temples, la fleur monstrueuse +de la puissance et de la splendeur impériales; la Rome +papale, victorieuse au moyen âge, maîtresse du monde, +faisant peser sur la chrétienté cette église colossale de +la beauté reconquise; la Rome actuelle, celle qu'il +ignorait, qu'il avait négligée, dont le palais royal, si nu, si +froid, lui donnait une pauvre idée, l'idée d'une tentative +bureaucratique et fâcheuse, d'un essai de modernité +sacrilège sur une cité à part, qu'il aurait fallu laisser +au rêve de l'avenir. Cette sensation presque pénible d'un +présent importun, il l'écartait, il ne voulait pas s'arrêter +à tout un quartier neuf, toute une petite ville blafarde, +en construction sans doute encore, qu'il voyait distinctement<a name="page_022" id="page_022"></a> +près de Saint-Pierre, au bord du fleuve. Sa Rome +nouvelle, à lui, il l'avait rêvée, et il la rêvait encore, +même en face du Palatin anéanti dans la poussière des +siècles, du dôme de Saint-Pierre dont la grande ombre +endormait le Vatican, du palais du Quirinal refait à neuf +et repeint, régnant bourgeoisement sur les quartiers +nouveaux qui pullulaient de toutes parts, éventrant la +vieille ville aux toits roux, éclatante sous le clair soleil +matinal.</p> + +<p><i>La Rome nouvelle</i>, le titre de son livre se remit à +flamboyer devant Pierre, et une autre songerie l'emporta, +il revécut son livre, après avoir revécu sa vie. Il l'avait +écrit d'enthousiasme, utilisant les notes amassées au +hasard; et la division en trois parties s'était tout de suite +imposée: le passé, le présent, l'avenir.</p> + +<p>Le passé, c'était l'extraordinaire histoire du christianisme +primitif, de la lente évolution qui avait fait de ce +christianisme le catholicisme actuel. Il démontrait que, +sous toute évolution religieuse, se cache une question +économique, et qu'en somme l'éternel mal, l'éternelle +lutte n'a jamais été qu'entre le pauvre et le riche. Chez +les Juifs, immédiatement après la vie nomade, lorsqu'ils +ont conquis Chanaan et que la propriété se crée, la lutte +des classes éclate. Il y a des riches et il y a des pauvres: +dès lors naît la question sociale. La transition avait été +brusque, l'état de choses nouveau empira si rapidement, +que les pauvres, se rappelant encore l'âge d'or de la vie +nomade, souffrirent et réclamèrent avec d'autant plus de +violence. Jusqu'à Jésus, les prophètes ne sont que des +révoltés, qui surgissent de la misère du peuple, qui disent +ses souffrances, accablent les riches, auxquels ils prophétisent +tous les maux, en punition de leur injustice et +de leur dureté. Jésus lui-même n'est que le dernier d'eux, +et il apparaît comme la revendication vivante du droit +des pauvres. Les prophètes, socialistes et anarchistes, +avaient prêché l'égalité sociale, en demandant la destruction<a name="page_023" id="page_023"></a> +du monde, s'il n'était point juste Lui, apporte +également aux misérables la haine du riche. Tout son +enseignement est une menace contre la richesse, contre +la propriété; et, si l'on entendait par le Royaume des +cieux, qu'il promettait, la paix et la fraternité sur cette +terre, il n'y aurait plus là qu'un retour à l'âge d'or de +la vie pastorale, que le rêve de la communauté chrétienne, +tel qu'il semble avoir été réalisé après lui, par ses +disciples. Pendant les trois premiers siècles, chaque +église a été un essai de communisme, une véritable association, +dont les membres possédaient tout en commun, +hors les femmes. Les apologistes et les premiers pères de +l'Église en font foi, le christianisme n'était alors que la +religion des humbles et des pauvres, une démocratie, un +socialisme, en lutte contre la société romaine. Et, quand +celle-ci s'écroula, pourrie par l'argent, elle succomba +sous l'agio, les banques véreuses, les désastres financiers, +plus encore que sous le flot des barbares et le sourd +travail de termites des chrétiens. La question d'argent +est toujours à la base. Aussi en eut-on une nouvelle +preuve, lorsque le christianisme, triomphant enfin, grâce +aux conditions historiques, sociales et humaines, fut +déclaré religion d'État. Pour assurer complètement sa +victoire, il se trouva forcé de se mettre avec les riches et +les puissants; et il faut voir par quelles subtilités, quels +sophismes, les pères de l'Église en arrivent à découvrir +dans l'Évangile de Jésus la défense de la propriété. Il y +avait là pour le christianisme une nécessité politique de +vie, il n'est devenu qu'à ce prix le catholicisme, l'universelle +religion. Dès lors, la redoutable machine s'érige, +l'arme de conquête et de gouvernement: en haut, les +puissants, les riches, qui ont le devoir de partager avec +les pauvres, mais qui n'en font rien; en bas, les pauvres, +les travailleurs, à qui l'on enseigne la résignation et +l'obéissance, en leur réservant le Royaume futur, la +compensation divine et éternelle. Monument admirable,<a name="page_024" id="page_024"></a> +qui a duré des siècles, où tout est bâti sur la promesse +de l'au-delà, sur cette soif inextinguible d'immortalité +et de justice dont l'homme est dévoré.</p> + +<p>Cette première partie de son livre, cette histoire du +passé, Pierre l'avait complétée par une étude à grands +traits du catholicisme jusqu'à nos jours. C'était d'abord +saint Pierre, ignorant, inquiet, tombant à Rome par un +coup de génie, venant réaliser les oracles antiques qui +avaient prédit l'éternité du Capitole. Puis, c'étaient les +premiers papes, de simples chefs d'associations funéraires, +c'était le lent avènement de la papauté toute-puissante, +en continuelle lutte de conquête dans le monde +entier, s'efforçant sans relâche de satisfaire son rêve de +domination universelle. Au moyen âge, avec les grands +papes, elle crut un instant toucher au but, être la +maîtresse souveraine des peuples. La vérité absolue ne +serait-ce pas le pape pontife et roi de la terre, régnant sur +les âmes et sur les corps de tous les hommes, comme +Dieu lui-même, dont il est le représentant? Cette ambition +totale et démesurée, d'une logique parfaite, a été +remplie par Auguste, empereur et pontife, maître du +monde; et, renaissant toujours des ruines de la Rome +antique, c'est la figure glorieuse d'Auguste qui a hanté +les papes, c'est le sang d'Auguste qui a battu dans leurs +veines. Mais le pouvoir s'étant dédoublé après l'effondrement +de l'empire romain, il fallut partager, laisser à +l'empereur le gouvernement temporel, en ne gardant sur +lui que le droit de le sacrer, par délégation divine. Le +peuple était à Dieu, le pape donnait le peuple à l'empereur, +au nom de Dieu, et pouvait le reprendre, pouvoir +sans limite dont l'excommunication était l'arme terrible, +souveraineté supérieure qui acheminait la papauté à la +possession réelle et définitive de l'empire. En somme, +entre le pape et l'empereur, l'éternelle querelle a été le +peuple qu'ils se disputaient, la masse inerte des humbles +et des souffrants, le grand muet dont de sourds grondements<a name="page_025" id="page_025"></a> +disaient seuls parfois l'inguérissable misère. On +disposait de lui comme d'un enfant, pour son bien; et +l'Église aidait vraiment à la civilisation, rendait des +services à l'humanité, répandait d'abondantes aumônes. +Toujours, le rêve ancien de la communauté chrétienne +revenait, au moins dans les couvents: un tiers des +richesses amassées pour le culte, un tiers pour les prêtres, +un tiers pour les pauvres. N'était-ce pas la vie simplifiée, +l'existence rendue possible aux fidèles sans désirs terrestres, +en attendant les satisfactions inouïes du ciel? +Donnez-nous donc la terre entière, nous ferons ainsi trois +parts des biens d'ici-bas, et vous verrez quel âge d'or +régnera, au milieu de la résignation et de l'obéissance +de tous!</p> + +<p>Mais Pierre montrait ensuite la papauté assaillie par +les plus grands dangers, au sortir de sa toute-puissance +du moyen âge. La Renaissance faillit l'emporter dans son +luxe et son débordement, dans le bouillonnement de sève +vivante jaillie de l'éternelle nature, méprisée, laissée +pour morte pendant des siècles. Plus menaçants encore +étaient les sourds réveils du peuple, du grand muet, dont +la langue semblait commencer à se délier. La Réforme +avait éclaté comme une protestation de la raison et de la +justice, un rappel aux vérités méconnues de l'Évangile; +et il fallut, pour sauver Rome d'une disparition totale, la +rude défense de l'Inquisition, le lent et obstiné labeur du +concile de Trente qui raffermit le dogme et assura le pouvoir +temporel. Ce fut alors l'entrée de la papauté dans +deux siècles de paix et d'effacement, car les solides +monarchies absolues qui s'étaient partagé l'Europe pouvaient +se passer d'elle, ne tremblaient plus devant les +foudres de l'excommunication devenues innocentes, n'acceptaient +plus le pape que comme un maître de cérémonie, +chargé de certains rites. Un déséquilibrement +s'était produit dans la possession du peuple: si les rois +tenaient toujours le peuple de Dieu, le pape devait seulement<a name="page_026" id="page_026"></a> +enregistrer la donation une fois pour toutes, sans avoir +à intervenir, quelle que fût l'occasion, dans le gouvernement +des États. Jamais Rome n'a été moins près de réaliser +son rêve séculaire de domination universelle. Et, +quand la Révolution française éclata, on put croire que la +proclamation des droits de l'homme allait tuer la papauté, +dépositaire du droit divin que Dieu lui avait délégué +sur les nations. Aussi quelle inquiétude première, quelle +colère, quelle défense désespérée, au Vatican, contre +l'idée de liberté, contre ce nouveau credo de la raison +libérée et de l'humanité rentrant en possession d'elle-même! +C'était le dénouement apparent de la longue lutte +entre l'empereur et le pape, pour la possession du peuple: +l'empereur disparaissait, et le peuple, libre désormais +de disposer de lui, prétendait échapper au pape, solution +imprévue où paraissait devoir crouler tout l'antique échafaudage +du catholicisme.</p> + +<p>Pierre terminait ici la première partie de son livre, +par un rappel du christianisme primitif, en face du +catholicisme actuel, qui est le triomphe des riches et des +puissants. Cette société romaine que Jésus était venu +détruire, au nom des pauvres et des humbles, la Rome +catholique ne l'a-t-elle pas rebâtie, à travers les siècles, +dans son œuvre politique d'argent et d'orgueil? Et quelle +triste ironie, quand on constatait qu'après dix-huit cents ans +d'Évangile, le monde s'effondrait de nouveau dans l'agio, +les banques véreuses, les désastres financiers, dans cette +effroyable injustice de quelques hommes gorgés de +richesses, parmi les milliers de leurs frères qui crevaient +de faim! Tout le salut des misérables était à recommencer. +Mais ces choses terribles, Pierre les disait en des pages +si adoucies de charité, si noyées d'espérance, qu'elles +y avaient perdu leur danger révolutionnaire. D'ailleurs, +nulle part il n'attaquait le dogme. Son livre n'était que +le cri d'un apôtre, en sa forme sentimentale de poème, +où brûlait l'unique amour du prochain.<a name="page_027" id="page_027"></a></p> + +<p>Ensuite, venait la seconde partie de l'œuvre, le présent, +l'étude de la société catholique actuelle. Là, Pierre avait +fait une peinture affreuse de la misère des pauvres, de +cette misère d'une grande ville, qu'il connaissait, dont il +saignait pour en avoir touché les plaies empoisonnées. +L'injustice ne se pouvait plus tolérer, la charité devenait +impuissante, la souffrance était si épouvantable, que +tout espoir se mourait au cœur du peuple. Ce qui avait +contribué à tuer la foi en lui, n'était-ce pas le spectacle +monstrueux de la chrétienté, dont les abominations le +corrompaient, l'affolaient de haine et de vengeance? Et tout +de suite, après ce tableau d'une civilisation pourrie, en +train de crouler, il reprenait l'histoire à la Révolution +française, à l'immense espérance que l'idée de liberté +avait apportée au monde. En arrivant au pouvoir, la bourgeoisie, +le grand parti libéral, s'était chargé de faire enfin +le bonheur de tous. Mais le pis est que la liberté, décidément, +après un siècle d'expérience, ne semble pas avoir +donné aux déshérités plus de bonheur. Dans le domaine +politique, une désillusion commence. En tout cas, si le +troisième état se déclare satisfait, depuis qu'il règne, le +quatrième état, les travailleurs, souffrent toujours et +continuent à réclamer leur part. On les a proclamés libres, +on leur a octroyé l'égalité politique, et ce ne sont en +somme que des cadeaux dérisoires, car ils n'ont, comme +jadis, sous leur servitude économique, que la liberté de +mourir de faim. Toutes les revendications socialistes sont +nées de là, le problème terrifiant dont la solution menace +d'emporter la société actuelle, s'est posé dès lors entre +le travail et le capital. Quand l'esclavage a disparu du +monde antique, pour faire place au salariat, la révolution +fut immense; et, certainement, l'idée chrétienne +était un des facteurs puissants qui ont détruit l'esclavage. +Aujourd'hui qu'il s'agit de remplacer le salariat par autre +chose, peut-être par la participation de l'ouvrier aux +bénéfices, pourquoi donc le christianisme ne tenterait-il<a name="page_028" id="page_028"></a> +pas d'avoir une action nouvelle? Cet avènement prochain +et fatal de la démocratie, c'est une autre phase de l'histoire +humaine qui s'ouvre, c'est la société de demain +qui se crée. Et Rome ne pouvait se désintéresser, la +papauté allait avoir à prendre parti dans la querelle, si +elle ne voulait pas disparaître du monde, comme un +rouage devenu décidément inutile.</p> + +<p>De là naissait la légitimité du socialisme catholique. +Lorsque, de toutes parts, les sectes socialistes se disputaient +le bonheur du peuple à coups de solutions, l'Église +devait apporter la sienne. Et c'était ici que la Rome +nouvelle apparaissait, et que l'évolution s'élargissait, dans +un renouveau d'espérance illimitée. Évidemment, l'Église +catholique n'avait rien, en son principe, de contraire +à une démocratie. Il lui suffirait même de reprendre la +tradition évangélique, de redevenir l'Église des humbles +et des pauvres, le jour où elle rétablirait l'universelle +communauté chrétienne. Elle est d'essence démocratique, +et si elle s'est mise avec les riches, avec les puissants, +lorsque le christianisme est devenu le catholicisme, +elle n'a fait qu'obéir à la nécessité de se défendre pour +vivre, en sacrifiant de sa pureté première; de sorte qu'aujourd'hui, +si elle abandonnait les classes dirigeantes +condamnées, pour retourner au petit peuple des misérables, +elle se rapprocherait simplement du Christ, elle +se rajeunirait, se purifierait des compromissions politiques +qu'elle a dû subir. En tous temps, l'Église, sans +renoncer en rien à son absolu, a su plier +devant les circonstances: +elle réserve sa souveraineté totale, elle tolère +simplement ce qu'elle ne peut empêcher, elle attend +avec patience, même pendant des siècles, la minute où +elle redeviendra la maîtresse du monde. Et, cette fois, la +minute n'allait-elle pas sonner, dans la crise qui se préparait? +De nouveau, toutes les puissances se disputent la +possession du peuple. Depuis que la liberté et l'instruction +ont fait de lui une force, un être de conscience et<a name="page_029" id="page_029"></a> +de volonté réclamant sa part, tous les gouvernants veulent +le gagner, régner par lui et même avec lui, s'il le faut. Le +socialisme, voilà l'avenir, le nouvel instrument de règne; +et tous font du socialisme, les rois ébranlés sur leur +trône, les chefs bourgeois des républiques inquiètes, les +meneurs ambitieux qui rêvent du pouvoir. Tous sont +d'accord que l'État capitaliste est un retour au monde +païen, au marché d'esclaves, tous parlent de briser +l'atroce loi de fer, le travail devenu une marchandise +soumise aux lois de l'offre et de la demande, le salaire +calculé sur le strict nécessaire dont l'ouvrier a besoin +pour ne pas mourir de faim. En bas, les maux grandissent, +les travailleurs agonisent de famine et d'exaspération, +pendant qu'au-dessus de leurs têtes les discussions +continuent, les systèmes se croisent, les bonnes +volontés s'épuisent à tenter des remèdes impuissants. +C'est le piétinement sur place, l'effarement affolé des +grandes catastrophes prochaines. Et, parmi les autres, +le socialisme catholique, aussi ardent que le socialisme +révolutionnaire, est entré à son tour dans la bataille, en +tâchant de vaincre.</p> + +<p>Alors, toute une étude suivait des longs efforts du +socialisme catholique, dans la chrétienté entière. Ce qui +frappait surtout, c'était que la lutte devenait plus vive et +plus victorieuse, dès qu'elle se livrait sur une terre de +propagande, encore non conquise complètement au christianisme. +Par exemple, dans les nations où celui-ci se +trouvait en présence du protestantisme, les prêtres luttaient +pour la vie avec une passion extraordinaire, disputaient +aux pasteurs la possession du peuple, à coups de +hardiesses, de théories audacieusement démocratiques. +En Allemagne, la terre classique du socialisme, monseigneur +Ketteler parla un des premiers de frapper les +riches de contributions, créa plus tard une vaste +agitation que tout le clergé dirige aujourd'hui, grâce à +des associations et à des journaux nombreux. En Suisse,<a name="page_030" id="page_030"></a> +monseigneur Mermillod plaida si haut la cause des +pauvres, que les évêques, maintenant, y font presque +cause commune avec les socialistes démocrates, qu'ils +espèrent convertir sans doute au jour du partage. En +Angleterre, où le socialisme pénètre avec tant de lenteur, +le cardinal Manning remporta des victoires considérables, +prit la défense des ouvriers pendant une grève fameuse, +détermina un mouvement populaire que signalèrent de +fréquentes conversions. Mais ce fut surtout en Amérique, +aux États-Unis, que le socialisme catholique triompha, +dans ce milieu de pleine démocratie, qui a forcé des +évêques tels que monseigneur Ireland à se mettre à la +tête des revendications ouvrières: toute une Église nouvelle +semble là en germe, confuse encore et débordante +de sève, soulevée d'un espoir immense, comme à l'aurore +du christianisme rajeuni de demain. Et, si l'on passe +ensuite à l'Autriche et à la Belgique, nations catholiques, +on voit que, chez la première, le socialisme catholique +se confond avec l'antisémitisme, et que, chez la seconde, +il n'a aucun sens précis; tandis que le mouvement +s'arrête et même disparaît, dès qu'on descend à l'Espagne +et à l'Italie, ces vieilles terres de foi, l'Espagne toute aux +violences des révolutionnaires, avec ses évêques têtus qui +se contentent de foudroyer les incroyants comme aux +jours de l'Inquisition, l'Italie immobilisée dans la tradition, +sans initiative possible, réduite au silence et au respect, +autour du Saint-Siège. En France, pourtant, la +lutte restait vive, mais surtout une lutte d'idées. La guerre, +en somme, s'y menait contre la Révolution, et il semblait +qu'il eût suffi de rétablir l'ancienne organisation des +temps monarchiques, pour retourner à l'âge d'or. C'était +ainsi que la question des corporations ouvrières était +devenue l'affaire unique, comme la panacée à tous +les maux des travailleurs. Mais on était loin de s'entendre: +les uns, les catholiques qui repoussaient l'ingérence +de l'État, qui préconisaient une action purement morale,<a name="page_031" id="page_031"></a> +voulaient les corporations libres; tandis que les autres, +les jeunes, les impatients, résolus à l'action, les demandaient +obligatoires, avec capital propre, reconnues +et protégées par l'État. Le vicomte Philibert de la +Choue avait particulièrement mené une ardente campagne, +par la parole, par la plume, en faveur de ces +corporations obligatoires; et son grand chagrin était de +n'avoir pu encore décider le pape à se prononcer ouvertement +sur le cas de savoir si les corporations devaient +être ouvertes ou fermées. A l'entendre, le sort de la +société était là, la solution paisible de la question sociale +ou l'effroyable catastrophe qui devait tout emporter. Au +fond, bien qu'il refusât de l'avouer, le vicomte avait fini +par en venir au socialisme d'État. Et, malgré le manque +d'accord, l'agitation restait grande, des tentatives peu +heureuses étaient faites, des sociétés coopératives de +consommation, des sociétés d'habitations ouvrières, des +banques populaires, des retours plus ou moins déguisés +aux anciennes communautés chrétiennes; pendant que, +de jour en jour, au milieu de la confusion de l'heure +présente, dans le trouble des âmes et dans les difficultés +politiques que traversait le pays, le parti catholique militant +sentait son espérance grandir, jusqu'à la certitude +aveugle de reconquérir bientôt le gouvernement du +monde.</p> + +<p>Justement, la deuxième partie du livre finissait par un +tableau du malaise intellectuel et moral où se débat cette +fin de siècle. Si la masse des travailleurs souffre d'être +mal partagée et exige que, dans un nouveau partage, on +lui assure au moins son pain quotidien, il semble que +l'élite n'est pas plus contente, se plaignant du vide où la +laissent sa raison libérée, son intelligence élargie. C'est +la fameuse banqueroute du rationalisme, du positivisme +et de la science elle-même. Les esprits que dévore le +besoin de l'absolu, se lassent des tâtonnements, des lenteurs +de cette science qui admet les seules vérités prouvées;<a name="page_032" id="page_032"></a> +ils sont repris de l'angoisse du mystère, il leur +faut une synthèse totale et immédiate, pour pouvoir dormir +en paix; et, brisés, ils retombent à genoux sur la +route, éperdus à la pensée qu'ils ne sauront jamais tout, +préférant Dieu, l'inconnu révélé, affirmé en un acte de +foi. Aujourd'hui encore, en effet, la science ne calme ni +notre soif de justice, ni notre désir de sécurité, ni l'idée +séculaire que nous nous faisons du bonheur, dans la +survie, dans une éternité de jouissances. Elle n'en est +qu'à épeler le monde, elle n'apporte, pour chacun, que la +solidarité austère du devoir de vivre, d'être un simple +facteur du travail universel; et comme l'on comprend la +révolte des cœurs, le regret de ce ciel chrétien, peuplé +de beaux anges, plein de lumière, de musiques et de parfums! +Ah! baiser ses morts, se dire qu'on les retrouvera, +qu'on revivra avec eux une immortalité glorieuse! et +avoir cette certitude de souveraine équité pour supporter +l'abomination de l'existence terrestre! et tuer ainsi l'affreuse +pensée du néant, et échapper à l'horreur de la +disparition du moi, et se tranquilliser enfin dans l'inébranlable +croyance qui remet au lendemain de la mort la +solution heureuse de tous les problèmes de la destinée! +Ce rêve, les peuples le rêveront longtemps encore. C'est +ce qui explique comment, à cette fin de siècle, par suite +du surmenage des esprits, par suite également du trouble +profond où est l'humanité, grosse d'un monde prochain, +le sentiment religieux s'est réveillé, inquiet, tourmenté +d'idéal et d'infini, exigeant une loi morale et l'assurance +d'une justice supérieure. Les religions peuvent disparaître, +le sentiment religieux en créera de nouvelles, même avec +la science. Une religion nouvelle! une religion nouvelle! +et n'était-ce pas le vieux catholicisme qui, dans cette +terre contemporaine où tout semblait devoir favoriser ce +miracle, allait renaître, jeter des rameaux verts, s'épanouir +en une toute jeune et immense floraison?</p> + +<p>Enfin, dans la troisième partie de son livre, Pierre<a name="page_033" id="page_033"></a> +avait dit, en phrases enflammées d'apôtre, ce qu'allait +être l'avenir, ce catholicisme rajeuni, apportant aux nations +agonisantes la santé et la paix, l'âge d'or oublié du +christianisme primitif. Et, d'abord, il débutait par un portrait +attendri et glorieux de Léon XIII, le pape idéal, le +prédestiné chargé du salut des peuples. Il l'avait évoqué, +il l'avait vu ainsi, dans son désir brûlant de la venue d'un +pasteur qui mettait fin à la misère. Ce n'était pas un portrait +d'étroite ressemblance, mais le sauveur nécessaire, +l'inépuisable charité, le cœur et l'intelligence larges, tels +qu'il les rêvait. Pourtant, il avait fouillé les documents, +étudié les encycliques, basé la figure sur les faits: l'éducation +religieuse à Rome, la courte nonciature à Bruxelles, +le long épiscopat à Pérouse. Dès que Léon XIII est pape, +dans la difficile situation laissée par Pie IX, se révèle la +dualité de sa nature, le gardien inébranlable du dogme, +le politique souple, résolu à pousser la conciliation aussi +loin qu'il le pourra. Nettement, il rompt avec la philosophie +moderne, il remonte, par delà la Renaissance, au +moyen âge, il restaure dans les écoles catholiques la +philosophie chrétienne, selon l'esprit de saint Thomas +d'Aquin, le docteur angélique. Puis, le dogme mis de la +sorte à l'abri, il vit d'équilibre, donne des gages à toutes +les puissances, s'efforce d'utiliser toutes les occasions. On +le voit, d'une activité extraordinaire, réconcilier le Saint-Siège +avec l'Allemagne, se rapprocher de la Russie, contenter +la Suisse, souhaiter l'amitié de l'Angleterre, écrire +à l'empereur de la Chine pour lui demander de protéger les +missionnaires et les chrétiens de son empire. Plus tard, +il interviendra en France, reconnaîtra la légitimité de la +République. Dès le début, une pensée se dégage, la pensée +qui fera de lui un des grands papes politiques; et c'est, +d'ailleurs, la pensée séculaire de la papauté, la conquête +de toutes les âmes, Rome centre et maîtresse du monde. +Il n'a qu'une volonté, qu'un but, travailler à l'unité de +l'Église, ramener à elle les communions dissidentes, pour<a name="page_034" id="page_034"></a> +la rendre invincible, dans la lutte sociale qui se prépare. +En Russie, il tâche de faire reconnaître l'autorité morale +du Vatican; en Angleterre, il rêve de désarmer l'Église +anglicane, de l'amener à une sorte de trêve fraternelle; +mais, en Orient surtout, il convoite un accord avec les +Églises schismatiques, qu'il traite en simples sœurs séparées, +dont son cœur de père sollicite le retour. De quelle +force victorieuse Rome ne disposerait-elle pas, le jour où +elle régnerait sans conteste sur les chrétiens de la terre +entière?</p> + +<p>Et c'est ici qu'apparaît l'idée sociale de Léon XIII. +Encore évêque de Pérouse, il avait écrit une lettre pastorale, +où se montrait un vague socialisme humanitaire. +Puis, dès qu'il a coiffé la tiare, il change d'opinion, foudroie +les révolutionnaires, dont l'audace alors terrifiait +l'Italie. Tout de suite, d'ailleurs, il se reprend, averti par +les faits, comprenant le danger mortel de laisser le socialisme +aux mains des ennemis du catholicisme. Il écoute +les évêques populaires des pays de propagande, cesse d'intervenir +dans la querelle irlandaise, retire l'excommunication +dont il avait frappé aux États-Unis les Chevaliers +du travail, défend de mettre à l'index les livres hardis +des écrivains catholiques socialistes. Cette évolution vers +la démocratie se retrouve dans ses plus fameuses encycliques: +<i>Immortale Dei</i>, sur la constitution des États; +<i>Libertas</i>, sur la liberté humaine; <i>Sapientiæ</i>, sur les devoirs +des citoyens chrétiens; <i>Rerum novarum</i>, sur la +condition des ouvriers; et c'est particulièrement cette +dernière qui semble avoir rajeuni l'Église. Le pape y constate +la misère imméritée des travailleurs, les heures de +travail trop longues, le salaire trop réduit. Tout homme a +le droit de vivre, et le contrat extorqué par la faim est +injuste. Ailleurs, il déclare qu'on ne doit pas abandonner +l'ouvrier, sans défense, à une exploitation qui transforme +en fortune pour quelques-uns la misère du plus grand +nombre. Forcé de rester vague sur les questions d'organisation,<a name="page_035" id="page_035"></a> +il se borne à encourager le mouvement corporatif, +qu'il place sous le patronage de l'État; et, après avoir +ainsi restauré l'idée de l'autorité civile, il remet Dieu en +sa place souveraine, il voit surtout le salut par des mesures +morales, par l'antique respect dû à la famille et +à la propriété. Mais cette main secourable de l'auguste +vicaire du Christ, tendue publiquement aux humbles et +aux pauvres, n'était-ce pas le signe certain d'une nouvelle +alliance, l'annonce d'un nouveau règne de Jésus sur la +terre? Désormais, le peuple savait qu'il n'était pas abandonné. +Et, dès lors, dans quelle gloire était monté +Léon XIII, dont le jubilé sacerdotal et le jubilé épiscopal +avaient été fêtés pompeusement, parmi le concours d'une +foule immense, des cadeaux sans nombre, des lettres +flatteuses envoyées par tous les souverains!</p> + +<p>Ensuite, Pierre avait traité la question du pouvoir temporel, +ce qu'il croyait devoir faire librement. Sans doute +il n'ignorait pas que, dans sa querelle avec l'Italie, le +pape maintenait aussi obstinément qu'au premier jour ses +droits sur Rome; mais il s'imaginait qu'il y avait là une +simple attitude nécessaire, imposée par des raisons politiques, +et qui disparaîtrait, quand sonnerait l'heure. Lui, +était convaincu que, si jamais le pape n'avait paru plus +grand, il devait à la perte du pouvoir temporel cet élargissement +de son autorité, cette splendeur pure de +toute-puissance morale où il rayonnait. Quelle longue +histoire de fautes et de conflits que celle de la possession +de ce petit royaume de Rome, depuis quinze siècles! Au +quatrième siècle, Constantin quitte Rome, il ne reste au +Palatin vide que quelques fonctionnaires oubliés, et le +pape, naturellement, s'empare du pouvoir, la vie de la +cité passe au Latran. Mais ce n'est que quatre siècles plus +tard que Charlemagne reconnaît les faits accomplis, en +donnant formellement au pape les États de l'Église. La +guerre, dès lors, n'a plus cessé entre la puissance spirituelle +et les puissances temporelles, souvent latente, parfois<a name="page_036" id="page_036"></a> +aiguë, dans le sang et dans les flammes. Aujourd'hui, +n'est-il pas déraisonnable de rêver, au milieu de l'Europe +en armes, la papauté reine d'un lambeau de territoire, où +elle serait exposée à toutes les vexations, où elle ne pourrait +être maintenue que par une armée étrangère? Que +deviendrait-elle, dans le massacre général qu'on redoute? +et combien elle est plus à l'abri, plus digne, plus haute, +dégagée de tout souci terrestre, régnant sur le monde des +âmes! Aux premiers temps de l'Église, la papauté, de locale, +de purement romaine, s'est peu à peu catholicisée, +universalisée, conquérant son empire sur la chrétienté +entière. De même, le sacré collège, qui a continué d'abord +le sénat romain, s'est internationalisé ensuite, a fini de +nos jours par être la plus universelle de nos assemblées, +dans laquelle siègent des membres de toutes les nations. +Et n'est-il pas évident que le pape, appuyé ainsi sur les +cardinaux, est devenu la seule et grande autorité internationale, +d'autant plus puissante qu'elle est libérée des +intérêts monarchiques et qu'elle parle au nom de l'humanité, +par-dessus même la notion de patrie? La solution +tant cherchée, au milieu de si longues guerres, est sûrement +là: ou donner la royauté temporelle du monde au +pape, ou ne lui en laisser que la royauté spirituelle. Représentant +de Dieu, souverain absolu et infaillible par +délégation divine, il ne peut que rester dans le sanctuaire, +si, déjà maître des âmes, il n'est pas reconnu par tous +les peuples comme l'unique maître des corps, le roi des +rois.</p> + +<p>Mais quelle étrange aventure que cette poussée +nouvelle de la papauté dans le champ ensemencé par la +Révolution française, ce qui l'achemine peut-être vers +la domination dont la volonté la tient debout depuis +tant de siècles! Car la voilà seule devant le peuple; les +rois sont abattus; et, puisque le peuple est libre +désormais de se donner à qui bon lui semble, pourquoi +ne se donnerait-il pas à elle? Le déchet certain que<a name="page_037" id="page_037"></a> +subit l'idée de liberté permet tous les espoirs. Sur le +terrain économique, le parti libéral semble vaincu. +Les travailleurs, mécontents de 89, se plaignent de leur +misère aggravée, s'agitent, cherchent le bonheur désespérément. +D'autre part, les régimes nouveaux ont accru +la puissance internationale de l'Église, les membres +catholiques sont en nombre dans les parlements des +républiques et des monarchies constitutionnelles. Toutes +les circonstances paraissent donc favoriser cette extraordinaire +fortune du catholicisme vieillissant, repris d'une +vigueur de jeunesse. Jusqu'à la science qu'on accuse de +banqueroute, ce qui sauve du ridicule le <i>Syllabus</i>, trouble +les intelligences, rouvre le champ illimité du mystère et +de l'impossible. Et, alors, on rappelle une prophétie qui a +été faite, la papauté maîtresse de la terre, le jour où elle +marcherait à la tête de la démocratie, après avoir réuni +les Églises schismatiques d'Orient à l'Église catholique, +apostolique et romaine. Les temps étaient sûrement venus, +puisque le pape, donnant congé aux grands et aux riches +de ce monde, laissait à l'exil les rois chassés du trône, +pour se remettre, comme Jésus, avec les travailleurs sans +pain et les mendiants des routes. Encore peut-être +quelques années de misère affreuse, d'inquiétante confusion, +d'effroyable danger social, et le peuple, le grand +muet dont on a disposé jusqu'ici, parlera, retournera au +berceau, à l'Église unifiée de Rome, pour éviter la +destruction menaçante des sociétés humaines.</p> + +<p>Et Pierre terminait son livre par une évocation passionnée +de la Rome nouvelle, de la Rome spirituelle qui +règnerait bientôt sur les peuples réconciliés, fraternisant +dans un autre âge d'or. Il y voyait même la fin des +superstitions, il s'était oublié, sans aucune attaque directe +aux dogmes, jusqu'à faire le rêve du sentiment religieux +élargi, affranchi des rites, tout entier à l'unique satisfaction +de la charité humaine; et, encore blessé de son +voyage à Lourdes, il avait cédé au besoin de contenter<a name="page_038" id="page_038"></a> +son cœur. Cette superstition de Lourdes, si grossière, +n'était-elle pas le symptôme exécrable d'une époque de +trop de souffrance? Le jour où l'Évangile serait universellement +répandu et pratiqué, les souffrants cesseraient +d'aller chercher si loin, dans des conditions si tragiques, +un soulagement illusoire, certains dès lors de trouver +assistance, d'être consolés et guéris chez eux, dans leurs +maisons, au milieu de leurs frères. Il y avait, à Lourdes, +un déplacement de la fortune inique, un spectacle +effroyable qui faisait douter de Dieu, une continuelle +cause de combat, qui disparaîtrait dans la société vraiment +chrétienne de demain. Ah! cette société, cette communauté +chrétienne, c'était au désir ardent de sa +prochaine venue que toute l'œuvre aboutissait! Le +christianisme enfin redevenant la religion de justice et de +vérité qu'il était, avant de s'être laissé conquérir par les +riches et les puissants! Les petits et les pauvres régnant, +se partageant les biens d'ici-bas, n'obéissant plus qu'à la +loi égalitaire du travail! Le pape seul debout à la tête de +la fédération des peuples, souverain de paix, ayant la +simple mission d'être la règle morale, le lien de charité +et d'amour qui unit tous les êtres! Et n'était-ce pas la +réalisation prochaine des promesses du Christ? Les temps +allaient s'accomplir, la société civile et la société +religieuse se recouvriraient, si parfaitement, qu'elles ne +feraient plus qu'une; et ce serait l'âge de triomphe et de +bonheur prédit par tous les prophètes, plus de luttes +possibles, plus d'antagonisme entre le corps et l'âme, un +merveilleux équilibre qui tuerait le mal, qui mettrait +sur la terre le royaume de Dieu. La Rome nouvelle, +centre du monde, donnant au monde la religion nouvelle!</p> + +<p>Pierre sentit des larmes lui monter aux yeux, et d'un +geste inconscient, sans s'apercevoir qu'il étonnait les +maigres Anglais et les Allemands trapus, défilant sur la +terrasse, il ouvrit les bras, il les tendit vers la Rome<a name="page_039" id="page_039"></a> +réelle, baignée d'un si beau soleil, qui s'étendait à ses +pieds. Serait-elle douce à son rêve? Allait-il, comme il +l'avait dit, trouver chez elle le remède à nos impatiences +et à nos inquiétudes? Le catholicisme pouvait-il se renouveler, +revenir à l'esprit du christianisme primitif, être la +religion de la démocratie, la foi que le monde moderne +bouleversé, en danger de mort, attend pour s'apaiser et +vivre? Et il était plein de passion généreuse, plein de foi. +Il revoyait le bon abbé Rose, pleurant d'émotion en +lisant son livre; il entendait le vicomte Philibert de la +Choue lui dire qu'un livre pareil valait une armée; il se +sentait surtout fort de l'approbation du cardinal Bergerot, +cet apôtre de la charité inépuisable. Pourquoi donc la +congrégation de l'Index menaçait-elle son œuvre d'interdit? +Depuis quinze jours, depuis qu'on l'avait officieusement +prévenu de venir à Rome, s'il voulait se défendre, +il retournait cette question, sans pouvoir découvrir quelles +pages étaient visées. Toutes lui paraissaient brûler du +plus pur christianisme. Mais il arrivait frémissant d'enthousiasme +et de courage, il avait hâte d'être aux genoux +du pape, de se mettre sous son auguste protection, en lui +disant qu'il n'avait pas écrit une ligne sans s'inspirer de +son esprit, sans vouloir le triomphe de sa politique. +Était-ce possible que l'on condamnât un livre où, très +sincèrement, il croyait avoir exalté Léon XIII, en l'aidant +dans son œuvre d'unité chrétienne et d'universelle +paix?</p> + +<p>Un instant encore, Pierre resta debout contre le parapet. +Depuis près d'une heure, il était là, ne parvenant +pas à rassasier sa vue de la grandeur de Rome, qu'il +aurait voulu posséder tout de suite, dans l'inconnu +qu'elle lui cachait. Oh! la saisir, la savoir, connaître à +l'instant le mot vrai qu'il venait lui demander! C'était +une expérience encore, après Lourdes, et plus grave, +décisive, dont il sentait bien qu'il sortirait raffermi ou +foudroyé à jamais. Il ne demandait plus la foi naïve et<a name="page_040" id="page_040"></a> +totale du petit enfant, mais la foi supérieure de l'intellectuel, +s'élevant au-dessus des rites et des symboles, travaillant +au plus grand bonheur possible de l'humanité, +basé sur son besoin de certitude. Son cœur battait à ses +tempes: quelle serait la réponse de Rome? Le soleil avait +grandi, les quartiers hauts se détachaient avec plus de +vigueur sur les fonds incendiés. Au loin, les collines se +doraient, devenaient de pourpre, tandis que les façades +prochaines se précisaient, très claires, avec leurs milliers +de fenêtres, nettement découpées. Mais des vapeurs matinales +flottaient encore, des voiles légers semblaient +monter des rues basses, noyant les sommets, où elles s'évaporaient, +dans le ciel ardent, d'un bleu sans fin. Il crut +un instant que le Palatin s'était effacé, il en voyait à +peine la sombre frange de cyprès, comme si la poussière +même de ses ruines la cachait. Et le Quirinal surtout +avait disparu, le palais du roi semblait s'être reculé dans +une brume, si peu important avec sa façade basse et plate, +si vague au loin, qu'il ne le distinguait plus; tandis que, +sur la gauche, au-dessus des arbres, le dôme de Saint-Pierre +avait grandi encore, dans l'or limpide et net du +soleil, tenant tout le ciel, dominant la ville entière.</p> + +<p>Ah! la Rome de cette première rencontre, la Rome +matinale où, brûlant de la fièvre de l'arrivée, il n'avait +pas même aperçu les quartiers neufs, de quel espoir illimité +elle le soulevait, cette Rome qu'il croyait trouver là +vivante, telle qu'il l'avait rêvée! Et, par ce beau jour, +pendant que, debout, dans sa mince soutane noire, il la +contemplait ainsi, quel cri de prochaine rédemption lui +paraissait monter des toits, quelle promesse de paix universelle +sortait de cette terre sacrée, deux fois reine du +monde! C'était la troisième Rome, la Rome nouvelle, +dont la paternelle tendresse, par-dessus les frontières, +allait à tous les peuples, pour les réunir, consolés, en +une commune étreinte. Il la voyait, il l'entendait, si +rajeunie, si douce d'enfance, sous le grand ciel pur,<a name="page_041" id="page_041"></a> +comme envolée dans la fraîcheur du matin, dans la candeur +passionnée de son rêve.</p> + +<p>Enfin, Pierre s'arracha au spectacle sublime. La tête +basse, en plein soleil, le cocher et le cheval n'avaient +pas bougé. Sur la banquette, la valise brûlait, chauffée +par l'astre déjà lourd. Et il remonta dans la voiture, en +donnant de nouveau l'adresse:</p> + +<p>—Via Giulia, palazzo Boccanera.<a name="page_042" id="page_042"></a></p> + +<h3><a name="II" id="II"></a>II</h3> + +<p>A cette heure, la rue Giulia, qui s'étend toute droite +sur près de cinq cents mètres, du palais Farnèse à l'église +Saint-Jean des Florentins, était baignée d'un soleil clair +dont la nappe l'enfilait d'un bout à l'autre, blanchissant +le petit pavé carré de sa chaussée sans trottoirs; et la +voiture la remonta presque entièrement, entre les vieilles +demeures grises, comme endormies et vides, aux grandes +fenêtres grillées de fer, aux porches profonds laissant voir +des cours sombres, pareilles à des puits. Ouverte par le +pape Jules II, qui rêvait de la border de palais magnifiques, +la rue, la plus régulière, la plus belle de Rome à +l'époque, avait servi de Corso au seizième siècle. On +sentait l'ancien beau quartier, tombé au silence, au +désert de l'abandon, envahi par une sorte de douceur et +de discrétion cléricales. Et les vieilles façades se succédaient, +les persiennes closes, quelques grilles fleuries de +plantes grimpantes, des chats assis sur les portes, des +boutiques obscures où sommeillaient d'humbles commerces, +installés dans des dépendances; tandis que les +passants étaient rares, d'actives bourgeoises qui se +hâtaient, de pauvres femmes en cheveux traînant des +enfants, une charrette de foin attelée d'un mulet, un +moine superbe drapé de bure, un vélocipédiste filant sans +bruit et dont la machine étincelait au soleil.</p> + +<p>Enfin, le cocher se tourna, montra un grand bâtiment +carré, au coin d'une ruelle qui descendait vers le Tibre.</p> + +<p>—Palazzo Boccanera.<a name="page_043" id="page_043"></a></p> + +<p>Pierre leva la tête, et ce sévère logis, noirci par l'âge, +d'une architecture si nue et si massive, lui serra un peu +le cœur. Comme le palais Farnèse et comme le palais +Sacchetti, ses voisins, il avait été bâti par Antonio da San +Gallo, vers 1540; même, comme pour le premier, la +tradition voulait que l'architecte eût employé, dans la +construction, des pierres volées au Colisée et au Théâtre +de Marcellus. Vaste et carrée sur la rue, la façade à sept +fenêtres avait trois étages, le premier très élevé, très +noble. Et, pour toute décoration, les hautes fenêtres du +rez-de-chaussée, barrées d'énormes grilles saillantes, +dans la crainte sans doute de quelque siège, étaient posées +sur de grandes consoles et couronnées par des attiques +qui reposaient elles-mêmes sur des consoles plus petites. +Au-dessus de la monumentale porte d'entrée, aux +battants de bronze, devant la fenêtre du milieu, régnait +un balcon. La façade se terminait, sur le ciel, par un +entablement somptueux, dont la frise offrait une grâce et +une pureté d'ornements admirables. Cette frise, les consoles +et les attiques des fenêtres, les chambranles de la +porte étaient de marbre blanc, mais si terni, si émietté, +qu'ils avaient pris le grain rude et jauni de la pierre. A +droite et à gauche de la porte, se trouvaient deux antiques +bancs portés par des griffons, de marbre également; et l'on +voyait encore, encastrée dans le mur, à l'un des angles, +une adorable fontaine Renaissance, aujourd'hui tarie, +un Amour qui chevauchait un dauphin, à peine reconnaissable, +tellement l'usure avait mangé le relief.</p> + +<p>Mais les regards de Pierre venaient d'être attirés +surtout par un écusson sculpté au-dessus d'une des +fenêtres du rez-de-chaussée, les armes des Boccanera, le +dragon ailé soufflant des flammes; et il lisait nettement la +devise, restée intacte: <i>Bocca nera, Alma rossa</i>, bouche +noire, âme rouge. Au-dessus d'une autre fenêtre, en +pendant, il y avait une de ces petites chapelles encore +nombreuses à Rome, une sainte Vierge vêtue de satin,<a name="page_044" id="page_044"></a> +devant laquelle une lanterne brûlait en plein jour.</p> + +<p>Le cocher, comme il est d'usage, allait s'engouffrer +sous le porche sombre et béant, lorsque le jeune prêtre, +saisi de timidité, l'arrêta.</p> + +<p>—Non, non, n'entrez pas, c'est inutile.</p> + +<p>Et il descendit de la voiture, le paya, se trouva, avec sa +valise à la main, sous la voûte, puis dans la cour centrale, +sans avoir rencontré âme qui vive.</p> + +<p>C'était une cour carrée, vaste, entourée d'un portique, +comme un cloître. Sous les arcades mornes, des débris +de statues, des marbres de fouille, un Apollon sans +bras, une Vénus dont il ne restait que le tronc, étaient +rangés contre les murs; et une herbe fine avait poussé +entre les cailloux qui pavaient le sol d'une mosaïque +blanche et noire. Jamais le soleil ne semblait devoir +descendre jusqu'à ce pavé moisi d'humidité. Il régnait +là une ombre, un silence, d'une grandeur morte et d'une +infinie tristesse.</p> + +<p>Pierre, surpris par le vide de ce palais muet, cherchait +toujours quelqu'un, un concierge, un serviteur; et il crut +avoir vu filer une ombre, il se décida à franchir une autre +voûte, qui conduisait à un petit jardin, sur le Tibre. De +ce côté, la façade, tout unie, sans un ornement, n'offrait +que les trois rangées de ses fenêtres symétriques. Mais le +jardin lui serra le cœur davantage, par son abandon. Au +centre, dans un bassin comblé, avaient poussé de grands +buis amers. Parmi les herbes folles, des orangers aux +fruits d'or mûrissants indiquaient seuls le dessin des +allées, qu'ils bordaient. Contre la muraille de droite, +entre deux énormes lauriers, il y avait un sarcophage du +deuxième siècle, des faunes violentant des femmes, toute +une effrénée bacchanale, une de ces scènes d'amour +vorace, que la Rome de la décadence mettait sur les +tombeaux; et, transformé en auge, ce sarcophage de +marbre, effrité, verdi, recevait le mince filet d'eau qui +coulait d'un large masque tragique, scellé dans le mur.<a name="page_045" id="page_045"></a> +Sur le Tibre, s'ouvrait anciennement là une sorte de +loggia à portique, une terrasse d'où un double escalier +descendait au fleuve. Mais les travaux des quais étaient en +train d'exhausser les berges, la terrasse se trouvait déjà +plus bas que le nouveau sol, parmi des décombres, des +pierres de taille abandonnées, au milieu de l'éventrement +crayeux et lamentable qui bouleversait le quartier.</p> + +<p>Cette fois, Pierre fut certain d'avoir vu l'ombre d'une +jupe. Il retourna dans la cour, il s'y trouva en présence +d'une femme qui devait approcher de la cinquantaine, +mais sans un cheveu blanc, l'air gai, très vive, dans sa +taille un peu courte. Pourtant, à la vue du prêtre, son +visage rond, aux petits yeux clairs, avait exprimé comme +une méfiance.</p> + +<p>Lui, tout de suite, s'expliqua, en cherchant les quelques +mots de son mauvais italien.</p> + +<p>—Madame, je suis l'abbé Pierre Froment...</p> + +<p>Mais elle ne le laissa pas continuer, elle dit en très +bon français, avec l'accent un peu gras et traînard de l'Ile-de-France:</p> + +<p>—Ah! monsieur l'abbé, je sais, je sais... Je vous +attendais, j'ai des ordres.</p> + +<p>Et, comme il la regardait, ébahi:</p> + +<p>—Moi, je suis Française... Voici vingt-cinq ans que +j'habite leur pays, et je n'ai pas encore pu m'y faire, à +leur satané charabia!</p> + +<p>Alors, Pierre se souvint que le vicomte Philibert de la +Choue lui avait parlé de cette servante, Victorine Bosquet, +une Beauceronne, d'Auneau, venue à Rome à vingt-deux +ans, avec une maîtresse phtisique, dont la mort brusque +l'avait laissée éperdue, comme au milieu d'un pays de +sauvages. Aussi s'était-elle donnée corps et âme à la comtesse +Ernesta Brandini, une Boccanera, qui venait d'accoucher +et qui l'avait ramassée sur le pavé pour en faire la +bonne de sa fille Benedetta, avec l'idée qu'elle l'aiderait +à apprendre le français. Depuis vingt-cinq ans dans la<a name="page_046" id="page_046"></a> +famille, elle s'était haussée au rôle de gouvernante, tout +en restant une illettrée, si dénuée du don des langues, +qu'elle n'était parvenue qu'à baragouiner un italien exécrable, +pour les besoins du service, dans ses rapports +avec les autres domestiques.</p> + +<p>—Et monsieur le vicomte va bien? reprit-elle avec sa +familiarité franche. Il est si gentil, il nous fait tant de +plaisir, quand il descend ici, à chacun de ses voyages!... +Je sais que la princesse et la contessina ont reçu de lui, +hier, une lettre qui vous annonçait.</p> + +<p>C'était, en effet, le vicomte Philibert de la Choue qui +avait tout arrangé pour le séjour de Pierre à Rome. De +l'antique et vigoureuse race des Boccanera, il ne restait +que le cardinal Pio Boccanera, la princesse sa sœur, +vieille fille qu'on appelait par respect donna Serafina, +puis leur nièce Benedetta, dont la mère, Ernesta, avait +suivi au tombeau son mari le comte Brandini, et enfin +leur neveu, le prince Dario Boccanera, dont le père, le +prince Onofrio Boccanera, était mort, et la mère, une +Montefiori, remariée. Par le hasard d'une alliance, le +vicomte s'était trouvé petit parent de cette famille: son +frère cadet avait épousé une Brandini, la sœur du père +de Benedetta; et c'était ainsi, à titre complaisant +d'oncle, qu'il avait séjourné plusieurs fois au palais de +la rue Giulia, du vivant du comte. Il s'était attaché à la +fille de celui-ci, surtout depuis le drame intime d'un +fâcheux mariage, qu'elle tâchait de faire annuler. Maintenant +qu'elle était revenue près de sa tante Serafina et de +son oncle le cardinal, il lui écrivait souvent, il lui envoyait +des livres de France. Entre autres, il lui avait donc +adressé celui de Pierre, et toute l'histoire était partie de +là, des lettres échangées, puis une lettre de Benedetta +annonçant que l'œuvre était dénoncée à la congrégation +de l'Index, conseillant à l'auteur d'accourir et lui offrant +gracieusement l'hospitalité au palais. Le vicomte, aussi +étonné que le jeune prêtre, n'avait pas compris; mais il<a name="page_047" id="page_047"></a> +l'avait décidé à partir, par bonne politique, passionné +lui-même pour une victoire qu'à l'avance il faisait sienne. +Et, dès lors, l'effarement de Pierre se comprenait, +tombant dans cette demeure inconnue, engagé dans une +aventure héroïque dont les raisons et les conditions lui +échappaient.</p> + +<p>Victorine reprit tout d'un coup:</p> + +<p>—Mais je vous laisse là, monsieur l'abbé... Je vais +vous conduire dans votre chambre. Où est votre malle?</p> + +<p>Puis, lorsqu'il lui eut montré sa valise, qu'il s'était +décidé à poser par terre, en lui expliquant que, pour un +séjour de quinze jours, il s'était contenté d'une soutane +de rechange, avec un peu de linge, elle sembla très +surprise.</p> + +<p>—Quinze jours! vous croyez ne rester que quinze +jours? Enfin, vous verrez bien.</p> + +<p>Et, appelant un grand diable de laquais qui avait fini +par se montrer:</p> + +<p>—Giacomo, montez ça dans la chambre rouge... Si +monsieur l'abbé veut me suivre?</p> + +<p>Pierre venait d'être tout égayé et réconforté par cette +rencontre imprévue d'une compatriote, si vive, si bonne +femme, au fond de ce sombre palais romain. Maintenant, +en traversant la cour, il l'écoutait lui conter que la +princesse était sortie, et que la contessina, comme on +continuait à appeler Benedetta dans la maison, par tendresse, +malgré son mariage, n'avait pas encore paru ce +matin-là, un peu souffrante. Mais elle répétait qu'elle +avait des ordres.</p> + +<p>L'escalier se trouvait dans un angle de la cour, sous le +portique: un escalier monumental, aux marches larges +et basses, si douces, qu'un cheval aurait pu les monter +aisément, mais aux murs de pierre si nus, aux paliers si +vides et si solennels, qu'une mélancolie de mort tombait +des hautes voûtes.</p> + +<p>Arrivée au premier étage, Victorine eut un sourire, en<a name="page_048" id="page_048"></a> +remarquant l'émoi de Pierre. Le palais semblait inhabité, +pas un bruit ne venait des salles closes. Elle désigna +simplement une grande porte de chêne, à droite.</p> + +<p>—Son Éminence occupe ici l'aile sur la cour et sur la +rivière, oh! pas le quart de l'étage seulement... On a +fermé tous les salons de réception sur la rue. Comment +voulez-vous entretenir une pareille halle, et pourquoi +faire? Il faudrait du monde.</p> + +<p>Elle continuait de monter de son pas alerte, restée +étrangère, trop différente sans doute pour être pénétrée +par le milieu; et, au second étage, elle reprit:</p> + +<p>—Tenez! voici, à gauche, l'appartement de donna +Serafina et, à droite, voici celui de la contessina. C'est le +seul coin de la maison un peu chaud, où l'on se sente +vivre... D'ailleurs, c'est lundi aujourd'hui, la princesse +reçoit ce soir. Vous verrez ça.</p> + +<p>Puis, ouvrant une porte qui donnait sur un autre escalier, +très étroit:</p> + +<p>—Nous autres, nous logeons au troisième... Si monsieur +l'abbé veut bien me permettre de passer devant lui?</p> + +<p>Le grand escalier d'honneur s'arrêtait au second; et +elle expliqua que le troisième étage était seulement desservi +par cet escalier de service, qui descendait à la ruelle +longeant le flanc du palais, jusqu'au Tibre. Il y avait là +une porte particulière, c'était très commode.</p> + +<p>Enfin, au troisième, elle suivit un corridor, elle montra +de nouveau des portes.</p> + +<p>—Voici le logement de don Vigilio, le secrétaire de +Son Éminence... Voici le mien... Et voici celui qui va +être le vôtre... Chaque fois que monsieur le vicomte vient +passer quelques jours à Rome, il n'en veut pas d'autre. +Il dit qu'il est plus libre, qu'il sort et qu'il rentre quand +il veut. Je vous donnerai, comme à lui, une clef de la +porte en bas... Et puis, vous allez voir quelle jolie vue!</p> + +<p>Elle était entrée. Le logement se composait de deux +pièces, un salon assez vaste, tapissé d'un papier rouge à<a name="page_049" id="page_049"></a> +grands ramages, et une chambre au papier gris de lin, +semé de fleurs bleues décolorées. Mais le salon faisait +l'angle du palais, sur la ruelle et sur le Tibre; et elle +était allée tout de suite aux deux fenêtres, l'une ouvrant +sur les lointains du fleuve, en aval, l'autre donnant en +face sur le Transtévère et sur le Janicule, de l'autre côté +de l'eau.</p> + +<p>—Ah! oui, c'est très agréable! dit Pierre qui l'avait +suivie, debout près d'elle.</p> + +<p>Giacomo, sans se presser, arriva derrière eux, avec la +valise. Il était onze heures passées. Alors, voyant le +prêtre fatigué, comprenant qu'il devait avoir très faim, +après un tel voyage, Victorine offrit de lui faire servir +tout de suite à déjeuner, dans le salon. Ensuite, il aurait +l'après-midi pour se reposer ou pour sortir, et il ne +verrait ces dames que le soir, au dîner. Il se récria, +déclara qu'il sortirait, qu'il n'allait certainement pas +perdre une après-midi entière. Mais il accepta de déjeuner, +car, en effet, il mourait de faim.</p> + +<p>Cependant, Pierre dut patienter une grande demi-heure +encore. Giacomo, qui le servait sous les ordres de Victorine, +était sans hâte. Et celle-ci, pleine de méfiance, ne +quitta le voyageur qu'après s'être assurée qu'il ne manquait +réellement de rien.</p> + +<p>—Ah! monsieur l'abbé, quelles gens, quel pays! Vous +ne pouvez pas vous en faire la moindre idée. J'y vivrais +cent ans, que je ne m'y habituerais pas... Mais la +contessina est si belle, si bonne!</p> + +<p>Puis, tout en mettant elle-même sur la table une +assiette de figues, elle le stupéfia, quand elle ajouta +qu'une ville où il n'y avait que des curés ne pouvait pas +être une bonne ville. Cette servante incrédule, si active +et si gaie, dans ce palais, recommençait à l'effarer.</p> + +<p>—Comment! vous êtes sans religion?</p> + +<p>—Non, non! monsieur l'abbé, les curés, voyez-vous, +ce n'est pas mon affaire. J'en avais déjà connu un, en<a name="page_050" id="page_050"></a> +France, quand j'étais petite. Plus tard, ici, j'en ai trop +vu, c'est fini... Oh! je ne dis pas ça pour Son Éminence, +qui est un saint homme digne de tous les respects... Et +l'on sait, dans la maison, que je suis une honnête fille: +jamais je ne me suis mal conduite. Pourquoi ne me +laisserait-on pas tranquille, du moment que j'aime bien +mes maîtres et que je fais soigneusement mon service?</p> + +<p>Elle finit par rire franchement.</p> + +<p>—Ah! quand on m'a dit qu'un prêtre allait venir, +comme si nous n'en avions déjà pas assez, ça m'a fait +d'abord grogner dans les coins... Mais vous m'avez l'air +d'un brave jeune homme, je crois que nous nous entendrons +à merveille... Je ne sais pas à cause de quoi je vous en +raconte si long, peut-être parce que vous venez de +France et peut-être aussi parce que la contessina s'intéresse +à vous... Enfin, vous m'excusez, n'est-ce pas? +monsieur l'abbé, et croyez-moi, reposez-vous aujourd'hui, +ne faites pas la bêtise d'aller courir leur ville, où il +n'y a pas des choses si amusantes qu'ils le disent.</p> + +<p>Lorsqu'il fut seul, Pierre se sentit brusquement accablé, +sous la fatigue accumulée du voyage, accrue encore par +la matinée de fièvre enthousiaste qu'il venait de vivre; +et, comme grisé, étourdi par les deux œufs et la côtelette +mangés en hâte, il se jeta tout vêtu sur le lit, avec la +pensée de se reposer une demi-heure. Il ne s'endormit +pas sur-le-champ, il songeait à ces Boccanera, dont il +connaissait en partie l'histoire, dont il rêvait la vie +intime, dans le grossissement de ses premières surprises, +au travers de ce palais désert et silencieux, d'une grandeur +si délabrée et si mélancolique. Puis, ses idées se +brouillèrent, il glissa au sommeil, parmi tout un peuple +d'ombres, les unes tragiques, les autres douces, des faces +confuses qui le regardaient de leurs yeux d'énigme, en +tournoyant dans l'inconnu.</p> + +<p>Les Boccanera avaient compté deux papes, l'un au +treizième siècle, l'autre au quinzième; et c'était de ces<a name="page_051" id="page_051"></a> +deux élus, maîtres tout-puissants, qu'ils tenaient autrefois +leur immense fortune, des terres considérables du côté +de Viterbe, plusieurs palais dans Rome, des objets d'art à +emplir des galeries, un amas d'or à combler des caves. La +famille passait pour la plus pieuse du patriciat romain, +celle dont la foi brûlait, dont l'épée avait toujours été au +service de l'Église; la plus croyante, mais la plus violente, +la plus batailleuse aussi, continuellement en guerre, +d'une sauvagerie telle, que la colère des Boccanera était +passée en proverbe. Et de là venaient leurs armes, le dragon +ailé soufflant des flammes, la devise ardente et farouche, +qui jouait sur leur nom: <i>Bocca nera</i>, <i>Alma rossa</i>, +bouche noire, âme rouge, la bouche enténébrée d'un +rugissement, l'âme flamboyant comme un brasier de foi +et d'amour. Des légendes de passions folles, d'actes +de justice terribles, couraient encore. On racontait le +duel d'Onfredo, le Boccanera qui, vers le milieu du +seizième siècle, avait justement fait bâtir le palais actuel, +sur l'emplacement d'une antique demeure, démolie. +Onfredo, ayant su que sa femme s'était laissé baiser sur +les lèvres par le jeune comte Costamagna, le fit enlever +un soir, puis amener chez lui, les membres liés de +cordes; et là, dans une grande salle, avant de le délivrer, +il le força de se confesser à un moine. Ensuite, il coupa +les cordes avec un poignard, il renversa les lampes, il cria +au comte de garder le poignard et de se défendre. Pendant +près d'une heure, dans une obscurité complète, au fond +de cette salle encombrée de meubles, les deux hommes se +cherchèrent, s'évitèrent, s'étreignirent, en se lardant à +coups de lame. Et, quand on enfonça les portes, on trouva, +parmi des mares de sang, au travers des tables renversées, +des sièges brisés, Costamagna le nez coupé, les cuisses +déchiquetées de trente-deux blessures, tandis qu'Onfredo +avait perdu deux doigts de la main droite, les épaules +trouées comme un crible. Le miracle fut que ni l'un ni +l'autre n'en moururent. Cent ans plus tôt, sur cette même<a name="page_052" id="page_052"></a> +rive du Tibre, une Boccanera, une enfant de seize ans à +peine, la belle et passionnée Cassia, avait frappé Rome de +terreur et d'admiration. Elle aimait Flavio Corradini, le fils +d'une famille rivale, exécrée, que son père, le prince Boccanera, +lui refusait rudement, et que son frère aîné, Ercole, +avait juré de tuer, s'il le surprenait jamais avec elle. Le +jeune homme la venait voir en barque, elle le rejoignait par +le petit escalier qui descendait au fleuve. Or, Ercole, qui +les guettait, sauta un soir dans la barque, planta un couteau +en plein cœur de Flavio. Plus tard, on put rétablir +les faits, on comprit que Cassia, alors, grondante, folle et +désespérée, faisant justice, ne voulant pas elle-même +survivre à son amour, s'était jetée sur son frère, avait +saisi de la même étreinte irrésistible le meurtrier et la +victime, en faisant chavirer la barque. Lorsqu'on avait +retrouvé les trois corps, Cassia serrait toujours les deux +hommes, écrasait leurs visages l'un contre l'autre, entre +ses bras nus, restés d'une blancheur de neige.</p> + +<p>Mais c'étaient là des époques disparues. Aujourd'hui, si +la foi demeurait, la violence du sang semblait se calmer +chez les Boccanera. Leur grande fortune aussi s'en était +allée, dans la lente déchéance qui, depuis un siècle, frappe +de ruine le patriciat de Rome. Les terres avaient dû être +vendues, le palais s'était vidé, tombant peu à peu au train +médiocre et bourgeois des temps nouveaux. Eux, du moins, +se refusaient obstinément à toute alliance étrangère, +glorieux de leur sang romain resté pur. Et la pauvreté +n'était rien, ils contentaient là leur orgueil immense, ils +vivaient à part, sans une plainte, au fond du silence et de +l'ombre où s'achevait leur race. Le prince Ascanio, mort +en 1848, avait eu, d'une Corvisieri, quatre enfants: Pio, +le cardinal, Serafina, qui ne s'était pas mariée pour +demeurer près de son frère; et, Ernesta n'ayant laissé +qu'une fille, il ne restait donc comme héritier mâle, seul +continuateur du nom, que le fils d'Onofrio, le jeune +prince Dario, âgé de trente ans. Avec lui, s'il mourait<a name="page_053" id="page_053"></a> +sans postérité, les Boccanera, si vivaces, dont l'action +avait empli l'histoire, devaient disparaître.</p> + +<p>Dès l'enfance, Dario et sa cousine Benedetta s'étaient +aimés d'une passion souriante, profonde et naturelle. Ils +étaient nés l'un pour l'autre, ils n'imaginaient pas qu'ils +pussent être venus au monde pour autre chose que pour +être mari et femme, lorsqu'ils seraient en âge de se +marier. Le jour où, déjà près de la quarantaine, le prince +Onofrio, homme aimable très populaire dans Rome, +dépensant son peu de fortune au gré de son cœur, s'était +décidé à épouser la fille de la Montefiori, la petite marquise +Flavia, dont la beauté superbe de Junon enfant l'avait +rendu fou, il était allé habiter la villa Montefiori, la seule +richesse, l'unique propriété que ces dames possédaient, +du côté de Sainte-Agnès hors les Murs: un vaste jardin, +un véritable parc, planté d'arbres centenaires, où la villa +elle-même, une assez pauvre construction du dix-septième +siècle, tombait en ruine. De mauvais bruits +couraient sur ces dames, la mère presque déclassée depuis +qu'elle était veuve, la fille trop belle, les allures trop +conquérantes. Aussi le mariage avait-il été désapprouvé +formellement par Serafina, très rigide, et par le frère +aîné, Pio, alors seulement camérier secret participant du +Saint-Père, chanoine de la Basilique vaticane. Et, seule, +Ernesta avait gardé avec son frère, qu'elle adorait pour +son charme rieur, des relations suivies; de sorte que, +plus tard, sa meilleure distraction était devenue, chaque +semaine, de mener sa fille Benedetta passer toute une +journée à la villa Montefiori. Et quelle journée délicieuse +pour Benedetta et pour Dario, âgés elle de dix ans, lui de +quinze, quelle journée, tendre et fraternelle, au travers +de ce jardin si vaste, presque abandonné, avec ses pins +parasols, ses buis géants, ses bouquets de chênes verts, +dans lesquels on se perdait comme dans une forêt +vierge!</p> + +<p>Ce fut une âme de passion et de souffrance que la<a name="page_054" id="page_054"></a> +pauvre âme étouffée d'Ernesta. Elle était née avec un +besoin de vivre immense, une soif de soleil, d'existence +heureuse, libre et active, au plein jour. On la citait pour +ses grands yeux clairs, pour l'ovale charmant de son doux +visage. Très ignorante, comme toutes les filles de la +noblesse romaine, ayant appris le peu qu'elle savait dans +un couvent de religieuses françaises, elle avait grandi +cloîtrée au fond du noir palais Boccanera, ne connaissant +le monde que par la promenade quotidienne qu'elle faisait +en voiture, avec sa mère, au Corso et au Pincio. Puis, +à vingt-cinq ans, lasse et désolée déjà, elle contracta le +mariage habituel, elle épousa le comte Brandini, le +dernier-né d'une très noble famille, très nombreuse et +pauvre, qui dut venir habiter le palais de la rue Giulia, +où toute une aile du second étage fut disposée pour que le +jeune ménage s'y installât. Et rien ne fut changé, Ernesta +continua de vivre dans la même ombre froide, dans ce +passé mort dont elle sentait de plus en plus sur elle le +poids, comme une pierre de tombe. C'était d'ailleurs, de +part et d'autre, un mariage très honorable. Le comte +Brandini passa bientôt pour l'homme le plus sot et le plus +orgueilleux de Rome. Il était d'une religion stricte, formaliste +et intolérant, et il triompha, lorsqu'il parvint, +après des intrigues sans nombre, de sourdes menées qui +durèrent dix ans, à se faire nommer grand écuyer de Sa +Sainteté. Dès lors, avec sa fonction, il sembla que toute +la majesté morne du Vatican entrât dans son ménage. +Encore la vie fut-elle possible pour Ernesta, sous Pie IX, +jusqu'en 1870: elle osait ouvrir les fenêtres sur la rue, +recevait quelques amies sans se cacher, acceptait des +invitations à des fêtes. Mais, lorsque les Italiens eurent +conquis Rome et que le pape se déclara prisonnier, ce fut +le sépulcre, rue Giulia. On ferma la grande porte, on la +verrouilla, on en cloua les battants, en signe de deuil; et, +pendant douze années, on ne passa que par le petit escalier, +donnant sur la ruelle. Défense également d'ouvrir les<a name="page_055" id="page_055"></a> +persiennes de la façade. C'était la bouderie, la protestation +du monde noir, le palais tombé à une immobilité +de mort; et une réclusion totale, plus de réceptions, de +rares ombres, les familiers de donna Serafina, qui, le +lundi, se glissaient par la porte étroite, entre-bâillée à +peine. Alors, pendant ces douze années lugubres, la jeune +femme pleura chaque nuit, cette pauvre âme sourdement +désespérée agonisa d'être ainsi enterrée vive.</p> + +<p>Ernesta avait eu sa fille Benedetta assez tard, à trente-trois +ans. D'abord, l'enfant lui fut une distraction. Puis, +l'existence réglée la reprit dans son broiement de meule, +elle dut mettre la fillette au Sacré-Cœur de la Trinité des +Monts, chez les religieuses françaises qui l'avaient instruite +elle-même. Benedetta en sortit grande fille, à +dix-neuf ans, sachant le français et l'orthographe, un peu +d'arithmétique, le catéchisme, quelques pages confuses +d'histoire. Et la vie des deux femmes avait continué, une +vie de gynécée où l'Orient se sent déjà, jamais une sortie +avec le mari, avec le père, les journées passées au fond +de l'appartement clos, égayées par l'unique, l'éternelle +promenade obligatoire, le tour quotidien au Corso et au +Pincio. A la maison, l'obéissance restait absolue, le lien +de famille gardait une autorité, une force, qui les pliait +toutes deux sous la volonté du comte, sans révolte +possible; et, à cette volonté, s'ajoutait celle de donna +Serafina et du cardinal, sévères défenseurs des vieilles +coutumes. Depuis que le pape ne sortait plus dans +Rome, la charge de grand écuyer laissait des loisirs +au comte, car les écuries se trouvaient singulièrement +réduites; mais il n'en faisait pas moins au Vatican son +service, simplement d'apparat, avec un déploiement de +zèle dévot, comme une protestation continue contre la +monarchie usurpatrice installée au Quirinal. Benedetta +venait d'avoir vingt ans, lorsque son père rentra, un soir, +d'une cérémonie à Saint-Pierre, toussant et frissonnant. +Huit jours après, il mourait, emporté par une fluxion de<a name="page_056" id="page_056"></a> +poitrine. Et, au milieu de leur deuil, ce fut une délivrance +inavouée pour les deux femmes, qui se sentirent libres.</p> + +<p>Dès ce moment, Ernesta n'eut plus qu'une pensée, +sauver sa fille de cette affreuse existence murée, ensevelie. +Elle s'était trop ennuyée, il n'était plus temps pour +elle de renaître, mais elle ne voulait pas que Benedetta +vécût à son tour une vie contre nature, dans une tombe +volontaire. D'ailleurs, une lassitude, une révolte pareilles +se montraient chez quelques familles patriciennes, qui, +après la bouderie des premiers temps, commençaient à se +rapprocher du Quirinal. Pourquoi les enfants, avides d'action, +de liberté et de grand soleil, auraient-ils épousé +éternellement la querelle des pères? et, sans qu'une +réconciliation pût se produire entre le monde noir et le +monde blanc, des nuances se fondaient déjà, des alliances +imprévues avaient lieu. La question politique laissait +Ernesta indifférente; elle l'ignorait même; mais ce qu'elle +désirait avec passion, c'était que sa race sortît enfin de cet +exécrable sépulcre, de ce palais Boccanera, noir, muet, où +ses joies de femme s'étaient glacées d'une mort si longue. +Elle avait trop souffert dans son cœur de jeune fille, +d'amante et d'épouse, elle cédait à la colère de sa destinée +manquée, perdue en une imbécile résignation. Et le choix +d'un nouveau confesseur, à cette époque, influa encore +sur sa volonté; car elle était restée très religieuse, pratiquante, +docile aux conseils de son directeur. Pour se +libérer davantage, elle venait de quitter le père jésuite +choisi par son mari lui-même, et elle avait pris l'abbé +Pisoni, le curé d'une petite église voisine, Sainte-Brigitte, +sur la place Farnèse. C'était un homme de cinquante ans, +très doux et très bon, d'une charité rare en pays romain, +dont l'archéologie, la passion des vieilles pierres, avait fait +un ardent patriote. On racontait que, si humble qu'il +fût, il avait à plusieurs reprises servi d'intermédiaire entre +le Vatican et le Quirinal, dans des affaires délicates; et, +devenu aussi le confesseur de Benedetta, il aimait à<a name="page_057" id="page_057"></a> +entretenir la mère et la fille de la grandeur de l'unité italienne, +de la domination triomphale de l'Italie, le jour +où le pape et le roi s'entendraient.</p> + +<p>Benedetta et Dario s'aimaient comme au premier jour, +sans hâte, de cet amour fort et tranquille des amants qui +se savent l'un à l'autre. Mais il arriva, alors, qu'Ernesta se +jeta entre eux, s'opposa obstinément au mariage. Non, +non, pas Dario! pas ce cousin, le dernier du nom, qui +enfermerait lui aussi sa femme dans le noir tombeau du +palais Boccanera! Ce serait l'ensevelissement continué, la +ruine aggravée, la même misère orgueilleuse, l'éternelle +bouderie qui déprime et endort. Elle connaissait bien le +jeune homme, le savait égoïste et affaibli, incapable de +penser et d'agir, destiné à enterrer sa race en souriant, à +laisser crouler les dernières pierres de la maison sur sa +tête, sans tenter un effort pour fonder une famille nouvelle; +et ce qu'elle voulait, c'était une fortune autre, son +enfant renouvelée, enrichie, s'épanouissant à la vie des +vainqueurs et des puissants de demain. Dès ce moment, +la mère ne cessa de s'entêter à faire le bonheur de sa fille +malgré elle, lui disant ses larmes, la suppliant de ne pas +recommencer sa déplorable histoire. Cependant, elle +aurait échoué, contre la volonté paisible de la jeune fille +qui s'était donnée à jamais, si des circonstances particulières +ne l'avaient mise en rapport avec le gendre qu'elle +rêvait. Justement, à la villa Montefiori, où Benedetta et +Dario s'étaient engagés, elle fit la rencontre du comte +Prada, le fils d'Orlando, un des héros de l'unité italienne. +Venu de Milan à Rome, avec son père, à l'âge de dix-huit +ans, lors de l'occupation, il était entré d'abord au ministère +des Finances, comme simple employé, tandis que le +vieux brave, nommé sénateur, vivait petitement d'une +modeste rente, l'épave dernière d'une fortune mangée au +service de la patrie. Mais, chez le jeune homme, la belle +folie guerrière de l'ancien compagnon de Garibaldi s'était +tournée en un furieux appétit de butin, au lendemain de<a name="page_058" id="page_058"></a> +la victoire, et il était devenu un des vrais conquérants de +Rome, un des hommes de proie qui dépeçaient et dévoraient +la ville. Lancé dans d'énormes spéculations sur les +terrains, déjà riche, à ce qu'on racontait, il venait de se +lier avec le prince Onofrio, qu'il avait affolé, en lui +soufflant l'idée de vendre le grand parc de la villa Montefiori, +pour y construire tout un quartier neuf. D'autres +affirmaient qu'il était l'amant de la princesse, la belle +Flavia, plus âgée que lui de neuf ans, superbe encore. Et +il y avait en effet, chez lui, une violence de désir, un +besoin de curée dans la conquête, qui lui ôtait tout scrupule +devant le bien et la femme des autres. Dès la première +rencontre, il voulut Benedetta. Celle-ci, il ne +pouvait l'avoir comme maîtresse, elle n'était qu'à +épouser; et il n'hésita pas un instant, il rompit net avec +Flavia, brusquement affamé de cette pure virginité, de +ce vieux sang patricien qui coulait dans un corps si adorablement +jeune. Quand il eut compris qu'Ernesta, la +mère, était pour lui, il demanda la main de la fille, +certain de vaincre. Ce fut une grande surprise, car il avait +une quinzaine d'années de plus qu'elle; mais il était +comte, il portait un nom déjà historique, il entassait les +millions, bien vu au Quirinal, en passe de toutes les +chances. Rome entière se passionna.</p> + +<p>Jamais ensuite Benedetta ne s'était expliqué comment +elle avait pu finir par consentir. Six mois plus tôt, six +mois plus tard, certainement, un pareil mariage ne se +serait pas conclu, devant l'effroyable scandale soulevé +dans le monde noir. Une Boccanera, la dernière de cette +antique race papale, donnée à un Prada, à un des +spoliateurs de l'Église! Et il avait fallu que ce projet fou +tombât à une heure particulière et brève, au moment où +un rapprochement suprême était tenté entre le Vatican et +le Quirinal. Le bruit courait que l'entente allait se faire +enfin, que le roi consentait à reconnaître au pape la propriété +souveraine de la cité Léonine et d'une étroite bande<a name="page_059" id="page_059"></a> +de territoire, allant jusqu'à la mer. Dès lors, le mariage +de Benedetta et de Prada ne devenait-il pas comme le +symbole de l'union, de la réconciliation nationale? Cette +belle enfant, le lis pur du monde noir, n'était-il pas l'holocauste +consenti, le gage accordé au monde blanc? +Pendant quinze jours, on ne causa pas d'autre chose, et +l'on discutait, on s'attendrissait, on espérait. La jeune +fille, elle, n'entrait guère dans ces raisons, n'écoutant +que son cœur, dont elle ne pouvait disposer, puisqu'elle +l'avait donné déjà. Mais, du matin au soir, elle avait +à subir les prières de sa mère, qui la suppliait de ne pas +refuser la fortune, la vie qui s'offrait. Surtout elle était +travaillée par les conseils de son confesseur, le bon abbé +Pisoni, dont le zèle patriotique éclatait en cette circonstance: +il pesait sur elle de toute sa foi aux destinées +chrétiennes de l'Italie, il remerciait la Providence d'avoir +choisi une de ses ouailles pour hâler un accord qui devait +faire triompher Dieu dans le monde entier. Et, à coup +sûr, l'influence de son confesseur fut une des causes +décisives qui la déterminèrent, car elle était très pieuse, +très dévote particulièrement à une Madone, dont elle allait +adorer l'image chaque dimanche, dans la petite église de la +place Farnèse. Un fait la frappa beaucoup, l'abbé Pisoni lui +raconta que la flamme de la lampe qui brûlait devant +l'image, devenait blanche, chaque fois qu'il s'agenouillait +lui-même, en suppliant la Vierge de conseiller le mariage +rédempteur à sa pénitente. Ainsi agirent des forces supérieures; +et elle cédait par obéissance à sa mère, que le +cardinal et donna Serafina avaient combattue, puis qu'ils +laissèrent faire à son gré, lorsque la question religieuse +intervint. Elle avait grandi dans une pureté, dans une +ignorance absolue, ne sachant rien d'elle-même, si fermée +à la vie, que le mariage avec un autre que Dario était simplement +la rupture d'une longue promesse d'existence commune, +sans l'arrachement physique de sa chair et de son +cœur. Elle pleura beaucoup, et elle épousa Prada, en un<a name="page_060" id="page_060"></a> +jour d'abandon, ne trouvant pas la volonté de résister aux +siens et à tout le monde, consommant une union dont +Rome entière était devenue complice.</p> + +<p>Et alors, le soir même des noces, ce fut le coup de +foudre. Prada, le Piémontais, l'Italien du Nord et de la +conquête, montra-t-il la brutalité de l'envahisseur, +voulut-il traiter sa femme comme il avait traité la ville, +en maître impatient de se contenter? ou bien la révélation +de l'acte fut-elle seulement imprévue pour Benedetta, +trop salissante de la part d'un homme qu'elle n'aimait pas +et qu'elle ne put se résigner à subir? Jamais elle ne s'expliqua +clairement. Mais elle ferma violemment la porte +de sa chambre, la verrouilla, refusa avec obstination de +la rouvrir à son mari. Pendant un mois, il dut y avoir des +tentatives furieuses de Prada, que cet obstacle à sa passion +affolait. Il était outragé, il saignait dans son orgueil et +dans son désir, jurait de dompter sa femme, comme on +dompte une jument indocile, à coups de cravache. Et +toute cette rage sensuelle d'homme fort se brisait contre +l'indomptable volonté qui avait poussé en un soir, sous le +front étroit et charmant de Benedetta. Les Boccanera +s'étaient réveillés en elle: tranquillement, elle ne voulait +pas; et rien au monde, pas même la mort, ne l'aurait +forcée à vouloir. Puis, c'était chez elle, devant cette +brusque connaissance de l'amour, un retour à Dario, une +certitude qu'elle devait donner son corps à lui seul, +puisque à lui seul elle l'avait promis. Le jeune homme, +depuis le mariage qu'il avait dû accepter comme +un deuil, voyageait en France. Elle ne s'en cacha même +pas, lui écrivit de revenir, s'engagea de nouveau à ne +jamais appartenir à un autre. D'ailleurs, sa dévotion avait +grandi encore, cet entêtement de garder sa virginité à +l'amant choisi se mêlait, dans son culte, à une pensée de +fidélité à Jésus. Un cœur ardent de grande amoureuse +s'était révélé en elle, prêt au martyre pour la foi jurée. +Et, quand sa mère, désespérée, la suppliait à mains<a name="page_061" id="page_061"></a> +jointes de se résigner au devoir conjugal, elle répondait +qu'elle ne devait rien, puisqu'elle ne savait rien en se +mariant. Du reste, les temps changeaient, l'accord avait +échoué entre le Vatican et le Quirinal, à ce point, que les +journaux des deux partis venaient de reprendre, avec une +violence nouvelle, leur campagne d'outrages; et ce mariage +triomphal auquel tout le monde avait travaillé, +comme à un gage de paix, croulait dans la débâcle, n'était +plus qu'une ruine ajoutée à tant d'autres.</p> + +<p>Ernesta en mourut. Elle s'était trompée, son existence +manquée d'épouse sans joie aboutissait à cette suprême +erreur de la mère. Le pis était qu'elle restait seule, sous +l'entière responsabilité du désastre, car son frère, le +cardinal, et sa sœur, donna Serafina, l'accablaient de +reproches. Pour se consoler, elle n'avait que le désespoir +de l'abbé Pisoni, doublement frappé, par la perte de ses +espérances patriotiques et par le regret d'avoir travaillé à +une telle catastrophe. Et, un matin, on trouva Ernesta, +toute froide et blanche dans son lit. On parla d'une rupture +au cœur; mais le chagrin avait pu suffire, elle souffrait +affreusement, discrètement, sans se plaindre, comme +elle avait souffert toute sa vie. Il y avait déjà près d'un an +que Benedetta était mariée, se refusant à son mari, mais +ne voulant pas quitter le domicile conjugal, pour éviter +à sa mère le coup terrible d'un scandale public. Sa tante +Serafina agissait pourtant sur elle, en lui donnant l'espoir +d'une annulation de mariage possible, si elle allait se +jeter aux genoux du Saint-Père; et elle finissait par la +convaincre, depuis que, cédant elle-même à de certains +conseils, elle lui avait donné pour directeur son propre +confesseur, le père jésuite Lorenza, en remplacement +de l'abbé Pisoni. Ce père jésuite, âgé de trente-cinq ans +à peine, était un homme grave et aimable, aux yeux +clairs, d'une grande force dans la persuasion. Benedetta +ne se décida qu'au lendemain de la mort de sa +mère, et seulement alors elle revint habiter, au palais<a name="page_062" id="page_062"></a> +Boccanera, l'appartement où elle était née, où sa mère +venait de s'éteindre. Tout de suite, d'ailleurs, le procès +en annulation de mariage fut porté, pour une première +instruction, devant le cardinal vicaire, chargé du diocèse +de Rome. On racontait que la contessina ne s'y était décidée +qu'après avoir obtenu une audience secrète du pape, +qui lui avait témoigné la plus encourageante sympathie. +Le comte Prada parlait d'abord de forcer judiciairement +sa femme à réintégrer le domicile conjugal. Puis, supplié +par son père, le vieil Orlando, que cette affaire désolait, +il se contenta d'accepter le débat devant l'autorité ecclésiastique, +exaspéré surtout de ce que la demanderesse +alléguait que le mariage n'avait pas été consommé, par +suite d'impuissance du mari. C'est un des motifs les plus +nets, acceptés comme valables en cour de Rome. Dans son +mémoire, l'avocat consistorial Morano, une des autorités +du barreau romain, négligeait simplement de dire que +cette impuissance avait pour cause unique la résistance de +la femme; et tout un débat se livrait sur ce point délicat, +si scabreux, que la vérité semblait impossible à faire: on +donnait, de part et d'autre, des détails intimes en latin, on +produisait des témoins, des amis, des domestiques, ayant +assisté à des scènes, racontant la cohabitation d'une année. +Enfin, la pièce la plus décisive était un certificat, +signé par deux sages-femmes, qui, après examen, concluaient +à la virginité intacte de la jeune fille. Le cardinal +vicaire, agissant comme évêque de Rome, avait donc +déféré le procès à la congrégation du Concile, ce qui +était pour Benedetta un premier succès, et les choses en +étaient là, elle attendait que la congrégation se prononçât +définitivement, avec l'espoir que l'annulation religieuse +du mariage serait ensuite un argument irrésistible pour +obtenir le divorce devant les tribunaux civils. Dans l'appartement +glacial où sa mère Ernesta, soumise et désespérée, +venait de mourir, la contessina avait repris sa vie +de jeune fille et se montrait très calme, très forte en sa<a name="page_063" id="page_063"></a> +passion, ayant juré de ne se donner à personne autre +qu'à Dario, et de ne se donner à lui que le jour où un +prêtre les aurait saintement unis devant Dieu.</p> + +<p>Justement, Dario, lui aussi, était venu habiter le palais +Boccanera, six mois plus tôt, à la suite de la mort de son +père et de toute une catastrophe qui l'avait ruiné. Le +prince Onofrio, après avoir, sur le conseil de Prada, +vendu la villa Montefiori dix millions à une compagnie +financière, s'était laissé prendre à la fièvre de spéculation +qui brûlait Rome, au lieu de garder ses dix millions en +poche, sagement; si bien qu'il s'était mis à jouer, en rachetant +ses propres terrains, et qu'il avait fini par tout +perdre, dans le krach formidable où s'engloutissait la +fortune de la ville entière. Totalement ruiné, endetté +même, le prince n'en continuait pas moins ses promenades +au Corso de bel homme souriant et populaire, +lorsqu'il était mort accidentellement, des suites d'une +chute de cheval; et, onze mois plus tard, sa veuve, la +toujours belle Flavia, qui s'était arrangée pour repêcher +dans le désastre une villa moderne et quarante mille +francs de rente, avait épousé un homme magnifique, son +cadet de dix ans, un Suisse nommé Jules Laporte, +ancien sergent de la garde du Saint-Père, ensuite courtier +marron d'un commerce de reliques, aujourd'hui +marquis Montefiori, ayant conquis le titre en conquérant +la femme, par un bref spécial du pape. La princesse Boccanera +était redevenue la marquise Montefiori. Et c'était +alors que, blessé, le cardinal Boccanera avait exigé que +son neveu Dario vînt occuper, près de lui, un petit appartement, +au premier étage du palais. Dans le cœur du +saint homme, qui semblait mort au monde, l'orgueil du +nom demeurait, une tendresse pour ce frêle garçon, le +dernier de la race, le seul par qui la vieille souche pût +reverdir. Il ne se montrait d'ailleurs pas hostile au mariage +avec Benedetta, qu'il aimait aussi d'une affection +paternelle, si fier et si hautement convaincu de leur<a name="page_064" id="page_064"></a> +piété, en les prenant tous les deux près de lui, qu'il dédaignait +les bruits abominables que les amis du comte +Prada, dans le monde blanc, faisaient courir, depuis la +réunion du cousin et de la cousine sous le même toit. +Donna Serafina gardait Benedetta, comme lui-même gardait +Dario, et dans le silence, dans l'ombre du vaste palais +désert, ensanglanté autrefois par tant de violences tragiques, +il n'y avait plus qu'eux quatre, avec leurs passions +maintenant assoupies, derniers vivants d'un monde qui +croulait, au seuil d'un monde nouveau.</p> + +<p>Lorsque, brusquement, l'abbé Pierre Froment se réveilla, +la tête lourde de rêves pénibles, il fut désolé +de voir que le jour tombait. Sa montre, qu'il se hâta de +consulter, marquait six heures. Lui qui comptait se reposer +une heure au plus, en avait dormi près de sept, dans +un accablement invincible. Et, même éveillé, il restait +sur le lit, brisé, comme vaincu déjà avant d'avoir combattu. +Pourquoi donc cette prostration, ce découragement +sans cause, ce frisson de doute, venu il ne savait +d'où, pendant son sommeil, et qui abattait son jeune enthousiasme +du matin? Les Boccanera étaient-ils liés à +cette faiblesse soudaine de son âme? Il avait entrevu, dans +le noir de ses rêves, des figures si troubles, si inquiétantes, +et son angoisse continuait, il les évoquait encore, +effaré de se réveiller ainsi au fond d'une chambre ignorée, +pris du malaise de l'inconnu. Les choses ne lui +semblaient plus raisonnables, il ne s'expliquait pas comment +c'était Benedetta qui avait écrit au vicomte Philibert +de la Choue pour le charger de lui apprendre que son +livre était dénoncé à la congrégation de l'Index; et quel +intérêt elle pouvait avoir à ce que l'auteur vînt se défendre +à Rome; et dans quel but elle avait poussé l'amabilité +jusqu'à vouloir qu'il descendît chez eux. Sa stupeur, +en somme, était d'être là, étranger, sur ce lit, dans +cette pièce, dans ce palais dont il entendait autour de +lui le grand silence de mort. Les membres anéantis,<a name="page_065" id="page_065"></a> +le cerveau comme vide, il avait une brusque lucidité, +il comprenait que des choses lui échappaient, que toute +une complication devait se cacher sous l'apparente simplicité +des faits. Mais ce ne fut qu'une lueur, le soupçon +s'effaça, et il se leva violemment, il se secoua, en accusant +le triste crépuscule d'être la cause unique de ce +frisson et de cette désespérance, dont il avait honte.</p> + +<p>Pierre, alors, pour se remuer, se mit à examiner les +deux pièces. Elles étaient meublées d'acajou, simplement, +presque pauvrement, des meubles dépareillés, +datant du commencement du siècle. Le lit n'avait pas de +tentures, ni les fenêtres, ni les portes. Par terre, sur le +carreau nu, passé au rouge et ciré, des petits tapis de +pied s'alignaient seuls devant les sièges. Et il finit par se +rappeler, en face de cette nudité et de cette froideur +bourgeoises, la chambre où il avait couché, enfant, à +Versailles, chez sa grand'mère, qui avait tenu là un petit +commerce de mercerie, sous Louis-Philippe. Mais, à un mur +de la chambre, devant le lit, un ancien tableau l'intéressa, +parmi des gravures enfantines et sans valeur. C'était, à +peine éclairé par le jour mourant, une figure de femme, assise +sur un soubassement de pierre, au seuil d'un grand et +sévère logis, dont on semblait l'avoir chassée. Les deux +battants de bronze venaient de se refermer à jamais, et +elle demeurait là, drapée dans une simple toile blanche, +tandis que des vêtements épars, lancés rudement, au +hasard, traînaient sur les épaisses marches de granit. +Elle avait les pieds nus, les bras nus, la face entre ses +mains convulsées de douleur, une face qu'on ne voyait +pas, que les ondes d'une admirable chevelure noyait, +voilait d'or fauve. Quelle douleur sans nom, quelle +honte affreuse, quel abandon exécrable, cachait-elle +ainsi, cette rejetée, cette obstinée d'amour, dont on +rêvait sans fin l'histoire, d'un cœur éperdu? On la sentait +adorablement jeune et belle, dans sa misère, dans ce +lambeau de linge drapé à ses épaules; mais le reste<a name="page_066" id="page_066"></a> +d'elle appartenait au mystère, et sa passion, et peut-être +son infortune, et sa faute peut-être. A moins qu'elle ne +fût là seulement le symbole de tout ce qui frissonne et +pleure, sans visage, devant la porte éternellement close +de l'invisible. Longtemps il la regarda, si bien qu'il +s'imagina enfin distinguer son profil, d'une souffrance, d'une +pureté divines. Ce n'était qu'une illusion, le tableau avait +beaucoup souffert, noirci, délaissé, et il se demandait +de quel maître inconnu pouvait bien être ce panneau, +pour l'émouvoir à ce point. Sur le mur d'à côté, une +Vierge, une mauvaise copie d'une toile du dix-huitième +siècle, l'irrita par la banalité de son sourire.</p> + +<p>Le jour tombait de plus en plus, et Pierre ouvrit la +fenêtre du salon, s'accouda. En face de lui, sur l'autre +rive du Tibre, se dressait le Janicule, le mont d'où il +avait vu Rome, le matin. Mais ce n'était plus, à cette +heure trouble, la ville de jeunesse et de rêve, envolée +dans le soleil matinal. La nuit pleuvait en une cendre +grise, l'horizon se noyait, indistinct et morne. Là-bas, à +gauche, il devinait de nouveau le Palatin, par-dessus les +toits; et, à droite, là-bas, c'était toujours le dôme de +Saint-Pierre, couleur d'ardoise, sur le ciel de plomb; +tandis que derrière lui, le Quirinal, qu'il ne pouvait voir, +devait sombrer lui aussi sous la brume. Quelques minutes +se passèrent, et tout se brouilla encore, il sentit Rome +s'évanouir, s'effacer dans son immensité, qu'il ignorait. +Son doute et son inquiétude sans cause le reprirent, +si douloureusement, qu'il ne put rester à la fenêtre +davantage; il la referma, alla s'asseoir, laissa les ténèbres +le submerger, d'un flot d'infinie tristesse. Et sa rêverie +désespérée ne prit fin que lorsque la porte s'ouvrit doucement +et que la clarté d'une lampe égaya la pièce.</p> + +<p>C'était Victorine qui entrait avec précaution, en apportant +de la lumière.</p> + +<p>—Ah! monsieur l'abbé, vous voici debout. J'étais +venue vers quatre heures; mais je vous ai laissé dormir.<a name="page_067" id="page_067"></a> +Et vous avez joliment bien fait de dormir à votre contentement.</p> + +<p>Puis, comme il se plaignait d'être courbaturé et frissonnant, +elle s'inquiéta.</p> + +<p>—N'allez pas prendre leurs vilaines fièvres! Vous +savez que le voisinage de leur rivière n'est pas sain. Don +Vigilio, le secrétaire de Son Éminence, les a, les fièvres, +et je vous assure que ce n'est pas drôle.</p> + +<p>Aussi lui conseilla-t-elle de ne pas descendre et de se +recoucher. Elle l'excuserait auprès de la princesse et de +la contessina. Il finit par la laisser dire et faire, car il +était hors d'état d'avoir une volonté. Sur son conseil, il +dîna pourtant, il prit un potage, une aile de poulet et des +confitures, que Giacomo, le valet, lui monta. Et cela lui +fit grand bien, il se sentit comme réparé, à ce point qu'il +refusa de se mettre au lit et qu'il voulut absolument +remercier ces dames, le soir même, de leur aimable +hospitalité. Puisque donna Serafina recevait le lundi, il se +présenterait.</p> + +<p>—Bon, bon! approuva Victorine. Du moment que vous +allez bien, ça vous distraira... Le mieux est que don +Vigilio, votre voisin, entre vous prendre à neuf heures et +qu'il vous accompagne. Attendez-le.</p> + +<p>Pierre venait de se laver et de passer sa soutane neuve, +lorsque, à neuf heures précises, un coup discret fut frappé +à la porte. Un petit prêtre se présenta, âgé de trente ans +à peine, maigre et débile, la face longue et ravagée, +couleur de safran. Depuis deux années, des crises de +fièvre, chaque jour, à la même heure, le dévoraient. +Mais, dans sa face jaunie, ses yeux noirs, quand il oubliait +de les éteindre, brûlaient, embrasés par son âme de feu.</p> + +<p>Il fit une révérence et dit simplement, en un français +très pur:</p> + +<p>—Don Vigilio, monsieur l'abbé, et entièrement à +votre service... Si vous voulez bien que nous descendions?<a name="page_068" id="page_068"></a></p> + +<p>Alors, Pierre le suivit, en le remerciant. Don +Vigilio, d'ailleurs, ne parla plus, se contenta de répondre +par des sourires. Ils avaient descendu le petit escalier, +ils se trouvèrent au second étage, sur le vaste palier du +grand escalier d'honneur. Et Pierre restait surpris et +attristé du faible éclairage, de loin en loin des becs de +gaz d'hôtel garni louche, dont les taches jaunes étoilaient +à peine les profondes ténèbres des hauts couloirs sans +fin. C'était gigantesque et funèbre. Même sur le palier, où +s'ouvrait la porte de l'appartement de donna Serafina, en +face de celle qui conduisait chez sa nièce, rien n'indiquait +qu'il pût y avoir réception, ce soir-là. La porte restait +close, pas un bruit ne sortait des pièces, dans le silence +de mort montant du palais entier. Et ce fut don Vigilio, +qui, après une nouvelle révérence, tourna discrètement +le bouton, sans sonner.</p> + +<p>Une seule lampe à pétrole, posée sur une table, +éclairait l'antichambre, une large pièce aux murs nus, +peints à fresque d'une tenture rouge et or, drapée régulièrement +tout autour, à l'antique. Sur les chaises, +quelques paletots d'homme, deux manteaux de femme, +étaient jetés; tandis que les chapeaux encombraient une +console. Un domestique, assis, le dos au mur, sommeillait.</p> + +<p>Mais, comme don Vigilio s'effaçait pour le laisser entrer +dans un premier salon, une pièce tendue de brocatelle +rouge, à demi obscure et qu'il croyait vide, Pierre se +trouva en face d'une apparition noire, une femme vêtue +de noir, dont il ne put distinguer les traits d'abord. Il +entendit heureusement son compagnon qui disait, en +s'inclinant:</p> + +<p>—Contessina, j'ai l'honneur de vous présenter monsieur +l'abbé Pierre Froment, arrivé de France ce matin.</p> + +<p>Et il demeura un instant seul avec Benedetta, au milieu +de ce salon désert, dans la lueur dormante de deux +lampes voilées de dentelle. Mais, à présent, un bruit de<a name="page_069" id="page_069"></a> +voix venait du salon voisin, un grand salon dont la porte, +ouverte à deux battants, découpait un carré de clarté +plus vive.</p> + +<p>Tout de suite la jeune femme s'était montrée accueillante, +avec une parfaite simplicité.</p> + +<p>—Ah! monsieur l'abbé, je sais heureuse de vous voir. +J'ai craint que votre indisposition ne fût grave. Vous voilà +tout à fait remis, n'est-ce pas?</p> + +<p>Il l'écoutait, séduit par sa voix lente, légèrement grasse, +où toute une passion contenue semblait passer dans beaucoup +de sage raison. Et il la voyait enfin, avec ses cheveux +si lourds et si bruns, sa peau si blanche, d'une blancheur +d'ivoire. Elle avait la face ronde, les lèvres un peu fortes, +le nez très fin, des traits d'une délicatesse d'enfance. Mais +c'étaient surtout les yeux, chez elle, qui vivaient, des yeux +immenses, d'une infinie profondeur, où personne n'était +certain de lire. Dormait-elle? Rêvait-elle? Cachait-elle la +tension ardente des grandes saintes et des grandes amoureuses, +sous l'immobilité de son visage? Si blanche, si +jeune, si calme, elle avait des mouvements harmonieux, +toute une allure très réfléchie, très noble et rythmique. +Et, aux oreilles, elle portait deux grosses perles, d'une +pureté admirable, des perles qui venaient d'un collier +célèbre de sa mère, et que Rome entière connaissait.</p> + +<p>Pierre s'excusa, remercia.</p> + +<p>—Madame, je suis confus, j'aurais voulu dès ce matin +vous dire combien j'étais touché de votre bonté trop grande.</p> + +<p>Il avait hésité à l'appeler madame, en se rappelant le +motif allégué dans son instance en nullité de mariage. +Mais, évidemment, tout le monde l'appelait ainsi. Son +visage, d'ailleurs, était resté tranquille et bienveillant, et +elle voulut le mettre à son aise.</p> + +<p>—Vous êtes chez vous, monsieur l'abbé. Il suffit que +notre parent, monsieur de la Choue, vous aime et s'intéresse +à votre œuvre. Vous savez que j'ai pour lui une +grande affection...<a name="page_070" id="page_070"></a></p> + +<p>Sa voix s'embarrassa un peu, elle venait de comprendre +qu'elle devait parler du livre, la seule cause du voyage et +de l'hospitalité offerte.</p> + +<p>—Oui, c'est le vicomte qui m'a envoyé votre livre. Je +l'ai lu, je l'ai trouvé très beau. Il m'a troublée. Mais je +ne suis qu'une ignorante, je n'ai certainement pas tout +compris, et il faudra que nous en causions, vous m'expliquerez +vos idées, n'est-ce pas, monsieur l'abbé?</p> + +<p>Dans ses grands yeux clairs, qui ne savaient pas mentir, +il lut alors la surprise, l'émoi d'une âme d'enfant, mise +en présence d'inquiétants problèmes qu'elle n'avait jamais +soulevés. Ce n'était donc pas elle qui s'était prise de passion, +qui avait voulu l'avoir près d'elle, pour le soutenir, +pour être de sa victoire? Il soupçonna de nouveau, et très +nettement cette fois, une influence secrète, quelqu'un +dont la main menait tout, vers un but ignoré. Mais il était +charmé de tant de simplicité et de franchise, chez une +créature si belle, si jeune et si noble; et il se donnait à +elle, dès ces quelques mots échangés. Il allait lui dire +qu'elle pouvait disposer de lui, entièrement, lorsqu'il fut +interrompu par l'arrivée d'une autre femme, également +vêtue de noir, dont la haute et mince taille se détacha +durement dans le cadre lumineux de la porte grande ouverte +du salon voisin.</p> + +<p>—Eh bien! Benedetta, as-tu dit à Giacomo de monter +voir? Don Vigilio vient de descendre, et il est seul. C'est +inconvenant.</p> + +<p>—Mais non, ma tante, monsieur l'abbé est ici.</p> + +<p>Et elle se hâta de les présenter l'un à l'autre.</p> + +<p>—Monsieur l'abbé Pierre Froment... La princesse +Boccanera.</p> + +<p>Il y eut des saluts cérémonieux. Elle devait toucher à +la soixantaine, et elle se serrait tellement, qu'on l'eût +prise, par derrière, pour une jeune femme. C'était d'ailleurs +sa coquetterie dernière, les cheveux tout blancs, +épais et rudes encore, n'ayant gardé de noirs que les sourcils,<a name="page_071" id="page_071"></a> +dans sa face longue aux larges plis, plantée du grand +nez volontaire de la famille. Elle n'avait jamais été belle, +et elle était restée fille, blessée mortellement du choix +du comte Brandini qui avait voulu Ernesta, sa cadette, résolue +dès lors à mettre ses joies dans l'unique satisfaction +de l'orgueil héréditaire du nom qu'elle portait. Les Boccanera +avaient déjà compté deux papes, et elle espérait +bien ne pas mourir avant que son frère le cardinal fût le +troisième. Elle s'était faite sa femme de charge secrète, +elle ne l'avait pas quitté, veillant sur lui, le conseillant, +menant la maison souverainement, accomplissant des +miracles pour cacher la ruine lente qui en faisait crouler +les plafonds sur leurs têtes. Si, depuis trente ans, elle +recevait chaque lundi quelques intimes, tous du Vatican, +c'était par haute politique, pour rester le salon du monde +noir, une force et une menace.</p> + +<p>Aussi Pierre devina-t-il à son accueil combien peu il +pesait devant elle, petit prêtre étranger qui n'était pas +même prélat. Et cela l'étonnait encore, posait de nouveau +la question obscure: pourquoi l'avait-on invité, que +venait-il faire dans ce monde fermé aux humbles? Il la +savait d'une austérité de dévotion extrême, il crut finir +par comprendre qu'elle le recevait seulement par égard +pour le vicomte; car, à son tour, elle ne trouva que cette +phrase:</p> + +<p>—Nous sommes si heureuses d'avoir de bonnes nouvelles +de monsieur de la Choue! Il y a deux ans, il nous +a amené un si beau pèlerinage!</p> + +<p>Elle passa la première, elle introduisit enfin le jeune +prêtre dans le salon voisin. C'était une vaste pièce carrée, +tendue de vieille brocatelle jaune, à grandes fleurs +Louis XIV. Le plafond, très élevé, avait un revêtement +merveilleux de bois sculpté et peint, des caissons à rosaces +d'or. Mais le mobilier était disparate. De hautes glaces, +deux superbes consoles dorées, quelques beaux fauteuils +du dix-septième siècle; puis, le reste lamentable, un<a name="page_072" id="page_072"></a> +lourd guéridon empire tombé on ne savait d'où, des choses +hétéroclites venues de quelque bazar, des photographies +affreuses, traînant sur les marbres précieux des consoles. +Il n'y avait là aucun objet d'art intéressant. Aux murs, +d'anciens tableaux médiocres; excepté un primitif inconnu +et délicieux, une Visitation du quatorzième siècle, la +Vierge toute petite, d'une délicatesse pure d'enfant de +dix ans, tandis que l'Ange, immense, superbe, l'inondait +du flot d'amour éclatant et surhumain; et, en face, un +antique portrait de famille, celui d'une jeune fille très +belle, coiffée d'un turban, que l'on croyait être le portrait +de Cassia Boccanera, l'amoureuse et la justicière, qui +s'était jetée au Tibre avec son frère, Ercole, et le cadavre +de son amant, Flavio Corradini. Quatre lampes éclairaient, +d'une grande lueur calme, la pièce fanée, comme +jaunie d'un mélancolique coucher de soleil, grave, vide +et nue, sans un bouquet de fleurs.</p> + +<p>Tout de suite, donna Serafina présenta Pierre d'un +mot; et, dans le silence, dans l'arrêt brusque des conversations, +il sentit les regards qui se fixaient sur lui, comme +sur une curiosité promise et attendue. Il y avait là une +dizaine de personnes au plus, parmi lesquelles Dario, +debout, causant avec la petite princesse Celia Buongiovanni, +amenée par une vieille parente, qui entretenait +à demi-voix un prélat, monsignor Nani, tous deux assis +dans un coin d'ombre. Mais Pierre venait surtout d'être +frappé par le nom de l'avocat consistorial Morano, dont le +vicomte, en l'envoyant à Rome, avait cru devoir lui expliquer +la situation particulière dans la maison, afin de +lui éviter des fautes. Depuis trente ans, Morano était l'ami +de donna Serafina. Cette liaison, autrefois coupable, car +l'avocat avait femme et enfants, était devenue, après son +veuvage, et surtout avec le temps, une liaison excusée, +acceptée par tous, une sorte de ces vieux ménages naturels +que la tolérance mondaine consacre. Tous les deux, très +dévots, s'étaient certainement assuré les indulgences<a name="page_073" id="page_073"></a> +nécessaires. Et Morano se trouvait là, à la place qu'il +occupait depuis plus d'un quart de siècle, au coin de +la cheminée, bien que le feu de l'hiver n'y fût pas +allumé encore. Et, lorsque donna Serafina eut rempli +son devoir de maîtresse de maison, elle reprit elle-même +sa place, à l'autre coin de la cheminée, en face +de lui.</p> + +<p>Alors, tandis que Pierre s'asseyait, près de don Vigilio, +silencieux et discret sur une chaise, Dario continua plus +haut l'histoire qu'il contait à Celia. Il était joli homme, +de taille moyenne, svelte et élégant, portant toute sa +barbe brune et très soignée, avec la face longue, le nez +fort des Boccanera, mais les traits adoucis, comme amollis +par le séculaire appauvrissement du sang.</p> + +<p>—Oh! une beauté, répéta-t-il avec emphase, une +beauté étonnante!</p> + +<p>—Qui donc? demanda Benedetta, en les rejoignant.</p> + +<p>Celia, qui ressemblait à la petite Vierge du primitif, +accroché au-dessus de sa tête, s'était mise à rire.</p> + +<p>—Mais, chère, une pauvre fille, une ouvrière, que +Dario a vue aujourd'hui.</p> + +<p>Et Dario dut recommencer son récit. Il passait dans +une étroite rue, du côté de la place Navone, quand il +avait aperçu, sur les marches d'un perron, une belle +et forte fille de vingt ans, effondrée, qui pleurait à gros +sanglots. Touché surtout de sa beauté, il s'était approché +d'elle, avait fini par comprendre qu'elle travaillait dans la +maison, une fabrique de perles de cire, mais que le chômage +était venu, que l'atelier venait de fermer, et qu'elle +n'osait rentrer chez ses parents, tellement la misère y +était grande. Sous le déluge de ses larmes, elle levait sur +lui des yeux si beaux, qu'il avait fini par tirer de sa poche +quelque argent. Et elle s'était levée d'un bond, toute +rouge et confuse, se cachant les mains dans sa jupe, ne +voulant rien prendre, disant qu'il pouvait la suivre, s'il<a name="page_074" id="page_074"></a> +voulait, et qu'il donnerait ça à sa mère. Puis, elle avait +filé vivement, vers le pont Saint-Ange.</p> + +<p>—Oh! une beauté, répéta-t-il d'un air d'extase, une +beauté magnifique!... Plus grande que moi, mince encore +dans sa force, avec une gorge de déesse! Un vrai antique, +une Vénus à vingt ans, le menton un peu fort, la bouche +et le nez d'une correction de dessin parfaite, les yeux, +ah! les yeux si purs, si larges!... Et nu-tête, coiffée d'un +casque de lourds cheveux noirs, la face éclatante, comme +dorée d'un coup de soleil!</p> + +<p>Tous s'étaient mis à écouter, ravis, dans cette passion +de la beauté que, malgré tout, Rome garde au cœur.</p> + +<p>—Elles deviennent bien rares, ces belles filles du +peuple, dit Morano. On pourrait battre le Transtévère, +sans en rencontrer. Voici qui prouve pourtant qu'il en +existe encore, au moins une.</p> + +<p>—Et comment l'appelles-tu, ta déesse? demanda +Benedetta souriante, amusée et extasiée ainsi que les +autres.</p> + +<p>—Pierina, répondit Dario, riant lui aussi.</p> + +<p>—Et qu'en as-tu fait?</p> + +<p>Mais le visage excité du jeune homme prit une expression +de malaise et de peur, comme celui d'un enfant, qui, +dans ses jeux, tombe sur une laide bête.</p> + +<p>—Ah! ne m'en parle pas, j'ai eu bien du regret... +Une misère, une misère à vous rendre malade!</p> + +<p>Il l'avait suivie par curiosité, il était arrivé, derrière +elle, de l'autre côté du pont Saint-Ange, dans le quartier +neuf en construction, bâti sur les anciens Prés du Château; +et là, au premier étage d'une des maisons abandonnées, +à peine sèche et déjà en ruine, il était tombé sur un +spectacle affreux, dont son cœur restait soulevé: toute +une famille, la mère, le père, un vieil oncle infirme, des +enfants, mourant de faim, pourrissant dans l'ordure. Il +choisissait les termes les plus nobles pour en parler, +il écartait l'horrible vision d'un geste effrayé de la main.<a name="page_075" id="page_075"></a></p> + +<p>—Enfin, je me suis sauvé, et je vous réponds que je +n'y retournerai pas.</p> + +<p>Il y eut un hochement de tête général, dans le silence +froid et gêné qui s'était fait. Morano conclut en une +phrase amère, où il accusait les spoliateurs, les hommes +du Quirinal, d'être l'unique cause de toute la misère de +Rome. Est-ce qu'on ne parlait pas de faire un ministre du +député Sacco, cet intrigant compromis dans toutes sortes +d'aventures louches? Ce serait le comble de l'impudence, +la banqueroute infaillible et prochaine.</p> + +<p>Et seule Benedetta, dont le regard s'était fixé sur Pierre, +en songeant à son livre, murmura:</p> + +<p>—Les pauvres gens! c'est bien triste, mais pourquoi +donc ne pas retourner les voir?</p> + +<p>Pierre, dépaysé et distrait d'abord, venait d'être profondément +remué par le récit de Dario. Il revivait son +apostolat au milieu des misères de Paris, il s'attendrissait +pitoyablement, en retombant, dès son arrivée à Rome, +sur des souffrances pareilles. Sans le vouloir, il haussa la +voix, il dit très haut:</p> + +<p>—Oh! madame, nous irons les voir ensemble, +vous m'emmènerez. Ces questions me passionnent tant!</p> + +<p>L'attention de tous fut ainsi ramenée sur lui. On se mit +à le questionner, il les sentit inquiets de son impression +première, de ce qu'il pensait de leur ville et d'eux-mêmes. +Surtout on lui recommandait de ne pas juger +Rome sur les apparences. Enfin, quel effet lui avait-elle +produit? Comment l'avait-il vue, comment la jugeait-il? +Et lui, poliment, s'excusait de ne pouvoir répondre, n'ayant +rien vu, n'étant pas même sorti. Mais on ne l'en pressa +que plus vivement, il eut la sensation nette d'un travail +sur lui, d'un effort pour l'amener à l'admiration et à +l'amour. On le conseillait, on l'adjurait de ne pas céder +à des désillusions fatales, de persister, d'attendre que +Rome lui révélât son âme.</p> + +<p>—Monsieur l'abbé, combien de temps comptez-vous<a name="page_076" id="page_076"></a> +rester parmi nous? demanda une voix courtoise, d'un +timbre doux et clair.</p> + +<p>C'était monsignor Nani, assis dans l'ombre, qui parlait +haut pour la première fois. A diverses reprises, Pierre +avait cru s'apercevoir que le prélat ne le quittait pas de +ses yeux bleus, très vifs, tandis qu'il semblait écouter +attentivement le lent bavardage de la tante de Celia. Et, +avant de répondre, il le regarda dans sa soutane lisérée +de cramoisi, l'écharpe de soie violette serrée à la taille, +l'air jeune encore bien qu'il eût dépassé la cinquantaine, +avec ses cheveux restés blonds, son nez droit et fin, sa +bouche du dessin le plus délicat et le plus ferme, aux +dents admirablement blanches.</p> + +<p>—Mais, monseigneur, une quinzaine de jours, trois +semaines peut-être.</p> + +<p>Le salon entier se récria. Comment! trois semaines? Il +avait la prétention de connaître Rome en trois semaines! +Il fallait six mois, un an, dix ans! L'impression première +était toujours désastreuse; et, pour en revenir, cela +demandait un long séjour.</p> + +<p>—Trois semaines! répéta donna Serafina de son air +de dédain. Est-ce qu'on peut s'étudier et s'aimer, en trois +semaines? Ceux qui nous reviennent, ce sont ceux qui ont +fini par nous connaître.</p> + +<p>Nani, sans s'exclamer avec les autres, s'était d'abord +contenté de sourire. Il avait eu un petit geste de sa main +fine, qui trahissait son origine aristocratique. Et, comme +Pierre, modestement, s'expliquait, disait que, venu pour +faire certaines démarches, il partirait lorsque ces démarches +seraient faites, le prélat conclut, en souriant toujours:</p> + +<p>—Oh! monsieur l'abbé restera plus de trois semaines, +nous aurons le bonheur, j'espère, de le posséder longtemps.</p> + +<p>Bien que dite avec une tranquille obligeance, cette +phrase troubla le jeune prêtre. Que savait-on, que voulait-on<a name="page_077" id="page_077"></a> +dire? Il se pencha, il demanda tout bas à don Vigilio, +demeuré près de lui, muet:</p> + +<p>—Qui est-ce, monsignor Nani?</p> + +<p>Mais le secrétaire ne répondit pas tout de suite. Son +visage fiévreux se plomba encore. Ses yeux ardents +virèrent, s'assurèrent que personne ne le surveillait. Et, +dans un souffle:</p> + +<p>—L'assesseur du Saint-Office.</p> + +<p>Le renseignement suffisait, car Pierre n'ignorait pas +que l'assesseur, qui assistait en silence aux réunions du +Saint-Office, se rendait chaque mercredi soir, après la +séance, chez le Saint-Père, pour lui rendre compte des +affaires traitées l'après-midi. Cette audience hebdomadaire, +cette heure passée avec le pape, dans une intimité qui +permettait d'aborder tous les sujets, donnait au personnage +une situation à part, un pouvoir considérable. Et, +d'ailleurs, la fonction était cardinalice, l'assesseur ne +pouvait être ensuite nommé que cardinal.</p> + +<p>Monsignor Nani, qui semblait parfaitement simple et +aimable, continuait à regarder le jeune prêtre d'un air si +encourageant, que ce dernier dut aller occuper, près de +lui, le siège laissé enfin libre par la vieille tante de Celia. +N'était-ce pas un présage de victoire, cette rencontre, +faite le premier jour, d'un prélat puissant dont l'influence +lui ouvrirait peut-être toutes les portes? Il se sentit alors +très touché, lorsque celui-ci, dès la première question, +lui demanda obligeamment, d'un ton de profond intérêt:</p> + +<p>—Alors, mon cher fils, vous avez donc publié un +livre?</p> + +<p>Et, repris par l'enthousiasme, oubliant où il était, +Pierre se livra, conta son initiation de brûlant amour au +travers des souffrants et des humbles, rêva tout haut le +retour à la communauté chrétienne, triompha avec le +catholicisme rajeuni, devenu la religion de la démocratie +universelle. Peu à peu, il avait de nouveau élevé +la voix; et le silence se faisait dans l'antique salon<a name="page_078" id="page_078"></a> +sévère, tous s'étaient remis à l'écouter, au milieu d'une +surprise croissante, d'un froid de glace, qu'il ne sentait +pas.</p> + +<p>Doucement, Nani finit par l'interrompre, avec son éternel +sourire, dont la pointe d'ironie ne se montrait même +plus.</p> + +<p>—Sans doute, sans doute, mon cher fils, c'est très +beau, oh! très beau, tout à fait digne de l'imagination +pure et noble d'un chrétien... Mais que comptez-vous +faire, maintenant?</p> + +<p>—Aller droit au Saint-Père, pour me défendre.</p> + +<p>Il y eut un léger rire réprimé, et donna Serafina exprima +l'avis général, en s'écriant:</p> + +<p>—On ne voit pas comme ça le Saint-Père!</p> + +<p>Mais Pierre se passionna.</p> + +<p>—Moi, j'espère bien que je le verrai... Est-ce que je +n'ai pas exprimé ses idées? Est-ce que je n'ai pas défendu +sa politique? Est-ce qu'il peut laisser condamner mon +livre, où je crois m'être inspiré du meilleur de lui-même?</p> + +<p>—Sans doute, sans doute, se hâta de répéter Nani, +comme s'il eût craint qu'on ne brusquât trop les choses +avec ce jeune enthousiaste. Le Saint-Père est d'une intelligence +si haute! Et il faudra le voir... Seulement, mon cher +fils, ne vous excitez pas de la sorte, réfléchissez un peu, +prenez votre heure...</p> + +<p>Puis, se tournant-vers Benedetta:</p> + +<p>—N'est-ce pas? Son Éminence n'a pas encore vu monsieur +l'abbé. Dès demain matin, il faudra qu'elle daigne +le recevoir, pour le diriger de ses sages conseils.</p> + +<p>Jamais le cardinal Boccanera ne montait assister aux +réceptions de sa sœur, le lundi soir. Il était toujours là, +en pensée, comme le maître absent et souverain.</p> + +<p>—C'est que, répondit la contessina en hésitant, je +crains bien que mon oncle ne soit pas dans les idées de +monsieur l'abbé.<a name="page_079" id="page_079"></a></p> + +<p>Nani se remit à sourire.</p> + +<p>—Justement, il lui dira des choses bonnes à entendre.</p> + +<p>Et il fut convenu tout de suite, avec don Vigilio, que +celui-ci inscrirait le prêtre pour une audience, le lendemain +matin, à dix heures.</p> + +<p>Mais, à ce moment, un cardinal entra, vêtu de l'habit de +ville, la ceinture et les bas rouges, la simarre noire, +lisérée et boutonnée de rouge. C'était le cardinal Sarno, +un très ancien familier des Boccanera; et, pendant qu'il +s'excusait d'avoir travaillé très tard, le salon se taisait, +s'empressait, avec déférence. Mais, pour le premier cardinal +qu'il voyait, Pierre éprouvait une déception vive, +car il ne trouvait pas la majesté, le bel aspect décoratif, +auquel il s'était attendu. Celui-ci apparaissait petit, un +peu contrefait, l'épaule gauche plus haute que la droite, +le visage usé et terreux, avec des yeux morts. Il lui faisait +l'effet d'un très vieil employé de soixante-dix ans, hébété +par un demi-siècle de bureaucratie étroite, déformé et +alourdi de n'avoir jamais quitté le rond de cuir, sur lequel +il avait vécu sa vie. Et, en réalité, son histoire entière +était là: enfant chétif d'une petite famille bourgeoise, +élève au Séminaire romain, plus tard professeur de droit +canonique pendant dix ans à ce même Séminaire, puis secrétaire +à la Propagande, et enfin cardinal depuis vingt-cinq +ans. On venait de célébrer son jubilé cardinalice. Né à +Rome, il n'avait jamais passé hors de Rome un seul jour, +il était le type parfait du prêtre grandi à l'ombre du Vatican +et maître du monde. Bien qu'il n'eût occupé aucune +fonction diplomatique, il avait rendu de tels services à la +Propagande, par ses habitudes méthodiques de travail, +qu'il était devenu président d'une des deux commissions +qui se partagent le gouvernement des vastes pays d'Occident, +non encore catholiques. Et c'était ainsi qu'au fond +de ces yeux morts, dans ce crâne bas, d'expression obtuse, +il y avait la carte immense de la chrétienté.</p> + +<p>Nani lui-même s'était levé, plein d'un sourd respect<a name="page_080" id="page_080"></a> +devant cet homme effacé et terrible, qui avait les mains +partout, aux coins les plus reculés de la terre, sans être +jamais sorti de son bureau. Il le savait, dans son apparente +nullité, dans son lent travail de conquête méthodique et +organisée, d'une puissance à bouleverser les empires.</p> + +<p>—Est-ce que Votre Éminence est remise de ce rhume, +qui nous a désolés?</p> + +<p>—Non, non, je tousse toujours... Il y a un couloir +pernicieux. J'ai le dos glacé, dès que je sors de mon +cabinet.</p> + +<p>A partir de ce moment, Pierre se sentit tout petit et +perdu. On oubliait même de le présenter au cardinal. Et +il dut rester là pendant près d'une heure encore, regardant, +observant. Ce monde vieilli lui parut alors enfantin, +retourné à une enfance triste. Sous la morgue, la réserve +hautaine, il devinait maintenant une réelle timidité, la +méfiance inavouée d'une grande ignorance. Si la conversation +ne devenait pas générale, c'était que personne +n'osait; et il entendait, dans les coins, des bavardages +puérils et sans fin, les menues histoires de la semaine, les +petits bruits des sacristies et des salons. On se voyait fort +peu, les moindres aventures prenaient des proportions +énormes. Il finit par avoir la sensation nette qu'il se trouvait +transporté +dans un salon français du temps de +Charles X, au fond d'une de nos grandes villes épiscopales +de province. Aucun rafraîchissement n'était servi. +La vieille tante de Celia venait de s'emparer du cardinal +Sarno, qui ne répondait pas, hochant le menton de loin en +loin. Don Vigilio n'avait pas desserré les dents de la +soirée. Une longue conversation, à voix très basse, s'était +engagée entre Nani et Morano, tandis que donna Serafina, +qui se penchait pour les écouter, approuvait d'un lent +signe de tête. Sans doute, ils causaient du divorce de +Benedetta, car ils la regardaient de temps à autre, d'un air +grave. Et, au milieu de la vaste pièce, dans la clarté dormante +des lampes, il n'y avait que le groupe jeune, formé<a name="page_081" id="page_081"></a> +par Benedetta, Dario et Celia, qui semblât vivre, babillant +à demi-voix, étouffant parfois des rires.</p> + +<p>Tout d'un coup, Pierre fut frappé de la grande ressemblance +qu'il y avait entre Benedetta et le portrait de +Cassia, pendu au mur. C'était la même enfance délicate, +la même bouche de passion et les mêmes grands yeux +infinis, dans la même petite face ronde, raisonnable et +saine. Il y avait là, certainement, une âme droite et un +cœur de flamme. Puis, un souvenir lui revint, celui d'une +peinture de Guido Reni, l'adorable et candide tête de +Béatrice Cenci, dont le portrait de Cassia lui parut, à cet +instant, être l'exacte reproduction. Cette double ressemblance +l'émut, lui fit regarder Benedetta avec une inquiète +sympathie, comme si toute une fatalité violente de pays +et de race allait s'abattre sur elle. Mais elle était si +calme, l'air si résolu et si patient! Et, depuis qu'il se +trouvait dans ce salon, il n'avait surpris, entre elle et +Dario, aucune tendresse qui ne fût fraternelle et gaie, +surtout de sa part, à elle, dont le visage gardait la sérénité +claire des grands amours avouables. Un moment, Dario +lui avait pris les mains, en plaisantant, les avait serrées; +et, s'il s'était mis à rire un peu nerveusement, avec de +courtes flammes au bord des cils, elle, sans hâte, avait +dégagé ses doigts, comme en un jeu de vieux camarades +tendres. Elle l'aimait, visiblement, de tout son être, pour +toute la vie.</p> + +<p>Mais Dario ayant étouffé un léger bâillement, en regardant +sa montre, et s'étant esquivé, pour rejoindre des +amis qui jouaient chez une dame, Benedetta et Celia +vinrent s'asseoir sur un canapé, près de la chaise de +Pierre; et ce dernier surprit, sans le vouloir, quelques +mots de leurs confidences. La petite princesse était l'aînée +du prince Matteo Buongiovanni, père de cinq enfants +déjà, marié à une Mortimer, une Anglaise qui lui avait +apporté cinq millions. D'ailleurs, on citait les Buongiovanni +comme une des rares familles du patriciat de Rome riches<a name="page_082" id="page_082"></a> +encore, debout au milieu des ruines du passé croulant de +toutes parts. Eux aussi avaient compté deux papes, ce qui +n'empêchait pas le prince Matteo de s'être rallié au Quirinal, +sans toutefois se fâcher avec le Vatican. Fils lui-même +d'une Américaine, n'ayant plus dans les veines le pur sang +romain, il était d'une politique plus souple, fort avare, +disait-on, luttant pour garder un des derniers la richesse +et la toute-puissance de jadis, qu'il sentait condamnée +à l'inévitable mort. Et c'était dans cette famille, d'orgueil +superbe, dont l'éclat continuait à emplir la ville, qu'une +aventure venait d'éclater, soulevant des commérages sans +fin: l'amour brusque de Celia pour un jeune lieutenant, +à qui elle n'avait jamais parlé; l'entente passionnée des +deux amants qui se voyaient chaque jour au Corso, n'ayant +pour tout se dire que l'échange d'un regard; la volonté +tenace de la jeune fille qui, après avoir déclaré à son père +qu'elle n'aurait pas d'autre mari, attendait inébranlable, +certaine qu'on lui donnerait l'homme de son choix. Le +pis était que ce lieutenant, Attilio Sacco, se trouvait être +le fils du député Sacco, un parvenu, que le monde noir +méprisait, comme vendu au Quirinal, capable des plus +laides besognes.</p> + +<p>—C'est pour moi que Morano a parlé tout à l'heure, +murmurait Celia à l'oreille de Benedetta. Oui, oui, quand +il a maltraité le père d'Attilio, à propos de ce ministère +dont on s'occupe... Il a voulu m'infliger une leçon.</p> + +<p>Toutes deux s'étaient juré une éternelle tendresse, dès +le Sacré-Cœur, et Benedetta, son aînée de cinq ans, se +montrait maternelle.</p> + +<p>—Alors, tu n'es pas plus raisonnable, tu penses toujours +à ce jeune homme?</p> + +<p>—Oh! chère, vas-tu me faire de la peine, toi aussi!... +Attilio me plaît, et je le veux. Lui, entends-tu! et pas un +autre. Je le veux, je l'aurai, parce qu'il m'aime et que +je l'aime... C'est tout simple.</p> + +<p>Pierre, saisi, la regarda. Elle était un lis candide et<a name="page_083" id="page_083"></a> +fermé, avec sa douce figure de vierge. Un front et un nez +d'une pureté de fleur, une bouche d'innocence aux lèvres +closes sur les dents blanches, des yeux d'eau de source, +clairs et sans fond. Et pas un frisson sur les joues d'une +fraîcheur de satin, pas une inquiétude ni une curiosité +dans le regard ingénu. Pensait-elle? Savait-elle? Qui +aurait pu le dire! Elle était la vierge dans tout son +inconnu redoutable.</p> + +<p>—Ah! chère, reprit Benedetta, ne recommence pas +ma triste histoire. Ça ne réussit guère, de marier le pape +et le roi.</p> + +<p>—Mais, dit Celia avec tranquillité, tu n'aimais pas +Prada, tandis que moi j'aime Attilio. La vie est là, il faut +aimer.</p> + +<p>Cette parole, prononcée si naturellement par cette +enfant ignorante, troubla Pierre à un tel point, qu'il sentit +des larmes lui monter aux yeux. L'amour, oui! c'était +la solution à toutes les querelles, l'alliance entre les +peuples, la paix et la joie dans le monde entier. Mais +donna Serafina s'était levée, en se doutant du sujet de +conversation qui animait les deux amies. Et elle jeta un +coup d'œil à don Vigilio, que celui-ci comprit, car il vint +dire tout bas à Pierre que l'heure était venue de se retirer. +Onze heures sonnaient, Celia partait avec sa tante, sans +doute l'avocat Morano voulait garder un instant le cardinal +Sarno et Nani pour causer en famille de quelque difficulté +qui se présentait, entravant l'affaire du divorce. Dans le +premier salon, lorsque Benedetta eut baisé Celia sur les +deux joues, elle prit congé de Pierre avec beaucoup de +bonne grâce.</p> + +<p>—Demain matin, en répondant au vicomte, je lui dirai +combien nous sommes heureux de vous avoir, et pour +plus longtemps que vous ne croyez... N'oubliez pas, à dix +heures, de descendre saluer mon oncle le cardinal.</p> + +<p>En haut, au troisième étage, comme Pierre et don +Vigilio, tenant chacun un bougeoir que le domestique<a name="page_084" id="page_084"></a> +leur avait remis, allaient se séparer devant leurs portes, +le premier ne put s'empêcher de poser au second une +question qui le tracassait.</p> + +<p>—C'est un personnage très influent que monsignor +Nani?</p> + +<p>Don Vigilio s'effara de nouveau, fit un simple geste en +ouvrant les deux bras, comme pour embrasser le monde. +Puis, ses yeux flambèrent, une curiosité parut le saisir à +son tour.</p> + +<p>—Vous le connaissiez déjà, n'est-ce-pas? demanda-t-il +sans répondre.</p> + +<p>—Moi! pas du tout!</p> + +<p>—Vraiment!... Il vous connaît très bien, lui! Je l'ai +entendu parler de vous, lundi dernier, en des termes si +précis, qu'il m'a semblé au courant des plus petits détails +de votre vie et de votre caractère.</p> + +<p>—Jamais je n'avais même entendu prononcer son +nom.</p> + +<p>—Alors, c'est qu'il se sera renseigné.</p> + +<p>Et don Vigilio salua, rentra dans sa chambre; tandis +que Pierre, qui s'étonnait de trouver la porte de la sienne +ouverte, en vit sortir Victorine, de son air tranquille et +actif.</p> + +<p>—Ah! monsieur l'abbé, j'ai voulu m'assurer par moi-même +que vous ne manquiez de rien. Vous avez de la +bougie, vous avez de l'eau, du sucre, des allumettes... Et, +le matin, que prenez-vous? Du café? Non! du lait pur, +avec un petit pain. Bon! pour huit heures, n'est-ce pas?... +Et reposez-vous, dormez bien. Moi, les premières nuits, +oh! j'ai eu une peur des revenants, dans ce vieux palais! +Mais je n'en ai jamais vu la queue d'un. Quand on est +mort, on est trop content de l'être, on se repose.</p> + +<p>Pierre, enfin, se trouva seul, heureux de se détendre, +d'échapper au malaise de l'inconnu, de ce salon, de ces +gens, qui se mêlaient, s'effaçaient en lui comme des +ombres, sous la lumière dormante des lampes. Les<a name="page_085" id="page_085"></a> +revenants, ce sont les vieux morts d'autrefois dont les +âmes en peine reviennent aimer et souffrir, dans la +poitrine des vivants d'aujourd'hui. Et, malgré son long +repos de la journée, jamais il ne s'était senti si las, si +désireux de sommeil, l'esprit confus et brouillé, craignant +bien de n'avoir rien compris. Lorsqu'il se mit à se +déshabiller, l'étonnement d'être là, de se coucher là, le +reprit avec une intensité telle, qu'il crut un moment être +un autre. Que pensait tout ce monde de son livre? Pourquoi +l'avait-on fait venir en ce froid logis qu'il devinait +hostile? Était-ce donc pour l'aider ou pour le vaincre? Et +il ne revoyait, dans la lueur jaune, dans le morne coucher +d'astre du salon, que donna Serafina et l'avocat Morano, +aux deux coins de la cheminée, tandis que, derrière la +tête passionnée et calme de Benedetta, apparaissait la face +souriante de monsignor Nani, aux yeux de ruse, aux lèvres +d'indomptable énergie.</p> + +<p>Il se coucha, puis se releva, étouffant, ayant un tel +besoin d'air frais et libre, qu'il alla ouvrir toute grande la +fenêtre, pour s'y accouder. Mais la nuit était d'un noir +d'encre, les ténèbres avaient submergé l'horizon. Au firmament, +des brumes devaient cacher les étoiles, la voûte +opaque pesait, d'une lourdeur de plomb; et, en face, les +maisons du Transtévère dormaient depuis longtemps, pas +une fenêtre ne luisait, un bec de gaz scintillait seul, au +loin, comme une étincelle perdue. Vainement il chercha le +Janicule. Tout sombrait au fond de cette mer du néant, les +vingt-quatre siècles de Rome, le Palatin antique et le +moderne Quirinal, le dôme géant de Saint-Pierre, effacé +du ciel par le flot d'ombre. Et, au-dessous de lui, il ne +voyait pas, n'entendait même pas le Tibre, le fleuve mort +dans la ville morte.<a name="page_086" id="page_086"></a></p> + +<h3><a name="III" id="III"></a>III</h3> + +<p>A dix heures moins un quart, le lendemain matin, +Pierre descendit au premier étage du palais, pour se présenter +à l'audience du cardinal Boccanera. Il venait de +se réveiller plein de courage, repris par l'enthousiasme +naïf de sa foi; et rien n'était resté de son singulier accablement +de la veille, des doutes et des soupçons qui +l'avaient saisi, au premier contact de Rome, dans la +fatigue de l'arrivée. Il faisait si beau, le ciel était si pur, +que son cœur s'était remis à battre d'espérance.</p> + +<p>Sur le vaste palier, la porte de la première antichambre +se trouvait large ouverte, à deux battants. Le cardinal, +un des derniers cardinaux du patriciat romain, tout en +fermant les salons de gala dont les fenêtres donnaient sur +la rue et qui se pourrissaient de vétusté, avait gardé l'appartement +de réception d'un de ses grands-oncles, cardinal +comme lui, vers la fin du dix-huitième siècle. C'était +une série de quatre immenses pièces, hautes de six +mètres, qui prenaient jour sur la ruelle en pente, descendant +au Tibre; et le soleil n'y pénétrait jamais, barré par +les noires maisons d'en face. L'installation avait donc été +conservée dans tout le faste et la pompe des princes d'autrefois, +grands dignitaires de l'Église. Mais aucune réparation +n'était faite, aucun soin n'était pris, les tentures +pendaient en loques, la poussière mangeait les meubles, +au milieu d'une complète insouciance, où l'on sentait +comme une volonté hautaine d'arrêter le temps.</p> + +<p>Pierre éprouva un léger saisissement, en entrant dans<a name="page_087" id="page_087"></a> +la première pièce, l'antichambre des domestiques. Jadis, +deux gendarmes pontificaux, en tenue, restaient là à +demeure, parmi un flot de valets; et un seul domestique, +aujourd'hui, augmentait encore par sa présence fantomatique +la mélancolie de cette vaste salle, à demi +obscure. Surtout ce qui frappait la vue, en face des +fenêtres, c'était un autel drapé de rouge, surmonté d'un +baldaquin tendu de rouge, sous lequel étaient brodées les +armes des Boccanera, le dragon ailé, soufflant des +flammes, avec la devise: <i>Bocca nera, Alma rossa.</i> Et le +chapeau rouge du grand-oncle, l'ancien grand chapeau de +cérémonie, se trouvait également là, ainsi que les deux +coussins de soie rouge et les deux antiques parasols, +pendus au mur, qu'on emportait dans le carrosse, à chaque +sortie. Au milieu de l'absolu silence, on croyait entendre +le petit bruit discret des mites qui rongeaient depuis un +siècle tout ce passé mort, qu'un coup de plumeau aurait +fait tomber en poudre.</p> + +<p>La seconde antichambre, celle où se tenait autrefois le +secrétaire, une salle aussi vaste, était vide; et Pierre dut +la traverser, il ne découvrit don Vigilio que dans la troisième, +l'antichambre noble. Avec son personnel désormais +réduit au strict nécessaire, le cardinal avait préféré avoir +son secrétaire sous la main, à la porte même de l'ancienne +salle du trône, dans laquelle il recevait. Et don Vigilio, +si maigre, si jaune, si frissonnant de fièvre, était là comme +perdu, à une toute petite et pauvre table noire, chargée +de papiers. Plongé au fond d'un dossier, il leva la tête, +reconnut le visiteur; et, d'une voix basse, à peine un +murmure dans le silence:</p> + +<p>—Son Éminence est occupée... Veuillez attendre.</p> + +<p>Puis, il se replongea dans sa lecture, sans doute pour +échapper à toute tentative de conversation.</p> + +<p>N'osant s'asseoir, Pierre examina la pièce. Elle était +peut-être encore plus délabrée que les deux autres, avec sa +tenture de damas vert, élimée par l'âge, pareille à la mousse<a name="page_088" id="page_088"></a> +qui se décolore sur les vieux arbres. Mais le plafond restait +superbe, toute une décoration somptueuse, une haute +frise dont les ornements peints et dorés encadraient +un Triomphe d'Amphitrite, d'un des élèves de Raphaël. +Et, selon l'antique usage, c'était dans cette pièce que la +barrette était posée, sur une crédence, au pied d'un grand +crucifix d'ébène et d'ivoire.</p> + +<p>Mais, comme il s'habituait au demi-jour, il fut tout d'un +coup très intéressé par un portrait en pied du cardinal, +peint récemment. Celui-ci y était représenté en grand costume +de cérémonie, la soutane de moire rouge, le rochet de +dentelle, la cappa jetée royalement sur les épaules. Et ce +haut vieillard de soixante-dix ans avait gardé, dans ce +vêtement d'Église, son allure fière de prince, entièrement +rasé, les cheveux si blancs et si drus encore, qu'ils foisonnaient +en boucles sur les épaules. C'était le masque dominateur +des Boccanera, le nez fort, la bouche grande, aux +lèvres minces, dans une face longue, coupée de larges +plis; et surtout les yeux de sa race éclairaient la face pâle, +des yeux très bruns, de vie ardente, sous des sourcils +épais, restés noirs. La tête laurée, il aurait rappelé les +têtes des empereurs romains, très beau et maître du +monde, comme si le sang d'Auguste avait battu dans ses +veines.</p> + +<p>Pierre savait son histoire, et ce portrait l'évoquait en +lui. Élevé au Collège des Nobles, Pio Boccanera n'avait +quitté Rome qu'une fois, très jeune, à peine diacre, pour +aller à Paris présenter une barrette, comme ablégat. Puis, +sa carrière ecclésiastique s'était déroulée souverainement, +les honneurs lui étaient venus d'une façon toute naturelle, +dus à sa naissance: consacré de la main même de Pie IX, +fait plus tard chanoine de la Basilique vaticane et camérier +secret participant, nommé Majordome après l'occupation +italienne, et enfin cardinal en 1874. Depuis quatre +ans, il était camerlingue, et l'on racontait tout bas que +Léon XIII l'avait choisi pour cette charge, comme Pie IX<a name="page_089" id="page_089"></a> +autrefois l'avait choisi lui-même, afin de l'écarter de la +succession au trône pontifical; car, si, en le nommant, le +conclave avait méconnu la tradition qui voulait que le +camerlingue ne pût être élu pape, sans doute reculerait-on +devant une infraction nouvelle. Et l'on disait encore que +la lutte sourde continuait, comme sous le règne passé, +entre le pape et le camerlingue, ce dernier à l'écart, +condamnant la politique du Saint-Siège, d'opinion radicalement +opposée en tout, attendant muet, dans le néant +actuel de sa charge, la mort du pape, qui lui donnerait le +pouvoir intérimaire jusqu'à l'élection du pape nouveau, +le devoir d'assembler le conclave et de veiller à la bonne +expédition transitoire des affaires de l'Église. L'ambition +de la papauté, le rêve de recommencer l'aventure du cardinal +Pecci, camerlingue et pape, n'était-il pas derrière +ce grand front sévère, dans la flamme même de ces regards +noirs? Son orgueil de prince romain ne connaissait que +Rome, il se faisait presque une gloire d'ignorer totalement +le monde moderne, et il se montrait d'ailleurs très pieux, +d'une religion austère, d'une foi pleine et solide, incapable +du plus léger doute.</p> + +<p>Mais un chuchotement tira Pierre de ses réflexions. +C'était don Vigilio qui l'invitait à s'asseoir, de son air +prudent.</p> + +<p>—Ce sera long peut-être, vous pouvez prendre un +tabouret.</p> + +<p>Et il se mit à couvrir une grande feuille jaunâtre d'une +écriture fine, tandis que Pierre, machinalement, pour +obéir, s'asseyait, sur un des tabourets de chêne, rangés +le long du mur, en face du portrait. Il retomba dans une +rêverie, il crut voir renaître et éclater, autour de lui, le +faste princier d'un des cardinaux d'autrefois. D'abord, le +jour où il était nommé, le cardinal donnait des fêtes, des +réjouissances publiques, dont certaines sont citées encore +pour leur splendeur. Pendant trois journées, les portes +des salons de réception restaient grandes ouvertes, entrait<a name="page_090" id="page_090"></a> +qui voulait; et, de salle en salle, des huissiers lançaient, +répétaient les noms, patriciat, bourgeoisie, menu peuple, +Rome entière, que le nouveau cardinal accueillait avec +une bonté souveraine, tel qu'un roi ses sujets. Puis, c'était +toute une royauté organisée, certains cardinaux jadis déplaçaient +plus de cinq cents personnes avec eux, avaient +une maison qui comprenait seize offices, vivaient au milieu +d'une véritable cour. Même, plus récemment, lorsque +la vie se fut simplifiée, un cardinal, s'il était prince, +avait droit à un train de gala de quatre voitures, attelées +de chevaux noirs. Quatre domestiques le précédaient, en +livrée à ses armes, portant le chapeau, les coussins et les +parasols. Il était en outre accompagné du secrétaire en +manteau de soie violette, du caudataire revêtu de la +croccia, sorte de douillette en laine violette, avec des +revers de soie, et du gentilhomme, en costume Henri II, +tenant la barrette entre ses mains gantées. Quoique diminué +déjà, le train de maison comprenait encore l'auditeur +chargé du travail des congrégations, le secrétaire uniquement +employé à la correspondance, le maître de chambre +qui introduisait les visiteurs, le gentilhomme qui portait +la barrette, et le caudataire, et le chapelain, et le maître +de maison, et le valet de chambre, sans compter la nuée +des valets en sous-ordre, les cuisiniers, les cochers, les +palefreniers, un véritable peuple dont bourdonnaient les +palais immenses. Et c'était de ce peuple que Pierre, par +la pensée, remplissait les trois vastes antichambres, précédant +la salle du trône, c'était ce flot de laquais en +livrée bleue, aux passementeries armoriées, ce monde +d'abbés et de prélats en manteaux de soie, qui revivait +devant lui, mettant toute une vie passionnée et magnifique +sous les hauts plafonds vides, dans les demi-ténèbres +qu'il éclairait de sa splendeur ressuscitée.</p> + +<p>Mais, aujourd'hui, surtout depuis l'entrée des Italiens +à Rome, les grandes fortunes des princes romains s'étaient +presque toutes effondrées, et le faste des hauts dignitaires<a name="page_091" id="page_091"></a> +de l'Église avait disparu. Dans sa ruine, le patriciat, +s'écartant des charges ecclésiastiques, mal rémunérées, de +gloire médiocre, les abandonnait à l'ambition de la petite +bourgeoisie. Le cardinal Boccanera, le dernier prince +d'antique noblesse revêtu de la pourpre, n'avait guère, +pour tenir son rang, que trente mille francs environ, les +vingt-deux mille francs de sa charge, augmentés de ce que +lui rapportaient certaines autres fonctions; et jamais il +n'aurait pu s'en tirer, si donna Serafina n'était venue +à son aide, avec les miettes de l'ancienne fortune +patrimoniale, qu'il avait jadis abandonnée à ses deux +sœurs et à son frère. Donna Serafina et Benedetta faisaient +ménage à part, vivaient chez elles, avec leur table, leurs +dépenses personnelles, leurs domestiques. Le cardinal +n'avait avec lui que son neveu Dario, et jamais il ne donnait +un dîner ni une réception. La plus grande dépense était +son unique voiture, le lourd carrosse à deux chevaux que +le cérémonial lui imposait, car un cardinal ne peut marcher +à pied dans Rome. Encore son cocher, un vieux serviteur, +lui épargnait-il un palefrenier, par son entêtement +à soigner seul le carrosse et les deux chevaux noirs, +vieillis comme lui dans la famille. Il y avait deux laquais, +le père et le fils, ce dernier né au palais. La femme du +cuisinier aidait à la cuisine. Mais les réductions portaient +plus encore sur l'antichambre noble et sur la première +antichambre; tout l'ancien personnel si brillant et si nombreux +se réduisait maintenant à deux petits prêtres, don +Vigilio, le secrétaire, qui était en même temps l'auditeur +et le maître de maison, et l'abbé Paparelli, le caudataire, +qui servait aussi de chapelain et de maître de chambre. +Où la foule des gens à gages de toutes conditions avait +circulé, emplissant les salles de leur éclat, on ne voyait +plus que ces deux petites soutanes noires filer sans bruit, +deux ombres discrètes perdues dans la grande ombre des +pièces mortes.</p> + +<p>Et comme Pierre la comprenait, à présent, la hautaine<a name="page_092" id="page_092"></a> +insouciance du cardinal, laissant le temps achever son +œuvre de ruine, dans ce palais des ancêtres, auquel il ne +pouvait rendre la vie glorieuse d'autrefois! Bâti pour cette +vie, pour le train souverain d'un prince du seizième +siècle, le logis croulait, déserté et noir, sur la tête de son +dernier maître, qui n'avait plus assez de serviteurs pour +le remplir, et qui n'aurait pas su comment payer le plâtre +nécessaire aux réparations. Alors, puisque le monde +moderne se montrait hostile, puisque la religion n'était +plus reine, puisque la société était changée et qu'on allait +à l'inconnu, au milieu de la haine et de l'indifférence des +générations nouvelles, pourquoi donc ne pas laisser le +vieux monde tomber en poudre, dans l'orgueil obstiné de +sa gloire séculaire? Les héros seuls mouraient debout, +sans rien abandonner du passé, fidèles jusqu'au dernier +souffle à la même foi, n'ayant plus que la douloureuse +bravoure, l'infinie tristesse d'assister à la lente agonie de +leur Dieu. Et, dans le haut portrait du cardinal, dans sa +face pâle, si fière, si désespérée et brave, il y avait cette +volonté têtue de s'anéantir sous les décombres du vieil +édifice social, plutôt que d'en changer une seule pierre.</p> + +<p>Le prêtre fut tiré de sa rêverie par le frôlement d'une +marche furtive, un petit trot de souris, qui lui fit tourner +la tête. Une porte venait de s'ouvrir dans la tenture, et il +eut la surprise de voir s'arrêter devant lui un abbé d'une +quarantaine d'années, gros et court, qu'on aurait pris pour +une vieille fille en jupe noire, très âgée déjà, tellement +sa face molle était couturée de rides. C'était l'abbé +Paparelli, le caudataire, le maître de chambre, qui, à ce +dernier titre, se trouvait chargé d'introduire les visiteurs; +et il allait questionner celui-ci, en l'apercevant là, lorsque +don Vigilio intervint, pour le mettre au courant.</p> + +<p>—Ah! bien, bien! monsieur l'abbé Froment, que Son +Éminence daignera recevoir... Il faut attendre, il faut +attendre.</p> + +<p>Et, de sa marche roulante et muette, il alla reprendre<a name="page_093" id="page_093"></a> +sa place dans la seconde antichambre, où il se tenait d'habitude.</p> + +<p>Pierre n'aima point ce visage de vieille dévote, blêmi +par le célibat, ravagé par des pratiques trop rudes; et, +comme don Vigilio ne s'était pas remis au travail, la tête +lasse, les mains brûlées de fièvre, il se hasarda à le questionner. +Oh! l'abbé Paparelli, un homme de la foi la plus +vive, qui restait par simple humilité dans un poste modeste, +près de Son Éminence! D'ailleurs, celle-ci voulait bien +l'en récompenser, en ne dédaignant pas, parfois, d'écouter +ses avis. Et il y avait, dans les yeux ardents de don Vigilio, +une sourde ironie, une colère voilée encore, tandis qu'il +continuait à examiner Pierre, l'air rassuré un peu, gagné +par l'évidente droiture de cet étranger, qui ne devait +faire partie d'aucune bande. Aussi finissait-il par se +départir de sa continue et maladive méfiance. Il s'abandonna +jusqu'à causer un instant.</p> + +<p>—Oui, oui, il y a parfois beaucoup de besogne, et +assez dure... Son Éminence appartient à plusieurs congrégations, +le Saint-Office, l'Index, les Rites, la Consistoriale. +Et, pour l'expédition des affaire qui lui incombent, +c'est entre mes mains que tous les dossiers arrivent. Il +faut que j'étudie chaque affaire, que je fasse un rapport, +enfin que je débrouille la besogne... Sans compter que +toute la correspondance, d'autre part, me passe par les +mains. Heureusement, Son Éminence est un saint, qui +n'intrigue ni pour lui ni pour les autres, ce qui nous +permet de vivre un peu à l'écart.</p> + +<p>Pierre s'intéressait vivement à ces détails intimes d'une +de ces existences de prince de l'Église, si cachées d'ordinaire, +déformées souvent par la légende. Il sut que le +cardinal, hiver comme été, se levait à six heures du +matin. Il disait sa messe dans sa chapelle, une petite +pièce, meublée seulement d'un autel en bois peint, et où +personne n'entrait jamais. D'ailleurs, son appartement +particulier ne se composait que d'une chambre à coucher,<a name="page_094" id="page_094"></a> +une salle à manger et un cabinet de travail, des pièces +modestes, étroites, qu'on avait taillées dans une grande +salle, à l'aide de cloisons. Il y vivait très enfermé, sans +luxe aucun, en homme sobre et pauvre. A huit heures, il +déjeunait, une tasse de lait froid. Puis, les matins de +séance, il se rendait aux congrégations dont il faisait +partie; ou bien, il restait chez lui, à recevoir. Le dîner +était à une heure, et la sieste venait ensuite, jusqu'à +quatre heures et même cinq en été, la sieste de Rome, le +moment sacré, pendant lequel pas un domestique n'aurait +osé même frapper à la porte. Les jours de beau temps, au +réveil, il faisait une promenade en voiture, du côté de +l'ancienne voie Appienne, d'où il revenait au coucher du +soleil, lorsqu'on sonnait l'<i>Ave Maria</i>. Et enfin, après avoir +reçu de sept à neuf, il soupait, rentrait dans sa chambre, +ne reparaissait plus, travaillait seul ou se couchait. Les +cardinaux vont chez le pape deux ou trois fois par mois, à +jours fixes, pour les besoins du service. Mais, depuis +bientôt un an, le camerlingue n'avait pas été admis en +audience particulière, ce qui était un signe de disgrâce, +une preuve de guerre, dont tout le monde noir causait +bas, avec prudence.</p> + +<p>—Son Éminence est un peu rude, continuait don Vigilio +doucement, heureux de parler, dans un moment de +détente. Mais il faut la voir sourire, lorsque sa nièce, la +contessina, qu'elle adore, descend l'embrasser... Vous +savez que, si vous êtes bien reçu, vous le devrez à la +contessina...</p> + +<p>A ce moment, il fut interrompu. Un bruit de voix venait +de la deuxième antichambre, et il se leva vivement, il +s'inclina très bas, en voyant entrer un gros homme à la +soutane noire ceinturée de rouge, coiffé d'un chapeau +noir à torsade rouge et or, et que l'abbé Paparelli amenait, +avec tout un déploiement d'humbles révérences. Il +avait fait signe à Pierre de se lever également, il put lui +souffler encore:<a name="page_095" id="page_095"></a></p> + +<p>—Le cardinal Sanguinetti, préfet de la congrégation +de l'Index.</p> + +<p>Mais l'abbé Paparelli se prodiguait, s'empressait, répétait +d'un air de béate satisfaction:</p> + +<p>—Votre Éminence révérendissime est attendue. J'ai +ordre de l'introduire tout de suite... Il y a déjà là Son +Éminence le Grand Pénitencier.</p> + +<p>Sanguinetti, la voix haute, le pas sonore, eut un éclat +brusque et familier.</p> + +<p>—Oui, oui, une foule d'importuns qui m'ont retenu! +On ne fait jamais ce qu'on veut. Enfin, j'arrive.</p> + +<p>C'était un homme de soixante ans, trapu et gras, la +face ronde et colorée, avec un nez énorme, des lèvres +épaisses, des yeux vifs toujours en mouvement. Mais il +frappait surtout par son air de jeunesse active, turbulente +presque, les cheveux bruns encore, à peine semés +de fils d'argent, très soignés, ramenés en boucles sur +les tempes. Il était né à Viterbe, avait fait ses classes au +séminaire de cette ville, avant de venir à Rome les +achever à l'Université Grégorienne. Ses états de service +ecclésiastique disaient son chemin rapide, son intelligence +souple: d'abord, secrétaire de nonciature à Lisbonne; +ensuite, nommé évêque titulaire de Thèbes et chargé d'une +mission délicate, au Brésil; dès son retour, fait nonce à +Bruxelles, puis à Vienne; et enfin cardinal, sans compter +qu'il venait d'obtenir l'évêché suburbicaire de Frascati. +Rompu aux affaires, ayant pratiqué toute l'Europe, il +n'avait contre lui que son ambition trop affichée, son +intrigue toujours aux aguets. On le disait maintenant irréconciliable, +exigeant de l'Italie la reddition de Rome, +bien qu'autrefois il eût fait des avances au Quirinal. Dans +sa furieuse passion d'être le pape de demain, il sautait +d'une opinion à une autre, se donnait mille peines pour +conquérir des gens, qu'il lâchait ensuite. Deux fois déjà, +il s'était fâché avec Léon XIII, puis avait cru politique de +faire sa soumission. La vérité était que, candidat presque<a name="page_096" id="page_096"></a> +avoué à la papauté, il s'usait par son continuel effort, +trempant dans trop de choses, remuant trop de monde.</p> + +<p>Mais Pierre n'avait vu en lui que le préfet de la congrégation +de l'Index; et une idée seule l'émotionnait, +celle que cet homme allait décider du sort de son livre. +Aussi, lorsque le cardinal eut disparu et que l'abbé Paparelli +fut retourné dans la deuxième antichambre, ne +put-il s'empêcher de demander à don Vigilio:</p> + +<p>—Leurs Éminences le cardinal Sanguinetti et le cardinal +Boccanera sont donc très liées?</p> + +<p>Un sourire pinça les lèvres du secrétaire, pendant +que ses yeux flambaient d'une ironie dont il n'était +plus maître.</p> + +<p>—Oh! très liées, non, non!... Elles se voient, quand +elles ne peuvent pas faire autrement.</p> + +<p>Et il expliqua qu'on avait des égards pour la haute +naissance du cardinal Boccanera, de sorte qu'on se réunissait +volontiers chez lui, lorsqu'une affaire grave se +présentait, comme ce jour-là précisément, nécessitant +une entrevue, en dehors des séances habituelles. Le cardinal +Sanguinetti était le fils d'un petit médecin de +Viterbe.</p> + +<p>—Non, non! Leurs Éminences ne sont pas liées du +tout... Quand on n'a ni les mêmes idées, ni le même +caractère, il est bien difficile de s'entendre. Et surtout +quand on se gêne!</p> + +<p>Il avait dit cela plus bas, comme à lui-même, avec son +sourire mince. D'ailleurs, Pierre écoutait à peine, tout à +sa préoccupation personnelle.</p> + +<p>—Peut-être bien est-ce pour une affaire de l'Index +qu'ils sont réunis? demanda-t-il.</p> + +<p>Don Vigilio devait savoir le motif de la réunion. Mais il +se contenta de répondre que, pour une affaire de l'Index, la +réunion aurait eu lieu chez le préfet de la congrégation. Et +Pierre, cédant à son impatience, en fut réduit à lui poser +une question directe.<a name="page_097" id="page_097"></a></p> + +<p>—Mon affaire à moi, l'affaire de mon livre, vous la +connaissez, n'est-ce pas? Puisque Son Éminence fait +partie de la congrégation, et que les dossiers vous passent +par les mains, vous pourriez peut-être me donner quelque +utile renseignement. Je ne sais rien, et j'ai une telle hâte +de savoir!</p> + +<p>Du coup, don Vigilio fut repris de son inquiétude effarée. +Il bégaya d'abord, disant qu'il n'avait pas vu le +dossier, ce qui était vrai.</p> + +<p>—Je vous assure, aucune pièce ne nous est encore +parvenue, j'ignore absolument tout.</p> + +<p>Puis, comme le prêtre allait insister, il lui fit signe +de se taire, il se remit à écrire, jetant des regards furtifs +vers la deuxième antichambre, craignant sans doute que +l'abbé Paparelli n'écoutât. Décidément, il avait parlé +beaucoup trop. Et il se rapetissait à sa table, fondu, +disparu dans son coin d'ombre.</p> + +<p>Alors, Pierre revint à sa rêverie, envahi de nouveau +par tout cet inconnu qui l'entourait, par la tristesse +ancienne et ensommeillée des choses. D'interminables +minutes durent s'écouler, il était près de onze heures. Et +un bruit de porte, un bruit de voix l'éveilla enfin. Il +s'inclina respectueusement devant le cardinal Sanguinetti, +qui s'en allait en compagnie d'un autre cardinal, +très maigre, très grand, avec une figure grise et longue +d'ascète. Mais ni l'un ni l'autre ne parut même apercevoir +ce simple petit prêtre étranger, incliné ainsi sur leur +passage. Ils causaient haut, familièrement.</p> + +<p>—Ah! oui, le vent descend, il a fait plus chaud +qu'hier.</p> + +<p>—C'est à coup sûr du siroco pour demain.</p> + +<p>Le silence retomba, solennel, dans la grande pièce +obscure. Don Vigilio écrivait toujours, sans qu'on entendît +le petit bruit de sa plume sur le dur papier jaunâtre. Il +y eut un léger tintement de sonnette fêlée. Et l'abbé +Paparelli accourut de la deuxième antichambre, disparut<a name="page_098" id="page_098"></a> +un instant dans la salle du trône, puis revint appeler +d'un signe Pierre, qu'il annonça d'une voix légère.</p> + +<p>—Monsieur l'abbé Pierre Froment.</p> + +<p>La salle, très grande, était une ruine, elle aussi. Sous +l'admirable plafond de bois sculpté et doré, les tentures +rouges des murs, une brocatelle à grandes palmes, s'en +allaient en lambeaux. On avait fait quelques reprises, +mais l'usure moirait de tons pâles la pourpre sombre de +la soie, autrefois d'un faste éclatant. La curiosité de la +pièce était l'ancien trône, le fauteuil de velours rouge où +prenait place jadis le Saint-Père, quand il rendait visite +au cardinal. Un dais, également de velours rouge, le surmontait, +sous lequel se trouvait accroché le portrait du +pape régnant. Et, selon la règle, le fauteuil était retourné +contre le mur, pour indiquer que personne ne devait s'y +asseoir. D'ailleurs, il n'y avait pour tout mobilier, dans +la vaste salle, que des canapés, des fauteuils, des chaises, +et une merveilleuse table Louis XIV, de bois doré, +à dessus de mosaïque, représentant l'enlèvement d'Europe.</p> + +<p>Mais Pierre ne vit d'abord que le cardinal Boccanera, +debout près d'une autre table, qui lui servait de bureau. +Dans sa simple soutane noire, liserée et boutonnée de +rouge, celui-ci lui apparaissait plus grand et plus fier +encore que sur son portrait, dans son costume de cérémonie. +C'étaient bien les cheveux blancs en boucles, +la face longue, coupée de larges plis, au nez fort et aux +lèvres minces; et c'étaient les yeux ardents éclairant +la face pâle, sous les épais sourcils restés noirs. Seulement, +le portrait ne donnait pas la souveraine et tranquille +foi qui se dégageait de cette haute figure, une +certitude totale de savoir où était la vérité, et une absolue +volonté de s'y tenir à jamais.</p> + +<p>Boccanera n'avait pas bougé, regardant fixement, de +son regard noir, s'avancer le visiteur; et le prêtre, qui +connaissait le cérémonial, s'agenouilla, baisa la grosse<a name="page_099" id="page_099"></a> +émeraude qu'il portait au doigt. Mais, tout de suite, le +cardinal le releva.</p> + +<p>—Mon cher fils, soyez le bienvenu chez nous.... Ma +nièce m'a parlé de votre personne avec tant de sympathie, +que je suis heureux de vous recevoir.</p> + +<p>Il s'était assis près de la table, sans lui dire encore de +prendre lui-même une chaise, et il continuait à l'examiner, +en parlant d'une voix lente, fort polie.</p> + +<p>—C'est hier matin que vous êtes arrivé, et bien fatigué, +n'est-ce pas?</p> + +<p>—Votre Éminence est trop bonne... Oui, brisé, autant +d'émotion que de fatigue. Ce voyage est pour moi si +grave!</p> + +<p>Le cardinal sembla ne pas vouloir entamer dès les +premiers mots la question sérieuse.</p> + +<p>—Sans doute, il y a tout de même loin de Paris à +Rome. Aujourd'hui, ça se fait assez rapidement. Mais, +jadis, quel voyage interminable!</p> + +<p>Sa parole se ralentit.</p> + +<p>—Je suis allé à Paris une seule fois, oh! il y a longtemps, +cinquante ans bientôt, et pour y passer une +semaine à peine... Une grande et belle ville, oui, oui! +beaucoup de monde dans les rues, des gens très bien +élevés, un peuple qui a fait des choses admirables. On ne +peut l'oublier, même dans les tristes heures actuelles, la +France a été la fille aînée de l'Église... Depuis cet unique +voyage, je n'ai pas quitté Rome.</p> + +<p>Et, d'un geste de tranquille dédain, il acheva sa pensée. +A quoi bon des courses au pays du doute et de la rébellion? +Est-ce que Rome ne suffisait pas, Rome qui gouvernait +le monde, la ville éternelle qui, aux temps prédits, +devait redevenir la capitale du monde?</p> + +<p>Pierre, muet, évoquant en lui le prince violent et +batailleur d'autrefois, réduit à porter cette simple soutane, +le trouva beau, dans son orgueilleuse conviction que +Rome se suffisait à elle-même. Mais cette obstination<a name="page_100" id="page_100"></a> +d'ignorance, cette volonté de ne tenir compte des autres +nations que pour les traiter en vassales, l'inquiétèrent, +lorsque, par un retour sur lui-même, il songea au motif +qui l'amenait. Et, comme le silence s'était fait, il crut +devoir rentrer en matière par un hommage.</p> + +<p>—Avant toute autre démarche, j'ai voulu mettre mon +respect aux pieds de Votre Éminence, car c'est en elle +seule que j'espère, c'est elle que je supplie de vouloir bien +me conseiller et me diriger.</p> + +<p>De la main, alors, Boccanera l'invita à s'asseoir sur +une chaise, en face de lui.</p> + +<p>—Certainement, mon cher fils, je ne vous refuse pas +mes conseils. Je les dois à tout chrétien désireux de bien +faire. Vous auriez tort, seulement, de compter sur mon +influence: elle est nulle. Je vis complètement à l'écart, +je ne puis et ne veux rien demander... Voyons, cela ne +va pas nous empêcher de causer un peu.</p> + +<p>Il continua, aborda très franchement la question, sans +ruse aucune, en esprit absolu et vaillant qui ne redoute +pas les responsabilités.</p> + +<p>—N'est-ce pas? vous avez écrit un livre, <i>la Rome +nouvelle</i>, je crois, et vous venez pour défendre ce livre, +qui est déféré à la congrégation de l'Index... Moi, je +ne l'ai pas encore lu. Vous comprenez que je ne puis +tout lire. Je lis seulement les œuvres que m'envoie la +congrégation, dont je fais partie depuis l'an dernier; et +même je me contente souvent du rapport que rédige pour +moi mon secrétaire... Mais ma nièce Benedetta a lu votre +livre, et elle m'a dit qu'il ne manquait pas d'intérêt, qu'il +l'avait d'abord un peu étonnée et beaucoup émue ensuite... +Je vous promets donc de le parcourir, d'en étudier les passages +incriminés avec le plus grand soin.</p> + +<p>Pierre saisit l'occasion, pour commencer à plaider sa +cause. Et il pensa que le mieux était d'indiquer tout de +suite ses références, à Paris.</p> + +<p>—Votre Éminence comprend ma stupeur, quand j'ai<a name="page_101" id="page_101"></a> +su qu'on poursuivait mon livre... Monsieur le vicomte +Philibert de la Choue, qui veut bien me témoigner +quelque amitié, ne cesse de répéter qu'un livre pareil +vaut au Saint-Siège la meilleure des armées.</p> + +<p>—Oh! de la Choue, de la Choue, répéta le cardinal +avec une moue de bienveillant dédain, je n'ignore pas +que de la Choue croit être un bon catholique... Il est un +peu notre parent, vous le savez. Et, quand il descend au +palais, je le vois volontiers, à la condition de ne pas +causer de certains sujets, sur lesquels nous ne pourrons +jamais nous entendre... Mais enfin le catholicisme de ce +distingué et bon de la Choue, avec ses corporations, ses +cercles d'ouvriers, sa démocratie débarbouillée et son +vague socialisme, ce n'est en somme que de la littérature.</p> + +<p>Le mot frappa Pierre, car il en sentit toute l'ironie +méprisante, dont lui-même se trouvait atteint. Aussi +s'empressa-t-il de nommer son autre répondant, qu'il +pensait d'une autorité indiscutable.</p> + +<p>—Son Éminence le cardinal Bergerot a bien voulu +donner à mon œuvre une entière approbation.</p> + +<p>Du coup, le visage de Boccanera changea brusquement. +Ce ne fut plus le blâme railleur, la pitié que soulève +l'acte inconsidéré d'un enfant, destiné à un avortement +certain. Une flamme de colère alluma les yeux sombres, +une volonté de combat durcit la face entière.</p> + +<p>—Sans doute, reprit-il lentement, le cardinal Bergerot +a une réputation de grande piété, en France. Nous +le connaissons peu, à Rome. Personnellement, je l'ai vu +une seule fois, quand il est venu pour le chapeau. Et je +ne me permettrais pas de le juger, si, dernièrement, ses +écrits et ses actes n'avaient contristé mon âme de +croyant. Je ne suis malheureusement pas le seul, vous ne +trouverez ici, dans le Sacré Collège, personne qui l'approuve.</p> + +<p>Il s'arrêta, puis se prononça, d'une voix nette.<a name="page_102" id="page_102"></a></p> + +<p>—Le cardinal Bergerot est un révolutionnaire.</p> + +<p>Cette fois, la surprise de Pierre le rendit un instant +muet. Un révolutionnaire, grand Dieu! ce pasteur d'âmes +si doux, d'une charité inépuisable, dont le rêve était que +Jésus redescendît sur la terre, pour faire régner enfin la +justice et la paix! Les mots n'avaient donc pas la même +signification partout, et dans quelle religion tombait-il, +pour que la religion des pauvres et des souffrants devînt +une passion condamnable, simplement insurrectionnelle?</p> + +<p>Sans pouvoir comprendre encore, il sentit l'impolitesse +et l'inutilité d'une discussion, il n'eut plus que le +désir de raconter son livre, de l'expliquer et de l'innocenter. +Mais, dès les premiers mots, le cardinal l'empêcha +de poursuivre.</p> + +<p>—Non, non, mon cher fils. Cela nous prendrait trop +de temps, et je veux lire les passages... Du reste, il est +une règle absolue: tout livre est pernicieux et condamnable +qui touche à la foi. Votre livre est-il profondément +respectueux du dogme?</p> + +<p>—Je le pense, et j'affirme à Votre Éminence que je +n'ai pas entendu faire une œuvre de négation.</p> + +<p>—C'est bon, je pourrai être avec vous, si cela est +vrai... Seulement, dans le cas contraire, je n'aurais +qu'un conseil à vous donner, retirer vous-même votre +œuvre, la condamner et la détruire, sans attendre qu'une +décision de l'Index vous y force. Quiconque a produit le +scandale, doit le supprimer et l'expier, en coupant dans +sa propre chair. Un prêtre n'a pas d'autre devoir que +l'humilité et l'obéissance, l'anéantissement complet de +son être, dans la volonté souveraine de l'Église. Et +même pourquoi écrire? car il y a déjà de la révolte à +exprimer une opinion à soi, c'est toujours une tentation +du diable qui vous met la plume à la main. Pourquoi +courir le risque de se damner, en cédant à l'orgueil de +l'intelligence et de la domination?... Votre livre, mon +cher fils, c'est encore de la littérature, de la littérature!<a name="page_103" id="page_103"></a></p> + +<p>Ce mot revenait avec un mépris tel, que Pierre sentit +toute la détresse des pauvres pages d'apôtre qu'il avait +écrites, tombant sous les yeux de ce prince devenu un +saint. Il l'écoutait, il le regardait grandir, pris d'une +peur et d'une admiration croissantes.</p> + +<p>—Ah! la foi, mon cher fils, la foi totale, désintéressée, +qui croit pour l'unique bonheur de croire! Quel repos, +lorsqu'on s'incline devant les mystères, sans chercher à +les pénétrer, avec la conviction tranquille qu'en les acceptant, +on possède enfin le certain et le définitif! N'est-ce +pas la plus complète satisfaction intellectuelle, cette +satisfaction que donne le divin conquérant la raison, la +disciplinant et la comblant, à ce point qu'elle est comme +remplie et désormais sans désir? En dehors de l'explication +de l'inconnu par le divin, il n'y a pas, pour +l'homme, de paix durable possible. Il faut mettre en Dieu +la vérité et la justice, si l'on veut qu'elles règnent sur +cette terre. Quiconque ne croit pas est un champ de +bataille livré à tous les désastres. C'est la foi seule qui +délivre et apaise!</p> + +<p>Et Pierre resta silencieux un instant, devant cette +grande figure qui se dressait. A Lourdes, il n'avait vu +que l'humanité souffrante se ruer à la guérison du corps +et à la consolation de l'âme. Ici, c'était le croyant intellectuel, +l'esprit qui a besoin de certitude, qui se satisfait, +en goûtant la haute jouissance de ne plus douter. Jamais +encore il n'avait entendu un tel cri de joie, à vivre dans +l'obéissance, sans inquiétude sur le lendemain de la +mort. Il savait que Boccanera avait eu une jeunesse un +peu vive, avec des crises de sensualité où flambait le sang +rouge des ancêtres; et il s'émerveillait de la majesté +calme que la foi avait fini par mettre chez cet homme de +race si violente, dont l'orgueil était resté l'unique passion.</p> + +<p>—Pourtant, se hasarda-t-il à dire enfin, très doucement, +si la foi demeure essentielle, immuable, les formes<a name="page_104" id="page_104"></a> +changent... D'heure en heure, tout évolue, le monde +change.</p> + +<p>—Mais ce n'est pas vrai! s'écria le cardinal; le monde +est immobile, à jamais!... Il piétine, il s'égare, s'engage +dans les plus abominables voies; et il faut, continuellement, +qu'on le ramène au droit chemin. Voilà le vrai... +Est-ce que le monde, pour que les promesses du Christ +s'accomplissent, ne doit pas revenir au point de départ, +à l'innocence première? Est-ce que la fin des temps n'est +pas fixée au jour triomphal où les hommes seront en +possession de toute la vérité, apportée par l'Évangile?... +Non, non! la vérité est dans le passé, c'est toujours au +passé qu'il faut s'en tenir, si l'on ne veut pas se perdre. +Ces belles nouveautés, ces mirages du fameux progrès, +ne sont que les pièges de l'éternelle perdition. A quoi +bon chercher davantage, courir sans cesse des risques +d'erreur, puisque la vérité, depuis dix-huit siècles, est +connue?... La vérité, mais elle est dans le catholicisme +apostolique et romain, tel que l'a créé la longue suite +des générations! Quelle folie de le vouloir changer, +lorsque tant de grands esprits, tant d'âmes pieuses en +ont fait le plus admirable des monuments, l'instrument +unique de l'ordre en ce monde et du salut dans +l'autre!</p> + +<p>Pierre ne protesta plus, le cœur serré, car il ne pouvait +douter maintenant qu'il avait devant lui un adversaire +implacable de ses idées les plus chères. Il s'inclinait, +respectueux, glacé, en sentant passer sur sa face un petit +souffle, le vent lointain qui apportait le froid mortel des +tombeaux; tandis que le cardinal, debout, redressant sa +haute taille, continuait de sa voix têtue, toute sonnante +de fier courage:</p> + +<p>—Et si, comme ses ennemis le prétendent, le catholicisme +est frappé à mort, il doit mourir debout, dans son +intégralité glorieuse... Vous entendez bien, monsieur +l'abbé, pas une concession, pas un abandon, pas une<a name="page_105" id="page_105"></a> +lâcheté! Il est tel qu'il est, et il ne saurait être autrement. +La certitude divine, la vérité totale est sans modification +possible; et la moindre pierre enlevée à l'édifice, +n'est jamais qu'une cause d'ébranlement... N'est-ce pas +évident, d'ailleurs? On ne sauve pas les vieilles maisons, +dans lesquelles on met la pioche, sous prétexte de les +réparer. On ne fait qu'augmenter les lézardes. S'il était +vrai que Rome menaçât de tomber en poudre, tous les +raccommodages, tous les replâtrages n'auraient pour +résultat que de hâter l'inévitable catastrophe. Et, au lieu +de la mort grande, immobile, ce serait la plus misérable +des agonies, la fin d'un lâche qui se débat et +demande grâce... Moi, j'attends. Je suis convaincu que ce +sont là d'affreux mensonges, que le catholicisme n'a +jamais été plus solide, qu'il puise son éternité dans +l'unique source de vie. Mais, le soir où le ciel croulerait, +je serais ici, au milieu de ces vieux murs qui s'émiettent, +sous ces vieux plafonds dont les vers mangent les poutres, +et c'est debout, dans les décombres, que je finirais, en +récitant mon <i>Credo</i> une dernière fois.</p> + +<p>Sa voix s'était ralentie, envahie d'une tristesse hautaine, +pendant que, d'un geste large, il indiquait l'antique +palais, autour de lui, désert et muet, dont la vie se retirait +un peu chaque jour. Était-ce donc un involontaire +pressentiment, le petit souffle froid, venu des ruines, qui +l'effleurait, lui aussi? Tout l'abandon des vastes salles +s'en trouvait expliqué, les tentures de soie en lambeaux, +les armoiries pâlies par la poussière, le chapeau rouge que +les mites dévoraient. Et cela était d'une grandeur désespérée +et superbe, ce prince et ce cardinal, ce catholique +intransigeant, retiré ainsi dans l'ombre croissante du +passé, bravant d'un cœur de soldat l'inévitable écroulement +de l'ancien monde.</p> + +<p>Saisi, Pierre allait prendre congé, lorsqu'une petite +porte s'ouvrit dans la tenture. Boccanera eut une brusque +impatience.<a name="page_106" id="page_106"></a></p> + +<p>—Quoi? qu'y a-t-il? Ne peut-on me laisser un instant +tranquille!</p> + +<p>Mais l'abbé Paparelli, le caudataire, gras et doux, entra +quand même, sans s'émotionner le moins du monde. Il +s'approcha, vint murmurer une phrase, très bas, à l'oreille +du cardinal, qui s'était calmé à sa vue.</p> + +<p>—Quel curé?... Ah! oui, Santobono, le curé de +Frascati. Je sais... Dites que je ne puis pas le recevoir +maintenant.</p> + +<p>De sa voix menue, Paparelli recommença à parler bas. +Des mots pourtant s'entendaient: une affaire pressée, le +curé était forcé de repartir, il n'avait à dire qu'une +parole. Et, sans attendre un consentement, il introduisit le +visiteur, son protégé, qu'il avait laissé derrière la petite +porte. Puis, lui-même disparut, avec la tranquillité d'un +subalterne qui, dans sa situation infime, se sait tout-puissant.</p> + +<p>Pierre, qu'on oubliait, vit entrer un grand diable de +prêtre, taillé à coups de serpe, un fils de paysan, encore +près de la terre. Il avait de grands pieds, des mains +noueuses, une face couturée et tannée, que des yeux noirs, +très vifs, éclairaient. Robuste encore, pour ses quarante-cinq +ans, il ressemblait un peu à un bandit déguisé, la +barbe mal faite, la soutane trop large sur ses gros os +saillants. Mais la physionomie restait fière, sans rien de +bas. Et il portait un petit panier, que des feuilles de +figuier recouvraient soigneusement.</p> + +<p>Tout de suite, Santobono fléchit les genoux, baisa l'anneau, +mais d'un geste rapide, de simple politesse usuelle. +Puis, avec la familiarité respectueuse du menu peuple +pour les grands:</p> + +<p>—Je demande pardon à Votre Éminence révérendissime +d'avoir insisté. Du monde attendait, et je n'aurais pas été +reçu, si mon ancien camarade Paparelli n'avait eu l'idée +de me faire passer par cette porte... Oh! j'ai à solliciter +de Votre Éminence un si grand service, un vrai service de<a name="page_107" id="page_107"></a> +cœur!... Mais, d'abord, qu'elle me permette de lui offrir +un petit cadeau.</p> + +<p>Boccanera l'écoutait gravement. Il l'avait beaucoup +connu autrefois, lorsqu'il allait passer les étés à Frascati, +dans la villa princière que la famille y possédait, une +habitation reconstruite au seizième siècle, un merveilleux +parc dont la terrasse célèbre donnait sur la Campagne +romaine, immense et nue comme la mer. Cette villa était +aujourd'hui vendue, et, sur des vignes, échues en partage +à Benedetta, le comte Prada, avant l'instance en divorce, +avait commencé à faire bâtir tout un quartier neuf de +petites maisons de plaisance. Autrefois, le cardinal ne +dédaignait pas, pendant ses promenades à pied, d'entrer +se reposer un instant chez Santobono qui desservait, en +dehors de la ville, une antique chapelle consacrée à sainte +Marie des Champs; et le prêtre occupait là, contre cette +chapelle, une sorte de masure à demi ruinée, dont le +charme était un jardin clos de murs, qu'il cultivait +lui-même, avec une passion de vrai paysan.</p> + +<p>—Comme tous les ans, reprit-il en posant le panier sur +la table, j'ai voulu que Votre Éminence goûtât mes figues. +Ce sont les premières de la saison que j'ai cueillies pour +elle ce matin. Elle les aimait tant, quand elle daignait +les venir manger sur l'arbre! et elle voulait bien me dire +qu'il n'y avait pas de figuier au monde pour en produire +de pareilles.</p> + +<p>Le cardinal ne put s'empêcher de sourire. Il adorait les +figues, et c'était vrai, le figuier de Santobono était réputé +dans le pays entier.</p> + +<p>—Merci, mon cher curé, vous vous souvenez de mes +petits défauts... Voyons, que puis-je faire pour vous?</p> + +<p>Il était tout de suite redevenu grave, car il y avait +entre lui et le curé d'anciennes discussions, des façons +de voir contraires, qui le fâchaient. Santobono, né à Nemi, +en plein pays farouche, d'une famille violente dont l'aîné +était mort d'un coup de couteau, avait professé de tout<a name="page_108" id="page_108"></a> +temps des idées ardemment patriotiques. On racontait +qu'il avait failli prendre les armes avec Garibaldi; et, le +jour où les Italiens étaient entrés dans Rome, on avait dû +l'empêcher de planter sur son toit le drapeau de l'unité +italienne. C'était son rêve passionné, Rome maîtresse du +monde, lorsque le pape et le roi, après s'être embrassés, +feraient cause commune. Pour le cardinal, il y avait là +un révolutionnaire dangereux, un prêtre renégat mettant +le catholicisme en péril.</p> + +<p>—Oh! ce que Votre Éminence peut faire pour moi! ce +qu'elle peut faire, si elle le daigne! répétait Santobono +d'une voix brûlante, en joignant ses grosses mains +noueuses.</p> + +<p>Puis, se ravisant:</p> + +<p>—Est-ce que Son Éminence le cardinal Sanguinetti +n'a pas dit un mot de mon affaire à Votre Éminence révérendissime?</p> + +<p>—Non, le cardinal m'a simplement prévenu de votre +visite, en me disant que vous aviez quelque chose à me +demander.</p> + +<p>Et Boccanera, le visage assombri, attendit avec une +sévérité plus grande. Il n'ignorait pas que le prêtre était +devenu le client de Sanguinetti, depuis que ce dernier, +nommé évêque suburbicaire, passait à Frascati de +longues semaines. Tout cardinal, candidat à la papauté, a +de la sorte, dans son ombre, des familiers infimes qui +jouent l'ambition de leur vie sur son élection possible: +s'il est pape un jour, si eux-mêmes l'aident à le devenir, +ils entreront à sa suite dans la grande famille pontificale. +On racontait que Sanguinetti avait déjà tiré Santobono +d'une mauvaise histoire, un enfant maraudeur +que celui-ci avait surpris en train d'escalader son mur, +et qui était mort des suites d'une correction trop +rude. Mais, à la louange du prêtre, il fallait pourtant +ajouter que, dans son dévouement fanatique au cardinal, +il entrait surtout l'espoir qu'il serait le pape<a name="page_109" id="page_109"></a> +attendu, le pape destiné à faire de l'Italie la grande nation +souveraine.</p> + +<p>—Eh bien! voici mon malheur... Votre Éminence +connaît mon frère Agostino, qui a été pendant deux ans +jardinier chez elle, à la villa. Certainement, c'est un +garçon très gentil, très doux, dont jamais personne n'a eu +à se plaindre... Alors, on ne peut pas s'expliquer de +quelle façon, il lui est arrivé un accident, il a tué un +homme d'un coup de couteau, à Genzano, un soir qu'il se +promenait dans la rue... J'en suis tout à fait contrarié, +je donnerais volontiers deux doigts de ma main, pour le +tirer de prison. Et j'ai pensé que Votre Éminence ne me +refuserait pas un certificat disant qu'elle a eu Agostino +chez elle et qu'elle a été toujours très contente de +son bon caractère.</p> + +<p>Nettement, le cardinal protesta.</p> + +<p>—Je n'ai pas été content du tout d'Agostino. Il était +d'une violence folle, et j'ai dû justement le congédier +parce qu'il vivait constamment en querelle avec les autres +domestiques.</p> + +<p>—Oh! que Votre Éminence me chagrine, en me racontant +cela! C'est donc vrai que le caractère de mon +pauvre petit Agostino s'était gâté! Mais il y a moyen de +faire les choses, n'est-ce pas? Votre Éminence peut me +donner un certificat tout de même, en arrangeant les +phrases. Cela produirait un si bon effet, un certificat de +Votre Éminence devant la justice!</p> + +<p>—Oui, sans doute, reprit Boccanera, je comprends. +Mais je ne donnerai pas de certificat.</p> + +<p>—Eh quoi! Votre Éminence révérendissime refuse?</p> + +<p>—Absolument!... Je sais que vous êtes un prêtre +d'une moralité parfaite, que vous remplissez votre saint +ministère avec zèle et que vous seriez un homme tout à +fait recommandable, sans vos idées politiques. Seulement, +votre affection fraternelle vous égare, je ne puis mentir +pour vous être agréable.<a name="page_110" id="page_110"></a></p> + +<p>Santobono le regardait, stupéfié, ne comprenant pas +qu'un prince, un cardinal tout-puissant, s'arrêtât à de +si pauvres scrupules, lorsqu'il s'agissait d'un coup de +couteau, l'affaire la plus banale, la plus fréquente, en +ces pays encore sauvages des Châteaux romains.</p> + +<p>—Mentir, mentir, murmura-t-il, ce n'est pas mentir +que de dire le bon uniquement, quand il y en a, et tout +de même Agostino a du bon. Dans un certificat, ça dépend +des phrases qu'on écrit.</p> + +<p>Il s'entêtait à cet arrangement, il ne lui entrait pas +dans la tête qu'on pût refuser de convaincre la justice, +par une ingénieuse façon de présenter les choses. Puis, +quand il fut certain qu'il n'obtiendrait rien, il eut un geste +désespéré, sa face terreuse prit une expression de violente +rancune, tandis que ses yeux noirs flambaient de +colère contenue.</p> + +<p>—Bien, bien! chacun voit la vérité à sa manière, je +vais retourner dire ça à Son Éminence le cardinal Sanguinetti. +Et je prie Votre Éminence révérendissime de ne +pas m'en vouloir, si je l'ai dérangée inutilement... Peut-être +que les figues ne sont pas très mûres; mais je me +permettrai d'en apporter un panier encore, vers la fin de +la saison, lorsqu'elles sont tout à fait bonnes et sucrées... +Mille grâces et mille bonheurs à Votre Éminence révérendissime.</p> + +<p>Il s'en allait à reculons, avec des saluts qui pliaient en +deux sa grande taille osseuse. Et Pierre, qui s'était +intéressé vivement à la scène, retrouvait en lui le +petit clergé de Rome et des environs, dont on lui avait +parlé avant son voyage. Ce n'était pas le «scagnozzo», le +prêtre misérable, affamé, venu de la province à la suite +de quelque fâcheuse aventure, tombé sur le pavé de +Rome en quête du pain quotidien, une tourbe de mendiants +en soutane, cherchant fortune dans les miettes de +l'Église, se disputant voracement les messes de hasard, +se coudoyant avec le bas peuple au fond des cabarets les<a name="page_111" id="page_111"></a> +plus mal famés. Ce n'était pas non plus le curé des campagnes +lointaines, d'une ignorance totale, d'une superstition +grossière, paysan avec les paysans, traité d'égal à +égal par ses ouailles, qui, très pieuses, ne le confondaient +jamais avec le Bon Dieu, à genoux devant le saint de leur +paroisse, mais pas devant l'homme qui vivait de lui. A +Frascati, le desservant d'une petite église pouvait toucher +neuf cents francs; et il ne dépensait que le pain et la +viande, s'il récoltait le vin, les fruits, les légumes de +son jardin. Celui-ci n'était pas sans instruction, savait un +peu de théologie, un peu d'histoire, surtout cette histoire +de la grandeur passée de Rome, qui avait enflammé son +patriotisme du rêve fou de la prochaine domination universelle, +réservée à la Rome renaissante, capitale de +l'Italie. Mais quelle infranchissable distance encore, entre +ce petit clergé romain, souvent très digne et intelligent, +et le haut clergé, les hauts dignitaires du Vatican! Tout +ce qui n'était pas au moins prélat n'existait point.</p> + +<p>—Mille grâces à Votre Éminence révérendissime, et +que tout lui réussisse dans ses désirs!</p> + +<p>Lorsque Santobono eut enfin disparu, le cardinal +revint à Pierre, qui s'inclinait, lui aussi, pour prendre +congé.</p> + +<p>—En somme, monsieur l'abbé, l'affaire de votre livre +me paraît mauvaise. Je vous répète que je ne sais rien de +précis, que je n'ai pas vu le dossier. Mais, n'ignorant pas +que ma nièce s'intéressait à vous, j'en ai dit un mot au +cardinal Sanguinetti, le préfet de l'Index, qui était justement +ici tout à l'heure. Et lui-même n'est guère plus au +courant que moi, car rien n'est encore sorti des mains +du secrétaire. Seulement, il m'a affirmé que la dénonciation +venait de personnes considérables, d'une grande +influence, et qu'elle portait sur des pages nombreuses, +où l'on aurait relevé les passages les plus fâcheux, tant +au point de vue de la discipline qu'au point de vue du +dogme.<a name="page_112" id="page_112"></a></p> + +<p>Très ému à cette pensée d'ennemis cachés, le poursuivant +dans l'ombre, le jeune prêtre s'écria:</p> + +<p>—Oh! dénoncé, dénoncé! si Votre Éminence savait +combien ce mot me gonfle le cœur! Et dénoncé pour des +crimes à coup sûr involontaires, puisque j'ai voulu uniquement, +ardemment le triomphe de l'Église... C'est donc +aux genoux du Saint-Père que je vais aller me jeter et me +défendre.</p> + +<p>Boccanera, brusquement, se redressa. Un pli dur avait +coupé son grand front.</p> + +<p>—Sa Sainteté peut tout, même vous recevoir, si tel est +son bon plaisir, et vous absoudre... Mais, écoutez-moi, je +vous conseille encore de retirer votre livre de vous-même, +de le détruire simplement et courageusement, avant de +vous lancer dans une lutte où vous aurez la honte d'être +brisé... Enfin, réfléchissez.</p> + +<p>Immédiatement, Pierre s'était repenti d'avoir parlé de +sa visite au pape, car il sentait une blessure pour le cardinal, +dans cet appel à l'autorité souveraine. D'ailleurs, +aucun doute n'était possible, celui-ci serait contre son +œuvre, il n'espérait plus que faire peser sur lui par +son entourage, en le suppliant de rester neutre. Il l'avait +trouvé très net, très franc, au-dessus des obscures intrigues +qu'il commençait à deviner autour de son livre; et +ce fut avec respect qu'il le salua.</p> + +<p>—Je remercie infiniment Votre Éminence et je lui promets +de penser à tout ce qu'elle vient d'avoir l'extrême +bonté de me dire.</p> + +<p>Pierre, dans l'antichambre, vit cinq ou six personnes +qui s'étaient présentées pendant son entretien, et qui +attendaient. Il y avait là un évêque, un prélat, deux +vieilles dames; et, comme il s'approchait de don +Vigilio, avant de se retirer, il eut la vive surprise de le +trouver en conversation avec un grand jeune homme +blond, un Français, qui s'écria, saisi lui aussi d'étonnement:<a name="page_113" id="page_113"></a></p> + +<p>—Comment! vous ici, monsieur l'abbé! vous êtes à +Rome!</p> + +<p>Le prêtre avait eu une seconde d'hésitation.</p> + +<p>—Ah! monsieur Narcisse Habert, je vous demande +pardon, je ne vous reconnaissais pas! Et je suis vraiment +impardonnable, car je savais que vous étiez, depuis l'année +dernière, attaché à l'ambassade.</p> + +<p>Mince, élancé, très élégant, Narcisse, avec son teint +pur, ses yeux d'un bleu pâle, presque mauve, sa barbe +blonde, finement frisée, portait ses cheveux blonds bouclés, +coupés sur le front à la florentine. D'une famille de +magistrats, très riches et d'un catholicisme militant, il +avait un oncle dans la diplomatie, ce qui avait décidé de +sa destinée. Sa place, d'ailleurs, se trouvait toute marquée +à Rome, où il comptait de puissantes parentés: neveu +par alliance du cardinal Sarno, dont une sœur avait +épousé à Paris un notaire, son oncle; cousin germain de +monsignor Gamba del Zoppo, camérier secret participant, +fils d'une de ses tantes, mariée en Italie à un colonel. Et +c'était ainsi qu'on l'avait attaché à l'ambassade près du +Saint-Siège, où l'on tolérait ses allures un peu fantasques, +sa continuelle passion d'art, qui le promenait en flâneries +sans fin au travers de Rome. Il était du reste fort aimable, +d'une distinction parfaite; avec cela, très pratique au +fond, connaissant à merveille les questions d'argent; et +il lui arrivait même parfois, comme ce matin-là, de venir, +de son air las et un peu mystérieux, causer chez un cardinal +d'une affaire sérieuse, au nom de son ambassadeur.</p> + +<p>Tout de suite, il emmena Pierre dans la vaste embrasure +d'une des fenêtres, pour l'y entretenir à l'aise.</p> + +<p>—Ah! mon cher abbé, que je suis donc content de vous +voir! Vous vous souvenez de nos bonnes causeries, quand +nous nous sommes connus chez le cardinal Bergerot? Je +vous ai indiqué, pour votre livre, des tableaux à voir, des +miniatures du quatorzième siècle et du quinzième. Et +vous savez que, dès aujourd'hui, je m'empare de vous, je<a name="page_114" id="page_114"></a> +vous fais visiter Rome comme personne ne pourrait le +faire. J'ai tout vu, tout fouillé. Oh! des trésors, des trésors! +Mais au fond il n'y a qu'une œuvre, on en revient +toujours à sa passion. Le Botticelli de la Chapelle Sixtine, +ah! le Botticelli!</p> + +<p>Sa voix se mourait, il eut un geste brisé d'admiration. +Et Pierre dut promettre de s'abandonner à lui, d'aller +avec lui à la Chapelle Sixtine.</p> + +<p>—Vous ignorez sans doute pourquoi je suis ici? dit +enfin ce dernier. On poursuit mon livre, on l'a dénoncé +à la congrégation de l'Index.</p> + +<p>—Votre livre! pas possible! s'écria Narcisse. Un livre +dont certaines pages rappellent le délicieux saint François +d'Assise!</p> + +<p>Obligeamment, alors, il se mit à sa disposition.</p> + +<p>—Mais, dites donc! notre ambassadeur va vous être +très utile. C'est l'homme le meilleur de la terre, et d'une +affabilité charmante, et plein de la vieille bravoure française... +Cet après-midi, ou demain matin au plus tard, +je vous présenterai à lui; et, puisque vous désirez avoir +immédiatement une audience du pape, il tâchera de vous +l'obtenir... Cependant, je dois ajouter que ce n'est pas +toujours commode. Le Saint-Père a beau l'aimer beaucoup, +il échoue parfois, tellement les approches sont +compliquées.</p> + +<p>Pierre, en effet, n'avait pas songé à employer l'ambassadeur, +dans son idée naïve qu'un prêtre accusé, qui venait +se défendre, voyait toutes les portes s'ouvrir d'elles-mêmes. +Il fut ravi de l'offre de Narcisse, il le remercia +vivement, comme si déjà l'audience était obtenue.</p> + +<p>—Puis, continua le jeune homme, si nous rencontrons +quelques difficultés, vous n'ignorez pas que j'ai des parents +au Vatican. Je ne parle pas de mon oncle le cardinal, +qui ne nous serait d'utilité aucune, car il ne bouge +jamais de son bureau de la Propagande, il se refuse à +toute démarche. Mais mon cousin, monsignor Gamba del<a name="page_115" id="page_115"></a> +Zoppo, est un homme obligeant qui vit dans l'intimité du +pape, dont son service le rapproche à toute heure; et, +s'il le faut, je vous mènerai à lui, il trouvera le moyen +sans doute de vous ménager une entrevue, bien que sa +grande prudence lui fasse craindre parfois de se compromettre... +Allons, c'est entendu, confiez-vous à moi en tout +et pour tout.</p> + +<p>—Ah! cher monsieur, s'écria Pierre, soulagé, heureux, +j'accepte de grand cœur, et vous ne savez pas quel baume +vous m'apportez; car, depuis que je suis ici, tout le monde +me décourage, vous êtes le premier qui me rendiez +quelque force, en traitant les choses à la française.</p> + +<p>Baissant la voix, il lui conta son entrevue avec le cardinal +Boccanera, sa certitude de n'être aidé par lui en +rien, les nouvelles fâcheuses données par le cardinal +Sanguinetti, enfin la rivalité qu'il avait sentie entre les +deux cardinaux. Narcisse l'écoutait en souriant, et lui +aussi s'abandonna aux commérages et aux confidences. +Cette rivalité, cette dispute prématurée de la tiare, dans +leur furieux désir à tous deux, révolutionnait le monde +noir depuis longtemps. Il y avait des dessous d'une complication +incroyable, personne n'aurait pu dire exactement +qui conduisait la vaste intrigue. En gros, on savait que +Boccanera représentait l'intransigeance, le catholicisme +dégagé de tout compromis avec la société moderne, attendant +immobile le triomphe de Dieu sur Satan, le royaume +de Rome rendu au Saint-Père, l'Italie repentante faisant +pénitence de son sacrilège; tandis que Sanguinetti, très +souple, très politique, passait pour nourrir des combinaisons +aussi nouvelles que hardies, une sorte de fédération +républicaine de tous les anciens petits États italiens mise +sous le protectorat auguste du pape. En somme, c'était +la lutte entre les deux conceptions opposées, l'une qui +veut le salut de l'Église par le respect absolu de l'antique +tradition, l'autre qui annonce sa mort fatale, si elle ne +consent pas à évoluer avec le siècle futur. Mais tout cela<a name="page_116" id="page_116"></a> +se noyait d'un tel inconnu, que l'opinion finissait par +être que, si le pape actuel vivait encore quelques années, +ce ne serait sûrement ni Boccanera, ni Sanguinetti qui +lui succéderait.</p> + +<p>Brusquement, Pierre interrompit Narcisse.</p> + +<p>—Et monsignor Nani, le connaissez-vous? J'ai causé +avec lui hier soir... Tenez! le voici qui vient d'entrer.</p> + +<p>En effet, Nani entrait dans l'antichambre, avec son sourire, +sa face rose de prélat aimable. Sa soutane fine, sa +ceinture de soie violette, luisaient, d'un luxe discret et +doux. Et il se montrait très courtois à l'égard de l'abbé +Paparelli lui-même, qui l'accompagnait humblement, en +le suppliant de vouloir bien attendre que Son Éminence +pût le recevoir.</p> + +<p>—Oh! murmura Narcisse, devenu sérieux, monsignor +Nani est un homme dont il faut être l'ami.</p> + +<p>Il savait son histoire, il la conta à demi-voix. Né à Venise, +d'une famille noble ruinée, qui avait compté des +héros, Nani, après avoir fait ses premières études chez les +Jésuites, vint à Rome étudier la philosophie et la théologie +au Collège romain, que les Jésuites tenaient. Ordonné +prêtre à vingt-trois ans, il avait tout de suite suivi +un nonce en Bavière, à titre de secrétaire particulier; +et, de là, il était allé, comme auditeur de nonciature, à +Bruxelles, puis à Paris, qu'il avait habité pendant cinq ans. +Tout semblait le destiner à la diplomatie, ses brillants +débuts, son intelligence vive, une des plus vastes et des +plus renseignées qui pût être, lorsque, brusquement, il fut +rappelé à Rome, où, presque tout de suite, on lui confia la +situation d'assesseur du Saint-Office. On prétendit alors +que c'était là un désir formel du pape, qui, le connaissant +bien, voulant avoir au Saint-Office un homme à lui, l'avait +fait revenir, en disant qu'il rendrait beaucoup plus de +services à Rome que dans une nonciature. Déjà prélat domestique, +Nani était depuis peu chanoine de Saint-Pierre +et protonotaire apostolique participant, en passe de<a name="page_117" id="page_117"></a> +devenir cardinal, le jour où le pape trouverait un autre +assesseur favori, qui lui plairait davantage.</p> + +<p>—Oh! monsignor Nani! continua Narcisse, un homme +supérieur, qui connaît admirablement son Europe moderne, +et avec cela un très saint prêtre, un croyant sincère, +d'un dévouement absolu à l'Église, d'une foi solide de +politique avisé, différente il est vrai de l'étroite et sombre +foi théologique, telle que nous la connaissons en France! +C'est pourquoi il vous sera difficile d'abord de comprendre +ici les gens et les choses. Ils laissent Dieu dans le sanctuaire, +ils règnent en son nom, convaincus que le catholicisme +est l'organisation humaine du gouvernement de +Dieu, la seule parfaite et éternelle, en dehors de laquelle +il n'y a que mensonge et que danger social. Pendant que +nous nous attardons encore, dans nos querelles religieuses, +à discuter furieusement sur l'existence de Dieu, eux n'admettent +pas que cette existence puisse être mise en doute, +puisqu'ils sont les ministres délégués par Dieu; et ils +sont uniquement à leur rôle de ministres qu'on ne saurait +déposséder, exerçant le pouvoir pour le plus grand bien de +l'humanité, employant toute leur intelligence, toute leur +énergie à rester les maîtres acceptés des peuples. Songez +qu'un homme comme monsignor Nani, après avoir été +mêlé à la politique du monde entier, est depuis dix ans à +Rome, dans les fonctions les plus délicates, mêlé aux +affaires les plus diverses et les plus importantes. Il continue +à voir l'Europe entière qui défile à Rome, connaît +tout, a la main dans tout. Et, avec cela, admirablement +discret et aimable, d'une modestie qui semble parfaite, +sans qu'on puisse dire s'il ne marche point, de son pas si +léger, à la plus haute ambition, à la tiare souveraine.</p> + +<p>Encore un candidat à la papauté! pensa Pierre, qui +avait écouté passionnément, car cette figure de Nani l'intéressait, +lui causait une sorte de trouble instinctif, +comme s'il avait senti, derrière le visage rosé et souriant, +tout un infini redoutable. D'ailleurs, il comprit mal les<a name="page_118" id="page_118"></a> +explications de son ami, il retomba à l'effarement de son +arrivée dans ce monde nouveau, dont l'inattendu bouleversait +ses prévisions.</p> + +<p>Mais monsignor Nani avait aperçu les deux jeunes gens, +et il s'avançait la main tendue, très cordial.</p> + +<p>—Ah! monsieur l'abbé Froment, je suis heureux de +vous revoir, et je ne vous demande pas si vous avez bien +dormi, car on dort toujours bien à Rome... Bonjour, monsieur +Habert, votre santé est bonne, depuis que je vous ai +rencontré devant la Sainte Thérèse du Bernin, que vous +admirez tant?... Et je vois que vous vous connaissez tous +les deux. C'est charmant. Monsieur l'abbé, je vous dénonce +en monsieur Habert un des passionnés de notre +ville, qui vous mènera dans les beaux endroits.</p> + +<p>Puis, de son air affectueux, il voulut tout de suite être +renseigné sur l'entrevue de Pierre et du cardinal. Il en +écouta très attentivement le récit, hochant la tête à certains +détails, réprimant parfois son fin sourire. L'accueil +sévère du cardinal, la certitude où était le prêtre de ne +trouver près de lui aucune aide, ne l'étonna nullement, +comme s'il s'était attendu à ce résultat. Mais, au nom de +Sanguinetti, en apprenant qu'il était venu le matin et qu'il +avait déclaré l'affaire du livre très grave, il parut s'oublier +un instant, il parla avec une soudaine vivacité.</p> + +<p>—Que voulez-vous? mon cher fils, je suis arrivé +trop tard. A la première nouvelle des poursuites, j'ai +couru chez Son Éminence le cardinal Sanguinetti, pour +lui dire qu'on allait faire à votre œuvre une réclame immense. +Voyons, est-ce raisonnable? A quoi bon? Nous +savons que vous êtes un peu exalté, l'âme enthousiaste et +prompte à la lutte. Nous serions bien avancés, si nous +nous mettions sur les bras la révolte d'un jeune prêtre, +qui pourrait partir en guerre contre nous, avec un livre +dont on a déjà vendu des milliers d'exemplaires. Moi, +d'abord, je voulais qu'on ne bougeât pas. Et je dois dire +que le cardinal, qui est un homme d'esprit, pensait comme<a name="page_119" id="page_119"></a> +moi. Il a levé les bras au ciel, il s'est emporté, en criant +qu'on ne le consultait jamais, que maintenant la sottise +était faite, et qu'il était absolument impossible d'arrêter +le procès, du moment que la congrégation se trouvait +saisie, à la suite des dénonciations les plus autorisées, +lancées pour les motifs les plus graves... Enfin, comme +il le disait, la sottise était faite, et j'ai dû songer à autre +chose...</p> + +<p>Mais il s'interrompit. Il venait d'apercevoir les yeux +ardents de Pierre fixés sur les siens, tâchant de comprendre. +Une imperceptible rougeur rosa son teint davantage, +tandis que, très à l'aise, il continuait sans laisser +voir sa contrariété d'en avoir trop dit:</p> + +<p>—Oui, j'ai songé à vous aider de toute ma faible influence, +pour vous tirer des ennuis où cette affaire va +sûrement vous mettre.</p> + +<p>Un souffle de rébellion souleva Pierre, dans la sensation +obscure qu'on se jouait de lui peut-être. Pourquoi +donc n'aurait-il pas affirmé sa foi, qui était si pure, si +dégagée de tout intérêt personnel, si brûlante de charité +chrétienne?</p> + +<p>—Jamais, déclara-t-il, je ne retirerai, je ne supprimerai +moi-même mon livre, comme on me le conseille. Ce +serait une lâcheté et un mensonge, car je ne regrette +rien, je ne désavoue rien. Si je crois que mon œuvre +apporte un peu de vérité, je ne puis la détruire, sans être +criminel envers moi-même et envers les autres... Jamais! +entendez-vous, jamais!</p> + +<p>Il y eut un silence. Et il reprit presque aussitôt:</p> + +<p>—C'est aux genoux du Saint-Père que je veux faire +cette déclaration. Il me comprendra, il m'approuvera.</p> + +<p>Nani ne souriait plus, la figure immobile et comme +fermée désormais. Il sembla étudier curieusement la +subite violence du prêtre, qu'il s'efforça ensuite de calmer +par sa bienveillance tranquille.</p> + +<p>—Sans doute, sans doute... L'obéissance et l'humilité<a name="page_120" id="page_120"></a> +ont de grandes douceurs. Mais, enfui, je comprends que +vous vouliez causer avant tout avec Sa Sainteté... Ensuite, +n'est-ce pas? vous verrez, vous verrez.</p> + +<p>Et, de nouveau, il s'intéressa beaucoup à la demande +d'audience. Vivement, il regrettait que Pierre n'eût pas +lancé cette demande de Paris même, avant son arrivée à +Rome: c'était la plus sûre façon de la faire agréer. Au +Vatican, on n'aimait guère le bruit, et pour peu que la +nouvelle de la présence du jeune prêtre se répandît, pour +peu qu'on causât des motifs qui l'amenaient, tout allait +être perdu.</p> + +<p>Mais, lorsque Nani sut que Narcisse s'était offert pour +présenter Pierre à l'ambassadeur de France près du +Saint-Siège, il parut pris d'inquiétude, il se récria.</p> + +<p>—Non, non! ne faites pas cela, ce serait de la dernière +imprudence!... D'abord, vous courez le risque de gêner +monsieur l'ambassadeur, dont la situation est toujours +délicate en ces sortes d'affaires... Puis, s'il échouait, et +ma crainte est qu'il n'échoue, oui! s'il échouait, ce serait +fini, vous n'auriez plus la moindre chance d'obtenir, +d'autre part, l'audience demandée; car on ne voudrait pas +infliger à monsieur l'ambassadeur la petite blessure +d'amour-propre d'avoir cédé à une autre influence que la +sienne.</p> + +<p>Anxieusement, Pierre regarda Narcisse, qui hochait la +tête, l'air gêné, hésitant.</p> + +<p>—En effet, finit par murmurer ce dernier, nous avons +demandé dernièrement, pour un personnage politique +français, une audience, qui a été refusée; et cela nous a +été fort désagréable... Monseigneur a raison. Il faut réserver +notre ambassadeur, ne l'employer que lorsque nous +aurons épuisé les autres moyens d'approche.</p> + +<p>Et, voyant le désappointement de Pierre, il reprit avec +son obligeance:</p> + +<p>—Notre première visite sera donc pour mon cousin, +au Vatican.<a name="page_121" id="page_121"></a></p> + +<p>Étonné, l'attention éveillée de nouveau, Nani regarda +le jeune homme.</p> + +<p>—Au Vatican? vous y avez un cousin?</p> + +<p>—Mais oui; monsignor Gamba del Zoppo.</p> + +<p>—Gamba!... Gamba!... Oui, oui! excusez-moi, je me +souviens... Ah! vous avez songé à Gamba pour agir près +de Sa Sainteté. Sans doute, c'est une idée, il faut voir, il +faut voir...</p> + +<p>Plusieurs fois, il répéta la phrase pour se donner le +temps de voir lui-même, de discuter intérieurement l'idée. +Monsignor Gamba del Zoppo était un brave homme, +sans rôle aucun, dont la nullité avait fini par être légendaire +au Vatican. Il amusait de ses commérages le +pape, qu'il flattait beaucoup, et qui aimait se promener +à son bras, dans les jardins. C'était pendant ces promenades +qu'il obtenait à l'aise toutes sortes de petites faveurs. +Mais il était d'une poltronnerie extraordinaire, il craignait +à un tel point de compromettre son influence, qu'il ne +risquait pas une sollicitation, sans s'être longuement +assuré qu'il ne pouvait en résulter pour lui aucun tort.</p> + +<p>—Eh mais! l'idée n'est pas mauvaise, déclara enfin +Nani. Oui, oui! Gamba pourra vous obtenir l'audience, +s'il le veut bien... Je le verrai moi-même, je lui expliquerai +l'affaire.</p> + +<p>Pour conclure, d'ailleurs, il se répandit en conseils d'extrême +prudence. Il osa dire qu'il lui semblait sage de se +méfier beaucoup de l'entourage du pape. Hélas! oui, +Sa Sainteté était si bonne, croyait si aveuglément au +bien, qu'elle n'avait pas toujours choisi ses familiers +avec le soin critique qu'elle aurait dû y mettre. Jamais on +ne savait à qui l'on s'adressait, ni dans quel piège on +pouvait poser le pied. Même il donna à entendre qu'il +ne fallait, à aucun prix, s'adresser directement à Son +Éminence le Secrétaire d'État, parce qu'elle-même n'était +pas libre, se trouvait au centre d'un foyer d'intrigues +dont la complication la paralysait, dans ses meilleures<a name="page_122" id="page_122"></a> +volontés. Et, à mesure qu'il parlait ainsi, très doucement, +avec une onction parfaite, le Vatican apparaissait comme +un pays gardé par des dragons jaloux et traîtres, un pays +où l'on ne devait point franchir une porte, risquer un +pas, hasarder un membre, sans s'être soigneusement +assuré d'avance qu'on n'y laisserait pas le corps entier.</p> + +<p>Pierre continuait à l'écouter, glacé de plus en plus, +retombé à l'incertitude.</p> + +<p>—Mon Dieu! cria-t-il, je ne vais pas savoir me conduire... +Ah! vous me découragez, monseigneur!</p> + +<p>Nani retrouva son sourire cordial.</p> + +<p>—Moi! mon cher fils. J'en serais désolé... Je veux +seulement vous répéter d'attendre, de réfléchir. Surtout +pas de fièvre. Rien ne presse, je vous le jure, car on +a choisi seulement hier un consulteur, pour faire le +rapport sur votre livre, et vous avez devant vous un bon +mois... Évitez tout le monde, vivez sans qu'on sache que +vous existez, visitez Rome en paix, c'est la meilleure façon +d'avancer vos affaires.</p> + +<p>Et, prenant une main du prêtre, dans ses deux mains +aristocratiques, grasses et douces:</p> + +<p>—Vous pensez bien que j'ai mes raisons pour vous +parler ainsi... Moi-même, je me serais offert, j'aurais +tenu à honneur de vous conduire tout droit à Sa Sainteté. +Seulement, je ne veux pas m'en mêler encore, je sens +trop qu'à cette heure ce serait de la mauvaise besogne... +Plus tard, vous entendez! plus tard, dans le cas où personne +n'aurait réussi, ce sera moi qui vous obtiendrai +une audience. Je m'y engage formellement... Mais, en +attendant, je vous en prie, évitez de prononcer les mots +de religion nouvelle, qui sont malheureusement dans +votre livre, et que je vous ai entendu dire encore hier +soir. Il ne peut y avoir de religion nouvelle, mon cher +fils: il n'y a qu'une religion éternelle, sans compromis +ni abandon possible, la religion catholique, apostolique +et romaine. De même, laissez vos amis de Paris où<a name="page_123" id="page_123"></a> +ils sont, ne comptez pas trop sur le cardinal Bergerot, +dont la haute piété n'est pas appréciée suffisamment à +Rome... Je vous assure que je vous parle en ami.</p> + +<p>Puis, le voyant désemparé, à moitié brisé déjà, ne sachant +plus par quel côté il devait commencer la campagne, +il le réconforta de nouveau.</p> + +<p>—Allons, allons! tout s'arrangera, tout finira le mieux +du monde, pour le bien de l'Église et pour votre propre +bien... Et je vous demande pardon, mais je vous quitte, +je ne verrai pas Son Éminence aujourd'hui, car il m'est +impossible d'attendre davantage.</p> + +<p>L'abbé Paparelli, que Pierre avait cru voir rôder +derrière eux, l'oreille aux aguets, se précipita, jura à monsignor +Nani qu'il n'y avait plus, avant lui, que deux personnes. +Mais le prélat donna l'assurance, très gracieusement, +qu'il reviendrait, l'affaire dont il avait à entretenir +Son Éminence ne pressant en aucune façon. Et il se +retira, avec des saluts courtois pour tous.</p> + +<p>Presque aussitôt, le tour de Narcisse vint. Avant +d'entrer dans la salle du trône, il serra la main de Pierre, +il répéta:</p> + +<p>—Alors, c'est entendu. J'irai demain au Vatican voir +mon cousin; et, dès que j'aurai une réponse quelconque, +je vous la ferai connaître... A bientôt.</p> + +<p>Il était midi passé, il ne restait plus là qu'une des deux +vieilles dames, qui semblait s'être endormie. A sa petite +table de secrétaire, don Vigilio écrivait toujours, de son +écriture menue, sur les immenses feuilles de son papier +jaune. Et, de temps à autre seulement, ses regards noirs +se levaient du papier, comme pour s'assurer, dans sa continuelle +défiance, que rien ne le menaçait.</p> + +<p>Sous le morne silence qui retomba, Pierre resta un +moment encore, immobile, au fond de la vaste embrasure +de fenêtre. Ah! que son pauvre être d'enthousiaste +et de tendre était anxieux! En quittant Paris, il avait vu +les choses si simples, si naturelles! On l'accusait injustement,<a name="page_124" id="page_124"></a> +et il partait pour se défendre, il arrivait, se jetait +aux genoux du pape, qui l'écoutait avec indulgence. +Est-ce que le pape n'était pas la religion vivante, l'intelligence +qui comprend, la justice qui fait la vérité? et +n'était-il pas avant tout le Père, le délégué de l'infini +pardon, de la divine miséricorde, dont les bras restaient +tendus à tous les enfants de l'Église, même aux coupables? +Est-ce qu'il ne devait pas laisser grande ouverte +sa porte, pour que les plus humbles de ses fils pussent +entrer dire leur peine, avouer leur faute, expliquer leur +conduite, boire à la source de l'éternelle bonté? Et, dès +le premier jour de son arrivée, les portes se fermaient +violemment, il tombait dans un monde hostile, semé +d'embûches, barré de gouffres. Tous lui criaient casse-cou, +comme s'il courait les dangers les plus graves, en +y hasardant le pied. Voir le pape devenait une prétention +exorbitante, une affaire de réussite si difficile, qu'elle +mettait en branle les intérêts, les passions, les influences +du Vatican entier. Et c'étaient des conseils sans fin, des +habiletés discutées longuement, des tactiques de généraux +menant une armée à la victoire, des complications sans +cesse renaissantes, au milieu de mille intrigues dont on +devinait par-dessous l'obscur pullulement. Ah! grand +Dieu! que tout cela était différent de l'accueil charitable +attendu, la maison du pasteur ouverte sur le chemin à +toutes les ouailles, les dociles et les égarées!</p> + +<p>Ce qui commençait à effrayer Pierre, c'était ce qu'il +sentait de méchant s'agiter confusément dans l'ombre. +Le cardinal Bergerot suspecté, traité de révolutionnaire, +si compromettant, qu'on lui conseillait de ne plus le +nommer! Il revoyait la moue de mépris du cardinal +Boccanera parlant de son collègue. Et monsignor Nani +qui l'avertissait de n'avoir plus à prononcer les mots de +religion nouvelle, comme s'il n'était pas clair pour tous +que ces mots signifiaient le retour du catholicisme à la +pureté primitive du christianisme! Était-ce donc là un<a name="page_125" id="page_125"></a> +des crimes dénoncés à la congrégation de l'Index? Ces +dénonciateurs, il finissait par les soupçonner, et il prenait +peur, car il avait maintenant conscience autour de lui +d'une attaque souterraine, d'un vaste effort pour l'abattre +et supprimer son œuvre. Tout ce qui l'entourait lui devenait +suspect. Il allait se recueillir pendant quelques +jours, regarder et étudier ce monde noir de Rome, si +imprévu pour lui. Mais, dans la révolte de sa foi d'apôtre, +il se faisait le serment, ainsi qu'il l'avait dit, de ne céder +jamais, de ne rien changer, pas une page, pas une ligne, +à son livre, qu'il maintiendrait au grand jour, comme +l'inébranlable témoignage de sa croyance. Même condamné +par l'Index, il ne se soumettrait pas, il ne retirerait +rien. Et, s'il le fallait, il sortirait de l'Église, il irait +jusqu'au schisme, continuant de prêcher la religion +nouvelle, écrivant un second livre, la Rome vraie, telle +que, vaguement, il commençait à la voir.</p> + +<p>Cependant, don Vigilio avait cessé d'écrire, et il regardait +Pierre d'un regard si fixe, que celui-ci finit par +s'approcher poliment pour prendre congé. Malgré sa +crainte, cédant à un besoin de confidence, le secrétaire +murmura:</p> + +<p>—Vous savez qu'il est venu pour vous seul, il voulait +connaître le résultat de votre entrevue avec Son Éminence.</p> + +<p>Le nom de monsignor Nani n'eut pas même besoin +d'être prononcé entre eux.</p> + +<p>—Vraiment, vous croyez?</p> + +<p>—Oh! c'est hors de doute... Et, si vous écoutiez mon +conseil, vous agiriez sagement en faisant tout de suite de +bonne grâce ce qu'il désire de vous, car il est absolument +certain que vous le ferez plus tard.</p> + +<p>Cela acheva de troubler et d'exaspérer Pierre. Il s'en +alla avec un geste de défi. On verrait bien s'il obéissait. +Et les trois antichambres, qu'il traversa de nouveau, lui +parurent plus noires, plus vides et plus mortes. Dans la<a name="page_126" id="page_126"></a> +seconde, l'abbé Paparelli le salua d'une petite révérence +muette; dans la première, le valet ensommeillé ne +sembla pas même le voir. Sous le baldaquin, une +araignée filait sa toile, entre les glands du grand chapeau +rouge. N'aurait-il pas mieux valu mettre la pioche +dans tout ce passé pourrissant, tombant en poudre, pour +que le soleil entrât librement et rendît au sol purifié +une fécondité de jeunesse?<a name="page_127" id="page_127"></a></p> + +<h3><a name="IV" id="IV"></a>IV</h3> + +<p>L'après-midi de ce même jour, Pierre songea, puisqu'il +avait des loisirs, à commencer tout de suite ses courses +dans Rome par une visite qui lui tenait au cœur. Dès +l'apparition de son livre, une lettre venue de cette ville +l'avait profondément ému et intéressé, une lettre du +vieux comte Orlando Prada, le héros de l'indépendance +et de l'unité italienne, qui, sans le connaître, lui écrivait +spontanément sous le coup d'une première lecture; et +c'était, en quatre pages, une protestation enflammée, +un cri de foi patriotique, juvénile encore chez le vieillard, +l'accusant d'avoir oublié l'Italie dans son œuvre, +réclamant Rome, la Rome nouvelle, pour l'Italie unifiée +et libre enfin. Une correspondance avait suivi, et le +prêtre, tout en ne cédant pas sur le rêve qu'il faisait du +néo-catholicisme sauveur du monde, s'était mis à aimer +de loin l'homme qui lui écrivait ces lettres où brûlait un +si grand amour de la patrie et de la liberté. Il l'avait +prévenu de son voyage, en lui promettant d'aller le voir. +Mais, maintenant, l'hospitalité acceptée par lui au palais +Boccanera le gênait beaucoup, car il lui semblait difficile, +après l'accueil de Benedetta, si affectueux, de se rendre +ainsi dès le premier jour, sans la prévenir, chez le père +de l'homme qu'elle avait fui et contre lequel elle plaidait +en divorce; d'autant plus que le vieil Orlando habitait, +avec son fils, le petit palais que celui-ci avait fait bâtir, +dans le haut de la rue du Vingt-Septembre.</p> + +<p>Pierre voulut donc, avant tout, confier son scrupule à la<a name="page_128" id="page_128"></a> +contessina elle-même. Il avait appris d'ailleurs, par le +vicomte Philibert de la Choue, qu'elle gardait pour +le héros une filiale tendresse, mêlée d'admiration. En +effet, après le déjeuner, au premier mot qu'il lui dit de +l'embarras où il était, elle se récria.</p> + +<p>—Mais, monsieur l'abbé, allez, allez vite! Vous savez +que le vieil Orlando est une de nos gloires nationales; et +ne vous étonnez pas de me l'entendre nommer ainsi, toute +l'Italie lui donne ce petit nom tendre, par affection et gratitude. +Moi, j'ai grandi dans un monde qui l'exécrait, qui le +traitait de Satan. Plus tard, seulement, je l'ai connu, je +l'ai aimé, et c'est bien l'homme le plus doux et le plus +juste qui soit sur la terre.</p> + +<p>Elle s'était mise à sourire, tandis que des larmes discrètes +mouillaient ses yeux, sans doute au souvenir de +l'année passée là-bas, dans cette maison de violence, où +elle n'avait eu d'heures paisibles que près du vieillard. +Et elle ajouta, plus bas, la voix un peu tremblante:</p> + +<p>—Puisque vous allez le voir, dites-lui bien de ma part +que je l'aime toujours et que jamais je n'oublierai sa +bonté, quoi qu'il arrive.</p> + +<p>Pendant que Pierre se rendait en voiture rue du Vingt-Septembre, +il évoqua toute cette histoire héroïque du +vieil Orlando, qu'il s'était fait conter. On y entrait en +pleine épopée, dans la foi, la bravoure et le désintéressement +d'un autre âge.</p> + +<p>Le comte Orlando Prada, d'une noble famille milanaise, +fut tout jeune brûlé d'une telle haine contre l'étranger, +qu'à peine âgé de quinze ans il faisait partie d'une société +secrète, une des ramifications de l'antique carbonarisme. +Cette haine de la domination autrichienne venait de loin, +des vieilles révoltes contre la servitude, lorsque les conspirateurs +se réunissaient dans des cabanes abandonnées, +au fond des bois; et elle était exaspérée encore par le +rêve séculaire de l'Italie délivrée, rendue à elle-même, +redevenant enfin la grande nation souveraine, digne fille<a name="page_129" id="page_129"></a> +des anciens conquérants et maîtres du monde. Ah! cette +glorieuse terre d'autrefois, cette Italie démembrée, morcelée, +en proie à une foule de petits tyrans, continuellement +envahie et possédée par les nations voisines, quel +rêve ardent et superbe que de la tirer de ce long opprobre! +Battre l'étranger, chasser les despotes, réveiller +le peuple de la basse misère de son esclavage, proclamer +l'Italie libre, l'Italie une, c'était alors la passion qui soulevait +toute la jeunesse d'une flamme inextinguible, qui +faisait éclater d'enthousiasme le cœur du jeune Orlando. +Il vécut son adolescence dans une indignation sainte, +dans la fière impatience de donner son sang à la patrie, et +de mourir pour elle, s'il ne la délivrait pas.</p> + +<p>Au fond de son vieux logis familial de Milan, Orlando +vivait retiré, frémissant sous le joug, perdant les jours en +conspirations vaines; et il venait de se marier, il avait +vingt-cinq ans, lorsque la nouvelle arriva de la fuite de +Pie IX et de la révolution à Rome. Brusquement, il lâcha +tout, logis, femme, pour courir à Rome, comme appelé +par la voix de sa destinée. C'était la première fois qu'il +s'en allait ainsi battre les chemins, à la conquête de +l'indépendance; et que de fois il devait se remettre en +campagne, sans se lasser jamais! Il connut alors Mazzini, +il se passionna un instant pour cette figure mystique de +républicain unitaire. Rêvant lui-même de république universelle, +il adopta la devise mazinienne «Dio e popolo», +il suivit la procession qui parcourut en grande pompe la +Rome de l'émeute. On était à une époque de vastes +espoirs, travaillée déjà par le besoin d'une rénovation du +catholicisme, dans l'attente d'un Christ humanitaire, +chargé de sauver le monde une seconde fois. Mais bientôt +un homme, un capitaine des anciens âges, Garibaldi, à +l'aurore de sa gloire épique, le prit tout entier, ne fit +plus de lui qu'un soldat de la liberté et de l'unité. +Orlando l'aima comme un dieu, se battit en héros à son +côté, fut de la victoire de Rieti sur les Napolitains, le<a name="page_130" id="page_130"></a> +suivit dans sa retraite d'obstiné patriote, lorsqu'il se porta +au secours de Venise, forcé d'abandonner Rome à l'armée +française du général Oudinot, qui venait y rétablir Pie IX. +Et quelle aventure extraordinaire et follement brave! +cette Venise que Manin, un autre grand patriote, un +martyr, avait refaite républicaine, et qui depuis de longs +mois résistait aux Autrichiens! et ce Garibaldi, avec une +poignée d'hommes, qui part pour la délivrer, frète treize +barques de pêche, en laisse huit entre les mains de l'ennemi, +est obligé de revenir aux rivages romains, y perd +misérablement sa femme Anita, dont il ferme les yeux, +avant de retourner en Amérique, où il avait habité déjà +en attendant l'heure de l'insurrection! Ah! cette terre +d'Italie, toute grondante alors du feu intérieur de son +patriotisme, d'où poussaient en chaque ville des hommes +de foi et de courage, d'où les émeutes éclataient de partout +comme des éruptions, et qui, au milieu des échecs, +allait quand même au triomphe, invinciblement!</p> + +<p>Orlando revint à Milan, près de sa jeune femme, et il +y vécut deux ans, caché, rongé par l'impatience du glorieux +lendemain, si long à naître. Un bonheur l'attendrit, +dans sa fièvre: il eut un fils, Luigi; mais l'enfant coûta +la vie à sa mère, ce fut un deuil. Et, ne pouvant rester +davantage à Milan, où la police le surveillait, le traquait, +finissant par trop souffrir de l'occupation étrangère, Orlando +se décida à réaliser les débris de sa fortune, puis +se retira à Turin, près d'une tante de sa femme, qui prit +soin de l'enfant. Le comte de Cavour, en grand politique, +travaillait dès lors à l'indépendance, préparait le Piémont +au rôle décisif qu'il devait jouer. C'était l'époque où le +roi Victor-Emmanuel accueillait avec une bonhomie flatteuse +les réfugiés qui lui arrivaient de toute l'Italie, même +ceux qu'il savait républicains, compromis et en fuite, à +la suite d'insurrections populaires. Dans cette rude et +rusée maison de Savoie, le rêve de réaliser l'unité italienne, +au profit de la monarchie piémontaise, venait de<a name="page_131" id="page_131"></a> +loin, mûrissait depuis des années. Et Orlando n'ignorait +point sous quel maître il s'enrôlait; mais déjà, en lui, le +républicain passait après le patriote, il ne croyait plus à +une Italie faite au nom de la république, mise sous la +protection d'un pape libéral, comme Mazzini l'avait imaginé +un moment. N'était-ce pas là une chimère, qui +dévorerait des générations, si l'on s'entêtait à la poursuivre? +Lui, refusait de mourir sans avoir couché à Rome, +en conquérant. Quitte à y laisser la liberté, il voulait la +patrie reconstruite et debout, vivante enfin sous le soleil. +Aussi avec quelle fièvre heureuse s'engagea-t-il, lors de la +guerre de 1859, et comme son cœur battait à lui briser la +poitrine, après Magenta, quand il entra dans Milan avec +l'armée française, dans ce Milan que huit années plus tôt +il avait quitté en proscrit, l'âme désespérée! A la suite +de Solferino, le traité de Villafranca fut une déception +amère: la Vénétie échappait, Venise restait captive. Mais +c'était pourtant le Milanais reconquis, et c'étaient aussi +la Toscane, les duchés de Parme et de Modène, qui +votaient leur annexion. Enfin, le noyau de l'astre se +formait, la patrie se reconstituait, autour du Piémont +victorieux.</p> + +<p>Puis, l'année suivante, Orlando rentra dans l'épopée. +Garibaldi était revenu de ses deux séjours en Amérique, +entouré de toute une légende, des exploits de paladin +dans les pampas de l'Uruguay, une traversée extraordinaire +de Canton à Lima; et il avait reparu pour se battre +en 1859, devançant l'armée française, culbutant un maréchal +autrichien, entrant dans des villes, Côme, Bergame, +Brescia. Tout d'un coup, on apprit qu'il était débarqué +avec mille hommes seulement, à Marsala, les mille de +Marsala, la poignée illustre de braves. Au premier rang, +Orlando se battit. Palerme résista trois jours, fut emportée. +Devenu le lieutenant favori du dictateur, il l'aida à +organiser le gouvernement, passa ensuite avec lui le +détroit, fut à sa droite de l'entrée triomphale dans Naples,<a name="page_132" id="page_132"></a> +d'où le roi s'était enfui. C'était une folie d'audace et de +vaillance, l'explosion de l'inévitable, toutes sortes d'histoires +surhumaines qui circulaient, Garibaldi invulnérable, +mieux protégé par sa chemise rouge que par la +plus épaisse des armures, Garibaldi mettant en déroute +les armées adverses, comme un archange, rien qu'en +brandissant sa flamboyante épée. Les Piémontais, de leur +côté, qui venaient de battre le général Lamoricière à +Castelfidardo, avaient envahi les États romains. Et Orlando +était là, lorsque le dictateur, se démettant du pouvoir, +signa le décret d'annexion des Deux-Siciles à la +Couronne d'Italie; de même qu'il fit également partie, au +cri violent de «Rome ou la mort!», de la tentative désespérée +qui finit tragiquement à Aspromonte: la petite +armée dispersée par les troupes italiennes, Garibaldi +blessé, fait prisonnier, renvoyé dans la solitude de son +île de Caprera, où il ne fut plus qu'un laboureur.</p> + +<p>Les six années d'attente qui suivirent, Orlando les vécut +à Turin, même lorsque Florence fut choisie comme nouvelle +capitale. Le sénat avait acclamé Victor-Emmanuel +roi d'Italie; et, en effet, l'Italie était faite, il n'y manquait +que Rome et Venise. Désormais les grands combats +semblaient finis, l'ère de l'épopée se trouvait close. +Venise allait être donnée par la défaite. Orlando était +à la bataille malheureuse de Custozza, où il reçut deux +blessures, le cœur plus mortellement frappé par la douleur +qu'il éprouva à croire un instant l'Autriche triomphante. +Mais, au même moment, celle-ci, battue à Sadowa, +perdait la Vénétie, et cinq mois plus tard il voulut être à +Venise, dans la joie du triomphe, lorsque Victor-Emmanuel +y fit son entrée, aux acclamations frénétiques du +peuple. Rome seule restait à prendre, une fièvre d'impatience +poussait vers elle l'Italie entière, qu'arrêtait le +serment fait par la France amie de maintenir le pape. +Une troisième fois, Garibaldi rêva de renouveler les +prouesses légendaires, se jeta sur Rome, indépendant de<a name="page_133" id="page_133"></a> +tous liens, en capitaine d'aventures que le patriotisme +illumine. Et, une troisième fois, Orlando fut de cette folie +d'héroïsme, qui devait se briser à Mentana, contre les +zouaves pontificaux, aidés d'un petit corps français. +Blessé de nouveau, il rentra à Turin presque mourant. +L'âme frémissante, il fallait se résigner, la situation +restait insoluble. Tout d'un coup, éclata le coup de tonnerre +de Sedan, l'écrasement de la France; et le chemin +de Rome devenait libre, et Orlando, rentré dans l'armée +régulière, faisait partie des troupes qui prirent position, +dans la Campagne romaine, pour assurer la sécurité du +Saint-Siège, selon les termes de la lettre que Victor-Emmanuel +écrivit à Pie IX. Il n'y eut, d'ailleurs, qu'un +simulacre de combat: les zouaves pontificaux du général +Kanzler durent se replier, Orlando fut un des premiers +qui pénétra dans la ville par la brèche de la porte Pia. +Ah! ce vingt septembre, ce jour où il éprouva le plus +grand bonheur de sa vie, un jour de délire, un jour de +complet triomphe, où se réalisait le rêve de tant d'années +de luttes terribles, pour lequel il avait donné son +repos, sa fortune, son intelligence et sa chair!</p> + +<p>Ensuite, ce furent encore plus de dix années heureuses, +dans Rome conquise, dans Rome adorée, ménagée et +flattée, comme une femme en laquelle on a mis tout son +espoir. Il attendait d'elle une si grande vigueur nationale, +une si merveilleuse résurrection de force et de gloire, +pour la jeune nation! L'ancien républicain, l'ancien +soldat insurrectionnel qu'il était, avait dû se rallier et +accepter un siège de sénateur: Garibaldi lui-même, son +Dieu, n'allait-il pas rendre visite au roi et siéger au parlement? +Mazzini seul, dans son intransigeance, n'avait +point voulu d'une Italie indépendante et une, qui ne fût +pas républicaine. Puis, une autre raison avait décidé +Orlando, l'avenir de son fils Luigi, qui venait d'avoir dix-huit +ans, au lendemain de l'entrée dans Rome. Si lui +s'accommodait des miettes de sa fortune d'autrefois,<a name="page_134" id="page_134"></a> +mangée au service de la patrie, il rêvait de vastes destins +pour l'enfant qu'il adorait. Il sentait bien que l'âge +héroïque était achevé, il voulait faire de lui un grand +politique, un grand administrateur, un homme utile à la +nation souveraine de demain; et c'était pourquoi il n'avait +pas repoussé la faveur royale, la récompense de son long +dévouement, voulant être là, aider Luigi, le surveiller, +le diriger. Lui-même était-il donc si vieux, si fini, qu'il +ne pût se rendre utile dans l'organisation, comme il +croyait l'avoir été dans la conquête? Il avait placé le +jeune homme au ministère des Finances, frappé de la +vive intelligence qu'il montrait pour les questions d'affaires, +devinant peut-être aussi par un sourd instinct que +la bataille allait continuer maintenant sur le terrain +financier et économique. Et, de nouveau, il vécut dans le +rêve, croyant toujours avec enthousiasme à l'avenir splendide, +débordant d'une espérance illimitée, regardant +Rome doubler de population, s'agrandir d'une folle végétation +de quartiers neufs, redevenir à ses yeux d'amant +ravi la reine du monde.</p> + +<p>Brusquement, ce fut la foudre. Un matin, en descendant +l'escalier, Orlando fut frappé de paralysie, les deux jambes +tout à coup mortes, d'une pesanteur de plomb. On avait +dû le remonter, jamais plus il ne remit les pieds sur le +pavé de la rue. Il venait d'avoir cinquante-six ans, et +depuis quatorze ans il n'avait pas quitté son fauteuil, +cloué là dans une immobilité de pierre, lui qui autrefois +avait si rudement couru les champs de bataille de l'Italie. +C'était une grande pitié, l'écroulement d'un héros. Et le +pis, alors, fut que le vieux soldat, de cette chambre où il +se trouvait prisonnier, assista au lent ébranlement de +tous ses espoirs, envahi d'une mélancolie affreuse, dans +la peur inavouée de l'avenir. Il voyait clair enfin, depuis +que la griserie de l'action ne l'aveuglait plus et qu'il +passait ses longues journées vides à réfléchir. Cette Italie +qu'il avait voulue si puissante, si triomphante en son<a name="page_135" id="page_135"></a> +unité, agissait follement, courait à la ruine, à la banqueroute +peut-être. Cette Rome qui avait toujours été pour +lui la capitale nécessaire, la ville de gloire sans pareille +qu'il fallait au peuple roi de demain, semblait se refuser +à ce rôle d'une grande capitale moderne, lourde comme +une morte, pesant du poids des siècles sur la poitrine de +la jeune nation. Et il y avait encore son fils, son Luigi, +qui le désolait, rebelle à toute direction, devenu un des +enfants dévorateurs de la conquête, se ruant à la curée +chaude de cette Italie, de cette Rome, que son père +semblait avoir uniquement voulues pour que lui-même +les pillât et s'en engraissât. Vainement, il s'était opposé +à ce qu'il quittât le ministère, à ce qu'il se jetât dans +l'agio effréné sur les terrains et les immeubles, que déterminait +le coup de démence des quartiers neufs. Il l'adorait +quand même, il était réduit au silence, surtout maintenant +que les opérations financières les plus hasardeuses +lui avaient réussi, comme cette transformation de la villa +Montefiori en une véritable ville, affaire colossale où les +plus riches s'étaient ruinés, dont lui s'était retiré avec +des millions. Et Orlando, désespéré et muet, dans le +petit palais que Luigi Prada avait fait bâtir, rue du +Vingt-Septembre, s'était entêté à n'y occuper qu'une +chambre étroite, où il achevait ses jours cloîtré, avec un +seul serviteur, n'acceptant rien autre de son fils que cette +hospitalité, vivant pauvrement de son humble rente.</p> + +<p>Comme il arrivait à cette rue neuve du Vingt-Septembre, +ouverte sur le flanc et sur le sommet du Viminal, Pierre +fut frappé de la somptuosité lourde des nouveaux palais, +où s'accusait le goût héréditaire de l'énorme. Dans la +chaude après-midi de vieil or pourpré, cette rue large et +triomphale, ces deux files de façades interminables et +blanches disaient le fier espoir d'avenir de la nouvelle +Rome, le désir de souveraineté qui avait fait pousser du +sol ces bâtisses colossales. Mais surtout il demeura béant +devant le Ministère des Finances, un amas gigantesque,<a name="page_136" id="page_136"></a> +un cube cyclopéen où les colonnes, les balcons, les frontons, +les sculptures s'entassent, tout un monde démesuré, +enfanté en un jour d'orgueil par la folie de la pierre. Et +c'était là, en face, un peu plus haut, avant d'arriver à la +villa Bonaparte, que se trouvait le petit palais du comte +Prada.</p> + +<p>Lorsqu'il eut payé son cocher, Pierre resta embarrassé +un instant. La porte étant ouverte, il avait pénétré dans +le vestibule; mais il n'y apercevait personne, ni concierge, +ni serviteur. Il dut se décider à monter au premier étage. +L'escalier, monumental, à la rampe de marbre, reproduisait +en petit les dimensions exagérées de l'escalier +d'honneur du palais Boccanera; et c'était la même nudité +froide, tempérée par un tapis et des portières rouges, qui +tranchaient violemment sur le stuc blanc des murs. Au +premier étage, se trouvait l'appartement de réception, +haut de cinq mètres, dont il aperçut deux salons en enfilade, +par une porte entre-bâillée, des salons d'une richesse +toute moderne, avec une profusion de tentures, de velours +et de soie, de meubles dorés, de hautes glaces reflétant +l'encombrement fastueux des consoles et des tables. Et +toujours personne, pas une âme, dans ce logis comme +abandonné, où la femme ne se sentait pas. Il allait redescendre, +pour sonner, quand un valet se présenta enfin.</p> + +<p>—Monsieur le comte Prada, je vous prie.</p> + +<p>Le valet considéra en silence ce petit prêtre et daigna +demander:</p> + +<p>—Le père ou le fils?</p> + +<p>—Le père, monsieur le comte Orlando Prada.</p> + +<p>—Bon! montez au troisième étage.</p> + +<p>Puis, il voulut bien ajouter une explication.</p> + +<p>—La petite porte, à droite sur le palier. Frappez fort +pour qu'on vous ouvre.</p> + +<p>En effet, Pierre dut frapper deux fois. Ce fut un petit +vieux très sec, d'allure militaire, un ancien soldat du +comte resté à son service, qui vint lui ouvrir, en disant,<a name="page_137" id="page_137"></a> +pour s'excuser de ne pas avoir ouvert plus vite, qu'il +était en train d'arranger les jambes de son maître. Tout +de suite il annonça le visiteur. Et celui-ci, après une +obscure antichambre, très étroite, resta saisi de la pièce +dans laquelle il entrait, une pièce relativement petite, +toute nue, toute blanche, tapissée simplement d'un papier +tendre à fleurettes bleues. Derrière un paravent, il n'y avait +qu'un lit de fer, la couche du soldat; et aucun autre +meuble, rien que le fauteuil où l'infirme passait ses jours, +une table de bois noir près de lui, couverte de journaux +et de livres, deux antiques chaises de paille qui servaient +à faire asseoir les rares visiteurs. Contre un des +murs, quelques planches tenaient lieu de bibliothèque. +Mais la fenêtre, sans rideaux, large et claire, ouvrait +sur le plus admirable panorama de Rome qu'on pût +voir.</p> + +<p>Puis, la chambre disparut, Pierre ne vit plus que le +vieil Orlando, dans une soudaine et profonde émotion. +C'était un vieux lion blanchi, superbe encore, très fort, +très grand. Une forêt de cheveux blancs, sur une tête +puissante, à la bouche épaisse, au nez gros et écrasé, aux +larges yeux noirs étincelants. Une longue barbe blanche, +d'une vigueur de jeunesse, frisée comme celle d'un dieu. +Dans ce mufle léonin, on devinait les terribles passions +qui avaient dû gronder; mais toutes, les charnelles, les +intellectuelles, avaient fait éruption en patriotisme, en +bravoure folle et en désordonné amour de l'indépendance. +Et le vieil héros foudroyé, le buste toujours droit et haut, +était cloué là, sur son fauteuil de paille, les jambes +mortes, ensevelies, disparues dans une couverture noire. +Seuls, les bras, les mains vivaient; et, seule, la face éclatait +de force et d'intelligence.</p> + +<p>Orlando s'était tourné vers son serviteur, pour lui dire +doucement:</p> + +<p>—Batista, tu peux t'en aller. Reviens dans deux +heures.<a name="page_138" id="page_138"></a></p> + +<p>Puis, regardant Pierre bien en face, il s'écria de sa voix +restée sonore, malgré ses soixante-dix ans:</p> + +<p>—Enfin, c'est donc vous, mon cher monsieur Froment, +et nous allons pouvoir causer tout à notre aise... Tenez! +prenez cette chaise, asseyez-vous devant moi.</p> + +<p>Mais il avait remarqué le regard surpris que le prêtre +jetait sur la nudité de la chambre. Il ajouta gaiement:</p> + +<p>—Vous me pardonnerez de vous recevoir dans ma cellule. +Oui, je vis ici en moine, en vieux soldat retraité, +désormais à l'écart de la vie... Mon fils me tourmente +encore pour que je prenne une des belles chambres d'en +bas. A quoi bon? je n'ai aucun besoin, je n'aime guère +les lits de plume, car mes vieux os sont accoutumés à la +terre dure... Et puis, j'ai là une si belle vue, toute Rome +qui se donne à moi, maintenant que je ne peux plus aller +à elle!</p> + +<p>D'un geste vers la fenêtre, il avait caché l'embarras, la +légère rougeur dont il était pris, chaque fois qu'il excusait +son fils de la sorte, sans vouloir dire la vraie raison, le +scrupule de probité, qui le faisait s'entêter dans son +installation de pauvre.</p> + +<p>—Mais c'est très bien! mais c'est superbe! déclara +Pierre, pour lui faire plaisir. Je suis si heureux de vous +voir enfin, moi aussi! si heureux de serrer vos mains vaillantes +qui ont accompli tant de grandes choses!</p> + +<p>D'un nouveau geste, Orlando sembla vouloir écarter le +passé.</p> + +<p>—Bah! bah! tout cela, c'est fini, enterré... Parlons de +vous, mon cher monsieur Froment, de vous si jeune qui +êtes le présent, et parlons vite de votre livre qui est l'avenir... +Ah! votre livre, votre «Rome nouvelle», si vous +saviez dans quel état de colère il m'a jeté d'abord!</p> + +<p>Il riait maintenant, il prit le volume qui se trouvait +justement sur la table, près de lui; et, tapant sur la couverture, +de sa large main de colosse:</p> + +<p>—Non, vous ne vous imaginez pas avec quels sursauts<a name="page_139" id="page_139"></a> +de protestation je l'ai lu!... Le pape, encore le pape, et +toujours le pape! La Rome nouvelle pour le pape et par +le pape! La Rome triomphante de demain grâce au pape, +donnée au pape, confondant sa gloire dans la gloire du +pape!... Eh bien! et nous? et l'Italie? et tous les millions +que nous avons dépensés pour faire de Rome une grande +capitale?... Ah! qu'il faut être un Français, et un Français +de Paris, pour écrire le livre que voilà! Mais, cher +monsieur, Rome, si vous l'ignorez, est devenue la capitale +du royaume d'Italie, et il y a ici le roi Humbert, et il +y a les Italiens, tout un peuple qui compte, je vous assure, +et qui entend garder pour lui Rome, la glorieuse, la +ressuscitée!</p> + +<p>Cette fougue juvénile fit rire Pierre à son tour.</p> + +<p>—Oui, oui, vous m'avez écrit cela. Seulement, qu'importe, +à mon point de vue! L'Italie n'est qu'une nation, +une partie de l'humanité, et je veux l'accord, la fraternité +de toutes les nations, l'humanité réconciliée, croyante et +heureuse. Qu'importe la forme du gouvernement, une +monarchie, une république! qu'importe l'idée de la patrie +une et indépendante, s'il n'y a plus qu'un peuple libre, +vivant de justice et de vérité!</p> + +<p>De ce cri enthousiaste, Orlando n'avait retenu qu'un +mot. Il reprit plus bas, d'un air songeur:</p> + +<p>—La république! je l'ai voulue ardemment, dans +ma jeunesse. Je me suis battu pour elle, j'ai conspiré +avec Mazzini, un saint, un croyant, qui s'est brisé contre +l'absolu. Et puis, quoi? il a bien fallu accepter les nécessités +pratiques, les plus intransigeants se sont ralliés... +Aujourd'hui, la république nous sauverait-elle? En tout +cas, elle ne différerait guère de notre monarchie parlementaire: +voyez ce qui se passe en France. Alors, pourquoi +risquer une révolution qui mettrait le pouvoir aux mains +des révolutionnaires extrêmes, des anarchistes? Nous +craignons tous cela, c'est ce qui explique notre résignation... +Je sais bien que quelques-uns voient le salut dans<a name="page_140" id="page_140"></a> +une fédération républicaine, tous les anciens petits États +reconstitués en autant de républiques, que Rome présiderait. +Le Vatican aurait peut-être gros à gagner dans +l'aventure. On ne peut pas dire qu'il y travaille, il en +envisage simplement l'éventualité sans déplaisir. Mais +c'est un rêve, un rêve!</p> + +<p>Il retrouva sa gaieté, même une pointe tendre d'ironie.</p> + +<p>—Vous doutez-vous de ce qui m'a séduit dans votre +livre? car, malgré mes protestations, je vous ai lu deux +fois... C'est que Mazzini aurait pu presque l'écrire. Oui! +j'y ai retrouvé toute ma jeunesse, tout l'espoir fou de mes +vingt-cinq ans, la religion du Christ, la pacification du +monde par l'Évangile... Saviez-vous que Mazzini a voulu, +longtemps avant vous, la rénovation du catholicisme? Il +écartait le dogme et la discipline, il ne retenait que la +morale. Et c'était la Rome nouvelle, la Rome du peuple +qu'il donnait pour siège à l'Église universelle, où toutes +les Églises du passé allaient se fondre: Rome, l'éternelle +Cité, la prédestinée, la mère et la reine dont la domination +renaissait pour le bonheur définitif des hommes!... +N'est-ce pas curieux que le néo-catholicisme actuel, le +vague réveil spiritualiste, le mouvement de communauté, +de charité chrétienne dont on mène tant de bruit, ne soit +qu'un retour des idées mystiques et humanitaires de +1848? Hélas! j'ai vu tout cela, j'ai cru et j'ai combattu, +et je sais à quel beau gâchis nous ont conduits ces envolées +dans le bleu du mystère. Que voulez-vous! je n'ai +plus confiance.</p> + +<p>Et, comme Pierre allait se passionner, lui aussi, et +répondre, il l'arrêta.</p> + +<p>—Non, laissez-moi finir... Je veux seulement que vous +soyez bien convaincu de la nécessité absolue où nous +étions de prendre Rome, d'en faire la capitale de l'Italie. +Sans elle, l'Italie nouvelle ne pouvait pas être. Elle était +la gloire antique, elle détenait dans sa poussière la +souveraine puissance que nous voulions rétablir, elle<a name="page_141" id="page_141"></a> +donnait à qui la possédait la force, la beauté, l'éternité. +Au centre du pays, elle en était le cœur, elle devait en +devenir la vie, dès qu'on l'aurait réveillée du long sommeil +de ses ruines... Ah! que nous l'avons désirée, au +milieu des victoires et des défaites, pendant des années +d'affreuse impatience! Moi, je l'ai aimée et voulue plus +qu'aucune femme, le sang brûlé, désespéré de vieillir. +Et, quand nous l'avons possédée, notre folie a été de la +vouloir fastueuse, immense, dominatrice, à l'égal des +autres grandes capitales de l'Europe, Berlin, Paris, +Londres... Regardez-la, elle est encore mon seul amour, +ma seule consolation, aujourd'hui que je suis mort, +n'ayant plus de vivants que les yeux.</p> + +<p>Du même geste, il avait de nouveau indiqué la fenêtre. +Rome, sous le ciel intense, s'étendait à l'infini, tout +empourprée et dorée par le soleil oblique. Très lointains, +les arbres du Janicule fermaient l'horizon de leur ceinture +verte, d'un vert limpide d'émeraude; tandis que le +dôme de Saint-Pierre, plus à gauche, avait la pâleur +bleue d'un saphir, éteint dans la trop vive lumière. Puis, +c'était la ville basse, la vieille cité rousse, comme cuite +par des siècles d'étés brûlants, si douce à l'œil, si belle +de la vie profonde du passé, un chaos sans bornes de +toitures, de pignons, de tours, de campaniles, de coupoles. +Mais, au premier plan, sous la fenêtre, il y avait +la jeune ville, celle qu'on bâtissait depuis vingt-cinq +années, des cubes de maçonnerie entassés, crayeux +encore, que ni le soleil ni l'histoire n'avaient drapés de +leur pourpre. Surtout, les toitures du colossal Ministère +des Finances étalaient des steppes désastreuses, infinies +et blafardes, d'une cruelle laideur. Et c'était sur cette +désolation des constructions nouvelles que les regards du +vieux soldat de la conquête avaient fini par se fixer.</p> + +<p>Il y eut un silence. Pierre venait de sentir passer le +petit froid de la tristesse cachée, inavouée, et il attendait +courtoisement.<a name="page_142" id="page_142"></a></p> + +<p>—Je vous demande pardon de vous avoir coupé la +parole, reprit Orlando. Mais il me semble que nous ne +pouvons causer utilement de votre livre, tant que vous +n'aurez pas vu et étudié Rome de près. Vous n'êtes ici +que depuis hier, n'est-ce pas? Courez la ville, regardez, +questionnez, et je crois que beaucoup de vos idées changeront. +J'attends surtout votre impression sur le Vatican, +puisque vous êtes venu uniquement pour voir le pape et +défendre votre œuvre contre l'Index. Pourquoi discuterions-nous +aujourd'hui, si les faits eux-mêmes doivent +vous amener à d'autres idées, mieux que je n'y réussirais +par les plus beaux discours du monde?... C'est +entendu, vous reviendrez, et nous saurons de quoi nous +parlerons, nous nous entendrons peut-être.</p> + +<p>—Mais certainement, dit Pierre. Je n'étais venu aujourd'hui +que pour vous témoigner ma gratitude d'avoir bien +voulu lire mon livre avec intérêt et que pour saluer en +vous une des gloires de l'Italie.</p> + +<p>Orlando n'écoutait pas, absorbé, les yeux toujours +fixés sur Rome. Il ne voulait plus qu'on en parlât, et +malgré lui, tout à son inquiétude secrète, il continua +d'une voix basse, comme dans une involontaire confession.</p> + +<p>—Sans doute, nous sommes allés beaucoup trop vite. +Il y a eu des dépenses d'une utilité indispensable, les +routes, les ports, les chemins de fer. Et il a bien fallu +armer le pays aussi, je n'ai pas désapprouvé d'abord les +grosses charges militaires... Mais, ensuite, cet écrasant +budget de la guerre, d'une guerre qui n'est pas venue, +dont l'attente nous a ruinés! Ah! j'ai toujours été l'ami +de la France, je ne lui reproche que de n'avoir pas +compris la situation qui nous était faite, l'excuse vitale +que nous avions en nous alliant avec l'Allemagne... Et le +milliard englouti à Rome! C'est ici que la folie a soufflé, +nous avons péché par enthousiasme et par orgueil. Dans +mes songeries de vieux bonhomme solitaire, un des<a name="page_143" id="page_143"></a> +premiers, j'ai senti le gouffre, l'effroyable crise financière, +le déficit où allait sombrer la nation. Je l'ai crié à +mon fils, à tous ceux qui m'approchaient; mais à quoi +bon? ils ne m'écoutaient pas, ils étaient fous, achetant, +revendant, bâtissant, dans l'agio et dans la chimère. +Vous verrez, vous verrez... Le pis est que nous n'avons +pas, comme chez vous, dans la population dense des campagnes, +une réserve d'argent et d'hommes, une épargne +toujours prête à combler les trous creusés par les +catastrophes. Chez nous, l'ascension du peuple, nulle +encore, ne régénère pas le sang social, par un apport +continu d'hommes nouveaux; et il est pauvre, il n'a pas +de bas de laine à vider. La misère est effroyable, il faut +bien le dire. Ceux qui ont de l'argent, préfèrent le +manger petitement dans les villes, que de le risquer dans +des entreprises agricoles ou industrielles. Les usines sont +lentes à se bâtir, la terre en est encore presque partout +à la culture barbare d'il y a deux mille ans... Et voilà +Rome, Rome qui n'a pas fait l'Italie, que l'Italie a faite +sa capitale par son ardent et unique désir, Rome qui +n'est toujours que le splendide décor de la gloire des +siècles, Rome qui ne nous a donné encore que l'éclat +de ce décor, avec sa population papale abâtardie, toute +de fierté et de fainéantise! Je l'ai trop aimée, je l'aime +trop, pour regretter d'y être. Mais, grand Dieu! quelle +démence elle a mise en nous, que de millions elle nous +a coûté, de quel poids triomphal elle nous écrase!... +Voyez, voyez!</p> + +<p>Et c'étaient les toitures blafardes du Ministère des +Finances, l'immense steppe désolée, qu'il montrait, +comme s'il y eût vu la moisson de gloire coupée en herbe, +l'affreuse nudité de la banqueroute menaçante. Ses yeux +se voilaient de larmes contenues, il était superbe d'espoir +ébranlé, d'inquiétude douloureuse, avec sa tête énorme +de vieux lion blanchi, désormais impuissant, cloué dans +cette chambre si nue et si claire, d'une pauvreté si<a name="page_144" id="page_144"></a> +hautaine, qui semblait être une protestation contre la +richesse monumentale de tout le quartier. C'était donc là +ce qu'on avait fait de la conquête! et il était foudroyé +maintenant, incapable de donner de nouveau son sang et +son âme!</p> + +<p>—Oui, oui! lança-t-il dans un dernier cri, on donnait +tout, son cœur et sa tête, son existence entière, tant qu'il +s'est agi de faire la patrie une et indépendante. Mais, +aujourd'hui que la patrie est faite, allez donc vous +enthousiasmer pour réorganiser ses finances! Ce n'est pas +un idéal, cela! Et c'est pourquoi, pendant que les vieux +meurent, pas un homme nouveau ne se lève parmi les +jeunes.</p> + +<p>Brusquement, il s'arrêta, un peu gêné, souriant de sa +fièvre.</p> + +<p>—Excusez-moi, me voilà reparti, je suis incorrigible... +C'est entendu, laissons ce sujet, et vous reviendrez, nous +causerons, quand vous aurez tout vu.</p> + +<p>Dès lors, il se montra charmant, et Pierre comprit son +regret d'avoir trop parlé, à la bonhomie séductrice, à l'affection +envahissante dont il l'enveloppa. Il le suppliait de +rester longtemps à Rome, de ne pas la juger trop vite, +d'être convaincu que l'Italie, au fond, aimait toujours la +France; et il voulait aussi qu'on aimât l'Italie, il éprouvait +une anxiété véritable, à l'idée qu'on ne l'aimait peut-être +plus. Ainsi que la veille, au palais Boccanera, le +prêtre eut conscience là d'une sorte de pression exercée +sur lui pour le forcer à l'admiration et à la tendresse. +L'Italie, comme une femme qui ne se sentait pas en beauté, +doutant d'elle et susceptible, s'inquiétait de l'opinion des +visiteurs, s'efforçait de garder malgré tout leur amour.</p> + +<p>Mais, lorsque Orlando sut que Pierre était descendu +au palais Boccanera, il se passionna de nouveau, et il eut +un geste de contrariété vive, en entendant frapper à la +porte, juste à ce moment même. Tout en criant d'entrer, +il le retint.<a name="page_145" id="page_145"></a></p> + +<p>—Non, ne partez pas, je veux savoir...</p> + +<p>Une dame entra, qui avait dépassé la quarantaine, +petite et ronde, jolie encore, avec ses traits menus, ses +gentils sourires, noyés dans la graisse. Elle était blonde, +avait les yeux verts, d'une limpidité d'eau de source. +Assez bien habillée, en toilette réséda, élégante et +sobre, elle paraissait d'air agréable, modeste et avisé.</p> + +<p>—Ah! c'est toi, Stefana, dit le vieillard, qui se laissa +embrasser.</p> + +<p>—Oui, mon oncle, je passais, et j'ai voulu monter, +pour prendre de vos nouvelles.</p> + +<p>C'était madame Sacco, une nièce d'Orlando, née à +Naples d'une mère venue de Milan et mariée au banquier +napolitain Pagani, tombé plus tard en déconfiture. Après +la ruine, Stefana avait épousé Sacco, lorsqu'il n'était +encore que petit employé des Postes. Sacco, dès lors, voulant +relever la maison de son beau-père, s'était lancé +dans des affaires terribles, compliquées et louches, au +bout desquelles il avait eu la chance imprévue de se faire +nommer député. Depuis qu'il était venu à Rome, pour la +conquérir à son tour, sa femme avait dû l'aider dans son +ambition dévorante, s'habiller, ouvrir un salon; et, si +elle s'y montrait encore un peu gauche, elle lui rendait +pourtant des services qui n'étaient pas à dédaigner, très +économe, très prudente, menant la maison en bonne +ménagère, toutes les excellentes et solides qualités de +l'Italie du Nord, héritées de sa mère, et qui faisaient +merveille à côté de la turbulence et des abandons de son +mari, chez lequel l'Italie du Midi flambait avec sa rage +d'appétits continuelle.</p> + +<p>Le vieil Orlando, dans son mépris pour Sacco, avait +gardé quelque affection à sa nièce, chez qui il retrouvait +son sang. Il la remercia; et, tout de suite, il parla de la +nouvelle donnée par les journaux du matin, soupçonnant +bien que le député avait envoyé sa femme pour avoir son +opinion.<a name="page_146" id="page_146"></a></p> + +<p>—Eh bien! et ce ministère?</p> + +<p>Elle s'était assise, elle ne se pressa pas, regarda les +journaux qui traînaient sur la table.</p> + +<p>—Oh! rien n'est fait encore, la presse a parlé trop +vite. Sacco a été appelé par le président du conseil, et ils +ont causé. Seulement, il hésite beaucoup, il craint de +n'avoir aucune aptitude pour l'Agriculture. Ah! si c'étaient +les Finances!... Et puis, il n'aurait pris aucune résolution +sans vous consulter. Qu'en pensez-vous, mon oncle?</p> + +<p>D'un geste violent, il l'interrompit.</p> + +<p>—Non, non, je ne me mêle pas de ça!</p> + +<p>C'était, pour lui, une abomination, le commencement +de la fin, ce rapide succès de Sacco, un aventurier, +un brasseur d'affaires qui avait toujours pêché en eau +trouble. Son fils Luigi, certes, le désolait. Mais, quand +on pensait que Luigi, avec son intelligence vaste, ses +qualités si belles encore, n'était rien, tandis que ce Sacco, +ce brouillon, ce jouisseur sans cesse affamé, après s'être +glissé à la Chambre, se trouvait en passe de décrocher un +portefeuille! Un petit homme brun et sec, avec de gros +yeux ronds, les pommettes saillantes, le menton proéminent, +toujours dansant et criant, d'une éloquence intarissable, +dont toute la force était dans la voix, une voix admirable +de puissance et de caresse! Et insinuant, et profitant +de tout, séducteur et dominateur!</p> + +<p>—Tu entends, Stefana, dis à ton mari que le seul +conseil que j'aie à lui donner est de rentrer petit employé +aux Postes, où il rendra peut-être des services.</p> + +<p>Ce qui outrait et désespérait le vieux soldat, c'était un +tel homme, un Sacco, tombé en bandit à Rome, dans cette +Rome dont la conquête avait coûté tant de nobles efforts. +Et, à son tour, Sacco la conquérait, l'enlevait à ceux qui +l'avaient si durement gagnée, la possédait, mais pour s'y +délecter, pour y assouvir son amour effréné du pouvoir. +Sous des dehors très câlins, il était résolu à dévorer tout. +Après la victoire, lorsque le butin se trouvait là, chaud<a name="page_147" id="page_147"></a> +encore, les loups étaient venus. Le Nord avait fait l'Italie, +le Midi montait à la curée, se jetait sur elle, vivait d'elle +comme d'une proie. Et il y avait surtout cela, au fond de +la colère du héros foudroyé: l'antagonisme de plus en +plus marqué entre le Nord et le Midi; le Nord travailleur +et économe, politique avisé, savant, tout aux grandes +idées modernes; le Midi ignorant et paresseux, tout à la +joie immédiate de vivre, dans un désordre enfantin des +actes, dans un éclat vide des belles paroles sonores.</p> + +<p>Stefana souriait placidement, en regardant Pierre, qui +s'était retiré près de la fenêtre.</p> + +<p>—Oh! mon oncle, vous dites cela, mais vous nous +aimez bien tout de même, et vous m'avez donné, à moi, +plus d'un bon conseil, ce dont je vous remercie... C'est +comme pour l'histoire d'Attilio...</p> + +<p>Elle parlait de son fils, le lieutenant, et de son aventure +amoureuse avec Celia, la petite princesse Buongiovanni, +dont tous les salons noirs et blancs s'entretenaient.</p> + +<p>—Attilio, c'est autre chose, s'écria Orlando. Ainsi que +toi, il est de mon sang, et c'est merveilleux comme je me +retrouve dans ce gaillard-là. Oui, il est tout moi, quand +j'avais son âge, et beau, et brave, et enthousiaste!... Tu +vois que je me fais des compliments. Mais, en vérité, +Attilio me tient chaud au cœur, car il est l'avenir, il me +rend l'espérance... Eh bien! son histoire?</p> + +<p>—Ah! mon oncle, son histoire nous donne des ennuis. +Je vous en ai déjà parlé, et vous avez haussé les épaules, +en disant que, dans ces questions-là, les parents n'avaient +qu'à laisser les amoureux régler leurs affaires eux-mêmes... +Nous ne voulons pourtant pas qu'on dise partout que nous +poussons notre fils à enlever la petite princesse, pour qu'il +épouse ensuite son argent et son titre.</p> + +<p>Orlando s'égaya franchement.</p> + +<p>—Voilà un fier scrupule! C'est ton mari qui t'a dit de +me l'exprimer? Oui, je sais qu'il affecte de montrer de la +délicatesse en cette occasion... Moi, je te le répète, je me<a name="page_148" id="page_148"></a> +crois aussi honnête que lui, et j'aurais un fils tel que le +tien, si droit, si bon, si naïvement amoureux, que je le +laisserais épouser qui il voudrait et comme il voudrait... +Les Buongiovanni, mon Dieu! les Buongiovanni, avec toute +leur noblesse et l'argent qu'ils ont encore, seront très +honorés d'avoir pour gendre un beau garçon, au grand +cœur!</p> + +<p>De nouveau, Stefana eut son air de satisfaction placide. +Elle ne venait sûrement que pour être approuvée.</p> + +<p>—C'est bien, mon oncle, je redirai cela à mon mari; +et il en tiendra grand compte; car, si vous êtes sévère +pour lui, il a pour vous une véritable vénération... Quant +à ce ministère, rien ne se fera peut-être, Sacco se décidera +selon les circonstances.</p> + +<p>Elle s'était levée, elle prit congé en embrassant le +vieillard, comme à son arrivée, très tendrement. Et elle +le complimenta sur sa belle mine, le trouva très beau, le +fit sourire en lui nommant une dame qui était encore folle +de lui. Puis, après avoir répondu d'une légère révérence +au salut muet du jeune prêtre, elle s'en alla, de son allure +modeste et sage.</p> + +<p>Un instant, Orlando resta silencieux, les yeux vers la +porte, repris d'une tristesse, songeant sans doute à ce +présent louche et pénible, si différent du glorieux passé. +Et, brusquement, il revint à Pierre, qui attendait toujours.</p> + +<p>—Alors, mon ami, vous êtes donc descendu au palais +Boccanera. Ah! quel désastre aussi de ce côté!</p> + +<p>Mais, lorsque le prêtre lui eut répété sa conversation +avec Benedetta, la phrase où elle avait dit qu'elle l'aimait +toujours et que jamais elle n'oublierait sa bonté, quoi +qu'il arrivât, il s'attendrit, sa voix eut un tremblement.</p> + +<p>—Oui, c'est une bonne âme, elle n'est pas méchante. +Seulement, que voulez-vous? elle n'aimait pas Luigi, et lui-même +a été un peu violent peut-être... Ces choses ne sont +plus un mystère, je vous en parle librement, puisque, à +mon grand chagrin, tout le monde les connaît.<a name="page_149" id="page_149"></a></p> + +<p>Orlando, s'abandonnant à ses souvenirs, dit sa joie vive, +la veille du mariage, à la pensée de cette admirable créature +qui serait sa fille, qui remettrait de la jeunesse et +du charme autour de son fauteuil d'infirme. Il avait toujours +eu le culte de la beauté, un culte passionné d'amant, +dont l'unique amour serait resté celui de la femme, si +la patrie n'avait pas pris le meilleur de lui-même. Et +Benedetta, en effet, l'adora, le vénéra, montant sans cesse +passer des heures avec lui, habitant sa petite chambre +pauvre, qui resplendissait alors de l'éclat de divine grâce +qu'elle y apportait. Il revivait dans son haleine fraîche, +dans l'odeur pure et la caressante tendresse de femme +dont elle l'entourait, sans cesse aux petits soins. Mais, +tout de suite, quel affreux drame, et que son cœur avait +saigné, de ne savoir comment réconcilier les époux! Il +ne pouvait donner tort à son fils de vouloir être le mari +accepté, aimé. D'abord, après la première nuit désastreuse, +ce heurt de deux êtres, entêtés chacun dans son +absolu, il avait espéré ramener Benedetta, la jeter aux +bras de Luigi. Puis, lorsque, en larmes, elle lui eut fait +ses confidences, avouant son amour ancien pour Dario, +disant toute sa révolte imprévue devant l'acte, le don de +sa virginité à un autre homme, il comprit que jamais +elle ne céderait. Et toute une année s'était écoulée, il +avait vécu une année, cloué sur son fauteuil, avec ce +drame poignant qui se passait sous lui, dans ces appartements +luxueux dont les bruits n'arrivaient même pas +à ses oreilles. Que de fois il avait essayé d'entendre, +craignant des querelles, désolé de ne pouvoir se rendre +utile encore en faisant du bonheur! Il ne savait rien par +son fils, qui se taisait; il n'avait parfois des détails que +par Benedetta, lorsqu'un attendrissement la laissait sans +défense; et ce mariage, où il avait vu un instant l'alliance +tant désirée de l'ancienne Rome avec la nouvelle, ce +mariage non consommé le désespérait, comme l'échec +de tous ses espoirs, l'avortement final du rêve qui avait<a name="page_150" id="page_150"></a> +empli sa vie. Lui-même finit par souhaiter le divorce, +tellement la souffrance d'une pareille situation devenait +insupportable.</p> + +<p>—Ah! mon ami, je n'ai jamais si bien compris la fatalité +de certains antagonismes, et comment, avec le cœur +le plus tendre, la raison la plus droite, on peut faire son +malheur et celui des autres!</p> + +<p>Mais la porte s'ouvrit de nouveau, et cette fois, sans +avoir frappé, le comte Prada entra. Tout de suite, après +un salut rapide au visiteur qui s'était levé, il prit doucement +les mains de son père, les tâta, en craignant de les +trouver trop chaudes ou trop froides.</p> + +<p>—J'arrive à l'instant de Frascati, où j'ai dû coucher, +tellement ces constructions interrompues me tracassent. +Et l'on me dit que vous avez passé une nuit mauvaise.</p> + +<p>—Eh! non, je t'assure.</p> + +<p>—Oh! vous ne me le diriez pas... Pourquoi vous obstinez-vous +à vivre ici, sans aucune douceur? Cela n'est +plus de votre âge. Vous me feriez tant plaisir en acceptant +une chambre plus confortable, où vous dormiriez +mieux!</p> + +<p>—Eh! non, eh! non... Je sais que tu m'aimes bien, +mon bon Luigi. Mais, je t'en prie, laisse-moi faire au gré +de ma vieille tête. C'est la seule façon de me rendre +heureux.</p> + +<p>Pierre fut très frappé de l'ardente affection qui enflammait +les regards des deux hommes, pendant qu'ils se +contemplaient, les yeux dans les yeux. Cela lui parut +infiniment touchant, d'une grande beauté de tendresse, +au milieu de tant d'idées et d'actes contraires, de tant de +ruptures morales, qui les séparaient.</p> + +<p>Et il s'intéressa à les comparer. Le comte Prada, plus +court, plus trapu, avait bien la même tête énergique et +forte, plantée de rudes cheveux noirs, les mêmes yeux +francs, un peu durs, dans une face d'un teint clair, barrée +d'épaisses moustaches. Mais la bouche différait, une<a name="page_151" id="page_151"></a> +bouche à la dentition de loup, sensuelle et vorace, une +bouche de proie, faite pour les soirs de bataille, quand +il ne s'agit plus que de mordre à la conquête des autres. +C'était ce qui faisait dire, lorsqu'on vantait ses yeux de +franchise: «Oui, mais je n'aime pas sa bouche.» Les +pieds étaient forts, les mains grasses et trop larges, très +belles.</p> + +<p>Et Pierre s'émerveillait de le trouver tel qu'il l'avait +attendu. Il connaissait assez intimement son histoire, +pour reconstituer en lui le fils du héros que la conquête +a gâté, qui mange à dents pleines la moisson coupée par +l'épée glorieuse du père. Il étudiait surtout comment les +vertus du père avaient dévié, s'étaient, chez l'enfant, +transformées en vices, les qualités les plus nobles se pervertissant, +l'énergie héroïque et désintéressée devenant +le féroce appétit des jouissances, l'homme des batailles +aboutissant à l'homme du butin, depuis que les grands +sentiments d'enthousiasme ne soufflaient plus, qu'on ne +se battait plus, qu'on était là au repos, parmi les dépouilles +entassées, pillant et dévorant. Et le héros, le +père paralytique, immobilisé, qui assistait à cela, à cette +dégénérescence du fils, du brasseur d'affaires gorgé de +millions!</p> + +<p>Mais Orlando présenta Pierre.</p> + +<p>—Monsieur l'abbé Pierre Froment, dont je t'ai parlé, +l'auteur du livre que je t'ai fait lire.</p> + +<p>Prada se montra fort aimable, parla tout de suite de +Rome, avec une passion intelligente, en homme qui voulait +en faire une grande capitale moderne. Il avait vu +Paris transformé par le second empire, il avait vu Berlin +agrandi et embelli, après les victoires de l'Allemagne; et, +selon lui, si Rome ne suivait pas le mouvement, si elle +ne devenait pas la ville habitable d'un grand peuple, elle +était menacée d'une mort prompte. Ou un musée croulant, +ou une cité refaite, ressuscitée.</p> + +<p>Pierre, intéressé, presque gagné déjà, écoutait cet<a name="page_152" id="page_152"></a> +habile homme dont l'esprit ferme et clair le charmait. Il +savait avec quelle adresse il avait manœuvré dans l'affaire +de la villa Montefiori, s'y enrichissant lorsque tant +d'autres s'y ruinaient, ayant prévu sans doute la catastrophe +fatale, au moment où la rage de l'agio affolait +encore la nation entière. Pourtant, il surprenait déjà des +signes de fatigue, des rides précoces, les lèvres affaissées, +sur cette face de volonté et d'énergie, comme si l'homme +se lassait de la continuelle lutte, parmi les écroulements +voisins, qui minaient le sol, menaçant d'emporter par +contre-coup les fortunes les mieux assises. On racontait +que Prada, dans les derniers temps, avait eu des inquiétudes +sérieuses; et plus rien n'était solide, tout pouvait +être englouti, à la suite de la crise financière qui s'aggravait +de jour en jour. Chez ce rude fils de l'Italie du +Nord, c'était une sorte de déchéance, un lent pourrissement, +sous l'influence amollissante, pervertissante de +Rome. Tous ses appétits s'y étaient rués à leur satisfaction, +il s'épuisait à les y contenter, appétits d'argent, +appétits de femmes. Et de là venait la grande tristesse +muette d'Orlando, quand il voyait cette déchéance rapide +de sa race de conquérant, tandis que Sacco, l'Italien du +Midi, servi par le climat, fait à cet air de volupté, à ces +villes d'antique poussière, brûlées de soleil, s'y épanouissait +comme la végétation naturelle du sol saturé des +crimes de l'histoire, s'y emparait peu à peu de tout, de +la richesse et de la puissance.</p> + +<p>Le nom de Sacco fut prononcé, le père dit au fils un +mot de la visite de Stefana. Sans rien ajouter, tous deux +se regardèrent avec un sourire. Le bruit courait que le +ministre de l'Agriculture, décédé, ne serait peut-être pas +remplacé tout de suite, qu'un autre ministre ferait l'intérim, +et qu'on attendrait l'ouverture de la Chambre.</p> + +<p>Puis, il fut question du palais Boccanera; et Pierre, +alors, redoubla d'attention.</p> + +<p>—Ah! lui dit le comte, vous êtes descendu rue Giulia.<a name="page_153" id="page_153"></a> +Toute la vieille Rome dort là, dans le silence de l'oubli.</p> + +<p>Très à l'aise, il s'entretint du cardinal et même de Benedetta, +la comtesse, comme il disait en parlant de sa +femme. Il s'étudiait à ne montrer aucune colère. Mais le +jeune prêtre le sentit frémissant, saignant toujours, grondant +de rancune. Chez lui, la passion de la femme, le +désir éclatait avec la violence d'un besoin qu'il devait +satisfaire sur l'heure; et il y avait sans doute encore là +une des vertus gâtées du père, le rêve enthousiaste courant +au but, aboutissant à l'action immédiate. Aussi, après +sa liaison avec la princesse Flavia, quand il avait voulu +Benedetta, la nièce divine d'une tante restée si belle, +s'était-il résigné à tout, au mariage, à la lutte contre cette +jeune fille qui ne l'aimait pas, au danger certain de compromettre +sa vie entière. Plutôt que de ne pas l'avoir, il +aurait incendié Rome. Et ce dont il souffrait sans espoir de +guérison, la plaie sans cesse avivée qu'il portait au flanc, +c'était de ne pas l'avoir eue, de se dire qu'elle était sienne +et qu'elle s'était refusée. Jamais il ne devait pardonner +l'injure, la blessure en demeurait au fond de sa chair inassouvie, +où le moindre souffle en réveillait la cuisson. Et, +sous son apparence d'homme correct, le sensuel délirait +alors, jaloux et vindicatif, capable d'un crime.</p> + +<p>—Monsieur l'abbé est au courant, murmura le vieil +Orlando de sa voix triste.</p> + +<p>Prada eut un geste, comme pour dire que tout le monde +était au courant.</p> + +<p>—Ah! mon père, si je ne vous avais pas obéi, jamais +je ne me serais prêté à ce procès en annulation de mariage! +La comtesse aurait bien été forcée de réintégrer le +domicile conjugal, et elle ne serait pas aujourd'hui à se +moquer de nous, avec son amant, ce Dario, le cousin.</p> + +<p>D'un geste, à son tour, Orlando voulut protester.</p> + +<p>—Mais certainement, mon père. Pourquoi croyez-vous +donc qu'elle s'est enfuie d'ici, si ce n'est pour aller vivre +aux bras de son amant, chez elle? Et je trouve même que<a name="page_154" id="page_154"></a> +le palais de la rue Giulia, avec son cardinal, abrite là des +choses assez malpropres.</p> + +<p>C'était le bruit qu'il répandait, l'accusation qu'il portait +partout contre sa femme, cette liaison adultère, selon lui +publique, éhontée. Au fond, cependant, il n'y croyait pas +lui-même, connaissant trop bien la raison ferme de Benedetta, +l'idée superstitieuse et comme mystique qu'elle +mettait dans sa virginité, la volonté qu'elle avait d'être +seulement à l'homme qu'elle aimerait et qui serait son +mari devant Dieu. Mais il trouvait une accusation pareille +de bonne guerre, très efficace.</p> + +<p>—A propos, s'écria-t-il brusquement, vous savez, mon +père, que j'ai reçu communication du mémoire de Morano; +et c'est chose entendue: si le mariage n'a pu être consommé, +c'est par suite de l'impuissance du mari.</p> + +<p>Il partit d'un éclat de rire, désirant montrer que cela +lui semblait être le comble du comique. Seulement, il +avait pâli de sourde exaspération, sa bouche riait durement, +avec une cruauté meurtrière; et il était évident +que, seule, cette accusation fausse d'impuissance, si +insultante pour un homme de sa virilité, l'avait décidé à +se défendre, dans ce procès, dont il voulait d'abord ne +tenir aucun compte. Il plaiderait donc, convaincu d'ailleurs +que sa femme n'obtiendrait pas l'annulation du mariage. +Et, toujours riant, il donnait des détails un peu libres sur +l'acte, expliquant que ce n'était pas si commode avec une +femme qui se refuse, qui griffe et qui mord, et que, du +reste, il n'était pas si certain que ça de ne pas l'avoir accompli. +En tout cas, il demanderait l'épreuve, le jugement +de Dieu, comme il disait en s'égayant plus fort de sa plaisanterie, +et devant les cardinaux assemblés, s'ils poussaient +la conscience jusqu'à vouloir constater la chose par +eux-mêmes.</p> + +<p>—Luigi! dit Orlando doucement, en désignant le +jeune prêtre d'un regard.</p> + +<p>—Oui, je me tais, vous avez raison, mon père. Mais,<a name="page_155" id="page_155"></a> +en vérité, c'est tellement abominable et ridicule... Vous +savez le mot de Lisbeth: «Ah! mon pauvre ami, c'est +donc d'un petit Jésus que je vais accoucher.»</p> + +<p>De nouveau, Orlando parut mécontent, car il n'aimait +point, quand il y avait là un visiteur, que son fils affichât +si tranquillement devant lui sa liaison. Lisbeth Kauffmann, +à peine âgée de trente ans, très blonde, très rose, +et d'une gaieté toujours rieuse, appartenait à la colonie +étrangère, veuve d'un mari mort depuis deux ans à Rome, +où il était venu soigner une maladie de poitrine. Demeurée +libre, suffisamment riche pour n'avoir besoin de personne, +elle y était restée par goût, passionnée d'art, faisant +elle-même un peu de peinture; et elle avait acheté, +rue du Prince-Amédée, dans un quartier neuf, un petit +palais, où la grande salle du second étage, transformée en +atelier, embaumée de fleurs en toute saison, tendue de +vieilles étoffes, était bien connue de la société aimable et +intelligente. On l'y trouvait dans sa continuelle allégresse, +vêtue de longues blouses, un peu gamine, ayant des mots +terribles, mais de fort bonne compagnie et ne s'étant +encore compromise qu'avec Prada. Il lui avait plu sans +doute, elle s'était simplement donnée à lui, lorsque sa +femme, depuis quatre mois déjà, l'avait quitté; et elle +était enceinte, une grossesse de sept mois, qu'elle ne +cachait point, l'air si tranquille et si heureux, que son +vaste cercle de connaissances continuait à la venir voir, +comme si de rien n'était, dans cette vie facile, libérée, +des grandes villes cosmopolites. Cette grossesse, naturellement, +au milieu des circonstances où se trouvait le +comte, le ravissait, devenait à ses yeux le meilleur des +arguments, contre l'accusation dont souffrait son orgueil +d'homme. Mais, au fond de lui, sans qu'il l'avouât, la blessure +inguérissable n'en saignait pas moins; car ni cette +paternité prochaine, ni la possession amusante et flatteuse +de Lisbeth, ne compensaient l'amertume du refus de +Benedetta: c'était celle-ci qu'il brûlait d'avoir, qu'il<a name="page_156" id="page_156"></a> +aurait voulu punir tragiquement de ce qu'il ne l'avait pas +eue.</p> + +<p>Pierre, n'étant pas au courant, ne pouvait comprendre. +Comme il sentait une gêne, désireux de se donner une +contenance, il avait pris sur la table, parmi les journaux, +un gros volume, étonné de rencontrer là un ouvrage français +classique, un de ces manuels pour le baccalauréat, +où se trouve un abrégé des connaissances exigées dans +les programmes. Ce n'était qu'un livre humble et pratique +d'instruction première, mais il traitait forcément de toutes +les sciences mathématiques, de toutes les sciences physiques, +chimiques et naturelles, de sorte qu'il résumait en +gros les conquêtes du siècle, l'état actuel de l'intelligence +humaine.</p> + +<p>—Ah! s'écria Orlando, heureux de la diversion, vous +regardez le livre de mon vieil ami Théophile Morin. Vous +savez qu'il était un des Mille de Marsala et qu'il a conquis +la Sicile et Naples avec nous. Un héros!... Et, depuis +plus de trente ans, il est retourné en France, à sa chaire +de simple professeur, qui ne l'a guère enrichi. Aussi a-t-il +publié ce livre, dont la vente, paraît-il, marche si bien, +qu'il a eu l'idée d'en tirer un nouveau petit bénéfice avec +des traductions, entre autres avec une traduction italienne... +Nous sommes restés des frères, il a songé à utiliser +mon influence, qu'il croit décisive. Mais il se trompe, +hélas! je crains bien de ne pas réussir à faire adopter +l'ouvrage.</p> + +<p>Prada, redevenu très correct et charmant, eut un léger +haussement d'épaules, plein du scepticisme de sa génération, +uniquement désireuse de maintenir les choses +existantes, pour en tirer le plus de profit possible.</p> + +<p>—A quoi bon? murmura-t-il. Trop de livres! trop de +livres!</p> + +<p>—Non, non! reprit passionnément le vieillard, il n'y +a jamais trop de livres! Il en faut, et encore, et toujours! +C'est par le livre, et non par l'épée, que l'humanité vaincra<a name="page_157" id="page_157"></a> +le mensonge et l'injustice, conquerra la paix finale de +la fraternité entre les peuples... Oui, tu souris, je sais +que tu appelles ça mes idées de 48, de vieille barbe, +comme vous dites en France, n'est-ce pas? monsieur Froment. +Mais il n'en est pas moins vrai que l'Italie est morte, +si l'on ne se hâte de reprendre le problème par en bas, je +veux dire si l'on ne fait pas le peuple; et il n'y a qu'une +façon de faire un peuple, de créer des hommes, c'est de +les instruire, c'est de développer par l'instruction cette +force immense et perdue, qui croupit aujourd'hui dans +l'ignorance et dans la paresse... Oui, oui! l'Italie est +faite, faisons les Italiens. Des livres, des livres encore! et +allons toujours plus en avant, dans plus de science, dans +plus de clarté, si nous voulons vivre, être sains, bons et +forts!</p> + +<p>Le vieil Orlando était superbe, à moitié soulevé, avec +son puissant mufle léonin, tout flambant de la blancheur +éclatante de la barbe et de la chevelure. Et, dans cette +chambre candide, si touchante en sa pauvreté voulue, il +avait poussé son cri d'espoir avec une telle fièvre de foi, +que le jeune prêtre vit s'évoquer devant lui une autre +figure, celle du cardinal Boccanera, tout noir et debout, +les cheveux seuls de neige, admirable lui aussi de beauté +héroïque, au milieu de son palais en ruine, dont les plafonds +dorés menaçaient de crouler sur ses épaules. Ah! +les entêtés magnifiques, les croyants, les vieux qui restent +plus virils, plus passionnés que les jeunes! Ceux-ci +étaient aux deux bouts opposés des croyances, n'ayant ni +une idée, ni une tendresse communes; et, dans cette antique +Rome où tout volait en poudre, eux seuls semblaient +protester, indestructibles, face à face par-dessus leur ville, +comme deux frères séparés, immobiles à l'horizon. De les +avoir ainsi vus l'un après l'autre, si grands, si seuls, si +désintéressés de la bassesse quotidienne, cela emplissait +une journée d'un rêve d'éternité.</p> + +<p>Tout de suite Prada avait pris les mains du vieillard,<a name="page_158" id="page_158"></a> +pour le calmer dans une étreinte tendrement +filiale.</p> + +<p>—Oui, oui! père, c'est vous qui avez raison, toujours +raison, et je suis un imbécile de vous contredire. Je vous +en prie, ne vous remuez pas de la sorte, car vous vous +découvrez, vos jambes vont se refroidir encore.</p> + +<p>Et il se mit à genoux, il arrangea la couverture avec un +soin infini; puis, restant par terre, comme un petit garçon, +malgré ses quarante-deux ans sonnés, il leva ses +yeux humides, suppliants d'adoration muette; tandis que +le vieux, calmé, très ému, lui caressait les cheveux de ses +doigts tremblants.</p> + +<p>Pierre était là depuis près de deux heures, lorsque enfin +il prit congé, très frappé et très touché de tout ce qu'il +avait vu et entendu. Et, de nouveau, il dut promettre de +revenir, pour causer longuement. Dehors, il s'en alla au +hasard. Quatre heures sonnaient à peine, son idée était +de traverser Rome ainsi, sans itinéraire arrêté d'avance, +à cette heure délicieuse où le soleil s'abaissait, dans l'air +rafraîchi, immensément bleu. Mais, presque tout de +suite, il se trouva dans la rue Nationale, qu'il avait descendue +en voiture, la veille, à son arrivée; et il reconnut +les jardins verts montant au Quirinal, la Banque blafarde +et démesurée, le pin en plein ciel de la villa Aldobrandini. +Puis, au détour, comme il s'arrêtait pour revoir la +colonne Trajane, qui maintenant se détachait en un fût +sombre, au fond de la place basse déjà envahie par le crépuscule, +il fut surpris de l'arrêt brusque d'une victoria, +d'où un jeune homme, courtoisement, l'appelait d'un petit +signe de la main.</p> + +<p>—Monsieur l'abbé Froment! monsieur l'abbé Froment!</p> + +<p>C'était le jeune prince Dario Boccanera, qui allait faire +sa promenade quotidienne au Corso. Il ne vivait plus que +des libéralités de son oncle le cardinal, presque toujours +à court d'argent. Mais, comme tous les Romains, il n'aurait<a name="page_159" id="page_159"></a> +mangé que du pain sec, s'il l'avait fallu, pour garder +sa voiture, son cheval et son cocher. A Rome, la voiture +est le luxe indispensable.</p> + +<p>—Monsieur l'abbé Froment, si vous voulez bien monter, +je serai heureux de vous montrer un peu notre ville.</p> + +<p>Sans doute il désirait faire plaisir à Benedetta, en étant +aimable pour son protégé. Puis, dans son oisiveté, il lui +plaisait d'initier ce jeune prêtre, qu'on disait si intelligent, +à ce qu'il croyait être la fleur de Rome, la vie +inimitable.</p> + +<p>Pierre dut accepter, bien qu'il eût préféré sa promenade +solitaire. Le jeune homme pourtant l'intéressait, ce +dernier né d'une race épuisée, qu'il sentait incapable +de pensée et d'action, fort séduisant d'ailleurs, dans son +orgueil et son indolence. Beaucoup plus romain que patriote, +il n'avait jamais eu la moindre velléité de se rallier, +satisfait de vivre à l'écart, à ne rien faire; et, si passionné +qu'il fût, il ne commettait point de folies, très +pratique au fond, très raisonnable, comme tous ceux de +sa ville, sous leur apparente fougue. Dès que la voiture, +après avoir traversé la place de Venise, s'engagea dans le +Corso, il laissa éclater sa vanité enfantine, son amour de +la vie au dehors, heureuse et gaie, sous le beau ciel. Et +tout cela apparut très clairement, dans le simple geste +qu'il fit, en disant:</p> + +<p>—Le Corso!</p> + +<p>De même que la veille, Pierre fut saisi d'étonnement. +La longue et étroite rue s'étendait de nouveau, jusqu'à la +place du Peuple blanche de lumière, avec la seule différence +que c'étaient les maisons de droite qui baignaient +dans le soleil, tandis que celles de gauche étaient noires +d'ombre. Comment! c'était ça, le Corso! cette tranchée +à demi obscure, étranglée entre les hautes et lourdes +façades! cette chaussée mesquine, où trois voitures au +plus passaient de front, que des boutiques serrées bordaient +de leurs étalages de clinquant! Ni espace libre, ni<a name="page_160" id="page_160"></a> +horizons vastes, ni verdure rafraîchissante! Rien que la +bousculade, l'entassement, l'étouffement, le long des petits +trottoirs, sous une mince bande de ciel! Et Dario eut +beau lui nommer les palais historiques et fastueux, le +palais Bonaparte, le palais Doria, le palais Odelscachi, le +palais Sciarra, le palais Chigi; il eut beau lui montrer la +place Colonna, avec la colonne de Marc-Aurèle, la place +la plus vivante de la ville, où piétine un continuel peuple +debout, causant et regardant; il eut beau, jusqu'à la +place du Peuple, lui faire admirer les églises, les maisons, +les rues transversales, la rue des Condotti, au bout +de laquelle se dressait, dans la gloire du soleil couchant, +l'apparition de la Trinité des Monts, toute en or, en haut +du triomphal escalier d'Espagne: Pierre gardait son impression +désillusionnée de voie sans largeur et sans air, +les palais lui semblaient des hôpitaux ou des casernes +tristes, la place Colonna manquait cruellement d'arbres, +seule la Trinité des Monts l'avait séduit, par son resplendissement +lointain d'apothéose.</p> + +<p>Mais il fallut revenir de la place du Peuple à la place +de Venise, et retourner encore, et revenir encore, deux, +trois, quatre tours, sans lassitude. Dario, ravi, se montrait, +regardait, était salué, saluait. Sur les deux trottoirs, +une foule compacte défilait, dont les yeux plongeaient au +fond des voitures, dont les mains auraient pu serrer les +mains des personnes qui s'y trouvaient assises. Peu à peu, +le nombre des voitures devenait tel, que la double file +était ininterrompue, serrée, obligée de marcher au pas. +On se touchait, on se dévisageait, dans ce perpétuel frôlement +de celles qui montaient et de celles qui descendaient. +C'était la promiscuité du plein air, toute Rome +entassée dans le moins de place possible, les gens qui se +connaissaient, qui se retrouvaient comme en l'intimité +d'un salon, les gens qui ne se parlaient pas, des mondes +les plus adverses, mais qui se coudoyaient, qui se fouillaient +du regard, jusqu'à l'âme. Et Pierre, alors, eut la<a name="page_161" id="page_161"></a> +révélation, comprit le Corso, l'antique habitude, la passion +et la gloire de la ville. Justement, le plaisir était là, dans +l'étroitesse de la voie, dans ce coudoiement forcé, qui +permettait les rencontres attendues, les curiosités satisfaites, +l'étalage des vanités heureuses, les provisions des +commérages sans fin. La ville entière s'y revoyait chaque +jour, s'étalait, s'épiait, se donnait son spectacle à elle-même, +brûlée d'un tel besoin, indispensable à la longue, +de se voir ainsi, qu'un homme bien né qui manquait le +Corso, était comme un homme dépaysé, sans journaux, +vivant en sauvage. Et l'air était d'une douceur délicieuse, +l'étroite bande de ciel, entre les lourds palais roussis, +avait une infinie pureté bleue.</p> + +<p>Dario ne cessait de sourire, d'incliner légèrement la +tête; et il nommait à Pierre des princes et des princesses, +des ducs et des duchesses, des noms retentissants dont +l'éclat emplit l'Histoire, dont les syllabes sonores évoquent +des chocs d'armures dans les batailles, des défilés +de pompe papale, aux robes de pourpre, aux tiares d'or, +aux vêtements sacrés étincelants de pierreries; et Pierre +était désespéré d'apercevoir de grosses dames, de petits +messieurs, des êtres bouffis ou chétifs, que le costume +moderne enlaidissait encore. Pourtant quelques jolies +femmes passaient, des jeunes filles surtout, muettes, aux +grands yeux clairs. Et, comme Dario venait de montrer +le palais Buongiovanni, une immense façade du dix-septième +siècle, aux fenêtres encadrées de rinceaux, d'une +pesanteur de goût fâcheuse, il ajouta, d'un air égayé:</p> + +<p>—Ah! tenez, voici Attilio, là, sur le trottoir... Le +jeune lieutenant Sacco, vous savez, n'est-ce pas?</p> + +<p>D'un signe, Pierre répondit qu'il était au courant. +Attilio, en tenue, le séduisit tout de suite, très jeune, +l'air vif et brave, avec son visage de franchise où luisaient +tendrement les yeux bleus de sa mère. Il était vraiment +la jeunesse et l'amour, dans leur espoir enthousiaste, +désintéressé de toute basse préoccupation d'avenir.<a name="page_162" id="page_162"></a></p> + +<p>—Vous allez voir, quand nous repasserons devant le +palais, reprit Dario. Il sera encore là, et je vous montrerai +quelque chose.</p> + +<p>Et il parla gaiement des jeunes filles, ces petites princesses, +ces petites duchesses, élevées si discrètement au +Sacré-Cœur, d'ailleurs si ignorantes pour la plupart, +achevant leur éducation ensuite dans les jupons de leurs +mères, ne faisant avec elles que le tour obligatoire du +Corso, vivant les interminables jours cloîtrées, emprisonnées +au fond des palais sombres. Mais quelles tempêtes +dans ces âmes muettes, où personne n'était +descendu! quelle lente poussée de volonté parfois, sous +cette obéissance passive, sous cette apparente inconscience +de ce qui les entourait! Combien entendaient +obstinément faire leur vie elles-mêmes, choisir l'homme +qui leur plairait, l'avoir malgré le monde entier! Et c'était +l'amant cherché et élu, parmi le flot des jeunes hommes, +au Corso; c'était l'amant pêché des yeux pendant la promenade, +les yeux candides qui parlaient, qui suffisaient +à l'aveu, au don total, sans même un souffle des lèvres, +chastement closes; et c'étaient enfin les billets doux +remis furtivement à l'église, la femme de chambre gagnée, +facilitant les rencontres, d'abord si innocentes. Au bout, +il y avait souvent un mariage.</p> + +<p>Celia, elle, avait voulu Attilio, dès que leurs regards +s'étaient rencontrés, le jour de mortel ennui, où, pour la +première fois, elle l'avait aperçu, d'une fenêtre du palais +Buongiovanni. Il venait de lever la tête, elle l'avait pris à +jamais, en se donnant elle-même, de ses grands yeux +purs, posés sur les siens. Elle n'était qu'une amoureuse, +rien de plus. Il lui plaisait, elle le voulait, celui-ci, pas +un autre. Elle l'aurait attendu vingt ans, mais elle comptait +bien le conquérir tout de suite par la tranquille obstination +de sa volonté. On racontait les terribles fureurs +du prince son père, qui se brisaient contre son silence +respectueux et têtu. Le prince, de sang mêlé, fils d'une<a name="page_163" id="page_163"></a> +Américaine, ayant épousé une Anglaise, ne luttait que +pour garder intacts son nom et sa fortune, au milieu des +écroulements voisins; et le bruit courait qu'à la suite +d'une querelle, où il avait voulu s'en prendre à sa femme, +en l'accusant de n'avoir pas veillé suffisamment sur leur +fille, la princesse s'était révoltée, d'un orgueil et d'un +égoïsme d'étrangère qui avait apporté cinq millions. +N'était-ce point assez de lui avoir donné cinq enfants? +Elle vivait les jours à s'adorer, abandonnant Celia, se +désintéressant de la maison, où soufflait la tempête.</p> + +<p>Mais la voiture allait passer de nouveau devant le +palais, et Dario prévint Pierre.</p> + +<p>—Vous voyez, voilà Attilio revenu... Et, maintenant, +regardez là-haut, à la troisième fenêtre du premier étage.</p> + +<p>Ce fut rapide et charmant. Pierre vit un coin du rideau +qui s'écartait un peu, et la douce figure de Celia apparut, +un lis candide et fermé. Elle ne sourit pas, elle ne bougea +pas. Rien ne se lisait sur cette bouche de pureté, dans +ces yeux clairs et sans fond. Pourtant, elle prenait Attilio, +elle se donnait à lui, sans réserve. Le rideau retomba.</p> + +<p>—Ah! la petite masque! murmura Dario. Sait-on +jamais ce qu'il y a derrière tant d'innocence?</p> + +<p>Pierre, en se retournant, remarqua Attilio, la tête levée +encore, la face immobile et pâle lui aussi, avec sa bouche +close, ses yeux largement ouverts. Et cela le toucha infiniment, +l'amour absolu dans sa brusque toute-puissance, +l'amour vrai, éternel et jeune, en dehors des ambitions et +des calculs de l'entourage.</p> + +<p>Puis, Dario donna à son cocher l'ordre de monter au +Pincio: le tour obligatoire du Pincio, par les belles +après-midi claires. Et ce fut d'abord la place du Peuple, +la plus aérée et la plus régulière de Rome, avec ses +amorces de rues et ses églises symétriques, son obélisque +central, ses deux massifs d'arbres qui se font pendant, +aux deux côtés du petit pavé blanchi, entre les architectures +graves, dorées de soleil. A droite, ensuite, la voiture<a name="page_164" id="page_164"></a> +s'engagea sur les rampes du Pincio, un chemin en +lacet, magnifique, orné de bas-reliefs, de statues, de +fontaines, toute une sorte d'apothéose de marbre, un +ressouvenir de la Rome antique, qui se dressait parmi +les verdures. Mais, en haut, Pierre trouva le jardin petit, +à peine un grand square, un carré aux quatre allées +nécessaires pour que les équipages pussent tourner indéfiniment. +Les images des hommes illustres de l'ancienne +Italie et de la nouvelle bordent ces allées d'une file ininterrompue +de bustes. Il admira surtout les arbres, les +essences les plus variées et les plus rares, choisis et +entretenus avec un grand soin, presque tous à feuillage +persistant, ce qui perpétuait là, l'hiver comme l'été, +d'admirables ombrages, nuancés de tous les verts imaginables. +Et la voiture s'était mise à tourner, par les +belles allées fraîches, à la suite des autres voitures, +un flot continu, jamais lassé.</p> + +<p>Pierre remarqua une jeune dame seule, dans une victoria +bleu sombre, très correctement menée. Elle était +fort jolie, petite, châtaine, avec un teint mat, de grands +yeux doux, l'air modeste, d'une simplicité séduisante. +Sévèrement habillée de soie feuille morte, elle avait un +grand chapeau un peu extravagant. Et, comme Dario +la dévisageait, le prêtre lui demanda son nom, ce qui fit +sourire le jeune prince. Oh! personne, la Tonietta, une +des rares demi-mondaines dont Rome s'occupait. Puis, +librement, avec la belle franchise de la race sur les +choses de l'amour, il continua, donna des détails: une +fille dont l'origine restait obscure, les uns la faisant partir +de très bas, d'un cabaretier de Tivoli, les autres la disant +née à Naples, d'un banquier; mais, en tout cas, une fille +fort intelligente, qui s'était fait une éducation, qui recevait +admirablement dans son petit palais de la rue des Mille, +un cadeau du vieux marquis Manfredi, mort à présent. +Elle ne s'affichait pas, n'avait guère qu'un amant à la +fois, et les princesses, les duchesses qui s'inquiétaient<a name="page_165" id="page_165"></a> +d'elle, chaque jour, au Corso, la trouvaient bien. Une +particularité surtout l'avait rendue célèbre, des coups de +cœur qui l'affolaient parfois, qui la faisaient se donner +pour rien à l'aimé, n'acceptant strictement de lui chaque +matin qu'un bouquet de roses blanches; de sorte que, +lorsqu'on la voyait, au Pincio, pendant des semaines +souvent, avec ces roses pures, ce bouquet blanc de +mariée, on souriait d'un air de tendre complaisance.</p> + +<p>Mais Dario s'interrompit pour saluer cérémonieusement +une dame qui passait dans un landau immense, seule en +compagnie d'un monsieur. Et il dit simplement au +prêtre:</p> + +<p>—Ma mère.</p> + +<p>Celle-ci, Pierre la connaissait. Du moins, il tenait son +histoire du vicomte de la Choue: son second mariage, à +cinquante ans, après la mort du prince Onofrio Boccanera; +la façon dont, superbe encore, elle avait pêché des +yeux, au Corso, tout comme une jeune fille, un bel +homme à son goût, de quinze ans plus jeune qu'elle; et +quel était cet homme, ce Jules Laporte, ancien sergent +de la garde suisse, disait-on, ancien commis voyageur en +reliques, compromis dans une histoire extraordinaire de +reliques fausses; et comment elle avait fait de lui un +marquis Montefiori, de belle prestance, le dernier des +aventuriers heureux, triomphant au pays légendaire où +les bergers épousent des reines.</p> + +<p>A l'autre tour, lorsque le grand landau repassa, Pierre +les regarda tous les deux. La marquise était vraiment +surprenante, toute la classique beauté romaine épanouie, +grande, forte, très brune, avec une tête de déesse, aux +traits réguliers, un peu massifs, n'accusant son âge que +par le duvet dont sa lèvre supérieure était recouverte. Et +le marquis, ce Suisse de Genève romanisé, avait vraiment +fière tournure, avec sa carrure de solide officier et ses +moustaches au vent, pas bête, disait-on, très gai et très +souple, amusant pour les dames. Elle en était si glorieuse,<a name="page_166" id="page_166"></a> +qu'elle le traînait et l'étalait, ayant recommencé l'existence +avec lui comme si elle avait eu vingt ans, mangeant à son +cou la petite fortune sauvée du désastre de la villa Montefiori, +si oublieuse de son fils, qu'elle le rencontrait +seulement parfois à la promenade, le saluant ainsi qu'une +connaissance de hasard.</p> + +<p>—Allons voir le soleil se coucher derrière Saint-Pierre, +dit Dario, dans son rôle d'homme consciencieux qui +montre les curiosités.</p> + +<p>La voiture revint sur la terrasse, où une musique militaire +jouait avec des éclats de cuivre terribles. Pour entendre, +beaucoup d'équipages déjà stationnaient, tandis +qu'une foule de piétons, de simples promeneurs, sans +cesse accrue, s'était amassée. Et, de cette terrasse admirable, +très haute, très large, se déroulait une des vues +les plus merveilleuses de Rome. Au delà du Tibre, par-dessus +le chaos blafard du nouveau quartier des Prés du +Château, se dressait Saint-Pierre, entre les verdures du +mont Mario et du Janicule. Puis, c'était à gauche toute la +vieille ville, une étendue de toits sans bornes, une mer +roulante d'édifices, à perte de vue. Mais les regards, toujours, +revenaient à Saint-Pierre, trônant dans l'azur, +d'une grandeur pure et souveraine. Et, de la terrasse, au +fond du ciel immense, les lents couchers de soleil, derrière +le colosse, étaient sublimes.</p> + +<p>Parfois, ce sont des écroulements de nuées sanglantes, +des batailles de géants, luttant à coups de montagnes, succombant +sous les ruines monstrueuses de villes en +flammes. Parfois, d'un lac sombre ne se détachent que des +gerçures rouges, comme si un filet de lumière était jeté, +pour repêcher parmi les algues l'astre englouti. Parfois, +c'est une brume rose, toute une poussière délicate qui +tombe, rayée de perles par un lointain coup de pluie, +dont le rideau est tiré sur le mystère de l'horizon. Parfois, +c'est un triomphe, un cortège de pourpre et d'or, des +chars de nuages qui roulent sur une voie de feu, des<a name="page_167" id="page_167"></a> +galères qui flottent sur une mer d'azur, des pompes fastueuses +et extravagantes, s'abîmant au gouffre peu à peu +insondable du crépuscule.</p> + +<p>Mais, ce soir-là, Pierre eut le spectacle sublime, dans +une grandeur calme, aveuglante et désespérée. D'abord, +juste au-dessus du dôme de Saint-Pierre, descendant du +ciel sans tache, d'une limpidité profonde, le soleil était +si resplendissant encore, que les yeux ne pouvaient en +soutenir l'éclat. Dans cette splendeur, le dôme semblait +incandescent, un dôme d'argent liquide; tandis que +le quartier voisin, les toitures du Borgo étaient comme +changées en un lac de braise. Puis, à mesure que le soleil +s'inclina, il perdit de sa flamme, on put le regarder; et, +bientôt, avec une lenteur majestueuse, il glissa derrière +le dôme, qui se détacha en bleu sombre, lorsque, entièrement +caché, l'astre ne fut plus, autour, qu'une auréole, +une gloire d'où jaillissait une couronne de flamboyants +rayons. Et, alors, commença le rêve, le singulier éclairage +du rang des fenêtres qui règnent sous la coupole, +traversées de part en part, devenues des bouches rougeoyantes +de fournaise; de sorte qu'on aurait pu croire +que le dôme était posé sur un brasier, isolé en l'air, +soulevé et porté par la violence du feu. Cela dura trois +minutes à peine. En bas, les toits confus du Borgo se +noyaient de vapeurs violâtres, pendant que l'horizon, du +Janicule au mont Mario, découpait sa ligne nette et noire; +et ce fut le ciel qui devint à son tour de pourpre et d'or, +un calme infini de clarté surhumaine, au-dessus de la +terre qui s'anéantissait. Enfin, les fenêtres s'éteignirent, +le ciel s'éteignit, il ne resta que la rondeur du dôme +de Saint-Pierre, vague, de plus en plus effacée, dans la +nuit envahissante.</p> + +<p>Et, par une sourde liaison d'idées, Pierre vit à ce moment +s'évoquer devant lui, une fois encore, les hautes, et +tristes, et déclinantes figures du cardinal Boccanera et +du vieil Orlando. Au soir de ce jour, où il les avait<a name="page_168" id="page_168"></a> +connus l'un après l'autre, si grands dans l'obstination de +leur espoir, ils étaient là tous les deux, debout à l'horizon, +sur leur ville anéantie, au bord du ciel que la mort semblait +prendre. Était-ce donc que tout allait ainsi crouler +avec eux, que tout allait s'éteindre et disparaître, dans +la nuit des temps révolus?<a name="page_169" id="page_169"></a></p> + +<h3><a name="V" id="V"></a>V</h3> + +<p>Le lendemain, Narcisse Habert, désolé, vint dire à +Pierre que son cousin, monsignor Gamba del Zoppo, le +camérier secret, qui se prétendait souffrant, avait demandé +deux ou trois jours avant de recevoir le jeune +prêtre et de s'occuper de son audience. Pierre se trouva +donc immobilisé, n'osant rien tenter d'autre part pour +voir le pape, car on l'avait effrayé à un tel point, qu'il +craignait de tout compromettre par une démarche maladroite. +Et, désœuvré, il se mit à visiter Rome, voulant +occuper son temps.</p> + +<p>Sa première visite fut pour les ruines du Palatin. Dès +huit heures, un matin de ciel pur, il s'en alla seul, il se +présenta à l'entrée, qui se trouve rue Saint-Théodore, +une grille que flanquent les pavillons des gardiens. Et, tout +de suite, un de ceux-ci se détacha, s'offrit pour servir de +guide. Lui, aurait préféré voyager à sa fantaisie, errer +au hasard de ses découvertes et de son rêve. Mais il lui +fut pénible de refuser l'offre de cet homme qui parlait le +français très nettement, avec un bon sourire de complaisance. +C'était un petit homme trapu, un ancien soldat, +d'une soixantaine d'années, à la figure carrée et rougeaude, +que barraient de grosses moustaches blanches.</p> + +<p>—Alors, si monsieur l'abbé veut me suivre... Je vois +que monsieur l'abbé est Français. Moi, je suis Piémontais, +et je les connais bien, les Français: j'étais avec eux +à Solferino. Oui, oui! quoi qu'on dise, ça ne s'oublie<a name="page_170" id="page_170"></a> +pas, quand on a été frères... Tenez! montez par ici, à +droite.</p> + +<p>Pierre, en levant les yeux, venait de voir la ligne de +cyprès qui borde le plateau du Palatin, du côté du Tibre, +et qu'il avait aperçue du Janicule, le jour de son arrivée. +Dans l'air si délicatement bleu, le vert intense de ces +arbres mettait là comme une frange noire. On ne voyait +qu'eux, la pente s'étendait nue et dévastée, d'un gris sale +de poussière, parsemée de quelques buissons, au milieu +desquels affleuraient des bouts d'antiques murailles. +C'était le ravage, la tristesse lépreuse des terrains de +fouille, où seuls les savants s'enthousiasment.</p> + +<p>—Les maisons de Tibère, de Caligula et des Flaviens +sont là-haut, reprit le guide. Mais nous les gardons pour +la fin, il faut que nous fassions le tour.</p> + +<p>Pourtant, il poussa un instant vers la gauche, s'arrêta +devant une excavation, une sorte de grotte dans le flanc +du mont.</p> + +<p>—Ceci est l'antre lupercal, où la louve allaita Romulus +et Remus. Autrefois, on voyait encore, à l'entrée, le +figuier Ruminal, qui avait abrité les deux jumeaux.</p> + +<p>Pierre ne put retenir un sourire, tellement l'ancien +soldat semblait simple et convaincu dans ses explications, +très fier d'ailleurs de toute cette gloire antique qui était +sienne. Mais, lorsque, près de la grotte, le digne homme +lui eut montré les vestiges de la Roma quadrata, des +restes de murailles qui paraissent réellement remonter +à la fondation de Rome, il s'intéressa, une première émotion +lui fit battre le cœur. Et, certes, ce n'était pas que le +spectacle fût admirable, car il s'agissait de quelques blocs +de pierre taillés, posés l'un sur l'autre, sans ciment ni +chaux. Seulement, un passé de vingt-sept siècles s'évoquait, +et ces pierres effritées et noircies, qui avaient +supporté un si retentissant édifice de splendeur et de +toute-puissance, prenaient une extraordinaire majesté.</p> + +<p>La visite continua, ils revinrent à droite, longeant toujours<a name="page_171" id="page_171"></a> +le flanc du mont. Les annexes des palais avaient dû +descendre jusque-là: des restes de portiques, des salles +effondrées, des colonnes et des frises remises debout, +bordaient le sentier raboteux, qui tournait parmi des +herbes folles de cimetière; et le guide, récitant ce qu'il +savait si bien pour l'avoir répété quotidiennement depuis +dix années, continuait à affirmer les hypothèses les moins +sûres, en donnant à chaque débris un nom, un emploi, +une histoire.</p> + +<p>—La maison d'Auguste, finit-il par dire, avec un geste +de la main qui indiquait des éboulis de terre.</p> + +<p>Cette fois, Pierre, n'apercevant absolument rien, se +hasarda à demander:</p> + +<p>—Où donc?</p> + +<p>—Ah! monsieur l'abbé, il paraît qu'on en voyait +encore la façade à la fin du siècle dernier. On y entrait +de l'autre côté, par la voie Sacrée. De ce côté-ci, il y avait +un vaste balcon, qui dominait le grand Cirque Maxime, et +d'où l'on assistait aux jeux... D'ailleurs, comme vous +pouvez le constater, le palais se trouve encore presque +totalement enfoui sous ce grand jardin, là-haut, le jardin +de la villa Mills; et, quand on aura l'argent pour les +fouilles, on le retrouvera, c'est certain, ainsi que le +temple d'Apollon et celui de Vesta, qui l'accompagnaient.</p> + +<p>Il tourna à gauche, entra dans le Stade, le petit cirque +pour les courses à pied, qui s'allongeait au flanc même +de la maison d'Auguste; et, cette fois, le prêtre, saisi, +commença à se passionner. Ce n'était point qu'il y eût +là une ruine suffisamment conservée et d'aspect monumental; +aucune colonne n'était restée en place, seules les +murailles de droite se dressaient encore; mais on avait +retrouvé tout le plan, les bornes à chaque bout, le portique +autour de la piste, la loge de l'empereur, colossale, +qui, après avoir été à gauche, dans la maison d'Auguste, +s'était ouverte ensuite à droite, encastrée dans le palais +de Septime Sévère. Et le guide allait toujours, au milieu<a name="page_172" id="page_172"></a> +de ces débris épars, donnait des explications abondantes +et précises, assurait que ces messieurs de la Direction des +fouilles tenaient leur Stade jusqu'aux plus petits détails, +à ce point qu'ils étaient en train d'en établir un plan +exact, avec les ordres des colonnes, les statues dans les +niches, la nature des marbres dont les murs se trouvaient +recouverts.</p> + +<p>—Oh! ces messieurs sont bien tranquilles, finit-il par +déclarer, d'un air béat lui-même. Les Allemands n'auront +pas à mordre, et ils ne viendront pas tout bouleverser +ici, comme ils l'ont fait au Forum, où l'on ne se reconnaît +plus, depuis qu'ils y ont passé avec leur science.</p> + +<p>Pierre sourit, et l'intérêt s'accrut encore, lorsqu'il +l'eut suivi, par des escaliers rompus et des ponts de bois +jetés sur des trous, dans les ruines géantes du palais de +Septime Sévère. Le palais s'élevait à la pointe méridionale +du Palatin, dominant la voie Appienne et toute la +Campagne, au loin, à perte de vue. Il n'en reste que les +substructions, les salles souterraines, ménagées sous les +arches des terrasses, dont on avait élargi le plateau du +mont, devenu trop étroit; et ces substructions, découronnées, +suffisent à donner l'idée du triomphal palais +qu'elles soutenaient, tellement elles sont restées +énormes et puissantes, dans leur masse indestructible. Là +s'élevait le fameux Septizonium, la tour aux sept étages, +qui n'a disparu qu'au quatorzième siècle. Une terrasse +s'avance encore, portée par des arcades cyclopéennes, et +d'où la vue est admirable. Puis, ce n'est plus qu'un entassement +d'épaisses murailles à demi écroulées, des +gouffres béants à travers des plafonds effondrés, des enfilades +de couloirs sans fin et de salles immenses, dont +l'usage échappe. Toutes ces ruines, bien entretenues par +la nouvelle administration, balayées, débarrassées des +végétations folles, ont perdu leur sauvagerie romantique, +pour prendre une grandeur nue et morne. Mais des coups +de vivant soleil doraient les antiques murailles, pénétraient<a name="page_173" id="page_173"></a> +par des brèches au fond des salles noires, animaient +de leur poussière éclatante la muette mélancolie de cette +souveraineté morte, exhumée de la terre où elle avait +dormi pendant des siècles. Sur les vieilles maçonneries +rousses, faites de briques noyées de ciment, dépouillées +de leur revêtement fastueux de marbre, le manteau de +pourpre du soleil drapait de nouveau toute une impériale +gloire.</p> + +<p>Depuis près d'une heure et demie déjà, Pierre marchait, +et il lui restait à visiter l'amas des palais antérieurs, sur +le plateau même, au nord et à l'est.</p> + +<p>—Il nous faut revenir sur nos pas, dit le guide. Vous +voyez, les jardins de la villa Mills et le couvent de Saint-Bonaventure +nous bouchent le chemin. On ne pourra +passer que lorsque les fouilles auront déblayé tout ce +côté-ci... Ah! monsieur l'abbé, si vous vous étiez promené +sur le Palatin, il y a cinquante ans à peine! Moi, +j'ai vu des plans de ce temps-là. Ce n'étaient que des +vignes, que des petits jardins, coupés de haies, une vraie +campagne, un vrai désert, où l'on ne rencontrait pas une +âme... Et dire que tous ces palais dormaient là-dessous!</p> + +<p>Pierre le suivait, et ils repassèrent devant la maison +d'Auguste, ils remontèrent et débouchèrent dans la maison +des Flaviens, immense, à demi engagée encore sous la +villa voisine, composée d'un grand nombre de salles, +petites et grandes, sur la destination desquelles on continue +à discuter. La salle du trône, la salle de justice, la +salle à manger, le péristyle semblent certains. Mais, ensuite, +tout n'est que fantaisie, surtout pour les pièces +étroites des appartements privés. Et, d'ailleurs, pas un mur +n'est entier, il n'y a là que des fondations qui affleurent, +que des soubassements tronqués qui dessinent à terre le +plan de l'édifice. La seule ruine conservée comme par +miracle, en contre-bas, est la maison qu'on prétend être +celle de Livie, toute petite à côté des vastes palais voisins, +et dont trois salles sont intactes, avec leurs peintures<a name="page_174" id="page_174"></a> +murales, des scènes mythologiques, des fleurs et des +fruits, d'une singulière fraîcheur. Quant à la maison de +Tibère, il n'en paraît absolument rien, les restes en sont +cachés sous l'adorable jardin public, qui continue, sur le +plateau, les anciens jardins Farnèse; et, de la maison de +Caligula, à côté, au-dessus du Forum, il n'existe, comme +pour la maison de Septime Sévère, que des substructions +énormes, des contreforts, des étages entassés, des arcades +hautes qui portaient le palais, sortes d'immenses sous-sols, +où la domesticité et les postes de gardes vivaient, +gorgés, dans de continuelles ripailles. Tout ce haut +sommet, dominant la ville, n'offrait donc que des vestiges +à peine reconnaissables, de vastes terrains gris et nus, +creusés par la pioche, hérissés de quelques pans de vieux +murs; et il fallait un effort d'imagination érudite pour +reconstituer l'antique splendeur impériale qui avait +triomphé là.</p> + +<p>Le guide n'en poursuivait pas moins ses explications, +avec une conviction tranquille, montrant le vide, comme +si les monuments se fussent encore dressés devant lui.</p> + +<p>—Ici, nous sommes sur la place Palatine. Vous voyez, la +façade du palais de Domitien est à gauche, la façade du +palais de Caligula est à droite; et, en vous tournant, vous +avez en face de vous le temple de Jupiter Stator... La +voie Sacrée montait jusqu'à cette place et passait sous la +porte Mugonia, une des trois anciennes portes de la Rome +primitive.</p> + +<p>Il s'interrompit, indiquant d'un geste la partie nord-ouest +du mont.</p> + +<p>—Vous avez remarqué que, de ce côté, les Césars +n'ont point bâti. C'est évidemment qu'ils ont dû respecter +de très anciens monuments, antérieurs à la fondation de +la ville et vénérés du peuple. Là étaient le temple de la +Victoire bâti par Evandre et ses Arcadiens, l'antre lupercal +que je vous ai montré, l'humble cabane de Romulus, faite +de roseaux et de terre... Tout cela a été retrouvé,<a name="page_175" id="page_175"></a> +monsieur l'abbé; et, malgré ce que disent les Allemands, +il n'y a aucun doute.</p> + +<p>Mais, tout d'un coup, il se récria, de l'air d'un homme +qui oublie le plus intéressant.</p> + +<p>—Ah! pour finir, nous allons voir le couloir souterrain +où Caligula a été assassiné.</p> + +<p>Et ils descendirent dans une longue galerie couverte, +où le soleil, aujourd'hui, par des brèches, jette de gais +rayons. Certaines décorations en stuc et des parties de +mosaïque se voient encore. Le lieu n'en est pas moins +morne et désert, fait pour l'horreur tragique. La voix de +l'ancien soldat s'était assombrie, il raconta comment +Caligula, qui revenait des Jeux palatins, eut le caprice de +descendre seul dans ce couloir, pour assister à des danses +sacrées, que, ce jour-là, y répétaient de jeunes Asiatiques. +Et ce fut ainsi que, dans l'ombre, le chef des conjurés, +Chéréas, put le frapper le premier au ventre. L'empereur +voulut fuir, hurlant. Mais, alors, les assassins, ses +créatures, ses amis les plus aimés, se ruèrent tous, le +renversèrent, le hachèrent de coups; pendant que, fou de +rage et de peur, il emplissait le couloir obscur et sourd +de son hurlement de bête qu'on égorge. Quand il fut +mort, le silence retomba; et les meurtriers, épouvantés, +s'enfuirent.</p> + +<p>La visite classique des ruines du Palatin était finie. +Lorsque Pierre fut remonté, il n'eut plus qu'un désir, se +débarrasser du guide, rester seul dans ce jardin si discret, +si rêveur, qui occupait le sommet du mont, dominant +Rome. Depuis trois heures bientôt, il piétinait, il entendait +cette voix grosse et monotone, bourdonnant à ses +oreilles, sans lui faire grâce d'une pierre. Maintenant, le +brave homme revenait sur son amitié pour la France, +racontait longuement la bataille de Magenta. Il prit, avec +un bon sourire, la pièce blanche que le prêtre lui donna; +puis, il entama la bataille de Solferino. Et cela menaçait +de ne point finir, quand la chance voulut qu'une dame<a name="page_176" id="page_176"></a> +survint, en quête d'un renseignement. Tout de suite, il +l'accompagna.</p> + +<p>—Bonsoir, monsieur l'abbé. Vous pouvez descendre +par le palais de Caligula. Et vous savez qu'un escalier +secret, creusé dans le sol, conduisait de ce palais à la +maison des Vestales, en bas, sur le Forum. On ne l'a pas +retrouvé, mais il doit y être.</p> + +<p>Ah! quel soulagement délicieux, quand Pierre, enfin +seul, put s'asseoir un instant sur un des bancs de marbre +du jardin! Il n'y avait là que quelques bouquets d'arbres, +des buis, des cyprès, des palmiers; mais les beaux +chênes verts, sous lesquels le banc se trouvait, avaient +une ombre noire d'une fraîcheur exquise. Et le charme +venait aussi de la solitude songeuse, du silence frissonnant +qui semblait sortir de ce vieux sol saturé d'histoire, +de l'histoire la plus retentissante, dans l'éclat d'un orgueil +surhumain. Anciennement, les jardins Farnèse avaient +changé cette partie du mont en un séjour aimable, orné +de bocages; les bâtiments de la villa, fort endommagés, +existent encore; et toute une grâce a persisté sans doute, +le souffle de la Renaissance passe toujours, comme une +caresse, dans les feuillages luisants des vieux chênes +verts. On est là en pleine âme du passé, au milieu du +peuple léger des visions, sous les haleines errantes des +générations sans nombre, endormies dans les herbes.</p> + +<p>Mais Rome éparse au loin, tout autour de ce sommet +auguste, sollicita Pierre si vivement, qu'il ne put rester +assis. Il se leva, s'approcha de la balustrade d'une terrasse; +et, sous lui, le Forum se déroula; et, au bout, le +mont du Capitule apparut.</p> + +<p>Ce n'était plus qu'un entassement de constructions +grises, sans grandeur ni beauté. Dominant le mont, on +ne voyait que la façade postérieure du palais des Sénateurs, +une façade plate, aux fenêtres étroites, que surmontait +le haut campanile carré. Ce grand mur nu, d'un ton +de rouille, cachait l'église d'Aracoeli, le faîte où le temple<a name="page_177" id="page_177"></a> +de Jupiter capitolin, autrefois, resplendissait, dans sa +royauté de protection divine. Puis, à gauche, sur la +pente du Caprinus, où les chèvres paissaient au moyen âge, +s'étageaient de laides maisons; tandis que les quelques +beaux arbres du palais Caffarelli, occupé par l'ambassade +d'Allemagne, verdissaient le sommet de l'antique roche +Tarpéienne, presque introuvable aujourd'hui, perdue, +noyée dans les murs de soutènement. Et c'était là ce mont +du Capitole, la plus glorieuse des sept collines, avec sa +forteresse, avec son temple, auquel était promis l'empire +du monde, le Saint-Pierre de la Rome antique! ce mont +escarpé du côté du Forum, à pic du côté du Champ de +Mars, d'aspect formidable! ce mont que la foudre visitait, +que le bois de l'Asile, avec ses chênes sacrés, au plus lointain +des âges, rendait mystérieux, frissonnant d'un inconnu +farouche! Plus tard, la grandeur romaine y eut les tables +de son état civil. Les triomphateurs y montèrent, les empereurs +y devinrent dieux, debout dans leurs statues de +marbre. Et les yeux, à cette heure, cherchent avec étonnement, +comment tant d'histoire, tant de gloire ont pu +tenir dans si peu d'espace, cet îlot montueux et confus +de mesquines toitures, une taupinière pas plus grande, +pas plus haute qu'un petit bourg perché entre deux +vallons.</p> + +<p>Puis, l'autre surprise, pour Pierre, fut le Forum, partant +du Capitole, s'allongeant au bas du Palatin: une +étroite place resserrée entre les collines voisines, un bas-fond +où Rome grandissante avait dû entasser les édifices, +étouffant, manquant d'espace. Il a fallu creuser profondément, +pour retrouver le sol vénérable de la République, +sous les quinze mètres d'alluvion amenés par les siècles; +et le spectacle n'est maintenant qu'une longue fosse blafarde, +tenue avec propreté, sans ronces ni lierres, +où apparaissent, tels que des débris d'os, les fragments du +pavage, les soubassements des colonnes, les massifs des +fondations. A terre, la basilique Julia, reconstituée en entier,<a name="page_178" id="page_178"></a> +est simplement comme la projection d'un plan d'architecte. +Seul, de ce côté, l'arc de Septime Sévère a gardé +sa carrure intacte; tandis que les quelques colonnes qui +restent du temple de Vespasien, isolées, debout par +miracle au milieu des effondrements, ont pris une +élégance fière, une souveraine audace d'équilibre, fines +et dorées dans le ciel bleu. La colonne de Phocas est aussi +là, debout; et, des rostres, à côté, on voit ce qu'on en a +rétabli, avec des morceaux découverts aux alentours. Mais +il faut aller plus loin que les trois colonnes du temple de +Castor et Pollux, plus loin que les vestiges de la maison des +Vestales, plus loin que le temple de Faustine, où l'église +chrétienne San Lorenzo s'est installée si tranquillement, +plus loin encore que le temple rond de Romulus, pour +éprouver l'extraordinaire sensation d'énormité que cause +la basilique de Constantin, avec ses trois colossales voûtes +béantes. Vues du Palatin, on dirait des porches ouverts +pour un monde de géants, d'une telle épaisseur de maçonnerie, +qu'un fragment, tombé d'une des arcades, gît par +terre, tel qu'un bloc détaché d'une montagne. Et là, dans +ce Forum illustre, si étroit et si débordant, l'histoire du +plus grand des peuples avait tenu pendant des siècles, +depuis la légende des Sabines réconciliant les Romains +et les Sabins, jusqu'à la proclamation des libertés publiques, +lentement conquises par les plébéiens sur +les patriciens. N'était-ce pas à la fois le Marché, la Bourse, +le Tribunal, la Salle des assemblées politiques, ouverte +au plein air? Les Gracques y avaient défendu la cause des +humbles, Sylla y afficha ses listes de proscription, Cicéron +y parla, et sa tête sanglante y fut accrochée. Puis, les +empereurs en obscurcirent le vieil éclat, les siècles +enfouirent sous leur poussière les monuments et les +temples, à ce point que le moyen âge n'y trouva de place +que pour y installer un marché aux bœufs. Le respect est +revenu, un respect violateur des tombes, une fièvre de +curiosité et de science, qui s'irrite aux hypothèses, égarée<a name="page_179" id="page_179"></a> +dans ce sol historique où les générations se superposent, +partagée entre les quinze à vingt reconstitutions qu'on a +faites du Forum, toutes aussi plausibles les unes que les +autres. Pour un simple passant, qui n'est ni un +érudit, ni un lettré de profession, qui n'a point relu +de la veille l'Histoire romaine, les détails disparaissent, il +ne reste, dans ce terrain fouillé de partout, qu'un cimetière +de ville où blanchissent les vieilles pierres exhumées, et +d'où s'élève la grande mélancolie des peuples morts. De +place en place, Pierre voyait la voie Sacrée qui reparaît, +tourne, descend, puis remonte, avec son dallage, creusé +par la roue des chars; et il songeait au triomphe, à l'ascension +du triomphateur, que son char devait secouer si +durement sur ce rude pavé de gloire.</p> + +<p>Mais, vers le sud-est, l'horizon s'élargissait encore, et +il apercevait la grande masse du Colisée, au delà de l'arc +de Titus et de l'arc de Constantin. Ah! ce colosse dont les +siècles n'ont entamé qu'une moitié, comme d'un immense +coup de faux, il reste, dans son énormité, dans sa majesté, +tel qu'une dentelle de pierre, avec ces centaines +de baies vides, béantes sur le bleu du ciel! C'est un +monde de vestibules, d'escaliers, de paliers, de couloirs, +un monde où l'on se perd, au milieu d'une solitude et +d'un silence de mort; et, à l'intérieur, les gradins ravinés, +mangés par l'air, semblent les degrés informes de quelque +ancien cratère éteint, une sorte de cirque naturel, taillé +par la force des éléments, en pleine roche indestructible. +Seuls, les grands soleils de dix-huit cents ans ont cuit et +roussi cette ruine, qui est retournée à l'état de nature, +nue et dorée ainsi qu'un flanc de montagne, depuis qu'on +l'a dépouillée de la végétation, de toute la flore qui en +faisait un coin de forêt vierge. Et, maintenant, quelle +évocation, lorsque, sur cette ossature morte, l'imagination +remet la chair, le sang et la vie, emplit le cirque des +quatre-vingt-dix mille spectateurs qu'il pouvait contenir, +déroule les jeux et les combats de l'arène, entasse là une<a name="page_180" id="page_180"></a> +civilisation, depuis l'empereur et sa cour jusqu'à la +houle de la plèbe, dans l'agitation et l'éclat de tout un +peuple enflammé de passion, sous le rouge reflet du gigantesque +vélum de pourpre. Puis, c'était aussi, plus loin, à +l'horizon, une autre ruine cyclopéenne, les thermes de +Caracalla, laissée là de même comme le vestige d'une +race de géants, disparue de la terre: des salles d'une +ampleur, d'une hauteur extravagantes et inexplicables; +deux vestibules à recevoir la population d'une ville; un +frigidarium où la piscine pouvait contenir à la fois +cinq cents baigneurs; un tépidarium, un caldarium +d'égale taille, nés de la folie de l'énorme; et la masse +effroyable du monument, l'épaisseur des massifs, telle +qu'aucun château fort n'en a connu de pareille; et +toute cette immensité où les visiteurs qui passent ont +l'air de fourmis égarées, une si extraordinaire débauche +de ciment et de briques, qu'on se demande pour quels +hommes, pour quelles foules ce monstrueux édifice a +pu être bâti. On dirait aujourd'hui des rochers frustes, +des matériaux abattus de quelque sommet, entassés +là, pour la construction d'une demeure de Titans.</p> + +<p>Et Pierre était envahi par ce passé démesuré où il +baignait. De toutes parts, des quatre points de l'horizon +vaste, l'Histoire ressuscitait, montait vers lui, en un flot +débordant. Au nord et à l'ouest, ces plaines bleuâtres, +à l'infini, c'était l'Étrurie antique; les montagnes de la +Sabine découpaient à l'est leurs crêtes dentelées; tandis +que, vers le sud, les monts Albains et le Latium s'élargissaient +dans la pluie d'or du soleil; et Albe la Longue +était là, ainsi que le mont Cave, couronné de chênes, +avec son couvent qui a remplacé le vieux temple de +Jupiter. Puis, à ses pieds, au delà du Forum, au delà +du Capitole, Rome elle-même s'étendait, l'Esquilin en +face, le Coelius et l'Aventin à sa droite, les autres +qu'il ne pouvait voir, le Quirinal, le Viminal, à sa +gauche. Derrière, au bord du Tibre, était le Janicule.<a name="page_181" id="page_181"></a> +Et la ville entière prenait une voix, lui contait sa grandeur +morte.</p> + +<p>Alors, ce fut en lui une involontaire évocation, une +résurrection vivante. Ce Palatin qu'il venait de visiter, +ce Palatin gris et morne, rasé comme une cité maudite, +semé de quelques murs croulants, tout d'un coup s'anima, +se peupla, repoussa avec ses palais et ses temples. C'était +le berceau même de Rome, Romulus avait fondé là +sa ville, sur ce sommet, dominant le Tibre, tandis que +les Sabins, en face, occupaient le Capitole. Les sept rois de +ses deux siècles et demi de monarchie l'avaient sûrement +habité, enfermés dans les hautes et fortes murailles, que +trois portes seulement trouaient. Ensuite, se déroulaient +les cinq siècles de république, les plus grands, les plus +glorieux, ceux qui avaient soumis la péninsule italique, +puis le monde, à la domination romaine. Pendant ces +victorieuses années de luttes sociales et guerrières, Rome +agrandie avait peuplé les sept collines, le Palatin n'était +demeuré que le berceau vénérable, avec ses temples légendaires, +peu à peu envahi lui-même par des maisons +privées. Mais César, incarnant la toute-puissance de la +race, venait, après les Gaules et après Pharsale, de +triompher au nom du peuple romain entier, dictateur, +empereur, ayant achevé la colossale besogne, dont les +cinq nouveaux siècles d'empire allaient profiter fastueusement, +au galop lâché de tous les appétits. Et Auguste +pouvait prendre le pouvoir, la gloire était à son comble, +les milliards attendaient d'être volés au fond des provinces, +le gala impérial commençait, dans la capitale du +monde, aux yeux des nations lointaines, éblouies et +vaincues. Lui était né au Palatin, et son orgueil, après +que la victoire d'Actium lui eut donné l'empire, fut de +revenir régner du haut de ce mont sacré, vénéré du +peuple. Il y acheta des maisons particulières, il y bâtit +son palais, dans un éclat de luxe, inconnu jusqu'alors: +un atrium soutenu par quatre pilastres et huit colonnes;<a name="page_182" id="page_182"></a> +un péristyle qu'entouraient cinquante-six colonnes d'ordre +ionique; des appartements privés à l'entour, tout en +marbre; une profusion de marbres, venus à grands frais +de l'étranger, des couleurs les plus vives, resplendissant +comme des pierres précieuses. Et il s'était logé avec les +dieux, il avait bâti près de sa demeure le grand temple +d'Apollon et un temple de Vesta, pour s'assurer la royauté +divine, éternelle. Dès lors, la semence des palais impériaux +se trouvait jetée, ils allaient croître, et pulluler, et +couvrir le Palatin entier.</p> + +<p>Ah! cette toute-puissance d'Auguste, ces quarante-quatre +années d'un pouvoir total, absolu, surhumain, tel qu'aucun +despote, même dans la folie de ses rêves, n'en a connu +le pareil! Il s'était fait donner tous les titres, il avait réuni +en sa personne toutes les magistratures. Imperator et +consul, il commandait les armées, il exerçait le pouvoir +exécutif; proconsul, il avait la suprématie dans les provinces; +censeur perpétuel et princeps, il régnait sur le +sénat; tribun, il était le maître du peuple. Et il s'était fait +proclamer Auguste, sacré, dieu parmi les hommes, ayant +ses temples, ses prêtres, adoré de son vivant comme une +divinité de passage sur la terre. Et, enfin, il avait voulu +être grand pontife, joignant le pouvoir religieux au pouvoir +civil, réalisant là, par un coup de génie, la totalité de +la domination suprême à laquelle un homme puisse +monter. Le grand pontife ne devant pas habiter une maison +privée, il avait déclaré sa maison propriété de l'État. Le +grand pontife ne pouvant s'éloigner du temple de Vesta, +il avait eu chez lui un temple de cette déesse, laissant aux +Vestales, en bas du Palatin, la garde de l'ancien autel. +Rien ne lui coûtait, car il sentait bien que la souveraineté +humaine, la main mise sur les hommes et le monde, +était là, dans cette double puissance en une personne, +être à la fois le roi et le prêtre, l'empereur et le pape. +Toute la sève d'une forte race, toutes les victoires amassées +et toutes les fortunes éparses encore, s'épanouirent<a name="page_183" id="page_183"></a> +chez Auguste, en une splendeur unique, qui jamais +plus ne devait rayonner avec cet éclat. Il fut vraiment le +maître de la terre, les pieds sur le front des peuples +conquis et pacifiés, dans une immortelle gloire de littérature +et d'art. Il semble qu'en lui se soit satisfaite, à ce +moment, la vieille et âpre ambition de son peuple, les +siècles de conquête patiente qu'il avait mis à être le +peuple roi. C'est le sang romain, c'est le sang d'Auguste +qui rougeoie enfin au soleil, en pourpre impériale. C'est +le sang d'Auguste, divin, triomphal, absolu souverain +des corps et des âmes, ce sang d'un homme auquel aboutit +la longue hérédité de sept siècles d'orgueil national, et +d'où une postérité d'universel orgueil, innombrable et +sans fin, va descendre à travers les âges. Car, dès lors, +c'en était fait, le sang d'Auguste devait renaître et battre +dans les veines de tous les maîtres de Rome, en les hantant +du rêve, éternellement recommencé, de la possession +du monde. Un instant, le rêve a été réalisé, +Auguste, empereur et pontife, a possédé l'humanité, l'a +tenue dans sa main, tout entière, sans réserve, ainsi +qu'une chose à lui. Et, plus tard, après la déchéance, +lorsque le pouvoir s'est scindé, a été de nouveau partagé +entre le roi et le prêtre, les papes n'ont pas eu d'autre +passionné désir, d'autre politique séculaire, que de vouloir +reconquérir l'autorité civile, la totalité de la domination, +le cœur brûlé par le sang atavique, le flot rouge et +dévorateur du sang de l'ancêtre.</p> + +<p>Puis, Auguste mort et son palais fermé, consacré, +devenu un temple, Pierre voyait sortir du sol le palais de +Tibère. C'était à cette place même, sous ses pieds, sous +ces beaux chênes verts qui l'abritaient. On le rêvait solide +et grand, avec des cours, des portiques, des salles, malgré +l'humeur assombrie de l'empereur, qui vécut loin de +Rome, au milieu d'un peuple de délateurs et de débauchés, +le cœur et le cerveau empoisonnés par le pouvoir +jusqu'au crime, jusqu'aux accès des plus extraordinaires<a name="page_184" id="page_184"></a> +démences. Puis, c'était le palais de Caligula qui surgissait, +un agrandissement de la maison de Tibère, des arcades +établies pour en élargir les constructions, un pont jeté +par-dessus le Forum, aboutissant au Capitole, où le prince +voulait pouvoir aller causer à l'aise avec Jupiter, dont il se +disait le fils; et le trône avait aussi rendu celui-ci féroce, +un fou furieux lâché dans la toute-puissance. Puis, après +Claude, Néron, renchérissant, n'avait pas trouvé le Palatin +assez vaste, exigeant pour lui un palais immense, s'emparant +des jardins délicieux qui montaient jusqu'au +sommet de l'Esquilin, pour y installer sa Maison d'Or, +un rêve de l'énormité dans la somptuosité, qu'il ne put +mener jusqu'au bout, dont les ruines disparurent vite, +pendant les troubles qui suivirent sa vie et sa mort de +monstre affolé d'orgueil. Puis, en dix-huit mois, Galba, +Othon, Vitellius tombent l'un sur l'autre, dans la boue et +dans le sang, rendus à leur tour monstrueux et imbéciles +par la pourpre, gorgés de jouissances à l'auge impériale, +ainsi que des bêtes immondes; et ce sont alors les Flaviens, +un repos d'abord de la raison et de la bonté humaines, +Vespasien, Titus qui bâtirent peu sur le Palatin, Domitien +ensuite avec qui recommence la folie sombre de +l'omnipotence, sous le régime de la peur et de la délation, +des atrocités absurdes, des crimes, des débauches hors +nature, des constructions d'une vanité démente dont le +faste luttait avec celui des temples élevés aux dieux: +telle cette maison de Domitien, qu'une ruelle séparait de +celle de Tibère, et qui s'élevait colossale, un palais d'apothéose, +avec sa salle d'audience au trône d'or, aux seize +colonnes de marbres phrygiens et numidiques, aux huit +niches garnies de statues admirables, avec sa salle de +tribunal, sa grande salle à manger, son péristyle, ses +appartements, où les granits, les porphyres, les albâtres +débordaient, travaillés par les artistes fameux, prodigués +pour l'éblouissement du monde. Puis, enfin, des années +plus tard, un dernier palais s'ajoutait à l'énorme masse<a name="page_185" id="page_185"></a> +des autres, le palais de Septime Sévère, une bâtisse +d'orgueil encore, des arches qui supportaient des salles +hautes, des étages qui s'élevaient sur des terrasses, des +tours qui dominaient les toitures, tout un entassement +babylonien, dressé là, à la pointe extrême du mont, en +face de la voie Appienne, pour que, disait-on, les +compatriotes de l'empereur, les provinciaux venus +d'Afrique où il était né, pussent, dès l'horizon, s'émerveiller +de sa fortune et l'adorer dans sa gloire.</p> + +<p>Et, maintenant, Pierre les voyait debout et resplendissants, +Pierre les avait devant lui, autour de lui, tous ces +palais évoqués, ressuscités au grand soleil. Ils étaient +comme soudés les uns aux autres, quelques-uns à peine +séparés par des passages étroits. Dans le désir de ne pas +perdre un pouce du terrain, sur ce sommet sacré, ils +avaient poussé en une masse compacte, ainsi qu'une +monstrueuse floraison de la force, de la puissance et de +l'orgueil déréglés, se satisfaisant à coups de millions, +saignant le monde pour la jouissance d'un seul; et, à la +vérité, il n'y avait là qu'un palais unique, sans cesse +agrandi, à mesure que l'empereur défunt passait dieu et +que le nouvel empereur, désertant la demeure consacrée, +devenue temple, où l'ombre du mort l'épouvantait peut-être, +éprouvait l'impérieux besoin de se bâtir sa maison à +lui, de tailler dans l'éternité de la pierre l'indestructible +souvenir de son règne. Tous avaient eu cette fureur de la +construction, elle semblait tenir au sol, au trône qu'ils +occupaient, elle renaissait chez chacun d'eux, avec une +intensité grandissante, les dévorant du besoin de lutter, +de se surpasser par des murs plus épais et plus hauts, par +des amas plus extraordinaires de marbres, de colonnes, +de statues. Et la pensée de survie glorieuse était la même +chez tous, laisser aux générations stupéfaites le témoignage +de leur grandeur, se perpétuer dans des merveilles qui +ne devaient pas périr, peser à jamais sur la terre de +tout le poids de ces colosses, lorsque le vent aurait emporté<a name="page_186" id="page_186"></a> +leur légère cendre. Et le plateau du Palatin n'avait +plus été ainsi que la base vénérable d'un prodigieux +monument, une végétation drue d'édifices juxtaposés, +empilés, où chaque nouveau corps de logis était comme +un accès éruptif de la fièvre d'orgueil, et dont la masse, +avec l'éclat de neige des marbres blancs, avec les tons +vifs des marbres de couleur, avait fini par couronner +Rome et la terre entière de la maison souveraine, palais, +temple, basilique ou cathédrale, la plus extraordinaire +et la plus insolente, qui jamais se soit dressée sous +le ciel.</p> + +<p>Mais la mort était dans cet excès de force et de gloire. +Sept siècles et demi de monarchie et de république +avaient fait la grandeur de Rome; et, en cinq siècles +d'empire, le peuple roi allait être mangé, jusqu'au dernier +muscle. C'était l'immense territoire, les provinces +les plus lointaines peu à peu pillées, épuisées; +c'était le fisc dévorant tout, creusant le gouffre de la banqueroute +inévitable; et c'était aussi le peuple abâtardi, +nourri du poison des spectacles, tombé à la fainéantise +débauchée des Césars, pendant que des mercenaires se +battaient et cultivaient le sol. Dès Constantin, Rome a +une rivale, Byzance, et le démembrement s'opère avec +Honorius, et douze empereurs alors suffisent pour +achever l'œuvre de décomposition, la proie mourante à +ronger, jusqu'à Romulus Augustule, le dernier, le chétif +misérable, dont le nom est comme une dérision de toute +la glorieuse histoire, un double soufflet au fondateur de +Rome et au fondateur de l'empire. Sur le Palatin désert, +les palais, le colossal amas de murailles, d'étages, de +terrasses, de toitures hautes, triomphait toujours. +Déjà, pourtant, on avait arraché des ornements, enlevé +des statues, pour les porter à Byzance. L'empire, devenu +chrétien, ferma ensuite les temples, éteignit le feu de +Vesta, en respectant encore l'antique palladium, la +statue d'or de la Victoire, symbole de la Rome éternelle,<a name="page_187" id="page_187"></a> +qui était religieusement gardée dans la chambre même de +l'empereur. Jusqu'au quatrième siècle, elle conserva son +culte. Mais, au cinquième siècle, les Barbares se ruent, +saccagent, brûlent Rome, emportent à pleins chariots les +dépouilles laissées par la flamme. Tant que la ville avait +dépendu de Byzance, un surintendant des palais impériaux +était demeuré là, veillant sur le Palatin. Puis, tout se noie, +tout s'effondre dans la nuit du moyen âge. Il semble bien +que, dès lors, les papes aient lentement pris la place +des Césars, leur succédant dans leur maison de marbre +abandonnée et dans leur volonté toujours vivante de domination. +Ils ont sûrement habité le palais de Septime +Sévère, un concile a été tenu au Septizonium, de même +que, plus tard, Gélase II a été élu dans un monastère voisin, +sur ce mont d'apothéose. C'était Auguste encore, se +relevant du tombeau, de nouveau maître du monde, +avec son Sacré Collège, qui allait ressusciter le Sénat +romain. Au douzième siècle, le Septizonium appartenait à +des moines camaldules, lesquels le cédèrent à la puissante +famille des Frangipani, qui le fortifièrent, comme +ils avaient fortifié le Colisée, les arcs de Constantin et +de Titus, toute une vaste forteresse englobant le mont +vénérable, le berceau, presque en entier. Et les violences +des guerres civiles, les ravages des invasions, passèrent +telles que des ouragans, abattirent les murailles, rasèrent +les palais et les tours. Des générations vinrent plus tard qui +envahirent les ruines, s'y installèrent par droit de trouvaille +et de conquête, en firent des caves, des greniers +à fourrage, des écuries pour les mulets. Dans les terres +éboulées, recouvrant les mosaïques des salles impériales, +des jardins potagers se créèrent, des vignes furent plantées. +De toutes parts, obstruant ces champs déserts, les orties +et les ronces poussaient, les lierres achevaient de manger +les portiques abattus. Et il vint un jour où le colossal +entassement de palais et de temples, où le triomphal logis +des empereurs, que le marbre devait rendre éternel,<a name="page_188" id="page_188"></a> +sembla rentrer dans la poussière du sol, disparut sous la +houle de terre et de végétation que l'impassible Nature +avait roulée sur elle. Au brûlant soleil, parmi les fleurs +sauvages, il n'y avait plus là que de grosses mouches +bourdonnantes, tandis que des troupeaux de chèvres +erraient en liberté, au travers de la salle du trône de +Domitien et du sanctuaire effondré d'Apollon.</p> + +<p>Pierre sentit un grand frisson qui le traversait. Tant de +force et d'orgueil, tant de grandeur! et une ruine si rapide, +tout un monde balayé, à jamais! Quel souffle nouveau, +barbare et vengeur, avait dû souffler sur cette éclatante +civilisation pour l'éteindre ainsi, et dans quelle nuit réparatrice, +dans quelle ignorance, d'enfant sauvage, elle avait +dû tomber pour s'anéantir d'un coup, avec son faste et ses +chefs-d'œuvre! Il se demandait comment des palais +entiers, peuplés encore de leurs sculptures admirables, +de leurs colonnes et de leurs statues, avaient pu s'enliser +peu à peu, s'enfouir, sans que personne s'avisât de les +protéger. Ces chefs-d'œuvre, qu'on devait plus tard déterrer, +dans un cri d'universelle admiration, ce n'était pas +une catastrophe qui les avait engloutis, ils s'étaient comme +noyés, pris aux jambes, puis à la taille, puis au cou, jusqu'au +jour où la tête avait sombré, sous le flot montant; +et comment expliquer que des générations avaient assisté +à cela, insoucieuses, ne songeant même pas à tendre la +main? Il semble qu'un rideau noir soit brusquement +tiré sur le monde, et c'est une autre humanité qui recommence, +avec un cerveau neuf qu'il faut repétrir et +meubler. Rome s'était vidée, on ne réparait plus ce que +le fer et la flamme avaient entamé, une extraordinaire +incurie laissait crouler les édifices trop vastes, devenus +inutiles; sans compter que la religion nouvelle traquait +l'ancienne, lui volait ses temples, renversait ses dieux. +Enfin, des remblais achevèrent le désastre, car le sol +montait toujours, les alluvions du jeune monde chrétien +recouvraient et nivelaient l'antique société païenne.<a name="page_189" id="page_189"></a> +Et, après le vol des temples, le vol des toitures de bronze, +des colonnes de marbre, le comble, plus tard, ce fut le +vol des pierres, arrachées au Colisée et au Théâtre de +Marcellus, ce furent les statues et les bas-reliefs cassés à +coups de marteau, jetés dans des fours, pour fabriquer +la chaux nécessaire aux nouveaux monuments de la Rome +catholique.</p> + +<p>Il était près d'une heure, et Pierre s'éveilla comme +d'un rêve. Le soleil tombait en pluie d'or, à travers les +feuilles luisantes des chênes verts, Rome s'était assoupie +à ses pieds, sous la grande chaleur. Et il se décida à +quitter le jardin, les pieds maladroits sur l'inégal pavé +du chemin de la Victoire, l'esprit hanté encore d'aveuglantes +visions. Pour que la journée fût complète, il s'était +promis de voir, l'après-midi, l'ancienne voie Appienne. Il +ne voulut pas retourner rue Giulia, il déjeuna dans un +cabaret de faubourg, dans une vaste salle à demi obscure, +où, absolument seul, au milieu du bourdonnement des +mouches, il s'oublia plus de deux heures, à attendre le +déclin du soleil.</p> + +<p>Ah! cette voie Appienne, cette antique Reine des routes, +trouant la campagne de sa longue ligne droite, avec la +double rangée de ses orgueilleux tombeaux, elle ne fut +pour lui que le prolongement triomphal du Palatin! +C'était la même volonté de splendeur et de domination, +le même besoin d'éterniser sous le soleil, dans le marbre, +la mémoire de la grandeur romaine. L'oubli était vaincu, +les morts ne consentaient pas au repos, restaient debout +parmi les vivants, à jamais, aux deux bords de ce chemin +où passaient les foules du monde entier; et les images +déifiées de ceux qui n'étaient plus que poussière, regardent +aujourd'hui encore les passants de leurs yeux vides; +et les inscriptions parlent encore, disent tout haut les +noms et les titres. Du tombeau de Cæcilia Metella à celui +de Casal Rotondo, sur ces kilomètres de route plate et +directe, la double rangée était jadis ininterrompue, une<a name="page_190" id="page_190"></a> +sorte de double cimetière en long, dans lequel les puissants +et les riches luttaient de vanité, à qui laisserait le +mausolée le plus vaste, décoré avec la prodigalité la +plus fastueuse: passion de la survie, désir pompeux d'immortalité, +besoin de diviniser la mort en la logeant dans +des temples, dont la magnificence actuelle du Campo +Santo de Gênes et du Campo Verano de Rome, avec leurs +tombes monumentales, est comme le lointain héritage. +Et quelle évocation de tombes démesurées, à droite et à +gauche du pavé glorieux que les légions romaines ont +foulé, au retour de la conquête de la terre! Ce tombeau +de Cæcilia Metella, aux blocs énormes, aux murs assez +épais pour que le moyen âge en ait fait le donjon crénelé +d'une forteresse. Puis, tous ceux qui suivent: les +constructions modernes qu'on a élevées, pour y rétablir +à leur place les fragments de marbre découverts aux +alentours; les massifs anciens de ciment et de briques, +dépouillés de leurs sculptures, restés debout ainsi que +des roches mangées à demi; les blocs dénudés, indiquant +encore des formes, des édicules en façon de temple, des +cippes, des sarcophages, posés sur des soubassements. +Toute une étonnante succession de hauts reliefs représentant +les portraits des morts par groupes de trois et de +cinq, de statues debout où les morts revivaient en une +apothéose, de bancs dans des niches pour que les voyageurs +pussent s'asseoir en bénissant l'hospitalité des +morts, d'épitaphes louangeuses célébrant les morts, les +connus et les inconnus, les enfants de Sextus Pompée +Justus, les Marcus Servilius Quartus, les Hilarius Fuscus, +les Rabirius Hermodorus, sans compter les sépultures +hasardeusement attribuées, celle de Sénèque, celle des +Horaces et des Curiaces. Et enfin, au bout, la plus +extraordinaire, la plus géante, celle qu'on désigne sous +le nom de Casal Rotondo, si large, qu'une ferme, avec +un bouquet d'oliviers, a pu s'installer sur les substructions, +qui portaient une double rotonde, ornée de pilastres<a name="page_191" id="page_191"></a> +corinthiens, de grands candélabres et de masques scéniques.</p> + +<p>Pierre, qui s'était fait amener en voiture jusqu'au +tombeau de Cæcilia Metella, continua sa promenade à +pied, alla lentement jusqu'à Casal Rotondo. Par places, +l'ancien pavé reparaît, de grandes pierres plates, des +morceaux de lave, déjetés par le temps, rudes aux voitures +les mieux suspendues. A droite et à gauche, filent +deux bandes d'herbe, où s'alignent les ruines des tombeaux, +d'une herbe abandonnée de cimetière, brûlée par +les soleils d'été, semée de gros chardons violâtres et de +hauts fenouils jaunes. Un petit mur à hauteur d'appui, +bâti en pierres sèches, clôt de chaque côté ces marges +roussâtres, pleines d'un crépitement de sauterelles; et, +au delà, à perte de vue, la Campagne romaine s'étend, +immense et nue. A peine, près des bords, de loin en +loin, aperçoit-on un pin parasol, un eucalyptus, des oliviers, +des figuiers, blancs de poussière. Sur la gauche, +les restes de l'Acqua Claudia détachent dans les prés +leurs arcades couleur de rouille, des cultures maigres +s'étendent au loin, des vignes avec de petites fermes, +jusqu'aux monts de la Sabine et jusqu'aux monts Albains, +d'un bleu violâtre, où les taches claires de Frascati, de +Rocca di Papa, d'Albano, grandissent et blanchissent, à +mesure qu'on approche; tandis que, sur la droite, du +côté de la mer, la plaine s'élargit et se prolonge, par +vastes ondulations, sans une maison, sans un arbre, d'une +grandeur simple extraordinaire, une ligne unique, toute +plate, un horizon d'océan qu'une ligne droite, d'un bout +à l'autre, sépare du ciel. Au gros de l'été, tout brûle, la +prairie illimitée flambe, d'un ton fauve de brasier. Dès +septembre, cet océan d'herbe commence à verdir, se perd +dans du rose et dans du mauve, jusqu'au bleu éclatant, +éclaboussé d'or, des beaux couchers de soleil.</p> + +<p>Et Pierre, promenant sa rêverie, était seul, s'avançait +à pas lents, le long de l'interminable route plate, dont la<a name="page_192" id="page_192"></a> +mélancolique majesté est faite de solitude et de silence, +toute nue, toute droite à l'infini, dans l'infini de la Campagne. +En lui, la résurrection du Palatin recommençait, +les tombeaux des deux bords se dressaient de nouveau, +avec l'éblouissante blancheur de leurs marbres. N'était-ce +pas ici, au pied de ce massif de briques, affectant l'étrange +forme d'un grand vase, qu'on avait trouvé la tête d'une +statue colossale, mêlée à des débris d'énormes sphinx? +et il revoyait debout la colossale statue, entre les énormes +sphinx accroupis. Plus loin, dans la petite cellule d'une +sépulture, c'était une belle statue de femme sans tête +qu'on avait découverte; et il la revoyait entière, avec un +visage de grâce et de force, souriante à la vie. D'un bout +à l'autre, les inscriptions se complétaient, il les lisait, +les comprenait couramment, revivait en frère avec ces +morts de deux mille ans. Et la route, elle aussi, se +peuplait, les chars roulaient avec fracas, les armées +défilaient d'un pas lourd, le peuple de Rome voisine le +coudoyait, dans l'agitation fiévreuse des grandes cités. On +était sous les Flaviens, sous les Antonins, aux grandes +années de l'empire, lorsque la voie Appienne atteignit +tout le faste de ses tombeaux géants, sculptés et décorés +comme des temples. Quelle rue monumentale de la mort, +quelle arrivée dans Rome, cette rue toute droite où les +grands morts vous accueillaient, vous introduisaient chez +les vivants, avec l'extraordinaire pompe de leur orgueil qui +survivait à leur cendre! Chez quel peuple souverain, +dominateur du monde, allait-on entrer ainsi, pour qu'il +eût confié à ses morts le soin de dire à l'étranger que rien +ne finissait chez lui, pas même les morts, éternellement +glorieux dans des monuments démesurés? Un soubassement +de citadelle, une tour de vingt mètres de diamètre, +pour y coucher une femme! Et Pierre, s'étant retourné, +aperçut distinctement, tout au bout de la rue superbe, +éclatante, bordée des marbres de ses palais funèbres, le +Palatin qui s'élevait au loin, dressant les marbres étincelants<a name="page_193" id="page_193"></a> +du palais des empereurs, l'énorme entassement +des palais dont la toute-puissance dominait la terre.</p> + +<p>Mais il eut un léger tressaillement: deux carabiniers, +qu'il n'avait point vus, dans ce désert, parurent entre les +ruines. L'endroit n'était pas sûr, l'autorité veillait discrètement +sur les touristes, même en plein midi. Et, plus +loin, il fit une autre rencontre qui lui causa une émotion. +C'était un ecclésiastique, un grand vieillard à la soutane +noire, lisérée et ceinturée de rouge, dans lequel il eut la +surprise de reconnaître le cardinal Boccanera. Il avait quitté +la route, il marchait avec lenteur dans la bande d'herbe, +au milieu des hauts fenouils et des rudes chardons; et, +la tête basse, parmi les débris de tombeaux que ses pieds +frôlaient, il était tellement absorbé, qu'il ne vit même +pas le jeune prêtre. Celui-ci, courtoisement, se détourna, +saisi de le voir seul, si loin. Puis, il comprit, en découvrant, +derrière une construction, un lourd carrosse, +attelé de deux chevaux noirs, près duquel attendait, +immobile, un laquais à la livrée sombre, tandis que le +cocher n'avait même pas quitté le siège; et il se souvenait +que les cardinaux, ne pouvant marcher à pied dans +Rome, devaient gagner en voiture la campagne, s'ils +voulaient prendre quelque exercice. Mais quelle tristesse +hautaine, quelle grandeur solitaire et comme mise à part, +dans ce grand vieillard songeur, doublement prince, chez +les hommes et chez Dieu, forcé d'aller ainsi au désert, au +travers des tombes, pour respirer un peu l'air rafraîchi du +soir!</p> + +<p>Pierre s'était attardé pendant de longues heures, le +crépuscule tombait, et il assista encore à un admirable +coucher de soleil. Sur la gauche, la Campagne devenait +couleur d'ardoise, confuse, coupée par les arcades jaunissantes +des aqueducs, barrée au loin par les monts +Albains, qui s'évaporaient dans du rose; pendant que, +sur la droite, vers la mer, l'astre s'abaissait parmi de +petits nuages, tout un archipel d'or semant un océan de<a name="page_194" id="page_194"></a> +braise mourante. Et rien autre, rien que ce ciel de saphir +strié de rubis, au-dessus de l'infinie ligne plate de la +Campagne. Rien autre, ni un monticule, ni un troupeau, +ni un arbre. Rien que la silhouette noire du cardinal +Boccanera, debout parmi les tombeaux, et qui se détachait, +grandie, sur la pourpre dernière du soleil.</p> + +<p>Le lendemain de bonne heure, Pierre, pris de la fièvre +de tout voir, revint à la voie Appienne, pour visiter les +catacombes de Saint-Calixte. C'est le plus vaste, le plus +remarquable des cimetières chrétiens, celui où furent +enterrés plusieurs des premiers papes. On monte à travers +un jardin à demi brûlé, parmi des oliviers et des +cyprès; on arrive à une masure de planches et de plâtre, +dans laquelle on a installé un petit commerce d'objets +religieux; et on y est, un escalier moderne, relativement +commode, permet la descente. Mais Pierre fut +heureux de trouver là des trappistes français, chargés de +garder et de montrer aux touristes ces catacombes. Justement, +un Frère allait descendre avec deux dames, deux +Françaises, la mère et la fille, l'une adorable de jeunesse, +l'autre fort belle encore. Et elles souriaient toutes +deux, un peu épeurées pourtant, pendant qu'il allumait +les minces bougies longues. Il avait un front bossué, une +large et solide mâchoire de croyant têtu, et ses pâles +yeux clairs disaient l'enfantine ingénuité de son âme.</p> + +<p>—Ah! monsieur l'abbé, vous arrivez à propos... Si ces +dames le veulent bien, vous allez vous joindre à nous; +car trois Frères sont déjà en bas avec du monde, et vous +attendriez longtemps... C'est la grosse saison des voyageurs.</p> + +<p>Ces dames, poliment, inclinèrent la tête, et il remit au +prêtre une des petites bougies minces. Ni la mère ni la +fille ne devaient être des dévotes, car elles avaient eu un +coup d'œil oblique sur la soutane de leur compagnon, +brusquement sérieuses. On descendit, on arriva à une +sorte de couloir très étroit.<a name="page_195" id="page_195"></a></p> + +<p>—Prenez garde, mesdames, répétait le religieux en +éclairant le sol avec sa bougie. Marchez doucement, il y +a des bosses et des pentes.</p> + +<p>Et il commença l'explication, d'une voix aiguë, avec +une force de certitude extraordinaire. Pierre était descendu +silencieux, la gorge serrée, le cœur battant d'émotion. +Ah! ces Catacombes des premiers chrétiens, ces asiles de +la foi primitive, que de fois il les avait rêvées, au temps +innocent du séminaire! et, dernièrement encore, pendant +qu'il écrivait son livre, que de fois il y avait songé, comme +au plus antique et au plus vénérable vestige de cette +communauté des petits et des simples, dont il prêchait le +retour! Mais il avait le cerveau tout plein des pages +écrites par les poètes, par les grands prosateurs, qui ont +décrit les Catacombes. Il les voyait à travers ce grandissement +de l'imagination, il les croyait vastes, pareilles +à des villes souterraines, avec des avenues larges, avec +des salles amples, capables de contenir des foules. Et dans +quelle pauvre et humble réalité il tombait!</p> + +<p>—Ah! dame, oui! répondait le Frère aux questions de +la mère et de la fille, ça n'a guère plus d'un mètre, deux +personnes ne passeraient pas de front... Et comment on +a creusé ça? Oh! c'est fort simple. Une famille, une +corporation funèbre ouvrait une sépulture, n'est-ce pas? +Eh bien! elle creusait une première galerie, à la pioche, +dans ce terrain qu'on appelle du tuf granulaire: une terre +rougeâtre comme vous voyez, à la fois tendre et résistante, +très facile à travailler, et absolument imperméable; +enfin, une terre faite exprès, qui a merveilleusement +conservé les corps.</p> + +<p>Il s'interrompit, montra, à la faible flamme de sa +bougie, les cases creusées à droite et à gauche, dans les +parois.</p> + +<p>—Regardez, ce sont les <i>loculi</i>... Ils ouvraient donc +une galerie souterraine, dans laquelle, des deux côtés, +ils pratiquaient ces cases superposées, où ils couchaient<a name="page_196" id="page_196"></a> +les corps, le plus souvent enveloppés d'un simple suaire. +Puis, ils fermaient l'ouverture avec une plaque de marbre, +qu'ils cimentaient soigneusement... Dès lors, n'est-ce +pas? tout s'explique. Si d'autres familles se joignaient à +la première, si la corporation s'étendait, ils prolongeaient +la galerie au fur et à mesure qu'elle s'emplissait; ils en +ouvraient d'autres, à droite, à gauche, dans tous les sens; +même ils créaient un deuxième étage, plus profond... +Tenez! nous voici dans une galerie qui a bien quatre +mètres de haut. Naturellement, on se demande comment +ils pouvaient hisser les corps, à une pareille hauteur. Ils +ne les hissaient pas, ils les descendaient au contraire, +continuant à fouiller le sol davantage, dès que la rangée +des cases d'en bas se trouvait pleine... Et c'est de la +sorte qu'ici, par exemple, en moins de quatre siècles, +ils ont creusé seize kilomètres de galeries, où plus +d'un million de chrétiens ont dû être inhumés. Or, des +Catacombes existent par douzaines, toute la Campagne +de Rome est ainsi trouée. Songez à cela et faites le +calcul.</p> + +<p>Pierre écoutait, passionnément. Autrefois, il avait visité +une fosse houillère, en Belgique, et il retrouvait ici les +mêmes couloirs étranglés, la même pesanteur étouffante, +un néant d'obscurité et de silence. Seules, les petites +bougies étoilaient l'ombre épaisse, qu'elles n'éclairaient +pas. Et il comprenait enfin ce travail de termites funéraires, +ces trous de rats ouverts au hasard, poursuivis +selon les besoins, sans art aucun, sans alignement, sans +symétrie, au petit bonheur de l'outil. Le sol raboteux +montait et descendait à chaque pas, les parois s'en +allaient de biais, rien n'avait dû être fait au fil à plomb, +ni à l'équerre. Ce n'était là qu'une œuvre de nécessité et +de charité, de naïfs fossoyeurs de bonne grâce, des +ouvriers illettrés, tombés à la maladresse de main de +la décadence. Cela, surtout, devenait très sensible, dans +les inscriptions et les emblèmes gravés sur les plaques de<a name="page_197" id="page_197"></a> +marbre. On aurait dit les dessins puérils que les gamins +des rues tracent sur les murs.</p> + +<p>—Vous voyez, continuait le trappiste, le plus souvent +il n'y a qu'un nom; parfois même pas de nom, et simplement +les mots <i>in pace</i>... D'autres fois, il y a un emblème, +la colombe de la pureté, la palme du martyre, ou bien le +poisson, dont le nom grec est composé de cinq lettres, +qui sont les initiales des cinq mots grecs: Jésus-Christ, +fils de Dieu, Sauveur des hommes.</p> + +<p>Il approchait de nouveau la petite flamme, et l'on +distinguait la palme, un seul trait central, hérissé de +quelques autres petits traits, la colombe ou le poisson, +faits d'un contour, avec la queue figurée par un zigzag, +l'œil par un point rond. Les lettres des inscriptions brèves +s'en allaient de travers, inégales, déformées, la grosse +écriture des ignorants et des simples.</p> + +<p>Mais on était arrivé à une crypte, à une sorte de petite +salle, où l'on avait retrouvé les tombeaux de plusieurs +papes, entre autres celui de Sixte II, un saint martyr, en +l'honneur duquel on y voyait une inscription métrique +superbe, placée là par le pape Damase. Puis, dans une +salle voisine, aussi étroite, un caveau de famille décoré +plus tard de naïves peintures murales, on montrait la +place où l'on avait découvert le corps de sainte Cécile. Et +l'explication continuait, le religieux commentait les +peintures, en tirait avec force la confirmation irréfutable +de tous les sacrements et de tous les dogmes, le baptême, +l'eucharistie, la résurrection, Lazare sortant du tombeau, +Jonas rejeté par la baleine, Daniel dans la fosse aux +lions, Moïse faisant jaillir l'eau du rocher, le Christ sans +barbe des premiers âges accomplissant des miracles.</p> + +<p>—Vous voyez bien, répétait-il, tout est là, ça n'a pas +été préparé, et rien n'est plus authentique.</p> + +<p>Sur une question de Pierre, dont l'étonnement augmentait, +il convint que les Catacombes étaient primitivement +de simples cimetières et qu'aucune cérémonie religieuse<a name="page_198" id="page_198"></a> +n'y était célébrée. Plus tard seulement, au quatrième siècle, +quand on honora les martyrs, on utilisa les cryptes pour +le culte. De même, elles ne devinrent un lieu de refuge +que pendant les persécutions, aux époques où les chrétiens +durent en dissimuler les entrées. Jusque-là, elles +étaient restées librement, légalement ouvertes. Et telle +était l'histoire vraie: des cimetières de quatre siècles, +devenus des lieux d'asile et ravagés durant les troubles, +honorés ensuite jusqu'au huitième siècle, dépouillés alors +de leurs saintes reliques, puis tombés dans l'oubli, bouchés +par les terres, enfouis pendant plus de sept cents ans, +dans une telle insouciance, que les premiers travaux de +recherches, au quinzième siècle, les remirent à la lumière +comme une extraordinaire trouvaille, un véritable problème +historique dont on n'a eu le dernier mot que de +nos jours.</p> + +<p>—Veuillez vous baisser, mesdames, reprit complaisamment +le Frère. Vous voyez, dans cette case, un squelette +auquel on n'a point touché. Il est là depuis seize à +dix-sept cents ans, et cela vous permet de bien comprendre +comment on couchait les corps... Les savants disent que +c'est une femme, sans doute une jeune fille... Le squelette +était absolument complet, l'année dernière encore. +Mais, vous le voyez, le crâne est défoncé. C'est un Américain +qui l'a cassé d'un coup de canne, pour bien s'assurer +que la tête n'était pas fausse.</p> + +<p>Ces dames s'étaient penchées, et leurs pâles visages, à +la faible lumière dansante, exprimèrent une pitié mêlée +d'effroi. La fille surtout, si frémissante de vie, avec sa +bouche rouge, ses grands yeux noirs, apparut un instant, +pitoyable et douloureuse. Et tout retomba dans l'ombre, +les petites bougies se relevèrent, continuèrent, promenées +le long des galeries, dans les ténèbres lourdes. Durant +une heure encore, la visite se poursuivit, car le guide ne +faisait pas grâce d'un détail, aimant certains coins, fouetté +de zèle, comme s'il eût travaillé au salut des touristes.<a name="page_199" id="page_199"></a></p> + +<p>Et Pierre suivait toujours, et une transformation profonde +se passait en lui. Peu à peu, à mesure qu'il voyait +et comprenait, sa stupeur première de trouver la réalité +si différente de l'embellissement des conteurs et des +poètes, sa désillusion de tomber dans ces trous de taupe, +si pauvrement, si grossièrement creusés au fond de cette +terre rougeâtre, se changeaient en une émotion fraternelle, +en un attendrissement qui lui bouleversait le cœur. +Et ce n'était pas la pensée des quinze cents martyrs, dont +les os sacrés avaient reposé là. Mais quelle humanité +douce, résignée et bercée d'espérance dans la mort! Pour +les chrétiens, ces basses galeries obscures n'étaient qu'un +lieu temporaire de sommeil. S'ils ne brûlaient pas les +corps, comme les païens, s'ils les enterraient, c'était qu'ils +avaient pris aux Juifs leur croyance à la résurrection de +la chair; et cette idée heureuse de sommeil, de bon repos +après une vie juste, en attendant les récompenses célestes, +faisait la paix immense, le charme infini de la profonde cité +souterraine. Tout y parlait de nuit noire et silencieuse, +tout y dormait en une immobilité ravie, tout y patientait +jusqu'au lointain réveil. Quoi de plus touchant que ces +plaques de terre cuite ou de marbre, ne portant pas même +un nom, uniquement gravées des mots <i>in pace</i>, en paix! +Être en paix enfin, dormir en paix, espérer en paix le ciel +futur, après la tâche faite! Et cette paix, elle paraissait +d'autant plus délicieuse, qu'elle était goûtée dans une +parfaite humilité. Sans doute, tout art avait disparu, les +fossoyeurs creusaient au hasard, avec des irrégularités +d'ouvriers maladroits, les artistes ne savaient plus graver +un nom, ni sculpter une palme ou une colombe. Seulement, +quelle voix de jeune humanité s'élevait de cette +pauvreté et de cette ignorance! Des pauvres, des petits, +des simples, le peuple pullulant couché, endormi sous la +terre, pendant que le soleil, là-haut, continuait son œuvre. +Une charité, une fraternité dans la mort: l'époux et +l'épouse souvent couchés ensemble, avec l'enfant à leurs<a name="page_200" id="page_200"></a> +pieds; le flot débordant des inconnus qui noyait le personnage, +l'évêque, le martyr; la plus touchante des égalités, +celle de la modestie au fond de toute cette poussière, les +cases pareilles, les plaques sans un ornement, la même +ingénuité et la même discrétion confondant les rangées +sans fin de têtes ensommeillées. C'était à peine si les +inscriptions se permettaient des louanges, et combien +prudentes, combien délicates: les hommes sont très +dignes, très pieux, les femmes sont très douces, très +belles, très chastes. Un parfum d'enfance montait, une +tendresse illimitée et si largement humaine, la mort de +la primitive communauté chrétienne, cette mort qui se +cachait pour revivre et qui ne rêvait plus l'empire de +ce monde.</p> + +<p>Et, brusquement, Pierre vit se dresser dans son souvenir +les tombeaux de la veille, ces tombeaux fastueux +qu'il avait évoqués aux deux bords de la voie Appienne, +qui étalaient au plein soleil l'orgueil dominateur de tout +un peuple. Ils éclataient d'une ostentation superbe, avec +leurs dimensions colossales, leur entassement de marbres, +leurs inscriptions indiscrètes, leurs chefs-d'œuvre de +sculpture, des frises, des bas-reliefs, des statues. Ah! cette +avenue de la mort pompeuse, en pleine Campagne rase, +menant comme une voie de triomphe à la ville reine, +éternelle, quel contraste extraordinaire, lorsqu'on la +comparait à la cité souterraine des chrétiens, cette cité de +la mort cachée, très douce, très belle, très chaste! Ce +n'était plus que du sommeil, de la nuit voulue et acceptée, +toute une résignation sereine, à qui il ne coûtait rien de se +confier au bon repos de l'ombre, en attendant les béatitudes +du ciel; et il n'était pas jusqu'au paganisme mourant, +perdant de sa beauté, cette maladresse de main des +ouvriers ingénus, qui n'ajoutât au charme de ces pauvres +cimetières, creusés loin du soleil, dans la nuit de la terre. +Des millions d'êtres s'étaient couchés humblement dans +cette terre forée comme par des fourmis prudentes, y<a name="page_201" id="page_201"></a> +avaient dormi leur sommeil durant des siècles, l'y dormiraient +encore, mystérieux, bercés de silence et d'obscurité, +si les hommes n'étaient venus déranger leur désir +d'oubli, avant que les trompettes du Jugement eussent +sonné la résurrection. La mort avait alors parlé de la vie, +rien ne s'était trouvé plus vivant, d'une vie plus intime et +plus émue, que ces villes enfouies des morts sans nom, +ignorés et innombrables. Tout un souffle immense en +était sorti autrefois, le souffle d'une humanité nouvelle, +qui allait renouveler le monde. Avec l'humilité, avec le +mépris de la chair, avec la haine terrifiée de la nature, +l'abandon des jouissances terrestres, la passion de la mort +qui délivre et ouvre le paradis, un autre monde commençait. +Et le sang d'Auguste, si fier de sa pourpre au soleil, +si éclatant de souveraine domination, sembla un moment +disparaître, comme si la terre nouvelle l'avait bu, au fond +de ses ténèbres sépulcrales.</p> + +<p>Le Frère insista pour montrer à ces dames l'escalier +de Dioclétien; et il leur en contait la légende.</p> + +<p>—Oui, un miracle... Sous cet empereur, des soldats +poursuivaient des chrétiens, qui se réfugièrent dans ces +Catacombes; et, lorsque les soldats s'entêtèrent à les y +suivre, l'escalier se rompit, tous furent précipités... Les +marches sont effondrées aujourd'hui encore. Venez voir, +c'est à deux pas.</p> + +<p>Mais ces dames étaient brisées, envahies à la longue +d'un tel malaise par ces ténèbres et ces histoires de mort, +qu'elles voulurent absolument remonter. D'ailleurs, les +minces bougies tiraient à leur fin, et ce fut pour tous un +éblouissement, lorsqu'on se retrouva en haut, dans le +soleil, devant la petite boutique d'objets pieux. La jeune +fille acheta un presse-papier, un morceau de marbre sur +lequel était gravé le poisson, le symbole de Jésus-Christ, +Fils de Dieu, Sauveur des hommes.</p> + +<p>L'après-midi du même jour, Pierre tint à visiter la +basilique de Saint-Pierre. Il n'en connaissait encore,<a name="page_202" id="page_202"></a> +pour l'avoir traversée en voiture, que la place grandiose, +avec son obélisque et ses deux fontaines, dans le cadre +vaste de la colonnade du Bernin, cette quadruple rangée +de colonnes et de piliers, qui lui fait une ceinture de +majesté monumentale. Au fond, la basilique s'élève, +rapetissée et alourdie par sa façade, mais emplissant le +ciel de son dôme souverain.</p> + +<p>Sous le soleil brûlant, des pentes s'étendaient, cailloutées, +désertes, des marches basses se succédaient, usées +et blanchies; et Pierre, tout au bout, entra. Il était trois +heures, de larges rayons tombaient des hautes fenêtres +carrées, une cérémonie, des vêpres sans doute, commençait +dans la chapelle Clémentine, à gauche. Mais il n'entendit +rien, il ne fut que frappé par l'immensité du vaisseau. +A pas lents, les yeux en l'air, il en parcourut les +dimensions démesurées. C'étaient, dès l'entrée, les bénitiers +géants, avec leurs Anges gras comme des Amours; +c'était la nef centrale, la colossale voûte en berceau, décorée +de caissons; c'étaient surtout, à la croisée, les quatre +piliers cyclopéens qui soutiennent le dôme; c'étaient +encore les transepts et l'abside, dont chacun est à lui seul +vaste comme une de nos églises. Et la pompe orgueilleuse, +le faste éclatant, écrasant, le saisissait aussi: la +coupole, pareille à un astre, qui resplendissait des tons +vifs et des ors des mosaïques; le baldaquin somptueux, +dont le bronze a été pris au Panthéon, et qui couronne le +maître-autel érigé sur le tombeau même de saint Pierre, +où descend le double escalier de la Confession, qu'éclairent +les quatre-vingt-sept lampes, éternellement allumées; +les marbres, enfin, une profusion, une prodigalité de +marbres extraordinaire, des marbres blancs, des marbres +de couleur, étalés, entassés. Ah! ces marbres polychromes +dont le Bernin a eu la folie luxueuse: le dallage +splendide où tout l'édifice se reflète; le revêtement des +piliers ornés de médaillons représentant les papes, alternant +avec la tiare et les clefs, que portent des Anges joufflus;<a name="page_203" id="page_203"></a> +les murs surchargés d'attributs compliqués, parmi +lesquels se répète partout la colombe d'Innocent X; les +niches avec leurs statues colossales, d'un goût baroque; +les loges et leurs balcons, la rampe de la Confession et +son double escalier, les autels riches et les tombeaux +plus riches encore! Tout, la grande nef, les bas côtés, +les transepts, l'abside, étaient en marbre, suaient le +marbre, rayonnaient de la richesse du marbre, sans +qu'on pût trouver un coin, large comme la paume de la +main, qui n'eût pas l'ostentation insolente du marbre. Et +la basilique triomphait, indiscutée, reconnue et admirée +pour être l'église la plus grande et la plus opulente du +monde, l'énormité dans la magnificence.</p> + +<p>Pierre marchait toujours, errait par les nefs, regardait, +accablé, sans rien distinguer encore. Il s'arrêta un instant +devant le Saint Pierre de bronze, à la pose raidie, hiératique, +sur son socle de marbre. Quelques fidèles s'approchaient, +baisant le pouce du pied droit: les uns l'essuyaient +pour le baiser; les autres, sans l'essuyer, le baisaient, +appuyaient le front, puis le baisaient de nouveau. Et il +retourna ensuite dans le transept de gauche, où sont +les confessionnaux. Des prêtres y restent à demeure, +prêts à confesser en toutes les langues. D'autres attendent, +armés d'une longue baguette; et ils frappent légèrement +le crâne des pêcheurs qui s'agenouillent, ce qui procure +à ceux-ci trente jours d'indulgence. Mais très peu de +monde était là, les prêtres occupaient leur attente, écrivaient, +lisaient, comme chez eux, dans les étroites caisses +de bois. Et il se retrouva devant la Confession, intéressé +par les quatre-vingt-sept lampes, scintillantes ainsi +que des étoiles. Le maître-autel, où le pape seul peut +officier, semblait avoir une mélancolie hautaine de +solitude, sous le baldaquin gigantesque et fleuri, dont la +main-d'œuvre et la dorure ont coûté plus d'un demi-million. +Puis, le souvenir lui revint de la cérémonie qu'on +célébrait dans la chapelle Clémentine, et il s'étonna, car<a name="page_204" id="page_204"></a> +il n'entendait absolument rien. Il la crut finie, il voulut +s'en assurer. Alors, à mesure qu'il se rapprocha, il saisit +un souffle léger, comme un air de flûte qui venait de loin. +Cela grandissait, il ne reconnut un chant d'orgues que +lorsqu'il fut devant la chapelle. Des rideaux rouges, tirés +devant les fenêtres, tamisaient le soleil; et elle était +ainsi toute rougeoyante d'une clarté de fournaise, toute +sonore d'une musique grave. Mais combien perdue, combien +réduite dans l'immensité du vaisseau, pour qu'à +soixante pas on ne distinguât même plus ni les voix ni le +grondement des orgues!</p> + +<p>En entrant, Pierre avait cru l'église complètement vide, +immense et morte. Puis, il s'était aperçu de la présence +de quelques êtres, devinés au loin. Des gens se trouvaient +là, mais si espacés, si rares, que cela était comme +s'ils n'étaient pas. Des touristes s'égaraient, les jambes +lasses, leur Guide à la main. Au milieu de la grande nef, +un peintre, avec son chevalet, ainsi que dans une galerie +publique, prenait une vue. Tout un séminaire français +défila ensuite, conduit par un prélat qui expliquait les +tombeaux. Mais ces cinquante, ces cent personnes ne +comptaient point, faisaient à peine l'effet, par la vaste +étendue, de quelques fourmis noires égarées, cherchant +leur route avec effarement. Et, dès lors, il eut la sensation +nette d'une salle de gala géante, d'une véritable +salle des pas perdus, dans un palais de réception démesuré. +Les larges nappes de soleil qu'y versaient les hautes +fenêtres carrées, sans verrière, l'éclairaient d'une clarté +aveuglante, la traversaient de part en part d'une gloire. +Pas un banc, pas une chaise, rien que le dallage superbe +et nu, à l'infini, un dallage de musée, qui miroitait sous +la pluie dansante des rayons. Aucun coin de recueillement, +pas un coin d'ombre, de mystère, pour s'agenouiller et +prier. Partout la lumière vive, l'éblouissement d'une souveraineté +et d'une somptuosité de plein jour. Et lui, dans +cette salle d'opéra, si déserte, allumée d'un tel flamboiement<a name="page_205" id="page_205"></a> +d'or et de pourpre, qui arrivait avec le frisson de nos +cathédrales gothiques, où des foules obscures sanglotent +parmi la forêt des piliers! lui qui apportait le souvenir +endolori de l'architecture et de la statuaire émaciées +du moyen âge, tout âme, au milieu de cette majesté d'apparat, +de cette pompe énorme et vide, qui était tout corps! +Vainement, il chercha une pauvre femme à genoux, un +être de foi ou de souffrance, dans un demi-jour de pudeur, +s'abandonnant à l'inconnu, causant avec l'invisible, bouche +close. Il n'y avait toujours là que le va-et-vient lassé des +touristes, l'air affairé des prélats menant les jeunes prêtres +aux stations obligatoires; tandis que les vêpres continuaient, +dans la chapelle de gauche, sans que le bruit en +parvînt aux oreilles des visiteurs, à peine une onde confuse, +le branle d'une cloche descendu du dehors, à travers +les voûtes.</p> + +<p>Pierre comprit que c'était là le splendide squelette d'un +colosse monumental dont la vie se retirait. Il fallait, pour +l'emplir, pour l'animer de son âme véritable, toutes les +magnificences des pompes religieuses. Il y fallait les +quatre-vingt mille fidèles que le vaisseau pouvait contenir, +les grandes cérémonies pontificales, l'éclat des fêtes de +la Noël et de Pâques, les défilés, les cortèges, déroulant +le luxe sacré, dans un décor et une mise en scène de grand +opéra. Et il évoqua ce qu'il savait de la splendeur +d'hier, la basilique débordant d'une foule idolâtre, le +cortège surhumain défilant au milieu des fronts prosternés, +la croix et le glaive ouvrant la marche, les cardinaux +allant deux à deux comme des dieux de pléiade, vêtus du +rochet de dentelle, de la robe et du manteau de moire +rouge, dont les caudataires tenaient la queue, puis le pape +enfin, en Jupiter tout-puissant, élevé sur un pavois de +velours rouge, assis dans un fauteuil de velours rouge et +d'or, habillé de velours blanc, avec la chape d'or, l'étole +d'or, la tiare d'or. Les porteurs de la chaise gestatoire +étincelaient dans leurs tuniques rouges brodées de soie.<a name="page_206" id="page_206"></a> +Les flabelli agitaient, au-dessus de la tête du pontife +unique et souverain, les grands éventails de plume, qu'on +balançait autrefois devant les idoles de la Rome antique. +Et, autour de la chaise de triomphe, quelle cour éblouissante +et glorieuse! toute la famille pontificale, le flot des +prélats assistants, les patriarches, les archevêques, les +évêques, drapés et mitrés d'or! les camériers secrets participants +en soie violette, les camériers de cape et d'épée +participants, portant le costume de velours noir, avec la +fraise et la chaîne d'or! l'innombrable suite, ecclésiastique +et laïque, dont cent pages de la <i>Gerarchia</i> n'épuisent +pas l'énumération, les protonotaires, les chapelains, +les prélats de toutes les classes et de tous les +degrés, sans compter la maison militaire, les gendarmes +avec le bonnet à poil, les gardes palatins en pantalon bleu +et tunique noire, les gardes suisses cuirassés d'argent, +rayés de jaune, de noir et de rouge, les gardes-nobles, +superbes d'apparat dans leurs hautes bottes, leur culotte +de peau blanche, leur tunique rouge brodée d'or, les +épaulettes d'or et le casque d'or! Mais, depuis que Rome +était la capitale de l'Italie, les portes ne s'ouvraient plus +à deux battants, on les fermait au contraire avec un soin +jaloux; et, les rares fois où le pape descendait officier +encore, se montrer comme l'élu suprême, Dieu incarné +sur la terre, la basilique ne se remplissait plus que d'invités, +il fallait pour entrer une carte. Ce n'était plus le +peuple, les cinquante mille, les soixante mille chrétiens +accourant, s'entassant, au hasard du flot; c'était un +choix, des assistants amis, triés pour des solennités particulières +et fermées; et même, lorsqu'on arrivait à en +réunir des milliers, il n'y avait toujours là qu'un public +restreint, convié au spectacle d'un concert monstre.</p> + +<p>Et Pierre, de plus en plus, à mesure qu'il parcourait +ce musée froid et majestueux, parmi l'éclat dur des +marbres, était pénétré de cette sensation qu'il se trouvait +là dans un temple païen, élevé au dieu de la lumière<a name="page_207" id="page_207"></a> +et de la pompe. Un grand temple de la Rome antique +était certainement pareil, avec les mêmes murs revêtus +de marbres polychromes, les mêmes colonnes précieuses, +les mêmes voûtes aux caissons dorés. Cette +sensation, il devait la ressentir davantage encore en +visitant les autres basiliques, qui allaient finir par faire +en lui la vérité indiscutable. C'était d'abord l'église chrétienne +s'installant, en toute audace et tranquillité, dans +le temple païen, San Lorenzo in Miranda qui se logeait +comme chez lui dans le temple d'Antonin et Faustine, +dont il gardait le portique rare en marbre cipolin et le +bel entablement de marbre blanc; ou bien c'était l'église +chrétienne qui repoussait du tronc abattu, de l'édifice +antique détruit, le Saint-Clément actuel par exemple, +sous lequel il y a des siècles de croyances contraires +stratifiés, un monument très ancien du temps de la république, +un autre du temps de l'empire, dans lequel on +a reconnu un temple de Mithra, enfin une basilique de +la primitive foi. C'était ensuite l'église chrétienne, comme +à Sainte-Agnès hors les Murs, se bâtissant exactement +sur le modèle de la basilique civile des Romains, le Tribunal +et la Bourse qui accompagnaient tout Forum; et +c'était surtout l'église chrétienne construite avec les +matériaux volés aux temples en ruine: les seize colonnes +superbes de cette même Sainte-Agnès, de marbres différents, +prises évidemment à plusieurs dieux; les vingt et +une colonnes de Sainte-Marie du Transtévère, de tous les +ordres, arrachées d'un temple d'Isis et de Sérapis, dont +les chapiteaux ont conservé les figures; les trente-six +colonnes en marbre blanc de Sainte-Marie-Majeure, +d'ordre ionique, qui viennent du temple de Junon Lucine; +les vingt-deux colonnes de Sainte-Marie d'Aracoeli, +toutes diverses de matière, de dimension et de travail, et +dont la légende veut que certaines aient été dérobées à +Jupiter lui-même, au temple de Jupiter Capitolin, qui +s'élevait à la même place, sur le sommet sacré. Aujourd'<a name="page_208" id="page_208"></a>hui +encore, les temples de la riche époque impériale +renaissaient dans les basiliques somptueuses, à Saint-Jean +de Latran et à Saint-Paul hors les Murs. La basilique +de Saint-Jean, la Mère et la Tête de toutes les +églises, développant ses cinq nefs, divisées par quatre +rangées de colonnes, alignant ses douze statues colossales +des Apôtres, comme une double haie de dieux +menant au Maître des dieux, prodiguant les bas-reliefs, +les frises, les entablements, ne semblait-elle pas le palais +d'honneur d'une Divinité païenne, dont le royaume opulent +était de ce monde? Et, à Saint-Paul surtout, tel +qu'on vient de l'achever, dans le resplendissement neuf +des marbres, pareils à des miroirs, ne retrouvait-on pas la +demeure des Immortels de l'Olympe, le temple type, la +majestueuse colonnade sous le plafond plat, à caissons +dorés, le pavage de marbre, d'une beauté de matière et +de travail incomparable, les pilastres violets à base et à +chapiteau blancs, l'entablement blanc à frise violette, le +mélange partout de ces deux couleurs d'une harmonie +divinement charnelle, qui taisait songer aux corps souverains +des grandes déesses, baignés d'aurore? Nulle part, +pas plus qu'à Saint-Pierre, un coin d'ombre, un coin de +mystère, ouvrant sur l'invisible. Et Saint-Pierre restait +quand même le monstre, par son droit de colosse, encore +plus grand que les plus grands, démesuré témoignage de ce +que peut la folie de l'énorme, quand l'orgueil humain +rêve de loger Dieu, à coups de millions dépensés, dans la +demeure de pierres, trop vaste et trop riche, où triomphe +l'homme en son nom.</p> + +<p>C'était donc à ce colosse de gala qu'avait abouti, après +des siècles, la ferveur de la foi primitive! On y retrouvait +cette sève du sol de Rome, qui, dans tous les temps, a +repoussé en monuments déraisonnables. Il semble que +les maîtres absolus qui, successivement, y ont régné, +aient apporté avec eux cette passion de la construction +cyclopéenne, l'aient puisée dans la terre natale où ils<a name="page_209" id="page_209"></a> +ont grandi, car ils se la sont transmise sans arrêt, de +civilisation en civilisation. C'est une végétation continue +de la vanité humaine, le besoin d'inscrire son nom sur un +mur, de laisser de soi, après avoir été le maître de la +terre, une trace indestructible, la preuve tangible de +toute cette gloire d'un jour, l'édifice éternel de bronze et +de marbre qui en témoignera jusqu'à la fin des âges. Au +fond, il n'y a là que l'esprit de conquête, l'ambition fière +de la race, toujours en peine de la domination du monde; +et, lorsque tout a croulé, lorsqu'une société nouvelle +renaît des ruines, et qu'on peut la croire guérie de l'orgueil, +retrempée dans l'humilité, ce n'est encore qu'une +erreur, elle a le vieux sang en ses veines, elle cède de +nouveau à la folie insolente des ancêtres, livrée à toute +la violence de l'hérédité, dès qu'elle est grande et forte. +Il n'est pas un pape illustre qui n'ait voulu bâtir, qui +n'ait repris la tradition des Césars, éternisant leur règne +dans la pierre, se faisant élever des temples à leur mort, +pour passer au rang des dieux. Le même souci d'immortalité +terrestre éclate, c'est à qui léguera le monument +le plus grand, le plus solide, le plus magnifique; et la +maladie est si aiguë que ceux, moins fortunés, qui, ne +pouvant construire, ont dû se contenter de réparer, se sont +plu à transmettre aux générations la mémoire de leurs +travaux modestes, en faisant sceller des plaques de +marbre, gravées d'inscriptions pompeuses: de là la continuelle +rencontre de ces plaques, pas une muraille consolidée +sans qu'un pape l'ait timbrée de ses armes, pas une +ruine rétablie, pas un palais remis en état, pas une fontaine +nettoyée, sans que le pape régnant signe l'œuvre de +son titre romain de Pontifex Maximus. C'est une hantise, +une involontaire débauche, la floraison fatale de ce terreau +fait de décombres, depuis plus de deux mille ans. +Des monuments sans cesse remontent de cette poussière +de monuments. Et l'on se demande si Rome a jamais été +chrétienne, dans cette perversion dont le vieux sol romain<a name="page_210" id="page_210"></a> +a presque tout de suite entaché la doctrine de Jésus, cette +volonté de domination, ce désir de la gloire terrestre qui +ont fait le triomphe du catholicisme, au mépris des +humbles et des purs, des fraternels et des simples du +christianisme primitif.</p> + +<p>Alors, tout d'un coup, Pierre, sous une illumination +brusque, vit la vérité éclater et se résumer en lui, au +moment où, pour la seconde fois, il faisait le tour de +l'immense basilique, en admirant les tombeaux des papes. +Ah! ces tombeaux! Là-bas, dans la Campagne rase, sous +le plein soleil, aux deux bords de la voie Appienne, qui +était comme l'entrée triomphale de Rome, conduisant +l'étranger au Palatin auguste, ceint d'une couronne de +palais, se dressaient les gigantesques tombeaux des puissants +et des riches, d'une splendeur d'art, d'une magnificence +sans pareille, qui éternisait dans le marbre l'orgueil +et la pompe d'une race forte, dominatrice des peuples. +Puis, près de là, sous la terre, en pleine nuit discrète, au +fond de misérables trous de taupe, se cachaient les autres +tombeaux, les petits, les pauvres, les souffrants, sans art +ni richesse, dont l'humilité disait qu'un souffle de tendresse +et de résignation avait passé, qu'un homme était +venu prêcher la fraternité et l'amour, l'abandon des biens +de cette vie pour les éternelles joies de la vie future, +confiant à la terre nouvelle le bon grain de son Évangile, +semant l'humanité rajeunie qui allait transformer le +vieux monde. Et voilà que de cette semence enfouie dans +le sol durant des siècles, voilà que de ces tombeaux si +humbles, si inconnus, où les martyrs dormaient leur +doux sommeil, en attendant le réveil glorieux, voilà que +d'autres tombeaux encore avaient poussé, aussi géants, +aussi fastueux que les antiques tombeaux détruits des idolâtres, +dressant leurs marbres parmi les splendeurs +païennes d'un temple, étalant le même orgueil surhumain, +la même passion affolée de domination universelle. +A la Renaissance, Rome redevient païenne, le vieux sang<a name="page_211" id="page_211"></a> +impérial remonte, emporte le christianisme, sous la plus +rude attaque qu'il ait eu à subir. Ah! ces tombeaux des +papes, à Saint-Pierre, dans leur insolente glorification, +dans leur énormité charnelle et luxueuse, défiant la +mort, mettant sur cette terre l'immortalité! Ce sont des +papes de bronze, démesurés, ce sont des figures allégoriques, +des anges équivoques, beaux comme des belles +filles, des femmes désirables, avec des hanches et des +gorges de déesses. Paul III est assis sur un haut piédestal, +la Justice et la Prudence sont à demi couchées à ses +pieds. Urbain VIII est entre la Prudence et la Religion, +Innocent XI entre la Religion et la Justice, Innocent XII +entre la Justice et la Charité, Grégoire XIII entre la Religion +et la Force. A genoux, Alexandre VII, assisté de la +Prudence et de la Justice, a devant lui la Charité et la +Vérité; et un squelette se lève, montrant le sablier +vide. Clément XIII, agenouillé également, triomphe au-dessus +d'un sarcophage monumental, sur lequel s'appuie +la Religion tenant la croix; tandis que le Génie de la +Mort, qui s'accoude à l'angle de droite, a sous lui deux +lions énormes, symbole de la toute-puissance. Le bronze +disait l'éternité des figures, les marbres blancs éclataient +en belles chairs opulentes, les marbres de couleur s'enroulaient +en riches draperies, dressaient les monuments +en pleine apothéose, sous la vive lumière dorée des nefs +immenses.</p> + +<p>Et Pierre passait de l'un à l'autre, continuait de marcher +au travers de la basilique ensoleillée, superbe et +déserte. Oui, ces tombeaux, d'une impériale ostentation, +rejoignaient ceux de la voie Appienne. C'était Rome sûrement, +la terre de Rome, cette terre où l'orgueil et la domination +poussaient comme l'herbe des champs, qui avait +fait de l'humble christianisme primitif le catholicisme +victorieux, allié aux puissants et aux riches, machine +géante de gouvernement, dressée pour la conquête des +peuples. Les papes s'étaient réveillés Césars. Et la lointaine<a name="page_212" id="page_212"></a> +hérédité agissait, le sang d'Auguste avait de nouveau +jailli, coulant dans leurs veines, leur brûlant le +crâne d'ambitions surhumaines. Seul, Auguste avait réalisé +l'empire du monde, à la fois empereur et grand +pontife, maître des corps et des âmes. De là, l'éternel +rêve des papes, désespérés de ne détenir que le spirituel, +s'obstinant à ne rien céder du temporel, dans l'espoir +séculaire, jamais abandonné, que le rêve, se réalisant +encore, fera du Vatican un autre Palatin, d'où ils régneront, +en despotes absolus, sur les nations conquises.<a name="page_213" id="page_213"></a></p> + +<h3><a name="VI" id="VI"></a>VI</h3> + +<p>Depuis quinze jours déjà, Pierre se trouvait à Rome, +et l'affaire pour laquelle il était venu, la défense de son +livre, n'avançait point. Il en était encore à son désir brûlant +de voir le pape, sans prévoir quand ni comment il le +satisferait, au milieu des continuels retards, dans la +terreur que monsignor Nani lui avait inspirée d'une démarche +imprudente. Et, comprenant que son séjour +pouvait s'éterniser, il s'était décidé à faire viser son +<i>celebret</i> au vicariat, il disait sa messe chaque matin à +Sainte-Brigitte, place Farnèse, où il avait reçu un bienveillant +accueil de l'abbé Pisoni, l'ancien confesseur +de Benedetta.</p> + +<p>Ce lundi-là, il résolut de descendre de bonne heure à +la petite réception intime de donna Serafina, avec l'espoir +d'y apprendre des nouvelles et d'y hâter son affaire. +Peut-être monsignor Nani serait-il là, peut-être aurait-il +la chance de tomber sur quelque prélat ou sur quelque +cardinal qui l'aiderait. Vainement, il avait tâché d'utiliser +don Vigilio, de tirer tout au moins de lui des renseignements +certains. Comme repris de méfiance et de peur, +après s'être montré un instant serviable, le secrétaire du +cardinal Boccanera l'évitait, se cachait, l'air résolu à ne +pas se mêler d'une aventure décidément louche et dangereuse. +D'ailleurs, depuis l'avant-veille, il venait d'être +pris d'un accès atroce de fièvre, qui le forçait à garder la +chambre.</p> + +<p>Et il n'y avait absolument, pour réconforter Pierre, que<a name="page_214" id="page_214"></a> +Victorine Bosquet, l'ancienne bonne montée au rang de +gouvernante, la Beauceronne qui conservait son cœur de +vieille France, après trente ans de vie dans cette Rome +qu'elle ignorait. Elle lui parlait d'Auneau, comme si elle +l'avait quitté la veille. Mais, ce jour-là, elle n'avait point +sa vivacité accorte, sa gaieté d'habitude; et, quand elle +sut qu'il descendrait, le soir, voir ces dames, elle hocha +la tête.</p> + +<p>—Ah! vous ne les trouverez pas bien contentes. Ma +pauvre Benedetta a de gros ennuis. Il paraît que son +divorce va très mal.</p> + +<p>Toute Rome en causait, c'était une reprise extraordinaire +de commérages qui bouleversait le monde blanc et +le monde noir. Aussi Victorine n'avait-elle pas à faire de +la discrétion inutile, vis-à-vis d'un compatriote. Donc, en +réponse au mémoire de l'avocat consistorial Morano, qui, +s'appuyant sur des témoignages et sur des preuves écrites, +démontrait que le mariage n'avait pu être consommé, par +suite de l'impuissance du mari, monsignor Palma, théologien, +choisi dans l'affaire par la congrégation du Concile, +comme défenseur du mariage, venait à son tour de déposer +un mémoire vraiment terrible. D'abord, il mettait +fortement en doute l'état de virginité de la demanderesse, +discutant les termes techniques du certificat des deux +sages-femmes, exigeant l'examen à fond fait par deux +médecins, formalité devant laquelle avait reculé la pudeur +de la jeune femme; et encore citait-il des cas physiologiques, +parfaitement établis, où des filles avaient eu +commerce avec des hommes, sans paraître le moins du +monde déflorées. Il tirait grand parti du récit contenu +dans le mémoire du comte Prada, qui, très sincèrement, +hésitait à dire si le mariage avait été consommé ou +non, tellement la comtesse s'était débattue; lui, sur le +moment, avait bien cru accomplir l'acte jusqu'au bout, +dans les conditions normales; mais, depuis, en y réfléchissant, +il n'osait être affirmatif, il admettait que,<a name="page_215" id="page_215"></a> +cédant à la violence de son désir, il avait pu s'illusionner +sur une possession incomplète. Et monsignor Palma +triomphait de ce doute, l'aggravait par tous les raisonnements +subtils que comportait la délicate matière, en +arrivait à retourner contre l'épouse violentée la déposition +de la femme de chambre, citée par elle, qui avait +entendu le bruit de la lutte et qui affirmait que monsieur +et madame, à la suite de cette première nuit, avaient +toujours fait lit à part. Ensuite, d'ailleurs, l'argument +décisif du mémoire était que, si même la demanderesse +faisait la preuve complète de sa virginité, il n'en demeurerait +pas moins certain que son refus seul avait empêché +la consommation du mariage, la condition foncière de +l'acte étant l'obéissance de la femme. Et, enfin, sur un +quatrième mémoire, celui du rapporteur, où ce dernier +résumait et discutait les trois autres, la congrégation +avait voté, accordant l'annulation du mariage, mais à +une voix de majorité seulement, solution si précaire, que +sans attendre, selon son droit, monsignor Palma s'était +empressé de demander un supplément d'informations, +ce qui remettait en question toute la procédure et rendait +un nouveau vote nécessaire.</p> + +<p>—Ah! ma pauvre contessina! s'écria Victorine, elle +en mourra de chagrin, car la chère fille brûle à petit feu, +sous son air si calme... Il paraît que ce monsignor +Palma est le maître de la situation, qu'il peut faire durer +l'affaire autant qu'il en aura l'envie. Avec ça, on a déjà +dépensé tant d'argent, et il va falloir en dépenser encore... +L'abbé Pisoni, que vous connaissez maintenant, a eu là +une belle idée, le jour où il a voulu ce mariage; et ce +n'est pas pour chagriner la mémoire de ma bonne maîtresse, +la comtesse Ernesta, qui était une sainte, mais +elle a sûrement fait le malheur de sa fille, quand elle l'a +donnée au comte Prada.</p> + +<p>Elle s'interrompit. Puis, emportée par l'esprit de justice +qui était en elle:<a name="page_216" id="page_216"></a></p> + +<p>—Il a d'ailleurs raison de ne pas être content, le +comte Prada. On se moque par trop de lui... Et, vous +savez, ça ne m'empêche pas de dire que ma Benedetta +est bien sotte d'y mettre tant de formalités. Si ça dépendait +de moi, elle l'aurait, son Dario, ce soir, dans sa +chambre, puisqu'elle l'aime si fort, puisqu'ils s'aiment +tous les deux et qu'ils se veulent depuis si longtemps... +Ah! ma foi, oui! sans maire et sans curé, pour le plaisir +d'être jeunes, d'être beaux et d'avoir du bonheur ensemble... +Le bonheur, mon Dieu! le bonheur, c'est si +rare!</p> + +<p>Et, en voyant que Pierre la regardait, surpris, elle se +mit à rire de son air de belle santé, avec le tranquille +équilibre du menu peuple de France qui ne croit plus +guère qu'à la vie heureuse, menée honnêtement.</p> + +<p>Puis, d'une façon plus discrète, elle se désola d'un +autre ennui qui assombrissait la maison, un contre-coup +encore de cette malheureuse affaire du divorce. Il y avait +brouille entre donna Serafina et l'avocat Morano, très +mécontent du demi-échec de son mémoire devant la congrégation, +accusant le père Lorenza, le confesseur de la +tante et de la nièce, de les avoir poussées à un procès +fâcheux, où il n'y aurait que du scandale pour tout le +monde. Et il n'avait plus reparu au palais Boccanera, +c'était la rupture d'une vieille liaison de trente années, +une véritable stupeur pour tous les salons de Rome, qui +désapprouvaient formellement Morano. Donna Serafina +était d'autant plus ulcérée, qu'elle le soupçonnait de soulever +là une mauvaise querelle et de la quitter pour une +tout autre cause, un brusque désir inavouable, criminel +chez un homme de sa position et de sa piété, la passion +qu'une petite bourgeoise jeune, une intrigante, avait allumée +en lui.</p> + +<p>Lorsque Pierre, le soir, entra dans le salon tendu de +brocatelle jaune, à grandes fleurs Louis XIV, il trouva en +effet qu'une mélancolie y régnait, sous la clarté plus<a name="page_217" id="page_217"></a> +sourde des lampes voilées de dentelle. Il n'y avait là, +d'ailleurs, que Benedetta et Celia, assises sur un canapé, +causant avec Dario; tandis que le cardinal Sarno, enfoui +au fond d'un fauteuil, écoutait, sans mot dire, le bavardage +intarissable de la vieille parente, qui, chaque lundi, +amenait la petite princesse. Donna Serafina était seule, à +sa place habituelle, au coin droit de la cheminée, avec la +secrète rage de voir devant elle le coin gauche vide, ce +coin que Morano avait occupé pendant les trente ans de +sa fidélité. Et Pierre remarqua le coup d'œil anxieux, puis +désespéré, dont elle avait accueilli son entrée, guettant +la porte, attendant sans doute encore le volage. Elle se +tenait, du reste, très droite et très fière, la taille fine, plus +serrée que jamais dans son corset, avec sa face dure de +vieille fille, aux cheveux de neige, aux sourcils très +noirs.</p> + +<p>Tout de suite Pierre, après lui avoir présenté ses hommages, +laissa percer sa préoccupation, en demandant s'il +n'aurait pas le plaisir de voir monsignor Nani, ce soir-là. +Et elle-même ne put s'empêcher de répondre:</p> + +<p>—Oh! monsignor Nani nous abandonne, comme les +autres. C'est lorsqu'on a besoin des gens qu'ils disparaissent.</p> + +<p>Elle gardait aussi une rancune au prélat de ce qu'il +s'était employé au divorce très mollement, après avoir +beaucoup promis. Sans doute, comme toujours, sous sa +bienveillance extrême, pleine de caresses, il avait quelque +autre plan à lui. D'ailleurs, elle regretta vite l'aveu que +la colère lui avait arraché; et elle reprit:</p> + +<p>—Il va peut-être venir. Il est si bon, il nous aime +tant!</p> + +<p>Malgré la vivacité de son sang, elle voulait être politique, +pour vaincre les chances mauvaises. Son frère, le +cardinal, lui avait dit combien l'irritait l'attitude de la +congrégation du Concile, car il ne doutait pas que le froid +accueil, fait à la demande de sa nièce, ne vînt en partie<a name="page_218" id="page_218"></a> +du désir que certains de ses collègues, les cardinaux, +avaient de lui être désagréables. Lui-même souhaitait le +divorce, qui seul devait assurer la continuation de la race, +puisque Dario s'entêtait à ne vouloir épouser que sa +cousine. Et c'était un concours de désastres, toute la famille +atteinte, lui frappé dans son orgueil, sa sœur partageant +cette souffrance et blessée par contre-coup au cœur, +les deux amoureux désespérés de voir leur espérance +reculée une fois encore.</p> + +<p>Quand Pierre s'approcha du canapé, où causaient les +jeunes gens, il entendit bien qu'on ne parlait que de la +catastrophe, à demi-voix.</p> + +<p>—Pourquoi vous désoler? disait Celia. En somme, +l'annulation du mariage a été adoptée, à la majorité d'une +voix. Le procès est repris, ce n'est qu'un retard.</p> + +<p>Mais Benedetta hochait la tête.</p> + +<p>—Non, non! si monsignor Palma s'entête, jamais Sa +Sainteté ne donnera son approbation. C'est fini.</p> + +<p>—Ah! si l'on était riche, très riche! murmura Dario +d'un air convaincu, qui ne fit sourire personne.</p> + +<p>Puis, tout bas, à sa cousine:</p> + +<p>—Il faut absolument que je te parle, nous ne pouvons +plus vivre de la sorte.</p> + +<p>Et elle répondit de même, dans un souffle:</p> + +<p>—Descends demain soir, à cinq heures. Je resterai, +je serai seule, ici.</p> + +<p>La soirée s'éternisa ensuite. Pierre était infiniment +touché de l'air d'accablement où il trouvait Benedetta, si +calme et si raisonnable d'habitude. Ses yeux profonds, +dans son visage pur, d'une délicatesse d'enfance, étaient +comme voilés de larmes contenues. Il s'était déjà pris +pour elle d'une véritable tendresse, à la voir toujours d'une +humeur égale, un peu indolente, cachant sous cette apparence +de grande sagesse la passion de son âme de +flamme. Elle tâchait pourtant de sourire, en écoutant les +jolies confidences de Celia, dont les amours marchaient<a name="page_219" id="page_219"></a> +mieux que les siennes. Et il n'y eut qu'un moment de +conversation générale, lorsque la vieille parente, haussant +la voix, parla de l'indigne attitude de la presse +italienne, à l'égard du Saint-Père. Jamais les rapports ne +semblaient avoir été aussi mauvais entre le Vatican et le +Quirinal. Le cardinal Sarno, muet d'habitude, annonça +que le pape, à l'occasion des fêtes sacrilèges du 20 septembre, +célébrant la prise de Rome, lancerait une +nouvelle lettre de protestation, à la face de tous les +États chrétiens, complices du rapt par leur indifférence.</p> + +<p>—Allez donc tenter de marier le pape et le roi! dit +donna Serafina d'une voix amère, en faisant allusion au +déplorable mariage de sa nièce.</p> + +<p>Elle paraissait hors d'elle, il était trop tard maintenant, +et l'on n'attendait plus monsignor Nani, ni personne. +Pourtant, à un bruit inespéré de pas, ses yeux se rallumèrent, +elle regarda ardemment la porte, eut la dernière +déception de voir entrer Narcisse Habert, qui vint s'excuser +près d'elle de sa visite tardive. Son oncle par alliance, +le cardinal Sarno, l'avait introduit dans ce salon si +fermé, et il y était bien accueilli, à cause de ses idées +religieuses, que l'on disait intransigeantes. Ce soir-là, +d'ailleurs, il n'y accourait, malgré l'heure avancée, que +pour Pierre. Il le prit tout de suite à l'écart.</p> + +<p>—J'étais certain de vous trouver ici, j'ai dîné à l'ambassade +avec mon cousin, monsignor Gamba del Zoppo, et +j'ai une bonne nouvelle à vous annoncer... Il nous recevra +demain matin, vers onze heures, à son appartement du +Vatican.</p> + +<p>Puis, baissant encore la voix:</p> + +<p>—Je crois bien qu'il tâchera de vous introduire auprès +du Saint-Père... Enfin, l'audience me paraît certaine.</p> + +<p>Pierre eut une grosse joie de cette certitude, qui lui +arrivait dans la tristesse de ce salon, où, depuis près de +deux heures, il se chagrinait et tombait à la désespérance. +Enfin, il aurait donc une solution! Narcisse, après<a name="page_220" id="page_220"></a> +avoir serré la main de Dario, salua Benedetta et Celia, +puis s'approcha de son oncle le cardinal, qui, débarrassé +de la vieille parente, se décidait à parler. Mais il ne +causait guère que de sa santé, du temps qu'il faisait, des +anecdotes insignifiantes qu'on lui avait contées, sans +jamais un mot sur les mille affaires compliquées et terribles +qu'il brassait à la Propagande. C'était, en dehors +de son cabinet de vieux bureaucrate, comme un bain +d'effacement et de médiocrité, où il se reposait du souci +de gouverner la terre. Et tout le monde se leva, on prit +congé.</p> + +<p>—N'oubliez pas, répéta Narcisse à Pierre, demain +matin, à dix heures, vous me trouverez à la chapelle +Sixtine. Et, en attendant l'heure de notre rendez-vous, je +vous montrerai le Botticelli.</p> + +<p>Le lendemain, dès neuf heures et demie, Pierre, venu +à pied, était sur la vaste place; et, avant de se diriger à +droite, vers la porte de bronze, dans l'angle de la colonnade, +il leva les yeux, il s'arrêta quelques minutes pour +regarder le Vatican. Rien ne lui parut moins monumental +que cet entassement de constructions, grandies à l'ombre +du dôme de Saint-Pierre, sans ordre architectural aucun, +sans régularité quelconque. Les toitures se superposaient, +les façades s'étendaient, larges et plates, au hasard des +ailes ajoutées et surélevées. Seuls, les trois côtés de la +cour Saint-Damase, symétriques, apparaissaient au-dessus +de la colonnade, avec les grands vitrages des anciennes +loges, fermées aujourd'hui, qui les faisaient ressembler +à trois corps de serre immenses, étincelant au soleil +dans le ton roux de la pierre. Et c'était là le plus beau +palais du monde, le plus vaste, aux onze cents salles, +celui qui contenait les plus admirables chefs-d'œuvre du +génie humain! Mais, dans sa désillusion, Pierre ne +s'intéressa qu'à la haute façade de droite, qui donne sur +la place, et où il savait que s'ouvraient les fenêtres de l'appartement +particulier du pape, au second étage. Il contempla<a name="page_221" id="page_221"></a> +longuement ces fenêtres, on lui avait dit que la +cinquième, à droite, était celle de la chambre à coucher, où +l'on voyait toujours brûler une lampe, très tard dans la nuit.</p> + +<p>Qu'y avait-il derrière cette porte de bronze, qu'il apercevait +là, devant lui, et qui était le seuil sacré, la communication +entre tous les royaumes de la terre et le +royaume de Dieu, dont l'auguste représentant s'était emprisonné +dans ces hautes murailles muettes? Il l'examinait +de loin, avec ses panneaux de métal, garnis de gros +clous à tête carrée, et il se demandait ce qu'elle défendait, +ce qu'elle cachait, ce qu'elle murait, de son air dur +d'antique porte de forteresse. Quel monde allait-il trouver +derrière, quel trésor de charité humaine conservé jalousement +dans l'ombre, quelle résurrection d'espoir pour les +peuples nouveaux, avides de fraternité et de justice? Il se +plaisait à ce rêve, le pasteur unique et sacré veillant au +fond de ce palais clos, préparant le règne définitif de +Jésus, pendant que s'écroulaient les vieilles civilisations +pourries, et à la veille enfin de proclamer ce règne, en +faisant de nos démocraties la grande communauté chrétienne, +que le Sauveur avait promise. C'était l'avenir qui +s'élaborait derrière la porte de bronze, et l'avenir sans +doute qui en sortirait.</p> + +<p>Mais Pierre, brusquement, eut la surprise de se trouver +en face de monsignor Nani, qui justement quittait le +Vatican, pour regagner à pied, à deux pas, le palais du +Saint-Office, où il logeait comme assesseur.</p> + +<p>—Ah! monseigneur, je suis heureux. Mon ami, monsieur +Habert, va me présenter à son cousin, monsignor +Gamba del Zoppo, et je crois bien que je vais obtenir +l'audience tant désirée.</p> + +<p>De son air aimable et fin, monsignor Nani souriait.</p> + +<p>—Oui, oui, je sais.</p> + +<p>Il se reprit.</p> + +<p>—J'en suis heureux autant que vous, mon cher fils. +Seulement, soyez prudent.<a name="page_222" id="page_222"></a></p> + +<p>Puis, craignant que son aveu n'eût fait comprendre au +jeune prêtre qu'il sortait de voir monsignor Gamba del +Zoppo, le prélat le plus facile à terrifier de toute la +discrète famille pontificale, il conta qu'il courait depuis +le matin pour deux dames françaises, qui, elles aussi, se +mouraient du désir de voir le pape; et il avait grand'peur +de ne pas réussir.</p> + +<p>—Je vous avouerai, monseigneur, déclara Pierre, que +je commençais à me décourager. Oui, il est temps que +j'aie un peu de réconfort, car mon séjour ici n'est pas fait +pour m'assainir l'âme.</p> + +<p>Il continua, il laissa percer combien Rome achevait de +briser en lui la foi. De telles journées, celle qu'il +avait passée au Palatin et à la voie Appienne, puis celle +qu'il avait vécue aux Catacombes et à Saint-Pierre, +n'étaient bonnes qu'à le troubler, qu'à gâter son rêve +d'un christianisme rajeuni et triomphant. Il en sortait en +proie au doute, envahi d'une lassitude commençante, +ayant perdu de son enthousiasme toujours prêt à la +révolte.</p> + +<p>Sans cesser de sourire, monsignor Nani l'écoutait, +hochait la tête d'un air d'approbation. Évidemment, c'était +bien cela, les choses devaient se passer ainsi. Il semblait +l'avoir prévu et en être satisfait.</p> + +<p>—Enfin, mon cher fils, tout va pour le mieux, du +moment que vous êtes certain de voir Sa Sainteté.</p> + +<p>—C'est vrai, monseigneur, j'ai mis mon unique +espoir dans le très juste et très clairvoyant Léon XIII. +Lui seul peut me juger, puisque, dans mon livre, lui seul +reconnaîtra sa pensée, que, très fidèlement, je crois avoir +traduite... Ah! s'il le veut, au nom de Jésus, par la +démocratie et par la science, il sauvera le vieux +monde!</p> + +<p>Son enthousiasme le reprenait, et Nani, de plus en plus +affable, avec ses yeux aigus et ses lèvres minces, approuva +de nouveau.<a name="page_223" id="page_223"></a></p> + +<p>—Parfaitement, c'est cela, mon cher fils. Vous causerez, +vous verrez.</p> + +<p>Puis, comme tous deux, levant la tête, regardaient la +façade du Vatican, il poussa l'amabilité jusqu'à le +détromper. Non, la fenêtre où l'on voyait de la lumière +chaque soir, n'était pas celle de la chambre à coucher +du pape. C'était celle d'un palier de l'escalier, que des +becs de gaz éclairaient toute la nuit. La chambre du pape +se trouvait à deux fenêtres de là. Et ils retombèrent dans +le silence, ils continuèrent à regarder la façade, très +graves l'un et l'autre.</p> + +<p>—Eh bien! au revoir, mon cher fils. Vous me raconterez +l'entrevue, n'est-ce pas?</p> + +<p>Dès que Pierre fut seul, il franchit la porte de bronze, +le cœur battant à grands coups, comme s'il fût entré dans +le lieu sacré et redoutable où s'élaborait le bonheur futur. +Un poste veillait là, un garde suisse marchait à pas lents, +drapé en un manteau gris bleu, qui laissait dépasser seulement +la culotte bariolée de noir, de jaune et de rouge; +et il semblait que ce manteau discret fût jeté ainsi sur +un déguisement, pour en dissimuler l'étrangeté devenue +gênante. Puis, tout de suite, à droite, s'ouvrait le grand +escalier couvert qui conduit à la cour Saint-Damase. Mais, +pour se rendre à la chapelle Sixtine, il fallait suivre +la longue galerie, entre une double rangée de colonnes, +et monter l'escalier Royal. Et Pierre, dans ce monde +géant, où toutes les dimensions s'exagéraient, d'une +écrasante majesté, soufflait un peu, en gravissant les larges +marches.</p> + +<p>Quand il entra dans la chapelle Sixtine, il éprouva +d'abord une surprise. Elle lui parut petite, une sorte de +salle rectangulaire, très haute, avec sa fine cloison de +marbre qui la coupe aux deux tiers, la partie où se +tiennent les invités, les jours de grande cérémonie, et le +chœur où s'assoient les cardinaux sur de simples bancs +de chêne, tandis que les prélats restent debout, derrière.<a name="page_224" id="page_224"></a> +Le trône pontifical, sur une estrade basse, est à droite de +l'autel, d'une richesse sobre. A gauche, dans la muraille, +s'ouvre l'étroite loge, à balcon de marbre, réservée aux +chanteurs. Et il faut lever la tête, il faut que les regards +montent de l'immense fresque du Jugement dernier, qui +occupe la paroi entière du fond, aux peintures de la +voûte, qui descendent jusqu'à la corniche, entre les +douze fenêtres claires, six de chaque côté, pour que, +brusquement, tout s'élargisse, tout s'écarte et s'envole, +en plein infini.</p> + +<p>Il n'y avait heureusement là que trois ou quatre touristes, +peu bruyants. Et Pierre aperçut tout de suite +Narcisse Habert, sur un des bancs des cardinaux; au-dessus +de la marche où s'assoient les caudataires. Le +jeune homme, immobile, la tête un peu renversée, +semblait comme en extase. Mais ce n'était pas l'œuvre de +Michel-Ange qu'il regardait. Il ne quittait pas des yeux, +en dessous de la corniche, une des fresques antérieures. +Et, lorsqu'il eut reconnu le prêtre, il se contenta de murmurer, +les regards noyés:</p> + +<p>—Oh! mon ami, voyez donc le Botticelli!</p> + +<p>Puis, il retomba dans son ravissement.</p> + +<p>Pierre, dans un grand coup en plein cerveau et en plein +cœur, venait d'être pris tout entier par le génie surhumain +de Michel-Ange. Le reste disparut, il n'y eut plus, +là-haut, comme en un ciel illimité, que cette extraordinaire +création d'art. L'inattendu d'abord, ce qui le stupéfiait, +c'était que le peintre avait accepté d'être l'unique +artisan de l'œuvre. Ni marbriers, ni bronziers, ni doreurs, +ni aucun autre corps d'état. Le peintre, avec son pinceau, +avait suffi pour les pilastres, les colonnes, les corniches +de marbre, pour les statues et les ornements de bronze, +pour les fleurons et les rosaces d'or, pour toute cette décoration +d'une richesse inouïe qui encadrait les fresques. +Et il se l'imaginait, le jour où on lui avait livré la voûte +nue, rien que le plâtre, rien que la muraille plate et<a name="page_225" id="page_225"></a> +blanche, des centaines de mètres carrés à couvrir. Et il +le voyait devant cette page immense, ne voulant pas +d'aide, chassant les curieux, s'enfermant tout seul avec +sa besogne géante, jalousement, violemment, passant +quatre années et demie solitaire et farouche, dans son enfantement +quotidien de colosse. Ah! cette œuvre énorme, +faite pour emplir une vie, cette œuvre qu'il avait dû commencer +dans une tranquille confiance en sa volonté et en +sa force, tout un monde tiré de son cerveau et jeté là, +d'une poussée continue de la virilité créatrice, en plein +épanouissement de la toute-puissance!</p> + +<p>Ensuite, ce fut chez Pierre un saisissement, lorsqu'il +passa à l'examen de cette humanité agrandie de visionnaire, +débordant en des pages de synthèse démesurée, de +symbolisme cyclopéen. Et telles que des floraisons naturelles, +toutes les beautés resplendissaient, la grâce et la +noblesse royales, la paix et la domination souveraines. +Et la science parfaite, les plus violents raccourcis osés +dans la certitude de la réussite, la perpétuelle victoire +technique sur les difficultés que les plans courbes présentaient. +Et surtout une ingénuité de moyens incroyable, +la matière réduite presque à rien, quelques couleurs +employées largement, sans aucune recherche d'adresse +ni d'éclat. Et cela suffisait, et le sang grondait avec emportement, +les muscles saillaient sous la peau, les figures +s'animaient et sortaient du cadre, d'un élan si énergique, +qu'une flamme semblait passer là-haut, donnant à ce +peuple une vie surhumaine, immortelle. La vie, c'était la +vie qui éclatait, qui triomphait, une vie énorme et pullulante, +un miracle de vie réalisé par une main unique, qui +apportait le don suprême, la simplicité dans la force.</p> + +<p>Qu'on ait vu là une philosophie, qu'on ait voulu y trouver +toute la destinée, la création du monde, de l'homme +et de la femme, la faute, le châtiment, puis la rédemption, +et enfin la justice de Dieu au dernier jour du monde: +Pierre ne pouvait s'y arrêter, dès cette première rencontre,<a name="page_226" id="page_226"></a> +dans la stupeur émerveillée où une telle œuvre +le jetait. Mais quelle exaltation du corps humain, de sa +beauté, de sa puissance et de sa grâce! Ah! ce Jéhova, ce +royal vieillard, terrible et paternel, emporté dans l'ouragan +de sa création, les bras élargis, enfantant les mondes! +et cet Adam superbe, d'une ligne si noble, la main tendue, +et que Jéhova anime du doigt, sans le toucher, geste +admirable, espace sacré entre ce doigt du créateur et celui +de la créature, petit espace où tient l'infini de l'invisible +et du mystère! et cette Ève puissante et adorable, cette +Ève aux flancs solides, capables de porter la future humanité, +d'une grâce fière et tendre de femme qui voudra +être aimée jusqu'à la perdition, toute la femme avec sa +séduction, sa fécondité, son empire! Puis, c'étaient même +les figures décoratives, assises sur les pilastres, aux quatre +coins des fresques, qui célébraient le triomphe de la +chair: les vingt jeunes hommes, heureux d'être nus, +d'une splendeur de torse et de membres incomparable, +d'une intensité de vie telle, qu'une folie du mouvement +les emporte, les plie et les renverse, en des attitudes +de héros. Et, entre les fenêtres, trônaient les géants, les +Prophètes et les Sibylles, l'homme et la femme devenus +dieux, démesurés dans la force de la musculature et dans +la grandeur de l'expression intellectuelle: Jérémie, le +coude appuyé sur le genou, la mâchoire dans la main, +réfléchissant, au fond même de la vision et du rêve; la +Sibylle d'Érythrée, au profil si pur, si jeune en son opulence, +un doigt sur le livre ouvert du destin; Isaïe, à +l'épaisse bouche de vérité, toute gonflée sous le charbon +ardent, hautain, la face tournée à demi et une main levée, +en un geste de commandement; la Sibylle de Cumes, +terrifiante de science et de vieillesse, restée d'une solidité +de roc, avec son masque ridé, son nez de proie, son menton +carré qui avance et s'obstine; Jonas, vomi par la +baleine, lancé là en un raccourci extraordinaire, le torse +tordu, les bras repliés, la tête renversée, la bouche grande<a name="page_227" id="page_227"></a> +ouverte et criant; et les autres, et les autres, tous de la +même famille ample et majestueuse, régnant avec la +souveraineté de l'éternelle santé et de l'éternelle intelligence, +réalisant le rêve d'une humanité indestructible, +plus large et plus haute. D'ailleurs, dans les cintres des +fenêtres, dans les lunettes, des figures de beauté, de puissance +et de grâce, naissaient encore, se pressaient, abondaient, +les ancêtres du Christ, les mères songeuses aux +beaux enfants nus, les hommes aux regards lointains, fixés +sur l'avenir, la race punie, lasse, désireuse du Sauveur +promis; tandis que, dans les pendentifs des quatre angles, +s'évoquaient, vivantes, des scènes bibliques, les victoires +d'Israël sur l'esprit du mal. Et c'était enfin la colossale +fresque du fond, le Jugement dernier, avec son peuple +grouillant de figures, si innombrables, qu'il faut des jours +et des jours pour les bien voir, une foule éperdue, emportée +dans un brûlant souffle de vie, depuis les morts que +réveillent les anges de l'Apocalypse, sonnant furieusement +de la trompette, depuis les réprouvés que les démons +jettent à l'enfer, en grappes d'épouvante, jusqu'au +Jésus justicier, entouré des apôtres et des saints, jusqu'aux +élus radieux qui montent, soutenus par des anges, pendant +que, plus haut encore, d'autres anges, chargés des instruments +de la Passion, triomphent en pleine gloire. Et, +pourtant, au-dessus de cette page gigantesque, peinte +trente ans plus tard, dans toute la maturité de l'âge, le +plafond garde son envolée, sa supériorité certaine, car +c'était là que l'artiste avait donné son effort vierge, toute +sa jeunesse, toute la flambée première de son génie.</p> + +<p>Alors, Pierre ne trouva qu'un mot. Michel-Ange était +le monstre, dominant tout, écrasant tout. Et il n'y avait +qu'à voir, sous l'immensité de son œuvre, les œuvres du +Pérugin, du Pinturicchio, de Rosselli, de Signorelli, de +Botticelli, les fresques antérieures, admirables, qui se +déroulaient en dessous de la corniche, autour de la +chapelle.<a name="page_228" id="page_228"></a></p> + +<p>Narcisse n'avait pas levé les yeux vers la splendeur +foudroyante du plafond. Abîmé d'extase, il ne quittait pas +du regard Botticelli, qui a là trois fresques. Enfin, il +parla, d'un murmure.</p> + +<p>—Ah! Botticelli, Botticelli! l'élégance et la grâce de +la passion qui souffre, le profond sentiment de la tristesse +dans la volupté! toute notre âme moderne devinée +et traduite, avec le charme le plus troublant qui soit +jamais sorti d'une création d'artiste!</p> + +<p>Stupéfait, Pierre l'examinait. Puis, il se hasarda à +demander:</p> + +<p>—Vous venez ici pour voir Botticelli?</p> + +<p>—Mais certainement, répondit le jeune homme d'un +air tranquille. Je ne viens que pour lui, pendant des +heures, chaque semaine, et je ne regarde absolument +que lui... Tenez! étudiez donc cette page: Moïse et les +filles de Jéthro. N'est-ce pas ce que la tendresse et la +mélancolie humaines ont produit de plus pénétrant?</p> + +<p>Et il continua, avec un petit tremblement dévot de +la voix, de l'air du prêtre qui pénètre dans le frisson +délicieux et inquiétant du sanctuaire. Ah! Botticelli, +Botticelli! la femme de Botticelli, avec sa face longue, +sensuelle et candide, avec son ventre un peu fort sous +les draperies minces, avec son allure haute, souple et +volante, où tout son corps se livre! les jeunes hommes, +les anges de Botticelli, si réels, et beaux pourtant comme +des femmes, d'un sexe équivoque, dans lequel se mêle la +solidité savante des muscles à la délicatesse infinie des +contours, tous soulevés par une flamme de désir dont on +emporte la brûlure! Ah! les bouches de Botticelli, ces +bouches charnelles, fermes comme des fruits, ironiques +ou douloureuses, énigmatiques en leurs plis sinueux, +sans qu'on puisse savoir si elles taisent des puretés ou +des abominations! les yeux de Botticelli, des yeux de +langueur, de passion, de pâmoison mystique ou voluptueuse, +pleins d'une douleur si profonde, parfois, dans<a name="page_229" id="page_229"></a> +leur joie, qu'il n'en est pas au monde de plus insondables, +ouverts sur le néant humain! les mains de Botticelli, +si travaillées, si soignées, ayant comme une vie +intense, jouant à l'air libre, s'unissant les unes aux autres, +se baisant et se parlant, avec un souci tel de la grâce, +qu'elles en sont parfois maniérées, mais chacune avec son +expression, toutes les expressions de la jouissance et de +la souffrance du toucher! Et, cependant, rien d'efféminé ni +de menteur, partout une sorte de fierté virile, un mouvement +passionné et superbe soufflant, emportant les +figures, un souci absolu de la vérité, l'étude directe, la +conscience, tout un véritable réalisme que corrige et +relève l'étrangeté géniale du sentiment et du caractère, +donnant à la laideur même la transfiguration inoubliable +du charme!</p> + +<p>L'étonnement de Pierre grandissait, et il écoutait Narcisse, +dont il remarquait pour la première fois la +distinction un peu étudiée, les cheveux bouclés, taillés +à la florentine, les yeux bleus, presque mauves, qui +pâlissaient encore dans l'enthousiasme.</p> + +<p>—Sans doute, finit-il par dire, Botticelli est un merveilleux +artiste... Seulement, il me semble qu'ici Michel-Ange...</p> + +<p>D'un geste presque violent, Narcisse l'interrompit.</p> + +<p>—Ah! non, non! ne me parlez pas de celui-là! Il a +tout gâché, il a tout perdu. Un homme qui s'attelait +comme un bœuf à la besogne, qui abattait l'ouvrage ainsi +qu'un manœuvre, à tant de mètres par jour! Et un +homme sans mystère, sans inconnu, qui voyait gros à +dégoûter de la beauté, des corps d'hommes tels que des +troncs d'arbres, des femmes pareilles à des bouchères +géantes, des masses de chair stupides, sans au-delà d'âmes +divines ou infernales!... Un maçon, et si vous voulez, oui! +un maçon colossal, mais pas davantage!</p> + +<p>Et, inconsciemment, chez lui, dans ce cerveau de +moderne las, compliqué, gâté par la recherche de l'original<a name="page_230" id="page_230"></a> +et du rare, éclatait la haine fatale de la santé, de +la force, de la puissance. C'était l'ennemi, ce Michel-Ange +qui enfantait dans le labeur, qui avait laissé la création la +plus prodigieuse dont un artiste eût jamais accouché. Le +crime était là, créer, faire de la vie, en faire au point que +toutes les petites créations des autres, même les plus +délicieuses, fussent noyées, disparussent dans ce flot +débordant d'êtres, jetés vivants sous le soleil.</p> + +<p>—Ma foi, déclara Pierre courageusement, je ne suis +pas de votre avis. Je viens de comprendre qu'en art la vie +est tout et que l'immortalité n'est vraiment qu'aux créatures. +Le cas de Michel-Ange me paraît décisif, car il +n'est le maître surhumain, le monstre qui écrase les +autres, que grâce à cet extraordinaire enfantement de +chair vivante et magnifique, dont votre délicatesse se +blesse: Allez, que les curieux, les jolis esprits, les intellectuels +pénétrants raffinent sur l'équivoque et l'invisible, +qu'ils mettent le ragoût de l'art dans le choix du trait +précieux et dans la demi-obscurité du symbole, Michel-Ange +reste le Tout-Puissant, le Faiseur d'hommes, le +Maître de la clarté, de la simplicité et de la santé, éternel +comme la vie elle-même!</p> + +<p>Narcisse, alors, se contenta de sourire, d'un air de +dédain indulgent et courtois. Tout le monde n'allait pas +à la chapelle Sixtine s'asseoir pendant des heures devant +un Botticelli, sans jamais lever la tête, pour voir les +Michel-Ange. Et il coupa court, en disant:</p> + +<p>—Voilà qu'il est onze heures. Mon cousin devait me +faire prévenir ici, dès qu'il pourrait nous recevoir, et je +suis étonné de n'avoir encore vu personne... Voulez-vous +que nous montions aux chambres de Raphaël, en attendant?</p> + +<p>Et, en haut, dans les chambres, il fut parfait, très +lucide et très juste pour les œuvres, retrouvant toute son +intelligence aisée, dès qu'il n'était plus soulevé par sa +haine des besognes colossales et du génial décor.</p> + +<p>Malheureusement, Pierre sortait de la chapelle Sixtine;<a name="page_231" id="page_231"></a> +et il lui fallut échapper à l'étreinte du monstre, oublier +ce qu'il venait de voir, s'habituer à ce qu'il voyait là, pour +en goûter toute la beauté pure. C'était comme un vin +trop rude qui l'avait d'abord étourdi et qui l'empêchait de +goûter ensuite cet autre vin plus léger, d'un bouquet +délicat. Ici, l'admiration ne frappe pas en coup de +foudre; mais le charme opère avec une puissance lente +et irrésistible. C'est Racine à côté de Corneille, Lamartine +à côté d'Hugo, l'éternelle paire, le couple de la +femelle et du mâle, dans les siècles de gloire. Avec +Raphaël, triomphent la noblesse, la grâce, la ligne exquise +et correcte, d'une harmonie divine; et ce n'est plus +seulement le symbole matériel superbement jeté par +Michel-Ange, c'est une analyse psychologique d'une pénétration +profonde, apportée dans la peinture. L'homme y +est plus épuré, plus idéalisé, vu davantage par le dedans. +Et, toutefois, s'il y a là un sentimental, un féminin dont +on sent le frisson de tendresse, cela est aussi d'une solidité +de métier admirable, très grand et très fort. Pierre +peu à peu s'abandonnait à cette maîtrise souveraine, +conquis par cette élégance virile de beau jeune homme, +touché jusqu'au fond du cœur par cette vision de la +suprême beauté dans la suprême perfection. Mais, si la +Dispute du Saint-Sacrement et l'École d'Athènes, antérieures +aux peintures de la chapelle Sixtine, lui parurent +les chefs-d'œuvre de Raphaël, il sentit que, dans l'Incendie +du Bourg, et plus encore dans l'Héliodore chassé +du Temple et dans l'Attila arrêté aux portes de Rome, +l'artiste avait perdu la fleur de sa divine grâce, impressionné +par l'écrasante grandeur de Michel-Ange. Quel +foudroiement, lorsque la chapelle Sixtine fut ouverte +et que les rivaux entrèrent! Le monstre avait procréé +en bas, et le plus grand parmi les humains y laissa de +son âme, sans jamais plus se débarrasser de l'influence +subie.</p> + +<p>Puis, Narcisse conduisit Pierre aux loges, à cette galerie<a name="page_232" id="page_232"></a> +vitrée, si claire et d'une décoration si délicieuse. Mais +Raphaël était mort, il n'y avait là, sur les cartons +qu'il avait laissés, qu'un travail d'élèves. C'était une chute +brusque, totale. Jamais Pierre n'avait mieux compris que +le génie est tout, que lorsqu'il disparaît, l'école sombre. +L'homme de génie résume l'époque, donne, à une heure +de la civilisation, toute la sève du sol social, qui reste +ensuite épuisé, parfois pour des siècles. Et il s'intéressa +davantage à l'admirable vue qu'on a des loges, lorsqu'il +remarqua qu'il avait en face de lui, de l'autre côté de la +cour Saint-Damase, l'étage habité par le pape. En bas, la +cour avec son portique, sa fontaine, son pavé blanc, était +claire et nue, sous le brûlant soleil. Cela n'avait décidément +rien de l'ombre, du mystère étouffé et religieux, +que les alentours des vieilles cathédrales du Nord lui +avaient fait rêver. A droite et à gauche du perron qui +menait chez le pape et chez le cardinal secrétaire, cinq +voitures se trouvaient rangées, les cochers raides sur +leurs sièges, les chevaux immobiles dans la lumière vive; +et pas une âme ne peuplait le désert de la vaste cour +carrée, aux trois étages de loges vitrées comme des +serres immenses; et l'éclat des vitres, le ton roux de la +pierre semblaient dorer la nudité du pavé et des façades, +dans une sorte de majesté grave de temple païen, consacré +au dieu du soleil. Mais ce qui frappa Pierre plus +encore, ce fut le prodigieux panorama de Rome qui se +déroule, sous ces fenêtres du Vatican. Il n'avait point +songé que cela dût être, il venait d'être tout d'un coup +saisi par cette pensée que le pape, de ses fenêtres, voyait +ainsi Rome entière, étalée devant lui, ramassée, comme +s'il n'avait eu qu'à étendre la main pour la reprendre. Et +il s'emplit longuement les yeux et le cœur de ce spectacle +inouï, car il voulait l'emporter, le garder, tout frémissant +des rêveries sans fin qu'il évoquait.</p> + +<p>Dans sa contemplation, un bruit de voix lui fit tourner +la tête; et il aperçut un domestique en livrée noire, qui,<a name="page_233" id="page_233"></a> +après s'être acquitté d'un message près de Narcisse, le +saluait profondément.</p> + +<p>Le jeune homme se rapprocha du prêtre, l'air très contrarié.</p> + +<p>—Mon cousin, monsignor Gamba del Zoppo, me fait +dire qu'il ne pourra nous recevoir ce matin. Il est pris, +paraît-il, par un service inattendu.</p> + +<p>Mais son embarras laissait voir qu'il ne croyait guère à +cette excuse et qu'il commençait à soupçonner son parent +de trembler de se compromettre, averti, terrifié sans +doute par quelque bonne âme. Cela l'indignait d'ailleurs, +obligeant et fort brave. Il finit par sourire, il ajouta:</p> + +<p>—Écoutez, il y a peut-être un moyen de forcer les +portes... Si vous pouvez disposer de votre après-midi, +nous allons déjeuner ensemble, puis nous reviendrons +visiter le Musée des Antiques; et je finirai bien par rejoindre +mon cousin, sans compter l'heureuse chance que +nous avons de rencontrer le pape lui-même, s'il descend +aux jardins.</p> + +<p>Pierre, d'abord, à l'annonce de l'audience encore reculée, +avait éprouvé le plus vif désappointement. Aussi, +libre de sa journée entière, accepta-t-il très volontiers +l'offre.</p> + +<p>—Vous êtes trop aimable, et je ne crains que d'abuser... +Merci mille fois.</p> + +<p>Ils déjeunèrent en face de Saint-Pierre même, dans +un petit restaurant du Borgo, dont les pèlerins faisaient +l'ordinaire clientèle. On y mangeait fort mal, du reste. +Puis, vers deux heures, ils firent le tour de la basilique, +par la place de la Sacristie et par la place Sainte-Marthe, +pour gagner, derrière, l'entrée du Musée. C'était un +quartier clair, désert et brûlant, où le jeune prêtre retrouva, +décuplée, la sensation de majesté nue et fauve, +comme cuite au soleil, qu'il avait eue en regardant la +cour Saint-Damase. Mais surtout, quand il contourna +l'abside géante du colosse, il en comprit davantage l'énormité,<a name="page_234" id="page_234"></a> +toute une floraison d'architectures mises en tas, +que bordent les espaces vides du pavé, où verdit une herbe +fine. Il n'y avait là, dans cette immensité muette, que +deux enfants, qui jouaient à l'ombre d'un mur. L'ancienne +Monnaie des papes, la Zecca, devenue italienne +et gardée par des soldats du roi, se trouve à gauche du +passage conduisant au Musée; tandis qu'en face, à droite, +s'ouvre une porte d'honneur du Vatican, où veille un +poste de la garde suisse; et c'est par cette porte que +passent les voitures à deux chevaux, qui, selon l'étiquette, +amènent dans la cour Saint-Damase les visiteurs du cardinal +secrétaire et de Sa Sainteté.</p> + +<p>Ils suivirent le long passage, la rue qui monte entre +une aile du palais et le mur des jardins pontificaux. Et +ils arrivèrent enfin au Musée des Antiques. Ah! ce Musée +immense, composé de salles sans fin, ce Musée qui en +contient trois, le très ancien Musée Pio-Clementino, le +Musée Chiaramonti et le Braccio-Nuovo, tout un monde +retrouvé dans la terre, exhumé, glorifié sous le plein +jour! Pendant plus de deux heures, le jeune prêtre le +parcourut, passa d'une salle à une autre, dans l'éblouissement +des chefs-d'œuvre, dans l'étourdissement de tant +de génie et de tant de beauté. Ce n'étaient pas seulement +les morceaux célèbres qui l'étonnaient, le Laocoon et +l'Apollon des cabinets du Belvédère, ni le Méléagre, ni +même le torse d'Hercule. Il était pris plus encore par +l'ensemble, par la quantité innombrable des Vénus, des +Bacchus, des empereurs et des impératrices déifiés, par +toute cette poussée superbe de belles chairs, de chairs +augustes, célébrant l'immortalité de la vie. Trois jours +auparavant, il avait visité le Musée du Capitole, où il +avait admiré la Vénus, le Gaulois mourant, les merveilleux +Centaures de marbre noir, la collection extraordinaire +des bustes. Mais, ici, il retrouvait cette admiration +décuplée jusqu'à la stupeur, par la richesse inépuisable +des salles. Et, plus curieux peut-être de vie que d'art,<a name="page_235" id="page_235"></a> +il s'oublia de nouveau devant les bustes, où ressuscite +si réelle la Rome historique, qui fut incapable certainement +de l'idéale beauté de la Grèce, mais qui enfanta +de la vie. Ils sont tous là, les empereurs, les philosophes, +les savants, les poètes, ils revivent tous, avec +une prodigieuse intensité, tels qu'ils étaient, étudiés et +rendus scrupuleusement par l'artiste, dans leurs déformations, +leurs tares, les moindres particularités de leurs +traits; et, de ce souci extrême de vérité, jaillit le caractère, +une évocation d'une puissance incomparable. Rien +n'est plus haut en somme, ce sont les hommes eux-mêmes +qui renaissent, qui refont l'histoire, cette histoire +fausse dont l'enseignement suffit à faire exécrer l'antiquité +par les générations d'élèves. Dès lors, comme on +comprend, comme on sympathise! Et c'était ainsi que +les moindres fragments de marbre, les statues tronquées, +les bas-reliefs en morceaux, un seul membre même, +bras divin de nymphe ou cuisse nerveuse de satyre, +évoquaient le resplendissement d'une civilisation de +lumière, de grandeur et de force.</p> + +<p>Narcisse ramena Pierre dans la galerie des Candélabres, +longue de cent mètres, et où se trouvent de fort +beaux morceaux de sculpture.</p> + +<p>—Écoutez, mon cher abbé, il n'est guère que quatre +heures, et nous allons nous asseoir un instant ici, car il +arrive, m'a-t-on dit, que le Saint-Père y passe parfois +pour descendre aux jardins... Ce serait une vraie chance, +si vous pouviez le voir, lui parler peut-être, qui sait?... +En tout cas, ça vous reposera, vous devez avoir les jambes +rompues.</p> + +<p>Il était connu de tous les gardiens, sa parenté avec monsignor +Gamba del Zoppo lui ouvrait toutes les portes du +Vatican, où il aimait venir passer ainsi des journées +entières. Deux chaises étaient là, ils s'installèrent, et il +se remit à parler d'art, immédiatement.</p> + +<p>Cette Rome, quelle étonnante destinée, quelle royauté<a name="page_236" id="page_236"></a> +souveraine et d'emprunt que la sienne! Il semble qu'elle +soit un centre où le monde entier converge et aboutit, +mais où rien ne pousse du sol même, frappé de stérilité +dès le début. Il faut y acclimater les arts, y transplanter +le génie des peuples voisins, qui, dès lors, +y fleurit magnifiquement. Sous les empereurs, lorsqu'elle +est la reine de la terre, c'est de la Grèce que +lui vient la beauté de ses monuments et de ses sculptures. +Plus tard, quand le christianisme naît, il reste chez elle +tout imprégné du paganisme; et c'est ailleurs, dans un +autre terrain, qu'il produit l'art gothique, l'art chrétien +par excellence. Plus tard encore, à la Renaissance, c'est +bien à Rome que resplendit le siècle de Jules II et de +Léon X; mais ce sont les artistes de la Toscane et de l'Ombrie +qui préparent le mouvement, qui lui en apportent la +prodigieuse envolée. Pour la seconde fois, l'art lui vient +du dehors, lui donne la royauté du monde, en prenant +chez elle une ampleur triomphale. Alors, c'est le réveil +extraordinaire de l'antiquité, c'est Apollon et c'est Vénus +ressuscités, adorés par les papes eux-mêmes, qui, dès +Nicolas V, rêvent d'égaler la Rome papale à la Rome impériale. +Après les précurseurs, si sincères, si tendres et si +forts, Fra Angelico, le Pérugin, Botticelli et tant d'autres, +apparaissent les deux souverainetés, Michel-Ange et Raphaël, +le surhumain et le divin; puis, la chute est brusque, +il faut attendre cent cinquante ans pour arriver au Caravage, +à tout ce que la science de la peinture a pu conquérir, +en l'absence du génie, la couleur et le modelé puissants. +Ensuite, la déchéance continue jusqu'au Bernin, +qui est le transformateur, le véritable créateur de la +Rome des papes actuels, le jeune prodige enfantant dès +sa dix-huitième année toute une lignée de filles de +marbre colossales, l'architecte universel dont l'effrayante +activité a terminé la façade de Saint-Pierre, bâti la +colonnade, décoré l'intérieur de la basilique, élevé des +fontaines, des églises, des palais sans nombre. Et c'était<a name="page_237" id="page_237"></a> +la fin de tout, car, depuis, Rome est sortie peu à peu de +la vie, s'est éliminée davantage chaque jour du monde +moderne, comme si, elle qui a toujours vécu des autres +cités, se mourait de ne pouvoir plus leur rien prendre, +pour s'en faire encore de la gloire.</p> + +<p>—Le Bernin, ah! le délicieux Bernin, continua à +demi-voix Narcisse, de son air pâmé. Il est puissant et +exquis, une verve toujours prête, une ingéniosité sans +cesse en éveil, une fécondité pleine de grâce et de magnificence!... +Leur Bramante, leur Bramante! avec son chef-d'œuvre, +sa correcte et froide Chancellerie, eh bien! +disons qu'il a été le Michel-Ange et le Raphaël de l'architecture, +et n'en parlons plus!... Mais le Bernin, le +Bernin exquis, dont le prétendu mauvais goût est fait de +plus de délicatesse, de plus de raffinement, que les autres +n'ont mis de génie dans la perfection et l'énormité! L'âme +du Bernin, variée et profonde, où tout notre âge devrait se +retrouver, d'un maniérisme si triomphal, d'une recherche +de l'artificiel si troublante, si dégagée des bassesses de la +réalité!... Allez donc voir, à la Villa Borghèse, le groupe +d'Apollon et Daphné, qu'il fit à dix-huit ans, et surtout +allez voir sa Sainte Thérèse en extase, à Sainte-Marie de +la Victoire. Ah! cette Sainte Thérèse! le ciel ouvert, le +frisson que la jouissance divine peut mettre dans le corps +de la femme, la volupté de la foi poussée jusqu'au +spasme, la créature perdant le souffle, mourant de plaisir +aux bras de son Dieu!... J'ai passé devant elle des heures +et des heures, sans jamais épuiser l'infini précieux et +dévorant du symbole.</p> + +<p>Sa voix mourut, et Pierre, qui ne s'étonnait plus de sa +haine sourde, inconsciente, contre la santé, la simplicité +et la force, l'écoutait à peine, était lui-même tout à l'idée +dont il se sentait de plus en plus envahi: la Rome païenne +ressuscitant dans la Rome chrétienne, faisant d'elle la +Rome catholique, le nouveau centre politique, hiérarchisé +et dominateur du gouvernement des peuples. Avait-elle<a name="page_238" id="page_238"></a> +même jamais été chrétienne, en dehors de l'âge primitif +des Catacombes? C'était, en lui, un prolongement, +une affirmation de plus en plus évidente des pensées qu'il +avait eues au Palatin, à la voie Appienne, puis à Saint-Pierre. +Et, le matin même, dans la chapelle Sixtine et +dans la chambre de la Signature, au milieu de l'étourdissement +où le jetait l'admiration, il avait bien compris la +preuve nouvelle que le génie apportait. Sans doute, chez +Michel-Ange et chez Raphaël, le paganisme ne reparaissait +que transformé par l'esprit chrétien. Mais est-ce qu'il +n'était pas à la base même? est-ce que les nudités géantes +de l'un ne venaient pas du terrible ciel de Jéhova, vu à +travers l'Olympe? est-ce que les idéales figures de l'autre +ne montraient pas, sous le voile chaste de la Vierge, les +chairs divines et désirables de Vénus? Maintenant, +Pierre en avait la conscience, il entrait dans son accablement +un peu de gêne, car ces beaux corps prodigués, ces +nudités glorifiant l'ardente passion de la vie, allaient +contre le rêve qu'il avait fait dans son livre, le christianisme +rajeuni donnant la paix au monde, le retour à la +simplicité, à la pureté des premiers temps.</p> + +<p>Tout d'un coup, il fut surpris d'entendre Narcisse qui, +sans qu'il pût savoir par quelle transition, s'était mis à le +renseigner sur l'existence quotidienne de Léon XIII.</p> + +<p>—Oh! mon cher abbé, à quatre-vingt-quatre ans, une +activité de jeune homme, une vie de volonté et de travail, +comme ni vous ni moi ne voudrions la vivre!... Dès +six heures, il est debout, dit sa messe dans sa chapelle +particulière, déjeune d'un peu de lait. Puis, de huit heures +à midi, c'est un défilé ininterrompu de cardinaux, de +prélats, toutes les affaires des congrégations qui lui +passent sous les yeux, et je vous réponds qu'il n'en est +pas de plus nombreuses ni de plus compliquées. A midi, +le plus souvent, ont lieu les audiences publiques et collectives. +A deux heures, il dîne. Vient alors la sieste, qu'il +a bien gagnée, ou la promenade dans les jardins, jusqu'à<a name="page_239" id="page_239"></a> +six heures. Les audiences particulières, parfois, le tiennent +ensuite pendant une heure ou deux. Il soupe à neuf heures, +et il mange à peine, vit de rien, toujours seul à sa petite +table... Hein! que pensez-vous de l'étiquette qui l'oblige +à cette solitude? Un homme qui, depuis dix-huit ans, n'a +pas eu un convive, éternellement à l'écart dans sa grandeur!... +Et, à dix heures, après avoir dit le Rosaire +avec ses familiers, il s'enferme dans sa chambre. Mais, +s'il se couche, il dort peu, il est pris de fréquentes +insomnies, se relève, appelle un secrétaire, pour lui +dicter des notes, des lettres. Lorsqu'une affaire intéressante +l'occupe, il s'y donne tout entier, y songe sans +cesse. C'est là sa vie, sa santé même: une intelligence +continuellement en éveil, en travail, une force et une +autorité qui ont le besoin de se dépenser... Vous n'ignorez +pas, d'ailleurs, qu'il a longtemps cultivé avec tendresse +la poésie latine. On dit aussi qu'il a eu la passion +du journalisme, dans ses heures de lutte, au point d'inspirer +les articles des journaux qu'il subventionnait, et +même, assure-t-on, d'en dicter certains, lorsque ses idées +les plus chères étaient en jeu.</p> + +<p>Il y eut un silence. A chaque instant, dans cette immense +galerie des Candélabres, déserte et solennelle, au +milieu des marbres immobiles, d'une blancheur d'apparition, +Narcisse allongeait la tête, pour voir si le petit +cortège du pape n'allait pas déboucher de la galerie des +Tapisseries, puis défiler devant eux, en se rendant aux +jardins.</p> + +<p>—Vous savez, reprit-il, qu'on le descend sur une +chaise basse, assez étroite pour qu'elle puisse passer par +toutes les portes. Et quel voyage! près de deux kilomètres, +au travers des loges, des chambres de Raphaël, +des galeries de peinture et de sculpture, sans compter les +escaliers nombreux, toute une promenade interminable, +avant qu'on le dépose, en bas, dans une allée où une +calèche à deux chevaux l'attend... Le temps est très<a name="page_240" id="page_240"></a> +beau, ce soir. Il va sûrement venir. Ayons quelque patience.</p> + +<p>Et, pendant que Narcisse donnait ces détails, Pierre, +également dans l'attente, voyait revivre devant lui toute +l'extraordinaire Histoire. C'étaient d'abord les papes +mondains et fastueux de la Renaissance, ceux qui avaient +ressuscité passionnément l'antiquité, rêvant de draper +le Saint-Siège dans la pourpre de l'Empire: Paul II, +le Vénitien magnifique, qui avait bâti le palais de +Venise, Sixte IV, à qui l'on doit la chapelle Sixtine, +et Jules II, et Léon X, qui firent de Rome une ville de +pompe théâtrale, de fêtes prodigieuses, des tournois, des +ballets, des chasses, des mascarades et des festins. La +papauté venait de retrouver l'Olympe sous la terre, dans +la poussière des ruines; et, comme grisée par ce flot de +vie qui remontait du vieux sol, elle créait les musées, +en refaisait les temples superbes du paganisme, rendus +au culte de l'admiration universelle. Jamais l'Église +n'avait traversé un tel péril de mort, car, si le Christ +continuait d'être honoré à Saint-Pierre, Jupiter et tous +les dieux, toutes les déesses de marbre, aux belles +chairs triomphantes, trônaient dans les salles du Vatican. +Puis, une autre vision passait, celle des papes modernes +avant l'occupation italienne, Pie IX libre encore et +sortant souvent dans sa bonne ville de Rome. Le grand +carrosse rouge et or était traîné par six chevaux, entouré +par la garde suisse, suivi par un peloton de gardes-nobles. +Mais, parfois, au Corso, le pape quittait le carrosse, +poursuivait sa promenade à pied; et, alors, un +garde à cheval galopait en avant, avertissait, faisait +tout arrêter. Aussitôt, les voitures se rangeaient, les +hommes en descendaient, pour s'agenouiller sur le pavé, +tandis que les femmes, simplement debout, inclinaient +la tête dévotement, à l'approche du Saint-Père, qui, +d'un pas ralenti, allait ainsi avec sa cour jusqu'à la +place du Peuple, souriant et bénissant. Et, maintenant,<a name="page_241" id="page_241"></a> +venait Léon XIII, prisonnier volontaire, enfermé dans le +Vatican depuis dix-huit années, ayant pris une majesté +plus haute, une sorte de mystère sacré et redoutable, +derrière les épaisses murailles silencieuses, au fond de +cet inconnu où s'écoulait la vie discrète de chacune de +ses journées.</p> + +<p>Ah! ce pape qu'on ne rencontre plus, qu'on ne voit +plus, ce pape caché au commun des hommes, tel qu'une +de ces divinités terribles dont les prêtres seuls osent +regarder la face! Et il s'est emprisonné dans ce Vatican +somptueux que ses ancêtres de la Renaissance avaient +bâti et orné pour des fêtes géantes; et il vit là, loin des +foules, en prison, avec les beaux hommes et les belles +femmes de Michel-Ange et de Raphaël, avec les dieux et +les déesses de marbre, l'Olympe éclatant, célébrant +autour de lui la religion de la lumière et de la vie. Toute +la papauté baigne là, avec lui, dans le paganisme. +Quel spectacle, lorsque ce vieillard frêle, d'une blancheur +pure, suit ces galeries du Musée des Antiques, +pour se rendre aux jardins! A droite, à gauche, les +statues le regardent passer, de toute leur chair nue; et +c'est Jupiter, et c'est Apollon, et c'est Vénus, la dominatrice, +et c'est Pan, l'universel dieu dont le rire sonne les +joies de la terre. Des Néréides se baignent dans le flot +transparent. Des Bacchantes roulent parmi les herbes +chaudes, sans voile. Des Centaures galopent, emportant +sur leurs reins fumants de belles filles pâmées. Ariane +est surprise par Bacchus, Ganymède caresse l'aigle, +Adonis incendie les couples de sa flamme. Et le blanc +vieillard va toujours, balancé sur sa chaise basse, parmi +ce triomphe de la chair, cette nudité étalée, glorifiée, +qui clame la toute-puissance de la nature, l'éternelle +matière. Depuis qu'ils l'ont retrouvée, exhumée, honorée, +elle règne là de nouveau, impérissable; et, vainement, +ils ont mis des feuilles de vigne aux statues, +de même qu'ils ont vêtu les grandes figures de Michel-Ange:<a name="page_242" id="page_242"></a> +le sexe flamboie, la vie déborde, la semence circule +à torrents dans les veines du monde. Près de là, +dans la Bibliothèque Vaticane, d'une incomparable +richesse, où dort toute la science humaine, ce serait un +danger plus terrible encore, une explosion qui emporterait +le Vatican et même Saint-Pierre, si, un jour, les +livres se réveillaient à leur tour, parlaient haut, comme +parlaient la beauté des Vénus et la virilité des Apollons. +Mais le blanc vieillard, si diaphane, semble ne pas +entendre, ne pas voir, et les têtes colossales de Jupiter, +et les torses d'Hercule, et les Antinoüs aux hanches équivoques, +continuent à le regarder passer.</p> + +<p>Impatient, Narcisse se décida à questionner un gardien, +qui lui assura que Sa Sainteté était descendue déjà. Le +plus souvent, en effet, pour raccourcir, on passait par +une petite galerie couverte, qui débouchait devant la +Monnaie.</p> + +<p>—Descendons aussi, voulez-vous? demanda-t-il à +Pierre. Je vais tâcher de vous faire visiter les jardins.</p> + +<p>En bas, dans le vestibule, dont une porte ouvrait sur +une large allée, il se remit à causer avec un autre gardien, +un ancien soldat pontifical, qu'il connaissait particulièrement. +Tout de suite, celui-ci le laissa passer avec +son compagnon; mais il ne put lui affirmer que monsignor +Gamba del Zoppo, ce jour-là, accompagnait Sa Sainteté.</p> + +<p>—N'importe, reprit Narcisse, quand ils se trouvèrent +tous les deux seuls dans l'allée, je ne désespère pas +encore d'une heureuse rencontre... Et vous voyez, voici +les fameux jardins du Vatican.</p> + +<p>Ils sont très vastes, le pape peut y faire quatre kilomètres, +par les allées du bois, puis en passant par la vigne +et par le potager. Ces jardins occupent le plateau de la +colline Vaticane, que l'antique mur de Léon IV entoure +encore de toute part, ce qui les isole des vallons voisins, +comme au sommet d'une enceinte de forteresse. Autrefois, +le mur allait jusqu'au Château Saint-Ange; et c'était là<a name="page_243" id="page_243"></a> +ce qu'on nommait la cité Léonine. Rien ne les domine, +aucun regard curieux ne saurait y descendre, si ce n'est +du dôme de Saint-Pierre, dont l'énormité seule y jette +son ombre, par les brûlants jours d'été. Ils sont, d'ailleurs, +tout un monde, un ensemble varié et complet, que +chaque pape s'est plu à embellir: un grand parterre aux +gazons géométriques, planté de deux beaux palmiers, +orné de citronniers et d'orangers en pots; un jardin plus +libre, plus ombreux, où, parmi des charmilles profondes, +se trouvent l'Aquilone, la fontaine de Jean Vesanzio, et +l'ancien Casino de Pie IV; les bois ensuite, aux chênes +verts superbes, des futaies de platanes, d'acacias et de +pins, que coupent de larges allées, d'une douceur +charmante pour les lentes promenades; et, enfin, en +tournant à gauche, après d'autres bouquets d'arbres, le +potager, la vigne, un plant de vigne très soigné.</p> + +<p>Tout en marchant, au travers du bois, Narcisse donnait +à Pierre des détails sur la vie du Saint-Père, dans ces +jardins. Lorsque le temps le permet, il s'y promène tous +les deux jours. Jadis, dès le mois de mai, les papes +quittaient le Vatican pour le Quirinal, plus frais et plus +sain; et ils allaient passer les grandes chaleurs à Castel-Gandolfo, +au bord du lac d'Albano. Aujourd'hui, le Saint-Père +n'a plus, pour résidence d'été, qu'une tour de +l'ancienne enceinte de Léon IV, à peu près intacte. Il y +vient vivre les journées les plus chaudes. Il a même fait +construire, à côté, une sorte de pavillon, pour y loger sa +suite, de façon à s'y installer à demeure. Et Narcisse, en +familier, entra librement, put obtenir que Pierre jetât un +coup d'œil dans l'unique pièce, occupée par Sa Sainteté, +une vaste pièce ronde, au plafond demi-sphérique, où le +ciel est peint avec les figures symboliques des constellations, +dont une, le Lion, a pour yeux deux étoiles, +qu'un système d'éclairage fait étinceler la nuit. Les murs +sont d'une telle épaisseur, qu'en murant une des fenêtres, +on a pu ménager dans l'embrasure une sorte de chambre,<a name="page_244" id="page_244"></a> +où se trouve un lit de repos. Du reste, le mobilier ne se +compose que d'une grande table de travail, une plus +petite, volante, pour manger, un large et royal fauteuil, +entièrement doré, un des cadeaux du jubilé épiscopal. Et +l'on rêve aux journées de solitude, d'absolu silence, dans +cette salle basse de donjon, fraîche comme un sépulcre, +lorsque les lourds soleils de juillet et d'août brûlent au +loin Rome anéantie.</p> + +<p>Puis, c'étaient des détails encore. Un observatoire astronomique +a été installé dans une autre tour, qu'on aperçoit, +parmi les verdures, surmontée d'une petite coupole +blanche. Il y a aussi, sous des arbres, un chalet suisse, +où Léon XIII aime à se reposer. Il va parfois à pied +jusqu'au potager, il s'intéresse surtout à la vigne, qu'il +visite, pour voir si le raisin mûrit, si la récolte sera belle. +Mais ce qui étonna le plus le jeune prêtre, ce fut +d'apprendre que le Saint-Père était un déterminé +chasseur, lorsque l'âge ne l'avait point encore affaibli. Il +chassait au «roccolo», passionnément. A la lisière d'un +taillis, des filets à larges mailles sont tendus, le long +d'une allée, qu'ils bordent ainsi et ferment des deux +côtés. Au milieu, sur le sol, on pose les cages des appeaux, +dont le chant ne tarde pas à attirer les oiseaux du +voisinage, les rouges-gorges, les fauvettes, les rossignols, +des becfigues de toute espèce. Et, quand une bande était +là, nombreuse, Léon XIII, assis à l'écart, guettant, tapait +dans ses mains, effarait brusquement les oiseaux, qui +s'envolaient et se prenaient par les ailes dans les grandes +mailles des filets. Il n'y avait plus qu'à les ramasser, puis +à les étouffer, d'un léger coup de pouce. Les becfigues +rôtis sont un délicieux régal.</p> + +<p>Comme il revenait par le bois, Pierre eut une autre +surprise. Il tomba sur une Grotte de Lourdes, imitée en +petit, reproduite à l'aide de rochers et de blocs de ciment. +Et son émotion fut telle, qu'il ne put la cacher à son compagnon.<a name="page_245" id="page_245"></a></p> + +<p>—C'est donc vrai?... On me l'avait dit, mais je m'imaginais +le Saint-Père plus intellectuel, dégagé de ces superstitions +basses.</p> + +<p>—Oh! répondit Narcisse, je crois que la Grotte date +de Pie IX, qui avait une particulière reconnaissance à +Notre-Dame de Lourdes. En tout cas, ce doit être un +cadeau, et Léon XIII la fait entretenir, simplement.</p> + +<p>Pendant quelques minutes, Pierre resta immobile, silencieux, +devant cette reproduction, ce joujou enfantin +de la foi. Des visiteurs, par zèle dévot, avaient laissé leurs +cartes de visite, piquées dans les gerçures du ciment. Et +ce fut pour lui une très grande tristesse, il se remit à +suivre son compagnon, la tête basse, perdu dans une +rêverie désolée sur l'imbécile misère du monde. Puis, à +la sortie du bois, de nouveau en face du parterre, il leva +les yeux.</p> + +<p>Grand Dieu! que cette fin d'un beau jour était exquise +pourtant, et quel charme victorieux montait de la terre, +dans cette partie adorable des jardins! Plus que sous les +ombrages alanguis du bois, plus même que parmi les +vignes fécondes, il sentait là toute la force de la puissante +nature, au milieu de ce parterre nu, désert, noble et +brûlant. C'étaient à peine, au-dessus des gazons maigres, +ornant avec symétrie les compartiments géométriques que +les allées découpaient, quelques arbustes bas, des roseaux +nains, des aloès, de rares touffes de fleurs à demi +séchées; et, dans le goût baroque d'autrefois, des buissons +verts dessinaient encore les armes de Pie IX. Troublant +seul le chaud silence, on n'entendait que le petit +bruit cristallin du jet d'eau central, une pluie de gouttes +qui retombaient perpétuellement d'une vasque. Rome +entière avec son ciel ardent, sa grâce souveraine, sa +volupté conquérante, semblait animer de son âme cette +décoration carrée, vaste mosaïque de verdure, dont le +demi-abandon, le délabrement roussi prenaient une mélancolique +fierté, dans le frisson très ancien d'une passion<a name="page_246" id="page_246"></a> +de flamme qui ne pouvait mourir. Des vases antiques, +des statues antiques, d'une nudité blanche sous le soleil +couchant, bordaient le parterre. Et, dominant l'odeur des +eucalyptus et des pins, plus forte aussi que l'odeur des +oranges mûrissantes, une odeur s'élevait, celle des grands +buis amers, si chargée de vie âpre, qu'elle troublait au +passage, comme l'odeur même de la virilité de ce vieux +sol, saturé de poussières humaines.</p> + +<p>—C'est bien extraordinaire que nous n'ayons pas rencontré +Sa Sainteté, disait Narcisse. Sans doute, la voiture +aura pris par l'autre allée du bois, tandis que nous nous +arrêtions à la tour de Léon IV.</p> + +<p>Il en était revenu à son cousin, monsignor Gamba del +Zoppo, il expliquait que la fonction de «Copiere», +d'échanson du pape, que celui-ci aurait dû remplir, comme +un des quatre camériers secrets participants, n'était plus +qu'une charge purement honorifique, surtout depuis que les +dîners diplomatiques et les dîners de consécration épiscopale +avaient lieu à la Secrétairerie d'État, chez le cardinal +secrétaire. Monsignor Gamba del Zoppo, dont la +nullité poltronne était légendaire, ne semblait avoir d'autre +rôle que de récréer Léon XIII, qui l'aimait beaucoup, +pour ses flatteries continuelles et pour les anecdotes qu'il +en tirait sur tous les mondes, le noir et le blanc. Ce gros +homme aimable, obligeant même, tant que son intérêt +n'entrait pas en jeu, était une véritable gazette vivante, au +courant de tout, ne dédaignant pas les commérages des +cuisines; de sorte qu'il s'acheminait tranquillement vers +le cardinalat, certain d'avoir le chapeau, sans se donner +d'autre peine que d'apporter les nouvelles, aux heures +douces de la promenade. Et Dieu savait s'il trouvait sans +cesse d'amples moissons à faire, dans ce Vatican fermé où +s'agite un tel pullulement de prélats de toutes sortes, +dans cette famille pontificale, sans femmes, composée de +vieux garçons portant la robe, que travaillent sourdement +des ambitions démesurées, des luttes sourdes et abominables,<a name="page_247" id="page_247"></a> +des haines féroces qui, dit-on, vont encore parfois +jusqu'au bon vieux poison des anciens temps!</p> + +<p>Brusquement, Narcisse s'arrêta.</p> + +<p>—Tenez! je savais bien... Voici le Saint-Père... Mais +nous n'avons pas de chance. Il ne nous verra même pas, +il va remonter en voiture.</p> + +<p>En effet, la calèche venait de s'avancer jusqu'à la lisière +du bois, et un petit cortège, qui débouchait d'une allée +étroite, se dirigeait vers elle.</p> + +<p>Pierre avait reçu au cœur un grand coup. Immobilisé +avec son compagnon, caché à demi derrière le haut vase +d'un citronnier, il ne put voir que de loin le blanc +vieillard, si frêle dans les plis flottants de sa soutane +blanche, marchant très lentement, d'un petit pas qui semblait +glisser sur le sable. A peine put-il distinguer la +maigre figure de vieil ivoire diaphane, accentuée par le +grand nez, au-dessus de la bouche mince. Mais les yeux +très noirs luisaient d'un sourire, curieusement, tandis que +l'oreille se penchait à droite, vers monsignor Gamba del +Zoppo, en train sans doute de terminer une histoire, gras +et court, fleuri et digne. De l'autre côté, à gauche, marchait +un garde-noble; et deux autres prélats suivaient.</p> + +<p>Ce ne fut qu'une apparition familière, déjà Léon XIII +montait dans la calèche fermée. Et Pierre, au milieu de +ce grand jardin, brûlant et odorant, retrouvait l'émoi singulier +qu'il avait ressenti, dans la galerie des Candélabres, +quand il avait évoqué le passage du pape au travers +des Apollons et des Vénus, étalant leur nudité triomphale. +Là, ce n'était que l'art païen qui célébrait l'éternité de +la vie, les forces superbes et toutes-puissantes de la nature. +Et voilà qu'ici il le voyait baigner dans la nature +elle-même, dans la plus belle, la plus voluptueuse, la plus +passionnée. Ah! ce pape, ce blanc vieillard promenant son +Dieu de douleur, d'humilité et de renoncement, par les +allées de ces jardins d'amour, aux soirs alanguis des ardentes +journées de l'été, sous la caresse des odeurs, les<a name="page_248" id="page_248"></a> +pins et les eucalyptus, les oranges mûres, les grands buis +amers! Pan tout entier l'y enveloppait des effluves souverains +de sa virilité. Comme il faisait bon de vivre là, +parmi cette magnificence du ciel et de la terre, et d'y +aimer la beauté de la femme, et de s'y réjouir dans la +fécondité universelle! Brusquement éclatait cette vérité +décisive que, de ce pays de lumière et de joie, n'avait pu +pousser qu'une religion temporelle de conquête, de domination +politique, et non la religion mystique et souffrante +du Nord, une religion d'âme.</p> + +<p>Mais Narcisse emmenait le jeune prêtre, en lui contant +encore des histoires, la bonhomie parfois de Léon XIII, qui +s'arrêtait pour causer avec les jardiniers, les questionnait +sur la santé des arbres, sur la vente des oranges, et +aussi la passion qu'il avait eue pour deux gazelles, envoyées +en cadeau d'Afrique, de jolies bêtes fines qu'il +aimait à caresser, et dont il avait pleuré la mort. D'ailleurs, +Pierre n'écoutait plus; et, quand ils se retrouvèrent +tous deux sur la place Saint-Pierre, il se retourna, il +regarda une fois encore le Vatican.</p> + +<p>Ses yeux étaient tombés sur la porte de bronze, et il se +rappela que, le matin, il s'était demandé ce qu'il y avait +derrière ces panneaux de métal, garnis de gros clous à +tête carrée. Et il n'osait se répondre encore, il n'osait +décider si les peuples nouveaux, avides de fraternité et de +justice, y trouveraient la religion attendue par les démocraties +de demain; car il n'emportait qu'une impression +première. Mais combien cette impression était vive et quel +commencement de désastre pour son rêve! Une porte de +bronze, oui! dure et inexpugnable, murant le Vatican sous +ses lames antiques, le séparant du reste de la terre, si solidement, +que rien n'y était plus entré depuis trois siècles. +Derrière, il venait de voir renaître les anciens siècles, +jusqu'au seizième, immuables. Les temps s'y étaient comme +arrêtés, à jamais. Rien n'y bougeait plus, les costumes eux-mêmes +des gardes suisses, des gardes-nobles, des prélats,<a name="page_249" id="page_249"></a> +n'avaient pas changé; et l'on retrouvait là le monde d'il +y a trois cents ans, avec son étiquette, ses vêtements, +ses idées. Si, depuis vingt-cinq années, les papes, par une +protestation hautaine, s'enfermaient volontairement dans +leur palais, le séculaire emprisonnement dans le passé, +dans la tradition, datait de bien plus loin et présentait un +danger autrement grave. Tout le catholicisme avait fini +par y être enfermé comme eux, s'obstinant à ses dogmes, +ne vivant plus, immobile et debout, que grâce à la force +de sa vaste organisation hiérarchique. Alors, était-ce +donc que, malgré son apparente souplesse, le catholicisme +ne pouvait céder sur rien, sous peine d'être emporté? +Puis, quel monde terrible, tant d'orgueil, tant d'ambition, +tant de haines et de luttes! Et quelle prison étrange, +quels rapprochements sous les verrous, le Christ en compagnie +de Jupiter Capitolin, toute l'antiquité païenne fraternisant +avec les Apôtres, toutes les splendeurs de la +Renaissance entourant le pasteur de l'Évangile, qui règne +au nom des pauvres et des simples! Sur la place Saint-Pierre, +le soleil déclinait, la douce volupté romaine +tombait du ciel limpide, et le jeune prêtre restait éperdu, +après ce beau jour, passé avec Michel-Ange, Raphaël, les +Antiques et le Pape, dans le plus grand palais du monde.</p> + +<p>—Enfin, mon cher abbé, excusez-moi, conclut Narcisse. +Je vous l'avoue maintenant, je soupçonne mon +brave cousin de ne pas vouloir se compromettre dans votre +affaire... Je le verrai encore, mais vous ferez bien de ne +pas trop compter sur lui.</p> + +<p>Ce jour-là, il était près de six heures, lorsque Pierre +revint au palais Boccanera. D'habitude, modestement, il +passait par la ruelle et prenait la porte du petit escalier, +dont il possédait une clef. Mais il avait reçu, le matin, une +lettre du vicomte Philibert de la Choue, qu'il voulait communiquer +à Benedetta; et il monta le grand escalier, il +s'étonna de ne trouver personne dans l'antichambre. +Les jours ordinaires, lorsque Giacomo devait sortir, Victorine<a name="page_250" id="page_250"></a> +s'y installait, y travaillait à quelque ouvrage de +couture, en toute bonhomie. Sa chaise était bien là, il vit +même sur une table le linge qu'elle y avait laissé; mais +elle s'en était allée sans doute, il se permit de pénétrer +dans le premier salon. Il y faisait presque nuit déjà, le +crépuscule s'y éteignait avec une douceur mourante, et +le prêtre resta saisi, n'osa plus avancer, en entendant +venir du salon voisin, le grand salon jaune, un bruit de +voix éperdues, des froissements, des heurts, toute une +lutte. C'étaient des supplications ardentes, puis des grondements +dévorateurs. Et, brusquement, il n'hésita plus, +il fut emporté comme malgré lui, par cette certitude que +quelqu'un se défendait, dans cette pièce, et allait succomber.</p> + +<p>Quand il se précipita, ce fut une stupeur. Dario était là, +fou, lâché en une sauvagerie de désir où reparaissait tout +le sang effréné des Boccanera, dans son épuisement élégant +de fin de race; et il tenait Benedetta aux épaules, il +l'avait renversée sur un canapé, la violentant, la voulant, +lui brûlant la face de ses paroles.</p> + +<p>—Pour l'amour de Dieu, chérie... Pour l'amour de +Dieu, si tu ne souhaites pas que je meure et que tu +meures... Puisque tu le dis toi-même, puisque c'est fini, +que jamais ce mariage ne sera cassé, oh! ne soyons pas +malheureux davantage, aime-moi comme tu m'aimes, et +laisse-moi t'aimer, laisse-moi t'aimer!</p> + +<p>Mais, de ses deux bras tendus, pleurante, avec une face +de tendresse et de souffrance indicibles, la contessina le +repoussait, pleine elle aussi d'une énergie farouche, en +répétant:</p> + +<p>—Non, non! je t'aime, je ne veux pas, je ne veux pas!</p> + +<p>A ce moment, dans son grondement désespéré, Dario +eut la sensation que quelqu'un entrait. Il se releva violemment, +regarda Pierre d'un air de démence hébétée, +sans même le bien reconnaître. Puis, il passa les deux +mains sur son visage, les joues ruisselantes, les yeux<a name="page_251" id="page_251"></a> +sanglants; et il s'enfuit, en poussant un soupir, un han! +terrible et douloureux, où son désir refoulé se débattait +encore dans des larmes et dans du repentir.</p> + +<p>Benedetta était restée assise sur le canapé, soufflante, +à bout de courage et de force. Mais, au mouvement que +Pierre fit pour se retirer également, très embarrassé de +son rôle, ne trouvant pas un mot, elle le supplia d'une +voix qui se calmait.</p> + +<p>—Non, non, monsieur l'abbé, ne vous en allez pas... +Je vous en prie, asseyez-vous, je désire causer avec vous +un instant.</p> + +<p>Il crut pourtant devoir s'excuser de son entrée si +brusque, il expliqua que la porte du premier salon était +entr'ouverte et qu'il avait seulement aperçu, dans l'antichambre, +le travail de Victorine, laissé sur une table.</p> + +<p>—Mais c'est vrai! s'écria la contessina, Victorine +devait y être, je venais de la voir. Je l'ai appelée, quand +mon pauvre Dario s'est mis à perdre la tête... Pourquoi +donc n'est-elle pas accourue?</p> + +<p>Puis, dans un mouvement d'expansion, se penchant à +demi, la face encore brûlante de la lutte:</p> + +<p>—Écoutez, monsieur l'abbé, je vais vous dire les +choses, parce que je ne veux pas que vous emportiez une +trop vilaine idée de mon pauvre Dario. Ça me ferait beaucoup +de peine... Voyez-vous, c'est un peu de ma faute, ce +qui vient d'arriver. Hier soir, il m'avait demandé un +rendez-vous ici, pour que nous puissions causer tranquillement; +et, comme je savais que ma tante n'y serait pas +aujourd'hui, à cette heure, je lui ai donc dit de venir... +C'était fort naturel, n'est-ce pas? de nous voir, de nous +entendre, après le gros chagrin que nous avons eu, à la +nouvelle que mon mariage ne sera sans doute jamais +annulé. Nous souffrons trop, il faudrait prendre un parti... +Et, alors, quand il a été là, nous nous sommes mis à +pleurer, nous sommes restés longtemps aux bras l'un de +l'autre, nous caressant, mêlant nos larmes. Je l'ai baisé<a name="page_252" id="page_252"></a> +mille fois en lui répétant que je l'adorais, que j'étais +désespérée de faire son malheur, que je mourrais sûrement +de ma peine, à le voir si malheureux. Peut-être +a-t-il pu se croire encouragé; et, d'ailleurs, il n'est pas +un ange, je n'aurais pas dû le garder de la sorte, si longtemps +sur mon cœur... Vous comprenez, monsieur l'abbé, +il a fini par être comme un fou et par vouloir la chose +que, devant la Madone, j'ai juré de ne jamais accorder +qu'à mon mari.</p> + +<p>Elle disait cela tranquillement, simplement, sans embarras +aucun, de son air de belle fille raisonnable et pratique. +Un faible sourire parut sur ses lèvres, quand elle +continua.</p> + +<p>—Oh! je le connais bien, mon pauvre Dario, et ça ne +m'empêche pas de l'aimer, au contraire. Il a l'air délicat, +un peu maladif même; mais, au fond, c'est un passionné, +un homme qui a besoin de plaisir. Oui! c'est le vieux +sang qui bouillonne, j'en sais quelque chose, car j'ai eu +des colères, étant petite, à rester par terre, et aujourd'hui +encore, quand le grand souffle passe, il faut que je me +batte contre moi-même, que je me torture, pour ne pas +faire toutes les sottises du monde... Mon pauvre Dario! il +sait si mal souffrir! Il est tel qu'un enfant dont les caprices +doivent être contentés; mais, au fond pourtant, il a beaucoup +de raison, il m'attend, parce qu'il se dit que le +bonheur sérieux est avec moi, qui l'adore.</p> + +<p>Et Pierre vit alors se préciser pour lui cette figure du +jeune prince, restée vague jusque-là. Tout en mourant +d'amour pour sa cousine, il s'était toujours amusé. Un +fond d'égoïsme parfait, mais un très aimable garçon +quand même. Surtout une incapacité absolue de souffrir, +une horreur de la souffrance, de la laideur et de la pauvreté, +chez lui et chez les autres. De chair et d'âme +pour la joie, l'éclat, l'apparence, la vie au clair soleil. +Et fini, épuisé, n'ayant plus de force que pour cette vie +d'oisif, ne sachant même plus penser et vouloir, à ce<a name="page_253" id="page_253"></a> +point que l'idée de se rallier au régime nouveau ne lui +était pas même venue. Avec ça, l'orgueil démesuré du +Romain, la paresse mêlée d'une sagacité, d'un sens pratique +du réel, toujours en éveil; et, dans le charme doux +et finissant de sa race, dans son continuel besoin de +femme, des coups de furieux désir, une sensualité fauve +qui parfois se ruait.</p> + +<p>—Mon pauvre Dario, qu'il aille en voir une autre, je +le lui permets, ajouta très bas Benedetta, avec son beau +sourire. N'est-ce pas? il ne faut point demander l'impossible +à un homme, et je ne veux pas qu'il en meure.</p> + +<p>Et, comme Pierre la regardait, dérangé dans son idée +de la jalousie italienne, elle s'écria, toute brûlante de +son adoration passionnée:</p> + +<p>—Non, non, je ne suis pas jalouse de ça. C'est son +plaisir, ça ne me fait pas de peine. Et je sais très bien +qu'il me reviendra toujours, qu'il ne sera plus qu'à moi, +à moi seule, quand je le voudrai, quand je le pourrai.</p> + +<p>Il y eut un silence, le salon s'emplissait d'ombre, l'or +des grandes consoles s'éteignait, une mélancolie infinie +tombait du haut plafond obscur et des vieilles tentures +jaunes, couleur d'automne. Bientôt, par un hasard de +l'éclairage, un tableau se détacha, au-dessus du canapé +où la contessina était assise, le portrait de la jeune fille +au turban, si belle, Cassia Boccanera, l'ancêtre, l'amoureuse +et la justicière. De nouveau, la ressemblance frappa +le prêtre, et il pensa tout haut, il reprit:</p> + +<p>—La tentation est la plus forte, il vient toujours une +minute où l'on succombe, et tout à l'heure, si je n'étais +pas entré...</p> + +<p>Violemment, Benedetta l'interrompit.</p> + +<p>—Moi, moi!... Ah! vous ne me connaissez pas. Je +serais morte plutôt.</p> + +<p>Et, dans une exaltation dévote extraordinaire, toute +soulevée d'amour, et comme si la foi superstitieuse eût +embrasé en elle la passion jusqu'à l'extase:<a name="page_254" id="page_254"></a></p> + +<p>—J'ai juré à la Madone de donner ma virginité à +l'homme que j'aimerai, seulement le jour où il sera mon +mari, et ce serment, je l'ai tenu au prix de mon bonheur, +je le tiendrai au prix de ma vie même... Oui, Dario et moi, +nous mourrons s'il le faut, mais la sainte Vierge a ma +parole, et les anges ne pleureront pas dans le ciel.</p> + +<p>Elle était là tout entière, d'une simplicité qui pouvait +d'abord paraître compliquée, inexplicable. Sans doute +elle cédait à cette singulière idée de noblesse humaine +que le christianisme a mise dans le renoncement et la +pureté, toute une protestation contre l'éternelle matière, +les forces de la nature, la fécondité sans fin de la vie. +Mais, en elle, il y avait plus encore, un prix d'amour +inestimable donné à la virginité, un cadeau exquis, d'une +joie divine, qu'elle voulait faire à l'amant élu, choisi par +son cœur, devenu le maître souverain de son corps, dès +que Dieu les aurait unis. Pour elle, en dehors du prêtre, +du mariage religieux, il n'y avait que péché mortel et +abomination. Et, dès lors, on comprenait sa longue résistance +à Prada, qu'elle n'aimait pas, sa résistance désespérée +et si douloureuse à Dario, qu'elle adorait, mais à +qui elle ne voulait s'abandonner qu'en légitime union. +Et quelle torture, pour cette âme enflammée, que de +résister à son amour! quel continuel combat du devoir, +du serment fait à la Vierge, contre la passion, cette +passion de sa race, qui, parfois, comme elle l'avouait, +soufflait chez elle en tempête! Tout ignorante et indolente +qu'elle fût, capable d'une éternelle fidélité de tendresse, +elle exigeait d'ailleurs le sérieux, le matériel de +l'amour. Aucune fille n'était moins qu'elle perdue dans +le rêve.</p> + +<p>Pierre la regardait, sous le crépuscule mourant, et il +lui semblait qu'il la voyait, qu'il la comprenait pour la +première fois. Sa dualité s'accusait dans les lèvres un +peu fortes et charnelles, les yeux immenses, noirs et +sans fond, et dans le visage si calme, si raisonnable,<a name="page_255" id="page_255"></a> +d'une délicatesse d'enfance. Avec cela, derrière ces yeux +de flamme, sous cette peau d'une candeur filiale, on +sentait la tension intérieure de la superstitieuse, de +l'orgueilleuse et de la volontaire, la femme qui se gardait +obstinément à son amour, ne manœuvrant que pour +en jouir, toujours prête, dans sa raison avisée, à quelque +folie de passion qui l'emporterait. Ah! comme il s'expliquait +qu'on l'aimât! comme il sentait qu'une créature +si adorable, avec sa belle sincérité, sa fougue à se +réserver pour se donner mieux, devait emplir l'existence +d'un homme! et qu'elle lui apparaissait bien la sœur +cadette de cette Cassia délicieuse et tragique, qui n'avait +pas voulu vivre avec sa virginité désormais inutile, et qui +s'était jetée au Tibre, en y entraînant son frère, Ercole, +et le cadavre de Flavio, son amant!</p> + +<p>Dans un mouvement de bonne affection, Benedetta +avait saisi les deux mains de Pierre.</p> + +<p>—Monsieur l'abbé, voici une quinzaine de jours que +vous êtes ici, et je vous aime bien, parce que je sens en +vous un ami. Si vous ne nous comprenez pas du premier +coup, il ne faut pourtant pas trop mal nous juger. Je vous +jure que, si peu savante que je sois, je tâche toujours +d'agir le mieux possible.</p> + +<p>Il fut infiniment touché de sa bonne grâce, et il l'en +remercia, en gardant un instant ses belles mains dans +les siennes, car lui aussi se prenait pour elle d'une +grande tendresse. Un rêve de nouveau l'emportait, être +son éducateur, s'il en avait jamais le temps, ne pas repartir +du moins sans avoir conquis cette âme aux idées de +charité et de fraternité futures, qui étaient les siennes. +N'était-elle pas l'Italie d'hier, cette créature admirable, +indolente, ignorante, inoccupée, ne sachant que défendre +son amour? L'Italie d'hier, si belle et si endormie, avec +sa grâce finissante, charmeresse dans son ensommeillement, +et qui gardait tant d'inconnu au fond de ses yeux +noirs, brûlants de passion! Et quel rôle que de l'éveiller,<a name="page_256" id="page_256"></a> +de l'instruire, de la conquérir pour la vérité, le peuple +des souffrants et des pauvres, l'Italie rajeunie de demain, +telle qu'il la rêvait! Même, dans le mariage désastreux +avec le comte Prada, dans la rupture, il voulait voir +une première tentative manquée, l'Italie moderne du +Nord allant trop vite en besogne, trop brutale à aimer et +à transformer la douce Rome attardée, grande encore +et paresseuse. Mais ne pouvait-il reprendre la tâche, +n'avait-il pas remarqué que son livre, après l'étonnement +de la première lecture, était resté chez elle une +préoccupation, un intérêt, au milieu du vide de ses journées, +emplies de ses seuls chagrins? Quoi! s'intéresser +aux autres, aux petits de ce monde, au bonheur des misérables! +était-ce possible, y avait-il donc là un apaisement +à sa propre misère? Et elle était émue déjà, et il se promettait +de faire jaillir ses larmes, frémissant lui-même +près d'elle, à la pensée de l'infini d'amour qu'elle donnerait, +le jour où elle aimerait.</p> + +<p>La nuit venait complète, et Benedetta s'était levée pour +demander une lampe. Puis, comme Pierre prenait congé, +elle le retint un instant encore dans les demi-ténèbres. +Il ne la voyait plus, il l'entendait seulement répéter de +sa voix grave:</p> + +<p>—N'est-ce pas, monsieur l'abbé, vous n'emporterez pas +une trop mauvaise opinion de nous? Dario et moi, nous +nous aimons, et ce n'est pas un péché, quand on est sage... +Ah! oui, je l'aime, et depuis si longtemps! Figurez-vous, +j'avais treize ans à peine, lui en avait dix-huit; et nous +nous aimions, nous nous aimions comme des fous, dans +ce grand jardin de la villa Montefiori, qu'on a saccagé... +Ah! les jours que nous avons passés là, les après-midi +entières, lâchés à travers les arbres, les heures vécues au +fond de cachettes introuvables, à nous baiser, ainsi que des +chérubins! Lorsque venait le temps des oranges mûres, +c'était un parfum qui nous grisait. Et les grands buis +amers, mon Dieu! comme ils nous enveloppaient, de<a name="page_257" id="page_257"></a> +quelle odeur puissante ils nous faisaient battre le cœur! +Je ne peux plus les respirer, maintenant, sans défaillir.</p> + +<p>Giacomo apportait la lampe, et Pierre remonta chez +lui. Dans le petit escalier, il trouva Victorine, qui eut +un léger sursaut, comme si elle s'était postée là, à le +guetter sortir du salon. Elle le suivit, elle causa, se renseigna; +et, tout d'un coup, le prêtre eut conscience de ce +qui s'était passé.</p> + +<p>—Pourquoi donc n'êtes-vous pas accourue, lorsque +votre maîtresse vous a appelée, puisque vous étiez en +train de coudre, dans l'antichambre?</p> + +<p>D'abord, elle voulut faire l'étonnée, dire qu'elle n'avait +rien entendu. Mais sa bonne figure de franchise ne pouvait +mentir, riait quand même. Elle finit par se confesser, +de son air brave et gai.</p> + +<p>—Dame! est-ce que ça me regardait, d'intervenir +entre des amoureux? Et puis, j'étais bien tranquille, je +savais que le prince l'aime trop pour lui faire du mal, à +ma petite Benedetta.</p> + +<p>La vérité était que, comprenant ce dont il s'agissait, au +premier appel de détresse, elle avait posé doucement son +ouvrage sur la table et s'en était allée à pas de loup, +pour ne pas avoir à déranger ses chers enfants, ainsi +qu'elle les nommait.</p> + +<p>—Ah! la pauvre petite! conclut-elle, comme elle a +tort de se martyriser pour des idées de l'autre monde! +Puisqu'ils s'aiment, où serait le mal, grand Dieu! s'ils se +donnaient un peu de bonheur? La vie n'est pas si drôle. +Et quel regret, plus tard, le jour où il ne serait plus +temps!</p> + +<p>Resté seul, dans sa chambre, Pierre se sentit tout d'un +coup chancelant, éperdu. Les grands buis amers! les +grands buis amers! Comme lui, elle avait frissonné à leur +âpre odeur de virilité, et ils revenaient, et ils évoquaient +ceux des jardins pontificaux, des voluptueux jardins +romains, déserts et brûlants sous l'auguste soleil. Sa journée<a name="page_258" id="page_258"></a> +entière se résumait, prenait clairement sa signification +totale. C'était le réveil fécond, l'éternelle protestation +de la nature et de la vie, la Vénus et l'Hercule qu'on +peut enfouir pour des siècles dans la terre, mais qui en +surgissent quand même un jour, qu'on peut vouloir murer +au fond du Vatican dominateur, immobile et têtu, mais +qui règnent même là et gouvernent le monde, souverainement.<a name="page_259" id="page_259"></a></p> + +<h3><a name="VII" id="VII"></a>VII</h3> + +<p>Le lendemain, comme Pierre, après une longue promenade, +se retrouvait devant le Vatican, où une sorte +d'obsession le ramenait toujours, il fit de nouveau la rencontre +de monsignor Nani. C'était un mercredi soir, et +l'assesseur du Saint-Office venait d'avoir son audience +hebdomadaire chez le pape, auquel il rendait compte de +la séance tenue le matin par la sacrée congrégation.</p> + +<p>—Quel heureux hasard, mon cher fils! Justement, je +pensais à vous... Désirez-vous voir Sa Sainteté en public, +avant de la voir en audience particulière?</p> + +<p>Et il avait son grand air d'obligeance souriante, où l'on +sentait à peine l'ironie légère de l'homme supérieur qui +savait tout, pouvait tout, préparait tout.</p> + +<p>—Mais sans doute, monseigneur, répondit Pierre, un +peu étonné par la brusquerie de l'offre. Toute distraction +est la bienvenue, quand on perd ses journées à attendre.</p> + +<p>—Non, non, vous ne perdez pas vos journées, reprit +vivement le prélat. Vous regardez, vous réfléchissez, vous +vous instruisez.... Enfin, voici. Sans doute savez-vous que +le grand pèlerinage international du Denier de Saint-Pierre +arrive vendredi à Rome et qu'il sera reçu samedi +par Sa Sainteté. Le lendemain, dimanche, autre cérémonie. +Sa Sainteté dira la messe à la basilique... Eh +bien! il me reste quelques cartes, voici de très bonnes +places pour les deux jours.</p> + +<p>Il avait tiré de sa poche un élégant petit portefeuille,<a name="page_260" id="page_260"></a> +orné d'un chiffre d'or, où il prit deux cartes, une verte, +une rose, qu'il remit au jeune prêtre.</p> + +<p>—Ah! si vous saviez comme on se les dispute!... +Vous vous rappelez, ces deux dames françaises, qui se +meurent du désir de voir le Saint-Père. Je n'ai pas voulu +trop insister pour leur obtenir une audience, elles ont dû +se contenter, elles aussi, des cartes que je leur ai données... +Oui, le Saint-Père est un peu las. Je viens de le +trouver jauni, fiévreux. Mais il a tant de courage, il ne vit +que par l'âme.</p> + +<p>Son sourire reparut, avec sa moquerie à peine perceptible.</p> + +<p>—C'est là un grand exemple pour les impatients, mon +cher fils... J'ai appris que l'excellent monsignor Gamba del +Zoppo n'a rien pu pour vous. Il ne faut pas vous en +affliger outre mesure. Me permettez-vous de répéter que +cette longue attente est sûrement une grâce que vous fait +la Providence, en vous renseignant, en vous forçant à +comprendre des choses que vous autres, prêtres de France, +vous ne sentez malheureusement pas, quand vous arrivez +à Rome? Et peut-être cela vous évitera-t-il des fautes... +Allons, calmez-vous, dites-vous que les événements sont +dans la main de Dieu et qu'ils se produiront à l'heure +fixée par sa souveraine sagesse.</p> + +<p>Il tendit sa jolie main, souple et grasse, une douce +main de femme, mais dont l'étreinte avait la force d'un +étau de fer. Et il monta dans sa voiture, qui l'attendait.</p> + +<p>Justement, la lettre que Pierre avait reçue du vicomte +Philibert de la Choue, était un long cri de rancune et de +désespoir, à l'occasion du grand pèlerinage international +du Denier de Saint-Pierre. Il écrivait de son lit, cloué +par une affreuse attaque de goutte, et il ne pouvait venir. +Mais ce qui mettait le comble à sa peine, c'était que le +président du comité, chargé naturellement de présenter +le pèlerinage au pape, se trouvait être le baron de Fouras, +un de ses adversaires acharnés du vieux parti catholique<a name="page_261" id="page_261"></a> +conservateur; et il ne doutait pas un instant que le baron +ne profitât de l'occasion unique pour faire triompher dans +l'esprit du pape sa théorie des corporations libres, tandis +que lui, de la Choue, n'admettait le salut du catholicisme +et du monde que par le système des corporations fermées, +obligatoires. Aussi suppliait-il Pierre d'agir auprès des +cardinaux favorables, et d'arriver quand même à être +reçu par le Saint-Père, et de ne pas quitter Rome sans +lui rapporter l'approbation auguste, qui seule devait décider +de la victoire. La lettre donnait en outre d'intéressants +détails sur le pèlerinage, trois mille pèlerins venus +de tous les pays, que des évêques et des supérieurs de +congrégations amenaient par petits groupes, de France, +de Belgique, d'Espagne, d'Autriche, même d'Allemagne. +C'était la France qui se trouvait le plus largement +représentée, près de deux mille pèlerins. Un +comité international avait fonctionné à Paris pour tout +organiser, besogne délicate, car il y avait là un mélange +voulu, des membres de l'aristocratie, des confréries de +dames bourgeoises, des associations ouvrières, les classes, +les âges, les sexes confondus, fraternisant dans la même +foi. Et le vicomte ajoutait que le pèlerinage, qui portait +au pape des millions, avait choisi la date de son arrivée, +de manière à être la protestation du catholicisme universel +contre les fêtes du 20 septembre, par lesquelles le +Quirinal venait de célébrer le glorieux anniversaire de +Rome capitale.</p> + +<p>Pierre ne se méfia pas, crut qu'il suffisait d'arriver vers +onze heures, puisque la solennité était pour midi. Elle +devait avoir lieu dans la salle des Béatifications, une grande +et belle salle qui se trouve au-dessus du portique de +Saint-Pierre, et qu'on a aménagée en chapelle depuis +1890. Une de ses fenêtres ouvre sur la loggia centrale, +d'où le pape nouvellement élu, autrefois, bénissait le +peuple, Rome et le monde. Elle est précédée de deux +autres salles, la salle Royale et la salle Ducale. Et, lorsque<a name="page_262" id="page_262"></a> +Pierre voulut gagner la place à laquelle sa carte verte +lui donnait droit, dans la salle même des Béatifications, +il les trouva toutes les trois tellement bondées d'une foule +compacte, qu'il s'ouvrit un chemin avec les plus extrêmes +difficultés. Il y avait une heure déjà qu'on étouffait de la +sorte, dans la fièvre ardente, l'émotion grandissante des +trois à quatre mille personnes enfermées là. Enfin, il put +arriver jusqu'à la porte de la troisième salle; mais il se +découragea à y voir l'extraordinaire entassement des têtes, +il n'essaya même pas d'aller plus loin.</p> + +<p>Cette salle des Béatifications, qu'il embrassait d'un +regard, en se dressant sur la pointe des pieds, était d'une +grande richesse, dorée et peinte, sous le haut plafond +sévère. En face de l'entrée, à la place ordinaire de l'autel, +on avait placé, sur une estrade basse, le trône pontifical, +un grand fauteuil de velours rouge, dont le dossier et les +bras d'or resplendissaient; et les draperies du baldaquin, +également de velours rouge, retombaient derrière, déployaient +comme deux larges ailes de pourpre. Mais ce +qui l'intéressait surtout, ce qui le saisissait, c'était cette +foule, cette foule d'effrénée passion, telle qu'il n'en avait +jamais vue, dont il entendait battre les cœurs à grands +coups, dont les yeux trompaient l'impatience fébrile de +l'attente, en regardant, en adorant le trône vide. Ah! ce +trône, il les éblouissait, il les troublait jusqu'à la pâmoison +des âmes dévotes, ainsi que l'ostensoir d'or où Dieu +en personne allait daigner prendre place. Il y avait là des +ouvriers endimanchés, aux regards clairs d'enfant, aux +rudes figures d'extase, des dames bourgeoises vêtues de +la toilette noire réglementaire, toutes pâles d'une sorte de +terreur sacrée dans l'excès de leur désir, des messieurs +en habit et en cravate blanche, glorieux, soulevés par la +conviction qu'ils sauvaient l'Église et les peuples. Un +groupe de ceux-ci se faisait remarquer particulièrement +devant le trône, tout un paquet d'habits noirs, les membres +du comité international, à la tête duquel triomphait le<a name="page_263" id="page_263"></a> +baron de Fouras, un homme d'une cinquantaine d'années, +très grand, très gros, très blond, qui s'agitait, se dépensait, +donnait des ordres, comme un général au matin +d'une victoire décisive. Puis, au milieu de la masse grise +et neutre des vêtements, éclatait çà et là la soie violette +d'un évêque, chaque pasteur ayant voulu rester avec son +troupeau; tandis que des réguliers, des pères supérieurs, +en robes brunes, noires, blanches, dominaient, de toutes +leurs hautes têtes barbues ou rasées. A droite et à gauche, +flottaient des bannières, que des associations, des congrégations +apportaient en cadeau au pape. Et la houle montait, +et un bruit de mer s'enflait toujours, un tel amour +impatient s'exhalait des faces en sueur, des yeux brûlants, +des bouches affamées, que l'air s'en trouvait +comme épaissi et obscurci, dans l'odeur lourde de ce +peuple entassé.</p> + +<p>Mais, brusquement, Pierre aperçut près du trône monsignor +Nani, qui, l'ayant reconnu de loin, lui faisait des +signes pour qu'il s'avançât; et, comme il répondait d'un +geste modeste, signifiant qu'il préférait rester où il était, +le prélat s'entêta quand même, lui envoya un huissier, +avec l'ordre de lui ouvrir un chemin. Enfin, lorsque +l'huissier le lui eut amené:</p> + +<p>—Pourquoi donc ne veniez-vous pas occuper votre +place? Votre carte vous donne droit à être ici, à la gauche +du trône.</p> + +<p>—Ma foi, répondit le prêtre, il y avait tant de monde +à déranger, que je n'ai pas voulu. Et puis, c'est bien de +l'honneur pour moi.</p> + +<p>—Non, non! je vous ai donné cette place, afin que +vous l'occupiez. Je désire que vous soyez au premier +rang, pour bien voir, pour ne rien perdre de la cérémonie.</p> + +<p>Pierre ne put que le remercier. Il vit alors que plusieurs +cardinaux et beaucoup de prélats de la famille pontificale +attendaient, eux aussi, aux deux côtés du trône. Vainement,<a name="page_264" id="page_264"></a> +il chercha le cardinal Boccanera, qui ne paraissait +à Saint-Pierre et au Vatican que les jours où le service +de sa charge l'y obligeait. Mais il reconnut le cardinal +Sanguinetti, large et fort, qui causait très haut avec le +baron de Fouras, le sang au visage. Un instant, monsignor +Nani revint, de son air complaisant, pour lui montrer +deux autres Éminences, d'une importance de hauts +et puissants personnages: le cardinal vicaire, un gros +homme court, à la face enfiévrée, brûlée d'ambition, et le +cardinal secrétaire, robuste, ossu, taillé à coups de hache, +un type romantique de bandit sicilien qui se serait décidé +pour la discrète et souriante diplomatie ecclésiastique. A +quelques pas encore, à l'écart, se tenait le grand pénitencier, +silencieux, l'air souffrant, avec un profil gris et +maigre d'ascète.</p> + +<p>Midi était sonné. Il y eut une fausse joie, une émotion +qui vint des deux autres salles, en une vague profonde. +Mais ce n'étaient que les huissiers qui faisaient +ranger la foule, afin de ménager un passage au cortège. +Et, tout d'un coup, du fond de la première salle, des +acclamations partirent, grandirent, s'approchèrent. Cette +fois, c'était le cortège. D'abord, un détachement de gardes +suisses en petit uniforme, conduit par un sergent; puis, +les porteurs de chaise en rouge; puis, les prélats de la +cour, parmi lesquels les quatre camériers secrets participants. +Et, enfin, entre deux pelotons de gardes-nobles +en demi-gala, le Saint-Père marchait seul, à pied, souriant +d'un pâle sourire, bénissant avec lenteur, à droite et +à gauche. Avec lui, la clameur, montant des salles voisines, +s'était engouffrée dans la salle des Béatifications, +d'une violence d'amour soufflant en folie; et, sous la frêle +main blanche qui bénissait, toutes ces créatures bouleversées +étaient tombées à deux genoux, il n'y avait plus +par terre qu'un écrasement de peuple dévot, comme foudroyé +par l'apparition du Dieu.</p> + +<p>Pierre, emporté, avait frémi, s'était agenouillé avec les<a name="page_265" id="page_265"></a> +autres. Ah! cette toute-puissance, cette contagion irrésistible +de la foi, du souffle redoutable de l'au-delà, se décuplant +dans un décor et dans une pompe de grandeur +souveraine! Un profond silence se fit ensuite, lorsque +Léon XIII se fut assis sur le trône, entouré des cardinaux +et de sa cour; et, dès lors, la cérémonie se déroula, selon +l'usage et le rite. Un évêque parla d'abord, à genoux, +pour mettre aux pieds de Sa Sainteté l'hommage des +fidèles de la chrétienté entière. Le président du comité, le +baron de Fouras, lui succéda, lut debout un long discours, +dans lequel il présentait le pèlerinage, en expliquait +l'intention, lui donnait toute la gravité d'une protestation +à la fois politique et religieuse. Chez ce gros homme, la +voix était menue, perçante, les phrases partaient avec un +grincement de vrille; et il disait la douleur du monde +catholique devant la spoliation dont le Saint-Siège souffrait +depuis un quart de siècle, la volonté de tous les peuples, +représentés là par des pèlerins, de consoler le Chef +suprême et vénéré de l'Église, en lui apportant l'obole +des riches et des pauvres, le denier des plus humbles, +pour que la papauté vécût fière, indépendante, dans le +mépris de ses adversaires. Il parla aussi de la France, +déplora ses erreurs, prophétisa son retour aux traditions +saines, fit entendre orgueilleusement qu'elle était la +plus opulente, la plus généreuse, celle dont l'or et les +cadeaux coulaient à Rome, en un fleuve ininterrompu. +Léon XIII, enfin, se leva, répondit à l'évêque et au baron. +Sa voix était grosse, fortement nasale, une voix qui surprenait, +au sortir d'un corps si mince. Et, en quelques +phrases, il témoigna sa gratitude, dit combien son cœur +était ému de ce dévouement des nations à la papauté. +Les temps avaient beau être mauvais, le triomphe final +ne pouvait tarder davantage. Des signes évidents annonçaient +que le peuple revenait à la foi, que les iniquités +cesseraient bientôt, sous le règne universel du Christ. +Quant à la France, n'était-elle pas la fille aînée de<a name="page_266" id="page_266"></a> +l'Église, qui avait donné au Saint-Siège trop de marques +de tendresse, pour que celui-ci cessât jamais de l'aimer? +Puis, levant le bras, à tous les pèlerins présents, aux +sociétés et aux œuvres qu'ils représentaient, à leurs +familles et à leurs amis, à la France, à toutes les nations +de la catholicité, pour les remercier de l'aide précieuse +qu'elles lui envoyaient, il accorda sa bénédiction apostolique. +Pendant qu'il se rasseyait, des applaudissements +éclatèrent, des salves frénétiques qui durèrent pendant +dix minutes, mêlées à des vivats, à des cris inarticulés, +tout un déchaînement passionné de tempête dont la +salle tremblait.</p> + +<p>Et, sous le vent de cette furieuse adoration, Pierre +regardait Léon XIII, redevenu immobile sur le trône. +Coiffé du bonnet papal, les épaules couvertes de la pèlerine +rouge garnie d'hermine, il avait, dans sa longue +soutane blanche, la raideur hiératique de l'idole que deux +cent cinquante millions de chrétiens vénèrent. Sur le fond +de pourpre des rideaux du baldaquin, entre cet écartement +ailé des draperies, où brûlait comme un brasier de +gloire, il prenait une véritable majesté. Ce n'était plus le +vieillard débile, à la petite marche saccadée, au cou frêle +de pauvre oiseau malade. Le décharnement du visage, le +nez trop fort, la bouche trop fendue, disparaissaient. +Dans cette face de cire, on ne distinguait que les yeux +admirables, noirs et profonds, d'une éternelle jeunesse, +d'une intelligence, d'une pénétration extraordinaires. +Puis, c'était un redressement volontaire de toute la +personne, une conscience de l'éternité qu'il représentait, +une royale noblesse qui lui venait de n'être plus +qu'un souffle, une âme pure, dans un corps d'ivoire, si +transparent, qu'on y voyait cette âme déjà, comme délivrée +des liens de la terre. Et Pierre, alors, sentit ce +qu'un tel homme, le pontife souverain, le roi obéi de +deux cent cinquante millions de sujets, devait être pour +les dévotes et dolentes créatures qui venaient l'adorer de<a name="page_267" id="page_267"></a> +si loin, foudroyées à ses pieds par le resplendissement +des puissances qu'il incarnait. Derrière lui, dans la +pourpre des rideaux, quelle ouverture brusque sur l'au-delà, +quel infini d'idéal et de gloire aveuglante! En un +seul être, l'Élu, l'Unique, le Surhumain, tant de siècles +d'histoire, depuis l'apôtre Pierre, tant de force, de +génie, de luttes, de triomphes! Puis, quel miracle sans +cesse renouvelé, le ciel daignant descendre dans cette +chair humaine, Dieu habitant ce serviteur qu'il a choisi, +qu'il met à part, qu'il sacre au-dessus de l'immense +foule des autres vivants, en lui donnant tout pouvoir et +toute science! Quel trouble sacré, quel émoi d'éperdue +tendresse, Dieu dans un homme, Dieu sans cesse là, au +fond de ses yeux, parlant par sa voix, émanant de chacun +de ses gestes de bénédiction! S'imaginait-on cet absolu +exorbitant d'un monarque infaillible, l'autorité totale en +ce monde et le salut dans l'autre, Dieu visible! Et comme +l'on comprenait le vol vers lui des âmes dévorées du +besoin de croire, l'anéantissement en lui de ces âmes qui +trouvaient enfin la certitude tant cherchée, la consolation +de se donner et de disparaître en Dieu même!</p> + +<p>Mais la cérémonie s'achevait, le baron de Fouras présentait +au Saint-Père les membres du comité, ainsi que +quelques autres membres importants du pèlerinage. +C'était un lent défilé, des génuflexions tremblantes, le +baiser goulu à la mule et à l'anneau. Puis, les bannières +furent offertes, et Pierre eut un serrement de cœur, en +reconnaissant dans la plus belle, la plus riche, une bannière +de Lourdes, donnée sans doute par les pères de +l'Immaculée-Conception. Sur la soie blanche, brodée d'or, +d'un côté la Vierge de Lourdes était peinte, tandis que, de +l'autre, se trouvait le portrait de Léon XIII. Il le vit sourire +à son image, il en eut un grand chagrin, comme si +tout son rêve d'un pape intellectuel, évangélique, dégagé +des basses superstitions, croulait. Et ce fut à ce moment +qu'il rencontra de nouveau les regards de monsignor<a name="page_268" id="page_268"></a> +Nani, qui ne le quittait pas des yeux depuis le commencement +de la solennité, étudiant ses moindres impressions, +de l'air curieux d'un homme en train de se livrer à une +expérience.</p> + +<p>Il s'était rapproché, il dit:</p> + +<p>—Elle est superbe, cette bannière, et quelle joie pour +Sa Sainteté d'être si bien peinte, en compagnie de cette +jolie sainte Vierge!</p> + +<p>Puis, comme le jeune prêtre ne répondait pas, devenu +pâle, il ajouta avec un air de dévote jouissance italienne:</p> + +<p>—Nous aimons beaucoup Lourdes à Rome, c'est si +délicieux, cette histoire de Bernadette!</p> + +<p>Et ce qui se passa alors fut si extraordinaire, que Pierre +en resta longtemps bouleversé. Il avait vu, à Lourdes, des +spectacles d'une idolâtrie inoubliable, des scènes de foi +naïve, de passion religieuse exaspérée, dont il frémissait +encore d'inquiétude et de douleur. Mais les foules se +ruant à la Grotte, les malades expirant d'amour devant la +statue de la Vierge, tout un peuple délirant sous la contagion +du miracle, rien, rien n'approchait du coup de +folie qui souleva, qui emporta les pèlerins, aux pieds du +pape. Des évêques, des supérieurs de congrégation, des +délégués de toutes sortes, s'étaient avancés pour déposer +près du trône les offrandes qu'ils apportaient du monde +catholique entier, la collecte universelle du denier de +Saint-Pierre. C'était l'impôt volontaire d'un peuple à son +souverain, de l'argent, de l'or, des billets de banque, +enfermés dans des bourses, dans des aumônières, dans +des portefeuilles. Et des dames vinrent ensuite qui tombaient +à genoux, pour tendre les aumônières de soie ou +de velours, qu'elles avaient brodées. Et d'autres avaient +fait mettre sur les portefeuilles le chiffre en diamants de +Léon XIII. Et l'exaltation devint telle, un instant, que +des femmes se dépouillèrent, jetèrent leurs porte-monnaie, +jusqu'aux sous qu'elles avaient sur elles. Une, très +belle, très brune, mince et grande, arracha sa montre de<a name="page_269" id="page_269"></a> +son cou, ôta ses bagues, les lança sur le tapis de l'estrade. +Toutes auraient arraché leur chair, pour sortir leur cœur +brûlant d'amour, le jeter aussi, se jeter entières, sans +rien garder d'elles. Ce fut une pluie de présents, le don +total, la passion qui se dépouille en faveur de l'objet +de son culte, heureuse de n'avoir rien à elle qui ne +soit à lui. Et cela au milieu d'une clameur croissante, +des vivats qui avaient repris, des cris d'adoration suraigus, +tandis que des poussées de plus en plus violentes se produisaient, +tous et toutes cédant à l'irrésistible besoin de +baiser l'idole.</p> + +<p>Un signal fut donné, Léon XIII se hâta de descendre +du trône et de reprendre sa place dans le cortège, pour +regagner ses appartements. Des gardes suisses maintenaient +énergiquement la foule, tâchaient de dégager le +passage, au travers des trois salles. Mais, à la vue du +départ de Sa Sainteté, une rumeur de désespoir avait +grandi, comme si le ciel se fût refermé brusquement, +devant ceux qui n'avaient pu s'approcher encore. Quelle +déception affreuse, avoir eu Dieu visible et le perdre, avant +de gagner son salut, rien qu'en le touchant! La bousculade +fut si terrible, que la plus extraordinaire confusion régna, +balayant les gardes suisses. Et l'on vit des femmes se précipiter +derrière le pape, se traîner à quatre pattes sur les +dalles de marbre, y baiser ses traces, y boire la poussière +de ses pas. La grande dame brune, tombée au bord +de l'estrade, venait de s'y évanouir, en poussant un grand +cri; et deux messieurs du comité la tenaient, afin qu'elle +ne se blessât point, dans l'attaque nerveuse qui la convulsait. +Une autre, une grosse blonde, s'acharnait, mangeait +des lèvres, éperdument, un des bras dorés du fauteuil, +où s'était posé le pauvre coude frêle du vieillard. D'autres +l'aperçurent, vinrent le lui disputer, s'emparèrent des +deux bras, du velours, la bouche collée au bois et à +l'étoffe, le corps secoué de gros sanglots. Il fallut employer +la force pour les en arracher.<a name="page_270" id="page_270"></a></p> + +<p>Pierre, quand ce fut fini, sortit comme d'un rêve pénible, +le cœur soulevé, la raison révoltée. Et il retrouva +le regard de monsignor Nani qui ne le quittait point.</p> + +<p>—Une cérémonie superbe, n'est-ce pas? dit le prélat. +Cela console de bien des iniquités.</p> + +<p>—Oui, sans doute, mais quelle idolâtrie! ne put +s'empêcher de murmurer le prêtre.</p> + +<p>Monsignor Nani se contenta de sourire, sans relever le +mot, comme s'il ne l'eût pas entendu. A ce moment, les +deux dames françaises, auxquelles il avait donné des +cartes, s'approchèrent pour le remercier; et Pierre eut +la surprise de reconnaître en elles les deux visiteuses +des Catacombes, la mère et la fille, si belles, si gaies et +si saines. D'ailleurs, celles-ci n'étaient enthousiastes que +du spectacle. Elles déclarèrent qu'elles étaient bien contentes +d'avoir vu ça, que c'était une chose étonnante, +unique au monde.</p> + +<p>Brusquement, dans la foule qui se retirait sans hâte, +Pierre se sentit toucher à l'épaule, et il aperçut Narcisse +Habert, très enthousiaste lui aussi.</p> + +<p>—Je vous ai fait des signes, mon cher abbé, mais +vous ne m'avez pas vu.... Hein? cette femme brune qui +est tombée raide, les bras en croix, était-elle admirable +d'expression! Un chef-d'œuvre des primitifs, un Cimabué, +un Giotto, un Fra Angelico! Et les autres, celles qui +mangeaient de baisers les bras du fauteuil, quel groupe +de suavité, de beauté et d'amour!... Jamais je ne manque +ces cérémonies, il y a toujours à y voir des tableaux, des +spectacles d'âmes.</p> + +<p>Avec lenteur, l'énorme flot des pèlerins s'écoulait, +descendait l'escalier, dans la brûlante fièvre dont le +frisson persistait; et Pierre, suivi de monsignor Nani et +de Narcisse, qui s'étaient mis à causer ensemble, réfléchissait, +sous le tumulte d'idées battant son crâne. Ah! +certes, c'était grand et beau, ce pape qui s'était muré au +fond de son Vatican, qui avait monté dans l'adoration et<a name="page_271" id="page_271"></a> +dans la terreur sacrée des hommes, à mesure qu'il disparaissait +davantage, qu'il devenait un pur esprit, une +pure autorité morale, dégagée de tout souci temporel. Il +y avait là une spiritualité, un envolement en plein idéal, +dont il était remué profondément, car son rêve d'un +christianisme rajeuni reposait sur ce pouvoir épuré, +uniquement spirituel du Chef suprême; et il venait de +constater ce qu'y gagnait, en majesté et en puissance, +ce Souverain Pontife de l'au-delà, aux pieds duquel +s'évanouissaient les femmes, qui, derrière lui, voyaient +Dieu. Mais, à la même minute, il avait senti tout d'un +coup se dresser la question d'argent, gâtant sa joie, remettant +à l'étude le problème. Si l'abandon forcé du pouvoir +temporel avait grandi le pape, en le libérant des misères +d'un petit roi menacé sans cesse, le besoin d'argent restait +encore comme un boulet à son pied, qui le clouait à la +terre. Puisqu'il ne pouvait accepter la subvention du +royaume d'Italie, l'idée vraiment touchante du denier de +Saint-Pierre aurait dû sauver le Saint-Siège de tout souci +matériel, à la condition que ce denier fût en réalité le +sou du catholique, l'obole de chaque fidèle, prise sur le +pain quotidien, envoyée directement à Rome, tombant de +l'humble main qui la donne dans l'auguste main qui la +reçoit; sans compter qu'un tel impôt volontaire, payé par +le troupeau à son pasteur, suffirait à l'entretien de +l'Église, si chaque tête des deux cent cinquante millions +de chrétiens donnait simplement son sou par semaine. +De la sorte, le pape devant à tous, à chacun de ses enfants, +ne devrait rien à personne. C'était si peu, un sou, +et si aisé, si attendrissant! Malheureusement, les choses +ne se passaient point ainsi, le plus grand nombre des +catholiques ne donnaient pas, des riches envoyaient de +grosses sommes par passion politique, et surtout les dons +se centralisaient entre les mains des évêques et de +certaines congrégations, de manière que les véritables +donateurs semblaient être ces évêques, ces puissantes congrégations,<a name="page_272" id="page_272"></a> +qui devenaient ouvertement les bienfaiteurs +de la papauté, les caisses indispensables où elle puisait +sa vie. Les petits et les humbles, dont l'obole emplissait +le tronc, étaient comme supprimés; c'étaient des intermédiaires, +des hauts seigneurs séculiers ou réguliers, +que dépendait le pape, forcé dès lors de les ménager, +d'écouter leurs remontrances, d'obéir parfois à leurs +passions, s'il ne voulait voir se tarir les aumônes. Allégé +du poids mort du pouvoir temporel, il n'était tout de +même pas libre, tributaire de son clergé, ayant à tenir +compte autour de lui de trop d'intérêts et d'appétits, pour +être le maître hautain, pur, tout âme, le maître capable +de sauver le monde. Et Pierre se rappelait la Grotte de +Lourdes dans les jardins, la bannière de Lourdes qu'il +venait de voir, et il savait que les pères de Lourdes prélevaient, +chaque année, une somme de deux cent mille francs +sur les recettes de leur Vierge, pour les envoyer en +cadeau au Saint-Père. N'était-ce pas la grande raison de +leur toute-puissance? Il frémit, il eut la brusque conscience +que, malgré sa présence à Rome, malgré l'appui +du cardinal Bergerot, il serait battu et son livre condamné.</p> + +<p>Enfin, comme il débouchait sur la place Saint-Pierre, +dans la bousculade dernière des pèlerins, il entendit +Narcisse qui demandait:</p> + +<p>—Vraiment, vous croyez que les dons, aujourd'hui, +ont dépassé ce chiffre?</p> + +<p>—Oh! plus de trois millions, j'en suis convaincu, +répondit monsignor Nani.</p> + +<p>Tous trois s'arrêtèrent un moment sous la colonnade +de droite, regardant l'immense place ensoleillée, où les +trois mille pèlerins se répandaient, petites taches noires, +foule agitée, telle qu'une fourmilière en révolution.</p> + +<p>Trois millions! ce chiffre avait sonné aux oreilles de +Pierre. Et il leva la tête, il regarda, de l'autre côté de +la place, les façades du Vatican, toutes dorées dans le<a name="page_273" id="page_273"></a> +soleil, sur l'infini ciel bleu, comme s'il avait voulu suivre, +au travers des murs, la marche de Léon XIII, regagnant +par les galeries et par les salles son appartement, dont il +apercevait là-haut les fenêtres. Il le voyait en pensée +chargé des trois millions, les emportant sur lui, entre ses +frêles bras serrés contre sa poitrine, emportant l'or, +l'argent, les billets, et jusqu'aux bijoux que les femmes +avaient jetés. Puis, tout haut, inconsciemment, il parla.</p> + +<p>—Et qu'en va-t-il faire, de ces millions? Où s'en +va-t-il avec?</p> + +<p>Narcisse et monsignor Nani lui-même ne purent s'empêcher +de s'égayer, à cette curiosité formulée de la sorte. +Ce fut le jeune homme qui répondit.</p> + +<p>—Mais Sa Sainteté les emporte dans sa chambre, ou +du moins elle les y fait porter devant elle. N'avez-vous +pas vu deux personnes de la suite qui ramassaient tout, +les poches et les mains pleines?... Et, maintenant, Sa +Sainteté est enfermée, toute seule. Elle a congédié le +monde, elle a poussé soigneusement les verrous des +portes... Et, si vous pouviez l'apercevoir, derrière cette +façade, vous la verriez compter et recompter son trésor +avec une attention heureuse, mettre en bon ordre les rouleaux +d'or, glisser les billets de banque dans des enveloppes, +par petits paquets égaux, puis tout ranger, tout +faire disparaître au fond de cachettes connues d'elle +seule.</p> + +<p>Pendant que son compagnon parlait, Pierre avait de +nouveau levé les yeux sur les fenêtres du pape, comme +s'il avait suivi la scène. D'ailleurs, le jeune homme continuait +ses explications, disait que, dans la chambre, contre +le mur de droite, il y avait un certain meuble, où l'argent +était serré. Les uns parlaient aussi des profonds tiroirs +d'un bureau; et d'autres, enfin, affirmaient qu'au fond de +l'alcôve, qui était très vaste, l'argent dormait dans de +grandes malles cadenassées. Il y avait bien, à gauche du +couloir menant aux Archives, une grande pièce où se<a name="page_274" id="page_274"></a> +tenait le caissier général, avec un monumental coffre-fort +à trois compartiments. Mais là était l'argent du patrimoine +de Saint-Pierre, les recettes administratives faites +à Rome; tandis que l'argent du denier, des aumônes de la +chrétienté entière, restait entre les mains de Léon XIII, +qui seul en savait exactement le chiffre, et qui vivait seul +avec ces millions, dont il disposait en maître absolu, sans +rendre de comptes à personne. Aussi ne quittait-il pas sa +chambre, lorsque les domestiques faisaient le ménage. A +peine consentait-il à rester sur le seuil de la pièce voisine, +pour éviter la poussière. Et, quand il devait s'absenter pendant +quelques heures, descendre dans les jardins, il fermait +les portes à double tour, il emportait sur lui les +clefs, qu'il ne confiait jamais à personne.</p> + +<p>Narcisse s'arrêta, se tourna vers monsignor Nani.</p> + +<p>—N'est-ce pas, monseigneur? Ce sont là des faits +connus de toute Rome.</p> + +<p>Le prélat, qui hochait la tête de son air souriant, sans +approuver ni désapprouver, s'était remis à suivre sur le +visage de Pierre l'effet produit par ces histoires.</p> + +<p>—Sans doute, sans doute, on dit tant de choses!... Je +ne le sais pas, moi; mais puisque vous le savez, monsieur +Habert!</p> + +<p>—Oh! reprit celui-ci, je n'accuse pas Sa Sainteté +d'avarice sordide, comme le bruit en court. Il circule des +fables, les coffres pleins d'or, où elle passerait des heures +à plonger les mains, les trésors entassés dans des coins, +pour le plaisir de les compter et de les recompter sans +cesse... Seulement, on peut bien admettre que le Saint-Père +aime tout de même un peu l'argent pour lui-même, +pour le plaisir de le toucher, de le ranger, quand il est +seul, une manie bien excusable chez un vieillard qui n'a +point d'autre distraction... Et je me hâte d'ajouter qu'il +aime l'argent plus encore pour la force sociale qui est en +lui, pour l'appui décisif qu'il doit donner à la papauté +de demain, si elle veut vaincre.<a name="page_275" id="page_275"></a></p> + +<p>Alors, se dressa la très haute figure de ce pape, prudent +et sage, conscient des nécessités modernes, enclin +à utiliser les puissances du siècle pour le conquérir, +faisant des affaires, ayant même failli perdre dans un +désastre le trésor laissé par Pie IX, et voulant réparer la +brèche, reconstituer le trésor, afin de le léguer, solide et +grossi, à son successeur. Économe, oui! mais économe +pour les besoins de l'Église, qu'il sentait immenses, plus +grands chaque jour, d'une importance vitale, si elle voulait +combattre l'athéisme sur le terrain des écoles, des +institutions, des associations de toutes sortes. Sans argent, +elle n'était plus qu'une vassale, à la merci des pouvoirs +civils, du royaume d'Italie et des autres nations catholiques. +Et c'était ainsi que, tout en étant charitable, en +soutenant largement les œuvres utiles, qui aidaient au +triomphe de la Foi, il avait le mépris des dépenses sans +but, il se montrait d'une dureté hautaine pour lui-même +et pour les autres. Personnellement, il était sans besoins. +Dès le début de son pontificat, il avait nettement séparé +son petit patrimoine privé du riche patrimoine de Saint-Pierre, +se refusant à rien distraire de celui-ci pour aider +les siens. Jamais Souverain Pontife n'avait moins cédé +au népotisme, à ce point que ses trois neveux et ses +deux nièces restaient pauvres, dans de gros embarras +pécuniaires. Il n'entendait ni les commérages, ni les +plaintes, ni les accusations, il restait intraitable et +debout, défendant avec rudesse les millions de la papauté +contre tant d'acharnées convoitises, contre son +entourage et contre sa famille, dans l'orgueil de laisser +aux papes futurs l'arme invincible, l'argent qui donne +la vie.</p> + +<p>—Mais, en somme, demanda Pierre, quelles sont les +recettes et quelles sont les dépenses du Saint-Siège?</p> + +<p>Monsignor Nani se hâta de répéter son aimable geste +évasif.</p> + +<p>—Oh! en ces matières, je suis d'une ignorance...<a name="page_276" id="page_276"></a> +Adressez-vous à monsieur Habert, qui est si bien renseigné.</p> + +<p>—Mon Dieu! déclara celui-ci, je sais ce que tout le +monde sait dans les ambassades, ce qui se répète couramment... +Pour les recettes, il faut distinguer. D'abord, +il y avait le trésor laissé par Pie IX, une vingtaine de +millions, placés de façons diverses, qui rapportaient à +peu près un million de rentes; mais, comme je vous l'ai +dit, un désastre est survenu, presque réparé maintenant, +assure-t-on. Puis, outre le revenu fixe des capitaux +placés, il y a les quelques centaines de mille francs que +produisent, bon an mal an, les droits de chancellerie de +toutes sortes, les titres nobiliaires, les mille petits frais +que l'on paye aux congrégations... Seulement, comme le +budget des dépenses dépasse sept millions, vous voyez qu'il +fallait en trouver six chaque année; et c'est sûrement le +denier de Saint-Pierre qui les a fournis, pas les six peut-être, +mais trois ou quatre, avec lesquels on a spéculé pour +les doubler et joindre les deux bouts... Ce serait trop long, +cette histoire des spéculations du Saint-Siège depuis +une quinzaine d'années, les premiers gains énormes, +puis la catastrophe qui a failli tout emporter, enfin l'obstination +aux affaires qui peu à peu a bouché les trous. Je +vous la conterai un jour, si vous êtes curieux de la connaître.</p> + +<p>Pierre écoutait, très intéressé.</p> + +<p>—Six millions! s'écria-t-il, même quatre! Que rapporte-t-il +donc, le denier de Saint-Pierre?</p> + +<p>—Oh! ça, je vous le répète, personne ne l'a jamais su +exactement. Autrefois, les journaux catholiques publiaient +des listes, les chiffres des offrandes; et l'on pouvait arriver +à une certaine approximation. Mais sans doute on a +jugé cela mauvais, car aucun document ne paraît plus, il +est devenu radicalement impossible de se faire même une +idée de ce que le pape reçoit. Lui seul, je le dis encore, +connaît le chiffre total, garde l'argent et en dispose, en<a name="page_277" id="page_277"></a> +souverain maître. Il est à croire que, les bonnes années, +les dons ont produit de quatre à cinq millions. La France +entrait d'abord pour la moitié dans cette somme; mais +elle donne certainement moins aujourd'hui. L'Amérique +donne également beaucoup. Puis viennent la Belgique et +l'Autriche, l'Angleterre et l'Allemagne. Quant à l'Espagne +et à l'Italie... Ah! l'Italie...</p> + +<p>Il eut un sourire en regardant monsignor Nani, qui, +béatement, dodelinait de la tête, de l'air d'un homme +enchanté d'apprendre des choses curieuses dont il n'aurait +pas su le premier mot.</p> + +<p>—Allez, allez, mon cher fils!</p> + +<p>—Ah! l'Italie ne se distingue guère. Si le pape +n'avait pour vivre que les cadeaux des catholiques +italiens, la famine régnerait vite au Vatican. On peut +même dire que, loin de venir à son aide, la noblesse +romaine lui a coûté fort cher, car une des principales +causes de ses pertes a été l'argent prêté par lui aux +princes qui spéculaient... Il n'y a réellement que la +France et l'Angleterre où de riches particuliers, de grands +seigneurs, ont fait au pape, prisonnier et martyr, de +royales aumônes. On cite un duc anglais qui, chaque +année, apportait une offrande considérable, à la suite +d'un vœu, pour obtenir du ciel la guérison d'un misérable +fils, frappé d'imbécillité... Et je ne parle pas de l'extraordinaire +moisson, pendant le jubilé sacerdotal et le +jubilé épiscopal, des quarante millions qui s'abattirent +alors aux pieds du pape.</p> + +<p>—Et les dépenses? demanda Pierre.</p> + +<p>—Je vous l'ai dit, elles sont de sept millions à peu +près. On peut compter pour deux millions les pensions +payées aux anciens serviteurs du gouvernement pontifical +qui n'ont pas voulu servir l'Italie; mais il faut ajouter +que, chaque année, ce chiffre diminue, par suite des extinctions +naturelles... Ensuite, en gros, mettons un +million pour les diocèses italiens, un million pour la<a name="page_278" id="page_278"></a> +Secrétairerie et les nonces, un million pour le Vatican. +J'entends, par ce dernier article, les dépenses de la cour +pontificale, des gardes militaires, des Musées, de l'entretien +du palais et de la basilique... Nous sommes à cinq +millions, n'est-ce pas? Mettez les deux autres pour les +Œuvres soutenues, pour la Propagande et surtout pour +les écoles, que Léon XIII, avec son grand sens pratique, +subventionne toujours très largement, dans la juste pensée +que la lutte, le triomphe de la religion est là, chez +les enfants qui seront les hommes de demain et qui +défendront leur mère, l'Église, si l'on a su leur inspirer +l'horreur des abominables doctrines du siècle.</p> + +<p>Il y eut un silence. Les trois hommes s'arrêtèrent sous +la majestueuse colonnade, où ils se promenaient à petits +pas. Peu à peu, la place s'était vidée de sa foule grouillante, +il n'y avait plus que l'obélisque et les deux fontaines, +dans le désert brûlant du pavé symétrique; tandis +qu'au plein soleil, sur l'entablement du portique d'en +face, se détachaient les statues, en noble rangée immobile.</p> + +<p>Et Pierre, un instant, les yeux levés encore vers les +fenêtres du pape, crut de nouveau le voir dans ce ruissellement +d'or dont on lui parlait, baignant de toute sa +personne blanche et pure, de tout son pauvre corps de +cire transparente, au milieu de ces millions, qu'il +cachait, qu'il comptait, qu'il dépensait à la seule gloire de +Dieu.</p> + +<p>—Alors, murmura-t-il, il est sans inquiétude, il n'est +pas embarrassé?</p> + +<p>—Embarrassé, embarrassé! s'écria monsignor Nani, +que ce mot jeta hors de lui, au point de le faire sortir +de sa diplomatique discrétion. Ah! mon cher fils... Chaque +mois, lorsque le trésorier, le cardinal Mocenni, va chez +Sa Sainteté, elle lui donne toujours la somme qu'il demande; +elle la donnerait, si forte qu'elle fût. Certainement, +elle a eu la sagesse de faire de grandes économies,<a name="page_279" id="page_279"></a> +le trésor de Saint-Pierre est plus riche que jamais... +Embarrassé, embarrassé, bonté divine! Mais savez-vous +bien que, si, demain, dans des circonstances malheureuses, +le Souverain Pontife faisait un appel direct à la +charité de tous ses enfants, des catholiques du monde +entier, un milliard tomberait à ses pieds, comme cet or, +comme ces bijoux, qui tout à l'heure pleuvaient sur les +marches de son trône!</p> + +<p>Et se calmant soudain, retrouvant son joli sourire:</p> + +<p>—Du moins, c'est ce que j'entends dire parfois, car +moi, je ne sais rien, je ne sais absolument rien; et il est +heureux que monsieur Habert se soit trouvé justement +là pour vous renseigner... Ah! monsieur Habert, monsieur +Habert! moi qui vous croyais tout envolé, évanoui dans +l'art, bien loin des basses questions d'intérêts terrestres! +Vraiment, vous vous entendez à ces choses comme un +banquier et comme un notaire... Rien ne vous est inconnu, +non! rien. C'est merveilleux.</p> + +<p>Narcisse dut sentir la fine ironie; car il y avait, en +effet, au fond de son être, sous le Florentin d'emprunt, +sous le garçon angélique, aux longs cheveux bouclés, aux +yeux mauves qui se noyaient devant les Botticelli, un +gaillard pratique, très rompu aux affaires, menant admirablement +sa fortune, un peu avare même. Il se +contenta de fermer à demi les paupières, d'un air de +langueur.</p> + +<p>—Oh! murmura-t-il, tout m'est rêverie, et mon âme +est autre part.</p> + +<p>—Enfin, je suis heureux, reprit monsignor Nani en se +tournant vers Pierre, bien heureux, que vous ayez pu +assister à un spectacle si beau. Encore quelques occasions +pareilles, et vous aurez vu, vous aurez compris par vous-même, +ce qui vaudra certainement mieux que toutes les +explications du monde... A demain, ne manquez pas la +grande cérémonie à Saint-Pierre. Ce sera magnifique, vous +en tirerez des réflexions excellentes, j'en suis certain...<a name="page_280" id="page_280"></a> +Et permettez-moi de vous quitter, ravi des bonnes dispositions +où je vous vois.</p> + +<p>Ses yeux d'enquête, dans un dernier regard, semblaient +avoir constaté avec joie la lassitude, l'incertitude qui pâlissaient +le visage de Pierre; et, quand il ne fut plus là, quand +Narcisse lui-même eut pris congé d'une légère poignée +de main, le jeune prêtre, resté seul, sentit une sourde colère +de protestation monter en lui. Les bonnes dispositions +où il était! quelles bonnes dispositions? Ce Nani +espérait-il donc le fatiguer, le désespérer en le heurtant +aux obstacles, de façon à le vaincre ensuite tout à l'aise? +Une seconde fois, il eut la soudaine et brève conscience +du sourd travail qu'on faisait autour de lui, pour l'investir +et le briser. Et un flot d'orgueil le rendit dédaigneux, +dans la croyance où il était de sa force de résistance. De +nouveau, il se jurait de ne jamais céder, de ne pas retirer +son livre, quels que fussent les événements. Lorsqu'on +s'entête dans une résolution, on est inexpugnable, qu'importent +les découragements et les amertumes! Mais, avant +de traverser la place, il leva encore les regards sur les +fenêtres du Vatican; et tout se résumait, il ne restait que +cet argent dont la lourde nécessité attachait à la terre, par +de dernières entraves, le pape, aujourd'hui délivré des +bas soucis du pouvoir temporel, cet argent qui le liait, +que rendait mauvais surtout la façon dont il était donné. +Alors, quand même, une joie lui revint, en pensant que, +s'il y avait uniquement là une question de perception +à trouver, son rêve d'un pape tout âme, loi d'amour, chef +spirituel du monde, n'en était pas atteint sérieusement. +Et il ne voulut plus qu'espérer, dans l'émotion heureuse +du spectacle extraordinaire qu'il avait vu, ce vieillard débile +resplendissant comme le symbole de la délivrance +humaine, obéi et adoré des foules, ayant seul en main +la toute-puissance morale de faire enfin régner sur la +terre la charité et la paix.</p> + +<p>Heureusement, Pierre, pour la cérémonie du lendemain,<a name="page_281" id="page_281"></a> +avait une carte rose, qui lui assurait une place dans +une tribune réservée; car la bousculade, aux portes de +la basilique, fut terrible, dès six heures du matin, heure +à laquelle on avait eu la précaution d'ouvrir les grilles; +et la messe, que le pape devait dire en personne, n'était +que pour dix heures. Le chiffre des trois mille fidèles qui +composaient le pèlerinage international du Denier de +Saint-Pierre, allait se trouver décuplé par tous les touristes +alors en Italie, accourus à Rome, désireux de voir +une de ces grandes solennités pontificales, si rares désormais; +sans compter Rome elle-même, les partisans, les +dévots que le Saint-Siège y comptait, ainsi que dans les +autres grandes villes du royaume, et qui s'empressaient +de manifester, dès que s'en présentait l'occasion. On prévoyait, +par le nombre des cartes distribuées, une affluence +de quarante mille assistants. Et, lorsque, à neuf heures, +Pierre traversa la place, pour se rendre, rue Sainte-Marthe, +à la porte Canonique, où étaient reçues les cartes +roses, il vit encore, sous le portique de la façade, la queue +sans fin qui pénétrait très lentement; tandis que des messieurs +en habit noir, les membres d'un Cercle catholique, +s'agitaient au grand soleil, pour maintenir l'ordre, avec +l'aide d'un détachement de gendarmes pontificaux. Des +querelles violentes éclataient dans la foule, des coups de +poing mêmes étaient échangés, au milieu des poussées +involontaires. On étouffait, on emporta deux femmes écrasées +à demi.</p> + +<p>En entrant dans la basilique, Pierre eut une surprise +désagréable. L'immense vaisseau était vêtu, des chemises +de vieux damas rouge à galons d'or habillaient les colonnes +et les pilastres de vingt-cinq mètres de hauteur; tandis +que le pourtour des nefs latérales se trouvait également +drapé de la même étoffe; et c'était vraiment d'un goût +singulier, d'une gloriole de parure affectée et pauvre, que +ces marbres pompeux, cette décoration éclatante et superbe, +ainsi cachée sous l'ornement de cette soie ancienne,<a name="page_282" id="page_282"></a> +fanée par l'âge. Mais il fut plus étonné encore, en apercevant +la statue de bronze de Saint Pierre habillée elle +aussi, revêtue, telle qu'un pape vivant, d'habits pontificaux +somptueux, la tiare posée sur sa tête de métal. Jamais +il n'avait songé qu'on pût habiller les statues, pour leur +gloire ou pour le plaisir des yeux, et le résultat lui en +parut funeste. Le Saint-Père devait dire la messe à l'autel +papal de la Confession, le maître-autel, sous le dôme. +A l'entrée du transept de gauche, sur une estrade, se trouvait +le trône, où il irait ensuite prendre place. Puis, +des deux côtés de la nef centrale, on avait construit des +tribunes, celles des chanteurs de la chapelle Sixtine, du +corps diplomatique, des chevaliers de Malte, de la noblesse +romaine, des invités de toutes sortes. Et il n'y +avait enfin, au milieu, devant l'autel, que trois rangées +de bancs, recouverts de tapis rouges, le premier pour les +cardinaux, les deux autres pour les évêques et pour la prélature +de la cour pontificale. Tout le reste des assistants +allait demeurer debout.</p> + +<p>Ah! cette foule énorme de concert monstre, ces trente, +ces quarante mille fidèles venus de partout, enflammés +de curiosité, de passion et de foi, s'agitant, se poussant, +se haussant pour voir, au milieu d'une grande rumeur de +marée humaine, familière et gaie avec Dieu, comme si +elle se fût trouvée dans quelque théâtre divin où il était +permis honnêtement de parler haut, de se récréer au +spectacle des pompes dévotes! Pierre en fut saisi d'abord, +ne connaissant que les agenouillements inquiets et silencieux +au fond des cathédrales sombres, n'étant pas habitué +à cette religion de lumière dont l'éclat transformait +une cérémonie en une fête de plein jour. Dans la tribune +où il était placé, il avait autour de lui des messieurs en +habit et des dames en toilette noire, qui tenaient des jumelles +comme à l'Opéra, beaucoup de dames étrangères, +des Allemandes, des Anglaises, des Américaines surtout, +ravissantes, d'une grâce d'oiseaux étourdis et bavards.<a name="page_283" id="page_283"></a> +A sa gauche, dans la tribune de la noblesse romaine, il +reconnut Benedetta et sa tante, donna Serafina; et, là, +tranchant sur la simplicité réglementaire du costume, les +grands voiles de dentelle luttaient d'élégance et de richesse. +Puis, c'était, à sa droite, la tribune des chevaliers +de Malte, où se trouvait le grand maître de l'ordre, au +milieu d'un groupe de commandeurs; tandis que, de +l'autre côté de la nef, en face de lui, dans la tribune diplomatique, +il apercevait les ambassadeurs de toutes les +nations catholiques, en grand costume, étincelants de broderies. +Mais il revenait quand même à la foule, la grande +foule vague et houleuse, où les trois mille pèlerins semblaient +comme perdus, noyés parmi les milliers d'autres +fidèles. Et pourtant la basilique, qui contiendrait à l'aise +quatre-vingt mille hommes, n'était guère qu'à moitié +emplie par cette foule, qu'il voyait librement circuler le +long des nefs latérales, se tasser entre les baies des colonnes, +d'où le spectacle allait être le plus commode à +suivre. Des gens gesticulaient, des appels s'élevaient, au-dessus +du grondement continu des conversations. Par les +hautes fenêtres claires, de larges nappes de soleil tombaient, +ensanglantant les tentures de damas rouge, éclairant +d'un reflet d'incendie les faces tumultueuses, fiévreuses +d'impatience. Les cierges, les quatre-vingt-sept +lampes de la Confession pâlissaient, tels que des lueurs +de veilleuse, dans cette aveuglante clarté; et ce n'était +plus que le gala mondain du Dieu impérial de la pompe +romaine.</p> + +<p>Tout d'un coup, il y eut une fausse joie, une alerte. +Des cris coururent, gagnèrent la foule de proche en +proche: «<i>Eccolo! eccolo!</i> le voilà! le voilà!» Et des +poussées se produisirent, des remous firent tournoyer +cette nappe humaine, tous allongeant le cou, se grandissant, +se ruant, dans une frénésie de voir Sa Sainteté et le +cortège. Mais ce n'était encore qu'un détachement de +gardes-nobles, qui venaient se poster à droite et à gauche<a name="page_284" id="page_284"></a> +de l'autel. On les admira pourtant, on leur fit une ovation, +un murmure flatteur les accompagna, pour leur belle +tenue, d'une impassibilité, d'une raideur militaire exagérée. +Une Américaine les déclara des hommes superbes. +Une Romaine donna à une amie, une Anglaise, des détails +sur ce corps d'élite, disant qu'autrefois les jeunes gens de +l'aristocratie tenaient à honneur d'en faire partie, pour +la richesse de l'uniforme et la joie de caracoler devant +les dames, tandis que maintenant le recrutement devenait +difficile, au point qu'on devait se contenter des beaux +garçons d'une noblesse douteuse et ruinée, simplement +heureux de toucher la maigre solde qui leur permettait +de vivre. Et, durant un quart d'heure encore, les conversations +particulières reprirent, emplirent les hautes +nefs de leur brouhaha de salle impatiente, qui se distrait +à dévisager les gens et à se conter leur histoire, dans +l'attente du spectacle.</p> + +<p>Enfin, le cortège défila, et il était la grande curiosité +attendue, la pompe dont on souhaitait ardemment le passage, +pour l'acclamer. Alors, comme au théâtre, quand il +apparut, de furieux applaudissements éclatèrent, montèrent, +roulèrent sous les voûtes, lui faisant une entrée, +ainsi qu'à l'acteur aimé, au grand premier rôle qui bouleverse +tous les cœurs. Du reste, comme au théâtre +encore, on avait réglé cette apparition savamment, de +façon qu'elle donnât tout son effet, au milieu du magnifique +décor où elle allait se produire. Le cortège +venait de se former dans la coulisse, au fond de la +chapelle de la Pieta, la première en entrant, à droite; et, +pour s'y rendre, le Saint-Père, qui était arrivé de ses +appartements voisins par la chapelle du Saint-Sacrement, +avait dû se dissimuler, passer derrière la draperie de la +nef latérale, utilisée de la sorte comme toile de fond. +Les cardinaux, les archevêques, les évêques, toute la +prélature pontificale, l'attendaient là, classés, groupés +selon la hiérarchie, prêts à se mettre en marche. Et,<a name="page_285" id="page_285"></a> +ainsi qu'au signal d'un maître de ballet, le cortège avait +fait son entrée, gagnant la grande nef, la remontant tout +entière, triomphalement, de la porte centrale à l'autel de +la Confession, entre la double haie des fidèles, dont les +applaudissements redoublaient, devant tant de magnificence, +à mesure que montait le délire de leur enthousiasme.</p> + +<p>C'était le cortège des solennités anciennes, la croix et +le glaive, la garde suisse en grande tenue, les valets en +simarre écarlate, les chevaliers de cape et d'épée en +costume Henri II, les chanoines en rochet de dentelle, +les chefs des communautés religieuses, les protonotaires +apostoliques, les archevêques et les évoques, toute la cour +pontificale en soie violette, les cardinaux en cappa magna +drapés de pourpre, marchant deux à deux, largement +espacés, solennellement. Enfin, autour de Sa Sainteté, se +groupaient les officiers de sa maison militaire, les prélats +de l'antichambre secrète, monseigneur le majordome, +monseigneur le maître de chambre, et tous les hauts dignitaires +du Vatican, et le prince romain assistant au trône, +le traditionnel et symbolique défenseur de l'Église. Sur +la chaise gestatoire, que les flabelli abritaient des hautes +plumes triomphales et que balançaient les porteurs, aux +tuniques rouges brodées de soie, Sa Sainteté était revêtue +des vêtements sacrés qu'elle avait mis dans la chapelle +du Saint-Sacrement, l'amict, l'aube, l'étole, la chasuble +blanche et la mitre blanche, enrichies d'or, deux cadeaux +qui venaient de France, d'une somptuosité extraordinaire. +Et, à son approche, les mains se levaient, battaient plus +haut, dans les ondes de vivant soleil qui tombaient des +fenêtres.</p> + +<p>Pierre eut alors une impression nouvelle de Léon XIII. +Ce n'était plus le vieillard familier, las et curieux, se +promenant au bras d'un prélat bavard dans le plus beau +jardin du monde. Ce n'était même plus le Saint-Père en +pèlerine rouge et en bonnet papal, recevant paternellement<a name="page_286" id="page_286"></a> +un pèlerinage qui lui apportait une fortune. C'était +le Souverain Pontife, le Maître tout-puissant, le Dieu +que la chrétienté adorait. Comme dans une châsse d'orfèvrerie, +son mince corps de cire semblait s'être raidi +dans son vêtement blanc, lourd de broderies d'or; et il +gardait une immobilité hiératique et hautaine, tel qu'une +idole desséchée, dorée depuis des siècles, parmi la +fumée des sacrifices. Les yeux seuls vivaient, au milieu +de la rigidité morte du visage, des yeux de diamant noir +et étincelant, fixés au loin, hors de la terre, à l'infini. Il +n'eut pas un regard pour la foule, il n'abaissa les yeux +ni à droite ni à gauche, resté en plein ciel, ignorant ce +qui se passait à ses pieds. Et cette idole ainsi promenée, +comme embaumée, sourde et aveugle, malgré l'éclat de +ses yeux, au milieu de cette foule frénétique qu'elle +paraissait n'entendre ni ne voir, prenait une majesté +redoutable, une inquiétante grandeur, toute la raideur +du dogme, toute l'immobilité de la tradition, exhumée +avec ses bandelettes, qui, seules, la tenaient debout. +Cependant, Pierre crut s'apercevoir que le pape était +souffrant, fatigué, sans doute cet accès de fièvre dont +monsignor Nani lui avait parlé la veille, en glorifiant le +courage, la grande âme de ce vieillard de quatre-vingt-quatre +ans, que la volonté de vivre faisait vivre, dans la +souveraineté de sa mission.</p> + +<p>La cérémonie commença. Descendu de la chaise gestatoire +à l'autel de la Confession, Sa Sainteté, lentement, +célébra une messe basse, assisté de quatre prélats et du +pro-préfet des cérémonies. Au lavabo, monseigneur le +majordome et monseigneur le maître de chambre, que +deux cardinaux accompagnaient, versèrent l'eau sur les +augustes mains de l'officiant; et, un peu avant l'élévation, +tous les prélats de la cour pontificale, un cierge allumé à +la main, vinrent s'agenouiller autour de l'autel. Ce fut un +instant solennel, les quarante mille fidèles, réunis là, +frémirent, sentirent passer sur eux le vent terrible et<a name="page_287" id="page_287"></a> +délicieux de l'invisible, lorsque, pendant l'élévation, les +clairons d'argent sonnèrent le fameux chœur des anges, +qui, chaque fois, fait évanouir des femmes. Presque +aussitôt, un chant aérien descendit du dôme, de la galerie +supérieure où se trouvaient cachés cent vingt choristes; et +ce fut un émerveillement, une extase, comme si, à l'appel +des clairons, les anges eux-mêmes eussent répondu. Les +voix descendaient, volaient sous les voûtes, d'une légèreté +de harpes célestes; puis, elles s'évanouirent en un accord +suave, elles remontèrent aux cieux avec un petit bruit +d'ailes qui se perdit. Après la messe, Sa Sainteté, encore +debout à l'autel, entonna elle-même le <i>Te Deum</i>, que les +chantres de la chapelle Sixtine et les chœurs reprirent, +chaque partie chantant un verset, alternativement. Mais +bientôt l'assistance entière se joignit à eux, les quarante +mille voix s'élevèrent, le chant d'allégresse et de gloire +s'épandit dans l'immense vaisseau avec un éclat incomparable. +Alors, le spectacle fut vraiment d'une extraordinaire +magnificence, cet autel surmonté du baldaquin +fleuri, triomphal et doré du Bernin, entouré de la cour +pontificale que les cierges allumés constellaient d'étoiles, +ce Souverain Pontife au centre, rayonnant comme un +astre dans sa chasuble d'or, devant les bancs des cardinaux +de pourpre, des archevêques et des évêques de soie +violette, ces tribunes où étincelaient les costumes officiels, +les chamarrures du corps diplomatique, les uniformes des +officiers étrangers, cette foule fluant de partout, roulant +une houle de têtes, des plus lointaines profondeurs de la +basilique. Et c'étaient les proportions démesurées de cela +qui saisissaient, des nefs latérales où toute une paroisse +pouvait s'entasser, des transepts vastes comme des églises +de cité populeuse, un temple que des milliers et des +milliers de dévots emplissaient à peine. Et l'hymne glorieuse +de ce peuple devenait elle-même colossale, montait +avec un souffle géant de tempête parmi les grands +tombeaux de marbre, parmi les statues surhumaines, le<a name="page_288" id="page_288"></a> +long des colonnes gigantesques, jusqu'aux voûtes déroulant +l'énormité de leur ciel de pierre, jusqu'au firmament de +la coupole, où l'infini s'ouvrait, dans le resplendissement +d'or des mosaïques.</p> + +<p>Il y eut une longue rumeur, après le <i>Te Deum</i>, pendant +que Léon XIII, coiffant la tiare à la place de la mitre, +échangeant la chasuble pour la chape pontificale, allait +occuper son trône, sur l'estrade qui se dressait à l'entrée +du transept de gauche. De là, il dominait toute l'assistance. +Et de quel frisson celle-ci fut parcourue, comme +sous un souffle venu de l'invisible, lorsqu'il se leva, +après les prières du rituel! Il apparut grandi, sous la +triple couronne symbolique, dans la gaine d'or de la +chape. Au milieu d'un brusque et profond silence, que +troublait seul le battement des cœurs, il leva le bras +d'un geste très noble, il donna lentement la bénédiction +papale, d'une voix haute et forte, qui semblait être en +lui la voix de Dieu même, tellement elle surprenait, au +sortir de ces lèvres de cire, de ce corps exsangue et sans +vie. Et l'effet fut foudroyant, des applaudissements de +nouveau éclatèrent, dès que le cortège se reforma pour +s'en aller par où il était venu, une frénésie d'enthousiasme +arrivée à un tel paroxysme, que, les battements +de mains ne suffisant plus, des acclamations s'y mêlèrent, +des cris qui gagnèrent peu à peu toute la foule. Cela +commença près de la statue de Saint Pierre, dans un +groupe ardent: «<i>Evviva il papa re! Evviva il papa re!</i> +Vive le pape roi! Vive le pape roi!» Puis, sur le passage +du cortège, cela courut comme une flamme d'incendie, +embrasant les cœurs de proche en proche, finissant par +jaillir des milliers de bouches en une tonnante protestation +contre le vol des États de l'Église. Toute la foi, +tout l'amour des fidèles, surexcités par le royal spectacle +d'une si belle cérémonie, retournaient au rêve, au +souhait exaspéré du pape roi et pontife, maître des corps +comme il était maître des âmes, souverain absolu de la<a name="page_289" id="page_289"></a> +terre. L'unique vérité était là, l'unique bonheur, l'unique +salut. Qu'on lui donnât tout, l'humanité et le monde! +<i>Evviva il papa re! Evviva il papa re!</i> Vive le pape roi! +Vive le pape roi!</p> + +<p>Ah! ce cri! ce cri de guerre qui avait fait commettre +tant de fautes et couler tant de sang, ce cri d'abandon et +d'aveuglement dont le vœu réalisé aurait ramené les +âges de souffrance! il révolta Pierre, il le décida à +quitter vivement la tribune où il se trouvait, comme +pour échapper à la contagion de l'idolâtrie. Puis, pendant +que le cortège défilait toujours, il longea un moment +la nef latérale de gauche, dans la bousculade, dans +l'assourdissante clameur de la foule qui continuait; et, +désespérant de gagner la rue, voulant éviter la cohue de +la sortie, il eut l'inspiration de profiter d'une porte ouverte, +il se réfugia dans le vestibule d'où montait l'escalier +conduisant sur le dôme. Un sacristain, debout à cette +porte, effaré et ravi de la manifestation, le regarda un +instant, hésita à l'arrêter; mais la vue de la soutane +sans doute, et plus encore l'émotion profonde où il était, +le rendirent tolérant. D'un geste, il laissa passer Pierre, +qui tout de suite s'engagea dans l'escalier, monta rapidement, +pour fuir, aller plus haut, plus haut encore, dans +la paix et le silence.</p> + +<p>Et, brusquement, le silence devint profond, les murs +étouffaient le cri, dont ils semblaient ne garder que +le frémissement. C'était un escalier commode et clair, +aux larges marches pavées, tournant dans une sorte de +tourelle. Quand il déboucha sur les toitures des nefs, il +eut une joie à retrouver le soleil clair, l'air pur et vif +qui soufflait là, comme en rase campagne. Étonné, il parcourut +des yeux cet immense développement de plomb, +de zinc et de pierre, toute une cité aérienne, vivant +de son existence propre sous le ciel bleu. Il y voyait +des dômes, des clochers, des terrasses, jusqu'à des +maisons et à des jardins, les maisons égayées de fleurs<a name="page_290" id="page_290"></a> +des quelques ouvriers qui vivent à demeure sur la basilique, +en continuels travaux d'entretien. Une petite +population s'y agite, travaille, aime, mange et dort. Mais +il voulut s'approcher de la balustrade, curieux d'examiner +de près les colossales statues du Sauveur et des Apôtres, +dont la façade est surmontée, au-dessus de la place Saint-Pierre, +des géants de six mètres, sans cesse en réparation, +dont les bras, les jambes, les têtes, à demi mangés par +le grand air, ne tiennent plus qu'à l'aide de ciment, de +barres et de crampons; et, comme il se penchait pour +jeter un coup d'œil sur l'entassement roux des toits du +Vatican, il lui sembla que le cri qu'il fuyait s'élevait de +la place. En hâte, il reprit son ascension, dans le pilier +qui menait à la coupole. Ce fut un escalier d'abord, puis +des couloirs étranglés et obliques, des rampes coupées +de quelques marches, entre les deux parois de la coupole +double, l'intérieure et l'extérieure. Une première fois, +curieusement, il poussa une porte, il rentra dans la +basilique, à plus de soixante mètres du sol, sur une +étroite galerie qui faisait le tour du dôme, juste au-dessus +de la frise, où se lisait l'inscription: <i>Tu es Petrus +et super hanc petram...</i>, en lettres de sept pieds de haut; +et, s'étant accoudé pour regarder l'effroyable trou qui +se creusait sous lui, avec des échappées profondes sur +les transepts et sur les nefs, il reçut violemment au visage +le cri, le cri délirant de la foule, dont le grouillement +énorme, en bas, clamait toujours. Plus haut, une seconde +fois, il poussa une porte encore, il trouva une autre +galerie, cette fois au-dessus des fenêtres, à la naissance +des resplendissantes mosaïques, d'où la foule lui parut +diminuée, reculée, perdue dans le vertige de l'abîme, +au fond duquel les statues géantes, l'autel de la Confession, +le baldaquin triomphal du Bernin, n'étaient plus +que des joujoux; et, pourtant, le cri, le cri d'idolâtrie +et de guerre s'éleva de nouveau, le souffleta avec une +rudesse d'ouragan, dont la course accroît la force. Il dut<a name="page_291" id="page_291"></a> +monter plus haut, monter toujours, jusque sur la galerie +extérieure de la lanterne, planant en plein ciel, pour +cesser d'entendre.</p> + +<p>Ce bain d'air et de soleil, ce bain d'infini, comme il +y goûta d'abord un soulagement délicieux! Au-dessus de +lui, il n'y avait plus que la boule de bronze doré, dans +laquelle sont montés des empereurs et des reines, ainsi +que l'attestent les inscriptions pompeuses des couloirs, +la boule creuse, où la voix retentit en fracas de tonnerre, +où retentissent tous les bruits de l'espace. Il était sorti du +côté de l'abside, il plongea d'abord sur les jardins pontificaux, +dont les massifs d'arbres, de cette hauteur, lui apparaissaient +tels que des buissons, au ras du sol; et il reconstitua +sa promenade récente, le vaste parterre semblable à +un tapis de Smyrne, de couleur fanée, le grand bois d'un +vert profond et glauque de mare dormante, le potager et +la vigne, plus familiers, tenus avec soin. Les fontaines, +la tour de l'Observatoire, le Casino où le pape passait les +chaudes journées d'été, ne faisaient que de petites taches +blanches, au milieu de ces terrains irréguliers, enclos +bourgeoisement par le terrible mur de Léon IV, qui +gardait son aspect de vieille forteresse. Puis, il tourna +autour de la lanterne, le long de l'étroite galerie, et il se +trouva brusquement devant Rome, une immensité déroulée +d'un coup, la mer lointaine à l'ouest, les chaînes +ininterrompues des montagnes à l'est et au midi, la +Campagne romaine tenant tout l'horizon, pareille à un +désert uniforme et verdâtre, et la Ville, la Ville éternelle +à ses pieds. Jamais il n'avait eu une sensation si majestueuse +de l'étendue. Rome était là, ramassée sous le +regard, à vol d'oiseau, avec la netteté d'un plan géographique +en relief. Un tel passé, une telle histoire, tant de +grandeur, et une Rome si rapetissée par la distance, des +maisons lilliputiennes et jolies comme des jouets, à peine +une tache de moisissure sur la vaste terre! Et ce qui le +passionnait, c'était de comprendre clairement, en un<a name="page_292" id="page_292"></a> +coup d'œil, les divisions de la ville, la cité antique là-bas, +au Capitole, au Forum, au Palatin, la cité papale dans ce +Borgo qu'il dominait, dans Saint-Pierre et le Vatican, qui +regardaient la cité moderne, le Quirinal italien, par-dessus +la cité du moyen âge, tassée au fond de l'angle droit que +formait le Tibre, roulant ses eaux jaunes et lourdes. Une +remarque surtout acheva de le frapper, la ceinture +crayeuse que faisaient les quartiers neufs au noyau central +des vieux quartiers roux, brûlés par le soleil, un +véritable symbole du rajeunissement tenté, le vieux cœur +aux réparations si lentes, tandis que les membres extrêmes +se renouvelaient comme par miracle.</p> + +<p>Mais, dans l'ardent soleil de midi, Pierre ne retrouvait +pas la Rome si claire, si pure, qu'il avait vue le matin de +son arrivée, sous la douceur délicieuse de l'astre à son +lever. Ce n'était plus la Rome souriante et discrète, voilée +à demi d'une brume d'or, comme envolée dans un rêve +d'enfance. Elle lui apparaissait, maintenant, inondée de +clarté crue, d'une dureté immobile, d'un silence de mort. +Les fonds étaient comme mangés par une flamme trop +vive, noyés d'une poussière de feu où ils s'anéantissaient. +Et la ville entière se découpait violemment sur ces +lointains décolorés, en grandes masses de lumière et +d'ombre, aux brutales arêtes. On aurait dit quelque +très ancienne carrière de pierres abandonnée, éclairée +d'aplomb, que les rares îlots d'arbres tachaient seuls de +vert sombre. De la ville antique, on voyait la tour roussie +du Capitole, les cyprès noirs du Palatin, les ruines du +palais de Septime-Sévère, pareilles à des os blanchis, à +une carcasse de monstre fossile, apportée là par les +déluges. En face, la ville moderne trônait avec les longs +bâtiments du Quirinal, remis à neuf, enduit d'un badigeon +dont la crudité jaune éclatait, extraordinaire, parmi les +cimes vigoureuses du jardin; et, au delà, sur les hauteurs +du Viminal, à droite, à gauche, les nouveaux quartiers +étaient d'une blancheur de plâtre, une ville de craie,<a name="page_293" id="page_293"></a> +rayée par les mille petites raies d'encre des fenêtres. +Puis, çà et là, au hasard, c'étaient la mare stagnante du +Pincio, la villa Médicis dressant son double campanile, le +fort Saint-Ange d'un ton de vieille rouille, le clocher de +Sainte-Marie-Majeure brûlant comme un cierge, les trois +églises de l'Aventin assoupies parmi les branches, le palais +Farnèse avec ses tuiles vieil or, cuites par les étés, les +dômes du Gesù, de Saint-André de la Vallée, de Saint-Jean +des Florentins, et des dômes, et des dômes encore, +tous en fusion, incandescents dans la fournaise du ciel. Et +Pierre, alors, sentit de nouveau son cœur se serrer devant +cette Rome violente, dure, si peu semblable à la Rome de +son rêve, la Rome de rajeunissement et d'espoir, qu'il +avait cru trouver le premier matin, et qui s'évanouissait +maintenant, pour faire place à l'immuable cité de l'orgueil +et de la domination, s'obstinant sous le soleil +jusque dans la mort.</p> + +<p>Tout d'un coup, seul là-haut, Pierre comprit. Ce fut +comme un trait de flamme qui le frappa, dans l'espace +libre, illimité, d'où il planait. Était-ce la cérémonie à +laquelle il venait d'assister, le cri fanatique de servage +dont ses oreilles bourdonnaient toujours? N'était-ce pas +plutôt la vue de cette ville couchée à ses pieds, comme la +reine embaumée, qui règne encore, parmi la poussière de +son tombeau? Il n'aurait pu le dire, les deux causes +agissaient sans doute. Mais la clarté fut complète, il sentit +que le catholicisme ne saurait être sans le pouvoir temporel, +qu'il disparaîtrait fatalement, le jour où il ne serait +plus roi sur cette terre. D'abord, c'était l'atavisme, les +forces de l'Histoire, la longue suite des héritiers des +Césars, les papes, les grands pontifes, dans les veines +desquels n'avait cessé de couler le sang d'Auguste, exigeant +l'empire du monde. Ils avaient beau habiter le +Vatican, ils venaient des maisons impériales du Palatin, +du palais de Septime-Sévère, et leur politique, à travers +tant de siècles, n'avait jamais poursuivi que le rêve de<a name="page_294" id="page_294"></a> +la domination romaine, tous les peuples vaincus, soumis, +obéissant à Rome. En dehors de cette royauté universelle, +de la possession totale des corps et des âmes, le catholicisme +perdait sa raison d'être, car l'Église ne peut reconnaître +l'existence d'un empire ou d'un royaume que politiquement, +l'empereur ou le roi étant de simples délégués +temporaires, chargés d'administrer les peuples, en attendant +de les lui rendre. Toutes les nations, l'humanité +avec la terre entière, sont à l'Église, qui les tient de Dieu. +Si elle n'en a pas aujourd'hui la réelle possession, c'est +qu'elle cède devant la force, obligée d'accepter les faits +accomplis, mais sous la réserve formelle qu'il y a usurpation +coupable, qu'on détient injustement son bien, et +dans l'attente de la réalisation des promesses du Christ, +qui, au jour fixé, lui rendra pour jamais la terre et les +hommes, la toute-puissance. Telle est la véritable cité +future, la Rome catholique, souveraine une seconde fois. +Rome fait partie du rêve, c'est à Rome aussi que l'éternité +a été prédite, c'est le sol même de Rome qui a donné +au catholicisme l'inextinguible soif du pouvoir absolu. +Aussi était-ce pour cela que le destin de la papauté se +trouvait lié à celui de Rome, à ce point qu'un pape hors +de Rome ne serait plus un pape catholique. Et Pierre, +accoudé à la mince rampe de fer, penché de si haut +au-dessus du gouffre, où la ville morne et dure achevait +de s'émietter sous l'ardent soleil, en resta épouvanté, +sentit tout d'un coup passer dans ses os le grand frisson +des êtres et des choses.</p> + +<p>Une évidence se faisait. Si Pie IX, si Léon XIII avaient +résolu de s'emprisonner dans le Vatican, c'était qu'une +nécessité les clouait à Rome. Un pape n'est pas le maître +d'en sortir, d'être ailleurs le chef de l'Église. De même, un +pape, quelle que soit son intelligence du monde moderne, +ne saurait trouver en lui le droit de renoncer au pouvoir +temporel. Il y a là un héritage inaliénable, dont il a la défense; +et c'est en outre une question de vie qui s'impose,<a name="page_295" id="page_295"></a> +sans discussion possible. Aussi Léon XIII a-t-il gardé le +titre de Maître du domaine temporel de l'Église, d'autant +plus que, comme cardinal, ainsi que tous les membres du +Sacré Collège, lors de leur élection, il avait, dans son +serment, juré de conserver intact ce domaine. Que +l'Italie pendant un siècle encore garde Rome capitale, et +pendant un siècle les papes qui se succéderont, ne cesseront +de protester violemment, en réclamant leur royaume. +Et, si une entente pouvait intervenir un jour, elle serait sûrement +basée sur le don d'un lambeau de territoire. N'avait-on +pas dit, lorsque des bruits de réconciliation couraient, +que le pape régnant mettait, comme condition formelle, +la possession au moins de la cité Léonine, avec la neutralisation +d'une route allant à la mer? Rien du tout n'est +point assez, on ne peut partir de rien pour arriver à tout +avoir. Tandis que la cité Léonine, ce coin de ville si +étroit, c'est déjà un peu de terre royale; et il n'y a plus +qu'à reconquérir le reste, Rome, puis l'Italie, puis les +nations voisines, puis le monde. Jamais l'Église n'a désespéré, +même aux jours où, battue, dépouillée, elle semblait +mourante. Jamais elle n'abdiquera, ne renoncera +aux promesses du Christ, car elle croit à son avenir illimité, +elle se dit indestructible, éternelle. Qu'on lui accorde +un caillou pour reposer sa tête, et elle espère bien ravoir +bientôt le champ où se trouve ce caillou, l'empire où se +trouve ce champ. Si un pape ne peut mener à bien le recouvrement +de l'héritage, un autre pape s'y emploiera, +dix, vingt autres papes. Les siècles ne comptent plus. +C'était ce qui faisait qu'un vieillard de quatre-vingt-quatre +ans entreprenait des besognes colossales qui demandaient +plusieurs vies d'homme, dans la certitude que des successeurs +viendraient et que les besognes seraient quand +même continuées et terminées.</p> + +<p>Et Pierre se vit imbécile, avec son rêve d'un pape +purement spirituel, en face de cette vieille cité de gloire +et de domination, obstinée dans sa pourpre. Cela lui<a name="page_296" id="page_296"></a> +sembla si différent, si déplacé, qu'il en éprouva une sorte +de désespoir honteux. Le nouveau pape évangélique que +serait un pape purement spirituel, régnant sur les âmes +seules, ne pouvait certainement pas tomber sous le +sens d'un prélat romain. L'horreur de cela, la répugnance +pour ainsi dire physique lui apparut soudain, au souvenir +de cette cour papale, figée dans les rites, dans l'orgueil et +dans l'autorité. Ah! comme ils devaient être pleins +d'étonnement et de mépris, devant cette singulière imagination +du Nord, un pape sans terres et sans sujets, sans +maison militaire et sans honneurs royaux, pur esprit, +pure autorité morale, enfermé au fond du temple, ne +gouvernant le monde que de son geste de bénédiction, +par la bonté et l'amour! Ce n'était là qu'une invention +gothique, embrumée de brouillards, pour ce clergé latin, +prêtres de la lumière et de la magnificence, pieux certes, +superstitieux même, mais laissant Dieu bien abrité dans +le tabernacle, afin de gouverner en son nom, au mieux des +intérêts du ciel, rusant dès lors en simples politiques, +vivant d'expédients au milieu de la bataille des appétits +humains, marchant d'un pas discret de diplomates à la +victoire terrestre et définitive du Christ, qui devait trôner +un jour sur les peuples, en la personne du pape. Et quelle +stupeur pour un prélat français, pour un monseigneur +Bergerot, ce saint évêque du renoncement et de la charité, +lorsqu'il tombait dans ce monde du Vatican! quelle difficulté +de voir clair d'abord, de se mettre au point, et +quelle douleur ensuite à ne pouvoir s'entendre avec ces +sans-patrie, ces internationaux toujours penchés sur la +carte des deux mondes, enfoncés dans les combinaisons +qui devaient leur assurer l'empire! Des journées et +des journées étaient nécessaires, il fallait vivre à Rome, +et lui-même ne venait de comprendre qu'après un mois +de séjour, sous la crise violente des pompes royales de +Saint-Pierre, en face de l'antique ville dormant au soleil +son lourd sommeil, rêvant son rêve d'éternité.<a name="page_297" id="page_297"></a></p> + +<p>Mais il avait abaissé son regard vers la place, en bas, +devant la basilique, et il aperçut le flot de monde, les +quarante mille fidèles qui sortaient, pareils à une irruption +d'insectes, un fourmillement noir sur le pavé blanc. +Alors, il lui sembla que le cri recommençait: <i>Evviva il +papa re! Evviva il papa re!</i> Vive le pape roi! Vive +le pape roi! Tout à l'heure, pendant qu'il gravissait les +escaliers sans fin, le colosse de pierre lui avait paru frémir +de ce cri frénétique, poussé sous ses voûtes. Et, maintenant, +monté jusque dans la nue, il croyait le retrouver +là-haut, à travers l'espace. Si le colosse, au-dessous de +lui, en vibrait encore, n'était-ce pas comme sous une +dernière poussée de sève, le long de ses vieux murs, un +renouveau du sang catholique qui l'avait autrefois voulu +si démesuré, tel que le roi des temples, et qui tentait +aujourd'hui de lui rendre un souffle puissant de vie, à +l'heure où la mort commençait pour ses nefs trop vastes +et désertées? La foule sortait toujours, la place en était +pleine, et une affreuse tristesse lui serra le cœur, car elle +venait de balayer, avec son cri, le dernier espoir. La +veille encore, après la réception du pèlerinage, dans la +salle des Béatifications, il avait pu s'illusionner, en oubliant +la nécessité de l'argent qui cloue le pape à la terre, +pour ne voir que le vieillard débile, tout âme, resplendissant +comme le symbole de l'autorité morale. Mais c'en +était fait à présent de sa foi en ce pasteur de l'Évangile, +dégagé des biens terrestres, roi du seul royaume des +cieux. L'argent du denier de Saint-Pierre n'imposait pas +seul un dur servage à Léon XIII, qui était en outre le prisonnier +de la tradition, l'éternel roi de Rome, cloué à ce +sol, ne pouvant quitter la ville ni renoncer au pouvoir +temporel. Au bout étaient fatalement la mort sur place, +le dôme de Saint-Pierre s'écroulant ainsi que s'était +écroulé le temple de Jupiter Capitolin, le catholicisme +jonchant l'herbe de ses ruines, pendant que le schisme +éclatait ailleurs, une foi nouvelle pour les peuples nouveaux.<a name="page_298" id="page_298"></a> +Il en eut la grandiose et tragique vision, il vit son +rêve détruit, son livre emporté, dans le cri qui s'élargissait, +comme s'il eût volé aux quatre coins du monde catholique: +<i>Evviva il papa re! Evviva il papa re!</i> Vive le +pape roi! Vive le pape roi! Et, sous lui, il crut sentir déjà +le géant de marbre et d'or osciller, dans l'ébranlement +des vieilles sociétés pourries.</p> + +<p>Pierre, enfin, redescendait, lorsqu'il eut l'émotion +encore de rencontrer monsignor Nani sur les toitures des +nefs, dans cette étendue ensoleillée, vaste à y loger une +ville. Le prélat accompagnait les deux dames françaises, +la mère et la fille, si heureuses, si amusées, à qui sans +doute il avait aimablement offert de monter sur le dôme. +Mais, dès qu'il reconnut le jeune prêtre, il l'aborda.</p> + +<p>—Eh bien! mon cher fils, êtes-vous content? Avez-vous +été impressionné, édifié?</p> + +<p>De ses yeux d'enquête, il le fouillait jusqu'à l'âme, il +constatait où en était l'expérience. Puis, satisfait, il se +mit à rire doucement.</p> + +<p>—Oui, oui, je vois... Allons, vous êtes tout de même +un garçon raisonnable. Je commence à croire que votre +malheureuse affaire, ici, finira très bien.<a name="page_299" id="page_299"></a></p> + +<h3><a name="VIII" id="VIII"></a>VIII</h3> + +<p>Les matins qu'il restait au palais Boccanera, sans sortir, +Pierre avait pris l'habitude de passer des heures dans +l'étroit jardin abandonné, que terminait autrefois une +sorte de loggia à portique, d'où l'on descendait au Tibre +par un double escalier. Aujourd'hui, c'était là un coin de +solitude délicieuse, qui sentait bon les oranges mûres, des +orangers centenaires dont les lignes symétriques indiquaient +seules le dessin primitif des allées, disparues +sous les herbes folles. Et il y retrouvait aussi l'odeur des +buis amers, de grands buis poussés dans l'ancien bassin +central, que des éboulis de terre avaient comblé.</p> + +<p>Par ces matinées d'octobre, si lumineuses, d'un charme +si tendre et si pénétrant, on y goûtait une infinie douceur +de vivre. Mais le prêtre y apportait sa rêverie du Nord, le +souci de la souffrance, son âme de continuelle fraternité +apitoyée, qui lui rendait plus douce la caresse du clair +soleil, dans cet air de voluptueux amour. Il allait s'asseoir +contre la muraille de droite, sur un fragment de +colonne renversée, à l'ombre d'un laurier énorme, dont +l'ombre était noire, d'une fraîcheur balsamique. Et, à +côté de lui, dans l'antique sarcophage verdi, où des faunes +lascifs violentaient des femmes, le mince filet d'eau qui +tombait du masque tragique, scellé au mur, mettait la +continuelle musique de sa note de cristal. Il lisait les +journaux, ses lettres, toute une correspondance du bon +abbé Rose, qui le tenait au courant de son œuvre, les +misérables du Paris sombre, déjà glacé par les brouillards,<a name="page_300" id="page_300"></a> +noyé sous la boue. Ah! ces misères du pays froid, +les mères et les petits qui allaient bientôt grelotter au +fond des mansardes mal closes, les hommes que les +grandes gelées jetteraient au chômage, toute cette agonie +sous la neige du pauvre monde, tombant dans ce chaud +soleil, parfumé d'un goût de fruit, dans ce pays de ciel +bleu et d'heureuse paresse, où, l'hiver même, il faisait +bon dormir dehors, à l'abri du vent, sur les dalles +tièdes!</p> + +<p>Mais, un matin, Pierre trouva Benedetta assise sur le +fragment de colonne, qui servait de banc. Elle eut un +léger cri de surprise, elle resta un instant gênée, car +elle tenait justement à la main le livre du prêtre, cette +<i>Rome nouvelle</i>, qu'elle avait lue une première fois, sans +bien la comprendre. Et elle se hâta ensuite de le retenir, +voulut qu'il prît place à côté d'elle, en lui avouant avec +sa belle franchise, son air de tranquille raison, qu'elle +était descendue là, pour être seule et s'appliquer à sa lecture, +ainsi qu'une écolière ignorante. Ils causèrent en +amis, ce fut pour Pierre une heure adorable. Bien qu'elle +évitât de parler d'elle, il sentit parfaitement que ses chagrins +seuls la rapprochaient de lui, comme si la souffrance +lui eût élargi le cœur, jusqu'à la faire se préoccuper +de tous ceux qui souffraient en ce monde. Jamais +encore elle n'avait songé à ces choses, dans son orgueil +patricien qui regardait la hiérarchie ainsi qu'une loi divine, +les heureux en haut, les misérables en bas, sans +aucun changement possible; et, devant certaines pages +du livre, quels étonnements elle gardait, quelle peine +elle éprouvait à s'initier! Quoi? s'intéresser au bas peuple, +croire qu'il avait la même âme, les mêmes chagrins, +vouloir travailler à sa joie comme à celle d'un frère! +Elle s'y efforçait pourtant, sans trop réussir, avec une +sourde crainte de commettre un péché, car le mieux est +de ne rien changer à l'ordre social établi par Dieu, +consacré par l'Église. Certes, elle était charitable, elle<a name="page_301" id="page_301"></a> +donnait les petites aumônes accoutumées; mais elle ne +donnait pas son cœur, elle manquait totalement d'altruisme, +de sympathie véritable, née et grandie dans l'atavisme +d'une race différente, faite pour avoir, en haut +du ciel, des trônes au-dessus de la plèbe des élus.</p> + +<p>Et, d'autres matins, ils se retrouvèrent à l'ombre du +laurier, près de la fontaine chantante; et Pierre, inoccupé, +las d'attendre une solution qui semblait reculer +d'heure en heure, se passionna pour animer de sa fraternité +libératrice cette jeune femme si belle, toute resplendissante +d'un jeune amour. Une idée continuait à l'enflammer, +celle qu'il catéchisait l'Italie elle-même, la reine +de beauté assoupie encore dans son ignorance, et qui +retrouverait sa grandeur ancienne, si elle s'éveillait aux +temps nouveaux, avec une âme élargie, pleine de pitié +pour les choses et pour les êtres. Il lui lut les lettres du +bon abbé Rose, il la fit frémir de l'effroyable sanglot qui +monte des grandes villes. Puisqu'elle avait des yeux si +profonds de tendresse, puisque d'elle entière émanait le +bonheur d'aimer et d'être aimé, pourquoi donc ne reconnaissait-elle +pas avec lui que la loi d'amour était l'unique +salut de l'humanité souffrante, tombée par la haine en +danger de mort? Elle le reconnaissait, elle voulait lui +faire le plaisir de croire à la démocratie, à la refonte fraternelle +de la société, mais chez les autres peuples, pas +à Rome; car un rire doux, involontaire, lui venait, dès +qu'il évoquait ce qu'il restait du Transtévère fraternisant +avec ce qu'il restait des vieux palais princiers. Non, non! +c'était depuis trop longtemps ainsi, il ne fallait rien +changer à ces choses. Et, en somme, l'élève ne faisait +guère de progrès, elle n'était réellement touchée que +par la passion d'aimer qui brûlait si intense chez ce prêtre, +et qu'il avait chastement détournée de la créature, pour +la reporter sur la création entière. Pendant ces quelques +matins d'octobre ensoleillés, un lien d'une exquise douceur +se noua entre eux, ils s'aimèrent réellement d'un<a name="page_302" id="page_302"></a> +amour profond et pur, dans le grand amour qui les dévorait +tous les deux.</p> + +<p>Puis, un jour, Benedetta, le coude appuyé au sarcophage, +parla de Dario, dont elle avait évité de prononcer +le nom jusque-là. Ah! le pauvre ami, comme il s'était +montré discret et repentant, après son coup de brutale +démence! D'abord, pour cacher sa gêne, il s'en était allé +passer trois jours à Naples, où l'on disait que la Tonietta, +l'aimable fille aux bouquets de roses blanches, tombée +follement amoureuse de lui, avait couru le rejoindre. Et, +depuis son retour au palais, il évitait de se retrouver +seul avec sa cousine, il ne la voyait guère que le lundi +soir, l'air soumis, implorant des yeux son pardon.</p> + +<p>—Hier, continua-t-elle, je l'ai rencontré dans l'escalier, +je lui ai donné la main, et il a compris que je +n'étais plus fâchée, il a été bien heureux... Que voulez-vous? +On ne peut pas être longtemps sévère. Et puis, j'ai +peur qu'il ne finisse par se compromettre avec cette +femme, s'il s'amusait trop, pour s'étourdir. Il faut qu'il +sache bien que je l'aime toujours, que je l'attends toujours... +Oh! il est à moi, à moi seule! Il serait là, dans +mes bras, pour jamais, si je pouvais dire un mot. Mais nos +affaires vont si mal, si mal!</p> + +<p>Elle se tut, deux grosses larmes avaient paru dans ses +yeux. Le procès en annulation de mariage, en effet, +semblait s'arrêter, devant des obstacles de toutes sortes, +qui, chaque jour, renaissaient.</p> + +<p>Et Pierre fut très ému de ces larmes, si rares chez elle. +Parfois, elle-même avouait, avec son calme sourire, +qu'elle ne savait pas pleurer. Mais son cœur se fondait, +elle resta un instant comme anéantie, accoudée au sarcophage +moussu, à demi rongé par l'eau, tandis que le +filet clair, tombé de la bouche béante du masque tragique, +continuait sa note perlée de flûte. L'idée brusque de la +mort s'était dressée devant le prêtre, à la voir, si jeune, +si éclatante de beauté, défaillir au bord de ce marbre, où<a name="page_303" id="page_303"></a> +les faunes qui s'y ruaient parmi des femmes, en une bacchanale +frénétique, disaient la toute-puissance de l'amour, +dont les anciens se plaisaient à sculpter le symbole sur les +tombes, pour affirmer l'éternité de la vie. Et un petit +souffle de vent chaud passa dans la solitude ensoleillée +et silencieuse du jardin, apportant l'odeur pénétrante des +orangers et des buis.</p> + +<p>—Quand on aime, on est si fort! murmura-t-il.</p> + +<p>—Oui, oui, vous avez raison, reprit-elle, souriante +déjà. Je ne suis qu'une enfant... Mais c'est votre faute, +avec votre livre. Je ne le comprends bien que lorsque je +souffre... Tout de même, n'est-ce pas? je fais des progrès. +Puisque vous le voulez, que tous les pauvres soient donc +mes frères, et qu'elles soient mes sœurs, toutes celles qui +ont des peines comme moi!</p> + +<p>D'ordinaire, Benedetta remontait la première à son +appartement, et Pierre s'attardait parfois, restait seul sous +le laurier, dans le léger parfum de femme qu'elle laissait. +Il rêvait confusément à des choses douces et tristes. +Comme l'existence se montrait dure pour les pauvres +êtres que brûlait l'unique soif du bonheur! Autour de lui, +le silence s'était élargi encore, tout le vieux palais +dormait son lourd sommeil de ruine, avec sa cour voisine, +semée d'herbe, entourée de son portique mort, où moisissaient +des marbres de fouille, un Apollon sans bras et +le torse tronqué d'une Vénus; et, de loin en loin, ce +silence de tombe n'était troublé que par le grondement +brusque d'un carrosse de prélat, en visite chez le +cardinal, s'engouffrant sous le porche, tournant dans la +cour déserte, à grand bruit de roues.</p> + +<p>Un lundi, vers dix heures un quart, dans le salon de +donna Serafina, il n'y avait plus que les jeunes gens. +Monsignor Nani n'avait fait que paraître, le cardinal Sarno +venait de partir. Et, près de la cheminée, à sa place habituelle, +donna Serafina elle-même se tenait comme à l'écart, +les yeux fixés sur la place inoccupée de l'avocat Morano,<a name="page_304" id="page_304"></a> +qui s'entêtait à ne point reparaître. Devant le canapé, où +Benedetta et Celia se trouvaient assises, Dario, l'abbé +Pierre et Narcisse Habert étaient debout, causant et +riant. Depuis quelques minutes, Narcisse s'amusait à +plaisanter le jeune prince, qu'il prétendait avoir rencontré +en compagnie d'une très belle fille.</p> + +<p>—Mais, mon cher, ne vous défendez pas, car elle est +vraiment superbe... Elle marchait à côté de vous, et vous +vous êtes engagés dans une ruelle déserte, le Borgo Angelico +je crois, où je ne vous ai pas suivis, par discrétion.</p> + +<p>Dario souriait, l'air très à l'aise, en homme heureux, +incapable de renier son goût passionné de la beauté.</p> + +<p>—Sans doute, sans doute, c'était bien moi, je ne nie +pas... Seulement, l'affaire n'est pas celle que vous pensez.</p> + +<p>Et, se retournant vers Benedetta, qui s'égayait, elle +aussi, sans aucune ombre d'inquiétude jalouse, comme +ravie au contraire du plaisir des yeux qu'il avait pu +prendre un instant:</p> + +<p>—Tu sais, il s'agit de cette pauvre fille, que j'ai +trouvée en larmes, il y a près de six semaines... Oui, +cette ouvrière en perles qui sanglotait à cause du +chômage, et qui s'est mise, toute rouge, à galoper devant +moi pour me conduire chez ses parents, lorsque j'ai +voulu lui donner une pièce blanche... Pierina, tu te +rappelles bien?</p> + +<p>—Pierina, parfaitement!</p> + +<p>—Alors, imaginez-vous, je l'ai déjà, depuis ce jour, +rencontrée quatre ou cinq fois sur mon chemin. Et, c'est +vrai, elle est si extraordinairement belle, que je m'arrête +et que je cause... L'autre jour, je l'ai conduite ainsi +jusque chez un fabricant. Mais elle n'a pas encore trouvé +d'ouvrage, elle s'est remise à pleurer; et, ma foi, pour la +consoler un peu, je l'ai embrassée... Ah! elle en est +restée saisie, et heureuse, si heureuse!</p> + +<p>Tous, maintenant, riaient de l'histoire. Mais Celia, la +première, se calma. Elle dit d'une voix très grave:<a name="page_305" id="page_305"></a></p> + +<p>—Vous savez, Dario, qu'elle vous aime. Il ne faut pas +être méchant.</p> + +<p>Sans doute Dario pensait comme elle, car il regarda de +nouveau Benedetta, avec un hochement gai de la tête, +pour dire que, s'il était aimé, lui n'aimait pas. Une +perlière, une fille du bas peuple, ah! non! Elle pouvait +être une Vénus, elle n'était pas une maîtresse possible. +Et il s'amusa beaucoup lui-même de l'aventure romanesque, +que Narcisse arrangeait, en un sonnet à la mode +ancienne: la belle perlière tombant amoureuse folle du +jeune prince qui passe, beau comme le jour, et qui lui a +donné un écu, touché de son infortune; la belle perlière, +dès lors, le cœur bouleversé de le trouver aussi charitable +que beau, ne rêvant plus que de lui, le suivant partout, +attachée à ses pas par un lien de flamme; et la belle +perlière, enfin, qui a refusé l'écu, demandant de ses yeux +soumis et tendres, obtenant l'aumône que le jeune prince +daigne un soir lui faire de son cœur. Benedetta se plut +beaucoup à ce jeu. Mais Celia, avec sa face angélique, +son air de petite fille qui aurait dû tout ignorer, restait +très sérieuse, répétait tristement:</p> + +<p>—Dario, Dario, elle vous aime, il ne faut pas la faire +souffrir.</p> + +<p>Alors, la contessina finit par s'apitoyer à son tour.</p> + +<p>—Et ils ne sont pas heureux, ces pauvres gens!</p> + +<p>—Oh! s'écria le prince, une misère à ne pas croire! +Le jour où elle m'a mené là-bas, aux Prés du Château, +j'en suis resté suffoqué. C'est une horreur, une horreur +étonnante!</p> + +<p>—Mais je me souviens, reprit-elle, nous avions fait le +projet d'aller les visiter, ces malheureux, et c'est fort +mal d'avoir tardé jusqu'ici... N'est-ce pas? monsieur +l'abbé Froment, vous étiez très désireux, pour vos études, +de nous accompagner et de voir ainsi de près la classe +pauvre à Rome.</p> + +<p>Elle avait levé les yeux vers Pierre, qui se taisait depuis<a name="page_306" id="page_306"></a> +un instant. Il fut très attendri que cette pensée de charité +lui revînt; car il sentit, au léger tremblement de sa voix, +qu'elle voulait se montrer ainsi une élève docile, faisant +des progrès dans l'amour des humbles et des misérables. +Tout de suite, d'ailleurs, la passion de son apostolat +l'avait repris.</p> + +<p>—Oh! dit-il, je ne quitterai Rome qu'après y avoir +vu le peuple qui souffre, sans travail et sans pain. La +maladie est là, pour toutes les nations, et le salut ne peut +venir que par la guérison de la misère. Quand les racines +de l'arbre ne mangent pas, l'arbre meurt.</p> + +<p>—Eh bien! reprit-elle, nous allons prendre rendez-vous +tout de suite, vous viendrez avec nous aux Prés du +Château... Dario nous conduira.</p> + +<p>Celui-ci, qui avait écouté le prêtre d'un air stupéfait, +sans bien comprendre l'image de l'arbre et de ses racines, +se récria, plein de détresse.</p> + +<p>—Non, non! cousine, promène là-bas monsieur l'abbé, +si cela t'amuse... Moi, j'y suis allé, et je n'y retourne +pas. Ma parole! en rentrant, j'ai failli me mettre au lit, +la cervelle et l'estomac à l'envers... Non, non! c'est trop +triste, ce n'est pas possible, des abominations pareilles!</p> + +<p>A ce moment, une voix mécontente s'éleva du coin de +la cheminée. Donna Serafina sortait de son long silence.</p> + +<p>—Il a raison, Dario! Envoie ton aumône, ma chère, +et j'y joindrai volontiers la mienne... Seulement, il y a +d'autres endroits plus utiles à voir, où tu peux conduire +monsieur l'abbé... Tu vas, en vérité, lui faire emporter +là un beau souvenir de notre ville!</p> + +<p>L'orgueil romain sonnait seul au fond de sa mauvaise +humeur. A quoi bon montrer ses plaies aux étrangers +qui viennent, amenés peut-être par des curiosités hostiles? +Il fallait être toujours en beauté, ne montrer +Rome que dans l'apparat de sa gloire.</p> + +<p>Mais Narcisse s'était emparé de Pierre.</p> + +<p>—Oh! mon cher, c'est vrai, j'oubliais de vous recommander<a name="page_307" id="page_307"></a> +cette promenade... Il faut absolument que vous +visitiez le nouveau quartier qu'on a bâti aux Prés du Château. +Il est typique, il résume tous les autres; et vous +n'aurez pas perdu votre temps, je vous en réponds, car +rien au monde ne vous en dira plus long sur la Rome +actuelle. C'est extraordinaire, extraordinaire!</p> + +<p>Puis, s'adressant à Benedetta:</p> + +<p>—Est-ce entendu? voulez-vous demain matin?... +Vous nous trouveriez là-bas, l'abbé et moi, parce que je +tiens à le mettre d'abord au courant, pour qu'il comprenne... +A dix heures, voulez-vous?</p> + +<p>Avant de répondre, la contessina, qui s'était tournée +vers sa tante, lui tint tête, respectueusement.</p> + +<p>—Allez, ma tante, monsieur l'abbé a dû rencontrer +assez de mendiants dans nos rues, il peut tout voir. Et, +d'ailleurs, d'après ce qu'il raconte dans son livre, il n'en +verra pas plus à Rome qu'il n'en a vu à Paris. Partout, +comme il le dit quelque part, la faim est la même.</p> + +<p>Puis, elle s'attaqua à Dario, très douce, l'air raisonnable.</p> + +<p>—Tu sais, mon Dario, que tu me ferais un bien gros +plaisir, en me conduisant là-bas. Sans toi, nous aurions +trop l'air de tomber du ciel... Nous prendrons la voiture, +nous irons rejoindre ces messieurs, et ça nous fera une +très jolie promenade... Il y a si longtemps que nous ne +sommes sortis ensemble!</p> + +<p>Certainement, c'était là ce qui la ravissait, d'avoir ce +prétexte pour l'emmener, pour se réconcilier tout à fait +avec lui. Il sentit cela, il ne put se dérober, et il affecta +de plaisanter.</p> + +<p>—Ah! cousine, tu seras cause que j'aurai des cauchemars +tout le restant de la semaine. Une partie de +plaisir comme ça, vois-tu, c'est à gâter pour huit jours le +bonheur de vivre!</p> + +<p>Il frémissait de révolte à l'avance, les rires recommencèrent; +et, malgré la muette désapprobation de donna<a name="page_308" id="page_308"></a> +Serafina, le rendez-vous fut définitivement fixé au lendemain, +dix heures. En partant, Celia regretta vivement de +ne pouvoir en être. Mais elle, avec sa candeur fermée de +lis en bouton, ne s'intéressait qu'à la Pierina. Aussi, +dans l'antichambre, se pencha-t-elle à l'oreille de son +amie.</p> + +<p>—Cette beauté, regarde-la bien, ma chère, pour me +dire si elle est belle, très belle, plus belle que toutes.</p> + +<p>Le lendemain, à neuf heures, lorsque Pierre retrouva +Narcisse près du Château Saint-Ange, il s'étonna de le +voir retombé dans son enthousiasme d'art, langoureux et +pâmé. D'abord, il ne fut plus du tout question des quartiers +nouveaux, ni de l'effroyable catastrophe financière +qu'ils avaient provoquée. Le jeune homme raconta qu'il +s'était levé avec le soleil, pour aller passer une heure +devant la Sainte Thérèse du Bernin. Quand il ne l'avait +pas vue depuis huit jours, il disait en souffrir, le cœur +gros de larmes, comme de la privation d'une maîtresse +très aimée. Et il avait des heures pour l'aimer ainsi, +différemment, à cause de l'éclairage: le matin, de tout +un élan mystique de son âme, sous la lumière d'aube qui +l'habillait de blancheur; l'après-midi, de toute la passion +rouge du sang des martyrs, dans les rayons obliques +du soleil couchant, dont la flamme semblait ruisseler en +elle.</p> + +<p>—Ah! mon ami, déclara-t-il de son air las, les yeux +noyés de mauve, ah! mon ami, vous n'avez pas idée de +son troublant et délicieux réveil, ce matin... Une vierge +ignorante et pure, et qui, brisée de volupté, ouvre languissamment +les yeux, encore pâmée d'avoir été possédée +par Jésus... Ah! c'est à mourir!</p> + +<p>Puis, se calmant, au bout de quelques pas, il reprit de +sa voix nette de garçon pratique, très d'aplomb dans la +vie:</p> + +<p>—Dites donc, nous allons nous rendre tout doucement +aux Prés du Château, dont vous apercevez les constructions<a name="page_309" id="page_309"></a> +là-bas, en face de nous; et, pendant que nous marcherons, +je vous raconterai ce que je sais, oh! l'histoire la plus +extravagante, un de ces coups de folie de la spéculation +qui sont beaux comme l'œuvre monstrueuse et belle de +quelque génie détraqué... J'ai été mis au courant par des +parents à moi, qui ont joué ici, et qui, ma foi! ont gagné +des sommes considérables.</p> + +<p>Alors, avec une clarté et une précision d'homme de +finances, employant les termes techniques d'un air d'aisance +parfaite, il conta l'extraordinaire aventure. Au lendemain +de la conquête de Rome, lorsque l'Italie entière +délirait d'enthousiasme, à l'idée de posséder enfin la +capitale tant désirée, l'antique et glorieuse ville, l'éternelle +qui avait la promesse de l'empire du monde, ce +fut d'abord une explosion bien légitime de la joie et de +l'espoir d'un peuple jeune, constitué de la veille, ayant hâte +d'affirmer sa puissance. Il s'agissait de prendre possession +de Rome, d'en faire la capitale moderne, seule digne +d'un grand royaume; et il s'agissait avant tout de l'assainir, +de la nettoyer des ordures qui la déshonoraient. On +ne peut plus s'imaginer dans quelle saleté immonde +baignait la ville des papes, la Roma sporca regrettée des +artistes: pas même de latrines, la voie publique servant +à tous les besoins, les ruines augustes transformées en +dépotoirs, les abords des vieux palais princiers souillés +d'excréments, un lit d'épluchures, de détritus, de matières +en décomposition montant de partout, changeant +les rues en égouts empoisonnés, d'où soufflaient de +continuelles épidémies. La nécessité de vastes travaux +d'édilité s'imposait, c'était une véritable mesure de +salut, le rajeunissement, la vie assurée et plus large, de +même qu'il était juste de songer à bâtir de nouvelles maisons +pour les habitants nouveaux qui devaient affluer de +toutes parts. Le fait s'était passé à Berlin, après la constitution +de l'empire d'Allemagne, la ville avait vu sa +population s'accroître en coup de foudre, par centaines<a name="page_310" id="page_310"></a> +de mille âmes. Rome, certainement, allait elle aussi doubler, +tripler, quintupler, attirant à elle les forces vives +des provinces, devenant le centre de l'existence nationale. +Et l'orgueil s'en mêla, il fallait montrer au gouvernement +déchu du Vatican ce dont l'Italie était capable, de quelle +splendeur rayonnerait la nouvelle Rome, la troisième +Rome, qui dépasserait les deux autres, l'impériale et la +papale, par la magnificence de ses voies et le flot débordant +de ses foules.</p> + +<p>Les premières années, cependant, le mouvement des +constructions garda quelque prudence. On fut assez sage +pour ne bâtir qu'au fur et à mesure des besoins. D'un +bond, la population avait doublé, était montée de deux +cent mille à quatre cent mille habitants: tout le petit +monde des employés, des fonctionnaires, venus avec les +administrations publiques, toute la cohue qui vit de l'État +ou espère en vivre, sans compter les oisifs, les jouisseurs, +qu'une cour traîne après elle. Ce fut là une première cause +de griserie, personne ne douta que cette marche ascensionnelle +ne continuât, ne se précipitât même. Dès lors, +la cité de la veille ne suffisait plus, il fallait sans attendre +faire face aux besoins du lendemain, en élargissant Rome +hors de Rome, dans tous les antiques faubourgs déserts. +On parlait aussi du Paris du second empire, si agrandi, +changé en une ville de lumière et de santé. Mais, aux +bords du Tibre, le malheur fut, à la première heure, qu'il +n'y eut pas un plan général, pas plus qu'un homme de +regard clair, maître souverain de la situation, s'appuyant +sur des Sociétés financières puissantes. Et ce que l'orgueil +avait commencé, cette ambition de surpasser en éclat la +Rome des Césars et des Papes, cette volonté de refaire +de la Cité éternelle, prédestinée, le centre et la reine +de la terre, la spéculation l'acheva, un de ces extraordinaires +souffles de l'agio, une de ces tempêtes qui +naissent, font rage, détruisent et emportent tout, sans que +rien les annonce ni les arrête. Brusquement, le bruit<a name="page_311" id="page_311"></a> +courut que des terrains, achetés cinq francs le mètre, se +revendaient cent francs; et la fièvre s'alluma, la fièvre +de tout un peuple que le jeu passionne. Un vol de spéculateurs, +venu de la haute Italie, s'était abattu sur +Rome, la plus noble et la plus facile des proies. Pour +ces montagnards, pauvres, affamés, la curée des appétits +commença, dans ce Midi voluptueux, où la vie est si douce; +de sorte que les délices du climat, elles-mêmes corruptrices, +activèrent la décomposition morale. Puis, il n'y +avait vraiment qu'à se baisser, les écus d'abord se ramassèrent +à la pelle, parmi les décombres des premiers +quartiers qu'on éventra. Les gens adroits, qui, flairant +le tracé des voies nouvelles, s'étaient rendus acquéreurs +des immeubles menacés d'expropriation, décuplèrent leurs +fonds en moins de deux ans. Alors, la contagion grandit, +empoisonna la ville entière, de proche en proche; les +habitants à leur tour furent emportés, toutes les classes +entrèrent en folie, les princes, les bourgeois, les petits +propriétaires, jusqu'aux boutiquiers, les boulangers, les +épiciers, les cordonniers; à ce point qu'on cita plus tard +un simple boulanger qui fit une faillite de quarante-cinq +millions. Et ce n'était plus que le jeu exaspéré, un jeu +formidable dont la fièvre avait remplacé le petit train +réglementé du loto papal, un jeu à coups de millions où +les terrains et les bâtisses devenaient fictifs, de simples +prétextes à des opérations de Bourse. Le vieil orgueil +atavique qui avait rêvé de transformer Rome en capitale +du monde, s'exalta ainsi jusqu'à la démence, sous cette +fièvre chaude de la spéculation, achetant des terrains, +bâtissant des maisons pour les revendre, sans mesure, +sans arrêt, de même qu'on lance des actions, tant que les +presses veulent bien en imprimer.</p> + +<p>Certainement, jamais ville en évolution n'a donné pareil +spectacle. Aujourd'hui, lorsqu'on tâche de comprendre, +on reste confondu. Le chiffre de la population avait dépassé +quatre cent mille, et il semblait rester stationnaire;<a name="page_312" id="page_312"></a> +mais cela n'empêchait pas la végétation des quartiers neufs +de sortir du sol, toujours plus drue. Pour quel peuple +futur bâtissait-on avec cette sorte de rage? Par quelle +aberration en arrivait-on à ne pas attendre les habitants, +à préparer ainsi des milliers de logements aux familles +de demain, qui viendraient peut-être? La seule excuse était +de s'être dit, d'avoir posé à l'avance, comme une vérité +indiscutable, que la troisième Rome, la capitale triomphante +de l'Italie, ne pouvait avoir moins d'un million +d'âmes. Elles n'étaient pas venues, mais elles allaient +venir sûrement: aucun patriote n'en pouvait douter, sans +crime de lèse-patrie. Et on bâtissait, on bâtissait, on bâtissait +sans relâche, pour les cinq cent mille citoyens en +route. On ne s'inquiétait même plus du jour de leur +arrivée, il suffisait que l'on comptât sur eux. Encore, dans +Rome, les Sociétés qui s'étaient formées pour la construction +des grandes voies, au travers des vieux quartiers +malsains abattus, vendaient ou louaient leurs immeubles, +réalisaient de gros bénéfices. Seulement, à +mesure que la folie croissait, pour satisfaire à la fringale +du lucre, d'autres Sociétés se créèrent, dans le but +d'élever, hors de Rome, des quartiers encore, des quartiers +toujours, de véritables petites villes, dont on n'avait +nul besoin. A la porte Saint-Jean, à la porte Saint-Laurent, +des faubourgs poussèrent comme par miracle. Sur +les immenses terrains de la villa Ludovisi, de la porte +Salaria à la porte Pia, jusqu'à Sainte-Agnès, une ébauche +de ville fut commencée. Enfin, aux Prés du Château, ce +fut toute une cité qu'on voulut d'un coup faire naître du +sol, avec son église, son école, son marché. Et il ne +s'agissait pas de petites maisons ouvrières, de logements +modestes pour le menu peuple et les employés, il s'agissait +de bâtisses colossales, de vrais palais à trois et quatre +étages, développant des façades uniformes et démesurées, +qui faisaient de ces nouveaux quartiers excentriques des +quartiers babyloniens, que des capitales de vie intense et<a name="page_313" id="page_313"></a> +d'industrie, comme Paris ou Londres, pourraient seules +peupler. Ce sont là les monstrueux produits de l'orgueil +et du jeu, et quelle page d'histoire, quelle leçon amère, +lorsque Rome, aujourd'hui ruinée, se voit déshonorée en +outre, par cette laide ceinture de grandes carcasses +crayeuses et vides, inachevées pour la plupart, dont les +décombres déjà sèment les rues pleines d'herbe!</p> + +<p>L'effondrement fatal, le désastre fut effroyable. Narcisse +en donnait les raisons, en suivait les diverses phases, +si nettement, que Pierre comprit. De nombreuses Sociétés +financières avaient naturellement poussé dans ce +terreau de la spéculation, l'Immobilière, la Società +edilizia, la Fondiaria, la Tiberina, l'Esquilino. Presque +toutes faisaient construire, bâtissaient des maisons +énormes, des rues entières, pour les revendre. Mais elles +jouaient également sur les terrains, les cédaient à de gros +bénéfices aux petits spéculateurs qui s'improvisaient de +toutes parts, rêvant des bénéfices à leur tour, dans la hausse +continue et factice que déterminait la fièvre croissante +de l'agio. Le pis était que ces bourgeois, ces boutiquiers +sans expérience, sans argent, s'affolaient jusqu'à faire +construire eux aussi, en empruntant aux banques, en se +retournant vers les Sociétés qui leur avaient vendu les terrains, +pour obtenir d'elles l'argent nécessaire à l'achèvement +des constructions. Le plus souvent, pour ne pas tout +perdre, les Sociétés se trouvaient un jour forcées de reprendre +les terrains et les constructions, même inachevées, +ce qui amenait entre leurs mains un engorgement +formidable, dont elles devaient périr. Si le million d'habitants +était venu occuper les logements qu'on lui préparait, +dans un rêve d'espoir si extraordinaire, les gains +auraient pu être incalculables, Rome en dix ans s'enrichissait, +devenait une des plus florissantes capitales du +monde. Seulement, ces habitants s'entêtaient à ne pas +venir, rien ne se louait, les logements restaient vides. +Et, alors, la crise éclata en coup de foudre, avec une violence<a name="page_314" id="page_314"></a> +sans pareille, pour deux raisons. D'abord, les maisons +bâties par les Sociétés étaient des morceaux trop +gros, d'un achat difficile, devant lesquels reculait la +foule des rentiers moyens, désireux de placer leur argent +dans le foncier. L'atavisme avait agi, les constructeurs +avaient vu trop grand, une série de palais magnifiques, +destinés à écraser ceux des autres âges, et qui +allaient rester mornes et déserts, comme un des témoignages +les plus inouïs de l'orgueil impuissant. Il ne +se rencontra donc pas de capitaux particuliers qui osassent +ou qui pussent se substituer à ceux des Sociétés. Ensuite, +ailleurs, à Paris, à Berlin, les quartiers neufs, les embellissements +se sont faits avec des capitaux nationaux, +avec l'argent de l'épargne. Au contraire, à Rome, tout +s'est bâti avec du crédit, des lettres de change à trois mois, +et surtout avec de l'argent étranger. On estime à près d'un +milliard l'énorme somme engloutie, dont les quatre cinquièmes +étaient de l'argent français. Cela se faisait simplement +de banquiers à banquiers, les banquiers français +prêtant à trois et demi ou quatre pour cent aux banquiers +italiens, qui de leur côté prêtaient aux spéculateurs, aux +constructeurs de Rome, à six, sept et même huit pour +cent. Aussi s'imagine-t-on le désastre, lorsque la France, +que fâchait l'alliance de l'Italie avec l'Allemagne, retira ses +huit cents millions en moins de deux ans. Un immense +reflux se produisit, vidant les banques italiennes; et les +Sociétés foncières, toutes celles qui spéculaient sur les +terrains et les constructions, forcées de rembourser à leur +tour, durent s'adresser aux Sociétés d'émission, celles +qui avaient la faculté d'émettre du papier. En même temps, +elles intimidèrent l'État, elles le menacèrent d'arrêter les +travaux et de mettre sur le pavé de Rome quarante mille +ouvriers sans ouvrage, s'il n'obligeait pas les Sociétés +d'émission à leur prêter les cinq ou six millions de papier +dont elles avaient besoin, ce que l'État finit par faire, +épouvanté à l'idée d'une faillite générale. Naturellement,<a name="page_315" id="page_315"></a> +aux échéances, les cinq ou six millions ne purent être +rendus, puisque les maisons ne se vendaient ni ne se +louaient, de sorte que l'écroulement commença, se précipita, +des décombres sur des décombres: les petits spéculateurs +tombèrent sur les constructeurs, ceux-ci sur les +Sociétés foncières, celles-ci sur les Sociétés d'émission, +qui tombèrent sur le crédit public, ruinant la nation. +Voilà comment une crise simplement édilitaire devint un +effroyable désastre financier, un danger d'effondrement +national, tout un milliard inutilement englouti, Rome +enlaidie, encombrée de jeunes ruines honteuses, les +logements béants et vides, pour les cinq ou six cent mille +habitants rêvés, qu'on attend toujours.</p> + +<p>D'ailleurs, dans le vent de gloire qui soufflait, l'État lui-même +voyait colossal. Il s'agissait de créer de toutes pièces +une Italie triomphante, de lui faire accomplir en vingt-cinq +ans la besogne d'unité et de grandeur, que d'autres +nations ont mis des siècles à faire solidement. Aussi +était-ce une activité fébrile, des dépenses prodigieuses, +des canaux, des ports, des routes, des chemins de fer, des +travaux publics démesurés dans toutes les villes. On +improvisait, on organisait la grande nation, sans compter. +Depuis l'alliance avec l'Allemagne, le budget de la guerre +et de la marine dévorait les millions inutilement. Et on +ne faisait face aux besoins, sans cesse grandissants, qu'à +coups d'émissions, les emprunts se succédaient d'année +en année. Rien qu'à Rome, la construction du Ministère +de la Guerre coûtait dix millions, celle du Ministère des +Finances quinze, et l'on dépensait cent millions pour les +quais, qui ne sont pas finis, et l'on engloutissait plus de +deux cent cinquante millions dans les travaux de défense, +autour de la ville. C'était encore et toujours la flambée +d'orgueil fatal, la sève de cette terre qui ne peut s'épanouir +qu'en projets trop vastes, la volonté d'éblouir le +monde et de le conquérir, dès qu'on a posé le pied au +Capitole, même dans la poussière accumulée de tous les<a name="page_316" id="page_316"></a> +pouvoirs humains, qui s'y sont écroulés les uns sur les +autres.</p> + +<p>—Et, mon cher ami, continua Narcisse, si je descendais +dans les histoires qui circulent, qu'on se raconte +à l'oreille, si je vous citais certains faits, vous seriez stupéfait, +épouvanté, du degré de démence où cette ville +entière, si raisonnable au fond, si indolente et si égoïste, +a pu monter, sous la terrible fièvre contagieuse de la passion +du jeu. Le petit monde, les ignorants et les sots, ne +s'y sont pas ruinés seuls, car les grandes familles, presque +toute la noblesse romaine y a laissé crouler les antiques +fortunes, et l'or, et les palais, et les galeries de chefs-d'œuvre, +qu'elle devait à la munificence des papes. Ces +colossales richesses, qu'il avait fallu des siècles de népotisme +pour entasser entre les mains de quelques-uns, ont +fondu comme de la cire, en dix ans à peine, au feu niveleur +de l'agio moderne.</p> + +<p>Puis, s'oubliant, ne pensant plus qu'il parlait à un +prêtre, il conta une de ces histoires équivoques:</p> + +<p>—Tenez! notre bon ami Dario, prince Boccanera, le +dernier du nom, qui en est réduit à vivre des miettes de +son oncle le cardinal, lequel n'a plus guère que l'argent +de sa charge, eh bien! il roulerait sûrement carrosse, +sans l'extraordinaire histoire de la villa Montefiori... On +doit vous avoir déjà mis au courant: les vastes terrains de +cette villa cédés pour dix millions à une compagnie financière; +puis, le prince Onofrio, le père de Dario, mordu par +le besoin de spéculer, rachetant fort cher ses propres terrains, +jouant dessus, faisant bâtir; puis, la catastrophe finale +emportant, avec les dix millions, tout ce qu'il possédait lui-même, +les débris de la fortune anciennement colossale des +Boccanera... Mais ce qu'on ne vous a sans doute pas dit, ce +sont les causes cachées, le rôle que le comte Prada, justement +l'époux séparé de cette délicieuse contessina que +nous attendons, a joué là dedans. Il était l'amant de la +princesse Boccanera, la belle Flavia Montefiori qui avait<a name="page_317" id="page_317"></a> +apporté la villa au prince, oh! une créature admirable, +beaucoup plus jeune que son mari; et l'on assure que +Prada tenait le mari par la femme, à ce point que +celle-ci se refusait, le soir, quand le vieux prince hésitait +à donner une signature, à s'engager davantage dans une +aventure dont il avait flairé d'abord le danger. Prada y a +gagné les millions qu'il mange aujourd'hui d'une façon +fort intelligente. Et quant à la belle Flavia, devenue +mûre, vous savez qu'après avoir tiré une petite fortune du +désastre, elle a renoncé galamment à son titre de princesse +Boccanera, pour s'acheter un bel homme, un second +mari beaucoup plus jeune qu'elle, cette fois, dont elle +a fait un marquis Montefiori, lequel l'entretient en joie et +en beauté opulente, malgré ses cinquante ans passés... +Dans tout cela, il n'y a de victime que notre bon ami Dario, +totalement ruiné, résolu à épouser sa cousine, pas plus +riche que lui. Il est vrai qu'elle le veut et qu'il est incapable +de ne pas l'aimer autant qu'elle l'aime. Sans cela, +il aurait déjà accepté quelque Américaine, une héritière +à millions, ainsi que tant d'autres princes; à moins que +le cardinal et donna Serafina ne s'y fussent opposés, car ces +deux-là sont aussi des héros dans leur genre, des Romains +d'orgueil et d'entêtement, qui entendent garder leur sang +pur de toute alliance étrangère... Enfin, espérons que +le bon Dario et cette Benedetta exquise seront heureux +ensemble.</p> + +<p>Il s'interrompit; puis, au bout de quelques pas faits en +silence, il continua plus bas:</p> + +<p>—Moi, j'ai un parent qui a ramassé près de trois millions +dans l'affaire de la villa Montefiori. Ah! comme je +regrette de n'être arrivé ici qu'après ces temps héroïques +de l'agio! comme cela devait être amusant, et quels coups +à faire, pour un joueur de sang-froid!</p> + +<p>Mais, brusquement, en levant la tête, il aperçut devant +lui le quartier neuf des Prés du Château; et sa physionomie +changea, il redevint l'âme artiste, indignée des abominations<a name="page_318" id="page_318"></a> +modernes dont on avait souillé la Rome papale. +Ses yeux pâlirent, sa bouche exprima l'amer dédain du +rêveur blessé dans sa passion des siècles disparus.</p> + +<p>—Voyez, voyez cela! O ville d'Auguste, ville de Léon X, +ville de l'éternelle puissance et de l'éternelle beauté!</p> + +<p>Pierre, en effet, restait lui-même saisi. A cette place, +autrefois, s'étendaient en terrain plat les prairies du Château +Saint-Ange, coupées de peupliers, tout le long du +Tibre, jusqu'aux premières pentes du mont Mario, vastes +herbages, aimés des artistes, pour le premier plan de +riante verdure qu'ils faisaient au Borgo et au dôme lointain +de Saint-Pierre. Et c'était, maintenant, au milieu de cette +plaine bouleversée, lépreuse et blanchâtre, une ville +entière, une ville de maisons massives, colossales, des +cubes de pierres réguliers, tous pareils, avec des rues +larges, se coupant à angle droit, un immense damier aux +cases symétriques. D'un bout à l'autre, les mêmes façades +se reproduisaient, on aurait dit des séries de couvents, +de casernes, d'hôpitaux, dont les lignes identiques se continuaient +sans fin. Et l'étonnement, l'impression extraordinaire +et pénible, venait surtout de la catastrophe, +inexplicable d'abord, qui avait immobilisé cette ville en +pleine construction, comme si, par quelque matin maudit, +un magicien de désastre avait, d'un coup de baguette, +arrêté les travaux, vidé les chantiers turbulents, laissé +les bâtisses telles qu'elles étaient, à cette minute précise, +dans un morne abandon. Tous les états successifs se +retrouvaient, depuis les terrassements, les trous profonds +creusés pour les fondations, restés béants et que des herbes +folles avaient envahis, jusqu'aux maisons entièrement +debout, achevées et habitées. Il y avait des maisons dont +les murs sortaient à peine du sol; il y en avait d'autres +qui atteignaient le deuxième, le troisième étage, avec +leurs planchers de solives de fer à jour, leurs fenêtres ouvertes +sur le ciel; il y en avait d'autres, montées complètement, +couvertes de leur toit, telles que des carcasses<a name="page_319" id="page_319"></a> +livrées aux batailles des vents, toutes semblables à des +cages vides. Puis, c'étaient des maisons terminées, mais +dont on n'avait pas eu le temps d'enduire les murs extérieurs; +et d'autres qui étaient demeurées sans boiseries, +ni aux portes ni aux fenêtres; et d'autres qui avaient bien +leurs portes et leurs persiennes, mais clouées, telles que +des couvercles de cercueil, les appartements morts, sans +une âme; et d'autres enfin habitées, quelques-unes en +partie, très peu totalement, vivantes de la plus inattendue +des populations. Rien ne pouvait rendre l'affreuse tristesse +de ces choses, la ville de la Belle au Bois dormant, frappée +d'un sommeil mortel avant même d'avoir vécu, s'anéantissant +au lourd soleil, dans l'attente d'un réveil qui +paraissait ne devoir jamais venir.</p> + +<p>A la suite de son compagnon, Pierre s'était engagé dans +les larges rues désertes, d'une immobilité et d'un silence +de cimetière. Pas une voiture, pas un piéton n'y passait. +Certaines n'avaient pas même de trottoir, l'herbe envahissait +la chaussée, non pavée encore, telle qu'un champ qui +retournait à l'état de nature; et, pourtant, des becs de gaz +provisoires restaient là depuis des années, de simples +tuyaux de plomb liés à des perches. Aux deux côtés, les +propriétaires avaient clos hermétiquement les baies des +rez-de-chaussée et des étages, à l'aide de grosses planches, +pour éviter d'avoir à payer l'impôt des portes et fenêtres. +D'autres maisons, commencées à peine, étaient barrées +de palissades, dans la crainte que les caves ne devinssent +le repaire de tous les bandits du pays. Mais, surtout, la +désolation était les jeunes ruines, de hautes bâtisses +superbes, pas finies, pas crépies même, n'ayant pu vivre +encore de leur existence de géants de pierre, et qui se +lézardaient déjà de toutes parts, et qu'il avait fallu étayer +avec des complications de charpentes, pour qu'elles +ne tombassent pas en poudre sur le sol. Le cœur se +serrait, comme dans une cité d'où un fléau aurait balayé +les habitants, la peste, la guerre, un bombardement, dont<a name="page_320" id="page_320"></a> +ces carcasses béantes semblaient garder les traces. Puis, +à l'idée que c'était là une naissance avortée, et non une +mort, que la destruction allait faire son œuvre, avant que +les habitants rêvés, attendus en vain, eussent apporté la +vie à ces maisons mort-nées, la mélancolie s'aggravait, +on était débordé d'une infinie désespérance humaine. +Et il y avait encore l'ironie affreuse, à chaque angle, de +magnifiques plaques de marbre portant les noms des rues, +des noms illustres empruntés à l'Histoire, les Gracques, +les Scipion, Pline, Pompée, Jules César, qui éclataient +là, sur ces murs inachevés et croulants, comme une dérision, +comme un soufflet du passé donné à l'impuissance +d'aujourd'hui.</p> + +<p>Alors, Pierre fut une fois de plus frappé de cette +vérité que quiconque possède Rome est dévoré de la folie +du marbre, du besoin vaniteux de bâtir et de laisser aux +peuples futurs son monument de gloire. Après les Césars +entassant leurs palais au Palatin, après les papes rebâtissant +la Rome du moyen âge et la timbrant de leurs +armes, voilà que le gouvernement italien n'avait pu devenir +le maître de la ville, sans vouloir tout de suite la reconstruire, +plus resplendissante et plus énorme qu'elle n'avait +jamais été. C'était la suggestion même du sol, c'était le +sang d'Auguste qui, de nouveau, montait au crâne des +derniers venus, les jetait à la démence de faire de la +troisième Rome la nouvelle reine de la terre. Et de là les +projets gigantesques, les quais cyclopéens, les simples +Ministères luttant avec le Colisée; et de là ces quartiers +neufs aux maisons géantes, poussées tout autour de l'antique +cité comme autant de petites villes. Il se souvenait +de cette ceinture crayeuse, entourant les vieilles toitures +rousses, qu'il avait vue du dôme de Saint-Pierre, pareille +de loin à des carrières abandonnées; car ce n'était pas +aux Prés du Château seulement, c'était aussi à la porte +Saint-Jean, à la porte Saint-Laurent, à la villa Ludovisi, +sur les hauteurs du Viminal et de l'Esquilin, que des<a name="page_321" id="page_321"></a> +quartiers inachevés et vides croulaient déjà, dans l'herbe +des rues désertes. Cette fois, après deux mille ans de +fertilité prodigieuse, il semblait que le sol fût enfin épuisé, +que la pierre des monuments refusât d'y pousser encore. +De même que, dans de très vieux jardins fruitiers, les +pruniers et les cerisiers qu'on replante s'étiolent et +meurent, les murs neufs sans doute ne trouvaient plus à +boire la vie dans cette poussière de Rome, appauvrie par +la végétation séculaire d'un si grand nombre de temples, +de cirques, d'arcs de triomphe, de basiliques et d'églises. +Et les maisons modernes qu'on avait tenté d'y faire fructifier +de nouveau, les maisons inutiles et trop vastes, +toutes gonflées de l'ambition héréditaire, n'avaient pu +arriver à maturité, dressant des moitiés de façade que +trouaient les fenêtres béantes, sans force pour monter +jusqu'à la toiture, restées là infécondes, telles que les +broussailles sèches d'un terrain qui a trop produit. +L'affreuse tristesse venait d'une grandeur passée si créatrice +aboutissant à un pareil aveu d'actuelle impuissance, +Rome qui avait couvert le monde de ses monuments +indestructibles et qui n'enfantait plus que des ruines.</p> + +<p>—On les finira bien un jour! s'écria Pierre.</p> + +<p>Narcisse le regarda étonné.</p> + +<p>—Pour qui donc?</p> + +<p>Et c'était le mot terrible. Ces cinq ou six cent mille +habitants dont on avait rêvé la venue, qu'on attendait +toujours, où vivaient-ils à l'heure présente, dans quelles +campagnes voisines, dans quelles villes reculées? Si un +grand enthousiasme patriotique avait pu seul espérer une +telle population, aux premiers jours de la conquête, il +aurait fallu aujourd'hui un singulier aveuglement pour +croire encore qu'elle viendrait jamais. L'expérience semblait +faite, Rome restait stationnaire, on ne prévoyait aucune +des causes qui en auraient doublé les habitants, ni +les plaisirs qu'elle offrait, ni les gains d'un commerce et +d'une industrie qu'elle n'avait pas, ni l'intense vie sociale<a name="page_322" id="page_322"></a> +et intellectuelle dont elle ne paraissait plus capable. +En tout cas, des années et des années seraient indispensables. +Et, alors, comment peupler les maisons finies et +vides, qui n'attendaient que des locataires? Pour qui terminer +les maisons restées à l'état de squelette, s'émiettant +au soleil et à la pluie? Elles demeureraient donc indéfiniment +là, les unes décharnées, ouvertes à toutes les +bises, les autres closes, muettes comme des tombes, +dans la laideur lamentable de leur inutilité et de leur +abandon? Quel terrible témoignage sous le ciel splendide! +Les nouveaux maîtres de Rome étaient mal partis, +et s'ils savaient maintenant ce qu'il aurait fallu faire, +oseraient-ils jamais défaire ce qu'ils avaient fait? Puisque +le milliard qui était là semblait définitivement gâché et +compromis, on se mettait à souhaiter un Néron de volonté +démesurée et souveraine, prenant la torche et la pioche, +et brûlant tout, rasant tout, au nom vengeur de la raison +et de la beauté.</p> + +<p>—Ah! reprit Narcisse, voici la contessina et le prince.</p> + +<p>Benedetta avait fait arrêter la voiture à un carrefour +des rues désertes; et, par ces larges voies, si calmes, +pleines d'herbes, faites pour les amoureux, elle s'avançait +au bras de Dario, tous les deux ravis de la promenade, ne +songeant plus aux tristesses qu'ils étaient venus voir.</p> + +<p>—Oh! quel joli temps, dit-elle gaiement en abordant +les deux amis. Voyez donc ce soleil si doux!... +Et c'est si bon de marcher un peu à pied, comme dans la +campagne!</p> + +<p>Dario, le premier, cessa de rire au ciel bleu, à la joie +présente de promener sa cousine à son bras.</p> + +<p>—Ma chère, il faut pourtant aller visiter ces gens, +puisque tu t'entêtes à ce caprice, qui va sûrement nous +gâter la belle journée... Voyons, il faut que je me +retrouve. Moi, vous savez, je ne suis pas fort pour me +reconnaître dans les endroits où je n'aime pas aller... +Avec ça, ce quartier est imbécile, avec ces rues mortes,<a name="page_323" id="page_323"></a> +ces maisons mortes, où il n'y a pas une figure dont on se +souvienne, pas une boutique qui vous remette dans le +bon chemin... Je crois que c'est par ici. Suivez-moi toujours, +nous verrons bien.</p> + +<p>Et les quatre promeneurs se dirigèrent vers la partie +centrale du quartier, faisant face au Tibre, où un commencement +de population s'était formé. Les propriétaires +tiraient parti comme ils le pouvaient des quelques maisons +terminées, ils en louaient les logements à très bas +prix, ne se fâchaient pas lorsque les loyers se faisaient +attendre. Des employés nécessiteux, des ménages sans +argent s'étaient donc installés là, payant à la longue, +arrivant toujours à donner quelques sous. Mais le pis était +qu'à la suite de la démolition de l'ancien Ghetto et des +percées dont on avait aéré le Transtévère, de véritables +hordes de loqueteux, sans pain, sans toit, presque sans +vêtements, s'étaient abattues sur les maisons inachevées, +les avaient envahies de leur souffrance et de leur vermine; +et il avait bien fallu fermer les yeux, tolérer cette +brutale prise de possession, sous peine de laisser toute +cette épouvantable misère étalée en pleine voie publique. +C'était à ces hôtes effrayants que venaient d'échoir les +grands palais rêvés, les colossales bâtisses de quatre et +cinq étages, où l'on entrait par des portes monumentales, +ornées de hautes statues, où des balcons sculptés, que +soutenaient des cariatides, allaient d'un bout à l'autre des +façades. Les boiseries des portes et des fenêtres manquaient, +chaque famille de misérables avait fait son choix, +fermant parfois les fenêtres avec des planches, bouchant +les portes à l'aide de simples haillons, occupant tout un +étage princier, ou préférant des pièces plus étroites, pour +s'y entasser à son goût. Des linges affreux séchaient sur +les balcons sculptés, pavoisaient de leur immonde détresse +ces façades d'avortement, souffletées dans leur +orgueil. Une usure rapide, des souillures sans nom dégradaient +déjà les belles constructions blanches, les rayaient,<a name="page_324" id="page_324"></a> +les éclaboussaient de taches infâmes; et, par les porches +magnifiques, faits pour la royale sortie des équipages, +c'était un ruisseau d'ignominie qui débouchait, des ordures +et des fientes, dont les mares stagnantes pourrissaient +ensuite sur la chaussée sans trottoirs.</p> + +<p>A deux reprises, Dario avait fait revenir ses compagnons +sur leurs pas. Il s'égarait, il s'assombrissait de +plus en plus.</p> + +<p>—J'aurais dû prendre à gauche. Mais comment voulez-vous +savoir? Est-ce possible, au milieu d'un monde +pareil?</p> + +<p>Maintenant, des bandes d'enfants pouilleux se traînaient +dans la poussière. Ils étaient d'une extraordinaire saleté, +presque nus, la chair noire, les cheveux en broussaille, +tels que des paquets de crins. Et des femmes circulaient +en jupes sordides, en camisoles défaites, montrant des +flancs et des seins de juments surmenées. Beaucoup, +toutes droites, causaient entre elles, d'une voix glapissante; +d'autres, assises sur de vieilles chaises, les mains +allongées sur les genoux, restaient ainsi pendant des +heures, sans rien faire. On rencontrait peu d'hommes. Quelques-uns, +allongés à l'écart, parmi l'herbe rousse, le nez +contre la terre, dormaient lourdement au soleil.</p> + +<p>Mais l'odeur surtout devenait nauséabonde, une odeur +de misère malpropre, le bétail humain s'abandonnant, +vivant dans sa crasse. Et cela s'aggrava des émanations +d'un petit marché improvisé qu'il fallut franchir, des +fruits gâtés, des légumes cuits et aigres, des fritures de +la veille, à la graisse figée et rance, que de pauvres marchandes +vendaient par terre, au milieu de la convoitise +affamée d'un troupeau d'enfants.</p> + +<p>—Enfin, je ne sais plus, ma chère! s'écria le prince, +en s'adressant à sa cousine. Sois raisonnable, nous en +avons assez vu, retournons à la voiture.</p> + +<p>Réellement, il souffrait; et, selon le mot de Benedetta +elle-même, il ne savait pas souffrir. Cela lui semblait<a name="page_325" id="page_325"></a> +monstrueux, un crime imbécile, que d'attrister sa vie par +une promenade pareille. La vie était faite pour être vécue +légère et aimable, sous le ciel clair. Il fallait l'égayer +uniquement par des spectacles gracieux, des chants, +des danses. Et, dans son égoïsme naïf, il avait une véritable +horreur du laid, du pauvre, du souffrant, à ce point +que la vue seule lui en causait un malaise, une sorte de +courbature physique et morale.</p> + +<p>Mais Benedetta, qui frémissait comme lui, voulait être +brave devant Pierre. Elle le regarda, elle le vit si intéressé, +si passionnément pitoyable, qu'elle ne céda pas, +dans son effort à sympathiser avec les humbles et les +malheureux.</p> + +<p>—Non, non, il faut rester, mon Dario... Ces messieurs +veulent tout voir, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Oh! dit Pierre, la Rome actuelle est ici, cela en dit +plus long que toutes les promenades classiques à travers +les ruines et les monuments.</p> + +<p>—Mon cher, vous exagérez, déclara Narcisse à son +tour. Seulement, j'accorde que cela est intéressant, très +intéressant... Les vieilles femmes surtout, ah! extraordinaires +d'expression, les vieilles femmes!</p> + +<p>A ce moment, Benedetta ne put retenir un cri d'admiration +heureuse, en apercevant devant elle une jeune fille +d'une beauté superbe.</p> + +<p>—<i>O che bellezza!</i></p> + +<p>Et Dario, l'ayant reconnue, s'écria du même air ravi:</p> + +<p>—Eh! c'est la Pierina... Elle va nous conduire.</p> + +<p>Depuis un instant, l'enfant suivait le groupe, sans se +permettre d'approcher. Ses regards s'étaient ardemment +fixés sur le prince, luisant d'une joie d'esclave amoureuse; +puis, ils avaient vivement dévisagé la contessina, mais +sans colère, avec une sorte de soumission tendre, de +bonheur résigné, à la trouver très belle, elle aussi. Et +elle était en vérité telle que le prince l'avait dépeinte, +grande, solide, avec une gorge de déesse, un vrai antique,<a name="page_326" id="page_326"></a> +une Junon à vingt ans, le menton un peu fort, la bouche +et le nez d'une correction parfaite, de larges yeux de +génisse, et la face éclatante, comme dorée d'un coup de +soleil, sous le casque de lourds cheveux noirs.</p> + +<p>—Alors, tu vas nous conduire? demanda Benedetta, +familière, souriante, déjà consolée des laideurs voisines, +à l'idée qu'il pouvait exister des créatures pareilles.</p> + +<p>—Oh! oui, madame, oui! tout de suite.</p> + +<p>Elle courut devant eux, chaussée de souliers sans trous, +vêtue d'une vieille robe de laine marron, qu'elle avait +dû laver et raccommoder récemment. On sentait sur elle +certains soins de coquetterie, un désir de propreté, que +n'avaient pas les autres; à moins que ce ne fût simplement +sa grande beauté qui rayonnât de ses pauvres vêtements +et fît d'elle une déesse.</p> + +<p>—<i>Che bellezza! che bellezza!</i> ne se lassait pas de +répéter la contessina, tout en la suivant. C'est un régal, +mon Dario, que cette fille à regarder.</p> + +<p>—Je savais bien qu'elle te plairait, répondit-il simplement, +flatté de sa trouvaille, ne parlant plus de s'en +aller, puisqu'il pouvait enfin reposer les yeux sur quelque +chose d'agréable à voir.</p> + +<p>Derrière eux venait Pierre, émerveillé également, à +qui Narcisse disait les scrupules de son goût, qui était +pour le rare et le subtil.</p> + +<p>—Oui, oui, sans doute, elle est belle... Seulement, +leur type romain, mon cher, au fond, rien n'est plus +lourd, sans âme, sans au-delà... Il n'y a que du sang sous +leur peau, il n'y a pas de ciel.</p> + +<p>Mais la Pierina s'était arrêtée, et, d'un geste, elle +montra sa mère, assise sur une caisse défoncée à demi, +devant la haute porte d'un palais inachevé. Elle avait dû +être aussi fort belle, ruinée à quarante ans, les yeux +éteints de misère, la bouche déformée, aux dents noires, la +face coupée de grandes rides molles, la gorge énorme et +tombante; et elle était d'une saleté affreuse, ses cheveux<a name="page_327" id="page_327"></a> +grisonnants dépeignés, envolés en mèches folles, sa jupe +et sa camisole souillées, fendues, laissant voir la crasse +des membres. Des deux mains, elle tenait sur ses genoux +un nourrisson, son dernier-né, qui s'était endormi. Elle +le regardait, comme foudroyée, et sans courage, de l'air +de la bête de somme résignée à son sort, en mère qui +avait fait des enfants et les avait nourris sans savoir pourquoi.</p> + +<p>—Ah! bon, bon! dit-elle en relevant la tête, c'est le +monsieur qui est venu me donner un écu, parce qu'il +t'avait rencontrée en train de pleurer. Et il revient nous +voir avec des amis. Bon, bon! il y a tout de même de +braves cœurs.</p> + +<p>Alors, elle dit leur histoire, mais mollement, sans +chercher même à les apitoyer. Elle s'appelait Giacinta, +elle avait épousé un maçon, Tommaso Gozzo, dont elle +avait eu sept enfants, la Pierina, et puis Tito, un grand +garçon de dix-huit ans, et quatre autres filles encore, de +deux années en deux années, et puis celui-ci enfin, un +garçon de nouveau, qu'elle tenait sur les genoux. Très +longtemps, ils avaient habité le même logement au Transtévère, +dans une vieille maison qu'on venait d'abattre. +Et il semblait qu'on eût, en même temps, abattu leur +existence; car, depuis qu'ils s'étaient réfugiés aux Prés +du Château, tous les malheurs les frappaient, la crise +terrible sur les constructions qui avait réduit au chômage +Tommaso et son fils Tito, la fermeture récente de l'atelier +de perles de cire où la Pierina gagnait jusqu'à vingt sous, +de quoi ne pas mourir de faim. Maintenant, personne ne +travaillait plus, la famille vivait de hasard.</p> + +<p>—Si vous préférez monter, madame et messieurs? +Vous trouverez là-haut Tommaso, avec son frère Ambrogio, +que nous avons pris chez nous; et ils sauront mieux vous +parler, ils vous diront les choses qu'il faut dire... Que +voulez-vous? Tommaso se repose; et c'est comme Tito, il +dort, puisqu'il n'a rien de mieux à faire.<a name="page_328" id="page_328"></a></p> + +<p>De la main, elle montrait, allongé dans l'herbe sèche, +un grand gaillard, le nez fort, la bouche dure, qui avait +les admirables yeux de la Pierina. Il s'était contenté de +lever la tête, inquiet de ces gens. Un pli farouche creusa +son front, lorsqu'il remarqua de quel regard ravi sa sœur +contemplait le prince. Et il laissa retomber sa tête, mais +il ne referma pas les paupières, il les guetta.</p> + +<p>—Pierina, conduis donc madame et ces messieurs, +puisqu'ils veulent voir.</p> + +<p>D'autres femmes s'étaient approchées, traînant leurs +pieds nus dans des savates; des bandes d'enfants grouillaient, +des fillettes à demi vêtues, parmi lesquelles sans +doute les quatre de Giacinta, toutes si semblables avec +leurs yeux noirs sous leurs tignasses emmêlées, que les +mères seules pouvaient les reconnaître; et c'était en plein +soleil comme un pullulement, un campement de misère, +au milieu de cette rue de majestueux désastre, bordée de +palais inachevés et déjà en ruine.</p> + +<p>Doucement, Benedetta dit à son cousin, avec une tendresse +souriante:</p> + +<p>—Non, ne monte pas, toi... Je ne veux pas ta mort, +mon Dario... Tu as été bien aimable de venir jusqu'ici, +attends-moi sous ce beau soleil, puisque monsieur l'abbé +et monsieur Habert m'accompagnent.</p> + +<p>Il se mit à rire, lui aussi, et il accepta très volontiers, il +alluma une cigarette, puis se promena à petits pas, satisfait +de la douceur de l'air.</p> + +<p>La Pierina était entrée vivement sous le vaste porche, +à la haute voûte, ornée de caissons à rosaces; mais un +véritable lit de fumier, dans le vestibule, couvrait les +dalles de marbre dont on avait commencé la pose. Ensuite, +c'était le monumental escalier de pierre, à la rampe +ajourée et sculptée; et les marches se trouvaient déjà +rompues, souillées d'une telle épaisseur d'immondices, +qu'elles en paraissaient noires. Partout, les mains avaient +laissé des traces graisseuses. Toute une ignominie sortait<a name="page_329" id="page_329"></a> +des murs, restés à l'état brut, dans l'attente des peintures +et des dorures qui devaient les décorer.</p> + +<p>Au premier étage, sur le vaste palier, la Pierina s'arrêta; +et elle se contenta de crier, par la baie d'une grande +porte béante, sans huisserie ni vantaux:</p> + +<p>—Père, c'est une dame et deux messieurs qui vont te +voir.</p> + +<p>Puis, se tournant vers la contessina:</p> + +<p>—Tout au fond, dans la troisième salle.</p> + +<p>Et elle se sauva, elle redescendit l'escalier plus vite +qu'elle ne l'avait monté, courant à sa passion.</p> + +<p>Benedetta et ses compagnons traversèrent deux salons +immenses, au sol bossué de plâtre, aux fenêtres ouvertes +sur le vide. Et ils tombèrent enfin dans un salon +plus petit, où toute la famille Gozzo s'était installée, +avec les débris qui lui servaient de meubles. Par terre, +sur les solives de fer laissées à nu, traînaient cinq ou +six paillasses lépreuses, mangées de sueur. Une longue +table, solide encore, tenait le milieu; et il y avait aussi +de vieilles chaises dépaillées, raccommodées à l'aide de +cordes. Mais le gros travail avait consisté à boucher deux +fenêtres sur trois avec des planches, tandis que la troisième +et la porte étaient fermées par d'anciennes toiles à +matelas, criblées de taches et de trous.</p> + +<p>Tommaso, le maçon, parut surpris, et il fut évident qu'il +n'était guère habitué à de pareilles visites de charité. Il +était assis devant la table, les deux coudes sur le bois, le +menton entre les mains, en train de se reposer, comme +l'avait dit sa femme Giacinta. C'était un fort gaillard de +quarante-cinq ans, barbu et chevelu, la face grande et +longue, d'une sérénité de sénateur romain, dans sa misère +et dans son oisiveté. La vue des deux étrangers, qu'il +flaira tout de suite, l'avait fait se lever, d'un brusque +mouvement de défiance. Mais il sourit, dès qu'il reconnut +Benedetta; et, comme elle lui parlait de Dario resté en +bas, en lui expliquant leur but charitable:<a name="page_330" id="page_330"></a></p> + +<p>—Oh! je sais, je sais, contessina... Oui, je sais bien +qui vous êtes, car j'ai muré une fenêtre, au palais Boccanera, +du temps de mon père.</p> + +<p>Alors, complaisamment, il se laissa questionner, il +répondit à Pierre surpris qu'on n'était pas très heureux, +mais qu'enfin on aurait vécu tout de même, si l'on avait +pu travailler deux jours seulement par semaine. Et, au +fond, on le sentait assez content de se serrer le ventre, +du moment qu'il vivait à sa guise, sans fatigue. C'était +toujours l'histoire de ce serrurier, qui, appelé par un +voyageur pour ouvrir la serrure d'une malle, dont la clef +était perdue, refusait absolument de se déranger, à +l'heure de la sieste. On ne payait plus son logement, puisqu'il +y avait des palais vides, ouverts au pauvre monde, +et quelques sous auraient suffi pour la nourriture, tellement +on était sobre et peu difficile.</p> + +<p>—Oh! monsieur l'abbé, tout allait beaucoup mieux +sous le pape... Mon père, qui était maçon comme moi, +a travaillé sa vie entière au Vatican; et moi-même, aujourd'hui +encore, quand j'ai quelques journées d'ouvrage, +c'est toujours là que je les trouve... Voyez-vous, nous avons +été gâtés par ces dix années de gros travaux, où l'on ne +quittait pas les échelles, où l'on gagnait ce qu'on voulait. +Naturellement, on mangeait mieux, on s'habillait, on ne +se refusait aucun plaisir; et c'est plus dur aujourd'hui de +se priver... Mais, sous le pape, monsieur l'abbé, si vous +étiez venu nous voir! Pas d'impôts, tout se donnait pour +rien, on n'avait vraiment qu'à se laisser vivre.</p> + +<p>A ce moment, un grondement s'éleva d'une des paillasses, +dans l'ombre des fenêtres bouchées, et le maçon +reprit de son air lent et paisible:</p> + +<p>—C'est mon frère Ambrogio qui n'est pas de mon avis... +Lui a été avec les républicains, en quarante-neuf, à l'âge +de quatorze ans... Ça ne fait rien, nous l'avons pris avec +nous, quand nous avons su qu'il se mourait dans une +cave, de faim et de maladie.<a name="page_331" id="page_331"></a></p> + +<p>Les visiteurs, alors, eurent un frémissement de pitié. +Ambrogio était l'aîné de quinze ans, et, âgé de soixante +ans à peine, il n'était plus qu'une ruine, dévoré par la +fièvre, traînant des jambes si diminuées, qu'il passait les +jours sur sa paillasse, sans sortir. Plus petit que son frère, +plus maigre et turbulent, il avait exercé l'état de menuisier. +Mais, dans sa déchéance physique, il gardait une +tête extraordinaire, une face d'apôtre et de martyr, d'une +expression noble et tragique, encadrée dans un hérissement +de barbe et de chevelure blanches.</p> + +<p>—Le pape, le pape, gronda-t-il, je n'ai jamais mal parlé +du pape. C'est sa faute pourtant, si la tyrannie continue. +Lui seul, en quarante-neuf, aurait pu nous donner +la république, et nous n'en serions pas où nous en +sommes.</p> + +<p>Il avait connu Mazzini, il en conservait la religiosité +vague, le rêve d'un pape républicain, faisant enfin régner +la liberté et la fraternité sur la terre. Mais, plus tard, sa +passion pour Garibaldi, en troublant cette conception, lui +avait fait juger la papauté indigne désormais, incapable de +travailler à la libération humaine. De sorte qu'il ne savait +plus trop au juste, partagé entre la chimère de sa +jeunesse et la rude expérience de sa vie. D'ailleurs, il +n'avait jamais agi que sous le coup d'une émotion violente, +et il en restait à de belles paroles, à des souhaits +vastes et indéterminés.</p> + +<p>—Ambrogio, mon frère, reprit tranquillement Tommaso, +le pape est le pape, et la sagesse est de se mettre +avec lui, parce qu'il sera toujours le pape, c'est-à-dire le +plus fort. Moi, demain, si l'on votait, je voterais pour lui.</p> + +<p>Le vieil ouvrier ne se hâta pas de répondre. Toute la +prudence avisée de la race l'avait calmé.</p> + +<p>—Moi, Tommaso, mon frère, je voterais contre, toujours +contre... Et tu sais bien que nous aurions la majorité. +C'est fini, le pape roi. Le Borgo lui-même se révolterait... +Mais ça ne veut pas dire qu'on ne doive pas s'entendre<a name="page_332" id="page_332"></a> +avec lui, pour que la religion de tout le monde soit respectée.</p> + +<p>Intéressé vivement, Pierre écoutait. Il se risqua à poser +une question.</p> + +<p>—Et y a-t-il beaucoup de socialistes, à Rome, parmi +le peuple?</p> + +<p>Cette fois, la réponse se fit attendre davantage encore.</p> + +<p>—Des socialistes, monsieur l'abbé, oui, sans doute, +quelques-uns, mais bien moins nombreux que dans +d'autres villes... Ce sont des nouveautés, où vont les +impatients, sans y entendre grand'chose peut-être... Nous, +les vieux, nous étions pour la liberté, nous ne sommes +pas pour l'incendie ni pour le massacre.</p> + +<p>Et il craignit d'en dire trop, devant cette dame et ces +messieurs, il se mit à geindre en s'allongeant sur sa +paillasse, pendant que la contessina prenait congé, un +peu incommodée par l'odeur, après avoir averti le prêtre +qu'il était préférable de remettre leur aumône à la femme, +en bas.</p> + +<p>Déjà, Tommaso avait repris sa place devant la table, le +menton entre les mains, tout en saluant ses hôtes, sans +plus s'émotionner à leur sortie qu'à leur entrée.</p> + +<p>—Bien au revoir, et très heureux d'avoir pu vous être +agréable.</p> + +<p>Mais, sur le seuil, l'enthousiasme de Narcisse éclata. Il +se retourna, pour admirer encore la tête du vieil Ambrogio.</p> + +<p>—Oh! mon cher abbé, quel chef-d'œuvre! La voilà la +merveille, la voilà la beauté! Combien cela est moins +banal que le visage de cette fille!... Ici, je suis certain +que le piège du sexe ne m'induit pas en une tentation +malpropre. Je ne m'émeus pas pour des raisons basses... +Et puis, franchement, quel infini dans ces rides, quel +inconnu au fond des yeux noyés, quel mystère parmi +le hérissement de la barbe et des cheveux! On rêve un +prophète, un Dieu le Père!</p> + +<p>En bas, Giacinta était encore assise sur la caisse à demi<a name="page_333" id="page_333"></a> +défoncée, avec son nourrisson en travers des genoux; et, +à quelques pas, la Pierina, debout devant Dario, le regardait +finir sa cigarette, d'un air d'enchantement; tandis +que Tito, rasé dans l'herbe, comme une bête à l'affût, ne +les quittait toujours pas des yeux.</p> + +<p>—Ah! madame, reprit la mère de sa voix résignée et +dolente, vous avez vu, ce n'est guère habitable. La seule +bonne chose, c'est qu'on a vraiment de la place. Autrement, +il y a des courants d'air, à prendre la mort matin +et soir. Et puis, j'ai continuellement peur pour les enfants, +à cause des trous.</p> + +<p>Elle conta l'histoire de la femme, qui, se trompant un +soir, croyant sortir sur le palier, avait pris une fenêtre +pour la porte, et s'était tuée net, en culbutant dans la rue. +Une petite fille, aussi, s'était cassé les deux bras, en +tombant du haut d'un escalier qui n'avait pas de rampe. +D'ailleurs, on serait resté mort là dedans, sans que personne +le sût et s'avisât d'aller vous ramasser. La veille, +on avait trouvé, au fond d'une pièce perdue, couché sur +le plâtre, le corps d'un vieil homme, que la faim devait +y avoir étranglé depuis près d'une semaine; et il y serait +resté sûrement, si l'odeur infecte n'avait averti les voisins +de sa présence.</p> + +<p>—Encore si l'on avait à manger! continua Giacinta. Et +quand on nourrit et qu'on ne mange pas, on n'a pas de +lait. Ce petit-là, ce qu'il me suce le sang! Il se fâche, il +en veut, et moi, n'est-ce pas? je me mets à pleurer, car +ce n'est pas ma faute s'il n'y a rien.</p> + +<p>Des larmes, en effet, étaient montées à ses pauvres +yeux pâlis. Mais elle fut prise d'une brusque colère, en +remarquant que Tito n'avait pas bougé de son herbe, +vautré comme une bête au soleil, ce qu'elle jugeait mal +poli pour ce beau monde, qui allait sûrement lui laisser +une aumône.</p> + +<p>—Eh! Tito, fainéant! est-ce que tu ne pourrais pas te +mettre debout, quand on vient te voir?<a name="page_334" id="page_334"></a></p> + +<p>Il fit d'abord la sourde oreille, il finit pourtant par se +relever, d'un air de grande mauvaise humeur; et Pierre, +qu'il intéressait, tâcha de le faire parler, de même qu'il +avait questionné le père et l'oncle, là-haut. Il n'en tira +que des réponses brèves, pleines de défiance et d'ennui. +Puisqu'on ne trouvait pas de travail, il n'y avait qu'à +dormir. Ce n'était pas en se fâchant qu'on changerait les +choses. Le mieux était donc de vivre comme on pouvait, +sans augmenter sa peine. Quant à des socialistes, oui! +peut-être, il y en avait quelques-uns; mais lui n'en connaissait +pas. Et, de son attitude lasse, indifférente, il ressortait +clairement que, si le père était pour le pape et +l'oncle pour la république, lui, le fils, n'était certainement +pour rien. Pierre sentit là une fin de peuple, ou +plutôt le sommeil d'un peuple, dans lequel une démocratie +ne s'était pas éveillée encore.</p> + +<p>Mais, comme le prêtre continuait, voulant savoir son +âge, à quelle école il était allé, dans quel quartier il +était né, Tito, brusquement, coupa court, en disant d'une +voix grave, un doigt en l'air, tourné vers sa poitrine:</p> + +<p>—<i>Io son Romano di Roma!</i></p> + +<p>En effet, cela ne répondait-il pas à tout? «Moi, je suis +Romain de Rome.» Pierre eut un sourire triste, et se tut. +Jamais il n'avait mieux senti l'orgueil de la race, le lointain +héritage de gloire, si lourd aux épaules. Chez ce +garçon dégénéré, qui savait à peine lire et écrire, revivait +la vanité souveraine des Césars. Ce meurt-de-faim connaissait +sa ville, en aurait pu dire d'instinct l'histoire, aux +belles pages. Les noms des grands empereurs et des +grands papes lui étaient familiers. Et pourquoi travailler +alors, après avoir été les maîtres de la terre? Pourquoi ne +pas vivre de noblesse et de paresse, dans la plus belle +des villes, sous le plus beau des ciels?</p> + +<p>—<i>Io son Romano di Roma.</i></p> + +<p>Benedetta avait glissé son aumône dans la main de la +mère; et Pierre ainsi que Narcisse, voulant s'associer à sa<a name="page_335" id="page_335"></a> +bonne œuvre, faisaient de même, lorsque Dario, qui lui +aussi s'était joint à sa cousine, eut une idée gentille, +désireux de ne pas oublier la Pierina, à qui il n'osait +offrir de l'argent. Il posa légèrement les doigts sur ses +lèvres, il dit avec un léger rire:</p> + +<p>—Pour la beauté.</p> + +<p>Et cela fut vraiment doux et joli, ce baiser envoyé, ce +rire qui s'en moquait un peu, ce prince familier, que +touchait l'adoration muette de la belle perlière, comme +dans une histoire d'amour du temps jadis.</p> + +<p>La Pierina devint toute rouge de contentement; et elle +perdit la tête, elle se jeta sur la main de Dario, y colla +ses lèvres chaudes, dans un mouvement irraisonné, où il +entrait autant de divine reconnaissance que de tendresse +amoureuse. Mais les yeux de Tito avaient flambé de +colère, il saisit brutalement sa sœur par sa jupe, l'écarta +du poing, en grondant sourdement.</p> + +<p>—Toi, tu sais, je te tuerai, et lui aussi.</p> + +<p>Il était grand temps de partir, car d'autres femmes, +ayant flairé l'argent, s'approchaient, tendaient la main, +lançaient des enfants en larmes. Un émoi agitait le misérable +quartier des grandes bâtisses abandonnées, un cri +de détresse montait des rues mortes, aux plaques de +marbre retentissantes. Et que faire? On ne pouvait donner +à tous. Il n'y avait que la fuite, le cœur débordé de tristesse, +devant cette conclusion de la charité impuissante.</p> + +<p>Lorsque Benedetta et Dario furent revenus à leur voiture, +ils se hâtèrent d'y monter, ils se serrèrent l'un +contre l'autre, ravis d'échapper à un tel cauchemar. Elle +était heureuse pourtant de s'être montrée brave devant +Pierre; et elle lui serra la main en élève attendrie, lorsque +Narcisse eut déclaré qu'il gardait le prêtre, pour l'emmener +déjeuner au petit restaurant de la place Saint-Pierre, +d'où l'on avait une vue si intéressante sur le +Vatican.</p> + +<p>—Buvez du petit vin blanc de Genzano, leur cria Dario<a name="page_336" id="page_336"></a> +redevenu très gai. Il n'y a rien de tel pour chasser les +idées noires.</p> + +<p>Mais Pierre se montrait insatiable de détails. En chemin, +il questionna encore Narcisse sur le peuple de Rome, +sa vie, ses habitudes, ses mœurs. L'instruction était +presque nulle. Aucune industrie d'ailleurs, aucun commerce +pour le dehors. Les hommes exerçaient les quelques +métiers courants, toute la consommation ayant lieu sur +place. Parmi les femmes, il y avait des perlières, des brodeuses, +et l'article religieux, les médailles, les chapelets, +avait de tout temps occupé un certain nombre d'ouvriers, +de même que la fabrication des bijoux locaux. Mais, dès +que la femme était mariée, mère de ces nuées d'enfants +qui poussaient à miracle, elle ne travaillait guère. En +somme, c'était une population se laissant vivre, travaillant +juste assez pour manger, se contentant de légumes, de +pâtes, de basse viande de mouton, sans révolte, sans ambition +d'avenir, n'ayant que le souci de cette vie précaire, +au jour le jour. Les deux seuls vices étaient le jeu et les +vins rouges et blancs des Châteaux romains, des vins de +querelle et de meurtre, qui, les soirs de fête, au sortir des +cabarets, semaient les rues d'hommes râlants, la peau +trouée à coups de couteau. Les filles se débauchaient peu, +on comptait celles qui se donnaient avant le mariage. Cela +venait de ce que la famille était restée très unie, soumise +étroitement à l'autorité absolue du père. Et les frères +eux-mêmes veillaient sur l'honnêteté des sœurs, comme +ce Tito si dur à la Pierina, la gardant avec un soin +farouche, non par une pensée de jalousie inavouable, +mais pour le bon renom, pour l'honneur de la famille. Et +cela sans religion réelle, au milieu de la plus enfantine +idolâtrie, tous les cœurs allant à la Madone et aux saints, +qui seuls existaient, que seuls on implorait, en dehors de +Dieu, à qui personne ne s'avisait de songer.</p> + +<p>Dès lors, la stagnation de ce bas peuple s'expliquait +aisément. Il y avait, derrière, des siècles de paresse encouragée,<a name="page_337" id="page_337"></a> +de vanité flattée, de molle existence acceptée. Quand +ils n'étaient ni maçons, ni menuisiers, ni boulangers, ils +étaient domestiques, ils servaient les prêtres, à la solde +plus ou moins directe de la papauté. De là, les deux partis +tranchés: les anciens carbonari, devenus des mazziniens +et des garibaldiens, les plus nombreux sûrement, l'élite +du Transtévère; puis, les clients du Vatican, tous ceux +qui vivaient de l'Église, de près ou de loin, et qui regrettaient +le pape roi. Mais, de part et d'autre, cela restait à l'état +d'opinion dont on causait, sans que jamais l'idée s'éveillât +d'un effort à faire, d'une chance à courir. Il aurait fallu +une brusque passion balayant la solide raison de la +race, la jetant à quelque courte démence. A quoi bon? +La misère venait de tant de siècles, le ciel était si bleu, la +sieste valait mieux que tout, aux heures chaudes! Et un +seul fait semblait acquis, le fond de patriotisme, la majorité +certaine pour Rome capitale, cette gloire reconquise, +à ce point qu'une révolte avait failli éclater dans la cité +Léonine, lorsque le bruit avait couru d'un accord entre +l'Italie et le pape, ayant pour base le rétablissement du +pouvoir temporel sur cette cité. Si la misère pourtant semblait +avoir grandi, si l'ouvrier romain se plaignait davantage, +c'était qu'il n'avait vraiment rien gagné aux travaux +énormes qui s'étaient, pendant quinze ans, exécutés chez +lui. D'abord, plus de quarante mille ouvriers avaient envahi +sa ville, des ouvriers venus du Nord pour la plupart, qui +travaillaient à bas prix, plus courageux et plus résistants. +Puis, lorsque lui-même avait eu sa part dans la besogne, +il avait mieux vécu, sans faire d'économies; de sorte que, +lorsque la crise s'était produite et qu'on avait dû rapatrier +les quarante mille ouvriers des provinces, lui s'était retrouvé +comme devant, dans une ville morte, où les ateliers +chômaient, sans espoir de se faire embaucher de longtemps. +Et il retombait ainsi à son antique indolence, +satisfait au fond que trop de travail ne le bousculât plus, +faisant de nouveau le meilleur ménage possible avec sa<a name="page_338" id="page_338"></a> +vieille maîtresse la misère, sans un sou et grand seigneur.</p> + +<p>Pierre, surtout, était frappé des caractères différents +de la misère, à Paris et à Rome. Certes, ici, le dénuement +était plus absolu, la nourriture plus immonde, +la saleté plus repoussante. Pourquoi donc ces effroyables +pauvres gardaient-ils plus d'aisance et de gaieté réelle? +Lorsqu'il évoquait un hiver de Paris, les bouges qu'il +avait tant visités, où la neige entrait, où grelottaient des +familles sans feu et sans pain, il se sentait le cœur éperdu +d'une compassion, qu'il ne venait pas d'éprouver si vive, +aux Prés du Château. Et il comprit enfin: la misère, à +Rome, était une misère qui n'avait pas froid. Ah! oui, +quelle douce et éternelle consolation, un soleil toujours +clair, un ciel bienfaisant qui restait bleu sans cesse, par +bonté pour les misérables! Qu'importait l'abomination du +logis, si l'on pouvait dormir dehors, dans la caresse du vent +tiède! Qu'importait même la faim, si la famille attendait +l'aubaine du hasard, par les rues ensoleillées, au travers +des herbes sèches! Le climat rendait sobre, aucun besoin +d'alcool ni de viandes rouges pour affronter les brouillards. +La divine fainéantise riait aux soirées d'or, la pauvreté +devenait une jouissance libre, dans cet air délicieux, où +semblait suffire à la créature le bonheur de vivre. A +Naples, comme le racontait Narcisse, dans ces quartiers +du port et de Sainte-Lucie, aux rues étroites, nauséabondes, +pavoisées de linges en train de sécher, la vie +entière du peuple se passait dehors. Les femmes et les +enfants qui n'étaient pas en bas, dans la rue, vivaient sur +les légers balcons de bois, suspendus à toutes les fenêtres. +On y cousait, on y chantait, on s'y débarbouillait. Mais la +rue, surtout, était la salle commune, des hommes qui +achevaient de passer leur culotte, des femmes demi-nues +qui pouillaient leurs enfants et qui s'y peignaient elles-mêmes, +une population d'affamés dont le couvert s'y trouvait +toujours mis. C'était sur de petites tables, dans des +voitures, un continuel marché de mangeailles à bas prix,<a name="page_339" id="page_339"></a> +des grenades et des pastèques trop mûres, des pâtes cuites, +des légumes bouillis, des poissons frits, des coquillages, +toute une cuisine faite, constamment prête parmi la cohue, +qui permettait de manger là, au plein air, sans jamais +allumer de feu. Et quelle cohue grouillante, les mères +sans cesse à gesticuler, les pères assis à la file le long +des trottoirs, les enfants lâchés en galops sans fin, cela +au milieu d'une frénésie de vacarme, des cris, des chansons, +de la musique, la plus extraordinaire des insouciances! +Des voix rauques éclataient en grands rires, des +faces brunes, pas belles, avaient des yeux admirables qui +flambaient de la joie d'être, sous les cheveux d'encre +ébouriffés. Ah! pauvre peuple gai, si enfant, si ignorant, +dont l'unique désir se bornait aux quelques sous nécessaires +pour manger à sa faim, dans cette foire perpétuelle! +Certainement, jamais démocratie n'avait eu moins conscience +d'elle-même. Puisque, disait-on, ils regrettaient +l'ancienne monarchie, sous laquelle leurs droits à cette +vie de pauvreté insoucieuse semblaient mieux assurés, on +se demandait s'il fallait se fâcher pour eux, leur conquérir +malgré eux plus de science et de conscience, plus de +bien-être et de dignité. Une infinie tristesse, pourtant, +montait au cœur de Pierre de cette gaieté des meurt-de-faim, +dans la griserie et la duperie du soleil. C'était bien +le beau ciel qui faisait l'enfance prolongée de ce peuple, +qui expliquait pourquoi cette démocratie ne s'éveillait pas +plus vite. Sans doute, à Naples, à Rome, ils souffraient de +manquer de tout; mais ils ne gardaient pas en eux la rancune +des atroces jours d'hiver, la rancune noire d'avoir +tremblé de froid, pendant que les riches se chauffaient +devant de grands feux; ils ignoraient les furieuses rêveries, +dans les taudis battus par la neige, devant la maigre +chandelle qui va s'éteindre, le besoin alors de faire +justice, le devoir de la révolte, pour sauver la femme et +les enfants de la phtisie, pour qu'ils aient eux aussi un nid +chaud, où l'existence soit possible. Ah! la misère qui a<a name="page_340" id="page_340"></a> +froid, c'est l'excès de l'injustice sociale, la plus terrible +école où le pauvre apprend à connaître sa souffrance, s'en +indigne et jure de la faire cesser, quitte à faire crouler +le vieux monde!</p> + +<p>Et Pierre trouvait encore, dans cette douceur du ciel, +l'explication de saint François, le divin mendiant d'amour, +battant les chemins, célébrant le charme délicieux de la +pauvreté. Il était sans doute un inconscient révolutionnaire, +il protestait à sa façon contre le luxe débordant de +la cour de Rome, par ce retour à l'amour des humbles, à +la simplicité de la primitive Église. Mais jamais un tel +réveil de l'innocence et de la sobriété ne se serait produit +dans une contrée du Nord, que glacent les froids de décembre. +Il y fallait l'enchantement de la nature, la frugalité +d'un peuple nourri de soleil, la mendicité bénie par +les routes toujours tièdes. C'était ainsi qu'il avait dû en +venir au total oubli de soi-même. La question paraissait +d'abord embarrassante: comment un saint François avait-il +pu naître jadis, l'âme si brûlante de fraternité, communiant +avec les créatures, les bêtes, les choses, sur cette +terre aujourd'hui si peu charitable, dure aux petits, méprisant +son bas peuple, ne faisant pas même l'aumône à +son pape? Était-ce donc que l'antique orgueil avait desséché +les cœurs, ou bien était-ce que l'expérience des très +vieux peuples menait à un égoïsme final, pour que l'Italie +semblât s'être ainsi engourdi l'âme dans son catholicisme +dogmatique et pompeux, tandis que le retour à l'idéal +évangélique, la passion des humbles et des souffrants se +réveillait de nos jours aux plaines douloureuses du septentrion, +parmi les peuples privés de soleil? C'était tout +cela, et c'était surtout que saint François, lorsqu'il avait +épousé si gaiement sa dame la Pauvreté, avait pu ensuite +la promener, pieds nus, vêtue à peine, par des printemps +splendides, au travers de populations que brûlait alors un +ardent besoin de compassion et d'amour.</p> + +<p>Tout en causant, Pierre et Narcisse étaient arrivés sur<a name="page_341" id="page_341"></a> +la place Saint-Pierre, et ils s'assirent à la porte du restaurant +où ils avaient déjà déjeuné, devant une des petites +tables, au linge douteux, qui se trouvaient rangées là, le +long du pavé. Mais la vue était vraiment superbe, la basilique +en face, le Vatican à droite, au-dessus du développement +majestueux de la colonnade. Tout de suite, Pierre +avait levé les yeux, s'était remis à regarder ce Vatican qui +le hantait, ce deuxième étage aux fenêtres toujours +closes, où vivait le pape, où jamais rien de vivant n'apparaissait. +Et, comme le garçon commençait son service +en apportant des hors-d'œuvre, des finocchi et des anchois, +le prêtre eut un léger cri, pour attirer l'attention de +Narcisse.</p> + +<p>—Oh! voyez donc, mon ami... Là, à cette fenêtre, que +l'on m'a donnée comme étant celle du Saint-Père... Vous +ne distinguez pas une figure pâle, tout debout, immobile?</p> + +<p>Le jeune homme se mit à rire.</p> + +<p>—Eh bien! mais, ce doit être le Saint-Père en personne. +Vous désirez tant le voir, que votre désir l'évoque.</p> + +<p>—Je vous assure, répéta Pierre, qu'il y a là, derrière +les vitres, une figure toute blanche qui regarde.</p> + +<p>Narcisse, ayant grand'faim, mangeait en continuant de +plaisanter. Puis, brusquement:</p> + +<p>—Alors, mon cher, puisque le pape nous regarde, +c'est le moment de nous occuper encore de lui... Je vous +ai promis de vous raconter comment il avait englouti les +millions du patrimoine de Saint-Pierre dans l'effroyable +crise financière dont vous venez de voir les ruines, et une +visite au quartier neuf des Prés du Château ne serait pas +complète, si cette histoire, en quelque sorte, ne lui servait +de conclusion.</p> + +<p>Sans perdre une bouchée, il parla longuement. A la +mort de Pie IX, le patrimoine de Saint-Pierre dépassait +vingt millions. Longtemps, le cardinal Antonelli, qui +spéculait et faisait généralement de bonnes affaires, avait +laissé cet argent en partie chez Rothschild, en partie entre<a name="page_342" id="page_342"></a> +les mains des différents nonces, qu'il chargeait ainsi de le +faire fructifier à l'étranger. Mais, après la mort du cardinal +Antonelli, son remplaçant, le cardinal Simeoni, +redemanda l'argent aux nonces pour le placer à Rome. +Ce fut alors que, dès son avènement, Léon XIII composa, +dans le but de gérer le patrimoine, une commission de +cardinaux, dont monsignor Folchi fut nommé secrétaire. +Ce prélat, qui joua pendant douze années un rôle considérable, +était le fils d'un employé de la Daterie, lequel +laissa un million d'héritage, gagné dans d'adroites opérations. +Très habile lui-même, tenant de son père, il se +révéla comme un financier de premier ordre, de sorte +que la commission, peu à peu, lui abandonna tous ses +pouvoirs, le laissa agir complètement à son gré, en se +contentant d'approuver le rapport qu'il présentait à +chaque séance. Le patrimoine ne produisait guère qu'un +million de rente, et comme le budget des dépenses était +de sept millions, il fallait en trouver six autres. Sur le +denier de Saint-Pierre, le pape donna donc annuellement +trois millions à monsignor Folchi, qui, pendant les douze +années de sa gestion, accomplit le prodige de les doubler, +par la science de ses spéculations et de ses placements, +de façon à faire face au budget, sans jamais entamer le +patrimoine. Ainsi, dans les premiers temps, il réalisa des +gains considérables, en jouant à Rome sur les terrains. +Il prenait des actions de toutes les entreprises nouvelles, +il jouait sur les moulins, sur les omnibus, sur les +conduites d'eau; sans compter tout un agio mené de +concert avec une banque catholique, la Banque de Rome. +Émerveillé de tant d'adresse, le pape qui, jusque-là, +avait spéculé de son côté, par l'intermédiaire d'un homme +de confiance, nommé Sterbini, le congédia et chargea +monsignor Folchi de faire travailler son argent, puisqu'il +faisait travailler si rudement celui du Saint-Siège. Ce fut +l'époque de la grande faveur du prélat, l'apogée de sa +toute-puissance. Les mauvais jours commençaient, le sol<a name="page_343" id="page_343"></a> +craquait déjà, l'écroulement allait se produire en coups +de foudre. Malheureusement, une des opérations de +Léon XIII était de prêter de fortes sommes aux princes +romains, qui, mordus par la folie du jeu, engagés dans +des affaires de terrains et de bâtisses, manquaient d'argent; +et ceux-ci lui donnaient en garantie des actions; +si bien que, lorsque vint la débâcle, le pape n'eut plus, +entre les mains, que des chiffons de papier. D'autre part, +il y avait toute une histoire désastreuse, la tentative de +créer une maison de crédit à Paris, afin d'écouler, parmi +la clientèle religieuse et aristocratique, des obligations +qu'on ne pouvait placer en Italie; et, pour amorcer, on +disait que le pape était dans l'affaire; et le pis, en effet, +était qu'il devait y compromettre trois millions. En +somme, la situation devenait d'autant plus critique, que, +peu à peu, il avait mis les millions dont il disposait dans la +terrible partie d'agio qui se jouait à Rome, sous les fenêtres +de son Vatican, brûlé sûrement de la passion du jeu, animé +peut-être aussi du sourd espoir de reconquérir par l'argent +cette ville qu'on lui avait arrachée par la force. Sa +responsabilité allait rester entière, car jamais monsignor +Folchi ne risquait une affaire importante sans le consulter; +et il se trouvait être ainsi le véritable artisan du désastre, +dans son âpreté au gain, dans son désir plus haut de +donner à l'Église la toute-puissance moderne des gros +capitaux. Mais, comme il arrive toujours, le prélat paya +seul les fautes communes. Il était de caractère impérieux +et difficile, les cardinaux de la commission ne l'aimaient +guère, jugeant les séances parfaitement inutiles, puisqu'il +agissait en maître absolu et qu'on se réunissait uniquement +pour approuver ce qu'il voulait bien faire connaître +de ses opérations. Quand la catastrophe éclata, un complot +fut ourdi, les cardinaux terrifièrent le pape par les mauvais +bruits qui couraient, puis forcèrent monsignor Folchi à +rendre ses comptes devant la commission. La situation +était très mauvaise, des pertes énormes ne pouvaient plus<a name="page_344" id="page_344"></a> +être évitées. Et il fut disgracié, et depuis ce temps il a +vainement imploré une audience de Léon XIII, qui, durement, +a toujours refusé de le recevoir, comme pour le +punir de leur aberration à tous deux, cette folie du lucre +qui les avait aveuglés; mais il ne s'est jamais plaint, très +pieux, très soumis, gardant ses secrets, et s'inclinant. +Personne ne saurait dire au juste le chiffre de millions +que le patrimoine de Saint-Pierre a laissés dans cette +bagarre de Rome, changée en tripot, et si les uns n'en +avouent que dix, les autres vont jusqu'à trente. Il est +croyable que la perte a été d'une quinzaine de millions.</p> + +<p>Après des côtelettes aux tomates, le garçon apportait un +poulet frit. Et Narcisse conclut en disant:</p> + +<p>—Oh! le trou est bouché maintenant, je vous ai dit +les sommes considérables fournies par le denier de Saint-Pierre, +dont le pape seul connaît le chiffre et règle l'emploi... +D'ailleurs, il n'est pas corrigé, je sais de bonne +source qu'il joue toujours, avec plus de prudence, voilà +tout. Son homme de confiance est encore aujourd'hui un +prélat, monsignor Marzolini, je crois, qui fait ses affaires +d'argent... Et, dame! mon cher, il a bien raison, on est +de son temps, que diable!</p> + +<p>Pierre avait écouté avec une surprise croissante, où +s'était mêlée une sorte de terreur et de tristesse. Ces +choses étaient bien naturelles, légitimes même; mais +jamais il n'avait songé qu'elles dussent exister, dans son +rêve d'un pasteur des âmes, très loin, très haut, dégagé +de tous les soucis temporels. Eh quoi! ce pape, ce père +spirituel des petits et des souffrants, avait spéculé sur des +terrains, sur des valeurs de Bourse! Il avait joué, placé +des fonds chez des banquiers juifs, pratiqué l'usure, fait +suer à l'argent des intérêts, ce successeur de l'Apôtre, ce +pontife du Christ, du Jésus de l'Évangile, l'ami divin des +pauvres! Puis, quel douloureux contraste: tant de millions +là-haut, dans ces chambres du Vatican, au fond de +quelque meuble discret! tant de millions qui travaillaient,<a name="page_345" id="page_345"></a> +qui fructifiaient, sans cesse placés et déplacés pour qu'ils +produisissent davantage, tels que des œufs d'or couvés +avec une tendresse passionnée d'avare! et tout près, en +bas, dans ces abominables bâtisses inachevées du quartier +neuf, tant de misère! tant de pauvres gens qui mouraient +de faim au milieu de leur ordure, les mères sans lait +pour leur nourrisson, les hommes réduits à la fainéantise +par le chômage, les vieux agonisant comme des bêtes de +somme qu'on abat lorsqu'elles ne sont plus bonnes à +rien! Ah! Dieu de charité, Dieu d'amour, était-ce possible? +Sans doute, l'Église avait des besoins matériels, elle +ne pouvait vivre sans argent, c'était une pensée de prudence +et de haute politique que de lui gagner un trésor +pour lui permettre de combattre victorieusement ses +adversaires. Mais comme cela était blessant, salissant, et +comme elle descendait de sa royauté divine pour n'être +plus qu'un parti, une vaste association internationale, organisée +dans le but de conquérir et de posséder le monde!</p> + +<p>Et Pierre s'étonnait davantage encore devant l'extraordinaire +aventure. Avait-on jamais imaginé drame plus +inattendu, plus saisissant? Ce pape qui s'enfermait étroitement +dans son palais, une prison certes, mais une +prison dont les cent fenêtres ouvraient sur l'immensité, +Rome, la Campagne, les collines lointaines; ce pape +qui, de sa fenêtre, à toutes les heures du jour et de la +nuit, par toutes les saisons, embrassait d'un coup d'œil, +voyait sans cesse se dérouler à ses pieds sa ville, la ville +qu'on lui avait volée, dont il exigeait la restitution d'un +cri de plainte ininterrompu; ce pape qui, dès les premiers +travaux, avait assisté ainsi, de jour en jour, aux transformations +que sa ville subissait, les percées nouvelles, les +vieux quartiers abattus, les terrains vendus, les bâtisses +neuves s'élevant peu à peu de toutes parts, finissant par +faire une ceinture blanche aux antiques toitures rousses; +et ce pape alors, devant ce spectacle quotidien, cette furie +de construction qu'il pouvait suivre de son lever à son<a name="page_346" id="page_346"></a> +coucher, gagné lui-même par la passion du jeu qui montait +de la cité entière, telle qu'une fumée d'ivresse; et ce +pape, du fond de sa chambre stoïquement close, se mettant +à jouer sur les embellissements de son ancienne +ville, tâchant de s'enrichir avec le mouvement d'affaires +déterminé par ce gouvernement italien qu'il traitait de +spoliateur, puis perdant brusquement des millions dans +une colossale catastrophe qu'il aurait dû souhaiter, mais +qu'il n'avait pas prévue! Non, jamais, un roi détrôné +n'avait cédé à une suggestion plus singulière, pour se +compromettre dans une aventure plus tragique, qui le +frappait comme un châtiment. Et ce n'était pas un roi, +c'était le délégué de Dieu, c'était Dieu lui-même, infaillible, +aux yeux de la chrétienté idolâtre!</p> + +<p>Le dessert venait d'être servi, un fromage de chèvre, +des fruits, et Narcisse achevait une grappe de raisin, +lorsque, levant les yeux, il s'écria:</p> + +<p>—Mais vous avez raison, mon cher, je vois très bien +cette ombre pâle, là-haut, derrière les vitres, dans la +chambre du Saint-Père.</p> + +<p>Pierre, qui ne quittait pas des yeux la fenêtre, dit +lentement:</p> + +<p>—Oui, oui, elle avait disparu, elle vient de reparaître, +et elle est toujours là, immobile, toute blanche.</p> + +<p>—Parbleu! que voulez-vous qu'il fasse? reprit le jeune +homme, de son air languissant, sans qu'on sût s'il se +moquait. Il est comme tout le monde, il regarde par sa +fenêtre, quand il veut se distraire un peu; d'autant plus +qu'il a vraiment de quoi regarder, sans se lasser jamais.</p> + +<p>Et c'était bien ce fait qui, de plus en plus, s'emparait +de Pierre, l'envahissait d'une émotion grandissante. On +parlait du Vatican fermé, il s'était imaginé un palais +sombre, clos de hautes murailles, car personne n'avait +dit, personne ne semblait savoir que ce palais dominait +Rome et que, de sa fenêtre, le pape voyait le monde. Cette +immensité, Pierre la connaissait bien, pour l'avoir vue du<a name="page_347" id="page_347"></a> +sommet du Janicule, pour l'avoir revue des loges de +Raphaël et du dôme de la basilique. Et ce que Léon XIII +regardait à cette minute, immobile et blanc derrière les +vitres, Pierre l'évoquait, le voyait avec lui. Au centre du +vaste désert de la Campagne, que bornaient les monts de +la Sabine et les monts Albains, Léon XIII voyait les sept +collines illustres, le Janicule que couronnaient les arbres +de la villa Pamphili, l'Aventin où il ne restait que les +trois églises à demi cachées dans les verdures, le Coelius +plus reculé, désert encore, parfumé par les oranges +mûres de la villa Mattei, le Palatin que bordait une +maigre rangée de cyprès, poussés là comme sur la tombe +des Césars, l'Esquilin d'où se dressait le clocher mince +de Sainte-Marie-Majeure, le Viminal qui ressemblait à +une carrière éventrée, avec son amas confus et blanchâtre +de constructions neuves, le Capitule qu'indiquait à peine +le campanile carré du palais des Sénateurs, le Quirinal +où s'allongeait le palais du roi, d'un jaune éclatant parmi +les ombrages noirs des jardins. Il voyait, outre Sainte-Marie-Majeure, +toutes les basiliques, Saint-Jean de +Latran, le berceau de la papauté, Saint-Paul hors les +Murs, Sainte-Croix de Jérusalem, Sainte-Agnès, et les +dômes du Gesù, de Saint-André de la Vallée, de Saint-Charles, +de Saint-Jean des Florentins, et les quatre cents +églises de Rome, qui font de la ville un champ sacré +planté de croix. Il voyait les monuments fameux, témoignages +de l'orgueil de tous les siècles, le fort Saint-Ange, +un tombeau d'empereur transformé en une forteresse +papale, la ligne blanche des autres tombeaux de la voie +Appienne, là-bas, puis les ruines éparses des Thermes +de Caracalla, de la maison de Septime-Sévère, des colonnes, +des portiques, des arcs de triomphe, puis les +palais et les villas des somptueux cardinaux de la Renaissance, +le palais Farnèse, le palais Borghèse, la villa +Médicis, et d'autres, et d'autres, dans un pullulement +de toitures et de façades. Mais il voyait surtout, sous sa<a name="page_348" id="page_348"></a> +fenêtre même, à gauche, l'abomination du nouveau quartier +inachevé des Prés du Château. L'après-midi, lorsqu'il +se promenait dans ses jardins, que le mur de Léon IV +bastionne comme un plateau de citadelle, il avait la vue +affreuse du vallon qu'on a ravagé au pied du mont Mario, +pour y établir des briqueteries, à l'heure fiévreuse de la +folie des constructions. Les pentes vertes sont éventrées, +des tranchées jaunâtres les coupent de toutes parts; tandis +que les usines, fermées aujourd'hui, ne sont plus que des +ruines lamentables, avec leurs hautes cheminées mortes, +d'où la fumée ne monte plus. Et, à toutes les autres heures +du jour, il ne pouvait s'approcher de sa fenêtre, sans +avoir sous les yeux le spectacle des bâtisses abandonnées, +pour lesquelles avaient travaillé tant de briqueteries, +ces bâtisses mortes également avant d'avoir vécu, où il +n'y avait à cette heure que la misère grouillante de Rome, +qui pourrissait là comme la décomposition même des +vieilles sociétés.</p> + +<p>Mais Pierre surtout s'imaginait que Léon XIII, l'ombre +toute blanche là-haut, finissait par oublier le reste de la +ville, pour laisser sa rêverie se fixer sur le Palatin, aujourd'hui +découronné, ne dressant dans le ciel bleu que +ses cyprès noirs. Sans doute il rebâtissait en pensée les +palais des Césars, il aimait à y évoquer de grandes +ombres glorieuses, vêtues de pourpre, ses ancêtres véritables, +empereurs et grands pontifes, qui seuls pouvaient +lui dire comment on régnait sur tous les peuples, en maître +absolu du monde. Puis, ses regards allaient au Quirinal, +et là il s'absorbait durant des heures, dans ce spectacle +de la royauté d'en face. Quelle étrange rencontre, ces +deux palais qui se regardent, le Quirinal et le Vatican, +qui dominent, qui sont dressés l'un devant l'autre, par-dessus +la Rome du moyen âge et de la Renaissance, dont +les toitures, cuites et dorées sous les brûlants soleils, s'entassent +et se confondent au bord du Tibre. Avec une +simple jumelle de théâtre, le pape et le roi, quand ils se<a name="page_349" id="page_349"></a> +mettent à leur fenêtre, peuvent se voir très nettement. +Ils ne sont que des points négligeables, perdus dans +l'étendue sans bornes; et quel abîme entre eux, que de +siècles d'histoire, que de générations qui ont lutté et +souffert, que de grandeur morte et que de semence pour +le mystérieux avenir! Ils se voient, ils en sont encore à +l'éternelle lutte, à qui aura le peuple dont le flot s'agite +là sous leurs yeux, à qui restera le souverain absolu, du +pontife, pasteur des âmes, ou du monarque, maître des +corps. Et Pierre, alors, se demanda quelles étaient les +réflexions, les rêveries de Léon XIII, derrière ces vitres, +où il croyait toujours distinguer sa pâle figure d'apparition. +Devant la nouvelle Rome, aux vieux quartiers ravagés, +aux nouveaux quartiers battus par un vent de désastre, +il devait certainement se réjouir de l'avortement colossal +du gouvernement italien. On lui avait volé sa ville, on +avait eu l'air de dire qu'on voulait lui montrer comment +on créait une grande capitale, et on aboutissait à cette +catastrophe, à tant de laides bâtisses inutiles, qu'on ne +savait même comment finir. Il ne pouvait qu'être ravi +des embarras terribles, dans lesquels le régime usurpateur +était tombé, la crise politique, la crise financière, +tout un malaise national grandissant, où ce régime semblait +menacé de sombrer un jour; et, pourtant, n'avait-il +pas lui-même l'âme d'un patriote, n'était-il pas un fils +aimant de cette Italie, dont le génie et la séculaire ambition +circulaient dans le sang de ses veines? Ah! non, rien +contre l'Italie, tout au contraire pour qu'elle redevînt la +maîtresse de la terre! Une douleur montait sûrement, au +milieu de la joie de son espérance, quand il la voyait +ainsi ruinée, menacée de la faillite, étalant cette Rome +bouleversée et inachevée, qui était l'aveu public de son +impuissance. Mais, si la dynastie de Savoie devait être +emportée un jour, n'était-il pas là, lui, pour la remplacer +et rentrer enfin en possession de sa ville, que, depuis +quinze ans, il n'apercevait plus que de sa fenêtre, en proie<a name="page_350" id="page_350"></a> +aux démolisseurs et aux maçons? Il redevenait le maître, +il régnait sur le monde, trônait dans la Cité prédestinée, +à laquelle les prophéties avaient assuré l'éternité et +l'universelle domination.</p> + +<p>Et l'horizon s'élargissait, et Pierre se demanda ce +que Léon XIII voyait par delà Rome, par delà la Campagne +romaine, par delà les monts de la Sabine et les +monts Albains, dans la chrétienté entière. Puisqu'il s'était +enfermé dans son Vatican depuis dix-huit années, puisqu'il +n'avait sur le monde d'autre ouverture que la fenêtre +de sa chambre, que voyait-il de là-haut, quels échos, +quelles vérités et quelles certitudes lui arrivaient de nos +sociétés modernes? Parfois, des hauteurs du Viminal où +la gare se trouve, les longs sifflements des locomotives +devaient lui parvenir; et c'était notre civilisation scientifique, +les peuples rapprochés, l'humanité libre allant à +l'avenir. Rêvait-il lui-même de liberté, lorsque, tournant +les regards vers la droite, il devinait la mer, là-bas, au +delà des tombeaux de la voie Appienne? Avait-il jamais +voulu partir, quitter Rome et son passé, pour fonder +ailleurs la papauté des nouvelles démocraties? Puisqu'on +le disait d'un esprit si net, si pénétrant, il aurait dû comprendre, +il aurait dû trembler, aux bruits lointains qui +lui venaient de certains pays de lutte, de cette Amérique +par exemple, où des évêques révolutionnaires étaient en +train de conquérir le peuple. Était-ce pour lui ou pour +eux qu'ils travaillaient? S'il ne pouvait les suivre, s'il +s'entêtait dans son Vatican, lié de tous côtés par le dogme +et la tradition, n'était-il pas à craindre qu'une rupture un +jour ne s'imposât? Et la menace d'un vent de schisme, +soufflant de loin, lui passait sur la face, l'emplissait d'une +angoisse croissante. C'était bien pour cela qu'il s'était +fait le diplomate de la conciliation, voulant rassembler +dans sa main toutes les forces éparses de l'Église, fermant +les yeux sur les audaces de certains évêques autant +que la tolérance le permettait, s'efforçant lui-même de<a name="page_351" id="page_351"></a> +conquérir le peuple, en se mettant avec lui contre les +monarchies tombées. Mais irait-il jamais plus loin? Ne se +trouvait-il pas muré derrière la porte de bronze, dans la +stricte formule catholique, où les siècles l'enchaînaient? +L'obstination y était fatale, il lui serait impossible de ne +régner que sur les âmes, par sa force réelle et toute-puissante, +ce pouvoir purement spirituel, cette autorité morale +de l'au-delà, qui amenait l'humanité à ses pieds, qui faisait +s'agenouiller les pèlerinages et s'évanouir les femmes. +Abandonner Rome, renoncer au pouvoir temporel, ce +serait changer le centre du monde catholique, ce serait +n'être plus lui, chef du catholicisme, mais un autre, chef +d'une autre chose. Et quelles pensées inquiètes, à cette +fenêtre, si le vent du soir, parfois, lui apportait la vague +image de cet autre, la crainte de la religion nouvelle, +confuse encore, qui s'élaborait, dans le sourd piétinement +des nations en marche, dont les bruits lui arrivaient à la +fois de tous les points de l'horizon!</p> + +<p>Mais, à ce moment, Pierre sentit que, derrière les vitres +closes, l'ombre blanche, l'ombre immobile était tenue debout +par l'orgueil, dans la continuelle certitude de vaincre. +Si les hommes n'y suffisaient pas, le miracle interviendrait. +Il avait l'absolue conviction qu'il rentrerait en possession +de Rome; et, si ce n'était pas lui, ce serait son +successeur. L'Église, dans son indomptable énergie de +vivre, n'avait-elle pas l'éternité devant elle? D'ailleurs, +pourquoi pas lui? Est-ce que Dieu ne pouvait pas l'impossible? +Demain, si Dieu le voulait, malgré tous les raisonnements +humains, malgré l'apparence de la logique des +faits, sa ville lui serait rendue, à quelque brusque +tournant de l'Histoire. Ah! quelle fête à cette fille prodigue, +dont il n'avait cessé de suivre les aventures équivoques, +de ses yeux paternels mouillés de larmes! Il +oublierait vite les débordements auxquels il venait +d'assister pendant dix-huit années, à toutes les heures et +par toutes les saisons. Peut-être rêvait-il à ce qu'il ferait<a name="page_352" id="page_352"></a> +de ces quartiers nouveaux, dont on l'avait souillée: les +abattrait-il, les laisserait-il là comme un témoignage de +la démence des usurpateurs? Elle redeviendrait la ville +auguste et morte, dédaigneuse des vains soucis de propreté +et d'aisance matérielles, rayonnant sur le monde +telle qu'une âme pure, dans la gloire traditionnelle des +siècles passés. Et son rêve continuait, imaginait la façon +dont les choses allaient se passer, demain sans doute. +Tout valait mieux que la maison de Savoie, même une +république. Pourquoi pas une république fédérative, qui +morcellerait l'Italie selon les anciennes divisions politiques +abolies, et qui lui restituerait Rome, et qui le choisirait +comme le protecteur naturel de l'État, ainsi reconstitué? +Puis, ses regards s'étendaient au delà de Rome, au delà de +l'Italie, son rêve s'élargissait, s'élargissait toujours, englobait +la France républicaine, l'Espagne qui pouvait l'être +de nouveau, l'Autriche elle-même qui un jour serait +gagnée, toutes les nations catholiques devenues les États-Unis +d'Europe, pacifiées et fraternisant sous sa haute +présidence de Souverain Pontife. Puis, dans le triomphe +suprême, c'étaient enfin toutes les autres Églises qui +disparaissaient, tous les peuples dissidents qui venaient +à lui comme au pasteur unique, Jésus qui régnait en sa +personne sur la démocratie universelle.</p> + +<p>Pierre, brusquement, fut interrompu dans ce rêve qu'il +prêtait à Léon XIII.</p> + +<p>—Oh! mon cher, dit Narcisse, voyez donc le ton des +statues, là, sur la colonnade!</p> + +<p>Il s'était fait servir une tasse de café, il fumait languissamment +un cigare, retombé à ses seules préoccupations +d'esthétique raffinée.</p> + +<p>—N'est-ce pas? elles sont roses, et d'un rose qui tire +sur le mauve, comme si le sang bleu des anges coulait +dans leurs veines de pierre... C'est le soleil de Rome, +mon ami, qui leur donne cette vie supra-terrestre, car elles +vivent, je les ai vues me sourire et me tendre les bras, par<a name="page_353" id="page_353"></a> +certains beaux crépuscules... Ah! Rome, Rome merveilleuse +et délicieuse! on y vivrait de l'air du temps, aussi +pauvre que Job, dans la continuelle joie d'en respirer l'enchantement!</p> + +<p>Cette fois, Pierre ne put s'empêcher d'être surpris, en +se rappelant sa voix si nette, son esprit de financier si +clair et si sec. Et sa pensée retourna aux Prés du Château, +une affreuse tristesse lui noya le cœur, devant cette évocation +dernière de tant de misère et de tant de souffrance. Il +revoyait de nouveau la saleté immonde où tant de créatures +se gâtaient, cette abominable injustice sociale qui condamne +le plus grand nombre à une existence de bêtes +maudites, sans joie, sans pain. Et, comme ses regards +remontaient encore vers les fenêtres du Vatican, il songea, +en croyant voir se lever une main pâle, derrière les vitres, +à cette bénédiction papale que Léon XIII donnait de si +haut, par-dessus Rome, par-dessus la Campagne et les +monts, aux fidèles de la chrétienté entière. Et cette bénédiction +lui apparut tout d'un coup dérisoire et impuissante, +puisque depuis tant de siècles elle n'avait pu supprimer +une seule des douleurs de l'humanité, puisqu'elle n'arrivait +même pas à faire un peu de justice pour les misérables +qui agonisaient là, en bas, sous la fenêtre.<a name="page_354" id="page_354"></a></p> + +<h3><a name="IX" id="IX"></a>IX</h3> + +<p>Ce soir-là, au crépuscule, comme Benedetta avait fait +dire à Pierre qu'elle désirait lui parler, il descendit et la +trouva dans le salon, en compagnie de Celia, causant +toutes deux sous le jour finissant.</p> + +<p>—Tu sais que je l'ai vue, votre Pierina, s'écriait la +jeune fille, justement comme il entrait. Oui, oui, et avec +Dario encore; ou plutôt elle devait le guetter, il l'a +aperçue qui l'attendait, dans une allée du Pincio, +et il lui a souri. J'ai compris tout de suite... Oh! quelle +beauté!</p> + +<p>Benedetta s'égaya doucement de son enthousiasme. +Mais un pli un peu douloureux attristait sa bouche; car, +bien que très raisonnable, elle finissait par souffrir de +cette passion, qu'elle sentait si naïve et si forte. Que Dario +s'amusât, elle le comprenait, puisqu'elle se refusait à lui, +qu'il était jeune et qu'il n'était pas dans les ordres. Seulement, +cette misérable fille l'aimait trop, et elle craignait +qu'il ne s'oubliât, la fleur de beauté excusant tout. Aussi +avoua-t-elle le secret de son cœur, en détournant la +conversation.</p> + +<p>—Asseyez-vous, monsieur l'abbé... Vous voyez, nous +sommes en train de médire. Mon pauvre Dario est accusé +de mettre à mal toutes les beautés de Rome... Ainsi, on +raconte qu'il faut voir en lui l'heureux homme qui offre +les bouquets de roses dont la Tonietta promène la blancheur +au Corso, depuis quinze jours.</p> + +<p>Celia aussitôt se passionna.<a name="page_355" id="page_355"></a></p> + +<p>—Mais c'est certain, ma chère! D'abord, on a douté, +on a nommé le petit Pontecorvo et Moretti, le lieutenant. +Et les histoires marchaient, tu penses... Aujourd'hui, +tout le monde sait que le coup de cœur de la Tonietta +est Dario en personne. D'ailleurs, il est allé la voir dans +sa loge, au Costanzi.</p> + +<p>Et Pierre, en les entendant causer, se souvint de cette +Tonietta, que le jeune prince lui avait montrée, au Pincio, +une des rares demi-mondaines dont la belle société de +Rome se préoccupait. Et il se rappela aussi la galante +particularité qui rendait celle-ci célèbre, le caprice désintéressé +qui la prenait parfois pour un amant de passage, +dont elle s'obstinait dès lors à n'accepter chaque matin +qu'un bouquet de roses blanches; de sorte que, lorsqu'elle +apparaissait, au Corso, pendant des semaines souvent, +avec ces roses pures, c'était parmi les dames de la bonne +compagnie tout un émoi, toute une ardente curiosité, en +quête du nom de l'homme élu et adoré. Depuis la mort +du vieux marquis Manfredi, qui lui avait laissé son petit +palais de la rue des Mille, la Tonietta était réputée pour +la correction de sa voiture, l'élégante simplicité de sa +toilette, que déparaient seuls ses chapeaux un peu extravagants. +Il y avait près d'un mois que le riche Anglais qui +l'entretenait, était en voyage.</p> + +<p>—Elle est très bien, elle est très bien, répéta Celia +avec conviction, de son air candide de vierge qui ne s'intéressait +qu'aux choses de l'amour. Et jolie, avec ses +grands yeux doux, oh! pas belle comme la Pierina, non! +cela est impossible; mais jolie à voir, une vraie caresse +pour le regard!</p> + +<p>D'un geste involontaire, Benedetta sembla écarter la +Pierina de nouveau; et, quant à la Tonietta, elle l'acceptait, +elle savait bien qu'elle était une simple distraction, +la caresse d'un moment, ainsi que le disait son +amie.</p> + +<p>—Ah! reprit-elle en souriant, mon pauvre Dario qui<a name="page_356" id="page_356"></a> +se ruine en roses blanches! Il faudra que je le plaisante +un peu... Elles finiront par me le voler, elles ne me le +laisseront pas, pour peu que notre affaire tarde à s'arranger... +Heureusement, j'ai de meilleures nouvelles. +Oui, l'affaire va être reprise, et ma tante est sortie justement +pour ça.</p> + +<p>Et, comme Celia se levait, au moment où Victorine +apportait une lampe, Benedetta se tourna vers Pierre, qui +se mettait également debout.</p> + +<p>—Restez, il faut que je vous parle.</p> + +<p>Mais Celia s'attarda encore, se passionnant maintenant +pour le divorce de son amie, voulant savoir où en étaient +les choses et si le mariage des deux amants aurait bientôt +lieu. Et elle l'embrassa éperdument.</p> + +<p>—Alors, tu as de l'espoir désormais, tu crois que le +Saint-Père le rendra ta liberté? Oh! ma chérie, que je +suis heureuse pour toi, comme ce sera gentil quand tu +seras avec Dario!... Moi, ma chérie, je suis de mon côté +très contente, parce que je vois bien que mon père et ma +mère se lassent de mon entêtement. Hier encore, je leur +ai dit, tu sais, de mon petit air tranquille: «Je veux +Attilio, et vous me le donnerez.» Alors, mon père a eu +une colère épouvantable, m'accablant d'injures, me menaçant +du poing, criant que, s'il m'avait fait la tête aussi +dure que la sienne, il la briserait. Et, tout d'un coup, il +s'est tourné furieusement vers ma mère, silencieuse et +ennuyée, en disant: «Eh! donnez-le-lui donc, son Attilio, +pour qu'elle nous fiche la paix...» Oh! ce que je suis +contente, ce que je suis contente!</p> + +<p>Pierre et Benedetta ne purent s'empêcher de rire, tellement +son visage de vierge, d'une pureté de lis, exprimait +une joie innocente et céleste. Et elle partit enfin, +en compagnie de la femme de chambre, qui l'attendait +dans le premier salon.</p> + +<p>Dès qu'ils furent seuls, Benedetta fit rasseoir le prêtre.</p> + +<p>—Mon ami, c'est un conseil pressant qu'on m'a chargée<a name="page_357" id="page_357"></a> +de vous donner... Il paraît que le bruit de votre présence +à Rome se répand et qu'on fait circuler sur vous les histoires +les plus inquiétantes. Votre livre serait un appel +ardent au schisme, vous-même ne seriez qu'un schismatique +ambitieux et turbulent, qui, après avoir publié son +œuvre à Paris, se serait empressé d'accourir à Rome +pour la lancer, en déchaînant tout un affreux scandale +autour d'elle... Si vous tenez toujours à voir Sa Sainteté +pour plaider votre cause, on vous conseille donc de vous +faire oublier, de disparaître complètement pendant deux +à trois semaines.</p> + +<p>Pierre écoutait dans la stupeur. Mais on finirait par le +rendre enragé! mais on la lui donnerait, l'idée du +schisme, d'un scandale justicier et libérateur, en le promenant +ainsi d'échec en échec, comme pour user sa patience! +Il voulut se récrier, protester. Puis, il eut un +geste de lassitude. A quoi bon, devant cette jeune femme, +qui, certainement, était sincère et affectueuse?</p> + +<p>—Qui vous a priée de me donner ce conseil?</p> + +<p>Elle ne répondit pas, se contenta de sourire. Et il eut +une brusque intuition.</p> + +<p>—C'est monsignor Nani, n'est-ce pas?</p> + +<p>Alors, sans vouloir répondre directement, elle se mit à +faire un éloge ému du prélat. Cette fois, il consentait à la +diriger dans l'interminable affaire de l'annulation de son +mariage. Il en avait conféré longuement avec sa tante, +donna Serafina, qui venait justement de se rendre au +palais du Saint-Office, pour lui rendre compte de certaines +premières démarches. Le père Lorenza, le confesseur de +la tante et de la nièce, devait aussi se trouver à l'entrevue, +car cette affaire du divorce était au fond son œuvre, il +y avait toujours poussé les deux femmes, comme pour +trancher le lien qu'avait noué, au milieu de si belles illusions, +le curé patriote Pisoni. Et elle s'animait, disait les +raisons de son espérance.</p> + +<p>—Monsignor Nani peut tout, c'est ce qui me rend si<a name="page_358" id="page_358"></a> +heureuse, maintenant que mon affaire est entre ses mains... +Mon ami, soyez raisonnable vous aussi, ne vous révoltez +pas, abandonnez-vous. Je vous assure que vous vous en +trouverez bien un jour.</p> + +<p>La tête basse, Pierre réfléchissait. Rome l'avait enveloppé, +il y satisfaisait à chaque heure des curiosités plus +vives, et la pensée d'y rester deux à trois semaines encore +n'avait rien pour lui déplaire. Sans doute il sentait, dans +ces continuels retards, un émiettement possible de sa +volonté, une usure d'où il sortirait diminué, découragé, +inutile. Mais que craignait-il, puisqu'il se jurait toujours +de ne rien abandonner de son livre, de ne voir le Saint-Père +que pour affirmer plus hautement sa foi nouvelle? +Il refit tout bas ce serment, puis il céda. Et, comme il +s'excusait d'être un embarras au palais:</p> + +<p>—Non, s'écria Benedetta, je suis si ravie de vous avoir! +Je vous garde, je m'imagine que votre présence ici va +nous porter bonheur à tous, maintenant que la chance +semble tourner.</p> + +<p>Ensuite, il fut convenu qu'il n'irait plus rôder autour +de Saint-Pierre ni du Vatican, où la vue continuelle de sa +soutane devait avoir éveillé l'attention. Il promit même +de rester huit jours sans presque sortir du palais, désireux +de relire certains livres, certaines pages d'histoire, à +Rome même. Et il causa encore un instant, heureux du +grand calme qui régnait dans le salon, depuis que la +lampe l'éclairait d'une clarté dormante. Six heures venaient +de sonner, la nuit était noire dans la rue.</p> + +<p>—Son Éminence n'a-t-elle pas été souffrante aujourd'hui? +demanda-t-il.</p> + +<p>—Mais oui, répondit la contessina. Oh! un peu de +fatigue seulement, nous ne sommes pas inquiets... Mon +oncle m'a fait prévenir par don Vigilio qu'il s'enfermait +dans sa chambre et qu'il le gardait, pour lui dicter des +lettres... Vous voyez que ce ne sera rien.</p> + +<p>Le silence retomba, aucun bruit ne montait de la rue<a name="page_359" id="page_359"></a> +déserte ni du vieux palais vide, muet et songeur comme +une tombe. Et, à ce moment, dans ce salon si mollement +endormi, plein désormais de la douceur d'un rêve d'espoir, +il y eut une entrée en tempête, un tourbillon de jupes, +une haleine entrecoupée d'épouvante. C'était Victorine, +qui, disparue depuis qu'elle avait apporté la lampe, +revenait essoufflée, effarée.</p> + +<p>—Contessina, contessina...</p> + +<p>Benedetta s'était levée, toute blanche, toute froide +soudainement, comme à l'entrée d'un vent de malheur.</p> + +<p>—Quoi? quoi?... Qu'as-tu à courir et à trembler?</p> + +<p>—Dario, monsieur Dario, en bas... J'étais descendue +pour voir si l'on avait allumé la lanterne du porche, +parce qu'on l'oublie souvent... Et là, sous le porche, dans +l'ombre, j'ai butté contre monsieur Dario... Il est par +terre, il a un coup de couteau quelque part.</p> + +<p>Un cri jaillit du cœur de l'amoureuse:</p> + +<p>—Mort!</p> + +<p>—Non, non, blessé.</p> + +<p>Mais elle n'entendait pas, elle continuait à crier d'une +voix qui montait:</p> + +<p>—Mort! mort!</p> + +<p>—Non, non, il m'a parlé... Et, de grâce, taisez-vous! +Il m'a fait taire, moi, parce qu'il ne veut pas qu'on +sache; il m'a dit de venir vous chercher, vous, vous +seule; et, tant pis! puisque monsieur l'abbé est là, il va +descendre nous aider. Ce ne sera pas de trop.</p> + +<p>Pierre l'écoutait, éperdu lui aussi. Et, lorsqu'elle +voulut prendre la lampe, sa main droite qui tremblait +apparut tachée de sang, ayant sans doute tâté le corps, +par terre. Cette vue fut si horrible pour Benedetta, qu'elle +se remit à gémir follement.</p> + +<p>—Taisez-vous donc! taisez-vous donc!... Descendons +sans faire de bruit. Je prends la lampe, parce que tout +de même il faut voir clair... Vite, vite!</p> + +<p>En bas, en travers du porche, devant l'entrée du vestibule,<a name="page_360" id="page_360"></a> +Dario gisait sur le dallage, comme si, frappé dans +la rue, il n'avait eu que la force de faire quelques pas pour +tomber là. Et il venait de s'évanouir, très pâle, les lèvres +pincées, les yeux clos. Benedetta, qui retrouvait l'énergie +de sa race, dans l'excès de sa douleur, ne se lamentait plus, +ne criait plus, le regardait de ses grands yeux secs, élargis +et fous, sans comprendre. L'horrible, c'était le coup +de foudre de la catastrophe, l'imprévu, l'inexpliqué, le +pourquoi et le comment de ce meurtre, au milieu du +silence noir du vieux palais désert, envahi par la nuit. +La blessure devait saigner très peu, les vêtements seuls +étaient souillés.</p> + +<p>—Vite, vite! répéta Victorine à demi-voix, après +avoir baissé et promené la lampe pour se rendre compte. +Le portier n'est pas là, il est toujours chez le menuisier +d'à côté, à rire avec la femme, et vous voyez qu'il n'a pas +encore allumé la lanterne; mais il peut rentrer... Monsieur +l'abbé et moi, nous allons vite monter le prince +dans sa chambre.</p> + +<p>Elle seule avait maintenant toute sa tête, en femme de +bel équilibre et de tranquille activité. Les deux autres, +dans leur stupeur persistante, l'écoutaient sans trouver un +mot, lui obéissaient avec une docilité d'enfant.</p> + +<p>—Contessina, il va falloir que vous nous éclairiez. +Tenez, prenez la lampe et baissez-la un peu, pour qu'on +voie les marches... Vous, monsieur l'abbé, chargez-vous +des pieds. Moi, je vais le prendre sous les bras. Et n'ayez +pas peur, le pauvre cher mignon n'est pas si lourd!</p> + +<p>Ah! cette montée, par l'escalier monumental, aux +marches basses, aux paliers larges comme des salles +d'armes! Cela facilitait le cruel transport, mais quel +lugubre cortège, sous la faible clarté vacillante de la +lampe, que Benedetta tenait d'un bras tendu et raidi par +la volonté! Et pas un bruit, pas un souffle, dans la vieille +demeure morte, où l'on n'entendait que l'émiettement +des murs, le petit travail de ruine qui achevait de faire<a name="page_361" id="page_361"></a> +craquer les plafonds. Victorine continuait à chuchoter +des recommandations, tandis que Pierre, de peur de glisser +au bord des pierres luisantes, déployait une force +exagérée, qui l'essoufflait. De grandes ombres folles dansaient +le long des piliers, des vastes murailles nues, +jusqu'à la haute voûte, décorée de caissons. Il fallut faire +une halte, tant l'étage paraissait interminable. Puis, la +lente marche fut reprise.</p> + +<p>Heureusement, l'appartement de Dario, composé de +trois pièces, une chambre, un cabinet de toilette et un +salon, se trouvait au premier, à la suite de celui du cardinal, +dans l'aile qui donnait sur le Tibre. Ils n'avaient +plus qu'à suivre la galerie en étouffant le bruit de leurs +pas; et, enfin, ils eurent le soulagement de coucher le +blessé sur son lit.</p> + +<p>Victorine en eut un léger rire de satisfaction.</p> + +<p>—C'est fait!... Débarrassez-vous donc de la lampe, +contessina. Tenez! ici, sur cette table... Et je vous réponds +bien que personne ne nous a entendus; d'autant plus que +c'est une vraie chance que donna Serafina soit sortie et +que Son Éminence ait gardé don Vigilio avec elle, les +portes closes... J'avais enveloppé les épaules dans ma +jupe, pas une goutte de sang n'a dû tomber; et, tout à +l'heure, je donnerai moi-même un coup d'éponge, en +bas.</p> + +<p>Elle s'interrompit, alla regarder Dario, puis vivement:</p> + +<p>—Il respire... Alors, je vous laisse là tous les deux +pour le garder, et moi je cours chercher le bon docteur +Giordano, qui vous a vue naître, contessina, et qui est un +homme sûr.</p> + +<p>Quand ils furent seuls, en face du blessé évanoui, +dans cette chambre à demi obscure, où semblait frissonner +maintenant tout l'affreux cauchemar qui était en eux, +Benedetta et Pierre restèrent aux deux côtés du lit, sans +trouver encore un mot à se dire. Elle avait ouvert les +bras, s'était tordu les mains, avec un gémissement sourd,<a name="page_362" id="page_362"></a> +dans un besoin de détendre et d'exhaler sa douleur. Puis, +se penchant, elle guetta la vie sur ce visage pâle, aux +yeux fermés. Il respirait en effet, mais d'une respiration +très lente, à peine sensible. Une faible rougeur pourtant +montait à ses joues, et il finit par ouvrir les yeux.</p> + +<p>Tout de suite, elle lui avait pris la main, la lui avait +serrée, comme pour y mettre l'angoisse de son cœur; +et elle fut si heureuse de sentir qu'il lui rendait faiblement +son étreinte.</p> + +<p>—Dis? tu me vois, tu m'entends... Qu'est-il arrivé, +mon Dieu?</p> + +<p>Mais lui, sans répondre, s'inquiétait de la présence de +Pierre. Quand il l'eut reconnu, il parut l'accepter, cherchant +du regard, avec crainte, si personne autre n'était +dans la chambra. Et il finit par murmurer:</p> + +<p>—Personne n'a vu, personne ne sait?...</p> + +<p>—Non, non, tranquillise-toi. Nous avons pu te monter +avec Victorine, sans rencontrer âme qui vive. Ma tante est +sortie, mon oncle est enfermé chez lui.</p> + +<p>Alors, il sembla soulagé, il eut un sourire.</p> + +<p>—Je veux que personne ne sache, c'est si bête!</p> + +<p>—Qu'est-il donc arrivé, mon Dieu? demanda-t-elle de +nouveau.</p> + +<p>—Ah! je ne sais pas, je ne sais pas...</p> + +<p>Il abaissait les paupières, d'un air de fatigue, tâchant +d'échapper à la question. Puis, il dut comprendre qu'il +ferait mieux de dire tout de suite une partie de la vérité.</p> + +<p>—Un homme qui s'était caché dans l'ombre du porche, +au crépuscule, et qui devait m'attendre... Sans doute, +alors, quand je suis rentré, il m'a planté son couteau, là, +dans l'épaule.</p> + +<p>Frémissante, elle se pencha encore, le regarda au +fond des yeux, en demandant:</p> + +<p>—Mais qui donc, qui donc, cet homme?</p> + +<p>Et, comme il bégayait, d'une voix de plus en plus lasse, +qu'il ne savait pas, que l'homme avait fui dans les<a name="page_363" id="page_363"></a> +ténèbres, sans qu'il pût le reconnaître, elle eut un cri +terrible.</p> + +<p>—C'est Prada, c'est Prada, dis-le, puisque je le sais!</p> + +<p>Elle délirait.</p> + +<p>—Je le sais, entends-tu! Je n'ai pas été à lui, il ne +veut pas que nous soyons l'un à l'autre, et il te tuera +plutôt, le jour où je serai libre de me donner à toi. Je le +connais bien, jamais je ne serai heureuse... C'est Prada, +c'est Prada!</p> + +<p>Mais une brusque énergie avait soulevé le blessé, et il +protestait loyalement.</p> + +<p>—Non, non! ce n'est pas Prada, et ce n'est pas un +homme travaillant pour lui... Ça, je te le jure. Je n'ai +pas reconnu l'homme, mais ce n'est pas Prada, non, +non!</p> + +<p>Dario avait un tel accent de vérité, que Benedetta dut +être convaincue. D'ailleurs, elle fut reprise d'épouvante, +elle sentit la main qu'elle tenait mollir dans la sienne, +redevenir moite et inerte, comme si elle se glaçait. +Épuisé par l'effort qu'il venait de faire, il était retombé, +la face de nouveau toute blanche, les yeux clos, évanoui. +Et il semblait mourir.</p> + +<p>Éperdue, elle le toucha de ses mains tâtonnantes.</p> + +<p>—Monsieur l'abbé, voyez donc, voyez donc... Mais il +se meurt! mais il se meurt! le voici déjà tout froid... +Ah! grand Dieu, il se meurt!</p> + +<p>Pierre, qu'elle bouleversait avec ses cris, s'efforça de +la rassurer.</p> + +<p>—Il a trop parlé, il a perdu connaissance, comme +tout à l'heure... Je vous assure que je sens son cœur +battre. Tenez! mettez votre main... De grâce, ne vous +affolez pas, le médecin va venir, tout ira très bien.</p> + +<p>Et elle ne l'écoutait pas, et il assista alors à une scène +extraordinaire qui l'emplit de surprise. Brusquement, +elle s'était jetée sur le corps de l'homme adoré, elle le +serrait d'une étreinte frénétique, elle le baignait de<a name="page_364" id="page_364"></a> +larmes, elle le couvrait de baisers, en balbutiant des paroles +de flamme.</p> + +<p>—Ah! si je te perdais, si je te perdais... Et je ne me +suis pas donnée à toi, j'ai eu cette bêtise de me refuser, +lorsqu'il était temps encore de connaître le bonheur... +Oui, une idée pour la Madone, une idée que la virginité +lui plaît et qu'on doit se garder vierge à son mari, si l'on +veut qu'elle bénisse le mariage... Qu'est-ce que ça pouvait +lui faire que nous fussions heureux tout de suite? +Et puis, et puis, vois-tu, si elle m'avait trompé, si elle te +prenait avant que nous eussions dormi aux bras l'un de +l'autre, eh bien! je n'aurais plus qu'un regret, celui de +ne m'être pas damnée avec toi, oui, oui! la damnation +plutôt que de ne pas nous être possédés de tout notre +sang, de toutes nos lèvres!</p> + +<p>Était-ce donc la femme si calme, si raisonnable, qui +patientait, pour mieux organiser son existence? Pierre, +terrifié, ne la reconnaissait plus. Jusque-là, il l'avait vue +d'une telle réserve, d'une pudeur si naturelle, dont le +charme presque enfantin semblait venir de sa nature +elle-même! Sans doute, sous le coup de la menace et de +la peur, le terrible sang des Boccanera venait de se réveiller +en elle, tout un atavisme de violence, d'orgueil, +de furieux appétits, exaspérés et déchaînés. Elle voulait +sa part de vie, sa part d'amour. Et elle grondait, elle +clamait, comme si la mort, en lui prenant son amant, lui +arrachait de sa propre chair.</p> + +<p>—Je vous en supplie, madame, répétait le prêtre, calmez-vous... +Il vit, son cœur bat... Vous vous faites un +mal affreux.</p> + +<p>Mais elle voulait mourir avec lui.</p> + +<p>—Oh! mon chéri, si tu t'en vas, emporte-moi, emporte-moi... +Je me coucherai sur ton cœur, je te serrerai si +fort entre mes deux bras, qu'ils entreront dans les tiens, +et qu'il faudra bien qu'on nous enterre ensemble... +Oui, oui, nous serons morts et nous serons mariés tous<a name="page_365" id="page_365"></a> +de même. Je t'ai promis de n'être qu'à toi, je serai à toi +malgré tout, dans la terre s'il le faut... Oh! mon chéri, +ouvre les yeux, ouvre la bouche, baise-moi, si tu ne veux +que je meure à mon tour, quand tu seras mort!</p> + +<p>Dans la chambre morne, aux vieux murs assoupis, +toute une flambée de passion sauvage, de feu et de sang, +avait passé. Mais les larmes gagnèrent Benedetta, de gros +sanglots la brisèrent, la jetèrent au bord du lit, aveuglée, +sans force. Et, heureusement, mettant fin à la farouche +scène, le médecin parut, amené par Victorine.</p> + +<p>Le docteur Giordano, qui avait dépassé la soixantaine, +était un petit vieillard à boucles blanches, rasé et frais de +teint, dont toute la personne paterne avait pris une allure +d'aimable prélat, au milieu de sa clientèle d'Église. Et il +était excellent homme, disait-on, soignait les pauvres +pour rien, se montrait surtout d'une réserve et d'une +discrétion ecclésiastiques, dans les cas délicats. Depuis +trente ans, tous les Boccanera, les enfants, les femmes, +et jusqu'à l'éminentissime cardinal lui-même, ne passaient +que par ses mains prudentes.</p> + +<p>Doucement, éclairé par Victorine, aidé par Pierre, il +déshabilla Dario que la douleur tira de son évanouissement, +examina la blessure, la déclara tout de suite sans +danger, de son air souriant. Ce ne serait rien, trois semaines +de lit au plus, et aucune complication à craindre. +Et, comme tous les médecins de Rome, en amoureux des +beaux coups de couteau qu'il avait journellement à soigner, +parmi ses clients de hasard du bas peuple, il +s'attardait avec complaisance à la plaie, l'admirait en +connaisseur, trouvait sans doute que c'était là de la +besogne bien faite. Il finit par dire au prince, à demi-voix:</p> + +<p>—Nous appelons ça un avertissement... L'homme n'a +pas voulu tuer, le coup a été porté de haut en bas, de +façon à glisser dans les chairs, sans même intéresser +l'os... Ah! il faut être adroit, c'est joliment planté.<a name="page_366" id="page_366"></a></p> + +<p>—Oui, oui, murmura Dario, il m'a épargné, il m'aurait +troué de part en part.</p> + +<p>Benedetta n'entendait point. Depuis que le médecin +avait déclaré le cas sans gravité aucune, en expliquant +que la faiblesse et l'évanouissement ne venaient que de +la violente secousse nerveuse, elle était tombée sur une +chaise, dans un état de prostration absolue. C'était la détente +de la femme, après l'affreuse crise de désespoir. +Des larmes douces, lentes, se mirent à couler de ses +yeux, et elle se releva, elle vint embrasser Dario avec +une effusion de joie passionnée et muette.</p> + +<p>—Dites donc, mon bon docteur, reprit celui-ci, il est +inutile qu'on sache. C'est si ridicule, cette histoire... +Personne n'a rien vu, paraît-il, excepté monsieur l'abbé, +à qui je demande le secret... Et, n'est-ce pas? qu'on +n'aille pas surtout inquiéter le cardinal, ni même ma +tante, enfin aucun des amis de la maison.</p> + +<p>Le docteur Giordano eut un de ses tranquilles sourires.</p> + +<p>—Bien, bien! c'est naturel, ne vous tourmentez +pas... Pour tout le monde, vous êtes tombé dans l'escalier +et vous vous êtes démis l'épaule... Et, maintenant +que vous voilà pansé, tâchez de dormir sans trop de +fièvre. Je reviendrai demain matin.</p> + +<p>Alors, des jours de grand calme s'écoulèrent lentement, +une vie nouvelle s'organisa pour Pierre. Il resta +les premières journées sans même sortir du vieux palais +ensommeillé, lisant, écrivant, n'ayant chaque après-midi, +jusqu'au crépuscule, que la distraction d'aller s'asseoir +dans la chambre de Dario, où il était certain de trouver +Benedetta. Après quarante-huit heures d'une fièvre assez +intense, la guérison avait pris son train accoutumé; +et les choses marchaient pour le mieux, l'histoire de +l'épaule démise était acceptée par tout le monde, à ce +point que le cardinal exigea de la stricte économie de +donna Serafina qu'une seconde lanterne fût allumée sur +le palier, pour qu'un tel accident ne se renouvelât plus.<a name="page_367" id="page_367"></a> +Dans cette paix monotone qui se refaisait, il n'y eut +qu'une secousse dernière, une menace de trouble plutôt, +à laquelle Pierre fut mêlé, un soir qu'il s'attardait près +du convalescent.</p> + +<p>Comme Benedetta s'était absentée quelques minutes, +Victorine, qui avait monté un bouillon, se pencha en +reprenant la tasse, pour dire très bas au prince:</p> + +<p>—Monsieur, c'est une jeune fille, vous savez, la Pierina, +qui vient tous les jours en pleurant demander de +vos nouvelles... Je ne puis la renvoyer, elle rôde, et +j'aime mieux vous prévenir.</p> + +<p>Malgré lui, Pierre avait entendu; et il eut une brusque +certitude, il comprit tout d'un coup. Dario, qui le regardait, +vit bien ce qu'il pensait. Aussi, sans répondre à Victorine:</p> + +<p>—Eh! oui, l'abbé, c'est cette brute de Tito... Je vous +demande un peu! est-ce assez bête?</p> + +<p>Mais, bien qu'il se défendît d'avoir rien fait, pour que +le frère lui donnât l'avertissement de ne pas toucher à +sa sœur, il souriait d'un air d'embarras, très ennuyé, un +peu honteux même d'une pareille histoire. Et il fut évidemment +soulagé, lorsque le prêtre promit de voir la +jeune fille, si elle revenait, et de lui faire comprendre +qu'elle devait rester chez elle.</p> + +<p>—Une aventure stupide, stupide! répétait le prince en +exagérant sa colère, comme pour se railler lui-même. +Vraiment, c'est d'un autre siècle.</p> + +<p>Brusquement, il se tut. Benedetta rentrait. Elle revint +s'asseoir près de son cher malade. Et la douce veillée +continua, dans la vieille chambre assoupie, dans le vieux +palais mort, d'où ne montait pas un souffle.</p> + +<p>Pierre, quand il sortit de nouveau, ne se hasarda d'abord +que dans le quartier, pour prendre l'air un instant. Cette +rue Giulia l'intéressait, il savait son ancienne splendeur, +au temps de Jules II, qui la rectifia et la rêva bordée de +<a name="page_368" id="page_368"></a>palais splendides. Pendant le carnaval, des courses y +avaient lieu: on partait à pied ou à cheval du palais Farnèse, +pour aller jusqu'à la place Saint-Pierre. Et il venait +de lire que l'ambassadeur du roi de France, d'Estrée, +marquis de Couré, qui habitait le palais Saccheti, y avait +fêté magnifiquement, en 1630, la naissance du dauphin, +en y donnant trois grandes courses, du pont Sisto à Saint-Jean +des Florentins, avec un déploiement de luxe extraordinaire, +la rue jonchée de fleurs, toutes les fenêtres +pavoisées des plus riches tentures. Le second soir, une +machine de feux d'artifice fut tirée sur le Tibre, représentant +la nef Argo qui emportait Jason à la conquête de +la Toison d'or. Une autre fois, la fontaine des Farnèse, +le Mascherone, coula du vin. Combien ces temps étaient +lointains et changés, et aujourd'hui quelle rue de solitude +et de silence, dans la grandeur triste de son abandon, +large et toute droite, ensoleillée ou ténébreuse, au +milieu du quartier désert! Dès neuf heures, le plein soleil +l'enfilait, blanchissait le petit pavé de la chaussée, plate +et sans trottoir; tandis que, sur les deux côtés qui passaient +alternativement de la vive lumière à l'ombre +épaisse, les palais anciens, les lourdes et vieilles maisons +dormaient, des portes antiques bardées de plaques et de +clous, des fenêtres barrées par d'énormes grilles de +fer, des étages entiers aux volets clos, comme cloués +pour ne plus laisser entrer la clarté du jour. Quand les +portes restaient ouvertes, on apercevait des voûtes profondes, +des cours intérieures, humides et froides, tachées +de verdures sombres, et que, pareils à des cloîtres, des +portiques entouraient. Puis, dans les dépendances, dans +les constructions basses qui avaient fini par se grouper +là, surtout du côté des ruelles dévalant au bord du Tibre, +des petites industries silencieuses s'étaient installées, un +boulanger, un tailleur, un relieur, des commerces obscurs, +des fruiteries avec quatre tomates et quatre salades +sur une planche, des débits de vin, qui affichaient les crus +de Frascati et de Genzano, et où les buveurs semblaient<a name="page_369" id="page_369"></a> +morts. Vers le milieu de la rue, la prison qui s'y trouve +actuellement, avec son abominable mur jaune, n'était +point faite pour l'égayer. Toute une volée de fils télégraphiques +suivait de bout en bout ce long couloir de tombe, +aux rares passants, où s'émiettait la poussière du passé, +de l'arcade du palais Farnèse à l'échappée lointaine, au +delà du fleuve, sur les arbres de l'Hôpital du Saint-Esprit. +Mais surtout, le soir, dès la nuit faite, Pierre +était saisi par la désolation, la sorte d'horreur sacrée +que la rue prenait. Pas une âme, l'anéantissement +absolu. Pas une lumière aux fenêtres, rien que la double +file des becs de gaz, très espacés, des lueurs affaiblies +de veilleuse, mangées par les ténèbres. Les portes verrouillées, +barricadées, d'où pas un bruit, pas un souffle +ne sortait. Seulement, de loin en loin, un débit de +vin éclairé, des vitres dépolies derrière lesquelles brûlait +une lampe dans une immobilité complète, sans un +éclat de voix, sans un rire. Et il n'y avait de vivantes +que les deux sentinelles de la prison, l'une devant la +porte, l'autre au coin de la ruelle de droite, toutes les +deux debout et figées, dans la rue morte.</p> + +<p>D'ailleurs, le quartier entier le passionnait, cet ancien +beau quartier tombé à l'oubli, si écarté de la vie moderne, +n'exhalant désormais qu'une odeur de renfermé, la +fade et discrète odeur ecclésiastique. Du côté de Saint-Jean +des Florentins, à l'endroit où le nouveau cours Victor-Emmanuel +est venu tout éventrer, l'opposition était violente, +entre les hautes maisons à cinq étages, sculptées, +éclatantes, à peine finies, et les noires demeures, affaissées +et borgnes, des ruelles voisines. Le soir, des globes +électriques étincelaient, d'une blancheur éblouissante; +tandis que les quelques becs de gaz de la rue Giulia et des +autres rues n'étaient plus que des lampions fumeux. +C'étaient d'anciennes voies célèbres, la rue des Banchi +Vecchi, la rue du Pellegrino, la rue de Monserrato, +puis une infinité de traverses qui les coupaient, qui<a name="page_370" id="page_370"></a> +les reliaient, allant toutes vers le Tibre, si étroites, que +les voitures y passaient difficilement. Et chacune avait +son église, une multitude d'églises presque semblables, +très décorées, très dorées et peintes, ouvertes seulement +aux heures des offices, pleines alors de soleil et d'encens. +Rue Giulia, outre Saint-Jean des Florentins, outre +San Biagio della Pagnotta, outre Sant'Eligio degli Orefici, +se trouvait dans le bas, derrière le palais Farnèse, +l'église des Morts, où il aimait entrer pour y rêver à cette +sauvage Rome, aux pénitents qui desservaient cette église +et dont la mission était d'aller ramasser, dans la Campagne, +les cadavres abandonnés qu'on leur signalait. Un soir, +il y assista au service de deux corps inconnus, depuis +quinze jours sans sépulture, qu'on avait découverts dans +un champ, à droite de la voie Appienne.</p> + +<p>Mais la promenade préférée de Pierre devint bientôt le +nouveau quai du Tibre, devant l'autre façade du palais +Boccanera. Il n'avait qu'à descendre le vicolo, l'étroite +ruelle, et il débouchait dans un lieu de solitude, où les +choses l'emplissaient d'infinies pensées. Le quai n'était +pas achevé, les travaux semblaient même abandonnés +complètement, c'était tout un chantier immense, encombré +de gravats, de pierres de taille, coupé de palissades à +demi rompues et de baraques à outils dont les toits s'effondraient. +Sans cesse le lit du fleuve s'est exhaussé, tandis +que les fouilles continuelles ont abaissé le sol de la ville, +aux deux bords. Aussi était-ce pour la mettre à l'abri des +inondations qu'on venait d'emprisonner les eaux dans ces +gigantesques murs de forteresse. Et il avait fallu surélever +les anciennes berges à un tel point, que, sous l'abri de son +portique, la terrasse du petit jardin des Boccanera, avec +son double escalier où l'on amarrait autrefois les bateaux +de plaisance, se trouvait en contre-bas, menacée d'être +ensevelie et de disparaître, quand on achèverait les travaux +de voirie. Rien encore n'était nivelé, les terres rapportées +restaient là telles que les tombereaux les déchargeaient,<a name="page_371" id="page_371"></a> +il n'y avait partout que des fondrières, des +éboulements, au milieu des matériaux laissés à l'abandon. +Seuls, des enfants misérables venaient jouer parmi ces +décombres où le palais s'enfonçait, des ouvriers sans travail +dormaient lourdement au grand soleil, des femmes +étendaient leur pauvre lessive sur les tas de cailloux. Et, +cependant, c'était pour Pierre un asile heureux, de paix +certaine, inépuisable en songeries, lorsqu'il s'y oubliait +pendant des heures, à regarder le fleuve, et les quais, et +la ville, en face, aux deux bouts.</p> + +<p>Dès huit heures, le soleil dorait la vaste trouée de sa +lumière blonde. Quand il regardait là-bas, vers la gauche, +il apercevait les toits lointains du Transtévère, qui se +découpaient, d'un gris bleu noyé de brume, sur le ciel +éclatant. Vers la droite, le fleuve faisait un coude au delà +de l'abside ronde de Saint-Jean des Florentins, les peupliers +de l'Hôpital du Saint-Esprit drapaient sur l'autre +rive leur verdoyant rideau, laissant voir, à l'horizon, le +profil clair du Château Saint-Ange. Mais, surtout, il ne +pouvait détacher les yeux de la berge d'en face, car un +morceau de la très vieille Rome y était demeuré intact. Du +pont Sisto au pont Saint-Ange, en effet, se trouvait, sur la +rive droite, la partie des quais laissée en suspens, dont la +construction devait achever, plus tard, de murer le fleuve +entre les deux colossales murailles de forteresse, hautes et +blanches. Et c'était en vérité une surprise et un charme +que cette extraordinaire évocation des anciens âges, cette +berge chargée de tout un lambeau de la vieille ville des +papes. Sur la rue de la Lungara, les façades uniformes +avaient dû être rebadigeonnées; mais, ici, les derrières +des maisons, qui descendaient jusque dans l'eau, restaient +lézardés, roussis, éclaboussés de rouille, patinés par les +étés brûlants, comme d'antiques bronzes. Et quel amas, +quel entassement incroyable! En bas, des voûtes noires +où le fleuve entrait, des pilotis soutenant des murs, des +pans de construction romaine plongeant à pic; puis, des<a name="page_372" id="page_372"></a> +escaliers raides, disloqués, verdis, qui montaient de la +grève, des terrasses qui se superposaient, des étages qui +alignaient leurs petites fenêtres irrégulières, percées au +hasard, des maisons qui se dressaient par-dessus d'autres +maisons; et cela pêle-mêle, avec une extravagante fantaisie +de balcons, de galeries de bois, de ponts jetés au +travers des cours, de bouquets d'arbres qu'on aurait dits +poussés sur les toits, de mansardes ajoutées, plantées au +milieu des tuiles roses. Un égout, en face, tombait d'une +gorge de pierre, usée et souillée, à gros bruit. Partout où +la berge apparaissait, dans le retrait des maisons, elle +était couverte d'une végétation folle, des herbes, des +arbustes, des manteaux de lierre traînant à plis royaux. +Et la misère, la saleté disparaissaient sous la gloire du +soleil, les vieilles façades tassées, déjetées, devenaient +en or, des lessives entières qui séchaient aux fenêtres les +pavoisaient de la pourpre des jupons rouges et de la neige +aveuglante des linges. Tandis que, plus haut encore, au-dessus +du quartier, le Janicule s'élevait dans l'éblouissement +de l'astre, avec le fin profil de Saint-Onuphre, +parmi les cyprès et les pins.</p> + +<p>Souvent, Pierre venait s'accouder sur le parapet de +l'énorme mur du quai, et il restait là longtemps, le cœur +gonflé, plein de la tristesse des siècles morts, à regarder +couler le Tibre. Rien n'aurait pu dire la grande lassitude +de ces vieilles eaux, leur morne lenteur, au fond de cette +tranchée babylonienne où elles étaient enfermées, des +murailles démesurées de prison, droites, lisses, nues, +toutes blafardes encore, dans leur laideur neuve. Au +soleil, le fleuve jaune se dorait, se moirait de vert et de +bleu, sous le petit frisson de son courant. Mais, dès qu'il +était gagné par l'ombre, il apparaissait opaque, couleur de +boue, d'une vieillesse si épaisse et si lourde, que les +maisons d'en face ne s'y reflétaient même plus. Et quel +abandon désolé, quel fleuve de silence et de solitude! Si, +après les pluies d'hiver, il roulait furieusement parfois<a name="page_373" id="page_373"></a> +son flot menaçant, il s'engourdissait pendant les longs +mois de ciel pur, il traversait Rome sans une voix, d'une +coulée sourde, comme désabusée de tout bruit inutile. On +pouvait demeurer là, penché, durant la journée entière, +sans voir passer une barque, une voile qui l'animât. Les +quelques bateaux, les deux ou trois petits vapeurs venus +du littoral, les tartanes qui amenaient les vins de Sicile, +s'arrêtaient tous au pied de l'Aventin. Au delà, il n'y avait +plus que désert, des eaux mortes, dans lesquelles, de loin +en loin, un pêcheur immobile laissait pendre sa ligne. +Pierre ne voyait toujours, un peu à sa droite, au pied de +l'ancienne berge, qu'une sorte d'antique péniche couverte, +une arche de Noé à demi pourrie, peut-être un bateau-lavoir, +mais où jamais il n'apercevait une âme; et il y +avait encore, sur une langue de boue, un canot échoué, le +flanc crevé, lamentable dans son symbole de toute navigation +impossible et abandonnée. Ah! cette ruine de +fleuve, aussi morte que les ruines fameuses dont elle +était lasse de baigner la poussière, depuis tant de siècles! +Et quelle évocation, ces siècles d'histoire que les eaux +jaunes avaient reflétés, tant de choses, tant d'hommes, +dont elles avaient pris la fatigue et le dégoût, au point +d'être devenues si lourdes, si muettes, si désertes, dans +leur souhait de néant!</p> + +<p>Ce fut là que Pierre, un matin, reconnut la Pierina, debout +derrière une des baraques de bois qui avaient servi +à serrer les outils. Elle allongeait la tête, elle regardait +fixement, depuis des heures peut-être, la fenêtre de la +chambre de Dario, au coin de la ruelle et du quai. Effrayée +sans doute par la façon sévère dont Victorine l'avait reçue, +elle ne s'était pas représentée au palais, pour avoir des +nouvelles; mais elle venait là, elle y passait les journées, +ayant appris de quelque domestique où était la fenêtre, +attendant sans se lasser une apparition, un signe de vie et +de salut, dont l'espoir seul lui faisait battre le cœur. Le +prêtre s'approcha, infiniment touché de la voir se dissimuler<a name="page_374" id="page_374"></a> +de la sorte, si humble, si tremblante d'adoration, +dans sa royale beauté. Au lieu de la gronder, de la chasser, +ainsi qu'il en avait la mission, il se montra très doux +et très gai, lui parla des siens comme si rien ne s'était +passé, s'arrangea de manière à prononcer le nom du prince, +pour lui faire entendre qu'il serait sur pied avant quinze +jours. D'abord, elle avait eu un sursaut, farouche, méfiante, +prête à fuir. Puis, quand elle eut compris, des +larmes jaillirent de ses yeux, et toute riante cependant, +bien heureuse, elle lui envoya un baiser de la main, elle +lui cria: «<i>Grazie, grazie!</i> Merci, merci!», en se sauvant +à toutes jambes. Jamais il ne la revit.</p> + +<p>Et ce fut aussi un matin que Pierre, comme il allait +dire sa messe à Sainte-Brigitte, sur la place Farnèse, +eut la surprise de rencontrer Benedetta sortant de cette +église, de si bonne heure, une toute petite fiole d'huile à +la main. Elle n'eut d'ailleurs aucun embarras, elle lui +expliqua que, tous les deux ou trois jours, elle venait +obtenir du bedeau quelques gouttes de l'huile qui alimentait +la lampe brûlant devant une antique statue de bois +de la Madone, en qui elle avait une absolue confiance. Elle +avouait même qu'elle n'avait de confiance qu'en celle-là, +car elle n'avait jamais rien obtenu, quand elle s'était +adressée à d'autres, pourtant très réputées, des Madones +de marbre et même d'argent. Aussi une dévotion ardente, +toute sa dévotion en réalité, brûlait-elle dans son cœur +pour cette image sainte qui ne lui refusait rien. Et elle +affirma très simplement, comme une chose naturelle, +hors de discussion, que c'étaient ces quelques gouttes +d'huile, dont elle frottait matin et soir la plaie de Dario, +qui déterminaient une guérison si prompte, tout à fait miraculeuse. +Pierre, saisi, désolé d'une religion si enfantine +chez cette admirable créature de sagesse, de passion et +de grâce, ne se permit pas un sourire.</p> + +<p>Chaque soir, en rentrant de ses promenades, lorsqu'il +venait passer une heure dans la chambre de Dario convalescent,<a name="page_375" id="page_375"></a> +Benedetta voulait qu'il racontât ses journées +pour distraire le malade, et ce qu'il disait, ses étonnements, +ses émotions, ses colères parfois, prenaient un +charme triste, au milieu du grand calme étouffé de la +pièce. Mais, surtout, quand il osa de nouveau sortir du +quartier, quand il se prit de tendresse pour les jardins +romains, où il allait dès l'ouverture des portes, afin d'être +sûr de n'y rencontrer personne, il leur rapporta des sensations +enthousiastes, tout un amour ravi des beaux arbres, +des eaux jaillissantes, des terrasses élargies sur des +horizons sublimes.</p> + +<p>Ce ne furent point les plus vastes, parmi ces jardins, +qui lui emplirent le cœur davantage. A la villa Borghèse, +le petit bois de Boulogne de Rome, il y avait des +futaies majestueuses, des allées royales, où les voitures +venaient tourner l'après-midi, avant la promenade obligatoire +du Corso; et il fut plus touché par le jardin réservé +devant la villa, cette villa d'un luxe de marbre éblouissant, +où se trouve aujourd'hui le plus beau musée du monde: +un simple tapis d'herbe fine, un vaste bassin central que +domine la blancheur nue d'une Vénus, et des fragments +d'antiques, des vases, des statues, des colonnes, des sarcophages, +rangés symétriquement en carré, et rien autre +que cette herbe déserte, ensoleillée et mélancolique. Au +Pincio, où il retourna, il eut une matinée exquise, il +comprit le charme de ce coin étroit, avec ses arbres rares +toujours verts, avec sa vue admirable, toute Rome et +Saint-Pierre au lointain, dans la clarté si tendre, si limpide, +poudrée de soleil. A la villa Albani, à la villa Pamphili, +il retrouva les superbes pins parasols, d'une grâce +géante et fière, les chênes verts puissants, aux membres +tordus, à la verdure noire. Dans la dernière surtout, les +chênes noyaient les allées d'un demi-jour délicieux, le +petit lac était plein de rêve avec ses saules pleureurs et +ses touffes de roseaux, le parterre en contre-bas déroulait +une mosaïque d'un goût baroque, tout un dessin compliqué<a name="page_376" id="page_376"></a> +de rosaces et d'arabesques, que la diversité des +fleurs et des feuilles colorait. Et, ce qui le frappa dans ce +jardin, le plus noble, le plus vaste, le mieux soigné, ce +fut, en longeant un petit mur, de revoir Saint-Pierre +encore, sous un aspect nouveau et si imprévu, qu'il en +emporta à jamais la symbolique image. Rome avait disparu +complètement, il n'y avait plus là, entre les pentes du +mont Mario et un autre coteau boisé qui cachait la ville, +que le dôme colossal dont la masse semblait posée sur des +blocs épars, blancs et roux. C'étaient les îlots des maisons +du Borgo, les constructions entassées du Vatican et +de la basilique, qu'il dominait, qu'il écrasait ainsi de sa +coupole démesurée, d'un gris bleu dans le bleu clair +du ciel; tandis que, derrière lui, au loin, fuyait une +échappée bleuâtre de campagne illimitée, très délicate.</p> + +<p>Mais Pierre sentit davantage l'âme des choses dans des +jardins moins somptueux, d'une grâce plus fermée. Ah! +la villa Mattei, sur la pente du Coelius, avec son jardin en +terrasses, avec ses allées intimes qui descendent bordées +d'aloès, de lauriers et de fusains géants, avec ses buis +amers taillés en tonnelles, avec ses orangers, ses roses et +ses fontaines! Il y passa des heures adorables, il n'eut +une égale impression de charme que sur l'Aventin, en visitant +les trois églises, qui s'y noient parmi la verdure, à +Sainte-Sabine surtout, le berceau des Dominicains, dont +le petit jardin, clos de partout, sans vue aucune, dort +dans une paix tiède et odorante, planté d'orangers, au +milieu desquels l'oranger séculaire de Saint-Dominique, +énorme et noueux, est encore chargé d'oranges mûres. +Puis, à côté, au Prieuré de Malte, le jardin au contraire +s'ouvrait sur un horizon immense, à pic au-dessus du +Tibre, enfilant le cours du fleuve, les façades et les toitures +qui se serraient le long des deux rives, jusqu'au +lointain sommet du Janicule. C'étaient toujours, d'ailleurs, +dans ces jardins de Rome, les mêmes buis taillés, +les eucalyptus au tronc blanc, aux feuilles pâles, longues<a name="page_377" id="page_377"></a> +comme des chevelures, les chênes verts trapus et sombres, +les pins géants, les cyprès noirs, des marbres blanchis +parmi des touffes de roses, des fontaines bruissantes sous +des manteaux de lierre. Et il ne goûta une joie plus tendrement +attristée qu'à la villa du pape Jules, dont le +portique ouvert en hémicycle sur le jardin raconte la vie +d'une époque aimable et sensuelle, avec sa décoration +peinte, son treillage d'or chargé de fleurs, où passent des +vols souriants de petits Amours. Le soir enfin où il revint +de la villa Farnésine, il dit qu'il en rapportait toute l'âme +morte de la vieille Rome; et ce n'étaient pas les peintures +exécutées d'après les cartons de Raphaël qui l'avaient +touché, c'était plutôt la jolie salle du bord de l'eau, à +la décoration bleu tendre, lilas tendre et rose tendre, +d'un art sans génie, mais si charmant et si romain; +c'était surtout le jardin abandonné, qui descendait autrefois +jusqu'au Tibre, et que le nouveau quai coupait +maintenant, d'une désolation lamentable, ravagé, bossué, +envahi d'herbes folles, tel qu'un cimetière, où pourtant +mûrissaient toujours les fruits d'or des orangers et des +citronniers.</p> + +<p>Puis, une dernière fois, il eut une secousse au cœur, +le beau soir où il visita la villa Médicis. Là, il était en +terre française. Et quel merveilleux jardin encore, avec +ses buis, ses pins, ses allées de magnificence et de charme! +quel refuge de rêverie antique que le très vieux et très +noir bois de chênes verts, où, dans le bronze luisant des +feuilles, le soleil à son déclin jetait des lueurs braisillantes +d'or rouge! Il y faut monter par un escalier interminable, +et de là-haut, du belvédère qui domine, on +possède Rome entière d'un regard, comme si, en élargissant +les bras, on allait la prendre toute. Du réfectoire +de la villa, que décorent les portraits de tous les artistes +pensionnaires qui s'y sont succédé, de la bibliothèque surtout, +une grande salle au calme profond, on a la même +vue admirable, la plus large et la plus conquérante, une<a name="page_378" id="page_378"></a> +vue d'ambition démesurée dont l'infini devrait mettre +au cœur des jeunes gens, enfermés là, la volonté de posséder +le monde. Lui, qui était venu hostile à l'institution +du prix de Rome, à cette éducation traditionnelle et uniforme +si dangereuse pour l'originalité, resta séduit un +instant par cette paix tiède, cette solitude limpide du jardin, +cet horizon sublime où semblaient battre les ailes du +génie. Ah! quelles délices, avoir vingt ans, vivre trois +années dans cette douceur de rêve, au milieu des plus +belles œuvres humaines, se dire qu'on est trop jeune pour +produire encore, et se recueillir, et se chercher, apprendre +à jouir, à souffrir, à aimer! Mais, ensuite, il réfléchit que +ce n'était point là une besogne de jeunesse, que pour +goûter la divine jouissance d'une telle retraite d'art et de +ciel bleu, il fallait certainement l'âge mûr, les victoires +déjà gagnées, la lassitude commençante des œuvres accomplies. +Il causa avec les pensionnaires, il remarqua que, +si les jeunes âmes de songe et de contemplation, ainsi que +la simple médiocrité, s'y accommodaient de cette vie +cloîtrée dans l'art du passé, tout artiste de bataille, tout +tempérament personnel s'y mourait d'impatience, les yeux +tournés vers Paris, dévoré par la hâte d'être en pleine +fournaise de production et de lutte.</p> + +<p>Et tous ces jardins dont Pierre leur parlait, le soir, +avec ravissement, éveillaient chez Benedetta et chez Dario +le souvenir du jardin de la villa Montefiori, aujourd'hui +saccagé, autrefois si verdoyant, planté des plus beaux +orangers de Rome, tout un bois d'orangers centenaires, +dans lequel ils avaient appris à s'aimer.</p> + +<p>—Ah! je me rappelle, disait la contessina, à l'époque +des fleurs, c'était une bonne odeur à en mourir, tellement +forte, tellement grisante, qu'une fois je suis restée dans +l'herbe, sans pouvoir me relever... Te souviens-tu, Dario? +tu m'as prise dans tes bras, tu m'as portée près de la fontaine, +où il faisait très bon et très frais.</p> + +<p>Elle était assise, au bord du lit, comme à son ordinaire,<a name="page_379" id="page_379"></a> +et elle tenait dans sa main la main du convalescent, qui +s'était mis à sourire.</p> + +<p>—Oui, oui, je t'ai baisée sur les yeux, et tu les as +rouverts enfin... Tu te montrais moins cruelle en ce temps-là, +tu me laissais te baiser les yeux autant qu'il me plaisait... +Mais nous étions des enfants, et si nous n'avions +pas été des enfants, nous aurions été mari et femme tout +de suite, dans ce grand jardin qui sentait si fort et où nous +courions si libres!</p> + +<p>Elle approuvait de la tête, convaincue que la Madone +seule les avait protégés.</p> + +<p>—C'est bien vrai, c'est bien vrai... Et quel bonheur, +maintenant que nous allons pouvoir être l'un à l'autre, +sans faire pleurer les anges!</p> + +<p>La conversation en revenait toujours là, l'affaire de +l'annulation du mariage prenait une tournure de plus en +plus favorable, et Pierre assistait chaque soir à leur +enchantement, ne les entendait causer que de leur union +prochaine, de leurs projets, de leurs joies d'amoureux +lâchés en plein paradis. Dirigée cette fois par une main +toute-puissante, donna Serafina devait mener les choses +avec vigueur, car il ne se passait guère de jour, sans +qu'elle rapportât quelque nouvelle heureuse. Elle avait +hâte de terminer cette affaire, pour la continuation et pour +l'honneur du nom, puisque Dario ne voulait épouser +que sa cousine et que, d'autre part, ce mariage expliquerait +tout, ferait tout excuser, en mettant fin à une situation +désormais intolérable. Le scandale abominable, les +affreux commérages qui bouleversaient le monde noir et +le monde blanc, finissaient par la jeter hors d'elle, d'autant +plus qu'elle sentait la nécessité d'une victoire, devant +l'éventualité d'un conclave possible, où elle désirait que +le nom de son frère brillât d'un éclat pur, souverain. Jamais +cette secrète ambition de toute sa vie, cet espoir de +voir sa race donner un troisième pape à l'Église, ne +l'avait brûlée d'une pareille passion, comme si elle avait<a name="page_380" id="page_380"></a> +eu le besoin de se consoler dans son froid célibat, depuis +que son unique joie en ce monde, l'avocat Morano, +la délaissait si durement. Toujours vêtue d'une robe +sombre, active et si mince, si pincée, qu'on l'aurait prise +par derrière pour une jeune fille, elle était comme l'âme +noire du vieux palais; et Pierre qui l'y rencontrait partout, +rôdant en intendante soigneuse, veillant jalousement +sur le cardinal, la saluait en silence, saisi chaque +fois d'un petit froid au cœur, en la voyant de visage si +desséché, coupé de longs plis, planté du grand nez volontaire +de la famille. Mais elle lui rendait à peine son salut, +restée dédaigneuse de ce petit prêtre étranger, ne le tolérant +dans son intimité que pour complaire à monsignor +Nani, désireuse en outre d'être agréable au vicomte Philibert +de la Choue, qui avait amené de si beaux pèlerinages +à Rome.</p> + +<p>Peu à peu, en voyant chaque soir la joie anxieuse, l'impatience +d'amour de Benedetta et de Dario, Pierre finit +par se passionner avec eux, en souhaitant une solution +prompte. L'affaire allait se représenter devant la congrégation +du Concile, dont une première décision en faveur +du divorce était restée nulle, le défenseur du mariage, +monsignor Palma, ayant demandé, selon son droit, un +supplément d'enquête. D'ailleurs, cette première décision, +prise seulement à une voix de majorité, n'aurait sûrement +pas été ratifiée par le Saint-Père. Et il s'agissait en somme +de conquérir des voix parmi les dix cardinaux dont la +congrégation se composait, de les convaincre, d'obtenir +la presque unanimité: besogne ardue, car la parenté de +Benedetta, cet oncle cardinal, qui semblait devoir tout +faciliter, aggravait les choses, au milieu des intrigues +compliquées du Vatican, des rivalités qui brûlaient de +tuer en lui le pape possible, en éternisant le scandale. +C'était à cette conquête des voix que donna Serafina se +lançait chaque après-midi, dirigée par son confesseur, +le père Lorenza, qu'elle allait voir quotidiennement au<a name="page_381" id="page_381"></a> +Collège Germanique, le dernier refuge à Rome des Jésuites, +qui ont cessé d'y être les maîtres du Gesù. L'espoir +du succès tenait surtout à ce que Prada, lassé, irrité, +avait déclaré formellement qu'il ne se présenterait plus. +Il ne répondait même pas aux assignations répétées, +tellement l'accusation d'impuissance lui semblait odieuse +et ridicule, depuis que Lisbeth, sa maîtresse avérée, était +enceinte de ses œuvres, aux yeux de la ville entière. Il +se taisait donc, affectait de n'avoir jamais été marié, bien +que la blessure de son désir tenu en échec, de son orgueil +de mâle souffleté, saignât toujours au fond, rouverte sans +cesse par les histoires qui continuaient, les doutes sur sa +paternité, que faisait courir le monde noir. Et, puisque +la partie adverse se désistait, disparaissait de son plein +gré, on comprenait l'espérance croissante de Benedetta et +de Dario, chaque soir, lorsque donna Serafina, en rentrant, +leur annonçait qu'elle croyait bien avoir gagné encore la +voix d'un cardinal.</p> + +<p>Mais l'homme effrayant, l'homme qui les terrifiait tous, +était monsignor Palma, l'avocat d'office choisi par la congrégation +pour défendre le lien sacré du mariage. Il +avait des droits presque illimités, pouvait en rappeler +encore, en tout cas ferait traîner l'affaire autant qu'il lui +plairait. Son premier plaidoyer, en réponse à celui de +Morano, avait déjà été terrible, mettant l'état de virginité +en doute, citant scientifiquement des cas où des femmes +possédées offraient les particularités d'aspect constatées +par les sages-femmes, réclamant d'ailleurs l'examen +minutieux de deux médecins assermentés, déclarant enfin +que, la condition première de l'acte étant l'obéissance de +la femme, la demanderesse, même vierge, n'était pas +fondée à réclamer l'annulation d'un mariage dont ses +refus réitérés avaient seuls empêché la consommation. Et +l'on annonçait que le nouveau plaidoyer qu'il préparait, +serait plus impitoyable encore, tellement sa conviction +était absolue. Devant cette belle énergie de vérité et de<a name="page_382" id="page_382"></a> +logique, le pis allait être que les cardinaux, même bienveillants, +n'oseraient jamais conseiller l'annulation au +Saint-Père. Aussi le découragement reprenait-il Benedetta, +lorsque donna Serafina, au retour d'une visite faite +à monsignor Nani, la calma un peu, en lui disant qu'un +ami commun s'était chargé de voir monsignor Palma. +Mais cela, sans doute, coûterait très cher. Monsignor +Palma, théologien rompu aux affaires canoniques et d'une +honnêteté parfaite, avait eu une grande douleur dans sa +vie, une nièce pauvre, d'une admirable beauté, qu'il +s'était mis sur le tard à aimer follement, et qu'il avait dû, +afin d'éviter le scandale, marier à un chenapan qui, +depuis lors, la grugeait et la battait. Les apparences +restaient dignes, le prélat traversait justement une crise +affreuse, las de se dépouiller, n'ayant plus l'argent nécessaire +pour tirer son neveu d'un mauvais pas, une tricherie +au jeu. Et la trouvaille fut de sauver le jeune +homme en payant, de lui obtenir ensuite une situation, +sans rien demander à l'oncle, qui, un soir, après la nuit +tombée, comme s'il se rendait complice, vint en pleurant +remercier donna Serafina de sa bonté.</p> + +<p>Ce soir-là, Pierre était avec Dario, lorsque Benedetta +entra riant, tapant de joie dans ses mains.</p> + +<p>—C'est fait, c'est fait! il sort de chez ma tante, il lui +a juré une reconnaissance éternelle. Maintenant, le voilà +bien forcé d'être aimable.</p> + +<p>Plus méfiant, Dario demanda:</p> + +<p>—Mais lui a-t-on fait signer quelque chose, s'est-il +engagé formellement?</p> + +<p>—Oh! non, comment veux-tu? c'était si délicat!... +On assure que c'est un très honnête homme.</p> + +<p>Pourtant, elle-même fut effleurée d'une nouvelle inquiétude. +Si monsignor Palma, malgré le grand service reçu, +allait demeurer incorruptible? Cela, dès lors, les hanta. +Leur attente recommençait.</p> + +<p>—Je ne t'ai pas encore dit, reprit-elle après un<a name="page_383" id="page_383"></a> +silence, je me suis décidée à leur fameuse visite. Oui, ce +matin, je suis allée chez deux médecins avec ma tante.</p> + +<p>Elle s'était remise à sourire, elle ne semblait aucunement +gênée.</p> + +<p>—Et alors? demanda-t-il du même air tranquille.</p> + +<p>—Et alors, que veux-tu? ils ont bien vu que je ne +mentais pas, ils ont rédigé chacun une espèce de certificat +en latin... C'était, paraît-il, absolument nécessaire pour +permettre à monsignor Palma de revenir sur ce qu'il a +dit.</p> + +<p>Puis, se tournant vers Pierre:</p> + +<p>—Ah! ce latin! monsieur l'abbé... J'aurais bien désiré +savoir tout de même, et j'ai songé à vous, pour que vous +ayez l'obligeance de le traduire. Mais ma tante n'a pas +voulu me laisser les pièces, elle les a fait joindre immédiatement +au dossier.</p> + +<p>Très embarrassé, le prêtre se contenta de répondre d'un +vague signe de tête, car il n'ignorait pas ce qu'étaient ces +sortes de certificats, une description nette et complète, +en termes précis, avec tous les détails d'état, de couleur +et de forme. Eux, sans doute, ne mettaient pas là de +pudeur, tellement cet examen leur paraissait naturel et +heureux même, puisque toute la félicité de leur vie allait +en dépendre.</p> + +<p>—Enfin, conclut Benedetta, espérons que monsignor +Palma aura de la reconnaissance; et, en attendant, mon +Dario, guéris-toi vite, pour le beau jour tant souhaité +de notre bonheur.</p> + +<p>Mais il avait commis l'imprudence de se lever trop tôt, +sa blessure s'était rouverte, ce qui devait le forcer à garder +le lit quelques jours encore. Et Pierre continua, chaque +soir, à le venir distraire, en lui contant ses promenades. +Maintenant, il s'enhardissait, courait les quartiers de +Rome, découvrait avec ravissement les curiosités classiques, +cataloguées dans tous les Guides. Ce fut ainsi qu'il +leur parla un soir avec une sorte de tendresse des principales<a name="page_384" id="page_384"></a> +places de la ville, qu'il avait trouvées banales +d'abord, qui lui apparaissaient maintenant très diverses, +ayant chacune son originalité profonde: la place du +Peuple, si ensoleillée, si noble, dans sa symétrie monumentale; +la place d'Espagne, le rendez-vous si vivant des +étrangers, avec son double escalier de cent trente-deux +marches, doré par les étés, d'une ampleur et d'une grâce +géantes; la place Colonna, vaste, toujours grouillante de +peuple, la plus italienne par cette foule de paresse et d'insoucieux +espoir, debout, flânant autour de la colonne de +Marc-Aurèle, en attendant que la fortune lui tombe du +ciel; la place Navone, longue, régulière, déserte depuis +que le marché ne s'y tient plus, gardant le mélancolique +souvenir de sa vie bruyante d'autrefois; la place du +Campo de' Fiori, envahie chaque matin par le tumulte +du marché aux fruits et du marché aux légumes, toute +une plantation de grands parapluies, des entassements de +tomates, de piments, de raisins, au milieu du flot glapissant +des marchandes et des ménagères. Sa grande +surprise fut la place du Capitole, qui éveillait en lui une +idée de sommet, de lieu découvert dominant la ville et le +monde, et qu'il trouva petite, carrée, enfermée entre +ses trois palais, ouverte d'un seul côté sur un court horizon, +borné par quelques toitures. Personne ne passe +là, on monte par une rampe d'accès que bordent des +palmiers, les étrangers seuls font un détour pour arriver +en voiture. Les voitures attendent, les touristes stationnent +un moment, le nez levé vers l'admirable bronze +antique, le Marc-Aurèle à cheval, placé au centre. Vers +quatre heures, lorsque le soleil dore le palais de gauche, +détachant sur le ciel bleu les fines statues de l'entablement, +on dirait une tiède et douce petite place de province, +avec ses femmes du voisinage qui tricotent, assises +sous le portique, et ses bandes d'enfants dépenaillés, +lâchés là comme toute une école dans une cour de récréation.<a name="page_385" id="page_385"></a></p> + +<p>Et, un autre soir, Pierre dit à Benedetta et à Dario son +admiration pour les fontaines de Rome, la ville du monde +où les eaux ruissellent le plus abondamment et le plus +magnifiquement dans le marbre et dans le bronze: depuis +la Nacelle de la place d'Espagne, le Triton de la place +Barberini, les Tortues de l'étroite place qui a pris leur +nom, jusqu'aux trois fontaines de la place Navone, où +triomphe, au centre, la vaste composition du Bernin, +et surtout jusqu'à la colossale fontaine de Trevi, d'un +goût si fastueux, dominée par le roi Neptune, entre +les hautes figures de la Santé et de la Fécondité. Et, un +autre soir, il rentra heureux, en leur racontant qu'il venait +enfin de s'expliquer le singulier effet que lui faisaient +les rues de l'ancienne Rome, autour du Capitole et sur la +rive gauche du Tibre, là où des masures se collaient aux +flancs des grands palais princiers: c'était qu'elles n'avaient +pas de trottoirs et que les piétons marchaient au milieu, +à l'aise, parmi les voitures, sans avoir jamais l'idée de +filer aux deux bords, contre les façades. Vieux quartiers +qu'il aimait, ruelles sans cesse tournantes, étroites places +irrégulières, palais énormes et carrés, comme disparus +dans la foule bousculée des petites maisons qui les +noyaient de toutes parts. Le quartier de l'Esquilin aussi, +partout des escaliers qui montent, cailloutés de gris, +chaque marche ourlée de pierre blanche, des pentes +brusques qui tournent, des terrasses qui s'étagent, des séminaires +et des couvents aux fenêtres closes, comme des +habitations mortes, un grand mur nu au-dessus duquel +se dresse un palmier superbe, dans le bleu sans tache du +ciel. Et, un autre soir, ayant poussé plus loin encore sa +promenade, jusque dans la Campagne, le long du Tibre, +en amont du pont Molle, il revint enthousiasmé d'avoir eu +la révélation de tout un art classique, qu'il n'avait guère +goûté jusque-là. En suivant la rive, il venait de voir des +Poussin, le fleuve jaune et lent, aux bords plantés de roseaux, +les falaises basses, découpées, dont la blancheur<a name="page_386" id="page_386"></a> +crayeuse se détachait sur les fonds roux de l'immense +plaine onduleuse, que bornaient seules les collines bleues +de l'horizon, et quelques arbres sobres, et la ruine d'un +portique, ouvert sur le vide, en haut de la berge, et une +file oblique de moutons pâles qui descendaient boire, +tandis que le berger, appuyé d'une épaule au tronc d'un +chêne vert, regardait. Beauté spéciale, large et rousse, +faite de rien, simplifiée jusqu'à la ligne droite et plate, +tout anoblie des grands souvenirs: toujours les légions +romaines en marche par les voies pavées, au travers de +la Campagne nue; et toujours le long sommeil du moyen +âge, puis le réveil de l'antique nature dans la foi catholique, +ce qui, une seconde fois, avait fait de Rome la +maîtresse du monde.</p> + +<p>Un jour que Pierre était allé visiter le Campo Verano, +le grand cimetière de Rome, il trouva, le soir, près du lit +de Dario, Celia en compagnie de Benedetta.</p> + +<p>—Comment! monsieur l'abbé, s'écria la petite princesse, +ça vous amuse d'aller voir les morts?</p> + +<p>—Ah! ces Français! reprit Dario, que l'idée seule +d'un cimetière désobligeait, ces Français! ils se gâtent la +vie à plaisir, avec leur amour des spectacles tristes.</p> + +<p>—Mais, dit Pierre doucement, on n'échappe pas à la +réalité de la mort. Le mieux est de la regarder en face.</p> + +<p>Du coup, le prince se fâcha.</p> + +<p>—La réalité, la réalité! à quoi bon? Quand la réalité +n'est pas belle, moi je ne la regarde pas, je m'efforce de +n'y penser jamais.</p> + +<p>De son air tranquille et souriant, le prêtre n'en continua +pas moins à dire ce qui l'avait surpris, la bonne tenue +du cimetière, l'air de fête que le clair soleil d'automne y +mettait, tout un luxe extraordinaire de marbre, des statues +de marbre prodiguées sur les tombeaux, des chapelles +de marbre, des monuments de marbre. Sûrement +l'atavisme antique agissait, les somptueux mausolées de +la voie Appienne repoussaient là, une pompe, un orgueil<a name="page_387" id="page_387"></a> +démesuré dans la mort. Sur la hauteur surtout, la noblesse +romaine avait son quartier aristocratique, un amas de +véritables temples, des figures colossales, des scènes à +plusieurs personnages, d'un goût parfois déplorable, mais +où des millions avaient dû être dépensés. Et ce qui était +charmant, parmi les ifs et les cyprès, c'était l'admirable +conservation, la blancheur intacte des marbres, que les +étés brûlants doraient, sans une tache de mousse, sans +ces balafres de pluie qui rendent si mélancoliques les +statues des pays du Nord.</p> + +<p>Benedetta, silencieuse, touchée du malaise de Dario, +finit par interrompre Pierre, en disant à Celia:</p> + +<p>—Et la chasse a été intéressante?</p> + +<p>Au moment où le prêtre était entré, la petite princesse +parlait d'une chasse au renard, à laquelle sa mère l'avait +conduite.</p> + +<p>—Oh! chère, tout ce qu'il y a de plus intéressant!... +Le rendez-vous était pour une heure, là-bas, au tombeau +de Cæcilia Metella, où l'on avait installé le buffet, sous +une tente. Et un monde, la colonie étrangère, les jeunes +gens des ambassades, des officiers, sans compter nous +autres naturellement, les hommes en habit rouge, beaucoup +de femmes en amazone... Le départ a été donné à +une heure et demie, et le galop a duré plus de deux +heures, si bien que le renard s'est allé faire prendre très +loin, très loin. Je n'ai pas pu suivre, mais j'ai vu tout de +même, oh! des choses extraordinaires, un grand mur que +toute la chasse a dû sauter, puis des fossés, des haies, une +course folle derrière les chiens... Il y a eu deux accidents, +peu de chose, un monsieur qui s'est foulé le +poignet et un autre qui a eu la jambe cassée.</p> + +<p>Dario avait écouté avec passion, car ces chasses au +renard étaient le grand plaisir de Rome, la joie de la galopade +au travers de cette Campagne romaine si plate et +si hérissée d'obstacles pourtant, la joie de déjouer les +ruses du renard que les chiens traquent, ses continuels<a name="page_388" id="page_388"></a> +détours, sa disparition brusque parfois, sa prise enfin dès +qu'il tombe épuisé de fatigue; et des chasses sans fusil, +des chasses pour l'unique bonheur de courir à la queue +de cette bête, de la gagner de vitesse et de la vaincre.</p> + +<p>—Ah! dit-il désespéré, est-ce imbécile d'être cloué +dans cette chambre! Je finirai par y mourir d'ennui.</p> + +<p>Benedetta se contenta de sourire, sans un reproche ni +une tristesse de ce cri naïf d'égoïsme. Elle qui était si +heureuse de l'avoir tout à elle, dans cette chambre où +elle le soignait! Mais son amour, si jeune et si sage à la +fois, avait un coin de maternité, et elle comprenait parfaitement +qu'il ne s'amusât guère, privé de ses plaisirs +habituels, séparé de ses amis qu'il écartait, dans la crainte +que l'histoire de son épaule démise ne leur parût louche. +Plus de fêtes, plus de soirées au théâtre, plus de visites +aux dames. Et c'était le Corso qui lui manquait surtout, +une souffrance, une véritable désespérance de ne plus +voir ni savoir, en regardant, de quatre à cinq heures, +défiler Rome entière. Aussi, dès qu'un intime venait, +c'étaient des questions interminables, et si l'on avait rencontré +celui-ci, et si cet autre avait reparu, et comment +avaient fini les amours d'un troisième, et si quelque aventure +nouvelle ne bouleversait pas la ville: menues histoires, +gros commérages d'un jour, intrigues puériles d'une +heure, où jusque-là s'étaient dépensées toutes ses énergies +d'homme.</p> + +<p>Celia, qui aimait à lui apporter les bavardages innocents, +reprit après un silence, en fixant sur lui ses yeux +candides, ses yeux sans fond de vierge énigmatique:</p> + +<p>—Comme c'est long à se remettre, une épaule!</p> + +<p>Avait-elle donc deviné, cette enfant, dont l'unique +affaire était l'amour? Dario, gêné, se tourna vers Benedetta, +qui continuait à sourire, l'air placide. Mais, déjà, la petite +princesse sautait à un autre sujet.</p> + +<p>—Ah! vous savez, Dario, j'ai vu hier au Corso une +dame...<a name="page_389" id="page_389"></a></p> + +<p>Elle s'arrêta, surprise elle-même et embarrassée de +cette nouvelle qui venait de lui échapper. Puis, très +bravement, elle continua, en amie d'enfance qui était +dans les petits secrets amoureux:</p> + +<p>—Oui, une jolie personne que vous connaissez bien. +Elle avait tout de même un bouquet de roses blanches.</p> + +<p>Cette fois, Benedetta s'égaya franchement, tandis que +Dario la regardait en riant aussi. Elle l'avait plaisanté, les +premiers jours, de ce qu'une dame n'envoyait pas prendre +de ses nouvelles. Lui, au fond, n'était pas fâché de cette +rupture toute naturelle, car la liaison allait devenir gênante; +et, quoique un peu blessé dans sa fatuité de joli +homme, il était content d'apprendre que la Tonietta l'avait +déjà remplacé.</p> + +<p>—Ah! se contenta-t-il de dire, les absents ont toujours +tort.</p> + +<p>—L'homme qu'on aime n'est jamais absent, déclara +Celia de son air grave et pur.</p> + +<p>Mais Benedetta s'était levée, pour remonter les oreillers, +derrière le dos du convalescent.</p> + +<p>—Va, va, mon Dario, toutes ces misères sont finies, et +je te garderai, tu n'auras plus que moi à aimer.</p> + +<p>Il la contempla avec passion, il la baisa sur les +cheveux, car elle disait vrai, il n'avait jamais aimé +qu'elle; et elle ne se trompait pas non plus, quand elle +comptait le garder toujours, à elle seule, dès qu'elle se +serait donnée. Depuis qu'elle le veillait, au fond de cette +chambre, elle était heureuse de le retrouver enfant, +tel qu'elle l'avait aimé autrefois, sous les orangers de la +villa Montefiori. Il gardait une puérilité singulière, sans +doute dans l'appauvrissement de sa race, cette sorte de +retour à l'enfance, qu'on remarque chez les peuples très +vieux; et il jouait sur son lit avec des images, regardait +pendant des heures des photographies, qui le faisaient +rire. Son incapacité de souffrir avait encore grandi, il +voulait qu'elle fût gaie et qu'elle chantât, il l'amusait<a name="page_390" id="page_390"></a> +par la gentillesse de son égoïsme, qui l'amenait à rêver +avec elle une vie de continuelle joie. Ah! comme cela +serait bon de vivre toujours ensemble au soleil, et de +ne rien faire, et de ne se soucier de rien, le monde +dût-il crouler quelque part, sans qu'on se donnât la peine +d'y aller voir!</p> + +<p>—Mais ce qui me fait plaisir, reprit Dario brusquement, +c'est que monsieur l'abbé a fini par tomber +amoureux de Rome.</p> + +<p>Pierre, qui avait écouté en silence, acquiesça de bonne +grâce.</p> + +<p>—C'est vrai.</p> + +<p>—Nous vous le disions bien, fit remarquer Benedetta, +il faut du temps, beaucoup de temps pour comprendre et +aimer Rome. Si vous n'étiez resté que quinze jours, vous +auriez emporté de nous une idée déplorable; tandis que, +maintenant, au bout de deux grands mois, nous sommes +bien tranquilles, jamais plus vous ne songerez à nous +sans tendresse.</p> + +<p>Elle était d'un charme délicieux en parlant ainsi, et il +s'inclina une seconde fois. Mais il avait déjà réfléchi au +phénomène, il croyait en tenir la solution. Quand on arrive +à Rome, on apporte une Rome à soi, une Rome rêvée, +tellement anoblie par l'imagination, que la Rome vraie +est le pire des désenchantements. Aussi faut-il attendre +que l'accoutumance se fasse, que la réalité médiocre +s'atténue, pour donner le temps à l'imagination de recommencer +son travail d'embellissement, de manière à ne +voir de nouveau les choses réelles qu'à travers la prodigieuse +splendeur du passé.</p> + +<p>Celia s'était levée, prenant congé.</p> + +<p>—Au revoir, chère, et à bientôt le mariage, n'est-ce +pas? Dario... Vous savez que je veux être fiancée avant +la fin du mois, oui, oui! une grande soirée que je forcerai +bien mon père à donner... Ah! que ce serait aimable, +si les deux noces pouvaient se faire en même temps!<a name="page_391" id="page_391"></a></p> + +<p>Ce fut deux jours plus tard que Pierre, après une +grande promenade qu'il fit au Transtévère, suivie d'une +visite au palais Farnèse, sentit se résumer en lui la terrible +et mélancolique vérité sur Rome. Plusieurs fois déjà, il +avait parcouru le Transtévère, dont la population misérable +l'attirait, dans sa passion navrée pour les pauvres +et les souffrants. Ah! ce cloaque de misère et d'ignorance! +Il avait vu, à Paris, des coins de faubourg abominables, +des cités d'épouvante où l'humanité en tas pourrissait. +Mais rien n'approchait de cette stagnation dans l'insouciance +et dans l'ordure. Par les plus beaux jours de ce +pays du soleil, une ombre humide glaçait les ruelles +tortueuses, étranglées, pareilles à des couloirs de cave; +et l'odeur était affreuse surtout, une nausée qui prenait le +passant à la gorge, faite des légumes aigres, des graisses +rances, du bétail humain parqué là, parmi ses fientes. +C'étaient d'antiques masures irrégulières, jetées dans un +pêle-mêle aimé des artistes romantiques, avec des portes +noires et béantes qui s'enfonçaient sous terre, des escaliers +extérieurs qui montaient aux étages, des balcons de bois +tenus comme par miracle en équilibre sur le vide. Et des +façades à demi écroulées qu'il avait fallu étayer à l'aide +de poutres, et des logements sordides dont les fenêtres +crevées laissaient voir la crasse nue, et des boutiques +d'infime commerce, toute la cuisine en plein air d'un +peuple de paresse qui n'allumait pas de feu: les fritureries +avec leurs morceaux de polenta et leurs poissons nageant +dans l'huile puante, les marchands de légumes cuits étalant +des navets énormes, des paquets de céleris, de choux-fleurs, +d'épinards, refroidis et gluants. La viande des bouchers, +mal coupée, était noire, des cous de bête hérissés +de caillots violâtres, comme arrachés. Les pains des boulangers +s'entassaient sur une planche, ainsi que des pavés +ronds; de pauvres fruitières n'avaient d'autres marchandises +que des piments et des pommes de pin, à leurs portes +enguirlandées de tomates séchées et enfilées; tandis que les<a name="page_392" id="page_392"></a> +seules boutiques alléchantes étaient celles des charcutiers, +dont les salaisons et les fromages corrigeaient un peu, de +leur odeur âpre, l'infection des ruisseaux. Les bureaux +de loterie, où les numéros gagnants étaient affichés, alternaient +avec les cabarets, des cabarets tous les trente pas, +qui annonçaient en grosses lettres les vins choisis des +Châteaux romains, Genzano, Marino, Frascati. Et, par +les rues du quartier, une population grouillante, en guenilles +et malpropre, des bandes d'enfants à moitié nus que +la vermine dévorait, des femmes en cheveux, en camisole, +en jupon de couleur, qui gesticulaient et criaient, des +vieillards assis sur des bancs, immobiles sous le vol +bourdonnant des mouches, toute une vie oisive et agitée, +au milieu du continuel va-et-vient de petits ânes traînant +des charrettes, d'hommes conduisant des dindes à coups +de fouet, de quelques touristes inquiets, sur lesquels se +ruaient aussitôt des bandes de mendiants. Des savetiers +s'installaient tranquillement, travaillaient sur le trottoir. +A la porte d'un petit tailleur, un vieux seau de ménage +était accroché, plein de terre, fleuri d'une plante grasse. +Et, de toutes les fenêtres, de tous les balcons, sur des +cordes jetées d'une maison à l'autre, en travers de la +rue, pendaient les lessives des ménages, un pavoisement +de loques sans nom, qui étaient comme les drapeaux symboliques +de l'abominable misère.</p> + +<p>Pierre sentait son âme fraternelle se soulever d'une +pitié immense. Ah! certes, oui! il fallait les jeter bas, +ces quartiers de souffrance et de peste, où le peuple avait +si longtemps croupi comme dans une geôle empoisonnée, +et il était pour l'assainissement, pour la démolition, quitte +à tuer l'ancienne Rome, au grand scandale des artistes. +Déjà le Transtévère était bien changé, des voies nouvelles +l'éventraient, des prises d'air pratiquées à grands coups +de pioche, qui le pénétraient de nappes de soleil. Ce qui +en restait semblait plus noir, plus immonde, au milieu +de ces abatis de maisons, de ces trouées récentes,<a name="page_393" id="page_393"></a> +vastes terrains vagues, où l'on n'avait pu reconstruire +encore. Cette ville en évolution l'intéressait infiniment. +Plus tard sans doute, on achèverait de la rebâtir, mais +quelle heure passionnante, celle où la vieille cité agonisait +dans la nouvelle, à travers tant de difficultés! Il +fallait avoir connu la Rome des immondices, noyée sous +les excréments, les eaux ménagères et les détritus de +légumes. Le Ghetto, récemment rasé, avait, depuis des +siècles, imprégné le sol d'une telle pourriture humaine, +que l'emplacement, demeuré nu, plein de bosses et de +fondrières, exhalait toujours une infâme pestilence. On +faisait bien de le laisser longtemps se sécher ainsi et se +purifier au soleil. Dans ces quartiers, aux deux bords du +Tibre, où l'on a entrepris des travaux d'édilité considérables, +c'est à chaque pas la même rencontre: on suit +une rue étroite, puante, d'une humidité glaciale, entre +les façades sombres, aux toits qui se touchent presque, et +l'on tombe brusquement dans une éclaircie, dans une +clairière ouverte à coups de hache, parmi la forêt des +vieilles masures lépreuses. Il y a là des squares, des +trottoirs larges, de hautes constructions blanches, chargées +de sculptures, une capitale moderne à l'état d'ébauche, +pas finie, encombrée de gravats, barrée de palissades. +Partout des amorces de voies projetées, le colossal chantier +que la crise financière menace d'éterniser maintenant, la +ville de demain arrêtée dans sa croissance, restée en détresse, +avec ses commencements démesurés, trop hâtifs et +qui détonnent. Mais ce n'en était pas moins une besogne +bonne et saine, d'une nécessité sociale absolue pour une +grande ville d'aujourd'hui, à moins de laisser la vieille +Rome se pourrir sur place, telle qu'une curiosité des +anciens âges, une pièce de musée qu'on garde sous verre.</p> + +<p>Ce jour-là, Pierre, en se rendant du Transtévère au +palais Farnèse, où il était attendu, fit un détour, passa +par la rue des Pettinari, puis par la rue des Giubbonari, +la première si sombre, si resserrée entre le grand mur<a name="page_394" id="page_394"></a> +noir de l'Hôpital et les misérables maisons d'en face, la +seconde toute vivante du continuel flot populaire, tout +égayée par les vitrines des bijoutiers, aux grosses chaînes +d'or, et par les étalages des marchands d'étoffe, où flottent +des lés immenses, bleus, jaunes, verts, rouges, d'un ton +éclatant. Et le quartier ouvrier qu'il venait de parcourir, +puis ce quartier du petit commerce qu'il traversait maintenant, +évoquèrent en lui le quartier d'affreuse misère +qu'il avait visité déjà, la masse pitoyable des travailleurs +déchus, réduits par le chômage à la mendicité, campant +parmi les constructions superbes et abandonnées des Prés +du Château. Ah! le pauvre, le triste peuple resté enfant, +maintenu dans une ignorance, dans une crédulité de sauvages +par des siècles de théocratie, si accoutumé à la nuit +de son intelligence, aux souffrances de son corps, qu'il +reste quand même aujourd'hui en dehors du réveil social, +simplement heureux si on le laisse jouir à l'aise de son +orgueil, de sa paresse et de son soleil! Il semblait aveugle +et sourd en sa déchéance, il continuait sa vie stagnante +d'autrefois, au milieu des bouleversements de la Rome +nouvelle, sans en éprouver autre chose que les ennuis, +les vieux quartiers où il logeait abattus, les habitudes +changées, les vivres plus chers, comme si la clarté, la +propreté, la santé le gênaient, quand il fallait les payer de +toute une crise ouvrière et financière. Cependant, qu'on +l'eût voulu ou non, c'était au fond pour lui uniquement +qu'on nettoyait Rome, qu'on la rebâtissait, dans l'idée +d'en faire une grande capitale moderne; car la démocratie +est au bout de ces transformations actuelles, c'est le +peuple qui héritera demain des cités d'où l'on chasse la +saleté et la maladie, où la loi du travail finira par s'organiser, +tuant la misère. Et voilà pourquoi, si l'on maudit +les ruines époussetées, tenues bourgeoisement, le Colisée +débarrassé de ses lierres et de ses arbustes, de sa flore +sauvage que les jeunes Anglaises mettaient en herbier, si +l'on se fâche devant les affreux murs de forteresse qui<a name="page_395" id="page_395"></a> +emprisonnent le Tibre, en pleurant les anciennes berges +si romantiques, avec leurs verdures et leurs antiques logis +trempant dans l'eau, il faut se dire que la vie naît de la +mort et que demain doit forcément refleurir dans la +poudre du passé.</p> + +<p>Pierre, en songeant à ces choses, était arrivé sur la +place Farnèse, déserte, sévère, avec ses maisons closes et +ses deux fontaines, dont l'une, en plein soleil, égrenait +sans fin un jet de perles, au milieu du grand silence; et il +regarda un instant la façade nue et monumentale du lourd +palais carré, sa haute porte où flottait le drapeau tricolore, +ses treize fenêtres de façade, sa fameuse frise d'un +art si merveilleux. Puis, il entra. Un ami de Narcisse +Habert, un des attachés de l'ambassade près du roi +d'Italie, l'attendait, ayant offert de lui faire visiter le +palais immense, le plus beau de Rome, que la France a +loué pour y loger son ambassadeur. Ah! cette colossale +demeure, somptueuse et mortelle, avec sa vaste cour à +portique, d'une humidité sombre, son escalier géant, aux +marches basses, ses couloirs interminables, ses galeries +et ses salles démesurées! C'était d'une pompe souveraine +dans la mort, un froid glacial tombait des murs, pénétrait +jusqu'aux os les fourmis humaines qui s'aventuraient +sous les voûtes. L'attaché, avec un sourire discret, avouait +que l'ambassade s'y ennuyait à mourir, cuite l'été, gelée +l'hiver. Il n'y avait d'un peu riante et vivante que la partie +occupée par l'ambassadeur, le premier étage donnant +sur le Tibre. Là, de la célèbre galerie des Carrache, on +voit le Janicule, les jardins Corsini, l'Acqua Paola, au-dessus +de San Pietro in Montorio. Puis, après un vaste +salon, vient le cabinet de travail, d'une paix douce, égayé +de soleil. Mais la salle à manger, les chambres, les autres +salles qui suivent, occupées par le personnel, retombent +dans l'ombre morne d'une rue latérale. Toutes ces vastes +pièces, de sept à huit mètres de hauteur, ont des plafonds +peints ou sculptés admirables, des murs nus, quelques-uns<a name="page_396" id="page_396"></a> +décorés de fresques, des mobiliers disparates, de +superbes consoles mêlées à tout un bric-à-brac moderne. +Et cette tristesse des choses tourne à l'abomination, lorsqu'on +pénètre dans les appartements de gala, les grandes +pièces d'honneur qui occupent la façade sur la place. Plus +un meuble, plus une tenture, rien qu'un désastre, des +salles magnifiques désertées, livrées aux araignées et aux +rats. L'ambassade n'en occupe qu'une, où elle entasse ses +archives poudreuses, sur des tables de bois blanc, par +terre, dans tous les coins. A côté, l'énorme salle de dix +mètres de hauteur, sur deux étages, que le propriétaire, +l'ancien roi de Naples, s'était réservée, est un véritable +grenier de débarras, où des maquettes, des statues +inachevées, un très beau sarcophage traînent, parmi un +entassement sans nom de débris méconnaissables. Et ce +n'était là qu'une partie du palais: le rez-de-chaussée est +complètement inhabité, notre École de Rome occupe un +coin du second étage, tandis que notre ambassade se serre +frileusement dans l'angle le plus logeable du premier, +forcée d'abandonner tout le reste, de fermer les portes +à double tour, pour éviter l'inutile peine de donner un +coup de balai. Certes, cela est royal d'habiter le palais +Farnèse, bâti par le pape Paul III, occupé sans interruption +pendant plus d'un siècle par des cardinaux; mais +quelle incommodité cruelle, quelle affreuse mélancolie, +dans cette ruine immense, dont les trois quarts des pièces +sont mortes, inutiles, impossibles, retranchées de la vie! +Et le soir, oh! le soir, le porche, la cour, l'escalier, les +couloirs envahis par les épaisses ténèbres, les quelques +becs de gaz fumeux qui luttent en vain, l'interminable +voyage à travers ce lugubre désert de pierre, pour arriver +jusqu'au salon tiède et aimable de l'ambassadeur!</p> + +<p>Pierre sortit de là saisi, le cerveau bourdonnant. Et +tous les autres palais, tous les grands palais de Rome +qu'il avait vus pendant ses promenades, se dressaient +dans sa mémoire, tous déchus de leur splendeur, vides<a name="page_397" id="page_397"></a> +des trains princiers d'autrefois, tombés à n'être plus que +d'incommodes maisons de rapport. Que faire de ces galeries, +de ces salles grandioses, aujourd'hui qu'aucune fortune +ne pouvait suffire à y mener la vie fastueuse pour +laquelle on les avait bâties, ni même y nourrir le personnel +nécessaire à leur entretien? Ils étaient rares, les +princes qui, comme le prince Aldobrandini, avec sa nombreuse +lignée, occupaient seuls leurs palais. La presque +totalité louaient les antiques demeures des aïeux à des +sociétés, à des particuliers, en se réservant un étage, +parfois même un simple logement dans le coin le plus +obscur. Loué le palais Chigi, le rez-de-chaussée à des +banques, le premier à l'ambassadeur d'Autriche, tandis +que le prince et sa famille se partagent le second avec +un cardinal. Loué le palais Sciarra, le premier au ministre +des Affaires étrangères, le second à un sénateur, +tandis que le prince et sa mère n'habitent que le rez-de-chaussée. +Loué le palais Barberini, le rez-de-chaussée, +le premier étage et le second à des familles, tandis que +le prince s'est logé au troisième, dans les anciennes +chambres des domestiques. Loué le palais Borghèse, le +rez-de-chaussée à un marchand d'antiquités, le premier à +une loge maçonnique, tout le reste à des ménages, tandis +que le prince n'a gardé que les quelques pièces d'un +petit appartement bourgeois. Loué le palais Odelscachi, +loué le palais Colonna, loué le palais Doria, tandis que +les princes n'y mènent plus que l'existence réduite de +bons propriétaires, tirant de leurs immeubles tout le profit +possible, pour joindre les deux bouts. C'était qu'un vent +de ruine soufflait sur le patriciat romain, les plus grosses +fortunes venaient de s'écrouler dans la crise financière, +très peu restaient riches, et de quelle richesse encore, +d'une richesse immobile et morte, que ni le négoce ni +l'industrie ne pouvaient renouveler. Les princes nombreux +qui avaient tenté les affaires étaient dépouillés. Les +autres, terrifiés, frappés d'impôts énormes qui leur<a name="page_398" id="page_398"></a> +prenaient près du tiers de leurs revenus, devaient désormais +se résigner à voir leurs derniers millions stagnants +s'épuiser sur place, se diviser par les partages, +mourir comme l'argent meurt, ainsi que toutes choses, +lorsqu'il ne fructifie plus dans une terre vivante. Il n'y +avait là qu'une question de temps, car la ruine finale +était irrémédiable, d'une absolue fatalité historique. Et +ceux qui consentaient à louer, luttaient encore pour la +vie, tâchaient de s'accommoder à l'époque présente, en +s'efforçant au moins de peupler le désert de leurs palais +trop vastes; tandis que la mort habitait déjà chez les +autres, chez les entêtés et les superbes qui se muraient +dans le tombeau de leur race, comme ce terrifiant palais +Boccanera, tombant en poudre, si glacé d'ombre et de +silence, où l'on n'entendait de loin en loin que le vieux +carrosse du cardinal, sortant ou rentrant, roulant sourdement +sur l'herbe de la cour.</p> + +<p>Mais Pierre, surtout, venait d'être frappé de ces deux +visites successives, au Transtévère et au palais Farnèse, +et elles s'éclairaient l'une l'autre, et elles aboutissaient à +une conclusion, qui jamais encore ne s'était formulée en +lui avec une netteté si effrayante: pas encore de peuple +et bientôt plus d'aristocratie. Cela, dès lors, le hanta +comme la fin d'un monde. Le peuple, il l'avait vu si misérable, +d'une ignorance et d'une résignation telles, dans +la longue enfance où le maintenaient l'histoire et le climat, +que de longues années d'éducation et d'instruction +étaient nécessaires pour qu'il constituât une démocratie +forte, saine, laborieuse, ayant conscience de ses droits +ainsi que de ses devoirs. L'aristocratie, elle achevait de +mourir au fond de ses palais croulants, elle n'était plus +qu'une race finie, abâtardie, si mélangée d'ailleurs de sang +américain, autrichien, polonais, espagnol, que le pur sang +romain devenait la rare exception; sans compter qu'elle +avait cessé d'être d'épée et d'Église, répugnant à servir +l'Italie constitutionnelle, désertant le Sacré Collège, où<a name="page_399" id="page_399"></a> +les parvenus seuls revêtaient la pourpre. Et, entre les +petits d'en bas et les puissants d'en haut, il n'existait pas +encore une bourgeoisie solidement installée, forte d'une +sève nouvelle, assez instruite et assez sage pour être +l'éducatrice transitoire de la nation. La bourgeoisie, +c'étaient les anciens domestiques, les anciens clients des +princes, les fermiers qui louaient leurs terres, les intendants, +notaires ou avocats, qui géraient leurs fortunes; +c'était le monde d'employés, de fonctionnaires de tous +rangs et de toutes classes, de députés, de sénateurs, que le +gouvernement avait amenés des provinces; et c'était enfin +la volée des faucons voraces qui s'abattaient sur Rome, les +Prada, les Sacco, les hommes de proie venus du royaume +entier, dont les ongles et le bec dévoraient tout, le peuple +et l'aristocratie. Pour qui donc avait-on travaillé? Pour +qui les travaux gigantesques de la nouvelle Rome, d'un +espoir et d'un orgueil si démesurés, qu'on ne pouvait les +finir? Un effroi soufflait, un craquement se faisait entendre, +éveillant dans tous les cœurs fraternels une +inquiétude en larmes. Oui! la menace de la fin d'un +monde, pas encore de peuple, plus d'aristocratie, et une +bourgeoisie dévorante, menant la curée parmi les ruines. +Et quel symbole effroyable, ces palais neufs qu'on avait +bâtis sur le modèle géant des palais d'autrefois, ces palais +énormes, fastueux, pullulant pour des centaines de mille +âmes vainement espérées, ces palais où devait s'installer +la richesse grandissante, le luxe triomphal de la nouvelle +capitale du monde, et qui étaient devenus les +lamentables refuges, souillés et déjà branlants, de la +basse misère du peuple, de tous les mendiants et de tous +les vagabonds!</p> + +<p>Le soir de ce jour, Pierre, à la nuit noire, alla passer +une heure sur le quai du Tibre, devant le palais Boccanera. +C'était un recueillement, une solitude extraordinaire +qu'il affectionnait, malgré les avis de Victorine, qui +prétendait que l'endroit n'était pas sûr. Et, en réalité,<a name="page_400" id="page_400"></a> +par les nuits d'encre comme celle-ci, jamais coupe-gorge +n'avait déroulé un décor plus tragique. Pas une âme, pas +un passant; un silence, une ombre, un vide, qui s'étendaient +à droite, à gauche, en face. Les palissades qui +fermaient de partout l'immense chantier abandonné, barraient +le passage aux chiens eux-mêmes. A l'angle du +palais, noyé de ténèbres, un bec de gaz, resté en contre-bas +depuis le remblai, éclairait le quai bossué, au ras du +sol, d'une lueur louche; et les matériaux qui traînaient +là, les tas de briques, les pierres de taille, allongeaient +de grandes ombres vagues. A droite, quelques lumières +brillaient sur le pont de Saint-Jean des Florentins et +aux fenêtres de l'Hôpital du Saint-Esprit. A gauche, dans +l'enfoncement indéfini de la coulée du fleuve, les lointains +quartiers sombraient, disparus. Puis, en face, c'était +le Transtévère, les maisons de la berge telles que de pâles +fantômes indistincts, aux rares vitres jaunies d'une clarté +trouble; tandis que, par-dessus, une bande sombre indiquait +seule le Janicule, où les lanternes de quelque +promenade, tout en haut, faisaient scintiller un triangle +d'étoiles. Le Tibre surtout passionnait Pierre, à ces heures +nocturnes, d'une si mélancolique majesté. Il restait accoudé +au parapet de pierre, il le regardait couler pendant +de longues minutes, entre les nouveaux murs, qui, +la nuit, prenaient la noire et monstrueuse apparence +d'une prison bâtie là pour un géant. Tant que les lumières +brillaient aux maisons d'en face, il voyait les eaux lourdes +passer, se moirer avec lenteur dans les reflets, dont le +frisson leur donnait une vie mystérieuse. Et il rêvait sans +fin à tout le passé fameux de ce fleuve, il évoquait souvent +la légende qui veut que des richesses fabuleuses soient +enterrées dans la boue de son lit. A chaque invasion des +Barbares, et particulièrement lors du sac de Rome, on y +aurait jeté les trésors des temples et des palais, pour les +soustraire au pillage, des vainqueurs. Là-bas, ces barres +d'or qui tremblaient dans l'eau glauque, n'était-ce pas le<a name="page_401" id="page_401"></a> +chandelier d'or à sept branches, que Titus avait rapporté +de Jérusalem? et ces pâleurs sans cesse déformées par +les remous, n'étaient-ce pas des blancheurs de colonnes +et de statues? et ces moires profondes, toutes reluisantes +de petites flammes, n'était-ce pas un amas, un pêle-mêle +de métaux précieux, des coupes, des vases, des bijoux +ornés de pierreries? Quel rêve que ce pullulement entrevu +au sein du vieux fleuve, la vie cachée de ces trésors, +qui auraient dormi là pendant tant de siècles! et +quel espoir, pour l'orgueil et l'enrichissement d'un +peuple, que les trouvailles miraculeuses qu'on ferait +dans le Tibre, si l'on pouvait le fouiller, le dessécher +un jour, comme le projet en a déjà été fait! La fortune +de Rome était là peut-être.</p> + +<p>Mais, par cette nuit si noire, Pierre, accoudé au parapet, +n'avait en lui que des pensées de sévère réalité. Il +continuait les réflexions de la journée, que lui avait inspirées +sa visite au Transtévère, puis au palais Farnèse. Il +aboutissait, devant cette eau morte, à cette conclusion que +le choix de Rome, pour en faire une capitale moderne, +était le grand malheur dont souffrait la jeune Italie. Et +il savait bien que ce choix s'imposait comme inévitable, +Rome étant la reine de gloire, l'antique maîtresse du +monde à laquelle l'éternité était promise, sans laquelle +l'unité nationale avait toujours paru impossible; de sorte +que le cas se posait terrible, puisque sans Rome l'Italie +ne pouvait pas être, et qu'avec Rome il semblait maintenant +difficile qu'elle fût. Ah! ce fleuve mort, quelle +sourde voix de désastre il prenait dans la nuit! Pas une +barque, pas un frisson de l'activité commerciale et industrielle +des eaux qui charrient la vie au cœur des grandes +villes! Sans doute on avait fait de beaux projets, Rome +port de mer, des travaux gigantesques, le lit creusé pour +permettre aux navires de fort tonnage de remonter jusqu'à +l'Aventin; mais ce n'étaient là que des chimères, à peine +finirait-on par désembourber l'embouchure, qui, continuellement,<a name="page_402" id="page_402"></a> +se comblait. Et l'autre cause d'agonie, la +Campagne romaine, le désert de mort que le fleuve mort +traversait et qui faisait à Rome une ceinture de stérilité? +On parlait bien de la drainer, de la planter; on discutait +vainement sur la question de savoir si elle était fertile +sous les Romains; et Rome n'en demeurait pas moins au +milieu de son vaste cimetière, comme une ville d'autrefois +séparée à jamais du monde moderne, par cette lande +où s'est accumulée la poussière des siècles. Les raisons +géographiques qui lui ont jadis donné l'empire du monde +connu, n'existent plus de nos jours. Le centre de la civilisation +s'est déplacé de nouveau, le bassin de la Méditerranée +a été partagé entre des nations puissantes. Tout +aboutit à Milan, la cité de l'industrie et du commerce, +tandis que Rome n'est désormais qu'un passage. Aussi, +depuis vingt-cinq années, les efforts les plus héroïques +n'ont pu la tirer du sommeil invincible qui continue à +l'envahir. La capitale qu'on a voulu improviser trop vite +est restée en détresse et a presque ruiné la nation. Les +nouveaux venus, le gouvernement, les Chambres, les +fonctionnaires, ne font qu'y camper, se sauvent dès les +premières chaleurs, pour en éviter le climat mortel; à +ce point que les hôtels et les magasins se ferment, que +les rues et les promenades se vident, la ville n'ayant pas +acquis de vie propre, retombant à la mort, dès que la +vie factice, qui l'anime, l'abandonne. Tout reste ainsi en +attente, dans cette capitale de simple décor, où la population +aujourd'hui ne diminue ni n'augmente, où il +faudrait une poussée nouvelle d'argent et d'hommes pour +achever et peupler les immenses constructions inutiles +des quartiers neufs. Et, s'il était vrai que demain refleurissait +toujours dans la poudre du passé, il fallait donc +se forcer à l'espoir. Mais ce sol n'était-il pas épuisé, et +puisque les monuments eux-mêmes n'y poussaient plus, +la sève qui fait les êtres sains, les nations fortes, n'y +était-elle pas également tarie à jamais?<a name="page_403" id="page_403"></a></p> + +<p>A mesure que la nuit avançait, les lumières des maisons +du Transtévère, en face, s'éteignaient une à une. +Et Pierre resta longtemps encore, envahi de désespérance, +penché sur les eaux devenues noires. C'étaient +les ténèbres sans fond, il ne restait, dans l'épaississement +d'ombre du Janicule, que les trois becs de gaz lointains, +le triangle d'étoiles. Aucun reflet ne moirait plus le +Tibre d'un frisson d'or, ne faisait plus danser, sous le +mystère de son courant, la vision chimérique de fabuleuses +richesses; et c'en était fait de la légende, du +chandelier d'or à sept branches, des vases d'or, des +bijoux d'or, tout ce rêve d'un trésor antique tombé à la +nuit, comme l'antique gloire de Rome elle-même. Pas +une clarté, pas un bruit, l'infini sommeil, rien que la +chute grosse et lourde de l'égout, à droite, qu'on ne +voyait point. Les eaux avaient aussi disparu, Pierre +n'avait plus que la sensation de leur coulée de plomb +dans les ténèbres, la pesante vieillesse, la fatigue séculaire, +l'immense tristesse et l'envie de néant de ce Tibre +très ancien et très glorieux, qui semblait ne rouler désormais +que la mort d'un monde. Seul, le vaste ciel riche, +l'éternel ciel fastueux déroulait la vie éclatante de ses milliards +d'astres, au-dessus du fleuve d'ombre roulant les +ruines de près de trois mille ans.</p> + +<p>Et, comme Pierre, avant de monter chez lui, était entré +s'asseoir un instant dans la chambre de Dario, il y trouva +Victorine, en train de préparer tout pour la nuit, et qui se +récria, lorsqu'elle l'entendit raconter d'où il venait.</p> + +<p>—Comment! monsieur l'abbé, vous vous êtes encore +promené sur le quai, à cette heure! C'est donc que vous +voulez attraper, vous aussi, un bon coup de couteau... +Ah bien! ce n'est pas moi qui prendrais le frais si tard, +dans cette satanée ville!</p> + +<p>Puis, avec sa familiarité, elle se tourna vers le prince, +allongé dans un fauteuil, et qui souriait.</p> + +<p>—Vous savez, cette fille, la Pierina, elle n'est plus<a name="page_404" id="page_404"></a> +venue, mais je l'ai vue qui rôdait là-bas, parmi les démolitions.</p> + +<p>D'un geste, Dario la fit taire. Il s'était tourné vers le +prêtre.</p> + +<p>—Vous lui avez parlé pourtant. C'est imbécile à la +fin... Voyez-vous cette brute de Tito revenir me planter +son couteau dans l'autre épaule!</p> + +<p>Brusquement, il se tut, en apercevant devant lui Benedetta, +qui, entrée sans bruit pour lui souhaiter le bonsoir, +l'écoutait. Son embarras fut extrême, il voulut parler, +s'expliquer, lui jurer son innocence parfaite dans cette +aventure. Mais elle souriait, elle se contenta de lui dire +tendrement:</p> + +<p>—Mon Dario, je la connaissais, ton histoire. Tu penses +bien que je ne suis pas assez sotte, pour ne pas avoir +réfléchi et compris... Si j'ai cessé de te questionner, c'est +que je savais et que je t'aimais tout de même.</p> + +<p>Elle était d'ailleurs si heureuse, elle avait appris le +soir même que monsignor Palma, le défenseur du mariage +dans l'affaire de son divorce, venait de se montrer +reconnaissant du service rendu à son neveu, en déposant +un nouveau plaidoyer, qui lui était favorable. Non pas +que le prélat, désireux de ne pas trop se démentir, se fût +déclaré pour elle complètement; mais les certificats des +deux médecins lui avaient permis de conclure à l'état de +virginité certaine; et, ensuite, glissant sur ce fait que la +non-consommation provenait de la résistance de la femme, +il avait habilement groupé les quelques raisons qui rendaient +l'annulation nécessaire. Ainsi, toute espérance de +rapprochement étant écartée, il devenait évident que les +époux se trouvaient en continuel danger de tomber dans +l'incontinence. Il faisait une allusion discrète au mari, le +montrait comme ayant déjà succombé à ce danger; puis, +il célébrait la haute moralité de la femme, sa dévotion, +toutes les vertus qui était une garantie en faveur de sa +véracité. Et, sans se prononcer pourtant, il s'en remettait<a name="page_405" id="page_405"></a> +à la sagesse de la congrégation. Mais, dès lors, puisque +monsignor Palma répétait à peu près les arguments de +l'avocat Morano, et puisque Prada s'entêtait à ne plus +se présenter, il paraissait hors de doute que la congrégation +voterait l'annulation à une forte majorité, ce qui +permettrait au Saint-Père d'agir avec bienveillance.</p> + +<p>—Ah! mon Dario, nous voilà au bout de nos chagrins... +Mais que d'argent, que d'argent! Ma tante dit qu'ils nous +laisseront à peine de l'eau à boire.</p> + +<p>Et elle riait avec une belle insouciance d'amoureuse +passionnée. Ce n'était pas que la juridiction des congrégations +fût ruineuse, car en principe la justice y était gratuite. +Seulement, il y avait une infinité de petits frais à +payer, tous les employés subalternes, puis les expertises +médicales, les transcriptions, les mémoires, les plaidoyers. +Ensuite, si, bien entendu, on n'achetait pas directement +les voix des cardinaux, certaines de ces voix revenaient à +de fortes sommes, quand il fallait s'assurer les créatures, +faire agir tout un monde autour de Leurs Éminences. Sans +compter que les gros cadeaux d'argent sont, au Vatican, +lorsqu'on les fait avec tact, les raisons décisives qui +tranchent les pires difficultés. Et, enfin, le neveu de +monsignor Palma avait coûté horriblement cher.</p> + +<p>—N'est-ce pas? mon Dario, puisque te voilà guéri, +qu'on nous permette vite de nous marier ensemble, et +c'est tout ce que nous leur demandons... Je leur donnerai +encore, s'ils veulent, mes perles, la seule fortune qui va +me rester.</p> + +<p>Lui, riait aussi, car l'argent n'avait jamais compté dans +son existence. Il n'en avait jamais eu à son gré, il espérait +simplement vivre toujours chez son oncle, le cardinal, +qui ne laisserait pas le jeune ménage sur le pavé. Dans +leur ruine, cent mille, deux cent mille francs ne représentaient +rien pour lui, et il avait entendu dire que certains +divorces en avaient coûté cinq cent mille. Aussi ne +trouva-t-il qu'une plaisanterie.<a name="page_406" id="page_406"></a></p> + +<p>—Donne-leur aussi ma bague, donne-leur tout, ma +chère, et nous vivrons bien heureux, au fond de ce vieux +palais, même s'il faut en vendre les meubles.</p> + +<p>Elle fut enthousiasmée, elle lui saisit la tête entre ses +deux mains, et elle lui baisa les yeux éperdument, dans +un élan de passion extraordinaire.</p> + +<p>Puis, se tournant vers Pierre, tout d'un coup:</p> + +<p>—Ah! pardon, monsieur l'abbé, j'ai une commission +pour vous... Oui, c'est monsignor Nani, qui vient de nous +apporter la bonne nouvelle, et il m'a chargée de vous dire +que vous vous faites trop oublier, que vous devriez agir +pour la défense de votre livre.</p> + +<p>Étonné, le prêtre l'écoutait.</p> + +<p>—Mais c'est lui qui m'a conseillé de disparaître.</p> + +<p>—Sans doute... Seulement, il paraît que l'heure est +venue où vous devez aller voir les gens, plaider votre +cause, vous remuer enfin. Et, tenez! il a pu savoir le nom +du rapporteur qu'on a chargé d'examiner votre livre: +c'est monsignor Fornaro, qui demeure place Navone.</p> + +<p>Pierre sentait croître sa stupéfaction. Jamais cela ne se +faisait, de livrer le nom d'un rapporteur, qui restait secret, +pour assurer l'entière liberté de jugement. Était-ce donc +une nouvelle phase de son séjour à Rome qui allait commencer? +Et il répondit simplement:</p> + +<p>—C'est bon, je vais agir, j'irai voir tout le monde.<a name="page_407" id="page_407"></a></p> + +<h3><a name="X" id="X"></a>X</h3> + +<p>Dès le lendemain, Pierre, dont l'unique pensée était +d'en finir, voulut se mettre en campagne. Mais une incertitude +l'avait pris: chez qui frapper d'abord, par quel personnage +commencer ses visites, s'il désirait éviter toute +faute, dans un monde qu'il sentait si compliqué et si vaniteux? +Et, comme, en ouvrant sa porte, il eut la chance +d'apercevoir dans le corridor don Vigilio, le secrétaire +du cardinal, il le pria d'entrer un instant chez lui.</p> + +<p>—Vous allez me rendre un service, monsieur l'abbé. +Je me confie à vous, j'ai besoin d'un conseil.</p> + +<p>Il le sentait très renseigné, mêlé à tout, dans sa discrétion +outrée et peureuse, ce petit homme maigre, au teint +de safran, qui tremblait toujours la fièvre, et qui, jusque-là, +avait presque paru le fuir, sans doute pour échapper +au danger de se compromettre. Cependant, depuis quelque +temps déjà, il se montrait moins sauvage, ses yeux +noirs flambaient, lorsqu'il rencontrait son voisin, comme +s'il était pris lui-même de l'impatience dont celui-ci +devait brûler, à être immobilisé de la sorte, durant des +journées si longues. Aussi n'essaya-t-il pas d'éviter l'entretien.</p> + +<p>—Je vous demande pardon, reprit Pierre, de vous +faire entrer dans cette pièce en désordre. Ce matin, j'ai +encore reçu de Paris du linge et des vêtements d'hiver... +Imaginez-vous que j'étais venu avec une petite valise, +pour quinze jours, et voilà bientôt trois mois que je suis +ici, sans être plus avancé que le matin de mon arrivée.<a name="page_408" id="page_408"></a></p> + +<p>Don Vigilio eut un léger hochement de tête.</p> + +<p>—Oui, oui, je sais.</p> + +<p>Alors, Pierre lui expliqua que, monsignor Nani lui +ayant fait dire par la contessina d'agir, de voir tout le +monde, pour défendre son livre, il était fort embarrassé, +ignorant dans quel ordre régler ses visites, d'une façon +utile. Par exemple, devait-il avant tout aller voir monsignor +Fornaro, le prélat consulteur chargé du rapport sur +son livre, dont on lui avait dit le nom?</p> + +<p>—Ah! s'écria don Vigilio frémissant, monsignor Nani +est allé jusque-là, il vous a livré le nom!... Ah! c'est plus +extraordinaire encore que je ne croyais!</p> + +<p>Et, s'oubliant, s'abandonnant à sa passion:</p> + +<p>—Non, non! ne commencez pas par monsignor Fornaro. +Allez d'abord rendre une visite très humble au +préfet de la congrégation de l'Index, à Son Éminence le +cardinal Sanguinetti, parce qu'il ne vous pardonnerait +pas d'avoir porté à un autre votre premier hommage, s'il +le savait un jour...</p> + +<p>Il s'arrêta, il ajouta à voix plus basse, dans un petit +frisson de sa fièvre:</p> + +<p>—Et il le saurait, tout se sait.</p> + +<p>Puis, comme s'il eût cédé à une brusque vaillance de +sympathie, il prit les deux mains du jeune prêtre étranger.</p> + +<p>—Mon cher monsieur Froment, je vous jure que je +serais très heureux de vous être bon à quelque chose, +parce que vous êtes une âme simple et que vous finissez +par me faire de la peine... Mais il ne faut pas me demander +l'impossible. Si vous saviez, si je vous confiais tous +les périls qui nous entourent!... Pourtant, je crois pouvoir +vous dire encore aujourd'hui de ne compter en aucune +façon sur mon maître, Son Éminence le cardinal +Boccanera. A plusieurs reprises, devant moi, il a désapprouvé +absolument votre livre... Seulement, celui-là est +un saint, un grand honnête homme, et s'il ne vous défend<a name="page_409" id="page_409"></a> +pas, il ne vous attaquera pas, il restera neutre, par égard +pour sa nièce, la contessina, qu'il adore et qui vous protège... +Quand vous le verrez, ne plaidez donc pas votre +cause, cela ne servirait à rien et pourrait l'irriter.</p> + +<p>Pierre ne fut pas trop chagrin de la confidence, car il +avait compris, dès sa première entrevue avec le cardinal, +et dans les rares visites qu'il lui avait rendues depuis, +respectueusement, qu'il n'aurait jamais en lui qu'un adversaire.</p> + +<p>—Je le verrai donc, dit-il, pour le remercier de sa +neutralité.</p> + +<p>Mais don Vigilio fut repris de toutes ses terreurs.</p> + +<p>—Non, non! ne faites pas cela, il comprendrait peut-être +que j'ai parlé, et quel désastre! ma situation serait +compromise... Je n'ai rien dit, je n'ai rien dit! Voyez +d'abord les cardinaux, tous les cardinaux. Mettons, n'est-ce +pas? que je n'ai rien dit autre chose.</p> + +<p>Et, ce jour-là, il ne voulut pas causer davantage, il quitta +la pièce, frissonnant, en fouillant à droite et à gauche le +corridor, de ses yeux de flamme, pleins d'inquiétude.</p> + +<p>Tout de suite, Pierre sortit pour se rendre chez le cardinal +Sanguinetti. Il était dix heures, il avait quelque +chance de le trouver. Le cardinal habitait, à côté de +l'église Saint-Louis des Français, dans une rue noire et +étroite, le premier étage d'un petit palais, aménagé bourgeoisement. +Ce n'était pas la ruine géante, d'une grandeur +princière et mélancolique, où s'entêtait le cardinal Boccanera. +L'ancien appartement de gala réglementaire était +réduit, comme le train. Il n'y avait plus de salle du trône, +ni de grand chapeau rouge accroché sous un baldaquin, +ni de fauteuil attendant la venue du pape, retourné contre +le mur. Deux pièces successives servant d'antichambres, +un salon où le cardinal recevait, et le tout sans luxe, sans +confortable même, des meubles d'acajou datant de l'empire, +des tentures et des tapis poussiéreux, fanés par +l'usage. D'ailleurs, le visiteur dut sonner longtemps; et,<a name="page_410" id="page_410"></a> +lorsqu'un domestique, qui, sans hâte, remettait sa veste, +finit par entre-bâiller la porte, ce fut pour répondre que +Son Excellence était depuis la veille à Frascati.</p> + +<p>Pierre se souvint alors que le cardinal Sanguinetti était +en effet un des évoques suburbicaires. Il avait, à Frascati, +son évêché, une villa, où il allait parfois passer quelques +jours, lorsqu'un désir de repos ou une raison politique +l'y poussait.</p> + +<p>—Et Son Éminence reviendra bientôt?</p> + +<p>—Ah! on ne sait pas... Son Éminence est souffrante. +Elle a bien recommandé qu'on n'envoie personne la tourmenter +là-bas.</p> + +<p>Quand Pierre se retrouva dans la rue, il se sentit +tout désorienté par ce premier contretemps. Allait-il, +sans tarder davantage, puisque les choses pressaient +maintenant, se rendre chez monsignor Fornaro, à la place +Navone, qui était voisine? Mais il se rappela la recommandation +que don Vigilio lui avait faite de visiter d'abord +les cardinaux; et il eut une inspiration, il résolut de voir +immédiatement le cardinal Sarno, dont il avait fini par +faire la connaissance, aux lundis de donna Serafina. Dans +son effacement volontaire, tous le considéraient comme +un des membres les plus puissants et les plus redoutables +du Sacré Collège, ce qui n'empêchait pas son neveu, +Narcisse, de déclarer qu'il ne connaissait pas d'homme +plus obtus sur les questions étrangères à ses occupations +habituelles. S'il ne siégeait pas à la congrégation de l'Index, +il pourrait toujours donner un bon conseil et peut-être +agir sur ses collègues par sa grande influence.</p> + +<p>Directement, Pierre se rendit au palais de la Propagande, +où il savait devoir trouver le cardinal. Ce palais, +dont on aperçoit la lourde façade de la place d'Espagne, +est une énorme construction nue et massive qui occupe +tout un angle, entre deux rues. Et Pierre, que son mauvais +italien desservait, s'y perdit, monta des étages qu'il lui +fallut redescendre, un véritable labyrinthe d'escaliers,<a name="page_411" id="page_411"></a> +de couloirs et de salles. Enfin, il eut la chance de tomber +sur le secrétaire du cardinal, un jeune prêtre aimable, +qu'il avait déjà vu au palais Boccanera.</p> + +<p>—Mais sans doute, je crois que Son Éminence voudra +bien vous recevoir. Vous avez parfaitement fait de venir +à cette heure, car elle est ici tous les matins... Veuillez +me suivre, je vous prie.</p> + +<p>Ce fut un nouveau voyage. Le cardinal Sarno, longtemps +secrétaire à la Propagande, y présidait aujourd'hui, +comme cardinal, la commission qui organisait le culte +dans les pays d'Europe, d'Afrique, d'Amérique et d'Océanie, +nouvellement conquis au catholicisme; et, à ce +titre, il avait là un cabinet, des bureaux, toute une installation +administrative, où il régnait en fonctionnaire +maniaque, qui avait vieilli sur son fauteuil de cuir, sans +jamais être sorti du cercle étroit de ses cartons verts, +sans connaître autre chose du monde que le spectacle de +la rue, dont les piétons et les voitures passaient sous sa +fenêtre.</p> + +<p>Au bout d'un corridor obscur, que des becs de gaz +devaient éclairer en plein jour, le secrétaire laissa son +compagnon sur une banquette. Puis, après un grand quart +d'heure, il revint de son air empressé et affable.</p> + +<p>—Son Éminence est occupée, une conférence avec des +missionnaires qui partent. Mais ça va être fini, et elle m'a +dit de vous mettre dans son cabinet, où vous l'attendrez.</p> + +<p>Quand Pierre fut seul dans le cabinet, il en examina +avec curiosité l'aménagement. C'était une assez vaste +pièce, sans luxe, tapissée de papier vert, garnie d'un +meuble de damas vert, à bois noir. Les deux fenêtres, +qui donnaient sur une rue latérale, étroite, éclairaient +d'un jour morne les murs assombris et le tapis déteint; et +il n'y avait, en dehors de deux consoles, que le bureau +près d'une des fenêtres, une simple table de bois noir, à +la moleskine mangée, tellement encombrée d'ailleurs, +qu'elle disparaissait sous les dossiers et les paperasses.<a name="page_412" id="page_412"></a> +Un instant, il s'en approcha, regarda le fauteuil défoncé +par l'usage, le paravent qui l'abritait frileusement, le vieil +encrier éclaboussé d'encre. Puis, il commença à s'impatienter, +dans l'air lourd et mort qui l'oppressait, dans le +grand silence inquiétant que troublaient seuls les roulements +étouffés de la rue.</p> + +<p>Mais, comme il se décidait à marcher doucement de +long en large, Pierre tomba sur une carte, accrochée au +mur, dont la vue l'occupa, l'emplit des pensées les plus +vastes, au point de lui faire tout oublier. Cette carte, en +couleurs, était celle du monde catholique, la terre entière, +la mappemonde déroulée, où les diverses teintes indiquaient +les territoires, selon qu'ils appartenaient au +catholicisme victorieux, maître absolu, ou bien au catholicisme +toujours en lutte contre les infidèles, et ces +derniers pays classés selon l'organisation en vicariats ou +en préfectures. N'était-ce pas, graphiquement, tout l'effort +séculaire du catholicisme, la domination universelle +qu'il a voulue dès la première heure, qu'il n'a cessé de +vouloir et de poursuivre à travers les temps? Dieu a donné +le monde à son Église, mais il faut bien qu'elle en prenne +possession, puisque l'erreur s'entête à régner. De là, +l'éternelle bataille, les peuples disputés de nos jours +encore aux religions ennemies, comme à l'époque où +les Apôtres quittaient la Judée pour répandre l'Évangile. +Pendant le moyen âge, la grande besogne fut d'organiser +l'Europe conquise, sans qu'on pût même tenter la +réconciliation avec les Églises dissidentes d'Orient. Puis, +la Réforme éclata, ce fut le schisme ajouté au schisme, +la moitié protestante de l'Europe et tout l'Orient orthodoxe +à reconquérir. Mais, avec la découverte du Nouveau +Monde, l'ardeur guerrière s'était réveillée, Rome ambitionnait +d'avoir à elle cette seconde face de la terre, des +missions furent créées, allèrent soumettre à Dieu ces +peuples, ignorés la veille, et qu'il avait donnés avec les +autres. Et les grandes divisions actuelles de la chrétienté<a name="page_413" id="page_413"></a> +s'étaient ainsi formées d'elles-mêmes: d'une part, les +nations catholiques, celles où la foi n'avait qu'à être entretenue, +et que dirigeait souverainement la Secrétairerie +d'État, installée au Vatican; de l'autre, les nations schismatiques +ou simplement païennes, qu'il s'agissait de +ramener au bercail ou de convertir, et sur lesquelles s'efforçait +de régner la congrégation de la Propagande. +Ensuite, cette congrégation avait dû, à son tour, se diviser +en deux branches, pour faciliter le travail, la branche +orientale chargée spécialement des sectes dissidentes de +l'Orient, la branche latine dont le pouvoir s'étend sur +tous les autres pays de mission. Vaste ensemble d'organisation +conquérante, immense filet, aux mailles fortes et +serrées, jeté sur le monde et qui ne devait pas laisser +échapper une âme.</p> + +<p>Pierre eut seulement alors, devant cette carte, la nette +sensation d'une telle machine, fonctionnant depuis des +siècles, faite pour absorber l'humanité. Dotée richement +par les papes, disposant d'un budget considérable, la +Propagande lui apparut comme une force à part, une +papauté dans la papauté; et il comprit le nom de pape +rouge donné au préfet de la congrégation, car de quel pouvoir +illimité ne jouissait-il pas, l'homme de conquête et +de domination, dont les mains vont d'un bout de la terre à +l'autre? Si le cardinal secrétaire avait l'Europe centrale, un +point si étroit du globe, lui n'avait-il pas tout le reste, des +espaces infinis, les contrées lointaines, inconnues encore? +Puis, les chiffres étaient là, Rome ne régnait sans conteste +que sur deux cents et quelques millions de catholiques, +apostoliques et romains; tandis que les schismatiques, +ceux de l'Orient et ceux de la Réforme, si on les additionnait, +dépassaient déjà ce nombre; et quel écart, lorsqu'on +ajoutait le milliard des infidèles dont la conversion restait +encore à faire! Brusquement, il fut frappé par ces chiffres, +à un tel point, qu'un frisson le traversa. Eh quoi! était-ce +donc vrai? environ cinq millions de Juifs, près de deux<a name="page_414" id="page_414"></a> +cents millions de Mahométans, plus de sept cents millions +de Brahmanistes et de Bouddhistes, sans compter les +cent millions d'autres païens, de toutes les religions, au +total un milliard, devant lequel les chrétiens n'étaient +guère que quatre cents millions, divisés entre eux, en +continuelle bataille, une moitié avec Rome, l'autre moitié +contre Rome! Était-ce possible que le Christ n'eût pas +même, en dix-huit siècles, conquis le tiers de l'humanité, +et que Rome, l'éternelle, la toute-puissante, ne comptât +comme soumise que la sixième partie des peuples? Une +seule âme sauvée sur six, quelle proportion effrayante! +Mais la carte parlait brutalement, l'empire de Rome, +colorié en rouge, n'était qu'un point perdu, quand on le +comparait à l'empire des autres dieux, colorié en jaune, +les contrées sans fin que la Propagande avait encore à soumettre. +Et la question se posait, combien de siècles faudrait-il +pour que les promesses du Christ fussent remplies, +la terre entière soumise à sa loi, la société +religieuse recouvrant la société civile, ne formant plus +qu'une croyance et qu'un royaume? Et, devant cette +question, devant cette prodigieuse besogne à terminer, +quel étonnement, lorsqu'on songeait à la tranquille sérénité +de Rome, à son obstination patiente, qui n'a jamais +douté, qui doute aujourd'hui moins que jamais, toujours +à l'œuvre par ses évêques et par ses missionnaires, incapable +de lassitude, faisant son œuvre sans arrêt comme les +infiniment petits ont fait le monde, dans l'absolue certitude +qu'elle seule, un jour, sera la maîtresse de la terre!</p> + +<p>Ah! cette armée continuellement en marche, Pierre la +voyait, l'entendait à cette heure, par delà les mers, au +travers des continents, préparer et assurer la conquête +politique, au nom de la religion. Narcisse lui avait conté +avec quel soin les ambassades devaient surveiller les +agissements de la Propagande, à Rome; car les missions +étaient souvent des instruments nationaux, au loin, d'une +force décisive. Le spirituel assurait le temporel, les<a name="page_415" id="page_415"></a> +âmes conquises donnaient les corps. Aussi était-ce une +lutte incessante, dans laquelle la congrégation favorisait +les missionnaires de l'Italie ou des nations alliées, dont +elle souhaitait l'occupation victorieuse. Toujours elle +s'était montrée jalouse de sa rivale française, la Propagation +de la foi, installée à Lyon, aussi riche qu'elle, +aussi puissante, plus abondante en hommes d'énergie et +de courage. Elle ne se contentait pas de la frapper d'un +tribut considérable, elle la contrecarrait, la sacrifiait, +partout où elle craignait son triomphe. A maintes +reprises, les missionnaires français, les ordres français +venaient d'être chassés, pour céder la place à des religieux +italiens ou allemands. Et c'était maintenant ce +secret foyer d'intrigues politiques que Pierre devinait, +sous l'ardeur civilisatrice de la foi, dans le cabinet morne +et poussiéreux, que jamais n'égayait le soleil. Son frisson +l'avait repris, ce frisson des choses que l'on sait et qui, +tout d'un coup, un jour, vous apparaissent monstrueuses +et terrifiantes. N'était-ce pas à bouleverser les plus sages, +à faire pâlir les plus braves, cette machine de conquête +et de domination, universellement organisée, fonctionnant +dans le temps et dans l'espace avec un entêtement +d'éternité, ne se contentant pas de vouloir les âmes, +mais travaillant à son règne futur sur tous les hommes, +et, comme elle ne peut encore les prendre pour elle, +disposant d'eux, les cédant au maître temporaire qui +les lui gardera? Quel rêve prodigieux, Rome souriante, +attendant avec tranquillité le siècle où elle aura absorbé +les deux cents millions de Mahométans et les sept cents +millions de Brahmanistes et de Bouddhistes, dans un +peuple unique dont elle sera la reine spirituelle et temporelle, +au nom du Christ triomphant!</p> + +<p>Un bruit de toux fit retourner Pierre, et il tressaillit en +apercevant le cardinal Sarno, qu'il n'avait pas entendu +entrer. Ce fut pour lui, d'être trouvé de la sorte devant +cette carte, comme si on le surprenait en train de mal<a name="page_416" id="page_416"></a> +faire, occupé à violer un secret. Une rougeur intense lui +envahit le visage.</p> + +<p>Mais le cardinal, qui l'avait regardé fixement de ses +yeux ternes, alla jusqu'à sa table, se laissa tomber sur son +fauteuil, sans dire une parole. D'un geste, il l'avait dispensé +du baisement de l'anneau.</p> + +<p>—J'ai voulu présenter mes hommages à Votre Éminence... +Est-ce que Votre Éminence est souffrante?</p> + +<p>—Non, non, c'est toujours ce maudit rhume qui ne +veut pas me quitter. Et puis, j'ai en ce moment tant +d'affaires!</p> + +<p>Pierre le regardait, sous le jour livide de la fenêtre, si +malingre, si contrefait, avec son épaule gauche plus haute +que la droite, n'ayant plus rien de vivant, pas même le +regard, dans son visage usé et terreux. Il se rappelait un +de ses oncles, à Paris, qui, après trente années passées +au fond d'un bureau de ministère, avait ce regard mort, +cette peau de parchemin, cet hébétement las de tout +l'être. Était-ce donc vrai que celui-ci, ce petit vieillard +desséché et flottant dans sa soutane noire, lisérée +de rouge, fût le maître du monde, possédant en lui à un +tel point la carte de la chrétienté, sans être jamais sorti +de Rome, que le préfet de la Propagande ne prenait pas +la moindre décision avant de connaître son avis?</p> + +<p>—Asseyez-vous un instant, monsieur l'abbé... Alors, +vous êtes venu me voir, vous avez quelque demande à +me faire...</p> + +<p>Et, tout en s'apprêtant à écouter, il feuilletait de ses +doigts maigres les dossiers entassés devant lui, jetait un +coup d'œil sur chaque pièce, ainsi qu'un général, un +tacticien de science profonde, dont l'armée est au loin, et +qui la conduit à la victoire, du fond de son cabinet de +travail, sans jamais perdre une minute.</p> + +<p>Un peu gêné de voir ainsi poser nettement le but +intéressé de sa visite, Pierre se décida à brusquer les +choses.<a name="page_417" id="page_417"></a></p> + +<p>—En effet, je me permets de venir demander des +conseils à la haute sagesse de Votre Éminence. Elle +n'ignore pas que je suis à Rome pour défendre mon +livre, et je serais très heureux, si elle voulait bien me +diriger, m'aider de son expérience.</p> + +<p>Brièvement, il dit où en était l'affaire, il plaida sa +cause. Mais, à mesure qu'il parlait, il voyait le cardinal +se désintéresser, songer à autre chose, ne plus comprendre.</p> + +<p>—Ah! oui, vous avez écrit un livre, il en a été question +un soir, chez donna Serafina... C'est une faute, un prêtre +ne doit pas écrire. A quoi bon?... Et, si la congrégation +de l'Index le poursuit, elle a raison sûrement. Que +puis-je y faire? Je ne suis pas membre de la congrégation, +je ne sais rien, rien du tout.</p> + +<p>Vainement, Pierre s'efforça de l'instruire, de l'émouvoir, +désolé de le sentir si fermé, si indifférent. Et il +s'aperçut que cette intelligence, vaste et pénétrante +dans le domaine où elle évoluait depuis quarante ans, se +bouchait dès qu'on la sortait de sa spécialité. Elle n'était +ni curieuse ni souple. Les yeux achevaient de se vider de +toute étincelle de vie, le crâne semblait se déprimer +encore, la physionomie entière prenait un air d'imbécillité +morne.</p> + +<p>—Je ne sais rien, je ne puis rien, répéta-t-il. Et +jamais je ne recommande personne.</p> + +<p>Pourtant, il fit un effort.</p> + +<p>—Mais Nani est là dedans. Que vous conseille-t-il de +faire, Nani?</p> + +<p>—Monsignor Nani a eu l'obligeance de me révéler le +nom du rapporteur, monsignor Fornaro, en me faisant +dire d'aller le voir.</p> + +<p>Le cardinal parut surpris et comme réveillé. Un peu +de lumière revint à ses yeux.</p> + +<p>—Ah! vraiment, ah! vraiment... Eh bien! pour que +Nani ait fait cela, c'est qu'il a son idée. Allez voir monsignor +Fornaro.<a name="page_418" id="page_418"></a></p> + +<p>Il s'était levé de son fauteuil, il congédia le visiteur, +qui dut le remercier, en s'inclinant profondément. D'ailleurs, +sans l'accompagner jusqu'à la porte, il s'était rassis +tout de suite, et il n'y eut plus, dans la pièce morte, que +le petit bruit sec de ses doigts osseux feuilletant les dossiers.</p> + +<p>Pierre, docilement, suivit le conseil. Il décida de passer +par la place Navone, en retournant à la rue Giulia. +Mais, chez monsignor Fornaro, un serviteur lui dit que +son maître venait de sortir et qu'il fallait se présenter de +bonne heure pour le trouver, vers dix heures. Ce fut donc +le lendemain matin seulement qu'il put être reçu. Auparavant, +il avait eu soin de se renseigner, il savait sur le +prélat le nécessaire: la naissance à Naples, les études +commencées chez les pères Barnabites de cette ville, terminées +à Rome au Séminaire, enfin le long professorat à +l'Université Grégorienne. Aujourd'hui consulteur de plusieurs +congrégations, chanoine de Sainte-Marie-Majeure, +monsignor Fornaro brûlait de l'ambition immédiate +d'obtenir le canonicat à Saint-Pierre, et faisait le rêve +lointain d'être nommé un jour secrétaire de la Consistoriale, +charge cardinalice qui donne la pourpre. Théologien +remarquable, il encourait le seul reproche de sacrifier +parfois à la littérature, en écrivant dans les revues +religieuses des articles, qu'il avait la haute prudence de +ne pas signer. On le disait aussi très mondain.</p> + +<p>Dès que Pierre eut remis sa carte, il fut reçu, et le +soupçon qu'on l'attendait lui serait venu peut-être, si +l'accueil qui lui était fait n'avait témoigné de la plus sincère +surprise, mêlée à un peu d'inquiétude.</p> + +<p>—Monsieur l'abbé Froment, monsieur l'abbé Froment, +répétait le prélat en regardant la carte qu'il avait gardée à +la main. Veuillez entrer, je vous prie.... J'allais défendre +ma porte, car j'ai un travail très pressé.... Ça ne fait rien, +asseyez-vous.</p> + +<p>Mais Pierre restait charmé, en admiration devant ce bel<a name="page_419" id="page_419"></a> +homme, grand et fort, dont les cinquante-cinq ans fleurissaient. +Rose, rasé, avec des boucles de cheveux à peine +grisonnants, il avait un nez aimable, des lèvres humides, +des yeux caresseurs, tout ce que la prélature romaine peut +offrir de plus séduisant et de plus décoratif. Il était vraiment +superbe dans sa soutane noire à collet violet, très +soigné de sa personne, d'une élégance simple. Et la vaste +pièce où il recevait, gaiement éclairée par deux larges fenêtres +sur la place Navone, meublée avec un goût très rare +aujourd'hui chez le clergé romain, sentait bon, lui faisait +un cadre de belle humeur et de bienveillant accueil.</p> + +<p>—Asseyez-vous donc, monsieur l'abbé Froment, et +veuillez me dire ce qui me cause l'honneur de votre visite.</p> + +<p>Il s'était remis, l'air naïf, simplement obligeant; et +Pierre, tout d'un coup, devant cette question naturelle, +qu'il aurait dû prévoir, se trouva très gêné. Allait-il donc +aborder directement l'affaire, avouer le motif délicat de +sa visite? Il sentit que c'était encore le parti le plus prompt +et le plus digne.</p> + +<p>—Mon Dieu! monseigneur, je sais que ce que je viens +faire près de vous ne se fait pas. Mais on m'a conseillé +cette démarche, et il m'a semblé qu'entre honnêtes gens, +il ne peut jamais être mauvais de chercher la vérité de +bonne foi.</p> + +<p>—Quoi donc, quoi donc? demanda le prélat, d'un air +de candeur parfaite, sans cesser de sourire.</p> + +<p>—Eh bien! tout bonnement, j'ai su que la congrégation +de l'Index vous avait remis mon livre: <i>la Rome nouvelle</i>, +en vous chargeant de l'examiner, et je me permets +de me présenter, dans le cas où vous auriez à me demander +quelques explications.</p> + +<p>Mais monsignor Fornaro parut ne pas vouloir en entendre +davantage. Il porta les deux mains à sa tête, se recula, +toujours courtois cependant.</p> + +<p>—Non, non! ne me dites pas cela, ne continuez pas,<a name="page_420" id="page_420"></a> +vous me feriez un chagrin immense... Mettons, si vous +voulez, qu'on vous a trompé, car on ne doit rien savoir, +on ne sait rien, pas plus les autres que moi... De grâce, +ne parlons pas de ces choses.</p> + +<p>Heureusement, Pierre, qui avait remarqué l'effet décisif +que produisait le nom de l'assesseur du Saint-Office, +eut l'idée de répondre:</p> + +<p>—Certes, monseigneur, je n'entends pas vous occasionner +le moindre embarras, et je vous répète que jamais je +ne me serais permis de venir vous importuner, si monsignor +Nani lui-même ne m'avait fait connaître votre nom +et votre adresse.</p> + +<p>Cette fois encore, l'effet fut immédiat. Seulement, monsignor +Fornaro mit une grâce aisée à se rendre, comme +à tout ce qu'il faisait. Il ne céda pas tout de suite, d'ailleurs, +très malicieux, plein de nuances.</p> + +<p>—Comment! c'est monsignor Nani qui est l'indiscret! +Mais je le gronderai, je me fâcherai!... Et qu'en sait-il? +il n'est pas de la congrégation, il a pu être induit en +erreur.... Vous lui direz qu'il s'est trompé, que je ne suis +pour rien dans votre affaire, ce qui lui apprendra à révéler +des secrets nécessaires, respectés de tous.</p> + +<p>Puis, gentiment, avec ses yeux charmeurs, avec sa +bouche fleurie:</p> + +<p>—Voyons, puisque monsignor Nani le désire, je veux +bien causer un instant avec vous, mon cher monsieur Froment, +à la condition que vous ne saurez rien de moi sur +mon rapport, ni sur ce qui a pu se faire ou se dire à la +congrégation.</p> + +<p>A son tour, Pierre eut un sourire, car il admirait à quel +point les choses devenaient faciles, lorsque les formes +étaient sauves. Et il se mit à expliquer une fois de plus son +cas, l'étonnement profond où l'avait jeté le procès fait à +son livre, l'ignorance où il était encore des griefs qu'il +cherchait vainement, sans pouvoir les trouver.</p> + +<p>—En vérité, en vérité! répéta le prélat, l'air ébahi de<a name="page_421" id="page_421"></a> +tant d'innocence. La congrégation est un tribunal, et elle +ne peut agir que si on la saisit de l'affaire. Votre livre +est poursuivi, parce qu'on l'a dénoncé, tout simplement.</p> + +<p>—Oui, je sais, dénoncé!</p> + +<p>—Mais sans doute, la plainte a été portée par trois +évêques français, dont vous me permettrez de taire les +noms, et il a bien fallu que la congrégation passât à l'examen +de l'œuvre incriminée.</p> + +<p>Pierre le regardait, effaré. Dénoncé par trois évêques, +et pourquoi, et dans quel but?</p> + +<p>Puis, l'idée de son protecteur lui revint.</p> + +<p>—Voyons, le cardinal Bergerot m'a écrit une lettre +approbative, que j'ai mise comme préface en tête de mon +livre. Est-ce que cela n'était pas une garantie qui aurait +dû suffire à l'épiscopat français?</p> + +<p>Finement, monsignor Fornaro hocha la tête, avant de +se décider à dire:</p> + +<p>—Ah! oui, certainement, la lettre de Son Éminence, +une très belle lettre... Je crois cependant qu'elle aurait +beaucoup mieux fait de ne pas l'écrire, pour elle, et surtout +pour vous.</p> + +<p>Et, comme le prêtre, dont la surprise augmentait, +ouvrait la bouche, voulant le presser de s'expliquer:</p> + +<p>—Non, non, je ne sais rien, je ne dis rien... Son +Éminence le cardinal Bergerot est un saint que tout le +monde révère, et s'il pouvait pécher, il faudrait sûrement +n'en accuser que son cœur.</p> + +<p>Il y eut un silence. Pierre avait senti s'ouvrir un +abîme. Il n'osa insister, il reprit avec quelque violence:</p> + +<p>—Enfin, pourquoi mon livre, pourquoi pas les livres +des autres? Je n'entends pas à mon tour me faire dénonciateur, +mais que de livres je connais, sur lesquels Rome +ferme les yeux, et qui sont singulièrement plus dangereux +que le mien!<a name="page_422" id="page_422"></a></p> + +<p>Cette fois, monsignor Fornaro sembla très heureux +d'abonder dans son sens.</p> + +<p>—Vous avez raison, nous savons bien que nous ne +pouvons atteindre tous les mauvais livres, nous en +sommes désolés. Il faut songer au nombre incalculable +d'ouvrages que nous serions forcés de lire. Alors, n'est-ce +pas? nous condamnons les pires en bloc.</p> + +<p>Il entra dans des explications complaisantes. En principe, +les imprimeurs ne devaient pas mettre un livre +sous presse, sans en avoir au préalable soumis le manuscrit +à l'approbation de l'évêque. Mais, aujourd'hui, dans +l'effroyable production de l'imprimerie, on comprend +quel serait l'embarras terrible des évêchés, si, brusquement, +les imprimeurs se conformaient à la règle. On n'y +avait ni le temps, ni l'argent, ni les hommes nécessaires, +pour cette colossale besogne. Aussi la congrégation de +l'Index condamnait-elle en masse, sans avoir à les examiner, +les livres parus ou à paraître de certaines catégories: +d'abord tous les livres dangereux pour les mœurs, tous +les livres érotiques, tous les romans; ensuite, les Bibles +en langue vulgaire, car les saints livres ne doivent pas +être permis sans discrétion; enfin les livres de sorcellerie, +des livres de science, d'histoire ou de philosophie contraires +au dogme, les livres d'hérésiarques ou de simples +ecclésiastiques discutant la religion. C'étaient là des lois +sages, rendues par différents papes, dont l'exposé servait +de préface au catalogue des livres défendus que la congrégation +publiait, et sans lesquelles ce catalogue, pour +être complet, aurait empli à lui seul une bibliothèque. En +somme, lorsqu'on le feuilletait, on s'apercevait que l'interdiction +frappait surtout des livres de prêtres, Rome ne +gardant guère, devant la difficulté et l'énormité de la +tâche, que le souci de veiller avec soin à la bonne police +de l'Église. Et tel était le cas de Pierre et de son œuvre.</p> + +<p>—Vous comprenez, continua monsignor Fornaro, que +nous n'allons pas faire de la réclame à un tas de livres<a name="page_423" id="page_423"></a> +malsains, en les honorant d'une condamnation particulière. +Ils sont légions, chez tous les peuples, et nous +n'aurions ni assez de papier, ni assez d'encre, pour les +atteindre. De temps à autre, nous nous contentons d'en +frapper un, lorsqu'il est signé d'un nom célèbre, qu'il fait +trop de bruit ou qu'il renferme des attaques inquiétantes +contre la foi. Cela suffit pour rappeler au monde que nous +existons et que nous nous défendons, sans rien abandonner +de nos droits ni de nos devoirs.</p> + +<p>—Mais mon livre, mon livre? s'écria Pierre, pourquoi +cette poursuite contre mon livre?</p> + +<p>—Je vous l'explique, autant que cela m'est permis, +mon cher monsieur Froment. Vous êtes prêtre, votre livre +a du succès, vous en avez publié une édition à bon marché +qui se vend très bien; et je ne parle pas du mérite +littéraire qui est remarquable, un souffle de réelle poésie +qui m'a transporté et dont je vous fais mon sincère compliment... +Comment voulez-vous que, dans ces conditions, +nous fermions les yeux sur une œuvre où vous concluez à +l'anéantissement de notre sainte religion et à la destruction +de Rome?</p> + +<p>Pierre resta béant, suffoqué de surprise.</p> + +<p>—La destruction de Rome, grand Dieu! mais je la +veux rajeunie, éternelle, de nouveau reine du monde!</p> + +<p>Et, repris de son brûlant enthousiasme, il se défendit, +il confessa de nouveau sa foi, le catholicisme retournant +à la primitive Église, puisant un sang régénéré dans le +christianisme fraternel de Jésus, le pape libéré de toute +royauté terrestre, régnant sur l'humanité entière par la +charité et l'amour, sauvant le monde de l'effroyable crise +sociale qui le menace, pour le conduire au vrai royaume +de Dieu, à la communauté chrétienne de tous les peuples +unis en un seul peuple.</p> + +<p>—Est-ce que le Saint-Père peut me désavouer? Est-ce +que ce ne sont pas là ses idées secrètes, qu'on commence +à deviner et que mon seul tort serait d'exprimer trop tôt<a name="page_424" id="page_424"></a> +et trop librement? Est-ce que, si l'on me permettait de le +voir, je n'obtiendrais pas tout de suite de lui la cessation +des poursuites?</p> + +<p>Monsignor Fornaro ne parlait plus, se contentait de +hocher la tête, sans se fâcher de la fougue juvénile du +prêtre. Au contraire, il souriait avec une amabilité croissante, +comme très amusé par tant d'innocence et tant de +rêve. Enfin, il répondit gaiement:</p> + +<p>—Allez, allez! ce n'est pas moi qui vous arrêterai, il +m'est défendu de rien dire... Mais le pouvoir temporel, le +pouvoir temporel...</p> + +<p>—Eh bien! le pouvoir temporel? demanda Pierre.</p> + +<p>De nouveau, le prélat ne parlait plus. Il levait au ciel +sa face aimable, il agitait joliment ses mains blanches. Et, +quand il reprit, ce fut pour ajouter:</p> + +<p>—Puis, il y a votre religion nouvelle... Car le mot y +est deux fois, la religion nouvelle, la religion nouvelle... +Ah! Dieu!</p> + +<p>Il s'agita davantage, il se pâma, à ce point, que Pierre, +saisi d'impatience, s'écria:</p> + +<p>—Je ne sais quel sera votre rapport, monseigneur, +mais je vous affirme que jamais je n'ai entendu attaquer +le dogme. Et, de bonne foi, voyons! cela ressort de tout +mon livre, je n'ai voulu faire qu'une œuvre de pitié et +de salut... Il faut, en bonne justice, tenir compte des +intentions.</p> + +<p>Monsignor Fornaro était redevenu très calme, très +paterne.</p> + +<p>—Oh! les intentions, les intentions...</p> + +<p>Il se leva, pour congédier le visiteur.</p> + +<p>—Soyez convaincu, mon cher monsieur Froment, que +je suis très honoré de votre démarche près de moi... +Naturellement, je ne puis vous dire quel sera mon rapport, +nous en avons déjà trop causé, et j'aurais dû même +refuser d'entendre votre défense. Vous ne m'en trouverez +pas moins prêt à vous être agréable en tout ce qui n'ira<a name="page_425" id="page_425"></a> +point contre mon devoir... Mais je crains fort que votre +livre ne soit condamné.</p> + +<p>Et, sur un nouveau sursaut de Pierre:</p> + +<p>—Ah! dame, oui!... Ce sont les faits que l'on juge, et +non les intentions. Toute défense est donc inutile, le +livre est là, et il est ce qu'il est. Vous aurez beau l'expliquer, +vous ne le changerez pas... C'est pourquoi la congrégation +ne convoque jamais les accusés, n'accepte d'eux +que la rétractation pure et simple. Et c'est encore ce que +vous auriez de plus sage à faire, retirer votre livre, vous +soumettre... Non! vous ne voulez pas? Ah! que vous êtes +jeune, mon ami!</p> + +<p>Il riait plus haut du geste de révolte, d'indomptable +fierté, qui venait d'échapper à son jeune ami, comme il le +nommait. Puis, à la porte, dans une nouvelle expansion, +baissant la voix:</p> + +<p>—Voyons, mon cher, je veux faire quelque chose pour +vous, je vais vous donner un bon conseil... Moi, au fond, +je ne suis rien. Je livre mon rapport, on l'imprime, on le lit, +quitte à n'en tenir aucun compte... Tandis que le secrétaire +de la congrégation, le père Dangelis, peut tout, +même l'impossible... Allez donc le voir, au couvent des +Dominicains, derrière la place d'Espagne... Ne me nommez +pas. Et au revoir, mon cher, au revoir!</p> + +<p>Pierre, étourdi, se retrouva sur la place Navone, ne +sachant plus ce qu'il devait croire et espérer. Une pensée +lâche l'envahissait: pourquoi continuer cette lutte où les +adversaires restaient ignorés, insaisissables? Pourquoi +davantage s'entêter dans cette Rome si passionnante et si +décevante? Il fuirait, il retournerait le soir même à +Paris, y disparaîtrait, y oublierait les désillusions amères +dans la pratique de la plus humble charité. Il était dans +une de ces heures d'abandon où la tâche longtemps rêvée +apparaît brusquement impossible. Mais, au milieu de son +désarroi, il allait pourtant, il marchait quand même à son +but. Quand il se vit sur le Corso, puis rue des Condotti,<a name="page_426" id="page_426"></a> +et enfin place d'Espagne, il résolut de voir encore le père +Dangelis. Le couvent des Dominicains est là, en bas de la +Trinité des Monts.</p> + +<p>Ah! ces Dominicains, il n'avait jamais songé à eux, sans +un respect mêlé d'un peu d'effroi. Pendant des siècles, +quels vigoureux soutiens ils s'étaient montrés de l'idée +autoritaire et théocratique! L'Église leur avait dû sa plus +solide autorité, ils étaient les soldats glorieux de sa +victoire. Tandis que saint François conquérait pour Rome +les âmes des humbles, saint Dominique lui soumettait +les âmes des intelligents et des puissants, toutes les âmes +supérieures. Et cela passionnément, dans une flamme de +foi et de volonté admirables, par tous les moyens d'action +possibles, par la prédication, par le livre, par la pression +policière et judiciaire. S'il ne créa pas l'Inquisition, il +l'utilisa, son cœur de douceur et de fraternité combattit le +schisme dans le sang et le feu. Vivant, lui et ses moines, +de pauvreté, de chasteté et d'obéissance, les grandes +vertus de ces temps orgueilleux et déréglés, il allait par +les villes, prêchait les impies, s'efforçait de les ramener +à l'Église, les déférait aux tribunaux religieux, quand sa +parole ne suffisait pas. Il s'attaquait aussi à la science, +il la voulut sienne, il fit le rêve de défendre Dieu par les +armes de la raison et des connaissances humaines, aïeul +de l'angélique saint Thomas, lumière du moyen âge, qui +a tout mis dans <i>la Somme</i>, la psychologie, la logique, la +politique, la morale. Et ce fut ainsi que les Dominicains +emplirent le monde, soutenant la doctrine de Rome dans +les chaires célèbres de tous les peuples, en lutte presque +partout contre l'esprit libre des Universités, vigilants gardiens +du dogme, artisans infatigables de la fortune des +papes, les plus puissants parmi les ouvriers d'art, de +sciences et de lettres, qui ont construit l'énorme édifice +du catholicisme, tel qu'il existe encore aujourd'hui.</p> + +<p>Mais, aujourd'hui, Pierre, qui le sentait crouler, cet édifice +qu'on avait cru bâti à chaux et à sable, pour l'éternité,<a name="page_427" id="page_427"></a> +se demandait de quelle utilité ils pouvaient bien +être encore, ces ouvriers d'un autre âge, avec leur police +et leurs tribunaux morts sous l'exécration, leur parole +qu'on n'écoute plus, leurs livres qu'on ne lit guère, leur +rôle de savants et de civilisateurs fini, devant la science +actuelle, dont les vérités font de plus en plus craquer +le dogme de toutes parts. Certes, ils constituent toujours +un ordre influent et prospère; seulement, qu'on est loin +de l'époque où leur général régnait à Rome, maître du +sacré palais, ayant par l'Europe entière des couvents, +des écoles, des sujets! Dans la curie romaine, de ce vaste +héritage, il ne leur reste désormais que quelques situations +acquises et, entre autres, la charge de secrétaire de +la congrégation de l'Index, une ancienne dépendance du +Saint-Office, où ils gouvernaient souverainement.</p> + +<p>Tout de suite, on introduisit Pierre auprès du père Dangelis. +La salle était vaste, nue et blanche, inondée de +clair soleil. Il n'y avait là qu'une table et des escabeaux, +avec un grand crucifix de cuivre, pendu au mur. Près de +la table, le père se tenait debout, un homme d'environ +cinquante ans, très maigre, drapé sévèrement de +l'ample costume blanc et noir. Dans sa longue face d'ascète, +à la bouche mince, au nez mince, au menton +mince et têtu, les yeux gris avaient une fixité gênante. +Et, d'ailleurs, il se montra très net, très simple, d'une +politesse glaciale.</p> + +<p>—Monsieur l'abbé Froment, l'auteur de <i>la Rome nouvelle</i>, +n'est-ce pas?</p> + +<p>Et il s'assit sur un escabeau, en indiqua un autre de la +main.</p> + +<p>—Veuillez, monsieur l'abbé, me faire connaître l'objet +de votre visite.</p> + +<p>Pierre, alors, dut recommencer ses explications, sa +défense; et cela ne tarda pas à lui devenir d'autant plus +pénible, que ses paroles tombaient dans un silence, dans +un froid de mort. Le père ne bougeait pas, les mains<a name="page_428" id="page_428"></a> +croisées sur les genoux, les yeux aigus et pénétrants, fixés +dans les yeux du prêtre.</p> + +<p>Enfin, quand celui-ci s'arrêta, il dit sans hâte:</p> + +<p>—Monsieur l'abbé, j'ai cru devoir ne pas vous interrompre, +mais je n'avais point à écouter tout ceci. Le +procès de votre livre s'instruit, et aucune puissance au +monde ne saurait en entraver la marche. Je ne vois donc +pas bien ce que vous paraissez attendre de moi.</p> + +<p>La voix tremblante, Pierre osa répondre:</p> + +<p>—J'attends de la bonté et de la justice.</p> + +<p>Un pâle sourire, d'une orgueilleuse humilité, monta +aux lèvres du religieux.</p> + +<p>—Soyez sans crainte, Dieu a toujours daigné m'éclairer +dans mes modestes fonctions. Je n'ai, du reste, aucune +justice à rendre, je suis un simple employé, chargé de +classer et de documenter les affaires. Et ce sont Leurs Éminences +seules, les membres de la congrégation, qui se prononceront +sur votre livre... Ils le feront sûrement avec l'aide +du Saint-Esprit, vous n'aurez qu'à vous incliner devant +leur sentence, lorsqu'elle sera ratifiée par Sa Sainteté.</p> + +<p>Il coupa court, se leva, forçant Pierre à se lever. Ainsi, +c'étaient presque les mêmes paroles que chez monsignor +Fornaro, dites seulement avec une netteté tranchante, +une sorte de tranquille bravoure. Partout, il se heurtait à +la même force anonyme, à la machine puissamment +montée, dont les rouages veulent s'ignorer entre eux, et +qui écrase. Longtemps encore, on le promènerait sans +doute, de l'un à l'autre, sans qu'il trouvât jamais la tête, +la volonté raisonnante et agissante. Et il n'y avait qu'à +s'incliner.</p> + +<p>Pourtant, avant de partir, il eut l'idée de prononcer +une fois de plus le nom de monsignor Nani, dont il commençait +à connaître la puissance.</p> + +<p>—Je vous demande pardon de vous avoir dérangé inutilement. +Je n'ai cédé qu'aux bienveillants conseils de +monsignor Nani, qui daigne s'intéresser à moi.<a name="page_429" id="page_429"></a></p> + +<p>Mais l'effet fut inattendu. De nouveau, le maigre visage +du père Dangelis s'éclaira d'un sourire, d'un plissement +des lèvres, où s'aiguisait le plus ironique dédain. Il était +devenu plus pâle, et ses yeux de vive intelligence flambèrent.</p> + +<p>—Ah! c'est monsignor Nani qui vous envoie... Eh +bien! mais, si vous croyez avoir besoin de protection, il +est inutile de vous adresser à un autre qu'à lui-même. +Il est tout-puissant... Allez le voir, allez le voir.</p> + +<p>Et ce fut tout l'encouragement que Pierre emporta de +sa visite: le conseil de retourner chez celui qui l'envoyait. +Il sentit qu'il perdait pied, il résolut de rentrer +au palais Boccanera, pour réfléchir et comprendre, avant +de continuer ses démarches. Tout de suite, la pensée de +questionner don Vigilio lui était venue; et la chance +voulut, ce soir-là, après le souper, qu'il rencontrât le +secrétaire dans le corridor, avec sa bougie, au moment +où celui-ci allait se coucher.</p> + +<p>—J'aurais tant de choses à vous dire! Je vous en prie, +cher monsieur, entrez donc un instant chez moi.</p> + +<p>D'un geste, l'abbé le fit taire. Puis, à voix très basse:</p> + +<p>—N'avez-vous pas aperçu l'abbé Paparelli au premier +étage? Il nous suivait.</p> + +<p>Souvent, Pierre rencontrait dans la maison le caudataire, +dont la face molle, l'air sournois et fureteur de +vieille fille en jupe noire lui déplaisaient souverainement. +Mais il ne s'en inquiétait point, et il fut surpris de +la question. D'ailleurs, sans attendre la réponse, don +Vigilio était retourné au bout du couloir, où il écouta +longuement. Puis, il revint à pas de loup, il souffla sa +bougie, pour entrer d'un saut chez son voisin.</p> + +<p>—Là, nous y sommes, murmura-t-il, lorsque la porte +fut refermée. Et, si vous le voulez bien, ne restons pas +dans ce salon, passons dans votre chambre. Deux murs +valent mieux qu'un.</p> + +<p>Enfin, quand la lampe eut été posée sur la table, et<a name="page_430" id="page_430"></a> +qu'ils se trouvèrent assis tous les deux au fond de cette +pièce pâle, dont le papier gris de lin, les meubles dépareillés, +le carreau et les murs nus avaient la mélancolie +des vieilles choses fanées, Pierre remarqua que l'abbé +était en proie à un accès de fièvre plus intense que de +coutume. Son petit corps maigre grelottait, et jamais ses +yeux de braise n'avaient brûlé si noirs, dans sa pauvre +face jaune et ravagée.</p> + +<p>—Est-ce que vous êtes souffrant? Je n'entends pas +vous fatiguer.</p> + +<p>—Souffrant, ah! oui, ma chair est en feu. Mais, au +contraire, je veux parler... Je n'en puis plus, je n'en puis +plus! Il faut bien qu'un jour ou l'autre on se soulage.</p> + +<p>Était-ce de son mal qu'il désirait se distraire? Était-ce +son long silence qu'il voulait rompre, pour ne pas en +mourir étouffé? Tout de suite, il se fit raconter les démarches +des derniers jours, il s'agita davantage, lorsqu'il +sut de quelle façon le cardinal Sarno, monsignor Fornaro +et le père Dangelis avaient reçu le visiteur.</p> + +<p>—C'est bien cela! c'est bien cela! rien ne m'étonne +plus, et cependant je m'indigne pour vous, oui! ça ne me +regarde pas et ça me rend malade, car ça réveille toutes +mes misères, à moi!... Il faut ne pas compter le cardinal +Sarno, qui vit autre part, toujours très loin, et qui +n'a jamais aidé personne. Mais ce Fornaro, ce Fornaro!</p> + +<p>—Il m'a paru fort aimable, plutôt bienveillant, et je +crois en vérité qu'à la suite de notre entrevue, il adoucira +beaucoup son rapport.</p> + +<p>—Lui! il va d'autant plus vous charger, qu'il s'est +montré plus tendre. Il vous mangera, il s'engraissera de +cette proie facile. Ah! vous ne le connaissez guère, si délicieux, +et sans cesse aux aguets pour bâtir sa fortune avec +les malheurs des pauvres diables, dont il sait que la défaite +doit être agréable aux puissants!... J'aime mieux +l'autre, le père Dangelis, un terrible homme, mais franc<a name="page_431" id="page_431"></a> +et brave au moins, et d'une intelligence supérieure. +J'ajoute que celui-ci vous brûlerait comme une poignée +de paille, s'il était le maître... Et si je pouvais tout vous +dire, si je vous faisais entrer avec moi dans les effroyables +dessous de ce monde, les monstrueux appétits d'ambition, +les complications abominables des intrigues, les vénalités, +les lâchetés, les traîtrises, les crimes même!</p> + +<p>En le voyant si exalté, sous la flambée d'une telle rancune, +Pierre songea à tirer de lui les renseignements +qu'il avait en vain cherchés jusque-là.</p> + +<p>—Dites-moi seulement où en est mon affaire. Lorsque +je vous ai questionné, dès mon arrivée ici, vous m'avez +répondu qu'aucune pièce n'était encore parvenue au +cardinal. Mais le dossier s'est formé, vous devez être au +courant, n'est-ce pas?... Et, à ce propos, monsignor +Fornaro m'a parlé de trois évêques français qui auraient +dénoncé mon livre, en exigeant des poursuites. Trois +évêques! est-ce possible?</p> + +<p>Don Vigilio haussa violemment les épaules.</p> + +<p>—Ah! vous êtes une belle âme! Moi, je suis surpris +qu'il n'y en ait que trois... Oui, plusieurs pièces de +votre affaire sont entre nos mains, et d'ailleurs je me +doutais bien de ce qu'elle pouvait être, votre affaire. Les +trois évêques sont l'évêque de Tarbes d'abord, qui évidemment +exécute les vengeances des Pères de Lourdes, puis +les évêques de Poitiers et d'Évreux, tous les deux connus +par leur intransigeance ultramontaine, adversaires +passionnés du cardinal Bergerot. Ce dernier, vous le +savez, est mal vu au Vatican, où ses idées gallicanes, son +esprit largement libéral soulèvent de véritables colères... +Et ne cherchez pas autre part, toute l'affaire est là, une +exécution que les tout-puissants Pères de Lourdes exigent +du Saint-Père, sans compter qu'on désire atteindre, par-dessus +votre livre, le cardinal, grâce à la lettre d'approbation +qu'il vous a si imprudemment écrite et que vous +avez publiée en guise de préface... Depuis longtemps, les<a name="page_432" id="page_432"></a> +condamnations de l'Index ne sont souvent, entre ecclésiastiques, +que des coups de massue échangés dans l'ombre. +La dénonciation règne en maîtresse souveraine, et c'est +ensuite la loi du bon plaisir. Je pourrais vous citer des +faits incroyables, des livres innocents, choisis parmi cent +autres, pour tuer une idée ou un homme; car, derrière +l'auteur, on vise presque toujours quelqu'un, plus loin et +plus haut. Il y a là un tel nid d'intrigues, une telle source +d'abus, où se satisfont les basses rancunes personnelles, +que l'institution de l'Index croule, et qu'ici même, dans +l'entourage du pape, on sent l'absolue nécessité de la +réglementer à nouveau prochainement, si on ne veut +pas qu'elle tombe à un discrédit complet... S'entêter +à garder l'universel pouvoir, à gouverner par toutes les +armes, je comprends cela, certes! mais encore faut-il que +les armes soient possibles, qu'elles ne révoltent pas par +l'impudence de leur injustice et que leur vieil enfantillage +ne fasse pas sourire!</p> + +<p>Pierre écoutait, le cœur envahi d'un étonnement douloureux. +Sans doute, depuis qu'il était à Rome, depuis +qu'il y voyait les Pères de la Grotte salués et redoutés, +maîtres par les larges aumônes qu'ils envoyaient au denier +de Saint-Pierre, il les sentait derrière les poursuites, il +devinait qu'il allait avoir à payer la page de son livre où +il constatait, à Lourdes, un déplacement de la fortune +inique, un spectacle effroyable qui faisait douter de Dieu, +une continuelle cause de combat qui disparaîtrait dans +la société vraiment chrétienne de demain. De même, il +n'était pas sans avoir compris maintenant le scandale que +devaient avoir soulevé sa joie avouée du pouvoir temporel +perdu et surtout ce mot malencontreux de religion nouvelle, +suffisant, à lui seul, pour armer les délateurs. Mais +ce qui le surprenait et le désolait, c'était d'apprendre +cette chose inouïe, la lettre du cardinal Bergerot imputée +à crime, son livre dénoncé et condamné pour atteindre +par derrière le pasteur vénérable qu'on n'osait frapper de<a name="page_433" id="page_433"></a> +face. La pensée d'affliger le saint homme, d'être pour lui +une cause de défaite, dans son ardente charité, lui était +cruelle. Et quelle désespérance à trouver, au fond de ces +querelles, où devrait lutter seul l'amour du pauvre, les +plus laides questions d'orgueil et d'argent, les ambitions +et les appétits lâchés dans le plus féroce égoïsme!</p> + +<p>Puis, ce fut, chez Pierre, une révolte contre cet Index +odieux et imbécile. Il en suivait à présent le fonctionnement, +depuis la dénonciation jusqu'à l'affichage public +des livres condamnés. Le secrétaire de la congrégation, +il venait de le voir, le père Dangelis, entre les mains +duquel la dénonciation arrivait, qui dès lors instruisait +l'affaire, composait le dossier, avec sa passion de moine +autoritaire et lettré, rêvant de gouverner les intelligences +et les consciences comme aux temps héroïques de l'Inquisition. +Les prélats consulteurs, il en avait visité un, monsignor +Fornaro, chargé du rapport sur son livre, si ambitieux +et si accueillant, théologien subtil qui n'était point +embarrassé pour trouver des attentats contre la foi dans +un Traité d'algèbre, lorsque le soin de sa fortune l'exigeait. +Ensuite, c'étaient les rares réunions des cardinaux, +votant, supprimant de loin en loin un livre ennemi, dans +le mélancolique désespoir de ne pouvoir les supprimer +tous; et c'était enfin le pape, approuvant, signant le +décret, une formalité pure, car tous les livres n'étaient-ils +pas coupables? Mais quelle extraordinaire et lamentable +bastille du passé, que cet Index vieilli, caduc, +tombé en enfance! On sentait la formidable puissance +qu'il avait dû être autrefois, lorsque les livres étaient +rares et que l'Église avait des tribunaux de sang et de feu +pour faire exécuter ses arrêts. Puis, les livres s'étaient +multipliés tellement, la pensée écrite, imprimée, était +devenue un fleuve si profond et si large, que ce fleuve +avait tout submergé, tout emporté. Débordé, frappé d'impuissance, +l'Index se trouvait maintenant réduit à la +vaine protestation de condamner en bloc la colossale production<a name="page_434" id="page_434"></a> +moderne, limitant de plus en plus son champ +d'action, s'en tenant à l'unique examen des œuvres d'ecclésiastiques, +et là encore corrompu dans son rôle, gâté +par les pires passions, changé en un instrument d'intrigues, +de haine et de vengeance. Ah! cette misère de +ruine, cet aveu de vieillesse infirme, de paralysie générale +et croissante, au milieu de l'indifférence railleuse +des peuples! Le catholicisme, l'ancien agent glorieux de +civilisation, en être venu là, à jeter au feu de son +enfer les livres en tas, et quel tas! presque toute la +littérature, l'histoire, la philosophie, la science des siècles +passés et du nôtre! Peu de livres se publient à cette +heure, qui ne tomberaient sous les foudres de l'Église. +Si elle paraît fermer les yeux, c'est afin d'éviter l'impossible +besogne de tout poursuivre et de tout détruire; +et elle s'entête pourtant à conserver l'apparence de sa +souveraine autorité sur les intelligences, telle qu'une +reine très ancienne, dépossédée de ses États, désormais +sans juges ni bourreaux, qui continuerait à rendre de +vaines sentences, acceptées par une minorité infime. Mais +qu'on la suppose un instant victorieuse, maîtresse par un +miracle du monde moderne, et qu'on se demande ce +qu'elle ferait de la pensée humaine, avec des tribunaux +pour condamner, des gendarmes pour exécuter. Qu'on +suppose les règles de l'Index appliquées strictement, +un imprimeur ne pouvant rien mettre sous presse sans +l'approbation de l'évêque, tous les livres déférés ensuite +à la congrégation, le passé expurgé, le présent garrotté, +soumis au régime de la terreur intellectuelle. Ne serait-ce +pas la fermeture des bibliothèques, le long héritage de +la pensée écrite mis au cachot, l'avenir barré, l'arrêt +total de tout progrès et de toute conquête? De nos jours, +Rome est là comme un terrible exemple de cette expérience +désastreuse, avec son sol refroidi, sa sève morte, +tuée par des siècles de gouvernement papal, Rome devenue +si infertile, que pas un homme, pas une œuvre n'a pu y<a name="page_435" id="page_435"></a> +naître encore au bout de vingt-cinq ans de réveil et de +liberté. Et qui accepterait cela, non pas parmi les esprits +révolutionnaires, mais parmi les esprits religieux, de +quelque culture et de quelque largeur? Tout croulait +dans l'enfantin et dans l'absurde.</p> + +<p>Le silence était profond, et Pierre, que ces réflexions +bouleversaient, eut un geste désespéré, en regardant don +Vigilio muet devant lui. Un moment, tous deux se turent, +dans l'immobilité de mort qui montait du vieux palais +endormi, au milieu de cette chambre close que la lampe +éclairait d'une calme lueur. Et ce fut don Vigilio qui se +pencha, le regard étincelant, qui souffla dans un petit +frisson de sa fièvre:</p> + +<p>—Vous savez, au fond de tout, ce sont eux, toujours +eux.</p> + +<p>Pierre, qui ne comprit pas, s'étonna, un peu inquiet de +cette parole égarée, tombée là sans transition apparente.</p> + +<p>—Qui, eux?</p> + +<p>—Les Jésuites!</p> + +<p>Et le petit prêtre, maigri, jauni, avait mis dans ce cri +la rage concentrée de sa passion, qui éclatait. Ah! tant +pis, s'il faisait une nouvelle sottise! le mot était lâché +enfin! Il eut pourtant un dernier coup d'œil de défiance +éperdue, autour des murs. Puis, il se soulagea longuement, +dans une débâcle de paroles, d'autant plus irrésistible, +qu'il l'avait plus longtemps refoulée au fond de +lui.</p> + +<p>—Ah! les Jésuites, les Jésuites!... Vous croyez les +connaître, et vous ne vous doutez seulement pas de leurs +œuvres abominables ni de leur incalculable puissance. Il +n'y a qu'eux, eux partout, eux toujours. Dites-vous cela, +dès que vous cessez de comprendre, si vous voulez comprendre. +Quand il vous arrivera une peine, un désastre, +quand vous souffrirez, quand vous pleurerez, pensez aussitôt: +«Ce sont eux, ils sont là». Je ne suis pas sûr qu'il +n'y en a pas un sous ce lit, dans cette armoire... Ah! les<a name="page_436" id="page_436"></a> +Jésuites, les Jésuites! Ils m'ont dévoré, moi, et ils me +dévorent, ils ne laisseront certainement rien de ma chair +ni de mes os.</p> + +<p>De sa voix entrecoupée, il conta son histoire, il dit sa +jeunesse pleine d'espérance. Il était de petite noblesse +provinciale, et riche de jolies rentes, et d'une intelligence +très vive, très souple, souriante à l'avenir. Aujourd'hui, +il serait sûrement prélat, en marche pour les hautes +charges. Mais il avait eu le tort imbécile de mal parler +des Jésuites, de les contrecarrer en deux ou trois circonstances. +Et, dès lors, à l'entendre, ils avaient fait pleuvoir +sur lui tous les malheurs imaginables: sa mère et +son père étaient morts, son banquier avait pris la fuite, +les bons postes lui échappaient dès qu'il s'apprêtait à les +occuper, les pires mésaventures le poursuivaient dans le +saint ministère, à ce point, qu'il avait failli se faire interdire. +Il ne goûtait un peu de repos que depuis le jour où +le cardinal Boccanera, prenant en pitié sa malechance, +l'avait recueilli et attaché à sa personne.</p> + +<p>—Ici, c'est le refuge, c'est l'asile. Ils exècrent Son +Éminence, qui n'a jamais été avec eux; mais ils n'ont +point encore osé s'attaquer à elle, ni à ses gens... Oh! je +ne m'illusionne pas, ils me rattraperont quand même. +Peut-être sauront-ils notre conversation de ce soir et me +la feront-ils payer très cher; car j'ai tort de parler, je +parle malgré moi... Ils m'ont volé tout le bonheur, ils +m'ont donné tout le malheur possible, tout, tout, entendez-vous +bien!</p> + +<p>Un malaise grandissant envahissait Pierre, qui s'écria, +en s'efforçant de plaisanter:</p> + +<p>—Voyons, voyons! ce ne sont pas les Jésuites qui vous +ont donné les fièvres?</p> + +<p>—Mais si, ce sont eux! affirma violemment don Vigilio. +Je les ai prises au bord du Tibre, un soir que j'allais y +pleurer, dans le gros chagrin d'avoir été chassé de la +petite église que je desservais.<a name="page_437" id="page_437"></a></p> + +<p>Jusque-là, Pierre n'avait pas cru à la terrible légende +des Jésuites. Il était d'une génération qui souriait des +loups-garous et qui trouvait un peu sotte la peur bourgeoise +des fameux hommes noirs, cachés dans les murs, +terrorisant les familles. C'étaient là, pour lui, des contes +de nourrice, exagérés par les passions religieuses et politiques. +Aussi examinait-il don Vigilio avec ahurissement, +pris de la crainte d'avoir affaire à un maniaque.</p> + +<p>Cependant, l'extraordinaire histoire des Jésuites s'évoquait +en lui. Si saint François d'Assise et saint Dominique +sont l'âme même et l'esprit du moyen âge, les +maîtres et les éducateurs, l'un exprimant toute l'ardente +foi charitable des humbles, l'autre défendant le dogme, +fixant la doctrine pour les intelligents et les puissants, +Ignace de Loyola apparaît au seuil des temps modernes +pour sauver le sombre héritage qui périclite, en accommodant +la religion aux sociétés nouvelles, en lui donnant +de nouveau l'empire du monde qui va naître. Dès lors, +l'expérience semblait faite, Dieu dans sa lutte intransigeante +avec le péché allait être vaincu, car il était désormais +certain que l'ancienne volonté de supprimer la nature, +de tuer dans l'homme l'homme même, avec ses +appétits, ses passions, son cœur et son sang, ne pouvait +aboutir qu'à une défaite désastreuse, où l'Église se trouvait +à la veille de sombrer; et ce sont les Jésuites qui +viennent la tirer d'un tel péril, qui la rendent à la vie +conquérante, en décidant que c'est elle maintenant qui +doit aller au monde, puisque le monde semble ne plus +vouloir aller à elle. Tout est là, ils déclarent qu'il est +avec le ciel des arrangements, ils se plient aux mœurs, +aux préjugés, aux vices même, ils sont souriants, condescendants, +sans nul rigorisme, d'une diplomatie aimable, +prête à tourner les pires abominations à la plus grande +gloire de Dieu. C'est leur cri de ralliement, et leur +morale en découle, cette morale dont on a fait leur crime, +que tous les moyens sont bons pour atteindre le but,<a name="page_438" id="page_438"></a> +quand le but est la royauté de Dieu même, représentée +par celle de son Église. Aussi quel succès foudroyant! +Ils pullulent, ils ne tardent pas à couvrir la terre, à être +partout les maîtres incontestés. Ils confessent les rois, ils +acquièrent d'immenses richesses, ils ont une force d'envahissement +si victorieuse, qu'ils ne peuvent mettre le +pied dans un pays, si humblement que ce soit, sans le +posséder bientôt, âmes, corps, pouvoir, fortune. Surtout +ils fondent des écoles, ils sont des pétrisseurs de cerveau +incomparables, car ils ont compris que l'autorité appartient +toujours à demain, aux générations qui poussent +et dont il faut rester les maîtres, si l'on veut régner éternellement. +Leur puissance est telle, basée sur la nécessité +d'une transaction avec le péché, qu'au lendemain du +concile de Trente, ils transforment l'esprit du catholicisme, +le pénètrent et se l'identifient, se trouvent être les +soldats indispensables de la papauté, qui vit d'eux et +pour eux. Depuis lors, Rome est à eux, Rome où leur +général a si longtemps commandé, d'où sont partis si +longtemps les mots d'ordre de cette tactique obscure et +géniale, aveuglément suivie par leur innombrable armée, +dont la savante organisation couvre le globe d'un réseau +de fer, sous le velours des mains douces, expertes au +maniement de la pauvre humanité souffrante. Mais le +prodige, en tout cela, était encore la stupéfiante vitalité +des Jésuites, sans cesse traqués, condamnés, exécutés, +et debout quand même. Dès que leur puissance s'affirme, +leur impopularité commence, peu à peu universelle. C'est +une huée d'exécration qui monte contre eux, des accusations +abominables, des procès scandaleux où ils apparaissent +comme des corrupteurs et des malfaiteurs. Pascal +les voue au mépris public, des parlements condamnent +leurs livres au feu, des universités frappent leur morale +et leur enseignement, ainsi que des poisons. Ils soulèvent +dans chaque royaume de tels troubles, de telles luttes, +que la persécution s'organise et qu'on les chasse bientôt<a name="page_439" id="page_439"></a> +de partout. Pendant plus d'un siècle, ils sont errants, +expulsés, puis rappelés, passant et repassant les frontières, +sortant d'un pays au milieu des cris de haine, pour y +rentrer dès que l'apaisement s'est fait. Enfin, supprimés +par un pape, désastre suprême, mais rétablis par un +autre, ils sont depuis cette époque à peu près tolérés. +Et, dans le diplomatique effacement, l'ombre volontaire +où ils ont la prudence de vivre, ils n'en sont pas moins +triomphants, l'air tranquille et certain de la victoire, en +soldats qui ont pour jamais conquis la terre.</p> + +<p>Pierre savait qu'aujourd'hui, à ne voir que l'apparence +des choses, ils semblaient dépossédés de Rome. Ils ne +desservaient plus le Gesù, ils ne dirigeaient plus le Collège +Romain, où ils avaient façonné tant d'âmes; et, +sans maison à eux, réduits à l'hospitalité étrangère, ils +s'étaient réfugiés modestement au Collège Germanique, +dans lequel se trouvait une petite chapelle. Là, ils professaient, +ils confessaient encore, mais sans éclat, sans +les splendeurs dévotes du Gesù, sans les succès glorieux +du Collège Romain. Et fallait-il croire, dès lors, +à une habileté souveraine, à cette ruse de disparaître +pour rester les maîtres secrets et tout-puissants, la +volonté cachée qui dirige tout? On disait bien que la +proclamation de l'Infaillibilité du pape était leur œuvre, +l'arme dont ils s'étaient armés eux-mêmes, en feignant +d'en armer la papauté, pour les besognes prochaines et +décisives que leur génie prévoyait, à la veille des grands +bouleversements sociaux. Elle était peut-être vraie, cette +souveraineté occulte que racontait don Vigilio dans un +frisson de mystère, cette mainmise sur le gouvernement +de l'Église, cette royauté ignorée et totale au Vatican.</p> + +<p>Un sourd rapprochement s'était fait dans l'esprit de +Pierre, et il demanda tout d'un coup:</p> + +<p>—Monsignor Nani est donc Jésuite?</p> + +<p>Ce nom parut rendre don Vigilio à toute sa passion +inquiète. Il eut un geste tremblant de la main.<a name="page_440" id="page_440"></a></p> + +<p>—Lui, oh! lui est bien trop fort, bien trop adroit, pour +avoir pris la robe. Mais il sort de ce Collège Romain où +sa génération a été formée, il y a bu ce génie des Jésuites +qui s'adaptait si exactement à son propre génie. S'il a +compris le danger de se marquer d'une livrée impopulaire +et gênante, voulant être libre, il n'en est pas moins +Jésuite, oh! Jésuite dans la chair, dans les os, dans +l'âme, et supérieurement. Il a l'évidente conviction que +l'Église ne peut triompher qu'en se servant des passions +des hommes, et avec cela il l'aime très sincèrement, il +est très pieux au fond, très bon prêtre, servant Dieu +sans faiblesse, pour l'absolu pouvoir qu'il donne à ses +ministres. En outre, si charmant, incapable d'une brutalité +ni d'une faute, aidé par la lignée de nobles Vénitiens +qu'il a derrière lui, instruit profondément par la +connaissance du monde auquel il s'est beaucoup mêlé, à +Vienne, à Paris, dans les nonciatures, sachant tout, connaissant +tout, grâce aux délicates fonctions qu'il occupe +ici depuis dix ans, comme assesseur du Saint-Office... +Oh! une toute-puissance, non pas le Jésuite furtif, dont +la robe noire passe au milieu des défiances, mais le +chef sans un uniforme qui le désigne, la tête, le cerveau!</p> + +<p>Ceci rendit Pierre sérieux, car il ne s'agissait plus des +hommes cachés dans les murs, des sombres complots +d'une secte romantique. Si son scepticisme répugnait à +ces contes, il admettait très bien qu'une morale opportuniste, +comme celle des Jésuites, née des besoins de la +lutte pour la vie, se fût inoculée et prédominât dans +l'Église entière. Même les Jésuites pouvaient disparaître, +leur esprit leur survivrait, puisqu'il était l'arme de +combat, l'espoir de victoire, la seule tactique qui pouvait +remettre les peuples sous la domination de Rome. Et la +lutte restait, en réalité, dans cette tentative d'accommodement +qui se poursuivait, entre la religion et le siècle. +Dès lors, il comprenait que des hommes, comme monsignor<a name="page_441" id="page_441"></a> +Nani, pouvaient prendre une importance énorme, +décisive.</p> + +<p>—Ah! si vous saviez, si vous saviez! continua don +Vigilio, il est partout, il a la main dans tout. Tenez! pas +une affaire ne s'est passée ici, chez les Boccanera, sans +que je l'aie trouvé au fond, brouillant et débrouillant les +fils, selon des nécessités que lui seul connaît.</p> + +<p>Et, dans cette fièvre intarissable de confidences dont +la crise le brûlait, il raconta comment monsignor Nani +avait sûrement travaillé au divorce de Benedetta. Les +Jésuites ont toujours eu, malgré leur esprit de conciliation, +une attitude irréconciliable à l'égard de l'Italie, soit +qu'ils ne désespèrent pas de reconquérir Rome, soit +qu'ils attendent l'heure de traiter avec le vainqueur +véritable. Aussi, familier de donna Serafina depuis longtemps, +Nani avait-il aidé celle-ci à reprendre sa nièce, à +précipiter la rupture avec Prada, dès que Benedetta eut +perdu sa mère. C'était lui qui, pour évincer l'abbé +Pisoni, ce curé patriote, le confesseur de la jeune fille, +qu'on accusait d'avoir fait le mariage, avait poussé cette +dernière à prendre le même directeur que sa tante, le +père Jésuite Lorenza, un bel homme aux yeux clairs et +bienveillants, dont le confessionnal était assiégé, à la +chapelle du Collège Germanique. Et il semblait certain +que cette manœuvre avait décidé de toute l'aventure, ce +qu'un curé venait de faire pour l'Italie, un père allait le +défaire contre l'Italie. Maintenant, pourquoi Nani, après +avoir ainsi consommé la rupture, paraissait-il s'être désintéressé +un moment, jusqu'au point de laisser péricliter +la demande en annulation de mariage? et pourquoi, +désormais, s'en occupait-il de nouveau, faisant acheter +monsignor Palma, mettant donna Serafina en campagne, +pesant lui-même sur les cardinaux de la congrégation +du Concile? Il y avait là des points obscurs, comme dans +toutes les affaires dont il s'occupait; car il était surtout +l'homme des combinaisons à longue portée. Mais on<a name="page_442" id="page_442"></a> +pouvait supposer qu'il voulait hâter le mariage de +Benedetta et de Dario, pour mettre fin aux commérages +abominables du monde blanc, qui accusait le cousin et la +cousine de n'avoir qu'un lit, au palais, sous l'œil plein +d'indulgence de leur oncle, le cardinal. Ou peut-être ce +divorce, obtenu à prix d'argent et sous la pression des +influences les plus notoires, était-il un scandale volontaire, +traîné en longueur, précipité à présent, pour +nuire au cardinal lui-même, dont les Jésuites devaient +avoir besoin de se débarrasser, dans une circonstance +prochaine.</p> + +<p>—J'incline assez à cette supposition, conclut don +Vigilio, d'autant plus que j'ai appris ce soir que le pape +était souffrant. Avec un vieillard de quatre-vingt-quatre +ans bientôt, une catastrophe soudaine est possible, et le +pape ne peut plus avoir un rhume, sans que tout le Sacré +Collège et la prélature soient en l'air, bouleversés par la +brusque bataille des ambitions... Or les Jésuites ont +toujours combattu la candidature du cardinal Boccanera. +Ils devraient être pour lui, pour son rang, pour son +intransigeance à l'égard de l'Italie; mais ils sont inquiets +à l'idée de se donner un tel maître, ils le trouvent d'une +rudesse intempestive, d'une foi violente, sans souplesse, +trop dangereuse aujourd'hui, en ces temps de diplomatie +que traverse l'Église... Et je ne serais aucunement étonné +qu'on cherchât à le déconsidérer, à rendre sa candidature +impossible, par les moyens les plus détournés et les +plus honteux.</p> + +<p>Pierre commençait à être envahi d'un petit frisson de +peur. La contagion de l'inconnu, des noires intrigues +tramées dans l'ombre, agissait, au milieu du silence de +la nuit, au fond de ce palais, près de ce Tibre, dans cette +Rome toute pleine des drames légendaires. Et il fit +un brusque retour sur lui-même, sur son cas personnel.</p> + +<p>—Mais moi, là dedans, moi! pourquoi monsignor<a name="page_443" id="page_443"></a> +Nani semble-t-il s'intéresser à moi, comment se trouve-t-il +mêlé au procès qu'on fait à mon livre?</p> + +<p>Don Vigilio eut un grand geste.</p> + +<p>—Ah! on ne sait jamais, on ne sait jamais au juste!... +Ce que je puis affirmer, c'est qu'il n'a connu l'affaire que +lorsque les dénonciations des évêques de Tarbes, de Poitiers +et d'Évreux se trouvaient déjà entre les mains du +père Dangelis, le secrétaire de l'Index; et j'ai appris également +qu'il s'est efforcé, alors, d'arrêter le procès, le +trouvant inutile et impolitique sans doute. Mais quand la +congrégation est saisie, il est presque impossible de la +dessaisir, d'autant plus qu'il a dû se heurter contre le +père Dangelis, qui, en fidèle Dominicain, est l'adversaire +passionné des Jésuites... C'est à ce moment qu'il a fait +écrire par la contessina à monsieur de la Choue, pour +qu'il vous dise d'accourir ici vous défendre, et pour que +vous acceptiez, pendant votre séjour, l'hospitalité dans ce +palais.</p> + +<p>Cette révélation acheva d'émotionner Pierre.</p> + +<p>—Vous êtes certain de cela?</p> + +<p>—Oh! tout à fait certain, je l'ai entendu parler de +vous, un lundi, et déjà je vous ai prévenu qu'il paraissait +vous connaître intimement, comme s'il s'était livré à une +enquête minutieuse. Pour moi, il avait lu votre livre, il +en était extrêmement préoccupé.</p> + +<p>—Vous le croyez donc dans mes idées, il serait sincère, +il se défendrait en s'efforçant de me défendre?</p> + +<p>—Non, non, oh! pas du tout... Vos idées, il les exècre +sûrement, et votre livre, et vous-même! Il faut connaître, +sous son amabilité si caressante, son dédain du faible, +sa haine du pauvre, son amour de l'autorité, de la +domination. Lourdes encore, il vous l'abandonnerait, bien +qu'il y ait là une arme merveilleuse de gouvernement. +Mais jamais il ne vous pardonnera d'être avec les petits +de ce monde et de vous prononcer contre le pouvoir +temporel. Si vous l'entendiez se moquer avec une tendre<a name="page_444" id="page_444"></a> +férocité de monsieur de la Choue, qu'il appelle le saule +pleureur élégiaque du néo-catholicisme!</p> + +<p>Pierre porta les deux mains à ses tempes, se serra la +tête désespérément.</p> + +<p>—Alors, pourquoi, pourquoi? dites-le-moi, je vous en +prie!... Pourquoi me faire venir et m'avoir ici, dans cette +maison, à sa disposition entière? Pourquoi me promener +depuis trois mois dans Rome, à me heurter contre les obstacles, +à me lasser, lorsqu'il lui était si facile de laisser +l'Index supprimer mon livre, s'il en est gêné? Il est vrai +que les choses ne se seraient pas passées tranquillement, +car j'étais disposé à ne pas me soumettre, à confesser ma +foi nouvelle hautement, même contre les décisions de +Rome.</p> + +<p>Les yeux noirs de don Vigilio étincelèrent dans sa face +jaune.</p> + +<p>—Eh! c'est peut-être ce qu'il n'a pas voulu. Il vous +sait très intelligent et très enthousiaste, je l'ai entendu +répéter souvent qu'on ne doit pas lutter de face avec les +intelligences et les enthousiasmes.</p> + +<p>Mais Pierre s'était levé, et il n'écoutait même plus, il +marchait à travers la pièce, comme emporté dans le désordre +de ses idées.</p> + +<p>—Voyons, voyons, il est nécessaire que je sache et +que je comprenne, si je veux continuer la lutte. Vous +allez me rendre le service de me renseigner en détail +sur chacun des personnages, dans mon affaire... Des +Jésuites, des Jésuites partout! Mon Dieu! je veux bien, +vous avez peut-être raison. Encore faut-il, que vous me +disiez les nuances... Ainsi, par exemple, ce Fornaro?</p> + +<p>—Monsignor Fornaro, oh! il est un peu ce qu'on veut. +Mais il a été élevé aussi, celui-là, au Collège Romain, et +soyez persuadé qu'il est Jésuite, Jésuite par éducation, +par position, par ambition. Il brûle d'être cardinal, et s'il +devient cardinal un jour, il brûlera d'être pape. Tous des +candidats à la papauté, dès le séminaire!<a name="page_445" id="page_445"></a></p> + +<p>—Et le cardinal Sanguinetti?</p> + +<p>—Jésuite, Jésuite!... Entendons-nous, il l'a été, ne +l'a plus été, l'est de nouveau certainement. Sanguinetti +a coqueté avec tous les pouvoirs. Longtemps on l'a cru +pour la conciliation entre le Saint-Siège et l'Italie; puis, +la situation s'est gâtée, il a violemment pris parti contre +les usurpateurs. De même, il s'est brouillé plusieurs fois +avec Léon XIII, a fait ensuite sa paix, vit aujourd'hui au +Vatican sur un pied de diplomatique réserve. En somme, +il n'a qu'un but, la tiare, et il le montre même trop, ce qui +use un candidat... Mais, pour le moment, la lutte semble +se restreindre entre lui et le cardinal Boccanera. Et c'est +pourquoi il s'est remis avec les Jésuites, exploitant leur +haine contre son rival, comptant bien que, dans leur désir +d'évincer celui-ci, ils seront forcés de le soutenir. +Moi j'en doute, car je les sais trop fins, ils hésiteront à patronner +un candidat si compromis déjà... Lui, brouillon, +passionné, orgueilleux, ne doute de rien; et, puisque +vous me dites qu'il est à Frascati, je suis sûr qu'il a couru +s'y enfermer, dès la nouvelle de la maladie du pape, dans +un but de haute tactique.</p> + +<p>—Eh bien! et le pape lui-même, Léon XIII?</p> + +<p>Ici don Vigilio eut une courte hésitation, un léger +battement de paupières.</p> + +<p>—Léon XIII? il est Jésuite, Jésuite!... Oh! je sais +qu'on le dit avec les Dominicains, et c'est vrai, si l'on +veut, car il se croit animé de leur esprit, il a remis en +faveur saint Thomas, a restauré sur la doctrine tout l'enseignement +ecclésiastique... Mais il y a aussi le Jésuite +sans le vouloir, sans le savoir, et le pape actuel en restera +le plus fameux exemple. Étudiez ses actes, rendez-vous +compte de sa politique: vous y verrez l'émanation, l'action +même de l'âme jésuite. C'est qu'il en est imprégné à +son insu, c'est aussi que toutes les influences qui agissent +sur lui, directement ou indirectement, partent de ce +foyer... Pourquoi ne me croyez-vous pas? Je vous répète<a name="page_446" id="page_446"></a> +qu'ils ont tout conquis, tout absorbé, que Rome est à eux, +depuis le plus infime clerc jusqu'à Sa Sainteté elle-même!</p> + +<p>Et il continua, et il répondit à chaque nouveau nom que +citait Pierre, par ce cri entêté et maniaque: Jésuite, Jésuite! +Il semblait qu'il ne fût plus possible d'être autre +chose dans l'Église, que cette explication se vérifiât d'un +clergé réduit à pactiser avec le monde nouveau, s'il voulait +sauver son Dieu. L'âge héroïque du catholicisme +était accompli, ce dernier ne pouvait vivre désormais que +de diplomatie et de ruses, de concessions et d'accommodements.</p> + +<p>—Et ce Paparelli, Jésuite, Jésuite! continua don Vigilio, +en baissant instinctivement la voix, oh! le Jésuite +humble et terrible, le Jésuite dans sa plus abominable +besogne d'espionnage et de perversion! Je jurerais qu'on +l'a mis ici pour surveiller Son Éminence, et il faut voir +avec quel génie de souplesse et d'astuce il est parvenu à +remplir sa tâche, au point qu'il est maintenant l'unique +volonté, ouvrant la porte à qui lui plaît, usant de son +maître comme d'une chose à lui, pesant sur chacune de +ses résolutions, le possédant enfin par un lent envahissement +de chaque heure. Oui! c'est la conquête du lion par +l'insecte, c'est l'infiniment petit qui dispose de l'infiniment +grand, ce simple abbé si infime, le caudataire dont +le rôle est de s'asseoir aux pieds de son cardinal comme +un chien fidèle, et qui en réalité règne sur lui, le pousse +où il veut... Ah! le Jésuite, le Jésuite! Défiez-vous de lui, +quand il passe sans bruit dans sa pauvre soutane, pareil +à une vieille femme en jupe noire, avec sa face molle et +ridée de dévote. Regardez s'il n'est pas derrière les portes, +au fond des armoires, sous les lits. Je vous dis qu'ils +vous mangeront comme ils m'ont mangé, et qu'ils vous +donneront, à vous aussi, la fièvre, la peste, si vous ne +prenez garde!</p> + +<p>Brusquement, Pierre s'arrêta devant le prêtre. Il perdait<a name="page_447" id="page_447"></a> +pied, la crainte et la colère finissaient par l'envahir. +Après tout, pourquoi pas? toutes ces histoires extraordinaires +devaient être vraies.</p> + +<p>—Mais alors donnez-moi un conseil, cria-t-il. Je vous +ai justement prié d'entrer chez moi, ce soir, parce que je +ne savais plus que faire et que je sentais le besoin d'être +remis dans la bonne route.</p> + +<p>Il s'interrompit, reprit sa marche violente, comme sous +la poussée de sa passion qui débordait.</p> + +<p>—Ou bien non! ne me dites rien, c'est fini, j'aime +mieux partir. Cette pensée m'est déjà venue, mais dans +une heure de lâcheté, avec l'idée de disparaître, de retourner +vivre en paix dans mon coin; tandis que, maintenant, +si je pars, ce sera en vengeur, en justicier, pour +crier, de Paris, ce que j'ai vu à Rome, ce qu'on y a fait +du christianisme de Jésus, le Vatican tombant en poudre, +l'odeur de cadavre qui s'en échappe, l'imbécile illusion de +ceux qui espèrent voir un renouveau de l'âme moderne +sortir un jour de ce sépulcre, où dort la décomposition +des siècles... Oh! je ne céderai pas, je ne me soumettrai +pas, je défendrai mon livre par un nouveau livre. Et, +celui-ci, je vous réponds qu'il fera quelque bruit dans le +monde, car il sonnera l'agonie d'une religion qui se +meurt et qu'il faut se hâter d'enterrer, si l'on ne veut +pas que ses restes empoisonnent les peuples.</p> + +<p>Ceci dépassait la cervelle de don Vigilio. Le prêtre italien +se réveillait en lui, avec sa croyance étroite, sa terreur +ignorante des idées nouvelles. Il joignit les mains, +épouvanté.</p> + +<p>—Taisez-vous, taisez-vous! ce sont des blasphèmes... +Et puis, vous ne pouvez vous en aller ainsi, sans tenter +encore de voir Sa Sainteté. Elle seule est souveraine. Et +je sais que je vais vous surprendre, mais le père Dangelis, +en se moquant, vous a encore donné le seul bon conseil: +retournez voir monsignor Nani, car lui seul vous ouvrira +la porte du Vatican.<a name="page_448" id="page_448"></a></p> + +<p>Pierre en eut un nouveau sursaut de colère.</p> + +<p>—Comment! que je sois parti de monsignor Nani, +pour retourner à monsignor Nani! Quel est ce jeu? +Puis-je accepter d'être un volant que se renvoient toutes +les raquettes? A la fin, on se moque de moi!</p> + +<p>Et, harassé, éperdu, Pierre revint tomber sur sa chaise, +en face de l'abbé qui ne bougeait pas, la face plombée par +cette veillée trop longue, les mains toujours agitées d'un +petit tremblement. Il y eut un long silence. Puis, don Vigilio +expliqua qu'il avait bien une autre idée, il connaissait +un peu le confesseur du pape, un père Franciscain, +d'une grande simplicité, auquel il pourrait l'adresser. +Peut-être, malgré son effacement, ce père lui serait-il +utile. C'était toujours une tentative à faire. Et le silence +recommença, et Pierre, dont les yeux vagues restaient +fixés sur le mur, finit par distinguer le tableau ancien, qui +l'avait touché si profondément, le jour de son arrivée. +Dans la pâle lueur de la lampe, il venait peu à peu de le voir +se détacher et vivre, tel que l'incarnation même de son cas, +de son désespoir inutile devant la porte rudement fermée +de la vérité et de la justice. Ah! cette femme rejetée, cette +obstinée d'amour, sanglotant dans ses cheveux et dont +on n'apercevait pas le visage, comme elle lui ressemblait, +tombée de douleur sur les marches de ce palais, à l'impitoyable +porte close! Elle était grelottante, drapée d'un +simple linge, elle ne disait point son secret, infortune ou +faute, douleur immense d'abandon; et, derrière ses mains +serrées sur la face, il lui prêtait sa figure, elle devenait sa +sœur, ainsi que toutes les pauvres créatures sans toit ni +certitude, qui pleurent d'être nues et d'être seules, qui +usent leurs poings à vouloir forcer le seuil méchant des +hommes. Il ne pouvait jamais la regarder sans la plaindre, +il fut si remué, ce soir-là, de la retrouver toujours inconnue, +sans nom et sans visage, et toujours baignée des +plus affreuses larmes, qu'il questionna tout d'un coup don +Vigilio.<a name="page_449" id="page_449"></a></p> + +<p>—Savez-vous de qui est cette vieille peinture? Elle me +remue jusqu'à l'âme, ainsi qu'un chef-d'œuvre.</p> + +<p>Stupéfait de cette question imprévue, qui tombait là +sans transition aucune, le prêtre leva la tête, regarda, +s'étonna davantage quand il eut examiné le panneau noirci, +délaissé, dans son cadre pauvre.</p> + +<p>—D'où vient-elle, savez-vous? répéta Pierre. Comment +se fait-il qu'on l'ait reléguée au fond de cette chambre?</p> + +<p>—Oh! dit-il, avec un geste d'indifférence, ce n'est rien, +il y a comme ça partout des peintures anciennes sans valeur... +Celle-ci a toujours été là sans doute. Je ne sais +pas, je ne l'avais même pas vue.</p> + +<p>Enfin, il s'était levé avec prudence. Mais ce simple +mouvement venait de lui donner un tel frisson, qu'il put +à peine prendre congé, les dents claquant de fièvre.</p> + +<p>—Non, ne me reconduisez pas, laissez la lampe dans +cette pièce... Et, pour conclure, le mieux serait encore de +vous abandonner aux mains de monsignor Nani, car celui-là, +au moins, est supérieur. Je vous l'ai dit, dès votre +arrivée, que vous le vouliez ou non, vous finirez par faire +ce qu'il voudra. Alors, à quoi bon lutter?... Et jamais un +mot de notre conversation de cette nuit, ce serait ma +mort!</p> + +<p>Il rouvrit les portes sans bruit, regarda avec méfiance, +à droite, à gauche, dans les ténèbres du couloir, puis se +hasarda, disparut, rentra chez lui si doucement, qu'on +n'entendit même point l'effleurement de ses pieds, au milieu +du sommeil de tombe de l'antique palais.</p> + +<p>Le lendemain, Pierre, repris d'un besoin de lutte, et +qui voulait tout essayer, se fit recommander par don Vigilio +au confesseur du pape, à ce père Franciscain que le secrétaire +connaissait un peu. Mais il tomba sur un bon moine, +l'homme le plus timoré, évidemment choisi très modeste +et très simple, sans influence aucune, pour qu'il n'abusât +point de sa situation toute-puissante près du Saint-Père. Il +y avait aussi une humilité affectée, de la part de celui-ci,<a name="page_450" id="page_450"></a> +à n'avoir pour confesseur que le plus humble des réguliers, +l'ami des pauvres, le saint mendiant des routes. Ce père +jouissait pourtant d'une renommée d'orateur plein de foi, +le pape assistait à ses sermons, caché selon la règle derrière +un voile; car, si, comme Souverain Pontife infaillible, +il ne pouvait recevoir la leçon d'aucun prêtre, on +admettait que, comme homme, il tirât quand même profit +de la bonne parole. En dehors de son éloquence naturelle, +le bon père était vraiment un simple blanchisseur +d'âmes, le confesseur qui écoute et qui absout, sans se +souvenir des impuretés qu'il lave, aux eaux de la pénitence. +Et Pierre, à le voir si réellement pauvre et nul, +n'insista pas sur une intervention qu'il sentait inutile.</p> + +<p>Ce jour-là, la figure de l'amant ingénu de la Pauvreté, +du délicieux François, comme disait Narcisse Habert, le +hanta jusqu'au soir. Souvent il s'était étonné de la venue +de ce nouveau Jésus, si doux aux hommes, aux bêtes et +aux choses, le cœur enflammé d'une si brûlante charité +pour les misérables, dans cette Italie d'égoïsme et de +jouissance, où la joie de la beauté est seule restée reine. +Sans doute les temps sont changés, et quelle sève d'amour +il a fallu, aux temps anciens, pendant les grandes souffrances +du moyen âge, pour qu'un tel consolateur des +humbles, poussé du sol populaire, se mît à prêcher le don +de soi-même aux autres, le renoncement aux richesses, +l'horreur de la force brutale, l'égalité et l'obéissance qui +devaient assurer la paix du monde. Il marchait par les +chemins, vêtu ainsi que les plus pauvres, une corde serrant +à ses reins la robe grise, des sandales à ses pieds +nus, sans bourse ni bâton. Et ils avaient, lui et ses +frères, le verbe haut et libre, d'une verdeur de poésie, +d'une hardiesse de vérité souveraines, se faisant justiciers +partout, attaquant les riches et les puissants, osant +dénoncer les mauvais prêtres, les évêques débauchés, +simoniaques et parjures. Un long cri de soulagement les +accueillait, le peuple les suivait en foule, ils étaient les<a name="page_451" id="page_451"></a> +amis, les libérateurs de tous les petits qui souffraient. +Aussi, d'abord, de tels révolutionnaires inquiétèrent-ils +Rome, les papes hésitèrent avant d'autoriser l'ordre; et, +quand ils cédèrent enfin, ce fut sûrement dans l'idée +d'utiliser à leur profit cette force nouvelle, la conquête +du peuple infime, de la masse immense et vague, dont +la sourde menace a toujours grondé à travers les âges, +même aux époques les plus despotiques. Dès lors, la +papauté avait eu, dans les fils de Saint-François, une +armée de continuelle victoire, l'armée errante qui se +répandait partout, par les routes, par les villages, par les +villes, qui pénétrait jusqu'au foyer de l'ouvrier et du +paysan, gagnant les cœurs simples. S'imaginait-on la puissance +démocratique d'un tel ordre, sorti des entrailles +du peuple! De là, la prospérité si rapide, le nombre des +frères pullulant en quelques années, des couvents se +fondant de toutes parts, le tiers ordre envahissant la population +laïque au point de l'imprégner et de l'absorber. +Et ce qui prouvait qu'il y avait là une production du sol, +une végétation vigoureuse de la souche plébéienne, +c'était que tout un art national allait en naître, les précurseurs +de la Renaissance en peinture, et Dante lui-même, +l'âme du génie de l'Italie.</p> + +<p>Maintenant, depuis quelques jours, Pierre les voyait, +ces grands ordres d'autrefois, et se heurtait contre eux, +dans la Rome actuelle. Les Franciscains et les Dominicains, +qui avaient si longtemps combattu de compagnie +pour l'Église, rivaux animés de la même foi, étaient toujours +là, face à face, dans leurs vastes couvents, d'apparence +prospère. Mais il semblait que l'humilité des +Franciscains les eût à la longue mis à l'écart. Peut-être +aussi était-ce que leur rôle d'amis et de libérateurs +du peuple a cessé, depuis que le peuple se libère lui-même, +dans ses conquêtes politiques et sociales. Et la +seule bataille restait sûrement entre les Dominicains et +les Jésuites, les prêcheurs et les éducateurs, qui, les uns<a name="page_452" id="page_452"></a> +et les autres, ont gardé la prétention de pétrir le monde +à l'image de leur foi. On entendait gronder les influences, +c'était une guerre de toutes les heures, dont Rome, le +pouvoir suprême au Vatican, demeurait l'éternel enjeu. +Les premiers, cependant, avaient beau avoir saint Thomas +qui combattait pour eux, ils sentaient crouler leur +vieille science dogmatique, ils devaient céder chaque +jour un peu de terrain aux seconds, victorieux avec le +siècle. Puis, c'étaient encore les Chartreux, vêtus de leur +robe de drap blanc, les silencieux très saints et très purs, +les contemplateurs qui se sauvent du monde dans leurs +cloîtres aux cellules calmes, les désespérés et les consolés +dont le nombre peut être moindre, mais qui vivront éternellement, +comme la douleur et le besoin de solitude. +C'étaient les Bénédictins, les enfants de Saint-Benoît dont +la règle admirable a sanctifié le travail, les ouvriers passionnés +des lettres et des sciences, qui ont longtemps été, +à leur époque, des instruments puissants de civilisation, +aidant à l'instruction universelle par leurs immenses travaux +d'histoire et de critique; et ceux-ci, Pierre qui les +aimait, qui se serait réfugié chez eux deux siècles plus tôt, +s'étonnait pourtant de leur voir bâtir, sur l'Aventin, une +vaste demeure, pour laquelle Léon XIII a déjà donné des +millions, comme si la science d'aujourd'hui et de demain +eût encore été un champ où ils pussent moissonner: à +quoi bon? lorsque les ouvriers ont changé, lorsque les +dogmes sont là pour barrer la route à qui doit passer en +les respectant, sans achever de les abattre. Enfin, c'était +le pullulement des ordres moindres, dont on compte des +centaines: c'étaient les Carmes, les Trappistes, les Minimes, +les Barnabites, les Lazaristes, les Eudistes, les +Missionnaires, les Récollets, les Frères de la Doctrine +chrétienne; c'étaient les Bernardins, les Augustins, les +Théatins, les Observantins, les Célestins, les Capucins; +sans compter les ordres correspondants de femmes, ni +les Clarisses, ni les religieuses sans nombre, telles que<a name="page_453" id="page_453"></a> +les religieuses de la Visitation et celles du Calvaire. +Chaque maison avait son installation modeste ou somptueuse, +certains quartiers de Rome n'étaient faits que de +couvents, et tout ce peuple, derrière les façades muettes, +bourdonnait, s'agitait, intriguait, dans la continuelle +lutte des intérêts et des passions. L'ancienne évolution +sociale qui les avait produits n'agissait plus depuis longtemps, +ils s'entêtaient à vivre quand même, de plus en +plus inutiles et affaiblis, destinés à cette agonie lente, +jusqu'au jour où l'air et le sol leur manqueront à la fois, +au sein de la société nouvelle.</p> + +<p>Et, dans ses démarches, dans ses courses qui recommençaient, +ce n'était pas le plus souvent contre les réguliers +que se heurtait Pierre: il avait affaire surtout au +clergé séculier, à ce clergé de Rome, qu'il finissait par +bien connaître. Une hiérarchie, rigoureuse encore, y maintenait +les classes et les rangs. Au sommet, autour du +pape, régnait la famille pontificale, les cardinaux et les +prélats, très hauts, très nobles, d'une grande morgue, sous +leur apparente familiarité. En dessous d'eux, le clergé +des paroisses formait comme une bourgeoisie, très digne, +d'un esprit sage et modéré, où les curés patriotes n'étaient +même pas rares; et l'occupation italienne, depuis un +quart de siècle, avait eu ce singulier résultat, en installant +tout un monde de fonctionnaires, témoins des mœurs, +de purifier la vie intime des prêtres romains, dans laquelle +la femme autrefois jouait un rôle si décisif, que Rome était +à la lettre un gouvernement de servantes maîtresses, trônant +dans des ménages de vieux garçons. Et, enfin, on +tombait à cette plèbe du clergé, que Pierre avait étudiée +curieusement, tout un ramassis de misérables prêtres, +crasseux, à demi nus, rôdant en quête d'une messe, +comme des bêtes faméliques, s'échouant dans les tavernes +louches, en compagnie des mendiants et des voleurs. +Mais il était plus intéressé encore par la foule flottante +des prêtres accourus de la chrétienté entière, les aventuriers,<a name="page_454" id="page_454"></a> +les ambitieux, les croyants, les fous, que Rome +attirait comme la lampe, dans la nuit, attire les insectes +de l'ombre. Il y en avait de toute nationalité, de toute +fortune, de tout âge, galopant sous le fouet de leurs +appétits, se bousculant du matin au soir autour du Vatican, +pour mordre à la proie qu'ils étaient venus saisir. +Partout, il les retrouvait, et il se disait avec quelque honte +qu'il était un d'eux, qu'il augmentait de son unité ce +nombre incroyable de soutanes qu'on rencontrait par les +rues. Ah! ce flux et ce reflux, cette continuelle marée, +dans Rome, des robes noires, des frocs de toutes les couleurs! +Les séminaires des diverses nations auraient suffi +à pavoiser les rues, avec leurs queues d'élèves en fréquentes +promenades: les Français tout noirs, les Américains +du Sud noirs avec l'écharpe bleue, les Américains +du Nord noirs avec l'écharpe rouge, les Polonais noirs +avec l'écharpe verte, les Grecs bleus, les Allemands rouges, +les Romains violets, et les autres, et les autres, brodés, +lisérés de cent façons. Puis, il y avait en outre les confréries, +les pénitents, les blancs, les noirs, les bleus, +les gris, avec des cagoules, avec des pèlerines différentes, +grises, bleues, noires ou blanches. Et c'était ainsi que, +parfois encore, la Rome papale semblait ressusciter et +qu'on la sentait vivace et tenace, luttant pour ne pas +disparaître, dans la Rome cosmopolite actuelle, où s'effacent +le ton neutre et la coupe uniforme des vêtements.</p> + +<p>Mais Pierre avait beau courir de chez un prélat chez un +autre, fréquenter des prêtres, traverser des églises, il ne +pouvait s'habituer au culte, à cette dévotion romaine, qui +l'étonnait quand elle ne le blessait pas. Un dimanche +qu'il était entré, par un matin de pluie, à Sainte-Marie-Majeure, +il avait cru se trouver dans une salle d'attente, +d'une richesse inouïe certes, avec ses colonnes et son +plafond de temple antique, le baldaquin somptueux de +son autel papal, les marbres éclatants de sa Confession, +de sa chapelle Borghèse surtout, et où Dieu cependant ne<a name="page_455" id="page_455"></a> +semblait pas habiter. Dans la nef centrale, pas un banc, +pas une chaise; un continuel va-et-vient de fidèles qui la +traversaient, comme on traverse une gare, en trempant de +leurs souliers mouillés le précieux dallage de mosaïque; +des femmes et des enfants, que la fatigue avait fait asseoir +autour des socles de colonne, ainsi qu'on en voit, dans +l'encombrement des grands départs, attendant leur train. +Et, pour cette foule piétinante de menu peuple, entrée en +passant, un prêtre disait une messe basse, au fond d'une +chapelle latérale, devant laquelle une file unique de +gens debout s'était formée, étroite, longue, une queue de +théâtre barrant la nef en travers. A l'élévation, tous s'inclinèrent +d'un air de ferveur; puis, l'attroupement se +dissipa, la messe était dite. C'était partout la même assistance +des pays du soleil, pressée, n'aimant pas s'installer +sur des sièges, ne faisant à Dieu que de courtes +visites familières, en dehors des grandes réceptions de +gala, à Saint-Paul comme à Saint-Jean de Latran, dans +toutes les vieilles basiliques comme à Saint-Pierre lui-même. +Au Gesù seul, il tomba, un autre dimanche matin, +sur une grand'messe qui lui rappela les foules dévotes du +Nord: là, il y avait des bancs, des femmes assises, une +tiédeur mondaine, sous le luxe des voûtes, chargées d'or, +de sculptures et de peintures, d'une splendeur fauve +admirable, depuis que le temps en a fondu le goût baroque +trop vif. Mais que d'églises vides, parmi les plus anciennes +et les plus vénérables, Saint-Clément, Sainte-Agnès, +Sainte-Croix de Jérusalem, où l'on ne voyait guère, aux +heures des offices, que les quelques voisins du quartier! +Quatre cents églises, même pour Rome, c'étaient bien des +nefs à peupler; et il y en avait qu'on fréquentait uniquement +à certains jours fixes de cérémonie, beaucoup n'ouvraient +leurs portes qu'une fois par an, le jour de la fête +du saint. Certaines vivaient de la chance heureuse de +posséder un fétiche, une idole secourable aux misères +humaines: l'Aracoeli avait le petit Jésus miraculeux, «il<a name="page_456" id="page_456"></a> +Bambino», qui guérissait les enfants malades; Sant'Agostino +avait la «Madona del Parto», la Vierge qui délivrait +heureusement les femmes enceintes. D'autres étaient +réputées pour l'eau de leurs bénitiers, l'huile de leurs +lampes, la puissance d'un saint de bois ou d'une madone +de marbre. D'autres semblaient délaissées, abandonnées +aux touristes, livrées à la petite industrie des bedeaux, +telles que des musées, peuplés de dieux morts. D'autres +enfin restaient troublantes, comme Santa-Maria-Rotonda, +installée dans le Panthéon, une salle ronde qui +tient du cirque, et où la Vierge est demeurée l'évidente +locataire de l'Olympe. Il s'était intéressé aux églises des +quartiers pauvres, à Saint-Onuphre, à Sainte-Cécile, à +Sainte-Marie du Transtévère, sans y rencontrer la foi +vive, le flot populaire qu'il espérait. Une après-midi, dans +cette dernière complètement vide, il avait entendu des +chantres chanter à pleine voix, un lamentable chant au +milieu de cette solitude. Un autre jour, étant entré à San +Grisogono, il l'avait trouvé tendu, sans doute pour une +fête du lendemain: les colonnes dans des fourreaux de +damas rouge, les portiques sous des lambrequins et des +rideaux alternés, jaunes et bleus, blancs et rouges; et il +avait fui, devant cette affreuse décoration, d'un clinquant +de foire. Ah! qu'il était loin des cathédrales où, dans son +enfance, il avait cru et prié! Partout, il retrouvait la même +église, l'ancienne basilique antique, accommodée au goût +de la Rome du dernier siècle par le Bernin ou ses élèves. +A Saint-Louis des Français, dont le style est meilleur, +d'une sobriété élégante, il ne fut ému que par les grands +morts, les héros et les saints, qui dormaient sous les +dalles, dans la terre étrangère. Et, comme il cherchait du +gothique, il finit par aller voir Sainte-Marie de la Minerve, +qu'on lui disait être le seul échantillon du style gothique +à Rome. Ce fut pour lui la stupéfaction dernière, ces +colonnes engagées recouvertes de marbre, ces ogives qui +n'osent s'élancer, étouffées dans le plein cintre, ces voûtes<a name="page_457" id="page_457"></a> +qui s'arrondissent, condamnées à la lourde majesté du +dôme. Non, non! la foi dont les cendres tièdes demeuraient +là, n'était plus celle dont le brasier avait envahi et brûlé +au loin la chrétienté entière. Monsignor Fornaro, que le +hasard lui fit rencontrer justement, au sortir de Sainte-Marie +de la Minerve, s'éleva contre le gothique, en le +traitant d'hérésie pure. La première église chrétienne, +c'était la basilique, née du temple; et l'on blasphémait, +lorsqu'on voyait la véritable église chrétienne dans la +cathédrale gothique, car le gothique n'était que le détestable +esprit anglo-saxon, le génie révolté de Luther. Il +voulut répondre passionnément au prélat; puis, il se tut, +de crainte d'en trop dire. N'était-ce pas, en effet, la preuve +décisive que le catholicisme était la végétation même du +sol de Rome, le paganisme transformé par le christianisme? +Ailleurs, celui-ci a poussé dans un esprit différent, +à ce point qu'il est entré en rébellion, qu'il s'est tourné +contre la Cité mère, au jour du schisme. L'écart est allé +en s'élargissant toujours, les dissemblances s'accusent +aujourd'hui de plus en plus, dans l'évolution des sociétés +nouvelles, malgré les efforts désespérés d'unité, de sorte +que le schisme, une fois encore, apparaît inévitable et +prochain. Et il gardait aux basiliques une autre rancune +d'enfant jadis pieux et sentimental, l'absence des cloches, +des belles et grandes cloches, aimées des humbles. Il +faut des clochers, pour les cloches, et il n'y a pas de +clochers à Rome, il n'y a que des dômes. Décidément, +Rome n'était pas la ville de Jésus, sonnante et carillonnante, +d'où la prière montait en ondes sonores parmi le +vol tourbillonnant des corneilles et des hirondelles.</p> + +<p>Cependant, Pierre continuait ses démarches, envahi par +une sourde irritation qui le faisait s'obstiner, retournant +voir les gens, tenant la parole qu'il s'était donnée de +rendre visite à chacun des cardinaux de la congrégation +de l'Index, malgré les blessures. Et il se trouva peu à peu +lancé à travers les autres congrégations, ces ministères<a name="page_458" id="page_458"></a> +de l'ancien gouvernement pontifical, aujourd'hui moins +nombreuses, mais d'une complication de rouages extraordinaire +encore, ayant chacune un cardinal pour préfet, +des membres cardinaux tenant séance, des prélats consulteurs, +tout un monde d'employés. Il dut aller plusieurs +fois à la Chancellerie où siège la congrégation de l'Index, +il se perdit dans cette immensité d'escaliers, de couloirs +et de salles, gagné dès le portique de la cour par le frisson +glacé des vieux murs, ne pouvant arriver à aimer ce +palais, l'œuvre maîtresse de Bramante, le type pur de la +renaissance romaine, d'une beauté si nue et si froide. Il +connaissait déjà la congrégation de la Propagande, où le +cardinal Sarno l'avait reçu; et ce fut le hasard de ses +visites, renvoyé de l'un à l'autre, dans cette chasse aux +influences, qui lui fit connaître de même les autres +congrégations, celle des Évêques et Réguliers, celle des +Rites, celle du Concile. Même il entrevit la Consistoriale, +la Daterie, la Sacrée Pénitencerie. C'était le mécanisme +énorme de l'administration de l'Église, le monde entier à +gouverner, élargir les conquêtes, gérer les affaires des +pays conquis, juger les questions de foi, de mœurs et de +personnes, examiner et punir les délits, accorder les dispenses, +vendre les faveurs. On n'imaginait pas le nombre +effroyable d'affaires qui, chaque matin, tombait au Vatican, +les questions les plus graves, les plus délicates, les +plus complexes, dont la solution donnait lieu à des recherches, +à des études sans nombre. Il fallait bien répondre +à ce peuple de visiteurs, qui encombraient Rome, +venus de tous les points de la chrétienté, à ces lettres, à +ces suppliques, à ces dossiers, dont le flot se distribuait, +s'entassait dans les bureaux. Et le miracle était le +grand silence discret dans lequel se faisait la colossale +besogne, pas un bruit sur la rue, des tribunaux, des parlements, +des fabriques de saints et de nobles d'où ne +sortait pas même la petite trépidation du travail, une mécanique +si bien huilée, que, malgré la rouille des siècles,<a name="page_459" id="page_459"></a> +l'usure profonde et irrémédiable, elle fonctionnait sans +qu'on la devinât, derrière les murs. Toute la politique de +l'Église n'était-elle pas là? se taire, écrire le moins possible, +attendre. Mais quelle mécanique prodigieuse, surannée +et si puissante encore! et comme il se sentait pris, +au milieu de ces congrégations, dans le réseau de fer du +plus absolu pouvoir qu'on eût jamais organisé pour dominer +les hommes! Il avait beau y constater des lézardes, +des trous, une vétusté annonçant la ruine, il ne lui appartenait +pas moins, depuis qu'il s'y était risqué, il était +saisi, broyé, emporté au travers de cet inextricable filet, +de ce labyrinthe sans fin des influences et des intrigues, +où s'agitaient les vanités et les vénalités, les corruptions +et les ambitions, tant de misère et tant de grandeur. Et +qu'il était loin de la Rome qu'il avait rêvée, et quelle +colère le soulevait parfois dans sa lassitude, dans sa volonté +de se défendre!</p> + +<p>Brusquement, des choses s'expliquaient, que Pierre +n'avait jamais comprises. Un jour qu'il était retourné à +la Propagande, le cardinal Sarno lui parla de la Franc-Maçonnerie +avec une telle rage froide, que, tout d'un +coup, il vit clair. Jusque-là, la Franc-Maçonnerie l'avait +fait sourire, il n'y croyait guère plus qu'aux Jésuites, +trouvant enfantines les ridicules histoires qui circulaient, +renvoyant à la légende ces hommes de mystère et d'ombre, +dont le secret pouvoir, incalculable, aurait gouverné le +monde. Il s'étonnait surtout de la haine aveugle qui affolait +certaines gens, dès que le mot de francs-maçons leur +venait aux lèvres: un prélat, et des plus distingués, des +plus intelligents, lui avait affirmé d'un air de conviction +profonde que toute loge maçonnique était présidée, au +moins une fois l'an, par le Diable en personne, visible. +C'était à confondre le simple bon sens. Et il venait de +comprendre la rivalité, la furieuse lutte de l'Église catholique +et romaine contre l'autre Église, l'Église d'en face. +La première avait beau se croire triomphante, elle n'en<a name="page_460" id="page_460"></a> +sentait pas moins dans l'autre une concurrence, une très +vieille ennemie, qui se prétendait même plus ancienne +qu'elle, et dont la victoire restait toujours possible. Surtout, +le heurt résultait de ce que les deux sectes avaient +la même ambition de souveraineté universelle, la même +organisation internationale, le même coup de filet jeté +sur les peuples, des mystères, des dogmes, des rites. Dieu +contre Dieu, foi contre foi, conquête contre conquête; et, +dès lors, de même que deux maisons rivales, établies aux +deux côtés d'une rue, elles se gênaient, l'une devait finir +par tuer l'autre. Mais, si le catholicisme lui semblait +caduc, menacé de ruine, il restait également sceptique +sur la puissance de la Franc-Maçonnerie. Il avait questionné, +fait une enquête, pour se rendre compte de la +réalité de cette puissance, dans cette ville de Rome où les +deux pouvoirs suprêmes se trouvaient en présence, où le +grand maître trônait en face du pape. On lui avait bien +raconté que les derniers princes romains se croyaient +forcés de se faire recevoir francs-maçons, pour ne pas se +rendre la vie trop rude, aggraver leur situation difficile, +barrer l'avenir de leurs fils. Seulement, ne cédaient-ils +pas uniquement à la force irrésistible de l'évolution +sociale actuelle? La Franc-Maçonnerie n'allait-elle pas +être noyée, elle aussi, dans son propre triomphe, +celui des idées de justice, de raison et vérité, qu'elle +avait si longtemps défendues, au travers des ténèbres et +des violences de l'histoire? C'est un fait constant, la +victoire de l'idée tue la secte qui la propage, rend +inutile et un peu baroque l'appareil dont les sectaires +ont dû s'entourer pour frapper les imaginations. Le +carbonarisme n'a pu survivre à la conquête des libertés +politiques qu'il réclamait, et le jour où l'Église catholique +croulera, ayant fait son œuvre civilisatrice, l'autre +Église, l'Église franc-maçonne d'en face, disparaîtra de +même, sa tâche de libération étant faite. Aujourd'hui, la +fameuse toute-puissance des loges serait un pauvre instrument<a name="page_461" id="page_461"></a> +de conquête, entravé lui-même par des traditions, +gâté par un cérémonial dont on plaisante, réduit à n'être +qu'un lien d'entente et de secours mutuel, si le grand +souffle de la science n'emportait les peuples, aidant à la +destruction des religions vieillies.</p> + +<p>Alors, Pierre, brisé par tant de courses et de démarches, +fut repris d'anxiété, dans son obstination à ne pas +quitter Rome, sans s'être battu jusqu'au bout, en soldat +d'une espérance qui ne veut pas croire à la défaite. Il +avait vu tous les cardinaux dont l'influence pouvait lui +être de quelque utilité. Il avait vu le cardinal vicaire, +chargé du diocèse de Rome, un lettré qui avait causé +d'Horace avec lui, un politique un peu brouillon qui +s'était mis à le questionner sur la France, sur la République, +sur le budget de la guerre et de la marine, sans +s'occuper le moins du monde du livre poursuivi. Il +avait vu le Grand Pénitencier, le cardinal aperçu déjà +au palais Boccanera, un vieillard maigre, au visage +décharné d'ascète, dont il n'avait pu tirer qu'un long +blâme, des paroles sévères contre les jeunes prêtres, +gâtés par le siècle, auteurs d'ouvrages exécrables. Enfin, il +avait vu, au Vatican, le cardinal secrétaire, en quelque +sorte le ministre des Affaires étrangères de Sa Sainteté, +la grande puissance du Saint-Siège, dont on l'avait écarté +jusque-là, en le terrifiant sur les conséquences d'une +visite malheureuse. Il s'était excusé de venir si tard, et +il avait trouvé l'homme le plus aimable, corrigeant par +une diplomatique bienveillance l'aspect un peu rude de +sa personne, le questionnant d'un air d'intérêt après +l'avoir fait asseoir, l'écoutant, le réconfortant même. +Mais, de retour sur la place Saint-Pierre, il avait bien +compris que son affaire n'avait point avancé d'un pas, et +que, s'il arrivait un jour à forcer la porte du pape, ce ne +serait jamais en passant par la Secrétairerie d'État. Et, ce +soir-là, il était rentré rue Giulia effaré, surmené, la tête +brisée après tant de visites à tant de gens, si éperdu<a name="page_462" id="page_462"></a> +de s'être senti peu à peu prendre tout entier par cette +machine aux cent rouages, qu'il s'était demandé avec +terreur ce qu'il ferait le lendemain, n'ayant plus rien à +faire, qu'à devenir fou.</p> + +<p>Il rencontra justement don Vigilio dans un couloir, et +il voulut de nouveau le consulter, obtenir de lui un bon +conseil. Mais celui-ci le fit taire d'un geste inquiet, sans +qu'il sût pourquoi. Il avait ses yeux de terreur. Puis, +dans un souffle, à l'oreille:</p> + +<p>—Avez-vu monsignor Nani? Non!... Eh bien! allez +le voir, allez le voir. Je vous répète que vous n'avez pas +d'autre chose à faire.</p> + +<p>Il céda. Pourquoi résister, en effet? En dehors de la +passion d'ardente charité qui l'avait amené pour défendre +son livre, n'était-il pas à Rome dans un but d'expérience? +Il fallait bien pousser jusqu'au bout les tentatives.</p> + +<p>Le lendemain, de trop bonne heure, il se trouva sous +la colonnade de Saint-Pierre, et il dut s'y attarder, en +attendant. Jamais encore il n'avait mieux senti l'énormité +de ces quatre rangées tournantes de colonnes, de +cette forêt aux gigantesques troncs de pierre, où personne +ne se promène d'ailleurs. C'est un désert grandiose et +morne, on se demande pourquoi un portique si majestueux: +pour l'unique majesté sans doute, pour la +pompe de la décoration; et toute Rome, une fois de plus, +était là. Puis, il suivit la rue du Saint-Office, arriva +devant le palais du Saint-Office, derrière la Sacristie, +dans un quartier de solitude et de silence, que le +pas d'un piéton, le roulement d'une voiture troublent +à peine, de loin en loin. Le soleil seul s'y promène, en +nappes lentes, sur le petit pavé blanchi. On y devine +le voisinage de la basilique, l'odeur d'encens, la paix +cloîtrée, dans le sommeil des siècles. Et, à un angle, +le palais du Saint-Office est d'une nudité pesante et +inquiétante: une haute façade jaune, percée d'une +seule ligne de fenêtres; tandis que, sur la rue latérale,<a name="page_463" id="page_463"></a> +l'autre façade est plus louche encore, avec son rang de +fenêtres plus étroites, des judas aux vitres glauques. +Dans l'éclatant soleil, ce colossal cube de maçonnerie +couleur de boue paraît dormir, presque sans jour sur le +dehors, fermé et mystérieux comme une prison.</p> + +<p>Pierre eut un frisson, dont il sourit ensuite, ainsi que +d'un enfantillage. La sainte, romaine et universelle +Inquisition, la sacrée congrégation du Saint-Office, +comme on la nommait aujourd'hui, n'était plus celle de +la légende, la pourvoyeuse des bûchers, le tribunal +occulte et sans appel, ayant droit de mort sur l'humanité +entière. Pourtant, elle gardait toujours le secret de sa +besogne, elle se réunissait chaque mercredi, jugeait et +condamnait, sans que rien, pas même un souffle, sortît +des murs. Mais, si elle continuait à frapper le crime d'hérésie, +si elle ne s'en tenait pas aux œuvres et frappait +aussi les hommes, elle n'avait plus d'armes, ni cachot, ni +fer, ni feu, réduite à un rôle de protestation, ne pouvant +même infliger aux siens, aux ecclésiastiques, que des +peines disciplinaires.</p> + +<p>Lorsqu'il fut entré et qu'on l'eut introduit dans le +salon de monsignor Nani, qui habitait le palais, à titre +d'assesseur, Pierre éprouva une surprise heureuse. La +pièce était vaste, située au midi, inondée de gai soleil; +et il régnait là une douceur exquise, malgré la raideur +des meubles, la couleur sombre des tentures, comme +si une femme y eût vécu, accomplissant ce prodige de +mettre de sa grâce dans ces choses sévères. Il n'y avait +pas de fleurs, et cela sentait bon. Un charme, épandu, +prenait les cœurs, dès le seuil.</p> + +<p>Tout de suite, monsignor Nani s'était avancé, souriant, +avec sa face rose, aux yeux bleus si vifs, aux fins cheveux +blonds que l'âge poudrait. Et les deux mains tendues:</p> + +<p>—Ah! mon cher fils, que vous êtes aimable d'être +venu me voir... Voyons, asseyez-vous, causons comme +deux amis.<a name="page_464" id="page_464"></a></p> + +<p>Il le questionna sans attendre, avec une apparence +d'affection extraordinaire.</p> + +<p>—Où en êtes-vous? Racontez-moi ça, dites-moi bien +tout ce que vous avez fait.</p> + +<p>Pierre, touché malgré les confidences de don Vigilio, +gagné par la sympathie qu'il croyait sentir, se confessa +sans rien omettre. Il dit ses visites au cardinal Sarno, à +monsignor Fornaro, au père Dangelis; il conta ses autres +démarches près des cardinaux influents, tous ceux de +l'Index, et le Grand Pénitencier, et le cardinal vicaire, et +le cardinal secrétaire; il insista sur ses courses sans fin +d'une porte à une autre, à travers tout le clergé de Rome, +à travers toutes les congrégations, dans cette immense +ruche active et silencieuse, où il s'était lassé les pieds, +brisé les membres, hébété le cerveau.</p> + +<p>Et monsignor Nani, qui semblait l'écouter d'un air +de ravissement, s'exclamait, répétait à chaque station de +ce calvaire du solliciteur:</p> + +<p>—Mais c'est très bien! mais c'est parfait! Oh! votre +affaire marche! A merveille, à merveille, elle marche!</p> + +<p>Il exultait, sans laisser percer, d'ailleurs, aucune ironie +malséante. Il n'avait que son joli regard d'enquête, qui +fouillait le jeune prêtre, pour savoir s'il l'avait enfin +amené au point d'obéissance où il le désirait. Était-il +assez las, assez désillusionné, assez renseigné sur la réalité +des choses, pour qu'on pût en finir avec lui? Trois +mois de Rome avaient-ils suffi pour faire un sage, un +résigné au moins, de l'enthousiaste un peu fou du premier +jour?</p> + +<p>Brusquement, monsignor Nani demanda:</p> + +<p>—Mais, mon cher fils, vous ne me parlez pas de Son +Éminence le cardinal Sanguinetti.</p> + +<p>—Monseigneur, c'est que Son Éminence est à Frascati, +je n'ai pu la voir.</p> + +<p>Alors, le prélat, comme s'il eût reculé encore le dénouement, +avec une secrète jouissance de diplomate artiste,<a name="page_465" id="page_465"></a> +se récria, leva ses petites mains grasses au ciel, de l'air +inquiet d'un homme qui déclare tout perdu.</p> + +<p>—Oh! il faut voir Son Éminence, il faut voir Son +Éminence! C'est absolument nécessaire. Pensez donc! le +préfet de l'Index! Nous ne pourrons agir qu'après votre +visite, car vous n'avez vu personne, si vous ne l'avez pas +vu... Allez, allez à Frascati, mon cher fils.</p> + +<p>Et Pierre ne put que s'incliner.</p> + +<p>—J'irai, monseigneur.<a name="page_466" id="page_466"></a></p> + +<h3><a name="XI" id="XI"></a>XI</h3> + +<p>Bien qu'il sût ne pouvoir se présenter chez le cardinal +Sanguinetti que vers onze heures, Pierre, qui avait pris +un train matinal, descendit dès neuf heures à la petite +gare de Frascati. Déjà, il y était venu, en un de ses jours +d'oisiveté forcée; il avait fait l'excursion classique de ces +Châteaux romains, qui vont de Frascati à Rocca di Papa, +et de Rocca di Papa au Monte Cave; et il était charmé, il se +promettait deux heures de promenade apaisante, sur ces +premiers coteaux des monts Albains, où Frascati est bâti +parmi les roseaux, les oliviers et les vignes, dominant +l'immense mer rousse de la Campagne, comme du haut +d'un promontoire, jusqu'à Rome lointaine qui blanchit, +telle qu'un îlot de marbre, à six grandes lieues.</p> + +<p>Ah! ce Frascati, sur son mamelon verdoyant, au pied +des hauteurs boisées de Tusculum, avec sa terrasse fameuse +d'où l'on a la plus belle vue du monde, avec +ses anciennes villas patriciennes aux fières et élégantes +façades Renaissance, aux parcs magnifiques, toujours +verts, plantés de cyprès, de pins et de chênes! C'était une +douceur, une joie, une séduction dont il ne se serait +jamais lassé. Et, depuis plus d'une heure, il errait délicieusement +par les routes bordées d'antiques oliviers +noueux, par les chemins couverts, qu'ombrageaient les +grands arbres des propriétés voisines, par les sentiers +odorants, au bout desquels, à chaque coude, la Campagne +se déroulait à l'infini, lorsqu'il fit une rencontre imprévue, +qui le contraria d'abord.<a name="page_467" id="page_467"></a></p> + +<p>Il était redescendu près de la gare, dans les terrains +bas, d'anciennes vignes où tout un mouvement de constructions +nouvelles s'était produit depuis quelques années; +et il fut surpris de voir une victoria, très correctement +attelée de deux chevaux, qui venait de Rome, +s'arrêter près de lui, et de s'entendre appeler par son +nom.</p> + +<p>—Comment! monsieur l'abbé Froment, vous ici en +promenade, de si bonne heure!</p> + +<p>Alors, il reconnut le comte Prada qui, étant descendu, +laissa la voiture vide achever la route, tandis qu'il faisait +à pied les deux ou trois derniers cents mètres, à côté du +jeune prêtre. Après une cordiale poignée de main, il expliqua +son goût.</p> + +<p>—Oui, je me sers rarement du chemin de fer, je +viens en voiture. Ça promène mes chevaux... Vous savez +que j'ai des intérêts par ici, toute une affaire de constructions, +qui malheureusement ne va pas très bien. Et c'est +pourquoi, malgré la saison avancée, je suis encore forcé +d'y venir plus souvent que je ne voudrais.</p> + +<p>Pierre, en effet, savait cette histoire. Les Boccanera +avaient dû vendre la villa somptueuse, bâtie là par un +cardinal, leur ancêtre, sur les plans de Jacques de la +Porte, dans la seconde moitié du seizième siècle: une +demeure d'été royale, d'admirables ombrages, des charmilles, +des bassins, des cascades, surtout une terrasse, +célèbre entre toutes celles du pays, qui s'avançait comme +un cap, au-dessus de la Campagne romaine, dont l'immensité +sans fin va des montagnes de la Sabine aux sables +de la Méditerranée. Et, dans le partage, Benedetta tenait +de sa mère de vastes champs de vignes, en bas de Frascati, +qu'elle avait apportés en dot à Prada, au moment où +la folie de la pierre soufflait de Rome sur les provinces. +Aussi Prada avait-il eu l'idée de construire là tout un +quartier de villas bourgeoises, dans le goût de celles +qui encombrent la banlieue de Paris. Mais peu d'acheteurs<a name="page_468" id="page_468"></a> +s'étaient présentés, l'effondrement financier était +survenu, et il liquidait péniblement cette affaire fâcheuse, +après en avoir désintéressé sa femme, dès leur séparation.</p> + +<p>—Et puis, continua-t-il, avec une voiture, on arrive, on +part, quand on veut; tandis qu'on est esclave des heures +du chemin de fer. Ainsi, j'ai ce matin rendez-vous avec des +entrepreneurs, des experts, des avocats, et je ne sais le +temps qu'ils vont me prendre... Un merveilleux pays, +n'est-ce pas? dont nous avons raison d'être très fiers, à +Rome. J'ai beau y avoir en ce moment des ennuis, je ne +puis m'y retrouver, sans que mon cœur batte de joie.</p> + +<p>Ce qu'il ne disait pas, c'était que son amie, comme il +la nommait, Lisbeth Kauffmann, venait de passer l'été +dans une des villas neuves, où elle avait installé son +atelier de délicieuse artiste, visité par toute la colonie +étrangère, qui tolérait l'irrégularité de sa situation, depuis +la mort de son mari, grâce à sa gaieté et à sa peinture, +juste assez pour être libre. On avait fini même par accepter +sa grossesse, et elle était rentrée à Rome dès le +milieu de novembre, pour y accoucher d'un gros garçon, +dont la venue avait rallumé, dans les salons blancs et +dans les salons noirs, les commérages passionnés sur +le divorce imminent de Benedetta et de Prada. L'amour +de ce dernier pour Frascati était sûrement fait de ses +tendres souvenirs et de la grande joie d'orgueil où le +jetait cette naissance d'un fils.</p> + +<p>Pierre, qui gardait en sa présence une gêne, comme une +sorte de malaise, dans sa haine instinctive des hommes +d'argent et de proie, voulut pourtant répondre à son amabilité +parfaite, en lui demandant des nouvelles de son +père, le vieil Orlando, le héros de la conquête.</p> + +<p>—Oh! à part les jambes, il se porte à merveille, il +vivra cent ans. Ce pauvre père! j'aurais été si heureux de +l'installer dans une de ces petites maisons, cet été! Mais +jamais il n'a voulu, il s'entête à ne pas quitter Rome,<a name="page_469" id="page_469"></a> +comme s'il craignait qu'on ne la lui reprît, pendant son +absence.</p> + +<p>Il éclata d'un beau rire, s'égayant tout seul à plaisanter +ainsi l'âge héroïque et démodé de l'indépendance. +Puis, il ajouta:</p> + +<p>—Il me parlait encore de vous hier, monsieur l'abbé. +Il s'étonne de ne pas vous avoir revu.</p> + +<p>Cela chagrina Pierre, car il s'était mis à aimer Orlando +d'une tendresse respectueuse. Deux fois, depuis la première +visite, il était retourné le saluer; et, à chaque fois, +le vieillard avait refusé de causer de Rome, tant que son +jeune ami n'aurait pas tout vu, tout senti, tout compris. +Plus tard, il serait temps, lorsque l'un et l'autre pourraient +conclure.</p> + +<p>—Je vous en prie, s'écria Pierre, veuillez lui dire +que je ne l'oublie pas et que, si ma visite se fait attendre, +c'est que je désire le satisfaire. Mais je ne partirai pas +sans aller lui dire combien j'ai été touché de son accueil.</p> + +<p>Tous deux continuaient à marcher lentement, par +la route montante, au milieu des quelques villas nouvelles, +dont plusieurs n'étaient même pas achevées. Et, +lorsque Prada sut que le prêtre était venu pour se présenter +chez le cardinal Sanguinetti, il eut un nouveau +rire, son rire de loup aimable, qui découvrait ses dents +blanches.</p> + +<p>—C'est vrai, il est ici, depuis que le pape est souffrant... +Ah! vous allez le trouver dans un bel état de +fièvre!</p> + +<p>—Pourquoi donc?</p> + +<p>—Mais parce que les nouvelles de la santé du Saint-Père +ne sont pas bonnes, ce matin. Quand j'ai quitté +Rome, le bruit courait qu'il avait passé une nuit affreuse.</p> + +<p>Il s'était arrêté à un coude de la route, devant une antique +chapelle, une petite église, d'une grâce solitaire et triste, +à la lisière d'un bois d'oliviers. Et, tout à côté, se trouvait +une masure tombant en ruine, l'ancienne cure sans<a name="page_470" id="page_470"></a> +doute, d'où sortait un prêtre, grand, noueux, la face +épaisse et terreuse, qui, d'un double tour de clef, ferma +rudement la porte, avant de s'éloigner.</p> + +<p>—Tenez! reprit railleusement le comte, en voici un +dont le cœur doit battre aussi bien fort, et qui monte +sûrement chez votre cardinal, aux nouvelles.</p> + +<p>Pierre, surpris, avait regardé le prêtre.</p> + +<p>—Je le connais, dit-il. C'est lui, si je ne me trompe, +que j'ai vu, le lendemain de mon arrivée, chez le cardinal +Boccanera, auquel il apportait un panier de figues, +en venant lui demander un bon certificat pour son jeune +frère, qu'une violence, un coup de couteau, je crois, avait +fait mettre en prison, certificat d'ailleurs que le cardinal +lui a refusé absolument.</p> + +<p>—C'est lui-même, n'en doutez pas, car il a été autrefois +un familier de la villa Boccanera, où son jeune frère +était jardinier. Aujourd'hui, il est le client, la créature +du cardinal Sanguinetti... Ah! une figure curieuse, que +ce Santobono, comme vous n'en avez pas en France, je +suppose! Il vit tout seul, dans ce logis qui croule, il +dessert cette très vieille chapelle de Sainte-Marie des +Champs, où l'on ne vient pas entendre la messe trois +fois par année. Oui, une véritable sinécure, qui lui +permet de vivre, avec son millier de francs de traitement, +en paysan philosophe, cultivant le jardin assez +vaste, que vous voyez là, entouré de grands murs.</p> + +<p>En effet, le clos s'étendait sur la pente, derrière la +cure, fermé soigneusement de toutes parts, comme un +refuge farouche où les regards eux-mêmes ne pénétraient +pas. Et l'on n'apercevait, par-dessus la muraille de gauche, +qu'un superbe figuier, un figuier géant, dont les feuilles +hautes se découpaient en noir sur le ciel clair.</p> + +<p>Prada s'était remis à marcher, et il continuait à parler +de Santobono, qui l'intéressait évidemment. Un prêtre +patriote, un garibaldien. Né à Nemi, dans ce coin resté +sauvage des monts Albains, il était du peuple, encore près<a name="page_471" id="page_471"></a> +de la terre; mais il avait étudié, il savait assez d'histoire +pour connaître la grandeur passée de Rome et pour rêver +le rétablissement de l'empire romain, au profit de la jeune +Italie. Et il s'était mis à croire passionnément qu'un grand +pape seul pouvait réaliser ce rêve, en s'emparant du pouvoir, +puis en conquérant toutes les autres nations. Quoi +de plus simple, puisque le pape commandait à des millions +de catholiques? Est-ce que la moitié de l'Europe +n'était pas à lui? La France, l'Espagne, l'Autriche céderaient, +dès qu'elles le verraient puissant, dictant des lois +au monde. Quant à l'Allemagne et à l'Angleterre, à toutes +les nations protestantes, elles seraient inévitablement +conquises, la papauté étant l'unique digue qu'on pût opposer +à l'erreur, qui devait un jour se briser contre elle. Politiquement, +il s'était malgré ça déclaré en faveur de l'Allemagne, +dans la pensée que la France avait besoin d'être +écrasée, pour se jeter entre les bras du Saint-Père. Et +les contradictions, les imaginations folles se heurtaient +ainsi dans cette tête fumeuse, où les idées brûlaient, tournaient +vite à la violence, sous la rudesse primitive de la +race: un barbare de l'Évangile, un ami des humbles et +des souffrants, qui était de la famille des sectaires exaltés, +capables des grandes vertus et des grands crimes.</p> + +<p>—Oui, conclut Prada, il s'est donné au cardinal Sanguinetti, +parce qu'il a vu en lui le grand pape possible, le +pape de demain, qui doit faire de Rome l'unique capitale +des peuples. Et cela ne va pas, non plus, sans quelque +ambition plus basse, celle, par exemple, de conquérir un +titre de chanoine, ou celle encore de se faire aider dans +les petits désagréments de l'existence, comme le jour où +il a eu besoin de tirer son frère d'embarras. On met sa +chance sur un cardinal, ainsi qu'on nourrit un terne à la +loterie: si le cardinal sort pape, on gagne une fortune... +C'est pourquoi vous le voyez là-bas marcher à si longues +enjambées, dans la hâte de savoir si Léon XIII va mourir +et si son terne sortira avec Sanguinetti coiffant la tiare.<a name="page_472" id="page_472"></a></p> + +<p>Intéressé et pris d'inquiétude, Pierre demanda:</p> + +<p>—Croyez-vous donc le pape malade à ce point?</p> + +<p>Le comte sourit, leva les deux bras.</p> + +<p>—Ah! est-ce qu'on sait? ils sont tous malades, quand +ils ont intérêt à l'être. Mais je le crois vraiment indisposé, +un dérangement d'entrailles, dit-on; et, à son âge, la +moindre indisposition peut devenir fatale.</p> + +<p>Quelques pas furent faits en silence; puis, de nouveau, +le prêtre posa une question.</p> + +<p>—Alors, si le Saint-Siège se trouvait libre, le cardinal +Sanguinetti aurait de grandes chances?</p> + +<p>—De grandes chances! de grandes chances! voilà +encore une de ces choses qu'on ne sait jamais. La vérité +est qu'on le classe parmi les candidats possibles; et, si le +désir d'être pape suffisait, Sanguinetti serait sûrement le +pape futur, car il y met une passion, une fougue de +volonté extraordinaire, brûlé jusqu'aux os par cette ambition +suprême. C'est même là sa faiblesse, il s'use et il +le sent. Aussi doit-il être décidé à tout pour les derniers +jours de lutte. Soyez certain que, s'il est venu s'enfermer +ici, en ce moment critique, ce doit être afin de mieux +diriger sa bataille de loin, tout en affectant un désir +de retraite, un détachement du meilleur effet.</p> + +<p>Et il s'étendit complaisamment sur Sanguinetti, dont il +aimait l'intrigue, l'âpre appétit de conquête, l'activité +excessive, même un peu brouillonne. Il l'avait connu à son +retour de la nonciature de Vienne, rompu aux affaires, +résolu dès lors à mettre la main sur la tiare. Cette ambition +expliquait tout, ses brouilles et ses raccommodements +avec le pape régnant, sa tendresse pour l'Allemagne +suivie d'une brusque évolution vers la France, ses attitudes +successives devant l'Italie, d'abord le souhait d'une +entente, puis une intransigeance absolue, pas de concessions, +tant que Rome ne serait pas évacuée. Et il semblait +s'en tenir là désormais, il affectait de déplorer le règne +flottant de Léon XIII, de garder sa fervente admiration<a name="page_473" id="page_473"></a> +à Pie IX, le grand pape héroïque de la résistance, dont +le bon cœur n'empêchait pas l'inébranlable fermeté. +C'était dire que, lui, restaurerait la bonhomie sans faiblesse +dans l'Église, en dehors des complaisances dangereuses +de la politique. Pourtant, il ne rêvait que de +politique au fond, il avait dû en arriver à tout un programme, +volontairement vague, mais que ses clients, ses +créatures répandaient, d'un air de mystère extasié. Depuis +une autre indisposition du pape, qui datait déjà du printemps, +il vivait dans une inquiétude mortelle, car le bruit +avait couru que les Jésuites, bien que le cardinal Boccanera +ne les aimât guère, se résigneraient à le soutenir. +Sans doute, ce dernier était rude, d'une piété outrée, +dangereuse, en ce siècle de tolérance; seulement, +n'appartenait-il pas au patriciat, son élection ne signifierait-elle +pas que jamais la papauté ne renoncerait au +pouvoir temporel? Dès lors, Boccanera était devenu +l'homme redoutable aux yeux de Sanguinetti, lequel ne +vivait plus, se voyait dépouillé, passait ses heures à +chercher la combinaison qui le débarrasserait de ce +rival tout-puissant, sans ménager les histoires abominables +sur ses complaisances pour Benedetta et Dario, +sans cesser de le représenter comme l'Antéchrist, dont +le règne devait consommer la ruine de la papauté. Sa +dernière combinaison, afin de s'assurer l'appui des +Jésuites, était donc de faire répandre par ses familiers +que lui, non seulement maintiendrait intact le principe +du pouvoir temporel, mais encore qu'il s'engageait à +reconquérir ce pouvoir. Et il avait tout un plan qu'on +se chuchotait à l'oreille, un plan d'une victoire certaine, +foudroyant dans ses résultats, malgré d'apparentes concessions: +ne plus défendre aux catholiques de voter et +d'être candidats, envoyer à la Chambre cent membres, puis +deux cents, puis trois cents, renverser lors la monarchie +de Savoie, pour installer une sorte de vaste fédération +des provinces italiennes, dont le Saint-Père, rentré en<a name="page_474" id="page_474"></a> +possession de Rome, deviendrait le Président auguste et +souverain.</p> + +<p>En terminant, Prada se mit à rire de nouveau, montrant +ses dents blanches, peu faites pour lâcher la proie.</p> + +<p>—Vous voyez que nous avons à bien nous défendre, +car il s'agit de nous jeter dehors. Heureusement qu'il y +a, à tout cela, de petits empêchements. Mais de tels rêves +n'en ont pas moins une action énorme sur certaines +cervelles exaltées, comme celle de ce Santobono par +exemple; et, tenez! en voilà un que Sanguinetti mènerait +loin, d'un mot, s'il voulait... Ah! il a de bonnes jambes! +Regardez-le donc là-haut, il est arrivé, il entre dans le +petit palais du cardinal, cette villa toute blanche qui a +des balcons sculptés.</p> + +<p>En effet, on apercevait le petit palais, une des premières +maisons de Frascati, construction moderne, de +style Renaissance, et dont les fenêtres s'ouvraient sur +l'immensité de la Campagne romaine.</p> + +<p>Il était onze heures, et comme Pierre prenait congé du +comte, pour monter faire lui-même sa visite, celui-ci +garda un instant sa main dans la sienne.</p> + +<p>—Vous ne savez pas, si vous étiez très gentil, eh bien! +vous déjeuneriez avec moi... Voulez-vous? Dès que vous +serez libre, venez me rejoindre à ce restaurant, là, cette +façade rose. Moi, en une heure, j'aurai réglé mes affaires, +et je serai ravi de ne pas manger seul.</p> + +<p>D'abord, Pierre refusa, se défendit; mais il n'avait +aucune excuse possible; et il dut se rendre enfin, cédant +malgré lui au charme réel de Prada. Dès qu'ils se +furent séparés, il n'eut qu'à monter une rue, pour se +trouver à la porte du cardinal. Ce dernier était d'un +abord très facile, par un besoin naturel d'expansion, par +un calcul aussi de jouer à l'homme populaire. A Frascati +surtout, ses portes s'ouvraient à deux battants, même +devant les plus humbles soutanes. Le jeune prêtre fut +donc introduit tout de suite, un peu étonné de cet accueil,<a name="page_475" id="page_475"></a> +en se souvenant de la mauvaise humeur du domestique +de Rome, qui lui avait déconseillé le voyage, Son Éminence +n'aimant pas à être dérangée, quand elle était souffrante. +A la vérité, il n'était guère question de maladie, +car tout souriait, tout luisait dans cette aimable villa, +inondée de soleil. Le salon d'attente, où l'on venait de le +laisser seul, meublé d'un affreux meuble de velours +rouge, n'avait ni luxe ni confort; mais il était égayé par +la plus belle lumière du monde, et il donnait sur cette +extraordinaire Campagne, si plate, si nue, d'une beauté +sans égale, toute de rêve, dans le continuel mirage du +passé. Aussi, en attendant d'être reçu, alla-t-il se planter +à une des fenêtres, grande ouverte sur un balcon, émerveillé, +parcourant des yeux la mer sans fin des herbages, +jusqu'aux blancheurs lointaines de Rome, que dominait +le dôme de Saint-Pierre, une petite tache étincelante, à +peine large comme l'ongle du petit doigt.</p> + +<p>Il s'oubliait là, lorsque le bruit d'une conversation, +dont les mots lui arrivaient très nets, le surprit. Il se +pencha, il finit par comprendre que c'était Son Éminence +elle-même, debout sur le balcon voisin, qui causait avec +un prêtre, dont il voyait seulement un bout de soutane. +Tout de suite, d'ailleurs, il avait reconnu Santobono. Son +premier mouvement fut de se retirer, par discrétion; et +puis, les paroles qu'il entendit le retinrent.</p> + +<p>—Nous allons savoir dans un instant, disait Son Éminence +de sa voix grasse. J'ai envoyé Eufemio à Rome, je +n'ai de confiance qu'en lui. Et voici le train qui le ramène.</p> + +<p>En effet, un train arrivait par la plaine vaste, petit +encore, tel qu'un jouet d'enfant. Ce devait être pour le +guetter que Sanguinetti était venu s'accouder à la balustrade +du balcon. Et il restait là, les yeux sur Rome, au +loin.</p> + +<p>Santobono prononça passionnément quelques mots, que +Pierre entendit mal. Mais, tout de suite, le cardinal reprit, +distinctement:<a name="page_476" id="page_476"></a></p> + +<p>—Oui, oui, mon cher, une catastrophe serait un grand +malheur. Ah! que Dieu nous conserve longtemps encore +Sa Sainteté...</p> + +<p>Il s'arrêta, et comme il n'était pas hypocrite, il compléta +sa pensé:</p> + +<p>—Du moins qu'il nous la conserve en ce moment, car +l'heure est mauvaise, je suis dans l'angoisse la plus +affreuse, les partisans de l'Antéchrist ont gagné beaucoup +de terrain dans ces derniers temps.</p> + +<p>Un cri échappa à Santobono.</p> + +<p>—Oh! Votre Éminence agira, triomphera!</p> + +<p>—Moi, mon cher! Mais que voulez-vous que je fasse? +Je ne suis qu'à la disposition de mes amis, de ceux qui +croiront en moi, uniquement pour la victoire du Saint-Siège. +C'est eux qui doivent agir, travailler chacun dans +ses moyens à barrer la route aux méchants, de manière à +ce que les bons réussissent... Ah! si l'Antéchrist règne...</p> + +<p>Ce mot d'Antéchrist, qui revenait ainsi, troublait beaucoup +Pierre. Tout d'un coup, il se souvint de ce que lui +avait dit le comte: l'Antéchrist, c'était le cardinal Boccanera.</p> + +<p>—Mon cher, songez à cela: l'Antéchrist au Vatican, +consommant la ruine de la religion par son orgueil implacable, +sa volonté de fer, sa sombre folie du néant; car +il n'y a plus à en douter, il est la bête de mort annoncée +par les prophéties, celle qui menace de tout engloutir +avec elle, dans sa furieuse course aux ténèbres de l'abîme. +Je le connais, il ne rêve qu'obstination et qu'effondrement, +il prendra les piliers du temple et les ébranlera +pour s'abîmer sous les décombres, lui et la catholicité +entière. Je ne lui donne pas six mois, sans qu'il soit chassé +de Rome, fâché avec toutes les nations, exécré de l'Italie, +traînant par le monde le fantôme errant du dernier pape.</p> + +<p>Un grognement sourd, un juron étouffé de Santobono +accueillit cette effroyable prédiction. Mais le train était +arrivé en gare; et, parmi les quelques voyageurs qui<a name="page_477" id="page_477"></a> +venaient d'en descendre, Pierre distinguait un petit abbé, +dont la soutane battait les cuisses, tant il marchait vite. +C'était l'abbé Eufemio, le secrétaire du cardinal. Quand +il eut aperçu celui-ci au balcon, il lâcha tout respect humain, +il se mit à courir, pour gravir la rue en pente.</p> + +<p>—Ah! voici Eufemio! s'écria Son Éminence, frémissante +d'anxiété. Nous allons savoir, nous allons savoir +enfin!</p> + +<p>Le secrétaire s'était engouffré sous la porte, et il dut +monter si vivement, que Pierre, presque aussitôt, le vit +traverser hors d'haleine le salon d'attente, où il se trouvait, +puis disparaître dans le cabinet du cardinal. Celui-ci +avait quitté le balcon pour aller à la rencontre de son +messager; mais il y revint, au milieu de questions, +d'exclamations, de tout un tumulte, causé par les mauvaises +nouvelles.</p> + +<p>—Alors, c'est bien vrai, la nuit a été mauvaise, Sa +Sainteté n'a pas dormi un instant... Des coliques, vous +a-t-on raconté? Mais, à son âge, rien n'est plus grave, +ça peut l'emporter en deux heures... Et les médecins, que +disent-ils?</p> + +<p>La réponse ne parvint pas à Pierre. Seulement, il comprit +en entendant le cardinal reprendre:</p> + +<p>—Oh! les médecins, ils ne savent jamais. D'ailleurs, +quand ils ne veulent plus parler, c'est que la mort n'est +pas loin... Mon Dieu! quel malheur, si la catastrophe ne +peut être reculée de quelques jours!</p> + +<p>Il se tut, et Pierre le sentit, les yeux de nouveau sur +Rome, là-bas, regardant de toute son angoisse ambitieuse +le dôme de Saint-Pierre, la petite tache étincelante, à +peine grande comme l'ongle du petit doigt, au milieu de +l'immense plaine rousse. Quel trouble, quelle agitation, +si le pape était mort! Et il aurait voulu n'avoir qu'à +étendre le bras pour prendre dans le creux de sa main la +Ville éternelle, la Ville sacrée, qui ne tenait pas plus de +place, à l'horizon, qu'un tas de gravier, jeté là par la<a name="page_478" id="page_478"></a> +pelle d'un enfant. Déjà, il rêvait du conclave, lorsque les +dais des autres cardinaux s'abattraient, et que le sien, +immobile, souverain, le couronnerait de pourpre.</p> + +<p>—Mais vous avez raison, mon cher, s'écria-t-il en +s'adressant à Santobono, il faut agir, c'est pour le salut +de l'Église... Et puis, il n'est pas possible que le ciel ne +soit pas avec nous, qui voulons uniquement son triomphe. +S'il le faut, au moment suprême, il saura bien foudroyer +l'Antéchrist.</p> + +<p>Alors, pour la première fois, Pierre entendit nettement +Santobono, qui disait d'une voix rude, avec une sorte de +sauvage décision:</p> + +<p>—Oh! si le ciel tarde, on l'aidera!</p> + +<p>Puis, ce fut tout, il ne saisit plus qu'un murmure confus. +Le balcon était vide, et son attente recommença, +dans le salon ensoleillé, d'une gaieté calme et délicieuse. +Brusquement, la porte du cabinet de travail s'ouvrit +toute grande, un domestique l'introduisit; et il fut étonné +de trouver le cardinal seul, sans avoir vu sortir les +deux prêtres, qui s'en étaient allés par une autre porte.</p> + +<p>Dans la vive lumière blonde, le cardinal était debout +près d'une fenêtre, avec sa face colorée au nez fort, aux +grosses lèvres, son air de jeunesse trapue et vigoureuse, +malgré ses soixante ans. Il avait repris le sourire paternel +dont il accueillait les plus humbles, par bonne politique. +Et, tout de suite, dès que Pierre se fut incliné et eut +baisé l'anneau, il lui indiqua une chaise.</p> + +<p>—Asseyez-vous, cher fils, asseyez-vous... Voyons, vous +venez pour cette malheureuse affaire de votre livre. Je +suis bien heureux, bien heureux d'en causer avec vous.</p> + +<p>Lui-même avait pris une chaise, devant cette fenêtre +ouverte sur Rome, dont il semblait ne pouvoir s'éloigner. +Le prêtre s'aperçut qu'il ne l'écoutait guère, les yeux de +nouveau là-bas, vers la proie si chaudement désirée, +pendant qu'il s'excusait d'être venu le troubler dans son +repos. Pourtant, l'apparence d'aimable attention était<a name="page_479" id="page_479"></a> +parfaite, il s'émerveilla de la volonté que cet homme devait +avoir, pour paraître si calme, si dévoué aux affaires des +autres, lorsqu'un tel vent de tempête soufflait en lui.</p> + +<p>—Votre Éminence daignera donc me pardonner...</p> + +<p>—Mais vous avez bien fait de venir, puisque ma santé +chancelante me retient ici... Je vais un peu mieux, +d'ailleurs, et il est très naturel que vous désiriez me +fournir des explications, défendre votre œuvre, éclairer +mon jugement. Même je m'étonnais de ne pas vous avoir +encore vu, car je sais que votre foi est grande et que vous +n'épargnez pas vos démarches pour convertir vos juges... +Parlez, cher fils, je vous écoute, de toute la bonne joie +que j'aurais à vous absoudre.</p> + +<p>Et Pierre se laissa prendre à ces bienveillantes paroles. +Un espoir lui revint, celui de gagner à sa cause le préfet +de l'Index, tout-puissant. Il le jugeait déjà d'une intelligence +rare, d'une cordialité exquise, cet ancien nonce +qui avait appris, à Bruxelles d'abord, puis à Vienne, +l'art mondain de renvoyer ravis, les gens qu'il bernait, +en leur promettant tout, sans leur rien accorder. Aussi +retrouva-t-il une fois encore sa flamme d'apôtre, pour +exposer ses idées sur la Rome de demain, la Rome qu'il +rêvait, de nouveau maîtresse du monde, si elle revenait +au christianisme de Jésus, dans l'ardent amour des petits +et des humbles.</p> + +<p>Sanguinetti souriait, hochait doucement la tête, s'exclamait +de ravissement.</p> + +<p>—Très bien, très bien! c'est parfait... Ah! je pense +comme vous, cher fils! On ne peut mieux dire... Mais +c'est l'évidence même, vous êtes là avec tous les bons +esprits.</p> + +<p>Puis, tout le côté poésie le touchait profondément, +disait-il. Il aimait à passer, comme Léon XIII, par rivalité +sans doute, pour un latiniste des plus distingués, et +il avait voué à Virgile une tendresse spéciale et sans +bornes.<a name="page_480" id="page_480"></a></p> + +<p>—Je sais, je sais, votre page sur le printemps qui +revient, consolant les pauvres que l'hiver a glacés, oh! je +l'ai relue trois fois! Et vous doutez-vous que vous êtes +plein de tournures latines? J'ai noté chez vous plus de cinquante +expressions qu'on retrouverait dans les Églogues. +Un charme, votre livre, un vrai charme!</p> + +<p>Comme il n'était point sot, et qu'il sentait là, dans ce +petit prêtre, une grande intelligence, il finissait par s'intéresser, +non pas à lui, mais au profit quelconque qu'il y +avait peut-être à tirer de lui. C'était, dans sa fièvre d'intrigues, +sa continuelle préoccupation, tirer des autres, +des créatures que Dieu lui envoyait, tout ce qu'elles lui +apportaient d'utile à son propre triomphe. Et il se détournait +un instant de Rome, il regardait en face son interlocuteur, +l'écoutait parler, en se demandant à quoi il +pourrait bien l'employer, tout de suite, dans la crise qu'il +traversait, ou plus tard, quand il serait pape. Mais le +prêtre commit encore une fois la faute d'attaquer le +pouvoir temporel de l'Église et de prononcer les mots +malencontreux de religion nouvelle.</p> + +<p>D'un geste, le cardinal l'arrêta, toujours souriant, sans +rien perdre de son amabilité, bien que sa résolution, +prise depuis longtemps, fût dès lors confirmée et définitive.</p> + +<p>—Certainement, cher fils, vous avez raison sur bien +des points, et je suis souvent avec vous, oh! tout à fait... +Seulement, voyons, vous ignorez sans doute que je suis +ici le protecteur de Lourdes. Alors, après la page que +vous avez écrite sur la Grotte, comment voulez-vous que +je me prononce pour vous, contre les Pères?</p> + +<p>Pierre fut atterré par ce fait, qu'il ignorait en effet. +Personne n'avait eu la précaution de l'avertir. A Rome, +les œuvres catholiques du monde entier ont chacune +pour protecteur un cardinal, désigné par le Saint-Père, +chargé de la représenter et de la défendre au besoin.</p> + +<p>—Ces bons Pères! continua doucement Sanguinetti,<a name="page_481" id="page_481"></a> +vous leur avez fait beaucoup de peine, et vraiment nous +avons les mains liées, nous ne pouvons augmenter leur +chagrin davantage... Si vous saviez le nombre de messes +qu'ils nous envoient! Sans eux, je connais plus d'un de +nos pauvres prêtres qui mourrait de faim.</p> + +<p>Il n'y avait qu'à s'incliner. Pierre se heurtait une fois +de plus à cette question d'argent, à la nécessité où se +trouvait le Saint-Siège d'assurer son budget, bon an mal +an. C'était toujours le servage du pape, que la perte de +Rome avait libéré du souci de régner, mais que sa gratitude +forcée pour les aumônes reçues, clouait quand +même à la terre. Les besoins étaient si grands, que +l'argent régnait, était la puissance souveraine, devant +laquelle tout pliait en cour de Rome.</p> + +<p>Sanguinetti se leva pour donner congé au visiteur.</p> + +<p>—Mais, cher fils, reprit-il avec effusion, ne vous +désespérez pas. Je n'ai d'ailleurs que ma voix, je +vous promets de tenir compte des excellentes explications +que vous venez de me fournir... Et qui sait? +si Dieu est avec vous, il vous sauvera, même malgré +nous!</p> + +<p>C'était son ordinaire tactique, il avait pour principe de +ne jamais pousser personne à bout, en renvoyant les gens +sans espoir. A quoi bon dire à celui-ci que la condamnation +de son livre était chose faite et que le seul parti +prudent serait de le désavouer? Il n'y avait qu'un sauvage, +comme Boccanera, pour souffler la colère sur les +âmes de feu et les jeter à la rébellion.</p> + +<p>—Espérez, espérez! répéta-t-il avec son sourire, en +ayant l'air de sous-entendre une foule de choses heureuses, +qu'il ne pouvait dire.</p> + +<p>Pierre, profondément touché, se sentit renaître. Il +oubliait même la conversation qu'il avait surprise, cette +âpreté d'ambition, cette rage sourde contre le rival redouté. +Et puis, chez les puissants, l'intelligence ne pouvait-elle +tenir lieu de cœur? Si celui-ci était pape un jour,<a name="page_482" id="page_482"></a> +et s'il avait compris, ne serait-il pas peut-être le pape +attendu, acceptant la tâche de réorganiser l'Église des +États-Unis d'Europe, maîtresse spirituelle du monde? +Il le remercia avec émotion, s'inclina et le laissa à son +rêve, debout devant cette fenêtre grande ouverte, d'où +Rome lui apparaissait au loin toute précieuse et luisante +comme un joyau, telle la tiare d'or et de pierreries, dans +le resplendissement du soleil d'automne.</p> + +<p>Il était près d'une heure, lorsque Pierre et le comte +Prada purent enfin déjeuner, à une des petites tables du +restaurant, où ils s'étaient donné rendez-vous. Leurs +affaires les avaient retardés l'un et l'autre. Mais le comte +paraissait fort gai, ayant réglé à son avantage des questions +fâcheuses; et le prêtre lui-même, repris d'espérance, +s'abandonnait, se laissait délicieusement vivre, +dans la douceur de ce dernier beau jour. Aussi le déjeuner +fut-il charmant, au milieu de la grande salle claire, +peinte en bleu et en rose, absolument déserte à cette +époque de l'année. Des Amours volaient au plafond, des +paysages rappelant de loin les Châteaux romains décoraient +les murs. Et ils mangèrent des choses fraîches, ils +burent de ce vin de Frascati, qui a un goût brûlé de +terroir, comme si les anciens volcans avaient laissé à la +terre un peu de leur flamme.</p> + +<p>Longuement, la conversation roula sur les monts +Albains, dont la grâce farouche domine si heureusement +la plate Campagne romaine, pour le plaisir des yeux. +Pierre, qui avait fait la classique excursion en voiture, +de Frascati à Nemi, était resté sous le charme; et il en +parlait encore avec feu. C'était d'abord l'adorable chemin +de Frascati à Albano, montant et descendant au flanc +des collines, plantées de roseaux, de vignes et d'oliviers, +parmi lesquels s'ouvraient de continuelles échappées sur +l'immensité houleuse de la Campagne. A gauche, le village +de Rocca di Papa, en amphithéâtre, blanchissait sur un +mamelon, au-dessous du Monte Cave, couronné de grands<a name="page_483" id="page_483"></a> +arbres séculaires. De ce point de la route, lorsqu'on se +retournait vers Frascati, on apercevait, très haut, à la +lisière d'un bois de pins, les ruines lointaines de Tusculum, +de grandes ruines rousses, cuites par des siècles +de soleil, et d'où la vue sans bornes devait être admirable. +Puis, on traversait Marino, à la grande rue en +pente, à la vaste église, au vieux palais noirci et à demi +mangé des Colonna. Puis, après un bois de chênes verts, +on longeait le lac d'Albano, spectacle unique au monde: +les ruines d'Albe la Longue en face, de l'autre côté des +eaux immobiles, clair miroir; le Monte Cave à gauche, +avec Rocca di Papa et Palazzola; et Castel-Gandolfo à +droite, dominant le lac, comme du haut d'une falaise. +Dans le cratère éteint, ainsi qu'au fond d'une coupe de +verdure géante, le lac dormait, lourd et mort, une nappe +de métal fondu, que le soleil moirait d'or d'un côté, +tandis que l'autre moitié, dans l'ombre, était noire. Et +la route montait ensuite, jusqu'à Castel-Gandolfo, perché +sur son rocher, tel qu'un oiseau blanc, entre le lac et la +mer, toujours rafraîchi par une brise, même aux heures +les plus brûlantes de l'été, autrefois célèbre par sa villa +des Papes, où Pie IX aimait à vivre des journées d'indolence, +où Léon XIII n'est jamais venu. Et la route +descendait ensuite; et les chênes verts recommençaient, +des chênes verts fameux par leur énormité, une double +rangée de colosses, de monstres aux membres tordus, +deux ou trois fois centenaires; et l'on arrivait enfin à +Albano, une petite ville moins nettoyée, moins modernisée +que Frascati, un coin de terroir qui a gardé un peu +de son odeur d'ancienne sauvagerie; et c'était encore +l'Arricia, avec le palais Chigi, des coteaux couverts de +forêts, des ponts enjambant des gorges débordantes d'ombrages; +et c'était encore Genzano, c'était encore Nemi, +de plus en plus reculés et farouches, perdus au milieu +des rocs et des arbres.</p> + +<p>Ah! ce Nemi, quel souvenir ineffaçable Pierre en avait<a name="page_484" id="page_484"></a> +gardé, ce Nemi au bord de son lac, ce Nemi délicieux de +loin, d'une apparition si charmeresse, évocatrice des +anciennes légendes, des villes fées nées dans la verdure +du mystère des eaux, et d'une saleté repoussante +quand on l'aborde enfin, croulant de partout, dominé +encore par la tour des Orsini, comme par le génie mauvais +des anciens âges, qui semble y maintenir les mœurs +féroces, les passions violentes et les coups de couteau! Il +était de là, ce Santobono, dont le frère avait tué, et qui lui-même +semblait brûler d'une flamme meurtrière, avec ses +yeux de crime, luisants tels que des braises. Et le lac, le +lac rond comme une lune éteinte, tombée là, dans ce +fond de cratère, cette coupe plus profonde et plus étroite +qu'au lac d'Albano, couverte d'arbres d'une vigueur et +d'une densité prodigieuses! Les pins, les ormes, les +saules, en un flot vert de branches qui s'écrasent, descendent +jusqu'à la rive. Cette fécondité formidable naît +des continuelles vapeurs d'eau qui se dégagent, sous +l'action torride du soleil, dont les rayons s'amassent dans +ce creux, en un foyer de fournaise. C'est une humidité +chaude et lourde, les allées des jardins environnants +se verdissent de mousses, des brouillards épais emplissent +souvent le matin l'immense coupe d'une vapeur blanche, +comme d'un lait fumeux de sorcière, aux louches maléfices. +Et Pierre se souvenait bien de son malaise, devant +ce lac où paraissent dormir des atrocités anciennes, toute +une religion mystérieuse d'abominables pratiques, au +milieu de l'admirable décor. Il l'avait vu, à l'approche du +soir, dans l'ombre de sa ceinture de forêts, tel qu'une +plaque de métal terni, noir et argent, d'une immobilité +pesante; et cette eau très claire, mais si profonde, cette +eau déserte, sans une barque, cette eau morte, auguste +et sépulcrale, lui avait laissé une indicible tristesse, une +mélancolie à en mourir, la désespérance des grands ruts +solitaires, la terre et les eaux gonflées de la douleur +muette des germes, inquiétantes de fécondité. Ah! ces<a name="page_485" id="page_485"></a> +bords noirs qui s'enfonçaient, ce lac morne et noir qui +gisait, là-bas, au fond!</p> + +<p>Le comte Prada s'était mis à rire de cette impression.</p> + +<p>—Oui, oui, c'est vrai, le lac de Nemi n'est pas gai tous +les jours. Je l'ai vu, par des temps gris, couleur de +plomb; et les grands soleils, tout en l'éclairant, ne +l'animent guère. Pour mon compte, je sais que je périrais +d'ennui, s'il me fallait vivre en face de cette eau toute +nue. Mais il a pour lui les poètes et les femmes romanesques, +celles qui adorent les grands amours passionnés, +aux dénouements tragiques.</p> + +<p>Puis, comme les deux convives s'étaient levés de table, +pour aller prendre le café sur une terrasse, la conversation +changea.</p> + +<p>—Est-ce que, ce soir, reprit le comte, vous comptez +vous rendre à la réception du prince Buongiovanni? Ce +sera, pour un étranger, un spectacle curieux, que je vous +conseille de ne pas manquer.</p> + +<p>—Oui, j'ai une invitation, répondit Pierre. C'est un +de mes amis, monsieur Narcisse Habert, un attaché de +notre ambassade, qui me l'a procurée et qui, du reste, +doit m'y conduire.</p> + +<p>En effet, il devait y avoir, le soir même, une fête au +palais Buongiovanni, sur le Corso, un de ces rares galas +comme il ne s'en donne que deux ou trois par hiver. On +racontait que celui-ci dépasserait tout en magnificence, +car il avait lieu à l'occasion des fiançailles de Celia, la +petite princesse. Brusquement, le prince, après avoir +giflé sa fille, disait-on, et avoir lui-même couru des +risques sérieux d'apoplexie, dans une crise d'effroyable +colère, venait de céder devant le tranquille et doux entêtement +de la jeune fille, en consentant à son mariage +avec le lieutenant Attilio, le fils du ministre Sacco; et +tous les salons de Rome, le monde blanc aussi bien que +le monde noir, en étaient bouleversés.</p> + +<p>Le comte Prada s'égayait de nouveau.<a name="page_486" id="page_486"></a></p> + +<p>—Vous verrez un beau spectacle, je vous assure! Moi, +j'en suis enchanté, pour mon bon cousin Attilio, qui est +vraiment un très honnête et très charmant garçon. Et +rien au monde ne me ferait manquer l'entrée, dans les +antiques salons des Buongiovanni, de mon cher oncle +Sacco, qui vient enfin de décrocher le portefeuille de +l'Agriculture. Ce sera vraiment extraordinaire et superbe... +Ce matin, mon père, qui prend tout au sérieux, m'a dit +qu'il n'en avait pas fermé l'œil de la nuit.</p> + +<p>Il s'interrompit, pour reprendre aussitôt:</p> + +<p>—Dites donc, il est déjà deux heures et demie, vous +n'aurez plus un train avant cinq heures. Et vous ne savez +pas ce que vous devriez faire? ce serait de rentrer à +Rome avec moi, en voiture.</p> + +<p>Mais Pierre se récriait.</p> + +<p>—Non, non, merci mille fois! Je dîne avec mon ami +Narcisse, je ne puis m'attarder.</p> + +<p>—Eh! vous ne vous attarderez pas, au contraire! Nous +allons partir à trois heures, nous serons à Rome avant +cinq heures... Il n'y a pas de promenade plus délicieuse +à faire, quand le jour tombe, et, voyons! je vous promets +un admirable coucher de soleil.</p> + +<p>Il fut si pressant que le prêtre dut accepter, gagné décidément +par tant d'amabilité et de belle humeur. Ils passèrent +encore une heure fort agréable, à causer de Rome, +de l'Italie, de la France. Ils étaient remontés un instant +dans Frascati, où le comte voulait revoir un entrepreneur. +Et, comme trois heures sonnaient, ils partirent enfin, +mollement bercés côte à côte, sur les coussins de la victoria, +au trot léger des deux chevaux. C'était délicieux, +en effet, ce retour à Rome, au travers de l'immense Campagne +nue, sous le grand ciel limpide, par cette fin +exquise de la plus douce des journées d'automne.</p> + +<p>Mais d'abord, à grande allure, la victoria dut descendre +les pentes de Frascati, entre de continuels champs +de vignes et des bois d'oliviers. La route pavée tournait,<a name="page_487" id="page_487"></a> +peu fréquentée: à peine quelques paysans en vieux chapeaux +de feutre noir, un mulet blanc, une carriole attelée +d'un âne; c'était seulement le dimanche que les débits de +vin se peuplaient et que les artisans à leur aise venaient +manger le chevreau dans les bastides d'alentour. On passa +devant une fontaine monumentale, à un coude du chemin. +Tout un troupeau de moutons défila, barra un instant le +passage. Et, toujours, au fond des lentes ondulations de +l'immense Campagne rousse, Rome lointaine apparaissait +dans les vapeurs violettes du soir, semblait s'enfoncer +peu à peu, à mesure que la voiture descendait davantage. +Il vint un moment où elle ne fut plus, au ras de l'horizon, +qu'une mince raie grise, à peine étoilée de blanc +par quelques façades ensoleillées. Puis, elle s'abîma en +terre, elle se noya sous la houle des champs infinis.</p> + +<p>Maintenant, la victoria roulait en plaine, laissant derrière +elle les monts Albains, tandis qu'à droite, à gauche, +en face, commençait la mer des prairies et des chaumes. +Et ce fut alors que le comte, s'étant penché, s'écria:</p> + +<p>—Tenez! voyez donc en avant, là-bas, notre homme +de ce matin, le Santobono en personne... Hein? quel +gaillard, comme il marche! Mes chevaux ont peine à le +rattraper.</p> + +<p>Pierre se pencha à son tour. C'était bien le curé de +Sainte-Marie des Champs, grand et noueux, comme taillé +à coups de serpe, dans sa longue soutane noire. Sous la +fine lumière, le clair soleil blond qui l'inondait, il faisait +une dure tache d'encre; et il allait d'un tel pas, régulier +et rude, qu'il ressemblait au destin en marche. Au bout +de son bras droit pendait quelque chose, un objet qu'on +distinguait mal.</p> + +<p>Quand la voiture eut fini par l'atteindre, Prada donna +l'ordre au cocher de ralentir; et il engagea la conversation.</p> + +<p>—Bonjour, l'abbé! vous allez bien?</p> + +<p>—Très bien, monsieur le comte. Mille grâces!<a name="page_488" id="page_488"></a></p> + +<p>—Et où courez-vous donc si gaillardement?</p> + +<p>—Monsieur le comte, je vais à Rome.</p> + +<p>—Comment, à Rome? Si tard!</p> + +<p>—Oh! j'y serai presque aussitôt que vous. La route ne +me fait pas peur, et c'est de l'argent vite gagné.</p> + +<p>Il ne perdait pas une enjambée, tournant à peine la +tête, allongeant le pas, le long des roues; si bien que +Prada, mis en joie par la rencontre, dit tout bas à Pierre:</p> + +<p>—Attendez, il nous amusera.</p> + +<p>Puis, à voix haute:</p> + +<p>—Puisque vous allez à Rome, l'abbé, montez donc, il +y a une place pour vous.</p> + +<p>Immédiatement, sans se faire prier davantage, Santobono +accepta.</p> + +<p>—Je veux bien, mille grâces!... Ça vaut encore mieux +de ne point user ses souliers.</p> + +<p>Et il monta, s'installa sur le strapontin, refusant avec +une brusque humilité la place que Pierre voulait poliment +lui céder près du comte. Ceux-ci venaient enfin de reconnaître, +dans l'objet qu'il portait, un petit panier plein de +figues, joliment arrangé et recouvert de feuilles.</p> + +<p>Les chevaux étaient repartis à un trot plus vif, la voiture +roulait sur la belle route plate.</p> + +<p>—Alors, vous allez à Rome? reprit le comte, pour +faire causer le curé.</p> + +<p>—Oui, oui, je vais porter à Son Éminence révérendissime +le cardinal Boccanera ces quelques figues, les dernières +de la saison, dont j'avais promis de lui faire le petit +cadeau.</p> + +<p>Il avait posé sur ses genoux le panier, qu'il tenait soigneusement +entre ses grosses mains noueuses, ainsi qu'une +chose fragile et rare.</p> + +<p>—Ah! les figues fameuses de votre figuier! C'est vrai, +elles sont tout miel... Mais débarrassez-vous donc, vous +n'allez pas les garder sur vos genoux jusqu'à Rome. Donnez-les-moi, +je vais les mettre dans la capote.<a name="page_489" id="page_489"></a></p> + +<p>Il s'agita, les défendit, ne voulut absolument pas s'en +séparer.</p> + +<p>—Mille grâces! mille grâces!... Elles ne me gênent, +pas du tout, elles sont très bien là, et je suis sûr de cette +façon qu'il ne leur arrivera pas d'accident.</p> + +<p>Cette passion de Santobono pour les fruits de son jardin +amusait beaucoup Prada, qui poussait le coude de +Pierre. Il demanda de nouveau:</p> + +<p>—Et le cardinal les aime, vos figues?</p> + +<p>—Oh! monsieur le comte, Son Éminence daigne les +adorer. Autrefois, lorsqu'elle passait l'été à la villa, elle +ne voulait pas en manger d'un autre arbre. Alors, vous +comprenez, ça ne me coûte guère de lui faire plaisir, du +moment que je connais son goût.</p> + +<p>Mais il avait jeté sur Pierre un regard si aigu, que le +comte sentît la nécessité de les présenter l'un à l'autre.</p> + +<p>—Monsieur l'abbé Froment est justement descendu au +palais Boccanera, où il loge depuis trois mois.</p> + +<p>—Je sais, je sais, dit avec tranquillité Santobono. J'ai +vu monsieur l'abbé chez Son Éminence, un jour où, déjà, +j'étais allé porter des figues. Seulement, elles étaient +moins mûres. Celles-ci sont parfaites.</p> + +<p>Il eut un regard de complaisance sur le petit panier, +qu'il parut serrer plus étroitement entre ses doigts +énormes, couverts de poils fauves. Et il se fit un silence, +tandis que la Campagne se déroulait sans fin, aux deux +bords. Les maisons avaient disparu depuis longtemps, pas +un mur, pas un arbre, rien que les ondulations vastes, +dont l'approche de l'hiver commençait à verdir les herbes +maigres et rases. Une tour, une ruine à demi écroulée, +qui apparut à gauche, prit tout à coup une importance +extraordinaire, droite dans le ciel limpide, au-dessus de +la ligne plate, illimitée de l'horizon. Puis, à droite, dans +un grand parc, fermé de pieux, se montrèrent de lointaines +silhouettes de bœufs et de chevaux; d'autres bœufs, +attelés encore, rentraient lentement du labour, sous les<a name="page_490" id="page_490"></a> +piqûres de l'aiguillon; tandis qu'un fermier, lancé au +galop d'un petit cheval rouge, achevait de donner son +coup d'œil du soir, à travers les terres labourées. La +route par moments se peuplait. Un biroccino, très légère +voiture à deux grandes roues, avec un simple siège posé +sur l'essieu, venait de filer comme le vent. De temps à +autre, la victoria dépassait un carrotino, la charrette basse, +dans laquelle le paysan, abrité sous une sorte de tente +aux couleurs vives, apportait à Rome le vin, les légumes, +les fruits des Châteaux romains. On entendait de loin les +clochettes grêles des chevaux, s'en allant d'eux-mêmes, +par le chemin bien connu, pendant que le paysan d'ordinaire +dormait à poings fermés. Des femmes rentraient +par groupes de trois ou quatre, la jupe relevée, les cheveux +nus et noirs, avec des fichus écarlates. Et la route +se vidait ensuite, et le désert se faisait de plus en plus, +sans un passant, sans une bête, pendant des kilomètres, +sous le ciel rond et infini, où descendait le soleil oblique, +là-bas, au bout de cette mer vide, d'une monotonie grandiose +et triste.</p> + +<p>—Et le pape, l'abbé? demanda soudain Prada; est-il +mort?</p> + +<p>Santobono ne s'effara même pas.</p> + +<p>—J'espère bien, dit-il simplement, que Sa Sainteté a +encore de longs jours à vivre, pour le triomphe de l'Église.</p> + +<p>—Alors, vous avez eu de bonnes nouvelles, ce matin, +chez votre évêque, le cardinal Sanguinetti?</p> + +<p>Cette fois, le curé ne put réprimer un léger tressaillement. +On l'avait donc vu? Lui, dans sa hâte, n'avait pas +remarqué ces deux passants, qui venaient derrière son +dos, sur la route.</p> + +<p>—Oh! répondit-il, en se remettant tout de suite, on +ne sait jamais au juste si les nouvelles sont bonnes ou +mauvaises... Il paraît que Sa Sainteté a passé une assez +pénible nuit, et je fais des vœux pour que la nuit prochaine +soit meilleure.<a name="page_491" id="page_491"></a></p> + +<p>Un instant, il sembla se recueillir; puis, il ajouta:</p> + +<p>—Si, d'ailleurs, Dieu croyait l'heure venue de rappeler +à lui Sa Sainteté, il ne laisserait pas son troupeau sans +pasteur, il aurait déjà choisi et marqué le Souverain Pontife +de demain.</p> + +<p>Cette belle réponse accrut encore la joie de Prada.</p> + +<p>—Vraiment, l'abbé, vous êtes extraordinaire... Alors, +vous pensez que les papes se font ainsi par la grâce de +Dieu? Le pape de demain est nommé là-haut, n'est-ce pas? +et il attend, simplement. Je m'imaginais, moi, que les +hommes se mêlaient un peu de l'affaire... Mais peut-être +savez-vous déjà quel est le cardinal élu d'avance par la +faveur divine!</p> + +<p>Et il continua ses plaisanteries faciles d'incroyant, qui +laissaient du reste le prêtre dans un calme parfait. Ce dernier +finit même par rire, lui aussi, lorsque le comte, +faisant allusion à l'ancienne passion que le peuple joueur +de Rome mettait, lors de chaque conclave, à parier sur +l'élu probable, lui dit qu'il y aurait là, pour lui, une +fortune à gagner, s'il était dans le secret de Dieu. Puis, il +fut question des trois soutanes blanches, de trois grandeurs +différentes, qui attendaient dans une armoire du +Vatican, toujours prêtes: serait-ce cette fois la petite, la +grande, ou la moyenne, qu'on emploierait? A la moindre +maladie sérieuse du pape régnant, c'était ainsi une émotion +extraordinaire, un réveil aigu de toutes les ambitions, +de toutes les intrigues, à ce point que, non seulement +dans le monde noir, mais encore dans la ville entière, il +n'y avait plus d'autre curiosité, d'autre entretien, d'autre +occupation, que pour discuter les titres des cardinaux et +peur prédire celui qui l'emporterait.</p> + +<p>—Voyons, voyons, reprit Prada, puisque vous savez, +vous, je veux absolument que vous me disiez... Sera-ce +le cardinal Moretta?</p> + +<p>Santobono, malgré son évidente volonté de rester digne +et désintéressé, en bon prêtre pieux, se passionnait peu à<a name="page_492" id="page_492"></a> +peu, cédait à sa flamme intérieure. Et cet interrogatoire +l'acheva, il ne put se contenir davantage.</p> + +<p>—Moretta, allons donc! il est vendu à toute l'Europe!</p> + +<p>—Sera-ce le cardinal Bartolini?</p> + +<p>—Vous n'y pensez pas!... Bartolini! mais il s'est usé +à tout vouloir et à ne jamais rien obtenir!</p> + +<p>—Alors, sera-ce le cardinal Dozio?</p> + +<p>—Dozio, Dozio! Ah! si Dozio l'emportait, ce serait à +désespérer de notre sainte Église, car il n'y a pas d'esprit +plus bas ni plus méchant!</p> + +<p>Prada leva les mains, comme s'il était à bout de candidats +sérieux. Il mettait un malin plaisir à ne pas nommer +le cardinal Sanguinetti, le candidat certain du curé, pour +exaspérer celui-ci davantage. Puis, soudain, il parut avoir +trouvé, il s'écria gaiement:</p> + +<p>—Ah! j'y suis, je connais votre homme... Le cardinal +Boccanera!</p> + +<p>Du coup, Santobono fut touché en plein cœur, dans sa +rancune, dans sa foi de patriote. Déjà, sa bouche terrible +s'ouvrait, il allait crier non, non! de toute sa force. Mais +il parvint à retenir le cri, réduit au silence, avec son +cadeau sur les genoux, ce petit panier de figues, que ses +deux mains serrèrent, à le briser; et l'effort qu'il dut +faire, le laissa si frémissant, qu'il fut forcé d'attendre, +avant de répondre d'une voix calmée:</p> + +<p>—Son Éminence révérendissime le cardinal Boccanera +est un saint homme, digne du trône, et je craindrais seulement +qu'il n'apportât la guerre, dans sa haine contre +notre Italie nouvelle.</p> + +<p>Mais Prada voulut aggraver la blessure.</p> + +<p>—Enfin, celui-ci, vous l'acceptez, vous l'aimez trop +pour ne pas vous réjouir de ses chances. Et je crois que, +cette fois, nous sommes dans le vrai, car tout le monde +est convaincu que le conclave n'en peut nommer un autre... +Allons, il est très grand, ce sera la grande soutane blanche +qui servira.<a name="page_493" id="page_493"></a></p> + +<p>—La grande soutane, la grande soutane, gronda Santobono +sourdement et comme malgré lui, à moins pourtant...</p> + +<p>Il n'acheva pas, de nouveau vainqueur de sa passion. +Et Pierre, qui écoutait en silence, s'émerveilla, car il se +rappelait la conversation qu'il avait surprise, chez le cardinal +Sanguinetti. Évidemment, les figues n'étaient qu'un +prétexte pour forcer la porte du palais Boccanera, où +quelque familier, l'abbé Paparelli sans doute, pouvait +seul donner des renseignements certains à son ancien +camarade. Mais quel empire cet exalté avait sur lui-même, +dans les mouvements les plus désordonnés de son âme!</p> + +<p>Aux deux côtés de la route, la Campagne continuait à +dérouler à l'infini ses nappes d'herbe, et Prada regardait +sans voir, devenu sérieux et songeur. Il acheva tout haut +ses réflexions.</p> + +<p>—Vous savez ce qu'on dira, l'abbé, s'il meurt cette +fois... Ça ne sent guère bon, ce brusque malaise, ces +coliques, ces nouvelles qu'on cache... Oui, oui, le poison, +comme pour les autres.</p> + +<p>Pierre eut un sursaut de stupeur. Le pape empoisonné!</p> + +<p>—Comment! le poison, encore! cria-t-il.</p> + +<p>Effaré, il les contemplait tous les deux. Le poison +comme aux temps des Borgia, comme dans un drame +romantique, à la fin de notre dix-neuvième siècle! Cette +imagination lui semblait à la fois monstrueuse et ridicule.</p> + +<p>Santobono, la face devenue immobile, impénétrable, ne +répondit pas. Mais Prada hocha la tête, et la conversation +ne fut plus qu'entre lui et le jeune prêtre.</p> + +<p>—Eh! oui, le poison, encore... A Rome, la peur en est +restée vivace et très grande. Dès qu'une mort y paraît +inexplicable, trop prompte ou accompagnée de circonstances +tragiques, la première pensée est unanime, tout le +monde crie au poison; et remarquez qu'il n'est pas de +ville, je crois, où les morts subites soient plus fréquentes, +je ne sais au juste pour quelles causes, les fièvres, dit-on...<a name="page_494" id="page_494"></a> +Oui, oui, le poison avec toute sa légende, le poison qui +tue comme la foudre et ne laisse pas de trace, la fameuse +recette léguée d'âge en âge, sous les empereurs et sous +les papes, et jusqu'à nos jours de bourgeoise démocratie.</p> + +<p>Il finissait par sourire pourtant, un peu sceptique lui-même, +dans sa terreur sourde, de race et d'éducation. Et +il citait des faits. Les dames romaines se débarrassaient +de leurs maris ou de leurs amants, en employant le venin +d'un crapaud rouge. Plus pratique, Locuste s'adressait aux +plantes, faisait bouillir une plante qui devait être l'aconit. +Après les Borgia, la Toffana vendait, à Naples, dans des +fioles décorées de l'image de saint Nicolas de Bari, une +eau célèbre, à base d'arsenic sans doute. Et c'étaient encore +des histoires extraordinaires, des épingles à la piqûre +foudroyante, une coupe de vin qu'on empoisonnait en y +effeuillant une rose, une bécasse qu'un couteau préparé +partageait en deux et dont la moitié contaminée tuait l'un +des deux convives.</p> + +<p>—Moi qui vous parle, j'ai eu, dans ma jeunesse, un +ami dont la fiancée, à l'église, le jour du mariage, est +tombée morte pour avoir simplement respiré un bouquet +de fleurs... Alors, pourquoi ne voulez-vous pas que la +fameuse recette se soit réellement transmise et reste +connue de quelques initiés?</p> + +<p>—Mais, dit Pierre, parce que la chimie a fait trop de +progrès. Si les anciens croyaient à des poisons mystérieux, +c'était qu'ils manquaient de tout moyen d'analyse. Aujourd'hui, +la drogue des Borgia mènerait droit en cour +d'assises le naïf qui s'en servirait. Ce sont des contes à +dormir debout, et c'est à peine si les bonnes gens les +tolèrent encore dans les romans-feuilletons.</p> + +<p>—Je veux bien, reprit le comte, avec son sourire gêné. +Vous avez sans doute raison... Seulement, allez donc +dire cela, tenez! à votre hôte, au cardinal Boccanera, qui +a tenu dans ses bras un vieil ami à lui, tendrement aimé, +monsignor Gallo, mort l'été dernier, en deux heures.<a name="page_495" id="page_495"></a></p> + +<p>—En deux heures, une congestion cérébrale suffit, et +un anévrisme tue même en deux minutes.</p> + +<p>—C'est vrai, mais demandez-lui ce qu'il a pensé devant +les longs frissons, la face qui se plombait, les yeux qui se +creusaient, ce masque d'épouvante où il ne retrouvait plus +rien de son ami. Il en a la conviction absolue, monsignor +Gallo a été empoisonné, parce qu'il était son confident +le plus cher, son conseiller toujours écouté, dont les +sages avis étaient des garants de victoire.</p> + +<p>L'ahurissement de Pierre avait grandi. Il s'adressa +directement à Santobono, qui achevait de le troubler par +son impassibilité irritante.</p> + +<p>—C'est imbécile, c'est effroyable, et vous aussi, monsieur +le curé, vous croyez à ces affreuses histoires?</p> + +<p>Pas un poil du prêtre ne bougea. Il ne desserra pas ses +grosses lèvres violentes, il ne détourna pas ses yeux de +flamme noire, qu'il tenait fixés sur Prada. Celui-ci, d'ailleurs, +continuait à donner des exemples. Et monsignor +Nazzarelli, qu'on avait trouvé dans son lit, réduit et calciné +comme un charbon! et monsignor Brando, frappé à +Saint-Pierre même, pendant les vêpres, mort dans la +sacristie, vêtu de ses habits sacerdotaux!</p> + +<p>—Ah! mon Dieu! soupira Pierre, vous m'en direz tant, +que je finirai par trembler, moi aussi, et par ne plus oser +manger que des œufs à la coque, dans votre terrible Rome!</p> + +<p>Cette boutade les égaya un instant, le comte et lui. Et +c'était vrai, une terrible Rome se dégageait de leur conversation, +la ville éternelle du crime, du poignard et du +poison, où, depuis plus de deux mille ans, depuis le premier +mur bâti, la rage du pouvoir, l'appétit furieux de +posséder et de jouir, avait armé les mains, ensanglanté +le pavé, jeté des victimes au Tibre ou dans la terre. +Assassinats et empoisonnements sous les empereurs, empoisonnements +et assassinats sous les papes, le même flot +d'abominations roulait les morts sur ce sol tragique, dans +la gloire souveraine du soleil.<a name="page_496" id="page_496"></a></p> + +<p>—N'importe, reprit le comte, ceux qui prennent leurs +précautions n'ont peut-être pas tort. On dit que plus d'un +cardinal frissonne et se méfie. J'en sais un qui ne mange +rien que les viandes achetées et préparées par son cuisinier. +Et, quant au pape, s'il a des inquiétudes...</p> + +<p>Pierre eut un nouveau cri de stupeur.</p> + +<p>—Comment, le pape lui-même! le pape a la crainte du +poison!</p> + +<p>—Eh oui! mon cher abbé, on le prétend du moins. Il +est certainement des jours où il se voit le premier menacé. +Ne savez-vous pas que l'ancienne croyance, à Rome, +est qu'un pape ne doit pas vivre trop vieux, et que, lorsqu'il +s'entête à ne pas mourir à temps, on l'aide? Sa place +est naturellement au ciel, dès qu'un pape tombe en enfance, +devient une gêne, même un danger pour l'Église +par sa sénilité. Les choses, d'ailleurs, sont faites très +proprement, le moindre rhume est le prétexte décent +pour qu'il ne s'oublie pas davantage sur le trône de +Saint-Pierre.</p> + +<p>A ce propos, il ajouta de curieux détails. Un prélat, +disait-on, voulant calmer les craintes de Sa Sainteté, +avait imaginé tout un système de précautions, entre autres +une petite voiture cadenassée pour les provisions destinées +à la table pontificale, très frugale du reste. Mais cette +voiture était restée à l'état de simple projet.</p> + +<p>—Et puis, quoi? finit-il par conclure en riant, il faut +bien mourir un jour, surtout lorsque c'est pour le bien +de l'Église... N'est-ce pas, l'abbé?</p> + +<p>Depuis un instant, Santobono, dans son immobilité, +avait baissé les regards, comme s'il eût examiné sans fin +le petit panier de figues, qu'il tenait sur ses genoux avec +tant de précautions, tel qu'un saint sacrement. Interpellé +d'une façon si directe et si vive, il ne put éviter de relever +les yeux. Mais il ne sortit pas de son grand silence, il +se contenta d'incliner longuement la tête.</p> + +<p>—N'est-ce pas, l'abbé, répéta Prada, que c'est Dieu<a name="page_497" id="page_497"></a> +seul, et non le poison, qui fait mourir?... On raconte +que telle a été la dernière parole du pauvre monsignor +Gallo, quand il a expiré dans les bras de son ami, le cardinal +Boccanera.</p> + +<p>Une seconde fois, sans parler, Santobono inclina la tête. +Et tous trois se turent, songeurs.</p> + +<p>La voiture roulait, roulait sans cesse par l'immensité +nue de la Campagne. Toute droite, la route paraissait +aller à l'infini. A mesure que le soleil descendait vers +l'horizon, des jeux d'ombre et de lumière marquaient +davantage les vastes ondulations des terrains, qui se succédaient +ainsi, d'un vert rose et d'un gris violâtre, jusqu'aux +bords lointains du ciel. Le long de la route, à +droite, à gauche, il n'y avait toujours que de grands chardons +séchés, des fenouils géants aux ombelles jaunes. +Puis, ce fut encore, à un moment, un attelage de quatre +bœufs, attardés dans un labour, s'enlevant en noir sur +l'air pâle, d'une extraordinaire grandeur, au milieu de la +morne solitude. Plus loin, des moutons en tas, dont le +vent apportait l'âpre odeur de suint, tachaient de brun +les herbes reverdies; tandis qu'un chien, parfois, aboyait, +seule voix distincte, dans le sourd frisson de ce désert +silencieux, où semblait régner la paix souveraine des +morts. Mais il y eut un chant léger, des alouettes s'envolaient, +une d'elles monta très haut, tout en haut du ciel +d'or limpide. Et, en face, au fond de ce ciel pur, cristal +limpide, Rome de plus en plus grandissait, avec ses +tours et ses dômes, ainsi qu'une ville de marbre blanc, +qui naîtrait d'un mirage parmi les verdures d'un jardin +enchanté.</p> + +<p>—Matteo, cria Prada à son cocher, arrête-nous à +l'Osteria Romana.</p> + +<p>Et, s'adressant à ses compagnons:</p> + +<p>—Je vous prie de m'excuser, je vais voir s'il n'y a pas +des œufs frais pour mon père. Il les adore.</p> + +<p>On arrivait, et la voiture s'arrêta. C'était, au bord même<a name="page_498" id="page_498"></a> +de la route, une sorte d'auberge primitive, au nom +sonore et fier: Antica Osteria Romana, simple relais +pour les charretiers, où les chasseurs seuls se hasardaient +à boire une carafe de vin blanc, en mangeant une omelette +et un morceau de jambon. Pourtant, le dimanche parfois, +le petit peuple de Rome poussait jusque-là, venait s'y +réjouir. Mais, en semaine, dans l'immense Campagne nue, +des journées s'écoulaient, sans qu'une âme y entrât.</p> + +<p>Déjà le comte sautait lestement de la voiture, en +disant:</p> + +<p>—J'en ai pour une minute, je reviens tout de suite.</p> + +<p>L'osteria ne se composait que d'une longue construction +basse, à un seul étage; et l'on montait à cet étage +par un escalier extérieur, fait de grosses pierres, que les +grands soleils avaient cuites. Toute la bâtisse, d'ailleurs, +était fruste, couleur de vieil or. Il y avait, au rez-de-chaussée, +une salle commune, une remise, une écurie, +des hangars. A côté, près d'un bouquet de pins parasols, +l'arbre unique qui poussait dans le sol ingrat, se trouvait +une tonnelle en roseaux, sous laquelle étaient rangées +cinq ou six tables de bois, équarries à coups de hache. +Et, comme fond à ce coin de vie pauvre et morne, se dressait, +derrière, un fragment d'aqueduc antique, dont les +arches béantes sur le vide, écroulées à demi, coupaient +seules la ligne plate de l'horizon sans bornes.</p> + +<p>Mais le comte revint brusquement sur ses pas.</p> + +<p>—Dites donc, l'abbé, vous accepterez bien un verre de +vin blanc. Je sais que vous êtes un peu vigneron, et il y a +ici un petit vin qu'il faut connaître.</p> + +<p>Santobono, sans se faire prier, tranquillement, descendit +à son tour.</p> + +<p>—Oh! je le connais, je le connais. C'est un vin de +Marino, qu'on récolte dans une terre plus maigre que nos +terres de Frascati.</p> + +<p>Et, comme il ne lâchait toujours pas son panier de +figues, l'emportant avec lui, le comte s'impatienta.<a name="page_499" id="page_499"></a></p> + +<p>—Voyons, vous n'en avez pas besoin, laissez-le donc +dans la voiture!</p> + +<p>Le curé ne répondit pas, marcha devant, tandis que +Pierre se décidait aussi à descendre, curieux de voir une +osteria, une de ces guinguettes du petit peuple, dont on +lui avait parlé.</p> + +<p>Prada était connu, tout de suite une vieille femme +s'était montrée, grande, sèche, d'allure royale dans sa +misérable jupe. Là dernière fois, elle avait fini par trouver +une demi-douzaine d'œufs frais; et, cette fois, elle +allait voir, sans rien promettre d'avance; car elle ne savait +jamais, les poules pondaient au hasard, dans tous les +coins.</p> + +<p>—Bon, bon! voyez cela, on va nous servir une carafe +de vin blanc.</p> + +<p>Tous trois entrèrent dans la salle commune. La nuit y +était déjà noire. Bien que la saison chaude fût passée, on +y entendait, dès le seuil, le ronflement sourd du vol des +mouches. Une odeur âcre de vin aigrelet et d'huile rance +prenait à la gorge. Et, dès que leurs yeux se furent un +peu accoutumés, ils purent distinguer la vaste pièce, +noircie, empuantie, meublée simplement de bancs et de +tables, en gros bois, à peine raboté. Elle semblait vide, +tellement le silence y était absolu, sous le vol des mouches. +Il y avait pourtant là deux hommes, deux passants, immobiles +et muets, devant leurs verres pleins. Sur une chaise +basse, près de la porte, dans le peu de jour qui entrait, +la fille de la maison, une maigre fille jaune, tremblait de +fièvre, les deux mains serrées entre les genoux, oisive.</p> + +<p>En sentant le malaise de Pierre, le comte proposa de +se faire servir dehors.</p> + +<p>—Nous serons beaucoup mieux, il fait si doux!</p> + +<p>Et la fille, pendant que la mère cherchait les œufs et +que le père, sous un hangar voisin, raccommodait une +roue, dut se lever en grelottant, pour porter la carafe de +vin et les trois verres sur une des tables de la tonnelle.<a name="page_500" id="page_500"></a> +Elle empocha les six sous de la carafe, elle retourna +s'asseoir, sans une parole, l'air maussade d'avoir été +forcée de faire un tel voyage.</p> + +<p>Gaiement, lorsque tous trois se furent attablés, Prada +emplit les verres, malgré les supplications de Pierre, +incapable, disait-il, de boire ainsi du vin entre ses repas.</p> + +<p>—Bah! bah! vous trinquerez toujours... N'est-ce pas, +l'abbé, qu'il est amusant, ce petit vin?... Voyons, à la +santé du pape, puisqu'il est souffrant!</p> + +<p>Santobono, après avoir vidé son verre d'un trait, fit +claquer sa langue. Il avait posé le panier par terre, à +côté de lui, d'une main douce, avec un soin paternel; +et il enleva son chapeau, il respira largement. La soirée +était vraiment délicieuse, une pureté de ciel admirable, +un immense ciel d'or tendre, au-dessus de cette mer +sans fin de la Campagne, qui allait s'endormir dans une +immobilité, une paix souveraine. Et le petit vent dont les +souffles passaient, au travers du grand silence, avait un +goût exquis d'herbes et de fleurs sauvages.</p> + +<p>—Mon Dieu! qu'on est bien! murmura Pierre gagné +par ce charme. Et quel désert d'éternel repos, pour y +oublier le reste du monde!</p> + +<p>Mais Prada, qui avait vidé la carafe, en remplissant de +nouveau le verre du curé, s'amusait fort, sans rien dire, +d'une aventure, qu'il fut d'abord seul à remarquer. Il +avertit le jeune prêtre d'un coup d'œil de gaie complicité; +et, dès lors, tous deux en suivirent les péripéties dramatiques. +Quelques poules maigres erraient autour d'eux, +dans l'herbe roussie, en quête des sauterelles. Or, une de +ces poules, une petite poule noire, fine et luisante, d'une +grande effronterie, ayant aperçu le panier de figues, par +terre, s'en approchait avec hardiesse. Pourtant, quand +elle fut tout près, elle prit peur, recula. Elle raidissait le +cou, tournait la tête, dardait la braise de son œil rond. +Enfin, la passion fut la plus forte; et, comme une figue se +montrait entre deux feuilles, elle s'avança sans hâte, en<a name="page_501" id="page_501"></a> +levant les pattes très haut; et, brusquement, elle allongea +un grand coup de bec, elle troua la figue, qui saigna.</p> + +<p>Prada, heureux comme un enfant, put lâcher l'éclat de +rire qu'il avait contenu à grand'peine.</p> + +<p>—Attention! l'abbé, gare à vos figues!</p> + +<p>Justement, Santobono achevait son second verre, la +tête renversée, les yeux au ciel, dans une béate satisfaction. +Il eut un sursaut, regarda, comprit en voyant la +poule. Et ce fut tout un éclat de colère, de grands gestes, +des invectives terribles. Mais la poule, qui donnait à ce +moment un autre coup de bec, ne lâcha pas, piqua la +figue, l'emporta, les ailes battantes, si prompte et si +comique, que Prada et Pierre lui-même rirent aux larmes, +devant la fureur impuissante de Santobono, qui la poursuivit +un instant, en la menaçant du poing.</p> + +<p>—Voilà ce que c'est que de ne pas avoir laissé le panier +dans la voiture, dit le comte. Si je ne vous avais pas prévenu, +la poule mangeait tout.</p> + +<p>Sans répondre, grondant encore de sourdes imprécations, +le curé avait posé le panier sur la table; et il +souleva les feuilles, rangea de nouveau les figues avec +art, pour combler le trou; puis, les feuilles replacées, +le mal réparé, il se calma.</p> + +<p>Il était temps de repartir, le soleil s'abaissait à l'horizon, +la nuit était proche. Aussi le comte finit-il par +s'impatienter.</p> + +<p>—Eh bien! et ces œufs!</p> + +<p>Et, ne voyant pas revenir la femme, il se mit à sa +recherche. Il entra dans l'écurie, visita ensuite la remise. +La femme ne s'y trouvait point. Alors, il passa derrière +la maison, pour jeter un coup d'œil sous les hangars. +Mais, là, tout d'un coup, une chose inattendue l'arrêta +net. Par terre, la petite poule noire gisait, foudroyée, +morte. Elle n'avait au bec qu'un mince flot de sang, +violâtre, et qui coulait encore.</p> + +<p>D'abord, il ne fut qu'étonné. Il se baissa, la toucha.<a name="page_502" id="page_502"></a> +Elle était tiède, souple et molle, telle qu'un chiffon. Sans +doute un coup de sang. Puis, aussitôt, il devint affreusement +pâle, la vérité l'envahissait, le glaçait. Comme dans +un éclair, il évoquait Léon XIII malade, Santobono courant +aux nouvelles chez le cardinal Sanguinetti, partant +ensuite pour Rome faire cadeau du panier de figues au +cardinal Boccanera. Et il se rappelait la conversation +depuis Frascati, la mort éventuelle du pape, les candidats +possibles à la tiare, les histoires légendaires de +poison qui terrorisaient encore les alentours du Vatican; +et il revoyait le curé avec son petit panier sur les +genoux, plein de soins paternels; et il revoyait la petite +poule noire piquant dans le panier, se sauvant avec une +figue au bec. La petite poule était là, morte, foudroyée.</p> + +<p>Sa conviction fut immédiate, absolue. Mais il n'eut pas +même le temps de se demander ce qu'il allait faire. Une +voix, derrière lui, se récriait.</p> + +<p>—Tiens! c'est la petite poule, qu'a-t-elle donc?</p> + +<p>C'était Pierre qui, laissant remonter Santobono en voiture, +avait fait, lui aussi, le tour de la maison, pour +regarder de plus près le fragment d'aqueduc, à demi +écroulé parmi les pins parasols.</p> + +<p>Prada, frémissant comme s'il était le coupable, répondit +par un mensonge, sans l'avoir prémédité, cédant à +une sorte d'instinct.</p> + +<p>—Mais elle est morte... Imaginez-vous qu'il y a eu +bataille. Au moment où j'arrivais, cette autre poule que +vous apercevez là-bas, s'est jetée sur celle-ci pour avoir la +figue qu'elle tenait encore, et lui a, d'un coup de bec, +défoncé le crâne... Vous voyez bien, le sang coule.</p> + +<p>Pourquoi disait-il ces choses? Il s'étonnait lui-même +en les inventant. Voulait-il donc rester maître de la situation, +n'être avec personne dans l'abominable confidence, +pour agir ensuite à son gré? C'était à la fois une gêne +honteuse devant un étranger, un goût personnel de la +violence qui mêlait de l'admiration à sa révolte d'honnête<a name="page_503" id="page_503"></a> +homme, un sourd besoin d'examiner la chose au point +de vue de son intérêt personnel, avant de prendre un parti. +Honnête homme, il l'était, il n'allait sûrement pas laisser +empoisonner les gens.</p> + +<p>Pierre, pitoyable aux bêtes, regardait la poule avec la +petite émotion que lui causait la brusque suppression de +toute vie. Et il accepta très naturellement l'histoire.</p> + +<p>—Ah! ces poules, elles sont entre elles d'une férocité +imbécile que les hommes ont à peine égalée! J'avais un +poulailler chez moi, et une d'elles ne pouvait se blesser +à la patte, sans que toutes les autres, en voyant perler le +sang, vinssent la piquer et la manger jusqu'à l'os.</p> + +<p>Tout de suite, Prada s'éloigna; et, justement, la femme +le cherchait de son côté, pour lui remettre quatre œufs, +qu'elle avait dénichés à grand'peine, dans les coins de la +maison. Il se hâta de les payer, rappela Pierre qui +s'attardait.</p> + +<p>—Dépêchons, dépêchons! Maintenant, nous ne serons +plus à Rome qu'à la nuit noire.</p> + +<p>Dans la voiture, ils retrouvèrent Santobono, qui attendait +tranquillement. Il avait repris sa place sur le strapontin, +l'échine fortement appuyée contre le siège du cocher, +ses grandes jambes ramenées sous lui; et il tenait de +nouveau, sur ses genoux, le petit panier de figues, si +coquettement arrangé, qu'il protégeait de ses grosses +mains noueuses, comme une chose rare et fragile, que le +moindre cahot des roues aurait pu endommager. Sa soutane +faisait une grande tache sombre. Dans sa face épaisse +et terreuse de paysan resté près de la sauvage terre, mal +dégrossi par ses quelques années d'études théologiques, +ses yeux seuls semblaient vivre, d'une flamme noire, dévorante +de passion.</p> + +<p>En l'apercevant si carrément installé, si calme, Prada +avait eu un petit frisson. Puis, dès que la victoria se fut +remise à rouler, par la route toute droite et sans fin:</p> + +<p>—Eh bien! l'abbé, voilà un coup de vin qui va nous<a name="page_504" id="page_504"></a> +protéger du mauvais air. Si le pape pouvait faire comme +nous, ça le guérirait sûrement de ses coliques.</p> + +<p>Mais Santobono, pour toute réponse, ne lâcha qu'un +sourd grondement. Il ne voulait plus parler, il s'enferma +dans un absolu silence, comme envahi par la nuit lente +qui tombait. Et Prada se tut à son tour, les yeux fixés sur +lui, en se demandant ce qu'il allait faire.</p> + +<p>La route tournait, puis la voiture roula, roula encore, +sur une chaussée interminable, dont le pavé blanc +semblait filer à l'infini, d'un trait. Maintenant, cette blancheur +de la route prenait une sorte de lumière, déroulait +un ruban de neige, tandis que la Campagne immense, aux +deux bords, se noyait peu à peu d'une ombre fine. Dans +les creux des vastes ondulations, les ténèbres s'amassaient, +une marée violâtre semblait s'en épandre, recouvrant +partout de son flot l'herbe rase, élargissant la plaine à +perte de vue, telle qu'une mer déteinte. Tout se confondait, +ce n'était plus que la houle indistincte et neutre, +d'un bout de l'horizon à l'autre. Et le désert s'était vidé +encore, une dernière charrette indolente venait de passer, +un dernier tintement de clochettes claires s'éteignait au +loin; plus un passant, plus une bête, la mort des couleurs +et des sons, toute vie tombant au sommeil, à la paix +sereine du néant. A droite, des fragments d'aqueduc +continuaient à se montrer de place en place, pareils à des +tronçons de mille-pattes géants, que la faux des siècles +aurait coupés; puis, ce fut, à gauche, une nouvelle tour, +dont la haute ruine sombre barra le ciel d'un pieu noir; et +d'autres morceaux d'aqueduc franchirent la route, prirent +de ce côté une valeur démesurée, en se détachant sur le +coucher du soleil. Ah! l'heure unique, l'heure du crépuscule +dans la Campagne romaine, quand tout s'y noie et +s'y résume, l'heure de l'immensité nue, de l'infini dans la +simplicité! Il n'y a rien, rien que la ligne ronde et plate +de l'horizon, rien que la tache d'une ruine, isolée, debout, +et ce rien est d'une majesté, d'une grandeur souveraines.<a name="page_505" id="page_505"></a></p> + +<p>Mais le soleil se couchait, là-bas, à gauche, vers +la mer. Dans le ciel limpide, il descendait, tel qu'un +globe de braise, d'un rouge aveuglant. Il plongea lentement +derrière l'horizon, et il n'y eut d'autres nuages que +quelques vapeurs d'incendie, comme si la mer lointaine +eût bouillonné soudain, sous la flamme de cette royale +visite. Tout de suite, quand il eut disparu, ce coin du ciel +s'empourpra d'une mare de sang, tandis que la Campagne +devenait grise. Il n'y avait plus, au bout de la plaine +décolorée, que ce lac de pourpre, dont on voyait le brasier +peu à peu mourir, derrière les arches noires des +aqueducs; et, de l'autre côté, les autres arches éparses, +restées roses, s'enlevaient en clair sur le ciel couleur +d'étain. Puis, les vapeurs d'incendie se dissipèrent, le +couchant finit par s'éteindre, dans une grande mélancolie +farouche. Au firmament apaisé, devenu de cendre bleue, +les étoiles s'allumaient une à une, pendant que les +lumières de Rome encore lointaine, au ras de l'horizon, +en face, scintillaient pareilles à des phares.</p> + +<p>Et Prada, dans le silence songeur de ses deux compagnons, +au milieu de l'infinie tristesse du soir, envahi lui-même +d'une détresse indicible, continuait à se questionner, +à se demander ce qu'il allait faire. Ses yeux +n'avaient pas quitté Santobono, dont la figure se noyait +de nuit, mais si tranquille, abandonnant son grand corps +au balancement de la voiture. Il se répétait qu'il ne +pouvait laisser empoisonner ainsi les gens. Les figues +étaient sûrement destinées au cardinal Boccanera, et peu +lui importait en somme un cardinal de plus ou de moins, +un pape possible dont l'action historique future était +difficile à prévoir. Dans son âpre conception de conquérant, +tout à la lutte pour la vie, le mieux lui avait toujours +semblé de laisser faire le destin, sans compter qu'il +ne voyait aucun mal à ce que le prêtre mangeât le prêtre, +ce qui égayait son athéisme. Il songea aussi qu'il pouvait +être dangereux d'intervenir dans cette abominable affaire,<a name="page_506" id="page_506"></a> +au fond des basses intrigues, louches et insondables, du +monde noir. Mais le cardinal n'était pas seul au palais +Boccanera: les figues ne pouvaient-elles se tromper +d'adresse, aller à d'autres personnes, qu'on ne voulait +pas atteindre? Cette idée de révoltant hasard, maintenant, +le hantait. Et, sans qu'il voulût y arrêter sa pensée, +les visages de Benedetta et de Dario s'étaient dressés +devant lui, revenaient malgré son effort pour ne pas les +voir, s'imposaient. Si Benedetta, si Dario mangeaient de +ces fruits? Benedetta, il l'écarta tout de suite, car il +savait qu'elle faisait table à part avec sa tante, qu'il n'y +avait rien de commun entre les deux cuisines. Mais Dario +déjeunait chaque jour avec son oncle. Un instant, il vit +Dario pris d'un spasme, tomber entre les bras du cardinal, +comme le pauvre monsignor Gallo, la face grise, les +yeux creux, foudroyé en deux heures.</p> + +<p>Non, non! cela était affreux, il ne pouvait permettre +une abomination pareille. Alors, son parti fut arrêté. Il +allait attendre que la nuit fût complète; et, tout simplement, +il prendrait le panier sur les genoux du curé, il le +jetterait à la volée dans quelque trou d'ombre, sans dire +un mot. Le curé comprendrait. L'autre, le jeune prêtre, +ne s'apercevrait peut-être pas de l'aventure. D'ailleurs, +peu importait, car il était bien décidé à ne pas même +expliquer son acte. Et il se sentit tout à fait calmé, lorsque +l'idée lui vint de jeter le panier, au moment où la voiture +passerait sous la porte Furba, quelques kilomètres avant +Rome. Dans les ténèbres de la porte, ce serait très bien, +on ne pourrait rien voir.</p> + +<p>—Nous nous sommes attardés, nous ne serons guère +à Rome avant six heures, reprit-il tout haut, en se tournant +vers Pierre. Mais vous aurez le temps d'aller vous +habiller et de rejoindre votre ami.</p> + +<p>Et, sans attendre la réponse, il s'adressa à Santobono:</p> + +<p>—Vos figues arriveront bien tard.</p> + +<p>—Oh! dit le curé, Son Éminence reçoit jusqu'à huit<a name="page_507" id="page_507"></a> +heures. Et puis, ce n'est pas pour ce soir, les figues! On +ne mange pas de figues le soir. Ce sera pour demain +matin.</p> + +<p>Il retomba dans son silence, il ne parla plus.</p> + +<p>—Pour demain matin, oui, oui! sans doute, répéta +Prada. Et le cardinal pourra vraiment s'en régaler, si +personne ne l'aide.</p> + +<p>Pierre, étourdiment, donna alors une nouvelle qu'il +savait.</p> + +<p>—Il sera sans doute seul à les manger, car son neveu, +le prince Dario, a dû partir aujourd'hui pour Naples, un +petit voyage de convalescence, après l'accident qui l'a +tenu au lit pendant un grand mois.</p> + +<p>Brusquement, il s'arrêta, en songeant à qui il parlait. +Mais le comte avait remarqué sa gêne.</p> + +<p>—Allez, allez, mon cher monsieur Froment, vous ne +me faites aucune peine. C'est déjà très ancien... Et il est +parti, ce jeune homme, dites-vous?</p> + +<p>—Oui, à moins qu'il n'ait remis son départ. Je m'attends +à ne pas le retrouver au palais.</p> + +<p>Pendant un instant, on n'entendit plus, de nouveau, que +le roulement continu des roues. Et Prada se taisait, repris +de trouble, rendu au malaise de son incertitude. Si pourtant +Dario n'était pas là, de quoi allait-il se mêler? Toutes +ces réflexions lui fatiguaient le crâne, et il finit par penser +tout haut.</p> + +<p>—S'il s'en est allé, ce doit être par convenance, afin +de ne pas assister à la soirée des Buongiovanni, car la +congrégation du Concile s'est réunie ce matin pour se +prononcer définitivement, dans le procès que la comtesse +m'a intenté... Oui, tout à l'heure, je saurai si l'annulation +de notre mariage sera signée par le Saint-Père.</p> + +<p>Sa voix était devenue un peu rauque, on sentait la +vieille blessure se rouvrir et saigner, la plaie faite à son +orgueil d'homme par cette femme qui était sienne et qui +s'était refusée, en se réservant pour un autre. Son amie<a name="page_508" id="page_508"></a> +Lisbeth avait eu beau lui donner un enfant, l'accusation +d'impuissance, l'outrage à sa virilité, renaissait sans +cesse, lui gonflait le cœur d'aveugles colères. Il eut un +violent et brusque frisson, comme si tout un grand souffle +glacé lui eût traversé la chair; et, détournant l'entretien, +il ajouta tout à coup:</p> + +<p>—Il ne fait vraiment pas chaud, ce soir... Voici l'heure +mauvaise, à Rome, l'heure de la tombée du jour, où l'on +empoigne très bien une bonne fièvre, si l'on ne se méfie +pas... Tenez! ramenez la couverture sur vos jambes, enveloppez-vous +soigneusement.</p> + +<p>Puis, comme on approchait de la porte Furba, le silence +se fit encore, plus lourd, pareil au sommeil invincible +qui endormait la Campagne, submergée dans la nuit. +Enfin, la porte apparut, à la clarté des étoiles vives; et elle +n'était autre qu'une arcade de l'Acqua Felice, sous laquelle +passait la route. Ce débris d'aqueduc semblait, de +loin, barrer le passage de sa masse énorme de vieux murs +à demi écroulés. Ensuite, l'arche géante, toute noire +d'ombre, se creusait, telle qu'un porche béant. Et l'on +passait en pleines ténèbres, dans le roulement plus sonore +des roues.</p> + +<p>Lorsqu'on fut de l'autre côté, Santobono avait toujours +sur les genoux le petit panier de figues, et Prada le +regardait, bouleversé, se demandant par quelle subite +paralysie de ses deux mains, il ne l'avait pas saisi, jeté +aux ténèbres. Cependant, il y était décidé encore, quelques +secondes avant de pénétrer sous la voûte. Il l'avait même +regardé une dernière fois, pour bien calculer le mouvement +qu'il aurait à faire. Que venait-il donc de se passer +en lui? Et il se sentait en proie à une indécision grandissante, +incapable désormais de vouloir un acte définitif, +ayant le besoin d'attendre, dans l'idée sourde de se satisfaire +pleinement et avant tout. Pourquoi se serait-il pressé +maintenant, puisque Dario était sans doute parti et +puisque ces figues ne seraient sûrement pas mangées<a name="page_509" id="page_509"></a> +avant le lendemain? Le soir même, il devait apprendre si +la congrégation du Concile avait annulé son mariage, il +saurait jusqu'à quel point la justice de Dieu était vénale +et mensongère. Certes, il ne laisserait empoisonner personne, +pas même le cardinal Boccanera, dont l'existence, +cependant, lui importait si peu. Mais, depuis le départ de +Frascati, n'était-ce pas le destin en marche que ce petit +panier? Ne cédait-il pas à une jouissance d'absolu pouvoir, +en se disant qu'il était le maître de l'arrêter ou de +lui permettre d'aller jusqu'au bout de son œuvre de mort? +Et, d'ailleurs, il s'abandonnait à la plus obscure des +luttes, il ne raisonnait pas, les mains liées au point de ne +pouvoir agir autrement, convaincu qu'il irait glisser une +lettre d'avertissement dans la boîte aux lettres du palais, +avant de se mettre au lit, tout en étant heureux de penser +que, si pourtant il avait intérêt à ne pas le faire, il ne le +ferait pas.</p> + +<p>Alors, le reste de la route s'acheva, au milieu de ce +silence las, dans le frisson du soir, qui semblait avoir +glacé les trois hommes. Vainement, le comte, pour échapper +au combat de ses réflexions, revint sur le gala des +Buongiovanni, donnant des détails, décrivant les splendeurs +auxquelles on allait assister: ses paroles tombaient +rares, gênées et distraites. Puis, il s'efforça de réconforter +Pierre, de le rendre à son espoir, en lui reparlant du +cardinal Sanguinetti, si aimable, si plein de promesses; +et, bien que le jeune prêtre rentrât très heureux, dans +l'idée que son livre n'était pas condamné encore et qu'il +triompherait peut-être, si on l'aidait, il répondit à peine, +tout à sa rêverie. Santobono ne parla pas, ne bougea pas, +comme disparu, noir dans la nuit noire. Et les lumières +de Rome s'étaient multipliées, des maisons avaient reparu, +à droite, à gauche, d'abord espacées largement, peu à +peu ininterrompues. C'était le faubourg, des champs de +roseaux encore, des haies vives, des oliviers dont la tête +dépassait les long murs de clôture, de grands portails<a name="page_510" id="page_510"></a> +aux piliers surmontés de vases, enfin la ville, avec ses +rangées de petites maisons grises, de commerces pauvres, +de cabarets borgnes, d'où sortaient parfois des cris et des +bruits de bataille.</p> + +<p>Prada voulut absolument conduire ses compagnons rue +Giulia, à cinquante mètres du palais.</p> + +<p>—Cela ne me gêne pas, et d'aucune façon, je vous +assure... Voyons, vous ne pouvez achever la route à pied, +pressés comme vous l'êtes!</p> + +<p>Déjà, la rue Giulia dormait dans sa paix séculaire, absolument +déserte, d'une mélancolie d'abandon, avec la +double file morne de ses becs de gaz. Et, dès qu'il fut +descendu de voiture, Santobono n'attendit pas Pierre, +qui, d'ailleurs, passait toujours par la petite porte, sur la +ruelle latérale.</p> + +<p>—Au revoir, l'abbé.</p> + +<p>—Au revoir, monsieur le comte. Mille grâces!</p> + +<p>Alors, tous deux purent le suivre du regard jusqu'au +palais Boccanera, dont la vieille porte monumentale, +noire d'ombre, était encore grande ouverte. Un instant, +ils virent sa haute taille rugueuse qui barrait cette ombre. +Puis, il entra, il s'engouffra avec son petit panier, portant +le destin.<a name="page_511" id="page_511"></a></p> + +<h3><a name="XII" id="XII"></a>XII</h3> + +<p>Il était dix heures, lorsque Pierre et Narcisse, qui +avaient dîné au Café de Rome, où ils s'étaient ensuite +oubliés dans une longue causerie, descendirent à pied le +Corso pour se rendre au palais Buongiovanni. Ils eurent +toutes les peines du monde à en gagner la porte. Les voitures +arrivaient par files serrées, et la foule des curieux +qui stationnaient, débordant, envahissant la chaussée, +malgré les agents, devenait si compacte, que les chevaux +n'avançaient plus. Dans la longue façade monumentale, +les dix hautes fenêtres du premier étage flambaient, +une grande clarté blanche, la clarté de plein jour des +lampes électriques, qui éclairait, comme d'un coup de +soleil, la rue, les équipages embourbés dans le flot +humain, la houle des têtes ardentes et passionnées, au +milieu de l'extraordinaire tumulte des gestes et des cris.</p> + +<p>Et il n'y avait pas là que la curiosité habituelle de +regarder passer des uniformes et descendre des femmes +en riches toilettes, car Pierre entendit vite que cette +foule était venue attendre l'arrivée du roi et de la reine, +qui avaient promis de paraître au bal de gala, que le +prince Buongiovanni donnait pour fêter les fiançailles de +sa fille Celia avec le lieutenant Attilio Sacco, fils d'un +des ministres de Sa Majesté. Puis, ce mariage était un +ravissement, le dénouement heureux d'une histoire +d'amour qui passionnait la ville entière, le coup de +foudre, le couple jeune et si beau, la fidélité obstinée, +victorieuse des obstacles, et cela dans des conditions<a name="page_512" id="page_512"></a> +romanesques, dont le récit circulait de bouche en +bouche, mouillant tous les yeux, faisant battre tous les +cœurs.</p> + +<p>C'était cette histoire que Narcisse, au dessert, en attendant +dix heures, venait encore de conter à Pierre, qui la +connaissait en partie. On affirmait que, si le prince avait +fini par céder, après une dernière scène épouvantable, il +ne l'avait fait que sur la crainte de voir Celia quitter un +beau soir le palais, au bras de son amant. Elle ne l'en +menaçait pas, mais il y avait, dans son calme de vierge +ignorante, un tel mépris de tout ce qui n'était pas son +amour, qu'il la sentait capable des pires folies, commises +ingénument. La princesse, sa femme, s'était désintéressée, +en Anglaise flegmatique, belle encore, qui croyait +avoir assez fait pour la maison en apportant les cinq +millions de sa dot et en donnant cinq enfants à son mari. +Le prince, inquiet et faible dans ses violences, où se +retrouvait le vieux sang romain, gâté déjà par son mélange +avec celui d'une race étrangère, n'agissait plus +que sous la crainte de voir crouler sa maison et sa +fortune, restées jusque-là intactes, au milieu des ruines +accumulées du patriciat; et, en cédant enfin, il avait +dû obéir à l'idée de se rallier par sa fille, d'avoir un +pied solide au Quirinal, sans pourtant retirer l'autre +du Vatican. Sans doute, c'était une honte brûlante, son +orgueil saignait de s'allier à ces Sacco, des gens de +rien. Mais Sacco était ministre, il avait marché si vite, +de succès en succès, qu'il semblait en passe de monter +encore, de conquérir, après le portefeuille de l'Agriculture, +celui des Finances, qu'il convoitait depuis longtemps. +Avec lui, c'était la faveur certaine du roi, la +retraite assurée de ce côté, si le pape un jour sombrait. +Puis, le prince avait pris des renseignements sur le fils, +un peu désarmé devant cet Attilio si beau, si brave, si +droit, qui était l'avenir, peut-être l'Italie glorieuse de +demain. Il était soldat, on le pousserait aux plus hauts<a name="page_513" id="page_513"></a> +grades. On ajoutait méchamment que la dernière raison +qui avait décidé le prince, fort avare, désespéré d'avoir +à disperser sa fortune entre ses cinq enfants, était l'occasion +heureuse de pouvoir donner à Celia une dot dérisoire. +Et, dès lors, le mariage consenti, il avait résolu de +célébrer les fiançailles par une fête retentissante, comme +on n'en donnait plus que bien rarement à Rome, les +portes ouvertes à tous les mondes, les souverains +invités, le palais flambant ainsi qu'aux grands jours +d'autrefois, quitte à y laisser un peu de cet argent +qu'il défendait si âprement, mais voulant par bravoure +prouver qu'il n'était pas vaincu et que les Buongiovanni +ne cachaient rien, ne rougissaient de rien. A la vérité, +on prétendait que cette bravoure superbe ne venait pas +de lui, qu'elle lui avait été soufflée, sans même qu'il en +eût conscience, par Celia, la tranquille, l'innocente, qui +désirait montrer son bonheur, au bras d'Attilio, devant +Rome entière, applaudissant à cette histoire d'amour qui +finissait bien, comme dans les beaux contes de fées.</p> + +<p>—Diable! dit Narcisse, qu'un flot de foule immobilisait, +jamais nous n'arriverons en haut. Ils ont donc +invité toute la ville!</p> + +<p>Et, comme Pierre s'étonnait de voir passer un prélat +en carrosse:</p> + +<p>—Oh! vous allez en coudoyer plus d'un. Si les cardinaux +n'osent se risquer, à cause de la présence des souverains, +la prélature viendra sûrement. Il s'agit d'un +salon neutre, où le monde noir et le monde blanc peuvent +fraterniser. Puis, les fêtes ne sont pas si nombreuses, +on s'y écrase.</p> + +<p>Il expliqua qu'en dehors des deux grands bals que la +cour donnait par hiver, il fallait des circonstances exceptionnelles +pour décider le patriciat à offrir des galas +pareils. Deux ou trois salons noirs ouvraient bien encore +une fois leurs salons, vers la fin du carnaval. Mais, partout, +les petites sauteries intimes remplaçaient les réceptions<a name="page_514" id="page_514"></a> +fastueuses. Quelques princesses avaient simplement +leur jour. Et, quant aux rares salons blancs, ils gardaient +une égale intimité, mélangée plus ou moins, car pas une +maîtresse de maison n'était devenue la reine indiscutée +du monde nouveau.</p> + +<p>—Enfin, nous y sommes, reprit Narcisse dans l'escalier.</p> + +<p>Pierre, inquiet, lui dit:</p> + +<p>—Ne nous quittons pas. Je ne connais un peu que la +fiancée, et je tiens à ce que vous me présentiez.</p> + +<p>Mais c'était encore un effort rude et long, que de +monter le vaste escalier, tellement la cohue des arrivants +s'y bousculait. Même aux temps anciens, lors des chandelles +de cire et des lampes à huile, jamais il n'avait +resplendi d'un tel éclat de lumière. Des lampes électriques +l'inondaient de clarté blanche, brûlant en bouquets +dans les admirables candélabres de bronze qui ornaient +les paliers. On avait caché les stucs froids des murs sous +une suite de hautes tapisseries, l'Histoire de Psyché et de +l'Amour, des merveilles restées dans la famille depuis la +Renaissance. Un épais tapis recouvrait l'usure des +marches, et des massifs de plantes vertes garnissaient les +coins, des palmiers grands comme des arbres. Tout un +sang nouveau affluait, chauffait l'antique demeure, une +résurrection de vie qui montait avec le flot des femmes +rieuses et sentant bon, les épaules nues, étincelantes de +diamants.</p> + +<p>Quand ils furent en haut, Pierre aperçut tout de suite, +à l'entrée du premier salon, le prince et la princesse +Buongiovanni, debout côte à côte, recevant leurs invités. +Le prince, un blond qui grisonnait, grand et mince, +avait les pâles yeux du Nord que sa mère lui avait légués, +dans une face énergique d'ancien capitaine des papes. La +princesse, au petit visage rond et délicat, paraissait à +peine avoir trente ans, bien qu'elle eût dépassé la quarantaine, +jolie toujours, d'une sérénité souriante que<a name="page_515" id="page_515"></a> +rien ne déconcertait, simplement heureuse de s'adorer +elle-même. Elle portait une toilette de satin rose, toute +rayonnante d'une merveilleuse parure de gros rubis, qui +semblait allumer de courtes flammes sur sa peau fine et +dans ses fins cheveux de blonde. Et, des cinq enfants, le +fils aîné qui voyageait, les trois autres filles trop jeunes, +encore en pension, Celia seule était là, Celia en petite +robe de légère soie blanche, blonde elle aussi, délicieuse +avec ses grands yeux d'innocence et sa bouche de +candeur, gardant jusqu'au bout de son aventure d'amour +son air de grand lis fermé, impénétrable en son mystère +de vierge. Les Sacco venaient d'arriver seulement, et +Attilio, qui était resté près de sa fiancée, portait son +simple uniforme de lieutenant, mais si naïvement, si +ouvertement heureux de son grand bonheur, que sa jolie +tête, à la bouche de tendresse, aux yeux de vaillance, +en resplendissait, d'un éclat extraordinaire de jeunesse +et de force. Tous les deux, l'un près de l'autre, dans ce +triomphe de leur passion, apparaissaient, dès le seuil, +comme la joie, la santé même de la vie, l'espoir illimité +aux promesses du lendemain; et tous les invités qui +entraient les voyaient ainsi, ne pouvaient s'empêcher de +sourire, s'attendrissaient, oubliant leur curiosité maligne +et bavarde, jusqu'à donner leur cœur à ce couple +d'amour, si beau et si ravi.</p> + +<p>Narcisse s'était avancé pour présenter Pierre. Mais +Celia ne lui en laissa pas le temps. Elle fit un pas à la +rencontre du prêtre, elle le mena à son père et à sa mère.</p> + +<p>—Monsieur l'abbé Pierre Froment, un ami de ma +chère Benedetta.</p> + +<p>Il y eut des saluts cérémonieux. Pierre fut très touché +de cette bonne grâce de la jeune fille, qui lui dit +ensuite:</p> + +<p>—Benedetta va venir avec sa tante et Dario. Elle doit +être si heureuse, ce soir! Et vous verrez comme elle est +belle!<a name="page_516" id="page_516"></a></p> + +<p>Pierre et Narcisse la félicitèrent alors. Mais ils ne +pouvaient rester là, le flot les poussait, le prince et la +princesse n'avaient que le temps de saluer d'un branle +aimable et continu de la tête, noyés, débordés. Et Celia, +quand elle eut mené les deux amis à Attilio, dut revenir +prendre sa place de petite reine de la fête, près de ses +parents.</p> + +<p>Narcisse connaissait un peu Attilio. Il y eut des félicitations +nouvelles et des poignées de main. Puis, curieusement, +tous deux manœuvrèrent pour s'arrêter un +instant dans ce premier salon, où le spectacle en valait +vraiment la peine. C'était une vaste pièce, tendue de +velours vert, à fleurs d'or, qu'on appelait la salle des +armures, et qui contenait en effet une collection d'armures +très remarquable, des cuirasses, des haches +d'armes, des épées, ayant presque toutes appartenu à des +Buongiovanni, au quinzième siècle et au seizième. Et, au +milieu de ces rudes outils de guerre, on voyait une adorable +chaise à porteurs du siècle dernier, ornée des dorures +et des peintures les plus délicates, dans laquelle l'arrière-grand'mère +du Buongiovanni actuel, la célèbre Bettina, +une beauté légendaire, se faisait conduire aux offices. +D'ailleurs, sur les murs, ce n'étaient que tableaux historiques, +batailles, signatures de traités, réceptions royales, +où les Buongiovanni avaient joué un rôle; sans compter +les portraits de famille, de hautes figures d'orgueil, capitaines +de terre et de mer, grands dignitaires de l'Église, +prélats, cardinaux, parmi lesquels, à la place d'honneur, +triomphait le pape, le Buongiovanni vêtu de blanc, dont +l'avènement au trône pontifical avait enrichi la longue +descendance. Et c'était parmi ces armures, près de la +galante chaise à porteurs, c'était au-dessous de ces antiques +portraits, que les Sacco, le mari et la femme, +venaient de s'arrêter, eux aussi, à quelques pas des +maîtres de la maison, prenant leur part des félicitations +et des saluts.<a name="page_517" id="page_517"></a></p> + +<p>—Tenez! souffla tout bas Narcisse à Pierre, les Sacco, +là, en face de nous, ce petit homme noir et cette dame +en soie mauve.</p> + +<p>Pierre reconnut Stefana, qu'il avait rencontrée chez le +vieil Orlando, avec sa figure claire au gentil sourire, ses +traits menus que noyait un embonpoint naissant. Mais ce +fut surtout le mari qui l'intéressa, brun et sec, les yeux +gros dans un teint de jaunisse, le menton proéminent et +le nez en bec de vautour, un masque gai de Polichinelle +napolitain, et dansant, criant, et d'une belle humeur si +envahissante, que les gens, autour de lui, étaient gagnés +tout de suite. Il avait une faconde extraordinaire, une +voix surtout, un instrument de charme et de conquête +incomparable. Rien qu'à le voir, dans ce salon, séduire si +aisément les cœurs, on comprenait ses succès foudroyants, +au milieu du monde brutal et médiocre de la politique. +Pour le mariage de son fils, il venait de manœuvrer avec +une adresse rare, affectant une délicatesse outrée, contre +Celia, contre Attilio lui-même, déclarant qu'il refusait +son consentement, de peur qu'on ne l'accusât de voler +une dot et un titre. Il n'avait cédé qu'après les Buongiovanni, +il avait voulu prendre auparavant l'avis du vieil +Orlando, dont la haute loyauté héroïque était proverbiale +dans l'Italie entière; d'autant plus qu'en agissant ainsi, il +savait aller au-devant d'une approbation, car le héros ne +se gênait pas pour répéter tout haut que les Buongiovanni +devaient être enchantés d'accueillir dans leur +famille son petit-neveu, un beau garçon, de cœur sain et +brave, qui régénérerait leur vieux sang épuisé, en faisant +à leur fille de beaux enfants. Et Sacco, dans toute cette +affaire, s'était merveilleusement servi du nom légendaire +d'Orlando, faisant sonner sa parenté, montrant une vénération +filiale pour le glorieux fondateur de la patrie, sans +paraître vouloir se douter un instant à quel point celui-ci le +méprisait et l'exécrait, désespéré de son arrivée au pouvoir, +convaincu qu'il mènerait le pays à la ruine et à la honte.<a name="page_518" id="page_518"></a></p> + +<p>—Ah! reprit Narcisse, en s'adressant à Pierre, un +homme souple et pratique, que les soufflets ne gênent +pas! Il en faut, paraît-il, de ces hommes sans scrupules, +dans les États tombés en détresse, qui traversent des +crises politiques, financières et morales. On dit que +celui-ci, avec son aplomb imperturbable, l'ingéniosité de +son esprit, ses infinies ressources de résistance qui ne +reculent devant rien, a complètement conquis la faveur +du roi... Mais voyez donc, voyez donc, si l'on ne croirait +pas qu'il est déjà le maître de ce palais, au milieu du flot +de courtisans qui l'entoure!</p> + +<p>En effet, les invités qui passaient en saluant devant les +Buongiovanni, s'amassaient autour de Sacco; car il était le +pouvoir, les places, les pensions, les croix; et, si l'on +souriait encore de le trouver là, avec sa maigreur noire et +turbulente, parmi les grands ancêtres de la maison, on +l'adulait comme la puissance nouvelle, cette force démocratique, +si trouble encore, qui se levait de partout, même +de ce vieux sol romain, où le patriciat gisait en ruines.</p> + +<p>—Mon Dieu! quelle foule! murmura Pierre. Quels +sont donc tous ces gens?</p> + +<p>—Oh! répondit Narcisse, c'est déjà très mêlé. Ils n'en +sont plus ni au monde noir, ni au monde blanc; ils en sont +au monde gris. L'évolution était fatale, l'intransigeance +d'un cardinal Boccanera ne peut être celle d'une ville +entière, d'un peuple. Le pape seul dira toujours non, +restera immuable. Mais, autour de lui, tout marche et se +transforme, invinciblement. De sorte que, malgré les +résistances, dans quelques années, Rome sera italienne... +Vous savez que, dès maintenant, lorsqu'un prince a deux +fils, l'un reste au Vatican, l'autre passe au Quirinal. Il +faut vivre, n'est-ce pas? Les grandes familles, en danger +de mort, n'ont pas l'héroïsme de pousser l'obstination +jusqu'au suicide... Et je vous ai déjà dit que nous étions +ici sur un terrain neutre, car le prince Buongiovanni a +compris un des premiers la nécessité de la conciliation.<a name="page_519" id="page_519"></a> +Il sent sa fortune morte, il n'ose la risquer ni dans l'industrie +ni dans les affaires, il la voit déjà émiettée entre +ses cinq enfants, qui l'émietteront à leur tour; et c'est +pourquoi il s'est mis du côté du roi, sans vouloir rompre +avec le pape, par prudence... Aussi voyez-vous, dans ce +salon, l'image exacte de la débâcle, du pêle-mêle qui +règne dans les opinions et dans les idées du prince.</p> + +<p>Il s'interrompit, pour nommer des personnages qui +entraient.</p> + +<p>—Tenez! voici un général, très aimé, depuis sa dernière +campagne en Afrique. Nous aurons ce soir beaucoup de +militaires, tous les supérieurs d'Attilio, qu'on a invités +pour faire un entourage de gloire au jeune homme... Et +tenez! voici l'ambassadeur d'Allemagne. Il est à croire +que le corps diplomatique viendra presque en entier, +à cause de la présence de Leurs Majestés... Et, par +opposition, vous voyez bien ce gros homme, là-bas? C'est +un député fort influent, un enrichi de la bourgeoisie +nouvelle. Il n'était encore, il y a trente ans, qu'un fermier +du prince Albertini, un de ces mercanti di campagna, +qui battaient la Campagne romaine, en bottes +fortes et en chapeau mou... Et, maintenant, regardez ce +prélat qui entre...</p> + +<p>—Celui-ci, je le connais, dit Pierre. C'est monsignor +Fornaro.</p> + +<p>—Parfaitement, monsignor Fornaro, un personnage. +Vous m'avez en effet conté qu'il est rapporteur, dans +l'affaire de votre livre... Un prélat délicieux! Avez-vous +remarqué de quelle révérence il vient de saluer la princesse? +Et quelle noble allure, quelle grâce, sous son +petit manteau de soie violette!</p> + +<p>Narcisse continua à énumérer ainsi des princes et des +princesses, des ducs et des duchesses, des hommes politiques +et des fonctionnaires, des diplomates et des +ministres, des bourgeois et des officiers, le plus incroyable +tohu-bohu, sans compter la colonie étrangère, des Anglais,<a name="page_520" id="page_520"></a> +des Américains, des Allemands, des Espagnols, des +Russes, la vieille Europe et les deux Amériques. Puis, il +revint brusquement aux Sacco, à la petite madame Sacco, +pour raconter les efforts héroïques qu'elle avait faits, +dans la bonne pensée d'aider les ambitions de son mari, +en ouvrant un salon. Cette femme douce, l'air modeste, +était une personne très rusée, pourvue des qualités les +plus solides, la patience et la résistance piémontaises, +l'ordre, l'économie. Aussi, dans le ménage, rétablissait-elle +l'équilibre, que le mari compromettait par son exubérance. +Il lui devait beaucoup, sans que personne s'en +doutât. Mais, jusqu'ici, elle avait échoué à opposer, aux +derniers des salons noirs, un salon blanc qui fît l'opinion. +Elle ne réunissait toujours que des gens de son monde, +pas un prince n'était venu, on dansait le lundi chez elle, +comme on dansait dans vingt autres petits salons bourgeois, +sans éclat et sans puissance. Le véritable salon blanc, +menant les hommes et les choses, maître de Rome, restait +encore à l'état de chimère.</p> + +<p>—Regardez son mince sourire, pendant qu'elle examine +tout ici, reprit Narcisse. Je suis bien sûr qu'elle s'instruit +et qu'elle dresse des plans. A présent qu'elle va être +alliée à une famille princière, peut-être espère-t-elle +avoir enfin la belle société.</p> + +<p>La foule devenait telle, dans la pièce, grande pourtant, +qu'ils étouffaient, bousculés, serrés contre un mur. Aussi +l'attaché d'ambassade emmena-t-il le prêtre, en lui donnant +des détails sur ce premier étage du palais, un des +plus somptueux de Rome, célèbre par la magnificence des +appartements de réception. On dansait dans la galerie +de tableaux, une salle longue de vingt mètres, royale, +débordante de chefs-d'œuvre, dont les huit fenêtres +ouvraient sur le Corso. Le buffet était dressé dans la +salle des Antiques, une salle de marbre, où il y avait une +Vénus, découverte près du Tibre, et qui rivalisait avec +celle du Capitole. Puis, c'était une suite de salons<a name="page_521" id="page_521"></a> +merveilleux, encore resplendissants du luxe ancien, tendus +des étoffes les plus rares, ayant gardé de leurs mobiliers +d'autrefois des pièces uniques, que guettaient les antiquaires, +dans l'espoir de la ruine future, inévitable. Et, +parmi ces salons, un surtout était fameux, le petit salon des +glaces, une pièce ronde, de style Louis XV, entièrement +garnie de glaces, dans des cadres de bois sculpté, d'une +extrême richesse et d'un rococo exquis.</p> + +<p>—Tout à l'heure, vous verrez tout cela, dit Narcisse. +Mais entrons ici, si nous voulons respirer un peu... C'est +ici qu'on a apporté les fauteuils de la galerie voisine, +pour les belles dames désireuses de s'asseoir, d'être vues +et d'être aimées.</p> + +<p>Le salon était vaste, drapé de la plus admirable tenture +de velours de Gênes qu'on pût voir, cet ancien velours +jardinière, à fond de satin pâle, à fleurs éclatantes, mais +dont les verts, les bleus, les rouges se sont divinement +pâlis, d'un ton doux et fané de vieilles fleurs d'amour. Il +y avait là, sur les consoles, dans les vitrines, les objets +d'art les plus précieux du palais, des coffrets d'ivoire, des +bois sculptés, peints et dorés, des pièces d'argenterie, un +entassement de merveilles. Et, sur les sièges nombreux, +des dames en effet s'étaient déjà réfugiées, fuyant la cohue, +assises par petits groupes, riant et causant avec les +quelques hommes qui avaient découvert ce coin de grâce +et de galanterie. Rien n'était plus aimable à regarder, sous +le vif éclat des lampes, que ces nappes d'épaules nues, +d'une finesse de soie, que ces nuques souples, où se +tordaient les chevelures blondes ou brunes. Les bras nus +sortaient du fouillis charmant des toilettes tendres, tels +que de vivantes fleurs de chair. Les éventails battaient +avec lenteur, comme pour aviver les feux des pierres +précieuses, jetant à chaque souffle une odeur de femme, +mêlée à un parfum dominant de violettes.</p> + +<p>—Tiens! s'écria Narcisse, notre bon ami, monsignor +Nani, qui salue là-bas l'ambassadrice d'Autriche.<a name="page_522" id="page_522"></a></p> + +<p>Dès que Nani aperçut le prêtre et son compagnon, il +vint à eux; et, tous trois, ils gagnèrent l'embrasure d'une +fenêtre, pour causer un instant à l'aise. Le prélat souriait, +l'air enchanté de la beauté de la fête, mais gardant la +sérénité d'une âme triplement cuirassée d'innocence, au +milieu de toutes ces épaules étalées, comme s'il ne les +avait pas même vues.</p> + +<p>—Ah! mon cher fils, dit-il à Pierre, que je suis heureux +de vous rencontrer!... Eh bien! que dites-vous de +notre Rome, quand elle se mêle de donner des fêtes?</p> + +<p>—Mais c'est superbe, monseigneur!</p> + +<p>Il parlait avec attendrissement de la haute piété de +Celia, il affectait de ne voir chez le prince et la princesse +que des fidèles du Vatican, pour faire honneur à ce dernier +de ce gala fastueux, sans paraître même savoir que +le roi et la reine allaient venir. Puis, soudain:</p> + +<p>—J'ai pensé à vous toute la journée, mon cher fils. +Oui, j'avais appris que vous étiez allé voir Son Éminence +le cardinal Sanguinetti, pour votre affaire... Voyons, +comment vous a-t-il reçu?</p> + +<p>—Oh! très paternellement... D'abord, il m'a fait entendre +l'embarras où le mettait sa situation de protecteur +de Lourdes. Mais, comme je partais, il s'est montré +charmant, il m'a formellement promis son aide, avec une +délicatesse dont j'ai été très touché.</p> + +<p>—Vraiment, mon cher fils! Du reste, vous ne m'étonnez +pas, Son Excellence est si bonne!</p> + +<p>—Et, monseigneur, je dois ajouter que je suis revenu +le cœur léger, plein d'espérance. Désormais, il me +semble que mon procès est à moitié gagné.</p> + +<p>—C'est bien naturel, je comprends cela.</p> + +<p>Nani souriait toujours, de son fin sourire d'intelligence, +aiguisé d'une pointe d'ironie, si discrète, qu'on n'en sentait +pas la piqûre. Après un court silence, il ajouta très +simplement:</p> + +<p>—Le malheur est que votre livre a été condamné,<a name="page_523" id="page_523"></a> +avant-hier, par la congrégation de l'Index, qui s'est +réunie tout exprès, sur une convocation du secrétaire. +Et l'arrêt sera même porté à la signature de Sa Sainteté +après-demain.</p> + +<p>Pierre, étourdi, le regardait. L'écroulement du vieux +palais sur sa tête ne l'aurait pas accablé davantage. +C'était donc fini! le voyage qu'il avait fait à Rome, l'expérience +qu'il était venu y tenter aboutissait donc à cette +défaite, qu'il apprenait ainsi brusquement, au milieu de +cette fête! Et il n'avait même pu se défendre, il avait +perdu les jours, sans trouver à qui parler, devant qui +plaider sa cause! Une colère montait en lui, il ne put +s'empêcher de dire à demi-voix, amèrement:</p> + +<p>—Ah! comme on m'a dupé! Ce cardinal qui me disait +ce matin: Si Dieu est avec vous, il vous sauvera, même +malgré vous! Oui, oui, je comprends à cette heure, il +jouait sur les mots, il ne me souhaitait qu'un désastre, +pour que la soumission me gagnât le ciel... Me soumettre, +ah! je ne puis pas, je ne puis pas encore! J'ai le cœur +trop gonflé d'indignation et de chagrin.</p> + +<p>Curieusement, Nani l'écoutait, l'étudiait.</p> + +<p>—Mais, mon cher fils, rien n'est définitif, tant que le +Saint-Père n'aura pas signé. Vous avez la journée de +demain, et même la matinée d'après-demain. Un miracle +est toujours possible.</p> + +<p>Et, baissant la voix, le prenant à part, pendant que +Narcisse, en esthète amoureux des cols allongés et des +gorges puériles, examinait les dames:</p> + +<p>—Écoutez, j'ai une communication à vous faire, en +grand secret... Tout à l'heure, pendant le cotillon, venez +me rejoindre dans le petit salon des glaces. Nous y causerons +à l'aise.</p> + +<p>Pierre promit d'un signe de tête; et, discrètement, le +prélat s'éloigna, se perdit au milieu de la foule. Mais les +oreilles du prêtre bourdonnaient, il ne pouvait plus +espérer. Que ferait-il en un jour, puisqu'il avait perdu<a name="page_524" id="page_524"></a> +trois mois, sans arriver seulement à être reçu par le +pape? Dans son étourdissement, il entendit Narcisse, qui +lui parlait d'art.</p> + +<p>—C'est étonnant comme le corps de la femme s'est +abîmé, depuis nos affreux temps de démocratie. Il s'empâte, +il devient horriblement commun. Voyez donc là, +devant nous, pas une qui ait la ligne florentine, la poitrine +petite, le col dégagé et royal...</p> + +<p>Il s'interrompit, pour s'écrier:</p> + +<p>—Ah! en voici une qui est assez bien, la blonde, avec +des bandeaux... Tenez! celle que monsignor Fornaro +vient d'aborder.</p> + +<p>Depuis un instant, en effet, monsignor Fornaro allait +de belle dame en belle dame, d'un air d'aimable conquête. +Il était superbe, ce soir-là, avec sa haute taille +décorative, ses joues fleuries, sa bonne grâce victorieuse. +Aucune histoire leste ne circulait sur son compte, il +était accepté simplement comme un prélat galant qui se +plaisait dans la compagnie des femmes. Et il s'arrêtait, +causait, se penchait au-dessus des épaules nues, les +frôlait, les respirait, les lèvres humides et les yeux +riants, dans une sorte de ravissement dévot.</p> + +<p>Il aperçut Narcisse, qu'il rencontrait parfois. Il s'avança. +Le jeune homme dut le saluer.</p> + +<p>—Vous allez bien, monseigneur, depuis que j'ai eu +l'honneur de vous voir à l'ambassade?</p> + +<p>—Oh! très bien, très bien!... Hein? quelle délicieuse +fête!</p> + +<p>Pierre s'était incliné. C'était cet homme, dont le rapport +avait fait condamner son livre; et il lui reprochait +surtout son air de caresse, les promesses menteuses de +son accueil si charmant. Mais le prélat, très fin, dut +sentir qu'il avait appris l'arrêt de la congrégation. Aussi +trouva-t-il plus digne de ne pas le reconnaître ouvertement. +Il se contenta, lui aussi, d'incliner la tête, avec un +léger sourire.<a name="page_525" id="page_525"></a></p> + +<p>—Que de monde! répéta-t-il, et que de belles personnes! +On ne va bientôt plus pouvoir circuler dans +ce salon.</p> + +<p>Maintenant, tous les sièges y étaient occupés par des +dames, et l'on commençait à y étouffer, au milieu de ce +parfum de violettes, que chauffait la fauve odeur des +nuques blondes ou brunes. Les éventails battaient plus +vifs, des rires clairs s'élevaient, dans le brouhaha grandissant, +toute une rumeur de conversation, où l'on entendait +circuler les mêmes mots. Quelque nouvelle, sans +doute, venait d'être apportée, un bruit qui se chuchotait, +qui jetait la fièvre de groupe en groupe.</p> + +<p>Monsignor Fornaro, très au courant, voulut donner +lui-même la nouvelle, qu'on ne disait pas encore à voix +haute.</p> + +<p>—Vous savez ce qui les passionne toutes?</p> + +<p>—La santé du Saint-Père? demanda Pierre, dans +son inquiétude. Est-ce que la situation s'est encore +aggravée ce soir?</p> + +<p>Le prélat le regarda, étonné. Puis, avec une sorte d'impatience:</p> + +<p>—Oh! non, oh! non, Sa Sainteté va beaucoup mieux, +Dieu merci! Quelqu'un du Vatican me disait tout à l'heure +qu'elle avait pu se lever, cette après-midi, et recevoir ses +intimes, ainsi qu'à l'habitude.</p> + +<p>—On a eu tout de même grand'peur, interrompit à +son tour Narcisse. A l'ambassade, j'avoue que nous +n'étions pas rassurés, parce qu'un conclave, en ce +moment, serait une chose grave pour la France. Elle n'y +aurait aucun pouvoir, notre gouvernement républicain +a tort de traiter la papauté comme une quantité négligeable... +Seulement, sait-on jamais si le pape est malade +ou non? J'ai appris d'une façon certaine qu'il a failli être +emporté, l'autre hiver, lorsque personne n'en soufflait +mot; tandis que, la dernière fois, lorsque tous les journaux +le tuaient, en parlant d'une bronchite, je l'ai vu, moi qui<a name="page_526" id="page_526"></a> +vous parle, très gaillard et très gai... Il est malade, +quand il le faut, je crois.</p> + +<p>D'un geste pressé, monsignor Fornaro écarta ce sujet +importun.</p> + +<p>—Non, non, on est rassuré, on n'en cause déjà plus... +Ce qui passionne toutes ces dames, c'est qu'aujourd'hui +la congrégation du Concile a voté l'annulation du mariage, +dans l'affaire Prada, à une grosse majorité.</p> + +<p>De nouveau, Pierre s'émut. N'ayant eu le temps de voir +personne au palais Boccanera, à son retour de Frascati, +il craignait que la nouvelle ne fût fausse. Et le prélat +crut devoir donner sa parole d'honneur.</p> + +<p>—La nouvelle est certaine, je la tiens d'un membre +de la congrégation.</p> + +<p>Mais, brusquement, il s'excusa, s'échappa.</p> + +<p>—Pardon! voici une dame que je n'avais pas aperçue +et que je désire saluer.</p> + +<p>Tout de suite, il courut, s'empressa devant elle. Ne +pouvant s'asseoir, il resta debout, courbant sa grande +taille, comme s'il eût enveloppé de sa galante courtoisie +la jeune femme, si fraîche, si nue, qui riait d'un si beau +rire, sous l'effleurement léger du petit manteau de soie +violette.</p> + +<p>—Vous connaissez cette dame, n'est-ce pas? demanda +Narcisse à Pierre. Non! vraiment?... C'est la bonne amie +du comte Prada, la toute charmante Lisbeth Kauffmann, +qui vient de lui donner un gros garçon, et qui reparaît ce +soir pour la première fois dans le monde... Vous savez +qu'elle est Allemande, qu'elle a perdu ici son mari, et +qu'elle peint un peu, assez joliment même. On pardonne +beaucoup à ces dames de la colonie étrangère, et celle-ci +est particulièrement aimée, pour la belle humeur avec +laquelle elle reçoit, dans son petit palais de la rue du +Prince-Amédée... Vous pensez si la nouvelle qui circule +de l'annulation du mariage, doit l'amuser!</p> + +<p>Elle était vraiment exquise, cette Lisbeth, très blonde,<a name="page_527" id="page_527"></a> +très rose, très gaie, avec sa peau de satin, son visage de +lait, ses yeux si tendrement bleus, sa bouche dont l'aimable +sourire était célèbre pour sa grâce. Et, dans sa toilette +de soie blanche pailletée d'or, elle avait surtout, ce soir-là, +une telle joie de vivre, une telle certitude heureuse, +à se sentir libre, aimante et aimée, qu'autour d'elle la +nouvelle qu'on chuchotait, les méchancetés dites derrière +les éventails, semblaient tourner à son triomphe. Tous +les regards s'étaient un instant fixés sur elle. On répétait +son mot à Prada, quand elle s'était vue enceinte, des +œuvres d'un homme que l'Église décrétait aujourd'hui +d'impuissance: «Mon pauvre ami, c'est donc d'un petit +Jésus que je vais accoucher!» Et des rires s'étouffaient, +d'irrespectueuses plaisanteries circulaient tout bas, de +bouche à oreille, tandis qu'elle, radieuse dans son insolente +sérénité, acceptait d'un air de ravissement les +galanteries de monsignor Fornaro, qui la félicitait sur +une toile, une Vierge au lis, envoyée par elle à une +Exposition.</p> + +<p>Ah! cette annulation de mariage, qui défrayait la +chronique scandaleuse de Rome depuis un an, quelle +rumeur dernière elle produisait, en tombant ainsi au +beau milieu de ce bal! Le monde noir et le monde blanc +l'avaient longtemps choisie comme un champ de bataille, +pour y échanger les plus incroyables médisances, des +commérages sans fin, des histoires à dormir debout. Et +c'était fini cette fois, le Vatican imperturbable osait prononcer +l'annulation, sous le prétexte que le mariage +n'avait pu être consommé, par suite de l'impuissance du +mari. Rome entière allait en rire, avec son libre scepticisme, +dès qu'il s'agissait des affaires d'argent de +l'Église. Personne déjà n'ignorait les incidents de la +lutte, Prada révolté qui s'était tenu à l'écart, les Boccanera +inquiets qui avaient remué ciel et terre, et l'argent +distribué aux créatures des cardinaux pour acheter leur +influence, et la grosse somme dont on avait payée indirectement<a name="page_528" id="page_528"></a> +le rapport enfin favorable de monsignor Palma. +On parlait de plus de cent mille francs en tout, ce qu'on +ne trouvait pas trop cher, car un autre divorce, celui d'une +comtesse française, avait coûté près d'un million. Le +Saint-Père avait tant de besoins! Et cela, d'ailleurs, ne +fâchait personne, on se contentait d'en plaisanter malignement, +les éventails battaient toujours dans la chaleur +croissante, les dames avaient un frémissement d'aise, +sous le vol discret des mots légers, murmurés à peine, +qui frôlaient leurs épaules nues.</p> + +<p>—Oh! que la contessina doit être contente! reprit +Pierre. Je n'avais pas compris pourquoi sa petite amie +nous disait, à notre arrivée, qu'elle allait être, ce soir, si +heureuse et si belle... Et c'est à cause de cela, certainement, +qu'elle va venir, elle qui, depuis ce procès, se +considérait comme en deuil.</p> + +<p>Mais Lisbeth, ayant rencontré les yeux de Narcisse, lui +avait souri, et il dut aller la saluer à son tour, car il la +connaissait, pour avoir traversé son atelier, comme toute +la colonie étrangère. Il revenait près de Pierre, lorsqu'une +nouvelle émotion parut agiter les aigrettes de diamants +et les fleurs, dans les chevelures. Des têtes se tournèrent, +le brouhaha grandit.</p> + +<p>—Eh! c'est le comte Prada en personne! murmura +Narcisse émerveillé. Une jolie carrure tout-de même! +Habillez-le de velours et d'or, et quelle figure de bel +aventurier du quinzième siècle, mordant sans scrupule à +toutes les jouissances!</p> + +<p>Prada entrait, l'air très à l'aise, gai, presque triomphant. +Et, au-dessus du large plastron blanc de la chemise, +que l'habit encadrait de noir, il avait vraiment une +haute mine de proie, avec ses yeux francs et durs, sa face +énergique, barrée d'épaisses moustaches brunes. Jamais +sa bouche vorace n'avait montré sa dentition de loup, +dans un sourire de sensualité plus ravie. D'un regard +rapide, il examina, déshabilla toutes les femmes. Puis,<a name="page_529" id="page_529"></a> +quand il eut aperçu Lisbeth, si gamine, si rose et si +blonde, il s'adoucit, il vint très ouvertement à elle, +sans s'inquiéter le moins du monde de l'ardente curiosité +qui le dévisageait. Il se pencha, causa bas un instant, dès +que monsignor Fornaro lui eut cédé la place. Sans doute la +nouvelle qui courait lui fut confirmée par la jeune femme, +car il eut un geste, un rire un peu forcé, en se relevant.</p> + +<p>Ce fut alors qu'il vit Pierre et qu'il le rejoignit, dans +l'embrasure de la fenêtre. Il serra également la main de +Narcisse. Et, tout de suite, avec sa bravoure:</p> + +<p>—Vous savez ce que je vous disais, en revenant ce soir +de Frascati... Eh bien! il paraît que c'est fait, ils ont +annulé mon mariage... C'est si gros, si impudent, si imbécile, +que j'en doutais tout à l'heure.</p> + +<p>—Oh! se permit de déclarer Pierre, la nouvelle est +certaine. Elle vient de nous être confirmée par monsignor +Fornaro, qui la tenait d'un membre de la congrégation. +Et l'on assure que la majorité a été très forte.</p> + +<p>Un rire encore secoua Prada.</p> + +<p>—Non, non! on n'imagine pas une farce pareille! C'est +le plus beau soufflet que je connaisse, donné à la justice et +au simple bon sens. Ah! si l'on parvient aussi à faire +casser le mariage civilement, et si mon amie que vous +voyez là-bas, le veut bien, comme on s'amusera dans +Rome! Mais oui! je l'épouserai à Sainte-Marie-Majeure, +en grande pompe. Et il y a, de par le monde, un cher +petit être qui sera de la fête, aux bras de sa nourrice!</p> + +<p>Il riait trop haut, il était trop brutal, dans cette allusion +à son enfant, preuve vivante de sa virilité. Souffrait-il +donc, pour avoir aux lèvres un pli qui les retroussait, montrant +ses dents blanches? On le sentait frémissant, en +lutte contre un réveil de passion sourde, tumultueuse, +qu'il ne s'avouait pas à lui-même.</p> + +<p>—Et vous, mon cher abbé, reprit-il vivement, connaissez-vous +l'autre nouvelle? Vous a-t-on dit que la comtesse +allait venir?<a name="page_530" id="page_530"></a></p> + +<p>Il nommait ainsi Benedetta, par habitude, oubliant +qu'elle n'était plus sa femme.</p> + +<p>—On vient de me le dire en effet, répondit Pierre.</p> + +<p>Un moment, il hésita, avant d'ajouter, cédant au besoin +de prévenir toute surprise fâcheuse:</p> + +<p>—Sans doute nous verrons aussi le prince Dario, car il +n'est pas parti pour Naples, comme je vous le disais. Un +empêchement, à la dernière minute, je crois.</p> + +<p>Prada ne riait plus. Il se contenta de murmurer, la face +brusquement sérieuse:</p> + +<p>—Ah! le cousin en est! Eh bien! nous les verrons, +nous les verrons tous les deux!</p> + +<p>Et il se tut, comme envahi d'un flot de pensées graves +qui le forçaient à la réflexion, pendant que les deux amis +continuaient de causer. Puis, il eut un geste d'excuse, il +s'enfonça davantage dans l'embrasure, tira d'une poche un +calepin, en déchira une feuille, sur laquelle, en grossissant +seulement un peu les caractères, il écrivit au crayon +ces quatre lignes: «Une légende assure que le figuier de +Judas repousse à Frascati, mortel pour quiconque veut un +jour être pape. N'en mangez pas les figues empoisonnées, +ne les donnez ni à vos gens ni à vos poules». Et il plia +la feuille, la cacheta avec un timbre-poste, mit l'adresse: +«Son Éminence Révérendissime et Illustrissime le cardinal +Boccanera». Quand il eut replacé le tout dans sa +poche, il respira largement, il retrouva son rire.</p> + +<p>C'était comme un malaise invincible, une lointaine terreur +qui l'avait glacé. Sans qu'un raisonnement net se +formulât en lui, il venait de sentir le besoin de s'assurer +contre la tentation d'une lâcheté, d'une abomination possible. +Et il n'aurait pu dire la relation des idées qui l'avait +amené à écrire les quatre lignes, tout de suite, à l'endroit +même où il se trouvait, sous peine du plus grand des +malheurs. Il n'avait qu'une pensée bien arrêtée: il irait +jeter le billet, en sortant du bal, dans la boîte du palais +Boccanera. Maintenant, il était tranquille.<a name="page_531" id="page_531"></a></p> + +<p>—Qu'avez-vous donc, mon cher abbé? demanda-t-il en +se mêlant de nouveau à la conversation. Vous êtes tout +assombri.</p> + +<p>Et Pierre lui ayant fait part de la mauvaise nouvelle +qu'il avait reçue, son livre condamné, l'unique journée +qu'il aurait le lendemain pour agir encore, s'il ne voulait +pas que son voyage à Rome fût une défaite, il se récria, +comme si lui-même avait besoin d'agitation, d'étourdissement, +afin d'espérer quand même et de vivre.</p> + +<p>—Bah! bah! ne vous découragez donc pas, on y laisse +toute sa force! C'est beaucoup qu'une journée, on fait tant +de choses dans une journée! Une heure, une minute suffit +pour que le destin agisse et change les défaites en victoires.</p> + +<p>Il s'enfiévrait, il ajouta:</p> + +<p>—Tenez! allons dans la salle de bal. Il paraît que +c'est un prodige.</p> + +<p>Il échangea un dernier regard tendre avec Lisbeth, +tandis que Pierre et Narcisse le suivaient, tous trois se +dégageant à grand'peine, gagnant la galerie voisine au +milieu du flot pressé des jupes, parmi cette houle de +nuques et d'épaules, d'où montait la passion qui fait la vie, +l'odeur d'amour et de mort.</p> + +<p>Dans une splendeur incomparable, la galerie se déroulait, +large de dix mètres, longue de vingt, avec ses huit +fenêtres qui donnaient sur le Corso, nues, sans rideaux de +vitrage, incendiant les maisons d'en face. C'était une clarté +éblouissante, sept paires d'énormes candélabres de marbre, +que des bouquets de lampes électriques changeaient en +torchères géantes, pareilles à des astres; et, en haut, +tout le long des corniches, d'autres lampes, enfermées +dans des fleurs aux teintes claires, faisaient une miraculeuse +guirlande de fleurs de flamme, des tulipes, des +pivoines, des roses. L'ancien velours rouge des murs, lamé +d'or, prenait un reflet de brasier, un ton de braise vive. +Aux portes et aux fenêtres, les tentures étaient de vieille<a name="page_532" id="page_532"></a> +dentelle, brodée de soies de couleur, des fleurs encore, +d'une intensité vivante. Mais, sous le plafond somptueux, +aux caissons ornés de rosaces d'or, la richesse sans pareille, +unique au monde, était la collection de chefs-d'œuvre, +telle qu'aucun musée n'en offrait de plus belle. Il y avait +là des Raphaël, des Titien, des Rembrandt et des Rubens, +des Velasquez et des Ribera, des œuvres fameuses entre +toutes, qui soudainement, dans cet éclairage inattendu, +apparaissaient triomphantes de jeunesse, comme réveillées +à l'immortelle vie du génie. Et, Leurs Majestés ne devant +arriver que vers minuit, le bal venait d'être ouvert, une +valse emportait des couples, des vols de toilettes tendres, +au travers de la cohue fastueuse, un ruissellement de décorations +et de joyaux, d'uniformes brodés d'or et de robes +brodées de perles, dans un débordement sans cesse élargi +de velours, de soie et de satin.</p> + +<p>—C'est prodigieux vraiment! déclara Prada, de son +air excité. Venez donc par ici, nous allons nous remettre +dans une embrasure de fenêtre. Il n'y a pas de meilleure +place pour bien voir, sans être trop bousculé.</p> + +<p>Ils avaient perdu Narcisse, ils ne se trouvèrent plus +que deux, Pierre et le comte, quand ils eurent gagné +enfin l'embrasure désirée. L'orchestre, placé sur une +petite estrade, au fond, venait de finir la valse, et les +danseurs s'étaient remis à marcher lentement, d'un air +d'étourdissement ravi, au milieu du flot envahissant de la +foule, lorsqu'il se produisit une entrée qui fit tourner les +têtes. Donna Serafina, en toilette de satin cramoisi, comme +si elle eût porté les couleurs de son frère le cardinal, +arrivait royalement au bras de l'avocat consistorial Morano. +Et jamais elle ne s'était serrée davantage, d'une +taille mince de jeune fille; jamais sa face dure de vieille +demoiselle, coupée de grands plis, à peine adoucie par +les cheveux blancs, n'avait exprimé une si têtue et si +victorieuse domination. Il y eut un murmure d'approbation +discrète, une sorte de soulagement public, car le<a name="page_533" id="page_533"></a> +monde romain avait absolument condamné la conduite +indigne de Morano, rompant une liaison de trente années, +à laquelle les salons s'étaient habitués, ainsi qu'à un +légitime mariage. On parlait d'un caprice inavouable +pour une petite bourgeoise, d'un mauvais prétexte de +rupture, à la suite d'une querelle survenue au sujet du +divorce de Benedetta, alors compromis. La brouille avait +duré près de deux mois, au grand scandale de Rome, où +persiste le culte des longues tendresses fidèles. Aussi la +réconciliation touchait-elle tous les cœurs, comme une +des plus heureuses conséquences du procès, gagné ce jour-là, +devant la congrégation du Concile. Morano repentant, +donna Serafina reparaissant à son bras, dans cette fête, +c'était très bien, l'amour vainqueur, les bonnes mœurs +sauvées, l'ordre rétabli.</p> + +<p>Mais il y eut une sensation plus profonde, dès que, +derrière sa tante, on aperçut Benedetta qui entrait avec +Dario, côte à côte. Le jour même où son mariage venait +d'être annulé, cette indifférence tranquille des ordinaires +convenances, cette victoire de leur amour avouée, célébrée +devant tous, apparut d'une audace si jolie, d'une +telle bravoure de jeunesse et d'espoir, qu'elle leur fut +aussitôt pardonnée, dans une rumeur d'universelle admiration. +Comme pour Celia et Attilio, les cœurs volaient +à eux, à l'éclat de beauté dont ils rayonnaient, à l'extraordinaire +bonheur dont resplendissaient leurs visages. +Dario, encore pâli par sa longue convalescence, était, +dans sa délicatesse un peu mince, avec ses beaux yeux +clairs de grand enfant, sa barbe brune et frisée de jeune +dieu, d'une fierté svelte, où se retrouvait tout le vieux +sang princier des Boccanera. Benedetta, la très blanche +sous son casque de cheveux noirs, la très calme, la très +sage, avait son beau rire, ce rire si rare chez elle, mais +d'une séduction irrésistible, qui la transfigurait, donnait +un charme de fleur à sa bouche un peu forte, emplissait +d'une clarté de ciel l'infini de ses grands yeux sombres,<a name="page_534" id="page_534"></a> +insondables. Et, dans cette enfance qui lui revenait, si +gaie, si bonne, elle avait eu le délicieux instinct de se +mettre en robe blanche, une robe tout unie de jeune fille, +dont le symbole disait sa virginité, le grand lis pur qu'elle +était restée obstinément, pour le mari de son choix. Rien +de sa chair ne se montrait encore, pas même la discrète +échancrure permise sur la gorge. C'était le mystère +d'amour impénétrable, redoutable, une beauté souveraine +de femme, dont la toute-puissance dormait là, voilée de +blanc. Aucune parure, pas un bijou, ni aux mains, ni aux +oreilles. Sur le corsage, rien qu'un collier, mais un +collier de reine, le fameux collier de perles des Boccanera, +qu'elle tenait de sa mère et que Rome entière connaissait, +des perles d'une grosseur fabuleuse, jetées là, +à son cou, négligemment, et qui suffisaient, dans sa robe +simple, à lui donner la royauté.</p> + +<p>—Oh! murmura Pierre extasié, qu'elle est heureuse +et qu'elle est belle!</p> + +<p>Tout de suite, il regretta d'avoir ainsi pensé à voix haute; +car il entendit, à son côté, une plainte sourde de fauve, +un involontaire grondement, qui lui rappela la présence +du comte. Celui-ci, d'ailleurs, étouffa ce cri de sa blessure, +brusquement rouverte. Et il eut encore la force +d'affecter une gaieté brutale.</p> + +<p>—Fichtre! ils ne manquent pas d'aplomb, tous les +deux! J'espère bien qu'on va les marier et les coucher +devant nous.</p> + +<p>Puis, regrettant cette grossièreté de plaisanterie, où se +révoltait la souffrance de son désir inassouvi de mâle, il +voulut se montrer indifférent.</p> + +<p>—Elle est vraiment jolie, ce soir. Vous savez qu'elle a +les plus belles épaules du monde, et que c'est un vrai +succès pour elle que de paraître plus belle encore, en ne +les montrant pas.</p> + +<p>Il continua, parvint à causer d'un air détaché, contant +de menus faits sur celle qu'il s'obstinait à nommer la<a name="page_535" id="page_535"></a> +comtesse. Mais il s'était renfoncé un peu dans l'embrasure, +de crainte sans doute qu'on ne remarquât sa pâleur, +le tic douloureux qui contractait ses lèvres. Il n'était pas +en état de lutter, de se faire voir riant et insolent, à côté +de la joie du couple, si naïvement affichée. Et il fut heureux +du répit que lui donna, à ce moment, l'arrivée du +roi et de la reine.</p> + +<p>—Ah! voici Leurs Majestés! s'écria-t-il en se tournant +vers la fenêtre. Voyez donc cette bousculade, dans la +rue!</p> + +<p>En effet, malgré les vitres fermées, un tumulte de foule +montait des trottoirs. Et Pierre, ayant regardé, vit, dans +le reflet des lampes électriques, une nappe de têtes +humaines envahir la chaussée et se presser autour des +carrosses. Déjà, à plusieurs reprises, il avait rencontré +le roi, pendant ses promenades quotidiennes à la villa +Borghèse, venant là comme un modeste particulier, un +brave bourgeois, sans gardes, sans escorte, n'ayant avec lui, +dans sa victoria, qu'un aide de camp. D'autres fois, il était +seul, il conduisait un léger phaéton, accompagné simplement +d'un valet de pied en livrée noire. Même une fois, +il avait emmené la reine, tous deux assis côte à côte, en +bon ménage qui se promène pour son plaisir. Et le monde +affairé des rues, les promeneurs des jardins, en les voyant +passer ainsi, se contentaient de les saluer d'un geste +affectueux, sans les importuner d'acclamations, tandis que +les plus expansifs se contentaient de s'approcher librement +pour leur sourire. Aussi Pierre, dans l'idée traditionnelle +qu'il se faisait des rois qui se gardent et qui +défilent, entourés de toute une pompe militaire, avait-il +été singulièrement surpris et touché de la bonhomie +aimable de ce ménage royal s'en allant à sa guise, avec +une belle sécurité, au milieu de l'amour souriant de son +peuple. D'autres détails sur le Quirinal lui étaient venus +de partout, la bonté et la simplicité du roi, son désir de +paix, sa passion de la chasse, de la solitude et du grand<a name="page_536" id="page_536"></a> +air, qui avait dû souvent, dans le dégoût du pouvoir, lui +faire rêver une vie libre, loin de cette besogne autoritaire +de souverain, pour laquelle il ne semblait point fait. +Mais surtout la reine était adorée, d'une honnêteté si +naturelle et si sereine, qu'elle était la seule à ignorer +les scandales de Rome, très cultivée, très affinée, au +courant de toutes les littératures, et très heureuse d'être +intelligente, supérieure de beaucoup à son entourage, +et le sachant, et aimant à le faire voir, sans effort, avec +une parfaite grâce.</p> + +<p>Prada qui était resté, ainsi que Pierre, le visage contre +une vitre de la fenêtre, montra la foule d'un geste.</p> + +<p>—Maintenant qu'ils ont vu la reine, ils vont aller se +coucher contents. Et il n'y a pas là, je vous en réponds, +un seul agent de police... Ah! être aimé, être aimé!</p> + +<p>Son mal le reprenait, il se retourna vers la galerie, en +plaisantant.</p> + +<p>—Attention! mon cher, il s'agit de ne pas manquer +l'entrée de Leurs Majestés. C'est le plus beau de la fête.</p> + +<p>Quelques minutes s'écoulèrent, et l'orchestre, brusquement, +s'interrompit au milieu d'une polka, pour +jouer, de toute la sonorité de ses cuivres, la marche +royale. Il y eut une débâcle parmi les danseurs, le milieu +de la salle se vida. Le roi et la reine entraient, accompagnés +par le prince et par la princesse Buongiovanni, +qui étaient allés les recevoir en bas de l'escalier. Le roi +était simplement en frac, la reine avait une robe de satin +paille, recouverte d'une admirable dentelle blanche; et, +sous le diadème de brillants qui ceignait ses beaux +cheveux blonds, elle gardait un grand air de jeunesse, +une face ronde et fraîche, faite d'amabilité, de douceur +et d'esprit. La musique jouait toujours, avec une violence +d'accueil, enthousiaste. Derrière son père et sa mère, +Celia avait paru, dans le flot des assistants, qui suivaient +pour voir; puis étaient venus Attilio, les Sacco, des parents, +des personnages officiels. Et, en attendant que la<a name="page_537" id="page_537"></a> +marche royale fût finie, il n'y avait encore, au milieu +de la sonorité des instruments et de l'éclat des lampes, +que des saluts, des regards, des sourires; pendant que +tous les invités, debout, se poussaient, se haussaient, le +cou tendu, les yeux luisants, un flux montant de têtes et +d'épaules, étincelantes de pierreries.</p> + +<p>Enfin, l'orchestre se tut, les présentations eurent lieu. +Leurs Majestés, qui connaissaient d'ailleurs Celia, la félicitèrent +avec une bonté toute paternelle. Mais Sacco, +comme ministre autant que comme père, tenait surtout à +présenter son fils Attilio. Il courba sa souple échine de +petit homme, trouva les belles paroles qui convenaient, si +bien que ce fut le lieutenant qu'il fit s'incliner devant le +roi, tandis qu'il réservait pour la reine l'hommage du +beau garçon, si passionnément aimé. De nouveau, Leurs +Majestés se montrèrent d'une bienveillance extrême, +même pour madame Sacco, toujours modeste et prudente, +qui s'effaçait. Et il se produisit ensuite un fait, dont le +récit, colporté de salon en salon, allait y soulever des +commentaires sans fin. Apercevant Benedetta, que le +comte Prada lui avait amenée après son mariage, la reine +lui sourit, ayant conçu pour sa beauté et pour son charme +une admiration tendre; de sorte que, forcée de s'approcher, +la jeune femme eut l'insigne faveur d'une conversation +de quelques minutes, accompagnée des plus +aimables paroles, que toutes les oreilles voisines purent +entendre. Certainement, la reine ignorait l'événement du +jour, le mariage avec Prada annulé, l'union prochaine +avec Dario annoncée publiquement, dans ce gala qui fêtait +désormais de doubles fiançailles. Mais l'impression n'en +était pas moins produite, on ne parla plus que de ces +compliments adressés à Benedetta par la plus vertueuse et +la plus intelligente des reines, et son triomphe en fut +accru, elle en devint plus belle, plus fière, plus victorieuse, +dans ce bonheur d'être enfin à l'époux choisi, qui +la faisait rayonner.<a name="page_538" id="page_538"></a></p> + +<p>Alors, ce fut pour Prada une souffrance indicible. Pendant +que les souverains continuaient à s'entretenir, la +reine avec les dames qui venaient la saluer, le roi avec +des officiers, des diplomates, tout un défilé des personnages +importants, Prada, lui, ne voyait toujours que Benedetta +félicitée, caressée, haussée en pleine tendresse et +en pleine gloire. Dario était près d'elle, jouissait, resplendissait +avec elle. C'était pour eux que ce bal était donné, +pour eux que les lampes étincelaient, que l'orchestre +jouait, que toutes les belles femmes de Rome s'étaient +dévêtues, la gorge ruisselante de diamants, dans un violent +parfum d'amour; c'était pour eux que Leurs Majestés +venaient d'entrer aux sons de la marche royale, pour eux +que la fête tournait à l'apothéose, pour eux qu'une souveraine +adorée souriait, apportait à ces fiançailles le +cadeau de sa présence, pareille à la bonne fée des contes +bleus, dont la venue assure le bonheur aux nouveau-nés. +Et il y avait, dans cette heure d'extraordinaire éclat, +un apogée de chance et d'allégresse, une victoire de +cette femme dont il avait eu la beauté à lui, sans la pouvoir +posséder, de cet homme qui maintenant allait la lui +prendre, victoire si publique, si étalée, si insultante, +qu'il la recevait en plein visage, brûlante comme un +soufflet. Puis, ce n'était pas que son orgueil et sa passion +qui saignaient ainsi, il se sentait encore frappé dans sa +fortune par le triomphe des Sacco. Était-ce donc vrai que +le climat délicieux de Rome devait finir par corrompre +les rudes conquérants du Nord, pour qu'il eût cette sensation +de fatigue et d'épuisement, à moitié mangé déjà? +Le jour même, à Frascati, avec cette désastreuse histoire +de bâtisses, il avait entendu craquer ses millions, bien +qu'il refusât de convenir que ses affaires devenaient +mauvaises, comme le bruit en courait; et, ce soir, au milieu +de cette fête, il voyait le Midi vaincre, Sacco l'emporter, +en homme qui vit à l'aise des curées chaudes, faites goulûment +sous le soleil de flamme. Ce Sacco ministre, ce<a name="page_539" id="page_539"></a> +Sacco familier du roi, s'alliant par le mariage de son fils +à une des plus nobles familles de l'aristocratie romaine, +en passe d'être un jour le maître de Rome et de l'Italie, +remuant dès maintenant, à pleines mains, l'argent et le +peuple, quel soufflet encore pour sa vanité d'homme de +proie, pour ses appétits toujours voraces de jouisseur, qui +se sentait poussé hors de la table avant la fin du festin! +Tout croulait, tout lui échappait, Sacco lui volait ses +millions, Benedetta lui labourait la chair, laissait en lui +cette abominable blessure du désir inassouvi, dont jamais +plus il ne devait guérir.</p> + +<p>A ce moment, Pierre entendit de nouveau cette plainte +sourde de fauve, ce grondement involontaire et désespéré, +qui lui avait déjà bouleversé le cœur. Et il regarda le +comte, il lui demanda:</p> + +<p>—Vous souffrez?</p> + +<p>Mais, devant cet homme blême, qui gardait un grand +calme par un effort surhumain de volonté, il regretta sa +question indiscrète, restée d'ailleurs sans réponse. Aussi, +pour le mettre à l'aise, continua-t-il, en disant tout haut +les réflexions que faisait naître en lui le spectacle de la +pompe qui se déroulait.</p> + +<p>—Ah! votre père avait raison, nous autres Français, +avec notre éducation si profondément catholique, même +en ces jours de doute universel, nous ne voyons toujours +dans Rome que la Rome séculaire des papes, sans presque +savoir, sans pouvoir presque comprendre les modifications +profondes, qui, d'année en année, en font la Rome italienne +d'aujourd'hui. Si vous saviez, lorsque je suis +arrivé ici, combien le roi avec son gouvernement, combien +ce jeune peuple travaillant à se faire une grande capitale, +étaient pour moi des quantités négligeables! Oui, +j'écartais cela, je n'en tenais aucun compte, dans mon +rêve de ressusciter Rome, une nouvelle Rome chrétienne +et évangélique, pour le bonheur des peuples.</p> + +<p>Il eut un léger rire, prenant en pitié sa candeur; et,<a name="page_540" id="page_540"></a> +d'un geste, il montrait la galerie, le prince Buongiovanni +en ce moment incliné devant le roi, la princesse +écoutant les galanteries de Sacco, l'aristocratie papale +abattue, les parvenus d'hier acceptés, le monde noir et +le monde blanc mêlés à ce point, qu'il n'y avait plus guère +là que des sujets, à la veille de ne faire qu'un peuple. +L'impossible conciliation entre le Quirinal et le Vatican +ne s'indiquait-elle pas comme fatale dans les faits, sinon +dans les principes, en face de l'évolution quotidienne, +de ces hommes, de ces femmes en joie, riants et parés, +que le souffle du désir emportait? Il fallait bien vivre, +aimer, être aimé, faire de la vie, éternellement! Et le +mariage d'Attilio et de Celia allait être le symbole de +l'union nécessaire, la jeunesse et l'amour victorieux des +vieilles haines, toutes les querelles oubliées dans cette +étreinte du beau garçon qui passe et qui emmène à son +cou la belle fille conquise, pour que le monde continue.</p> + +<p>—Voyez-les donc, reprit Pierre, sont-ils beaux, ces +fiancés, et jeunes, et gais, et riant à l'avenir! Je comprends +bien que votre roi soit venu ici pour faire plaisir +à son ministre et pour achever de rallier à son trône +une des vieilles familles romaines: c'est de la bonne, de +la brave et paternelle politique. Mais je veux croire aussi +qu'il a compris la touchante signification de ce mariage, +la vieille Rome, dans la personne de cette délicieuse +enfant, si ingénue, si amoureuse, se donnant à la jeune +Italie, à cet enthousiaste et loyal garçon, qui porte si crânement +l'uniforme. Et que leurs noces soient donc définitives +et fécondes, qu'il naisse d'elles le grand pays que +je vous souhaite d'être, de toute mon âme, maintenant +que j'apprends à vous connaître!</p> + +<p>Dans l'ébranlement douloureux de son ancien rêve +d'une Rome évangélique et universelle, il venait de prononcer +ce souhait d'une nouvelle fortune pour l'éternelle +cité, avec une si vive, si profonde émotion, que Prada +ne put s'empêcher de répondre:<a name="page_541" id="page_541"></a></p> + +<p>—Je vous remercie, vous faites là un vœu qui est dans +le cœur de tout bon Italien.</p> + +<p>Mais sa voix s'étrangla. Pendant qu'il regardait Celia +et Attilio, qui causaient en se souriant, il venait d'apercevoir +Benedetta et Dario, qui les rejoignaient, avec le +même sourire d'immense bonheur. Et, lorsque les deux +couples furent réunis, si éclatants, si triomphants de vie +heureuse et superbe, il n'eut plus la force de rester là, de +les voir et de souffrir.</p> + +<p>—J'ai une soif à crever, dit-il brutalement. Venez +donc au buffet boire quelque chose.</p> + +<p>Et il manœuvra pour se glisser derrière la foule, le long +des fenêtres, de manière à ne pas être remarqué, en gagnant +la porte de la salle des Antiques, à l'extrémité de la galerie.</p> + +<p>Comme Pierre le suivait, un flot de monde les sépara, +et le prêtre se trouva porté vers les deux couples, qui causaient +toujours tendrement. Celia, l'ayant reconnu, l'appela +d'un petit geste amical. Elle était en extase devant +Benedetta, dans son culte ardent de la beauté, joignant +devant elle ses petites mains de lis, comme elle les joignait +devant la Madone.</p> + +<p>—Oh! monsieur l'abbé, faites-moi ce plaisir, dites-lui +qu'elle est belle, oh! plus belle que tout ce qu'il y a de +plus beau sur la terre, plus belle que le soleil, la lune +et les étoiles!... Si tu savais, chérie, ça m'en donne un +frisson, de te voir belle à ce point, belle comme le +bonheur, belle comme l'amour!</p> + +<p>Benedetta se mit à rire, pendant que les deux jeunes +gens s'égayaient.</p> + +<p>—Tu es aussi belle que moi, chérie... C'est parce que +nous sommes heureuses que nous sommes belles.</p> + +<p>Celia répéta doucement:</p> + +<p>—Oui, oui, heureuses... Te rappelles-tu le soir où tu +me disais que ça ne réussissait guère, de marier le roi et +le pape? Attilio et moi, nous les marions, et nous sommes +si heureux pourtant!<a name="page_542" id="page_542"></a></p> + +<p>—Mais Dario et moi, nous ne les marions pas, au contraire! +reprit gaiement Benedetta. Va, va, comme tu me +l'as répondu, ce même soir, il suffit de s'aimer, et l'on +sauve le monde!</p> + +<p>Lorsque Pierre put enfin gagner la porte de la salle des +Antiques, où était installé le buffet, il y retrouva Prada +debout, cloué là, immobilisé, s'emplissant quand même +les yeux de l'atroce spectacle qu'il voulait fuir. Il avait dû +se retourner, voir, voir encore. Et ce fut ainsi qu'il assista, +le cœur saignant, à la reprise des danses, la première +figure d'un quadrille, que l'orchestre jouait avec l'éclat +de ses cuivres. Benedetta et Dario, Celia et Attilio, se +faisaient vis-à-vis. Cela fut si charmant, si adorable, ces +deux couples de jeunesse et de joie, dansant dans la +clarté blanche, dans le luxe et dans l'odeur d'amour, que +le roi et la reine s'approchèrent, s'intéressèrent. Il y eut +des bravos d'admiration, une infinie tendresse s'épandit +de tous les cœurs.</p> + +<p>—Je crève de soif, venez donc! répéta Prada, qui put +enfin s'arracher à sa torture.</p> + +<p>Il se fit servir un verre de limonade glacée, il l'avala +d'un trait, de l'air goulu d'un fiévreux qui jamais plus +n'apaisera le feu intérieur dont il est brûlé.</p> + +<p>Cette salle des Antiques était une vaste pièce, dallée +d'une mosaïque, décorée de stuc, où se trouvait, le long +des murs, une célèbre collection de vases, de bas-reliefs, +de statues. Les marbres dominaient, il y avait là pourtant +quelques bronzes, entre autres un gladiateur mourant, +d'une beauté incomparable. Mais la merveille était +la fameuse Vénus, un pendant à la Vénus du Capitole, +plus fine, plus souple, le bras gauche détendu, en un +geste de voluptueux abandon. Ce soir-là, un puissant +réflecteur électrique jetait sur elle une éblouissante +clarté d'astre; et le marbre, dans sa divine et pure nudité, +semblait vivre d'une vie surhumaine, immortelle.</p> + +<p>Contre le mur du fond, on avait installé le buffet, une<a name="page_543" id="page_543"></a> +longue table, recouverte d'une nappe brodée, chargée +d'assiettes de fruits, de pâtisseries, de viandes froides. +Des gerbes de fleurs s'y dressaient, au milieu des bouteilles +de champagne, des punchs brûlants et des sorbets +glacés, de l'armée des verres, des tasses à thé et des bols +à bouillon, toute une richesse de cristaux, de porcelaines, +d'argenterie étincelante aux lumières. Et l'innovation +heureuse était qu'on avait empli toute une moitié de la +salle par des rangées de petites tables, où les invités, au +lieu de consommer debout, pouvaient s'asseoir et se faire +servir, comme dans un café.</p> + +<p>Pierre, à une de ces petites tables, aperçut Narcisse, +assis près d'une jeune femme; et Prada s'approcha, en +reconnaissant Lisbeth.</p> + +<p>—Vous voyez que vous me retrouvez en belle compagnie, +dit galamment l'attaché d'ambassade. Puisque vous +m'aviez perdu, je n'ai rien trouvé de mieux que d'aller +offrir mon bras à madame pour l'amener ici.</p> + +<p>—Une bonne idée, dit Lisbeth avec son joli rire, d'autant +plus que j'avais très soif.</p> + +<p>Ils s'étaient fait servir du café glacé, qu'ils buvaient +lentement, à l'aide de petites cuillers de vermeil.</p> + +<p>—Moi aussi, déclara le comte, je meurs de soif, je ne +puis pas me désaltérer... Vous nous invitez, n'est-ce pas? +cher monsieur. Ce café-là va peut-être me calmer un +peu... Ah! chère amie, que je vous présente donc +monsieur l'abbé Froment, un jeune prêtre français des +plus distingués.</p> + +<p>Tous quatre demeurèrent longtemps assis, causant et +s'égayant un peu des invités qui défilaient. Mais Prada +restait préoccupé, malgré sa galanterie habituelle pour +son amie; par moments, il l'oubliait, retombait dans sa +souffrance; et ses yeux, quand même, retournaient vers +la galerie voisine, d'où lui arrivaient des bruits de +musique et de danse.</p> + +<p>—Eh bien! mon ami, à quoi donc pensez-vous?<a name="page_544" id="page_544"></a> +demanda gentiment Lisbeth, en le voyant à un moment si +pâle, si perdu. Êtes-vous indisposé?</p> + +<p>Il ne répondit pas, il dit tout d'un coup:</p> + +<p>—Tenez! voyez donc, voilà le vrai couple, voilà +l'amour et le bonheur!</p> + +<p>Et il indiquait d'un petit geste la marquise Montefiori, +la mère de Dario, et son second mari, ce Jules Laporte, +cet ancien sergent de la garde suisse, plus jeune qu'elle +de quinze ans, qu'elle avait pêché au Corso, de ses yeux +de flamme restés superbes, et dont elle avait fait un marquis +Montefiori, triomphalement, pour l'avoir tout à elle. +Dans les bals, dans les soirées, elle ne le lâchait pas, +le gardait à son bras malgré l'usage, se faisait conduire +au buffet par lui, tant elle était heureuse de le montrer, +en beau garçon dont elle était fière. Et tous les deux +buvaient du champagne, mangeaient des sandwichs, debout, +elle extraordinaire encore de beauté massive, malgré +ses cinquante ans passés, lui de fière tournure, les +moustaches au vent, en aventurier heureux dont la +brutalité gaie plaisait aux dames.</p> + +<p>—Vous savez, reprit le comte plus bas, qu'elle a dû le +tirer d'une vilaine aventure. Oui, il plaçait des reliques, +il vivotait en faisant le courtage pour les couvents de Belgique +et de France, et il avait lancé toute une affaire de +reliques fausses, des juifs d'ici qui fabriquaient de petits +reliquaires anciens avec des débris d'os de mouton, le tout +scellé, signé par les autorités les plus authentiques. On a +étouffé cette affaire, dans laquelle trois prélats se trouvaient +également compromis... Ah! l'heureux homme! +Regardez donc comme elle le dévore des yeux! Et lui, est-il +assez grand seigneur, avec sa façon de lui tenir cette +assiette, où elle mange un blanc de volaille!</p> + +<p>Puis, rudement, avec une ironie sourde et âpre, il continua, +en parlant des amours à Rome. Les femmes y +étaient ignorantes, têtues et jalouses. Quand une femme +y avait conquis un homme, elle le gardait la vie entière,<a name="page_545" id="page_545"></a> +il devenait son bien, sa chose, dont elle disposait à toute +heure pour son plaisir à elle. Et il citait des liaisons sans +fin, celle entre autres de donna Serafina et de Morano, +devenues de véritables mariages; et il raillait ce manque de +fantaisie, ce don total et trop lourd, ces baisers qui s'embourgeoisaient, +qui ne pouvaient finir, s'ils finissaient, +qu'au milieu des catastrophes les plus désagréables.</p> + +<p>—Mais qu'avez-vous, qu'avez-vous donc, mon bon ami? +se récria de nouveau Lisbeth en riant. C'est très gentil au +contraire, ce que vous nous racontez là! Lorsqu'on s'aime, +il faut bien s'aimer toujours.</p> + +<p>Elle était délicieuse, avec ses fins cheveux blonds envolés, +sa délicate nudité blonde; et Narcisse, languissant, +les yeux à demi fermés, la compara à une figure de Botticelli, +qu'il avait vue à Florence. La nuit s'avançait, Pierre +était retombé dans sa préoccupation assombrie, lorsqu'il +entendit une femme, qui passait, dire qu'on dansait déjà le +cotillon. En effet, les cuivres de l'orchestre sonnaient au +loin, et il se rappela brusquement le rendez-vous que +monsignor Nani lui avait donné, dans le petit salon des +glaces.</p> + +<p>—Vous partez? demanda vivement Prada, en voyant +que le prêtre saluait Lisbeth.</p> + +<p>—Non, non! pas encore.</p> + +<p>—Ah! bon, ne partez pas sans moi. Je veux marcher +un peu, je vous accompagnerai jusque là-bas... N'est-ce +pas? vous me retrouverez ici.</p> + +<p>Pierre dut traverser deux salons, un jaune et un bleu, +avant d'arriver, tout au bout, au petit salon des glaces. +Ce dernier était en vérité une merveille, d'un rococo +exquis, une rotonde de glaces pâlies, que d'admirables +bois dorés encadraient. Même au plafond, les glaces continuaient +en pans inclinés, de sorte que, de toutes parts, +les images se multipliaient, se mêlaient, se renversaient, +à l'infini. Par une heureuse discrétion, l'électricité n'y +avait pas été mise, deux candélabres seulement y brûlaient,<a name="page_546" id="page_546"></a> +chargés de bougies roses. Les tentures et le +meuble étaient de soie bleue très tendre. Et l'impression, +en entrant, était d'une douceur, d'un charme sans pareil, +comme si l'on était entré chez les fées, reines des sources, +au milieu d'un palais d'eaux limpides, illuminé jusqu'aux +plus lointaines profondeurs, par des bouquets d'étoiles.</p> + +<p>Tout de suite Pierre aperçut monsignor Nani, assis +paisiblement sur un canapé bas; et, comme ce dernier +l'avait espéré, il se trouvait absolument seul, le cotillon +ayant attiré la foule vers la galerie. Un grand silence +régnait, on entendait à peine l'orchestre qui venait mourir +là, en un vague petit souffle de flûte.</p> + +<p>Le prêtre s'excusa de s'être fait attendre.</p> + +<p>—Non, non, mon cher fils, dit monsignor Nani, avec +son amabilité, que rien n'épuisait, j'étais fort bien dans +cet asile... Quand j'ai vu la foule par trop menaçante, je +me suis réfugié ici.</p> + +<p>Il ne parla pas de Leurs Majestés, mais il laissait entendre +qu'il avait évité leur présence, courtoisement. +S'il était venu, c'était par grande tendresse pour Celia; +et c'était aussi dans un but de très délicate diplomatie, +pour que le Vatican ne parût pas rompre tout à fait avec +les Buongiovanni, cette ancienne famille si fameuse dans +les fastes de la papauté. Sans doute le Vatican ne pouvait +signer à ce mariage, qui semblait unir la vieille +Rome au jeune royaume d'Italie; mais, cependant, il +ne voulait pas non plus avoir l'air de disparaître, de se +désintéresser, en abandonnant ses plus fidèles serviteurs.</p> + +<p>—Voyons, mon cher fils, reprit le prélat, il s'agit maintenant +de vous... Je vous ai dit que, si la congrégation de +l'Index avait conclu à la condamnation de votre livre, la +sentence ne serait soumise au Saint-Père, et signée par +lui, qu'après-demain. Vous avez donc toute une journée +encore devant vous.</p> + +<p>Pierre ne put s'empêcher de l'interrompre, avec une +vivacité douloureuse.<a name="page_547" id="page_547"></a></p> + +<p>—Hélas! monseigneur, que voulez-vous que je fasse? +J'ai déjà réfléchi, je ne trouve aucune occasion, aucun +moyen de me défendre... Voir Sa Sainteté, et comment, +maintenant qu'elle est malade!</p> + +<p>—Oh! malade, malade, murmura Nani de son air fin, +Sa Sainteté va beaucoup mieux, puisque j'ai eu, aujourd'hui +même, comme tous les mercredis, l'honneur d'être +reçu par elle. Quand elle est fatiguée un peu, et qu'on la +dit très malade, elle laisse dire: ça la repose et ça lui +permet de juger, autour d'elle, certaines ambitions et +certaines impatiences.</p> + +<p>Mais Pierre était trop bouleversé pour écouter attentivement. +Il continua:</p> + +<p>—Non, c'est fini, je suis désespéré. Vous m'avez parlé +d'un miracle possible, je ne crois guère aux miracles. +Puisque je suis battu à Rome, je repartirai, je retournerai +à Paris, où je continuerai la lutte... Oui! mon âme +ne peut se résigner, mon espoir du salut par l'amour ne +peut mourir, et je répondrai par un nouveau livre, et je +dirai dans quelle terre neuve doit pousser la religion nouvelle!</p> + +<p>Il y eut un silence. Nani le regardait de ses yeux clairs, +où l'intelligence avait la netteté et le tranchant de l'acier. +Dans le grand calme, dans l'air lourd et chaud du petit +salon, dont les glaces reflétaient les bougies sans nombre, +un éclat plus sonore de l'orchestre entra, déroula un lent +bercement de valse, puis mourut.</p> + +<p>—Mon cher fils, la colère est mauvaise... Vous rappelez-vous +que, dès votre arrivée, je vous ai promis, lorsque +vous auriez vainement tâché d'être reçu par le Saint-Père, +de faire à mon tour une tentative?</p> + +<p>Et, voyant le jeune prêtre s'agiter:</p> + +<p>—Écoutez-moi, ne vous excitez pas... Sa Sainteté, +hélas! n'est pas toujours conseillée prudemment. Elle a +autour d'elle des personnes dont le dévouement manque +parfois de l'intelligence désirable. Je vous l'ai déjà dit, je<a name="page_548" id="page_548"></a> +vous ai mis en garde contre les démarches inconsidérées... +C'est pourquoi j'ai tenu, il y a trois semaines déjà, à remettre +moi-même votre livre à Sa Sainteté, pour qu'elle +daignât y jeter les yeux. Je me doutais bien qu'on l'avait +empêché d'arriver jusqu'à elle... Et voilà ce que j'étais +chargé de vous dire: Sa Sainteté, qui a eu l'extrême +bonté de lire votre livre, désire formellement vous voir.</p> + +<p>Un cri de joie et de remerciement jaillit de la gorge +de Pierre.</p> + +<p>—Ah! monseigneur, ah! monseigneur!</p> + +<p>Mais Nani le fit taire vivement, regarda autour d'eux, +d'un air d'inquiétude extrême, comme s'il eût redouté +qu'on pût les entendre.</p> + +<p>—Chut! chut! c'est un secret, Sa Sainteté désire vous +recevoir tout à fait en particulier, sans mettre personne +dans la confidence... Écoutez bien. Il est deux heures du +matin, n'est-ce pas? Aujourd'hui même, à neuf heures +précises du soir, vous vous présenterez au Vatican, en demandant +à toutes les portes monsieur Squadra. Partout, +on vous laissera passer. En haut, monsieur Squadra vous +attendra et vous introduira... Et pas un mot, que pas une +âme ne se doute de ces choses!</p> + +<p>Le bonheur, la reconnaissance de Pierre débordèrent +enfin. Il avait saisi les deux mains douces et grasses du +prélat.</p> + +<p>—Ah! monseigneur, comment vous exprimer toute ma +gratitude? Si vous saviez, la nuit et la révolte étaient dans +mon âme, depuis que je me sentais le jouet de ces Éminences +puissantes qui se moquaient de moi!... Mais vous +me sauvez, je suis de nouveau sûr de vaincre, puisque je +vais pouvoir enfin me jeter aux pieds de Sa Sainteté, le +Père de toute vérité et de toute justice. Il ne peut que +m'absoudre, moi qui l'aime, qui l'admire, qui suis convaincu +de n'avoir lutté jamais que pour sa politique et +ses idées les plus chères... Non, non! c'est impossible, +il ne signera pas, il ne condamnera pas mon livre!<a name="page_549" id="page_549"></a></p> + +<p>Nani, qui avait dégagé ses mains, tâchait de le calmer, +d'un geste paternel, tout en gardant son petit sourire de +mépris, pour une telle dépense inutile d'enthousiasme. +Il y parvint, il le supplia de s'éloigner. L'orchestre avait +repris, au loin. Puis, lorsque le prêtre se retira, en le +remerciant encore, il lui dit simplement:</p> + +<p>—Mon cher fils, souvenez-vous que, seule, l'obéissance +est grande.</p> + +<p>Pierre, qui n'avait plus que l'idée de partir, retrouva +presque tout de suite Prada, dans la salle des armures. +Leurs Majestés venaient de quitter le bal, en grande +cérémonie, accompagnées par les Buongiovanni et les +Sacco. La reine avait maternellement embrassé Celia, +pendant que le roi serrait la main d'Attilio, honneurs +d'une bonhomie charmante dont les deux familles rayonnaient. +Mais beaucoup d'invités suivaient l'exemple des +souverains, s'en allaient déjà par petits groupes. Et le +comte, qui paraissait singulièrement énervé, plus âpre +et plus amer, était impatient de partir, lui aussi.</p> + +<p>—Enfin, c'est vous, je vous attendais. Eh bien! filons +vite, voulez-vous?... Votre compatriote, monsieur Narcisse +Habert, m'a prié de vous dire que vous ne le cherchiez +pas. Il est descendu, pour accompagner mon amie +Lisbeth jusqu'à sa voiture... Moi, décidément, j'ai besoin +d'air. Je veux faire un tour à pied, je vais aller avec vous +jusqu'à la rue Giulia.</p> + +<p>Puis, comme tous deux reprenaient leurs vêtements au +vestiaire, il ne put s'empêcher de ricaner, en ajoutant de +sa voix brutale:</p> + +<p>—Je viens de les voir partir tous les quatre ensemble, +vos bons amis; et vous faites bien d'aimer rentrer à +pied, car il n'y avait pas de place pour vous dans le +carrosse... Cette donna Serafina, quelle belle effronterie, +à son âge, de s'être traînée ici, avec son Morano, pour +triompher du retour de l'infidèle!... Et les deux autres, +les deux jeunes, ah! j'avoue qu'il m'est difficile de parler<a name="page_550" id="page_550"></a> +d'eux tranquillement, car ils ont commis cette nuit, en +se montrant de la sorte, une abomination d'une impudence +et d'une cruauté rares!</p> + +<p>Ses mains tremblaient, il murmura encore:</p> + +<p>—Bon voyage, bon voyage au jeune homme, puisqu'il +part pour Naples!... Oui, j'ai entendu dire à Celia qu'il +partait ce soir, à six heures, pour Naples. Eh bien! que +mes vœux l'accompagnent, bon voyage!</p> + +<p>Dehors, les deux hommes eurent une sensation délicieuse, +au sortir de la chaleur étouffante des salles, en +entrant dans l'admirable nuit, limpide et froide. C'était +une nuit de pleine lune superbe, une de ces nuits de +Rome, où la ville dort sous le ciel immense, dans une +clarté élyséenne, comme bercée d'un rêve d'infini. Et ils +prirent le beau chemin, ils descendirent le Corso, suivirent +ensuite le cours Victor-Emmanuel.</p> + +<p>Prada s'était un peu calmé, mais il restait ironique, il +parlait pour s'étourdir sans doute, avec une abondance +fiévreuse, revenant aux femmes de Rome, à cette fête +qu'il avait trouvée splendide, et qu'il raillait maintenant.</p> + +<p>—Oui, elles ont de belles robes, mais qui ne leur +vont pas, des robes qu'elles font venir de Paris, et qu'elles +n'ont pu naturellement essayer. C'est comme leurs bijoux, +elles ont encore des diamants et surtout des perles de +toute beauté, mais montés si lourdement, qu'ils sont +affreux en somme. Et si vous saviez leur ignorance, leur +frivolité, sous leur apparente morgue! Tout est chez elles +en surface, même la religion: dessous, il n'y a rien, qu'un +vide insondable. Je les regardais, au buffet, manger à +belles dents. Ah! pour ça, elles ont un vigoureux appétit! +Remarquez que, ce soir, les invités se sont conduits assez +bien, on n'a pas trop dévoré. Mais, si vous assistiez à un +bal de la cour, vous verriez un pillage sans nom, le +buffet assiégé, les plats engloutis, une bousculade d'une +voracité extraordinaire!</p> + +<p>Pierre ne répondait que par des monosyllabes. Il était<a name="page_551" id="page_551"></a> +tout à sa joie débordante, à cette audience du pape, qu'il +rêvait déjà, la préparant dans ses moindres détails, sans +pouvoir se confier à personne. Et les pas des deux hommes +sonnaient sur le pavé sec, dans la large rue, déserte et +claire, tandis que la lune découpait nettement les ombres +noires.</p> + +<p>Brusquement, Prada se tut. Il était à bout de bravoure +bavarde, envahi tout entier et comme paralysé par +l'effrayante lutte qui se livrait en lui. A deux reprises +déjà, il avait touché, dans la poche de son habit, le billet +écrit au crayon, dont il se répétait les quatre lignes: +«Une légende assure que le figuier de Judas repousse à +Frascati, mortel pour quiconque veut un jour être pape. +N'en mangez pas les figues empoisonnées, ne les donnez +ni à vos gens ni à vos poules.» Le billet était bien là, +il le sentait; et, s'il avait voulu accompagner Pierre, +c'était pour le jeter dans la boîte du palais Boccanera. Il +continuait à marcher d'un pas vif, le billet serait dans la +boîte avant dix minutes, aucune puissance au monde ne +pouvait l'empêcher de l'y jeter, puisque sa volonté était +arrêtée formellement. Jamais il ne commettrait le crime +de laisser empoisonner les gens.</p> + +<p>Mais il souffrait une torture si abominable! Cette Benedetta +et ce Dario venaient de soulever en lui un tel orage +de haine jalouse! Il en oubliait Lisbeth, qu'il aimait, et +cet enfant, ce petit être de sa chair, dont il était si orgueilleux. +Toujours la femme l'avait ravagé d'un désir de mâle +conquérant, il n'avait violemment joui que de celles qui +résistaient. Et, aujourd'hui, il en existait une au monde, +qu'il avait voulue, qu'il avait achetée en l'épousant, et qui +s'était refusée ensuite. Cette femme sienne, il ne l'avait +pas eue, il ne l'aurait jamais. Pour l'avoir, autrefois, il +aurait incendié Rome; maintenant, il se demandait ce +qu'il allait bien faire, pour l'empêcher d'être à un autre. +Ah! c'était cette pensée qui rouvrait la plaie saignante à +son flanc, la pensée de cet autre jouissant de son bien.<a name="page_552" id="page_552"></a> +Comme ils devaient se moquer de lui ensemble! Comme +ils s'étaient plu à le ridiculiser en lançant le mensonge +de sa prétendue impuissance, dont il se sentait quand +même atteint, malgré toutes les preuves qu'il pourrait +faire de sa virilité. Sans trop y croire, il les avait accusés +d'être amant et maîtresse depuis longtemps, se +rejoignant la nuit, n'ayant qu'une alcôve, au fond de ce +sombre palais Boccanera, dont les histoires d'amour +étaient légendaires. A présent, cela certainement allait +être, puisqu'ils étaient libres, déliés au moins du lien +religieux. Ils les voyaient côte à côte sur la même couche, +il évoquait des visions brûlantes, leurs étreintes, leurs +baisers, le ravissement de leur délire. Ah! non, ah! non, +c'était impossible, la terre croulerait plutôt!</p> + +<p>Puis, comme Pierre et lui quittaient le cours Victor-Emmanuel, +pour s'engager parmi les anciennes rues, +étranglées et tortueuses, qui conduisent à la rue Giulia, il +se revit jetant le billet dans la boîte du palais. Ensuite, il +se disait comment les choses devaient se passer. Le billet +dormirait jusqu'au matin dans la boîte. Don Vigilio, le +secrétaire, qui, sur l'ordre formel du cardinal, gardait la +clef de cette boîte, descendrait de bonne heure, trouverait +la lettre, la remettrait à Son Éminence, laquelle ne permettait +pas qu'on en décachetât aucune. Et les figues +seraient jetées, il n'y aurait plus de crime possible, le +monde noir ferait le silence. Mais, pourtant, si le billet ne +se trouvait pas dans la boîte, que se produirait-il? Alors, il +admit cette supposition, vit nettement les figues arriver +sur la table, au dîner d'une heure, dans leur joli petit +panier, si coquettement recouvert de feuilles. Dario était +là comme de coutume, seul avec son oncle, puisqu'il ne +partait pour Naples que le soir. L'oncle et le neveu mangeaient-ils +l'un et l'autre des figues, ou bien un seul, et +lequel des deux? Ici, la vision se brouillait, c'était de +nouveau le destin en marche, ce destin qu'il avait rencontré +sur la route de Frascati, allant à son but inconnu,<a name="page_553" id="page_553"></a> +sans arrêt possible, au travers des obstacles. Le petit +panier de figues allait, allait toujours, à sa besogne +nécessaire, qu'aucune main au monde n'était assez forte +pour empêcher.</p> + +<p>La rue Giulia s'allongeait sans fin, toute blanche de +lune, et Pierre sortit comme d'un rêve, devant le palais +Boccanera, noir sous le ciel d'argent. Trois heures du +matin sonnaient à une église du voisinage. Et il se sentit un +petit frisson, en entendant près de lui cette plainte douloureuse +de fauve blessé à mort, ce sourd grondement +involontaire que le comte, dans sa lutte affreuse, venait +de laisser échapper de nouveau.</p> + +<p>Mais, tout de suite, il eut un rire qui raillait, il dit en +serrant la main du prêtre:</p> + +<p>—Non, non, je ne vais pas plus loin... Si l'on me voyait +ici, à cette heure, on croirait que je suis retombé amoureux +de ma femme.</p> + +<p>Il alluma un cigare, et il s'en alla, dans la nuit claire, +sans se retourner.<a name="page_554" id="page_554"></a></p> + +<h3><a name="XIII" id="XIII"></a>XIII</h3> + +<p>Pierre, lorsqu'il s'éveilla, fut tout surpris d'entendre +sonner onze heures. Dans la fatigue de ce bal, où il était +resté si tard, il avait dormi d'un sommeil d'enfant, d'une +paix délicieuse, comme s'il avait, en dormant, senti son +bonheur. Et, dès qu'il eut ouvert les yeux, le radieux +soleil qui entrait par les fenêtres, le baigna d'espoir. Sa +première pensée fut que, le soir enfin, il verrait le pape, +à neuf heures. Encore dix heures, qu'allait-il faire, pendant +cette journée bénie, dont le ciel splendide et pur lui +semblait d'un si heureux présage?</p> + +<p>Il se leva, ouvrit les fenêtres, laissa entrer la tiédeur +de l'air, qui lui sembla avoir ce goût de fruit et de fleur, +remarqué dès le jour de son arrivée, dont il avait plus +tard essayé vainement d'analyser la nature, un goût +d'orange et de rose. Était-ce possible qu'on fût en décembre? +Quel pays adorable, pour qu'avril parût y refleurir, +au seuil même de l'hiver! Puis, sa toilette faite, +comme il s'accoudait, pour regarder au delà du Tibre, +couleur d'or, les pentes du Janicule, vertes en toute +saison, il aperçut Benedetta assise près de la fontaine, +dans le petit jardin abandonné du palais. Et il descendit, +ne pouvant tenir en place, cédant à un besoin de vie, de +gaieté et de beauté.</p> + +<p>Tout de suite, Benedetta poussa le cri qu'il attendait +d'elle, rayonnante, resplendissante, les deux mains tendues.<a name="page_555" id="page_555"></a></p> + +<p>—Ah! mon cher abbé, que je suis heureuse, que je +suis heureuse!</p> + +<p>Souvent, ils avaient passé les matinées dans ce coin de +calme et d'oubli. Mais quelles matinées tristes, quand, +l'un et l'autre, ils étaient sans espérance! Aujourd'hui, +l'abandon des allées envahies par les herbes folles, les +buis qui avaient poussé dans le vieux bassin comblé, les +orangers symétriques qui seuls indiquaient l'ancien dessin +des plates-bandes, leur semblaient avoir un charme +infini, une intimité rêveuse et tendre, dans laquelle il +était très bon de reposer sa joie. Et surtout il faisait si +tiède, à côté du grand laurier, dans l'angle où se trouvait +la fontaine! L'eau mince coulait sans fin de l'énorme +bouche béante du masque tragique, avec sa chanson de +flûte. Une fraîcheur montait du grand sarcophage de +marbre, dont le bas-relief déroulait une bacchanale frénétique, +des faunes emportant, renversant des femmes +sous leurs baisers voraces. Et l'on était là hors des temps +et des lieux, au fond d'un passé révolu, si lointain, que +les alentours disparaissaient, les constructions récentes +des quais, le quartier éventré, gris encore de la poussière +des décombres, Rome elle-même bouleversée, en mal +d'un monde nouveau.</p> + +<p>—Ah! répéta Benedetta, que je suis heureuse!... +J'étouffais dans ma chambre, j'ai dû descendre ici, tant +mon cœur avait besoin de place, d'air et de soleil, pour +battre à son aise!</p> + +<p>Elle était assise, près du sarcophage, sur le fragment +de colonne renversée, qui servait de banc; et elle voulut +que le prêtre vînt se mettre à côté d'elle. Jamais il ne +l'avait vue d'une telle beauté, avec ses noirs cheveux +encadrant sa face pure, toute rosée et délicate comme +une fleur, au plein soleil. Ses yeux immenses et sans +fond, dans la lumière, étaient des brasiers où roulait de +l'or; tandis que sa bouche d'enfance, sa bouche de candeur +et de sage raison, avait un rire de bonne créature,<a name="page_556" id="page_556"></a> +libre enfin d'aimer selon son cœur, sans offenser ni les +hommes ni Dieu. Et elle faisait ses projets d'avenir, +rêvant tout haut.</p> + +<p>—Ah! maintenant, c'est bien simple, puisque j'ai déjà +obtenu la séparation de corps, je finirai par obtenir le +divorce civil, du moment que l'Église aura annulé mon +mariage. Et j'épouserai Dario, oui! vers le printemps +prochain, peut-être plus tôt, si l'on arrive à hâter les +formalités... Ce soir, à six heures, il part pour Naples, +où il va régler une affaire d'intérêt, une propriété que +nous y possédions encore, et qu'il a fallu vendre, car tout +cela a coûté très cher. Mais qu'importe à présent, puisque +nous voilà l'un à l'autre!... Dans quelques jours, dès qu'il +sera revenu, que de bonnes heures, comme nous allons +rire, comme nous passerons le temps gaiement! Je n'en +ai pas dormi, après ce bal qui a été si beau, tant j'ai +fait des projets, ah! des projets magnifiques, vous verrez, +vous verrez, car je veux que vous restiez à Rome, +désormais, jusqu'à notre mariage.</p> + +<p>Il se mit à rire avec elle, gagné par cette explosion de +jeunesse et de bonheur, au point qu'il devait faire un rude +effort sur lui-même, pour ne pas dire lui aussi sa félicité, +l'espoir dont sa prochaine entrevue avec le pape l'emplissait. +Mais il avait juré de n'en parler à personne.</p> + +<p>Dans le silence frissonnant de l'étroit jardin ensoleillé, +un cri persistant d'oiseau revenait par intervalles; et +Benedetta en plaisantant leva la tête, regarda une cage +qui était accrochée à une fenêtre du premier étage.</p> + +<p>—Oui, oui! Tata, crie bien fort, sois contente. Il faut +que tout le monde soit content dans la maison.</p> + +<p>Puis, se retournant vers Pierre, de son air fou d'écolière +en vacances:</p> + +<p>—Vous connaissez bien Tata?... Comment, vous ne connaissez +pas Tata?... Mais c'est la perruche de mon oncle +le cardinal! Je la lui ai donnée au dernier printemps, et +il l'adore, il lui permet de voler les morceaux sur son<a name="page_557" id="page_557"></a> +assiette. C'est lui qui la soigne, qui la sort et qui la rentre, +craignant si fort de lui voir prendre un rhume, qu'il la +laisse dans la salle à manger, la seule pièce de son appartement +où il fasse un peu chaud.</p> + +<p>Pierre, levant les yeux lui aussi, regardait la perruche, +une de ces jolies petites perruches d'un vert cendré, si +soyeuses et si souples. Elle se pendait du bec aux barreaux +de sa cage, se balançait, battait des ailes, dans l'allégresse +du clair soleil.</p> + +<p>—Parle-t-elle? demanda-t-il.</p> + +<p>—Ah! non, elle crie, répondit Benedetta en riant. Mon +oncle prétend qu'il entend tout ce qu'elle dit et qu'il +cause très bien avec elle.</p> + +<p>Brusquement, elle sauta à un autre sujet, comme si +une obscure liaison d'idées la faisait penser à son autre +oncle, à l'oncle par alliance qu'elle avait à Paris.</p> + +<p>—Vous devez avoir reçu une lettre du vicomte de la +Choue... Il m'a écrit hier son chagrin de voir que vous +n'arriviez pas à être reçu par Sa Sainteté. Il avait tant +compté sur vous, sur votre victoire, pour le triomphe de +ses idées!</p> + +<p>En effet, Pierre recevait fréquemment des lettres du +vicomte, où celui-ci se désespérait de l'importance prise +par son adversaire, le baron de Fouras, depuis le grand +succès de sa dernière campagne à Rome, avec le pèlerinage +international du Denier de Saint-Pierre. C'était le +réveil du vieux parti catholique intransigeant, toutes les +conquêtes libérales du néo-catholicisme menacées, si +l'on n'obtenait pas du Saint-Père une adhésion formelle +aux fameuses corporations obligatoires, pour battre en +brèche les corporations libres, soutenues par les conservateurs. +Et il accablait Pierre, lui envoyait des plans compliqués, +dans son impatience de le voir reçu enfin au +Vatican.</p> + +<p>—Oui, oui, murmura celui-ci, j'avais eu déjà une lettre +dimanche, et j'en ai encore trouvé une hier soir, en revenant<a name="page_558" id="page_558"></a> +de Frascati... Ah! je serais si heureux, si heureux +de pouvoir lui répondre par la bonne nouvelle!</p> + +<p>De nouveau, sa joie déborda, à la pensée que le soir il +verrait le pape, lui ouvrirait son âme brûlante d'amour, +recevrait de lui l'encouragement suprême, raffermi dans +sa mission du salut social, au nom fraternel des petits et +des pauvres. Et il ne put se contenir davantage, il lâcha +son secret, qui lui gonflait le cœur.</p> + +<p>—Vous savez, c'est fait, mon audience est pour ce +soir.</p> + +<p>Benedetta ne comprit pas d'abord.</p> + +<p>—Comment ça?</p> + +<p>—Oui, monsignor Nani a bien voulu m'apprendre, +ce matin, à ce bal, que le Saint-Père, auquel il avait +remis mon livre, désirait me voir... Et je serai reçu ce +soir, à neuf heures.</p> + +<p>Elle était devenue toute rouge, tellement elle faisait +sienne la joie du jeune prêtre, qu'elle avait fini par +aimer d'une ardente amitié. Et ce succès d'un ami tombant +dans sa félicité à elle, prenait une importance +extraordinaire, comme une certitude de complète réussite +pour tout le monde. Elle eut un cri de superstitieuse +exaltée et ravie.</p> + +<p>—Ah! mon Dieu! ça va nous porter chance!... Ah! +que je suis heureuse, mon ami, que je suis heureuse de +voir que le bonheur vous arrive en même temps qu'à +moi! C'est encore pour moi du bonheur, un bonheur +que vous ne pouvez pas vous imaginer... Et c'est sûr, +maintenant, que tout marchera très bien, car une maison +où il y a quelqu'un qui voit le pape est bénie, la +foudre ne la frappe plus.</p> + +<p>Elle riait plus haut, elle tapait des mains, si éclatante +de gaieté, qu'il s'inquiéta.</p> + +<p>—Chut! chut! on m'a demandé le secret... Je vous en +supplie, pas un mot à personne, ni à votre tante, ni même +à Son Éminence... Monsignor Nani serait très contrarié.<a name="page_559" id="page_559"></a></p> + +<p>Alors, elle promit de se taire. Elle s'attendrissait, parlait +de monsignor Nani comme d'un bienfaiteur, car +n'était-ce pas à lui qu'elle devait d'être parvenue enfin à +faire annuler son mariage? Puis, reprise d'une bouffée +de folle joie:</p> + +<p>—Dites donc, mon ami, n'est-ce pas que le bonheur +seul est bon?... Vous ne me demandez pas des larmes, +aujourd'hui, même pour les pauvres qui souffrent, qui ont +froid et qui ont faim... Ah! c'est qu'il n'y a vraiment que +le bonheur de vivre! Ça guérit tout. On ne souffre pas, on +n'a pas froid, on n'a pas faim, quand on est heureux!</p> + +<p>Stupéfait, il la regarda, dans la surprise que lui causait +cette singulière solution donnée à la question redoutable +de la misère. Soudainement, il sentait que toute sa tentative +d'apostolat était vaine, sur cette fille d'un beau +ciel, ayant en elle l'atavisme de tant de siècles de souveraine +aristocratie. Il avait voulu la catéchiser, l'amener +à l'amour chrétien des humbles et des misérables, la +conquérir à la nouvelle Italie qu'il rêvait, éveillée aux +temps nouveaux, pleine de pitié pour les choses et +pour les êtres. Et, si elle s'était attendrie avec lui sur les +souffrances du bas peuple, aux heures où elle souffrait +elle-même, le cœur saignant des plus cruelles blessures, +la voilà qui, dès sa guérison, célébrait l'universelle félicité, +en créature des brûlants étés et des hivers doux +comme des printemps!</p> + +<p>—Mais, dit-il, tout le monde n'est pas heureux.</p> + +<p>—Oh! si, oh! si, cria-t-elle. C'est que vous ne les +connaissez pas, les pauvres!... Qu'on donne à une fille de +notre Transtévère le garçon qu'elle aime, et elle est aussi +radieuse qu'une reine, elle mange son pain sec, le soir, +en lui trouvant le goût sucré le plus délicieux. Les mères +qui sauvent un enfant d'une maladie, les hommes qui +sont vainqueurs dans une bataille, ou bien qui voient +leurs numéros sortir à la loterie, tout le monde est +comme ça, tout le monde ne demande que de la chance<a name="page_560" id="page_560"></a> +et du plaisir... Allez, vous aurez beau vouloir être juste +et tâcher de mieux répartir la fortune, il n'y aura toujours +de satisfaits que ceux dont le cœur chantera, souvent +même sans en savoir la cause, par un beau jour de +soleil comme aujourd'hui!</p> + +<p>Il eut un geste d'abandon, ne voulant pas l'attrister, en +plaidant de nouveau la cause de tant de pauvres êtres, +qui, à cette minute même, agonisaient au loin, quelque +part, succombant à la douleur physique ou à la douleur +morale. Mais, brusquement, dans l'air si lumineux et si +doux, une ombre immense passa, il sentit la tristesse infinie +de la joie, la désespérance sans bornes du soleil, +comme si quelqu'un qu'on ne voyait pas avait laissé tomber +cette ombre. Était-ce donc l'odeur trop forte du laurier, +la senteur amère des orangers et des buis qui lui +donnaient ce vertige? Était-ce le frisson de sensuelle tiédeur +dont ses veines se mettaient à battre, parmi ces +ruines, dans ce coin de passion très ancienne? Ou plutôt +n'était-ce que ce sarcophage avec son enragée bacchanale, +qui éveillait l'idée de la mort prochaine, au fond +même des obscures voluptés de l'amour, sous le baiser +inassouvi des amants? Un instant, la claire chanson de la +fontaine lui parut un long sanglot, et il lui sembla que +tout s'anéantissait, dans cette ombre formidable venue de +l'invisible.</p> + +<p>Déjà, Benedetta lui avait pris les deux mains et le +réveillait à l'enchantement d'être là, près d'elle.</p> + +<p>—L'élève est bien indocile, n'est-ce pas? mon ami, et +elle a le crâne bien dur. Que voulez-vous? il y a des +idées qui n'entrent pas dans notre tête. Non, jamais vous +ne ferez entrer ces choses dans la tête d'une fille de +Rome... Aimez-nous donc, contentez-vous donc de nous +aimer telles que nous sommes, belles de toute notre force, +autant que nous pouvons l'être!</p> + +<p>Et elle était si belle à cette minute, si belle dans le +resplendissement de son bonheur, qu'il en tremblait,<a name="page_561" id="page_561"></a> +comme devant un dieu, devant la toute-puissance qui +menait le monde.</p> + +<p>—Oui, oui, bégaya-t-il, la beauté, la beauté, souveraine +encore, souveraine toujours... Ah! que ne peut-elle +suffire à rassasier l'éternelle faim des pauvres hommes!</p> + +<p>—Bah! bah! cria-t-elle joyeusement, il fait bon vivre... +Montons dîner, ma tante doit nous attendre.</p> + +<p>Le dîner avait lieu à une heure, et les rares fois où +Pierre ne mangeait pas dehors, il avait son couvert mis à +la table de ces dames, dans la petite salle à manger du +second, qui donnait sur la cour, d'une tristesse mortelle. +A la même heure, au premier étage, dans la salle ensoleillée +dont les fenêtres ouvraient sur le Tibre, le cardinal +dînait, lui aussi, très heureux d'avoir pour convive son +neveu Dario, car son secrétaire, don Vigilio, son autre +convive habituel, ne desserrait les dents que lorsqu'on +l'interrogeait. Les deux services étaient absolument distincts, +ni la même cuisine, ni le même personnel; et il +n'existait guère de commune, en bas, qu'une grande pièce +servant d'office.</p> + +<p>Mais la salle à manger du second avait beau être morne, +attristée par le demi-jour verdâtre de la cour, le déjeuner +de ces dames et du jeune prêtre fut très gai. Donna Serafina, +si rigide d'ordinaire, semblait elle-même détendue +par une grande félicité intérieure. Sans doute elle n'avait +pas encore épuisé les délices de son triomphe de la veille, +au bras de Morano, à ce bal; et ce fut elle qui parla de +la soirée la première, pleine d'éloges, bien que la présence +du roi et de la reine l'eût beaucoup gênée, disait-elle. +Elle raconta comme quoi, par une tactique savante, elle +avait évité de se faire présenter. D'ailleurs, elle espérait +que son affection bien connue pour Celia, dont elle était +la marraine, suffirait à expliquer sa présence dans ce +salon neutre, où tous les pouvoirs s'étaient coudoyés. Elle +devait pourtant garder un scrupule, car elle annonça +que, tout de suite après le déjeuner, elle comptait sortir,<a name="page_562" id="page_562"></a> +pour se rendre au Vatican, chez le cardinal secrétaire, à +qui elle désirait parler d'une œuvre dont elle était dame +patronnesse. Cette visite de compensation, le lendemain de +la soirée des Buongiovanni, devait lui sembler indispensable. +Jamais elle n'avait brûlé de plus de zèle, ni de plus +d'espoir, à propos du prochain avènement de son frère, +le cardinal, au trône de saint Pierre: c'était, pour elle, +un suprême triomphe une exaltation de sa race, que son +orgueil du nom jugeait nécessaire et inévitable; et, pendant +la dernière indisposition du pape régnant, elle avait +poussé les choses jusqu'à s'inquiéter du trousseau qu'elle +voulait faire marquer aux armes du nouveau pontife.</p> + +<p>Benedetta ne cessa de plaisanter, riant de tout, parlant +de Celia et d'Attilio avec la tendresse passionnée d'une +femme dont le bonheur d'amour se plaît au bonheur +d'un couple ami. Puis, comme on venait de servir le dessert, +elle s'adressa au valet, d'un air de surprise:</p> + +<p>—Eh bien? Giacomo, et les figues?</p> + +<p>Celui-ci, avec ses gestes lents, comme endormis, la +regarda sans comprendre. Heureusement, Victorine traversait +la pièce.</p> + +<p>—Et les figues, Victorine, pourquoi ne nous les sert-on +pas?</p> + +<p>—Quelles figues donc, contessina?</p> + +<p>—Mais les figues que j'ai vues ce matin à l'office, par +où j'ai eu la curiosité de passer en allant au jardin... Des +figues superbes, dans un petit panier. Même, je me suis +étonnée qu'il pût encore y en avoir, en cette saison... Je +les aime bien, moi. Je m'étais régalée à l'avance, en songeant +que j'en mangerais au dîner.</p> + +<p>Victorine se mit à rire.</p> + +<p>—Ah! contessina, je sais, je sais... Ce sont les figues +que ce prêtre de Frascati, vous vous rappelez, le curé de +là-bas, est venu, hier soir, déposer en personne pour Son +Éminence. J'étais là, il a répété à trois reprises que +c'était un cadeau, qu'il fallait le mettre sur la table de<a name="page_563" id="page_563"></a> +Son Éminence, sans même déranger une feuille... Alors, +on a fait comme il a dit.</p> + +<p>—Eh bien! c'est gentil, s'écria Benedetta, avec une +colère comique. En voilà des gourmands qui se régalent +sans nous! Il me semble qu'on aurait pu partager.</p> + +<p>Donna Serafina intervint, en demandant à Victorine:</p> + +<p>—N'est-ce pas? vous parlez du curé qui venait autrefois +nous voir à la villa.</p> + +<p>—Oui, oui, le curé Santobono, celui qui dessert là-bas +la petite église Sainte-Marie des Champs... Quand il vient, +il fait toujours demander l'abbé Paparelli, dont il a été le +camarade au séminaire, je crois. Et, hier soir encore, +c'est l'abbé Paparelli qui a dû nous l'amener à l'office, +avec son panier... Oh! ce panier! imaginez-vous que, +malgré les recommandations, on avait oublié de le mettre +tout à l'heure sur la table de Son Éminence, de sorte que +les figues n'auraient, ce matin, été pour personne, si l'abbé +Paparelli n'était descendu les prendre en courant et ne +les avait montées lui-même, avec une vraie dévotion, +comme s'il portait le saint sacrement... Il est vrai que +Son Éminence les trouve si bonnes!</p> + +<p>—Ce n'est pas ce matin que mon frère leur fera grande +fête, conclut la princesse, car il a un peu de dérangement, +il a passé une nuit mauvaise.</p> + +<p>Au nom répété de Paparelli, elle était devenue soucieuse. +Le caudataire, avec sa face molle et ridée, sa taille +grosse et courte de vieille fille dévote en jupe noire, lui +déplaisait, depuis qu'elle s'était aperçue de l'extraordinaire +empire qu'il prenait sur le cardinal, du fond de son +humilité et de son effacement. Il n'était rien qu'un domestique, +en apparence le plus chétif, et il gouvernait, elle le +sentait combattre sa propre influence, défaire souvent ce +qu'elle avait fait, pour le triomphe des ambitions de son +frère. Le pis était que, deux fois déjà, elle le soupçonnait +d'avoir poussé celui-ci à des actes qu'elle considérait +comme de véritables fautes. Peut-être s'était-elle trompée,<a name="page_564" id="page_564"></a> +elle lui rendait cette justice qu'il avait de rares +mérites et une piété tout à fait exemplaire.</p> + +<p>Cependant, Benedetta continuait à rire et à plaisanter. +Et, comme Victorine était sortie de la salle, elle appela +le valet.</p> + +<p>—Écoutez, Giacomo, vous allez me faire une petite +commission...</p> + +<p>Elle s'interrompit, pour dire à sa tante et à Pierre:</p> + +<p>—Je vous en prie, faisons valoir nos droits... Moi, je +les vois à table, en bas, presque au-dessous de nous. Ils +doivent, comme nous, en être au dessert. Mon oncle soulève +les feuilles, se sert avec un bon sourire, passe le +panier à Dario, qui le passe à don Vigilio. Et, tous les +trois, ils mangent avec componction... Les voyez-vous? +les voyez-vous?</p> + +<p>Elle les voyait, elle, et c'était son besoin d'être près de +Dario, sa continuelle pensée volant vers lui, qui l'évoquait +ainsi, avec les deux autres. Son cœur était en bas, elle +voyait, elle entendait, elle sentait, par tous les sens +exquis de son amour.</p> + +<p>—Giacomo, vous allez descendre, vous allez dire à +Son Éminence que nous mourons d'envie de goûter à ses +figues et qu'elle serait bien aimable en nous envoyant +celles dont elle ne voudra pas.</p> + +<p>Mais donna Serafina, de nouveau, intervint, retrouvant +sa voix sévère.</p> + +<p>—Giacomo, je vous prie de ne pas bouger.</p> + +<p>Et elle s'adressa à sa nièce:</p> + +<p>—Allons, assez d'enfantillages!... J'ai l'horreur de ces +sortes de gamineries.</p> + +<p>—Oh! ma tante, murmura Benedetta, je suis si heureuse, +il y a si longtemps que je n'ai ri de si bon cœur!</p> + +<p>Pierre, jusque-là, s'était contenté d'écouter, s'égayant +simplement lui-même de la voir gaie à ce point. Comme +il se produisait un petit froid, il parla alors, dit son +propre étonnement d'avoir aperçu la veille, si tard en<a name="page_565" id="page_565"></a> +saison, des fruits sur ce fameux figuier de Frascati. Cela +tenait sans doute à l'exposition de l'arbre, au grand mur +qui le protégeait.</p> + +<p>—Ah! vous avez vu le fameux figuier? demanda +Benedetta.</p> + +<p>—Mais oui, j'ai même voyage avec les figues qui vous +ont fait tant d'envie.</p> + +<p>—Comment cela, voyagé avec les figues?</p> + +<p>Déjà, il regrettait la parole qui venait de lui échapper. +Puis, il préféra tout dire.</p> + +<p>—J'ai rencontré là-bas quelqu'un qui était venu en +voiture et qui a voulu absolument me ramener à Rome. +En route, nous avons recueilli le curé Santobono, +parti à pied pour faire le chemin, très gaillardement, +avec son panier... Même nous nous sommes arrêtés un +instant dans une osteria.</p> + +<p>Il continua, conta le voyage, dit ses impressions vives, +au travers de la Campagne romaine, envahie par le crépuscule. +Mais Benedetta le regardait fixement, prévenue, +renseignée, n'ignorant pas les fréquentes visites que +Prada faisait, là-bas, à ses terrains et à ses constructions.</p> + +<p>—Quelqu'un, quelqu'un, murmura-t-elle, le comte, +n'est-ce pas?</p> + +<p>—Oui, madame, le comte, répondit simplement Pierre. +Je l'ai revu cette nuit, il était bouleversé, et il faut le +plaindre.</p> + +<p>Les deux femmes ne se blessèrent pas, tellement cette +parole charitable du jeune prêtre était dite avec une +émotion profonde et naturelle, dans le débordement +d'amour qu'il aurait voulu épandre sur les êtres et sur les +choses. Donna Serafina resta immobile, comme si elle +affectait de n'avoir pas même entendu; tandis que Benedetta, +d'un geste, sembla dire qu'elle n'avait à témoigner +ni pitié ni haine pour un homme qui lui était devenu +complètement étranger. Cependant, elle ne riait plus, elle<a name="page_566" id="page_566"></a> +finit par dire, en songeant au petit panier qui s'était promené +dans la voiture de Prada:</p> + +<p>—Ah! ces figues, tenez! je n'en ai plus envie du tout, +je préfère maintenant ne pas en avoir mangé.</p> + +<p>Tout de suite après le café, donna Serafina les quitta, +dans la hâte qu'elle avait de mettre un chapeau et de +partir pour le Vatican. Restés seuls, Benedetta et Pierre +s'attardèrent à table un instant encore, repris de leur +gaieté, causant en bons amis. Le prêtre reparla de son +audience du soir, de sa fièvre d'impatience heureuse. A +peine deux heures, encore sept heures à attendre: qu'allait-il +faire, à quoi allait-il employer cette après-midi +interminable? Alors, elle, très gentiment, eut une idée.</p> + +<p>—Vous ne savez pas, eh bien! puisque nous sommes +tous si contents, il ne faut pas nous quitter... Dario a sa +voiture. Il doit, comme nous, avoir fini de déjeuner, et je +vais lui faire dire de monter nous prendre, de nous emmener +pour une grande promenade, le long du Tibre, +très loin.</p> + +<p>Elle tapait dans ses mains, ravie de ce beau projet. +Mais, juste à ce moment, don Vigilio parut, l'air effaré.</p> + +<p>—Est-ce que la princesse n'est pas là?</p> + +<p>—Non, ma tante est sortie... Qu'y a-t-il donc?</p> + +<p>—C'est Son Éminence qui m'envoie... Le prince vient +de se sentir indisposé, en se levant de table... Oh! rien, +rien de bien grave sans doute.</p> + +<p>Elle eut un cri, plutôt de surprise que d'inquiétude.</p> + +<p>—Comment, Dario!... Mais nous allons tous descendre. +Venez donc, monsieur l'abbé. Il ne faut pas qu'il soit +malade, pour nous emmener en voiture.</p> + +<p>Puis, dans l'escalier, comme elle rencontrait Victorine, +elle la fit descendre aussi.</p> + +<p>—Dario se trouve indisposé, on peut avoir besoin de +toi.</p> + +<p>Tous quatre entrèrent dans la chambre, vaste et surannée, +meublée simplement, où le jeune prince venait déjà<a name="page_567" id="page_567"></a> +de passer un long mois, cloué là par sa blessure à l'épaule. +On y arrivait en traversant un petit salon; et, partant du cabinet +de toilette voisin, un couloir reliait ces pièces +à l'appartement intime du cardinal: la salle à manger, +la chambre à coucher, le cabinet de travail, relativement +étroits, qu'on avait taillés dans une des immenses salles de +jadis, à l'aide de cloisons. Il y avait encore la chapelle, +dont la porte ouvrait sur le couloir, une simple chambre +nue, où se trouvait un autel de bois peint, sans un tapis, +sans une chaise, rien que le carreau dur et froid, pour +s'agenouiller et prier.</p> + +<p>En entrant, Benedetta courut au lit, sur lequel Dario +était allongé, tout vêtu. Près de lui, le cardinal Boccanera +se tenait debout, paternellement; et, dans l'inquiétude +commençante, il gardait sa haute taille fière, son +calme d'âme souveraine et sans reproche.</p> + +<p>—Quoi donc? mon Dario, que t'arrive-t-il?</p> + +<p>Mais le prince eut un sourire, voulant la rassurer. Il +n'était encore que très pâle, l'air ivre.</p> + +<p>—Oh! ce n'est rien, un étourdissement... Imagine-toi, +c'est comme si j'avais bu. Tout d'un coup, j'ai vu trouble, +et il m'a semblé que j'allais tomber... Alors, je n'ai eu +que le temps de venir me jeter sur mon lit.</p> + +<p>Il respira fortement, en homme qui a besoin de reprendre +haleine. Et le cardinal, à son tour, entra dans +quelques détails.</p> + +<p>—Nous achevions tranquillement de déjeuner, je +donnais des ordres à don Vigilio pour l'après-midi, et +j'étais sur le point de quitter la table, lorsque j'ai vu +Dario se lever et chanceler... Il n'a pas voulu se rasseoir, +il est venu ici d'un pas vacillant de somnambule, en +ouvrant les portes de ses mains tâtonnantes... Et nous +l'avons suivi, sans comprendre. J'avoue que je cherche, +que je ne comprends pas encore.</p> + +<p>D'un geste, il disait sa surprise, il indiquait l'appartement, +où semblait avoir soufflé un brusque vent de<a name="page_568" id="page_568"></a> +catastrophe. Toutes les portes étaient restées grandes +ouvertes, on voyait en enfilade le cabinet de toilette, puis +le couloir, au bout duquel la salle à manger apparaissait +dans son désordre de pièce abandonnée soudainement, +avec la table servie encore, les serviettes jetées, les +chaises repoussées. Cependant, on ne s'effarait toujours +pas.</p> + +<p>Benedetta fit, à voix haute, la réflexion habituelle en +pareil cas.</p> + +<p>—Pourvu que vous n'ayez rien mangé de mauvais!</p> + +<p>D'un autre geste, en souriant, le cardinal dit la sobriété +ordinaire de sa table.</p> + +<p>—Oh! des œufs, des côtelettes d'agneau, un plat +d'oseille, ce n'est pas ce qui a pu lui charger l'estomac. +Moi, je ne bois que de l'eau pure; lui, prend deux doigts +de vin blanc... Non, non, la nourriture n'y est pour rien.</p> + +<p>—Et puis, se permit de faire remarquer don Vigilio +Son Éminence et moi, nous serions également indisposés.</p> + +<p>Dario, qui avait un moment fermé les yeux, les rouvrit, +respira fortement de nouveau, en s'efforçant de rire.</p> + +<p>—Allons, allons! ce ne sera rien, je me sens déjà beaucoup +plus à l'aise. Il faut que je me remue.</p> + +<p>—Alors, reprit Benedetta, écoute le projet que j'ai +fait... Tu vas me prendre en voiture, avec monsieur l'abbé +Froment, et tu nous conduiras dans la Campagne, très loin.</p> + +<p>—Volontiers! Elle est gentille, ton idée... Victorine, +aidez-moi donc.</p> + +<p>Il s'était soulevé, en s'aidant péniblement du poignet. +Mais, avant que la servante se fût avancée, il eut une +légère convulsion, il retomba, comme foudroyé par une +syncope. Ce fut le cardinal, resté au bord du lit, qui le +reçut dans ses bras, tandis que la contessina, cette fois, +perdait la tête.</p> + +<p>—Mon Dieu! mon Dieu! ça le reprend... Vite, vite, il +faut le médecin.<a name="page_569" id="page_569"></a></p> + +<p>—Si j'allais en courant le chercher? offrit Pierre, +que la scène commençait à bouleverser, lui aussi.</p> + +<p>—Non, non! pas vous, restez ici... Victorine va se +dépêcher. Elle connaît l'adresse... Le docteur Giordano, +tu sais, Victorine.</p> + +<p>La servante partit, et un lourd silence tomba dans la +pièce, où un frisson d'anxiété croissait de minute en minute. +Benedetta, très pâle, était revenue près du lit, pendant +que le cardinal, qui avait gardé Dario entre ses +bras, la tête tombée sur son épaule, le regardait. Et un +affreux soupçon venait de naître en lui, vague, indéterminé +encore: il lui trouvait la face grise, le masque d'angoisse +terrifiée, qu'il avait remarqué chez le plus cher +ami de son cœur, monsignor Gallo, quand il l'avait ainsi +tenu sur sa poitrine, deux heures avant sa mort. C'était +la même syncope, la même sensation qu'il n'étreignait +plus que le corps froid d'un être aimé, dont le cœur s'arrêtait; +c'était surtout la pensée grandissante du poison, +venu de l'ombre, frappant dans l'ombre, autour de lui, en +coup de foudre. Longtemps, il resta penché de la sorte, +au-dessus du visage de son neveu, du dernier de sa race, +cherchant, étudiant, retrouvant les symptômes du mal +mystérieux et implacable, qui lui avait déjà emporté la +moitié de lui-même.</p> + +<p>Mais Benedetta, à demi-voix, le suppliait.</p> + +<p>—Mon oncle, vous allez vous fatiguer... Je vous en +prie, laissez-le-moi, je le tiendrai un peu, à mon tour... +N'ayez pas peur, je le tiendrai très doucement, il sentira +que c'est moi, et ça le réveillera peut-être.</p> + +<p>Il leva enfin la tête, la regarda; et il lui céda la place, +après l'avoir serrée et baisée éperdument, les yeux gros +de larmes, toute une brusque émotion, où l'adoration +qu'il avait pour elle fondait la rigide froideur qu'il affectait +d'habitude.</p> + +<p>—Ah! ma pauvre enfant, ma pauvre enfant! bégaya-t-il, +avec un grand tremblement de chêne déraciné.<a name="page_570" id="page_570"></a></p> + +<p>Tout de suite, d'ailleurs, il se maîtrisa, se reconquit. Et, +tandis que Pierre et don Vigilio, immobiles, muets, attendaient +qu'on eût besoin d'eux, désespérés de n'être bons +à rien, il se mit à marcher avec lenteur au travers de la +chambre. Puis, cette pièce parut être trop étroite pour les +pensées qu'il roulait, il s'écarta d'abord jusque dans le +cabinet de toilette, il finit par enfiler le couloir, par +pousser jusqu'à la salle à manger. Et il allait toujours, et +il revenait toujours, sérieux, impassible, la tête basse, +perdu dans la même rêverie sombre. Quel monde de +réflexions s'agitait dans le crâne de ce croyant, de ce +prince hautain, qui s'était donné à Dieu, et qui était sans +pouvoir contre l'inévitable destinée? De temps à autre, il +revenait près du lit, s'assurait des progrès du mal, regardait +sur le visage de Dario où en était la crise; ensuite, il +repartait du même pas rythmique, disparaissait, reparaissait, +comme emporté par la régularité monotone des +forces que l'homme n'arrête point. Peut-être se trompait-il, +peut-être ne s'agissait-il que d'une simple indisposition, +dont le médecin sourirait. Il fallait espérer et +attendre. Et il allait encore, et il revenait encore, et rien, +au milieu du silence lourd, ne pouvait sonner plus +anxieusement que les pas cadencés de ce haut vieillard, +dans l'attente du destin.</p> + +<p>La porte se rouvrit, Victorine rentra, essoufflée.</p> + +<p>—Le médecin, je l'ai trouvé, le voici!</p> + +<p>De son air souriant, le docteur Giordano se présenta, +avec sa petite tête rose à boucles blanches, toute sa personne +discrètement paterne, qui lui donnaient une +allure d'aimable prélat. Mais, dès qu'il eut flairé la +chambre, vu ce monde angoissé, qui l'attendait, il devint +aussitôt très grave, il prit l'attitude fermée, l'absolu respect +du secret ecclésiastique, qu'il devait à la fréquentation +de sa clientèle d'Église. Et il ne laissa échapper +qu'un mot, murmuré à peine, dès qu'il eut jeté un regard +sur le malade.<a name="page_571" id="page_571"></a></p> + +<p>—Comment, encore! ça recommence!</p> + +<p>Sans doute, il faisait allusion au coup de couteau qu'il +avait récemment soigné. Qui donc s'acharnait sur ce +pauvre jeune prince, si inoffensif, si peu gênant? Personne, +du reste, ne pouvait comprendre, si ce n'étaient +Pierre et Benedetta; et celle-ci se trouvait dans une +telle fièvre d'impatience, brûlant d'être rassurée, qu'elle +n'écoutait pas, n'entendait pas.</p> + +<p>—Oh! docteur, je vous en supplie, voyez-le, examinez-le, +dites-nous que ce n'est rien... Ça ne peut rien +être, puisqu'il était si bien portant, si gai tout à l'heure... +Ce n'est rien, ce n'est rien, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Sans doute, sans doute, contessina, ce n'est certainement +rien... Nous allons voir.</p> + +<p>Il s'était tourné, et il s'inclina profondément devant +le cardinal, qui revenait du fond de la salle à manger, de +son pas égal et songeur, pour se planter au pied du lit, +immobile. Sans doute lut-il, dans les yeux sombres fixés +sur les siens, une inquiétude mortelle, car il n'ajouta +rien, il se mit à examiner Dario, en homme qui a senti +le prix des minutes. Et, à mesure que son examen avançait, +son visage d'affable optimisme prenait une gravité blême, +une sourde terreur, que témoignait seule un petit frémissement +des lèvres. C'était lui qui, précisément, avait +assisté monsignor Gallo dans la crise dont celui-ci était +mort, une crise de fièvre infectieuse, ainsi qu'il l'avait +diagnostiqué pour le bulletin de décès. Sans doute lui +aussi reconnaissait les mêmes terribles symptômes, la face +d'un gris de plomb, l'hébétement d'affreuse ivresse; et, +en vieux médecin romain, habitué aux morts subites, il +sentait passer le mauvais air qui tue, sans que la science +ait encore bien compris, exhalaison putride du Tibre ou +séculaire poison de la légende.</p> + +<p>Mais il avait relevé la tête, et son regard de nouveau +se rencontra avec le regard noir du cardinal, qui ne le +quittait pas.<a name="page_572" id="page_572"></a></p> + +<p>—Monsieur Giordano, demanda enfin celui-ci, vous +n'êtes pas trop inquiet, j'espère?... Ce n'est qu'une +mauvaise digestion, n'est-ce pas?</p> + +<p>Le médecin s'inclina une seconde fois. Il devinait, +au léger tremblement de la voix, la cruelle anxiété de +cet homme puissant, frappé encore dans la plus chère +affection de son cœur.</p> + +<p>—Votre Éminence doit avoir raison, une digestion +mauvaise certainement. Parfois, de tels accidents sont +dangereux, quand la fièvre s'en mêle... Je n'ai pas besoin +de dire à Votre Éminence combien elle peut compter sur +ma prudence et sur mon zèle...</p> + +<p>Il s'interrompit, pour reprendre aussitôt de sa voix +nette de praticien:</p> + +<p>—Le temps presse, il faut déshabiller le prince et +agir promptement. Qu'on me laisse un instant seul, j'aime +mieux cela.</p> + +<p>Cependant, il retint Victorine, en disant qu'elle l'aiderait. +S'il avait besoin d'un autre aide, il prendrait Giacomo. +Son désir évident était d'éloigner la famille, afin +d'être plus libre, sans témoins gênants. Et le cardinal +comprit, s'empara doucement de Benedetta, pour l'emmener +lui-même à son bras jusque dans la salle à manger +où Pierre et don Vigilio les suivirent.</p> + +<p>Quand les portes furent refermées, le plus morne et le +plus pesant des silences régna dans cette salle à manger, +que le clair soleil d'hiver inondait d'une lumière et d'une +tiédeur délicieuses. La table était toujours servie, avec +son couvert abandonné, la nappe salie de miettes, une +tasse de café à demi pleine encore; et, au milieu, se +trouvait le panier de figues, dont on avait écarté les +feuilles, mais où ne manquaient que deux ou trois fruits. +Devant la fenêtre, Tata, la perruche, sortie de sa cage, +était sur son bâton, ravie, éblouie, dans un grand rayon +jaune, où dansaient des poussières. Pourtant, elle avait +cessé de crier et de se lisser les plumes du bec, étonnée<a name="page_573" id="page_573"></a> +de voir entrer tout ce monde, très sage, tournant la tête +à demi pour mieux étudier ces gens, de son œil rond et +scrutateur.</p> + +<p>Des minutes interminables s'écoulèrent, dans l'attente +fébrile de ce qui se passait au fond de la chambre voisine. +Don Vigilio s'était silencieusement assis à l'écart, tandis +que Benedetta et Pierre, restés debout, se taisaient eux +aussi, immobiles. Et le cardinal avait repris sa marche +sans fin, ce piétinement instinctif et berceur, par lequel +il semblait vouloir tromper son impatience, arriver plus +vite à l'explication qu'il cherchait obscurément, au milieu +d'une effroyable tempête d'idées. Pendant que son pas +rythmé sonnait avec une régularité machinale, c'était en +lui une fureur sombre, une recherche exaspérée du pourquoi +et du comment, une extraordinaire confusion des +mouvements les plus extrêmes et les plus contraires. Mais +déjà, à deux reprises, en passant, il avait promené son +regard sur la débandade de la table, comme s'il y avait +quêté quelque chose. Était-ce, peut-être, ce café inachevé? +ce pain dont les miettes traînaient encore? ces +côtelettes d'agneau dont il restait un os? Puis, au moment +où, pour la troisième fois, il passait en regardant, ses +yeux rencontrèrent le panier de figues; et il s'arrêta net, +sous le coup d'une révélation soudaine. L'idée l'avait +saisi, l'envahissait, sans qu'il sût quelle expérience faire +pour que le brusque soupçon se changeât en certitude. +Un instant, il resta ainsi, combattu, ne trouvant pas, les +yeux fixés sur ce panier. Enfin, il prit une figue, l'approcha, +comme pour l'examiner de tout près. Mais elle +n'offrait rien de particulier, il allait la remettre parmi +les autres, lorsque Tata, la perruche, qui adorait les +figues, poussa un cri strident. Et ce fut une illumination, +l'expérience cherchée qui s'offrait.</p> + +<p>Lentement, de son air sérieux, le visage noyé d'ombre, +le cardinal porta la figue à la perruche, la lui donna, +sans une hésitation ni un regret. C'était une très jolie<a name="page_574" id="page_574"></a> +bête, la seule qu'il eût ainsi aimée passionnément. Allongeant +son fin corps souple, dont la soie de cendre verte se +moirait de rose au soleil, elle avait pris gentiment la +figue dans sa patte, puis l'avait fendue d'un coup de bec. +Mais, quand elle l'eut fouillée, elle n'en mangea que très +peu, elle laissa tomber la peau, pleine encore. Lui, toujours +grave, impassible, regardait, attendait. L'attente fut +de trois grandes minutes. Un moment, il se rassura, il +gratta la tête de la perruche, qui, pleine d'aise, se faisait +caresser, tournait le cou, levait sur son maître son petit +œil rouge, d'un vif éclat de rubis. Et, tout d'un coup, elle +se renversa sans même un battement d'ailes, elle tomba +comme un plomb. Tata était morte, foudroyée.</p> + +<p>Boccanera n'eut qu'un geste, les deux mains levées, +jetées au ciel, dans l'épouvante de ce qu'il savait enfin. +Grand Dieu! un tel crime, une si affreuse méprise, un +jeu si abominable du destin! Aucun cri de douleur ne lui +échappa, l'ombre de son visage était devenue farouche et +noire.</p> + +<p>Pourtant, il y eut un cri, un cri éclatant de Benedetta, +qui, ainsi que Pierre et don Vigilio, avait d'abord suivi +l'acte du cardinal avec un étonnement qui s'était ensuite +changé en terreur.</p> + +<p>—Du poison! du poison! ah! Dario, mon cœur, mon +âme!</p> + +<p>Mais le cardinal avait violemment saisi le poignet de sa +nièce, en lançant un coup d'œil oblique sur les deux +petits prêtres, ce secrétaire et cet étranger, présents à +la scène.</p> + +<p>—Tais-toi! tais-toi!</p> + +<p>Elle se dégagea, d'une secousse, révoltée, soulevée par +une rage de colère et de haine.</p> + +<p>—Pourquoi donc me taire? C'est Prada qui a fait le +coup, je le dénoncerai, je veux qu'il meure, lui aussi!... +Je vous dis que c'est Prada, je le sais bien, puisque monsieur +Froment est revenu hier de Frascati, dans sa voiture,<a name="page_575" id="page_575"></a> +avec ce curé Santobono et ce panier de figues... Oui, +oui! j'ai des témoins, c'est Prada, c'est Prada!</p> + +<p>—Non, non! tu es folle, tais-toi!</p> + +<p>Et il avait repris les mains de la jeune femme, il tâchait +de la maîtriser de toute son autorité souveraine. +Lui, qui savait l'influence que le cardinal Sanguinetti +exerçait sur la tête exaltée de Santobono, venait de +s'expliquer l'aventure, non pas une complicité directe, +mais une poussée sourde, l'animal excité, puis lâché sur +le rival gênant, à l'heure où le trône pontifical allait +sans doute être libre. La probabilité, la certitude de +cela avait brusquement éclaté à ses yeux, sans qu'il eût +besoin de tout comprendre, malgré les lacunes et les +obscurités. Cela était, parce qu'il sentait que cela devait +être.</p> + +<p>—Non, entends-tu! ce n'est pas Prada... Cet homme +n'a aucune raison de m'en vouloir, et moi seul étais visé, +c'est à moi qu'on a donné ces fruits... Voyons, réfléchis! +Il a fallu une indisposition imprévue pour m'empêcher +d'en manger ma grosse part, car on sait que je les adore; +et, pendant que mon pauvre Dario les goûtait seul, je +plaisantais, je lui disais de me garder les plus belles +pour demain... L'abominable chose était pour moi, et c'est +lui qui est frappé, ah! Seigneur! par le hasard le plus +féroce, la plus monstrueuse des sottises du sort... Seigneur, +Seigneur! vous nous avez donc abandonnés!</p> + +<p>Des larmes étaient montées à ses yeux, tandis qu'elle, +frémissante, ne semblait pas convaincue encore.</p> + +<p>—Mais, mon oncle, vous n'avez aucun ennemi, pourquoi +voulez-vous que ce Santobono attente ainsi à vos +jours?</p> + +<p>Un instant, il resta muet, sans pouvoir trouver une réponse +suffisante. Déjà, la volonté du silence se faisait en +lui, dans une grandeur suprême. Puis, un souvenir lui +revint, et il se résigna au mensonge.</p> + +<p>—Santobono a toujours eu la cervelle un peu dérangée,<a name="page_576" id="page_576"></a> +et je sais qu'il m'exècre, depuis que j'ai refusé de +tirer de prison son frère, un de nos anciens jardiniers, +en lui donnant le bon certificat qu'il ne méritait certes +pas... Des rancunes mortelles n'ont souvent pas des +causes plus graves. Il aura cru qu'il avait une vengeance +à tirer de moi.</p> + +<p>Alors, Benedetta, brisée, incapable de discuter davantage, +se laissa tomber sur une chaise, avec un geste +d'abandon désespéré.</p> + +<p>—Ah! mon Dieu! ah! mon Dieu! je ne sais plus... Et +puis, qu'est-ce que ça fait, maintenant que mon Dario en +est là? Il n'y a qu'une chose, il faut le sauver, je veux +qu'on le sauve... Comme c'est long, ce qu'ils font dans +cette chambre! Pourquoi Victorine ne vient-elle pas nous +chercher?</p> + +<p>Le silence recommença, éperdu. Le cardinal, sans +parler, prit sur la table le panier de figues, le porta dans +une armoire, qu'il ferma à double tour; puis, il mit la +clef dans sa poche. Sans doute, dès que la nuit serait +tombée, il se proposait de le faire disparaître lui-même, +en descendant le jeter au Tibre. Mais, comme il revenait +de l'armoire, il aperçut ces deux petits prêtres, dont +les yeux l'avaient forcément suivi. Et il leur dit simplement, +grandement:</p> + +<p>—Messieurs, je n'ai pas besoin de vous demander +d'être discrets... Il est des scandales qu'il faut épargner +à l'Église, laquelle n'est pas, ne peut pas être coupable. +Livrer un des nôtres aux tribunaux civils, s'il est criminel, +c'est frapper l'Église entière, car les passions +mauvaises s'emparent dès lors du procès, pour faire +remonter jusqu'à elle la responsabilité du crime. Et +notre seul devoir est de remettre le meurtrier aux +mains de Dieu, qui saura le punir plus sûrement... Ah! +pour ma part, que je sois atteint dans ma personne ou +dans ma famille, dans mes plus tendres affections, je +déclare, au nom du Christ mort sur la croix, que je n'ai<a name="page_577" id="page_577"></a> +ni colère, ni besoin de vengeance, et que j'efface le nom +du meurtrier de ma mémoire, et que j'ensevelis son action +abominable dans l'éternel silence de la tombe!</p> + +<p>Et sa haute taille semblait avoir grandi encore, pendant +que, la main levée dans un geste large, il prononçait +ce serment, cet abandon de ses ennemis à l'unique +justice de Dieu; car ce n'était pas de Santobono qu'il entendait +parler seulement, mais aussi du cardinal Sanguinetti, +dont il avait deviné l'influence néfaste. Et une infinie +détresse, une souffrance tragique le bouleversait, +dans l'héroïsme de son orgueil, à la pensée de la lutte +sombre autour de la tiare, de tout ce qui s'agitait de mauvais +et de vorace, au fond des ténèbres.</p> + +<p>Puis, comme Pierre et don Vigilio s'inclinaient, +pour lui promettre de se taire, une émotion invincible +l'étrangla, le sanglot qu'il refoulait monta brusquement +à sa gorge, pendant qu'il bégayait:</p> + +<p>—Ah! mon pauvre enfant, mon pauvre enfant! Ah! +l'unique fils de notre race, le seul amour et le seul +espoir de mon cœur! Ah! mourir, mourir ainsi!</p> + +<p>Mais, violente de nouveau, Benedetta s'était relevée.</p> + +<p>—Mourir? qui donc, Dario?... Je ne veux pas, nous +allons le soigner, nous allons retourner près de lui. Et +nous le prendrons dans nos bras, et nous le sauverons. +Venez, mon oncle, venez vite... Je ne veux pas, je ne veux +pas, je ne veux pas qu'il meure!</p> + +<p>Elle marchait vers la porte, rien ne l'aurait empêchée +de rentrer dans la chambre, lorsque, justement, Victorine +parut, l'air égaré, ayant perdu tout courage, malgré sa +belle sérénité habituelle.</p> + +<p>—Le docteur prie madame et Son Éminence de venir +tout de suite, tout de suite.</p> + +<p>Pierre, frappé de stupeur par ces choses, ne les suivit +pas, resta un instant en arrière, avec don Vigilio, dans +la salle à manger ensoleillée. Eh quoi! le poison, le +poison comme au temps des Borgia, dissimulé élégamment,<a name="page_578" id="page_578"></a> +servi avec ces fruits par un traître ténébreux, qu'on +n'osait même pas dénoncer! Et il se rappelait sa conversation, +au retour de Frascati, son scepticisme de Parisien +à propos de ces drogues légendaires, qu'il n'admettait +qu'au cinquième acte d'un drame romantique. Et elles +étaient vraies, les abominables histoires, les bouquets et +les couteaux empoisonnés, les prélats et jusqu'aux papes +gênants qu'on supprimait en leur apportant leur chocolat +du matin; car ce Santobono passionné et tragique était +bien un empoisonneur, il n'en pouvait plus douter, il +revoyait toute sa journée de la veille, sous cet effrayant +éclairage: les paroles d'ambition et de menace qu'il avait +surprises chez le cardinal Sanguinetti, la hâte d'agir +devant la mort probable du pape régnant, la suggestion +du crime au nom du salut de l'Église, puis ce curé rencontré +sur la route, avec son petit panier de figues, puis +ce panier promené par le crépuscule de la mélancolique +campagne, longuement, dévotement, sur les genoux du +prêtre, ce panier dont le souvenir le hantait maintenant +d'un cauchemar, dont il reverrait toujours, avec un +frisson, et la forme, et la couleur, et l'odeur. Le poison, +le poison! c'était vrai pourtant, ça existait, ça circulait +encore dans l'ombre du monde noir, au milieu des âpres +appétits de conquête et de domination!</p> + +<p>Et, soudainement, dans la mémoire de Pierre, la figure +de Prada se dressa, elle aussi. Tout à l'heure, lorsque +Benedetta l'avait accusé si violemment, il s'était un moment +avancé pour le défendre, pour crier cette histoire +du poison qu'il savait, et le point d'où le panier était +parti, et la main qui l'avait offert. Mais, aussitôt, une +réflexion venait de le glacer: si Prada n'avait pas fait +le crime, Prada l'avait laissé faire. Un souvenir encore, +aigu comme une lame, le traversait, celui de la petite +poule noire, dans le morne décor de l'osteria, morte sous +le hangar, foudroyée, avec le mince flot de sang violâtre +qui lui coulait du bec. Et ici, en bas de son perchoir,<a name="page_579" id="page_579"></a> +Tata, la perruche, gisait de même, molle et tiède, le bec +taché d'une goutte de sang. Pourquoi donc Prada avait-il +menti en racontant une bataille? C'était toute une complication +de passions et de luttes obscures, dans les ténèbres +desquelles Pierre sentait qu'il perdait pied; de même +qu'il ne savait comment reconstituer l'effroyable combat +qui avait dû se produire dans le cerveau de cet homme, +pendant la nuit du bal. Il ne pouvait le revoir à son +côté, l'évoquer pendant son retour matinal au palais Boccanera, +sans frémir, en devinant sourdement tout ce qui +s'était décidé d'épouvantable, à cette porte. D'ailleurs, +malgré les obscurités et les impossibilités, que ce fût +contre le cardinal ou plutôt dans l'espoir d'une flèche +égarée qui le vengerait, au petit bonheur du hasard farouche, +le fait terrible était là: Prada savait, Prada aurait +pu arrêter le destin en marche, et il avait laissé le destin +accomplir son aveugle besogne de mort.</p> + +<p>Mais Pierre, en tournant la tête, aperçut don Vigilio à +l'écart, sur la chaise d'où il n'avait pas bougé, si défait et +si pâle, qu'il le crut frappé, lui aussi.</p> + +<p>—Est-ce que vous êtes souffrant?</p> + +<p>D'abord, le secrétaire sembla ne pouvoir répondre, +tellement la terreur le serrait à la gorge. Puis, d'une voix +basse:</p> + +<p>—Non, non, je n'en ai pas mangé... Ah! grand Dieu! +quand je songe que j'en avais grande envie et que la déférence +seule m'a retenu, en voyant que Son Éminence +n'en mangeait pas!</p> + +<p>Il eut un petit grelottement de tout son corps, à cette +pensée que son humilité seule venait de le sauver. Et il +gardait, sur ses mains, sur son visage, le froid de la mort +voisine, dont il avait senti le frôlement.</p> + +<p>A deux reprises, il finit par soupirer, tandis que, dans +son effroi, il écartait d'un geste l'affreuse chose, en +murmurant:</p> + +<p>—Ah! Paparelli, Paparelli!<a name="page_580" id="page_580"></a></p> + +<p>Pierre, très ému, n'ignorant pas ce qu'il pensait du +caudataire, tâcha de savoir.</p> + +<p>—Quoi? que voulez-vous dire? Est-ce que vous l'accusez?... +Croyez-vous donc qu'ils l'ont poussé et que ce +sont eux, en somme?</p> + +<p>Le mot de Jésuites ne fut pas même dit, mais la grande +ombre noire passa dans le gai soleil de la salle à manger, +qu'elle parut un moment emplir de ténèbres.</p> + +<p>—Eux, ah! oui! cria don Vigilio, eux partout! eux +toujours! Dès qu'on pleure, dès qu'on meurt, ils en sont, +ce sont eux, quand même! Et c'était fait pour moi, je +m'étonne de n'y être pas resté!</p> + +<p>Puis, de nouveau, il jeta sa plainte sourde de crainte, +d'exécration et de colère:</p> + +<p>—Ah! Paparelli, Paparelli!</p> + +<p>Et il se tut, refusant de répondre, regardant de ses yeux +effarés les murs de la salle, comme s'il allait en voir sortir +le caudataire, avec sa face molle de vieille fille, son trot +roulant de souris rongeuse, ses mains de mystère et +d'envahissement, qui étaient allées prendre à l'office le +panier de figues oublié, pour l'apporter sur la table.</p> + +<p>Alors, tous deux se décidèrent à retourner dans la +chambre, où peut-être avait-on besoin d'eux; et Pierre, +en entrant, fut saisi du déchirant spectacle qu'elle offrait. +Depuis une demi-heure, vainement, le docteur Giordano, +soupçonnant le poison, avait employé les remèdes d'usage, +un vomitif, puis la magnésie. Il venait même de faire +battre, par Victorine, des blancs d'œufs dans de l'eau. Mais +le mal empirait, avec une si foudroyante rapidité, que +maintenant tout secours devenait inutile. Déshabillé, +couché sur le dos, le buste soutenu par des oreillers, +et les bras allongés hors des draps, Dario était effrayant, +dans cette sorte d'ivresse anxieuse qui caractérisait ce +mal mystérieux et redoutable, auquel monsignor Gallo, +déjà, et d'autres, avaient succombé. Il semblait frappé +d'une stupeur de vertige, ses yeux s'enfonçaient de plus<a name="page_581" id="page_581"></a> +en plus au fond des orbites noires, tandis que la face +entière se desséchait, vieillissait à vue d'œil, envahie +d'une ombre grise, couleur de la terre. Depuis un instant, +accablé, il avait fermé les yeux, il n'avait de vivants que +les souffles oppressés, pénibles et longs, qui soulevaient +sa poitrine. Et, debout, penchée sur ce pauvre visage +d'agonisant, Benedetta se tenait là, souffrant sa souffrance, +envahie par une telle douleur impuissante, qu'elle-même +était méconnaissable, si blanche, si éperdue d'angoisse, +comme prise elle aussi par la mort, peu à peu, en même +temps que lui.</p> + +<p>Dans l'embrasure de fenêtre où le cardinal Boccanera +avait emmené le docteur Giordano, il y eut quelques mots +échangés à voix basse.</p> + +<p>—Il est perdu, n'est-ce pas?</p> + +<p>Le docteur, bouleversé également, eut un geste désolé +de vaincu.</p> + +<p>—Hélas! oui. Je dois prévenir Votre Éminence que +dans une heure tout sera fini.</p> + +<p>Un court silence régna.</p> + +<p>—Et, n'est-ce pas, de la même maladie que Gallo?</p> + +<p>Puis, comme le docteur ne répondait pas, tremblant, +détournant les yeux:</p> + +<p>—Enfin, d'une fièvre infectieuse?</p> + +<p>Giordano entendait bien ce que le cardinal lui demandait +ainsi. C'était le silence, le crime enfoui, à jamais, +pour le bon renom de sa mère l'Église. Et rien n'était +plus grand, d'une grandeur tragique plus haute, que ce +vieillard de soixante-dix ans, si droit encore et souverain, +ne voulant pas que sa famille spirituelle pût déchoir, pas +plus qu'il ne consentait à ce qu'on traînât sa famille humaine +dans les inévitables salissures d'un procès retentissant. +Non, non! le silence, l'éternel silence où tout +repose et s'oublie!</p> + +<p>De son air doux de discrétion cléricale, le docteur finit +par s'incliner.<a name="page_582" id="page_582"></a></p> + +<p>—Évidemment, d'une fièvre infectieuse, comme le dit +si bien Votre Éminence.</p> + +<p>Deux grosses larmes, aussitôt, reparurent dans les yeux +de Boccanera. Maintenant qu'il avait mis Dieu à l'abri, +son humanité saignait de nouveau. Il supplia le médecin +de tenter un effort suprême, d'essayer l'impossible; mais +celui-ci secouait la tête, montrait le malade de ses pauvres +mains tremblantes. Pour son père, pour sa mère, il +n'aurait rien pu. La mort était là. A quoi bon fatiguer, +torturer un mourant, dont il n'aurait fait qu'aggraver les +souffrances? Et, comme le cardinal, devant la catastrophe +prochaine, songeait à sa sœur Serafina, se désespérait en +disant qu'elle ne pourrait embrasser son neveu une dernière +fois, si elle s'attardait au Vatican, où elle devait +être, le médecin offrit d'aller la chercher avec sa voiture, +qu'il avait gardée en bas. C'était une affaire de vingt minutes. +Il serait de retour, si, dans les derniers moments, +on avait besoin de lui.</p> + +<p>Resté seul dans l'embrasure, le cardinal s'y tint immobile, +un instant encore. Par la fenêtre, les yeux obscurcis +de ses larmes, il regardait le ciel. Et ses bras frémissants +se tendirent, en un geste d'imploration ardente. O Dieu! +puisque la science des hommes était si courte et si vaine, +puisque ce médecin s'en allait ainsi, heureux de sauver +l'embarras de son impuissance, ô Dieu! que ne faisiez-vous +un miracle, pour montrer l'éclat de votre pouvoir +sans bornes! Un miracle, un miracle! il le demandait du +fond de son âme de croyant, avec l'insistance, la prière +impérative d'un prince de la terre, qui croyait avoir rendu +au ciel un service considérable, par sa vie entière donnée +à l'Église. Il le demandait pour la continuation de sa race, +pour que le dernier mâle ne disparût pas si misérablement, +pour qu'il pût épouser cette cousine tant aimée, +là pleurante et si malheureuse à cette heure. Un miracle, +un miracle! au profit de ces deux chers enfants! un +miracle qui fît renaître la famille! un miracle qui éternisât<a name="page_583" id="page_583"></a> +le glorieux nom des Boccanera, en permettant qu'il +sortît de ces jeunes époux toute une lignée sans nombre +de vaillants et de fidèles!</p> + +<p>Lorsqu'il revint au milieu de la chambre, le cardinal +apparut transfiguré, les yeux séchés par la foi, l'âme désormais +forte et soumise, exempte de toute faiblesse. Il +s'était remis entre les mains de Dieu, il avait résolu d'administrer +lui-même l'extrême-onction à Dario. D'un geste, +il appela don Vigilio, il l'emmena dans la petite pièce +voisine, qui lui servait de chapelle, et dont il avait toujours +la clef sur lui. Cette pièce nue, où personne n'entrait, +cette pièce où se trouvait simplement un petit autel +de bois peint, surmonté d'un grand crucifix de cuivre, +avait dans le palais un renom de lieu saint, inconnu +et terrible, car Son Éminence, disait-on, y passait les +nuits à genoux, conversant avec Dieu en personne. +Et, pour qu'il y entrât publiquement, pour qu'il en +laissât ainsi la porte large ouverte, il fallait qu'il voulût +forcer Dieu à en sortir avec lui, dans son désir d'un +miracle.</p> + +<p>On avait ménagé une armoire derrière l'autel, et le +cardinal y passa prendre l'étole et le surplis. La boîte +aux saintes huiles était également là, une très ancienne +boîte d'argent, timbrée des armes des Boccanera. Puis, +don Vigilio étant rentré dans la chambre à la suite de +l'officiant, pour l'assister, les paroles latines tout de suite +alternèrent.</p> + +<p>—<i>Pax huic domui.</i></p> + +<p>—<i>Et omnibus habitantibus in ea.</i></p> + +<p>La mort venait, si menaçante, si prochaine, que tous +les préparatifs habituels se trouvaient forcément supprimés. +Il n'y avait ni les deux cierges, ni la petite table +recouverte d'une nappe blanche. De même, l'assistant +n'ayant pas apporté le bénitier et l'aspersoir, l'officiant +dut se contenter de faire le geste, bénissant la chambre +et le mourant, en prononçant les paroles du rituel:<a name="page_584" id="page_584"></a></p> + +<p>—<i>Asperges me, Domine, hyssopo, et mundabor; lavabis +me, et super nivem dealbabor.</i></p> + +<p>Dans un long frisson, en voyant paraître le cardinal, +avec les saintes huiles, Benedetta était tombée à genoux, +au pied du lit; tandis que Pierre et Victorine, un peu en +arrière, s'agenouillaient eux aussi, bouleversés par la +douloureuse grandeur du spectacle. Et, de ses yeux immenses, +élargis dans sa face d'une pâleur de neige, la +contessina ne quittait pas du regard son Dario qu'elle ne +reconnaissait plus, le visage terreux, la peau tannée et +ridée ainsi que celle d'un vieillard. Et ce n'était pas pour +leur mariage, accepté et désiré par lui, que leur oncle, +ce tout-puissant prince de l'Église, apportait le sacrement, +c'était pour la rupture suprême, la fin humaine de +tout orgueil, la mort qui achève et emporte les races, +comme le vent balaye la poussière des routes.</p> + +<p>Il ne pouvait s'attarder, il récita promptement le <i>Credo</i> +à demi-voix.</p> + +<p>—<i>Credo in unum Deum...</i></p> + +<p>—<i>Amen</i>, répondit don Vigilio.</p> + +<p>Après les prières du rituel, ce dernier balbutia les +litanies, pour que le ciel prît en pitié l'homme misérable +qui allait comparaître devant Dieu, si un prodige de Dieu +ne lui faisait pas grâce.</p> + +<p>Alors, sans prendre le temps de se laver les doigts, le +cardinal ouvrit la boîte des saintes huiles; et, se bornant +à une seule onction, comme il était permis dans le cas +d'urgence, il posa, du bout de l'aiguille d'argent, une +seule goutte sur la bouche desséchée, déjà flétrie par la +mort.</p> + +<p>—<i>Per istam sanctam unctionem, et suam piissimam +misericordiam, indulgeat tibi Dominus quidquid per +visum, auditum, odoratum, gustum, tactum, deliquisti.</i></p> + +<p>Ah! de quel cœur brûlant de foi il les prononçait, ces +appels au pardon, pour que la divine miséricorde effaçât<a name="page_585" id="page_585"></a> +les péchés commis par les cinq sens, ces cinq portes de +l'éternelle tentation ouvertes sur l'âme! Mais c'était encore +avec l'espoir que, si Dieu avait frappé le pauvre être +pour ses fautes, peut-être aurait-il l'indulgence entière +de le rendre même à la vie, dès qu'il les aurait pardonnées. +La vie, ô Seigneur! la vie, pour que cette antique +lignée des Boccanera pullule encore, continue à vous +servir au travers des âges, dans les combats et devant les +autels!</p> + +<p>Un instant, le cardinal resta les mains frémissantes, +regardant la face muette, les yeux fermés du moribond, +attendant le miracle. Rien ne se produisait, pas une +clarté n'avait lui. Don Vigilio venait d'essuyer la bouche +avec un petit flocon d'ouate, sans qu'un soupir de soulagement +sortît des lèvres. Et l'oraison dernière fut dite, +l'officiant retourna dans la chapelle, suivi de l'assistant, +au milieu de l'effrayant silence qui retombait. Et là tous +deux s'agenouillèrent, le cardinal s'abîma dans une prière +brûlante, sur le carreau nu. Les yeux levés vers le crucifix +de cuivre, il ne vit plus rien, il n'entendit plus rien, +il se donna tout entier, suppliant Jésus de le prendre +à la place de son neveu, s'il fallait un holocauste, ne +désespérant toujours pas de fléchir la colère céleste, tant +que Dario aurait un souffle de vie, et tant que lui-même +serait ainsi à genoux, en conversation avec Dieu. Il était +à la fois si humble et si souverain! De Dieu à un Boccanera, +l'entente n'allait-elle donc pas se faire? Le vieux +palais pouvait crouler, il n'aurait pas senti la chute des +poutres.</p> + +<p>Dans la chambre, cependant, rien n'avait bougé encore, +sous le poids de cette majesté tragique que la cérémonie +semblait y avoir laissée. Et ce fut alors seulement que +Dario ouvrit les paupières. Il regarda ses mains, il les vit +si vieillies, si réduites, qu'un immense regret de l'existence +se peignit au fond de ses yeux. Sans doute, à ce moment +de lucidité, au milieu de cette sorte de griserie du poison<a name="page_586" id="page_586"></a> +qui l'accablait, il eut pour la première fois conscience de +son état. Ah! mourir, dans une telle douleur, une telle +déchéance, quelle révoltante abomination pour cet être +de légèreté et d'égoïsme, pour cet amant de la beauté, de +la gaieté et de la lumière, qui ne savait pas souffrir! Le +destin féroce châtiait en lui avec trop de rudesse sa race +finissante. Il se fit horreur à lui-même, il fut pris d'un +désespoir, d'une terreur d'enfant, qui lui donnèrent la +force de se soulever sur son séant et de regarder éperdument +autour de la chambre, pour voir si tout le monde +ne l'avait pas abandonné. Et, lorsque son regard rencontra +Benedetta toujours agenouillée au pied du lit, +il eut un suprême élan vers elle, il lui tendit ses deux +bras, brûlant du désir égoïste de l'emmener à son cou.</p> + +<p>—Oh! Benedetta, Benedetta... Viens, viens, ne me +laisse pas mourir seul!</p> + +<p>Elle, dans la stupeur de son attente, immobile, ne +l'avait pas quitté des yeux. Le mal horrible qui emportait +son amant, semblait de plus en plus la posséder et la +détruire, à mesure que lui s'affaiblissait. Elle devenait +d'une blancheur immatérielle; et, par les trous de ses +prunelles si claires, on commençait à voir son âme. +Mais, quand elle l'aperçut, ressuscitant, les bras tendus +et l'appelant, elle se leva à son tour, elle s'approcha, se +tint debout près du lit.</p> + +<p>—Je viens, mon Dario... Me voilà, me voilà!</p> + +<p>Et Pierre et Victorine, alors, toujours à genoux, assistèrent +à l'acte sublime, d'une si extraordinaire grandeur, +qu'ils en restèrent cloués au sol, comme devant un spectacle +extra-terrestre, où les humains n'avaient plus à +intervenir. Elle-même, Benedetta parlait, agissait en +créature délivrée de tous liens conventionnels et sociaux, +déjà hors de la vie, ne voyant et n'interpellant plus les +êtres et les choses que de très loin, du fond de l'inconnu +où elle allait disparaître.</p> + +<p>—Ah! mon Dario, on a voulu nous séparer. Oui, c'est<a name="page_587" id="page_587"></a> +pour que je ne puisse me donner à toi, c'est pour que +nous ne soyons jamais heureux, aux bras l'un de l'autre, +qu'on a résolu ta mort, en sachant bien que ta vie emporterait +la mienne... Et c'est cet homme qui te tue, oui! il +est ton assassin, même si un autre t'a frappé. C'est lui +qui est la cause première, qui m'a volée à toi quand j'allais +être tienne, qui a ravagé notre existence à tous deux, +qui a soufflé autour de nous, en nous, l'exécrable poison +dont nous mourons... Ah! que je le hais, que je le hais, +d'une haine dont je voudrais l'écraser avant de partir +à ton cou!</p> + +<p>Elle n'élevait pas la voix, elle disait ces choses affreuses +dans un murmure profond, simplement, passionnément. +Prada ne fut pas même nommé, et elle se tourna à peine +vers Pierre, frappé d'immobilité, derrière elle, pour +ajouter d'un air de commandement:</p> + +<p>—Vous qui verrez son père, je vous charge de lui dire +que j'ai maudit son fils. Le héros si tendre m'a bien +aimée, je l'aime bien encore, et cette parole que vous lui +porterez lui déchirera le cœur. Mais je veux qu'il sache, +il doit savoir, pour la vérité et pour la justice.</p> + +<p>Fou de peur, sanglotant, Dario tendit de nouveau les +bras, en sentant qu'elle ne le regardait plus, qu'il n'avait +plus ses yeux clairs fixés sur les siens.</p> + +<p>—Benedetta, Benedetta... Viens, viens, oh! cette nuit +toute noire, je ne veux pas y entrer seul!</p> + +<p>—Je viens, je viens, mon Dario... Me voilà!</p> + +<p>Elle s'était rapprochée encore, elle le touchait presque, +debout contre le lit.</p> + +<p>—Ah! ce serment que j'avais fait à la Madone de n'être +à aucun homme, pas même à toi, avant que Dieu l'eût +permis, par la bénédiction d'un de ses prêtres! Je mettais +une noblesse supérieure, divine, à être immaculée, vierge +comme la Vierge, ignorante des souillures et des bassesses +de la chair. Et c'était en outre un cadeau d'amour exquis +et rare, d'un prix inestimable, que je voulais faire à<a name="page_588" id="page_588"></a> +l'amant élu par mon cœur, pour qu'il fût à jamais le seul +maître de mon âme et de mon corps... Cette virginité +dont j'étais si orgueilleuse, je l'ai défendue contre l'autre, +des ongles et des dents, comme on se défend contre un +loup, je l'ai défendue contre toi, avec des larmes, pour +que tu n'en salisses pas le trésor, dans une fièvre sacrilège, +avant l'heure sainte des délices permises... Et si tu +savais quelles terribles luttes je soutenais aussi contre +moi-même, pour ne pas céder! J'avais un besoin fou de +te crier de me prendre, de me posséder, de m'emporter. +Car c'était toi tout entier que je voulais, et c'était moi +tout entière que je te donnais, oui! sans réserve, en +femme qui sait, et qui accepte, et qui réclame tout +l'amour, celui qui fait l'épouse et la mère... Ah! mon +serment à la Madone, avec quelle peine je l'ai tenu, +lorsque le vieux sang soufflait chez moi en tempête, et +maintenant quel désastre!</p> + +<p>Elle se rapprocha encore, tandis que sa voix basse se +faisait plus ardente.</p> + +<p>—Tu te souviens, le soir où tu es rentré, avec un coup +de couteau dans l'épaule... Je t'ai cru mort, j'ai crié de +rage, à l'idée que tu allais partir, que j'allais te perdre, +sans que nous eussions connu le bonheur. J'insultais la +Madone, je regrettais, en ce moment-là, de ne m'être +pas damnée avec toi, pour mourir avec toi, enlacés tous +les deux dans une étreinte si rude, qu'il aurait fallu +nous enterrer ensemble... Et dire que ce terrible avertissement +ne devait servir à rien! J'ai été assez aveugle, +assez sotte, pour ne pas entendre la leçon. Te voilà frappé +de nouveau, on te vole à mon amour, et tu t'en vas +avant que je me sois donnée enfin, lorsqu'il en était +temps encore... Ah! misérable orgueilleuse, rêveuse +imbécile!</p> + +<p>Ce qui grondait à présent dans sa voix étouffée, c'était, +contre elle-même, la colère de la femme pratique et raisonnable +qu'elle avait toujours été. Est-ce que la Madone,<a name="page_589" id="page_589"></a> +si maternelle, voulait le malheur des amants? Quelle +indignation ou quelle tristesse aurait-elle eue, à les voir +aux bras l'un de l'autre, si passionnés, si heureux? Non, +non! les anges ne pleuraient pas, quand deux amants, +même en dehors du prêtre, s'aimaient sur la terre; au +contraire, ils souriaient, ils chantaient d'allégresse. Et +c'était sûrement une duperie abominable que de ne pas +épuiser la joie d'aimer sous le soleil, quand le sang de +la vie battait dans les veines.</p> + +<p>—Benedetta, Benedetta! répéta le mourant, en l'épouvante +d'enfant qu'il avait de s'en aller seul ainsi, au fond +de l'éternelle nuit noire.</p> + +<p>—Me voilà, me voilà! mon Dario... Je viens!</p> + +<p>Puis, comme elle s'imagina que la servante, immobile +pourtant, avait eu un geste pour se lever et pour l'empêcher +de faire l'acte:</p> + +<p>—Laisse, laisse, Victorine, rien au monde désormais +ne peut empêcher cela, parce que cela est plus fort que +tout, plus fort que la mort. Quelque chose, il y a un instant, +quand j'étais à genoux, m'a redressée, m'a poussée. +Je sais où je vais... Et, d'ailleurs, n'ai-je pas juré, le soir +du coup de couteau? N'ai-je pas promis d'être à lui seul, +jusque dans la terre, s'il le fallait? Que je le baise, et +qu'il m'emporte! Nous serons morts, nous serons mariés +tout de même et pour toujours!</p> + +<p>Elle revint au moribond, elle le touchait maintenant.</p> + +<p>—Mon Dario, me voilà, me voilà!</p> + +<p>Et ce fut inouï. Dans une exaltation grandissante, dans +une flambée d'amour qui la soulevait, elle commença +sans hâte à se dévêtir. D'abord, le corsage tomba, et les +bras blancs, les épaules blanches resplendirent; puis, les +jupes glissèrent, et, déchaussés, les pieds blancs, les +chevilles blanches, fleurirent sur le tapis; puis, les derniers +linges, un à un, s'en allèrent, et le ventre blanc, la +gorge blanche, les cuisses blanches, s'épanouirent en une +haute floraison blanche. Jusqu'au dernier voile, elle avait<a name="page_590" id="page_590"></a> +tout retiré, avec une audace ingénue, une tranquillité +souveraine, comme si elle se trouvait seule. Elle était +debout, telle qu'un grand lis, dans sa nudité candide, +dans sa royauté dédaigneuse, ignorante des regards. Elle +éclairait, elle parfumait la morne chambre de la beauté +de son corps, un prodige de beauté, la perfection vivante +des plus beaux marbres, le col d'une reine, la poitrine +d'une déesse guerrière, la ligne fière et souple de l'épaule +au talon, les rondeurs sacrées des membres et des flancs. +Et elle était si blanche, que ni les statues de marbre, ni +les colombes, ni la neige elle-même, n'étaient plus +blanches.</p> + +<p>—Mon Dario, me voilà, me voilà!</p> + +<p>Comme renversés à terre par une apparition, le glorieux +flamboiement d'une vision sainte, Pierre et Victorine +la regardaient de leurs yeux aveuglés, éblouis. +Celle-ci n'avait pas même fait un mouvement pour l'arrêter +dans son action extraordinaire, envahie de cette +sorte de respect terrifié qu'on éprouve devant les folies +de la passion et de la foi. Et, lui, paralysé, sentait passer +quelque chose de si grand, qu'il n'était plus capable que +d'un frisson d'admiration éperdue. Rien d'impur ne lui +venait de cette nudité de neige et de lis, de cette vierge +de candeur et de noblesse, dont le corps semblait rayonner +d'une lumière propre, de l'éclat même du puissant +amour dont il brûlait. Elle ne le choquait pas plus qu'une +œuvre de vérité, transfigurée par le génie.</p> + +<p>—Mon Dario, me voilà, me voilà!</p> + +<p>Et Benedetta, s'étant couchée, prit dans ses bras Dario +agonisant, dont les bras n'eurent que la force de se +refermer sur elle. Enfin, elle avait voulu cela, dans sa +tranquillité apparente, dans la blancheur liliale de son +obstination, sous laquelle grondait une rouge fureur +d'incendie. Toujours, cette violence l'avait dévorée, même +aux heures de calme. Maintenant que le destin abominable +lui volait son amant, elle refusait de se résigner à<a name="page_591" id="page_591"></a> +cette duperie de le perdre sans s'être donnée, puisqu'elle +avait eu la sottise de ne pas se donner, lorsqu'ils étaient +tous les deux souriants de tendresse, rayonnants de force. +Et, dans sa folie, éclatait la révolte de la nature, le cri +inconscient de la femme qui ne voulait pas mourir inféconde, +inutile comme la graine emportée par un vent de +désastre, et dont ne germera plus aucune autre vie.</p> + +<p>—Mon Dario, me voilà, me voilà!</p> + +<p>Elle l'étreignait de tous ses membres nus, de toute son +âme nue. Et Pierre, à ce moment, aperçut contre le mur, +au chevet du lit, les armes des Boccanera, un ancien +panneau de broderie d'or et de soies de couleur, sur +velours violet. Oui, c'était bien le dragon ailé soufflant des +flammes; c'était bien la devise farouche et ardente, +<i>Bocca nera, Alma rosa</i>, bouche noire, âme rouge, la +bouche enténébrée d'un rugissement, l'âme flamboyant +comme un brasier de foi et d'amour. Toute cette vieille +race de passion et de violence, aux légendes tragiques, +venait de renaître, pour pousser cette fille dernière, si +adorable, à ces effrayantes et prodigieuses fiançailles dans +la mort. Et la vue des armes brodées évoqua en lui un +autre souvenir, celui du portrait de Cassia Boccanera, +l'amoureuse et la justicière, qui s'était jetée au Tibre avec +son frère, Ercole, et le cadavre de son amant, Flavio +Corradini. N'était-ce pas la même étreinte désespérée qui +tâchait de vaincre la mort, la même sauvagerie se jetant +à l'abîme avec le corps du bien-aimé, l'élu et l'unique? +Toutes deux se ressemblaient ainsi que des sœurs, celle +qui revivait en haut, sur l'ancienne toile, celle qui se +mourait là de la mort de son amant, comme si cette +dernière n'était que la revenante de l'autre, avec leurs +mêmes traits d'enfance délicate, la même bouche de +désir et les mêmes grands yeux de rêve, dans la même +petite face ronde, sage et têtue.</p> + +<p>—Mon Dario, me voilà, me voilà!</p> + +<p>Pendant une éternité, une seconde peut-être, ils s'étreignirent.<a name="page_592" id="page_592"></a> +Elle y apportait une frénésie du don d'elle-même, +une frénésie sacrée allant au delà de la vie, +jusque dans l'infini noir de l'inconnu, qui commençait +pour eux. Elle se mêlait à lui, entrait dans lui, sans terreur +ni répugnance du mal qui le rendait méconnaissable; +et lui, qui venait d'expirer sous ce grand bonheur +dont la félicité lui arrivait enfin, restait les bras serrés, +noués convulsivement autour d'elle, comme s'il l'emportait. +Alors, fut-ce de la douleur de cette possession +incomplète, en songeant à sa virginité inutile, qui ne +pouvait plus être fécondée? ou bien fut-ce au milieu de +la joie suprême d'avoir consommé quand même le mariage, +de toute la volonté de son être? Elle eut au cœur, +dans cette étreinte de l'impuissante mort, un tel flot de +sang, que son cœur éclata. Elle était morte au cou de +son amant mort, tous les deux étroitement serrés, à +jamais, entre les bras l'un de l'autre.</p> + +<p>Il y eut un gémissement, Victorine s'était approchée, +avait compris; tandis que Pierre, debout lui aussi, restait +frémissant d'admiration et de larmes, soulevé par le +sublime.</p> + +<p>—Voyez, voyez, bégaya à voix très basse la servante, +elle ne bouge plus, elle ne souffle plus. Ma pauvre enfant, +ma pauvre enfant! elle est morte!</p> + +<p>Et le prêtre murmura:</p> + +<p>—Mon Dieu! qu'ils sont beaux!</p> + +<p>C'était vrai, jamais beauté si haute, si resplendissante, +n'avait éclaté sur des visages morts. La face, tout à l'heure +terreuse et vieillie de Dario, venait de prendre une pâleur, +une noblesse de marbre, les traits allongés, simplifiés, +comme dans un élan d'ineffable allégresse. Benedetta +restait très grave, avec un pli d'ardente volonté aux lèvres, +tandis que la figure entière exprimait une béatitude douloureuse +et infinie, dans une infinie blancheur. Ils +mêlaient leurs chevelures, et leurs yeux, restés grands +ouverts, les uns au fond des autres, continuaient à se<a name="page_593" id="page_593"></a> +regarder sans fin, d'une éternelle douceur de caresse. +Ils étaient le couple pour toujours enlacé, parti pour +l'immortalité dans l'enchantement de leur union, et qui +avait vaincu la mort, et de qui rayonnait cette beauté ravie +de l'amour immortel et vainqueur.</p> + +<p>Mais les sanglots de Victorine crevaient enfin, mêlés à +de telles plaintes, qu'il s'ensuivit toute une confusion. Et +Pierre, bouleversé à présent, ne s'expliqua pas trop comment +la chambre se trouva tout d'un coup envahie par des +gens, qu'une sorte de terreur désespérée agitait. Le cardinal +avait dû accourir de sa chapelle, avec don Vigilio. +Sans doute aussi, à cette minute, le docteur Giordano +ramenait donna Serafina, prévenue de la mort prochaine +de son neveu, car elle était là maintenant, dans la stupeur +de ces coups de foudre successifs qui frappaient la +maison. Lui-même, le docteur avait cet étonnement +troublé des plus vieux médecins dont l'expérience s'effare +toujours devant les faits; et il tentait une explication, +il parlait en hésitant d'un anévrisme possible, peut-être +d'une embolie.</p> + +<p>Victorine, en servante que sa douleur faisait l'égale de +ses maîtres, osa l'interrompre.</p> + +<p>—Ah! monsieur le docteur, ils s'aimaient trop tous les +deux, est-ce que ça ne suffit pas pour mourir ensemble?</p> + +<p>Donna Serafina, après avoir baisé au front les chers +enfants, voulut leur fermer les yeux. Mais elle ne put y +parvenir, les paupières se rouvraient dès que le doigt les +abandonnait, les yeux recommençaient à se sourire, à +échanger fixement la caresse de leur regard d'éternité. +Et, comme elle parlait, pour la décence, de séparer les +deux corps, en essayant de dénouer leurs membres:</p> + +<p>—Oh! madame, oh! madame! se récria de nouveau +Victorine. Vous leur casseriez plutôt les bras. Voyez donc, +on dirait que les doigts sont entrés dans les épaules, jamais +ils ne se quitteront.</p> + +<p><a name="page_594" id="page_594"></a>Alors, le cardinal intervint. Dieu n'avait pas fait le +miracle. Il était livide, sans une larme, dans un désespoir +glacé qui le grandissait. Il eut un geste souverain +d'absolution, de sanctification, comme si, en prince de +l'Église, disposant des volontés du ciel, il acceptait ainsi +les deux amants embrassés devant le tribunal suprême, +largement dédaigneux des convenances, en face de ce +cas de superbe amour, ému jusqu'aux entrailles par les +souffrances de leur vie et par la beauté de leur mort.</p> + +<p>—Laissez-les, laissez-les, ma sœur, ne les troublez pas +dans leur sommeil... Que leurs yeux restent ouverts, +puisqu'ils veulent avoir jusqu'à la fin des temps pour se +regarder, sans jamais en être las! Et qu'ils dorment donc +aux bras l'un de l'autre, puisqu'ils n'ont pas péché durant +leur existence, et qu'ils ne se sont ainsi noués d'une +étreinte que pour se coucher dans la terre!</p> + +<p>Il ajouta, redevenant le prince romain, au sang d'orgueil, +chaud encore des anciennes aventures de batailles +et de passions:</p> + +<p>—Deux Boccanera peuvent dormir ainsi, Rome entière +les admirera et les pleurera... Laissez-les, laissez-les +l'un à l'autre, ma sœur. Dieu les connaît et les attend.</p> + +<p>Tous les assistants s'étaient agenouillés, le cardinal +récita lui-même les prières des morts. La nuit venait, une +ombre croissante envahissait la chambre, où bientôt deux +flammes de cierge brillèrent comme deux étoiles.</p> + +<p>Puis, sans savoir comment, Pierre se retrouva dans le +petit jardin abandonné du palais, au bord du Tibre. Il devait +y être descendu, étouffant de fatigue et de chagrin, +ayant besoin d'air. Les ténèbres noyaient le coin charmant, +l'antique sarcophage ou le mince filet d'eau tombant +du masque tragique chantait sa grêle chanson de flûte; et +le laurier qui l'ombrageait, les buis amers, les orangers +des plates-bandes n'étaient plus que des masses indistinctes, +sous le ciel d'un bleu noir. Ah! comme il était +doux et gai le matin, ce délicieux jardin mélancolique! +et comme les rires de Benedetta y avaient laissé un écho<a name="page_595" id="page_595"></a> +désolé, toute cette belle joie sonnante du bonheur +prochain, qui maintenant gisait là-haut, dans le néant des +choses et des êtres! Il eut le cœur serré si douloureusement, +qu'il éclata en gros sanglots, assis à la place même +où elle s'était assise, sur le fragment de colonne renversée, +dans l'air qu'elle avait respiré et qui paraissait garder son +odeur pure de femme adorable.</p> + +<p>Tout d'un coup, une horloge au loin sonna six heures. +Et Pierre eut un brusque sursaut, en se souvenant que +c'était le soir même que le pape devait le recevoir, à neuf +heures. Encore trois heures. Il n'y avait pas songé pendant +l'effrayante catastrophe, il lui semblait que des mois +et des mois s'étaient écoulés, cela revenait en lui comme +un très ancien rendez-vous, auquel, après des années +d'absence, on arrive vieilli, le cœur et le cerveau changés +par des événements sans nombre. Et, péniblement, il reprenait +pied. Dans trois heures, il irait au Vatican, il verrait +enfin le pape.<a name="page_596" id="page_596"></a></p> + +<h3><a name="XIV" id="XIV"></a>XIV</h3> + +<p>Le soir, comme Pierre débouchait du Borgo devant le +Vatican, l'horloge, dans le profond silence du quartier +enténébré et sommeillant déjà, laissa tomber un grand +coup sonore, la demie de huit heures. Il était en avance, +il résolut d'attendre vingt minutes, de façon à n'être en +haut, à la porte des appartements, qu'à neuf heures, +l'heure exacte de l'audience.</p> + +<p>Et ce répit lui fut un soulagement, dans l'émotion et +dans la tristesse infinies qui lui étreignaient le cœur. Il +arrivait les membres brisés, affreusement las de l'après-midi +tragique qu'il venait de passer au fond de cette +chambre de mort, où Dario et Benedetta dormaient +maintenant leur éternel sommeil, aux bras l'un de l'autre. +Il n'avait pu manger, il était hanté par l'image farouche +et douloureuse des deux amants, si plein d'eux, que des +soupirs involontaires s'échappaient de sa gorge, tandis +que des pleurs sans cesse remontaient à ses yeux. Ah! +qu'il aurait voulu pouvoir se cacher, pleurer à son aise, +satisfaire ce besoin immense de larmes dont il étouffait! +Et c'était un attendrissement qui gagnait toutes ses pensées, +la mort pitoyable des deux amants s'ajoutait pour +lui à la plainte qui sortait de son livre, le bouleversait +d'une pitié plus grande, d'une véritable angoisse de charité +pour tous les misérables et pour tous les souffrants +de ce monde, si éperdu à cette évocation de tant de plaies +physiques et morales, de ce Paris, de cette Rome où il +avait vu tant d'injustes et monstrueuses souffrances, qu'il<a name="page_597" id="page_597"></a> +avait peur, à chaque pas, d'éclater en sanglots, les bras +tendus vers le ciel noir.</p> + +<p>Alors, lentement, pour se calmer un peu, il se promena +sur la place Saint-Pierre. A cette heure de nuit, c'était +une immensité de ténèbres et de solitude. Quand il était +arrivé, il avait cru se perdre dans une mer d'ombre. +Mais, peu à peu, ses yeux s'accoutumaient, le vaste espace +n'était éclairé que par les quatre candélabres à sept becs, +aux quatre coins de l'Obélisque, et que par les rares becs, +à droite et à gauche, le long des bâtiments qui montent +à la basilique. Sous le double portique de la colonnade, +d'autres lanternes brûlaient d'une lueur jaune, parmi la +colossale forêt des quatre rangées de piliers, dont elles +découpaient bizarrement les fûts. Et, sur la place, il n'y +avait de visible que l'Obélisque pâle, se dressant d'un +air d'apparition. La façade de Saint-Pierre s'évoquait elle +aussi, à peine distincte, comme en un rêve, et close, et +morte, dans une extraordinaire grandeur de sommeil, +d'immobilité et de silence. Il ne voyait pas le dôme, à +peine une rondeur bleuâtre, géante, devinée sur le ciel. +Sans les voir, il avait d'abord entendu le ruissellement +des fontaines, quelque part, au fond de cette obscurité +vague; puis, il finit par distinguer le fantôme mince et +mouvant des jets continus qui retombaient en pluie. Et, +au-dessus de l'immense place, le ciel immense s'étendait, +sans lune, de velours bleu sombre, où les étoiles +semblaient avoir une grosseur et un éclat d'escarboucles, +le Chariot renversé sur la toiture du Vatican, avec ses +roues d'or, son brancard d'or, Orion splendide, chamarré +des trois astres d'or de son baudrier, là-bas sur Rome, +du côté de la rue Giulia.</p> + +<p>Pierre leva les yeux sur le Vatican. Mais il n'y avait là +qu'un entassement de façades confuses, où ne luisaient +que deux petites lueurs de lampe, à l'étage des appartements +du pape. Seule, dans la cour Saint-Damase, éclairée +intérieurement, la façade du fond et celle de gauche<a name="page_598" id="page_598"></a> +braisillaient, blanchies par les reflets de leurs grands vitrages +de serre. Et toujours pas un bruit, pas un mouvement, +pas même un déplacement de l'ombre. Deux personnes +traversèrent l'immensité de la place, il en vint +une troisième qui disparut à son tour; puis, il ne resta +qu'une cadence de pas rythmés, très lointaine. C'était le +désert absolu, ni promeneurs, ni passants, pas même +l'ombre d'un rôdeur sous la colonnade, entre la forêt de +piliers, aussi vide que les sauvages forêts centenaires des +premiers âges. Et quel désert solennel, quel silence de +hautaine désolation! Jamais il n'avait éprouvé une sensation +de sommeil plus vaste ni plus noir, d'une souveraine +noblesse de mort.</p> + +<p>A neuf heures moins dix, Pierre se décida, se dirigea +vers la porte de bronze. Un seul battant en était ouvert encore, +au bout du portique de droite, dans un épaississement +des ténèbres, qui la noyait de nuit. Il se souvenait des instructions +précises que monsignor Nani lui avait données: +demander à chaque porte monsieur Squadra, ne pas ajouter +une parole; et chaque porte s'ouvrirait, il n'aurait qu'à se +laisser conduire. Personne au monde maintenant ne le +savait là, puisque Benedetta n'était plus. Quand il eut +franchi la porte de bronze et qu'il se trouva devant le +garde suisse immobile, qui gardait le seuil, d'un air ensommeillé, +il dit simplement le mot convenu.</p> + +<p>—Monsieur Squadra.</p> + +<p>Et, le garde suisse n'ayant pas bougé, ne lui barrant +pas le chemin, il passa, il tourna tout de suite à droite, +dans le grand vestibule de la scala Pia, l'escalier de pierre +à l'énorme cage carrée, qui monte à la cour Saint-Damase. +Et pas une âme, rien que l'écho étouffé des +pas, rien que la lueur dormante des becs de gaz, dont les +globes dépolis blanchissaient mollement la clarté.</p> + +<p>En haut, en traversant la cour, il se souvint de l'avoir +déjà vue, des loges de Raphaël, avec son portique, sa +fontaine, son pavé blanc, sous le brûlant soleil. Mais il<a name="page_599" id="page_599"></a> +n'y apercevait même plus les cinq ou six voitures qui +attendaient, les chevaux figés, les cochers raidis sur +leurs sièges. C'était une solitude, un vaste carré nu et +pâle, d'un sommeil sépulcral, sous la lumière morne des +lanternes, dont les réverbérations blanchissaient les +hauts vitrages des trois façades. Et, un peu inquiet, gagné +par le petit frisson du vide et du silence, il se hâta, il se +dirigea, à droite, vers le perron, abrité d'une marquise, +dont les quelques degrés mènent à l'escalier des appartements.</p> + +<p>Là, debout, se tenait un gendarme superbe, en grand +uniforme.</p> + +<p>—Monsieur Squadra.</p> + +<p>D'un simple geste, sans une parole, le gendarme montra +l'escalier.</p> + +<p>Pierre monta. C'était un escalier très large, à la +rampe de marbre blanc, aux marches basses, aux murs +enduits d'un suc jaunâtre. Dans les globes de verre +dépoli, les becs de gaz semblaient avoir été baissés déjà, +par une économie sage. Et, sous cette clarté de veilleuse, +rien n'était d'une solennité plus triste que cette majestueuse +nudité, si blême et si froide. A chaque palier, un +garde suisse veillait encore, avec sa hallebarde; et, dans +le lourd sommeil qui prenait le palais, on n'entendait +plus que les pas réguliers de ces hommes, allant et venant +toujours, sans doute pour ne pas succomber à l'engourdissement +des choses.</p> + +<p>Au travers de cette ombre envahissante, parmi le grand +silence frissonnant, la montée paraissait interminable. +Chaque étage se coupait en tronçons, encore un, encore +un, encore un. Quand il arriva enfin au palier du +deuxième étage, il s'imaginait qu'il montait depuis cent +ans. Devant la porte vitrée de la salle Clémentine, dont +le battant de droite était seul ouvert, un dernier garde +suisse veillait.</p> + +<p>—Monsieur Squadra.<a name="page_600" id="page_600"></a></p> + +<p>Le garde s'effaça, laissa entrer le jeune prêtre.</p> + +<p>Cette salle Clémentine, immense, semblait sans bornes +à cette heure, dans la clarté crépusculaire des lampes. +La décoration si riche, les sculptures, les peintures, les +dorures, se noyait, n'était plus qu'une vague apparition +fauve, des murs de rêve où dormaient des reflets de +joyaux et de pierreries. Et, d'ailleurs, pas un meuble, le +dallage sans fin, une solitude élargie, se perdant au fond +des demi-ténèbres.</p> + +<p>Enfin, à l'autre bout, près d'une porte, Pierre crut +apercevoir des formes, le long d'un banc. C'étaient trois +gardes suisses assis là, ensommeillés.</p> + +<p>—Monsieur Squadra.</p> + +<p>Lentement, un des gardes se leva, disparut. Et Pierre +comprit qu'il devait attendre. Il n'osa bouger, troublé par +le bruit de ses pas sur les dalles. Il se contenta de regarder +autour de lui, en évoquant les foules qui avaient +peuplé cette salle. Aujourd'hui encore, elle était la salle +accessible à tous et que tous devaient traverser, simplement +une salle des gardes, pleine toujours d'un tumulte +de pas, d'allées et de venues sans nombre. Mais quelle +mort pesante, dès que la nuit l'avait envahie, et comme +elle était désespérée et lasse d'avoir vu défiler tant de +choses et tant d'êtres!</p> + +<p>Enfin, le garde revint, et derrière lui apparut, sur le +seuil de la pièce voisine, un homme d'une quarantaine +d'années, vêtu entièrement de noir, qui tenait du domestique +de grande maison et du bedeau de cathédrale. Il +avait un beau visage correct et rasé, avec un nez un peu +fort, entre deux yeux larges, fixes et clairs.</p> + +<p>—Monsieur Squadra, dit Pierre une dernière fois.</p> + +<p>L'homme s'inclina, pour dire qu'il était monsieur +Squadra. Puis, d'une nouvelle révérence, il invita le +prêtre à le suivre. Et tous deux, l'un derrière l'autre, +sans hâte aucune, s'engagèrent dans l'interminable enfilade +des salles.<a name="page_601" id="page_601"></a></p> + +<p>Pierre, au courant du cérémonial, et qui en avait causé +plusieurs fois avec Narcisse, reconnut, au passage, les +salles diverses, se rappela l'usage de chacune, les remplit +des personnages qui avaient le droit de s'y tenir. Selon +son rang, chaque dignitaire ne peut franchir une certaine +porte; de sorte que les personnes qui doivent être reçues +par le pape, passent ainsi de mains en mains, de celles +des domestiques en celles des gardes-nobles, puis en celles +des camériers d'honneur, puis en celles des camériers +secrets, jusqu'au Saint-Père. Mais, dès huit heures, +les salles se vident, de rares lampes brûlent seules sur +les consoles, ce n'est plus qu'une suite de pièces désertes, +à demi obscures, assoupies, au fond du néant auguste où +tombe le palais entier.</p> + +<p>Et, d'abord, ce fut la salle des domestiques, des bussolanti, +de simples huissiers, vêtus de velours rouge, brodé +aux armes du pape, qui ont la charge de mener les visiteurs +jusqu'à la porte de l'antichambre d'honneur. A cette +heure tardive, un seul était encore là, assis sur une banquette, +en un tel coin d'ombre, que sa tunique de +pourpre paraissait noire. Il leva la tête, laissa passer, +dans ces ténèbres où s'éteignait toute la pompe éclatante +du plein jour. Puis, on traversa la salle des gendarmes, +où la règle était que les secrétaires des cardinaux et des +hauts personnages attendissent le retour de leurs maîtres; +et elle était complètement vide, pas un seul des beaux +uniformes bleus, aux buffleteries blanches, pas une seule +des fines soutanes, qui s'y mêlaient pendant les heures +brillantes des réceptions. Vide également la salle suivante, +plus petite, réservée à la garde palatine, cette +milice recrutée parmi la bourgeoisie de Rome, qui portait +la tunique noire, les épaulettes d'or, le shako surmonté +d'un plumet rouge. On tourna à droite, dans une autre +enfilade de salles, et vide encore la première où l'on +entra, la salle des Tapisseries, une salle d'attente, superbe +avec son haut plafond peint, ses Gobelins admirables,<a name="page_602" id="page_602"></a> +signés Audran, Jésus faisant des miracles et les +Noces de Cana. Vide elle aussi la salle des gardes-nobles, +avec ses escabeaux de bois, sa console à droite, +que surmonte un grand crucifix, entre une paire de +lampes, sa large porte du fond qui s'ouvre sur une autre +petite pièce, une sorte d'alcôve contenant un autel, où le +Saint-Père dit sa messe, isolé, pendant que les assistants +restent à genoux sur les dalles de marbre de la salle voisine, +toute resplendissante des uniformes ensoleillés des +gardes-nobles. Et vide enfin l'antichambre d'honneur, la +salle du trône, dans laquelle le pape reçoit en audience +publique, jusqu'à deux et trois cents personnes à la +fois. En face des fenêtres, sur une estrade basse, est le +trône, un fauteuil doré, recouvert de velours rouge, +sous un baldaquin de même velours. A côté se trouve le +coussin, pour le baise-pied. Puis, c'est à droite et à +gauche deux consoles face à face, l'une avec une pendule, +l'autre avec un crucifix, entre de hauts candélabres +à pied de bois doré, portant des bougies. La tenture +de damas rouge, à larges palmes Louis XIV, monte +jusqu'à la fastueuse frise qui encadre le plafond d'attributs +et de figures allégoriques; et le magnifique et +froid dallage de marbre n'est recouvert d'un tapis de +Smyrne que devant le trône. Mais, les jours d'audience +particulière, lorsque le pape se tenait dans la salle du +petit trône ou même dans sa chambre, la salle du trône +n'était plus que l'antichambre d'honneur, où toute la prélature +attendait, les hauts dignitaires de l'Église mêlés +aux ambassadeurs, aux grands personnages civils de tous +rangs. Le service y était fait par les deux camériers d'honneur, +l'un en habit violet, l'autre de cape et d'épée, qui y +recevaient, des mains des bussolanti, les personnes +admises au précieux honneur d'une audience, pour les +conduire eux-mêmes à la porte de la pièce voisine, l'antichambre +secrète, où ils les remettaient aux mains des +camériers secrets. C'était la salle la plus luxueuse, la<a name="page_603" id="page_603"></a> +plus vivante, dans l'éclat des uniformes et des costumes, +dans l'émotion qui grandissait, à mesure qu'on approchait +du tabernacle habité par l'Élu et l'Unique, au travers de +cette succession sans fin de salles, où le cœur battait de +plus en plus fort, étreint jusqu'à l'étouffement par cette +gradation savante, de splendeur moindre en splendeur +sans cesse accrue. Et, à cette heure de nuit, toujours pas +une âme, pas un geste, pas une voix, rien que le silence +tombant des ténèbres du plafond sur le trône de velours +rouge, rien qu'une lampe fumeuse qui charbonnait à +l'angle d'une console, dans la salle vide et endormie.</p> + +<p>Monsieur Squadra, qui ne s'était pas encore retourné, +marchant d'un pas lent et muet, s'arrêta un instant à la +porte de l'antichambre secrète, comme pour donner au +visiteur le temps de se remettre un peu, avant d'affronter +l'entrée du sanctuaire. Seuls les camériers secrets avaient +le droit de vivre là, et seuls les cardinaux pouvaient y +attendre que le pape daignât les recevoir. Pierre, en y +pénétrant, lorsque monsieur Squadra se fut décidé à l'introduire, +sentit bien, à son petit frisson d'homme nerveux, +qu'il entrait dans l'au-delà redoutable, de l'autre +côté de ce bas monde humain et raisonnant. Pendant le +jour, un garde-noble de faction en gardait la porte; +mais la porte, à cette heure, était libre, la pièce était vide +comme les autres; et, pour la peupler, il y fallait évoquer +les très nobles et très puissants personnages qui la +garnissaient d'ordinaire, en grand habit de cérémonie. +Elle s'étranglait un peu, en forme de couloir, avec ses +deux fenêtres donnant sur le nouveau quartier des Prés du +Château, tandis qu'une seule fenêtre s'ouvrait sur la +place Saint-Pierre, au bout, près de la porte qui conduisait +à la salle du petit trône. C'était là, entre cette porte +et cette fenêtre, assis devant une table étroite, que se +tenait d'habitude un secrétaire, absent en ce moment. +Et toujours la même console dorée, avec le même +crucifix, entre la même paire de lampes. Une grande<a name="page_604" id="page_604"></a> +horloge, dans une gaine d'ébène incrustée de cuivre, +battait lourdement l'heure. La seule curiosité, sous le +plafond à rosaces d'or, était la tenture, en damas rouge, +semé d'écussons jaunes, les deux clefs et la tiare, alternant +avec le lion, la griffe posée sur la boule du monde.</p> + +<p>Mais monsieur Squadra venait de s'apercevoir que, contrairement +à l'étiquette, Pierre tenait encore à la main son +chapeau, qu'il aurait dû laisser dans la salle des bussolanti. +Seuls les cardinaux ont le droit de garder la barrette. +Il prit le chapeau d'un geste discret, le posa lui-même +sur la console, pour bien indiquer qu'il devait rester +au moins là. Puis, sans un mot toujours, d'une simple +révérence, il fit comprendre qu'il allait annoncer le visiteur +à Sa Sainteté, et que celui-ci voulût bien attendre un +instant dans cette pièce.</p> + +<p>Demeuré seul, Pierre respira profondément. Il étouffait, +son cœur battait à se rompre. Pourtant sa raison restait +claire, il avait très bien jugé dans les demi-ténèbres ces +fameux, ces magnifiques appartements du pape, une suite +de salons splendides, avec des murs ornés de tapisseries, +tendus de soie, des frises dorées et peintes, des plafonds +déroulant des fresques. Mais, comme meubles, rien que +des consoles, des escabeaux et des trônes; et les lampes, +les pendules, les crucifix, même les trônes, rien que des +cadeaux, apportés des quatre coins du monde, aux jours +de ferveur des grands jubilés. Pas le moindre confortable, +tout cela fastueux, raide, froid et pas commode. L'ancienne +Italie était là, avec son continuel gala et son +manque de vie intime et tiède. On avait dû jeter quelques +tapis sur les admirables dallages de marbre, où les pieds +se glaçaient. On avait fini par installer récemment des +calorifères, qu'on n'osait d'ailleurs allumer, de peur d'enrhumer +le pape. Et ce qui avait frappé Pierre davantage +encore, ce qui le pénétrait jusqu'aux os, maintenant qu'il +était là, debout, à attendre, c'était ce silence extraordinaire, +un silence tel, qu'il n'en avait jamais entendu de<a name="page_605" id="page_605"></a> +plus profond, comme si, autour de lui, tout le néant noir +du Vatican colossal, tombé au sommeil, fût monté à cet +étage, dans cette enfilade de salles désertes, somptueuses +et mortes, où brûlaient les petites flammes immobiles des +lampes.</p> + +<p>Neuf heures sonnèrent à l'horloge d'ébène, et il s'étonna. +Comment! dix minutes seulement s'étaient écoulées, depuis +qu'il avait franchi la porte de bronze? Il aurait cru +qu'il marchait depuis des jours et des jours. Alors, il +voulut combattre cette oppression nerveuse qui l'étranglait, +car jamais il n'était sûr de lui-même, il craignait +toujours de voir son calme, sa raison sombrer dans une +crise de larmes. Il marcha, passa devant l'horloge, donna +un coup d'œil au crucifix de la console, regarda le globe +de la lampe, où les doigts gras d'un domestique avaient +laissé leur empreinte. Elle éclairait d'une lueur si jaune +et si faible, qu'il eut envie de la remonter; mais il n'osa +pas. Puis, il se trouva debout, le front contre une vitre, +devant la fenêtre qui donnait sur la place Saint-Pierre. Et +il eut une minute de saisissement, Rome immense s'étendait, +dans l'entre-bâillement des persiennes mal fermées, +Rome telle qu'il l'avait déjà vue des loges de Raphaël, +telle qu'il l'avait reconstruite, le jour où, du petit restaurant +de la place, il s'était imaginé voir Léon XIII à la +fenêtre de sa chambre. Seulement, c'était la Rome de nuit, +la Rome élargie encore au fond des ténèbres, sans bornes +comme le ciel étoilé. Dans cette mer illimitée, aux vagues +noires, on ne reconnaissait sûrement que les grandes +voies, changées en voies lactées par les blancheurs vives +de l'éclairage électrique: le cours Victor-Emmanuel, +puis la rue Nationale, ensuite le Corso qui les coupait à +angle droit, coupé lui-même par la rue du Triton, que +continuait la rue San Nicolà da Tolentino, laquelle était +reliée à la Gare par la lointaine lueur de la place des +Thermes. De l'autre côté du cours Victor-Emmanuel et de +la rue Nationale, vers la Rome antique, quelques places,<a name="page_606" id="page_606"></a> +quelques bouts d'avenue flamboyaient encore; mais +l'ombre déjà submergeait tout. Pour le reste, ce n'était +plus qu'un pullulement de petites clartés jaunes, les +miettes d'un ciel à demi éteint, balayé sur la terre. De +rares constellations, des étoiles brillantes traçant de mystérieuses +et nobles figures, tâchaient vainement de lutter +et de se dégager. Elles étaient noyées, effacées dans le +chaos confus de cette poussière d'un vieil astre, qui se +serait brisé là, y laissant sa gloire, réduite désormais à +n'être qu'une sorte de sable phosphorescent. Et quelle +immensité noire, ainsi poudrée de lumière, quelle masse +énorme d'obscurité et d'inconnu, dans laquelle semblaient +avoir sombré les vingt-sept siècles de la Ville éternelle, +ses ruines, ses monuments, son peuple, son histoire, +jusqu'à ne plus pouvoir dire où elle commençait +ni où elle finissait, peut-être élargie jusqu'au bord illimité +de l'ombre, tenant toute la nuit, peut-être si diminuée, si +disparue, que le soleil à son retour n'en éclairerait que +le peu de cendre!</p> + +<p>Mais l'angoisse nerveuse de Pierre, malgré son effort +pour la calmer, augmentait de seconde en seconde, +même devant cet océan de ténèbres, d'une souveraine +paix. Il s'écarta de la fenêtre, il tressaillit de tout son +être en entendant un léger bruit de pas et en croyant +qu'on venait le chercher. Le bruit sortait de la salle voisine, +la salle du petit trône, dont il s'aperçut alors que +la porte était restée entr'ouverte. N'entendant plus rien, +il se hasarda, dans sa fièvre d'impatience, il allongea la +tête, pour voir. C'était encore une salle tendue de damas +rouge, assez vaste, avec un fauteuil doré, recouvert de +velours rouge, sous un baldaquin de même velours; et +l'on y trouvait l'inévitable console, le haut crucifix +d'ivoire, la pendule, la paire de lampes, les candélabres, +deux grands vases sur des socles, deux autres de moyenne +taille, sortis de la manufacture de Sèvres, ornés d'un +portrait du Saint-Père. Pourtant, on sentait là plus de<a name="page_607" id="page_607"></a> +confortable, le tapis de Smyrne recouvrait le dallage +entier, quelques fauteuils s'alignaient contre les murs, +une fausse cheminée, drapée d'étoffe, servait de pendant +à la console. Le pape, dont la chambre ouvrait sur cette +salle, y recevait d'habitude les personnages qu'il voulait +honorer. Et le frisson de Pierre augmentait, à l'idée +qu'il n'avait plus qu'une pièce à traverser, que si près de +lui, derrière cette simple porte de bois, était Léon XIII. +Pourquoi le faisait-on attendre? Se préparait-on à le +recevoir dans cette pièce, pour ne pas l'admettre dans une +intimité trop étroite? On lui avait conté des visites mystérieuses, +reçues à pareille heure, des personnages inconnus +introduits de même façon, silencieusement, de grands +personnages dont on murmurait les noms très bas. Lui, +ce devait être qu'on le jugeait compromettant, qu'on désirait +causer à l'aise, sans paraître s'engager en rien, à +l'insu de l'entourage. Puis, brusquement, il s'expliqua +la cause du bruit qu'il avait entendu, en apercevant, sur la +console, près de la lampe, une petite caisse de bois, une +sorte de profond plateau à anses, où se trouvait la desserte +d'un souper, la vaisselle, le couvert, la bouteille et le +verre. Il comprit que monsieur Squadra, ayant remarqué +cette desserte dans la chambre, venait de l'apporter là, +puis qu'il devait être rentré faire un bout de ménage. Il +savait la grande frugalité du pape, ses repas pris sur un +étroit guéridon, le tout apporté à la fois dans cette petite +caisse, une viande, un légume, deux doigts de bordeaux +par ordonnance du médecin, du bouillon surtout, des +tasses de bouillon qu'il aimait à offrir aux vieux cardinaux, +ses favoris, comme on offre du thé, tout un régal +réparateur de vieux garçons. L'ordinaire de Léon XIII +était fixé à huit francs par jour. O débauches d'Alexandre +VI, ô festins et galas de Jules II et de Léon X! Mais +il y eut un nouveau petit bruit, venu de la chambre, qu'il +ne put s'expliquer, et il fut terrifié de son indiscrétion, il +se hâta de retirer sa tête, en croyant voir toute la salle<a name="page_608" id="page_608"></a> +rouge du petit trône flamber d'un brusque incendie, dans +la paix morte où elle dormait.</p> + +<p>Alors, il préféra marcher à pas étouffés, trop frémissant +pour rester immobile. Ce monsieur Squadra, il se souvenait +maintenant d'en avoir entendu parler par Narcisse: +tout un gros personnage, l'homme le plus important, le +plus influent, le valet de chambre bien-aimé de Sa Sainteté, +qui seul pouvait la décider, les jours de réception, +à mettre une soutane blanche propre, si celle qu'elle portait +se trouvait par trop salie de tabac. Sa Sainteté s'obstinait +également à s'enfermer chaque nuit toute seule +dans sa chambre, sans vouloir que personne couchât près +d'elle, par indépendance, on disait aussi par inquiétude +d'avare, qui entend dormir seul avec son trésor; ce qui +causait de continuelles inquiétudes, car il n'était guère +raisonnable qu'un vieillard de cet âge se barricadât de la +sorte; et monsieur Squadra couchait seulement dans une +pièce voisine, mais l'oreille aux aguets, toujours prêt à +répondre au plus léger appel. C'était lui encore qui +intervenait avec respect, lorsque Sa Sainteté veillait trop +tard, travaillait trop. Sur ce point pourtant, elle entendait +difficilement raison, se relevait durant les heures d'insomnie, +l'envoyait réveiller un secrétaire, pour dicter des +notes, jeter sur le papier un projet d'encyclique. Quand +la rédaction d'une encyclique la passionnait, elle y aurait +passé les jours et les nuits, de même que jadis, quand +elle se piquait de belle versification latine, l'aube la surprenait +parfois en train de polir une strophe. Elle dormait +fort peu, en proie à un continuel travail, d'une activité +cérébrale extraordinaire, toujours hantée par la réalisation +de quelque volonté ancienne. La mémoire seule +avait un peu faibli, dans les derniers temps. Et peut-être +bien que monsieur Squadra venait de trouver Sa Sainteté +plus souffrante, à la suite d'un excès de travail, puisque, +la veille encore, on la disait si malade, et que le plus +souvent, d'ailleurs, elle dédaignait de se soigner.<a name="page_609" id="page_609"></a></p> + +<p>Tandis qu'il continuait à marcher doucement, Pierre +était ainsi envahi peu à peu par cette haute et souveraine +figure. Des détails infimes de la vie quotidienne, il montait +à la vie intellectuelle, à ce rôle d'un grand pape que +Léon XIII entendait certainement jouer. Il avait vu, à +Saint-Paul hors les murs, se dérouler la frise interminable +où sont représentés les portraits des deux cent soixante-deux +papes; et il se demandait, dans cette longue suite +de médiocres, de saints, de criminels et de génies, quel +était le pape auquel Léon XIII aurait voulu ressembler. +Était-ce un des premiers papes, si humbles, un de ceux +qui se sont succédé pendant les trois premiers siècles de +vie cachée, simples chefs d'associations funéraires, pasteurs +fraternels de la communauté chrétienne? Était-ce +le pape Damase, le premier grand bâtisseur, le cerveau +lettré qui se plut aux choses de l'esprit, le croyant de foi +vive qui ouvrit les catacombes à la piété des fidèles? +Était-ce Léon III, dont la main hardie, en sacrant Charlemagne, +acheva la rupture avec l'Orient que le grand +schisme avait déjà séparé, porta l'empire à l'Occident par +l'unique et toute-puissante volonté de Dieu et de son +Église, qui dès lors disposa des couronnes? Était-ce le terrible +Grégoire VII, le purificateur du temple, le souverain +des rois, était-ce Innocent III, était-ce Boniface VIII, les +maîtres des âmes, des peuples et des trônes, armés de +l'excommunication farouche, régnant sur le moyen âge +épouvanté, dans une telle domination, que jamais le +catholicisme ne devait réaliser d'aussi près son rêve? +Était-ce Urbain II, était-ce Grégoire IX, ou un autre des +papes dans le cœur desquels flamba la passion rouge des +croisades, le besoin d'aventures saintes qui souleva les +foules, qui les jeta à la conquête de l'inconnu et du divin? +Était-ce Alexandre III défendant la papauté contre l'empire, +luttant jusqu'au bout pour ne rien céder de l'autorité +suprême qu'il tenait de Dieu, finissant par vaincre, +en posant son pied triomphal sur la tête de Frédéric Barberousse?<a name="page_610" id="page_610"></a> +Était-ce, longtemps après les tristesses d'Avignon, +Jules II qui porta la cuirasse et qui raffermit la +puissance politique du Saint-Siège? Était-ce Léon X, le +fastueux, le glorieux patron de la Renaissance, de tout +un grand siècle d'art, mais l'esprit court et imprévoyant +qui traitait Luther de simple moine révolté? Était-ce +Pie V, la réaction noire et vengeresse, la flamme des +bûchers châtiant la terre redevenue païenne, était-ce +quelque autre des papes qui régnèrent après le concile de +Trente, d'une foi absolue, la croyance rétablie dans son +intégrité, l'Église sauvée par son orgueil, son intransigeance, +son entêtement au respect total des dogmes? +Était-ce, au déclin de la papauté, lorsqu'elle n'avait plus +été qu'une maîtresse de cérémonie, réglant le gala des +grandes monarchies de l'Europe, était-ce Benoît XIV, la +vaste intelligence, le profond théologien, qui, les mains +liées, ne pouvant plus disposer des royaumes de ce monde, +avait passé sa belle vie à réglementer les choses du ciel? +Et l'histoire de cette papauté se déroulait ainsi, la plus +prodigieuse des histoires, toutes les fortunes, les plus +basses, les plus misérables, comme les plus hautes, les +plus éclatantes, une obstinée volonté de vivre qui l'avait +fait vivre quand même, au travers des incendies, des +massacres et des écroulements de peuples, toujours militante +et debout dans la personne de ses papes, la plus +extraordinaire lignée de souverains absolus, conquérants +et dominateurs, tous maîtres du monde, même les chétifs +et les humbles, tous glorieux de l'impérissable gloire du +ciel, lorsqu'on les évoquait de la sorte, dans ce Vatican +séculaire, où leurs ombres sûrement se réveillaient la +nuit, venaient rôder par les galeries sans fin, par les +salles immenses, au fond de ce silence anéanti de tombe, +dont le frisson devait être fait du léger frôlement de leurs +pas sur les dalles de marbre.</p> + +<p>Mais Pierre, maintenant, se disait qu'il le connaissait +bien, le grand pape que Léon XIII voulait être. C'était,<a name="page_611" id="page_611"></a> +tout au début de la puissance catholique, Grégoire le +Grand, le conquérant et l'organisateur. Celui-là était +d'antique souche romaine, un peu du vieux sang impérial +battait dans son cœur. Il administra Rome sauvée des +Barbares, il fit cultiver les domaines ecclésiastiques, il +partagea les biens de la terre, un tiers aux pauvres, un +tiers au clergé, un tiers à l'Église. Puis, le premier, il +créa la Propagande, envoya ses prêtres civiliser et pacifier +les nations, poussa la conquête jusqu'à soumettre la +Grande-Bretagne à la divine loi du Christ. Et c'était aussi, +après un intervalle énorme de siècles, Sixte-Quint, le +pape financier et politique, le fils de jardinier qui se +révéla, sous la tiare, comme un des cerveaux les plus +vastes et les plus souples d'une époque fertile en beaux +diplomates. Il thésaurisait, il se montrait d'une avarice +rude, pour gouverner en monarque qui a toujours, dans ses +coffres, l'or nécessaire à la guerre et à la paix. Il passait +des années en négociations avec les rois, il ne désespérait +jamais du triomphe. Jamais non plus il ne contrecarrait +son temps, il l'acceptait tel qu'il était, puis tâchait de le +modifier au gré des intérêts du Saint-Siège, conciliant +pour tout et avec tous, rêvant déjà un équilibre européen, +dont il comptait devenir le centre et le maître. Avec cela, +un très saint pape, un mystique fervent, mais un pape, +l'esprit le plus absolu et le plus souverain, doublé d'un +politique décidé aux actes pour assurer sur cette terre la +royauté de Dieu.</p> + +<p>Et, d'ailleurs, Pierre, dans l'enthousiasme qui, malgré +sa volonté de calme, remontait en lui, balayait en lui +toutes les prudences et tous les doutes, Pierre se demandait +pourquoi interroger ainsi le passé. Est-ce que le seul +Léon XIII n'était pas celui de son livre, le grand pape +dont il avait eu la révélation, qu'il avait peint selon son +cœur, tel que les âmes le voulaient et l'attendaient? Ce +n'était point sans doute un portrait d'étroite ressemblance, +mais il fallait bien que les grandes lignes en fussent<a name="page_612" id="page_612"></a> +vraies, pour que l'humanité ne désespérât pas de son +salut. Et des pages nombreuses de son livre s'évoquèrent, +flambèrent devant ses yeux, il revit son Léon XIII, le +politique sage, le conciliateur, travaillant à l'unité de +l'Église, voulant la rendre forte et invincible, au jour +prochain de la lutte inévitable. Il le revit dégagé des +soucis du pouvoir temporel, grandi, épuré, éclatant de +splendeur morale, seule autorité debout, au-dessus des +nations, ayant compris le mortel danger qu'il y avait à +laisser la solution socialiste entre les mains des ennemis +du christianisme, résolu dès lors à intervenir dans la +querelle contemporaine, comme Jésus autrefois, pour la +défense des pauvres et des humbles. Il le revit se mettre +du côté des démocraties, accepter la république en France, +laisser à l'exil les rois chassés de leurs trônes, réaliser la +prédiction qui promettait à Rome de nouveau l'empire du +monde, lorsque la papauté, ayant unifié la croyance, +marcherait à la tête du peuple. Les temps s'accomplissaient, +César était abattu, le pape demeurait seul, et le +peuple, le grand muet, que les deux pouvoirs s'étaient +disputé si longtemps, n'allait-il pas se donner au Père, +puisqu'il le savait maintenant juste et charitable, le cœur +embrasé, la main tendue, accueillant les travailleurs sans +pain et les mendiants des routes? Dans l'effroyable catastrophe +qui menaçait les sociétés pourries, dans l'affreuse +misère qui ravageait les villes, il n'y avait pas d'autre +solution possible. Léon XIII le prédestiné, le rédempteur +nécessaire, le pasteur envoyé pour sauver ses ouailles du +prochain désastre, en rétablissant la communauté chrétienne, +l'âge d'or oublié du christianisme primitif! La +justice régnant enfin, la vérité resplendissant comme le +soleil, tous les hommes réconciliés, plus qu'un peuple +vivant dans la paix, n'obéissant qu'à la loi égalitaire du +travail, sous le haut patronage du pape, unique lien de +charité et d'amour!</p> + +<p>Alors, Pierre fut comme soulevé par une flamme, porté,<a name="page_613" id="page_613"></a> +poussé en avant. Enfin, enfin, il allait le voir, vider son +cœur, ouvrir son âme! Il y avait tant de jours qu'il souhaitait +cette minute passionnément, qu'il luttait de tout +son courage pour l'obtenir! Et il se rappelait les obstacles +sans cesse renaissants dont on avait voulu l'entraver, +depuis son arrivée à Rome; et cette longue lutte, ce succès +final inespéré, redoublaient sa fièvre, exaspéraient son +désir de victoire. Oui, oui! il vaincrait, il confondrait +les adversaires de son livre. Ainsi qu'il l'avait dit à monsignor +Fornaro, est-ce que le Saint-Père pouvait le désavouer? +est-ce que lui, simplement, n'avait pas exprimé +ses idées secrètes, trop tôt peut-être, faute pardonnable? +Et il se souvenait aussi de sa déclaration à monsignor +Nani, le jour où il avait juré que jamais il ne supprimerait +lui-même son livre, car il ne regrettait rien, il ne +désavouait rien. A cette minute encore, il s'interrogeait, +il croyait se retrouver avec toute sa vaillance, toute sa +volonté de se défendre, de faire triompher sa foi, dans la +violente excitation nerveuse où l'attente le jetait, après sa +course sans fin au travers de ce Vatican énorme, qu'il +sentait à son entour si muet et si noir. Cependant, il se +troublait de plus en plus, il en venait à chercher ses idées, +il se demandait comment il entrerait, ce qu'il dirait, et en +quels termes. Des choses confuses et lourdes devaient +s'être amassées en lui, car leur pesanteur était pour beaucoup +dans son étouffement, sans qu'il voulût s'en rendre +compte. Tout au fond, il était brisé, las déjà, n'ayant plus +d'autre ressort que l'envolée de son rêve, son cri de pitié +devant l'abominable misère. Oui, oui! il entrerait vite, +il tomberait à genoux, il parlerait comme il pourrait, laissant +son cœur déborder. Et sûrement le Saint-Père sourirait, +le renverrait en disant qu'il ne signerait pas la condamnation +d'une œuvre, où il venait de se revoir tout +entier, avec ses pensées les plus chères.</p> + +<p>Pierre eut une telle défaillance, qu'il marcha de nouveau +jusqu'à la fenêtre, pour appuyer son front brûlant<a name="page_614" id="page_614"></a> +contre une vitre glacée. Ses oreilles bourdonnaient, ses +jambes fléchissaient, tandis que le sang, à grands coups, +battait dans son crâne. Et il s'efforçait de ne plus penser +à rien, il regardait Rome noyée d'ombre, en lui demandant +un peu du sommeil où elle s'anéantissait. Il voulut se +distraire de sa hantise, il essaya de reconnaître des rues, +des monuments, à la seule façon dont se groupaient les +lumières. Mais c'était la mer sans bornes, ses idées se +brouillaient, s'en allaient à la dérive, au fond de ce +gouffre de ténèbres semé de clartés menteuses. Ah! pour +se calmer, pour ne plus penser enfin, la nuit, la nuit totale +et réparatrice, la nuit où l'on dort à jamais, guéri de la +misère et de la souffrance! Brusquement, il eut la nette +sensation que quelqu'un était debout derrière lui, immobile, +et il se retourna, avec un léger sursaut.</p> + +<p>Debout en effet, dans sa livrée noire, monsieur Squadra +attendait. Il eut simplement une de ses révérences, +pour inviter le visiteur à le suivre. Puis, il se remit à +marcher le premier, traversa la salle du petit trône, +ouvrit lentement la porte de la chambre. Et il s'effaça, +laissa entrer, referma la porte, sans un bruit.</p> + +<p>Pierre était dans la chambre de Sa Sainteté. Il avait +craint une de ces émotions foudroyantes qui affolent ou +paralysent, on lui avait conté que des femmes arrivaient +mourantes, pâmées, l'air ivre, ou bien se précipitaient, +comme soulevées, dansantes, apportées par le vol d'ailes +invisibles. Et, brusquement, l'angoisse de son attente, sa +fièvre accrue de tout à l'heure aboutissait à une sorte de +saisissement, à une réaction qui le faisait très calme, les +yeux clairs, voyant tout. En entrant, l'importance décisive +d'une telle audience lui était nettement apparue, lui +simple petit prêtre devant le suprême pontife, chef de +l'Église, maître souverain des âmes. Toute sa vie religieuse +et morale allait en dépendre, et c'était peut-être +cette pensée soudaine qui le glaçait ainsi, au seuil du sanctuaire +redoutable, vers lequel il venait de marcher d'un<a name="page_615" id="page_615"></a> +pas si frémissant, dans lequel il n'aurait cru pénétrer que +le cœur éperdu, les sens abolis, ne trouvant plus à balbutier +que ses prières de petit enfant.</p> + +<p>Plus tard, quand il voulut classer ses souvenirs, il se +rappela qu'il avait vu Léon XIII d'abord, mais dans le +cadre où il était, dans cette grande chambre, tendue de +damas jaune, à l'alcôve immense, si profonde, que le lit +y disparaissait, ainsi que tout un petit mobilier, une +chaise longue, une armoire, des malles, les fameuses +malles où se trouvait, disait-on, sous de triples serrures, +le trésor du Denier de Saint-Pierre. Un meuble Louis XIV, +une sorte de bureau à cuivres ciselés, faisait face à une +grande console Louis XV, dorée et peinte, sur laquelle, +près d'un haut crucifix, brûlait une lampe. La chambre +était nue, rien autre que trois fauteuils et quatre ou cinq +chaises recouvertes de soie claire, pour emplir le vaste +espace que recouvrait un tapis, déjà fort usé. Et Léon XIII +était là, sur un des fauteuils, assis à côté d'une petite +table volante, où l'on avait posé une seconde lampe garnie +d'un abat-jour. Trois journaux y traînaient, deux français, +un italien, celui-ci à demi déplié, comme si le pape +venait de le quitter à l'instant, pour tourner, à l'aide d'une +longue cuiller de vermeil, un verre de sirop, placé près +de lui.</p> + +<p>Comme il avait vu la chambre, Pierre vit le costume, +la soutane de drap blanc à boutons blancs, la calotte +blanche, la pèlerine blanche, la ceinture blanche, frangée +d'or, les bouts brodés des clefs d'or. Les bas étaient +blancs, les mules étaient de velours rouge, également +brodées des clefs d'or. Et ce qui le surprit, ce +fut le visage, le personnage tout entier, qui lui paraissait +diminué, qu'il reconnaissait à peine. C'était la quatrième +rencontre. Il l'avait vu par un beau soir, dans les +délices des jardins, souriant et familier, écoutant les +commérages d'un prélat favori, tandis qu'il s'avançait de +son petit pas de vieillard, un sautillement d'oiseau blessé.<a name="page_616" id="page_616"></a> +Il l'avait vu dans la salle des Béatifications, en pape bien-aimé +et attendri, les joues rosées de contentement, pendant +que les femmes lui offraient des bourses, des calottes +blanches pleines d'or, arrachaient leurs bijoux +pour les jeter à ses pieds, se seraient arraché le cœur +pour le jeter de même. Il l'avait vu à Saint-Pierre, porté +sur le pavois, pontifiant, dans toute sa gloire de Dieu +visible que la chrétienté adorait, telle qu'une idole enfermée +en sa gaine d'or et de pierreries, la face figée, +d'une immobilité hiératique et souveraine. Et il le +revoyait, là, sur ce fauteuil, dans l'intimité étroite, l'air +aminci, si frêle, qu'il en éprouvait une sorte d'inquiétude, +mêlée d'attendrissement. Le cou surtout était +extraordinaire, le fil invraisemblable, le cou d'un petit +oiseau très vieux et très blanc. D'une pâleur d'albâtre, +la face avait une transparence caractéristique, on apercevait +la clarté de la lampe à travers le grand nez dominateur, +comme si le sang se fût totalement retiré. La +bouche immense, aux lèvres de neige, coupait d'une +ligne mince le bas de la physionomie, et les yeux seuls +étaient restés beaux et jeunes, des yeux admirables, +d'un noir luisant de diamants noirs, d'un éclat, d'une +force qui ouvraient les âmes, les forçaient de confesser +la vérité à voix haute. Les rares cheveux sortaient de +la calotte blanche en légères boucles blanches, couronnant +de blanc la maigre figure blanche, dont la laideur +s'épurait dans tout ce blanc, cette blancheur toute âme +où la chair semblait se fondre en une candide floraison +de lis.</p> + +<p>Mais, au premier coup d'œil, Pierre avait constaté que, +si monsieur Squadra l'avait fait attendre, ce n'était pas +pour obliger le Saint-Père à passer une soutane propre, +car celle qu'il portait se trouvait fortement tachée de +tabac, des salissures brunes qui avaient coulé le long des +boutons; et, bourgeoisement, le Saint-Père avait un mouchoir +sur les genoux, pour s'essuyer. Du reste, il paraissait<a name="page_617" id="page_617"></a> +bien portant, remis de son indisposition de la veille, +comme il se remettait d'ordinaire, avec facilité, en vieillard +très sobre et très sage, qui n'avait aucune maladie +organique et qui s'en allait simplement un peu chaque +jour, d'épuisement naturel, ainsi qu'un flambeau qui, à +force de donner sa flamme, finit un soir par s'éteindre.</p> + +<p>Dès la porte, Pierre avait senti les deux yeux étincelants, +les deux yeux de diamants noirs se fixer sur lui. Le +silence était énorme, les lampes brûlaient d'une flamme +immobile et pâle, dans cet immense calme du Vatican +endormi, sans qu'on sentît autre chose, au loin, que +l'antique Rome sombrée sous l'amas des ténèbres, comme +un lac d'encre où se reflétaient les étoiles. Il dut s'approcher, +il fit les trois génuflexions, il se pencha pour baiser +la mule de velours rouge, posée sur un coussin. Et il n'y +eut pas une parole, pas un geste, pas un mouvement. Et, +lorsqu'il se redressa, il retrouva les deux diamants noirs, +les deux yeux de flamme et d'intelligence qui le regardaient +toujours.</p> + +<p>Enfin, Léon XIII, qui n'avait pas voulu lui épargner +l'humilité du baisement de pied, et qui maintenant le +laissait debout, parla le premier, sans cesser de l'examiner, +lui fouillant l'âme, au plus profond de son être.</p> + +<p>—Mon fils, vous avez vivement désiré me voir, et j'ai +consenti à vous donner cette satisfaction.</p> + +<p>Il parlait en français, un français un peu incertain, +qu'il prononçait à l'italienne, si lentement, qu'on aurait +pu écrire les phrases, comme sous une dictée. La voix +était forte, nasale, une de ces voix grosses et grondantes +qu'on est surpris d'entendre sortir de certains corps débiles, +qui paraissent exsangues et sans souffle.</p> + +<p>Pierre s'était contenté de s'incliner de nouveau, en +signe de profond remerciement, sachant que, pour parler, +le respect voulait qu'on attendît d'être questionné d'une +façon directe.</p> + +<p>—Vous habitez Paris?<a name="page_618" id="page_618"></a></p> + +<p>—Oui, Saint-Père.</p> + +<p>—Vous êtes attaché à une des grandes paroisses de la +ville?</p> + +<p>—Non, Saint-Père, je ne suis desservant qu'à la petite +église de Neuilly.</p> + +<p>—Ah! oui, oui, je sais, c'est du côté du Bois de Boulogne, +n'est-ce pas?... Et quel est votre âge, mon fils?</p> + +<p>—Trente-quatre ans, Saint-Père.</p> + +<p>Il y eut un court silence. Léon XIII avait fini par baisser +les yeux. Il reprit, de sa frêle main d'ivoire, le verre +de sirop, le tourna avec la longue cuiller, but une gorgée. +Et cela doucement, d'un air prudent et raisonné, comme +tout ce qu'il devait penser et faire.</p> + +<p>—J'ai lu votre livre, mon fils, oui! en grande partie. +D'habitude, on ne me soumet que des fragments. Mais quel +qu'un qui s'intéresse à vous m'a remis directement le +volume, en me suppliant de le parcourir. C'est ainsi que +j'ai pu en prendre connaissance.</p> + +<p>Et il eut un petit geste, dans lequel Pierre crut voir +une protestation contre l'isolement où le tenait son entourage, +cet exécrable entourage qui faisait bonne garde +pour que rien d'inquiétant n'entrât du dehors, selon le +mot de monsignor Nani lui-même.</p> + +<p>—Je remercie Votre Sainteté du très grand honneur +qu'elle a daigné me faire, se permit alors de dire le +prêtre. Il ne pouvait pas m'arriver de bonheur plus haut +ni plus ardemment souhaité.</p> + +<p>Il était si heureux! Il s'imagina que sa cause était gagnée, +en voyant le pape très calme, sans colère, lui parler +de son livre sur ce ton, en homme qui le connaissait à +fond maintenant.</p> + +<p>—N'est-ce pas? mon fils, vous êtes en relations avec +monsieur le vicomte Philibert de la Choue. J'ai d'abord été +frappé de la ressemblance de certaines de vos idées avec +celles de ce très dévoué serviteur, qui nous a donné +d'autre part des preuves précieuses de son bon esprit.<a name="page_619" id="page_619"></a></p> + +<p>—En effet, Saint-Père, monsieur de la Choue veut +bien m'aimer un peu. Nous avons longuement causé, il +n'y a rien d'étonnant à ce que j'aie reproduit plusieurs de +ses pensées les plus chères.</p> + +<p>—Sans doute, sans doute. Ainsi, cette question des +corporations, il s'en occupe beaucoup, un peu trop même. +Lors de son dernier voyage, il m'en a entretenu avec une +rare insistance. De même que, ces temps derniers, un +autre de vos compatriotes, l'homme le meilleur et le plus +éminent, monsieur le baron de Fouras, qui nous a amené +ce si beau pèlerinage du Denier de Saint-Pierre, n'a pas +eu de cesse que je ne le reçoive, pour m'en parler lui aussi +pendant près d'une heure. Seulement, il faut dire qu'ils +ne s'entendent guère ensemble, car l'un me supplie de +faire ce que l'autre ne veut pas que je fasse.</p> + +<p>Dès le début, la conversation bifurquait. Pierre sentit +qu'elle déviait de son livre, mais il se rappela la promesse +formelle qu'il avait faite au vicomte, s'il voyait +le pape et si l'occasion se présentait, de tenter un +effort afin d'obtenir une parole décisive, au sujet de +la fameuse question de savoir si les corporations devaient +être libres ou obligatoires, ouvertes ou fermées. +Depuis qu'il était à Rome, il avait reçu lettre sur lettre +du malheureux vicomte, cloué à Paris par la goutte, pendant +que son rival, le baron, profitait de l'admirable +occasion du pèlerinage, dont il était le chef, pour tâcher +d'arracher au pape le simple mot approbatif, qu'il aurait +rapporté triomphalement. Et le prêtre tint à remplir sa +promesse avec conscience.</p> + +<p>—Votre Sainteté sait mieux que nous tous où est la +sagesse. Monsieur de Fouras croit que le salut, la solution +de la question ouvrière, se trouve simplement dans le +rétablissement des anciennes corporations libres, tandis +que monsieur de la Choue les veut obligatoires, protégées +par l'État, soumises à des règles nouvelles. Et, certainement, +cette dernière conception est davantage avec les<a name="page_620" id="page_620"></a> +idées sociales d'aujourd'hui... Si Votre Sainteté daignait +se prononcer dans ce sens, le jeune parti catholique, en +France, saurait en tirer sûrement le plus beau résultat, +tout un mouvement ouvrier à la gloire de l'Église.</p> + +<p>Léon XIII répondit de son air tranquille:</p> + +<p>—Mais je ne peux pas. On me demande toujours de +France des choses que je ne peux pas, que je ne veux pas +faire. Ce que je vous permets de dire de ma part à monsieur +de la Choue, c'est que, si je ne puis le contenter, +je n'ai pas contenté davantage monsieur de Fouras. Il +n'a également emporté de moi que l'expression de ma +bienveillance à l'égard de vos chers ouvriers français, qui +peuvent tant pour le rétablissement de la foi. Comprenez +donc, chez vous, qu'il est des questions de détail, de simple +organisation en somme, dans lesquelles il m'est impossible +de descendre, sous peine de leur donner une importance +qu'elles n'ont pas, et de mécontenter violemment +les uns, si je faisais trop de plaisir aux autres.</p> + +<p>Il eut un pâle sourire où tout le politique conciliant et +avisé apparut, bien résolu à ne pas laisser compromettre +son infaillibilité dans des aventures inutiles. Et il but une +nouvelle gorgée de sirop, il s'essuya avec son mouchoir, +en souverain dont la journée d'apparat était finie, qui +prenait ses aises, qui avait choisi cette heure de solitude +et de silence pour causer sans hâte, aussi longuement +qu'il en aurait le désir.</p> + +<p>Pierre tâcha de le ramener à son livre.</p> + +<p>—Monsieur le vicomte Philibert de la Choue a été si +affectueux pour moi, il attend avec tant d'émotion le sort +réservé à mon livre, comme si cette œuvre était sienne! +C'est pourquoi j'aurais été bien heureux de lui rapporter +une bonne parole de Votre Sainteté.</p> + +<p>Mais le pape continuait à s'essuyer, sans répondre.</p> + +<p>—Je l'ai connu chez Son Éminence le cardinal Bergerot, +un autre grand cœur, dont l'ardente charité devrait +suffire à refaire une France croyante.<a name="page_621" id="page_621"></a></p> + +<p>Cette fois, l'effet fut immédiat.</p> + +<p>—Ah! oui, monsieur le cardinal Bergerot. J'ai lu sa +lettre en tête de votre livre. Il a été bien mal inspiré, en +vous l'écrivant, et vous, mon fils, bien coupable, le jour +où vous l'avez publiée... Je ne puis croire encore que +monsieur le cardinal Bergerot avait lu certaines de vos +pages, quand il vous a envoyé son approbation pleine et +entière. J'aime mieux l'accuser d'ignorance et d'étourderie. +Comment aurait-il approuvé vos attaques contre le +dogme, vos théories révolutionnaires qui tendent à la +destruction totale de notre sainte religion? S'il vous a lu, +il n'a d'autre excuse qu'une aberration brusque, inexplicable, +impardonnable... Il est vrai qu'il règne un si mauvais +esprit dans une partie du clergé français. Ce sont les +idées gallicanes qui repoussent sans cesse comme les +herbes mauvaises, tout un libéralisme frondeur, en révolte +contre notre autorité, en continuel appétit de libre +examen et d'aventures sentimentales.</p> + +<p>Il s'animait, des mots d'italien se mêlaient à son français +hésitant, sa grosse voix nasale sortait de son frêle corps +de cire et de neige avec des sonorités de cuivre.</p> + +<p>—Que monsieur le cardinal Bergerot le sache bien, +nous le briserons, le jour où nous ne verrons plus en lui +qu'un fils révolté. Il doit l'exemple de l'obéissance, nous +lui ferons part de notre mécontentement, nous espérons +qu'il se soumettra. Sans doute, l'humilité, la charité sont +de grandes vertus, et nous nous sommes plu toujours à +les honorer en lui. Mais il ne faut pas qu'elles soient le +refuge d'un cœur de rebelle, car elles ne sont rien, si +l'obéissance ne les accompagne pas, l'obéissance, l'obéissance! +la plus belle parure des grands saints!</p> + +<p>Saisi, bouleversé, Pierre l'écoutait. Il s'oubliait, il +ne songeait qu'à l'homme de bonté et de tolérance sur +lequel il venait d'attirer cette toute-puissante colère. +Ainsi, don Vigilio avait dit vrai, les dénonciations des +évêques de Poitiers et d'Évreux allaient atteindre, par-dessus<a name="page_622" id="page_622"></a> +sa tête, l'adversaire de leur intransigeance ultramontaine, +le doux et bon cardinal Bergerot, l'âme +ouverte à toutes les misères, à toutes les souffrances des +pauvres et des humbles. Il en était désespéré, acceptant +encore la dénonciation de l'évêque de Tarbes, l'instrument +des Pères de la Grotte, qui ne frappait que lui, au +moins, en réponse à sa page sur Lourdes; tandis que la +guerre sournoise des deux autres l'exaspérait, le jetait à +une indignation douloureuse. Et, du vieillard chétif, au +cou grêle d'oiseau très vieux, buvant tranquillement son +verre de sirop, il venait de voir se lever un maître si +courroucé, si formidable, qu'il en tremblait. Comment +avait-il pu se laisser prendre aux apparences, en entrant, +croire qu'il n'y avait là qu'un pauvre homme épuisé par +l'âge, désireux de paix, résolu à tout concéder? Un souffle +venait de passer dans la chambre endormie, et c'était la +lutte encore, le réveil de ses doutes, de ses angoisses. +Ah! ce pape, comme il le retrouvait tel qu'on le lui avait +dépeint, à Rome, tel qu'il n'avait pas voulu le croire, +plus intellectuel que sentimental, d'un orgueil démesuré, +ayant eu dès sa jeunesse l'ambition suprême, au +point d'avoir promis le triomphe à sa famille pour obtenir +d'elle les sacrifices nécessaires, montrant partout et en +tout une volonté unique, depuis qu'il occupait le trône +pontifical, régner, régner quand même, régner en maître +absolu, omnipotent! La réalité se dressait avec une force +irrésistible, et pourtant il se débattit, il s'entêta à ressaisir +son rêve.</p> + +<p>—Oh! Saint-Père, j'aurais tant de chagrin, si, à cause +de mon malheureux livre, Son Éminence avait une +seconde de contrariété! Moi, coupable, je puis répondre +de ma faute, mais Son Éminence qui n'a obéi qu'à son +cœur, qui n'aurait péché que par son trop grand amour +des déshérités de ce monde!</p> + +<p>Léon XIII ne répondit pas. Il avait relevé sur Pierre +ses yeux admirables, ses yeux de vie ardente, dans sa face<a name="page_623" id="page_623"></a> +immobile d'idole d'albâtre. De nouveau, fixement, il le +regardait.</p> + +<p>Et Pierre le voyait toujours, dans la fièvre qui le reprenait, +grandir en éclat et en puissance. Maintenant, derrière +lui, il s'imaginait voir s'enfoncer, au lointain des +âges, la longue suite des papes qu'il avait évoqués tout à +l'heure, les saints et les superbes, les guerriers et les +ascètes, les diplomates et les théologiens, ceux qui avaient +porté la cuirasse, ceux qui avaient vaincu par la croix, +ceux qui avaient disposé des empires comme de simples +provinces que Dieu remettait en leur garde. Puis, particulièrement, +c'était Grégoire le Grand, le conquérant +et le fondateur, c'était Sixte-Quint, le négociateur et le +politique, qui avait le premier entrevu la victoire de la +papauté sur les monarchies vaincues. Quelle foule de +princes magnifiques, de rois souverains, de cerveaux +et de bras tout-puissants, derrière ce pâle vieillard immobile! +Quel amas accumulé de volonté inépuisable, +d'obstiné génie, de domination sans bornes! Toute l'histoire +de l'ambition humaine, tout l'effort pour soumettre +les peuples à l'orgueil d'un seul, la force la plus haute +qui ait jamais conquis, exploité, façonné les hommes, +au nom de leur bonheur! Et, maintenant même que sa +royauté terrestre avait pris fin, dans quelle souveraineté +spirituelle était monté ce mince vieillard, si pâle, devant +lequel il avait vu des femmes s'évanouir, comme foudroyées +par la divinité redoutable, émanée de sa personne! +Ce n'étaient plus seulement les gloires retentissantes, +les triomphes dominateurs de l'histoire qui se +déroulaient derrière lui, c'était le ciel qui s'ouvrait, +l'au-delà qui resplendissait, dans l'éblouissement du +mystère. A la porte du ciel, il tenait les clefs, il l'ouvrait +aux âmes, l'antique symbole revivait avec une intensité +nouvelle, dégagé enfin du royaume salissant d'ici-bas.</p> + +<p>—Oh! je vous en supplie, Saint-Père, s'il faut un +exemple, ne frappez pas un autre que moi. Je suis venu,<a name="page_624" id="page_624"></a> +me voici, décidez de mon sort, mais n'aggravez pas ma +punition, en me donnant le remords d'avoir fait condamner +un innocent.</p> + +<p>Sans répondre, Léon XIII continua de le regarder de +ses yeux brûlants. Et il ne voyait plus Léon XIII, deux +cent soixante-troisième pape, vicaire de Jésus-Christ, +successeur du prince des Apôtres, souverain pontife de +l'Église universelle, patriarche d'Occident, primat d'Italie, +archevêque et métropolitain de la province romaine, souverain +des domaines temporels de la sainte Église. Il +voyait le Léon XIII qu'il avait rêvé, le messie attendu, le +sauveur envoyé pour conjurer l'effroyable désastre social +où sombrait la vieille société pourrie. Il le voyait avec +son intelligence souple et vaste, sa fraternelle tactique de +conciliation, évitant les heurts, travaillant à l'unité, avec +son cœur débordant d'amour, allant droit au cœur des +foules, donnant une fois encore le meilleur de son sang, +en signe de l'alliance nouvelle. Il le dressait comme +l'unique autorité morale, comme l'unique lien possible +de charité et de paix, comme le Père enfin qui pouvait +seul faire cesser l'injustice parmi ses enfants, tuer la +misère, rétablir la loi libératrice du travail, en ramenant +les peuples à la foi de l'Église primitive, à la douceur +et à la sagesse de la communauté chrétienne. Et cette +haute figure, dans le silence profond de la chambre, +prenait une toute-puissance invincible, une extraordinaire +majesté.</p> + +<p>—Oh! de grâce, écoutez-moi, Saint-Père! Ne me +frappez même pas, ne frappez personne, oh! personne, +ni un être, ni une chose, ni rien de ce qui peut souffrir +sous le soleil. Soyez bon, oh! soyez bon, de toute la bonté +que la douleur du monde a dû mettre en vous!</p> + +<p>Alors, quand il vit que Léon XIII se taisait toujours, +en le laissant debout devant lui, il tomba sur les deux +genoux, comme s'il croulait, éperdu sous l'émotion croissante +qui faisait son cœur si lourd. Et ce fut en son être<a name="page_625" id="page_625"></a> +une sorte de débâcle, l'amas de tous les doutes, de toutes +les angoisses, de toutes les tristesses, qui l'étouffaient de +nouveau, qui crevaient en un flot irrésistible. Il y avait +là l'affreuse journée, les morts si tragiques de Dario et de +Benedetta, dont le chagrin terrifié restait sur son cœur, en +un poids inconscient, d'une pesanteur de plomb. Il y +avait là tout ce qu'il avait souffert depuis qu'il était à +Rome, les illusions peu à peu détruites, les intimes délicatesses +blessées, le jeune enthousiasme souffleté par la +réalité des hommes et des choses. Puis, c'était, plus +profondément encore, toute la misère humaine elle-même, +les affamés qui hurlaient, les mères aux mamelles +taries qui sanglotaient en baisant leurs nourrissons, les +pères sans travail qui se révoltaient, les poings serrés, +l'exécrable misère, vieille comme l'humanité, dont celle-ci +est rongée depuis le premier jour, qu'il avait trouvée +partout, grandissante, dévorante, effrayante, sans espoir +qu'on puisse la guérir jamais. Et c'était enfin, plus immense, +plus inguérissable, une douleur sans nom, sans +cause précise, pour rien ni pour personne, une douleur +universelle, illimitée, dans laquelle il baignait et se sentait +fondre, désespérément, peut-être la douleur de vivre.</p> + +<p>—Oh! Saint-Père, moi, je n'existe pas, et mon livre +n'existe pas. J'ai désiré voir Votre Sainteté, oh! passionnément, +pour m'expliquer, pour me défendre. Et je ne +sais plus, je ne retrouve plus une seule des choses que je +voulais dire, et je n'ai que des larmes, des larmes qui +m'étouffent... Oui, je ne suis qu'un pauvre homme, je n'ai +que le besoin de vous parler des pauvres. Oh! les pauvres, +oh! les humbles, que j'ai vus depuis deux ans dans nos +faubourgs de Paris, si misérables et si douloureux, de +pauvres petits que j'allais ramasser dans la neige, de pauvres +petits anges qui n'avaient pas mangé depuis deux jours, +des femmes que la phtisie rongeait, sans pain, sans feu, +au fond de taudis immondes, des hommes jetés sur le +pavé par le chômage, las de quêter du travail comme on<a name="page_626" id="page_626"></a> +quête une aumône, retournant à leurs ténèbres ivres de +colère, avec l'unique pensée vengeresse de mettre le +feu aux quatre coins de la ville. Et le soir, le terrible +soir, où, dans la chambre d'épouvante, j'ai vu une mère +qui venait de se suicider avec ses cinq petits, la mère +tombée sur une paillasse en allaitant son nouveau-né, les +deux fillettes dormant aussi là leur dernier sommeil de +blondines jolies, les deux garçons foudroyés plus loin, +l'un anéanti contre un mur, l'autre renversé par terre, +tordu en une suprême révolte... Oh! Saint-Père, je ne +suis plus que leur ambassadeur, l'envoyé de ceux qui +souffrent et qui sanglotent, l'humble délégué des +humbles qui meurent de misère, sous l'exécrable dureté, +l'effroyable injustice sociale. Et j'apporte à Votre Sainteté +leurs larmes, et je mets à ses pieds leurs tortures, et je +lui fais entendre leur cri de détresse, comme un cri +monté de l'abîme, demandant justice, si l'on ne veut pas +que le ciel croule... Oh! soyez bon, Saint-Père, soyez bon!</p> + +<p>Il avait tendu les bras, il l'implorait, en un geste de +suprême appel à la pitié divine. Puis, il continua:</p> + +<p>—Et, Saint-Père, dans cette Rome éternelle et resplendissante, +est-ce que la misère aussi n'est pas affreuse? +Depuis des semaines que j'erre au hasard, dans l'attente, +à travers la poussière fameuse de ses ruines, je ne fais +que me heurter à des maux inguérissables, qui m'ont +empli d'effroi. Ah! tout ce qui s'effondre, tout ce qui +expire, l'agonie de tant de gloire, l'affreuse mélancolie +d'un monde qui se meurt d'épuisement et de faim!... Là, +sous les fenêtres de Votre Sainteté, est-ce que je n'ai pas +vu un quartier d'horreur, des palais inachevés, frappés +d'une hérédité maudite, ainsi que des enfants rachitiques +qui ne peuvent aller au bout de leur croissance, des palais +en ruine déjà, devenus les refuges de toute la misère +pitoyable de Rome? Et, comme à Paris, quelle population +de souffrance, étalée au plein air avec plus d'impudeur +encore, toute la plaie sociale, le chancre dévorant<a name="page_627" id="page_627"></a> +toléré et montré, en sa terrible inconscience! Des +familles entières qui vivent leur oisiveté affamées sous le +soleil splendide, les vieux devenus infirmes, les pères +attendant qu'un peu de travail leur tombe du ciel, les fils +dormant parmi les herbes sèches, les mères et les filles +traînant leur paresse bavarde, flétries avant l'âge... Oh! +Saint-Père, dès l'aurore, demain, que Votre Sainteté +ouvre cette fenêtre, et qu'elle le réveille de sa bénédiction, +ce grand peuple enfant, qui sommeille encore dans +son ignorance et dans sa pauvreté! Qu'elle lui donne +l'âme qui lui manque, l'âme consciente de la dignité +humaine, de la loi nécessaire du travail, de la vie libre +et fraternelle, réglée par la seule justice! Oui, qu'elle +fasse un peuple de ce ramassis de misérables, dont l'excuse +est de tant souffrir dans son intelligence et dans +son corps, vivant comme la bête qui passe et meurt sans +savoir, sans comprendre, et qu'on roue de coups!</p> + +<p>Peu à peu, les sanglots l'étranglaient, il ne parla plus +que secoué, emporté par sa passion.</p> + +<p>—Et, Saint-Père, n'est-ce pas à vous que je dois +m'adresser, au nom des misérables? N'êtes-vous pas +le Père? N'est-ce pas devant le Père que l'envoyé des +pauvres et des humbles doit s'agenouiller, comme je suis +agenouillé en ce moment? Et n'est-ce pas au Père qu'il +doit apporter l'énorme charge de leurs douleurs, en +demandant pitié enfin, aide et secours, justice, oh! surtout +justice?... Puisque vous êtes le Père, ouvrez donc la +porte largement, que tout le monde puisse entrer, jusqu'aux +plus petits de vos enfants, les fidèles, les passants +de hasard, même les révoltés, les égarés, ceux qui entreront +peut-être, à qui vous épargnerez les fautes de l'abandon. +Soyez le refuge des routes mauvaises, le tendre accueil +offert aux voyageurs, la lampe hospitalière toujours +allumée, aperçue de loin et qui sauve dans l'orage... Et, +puisque vous êtes la puissance, ô Père, soyez le salut. +Vous pouvez tout, vous avez derrière vous des siècles de<a name="page_628" id="page_628"></a> +domination, vous êtes monté aujourd'hui dans une autorité +morale qui vous a rendu l'arbitre du monde, vous +êtes là, devant moi, comme la majesté même du soleil qui +éclaire et qui féconde. Oh! soyez l'astre de bonté et de +charité, soyez le rédempteur, reprenez la besogne de +Jésus qu'on a pervertie au cours des siècles, en la laissant +entre les mains des puissants et des riches, qui ont fini +par faire de l'œuvre évangélique le plus exécrable monument +d'orgueil et de tyrannie. Puisque l'œuvre est manquée, +recommencez-la, remettez-vous avec les petits, avec les +humbles, avec les pauvres, ramenez-les à la paix, à la +fraternité, à la justice de la communauté chrétienne... Et +dites, ô Père, dites que je vous ai compris, que j'ai simplement +exprimé là vos idées chères, le seul et vivant +désir de votre règne. Le reste, oh! le reste, mon livre, +moi, qu'importe! Je ne me défends pas, je ne veux +que votre gloire et le bonheur des hommes. Dites que, du +fond de votre Vatican, vous avez entendu le craquement +sourd des vieilles sociétés corrompues. Dites que vous +avez tremblé de pitié attendrie, dites que vous avez voulu +empêcher l'épouvantable catastrophe, en rappelant l'Évangile +au cœur de vos enfants frappés de folie, en les ramenant +à l'âge de simplicité et de pureté, lorsque les premiers +chrétiens vivaient comme des frères innocents... Oui, +n'est-ce pas? c'est bien pour cela que vous vous êtes remis +avec les pauvres, ô Père, et c'est pour cela que je suis ici, +à vous demander pitié, bonté, justice, de toute mon âme, +oh! de toute mon âme de pauvre homme!</p> + +<p>Alors, il succomba sous l'émotion, il s'écrasa par terre, +dans une débâcle de gros sanglots. Son cœur éclatait et +se répandait. C'étaient des sanglots énormes, des sanglots +sans fin, toute une houle effrayante qui venait de son être +entier, qui venait de plus loin, de tous les êtres misérables, +qui venait du monde dont les veines charriaient la +douleur avec le sang même de la vie. Il était là, dans sa +brusque faiblesse d'enfant nerveux, l'ambassadeur de la<a name="page_629" id="page_629"></a> +souffrance, ainsi qu'il l'avait dit. Et, aux genoux de ce +pape immobile et muet, il était là toute la misère humaine +en larmes.</p> + +<p>Léon XIII, qui aimait surtout parler, et qui devait +faire un effort sur lui-même pour écouter parler les +autres, avait d'abord, à deux reprises, levé une de ses +mains pâles pour l'interrompre. Puis, saisi peu à peu +d'étonnement, gagné lui-même par l'émotion, il lui avait +permis de continuer, d'aller jusqu'au bout de son cri, +dans le désordre du flot irrésistible qui l'emportait. Un +peu de sang était monté à la neige de son visage, ses lèvres +et ses joues s'étaient rosées faiblement, tandis que ses +yeux noirs luisaient d'un éclat plus vif. Dès qu'il le vit +sans voix, abattu à ses pieds, secoué par ces gros sanglots +qui semblaient lui arracher le cœur, il s'inquiéta, +il se pencha.</p> + +<p>—Mon fils, calmez-vous, relevez-vous...</p> + +<p>Mais les sanglots continuaient, débordaient, emportaient +toute raison et tout respect, dans la plainte éperdue +de l'âme blessée, dans le grondement de la chair qui +souffre et qui agonise.</p> + +<p>—Relevez-vous, mon fils, ce n'est pas convenable... +Tenez! prenez cette chaise.</p> + +<p>Et, d'un geste d'autorité, il l'invita enfin à s'asseoir.</p> + +<p>Pierre, péniblement, se releva, s'assit, pour ne pas tomber. +Il écartait ses cheveux de son front, il essuyait de ses +mains ses larmes brûlantes, l'air fou, tâchant de se ressaisir, +ne pouvant comprendre ce qui venait de se passer.</p> + +<p>—Vous faites appel au Saint-Père. Ah! certes, soyez +convaincu que son cœur est plein de pitié et de tendresse +pour les malheureux. Mais la question n'est pas là, il s'agit +de notre sainte religion... J'ai lu votre livre, un mauvais +livre, je vous le dis tout de suite, le plus dangereux et le +plus condamnable des livres, précisément par ses qualités, +par les pages qui m'ont intéressé moi-même. Oui, +j'ai été séduit souvent, je n'aurais pas continué ma lecture,<a name="page_630" id="page_630"></a> +si je ne m'étais senti comme soulevé dans le souffle +ardent de votre foi et de votre enthousiasme. Ce sujet +était si beau, il me passionne tant! «La Rome nouvelle», +ah! sans doute il y avait un livre à faire avec +ce titre, mais dans un esprit totalement différent du +vôtre... Vous croyez m'avoir compris, mon fils, vous être +pénétré de mes écrits et de mes actes, au point de n'exprimer +que mes idées les plus chères. Non, non! vous +ne m'avez pas compris, et c'est pourquoi j'ai voulu vous +voir, vous expliquer, vous convaincre.</p> + +<p>Muet et immobile, c'était maintenant Pierre qui écoutait. +Il n'était cependant venu que pour se défendre, il +souhaitait avec fièvre cette entrevue depuis trois mois, +préparant ses arguments, certain de la victoire; et il +entendait traiter son livre de dangereux, de condamnable, +sans protester, sans répondre par toutes les bonnes +raisons qu'il avait crues irrésistibles. Une lassitude extraordinaire +l'accablait, comme épuisé par son accès de +larmes. Tout à l'heure, il serait brave, il dirait ce qu'il +avait résolu de dire.</p> + +<p>—On ne me comprend pas, on ne me comprend pas! +répétait Léon XIII, d'un air d'impatience irritée. En +France surtout, c'est incroyable que j'aie tant de peine +à me faire comprendre!... Le pouvoir temporel, par +exemple, comment avez-vous pu croire que jamais le +Saint-Siège transigera sur cette question? C'est un langage +indigne d'un prêtre, c'est la chimère d'un ignorant +qui ne se rend pas compte des conditions dans lesquelles +la papauté a vécu jusqu'ici et dans lesquelles elle doit continuer +de vivre, si elle ne veut pas disparaître du monde. +Ne voyez-vous pas le sophisme, lorsque vous la déclarez +d'autant plus haute qu'elle est dégagée davantage des +soucis de sa royauté terrestre? Ah! oui, une belle imagination, +la pure royauté spirituelle, la souveraineté par +la charité et l'amour! Mais qui nous fera respecter? Qui +nous fera l'aumône d'une pierre pour reposer notre tête,<a name="page_631" id="page_631"></a> +si nous sommes jamais chassé, errant par les routes? Qui +assurera notre indépendance, quand nous serons à la +merci de tous les États?... Non, non! cette terre de Rome +est à nous, car nous en avons reçu l'héritage de la longue +suite des ancêtres, et elle est le sol indestructible, éternel, +sur lequel la sainte Église est bâtie, de sorte que +l'abandonner, ce serait vouloir l'écroulement de la sainte +Église catholique, apostolique et romaine. D'ailleurs, +nous ne le pourrions pas, nous sommes lié par notre serment +envers Dieu et envers les hommes.</p> + +<p>Il se tut un instant, pour laisser Pierre répondre. Mais +celui-ci avait la stupeur de ne rien trouver à dire, car il +s'apercevait que ce pape parlait comme il devait le faire. Les +choses confuses et lourdes, amassées en lui, dont il avait +senti la gêne, tout à l'heure, dans l'antichambre secrète, +s'éclairaient maintenant, se précisaient avec une netteté +de plus en plus grande. C'était, depuis son arrivée à Rome, +tout ce qu'il avait vu, tout ce qu'il avait compris, l'amas +de ses désillusions, des réalités existantes, sous lesquelles +son rêve d'un retour au christianisme primitif était à +demi mort déjà, écrasé. Il venait brusquement de se +rappeler l'heure, où, sur le dôme de Saint-Pierre, il +s'était vu imbécile avec son imagination d'un pape purement +spirituel, en face de la vieille cité de gloire obstinée +dans sa pourpre. Ce jour-là, il avait fui le cri furieux +des pèlerins du Denier de Saint-Pierre acclamant le +pape roi. La nécessité de l'argent, de ce dernier esclavage +du pape, il l'avait acceptée. Mais tout avait croulé ensuite, +quand la véritable Rome lui était apparue, la ville séculaire +de l'orgueil et de la domination, où la papauté ne +saurait être sans le pouvoir temporel. Trop de liens, le +dogme, la tradition, le milieu, le sol lui-même la rendaient +immuable, à jamais. Elle ne pouvait céder que sur +les apparences, il viendrait quand même une heure où +ses concessions s'arrêteraient, devant l'impossibilité +d'aller plus loin sans se suicider. La Rome nouvelle ne se<a name="page_632" id="page_632"></a> +réaliserait peut-être un jour qu'en dehors de Rome, au +loin; et là seulement se réveillerait le christianisme, car +le catholicisme devait mourir sur place, lorsque le dernier +des papes, cloué à cette terre de ruines, disparaîtrait +sous le dernier craquement du dôme de Saint-Pierre, +qui s'effondrerait comme s'était effondré le temple +de Jupiter Capitolin. Quant à ce pape d'aujourd'hui, il +avait beau être sans royaume, avoir la fragilité chétive de +son grand âge, la pâleur exsangue d'une très vieille idole +de cire, il n'en flambait pas moins de la passion rouge +de la souveraineté universelle, il n'en était pas moins le +fils obstiné de l'ancêtre, le Pontifex Maximus, le Cesar +Imperator, dans les veines duquel coulait le sang d'Auguste, +maître du monde.</p> + +<p>—Vous avez parfaitement vu, reprit Léon XIII, l'ardent +désir d'unité qui nous a toujours possédé. Nous +avons été bien heureux le jour où nous avons unifié le +rite, en imposant le rite romain dans la catholicité entière. +C'est là une de nos plus chères victoires, car elle +peut beaucoup pour notre autorité. Et j'espère que nos +efforts, en Orient, finiront par ramener à nous nos chers +frères égarés des communions dissidentes, de même que +je ne désespère pas de convaincre les sectes anglicanes, +sans parler des sectes protestantes qui seront forcées de +rentrer dans le sein de l'Église unique, l'Église catholique, +apostolique et romaine, quand les temps prédits +par le Christ s'accompliront... Mais ce que vous n'avez pas +dit, c'est que l'Église ne peut rien abandonner du dogme. +Au contraire, vous avez semblé croire qu'une entente +interviendrait, que de part et d'autre on se ferait des concessions; +et c'est là une pensée condamnable, un langage +qu'un prêtre ne peut tenir sans être criminel. Non, la vérité +est absolue, pas une pierre de l'édifice ne sera changée. +Oh! dans la forme, tout ce qu'on voudra! Nous sommes +prêt à la conciliation la plus grande, s'il ne s'agit que de +tourner certaines difficultés, de ménager les termes pour<a name="page_633" id="page_633"></a> +faciliter l'accord... Et c'est comme notre rôle dans le +socialisme contemporain, il faut s'entendre. Certes, ceux +que vous avez si bien nommés les déshérités de ce monde, +sont l'objet de notre sollicitude. Si le socialisme est simplement +un désir de justice, une volonté constante de venir +au secours des faibles et des souffrants, qui donc plus que +nous s'en préoccupe, y travaille avec plus d'énergie? Est-ce +que l'Église n'a pas toujours été la mère des affligés, l'aide +et la bienfaitrice des pauvres? Nous sommes pour tous les +progrès raisonnables, nous admettons toutes les formes +sociales nouvelles qui aideront à la paix, à la fraternité... +Seulement, nous ne pouvons que condamner le socialisme +qui commence par chasser Dieu pour assurer le +bonheur des hommes. C'est là un simple état de sauvagerie, +un abominable retour en arrière, où il n'y aura +que catastrophes, qu'incendies et que massacres. Et c'est +encore ce que vous n'avez pas dit avec assez de force, car +vous n'avez pas démontré qu'aucun progrès ne saurait +avoir lieu en dehors de l'Église, qu'elle est en somme la +seule initiatrice, la seule conductrice, à laquelle il soit +permis de s'abandonner sans crainte. Même, et c'est là +votre crime encore, il m'a semblé que vous mettiez Dieu +à l'écart, que la religion demeurait uniquement pour vous +un état d'âme, une floraison d'amour et de charité, où il +suffisait de se trouver, pour faire son salut. Hérésie exécrable, +Dieu est toujours présent, maître des âmes et des +corps, la religion reste le lien, la loi, le gouvernement +même des hommes, sans laquelle il ne saurait y avoir que +barbarie en ce monde et damnation dans l'autre... Et, +encore une fois, la forme n'importe pas, il suffit que le +dogme demeure. Ainsi, notre adhésion à la République, +en France, prouve que nous n'entendons pas lier le sort +de la religion à une forme gouvernementale, même auguste +et séculaire. Si les dynasties ont fait leur temps, +Dieu est éternel. Périssent les rois, et que Dieu vive! +D'ailleurs, la forme républicaine n'a rien d'antichrétien,<a name="page_634" id="page_634"></a> +et il semble au contraire qu'elle soit comme un réveil de +cette communauté chrétienne dont vous avez parlé en des +pages vraiment charmantes. Le pis est que la liberté devient +tout de suite de la licence et qu'on nous récompense +souvent bien mal de notre désir de conciliation... Ah! +quel mauvais livre vous avez écrit, mon fils, avec les +meilleures intentions, je veux le croire, et comme votre +silence est bien la preuve que vous commencez à entrevoir +les conséquences désastreuses de votre faute!</p> + +<p>Pierre continuait à se taire, anéanti, sentant en effet +ses arguments qui tombaient un à un, comme devant +une roche sourde et aveugle, impénétrable, où il devenait +inutile et dérisoire de vouloir les faire entrer. A quoi +bon? puisque rien n'entrerait. Il n'avait plus qu'une +préoccupation, il se demandait avec surprise comment un +homme de cette intelligence, de cette ambition, ne s'était +pas fait du monde moderne une idée plus nette et plus +exacte. Évidemment, il le sentait documenté, renseigné +sur tout, curieux de tout, ayant dans la tête la vaste carte +de la chrétienté, avec les besoins, les espoirs, les actes, +lucide et clair, au milieu de l'écheveau compliqué de ses +luttes diplomatiques. Mais que de trous pourtant! La +vérité devait être qu'il connaissait du monde uniquement +ce qu'il en avait vu pendant sa courte nonciature à +Bruxelles. Ensuite venait son épiscopat à Pérouse, où il +ne s'était mêlé qu'à la vie de la jeune Italie naissante. Et, +depuis dix-huit années, il se trouvait enfermé dans son +Vatican, isolé du reste des hommes, ne communiquant +avec les peuples que par son entourage, souvent le plus +inintelligent, le plus menteur, le plus traître. En outre, +il était prêtre italien, grand pontife, superstitieux et despotique, +lié par la tradition, soumis aux influences de +race et de milieu, cédant au besoin d'argent, aux nécessités +politiques; sans parler de son orgueil immense, la +certitude d'être le Dieu auquel on doit obéir, le seul pouvoir +légitime et raisonnable sur la terre. De là, les causes<a name="page_635" id="page_635"></a> +de déformation fatale, l'extraordinaire cerveau qu'il devait +être, avec ses erreurs, ses lacunes, parmi tant d'admirables +qualités, la compréhension vive, la volonté patiente, +le vaste effort qui généralise et qui agit. Mais l'intuition +surtout paraissait prodigieuse, car n'était-ce pas elle, elle +seule, qui lui faisait deviner, dans son emprisonnement +volontaire, l'énorme évolution, au loin, de l'humanité +d'aujourd'hui? Il avait ainsi la nette conscience de +l'effroyable danger au milieu duquel il baignait, de cette +mer montante de la démocratie, de cet océan sans bornes +de la science, qui menaçait de submerger l'îlot étroit où +triomphait encore le dôme de Saint-Pierre. Il pouvait +même se dispenser de se mettre à sa fenêtre, les voix du +dehors traversaient les murs, lui apportaient le cri d'enfantement +des sociétés nouvelles. Et toute sa politique +partait de là, il n'avait jamais eu d'autre besogne que de +vaincre pour régner. S'il voulait l'unité de l'Église, c'était +pour la rendre forte, inexpugnable, dans l'assaut qu'il +prévoyait. S'il prêchait la conciliation, cédant de tout son +pouvoir sur les questions de forme, tolérant les audaces +des évêques d'Amérique, c'était que sa grande peur +inavouée était la dislocation de l'Église elle-même, quelque +schisme brusque qui aurait précipité le désastre. Ah! ce +schisme, il devait le sentir dans l'air venu des quatre +points de l'horizon, tel qu'une menace prochaine, un +péril inévitable de mort, contre lequel il fallait s'armer +à l'avance! Et comme cette crainte expliquait son retour +de tendresse vers le peuple, sa préoccupation du socialisme, +la solution chrétienne qu'il offrait aux misères +d'ici-bas! Puisque César était abattu, la longue dispute de +savoir qui de lui ou du pape aurait le peuple, ne se +trouvait-elle pas vidée, par ce fait que le pape seul restait +debout et que le peuple, le grand muet, allait enfin parler +et se donner à lui? L'expérience était tentée en France, +il y abandonnait la monarchie vaincue, il y reconnaissait +la République, il la rêvait forte, victorieuse, car elle était<a name="page_636" id="page_636"></a> +toujours la fille aînée de l'Église, la seule nation catholique +assez puissante encore pour restaurer un jour peut-être +le pouvoir temporel du Saint-Siège. Régner, régner +par la France, puisqu'il semblait impossible de régner +par l'Allemagne! Régner par le peuple, puisque le peuple +devenait le maître et le dispensateur des trônes! Régner +par la République italienne, si cette République seule +pouvait lui rendre Rome, arrachée à la maison de Savoie, +une République fédérative qui ferait du pape le président +des États-Unis d'Italie, en attendant qu'il le devînt des +États-Unis d'Europe! Régner quand même, régner malgré +tout, régner sur le monde, comme avait régné Auguste, +dont le sang dévorateur soutenait seul ce vieillard expirant, +obstiné dans sa domination!</p> + +<p>—Et, mon fils, continua Léon XIII, le crime enfin est +d'avoir osé demander une religion nouvelle. Cela est +impie, blasphématoire, sacrilège. Il n'est qu'une religion, +notre sainte religion catholique, apostolique et romaine. +En dehors d'elle, il ne saurait y avoir que ténèbres et que +damnation... J'entends bien que c'est au christianisme que +vous prétendez vouloir faire retour. Mais l'erreur protestante, +si coupable, si néfaste, n'a pas eu d'autre prétexte. +Dès qu'on s'écarte de la stricte observation des dogmes, +du respect absolu des traditions, on tombe dans les plus +effroyables précipices... Ah! le schisme, ah! le schisme, +mon fils, c'est le crime sans pardon, c'est l'assassinat du +vrai Dieu, la bête de tentation immonde, suscitée par +l'enfer, pour la perte des fidèles. Quand il n'y aurait que +ces mots de religion nouvelle, dans votre livre, il faudrait +le détruire, le brûler, comme un poison mortel des âmes.</p> + +<p>Il poursuivit longtemps encore. Et Pierre songeait à ce +que lui avait dit don Vigilio, à ces Jésuites tout-puissants +dans l'ombre, au Vatican comme ailleurs, qui gouvernaient +souverainement l'Église. Était-ce donc vrai qu'à son insu +même, si imbu qu'il croyait être de la doctrine de saint +Thomas, ce pape politique, d'un opportunisme toujours<a name="page_637" id="page_637"></a> +en éveil, était un des leurs, un instrument docile entre +leurs souples mains de conquête sociale? Lui aussi pactisait +avec le siècle, allait au monde, consentait à le flatter, pour +le posséder. Pierre n'avait jamais senti si cruellement +que l'Église en était désormais réduite là, à ne vivre que +de concessions et de diplomatie. Et il avait enfin la vue +claire de ce clergé romain, si difficile d'abord à comprendre +pour un prêtre français, de ce gouvernement de +l'Église, représenté par le pape, ses cardinaux, ses prélats, +que Dieu en personne a chargés d'administrer ici-bas +son domaine, les hommes et la terre. Ils commencent par +mettre Dieu de côté, au fond du tabernacle, ne tolérant +plus qu'on le discute, imposant les dogmes comme les +vérités de son essence, mais eux-mêmes ne s'embarrassant +plus de lui, ne s'amusant plus à prouver son existence par +de vaines discussions théologiques. Évidemment il existe, +puisqu'ils gouvernent en son nom. Cela suffit. Dès lors, +ils sont au nom de Dieu les maîtres, consentant bien à +signer des concordats pour la forme, mais ne les observant +pas, ne pliant que devant la force, réservant toujours +leur souveraineté finale, qui un jour triomphera. Dans +l'attente de ce jour, ils agissent en simples diplomates, +ils organisent la lente conquête en fonctionnaires du Dieu +triomphant de demain, et la religion n'est ainsi que l'hommage +public qu'ils lui rendent, avec l'apparat, la magnificence +qui gagne les foules, dans l'unique but de le faire +régner sur l'humanité ravie et conquise, ou plutôt de +régner en son lieu et place, puisqu'ils sont ses représentants +visibles, délégués par lui. Ils descendent du +droit romain, ils ne sont toujours que les enfants de ce +vieux sol païen de Rome, et s'ils ont duré, s'ils comptent +durer éternellement, jusqu'à l'heure espérée où l'empire +du monde leur sera rendu, c'est qu'ils sont les héritiers +directs des Césars, drapés dans leur pourpre, ligne ininterrompue +et vivante du sang d'Auguste.</p> + +<p>Pierre, alors, eut honte de ses larmes. Ah! ses pauvres<a name="page_638" id="page_638"></a> +nerfs, ses abandons de sentimental et d'enthousiaste! +Une pudeur lui venait, comme s'il s'était montré là dans +la nudité de son âme. Et si inutilement, grand Dieu! au +fond de cette chambre où jamais rien ne s'était dit de +semblable, devant ce pontife roi qui ne pouvait l'entendre! +Cette idée politique des papes, de régner par les humbles +et par les pauvres, lui faisait horreur. N'était-ce pas la +conciliation du loup, cette pensée d'aller au peuple, +débarrassé de ses anciens maîtres, pour s'en nourrir à +son tour? Et il avait dû être fou, en vérité, le jour où il +s'était imaginé qu'un prélat romain, un cardinal, un pape, +étaient capables d'admettre le retour à la communauté +chrétienne, une floraison nouvelle du christianisme primitif +pacifiant les peuples vieillis, que la haine dévore. +Une pareille conception ne pouvait même tomber sous le +sens d'hommes qui, depuis des siècles, vivaient en maîtres +du monde, pleins d'un mépris insoucieux des petits et +des souffrants, frappés à la longue d'une totale impuissance +de charité et d'amour.</p> + +<p>Mais Léon XIII, de sa grosse voix intarissable, parlait +toujours. Et le prêtre l'entendit qui disait:</p> + +<p>—Pourquoi avez-vous écrit sur Lourdes cette page +entachée d'un si mauvais esprit? Lourdes, mon fils, a +rendu de grands services à la religion. J'ai souvent +exprimé aux personnes qui sont venues me raconter les +touchants miracles, presque quotidiens à la Grotte, mon +vif désir de voir ces miracles confirmés, établis par la +science la plus rigoureuse. Et, d'après ce que j'ai lu, il +me semble qu'aujourd'hui les esprits malveillants ne +sauraient douter davantage, car les miracles sont désormais +prouvés scientifiquement d'une façon irréfutable... +La science, mon fils, doit être la servante de Dieu. Elle +ne peut rien contre lui, et c'est par lui seul qu'elle arrive +à la vérité. Toutes les solutions qu'on prétend trouver +actuellement et qui paraissent détruire les dogmes, seront +forcément reconnues fausses un jour, car la vérité de Dieu<a name="page_639" id="page_639"></a> +restera victorieuse, lorsque les temps seront accomplis. +Ce sont là pourtant des certitudes bien simples, ce que +savent les petits enfants et ce qui suffirait à la paix, au +salut des hommes, s'ils voulaient s'en contenter... Et +soyez convaincu, mon fils, que la foi n'est pas incompatible +avec la raison. Saint Thomas n'est-il pas là, qui a +tout prévu, tout expliqué, tout réglé? Votre foi a été +ébranlée sous les assauts de l'esprit d'examen, vous avez +connu des troubles, des angoisses, que le ciel veut bien +épargner à nos prêtres, sur cette terre d'antique croyance, +cette Rome sanctifiée par le sang de tant de martyrs. Mais +nous ne craignons pas l'esprit d'examen, étudiez davantage, +lisez à fond saint Thomas, et votre foi reviendra, +plus solide, définitive et triomphante.</p> + +<p>Effaré, Pierre recevait ces choses, comme si des morceaux +de la voûte du firmament lui fussent tombés sur le +crâne. O Dieu de vérité! les miracles de Lourdes prouvés +scientifiquement, la science servante de Dieu, la foi compatible +avec la raison, saint Thomas suffisant à la certitude +du siècle! Comment répondre, ô Dieu! et pourquoi +répondre?</p> + +<p>—Le plus coupable et le plus dangereux des livres, +finit par conclure Léon XIII, un livre dont le titre, <i>la +Rome nouvelle</i>, est à lui seul un mensonge et un poison, +un livre d'autant plus condamnable qu'il a toutes les +séductions du style, toutes les perversions des chimères +généreuses, un livre enfin qu'un prêtre, s'il l'a conçu +dans une heure d'égarement, doit brûler en public, par +pénitence, de la main même qui en a écrit les pages d'erreur +et de scandale.</p> + +<p>Brusquement, Pierre se leva, tout debout. Et, dans le +silence énorme qui s'était fait, autour de cette chambre +morte, si pâlement éclairée, il n'y avait que la Rome du +dehors, la Rome nocturne, noyée de ténèbres, immense +et noire, semée seulement d'une poussière d'astres. Et il +allait crier:<a name="page_640" id="page_640"></a></p> + +<p>—C'est vrai, j'avais perdu la foi, mais je croyais l'avoir +retrouvée, dans la pitié que la misère du monde m'avait +mise au cœur. Vous étiez mon dernier espoir, le Père, +le sauveur attendu. Et voilà que c'est un rêve encore, vous +ne pouvez être de nouveau Jésus, pacifier les hommes, +à la veille de l'affreuse guerre fratricide qui se prépare. +Vous ne pouvez laisser là le trône, venir par les chemins, +avec les humbles, avec les pauvres, pour faire l'œuvre +suprême de fraternité. Eh bien! c'en est fini de vous, de +votre Vatican et de votre Saint-Pierre. Tout croule sous +l'assaut du peuple qui monte et de la science qui grandit. +Vous n'êtes plus, il n'y a plus ici que des décombres.</p> + +<p>Mais il ne prononça point ces paroles. Il s'inclina et +dit:</p> + +<p>—Saint-Père, je me soumets et je réprouve mon +livre.</p> + +<p>Sa voix tremblait d'un amer dégoût, ses mains ouvertes +eurent un geste d'abandon, comme s'il avait lâché son +âme. C'était la formule exacte de la soumission: <i>Auctor +laudabiliter se subjecit et opus reprobavit</i>, l'auteur +louablement s'est soumis et a réprouvé son œuvre. Rien +ne fut d'un désespoir plus haut, d'une grandeur plus +souveraine dans l'aveu d'une erreur et dans le suicide +d'une espérance. Mais quelle affreuse ironie! ce livre qu'il +avait juré de ne retirer jamais, pour le triomphe duquel il +s'était battu si passionnément, et qu'il reniait, qu'il supprimait +lui-même tout d'un coup, non parce qu'il le jugeait +coupable, mais parce qu'il venait de le sentir inutile +et chimérique comme un désir d'amant, un rêve de poète. +Ah! oui, puisqu'il s'était trompé, puisqu'il avait rêvé, +puisqu'il ne trouvait là ni le Dieu, ni le prêtre qu'il avait +voulus pour le bonheur des hommes, à quoi bon s'entêter +dans l'illusion d'un impossible réveil! Plutôt jeter son +livre à la terre comme une feuille morte, plutôt le renier, +le retrancher de lui, tel qu'un membre mort, désormais +sans raison ni usage!<a name="page_641" id="page_641"></a></p> + +<p>Un peu surpris d'une si prompte victoire, Léon XIII eut +une légère exclamation de contentement.</p> + +<p>—C'est très bien, très bien, mon fils! Vous venez de +dire les seules paroles sages qui convenaient à votre caractère +de prêtre.</p> + +<p>Et, dans son évidente satisfaction, lui qui n'abandonnait +jamais rien au hasard, qui préparait chacune de ses audiences, +avec les mots qu'il dirait, les gestes qu'il ferait, +il se détendit un peu, il montra une bonhomie véritable. +Ne pouvant comprendre, se trompant sur les vrais motifs +de la soumission de ce révolté, il goûtait la joie orgueilleuse +de l'avoir si aisément réduit au silence, car son +entourage lui avait fait de lui un portrait de révolutionnaire +terrible. Aussi une telle conversion le flattait-elle +beaucoup.</p> + +<p>—D'ailleurs, mon fils, je n'attendais pas moins de votre +esprit distingué. Reconnaître sa faute, en faire pénitence, +se soumettre, il n'y a pas de jouissance plus haute.</p> + +<p>D'un geste familier, il avait repris sur la petite table +son verre de sirop, il s'était remis, avant de la boire, à en +tourner la dernière gorgée, avec la longue cuiller de vermeil. +Et Pierre était surtout frappé de le retrouver, ainsi +qu'au début, l'air réduit, déchu de sa majesté souveraine, +pareil à un petit bourgeois très vieux qui buvait solitairement +son verre d'eau sucrée, avant de se mettre au lit. La +figure, après avoir grandi et rayonné, comme un astre qui +monte au zénith, venait de retomber à l'horizon, au ras +du sol, dans son humaine médiocrité. Il le revoyait chétif, +frêle, avec son cou mince de petit oiseau malade, avec sa +laideur sénile, qui le rendait si difficile pour ses portraits, +toiles peintes ou photographies, médailles d'or ou bustes +de marbre, disant qu'il ne fallait pas faire le papa Pecci, +mais Léon XIII, le grand pape, dont il avait l'ambition +de laisser à la postérité une si haute image. Et Pierre, +qui avait cessé de les voir un instant, était de nouveau +gêné par le mouchoir resté sur les genoux, par la soutane<a name="page_642" id="page_642"></a> +malpropre, tachée de tabac. Et il n'éprouvait plus qu'une +pitié attendrie pour tant de vieillesse pure et toute +blanche, qu'une profonde admiration pour l'entêtée puissance +de vie qui s'était réfugiée dans les yeux noirs, +qu'une déférence respectueuse de travailleur pour le large +cerveau, aux vastes projets, si débordant de pensées et +d'actions sans nombre.</p> + +<p>L'audience était finie, il s'inclina profondément.</p> + +<p>—Je remercie Votre Sainteté du paternel accueil +qu'elle a daigné me faire.</p> + +<p>Mais Léon XIII voulut bien le retenir encore une minute, +en lui reparlant de la France, en lui disant son vif +désir de la voir prospère, calme et forte, pour le plus +grand bien de l'Église. Et Pierre, pendant cette dernière +minute, eut une singulière vision, une véritable hantise. +En regardant le front d'ivoire du Saint-Père, tandis qu'il +songeait à son grand âge, au moindre rhume qui pouvait +l'emporter, il venait, par un involontaire rapprochement, +de se rappeler la scène d'usage, d'une grandeur farouche: +Pie IX, Giovanni Mastaï, mort depuis deux heures, le +visage couvert d'un linge blanc, entouré de la famille +pontificale bouleversée; puis, le cardinal Pecci, camerlingue, +s'approchant du lit funèbre, faisant écarter le +voile, tapant trois fois de son marteau d'argent sur le front +du cadavre, en jetant chaque fois le cri d'appel: Giovanni! +Giovanni! Giovanni! Et, le cadavre n'ayant pas +répondu, le camerlingue se tournait après avoir patienté +quelques secondes, disait: «Le pape est mort!» Pierre, +en même temps, avait vu se dresser là-bas, rue Giulia, le +cardinal Boccanera, le camerlingue, qui attendait, avec +son marteau d'argent; et il s'était imaginé Léon XIII, +Joachim Pecci, mort depuis deux heures, le visage couvert +d'un linge blanc, entouré de ses prélats, dans cette +chambre même; et il voyait le camerlingue qui s'approchait, +faisait écarter le voile, tapait trois fois sur le front +d'ivoire, en jetant chaque fois le cri d'appel: Joachim!<a name="page_643" id="page_643"></a> +Joachim! Joachim! Puis, le cadavre n'ayant pas répondu, +il se tournait après avoir patienté quelques secondes, il +disait: «Le pape est mort!» Léon XIII s'en souvenait-il +des trois coups qu'il avait donnés sur le front de Pie IX, +et sentait-il parfois à son front la crainte glacée des trois +coups, le froid mortel du marteau dont il avait armé le +camerlingue, l'implacable adversaire qu'il savait avoir +dans le cardinal Boccanera?</p> + +<p>—Allez en paix, mon fils, dit enfin Sa Sainteté, comme +bénédiction dernière. Votre faute vous sera remise, +puisque vous l'avez confessée et que vous en témoignez +l'horreur.</p> + +<p>Pierre, sans répondre, l'âme en détresse, acceptant +l'humiliation comme le châtiment mérité de sa chimère, +s'en alla à reculons, selon le cérémonial d'usage. Il s'inclina +profondément à trois reprises, il franchit la porte +sans se retourner, suivi par les yeux noirs de Léon XIII, +qui ne le quittaient pas. Pourtant, il le vit reprendre sur +la table le journal, dont il avait interrompu la lecture +pour le recevoir, ayant gardé le goût de la presse, une +curiosité vive des nouvelles, bien qu'il se trompât souvent +sur l'importance des articles, au fond de son isolement, +donnant à certains, sur certains points, une gravité qu'ils +n'avaient pas. Les deux lampes brûlaient avec une douce +clarté immobile, la chambre retomba dans son grand silence +et dans sa paix infinie.</p> + +<p>Au milieu de l'antichambre secrète, monsieur Squadra +debout, immobile et noir, attendait. Et, comme il constata +que Pierre, éperdu dans son étourdissement, passait en +oubliant son chapeau sur la console où il l'avait laissé, +il prit discrètement ce chapeau, le lui tendit, avec une +muette révérence. Puis, sans hâte aucune, du même pas +qu'à l'arrivée, il se remit à marcher devant lui, pour le +reconduire à la salle Clémentine.</p> + +<p>Alors, ce fut, en sens inverse, la même immense promenade, +le défilé sans fin au travers des salles interminables.<a name="page_644" id="page_644"></a> +Et toujours pas une âme, pas un bruit, pas un +souffle. Dans chaque pièce vide, l'unique lampe, solitaire +et comme oubliée, charbonnait, brûlait plus pâle dans +plus de silence. Le désert semblait s'être élargi, à mesure +que la nuit avançait, noyant d'ombre les rares +meubles, épars sous les hauts plafonds dorés, les trônes, +les escabeaux de bois, les consoles, les crucifix, les candélabres, +qui se répétaient à chaque salle nouvelle. Et ce +fut ainsi, après l'antichambre d'honneur dont le damas +rougeoyait, la salle des gardes-nobles, endormie dans +une légère odeur d'encens, qu'une messe dite le matin +y avait laissée; puis, ce furent la salle des Tapisseries, +la salle de la garde palatine, la salle des gendarmes; +et, dans la salle des bussolanti, qui suivait, le dernier +domestique de service, resté sur la banquette, s'y était +assoupi d'un si bon sommeil, qu'il ne s'éveilla point. +Les pas sonnaient faiblement sur les dalles, étouffés +dans l'air morne de ce palais clos, muré de partout +ainsi qu'une tombe, envahi à cette heure tardive d'un +néant qui le submergeait. Enfin, ce fut la salle Clémentine, +que le poste de la garde suisse venait de quitter.</p> + +<p>Jusqu'à cette salle, monsieur Squadra n'avait pas +tourné la tête. Toujours muet, sans un geste, il s'effaça, +laissa passer Pierre, qu'il salua d'une dernière révérence. +Ensuite, il disparut.</p> + +<p>Et Pierre descendit les deux étages de l'escalier monumental, +que les globes dépolis des becs de gaz éclairaient +d'une lueur de veilleuse, dans un accablement +extraordinaire du silence, depuis que les pas des gardes +suisses en faction ne retentissaient plus sur les paliers. +Et il traversa la cour Saint-Damase, vide et morte, sous +la pâle clarté des lanternes du perron, descendit la scala +Pia, l'autre escalier géant, aussi vide, aussi mort dans sa +demi-obscurité, franchit enfin la porte de bronze, qu'un +portier, derrière lui, roula et ferma d'une poussée lente. +Et quel grondement, quel cri farouche de dur métal, sur<a name="page_645" id="page_645"></a> +tout ce que cette porte enfermait là, tant de ténèbres +entassées, tant de silence accru, les siècles immobiles +que la tradition y perpétuait, les idoles indestructibles +des dogmes conservés sous leurs bandelettes de momies, +toutes les chaînes qui pèsent et qui lient, tout l'appareil +d'étroit servage, de domination souveraine, dont les échos +des salles désertes et noires renvoyaient le formidable +retentissement!</p> + +<p>Sur la place Saint-Pierre, au milieu de cette immensité +sombre, il se retrouva seul. Pas un promeneur attardé, +pas un être. Émergeant de la vaste mosaïque du petit +pavé gris, rien que la haute apparition de l'Obélisque +blême, entre les quatre candélabres. La façade de la +basilique s'évoquait, elle aussi, d'une pâleur de rêve, +élargissant, pareilles à deux bras énormes, les quadruples +rangées de piliers de la colonnade, noyées d'obscurité, +ainsi que des futaies de pierre. Et rien autre, le +dôme n'était qu'une rondeur démesurée, devinée à peine +dans le ciel sans lune. Seuls, les jets d'eau des fontaines, +qu'on finissait par distinguer comme de grêles fantômes +mouvants, mettaient là une voix, un murmure sans fin de +triste plainte, venu on ne savait de quelles ténèbres. +Ah! la mélancolique grandeur de ce sommeil, toute cette +place fameuse, avec le Vatican, avec Saint-Pierre, vus la +nuit, noyés d'ombre et de silence! Soudain l'horloge +sonna dix heures, d'une cloche si lente et si forte, que +jamais heures plus solennelles, plus définitives, n'avaient +semblé tomber dans plus d'infini noir et insondable.</p> + +<p>Pierre, immobile au milieu de l'étendue, avait tressailli +de tout son pauvre être brisé. Eh! quoi, il n'avait +causé, là-haut, que trois quarts d'heure à peine, avec le +blanc vieillard qui venait de lui arracher toute son âme? +Oui, c'était l'arrachement final, la dernière croyance +arrachée de son cerveau, de son cœur saignants. L'expérience +suprême était faite, un monde en lui avait croulé. +Tout d'un coup, il songea à monsignor Nani, en réfléchissant<a name="page_646" id="page_646"></a> que +celui-là seul avait eu raison. On lui disait bien +qu'il finirait quand même par faire ce que voudrait monsignor +Nani, et il avait maintenant la stupeur de l'avoir +fait.</p> + +<p>Mais un brusque désespoir le saisit, une détresse si +atroce, que, du fond de l'abîme de ténèbres où il était, il +leva ses deux bras frémissants dans le vide, il parla tout +haut.</p> + +<p>—Non, non! vous n'êtes point ici, ô Dieu de vie et +d'amour, ô Dieu de salut! et venez donc, apparaissez, +puisque vos enfants se meurent de ne savoir ni qui vous +êtes ni où vous êtes, dans l'infini des mondes!</p> + +<p>Au-dessus de l'immense place, le ciel immense s'étendait, +de velours bleu sombre, l'infini muet et bouleversant +où palpitaient les constellations. Sur les toitures du +Vatican, le Chariot semblait s'être renversé davantage, +ses roues d'or comme déviées du droit chemin, son brancard +d'or en l'air; tandis que là-bas, sur Rome, du côté +de la rue Giulia, Orion allait disparaître, ne montrant +déjà plus qu'une seule des trois étoiles d'or qui chamarraient +son baudrier.<a name="page_647" id="page_647"></a></p> + +<h3><a name="XV" id="XV"></a>XV</h3> + +<p>Pierre ne s'était assoupi qu'au petit jour, brisé d'émotion, +brûlant de fièvre. Dès son retour au palais Boccanera, +dans la nuit noire, il avait retrouvé l'affreux deuil de +la mort de Dario et de Benedetta. Et, vers neuf heures, +lorsqu'il se fut réveillé et qu'il eut déjeuné, il voulut descendre +tout de suite à l'appartement du cardinal, où l'on +avait exposé les corps des deux amants, pour que la +famille, les amis, les clients, pussent leur apporter leurs +larmes et leurs prières.</p> + +<p>Pendant qu'il déjeunait, Victorine, qui ne s'était pas +couchée, d'une bravoure active dans son désespoir, venait +de lui raconter les événements de la nuit et de la matinée. +Donna Serafina, par un respect de prude pour les +convenances, avait risqué une nouvelle tentative, voulant +qu'on séparât les deux corps. Cette femme nue qui, dans +la mort, étreignait si étroitement cet homme dévêtu lui-même, +blessait toutes ses pudeurs. Mais il n'était plus +temps, la rigidité s'était produite, ce qu'on n'avait pas +fait au premier moment ne pouvait plus l'être, sans une +horrible profanation. Leur étreinte d'amour était si puissante, +qu'il aurait fallu, pour les dénouer l'un de l'autre, +arracher leurs chairs, casser leurs membres. Et le cardinal, +qui, déjà, n'avait pas permis qu'on troublât leur sommeil, +leur union d'éternité, s'était presque querellé avec +sa sœur. Sous sa robe de prêtre, il se retrouvait de +sa race, fier des passions d'autrefois, des belles amours +violentes, des beaux coups de dague, disant que, si la<a name="page_648" id="page_648"></a> +famille comptait deux papes, de grands capitaines, de +grands amoureux l'avaient aussi illustrée. Jamais il ne +laisserait toucher à ces deux enfants, si purs en leur douloureuse +existence, et que la tombe seule avait unis. Il +était le maître en son palais, on les coudrait dans le +même suaire, on les clouerait dans le même cercueil. +Ensuite, le service religieux serait fait à San Carlo, +l'église voisine, dont il avait le titre cardinalice, où il +était le maître encore. Et, s'il le fallait, il irait jusqu'au +pape. Et telle était sa volonté souveraine, exprimée si +hautement, que tout le monde dans la maison avait dû +s'incliner, sans se permettre un geste ni un souffle.</p> + +<p>Alors, donna Serafina s'était occupée de la toilette dernière. +Selon l'usage, les domestiques se trouvaient là, +Victorine avait aidé la famille, comme la servante la plus +ancienne, la plus aimée. Il avait fallu se contenter d'envelopper +d'abord les deux amants dans les cheveux dénoués +de Benedetta, la chevelure odorante, épaisse et large, +ainsi qu'un royal manteau; puis, on les avait vêtus d'un +même linceul de soie blanche, serré à leurs cous, qui +faisait d'eux un seul être dans la mort. Et, de nouveau, +le cardinal avait exigé qu'ils fussent descendus chez lui, +qu'on les couchât sur un lit de parade, au milieu de la +salle du trône, pour leur rendre un suprême hommage, +comme aux derniers du nom, aux deux fiancés tragiques, +avec qui la gloire jadis retentissante des Boccanera retournait +à la terre. D'ailleurs, donna Serafina s'était rangée +tout de suite à ce projet, car elle jugeait peu décent que +sa nièce, même morte, fût aperçue dans cette chambre, +sur ce lit d'un jeune homme. L'histoire arrangée circulait +déjà: le brusque décès de Dario emporté en quelques +heures par une fièvre infectieuse; la douleur folle de +Benedetta, qui avait expiré sur son corps, en le serrant +une dernière fois entre ses bras; et les honneurs royaux +qu'on leur rendait, et les belles noces funèbres qu'on +leur faisait, allongés tous les deux sur le même lit d'éternel<a name="page_649" id="page_649"></a> +repos. Rome entière, bouleversée par cette histoire +d'amour et de mort, n'allait plus, pendant deux semaines, +causer d'autre chose.</p> + +<p>Pierre serait parti le soir même pour la France, dans +sa hâte de quitter cette ville de désastre, où il devait +laisser le dernier lambeau de sa foi. Mais il voulait attendre +les obsèques, il avait remis son départ au lendemain soir. +Et, toute cette journée encore, il la passerait là, dans +ce palais qui croulait, près de cette morte qu'il avait aimée, +lâchant de retrouver pour elle des prières, au fond de +son cœur vide et meurtri.</p> + +<p>Quand il fut descendu, sur le vaste palier, devant l'appartement +de réception du cardinal, le souvenir lui revint +du premier jour où il s'était présenté là. C'était la même +sensation d'ancienne pompe princière, dans l'usure et +dans la poussière du passé. Les portes des trois immenses +antichambres se trouvaient grandes ouvertes; et les salles +étaient vides encore, sous les hauts plafonds obscurs, à +cause de l'heure matinale. Dans la première, celle des +domestiques, il n'y avait que Giacomo en livrée noire, +immobile et debout, en face de l'antique chapeau rouge, +accroché sous le baldaquin, avec ses glands mangés à demi, +parmi lesquels les araignées filaient leur toile. Dans la +seconde, celle où le secrétaire se tenait autrefois, l'abbé +Paparelli, le caudataire qui remplissait aussi la fonction de +maître de chambre, attendait les visiteurs en marchant à +petits pas silencieux; et jamais il n'avait plus ressemblé à +une très vieille fille en jupe noire, blêmie, ridée par des +pratiques trop sévères, avec son humilité conquérante, son +air louche de toute-puissance obséquieuse. Enfin, dans la +troisième antichambre, l'antichambre noble, où la barrette, +posée sur une crédence, faisait face au grand portrait +impérieux du cardinal en costume de cérémonie, le +secrétaire, don Vigilio, avait quitté sa petite table de travail +pour se tenir à la porte de la salle du trône, saluant +d'une révérence les personnes qui en passaient le seuil.<a name="page_650" id="page_650"></a> +Et, par cette sombre matinée d'hiver, ces salles apparaissaient +plus mornes, plus délabrées, les tentures en lambeaux, +les rares meubles ternis de poussière, les vieilles +boiseries s'émiettant sous le continu travail des vers, les +plafonds seuls gardant leur fastueuse envolée de dorures +et de peintures triomphales.</p> + +<p>Mais Pierre, que l'abbé Paparelli venait de saluer profondément, +d'une façon exagérée, où se sentait l'ironie +d'une sorte de congé donné à un vaincu, était surtout +saisi par la grandeur triste de ces trois vastes salles en +ruine, qui conduisaient, ce jour-là, à cette salle du trône +transformée en salle de mort, dans laquelle dormaient les +deux derniers enfants de la maison. Quel gala superbe et +désolé de la mort, toutes les larges portes ouvertes, tout +le vide de ces pièces trop grandes, dépeuplées de leurs +anciennes foules, aboutissant au deuil suprême de la fin +d'une race! Le cardinal s'était enfermé dans son petit +cabinet de travail, où il recevait les membres de la famille, +les intimes qui tenaient à lui présenter leurs condoléances; +tandis que donna Serafina, de son côté, avait choisi une +chambre voisine, pour y attendre les dames amies, dont +le défilé allait durer jusqu'au soir. Et Pierre, que Victorine +avait renseigné sur ce cérémonial, dut se décider à +entrer directement dans la salle du trône, de nouveau +salué par une grande révérence de don Vigilio, pâle et +muet, qui sembla même ne pas le reconnaître.</p> + +<p>Une surprise attendait le prêtre. Il s'était imaginé une +chapelle ardente, la nuit complètement faite, des centaines +de cierges brûlant autour d'un catafalque, au milieu de +la salle tendue de draperies noires. On lui avait dit que +l'exposition se faisait là, parce que l'antique chapelle du +palais, située au rez-de-chaussée, était fermée depuis cinquante +ans, hors d'usage, et que la petite chapelle privée +du cardinal se trouvait trop étroite pour une pareille cérémonie. +Aussi avait-il fallu improviser un autel dans la salle +du trône, où les messes se succédaient depuis le matin.<a name="page_651" id="page_651"></a> +D'ailleurs, des messes devaient également être dites toute +la journée dans la chapelle privée; de même qu'on avait +installé deux autres autels, un dans une petite pièce voisine +de l'antichambre noble, l'autre dans une sorte d'alcôve +qui s'ouvrait sur la seconde antichambre; et c'était +ainsi que des prêtres, surtout des franciscains, des religieux +appartenant aux ordres pauvres, allaient sans interruption +et concurremment célébrer le divin sacrifice, sur +ces quatre autels. Le cardinal avait voulu que pas un +instant le sang divin ne cessât de couler chez lui pour la rédemption +des deux âmes chères, envolées ensemble. Dans +le palais en deuil, au travers des salles funèbres, les tintements +des sonnettes de l'élévation ne s'arrêtaient pas, les +murmures frissonnants des paroles latines ne se taisaient +pas, les hosties se brisaient, les calices se vidaient continuellement, +sans que Dieu pût une seule minute s'absenter +de cet air lourd, qui sentait la mort.</p> + +<p>Et Pierre, étonné, trouva la salle du trône telle qu'il +l'avait vue, le jour de sa première visite. Les rideaux des +quatre grandes fenêtres n'avaient pas même été tirés, la +sombre matinée d'hiver entrait en une clarté faible, grise +et froide. C'étaient encore, sous le plafond de bois sculpté +et doré, les tentures rouges des murs, une brocatelle à +grandes palmes, mangée par l'usure; et l'ancien trône se +trouvait là, le fauteuil retourné contre la muraille, dans +l'attente inutile du pape, qui ne venait jamais plus. Seul, +l'autel improvisé, dressé à côté de ce trône, changeait un +peu l'aspect de la pièce, débarrassée de ses quelques +meubles, sièges, tables, consoles. Puis, au milieu, on +avait posé sur une marche basse le lit d'apparat, où Benedetta +et Dario étaient couchés, dans une jonchée de fleurs. +Au chevet du lit, deux cierges simplement, un de chaque +côté, brûlaient. Et rien autre, et seulement des fleurs +encore, une telle moisson de fleurs, qu'on ne savait dans +quel jardin chimérique on avait bien pu la couper, des +roses blanches surtout, des gerbes de roses sur le lit, des<a name="page_652" id="page_652"></a> +gerbes de roses s'écroulant du lit, des gerbes de roses +couvrant la marche, débordant de la marche jusque sur +le dallage magnifique de la salle.</p> + +<p>Pierre s'était approché du lit, le cœur bouleversé d'une +émotion profonde. Ces deux cierges dont le jour pâle +éteignait à demi les petites flammes jaunes, cette continuelle +plainte basse de la messe voisine, ce parfum pénétrant +des roses qui alourdissait l'air, mettaient une infinie +détresse, une lamentation de deuil sans bornes, dans la +grande salle surannée et poudreuse. Et pas un geste, pas +un souffle, rien autre, par instants, qu'un petit bruit de +sanglots étouffés, parmi les quelques personnes qui se +trouvaient là. Des domestiques de la maison se relayaient +sans cesse, quatre toujours étaient au chevet du lit, debout, +immobiles, ainsi que des gardes familiers et fidèles. De +temps à autre, l'avocat consistorial Morano, qui s'occupait +de tout, depuis le matin, traversait la pièce, l'air pressé, +d'un pas silencieux. Et, sur la marche, tous ceux qui entraient +venaient s'agenouiller, priaient, pleuraient. Pierre +y aperçut trois dames, la face dans leur mouchoir. Un vieux +prêtre y était aussi, tremblant de douleur, la tête basse, +et dont on ne pouvait distinguer le visage. Mais il fut +surtout attendri par la vue d'une jeune fille, vêtue pauvrement, +qu'il prit pour une servante, si écrasée par le +chagrin sur les dalles, qu'elle n'était plus là qu'une loque +de misère et de souffrance.</p> + +<p>Alors, à son tour, il s'agenouilla; et, du balbutiement +professionnel des lèvres, il tâcha de retrouver le latin des +prières consacrées, qu'il avait dites si souvent comme +prêtre, au chevet des morts. Son émotion grandissante +brouillait sa mémoire, il s'anéantit dans le spectacle adorable +et terrible des deux amants, que ses regards ne pouvaient +quitter. Sous la jonchée des roses, les corps se +distinguaient à peine, dans leur étreinte; mais les deux +têtes émergeaient, serrées au cou par le suaire de soie. +Et qu'elles étaient belles encore, d'une beauté de passion<a name="page_653" id="page_653"></a> +enfin satisfaite, posées toutes deux sur le même coussin, +mêlant leurs chevelures! Benedetta avait gardé sa face divinement +rieuse, aimante et fidèle pour l'éternité, exaltée +d'avoir rendu son dernier souffle en un baiser d'amour. +Dario, en son allégresse dernière, était resté plus douloureux, +tel que les marbres des pierres funéraires, que les +amoureuses s'épuisent à étreindre vainement. Et ils avaient +encore les yeux grands ouverts, plongeant les uns au fond +des autres, et ils continuaient à se regarder sans fin, avec +une douceur de caresse que jamais rien ne devait plus +troubler.</p> + +<p>Mon Dieu! était-ce donc vrai qu'il l'avait aimée, cette +Benedetta, d'un amour si pur, si dégagé de toute idée +d'impossible possession! Et Pierre était remué jusqu'au +fond de l'âme par les heures délicieuses qu'il avait passées +près d'elle, dans un lien d'une exquise amitié, aussi +douce que l'amour. Elle était si belle, si sage, si brûlante +de passion! Lui-même avait fait un si beau rêve, animer +de sa fraternité libératrice cette admirable créature, à +l'âme de feu, aux airs indolents, en laquelle il revoyait +toute l'ancienne Rome, qu'il aurait voulu réveiller et conquérir +à l'Italie de demain. Il rêvait de la catéchiser, de +lui élargir le cœur et le cerveau, en lui donnant l'amour +des petits et des pauvres, le flot de pitié d'aujourd'hui +pour les choses et pour les êtres. Maintenant, cela l'aurait +fait un peu sourire, s'il n'avait pas débordé de larmes. +Comme elle s'était montrée charmante, en s'efforçant de +le contenter, malgré les obstacles invincibles, la race, +l'éducation, le milieu, qui l'empêchaient de le suivre! Elle +était une écolière docile, mais incapable de progrès véritable. +Un jour pourtant, elle avait semblé se rapprocher, +de lui, comme si la souffrance lui ouvrait l'âme à toutes +les charités. Puis, l'illusion du bonheur était venue, et +elle n'avait plus rien compris à la misère des autres, elle +s'en était allée dans l'égoïsme de son espoir et de sa joie, +à elle. Était-ce donc, grand Dieu! que cette race, condamnée<a name="page_654" id="page_654"></a> +à disparaître, devait finir ainsi, si belle encore +parfois, si adorée, mais si fermée à l'amour des humbles, +à la loi de charité et de justice, qui, en réglementant le +travail, pouvait seule désormais sauver le monde?</p> + +<p>Puis, ce fut chez Pierre une autre désolation encore, +qui le laissa balbutiant, sans prières précises. Il venait +de songer au coup de violence qui avait emporté les deux +enfants, dans une revanche foudroyante de la nature. +Quelle dérision d'avoir promis à la Vierge de ne faire le +cadeau de sa virginité qu'au mari élu, de s'être fait saigner +sous ce serment, comme sous un cilice, pendant son existence +entière, pour en venir à se jeter dans la mort, au +cou de l'amant, éperdue de regrets, brûlante de se donner +toute! Et elle s'était donnée avec l'emportement d'une +protestation dernière, et il avait suffi du fait brutal de la +séparation menaçante, l'avertissant de la duperie, la ramenant +à l'instinct de l'universel amour. C'était encore +une fois l'Église vaincue, le grand Pan, semeur des +germes, rassemblant les couples de son geste continu de +fécondité. Si, lors de la Renaissance, l'Église n'avait pas +croulé sous l'assaut des Vénus et des Hercules exhumés +du vieux sol romain, la lutte continuait aussi âpre, et à +chaque heure les peuples nouveaux, débordants de sève, +affamés de vie, en guerre contre une religion qui n'était +qu'un appétit de la mort, menaçaient d'emporter l'ancien +édifice catholique, dont les murs déjà croulaient de vieillesse +inféconde.</p> + +<p>Et, à ce moment. Pierre eut la sensation que la mort +de cette Benedetta adorable était pour lui le suprême +désastre. Il la regardait toujours, et des larmes brûlèrent +ses yeux. Elle achevait d'emporter sa chimère. Comme la +veille, au Vatican, devant le pape, il sentait s'effondrer +sa dernière espérance, la résurrection tant souhaitée de +la vieille Rome, en une Rome de jeunesse et de salut. +Cette fois, c'était bien la fin: Rome la catholique, la princière, +était morte, couchée là, telle qu'un marbre, sur ce<a name="page_655" id="page_655"></a> +lit funèbre. Elle n'avait pu aller aux humbles, aux souffrants +de ce monde, elle venait d'expirer dans le cri impuissant +de sa passion égoïste, quand il était trop tard pour +aimer et enfanter. Jamais plus elle ne ferait d'enfants, la +vieille maison romaine était vide désormais, stérile, sans +réveil possible. Pierre, dont la chère morte laissait l'âme +veuve, en deuil d'un si grand rêve, éprouvait une telle +douleur à la voir ainsi immobile et glacée, qu'il se sentit +défaillir. Était-ce le jour livide, étoilé par les taches jaunes +des deux cierges, qui lui troublait la vue, le parfum des +roses, alourdi dans l'air de mort, qui le grisait comme +d'une ivresse, le sourd murmure continu de l'officiant en +train d'achever sa messe, derrière lui, qui bourdonnait +dans son crâne, en l'empêchant de retrouver ses prières? +Il craignit de tomber en travers de la marche, il se releva +péniblement et s'écarta.</p> + +<p>Puis, comme il se réfugiait au fond de l'embrasure d'une +fenêtre, pour se remettre, il eut l'étonnement de rencontrer +là Victorine, assise sur une banquette, qu'on y +avait à demi dissimulée. Elle avait des ordres de donna +Serafina, elle veillait de ce coin sur ses deux chers enfants, +ainsi qu'elle les nommait, en ne quittant pas des +yeux les personnes qui entraient et qui sortaient. Tout +de suite, elle fit asseoir le jeune prêtre, lorsqu'elle le +vit si pâle, près de s'évanouir.</p> + +<p>—Ah! dit-il très bas, lorsqu'il eut longuement respiré, +qu'ils aient au moins la joie d'être ensemble ailleurs, de +revivre une autre vie, dans un autre monde!</p> + +<p>Elle haussa doucement les épaules, elle répondit à +voix très basse, elle aussi:</p> + +<p>—Oh! revivre, monsieur l'abbé, pourquoi faire? +Quand on est mort, allez! le mieux est encore d'être +mort et de dormir. Les pauvres enfants ont eu assez de +peines sur la terre, il ne faut pas leur souhaiter de recommencer +ailleurs.</p> + +<p>Ce mot si naïf et si profond d'illettrée incroyante fit<a name="page_656" id="page_656"></a> +passer un frisson dans les os de Pierre. Et lui dont les +dents avaient parfois claqué de terreur, la nuit, à la +brusque évocation du néant! Il la trouvait héroïque de +n'être pas troublée par les idées d'éternité et d'infini. Ah! +si tout le monde avait eu cette tranquille irréligion, cette +insouciance si sage, si gaie, du petit peuple incrédule de +France, quel calme soudain parmi les hommes, quelle vie +heureuse!</p> + +<p>Et, comme elle le sentait qui frémissait ainsi, elle ajouta:</p> + +<p>—Que voulez-vous donc qu'il y ait après la mort? On +a bien mérité de dormir, c'est encore ce qu'il y a de plus +désirable et de plus consolant. Si Dieu avait à récompenser +les bons et à punir les méchants, il aurait vraiment +trop à faire. Est-ce que c'est possible, un pareil jugement? +Est-ce que le bien et le mal ne sont pas dans +chacun, à ce point mêlés, que le mieux serait encore +d'acquitter tout le monde?</p> + +<p>—Mais, murmura-t-il, ces deux-là, si aimables, si +aimés, n'ont pas vécu, et pourquoi ne pas se donner la +joie de croire qu'ils revivent, récompensés ailleurs, aux +bras l'un de l'autre, éternellement?</p> + +<p>De nouveau, elle secoua la tête.</p> + +<p>—Non, non!... Je le disais bien, que ma pauvre +Benedetta avait tort de se martyriser avec des idées de +l'autre monde, en se refusant à son amoureux, qu'elle +désirait tant. Moi, si elle avait voulu, je le lui aurais +amené dans sa chambre, son amoureux, et sans maire, et +sans curé encore! C'est si rare, le bonheur! On a tant de +regret, plus tard, quand il n'est plus temps!... Et voilà +toute l'histoire de ces deux pauvres mignons. Il n'est plus +temps pour eux, ils sont morts, et on a beau mettre les +amoureux dans les étoiles, voyez-vous, quand ils sont +morts, ils le sont bien, ça ne leur fait plus ni chaud ni +froid, de s'embrasser!</p> + +<p>A son tour, elle était reprise par les larmes, elle sanglotait.<a name="page_657" id="page_657"></a></p> + +<p>—Les pauvres petits! les pauvres petits! dire qu'ils n'ont +pas eu seulement une nuit gentille, et que c'est maintenant +la grande nuit qui ne finira plus!... Regardez-les +donc, comme ils sont blancs! et pensez-vous à cela, quand +il ne restera que les os de leurs deux têtes, sur le coussin, +et que les os seuls de leurs bras se serreront encore?... +Ah! qu'ils dorment, qu'ils dorment! au moins ils ne +savent plus, ils ne sentent plus!</p> + +<p>Un long silence retomba. Pierre, dans le frisson de son +doute, dans son désir anxieux de survie, la regardait, +cette femme dont les curés ne faisaient pas l'affaire, qui +avait gardé son franc-parler de Beauceronne, l'air si paisible +et si content du devoir accompli, en son humble +situation de servante, perdue depuis vingt-cinq ans au +milieu d'un pays de loups, où elle n'avait pas même pu +apprendre la langue. Oh! oui, être comme elle, avoir son +bel équilibre de créature saine et bornée qui se contentait +de la terre, qui se couchait pleinement satisfaite le +soir, lorsqu'elle avait rempli son labeur du jour, quitte à +ne se réveiller jamais!</p> + +<p>Mais Pierre, en reportant les yeux vers le lit funèbre, +venait de reconnaître le vieux prêtre, agenouillé sur la +marche, et dont la tête basse, accablée de douleur, ne +lui avait point permis de distinguer les traits.</p> + +<p>—N'est-ce pas l'abbé Pisoni, le curé de Sainte-Brigitte, +où j'ai dit quelques messes? Ah! le pauvre homme, +comme il pleure!</p> + +<p>Victorine répondit de sa voix tranquille et navrée:</p> + +<p>—Il y a de quoi. Le jour où il s'est avisé de marier +ma pauvre Benedetta au comte Prada, il a fait vraiment un +beau coup. Tant d'abominations ne seraient pas arrivées, +si on avait donné tout de suite son Dario à la chère +enfant. Mais ils sont tous fous dans cette bête de ville, +avec leur politique; et celui-ci, qui est pourtant un si brave +homme, croyait avoir fait un vrai miracle et sauvé le +monde, en mariant le pape et le roi, comme il disait avec<a name="page_658" id="page_658"></a> +un rire doux de vieux savant qui n'a jamais aimé que les +vieilles pierres: vous savez bien, leurs antiquailles, leurs +idées patriotiques d'il y a cent mille ans. Et vous voyez, +aujourd'hui, il pleure toutes les larmes de son corps... +L'autre aussi est venu, il n'y a pas vingt minutes, le père +Lorenza, le Jésuite, celui qui a été le confesseur de la +contessina, après l'abbé Pisoni, et qui a défait ce que ce +dernier avait fait. Oui, un bel homme, un beau gâcheur +de besogne encore, un empêcheur d'être heureux, avec +toutes les complications sournoises qu'il a mises dans +l'histoire du divorce... J'aurais voulu que vous fussiez là, +pour voir la façon dont il a fait un grand signe de croix, +après s'être mis à genoux. Il n'a pas pleuré, lui, ah! non, +et il semblait dire que, puisque les choses finissaient +si mal, c'était que Dieu s'était finalement retiré de toute +cette affaire. Tant pis pour les morts!</p> + +<p>Elle parlait doucement, sans arrêt, comme soulagée de +pouvoir se vider le cœur, après les terribles heures de +bousculade et d'étouffement, qu'elle vivait depuis la +veille.</p> + +<p>—Et celle-ci, reprit-elle plus bas, vous ne la reconnaissez +donc point?</p> + +<p>Elle désignait du regard la jeune fille pauvrement +vêtue, qu'il avait prise pour une servante, et que le chagrin, +une détresse affreuse, écrasait sur les dalles, devant +le lit. Dans un mouvement d'éperdue souffrance, elle +venait de relever, de renverser la tête, une tête d'une +beauté extraordinaire, noyée dans la plus admirable des +chevelures noires.</p> + +<p>—La Pierina! dit-il. La pauvre fille!</p> + +<p>Victorine eut un geste de pitié et de tolérance.</p> + +<p>—Que voulez-vous? je lui ai permis de monter +jusqu'ici... Je ne sais comment elle a pu apprendre le +malheur. Il est vrai qu'elle rôde toujours autour du palais. +Alors, elle m'a fait appeler, en bas, et si vous l'aviez +entendue me supplier, me demander avec de gros sanglots<a name="page_659" id="page_659"></a> +la grâce de voir son prince une fois encore!... Mon Dieu! +elle ne fait de mal à personne, là, par terre, à les +regarder tous les deux, de ses beaux yeux d'amoureuse, +pleins de larmes. Elle y est depuis une demi-heure, je +m'étais promis de la faire sortir, si elle ne se conduisait +pas bien. Mais, puisqu'elle est sage, qu'elle ne bouge +seulement pas, ah! qu'elle reste donc et qu'elle s'emplisse +le cœur pour la vie entière!</p> + +<p>Et c'était, en vérité, un spectacle sublime, que cette +Pierina, cette fille d'ignorance, de passion et de beauté, +foudroyée de la sorte, anéantie, au bas de la couche +nuptiale, où les deux amants enlacés dormaient, dans la +mort, leur première et éternelle nuit. Elle s'était affaissée +sur les talons, elle avait laissé tomber ses bras trop +lourds, les mains ouvertes; et, la face levée, immobile, +comme figée en une extase d'agonie, elle ne quittait plus +du regard le couple adorable et tragique. Jamais visage +humain n'avait paru si beau, d'une splendeur de souffrance +et d'amour si éclatante, la Douleur antique, mais +toute frémissante de vie, avec son front royal, ses joues +de grâce fière, sa bouche de perfection divine. A quoi +pensait-elle, de quoi souffrait-elle, en regardant fixement +son prince, à jamais dans les bras de sa rivale? +Était-ce donc une jalousie sans fin possible qui glaçait +le sang de ses veines? Était-ce plutôt la seule souffrance +de l'avoir perdu, de se dire qu'elle le voyait pour la dernière +fois, sans haine contre cette autre femme qui tâchait +vainement de le réchauffer, contre sa chair, aussi froide +que la sienne? Ses yeux noyés restaient doux pourtant, +ses lèvres amères gardaient leur tendresse. Elle les trouvait +si purs, si beaux, couchés parmi cette jonchée de +fleurs! Et, dans sa beauté à elle, sa beauté de reine qui +s'ignore, elle était là sans souffle, en humble servante, +en esclave amoureuse, dont ses maîtres, en mourant, ont +arraché et emporté le cœur.</p> + +<p>Sans cesse, maintenant, des personnes entraient d'un<a name="page_660" id="page_660"></a> +pas ralenti, avec des visages de deuil, s'agenouillaient, +priaient pendant quelques minutes, puis sortaient, de la +même allure muette et désolée. Et Pierre eut un serrement +de cœur, quand il vit arriver ainsi la mère de +Dario, la toujours belle Flavia, accompagnée correctement +de son mari, le beau Jules Laporte, l'ancien sergent +de la garde suisse dont elle avait fait un marquis +Montefiori. Prévenue dès la mort, elle était venue la +veille au soir. Mais elle revenait d'un air de cérémonie, +en grand deuil, superbe dans tout ce noir, qui allait très +bien à sa majesté de Junon un peu forte. Lorsqu'elle se +fut approchée royalement du lit, elle resta un instant +debout, avec deux larmes au bord des paupières, qui ne +coulaient pas. Puis, au moment de se mettre à genoux, +elle s'assura que Jules était bien à son côté, elle lui +commanda d'un coup d'œil de s'agenouiller aussi, près +d'elle. Tous deux s'inclinèrent au bord de la marche, +restèrent là en prière le temps convenable, elle très +digne et accablée, lui beaucoup mieux qu'elle encore, +d'une désolation parfaite d'homme qui n'était déplacé +dans aucune des circonstances de la vie, même les plus +graves. Ensuite, tous les deux se relevèrent, disparurent +avec lenteur par la porte des appartements, où le cardinal +et donna Serafina recevaient la famille et les +intimes.</p> + +<p>Cinq dames entrèrent à la file, tandis que deux capucins +et l'ambassadeur d'Espagne près du Saint-Siège +sortaient. Et Victorine, qui se taisait depuis quelques +minutes, reprit soudain:</p> + +<p>—Ah! voici la petite princesse, et bien affligée, elle +qui aimait tant notre Benedetta!</p> + +<p>Pierre, en effet, vit entrer Celia, qui avait pris le deuil, +elle aussi, pour cette visite d'abominable adieu. Derrière +elle, la femme de chambre, dont elle s'était fait accompagner, +tenait, dans chacun de ses bras, une gerbe +énorme de roses blanches.<a name="page_661" id="page_661"></a></p> + +<p>—La chère petite! murmura encore Victorine, elle +qui voulait que ses noces avec son Attilio se fissent en +même temps que les noces des deux pauvres morts dont +les amours maintenant reposent là! Et ce sont eux qui +l'ont devancée, elles sont faites, leurs noces, ils la dorment +déjà, leur première nuit!</p> + +<p>Tout de suite, Celia s'était agenouillée, avait fait le +signe de la croix. Mais, visiblement, elle ne priait pas, +elle regardait les deux chers amants, dans la stupeur +désespérée de les retrouver si blancs, si froids, d'une +beauté de marbre. Eh quoi! quelques heures avaient +suffi, la vie s'en était allée, jamais plus les lèvres ne se +baiseraient? Elle les revoyait encore, au milieu de ce +bal de l'autre nuit, si éclatants, si triomphants de vivant +amour! Une protestation furieuse montait de son jeune +cœur, ouvert à la vie, avide de joie et de soleil, en révolte +contre l'imbécile mort. Et cette colère, cet effroi, cette +douleur en face du néant, où toute passion se glace, se +lisaient sur son visage ingénu de lis candide et fermé. +Jamais sa bouche d'innocence aux lèvres closes sur les +dents blanches, jamais ses yeux d'eau de source, clairs et +sans fond, n'avaient exprimé plus d'insondable mystère, +la vie de passion qu'elle ignorait, où elle entrait, et qui +se heurtait, dès le seuil, à ces deux morts tendrement +aimés, dont la perte lui bouleversait l'âme.</p> + +<p>Doucement, elle ferma les yeux, elle tâcha de prier, +tandis que de grosses larmes, maintenant, coulaient de +ses paupières abaissées. Un temps s'écoula, au milieu du +silence frissonnant, que troublaient seuls les petits bruits +de la messe voisine. Elle se leva enfin, se fit donner par +la femme de chambre les deux gerbes de roses blanches, +qu'elle voulait déposer elle-même sur le lit. Debout sur +la marche, elle hésita, finit par les mettre à droite et à +gauche du coussin où reposaient les deux têtes, comme +si elle les eût couronnées de ces fleurs, les mêlant à +leurs cheveux, embaumant leurs jeunes fronts de ce parfum<a name="page_662" id="page_662"></a> +si doux et si fort. Mais, les mains vides, elle ne s'en +allait pas, elle demeurait là, tout près, penchée sur eux, +tremblante, cherchant ce qu'elle pourrait bien leur dire +encore, leur laisser d'elle, à jamais. Et elle trouva, +elle se pencha davantage, elle mit deux longs baisers, +toute son âme profonde d'amoureuse, sur les fronts +glacés de l'époux et de l'épouse.</p> + +<p>—Ah! la brave petite! dit Victorine, dont les larmes +coulèrent. Vous avez vu, elle les a baisés, et personne n'a +songé encore à cela, pas même la mère... Ah! le brave +petit cœur, c'est pour sûr qu'elle a pensé à son Attilio!</p> + +<p>En se retournant pour descendre de la marche, Celia +venait d'apercevoir la Pierina, toujours à demi renversée, +dans son adoration douloureuse et muette. Elle la reconnut, +elle s'apitoya surtout, lorsqu'elle la vit reprise de si +gros sanglots, que tout son corps, ses hanches et sa gorge +de déesse, en étaient secoués affreusement. Cette peine +d'amour la bouleversa, telle qu'un désastre où sombrait +tout le reste. On l'entendit dire à demi-voix, d'un ton +d'infinie pitié:</p> + +<p>—Ma chère, calmez-vous, calmez-vous... Je vous en +prie, soyez plus raisonnable, ma chère.</p> + +<p>Puis, comme la Pierina, saisie d'être ainsi plainte et +secourue, sanglotait plus fort, au point de faire scandale, +Celia la releva, la soutint entre ses deux bras, de crainte +qu'elle ne tombât par terre. Et elle l'emmena dans une +fraternelle étreinte, ainsi qu'une sœur de tendresse et de +désespoir, elle la fit sortir de la salle, en lui prodiguant +les plus douces paroles.</p> + +<p>—Suivez-les donc, allez donc voir ce qu'elles deviennent, +dit Victorine à Pierre. Moi, je ne veux pas +bouger d'ici, ça me tranquillise de les veiller, ces chers +enfants.</p> + +<p>A l'autel improvisé, un autre prêtre, un capucin, +commençait une autre messe; et, de nouveau, la sourde<a name="page_663" id="page_663"></a> +psalmodie latine reprit, tandis que, de la salle prochaine, +venaient les coups de sonnette de l'élévation, dans l'indistinct +bourdonnement de la messe d'à côté. Le parfum +des fleurs augmentait, se faisait plus lourd, d'une caresse +de vertige, au milieu de l'air immobile et morne de la +vaste salle. Au fond, les domestiques, ainsi que pour +une réception de gala, ne bougeaient point. Et, devant +le lit de parade, que les deux cierges pâles étoilaient, +le défilé de deuil continuait sans bruit, des femmes, des +hommes, qui étouffaient là un instant, puis qui s'en +allaient, en emportant l'inoubliable vision des deux +amants tragiques, dormant leur éternel sommeil.</p> + +<p>Pierre rejoignit Celia et la Pierina dans l'antichambre +noble, où se tenait don Vigilio. On y avait apporté, en un +coin, les quelques sièges de la salle du trône, et la petite +princesse venait de forcer l'ouvrière à s'asseoir sur un +fauteuil, pour qu'elle se remît un peu. Elle était en +extase devant elle, ravie de la trouver si belle, plus belle +que toutes, comme elle disait. Puis, elle reparla des deux +chers morts qui lui avaient semblé bien beaux, eux aussi, +d'une beauté superbe et douce, extraordinaire. Elle en +restait transportée d'admiration, au milieu de ses larmes. +En faisant causer la Pierina, le prêtre sut que Tito, son +frère, était à l'hôpital, en grand danger, le flanc troué +d'un coup de couteau terrible; et la misère avait grandi, +affreuse, aux Prés du Château, depuis le commencement +de l'hiver. C'étaient pour tout le monde de grands chagrins, +ceux que la mort emportait devaient se réjouir. Mais +Celia, d'un geste d'invincible espoir, écartait la souffrance, +la mort elle-même.</p> + +<p>—Non, non, il faut vivre. Et, ma chère, ça suffit d'être +belle pour vivre... Allons, ma chère, ne restez pas ici, +ne pleurez plus, vivez pour la joie d'être belle.</p> + +<p>Elle l'emmena, et Pierre demeura sur un des fauteuils, +envahi d'une telle tristesse lasse, qu'il aurait voulu ne +plus bouger. Don Vigilio, debout, continuait à saluer<a name="page_664" id="page_664"></a> +chaque visiteur d'une révérence. Dans la nuit, il avait eu +un accès de fièvre, il en grelottait encore, très jaune, les +yeux brûlants et inquiets. Et il jetait sur Pierre de continuels +regards, comme dévoré du désir de lui parler; mais +la terreur d'être vu de l'abbé Paparelli, par la porte +grande ouverte de l'antichambre voisine, combattait sans +doute ce désir, car il ne cessait aussi de guetter le caudataire. +Enfin, celui-ci dut s'absenter un moment, don +Vigilio s'approcha du prêtre.</p> + +<p>—Vous avez vu Sa Sainteté hier soir.</p> + +<p>Stupéfait, Pierre le regarda.</p> + +<p>—Oh! tout se sait, je vous l'ai déjà dit... Et qu'avez-vous +fait? Vous avez purement et simplement retiré votre +livre, n'est-ce pas?</p> + +<p>La stupeur grandissante du prêtre le renseigna, sans +qu'il lui laissât même le temps de répondre.</p> + +<p>—Je m'en doutais, mais je tenais à en avoir la certitude... +Ah! que tout cela est bien leur œuvre! Me croyez-vous +maintenant, êtes-vous convaincu que ceux qu'ils +n'empoisonnent pas, ils les étouffent?</p> + +<p>Il devait parler des Jésuites. Prudemment, il allongea +la tête, s'assura que l'abbé Paparelli n'était point de +retour.</p> + +<p>—Et monsignor Nani, que vient-il de vous dire?</p> + +<p>—Pardon, finit par répondre Pierre, je n'ai pas encore +vu monsignor Nani.</p> + +<p>—Ah! je croyais... Il a passé par cette salle, avant +votre arrivée. Si vous ne l'avez pas vu dans la salle du +trône, c'est qu'il a dû se rendre près de donna Serafina et +de Son Éminence, pour les saluer. Il va sûrement repasser +par ici, vous allez le voir.</p> + +<p>Puis, avec son amertume de faible, toujours terrorisé +et vaincu:</p> + +<p>—Je vous avais bien prédit que vous finiriez par faire +ce qu'il voudrait.</p> + +<p>Mais il crut entendre le léger piétinement de l'abbé<a name="page_665" id="page_665"></a> +Paparelli, il revint vivement à sa place, salua de sa révérence +deux vieilles dames qui se présentaient. Et Pierre, +resté assis, accablé, les yeux à demi clos, vit se dresser +enfin la figure de Nani, dans sa réalité d'intelligence et de +diplomatie souveraines. Il se rappelait ce que don Vigilio, +pendant la fameuse nuit des confidences, lui avait dit de +cet homme bien trop adroit pour s'être marqué d'une robe +impopulaire, prélat charmant d'ailleurs, connaissant à fond +le monde par ses fonctions successives dans les nonciatures +et au Saint-Office, mêlé à tout, documenté sur tout, une +des têtes, un des cerveaux de la moderne armée noire, +dont l'opportunisme entend ramener le siècle à l'Église. +Et, brusquement, la lumière totale se faisait en lui, il +comprenait par quelle souple et admirable tactique cet +homme l'avait amené à l'acte qu'il voulait obtenir de sa +libre volonté apparente, le retrait pur et simple de son +livre. C'était d'abord une contrariété vive, à la nouvelle +qu'on poursuivait le volume, une soudaine inquiétude qu'on +ne jetât l'auteur exalté dans quelque révolte fâcheuse; et +c'était aussitôt le plan arrêté, les renseignements pris sur +ce jeune prêtre capable de schisme, son voyage provoqué +à Rome, l'invitation qu'on lui avait faite de descendre dans +un antique palais, dont les murs eux-mêmes allaient le +glacer et l'instruire. Puis, c'étaient, dès lors, les obstacles +sans cesse renaissants, la façon de prolonger son séjour +en l'empêchant de voir le pape, en lui promettant de lui +obtenir l'audience tant désirée, lorsque l'heure serait +venue, après l'avoir promené partout, l'avoir heurté contre +tout, de monsignor Fornaro au père Dangelis, du cardinal +Sarno au cardinal Sanguinetti. C'était, enfin, ébranlé par +les choses et par les hommes, lassé, écœuré, rendu à son +doute, l'audience à laquelle on le préparait depuis trois +mois, cette visite au pape qui devait achever de tuer en +lui son rêve. Maintenant, il revoyait Nani, avec son fin +sourire, ses yeux clairs de savant politique qui s'amusait +à une expérience, il l'entendait lui répéter de sa voix<a name="page_666" id="page_666"></a> +légèrement railleuse que c'était une véritable grâce de la +Providence, si ces retards lui permettaient de visiter +Rome, de réfléchir, de comprendre, toute une instruction, +toute une éducation qui lui éviteraient bien des fautes. Et +lui qui était arrivé avec son enthousiasme d'apôtre, brûlant +de se battre, jurant que jamais il ne retirerait son +livre! N'était-ce pas la plus délicate des diplomaties, et +la plus profonde, que d'avoir ainsi brisé son sentiment +contre sa raison, en faisant appel à son intelligence pour +qu'elle supprimât, sans lutte scandaleuse, l'œuvre inutile +et fausse, sortie d'elle-même, dès qu'elle se serait rendu +compte, devant la Rome réelle, du ridicule énorme qu'il +y avait à rêver une Rome nouvelle?</p> + +<p>A ce moment, Pierre aperçut monsignor Nani qui venait +de la salle du trône, et il n'éprouva pas le sentiment +d'irritation et de rancune auquel il s'attendait. Au contraire, +il fut heureux, lorsque le prélat, l'ayant vu à son +tour, s'approcha et lui tendit la main. Mais celui-ci ne +souriait pas comme à son habitude, il avait l'air très grave, +douloureusement frappé.</p> + +<p>—Ah! mon cher fils, quelle épouvantable catastrophe! +Je sors de chez Son Excellence, elle est dans les larmes. +C'est horrible, horrible!</p> + +<p>Il s'assit sur un des sièges, en invitant le prêtre à se +rasseoir lui-même, et il resta silencieux un moment, las +d'émotion sans doute, ayant besoin de ces quelques minutes +de repos, sous le poids des réflexions qui assombrissaient +visiblement son clair visage. Puis, d'un geste, +il parut vouloir écarter cette ombre, il retrouva son +aimable obligeance.</p> + +<p>—Eh bien! mon cher fils, vous avez vu Sa Sainteté?</p> + +<p>—Oui, monseigneur, hier soir, et je vous remercie de +la grande bonté que vous avez mise à satisfaire mon désir.</p> + +<p>Nani le regardait fixement, tandis que le sourire invincible +remontait à ses lèvres.</p> + +<p>—Vous me remerciez... Je vois bien que vous avez été<a name="page_667" id="page_667"></a> +sage, en faisant votre soumission entière aux pieds de Sa +Sainteté. J'en étais certain, je n'attendais pas moins de +votre belle intelligence. Mais vous me rendez tout de +même très heureux, car je suis ravi de constater que je +ne m'étais pas trompé sur votre compte.</p> + +<p>Il s'abandonnait, il ajouta:</p> + +<p>—Jamais je n'ai discuté avec vous. A quoi bon? puisque +les faits étaient là pour vous convaincre. Et, maintenant +que vous avez retiré votre livre, toute discussion serait +plus inutile encore... Pourtant, réfléchissez donc que, s'il +était en votre puissance de ramener l'Église à ses débuts, +à cette communauté chrétienne dont vous avez tracé une +si délicieuse peinture, l'Église ne pourrait qu'évoluer de +nouveau dans la voie où Dieu l'a une première fois conduite; +de sorte que, au bout du même nombre de siècles, +elle se retrouverait exactement où elle en est aujourd'hui... +Non! Dieu a bien fait ce qu'il faisait, l'Église +telle qu'elle est doit gouverner le monde tel qu'il est, +c'est à elle seule de savoir comment elle finira par établir +solidement son règne ici-bas. Et voilà pourquoi votre +attaque contre le pouvoir temporel était une faute impardonnable, +un crime, car en dépossédant la papauté de +son domaine, vous la livrez à la merci des peuples... +Votre religion nouvelle n'est que l'écroulement final de +toute religion, l'anarchie morale, la liberté du schisme, +en un mot la destruction de l'édifice divin, ce catholicisme +séculaire, si prodigieux de sagesse et de solidité, qui a +suffi au salut des hommes jusqu'ici, qui peut seul les +sauver demain et toujours.</p> + +<p>Pierre le sentit sincère, pieux, d'une foi vraiment inébranlable, +aimant l'Église en fils reconnaissant, convaincu +qu'elle était la plus belle, la seule des organisations sociales +capables de rendre l'humanité heureuse. Et, s'il +entendait gouverner le monde, c'était sans doute pour +la joie dominatrice de le gouverner, mais aussi dans la +certitude que personne ne le gouvernerait mieux que lui.<a name="page_668" id="page_668"></a></p> + +<p>—Oh! certainement, on peut discuter sur les moyens, +et je les veux affables pour mon compte, aussi humains +qu'il se pourra, tout de conciliation avec le siècle qui +paraît nous échapper, justement parce qu'il y a un simple +malentendu, entre lui et nous. Mais nous le ramènerons, +j'en suis sûr... Et voilà pourquoi, mon cher fils, je suis si +content de vous voir rentrer au bercail, pensant comme +nous, prêt à lutter avec nous, n'est-ce pas?</p> + +<p>Le prêtre retrouvait là tous les arguments de Léon XIII +lui-même. Voulant éviter de répondre directement, désormais +sans colère, mais sentant toujours la plaie vive de +son rêve arraché, il s'inclina de nouveau, ralentissant la +voix pour en cacher l'amer tremblement.</p> + +<p>—Je vous dis encore, monseigneur, combien je vous +remercie de m'avoir opéré de mes vaines illusions, d'une +main si habile de parfait chirurgien. Demain, quand je ne +souffrirai plus, je vous en garderai une éternelle gratitude.</p> + +<p>Monsignor Nani continuait à le regarder, avec son sourire. +Il entendait bien que ce jeune prêtre restait à l'écart, +était une force vive perdue pour l'Église. Que ferait-il le +lendemain? Quelque autre sottise sans doute. Mais le +prélat devait se contenter de l'avoir aidé à réparer la première, +ne pouvant prévoir l'avenir. Et il eut un joli geste, +comme pour dire que chaque jour suffisait à sa tâche.</p> + +<p>—Me permettez-vous de conclure? mon cher fils, dit-il +enfin. Soyez sage, votre bonheur de prêtre et d'homme +est dans l'humilité. Vous serez affreusement malheureux, +si vous employez contre Dieu l'admirable intelligence que +Dieu vous a donnée.</p> + +<p>Puis, d'un geste encore, il écarta toute cette affaire, +bien finie, dont il n'y avait plus à s'occuper. Et l'autre +affaire revint l'assombrir, celle qui s'achevait elle aussi, +mais si tragiquement, par la mort foudroyante de ces deux +enfants endormis là, dans la salle voisine.</p> + +<p>—Ah! reprit-il, cette pauvre princesse, ce pauvre cardinal,<a name="page_669" id="page_669"></a> +ils m'ont bouleversé le cœur! Jamais catastrophe +ne s'est abattue plus cruellement sur une maison... Non, +non, c'est trop! le malheur va trop loin, l'âme en est +révoltée!</p> + +<p>Mais, à ce moment, un bruit de voix vint de la seconde +antichambre, et Pierre eut la surprise de voir passer le +cardinal Sanguinetti, que l'abbé Paparelli amenait avec un +redoublement d'obséquiosité.</p> + +<p>—Si Votre Éminence a l'extrême bonté de me suivre, +je vais la conduire moi-même.</p> + +<p>—Oui, je suis arrivé hier soir de Frascati, et quand j'ai +su la triste nouvelle, j'ai voulu tout de suite apporter mes +regrets et mes consolations.</p> + +<p>—Que Votre Éminence daigne s'arrêter un instant +près des corps, et je la conduirai ensuite à Son Éminence.</p> + +<p>—C'est cela, je désire qu'on sache bien la part immense +que je prends au deuil qui frappe cette illustre maison.</p> + +<p>Il disparut dans la salle du trône, et Pierre resta béant +de cette tranquille audace. Il ne l'accusait certainement +pas de complicité directe avec Santobono, il n'osait mesurer +jusqu'où pouvait aller sa complicité morale. Mais, +à le voir passer de la sorte, le front si haut, la parole si +nette, il avait eu la conviction brusque, certaine, qu'il +savait. Comment? par qui? il n'aurait pu le dire. Sans +doute comme les crimes se savent, dans ces dessous ténébreux, +entre gens intéressés à savoir. Et il demeurait +glacé de la façon hautaine dont cet homme se présentait, +pour arrêter les soupçons peut-être, pour faire sûrement +un acte de bonne politique, en donnant à son rival un +public témoignage d'estime et de tendresse.</p> + +<p>—Le cardinal, ici! ne put-il s'empêcher de murmurer.</p> + +<p>Monsignor Nani, qui suivait l'ombre des pensées de +Pierre dans ses yeux d'enfance, où tout se lisait, affecta +de se tromper sur le sens de cette exclamation.</p> + +<p>—Oui, j'avais appris, en effet, qu'il était rentré à Rome<a name="page_670" id="page_670"></a> +depuis hier soir. Il a tenu à ne pas s'absenter davantage, +le Saint-Père allant mieux et pouvant avoir besoin +de lui.</p> + +<p>Bien que cela fût dit d'un air d'innocence parfaite, +Pierre ne s'y méprit pas un instant. Et, à son tour, ayant +regardé le prélat, il fut convaincu que lui aussi savait. +Tout d'un coup, l'affaire lui apparaissait dans sa complication +terrible, dans la férocité que lui avait donnée le +destin. Nani, ancien familier du palais Boccanera, n'était +point sans cœur, aimait sûrement Benedetta d'une affection +charmée par tant de beauté et de grâce. On pouvait +expliquer ainsi la façon victorieuse dont il avait fini par +faire prononcer l'annulation du mariage. Mais, à entendre +don Vigilio, ce divorce obtenu à prix d'argent et sous la +pression des influences les plus notoires, était simplement +un scandale, traîné d'abord par lui en longueur, précipité +ensuite vers une solution retentissante, dans l'unique but +de déconsidérer le cardinal et de l'écarter de la tiare, à +la veille du conclave que tout le monde croyait prochain. +Et, d'ailleurs, il semblait hors de doute que le cardinal, +intransigeant, sans diplomatie aucune, ne pouvait être le +candidat de Nani, si souple, si désireux d'entente universelle; +de sorte que le long travail de ce dernier dans cette +maison, tout en aidant au bonheur de la chère contessina, +n'avait pu être que la destruction lente, ininterrompue, +de la brûlante ambition de la sœur et du frère, ce troisième +pape triomphal que leur antique famille devait +donner à l'Église. Seulement, s'il avait toujours voulu +cela, s'il avait même un instant combattu pour le cardinal +Sanguinetti, mettant en lui son espoir, jamais il ne s'était +imaginé qu'on irait jusqu'au crime, à cette abomination +imbécile d'un poison qui se trompait d'adresse et frappait +des innocents. Non, non! comme il le disait, c'était +trop, l'âme en était révoltée. Il se servait d'armes plus +douces, une telle brutalité le répugnait, l'indignait; et +son visage, si rose et si soigné, gardait encore la gravité<a name="page_671" id="page_671"></a> +de sa révolte, devant le cardinal en larmes et ces deux +tristes amants foudroyés à sa place.</p> + +<p>Pierre, croyant que le cardinal Sanguinetti était toujours +le candidat secret du prélat, restait quand même +tourmenté par l'idée de savoir jusqu'où allait la complicité +morale de ce dernier, dans l'exécrable aventure. Il +reprit la conversation.</p> + +<p>—On dit Sa Sainteté fâchée avec Son Éminence le +cardinal Sanguinetti. Naturellement, le pape régnant ne +peut voir d'un très bon œil le pape futur.</p> + +<p>Monsignor Nani s'égaya un instant, en toute franchise.</p> + +<p>—Oh! le cardinal s'est fâché et raccommodé trois ou +quatre fois avec le Vatican. Et, en tout cas, le Saint-Père +n'a pas à montrer de jalousie posthume, il sait qu'il peut +faire un très bon accueil à Son Éminence.</p> + +<p>Puis, il regretta d'avoir exprimé ainsi une certitude, il +se reprit.</p> + +<p>—Je plaisante, Son Éminence est tout à fait digne de +la haute fortune qui l'attend peut-être.</p> + +<p>Mais Pierre était fixé, le cardinal Sanguinetti n'était +certainement plus le candidat de monsignor Nani. Sans +doute le trouvait-il trop usé par son ambition impatiente, +trop dangereux aussi par les alliances équivoques qu'il +avait conclues, dans sa fièvre, avec tous les mondes, même +avec la jeune Italie patriote. Et la situation s'éclairait, le +cardinal Sanguinetti et le cardinal Boccanera s'entre-dévoraient, +se supprimaient l'un l'autre: l'un sans cesse +en intrigues, ne reculant devant aucun compromis, rêvant +de reconquérir Rome par la voie des élections; l'autre +immobile et debout dans son intransigeance, excommuniant +le siècle, attendant de Dieu seul le miracle qui devait +sauver l'Église. Pourquoi ne pas laisser les deux +théories, ainsi mises face à face, se détruire, avec ce +qu'elles avaient d'extrême et d'inquiétant? Si Boccanera +avait échappé au poison, il n'en était pas moins atteint +par la tragique aventure, désormais impossible comme<a name="page_672" id="page_672"></a> +candidat, tué sous les histoires dont bourdonnait Rome +entière; et, si Sanguinetti pouvait se croire enfin débarrassé +d'un rival, il n'avait pas vu qu'il se frappait lui-même, +qu'il tuait également sa candidature, en la brûlant +dans une telle passion du pouvoir, si peu scrupuleuse +des moyens, menaçante pour tous. Monsignor Nani +en était visiblement enchanté: ni l'un ni l'autre, la place +nette, l'histoire de ces deux loups légendaires qui s'étaient +battus et mangés, sans qu'on retrouvât rien, pas même les +deux queues. Et, au fond de ses yeux pâles, en toute sa personne +discrète, il n'y avait plus qu'un inconnu redoutable, +le candidat choisi définitivement, patronné par la toute-puissante +armée dont il était un des chefs les plus adroits. +Un tel homme ne se désintéressait jamais, avait toujours +la solution prête. Qui donc, qui donc allait être le pape +de demain?</p> + +<p>Il s'était levé, il prenait cordialement congé du jeune +prêtre:</p> + +<p>—Mon cher fils, je doute de vous revoir, je vous +souhaite un bon voyage...</p> + +<p>Pourtant, il ne s'éloignait pas, il continuait à regarder +Pierre de son air de pénétration vive; et il le fit se +rasseoir, il reprit lui-même un siège.</p> + +<p>—Dites, vous irez sûrement, dès votre retour en +France, saluer le cardinal Bergerot... Veuillez donc me +rappeler respectueusement à son souvenir. Je l'ai connu +un peu, lors de son voyage ici, pour le chapeau. C'est une +des plus grandes lumières du clergé français... Ah! si +une telle intelligence voulait travailler à la bonne entente +dans notre sainte Église! Malheureusement, je crains +bien qu'il n'ait des préventions de race et de milieu, il ne +nous aide pas toujours.</p> + +<p>Surpris de l'entendre parler ainsi du cardinal pour la +première fois, à cette minute dernière, Pierre l'écoutait +avec curiosité. Puis, il ne se gêna plus, il répondit en +toute franchise:<a name="page_673" id="page_673"></a></p> + +<p>—Oui, Son Éminence a des idées très arrêtées sur +notre vieille Église de France. Ainsi, il professe une véritable +horreur des Jésuites...</p> + +<p>D'une légère exclamation, monsignor Nani l'arrêta. Et +il avait un air le plus sincèrement étonné, le plus franc +qu'on pût voir.</p> + +<p>—Comment, l'horreur des Jésuites? En quoi les +Jésuites peuvent-ils l'inquiéter? Il n'y en a plus, c'est de +l'histoire finie, les Jésuites! Est-ce que vous en avez vu à +Rome? Est-ce qu'ils vous ont gêné en rien, ces pauvres +Jésuites, qui n'y possèdent même plus une pierre pour +reposer leur tête?... Non, non, qu'on n'agite pas davantage +cet épouvantail, c'est enfantin!</p> + +<p>Pierre le regardait à son tour, émerveillé de son +aisance, de son audace tranquille, sur ce sujet brûlant. +Il ne détournait pas les yeux, laissait sa face ouverte, +comme un livre de vérité.</p> + +<p>—Ah! si par Jésuites vous entendez les prêtres sages, +qui, au lieu d'engager avec les sociétés modernes des +luttes stériles, dangereuses, s'efforcent de les ramener +humainement à l'Église, mon Dieu! nous sommes tous +plus ou moins des Jésuites, car il serait fou de ne pas +tenir compte de l'époque où l'on vit... Oh! d'ailleurs, +je ne m'arrête pas aux mots, peu m'importe! Des Jésuites, +oui! si vous voulez, des Jésuites!</p> + +<p>Il souriait de nouveau, de son joli sourire si fin, où il +y avait tant de moquerie et tant d'intelligence.</p> + +<p>—Eh bien! quand vous verrez le cardinal Bergerot, +dites-lui qu'il est déraisonnable, en France, de traquer +les Jésuites, de les traiter en ennemis de la nation. C'est +tout le contraire qui est la vérité, les Jésuites sont pour +la France, parce qu'ils sont pour la richesse, pour la force +et le courage. La France est la seule grande nation catholique +restée debout, souveraine encore, la seule sur +laquelle la papauté puisse un jour s'appuyer solidement. +Aussi, le Saint-Père, après avoir rêvé un instant d'obtenir<a name="page_674" id="page_674"></a> +cet appui de l'Allemagne victorieuse, a-t-il fait alliance +avec la France, la vaincue de la veille, en comprenant qu'il +n'y avait pas en dehors d'elle de salut pour l'Église. Et il +n'a obéi en cela qu'à la politique des Jésuites, de ces affreux +Jésuites que votre Paris exècre... Dites bien en outre au +cardinal Bergerot qu'il serait beau à lui de travailler à +l'apaisement, en faisant comprendre combien votre République +a tort de ne pas aider davantage le Saint-Père dans +son œuvre de conciliation. Elle affecte de le considérer en +quantité négligeable, et c'est là une faute dangereuse +pour des gouvernants, car s'il paraît dépouillé de toute +action politique, il n'en est pas moins une immense +force morale, qui peut, à chaque heure, soulever les +consciences, déterminer des agitations religieuses, d'une +incalculable portée. C'est toujours lui qui dispose des +peuples, puisqu'il dispose des âmes, et la République +agit avec une légèreté bien grande, dans son intérêt +même, en montrant qu'elle ne s'en doute plus... Et +dites-lui enfin que c'est une vraie pitié de voir la +misérable façon dont cette République choisit ses +évêques, comme si elle voulait affaiblir volontairement +son épiscopat. A part quelques exceptions heureuses, vos +évêques sont de bien pauvres cervelles, et par conséquent +vos cardinaux, têtes médiocres, n'ont ici aucune influence, +ne jouent aucun rôle. Lorsque le prochain conclave va +s'ouvrir, quelle triste figure vous y ferez! Pourquoi, dès +lors, traitez-vous avec une haine si sotte et si aveugle ces +Jésuites qui sont politiquement vos amis? pourquoi n'employez-vous +pas leur zèle intelligent, prêt à vous servir, +de manière à vous assurer l'aide du pape de demain? Il +vous le faut à vous et pour vous, il faut qu'il continue chez +vous l'œuvre de Léon XIII, cette œuvre si mal jugée, si +combattue, qui se soucie peu des petits résultats d'aujourd'hui, +qui travaille surtout à l'avenir, à l'unité de tous les +peuples en leur sainte mère l'Église... Dites-le, dites-le +bien au cardinal Bergerot, qu'il soit avec nous, qu'il<a name="page_675" id="page_675"></a> +travaille pour son pays, en travaillant pour nous. Le pape +de demain! mais toute la question est là, malheur à la +France, si elle ne trouve pas un continuateur de Léon XIII +dans le pape de demain!</p> + +<p>Il s'était levé de nouveau, et cette fois il partait. Jamais +il ne s'était épanché de la sorte, si longuement. Mais il +n'avait sûrement dit que ce qu'il voulait dire, dans un but +qu'il connaissait seul, avec une lenteur, une douceur +fermes, où l'on sentait chaque parole mûrie, pesée à +l'avance.</p> + +<p>—Adieu, mon cher fils, et encore une fois réfléchissez +à tout ce que vous aurez vu et entendu à Rome, soyez bien +sage, ne gâtez pas votre vie.</p> + +<p>Pierre s'inclina, serra la petite main grasse et souple +que le prélat lui tendait.</p> + +<p>—Monseigneur, je vous remercie encore de vos bontés, +et soyez convaincu que je n'oublierai rien de mon voyage.</p> + +<p>Il le regarda disparaître, dans sa soutane fine, de son +pas léger et conquérant, qui croyait aller à toutes les victoires +de l'avenir. Non, non, il n'oublierait rien de son +voyage! Il la connaissait, cette unité de tous les peuples en +leur sainte mère l'Église, ce servage temporel, où la loi +du Christ deviendrait la dictature d'Auguste, maître du +monde. Et ces Jésuites, il ne doutait pas qu'ils n'aimassent +la France, la fille aînée de l'Église, la seule qui pût +aider encore sa mère à reconquérir la royauté universelle; +mais ils l'aimaient comme les vols noirs de sauterelles +aiment les moissons, sur lesquelles ils s'abattent et qu'ils +dévorent. Une infinie tristesse lui était revenue au cœur, +en ayant la sourde sensation que, dans ce vieux palais foudroyé, +dans ce deuil et dans cet écroulement, c'étaient +eux, eux encore, qui devaient être les artisans de la douleur +et du désastre.</p> + +<p>Justement, s'étant retourné, il aperçut don Vigilio, +adossé à la crédence, devant le grand portrait du cardinal, +la face entre les mains, comme s'il eût voulu s'anéantir,<a name="page_676" id="page_676"></a> +disparaître à jamais, et grelottant de tous ses membres, +autant de peur que de fièvre. Dans un moment où aucun +visiteur n'apparaissait plus, il venait de succomber à une +crise de désespoir terrifié, il s'abandonnait.</p> + +<p>—Mon Dieu! que vous arrive-t-il? demanda Pierre en +s'avançant. Êtes-vous malade, puis-je vous secourir?</p> + +<p>Mais don Vigilio se bouchait les yeux, suffoquait, bégayait +entre ses mains serrées. Et il ne lâcha que son cri +étouffé d'épouvante:</p> + +<p>—Ah! Paparelli, Paparelli!</p> + +<p>—Quoi? que vous a-t-il fait? demanda le prêtre +étonné.</p> + +<p>Alors, le secrétaire dégagea son visage, céda encore au +besoin frissonnant de se confier à quelqu'un.</p> + +<p>—Comment! ce qu'il m'a fait?... Vous ne sentez donc +rien, vous ne voyez donc rien! Avez-vous remarqué la +façon dont il s'est emparé du cardinal Sanguinetti pour +le mener à Son Éminence? Imposer ce rival soupçonné, +exécré, à Son Éminence, en un moment pareil, quelle +insolente audace! Et, quelques minutes auparavant, +avez-vous constaté avec quelle sournoiserie méchante il a +éconduit une vieille dame, une très ancienne amie, qui +demandait seulement à baiser les mains de Son Éminence, +un peu de vraie tendresse dont Son Éminence +aurait été si heureuse?... Je vous dis qu'il est le maître +ici, qu'il ouvre ou qu'il ferme la porte à son gré, qu'il +nous tient tous entre ses doigts, comme la pincée de poussière +qu'on jette au vent!</p> + +<p>Pierre s'inquiéta de le voir si frémissant et si jaune.</p> + +<p>—Voyons, voyons, mon cher, vous exagérez.</p> + +<p>—J'exagère... Savez-vous ce qui s'est passé cette nuit, +la scène à laquelle j'ai assisté, malgré moi? Non, n'est-ce +pas? Eh bien! je vais vous la dire.</p> + +<p>Il conta que donna Serafina, lorsqu'elle était rentrée +la veille, pour tomber dans l'effroyable catastrophe qui +l'attendait, revenait déjà l'âme ulcérée, toute brisée des<a name="page_677" id="page_677"></a> +mauvaises nouvelles qu'elle avait apprises. Au Vatican, +chez le cardinal secrétaire, puis chez des prélats de sa +connaissance, elle avait acquis la certitude que la situation +de son frère périclitait singulièrement, qu'il s'était +créé des ennemis de plus en plus nombreux dans le +Sacré Collège, à ce point que son élection au trône pontifical, +probable l'année précédente, semblait désormais +être devenue impossible. Tout d'un coup, le rêve de sa vie +croulait, l'ambition qu'elle avait nourrie toujours, gisait +en poudre à ses pieds. Comment? pourquoi? elle s'était +désespérément enquis des motifs, et elle avait su toutes +sortes de fautes, des rudesses du cardinal, des manifestations +inopportunes, des gens blessés par un mot, par +un acte, une attitude enfin si provocante, qu'on l'aurait +dite prise volontairement pour gâter les choses. Le pis +était que, dans chacune de ces fautes, elle avait reconnu +des maladresses, blâmées, déconseillées par elle, et que +son frère s'était obstiné à commettre, sous l'influence +inavouée de l'abbé Paparelli, ce caudataire si humble, si +infime, en qui elle sentait une puissance néfaste, un destructeur +de sa propre influence, si vigilante et si dévouée. +Aussi, malgré le deuil où était la maison, n'avait-elle pas +voulu retarder l'exécution du traître, d'autant plus que +l'ancienne camaraderie avec le terrible Santobono, l'histoire +du panier de figues qui avait passé des mains de +celui-ci dans les mains de celui-là, la glaçaient d'un +soupçon qu'elle évitait même d'éclaircir. Mais, dès les premiers +mots, dès sa demande formelle de jeter le traître à +la porte, sur l'heure, elle avait trouvé chez son frère une +résistance brusque, invincible. Il n'avait pas voulu l'entendre, +il s'était fâché, une de ces colères d'ouragan dont +la violence balayait tout, disant que c'était très mal à elle +de s'en prendre à un saint homme si modeste, si pieux, +l'accusant de faire là le jeu de ses ennemis, qui, après lui +avoir tué monsignor Gallo, cherchaient à empoisonner son +affection dernière pour ce pauvre prêtre sans importance.<a name="page_678" id="page_678"></a> +Il traitait toutes ces histoires d'abominables inventions, +il jurait de le garder, rien que pour montrer son dédain +de la calomnie. Et elle avait dû se taire.</p> + +<p>Dans un retour de son frisson, don Vigilio s'était de +nouveau couvert le visage de ses deux mains.</p> + +<p>—Ah! Paparelli, Paparelli!</p> + +<p>Et il bégayait de sourdes invectives: le louche hypocrite +de modestie et d'humilité, le vil espion chargé au +palais de tout voir, de tout écouter, de tout pervertir, +l'insecte immonde et destructeur, maître des plus nobles +proies, dévorant la crinière du lion, le Jésuite, le Jésuite +valet et tyran, dans son horreur basse, dans sa besogne +de vermine triomphante!</p> + +<p>—Calmez-vous, calmez-vous, répétait Pierre, qui, +tout en faisant la part de l'exagération folle, était envahi +lui-même par ce frisson de l'inconnu redoutable, des +choses menaçantes et vagues qu'il sentait s'agiter réellement +au fond de l'ombre.</p> + +<p>Mais don Vigilio, depuis qu'il avait failli manger des +terribles figues, depuis que la foudre était tombée près +de lui, en avait gardé ce tremblement, cet effroi éperdu +que rien ne pouvait plus calmer. Même seul, la nuit, +couché, la porte verrouillée, des terreurs le prenaient, le +faisaient se cacher sous le drap, en étouffant des cris, +comme si des hommes allaient entrer par le mur, pour +l'étrangler.</p> + +<p>Il reprit, essoufflé, d'une voix défaillante, ainsi qu'au +sortir d'une lutte:</p> + +<p>—Je le disais bien, le soir où nous avons causé dans +votre chambre, enfermés pourtant à triple tour... J'avais +tort de vous parler librement d'eux, de me soulager le +cœur, en vous racontant tout ce dont ils sont capables. +J'étais certain qu'ils le sauraient, et vous voyez qu'ils +l'ont su, puisqu'ils ont voulu me tuer... Tenez! en ce +moment même, j'ai tort de vous dire cela, parce qu'ils +vont le savoir, et que cette fois ils ne me manqueront<a name="page_679" id="page_679"></a> +pas... Ah! c'est fini, je suis mort, cette noble maison +que je croyais si sûre sera mon tombeau!</p> + +<p>Une pitié profonde prenait Pierre pour ce malade, ce +cerveau de fiévreux hanté de cauchemars, achevant de +gâter sa vie manquée, dans les angoisses de la terreur +persécutrice.</p> + +<p>—Mais il faut fuir! Ne restez pas ici, venez en France, +allez n'importe où.</p> + +<p>Stupéfait, don Vigilio le regarda, se calma un instant.</p> + +<p>—Fuir, pourquoi faire? En France, ils y sont. N'importe +où, ils y sont. Ils sont partout, j'aurais beau fuir, je +serais quand même avec eux, chez eux... Non, non! je +préfère rester ici, autant mourir ici tout de suite, si Son +Éminence ne peut plus me défendre.</p> + +<p>Il avait levé sur le grand portrait de cérémonie, où le +cardinal resplendissait dans sa soutane de moire rouge, +un regard d'infinie supplication, où s'efforçait de luire +encore un espoir. Mais la crise revint, l'agita, le submergea, +dans un redoublement furieux de sa fièvre.</p> + +<p>—Laissez-moi, laissez-moi, je vous en prie... Ne me +faites pas causer davantage. Ah! Paparelli, Paparelli! s'il +revenait, s'il nous voyait, s'il m'entendait parler... Jamais +plus je ne parlerai. Je m'attacherai la langue, je me la +couperai... Laissez-moi donc! Je vous dis que vous me tuez, +qu'il va revenir, et que c'est ma mort! Allez-vous-en, +oh! de grâce, allez-vous-en!</p> + +<p>Et don Vigilio se tourna contre le mur, comme pour +s'y écraser la face, s'y murer la bouche d'un silence de +tombe, et Pierre se décida à l'abandonner, craignant de +provoquer un accès plus grave, s'il s'entêtait à le secourir.</p> + +<p>Dans la salle du trône, où il rentra, Pierre se retrouva +au milieu du deuil affreux de la maison, irréparable. Une +autre messe y succédait à l'autre, des messes toujours +dont les prières balbutiées montaient sans fin implorer la +miséricorde divine, pour qu'elle accueillît avec bienveillance<a name="page_680" id="page_680"></a> +les deux chères âmes envolées. Et, dans l'odeur +mourante des roses qui se fanaient, devant les deux étoiles +pâlies des cierges, il songea à cet écroulement suprême +des Boccanera. Dario était le dernier du nom. Avec lui, +les Boccanera, si vivaces, dont le nom avait empli +l'Histoire, disparaissaient. On comprenait l'amour du cardinal, +chez qui l'orgueil du nom restait l'unique péché, +pour ce frêle garçon, la fin de la race, le seul rejeton par +lequel la vieille souche pût reverdir; et, si lui, si donna +Serafina avaient voulu le divorce, puis le mariage, +c'était, plus que le désir de faire cesser le scandale, l'espérance +de voir naître des deux beaux enfants une lignée +nouvelle et forte, puisque le cousin et la cousine s'obstinaient +à ne pas se marier, si on ne les donnait pas l'un +à l'autre. Maintenant, avec eux, là, sur ce lit de parade, +dans leur mortelle étreinte inféconde, gisait la dépouille +dernière, les pauvres restes d'une si longue suite de princes +éclatants, prélats et capitaines, que la tombe allait boire. +C'était fini, rien ne naîtrait d'une vieille fille qui n'était +plus femme, d'un vieux prêtre qui avait cessé d'être un +homme. Tous deux demeuraient face à face, stériles, tels +que deux chênes restés seuls debout de l'ancienne forêt +disparue, et dont la mort laisserait bientôt la plaine absolument +rase. Et quelle douleur impuissante de survivre, +quelle détresse de se dire qu'on est la fin de tout, qu'on +emporte toute la vie, tout l'espoir du lendemain! Dans le +balbutiement des messes, dans l'odeur défaillante des +roses, dans la pâleur des deux cierges, Pierre sentait +à présent l'effondrement de ce deuil, la pesanteur de la +pierre qui retombait à jamais sur une famille éteinte, sur +un monde anéanti.</p> + +<p>Il comprit qu'il devait, comme familier de la maison, +saluer donna Serafina et le cardinal. Tout de suite, il se +fit introduire dans la chambre voisine, où la princesse +recevait. Il la trouva, vêtue de noir, très mince, très +droite, assise sur un fauteuil, d'où elle se levait un<a name="page_681" id="page_681"></a> +instant, avec une dignité lente, pour répondre au salut de +chacune des personnes qui entraient. Et elle écoutait les +condoléances, elle ne répondait pas une parole, l'air +rigide, victorieux de la douleur physique. Mais lui, qui +avait appris à la connaître, devinait au creusement des +traits, aux yeux vides, à la bouche amère, l'effroyable +désastre intérieur, tout ce qui s'était écroulé en elle, +sans espoir de réparation possible. Non seulement la race +était finie, mais encore son frère ne serait jamais pape, +le pape qu'elle avait si longtemps cru faire par son dévouement, +son renoncement de femme qui donnait son +cerveau et son cœur à ce rêve, ses soins, sa fortune, sa +vie manquée d'épouse et de mère. Au milieu de tant de +ruines, c'était peut-être de cette ambition déçue qu'elle +saignait davantage. Elle se leva pour le jeune prêtre, son +hôte, comme elle se levait pour les autres personnes; +mais elle arrivait à mettre des nuances dans la façon dont +elle quittait son siège, il sentit très bien qu'il était resté +à ses yeux le petit prêtre français, l'infime serviteur +attardé dans la domesticité de Dieu, du moment qu'il +n'avait pas même su s'élever au titre de prélat. Un moment, +lorsqu'elle se fut assise de nouveau, après avoir +accueilli son compliment d'une légère inclinaison de tête, +il demeura debout, par politesse. Aucun bruit, pas un +mot, ne troublait la paix morne de la pièce. Quatre ou +cinq dames, des visiteuses, étaient cependant là, assises +elles aussi, dans une immobilité désolée et muette. +Mais ce qui le frappa le plus, ce fut d'apercevoir le cardinal +Sarno, un des vieux amis de la maison, avec son +corps chétif, son épaule gauche plus haute que la droite, +affaissé, presque couché au fond d'un fauteuil, les paupières +closes. Il s'y était d'abord oublié, après les +condoléances qu'il apportait; puis, il venait de s'y +endormir, envahi par le silence lourd, par la tiédeur +étouffante de l'air; et tout le monde respectait son sommeil. +Rêvait-il, en son assoupissement, à cette carte de<a name="page_682" id="page_682"></a> +la chrétienté entière qu'il avait dans son crâne bas, +d'expression obtuse? Continuait-il, en son rêve, derrière +son masque blêmi de vieux fonctionnaire, hébété par un +demi-siècle de bureaucratie étroite, sa terrible besogne +de conquête, la terre soumise et gouvernée du fond de +son cabinet sombre de la Propagande. Des regards de +dames attendries et déférentes se fixaient sur lui, on le +grondait parfois doucement de trop travailler, on voyait +l'excès de son génie et de son zèle dans ces somnolences +qui le prenaient partout, depuis quelque temps. Et Pierre +ne devait emporter de cette Éminence toute-puissante que +cette dernière image, un vieillard épuisé, se reposant dans +l'émotion d'un deuil, dormant là comme un vieil enfant +candide, sans qu'on pût savoir si c'était l'imbécillité +commençante ou la fatigue d'une nuit passée à faire +régner Dieu sur quelque continent lointain.</p> + +<p>Deux dames partirent, trois autres arrivèrent. Donna +Serafina s'était levée de son siège, avait salué, puis avait +repris son attitude rigide, le buste droit, le visage dur et +désespéré. Le cardinal Sarno dormait toujours. Alors, +Pierre suffoqua, pris d'une sorte de vertige, le cœur +battant à grands coups. Il s'inclina et sortit. Puis, comme +il passait dans la salle à manger, pour se rendre au petit +cabinet de travail où le cardinal Boccanera recevait, il se +trouva en présence de l'abbé Paparelli, qui gardait la +porte jalousement.</p> + +<p>Quand le caudataire l'eut flairé, il sembla comprendre +qu'il ne pouvait lui refuser le passage. D'ailleurs, puisque +cet intrus repartait le lendemain, battu et honteux, on +n'avait rien à en craindre.</p> + +<p>—Vous désirez voir Son Éminence, bon, bon!... Tout +à l'heure, attendez!</p> + +<p>Et, jugeant qu'il s'avançait trop près de la porte, il le repoussa +à l'autre bout de la pièce, dans la crainte sans +doute qu'il ne surprît un mot.</p> + +<p>—Son Éminence est encore enfermée avec Son Éminence<a name="page_683" id="page_683"></a> +le cardinal Sanguinetti... Attendez, attendez là!</p> + +<p>En effet, Sanguinetti avait affecté de rester très longtemps +à genoux, devant les deux corps, dans la salle du +trône. Puis, il venait aussi de prolonger sa visite à donna +Serafina, pour bien marquer quelle part il prenait à la +désolation de la famille. Et il était, depuis plus de dix +minutes, avec le cardinal, sans qu'on entendît autre chose, +par moments, au travers de la porte, que le murmure de +leurs deux voix.</p> + +<p>Mais Pierre, en retrouvant là Paparelli, fut hanté de +nouveau par tout ce que don Vigilio lui avait conté. Il le +regardait, si gros, si court, ballonné d'une mauvaise +graisse, avec sa face molle que déformaient les rides, +pareil, à quarante ans, dans sa soutane malpropre, à une +très vieille fille, dont le célibat aurait fait une outre à demi +détendue. Et il s'étonnait. Comment le cardinal Boccanera, +ce prince superbe, qui portait si haut la tête, dans la fierté +indestructible de son nom, avait-il pu se laisser envahir +et dominer par un tel être, si cruellement affreux, suant +à ce point la bassesse et le dégoût? N'était-ce pas justement +cette déchéance physique de la créature, cette profonde +humilité morale, qui l'avaient frappé, troublé d'abord, +puis séduit, comme des dons extraordinaires de salut, qui +lui manquaient? Cela souffletait sa propre beauté, son +propre orgueil. Lui qui ne pouvait être déformé ainsi, +qui ne parvenait pas à vaincre son désir de gloire, devait +en être arrivé, par un effort de sa foi, à jalouser cet infiniment +laid et cet infiniment petit, à l'admirer, à le subir +comme une force supérieure de pénitence, de ravalement +humain, ouvrant toutes grandes les portes du ciel. Qui +dira jamais l'ascendant que le monstre a sur le héros, que +le saint couvert de vermine, devenu un objet d'horreur, +prend sur les puissants de ce monde, dans leur épouvante +de payer leurs joies terrestres des flammes éternelles? Et +c'était bien le lion mangé par l'insecte, tant de force et +d'éclat détruit par l'invisible. Ah! être comme cette belle<a name="page_684" id="page_684"></a> +âme, si certaine du paradis, enfermée pour son bien dans +ce corps immonde, avoir la bienheureuse humilité de cette +intelligence, de ce théologien remarquable qui se battait +de verges tous les matins et qui consentait à n'être que le +plus infime des domestiques!</p> + +<p>Debout, tassé dans sa graisse livide, l'abbé Paparelli +surveillait Pierre de ses petits yeux gris, clignotant au +milieu des mille plis de sa face. Et celui-ci commençait +à être pris de malaise, en se demandant ce que les deux +Éminences pouvaient bien se dire, enfermées si longtemps +ensemble. Quelle entrevue encore que celle de ces deux +hommes, si Boccanera soupçonnait, chez Sanguinetti, +l'évêque qui avait Santobono dans sa clientèle! Quelle +sérénité d'audace, chez l'un, d'avoir osé se présenter, et +quelle force d'âme, chez l'autre, quel empire sur soi-même, +au nom de la sainte religion, d'éviter le scandale, en se +taisant, en acceptant la visite comme une simple marque +d'estime et d'affection! Mais que pouvaient-ils bien se +dire? Combien cela aurait été passionnant de les voir en +face l'un de l'autre, de les entendre échanger les paroles +diplomatiques qui convenaient à une pareille entrevue, +tandis que leurs âmes grondaient de furieuse haine!</p> + +<p>Brusquement, la porte se rouvrit, le cardinal Sanguinetti +reparut, la face calme, pas plus rouge qu'à l'habitude, +décolorée même un peu, et gardant la plus juste +mesure dans la tristesse qu'il jugeait bon de montrer. +Seuls, ses yeux turbulents, qui viraient toujours, décelaient +sa joie d'être débarrassé d'une corvée fort lourde +en somme. Il s'en allait, dans son espoir, comme l'unique +pape désormais possible.</p> + +<p>L'abbé Paparelli s'était précipité.</p> + +<p>—Si Son Éminence veut bien me suivre... Je vais reconduire +Son Éminence...</p> + +<p>Et, se tournant vers Pierre:</p> + +<p>—Vous pouvez entrer, maintenant.</p> + +<p>Pierre les regarda disparaître, l'un si humble, derrière<a name="page_685" id="page_685"></a> +l'autre si triomphant. Puis, il entra, et tout de suite, au +milieu du cabinet de travail, étroit, meublé d'une simple +table et de trois chaises, il aperçut le cardinal Boccanera +debout encore, dans l'attitude haute et noble, qu'il avait +prise pour saluer Sanguinetti, le rival au trône, redouté, +exécré. Et visiblement, dans son espoir, Boccanera se +croyait aussi le seul pape possible, celui que devait élire +le conclave de demain.</p> + +<p>Mais, quand la porte fut refermée, à la vue de ce jeune +prêtre, son hôte, qui avait assisté à la mort de ses deux +chers enfants, endormis pour toujours dans la salle voisine, +le cardinal fut repris d'une émotion indicible, d'une +faiblesse inattendue, où toute son énergie sombra. C'était +la revanche de son humanité, maintenant que son rival +n'était plus là pour le voir. Il chancela ainsi qu'un vieil +arbre tremblant sous la cognée, il s'affaissa sur une chaise, +tout d'un coup suffoqué par de gros sanglots. Et, comme +Pierre voulait, selon le cérémonial, baiser l'émeraude +qu'il portait à l'annulaire, il le releva, le fit asseoir +immédiatement devant lui, en bégayant d'une voix entrecoupée:</p> + +<p>—Non, non, mon cher fils, prenez ce siège, attendez... +Excusez-moi, laissez-moi un instant, j'ai le +cœur qui éclate.</p> + +<p>Il sanglotait dans ses mains jointes, il ne pouvait se +maîtriser, renfoncer en lui la douleur, de ses doigts vigoureux +encore, qu'il serrait sur ses joues et sur ses tempes.</p> + +<p>Des larmes montèrent alors aux yeux de Pierre, revivant +à son tour l'affreuse aventure, bouleversé de voir +pleurer ce grand vieillard, ce saint et ce prince d'ordinaire +si hautain, si maître de lui, et qui n'était plus là +qu'un pauvre être d'agonie et de souffrance, aussi perdu, +aussi faible qu'un enfant. Étouffant lui-même, il voulut +pourtant présenter ses condoléances, il chercha par +quelles bonnes paroles il apporterait quelque douceur à +ce désespoir.<a name="page_686" id="page_686"></a></p> + +<p>—Je supplie Votre Éminence de croire à mon chagrin +profond. J'ai été chez elle comblé de bontés, j'ai +tenu à lui dire tout de suite combien cette perte irréparable...</p> + +<p>Mais, d'un geste vaillant, le cardinal le fit taire.</p> + +<p>—Non, non, ne dites rien, de grâce, ne dites rien!</p> + +<p>Et un silence régna, tandis qu'il pleurait toujours, +secoué par sa lutte, attendant de redevenir assez fort, +pour se vaincre. Enfin, il dompta son frisson, il dégagea +lentement sa face, peu à peu apaisée, redevenue celle +d'un croyant fort de sa foi, soumis à la volonté de Dieu. +Puisque Dieu s'était refusé à faire un miracle, puisqu'il +frappait si durement sa maison, il avait ses raisons +sans doute, et lui, un de ses ministres, un des hauts +dignitaires de sa cour terrestre, n'avait qu'à s'incliner.</p> + +<p>Le silence se prolongea un moment encore. Puis, +d'une voix qu'il avait réussi à rendre naturelle et obligeante:</p> + +<p>—Vous nous quittez, vous partez demain, mon cher +fils?</p> + +<p>—Oui, demain, j'aurai l'honneur de prendre congé +de Votre Éminence, en la remerciant une fois encore +de sa bienveillance inépuisable.</p> + +<p>—Alors, vous avez su que la congrégation de l'Index +avait condamné votre livre, comme cela était inévitable?</p> + +<p>—Oui, j'ai eu l'insigne faveur d'être reçu par Sa Sainteté, +et c'est devant elle que je me suis soumis et que j'ai +réprouvé mon œuvre.</p> + +<p>Une flamme commença à remonter aux yeux humides +du cardinal.</p> + +<p>—Ah! vous avez fait cela, ah! vous avez bien agi, +mon cher fils! Ce n'était que votre devoir strict de +prêtre, mais il y en a tant de nos jours qui ne font pas +même leur devoir!... Comme membre de la congrégation, +j'ai tenu la parole que je vous avais donnée, de lire<a name="page_687" id="page_687"></a> +votre livre, d'en étudier soigneusement surtout les pages +visées par l'accusation. Et si, ensuite, je suis resté neutre, +si j'ai affecté de me désintéresser de l'affaire, jusqu'à +manquer la séance où elle a été jugée, ce n'a été que +pour faire plaisir à ma pauvre chère nièce, qui vous +aimait, qui vous défendait près de moi...</p> + +<p>Les larmes le reprenant, il s'interrompit, il sentit qu'il +allait défaillir encore, s'il évoquait le souvenir de Benedetta, +l'adorée, la regrettée. Aussi fut-ce avec une âpreté +batailleuse qu'il continua:</p> + +<p>—Mais quel livre exécrable, mon cher fils, permettez-moi +de le dire! Vous m'aviez affirmé que vous étiez respectueux +du dogme, et je me demande encore par quelle +aberration vous aviez pu tomber dans un aveuglement +tel, que la conscience même de votre crime vous échappait. +Respectueux du dogme, grand Dieu! lorsque l'œuvre +entière est la négation même de toute notre sainte religion... +Vous n'aviez donc pas senti qu'en demandant une +religion nouvelle, c'était condamner absolument l'ancienne, +la seule vraie, la seule bonne, la seule éternelle. +Et cela suffisait pour faire de votre livre le plus mortel +des poisons, un de ces livres infâmes qu'on brûlait autrefois +par la main du bourreau, qu'on laisse forcément circuler +de nos jours, après l'avoir interdit et désigné par +là même aux curiosités perverses, ce qui explique la +pourriture contagieuse du siècle... Ah! que j'ai bien +reconnu là les idées de notre distingué et poétique parent, +ce cher vicomte Philibert de la Choue! Un homme +de lettres, oui! un homme de lettres! De la littérature, +rien que de la littérature! Je prie Dieu de lui pardonner, +car il ne sait sûrement pas ce qu'il fait ni où il va, avec +son christianisme d'élégie pour les ouvriers beaux parleurs +et pour les jeunes gens des deux sexes dont la +science a rendu l'âme vague. Et je ne garde ma colère +que contre Son Éminence le cardinal Bergerot, car +celui-ci sait ce qu'il fait, fait ce qu'il veut... Ne dites<a name="page_688" id="page_688"></a> +rien, ne le défendez pas. Il est la révolution dans l'Église, +il est contre Dieu!</p> + +<p>En effet, Pierre, bien qu'il se fût promis de ne pas +répondre, de ne pas discuter, avait laissé échapper un +geste de protestation, devant cette furieuse attaque contre +l'homme qu'il respectait le plus, qu'il aimait le plus au +monde. D'ailleurs, il céda, il s'inclina de nouveau.</p> + +<p>—Je ne puis dire assez mon horreur, continua rudement +Boccanera, oui! mon horreur de tout ce songe creux +d'une religion nouvelle! de cet appel aux plus laides passions +qui soulève les pauvres contre les riches, en leur +annonçant je ne sais quel partage, quelle communauté +aujourd'hui impossible! de cette basse flatterie au menu +peuple qui lui promet, sans pouvoir jamais les lui donner, +une égalité et une justice, qui vient de Dieu seul, +que Dieu seul pourra faire régner enfin, au jour marqué +par sa toute-puissance! de cette charité intéressée dont +on abuse contre le ciel lui-même, pour l'accuser d'iniquité +et d'indifférence, de cette charité larmoyante et +amollissante, indigne des cœurs solides et forts, comme +si la souffrance humaine n'était pas nécessaire au salut, +comme si nous ne devenions pas plus grands, plus purs, +plus près de l'infini bonheur, à mesure que nous souffrons +davantage!</p> + +<p>Il s'exaltait, il était saignant et superbe. C'était son +deuil, sa blessure au cœur qui l'exaspérait ainsi, le coup +de massue qui l'avait abattu un moment, et sous lequel il +se relevait, si provocant contre la douleur, si entêté +dans son idée stoïque d'un Dieu omnipotent, maître +des hommes, réservant sa félicité aux seuls élus de son +choix.</p> + +<p>De nouveau, il fit un effort pour se calmer, il reprit +plus doucement:</p> + +<p>—Enfin, mon cher fils, le bercail est toujours ouvert, +et vous y voilà de retour, puisque vous vous êtes repenti. +Vous ne sauriez croire combien j'en suis heureux.<a name="page_689" id="page_689"></a></p> + +<p>A son tour, Pierre s'efforça de se montrer conciliant, +afin de ne pas ulcérer davantage cette âme violente et +endolorie.</p> + +<p>—Votre Éminence peut être certaine que je tâcherai +de n'oublier aucune de ses bonnes paroles, pas plus +que je n'oublierai le paternel accueil de Sa Sainteté +Léon XIII.</p> + +<p>Mais cette phrase parut rejeter Boccanera dans son agitation. +Ce ne furent tout d'abord que des paroles sourdes, +retenues à demi, comme s'il se débattait pour ne pas interroger +directement le jeune prêtre.</p> + +<p>—Ah! oui, vous avez vu Sa Sainteté, vous avez causé +avec elle, et elle a dû vous dire, n'est-ce pas? comme +à tous les étrangers qui vont la saluer, qu'elle voulait +la conciliation, la paix... Moi, je ne la vois plus que +dans les occasions inévitables, voici plus d'un an que je +n'ai pas été admis en audience particulière.</p> + +<p>Cette preuve publique de défaveur, cette lutte sourde +qui, de même qu'au temps de Pie IX, heurtait le Saint-Père +et le camerlingue, emplissait d'amertume ce dernier. +Il lui fut impossible de se contenir, il parla, en se +disant sans doute qu'il avait devant lui un familier, un +homme sûr, qui d'ailleurs partait le lendemain.</p> + +<p>—La paix, la conciliation, on va loin avec ces beaux +mots, si souvent vides de vraie sagesse et de courage... +La vérité terrible, c'est que les dix-huit années de concessions +de Léon XIII ont tout ébranlé dans l'Église, et +que, s'il régnait longtemps encore, le catholicisme croulerait, +tomberait en poudre, ainsi qu'un édifice dont on +a sapé les colonnes.</p> + +<p>Pierre, très intéressé, ne put s'empêcher de soulever +des objections, pour s'instruire.</p> + +<p>—Mais ne s'est-il pas montré très prudent, n'a-t-il pas +mis le dogme à l'écart, dans une forteresse inexpugnable? +En somme, s'il paraît avoir cédé en beaucoup de points, +ça n'a jamais été que dans la forme.<a name="page_690" id="page_690"></a></p> + +<p>—La forme, ah! oui, reprit le cardinal avec une passion +croissante, il vous a dit comme aux autres qu'intraitable +sur le fond, il cédait volontiers sur la forme. Parole +déplorable, diplomatie équivoque, quand elle n'est pas +une simple et basse hypocrisie! Mon âme se soulève à +cet opportunisme, à ce jésuitisme qui ruse avec le siècle, +qui est fait seulement pour jeter le doute parmi les +croyants, le désarroi du sauve-qui-peut, cause prochaine +des irrémédiables défaites! Une lâcheté, la pire des lâchetés, +l'abandon de ses armes afin d'être plus prompt à la +retraite, la honte d'être soi tout entier, le masque accepté +dans l'espoir de tromper le monde, de pénétrer chez +l'ennemi et de le réduire par la traîtrise! Non, non! la +forme est tout, dans une religion traditionnelle, immuable, +qui depuis dix-huit cents ans a été, qui est encore, +qui restera jusqu'à la fin des âges la loi même de +Dieu!</p> + +<p>Il ne put rester assis, il se leva, se mit à marcher au +travers de l'étroite pièce, qu'il semblait emplir de sa +haute taille. Et c'était tout le règne, toute la politique de +Léon XIII qu'il discutait, qu'il condamnait violemment.</p> + +<p>—L'unité, la fameuse unité qu'on lui fait une gloire +si grande de vouloir rétablir dans l'Église, ce n'est là +que l'ambition furieuse, et aveugle d'un conquérant qui +élargit son empire, sans se demander si les nouveaux +peuples soumis ne vont pas désorganiser son ancien +peuple, jusque-là fidèle, l'adultérer, lui apporter la contagion +de toutes les erreurs. Et, si les schismatiques +d'Orient, si les schismatiques des autres pays, en rentrant +dans l'Église catholique, la transforment fatalement, +à ce point qu'ils la tuent, qu'ils en fassent une +Église nouvelle? Il n'y a qu'une sagesse, n'être que ce +qu'on est, mais être solidement... De même, n'est-ce pas +à la fois un danger et une honte, cette prétendue alliance +avec la démocratie, cette politique que suffit à condamner +l'esprit séculaire de la papauté? La monarchie est de<a name="page_691" id="page_691"></a> +droit divin, l'abandonner est aller contre Dieu, pactiser +avec la Révolution, rêver ce dénouement monstrueux +d'utiliser la démence des hommes, pour mieux rétablir +sur eux son pouvoir. Toute république est un état d'anarchie, +et c'est dès lors la plus criminelle des fautes, c'est +ébranler à jamais l'idée d'autorité, d'ordre, de religion +même, que de reconnaître la légitimité d'une république, +dans l'unique but de caresser le rêve d'une conciliation +impossible... Aussi voyez ce qu'il a fait du pouvoir temporel. +Il le réclame bien encore, il affecte de rester +intransigeant sur cette question de la reddition de Rome. +Mais, en réalité, est-ce qu'il n'en a pas consommé la +perte, est-ce qu'il n'y a pas renoncé définitivement, puisqu'il +reconnaît que les peuples ont le droit de disposer +d'eux, qu'ils peuvent chasser leurs rois et vivre comme +les bêtes libres, au fond des forêts?</p> + +<p>Brusquement, il s'arrêta, leva les deux bras au ciel, +dans un élan de sainte colère.</p> + +<p>—Ah! cet homme, ah! cet homme qui par sa vanité, +par son besoin du succès, aura été la ruine de l'Église! +cet homme qui n'a cessé de tout corrompre, de tout dissoudre, +de tout émietter, afin de régner sur le monde +qu'il croit reconquérir ainsi! pourquoi, Dieu tout-puissant, +pourquoi ne l'avez-vous pas encore rappelé à +vous?</p> + +<p>Et cet appel à la mort prenait un accent si sincère, il y +avait là une haine grandie par un si réel désir de sauver +Dieu en péril ici-bas, que Pierre fut traversé lui aussi +d'un grand frisson. Maintenant, il le voyait, ce cardinal +Boccanera, qui haïssait religieusement, passionnément +Léon XIII, il le voyait guettant depuis des années déjà, +du fond de son palais noir, la mort du pape, cette mort +officielle qu'il avait la charge de constater, à titre de camerlingue. +Comme il devait l'attendre, comme il souhaitait +avec une impatience fébrile l'heure bienheureuse où +il irait, armé du petit marteau d'argent, taper les trois<a name="page_692" id="page_692"></a> +coups symboliques sur le crâne de Léon XIII glacé, rigide, +étendu sur son lit, entouré de sa cour pontificale! +Ah! taper enfin à ce mur du cerveau, pour être bien certain +que rien ne répondait plus, qu'il n'y avait plus rien +là dedans, rien que de la nuit et du silence! Et ces trois +appels retentiraient: Joachim! Joachim! Joachim! Et, +le cadavre ne répondant pas, le camerlingue se tournerait +après avoir patienté quelques secondes, puis il +dirait: «Le pape est mort!»</p> + +<p>—Pourtant, reprit Pierre qui voulait le ramener au +présent, la conciliation est une arme de l'époque, c'est +pour vaincre à coup sûr que le Saint-Père consent à céder +sur les questions de forme.</p> + +<p>—Il ne vaincra pas, il sera vaincu! cria Boccanera. +Jamais l'Église n'a eu la victoire qu'en s'obstinant dans +son intégralité, dans l'éternité immuable de son essence +divine. Et il est certain que, le jour où elle laisserait +toucher à une seule pierre de son édifice, elle croulerait... +Rappelez-vous le moment terrible qu'elle a passé, au +temps du concile de Trente. La Réforme venait de +l'ébranler d'une façon profonde, le relâchement de la +discipline et des mœurs s'aggravait partout, c'était un flot +montant de nouveautés, d'idées soufflées par l'esprit du +mal, de projets malsains qu'enfantait l'orgueil de l'homme, +lâché en pleine licence. Et, dans le concile même, bien +des membres étaient troublés, gangrenés, prêts à voter les +modifications les plus folles, tout un véritable schisme +s'ajoutant aux autres... Eh bien! si, à cette époque critique, +sous la menace d'un si grand péril, le catholicisme +a été sauvé du désastre, c'est que la majorité, éclairée par +Dieu, a maintenu le vieil édifice intact, c'est qu'elle a eu +le divin entêtement de s'enfermer dans le dogme étroit, +c'est qu'elle n'a rien concédé, rien, rien! ni sur le fond, +ni sur la forme... Aujourd'hui, certes, la situation n'est +pas pire qu'à l'époque du concile de Trente. Mettons +qu'elle soit la même, et dites-moi s'il n'est pas plus<a name="page_693" id="page_693"></a> +noble, plus courageux et plus sûr pour l'Église d'avoir +comme autrefois la bravoure de dire hautement ce qu'elle +est, ce qu'elle a été, ce qu'elle sera. Il n'y a de salut pour +elle que dans sa souveraineté totale, indiscutable; et, +puisqu'elle a toujours vaincu par son intransigeance, c'est +la tuer que de vouloir la concilier avec le siècle.</p> + +<p>Il se remit à marcher, de son pas songeur et puissant.</p> + +<p>—Non, non! pas un accommodement, pas un abandon, +pas une faiblesse! Le mur d'airain qui barre la route, la +borne de granit qui limite un monde!... Je vous l'ai déjà +dit, le jour de votre arrivée, mon cher fils. Vouloir accommoder +le catholicisme aux temps nouveaux, c'est +hâter sa fin, s'il est vraiment menacé d'une mort prochaine, +comme les athées le prétendent. Et il mourrait +bassement, honteusement, au lieu de mourir debout, +digne et fier, dans sa vieille royauté glorieuse... Ah! +mourir debout, sans rien renier de son passé, en bravant +l'avenir, en confessant sa foi entière!</p> + +<p>Et ce vieillard de soixante-dix ans semblait grandir +encore, sans peur devant l'anéantissement final, avec un +geste de héros qui défiait les siècles futurs. La foi lui +avait donné la paix sereine, cette paix que l'explication +de l'inconnu par le divin apporte à l'esprit, dont elle satisfait +pleinement le besoin de certitude, en le remplissant. +Il croyait, il savait, il était sans doute et sans peur sur le +lendemain de la mort. Mais une mélancolie hautaine +avait passé dans sa voix.</p> + +<p>—Dieu peut tout, même détruire son œuvre, s'il la +trouve mauvaise. Tout croulerait demain, la sainte Église +disparaîtrait au milieu des ruines, les sanctuaires les plus +vénérés s'effondreraient sous la chute des astres, qu'il +faudrait s'incliner et adorer Dieu, dont la main, après +avoir créé le monde, l'anéantirait ainsi, pour sa gloire... +Et j'attends, je me soumets d'avance à sa volonté, qui +seule peut se produire, car rien n'arrive sans qu'il le +veuille. Si vraiment les temples sont ébranlés, si le catholicisme<a name="page_694" id="page_694"></a> +doit demain tomber en poudre, je serai là pour +être le ministre de la mort, comme j'ai été le ministre de +la vie... Même, je le confesse, il est certain qu'il y a des +heures où des signes terribles me frappent. Peut-être en +effet la fin des temps est-elle proche et allons-nous +assister à cet écroulement du vieux monde dont on nous +menace. Les plus dignes, les plus hauts sont foudroyés, +comme si le ciel se trompait, punissait en eux les crimes +de la terre; et n'ai-je pas senti le souffle de l'abîme, où +tout va sombrer, depuis que ma maison, pour des fautes +que j'ignore, est frappée de ce deuil affreux, qui la jette +au gouffre, la fait rentrer dans la nuit, à jamais!</p> + +<p>Là, dans la pièce voisine, il évoquait les deux chers +morts, qui ne cessaient d'être présents. Des sanglots +remontaient à sa gorge, ses mains tremblaient, son grand +corps était agité d'une dernière révolte de douleur, sous +l'effort de sa soumission. Oui, pour que Dieu se fût permis +de l'atteindre si cruellement, de supprimer sa race, +de commencer ainsi par le plus grand, par le plus fidèle, +ce devait être que le monde était définitivement condamné. +La fin de sa maison, n'était-ce pas la fin prochaine de +tout? Et, dans son orgueil souverain de prince et de +prêtre, il trouva un cri de suprême résignation.</p> + +<p>—O Dieu puissant, que votre volonté soit donc faite! +Que tout meure, que tout croule, que tout retourne à la +nuit du chaos! Je resterai debout dans ce palais en ruine, +j'attendrai d'y être enseveli sous les décombres. Et, si +votre volonté m'appelle à être le fossoyeur auguste de +votre sainte religion, ah! soyez sans crainte, je ne ferais +rien d'indigne pour la prolonger de quelques jours! Je la +maintiendrai debout comme moi, aussi fière, aussi intraitable +qu'au temps de sa toute-puissance. Je l'affirmerai +avec la même obstination vaillante, sans rien abandonner +ni de la discipline, ni du rite, ni du dogme. Et, le jour +venu, je l'ensevelirai avec moi, l'emportant toute dans la +terre plutôt que de rien céder d'elle, la gardant entre mes<a name="page_695" id="page_695"></a> +bras glacés pour la rendre à votre inconnu, telle que +vous l'avez donnée en garde à votre Église... O Dieu puissant, +souverain Maître, disposez de moi, faites de moi, si +cela est dans vos desseins, le pontife de la destruction, de +la mort du monde!</p> + +<p>Saisi, Pierre frémissait de peur et d'admiration devant +cette extraordinaire figure qui se dressait, le dernier pape +menant les funérailles du catholicisme. Il comprenait que +Boccanera avait dû parfois faire ce rêve, il le voyait, dans +son Vatican, dans son Saint-Pierre qu'éventrait la foudre, +debout, seul au travers des salles immenses, que sa cour +pontificale, terrifiée et lâche, avait abandonnées. Lentement, +vêtu de sa soutane blanche, portant ainsi en blanc +le deuil de l'Église, il descendait une fois encore jusqu'au +sanctuaire, pour y attendre que le ciel, au soir des temps, +tombât, écrasant la terre. Trois fois, il redressait le grand +Crucifix, que les convulsions suprêmes du sol avaient +renversé. Puis, lorsque le craquement final fendait les +marbres, il le saisissait d'une étreinte, il s'anéantissait +avec lui, sous l'effondrement des voûtes. Et rien n'était +d'une plus royale, d'une plus farouche grandeur.</p> + +<p>D'un geste, le cardinal Boccanera, sans voix, mais sans +faiblesse, invincible et droit quand même dans sa haute +taille, donna congé à Pierre, qui, cédant à sa passion de +la beauté et de la vérité, trouvant que lui seul était grand, +que lui seul avait raison, lui baisa la main.</p> + +<p>Ce fut le soir, dans la salle du trône, quand les visites +cessèrent, à la nuit tombée, qu'on ferma les portes et +qu'on procéda à la mise en bière. Les messes venaient de +finir, les sonnettes de l'élévation ne tintaient plus, le +balbutiement des paroles latines se taisait, après avoir +bourdonné aux oreilles des deux chers enfants morts pendant +douze heures. Et, alourdissant l'air, envahi de silence, +il ne restait que le parfum violent des roses, que l'odeur +chaude des deux cierges de cire. Comme ceux-ci n'éclairaient +guère la vaste salle, on avait apporté des lampes,<a name="page_696" id="page_696"></a> +que des domestiques tenaient au poing, ainsi que des +torches. Selon l'usage, tous les domestiques de la maison +étaient là, pour dire un dernier adieu aux maîtres, qu'on +allait coucher à jamais dans la mort.</p> + +<p>Il y eut quelque retard. Morano, qui, depuis le matin, +se donnait beaucoup de peine, pour veiller aux mille détails, +venait de courir encore, désespéré de ne pas voir +arriver le triple cercueil. Enfin, des domestiques le montèrent, +on put commencer. Le cardinal et donna Serafina +se tenaient côte à côte, près du lit. Pierre était là également, +ainsi que don Vigilio. Ce fut Victorine qui se mit à +coudre les deux amants dans le même suaire, une large +pièce de soie blanche, où ils semblèrent vêtus de la même +robe de mariée, la robe gaie et pure de leur union. Puis, +deux domestiques s'avancèrent, aidèrent Pierre et don +Vigilio, à les coucher dans le premier cercueil, de bois +de sapin, capitonné de satin rose. Il n'était guère plus +large que les cercueils ordinaires, tellement les deux +amants étaient jeunes, d'une élégance mince, et tellement +leur étreinte les nouait, ne faisait d'eux qu'un seul corps. +Quand ils y furent allongés, ils y continuèrent leur éternel +sommeil, la tête à demi noyée parmi leurs chevelures +odorantes qui se mêlaient. Et, quand cette première bière +se trouva enfermée dans la seconde, de plomb, puis dans +la troisième, de chêne, quand les trois couvercles eurent +été soudés et vissés, on continua à voir les faces des deux +amants, par l'ouverture ronde, garnie d'une épaisse glace, +pratiquée, selon la mode romaine, dans les trois bières. +Et, à jamais séparés des vivants, seuls au fond de ce +triple cercueil, ils se souriaient toujours, ils se regardaient +toujours, de leurs yeux obstinément ouverts, ayant +l'éternité pour épuiser leur amour infini.<a name="page_697" id="page_697"></a></p> + +<h3><a name="XVI" id="XVI"></a>XVI</h3> + +<p>Le lendemain, au retour du cimetière, après l'enterrement. +Pierre déjeuna seul dans sa chambre, en se réservant +de prendre, l'après-midi, congé du cardinal et de +donna Serafina. Il quittait Rome le soir, il partait par le +train de dix heures dix-sept. Rien ne le retenait plus, +il n'y avait plus qu'une visite qu'il voulait rendre, une +visite dernière au vieil Orlando, le héros de l'indépendance, +auquel il avait fait la formelle promesse de ne +point retourner à Paris, sans venir causer longuement. +Et, vers deux heures, il envoya chercher un fiacre qui le +conduisit rue du Vingt-Septembre.</p> + +<p>Toute la nuit, il avait plu, une pluie fine dont l'humidité +noyait la ville d'une vapeur grise. Cette pluie avait +cessé, mais le ciel restait sombre, et les grands palais +neufs de la rue du Vingt-Septembre, sous ce morne ciel +de décembre, avaient des façades livides, d'une mélancolie +interminable, avec leurs balcons tous pareils, leurs +rangs réguliers de fenêtres qui n'en finissaient pas. Le +Ministère des Finances surtout, ce colossal entassement +de maçonnerie et de sculptures, prenait une apparence +de ville morte, la tristesse infinie d'un grand corps +exsangue, dont la vie s'était retirée. La pluie avait +adouci l'air, il faisait presque chaud, une tiédeur +moite de fièvre.</p> + +<p>Pierre, dans le vestibule du petit palais de Prada, fut +surpris de se rencontrer avec quatre ou cinq messieurs, +en train de retirer leurs paletots; et un serviteur lui dit<a name="page_698" id="page_698"></a> +que monsieur le comte avait une réunion avec des entrepreneurs. +Puisque monsieur l'abbé venait voir le père de +monsieur le comte, il n'avait d'ailleurs qu'à monter au +troisième étage. La petite porte, à droite sur le palier.</p> + +<p>Mais, au premier étage, Pierre se trouva brusquement +face à face avec Prada, qui recevait ses entrepreneurs. Et +il remarqua qu'il devenait, en le reconnaissant, d'une +pâleur affreuse. Depuis l'épouvantable drame, ils ne +s'étaient pas revus. Aussi le prêtre comprit-il quel trouble +sa présence éveillait chez cet homme, quel souvenir importun +de complicité morale, quelle mortelle inquiétude +d'avoir été deviné.</p> + +<p>—Vous venez me voir, vous avez quelque chose à me +dire?</p> + +<p>—Non, je pars, je viens faire mes adieux à votre père.</p> + +<p>La pâleur de Prada s'accrut, un frémissement agita +toute sa face.</p> + +<p>—Ah! c'est pour mon père... Il est un peu souffrant, +ménagez-le.</p> + +<p>Et son angoisse confessait clairement, malgré lui, +tout ce qu'il redoutait, une parole imprudente, peut-être +même une mission dernière, la malédiction de cet +homme et de cette femme qu'il avait tués. Sûrement, son +père en serait mort, lui aussi.</p> + +<p>—Ah! est-ce contrariant, je ne puis monter avec +vous! Ces messieurs sont là qui m'attendent... Mon Dieu! +que je suis contrarié! Dès que je vais le pouvoir, je vous +rejoindrai, oh! tout de suite, tout de suite!</p> + +<p>Ne sachant comment l'arrêter, il fallait bien qu'il le +laissât se trouver seul avec son père, pendant que lui-même +restait là, cloué par ses affaires d'argent, qui périclitaient. +Mais de quels yeux de détresse il le regarda +monter, comme il le suppliait de tout son frisson! Son +père, le seul amour véritable, la grande passion pure et +fidèle de sa vie!</p> + +<p>—Ne le faites pas trop parler, égayez-le, n'est-ce pas?<a name="page_699" id="page_699"></a></p> + +<p>En haut, ce ne fut pas Batista, l'ancien soldat si +dévoué à son maître, qui vint ouvrir, mais un tout jeune +homme que Pierre ne remarqua point d'abord. Et ce dernier +retrouva la petite chambre toute nue, toute blanche, +tapissée simplement d'un papier clair, à fleurettes bleues, +avec son pauvre lit de fer derrière un paravent, ses +quatre planches contre un mur, servant de bibliothèque, +sa table de bois noir et ses deux chaises de paille, pour +tout mobilier. Et, par la fenêtre large et claire, sans +rideaux, c'était le même admirable panorama de Rome, +toute Rome jusqu'aux arbres lointains du Janicule, une +Rome écrasée, ce jour-là, sous un ciel de plomb, envahie +d'une ombre de morne tristesse. Mais le vieil Orlando, +lui, n'avait pas changé, avec sa tête superbe de vieux lion +blanchi, au mufle puissant, aux yeux de jeunesse, étincelant +encore des passions qui avaient grondé dans cette +âme de feu. Pierre le retrouvait sur le même fauteuil, +près de la même table, encombrée par les mêmes journaux, +les jambes enveloppées, ensevelies dans la même +couverture noire, comme si ces jambes mortes l'eussent +immobilisé là dans une gaine de pierre, à ce point qu'à +des mois, à des années de distance, on était sûr de l'y +revoir sans nul changement possible, avec son buste +vivant, sa face qui éclatait de force et d'intelligence.</p> + +<p>Cependant, par cette journée grise, il paraissait abattu, +le visage assombri.</p> + +<p>—Ah! vous voici, cher monsieur Froment. Depuis +trois jours, je songe à vous, je vis les atroces jours +que vous avez dû vivre, dans ce tragique palais Boccanera. +Mon Dieu! quel épouvantable deuil! J'en ai le cœur retourné, +ces journaux viennent encore de me bouleverser +l'âme, avec les nouveaux détails qu'ils donnent.</p> + +<p>Il indiquait les journaux épars sur la table. Puis, il +écarta d'un geste la sombre histoire, cette figure de Benedetta +morte, qui le hantait.</p> + +<p>—Voyons, et vous?<a name="page_700" id="page_700"></a></p> + +<p>—Je pars ce soir, je n'ai pas voulu quitter Rome sans +serrer vos mains vaillantes.</p> + +<p>—Vous partez? mais votre livre?</p> + +<p>—Mon livre... J'ai été reçu par le Saint-Père, je me +suis soumis, j'ai réprouvé mon livre.</p> + +<p>Orlando le regarda fixement. Il y eut un court silence, +pendant lequel leurs yeux se dirent, sur le cas, tout ce +qu'il y avait à dire. Et ni l'un ni l'autre ne sentit la nécessité +d'une explication plus longue. Le vieillard conclut +simplement:</p> + +<p>—Vous avez bien fait, votre livre était une chimère.</p> + +<p>—Oui, une chimère, un enfantillage, et je l'ai condamné +moi-même, au nom de la vérité et de la raison.</p> + +<p>Un sourire reparut sur les lèvres douloureuses du héros +foudroyé.</p> + +<p>—Alors, vous avez vu, vous avez compris, vous savez +maintenant?</p> + +<p>—Oui, je sais, et c'est pourquoi je n'ai pas voulu partir +sans avoir avec vous la bonne et franche conversation +que nous nous sommes promise.</p> + +<p>Ce fut une joie pour Orlando. Mais, tout d'un coup, il +parut se rappeler le jeune homme qui était allé ouvrir la +porte, puis qui avait repris modestement sa place, sur +une chaise, à l'écart, près de la fenêtre. C'était presque +un enfant, vingt ans à peine, imberbe encore, d'une +beauté blonde comme il en fleurit parfois à Naples, avec +de longs cheveux bouclés, un teint de lis, une bouche de +rose, des yeux surtout d'une langueur rêveuse et d'une +infinie douceur. Et le vieillard le présenta paternellement: +Angiolo Mascara, le petit-fils d'un de ses vieux +camarades de guerre, l'épique Mascara des Mille, qui +était mort en héros, le corps troué de cent blessures.</p> + +<p>—Je le fais venir pour le gronder, continua-t-il en +souriant. Imaginez-vous que ce gaillard-là, avec son air +de fille, donne dans les idées nouvelles! Il est anarchiste, +des trois ou quatre douzaines d'anarchistes que nous<a name="page_701" id="page_701"></a> +comptons en Italie. Un brave petit au fond, qui n'a plus +que sa mère, qui la soutient, grâce au maigre emploi qu'il +occupe et d'où il va se faire chasser, un de ces beaux +malins... Voyons, voyons, mon enfant, il faut que tu me +promettes d'être raisonnable.</p> + +<p>Alors, Angiolo, dont les vêtements usés et propres +disaient en effet la misère décente, répondit d'une voix +grave, musicale:</p> + +<p>—Je suis raisonnable, ce sont les autres, tous les +autres qui ne le sont pas. Quand tous les hommes seront +raisonnables, voudront la vérité et la justice, le monde +sera heureux.</p> + +<p>—Ah! si vous croyez qu'il cédera! cria Orlando. Ah! +mon pauvre enfant, la justice, la vérité, demande à monsieur +l'abbé si l'on sait jamais où elles sont. Enfin, il faut +te laisser le temps de vivre, de voir et de comprendre!</p> + +<p>Et, sans plus s'occuper de lui, il revint à Pierre. Mais +Angiolo resta dans son coin, l'air très sage, les yeux +ardemment fixés sur les interlocuteurs, les oreilles ouvertes +et frémissantes, ne perdant pas une de leurs paroles.</p> + +<p>—Je vous l'avais bien dit, mon cher monsieur Froment, +que vos idées changeraient et que la connaissance +de Rome vous amènerait à des opinions plus exactes, +beaucoup mieux que tous les beaux discours dont j'aurais +tâché de vous convaincre. Ainsi je n'ai jamais douté que +vous retireriez votre livre, de votre plein gré, comme +une erreur fâcheuse, dès que les choses et les hommes +vous auraient renseigné sur le Vatican... Mais, n'est-ce +pas? mettons le Vatican de côté, il n'y a là rien à faire, +qu'à le laisser crouler, dans sa ruine lente et inévitable. +Ce qui m'intéresse, moi, ce qui me passionne encore, +c'est la Rome italienne, notre Rome si amoureusement +conquise, si fiévreusement ressuscitée, que vous traitiez +en quantité négligeable, et que vous avez vue, et dont +nous pouvons parler en gens qui se comprennent, maintenant +que vous la connaissez.<a name="page_702" id="page_702"></a></p> + +<p>Tout de suite, il concéda beaucoup, avoua les fautes +commises, reconnut l'état déplorable des finances, les +difficultés graves de toutes sortes, en homme d'intelligence +et de bon sens, qui, cloué par la paralysie, loin de +la lutte, avait les journées entières pour réfléchir et s'inquiéter. +Ah! sa conquête, son Italie adorée, pour laquelle +il aurait voulu donner encore le sang de ses veines, +à quelles inquiétudes mortelles, à quelles indicibles souffrances +elle était de nouveau tombée! Ils avaient péché +par un légitime orgueil, ils étaient allés trop vite en +voulant improviser un grand peuple, en rêvant de faire +de l'antique Rome une grande capitale moderne, d'un +simple coup de baguette. Et de là cette folie des quartiers +neufs, cette spéculation démente sur les terrains et sur +les constructions, qui avait mis la nation à deux doigts de +la banqueroute.</p> + +<p>Doucement, Pierre l'interrompit, pour lui dire la formule +à laquelle il en était arrivé, après ses courses et ses +études dans Rome.</p> + +<p>—Oh! cette fièvre, cette curée de la première heure, +cette débâcle financière, ce n'est rien encore. Toutes les +plaies d'argent se réparent. Mais le grave est que votre +Italie reste à faire... Plus d'aristocratie, pas encore de +peuple, et une bourgeoisie née d'hier, dévorante, en +train de manger en herbe la riche moisson future.</p> + +<p>Il y eut un silence. Orlando hocha tristement sa tête +de vieux lion, désormais impuissant. Cette dureté nette +de la formule le frappait au cœur.</p> + +<p>—Oui, oui, c'est cela, vous avez bien vu. Pourquoi +mentir, pourquoi dire non, quand les faits sont là, évidents +aux yeux de tous?... Cette bourgeoisie, mon Dieu! +cette classe moyenne, dont je vous avais déjà parlé, si +affamée de places, d'emplois, de distinctions, de panache, +et si avare avec cela, si méfiante pour son argent, qu'elle +place dans les banques, sans jamais le risquer dans l'agriculture, +dans l'industrie ou dans le commerce, dévorée<a name="page_703" id="page_703"></a> +du seul besoin de jouir en ne faisant rien, inintelligente +au point de ne pas voir qu'elle tue son pays par son dégoût +du travail, son mépris du peuple, sa passion unique de +vivre petitement au soleil, avec la gloriole d'appartenir +à une administration quelconque... Et cette aristocratie +qui se meurt, ce patriciat découronné, ruiné, tombé à +l'abâtardissement des races finissantes, le plus grand +nombre réduits à la misère, les autres, les rares qui ont +gardé leur argent, écrasés sous les impôts trop lourds, +n'ayant plus que des fortunes mortes, incapables de +renouvellement, diminuées par les continuels partages, +destinées à bientôt disparaître, avec les princes eux-mêmes, +dans l'écroulement des vieux palais, devenus +inutiles... Et le peuple enfin, ce pauvre peuple qui a tant +souffert, qui souffre encore, mais qui est tellement habitué +à sa souffrance, qu'il ne paraît seulement pas concevoir +l'idée d'en sortir, aveugle et sourd, poussant les choses +jusqu'à regretter peut-être l'ancienne servitude, d'un +accablement stupide de bête sur son fumier, d'une ignorance +totale, l'abominable ignorance qui est l'unique +cause de sa misère, sans espoir, sans lendemain, sans +cette consolation de comprendre que cette Italie, cette +Rome, c'est pour lui, pour lui seul, que nous les avons +conquises et que nous tâchons de les ressusciter, dans +leur ancienne gloire... Oui, oui, plus d'aristocratie, pas +encore de peuple, et une bourgeoisie si inquiétante! Comment +ne pas céder parfois aux terreurs des pessimistes, +de ceux qui prétendent que tous nos malheurs ne sont +rien encore, que nous allons à des catastrophes bien plus +terribles, comme si nous n'en étions qu'aux premiers +symptômes de la fin de notre race, précurseurs de +l'anéantissement final!</p> + +<p>Il avait levé vers la fenêtre, vers la lumière, ses deux +grands bras frémissants, et Pierre, très ému, se rappela +ce geste de détresse suppliante, qu'il avait vu faire la +veille au cardinal Boccanera, dans son appel à la puissance<a name="page_704" id="page_704"></a> +divine. Tous deux, si opposés de croyance, avaient +la même grandeur désespérée et farouche.</p> + +<p>—Et, je vous l'ai dit le premier jour, nous n'avons +pourtant voulu que les seules choses logiques et inévitables. +Cette Rome, avec son passé de splendeur et de +domination, qui pèse si lourdement sur nous, nous ne +pouvions pas ne pas la prendre pour capitale, car elle +seule était le lien, le symbole vivant de notre unité, en +même temps que la promesse d'éternité, le renouveau de +notre grand rêve de résurrection et de gloire.</p> + +<p>Il continua, il reconnut toutes les conditions désastreuses +de Rome capitale. Une ville de simple décor, au +sol épuisé, restée à l'écart de la vie moderne, une ville +malsaine, sans industrie ni commerce possibles, invinciblement +envahie par la mort, au milieu du désert stérile +de sa Campagne. Puis, il la montra devant les autres +villes qui la jalousent: Florence, devenue si indifférente, +si sceptique pourtant, d'une humeur d'insouciance +heureuse, inexplicable après les passions frénétiques, les +flots de sang de son histoire; Naples, à qui son clair +soleil suffit encore, avec son peuple enfant, qu'on ne sait +si l'on doit plaindre de son ignorance et de sa misère, +puisqu'il paraît en jouir si paresseusement; Venise, résignée +à n'être plus qu'une merveille de l'art ancien, qu'on +devrait mettre sous verre, pour la conserver intacte, +endormie dans le faste et la souveraineté de ses annales; +Gênes, toute à son commerce, active et bruyante, une des +dernières reines de cette Méditerranée, de ce lac aujourd'hui +infime qui a été la mer opulente, le centre où roulaient +les richesses du monde; Turin et Milan surtout, +les industrielles, les commerciales, si vivantes, si modernisées, +que les touristes les dédaignent comme n'étant +pas des villes italiennes, toutes deux sauvées du sommeil +des ruines, entrées dans l'évolution occidentale qui prépare +le prochain siècle. Ah! cette vieille Italie, fallait-il +donc la laisser crouler, telle qu'un musée poussiéreux,<a name="page_705" id="page_705"></a> +pour le plaisir des âmes artistes, comme sont en train de +crouler ses petites villes de la Grande-Grèce, de l'Ombrie +et de la Toscane, pareilles à ces bibelots exquis qu'on +n'ose faire réparer, de crainte d'en gâter le caractère? +Ou la mort prochaine, inévitable, ou la pioche des démolisseurs, +les murs branlants jetés par terre, des villes de +travail, de science, de santé créées partout, enfin une +Italie toute neuve sortant vraiment de ses cendres, faite +pour la civilisation nouvelle dans laquelle entre l'humanité!</p> + +<p>—Mais pourquoi désespérer? reprit-il avec force. +Rome a beau être lourde à nos épaules, elle n'en est pas +moins le sommet que nous avons voulu. Nous y sommes, +nous y resterons, en attendant les événements... D'ailleurs, +si la population a cessé de s'y accroître, elle y reste +stationnaire, à quatre cent mille âmes environ, et le flot +ascendant peut parfaitement reprendre, le jour où disparaîtraient +les causes qui l'ont arrêté. Nous avons eu le +tort de croire que Rome allait devenir un Berlin, un +Paris; toutes sortes de conditions sociales, historiques, +ethniques même semblent jusqu'à présent s'y opposer; +mais qui sait les surprises de demain, peut-on nous interdire +l'espérance, la foi que nous avons dans le sang qui +coule en nos veines, ce sang des anciens conquérants du +monde? Moi qui ne bouge plus de cette chambre, avec +mes deux jambes mortes, foudroyé, anéanti, il est des +heures où ma folie me reprend, où je crois à Rome +comme à ma mère, invincible, immortelle, où j'attends +les deux millions d'habitants qui doivent venir peupler +ces douloureux quartiers neufs que vous avez visités, +vides et croulants déjà. Certainement, ils viendront. +Pourquoi ne viendraient-ils pas? Vous verrez, vous verrez, +tout se peuplera, il faudra bâtir encore... Et puis, +franchement, peut-on dire une nation pauvre, qui possède +la Lombardie? Notre Midi lui-même n'est-il pas d'une +richesse inépuisable? Laissez la paix se faire, le Midi se<a name="page_706" id="page_706"></a> +fondre avec le Nord, toute une génération de travailleurs +grandir; et, puisque le sol y est si fertile, il faudra bien +qu'un jour la grande moisson attendue pousse et mûrisse +au brûlant soleil!</p> + +<p>L'enthousiasme le soulevait, toute une fougue de jeunesse +enflammait ses yeux. Pierre souriait, était gagné; +et, quand il put parler, il dit à son tour:</p> + +<p>—Il faut reprendre le problème par le bas, par le +peuple. Il faut faire des hommes.</p> + +<p>—Parfaitement, c'est cela! cria Orlando. Je ne cesse +de le répéter, il faut faire l'Italie. On dirait qu'un vent +d'est ait emporté ailleurs, loin de notre vieille terre, la +semence humaine, la semence des peuples vigoureux et +puissants. Notre peuple, comme le vôtre, en France, +n'est pas un réservoir d'hommes et d'argent, où l'on +puise à mains pleines. C'est ce réservoir inépuisable que +je voudrais voir se créer chez nous. Et c'est donc par en +bas qu'il faut agir, oui! des écoles partout, l'ignorance +pourchassée, la brutalité et la paresse combattues à coups +de livres, l'instruction intellectuelle et morale nous donnant +le peuple travailleur dont nous avons besoin, si +nous ne voulons pas disparaître du concert des grandes +nations. Je le dis encore, pour qui donc avons-nous travaillé +en reprenant Rome, en voulant lui refaire une troisième +gloire, si ce n'est pour la démocratie de demain? +et comme on s'explique que tout s'y effondre, que rien +n'y veut plus pousser avec vigueur, du moment que cette +démocratie y est radicalement absente!... Oui, oui! la +solution du problème n'est pas ailleurs, faire un peuple, +faire une démocratie italienne!</p> + +<p>Pierre s'était calmé, inquiet, n'osant dire qu'une nation +ne se modifiait pas facilement, que l'Italie était ce que le +sol, l'histoire, la race l'avaient faite, et que vouloir la +transformer toute, d'un coup, pouvait être une besogne +dangereuse. Les peuples, comme les créatures, n'ont-ils +pas une jeunesse active, un âge mûr resplendissant, une<a name="page_707" id="page_707"></a> +vieillesse plus ou moins lente, aboutissant à la mort? Une +Rome moderne, démocratique, grand Dieu! Les Romes +modernes s'appellent Paris, Londres, Chicago. Et il se +contenta de dire avec prudence:</p> + +<p>—Mais, en attendant ce grand travail de rénovation par +le peuple, ne croyez-vous pas que vous feriez bien d'être +sages? Vos finances sont dans un si mauvais état, vous +traversez de si grosses difficultés sociales et économiques, +que vous courez le risque des pires catastrophes, avant +d'avoir des hommes et de l'argent. Ah! quel prudent +ministre ce serait, si un de vos ministres disait à la tribune: +«Eh bien! notre orgueil s'est trompé, nous avons +eu tort de nous improviser grande nation du matin au +soir, il faut plus de temps, plus de labeur et de patience; +et nous consentons à n'être encore qu'un peuple jeune +qui se recueille, qui travaille dans son coin pour se fortifier, +sans vouloir jouer d'ici à longtemps un rôle +dominateur; et nous désarmons, nous rayons le budget +de la guerre, le budget de la marine, tous les budgets +d'ostentation extérieure, pour ne nous consacrer qu'à la +prospérité intérieure, à l'instruction, à l'éducation physique +et morale du grand peuple que nous nous jurons +d'être dans cinquante ans.» Enrayer, oui! enrayer, votre +salut est là!</p> + +<p>Orlando l'avait écouté, peu à peu assombri de nouveau, +retombé à une songerie anxieuse. Il eut un geste las et +vague, il dit à demi-voix:</p> + +<p>—Non, non! on huerait un ministre qui dirait ces +choses. Ce serait un aveu trop dur qu'on ne peut demander +à un peuple. Les cœurs bondiraient, sauteraient +hors des poitrines. Et puis, le danger ne serait-il pas +plus grand peut-être, si on laissait crouler brusquement +tout ce qui a été fait? Que d'espoirs avortés, que de +ruines, que de matériaux inutilement épars! Non! nous +ne pouvons plus nous sauver que par la patience et le +courage, en avant, en avant toujours! Nous sommes un<a name="page_708" id="page_708"></a> +peuple très jeune, nous avons voulu faire en cinquante +ans l'unité que d'autres nations ont mis deux cents ans à +conquérir. Eh bien! il faut payer cette hâte, il faut attendre +que la moisson mûrisse et qu'elle emplisse nos +granges.</p> + +<p>D'un nouveau geste, raffermi, élargi, il s'entêta dans +son espoir.</p> + +<p>—Vous savez que j'ai toujours été contre l'alliance +avec l'Allemagne. Je l'avais prédit, elle nous a ruinés. +Nous n'étions pas encore de taille à marcher de compagnie +avec une si riche et si puissante personne, et c'est +en vue de la guerre sans cesse prochaine, jugée inévitable, +que nous souffrons si cruellement à cette heure +de nos budgets écrasants de grande nation. Ah! cette +guerre qui n'est pas venue, elle a épuisé le meilleur de +notre sang, notre sève, notre or, sans profit aucun! Aujourd'hui, +nous n'avons plus qu'à rompre avec une +alliée, qui a joué de notre orgueil, sans jamais nous +servir en rien, sans qu'il nous soit venu d'elle autre +chose que des méfiances et d'exécrables conseils... Mais +tout cela était inévitable, et c'est ce qu'on ne veut pas +admettre en France. J'en puis parler librement, car je +suis un ami déclaré de la France, on m'en garde même +ici quelque rancune. Expliquez donc à vos compatriotes, +puisqu'ils s'entêtent à ne pas comprendre, qu'au lendemain +de notre conquête de Rome, dans notre frénétique +désir de reprendre notre rang d'autrefois, il nous fallait +bien jouer notre rôle en Europe, nous affirmer comme +une puissance avec laquelle on compterait désormais. Et +l'hésitation n'était pas permise, tous nos intérêts semblaient +nous pousser vers l'Allemagne, il y avait là une +évidence aveuglante qui s'est imposée. La dure loi de +la lutte pour la vie pèse aussi fatalement sur les peuples +que sur les individus, et c'est ce qui explique, ce qui +justifie la rupture des deux sœurs, l'oubli de tant de liens +communs, la race, les rapports commerciaux, même, si<a name="page_709" id="page_709"></a> +vous le voulez, les services rendus... Les deux sœurs, oui! +et elles se déchirent maintenant, elles se poursuivent +d'une telle haine, que, de part et d'autre, tout bon sens +paraît aboli. Mon pauvre vieux cœur en saigne de souffrance, +lorsque je lis les articles que vos journaux et les +nôtres échangent comme des flèches empoisonnées. Quand +cessera donc ce massacre fratricide? Quelle est celle +des deux qui comprendra la première la nécessité de la +paix, cette alliance des races latines qui s'impose, si elles +veulent vivre, au milieu du flot de plus en plus envahissant +des autres races?</p> + +<p>Et, gaiement, avec sa bonhomie de héros désarmé par +l'âge, réfugié dans le rêve:</p> + +<p>—Voyons, voyons, mon cher monsieur Froment, vous +allez me promettre de nous aider, dès votre retour à +Paris. Dans votre champ d'action, si étroit qu'il puisse +être, jurez-moi de travailler à faire la paix entre la France +et l'Italie, car il n'est pas de plus sainte besogne. Vous +venez de vivre trois mois parmi nous, vous pourrez dire +ce que vous avez vu, ce que vous avez entendu, oh! en +toute franchise. Si nous avons des torts, vous en avez sûrement +aussi. Eh! que diable! les querelles de famille ne +peuvent pas être éternelles!</p> + +<p>Gêné, Pierre répondit:</p> + +<p>—Sans doute. Par malheur, ce sont elles qui sont les +plus tenaces. Dans les familles, quand le sang s'exaspère +contre son sang, on va jusqu'au couteau et au poison. Il +n'y a plus de pardon possible.</p> + +<p>Et il n'osa dire toute sa pensée. Depuis qu'il était à +Rome, qu'il écoutait et qu'il jugeait, cette querelle entre +l'Italie et la France se résumait pour lui en un beau conte +tragique. Il était une fois deux princesses nées d'une +reine puissante, maîtresse du monde. L'aînée, qui avait +hérité du royaume de sa mère, eut le chagrin secret de +voir sa cadette, établie en un pays voisin, grandir peu à +peu en richesse, en force, en éclat, tandis qu'elle-même<a name="page_710" id="page_710"></a> +déclinait, comme affaiblie par l'âge, démembrée, si épuisée +et si meurtrie, qu'elle se sentit battue, le jour où elle +tenta un effort suprême pour reconquérir la souveraineté +universelle. Aussi quelle amertume, quelle plaie toujours +ouverte, à voir sa sœur se remettre des plus effroyables +secousses, reprendre son gala éblouissant, régner sur la +terre par sa force, par sa grâce et par son esprit! Jamais +elle ne pardonnerait, quelle que fût l'attitude à son égard +de cette sœur enviée et détestée. Là était la blessure au +flanc, inguérissable, cette vie de l'une empoisonnée par la +vie de l'autre, cette haine du vieux sang contre le sang +jeune, qui ne s'apaiserait qu'avec la mort. Et même, le +jour prochain peut-être où la paix se ferait entre elles, +devant l'évident triomphe de la cadette, l'autre garderait +au plus profond de son cœur la douleur sans fin d'être +l'aînée et la vassale.</p> + +<p>—Tout de même comptez sur moi, reprit affectueusement +Pierre. C'est en effet une grande douleur, un grand +péril, que cette enragée querelle des deux peuples... Mais +je ne dirai sur vous que ce que je crois être la vérité. Je +suis incapable de dire autre chose. Et je crains bien que +vous ne l'aimiez guère, que vous n'y soyez guère préparés, +ni par le tempérament, ni par l'usage. Les poètes de +toutes les nations qui sont venus et qui ont parlé de +Rome, avec le traditionnel enthousiasme de leur culture +classique, vous ont grisés de telles louanges, que vous +me semblez peu faits pour entendre la vérité vraie sur +votre Rome d'aujourd'hui. Vainement on vous ferait la +part superbe, il faudrait bien en arriver à la réalité des +choses, et c'est justement cette réalité que vous ne voulez +pas admettre, en amoureux du beau quand même, très +susceptibles, pareils à ces femmes qui ne se sentent plus +en beauté et que désespère la moindre remarque sur leurs +rides.</p> + +<p>Orlando s'était mis à rire, d'un rire enfantin.</p> + +<p>—Certainement, on doit toujours embellir un peu. A<a name="page_711" id="page_711"></a> +quoi bon parler des laids visages? Nous autres, nous +n'aimons au théâtre que la jolie musique, la jolie danse, +les jolies pièces qui font plaisir. Le reste, tout ce qui est +désagréable, ah! grand Dieu, cachons-le!</p> + +<p>—Mais, continua le prêtre, je confesse volontiers tout +de suite la capitale erreur de mon livre. Cette Rome italienne +que j'avais négligée, pour la sacrifier à la Rome +papale, dont je rêvais le réveil, elle existe, et si puissante, +si triomphante déjà, que c'est sûrement l'autre qui est +fatalement destinée à disparaître avec le temps. Comme +je l'ai observé, le pape a beau s'entêter à être immuable, +dans son Vatican, de plus en plus lézardé, menaçant +ruine, tout évolue autour de lui, le monde noir est +déjà devenu le monde gris, en se mélangeant au monde +blanc. Et jamais je n'ai mieux senti cela qu'à la fête +donnée par le prince Buongiovanni, pour les fiançailles de +sa fille avec votre petit-neveu. J'en suis sorti absolument +enchanté, gagné à votre cause de résurrection.</p> + +<p>Les yeux du vieillard étincelèrent.</p> + +<p>—Ah! vous y étiez! N'est-ce pas que vous avez eu là +un spectacle inoubliable et que vous ne doutez plus de +notre vitalité, du peuple que nous devons être, quand +les difficultés d'aujourd'hui seront vaincues? Qu'importe +un quart de siècle, qu'importe un siècle! L'Italie renaîtra +dans sa gloire ancienne, dès que le grand peuple de +demain aura poussé de terre!... Et c'est bien vrai que +j'exècre ce Sacco, parce qu'il incarne pour moi les intrigants, +les jouisseurs dont les appétits ont tout retardé, +en se ruant à la curée de notre conquête, qui nous avait +coûté tant de sang et tant de larmes. Mais je revis dans +mon bien-aimé Attilio, cette vraie chair de ma chair, si +tendre et si vaillant, qui va être l'avenir, la génération de +braves gens dont la venue instruira et purifiera le pays... +Ah! que le grand peuple de demain naisse donc de lui +et de cette Celia, l'adorable petite princesse, que Stefana, +ma nièce, une femme de raison au fond, m'a amenée<a name="page_712" id="page_712"></a> +l'autre jour. Si vous aviez vu cette enfant se jeter à mon +cou, m'appeler des plus doux noms, me dire que je serai +le parrain de son premier fils, pour qu'il s'appelât comme +moi et qu'il sauvât une seconde fois l'Italie... Oui, oui! +que la paix se fasse autour de ce prochain berceau, que +l'union de ces chers enfants soit l'indissoluble mariage +entre Rome et la nation entière, et que tout soit réparé, +et que tout resplendisse dans leur amour!</p> + +<p>Des larmes étaient montées à ses yeux. Pierre, très touché +de cette flamme inextinguible de patriotisme, qui brûlait +encore chez le héros foudroyé, voulut lui faire plaisir.</p> + +<p>—C'est le vœu que j'ai fait moi-même, à la fête de leurs +fiançailles, en disant à votre fils à peu près ce que vous +venez de dire. Oui! que leurs noces soient définitives et +fécondes, qu'il naisse d'elles le grand pays que je vous +souhaite d'être, de toute mon âme, maintenant que j'ai +appris à vous connaître!</p> + +<p>—Vous avez dit ça! cria Orlando, vous avez dit ça! +Allons, je vous pardonne votre livre, vous avez compris +enfin, et la nouvelle Rome, la voilà! la Rome qui est la +nôtre, que nous voulons refaire digne de son glorieux +passé, une troisième fois reine du monde!</p> + +<p>D'un de ses gestes amples, où il mettait tout ce qui lui +restait de vie, il montra, par la fenêtre claire, sans rideaux, +l'immense panorama qui se déroulait, Rome étalée +au loin, d'un bout de l'horizon à l'autre. Sous le ciel couleur +d'ardoise, sous ce deuil d'hiver si rare, la ville prenait +une sorte de majesté plus haute, la mélancolique +grandeur d'une cité reine, aujourd'hui déchue encore, +qui attend, muette, immobile, dans l'air morne, le réveil +éclatant, la royauté enfin reconnue de tous, qu'on lui a de +nouveau promise. Des quartiers neufs du Viminal aux +arbres lointains du Janicule, des toits roux du Capitole aux +cimes vertes du Pincio, la houle des terrasses, des campaniles, +des dômes, avait une largeur d'océan, dans un +balancement sans fin de vagues profondes et grises.<a name="page_713" id="page_713"></a></p> + +<p>Mais, brusquement, Orlando avait tourné la tête, saisi +d'un accès de paternelle indignation, apostrophant le +jeune Angiolo Mascara.</p> + +<p>—Et, scélérat que tu es, c'est notre Rome que tu rêves +de détruire à coups de bombes, que tu parles de raser +comme une vieille maison branlante et pourrie, afin d'en +débarrasser à jamais la terre!</p> + +<p>Angiolo, jusque-là silencieux, avait écouté passionnément +la conversation. Sur son visage imberbe, d'une +beauté de fille blonde, les moindres émotions passaient +en rougeurs soudaines; et surtout ses grands yeux bleus +avaient brûlé, à entendre parler du peuple, de ce peuple +nouveau qu'il s'agissait de faire.</p> + +<p>—Oui! dit-il lentement de sa pure voix musicale, +oui! la raser, n'en pas laisser une seule pierre! mais la +détruire pour la reconstruire!</p> + +<p>Orlando l'interrompit d'un rire de tendre raillerie.</p> + +<p>—Ah! tu la reconstruirais, c'est heureux!</p> + +<p>—Je la reconstruirais, répéta l'enfant debout, d'une +voix tremblante de prophète inspiré, je la reconstruirais, +oh! si grande, si belle, si noble! Ne faut-il pas pour +l'universelle démocratie de demain, pour l'humanité enfin +libre, une cité unique, l'arche d'alliance, le centre +même du monde? Et n'est-ce pas Rome qui est désignée, +que les prophéties ont marquée comme l'éternelle, l'immortelle, +celle en qui s'accompliront les destinées des +peuples? Mais, pour qu'elle devienne le sanctuaire définitif, +la capitale des royaumes détruits où s'assembleront, une +fois par an, les sages de toutes les contrées, on doit la +purifier d'abord par le feu, ne rien laisser en elle des +souillures anciennes. Ensuite, quand le soleil aura bu +les pestilences du vieux sol, nous la rebâtirons dix fois +plus belle, dix fois plus grande qu'elle n'a jamais été. Et +quelle ville enfin de vérité et de justice, la Rome annoncée, +attendue depuis trois mille ans, toute en or, toute en +marbre, emplissant la Campagne, de la mer aux monts<a name="page_714" id="page_714"></a> +de la Sabine et aux monts Albains, si prospère et si sage, +que ses vingt millions d'habitants vivront dans l'unique +joie d'être, après avoir réglementé la loi du travail. Oui! +oui! Rome, la Mère, la Reine, seule sur la face de la +terre, et pour l'éternité!</p> + +<p>Béant, Pierre l'écoutait. Eh quoi, le sang d'Auguste en +venait là? Au moyen âge, les papes n'avaient pu être les +maîtres de Rome, sans éprouver l'impérieux besoin de la +rebâtir, dans leur volonté séculaire de régner de nouveau +sur le monde. Récemment, dès que la jeune Italie +s'était emparée de Rome, elle avait aussitôt cédé à cette +folie atavique de la domination universelle, voulant à son +tour en faire la plus grande des villes, construisant des +quartiers entiers pour une population qui n'était pas +venue. Et voilà que les anarchistes eux-mêmes, en leur +rage de bouleversement, étaient possédés du même rêve +obstiné de la race, démesuré cette fois, une quatrième +Rome monstrueuse, dont les faubourgs finiraient par +envahir les continents, afin de pouvoir y loger leur humanité +libertaire, réunie en une famille unique! C'était le +comble, jamais preuve plus extravagante ne serait donnée +du sang d'orgueil et de souveraineté qui avait brûlé les +veines de cette race, depuis qu'Auguste lui avait laissé +l'héritage de son empire absolu, avec le furieux instinct +de croire que le monde était légalement à elle et qu'elle +avait la mission toujours prochaine de le reconquérir. +Cela sortait du sol même, une sève qui avait grisé tous +les enfants de ce terreau historique, qui les poussait +tous à faire de leur ville la Ville, celle qui avait régné, +qui régnerait, resplendissante, aux jours prédits par les +oracles. Et Pierre se rappelait les quatre lettres fatidiques, +le S. P. Q. R. de l'ancienne Rome glorieuse, +qu'il avait retrouvées partout dans la Rome actuelle, +comme un ordre de définitif triomphe donné au destin, +sur toutes les murailles, sur tous les insignes, jusque sur +les tombereaux de la voirie municipale qui, le matin, enlevaient<a name="page_715" id="page_715"></a> +les ordures. Et Pierre comprenait la prodigieuse +vanité de ces gens hantés par la grandeur des aïeux, hypnotisés +devant le passé de leur Rome, déclarant qu'elle +renferme tout, qu'eux-mêmes ne parviennent pas à la +connaître, qu'elle est le sphinx chargé de dire un jour +le mot de l'univers, si grande et si noble que tout y +grandit et s'y anoblit, qu'ils en arrivent à exiger pour elle +le respect idolâtre de la terre entière, dans cette vivace +illusion de la légende où elle demeure, cette inextricable +confusion de ce qui a pu être grand et de ce qui ne l'est +plus.</p> + +<p>—Mais je la connais, ta quatrième Rome, reprit Orlando, +qui s'égayait de nouveau. C'est la Rome du peuple, +la capitale de la République universelle, que Mazzini +a déjà rêvée. Il est vrai qu'il y ajoutait le pape... Vois-tu, +mon garçon, si nous, les vieux républicains, nous nous +sommes ralliés, c'est que notre crainte a été de voir, en +cas de révolution, le pays tomber aux mains des fous dangereux +qui t'ont troublé la cervelle. Et, ma foi! nous nous +sommes résignés à notre monarchie, qui n'est pas sensiblement +différente d'une bonne République parlementaire... +Allons, au revoir, et sois sage, songe que ta pauvre +mère en mourrait, s'il t'arrivait quelque ennui... Viens +que je t'embrasse tout de même.</p> + +<p>Angiolo, sous le baiser affectueux du héros, devint rouge +comme une jeune fille. Puis, il s'en alla, de son air doux +de songeur éveillé, après avoir salué poliment le prêtre, +d'un signe de tête, sans ajouter une parole.</p> + +<p>Il y eut un silence, et les regards du vieil Orlando ayant +rencontré les journaux, épars sur la table, il reparla de +l'affreux deuil du palais Boccanera. Cette Benedetta, +qu'il avait adorée comme une fille chère, aux jours de +tristesse où elle vivait près de lui, quelle mort foudroyante, +quel tragique destin, d'avoir été ainsi emportée +dans la mort de l'homme qu'elle aimait! Et, trouvant +les récits des journaux singuliers, le cœur douloureux et<a name="page_716" id="page_716"></a> +tourmenté par ce qu'il sentait là d'obscur, il demandait +des détails, lorsque son fils Prada entra brusquement, la +face torturée d'inquiétude, essoufflé d'avoir monté trop +vite. Il venait de congédier ses entrepreneurs avec une +brutalité impatiente, sans tenir compte de la situation +grave, de sa fortune compromise, en train de crouler, cédant +à un tel désir d'être en haut près de son père, qu'il +ne les écoutait même pas, insoucieux de savoir si la maison +n'allait pas s'effondrer sur sa tête. Et, quand il fut +en haut, devant le vieillard, son premier regard anxieux +fut pour le dévisager, pour se rendre compte si le prêtre, +par quelque mot imprudent, ne venait pas de le frapper à +mort.</p> + +<p>Il frémit de le trouver frissonnant, ému aux larmes de +l'aventure terrible dont il causait. Un instant, il crut qu'il +arrivait trop tard, que le malheur était fait.</p> + +<p>—Mon Dieu! père, qu'avez-vous? pourquoi pleurez-vous?</p> + +<p>Et il s'était jeté à ses pieds, agenouillé, lui prenant les +mains, le regardant passionnément, dans une telle adoration, +qu'il semblait offrir tout le sang de son cœur, pour +lui éviter la moindre peine.</p> + +<p>—C'est cette mort de la pauvre femme, reprit tristement +Orlando. Je disais à monsieur Froment combien elle +m'avait désolé, et j'ajoutais que j'en étais encore à comprendre +l'aventure... Les journaux parlent d'une mort +subite, c'est toujours si extraordinaire!</p> + +<p>Très pâle, Prada se releva. Le prêtre n'avait pas parlé. +Mais quelle effrayante minute! S'il répondait, s'il parlait!</p> + +<p>—Vous étiez présent, n'est-ce pas? continua le vieillard. +Vous avez tout vu... Racontez-moi donc comment +les choses se sont passées.</p> + +<p>Prada regarda Pierre. Leurs regards se fixèrent, entrèrent +l'un dans l'autre. Entre eux, tout recommençait. +C'était encore le destin en marche, Santobono rencontré +au bas des pentes de Frascati, avec son petit panier; c'était<a name="page_717" id="page_717"></a> +le retour à travers la Campagne mélancolique, la conversation +sur le poison, tandis que le petit panier roulait, se +balançait doucement sur les genoux du curé; et c'était +surtout l'osteria sommeillante au désert, la petite poule +noire foudroyée, morte, un filet de sang violâtre au bec. +Puis, c'était, dans la nuit même, le bal des Buongiovanni +qui resplendissait, toute une odeur de femmes, tout un +triomphe de l'amour. Enfin, c'était devant le palais Boccanera, +noir sous la lune d'argent, l'homme qui allumait un +cigare, qui s'en allait sans retourner la tête, laissant +l'obscur destin faire sa besogne de mort. Cette histoire, +l'un et l'autre la savaient, la revivaient, n'avaient pas +besoin de se la répéter tout haut, pour être certains qu'ils +s'étaient devinés, jusqu'au fond de l'âme.</p> + +<p>Pierre n'avait pas répondu tout de suite au vieillard.</p> + +<p>—Oh! murmura-t-il enfin, des choses affreuses, des +choses affreuses...</p> + +<p>—Sans doute, c'est ce que j'ai soupçonné, reprit +Orlando. Vous pouvez nous tout dire... Mon fils, devant +la mort, a pardonné.</p> + +<p>Le regard de Prada chercha de nouveau celui de Pierre, +s'appuya si lourd, si chargé d'une ardente supplication, +que le prêtre en fut remué profondément. Il venait de se +rappeler l'angoisse de cet homme pendant le bal, l'atroce +torture jalouse qu'il avait subie, avant de laisser au +destin le soin de sa vengeance. Et il reconstituait ce qui +avait dû se passer au fond de lui, ensuite, après l'effroyable +dénouement: d'abord, la stupeur de cette rudesse +du destin, de cette vengeance qu'il n'avait pas demandée +si féroce; puis, le calme glacé du beau joueur qui attend +les événements, lisant les journaux, n'ayant d'autre +remords que celui du capitaine à qui la victoire a coûté +trop d'hommes. Tout de suite, il avait compris que le +cardinal enterrerait l'affaire, pour l'honneur de l'Église. +Il gardait seulement au cœur un poids lourd, le regret +peut-être de cette femme si désirée, qu'il n'avait pas eue,<a name="page_718" id="page_718"></a> +qu'il n'aurait jamais, peut-être aussi une horrible jalousie +dernière, qu'il ne s'avouait pas, dont il souffrirait toujours, +celle de la savoir éternellement aux bras d'un +autre homme, dans la tombe. Et voilà, de cet effort vainqueur +pour être calme, de cette attente froide et sans +remords, que se dressait le châtiment, la peur que le +destin, cheminant avec les figues empoisonnées, ne se fût +pas encore arrêté dans sa marche, et ne vînt par contre-coup +frapper son père. Encore un coup de foudre, encore +une victime, la plus inattendue, la plus adorée. Toute sa +force de résistance avait croulé en une minute, il était là +dans l'épouvante du destin, plus désarmé et plus tremblant +qu'un enfant.</p> + +<p>—Mais, dit Pierre avec lenteur, comme s'il eût +cherché ses mots, les journaux ont dû vous dire que le +prince avait d'abord succombé et que la contessina était +morte de douleur, en l'embrassant une dernière fois... +Les causes de la mort, mon Dieu! vous savez que les +médecins eux-mêmes, d'ordinaire, n'osent guère se prononcer +exactement...</p> + +<p>Il s'arrêta, il venait d'entendre soudainement la voix +de Benedetta mourante lui donner l'ordre terrible: «Vous +qui verrez son père, je vous charge de lui dire que j'ai +maudit son fils. Je veux qu'il sache, il doit savoir, pour +la vérité et la justice.» Grand Dieu! allait-il obéir, +était-ce donc là un de ces ordres sacrés qu'il fallait exécuter +quand même, dussent les larmes et le sang couler à flots? +Pendant quelques secondes, il souffrit du plus déchirant +des combats, partagé entre cette vérité, cette justice +invoquées par la morte, et son besoin personnel de +pardon, l'horreur qu'il se serait faite à lui-même s'il avait +tué ce vieillard, en remplissant son implacable mission, +sans bénéfice pour personne. Et, certainement, l'autre, +le fils, dut comprendre que quelque lutte suprême se +livrait en lui, d'où allait sortir le sort de son père, car son +regard se fit plus lourd, plus suppliant encore.<a name="page_719" id="page_719"></a></p> + +<p>—On a cru d'abord à une mauvaise digestion, continua +Pierre. Mais le mal a si vite empiré, qu'on s'est affolé et +qu'on a couru chercher le médecin...</p> + +<p>Ah! les yeux, les yeux de Prada! Ils étaient devenus si +désespérés, si pleins des choses les plus touchantes, les +plus fortes, que le prêtre y lisait toutes les raisons décisives +qui allaient l'empêcher de parler. Non, non! il ne +frapperait pas le vieillard innocent, il n'avait rien promis, +il aurait cru charger d'un crime la mémoire de la morte, +s'il avait obéi à sa haine dernière. Prada, lui, pendant +ces quelques minutes d'angoisse, venait de souffrir une +vie entière de douleur, si abominable, que tout de même +un peu de justice était faite.</p> + +<p>—Alors, acheva Pierre, quand le médecin a été là, il +a formellement reconnu qu'il s'agissait d'une fièvre infectieuse. +Il n'y a aucun doute... J'ai assisté ce matin aux +obsèques, c'était bien beau et bien touchant.</p> + +<p>Orlando n'insista pas. D'un geste, il se contenta de dire +combien, lui aussi, avait été ému toute la matinée, en +songeant à ces obsèques. Puis, comme le vieillard se +tournait, rangeant les journaux sur la table, de ses mains +restées tremblantes, Prada, le corps glacé d'une sueur +mortelle, chancelant, s'appuyant au dossier d'une chaise +pour ne pas tomber, regarda Pierre encore, d'un regard +fixe, mais d'un regard très doux, éperdu de reconnaissance, +qui disait merci.</p> + +<p>—Je pars ce soir, répéta Pierre brisé, voulant rompre +la conversation. Je vais vous faire mes adieux... N'avez-vous +pas de commission à me donner pour Paris?</p> + +<p>—Non, non, aucune, dit Orlando.</p> + +<p>Puis, tout d'un coup, se souvenant:</p> + +<p>—Eh! si, j'ai une commission... Vous vous rappelez, +le livre de mon vieux compagnon de batailles Théophile +Morin, un des Mille de Garibaldi, ce manuel +pour le baccalauréat, qu'il voudrait faire traduire et +adopter chez nous. Je suis bien heureux, j'ai la promesse<a name="page_720" id="page_720"></a> +qu'on le lui prendra dans nos écoles, mais à la condition +qu'il fera quelques changements... Luigi, donne-moi donc +le volume qui est là, sur cette planche.</p> + +<p>Et, quand son fils lui eut remis le volume, il montra à +Pierre les notes qu'il avait écrites au crayon, sur les +marges, il lui fit comprendre les modifications qu'on exigeait +de l'auteur, dans le plan général de l'ouvrage.</p> + +<p>—Soyez donc assez gentil pour porter vous-même cet +exemplaire à Morin, dont l'adresse est au verso de la couverture. +Vous m'épargnerez une longue lettre, vous en +direz plus en dix minutes, d'une façon plus nette et plus +complète, que je ne le ferais en dix pages... Et vous embrasserez +Morin pour moi, vous lui direz que je l'aime +toujours, ah! de tout mon cœur d'autrefois, lorsque +j'avais mes jambes et que l'un et l'autre nous nous battions +comme des diables, sous la pluie des balles!</p> + +<p>Il y eut un court silence, ce silence, cette gêne attendrie +de la minute du départ.</p> + +<p>—Allons, adieu! embrassez-moi pour lui et pour vous, +embrassez-moi tendrement, ainsi que le petit Angiolo m'a +tout à l'heure embrassé... Je suis si vieux et si fini, mon +cher monsieur Froment, que vous me permettez bien de +vous appeler mon enfant et de vous embrasser comme un +aïeul, en vous souhaitant le courage et la paix, la foi en +la vie qui seule aide à vivre.</p> + +<p>Pierre fut si touché, que des larmes lui montèrent aux +yeux, et lorsqu'il baisa de toute son âme, sur les deux +joues, le héros foudroyé, il le sentit lui aussi qui pleurait. +D'une main vigoureuse encore, pareille à un étau, il le +retint un instant, contre son fauteuil d'infirme, tandis +que de l'autre, d'un geste suprême, il lui montrait une +dernière fois Rome, immense dans son deuil, sous le ciel +de cendre. Sa voix se fit basse, frémissante et suppliante.</p> + +<p>—Et, de grâce, jurez-moi de l'aimer quand même, +malgré tout, car elle est le berceau, elle est la mère!<a name="page_721" id="page_721"></a> +Aimez-la pour ce qu'elle n'est plus, pour ce qu'elle veut +être!... Ne dites pas qu'elle est finie, aimez-la, aimez-la, +pour qu'elle soit encore, pour qu'elle soit toujours!</p> + +<p>Sans pouvoir répondre, Pierre l'embrassa de nouveau, +bouleversé de tant de passion chez ce vieillard, qui parlait +de sa ville comme on parle à trente ans d'une femme +adorée. Et il le trouvait si beau, si grand, avec son hérissement +de vieux lion blanchi, dans sa volonté obstinée de +résurrection prochaine, qu'une fois encore l'autre grand +vieillard, le cardinal Boccanera, s'évoqua devant lui, entêté +également dans sa foi, n'abandonnant rien de son rêve, +quitte à être écrasé sur place, par la chute du ciel. Ils +étaient toujours face à face, aux deux bouts de leur ville, +dominant seuls l'horizon de leur haute taille, attendant +l'avenir.</p> + +<p>Puis, lorsque Pierre eut salué Prada et qu'il se retrouva +dehors, dans la rue du Vingt-Septembre, il n'eut plus +qu'une hâte, celle de rentrer au palais de la rue Giulia, +pour faire sa malle et partir. Toutes ses visites d'adieu +étaient faites, il ne lui restait qu'à prendre congé de donna +Serafina et du cardinal, en les remerciant de leur hospitalité +si bienveillante. Pour lui uniquement, leurs portes +s'ouvrirent, car ils s'étaient enfermés chez eux, au retour +des obsèques, résolus à ne recevoir personne. Dès le crépuscule, +Pierre put donc se croire complètement seul +dans le vaste palais noir, n'ayant plus que Victorine qui +lui tînt compagnie. Comme il témoignait le désir de +souper avec don Vigilio, elle le prévint que l'abbé, lui +aussi, s'était enfermé dans sa chambre; et, lorsqu'il alla +frapper à cette chambre voisine de la sienne, désireux au +moins de lui serrer une dernière fois la main, il n'obtint +même pas de réponse, il devina que le secrétaire, pris +de quelque crise de fièvre et de méfiance, s'entêtait à ne +point le revoir, dans la terreur de se compromettre davantage. +Dès lors, tout fut réglé, il fut entendu que, le train +ne partant qu'à dix heures dix-sept, Victorine lui ferait<a name="page_722" id="page_722"></a> +servir son souper sur la petite table de sa chambre, à huit +heures, comme d'habitude. Elle lui apporta elle-même +une lampe, elle parla de ranger son linge. Mais il ne +voulut absolument pas qu'elle l'aidât, et elle dut le laisser +faire tranquillement sa malle.</p> + +<p>Il avait acheté une petite caisse, car sa valise ne pouvait +suffire, pour emporter le linge et les vêtements qu'il +s'était fait envoyer de Paris, à mesure que son séjour se +prolongeait. La besogne ne fut pourtant pas longue, l'armoire +vidée, les tiroirs visités, la petite caisse et la valise +emplies, fermées à clef. Il n'était que sept heures, il +avait à attendre une heure, avant le souper, lorsque ses +regards, en faisant le tour des murs, pour être certain de +ne rien oublier, tombèrent sur le tableau ancien, cette +peinture d'un maître ignoré qui l'avait si souvent ému, +pendant son séjour. Justement, la lampe l'éclairait en +plein, d'une lumière évocatrice; et, cette fois encore, il +reçut un coup au cœur, d'autant plus profond, qu'il s'imagina +voir, à cette heure dernière, tout un symbole de son +échec à Rome, dans cette dolente et tragique figure de +femme, demi nue, drapée en un lambeau, assise au seuil +du palais dont on l'avait chassée, pleurant entre ses mains +jointes. Cette rejetée, cette obstinée d'amour, qui sanglotait +ainsi, dont on ne savait rien, ni quel était son visage, +ni d'où elle venait, ni ce qu'elle avait fait, n'offrait-elle pas +l'image de tout l'effort inutile pour forcer la porte de la +vérité, de tout l'abandon affreux où l'homme tombe, dès +qu'il se heurte au mur qui barre l'inconnu? Longuement +il la regarda, repris du tourment de s'en aller ainsi, avant +d'avoir connu sa face, noyée de ses cheveux d'or, cette +face de douloureuse beauté, qu'il rêvait rayonnante de +jeunesse, si délicieuse dans son mystère. Et il croyait la +connaître, il était sur le point de la posséder enfin, lorsqu'on +frappa à la porte.</p> + +<p>Il eut la surprise de voir entrer Narcisse Habert, parti +depuis trois jours à Florence, une de ces fugues où se<a name="page_723" id="page_723"></a> +plaisait la flânerie d'art du jeune attaché d'ambassade. +Tout de suite Narcisse s'excusa de son brusque envahissement.</p> + +<p>—Voici vos bagages, je sais que vous partez ce soir, je +n'ai pas voulu vous laisser quitter Rome sans vous serrer +la main... Et que d'épouvantables choses, depuis que nous +nous sommes vus! Je ne suis revenu que cette après-midi, +je n'ai pu assister au convoi de ce matin. Mais vous devez +penser quel a été mon saisissement, lorsque j'ai appris +ces deux morts affreuses.</p> + +<p>Il le questionna, il se doutait de quelque drame inavoué, +en homme qui connaissait la sombre Rome légendaire. +D'ailleurs, il n'insista pas, bien trop prudent, au fond, +pour se charger inutilement de secrets redoutables. Il +se contenta de s'enthousiasmer sur ce que le prêtre lui +dit des deux amants, enlacés aux bras l'un de l'autre, +d'une beauté surhumaine dans la mort. Et il se fâcha de +ce que personne n'en avait pris un dessin.</p> + +<p>—Mais vous-même, mon cher! Ça ne fait rien que +vous ne sachiez pas dessiner. Vous y auriez mis votre ingénuité, +vous auriez peut-être laissé un chef-d'œuvre.</p> + +<p>Puis, se calmant:</p> + +<p>—Ah! cette pauvre contessina, ce pauvre prince! +N'importe, voyez-vous, tout peut crouler dans ce pays, ils +ont eu la beauté, et la beauté reste indestructible!</p> + +<p>Pierre fut frappé du mot. Et ils causèrent longuement +de l'Italie, de Rome, de Naples, de Florence. Ah! Florence, +répétait languissamment Narcisse. Il avait allumé +une cigarette, sa parole se faisait plus lente, tandis qu'il +promenait les regards autour de la chambre.</p> + +<p>—Vous étiez bien ici, dans un grand calme. Jamais +encore je n'étais monté à cet étage.</p> + +<p>Ses yeux continuaient à errer sur les murs, lorsqu'ils +furent arrêtés par la toile ancienne, que la lampe éclairait. +Un instant, il battit des paupières, l'air surpris. Et, +tout d'un coup, il se leva, il s'approcha.<a name="page_724" id="page_724"></a></p> + +<p>—Quoi donc? quoi donc? mais c'est très bien, mais +c'est très beau, ça!</p> + +<p>—N'est-ce pas? dit Pierre. Je ne m'y connais point, je +n'en ai pas moins été remué dès le premier jour, et que +de fois j'ai été retenu là, le cœur battant et gonflé de +choses indicibles!</p> + +<p>Narcisse ne parlait plus, examinait de près la peinture, +avec le soin d'un connaisseur, d'un expert dont le coup +d'œil tranchant décide de l'authenticité, fixe la valeur +marchande. La plus extraordinaire des joies se peignit +sur sa face blonde et pâmée, tandis que ses doigts étaient +pris d'un petit tremblement.</p> + +<p>—C'est un Botticelli! c'est un Botticelli! Il n'y a pas +un doute à avoir... Voyez les mains, voyez les plis de la +draperie. Et ce ton de la chevelure, et ce faire, cet envolement +de toute la composition... Un Botticelli, ah! mon +Dieu, un Botticelli!</p> + +<p>Il défaillait, il était débordé par une admiration croissante, +à mesure qu'il pénétrait dans ce sujet si simple et +si poignant. Est-ce que cela n'était pas d'un modernisme +aigu? L'artiste avait prévu tout notre siècle douloureux, +nos inquiétudes devant l'invisible, notre détresse de ne +pouvoir franchir la porte du mystère, à jamais close. Et +quel symbole éternel de la misère du monde, cette femme +dont on ne voyait pas le visage et qui sanglotait éperdument, +sans qu'on pût essuyer ses larmes! Un Botticelli +inconnu, un Botticelli de cette qualité absent de tous les +catalogues, quelle trouvaille!</p> + +<p>Il s'interrompit pour demander:</p> + +<p>—Vous saviez que c'était un Botticelli?</p> + +<p>—Ma foi, non! J'ai interrogé un jour don Vigilio, +mais il a paru faire peu de cas de cette peinture. Et +Victorine, à qui j'en ai parlé également, m'a répondu +que toutes ces vieilleries, ce n'étaient que des nids à +poussière.</p> + +<p>Stupéfait, Narcisse se récria.<a name="page_725" id="page_725"></a></p> + +<p>—Comment! dans cette maison, ils ont un Botticelli +sans le savoir! Ah! que je reconnais bien là mes princes +romains, incapables la plupart de se reconnaître parmi +leurs chefs-d'œuvre, si l'on n'a pas collé des étiquettes +dessus!... Un Botticelli qui a un peu souffert sans doute, +mais dont un simple nettoyage ferait une merveille, une +toile fameuse, que je crois estimer trop bas en disant +qu'un musée la payerait...</p> + +<p>Brusquement, il se tut, il ne dit pas le chiffre, achevant +la phrase d'un geste vague. La soirée s'avançait, et +comme Victorine entrait, suivie de Giacomo, pour mettre +le couvert sur la petite table, il tourna le dos au Botticelli, +il n'en souffla plus mot. Mais Pierre, dont l'attention +était éveillée, devinait tout le travail qui se faisait au +fond de lui, en le trouvant maintenant si froid, avec ses +yeux mauves devenus d'un bleu d'acier. Il n'ignorait plus +que, sous le garçon angélique, sous le Florentin d'emprunt, +il y avait un gaillard rompu aux affaires, menant +admirablement sa fortune, un peu avare même, disait-on. +Et il eut un sourire, lorsqu'il le vit se planter devant +l'affreuse Vierge, une mauvaise copie d'une toile du dix-huitième +siècle, pendue à côté du chef-d'œuvre, en +s'écriant:</p> + +<p>—Tiens! ce n'est pas mal du tout! Et moi qu'un ami +a chargé de lui acheter quelques vieux tableaux... Dites +donc, Victorine, maintenant que voilà donna Serafina et +le cardinal seuls, croyez-vous qu'ils se débarrasseraient +volontiers de certaines toiles sans valeur?</p> + +<p>La servante leva les deux bras, comme pour dire +que, si ça dépendait d'elle, on pouvait bien tout emporter.</p> + +<p>—Oh! monsieur, à un marchand, non! à cause des +vilains bruits qui courraient tout de suite; mais à un +ami, je suis certaine qu'ils seraient heureux de faire +ce plaisir. La maison est lourde, l'argent y serait le +bienvenu.<a name="page_726" id="page_726"></a></p> + +<p>Vainement, Pierre tenta de retenir Narcisse à souper +avec lui. Le jeune homme donna sa parole d'honneur +qu'il était attendu. Même il s'était mis en retard. Et il +se sauva, après avoir serré les deux mains du prêtre, en +lui souhaitant affectueusement un bon voyage.</p> + +<p>Huit heures sonnaient. Dès qu'il fut seul, Pierre s'assit +devant la petite table, et Victorine resta là, à le servir, +après avoir renvoyé Giacomo, qui avait monté la vaisselle +et les plats, dans un panier.</p> + +<p>—Ils me font bouillir, les gens d'ici, avec leur lenteur, +dit-elle. Et puis, monsieur l'abbé, c'est un plaisir +pour moi que de vous servir votre dernier repas. Vous +voyez, je vous ai fait faire un petit dîner à la française, +une sole au gratin et un poulet rôti.</p> + +<p>Il fut touché de son attention, heureux d'avoir pour +compagne cette compatriote, pendant qu'il mangeait, au +milieu de l'énorme silence du vieux palais noir et désert. +Elle avait encore sur elle, en toute sa personne grasse et +ronde, la tristesse de son deuil, la perte douloureuse de +sa chère contessina. Mais, déjà, sa besogne quotidienne +qui l'avait reprise, son servage accepté la redressait, lui +rendait son activité alerte, dans son humilité de pauvre +fille, résignée aux pires catastrophes de ce monde. Et +elle causait presque gaiement, tout en lui passant les +plats.</p> + +<p>—Dire, monsieur l'abbé, qu'après-demain matin vous +serez à Paris! Moi, vous savez, il me semble que j'ai +quitté Auneau hier. Ah! c'est la terre qui est belle par +là, une terre grasse, jaune comme de l'or, oui! pas de +leur terre maigre d'ici, qui sent le soufre. Et les saules +si frais, si gentils, au bord de notre ruisseau! et le petit +bois où il y a tant de mousse! Ils n'en ont pas, ils n'ont +que des arbres en fer-blanc, sous leur bête de soleil qui +rôtit les herbes. Mon Dieu! dans les premiers temps, +j'aurais donné je ne sais quoi pour une bonne pluie qui +me trempât, me nettoyât de leur sale poussière. Aujourd'<a name="page_727" id="page_727"></a>hui +encore, le cœur me bat, dès que je songe aux +jolies matinées de chez nous, quand il a plu la veille et +que toute la campagne est si douce, si agréable, comme +si elle se mettait à rire après avoir pleuré... Non, non! +jamais je ne m'y ferai, à leur satanée Rome! Quelles gens, +quel pays!</p> + +<p>Il s'égayait de son obstination fidèle à son terroir, +qui, après vingt-cinq ans de séjour, la laissait impénétrable, +étrangère, ayant l'horreur de cette ville de lumière +dure et de végétation noire, en fille d'une aimable contrée +tempérée, souriante, baignée au matin de brumes roses. +Lui-même ne pouvait se dire, sans une émotion vive, +qu'il allait retrouver les bords attendris et délicieux de +la Seine.</p> + +<p>—Mais, demanda-t-il, maintenant que votre jeune +maîtresse n'est plus, qui vous retient ici, pourquoi ne +prenez-vous pas le train avec moi?</p> + +<p>Elle le regarda, pleine de surprise.</p> + +<p>—Moi, m'en aller avec vous, retourner là-haut!... Oh! +non, monsieur l'abbé, c'est impossible. Ce serait trop +d'ingratitude d'abord, parce que donna Serafina est habituée +à moi et que j'agirais très mal en les abandonnant, +elle et Son Éminence, quand ils sont dans la peine. Et +puis, que voulez-vous que je fasse ailleurs? Moi, maintenant, +mon trou est ici.</p> + +<p>—Alors, vous ne verrez plus Auneau, jamais!</p> + +<p>—Non, jamais, c'est certain.</p> + +<p>—Et ça ne vous fera rien d'être enterrée ici, de dormir +dans cette terre qui sent le soufre?</p> + +<p>Elle se mit à rire franchement.</p> + +<p>—Oh! quand je serai morte, ça m'est égal d'être n'importe +où!... On est bien partout pour dormir, allez, monsieur +l'abbé! Et c'est drôle que ça vous inquiète tant, ce +qu'il y a, quand on est mort. Il n'y a rien, pardi! Ce qui +me rassure, ce qui m'amuse, moi, c'est de me dire que +ce sera fini pour toujours et que je me reposerai. Le bon<a name="page_728" id="page_728"></a> +Dieu nous doit bien ça, à nous autres qui aurons tant +travaillé... Vous savez que je ne suis pas une dévote, oh! +non. Mais ça ne m'a pas empêchée de me conduire honnêtement, +et c'est si vrai que, telle que vous me voyez, +je n'ai jamais eu d'amoureux. Lorsqu'on dit cette chose-là, +à mon âge, on a l'air bête. Tout de même, je la dis, +parce que c'est la vérité pure.</p> + +<p>Elle continuait de rire, en brave fille qui ne croyait +pas aux curés et qui n'avait pas un péché sur la conscience. +Et Pierre s'émerveillait une fois encore de ce +simple courage à vivre, de ce grand bon sens pratique, +chez cette laborieuse si dévouée, qui incarnait pour lui le +menu peuple incroyant de France, ceux qui ne croyaient +plus, qui ne croiraient jamais plus. Ah! être comme +elle, faire sa tâche et se coucher pour l'éternel sommeil, +sans révolte de l'orgueil, dans l'unique joie de sa part de +besogne accomplie!</p> + +<p>—Alors, Victorine, si je passe jamais par Auneau, +je dirai bonjour pour vous au petit bois plein de +mousse?</p> + +<p>—C'est ça, monsieur l'abbé, dites-lui qu'il est dans +mon cœur et que je l'y vois reverdir tous les jours.</p> + +<p>Pierre ayant fini de souper, elle fit emporter la +desserte par Giacomo. Puis, comme il n'était que huit +heures et demie, elle conseilla au prêtre de passer +bien tranquillement une heure encore dans sa chambre. +A quoi bon aller se glacer trop tôt à la gare? A neuf +heures et demie, elle enverrait chercher un fiacre; +et, dès que cette voiture serait en bas, elle monterait +le prévenir, elle ferait descendre ses bagages. Donc, il +pouvait être bien tranquille, il n'avait plus à s'inquiéter +de rien.</p> + +<p>Quand elle s'en fut allée et que Pierre se trouva seul, +il éprouva en effet un sentiment de vide, de détachement +extraordinaire. Ses bagages, sa valise et sa petite caisse, +étaient par terre, dans un coin de la chambre. Et quelle<a name="page_729" id="page_729"></a> +chambre muette, vague, morte, qui lui apparaissait déjà +comme étrangère! Il ne lui restait qu'à partir, il était parti, +Rome autour de lui n'était plus qu'une image, celle qu'il +allait emporter dans sa mémoire. Une heure encore, cela +lui semblait d'une longueur démesurée. Sous lui, le vieux +palais noir et désert dormait dans l'anéantissement de son +silence. Il s'était assis pour patienter, il tomba à une +rêverie profonde.</p> + +<p>Ce fut son livre qui s'évoqua, <i>la Rome nouvelle</i>, tel +qu'il l'avait écrit, tel qu'il était venu le défendre. Et il se +rappela sa première matinée sur le Janicule, au bord de +la terrasse de San Pietro in Montorio, en face de la Rome +qu'il rêvait, si rajeunie, si douce d'enfance, sous le grand +ciel pur, comme envolée dans la fraîcheur du matin. Là, +il s'était posé la question décisive: le catholicisme pouvait-il +se renouveler, retourner à l'esprit du christianisme +primitif, être la religion de la démocratie, la foi +que le monde moderne bouleversé, en danger de mort, +attend pour s'apaiser et vivre? Son cœur battait d'enthousiasme +et d'espoir, il venait, à peine remis de son +désastre de Lourdes, tenter là une autre expérience +suprême, en demandant à Rome quelle serait sa réponse. +Et, maintenant, l'expérience avait échoué, il connaissait +la réponse que Rome lui avait faite par ses ruines, par +ses monuments, par sa terre elle-même, par son peuple, +par ses prélats, par ses cardinaux, par son pape. Non! +le catholicisme ne pouvait se renouveler, non! il ne +pouvait revenir à l'esprit du christianisme primitif, non! +il ne pouvait être la religion de la démocratie, la foi nouvelle +qui sauverait les vieilles sociétés croulantes, en +danger de mort. S'il semblait d'origine démocratique, il +était cloué désormais à ce sol romain, roi quand même, +forcé de s'entêter au pouvoir temporel sous peine de +suicide, lié par la tradition, enchaîné par le dogme, +n'évoluant qu'en apparence, réduit réellement à une telle +immobilité, que, derrière la porte de bronze du Vatican,<a name="page_730" id="page_730"></a> +la papauté était la prisonnière, la revenante de dix-huit +siècles d'atavisme, dans son rêve ininterrompu de la +domination universelle. Où sa foi de prêtre, exalté par +l'amour des souffrants et des pauvres, était venue chercher +la vie, une résurrection de la communauté chrétienne, +il avait trouvé la mort, la poussière d'un monde +détruit, sans germination possible, une terre épuisée de +laquelle ne pousserait jamais plus que cette papauté +despotique, maîtresse des corps ainsi qu'elle était maîtresse +des âmes. A son cri éperdu qui demandait une +religion nouvelle, Rome s'était contentée de répondre en +condamnant son livre, comme entaché d'hérésie, et lui-même +l'avait retiré, dans l'amère douleur de sa désillusion. +Il avait vu, il avait compris, tout s'était effondré. +Et c'était lui, son âme et son cerveau, qui gisait parmi +les décombres.</p> + +<p>Pierre étouffa. Il quitta sa chaise, alla ouvrir toute +grande la fenêtre qui donnait sur le Tibre, pour s'y accouder +un instant. La pluie s'était remise à tomber vers +le soir; mais, de nouveau, elle venait de cesser. Il faisait +très doux, une douceur humide, oppressante. Dans le ciel +d'un gris de cendre, la lune devait s'être levée, car on la +sentait derrière les nuages, qu'elle éclairait d'une lumière +jaune et louche, infiniment triste. Sous cette clarté dormante +de veilleuse, le vaste horizon apparaissait noir, +fantomatique, le Janicule en face, avec les maisons entassées +du Transtévère, la coulée du fleuve là-bas, à +gauche, vers la hauteur confuse du Palatin, tandis que le +dôme de Saint-Pierre, à droite, détachait sa rondeur +dominatrice au fond de l'air pâle. Il ne pouvait apercevoir +le Quirinal, mais il le savait derrière lui, il se +l'imaginait barrant un coin du ciel, avec sa façade interminable, +dans cette nuit si mélancolique, d'un vague +de songe. Et quelle Rome finissante, à demi mangée par +l'ombre, différente de la Rome de jeunesse et de chimère +qu'il avait vue et passionnément aimée, le premier jour,<a name="page_731" id="page_731"></a> +du sommet de ce Janicule, dont il distinguait si mal à +cette heure la masse enténébrée! Un autre souvenir +s'éveilla, les trois points souverains, les trois sommets +symboliques qui avaient, dès ce jour-là, résumé pour +lui l'histoire séculaire de Rome, l'antique, la papale, +l'italienne. Mais, si le Palatin était resté le même mont +découronné où ne se dressait que le fantôme de l'ancêtre, +Auguste empereur et pontife, maître du monde, il voyait +avec d'autres yeux Saint-Pierre et le Quirinal, qui avaient +comme changé de plans. Ce palais du roi qu'il négligeait +alors, qui lui semblait une caserne plate et basse, ce +gouvernement nouveau qui lui faisait l'effet d'un essai +de modernité sacrilège sur une cité à part, il leur accordait +maintenant, ainsi qu'il l'avait dit à Orlando, +la place considérable, grandissante, qu'ils tenaient dans +l'horizon, au point de l'emplir bientôt tout entier; pendant +que Saint-Pierre, ce dôme qu'il avait trouvé triomphal, +couleur du ciel, régnant sur la ville en roi géant +que rien ne pouvait ébranler, lui apparaissait à présent +plein de lézardes, diminué déjà, d'une de ces vieillesses +énormes dont la masse s'effondre parfois d'un seul +coup, dans l'usure secrète, l'émiettement ignoré des +charpentes.</p> + +<p>Un murmure sourd, une plainte grondante montait du +Tibre grossi, et Pierre frissonna, au souffle glacé de +fosse qui lui passa sur la face. Cette idée des trois sommets, +du triangle symbolique, éveillait en lui la longue +souffrance du grand muet, du peuple des petits et des +pauvres, dont le pape et le roi s'étaient toujours disputé +la possession. Cela venait de loin, du jour où, dans le +partage de l'héritage d'Auguste, l'empereur avait dû se +contenter des corps, en laissant les âmes au pape, qui, +dès ce moment, n'avait plus brûlé que du désir de reconquérir +ce pouvoir temporel, dont on dépouillait Dieu en +sa personne. La querelle avait bouleversé et ensanglanté +tout le moyen âge, sans que ni l'Église ni l'Empire<a name="page_732" id="page_732"></a> +pussent s'entendre sur la proie qu'ils s'arrachaient par +lambeaux. Enfin, le grand muet, las de vexations et de +misère, voulut parler, secoua le joug du pape, aux +temps de la Réforme, commença plus tard de renverser +les rois, dans sa furieuse explosion de 89. Et l'extraordinaire +aventure de la papauté était partie de là, +comme Pierre l'avait écrit dans son livre, une fortune +nouvelle qui permettait au pape de reprendre le rêve +séculaire, le pape se désintéressant des trônes abattus, +se remettant avec les misérables, espérant bien cette fois +conquérir le peuple, l'avoir enfin tout à lui. N'était-ce +pas prodigieux, ce Léon XIII dépouillé de son royaume, +qui se laissait dire socialiste, qui rassemblait sous lui le +troupeau des déshérités, qui marchait contre les rois, à la +tête du quatrième État, auquel appartiendra le siècle +prochain? L'éternelle lutte continuait aussi âpre pour +cette possession du peuple, à Rome même, et dans l'espace +le plus resserré, le Vatican en face du Quirinal, le +pape et le roi pouvant se voir de leurs fenêtres, toujours +se battant à qui aurait l'empire, ayant sous leurs yeux les +toits roux de la vieille ville, cette menue population +qu'ils en étaient encore à se disputer, comme le faucon +et l'épervier se disputent les petits oiseaux des bois. Et +c'était ici, pour Pierre, que le catholicisme se trouvait +condamné, voué à une ruine fatale, parce que justement +il était d'essence monarchique, à ce point que la papauté +apostolique et romaine ne pouvait renoncer au pouvoir +temporel, sous peine d'être autre chose et de disparaître. +Vainement elle feignait un retour au peuple, vainement +elle apparaissait tout âme, il n'y avait pas de place, au +milieu de nos démocraties, pour la souveraineté totale et +universelle qu'elle tenait de Dieu. Toujours il voyait +l'imperator repousser dans le pontife, et c'était là surtout +ce qui avait tué son rêve, détruit son livre, amassé le tas +de décombres, devant lequel il restait éperdu, sans force +ni courage.<a name="page_733" id="page_733"></a></p> + +<p>Cette Rome noyée de cendre, dont les édifices s'effaçaient, +finit par lui serrer tellement le cœur, qu'il revint +tomber sur la chaise, près de ses bagages. Jamais encore +il n'avait éprouvé une pareille détresse, il lui sembla que +c'était la fin de son âme. Il se rappelait comment ce +voyage à Rome, cette expérience nouvelle s'était posée +pour lui, à la suite de son désastre de Lourdes. Il n'y +était plus venu demander la foi naïve et entière du petit +enfant, mais la foi supérieure de l'intellectuel, s'élevant +au-dessus des rites et des symboles, travaillant au plus +grand bonheur possible de l'humanité, basé sur son +besoin de certitude. Et si cela croulait, si le catholicisme +rajeuni ne pouvait être la religion, la loi morale du nouveau +peuple, si le pape à Rome, avec Rome, n'était pas +le Père, l'arche d'alliance, le chef spirituel écouté, obéi, +c'était à ses yeux le naufrage de l'espérance dernière, un +suprême craquement où les sociétés actuelles s'abîmaient. +La trop longue souffrance des pauvres allait incendier +le monde. Tout cet échafaudage du socialisme +catholique, qui lui avait semblé si heureux, si triomphant, +pour consolider la vieille Église, il le voyait par terre à +cette heure, il le jugeait sévèrement comme un simple +expédient transitoire qui, pendant des années, pourrait +peut-être étayer l'édifice en ruine; mais ces choses n'étaient +construites que sur un malentendu volontaire, sur un mensonge +habile, sur de la diplomatie et de la politique. Non, +non! le peuple encore gagné et dupé, caressé pour être +asservi, cela répugnait à la raison, et tout le système apparaissait +bâtard, dangereux, temporaire, fait pour aboutir +à de pires catastrophes. Alors, c'était donc la fin, rien ne +restait debout, le vieux monde devait disparaître, dans +l'effroyable crise sanglante dont des signes certains annonçaient +l'approche. Et lui, devant ce chaos, n'avait plus +d'âme, ayant de nouveau perdu sa foi, dans cette expérience +qu'il avait sentie décisive, convaincu à l'avance +d'en sortir raffermi ou foudroyé à jamais. C'était la<a name="page_734" id="page_734"></a> +foudre qui était tombée. Maintenant, grand Dieu! qu'allait-il +faire?</p> + +<p>Son angoisse l'étreignit si rudement, que Pierre se +leva, se mit à marcher par la chambre, en quête d'un peu +de calme. Grand Dieu! que faire, à présent qu'il était +rendu au doute immense, à la négation douloureuse, +et que jamais sa soutane n'avait pesé si lourd à ses +épaules? Il se souvenait de son cri, quand il refusait de +se soumettre, disant à monsignor Nani que son âme ne +pouvait se résigner, que son espoir du salut par l'amour +ne pouvait mourir, et qu'il répondrait par un autre livre, +et qu'il dirait dans quelle terre neuve devait pousser la +religion nouvelle. Oui, un livre enflammé contre Rome, +où il mettrait tout ce qu'il avait vu, tout ce qu'il avait +entendu, un livre où serait la Rome vraie, la Rome sans +charité, sans amour, en train d'agoniser dans l'orgueil de +sa pourpre! Il voulait repartir pour Paris, sortir de +l'Église, aller jusqu'au schisme. Eh bien! ses bagages +étaient là, il partait, il écrirait le livre, il serait le grand +schismatique attendu. Ah! le schisme, est-ce que tout ne +l'annonçait pas? Est-ce qu'il ne semblait pas imminent, +au milieu du prodigieux mouvement des esprits, las des +vieux dogmes, affamés pourtant du divin? Léon XIII en +avait bien la sourde conscience, car toute sa politique, +son effort vers l'unité chrétienne, sa tendresse pour la +démocratie, n'avait pas d'autre but que de grouper la +famille autour de la papauté, de l'élargir et de la consolider, +afin de rendre le pape invincible dans la lutte +prochaine. Mais les temps étaient venus, le catholicisme +allait bientôt se trouver à bout de concessions politiques, +incapable de céder davantage sans en mourir, immobilisé +à Rome, tel qu'une vieille idole hiératique, tandis qu'il +pouvait évoluer ailleurs, dans ces pays de propagande où +il se trouvait en lutte avec les autres religions. C'était +bien pour cela que Rome était condamnée, d'autant plus +que l'abolition du pouvoir temporel, en habituant l'esprit<a name="page_735" id="page_735"></a> +à l'idée d'un pape purement spirituel, dégagé du sol, +semblait devoir favoriser l'avènement d'un antipape, au +loin, pendant que le successeur de saint Pierre serait +forcé de s'entêter dans sa fiction impériale et romaine. +Un évêque, un prêtre était à la veille de se lever, où, qui +aurait pu le dire? Peut-être là-bas, dans cette Amérique +si libre, parmi ces prêtres dont les nécessités de la lutte +pour la vie ont fait des socialistes convaincus, des démocrates +ardents, prêts à marcher avec le siècle prochain. +Et, pendant que Rome ne pourra rien lâcher de son passé, +des mystères ni des dogmes, ce prêtre abandonnera de +ces choses tout ce qui tombe de soi-même en poudre. Être +ce prêtre, ce grand réformateur, ce sauveur des sociétés +modernes, quel rêve énorme, quel rôle de messie espéré, +appelé par les peuples en détresse! Un instant, Pierre en +fut affolé, un vent d'espérance et de triomphe le soulevait, +l'emportait; et si ce n'était en France, à Paris, ce +serait donc plus loin, là-bas, de l'autre côté de l'Océan, +ou plus loin encore, n'importe où dans le monde, sur +une terre assez féconde pour que la semence nouvelle +poussât en une débordante moisson. Une religion nouvelle, +une religion nouvelle! comme il l'avait crié après +Lourdes, une religion qui ne fût surtout pas un appétit +de la mort! une religion qui réalisât enfin ici-bas le +Royaume de Dieu dont parle l'Évangile, qui partageât +équitablement la richesse, qui fît régner, avec la loi du +travail, la vérité et la justice!</p> + +<p>Pierre, dans la fièvre de ce nouveau rêve, voyait déjà +flamboyer devant lui les pages de son prochain livre, où +il achèverait de détruire la vieille Rome en proclamant +la loi du christianisme rajeuni et libérateur, lorsque ses +yeux rencontrèrent un objet resté sur une chaise, dont la +présence le surprit d'abord. C'était un livre aussi, le volume +de Théophile Morin, que le vieil Orlando l'avait +chargé de remettre à son auteur; et il fut fâché contre +lui-même, quand il le reconnut, en se disant qu'il aurait<a name="page_736" id="page_736"></a> +pu fort bien l'oublier là. Avant de rouvrir sa valise pour +l'y mettre, il le garda un instant, le feuilleta, les idées +brusquement changées, comme si, tout d'un coup, un +événement considérable s'était produit, un de ces faits +décisifs qui révolutionnent un monde. L'œuvre était cependant +des plus modestes, le classique manuel pour le +baccalauréat, ne contenant guère que les éléments des +sciences; mais toutes les sciences y étaient représentées, +il résumait assez bien l'état actuel des connaissances +humaines. Et c'était en somme la science qui faisait irruption +dans la rêverie de Pierre, soudainement, avec la +masse, avec l'énergie irrésistible d'une force toute-puissante, +souveraine. Non seulement le catholicisme en était +balayé, tel qu'une poussière de ruines, mais toutes les +conceptions religieuses, toutes les hypothèses du divin +chancelaient, s'effondraient. Rien que cet abrégé scolaire, +cet infiniment petit livre classique, rien même que le +désir universel de savoir, cette instruction qui s'étend +toujours, qui gagne le peuple entier, et les mystères +devenaient absurdes, et les dogmes croulaient, et rien ne +restait debout de l'antique foi. Un peuple nourri de +science, qui ne croit plus aux mystères ni aux dogmes, +au système compensateur des peines et des récompenses, +est un peuple dont la foi est morte à jamais; et, sans la +foi, le catholicisme ne peut être. Là est le tranchant du +couperet, le couteau qui tombe et qui tranche. S'il faut +un siècle, s'il en faut deux, la science les prendra. Elle +seule est éternelle. C'est une absurdité de dire que la +raison n'est pas contraire à la foi et que la science doit être +la servante de Dieu. Ce qui est vrai, c'est que, dès aujourd'hui, +les Écritures sont ruinées et que, pour en sauver +des fragments, il a fallu les accommoder avec les certitudes +nouvelles, en se réfugiant dans le symbole. Et +quelle extraordinaire attitude, l'Église défendant à quiconque +découvre une vérité contraire aux livres saints, +de se prononcer d'une façon définitive, dans l'attente que<a name="page_737" id="page_737"></a> +cette vérité sera convaincue un jour d'être une erreur! +Le pape est seul infaillible, la science est faillible, on +exploite contre elle son continuel tâtonnement, on reste +aux aguets pour mettre ses découvertes d'aujourd'hui en +contradiction avec celles d'hier. Qu'importent, pour un +catholique, ses affirmations sacrilèges, qu'importent les +certitudes dont elle entame le dogme, puisqu'il est certain +qu'à la fin des temps la science et la foi se rejoindront, de +façon que celle-là sera redevenue à la lettre l'humble +esclave de celle-ci? N'était-ce pas prodigieux d'aveuglement +volontaire et d'impudente carrure, niant jusqu'à la +clarté du soleil? Et le petit livre infime, le manuel de +vérité continuait son œuvre, en détruisant quand même +l'erreur, en construisant la terre prochaine, comme les +infiniment petits, les forces de la vie ont construit peu +à peu les continents.</p> + +<p>Dans la grande clarté brusque qui se faisait, Pierre +enfin se sentait sur un terrain solide. Est-ce que la +science a jamais reculé? C'est le catholicisme qui a sans +cesse reculé devant elle et qui sera forcé de reculer sans +cesse. Jamais elle ne s'arrête, elle conquiert pas à pas la +vérité sur l'erreur, et dire qu'elle fait banqueroute parce +qu'elle ne saurait expliquer le monde d'un coup, est +simplement déraisonnable. Si elle laisse, si elle laissera +toujours sans doute un domaine de plus en plus rétréci +au mystère, et si une hypothèse pourra toujours essayer +d'en donner l'explication, il n'en est pas moins vrai +qu'elle ruine, qu'elle ruinera à chaque heure davantage +les anciennes hypothèses, celles qui s'effondrent devant +les vérités conquises. Et le catholicisme, qui est dans ce +cas, y sera demain plus qu'aujourd'hui. Comme toutes les +religions, il n'est au fond qu'une explication du monde, +un code social et politique supérieur, destiné à faire +régner toute la paix, tout le bonheur possible sur la terre. +Ce code, qui embrasse l'universalité des choses, devient +dès lors humain, mortel comme ce qui est humain. On<a name="page_738" id="page_738"></a> +ne saurait le mettre à part, en disant qu'il existe par lui-même +d'un côté, tandis que la science existe de l'autre. +La science est totale, et elle le lui a bien fait voir déjà, +et elle le lui fera bien voir encore, en l'obligeant à réparer +les continuelles brèches qu'elle lui cause, jusqu'au jour +où elle le balayera, sous un dernier assaut de l'éclatante +vérité. Cela prête à rire de voir des gens assigner un rôle +à la science, lui défendre d'entrer sur tel domaine, lui +prédire qu'elle n'ira pas plus loin, déclarer qu'à la fin +de ce siècle, lasse déjà, elle abdique. Ah! petits hommes, +cervelles étroites ou mal bâties, politiques à expédients, +dogmatiques aux abois, autoritaires s'obstinant à refaire +les vieux rêves, la science passera et les emportera, +comme des feuilles sèches!</p> + +<p>Et Pierre continuait à parcourir l'humble livre, écoutait +ce qu'il lui disait de la science souveraine. Elle ne +peut faire banqueroute, car elle ne promet pas l'absolu, +elle qui est simplement la conquête successive de la +vérité. Jamais elle n'a affiché la prétention de donner, +d'un coup, la vérité totale, cette sorte de construction +étant précisément le fait de la métaphysique, de la révélation, +de la foi. Le rôle de la science n'est au contraire +que de détruire l'erreur, à mesure qu'elle avance et +qu'elle augmente la clarté. Dès lors, loin de faire banqueroute, +dans sa marche que rien n'arrête, elle demeure la +seule vérité possible, pour les cerveaux équilibrés et +sains. Quant à ceux qu'elle ne satisfait pas, à ceux qui +éprouvent l'éperdu besoin de la connaissance immédiate +et totale, ils ont la ressource de se réfugier dans n'importe +quelle hypothèse religieuse, à la condition pourtant, s'ils +veulent sembler avoir raison, de ne bâtir leur chimère +que sur les certitudes acquises. Tout ce qui est bâti sur +l'erreur prouvée, croule. Si le sentiment religieux persiste +chez l'homme, si, le besoin d'une religion reste +éternel, il ne s'ensuit pas que le catholicisme soit éternel, +car il n'est en somme qu'une forme religieuse, qui n'a pas<a name="page_739" id="page_739"></a> +toujours existé, que d'autres formes religieuses ont précédée, +et que d'autres suivront. Les religions peuvent +disparaître, le sentiment religieux en créera de nouvelles, +même avec la science. Et Pierre pensait à ce prétendu +échec de la science, devant le réveil actuel du mysticisme, +dont il avait indiqué les causes dans son livre: le déchet +de l'idée de liberté parmi le peuple qu'on a dupé lors du +dernier partage, le malaise de l'élite désespérée du vide +où la laissent sa raison libérée, son intelligence élargie. +C'est l'angoisse de l'inconnu qui renaît, mais ce n'est +aussi qu'une réaction naturelle et momentanée, après +tant de travail, à l'heure première où la science ne calme +encore ni notre soif de justice, ni notre désir de sécurité, +ni l'idée séculaire que nous nous faisons du bonheur, dans +la survie, dans une éternité de jouissance. Pour que le +catholicisme pût renaître, comme on l'annonce, il faudrait +que le sol social fût changé, et il ne saurait changer, il +n'a plus la sève nécessaire au renouveau d'une formule +caduque, que les écoles et les laboratoires, chaque jour, +tuent davantage. Le terrain est devenu autre, un autre +chêne y grandira. Que la science ait donc sa religion, s'il +doit en pousser une d'elle, car cette religion sera bientôt +la seule possible, pour les démocraties de demain, pour +les peuples de plus en plus instruits, chez qui la foi catholique +n'est déjà que cendre!</p> + +<p>Et Pierre, tout d'un coup, conclut, en songeant à l'imbécillité +de la congrégation de l'Index. Elle avait frappé son +livre, elle frapperait certainement le nouveau livre dont +il venait d'avoir l'idée, s'il l'écrivait jamais. Une belle +besogne en vérité! de pauvres livres de rêveur enthousiaste, +des chimères qui s'acharnaient sur des chimères! +Et elle avait la sottise de ne pas interdire le petit livre +classique qu'il tenait là, entre ses mains, le seul redoutable, +l'ennemi toujours triomphant qui renverserait sûrement +l'Église! Celui-ci avait beau être modeste, dans sa +pauvre allure de manuel scolaire: le danger commençait<a name="page_740" id="page_740"></a> +à l'alphabet épelé par les bambins, et il croissait à mesure +que les programmes se chargeaient de connaissances, il +éclatait avec ces résumés des sciences physiques, chimiques +et naturelles, qui ont remis en question la création +du Dieu des Écritures. Mais le pis était que l'Index, déjà +désarmé, n'osait pas supprimer ces humbles volumes, ces +terribles soldats de la vérité, destructeurs de la foi. Qu'importait +alors tout l'argent que Léon XIII prélevait sur son +trésor caché du Denier de Saint-Pierre, afin d'en doter +les écoles catholiques, dans la pensée d'y former la génération +croyante de demain, dont la papauté avait besoin +pour vaincre! qu'importait le don de cet argent précieux, +s'il ne devait servir qu'à acheter ces volumes infimes et +formidables, qu'on n'expurgerait jamais assez, qui contiendraient +toujours trop de science, de cette science grandissante +dont l'éclat finirait par faire sauter un jour le +Vatican et Saint-Pierre! Ah! l'Index imbécile et vain, +quelle misère et quelle dérision!</p> + +<p>Puis, lorsque Pierre eut mis dans sa valise le livre de +Théophile Morin, il revint s'accouder à la fenêtre, et là +il eut une extraordinaire vision. Dans la nuit si douce et +si triste, sous le ciel nuageux, jauni par la lune, couleur +de rouille, des brumes flottantes s'étaient levées, qui +cachaient en partie les toitures, derrière des lambeaux +traînants, pareils à des suaires. Des monuments entiers +avaient disparu de l'horizon. Et il s'imagina que les +temps étaient accomplis, que la vérité venait de faire sauter +le dôme de Saint-Pierre. Dans cent ans ou dans mille +ans, il sera de la sorte, écroulé, rasé au fond du ciel noir. +Déjà, il l'avait bien senti qui chancelait et se crevassait +sous lui, le jour de fièvre où il y avait passé une heure, +désespéré de voir de là-haut la Rome papale entêtée dans la +pourpre des Césars, prévoyant dès lors que ce temple du +Dieu catholique s'effondrerait, comme s'était effondré le +temple de Jupiter, au Capitole. Et c'était fait, le dôme +avait jonché le sol de ses débris, il ne restait plus debout,<a name="page_741" id="page_741"></a> +avec un pan de l'abside, que cinq des colonnes de la nef +centrale, supportant encore un morceau de l'entablement. +Mais surtout les quatre piliers de la croisée, qui avaient +porté le dôme, les piliers cyclopéens se dressaient toujours, +isolés et superbes, parmi les écroulements voisins, +l'air indestructible. Des brumes épaissies roulèrent leur +flot, mille années sans doute passèrent encore, et plus +rien ne resta. Maintenant, l'abside, les dernières colonnes, +les piliers géants eux-mêmes étaient abattus. Le vent en +avait emporté la poussière, il aurait fallu fouiller le sol, +pour retrouver sous les orties et les ronces, quelques +fragments de statues brisées, des marbres gravés d'inscriptions, +sur le sens desquelles les savants ne pouvaient +s'entendre. Comme autrefois, au Capitole, parmi les décombres +enfouis du temple de Jupiter, des chèvres grimpaient, +se nourrissaient des buissons, dans la solitude, +dans le grand silence des lourds soleils d'été, empli du +seul bourdonnement des mouches.</p> + +<p>Alors seulement, Pierre sentit en lui l'écroulement +suprême. C'était bien fini, la science était victorieuse, il +ne demeurait rien du vieux monde. Être le grand schismatique, +le réformateur attendu, à quoi bon? N'était-ce +pas édifier un autre rêve? Seule, l'éternelle lutte de la +science contre l'inconnu, son enquête qui traquait, qui +réduisait sans cesse chez l'homme la soif du divin, lui +semblait importer à présent, le laissait dans l'attente de +savoir si elle triompherait jamais au point de suffire un +jour à l'humanité, en rassasiant tous ses besoins. Et, dans +le désastre de son enthousiasme d'apôtre, en face des +ruines qui comblaient son être, sa foi morte, son espoir +mort d'utiliser le vieux catholicisme pour le salut social +et moral, il n'était plus tenu debout que par la raison. +Elle avait fléchi un moment. S'il avait rêvé son livre, s'il +venait de traverser cette seconde et terrible crise, c'était +que le sentiment l'avait de nouveau chez lui emporté sur +la raison. Sa mère s'était mise à pleurer en son cœur, devant<a name="page_742" id="page_742"></a> +la souffrance des misérables, dans l'irrésistible désir +de les soulager, afin de conjurer les prochains massacres; +et son besoin de charité lui avait ainsi fait perdre +les scrupules de son intelligence. Maintenant, il entendait +la voix de son père, la raison haute, la raison âpre, +la raison qui avait pu s'éclipser, mais qui revenait souveraine. +Comme après Lourdes, il protestait contre la glorification +de l'absurde et la déchéance du sens commun, +il était la raison. Elle seule le faisait marcher droit et +solide, parmi les débris des croyances anciennes, même +au milieu des obscurités et des avortements de la science. +Ah! la raison, il ne souffrait que par elle, il ne se contentait +que par elle, il jurait de la satisfaire toujours +davantage, comme la maîtresse unique, quitte à y laisser +le bonheur!</p> + +<p>Ce qu'il fallait faire? il aurait vainement, à cette heure, +tâché de le savoir. Tout restait en suspens, il avait devant +lui l'immense monde, encore encombré des ruines du +passé, débarrassé demain peut-être. Là-bas, dans le faubourg +douloureux, il allait retrouver le bon abbé Rose, +qui, la veille encore, lui avait écrit de revenir, de revenir +bien vite soigner ses pauvres, les aimer, les sauver, +puisque cette Rome, si resplendissante de loin, était +sourde à la charité. Et, autour du bon prêtre paisible, il +retrouverait aussi le flot toujours croissant des misérables, +les petits tombés des nids, qu'il ramassait pâles de faim, +grelottant de froid, les ménages d'épouvantable détresse, +où le père boit, où la mère se prostitue, où les fils et les +filles tombent au vice et au crime, les maisons entières +à travers lesquelles la famine soufflait, la saleté la plus +basse, la promiscuité la plus honteuse, pas de meubles, +pas de linge, une vie de bête qui se contente et se soulage +comme elle peut, au hasard de l'instinct et de la rencontre. +Puis, ce seraient encore les coups de froid de +l'hiver, les désastres du chômage, des rafales de phtisie +emportant les faibles, tandis que les forts serraient les<a name="page_743" id="page_743"></a> +poings, en rêvant de vengeance. Puis, un soir, il rentrerait +peut-être dans quelque chambre d'épouvante, où +une mère se serait tuée avec ses cinq petits, son dernier-né +entre les bras, à sa mamelle vide, les autres épars +sur le carreau nu, heureux enfin et rassasiés d'être morts. +Non, non! cela n'était plus possible, la misère noire +aboutissant au suicide, au milieu de ce grand Paris regorgeant +de richesses, ivre de jouissances, jetant pour le +plaisir les millions à la rue! L'édifice social était pourri +à la base, tout croulait dans la boue et dans le sang. +Jamais il n'avait senti à ce point l'inutilité dérisoire de la +charité. Et, tout d'un coup, il eut conscience que le mot +attendu, le mot qui jaillissait enfin du grand muet séculaire, +du peuple écrasé et bâillonné, était le mot de justice. +Ah! oui, justice, et non plus charité! La charité +n'avait fait qu'éterniser la misère, la justice la guérirait +peut-être. C'était de justice que les misérables avaient +faim, un acte de justice pouvait seul balayer l'ancien +monde, pour reconstruire le nouveau. Le grand muet ne +serait ni au Vatican ni au Quirinal, ni au pape ni au roi, +car il n'avait sourdement grondé au travers des âges, dans +sa longue lutte, tantôt mystérieuse, tantôt ouverte, il ne +s'était débattu entre le pontife et l'empereur, qui chacun +le voulait à lui seul, que pour se reprendre, pour dire sa +volonté de n'être à personne, le jour où il crierait justice. +Demain allait-il donc être enfin ce jour de justice et de +vérité? Au milieu de son angoisse, partagé entre le besoin +du divin qui tourmente l'homme, et la souveraineté de la +raison, qui l'aide à vivre debout, Pierre n'était sûr que de +tenir son serment, prêtre sans croyance veillant sur la +croyance des autres, faisant chastement, honnêtement +son métier, dans la tristesse hautaine de n'avoir pu +renoncer à son intelligence, comme il avait renoncé +à sa chair d'amoureux et à son rêve de sauveur des +peuples. Et, de nouveau, de même qu'après Lourdes, il +attendrait.<a name="page_744" id="page_744"></a></p> + +<p>Mais, à cette fenêtre, en face de cette Rome envahie +d'ombre, submergée sous les brumes dont le flot semblait +en raser les édifices, ses réflexions étaient devenues si +profondes, qu'il n'entendit pas une voix qui l'appelait. Il +fallut qu'une main le touchât à l'épaule.</p> + +<p>—Monsieur l'abbé, monsieur l'abbé...</p> + +<p>Et, comme il se tournait enfin, Victorine lui dit:</p> + +<p>—Il est neuf heures et demie. Le fiacre est en bas, +Giacomo a déjà descendu les bagages... Il faut partir, +monsieur l'abbé.</p> + +<p>Puis, le voyant battre des paupières, effaré encore, elle +eut un sourire.</p> + +<p>—Vous faisiez vos adieux à Rome. Un bien vilain +ciel.</p> + +<p>—Oui, bien vilain, dit-il simplement.</p> + +<p>Alors, ils descendirent. Il lui avait remis un billet de +cent francs, pour qu'elle le partageât avec les domestiques. +Et elle s'était excusée de prendre la lampe et de le précéder, +parce que, expliquait-elle, on y voyait à peine clair, +tant le palais était noir, cette nuit-là.</p> + +<p>Ah! ce départ, cette descente dernière, au travers du +palais noir et vide, Pierre en eut le cœur bouleversé! Il +avait donné, autour de sa chambre, ce coup d'œil d'adieu +qui le désespérait toujours, qui laissait là un peu de son +âme arrachée, même quand il quittait une pièce où il +avait souffert. Puis, devant la chambre de don Vigilio, +d'où ne sortait qu'un silence frissonnant, il se l'imagina +la tête au fond de l'oreiller, retenant son souffle, de peur +que son souffle ne parlât encore, ne lui attirât des vengeances. +Mais ce fut surtout, sur les paliers du second +étage et du premier, en face des portes closes de donna +Serafina et du cardinal, qu'il frémit de ne rien entendre, +pas même un souffle, comme s'il passait devant des +tombes. Depuis leur rentrée du convoi, ils n'avaient pas +donné signe de vie, enfermés, disparus, immobilisant +avec eux la maison entière, sans qu'on pût y surprendre<a name="page_745" id="page_745"></a> +le chuchotement d'une conversation, le pas perdu d'un +serviteur. Et Victorine descendait toujours, la lampe à la +main, et Pierre la suivait, songeant à ces deux qui restaient +seuls, dans le palais en ruine, les derniers d'un +monde à demi écroulé, au seuil du monde nouveau. Dario +et Benedetta venaient d'emporter tout espoir de vie, il n'y +avait plus là que la vieille fille et le prêtre infécond, sans +résurrection possible. Ah! ces couloirs interminables d'une +ombre lugubre, cet escalier froid et gigantesque qui +semblait descendre au néant, ces salles immenses dont +les murs se lézardaient de pauvreté et d'abandon! et la +cour intérieure, pareille à un cimetière, avec son herbe, +avec son portique humide où pourrissaient des torses de +Vénus et d'Apollon! et le petit jardin désert, embaumé +par les oranges mûres, dans lequel personne n'irait plus, +maintenant qu'il n'y rencontrerait plus la contessina +adorable, sous le laurier, près du sarcophage! Tout cela +s'anéantissait dans l'abominable deuil, dans le silence de +mort, où les deux derniers Boccanera n'avaient plus qu'à +attendre, en leur grandeur farouche, que leur palais, ainsi +que leur Dieu, s'effondrât sur leurs têtes. Et Pierre ne +percevait rien autre chose qu'un bruit très léger, un trot +de souris sans doute, les dents d'un rongeur peut-être, +l'abbé Paparelli en train quelque part, au fond des +pièces perdues, d'émietter les murailles, de manger +sans fin la vieille demeure à la base, pour en hâter +l'écroulement.</p> + +<p>Le fiacre stationnait devant la porte, avec ses deux +lanternes dont les deux rayons jaunes trouaient l'obscurité +de la rue. Les bagages y étaient chargés déjà, la +petite caisse près du cocher, la valise sur la banquette. +Et le prêtre monta tout de suite.</p> + +<p>—Oh! vous avez le temps, dit Victorine, restée debout +sur le trottoir. Rien ne vous manque, je suis contente de +voir que vous partez à l'aise.</p> + +<p>A cette minute dernière, il fut réconforté d'avoir là<a name="page_746" id="page_746"></a> +cette compatriote, cette bonne âme, qui l'avait accueilli, +le jour de l'arrivée, et qui le saluait, au départ.</p> + +<p>—Je ne vous dis pas au revoir, monsieur l'abbé, car je +ne crois pas que vous reviendrez de sitôt dans leur satanée +ville... Adieu, monsieur l'abbé.</p> + +<p>—Adieu, Victorine. Et merci bien, de tout mon cœur.</p> + +<p>Déjà, la voiture partait, au trot vif du cheval, tournait +dans les rues étroites et tortueuses qui mènent au cours +Victor-Emmanuel. Il ne pleuvait pas, la capote n'avait +pas été relevée; mais l'air humide avait beau être doux, +le prêtre se sentit tout de suite pris de froid, sans vouloir +perdre le temps à faire arrêter le cocher, un silencieux, +celui-ci, qui semblait n'avoir que la hâte de se débarrasser +de son voyageur.</p> + +<p>Et, lorsque Pierre déboucha sur le cours Victor-Emmanuel, +il fut surpris de le trouver déjà si désert, à cette +heure peu avancée de la nuit, les maisons barricadées, les +trottoirs vides, les lampes électriques brûlant seules dans +la mélancolique solitude. A la vérité, il ne faisait guère +chaud, et le brouillard paraissait grandir, noyait de plus +en plus les façades. Quand il passa devant la Chancellerie, +il lui sembla que le sévère et colossal monument se reculait, +s'évanouissait dans un rêve. Et, plus loin, à droite, +au bout de la rue d'Aracoeli étoilée de rares becs de gaz +fumeux, le Capitole avait sombré en pleines ténèbres. Puis, +le large cours se resserra, la voiture fila entre les deux +masses sombres, écrasantes, du Gesù obscur et du lourd +palais Altieri; et ce fut dans ce couloir étranglé, où par les +beaux soleils eux-mêmes tombait toute l'humidité des +temps anciens, qu'il s'abandonna à une songerie nouvelle, +la chair et l'âme envahies d'un frisson.</p> + +<p>Brusquement, le réveil se faisait en lui de cette pensée, +dont il avait eu parfois l'inquiétude, que l'humanité, partie +là-bas de l'Asie, avait toujours marché dans le sens +du soleil. Un vent d'est avait toujours soufflé, emportant +à l'ouest la semence humaine, pour les moissons futures.<a name="page_747" id="page_747"></a> +Et, depuis longtemps déjà, le berceau était frappé de destruction +et de mort, comme si les peuples ne pouvaient +avancer que par étapes, laissant derrière eux le sol épuisé, +les villes détruites, les populations décimées et abâtardies, +à mesure qu'ils marchaient du levant au couchant, +vers le but ignoré. C'étaient Ninive et Babylone sur les +bords de l'Euphrate, c'étaient Thèbes et Memphis sur les +bords du Nil, réduites en poudre, tombées de vieillesse et +de lassitude à un engourdissement mortel, sans qu'un réveil +fût possible. Puis, de là, cette décrépitude avait gagné +les bords du grand lac méditerranéen, ensevelissant dans +la poussière de l'âge Tyr et Sidon, allant plus loin encore +endormir Carthage, frappée de sénilité en pleine splendeur. +Cette humanité en marche, que la force cachée des +civilisations roulait ainsi de l'orient à l'occident, marquait +ses journées de route par des ruines, et quelle effrayante +stérilité aujourd'hui que celle de ce berceau de l'Histoire, +cette Asie, cette Égypte, retournées au bégayement de +l'enfance, immobilisées dans l'ignorance et dans la caducité, +sur les décombres des antiques capitales, jadis maîtresses +du monde!</p> + +<p>Au passage, à travers sa songerie, Pierre eut conscience +que le palais de Venise, noyé de nuit, semblait crouler +sous quelque assaut de l'invisible. La brume en avait +entamé les créneaux, et les hautes murailles nues, si +redoutables, fléchissaient sous la poussée de l'obscurité +croissante. Puis, après la trouée profonde du Corso, à +gauche, désert lui aussi dans l'éclat blafard des lampes +électriques, le palais Torlonia apparut sur la droite, avec +son aile éventrée par la pioche des démolisseurs; tandis +que, de nouveau sur la gauche, plus haut, le palais +Colonna allongeait sa façade morne, ses fenêtres closes, +comme si, déserté par ses maîtres, déménagé de son ancien +faste, il attendait les démolisseurs à son tour.</p> + +<p>Alors, au roulement ralenti de la voiture, qui commençait +à gravir la montée de la rue Nationale, la rêverie<a name="page_748" id="page_748"></a> +continua. Est-ce que Rome n'était pas atteinte, est-ce que +son heure n'était pas venue de disparaître, dans cette destruction +que les peuples en marche laissaient continuellement +derrière eux? La Grèce, Athènes et Sparte s'ensommeillaient +sous leurs glorieux souvenirs, ne comptaient +plus dans le monde d'aujourd'hui. Tout le bas de +la péninsule italique était déjà gagné par la paralysie +montante. Et, en même temps que Naples, c'était bien le +tour de Rome désormais. Elle se trouvait à la limite de +la contagion, à cette marge de la tache de mort qui s'étend +sans cesse sur le vieux continent, cette marge où l'agonie +se déclare, où la terre appauvrie ne veut plus nourrir ni +supporter des villes, où les hommes eux-mêmes semblent +frappés de vieillesse dès la naissance. Depuis deux siècles, +Rome allait en déclinant, s'éliminait peu à peu de la vie +moderne, sans industrie, sans commerce, incapable +même de science, de littérature et d'art. Et ce n'était plus +seulement la basilique de Saint-Pierre, qui s'effondrait, +qui semait l'herbe de ses débris, comme autrefois le +temple de Jupiter Capitolin. Dans la rêverie noire et +douloureuse, c'était Rome entière qui croulait en un +suprême craquement, qui couvrait les sept collines du +chaos de ses ruines, les églises, les palais, les quartiers +entiers disparus, dormant sous les orties et les +ronces. Comme Ninive et Babylone, comme Thèbes et +Memphis, Rome n'était plus qu'une plaine rase, bossuée +par des décombres, au milieu desquels on cherchait +vainement à reconnaître la place des anciens édifices, et +qu'habitaient seuls des nœuds de serpents et des bandes +de rats.</p> + +<p>La voiture tournait, et Pierre reconnut, à droite, dans +un trou énorme de nuit entassée, la colonne Trajane. +Mais, à cette heure, elle se dressait noire, telle que le +tronc mort d'un arbre géant, dont le grand âge aurait +abattu les branches. Et, plus haut, en traversant la place +triangulaire, lorsqu'il leva les yeux, l'arbre réel qu'il<a name="page_749" id="page_749"></a> +distingua sur le ciel de plomb, le pin parasol de la villa +Aldobrandini, qui était là comme la grâce et la fierté de +Rome, ne fut désormais pour lui qu'une salissure, le petit +nuage de poussière charbonneuse qui montait du total +écroulement de la ville.</p> + +<p>Une épouvante le prenait maintenant, au bout de ce +rêve tragique, dans sa fraternité inquiète. Et, lorsque +l'engourdissement qui monte à travers le monde vieilli +aurait dépassé Rome, lorsque la Lombardie serait prise, +que Gênes, et Turin, et Milan, s'endormiraient comme +Venise déjà s'endort, ce serait donc ensuite le tour de la +France! Les Alpes seraient franchies, Marseille verrait ses +ports comblés par le sable, comme ceux de Tyr et de Sidon, +Lyon tomberait à la solitude et au sommeil, Paris +enfin, envahi par l'invincible torpeur, changé en un champ +de pierres stérile, hérissé de chardons, rejoindrait dans la +mort Rome, et Ninive, et Babylone, tandis que les peuples +continueraient leur marche du levant au couchant, avec +l'éternel soleil. Un grand cri traversa l'ombre, le cri de +mort des races latines. L'Histoire, qui semblait être née +dans le bassin de la Méditerranée, se déplaçait, et l'Océan +aujourd'hui devenait le centre du monde. Où en était-on +de la journée humaine? Partie de là-bas, du berceau, au +lever de l'aube, l'humanité, d'étape en étape, semant sa +route de ses ruines, se trouvait-elle à la moitié du jour, +lorsque midi flamboie? C'était alors l'autre moitié des +temps qui commençait, le nouveau monde après l'ancien, +ces villes d'Amérique où s'ébauchait la démocratie, où +poussait la religion de demain, les reines souveraines du +prochain siècle, avec, là-bas, au delà d'un autre Océan, en +revenant vers le berceau, sur l'autre face de la terre, +l'Extrême-Orient immobile, la Chine et le Japon mystérieux, +tout le pullulement menaçant de la race jaune.</p> + +<p>Mais, à mesure que le fiacre gravissait la rue Nationale, +Pierre sentait son cauchemar se dissiper. Un air plus +léger soufflait, il rentrait dans plus d'espérance et de<a name="page_750" id="page_750"></a> +courage. La Banque, cependant, avec sa laideur neuve, +son énormité crayeuse encore, lui fit l'effet d'un fantôme +promenant son linceul dans la nuit; tandis qu'en haut des +jardins confus, le Quirinal n'était qu'une ligne noire, +barrant le ciel. Seulement, la rue montait, s'élargissait +toujours, et sur le sommet du Viminal enfin, sur la place +des Thermes, lorsqu'il passa devant les ruines de Dioclétien, +il respira à pleins poumons. Non, non! la journée +humaine ne pouvait finir, elle était éternelle, et les étapes +des civilisations se succéderaient à l'infini. Qu'importait +ce vent d'est qui roulait les peuples à l'ouest, comme +charriés dans la force du soleil? S'il le fallait, ils reviendraient +par l'autre face du globe, ils feraient plusieurs +fois le tour de la terre, jusqu'au jour où ils pourraient +se fixer dans la paix, dans la vérité et la justice. Après la +prochaine civilisation, autour de l'Atlantique, devenu le +centre, bordé des villes maîtresses, une civilisation encore +naîtrait, ayant pour centre le Pacifique, avec d'autres +capitales riveraines, qu'on ne pouvait prévoir, dont les +germes dormaient sur des rivages ignorés. Puis, d'autres +encore, toujours d'autres, en recommençant toujours! Et, +à cette minute dernière, il eut cette pensée de confiance +et de salut que le grand mouvement des nationalités était +l'instinct, le besoin même que les peuples avaient de revenir +à l'unité. Partis de la famille unique, séparés, dispersés +en tribus plus tard, heurtés par des haines fratricides, +ils tendaient malgré tout à redevenir l'unique +famille. Les provinces se réunissaient en peuples, les +peuples se réuniraient en races, les races finiraient par +se réunir en la seule humanité immortelle. Enfin, l'humanité +sans frontières, sans guerres possibles, l'humanité +vivant du juste travail, dans la communauté universelle +de tous les biens! N'était-ce pas l'évolution, le but du +labeur qui se fait partout, le dénouement de l'Histoire? +Que l'Italie fût donc un peuple sain et fort, que l'entente +se fît donc entre elle et la France, et que cette fraternité<a name="page_751" id="page_751"></a> +des races latines devînt le commencement de la +fraternité universelle! Ah! cette patrie unique, la terre +pacifiée et heureuse, dans combien de siècles, et quel +rêve!</p> + +<p>Puis, à la gare, au milieu de la bousculade, Pierre ne +pensa plus. Il dut prendre son billet, faire enregistrer ses +bagages. Et, tout de suite, il monta en wagon. Le surlendemain, +au lever du jour, il serait à Paris.</p> + +<p class="c">FIN</p> + +<p class="c">———</p> + +<p class="c">530.—L.-Imprimeries réunies, rue Mignon, 2, Paris.</p> + +<hr /> + +<p class="c"><span class="smcap">G. CHARPENTIER et E. FASQUELLE, Éditeurs</span><br /> +11, RUE DE GRENELLE, 11</p> + +<p class="c">OUVRAGES DU MÊME AUTEUR</p> + +<p class="c">DANS LA BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER<br /> +à 3 fr. 50 chaque volume.</p> + +<table summary="" style="font-size: small;" border="0" cellpadding="1" cellspacing="0"> +<tbody><tr><th colspan="4" align="center">LES ROUGON-MACQUART<br /> +histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second empire</th></tr> +<tr><td align="left">LA FORTUNE DES ROUGON</td> +<td align="right">33<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">LA CURÉE</td><td align="right">43<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">LE VENTRE DE PARIS</td><td align="right">40<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">LA CONQUÊTE DE PLASSANS</td><td align="right">37<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">LA FAUTE DE L'ABBÉ MOURET</td><td align="right">49<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">SON EXCELLENCE EUGÈNE ROUGON</td><td align="right">30<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">L'ASSOMMOIR</td><td align="right">139<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">UNE PAGE D'AMOUR</td><td align="right">88<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">NANA</td><td align="right">182<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">POT-BOUILLE</td><td align="right">88<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">AU BONHEUR DES DAMES</td><td align="right">68<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">LA JOIE DE VIVRE</td><td align="right">51<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">GERMINAL</td><td align="right">99<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">L'ŒUVRE</td><td align="right">58<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">LA TERRE</td><td align="right">123<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">LE RÊVE</td><td align="right">99<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">LA BÊTE HUMAINE</td><td align="right">94<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">L'ARGENT</td><td align="right">86<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">LA DÉBACLE</td><td align="right">196<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">LE DOCTEUR PASCAL</td><td align="right">88<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr> + +<tr><th colspan="4" align="center">LES TROIS VILLES</th></tr> + +<tr><td align="left">LOURDES</td><td align="right"> 143<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr> + +<tr><th colspan="4" align="center">ROMANS ET NOUVELLES</th></tr> + +<tr><td align="left">CONTES A NINON. Nouvelle édition</td><td colspan="2"> </td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">NOUVEAUX CONTES A NINON. Nouvelle édition</td><td colspan="2"> </td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">LA CONFESSION DE CLAUDE. Nouvelle édition</td> <td colspan="2"> </td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">THÉRÈSE RAQUIN. Nouvelle édition </td><td colspan="2"> </td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">MADELEINE FÉRAT. Nouvelle édition </td><td colspan="2"> </td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">LE VŒU D'UNE MORTE. Nouvelle édition </td><td colspan="2"> </td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">LES MYSTÈRES DE MARSEILLE. Nouvelle édition </td><td colspan="2"> </td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">LE CAPITAINE BURLE. Nouvelle édition </td><td colspan="2"> </td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">MAÏS MICOULIN. Nouvelle édition </td><td colspan="2"> </td><td align="left">1 vol.</td></tr> + +<tr><th colspan="4" align="center">THÉATRE</th></tr> + +<tr><td align="left">THÉRÈSE RAQUIN.—LES HÉRITIERS RABOURDIN.—<br /> +LE BOUTON DE ROSE </td><td colspan="2"> </td><td align="left">1 vol.</td></tr> + +<tr><th colspan="4" align="center">ŒUVRES CRITIQUES</th></tr> + +<tr><td align="left">MES HAINES </td><td colspan="2"> </td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">LE ROMAN EXPÉRIMENTAL </td><td colspan="2"> </td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">LE NATURALISME AU THÉATRE </td><td colspan="2"> </td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">NOS AUTEURS DRAMATIQUES </td><td colspan="2"> </td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">LES ROMANCIERS NATURALISTES </td><td colspan="2"> </td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">DOCUMENTS LITTÉRAIRES </td><td colspan="2"> </td><td align="left">1 vol.</td></tr> +<tr><td align="left">UNE CAMPAGNE, 1880-1881 </td><td colspan="2"> </td><td align="left">1 vol.</td></tr> + +<tr><th colspan="4" align="center">EN COLLABORATION</th></tr> + +<tr><td align="left">LES SOIRÉES DE MÉDAN </td><td colspan="2"> 21<sup>e</sup> mille. </td><td align="left">1 vol.</td></tr> +</tbody> +</table> + +<hr class="full" /> + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Les trois villes: Rome, by Émile Zola + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TROIS VILLES: ROME *** + +***** This file should be named 34528-h.htm or 34528-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/4/5/2/34528/ + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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