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+ The Project Gutenberg eBook of Les trois villes: Rome, par Émile Zola.
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+ </head>
+<body>
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+<pre>
+
+The Project Gutenberg EBook of Les trois villes: Rome, by Émile Zola
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les trois villes: Rome
+
+Author: Émile Zola
+
+Release Date: December 1, 2010 [EBook #34528]
+[Last updated: August 17, 2017]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TROIS VILLES: ROME ***
+
+
+
+
+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net
+
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+
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+
+</pre>
+
+<hr class="full" />
+
+<h1><small><small>LES TROIS VILLES</small></small><br />
+&#8212;&#8212;&#8212;<br /><br />
+R O M E</h1>
+
+<p class="c"><b>PAR</b><br /><br />
+<span class="zla"><b>ÉMILE ZOLA</b></span></p>
+
+<p>
+<br />
+</p>
+
+<p class="c">&#8212;&#8212;&#8212;</p>
+
+<p class="c">DOUZIÈME MILLE</p>
+
+<p class="c">&#8212;&#8212;&#8212;</p>
+
+<p>
+<br />
+</p>
+
+<p class="c"><small><small>PARIS<br />
+BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER<br />
+G. CHARPENTIER ET E. FASQUELLE, ÉDITEURS<br />
+11, RUE DE GRENELLE, 11<br />
+&#8212;<br />
+1896<br />
+Tous droits réservés.</small></small></p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td><a href="#I"><b>I, </b></a>
+<a href="#II"><b>II, </b></a>
+<a href="#III"><b>III, </b></a>
+<a href="#IV"><b>IV, </b></a>
+<a href="#V"><b>V, </b></a>
+<a href="#VI"><b>VI, </b></a>
+<a href="#VII"><b>VII, </b></a>
+<a href="#VIII"><b>VIII, </b></a>
+<a href="#IX"><b>IX, </b></a>
+<a href="#X"><b>X, </b></a>
+<a href="#XI"><b>XI, </b></a>
+<a href="#XII"><b>XII, </b></a>
+<a href="#XIII"><b>XIII, </b></a>
+<a href="#XIV"><b>XIV, </b></a>
+<a href="#XV"><b>XV, </b></a>
+<a href="#XVI"><b>XVI</b></a></td></tr>
+</table>
+
+<h1>ROME</h1>
+
+<p><a name="page_001" id="page_001"></a></p>
+
+<h3><a name="I" id="I"></a>I</h3>
+
+<p>Pendant la nuit, le train avait eu de grands retards,
+entre Pise et Civita-Vecchia, et il allait être neuf heures
+du matin, lorsque l'abbé Pierre Froment, après un dur
+voyage de vingt-cinq heures, débarqua enfin à Rome. Il
+n'avait emporté qu'une valise, il sauta vivement du wagon,
+au milieu de la bousculade de l'arrivée, écartant les porteurs
+qui s'empressaient, se chargeant lui-même de son
+léger bagage, dans la hâte qu'il éprouvait d'être arrivé,
+de se sentir seul et de voir. Et, tout de suite, devant la
+Gare, sur la place des Cinq-Cents, étant monté dans une
+des petites voitures découvertes, rangées le long du trottoir,
+il posa la valise près de lui, après avoir donné
+l'adresse au cocher:</p>
+
+<p>&mdash;Via Giulia, palazzo Boccanera.</p>
+
+<p>C'était un lundi, le 3 septembre, par une matinée de
+ciel clair, d'une douceur, d'une légèreté délicieuses. Le
+cocher, un petit homme rond, aux yeux brillants, aux
+dents blanches, avait eu un sourire en reconnaissant un
+prêtre français, à l'accent. Il fouetta son maigre cheval,
+la voiture partit avec la vive allure de ces fiacres romains,
+si propres, si gais. Mais, presque aussitôt, après avoir
+longé les verdures du petit square, arrivé sur la place des<a name="page_002" id="page_002"></a>
+Thermes, il se retourna, souriant toujours, désignant de
+son fouet des ruines.</p>
+
+<p>&mdash;Les Thermes de Dioclétien, dit-il en un mauvais
+français de cocher obligeant, désireux de plaire aux
+étrangers, pour s'assurer leur clientèle.</p>
+
+<p>Des hauteurs du Viminal, où se trouve la Gare, la voiture
+descendit au grand trot la pente raide de la rue
+Nationale. Et, dès lors, il ne cessa plus, il tourna la tête
+à chaque monument, le montra du même geste. Dans ce
+bout de large voie, il n'y avait que des bâtisses neuves.
+Sur la droite, plus loin, montaient des massifs de verdure,
+en haut desquels s'allongeait un interminable
+bâtiment jaune et nu, couvent ou caserne.</p>
+
+<p>&mdash;Le Quirinal, le palais du roi, dit le cocher.</p>
+
+<p>Pierre, depuis une semaine que son voyage était décidé,
+passait les jours à étudier la topographie de Rome
+sur des plans et dans des livres. Aussi aurait-il pu se
+diriger, sans avoir à demander son chemin, et les explications
+le trouvaient prévenu. Ce qui le déroutait pourtant,
+c'étaient ces pentes soudaines, ces continuelles
+collines qui étagent en terrasses certains quartiers. Mais
+la voix du cocher se haussa, bien qu'un peu ironique, et
+le mouvement de son fouet se fit plus ample, lorsque,
+sur la gauche, il nomma une immense construction,
+fraîche et crayeuse encore, tout un pâté gigantesque de
+pierres, surchargé de sculptures, de frontons et de statues.</p>
+
+<p>&mdash;La Banque Nationale.</p>
+
+<p>Plus bas, comme la voiture tournait sur une place
+triangulaire, Pierre, qui levait les yeux, fut ravi en apercevant,
+très haut, supporté par un grand mur lisse, un
+jardin suspendu, d'où se dressait, dans le ciel limpide,
+l'élégant et vigoureux profil d'un pin parasol centenaire.
+Il sentit toute la fierté et toute la grâce de Rome.</p>
+
+<p>&mdash;La villa Aldobrandini.</p>
+
+<p>Puis, ce fut, plus bas encore, une vision rapide qui
+acheva de le passionner. La rue faisait de nouveau un<a name="page_003" id="page_003"></a>
+coude brusque, lorsque, dans l'angle, une trouée de
+lumière se produisait. C'était, en contre-bas, une place
+blanche, comme un puits de soleil, empli d'une aveuglante
+poussière d'or; et, dans cette gloire matinale,
+s'érigeait une colonne de marbre géante, toute dorée du
+côté où l'astre la baignait à son lever, depuis des siècles.
+Il fut surpris, quand le cocher la lui nomma, car il ne se
+l'était pas imaginée ainsi, dans ce trou d'éblouissement,
+au milieu des ombres voisines.</p>
+
+<p>&mdash;La colonne Trajane.</p>
+
+<p>Au bas de la pente, la rue Nationale tournait une dernière
+fois. Et ce furent encore des noms jetés, au trot vit
+du cheval: le palais Colonna, dont le jardin est bordé de
+maigres cyprès; le palais Torlonia, à demi éventré pour
+les embellissements nouveaux; le palais de Venise, nu et
+redoutable, avec ses murs crénelés, sa sévérité tragique
+de forteresse du moyen âge, oubliée là dans la vie bourgeoise
+d'aujourd'hui. La surprise de Pierre augmentait,
+devant l'aspect inattendu des choses. Mais le coup fut
+rude surtout, lorsque le cocher, de son fouet, lui indiqua
+triomphalement le Corso, une longue rue étroite, à peine
+aussi large que notre rue Saint-Honoré, blanche de soleil
+à gauche, noire d'ombre à droite, et au bout de
+laquelle la lointaine place du Peuple faisait comme une
+étoile de lumière: était-ce donc là le c&oelig;ur de la ville, la
+promenade célébrée, la voie vivante où affluait tout le
+sang de Rome?</p>
+
+<p>Déjà la voiture s'engageait dans le cours Victor-Emmanuel,
+qui continue la rue Nationale, les deux trouées
+dont on a coupé l'ancienne cité de part en part, de la
+Gare au pont Saint-Ange. A gauche, l'abside ronde du
+Gesù était toute blonde de gaieté matinale. Puis, entre
+l'église et le lourd palais Altieri, qu'on n'avait point osé
+jeter bas, la rue s'étranglait, on entrait dans une ombre
+humide, glaciale. Et, au delà, devant la façade du Gesù,
+sur la place, le soleil recommençait, éclatant, déroulant<a name="page_004" id="page_004"></a>
+ses nappes dorées; tandis qu'au loin, au fond de la rue
+d'Aracoeli, noyée d'ombre également, des palmiers ensoleillés
+apparaissaient.</p>
+
+<p>&mdash;Le Capitole, là-bas, dit le cocher.</p>
+
+<p>Le prêtre se pencha vivement. Mais il ne vit que la
+tache verte, au bout du ténébreux couloir. Il était pénétré
+comme d'un frisson par ces alternatives soudaines de
+chaude lumière et d'ombre froide. Devant le palais de
+Venise, devant le Gesù, il lui avait semblé que toute la
+nuit des jours anciens lui glaçait les épaules; puis, c'était,
+à chaque place, à chaque élargissement des voies nouvelles,
+une rentrée dans la lumière, dans la douceur gaie
+et tiède de la vie. Les coups de soleil jaune tombaient des
+toitures, découpaient nettement les ombres violâtres.
+Entre les façades, on apercevait des bandes de ciel très
+bleu et très doux. Et il trouvait à l'air qu'il respirait un
+goût spécial, encore indéterminé, un goût de fruit qui
+augmentait en lui la fièvre de l'arrivée.</p>
+
+<p>Malgré son irrégularité, c'est une fort belle voie moderne
+que le cours Victor-Emmanuel; et Pierre pouvait
+se croire dans une grande ville quelconque, aux vastes
+bâtisses de rapport. Mais, quand il passa devant la Chancellerie,
+le chef-d'&oelig;uvre de Bramante, le monument
+type de la Renaissance romaine, son étonnement revint,
+son esprit retourna aux palais qu'il venait déjà d'entrevoir,
+à cette architecture nue, colossale et lourde, ces
+immenses cubes de pierre, pareils à des hôpitaux ou à des
+prisons. Jamais il ne se serait imaginé ainsi les fameux
+palais romains, sans grâce ni fantaisie, sans magnificence
+extérieure. C'était évidemment fort beau, il finirait par
+comprendre, mais il devrait y réfléchir.</p>
+
+<p>Brusquement, la voiture quitta le populeux cours
+Victor-Emmanuel, pénétra dans des ruelles tortueuses,
+où elle avait peine à passer. Le calme s'était fait, le
+désert, la vieille ville endormie et glaciale, au sortir du
+clair soleil et des foules de la ville nouvelle. Il se<a name="page_005" id="page_005"></a>
+rappela les plans consultés, il se dit qu'il approchait
+de la via Giulia; et sa curiosité qui avait grandi, s'accrut
+alors jusqu'à le faire souffrir, désespéré de ne pas en
+voir, de ne pas en savoir tout de suite davantage. Dans
+l'état de fièvre où il était depuis son départ, les étonnements
+qu'il éprouvait à ne pas trouver les choses telles
+qu'il les avait attendues, les chocs que venait de recevoir
+son imagination, aggravaient sa passion, le jetaient au
+désir aigu et immédiat de se contenter. Neuf heures
+sonnaient à peine, il avait toute la matinée pour se présenter
+au palais Boccanera: pourquoi ne se faisait-il pas
+conduire sur-le-champ à l'endroit classique, au sommet
+d'où l'on voyait Rome entière, étalée sur les sept collines?
+Quand cette pensée fut entrée en lui, elle le tortura, il
+finit par céder.</p>
+
+<p>Le cocher ne se retournait plus, et Pierre dut se soulever,
+pour lui crier la nouvelle adresse:</p>
+
+<p>&mdash;A San Pietro in Montorio.</p>
+
+<p>D'abord, l'homme s'étonna, parut ne pas comprendre.
+D'un signe de son fouet, il indiqua que c'était là-bas, au
+loin. Enfin, comme le prêtre insistait, il se remit à sourire
+complaisamment, avec un branle amical de la tête. Bon,
+bon! il voulait bien, lui.</p>
+
+<p>Et le cheval repartit d'un train plus rapide, au milieu
+du dédale des rues étroites. On en suivit une, étranglée
+entre de hauts murs, où le jour descendait comme au fond
+d'une tranchée. Puis, au bout, il y eut une rentrée soudaine
+en plein soleil, on traversa le Tibre sur l'antique pont
+de Sixte IV, tandis qu'à droite et à gauche s'étendaient les
+nouveaux quais, dans le ravage et les plâtres neufs des
+constructions récentes. De l'autre côté, le Transtévère lui
+aussi était éventré; et la voiture monta la pente du Janicule,
+par une voie large qui portait, sur de grandes
+plaques, le nom de Garibaldi. Une dernière fois, le cocher
+eut son geste d'orgueil bon enfant, en nommant cette voie
+triomphale.<a name="page_006" id="page_006"></a></p>
+
+<p>&mdash;Via Garibaldi.</p>
+
+<p>Le cheval avait dû ralentir le pas, et Pierre, pris d'une
+impatience enfantine, se retournait pour voir, à mesure
+que la ville, derrière lui, s'étendait et se découvrait
+davantage. La montée était longue, des quartiers surgissaient
+toujours, jusqu'aux lointaines collines. Puis, dans
+l'émotion croissante qui faisait battre son c&oelig;ur, il trouva
+qu'il gâtait la satisfaction de son désir, en l'émiettant
+ainsi, à cette conquête lente et partielle de l'horizon. Il
+voulait recevoir le coup en plein front, Rome entière vue
+d'un regard, la ville sainte ramassée, embrassée d'une
+seule étreinte. Et il eut la force de ne plus se retourner,
+malgré l'élan de tout son être.</p>
+
+<p>En haut, il y a une vaste terrasse. L'église San Pietro
+in Montorio se trouve là, à l'endroit où saint Pierre,
+dit-on, fut crucifié. La place est nue et rousse, cuite
+par les grands soleils d'été; pendant qu'un peu plus
+loin, derrière, les eaux claires et grondantes de l'Acqua
+Paola tombent à gros bouillons des trois vasques de la
+fontaine monumentale, dans une éternelle fraîcheur. Et,
+le long du parapet qui borde la terrasse, à pic sur le
+Transtévère, s'alignent toujours des touristes, des Anglais
+minces, des Allemands carrés, béants d'admiration
+traditionnelle, leur Guide à la main, qu'ils consultent,
+pour reconnaître les monuments.</p>
+
+<p>Pierre sauta lestement de la voiture, laissant sa valise
+sur la banquette, faisant signe d'attendre au cocher, qui
+alla se ranger près des autres fiacres et qui resta philosophiquement
+sur son siège, au plein soleil, la tête basse
+comme son cheval, tous deux résignés d'avance à la longue
+station accoutumée.</p>
+
+<p>Et Pierre, déjà, regardait de toute sa vue, de toute son
+âme, debout contre le parapet, dans son étroite soutane
+noire, les mains nues et serrées nerveusement, brûlantes
+de sa fièvre. Rome, Rome! la Ville des Césars, la Ville des
+Papes, la Ville éternelle qui deux fois a conquis le monde,<a name="page_007" id="page_007"></a>
+la Ville prédestinée du rêve ardent qu'il faisait depuis des
+mois! elle était là enfin, il la voyait! Des orages, les jours
+précédents, avaient abattu les grandes chaleurs d'août.
+Cette admirable matinée de septembre fraîchissait dans
+le bleu léger du ciel sans tache, infini. Et c'était une
+Rome noyée de douceur, une Rome du songe, qui
+semblait s'évaporer au clair soleil matinal. Une fine
+brume bleuâtre flottait sur les toits des bas quartiers,
+mais à peine sensible, d'une délicatesse de gaze; tandis
+que la Campagne immense, les monts lointains se
+perdaient dans du rose pâle. Il ne distingua rien d'abord,
+il ne voulait s'arrêter à aucun détail, il se donnait à Rome
+entière, au colosse vivant, couché là devant lui, sur ce sol
+fait de la poussière des générations. Chaque siècle en
+avait renouvelé la gloire, comme sous la sève d'une
+immortelle jeunesse. Et ce qui le saisissait, ce qui faisait
+battre son c&oelig;ur plus fort, à grands coups, dans cette première
+rencontre, c'était qu'il trouvait Rome telle qu'il la
+désirait, matinale et rajeunie, d'une gaieté envolée,
+immatérielle presque, toute souriante de l'espoir d'une
+vie nouvelle, à cette aube si pure d'un beau jour.</p>
+
+<p>Alors, Pierre, immobile et debout devant l'horizon
+sublime, les mains toujours serrées et brûlantes, revécut
+en quelques minutes les trois dernières années de sa vie.
+Ah! quelle année terrible, la première, celle qu'il avait
+passée au fond de sa petite maison de Neuilly, portes et
+fenêtres closes, terré là comme un animal blessé qui
+agonise! Il revenait de Lourdes l'âme morte, le c&oelig;ur
+sanglant, n'ayant plus en lui que de la cendre. Le silence
+et la nuit s'étaient faits sur les ruines de son amour et
+de sa foi. Des jours et des jours s'écoulèrent, sans qu'il
+entendît ses veines battre, sans qu'une lueur se levât,
+éclairant les ténèbres de son abandon. Il vivait machinalement,
+il attendait d'avoir le courage de se reprendre à
+l'existence, au nom de la raison souveraine, qui lui avait
+fait tout sacrifier. Pourquoi donc n'était-il pas plus résistant<a name="page_008" id="page_008"></a>
+et plus fort, pourquoi ne conformait-il pas sa vie
+tranquillement à ses certitudes nouvelles? Puisqu'il refusait
+de quitter la soutane, fidèle à un amour unique et
+par dégoût du parjure, pourquoi ne se donnait-il pas pour
+besogne quelque science permise à un prêtre, l'astronomie
+ou l'archéologie? Mais quelqu'un pleurait en lui,
+sa mère sans doute, une immense tendresse éperdue que
+rien n'avait assouvie encore, qui se désespérait sans fin
+de ne pouvoir se contenter. C'était la continuelle souffrance
+de sa solitude, la plaie restée vive, dans la haute
+dignité de sa raison reconquise.</p>
+
+<p>Puis, un soir d'automne, par un triste ciel de pluie, le
+hasard le mit en relations avec un vieux prêtre, l'abbé
+Rose, vicaire à Sainte-Marguerite, dans le faubourg Saint-Antoine.
+Il alla le voir, au fond du rez-de-chaussée
+humide qu'il occupait, rue de Charonne, trois pièces
+transformées en asile, pour les petits enfants abandonnés,
+qu'il ramassait dans les rues voisines. Et, dès ce moment,
+sa vie changea, un intérêt nouveau et tout-puissant y était
+entré, il devint l'aide peu à peu passionné du vieux
+prêtre. Le chemin était long, de Neuilly à la rue de Charonne.
+D'abord, il ne le fit que deux fois par semaine.
+Puis, il se dérangea tous les jours, il partait le matin
+pour ne rentrer que le soir. Les trois pièces ne suffisant
+plus, il avait loué le premier étage, il s'y était réservé une
+chambre, où il finit par coucher souvent; et toutes ses
+petites rentes passaient là, dans ce secours immédiat
+donné à l'enfance pauvre; et le vieux prêtre, ravi, touché
+aux larmes de ce jeune dévouement qui lui tombait
+du ciel, l'embrassait en pleurant, l'appelait l'enfant du
+bon Dieu.</p>
+
+<p>La misère, la scélérate et abominable misère, Pierre
+alors la connut, vécut chez elle, avec elle, pendant deux
+années. Cela commença par ces petits êtres qu'il ramassait
+sur le trottoir, que la charité des voisins lui amenait,
+maintenant que l'asile était connu du quartier: des garçonnets,<a name="page_009" id="page_009"></a>
+des fillettes, des tout petits tombés à la rue,
+pendant que les pères et les mères travaillaient, buvaient
+ou mouraient. Souvent le père avait disparu, la mère se
+prostituait, l'ivrognerie et la débauche étaient entrées au
+logis avec le chômage; et c'était la nichée au ruisseau,
+les plus jeunes crevant de froid et de faim sur le pavé,
+les autres s'envolant pour le vice et le crime. Un soir, rue
+de Charonne, sous les roues d'un fardier, il avait retiré
+deux petits garçons, deux frères, qui ne purent même lui
+donner une adresse, venus ils ne savaient d'où. Un autre
+soir, il rentra avec une petite fille dans ses bras, un petit
+ange blond de trois ans à peine, trouvée sur un banc, et
+qui pleurait, en disant que sa maman l'avait laissée là.
+Et, plus tard, forcément, de ces maigres et pitoyables
+oiseaux culbutés du nid, il remonta aux parents, il fut
+amené à pénétrer de la rue dans les bouges, s'engageant
+chaque jour davantage dans cet enfer, finissant par en
+connaître toute l'épouvantable horreur, le c&oelig;ur saignant,
+éperdu d'angoisse terrifiée et de charité vaine.</p>
+
+<p>Ah! la dolente cité de la misère, l'abîme sans fond de
+la déchéance et de la souffrance humaines, quels voyages
+effroyables il y fit, pendant ces deux années qui bouleversèrent
+son être! Dans ce quartier Sainte-Marguerite,
+au sein même de ce faubourg Saint-Antoine si actif, si
+courageux à la besogne, il découvrit des maisons sordides,
+des ruelles entières de masures sans jour, sans air, d'une
+humidité de cave, où croupissait, où agonisait, empoisonnée,
+toute une population de misérables. Le long de
+l'escalier branlant, les pieds glissaient sur les ordures
+amassées. A chaque étage, recommençait le même dénuement,
+tombé à la saleté, à la promiscuité la plus basse.
+Des vitres manquaient, le vent faisait rage, la pluie
+entrait à flots. Beaucoup couchaient sur le carreau nu,
+sans jamais se dévêtir. Pas de meubles, pas de linge,
+une vie de bête qui se contente et se soulage comme elle
+peut, au hasard de l'instinct et de la rencontre. Là dedans,<a name="page_010" id="page_010"></a>
+en tas, tous les sexes, tous les âges, l'humanité revenue à
+l'animalité par la dépossession de l'indispensable, par
+une indigence telle, qu'on s'y disputait à coups de dents
+les miettes balayées de la table des riches. Et le pis y
+était cette dégradation de la créature humaine, non plus
+le libre sauvage qui allait nu, chassant et mangeant sa
+proie dans les forêts primitives, mais l'homme civilisé
+retourné à la brute, avec toutes les tares de sa déchéance,
+souillé, enlaidi, affaibli, au milieu du luxe et des raffinements
+d'une cité reine du monde.</p>
+
+<p>Pierre, dans chaque ménage, retrouvait la même histoire.
+Au début, il y avait eu de la jeunesse, de la gaieté,
+la loi du travail acceptée courageusement. Puis, la lassitude
+était venue: toujours travailler pour ne jamais être
+riche, à quoi bon? L'homme avait bu pour le plaisir
+d'avoir sa part de bonheur, la femme s'était relâchée des
+soins du ménage, buvant elle aussi parfois, laissant les
+enfants pousser au hasard. Le milieu déplorable, l'ignorance
+et l'entassement avaient fait le reste. Plus souvent
+encore, le chômage était le grand coupable: il ne se
+contente pas de vider le tiroir aux économies, il épuise le
+courage, il habitue à la paresse. Pendant des semaines,
+les ateliers se vident, les bras deviennent mous. Impossible,
+dans ce Paris si enfiévré d'action, de trouver la
+moindre besogne à faire. Le soir, l'homme rentre en
+pleurant, ayant offert ses bras partout, n'ayant pas même
+réussi à être accepté pour balayer les rues, car l'emploi
+est recherché, il y faut des protections. N'est-ce pas
+monstrueux, sur ce pavé de la grande ville où resplendissent,
+où retentissent les millions, un homme qui
+cherche du travail pour manger, et qui ne trouve pas,
+et qui ne mange pas? La femme ne mange pas, les enfants
+ne mangent pas. Alors, c'était la famine noire, l'abrutissement,
+puis la révolte, tous les liens sociaux rompus,
+sous cette affreuse injustice de pauvres êtres que leur
+faiblesse condamnait à la mort. Et le vieil ouvrier,<a name="page_011" id="page_011"></a>
+celui dont cinquante années de dur labeur avaient usé
+les membres, sans qu'il pût mettre un sou de côté, sur
+quel grabat d'agonie tombait-il pour mourir, au fond de
+quelle soupente? Fallait-il donc l'achever d'un coup de
+marteau, comme une bête de somme fourbue, le jour où,
+ne travaillant plus, il ne mangeait plus? Presque tous
+allaient mourir à l'hôpital. D'autres disparaissaient,
+ignorés, emportés dans le flot boueux de la rue. Un matin,
+au fond d'une hutte infâme, sur de la paille pourrie,
+Pierre en découvrit un, mort de faim, oublié là depuis
+une semaine, et dont les rats avaient dévoré le
+visage.</p>
+
+<p>Mais ce fut un soir du dernier hiver que sa pitié déborda.
+L'hiver, les souffrances des misérables deviennent atroces,
+dans les taudis sans feu, où la neige entre par les fentes.
+La Seine charrie, le sol est couvert de glace, toutes sortes
+d'industries sont forcées de chômer. Dans les cités des
+chiffonniers, réduits au repos, des bandes de gamins s'en
+vont pieds nus, vêtus à peine, affamés et toussant, emportés
+par de brusques rafales de phtisie. Il trouvait des
+familles, des femmes avec des cinq et six enfants, blottis
+en tas pour se tenir chaud, et qui n'avaient pas mangé
+depuis trois jours. Et ce fut le soir terrible, lorsque, le
+premier, il pénétra, au fond d'une allée sombre, dans la
+chambre d'épouvante, où une mère venait de se suicider
+avec ses cinq petits, de désespoir et de faim, un drame de
+la misère dont tout Paris allait frissonner pendant quelques
+heures. Plus un meuble, plus un linge, tout avait dû être
+vendu, pièce à pièce, chez le brocanteur voisin. Rien que
+le fourneau de charbon fumant encore. Sur une paillasse
+à moitié vide, la mère était tombée en allaitant son
+dernier né, un nourrisson de trois mois; et une goutte de
+sang perlait au bout du sein, vers lequel se tendaient les
+lèvres avides du petit mort. Les deux fillettes, trois ans
+et cinq ans, deux blondines jolies, dormaient aussi là leur
+éternel sommeil, côte à côte; tandis que, des deux garçons,<a name="page_012" id="page_012"></a>
+plus âgés, l'un s'était anéanti, la tête entre les
+mains, accroupi contre le mur, pendant que l'autre avait
+agonisé par terre, en se débattant, comme s'il s'était
+traîné sur les genoux, pour ouvrir la fenêtre. Des voisins
+accourus racontaient la banale, l'affreuse histoire: une
+lente ruine, le père ne trouvant pas de travail, glissant à
+la boisson peut-être, le propriétaire las d'attendre, menaçant
+le ménage d'expulsion, et la mère perdant la tête,
+voulant mourir, décidant sa nichée à mourir avec elle,
+pendant que son homme, sorti depuis le matin, battait
+vainement le pavé. Comme le commissaire arrivait pour
+les constatations, ce misérable rentra; et, quand il eut
+vu, quand il eut compris, il s'abattit ainsi qu'un b&oelig;uf
+assommé, il se mit à hurler d'une plainte incessante, un
+tel cri de mort, que toute la rue terrifiée en pleurait.</p>
+
+<p>Ce cri horrible de race condamnée qui s'achève dans
+l'abandon et dans la faim, Pierre l'avait emporté au fond
+de ses oreilles, au fond de son c&oelig;ur; et il ne put manger,
+il ne put s'endormir, ce soir-là. Était-ce possible, une abomination
+pareille, un dénuement si complet, la misère
+noire aboutissant à la mort, au milieu de ce grand Paris
+regorgeant de richesses, ivre de jouissances, jetant pour
+le plaisir les millions à la rue? Quoi! d'un côté de si
+grosses fortunes, tant d'inutiles caprices satisfaits, des
+vies comblées de tous les bonheurs! de l'autre, une pauvreté
+acharnée, pas même du pain, aucune espérance, les
+mères se tuant avec leurs nourrissons, auxquels elles
+n'avaient plus à donner que le sang de leurs mamelles
+taries! Et une révolte le souleva, il eut un instant conscience
+de l'inutilité dérisoire de la charité. A quoi bon
+faire ce qu'il faisait, ramasser les petits, porter des
+secours aux parents, prolonger les souffrances des vieux?
+L'édifice social était pourri à la base, tout allait crouler
+dans la boue et dans le sang. Seul, un grand acte de
+justice pouvait balayer l'ancien monde, pour reconstruire
+le nouveau. Et, à cette minute, il sentit si nettement la<a name="page_013" id="page_013"></a>
+cassure irréparable, le mal sans remède, le chancre de
+la misère sûrement mortel, qu'il comprit les violents,
+prêt lui-même à accepter l'ouragan dévastateur et purificateur,
+la terre régénérée par le fer et le feu, comme
+autrefois, lorsque le Dieu terrible envoyait l'incendie
+pour assainir les villes maudites.</p>
+
+<p>Mais l'abbé Rose, ce soir-là, en l'entendant sangloter,
+monta le gronder paternellement. C'était un saint, d'une
+douceur et d'un espoir infinis. Désespérer, grand Dieu!
+quand l'Évangile était là! Est-ce que la divine maxime:
+Aimez-vous les uns les autres, ne suffisait pas au salut du
+monde? Il avait l'horreur de la violence, et il disait que,
+si grand que fût le mal, on en viendrait tout de même
+bien vite à bout, le jour où l'on retournerait en arrière,
+à l'époque d'humilité, de simplicité et de pureté, lorsque
+les chrétiens vivaient en frères innocents. Quelle délicieuse
+peinture il faisait de la société évangélique, dont
+il évoquait le renouveau avec une gaieté tranquille,
+comme si elle devait se réaliser le lendemain! Et Pierre
+finit par sourire, par se plaire à ce beau conte consolateur,
+dans son besoin d'échapper au cauchemar affreux
+de la journée. Ils causèrent très tard, ils reprirent les
+jours suivants ce sujet de conversation que le vieux prêtre
+chérissait, abondant toujours en nouveaux détails, parlant
+du règne prochain de l'amour et de la justice, avec la
+conviction touchante d'un brave homme qui était certain
+de ne pas mourir sans avoir vu Dieu sur la terre.</p>
+
+<p>Alors, chez Pierre, une évolution nouvelle se fit. La
+pratique de la charité, dans ce quartier pauvre, l'avait
+amené à un attendrissement immense: son c&oelig;ur défaillait,
+éperdu, meurtri de cette misère qu'il désespérait de
+jamais guérir. Et, sous ce réveil du sentiment, il sentait
+parfois céder sa raison, il retournait à son enfance, à ce
+besoin d'universelle tendresse que sa mère avait mis en
+lui, imaginant des soulagements chimériques, attendant
+une aide des puissances inconnues. Puis, sa crainte, sa<a name="page_014" id="page_014"></a>
+haine de la brutalité des faits, acheva de le jeter au désir
+croissant du salut par l'amour. Il était grand temps de conjurer
+l'effroyable catastrophe inévitable, la guerre fratricide
+des classes qui emporterait le vieux monde, condamné
+à disparaître sous l'amas de ses crimes. Dans la conviction
+où il était que l'injustice se trouvait à son comble, que
+l'heure vengeresse allait sonner où les pauvres forceraient
+les riches au partage, il se plut dès lors à rêver
+une solution pacifique, le baiser de paix entre tous les
+hommes, le retour à la morale pure de l'Évangile, telle
+que Jésus l'avait prêchée. D'abord, des doutes le torturèrent:
+était-ce possible, ce rajeunissement de l'antique
+catholicisme, allait-on pouvoir le ramener à la jeunesse,
+à la candeur du christianisme primitif? Il s'était mis à
+l'étude, lisant, questionnant, se passionnant de plus en
+plus pour cette grosse question du socialisme catholique,
+qui justement menait grand bruit depuis quelques années;
+et, dans son amour frissonnant des misérables, préparé
+comme il l'était au miracle de la fraternité, il perdait peu
+à peu les scrupules de son intelligence, il se persuadait
+que le Christ, une seconde fois, devait venir racheter
+l'humanité souffrante. Enfin, cela se formula nettement
+dans son esprit, en cette certitude que le catholicisme,
+épuré, ramené à ses origines, pouvait être l'unique pacte,
+la loi suprême qui sauverait la société actuelle, en conjurant
+la crise sanglante dont elle était menacée. Deux
+années auparavant, lorsqu'il avait quitté Lourdes, révolté
+par toute cette basse idolâtrie, la foi morte à jamais et
+l'âme inquiète pourtant devant l'éternel besoin du divin
+qui tourmente la créature, un cri était monté en lui, du
+plus profond de son être: une religion nouvelle! une
+religion nouvelle! Et, aujourd'hui, c'était cette religion
+nouvelle, ou plutôt cette religion renouvelée, qu'il
+croyait avoir découverte, dans un but de salut social,
+utilisant pour le bonheur humain la seule autorité morale
+debout, la lointaine organisation du plus admirable<a name="page_015" id="page_015"></a>
+outil qu'on ait jamais forgé pour le gouvernement des
+peuples.</p>
+
+<p>Durant cette période de lente formation que Pierre
+traversa, deux hommes, en dehors de l'abbé Rose, eurent
+une grande influence sur lui. Une bonne &oelig;uvre l'avait
+mis en rapport avec monseigneur Bergerot, un évêque,
+dont le pape venait de faire un cardinal, en récompense
+de toute une vie d'admirable charité, malgré la sourde
+opposition de son entourage qui flairait chez le prélat
+français un esprit libre, gouvernant en père son diocèse;
+et Pierre s'enflamma davantage au contact de cet apôtre,
+de ce pasteur d'âmes, un de ces chefs simples et bons,
+tels qu'il les souhaitait à la communauté future. Mais
+la rencontre qu'il fit du vicomte Philibert de la Choue,
+dans des associations catholiques d'ouvriers, fut encore
+plus décisive pour son apostolat. Le vicomte, un bel
+homme, d'allures militaires, à la face longue et noble,
+gâtée par un nez cassé et trop petit, ce qui semblait indiquer
+l'échec final d'une nature mal d'aplomb, était un
+des agitateurs les plus actifs du socialisme catholique
+français. Il possédait de grands domaines, une grande
+fortune, bien qu'on racontât que des entreprises agricoles
+malheureuses lui en avaient emporté déjà près de la
+moitié. Dans son département, il s'était efforcé d'installer
+des fermes modèles, où il avait appliqué ses idées en
+matière de socialisme chrétien; et il ne semblait guère,
+non plus, que le succès l'encourageât. Seulement, cela
+lui avait servi à se faire nommer député, et il parlait
+à la Chambre, il y exposait le programme du parti, en
+longs discours retentissants. D'ailleurs, d'une ardeur
+infatigable, il conduisait des pèlerinages à Rome, il présidait
+des réunions, faisait des conférences, se donnait
+surtout au peuple, dont la conquête, disait-il dans l'intimité,
+pouvait seule assurer le triomphe de l'Église. Et
+il eut de la sorte une action considérable sur Pierre, qui
+admirait naïvement en lui les qualités dont il se sentait<a name="page_016" id="page_016"></a>
+dépourvu, un esprit d'organisation, une volonté militante
+un peu brouillonne, tout entière appliquée à recréer
+en France la société chrétienne. Le jeune prêtre
+apprit beaucoup dans sa fréquentation, mais il resta quand
+même le sentimental, le rêveur dont l'envolée, dédaigneuse
+des nécessités politiques, allait droit à la cité
+future du bonheur universel; tandis que le vicomte avait
+la prétention d'achever la ruine de l'idée libérale de 89,
+en utilisant, pour le retour au passé, la désillusion et la
+colère de la démocratie.</p>
+
+<p>Pierre passa des mois enchantés. Jamais néophyte
+n'avait vécu si absolument pour le bonheur des autres. Il
+fut tout amour, il brûla de la passion de son apostolat. Ce
+peuple misérable qu'il visitait, ces hommes sans travail,
+ces mères, ces enfants sans pain, le jetaient à la certitude
+de plus en plus grande qu'une nouvelle religion devait
+naître, pour faire cesser une injustice dont le monde
+révolté allait violemment mourir; et cette intervention
+du divin, cette renaissance du christianisme primitif, il
+était résolu à y travailler, à la hâter de toutes les forces
+de son être. Sa foi catholique restait morte, il ne croyait
+toujours pas aux dogmes, aux mystères, aux miracles.
+Mais un espoir lui suffisait, celui que l'Église pût encore
+faire du bien, en prenant en main l'irrésistible mouvement
+démocratique moderne, afin d'éviter aux nations la
+catastrophe sociale menaçante. Son âme s'était calmée,
+depuis qu'il se donnait cette mission, de remettre l'Évangile
+au c&oelig;ur du peuple affamé et grondant des faubourgs.
+Il agissait, il souffrait moins de l'affreux néant qu'il avait
+rapporté de Lourdes; et, comme il ne s'interrogeait plus,
+l'angoisse de l'incertitude ne le dévorait plus. C'était avec
+la sérénité d'un simple devoir accompli qu'il continuait à
+dire sa messe. Même il finissait par penser que le mystère
+qu'il célébrait ainsi, que tous les mystères et tous les
+dogmes n'étaient en somme que des symboles, des rites
+nécessaires à l'enfance de l'humanité, et dont on se<a name="page_017" id="page_017"></a>
+débarrasserait plus tard, lorsque l'humanité grandie,
+épurée, instruite, pourrait supporter l'éclat de la vérité
+nue.</p>
+
+<p>Et Pierre, dans son zèle d'être utile, dans sa passion
+de crier tout haut sa croyance, s'était trouvé un matin à
+sa table, écrivant un livre. Cela était venu naturellement,
+ce livre sortait de lui comme un appel de son c&oelig;ur, en
+dehors de toute idée littéraire. Le titre, une nuit qu'il ne
+dormait pas, avait brusquement flamboyé, dans les ténèbres:
+<i>la Rome nouvelle</i>. Et cela disait tout, car n'était-ce
+pas de Rome, l'éternelle et la sainte, que devait partir
+le rachat des peuples? L'unique autorité existante se
+trouvait là, le rajeunissement ne pouvait naître que de la
+terre sacrée où avait poussé le vieux chêne catholique.
+En deux mois, il écrivit ce livre, qu'il préparait depuis
+un an sans en avoir conscience, par ses études sur le
+socialisme contemporain. C'était en lui comme un bouillonnement
+de poète, il lui semblait parfois rêver ces
+pages, tandis qu'une voix intérieure et lointaine les lui
+dictait. Souvent, lorsqu'il lisait au vicomte Philibert de
+la Choue les lignes écrites la veille, celui-ci les approuvait
+vivement, au point de vue de la propagande, en disant
+que le peuple avait besoin d'être ému pour être entraîné,
+et qu'il aurait fallu aussi composer des chansons
+pieuses, amusantes pourtant, qu'on aurait chantées
+dans les ateliers. Quant à monseigneur Bergerot, sans
+examiner le livre au point de vue du dogme, il fut
+touché profondément du souffle ardent de charité qui
+sortait de chaque page, il commit même l'imprudence
+d'écrire une lettre approbative à l'auteur, en l'autorisant
+à la mettre comme préface en tête de l'&oelig;uvre. Et c'était
+cette &oelig;uvre, publiée en juin, que la congrégation de
+l'Index allait frapper d'interdiction, c'était pour la défense
+de cette &oelig;uvre que le jeune prêtre venait d'accourir à
+Rome, plein de surprise et d'enthousiasme, tout enflammé
+du désir de faire triompher sa foi, résolu à plaider sa<a name="page_018" id="page_018"></a>
+cause lui-même devant le Saint-Père, dont il était convaincu
+d'avoir exprimé simplement les idées.</p>
+
+<p>Pendant que Pierre revivait ainsi ses trois années
+dernières, il n'avait pas bougé, debout contre le parapet,
+devant cette Rome tant rêvée et tant souhaitée. Derrière
+lui, des arrivées et des départs brusques de voitures se
+succédaient, les maigres Anglais et les Allemands lourds
+défilaient, après avoir donné à l'horizon classique les cinq
+minutes marquées dans le Guide; tandis que le cocher
+et le cheval de son fiacre attendaient complaisamment, la
+tête basse sous le grand soleil, qui chauffait la valise
+restée seule sur la banquette. Et lui semblait s'être
+aminci encore, dans sa soutane noire, comme élancé,
+immobile et fin, tout entier au spectacle sublime. Il avait
+maigri après Lourdes, son visage s'était fondu. Depuis
+que sa mère l'emportait de nouveau, le grand front droit,
+la tour intellectuelle qu'il devait à son père, semblait
+décroître, pendant que la bouche de bonté, un peu forte,
+le menton délicat, d'une infinie tendresse, dominaient,
+disaient son âme, qui brûlait aussi dans la flamme charitable
+des yeux.</p>
+
+<p>Ah! de quels yeux tendres et ardents il la regardait, la
+Rome de son livre, la Rome nouvelle dont il avait fait le
+rêve! Si, d'abord, l'ensemble l'avait saisi, dans la
+douceur un peu voilée de l'admirable matinée, il distinguait
+maintenant des détails, il s'arrêtait à des monuments.
+Et c'était avec une joie enfantine qu'il les reconnaissait
+tous, pour les avoir longtemps étudiés sur des
+plans et dans des collections de photographies. Là, sous
+ses pieds, le Transtévère s'étendait, au bas du Janicule,
+avec le chaos de ses vieilles maisons rougeâtres, dont les
+tuiles mangées de soleil cachaient le cours du Tibre. Il
+restait un peu surpris de l'aspect plat de la ville, regardée
+ainsi du haut de cette terrasse, comme nivelée par cette
+vue à vol d'oiseau, à peine bossuée des sept fameuses collines,
+une houle presque insensible au milieu de la mer<a name="page_019" id="page_019"></a>
+élargie des façades. Là-bas, à droite, se détachant en
+violet sombre sur les lointains bleuâtres des monts Albains,
+c'était bien l'Aventin avec ses trois églises à demi cachées
+parmi des feuillages; et c'était aussi le Palatin découronné,
+qu'une ligne de cyprès bordait d'une frange noire.
+Le Coelius, derrière, se perdait, ne montrait que les arbres
+de la villa Mattei, pâlis dans la poussière d'or du soleil.
+Seuls, le mince clocher et les deux petits dômes de
+Sainte-Marie-Majeure indiquaient le sommet de l'Esquilin,
+en face et très loin, à l'autre bout de la ville; tandis que,
+sur les hauteurs du Viminal, il n'apercevait, noyée de
+lumière, qu'une confusion de blocs blanchâtres, striés de
+petites raies brunes, sans doute des constructions récentes,
+pareilles à une carrière de pierres abandonnée. Longtemps
+il chercha le Capitole, sans pouvoir le découvrir.
+Il dut s'orienter, il finit par se convaincre qu'il en voyait
+bien le campanile, en avant de Sainte-Marie-Majeure,
+là-bas, cette tour carrée, si modeste, qu'elle se perdait
+au milieu des toitures environnantes. Et, à gauche, le Quirinal
+venait ensuite, reconnaissable à la longue façade du
+palais royal, cette façade d'hôpital ou de caserne, d'un
+jaune dur, plate et percée d'une infinité de fenêtres régulières.
+Mais, comme il achevait de se tourner, une
+soudaine vision l'immobilisa. En dehors de la ville, au-dessus
+des arbres du jardin Corsini, le dôme de Saint-Pierre
+lui apparaissait. Il semblait posé sur la verdure;
+et, dans le ciel d'un bleu pur, il était lui-même d'un
+bleu de ciel si léger, qu'il se confondait avec l'azur
+infini. En haut, la lanterne de pierre qui le surmonte,
+toute blanche et éblouissante de clarté, était comme
+suspendue.</p>
+
+<p>Pierre ne se lassait pas, et ses regards revenaient sans
+cesse d'un bout de l'horizon à l'autre. Il s'attardait aux
+nobles dentelures, à la grâce fière des monts de la
+Sabine et des monts Albains, semés de villes, dont la
+ceinture bornait le ciel. La Campagne romaine s'étendait<a name="page_020" id="page_020"></a>
+par échappées immenses, nue et majestueuse, tel qu'un
+désert de mort, d'un vert glauque de mer stagnante; et il
+finit par distinguer la tour basse et ronde du tombeau de
+Cæcilia Metella, derrière lequel une mince ligne pâle indiquait
+l'antique voie Appienne. Des débris d'aqueducs
+semaient l'herbe rase, dans la poussière des mondes
+écroulés. Et il ramenait ses regards, et c'était la ville de
+nouveau, le pêle-mêle des édifices, au petit bonheur de
+la rencontre. Ici, tout près, il reconnaissait, à sa loggia
+tournée vers le fleuve, l'énorme cube fauve du palais Farnèse.
+Plus loin, cette coupole basse, à peine visible, devait
+être celle du Panthéon. Puis, par sauts brusques, c'étaient
+les murs reblanchis de Saint-Paul hors les Murs, pareils
+à ceux d'une grange colossale, les statues qui couronnent
+Saint-Jean de Latran, légères, à peine grosses comme
+des insectes; puis, le pullulement des dômes, celui du
+Gesù, celui de Saint-Charles, celui de Saint-André de
+la Vallée, celui de Saint-Jean des Florentins; puis,
+tant d'autres édifices encore, resplendissants de souvenirs,
+le Château Saint-Ange dont la statue étincelait, la
+villa Médicis qui dominait la ville entière, la terrasse
+du Pincio où blanchissaient des marbres parmi des arbres
+rares, les grands ombrages de la villa Borghèse, au
+loin, fermant l'horizon de leurs cimes vertes. Vainement
+il chercha le Colisée. Le petit vent du nord qui soufflait,
+très doux, commençait pourtant à dissiper les buées
+matinales. Sur les lointains vaporeux, des quartiers
+entiers se dégageaient avec vigueur, tels que des promontoires,
+dans une mer ensoleillée. Çà et là, parmi
+l'amoncellement indistinct des maisons, un pan de muraille
+blanche éclatait, une rangée de vitres jetait des
+flammes, un jardin étalait une tache noire, d'une puissance
+de coloration surprenante. Et le reste, le pêle-mêle
+des rues, des places, les îlots sans fin, semés en
+tous sens, s'emmêlaient, s'effaçaient dans la gloire
+vivante du soleil, tandis que de hautes fumées blanches,<a name="page_021" id="page_021"></a>
+montées des toits, traversaient avec lenteur l'infinie
+pureté du ciel.</p>
+
+<p>Mais bientôt Pierre, par un secret instinct, ne s'intéressa
+plus qu'à trois points de l'horizon immense. Là-bas,
+la ligne de cyprès minces qui frangeait de noir la hauteur
+du Palatin, l'émotionnait; il n'apercevait, derrière,
+que le vide, les palais des Césars avaient disparu, écroulés,
+rasés par le temps; et il les évoquait, il croyait les
+voir se dresser comme des fantômes d'or, vagues et tremblants,
+dans la pourpre de la matinée splendide. Puis,
+ses regards retournaient à Saint-Pierre; et là le dôme
+était debout encore, abritant sous lui le Vatican qu'il savait
+être à côté, collé au flanc du colosse; et il le trouvait
+triomphal, couleur du ciel, si solide et si vaste, qu'il lui
+apparaissait comme le roi géant, régnant sur la ville,
+vu de partout, éternellement. Puis, il reportait les yeux
+en face, vers l'autre mont, au Quirinal, où le palais du roi
+ne lui semblait plus qu'une caserne plate et basse, badigeonnée
+de jaune. Et toute l'histoire séculaire de Rome,
+avec ses continuels bouleversements, ses résurrections
+successives, était là pour lui, dans ce triangle symbolique,
+dans ces trois sommets qui se regardaient, par-dessus
+le Tibre: la Rome antique épanouissant, en un
+entassement de palais et de temples, la fleur monstrueuse
+de la puissance et de la splendeur impériales; la Rome
+papale, victorieuse au moyen âge, maîtresse du monde,
+faisant peser sur la chrétienté cette église colossale de
+la beauté reconquise; la Rome actuelle, celle qu'il
+ignorait, qu'il avait négligée, dont le palais royal, si nu, si
+froid, lui donnait une pauvre idée, l'idée d'une tentative
+bureaucratique et fâcheuse, d'un essai de modernité
+sacrilège sur une cité à part, qu'il aurait fallu laisser
+au rêve de l'avenir. Cette sensation presque pénible d'un
+présent importun, il l'écartait, il ne voulait pas s'arrêter
+à tout un quartier neuf, toute une petite ville blafarde,
+en construction sans doute encore, qu'il voyait distinctement<a name="page_022" id="page_022"></a>
+près de Saint-Pierre, au bord du fleuve. Sa Rome
+nouvelle, à lui, il l'avait rêvée, et il la rêvait encore,
+même en face du Palatin anéanti dans la poussière des
+siècles, du dôme de Saint-Pierre dont la grande ombre
+endormait le Vatican, du palais du Quirinal refait à neuf
+et repeint, régnant bourgeoisement sur les quartiers
+nouveaux qui pullulaient de toutes parts, éventrant la
+vieille ville aux toits roux, éclatante sous le clair soleil
+matinal.</p>
+
+<p><i>La Rome nouvelle</i>, le titre de son livre se remit à
+flamboyer devant Pierre, et une autre songerie l'emporta,
+il revécut son livre, après avoir revécu sa vie. Il l'avait
+écrit d'enthousiasme, utilisant les notes amassées au
+hasard; et la division en trois parties s'était tout de suite
+imposée: le passé, le présent, l'avenir.</p>
+
+<p>Le passé, c'était l'extraordinaire histoire du christianisme
+primitif, de la lente évolution qui avait fait de ce
+christianisme le catholicisme actuel. Il démontrait que,
+sous toute évolution religieuse, se cache une question
+économique, et qu'en somme l'éternel mal, l'éternelle
+lutte n'a jamais été qu'entre le pauvre et le riche. Chez
+les Juifs, immédiatement après la vie nomade, lorsqu'ils
+ont conquis Chanaan et que la propriété se crée, la lutte
+des classes éclate. Il y a des riches et il y a des pauvres:
+dès lors naît la question sociale. La transition avait été
+brusque, l'état de choses nouveau empira si rapidement,
+que les pauvres, se rappelant encore l'âge d'or de la vie
+nomade, souffrirent et réclamèrent avec d'autant plus de
+violence. Jusqu'à Jésus, les prophètes ne sont que des
+révoltés, qui surgissent de la misère du peuple, qui disent
+ses souffrances, accablent les riches, auxquels ils prophétisent
+tous les maux, en punition de leur injustice et
+de leur dureté. Jésus lui-même n'est que le dernier d'eux,
+et il apparaît comme la revendication vivante du droit
+des pauvres. Les prophètes, socialistes et anarchistes,
+avaient prêché l'égalité sociale, en demandant la destruction<a name="page_023" id="page_023"></a>
+du monde, s'il n'était point juste Lui, apporte
+également aux misérables la haine du riche. Tout son
+enseignement est une menace contre la richesse, contre
+la propriété; et, si l'on entendait par le Royaume des
+cieux, qu'il promettait, la paix et la fraternité sur cette
+terre, il n'y aurait plus là qu'un retour à l'âge d'or de
+la vie pastorale, que le rêve de la communauté chrétienne,
+tel qu'il semble avoir été réalisé après lui, par ses
+disciples. Pendant les trois premiers siècles, chaque
+église a été un essai de communisme, une véritable association,
+dont les membres possédaient tout en commun,
+hors les femmes. Les apologistes et les premiers pères de
+l'Église en font foi, le christianisme n'était alors que la
+religion des humbles et des pauvres, une démocratie, un
+socialisme, en lutte contre la société romaine. Et, quand
+celle-ci s'écroula, pourrie par l'argent, elle succomba
+sous l'agio, les banques véreuses, les désastres financiers,
+plus encore que sous le flot des barbares et le sourd
+travail de termites des chrétiens. La question d'argent
+est toujours à la base. Aussi en eut-on une nouvelle
+preuve, lorsque le christianisme, triomphant enfin, grâce
+aux conditions historiques, sociales et humaines, fut
+déclaré religion d'État. Pour assurer complètement sa
+victoire, il se trouva forcé de se mettre avec les riches et
+les puissants; et il faut voir par quelles subtilités, quels
+sophismes, les pères de l'Église en arrivent à découvrir
+dans l'Évangile de Jésus la défense de la propriété. Il y
+avait là pour le christianisme une nécessité politique de
+vie, il n'est devenu qu'à ce prix le catholicisme, l'universelle
+religion. Dès lors, la redoutable machine s'érige,
+l'arme de conquête et de gouvernement: en haut, les
+puissants, les riches, qui ont le devoir de partager avec
+les pauvres, mais qui n'en font rien; en bas, les pauvres,
+les travailleurs, à qui l'on enseigne la résignation et
+l'obéissance, en leur réservant le Royaume futur, la
+compensation divine et éternelle. Monument admirable,<a name="page_024" id="page_024"></a>
+qui a duré des siècles, où tout est bâti sur la promesse
+de l'au-delà, sur cette soif inextinguible d'immortalité
+et de justice dont l'homme est dévoré.</p>
+
+<p>Cette première partie de son livre, cette histoire du
+passé, Pierre l'avait complétée par une étude à grands
+traits du catholicisme jusqu'à nos jours. C'était d'abord
+saint Pierre, ignorant, inquiet, tombant à Rome par un
+coup de génie, venant réaliser les oracles antiques qui
+avaient prédit l'éternité du Capitole. Puis, c'étaient les
+premiers papes, de simples chefs d'associations funéraires,
+c'était le lent avènement de la papauté toute-puissante,
+en continuelle lutte de conquête dans le monde
+entier, s'efforçant sans relâche de satisfaire son rêve de
+domination universelle. Au moyen âge, avec les grands
+papes, elle crut un instant toucher au but, être la
+maîtresse souveraine des peuples. La vérité absolue ne
+serait-ce pas le pape pontife et roi de la terre, régnant sur
+les âmes et sur les corps de tous les hommes, comme
+Dieu lui-même, dont il est le représentant? Cette ambition
+totale et démesurée, d'une logique parfaite, a été
+remplie par Auguste, empereur et pontife, maître du
+monde; et, renaissant toujours des ruines de la Rome
+antique, c'est la figure glorieuse d'Auguste qui a hanté
+les papes, c'est le sang d'Auguste qui a battu dans leurs
+veines. Mais le pouvoir s'étant dédoublé après l'effondrement
+de l'empire romain, il fallut partager, laisser à
+l'empereur le gouvernement temporel, en ne gardant sur
+lui que le droit de le sacrer, par délégation divine. Le
+peuple était à Dieu, le pape donnait le peuple à l'empereur,
+au nom de Dieu, et pouvait le reprendre, pouvoir
+sans limite dont l'excommunication était l'arme terrible,
+souveraineté supérieure qui acheminait la papauté à la
+possession réelle et définitive de l'empire. En somme,
+entre le pape et l'empereur, l'éternelle querelle a été le
+peuple qu'ils se disputaient, la masse inerte des humbles
+et des souffrants, le grand muet dont de sourds grondements<a name="page_025" id="page_025"></a>
+disaient seuls parfois l'inguérissable misère. On
+disposait de lui comme d'un enfant, pour son bien; et
+l'Église aidait vraiment à la civilisation, rendait des
+services à l'humanité, répandait d'abondantes aumônes.
+Toujours, le rêve ancien de la communauté chrétienne
+revenait, au moins dans les couvents: un tiers des
+richesses amassées pour le culte, un tiers pour les prêtres,
+un tiers pour les pauvres. N'était-ce pas la vie simplifiée,
+l'existence rendue possible aux fidèles sans désirs terrestres,
+en attendant les satisfactions inouïes du ciel?
+Donnez-nous donc la terre entière, nous ferons ainsi trois
+parts des biens d'ici-bas, et vous verrez quel âge d'or
+régnera, au milieu de la résignation et de l'obéissance
+de tous!</p>
+
+<p>Mais Pierre montrait ensuite la papauté assaillie par
+les plus grands dangers, au sortir de sa toute-puissance
+du moyen âge. La Renaissance faillit l'emporter dans son
+luxe et son débordement, dans le bouillonnement de sève
+vivante jaillie de l'éternelle nature, méprisée, laissée
+pour morte pendant des siècles. Plus menaçants encore
+étaient les sourds réveils du peuple, du grand muet, dont
+la langue semblait commencer à se délier. La Réforme
+avait éclaté comme une protestation de la raison et de la
+justice, un rappel aux vérités méconnues de l'Évangile;
+et il fallut, pour sauver Rome d'une disparition totale, la
+rude défense de l'Inquisition, le lent et obstiné labeur du
+concile de Trente qui raffermit le dogme et assura le pouvoir
+temporel. Ce fut alors l'entrée de la papauté dans
+deux siècles de paix et d'effacement, car les solides
+monarchies absolues qui s'étaient partagé l'Europe pouvaient
+se passer d'elle, ne tremblaient plus devant les
+foudres de l'excommunication devenues innocentes, n'acceptaient
+plus le pape que comme un maître de cérémonie,
+chargé de certains rites. Un déséquilibrement
+s'était produit dans la possession du peuple: si les rois
+tenaient toujours le peuple de Dieu, le pape devait seulement<a name="page_026" id="page_026"></a>
+enregistrer la donation une fois pour toutes, sans avoir
+à intervenir, quelle que fût l'occasion, dans le gouvernement
+des États. Jamais Rome n'a été moins près de réaliser
+son rêve séculaire de domination universelle. Et,
+quand la Révolution française éclata, on put croire que la
+proclamation des droits de l'homme allait tuer la papauté,
+dépositaire du droit divin que Dieu lui avait délégué
+sur les nations. Aussi quelle inquiétude première, quelle
+colère, quelle défense désespérée, au Vatican, contre
+l'idée de liberté, contre ce nouveau credo de la raison
+libérée et de l'humanité rentrant en possession d'elle-même!
+C'était le dénouement apparent de la longue lutte
+entre l'empereur et le pape, pour la possession du peuple:
+l'empereur disparaissait, et le peuple, libre désormais
+de disposer de lui, prétendait échapper au pape, solution
+imprévue où paraissait devoir crouler tout l'antique échafaudage
+du catholicisme.</p>
+
+<p>Pierre terminait ici la première partie de son livre,
+par un rappel du christianisme primitif, en face du
+catholicisme actuel, qui est le triomphe des riches et des
+puissants. Cette société romaine que Jésus était venu
+détruire, au nom des pauvres et des humbles, la Rome
+catholique ne l'a-t-elle pas rebâtie, à travers les siècles,
+dans son &oelig;uvre politique d'argent et d'orgueil? Et quelle
+triste ironie, quand on constatait qu'après dix-huit cents ans
+d'Évangile, le monde s'effondrait de nouveau dans l'agio,
+les banques véreuses, les désastres financiers, dans cette
+effroyable injustice de quelques hommes gorgés de
+richesses, parmi les milliers de leurs frères qui crevaient
+de faim! Tout le salut des misérables était à recommencer.
+Mais ces choses terribles, Pierre les disait en des pages
+si adoucies de charité, si noyées d'espérance, qu'elles
+y avaient perdu leur danger révolutionnaire. D'ailleurs,
+nulle part il n'attaquait le dogme. Son livre n'était que
+le cri d'un apôtre, en sa forme sentimentale de poème,
+où brûlait l'unique amour du prochain.<a name="page_027" id="page_027"></a></p>
+
+<p>Ensuite, venait la seconde partie de l'&oelig;uvre, le présent,
+l'étude de la société catholique actuelle. Là, Pierre avait
+fait une peinture affreuse de la misère des pauvres, de
+cette misère d'une grande ville, qu'il connaissait, dont il
+saignait pour en avoir touché les plaies empoisonnées.
+L'injustice ne se pouvait plus tolérer, la charité devenait
+impuissante, la souffrance était si épouvantable, que
+tout espoir se mourait au c&oelig;ur du peuple. Ce qui avait
+contribué à tuer la foi en lui, n'était-ce pas le spectacle
+monstrueux de la chrétienté, dont les abominations le
+corrompaient, l'affolaient de haine et de vengeance? Et tout
+de suite, après ce tableau d'une civilisation pourrie, en
+train de crouler, il reprenait l'histoire à la Révolution
+française, à l'immense espérance que l'idée de liberté
+avait apportée au monde. En arrivant au pouvoir, la bourgeoisie,
+le grand parti libéral, s'était chargé de faire enfin
+le bonheur de tous. Mais le pis est que la liberté, décidément,
+après un siècle d'expérience, ne semble pas avoir
+donné aux déshérités plus de bonheur. Dans le domaine
+politique, une désillusion commence. En tout cas, si le
+troisième état se déclare satisfait, depuis qu'il règne, le
+quatrième état, les travailleurs, souffrent toujours et
+continuent à réclamer leur part. On les a proclamés libres,
+on leur a octroyé l'égalité politique, et ce ne sont en
+somme que des cadeaux dérisoires, car ils n'ont, comme
+jadis, sous leur servitude économique, que la liberté de
+mourir de faim. Toutes les revendications socialistes sont
+nées de là, le problème terrifiant dont la solution menace
+d'emporter la société actuelle, s'est posé dès lors entre
+le travail et le capital. Quand l'esclavage a disparu du
+monde antique, pour faire place au salariat, la révolution
+fut immense; et, certainement, l'idée chrétienne
+était un des facteurs puissants qui ont détruit l'esclavage.
+Aujourd'hui qu'il s'agit de remplacer le salariat par autre
+chose, peut-être par la participation de l'ouvrier aux
+bénéfices, pourquoi donc le christianisme ne tenterait-il<a name="page_028" id="page_028"></a>
+pas d'avoir une action nouvelle? Cet avènement prochain
+et fatal de la démocratie, c'est une autre phase de l'histoire
+humaine qui s'ouvre, c'est la société de demain
+qui se crée. Et Rome ne pouvait se désintéresser, la
+papauté allait avoir à prendre parti dans la querelle, si
+elle ne voulait pas disparaître du monde, comme un
+rouage devenu décidément inutile.</p>
+
+<p>De là naissait la légitimité du socialisme catholique.
+Lorsque, de toutes parts, les sectes socialistes se disputaient
+le bonheur du peuple à coups de solutions, l'Église
+devait apporter la sienne. Et c'était ici que la Rome
+nouvelle apparaissait, et que l'évolution s'élargissait, dans
+un renouveau d'espérance illimitée. Évidemment, l'Église
+catholique n'avait rien, en son principe, de contraire
+à une démocratie. Il lui suffirait même de reprendre la
+tradition évangélique, de redevenir l'Église des humbles
+et des pauvres, le jour où elle rétablirait l'universelle
+communauté chrétienne. Elle est d'essence démocratique,
+et si elle s'est mise avec les riches, avec les puissants,
+lorsque le christianisme est devenu le catholicisme,
+elle n'a fait qu'obéir à la nécessité de se défendre pour
+vivre, en sacrifiant de sa pureté première; de sorte qu'aujourd'hui,
+si elle abandonnait les classes dirigeantes
+condamnées, pour retourner au petit peuple des misérables,
+elle se rapprocherait simplement du Christ, elle
+se rajeunirait, se purifierait des compromissions politiques
+qu'elle a dû subir. En tous temps, l'Église, sans
+renoncer en rien à son absolu, a su plier
+devant les circonstances:
+elle réserve sa souveraineté totale, elle tolère
+simplement ce qu'elle ne peut empêcher, elle attend
+avec patience, même pendant des siècles, la minute où
+elle redeviendra la maîtresse du monde. Et, cette fois, la
+minute n'allait-elle pas sonner, dans la crise qui se préparait?
+De nouveau, toutes les puissances se disputent la
+possession du peuple. Depuis que la liberté et l'instruction
+ont fait de lui une force, un être de conscience et<a name="page_029" id="page_029"></a>
+de volonté réclamant sa part, tous les gouvernants veulent
+le gagner, régner par lui et même avec lui, s'il le faut. Le
+socialisme, voilà l'avenir, le nouvel instrument de règne;
+et tous font du socialisme, les rois ébranlés sur leur
+trône, les chefs bourgeois des républiques inquiètes, les
+meneurs ambitieux qui rêvent du pouvoir. Tous sont
+d'accord que l'État capitaliste est un retour au monde
+païen, au marché d'esclaves, tous parlent de briser
+l'atroce loi de fer, le travail devenu une marchandise
+soumise aux lois de l'offre et de la demande, le salaire
+calculé sur le strict nécessaire dont l'ouvrier a besoin
+pour ne pas mourir de faim. En bas, les maux grandissent,
+les travailleurs agonisent de famine et d'exaspération,
+pendant qu'au-dessus de leurs têtes les discussions
+continuent, les systèmes se croisent, les bonnes
+volontés s'épuisent à tenter des remèdes impuissants.
+C'est le piétinement sur place, l'effarement affolé des
+grandes catastrophes prochaines. Et, parmi les autres,
+le socialisme catholique, aussi ardent que le socialisme
+révolutionnaire, est entré à son tour dans la bataille, en
+tâchant de vaincre.</p>
+
+<p>Alors, toute une étude suivait des longs efforts du
+socialisme catholique, dans la chrétienté entière. Ce qui
+frappait surtout, c'était que la lutte devenait plus vive et
+plus victorieuse, dès qu'elle se livrait sur une terre de
+propagande, encore non conquise complètement au christianisme.
+Par exemple, dans les nations où celui-ci se
+trouvait en présence du protestantisme, les prêtres luttaient
+pour la vie avec une passion extraordinaire, disputaient
+aux pasteurs la possession du peuple, à coups de
+hardiesses, de théories audacieusement démocratiques.
+En Allemagne, la terre classique du socialisme, monseigneur
+Ketteler parla un des premiers de frapper les
+riches de contributions, créa plus tard une vaste
+agitation que tout le clergé dirige aujourd'hui, grâce à
+des associations et à des journaux nombreux. En Suisse,<a name="page_030" id="page_030"></a>
+monseigneur Mermillod plaida si haut la cause des
+pauvres, que les évêques, maintenant, y font presque
+cause commune avec les socialistes démocrates, qu'ils
+espèrent convertir sans doute au jour du partage. En
+Angleterre, où le socialisme pénètre avec tant de lenteur,
+le cardinal Manning remporta des victoires considérables,
+prit la défense des ouvriers pendant une grève fameuse,
+détermina un mouvement populaire que signalèrent de
+fréquentes conversions. Mais ce fut surtout en Amérique,
+aux États-Unis, que le socialisme catholique triompha,
+dans ce milieu de pleine démocratie, qui a forcé des
+évêques tels que monseigneur Ireland à se mettre à la
+tête des revendications ouvrières: toute une Église nouvelle
+semble là en germe, confuse encore et débordante
+de sève, soulevée d'un espoir immense, comme à l'aurore
+du christianisme rajeuni de demain. Et, si l'on passe
+ensuite à l'Autriche et à la Belgique, nations catholiques,
+on voit que, chez la première, le socialisme catholique
+se confond avec l'antisémitisme, et que, chez la seconde,
+il n'a aucun sens précis; tandis que le mouvement
+s'arrête et même disparaît, dès qu'on descend à l'Espagne
+et à l'Italie, ces vieilles terres de foi, l'Espagne toute aux
+violences des révolutionnaires, avec ses évêques têtus qui
+se contentent de foudroyer les incroyants comme aux
+jours de l'Inquisition, l'Italie immobilisée dans la tradition,
+sans initiative possible, réduite au silence et au respect,
+autour du Saint-Siège. En France, pourtant, la
+lutte restait vive, mais surtout une lutte d'idées. La guerre,
+en somme, s'y menait contre la Révolution, et il semblait
+qu'il eût suffi de rétablir l'ancienne organisation des
+temps monarchiques, pour retourner à l'âge d'or. C'était
+ainsi que la question des corporations ouvrières était
+devenue l'affaire unique, comme la panacée à tous
+les maux des travailleurs. Mais on était loin de s'entendre:
+les uns, les catholiques qui repoussaient l'ingérence
+de l'État, qui préconisaient une action purement morale,<a name="page_031" id="page_031"></a>
+voulaient les corporations libres; tandis que les autres,
+les jeunes, les impatients, résolus à l'action, les demandaient
+obligatoires, avec capital propre, reconnues
+et protégées par l'État. Le vicomte Philibert de la
+Choue avait particulièrement mené une ardente campagne,
+par la parole, par la plume, en faveur de ces
+corporations obligatoires; et son grand chagrin était de
+n'avoir pu encore décider le pape à se prononcer ouvertement
+sur le cas de savoir si les corporations devaient
+être ouvertes ou fermées. A l'entendre, le sort de la
+société était là, la solution paisible de la question sociale
+ou l'effroyable catastrophe qui devait tout emporter. Au
+fond, bien qu'il refusât de l'avouer, le vicomte avait fini
+par en venir au socialisme d'État. Et, malgré le manque
+d'accord, l'agitation restait grande, des tentatives peu
+heureuses étaient faites, des sociétés coopératives de
+consommation, des sociétés d'habitations ouvrières, des
+banques populaires, des retours plus ou moins déguisés
+aux anciennes communautés chrétiennes; pendant que,
+de jour en jour, au milieu de la confusion de l'heure
+présente, dans le trouble des âmes et dans les difficultés
+politiques que traversait le pays, le parti catholique militant
+sentait son espérance grandir, jusqu'à la certitude
+aveugle de reconquérir bientôt le gouvernement du
+monde.</p>
+
+<p>Justement, la deuxième partie du livre finissait par un
+tableau du malaise intellectuel et moral où se débat cette
+fin de siècle. Si la masse des travailleurs souffre d'être
+mal partagée et exige que, dans un nouveau partage, on
+lui assure au moins son pain quotidien, il semble que
+l'élite n'est pas plus contente, se plaignant du vide où la
+laissent sa raison libérée, son intelligence élargie. C'est
+la fameuse banqueroute du rationalisme, du positivisme
+et de la science elle-même. Les esprits que dévore le
+besoin de l'absolu, se lassent des tâtonnements, des lenteurs
+de cette science qui admet les seules vérités prouvées;<a name="page_032" id="page_032"></a>
+ils sont repris de l'angoisse du mystère, il leur
+faut une synthèse totale et immédiate, pour pouvoir dormir
+en paix; et, brisés, ils retombent à genoux sur la
+route, éperdus à la pensée qu'ils ne sauront jamais tout,
+préférant Dieu, l'inconnu révélé, affirmé en un acte de
+foi. Aujourd'hui encore, en effet, la science ne calme ni
+notre soif de justice, ni notre désir de sécurité, ni l'idée
+séculaire que nous nous faisons du bonheur, dans la
+survie, dans une éternité de jouissances. Elle n'en est
+qu'à épeler le monde, elle n'apporte, pour chacun, que la
+solidarité austère du devoir de vivre, d'être un simple
+facteur du travail universel; et comme l'on comprend la
+révolte des c&oelig;urs, le regret de ce ciel chrétien, peuplé
+de beaux anges, plein de lumière, de musiques et de parfums!
+Ah! baiser ses morts, se dire qu'on les retrouvera,
+qu'on revivra avec eux une immortalité glorieuse! et
+avoir cette certitude de souveraine équité pour supporter
+l'abomination de l'existence terrestre! et tuer ainsi l'affreuse
+pensée du néant, et échapper à l'horreur de la
+disparition du moi, et se tranquilliser enfin dans l'inébranlable
+croyance qui remet au lendemain de la mort la
+solution heureuse de tous les problèmes de la destinée!
+Ce rêve, les peuples le rêveront longtemps encore. C'est
+ce qui explique comment, à cette fin de siècle, par suite
+du surmenage des esprits, par suite également du trouble
+profond où est l'humanité, grosse d'un monde prochain,
+le sentiment religieux s'est réveillé, inquiet, tourmenté
+d'idéal et d'infini, exigeant une loi morale et l'assurance
+d'une justice supérieure. Les religions peuvent disparaître,
+le sentiment religieux en créera de nouvelles, même avec
+la science. Une religion nouvelle! une religion nouvelle!
+et n'était-ce pas le vieux catholicisme qui, dans cette
+terre contemporaine où tout semblait devoir favoriser ce
+miracle, allait renaître, jeter des rameaux verts, s'épanouir
+en une toute jeune et immense floraison?</p>
+
+<p>Enfin, dans la troisième partie de son livre, Pierre<a name="page_033" id="page_033"></a>
+avait dit, en phrases enflammées d'apôtre, ce qu'allait
+être l'avenir, ce catholicisme rajeuni, apportant aux nations
+agonisantes la santé et la paix, l'âge d'or oublié du
+christianisme primitif. Et, d'abord, il débutait par un portrait
+attendri et glorieux de Léon XIII, le pape idéal, le
+prédestiné chargé du salut des peuples. Il l'avait évoqué,
+il l'avait vu ainsi, dans son désir brûlant de la venue d'un
+pasteur qui mettait fin à la misère. Ce n'était pas un portrait
+d'étroite ressemblance, mais le sauveur nécessaire,
+l'inépuisable charité, le c&oelig;ur et l'intelligence larges, tels
+qu'il les rêvait. Pourtant, il avait fouillé les documents,
+étudié les encycliques, basé la figure sur les faits: l'éducation
+religieuse à Rome, la courte nonciature à Bruxelles,
+le long épiscopat à Pérouse. Dès que Léon XIII est pape,
+dans la difficile situation laissée par Pie IX, se révèle la
+dualité de sa nature, le gardien inébranlable du dogme,
+le politique souple, résolu à pousser la conciliation aussi
+loin qu'il le pourra. Nettement, il rompt avec la philosophie
+moderne, il remonte, par delà la Renaissance, au
+moyen âge, il restaure dans les écoles catholiques la
+philosophie chrétienne, selon l'esprit de saint Thomas
+d'Aquin, le docteur angélique. Puis, le dogme mis de la
+sorte à l'abri, il vit d'équilibre, donne des gages à toutes
+les puissances, s'efforce d'utiliser toutes les occasions. On
+le voit, d'une activité extraordinaire, réconcilier le Saint-Siège
+avec l'Allemagne, se rapprocher de la Russie, contenter
+la Suisse, souhaiter l'amitié de l'Angleterre, écrire
+à l'empereur de la Chine pour lui demander de protéger les
+missionnaires et les chrétiens de son empire. Plus tard,
+il interviendra en France, reconnaîtra la légitimité de la
+République. Dès le début, une pensée se dégage, la pensée
+qui fera de lui un des grands papes politiques; et c'est,
+d'ailleurs, la pensée séculaire de la papauté, la conquête
+de toutes les âmes, Rome centre et maîtresse du monde.
+Il n'a qu'une volonté, qu'un but, travailler à l'unité de
+l'Église, ramener à elle les communions dissidentes, pour<a name="page_034" id="page_034"></a>
+la rendre invincible, dans la lutte sociale qui se prépare.
+En Russie, il tâche de faire reconnaître l'autorité morale
+du Vatican; en Angleterre, il rêve de désarmer l'Église
+anglicane, de l'amener à une sorte de trêve fraternelle;
+mais, en Orient surtout, il convoite un accord avec les
+Églises schismatiques, qu'il traite en simples s&oelig;urs séparées,
+dont son c&oelig;ur de père sollicite le retour. De quelle
+force victorieuse Rome ne disposerait-elle pas, le jour où
+elle régnerait sans conteste sur les chrétiens de la terre
+entière?</p>
+
+<p>Et c'est ici qu'apparaît l'idée sociale de Léon XIII.
+Encore évêque de Pérouse, il avait écrit une lettre pastorale,
+où se montrait un vague socialisme humanitaire.
+Puis, dès qu'il a coiffé la tiare, il change d'opinion, foudroie
+les révolutionnaires, dont l'audace alors terrifiait
+l'Italie. Tout de suite, d'ailleurs, il se reprend, averti par
+les faits, comprenant le danger mortel de laisser le socialisme
+aux mains des ennemis du catholicisme. Il écoute
+les évêques populaires des pays de propagande, cesse d'intervenir
+dans la querelle irlandaise, retire l'excommunication
+dont il avait frappé aux États-Unis les Chevaliers
+du travail, défend de mettre à l'index les livres hardis
+des écrivains catholiques socialistes. Cette évolution vers
+la démocratie se retrouve dans ses plus fameuses encycliques:
+<i>Immortale Dei</i>, sur la constitution des États;
+<i>Libertas</i>, sur la liberté humaine; <i>Sapientiæ</i>, sur les devoirs
+des citoyens chrétiens; <i>Rerum novarum</i>, sur la
+condition des ouvriers; et c'est particulièrement cette
+dernière qui semble avoir rajeuni l'Église. Le pape y constate
+la misère imméritée des travailleurs, les heures de
+travail trop longues, le salaire trop réduit. Tout homme a
+le droit de vivre, et le contrat extorqué par la faim est
+injuste. Ailleurs, il déclare qu'on ne doit pas abandonner
+l'ouvrier, sans défense, à une exploitation qui transforme
+en fortune pour quelques-uns la misère du plus grand
+nombre. Forcé de rester vague sur les questions d'organisation,<a name="page_035" id="page_035"></a>
+il se borne à encourager le mouvement corporatif,
+qu'il place sous le patronage de l'État; et, après avoir
+ainsi restauré l'idée de l'autorité civile, il remet Dieu en
+sa place souveraine, il voit surtout le salut par des mesures
+morales, par l'antique respect dû à la famille et
+à la propriété. Mais cette main secourable de l'auguste
+vicaire du Christ, tendue publiquement aux humbles et
+aux pauvres, n'était-ce pas le signe certain d'une nouvelle
+alliance, l'annonce d'un nouveau règne de Jésus sur la
+terre? Désormais, le peuple savait qu'il n'était pas abandonné.
+Et, dès lors, dans quelle gloire était monté
+Léon XIII, dont le jubilé sacerdotal et le jubilé épiscopal
+avaient été fêtés pompeusement, parmi le concours d'une
+foule immense, des cadeaux sans nombre, des lettres
+flatteuses envoyées par tous les souverains!</p>
+
+<p>Ensuite, Pierre avait traité la question du pouvoir temporel,
+ce qu'il croyait devoir faire librement. Sans doute
+il n'ignorait pas que, dans sa querelle avec l'Italie, le
+pape maintenait aussi obstinément qu'au premier jour ses
+droits sur Rome; mais il s'imaginait qu'il y avait là une
+simple attitude nécessaire, imposée par des raisons politiques,
+et qui disparaîtrait, quand sonnerait l'heure. Lui,
+était convaincu que, si jamais le pape n'avait paru plus
+grand, il devait à la perte du pouvoir temporel cet élargissement
+de son autorité, cette splendeur pure de
+toute-puissance morale où il rayonnait. Quelle longue
+histoire de fautes et de conflits que celle de la possession
+de ce petit royaume de Rome, depuis quinze siècles! Au
+quatrième siècle, Constantin quitte Rome, il ne reste au
+Palatin vide que quelques fonctionnaires oubliés, et le
+pape, naturellement, s'empare du pouvoir, la vie de la
+cité passe au Latran. Mais ce n'est que quatre siècles plus
+tard que Charlemagne reconnaît les faits accomplis, en
+donnant formellement au pape les États de l'Église. La
+guerre, dès lors, n'a plus cessé entre la puissance spirituelle
+et les puissances temporelles, souvent latente, parfois<a name="page_036" id="page_036"></a>
+aiguë, dans le sang et dans les flammes. Aujourd'hui,
+n'est-il pas déraisonnable de rêver, au milieu de l'Europe
+en armes, la papauté reine d'un lambeau de territoire, où
+elle serait exposée à toutes les vexations, où elle ne pourrait
+être maintenue que par une armée étrangère? Que
+deviendrait-elle, dans le massacre général qu'on redoute?
+et combien elle est plus à l'abri, plus digne, plus haute,
+dégagée de tout souci terrestre, régnant sur le monde des
+âmes! Aux premiers temps de l'Église, la papauté, de locale,
+de purement romaine, s'est peu à peu catholicisée,
+universalisée, conquérant son empire sur la chrétienté
+entière. De même, le sacré collège, qui a continué d'abord
+le sénat romain, s'est internationalisé ensuite, a fini de
+nos jours par être la plus universelle de nos assemblées,
+dans laquelle siègent des membres de toutes les nations.
+Et n'est-il pas évident que le pape, appuyé ainsi sur les
+cardinaux, est devenu la seule et grande autorité internationale,
+d'autant plus puissante qu'elle est libérée des
+intérêts monarchiques et qu'elle parle au nom de l'humanité,
+par-dessus même la notion de patrie? La solution
+tant cherchée, au milieu de si longues guerres, est sûrement
+là: ou donner la royauté temporelle du monde au
+pape, ou ne lui en laisser que la royauté spirituelle. Représentant
+de Dieu, souverain absolu et infaillible par
+délégation divine, il ne peut que rester dans le sanctuaire,
+si, déjà maître des âmes, il n'est pas reconnu par tous
+les peuples comme l'unique maître des corps, le roi des
+rois.</p>
+
+<p>Mais quelle étrange aventure que cette poussée
+nouvelle de la papauté dans le champ ensemencé par la
+Révolution française, ce qui l'achemine peut-être vers
+la domination dont la volonté la tient debout depuis
+tant de siècles! Car la voilà seule devant le peuple; les
+rois sont abattus; et, puisque le peuple est libre
+désormais de se donner à qui bon lui semble, pourquoi
+ne se donnerait-il pas à elle? Le déchet certain que<a name="page_037" id="page_037"></a>
+subit l'idée de liberté permet tous les espoirs. Sur le
+terrain économique, le parti libéral semble vaincu.
+Les travailleurs, mécontents de 89, se plaignent de leur
+misère aggravée, s'agitent, cherchent le bonheur désespérément.
+D'autre part, les régimes nouveaux ont accru
+la puissance internationale de l'Église, les membres
+catholiques sont en nombre dans les parlements des
+républiques et des monarchies constitutionnelles. Toutes
+les circonstances paraissent donc favoriser cette extraordinaire
+fortune du catholicisme vieillissant, repris d'une
+vigueur de jeunesse. Jusqu'à la science qu'on accuse de
+banqueroute, ce qui sauve du ridicule le <i>Syllabus</i>, trouble
+les intelligences, rouvre le champ illimité du mystère et
+de l'impossible. Et, alors, on rappelle une prophétie qui a
+été faite, la papauté maîtresse de la terre, le jour où elle
+marcherait à la tête de la démocratie, après avoir réuni
+les Églises schismatiques d'Orient à l'Église catholique,
+apostolique et romaine. Les temps étaient sûrement venus,
+puisque le pape, donnant congé aux grands et aux riches
+de ce monde, laissait à l'exil les rois chassés du trône,
+pour se remettre, comme Jésus, avec les travailleurs sans
+pain et les mendiants des routes. Encore peut-être
+quelques années de misère affreuse, d'inquiétante confusion,
+d'effroyable danger social, et le peuple, le grand
+muet dont on a disposé jusqu'ici, parlera, retournera au
+berceau, à l'Église unifiée de Rome, pour éviter la
+destruction menaçante des sociétés humaines.</p>
+
+<p>Et Pierre terminait son livre par une évocation passionnée
+de la Rome nouvelle, de la Rome spirituelle qui
+règnerait bientôt sur les peuples réconciliés, fraternisant
+dans un autre âge d'or. Il y voyait même la fin des
+superstitions, il s'était oublié, sans aucune attaque directe
+aux dogmes, jusqu'à faire le rêve du sentiment religieux
+élargi, affranchi des rites, tout entier à l'unique satisfaction
+de la charité humaine; et, encore blessé de son
+voyage à Lourdes, il avait cédé au besoin de contenter<a name="page_038" id="page_038"></a>
+son c&oelig;ur. Cette superstition de Lourdes, si grossière,
+n'était-elle pas le symptôme exécrable d'une époque de
+trop de souffrance? Le jour où l'Évangile serait universellement
+répandu et pratiqué, les souffrants cesseraient
+d'aller chercher si loin, dans des conditions si tragiques,
+un soulagement illusoire, certains dès lors de trouver
+assistance, d'être consolés et guéris chez eux, dans leurs
+maisons, au milieu de leurs frères. Il y avait, à Lourdes,
+un déplacement de la fortune inique, un spectacle
+effroyable qui faisait douter de Dieu, une continuelle
+cause de combat, qui disparaîtrait dans la société vraiment
+chrétienne de demain. Ah! cette société, cette communauté
+chrétienne, c'était au désir ardent de sa
+prochaine venue que toute l'&oelig;uvre aboutissait! Le
+christianisme enfin redevenant la religion de justice et de
+vérité qu'il était, avant de s'être laissé conquérir par les
+riches et les puissants! Les petits et les pauvres régnant,
+se partageant les biens d'ici-bas, n'obéissant plus qu'à la
+loi égalitaire du travail! Le pape seul debout à la tête de
+la fédération des peuples, souverain de paix, ayant la
+simple mission d'être la règle morale, le lien de charité
+et d'amour qui unit tous les êtres! Et n'était-ce pas la
+réalisation prochaine des promesses du Christ? Les temps
+allaient s'accomplir, la société civile et la société
+religieuse se recouvriraient, si parfaitement, qu'elles ne
+feraient plus qu'une; et ce serait l'âge de triomphe et de
+bonheur prédit par tous les prophètes, plus de luttes
+possibles, plus d'antagonisme entre le corps et l'âme, un
+merveilleux équilibre qui tuerait le mal, qui mettrait
+sur la terre le royaume de Dieu. La Rome nouvelle,
+centre du monde, donnant au monde la religion nouvelle!</p>
+
+<p>Pierre sentit des larmes lui monter aux yeux, et d'un
+geste inconscient, sans s'apercevoir qu'il étonnait les
+maigres Anglais et les Allemands trapus, défilant sur la
+terrasse, il ouvrit les bras, il les tendit vers la Rome<a name="page_039" id="page_039"></a>
+réelle, baignée d'un si beau soleil, qui s'étendait à ses
+pieds. Serait-elle douce à son rêve? Allait-il, comme il
+l'avait dit, trouver chez elle le remède à nos impatiences
+et à nos inquiétudes? Le catholicisme pouvait-il se renouveler,
+revenir à l'esprit du christianisme primitif, être la
+religion de la démocratie, la foi que le monde moderne
+bouleversé, en danger de mort, attend pour s'apaiser et
+vivre? Et il était plein de passion généreuse, plein de foi.
+Il revoyait le bon abbé Rose, pleurant d'émotion en
+lisant son livre; il entendait le vicomte Philibert de la
+Choue lui dire qu'un livre pareil valait une armée; il se
+sentait surtout fort de l'approbation du cardinal Bergerot,
+cet apôtre de la charité inépuisable. Pourquoi donc la
+congrégation de l'Index menaçait-elle son &oelig;uvre d'interdit?
+Depuis quinze jours, depuis qu'on l'avait officieusement
+prévenu de venir à Rome, s'il voulait se défendre,
+il retournait cette question, sans pouvoir découvrir quelles
+pages étaient visées. Toutes lui paraissaient brûler du
+plus pur christianisme. Mais il arrivait frémissant d'enthousiasme
+et de courage, il avait hâte d'être aux genoux
+du pape, de se mettre sous son auguste protection, en lui
+disant qu'il n'avait pas écrit une ligne sans s'inspirer de
+son esprit, sans vouloir le triomphe de sa politique.
+Était-ce possible que l'on condamnât un livre où, très
+sincèrement, il croyait avoir exalté Léon XIII, en l'aidant
+dans son &oelig;uvre d'unité chrétienne et d'universelle
+paix?</p>
+
+<p>Un instant encore, Pierre resta debout contre le parapet.
+Depuis près d'une heure, il était là, ne parvenant
+pas à rassasier sa vue de la grandeur de Rome, qu'il
+aurait voulu posséder tout de suite, dans l'inconnu
+qu'elle lui cachait. Oh! la saisir, la savoir, connaître à
+l'instant le mot vrai qu'il venait lui demander! C'était
+une expérience encore, après Lourdes, et plus grave,
+décisive, dont il sentait bien qu'il sortirait raffermi ou
+foudroyé à jamais. Il ne demandait plus la foi naïve et<a name="page_040" id="page_040"></a>
+totale du petit enfant, mais la foi supérieure de l'intellectuel,
+s'élevant au-dessus des rites et des symboles, travaillant
+au plus grand bonheur possible de l'humanité,
+basé sur son besoin de certitude. Son c&oelig;ur battait à ses
+tempes: quelle serait la réponse de Rome? Le soleil avait
+grandi, les quartiers hauts se détachaient avec plus de
+vigueur sur les fonds incendiés. Au loin, les collines se
+doraient, devenaient de pourpre, tandis que les façades
+prochaines se précisaient, très claires, avec leurs milliers
+de fenêtres, nettement découpées. Mais des vapeurs matinales
+flottaient encore, des voiles légers semblaient
+monter des rues basses, noyant les sommets, où elles s'évaporaient,
+dans le ciel ardent, d'un bleu sans fin. Il crut
+un instant que le Palatin s'était effacé, il en voyait à
+peine la sombre frange de cyprès, comme si la poussière
+même de ses ruines la cachait. Et le Quirinal surtout
+avait disparu, le palais du roi semblait s'être reculé dans
+une brume, si peu important avec sa façade basse et plate,
+si vague au loin, qu'il ne le distinguait plus; tandis que,
+sur la gauche, au-dessus des arbres, le dôme de Saint-Pierre
+avait grandi encore, dans l'or limpide et net du
+soleil, tenant tout le ciel, dominant la ville entière.</p>
+
+<p>Ah! la Rome de cette première rencontre, la Rome
+matinale où, brûlant de la fièvre de l'arrivée, il n'avait
+pas même aperçu les quartiers neufs, de quel espoir illimité
+elle le soulevait, cette Rome qu'il croyait trouver là
+vivante, telle qu'il l'avait rêvée! Et, par ce beau jour,
+pendant que, debout, dans sa mince soutane noire, il la
+contemplait ainsi, quel cri de prochaine rédemption lui
+paraissait monter des toits, quelle promesse de paix universelle
+sortait de cette terre sacrée, deux fois reine du
+monde! C'était la troisième Rome, la Rome nouvelle,
+dont la paternelle tendresse, par-dessus les frontières,
+allait à tous les peuples, pour les réunir, consolés, en
+une commune étreinte. Il la voyait, il l'entendait, si
+rajeunie, si douce d'enfance, sous le grand ciel pur,<a name="page_041" id="page_041"></a>
+comme envolée dans la fraîcheur du matin, dans la candeur
+passionnée de son rêve.</p>
+
+<p>Enfin, Pierre s'arracha au spectacle sublime. La tête
+basse, en plein soleil, le cocher et le cheval n'avaient
+pas bougé. Sur la banquette, la valise brûlait, chauffée
+par l'astre déjà lourd. Et il remonta dans la voiture, en
+donnant de nouveau l'adresse:</p>
+
+<p>&mdash;Via Giulia, palazzo Boccanera.<a name="page_042" id="page_042"></a></p>
+
+<h3><a name="II" id="II"></a>II</h3>
+
+<p>A cette heure, la rue Giulia, qui s'étend toute droite
+sur près de cinq cents mètres, du palais Farnèse à l'église
+Saint-Jean des Florentins, était baignée d'un soleil clair
+dont la nappe l'enfilait d'un bout à l'autre, blanchissant
+le petit pavé carré de sa chaussée sans trottoirs; et la
+voiture la remonta presque entièrement, entre les vieilles
+demeures grises, comme endormies et vides, aux grandes
+fenêtres grillées de fer, aux porches profonds laissant voir
+des cours sombres, pareilles à des puits. Ouverte par le
+pape Jules II, qui rêvait de la border de palais magnifiques,
+la rue, la plus régulière, la plus belle de Rome à
+l'époque, avait servi de Corso au seizième siècle. On
+sentait l'ancien beau quartier, tombé au silence, au
+désert de l'abandon, envahi par une sorte de douceur et
+de discrétion cléricales. Et les vieilles façades se succédaient,
+les persiennes closes, quelques grilles fleuries de
+plantes grimpantes, des chats assis sur les portes, des
+boutiques obscures où sommeillaient d'humbles commerces,
+installés dans des dépendances; tandis que les
+passants étaient rares, d'actives bourgeoises qui se
+hâtaient, de pauvres femmes en cheveux traînant des
+enfants, une charrette de foin attelée d'un mulet, un
+moine superbe drapé de bure, un vélocipédiste filant sans
+bruit et dont la machine étincelait au soleil.</p>
+
+<p>Enfin, le cocher se tourna, montra un grand bâtiment
+carré, au coin d'une ruelle qui descendait vers le Tibre.</p>
+
+<p>&mdash;Palazzo Boccanera.<a name="page_043" id="page_043"></a></p>
+
+<p>Pierre leva la tête, et ce sévère logis, noirci par l'âge,
+d'une architecture si nue et si massive, lui serra un peu
+le c&oelig;ur. Comme le palais Farnèse et comme le palais
+Sacchetti, ses voisins, il avait été bâti par Antonio da San
+Gallo, vers 1540; même, comme pour le premier, la
+tradition voulait que l'architecte eût employé, dans la
+construction, des pierres volées au Colisée et au Théâtre
+de Marcellus. Vaste et carrée sur la rue, la façade à sept
+fenêtres avait trois étages, le premier très élevé, très
+noble. Et, pour toute décoration, les hautes fenêtres du
+rez-de-chaussée, barrées d'énormes grilles saillantes,
+dans la crainte sans doute de quelque siège, étaient posées
+sur de grandes consoles et couronnées par des attiques
+qui reposaient elles-mêmes sur des consoles plus petites.
+Au-dessus de la monumentale porte d'entrée, aux
+battants de bronze, devant la fenêtre du milieu, régnait
+un balcon. La façade se terminait, sur le ciel, par un
+entablement somptueux, dont la frise offrait une grâce et
+une pureté d'ornements admirables. Cette frise, les consoles
+et les attiques des fenêtres, les chambranles de la
+porte étaient de marbre blanc, mais si terni, si émietté,
+qu'ils avaient pris le grain rude et jauni de la pierre. A
+droite et à gauche de la porte, se trouvaient deux antiques
+bancs portés par des griffons, de marbre également; et l'on
+voyait encore, encastrée dans le mur, à l'un des angles,
+une adorable fontaine Renaissance, aujourd'hui tarie,
+un Amour qui chevauchait un dauphin, à peine reconnaissable,
+tellement l'usure avait mangé le relief.</p>
+
+<p>Mais les regards de Pierre venaient d'être attirés
+surtout par un écusson sculpté au-dessus d'une des
+fenêtres du rez-de-chaussée, les armes des Boccanera, le
+dragon ailé soufflant des flammes; et il lisait nettement la
+devise, restée intacte: <i>Bocca nera, Alma rossa</i>, bouche
+noire, âme rouge. Au-dessus d'une autre fenêtre, en
+pendant, il y avait une de ces petites chapelles encore
+nombreuses à Rome, une sainte Vierge vêtue de satin,<a name="page_044" id="page_044"></a>
+devant laquelle une lanterne brûlait en plein jour.</p>
+
+<p>Le cocher, comme il est d'usage, allait s'engouffrer
+sous le porche sombre et béant, lorsque le jeune prêtre,
+saisi de timidité, l'arrêta.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, n'entrez pas, c'est inutile.</p>
+
+<p>Et il descendit de la voiture, le paya, se trouva, avec sa
+valise à la main, sous la voûte, puis dans la cour centrale,
+sans avoir rencontré âme qui vive.</p>
+
+<p>C'était une cour carrée, vaste, entourée d'un portique,
+comme un cloître. Sous les arcades mornes, des débris
+de statues, des marbres de fouille, un Apollon sans
+bras, une Vénus dont il ne restait que le tronc, étaient
+rangés contre les murs; et une herbe fine avait poussé
+entre les cailloux qui pavaient le sol d'une mosaïque
+blanche et noire. Jamais le soleil ne semblait devoir
+descendre jusqu'à ce pavé moisi d'humidité. Il régnait
+là une ombre, un silence, d'une grandeur morte et d'une
+infinie tristesse.</p>
+
+<p>Pierre, surpris par le vide de ce palais muet, cherchait
+toujours quelqu'un, un concierge, un serviteur; et il crut
+avoir vu filer une ombre, il se décida à franchir une autre
+voûte, qui conduisait à un petit jardin, sur le Tibre. De
+ce côté, la façade, tout unie, sans un ornement, n'offrait
+que les trois rangées de ses fenêtres symétriques. Mais le
+jardin lui serra le c&oelig;ur davantage, par son abandon. Au
+centre, dans un bassin comblé, avaient poussé de grands
+buis amers. Parmi les herbes folles, des orangers aux
+fruits d'or mûrissants indiquaient seuls le dessin des
+allées, qu'ils bordaient. Contre la muraille de droite,
+entre deux énormes lauriers, il y avait un sarcophage du
+deuxième siècle, des faunes violentant des femmes, toute
+une effrénée bacchanale, une de ces scènes d'amour
+vorace, que la Rome de la décadence mettait sur les
+tombeaux; et, transformé en auge, ce sarcophage de
+marbre, effrité, verdi, recevait le mince filet d'eau qui
+coulait d'un large masque tragique, scellé dans le mur.<a name="page_045" id="page_045"></a>
+Sur le Tibre, s'ouvrait anciennement là une sorte de
+loggia à portique, une terrasse d'où un double escalier
+descendait au fleuve. Mais les travaux des quais étaient en
+train d'exhausser les berges, la terrasse se trouvait déjà
+plus bas que le nouveau sol, parmi des décombres, des
+pierres de taille abandonnées, au milieu de l'éventrement
+crayeux et lamentable qui bouleversait le quartier.</p>
+
+<p>Cette fois, Pierre fut certain d'avoir vu l'ombre d'une
+jupe. Il retourna dans la cour, il s'y trouva en présence
+d'une femme qui devait approcher de la cinquantaine,
+mais sans un cheveu blanc, l'air gai, très vive, dans sa
+taille un peu courte. Pourtant, à la vue du prêtre, son
+visage rond, aux petits yeux clairs, avait exprimé comme
+une méfiance.</p>
+
+<p>Lui, tout de suite, s'expliqua, en cherchant les quelques
+mots de son mauvais italien.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, je suis l'abbé Pierre Froment...</p>
+
+<p>Mais elle ne le laissa pas continuer, elle dit en très
+bon français, avec l'accent un peu gras et traînard de l'Ile-de-France:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur l'abbé, je sais, je sais... Je vous
+attendais, j'ai des ordres.</p>
+
+<p>Et, comme il la regardait, ébahi:</p>
+
+<p>&mdash;Moi, je suis Française... Voici vingt-cinq ans que
+j'habite leur pays, et je n'ai pas encore pu m'y faire, à
+leur satané charabia!</p>
+
+<p>Alors, Pierre se souvint que le vicomte Philibert de la
+Choue lui avait parlé de cette servante, Victorine Bosquet,
+une Beauceronne, d'Auneau, venue à Rome à vingt-deux
+ans, avec une maîtresse phtisique, dont la mort brusque
+l'avait laissée éperdue, comme au milieu d'un pays de
+sauvages. Aussi s'était-elle donnée corps et âme à la comtesse
+Ernesta Brandini, une Boccanera, qui venait d'accoucher
+et qui l'avait ramassée sur le pavé pour en faire la
+bonne de sa fille Benedetta, avec l'idée qu'elle l'aiderait
+à apprendre le français. Depuis vingt-cinq ans dans la<a name="page_046" id="page_046"></a>
+famille, elle s'était haussée au rôle de gouvernante, tout
+en restant une illettrée, si dénuée du don des langues,
+qu'elle n'était parvenue qu'à baragouiner un italien exécrable,
+pour les besoins du service, dans ses rapports
+avec les autres domestiques.</p>
+
+<p>&mdash;Et monsieur le vicomte va bien? reprit-elle avec sa
+familiarité franche. Il est si gentil, il nous fait tant de
+plaisir, quand il descend ici, à chacun de ses voyages!...
+Je sais que la princesse et la contessina ont reçu de lui,
+hier, une lettre qui vous annonçait.</p>
+
+<p>C'était, en effet, le vicomte Philibert de la Choue qui
+avait tout arrangé pour le séjour de Pierre à Rome. De
+l'antique et vigoureuse race des Boccanera, il ne restait
+que le cardinal Pio Boccanera, la princesse sa s&oelig;ur,
+vieille fille qu'on appelait par respect donna Serafina,
+puis leur nièce Benedetta, dont la mère, Ernesta, avait
+suivi au tombeau son mari le comte Brandini, et enfin
+leur neveu, le prince Dario Boccanera, dont le père, le
+prince Onofrio Boccanera, était mort, et la mère, une
+Montefiori, remariée. Par le hasard d'une alliance, le
+vicomte s'était trouvé petit parent de cette famille: son
+frère cadet avait épousé une Brandini, la s&oelig;ur du père
+de Benedetta; et c'était ainsi, à titre complaisant
+d'oncle, qu'il avait séjourné plusieurs fois au palais de
+la rue Giulia, du vivant du comte. Il s'était attaché à la
+fille de celui-ci, surtout depuis le drame intime d'un
+fâcheux mariage, qu'elle tâchait de faire annuler. Maintenant
+qu'elle était revenue près de sa tante Serafina et de
+son oncle le cardinal, il lui écrivait souvent, il lui envoyait
+des livres de France. Entre autres, il lui avait donc
+adressé celui de Pierre, et toute l'histoire était partie de
+là, des lettres échangées, puis une lettre de Benedetta
+annonçant que l'&oelig;uvre était dénoncée à la congrégation
+de l'Index, conseillant à l'auteur d'accourir et lui offrant
+gracieusement l'hospitalité au palais. Le vicomte, aussi
+étonné que le jeune prêtre, n'avait pas compris; mais il<a name="page_047" id="page_047"></a>
+l'avait décidé à partir, par bonne politique, passionné
+lui-même pour une victoire qu'à l'avance il faisait sienne.
+Et, dès lors, l'effarement de Pierre se comprenait,
+tombant dans cette demeure inconnue, engagé dans une
+aventure héroïque dont les raisons et les conditions lui
+échappaient.</p>
+
+<p>Victorine reprit tout d'un coup:</p>
+
+<p>&mdash;Mais je vous laisse là, monsieur l'abbé... Je vais
+vous conduire dans votre chambre. Où est votre malle?</p>
+
+<p>Puis, lorsqu'il lui eut montré sa valise, qu'il s'était
+décidé à poser par terre, en lui expliquant que, pour un
+séjour de quinze jours, il s'était contenté d'une soutane
+de rechange, avec un peu de linge, elle sembla très
+surprise.</p>
+
+<p>&mdash;Quinze jours! vous croyez ne rester que quinze
+jours? Enfin, vous verrez bien.</p>
+
+<p>Et, appelant un grand diable de laquais qui avait fini
+par se montrer:</p>
+
+<p>&mdash;Giacomo, montez ça dans la chambre rouge... Si
+monsieur l'abbé veut me suivre?</p>
+
+<p>Pierre venait d'être tout égayé et réconforté par cette
+rencontre imprévue d'une compatriote, si vive, si bonne
+femme, au fond de ce sombre palais romain. Maintenant,
+en traversant la cour, il l'écoutait lui conter que la
+princesse était sortie, et que la contessina, comme on
+continuait à appeler Benedetta dans la maison, par tendresse,
+malgré son mariage, n'avait pas encore paru ce
+matin-là, un peu souffrante. Mais elle répétait qu'elle
+avait des ordres.</p>
+
+<p>L'escalier se trouvait dans un angle de la cour, sous le
+portique: un escalier monumental, aux marches larges
+et basses, si douces, qu'un cheval aurait pu les monter
+aisément, mais aux murs de pierre si nus, aux paliers si
+vides et si solennels, qu'une mélancolie de mort tombait
+des hautes voûtes.</p>
+
+<p>Arrivée au premier étage, Victorine eut un sourire, en<a name="page_048" id="page_048"></a>
+remarquant l'émoi de Pierre. Le palais semblait inhabité,
+pas un bruit ne venait des salles closes. Elle désigna
+simplement une grande porte de chêne, à droite.</p>
+
+<p>&mdash;Son Éminence occupe ici l'aile sur la cour et sur la
+rivière, oh! pas le quart de l'étage seulement... On a
+fermé tous les salons de réception sur la rue. Comment
+voulez-vous entretenir une pareille halle, et pourquoi
+faire? Il faudrait du monde.</p>
+
+<p>Elle continuait de monter de son pas alerte, restée
+étrangère, trop différente sans doute pour être pénétrée
+par le milieu; et, au second étage, elle reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Tenez! voici, à gauche, l'appartement de donna
+Serafina et, à droite, voici celui de la contessina. C'est le
+seul coin de la maison un peu chaud, où l'on se sente
+vivre... D'ailleurs, c'est lundi aujourd'hui, la princesse
+reçoit ce soir. Vous verrez ça.</p>
+
+<p>Puis, ouvrant une porte qui donnait sur un autre escalier,
+très étroit:</p>
+
+<p>&mdash;Nous autres, nous logeons au troisième... Si monsieur
+l'abbé veut bien me permettre de passer devant lui?</p>
+
+<p>Le grand escalier d'honneur s'arrêtait au second; et
+elle expliqua que le troisième étage était seulement desservi
+par cet escalier de service, qui descendait à la ruelle
+longeant le flanc du palais, jusqu'au Tibre. Il y avait là
+une porte particulière, c'était très commode.</p>
+
+<p>Enfin, au troisième, elle suivit un corridor, elle montra
+de nouveau des portes.</p>
+
+<p>&mdash;Voici le logement de don Vigilio, le secrétaire de
+Son Éminence... Voici le mien... Et voici celui qui va
+être le vôtre... Chaque fois que monsieur le vicomte vient
+passer quelques jours à Rome, il n'en veut pas d'autre.
+Il dit qu'il est plus libre, qu'il sort et qu'il rentre quand
+il veut. Je vous donnerai, comme à lui, une clef de la
+porte en bas... Et puis, vous allez voir quelle jolie vue!</p>
+
+<p>Elle était entrée. Le logement se composait de deux
+pièces, un salon assez vaste, tapissé d'un papier rouge à<a name="page_049" id="page_049"></a>
+grands ramages, et une chambre au papier gris de lin,
+semé de fleurs bleues décolorées. Mais le salon faisait
+l'angle du palais, sur la ruelle et sur le Tibre; et elle
+était allée tout de suite aux deux fenêtres, l'une ouvrant
+sur les lointains du fleuve, en aval, l'autre donnant en
+face sur le Transtévère et sur le Janicule, de l'autre côté
+de l'eau.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, c'est très agréable! dit Pierre qui l'avait
+suivie, debout près d'elle.</p>
+
+<p>Giacomo, sans se presser, arriva derrière eux, avec la
+valise. Il était onze heures passées. Alors, voyant le
+prêtre fatigué, comprenant qu'il devait avoir très faim,
+après un tel voyage, Victorine offrit de lui faire servir
+tout de suite à déjeuner, dans le salon. Ensuite, il aurait
+l'après-midi pour se reposer ou pour sortir, et il ne
+verrait ces dames que le soir, au dîner. Il se récria,
+déclara qu'il sortirait, qu'il n'allait certainement pas
+perdre une après-midi entière. Mais il accepta de déjeuner,
+car, en effet, il mourait de faim.</p>
+
+<p>Cependant, Pierre dut patienter une grande demi-heure
+encore. Giacomo, qui le servait sous les ordres de Victorine,
+était sans hâte. Et celle-ci, pleine de méfiance, ne
+quitta le voyageur qu'après s'être assurée qu'il ne manquait
+réellement de rien.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur l'abbé, quelles gens, quel pays! Vous
+ne pouvez pas vous en faire la moindre idée. J'y vivrais
+cent ans, que je ne m'y habituerais pas... Mais la
+contessina est si belle, si bonne!</p>
+
+<p>Puis, tout en mettant elle-même sur la table une
+assiette de figues, elle le stupéfia, quand elle ajouta
+qu'une ville où il n'y avait que des curés ne pouvait pas
+être une bonne ville. Cette servante incrédule, si active
+et si gaie, dans ce palais, recommençait à l'effarer.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! vous êtes sans religion?</p>
+
+<p>&mdash;Non, non! monsieur l'abbé, les curés, voyez-vous,
+ce n'est pas mon affaire. J'en avais déjà connu un, en<a name="page_050" id="page_050"></a>
+France, quand j'étais petite. Plus tard, ici, j'en ai trop
+vu, c'est fini... Oh! je ne dis pas ça pour Son Éminence,
+qui est un saint homme digne de tous les respects... Et
+l'on sait, dans la maison, que je suis une honnête fille:
+jamais je ne me suis mal conduite. Pourquoi ne me
+laisserait-on pas tranquille, du moment que j'aime bien
+mes maîtres et que je fais soigneusement mon service?</p>
+
+<p>Elle finit par rire franchement.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! quand on m'a dit qu'un prêtre allait venir,
+comme si nous n'en avions déjà pas assez, ça m'a fait
+d'abord grogner dans les coins... Mais vous m'avez l'air
+d'un brave jeune homme, je crois que nous nous entendrons
+à merveille... Je ne sais pas à cause de quoi je vous en
+raconte si long, peut-être parce que vous venez de
+France et peut-être aussi parce que la contessina s'intéresse
+à vous... Enfin, vous m'excusez, n'est-ce pas?
+monsieur l'abbé, et croyez-moi, reposez-vous aujourd'hui,
+ne faites pas la bêtise d'aller courir leur ville, où il
+n'y a pas des choses si amusantes qu'ils le disent.</p>
+
+<p>Lorsqu'il fut seul, Pierre se sentit brusquement accablé,
+sous la fatigue accumulée du voyage, accrue encore par
+la matinée de fièvre enthousiaste qu'il venait de vivre;
+et, comme grisé, étourdi par les deux &oelig;ufs et la côtelette
+mangés en hâte, il se jeta tout vêtu sur le lit, avec la
+pensée de se reposer une demi-heure. Il ne s'endormit
+pas sur-le-champ, il songeait à ces Boccanera, dont il
+connaissait en partie l'histoire, dont il rêvait la vie
+intime, dans le grossissement de ses premières surprises,
+au travers de ce palais désert et silencieux, d'une grandeur
+si délabrée et si mélancolique. Puis, ses idées se
+brouillèrent, il glissa au sommeil, parmi tout un peuple
+d'ombres, les unes tragiques, les autres douces, des faces
+confuses qui le regardaient de leurs yeux d'énigme, en
+tournoyant dans l'inconnu.</p>
+
+<p>Les Boccanera avaient compté deux papes, l'un au
+treizième siècle, l'autre au quinzième; et c'était de ces<a name="page_051" id="page_051"></a>
+deux élus, maîtres tout-puissants, qu'ils tenaient autrefois
+leur immense fortune, des terres considérables du côté
+de Viterbe, plusieurs palais dans Rome, des objets d'art à
+emplir des galeries, un amas d'or à combler des caves. La
+famille passait pour la plus pieuse du patriciat romain,
+celle dont la foi brûlait, dont l'épée avait toujours été au
+service de l'Église; la plus croyante, mais la plus violente,
+la plus batailleuse aussi, continuellement en guerre,
+d'une sauvagerie telle, que la colère des Boccanera était
+passée en proverbe. Et de là venaient leurs armes, le dragon
+ailé soufflant des flammes, la devise ardente et farouche,
+qui jouait sur leur nom: <i>Bocca nera</i>, <i>Alma rossa</i>,
+bouche noire, âme rouge, la bouche enténébrée d'un
+rugissement, l'âme flamboyant comme un brasier de foi
+et d'amour. Des légendes de passions folles, d'actes
+de justice terribles, couraient encore. On racontait le
+duel d'Onfredo, le Boccanera qui, vers le milieu du
+seizième siècle, avait justement fait bâtir le palais actuel,
+sur l'emplacement d'une antique demeure, démolie.
+Onfredo, ayant su que sa femme s'était laissé baiser sur
+les lèvres par le jeune comte Costamagna, le fit enlever
+un soir, puis amener chez lui, les membres liés de
+cordes; et là, dans une grande salle, avant de le délivrer,
+il le força de se confesser à un moine. Ensuite, il coupa
+les cordes avec un poignard, il renversa les lampes, il cria
+au comte de garder le poignard et de se défendre. Pendant
+près d'une heure, dans une obscurité complète, au fond
+de cette salle encombrée de meubles, les deux hommes se
+cherchèrent, s'évitèrent, s'étreignirent, en se lardant à
+coups de lame. Et, quand on enfonça les portes, on trouva,
+parmi des mares de sang, au travers des tables renversées,
+des sièges brisés, Costamagna le nez coupé, les cuisses
+déchiquetées de trente-deux blessures, tandis qu'Onfredo
+avait perdu deux doigts de la main droite, les épaules
+trouées comme un crible. Le miracle fut que ni l'un ni
+l'autre n'en moururent. Cent ans plus tôt, sur cette même<a name="page_052" id="page_052"></a>
+rive du Tibre, une Boccanera, une enfant de seize ans à
+peine, la belle et passionnée Cassia, avait frappé Rome de
+terreur et d'admiration. Elle aimait Flavio Corradini, le fils
+d'une famille rivale, exécrée, que son père, le prince Boccanera,
+lui refusait rudement, et que son frère aîné, Ercole,
+avait juré de tuer, s'il le surprenait jamais avec elle. Le
+jeune homme la venait voir en barque, elle le rejoignait par
+le petit escalier qui descendait au fleuve. Or, Ercole, qui
+les guettait, sauta un soir dans la barque, planta un couteau
+en plein c&oelig;ur de Flavio. Plus tard, on put rétablir
+les faits, on comprit que Cassia, alors, grondante, folle et
+désespérée, faisant justice, ne voulant pas elle-même
+survivre à son amour, s'était jetée sur son frère, avait
+saisi de la même étreinte irrésistible le meurtrier et la
+victime, en faisant chavirer la barque. Lorsqu'on avait
+retrouvé les trois corps, Cassia serrait toujours les deux
+hommes, écrasait leurs visages l'un contre l'autre, entre
+ses bras nus, restés d'une blancheur de neige.</p>
+
+<p>Mais c'étaient là des époques disparues. Aujourd'hui, si
+la foi demeurait, la violence du sang semblait se calmer
+chez les Boccanera. Leur grande fortune aussi s'en était
+allée, dans la lente déchéance qui, depuis un siècle, frappe
+de ruine le patriciat de Rome. Les terres avaient dû être
+vendues, le palais s'était vidé, tombant peu à peu au train
+médiocre et bourgeois des temps nouveaux. Eux, du moins,
+se refusaient obstinément à toute alliance étrangère,
+glorieux de leur sang romain resté pur. Et la pauvreté
+n'était rien, ils contentaient là leur orgueil immense, ils
+vivaient à part, sans une plainte, au fond du silence et de
+l'ombre où s'achevait leur race. Le prince Ascanio, mort
+en 1848, avait eu, d'une Corvisieri, quatre enfants: Pio,
+le cardinal, Serafina, qui ne s'était pas mariée pour
+demeurer près de son frère; et, Ernesta n'ayant laissé
+qu'une fille, il ne restait donc comme héritier mâle, seul
+continuateur du nom, que le fils d'Onofrio, le jeune
+prince Dario, âgé de trente ans. Avec lui, s'il mourait<a name="page_053" id="page_053"></a>
+sans postérité, les Boccanera, si vivaces, dont l'action
+avait empli l'histoire, devaient disparaître.</p>
+
+<p>Dès l'enfance, Dario et sa cousine Benedetta s'étaient
+aimés d'une passion souriante, profonde et naturelle. Ils
+étaient nés l'un pour l'autre, ils n'imaginaient pas qu'ils
+pussent être venus au monde pour autre chose que pour
+être mari et femme, lorsqu'ils seraient en âge de se
+marier. Le jour où, déjà près de la quarantaine, le prince
+Onofrio, homme aimable très populaire dans Rome,
+dépensant son peu de fortune au gré de son c&oelig;ur, s'était
+décidé à épouser la fille de la Montefiori, la petite marquise
+Flavia, dont la beauté superbe de Junon enfant l'avait
+rendu fou, il était allé habiter la villa Montefiori, la seule
+richesse, l'unique propriété que ces dames possédaient,
+du côté de Sainte-Agnès hors les Murs: un vaste jardin,
+un véritable parc, planté d'arbres centenaires, où la villa
+elle-même, une assez pauvre construction du dix-septième
+siècle, tombait en ruine. De mauvais bruits
+couraient sur ces dames, la mère presque déclassée depuis
+qu'elle était veuve, la fille trop belle, les allures trop
+conquérantes. Aussi le mariage avait-il été désapprouvé
+formellement par Serafina, très rigide, et par le frère
+aîné, Pio, alors seulement camérier secret participant du
+Saint-Père, chanoine de la Basilique vaticane. Et, seule,
+Ernesta avait gardé avec son frère, qu'elle adorait pour
+son charme rieur, des relations suivies; de sorte que,
+plus tard, sa meilleure distraction était devenue, chaque
+semaine, de mener sa fille Benedetta passer toute une
+journée à la villa Montefiori. Et quelle journée délicieuse
+pour Benedetta et pour Dario, âgés elle de dix ans, lui de
+quinze, quelle journée, tendre et fraternelle, au travers
+de ce jardin si vaste, presque abandonné, avec ses pins
+parasols, ses buis géants, ses bouquets de chênes verts,
+dans lesquels on se perdait comme dans une forêt
+vierge!</p>
+
+<p>Ce fut une âme de passion et de souffrance que la<a name="page_054" id="page_054"></a>
+pauvre âme étouffée d'Ernesta. Elle était née avec un
+besoin de vivre immense, une soif de soleil, d'existence
+heureuse, libre et active, au plein jour. On la citait pour
+ses grands yeux clairs, pour l'ovale charmant de son doux
+visage. Très ignorante, comme toutes les filles de la
+noblesse romaine, ayant appris le peu qu'elle savait dans
+un couvent de religieuses françaises, elle avait grandi
+cloîtrée au fond du noir palais Boccanera, ne connaissant
+le monde que par la promenade quotidienne qu'elle faisait
+en voiture, avec sa mère, au Corso et au Pincio. Puis,
+à vingt-cinq ans, lasse et désolée déjà, elle contracta le
+mariage habituel, elle épousa le comte Brandini, le
+dernier-né d'une très noble famille, très nombreuse et
+pauvre, qui dut venir habiter le palais de la rue Giulia,
+où toute une aile du second étage fut disposée pour que le
+jeune ménage s'y installât. Et rien ne fut changé, Ernesta
+continua de vivre dans la même ombre froide, dans ce
+passé mort dont elle sentait de plus en plus sur elle le
+poids, comme une pierre de tombe. C'était d'ailleurs, de
+part et d'autre, un mariage très honorable. Le comte
+Brandini passa bientôt pour l'homme le plus sot et le plus
+orgueilleux de Rome. Il était d'une religion stricte, formaliste
+et intolérant, et il triompha, lorsqu'il parvint,
+après des intrigues sans nombre, de sourdes menées qui
+durèrent dix ans, à se faire nommer grand écuyer de Sa
+Sainteté. Dès lors, avec sa fonction, il sembla que toute
+la majesté morne du Vatican entrât dans son ménage.
+Encore la vie fut-elle possible pour Ernesta, sous Pie IX,
+jusqu'en 1870: elle osait ouvrir les fenêtres sur la rue,
+recevait quelques amies sans se cacher, acceptait des
+invitations à des fêtes. Mais, lorsque les Italiens eurent
+conquis Rome et que le pape se déclara prisonnier, ce fut
+le sépulcre, rue Giulia. On ferma la grande porte, on la
+verrouilla, on en cloua les battants, en signe de deuil; et,
+pendant douze années, on ne passa que par le petit escalier,
+donnant sur la ruelle. Défense également d'ouvrir les<a name="page_055" id="page_055"></a>
+persiennes de la façade. C'était la bouderie, la protestation
+du monde noir, le palais tombé à une immobilité
+de mort; et une réclusion totale, plus de réceptions, de
+rares ombres, les familiers de donna Serafina, qui, le
+lundi, se glissaient par la porte étroite, entre-bâillée à
+peine. Alors, pendant ces douze années lugubres, la jeune
+femme pleura chaque nuit, cette pauvre âme sourdement
+désespérée agonisa d'être ainsi enterrée vive.</p>
+
+<p>Ernesta avait eu sa fille Benedetta assez tard, à trente-trois
+ans. D'abord, l'enfant lui fut une distraction. Puis,
+l'existence réglée la reprit dans son broiement de meule,
+elle dut mettre la fillette au Sacré-C&oelig;ur de la Trinité des
+Monts, chez les religieuses françaises qui l'avaient instruite
+elle-même. Benedetta en sortit grande fille, à
+dix-neuf ans, sachant le français et l'orthographe, un peu
+d'arithmétique, le catéchisme, quelques pages confuses
+d'histoire. Et la vie des deux femmes avait continué, une
+vie de gynécée où l'Orient se sent déjà, jamais une sortie
+avec le mari, avec le père, les journées passées au fond
+de l'appartement clos, égayées par l'unique, l'éternelle
+promenade obligatoire, le tour quotidien au Corso et au
+Pincio. A la maison, l'obéissance restait absolue, le lien
+de famille gardait une autorité, une force, qui les pliait
+toutes deux sous la volonté du comte, sans révolte
+possible; et, à cette volonté, s'ajoutait celle de donna
+Serafina et du cardinal, sévères défenseurs des vieilles
+coutumes. Depuis que le pape ne sortait plus dans
+Rome, la charge de grand écuyer laissait des loisirs
+au comte, car les écuries se trouvaient singulièrement
+réduites; mais il n'en faisait pas moins au Vatican son
+service, simplement d'apparat, avec un déploiement de
+zèle dévot, comme une protestation continue contre la
+monarchie usurpatrice installée au Quirinal. Benedetta
+venait d'avoir vingt ans, lorsque son père rentra, un soir,
+d'une cérémonie à Saint-Pierre, toussant et frissonnant.
+Huit jours après, il mourait, emporté par une fluxion de<a name="page_056" id="page_056"></a>
+poitrine. Et, au milieu de leur deuil, ce fut une délivrance
+inavouée pour les deux femmes, qui se sentirent libres.</p>
+
+<p>Dès ce moment, Ernesta n'eut plus qu'une pensée,
+sauver sa fille de cette affreuse existence murée, ensevelie.
+Elle s'était trop ennuyée, il n'était plus temps pour
+elle de renaître, mais elle ne voulait pas que Benedetta
+vécût à son tour une vie contre nature, dans une tombe
+volontaire. D'ailleurs, une lassitude, une révolte pareilles
+se montraient chez quelques familles patriciennes, qui,
+après la bouderie des premiers temps, commençaient à se
+rapprocher du Quirinal. Pourquoi les enfants, avides d'action,
+de liberté et de grand soleil, auraient-ils épousé
+éternellement la querelle des pères? et, sans qu'une
+réconciliation pût se produire entre le monde noir et le
+monde blanc, des nuances se fondaient déjà, des alliances
+imprévues avaient lieu. La question politique laissait
+Ernesta indifférente; elle l'ignorait même; mais ce qu'elle
+désirait avec passion, c'était que sa race sortît enfin de cet
+exécrable sépulcre, de ce palais Boccanera, noir, muet, où
+ses joies de femme s'étaient glacées d'une mort si longue.
+Elle avait trop souffert dans son c&oelig;ur de jeune fille,
+d'amante et d'épouse, elle cédait à la colère de sa destinée
+manquée, perdue en une imbécile résignation. Et le choix
+d'un nouveau confesseur, à cette époque, influa encore
+sur sa volonté; car elle était restée très religieuse, pratiquante,
+docile aux conseils de son directeur. Pour se
+libérer davantage, elle venait de quitter le père jésuite
+choisi par son mari lui-même, et elle avait pris l'abbé
+Pisoni, le curé d'une petite église voisine, Sainte-Brigitte,
+sur la place Farnèse. C'était un homme de cinquante ans,
+très doux et très bon, d'une charité rare en pays romain,
+dont l'archéologie, la passion des vieilles pierres, avait fait
+un ardent patriote. On racontait que, si humble qu'il
+fût, il avait à plusieurs reprises servi d'intermédiaire entre
+le Vatican et le Quirinal, dans des affaires délicates; et,
+devenu aussi le confesseur de Benedetta, il aimait à<a name="page_057" id="page_057"></a>
+entretenir la mère et la fille de la grandeur de l'unité italienne,
+de la domination triomphale de l'Italie, le jour
+où le pape et le roi s'entendraient.</p>
+
+<p>Benedetta et Dario s'aimaient comme au premier jour,
+sans hâte, de cet amour fort et tranquille des amants qui
+se savent l'un à l'autre. Mais il arriva, alors, qu'Ernesta se
+jeta entre eux, s'opposa obstinément au mariage. Non,
+non, pas Dario! pas ce cousin, le dernier du nom, qui
+enfermerait lui aussi sa femme dans le noir tombeau du
+palais Boccanera! Ce serait l'ensevelissement continué, la
+ruine aggravée, la même misère orgueilleuse, l'éternelle
+bouderie qui déprime et endort. Elle connaissait bien le
+jeune homme, le savait égoïste et affaibli, incapable de
+penser et d'agir, destiné à enterrer sa race en souriant, à
+laisser crouler les dernières pierres de la maison sur sa
+tête, sans tenter un effort pour fonder une famille nouvelle;
+et ce qu'elle voulait, c'était une fortune autre, son
+enfant renouvelée, enrichie, s'épanouissant à la vie des
+vainqueurs et des puissants de demain. Dès ce moment,
+la mère ne cessa de s'entêter à faire le bonheur de sa fille
+malgré elle, lui disant ses larmes, la suppliant de ne pas
+recommencer sa déplorable histoire. Cependant, elle
+aurait échoué, contre la volonté paisible de la jeune fille
+qui s'était donnée à jamais, si des circonstances particulières
+ne l'avaient mise en rapport avec le gendre qu'elle
+rêvait. Justement, à la villa Montefiori, où Benedetta et
+Dario s'étaient engagés, elle fit la rencontre du comte
+Prada, le fils d'Orlando, un des héros de l'unité italienne.
+Venu de Milan à Rome, avec son père, à l'âge de dix-huit
+ans, lors de l'occupation, il était entré d'abord au ministère
+des Finances, comme simple employé, tandis que le
+vieux brave, nommé sénateur, vivait petitement d'une
+modeste rente, l'épave dernière d'une fortune mangée au
+service de la patrie. Mais, chez le jeune homme, la belle
+folie guerrière de l'ancien compagnon de Garibaldi s'était
+tournée en un furieux appétit de butin, au lendemain de<a name="page_058" id="page_058"></a>
+la victoire, et il était devenu un des vrais conquérants de
+Rome, un des hommes de proie qui dépeçaient et dévoraient
+la ville. Lancé dans d'énormes spéculations sur les
+terrains, déjà riche, à ce qu'on racontait, il venait de se
+lier avec le prince Onofrio, qu'il avait affolé, en lui
+soufflant l'idée de vendre le grand parc de la villa Montefiori,
+pour y construire tout un quartier neuf. D'autres
+affirmaient qu'il était l'amant de la princesse, la belle
+Flavia, plus âgée que lui de neuf ans, superbe encore. Et
+il y avait en effet, chez lui, une violence de désir, un
+besoin de curée dans la conquête, qui lui ôtait tout scrupule
+devant le bien et la femme des autres. Dès la première
+rencontre, il voulut Benedetta. Celle-ci, il ne
+pouvait l'avoir comme maîtresse, elle n'était qu'à
+épouser; et il n'hésita pas un instant, il rompit net avec
+Flavia, brusquement affamé de cette pure virginité, de
+ce vieux sang patricien qui coulait dans un corps si adorablement
+jeune. Quand il eut compris qu'Ernesta, la
+mère, était pour lui, il demanda la main de la fille,
+certain de vaincre. Ce fut une grande surprise, car il avait
+une quinzaine d'années de plus qu'elle; mais il était
+comte, il portait un nom déjà historique, il entassait les
+millions, bien vu au Quirinal, en passe de toutes les
+chances. Rome entière se passionna.</p>
+
+<p>Jamais ensuite Benedetta ne s'était expliqué comment
+elle avait pu finir par consentir. Six mois plus tôt, six
+mois plus tard, certainement, un pareil mariage ne se
+serait pas conclu, devant l'effroyable scandale soulevé
+dans le monde noir. Une Boccanera, la dernière de cette
+antique race papale, donnée à un Prada, à un des
+spoliateurs de l'Église! Et il avait fallu que ce projet fou
+tombât à une heure particulière et brève, au moment où
+un rapprochement suprême était tenté entre le Vatican et
+le Quirinal. Le bruit courait que l'entente allait se faire
+enfin, que le roi consentait à reconnaître au pape la propriété
+souveraine de la cité Léonine et d'une étroite bande<a name="page_059" id="page_059"></a>
+de territoire, allant jusqu'à la mer. Dès lors, le mariage
+de Benedetta et de Prada ne devenait-il pas comme le
+symbole de l'union, de la réconciliation nationale? Cette
+belle enfant, le lis pur du monde noir, n'était-il pas l'holocauste
+consenti, le gage accordé au monde blanc?
+Pendant quinze jours, on ne causa pas d'autre chose, et
+l'on discutait, on s'attendrissait, on espérait. La jeune
+fille, elle, n'entrait guère dans ces raisons, n'écoutant
+que son c&oelig;ur, dont elle ne pouvait disposer, puisqu'elle
+l'avait donné déjà. Mais, du matin au soir, elle avait
+à subir les prières de sa mère, qui la suppliait de ne pas
+refuser la fortune, la vie qui s'offrait. Surtout elle était
+travaillée par les conseils de son confesseur, le bon abbé
+Pisoni, dont le zèle patriotique éclatait en cette circonstance:
+il pesait sur elle de toute sa foi aux destinées
+chrétiennes de l'Italie, il remerciait la Providence d'avoir
+choisi une de ses ouailles pour hâler un accord qui devait
+faire triompher Dieu dans le monde entier. Et, à coup
+sûr, l'influence de son confesseur fut une des causes
+décisives qui la déterminèrent, car elle était très pieuse,
+très dévote particulièrement à une Madone, dont elle allait
+adorer l'image chaque dimanche, dans la petite église de la
+place Farnèse. Un fait la frappa beaucoup, l'abbé Pisoni lui
+raconta que la flamme de la lampe qui brûlait devant
+l'image, devenait blanche, chaque fois qu'il s'agenouillait
+lui-même, en suppliant la Vierge de conseiller le mariage
+rédempteur à sa pénitente. Ainsi agirent des forces supérieures;
+et elle cédait par obéissance à sa mère, que le
+cardinal et donna Serafina avaient combattue, puis qu'ils
+laissèrent faire à son gré, lorsque la question religieuse
+intervint. Elle avait grandi dans une pureté, dans une
+ignorance absolue, ne sachant rien d'elle-même, si fermée
+à la vie, que le mariage avec un autre que Dario était simplement
+la rupture d'une longue promesse d'existence commune,
+sans l'arrachement physique de sa chair et de son
+c&oelig;ur. Elle pleura beaucoup, et elle épousa Prada, en un<a name="page_060" id="page_060"></a>
+jour d'abandon, ne trouvant pas la volonté de résister aux
+siens et à tout le monde, consommant une union dont
+Rome entière était devenue complice.</p>
+
+<p>Et alors, le soir même des noces, ce fut le coup de
+foudre. Prada, le Piémontais, l'Italien du Nord et de la
+conquête, montra-t-il la brutalité de l'envahisseur,
+voulut-il traiter sa femme comme il avait traité la ville,
+en maître impatient de se contenter? ou bien la révélation
+de l'acte fut-elle seulement imprévue pour Benedetta,
+trop salissante de la part d'un homme qu'elle n'aimait pas
+et qu'elle ne put se résigner à subir? Jamais elle ne s'expliqua
+clairement. Mais elle ferma violemment la porte
+de sa chambre, la verrouilla, refusa avec obstination de
+la rouvrir à son mari. Pendant un mois, il dut y avoir des
+tentatives furieuses de Prada, que cet obstacle à sa passion
+affolait. Il était outragé, il saignait dans son orgueil et
+dans son désir, jurait de dompter sa femme, comme on
+dompte une jument indocile, à coups de cravache. Et
+toute cette rage sensuelle d'homme fort se brisait contre
+l'indomptable volonté qui avait poussé en un soir, sous le
+front étroit et charmant de Benedetta. Les Boccanera
+s'étaient réveillés en elle: tranquillement, elle ne voulait
+pas; et rien au monde, pas même la mort, ne l'aurait
+forcée à vouloir. Puis, c'était chez elle, devant cette
+brusque connaissance de l'amour, un retour à Dario, une
+certitude qu'elle devait donner son corps à lui seul,
+puisque à lui seul elle l'avait promis. Le jeune homme,
+depuis le mariage qu'il avait dû accepter comme
+un deuil, voyageait en France. Elle ne s'en cacha même
+pas, lui écrivit de revenir, s'engagea de nouveau à ne
+jamais appartenir à un autre. D'ailleurs, sa dévotion avait
+grandi encore, cet entêtement de garder sa virginité à
+l'amant choisi se mêlait, dans son culte, à une pensée de
+fidélité à Jésus. Un c&oelig;ur ardent de grande amoureuse
+s'était révélé en elle, prêt au martyre pour la foi jurée.
+Et, quand sa mère, désespérée, la suppliait à mains<a name="page_061" id="page_061"></a>
+jointes de se résigner au devoir conjugal, elle répondait
+qu'elle ne devait rien, puisqu'elle ne savait rien en se
+mariant. Du reste, les temps changeaient, l'accord avait
+échoué entre le Vatican et le Quirinal, à ce point, que les
+journaux des deux partis venaient de reprendre, avec une
+violence nouvelle, leur campagne d'outrages; et ce mariage
+triomphal auquel tout le monde avait travaillé,
+comme à un gage de paix, croulait dans la débâcle, n'était
+plus qu'une ruine ajoutée à tant d'autres.</p>
+
+<p>Ernesta en mourut. Elle s'était trompée, son existence
+manquée d'épouse sans joie aboutissait à cette suprême
+erreur de la mère. Le pis était qu'elle restait seule, sous
+l'entière responsabilité du désastre, car son frère, le
+cardinal, et sa s&oelig;ur, donna Serafina, l'accablaient de
+reproches. Pour se consoler, elle n'avait que le désespoir
+de l'abbé Pisoni, doublement frappé, par la perte de ses
+espérances patriotiques et par le regret d'avoir travaillé à
+une telle catastrophe. Et, un matin, on trouva Ernesta,
+toute froide et blanche dans son lit. On parla d'une rupture
+au c&oelig;ur; mais le chagrin avait pu suffire, elle souffrait
+affreusement, discrètement, sans se plaindre, comme
+elle avait souffert toute sa vie. Il y avait déjà près d'un an
+que Benedetta était mariée, se refusant à son mari, mais
+ne voulant pas quitter le domicile conjugal, pour éviter
+à sa mère le coup terrible d'un scandale public. Sa tante
+Serafina agissait pourtant sur elle, en lui donnant l'espoir
+d'une annulation de mariage possible, si elle allait se
+jeter aux genoux du Saint-Père; et elle finissait par la
+convaincre, depuis que, cédant elle-même à de certains
+conseils, elle lui avait donné pour directeur son propre
+confesseur, le père jésuite Lorenza, en remplacement
+de l'abbé Pisoni. Ce père jésuite, âgé de trente-cinq ans
+à peine, était un homme grave et aimable, aux yeux
+clairs, d'une grande force dans la persuasion. Benedetta
+ne se décida qu'au lendemain de la mort de sa
+mère, et seulement alors elle revint habiter, au palais<a name="page_062" id="page_062"></a>
+Boccanera, l'appartement où elle était née, où sa mère
+venait de s'éteindre. Tout de suite, d'ailleurs, le procès
+en annulation de mariage fut porté, pour une première
+instruction, devant le cardinal vicaire, chargé du diocèse
+de Rome. On racontait que la contessina ne s'y était décidée
+qu'après avoir obtenu une audience secrète du pape,
+qui lui avait témoigné la plus encourageante sympathie.
+Le comte Prada parlait d'abord de forcer judiciairement
+sa femme à réintégrer le domicile conjugal. Puis, supplié
+par son père, le vieil Orlando, que cette affaire désolait,
+il se contenta d'accepter le débat devant l'autorité ecclésiastique,
+exaspéré surtout de ce que la demanderesse
+alléguait que le mariage n'avait pas été consommé, par
+suite d'impuissance du mari. C'est un des motifs les plus
+nets, acceptés comme valables en cour de Rome. Dans son
+mémoire, l'avocat consistorial Morano, une des autorités
+du barreau romain, négligeait simplement de dire que
+cette impuissance avait pour cause unique la résistance de
+la femme; et tout un débat se livrait sur ce point délicat,
+si scabreux, que la vérité semblait impossible à faire: on
+donnait, de part et d'autre, des détails intimes en latin, on
+produisait des témoins, des amis, des domestiques, ayant
+assisté à des scènes, racontant la cohabitation d'une année.
+Enfin, la pièce la plus décisive était un certificat,
+signé par deux sages-femmes, qui, après examen, concluaient
+à la virginité intacte de la jeune fille. Le cardinal
+vicaire, agissant comme évêque de Rome, avait donc
+déféré le procès à la congrégation du Concile, ce qui
+était pour Benedetta un premier succès, et les choses en
+étaient là, elle attendait que la congrégation se prononçât
+définitivement, avec l'espoir que l'annulation religieuse
+du mariage serait ensuite un argument irrésistible pour
+obtenir le divorce devant les tribunaux civils. Dans l'appartement
+glacial où sa mère Ernesta, soumise et désespérée,
+venait de mourir, la contessina avait repris sa vie
+de jeune fille et se montrait très calme, très forte en sa<a name="page_063" id="page_063"></a>
+passion, ayant juré de ne se donner à personne autre
+qu'à Dario, et de ne se donner à lui que le jour où un
+prêtre les aurait saintement unis devant Dieu.</p>
+
+<p>Justement, Dario, lui aussi, était venu habiter le palais
+Boccanera, six mois plus tôt, à la suite de la mort de son
+père et de toute une catastrophe qui l'avait ruiné. Le
+prince Onofrio, après avoir, sur le conseil de Prada,
+vendu la villa Montefiori dix millions à une compagnie
+financière, s'était laissé prendre à la fièvre de spéculation
+qui brûlait Rome, au lieu de garder ses dix millions en
+poche, sagement; si bien qu'il s'était mis à jouer, en rachetant
+ses propres terrains, et qu'il avait fini par tout
+perdre, dans le krach formidable où s'engloutissait la
+fortune de la ville entière. Totalement ruiné, endetté
+même, le prince n'en continuait pas moins ses promenades
+au Corso de bel homme souriant et populaire,
+lorsqu'il était mort accidentellement, des suites d'une
+chute de cheval; et, onze mois plus tard, sa veuve, la
+toujours belle Flavia, qui s'était arrangée pour repêcher
+dans le désastre une villa moderne et quarante mille
+francs de rente, avait épousé un homme magnifique, son
+cadet de dix ans, un Suisse nommé Jules Laporte,
+ancien sergent de la garde du Saint-Père, ensuite courtier
+marron d'un commerce de reliques, aujourd'hui
+marquis Montefiori, ayant conquis le titre en conquérant
+la femme, par un bref spécial du pape. La princesse Boccanera
+était redevenue la marquise Montefiori. Et c'était
+alors que, blessé, le cardinal Boccanera avait exigé que
+son neveu Dario vînt occuper, près de lui, un petit appartement,
+au premier étage du palais. Dans le c&oelig;ur du
+saint homme, qui semblait mort au monde, l'orgueil du
+nom demeurait, une tendresse pour ce frêle garçon, le
+dernier de la race, le seul par qui la vieille souche pût
+reverdir. Il ne se montrait d'ailleurs pas hostile au mariage
+avec Benedetta, qu'il aimait aussi d'une affection
+paternelle, si fier et si hautement convaincu de leur<a name="page_064" id="page_064"></a>
+piété, en les prenant tous les deux près de lui, qu'il dédaignait
+les bruits abominables que les amis du comte
+Prada, dans le monde blanc, faisaient courir, depuis la
+réunion du cousin et de la cousine sous le même toit.
+Donna Serafina gardait Benedetta, comme lui-même gardait
+Dario, et dans le silence, dans l'ombre du vaste palais
+désert, ensanglanté autrefois par tant de violences tragiques,
+il n'y avait plus qu'eux quatre, avec leurs passions
+maintenant assoupies, derniers vivants d'un monde qui
+croulait, au seuil d'un monde nouveau.</p>
+
+<p>Lorsque, brusquement, l'abbé Pierre Froment se réveilla,
+la tête lourde de rêves pénibles, il fut désolé
+de voir que le jour tombait. Sa montre, qu'il se hâta de
+consulter, marquait six heures. Lui qui comptait se reposer
+une heure au plus, en avait dormi près de sept, dans
+un accablement invincible. Et, même éveillé, il restait
+sur le lit, brisé, comme vaincu déjà avant d'avoir combattu.
+Pourquoi donc cette prostration, ce découragement
+sans cause, ce frisson de doute, venu il ne savait
+d'où, pendant son sommeil, et qui abattait son jeune enthousiasme
+du matin? Les Boccanera étaient-ils liés à
+cette faiblesse soudaine de son âme? Il avait entrevu, dans
+le noir de ses rêves, des figures si troubles, si inquiétantes,
+et son angoisse continuait, il les évoquait encore,
+effaré de se réveiller ainsi au fond d'une chambre ignorée,
+pris du malaise de l'inconnu. Les choses ne lui
+semblaient plus raisonnables, il ne s'expliquait pas comment
+c'était Benedetta qui avait écrit au vicomte Philibert
+de la Choue pour le charger de lui apprendre que son
+livre était dénoncé à la congrégation de l'Index; et quel
+intérêt elle pouvait avoir à ce que l'auteur vînt se défendre
+à Rome; et dans quel but elle avait poussé l'amabilité
+jusqu'à vouloir qu'il descendît chez eux. Sa stupeur,
+en somme, était d'être là, étranger, sur ce lit, dans
+cette pièce, dans ce palais dont il entendait autour de
+lui le grand silence de mort. Les membres anéantis,<a name="page_065" id="page_065"></a>
+le cerveau comme vide, il avait une brusque lucidité,
+il comprenait que des choses lui échappaient, que toute
+une complication devait se cacher sous l'apparente simplicité
+des faits. Mais ce ne fut qu'une lueur, le soupçon
+s'effaça, et il se leva violemment, il se secoua, en accusant
+le triste crépuscule d'être la cause unique de ce
+frisson et de cette désespérance, dont il avait honte.</p>
+
+<p>Pierre, alors, pour se remuer, se mit à examiner les
+deux pièces. Elles étaient meublées d'acajou, simplement,
+presque pauvrement, des meubles dépareillés,
+datant du commencement du siècle. Le lit n'avait pas de
+tentures, ni les fenêtres, ni les portes. Par terre, sur le
+carreau nu, passé au rouge et ciré, des petits tapis de
+pied s'alignaient seuls devant les sièges. Et il finit par se
+rappeler, en face de cette nudité et de cette froideur
+bourgeoises, la chambre où il avait couché, enfant, à
+Versailles, chez sa grand'mère, qui avait tenu là un petit
+commerce de mercerie, sous Louis-Philippe. Mais, à un mur
+de la chambre, devant le lit, un ancien tableau l'intéressa,
+parmi des gravures enfantines et sans valeur. C'était, à
+peine éclairé par le jour mourant, une figure de femme, assise
+sur un soubassement de pierre, au seuil d'un grand et
+sévère logis, dont on semblait l'avoir chassée. Les deux
+battants de bronze venaient de se refermer à jamais, et
+elle demeurait là, drapée dans une simple toile blanche,
+tandis que des vêtements épars, lancés rudement, au
+hasard, traînaient sur les épaisses marches de granit.
+Elle avait les pieds nus, les bras nus, la face entre ses
+mains convulsées de douleur, une face qu'on ne voyait
+pas, que les ondes d'une admirable chevelure noyait,
+voilait d'or fauve. Quelle douleur sans nom, quelle
+honte affreuse, quel abandon exécrable, cachait-elle
+ainsi, cette rejetée, cette obstinée d'amour, dont on
+rêvait sans fin l'histoire, d'un c&oelig;ur éperdu? On la sentait
+adorablement jeune et belle, dans sa misère, dans ce
+lambeau de linge drapé à ses épaules; mais le reste<a name="page_066" id="page_066"></a>
+d'elle appartenait au mystère, et sa passion, et peut-être
+son infortune, et sa faute peut-être. A moins qu'elle ne
+fût là seulement le symbole de tout ce qui frissonne et
+pleure, sans visage, devant la porte éternellement close
+de l'invisible. Longtemps il la regarda, si bien qu'il
+s'imagina enfin distinguer son profil, d'une souffrance, d'une
+pureté divines. Ce n'était qu'une illusion, le tableau avait
+beaucoup souffert, noirci, délaissé, et il se demandait
+de quel maître inconnu pouvait bien être ce panneau,
+pour l'émouvoir à ce point. Sur le mur d'à côté, une
+Vierge, une mauvaise copie d'une toile du dix-huitième
+siècle, l'irrita par la banalité de son sourire.</p>
+
+<p>Le jour tombait de plus en plus, et Pierre ouvrit la
+fenêtre du salon, s'accouda. En face de lui, sur l'autre
+rive du Tibre, se dressait le Janicule, le mont d'où il
+avait vu Rome, le matin. Mais ce n'était plus, à cette
+heure trouble, la ville de jeunesse et de rêve, envolée
+dans le soleil matinal. La nuit pleuvait en une cendre
+grise, l'horizon se noyait, indistinct et morne. Là-bas, à
+gauche, il devinait de nouveau le Palatin, par-dessus les
+toits; et, à droite, là-bas, c'était toujours le dôme de
+Saint-Pierre, couleur d'ardoise, sur le ciel de plomb;
+tandis que derrière lui, le Quirinal, qu'il ne pouvait voir,
+devait sombrer lui aussi sous la brume. Quelques minutes
+se passèrent, et tout se brouilla encore, il sentit Rome
+s'évanouir, s'effacer dans son immensité, qu'il ignorait.
+Son doute et son inquiétude sans cause le reprirent,
+si douloureusement, qu'il ne put rester à la fenêtre
+davantage; il la referma, alla s'asseoir, laissa les ténèbres
+le submerger, d'un flot d'infinie tristesse. Et sa rêverie
+désespérée ne prit fin que lorsque la porte s'ouvrit doucement
+et que la clarté d'une lampe égaya la pièce.</p>
+
+<p>C'était Victorine qui entrait avec précaution, en apportant
+de la lumière.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur l'abbé, vous voici debout. J'étais
+venue vers quatre heures; mais je vous ai laissé dormir.<a name="page_067" id="page_067"></a>
+Et vous avez joliment bien fait de dormir à votre contentement.</p>
+
+<p>Puis, comme il se plaignait d'être courbaturé et frissonnant,
+elle s'inquiéta.</p>
+
+<p>&mdash;N'allez pas prendre leurs vilaines fièvres! Vous
+savez que le voisinage de leur rivière n'est pas sain. Don
+Vigilio, le secrétaire de Son Éminence, les a, les fièvres,
+et je vous assure que ce n'est pas drôle.</p>
+
+<p>Aussi lui conseilla-t-elle de ne pas descendre et de se
+recoucher. Elle l'excuserait auprès de la princesse et de
+la contessina. Il finit par la laisser dire et faire, car il
+était hors d'état d'avoir une volonté. Sur son conseil, il
+dîna pourtant, il prit un potage, une aile de poulet et des
+confitures, que Giacomo, le valet, lui monta. Et cela lui
+fit grand bien, il se sentit comme réparé, à ce point qu'il
+refusa de se mettre au lit et qu'il voulut absolument
+remercier ces dames, le soir même, de leur aimable
+hospitalité. Puisque donna Serafina recevait le lundi, il se
+présenterait.</p>
+
+<p>&mdash;Bon, bon! approuva Victorine. Du moment que vous
+allez bien, ça vous distraira... Le mieux est que don
+Vigilio, votre voisin, entre vous prendre à neuf heures et
+qu'il vous accompagne. Attendez-le.</p>
+
+<p>Pierre venait de se laver et de passer sa soutane neuve,
+lorsque, à neuf heures précises, un coup discret fut frappé
+à la porte. Un petit prêtre se présenta, âgé de trente ans
+à peine, maigre et débile, la face longue et ravagée,
+couleur de safran. Depuis deux années, des crises de
+fièvre, chaque jour, à la même heure, le dévoraient.
+Mais, dans sa face jaunie, ses yeux noirs, quand il oubliait
+de les éteindre, brûlaient, embrasés par son âme de feu.</p>
+
+<p>Il fit une révérence et dit simplement, en un français
+très pur:</p>
+
+<p>&mdash;Don Vigilio, monsieur l'abbé, et entièrement à
+votre service... Si vous voulez bien que nous descendions?<a name="page_068" id="page_068"></a></p>
+
+<p>Alors, Pierre le suivit, en le remerciant. Don
+Vigilio, d'ailleurs, ne parla plus, se contenta de répondre
+par des sourires. Ils avaient descendu le petit escalier,
+ils se trouvèrent au second étage, sur le vaste palier du
+grand escalier d'honneur. Et Pierre restait surpris et
+attristé du faible éclairage, de loin en loin des becs de
+gaz d'hôtel garni louche, dont les taches jaunes étoilaient
+à peine les profondes ténèbres des hauts couloirs sans
+fin. C'était gigantesque et funèbre. Même sur le palier, où
+s'ouvrait la porte de l'appartement de donna Serafina, en
+face de celle qui conduisait chez sa nièce, rien n'indiquait
+qu'il pût y avoir réception, ce soir-là. La porte restait
+close, pas un bruit ne sortait des pièces, dans le silence
+de mort montant du palais entier. Et ce fut don Vigilio,
+qui, après une nouvelle révérence, tourna discrètement
+le bouton, sans sonner.</p>
+
+<p>Une seule lampe à pétrole, posée sur une table,
+éclairait l'antichambre, une large pièce aux murs nus,
+peints à fresque d'une tenture rouge et or, drapée régulièrement
+tout autour, à l'antique. Sur les chaises,
+quelques paletots d'homme, deux manteaux de femme,
+étaient jetés; tandis que les chapeaux encombraient une
+console. Un domestique, assis, le dos au mur, sommeillait.</p>
+
+<p>Mais, comme don Vigilio s'effaçait pour le laisser entrer
+dans un premier salon, une pièce tendue de brocatelle
+rouge, à demi obscure et qu'il croyait vide, Pierre se
+trouva en face d'une apparition noire, une femme vêtue
+de noir, dont il ne put distinguer les traits d'abord. Il
+entendit heureusement son compagnon qui disait, en
+s'inclinant:</p>
+
+<p>&mdash;Contessina, j'ai l'honneur de vous présenter monsieur
+l'abbé Pierre Froment, arrivé de France ce matin.</p>
+
+<p>Et il demeura un instant seul avec Benedetta, au milieu
+de ce salon désert, dans la lueur dormante de deux
+lampes voilées de dentelle. Mais, à présent, un bruit de<a name="page_069" id="page_069"></a>
+voix venait du salon voisin, un grand salon dont la porte,
+ouverte à deux battants, découpait un carré de clarté
+plus vive.</p>
+
+<p>Tout de suite la jeune femme s'était montrée accueillante,
+avec une parfaite simplicité.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur l'abbé, je sais heureuse de vous voir.
+J'ai craint que votre indisposition ne fût grave. Vous voilà
+tout à fait remis, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Il l'écoutait, séduit par sa voix lente, légèrement grasse,
+où toute une passion contenue semblait passer dans beaucoup
+de sage raison. Et il la voyait enfin, avec ses cheveux
+si lourds et si bruns, sa peau si blanche, d'une blancheur
+d'ivoire. Elle avait la face ronde, les lèvres un peu fortes,
+le nez très fin, des traits d'une délicatesse d'enfance. Mais
+c'étaient surtout les yeux, chez elle, qui vivaient, des yeux
+immenses, d'une infinie profondeur, où personne n'était
+certain de lire. Dormait-elle? Rêvait-elle? Cachait-elle la
+tension ardente des grandes saintes et des grandes amoureuses,
+sous l'immobilité de son visage? Si blanche, si
+jeune, si calme, elle avait des mouvements harmonieux,
+toute une allure très réfléchie, très noble et rythmique.
+Et, aux oreilles, elle portait deux grosses perles, d'une
+pureté admirable, des perles qui venaient d'un collier
+célèbre de sa mère, et que Rome entière connaissait.</p>
+
+<p>Pierre s'excusa, remercia.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, je suis confus, j'aurais voulu dès ce matin
+vous dire combien j'étais touché de votre bonté trop grande.</p>
+
+<p>Il avait hésité à l'appeler madame, en se rappelant le
+motif allégué dans son instance en nullité de mariage.
+Mais, évidemment, tout le monde l'appelait ainsi. Son
+visage, d'ailleurs, était resté tranquille et bienveillant, et
+elle voulut le mettre à son aise.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes chez vous, monsieur l'abbé. Il suffit que
+notre parent, monsieur de la Choue, vous aime et s'intéresse
+à votre &oelig;uvre. Vous savez que j'ai pour lui une
+grande affection...<a name="page_070" id="page_070"></a></p>
+
+<p>Sa voix s'embarrassa un peu, elle venait de comprendre
+qu'elle devait parler du livre, la seule cause du voyage et
+de l'hospitalité offerte.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est le vicomte qui m'a envoyé votre livre. Je
+l'ai lu, je l'ai trouvé très beau. Il m'a troublée. Mais je
+ne suis qu'une ignorante, je n'ai certainement pas tout
+compris, et il faudra que nous en causions, vous m'expliquerez
+vos idées, n'est-ce pas, monsieur l'abbé?</p>
+
+<p>Dans ses grands yeux clairs, qui ne savaient pas mentir,
+il lut alors la surprise, l'émoi d'une âme d'enfant, mise
+en présence d'inquiétants problèmes qu'elle n'avait jamais
+soulevés. Ce n'était donc pas elle qui s'était prise de passion,
+qui avait voulu l'avoir près d'elle, pour le soutenir,
+pour être de sa victoire? Il soupçonna de nouveau, et très
+nettement cette fois, une influence secrète, quelqu'un
+dont la main menait tout, vers un but ignoré. Mais il était
+charmé de tant de simplicité et de franchise, chez une
+créature si belle, si jeune et si noble; et il se donnait à
+elle, dès ces quelques mots échangés. Il allait lui dire
+qu'elle pouvait disposer de lui, entièrement, lorsqu'il fut
+interrompu par l'arrivée d'une autre femme, également
+vêtue de noir, dont la haute et mince taille se détacha
+durement dans le cadre lumineux de la porte grande ouverte
+du salon voisin.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! Benedetta, as-tu dit à Giacomo de monter
+voir? Don Vigilio vient de descendre, et il est seul. C'est
+inconvenant.</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, ma tante, monsieur l'abbé est ici.</p>
+
+<p>Et elle se hâta de les présenter l'un à l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur l'abbé Pierre Froment... La princesse
+Boccanera.</p>
+
+<p>Il y eut des saluts cérémonieux. Elle devait toucher à
+la soixantaine, et elle se serrait tellement, qu'on l'eût
+prise, par derrière, pour une jeune femme. C'était d'ailleurs
+sa coquetterie dernière, les cheveux tout blancs,
+épais et rudes encore, n'ayant gardé de noirs que les sourcils,<a name="page_071" id="page_071"></a>
+dans sa face longue aux larges plis, plantée du grand
+nez volontaire de la famille. Elle n'avait jamais été belle,
+et elle était restée fille, blessée mortellement du choix
+du comte Brandini qui avait voulu Ernesta, sa cadette, résolue
+dès lors à mettre ses joies dans l'unique satisfaction
+de l'orgueil héréditaire du nom qu'elle portait. Les Boccanera
+avaient déjà compté deux papes, et elle espérait
+bien ne pas mourir avant que son frère le cardinal fût le
+troisième. Elle s'était faite sa femme de charge secrète,
+elle ne l'avait pas quitté, veillant sur lui, le conseillant,
+menant la maison souverainement, accomplissant des
+miracles pour cacher la ruine lente qui en faisait crouler
+les plafonds sur leurs têtes. Si, depuis trente ans, elle
+recevait chaque lundi quelques intimes, tous du Vatican,
+c'était par haute politique, pour rester le salon du monde
+noir, une force et une menace.</p>
+
+<p>Aussi Pierre devina-t-il à son accueil combien peu il
+pesait devant elle, petit prêtre étranger qui n'était pas
+même prélat. Et cela l'étonnait encore, posait de nouveau
+la question obscure: pourquoi l'avait-on invité, que
+venait-il faire dans ce monde fermé aux humbles? Il la
+savait d'une austérité de dévotion extrême, il crut finir
+par comprendre qu'elle le recevait seulement par égard
+pour le vicomte; car, à son tour, elle ne trouva que cette
+phrase:</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes si heureuses d'avoir de bonnes nouvelles
+de monsieur de la Choue! Il y a deux ans, il nous
+a amené un si beau pèlerinage!</p>
+
+<p>Elle passa la première, elle introduisit enfin le jeune
+prêtre dans le salon voisin. C'était une vaste pièce carrée,
+tendue de vieille brocatelle jaune, à grandes fleurs
+Louis XIV. Le plafond, très élevé, avait un revêtement
+merveilleux de bois sculpté et peint, des caissons à rosaces
+d'or. Mais le mobilier était disparate. De hautes glaces,
+deux superbes consoles dorées, quelques beaux fauteuils
+du dix-septième siècle; puis, le reste lamentable, un<a name="page_072" id="page_072"></a>
+lourd guéridon empire tombé on ne savait d'où, des choses
+hétéroclites venues de quelque bazar, des photographies
+affreuses, traînant sur les marbres précieux des consoles.
+Il n'y avait là aucun objet d'art intéressant. Aux murs,
+d'anciens tableaux médiocres; excepté un primitif inconnu
+et délicieux, une Visitation du quatorzième siècle, la
+Vierge toute petite, d'une délicatesse pure d'enfant de
+dix ans, tandis que l'Ange, immense, superbe, l'inondait
+du flot d'amour éclatant et surhumain; et, en face, un
+antique portrait de famille, celui d'une jeune fille très
+belle, coiffée d'un turban, que l'on croyait être le portrait
+de Cassia Boccanera, l'amoureuse et la justicière, qui
+s'était jetée au Tibre avec son frère, Ercole, et le cadavre
+de son amant, Flavio Corradini. Quatre lampes éclairaient,
+d'une grande lueur calme, la pièce fanée, comme
+jaunie d'un mélancolique coucher de soleil, grave, vide
+et nue, sans un bouquet de fleurs.</p>
+
+<p>Tout de suite, donna Serafina présenta Pierre d'un
+mot; et, dans le silence, dans l'arrêt brusque des conversations,
+il sentit les regards qui se fixaient sur lui, comme
+sur une curiosité promise et attendue. Il y avait là une
+dizaine de personnes au plus, parmi lesquelles Dario,
+debout, causant avec la petite princesse Celia Buongiovanni,
+amenée par une vieille parente, qui entretenait
+à demi-voix un prélat, monsignor Nani, tous deux assis
+dans un coin d'ombre. Mais Pierre venait surtout d'être
+frappé par le nom de l'avocat consistorial Morano, dont le
+vicomte, en l'envoyant à Rome, avait cru devoir lui expliquer
+la situation particulière dans la maison, afin de
+lui éviter des fautes. Depuis trente ans, Morano était l'ami
+de donna Serafina. Cette liaison, autrefois coupable, car
+l'avocat avait femme et enfants, était devenue, après son
+veuvage, et surtout avec le temps, une liaison excusée,
+acceptée par tous, une sorte de ces vieux ménages naturels
+que la tolérance mondaine consacre. Tous les deux, très
+dévots, s'étaient certainement assuré les indulgences<a name="page_073" id="page_073"></a>
+nécessaires. Et Morano se trouvait là, à la place qu'il
+occupait depuis plus d'un quart de siècle, au coin de
+la cheminée, bien que le feu de l'hiver n'y fût pas
+allumé encore. Et, lorsque donna Serafina eut rempli
+son devoir de maîtresse de maison, elle reprit elle-même
+sa place, à l'autre coin de la cheminée, en face
+de lui.</p>
+
+<p>Alors, tandis que Pierre s'asseyait, près de don Vigilio,
+silencieux et discret sur une chaise, Dario continua plus
+haut l'histoire qu'il contait à Celia. Il était joli homme,
+de taille moyenne, svelte et élégant, portant toute sa
+barbe brune et très soignée, avec la face longue, le nez
+fort des Boccanera, mais les traits adoucis, comme amollis
+par le séculaire appauvrissement du sang.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! une beauté, répéta-t-il avec emphase, une
+beauté étonnante!</p>
+
+<p>&mdash;Qui donc? demanda Benedetta, en les rejoignant.</p>
+
+<p>Celia, qui ressemblait à la petite Vierge du primitif,
+accroché au-dessus de sa tête, s'était mise à rire.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, chère, une pauvre fille, une ouvrière, que
+Dario a vue aujourd'hui.</p>
+
+<p>Et Dario dut recommencer son récit. Il passait dans
+une étroite rue, du côté de la place Navone, quand il
+avait aperçu, sur les marches d'un perron, une belle
+et forte fille de vingt ans, effondrée, qui pleurait à gros
+sanglots. Touché surtout de sa beauté, il s'était approché
+d'elle, avait fini par comprendre qu'elle travaillait dans la
+maison, une fabrique de perles de cire, mais que le chômage
+était venu, que l'atelier venait de fermer, et qu'elle
+n'osait rentrer chez ses parents, tellement la misère y
+était grande. Sous le déluge de ses larmes, elle levait sur
+lui des yeux si beaux, qu'il avait fini par tirer de sa poche
+quelque argent. Et elle s'était levée d'un bond, toute
+rouge et confuse, se cachant les mains dans sa jupe, ne
+voulant rien prendre, disant qu'il pouvait la suivre, s'il<a name="page_074" id="page_074"></a>
+voulait, et qu'il donnerait ça à sa mère. Puis, elle avait
+filé vivement, vers le pont Saint-Ange.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! une beauté, répéta-t-il d'un air d'extase, une
+beauté magnifique!... Plus grande que moi, mince encore
+dans sa force, avec une gorge de déesse! Un vrai antique,
+une Vénus à vingt ans, le menton un peu fort, la bouche
+et le nez d'une correction de dessin parfaite, les yeux,
+ah! les yeux si purs, si larges!... Et nu-tête, coiffée d'un
+casque de lourds cheveux noirs, la face éclatante, comme
+dorée d'un coup de soleil!</p>
+
+<p>Tous s'étaient mis à écouter, ravis, dans cette passion
+de la beauté que, malgré tout, Rome garde au c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Elles deviennent bien rares, ces belles filles du
+peuple, dit Morano. On pourrait battre le Transtévère,
+sans en rencontrer. Voici qui prouve pourtant qu'il en
+existe encore, au moins une.</p>
+
+<p>&mdash;Et comment l'appelles-tu, ta déesse? demanda
+Benedetta souriante, amusée et extasiée ainsi que les
+autres.</p>
+
+<p>&mdash;Pierina, répondit Dario, riant lui aussi.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'en as-tu fait?</p>
+
+<p>Mais le visage excité du jeune homme prit une expression
+de malaise et de peur, comme celui d'un enfant, qui,
+dans ses jeux, tombe sur une laide bête.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ne m'en parle pas, j'ai eu bien du regret...
+Une misère, une misère à vous rendre malade!</p>
+
+<p>Il l'avait suivie par curiosité, il était arrivé, derrière
+elle, de l'autre côté du pont Saint-Ange, dans le quartier
+neuf en construction, bâti sur les anciens Prés du Château;
+et là, au premier étage d'une des maisons abandonnées,
+à peine sèche et déjà en ruine, il était tombé sur un
+spectacle affreux, dont son c&oelig;ur restait soulevé: toute
+une famille, la mère, le père, un vieil oncle infirme, des
+enfants, mourant de faim, pourrissant dans l'ordure. Il
+choisissait les termes les plus nobles pour en parler,
+il écartait l'horrible vision d'un geste effrayé de la main.<a name="page_075" id="page_075"></a></p>
+
+<p>&mdash;Enfin, je me suis sauvé, et je vous réponds que je
+n'y retournerai pas.</p>
+
+<p>Il y eut un hochement de tête général, dans le silence
+froid et gêné qui s'était fait. Morano conclut en une
+phrase amère, où il accusait les spoliateurs, les hommes
+du Quirinal, d'être l'unique cause de toute la misère de
+Rome. Est-ce qu'on ne parlait pas de faire un ministre du
+député Sacco, cet intrigant compromis dans toutes sortes
+d'aventures louches? Ce serait le comble de l'impudence,
+la banqueroute infaillible et prochaine.</p>
+
+<p>Et seule Benedetta, dont le regard s'était fixé sur Pierre,
+en songeant à son livre, murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Les pauvres gens! c'est bien triste, mais pourquoi
+donc ne pas retourner les voir?</p>
+
+<p>Pierre, dépaysé et distrait d'abord, venait d'être profondément
+remué par le récit de Dario. Il revivait son
+apostolat au milieu des misères de Paris, il s'attendrissait
+pitoyablement, en retombant, dès son arrivée à Rome,
+sur des souffrances pareilles. Sans le vouloir, il haussa la
+voix, il dit très haut:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! madame, nous irons les voir ensemble,
+vous m'emmènerez. Ces questions me passionnent tant!</p>
+
+<p>L'attention de tous fut ainsi ramenée sur lui. On se mit
+à le questionner, il les sentit inquiets de son impression
+première, de ce qu'il pensait de leur ville et d'eux-mêmes.
+Surtout on lui recommandait de ne pas juger
+Rome sur les apparences. Enfin, quel effet lui avait-elle
+produit? Comment l'avait-il vue, comment la jugeait-il?
+Et lui, poliment, s'excusait de ne pouvoir répondre, n'ayant
+rien vu, n'étant pas même sorti. Mais on ne l'en pressa
+que plus vivement, il eut la sensation nette d'un travail
+sur lui, d'un effort pour l'amener à l'admiration et à
+l'amour. On le conseillait, on l'adjurait de ne pas céder
+à des désillusions fatales, de persister, d'attendre que
+Rome lui révélât son âme.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur l'abbé, combien de temps comptez-vous<a name="page_076" id="page_076"></a>
+rester parmi nous? demanda une voix courtoise, d'un
+timbre doux et clair.</p>
+
+<p>C'était monsignor Nani, assis dans l'ombre, qui parlait
+haut pour la première fois. A diverses reprises, Pierre
+avait cru s'apercevoir que le prélat ne le quittait pas de
+ses yeux bleus, très vifs, tandis qu'il semblait écouter
+attentivement le lent bavardage de la tante de Celia. Et,
+avant de répondre, il le regarda dans sa soutane lisérée
+de cramoisi, l'écharpe de soie violette serrée à la taille,
+l'air jeune encore bien qu'il eût dépassé la cinquantaine,
+avec ses cheveux restés blonds, son nez droit et fin, sa
+bouche du dessin le plus délicat et le plus ferme, aux
+dents admirablement blanches.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monseigneur, une quinzaine de jours, trois
+semaines peut-être.</p>
+
+<p>Le salon entier se récria. Comment! trois semaines? Il
+avait la prétention de connaître Rome en trois semaines!
+Il fallait six mois, un an, dix ans! L'impression première
+était toujours désastreuse; et, pour en revenir, cela
+demandait un long séjour.</p>
+
+<p>&mdash;Trois semaines! répéta donna Serafina de son air
+de dédain. Est-ce qu'on peut s'étudier et s'aimer, en trois
+semaines? Ceux qui nous reviennent, ce sont ceux qui ont
+fini par nous connaître.</p>
+
+<p>Nani, sans s'exclamer avec les autres, s'était d'abord
+contenté de sourire. Il avait eu un petit geste de sa main
+fine, qui trahissait son origine aristocratique. Et, comme
+Pierre, modestement, s'expliquait, disait que, venu pour
+faire certaines démarches, il partirait lorsque ces démarches
+seraient faites, le prélat conclut, en souriant toujours:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! monsieur l'abbé restera plus de trois semaines,
+nous aurons le bonheur, j'espère, de le posséder longtemps.</p>
+
+<p>Bien que dite avec une tranquille obligeance, cette
+phrase troubla le jeune prêtre. Que savait-on, que voulait-on<a name="page_077" id="page_077"></a>
+dire? Il se pencha, il demanda tout bas à don Vigilio,
+demeuré près de lui, muet:</p>
+
+<p>&mdash;Qui est-ce, monsignor Nani?</p>
+
+<p>Mais le secrétaire ne répondit pas tout de suite. Son
+visage fiévreux se plomba encore. Ses yeux ardents
+virèrent, s'assurèrent que personne ne le surveillait. Et,
+dans un souffle:</p>
+
+<p>&mdash;L'assesseur du Saint-Office.</p>
+
+<p>Le renseignement suffisait, car Pierre n'ignorait pas
+que l'assesseur, qui assistait en silence aux réunions du
+Saint-Office, se rendait chaque mercredi soir, après la
+séance, chez le Saint-Père, pour lui rendre compte des
+affaires traitées l'après-midi. Cette audience hebdomadaire,
+cette heure passée avec le pape, dans une intimité qui
+permettait d'aborder tous les sujets, donnait au personnage
+une situation à part, un pouvoir considérable. Et,
+d'ailleurs, la fonction était cardinalice, l'assesseur ne
+pouvait être ensuite nommé que cardinal.</p>
+
+<p>Monsignor Nani, qui semblait parfaitement simple et
+aimable, continuait à regarder le jeune prêtre d'un air si
+encourageant, que ce dernier dut aller occuper, près de
+lui, le siège laissé enfin libre par la vieille tante de Celia.
+N'était-ce pas un présage de victoire, cette rencontre,
+faite le premier jour, d'un prélat puissant dont l'influence
+lui ouvrirait peut-être toutes les portes? Il se sentit alors
+très touché, lorsque celui-ci, dès la première question,
+lui demanda obligeamment, d'un ton de profond intérêt:</p>
+
+<p>&mdash;Alors, mon cher fils, vous avez donc publié un
+livre?</p>
+
+<p>Et, repris par l'enthousiasme, oubliant où il était,
+Pierre se livra, conta son initiation de brûlant amour au
+travers des souffrants et des humbles, rêva tout haut le
+retour à la communauté chrétienne, triompha avec le
+catholicisme rajeuni, devenu la religion de la démocratie
+universelle. Peu à peu, il avait de nouveau élevé
+la voix; et le silence se faisait dans l'antique salon<a name="page_078" id="page_078"></a>
+sévère, tous s'étaient remis à l'écouter, au milieu d'une
+surprise croissante, d'un froid de glace, qu'il ne sentait
+pas.</p>
+
+<p>Doucement, Nani finit par l'interrompre, avec son éternel
+sourire, dont la pointe d'ironie ne se montrait même
+plus.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, sans doute, mon cher fils, c'est très
+beau, oh! très beau, tout à fait digne de l'imagination
+pure et noble d'un chrétien... Mais que comptez-vous
+faire, maintenant?</p>
+
+<p>&mdash;Aller droit au Saint-Père, pour me défendre.</p>
+
+<p>Il y eut un léger rire réprimé, et donna Serafina exprima
+l'avis général, en s'écriant:</p>
+
+<p>&mdash;On ne voit pas comme ça le Saint-Père!</p>
+
+<p>Mais Pierre se passionna.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, j'espère bien que je le verrai... Est-ce que je
+n'ai pas exprimé ses idées? Est-ce que je n'ai pas défendu
+sa politique? Est-ce qu'il peut laisser condamner mon
+livre, où je crois m'être inspiré du meilleur de lui-même?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, sans doute, se hâta de répéter Nani,
+comme s'il eût craint qu'on ne brusquât trop les choses
+avec ce jeune enthousiaste. Le Saint-Père est d'une intelligence
+si haute! Et il faudra le voir... Seulement, mon cher
+fils, ne vous excitez pas de la sorte, réfléchissez un peu,
+prenez votre heure...</p>
+
+<p>Puis, se tournant-vers Benedetta:</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas? Son Éminence n'a pas encore vu monsieur
+l'abbé. Dès demain matin, il faudra qu'elle daigne
+le recevoir, pour le diriger de ses sages conseils.</p>
+
+<p>Jamais le cardinal Boccanera ne montait assister aux
+réceptions de sa s&oelig;ur, le lundi soir. Il était toujours là,
+en pensée, comme le maître absent et souverain.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que, répondit la contessina en hésitant, je
+crains bien que mon oncle ne soit pas dans les idées de
+monsieur l'abbé.<a name="page_079" id="page_079"></a></p>
+
+<p>Nani se remit à sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Justement, il lui dira des choses bonnes à entendre.</p>
+
+<p>Et il fut convenu tout de suite, avec don Vigilio, que
+celui-ci inscrirait le prêtre pour une audience, le lendemain
+matin, à dix heures.</p>
+
+<p>Mais, à ce moment, un cardinal entra, vêtu de l'habit de
+ville, la ceinture et les bas rouges, la simarre noire,
+lisérée et boutonnée de rouge. C'était le cardinal Sarno,
+un très ancien familier des Boccanera; et, pendant qu'il
+s'excusait d'avoir travaillé très tard, le salon se taisait,
+s'empressait, avec déférence. Mais, pour le premier cardinal
+qu'il voyait, Pierre éprouvait une déception vive,
+car il ne trouvait pas la majesté, le bel aspect décoratif,
+auquel il s'était attendu. Celui-ci apparaissait petit, un
+peu contrefait, l'épaule gauche plus haute que la droite,
+le visage usé et terreux, avec des yeux morts. Il lui faisait
+l'effet d'un très vieil employé de soixante-dix ans, hébété
+par un demi-siècle de bureaucratie étroite, déformé et
+alourdi de n'avoir jamais quitté le rond de cuir, sur lequel
+il avait vécu sa vie. Et, en réalité, son histoire entière
+était là: enfant chétif d'une petite famille bourgeoise,
+élève au Séminaire romain, plus tard professeur de droit
+canonique pendant dix ans à ce même Séminaire, puis secrétaire
+à la Propagande, et enfin cardinal depuis vingt-cinq
+ans. On venait de célébrer son jubilé cardinalice. Né à
+Rome, il n'avait jamais passé hors de Rome un seul jour,
+il était le type parfait du prêtre grandi à l'ombre du Vatican
+et maître du monde. Bien qu'il n'eût occupé aucune
+fonction diplomatique, il avait rendu de tels services à la
+Propagande, par ses habitudes méthodiques de travail,
+qu'il était devenu président d'une des deux commissions
+qui se partagent le gouvernement des vastes pays d'Occident,
+non encore catholiques. Et c'était ainsi qu'au fond
+de ces yeux morts, dans ce crâne bas, d'expression obtuse,
+il y avait la carte immense de la chrétienté.</p>
+
+<p>Nani lui-même s'était levé, plein d'un sourd respect<a name="page_080" id="page_080"></a>
+devant cet homme effacé et terrible, qui avait les mains
+partout, aux coins les plus reculés de la terre, sans être
+jamais sorti de son bureau. Il le savait, dans son apparente
+nullité, dans son lent travail de conquête méthodique et
+organisée, d'une puissance à bouleverser les empires.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que Votre Éminence est remise de ce rhume,
+qui nous a désolés?</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, je tousse toujours... Il y a un couloir
+pernicieux. J'ai le dos glacé, dès que je sors de mon
+cabinet.</p>
+
+<p>A partir de ce moment, Pierre se sentit tout petit et
+perdu. On oubliait même de le présenter au cardinal. Et
+il dut rester là pendant près d'une heure encore, regardant,
+observant. Ce monde vieilli lui parut alors enfantin,
+retourné à une enfance triste. Sous la morgue, la réserve
+hautaine, il devinait maintenant une réelle timidité, la
+méfiance inavouée d'une grande ignorance. Si la conversation
+ne devenait pas générale, c'était que personne
+n'osait; et il entendait, dans les coins, des bavardages
+puérils et sans fin, les menues histoires de la semaine, les
+petits bruits des sacristies et des salons. On se voyait fort
+peu, les moindres aventures prenaient des proportions
+énormes. Il finit par avoir la sensation nette qu'il se trouvait
+transporté
+dans un salon français du temps de
+Charles X, au fond d'une de nos grandes villes épiscopales
+de province. Aucun rafraîchissement n'était servi.
+La vieille tante de Celia venait de s'emparer du cardinal
+Sarno, qui ne répondait pas, hochant le menton de loin en
+loin. Don Vigilio n'avait pas desserré les dents de la
+soirée. Une longue conversation, à voix très basse, s'était
+engagée entre Nani et Morano, tandis que donna Serafina,
+qui se penchait pour les écouter, approuvait d'un lent
+signe de tête. Sans doute, ils causaient du divorce de
+Benedetta, car ils la regardaient de temps à autre, d'un air
+grave. Et, au milieu de la vaste pièce, dans la clarté dormante
+des lampes, il n'y avait que le groupe jeune, formé<a name="page_081" id="page_081"></a>
+par Benedetta, Dario et Celia, qui semblât vivre, babillant
+à demi-voix, étouffant parfois des rires.</p>
+
+<p>Tout d'un coup, Pierre fut frappé de la grande ressemblance
+qu'il y avait entre Benedetta et le portrait de
+Cassia, pendu au mur. C'était la même enfance délicate,
+la même bouche de passion et les mêmes grands yeux
+infinis, dans la même petite face ronde, raisonnable et
+saine. Il y avait là, certainement, une âme droite et un
+c&oelig;ur de flamme. Puis, un souvenir lui revint, celui d'une
+peinture de Guido Reni, l'adorable et candide tête de
+Béatrice Cenci, dont le portrait de Cassia lui parut, à cet
+instant, être l'exacte reproduction. Cette double ressemblance
+l'émut, lui fit regarder Benedetta avec une inquiète
+sympathie, comme si toute une fatalité violente de pays
+et de race allait s'abattre sur elle. Mais elle était si
+calme, l'air si résolu et si patient! Et, depuis qu'il se
+trouvait dans ce salon, il n'avait surpris, entre elle et
+Dario, aucune tendresse qui ne fût fraternelle et gaie,
+surtout de sa part, à elle, dont le visage gardait la sérénité
+claire des grands amours avouables. Un moment, Dario
+lui avait pris les mains, en plaisantant, les avait serrées;
+et, s'il s'était mis à rire un peu nerveusement, avec de
+courtes flammes au bord des cils, elle, sans hâte, avait
+dégagé ses doigts, comme en un jeu de vieux camarades
+tendres. Elle l'aimait, visiblement, de tout son être, pour
+toute la vie.</p>
+
+<p>Mais Dario ayant étouffé un léger bâillement, en regardant
+sa montre, et s'étant esquivé, pour rejoindre des
+amis qui jouaient chez une dame, Benedetta et Celia
+vinrent s'asseoir sur un canapé, près de la chaise de
+Pierre; et ce dernier surprit, sans le vouloir, quelques
+mots de leurs confidences. La petite princesse était l'aînée
+du prince Matteo Buongiovanni, père de cinq enfants
+déjà, marié à une Mortimer, une Anglaise qui lui avait
+apporté cinq millions. D'ailleurs, on citait les Buongiovanni
+comme une des rares familles du patriciat de Rome riches<a name="page_082" id="page_082"></a>
+encore, debout au milieu des ruines du passé croulant de
+toutes parts. Eux aussi avaient compté deux papes, ce qui
+n'empêchait pas le prince Matteo de s'être rallié au Quirinal,
+sans toutefois se fâcher avec le Vatican. Fils lui-même
+d'une Américaine, n'ayant plus dans les veines le pur sang
+romain, il était d'une politique plus souple, fort avare,
+disait-on, luttant pour garder un des derniers la richesse
+et la toute-puissance de jadis, qu'il sentait condamnée
+à l'inévitable mort. Et c'était dans cette famille, d'orgueil
+superbe, dont l'éclat continuait à emplir la ville, qu'une
+aventure venait d'éclater, soulevant des commérages sans
+fin: l'amour brusque de Celia pour un jeune lieutenant,
+à qui elle n'avait jamais parlé; l'entente passionnée des
+deux amants qui se voyaient chaque jour au Corso, n'ayant
+pour tout se dire que l'échange d'un regard; la volonté
+tenace de la jeune fille qui, après avoir déclaré à son père
+qu'elle n'aurait pas d'autre mari, attendait inébranlable,
+certaine qu'on lui donnerait l'homme de son choix. Le
+pis était que ce lieutenant, Attilio Sacco, se trouvait être
+le fils du député Sacco, un parvenu, que le monde noir
+méprisait, comme vendu au Quirinal, capable des plus
+laides besognes.</p>
+
+<p>&mdash;C'est pour moi que Morano a parlé tout à l'heure,
+murmurait Celia à l'oreille de Benedetta. Oui, oui, quand
+il a maltraité le père d'Attilio, à propos de ce ministère
+dont on s'occupe... Il a voulu m'infliger une leçon.</p>
+
+<p>Toutes deux s'étaient juré une éternelle tendresse, dès
+le Sacré-C&oelig;ur, et Benedetta, son aînée de cinq ans, se
+montrait maternelle.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, tu n'es pas plus raisonnable, tu penses toujours
+à ce jeune homme?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! chère, vas-tu me faire de la peine, toi aussi!...
+Attilio me plaît, et je le veux. Lui, entends-tu! et pas un
+autre. Je le veux, je l'aurai, parce qu'il m'aime et que
+je l'aime... C'est tout simple.</p>
+
+<p>Pierre, saisi, la regarda. Elle était un lis candide et<a name="page_083" id="page_083"></a>
+fermé, avec sa douce figure de vierge. Un front et un nez
+d'une pureté de fleur, une bouche d'innocence aux lèvres
+closes sur les dents blanches, des yeux d'eau de source,
+clairs et sans fond. Et pas un frisson sur les joues d'une
+fraîcheur de satin, pas une inquiétude ni une curiosité
+dans le regard ingénu. Pensait-elle? Savait-elle? Qui
+aurait pu le dire! Elle était la vierge dans tout son
+inconnu redoutable.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! chère, reprit Benedetta, ne recommence pas
+ma triste histoire. Ça ne réussit guère, de marier le pape
+et le roi.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, dit Celia avec tranquillité, tu n'aimais pas
+Prada, tandis que moi j'aime Attilio. La vie est là, il faut
+aimer.</p>
+
+<p>Cette parole, prononcée si naturellement par cette
+enfant ignorante, troubla Pierre à un tel point, qu'il sentit
+des larmes lui monter aux yeux. L'amour, oui! c'était
+la solution à toutes les querelles, l'alliance entre les
+peuples, la paix et la joie dans le monde entier. Mais
+donna Serafina s'était levée, en se doutant du sujet de
+conversation qui animait les deux amies. Et elle jeta un
+coup d'&oelig;il à don Vigilio, que celui-ci comprit, car il vint
+dire tout bas à Pierre que l'heure était venue de se retirer.
+Onze heures sonnaient, Celia partait avec sa tante, sans
+doute l'avocat Morano voulait garder un instant le cardinal
+Sarno et Nani pour causer en famille de quelque difficulté
+qui se présentait, entravant l'affaire du divorce. Dans le
+premier salon, lorsque Benedetta eut baisé Celia sur les
+deux joues, elle prit congé de Pierre avec beaucoup de
+bonne grâce.</p>
+
+<p>&mdash;Demain matin, en répondant au vicomte, je lui dirai
+combien nous sommes heureux de vous avoir, et pour
+plus longtemps que vous ne croyez... N'oubliez pas, à dix
+heures, de descendre saluer mon oncle le cardinal.</p>
+
+<p>En haut, au troisième étage, comme Pierre et don
+Vigilio, tenant chacun un bougeoir que le domestique<a name="page_084" id="page_084"></a>
+leur avait remis, allaient se séparer devant leurs portes,
+le premier ne put s'empêcher de poser au second une
+question qui le tracassait.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un personnage très influent que monsignor
+Nani?</p>
+
+<p>Don Vigilio s'effara de nouveau, fit un simple geste en
+ouvrant les deux bras, comme pour embrasser le monde.
+Puis, ses yeux flambèrent, une curiosité parut le saisir à
+son tour.</p>
+
+<p>&mdash;Vous le connaissiez déjà, n'est-ce-pas? demanda-t-il
+sans répondre.</p>
+
+<p>&mdash;Moi! pas du tout!</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment!... Il vous connaît très bien, lui! Je l'ai
+entendu parler de vous, lundi dernier, en des termes si
+précis, qu'il m'a semblé au courant des plus petits détails
+de votre vie et de votre caractère.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais je n'avais même entendu prononcer son
+nom.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, c'est qu'il se sera renseigné.</p>
+
+<p>Et don Vigilio salua, rentra dans sa chambre; tandis
+que Pierre, qui s'étonnait de trouver la porte de la sienne
+ouverte, en vit sortir Victorine, de son air tranquille et
+actif.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur l'abbé, j'ai voulu m'assurer par moi-même
+que vous ne manquiez de rien. Vous avez de la
+bougie, vous avez de l'eau, du sucre, des allumettes... Et,
+le matin, que prenez-vous? Du café? Non! du lait pur,
+avec un petit pain. Bon! pour huit heures, n'est-ce pas?...
+Et reposez-vous, dormez bien. Moi, les premières nuits,
+oh! j'ai eu une peur des revenants, dans ce vieux palais!
+Mais je n'en ai jamais vu la queue d'un. Quand on est
+mort, on est trop content de l'être, on se repose.</p>
+
+<p>Pierre, enfin, se trouva seul, heureux de se détendre,
+d'échapper au malaise de l'inconnu, de ce salon, de ces
+gens, qui se mêlaient, s'effaçaient en lui comme des
+ombres, sous la lumière dormante des lampes. Les<a name="page_085" id="page_085"></a>
+revenants, ce sont les vieux morts d'autrefois dont les
+âmes en peine reviennent aimer et souffrir, dans la
+poitrine des vivants d'aujourd'hui. Et, malgré son long
+repos de la journée, jamais il ne s'était senti si las, si
+désireux de sommeil, l'esprit confus et brouillé, craignant
+bien de n'avoir rien compris. Lorsqu'il se mit à se
+déshabiller, l'étonnement d'être là, de se coucher là, le
+reprit avec une intensité telle, qu'il crut un moment être
+un autre. Que pensait tout ce monde de son livre? Pourquoi
+l'avait-on fait venir en ce froid logis qu'il devinait
+hostile? Était-ce donc pour l'aider ou pour le vaincre? Et
+il ne revoyait, dans la lueur jaune, dans le morne coucher
+d'astre du salon, que donna Serafina et l'avocat Morano,
+aux deux coins de la cheminée, tandis que, derrière la
+tête passionnée et calme de Benedetta, apparaissait la face
+souriante de monsignor Nani, aux yeux de ruse, aux lèvres
+d'indomptable énergie.</p>
+
+<p>Il se coucha, puis se releva, étouffant, ayant un tel
+besoin d'air frais et libre, qu'il alla ouvrir toute grande la
+fenêtre, pour s'y accouder. Mais la nuit était d'un noir
+d'encre, les ténèbres avaient submergé l'horizon. Au firmament,
+des brumes devaient cacher les étoiles, la voûte
+opaque pesait, d'une lourdeur de plomb; et, en face, les
+maisons du Transtévère dormaient depuis longtemps, pas
+une fenêtre ne luisait, un bec de gaz scintillait seul, au
+loin, comme une étincelle perdue. Vainement il chercha le
+Janicule. Tout sombrait au fond de cette mer du néant, les
+vingt-quatre siècles de Rome, le Palatin antique et le
+moderne Quirinal, le dôme géant de Saint-Pierre, effacé
+du ciel par le flot d'ombre. Et, au-dessous de lui, il ne
+voyait pas, n'entendait même pas le Tibre, le fleuve mort
+dans la ville morte.<a name="page_086" id="page_086"></a></p>
+
+<h3><a name="III" id="III"></a>III</h3>
+
+<p>A dix heures moins un quart, le lendemain matin,
+Pierre descendit au premier étage du palais, pour se présenter
+à l'audience du cardinal Boccanera. Il venait de
+se réveiller plein de courage, repris par l'enthousiasme
+naïf de sa foi; et rien n'était resté de son singulier accablement
+de la veille, des doutes et des soupçons qui
+l'avaient saisi, au premier contact de Rome, dans la
+fatigue de l'arrivée. Il faisait si beau, le ciel était si pur,
+que son c&oelig;ur s'était remis à battre d'espérance.</p>
+
+<p>Sur le vaste palier, la porte de la première antichambre
+se trouvait large ouverte, à deux battants. Le cardinal,
+un des derniers cardinaux du patriciat romain, tout en
+fermant les salons de gala dont les fenêtres donnaient sur
+la rue et qui se pourrissaient de vétusté, avait gardé l'appartement
+de réception d'un de ses grands-oncles, cardinal
+comme lui, vers la fin du dix-huitième siècle. C'était
+une série de quatre immenses pièces, hautes de six
+mètres, qui prenaient jour sur la ruelle en pente, descendant
+au Tibre; et le soleil n'y pénétrait jamais, barré par
+les noires maisons d'en face. L'installation avait donc été
+conservée dans tout le faste et la pompe des princes d'autrefois,
+grands dignitaires de l'Église. Mais aucune réparation
+n'était faite, aucun soin n'était pris, les tentures
+pendaient en loques, la poussière mangeait les meubles,
+au milieu d'une complète insouciance, où l'on sentait
+comme une volonté hautaine d'arrêter le temps.</p>
+
+<p>Pierre éprouva un léger saisissement, en entrant dans<a name="page_087" id="page_087"></a>
+la première pièce, l'antichambre des domestiques. Jadis,
+deux gendarmes pontificaux, en tenue, restaient là à
+demeure, parmi un flot de valets; et un seul domestique,
+aujourd'hui, augmentait encore par sa présence fantomatique
+la mélancolie de cette vaste salle, à demi
+obscure. Surtout ce qui frappait la vue, en face des
+fenêtres, c'était un autel drapé de rouge, surmonté d'un
+baldaquin tendu de rouge, sous lequel étaient brodées les
+armes des Boccanera, le dragon ailé, soufflant des
+flammes, avec la devise: <i>Bocca nera, Alma rossa.</i> Et le
+chapeau rouge du grand-oncle, l'ancien grand chapeau de
+cérémonie, se trouvait également là, ainsi que les deux
+coussins de soie rouge et les deux antiques parasols,
+pendus au mur, qu'on emportait dans le carrosse, à chaque
+sortie. Au milieu de l'absolu silence, on croyait entendre
+le petit bruit discret des mites qui rongeaient depuis un
+siècle tout ce passé mort, qu'un coup de plumeau aurait
+fait tomber en poudre.</p>
+
+<p>La seconde antichambre, celle où se tenait autrefois le
+secrétaire, une salle aussi vaste, était vide; et Pierre dut
+la traverser, il ne découvrit don Vigilio que dans la troisième,
+l'antichambre noble. Avec son personnel désormais
+réduit au strict nécessaire, le cardinal avait préféré avoir
+son secrétaire sous la main, à la porte même de l'ancienne
+salle du trône, dans laquelle il recevait. Et don Vigilio,
+si maigre, si jaune, si frissonnant de fièvre, était là comme
+perdu, à une toute petite et pauvre table noire, chargée
+de papiers. Plongé au fond d'un dossier, il leva la tête,
+reconnut le visiteur; et, d'une voix basse, à peine un
+murmure dans le silence:</p>
+
+<p>&mdash;Son Éminence est occupée... Veuillez attendre.</p>
+
+<p>Puis, il se replongea dans sa lecture, sans doute pour
+échapper à toute tentative de conversation.</p>
+
+<p>N'osant s'asseoir, Pierre examina la pièce. Elle était
+peut-être encore plus délabrée que les deux autres, avec sa
+tenture de damas vert, élimée par l'âge, pareille à la mousse<a name="page_088" id="page_088"></a>
+qui se décolore sur les vieux arbres. Mais le plafond restait
+superbe, toute une décoration somptueuse, une haute
+frise dont les ornements peints et dorés encadraient
+un Triomphe d'Amphitrite, d'un des élèves de Raphaël.
+Et, selon l'antique usage, c'était dans cette pièce que la
+barrette était posée, sur une crédence, au pied d'un grand
+crucifix d'ébène et d'ivoire.</p>
+
+<p>Mais, comme il s'habituait au demi-jour, il fut tout d'un
+coup très intéressé par un portrait en pied du cardinal,
+peint récemment. Celui-ci y était représenté en grand costume
+de cérémonie, la soutane de moire rouge, le rochet de
+dentelle, la cappa jetée royalement sur les épaules. Et ce
+haut vieillard de soixante-dix ans avait gardé, dans ce
+vêtement d'Église, son allure fière de prince, entièrement
+rasé, les cheveux si blancs et si drus encore, qu'ils foisonnaient
+en boucles sur les épaules. C'était le masque dominateur
+des Boccanera, le nez fort, la bouche grande, aux
+lèvres minces, dans une face longue, coupée de larges
+plis; et surtout les yeux de sa race éclairaient la face pâle,
+des yeux très bruns, de vie ardente, sous des sourcils
+épais, restés noirs. La tête laurée, il aurait rappelé les
+têtes des empereurs romains, très beau et maître du
+monde, comme si le sang d'Auguste avait battu dans ses
+veines.</p>
+
+<p>Pierre savait son histoire, et ce portrait l'évoquait en
+lui. Élevé au Collège des Nobles, Pio Boccanera n'avait
+quitté Rome qu'une fois, très jeune, à peine diacre, pour
+aller à Paris présenter une barrette, comme ablégat. Puis,
+sa carrière ecclésiastique s'était déroulée souverainement,
+les honneurs lui étaient venus d'une façon toute naturelle,
+dus à sa naissance: consacré de la main même de Pie IX,
+fait plus tard chanoine de la Basilique vaticane et camérier
+secret participant, nommé Majordome après l'occupation
+italienne, et enfin cardinal en 1874. Depuis quatre
+ans, il était camerlingue, et l'on racontait tout bas que
+Léon XIII l'avait choisi pour cette charge, comme Pie IX<a name="page_089" id="page_089"></a>
+autrefois l'avait choisi lui-même, afin de l'écarter de la
+succession au trône pontifical; car, si, en le nommant, le
+conclave avait méconnu la tradition qui voulait que le
+camerlingue ne pût être élu pape, sans doute reculerait-on
+devant une infraction nouvelle. Et l'on disait encore que
+la lutte sourde continuait, comme sous le règne passé,
+entre le pape et le camerlingue, ce dernier à l'écart,
+condamnant la politique du Saint-Siège, d'opinion radicalement
+opposée en tout, attendant muet, dans le néant
+actuel de sa charge, la mort du pape, qui lui donnerait le
+pouvoir intérimaire jusqu'à l'élection du pape nouveau,
+le devoir d'assembler le conclave et de veiller à la bonne
+expédition transitoire des affaires de l'Église. L'ambition
+de la papauté, le rêve de recommencer l'aventure du cardinal
+Pecci, camerlingue et pape, n'était-il pas derrière
+ce grand front sévère, dans la flamme même de ces regards
+noirs? Son orgueil de prince romain ne connaissait que
+Rome, il se faisait presque une gloire d'ignorer totalement
+le monde moderne, et il se montrait d'ailleurs très pieux,
+d'une religion austère, d'une foi pleine et solide, incapable
+du plus léger doute.</p>
+
+<p>Mais un chuchotement tira Pierre de ses réflexions.
+C'était don Vigilio qui l'invitait à s'asseoir, de son air
+prudent.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sera long peut-être, vous pouvez prendre un
+tabouret.</p>
+
+<p>Et il se mit à couvrir une grande feuille jaunâtre d'une
+écriture fine, tandis que Pierre, machinalement, pour
+obéir, s'asseyait, sur un des tabourets de chêne, rangés
+le long du mur, en face du portrait. Il retomba dans une
+rêverie, il crut voir renaître et éclater, autour de lui, le
+faste princier d'un des cardinaux d'autrefois. D'abord, le
+jour où il était nommé, le cardinal donnait des fêtes, des
+réjouissances publiques, dont certaines sont citées encore
+pour leur splendeur. Pendant trois journées, les portes
+des salons de réception restaient grandes ouvertes, entrait<a name="page_090" id="page_090"></a>
+qui voulait; et, de salle en salle, des huissiers lançaient,
+répétaient les noms, patriciat, bourgeoisie, menu peuple,
+Rome entière, que le nouveau cardinal accueillait avec
+une bonté souveraine, tel qu'un roi ses sujets. Puis, c'était
+toute une royauté organisée, certains cardinaux jadis déplaçaient
+plus de cinq cents personnes avec eux, avaient
+une maison qui comprenait seize offices, vivaient au milieu
+d'une véritable cour. Même, plus récemment, lorsque
+la vie se fut simplifiée, un cardinal, s'il était prince,
+avait droit à un train de gala de quatre voitures, attelées
+de chevaux noirs. Quatre domestiques le précédaient, en
+livrée à ses armes, portant le chapeau, les coussins et les
+parasols. Il était en outre accompagné du secrétaire en
+manteau de soie violette, du caudataire revêtu de la
+croccia, sorte de douillette en laine violette, avec des
+revers de soie, et du gentilhomme, en costume Henri II,
+tenant la barrette entre ses mains gantées. Quoique diminué
+déjà, le train de maison comprenait encore l'auditeur
+chargé du travail des congrégations, le secrétaire uniquement
+employé à la correspondance, le maître de chambre
+qui introduisait les visiteurs, le gentilhomme qui portait
+la barrette, et le caudataire, et le chapelain, et le maître
+de maison, et le valet de chambre, sans compter la nuée
+des valets en sous-ordre, les cuisiniers, les cochers, les
+palefreniers, un véritable peuple dont bourdonnaient les
+palais immenses. Et c'était de ce peuple que Pierre, par
+la pensée, remplissait les trois vastes antichambres, précédant
+la salle du trône, c'était ce flot de laquais en
+livrée bleue, aux passementeries armoriées, ce monde
+d'abbés et de prélats en manteaux de soie, qui revivait
+devant lui, mettant toute une vie passionnée et magnifique
+sous les hauts plafonds vides, dans les demi-ténèbres
+qu'il éclairait de sa splendeur ressuscitée.</p>
+
+<p>Mais, aujourd'hui, surtout depuis l'entrée des Italiens
+à Rome, les grandes fortunes des princes romains s'étaient
+presque toutes effondrées, et le faste des hauts dignitaires<a name="page_091" id="page_091"></a>
+de l'Église avait disparu. Dans sa ruine, le patriciat,
+s'écartant des charges ecclésiastiques, mal rémunérées, de
+gloire médiocre, les abandonnait à l'ambition de la petite
+bourgeoisie. Le cardinal Boccanera, le dernier prince
+d'antique noblesse revêtu de la pourpre, n'avait guère,
+pour tenir son rang, que trente mille francs environ, les
+vingt-deux mille francs de sa charge, augmentés de ce que
+lui rapportaient certaines autres fonctions; et jamais il
+n'aurait pu s'en tirer, si donna Serafina n'était venue
+à son aide, avec les miettes de l'ancienne fortune
+patrimoniale, qu'il avait jadis abandonnée à ses deux
+s&oelig;urs et à son frère. Donna Serafina et Benedetta faisaient
+ménage à part, vivaient chez elles, avec leur table, leurs
+dépenses personnelles, leurs domestiques. Le cardinal
+n'avait avec lui que son neveu Dario, et jamais il ne donnait
+un dîner ni une réception. La plus grande dépense était
+son unique voiture, le lourd carrosse à deux chevaux que
+le cérémonial lui imposait, car un cardinal ne peut marcher
+à pied dans Rome. Encore son cocher, un vieux serviteur,
+lui épargnait-il un palefrenier, par son entêtement
+à soigner seul le carrosse et les deux chevaux noirs,
+vieillis comme lui dans la famille. Il y avait deux laquais,
+le père et le fils, ce dernier né au palais. La femme du
+cuisinier aidait à la cuisine. Mais les réductions portaient
+plus encore sur l'antichambre noble et sur la première
+antichambre; tout l'ancien personnel si brillant et si nombreux
+se réduisait maintenant à deux petits prêtres, don
+Vigilio, le secrétaire, qui était en même temps l'auditeur
+et le maître de maison, et l'abbé Paparelli, le caudataire,
+qui servait aussi de chapelain et de maître de chambre.
+Où la foule des gens à gages de toutes conditions avait
+circulé, emplissant les salles de leur éclat, on ne voyait
+plus que ces deux petites soutanes noires filer sans bruit,
+deux ombres discrètes perdues dans la grande ombre des
+pièces mortes.</p>
+
+<p>Et comme Pierre la comprenait, à présent, la hautaine<a name="page_092" id="page_092"></a>
+insouciance du cardinal, laissant le temps achever son
+&oelig;uvre de ruine, dans ce palais des ancêtres, auquel il ne
+pouvait rendre la vie glorieuse d'autrefois! Bâti pour cette
+vie, pour le train souverain d'un prince du seizième
+siècle, le logis croulait, déserté et noir, sur la tête de son
+dernier maître, qui n'avait plus assez de serviteurs pour
+le remplir, et qui n'aurait pas su comment payer le plâtre
+nécessaire aux réparations. Alors, puisque le monde
+moderne se montrait hostile, puisque la religion n'était
+plus reine, puisque la société était changée et qu'on allait
+à l'inconnu, au milieu de la haine et de l'indifférence des
+générations nouvelles, pourquoi donc ne pas laisser le
+vieux monde tomber en poudre, dans l'orgueil obstiné de
+sa gloire séculaire? Les héros seuls mouraient debout,
+sans rien abandonner du passé, fidèles jusqu'au dernier
+souffle à la même foi, n'ayant plus que la douloureuse
+bravoure, l'infinie tristesse d'assister à la lente agonie de
+leur Dieu. Et, dans le haut portrait du cardinal, dans sa
+face pâle, si fière, si désespérée et brave, il y avait cette
+volonté têtue de s'anéantir sous les décombres du vieil
+édifice social, plutôt que d'en changer une seule pierre.</p>
+
+<p>Le prêtre fut tiré de sa rêverie par le frôlement d'une
+marche furtive, un petit trot de souris, qui lui fit tourner
+la tête. Une porte venait de s'ouvrir dans la tenture, et il
+eut la surprise de voir s'arrêter devant lui un abbé d'une
+quarantaine d'années, gros et court, qu'on aurait pris pour
+une vieille fille en jupe noire, très âgée déjà, tellement
+sa face molle était couturée de rides. C'était l'abbé
+Paparelli, le caudataire, le maître de chambre, qui, à ce
+dernier titre, se trouvait chargé d'introduire les visiteurs;
+et il allait questionner celui-ci, en l'apercevant là, lorsque
+don Vigilio intervint, pour le mettre au courant.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! bien, bien! monsieur l'abbé Froment, que Son
+Éminence daignera recevoir... Il faut attendre, il faut
+attendre.</p>
+
+<p>Et, de sa marche roulante et muette, il alla reprendre<a name="page_093" id="page_093"></a>
+sa place dans la seconde antichambre, où il se tenait d'habitude.</p>
+
+<p>Pierre n'aima point ce visage de vieille dévote, blêmi
+par le célibat, ravagé par des pratiques trop rudes; et,
+comme don Vigilio ne s'était pas remis au travail, la tête
+lasse, les mains brûlées de fièvre, il se hasarda à le questionner.
+Oh! l'abbé Paparelli, un homme de la foi la plus
+vive, qui restait par simple humilité dans un poste modeste,
+près de Son Éminence! D'ailleurs, celle-ci voulait bien
+l'en récompenser, en ne dédaignant pas, parfois, d'écouter
+ses avis. Et il y avait, dans les yeux ardents de don Vigilio,
+une sourde ironie, une colère voilée encore, tandis qu'il
+continuait à examiner Pierre, l'air rassuré un peu, gagné
+par l'évidente droiture de cet étranger, qui ne devait
+faire partie d'aucune bande. Aussi finissait-il par se
+départir de sa continue et maladive méfiance. Il s'abandonna
+jusqu'à causer un instant.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, il y a parfois beaucoup de besogne, et
+assez dure... Son Éminence appartient à plusieurs congrégations,
+le Saint-Office, l'Index, les Rites, la Consistoriale.
+Et, pour l'expédition des affaire qui lui incombent,
+c'est entre mes mains que tous les dossiers arrivent. Il
+faut que j'étudie chaque affaire, que je fasse un rapport,
+enfin que je débrouille la besogne... Sans compter que
+toute la correspondance, d'autre part, me passe par les
+mains. Heureusement, Son Éminence est un saint, qui
+n'intrigue ni pour lui ni pour les autres, ce qui nous
+permet de vivre un peu à l'écart.</p>
+
+<p>Pierre s'intéressait vivement à ces détails intimes d'une
+de ces existences de prince de l'Église, si cachées d'ordinaire,
+déformées souvent par la légende. Il sut que le
+cardinal, hiver comme été, se levait à six heures du
+matin. Il disait sa messe dans sa chapelle, une petite
+pièce, meublée seulement d'un autel en bois peint, et où
+personne n'entrait jamais. D'ailleurs, son appartement
+particulier ne se composait que d'une chambre à coucher,<a name="page_094" id="page_094"></a>
+une salle à manger et un cabinet de travail, des pièces
+modestes, étroites, qu'on avait taillées dans une grande
+salle, à l'aide de cloisons. Il y vivait très enfermé, sans
+luxe aucun, en homme sobre et pauvre. A huit heures, il
+déjeunait, une tasse de lait froid. Puis, les matins de
+séance, il se rendait aux congrégations dont il faisait
+partie; ou bien, il restait chez lui, à recevoir. Le dîner
+était à une heure, et la sieste venait ensuite, jusqu'à
+quatre heures et même cinq en été, la sieste de Rome, le
+moment sacré, pendant lequel pas un domestique n'aurait
+osé même frapper à la porte. Les jours de beau temps, au
+réveil, il faisait une promenade en voiture, du côté de
+l'ancienne voie Appienne, d'où il revenait au coucher du
+soleil, lorsqu'on sonnait l'<i>Ave Maria</i>. Et enfin, après avoir
+reçu de sept à neuf, il soupait, rentrait dans sa chambre,
+ne reparaissait plus, travaillait seul ou se couchait. Les
+cardinaux vont chez le pape deux ou trois fois par mois, à
+jours fixes, pour les besoins du service. Mais, depuis
+bientôt un an, le camerlingue n'avait pas été admis en
+audience particulière, ce qui était un signe de disgrâce,
+une preuve de guerre, dont tout le monde noir causait
+bas, avec prudence.</p>
+
+<p>&mdash;Son Éminence est un peu rude, continuait don Vigilio
+doucement, heureux de parler, dans un moment de
+détente. Mais il faut la voir sourire, lorsque sa nièce, la
+contessina, qu'elle adore, descend l'embrasser... Vous
+savez que, si vous êtes bien reçu, vous le devrez à la
+contessina...</p>
+
+<p>A ce moment, il fut interrompu. Un bruit de voix venait
+de la deuxième antichambre, et il se leva vivement, il
+s'inclina très bas, en voyant entrer un gros homme à la
+soutane noire ceinturée de rouge, coiffé d'un chapeau
+noir à torsade rouge et or, et que l'abbé Paparelli amenait,
+avec tout un déploiement d'humbles révérences. Il
+avait fait signe à Pierre de se lever également, il put lui
+souffler encore:<a name="page_095" id="page_095"></a></p>
+
+<p>&mdash;Le cardinal Sanguinetti, préfet de la congrégation
+de l'Index.</p>
+
+<p>Mais l'abbé Paparelli se prodiguait, s'empressait, répétait
+d'un air de béate satisfaction:</p>
+
+<p>&mdash;Votre Éminence révérendissime est attendue. J'ai
+ordre de l'introduire tout de suite... Il y a déjà là Son
+Éminence le Grand Pénitencier.</p>
+
+<p>Sanguinetti, la voix haute, le pas sonore, eut un éclat
+brusque et familier.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, une foule d'importuns qui m'ont retenu!
+On ne fait jamais ce qu'on veut. Enfin, j'arrive.</p>
+
+<p>C'était un homme de soixante ans, trapu et gras, la
+face ronde et colorée, avec un nez énorme, des lèvres
+épaisses, des yeux vifs toujours en mouvement. Mais il
+frappait surtout par son air de jeunesse active, turbulente
+presque, les cheveux bruns encore, à peine semés
+de fils d'argent, très soignés, ramenés en boucles sur
+les tempes. Il était né à Viterbe, avait fait ses classes au
+séminaire de cette ville, avant de venir à Rome les
+achever à l'Université Grégorienne. Ses états de service
+ecclésiastique disaient son chemin rapide, son intelligence
+souple: d'abord, secrétaire de nonciature à Lisbonne;
+ensuite, nommé évêque titulaire de Thèbes et chargé d'une
+mission délicate, au Brésil; dès son retour, fait nonce à
+Bruxelles, puis à Vienne; et enfin cardinal, sans compter
+qu'il venait d'obtenir l'évêché suburbicaire de Frascati.
+Rompu aux affaires, ayant pratiqué toute l'Europe, il
+n'avait contre lui que son ambition trop affichée, son
+intrigue toujours aux aguets. On le disait maintenant irréconciliable,
+exigeant de l'Italie la reddition de Rome,
+bien qu'autrefois il eût fait des avances au Quirinal. Dans
+sa furieuse passion d'être le pape de demain, il sautait
+d'une opinion à une autre, se donnait mille peines pour
+conquérir des gens, qu'il lâchait ensuite. Deux fois déjà,
+il s'était fâché avec Léon XIII, puis avait cru politique de
+faire sa soumission. La vérité était que, candidat presque<a name="page_096" id="page_096"></a>
+avoué à la papauté, il s'usait par son continuel effort,
+trempant dans trop de choses, remuant trop de monde.</p>
+
+<p>Mais Pierre n'avait vu en lui que le préfet de la congrégation
+de l'Index; et une idée seule l'émotionnait,
+celle que cet homme allait décider du sort de son livre.
+Aussi, lorsque le cardinal eut disparu et que l'abbé Paparelli
+fut retourné dans la deuxième antichambre, ne
+put-il s'empêcher de demander à don Vigilio:</p>
+
+<p>&mdash;Leurs Éminences le cardinal Sanguinetti et le cardinal
+Boccanera sont donc très liées?</p>
+
+<p>Un sourire pinça les lèvres du secrétaire, pendant
+que ses yeux flambaient d'une ironie dont il n'était
+plus maître.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! très liées, non, non!... Elles se voient, quand
+elles ne peuvent pas faire autrement.</p>
+
+<p>Et il expliqua qu'on avait des égards pour la haute
+naissance du cardinal Boccanera, de sorte qu'on se réunissait
+volontiers chez lui, lorsqu'une affaire grave se
+présentait, comme ce jour-là précisément, nécessitant
+une entrevue, en dehors des séances habituelles. Le cardinal
+Sanguinetti était le fils d'un petit médecin de
+Viterbe.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non! Leurs Éminences ne sont pas liées du
+tout... Quand on n'a ni les mêmes idées, ni le même
+caractère, il est bien difficile de s'entendre. Et surtout
+quand on se gêne!</p>
+
+<p>Il avait dit cela plus bas, comme à lui-même, avec son
+sourire mince. D'ailleurs, Pierre écoutait à peine, tout à
+sa préoccupation personnelle.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être bien est-ce pour une affaire de l'Index
+qu'ils sont réunis? demanda-t-il.</p>
+
+<p>Don Vigilio devait savoir le motif de la réunion. Mais il
+se contenta de répondre que, pour une affaire de l'Index, la
+réunion aurait eu lieu chez le préfet de la congrégation. Et
+Pierre, cédant à son impatience, en fut réduit à lui poser
+une question directe.<a name="page_097" id="page_097"></a></p>
+
+<p>&mdash;Mon affaire à moi, l'affaire de mon livre, vous la
+connaissez, n'est-ce pas? Puisque Son Éminence fait
+partie de la congrégation, et que les dossiers vous passent
+par les mains, vous pourriez peut-être me donner quelque
+utile renseignement. Je ne sais rien, et j'ai une telle hâte
+de savoir!</p>
+
+<p>Du coup, don Vigilio fut repris de son inquiétude effarée.
+Il bégaya d'abord, disant qu'il n'avait pas vu le
+dossier, ce qui était vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous assure, aucune pièce ne nous est encore
+parvenue, j'ignore absolument tout.</p>
+
+<p>Puis, comme le prêtre allait insister, il lui fit signe
+de se taire, il se remit à écrire, jetant des regards furtifs
+vers la deuxième antichambre, craignant sans doute que
+l'abbé Paparelli n'écoutât. Décidément, il avait parlé
+beaucoup trop. Et il se rapetissait à sa table, fondu,
+disparu dans son coin d'ombre.</p>
+
+<p>Alors, Pierre revint à sa rêverie, envahi de nouveau
+par tout cet inconnu qui l'entourait, par la tristesse
+ancienne et ensommeillée des choses. D'interminables
+minutes durent s'écouler, il était près de onze heures. Et
+un bruit de porte, un bruit de voix l'éveilla enfin. Il
+s'inclina respectueusement devant le cardinal Sanguinetti,
+qui s'en allait en compagnie d'un autre cardinal,
+très maigre, très grand, avec une figure grise et longue
+d'ascète. Mais ni l'un ni l'autre ne parut même apercevoir
+ce simple petit prêtre étranger, incliné ainsi sur leur
+passage. Ils causaient haut, familièrement.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, le vent descend, il a fait plus chaud
+qu'hier.</p>
+
+<p>&mdash;C'est à coup sûr du siroco pour demain.</p>
+
+<p>Le silence retomba, solennel, dans la grande pièce
+obscure. Don Vigilio écrivait toujours, sans qu'on entendît
+le petit bruit de sa plume sur le dur papier jaunâtre. Il
+y eut un léger tintement de sonnette fêlée. Et l'abbé
+Paparelli accourut de la deuxième antichambre, disparut<a name="page_098" id="page_098"></a>
+un instant dans la salle du trône, puis revint appeler
+d'un signe Pierre, qu'il annonça d'une voix légère.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur l'abbé Pierre Froment.</p>
+
+<p>La salle, très grande, était une ruine, elle aussi. Sous
+l'admirable plafond de bois sculpté et doré, les tentures
+rouges des murs, une brocatelle à grandes palmes, s'en
+allaient en lambeaux. On avait fait quelques reprises,
+mais l'usure moirait de tons pâles la pourpre sombre de
+la soie, autrefois d'un faste éclatant. La curiosité de la
+pièce était l'ancien trône, le fauteuil de velours rouge où
+prenait place jadis le Saint-Père, quand il rendait visite
+au cardinal. Un dais, également de velours rouge, le surmontait,
+sous lequel se trouvait accroché le portrait du
+pape régnant. Et, selon la règle, le fauteuil était retourné
+contre le mur, pour indiquer que personne ne devait s'y
+asseoir. D'ailleurs, il n'y avait pour tout mobilier, dans
+la vaste salle, que des canapés, des fauteuils, des chaises,
+et une merveilleuse table Louis XIV, de bois doré,
+à dessus de mosaïque, représentant l'enlèvement d'Europe.</p>
+
+<p>Mais Pierre ne vit d'abord que le cardinal Boccanera,
+debout près d'une autre table, qui lui servait de bureau.
+Dans sa simple soutane noire, liserée et boutonnée de
+rouge, celui-ci lui apparaissait plus grand et plus fier
+encore que sur son portrait, dans son costume de cérémonie.
+C'étaient bien les cheveux blancs en boucles,
+la face longue, coupée de larges plis, au nez fort et aux
+lèvres minces; et c'étaient les yeux ardents éclairant
+la face pâle, sous les épais sourcils restés noirs. Seulement,
+le portrait ne donnait pas la souveraine et tranquille
+foi qui se dégageait de cette haute figure, une
+certitude totale de savoir où était la vérité, et une absolue
+volonté de s'y tenir à jamais.</p>
+
+<p>Boccanera n'avait pas bougé, regardant fixement, de
+son regard noir, s'avancer le visiteur; et le prêtre, qui
+connaissait le cérémonial, s'agenouilla, baisa la grosse<a name="page_099" id="page_099"></a>
+émeraude qu'il portait au doigt. Mais, tout de suite, le
+cardinal le releva.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher fils, soyez le bienvenu chez nous.... Ma
+nièce m'a parlé de votre personne avec tant de sympathie,
+que je suis heureux de vous recevoir.</p>
+
+<p>Il s'était assis près de la table, sans lui dire encore de
+prendre lui-même une chaise, et il continuait à l'examiner,
+en parlant d'une voix lente, fort polie.</p>
+
+<p>&mdash;C'est hier matin que vous êtes arrivé, et bien fatigué,
+n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Votre Éminence est trop bonne... Oui, brisé, autant
+d'émotion que de fatigue. Ce voyage est pour moi si
+grave!</p>
+
+<p>Le cardinal sembla ne pas vouloir entamer dès les
+premiers mots la question sérieuse.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, il y a tout de même loin de Paris à
+Rome. Aujourd'hui, ça se fait assez rapidement. Mais,
+jadis, quel voyage interminable!</p>
+
+<p>Sa parole se ralentit.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis allé à Paris une seule fois, oh! il y a longtemps,
+cinquante ans bientôt, et pour y passer une
+semaine à peine... Une grande et belle ville, oui, oui!
+beaucoup de monde dans les rues, des gens très bien
+élevés, un peuple qui a fait des choses admirables. On ne
+peut l'oublier, même dans les tristes heures actuelles, la
+France a été la fille aînée de l'Église... Depuis cet unique
+voyage, je n'ai pas quitté Rome.</p>
+
+<p>Et, d'un geste de tranquille dédain, il acheva sa pensée.
+A quoi bon des courses au pays du doute et de la rébellion?
+Est-ce que Rome ne suffisait pas, Rome qui gouvernait
+le monde, la ville éternelle qui, aux temps prédits,
+devait redevenir la capitale du monde?</p>
+
+<p>Pierre, muet, évoquant en lui le prince violent et
+batailleur d'autrefois, réduit à porter cette simple soutane,
+le trouva beau, dans son orgueilleuse conviction que
+Rome se suffisait à elle-même. Mais cette obstination<a name="page_100" id="page_100"></a>
+d'ignorance, cette volonté de ne tenir compte des autres
+nations que pour les traiter en vassales, l'inquiétèrent,
+lorsque, par un retour sur lui-même, il songea au motif
+qui l'amenait. Et, comme le silence s'était fait, il crut
+devoir rentrer en matière par un hommage.</p>
+
+<p>&mdash;Avant toute autre démarche, j'ai voulu mettre mon
+respect aux pieds de Votre Éminence, car c'est en elle
+seule que j'espère, c'est elle que je supplie de vouloir bien
+me conseiller et me diriger.</p>
+
+<p>De la main, alors, Boccanera l'invita à s'asseoir sur
+une chaise, en face de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, mon cher fils, je ne vous refuse pas
+mes conseils. Je les dois à tout chrétien désireux de bien
+faire. Vous auriez tort, seulement, de compter sur mon
+influence: elle est nulle. Je vis complètement à l'écart,
+je ne puis et ne veux rien demander... Voyons, cela ne
+va pas nous empêcher de causer un peu.</p>
+
+<p>Il continua, aborda très franchement la question, sans
+ruse aucune, en esprit absolu et vaillant qui ne redoute
+pas les responsabilités.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas? vous avez écrit un livre, <i>la Rome
+nouvelle</i>, je crois, et vous venez pour défendre ce livre,
+qui est déféré à la congrégation de l'Index... Moi, je
+ne l'ai pas encore lu. Vous comprenez que je ne puis
+tout lire. Je lis seulement les &oelig;uvres que m'envoie la
+congrégation, dont je fais partie depuis l'an dernier; et
+même je me contente souvent du rapport que rédige pour
+moi mon secrétaire... Mais ma nièce Benedetta a lu votre
+livre, et elle m'a dit qu'il ne manquait pas d'intérêt, qu'il
+l'avait d'abord un peu étonnée et beaucoup émue ensuite...
+Je vous promets donc de le parcourir, d'en étudier les passages
+incriminés avec le plus grand soin.</p>
+
+<p>Pierre saisit l'occasion, pour commencer à plaider sa
+cause. Et il pensa que le mieux était d'indiquer tout de
+suite ses références, à Paris.</p>
+
+<p>&mdash;Votre Éminence comprend ma stupeur, quand j'ai<a name="page_101" id="page_101"></a>
+su qu'on poursuivait mon livre... Monsieur le vicomte
+Philibert de la Choue, qui veut bien me témoigner
+quelque amitié, ne cesse de répéter qu'un livre pareil
+vaut au Saint-Siège la meilleure des armées.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! de la Choue, de la Choue, répéta le cardinal
+avec une moue de bienveillant dédain, je n'ignore pas
+que de la Choue croit être un bon catholique... Il est un
+peu notre parent, vous le savez. Et, quand il descend au
+palais, je le vois volontiers, à la condition de ne pas
+causer de certains sujets, sur lesquels nous ne pourrons
+jamais nous entendre... Mais enfin le catholicisme de ce
+distingué et bon de la Choue, avec ses corporations, ses
+cercles d'ouvriers, sa démocratie débarbouillée et son
+vague socialisme, ce n'est en somme que de la littérature.</p>
+
+<p>Le mot frappa Pierre, car il en sentit toute l'ironie
+méprisante, dont lui-même se trouvait atteint. Aussi
+s'empressa-t-il de nommer son autre répondant, qu'il
+pensait d'une autorité indiscutable.</p>
+
+<p>&mdash;Son Éminence le cardinal Bergerot a bien voulu
+donner à mon &oelig;uvre une entière approbation.</p>
+
+<p>Du coup, le visage de Boccanera changea brusquement.
+Ce ne fut plus le blâme railleur, la pitié que soulève
+l'acte inconsidéré d'un enfant, destiné à un avortement
+certain. Une flamme de colère alluma les yeux sombres,
+une volonté de combat durcit la face entière.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, reprit-il lentement, le cardinal Bergerot
+a une réputation de grande piété, en France. Nous
+le connaissons peu, à Rome. Personnellement, je l'ai vu
+une seule fois, quand il est venu pour le chapeau. Et je
+ne me permettrais pas de le juger, si, dernièrement, ses
+écrits et ses actes n'avaient contristé mon âme de
+croyant. Je ne suis malheureusement pas le seul, vous ne
+trouverez ici, dans le Sacré Collège, personne qui l'approuve.</p>
+
+<p>Il s'arrêta, puis se prononça, d'une voix nette.<a name="page_102" id="page_102"></a></p>
+
+<p>&mdash;Le cardinal Bergerot est un révolutionnaire.</p>
+
+<p>Cette fois, la surprise de Pierre le rendit un instant
+muet. Un révolutionnaire, grand Dieu! ce pasteur d'âmes
+si doux, d'une charité inépuisable, dont le rêve était que
+Jésus redescendît sur la terre, pour faire régner enfin la
+justice et la paix! Les mots n'avaient donc pas la même
+signification partout, et dans quelle religion tombait-il,
+pour que la religion des pauvres et des souffrants devînt
+une passion condamnable, simplement insurrectionnelle?</p>
+
+<p>Sans pouvoir comprendre encore, il sentit l'impolitesse
+et l'inutilité d'une discussion, il n'eut plus que le
+désir de raconter son livre, de l'expliquer et de l'innocenter.
+Mais, dès les premiers mots, le cardinal l'empêcha
+de poursuivre.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, mon cher fils. Cela nous prendrait trop
+de temps, et je veux lire les passages... Du reste, il est
+une règle absolue: tout livre est pernicieux et condamnable
+qui touche à la foi. Votre livre est-il profondément
+respectueux du dogme?</p>
+
+<p>&mdash;Je le pense, et j'affirme à Votre Éminence que je
+n'ai pas entendu faire une &oelig;uvre de négation.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bon, je pourrai être avec vous, si cela est
+vrai... Seulement, dans le cas contraire, je n'aurais
+qu'un conseil à vous donner, retirer vous-même votre
+&oelig;uvre, la condamner et la détruire, sans attendre qu'une
+décision de l'Index vous y force. Quiconque a produit le
+scandale, doit le supprimer et l'expier, en coupant dans
+sa propre chair. Un prêtre n'a pas d'autre devoir que
+l'humilité et l'obéissance, l'anéantissement complet de
+son être, dans la volonté souveraine de l'Église. Et
+même pourquoi écrire? car il y a déjà de la révolte à
+exprimer une opinion à soi, c'est toujours une tentation
+du diable qui vous met la plume à la main. Pourquoi
+courir le risque de se damner, en cédant à l'orgueil de
+l'intelligence et de la domination?... Votre livre, mon
+cher fils, c'est encore de la littérature, de la littérature!<a name="page_103" id="page_103"></a></p>
+
+<p>Ce mot revenait avec un mépris tel, que Pierre sentit
+toute la détresse des pauvres pages d'apôtre qu'il avait
+écrites, tombant sous les yeux de ce prince devenu un
+saint. Il l'écoutait, il le regardait grandir, pris d'une
+peur et d'une admiration croissantes.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! la foi, mon cher fils, la foi totale, désintéressée,
+qui croit pour l'unique bonheur de croire! Quel repos,
+lorsqu'on s'incline devant les mystères, sans chercher à
+les pénétrer, avec la conviction tranquille qu'en les acceptant,
+on possède enfin le certain et le définitif! N'est-ce
+pas la plus complète satisfaction intellectuelle, cette
+satisfaction que donne le divin conquérant la raison, la
+disciplinant et la comblant, à ce point qu'elle est comme
+remplie et désormais sans désir? En dehors de l'explication
+de l'inconnu par le divin, il n'y a pas, pour
+l'homme, de paix durable possible. Il faut mettre en Dieu
+la vérité et la justice, si l'on veut qu'elles règnent sur
+cette terre. Quiconque ne croit pas est un champ de
+bataille livré à tous les désastres. C'est la foi seule qui
+délivre et apaise!</p>
+
+<p>Et Pierre resta silencieux un instant, devant cette
+grande figure qui se dressait. A Lourdes, il n'avait vu
+que l'humanité souffrante se ruer à la guérison du corps
+et à la consolation de l'âme. Ici, c'était le croyant intellectuel,
+l'esprit qui a besoin de certitude, qui se satisfait,
+en goûtant la haute jouissance de ne plus douter. Jamais
+encore il n'avait entendu un tel cri de joie, à vivre dans
+l'obéissance, sans inquiétude sur le lendemain de la
+mort. Il savait que Boccanera avait eu une jeunesse un
+peu vive, avec des crises de sensualité où flambait le sang
+rouge des ancêtres; et il s'émerveillait de la majesté
+calme que la foi avait fini par mettre chez cet homme de
+race si violente, dont l'orgueil était resté l'unique passion.</p>
+
+<p>&mdash;Pourtant, se hasarda-t-il à dire enfin, très doucement,
+si la foi demeure essentielle, immuable, les formes<a name="page_104" id="page_104"></a>
+changent... D'heure en heure, tout évolue, le monde
+change.</p>
+
+<p>&mdash;Mais ce n'est pas vrai! s'écria le cardinal; le monde
+est immobile, à jamais!... Il piétine, il s'égare, s'engage
+dans les plus abominables voies; et il faut, continuellement,
+qu'on le ramène au droit chemin. Voilà le vrai...
+Est-ce que le monde, pour que les promesses du Christ
+s'accomplissent, ne doit pas revenir au point de départ,
+à l'innocence première? Est-ce que la fin des temps n'est
+pas fixée au jour triomphal où les hommes seront en
+possession de toute la vérité, apportée par l'Évangile?...
+Non, non! la vérité est dans le passé, c'est toujours au
+passé qu'il faut s'en tenir, si l'on ne veut pas se perdre.
+Ces belles nouveautés, ces mirages du fameux progrès,
+ne sont que les pièges de l'éternelle perdition. A quoi
+bon chercher davantage, courir sans cesse des risques
+d'erreur, puisque la vérité, depuis dix-huit siècles, est
+connue?... La vérité, mais elle est dans le catholicisme
+apostolique et romain, tel que l'a créé la longue suite
+des générations! Quelle folie de le vouloir changer,
+lorsque tant de grands esprits, tant d'âmes pieuses en
+ont fait le plus admirable des monuments, l'instrument
+unique de l'ordre en ce monde et du salut dans
+l'autre!</p>
+
+<p>Pierre ne protesta plus, le c&oelig;ur serré, car il ne pouvait
+douter maintenant qu'il avait devant lui un adversaire
+implacable de ses idées les plus chères. Il s'inclinait,
+respectueux, glacé, en sentant passer sur sa face un petit
+souffle, le vent lointain qui apportait le froid mortel des
+tombeaux; tandis que le cardinal, debout, redressant sa
+haute taille, continuait de sa voix têtue, toute sonnante
+de fier courage:</p>
+
+<p>&mdash;Et si, comme ses ennemis le prétendent, le catholicisme
+est frappé à mort, il doit mourir debout, dans son
+intégralité glorieuse... Vous entendez bien, monsieur
+l'abbé, pas une concession, pas un abandon, pas une<a name="page_105" id="page_105"></a>
+lâcheté! Il est tel qu'il est, et il ne saurait être autrement.
+La certitude divine, la vérité totale est sans modification
+possible; et la moindre pierre enlevée à l'édifice,
+n'est jamais qu'une cause d'ébranlement... N'est-ce pas
+évident, d'ailleurs? On ne sauve pas les vieilles maisons,
+dans lesquelles on met la pioche, sous prétexte de les
+réparer. On ne fait qu'augmenter les lézardes. S'il était
+vrai que Rome menaçât de tomber en poudre, tous les
+raccommodages, tous les replâtrages n'auraient pour
+résultat que de hâter l'inévitable catastrophe. Et, au lieu
+de la mort grande, immobile, ce serait la plus misérable
+des agonies, la fin d'un lâche qui se débat et
+demande grâce... Moi, j'attends. Je suis convaincu que ce
+sont là d'affreux mensonges, que le catholicisme n'a
+jamais été plus solide, qu'il puise son éternité dans
+l'unique source de vie. Mais, le soir où le ciel croulerait,
+je serais ici, au milieu de ces vieux murs qui s'émiettent,
+sous ces vieux plafonds dont les vers mangent les poutres,
+et c'est debout, dans les décombres, que je finirais, en
+récitant mon <i>Credo</i> une dernière fois.</p>
+
+<p>Sa voix s'était ralentie, envahie d'une tristesse hautaine,
+pendant que, d'un geste large, il indiquait l'antique
+palais, autour de lui, désert et muet, dont la vie se retirait
+un peu chaque jour. Était-ce donc un involontaire
+pressentiment, le petit souffle froid, venu des ruines, qui
+l'effleurait, lui aussi? Tout l'abandon des vastes salles
+s'en trouvait expliqué, les tentures de soie en lambeaux,
+les armoiries pâlies par la poussière, le chapeau rouge que
+les mites dévoraient. Et cela était d'une grandeur désespérée
+et superbe, ce prince et ce cardinal, ce catholique
+intransigeant, retiré ainsi dans l'ombre croissante du
+passé, bravant d'un c&oelig;ur de soldat l'inévitable écroulement
+de l'ancien monde.</p>
+
+<p>Saisi, Pierre allait prendre congé, lorsqu'une petite
+porte s'ouvrit dans la tenture. Boccanera eut une brusque
+impatience.<a name="page_106" id="page_106"></a></p>
+
+<p>&mdash;Quoi? qu'y a-t-il? Ne peut-on me laisser un instant
+tranquille!</p>
+
+<p>Mais l'abbé Paparelli, le caudataire, gras et doux, entra
+quand même, sans s'émotionner le moins du monde. Il
+s'approcha, vint murmurer une phrase, très bas, à l'oreille
+du cardinal, qui s'était calmé à sa vue.</p>
+
+<p>&mdash;Quel curé?... Ah! oui, Santobono, le curé de
+Frascati. Je sais... Dites que je ne puis pas le recevoir
+maintenant.</p>
+
+<p>De sa voix menue, Paparelli recommença à parler bas.
+Des mots pourtant s'entendaient: une affaire pressée, le
+curé était forcé de repartir, il n'avait à dire qu'une
+parole. Et, sans attendre un consentement, il introduisit le
+visiteur, son protégé, qu'il avait laissé derrière la petite
+porte. Puis, lui-même disparut, avec la tranquillité d'un
+subalterne qui, dans sa situation infime, se sait tout-puissant.</p>
+
+<p>Pierre, qu'on oubliait, vit entrer un grand diable de
+prêtre, taillé à coups de serpe, un fils de paysan, encore
+près de la terre. Il avait de grands pieds, des mains
+noueuses, une face couturée et tannée, que des yeux noirs,
+très vifs, éclairaient. Robuste encore, pour ses quarante-cinq
+ans, il ressemblait un peu à un bandit déguisé, la
+barbe mal faite, la soutane trop large sur ses gros os
+saillants. Mais la physionomie restait fière, sans rien de
+bas. Et il portait un petit panier, que des feuilles de
+figuier recouvraient soigneusement.</p>
+
+<p>Tout de suite, Santobono fléchit les genoux, baisa l'anneau,
+mais d'un geste rapide, de simple politesse usuelle.
+Puis, avec la familiarité respectueuse du menu peuple
+pour les grands:</p>
+
+<p>&mdash;Je demande pardon à Votre Éminence révérendissime
+d'avoir insisté. Du monde attendait, et je n'aurais pas été
+reçu, si mon ancien camarade Paparelli n'avait eu l'idée
+de me faire passer par cette porte... Oh! j'ai à solliciter
+de Votre Éminence un si grand service, un vrai service de<a name="page_107" id="page_107"></a>
+c&oelig;ur!... Mais, d'abord, qu'elle me permette de lui offrir
+un petit cadeau.</p>
+
+<p>Boccanera l'écoutait gravement. Il l'avait beaucoup
+connu autrefois, lorsqu'il allait passer les étés à Frascati,
+dans la villa princière que la famille y possédait, une
+habitation reconstruite au seizième siècle, un merveilleux
+parc dont la terrasse célèbre donnait sur la Campagne
+romaine, immense et nue comme la mer. Cette villa était
+aujourd'hui vendue, et, sur des vignes, échues en partage
+à Benedetta, le comte Prada, avant l'instance en divorce,
+avait commencé à faire bâtir tout un quartier neuf de
+petites maisons de plaisance. Autrefois, le cardinal ne
+dédaignait pas, pendant ses promenades à pied, d'entrer
+se reposer un instant chez Santobono qui desservait, en
+dehors de la ville, une antique chapelle consacrée à sainte
+Marie des Champs; et le prêtre occupait là, contre cette
+chapelle, une sorte de masure à demi ruinée, dont le
+charme était un jardin clos de murs, qu'il cultivait
+lui-même, avec une passion de vrai paysan.</p>
+
+<p>&mdash;Comme tous les ans, reprit-il en posant le panier sur
+la table, j'ai voulu que Votre Éminence goûtât mes figues.
+Ce sont les premières de la saison que j'ai cueillies pour
+elle ce matin. Elle les aimait tant, quand elle daignait
+les venir manger sur l'arbre! et elle voulait bien me dire
+qu'il n'y avait pas de figuier au monde pour en produire
+de pareilles.</p>
+
+<p>Le cardinal ne put s'empêcher de sourire. Il adorait les
+figues, et c'était vrai, le figuier de Santobono était réputé
+dans le pays entier.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, mon cher curé, vous vous souvenez de mes
+petits défauts... Voyons, que puis-je faire pour vous?</p>
+
+<p>Il était tout de suite redevenu grave, car il y avait
+entre lui et le curé d'anciennes discussions, des façons
+de voir contraires, qui le fâchaient. Santobono, né à Nemi,
+en plein pays farouche, d'une famille violente dont l'aîné
+était mort d'un coup de couteau, avait professé de tout<a name="page_108" id="page_108"></a>
+temps des idées ardemment patriotiques. On racontait
+qu'il avait failli prendre les armes avec Garibaldi; et, le
+jour où les Italiens étaient entrés dans Rome, on avait dû
+l'empêcher de planter sur son toit le drapeau de l'unité
+italienne. C'était son rêve passionné, Rome maîtresse du
+monde, lorsque le pape et le roi, après s'être embrassés,
+feraient cause commune. Pour le cardinal, il y avait là
+un révolutionnaire dangereux, un prêtre renégat mettant
+le catholicisme en péril.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ce que Votre Éminence peut faire pour moi! ce
+qu'elle peut faire, si elle le daigne! répétait Santobono
+d'une voix brûlante, en joignant ses grosses mains
+noueuses.</p>
+
+<p>Puis, se ravisant:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que Son Éminence le cardinal Sanguinetti
+n'a pas dit un mot de mon affaire à Votre Éminence révérendissime?</p>
+
+<p>&mdash;Non, le cardinal m'a simplement prévenu de votre
+visite, en me disant que vous aviez quelque chose à me
+demander.</p>
+
+<p>Et Boccanera, le visage assombri, attendit avec une
+sévérité plus grande. Il n'ignorait pas que le prêtre était
+devenu le client de Sanguinetti, depuis que ce dernier,
+nommé évêque suburbicaire, passait à Frascati de
+longues semaines. Tout cardinal, candidat à la papauté, a
+de la sorte, dans son ombre, des familiers infimes qui
+jouent l'ambition de leur vie sur son élection possible:
+s'il est pape un jour, si eux-mêmes l'aident à le devenir,
+ils entreront à sa suite dans la grande famille pontificale.
+On racontait que Sanguinetti avait déjà tiré Santobono
+d'une mauvaise histoire, un enfant maraudeur
+que celui-ci avait surpris en train d'escalader son mur,
+et qui était mort des suites d'une correction trop
+rude. Mais, à la louange du prêtre, il fallait pourtant
+ajouter que, dans son dévouement fanatique au cardinal,
+il entrait surtout l'espoir qu'il serait le pape<a name="page_109" id="page_109"></a>
+attendu, le pape destiné à faire de l'Italie la grande nation
+souveraine.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! voici mon malheur... Votre Éminence
+connaît mon frère Agostino, qui a été pendant deux ans
+jardinier chez elle, à la villa. Certainement, c'est un
+garçon très gentil, très doux, dont jamais personne n'a eu
+à se plaindre... Alors, on ne peut pas s'expliquer de
+quelle façon, il lui est arrivé un accident, il a tué un
+homme d'un coup de couteau, à Genzano, un soir qu'il se
+promenait dans la rue... J'en suis tout à fait contrarié,
+je donnerais volontiers deux doigts de ma main, pour le
+tirer de prison. Et j'ai pensé que Votre Éminence ne me
+refuserait pas un certificat disant qu'elle a eu Agostino
+chez elle et qu'elle a été toujours très contente de
+son bon caractère.</p>
+
+<p>Nettement, le cardinal protesta.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas été content du tout d'Agostino. Il était
+d'une violence folle, et j'ai dû justement le congédier
+parce qu'il vivait constamment en querelle avec les autres
+domestiques.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! que Votre Éminence me chagrine, en me racontant
+cela! C'est donc vrai que le caractère de mon
+pauvre petit Agostino s'était gâté! Mais il y a moyen de
+faire les choses, n'est-ce pas? Votre Éminence peut me
+donner un certificat tout de même, en arrangeant les
+phrases. Cela produirait un si bon effet, un certificat de
+Votre Éminence devant la justice!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, sans doute, reprit Boccanera, je comprends.
+Mais je ne donnerai pas de certificat.</p>
+
+<p>&mdash;Eh quoi! Votre Éminence révérendissime refuse?</p>
+
+<p>&mdash;Absolument!... Je sais que vous êtes un prêtre
+d'une moralité parfaite, que vous remplissez votre saint
+ministère avec zèle et que vous seriez un homme tout à
+fait recommandable, sans vos idées politiques. Seulement,
+votre affection fraternelle vous égare, je ne puis mentir
+pour vous être agréable.<a name="page_110" id="page_110"></a></p>
+
+<p>Santobono le regardait, stupéfié, ne comprenant pas
+qu'un prince, un cardinal tout-puissant, s'arrêtât à de
+si pauvres scrupules, lorsqu'il s'agissait d'un coup de
+couteau, l'affaire la plus banale, la plus fréquente, en
+ces pays encore sauvages des Châteaux romains.</p>
+
+<p>&mdash;Mentir, mentir, murmura-t-il, ce n'est pas mentir
+que de dire le bon uniquement, quand il y en a, et tout
+de même Agostino a du bon. Dans un certificat, ça dépend
+des phrases qu'on écrit.</p>
+
+<p>Il s'entêtait à cet arrangement, il ne lui entrait pas
+dans la tête qu'on pût refuser de convaincre la justice,
+par une ingénieuse façon de présenter les choses. Puis,
+quand il fut certain qu'il n'obtiendrait rien, il eut un geste
+désespéré, sa face terreuse prit une expression de violente
+rancune, tandis que ses yeux noirs flambaient de
+colère contenue.</p>
+
+<p>&mdash;Bien, bien! chacun voit la vérité à sa manière, je
+vais retourner dire ça à Son Éminence le cardinal Sanguinetti.
+Et je prie Votre Éminence révérendissime de ne
+pas m'en vouloir, si je l'ai dérangée inutilement... Peut-être
+que les figues ne sont pas très mûres; mais je me
+permettrai d'en apporter un panier encore, vers la fin de
+la saison, lorsqu'elles sont tout à fait bonnes et sucrées...
+Mille grâces et mille bonheurs à Votre Éminence révérendissime.</p>
+
+<p>Il s'en allait à reculons, avec des saluts qui pliaient en
+deux sa grande taille osseuse. Et Pierre, qui s'était
+intéressé vivement à la scène, retrouvait en lui le
+petit clergé de Rome et des environs, dont on lui avait
+parlé avant son voyage. Ce n'était pas le «scagnozzo», le
+prêtre misérable, affamé, venu de la province à la suite
+de quelque fâcheuse aventure, tombé sur le pavé de
+Rome en quête du pain quotidien, une tourbe de mendiants
+en soutane, cherchant fortune dans les miettes de
+l'Église, se disputant voracement les messes de hasard,
+se coudoyant avec le bas peuple au fond des cabarets les<a name="page_111" id="page_111"></a>
+plus mal famés. Ce n'était pas non plus le curé des campagnes
+lointaines, d'une ignorance totale, d'une superstition
+grossière, paysan avec les paysans, traité d'égal à
+égal par ses ouailles, qui, très pieuses, ne le confondaient
+jamais avec le Bon Dieu, à genoux devant le saint de leur
+paroisse, mais pas devant l'homme qui vivait de lui. A
+Frascati, le desservant d'une petite église pouvait toucher
+neuf cents francs; et il ne dépensait que le pain et la
+viande, s'il récoltait le vin, les fruits, les légumes de
+son jardin. Celui-ci n'était pas sans instruction, savait un
+peu de théologie, un peu d'histoire, surtout cette histoire
+de la grandeur passée de Rome, qui avait enflammé son
+patriotisme du rêve fou de la prochaine domination universelle,
+réservée à la Rome renaissante, capitale de
+l'Italie. Mais quelle infranchissable distance encore, entre
+ce petit clergé romain, souvent très digne et intelligent,
+et le haut clergé, les hauts dignitaires du Vatican! Tout
+ce qui n'était pas au moins prélat n'existait point.</p>
+
+<p>&mdash;Mille grâces à Votre Éminence révérendissime, et
+que tout lui réussisse dans ses désirs!</p>
+
+<p>Lorsque Santobono eut enfin disparu, le cardinal
+revint à Pierre, qui s'inclinait, lui aussi, pour prendre
+congé.</p>
+
+<p>&mdash;En somme, monsieur l'abbé, l'affaire de votre livre
+me paraît mauvaise. Je vous répète que je ne sais rien de
+précis, que je n'ai pas vu le dossier. Mais, n'ignorant pas
+que ma nièce s'intéressait à vous, j'en ai dit un mot au
+cardinal Sanguinetti, le préfet de l'Index, qui était justement
+ici tout à l'heure. Et lui-même n'est guère plus au
+courant que moi, car rien n'est encore sorti des mains
+du secrétaire. Seulement, il m'a affirmé que la dénonciation
+venait de personnes considérables, d'une grande
+influence, et qu'elle portait sur des pages nombreuses,
+où l'on aurait relevé les passages les plus fâcheux, tant
+au point de vue de la discipline qu'au point de vue du
+dogme.<a name="page_112" id="page_112"></a></p>
+
+<p>Très ému à cette pensée d'ennemis cachés, le poursuivant
+dans l'ombre, le jeune prêtre s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! dénoncé, dénoncé! si Votre Éminence savait
+combien ce mot me gonfle le c&oelig;ur! Et dénoncé pour des
+crimes à coup sûr involontaires, puisque j'ai voulu uniquement,
+ardemment le triomphe de l'Église... C'est donc
+aux genoux du Saint-Père que je vais aller me jeter et me
+défendre.</p>
+
+<p>Boccanera, brusquement, se redressa. Un pli dur avait
+coupé son grand front.</p>
+
+<p>&mdash;Sa Sainteté peut tout, même vous recevoir, si tel est
+son bon plaisir, et vous absoudre... Mais, écoutez-moi, je
+vous conseille encore de retirer votre livre de vous-même,
+de le détruire simplement et courageusement, avant de
+vous lancer dans une lutte où vous aurez la honte d'être
+brisé... Enfin, réfléchissez.</p>
+
+<p>Immédiatement, Pierre s'était repenti d'avoir parlé de
+sa visite au pape, car il sentait une blessure pour le cardinal,
+dans cet appel à l'autorité souveraine. D'ailleurs,
+aucun doute n'était possible, celui-ci serait contre son
+&oelig;uvre, il n'espérait plus que faire peser sur lui par
+son entourage, en le suppliant de rester neutre. Il l'avait
+trouvé très net, très franc, au-dessus des obscures intrigues
+qu'il commençait à deviner autour de son livre; et
+ce fut avec respect qu'il le salua.</p>
+
+<p>&mdash;Je remercie infiniment Votre Éminence et je lui promets
+de penser à tout ce qu'elle vient d'avoir l'extrême
+bonté de me dire.</p>
+
+<p>Pierre, dans l'antichambre, vit cinq ou six personnes
+qui s'étaient présentées pendant son entretien, et qui
+attendaient. Il y avait là un évêque, un prélat, deux
+vieilles dames; et, comme il s'approchait de don
+Vigilio, avant de se retirer, il eut la vive surprise de le
+trouver en conversation avec un grand jeune homme
+blond, un Français, qui s'écria, saisi lui aussi d'étonnement:<a name="page_113" id="page_113"></a></p>
+
+<p>&mdash;Comment! vous ici, monsieur l'abbé! vous êtes à
+Rome!</p>
+
+<p>Le prêtre avait eu une seconde d'hésitation.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur Narcisse Habert, je vous demande
+pardon, je ne vous reconnaissais pas! Et je suis vraiment
+impardonnable, car je savais que vous étiez, depuis l'année
+dernière, attaché à l'ambassade.</p>
+
+<p>Mince, élancé, très élégant, Narcisse, avec son teint
+pur, ses yeux d'un bleu pâle, presque mauve, sa barbe
+blonde, finement frisée, portait ses cheveux blonds bouclés,
+coupés sur le front à la florentine. D'une famille de
+magistrats, très riches et d'un catholicisme militant, il
+avait un oncle dans la diplomatie, ce qui avait décidé de
+sa destinée. Sa place, d'ailleurs, se trouvait toute marquée
+à Rome, où il comptait de puissantes parentés: neveu
+par alliance du cardinal Sarno, dont une s&oelig;ur avait
+épousé à Paris un notaire, son oncle; cousin germain de
+monsignor Gamba del Zoppo, camérier secret participant,
+fils d'une de ses tantes, mariée en Italie à un colonel. Et
+c'était ainsi qu'on l'avait attaché à l'ambassade près du
+Saint-Siège, où l'on tolérait ses allures un peu fantasques,
+sa continuelle passion d'art, qui le promenait en flâneries
+sans fin au travers de Rome. Il était du reste fort aimable,
+d'une distinction parfaite; avec cela, très pratique au
+fond, connaissant à merveille les questions d'argent; et
+il lui arrivait même parfois, comme ce matin-là, de venir,
+de son air las et un peu mystérieux, causer chez un cardinal
+d'une affaire sérieuse, au nom de son ambassadeur.</p>
+
+<p>Tout de suite, il emmena Pierre dans la vaste embrasure
+d'une des fenêtres, pour l'y entretenir à l'aise.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon cher abbé, que je suis donc content de vous
+voir! Vous vous souvenez de nos bonnes causeries, quand
+nous nous sommes connus chez le cardinal Bergerot? Je
+vous ai indiqué, pour votre livre, des tableaux à voir, des
+miniatures du quatorzième siècle et du quinzième. Et
+vous savez que, dès aujourd'hui, je m'empare de vous, je<a name="page_114" id="page_114"></a>
+vous fais visiter Rome comme personne ne pourrait le
+faire. J'ai tout vu, tout fouillé. Oh! des trésors, des trésors!
+Mais au fond il n'y a qu'une &oelig;uvre, on en revient
+toujours à sa passion. Le Botticelli de la Chapelle Sixtine,
+ah! le Botticelli!</p>
+
+<p>Sa voix se mourait, il eut un geste brisé d'admiration.
+Et Pierre dut promettre de s'abandonner à lui, d'aller
+avec lui à la Chapelle Sixtine.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ignorez sans doute pourquoi je suis ici? dit
+enfin ce dernier. On poursuit mon livre, on l'a dénoncé
+à la congrégation de l'Index.</p>
+
+<p>&mdash;Votre livre! pas possible! s'écria Narcisse. Un livre
+dont certaines pages rappellent le délicieux saint François
+d'Assise!</p>
+
+<p>Obligeamment, alors, il se mit à sa disposition.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, dites donc! notre ambassadeur va vous être
+très utile. C'est l'homme le meilleur de la terre, et d'une
+affabilité charmante, et plein de la vieille bravoure française...
+Cet après-midi, ou demain matin au plus tard,
+je vous présenterai à lui; et, puisque vous désirez avoir
+immédiatement une audience du pape, il tâchera de vous
+l'obtenir... Cependant, je dois ajouter que ce n'est pas
+toujours commode. Le Saint-Père a beau l'aimer beaucoup,
+il échoue parfois, tellement les approches sont
+compliquées.</p>
+
+<p>Pierre, en effet, n'avait pas songé à employer l'ambassadeur,
+dans son idée naïve qu'un prêtre accusé, qui venait
+se défendre, voyait toutes les portes s'ouvrir d'elles-mêmes.
+Il fut ravi de l'offre de Narcisse, il le remercia
+vivement, comme si déjà l'audience était obtenue.</p>
+
+<p>&mdash;Puis, continua le jeune homme, si nous rencontrons
+quelques difficultés, vous n'ignorez pas que j'ai des parents
+au Vatican. Je ne parle pas de mon oncle le cardinal,
+qui ne nous serait d'utilité aucune, car il ne bouge
+jamais de son bureau de la Propagande, il se refuse à
+toute démarche. Mais mon cousin, monsignor Gamba del<a name="page_115" id="page_115"></a>
+Zoppo, est un homme obligeant qui vit dans l'intimité du
+pape, dont son service le rapproche à toute heure; et,
+s'il le faut, je vous mènerai à lui, il trouvera le moyen
+sans doute de vous ménager une entrevue, bien que sa
+grande prudence lui fasse craindre parfois de se compromettre...
+Allons, c'est entendu, confiez-vous à moi en tout
+et pour tout.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! cher monsieur, s'écria Pierre, soulagé, heureux,
+j'accepte de grand c&oelig;ur, et vous ne savez pas quel baume
+vous m'apportez; car, depuis que je suis ici, tout le monde
+me décourage, vous êtes le premier qui me rendiez
+quelque force, en traitant les choses à la française.</p>
+
+<p>Baissant la voix, il lui conta son entrevue avec le cardinal
+Boccanera, sa certitude de n'être aidé par lui en
+rien, les nouvelles fâcheuses données par le cardinal
+Sanguinetti, enfin la rivalité qu'il avait sentie entre les
+deux cardinaux. Narcisse l'écoutait en souriant, et lui
+aussi s'abandonna aux commérages et aux confidences.
+Cette rivalité, cette dispute prématurée de la tiare, dans
+leur furieux désir à tous deux, révolutionnait le monde
+noir depuis longtemps. Il y avait des dessous d'une complication
+incroyable, personne n'aurait pu dire exactement
+qui conduisait la vaste intrigue. En gros, on savait que
+Boccanera représentait l'intransigeance, le catholicisme
+dégagé de tout compromis avec la société moderne, attendant
+immobile le triomphe de Dieu sur Satan, le royaume
+de Rome rendu au Saint-Père, l'Italie repentante faisant
+pénitence de son sacrilège; tandis que Sanguinetti, très
+souple, très politique, passait pour nourrir des combinaisons
+aussi nouvelles que hardies, une sorte de fédération
+républicaine de tous les anciens petits États italiens mise
+sous le protectorat auguste du pape. En somme, c'était
+la lutte entre les deux conceptions opposées, l'une qui
+veut le salut de l'Église par le respect absolu de l'antique
+tradition, l'autre qui annonce sa mort fatale, si elle ne
+consent pas à évoluer avec le siècle futur. Mais tout cela<a name="page_116" id="page_116"></a>
+se noyait d'un tel inconnu, que l'opinion finissait par
+être que, si le pape actuel vivait encore quelques années,
+ce ne serait sûrement ni Boccanera, ni Sanguinetti qui
+lui succéderait.</p>
+
+<p>Brusquement, Pierre interrompit Narcisse.</p>
+
+<p>&mdash;Et monsignor Nani, le connaissez-vous? J'ai causé
+avec lui hier soir... Tenez! le voici qui vient d'entrer.</p>
+
+<p>En effet, Nani entrait dans l'antichambre, avec son sourire,
+sa face rose de prélat aimable. Sa soutane fine, sa
+ceinture de soie violette, luisaient, d'un luxe discret et
+doux. Et il se montrait très courtois à l'égard de l'abbé
+Paparelli lui-même, qui l'accompagnait humblement, en
+le suppliant de vouloir bien attendre que Son Éminence
+pût le recevoir.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! murmura Narcisse, devenu sérieux, monsignor
+Nani est un homme dont il faut être l'ami.</p>
+
+<p>Il savait son histoire, il la conta à demi-voix. Né à Venise,
+d'une famille noble ruinée, qui avait compté des
+héros, Nani, après avoir fait ses premières études chez les
+Jésuites, vint à Rome étudier la philosophie et la théologie
+au Collège romain, que les Jésuites tenaient. Ordonné
+prêtre à vingt-trois ans, il avait tout de suite suivi
+un nonce en Bavière, à titre de secrétaire particulier;
+et, de là, il était allé, comme auditeur de nonciature, à
+Bruxelles, puis à Paris, qu'il avait habité pendant cinq ans.
+Tout semblait le destiner à la diplomatie, ses brillants
+débuts, son intelligence vive, une des plus vastes et des
+plus renseignées qui pût être, lorsque, brusquement, il fut
+rappelé à Rome, où, presque tout de suite, on lui confia la
+situation d'assesseur du Saint-Office. On prétendit alors
+que c'était là un désir formel du pape, qui, le connaissant
+bien, voulant avoir au Saint-Office un homme à lui, l'avait
+fait revenir, en disant qu'il rendrait beaucoup plus de
+services à Rome que dans une nonciature. Déjà prélat domestique,
+Nani était depuis peu chanoine de Saint-Pierre
+et protonotaire apostolique participant, en passe de<a name="page_117" id="page_117"></a>
+devenir cardinal, le jour où le pape trouverait un autre
+assesseur favori, qui lui plairait davantage.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! monsignor Nani! continua Narcisse, un homme
+supérieur, qui connaît admirablement son Europe moderne,
+et avec cela un très saint prêtre, un croyant sincère,
+d'un dévouement absolu à l'Église, d'une foi solide de
+politique avisé, différente il est vrai de l'étroite et sombre
+foi théologique, telle que nous la connaissons en France!
+C'est pourquoi il vous sera difficile d'abord de comprendre
+ici les gens et les choses. Ils laissent Dieu dans le sanctuaire,
+ils règnent en son nom, convaincus que le catholicisme
+est l'organisation humaine du gouvernement de
+Dieu, la seule parfaite et éternelle, en dehors de laquelle
+il n'y a que mensonge et que danger social. Pendant que
+nous nous attardons encore, dans nos querelles religieuses,
+à discuter furieusement sur l'existence de Dieu, eux n'admettent
+pas que cette existence puisse être mise en doute,
+puisqu'ils sont les ministres délégués par Dieu; et ils
+sont uniquement à leur rôle de ministres qu'on ne saurait
+déposséder, exerçant le pouvoir pour le plus grand bien de
+l'humanité, employant toute leur intelligence, toute leur
+énergie à rester les maîtres acceptés des peuples. Songez
+qu'un homme comme monsignor Nani, après avoir été
+mêlé à la politique du monde entier, est depuis dix ans à
+Rome, dans les fonctions les plus délicates, mêlé aux
+affaires les plus diverses et les plus importantes. Il continue
+à voir l'Europe entière qui défile à Rome, connaît
+tout, a la main dans tout. Et, avec cela, admirablement
+discret et aimable, d'une modestie qui semble parfaite,
+sans qu'on puisse dire s'il ne marche point, de son pas si
+léger, à la plus haute ambition, à la tiare souveraine.</p>
+
+<p>Encore un candidat à la papauté! pensa Pierre, qui
+avait écouté passionnément, car cette figure de Nani l'intéressait,
+lui causait une sorte de trouble instinctif,
+comme s'il avait senti, derrière le visage rosé et souriant,
+tout un infini redoutable. D'ailleurs, il comprit mal les<a name="page_118" id="page_118"></a>
+explications de son ami, il retomba à l'effarement de son
+arrivée dans ce monde nouveau, dont l'inattendu bouleversait
+ses prévisions.</p>
+
+<p>Mais monsignor Nani avait aperçu les deux jeunes gens,
+et il s'avançait la main tendue, très cordial.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur l'abbé Froment, je suis heureux de
+vous revoir, et je ne vous demande pas si vous avez bien
+dormi, car on dort toujours bien à Rome... Bonjour, monsieur
+Habert, votre santé est bonne, depuis que je vous ai
+rencontré devant la Sainte Thérèse du Bernin, que vous
+admirez tant?... Et je vois que vous vous connaissez tous
+les deux. C'est charmant. Monsieur l'abbé, je vous dénonce
+en monsieur Habert un des passionnés de notre
+ville, qui vous mènera dans les beaux endroits.</p>
+
+<p>Puis, de son air affectueux, il voulut tout de suite être
+renseigné sur l'entrevue de Pierre et du cardinal. Il en
+écouta très attentivement le récit, hochant la tête à certains
+détails, réprimant parfois son fin sourire. L'accueil
+sévère du cardinal, la certitude où était le prêtre de ne
+trouver près de lui aucune aide, ne l'étonna nullement,
+comme s'il s'était attendu à ce résultat. Mais, au nom de
+Sanguinetti, en apprenant qu'il était venu le matin et qu'il
+avait déclaré l'affaire du livre très grave, il parut s'oublier
+un instant, il parla avec une soudaine vivacité.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous? mon cher fils, je suis arrivé
+trop tard. A la première nouvelle des poursuites, j'ai
+couru chez Son Éminence le cardinal Sanguinetti, pour
+lui dire qu'on allait faire à votre &oelig;uvre une réclame immense.
+Voyons, est-ce raisonnable? A quoi bon? Nous
+savons que vous êtes un peu exalté, l'âme enthousiaste et
+prompte à la lutte. Nous serions bien avancés, si nous
+nous mettions sur les bras la révolte d'un jeune prêtre,
+qui pourrait partir en guerre contre nous, avec un livre
+dont on a déjà vendu des milliers d'exemplaires. Moi,
+d'abord, je voulais qu'on ne bougeât pas. Et je dois dire
+que le cardinal, qui est un homme d'esprit, pensait comme<a name="page_119" id="page_119"></a>
+moi. Il a levé les bras au ciel, il s'est emporté, en criant
+qu'on ne le consultait jamais, que maintenant la sottise
+était faite, et qu'il était absolument impossible d'arrêter
+le procès, du moment que la congrégation se trouvait
+saisie, à la suite des dénonciations les plus autorisées,
+lancées pour les motifs les plus graves... Enfin, comme
+il le disait, la sottise était faite, et j'ai dû songer à autre
+chose...</p>
+
+<p>Mais il s'interrompit. Il venait d'apercevoir les yeux
+ardents de Pierre fixés sur les siens, tâchant de comprendre.
+Une imperceptible rougeur rosa son teint davantage,
+tandis que, très à l'aise, il continuait sans laisser
+voir sa contrariété d'en avoir trop dit:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, j'ai songé à vous aider de toute ma faible influence,
+pour vous tirer des ennuis où cette affaire va
+sûrement vous mettre.</p>
+
+<p>Un souffle de rébellion souleva Pierre, dans la sensation
+obscure qu'on se jouait de lui peut-être. Pourquoi
+donc n'aurait-il pas affirmé sa foi, qui était si pure, si
+dégagée de tout intérêt personnel, si brûlante de charité
+chrétienne?</p>
+
+<p>&mdash;Jamais, déclara-t-il, je ne retirerai, je ne supprimerai
+moi-même mon livre, comme on me le conseille. Ce
+serait une lâcheté et un mensonge, car je ne regrette
+rien, je ne désavoue rien. Si je crois que mon &oelig;uvre
+apporte un peu de vérité, je ne puis la détruire, sans être
+criminel envers moi-même et envers les autres... Jamais!
+entendez-vous, jamais!</p>
+
+<p>Il y eut un silence. Et il reprit presque aussitôt:</p>
+
+<p>&mdash;C'est aux genoux du Saint-Père que je veux faire
+cette déclaration. Il me comprendra, il m'approuvera.</p>
+
+<p>Nani ne souriait plus, la figure immobile et comme
+fermée désormais. Il sembla étudier curieusement la
+subite violence du prêtre, qu'il s'efforça ensuite de calmer
+par sa bienveillance tranquille.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, sans doute... L'obéissance et l'humilité<a name="page_120" id="page_120"></a>
+ont de grandes douceurs. Mais, enfui, je comprends que
+vous vouliez causer avant tout avec Sa Sainteté... Ensuite,
+n'est-ce pas? vous verrez, vous verrez.</p>
+
+<p>Et, de nouveau, il s'intéressa beaucoup à la demande
+d'audience. Vivement, il regrettait que Pierre n'eût pas
+lancé cette demande de Paris même, avant son arrivée à
+Rome: c'était la plus sûre façon de la faire agréer. Au
+Vatican, on n'aimait guère le bruit, et pour peu que la
+nouvelle de la présence du jeune prêtre se répandît, pour
+peu qu'on causât des motifs qui l'amenaient, tout allait
+être perdu.</p>
+
+<p>Mais, lorsque Nani sut que Narcisse s'était offert pour
+présenter Pierre à l'ambassadeur de France près du
+Saint-Siège, il parut pris d'inquiétude, il se récria.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non! ne faites pas cela, ce serait de la dernière
+imprudence!... D'abord, vous courez le risque de gêner
+monsieur l'ambassadeur, dont la situation est toujours
+délicate en ces sortes d'affaires... Puis, s'il échouait, et
+ma crainte est qu'il n'échoue, oui! s'il échouait, ce serait
+fini, vous n'auriez plus la moindre chance d'obtenir,
+d'autre part, l'audience demandée; car on ne voudrait pas
+infliger à monsieur l'ambassadeur la petite blessure
+d'amour-propre d'avoir cédé à une autre influence que la
+sienne.</p>
+
+<p>Anxieusement, Pierre regarda Narcisse, qui hochait la
+tête, l'air gêné, hésitant.</p>
+
+<p>&mdash;En effet, finit par murmurer ce dernier, nous avons
+demandé dernièrement, pour un personnage politique
+français, une audience, qui a été refusée; et cela nous a
+été fort désagréable... Monseigneur a raison. Il faut réserver
+notre ambassadeur, ne l'employer que lorsque nous
+aurons épuisé les autres moyens d'approche.</p>
+
+<p>Et, voyant le désappointement de Pierre, il reprit avec
+son obligeance:</p>
+
+<p>&mdash;Notre première visite sera donc pour mon cousin,
+au Vatican.<a name="page_121" id="page_121"></a></p>
+
+<p>Étonné, l'attention éveillée de nouveau, Nani regarda
+le jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;Au Vatican? vous y avez un cousin?</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui; monsignor Gamba del Zoppo.</p>
+
+<p>&mdash;Gamba!... Gamba!... Oui, oui! excusez-moi, je me
+souviens... Ah! vous avez songé à Gamba pour agir près
+de Sa Sainteté. Sans doute, c'est une idée, il faut voir, il
+faut voir...</p>
+
+<p>Plusieurs fois, il répéta la phrase pour se donner le
+temps de voir lui-même, de discuter intérieurement l'idée.
+Monsignor Gamba del Zoppo était un brave homme,
+sans rôle aucun, dont la nullité avait fini par être légendaire
+au Vatican. Il amusait de ses commérages le
+pape, qu'il flattait beaucoup, et qui aimait se promener
+à son bras, dans les jardins. C'était pendant ces promenades
+qu'il obtenait à l'aise toutes sortes de petites faveurs.
+Mais il était d'une poltronnerie extraordinaire, il craignait
+à un tel point de compromettre son influence, qu'il ne
+risquait pas une sollicitation, sans s'être longuement
+assuré qu'il ne pouvait en résulter pour lui aucun tort.</p>
+
+<p>&mdash;Eh mais! l'idée n'est pas mauvaise, déclara enfin
+Nani. Oui, oui! Gamba pourra vous obtenir l'audience,
+s'il le veut bien... Je le verrai moi-même, je lui expliquerai
+l'affaire.</p>
+
+<p>Pour conclure, d'ailleurs, il se répandit en conseils d'extrême
+prudence. Il osa dire qu'il lui semblait sage de se
+méfier beaucoup de l'entourage du pape. Hélas! oui,
+Sa Sainteté était si bonne, croyait si aveuglément au
+bien, qu'elle n'avait pas toujours choisi ses familiers
+avec le soin critique qu'elle aurait dû y mettre. Jamais on
+ne savait à qui l'on s'adressait, ni dans quel piège on
+pouvait poser le pied. Même il donna à entendre qu'il
+ne fallait, à aucun prix, s'adresser directement à Son
+Éminence le Secrétaire d'État, parce qu'elle-même n'était
+pas libre, se trouvait au centre d'un foyer d'intrigues
+dont la complication la paralysait, dans ses meilleures<a name="page_122" id="page_122"></a>
+volontés. Et, à mesure qu'il parlait ainsi, très doucement,
+avec une onction parfaite, le Vatican apparaissait comme
+un pays gardé par des dragons jaloux et traîtres, un pays
+où l'on ne devait point franchir une porte, risquer un
+pas, hasarder un membre, sans s'être soigneusement
+assuré d'avance qu'on n'y laisserait pas le corps entier.</p>
+
+<p>Pierre continuait à l'écouter, glacé de plus en plus,
+retombé à l'incertitude.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! cria-t-il, je ne vais pas savoir me conduire...
+Ah! vous me découragez, monseigneur!</p>
+
+<p>Nani retrouva son sourire cordial.</p>
+
+<p>&mdash;Moi! mon cher fils. J'en serais désolé... Je veux
+seulement vous répéter d'attendre, de réfléchir. Surtout
+pas de fièvre. Rien ne presse, je vous le jure, car on
+a choisi seulement hier un consulteur, pour faire le
+rapport sur votre livre, et vous avez devant vous un bon
+mois... Évitez tout le monde, vivez sans qu'on sache que
+vous existez, visitez Rome en paix, c'est la meilleure façon
+d'avancer vos affaires.</p>
+
+<p>Et, prenant une main du prêtre, dans ses deux mains
+aristocratiques, grasses et douces:</p>
+
+<p>&mdash;Vous pensez bien que j'ai mes raisons pour vous
+parler ainsi... Moi-même, je me serais offert, j'aurais
+tenu à honneur de vous conduire tout droit à Sa Sainteté.
+Seulement, je ne veux pas m'en mêler encore, je sens
+trop qu'à cette heure ce serait de la mauvaise besogne...
+Plus tard, vous entendez! plus tard, dans le cas où personne
+n'aurait réussi, ce sera moi qui vous obtiendrai
+une audience. Je m'y engage formellement... Mais, en
+attendant, je vous en prie, évitez de prononcer les mots
+de religion nouvelle, qui sont malheureusement dans
+votre livre, et que je vous ai entendu dire encore hier
+soir. Il ne peut y avoir de religion nouvelle, mon cher
+fils: il n'y a qu'une religion éternelle, sans compromis
+ni abandon possible, la religion catholique, apostolique
+et romaine. De même, laissez vos amis de Paris où<a name="page_123" id="page_123"></a>
+ils sont, ne comptez pas trop sur le cardinal Bergerot,
+dont la haute piété n'est pas appréciée suffisamment à
+Rome... Je vous assure que je vous parle en ami.</p>
+
+<p>Puis, le voyant désemparé, à moitié brisé déjà, ne sachant
+plus par quel côté il devait commencer la campagne,
+il le réconforta de nouveau.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, allons! tout s'arrangera, tout finira le mieux
+du monde, pour le bien de l'Église et pour votre propre
+bien... Et je vous demande pardon, mais je vous quitte,
+je ne verrai pas Son Éminence aujourd'hui, car il m'est
+impossible d'attendre davantage.</p>
+
+<p>L'abbé Paparelli, que Pierre avait cru voir rôder
+derrière eux, l'oreille aux aguets, se précipita, jura à monsignor
+Nani qu'il n'y avait plus, avant lui, que deux personnes.
+Mais le prélat donna l'assurance, très gracieusement,
+qu'il reviendrait, l'affaire dont il avait à entretenir
+Son Éminence ne pressant en aucune façon. Et il se
+retira, avec des saluts courtois pour tous.</p>
+
+<p>Presque aussitôt, le tour de Narcisse vint. Avant
+d'entrer dans la salle du trône, il serra la main de Pierre,
+il répéta:</p>
+
+<p>&mdash;Alors, c'est entendu. J'irai demain au Vatican voir
+mon cousin; et, dès que j'aurai une réponse quelconque,
+je vous la ferai connaître... A bientôt.</p>
+
+<p>Il était midi passé, il ne restait plus là qu'une des deux
+vieilles dames, qui semblait s'être endormie. A sa petite
+table de secrétaire, don Vigilio écrivait toujours, de son
+écriture menue, sur les immenses feuilles de son papier
+jaune. Et, de temps à autre seulement, ses regards noirs
+se levaient du papier, comme pour s'assurer, dans sa continuelle
+défiance, que rien ne le menaçait.</p>
+
+<p>Sous le morne silence qui retomba, Pierre resta un
+moment encore, immobile, au fond de la vaste embrasure
+de fenêtre. Ah! que son pauvre être d'enthousiaste
+et de tendre était anxieux! En quittant Paris, il avait vu
+les choses si simples, si naturelles! On l'accusait injustement,<a name="page_124" id="page_124"></a>
+et il partait pour se défendre, il arrivait, se jetait
+aux genoux du pape, qui l'écoutait avec indulgence.
+Est-ce que le pape n'était pas la religion vivante, l'intelligence
+qui comprend, la justice qui fait la vérité? et
+n'était-il pas avant tout le Père, le délégué de l'infini
+pardon, de la divine miséricorde, dont les bras restaient
+tendus à tous les enfants de l'Église, même aux coupables?
+Est-ce qu'il ne devait pas laisser grande ouverte
+sa porte, pour que les plus humbles de ses fils pussent
+entrer dire leur peine, avouer leur faute, expliquer leur
+conduite, boire à la source de l'éternelle bonté? Et, dès
+le premier jour de son arrivée, les portes se fermaient
+violemment, il tombait dans un monde hostile, semé
+d'embûches, barré de gouffres. Tous lui criaient casse-cou,
+comme s'il courait les dangers les plus graves, en
+y hasardant le pied. Voir le pape devenait une prétention
+exorbitante, une affaire de réussite si difficile, qu'elle
+mettait en branle les intérêts, les passions, les influences
+du Vatican entier. Et c'étaient des conseils sans fin, des
+habiletés discutées longuement, des tactiques de généraux
+menant une armée à la victoire, des complications sans
+cesse renaissantes, au milieu de mille intrigues dont on
+devinait par-dessous l'obscur pullulement. Ah! grand
+Dieu! que tout cela était différent de l'accueil charitable
+attendu, la maison du pasteur ouverte sur le chemin à
+toutes les ouailles, les dociles et les égarées!</p>
+
+<p>Ce qui commençait à effrayer Pierre, c'était ce qu'il
+sentait de méchant s'agiter confusément dans l'ombre.
+Le cardinal Bergerot suspecté, traité de révolutionnaire,
+si compromettant, qu'on lui conseillait de ne plus le
+nommer! Il revoyait la moue de mépris du cardinal
+Boccanera parlant de son collègue. Et monsignor Nani
+qui l'avertissait de n'avoir plus à prononcer les mots de
+religion nouvelle, comme s'il n'était pas clair pour tous
+que ces mots signifiaient le retour du catholicisme à la
+pureté primitive du christianisme! Était-ce donc là un<a name="page_125" id="page_125"></a>
+des crimes dénoncés à la congrégation de l'Index? Ces
+dénonciateurs, il finissait par les soupçonner, et il prenait
+peur, car il avait maintenant conscience autour de lui
+d'une attaque souterraine, d'un vaste effort pour l'abattre
+et supprimer son &oelig;uvre. Tout ce qui l'entourait lui devenait
+suspect. Il allait se recueillir pendant quelques
+jours, regarder et étudier ce monde noir de Rome, si
+imprévu pour lui. Mais, dans la révolte de sa foi d'apôtre,
+il se faisait le serment, ainsi qu'il l'avait dit, de ne céder
+jamais, de ne rien changer, pas une page, pas une ligne,
+à son livre, qu'il maintiendrait au grand jour, comme
+l'inébranlable témoignage de sa croyance. Même condamné
+par l'Index, il ne se soumettrait pas, il ne retirerait
+rien. Et, s'il le fallait, il sortirait de l'Église, il irait
+jusqu'au schisme, continuant de prêcher la religion
+nouvelle, écrivant un second livre, la Rome vraie, telle
+que, vaguement, il commençait à la voir.</p>
+
+<p>Cependant, don Vigilio avait cessé d'écrire, et il regardait
+Pierre d'un regard si fixe, que celui-ci finit par
+s'approcher poliment pour prendre congé. Malgré sa
+crainte, cédant à un besoin de confidence, le secrétaire
+murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez qu'il est venu pour vous seul, il voulait
+connaître le résultat de votre entrevue avec Son Éminence.</p>
+
+<p>Le nom de monsignor Nani n'eut pas même besoin
+d'être prononcé entre eux.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, vous croyez?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! c'est hors de doute... Et, si vous écoutiez mon
+conseil, vous agiriez sagement en faisant tout de suite de
+bonne grâce ce qu'il désire de vous, car il est absolument
+certain que vous le ferez plus tard.</p>
+
+<p>Cela acheva de troubler et d'exaspérer Pierre. Il s'en
+alla avec un geste de défi. On verrait bien s'il obéissait.
+Et les trois antichambres, qu'il traversa de nouveau, lui
+parurent plus noires, plus vides et plus mortes. Dans la<a name="page_126" id="page_126"></a>
+seconde, l'abbé Paparelli le salua d'une petite révérence
+muette; dans la première, le valet ensommeillé ne
+sembla pas même le voir. Sous le baldaquin, une
+araignée filait sa toile, entre les glands du grand chapeau
+rouge. N'aurait-il pas mieux valu mettre la pioche
+dans tout ce passé pourrissant, tombant en poudre, pour
+que le soleil entrât librement et rendît au sol purifié
+une fécondité de jeunesse?<a name="page_127" id="page_127"></a></p>
+
+<h3><a name="IV" id="IV"></a>IV</h3>
+
+<p>L'après-midi de ce même jour, Pierre songea, puisqu'il
+avait des loisirs, à commencer tout de suite ses courses
+dans Rome par une visite qui lui tenait au c&oelig;ur. Dès
+l'apparition de son livre, une lettre venue de cette ville
+l'avait profondément ému et intéressé, une lettre du
+vieux comte Orlando Prada, le héros de l'indépendance
+et de l'unité italienne, qui, sans le connaître, lui écrivait
+spontanément sous le coup d'une première lecture; et
+c'était, en quatre pages, une protestation enflammée,
+un cri de foi patriotique, juvénile encore chez le vieillard,
+l'accusant d'avoir oublié l'Italie dans son &oelig;uvre,
+réclamant Rome, la Rome nouvelle, pour l'Italie unifiée
+et libre enfin. Une correspondance avait suivi, et le
+prêtre, tout en ne cédant pas sur le rêve qu'il faisait du
+néo-catholicisme sauveur du monde, s'était mis à aimer
+de loin l'homme qui lui écrivait ces lettres où brûlait un
+si grand amour de la patrie et de la liberté. Il l'avait
+prévenu de son voyage, en lui promettant d'aller le voir.
+Mais, maintenant, l'hospitalité acceptée par lui au palais
+Boccanera le gênait beaucoup, car il lui semblait difficile,
+après l'accueil de Benedetta, si affectueux, de se rendre
+ainsi dès le premier jour, sans la prévenir, chez le père
+de l'homme qu'elle avait fui et contre lequel elle plaidait
+en divorce; d'autant plus que le vieil Orlando habitait,
+avec son fils, le petit palais que celui-ci avait fait bâtir,
+dans le haut de la rue du Vingt-Septembre.</p>
+
+<p>Pierre voulut donc, avant tout, confier son scrupule à la<a name="page_128" id="page_128"></a>
+contessina elle-même. Il avait appris d'ailleurs, par le
+vicomte Philibert de la Choue, qu'elle gardait pour
+le héros une filiale tendresse, mêlée d'admiration. En
+effet, après le déjeuner, au premier mot qu'il lui dit de
+l'embarras où il était, elle se récria.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monsieur l'abbé, allez, allez vite! Vous savez
+que le vieil Orlando est une de nos gloires nationales; et
+ne vous étonnez pas de me l'entendre nommer ainsi, toute
+l'Italie lui donne ce petit nom tendre, par affection et gratitude.
+Moi, j'ai grandi dans un monde qui l'exécrait, qui le
+traitait de Satan. Plus tard, seulement, je l'ai connu, je
+l'ai aimé, et c'est bien l'homme le plus doux et le plus
+juste qui soit sur la terre.</p>
+
+<p>Elle s'était mise à sourire, tandis que des larmes discrètes
+mouillaient ses yeux, sans doute au souvenir de
+l'année passée là-bas, dans cette maison de violence, où
+elle n'avait eu d'heures paisibles que près du vieillard.
+Et elle ajouta, plus bas, la voix un peu tremblante:</p>
+
+<p>&mdash;Puisque vous allez le voir, dites-lui bien de ma part
+que je l'aime toujours et que jamais je n'oublierai sa
+bonté, quoi qu'il arrive.</p>
+
+<p>Pendant que Pierre se rendait en voiture rue du Vingt-Septembre,
+il évoqua toute cette histoire héroïque du
+vieil Orlando, qu'il s'était fait conter. On y entrait en
+pleine épopée, dans la foi, la bravoure et le désintéressement
+d'un autre âge.</p>
+
+<p>Le comte Orlando Prada, d'une noble famille milanaise,
+fut tout jeune brûlé d'une telle haine contre l'étranger,
+qu'à peine âgé de quinze ans il faisait partie d'une société
+secrète, une des ramifications de l'antique carbonarisme.
+Cette haine de la domination autrichienne venait de loin,
+des vieilles révoltes contre la servitude, lorsque les conspirateurs
+se réunissaient dans des cabanes abandonnées,
+au fond des bois; et elle était exaspérée encore par le
+rêve séculaire de l'Italie délivrée, rendue à elle-même,
+redevenant enfin la grande nation souveraine, digne fille<a name="page_129" id="page_129"></a>
+des anciens conquérants et maîtres du monde. Ah! cette
+glorieuse terre d'autrefois, cette Italie démembrée, morcelée,
+en proie à une foule de petits tyrans, continuellement
+envahie et possédée par les nations voisines, quel
+rêve ardent et superbe que de la tirer de ce long opprobre!
+Battre l'étranger, chasser les despotes, réveiller
+le peuple de la basse misère de son esclavage, proclamer
+l'Italie libre, l'Italie une, c'était alors la passion qui soulevait
+toute la jeunesse d'une flamme inextinguible, qui
+faisait éclater d'enthousiasme le c&oelig;ur du jeune Orlando.
+Il vécut son adolescence dans une indignation sainte,
+dans la fière impatience de donner son sang à la patrie, et
+de mourir pour elle, s'il ne la délivrait pas.</p>
+
+<p>Au fond de son vieux logis familial de Milan, Orlando
+vivait retiré, frémissant sous le joug, perdant les jours en
+conspirations vaines; et il venait de se marier, il avait
+vingt-cinq ans, lorsque la nouvelle arriva de la fuite de
+Pie IX et de la révolution à Rome. Brusquement, il lâcha
+tout, logis, femme, pour courir à Rome, comme appelé
+par la voix de sa destinée. C'était la première fois qu'il
+s'en allait ainsi battre les chemins, à la conquête de
+l'indépendance; et que de fois il devait se remettre en
+campagne, sans se lasser jamais! Il connut alors Mazzini,
+il se passionna un instant pour cette figure mystique de
+républicain unitaire. Rêvant lui-même de république universelle,
+il adopta la devise mazinienne «Dio e popolo»,
+il suivit la procession qui parcourut en grande pompe la
+Rome de l'émeute. On était à une époque de vastes
+espoirs, travaillée déjà par le besoin d'une rénovation du
+catholicisme, dans l'attente d'un Christ humanitaire,
+chargé de sauver le monde une seconde fois. Mais bientôt
+un homme, un capitaine des anciens âges, Garibaldi, à
+l'aurore de sa gloire épique, le prit tout entier, ne fit
+plus de lui qu'un soldat de la liberté et de l'unité.
+Orlando l'aima comme un dieu, se battit en héros à son
+côté, fut de la victoire de Rieti sur les Napolitains, le<a name="page_130" id="page_130"></a>
+suivit dans sa retraite d'obstiné patriote, lorsqu'il se porta
+au secours de Venise, forcé d'abandonner Rome à l'armée
+française du général Oudinot, qui venait y rétablir Pie IX.
+Et quelle aventure extraordinaire et follement brave!
+cette Venise que Manin, un autre grand patriote, un
+martyr, avait refaite républicaine, et qui depuis de longs
+mois résistait aux Autrichiens! et ce Garibaldi, avec une
+poignée d'hommes, qui part pour la délivrer, frète treize
+barques de pêche, en laisse huit entre les mains de l'ennemi,
+est obligé de revenir aux rivages romains, y perd
+misérablement sa femme Anita, dont il ferme les yeux,
+avant de retourner en Amérique, où il avait habité déjà
+en attendant l'heure de l'insurrection! Ah! cette terre
+d'Italie, toute grondante alors du feu intérieur de son
+patriotisme, d'où poussaient en chaque ville des hommes
+de foi et de courage, d'où les émeutes éclataient de partout
+comme des éruptions, et qui, au milieu des échecs,
+allait quand même au triomphe, invinciblement!</p>
+
+<p>Orlando revint à Milan, près de sa jeune femme, et il
+y vécut deux ans, caché, rongé par l'impatience du glorieux
+lendemain, si long à naître. Un bonheur l'attendrit,
+dans sa fièvre: il eut un fils, Luigi; mais l'enfant coûta
+la vie à sa mère, ce fut un deuil. Et, ne pouvant rester
+davantage à Milan, où la police le surveillait, le traquait,
+finissant par trop souffrir de l'occupation étrangère, Orlando
+se décida à réaliser les débris de sa fortune, puis
+se retira à Turin, près d'une tante de sa femme, qui prit
+soin de l'enfant. Le comte de Cavour, en grand politique,
+travaillait dès lors à l'indépendance, préparait le Piémont
+au rôle décisif qu'il devait jouer. C'était l'époque où le
+roi Victor-Emmanuel accueillait avec une bonhomie flatteuse
+les réfugiés qui lui arrivaient de toute l'Italie, même
+ceux qu'il savait républicains, compromis et en fuite, à
+la suite d'insurrections populaires. Dans cette rude et
+rusée maison de Savoie, le rêve de réaliser l'unité italienne,
+au profit de la monarchie piémontaise, venait de<a name="page_131" id="page_131"></a>
+loin, mûrissait depuis des années. Et Orlando n'ignorait
+point sous quel maître il s'enrôlait; mais déjà, en lui, le
+républicain passait après le patriote, il ne croyait plus à
+une Italie faite au nom de la république, mise sous la
+protection d'un pape libéral, comme Mazzini l'avait imaginé
+un moment. N'était-ce pas là une chimère, qui
+dévorerait des générations, si l'on s'entêtait à la poursuivre?
+Lui, refusait de mourir sans avoir couché à Rome,
+en conquérant. Quitte à y laisser la liberté, il voulait la
+patrie reconstruite et debout, vivante enfin sous le soleil.
+Aussi avec quelle fièvre heureuse s'engagea-t-il, lors de la
+guerre de 1859, et comme son c&oelig;ur battait à lui briser la
+poitrine, après Magenta, quand il entra dans Milan avec
+l'armée française, dans ce Milan que huit années plus tôt
+il avait quitté en proscrit, l'âme désespérée! A la suite
+de Solferino, le traité de Villafranca fut une déception
+amère: la Vénétie échappait, Venise restait captive. Mais
+c'était pourtant le Milanais reconquis, et c'étaient aussi
+la Toscane, les duchés de Parme et de Modène, qui
+votaient leur annexion. Enfin, le noyau de l'astre se
+formait, la patrie se reconstituait, autour du Piémont
+victorieux.</p>
+
+<p>Puis, l'année suivante, Orlando rentra dans l'épopée.
+Garibaldi était revenu de ses deux séjours en Amérique,
+entouré de toute une légende, des exploits de paladin
+dans les pampas de l'Uruguay, une traversée extraordinaire
+de Canton à Lima; et il avait reparu pour se battre
+en 1859, devançant l'armée française, culbutant un maréchal
+autrichien, entrant dans des villes, Côme, Bergame,
+Brescia. Tout d'un coup, on apprit qu'il était débarqué
+avec mille hommes seulement, à Marsala, les mille de
+Marsala, la poignée illustre de braves. Au premier rang,
+Orlando se battit. Palerme résista trois jours, fut emportée.
+Devenu le lieutenant favori du dictateur, il l'aida à
+organiser le gouvernement, passa ensuite avec lui le
+détroit, fut à sa droite de l'entrée triomphale dans Naples,<a name="page_132" id="page_132"></a>
+d'où le roi s'était enfui. C'était une folie d'audace et de
+vaillance, l'explosion de l'inévitable, toutes sortes d'histoires
+surhumaines qui circulaient, Garibaldi invulnérable,
+mieux protégé par sa chemise rouge que par la
+plus épaisse des armures, Garibaldi mettant en déroute
+les armées adverses, comme un archange, rien qu'en
+brandissant sa flamboyante épée. Les Piémontais, de leur
+côté, qui venaient de battre le général Lamoricière à
+Castelfidardo, avaient envahi les États romains. Et Orlando
+était là, lorsque le dictateur, se démettant du pouvoir,
+signa le décret d'annexion des Deux-Siciles à la
+Couronne d'Italie; de même qu'il fit également partie, au
+cri violent de «Rome ou la mort!», de la tentative désespérée
+qui finit tragiquement à Aspromonte: la petite
+armée dispersée par les troupes italiennes, Garibaldi
+blessé, fait prisonnier, renvoyé dans la solitude de son
+île de Caprera, où il ne fut plus qu'un laboureur.</p>
+
+<p>Les six années d'attente qui suivirent, Orlando les vécut
+à Turin, même lorsque Florence fut choisie comme nouvelle
+capitale. Le sénat avait acclamé Victor-Emmanuel
+roi d'Italie; et, en effet, l'Italie était faite, il n'y manquait
+que Rome et Venise. Désormais les grands combats
+semblaient finis, l'ère de l'épopée se trouvait close.
+Venise allait être donnée par la défaite. Orlando était
+à la bataille malheureuse de Custozza, où il reçut deux
+blessures, le c&oelig;ur plus mortellement frappé par la douleur
+qu'il éprouva à croire un instant l'Autriche triomphante.
+Mais, au même moment, celle-ci, battue à Sadowa,
+perdait la Vénétie, et cinq mois plus tard il voulut être à
+Venise, dans la joie du triomphe, lorsque Victor-Emmanuel
+y fit son entrée, aux acclamations frénétiques du
+peuple. Rome seule restait à prendre, une fièvre d'impatience
+poussait vers elle l'Italie entière, qu'arrêtait le
+serment fait par la France amie de maintenir le pape.
+Une troisième fois, Garibaldi rêva de renouveler les
+prouesses légendaires, se jeta sur Rome, indépendant de<a name="page_133" id="page_133"></a>
+tous liens, en capitaine d'aventures que le patriotisme
+illumine. Et, une troisième fois, Orlando fut de cette folie
+d'héroïsme, qui devait se briser à Mentana, contre les
+zouaves pontificaux, aidés d'un petit corps français.
+Blessé de nouveau, il rentra à Turin presque mourant.
+L'âme frémissante, il fallait se résigner, la situation
+restait insoluble. Tout d'un coup, éclata le coup de tonnerre
+de Sedan, l'écrasement de la France; et le chemin
+de Rome devenait libre, et Orlando, rentré dans l'armée
+régulière, faisait partie des troupes qui prirent position,
+dans la Campagne romaine, pour assurer la sécurité du
+Saint-Siège, selon les termes de la lettre que Victor-Emmanuel
+écrivit à Pie IX. Il n'y eut, d'ailleurs, qu'un
+simulacre de combat: les zouaves pontificaux du général
+Kanzler durent se replier, Orlando fut un des premiers
+qui pénétra dans la ville par la brèche de la porte Pia.
+Ah! ce vingt septembre, ce jour où il éprouva le plus
+grand bonheur de sa vie, un jour de délire, un jour de
+complet triomphe, où se réalisait le rêve de tant d'années
+de luttes terribles, pour lequel il avait donné son
+repos, sa fortune, son intelligence et sa chair!</p>
+
+<p>Ensuite, ce furent encore plus de dix années heureuses,
+dans Rome conquise, dans Rome adorée, ménagée et
+flattée, comme une femme en laquelle on a mis tout son
+espoir. Il attendait d'elle une si grande vigueur nationale,
+une si merveilleuse résurrection de force et de gloire,
+pour la jeune nation! L'ancien républicain, l'ancien
+soldat insurrectionnel qu'il était, avait dû se rallier et
+accepter un siège de sénateur: Garibaldi lui-même, son
+Dieu, n'allait-il pas rendre visite au roi et siéger au parlement?
+Mazzini seul, dans son intransigeance, n'avait
+point voulu d'une Italie indépendante et une, qui ne fût
+pas républicaine. Puis, une autre raison avait décidé
+Orlando, l'avenir de son fils Luigi, qui venait d'avoir dix-huit
+ans, au lendemain de l'entrée dans Rome. Si lui
+s'accommodait des miettes de sa fortune d'autrefois,<a name="page_134" id="page_134"></a>
+mangée au service de la patrie, il rêvait de vastes destins
+pour l'enfant qu'il adorait. Il sentait bien que l'âge
+héroïque était achevé, il voulait faire de lui un grand
+politique, un grand administrateur, un homme utile à la
+nation souveraine de demain; et c'était pourquoi il n'avait
+pas repoussé la faveur royale, la récompense de son long
+dévouement, voulant être là, aider Luigi, le surveiller,
+le diriger. Lui-même était-il donc si vieux, si fini, qu'il
+ne pût se rendre utile dans l'organisation, comme il
+croyait l'avoir été dans la conquête? Il avait placé le
+jeune homme au ministère des Finances, frappé de la
+vive intelligence qu'il montrait pour les questions d'affaires,
+devinant peut-être aussi par un sourd instinct que
+la bataille allait continuer maintenant sur le terrain
+financier et économique. Et, de nouveau, il vécut dans le
+rêve, croyant toujours avec enthousiasme à l'avenir splendide,
+débordant d'une espérance illimitée, regardant
+Rome doubler de population, s'agrandir d'une folle végétation
+de quartiers neufs, redevenir à ses yeux d'amant
+ravi la reine du monde.</p>
+
+<p>Brusquement, ce fut la foudre. Un matin, en descendant
+l'escalier, Orlando fut frappé de paralysie, les deux jambes
+tout à coup mortes, d'une pesanteur de plomb. On avait
+dû le remonter, jamais plus il ne remit les pieds sur le
+pavé de la rue. Il venait d'avoir cinquante-six ans, et
+depuis quatorze ans il n'avait pas quitté son fauteuil,
+cloué là dans une immobilité de pierre, lui qui autrefois
+avait si rudement couru les champs de bataille de l'Italie.
+C'était une grande pitié, l'écroulement d'un héros. Et le
+pis, alors, fut que le vieux soldat, de cette chambre où il
+se trouvait prisonnier, assista au lent ébranlement de
+tous ses espoirs, envahi d'une mélancolie affreuse, dans
+la peur inavouée de l'avenir. Il voyait clair enfin, depuis
+que la griserie de l'action ne l'aveuglait plus et qu'il
+passait ses longues journées vides à réfléchir. Cette Italie
+qu'il avait voulue si puissante, si triomphante en son<a name="page_135" id="page_135"></a>
+unité, agissait follement, courait à la ruine, à la banqueroute
+peut-être. Cette Rome qui avait toujours été pour
+lui la capitale nécessaire, la ville de gloire sans pareille
+qu'il fallait au peuple roi de demain, semblait se refuser
+à ce rôle d'une grande capitale moderne, lourde comme
+une morte, pesant du poids des siècles sur la poitrine de
+la jeune nation. Et il y avait encore son fils, son Luigi,
+qui le désolait, rebelle à toute direction, devenu un des
+enfants dévorateurs de la conquête, se ruant à la curée
+chaude de cette Italie, de cette Rome, que son père
+semblait avoir uniquement voulues pour que lui-même
+les pillât et s'en engraissât. Vainement, il s'était opposé
+à ce qu'il quittât le ministère, à ce qu'il se jetât dans
+l'agio effréné sur les terrains et les immeubles, que déterminait
+le coup de démence des quartiers neufs. Il l'adorait
+quand même, il était réduit au silence, surtout maintenant
+que les opérations financières les plus hasardeuses
+lui avaient réussi, comme cette transformation de la villa
+Montefiori en une véritable ville, affaire colossale où les
+plus riches s'étaient ruinés, dont lui s'était retiré avec
+des millions. Et Orlando, désespéré et muet, dans le
+petit palais que Luigi Prada avait fait bâtir, rue du
+Vingt-Septembre, s'était entêté à n'y occuper qu'une
+chambre étroite, où il achevait ses jours cloîtré, avec un
+seul serviteur, n'acceptant rien autre de son fils que cette
+hospitalité, vivant pauvrement de son humble rente.</p>
+
+<p>Comme il arrivait à cette rue neuve du Vingt-Septembre,
+ouverte sur le flanc et sur le sommet du Viminal, Pierre
+fut frappé de la somptuosité lourde des nouveaux palais,
+où s'accusait le goût héréditaire de l'énorme. Dans la
+chaude après-midi de vieil or pourpré, cette rue large et
+triomphale, ces deux files de façades interminables et
+blanches disaient le fier espoir d'avenir de la nouvelle
+Rome, le désir de souveraineté qui avait fait pousser du
+sol ces bâtisses colossales. Mais surtout il demeura béant
+devant le Ministère des Finances, un amas gigantesque,<a name="page_136" id="page_136"></a>
+un cube cyclopéen où les colonnes, les balcons, les frontons,
+les sculptures s'entassent, tout un monde démesuré,
+enfanté en un jour d'orgueil par la folie de la pierre. Et
+c'était là, en face, un peu plus haut, avant d'arriver à la
+villa Bonaparte, que se trouvait le petit palais du comte
+Prada.</p>
+
+<p>Lorsqu'il eut payé son cocher, Pierre resta embarrassé
+un instant. La porte étant ouverte, il avait pénétré dans
+le vestibule; mais il n'y apercevait personne, ni concierge,
+ni serviteur. Il dut se décider à monter au premier étage.
+L'escalier, monumental, à la rampe de marbre, reproduisait
+en petit les dimensions exagérées de l'escalier
+d'honneur du palais Boccanera; et c'était la même nudité
+froide, tempérée par un tapis et des portières rouges, qui
+tranchaient violemment sur le stuc blanc des murs. Au
+premier étage, se trouvait l'appartement de réception,
+haut de cinq mètres, dont il aperçut deux salons en enfilade,
+par une porte entre-bâillée, des salons d'une richesse
+toute moderne, avec une profusion de tentures, de velours
+et de soie, de meubles dorés, de hautes glaces reflétant
+l'encombrement fastueux des consoles et des tables. Et
+toujours personne, pas une âme, dans ce logis comme
+abandonné, où la femme ne se sentait pas. Il allait redescendre,
+pour sonner, quand un valet se présenta enfin.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le comte Prada, je vous prie.</p>
+
+<p>Le valet considéra en silence ce petit prêtre et daigna
+demander:</p>
+
+<p>&mdash;Le père ou le fils?</p>
+
+<p>&mdash;Le père, monsieur le comte Orlando Prada.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! montez au troisième étage.</p>
+
+<p>Puis, il voulut bien ajouter une explication.</p>
+
+<p>&mdash;La petite porte, à droite sur le palier. Frappez fort
+pour qu'on vous ouvre.</p>
+
+<p>En effet, Pierre dut frapper deux fois. Ce fut un petit
+vieux très sec, d'allure militaire, un ancien soldat du
+comte resté à son service, qui vint lui ouvrir, en disant,<a name="page_137" id="page_137"></a>
+pour s'excuser de ne pas avoir ouvert plus vite, qu'il
+était en train d'arranger les jambes de son maître. Tout
+de suite il annonça le visiteur. Et celui-ci, après une
+obscure antichambre, très étroite, resta saisi de la pièce
+dans laquelle il entrait, une pièce relativement petite,
+toute nue, toute blanche, tapissée simplement d'un papier
+tendre à fleurettes bleues. Derrière un paravent, il n'y avait
+qu'un lit de fer, la couche du soldat; et aucun autre
+meuble, rien que le fauteuil où l'infirme passait ses jours,
+une table de bois noir près de lui, couverte de journaux
+et de livres, deux antiques chaises de paille qui servaient
+à faire asseoir les rares visiteurs. Contre un des
+murs, quelques planches tenaient lieu de bibliothèque.
+Mais la fenêtre, sans rideaux, large et claire, ouvrait
+sur le plus admirable panorama de Rome qu'on pût
+voir.</p>
+
+<p>Puis, la chambre disparut, Pierre ne vit plus que le
+vieil Orlando, dans une soudaine et profonde émotion.
+C'était un vieux lion blanchi, superbe encore, très fort,
+très grand. Une forêt de cheveux blancs, sur une tête
+puissante, à la bouche épaisse, au nez gros et écrasé, aux
+larges yeux noirs étincelants. Une longue barbe blanche,
+d'une vigueur de jeunesse, frisée comme celle d'un dieu.
+Dans ce mufle léonin, on devinait les terribles passions
+qui avaient dû gronder; mais toutes, les charnelles, les
+intellectuelles, avaient fait éruption en patriotisme, en
+bravoure folle et en désordonné amour de l'indépendance.
+Et le vieil héros foudroyé, le buste toujours droit et haut,
+était cloué là, sur son fauteuil de paille, les jambes
+mortes, ensevelies, disparues dans une couverture noire.
+Seuls, les bras, les mains vivaient; et, seule, la face éclatait
+de force et d'intelligence.</p>
+
+<p>Orlando s'était tourné vers son serviteur, pour lui dire
+doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Batista, tu peux t'en aller. Reviens dans deux
+heures.<a name="page_138" id="page_138"></a></p>
+
+<p>Puis, regardant Pierre bien en face, il s'écria de sa voix
+restée sonore, malgré ses soixante-dix ans:</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, c'est donc vous, mon cher monsieur Froment,
+et nous allons pouvoir causer tout à notre aise... Tenez!
+prenez cette chaise, asseyez-vous devant moi.</p>
+
+<p>Mais il avait remarqué le regard surpris que le prêtre
+jetait sur la nudité de la chambre. Il ajouta gaiement:</p>
+
+<p>&mdash;Vous me pardonnerez de vous recevoir dans ma cellule.
+Oui, je vis ici en moine, en vieux soldat retraité,
+désormais à l'écart de la vie... Mon fils me tourmente
+encore pour que je prenne une des belles chambres d'en
+bas. A quoi bon? je n'ai aucun besoin, je n'aime guère
+les lits de plume, car mes vieux os sont accoutumés à la
+terre dure... Et puis, j'ai là une si belle vue, toute Rome
+qui se donne à moi, maintenant que je ne peux plus aller
+à elle!</p>
+
+<p>D'un geste vers la fenêtre, il avait caché l'embarras, la
+légère rougeur dont il était pris, chaque fois qu'il excusait
+son fils de la sorte, sans vouloir dire la vraie raison, le
+scrupule de probité, qui le faisait s'entêter dans son
+installation de pauvre.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est très bien! mais c'est superbe! déclara
+Pierre, pour lui faire plaisir. Je suis si heureux de vous
+voir enfin, moi aussi! si heureux de serrer vos mains vaillantes
+qui ont accompli tant de grandes choses!</p>
+
+<p>D'un nouveau geste, Orlando sembla vouloir écarter le
+passé.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! bah! tout cela, c'est fini, enterré... Parlons de
+vous, mon cher monsieur Froment, de vous si jeune qui
+êtes le présent, et parlons vite de votre livre qui est l'avenir...
+Ah! votre livre, votre «Rome nouvelle», si vous
+saviez dans quel état de colère il m'a jeté d'abord!</p>
+
+<p>Il riait maintenant, il prit le volume qui se trouvait
+justement sur la table, près de lui; et, tapant sur la couverture,
+de sa large main de colosse:</p>
+
+<p>&mdash;Non, vous ne vous imaginez pas avec quels sursauts<a name="page_139" id="page_139"></a>
+de protestation je l'ai lu!... Le pape, encore le pape, et
+toujours le pape! La Rome nouvelle pour le pape et par
+le pape! La Rome triomphante de demain grâce au pape,
+donnée au pape, confondant sa gloire dans la gloire du
+pape!... Eh bien! et nous? et l'Italie? et tous les millions
+que nous avons dépensés pour faire de Rome une grande
+capitale?... Ah! qu'il faut être un Français, et un Français
+de Paris, pour écrire le livre que voilà! Mais, cher
+monsieur, Rome, si vous l'ignorez, est devenue la capitale
+du royaume d'Italie, et il y a ici le roi Humbert, et il
+y a les Italiens, tout un peuple qui compte, je vous assure,
+et qui entend garder pour lui Rome, la glorieuse, la
+ressuscitée!</p>
+
+<p>Cette fougue juvénile fit rire Pierre à son tour.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, vous m'avez écrit cela. Seulement, qu'importe,
+à mon point de vue! L'Italie n'est qu'une nation,
+une partie de l'humanité, et je veux l'accord, la fraternité
+de toutes les nations, l'humanité réconciliée, croyante et
+heureuse. Qu'importe la forme du gouvernement, une
+monarchie, une république! qu'importe l'idée de la patrie
+une et indépendante, s'il n'y a plus qu'un peuple libre,
+vivant de justice et de vérité!</p>
+
+<p>De ce cri enthousiaste, Orlando n'avait retenu qu'un
+mot. Il reprit plus bas, d'un air songeur:</p>
+
+<p>&mdash;La république! je l'ai voulue ardemment, dans
+ma jeunesse. Je me suis battu pour elle, j'ai conspiré
+avec Mazzini, un saint, un croyant, qui s'est brisé contre
+l'absolu. Et puis, quoi? il a bien fallu accepter les nécessités
+pratiques, les plus intransigeants se sont ralliés...
+Aujourd'hui, la république nous sauverait-elle? En tout
+cas, elle ne différerait guère de notre monarchie parlementaire:
+voyez ce qui se passe en France. Alors, pourquoi
+risquer une révolution qui mettrait le pouvoir aux mains
+des révolutionnaires extrêmes, des anarchistes? Nous
+craignons tous cela, c'est ce qui explique notre résignation...
+Je sais bien que quelques-uns voient le salut dans<a name="page_140" id="page_140"></a>
+une fédération républicaine, tous les anciens petits États
+reconstitués en autant de républiques, que Rome présiderait.
+Le Vatican aurait peut-être gros à gagner dans
+l'aventure. On ne peut pas dire qu'il y travaille, il en
+envisage simplement l'éventualité sans déplaisir. Mais
+c'est un rêve, un rêve!</p>
+
+<p>Il retrouva sa gaieté, même une pointe tendre d'ironie.</p>
+
+<p>&mdash;Vous doutez-vous de ce qui m'a séduit dans votre
+livre? car, malgré mes protestations, je vous ai lu deux
+fois... C'est que Mazzini aurait pu presque l'écrire. Oui!
+j'y ai retrouvé toute ma jeunesse, tout l'espoir fou de mes
+vingt-cinq ans, la religion du Christ, la pacification du
+monde par l'Évangile... Saviez-vous que Mazzini a voulu,
+longtemps avant vous, la rénovation du catholicisme? Il
+écartait le dogme et la discipline, il ne retenait que la
+morale. Et c'était la Rome nouvelle, la Rome du peuple
+qu'il donnait pour siège à l'Église universelle, où toutes
+les Églises du passé allaient se fondre: Rome, l'éternelle
+Cité, la prédestinée, la mère et la reine dont la domination
+renaissait pour le bonheur définitif des hommes!...
+N'est-ce pas curieux que le néo-catholicisme actuel, le
+vague réveil spiritualiste, le mouvement de communauté,
+de charité chrétienne dont on mène tant de bruit, ne soit
+qu'un retour des idées mystiques et humanitaires de
+1848? Hélas! j'ai vu tout cela, j'ai cru et j'ai combattu,
+et je sais à quel beau gâchis nous ont conduits ces envolées
+dans le bleu du mystère. Que voulez-vous! je n'ai
+plus confiance.</p>
+
+<p>Et, comme Pierre allait se passionner, lui aussi, et
+répondre, il l'arrêta.</p>
+
+<p>&mdash;Non, laissez-moi finir... Je veux seulement que vous
+soyez bien convaincu de la nécessité absolue où nous
+étions de prendre Rome, d'en faire la capitale de l'Italie.
+Sans elle, l'Italie nouvelle ne pouvait pas être. Elle était
+la gloire antique, elle détenait dans sa poussière la
+souveraine puissance que nous voulions rétablir, elle<a name="page_141" id="page_141"></a>
+donnait à qui la possédait la force, la beauté, l'éternité.
+Au centre du pays, elle en était le c&oelig;ur, elle devait en
+devenir la vie, dès qu'on l'aurait réveillée du long sommeil
+de ses ruines... Ah! que nous l'avons désirée, au
+milieu des victoires et des défaites, pendant des années
+d'affreuse impatience! Moi, je l'ai aimée et voulue plus
+qu'aucune femme, le sang brûlé, désespéré de vieillir.
+Et, quand nous l'avons possédée, notre folie a été de la
+vouloir fastueuse, immense, dominatrice, à l'égal des
+autres grandes capitales de l'Europe, Berlin, Paris,
+Londres... Regardez-la, elle est encore mon seul amour,
+ma seule consolation, aujourd'hui que je suis mort,
+n'ayant plus de vivants que les yeux.</p>
+
+<p>Du même geste, il avait de nouveau indiqué la fenêtre.
+Rome, sous le ciel intense, s'étendait à l'infini, tout
+empourprée et dorée par le soleil oblique. Très lointains,
+les arbres du Janicule fermaient l'horizon de leur ceinture
+verte, d'un vert limpide d'émeraude; tandis que le
+dôme de Saint-Pierre, plus à gauche, avait la pâleur
+bleue d'un saphir, éteint dans la trop vive lumière. Puis,
+c'était la ville basse, la vieille cité rousse, comme cuite
+par des siècles d'étés brûlants, si douce à l'&oelig;il, si belle
+de la vie profonde du passé, un chaos sans bornes de
+toitures, de pignons, de tours, de campaniles, de coupoles.
+Mais, au premier plan, sous la fenêtre, il y avait
+la jeune ville, celle qu'on bâtissait depuis vingt-cinq
+années, des cubes de maçonnerie entassés, crayeux
+encore, que ni le soleil ni l'histoire n'avaient drapés de
+leur pourpre. Surtout, les toitures du colossal Ministère
+des Finances étalaient des steppes désastreuses, infinies
+et blafardes, d'une cruelle laideur. Et c'était sur cette
+désolation des constructions nouvelles que les regards du
+vieux soldat de la conquête avaient fini par se fixer.</p>
+
+<p>Il y eut un silence. Pierre venait de sentir passer le
+petit froid de la tristesse cachée, inavouée, et il attendait
+courtoisement.<a name="page_142" id="page_142"></a></p>
+
+<p>&mdash;Je vous demande pardon de vous avoir coupé la
+parole, reprit Orlando. Mais il me semble que nous ne
+pouvons causer utilement de votre livre, tant que vous
+n'aurez pas vu et étudié Rome de près. Vous n'êtes ici
+que depuis hier, n'est-ce pas? Courez la ville, regardez,
+questionnez, et je crois que beaucoup de vos idées changeront.
+J'attends surtout votre impression sur le Vatican,
+puisque vous êtes venu uniquement pour voir le pape et
+défendre votre &oelig;uvre contre l'Index. Pourquoi discuterions-nous
+aujourd'hui, si les faits eux-mêmes doivent
+vous amener à d'autres idées, mieux que je n'y réussirais
+par les plus beaux discours du monde?... C'est
+entendu, vous reviendrez, et nous saurons de quoi nous
+parlerons, nous nous entendrons peut-être.</p>
+
+<p>&mdash;Mais certainement, dit Pierre. Je n'étais venu aujourd'hui
+que pour vous témoigner ma gratitude d'avoir bien
+voulu lire mon livre avec intérêt et que pour saluer en
+vous une des gloires de l'Italie.</p>
+
+<p>Orlando n'écoutait pas, absorbé, les yeux toujours
+fixés sur Rome. Il ne voulait plus qu'on en parlât, et
+malgré lui, tout à son inquiétude secrète, il continua
+d'une voix basse, comme dans une involontaire confession.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, nous sommes allés beaucoup trop vite.
+Il y a eu des dépenses d'une utilité indispensable, les
+routes, les ports, les chemins de fer. Et il a bien fallu
+armer le pays aussi, je n'ai pas désapprouvé d'abord les
+grosses charges militaires... Mais, ensuite, cet écrasant
+budget de la guerre, d'une guerre qui n'est pas venue,
+dont l'attente nous a ruinés! Ah! j'ai toujours été l'ami
+de la France, je ne lui reproche que de n'avoir pas
+compris la situation qui nous était faite, l'excuse vitale
+que nous avions en nous alliant avec l'Allemagne... Et le
+milliard englouti à Rome! C'est ici que la folie a soufflé,
+nous avons péché par enthousiasme et par orgueil. Dans
+mes songeries de vieux bonhomme solitaire, un des<a name="page_143" id="page_143"></a>
+premiers, j'ai senti le gouffre, l'effroyable crise financière,
+le déficit où allait sombrer la nation. Je l'ai crié à
+mon fils, à tous ceux qui m'approchaient; mais à quoi
+bon? ils ne m'écoutaient pas, ils étaient fous, achetant,
+revendant, bâtissant, dans l'agio et dans la chimère.
+Vous verrez, vous verrez... Le pis est que nous n'avons
+pas, comme chez vous, dans la population dense des campagnes,
+une réserve d'argent et d'hommes, une épargne
+toujours prête à combler les trous creusés par les
+catastrophes. Chez nous, l'ascension du peuple, nulle
+encore, ne régénère pas le sang social, par un apport
+continu d'hommes nouveaux; et il est pauvre, il n'a pas
+de bas de laine à vider. La misère est effroyable, il faut
+bien le dire. Ceux qui ont de l'argent, préfèrent le
+manger petitement dans les villes, que de le risquer dans
+des entreprises agricoles ou industrielles. Les usines sont
+lentes à se bâtir, la terre en est encore presque partout
+à la culture barbare d'il y a deux mille ans... Et voilà
+Rome, Rome qui n'a pas fait l'Italie, que l'Italie a faite
+sa capitale par son ardent et unique désir, Rome qui
+n'est toujours que le splendide décor de la gloire des
+siècles, Rome qui ne nous a donné encore que l'éclat
+de ce décor, avec sa population papale abâtardie, toute
+de fierté et de fainéantise! Je l'ai trop aimée, je l'aime
+trop, pour regretter d'y être. Mais, grand Dieu! quelle
+démence elle a mise en nous, que de millions elle nous
+a coûté, de quel poids triomphal elle nous écrase!...
+Voyez, voyez!</p>
+
+<p>Et c'étaient les toitures blafardes du Ministère des
+Finances, l'immense steppe désolée, qu'il montrait,
+comme s'il y eût vu la moisson de gloire coupée en herbe,
+l'affreuse nudité de la banqueroute menaçante. Ses yeux
+se voilaient de larmes contenues, il était superbe d'espoir
+ébranlé, d'inquiétude douloureuse, avec sa tête énorme
+de vieux lion blanchi, désormais impuissant, cloué dans
+cette chambre si nue et si claire, d'une pauvreté si<a name="page_144" id="page_144"></a>
+hautaine, qui semblait être une protestation contre la
+richesse monumentale de tout le quartier. C'était donc là
+ce qu'on avait fait de la conquête! et il était foudroyé
+maintenant, incapable de donner de nouveau son sang et
+son âme!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui! lança-t-il dans un dernier cri, on donnait
+tout, son c&oelig;ur et sa tête, son existence entière, tant qu'il
+s'est agi de faire la patrie une et indépendante. Mais,
+aujourd'hui que la patrie est faite, allez donc vous
+enthousiasmer pour réorganiser ses finances! Ce n'est pas
+un idéal, cela! Et c'est pourquoi, pendant que les vieux
+meurent, pas un homme nouveau ne se lève parmi les
+jeunes.</p>
+
+<p>Brusquement, il s'arrêta, un peu gêné, souriant de sa
+fièvre.</p>
+
+<p>&mdash;Excusez-moi, me voilà reparti, je suis incorrigible...
+C'est entendu, laissons ce sujet, et vous reviendrez, nous
+causerons, quand vous aurez tout vu.</p>
+
+<p>Dès lors, il se montra charmant, et Pierre comprit son
+regret d'avoir trop parlé, à la bonhomie séductrice, à l'affection
+envahissante dont il l'enveloppa. Il le suppliait de
+rester longtemps à Rome, de ne pas la juger trop vite,
+d'être convaincu que l'Italie, au fond, aimait toujours la
+France; et il voulait aussi qu'on aimât l'Italie, il éprouvait
+une anxiété véritable, à l'idée qu'on ne l'aimait peut-être
+plus. Ainsi que la veille, au palais Boccanera, le
+prêtre eut conscience là d'une sorte de pression exercée
+sur lui pour le forcer à l'admiration et à la tendresse.
+L'Italie, comme une femme qui ne se sentait pas en beauté,
+doutant d'elle et susceptible, s'inquiétait de l'opinion des
+visiteurs, s'efforçait de garder malgré tout leur amour.</p>
+
+<p>Mais, lorsque Orlando sut que Pierre était descendu
+au palais Boccanera, il se passionna de nouveau, et il eut
+un geste de contrariété vive, en entendant frapper à la
+porte, juste à ce moment même. Tout en criant d'entrer,
+il le retint.<a name="page_145" id="page_145"></a></p>
+
+<p>&mdash;Non, ne partez pas, je veux savoir...</p>
+
+<p>Une dame entra, qui avait dépassé la quarantaine,
+petite et ronde, jolie encore, avec ses traits menus, ses
+gentils sourires, noyés dans la graisse. Elle était blonde,
+avait les yeux verts, d'une limpidité d'eau de source.
+Assez bien habillée, en toilette réséda, élégante et
+sobre, elle paraissait d'air agréable, modeste et avisé.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est toi, Stefana, dit le vieillard, qui se laissa
+embrasser.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon oncle, je passais, et j'ai voulu monter,
+pour prendre de vos nouvelles.</p>
+
+<p>C'était madame Sacco, une nièce d'Orlando, née à
+Naples d'une mère venue de Milan et mariée au banquier
+napolitain Pagani, tombé plus tard en déconfiture. Après
+la ruine, Stefana avait épousé Sacco, lorsqu'il n'était
+encore que petit employé des Postes. Sacco, dès lors, voulant
+relever la maison de son beau-père, s'était lancé
+dans des affaires terribles, compliquées et louches, au
+bout desquelles il avait eu la chance imprévue de se faire
+nommer député. Depuis qu'il était venu à Rome, pour la
+conquérir à son tour, sa femme avait dû l'aider dans son
+ambition dévorante, s'habiller, ouvrir un salon; et, si
+elle s'y montrait encore un peu gauche, elle lui rendait
+pourtant des services qui n'étaient pas à dédaigner, très
+économe, très prudente, menant la maison en bonne
+ménagère, toutes les excellentes et solides qualités de
+l'Italie du Nord, héritées de sa mère, et qui faisaient
+merveille à côté de la turbulence et des abandons de son
+mari, chez lequel l'Italie du Midi flambait avec sa rage
+d'appétits continuelle.</p>
+
+<p>Le vieil Orlando, dans son mépris pour Sacco, avait
+gardé quelque affection à sa nièce, chez qui il retrouvait
+son sang. Il la remercia; et, tout de suite, il parla de la
+nouvelle donnée par les journaux du matin, soupçonnant
+bien que le député avait envoyé sa femme pour avoir son
+opinion.<a name="page_146" id="page_146"></a></p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! et ce ministère?</p>
+
+<p>Elle s'était assise, elle ne se pressa pas, regarda les
+journaux qui traînaient sur la table.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! rien n'est fait encore, la presse a parlé trop
+vite. Sacco a été appelé par le président du conseil, et ils
+ont causé. Seulement, il hésite beaucoup, il craint de
+n'avoir aucune aptitude pour l'Agriculture. Ah! si c'étaient
+les Finances!... Et puis, il n'aurait pris aucune résolution
+sans vous consulter. Qu'en pensez-vous, mon oncle?</p>
+
+<p>D'un geste violent, il l'interrompit.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, je ne me mêle pas de ça!</p>
+
+<p>C'était, pour lui, une abomination, le commencement
+de la fin, ce rapide succès de Sacco, un aventurier,
+un brasseur d'affaires qui avait toujours pêché en eau
+trouble. Son fils Luigi, certes, le désolait. Mais, quand
+on pensait que Luigi, avec son intelligence vaste, ses
+qualités si belles encore, n'était rien, tandis que ce Sacco,
+ce brouillon, ce jouisseur sans cesse affamé, après s'être
+glissé à la Chambre, se trouvait en passe de décrocher un
+portefeuille! Un petit homme brun et sec, avec de gros
+yeux ronds, les pommettes saillantes, le menton proéminent,
+toujours dansant et criant, d'une éloquence intarissable,
+dont toute la force était dans la voix, une voix admirable
+de puissance et de caresse! Et insinuant, et profitant
+de tout, séducteur et dominateur!</p>
+
+<p>&mdash;Tu entends, Stefana, dis à ton mari que le seul
+conseil que j'aie à lui donner est de rentrer petit employé
+aux Postes, où il rendra peut-être des services.</p>
+
+<p>Ce qui outrait et désespérait le vieux soldat, c'était un
+tel homme, un Sacco, tombé en bandit à Rome, dans cette
+Rome dont la conquête avait coûté tant de nobles efforts.
+Et, à son tour, Sacco la conquérait, l'enlevait à ceux qui
+l'avaient si durement gagnée, la possédait, mais pour s'y
+délecter, pour y assouvir son amour effréné du pouvoir.
+Sous des dehors très câlins, il était résolu à dévorer tout.
+Après la victoire, lorsque le butin se trouvait là, chaud<a name="page_147" id="page_147"></a>
+encore, les loups étaient venus. Le Nord avait fait l'Italie,
+le Midi montait à la curée, se jetait sur elle, vivait d'elle
+comme d'une proie. Et il y avait surtout cela, au fond de
+la colère du héros foudroyé: l'antagonisme de plus en
+plus marqué entre le Nord et le Midi; le Nord travailleur
+et économe, politique avisé, savant, tout aux grandes
+idées modernes; le Midi ignorant et paresseux, tout à la
+joie immédiate de vivre, dans un désordre enfantin des
+actes, dans un éclat vide des belles paroles sonores.</p>
+
+<p>Stefana souriait placidement, en regardant Pierre, qui
+s'était retiré près de la fenêtre.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon oncle, vous dites cela, mais vous nous
+aimez bien tout de même, et vous m'avez donné, à moi,
+plus d'un bon conseil, ce dont je vous remercie... C'est
+comme pour l'histoire d'Attilio...</p>
+
+<p>Elle parlait de son fils, le lieutenant, et de son aventure
+amoureuse avec Celia, la petite princesse Buongiovanni,
+dont tous les salons noirs et blancs s'entretenaient.</p>
+
+<p>&mdash;Attilio, c'est autre chose, s'écria Orlando. Ainsi que
+toi, il est de mon sang, et c'est merveilleux comme je me
+retrouve dans ce gaillard-là. Oui, il est tout moi, quand
+j'avais son âge, et beau, et brave, et enthousiaste!... Tu
+vois que je me fais des compliments. Mais, en vérité,
+Attilio me tient chaud au c&oelig;ur, car il est l'avenir, il me
+rend l'espérance... Eh bien! son histoire?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon oncle, son histoire nous donne des ennuis.
+Je vous en ai déjà parlé, et vous avez haussé les épaules,
+en disant que, dans ces questions-là, les parents n'avaient
+qu'à laisser les amoureux régler leurs affaires eux-mêmes...
+Nous ne voulons pourtant pas qu'on dise partout que nous
+poussons notre fils à enlever la petite princesse, pour qu'il
+épouse ensuite son argent et son titre.</p>
+
+<p>Orlando s'égaya franchement.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà un fier scrupule! C'est ton mari qui t'a dit de
+me l'exprimer? Oui, je sais qu'il affecte de montrer de la
+délicatesse en cette occasion... Moi, je te le répète, je me<a name="page_148" id="page_148"></a>
+crois aussi honnête que lui, et j'aurais un fils tel que le
+tien, si droit, si bon, si naïvement amoureux, que je le
+laisserais épouser qui il voudrait et comme il voudrait...
+Les Buongiovanni, mon Dieu! les Buongiovanni, avec toute
+leur noblesse et l'argent qu'ils ont encore, seront très
+honorés d'avoir pour gendre un beau garçon, au grand
+c&oelig;ur!</p>
+
+<p>De nouveau, Stefana eut son air de satisfaction placide.
+Elle ne venait sûrement que pour être approuvée.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, mon oncle, je redirai cela à mon mari;
+et il en tiendra grand compte; car, si vous êtes sévère
+pour lui, il a pour vous une véritable vénération... Quant
+à ce ministère, rien ne se fera peut-être, Sacco se décidera
+selon les circonstances.</p>
+
+<p>Elle s'était levée, elle prit congé en embrassant le
+vieillard, comme à son arrivée, très tendrement. Et elle
+le complimenta sur sa belle mine, le trouva très beau, le
+fit sourire en lui nommant une dame qui était encore folle
+de lui. Puis, après avoir répondu d'une légère révérence
+au salut muet du jeune prêtre, elle s'en alla, de son allure
+modeste et sage.</p>
+
+<p>Un instant, Orlando resta silencieux, les yeux vers la
+porte, repris d'une tristesse, songeant sans doute à ce
+présent louche et pénible, si différent du glorieux passé.
+Et, brusquement, il revint à Pierre, qui attendait toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, mon ami, vous êtes donc descendu au palais
+Boccanera. Ah! quel désastre aussi de ce côté!</p>
+
+<p>Mais, lorsque le prêtre lui eut répété sa conversation
+avec Benedetta, la phrase où elle avait dit qu'elle l'aimait
+toujours et que jamais elle n'oublierait sa bonté, quoi
+qu'il arrivât, il s'attendrit, sa voix eut un tremblement.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est une bonne âme, elle n'est pas méchante.
+Seulement, que voulez-vous? elle n'aimait pas Luigi, et lui-même
+a été un peu violent peut-être... Ces choses ne sont
+plus un mystère, je vous en parle librement, puisque, à
+mon grand chagrin, tout le monde les connaît.<a name="page_149" id="page_149"></a></p>
+
+<p>Orlando, s'abandonnant à ses souvenirs, dit sa joie vive,
+la veille du mariage, à la pensée de cette admirable créature
+qui serait sa fille, qui remettrait de la jeunesse et
+du charme autour de son fauteuil d'infirme. Il avait toujours
+eu le culte de la beauté, un culte passionné d'amant,
+dont l'unique amour serait resté celui de la femme, si
+la patrie n'avait pas pris le meilleur de lui-même. Et
+Benedetta, en effet, l'adora, le vénéra, montant sans cesse
+passer des heures avec lui, habitant sa petite chambre
+pauvre, qui resplendissait alors de l'éclat de divine grâce
+qu'elle y apportait. Il revivait dans son haleine fraîche,
+dans l'odeur pure et la caressante tendresse de femme
+dont elle l'entourait, sans cesse aux petits soins. Mais,
+tout de suite, quel affreux drame, et que son c&oelig;ur avait
+saigné, de ne savoir comment réconcilier les époux! Il
+ne pouvait donner tort à son fils de vouloir être le mari
+accepté, aimé. D'abord, après la première nuit désastreuse,
+ce heurt de deux êtres, entêtés chacun dans son
+absolu, il avait espéré ramener Benedetta, la jeter aux
+bras de Luigi. Puis, lorsque, en larmes, elle lui eut fait
+ses confidences, avouant son amour ancien pour Dario,
+disant toute sa révolte imprévue devant l'acte, le don de
+sa virginité à un autre homme, il comprit que jamais
+elle ne céderait. Et toute une année s'était écoulée, il
+avait vécu une année, cloué sur son fauteuil, avec ce
+drame poignant qui se passait sous lui, dans ces appartements
+luxueux dont les bruits n'arrivaient même pas
+à ses oreilles. Que de fois il avait essayé d'entendre,
+craignant des querelles, désolé de ne pouvoir se rendre
+utile encore en faisant du bonheur! Il ne savait rien par
+son fils, qui se taisait; il n'avait parfois des détails que
+par Benedetta, lorsqu'un attendrissement la laissait sans
+défense; et ce mariage, où il avait vu un instant l'alliance
+tant désirée de l'ancienne Rome avec la nouvelle, ce
+mariage non consommé le désespérait, comme l'échec
+de tous ses espoirs, l'avortement final du rêve qui avait<a name="page_150" id="page_150"></a>
+empli sa vie. Lui-même finit par souhaiter le divorce,
+tellement la souffrance d'une pareille situation devenait
+insupportable.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon ami, je n'ai jamais si bien compris la fatalité
+de certains antagonismes, et comment, avec le c&oelig;ur
+le plus tendre, la raison la plus droite, on peut faire son
+malheur et celui des autres!</p>
+
+<p>Mais la porte s'ouvrit de nouveau, et cette fois, sans
+avoir frappé, le comte Prada entra. Tout de suite, après
+un salut rapide au visiteur qui s'était levé, il prit doucement
+les mains de son père, les tâta, en craignant de les
+trouver trop chaudes ou trop froides.</p>
+
+<p>&mdash;J'arrive à l'instant de Frascati, où j'ai dû coucher,
+tellement ces constructions interrompues me tracassent.
+Et l'on me dit que vous avez passé une nuit mauvaise.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! non, je t'assure.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! vous ne me le diriez pas... Pourquoi vous obstinez-vous
+à vivre ici, sans aucune douceur? Cela n'est
+plus de votre âge. Vous me feriez tant plaisir en acceptant
+une chambre plus confortable, où vous dormiriez
+mieux!</p>
+
+<p>&mdash;Eh! non, eh! non... Je sais que tu m'aimes bien,
+mon bon Luigi. Mais, je t'en prie, laisse-moi faire au gré
+de ma vieille tête. C'est la seule façon de me rendre
+heureux.</p>
+
+<p>Pierre fut très frappé de l'ardente affection qui enflammait
+les regards des deux hommes, pendant qu'ils se
+contemplaient, les yeux dans les yeux. Cela lui parut
+infiniment touchant, d'une grande beauté de tendresse,
+au milieu de tant d'idées et d'actes contraires, de tant de
+ruptures morales, qui les séparaient.</p>
+
+<p>Et il s'intéressa à les comparer. Le comte Prada, plus
+court, plus trapu, avait bien la même tête énergique et
+forte, plantée de rudes cheveux noirs, les mêmes yeux
+francs, un peu durs, dans une face d'un teint clair, barrée
+d'épaisses moustaches. Mais la bouche différait, une<a name="page_151" id="page_151"></a>
+bouche à la dentition de loup, sensuelle et vorace, une
+bouche de proie, faite pour les soirs de bataille, quand
+il ne s'agit plus que de mordre à la conquête des autres.
+C'était ce qui faisait dire, lorsqu'on vantait ses yeux de
+franchise: «Oui, mais je n'aime pas sa bouche.» Les
+pieds étaient forts, les mains grasses et trop larges, très
+belles.</p>
+
+<p>Et Pierre s'émerveillait de le trouver tel qu'il l'avait
+attendu. Il connaissait assez intimement son histoire,
+pour reconstituer en lui le fils du héros que la conquête
+a gâté, qui mange à dents pleines la moisson coupée par
+l'épée glorieuse du père. Il étudiait surtout comment les
+vertus du père avaient dévié, s'étaient, chez l'enfant,
+transformées en vices, les qualités les plus nobles se pervertissant,
+l'énergie héroïque et désintéressée devenant
+le féroce appétit des jouissances, l'homme des batailles
+aboutissant à l'homme du butin, depuis que les grands
+sentiments d'enthousiasme ne soufflaient plus, qu'on ne
+se battait plus, qu'on était là au repos, parmi les dépouilles
+entassées, pillant et dévorant. Et le héros, le
+père paralytique, immobilisé, qui assistait à cela, à cette
+dégénérescence du fils, du brasseur d'affaires gorgé de
+millions!</p>
+
+<p>Mais Orlando présenta Pierre.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur l'abbé Pierre Froment, dont je t'ai parlé,
+l'auteur du livre que je t'ai fait lire.</p>
+
+<p>Prada se montra fort aimable, parla tout de suite de
+Rome, avec une passion intelligente, en homme qui voulait
+en faire une grande capitale moderne. Il avait vu
+Paris transformé par le second empire, il avait vu Berlin
+agrandi et embelli, après les victoires de l'Allemagne; et,
+selon lui, si Rome ne suivait pas le mouvement, si elle
+ne devenait pas la ville habitable d'un grand peuple, elle
+était menacée d'une mort prompte. Ou un musée croulant,
+ou une cité refaite, ressuscitée.</p>
+
+<p>Pierre, intéressé, presque gagné déjà, écoutait cet<a name="page_152" id="page_152"></a>
+habile homme dont l'esprit ferme et clair le charmait. Il
+savait avec quelle adresse il avait man&oelig;uvré dans l'affaire
+de la villa Montefiori, s'y enrichissant lorsque tant
+d'autres s'y ruinaient, ayant prévu sans doute la catastrophe
+fatale, au moment où la rage de l'agio affolait
+encore la nation entière. Pourtant, il surprenait déjà des
+signes de fatigue, des rides précoces, les lèvres affaissées,
+sur cette face de volonté et d'énergie, comme si l'homme
+se lassait de la continuelle lutte, parmi les écroulements
+voisins, qui minaient le sol, menaçant d'emporter par
+contre-coup les fortunes les mieux assises. On racontait
+que Prada, dans les derniers temps, avait eu des inquiétudes
+sérieuses; et plus rien n'était solide, tout pouvait
+être englouti, à la suite de la crise financière qui s'aggravait
+de jour en jour. Chez ce rude fils de l'Italie du
+Nord, c'était une sorte de déchéance, un lent pourrissement,
+sous l'influence amollissante, pervertissante de
+Rome. Tous ses appétits s'y étaient rués à leur satisfaction,
+il s'épuisait à les y contenter, appétits d'argent,
+appétits de femmes. Et de là venait la grande tristesse
+muette d'Orlando, quand il voyait cette déchéance rapide
+de sa race de conquérant, tandis que Sacco, l'Italien du
+Midi, servi par le climat, fait à cet air de volupté, à ces
+villes d'antique poussière, brûlées de soleil, s'y épanouissait
+comme la végétation naturelle du sol saturé des
+crimes de l'histoire, s'y emparait peu à peu de tout, de
+la richesse et de la puissance.</p>
+
+<p>Le nom de Sacco fut prononcé, le père dit au fils un
+mot de la visite de Stefana. Sans rien ajouter, tous deux
+se regardèrent avec un sourire. Le bruit courait que le
+ministre de l'Agriculture, décédé, ne serait peut-être pas
+remplacé tout de suite, qu'un autre ministre ferait l'intérim,
+et qu'on attendrait l'ouverture de la Chambre.</p>
+
+<p>Puis, il fut question du palais Boccanera; et Pierre,
+alors, redoubla d'attention.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! lui dit le comte, vous êtes descendu rue Giulia.<a name="page_153" id="page_153"></a>
+Toute la vieille Rome dort là, dans le silence de l'oubli.</p>
+
+<p>Très à l'aise, il s'entretint du cardinal et même de Benedetta,
+la comtesse, comme il disait en parlant de sa
+femme. Il s'étudiait à ne montrer aucune colère. Mais le
+jeune prêtre le sentit frémissant, saignant toujours, grondant
+de rancune. Chez lui, la passion de la femme, le
+désir éclatait avec la violence d'un besoin qu'il devait
+satisfaire sur l'heure; et il y avait sans doute encore là
+une des vertus gâtées du père, le rêve enthousiaste courant
+au but, aboutissant à l'action immédiate. Aussi, après
+sa liaison avec la princesse Flavia, quand il avait voulu
+Benedetta, la nièce divine d'une tante restée si belle,
+s'était-il résigné à tout, au mariage, à la lutte contre cette
+jeune fille qui ne l'aimait pas, au danger certain de compromettre
+sa vie entière. Plutôt que de ne pas l'avoir, il
+aurait incendié Rome. Et ce dont il souffrait sans espoir de
+guérison, la plaie sans cesse avivée qu'il portait au flanc,
+c'était de ne pas l'avoir eue, de se dire qu'elle était sienne
+et qu'elle s'était refusée. Jamais il ne devait pardonner
+l'injure, la blessure en demeurait au fond de sa chair inassouvie,
+où le moindre souffle en réveillait la cuisson. Et,
+sous son apparence d'homme correct, le sensuel délirait
+alors, jaloux et vindicatif, capable d'un crime.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur l'abbé est au courant, murmura le vieil
+Orlando de sa voix triste.</p>
+
+<p>Prada eut un geste, comme pour dire que tout le monde
+était au courant.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon père, si je ne vous avais pas obéi, jamais
+je ne me serais prêté à ce procès en annulation de mariage!
+La comtesse aurait bien été forcée de réintégrer le
+domicile conjugal, et elle ne serait pas aujourd'hui à se
+moquer de nous, avec son amant, ce Dario, le cousin.</p>
+
+<p>D'un geste, à son tour, Orlando voulut protester.</p>
+
+<p>&mdash;Mais certainement, mon père. Pourquoi croyez-vous
+donc qu'elle s'est enfuie d'ici, si ce n'est pour aller vivre
+aux bras de son amant, chez elle? Et je trouve même que<a name="page_154" id="page_154"></a>
+le palais de la rue Giulia, avec son cardinal, abrite là des
+choses assez malpropres.</p>
+
+<p>C'était le bruit qu'il répandait, l'accusation qu'il portait
+partout contre sa femme, cette liaison adultère, selon lui
+publique, éhontée. Au fond, cependant, il n'y croyait pas
+lui-même, connaissant trop bien la raison ferme de Benedetta,
+l'idée superstitieuse et comme mystique qu'elle
+mettait dans sa virginité, la volonté qu'elle avait d'être
+seulement à l'homme qu'elle aimerait et qui serait son
+mari devant Dieu. Mais il trouvait une accusation pareille
+de bonne guerre, très efficace.</p>
+
+<p>&mdash;A propos, s'écria-t-il brusquement, vous savez, mon
+père, que j'ai reçu communication du mémoire de Morano;
+et c'est chose entendue: si le mariage n'a pu être consommé,
+c'est par suite de l'impuissance du mari.</p>
+
+<p>Il partit d'un éclat de rire, désirant montrer que cela
+lui semblait être le comble du comique. Seulement, il
+avait pâli de sourde exaspération, sa bouche riait durement,
+avec une cruauté meurtrière; et il était évident
+que, seule, cette accusation fausse d'impuissance, si
+insultante pour un homme de sa virilité, l'avait décidé à
+se défendre, dans ce procès, dont il voulait d'abord ne
+tenir aucun compte. Il plaiderait donc, convaincu d'ailleurs
+que sa femme n'obtiendrait pas l'annulation du mariage.
+Et, toujours riant, il donnait des détails un peu libres sur
+l'acte, expliquant que ce n'était pas si commode avec une
+femme qui se refuse, qui griffe et qui mord, et que, du
+reste, il n'était pas si certain que ça de ne pas l'avoir accompli.
+En tout cas, il demanderait l'épreuve, le jugement
+de Dieu, comme il disait en s'égayant plus fort de sa plaisanterie,
+et devant les cardinaux assemblés, s'ils poussaient
+la conscience jusqu'à vouloir constater la chose par
+eux-mêmes.</p>
+
+<p>&mdash;Luigi! dit Orlando doucement, en désignant le
+jeune prêtre d'un regard.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je me tais, vous avez raison, mon père. Mais,<a name="page_155" id="page_155"></a>
+en vérité, c'est tellement abominable et ridicule... Vous
+savez le mot de Lisbeth: «Ah! mon pauvre ami, c'est
+donc d'un petit Jésus que je vais accoucher.»</p>
+
+<p>De nouveau, Orlando parut mécontent, car il n'aimait
+point, quand il y avait là un visiteur, que son fils affichât
+si tranquillement devant lui sa liaison. Lisbeth Kauffmann,
+à peine âgée de trente ans, très blonde, très rose,
+et d'une gaieté toujours rieuse, appartenait à la colonie
+étrangère, veuve d'un mari mort depuis deux ans à Rome,
+où il était venu soigner une maladie de poitrine. Demeurée
+libre, suffisamment riche pour n'avoir besoin de personne,
+elle y était restée par goût, passionnée d'art, faisant
+elle-même un peu de peinture; et elle avait acheté,
+rue du Prince-Amédée, dans un quartier neuf, un petit
+palais, où la grande salle du second étage, transformée en
+atelier, embaumée de fleurs en toute saison, tendue de
+vieilles étoffes, était bien connue de la société aimable et
+intelligente. On l'y trouvait dans sa continuelle allégresse,
+vêtue de longues blouses, un peu gamine, ayant des mots
+terribles, mais de fort bonne compagnie et ne s'étant
+encore compromise qu'avec Prada. Il lui avait plu sans
+doute, elle s'était simplement donnée à lui, lorsque sa
+femme, depuis quatre mois déjà, l'avait quitté; et elle
+était enceinte, une grossesse de sept mois, qu'elle ne
+cachait point, l'air si tranquille et si heureux, que son
+vaste cercle de connaissances continuait à la venir voir,
+comme si de rien n'était, dans cette vie facile, libérée,
+des grandes villes cosmopolites. Cette grossesse, naturellement,
+au milieu des circonstances où se trouvait le
+comte, le ravissait, devenait à ses yeux le meilleur des
+arguments, contre l'accusation dont souffrait son orgueil
+d'homme. Mais, au fond de lui, sans qu'il l'avouât, la blessure
+inguérissable n'en saignait pas moins; car ni cette
+paternité prochaine, ni la possession amusante et flatteuse
+de Lisbeth, ne compensaient l'amertume du refus de
+Benedetta: c'était celle-ci qu'il brûlait d'avoir, qu'il<a name="page_156" id="page_156"></a>
+aurait voulu punir tragiquement de ce qu'il ne l'avait pas
+eue.</p>
+
+<p>Pierre, n'étant pas au courant, ne pouvait comprendre.
+Comme il sentait une gêne, désireux de se donner une
+contenance, il avait pris sur la table, parmi les journaux,
+un gros volume, étonné de rencontrer là un ouvrage français
+classique, un de ces manuels pour le baccalauréat,
+où se trouve un abrégé des connaissances exigées dans
+les programmes. Ce n'était qu'un livre humble et pratique
+d'instruction première, mais il traitait forcément de toutes
+les sciences mathématiques, de toutes les sciences physiques,
+chimiques et naturelles, de sorte qu'il résumait en
+gros les conquêtes du siècle, l'état actuel de l'intelligence
+humaine.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! s'écria Orlando, heureux de la diversion, vous
+regardez le livre de mon vieil ami Théophile Morin. Vous
+savez qu'il était un des Mille de Marsala et qu'il a conquis
+la Sicile et Naples avec nous. Un héros!... Et, depuis
+plus de trente ans, il est retourné en France, à sa chaire
+de simple professeur, qui ne l'a guère enrichi. Aussi a-t-il
+publié ce livre, dont la vente, paraît-il, marche si bien,
+qu'il a eu l'idée d'en tirer un nouveau petit bénéfice avec
+des traductions, entre autres avec une traduction italienne...
+Nous sommes restés des frères, il a songé à utiliser
+mon influence, qu'il croit décisive. Mais il se trompe,
+hélas! je crains bien de ne pas réussir à faire adopter
+l'ouvrage.</p>
+
+<p>Prada, redevenu très correct et charmant, eut un léger
+haussement d'épaules, plein du scepticisme de sa génération,
+uniquement désireuse de maintenir les choses
+existantes, pour en tirer le plus de profit possible.</p>
+
+<p>&mdash;A quoi bon? murmura-t-il. Trop de livres! trop de
+livres!</p>
+
+<p>&mdash;Non, non! reprit passionnément le vieillard, il n'y
+a jamais trop de livres! Il en faut, et encore, et toujours!
+C'est par le livre, et non par l'épée, que l'humanité vaincra<a name="page_157" id="page_157"></a>
+le mensonge et l'injustice, conquerra la paix finale de
+la fraternité entre les peuples... Oui, tu souris, je sais
+que tu appelles ça mes idées de 48, de vieille barbe,
+comme vous dites en France, n'est-ce pas? monsieur Froment.
+Mais il n'en est pas moins vrai que l'Italie est morte,
+si l'on ne se hâte de reprendre le problème par en bas, je
+veux dire si l'on ne fait pas le peuple; et il n'y a qu'une
+façon de faire un peuple, de créer des hommes, c'est de
+les instruire, c'est de développer par l'instruction cette
+force immense et perdue, qui croupit aujourd'hui dans
+l'ignorance et dans la paresse... Oui, oui! l'Italie est
+faite, faisons les Italiens. Des livres, des livres encore! et
+allons toujours plus en avant, dans plus de science, dans
+plus de clarté, si nous voulons vivre, être sains, bons et
+forts!</p>
+
+<p>Le vieil Orlando était superbe, à moitié soulevé, avec
+son puissant mufle léonin, tout flambant de la blancheur
+éclatante de la barbe et de la chevelure. Et, dans cette
+chambre candide, si touchante en sa pauvreté voulue, il
+avait poussé son cri d'espoir avec une telle fièvre de foi,
+que le jeune prêtre vit s'évoquer devant lui une autre
+figure, celle du cardinal Boccanera, tout noir et debout,
+les cheveux seuls de neige, admirable lui aussi de beauté
+héroïque, au milieu de son palais en ruine, dont les plafonds
+dorés menaçaient de crouler sur ses épaules. Ah!
+les entêtés magnifiques, les croyants, les vieux qui restent
+plus virils, plus passionnés que les jeunes! Ceux-ci
+étaient aux deux bouts opposés des croyances, n'ayant ni
+une idée, ni une tendresse communes; et, dans cette antique
+Rome où tout volait en poudre, eux seuls semblaient
+protester, indestructibles, face à face par-dessus leur ville,
+comme deux frères séparés, immobiles à l'horizon. De les
+avoir ainsi vus l'un après l'autre, si grands, si seuls, si
+désintéressés de la bassesse quotidienne, cela emplissait
+une journée d'un rêve d'éternité.</p>
+
+<p>Tout de suite Prada avait pris les mains du vieillard,<a name="page_158" id="page_158"></a>
+pour le calmer dans une étreinte tendrement
+filiale.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui! père, c'est vous qui avez raison, toujours
+raison, et je suis un imbécile de vous contredire. Je vous
+en prie, ne vous remuez pas de la sorte, car vous vous
+découvrez, vos jambes vont se refroidir encore.</p>
+
+<p>Et il se mit à genoux, il arrangea la couverture avec un
+soin infini; puis, restant par terre, comme un petit garçon,
+malgré ses quarante-deux ans sonnés, il leva ses
+yeux humides, suppliants d'adoration muette; tandis que
+le vieux, calmé, très ému, lui caressait les cheveux de ses
+doigts tremblants.</p>
+
+<p>Pierre était là depuis près de deux heures, lorsque enfin
+il prit congé, très frappé et très touché de tout ce qu'il
+avait vu et entendu. Et, de nouveau, il dut promettre de
+revenir, pour causer longuement. Dehors, il s'en alla au
+hasard. Quatre heures sonnaient à peine, son idée était
+de traverser Rome ainsi, sans itinéraire arrêté d'avance,
+à cette heure délicieuse où le soleil s'abaissait, dans l'air
+rafraîchi, immensément bleu. Mais, presque tout de
+suite, il se trouva dans la rue Nationale, qu'il avait descendue
+en voiture, la veille, à son arrivée; et il reconnut
+les jardins verts montant au Quirinal, la Banque blafarde
+et démesurée, le pin en plein ciel de la villa Aldobrandini.
+Puis, au détour, comme il s'arrêtait pour revoir la
+colonne Trajane, qui maintenant se détachait en un fût
+sombre, au fond de la place basse déjà envahie par le crépuscule,
+il fut surpris de l'arrêt brusque d'une victoria,
+d'où un jeune homme, courtoisement, l'appelait d'un petit
+signe de la main.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur l'abbé Froment! monsieur l'abbé Froment!</p>
+
+<p>C'était le jeune prince Dario Boccanera, qui allait faire
+sa promenade quotidienne au Corso. Il ne vivait plus que
+des libéralités de son oncle le cardinal, presque toujours
+à court d'argent. Mais, comme tous les Romains, il n'aurait<a name="page_159" id="page_159"></a>
+mangé que du pain sec, s'il l'avait fallu, pour garder
+sa voiture, son cheval et son cocher. A Rome, la voiture
+est le luxe indispensable.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur l'abbé Froment, si vous voulez bien monter,
+je serai heureux de vous montrer un peu notre ville.</p>
+
+<p>Sans doute il désirait faire plaisir à Benedetta, en étant
+aimable pour son protégé. Puis, dans son oisiveté, il lui
+plaisait d'initier ce jeune prêtre, qu'on disait si intelligent,
+à ce qu'il croyait être la fleur de Rome, la vie
+inimitable.</p>
+
+<p>Pierre dut accepter, bien qu'il eût préféré sa promenade
+solitaire. Le jeune homme pourtant l'intéressait, ce
+dernier né d'une race épuisée, qu'il sentait incapable
+de pensée et d'action, fort séduisant d'ailleurs, dans son
+orgueil et son indolence. Beaucoup plus romain que patriote,
+il n'avait jamais eu la moindre velléité de se rallier,
+satisfait de vivre à l'écart, à ne rien faire; et, si passionné
+qu'il fût, il ne commettait point de folies, très
+pratique au fond, très raisonnable, comme tous ceux de
+sa ville, sous leur apparente fougue. Dès que la voiture,
+après avoir traversé la place de Venise, s'engagea dans le
+Corso, il laissa éclater sa vanité enfantine, son amour de
+la vie au dehors, heureuse et gaie, sous le beau ciel. Et
+tout cela apparut très clairement, dans le simple geste
+qu'il fit, en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Le Corso!</p>
+
+<p>De même que la veille, Pierre fut saisi d'étonnement.
+La longue et étroite rue s'étendait de nouveau, jusqu'à la
+place du Peuple blanche de lumière, avec la seule différence
+que c'étaient les maisons de droite qui baignaient
+dans le soleil, tandis que celles de gauche étaient noires
+d'ombre. Comment! c'était ça, le Corso! cette tranchée
+à demi obscure, étranglée entre les hautes et lourdes
+façades! cette chaussée mesquine, où trois voitures au
+plus passaient de front, que des boutiques serrées bordaient
+de leurs étalages de clinquant! Ni espace libre, ni<a name="page_160" id="page_160"></a>
+horizons vastes, ni verdure rafraîchissante! Rien que la
+bousculade, l'entassement, l'étouffement, le long des petits
+trottoirs, sous une mince bande de ciel! Et Dario eut
+beau lui nommer les palais historiques et fastueux, le
+palais Bonaparte, le palais Doria, le palais Odelscachi, le
+palais Sciarra, le palais Chigi; il eut beau lui montrer la
+place Colonna, avec la colonne de Marc-Aurèle, la place
+la plus vivante de la ville, où piétine un continuel peuple
+debout, causant et regardant; il eut beau, jusqu'à la
+place du Peuple, lui faire admirer les églises, les maisons,
+les rues transversales, la rue des Condotti, au bout
+de laquelle se dressait, dans la gloire du soleil couchant,
+l'apparition de la Trinité des Monts, toute en or, en haut
+du triomphal escalier d'Espagne: Pierre gardait son impression
+désillusionnée de voie sans largeur et sans air,
+les palais lui semblaient des hôpitaux ou des casernes
+tristes, la place Colonna manquait cruellement d'arbres,
+seule la Trinité des Monts l'avait séduit, par son resplendissement
+lointain d'apothéose.</p>
+
+<p>Mais il fallut revenir de la place du Peuple à la place
+de Venise, et retourner encore, et revenir encore, deux,
+trois, quatre tours, sans lassitude. Dario, ravi, se montrait,
+regardait, était salué, saluait. Sur les deux trottoirs,
+une foule compacte défilait, dont les yeux plongeaient au
+fond des voitures, dont les mains auraient pu serrer les
+mains des personnes qui s'y trouvaient assises. Peu à peu,
+le nombre des voitures devenait tel, que la double file
+était ininterrompue, serrée, obligée de marcher au pas.
+On se touchait, on se dévisageait, dans ce perpétuel frôlement
+de celles qui montaient et de celles qui descendaient.
+C'était la promiscuité du plein air, toute Rome
+entassée dans le moins de place possible, les gens qui se
+connaissaient, qui se retrouvaient comme en l'intimité
+d'un salon, les gens qui ne se parlaient pas, des mondes
+les plus adverses, mais qui se coudoyaient, qui se fouillaient
+du regard, jusqu'à l'âme. Et Pierre, alors, eut la<a name="page_161" id="page_161"></a>
+révélation, comprit le Corso, l'antique habitude, la passion
+et la gloire de la ville. Justement, le plaisir était là, dans
+l'étroitesse de la voie, dans ce coudoiement forcé, qui
+permettait les rencontres attendues, les curiosités satisfaites,
+l'étalage des vanités heureuses, les provisions des
+commérages sans fin. La ville entière s'y revoyait chaque
+jour, s'étalait, s'épiait, se donnait son spectacle à elle-même,
+brûlée d'un tel besoin, indispensable à la longue,
+de se voir ainsi, qu'un homme bien né qui manquait le
+Corso, était comme un homme dépaysé, sans journaux,
+vivant en sauvage. Et l'air était d'une douceur délicieuse,
+l'étroite bande de ciel, entre les lourds palais roussis,
+avait une infinie pureté bleue.</p>
+
+<p>Dario ne cessait de sourire, d'incliner légèrement la
+tête; et il nommait à Pierre des princes et des princesses,
+des ducs et des duchesses, des noms retentissants dont
+l'éclat emplit l'Histoire, dont les syllabes sonores évoquent
+des chocs d'armures dans les batailles, des défilés
+de pompe papale, aux robes de pourpre, aux tiares d'or,
+aux vêtements sacrés étincelants de pierreries; et Pierre
+était désespéré d'apercevoir de grosses dames, de petits
+messieurs, des êtres bouffis ou chétifs, que le costume
+moderne enlaidissait encore. Pourtant quelques jolies
+femmes passaient, des jeunes filles surtout, muettes, aux
+grands yeux clairs. Et, comme Dario venait de montrer
+le palais Buongiovanni, une immense façade du dix-septième
+siècle, aux fenêtres encadrées de rinceaux, d'une
+pesanteur de goût fâcheuse, il ajouta, d'un air égayé:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tenez, voici Attilio, là, sur le trottoir... Le
+jeune lieutenant Sacco, vous savez, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>D'un signe, Pierre répondit qu'il était au courant.
+Attilio, en tenue, le séduisit tout de suite, très jeune,
+l'air vif et brave, avec son visage de franchise où luisaient
+tendrement les yeux bleus de sa mère. Il était vraiment
+la jeunesse et l'amour, dans leur espoir enthousiaste,
+désintéressé de toute basse préoccupation d'avenir.<a name="page_162" id="page_162"></a></p>
+
+<p>&mdash;Vous allez voir, quand nous repasserons devant le
+palais, reprit Dario. Il sera encore là, et je vous montrerai
+quelque chose.</p>
+
+<p>Et il parla gaiement des jeunes filles, ces petites princesses,
+ces petites duchesses, élevées si discrètement au
+Sacré-C&oelig;ur, d'ailleurs si ignorantes pour la plupart,
+achevant leur éducation ensuite dans les jupons de leurs
+mères, ne faisant avec elles que le tour obligatoire du
+Corso, vivant les interminables jours cloîtrées, emprisonnées
+au fond des palais sombres. Mais quelles tempêtes
+dans ces âmes muettes, où personne n'était
+descendu! quelle lente poussée de volonté parfois, sous
+cette obéissance passive, sous cette apparente inconscience
+de ce qui les entourait! Combien entendaient
+obstinément faire leur vie elles-mêmes, choisir l'homme
+qui leur plairait, l'avoir malgré le monde entier! Et c'était
+l'amant cherché et élu, parmi le flot des jeunes hommes,
+au Corso; c'était l'amant pêché des yeux pendant la promenade,
+les yeux candides qui parlaient, qui suffisaient
+à l'aveu, au don total, sans même un souffle des lèvres,
+chastement closes; et c'étaient enfin les billets doux
+remis furtivement à l'église, la femme de chambre gagnée,
+facilitant les rencontres, d'abord si innocentes. Au bout,
+il y avait souvent un mariage.</p>
+
+<p>Celia, elle, avait voulu Attilio, dès que leurs regards
+s'étaient rencontrés, le jour de mortel ennui, où, pour la
+première fois, elle l'avait aperçu, d'une fenêtre du palais
+Buongiovanni. Il venait de lever la tête, elle l'avait pris à
+jamais, en se donnant elle-même, de ses grands yeux
+purs, posés sur les siens. Elle n'était qu'une amoureuse,
+rien de plus. Il lui plaisait, elle le voulait, celui-ci, pas
+un autre. Elle l'aurait attendu vingt ans, mais elle comptait
+bien le conquérir tout de suite par la tranquille obstination
+de sa volonté. On racontait les terribles fureurs
+du prince son père, qui se brisaient contre son silence
+respectueux et têtu. Le prince, de sang mêlé, fils d'une<a name="page_163" id="page_163"></a>
+Américaine, ayant épousé une Anglaise, ne luttait que
+pour garder intacts son nom et sa fortune, au milieu des
+écroulements voisins; et le bruit courait qu'à la suite
+d'une querelle, où il avait voulu s'en prendre à sa femme,
+en l'accusant de n'avoir pas veillé suffisamment sur leur
+fille, la princesse s'était révoltée, d'un orgueil et d'un
+égoïsme d'étrangère qui avait apporté cinq millions.
+N'était-ce point assez de lui avoir donné cinq enfants?
+Elle vivait les jours à s'adorer, abandonnant Celia, se
+désintéressant de la maison, où soufflait la tempête.</p>
+
+<p>Mais la voiture allait passer de nouveau devant le
+palais, et Dario prévint Pierre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez, voilà Attilio revenu... Et, maintenant,
+regardez là-haut, à la troisième fenêtre du premier étage.</p>
+
+<p>Ce fut rapide et charmant. Pierre vit un coin du rideau
+qui s'écartait un peu, et la douce figure de Celia apparut,
+un lis candide et fermé. Elle ne sourit pas, elle ne bougea
+pas. Rien ne se lisait sur cette bouche de pureté, dans
+ces yeux clairs et sans fond. Pourtant, elle prenait Attilio,
+elle se donnait à lui, sans réserve. Le rideau retomba.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! la petite masque! murmura Dario. Sait-on
+jamais ce qu'il y a derrière tant d'innocence?</p>
+
+<p>Pierre, en se retournant, remarqua Attilio, la tête levée
+encore, la face immobile et pâle lui aussi, avec sa bouche
+close, ses yeux largement ouverts. Et cela le toucha infiniment,
+l'amour absolu dans sa brusque toute-puissance,
+l'amour vrai, éternel et jeune, en dehors des ambitions et
+des calculs de l'entourage.</p>
+
+<p>Puis, Dario donna à son cocher l'ordre de monter au
+Pincio: le tour obligatoire du Pincio, par les belles
+après-midi claires. Et ce fut d'abord la place du Peuple,
+la plus aérée et la plus régulière de Rome, avec ses
+amorces de rues et ses églises symétriques, son obélisque
+central, ses deux massifs d'arbres qui se font pendant,
+aux deux côtés du petit pavé blanchi, entre les architectures
+graves, dorées de soleil. A droite, ensuite, la voiture<a name="page_164" id="page_164"></a>
+s'engagea sur les rampes du Pincio, un chemin en
+lacet, magnifique, orné de bas-reliefs, de statues, de
+fontaines, toute une sorte d'apothéose de marbre, un
+ressouvenir de la Rome antique, qui se dressait parmi
+les verdures. Mais, en haut, Pierre trouva le jardin petit,
+à peine un grand square, un carré aux quatre allées
+nécessaires pour que les équipages pussent tourner indéfiniment.
+Les images des hommes illustres de l'ancienne
+Italie et de la nouvelle bordent ces allées d'une file ininterrompue
+de bustes. Il admira surtout les arbres, les
+essences les plus variées et les plus rares, choisis et
+entretenus avec un grand soin, presque tous à feuillage
+persistant, ce qui perpétuait là, l'hiver comme l'été,
+d'admirables ombrages, nuancés de tous les verts imaginables.
+Et la voiture s'était mise à tourner, par les
+belles allées fraîches, à la suite des autres voitures,
+un flot continu, jamais lassé.</p>
+
+<p>Pierre remarqua une jeune dame seule, dans une victoria
+bleu sombre, très correctement menée. Elle était
+fort jolie, petite, châtaine, avec un teint mat, de grands
+yeux doux, l'air modeste, d'une simplicité séduisante.
+Sévèrement habillée de soie feuille morte, elle avait un
+grand chapeau un peu extravagant. Et, comme Dario
+la dévisageait, le prêtre lui demanda son nom, ce qui fit
+sourire le jeune prince. Oh! personne, la Tonietta, une
+des rares demi-mondaines dont Rome s'occupait. Puis,
+librement, avec la belle franchise de la race sur les
+choses de l'amour, il continua, donna des détails: une
+fille dont l'origine restait obscure, les uns la faisant partir
+de très bas, d'un cabaretier de Tivoli, les autres la disant
+née à Naples, d'un banquier; mais, en tout cas, une fille
+fort intelligente, qui s'était fait une éducation, qui recevait
+admirablement dans son petit palais de la rue des Mille,
+un cadeau du vieux marquis Manfredi, mort à présent.
+Elle ne s'affichait pas, n'avait guère qu'un amant à la
+fois, et les princesses, les duchesses qui s'inquiétaient<a name="page_165" id="page_165"></a>
+d'elle, chaque jour, au Corso, la trouvaient bien. Une
+particularité surtout l'avait rendue célèbre, des coups de
+c&oelig;ur qui l'affolaient parfois, qui la faisaient se donner
+pour rien à l'aimé, n'acceptant strictement de lui chaque
+matin qu'un bouquet de roses blanches; de sorte que,
+lorsqu'on la voyait, au Pincio, pendant des semaines
+souvent, avec ces roses pures, ce bouquet blanc de
+mariée, on souriait d'un air de tendre complaisance.</p>
+
+<p>Mais Dario s'interrompit pour saluer cérémonieusement
+une dame qui passait dans un landau immense, seule en
+compagnie d'un monsieur. Et il dit simplement au
+prêtre:</p>
+
+<p>&mdash;Ma mère.</p>
+
+<p>Celle-ci, Pierre la connaissait. Du moins, il tenait son
+histoire du vicomte de la Choue: son second mariage, à
+cinquante ans, après la mort du prince Onofrio Boccanera;
+la façon dont, superbe encore, elle avait pêché des
+yeux, au Corso, tout comme une jeune fille, un bel
+homme à son goût, de quinze ans plus jeune qu'elle; et
+quel était cet homme, ce Jules Laporte, ancien sergent
+de la garde suisse, disait-on, ancien commis voyageur en
+reliques, compromis dans une histoire extraordinaire de
+reliques fausses; et comment elle avait fait de lui un
+marquis Montefiori, de belle prestance, le dernier des
+aventuriers heureux, triomphant au pays légendaire où
+les bergers épousent des reines.</p>
+
+<p>A l'autre tour, lorsque le grand landau repassa, Pierre
+les regarda tous les deux. La marquise était vraiment
+surprenante, toute la classique beauté romaine épanouie,
+grande, forte, très brune, avec une tête de déesse, aux
+traits réguliers, un peu massifs, n'accusant son âge que
+par le duvet dont sa lèvre supérieure était recouverte. Et
+le marquis, ce Suisse de Genève romanisé, avait vraiment
+fière tournure, avec sa carrure de solide officier et ses
+moustaches au vent, pas bête, disait-on, très gai et très
+souple, amusant pour les dames. Elle en était si glorieuse,<a name="page_166" id="page_166"></a>
+qu'elle le traînait et l'étalait, ayant recommencé l'existence
+avec lui comme si elle avait eu vingt ans, mangeant à son
+cou la petite fortune sauvée du désastre de la villa Montefiori,
+si oublieuse de son fils, qu'elle le rencontrait
+seulement parfois à la promenade, le saluant ainsi qu'une
+connaissance de hasard.</p>
+
+<p>&mdash;Allons voir le soleil se coucher derrière Saint-Pierre,
+dit Dario, dans son rôle d'homme consciencieux qui
+montre les curiosités.</p>
+
+<p>La voiture revint sur la terrasse, où une musique militaire
+jouait avec des éclats de cuivre terribles. Pour entendre,
+beaucoup d'équipages déjà stationnaient, tandis
+qu'une foule de piétons, de simples promeneurs, sans
+cesse accrue, s'était amassée. Et, de cette terrasse admirable,
+très haute, très large, se déroulait une des vues
+les plus merveilleuses de Rome. Au delà du Tibre, par-dessus
+le chaos blafard du nouveau quartier des Prés du
+Château, se dressait Saint-Pierre, entre les verdures du
+mont Mario et du Janicule. Puis, c'était à gauche toute la
+vieille ville, une étendue de toits sans bornes, une mer
+roulante d'édifices, à perte de vue. Mais les regards, toujours,
+revenaient à Saint-Pierre, trônant dans l'azur,
+d'une grandeur pure et souveraine. Et, de la terrasse, au
+fond du ciel immense, les lents couchers de soleil, derrière
+le colosse, étaient sublimes.</p>
+
+<p>Parfois, ce sont des écroulements de nuées sanglantes,
+des batailles de géants, luttant à coups de montagnes, succombant
+sous les ruines monstrueuses de villes en
+flammes. Parfois, d'un lac sombre ne se détachent que des
+gerçures rouges, comme si un filet de lumière était jeté,
+pour repêcher parmi les algues l'astre englouti. Parfois,
+c'est une brume rose, toute une poussière délicate qui
+tombe, rayée de perles par un lointain coup de pluie,
+dont le rideau est tiré sur le mystère de l'horizon. Parfois,
+c'est un triomphe, un cortège de pourpre et d'or, des
+chars de nuages qui roulent sur une voie de feu, des<a name="page_167" id="page_167"></a>
+galères qui flottent sur une mer d'azur, des pompes fastueuses
+et extravagantes, s'abîmant au gouffre peu à peu
+insondable du crépuscule.</p>
+
+<p>Mais, ce soir-là, Pierre eut le spectacle sublime, dans
+une grandeur calme, aveuglante et désespérée. D'abord,
+juste au-dessus du dôme de Saint-Pierre, descendant du
+ciel sans tache, d'une limpidité profonde, le soleil était
+si resplendissant encore, que les yeux ne pouvaient en
+soutenir l'éclat. Dans cette splendeur, le dôme semblait
+incandescent, un dôme d'argent liquide; tandis que
+le quartier voisin, les toitures du Borgo étaient comme
+changées en un lac de braise. Puis, à mesure que le soleil
+s'inclina, il perdit de sa flamme, on put le regarder; et,
+bientôt, avec une lenteur majestueuse, il glissa derrière
+le dôme, qui se détacha en bleu sombre, lorsque, entièrement
+caché, l'astre ne fut plus, autour, qu'une auréole,
+une gloire d'où jaillissait une couronne de flamboyants
+rayons. Et, alors, commença le rêve, le singulier éclairage
+du rang des fenêtres qui règnent sous la coupole,
+traversées de part en part, devenues des bouches rougeoyantes
+de fournaise; de sorte qu'on aurait pu croire
+que le dôme était posé sur un brasier, isolé en l'air,
+soulevé et porté par la violence du feu. Cela dura trois
+minutes à peine. En bas, les toits confus du Borgo se
+noyaient de vapeurs violâtres, pendant que l'horizon, du
+Janicule au mont Mario, découpait sa ligne nette et noire;
+et ce fut le ciel qui devint à son tour de pourpre et d'or,
+un calme infini de clarté surhumaine, au-dessus de la
+terre qui s'anéantissait. Enfin, les fenêtres s'éteignirent,
+le ciel s'éteignit, il ne resta que la rondeur du dôme
+de Saint-Pierre, vague, de plus en plus effacée, dans la
+nuit envahissante.</p>
+
+<p>Et, par une sourde liaison d'idées, Pierre vit à ce moment
+s'évoquer devant lui, une fois encore, les hautes, et
+tristes, et déclinantes figures du cardinal Boccanera et
+du vieil Orlando. Au soir de ce jour, où il les avait<a name="page_168" id="page_168"></a>
+connus l'un après l'autre, si grands dans l'obstination de
+leur espoir, ils étaient là tous les deux, debout à l'horizon,
+sur leur ville anéantie, au bord du ciel que la mort semblait
+prendre. Était-ce donc que tout allait ainsi crouler
+avec eux, que tout allait s'éteindre et disparaître, dans
+la nuit des temps révolus?<a name="page_169" id="page_169"></a></p>
+
+<h3><a name="V" id="V"></a>V</h3>
+
+<p>Le lendemain, Narcisse Habert, désolé, vint dire à
+Pierre que son cousin, monsignor Gamba del Zoppo, le
+camérier secret, qui se prétendait souffrant, avait demandé
+deux ou trois jours avant de recevoir le jeune
+prêtre et de s'occuper de son audience. Pierre se trouva
+donc immobilisé, n'osant rien tenter d'autre part pour
+voir le pape, car on l'avait effrayé à un tel point, qu'il
+craignait de tout compromettre par une démarche maladroite.
+Et, dés&oelig;uvré, il se mit à visiter Rome, voulant
+occuper son temps.</p>
+
+<p>Sa première visite fut pour les ruines du Palatin. Dès
+huit heures, un matin de ciel pur, il s'en alla seul, il se
+présenta à l'entrée, qui se trouve rue Saint-Théodore,
+une grille que flanquent les pavillons des gardiens. Et, tout
+de suite, un de ceux-ci se détacha, s'offrit pour servir de
+guide. Lui, aurait préféré voyager à sa fantaisie, errer
+au hasard de ses découvertes et de son rêve. Mais il lui
+fut pénible de refuser l'offre de cet homme qui parlait le
+français très nettement, avec un bon sourire de complaisance.
+C'était un petit homme trapu, un ancien soldat,
+d'une soixantaine d'années, à la figure carrée et rougeaude,
+que barraient de grosses moustaches blanches.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, si monsieur l'abbé veut me suivre... Je vois
+que monsieur l'abbé est Français. Moi, je suis Piémontais,
+et je les connais bien, les Français: j'étais avec eux
+à Solferino. Oui, oui! quoi qu'on dise, ça ne s'oublie<a name="page_170" id="page_170"></a>
+pas, quand on a été frères... Tenez! montez par ici, à
+droite.</p>
+
+<p>Pierre, en levant les yeux, venait de voir la ligne de
+cyprès qui borde le plateau du Palatin, du côté du Tibre,
+et qu'il avait aperçue du Janicule, le jour de son arrivée.
+Dans l'air si délicatement bleu, le vert intense de ces
+arbres mettait là comme une frange noire. On ne voyait
+qu'eux, la pente s'étendait nue et dévastée, d'un gris sale
+de poussière, parsemée de quelques buissons, au milieu
+desquels affleuraient des bouts d'antiques murailles.
+C'était le ravage, la tristesse lépreuse des terrains de
+fouille, où seuls les savants s'enthousiasment.</p>
+
+<p>&mdash;Les maisons de Tibère, de Caligula et des Flaviens
+sont là-haut, reprit le guide. Mais nous les gardons pour
+la fin, il faut que nous fassions le tour.</p>
+
+<p>Pourtant, il poussa un instant vers la gauche, s'arrêta
+devant une excavation, une sorte de grotte dans le flanc
+du mont.</p>
+
+<p>&mdash;Ceci est l'antre lupercal, où la louve allaita Romulus
+et Remus. Autrefois, on voyait encore, à l'entrée, le
+figuier Ruminal, qui avait abrité les deux jumeaux.</p>
+
+<p>Pierre ne put retenir un sourire, tellement l'ancien
+soldat semblait simple et convaincu dans ses explications,
+très fier d'ailleurs de toute cette gloire antique qui était
+sienne. Mais, lorsque, près de la grotte, le digne homme
+lui eut montré les vestiges de la Roma quadrata, des
+restes de murailles qui paraissent réellement remonter
+à la fondation de Rome, il s'intéressa, une première émotion
+lui fit battre le c&oelig;ur. Et, certes, ce n'était pas que le
+spectacle fût admirable, car il s'agissait de quelques blocs
+de pierre taillés, posés l'un sur l'autre, sans ciment ni
+chaux. Seulement, un passé de vingt-sept siècles s'évoquait,
+et ces pierres effritées et noircies, qui avaient
+supporté un si retentissant édifice de splendeur et de
+toute-puissance, prenaient une extraordinaire majesté.</p>
+
+<p>La visite continua, ils revinrent à droite, longeant toujours<a name="page_171" id="page_171"></a>
+le flanc du mont. Les annexes des palais avaient dû
+descendre jusque-là: des restes de portiques, des salles
+effondrées, des colonnes et des frises remises debout,
+bordaient le sentier raboteux, qui tournait parmi des
+herbes folles de cimetière; et le guide, récitant ce qu'il
+savait si bien pour l'avoir répété quotidiennement depuis
+dix années, continuait à affirmer les hypothèses les moins
+sûres, en donnant à chaque débris un nom, un emploi,
+une histoire.</p>
+
+<p>&mdash;La maison d'Auguste, finit-il par dire, avec un geste
+de la main qui indiquait des éboulis de terre.</p>
+
+<p>Cette fois, Pierre, n'apercevant absolument rien, se
+hasarda à demander:</p>
+
+<p>&mdash;Où donc?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur l'abbé, il paraît qu'on en voyait
+encore la façade à la fin du siècle dernier. On y entrait
+de l'autre côté, par la voie Sacrée. De ce côté-ci, il y avait
+un vaste balcon, qui dominait le grand Cirque Maxime, et
+d'où l'on assistait aux jeux... D'ailleurs, comme vous
+pouvez le constater, le palais se trouve encore presque
+totalement enfoui sous ce grand jardin, là-haut, le jardin
+de la villa Mills; et, quand on aura l'argent pour les
+fouilles, on le retrouvera, c'est certain, ainsi que le
+temple d'Apollon et celui de Vesta, qui l'accompagnaient.</p>
+
+<p>Il tourna à gauche, entra dans le Stade, le petit cirque
+pour les courses à pied, qui s'allongeait au flanc même
+de la maison d'Auguste; et, cette fois, le prêtre, saisi,
+commença à se passionner. Ce n'était point qu'il y eût
+là une ruine suffisamment conservée et d'aspect monumental;
+aucune colonne n'était restée en place, seules les
+murailles de droite se dressaient encore; mais on avait
+retrouvé tout le plan, les bornes à chaque bout, le portique
+autour de la piste, la loge de l'empereur, colossale,
+qui, après avoir été à gauche, dans la maison d'Auguste,
+s'était ouverte ensuite à droite, encastrée dans le palais
+de Septime Sévère. Et le guide allait toujours, au milieu<a name="page_172" id="page_172"></a>
+de ces débris épars, donnait des explications abondantes
+et précises, assurait que ces messieurs de la Direction des
+fouilles tenaient leur Stade jusqu'aux plus petits détails,
+à ce point qu'ils étaient en train d'en établir un plan
+exact, avec les ordres des colonnes, les statues dans les
+niches, la nature des marbres dont les murs se trouvaient
+recouverts.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ces messieurs sont bien tranquilles, finit-il par
+déclarer, d'un air béat lui-même. Les Allemands n'auront
+pas à mordre, et ils ne viendront pas tout bouleverser
+ici, comme ils l'ont fait au Forum, où l'on ne se reconnaît
+plus, depuis qu'ils y ont passé avec leur science.</p>
+
+<p>Pierre sourit, et l'intérêt s'accrut encore, lorsqu'il
+l'eut suivi, par des escaliers rompus et des ponts de bois
+jetés sur des trous, dans les ruines géantes du palais de
+Septime Sévère. Le palais s'élevait à la pointe méridionale
+du Palatin, dominant la voie Appienne et toute la
+Campagne, au loin, à perte de vue. Il n'en reste que les
+substructions, les salles souterraines, ménagées sous les
+arches des terrasses, dont on avait élargi le plateau du
+mont, devenu trop étroit; et ces substructions, découronnées,
+suffisent à donner l'idée du triomphal palais
+qu'elles soutenaient, tellement elles sont restées
+énormes et puissantes, dans leur masse indestructible. Là
+s'élevait le fameux Septizonium, la tour aux sept étages,
+qui n'a disparu qu'au quatorzième siècle. Une terrasse
+s'avance encore, portée par des arcades cyclopéennes, et
+d'où la vue est admirable. Puis, ce n'est plus qu'un entassement
+d'épaisses murailles à demi écroulées, des
+gouffres béants à travers des plafonds effondrés, des enfilades
+de couloirs sans fin et de salles immenses, dont
+l'usage échappe. Toutes ces ruines, bien entretenues par
+la nouvelle administration, balayées, débarrassées des
+végétations folles, ont perdu leur sauvagerie romantique,
+pour prendre une grandeur nue et morne. Mais des coups
+de vivant soleil doraient les antiques murailles, pénétraient<a name="page_173" id="page_173"></a>
+par des brèches au fond des salles noires, animaient
+de leur poussière éclatante la muette mélancolie de cette
+souveraineté morte, exhumée de la terre où elle avait
+dormi pendant des siècles. Sur les vieilles maçonneries
+rousses, faites de briques noyées de ciment, dépouillées
+de leur revêtement fastueux de marbre, le manteau de
+pourpre du soleil drapait de nouveau toute une impériale
+gloire.</p>
+
+<p>Depuis près d'une heure et demie déjà, Pierre marchait,
+et il lui restait à visiter l'amas des palais antérieurs, sur
+le plateau même, au nord et à l'est.</p>
+
+<p>&mdash;Il nous faut revenir sur nos pas, dit le guide. Vous
+voyez, les jardins de la villa Mills et le couvent de Saint-Bonaventure
+nous bouchent le chemin. On ne pourra
+passer que lorsque les fouilles auront déblayé tout ce
+côté-ci... Ah! monsieur l'abbé, si vous vous étiez promené
+sur le Palatin, il y a cinquante ans à peine! Moi,
+j'ai vu des plans de ce temps-là. Ce n'étaient que des
+vignes, que des petits jardins, coupés de haies, une vraie
+campagne, un vrai désert, où l'on ne rencontrait pas une
+âme... Et dire que tous ces palais dormaient là-dessous!</p>
+
+<p>Pierre le suivait, et ils repassèrent devant la maison
+d'Auguste, ils remontèrent et débouchèrent dans la maison
+des Flaviens, immense, à demi engagée encore sous la
+villa voisine, composée d'un grand nombre de salles,
+petites et grandes, sur la destination desquelles on continue
+à discuter. La salle du trône, la salle de justice, la
+salle à manger, le péristyle semblent certains. Mais, ensuite,
+tout n'est que fantaisie, surtout pour les pièces
+étroites des appartements privés. Et, d'ailleurs, pas un mur
+n'est entier, il n'y a là que des fondations qui affleurent,
+que des soubassements tronqués qui dessinent à terre le
+plan de l'édifice. La seule ruine conservée comme par
+miracle, en contre-bas, est la maison qu'on prétend être
+celle de Livie, toute petite à côté des vastes palais voisins,
+et dont trois salles sont intactes, avec leurs peintures<a name="page_174" id="page_174"></a>
+murales, des scènes mythologiques, des fleurs et des
+fruits, d'une singulière fraîcheur. Quant à la maison de
+Tibère, il n'en paraît absolument rien, les restes en sont
+cachés sous l'adorable jardin public, qui continue, sur le
+plateau, les anciens jardins Farnèse; et, de la maison de
+Caligula, à côté, au-dessus du Forum, il n'existe, comme
+pour la maison de Septime Sévère, que des substructions
+énormes, des contreforts, des étages entassés, des arcades
+hautes qui portaient le palais, sortes d'immenses sous-sols,
+où la domesticité et les postes de gardes vivaient,
+gorgés, dans de continuelles ripailles. Tout ce haut
+sommet, dominant la ville, n'offrait donc que des vestiges
+à peine reconnaissables, de vastes terrains gris et nus,
+creusés par la pioche, hérissés de quelques pans de vieux
+murs; et il fallait un effort d'imagination érudite pour
+reconstituer l'antique splendeur impériale qui avait
+triomphé là.</p>
+
+<p>Le guide n'en poursuivait pas moins ses explications,
+avec une conviction tranquille, montrant le vide, comme
+si les monuments se fussent encore dressés devant lui.</p>
+
+<p>&mdash;Ici, nous sommes sur la place Palatine. Vous voyez, la
+façade du palais de Domitien est à gauche, la façade du
+palais de Caligula est à droite; et, en vous tournant, vous
+avez en face de vous le temple de Jupiter Stator... La
+voie Sacrée montait jusqu'à cette place et passait sous la
+porte Mugonia, une des trois anciennes portes de la Rome
+primitive.</p>
+
+<p>Il s'interrompit, indiquant d'un geste la partie nord-ouest
+du mont.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez remarqué que, de ce côté, les Césars
+n'ont point bâti. C'est évidemment qu'ils ont dû respecter
+de très anciens monuments, antérieurs à la fondation de
+la ville et vénérés du peuple. Là étaient le temple de la
+Victoire bâti par Evandre et ses Arcadiens, l'antre lupercal
+que je vous ai montré, l'humble cabane de Romulus, faite
+de roseaux et de terre... Tout cela a été retrouvé,<a name="page_175" id="page_175"></a>
+monsieur l'abbé; et, malgré ce que disent les Allemands,
+il n'y a aucun doute.</p>
+
+<p>Mais, tout d'un coup, il se récria, de l'air d'un homme
+qui oublie le plus intéressant.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! pour finir, nous allons voir le couloir souterrain
+où Caligula a été assassiné.</p>
+
+<p>Et ils descendirent dans une longue galerie couverte,
+où le soleil, aujourd'hui, par des brèches, jette de gais
+rayons. Certaines décorations en stuc et des parties de
+mosaïque se voient encore. Le lieu n'en est pas moins
+morne et désert, fait pour l'horreur tragique. La voix de
+l'ancien soldat s'était assombrie, il raconta comment
+Caligula, qui revenait des Jeux palatins, eut le caprice de
+descendre seul dans ce couloir, pour assister à des danses
+sacrées, que, ce jour-là, y répétaient de jeunes Asiatiques.
+Et ce fut ainsi que, dans l'ombre, le chef des conjurés,
+Chéréas, put le frapper le premier au ventre. L'empereur
+voulut fuir, hurlant. Mais, alors, les assassins, ses
+créatures, ses amis les plus aimés, se ruèrent tous, le
+renversèrent, le hachèrent de coups; pendant que, fou de
+rage et de peur, il emplissait le couloir obscur et sourd
+de son hurlement de bête qu'on égorge. Quand il fut
+mort, le silence retomba; et les meurtriers, épouvantés,
+s'enfuirent.</p>
+
+<p>La visite classique des ruines du Palatin était finie.
+Lorsque Pierre fut remonté, il n'eut plus qu'un désir, se
+débarrasser du guide, rester seul dans ce jardin si discret,
+si rêveur, qui occupait le sommet du mont, dominant
+Rome. Depuis trois heures bientôt, il piétinait, il entendait
+cette voix grosse et monotone, bourdonnant à ses
+oreilles, sans lui faire grâce d'une pierre. Maintenant, le
+brave homme revenait sur son amitié pour la France,
+racontait longuement la bataille de Magenta. Il prit, avec
+un bon sourire, la pièce blanche que le prêtre lui donna;
+puis, il entama la bataille de Solferino. Et cela menaçait
+de ne point finir, quand la chance voulut qu'une dame<a name="page_176" id="page_176"></a>
+survint, en quête d'un renseignement. Tout de suite, il
+l'accompagna.</p>
+
+<p>&mdash;Bonsoir, monsieur l'abbé. Vous pouvez descendre
+par le palais de Caligula. Et vous savez qu'un escalier
+secret, creusé dans le sol, conduisait de ce palais à la
+maison des Vestales, en bas, sur le Forum. On ne l'a pas
+retrouvé, mais il doit y être.</p>
+
+<p>Ah! quel soulagement délicieux, quand Pierre, enfin
+seul, put s'asseoir un instant sur un des bancs de marbre
+du jardin! Il n'y avait là que quelques bouquets d'arbres,
+des buis, des cyprès, des palmiers; mais les beaux
+chênes verts, sous lesquels le banc se trouvait, avaient
+une ombre noire d'une fraîcheur exquise. Et le charme
+venait aussi de la solitude songeuse, du silence frissonnant
+qui semblait sortir de ce vieux sol saturé d'histoire,
+de l'histoire la plus retentissante, dans l'éclat d'un orgueil
+surhumain. Anciennement, les jardins Farnèse avaient
+changé cette partie du mont en un séjour aimable, orné
+de bocages; les bâtiments de la villa, fort endommagés,
+existent encore; et toute une grâce a persisté sans doute,
+le souffle de la Renaissance passe toujours, comme une
+caresse, dans les feuillages luisants des vieux chênes
+verts. On est là en pleine âme du passé, au milieu du
+peuple léger des visions, sous les haleines errantes des
+générations sans nombre, endormies dans les herbes.</p>
+
+<p>Mais Rome éparse au loin, tout autour de ce sommet
+auguste, sollicita Pierre si vivement, qu'il ne put rester
+assis. Il se leva, s'approcha de la balustrade d'une terrasse;
+et, sous lui, le Forum se déroula; et, au bout, le
+mont du Capitule apparut.</p>
+
+<p>Ce n'était plus qu'un entassement de constructions
+grises, sans grandeur ni beauté. Dominant le mont, on
+ne voyait que la façade postérieure du palais des Sénateurs,
+une façade plate, aux fenêtres étroites, que surmontait
+le haut campanile carré. Ce grand mur nu, d'un ton
+de rouille, cachait l'église d'Aracoeli, le faîte où le temple<a name="page_177" id="page_177"></a>
+de Jupiter capitolin, autrefois, resplendissait, dans sa
+royauté de protection divine. Puis, à gauche, sur la
+pente du Caprinus, où les chèvres paissaient au moyen âge,
+s'étageaient de laides maisons; tandis que les quelques
+beaux arbres du palais Caffarelli, occupé par l'ambassade
+d'Allemagne, verdissaient le sommet de l'antique roche
+Tarpéienne, presque introuvable aujourd'hui, perdue,
+noyée dans les murs de soutènement. Et c'était là ce mont
+du Capitole, la plus glorieuse des sept collines, avec sa
+forteresse, avec son temple, auquel était promis l'empire
+du monde, le Saint-Pierre de la Rome antique! ce mont
+escarpé du côté du Forum, à pic du côté du Champ de
+Mars, d'aspect formidable! ce mont que la foudre visitait,
+que le bois de l'Asile, avec ses chênes sacrés, au plus lointain
+des âges, rendait mystérieux, frissonnant d'un inconnu
+farouche! Plus tard, la grandeur romaine y eut les tables
+de son état civil. Les triomphateurs y montèrent, les empereurs
+y devinrent dieux, debout dans leurs statues de
+marbre. Et les yeux, à cette heure, cherchent avec étonnement,
+comment tant d'histoire, tant de gloire ont pu
+tenir dans si peu d'espace, cet îlot montueux et confus
+de mesquines toitures, une taupinière pas plus grande,
+pas plus haute qu'un petit bourg perché entre deux
+vallons.</p>
+
+<p>Puis, l'autre surprise, pour Pierre, fut le Forum, partant
+du Capitole, s'allongeant au bas du Palatin: une
+étroite place resserrée entre les collines voisines, un bas-fond
+où Rome grandissante avait dû entasser les édifices,
+étouffant, manquant d'espace. Il a fallu creuser profondément,
+pour retrouver le sol vénérable de la République,
+sous les quinze mètres d'alluvion amenés par les siècles;
+et le spectacle n'est maintenant qu'une longue fosse blafarde,
+tenue avec propreté, sans ronces ni lierres,
+où apparaissent, tels que des débris d'os, les fragments du
+pavage, les soubassements des colonnes, les massifs des
+fondations. A terre, la basilique Julia, reconstituée en entier,<a name="page_178" id="page_178"></a>
+est simplement comme la projection d'un plan d'architecte.
+Seul, de ce côté, l'arc de Septime Sévère a gardé
+sa carrure intacte; tandis que les quelques colonnes qui
+restent du temple de Vespasien, isolées, debout par
+miracle au milieu des effondrements, ont pris une
+élégance fière, une souveraine audace d'équilibre, fines
+et dorées dans le ciel bleu. La colonne de Phocas est aussi
+là, debout; et, des rostres, à côté, on voit ce qu'on en a
+rétabli, avec des morceaux découverts aux alentours. Mais
+il faut aller plus loin que les trois colonnes du temple de
+Castor et Pollux, plus loin que les vestiges de la maison des
+Vestales, plus loin que le temple de Faustine, où l'église
+chrétienne San Lorenzo s'est installée si tranquillement,
+plus loin encore que le temple rond de Romulus, pour
+éprouver l'extraordinaire sensation d'énormité que cause
+la basilique de Constantin, avec ses trois colossales voûtes
+béantes. Vues du Palatin, on dirait des porches ouverts
+pour un monde de géants, d'une telle épaisseur de maçonnerie,
+qu'un fragment, tombé d'une des arcades, gît par
+terre, tel qu'un bloc détaché d'une montagne. Et là, dans
+ce Forum illustre, si étroit et si débordant, l'histoire du
+plus grand des peuples avait tenu pendant des siècles,
+depuis la légende des Sabines réconciliant les Romains
+et les Sabins, jusqu'à la proclamation des libertés publiques,
+lentement conquises par les plébéiens sur
+les patriciens. N'était-ce pas à la fois le Marché, la Bourse,
+le Tribunal, la Salle des assemblées politiques, ouverte
+au plein air? Les Gracques y avaient défendu la cause des
+humbles, Sylla y afficha ses listes de proscription, Cicéron
+y parla, et sa tête sanglante y fut accrochée. Puis, les
+empereurs en obscurcirent le vieil éclat, les siècles
+enfouirent sous leur poussière les monuments et les
+temples, à ce point que le moyen âge n'y trouva de place
+que pour y installer un marché aux b&oelig;ufs. Le respect est
+revenu, un respect violateur des tombes, une fièvre de
+curiosité et de science, qui s'irrite aux hypothèses, égarée<a name="page_179" id="page_179"></a>
+dans ce sol historique où les générations se superposent,
+partagée entre les quinze à vingt reconstitutions qu'on a
+faites du Forum, toutes aussi plausibles les unes que les
+autres. Pour un simple passant, qui n'est ni un
+érudit, ni un lettré de profession, qui n'a point relu
+de la veille l'Histoire romaine, les détails disparaissent, il
+ne reste, dans ce terrain fouillé de partout, qu'un cimetière
+de ville où blanchissent les vieilles pierres exhumées, et
+d'où s'élève la grande mélancolie des peuples morts. De
+place en place, Pierre voyait la voie Sacrée qui reparaît,
+tourne, descend, puis remonte, avec son dallage, creusé
+par la roue des chars; et il songeait au triomphe, à l'ascension
+du triomphateur, que son char devait secouer si
+durement sur ce rude pavé de gloire.</p>
+
+<p>Mais, vers le sud-est, l'horizon s'élargissait encore, et
+il apercevait la grande masse du Colisée, au delà de l'arc
+de Titus et de l'arc de Constantin. Ah! ce colosse dont les
+siècles n'ont entamé qu'une moitié, comme d'un immense
+coup de faux, il reste, dans son énormité, dans sa majesté,
+tel qu'une dentelle de pierre, avec ces centaines
+de baies vides, béantes sur le bleu du ciel! C'est un
+monde de vestibules, d'escaliers, de paliers, de couloirs,
+un monde où l'on se perd, au milieu d'une solitude et
+d'un silence de mort; et, à l'intérieur, les gradins ravinés,
+mangés par l'air, semblent les degrés informes de quelque
+ancien cratère éteint, une sorte de cirque naturel, taillé
+par la force des éléments, en pleine roche indestructible.
+Seuls, les grands soleils de dix-huit cents ans ont cuit et
+roussi cette ruine, qui est retournée à l'état de nature,
+nue et dorée ainsi qu'un flanc de montagne, depuis qu'on
+l'a dépouillée de la végétation, de toute la flore qui en
+faisait un coin de forêt vierge. Et, maintenant, quelle
+évocation, lorsque, sur cette ossature morte, l'imagination
+remet la chair, le sang et la vie, emplit le cirque des
+quatre-vingt-dix mille spectateurs qu'il pouvait contenir,
+déroule les jeux et les combats de l'arène, entasse là une<a name="page_180" id="page_180"></a>
+civilisation, depuis l'empereur et sa cour jusqu'à la
+houle de la plèbe, dans l'agitation et l'éclat de tout un
+peuple enflammé de passion, sous le rouge reflet du gigantesque
+vélum de pourpre. Puis, c'était aussi, plus loin, à
+l'horizon, une autre ruine cyclopéenne, les thermes de
+Caracalla, laissée là de même comme le vestige d'une
+race de géants, disparue de la terre: des salles d'une
+ampleur, d'une hauteur extravagantes et inexplicables;
+deux vestibules à recevoir la population d'une ville; un
+frigidarium où la piscine pouvait contenir à la fois
+cinq cents baigneurs; un tépidarium, un caldarium
+d'égale taille, nés de la folie de l'énorme; et la masse
+effroyable du monument, l'épaisseur des massifs, telle
+qu'aucun château fort n'en a connu de pareille; et
+toute cette immensité où les visiteurs qui passent ont
+l'air de fourmis égarées, une si extraordinaire débauche
+de ciment et de briques, qu'on se demande pour quels
+hommes, pour quelles foules ce monstrueux édifice a
+pu être bâti. On dirait aujourd'hui des rochers frustes,
+des matériaux abattus de quelque sommet, entassés
+là, pour la construction d'une demeure de Titans.</p>
+
+<p>Et Pierre était envahi par ce passé démesuré où il
+baignait. De toutes parts, des quatre points de l'horizon
+vaste, l'Histoire ressuscitait, montait vers lui, en un flot
+débordant. Au nord et à l'ouest, ces plaines bleuâtres,
+à l'infini, c'était l'Étrurie antique; les montagnes de la
+Sabine découpaient à l'est leurs crêtes dentelées; tandis
+que, vers le sud, les monts Albains et le Latium s'élargissaient
+dans la pluie d'or du soleil; et Albe la Longue
+était là, ainsi que le mont Cave, couronné de chênes,
+avec son couvent qui a remplacé le vieux temple de
+Jupiter. Puis, à ses pieds, au delà du Forum, au delà
+du Capitole, Rome elle-même s'étendait, l'Esquilin en
+face, le Coelius et l'Aventin à sa droite, les autres
+qu'il ne pouvait voir, le Quirinal, le Viminal, à sa
+gauche. Derrière, au bord du Tibre, était le Janicule.<a name="page_181" id="page_181"></a>
+Et la ville entière prenait une voix, lui contait sa grandeur
+morte.</p>
+
+<p>Alors, ce fut en lui une involontaire évocation, une
+résurrection vivante. Ce Palatin qu'il venait de visiter,
+ce Palatin gris et morne, rasé comme une cité maudite,
+semé de quelques murs croulants, tout d'un coup s'anima,
+se peupla, repoussa avec ses palais et ses temples. C'était
+le berceau même de Rome, Romulus avait fondé là
+sa ville, sur ce sommet, dominant le Tibre, tandis que
+les Sabins, en face, occupaient le Capitole. Les sept rois de
+ses deux siècles et demi de monarchie l'avaient sûrement
+habité, enfermés dans les hautes et fortes murailles, que
+trois portes seulement trouaient. Ensuite, se déroulaient
+les cinq siècles de république, les plus grands, les plus
+glorieux, ceux qui avaient soumis la péninsule italique,
+puis le monde, à la domination romaine. Pendant ces
+victorieuses années de luttes sociales et guerrières, Rome
+agrandie avait peuplé les sept collines, le Palatin n'était
+demeuré que le berceau vénérable, avec ses temples légendaires,
+peu à peu envahi lui-même par des maisons
+privées. Mais César, incarnant la toute-puissance de la
+race, venait, après les Gaules et après Pharsale, de
+triompher au nom du peuple romain entier, dictateur,
+empereur, ayant achevé la colossale besogne, dont les
+cinq nouveaux siècles d'empire allaient profiter fastueusement,
+au galop lâché de tous les appétits. Et Auguste
+pouvait prendre le pouvoir, la gloire était à son comble,
+les milliards attendaient d'être volés au fond des provinces,
+le gala impérial commençait, dans la capitale du
+monde, aux yeux des nations lointaines, éblouies et
+vaincues. Lui était né au Palatin, et son orgueil, après
+que la victoire d'Actium lui eut donné l'empire, fut de
+revenir régner du haut de ce mont sacré, vénéré du
+peuple. Il y acheta des maisons particulières, il y bâtit
+son palais, dans un éclat de luxe, inconnu jusqu'alors:
+un atrium soutenu par quatre pilastres et huit colonnes;<a name="page_182" id="page_182"></a>
+un péristyle qu'entouraient cinquante-six colonnes d'ordre
+ionique; des appartements privés à l'entour, tout en
+marbre; une profusion de marbres, venus à grands frais
+de l'étranger, des couleurs les plus vives, resplendissant
+comme des pierres précieuses. Et il s'était logé avec les
+dieux, il avait bâti près de sa demeure le grand temple
+d'Apollon et un temple de Vesta, pour s'assurer la royauté
+divine, éternelle. Dès lors, la semence des palais impériaux
+se trouvait jetée, ils allaient croître, et pulluler, et
+couvrir le Palatin entier.</p>
+
+<p>Ah! cette toute-puissance d'Auguste, ces quarante-quatre
+années d'un pouvoir total, absolu, surhumain, tel qu'aucun
+despote, même dans la folie de ses rêves, n'en a connu
+le pareil! Il s'était fait donner tous les titres, il avait réuni
+en sa personne toutes les magistratures. Imperator et
+consul, il commandait les armées, il exerçait le pouvoir
+exécutif; proconsul, il avait la suprématie dans les provinces;
+censeur perpétuel et princeps, il régnait sur le
+sénat; tribun, il était le maître du peuple. Et il s'était fait
+proclamer Auguste, sacré, dieu parmi les hommes, ayant
+ses temples, ses prêtres, adoré de son vivant comme une
+divinité de passage sur la terre. Et, enfin, il avait voulu
+être grand pontife, joignant le pouvoir religieux au pouvoir
+civil, réalisant là, par un coup de génie, la totalité de
+la domination suprême à laquelle un homme puisse
+monter. Le grand pontife ne devant pas habiter une maison
+privée, il avait déclaré sa maison propriété de l'État. Le
+grand pontife ne pouvant s'éloigner du temple de Vesta,
+il avait eu chez lui un temple de cette déesse, laissant aux
+Vestales, en bas du Palatin, la garde de l'ancien autel.
+Rien ne lui coûtait, car il sentait bien que la souveraineté
+humaine, la main mise sur les hommes et le monde,
+était là, dans cette double puissance en une personne,
+être à la fois le roi et le prêtre, l'empereur et le pape.
+Toute la sève d'une forte race, toutes les victoires amassées
+et toutes les fortunes éparses encore, s'épanouirent<a name="page_183" id="page_183"></a>
+chez Auguste, en une splendeur unique, qui jamais
+plus ne devait rayonner avec cet éclat. Il fut vraiment le
+maître de la terre, les pieds sur le front des peuples
+conquis et pacifiés, dans une immortelle gloire de littérature
+et d'art. Il semble qu'en lui se soit satisfaite, à ce
+moment, la vieille et âpre ambition de son peuple, les
+siècles de conquête patiente qu'il avait mis à être le
+peuple roi. C'est le sang romain, c'est le sang d'Auguste
+qui rougeoie enfin au soleil, en pourpre impériale. C'est
+le sang d'Auguste, divin, triomphal, absolu souverain
+des corps et des âmes, ce sang d'un homme auquel aboutit
+la longue hérédité de sept siècles d'orgueil national, et
+d'où une postérité d'universel orgueil, innombrable et
+sans fin, va descendre à travers les âges. Car, dès lors,
+c'en était fait, le sang d'Auguste devait renaître et battre
+dans les veines de tous les maîtres de Rome, en les hantant
+du rêve, éternellement recommencé, de la possession
+du monde. Un instant, le rêve a été réalisé,
+Auguste, empereur et pontife, a possédé l'humanité, l'a
+tenue dans sa main, tout entière, sans réserve, ainsi
+qu'une chose à lui. Et, plus tard, après la déchéance,
+lorsque le pouvoir s'est scindé, a été de nouveau partagé
+entre le roi et le prêtre, les papes n'ont pas eu d'autre
+passionné désir, d'autre politique séculaire, que de vouloir
+reconquérir l'autorité civile, la totalité de la domination,
+le c&oelig;ur brûlé par le sang atavique, le flot rouge et
+dévorateur du sang de l'ancêtre.</p>
+
+<p>Puis, Auguste mort et son palais fermé, consacré,
+devenu un temple, Pierre voyait sortir du sol le palais de
+Tibère. C'était à cette place même, sous ses pieds, sous
+ces beaux chênes verts qui l'abritaient. On le rêvait solide
+et grand, avec des cours, des portiques, des salles, malgré
+l'humeur assombrie de l'empereur, qui vécut loin de
+Rome, au milieu d'un peuple de délateurs et de débauchés,
+le c&oelig;ur et le cerveau empoisonnés par le pouvoir
+jusqu'au crime, jusqu'aux accès des plus extraordinaires<a name="page_184" id="page_184"></a>
+démences. Puis, c'était le palais de Caligula qui surgissait,
+un agrandissement de la maison de Tibère, des arcades
+établies pour en élargir les constructions, un pont jeté
+par-dessus le Forum, aboutissant au Capitole, où le prince
+voulait pouvoir aller causer à l'aise avec Jupiter, dont il se
+disait le fils; et le trône avait aussi rendu celui-ci féroce,
+un fou furieux lâché dans la toute-puissance. Puis, après
+Claude, Néron, renchérissant, n'avait pas trouvé le Palatin
+assez vaste, exigeant pour lui un palais immense, s'emparant
+des jardins délicieux qui montaient jusqu'au
+sommet de l'Esquilin, pour y installer sa Maison d'Or,
+un rêve de l'énormité dans la somptuosité, qu'il ne put
+mener jusqu'au bout, dont les ruines disparurent vite,
+pendant les troubles qui suivirent sa vie et sa mort de
+monstre affolé d'orgueil. Puis, en dix-huit mois, Galba,
+Othon, Vitellius tombent l'un sur l'autre, dans la boue et
+dans le sang, rendus à leur tour monstrueux et imbéciles
+par la pourpre, gorgés de jouissances à l'auge impériale,
+ainsi que des bêtes immondes; et ce sont alors les Flaviens,
+un repos d'abord de la raison et de la bonté humaines,
+Vespasien, Titus qui bâtirent peu sur le Palatin, Domitien
+ensuite avec qui recommence la folie sombre de
+l'omnipotence, sous le régime de la peur et de la délation,
+des atrocités absurdes, des crimes, des débauches hors
+nature, des constructions d'une vanité démente dont le
+faste luttait avec celui des temples élevés aux dieux:
+telle cette maison de Domitien, qu'une ruelle séparait de
+celle de Tibère, et qui s'élevait colossale, un palais d'apothéose,
+avec sa salle d'audience au trône d'or, aux seize
+colonnes de marbres phrygiens et numidiques, aux huit
+niches garnies de statues admirables, avec sa salle de
+tribunal, sa grande salle à manger, son péristyle, ses
+appartements, où les granits, les porphyres, les albâtres
+débordaient, travaillés par les artistes fameux, prodigués
+pour l'éblouissement du monde. Puis, enfin, des années
+plus tard, un dernier palais s'ajoutait à l'énorme masse<a name="page_185" id="page_185"></a>
+des autres, le palais de Septime Sévère, une bâtisse
+d'orgueil encore, des arches qui supportaient des salles
+hautes, des étages qui s'élevaient sur des terrasses, des
+tours qui dominaient les toitures, tout un entassement
+babylonien, dressé là, à la pointe extrême du mont, en
+face de la voie Appienne, pour que, disait-on, les
+compatriotes de l'empereur, les provinciaux venus
+d'Afrique où il était né, pussent, dès l'horizon, s'émerveiller
+de sa fortune et l'adorer dans sa gloire.</p>
+
+<p>Et, maintenant, Pierre les voyait debout et resplendissants,
+Pierre les avait devant lui, autour de lui, tous ces
+palais évoqués, ressuscités au grand soleil. Ils étaient
+comme soudés les uns aux autres, quelques-uns à peine
+séparés par des passages étroits. Dans le désir de ne pas
+perdre un pouce du terrain, sur ce sommet sacré, ils
+avaient poussé en une masse compacte, ainsi qu'une
+monstrueuse floraison de la force, de la puissance et de
+l'orgueil déréglés, se satisfaisant à coups de millions,
+saignant le monde pour la jouissance d'un seul; et, à la
+vérité, il n'y avait là qu'un palais unique, sans cesse
+agrandi, à mesure que l'empereur défunt passait dieu et
+que le nouvel empereur, désertant la demeure consacrée,
+devenue temple, où l'ombre du mort l'épouvantait peut-être,
+éprouvait l'impérieux besoin de se bâtir sa maison à
+lui, de tailler dans l'éternité de la pierre l'indestructible
+souvenir de son règne. Tous avaient eu cette fureur de la
+construction, elle semblait tenir au sol, au trône qu'ils
+occupaient, elle renaissait chez chacun d'eux, avec une
+intensité grandissante, les dévorant du besoin de lutter,
+de se surpasser par des murs plus épais et plus hauts, par
+des amas plus extraordinaires de marbres, de colonnes,
+de statues. Et la pensée de survie glorieuse était la même
+chez tous, laisser aux générations stupéfaites le témoignage
+de leur grandeur, se perpétuer dans des merveilles qui
+ne devaient pas périr, peser à jamais sur la terre de
+tout le poids de ces colosses, lorsque le vent aurait emporté<a name="page_186" id="page_186"></a>
+leur légère cendre. Et le plateau du Palatin n'avait
+plus été ainsi que la base vénérable d'un prodigieux
+monument, une végétation drue d'édifices juxtaposés,
+empilés, où chaque nouveau corps de logis était comme
+un accès éruptif de la fièvre d'orgueil, et dont la masse,
+avec l'éclat de neige des marbres blancs, avec les tons
+vifs des marbres de couleur, avait fini par couronner
+Rome et la terre entière de la maison souveraine, palais,
+temple, basilique ou cathédrale, la plus extraordinaire
+et la plus insolente, qui jamais se soit dressée sous
+le ciel.</p>
+
+<p>Mais la mort était dans cet excès de force et de gloire.
+Sept siècles et demi de monarchie et de république
+avaient fait la grandeur de Rome; et, en cinq siècles
+d'empire, le peuple roi allait être mangé, jusqu'au dernier
+muscle. C'était l'immense territoire, les provinces
+les plus lointaines peu à peu pillées, épuisées;
+c'était le fisc dévorant tout, creusant le gouffre de la banqueroute
+inévitable; et c'était aussi le peuple abâtardi,
+nourri du poison des spectacles, tombé à la fainéantise
+débauchée des Césars, pendant que des mercenaires se
+battaient et cultivaient le sol. Dès Constantin, Rome a
+une rivale, Byzance, et le démembrement s'opère avec
+Honorius, et douze empereurs alors suffisent pour
+achever l'&oelig;uvre de décomposition, la proie mourante à
+ronger, jusqu'à Romulus Augustule, le dernier, le chétif
+misérable, dont le nom est comme une dérision de toute
+la glorieuse histoire, un double soufflet au fondateur de
+Rome et au fondateur de l'empire. Sur le Palatin désert,
+les palais, le colossal amas de murailles, d'étages, de
+terrasses, de toitures hautes, triomphait toujours.
+Déjà, pourtant, on avait arraché des ornements, enlevé
+des statues, pour les porter à Byzance. L'empire, devenu
+chrétien, ferma ensuite les temples, éteignit le feu de
+Vesta, en respectant encore l'antique palladium, la
+statue d'or de la Victoire, symbole de la Rome éternelle,<a name="page_187" id="page_187"></a>
+qui était religieusement gardée dans la chambre même de
+l'empereur. Jusqu'au quatrième siècle, elle conserva son
+culte. Mais, au cinquième siècle, les Barbares se ruent,
+saccagent, brûlent Rome, emportent à pleins chariots les
+dépouilles laissées par la flamme. Tant que la ville avait
+dépendu de Byzance, un surintendant des palais impériaux
+était demeuré là, veillant sur le Palatin. Puis, tout se noie,
+tout s'effondre dans la nuit du moyen âge. Il semble bien
+que, dès lors, les papes aient lentement pris la place
+des Césars, leur succédant dans leur maison de marbre
+abandonnée et dans leur volonté toujours vivante de domination.
+Ils ont sûrement habité le palais de Septime
+Sévère, un concile a été tenu au Septizonium, de même
+que, plus tard, Gélase II a été élu dans un monastère voisin,
+sur ce mont d'apothéose. C'était Auguste encore, se
+relevant du tombeau, de nouveau maître du monde,
+avec son Sacré Collège, qui allait ressusciter le Sénat
+romain. Au douzième siècle, le Septizonium appartenait à
+des moines camaldules, lesquels le cédèrent à la puissante
+famille des Frangipani, qui le fortifièrent, comme
+ils avaient fortifié le Colisée, les arcs de Constantin et
+de Titus, toute une vaste forteresse englobant le mont
+vénérable, le berceau, presque en entier. Et les violences
+des guerres civiles, les ravages des invasions, passèrent
+telles que des ouragans, abattirent les murailles, rasèrent
+les palais et les tours. Des générations vinrent plus tard qui
+envahirent les ruines, s'y installèrent par droit de trouvaille
+et de conquête, en firent des caves, des greniers
+à fourrage, des écuries pour les mulets. Dans les terres
+éboulées, recouvrant les mosaïques des salles impériales,
+des jardins potagers se créèrent, des vignes furent plantées.
+De toutes parts, obstruant ces champs déserts, les orties
+et les ronces poussaient, les lierres achevaient de manger
+les portiques abattus. Et il vint un jour où le colossal
+entassement de palais et de temples, où le triomphal logis
+des empereurs, que le marbre devait rendre éternel,<a name="page_188" id="page_188"></a>
+sembla rentrer dans la poussière du sol, disparut sous la
+houle de terre et de végétation que l'impassible Nature
+avait roulée sur elle. Au brûlant soleil, parmi les fleurs
+sauvages, il n'y avait plus là que de grosses mouches
+bourdonnantes, tandis que des troupeaux de chèvres
+erraient en liberté, au travers de la salle du trône de
+Domitien et du sanctuaire effondré d'Apollon.</p>
+
+<p>Pierre sentit un grand frisson qui le traversait. Tant de
+force et d'orgueil, tant de grandeur! et une ruine si rapide,
+tout un monde balayé, à jamais! Quel souffle nouveau,
+barbare et vengeur, avait dû souffler sur cette éclatante
+civilisation pour l'éteindre ainsi, et dans quelle nuit réparatrice,
+dans quelle ignorance, d'enfant sauvage, elle avait
+dû tomber pour s'anéantir d'un coup, avec son faste et ses
+chefs-d'&oelig;uvre! Il se demandait comment des palais
+entiers, peuplés encore de leurs sculptures admirables,
+de leurs colonnes et de leurs statues, avaient pu s'enliser
+peu à peu, s'enfouir, sans que personne s'avisât de les
+protéger. Ces chefs-d'&oelig;uvre, qu'on devait plus tard déterrer,
+dans un cri d'universelle admiration, ce n'était pas
+une catastrophe qui les avait engloutis, ils s'étaient comme
+noyés, pris aux jambes, puis à la taille, puis au cou, jusqu'au
+jour où la tête avait sombré, sous le flot montant;
+et comment expliquer que des générations avaient assisté
+à cela, insoucieuses, ne songeant même pas à tendre la
+main? Il semble qu'un rideau noir soit brusquement
+tiré sur le monde, et c'est une autre humanité qui recommence,
+avec un cerveau neuf qu'il faut repétrir et
+meubler. Rome s'était vidée, on ne réparait plus ce que
+le fer et la flamme avaient entamé, une extraordinaire
+incurie laissait crouler les édifices trop vastes, devenus
+inutiles; sans compter que la religion nouvelle traquait
+l'ancienne, lui volait ses temples, renversait ses dieux.
+Enfin, des remblais achevèrent le désastre, car le sol
+montait toujours, les alluvions du jeune monde chrétien
+recouvraient et nivelaient l'antique société païenne.<a name="page_189" id="page_189"></a>
+Et, après le vol des temples, le vol des toitures de bronze,
+des colonnes de marbre, le comble, plus tard, ce fut le
+vol des pierres, arrachées au Colisée et au Théâtre de
+Marcellus, ce furent les statues et les bas-reliefs cassés à
+coups de marteau, jetés dans des fours, pour fabriquer
+la chaux nécessaire aux nouveaux monuments de la Rome
+catholique.</p>
+
+<p>Il était près d'une heure, et Pierre s'éveilla comme
+d'un rêve. Le soleil tombait en pluie d'or, à travers les
+feuilles luisantes des chênes verts, Rome s'était assoupie
+à ses pieds, sous la grande chaleur. Et il se décida à
+quitter le jardin, les pieds maladroits sur l'inégal pavé
+du chemin de la Victoire, l'esprit hanté encore d'aveuglantes
+visions. Pour que la journée fût complète, il s'était
+promis de voir, l'après-midi, l'ancienne voie Appienne. Il
+ne voulut pas retourner rue Giulia, il déjeuna dans un
+cabaret de faubourg, dans une vaste salle à demi obscure,
+où, absolument seul, au milieu du bourdonnement des
+mouches, il s'oublia plus de deux heures, à attendre le
+déclin du soleil.</p>
+
+<p>Ah! cette voie Appienne, cette antique Reine des routes,
+trouant la campagne de sa longue ligne droite, avec la
+double rangée de ses orgueilleux tombeaux, elle ne fut
+pour lui que le prolongement triomphal du Palatin!
+C'était la même volonté de splendeur et de domination,
+le même besoin d'éterniser sous le soleil, dans le marbre,
+la mémoire de la grandeur romaine. L'oubli était vaincu,
+les morts ne consentaient pas au repos, restaient debout
+parmi les vivants, à jamais, aux deux bords de ce chemin
+où passaient les foules du monde entier; et les images
+déifiées de ceux qui n'étaient plus que poussière, regardent
+aujourd'hui encore les passants de leurs yeux vides;
+et les inscriptions parlent encore, disent tout haut les
+noms et les titres. Du tombeau de Cæcilia Metella à celui
+de Casal Rotondo, sur ces kilomètres de route plate et
+directe, la double rangée était jadis ininterrompue, une<a name="page_190" id="page_190"></a>
+sorte de double cimetière en long, dans lequel les puissants
+et les riches luttaient de vanité, à qui laisserait le
+mausolée le plus vaste, décoré avec la prodigalité la
+plus fastueuse: passion de la survie, désir pompeux d'immortalité,
+besoin de diviniser la mort en la logeant dans
+des temples, dont la magnificence actuelle du Campo
+Santo de Gênes et du Campo Verano de Rome, avec leurs
+tombes monumentales, est comme le lointain héritage.
+Et quelle évocation de tombes démesurées, à droite et à
+gauche du pavé glorieux que les légions romaines ont
+foulé, au retour de la conquête de la terre! Ce tombeau
+de Cæcilia Metella, aux blocs énormes, aux murs assez
+épais pour que le moyen âge en ait fait le donjon crénelé
+d'une forteresse. Puis, tous ceux qui suivent: les
+constructions modernes qu'on a élevées, pour y rétablir
+à leur place les fragments de marbre découverts aux
+alentours; les massifs anciens de ciment et de briques,
+dépouillés de leurs sculptures, restés debout ainsi que
+des roches mangées à demi; les blocs dénudés, indiquant
+encore des formes, des édicules en façon de temple, des
+cippes, des sarcophages, posés sur des soubassements.
+Toute une étonnante succession de hauts reliefs représentant
+les portraits des morts par groupes de trois et de
+cinq, de statues debout où les morts revivaient en une
+apothéose, de bancs dans des niches pour que les voyageurs
+pussent s'asseoir en bénissant l'hospitalité des
+morts, d'épitaphes louangeuses célébrant les morts, les
+connus et les inconnus, les enfants de Sextus Pompée
+Justus, les Marcus Servilius Quartus, les Hilarius Fuscus,
+les Rabirius Hermodorus, sans compter les sépultures
+hasardeusement attribuées, celle de Sénèque, celle des
+Horaces et des Curiaces. Et enfin, au bout, la plus
+extraordinaire, la plus géante, celle qu'on désigne sous
+le nom de Casal Rotondo, si large, qu'une ferme, avec
+un bouquet d'oliviers, a pu s'installer sur les substructions,
+qui portaient une double rotonde, ornée de pilastres<a name="page_191" id="page_191"></a>
+corinthiens, de grands candélabres et de masques scéniques.</p>
+
+<p>Pierre, qui s'était fait amener en voiture jusqu'au
+tombeau de Cæcilia Metella, continua sa promenade à
+pied, alla lentement jusqu'à Casal Rotondo. Par places,
+l'ancien pavé reparaît, de grandes pierres plates, des
+morceaux de lave, déjetés par le temps, rudes aux voitures
+les mieux suspendues. A droite et à gauche, filent
+deux bandes d'herbe, où s'alignent les ruines des tombeaux,
+d'une herbe abandonnée de cimetière, brûlée par
+les soleils d'été, semée de gros chardons violâtres et de
+hauts fenouils jaunes. Un petit mur à hauteur d'appui,
+bâti en pierres sèches, clôt de chaque côté ces marges
+roussâtres, pleines d'un crépitement de sauterelles; et,
+au delà, à perte de vue, la Campagne romaine s'étend,
+immense et nue. A peine, près des bords, de loin en
+loin, aperçoit-on un pin parasol, un eucalyptus, des oliviers,
+des figuiers, blancs de poussière. Sur la gauche,
+les restes de l'Acqua Claudia détachent dans les prés
+leurs arcades couleur de rouille, des cultures maigres
+s'étendent au loin, des vignes avec de petites fermes,
+jusqu'aux monts de la Sabine et jusqu'aux monts Albains,
+d'un bleu violâtre, où les taches claires de Frascati, de
+Rocca di Papa, d'Albano, grandissent et blanchissent, à
+mesure qu'on approche; tandis que, sur la droite, du
+côté de la mer, la plaine s'élargit et se prolonge, par
+vastes ondulations, sans une maison, sans un arbre, d'une
+grandeur simple extraordinaire, une ligne unique, toute
+plate, un horizon d'océan qu'une ligne droite, d'un bout
+à l'autre, sépare du ciel. Au gros de l'été, tout brûle, la
+prairie illimitée flambe, d'un ton fauve de brasier. Dès
+septembre, cet océan d'herbe commence à verdir, se perd
+dans du rose et dans du mauve, jusqu'au bleu éclatant,
+éclaboussé d'or, des beaux couchers de soleil.</p>
+
+<p>Et Pierre, promenant sa rêverie, était seul, s'avançait
+à pas lents, le long de l'interminable route plate, dont la<a name="page_192" id="page_192"></a>
+mélancolique majesté est faite de solitude et de silence,
+toute nue, toute droite à l'infini, dans l'infini de la Campagne.
+En lui, la résurrection du Palatin recommençait,
+les tombeaux des deux bords se dressaient de nouveau,
+avec l'éblouissante blancheur de leurs marbres. N'était-ce
+pas ici, au pied de ce massif de briques, affectant l'étrange
+forme d'un grand vase, qu'on avait trouvé la tête d'une
+statue colossale, mêlée à des débris d'énormes sphinx?
+et il revoyait debout la colossale statue, entre les énormes
+sphinx accroupis. Plus loin, dans la petite cellule d'une
+sépulture, c'était une belle statue de femme sans tête
+qu'on avait découverte; et il la revoyait entière, avec un
+visage de grâce et de force, souriante à la vie. D'un bout
+à l'autre, les inscriptions se complétaient, il les lisait,
+les comprenait couramment, revivait en frère avec ces
+morts de deux mille ans. Et la route, elle aussi, se
+peuplait, les chars roulaient avec fracas, les armées
+défilaient d'un pas lourd, le peuple de Rome voisine le
+coudoyait, dans l'agitation fiévreuse des grandes cités. On
+était sous les Flaviens, sous les Antonins, aux grandes
+années de l'empire, lorsque la voie Appienne atteignit
+tout le faste de ses tombeaux géants, sculptés et décorés
+comme des temples. Quelle rue monumentale de la mort,
+quelle arrivée dans Rome, cette rue toute droite où les
+grands morts vous accueillaient, vous introduisaient chez
+les vivants, avec l'extraordinaire pompe de leur orgueil qui
+survivait à leur cendre! Chez quel peuple souverain,
+dominateur du monde, allait-on entrer ainsi, pour qu'il
+eût confié à ses morts le soin de dire à l'étranger que rien
+ne finissait chez lui, pas même les morts, éternellement
+glorieux dans des monuments démesurés? Un soubassement
+de citadelle, une tour de vingt mètres de diamètre,
+pour y coucher une femme! Et Pierre, s'étant retourné,
+aperçut distinctement, tout au bout de la rue superbe,
+éclatante, bordée des marbres de ses palais funèbres, le
+Palatin qui s'élevait au loin, dressant les marbres étincelants<a name="page_193" id="page_193"></a>
+du palais des empereurs, l'énorme entassement
+des palais dont la toute-puissance dominait la terre.</p>
+
+<p>Mais il eut un léger tressaillement: deux carabiniers,
+qu'il n'avait point vus, dans ce désert, parurent entre les
+ruines. L'endroit n'était pas sûr, l'autorité veillait discrètement
+sur les touristes, même en plein midi. Et, plus
+loin, il fit une autre rencontre qui lui causa une émotion.
+C'était un ecclésiastique, un grand vieillard à la soutane
+noire, lisérée et ceinturée de rouge, dans lequel il eut la
+surprise de reconnaître le cardinal Boccanera. Il avait quitté
+la route, il marchait avec lenteur dans la bande d'herbe,
+au milieu des hauts fenouils et des rudes chardons; et,
+la tête basse, parmi les débris de tombeaux que ses pieds
+frôlaient, il était tellement absorbé, qu'il ne vit même
+pas le jeune prêtre. Celui-ci, courtoisement, se détourna,
+saisi de le voir seul, si loin. Puis, il comprit, en découvrant,
+derrière une construction, un lourd carrosse,
+attelé de deux chevaux noirs, près duquel attendait,
+immobile, un laquais à la livrée sombre, tandis que le
+cocher n'avait même pas quitté le siège; et il se souvenait
+que les cardinaux, ne pouvant marcher à pied dans
+Rome, devaient gagner en voiture la campagne, s'ils
+voulaient prendre quelque exercice. Mais quelle tristesse
+hautaine, quelle grandeur solitaire et comme mise à part,
+dans ce grand vieillard songeur, doublement prince, chez
+les hommes et chez Dieu, forcé d'aller ainsi au désert, au
+travers des tombes, pour respirer un peu l'air rafraîchi du
+soir!</p>
+
+<p>Pierre s'était attardé pendant de longues heures, le
+crépuscule tombait, et il assista encore à un admirable
+coucher de soleil. Sur la gauche, la Campagne devenait
+couleur d'ardoise, confuse, coupée par les arcades jaunissantes
+des aqueducs, barrée au loin par les monts
+Albains, qui s'évaporaient dans du rose; pendant que,
+sur la droite, vers la mer, l'astre s'abaissait parmi de
+petits nuages, tout un archipel d'or semant un océan de<a name="page_194" id="page_194"></a>
+braise mourante. Et rien autre, rien que ce ciel de saphir
+strié de rubis, au-dessus de l'infinie ligne plate de la
+Campagne. Rien autre, ni un monticule, ni un troupeau,
+ni un arbre. Rien que la silhouette noire du cardinal
+Boccanera, debout parmi les tombeaux, et qui se détachait,
+grandie, sur la pourpre dernière du soleil.</p>
+
+<p>Le lendemain de bonne heure, Pierre, pris de la fièvre
+de tout voir, revint à la voie Appienne, pour visiter les
+catacombes de Saint-Calixte. C'est le plus vaste, le plus
+remarquable des cimetières chrétiens, celui où furent
+enterrés plusieurs des premiers papes. On monte à travers
+un jardin à demi brûlé, parmi des oliviers et des
+cyprès; on arrive à une masure de planches et de plâtre,
+dans laquelle on a installé un petit commerce d'objets
+religieux; et on y est, un escalier moderne, relativement
+commode, permet la descente. Mais Pierre fut
+heureux de trouver là des trappistes français, chargés de
+garder et de montrer aux touristes ces catacombes. Justement,
+un Frère allait descendre avec deux dames, deux
+Françaises, la mère et la fille, l'une adorable de jeunesse,
+l'autre fort belle encore. Et elles souriaient toutes
+deux, un peu épeurées pourtant, pendant qu'il allumait
+les minces bougies longues. Il avait un front bossué, une
+large et solide mâchoire de croyant têtu, et ses pâles
+yeux clairs disaient l'enfantine ingénuité de son âme.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur l'abbé, vous arrivez à propos... Si ces
+dames le veulent bien, vous allez vous joindre à nous;
+car trois Frères sont déjà en bas avec du monde, et vous
+attendriez longtemps... C'est la grosse saison des voyageurs.</p>
+
+<p>Ces dames, poliment, inclinèrent la tête, et il remit au
+prêtre une des petites bougies minces. Ni la mère ni la
+fille ne devaient être des dévotes, car elles avaient eu un
+coup d'&oelig;il oblique sur la soutane de leur compagnon,
+brusquement sérieuses. On descendit, on arriva à une
+sorte de couloir très étroit.<a name="page_195" id="page_195"></a></p>
+
+<p>&mdash;Prenez garde, mesdames, répétait le religieux en
+éclairant le sol avec sa bougie. Marchez doucement, il y
+a des bosses et des pentes.</p>
+
+<p>Et il commença l'explication, d'une voix aiguë, avec
+une force de certitude extraordinaire. Pierre était descendu
+silencieux, la gorge serrée, le c&oelig;ur battant d'émotion.
+Ah! ces Catacombes des premiers chrétiens, ces asiles de
+la foi primitive, que de fois il les avait rêvées, au temps
+innocent du séminaire! et, dernièrement encore, pendant
+qu'il écrivait son livre, que de fois il y avait songé, comme
+au plus antique et au plus vénérable vestige de cette
+communauté des petits et des simples, dont il prêchait le
+retour! Mais il avait le cerveau tout plein des pages
+écrites par les poètes, par les grands prosateurs, qui ont
+décrit les Catacombes. Il les voyait à travers ce grandissement
+de l'imagination, il les croyait vastes, pareilles
+à des villes souterraines, avec des avenues larges, avec
+des salles amples, capables de contenir des foules. Et dans
+quelle pauvre et humble réalité il tombait!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dame, oui! répondait le Frère aux questions de
+la mère et de la fille, ça n'a guère plus d'un mètre, deux
+personnes ne passeraient pas de front... Et comment on
+a creusé ça? Oh! c'est fort simple. Une famille, une
+corporation funèbre ouvrait une sépulture, n'est-ce pas?
+Eh bien! elle creusait une première galerie, à la pioche,
+dans ce terrain qu'on appelle du tuf granulaire: une terre
+rougeâtre comme vous voyez, à la fois tendre et résistante,
+très facile à travailler, et absolument imperméable;
+enfin, une terre faite exprès, qui a merveilleusement
+conservé les corps.</p>
+
+<p>Il s'interrompit, montra, à la faible flamme de sa
+bougie, les cases creusées à droite et à gauche, dans les
+parois.</p>
+
+<p>&mdash;Regardez, ce sont les <i>loculi</i>... Ils ouvraient donc
+une galerie souterraine, dans laquelle, des deux côtés,
+ils pratiquaient ces cases superposées, où ils couchaient<a name="page_196" id="page_196"></a>
+les corps, le plus souvent enveloppés d'un simple suaire.
+Puis, ils fermaient l'ouverture avec une plaque de marbre,
+qu'ils cimentaient soigneusement... Dès lors, n'est-ce
+pas? tout s'explique. Si d'autres familles se joignaient à
+la première, si la corporation s'étendait, ils prolongeaient
+la galerie au fur et à mesure qu'elle s'emplissait; ils en
+ouvraient d'autres, à droite, à gauche, dans tous les sens;
+même ils créaient un deuxième étage, plus profond...
+Tenez! nous voici dans une galerie qui a bien quatre
+mètres de haut. Naturellement, on se demande comment
+ils pouvaient hisser les corps, à une pareille hauteur. Ils
+ne les hissaient pas, ils les descendaient au contraire,
+continuant à fouiller le sol davantage, dès que la rangée
+des cases d'en bas se trouvait pleine... Et c'est de la
+sorte qu'ici, par exemple, en moins de quatre siècles,
+ils ont creusé seize kilomètres de galeries, où plus
+d'un million de chrétiens ont dû être inhumés. Or, des
+Catacombes existent par douzaines, toute la Campagne
+de Rome est ainsi trouée. Songez à cela et faites le
+calcul.</p>
+
+<p>Pierre écoutait, passionnément. Autrefois, il avait visité
+une fosse houillère, en Belgique, et il retrouvait ici les
+mêmes couloirs étranglés, la même pesanteur étouffante,
+un néant d'obscurité et de silence. Seules, les petites
+bougies étoilaient l'ombre épaisse, qu'elles n'éclairaient
+pas. Et il comprenait enfin ce travail de termites funéraires,
+ces trous de rats ouverts au hasard, poursuivis
+selon les besoins, sans art aucun, sans alignement, sans
+symétrie, au petit bonheur de l'outil. Le sol raboteux
+montait et descendait à chaque pas, les parois s'en
+allaient de biais, rien n'avait dû être fait au fil à plomb,
+ni à l'équerre. Ce n'était là qu'une &oelig;uvre de nécessité et
+de charité, de naïfs fossoyeurs de bonne grâce, des
+ouvriers illettrés, tombés à la maladresse de main de
+la décadence. Cela, surtout, devenait très sensible, dans
+les inscriptions et les emblèmes gravés sur les plaques de<a name="page_197" id="page_197"></a>
+marbre. On aurait dit les dessins puérils que les gamins
+des rues tracent sur les murs.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez, continuait le trappiste, le plus souvent
+il n'y a qu'un nom; parfois même pas de nom, et simplement
+les mots <i>in pace</i>... D'autres fois, il y a un emblème,
+la colombe de la pureté, la palme du martyre, ou bien le
+poisson, dont le nom grec est composé de cinq lettres,
+qui sont les initiales des cinq mots grecs: Jésus-Christ,
+fils de Dieu, Sauveur des hommes.</p>
+
+<p>Il approchait de nouveau la petite flamme, et l'on
+distinguait la palme, un seul trait central, hérissé de
+quelques autres petits traits, la colombe ou le poisson,
+faits d'un contour, avec la queue figurée par un zigzag,
+l'&oelig;il par un point rond. Les lettres des inscriptions brèves
+s'en allaient de travers, inégales, déformées, la grosse
+écriture des ignorants et des simples.</p>
+
+<p>Mais on était arrivé à une crypte, à une sorte de petite
+salle, où l'on avait retrouvé les tombeaux de plusieurs
+papes, entre autres celui de Sixte II, un saint martyr, en
+l'honneur duquel on y voyait une inscription métrique
+superbe, placée là par le pape Damase. Puis, dans une
+salle voisine, aussi étroite, un caveau de famille décoré
+plus tard de naïves peintures murales, on montrait la
+place où l'on avait découvert le corps de sainte Cécile. Et
+l'explication continuait, le religieux commentait les
+peintures, en tirait avec force la confirmation irréfutable
+de tous les sacrements et de tous les dogmes, le baptême,
+l'eucharistie, la résurrection, Lazare sortant du tombeau,
+Jonas rejeté par la baleine, Daniel dans la fosse aux
+lions, Moïse faisant jaillir l'eau du rocher, le Christ sans
+barbe des premiers âges accomplissant des miracles.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez bien, répétait-il, tout est là, ça n'a pas
+été préparé, et rien n'est plus authentique.</p>
+
+<p>Sur une question de Pierre, dont l'étonnement augmentait,
+il convint que les Catacombes étaient primitivement
+de simples cimetières et qu'aucune cérémonie religieuse<a name="page_198" id="page_198"></a>
+n'y était célébrée. Plus tard seulement, au quatrième siècle,
+quand on honora les martyrs, on utilisa les cryptes pour
+le culte. De même, elles ne devinrent un lieu de refuge
+que pendant les persécutions, aux époques où les chrétiens
+durent en dissimuler les entrées. Jusque-là, elles
+étaient restées librement, légalement ouvertes. Et telle
+était l'histoire vraie: des cimetières de quatre siècles,
+devenus des lieux d'asile et ravagés durant les troubles,
+honorés ensuite jusqu'au huitième siècle, dépouillés alors
+de leurs saintes reliques, puis tombés dans l'oubli, bouchés
+par les terres, enfouis pendant plus de sept cents ans,
+dans une telle insouciance, que les premiers travaux de
+recherches, au quinzième siècle, les remirent à la lumière
+comme une extraordinaire trouvaille, un véritable problème
+historique dont on n'a eu le dernier mot que de
+nos jours.</p>
+
+<p>&mdash;Veuillez vous baisser, mesdames, reprit complaisamment
+le Frère. Vous voyez, dans cette case, un squelette
+auquel on n'a point touché. Il est là depuis seize à
+dix-sept cents ans, et cela vous permet de bien comprendre
+comment on couchait les corps... Les savants disent que
+c'est une femme, sans doute une jeune fille... Le squelette
+était absolument complet, l'année dernière encore.
+Mais, vous le voyez, le crâne est défoncé. C'est un Américain
+qui l'a cassé d'un coup de canne, pour bien s'assurer
+que la tête n'était pas fausse.</p>
+
+<p>Ces dames s'étaient penchées, et leurs pâles visages, à
+la faible lumière dansante, exprimèrent une pitié mêlée
+d'effroi. La fille surtout, si frémissante de vie, avec sa
+bouche rouge, ses grands yeux noirs, apparut un instant,
+pitoyable et douloureuse. Et tout retomba dans l'ombre,
+les petites bougies se relevèrent, continuèrent, promenées
+le long des galeries, dans les ténèbres lourdes. Durant
+une heure encore, la visite se poursuivit, car le guide ne
+faisait pas grâce d'un détail, aimant certains coins, fouetté
+de zèle, comme s'il eût travaillé au salut des touristes.<a name="page_199" id="page_199"></a></p>
+
+<p>Et Pierre suivait toujours, et une transformation profonde
+se passait en lui. Peu à peu, à mesure qu'il voyait
+et comprenait, sa stupeur première de trouver la réalité
+si différente de l'embellissement des conteurs et des
+poètes, sa désillusion de tomber dans ces trous de taupe,
+si pauvrement, si grossièrement creusés au fond de cette
+terre rougeâtre, se changeaient en une émotion fraternelle,
+en un attendrissement qui lui bouleversait le c&oelig;ur.
+Et ce n'était pas la pensée des quinze cents martyrs, dont
+les os sacrés avaient reposé là. Mais quelle humanité
+douce, résignée et bercée d'espérance dans la mort! Pour
+les chrétiens, ces basses galeries obscures n'étaient qu'un
+lieu temporaire de sommeil. S'ils ne brûlaient pas les
+corps, comme les païens, s'ils les enterraient, c'était qu'ils
+avaient pris aux Juifs leur croyance à la résurrection de
+la chair; et cette idée heureuse de sommeil, de bon repos
+après une vie juste, en attendant les récompenses célestes,
+faisait la paix immense, le charme infini de la profonde cité
+souterraine. Tout y parlait de nuit noire et silencieuse,
+tout y dormait en une immobilité ravie, tout y patientait
+jusqu'au lointain réveil. Quoi de plus touchant que ces
+plaques de terre cuite ou de marbre, ne portant pas même
+un nom, uniquement gravées des mots <i>in pace</i>, en paix!
+Être en paix enfin, dormir en paix, espérer en paix le ciel
+futur, après la tâche faite! Et cette paix, elle paraissait
+d'autant plus délicieuse, qu'elle était goûtée dans une
+parfaite humilité. Sans doute, tout art avait disparu, les
+fossoyeurs creusaient au hasard, avec des irrégularités
+d'ouvriers maladroits, les artistes ne savaient plus graver
+un nom, ni sculpter une palme ou une colombe. Seulement,
+quelle voix de jeune humanité s'élevait de cette
+pauvreté et de cette ignorance! Des pauvres, des petits,
+des simples, le peuple pullulant couché, endormi sous la
+terre, pendant que le soleil, là-haut, continuait son &oelig;uvre.
+Une charité, une fraternité dans la mort: l'époux et
+l'épouse souvent couchés ensemble, avec l'enfant à leurs<a name="page_200" id="page_200"></a>
+pieds; le flot débordant des inconnus qui noyait le personnage,
+l'évêque, le martyr; la plus touchante des égalités,
+celle de la modestie au fond de toute cette poussière, les
+cases pareilles, les plaques sans un ornement, la même
+ingénuité et la même discrétion confondant les rangées
+sans fin de têtes ensommeillées. C'était à peine si les
+inscriptions se permettaient des louanges, et combien
+prudentes, combien délicates: les hommes sont très
+dignes, très pieux, les femmes sont très douces, très
+belles, très chastes. Un parfum d'enfance montait, une
+tendresse illimitée et si largement humaine, la mort de
+la primitive communauté chrétienne, cette mort qui se
+cachait pour revivre et qui ne rêvait plus l'empire de
+ce monde.</p>
+
+<p>Et, brusquement, Pierre vit se dresser dans son souvenir
+les tombeaux de la veille, ces tombeaux fastueux
+qu'il avait évoqués aux deux bords de la voie Appienne,
+qui étalaient au plein soleil l'orgueil dominateur de tout
+un peuple. Ils éclataient d'une ostentation superbe, avec
+leurs dimensions colossales, leur entassement de marbres,
+leurs inscriptions indiscrètes, leurs chefs-d'&oelig;uvre de
+sculpture, des frises, des bas-reliefs, des statues. Ah! cette
+avenue de la mort pompeuse, en pleine Campagne rase,
+menant comme une voie de triomphe à la ville reine,
+éternelle, quel contraste extraordinaire, lorsqu'on la
+comparait à la cité souterraine des chrétiens, cette cité de
+la mort cachée, très douce, très belle, très chaste! Ce
+n'était plus que du sommeil, de la nuit voulue et acceptée,
+toute une résignation sereine, à qui il ne coûtait rien de se
+confier au bon repos de l'ombre, en attendant les béatitudes
+du ciel; et il n'était pas jusqu'au paganisme mourant,
+perdant de sa beauté, cette maladresse de main des
+ouvriers ingénus, qui n'ajoutât au charme de ces pauvres
+cimetières, creusés loin du soleil, dans la nuit de la terre.
+Des millions d'êtres s'étaient couchés humblement dans
+cette terre forée comme par des fourmis prudentes, y<a name="page_201" id="page_201"></a>
+avaient dormi leur sommeil durant des siècles, l'y dormiraient
+encore, mystérieux, bercés de silence et d'obscurité,
+si les hommes n'étaient venus déranger leur désir
+d'oubli, avant que les trompettes du Jugement eussent
+sonné la résurrection. La mort avait alors parlé de la vie,
+rien ne s'était trouvé plus vivant, d'une vie plus intime et
+plus émue, que ces villes enfouies des morts sans nom,
+ignorés et innombrables. Tout un souffle immense en
+était sorti autrefois, le souffle d'une humanité nouvelle,
+qui allait renouveler le monde. Avec l'humilité, avec le
+mépris de la chair, avec la haine terrifiée de la nature,
+l'abandon des jouissances terrestres, la passion de la mort
+qui délivre et ouvre le paradis, un autre monde commençait.
+Et le sang d'Auguste, si fier de sa pourpre au soleil,
+si éclatant de souveraine domination, sembla un moment
+disparaître, comme si la terre nouvelle l'avait bu, au fond
+de ses ténèbres sépulcrales.</p>
+
+<p>Le Frère insista pour montrer à ces dames l'escalier
+de Dioclétien; et il leur en contait la légende.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, un miracle... Sous cet empereur, des soldats
+poursuivaient des chrétiens, qui se réfugièrent dans ces
+Catacombes; et, lorsque les soldats s'entêtèrent à les y
+suivre, l'escalier se rompit, tous furent précipités... Les
+marches sont effondrées aujourd'hui encore. Venez voir,
+c'est à deux pas.</p>
+
+<p>Mais ces dames étaient brisées, envahies à la longue
+d'un tel malaise par ces ténèbres et ces histoires de mort,
+qu'elles voulurent absolument remonter. D'ailleurs, les
+minces bougies tiraient à leur fin, et ce fut pour tous un
+éblouissement, lorsqu'on se retrouva en haut, dans le
+soleil, devant la petite boutique d'objets pieux. La jeune
+fille acheta un presse-papier, un morceau de marbre sur
+lequel était gravé le poisson, le symbole de Jésus-Christ,
+Fils de Dieu, Sauveur des hommes.</p>
+
+<p>L'après-midi du même jour, Pierre tint à visiter la
+basilique de Saint-Pierre. Il n'en connaissait encore,<a name="page_202" id="page_202"></a>
+pour l'avoir traversée en voiture, que la place grandiose,
+avec son obélisque et ses deux fontaines, dans le cadre
+vaste de la colonnade du Bernin, cette quadruple rangée
+de colonnes et de piliers, qui lui fait une ceinture de
+majesté monumentale. Au fond, la basilique s'élève,
+rapetissée et alourdie par sa façade, mais emplissant le
+ciel de son dôme souverain.</p>
+
+<p>Sous le soleil brûlant, des pentes s'étendaient, cailloutées,
+désertes, des marches basses se succédaient, usées
+et blanchies; et Pierre, tout au bout, entra. Il était trois
+heures, de larges rayons tombaient des hautes fenêtres
+carrées, une cérémonie, des vêpres sans doute, commençait
+dans la chapelle Clémentine, à gauche. Mais il n'entendit
+rien, il ne fut que frappé par l'immensité du vaisseau.
+A pas lents, les yeux en l'air, il en parcourut les
+dimensions démesurées. C'étaient, dès l'entrée, les bénitiers
+géants, avec leurs Anges gras comme des Amours;
+c'était la nef centrale, la colossale voûte en berceau, décorée
+de caissons; c'étaient surtout, à la croisée, les quatre
+piliers cyclopéens qui soutiennent le dôme; c'étaient
+encore les transepts et l'abside, dont chacun est à lui seul
+vaste comme une de nos églises. Et la pompe orgueilleuse,
+le faste éclatant, écrasant, le saisissait aussi: la
+coupole, pareille à un astre, qui resplendissait des tons
+vifs et des ors des mosaïques; le baldaquin somptueux,
+dont le bronze a été pris au Panthéon, et qui couronne le
+maître-autel érigé sur le tombeau même de saint Pierre,
+où descend le double escalier de la Confession, qu'éclairent
+les quatre-vingt-sept lampes, éternellement allumées;
+les marbres, enfin, une profusion, une prodigalité de
+marbres extraordinaire, des marbres blancs, des marbres
+de couleur, étalés, entassés. Ah! ces marbres polychromes
+dont le Bernin a eu la folie luxueuse: le dallage
+splendide où tout l'édifice se reflète; le revêtement des
+piliers ornés de médaillons représentant les papes, alternant
+avec la tiare et les clefs, que portent des Anges joufflus;<a name="page_203" id="page_203"></a>
+les murs surchargés d'attributs compliqués, parmi
+lesquels se répète partout la colombe d'Innocent X; les
+niches avec leurs statues colossales, d'un goût baroque;
+les loges et leurs balcons, la rampe de la Confession et
+son double escalier, les autels riches et les tombeaux
+plus riches encore! Tout, la grande nef, les bas côtés,
+les transepts, l'abside, étaient en marbre, suaient le
+marbre, rayonnaient de la richesse du marbre, sans
+qu'on pût trouver un coin, large comme la paume de la
+main, qui n'eût pas l'ostentation insolente du marbre. Et
+la basilique triomphait, indiscutée, reconnue et admirée
+pour être l'église la plus grande et la plus opulente du
+monde, l'énormité dans la magnificence.</p>
+
+<p>Pierre marchait toujours, errait par les nefs, regardait,
+accablé, sans rien distinguer encore. Il s'arrêta un instant
+devant le Saint Pierre de bronze, à la pose raidie, hiératique,
+sur son socle de marbre. Quelques fidèles s'approchaient,
+baisant le pouce du pied droit: les uns l'essuyaient
+pour le baiser; les autres, sans l'essuyer, le baisaient,
+appuyaient le front, puis le baisaient de nouveau. Et il
+retourna ensuite dans le transept de gauche, où sont
+les confessionnaux. Des prêtres y restent à demeure,
+prêts à confesser en toutes les langues. D'autres attendent,
+armés d'une longue baguette; et ils frappent légèrement
+le crâne des pêcheurs qui s'agenouillent, ce qui procure
+à ceux-ci trente jours d'indulgence. Mais très peu de
+monde était là, les prêtres occupaient leur attente, écrivaient,
+lisaient, comme chez eux, dans les étroites caisses
+de bois. Et il se retrouva devant la Confession, intéressé
+par les quatre-vingt-sept lampes, scintillantes ainsi
+que des étoiles. Le maître-autel, où le pape seul peut
+officier, semblait avoir une mélancolie hautaine de
+solitude, sous le baldaquin gigantesque et fleuri, dont la
+main-d'&oelig;uvre et la dorure ont coûté plus d'un demi-million.
+Puis, le souvenir lui revint de la cérémonie qu'on
+célébrait dans la chapelle Clémentine, et il s'étonna, car<a name="page_204" id="page_204"></a>
+il n'entendait absolument rien. Il la crut finie, il voulut
+s'en assurer. Alors, à mesure qu'il se rapprocha, il saisit
+un souffle léger, comme un air de flûte qui venait de loin.
+Cela grandissait, il ne reconnut un chant d'orgues que
+lorsqu'il fut devant la chapelle. Des rideaux rouges, tirés
+devant les fenêtres, tamisaient le soleil; et elle était
+ainsi toute rougeoyante d'une clarté de fournaise, toute
+sonore d'une musique grave. Mais combien perdue, combien
+réduite dans l'immensité du vaisseau, pour qu'à
+soixante pas on ne distinguât même plus ni les voix ni le
+grondement des orgues!</p>
+
+<p>En entrant, Pierre avait cru l'église complètement vide,
+immense et morte. Puis, il s'était aperçu de la présence
+de quelques êtres, devinés au loin. Des gens se trouvaient
+là, mais si espacés, si rares, que cela était comme
+s'ils n'étaient pas. Des touristes s'égaraient, les jambes
+lasses, leur Guide à la main. Au milieu de la grande nef,
+un peintre, avec son chevalet, ainsi que dans une galerie
+publique, prenait une vue. Tout un séminaire français
+défila ensuite, conduit par un prélat qui expliquait les
+tombeaux. Mais ces cinquante, ces cent personnes ne
+comptaient point, faisaient à peine l'effet, par la vaste
+étendue, de quelques fourmis noires égarées, cherchant
+leur route avec effarement. Et, dès lors, il eut la sensation
+nette d'une salle de gala géante, d'une véritable
+salle des pas perdus, dans un palais de réception démesuré.
+Les larges nappes de soleil qu'y versaient les hautes
+fenêtres carrées, sans verrière, l'éclairaient d'une clarté
+aveuglante, la traversaient de part en part d'une gloire.
+Pas un banc, pas une chaise, rien que le dallage superbe
+et nu, à l'infini, un dallage de musée, qui miroitait sous
+la pluie dansante des rayons. Aucun coin de recueillement,
+pas un coin d'ombre, de mystère, pour s'agenouiller et
+prier. Partout la lumière vive, l'éblouissement d'une souveraineté
+et d'une somptuosité de plein jour. Et lui, dans
+cette salle d'opéra, si déserte, allumée d'un tel flamboiement<a name="page_205" id="page_205"></a>
+d'or et de pourpre, qui arrivait avec le frisson de nos
+cathédrales gothiques, où des foules obscures sanglotent
+parmi la forêt des piliers! lui qui apportait le souvenir
+endolori de l'architecture et de la statuaire émaciées
+du moyen âge, tout âme, au milieu de cette majesté d'apparat,
+de cette pompe énorme et vide, qui était tout corps!
+Vainement, il chercha une pauvre femme à genoux, un
+être de foi ou de souffrance, dans un demi-jour de pudeur,
+s'abandonnant à l'inconnu, causant avec l'invisible, bouche
+close. Il n'y avait toujours là que le va-et-vient lassé des
+touristes, l'air affairé des prélats menant les jeunes prêtres
+aux stations obligatoires; tandis que les vêpres continuaient,
+dans la chapelle de gauche, sans que le bruit en
+parvînt aux oreilles des visiteurs, à peine une onde confuse,
+le branle d'une cloche descendu du dehors, à travers
+les voûtes.</p>
+
+<p>Pierre comprit que c'était là le splendide squelette d'un
+colosse monumental dont la vie se retirait. Il fallait, pour
+l'emplir, pour l'animer de son âme véritable, toutes les
+magnificences des pompes religieuses. Il y fallait les
+quatre-vingt mille fidèles que le vaisseau pouvait contenir,
+les grandes cérémonies pontificales, l'éclat des fêtes de
+la Noël et de Pâques, les défilés, les cortèges, déroulant
+le luxe sacré, dans un décor et une mise en scène de grand
+opéra. Et il évoqua ce qu'il savait de la splendeur
+d'hier, la basilique débordant d'une foule idolâtre, le
+cortège surhumain défilant au milieu des fronts prosternés,
+la croix et le glaive ouvrant la marche, les cardinaux
+allant deux à deux comme des dieux de pléiade, vêtus du
+rochet de dentelle, de la robe et du manteau de moire
+rouge, dont les caudataires tenaient la queue, puis le pape
+enfin, en Jupiter tout-puissant, élevé sur un pavois de
+velours rouge, assis dans un fauteuil de velours rouge et
+d'or, habillé de velours blanc, avec la chape d'or, l'étole
+d'or, la tiare d'or. Les porteurs de la chaise gestatoire
+étincelaient dans leurs tuniques rouges brodées de soie.<a name="page_206" id="page_206"></a>
+Les flabelli agitaient, au-dessus de la tête du pontife
+unique et souverain, les grands éventails de plume, qu'on
+balançait autrefois devant les idoles de la Rome antique.
+Et, autour de la chaise de triomphe, quelle cour éblouissante
+et glorieuse! toute la famille pontificale, le flot des
+prélats assistants, les patriarches, les archevêques, les
+évêques, drapés et mitrés d'or! les camériers secrets participants
+en soie violette, les camériers de cape et d'épée
+participants, portant le costume de velours noir, avec la
+fraise et la chaîne d'or! l'innombrable suite, ecclésiastique
+et laïque, dont cent pages de la <i>Gerarchia</i> n'épuisent
+pas l'énumération, les protonotaires, les chapelains,
+les prélats de toutes les classes et de tous les
+degrés, sans compter la maison militaire, les gendarmes
+avec le bonnet à poil, les gardes palatins en pantalon bleu
+et tunique noire, les gardes suisses cuirassés d'argent,
+rayés de jaune, de noir et de rouge, les gardes-nobles,
+superbes d'apparat dans leurs hautes bottes, leur culotte
+de peau blanche, leur tunique rouge brodée d'or, les
+épaulettes d'or et le casque d'or! Mais, depuis que Rome
+était la capitale de l'Italie, les portes ne s'ouvraient plus
+à deux battants, on les fermait au contraire avec un soin
+jaloux; et, les rares fois où le pape descendait officier
+encore, se montrer comme l'élu suprême, Dieu incarné
+sur la terre, la basilique ne se remplissait plus que d'invités,
+il fallait pour entrer une carte. Ce n'était plus le
+peuple, les cinquante mille, les soixante mille chrétiens
+accourant, s'entassant, au hasard du flot; c'était un
+choix, des assistants amis, triés pour des solennités particulières
+et fermées; et même, lorsqu'on arrivait à en
+réunir des milliers, il n'y avait toujours là qu'un public
+restreint, convié au spectacle d'un concert monstre.</p>
+
+<p>Et Pierre, de plus en plus, à mesure qu'il parcourait
+ce musée froid et majestueux, parmi l'éclat dur des
+marbres, était pénétré de cette sensation qu'il se trouvait
+là dans un temple païen, élevé au dieu de la lumière<a name="page_207" id="page_207"></a>
+et de la pompe. Un grand temple de la Rome antique
+était certainement pareil, avec les mêmes murs revêtus
+de marbres polychromes, les mêmes colonnes précieuses,
+les mêmes voûtes aux caissons dorés. Cette
+sensation, il devait la ressentir davantage encore en
+visitant les autres basiliques, qui allaient finir par faire
+en lui la vérité indiscutable. C'était d'abord l'église chrétienne
+s'installant, en toute audace et tranquillité, dans
+le temple païen, San Lorenzo in Miranda qui se logeait
+comme chez lui dans le temple d'Antonin et Faustine,
+dont il gardait le portique rare en marbre cipolin et le
+bel entablement de marbre blanc; ou bien c'était l'église
+chrétienne qui repoussait du tronc abattu, de l'édifice
+antique détruit, le Saint-Clément actuel par exemple,
+sous lequel il y a des siècles de croyances contraires
+stratifiés, un monument très ancien du temps de la république,
+un autre du temps de l'empire, dans lequel on
+a reconnu un temple de Mithra, enfin une basilique de
+la primitive foi. C'était ensuite l'église chrétienne, comme
+à Sainte-Agnès hors les Murs, se bâtissant exactement
+sur le modèle de la basilique civile des Romains, le Tribunal
+et la Bourse qui accompagnaient tout Forum; et
+c'était surtout l'église chrétienne construite avec les
+matériaux volés aux temples en ruine: les seize colonnes
+superbes de cette même Sainte-Agnès, de marbres différents,
+prises évidemment à plusieurs dieux; les vingt et
+une colonnes de Sainte-Marie du Transtévère, de tous les
+ordres, arrachées d'un temple d'Isis et de Sérapis, dont
+les chapiteaux ont conservé les figures; les trente-six
+colonnes en marbre blanc de Sainte-Marie-Majeure,
+d'ordre ionique, qui viennent du temple de Junon Lucine;
+les vingt-deux colonnes de Sainte-Marie d'Aracoeli,
+toutes diverses de matière, de dimension et de travail, et
+dont la légende veut que certaines aient été dérobées à
+Jupiter lui-même, au temple de Jupiter Capitolin, qui
+s'élevait à la même place, sur le sommet sacré. Aujourd'<a name="page_208" id="page_208"></a>hui
+encore, les temples de la riche époque impériale
+renaissaient dans les basiliques somptueuses, à Saint-Jean
+de Latran et à Saint-Paul hors les Murs. La basilique
+de Saint-Jean, la Mère et la Tête de toutes les
+églises, développant ses cinq nefs, divisées par quatre
+rangées de colonnes, alignant ses douze statues colossales
+des Apôtres, comme une double haie de dieux
+menant au Maître des dieux, prodiguant les bas-reliefs,
+les frises, les entablements, ne semblait-elle pas le palais
+d'honneur d'une Divinité païenne, dont le royaume opulent
+était de ce monde? Et, à Saint-Paul surtout, tel
+qu'on vient de l'achever, dans le resplendissement neuf
+des marbres, pareils à des miroirs, ne retrouvait-on pas la
+demeure des Immortels de l'Olympe, le temple type, la
+majestueuse colonnade sous le plafond plat, à caissons
+dorés, le pavage de marbre, d'une beauté de matière et
+de travail incomparable, les pilastres violets à base et à
+chapiteau blancs, l'entablement blanc à frise violette, le
+mélange partout de ces deux couleurs d'une harmonie
+divinement charnelle, qui taisait songer aux corps souverains
+des grandes déesses, baignés d'aurore? Nulle part,
+pas plus qu'à Saint-Pierre, un coin d'ombre, un coin de
+mystère, ouvrant sur l'invisible. Et Saint-Pierre restait
+quand même le monstre, par son droit de colosse, encore
+plus grand que les plus grands, démesuré témoignage de ce
+que peut la folie de l'énorme, quand l'orgueil humain
+rêve de loger Dieu, à coups de millions dépensés, dans la
+demeure de pierres, trop vaste et trop riche, où triomphe
+l'homme en son nom.</p>
+
+<p>C'était donc à ce colosse de gala qu'avait abouti, après
+des siècles, la ferveur de la foi primitive! On y retrouvait
+cette sève du sol de Rome, qui, dans tous les temps, a
+repoussé en monuments déraisonnables. Il semble que
+les maîtres absolus qui, successivement, y ont régné,
+aient apporté avec eux cette passion de la construction
+cyclopéenne, l'aient puisée dans la terre natale où ils<a name="page_209" id="page_209"></a>
+ont grandi, car ils se la sont transmise sans arrêt, de
+civilisation en civilisation. C'est une végétation continue
+de la vanité humaine, le besoin d'inscrire son nom sur un
+mur, de laisser de soi, après avoir été le maître de la
+terre, une trace indestructible, la preuve tangible de
+toute cette gloire d'un jour, l'édifice éternel de bronze et
+de marbre qui en témoignera jusqu'à la fin des âges. Au
+fond, il n'y a là que l'esprit de conquête, l'ambition fière
+de la race, toujours en peine de la domination du monde;
+et, lorsque tout a croulé, lorsqu'une société nouvelle
+renaît des ruines, et qu'on peut la croire guérie de l'orgueil,
+retrempée dans l'humilité, ce n'est encore qu'une
+erreur, elle a le vieux sang en ses veines, elle cède de
+nouveau à la folie insolente des ancêtres, livrée à toute
+la violence de l'hérédité, dès qu'elle est grande et forte.
+Il n'est pas un pape illustre qui n'ait voulu bâtir, qui
+n'ait repris la tradition des Césars, éternisant leur règne
+dans la pierre, se faisant élever des temples à leur mort,
+pour passer au rang des dieux. Le même souci d'immortalité
+terrestre éclate, c'est à qui léguera le monument
+le plus grand, le plus solide, le plus magnifique; et la
+maladie est si aiguë que ceux, moins fortunés, qui, ne
+pouvant construire, ont dû se contenter de réparer, se sont
+plu à transmettre aux générations la mémoire de leurs
+travaux modestes, en faisant sceller des plaques de
+marbre, gravées d'inscriptions pompeuses: de là la continuelle
+rencontre de ces plaques, pas une muraille consolidée
+sans qu'un pape l'ait timbrée de ses armes, pas une
+ruine rétablie, pas un palais remis en état, pas une fontaine
+nettoyée, sans que le pape régnant signe l'&oelig;uvre de
+son titre romain de Pontifex Maximus. C'est une hantise,
+une involontaire débauche, la floraison fatale de ce terreau
+fait de décombres, depuis plus de deux mille ans.
+Des monuments sans cesse remontent de cette poussière
+de monuments. Et l'on se demande si Rome a jamais été
+chrétienne, dans cette perversion dont le vieux sol romain<a name="page_210" id="page_210"></a>
+a presque tout de suite entaché la doctrine de Jésus, cette
+volonté de domination, ce désir de la gloire terrestre qui
+ont fait le triomphe du catholicisme, au mépris des
+humbles et des purs, des fraternels et des simples du
+christianisme primitif.</p>
+
+<p>Alors, tout d'un coup, Pierre, sous une illumination
+brusque, vit la vérité éclater et se résumer en lui, au
+moment où, pour la seconde fois, il faisait le tour de
+l'immense basilique, en admirant les tombeaux des papes.
+Ah! ces tombeaux! Là-bas, dans la Campagne rase, sous
+le plein soleil, aux deux bords de la voie Appienne, qui
+était comme l'entrée triomphale de Rome, conduisant
+l'étranger au Palatin auguste, ceint d'une couronne de
+palais, se dressaient les gigantesques tombeaux des puissants
+et des riches, d'une splendeur d'art, d'une magnificence
+sans pareille, qui éternisait dans le marbre l'orgueil
+et la pompe d'une race forte, dominatrice des peuples.
+Puis, près de là, sous la terre, en pleine nuit discrète, au
+fond de misérables trous de taupe, se cachaient les autres
+tombeaux, les petits, les pauvres, les souffrants, sans art
+ni richesse, dont l'humilité disait qu'un souffle de tendresse
+et de résignation avait passé, qu'un homme était
+venu prêcher la fraternité et l'amour, l'abandon des biens
+de cette vie pour les éternelles joies de la vie future,
+confiant à la terre nouvelle le bon grain de son Évangile,
+semant l'humanité rajeunie qui allait transformer le
+vieux monde. Et voilà que de cette semence enfouie dans
+le sol durant des siècles, voilà que de ces tombeaux si
+humbles, si inconnus, où les martyrs dormaient leur
+doux sommeil, en attendant le réveil glorieux, voilà que
+d'autres tombeaux encore avaient poussé, aussi géants,
+aussi fastueux que les antiques tombeaux détruits des idolâtres,
+dressant leurs marbres parmi les splendeurs
+païennes d'un temple, étalant le même orgueil surhumain,
+la même passion affolée de domination universelle.
+A la Renaissance, Rome redevient païenne, le vieux sang<a name="page_211" id="page_211"></a>
+impérial remonte, emporte le christianisme, sous la plus
+rude attaque qu'il ait eu à subir. Ah! ces tombeaux des
+papes, à Saint-Pierre, dans leur insolente glorification,
+dans leur énormité charnelle et luxueuse, défiant la
+mort, mettant sur cette terre l'immortalité! Ce sont des
+papes de bronze, démesurés, ce sont des figures allégoriques,
+des anges équivoques, beaux comme des belles
+filles, des femmes désirables, avec des hanches et des
+gorges de déesses. Paul III est assis sur un haut piédestal,
+la Justice et la Prudence sont à demi couchées à ses
+pieds. Urbain VIII est entre la Prudence et la Religion,
+Innocent XI entre la Religion et la Justice, Innocent XII
+entre la Justice et la Charité, Grégoire XIII entre la Religion
+et la Force. A genoux, Alexandre VII, assisté de la
+Prudence et de la Justice, a devant lui la Charité et la
+Vérité; et un squelette se lève, montrant le sablier
+vide. Clément XIII, agenouillé également, triomphe au-dessus
+d'un sarcophage monumental, sur lequel s'appuie
+la Religion tenant la croix; tandis que le Génie de la
+Mort, qui s'accoude à l'angle de droite, a sous lui deux
+lions énormes, symbole de la toute-puissance. Le bronze
+disait l'éternité des figures, les marbres blancs éclataient
+en belles chairs opulentes, les marbres de couleur s'enroulaient
+en riches draperies, dressaient les monuments
+en pleine apothéose, sous la vive lumière dorée des nefs
+immenses.</p>
+
+<p>Et Pierre passait de l'un à l'autre, continuait de marcher
+au travers de la basilique ensoleillée, superbe et
+déserte. Oui, ces tombeaux, d'une impériale ostentation,
+rejoignaient ceux de la voie Appienne. C'était Rome sûrement,
+la terre de Rome, cette terre où l'orgueil et la domination
+poussaient comme l'herbe des champs, qui avait
+fait de l'humble christianisme primitif le catholicisme
+victorieux, allié aux puissants et aux riches, machine
+géante de gouvernement, dressée pour la conquête des
+peuples. Les papes s'étaient réveillés Césars. Et la lointaine<a name="page_212" id="page_212"></a>
+hérédité agissait, le sang d'Auguste avait de nouveau
+jailli, coulant dans leurs veines, leur brûlant le
+crâne d'ambitions surhumaines. Seul, Auguste avait réalisé
+l'empire du monde, à la fois empereur et grand
+pontife, maître des corps et des âmes. De là, l'éternel
+rêve des papes, désespérés de ne détenir que le spirituel,
+s'obstinant à ne rien céder du temporel, dans l'espoir
+séculaire, jamais abandonné, que le rêve, se réalisant
+encore, fera du Vatican un autre Palatin, d'où ils régneront,
+en despotes absolus, sur les nations conquises.<a name="page_213" id="page_213"></a></p>
+
+<h3><a name="VI" id="VI"></a>VI</h3>
+
+<p>Depuis quinze jours déjà, Pierre se trouvait à Rome,
+et l'affaire pour laquelle il était venu, la défense de son
+livre, n'avançait point. Il en était encore à son désir brûlant
+de voir le pape, sans prévoir quand ni comment il le
+satisferait, au milieu des continuels retards, dans la
+terreur que monsignor Nani lui avait inspirée d'une démarche
+imprudente. Et, comprenant que son séjour
+pouvait s'éterniser, il s'était décidé à faire viser son
+<i>celebret</i> au vicariat, il disait sa messe chaque matin à
+Sainte-Brigitte, place Farnèse, où il avait reçu un bienveillant
+accueil de l'abbé Pisoni, l'ancien confesseur
+de Benedetta.</p>
+
+<p>Ce lundi-là, il résolut de descendre de bonne heure à
+la petite réception intime de donna Serafina, avec l'espoir
+d'y apprendre des nouvelles et d'y hâter son affaire.
+Peut-être monsignor Nani serait-il là, peut-être aurait-il
+la chance de tomber sur quelque prélat ou sur quelque
+cardinal qui l'aiderait. Vainement, il avait tâché d'utiliser
+don Vigilio, de tirer tout au moins de lui des renseignements
+certains. Comme repris de méfiance et de peur,
+après s'être montré un instant serviable, le secrétaire du
+cardinal Boccanera l'évitait, se cachait, l'air résolu à ne
+pas se mêler d'une aventure décidément louche et dangereuse.
+D'ailleurs, depuis l'avant-veille, il venait d'être
+pris d'un accès atroce de fièvre, qui le forçait à garder la
+chambre.</p>
+
+<p>Et il n'y avait absolument, pour réconforter Pierre, que<a name="page_214" id="page_214"></a>
+Victorine Bosquet, l'ancienne bonne montée au rang de
+gouvernante, la Beauceronne qui conservait son c&oelig;ur de
+vieille France, après trente ans de vie dans cette Rome
+qu'elle ignorait. Elle lui parlait d'Auneau, comme si elle
+l'avait quitté la veille. Mais, ce jour-là, elle n'avait point
+sa vivacité accorte, sa gaieté d'habitude; et, quand elle
+sut qu'il descendrait, le soir, voir ces dames, elle hocha
+la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous ne les trouverez pas bien contentes. Ma
+pauvre Benedetta a de gros ennuis. Il paraît que son
+divorce va très mal.</p>
+
+<p>Toute Rome en causait, c'était une reprise extraordinaire
+de commérages qui bouleversait le monde blanc et
+le monde noir. Aussi Victorine n'avait-elle pas à faire de
+la discrétion inutile, vis-à-vis d'un compatriote. Donc, en
+réponse au mémoire de l'avocat consistorial Morano, qui,
+s'appuyant sur des témoignages et sur des preuves écrites,
+démontrait que le mariage n'avait pu être consommé, par
+suite de l'impuissance du mari, monsignor Palma, théologien,
+choisi dans l'affaire par la congrégation du Concile,
+comme défenseur du mariage, venait à son tour de déposer
+un mémoire vraiment terrible. D'abord, il mettait
+fortement en doute l'état de virginité de la demanderesse,
+discutant les termes techniques du certificat des deux
+sages-femmes, exigeant l'examen à fond fait par deux
+médecins, formalité devant laquelle avait reculé la pudeur
+de la jeune femme; et encore citait-il des cas physiologiques,
+parfaitement établis, où des filles avaient eu
+commerce avec des hommes, sans paraître le moins du
+monde déflorées. Il tirait grand parti du récit contenu
+dans le mémoire du comte Prada, qui, très sincèrement,
+hésitait à dire si le mariage avait été consommé ou
+non, tellement la comtesse s'était débattue; lui, sur le
+moment, avait bien cru accomplir l'acte jusqu'au bout,
+dans les conditions normales; mais, depuis, en y réfléchissant,
+il n'osait être affirmatif, il admettait que,<a name="page_215" id="page_215"></a>
+cédant à la violence de son désir, il avait pu s'illusionner
+sur une possession incomplète. Et monsignor Palma
+triomphait de ce doute, l'aggravait par tous les raisonnements
+subtils que comportait la délicate matière, en
+arrivait à retourner contre l'épouse violentée la déposition
+de la femme de chambre, citée par elle, qui avait
+entendu le bruit de la lutte et qui affirmait que monsieur
+et madame, à la suite de cette première nuit, avaient
+toujours fait lit à part. Ensuite, d'ailleurs, l'argument
+décisif du mémoire était que, si même la demanderesse
+faisait la preuve complète de sa virginité, il n'en demeurerait
+pas moins certain que son refus seul avait empêché
+la consommation du mariage, la condition foncière de
+l'acte étant l'obéissance de la femme. Et, enfin, sur un
+quatrième mémoire, celui du rapporteur, où ce dernier
+résumait et discutait les trois autres, la congrégation
+avait voté, accordant l'annulation du mariage, mais à
+une voix de majorité seulement, solution si précaire, que
+sans attendre, selon son droit, monsignor Palma s'était
+empressé de demander un supplément d'informations,
+ce qui remettait en question toute la procédure et rendait
+un nouveau vote nécessaire.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ma pauvre contessina! s'écria Victorine, elle
+en mourra de chagrin, car la chère fille brûle à petit feu,
+sous son air si calme... Il paraît que ce monsignor
+Palma est le maître de la situation, qu'il peut faire durer
+l'affaire autant qu'il en aura l'envie. Avec ça, on a déjà
+dépensé tant d'argent, et il va falloir en dépenser encore...
+L'abbé Pisoni, que vous connaissez maintenant, a eu là
+une belle idée, le jour où il a voulu ce mariage; et ce
+n'est pas pour chagriner la mémoire de ma bonne maîtresse,
+la comtesse Ernesta, qui était une sainte, mais
+elle a sûrement fait le malheur de sa fille, quand elle l'a
+donnée au comte Prada.</p>
+
+<p>Elle s'interrompit. Puis, emportée par l'esprit de justice
+qui était en elle:<a name="page_216" id="page_216"></a></p>
+
+<p>&mdash;Il a d'ailleurs raison de ne pas être content, le
+comte Prada. On se moque par trop de lui... Et, vous
+savez, ça ne m'empêche pas de dire que ma Benedetta
+est bien sotte d'y mettre tant de formalités. Si ça dépendait
+de moi, elle l'aurait, son Dario, ce soir, dans sa
+chambre, puisqu'elle l'aime si fort, puisqu'ils s'aiment
+tous les deux et qu'ils se veulent depuis si longtemps...
+Ah! ma foi, oui! sans maire et sans curé, pour le plaisir
+d'être jeunes, d'être beaux et d'avoir du bonheur ensemble...
+Le bonheur, mon Dieu! le bonheur, c'est si
+rare!</p>
+
+<p>Et, en voyant que Pierre la regardait, surpris, elle se
+mit à rire de son air de belle santé, avec le tranquille
+équilibre du menu peuple de France qui ne croit plus
+guère qu'à la vie heureuse, menée honnêtement.</p>
+
+<p>Puis, d'une façon plus discrète, elle se désola d'un
+autre ennui qui assombrissait la maison, un contre-coup
+encore de cette malheureuse affaire du divorce. Il y avait
+brouille entre donna Serafina et l'avocat Morano, très
+mécontent du demi-échec de son mémoire devant la congrégation,
+accusant le père Lorenza, le confesseur de la
+tante et de la nièce, de les avoir poussées à un procès
+fâcheux, où il n'y aurait que du scandale pour tout le
+monde. Et il n'avait plus reparu au palais Boccanera,
+c'était la rupture d'une vieille liaison de trente années,
+une véritable stupeur pour tous les salons de Rome, qui
+désapprouvaient formellement Morano. Donna Serafina
+était d'autant plus ulcérée, qu'elle le soupçonnait de soulever
+là une mauvaise querelle et de la quitter pour une
+tout autre cause, un brusque désir inavouable, criminel
+chez un homme de sa position et de sa piété, la passion
+qu'une petite bourgeoise jeune, une intrigante, avait allumée
+en lui.</p>
+
+<p>Lorsque Pierre, le soir, entra dans le salon tendu de
+brocatelle jaune, à grandes fleurs Louis XIV, il trouva en
+effet qu'une mélancolie y régnait, sous la clarté plus<a name="page_217" id="page_217"></a>
+sourde des lampes voilées de dentelle. Il n'y avait là,
+d'ailleurs, que Benedetta et Celia, assises sur un canapé,
+causant avec Dario; tandis que le cardinal Sarno, enfoui
+au fond d'un fauteuil, écoutait, sans mot dire, le bavardage
+intarissable de la vieille parente, qui, chaque lundi,
+amenait la petite princesse. Donna Serafina était seule, à
+sa place habituelle, au coin droit de la cheminée, avec la
+secrète rage de voir devant elle le coin gauche vide, ce
+coin que Morano avait occupé pendant les trente ans de
+sa fidélité. Et Pierre remarqua le coup d'&oelig;il anxieux, puis
+désespéré, dont elle avait accueilli son entrée, guettant
+la porte, attendant sans doute encore le volage. Elle se
+tenait, du reste, très droite et très fière, la taille fine, plus
+serrée que jamais dans son corset, avec sa face dure de
+vieille fille, aux cheveux de neige, aux sourcils très
+noirs.</p>
+
+<p>Tout de suite Pierre, après lui avoir présenté ses hommages,
+laissa percer sa préoccupation, en demandant s'il
+n'aurait pas le plaisir de voir monsignor Nani, ce soir-là.
+Et elle-même ne put s'empêcher de répondre:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! monsignor Nani nous abandonne, comme les
+autres. C'est lorsqu'on a besoin des gens qu'ils disparaissent.</p>
+
+<p>Elle gardait aussi une rancune au prélat de ce qu'il
+s'était employé au divorce très mollement, après avoir
+beaucoup promis. Sans doute, comme toujours, sous sa
+bienveillance extrême, pleine de caresses, il avait quelque
+autre plan à lui. D'ailleurs, elle regretta vite l'aveu que
+la colère lui avait arraché; et elle reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Il va peut-être venir. Il est si bon, il nous aime
+tant!</p>
+
+<p>Malgré la vivacité de son sang, elle voulait être politique,
+pour vaincre les chances mauvaises. Son frère, le
+cardinal, lui avait dit combien l'irritait l'attitude de la
+congrégation du Concile, car il ne doutait pas que le froid
+accueil, fait à la demande de sa nièce, ne vînt en partie<a name="page_218" id="page_218"></a>
+du désir que certains de ses collègues, les cardinaux,
+avaient de lui être désagréables. Lui-même souhaitait le
+divorce, qui seul devait assurer la continuation de la race,
+puisque Dario s'entêtait à ne vouloir épouser que sa
+cousine. Et c'était un concours de désastres, toute la famille
+atteinte, lui frappé dans son orgueil, sa s&oelig;ur partageant
+cette souffrance et blessée par contre-coup au c&oelig;ur,
+les deux amoureux désespérés de voir leur espérance
+reculée une fois encore.</p>
+
+<p>Quand Pierre s'approcha du canapé, où causaient les
+jeunes gens, il entendit bien qu'on ne parlait que de la
+catastrophe, à demi-voix.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi vous désoler? disait Celia. En somme,
+l'annulation du mariage a été adoptée, à la majorité d'une
+voix. Le procès est repris, ce n'est qu'un retard.</p>
+
+<p>Mais Benedetta hochait la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non! si monsignor Palma s'entête, jamais Sa
+Sainteté ne donnera son approbation. C'est fini.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! si l'on était riche, très riche! murmura Dario
+d'un air convaincu, qui ne fit sourire personne.</p>
+
+<p>Puis, tout bas, à sa cousine:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut absolument que je te parle, nous ne pouvons
+plus vivre de la sorte.</p>
+
+<p>Et elle répondit de même, dans un souffle:</p>
+
+<p>&mdash;Descends demain soir, à cinq heures. Je resterai,
+je serai seule, ici.</p>
+
+<p>La soirée s'éternisa ensuite. Pierre était infiniment
+touché de l'air d'accablement où il trouvait Benedetta, si
+calme et si raisonnable d'habitude. Ses yeux profonds,
+dans son visage pur, d'une délicatesse d'enfance, étaient
+comme voilés de larmes contenues. Il s'était déjà pris
+pour elle d'une véritable tendresse, à la voir toujours d'une
+humeur égale, un peu indolente, cachant sous cette apparence
+de grande sagesse la passion de son âme de
+flamme. Elle tâchait pourtant de sourire, en écoutant les
+jolies confidences de Celia, dont les amours marchaient<a name="page_219" id="page_219"></a>
+mieux que les siennes. Et il n'y eut qu'un moment de
+conversation générale, lorsque la vieille parente, haussant
+la voix, parla de l'indigne attitude de la presse
+italienne, à l'égard du Saint-Père. Jamais les rapports ne
+semblaient avoir été aussi mauvais entre le Vatican et le
+Quirinal. Le cardinal Sarno, muet d'habitude, annonça
+que le pape, à l'occasion des fêtes sacrilèges du 20 septembre,
+célébrant la prise de Rome, lancerait une
+nouvelle lettre de protestation, à la face de tous les
+États chrétiens, complices du rapt par leur indifférence.</p>
+
+<p>&mdash;Allez donc tenter de marier le pape et le roi! dit
+donna Serafina d'une voix amère, en faisant allusion au
+déplorable mariage de sa nièce.</p>
+
+<p>Elle paraissait hors d'elle, il était trop tard maintenant,
+et l'on n'attendait plus monsignor Nani, ni personne.
+Pourtant, à un bruit inespéré de pas, ses yeux se rallumèrent,
+elle regarda ardemment la porte, eut la dernière
+déception de voir entrer Narcisse Habert, qui vint s'excuser
+près d'elle de sa visite tardive. Son oncle par alliance,
+le cardinal Sarno, l'avait introduit dans ce salon si
+fermé, et il y était bien accueilli, à cause de ses idées
+religieuses, que l'on disait intransigeantes. Ce soir-là,
+d'ailleurs, il n'y accourait, malgré l'heure avancée, que
+pour Pierre. Il le prit tout de suite à l'écart.</p>
+
+<p>&mdash;J'étais certain de vous trouver ici, j'ai dîné à l'ambassade
+avec mon cousin, monsignor Gamba del Zoppo, et
+j'ai une bonne nouvelle à vous annoncer... Il nous recevra
+demain matin, vers onze heures, à son appartement du
+Vatican.</p>
+
+<p>Puis, baissant encore la voix:</p>
+
+<p>&mdash;Je crois bien qu'il tâchera de vous introduire auprès
+du Saint-Père... Enfin, l'audience me paraît certaine.</p>
+
+<p>Pierre eut une grosse joie de cette certitude, qui lui
+arrivait dans la tristesse de ce salon, où, depuis près de
+deux heures, il se chagrinait et tombait à la désespérance.
+Enfin, il aurait donc une solution! Narcisse, après<a name="page_220" id="page_220"></a>
+avoir serré la main de Dario, salua Benedetta et Celia,
+puis s'approcha de son oncle le cardinal, qui, débarrassé
+de la vieille parente, se décidait à parler. Mais il ne
+causait guère que de sa santé, du temps qu'il faisait, des
+anecdotes insignifiantes qu'on lui avait contées, sans
+jamais un mot sur les mille affaires compliquées et terribles
+qu'il brassait à la Propagande. C'était, en dehors
+de son cabinet de vieux bureaucrate, comme un bain
+d'effacement et de médiocrité, où il se reposait du souci
+de gouverner la terre. Et tout le monde se leva, on prit
+congé.</p>
+
+<p>&mdash;N'oubliez pas, répéta Narcisse à Pierre, demain
+matin, à dix heures, vous me trouverez à la chapelle
+Sixtine. Et, en attendant l'heure de notre rendez-vous, je
+vous montrerai le Botticelli.</p>
+
+<p>Le lendemain, dès neuf heures et demie, Pierre, venu
+à pied, était sur la vaste place; et, avant de se diriger à
+droite, vers la porte de bronze, dans l'angle de la colonnade,
+il leva les yeux, il s'arrêta quelques minutes pour
+regarder le Vatican. Rien ne lui parut moins monumental
+que cet entassement de constructions, grandies à l'ombre
+du dôme de Saint-Pierre, sans ordre architectural aucun,
+sans régularité quelconque. Les toitures se superposaient,
+les façades s'étendaient, larges et plates, au hasard des
+ailes ajoutées et surélevées. Seuls, les trois côtés de la
+cour Saint-Damase, symétriques, apparaissaient au-dessus
+de la colonnade, avec les grands vitrages des anciennes
+loges, fermées aujourd'hui, qui les faisaient ressembler
+à trois corps de serre immenses, étincelant au soleil
+dans le ton roux de la pierre. Et c'était là le plus beau
+palais du monde, le plus vaste, aux onze cents salles,
+celui qui contenait les plus admirables chefs-d'&oelig;uvre du
+génie humain! Mais, dans sa désillusion, Pierre ne
+s'intéressa qu'à la haute façade de droite, qui donne sur
+la place, et où il savait que s'ouvraient les fenêtres de l'appartement
+particulier du pape, au second étage. Il contempla<a name="page_221" id="page_221"></a>
+longuement ces fenêtres, on lui avait dit que la
+cinquième, à droite, était celle de la chambre à coucher, où
+l'on voyait toujours brûler une lampe, très tard dans la nuit.</p>
+
+<p>Qu'y avait-il derrière cette porte de bronze, qu'il apercevait
+là, devant lui, et qui était le seuil sacré, la communication
+entre tous les royaumes de la terre et le
+royaume de Dieu, dont l'auguste représentant s'était emprisonné
+dans ces hautes murailles muettes? Il l'examinait
+de loin, avec ses panneaux de métal, garnis de gros
+clous à tête carrée, et il se demandait ce qu'elle défendait,
+ce qu'elle cachait, ce qu'elle murait, de son air dur
+d'antique porte de forteresse. Quel monde allait-il trouver
+derrière, quel trésor de charité humaine conservé jalousement
+dans l'ombre, quelle résurrection d'espoir pour les
+peuples nouveaux, avides de fraternité et de justice? Il se
+plaisait à ce rêve, le pasteur unique et sacré veillant au
+fond de ce palais clos, préparant le règne définitif de
+Jésus, pendant que s'écroulaient les vieilles civilisations
+pourries, et à la veille enfin de proclamer ce règne, en
+faisant de nos démocraties la grande communauté chrétienne,
+que le Sauveur avait promise. C'était l'avenir qui
+s'élaborait derrière la porte de bronze, et l'avenir sans
+doute qui en sortirait.</p>
+
+<p>Mais Pierre, brusquement, eut la surprise de se trouver
+en face de monsignor Nani, qui justement quittait le
+Vatican, pour regagner à pied, à deux pas, le palais du
+Saint-Office, où il logeait comme assesseur.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monseigneur, je suis heureux. Mon ami, monsieur
+Habert, va me présenter à son cousin, monsignor
+Gamba del Zoppo, et je crois bien que je vais obtenir
+l'audience tant désirée.</p>
+
+<p>De son air aimable et fin, monsignor Nani souriait.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, je sais.</p>
+
+<p>Il se reprit.</p>
+
+<p>&mdash;J'en suis heureux autant que vous, mon cher fils.
+Seulement, soyez prudent.<a name="page_222" id="page_222"></a></p>
+
+<p>Puis, craignant que son aveu n'eût fait comprendre au
+jeune prêtre qu'il sortait de voir monsignor Gamba del
+Zoppo, le prélat le plus facile à terrifier de toute la
+discrète famille pontificale, il conta qu'il courait depuis
+le matin pour deux dames françaises, qui, elles aussi, se
+mouraient du désir de voir le pape; et il avait grand'peur
+de ne pas réussir.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous avouerai, monseigneur, déclara Pierre, que
+je commençais à me décourager. Oui, il est temps que
+j'aie un peu de réconfort, car mon séjour ici n'est pas fait
+pour m'assainir l'âme.</p>
+
+<p>Il continua, il laissa percer combien Rome achevait de
+briser en lui la foi. De telles journées, celle qu'il
+avait passée au Palatin et à la voie Appienne, puis celle
+qu'il avait vécue aux Catacombes et à Saint-Pierre,
+n'étaient bonnes qu'à le troubler, qu'à gâter son rêve
+d'un christianisme rajeuni et triomphant. Il en sortait en
+proie au doute, envahi d'une lassitude commençante,
+ayant perdu de son enthousiasme toujours prêt à la
+révolte.</p>
+
+<p>Sans cesser de sourire, monsignor Nani l'écoutait,
+hochait la tête d'un air d'approbation. Évidemment, c'était
+bien cela, les choses devaient se passer ainsi. Il semblait
+l'avoir prévu et en être satisfait.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, mon cher fils, tout va pour le mieux, du
+moment que vous êtes certain de voir Sa Sainteté.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, monseigneur, j'ai mis mon unique
+espoir dans le très juste et très clairvoyant Léon XIII.
+Lui seul peut me juger, puisque, dans mon livre, lui seul
+reconnaîtra sa pensée, que, très fidèlement, je crois avoir
+traduite... Ah! s'il le veut, au nom de Jésus, par la
+démocratie et par la science, il sauvera le vieux
+monde!</p>
+
+<p>Son enthousiasme le reprenait, et Nani, de plus en plus
+affable, avec ses yeux aigus et ses lèvres minces, approuva
+de nouveau.<a name="page_223" id="page_223"></a></p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, c'est cela, mon cher fils. Vous causerez,
+vous verrez.</p>
+
+<p>Puis, comme tous deux, levant la tête, regardaient la
+façade du Vatican, il poussa l'amabilité jusqu'à le
+détromper. Non, la fenêtre où l'on voyait de la lumière
+chaque soir, n'était pas celle de la chambre à coucher
+du pape. C'était celle d'un palier de l'escalier, que des
+becs de gaz éclairaient toute la nuit. La chambre du pape
+se trouvait à deux fenêtres de là. Et ils retombèrent dans
+le silence, ils continuèrent à regarder la façade, très
+graves l'un et l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! au revoir, mon cher fils. Vous me raconterez
+l'entrevue, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Dès que Pierre fut seul, il franchit la porte de bronze,
+le c&oelig;ur battant à grands coups, comme s'il fût entré dans
+le lieu sacré et redoutable où s'élaborait le bonheur futur.
+Un poste veillait là, un garde suisse marchait à pas lents,
+drapé en un manteau gris bleu, qui laissait dépasser seulement
+la culotte bariolée de noir, de jaune et de rouge;
+et il semblait que ce manteau discret fût jeté ainsi sur
+un déguisement, pour en dissimuler l'étrangeté devenue
+gênante. Puis, tout de suite, à droite, s'ouvrait le grand
+escalier couvert qui conduit à la cour Saint-Damase. Mais,
+pour se rendre à la chapelle Sixtine, il fallait suivre
+la longue galerie, entre une double rangée de colonnes,
+et monter l'escalier Royal. Et Pierre, dans ce monde
+géant, où toutes les dimensions s'exagéraient, d'une
+écrasante majesté, soufflait un peu, en gravissant les larges
+marches.</p>
+
+<p>Quand il entra dans la chapelle Sixtine, il éprouva
+d'abord une surprise. Elle lui parut petite, une sorte de
+salle rectangulaire, très haute, avec sa fine cloison de
+marbre qui la coupe aux deux tiers, la partie où se
+tiennent les invités, les jours de grande cérémonie, et le
+ch&oelig;ur où s'assoient les cardinaux sur de simples bancs
+de chêne, tandis que les prélats restent debout, derrière.<a name="page_224" id="page_224"></a>
+Le trône pontifical, sur une estrade basse, est à droite de
+l'autel, d'une richesse sobre. A gauche, dans la muraille,
+s'ouvre l'étroite loge, à balcon de marbre, réservée aux
+chanteurs. Et il faut lever la tête, il faut que les regards
+montent de l'immense fresque du Jugement dernier, qui
+occupe la paroi entière du fond, aux peintures de la
+voûte, qui descendent jusqu'à la corniche, entre les
+douze fenêtres claires, six de chaque côté, pour que,
+brusquement, tout s'élargisse, tout s'écarte et s'envole,
+en plein infini.</p>
+
+<p>Il n'y avait heureusement là que trois ou quatre touristes,
+peu bruyants. Et Pierre aperçut tout de suite
+Narcisse Habert, sur un des bancs des cardinaux; au-dessus
+de la marche où s'assoient les caudataires. Le
+jeune homme, immobile, la tête un peu renversée,
+semblait comme en extase. Mais ce n'était pas l'&oelig;uvre de
+Michel-Ange qu'il regardait. Il ne quittait pas des yeux,
+en dessous de la corniche, une des fresques antérieures.
+Et, lorsqu'il eut reconnu le prêtre, il se contenta de murmurer,
+les regards noyés:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon ami, voyez donc le Botticelli!</p>
+
+<p>Puis, il retomba dans son ravissement.</p>
+
+<p>Pierre, dans un grand coup en plein cerveau et en plein
+c&oelig;ur, venait d'être pris tout entier par le génie surhumain
+de Michel-Ange. Le reste disparut, il n'y eut plus,
+là-haut, comme en un ciel illimité, que cette extraordinaire
+création d'art. L'inattendu d'abord, ce qui le stupéfiait,
+c'était que le peintre avait accepté d'être l'unique
+artisan de l'&oelig;uvre. Ni marbriers, ni bronziers, ni doreurs,
+ni aucun autre corps d'état. Le peintre, avec son pinceau,
+avait suffi pour les pilastres, les colonnes, les corniches
+de marbre, pour les statues et les ornements de bronze,
+pour les fleurons et les rosaces d'or, pour toute cette décoration
+d'une richesse inouïe qui encadrait les fresques.
+Et il se l'imaginait, le jour où on lui avait livré la voûte
+nue, rien que le plâtre, rien que la muraille plate et<a name="page_225" id="page_225"></a>
+blanche, des centaines de mètres carrés à couvrir. Et il
+le voyait devant cette page immense, ne voulant pas
+d'aide, chassant les curieux, s'enfermant tout seul avec
+sa besogne géante, jalousement, violemment, passant
+quatre années et demie solitaire et farouche, dans son enfantement
+quotidien de colosse. Ah! cette &oelig;uvre énorme,
+faite pour emplir une vie, cette &oelig;uvre qu'il avait dû commencer
+dans une tranquille confiance en sa volonté et en
+sa force, tout un monde tiré de son cerveau et jeté là,
+d'une poussée continue de la virilité créatrice, en plein
+épanouissement de la toute-puissance!</p>
+
+<p>Ensuite, ce fut chez Pierre un saisissement, lorsqu'il
+passa à l'examen de cette humanité agrandie de visionnaire,
+débordant en des pages de synthèse démesurée, de
+symbolisme cyclopéen. Et telles que des floraisons naturelles,
+toutes les beautés resplendissaient, la grâce et la
+noblesse royales, la paix et la domination souveraines.
+Et la science parfaite, les plus violents raccourcis osés
+dans la certitude de la réussite, la perpétuelle victoire
+technique sur les difficultés que les plans courbes présentaient.
+Et surtout une ingénuité de moyens incroyable,
+la matière réduite presque à rien, quelques couleurs
+employées largement, sans aucune recherche d'adresse
+ni d'éclat. Et cela suffisait, et le sang grondait avec emportement,
+les muscles saillaient sous la peau, les figures
+s'animaient et sortaient du cadre, d'un élan si énergique,
+qu'une flamme semblait passer là-haut, donnant à ce
+peuple une vie surhumaine, immortelle. La vie, c'était la
+vie qui éclatait, qui triomphait, une vie énorme et pullulante,
+un miracle de vie réalisé par une main unique, qui
+apportait le don suprême, la simplicité dans la force.</p>
+
+<p>Qu'on ait vu là une philosophie, qu'on ait voulu y trouver
+toute la destinée, la création du monde, de l'homme
+et de la femme, la faute, le châtiment, puis la rédemption,
+et enfin la justice de Dieu au dernier jour du monde:
+Pierre ne pouvait s'y arrêter, dès cette première rencontre,<a name="page_226" id="page_226"></a>
+dans la stupeur émerveillée où une telle &oelig;uvre
+le jetait. Mais quelle exaltation du corps humain, de sa
+beauté, de sa puissance et de sa grâce! Ah! ce Jéhova, ce
+royal vieillard, terrible et paternel, emporté dans l'ouragan
+de sa création, les bras élargis, enfantant les mondes!
+et cet Adam superbe, d'une ligne si noble, la main tendue,
+et que Jéhova anime du doigt, sans le toucher, geste
+admirable, espace sacré entre ce doigt du créateur et celui
+de la créature, petit espace où tient l'infini de l'invisible
+et du mystère! et cette Ève puissante et adorable, cette
+Ève aux flancs solides, capables de porter la future humanité,
+d'une grâce fière et tendre de femme qui voudra
+être aimée jusqu'à la perdition, toute la femme avec sa
+séduction, sa fécondité, son empire! Puis, c'étaient même
+les figures décoratives, assises sur les pilastres, aux quatre
+coins des fresques, qui célébraient le triomphe de la
+chair: les vingt jeunes hommes, heureux d'être nus,
+d'une splendeur de torse et de membres incomparable,
+d'une intensité de vie telle, qu'une folie du mouvement
+les emporte, les plie et les renverse, en des attitudes
+de héros. Et, entre les fenêtres, trônaient les géants, les
+Prophètes et les Sibylles, l'homme et la femme devenus
+dieux, démesurés dans la force de la musculature et dans
+la grandeur de l'expression intellectuelle: Jérémie, le
+coude appuyé sur le genou, la mâchoire dans la main,
+réfléchissant, au fond même de la vision et du rêve; la
+Sibylle d'Érythrée, au profil si pur, si jeune en son opulence,
+un doigt sur le livre ouvert du destin; Isaïe, à
+l'épaisse bouche de vérité, toute gonflée sous le charbon
+ardent, hautain, la face tournée à demi et une main levée,
+en un geste de commandement; la Sibylle de Cumes,
+terrifiante de science et de vieillesse, restée d'une solidité
+de roc, avec son masque ridé, son nez de proie, son menton
+carré qui avance et s'obstine; Jonas, vomi par la
+baleine, lancé là en un raccourci extraordinaire, le torse
+tordu, les bras repliés, la tête renversée, la bouche grande<a name="page_227" id="page_227"></a>
+ouverte et criant; et les autres, et les autres, tous de la
+même famille ample et majestueuse, régnant avec la
+souveraineté de l'éternelle santé et de l'éternelle intelligence,
+réalisant le rêve d'une humanité indestructible,
+plus large et plus haute. D'ailleurs, dans les cintres des
+fenêtres, dans les lunettes, des figures de beauté, de puissance
+et de grâce, naissaient encore, se pressaient, abondaient,
+les ancêtres du Christ, les mères songeuses aux
+beaux enfants nus, les hommes aux regards lointains, fixés
+sur l'avenir, la race punie, lasse, désireuse du Sauveur
+promis; tandis que, dans les pendentifs des quatre angles,
+s'évoquaient, vivantes, des scènes bibliques, les victoires
+d'Israël sur l'esprit du mal. Et c'était enfin la colossale
+fresque du fond, le Jugement dernier, avec son peuple
+grouillant de figures, si innombrables, qu'il faut des jours
+et des jours pour les bien voir, une foule éperdue, emportée
+dans un brûlant souffle de vie, depuis les morts que
+réveillent les anges de l'Apocalypse, sonnant furieusement
+de la trompette, depuis les réprouvés que les démons
+jettent à l'enfer, en grappes d'épouvante, jusqu'au
+Jésus justicier, entouré des apôtres et des saints, jusqu'aux
+élus radieux qui montent, soutenus par des anges, pendant
+que, plus haut encore, d'autres anges, chargés des instruments
+de la Passion, triomphent en pleine gloire. Et,
+pourtant, au-dessus de cette page gigantesque, peinte
+trente ans plus tard, dans toute la maturité de l'âge, le
+plafond garde son envolée, sa supériorité certaine, car
+c'était là que l'artiste avait donné son effort vierge, toute
+sa jeunesse, toute la flambée première de son génie.</p>
+
+<p>Alors, Pierre ne trouva qu'un mot. Michel-Ange était
+le monstre, dominant tout, écrasant tout. Et il n'y avait
+qu'à voir, sous l'immensité de son &oelig;uvre, les &oelig;uvres du
+Pérugin, du Pinturicchio, de Rosselli, de Signorelli, de
+Botticelli, les fresques antérieures, admirables, qui se
+déroulaient en dessous de la corniche, autour de la
+chapelle.<a name="page_228" id="page_228"></a></p>
+
+<p>Narcisse n'avait pas levé les yeux vers la splendeur
+foudroyante du plafond. Abîmé d'extase, il ne quittait pas
+du regard Botticelli, qui a là trois fresques. Enfin, il
+parla, d'un murmure.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! Botticelli, Botticelli! l'élégance et la grâce de
+la passion qui souffre, le profond sentiment de la tristesse
+dans la volupté! toute notre âme moderne devinée
+et traduite, avec le charme le plus troublant qui soit
+jamais sorti d'une création d'artiste!</p>
+
+<p>Stupéfait, Pierre l'examinait. Puis, il se hasarda à
+demander:</p>
+
+<p>&mdash;Vous venez ici pour voir Botticelli?</p>
+
+<p>&mdash;Mais certainement, répondit le jeune homme d'un
+air tranquille. Je ne viens que pour lui, pendant des
+heures, chaque semaine, et je ne regarde absolument
+que lui... Tenez! étudiez donc cette page: Moïse et les
+filles de Jéthro. N'est-ce pas ce que la tendresse et la
+mélancolie humaines ont produit de plus pénétrant?</p>
+
+<p>Et il continua, avec un petit tremblement dévot de
+la voix, de l'air du prêtre qui pénètre dans le frisson
+délicieux et inquiétant du sanctuaire. Ah! Botticelli,
+Botticelli! la femme de Botticelli, avec sa face longue,
+sensuelle et candide, avec son ventre un peu fort sous
+les draperies minces, avec son allure haute, souple et
+volante, où tout son corps se livre! les jeunes hommes,
+les anges de Botticelli, si réels, et beaux pourtant comme
+des femmes, d'un sexe équivoque, dans lequel se mêle la
+solidité savante des muscles à la délicatesse infinie des
+contours, tous soulevés par une flamme de désir dont on
+emporte la brûlure! Ah! les bouches de Botticelli, ces
+bouches charnelles, fermes comme des fruits, ironiques
+ou douloureuses, énigmatiques en leurs plis sinueux,
+sans qu'on puisse savoir si elles taisent des puretés ou
+des abominations! les yeux de Botticelli, des yeux de
+langueur, de passion, de pâmoison mystique ou voluptueuse,
+pleins d'une douleur si profonde, parfois, dans<a name="page_229" id="page_229"></a>
+leur joie, qu'il n'en est pas au monde de plus insondables,
+ouverts sur le néant humain! les mains de Botticelli,
+si travaillées, si soignées, ayant comme une vie
+intense, jouant à l'air libre, s'unissant les unes aux autres,
+se baisant et se parlant, avec un souci tel de la grâce,
+qu'elles en sont parfois maniérées, mais chacune avec son
+expression, toutes les expressions de la jouissance et de
+la souffrance du toucher! Et, cependant, rien d'efféminé ni
+de menteur, partout une sorte de fierté virile, un mouvement
+passionné et superbe soufflant, emportant les
+figures, un souci absolu de la vérité, l'étude directe, la
+conscience, tout un véritable réalisme que corrige et
+relève l'étrangeté géniale du sentiment et du caractère,
+donnant à la laideur même la transfiguration inoubliable
+du charme!</p>
+
+<p>L'étonnement de Pierre grandissait, et il écoutait Narcisse,
+dont il remarquait pour la première fois la
+distinction un peu étudiée, les cheveux bouclés, taillés
+à la florentine, les yeux bleus, presque mauves, qui
+pâlissaient encore dans l'enthousiasme.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, finit-il par dire, Botticelli est un merveilleux
+artiste... Seulement, il me semble qu'ici Michel-Ange...</p>
+
+<p>D'un geste presque violent, Narcisse l'interrompit.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! non, non! ne me parlez pas de celui-là! Il a
+tout gâché, il a tout perdu. Un homme qui s'attelait
+comme un b&oelig;uf à la besogne, qui abattait l'ouvrage ainsi
+qu'un man&oelig;uvre, à tant de mètres par jour! Et un
+homme sans mystère, sans inconnu, qui voyait gros à
+dégoûter de la beauté, des corps d'hommes tels que des
+troncs d'arbres, des femmes pareilles à des bouchères
+géantes, des masses de chair stupides, sans au-delà d'âmes
+divines ou infernales!... Un maçon, et si vous voulez, oui!
+un maçon colossal, mais pas davantage!</p>
+
+<p>Et, inconsciemment, chez lui, dans ce cerveau de
+moderne las, compliqué, gâté par la recherche de l'original<a name="page_230" id="page_230"></a>
+et du rare, éclatait la haine fatale de la santé, de
+la force, de la puissance. C'était l'ennemi, ce Michel-Ange
+qui enfantait dans le labeur, qui avait laissé la création la
+plus prodigieuse dont un artiste eût jamais accouché. Le
+crime était là, créer, faire de la vie, en faire au point que
+toutes les petites créations des autres, même les plus
+délicieuses, fussent noyées, disparussent dans ce flot
+débordant d'êtres, jetés vivants sous le soleil.</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, déclara Pierre courageusement, je ne suis
+pas de votre avis. Je viens de comprendre qu'en art la vie
+est tout et que l'immortalité n'est vraiment qu'aux créatures.
+Le cas de Michel-Ange me paraît décisif, car il
+n'est le maître surhumain, le monstre qui écrase les
+autres, que grâce à cet extraordinaire enfantement de
+chair vivante et magnifique, dont votre délicatesse se
+blesse: Allez, que les curieux, les jolis esprits, les intellectuels
+pénétrants raffinent sur l'équivoque et l'invisible,
+qu'ils mettent le ragoût de l'art dans le choix du trait
+précieux et dans la demi-obscurité du symbole, Michel-Ange
+reste le Tout-Puissant, le Faiseur d'hommes, le
+Maître de la clarté, de la simplicité et de la santé, éternel
+comme la vie elle-même!</p>
+
+<p>Narcisse, alors, se contenta de sourire, d'un air de
+dédain indulgent et courtois. Tout le monde n'allait pas
+à la chapelle Sixtine s'asseoir pendant des heures devant
+un Botticelli, sans jamais lever la tête, pour voir les
+Michel-Ange. Et il coupa court, en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Voilà qu'il est onze heures. Mon cousin devait me
+faire prévenir ici, dès qu'il pourrait nous recevoir, et je
+suis étonné de n'avoir encore vu personne... Voulez-vous
+que nous montions aux chambres de Raphaël, en attendant?</p>
+
+<p>Et, en haut, dans les chambres, il fut parfait, très
+lucide et très juste pour les &oelig;uvres, retrouvant toute son
+intelligence aisée, dès qu'il n'était plus soulevé par sa
+haine des besognes colossales et du génial décor.</p>
+
+<p>Malheureusement, Pierre sortait de la chapelle Sixtine;<a name="page_231" id="page_231"></a>
+et il lui fallut échapper à l'étreinte du monstre, oublier
+ce qu'il venait de voir, s'habituer à ce qu'il voyait là, pour
+en goûter toute la beauté pure. C'était comme un vin
+trop rude qui l'avait d'abord étourdi et qui l'empêchait de
+goûter ensuite cet autre vin plus léger, d'un bouquet
+délicat. Ici, l'admiration ne frappe pas en coup de
+foudre; mais le charme opère avec une puissance lente
+et irrésistible. C'est Racine à côté de Corneille, Lamartine
+à côté d'Hugo, l'éternelle paire, le couple de la
+femelle et du mâle, dans les siècles de gloire. Avec
+Raphaël, triomphent la noblesse, la grâce, la ligne exquise
+et correcte, d'une harmonie divine; et ce n'est plus
+seulement le symbole matériel superbement jeté par
+Michel-Ange, c'est une analyse psychologique d'une pénétration
+profonde, apportée dans la peinture. L'homme y
+est plus épuré, plus idéalisé, vu davantage par le dedans.
+Et, toutefois, s'il y a là un sentimental, un féminin dont
+on sent le frisson de tendresse, cela est aussi d'une solidité
+de métier admirable, très grand et très fort. Pierre
+peu à peu s'abandonnait à cette maîtrise souveraine,
+conquis par cette élégance virile de beau jeune homme,
+touché jusqu'au fond du c&oelig;ur par cette vision de la
+suprême beauté dans la suprême perfection. Mais, si la
+Dispute du Saint-Sacrement et l'École d'Athènes, antérieures
+aux peintures de la chapelle Sixtine, lui parurent
+les chefs-d'&oelig;uvre de Raphaël, il sentit que, dans l'Incendie
+du Bourg, et plus encore dans l'Héliodore chassé
+du Temple et dans l'Attila arrêté aux portes de Rome,
+l'artiste avait perdu la fleur de sa divine grâce, impressionné
+par l'écrasante grandeur de Michel-Ange. Quel
+foudroiement, lorsque la chapelle Sixtine fut ouverte
+et que les rivaux entrèrent! Le monstre avait procréé
+en bas, et le plus grand parmi les humains y laissa de
+son âme, sans jamais plus se débarrasser de l'influence
+subie.</p>
+
+<p>Puis, Narcisse conduisit Pierre aux loges, à cette galerie<a name="page_232" id="page_232"></a>
+vitrée, si claire et d'une décoration si délicieuse. Mais
+Raphaël était mort, il n'y avait là, sur les cartons
+qu'il avait laissés, qu'un travail d'élèves. C'était une chute
+brusque, totale. Jamais Pierre n'avait mieux compris que
+le génie est tout, que lorsqu'il disparaît, l'école sombre.
+L'homme de génie résume l'époque, donne, à une heure
+de la civilisation, toute la sève du sol social, qui reste
+ensuite épuisé, parfois pour des siècles. Et il s'intéressa
+davantage à l'admirable vue qu'on a des loges, lorsqu'il
+remarqua qu'il avait en face de lui, de l'autre côté de la
+cour Saint-Damase, l'étage habité par le pape. En bas, la
+cour avec son portique, sa fontaine, son pavé blanc, était
+claire et nue, sous le brûlant soleil. Cela n'avait décidément
+rien de l'ombre, du mystère étouffé et religieux,
+que les alentours des vieilles cathédrales du Nord lui
+avaient fait rêver. A droite et à gauche du perron qui
+menait chez le pape et chez le cardinal secrétaire, cinq
+voitures se trouvaient rangées, les cochers raides sur
+leurs sièges, les chevaux immobiles dans la lumière vive;
+et pas une âme ne peuplait le désert de la vaste cour
+carrée, aux trois étages de loges vitrées comme des
+serres immenses; et l'éclat des vitres, le ton roux de la
+pierre semblaient dorer la nudité du pavé et des façades,
+dans une sorte de majesté grave de temple païen, consacré
+au dieu du soleil. Mais ce qui frappa Pierre plus
+encore, ce fut le prodigieux panorama de Rome qui se
+déroule, sous ces fenêtres du Vatican. Il n'avait point
+songé que cela dût être, il venait d'être tout d'un coup
+saisi par cette pensée que le pape, de ses fenêtres, voyait
+ainsi Rome entière, étalée devant lui, ramassée, comme
+s'il n'avait eu qu'à étendre la main pour la reprendre. Et
+il s'emplit longuement les yeux et le c&oelig;ur de ce spectacle
+inouï, car il voulait l'emporter, le garder, tout frémissant
+des rêveries sans fin qu'il évoquait.</p>
+
+<p>Dans sa contemplation, un bruit de voix lui fit tourner
+la tête; et il aperçut un domestique en livrée noire, qui,<a name="page_233" id="page_233"></a>
+après s'être acquitté d'un message près de Narcisse, le
+saluait profondément.</p>
+
+<p>Le jeune homme se rapprocha du prêtre, l'air très contrarié.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cousin, monsignor Gamba del Zoppo, me fait
+dire qu'il ne pourra nous recevoir ce matin. Il est pris,
+paraît-il, par un service inattendu.</p>
+
+<p>Mais son embarras laissait voir qu'il ne croyait guère à
+cette excuse et qu'il commençait à soupçonner son parent
+de trembler de se compromettre, averti, terrifié sans
+doute par quelque bonne âme. Cela l'indignait d'ailleurs,
+obligeant et fort brave. Il finit par sourire, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez, il y a peut-être un moyen de forcer les
+portes... Si vous pouvez disposer de votre après-midi,
+nous allons déjeuner ensemble, puis nous reviendrons
+visiter le Musée des Antiques; et je finirai bien par rejoindre
+mon cousin, sans compter l'heureuse chance que
+nous avons de rencontrer le pape lui-même, s'il descend
+aux jardins.</p>
+
+<p>Pierre, d'abord, à l'annonce de l'audience encore reculée,
+avait éprouvé le plus vif désappointement. Aussi,
+libre de sa journée entière, accepta-t-il très volontiers
+l'offre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes trop aimable, et je ne crains que d'abuser...
+Merci mille fois.</p>
+
+<p>Ils déjeunèrent en face de Saint-Pierre même, dans
+un petit restaurant du Borgo, dont les pèlerins faisaient
+l'ordinaire clientèle. On y mangeait fort mal, du reste.
+Puis, vers deux heures, ils firent le tour de la basilique,
+par la place de la Sacristie et par la place Sainte-Marthe,
+pour gagner, derrière, l'entrée du Musée. C'était un
+quartier clair, désert et brûlant, où le jeune prêtre retrouva,
+décuplée, la sensation de majesté nue et fauve,
+comme cuite au soleil, qu'il avait eue en regardant la
+cour Saint-Damase. Mais surtout, quand il contourna
+l'abside géante du colosse, il en comprit davantage l'énormité,<a name="page_234" id="page_234"></a>
+toute une floraison d'architectures mises en tas,
+que bordent les espaces vides du pavé, où verdit une herbe
+fine. Il n'y avait là, dans cette immensité muette, que
+deux enfants, qui jouaient à l'ombre d'un mur. L'ancienne
+Monnaie des papes, la Zecca, devenue italienne
+et gardée par des soldats du roi, se trouve à gauche du
+passage conduisant au Musée; tandis qu'en face, à droite,
+s'ouvre une porte d'honneur du Vatican, où veille un
+poste de la garde suisse; et c'est par cette porte que
+passent les voitures à deux chevaux, qui, selon l'étiquette,
+amènent dans la cour Saint-Damase les visiteurs du cardinal
+secrétaire et de Sa Sainteté.</p>
+
+<p>Ils suivirent le long passage, la rue qui monte entre
+une aile du palais et le mur des jardins pontificaux. Et
+ils arrivèrent enfin au Musée des Antiques. Ah! ce Musée
+immense, composé de salles sans fin, ce Musée qui en
+contient trois, le très ancien Musée Pio-Clementino, le
+Musée Chiaramonti et le Braccio-Nuovo, tout un monde
+retrouvé dans la terre, exhumé, glorifié sous le plein
+jour! Pendant plus de deux heures, le jeune prêtre le
+parcourut, passa d'une salle à une autre, dans l'éblouissement
+des chefs-d'&oelig;uvre, dans l'étourdissement de tant
+de génie et de tant de beauté. Ce n'étaient pas seulement
+les morceaux célèbres qui l'étonnaient, le Laocoon et
+l'Apollon des cabinets du Belvédère, ni le Méléagre, ni
+même le torse d'Hercule. Il était pris plus encore par
+l'ensemble, par la quantité innombrable des Vénus, des
+Bacchus, des empereurs et des impératrices déifiés, par
+toute cette poussée superbe de belles chairs, de chairs
+augustes, célébrant l'immortalité de la vie. Trois jours
+auparavant, il avait visité le Musée du Capitole, où il
+avait admiré la Vénus, le Gaulois mourant, les merveilleux
+Centaures de marbre noir, la collection extraordinaire
+des bustes. Mais, ici, il retrouvait cette admiration
+décuplée jusqu'à la stupeur, par la richesse inépuisable
+des salles. Et, plus curieux peut-être de vie que d'art,<a name="page_235" id="page_235"></a>
+il s'oublia de nouveau devant les bustes, où ressuscite
+si réelle la Rome historique, qui fut incapable certainement
+de l'idéale beauté de la Grèce, mais qui enfanta
+de la vie. Ils sont tous là, les empereurs, les philosophes,
+les savants, les poètes, ils revivent tous, avec
+une prodigieuse intensité, tels qu'ils étaient, étudiés et
+rendus scrupuleusement par l'artiste, dans leurs déformations,
+leurs tares, les moindres particularités de leurs
+traits; et, de ce souci extrême de vérité, jaillit le caractère,
+une évocation d'une puissance incomparable. Rien
+n'est plus haut en somme, ce sont les hommes eux-mêmes
+qui renaissent, qui refont l'histoire, cette histoire
+fausse dont l'enseignement suffit à faire exécrer l'antiquité
+par les générations d'élèves. Dès lors, comme on
+comprend, comme on sympathise! Et c'était ainsi que
+les moindres fragments de marbre, les statues tronquées,
+les bas-reliefs en morceaux, un seul membre même,
+bras divin de nymphe ou cuisse nerveuse de satyre,
+évoquaient le resplendissement d'une civilisation de
+lumière, de grandeur et de force.</p>
+
+<p>Narcisse ramena Pierre dans la galerie des Candélabres,
+longue de cent mètres, et où se trouvent de fort
+beaux morceaux de sculpture.</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez, mon cher abbé, il n'est guère que quatre
+heures, et nous allons nous asseoir un instant ici, car il
+arrive, m'a-t-on dit, que le Saint-Père y passe parfois
+pour descendre aux jardins... Ce serait une vraie chance,
+si vous pouviez le voir, lui parler peut-être, qui sait?...
+En tout cas, ça vous reposera, vous devez avoir les jambes
+rompues.</p>
+
+<p>Il était connu de tous les gardiens, sa parenté avec monsignor
+Gamba del Zoppo lui ouvrait toutes les portes du
+Vatican, où il aimait venir passer ainsi des journées
+entières. Deux chaises étaient là, ils s'installèrent, et il
+se remit à parler d'art, immédiatement.</p>
+
+<p>Cette Rome, quelle étonnante destinée, quelle royauté<a name="page_236" id="page_236"></a>
+souveraine et d'emprunt que la sienne! Il semble qu'elle
+soit un centre où le monde entier converge et aboutit,
+mais où rien ne pousse du sol même, frappé de stérilité
+dès le début. Il faut y acclimater les arts, y transplanter
+le génie des peuples voisins, qui, dès lors,
+y fleurit magnifiquement. Sous les empereurs, lorsqu'elle
+est la reine de la terre, c'est de la Grèce que
+lui vient la beauté de ses monuments et de ses sculptures.
+Plus tard, quand le christianisme naît, il reste chez elle
+tout imprégné du paganisme; et c'est ailleurs, dans un
+autre terrain, qu'il produit l'art gothique, l'art chrétien
+par excellence. Plus tard encore, à la Renaissance, c'est
+bien à Rome que resplendit le siècle de Jules II et de
+Léon X; mais ce sont les artistes de la Toscane et de l'Ombrie
+qui préparent le mouvement, qui lui en apportent la
+prodigieuse envolée. Pour la seconde fois, l'art lui vient
+du dehors, lui donne la royauté du monde, en prenant
+chez elle une ampleur triomphale. Alors, c'est le réveil
+extraordinaire de l'antiquité, c'est Apollon et c'est Vénus
+ressuscités, adorés par les papes eux-mêmes, qui, dès
+Nicolas V, rêvent d'égaler la Rome papale à la Rome impériale.
+Après les précurseurs, si sincères, si tendres et si
+forts, Fra Angelico, le Pérugin, Botticelli et tant d'autres,
+apparaissent les deux souverainetés, Michel-Ange et Raphaël,
+le surhumain et le divin; puis, la chute est brusque,
+il faut attendre cent cinquante ans pour arriver au Caravage,
+à tout ce que la science de la peinture a pu conquérir,
+en l'absence du génie, la couleur et le modelé puissants.
+Ensuite, la déchéance continue jusqu'au Bernin,
+qui est le transformateur, le véritable créateur de la
+Rome des papes actuels, le jeune prodige enfantant dès
+sa dix-huitième année toute une lignée de filles de
+marbre colossales, l'architecte universel dont l'effrayante
+activité a terminé la façade de Saint-Pierre, bâti la
+colonnade, décoré l'intérieur de la basilique, élevé des
+fontaines, des églises, des palais sans nombre. Et c'était<a name="page_237" id="page_237"></a>
+la fin de tout, car, depuis, Rome est sortie peu à peu de
+la vie, s'est éliminée davantage chaque jour du monde
+moderne, comme si, elle qui a toujours vécu des autres
+cités, se mourait de ne pouvoir plus leur rien prendre,
+pour s'en faire encore de la gloire.</p>
+
+<p>&mdash;Le Bernin, ah! le délicieux Bernin, continua à
+demi-voix Narcisse, de son air pâmé. Il est puissant et
+exquis, une verve toujours prête, une ingéniosité sans
+cesse en éveil, une fécondité pleine de grâce et de magnificence!...
+Leur Bramante, leur Bramante! avec son chef-d'&oelig;uvre,
+sa correcte et froide Chancellerie, eh bien!
+disons qu'il a été le Michel-Ange et le Raphaël de l'architecture,
+et n'en parlons plus!... Mais le Bernin, le
+Bernin exquis, dont le prétendu mauvais goût est fait de
+plus de délicatesse, de plus de raffinement, que les autres
+n'ont mis de génie dans la perfection et l'énormité! L'âme
+du Bernin, variée et profonde, où tout notre âge devrait se
+retrouver, d'un maniérisme si triomphal, d'une recherche
+de l'artificiel si troublante, si dégagée des bassesses de la
+réalité!... Allez donc voir, à la Villa Borghèse, le groupe
+d'Apollon et Daphné, qu'il fit à dix-huit ans, et surtout
+allez voir sa Sainte Thérèse en extase, à Sainte-Marie de
+la Victoire. Ah! cette Sainte Thérèse! le ciel ouvert, le
+frisson que la jouissance divine peut mettre dans le corps
+de la femme, la volupté de la foi poussée jusqu'au
+spasme, la créature perdant le souffle, mourant de plaisir
+aux bras de son Dieu!... J'ai passé devant elle des heures
+et des heures, sans jamais épuiser l'infini précieux et
+dévorant du symbole.</p>
+
+<p>Sa voix mourut, et Pierre, qui ne s'étonnait plus de sa
+haine sourde, inconsciente, contre la santé, la simplicité
+et la force, l'écoutait à peine, était lui-même tout à l'idée
+dont il se sentait de plus en plus envahi: la Rome païenne
+ressuscitant dans la Rome chrétienne, faisant d'elle la
+Rome catholique, le nouveau centre politique, hiérarchisé
+et dominateur du gouvernement des peuples. Avait-elle<a name="page_238" id="page_238"></a>
+même jamais été chrétienne, en dehors de l'âge primitif
+des Catacombes? C'était, en lui, un prolongement,
+une affirmation de plus en plus évidente des pensées qu'il
+avait eues au Palatin, à la voie Appienne, puis à Saint-Pierre.
+Et, le matin même, dans la chapelle Sixtine et
+dans la chambre de la Signature, au milieu de l'étourdissement
+où le jetait l'admiration, il avait bien compris la
+preuve nouvelle que le génie apportait. Sans doute, chez
+Michel-Ange et chez Raphaël, le paganisme ne reparaissait
+que transformé par l'esprit chrétien. Mais est-ce qu'il
+n'était pas à la base même? est-ce que les nudités géantes
+de l'un ne venaient pas du terrible ciel de Jéhova, vu à
+travers l'Olympe? est-ce que les idéales figures de l'autre
+ne montraient pas, sous le voile chaste de la Vierge, les
+chairs divines et désirables de Vénus? Maintenant,
+Pierre en avait la conscience, il entrait dans son accablement
+un peu de gêne, car ces beaux corps prodigués, ces
+nudités glorifiant l'ardente passion de la vie, allaient
+contre le rêve qu'il avait fait dans son livre, le christianisme
+rajeuni donnant la paix au monde, le retour à la
+simplicité, à la pureté des premiers temps.</p>
+
+<p>Tout d'un coup, il fut surpris d'entendre Narcisse qui,
+sans qu'il pût savoir par quelle transition, s'était mis à le
+renseigner sur l'existence quotidienne de Léon XIII.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon cher abbé, à quatre-vingt-quatre ans, une
+activité de jeune homme, une vie de volonté et de travail,
+comme ni vous ni moi ne voudrions la vivre!... Dès
+six heures, il est debout, dit sa messe dans sa chapelle
+particulière, déjeune d'un peu de lait. Puis, de huit heures
+à midi, c'est un défilé ininterrompu de cardinaux, de
+prélats, toutes les affaires des congrégations qui lui
+passent sous les yeux, et je vous réponds qu'il n'en est
+pas de plus nombreuses ni de plus compliquées. A midi,
+le plus souvent, ont lieu les audiences publiques et collectives.
+A deux heures, il dîne. Vient alors la sieste, qu'il
+a bien gagnée, ou la promenade dans les jardins, jusqu'à<a name="page_239" id="page_239"></a>
+six heures. Les audiences particulières, parfois, le tiennent
+ensuite pendant une heure ou deux. Il soupe à neuf heures,
+et il mange à peine, vit de rien, toujours seul à sa petite
+table... Hein! que pensez-vous de l'étiquette qui l'oblige
+à cette solitude? Un homme qui, depuis dix-huit ans, n'a
+pas eu un convive, éternellement à l'écart dans sa grandeur!...
+Et, à dix heures, après avoir dit le Rosaire
+avec ses familiers, il s'enferme dans sa chambre. Mais,
+s'il se couche, il dort peu, il est pris de fréquentes
+insomnies, se relève, appelle un secrétaire, pour lui
+dicter des notes, des lettres. Lorsqu'une affaire intéressante
+l'occupe, il s'y donne tout entier, y songe sans
+cesse. C'est là sa vie, sa santé même: une intelligence
+continuellement en éveil, en travail, une force et une
+autorité qui ont le besoin de se dépenser... Vous n'ignorez
+pas, d'ailleurs, qu'il a longtemps cultivé avec tendresse
+la poésie latine. On dit aussi qu'il a eu la passion
+du journalisme, dans ses heures de lutte, au point d'inspirer
+les articles des journaux qu'il subventionnait, et
+même, assure-t-on, d'en dicter certains, lorsque ses idées
+les plus chères étaient en jeu.</p>
+
+<p>Il y eut un silence. A chaque instant, dans cette immense
+galerie des Candélabres, déserte et solennelle, au
+milieu des marbres immobiles, d'une blancheur d'apparition,
+Narcisse allongeait la tête, pour voir si le petit
+cortège du pape n'allait pas déboucher de la galerie des
+Tapisseries, puis défiler devant eux, en se rendant aux
+jardins.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez, reprit-il, qu'on le descend sur une
+chaise basse, assez étroite pour qu'elle puisse passer par
+toutes les portes. Et quel voyage! près de deux kilomètres,
+au travers des loges, des chambres de Raphaël,
+des galeries de peinture et de sculpture, sans compter les
+escaliers nombreux, toute une promenade interminable,
+avant qu'on le dépose, en bas, dans une allée où une
+calèche à deux chevaux l'attend... Le temps est très<a name="page_240" id="page_240"></a>
+beau, ce soir. Il va sûrement venir. Ayons quelque patience.</p>
+
+<p>Et, pendant que Narcisse donnait ces détails, Pierre,
+également dans l'attente, voyait revivre devant lui toute
+l'extraordinaire Histoire. C'étaient d'abord les papes
+mondains et fastueux de la Renaissance, ceux qui avaient
+ressuscité passionnément l'antiquité, rêvant de draper
+le Saint-Siège dans la pourpre de l'Empire: Paul II,
+le Vénitien magnifique, qui avait bâti le palais de
+Venise, Sixte IV, à qui l'on doit la chapelle Sixtine,
+et Jules II, et Léon X, qui firent de Rome une ville de
+pompe théâtrale, de fêtes prodigieuses, des tournois, des
+ballets, des chasses, des mascarades et des festins. La
+papauté venait de retrouver l'Olympe sous la terre, dans
+la poussière des ruines; et, comme grisée par ce flot de
+vie qui remontait du vieux sol, elle créait les musées,
+en refaisait les temples superbes du paganisme, rendus
+au culte de l'admiration universelle. Jamais l'Église
+n'avait traversé un tel péril de mort, car, si le Christ
+continuait d'être honoré à Saint-Pierre, Jupiter et tous
+les dieux, toutes les déesses de marbre, aux belles
+chairs triomphantes, trônaient dans les salles du Vatican.
+Puis, une autre vision passait, celle des papes modernes
+avant l'occupation italienne, Pie IX libre encore et
+sortant souvent dans sa bonne ville de Rome. Le grand
+carrosse rouge et or était traîné par six chevaux, entouré
+par la garde suisse, suivi par un peloton de gardes-nobles.
+Mais, parfois, au Corso, le pape quittait le carrosse,
+poursuivait sa promenade à pied; et, alors, un
+garde à cheval galopait en avant, avertissait, faisait
+tout arrêter. Aussitôt, les voitures se rangeaient, les
+hommes en descendaient, pour s'agenouiller sur le pavé,
+tandis que les femmes, simplement debout, inclinaient
+la tête dévotement, à l'approche du Saint-Père, qui,
+d'un pas ralenti, allait ainsi avec sa cour jusqu'à la
+place du Peuple, souriant et bénissant. Et, maintenant,<a name="page_241" id="page_241"></a>
+venait Léon XIII, prisonnier volontaire, enfermé dans le
+Vatican depuis dix-huit années, ayant pris une majesté
+plus haute, une sorte de mystère sacré et redoutable,
+derrière les épaisses murailles silencieuses, au fond de
+cet inconnu où s'écoulait la vie discrète de chacune de
+ses journées.</p>
+
+<p>Ah! ce pape qu'on ne rencontre plus, qu'on ne voit
+plus, ce pape caché au commun des hommes, tel qu'une
+de ces divinités terribles dont les prêtres seuls osent
+regarder la face! Et il s'est emprisonné dans ce Vatican
+somptueux que ses ancêtres de la Renaissance avaient
+bâti et orné pour des fêtes géantes; et il vit là, loin des
+foules, en prison, avec les beaux hommes et les belles
+femmes de Michel-Ange et de Raphaël, avec les dieux et
+les déesses de marbre, l'Olympe éclatant, célébrant
+autour de lui la religion de la lumière et de la vie. Toute
+la papauté baigne là, avec lui, dans le paganisme.
+Quel spectacle, lorsque ce vieillard frêle, d'une blancheur
+pure, suit ces galeries du Musée des Antiques,
+pour se rendre aux jardins! A droite, à gauche, les
+statues le regardent passer, de toute leur chair nue; et
+c'est Jupiter, et c'est Apollon, et c'est Vénus, la dominatrice,
+et c'est Pan, l'universel dieu dont le rire sonne les
+joies de la terre. Des Néréides se baignent dans le flot
+transparent. Des Bacchantes roulent parmi les herbes
+chaudes, sans voile. Des Centaures galopent, emportant
+sur leurs reins fumants de belles filles pâmées. Ariane
+est surprise par Bacchus, Ganymède caresse l'aigle,
+Adonis incendie les couples de sa flamme. Et le blanc
+vieillard va toujours, balancé sur sa chaise basse, parmi
+ce triomphe de la chair, cette nudité étalée, glorifiée,
+qui clame la toute-puissance de la nature, l'éternelle
+matière. Depuis qu'ils l'ont retrouvée, exhumée, honorée,
+elle règne là de nouveau, impérissable; et, vainement,
+ils ont mis des feuilles de vigne aux statues,
+de même qu'ils ont vêtu les grandes figures de Michel-Ange:<a name="page_242" id="page_242"></a>
+le sexe flamboie, la vie déborde, la semence circule
+à torrents dans les veines du monde. Près de là,
+dans la Bibliothèque Vaticane, d'une incomparable
+richesse, où dort toute la science humaine, ce serait un
+danger plus terrible encore, une explosion qui emporterait
+le Vatican et même Saint-Pierre, si, un jour, les
+livres se réveillaient à leur tour, parlaient haut, comme
+parlaient la beauté des Vénus et la virilité des Apollons.
+Mais le blanc vieillard, si diaphane, semble ne pas
+entendre, ne pas voir, et les têtes colossales de Jupiter,
+et les torses d'Hercule, et les Antinoüs aux hanches équivoques,
+continuent à le regarder passer.</p>
+
+<p>Impatient, Narcisse se décida à questionner un gardien,
+qui lui assura que Sa Sainteté était descendue déjà. Le
+plus souvent, en effet, pour raccourcir, on passait par
+une petite galerie couverte, qui débouchait devant la
+Monnaie.</p>
+
+<p>&mdash;Descendons aussi, voulez-vous? demanda-t-il à
+Pierre. Je vais tâcher de vous faire visiter les jardins.</p>
+
+<p>En bas, dans le vestibule, dont une porte ouvrait sur
+une large allée, il se remit à causer avec un autre gardien,
+un ancien soldat pontifical, qu'il connaissait particulièrement.
+Tout de suite, celui-ci le laissa passer avec
+son compagnon; mais il ne put lui affirmer que monsignor
+Gamba del Zoppo, ce jour-là, accompagnait Sa Sainteté.</p>
+
+<p>&mdash;N'importe, reprit Narcisse, quand ils se trouvèrent
+tous les deux seuls dans l'allée, je ne désespère pas
+encore d'une heureuse rencontre... Et vous voyez, voici
+les fameux jardins du Vatican.</p>
+
+<p>Ils sont très vastes, le pape peut y faire quatre kilomètres,
+par les allées du bois, puis en passant par la vigne
+et par le potager. Ces jardins occupent le plateau de la
+colline Vaticane, que l'antique mur de Léon IV entoure
+encore de toute part, ce qui les isole des vallons voisins,
+comme au sommet d'une enceinte de forteresse. Autrefois,
+le mur allait jusqu'au Château Saint-Ange; et c'était là<a name="page_243" id="page_243"></a>
+ce qu'on nommait la cité Léonine. Rien ne les domine,
+aucun regard curieux ne saurait y descendre, si ce n'est
+du dôme de Saint-Pierre, dont l'énormité seule y jette
+son ombre, par les brûlants jours d'été. Ils sont, d'ailleurs,
+tout un monde, un ensemble varié et complet, que
+chaque pape s'est plu à embellir: un grand parterre aux
+gazons géométriques, planté de deux beaux palmiers,
+orné de citronniers et d'orangers en pots; un jardin plus
+libre, plus ombreux, où, parmi des charmilles profondes,
+se trouvent l'Aquilone, la fontaine de Jean Vesanzio, et
+l'ancien Casino de Pie IV; les bois ensuite, aux chênes
+verts superbes, des futaies de platanes, d'acacias et de
+pins, que coupent de larges allées, d'une douceur
+charmante pour les lentes promenades; et, enfin, en
+tournant à gauche, après d'autres bouquets d'arbres, le
+potager, la vigne, un plant de vigne très soigné.</p>
+
+<p>Tout en marchant, au travers du bois, Narcisse donnait
+à Pierre des détails sur la vie du Saint-Père, dans ces
+jardins. Lorsque le temps le permet, il s'y promène tous
+les deux jours. Jadis, dès le mois de mai, les papes
+quittaient le Vatican pour le Quirinal, plus frais et plus
+sain; et ils allaient passer les grandes chaleurs à Castel-Gandolfo,
+au bord du lac d'Albano. Aujourd'hui, le Saint-Père
+n'a plus, pour résidence d'été, qu'une tour de
+l'ancienne enceinte de Léon IV, à peu près intacte. Il y
+vient vivre les journées les plus chaudes. Il a même fait
+construire, à côté, une sorte de pavillon, pour y loger sa
+suite, de façon à s'y installer à demeure. Et Narcisse, en
+familier, entra librement, put obtenir que Pierre jetât un
+coup d'&oelig;il dans l'unique pièce, occupée par Sa Sainteté,
+une vaste pièce ronde, au plafond demi-sphérique, où le
+ciel est peint avec les figures symboliques des constellations,
+dont une, le Lion, a pour yeux deux étoiles,
+qu'un système d'éclairage fait étinceler la nuit. Les murs
+sont d'une telle épaisseur, qu'en murant une des fenêtres,
+on a pu ménager dans l'embrasure une sorte de chambre,<a name="page_244" id="page_244"></a>
+où se trouve un lit de repos. Du reste, le mobilier ne se
+compose que d'une grande table de travail, une plus
+petite, volante, pour manger, un large et royal fauteuil,
+entièrement doré, un des cadeaux du jubilé épiscopal. Et
+l'on rêve aux journées de solitude, d'absolu silence, dans
+cette salle basse de donjon, fraîche comme un sépulcre,
+lorsque les lourds soleils de juillet et d'août brûlent au
+loin Rome anéantie.</p>
+
+<p>Puis, c'étaient des détails encore. Un observatoire astronomique
+a été installé dans une autre tour, qu'on aperçoit,
+parmi les verdures, surmontée d'une petite coupole
+blanche. Il y a aussi, sous des arbres, un chalet suisse,
+où Léon XIII aime à se reposer. Il va parfois à pied
+jusqu'au potager, il s'intéresse surtout à la vigne, qu'il
+visite, pour voir si le raisin mûrit, si la récolte sera belle.
+Mais ce qui étonna le plus le jeune prêtre, ce fut
+d'apprendre que le Saint-Père était un déterminé
+chasseur, lorsque l'âge ne l'avait point encore affaibli. Il
+chassait au «roccolo», passionnément. A la lisière d'un
+taillis, des filets à larges mailles sont tendus, le long
+d'une allée, qu'ils bordent ainsi et ferment des deux
+côtés. Au milieu, sur le sol, on pose les cages des appeaux,
+dont le chant ne tarde pas à attirer les oiseaux du
+voisinage, les rouges-gorges, les fauvettes, les rossignols,
+des becfigues de toute espèce. Et, quand une bande était
+là, nombreuse, Léon XIII, assis à l'écart, guettant, tapait
+dans ses mains, effarait brusquement les oiseaux, qui
+s'envolaient et se prenaient par les ailes dans les grandes
+mailles des filets. Il n'y avait plus qu'à les ramasser, puis
+à les étouffer, d'un léger coup de pouce. Les becfigues
+rôtis sont un délicieux régal.</p>
+
+<p>Comme il revenait par le bois, Pierre eut une autre
+surprise. Il tomba sur une Grotte de Lourdes, imitée en
+petit, reproduite à l'aide de rochers et de blocs de ciment.
+Et son émotion fut telle, qu'il ne put la cacher à son compagnon.<a name="page_245" id="page_245"></a></p>
+
+<p>&mdash;C'est donc vrai?... On me l'avait dit, mais je m'imaginais
+le Saint-Père plus intellectuel, dégagé de ces superstitions
+basses.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! répondit Narcisse, je crois que la Grotte date
+de Pie IX, qui avait une particulière reconnaissance à
+Notre-Dame de Lourdes. En tout cas, ce doit être un
+cadeau, et Léon XIII la fait entretenir, simplement.</p>
+
+<p>Pendant quelques minutes, Pierre resta immobile, silencieux,
+devant cette reproduction, ce joujou enfantin
+de la foi. Des visiteurs, par zèle dévot, avaient laissé leurs
+cartes de visite, piquées dans les gerçures du ciment. Et
+ce fut pour lui une très grande tristesse, il se remit à
+suivre son compagnon, la tête basse, perdu dans une
+rêverie désolée sur l'imbécile misère du monde. Puis, à
+la sortie du bois, de nouveau en face du parterre, il leva
+les yeux.</p>
+
+<p>Grand Dieu! que cette fin d'un beau jour était exquise
+pourtant, et quel charme victorieux montait de la terre,
+dans cette partie adorable des jardins! Plus que sous les
+ombrages alanguis du bois, plus même que parmi les
+vignes fécondes, il sentait là toute la force de la puissante
+nature, au milieu de ce parterre nu, désert, noble et
+brûlant. C'étaient à peine, au-dessus des gazons maigres,
+ornant avec symétrie les compartiments géométriques que
+les allées découpaient, quelques arbustes bas, des roseaux
+nains, des aloès, de rares touffes de fleurs à demi
+séchées; et, dans le goût baroque d'autrefois, des buissons
+verts dessinaient encore les armes de Pie IX. Troublant
+seul le chaud silence, on n'entendait que le petit
+bruit cristallin du jet d'eau central, une pluie de gouttes
+qui retombaient perpétuellement d'une vasque. Rome
+entière avec son ciel ardent, sa grâce souveraine, sa
+volupté conquérante, semblait animer de son âme cette
+décoration carrée, vaste mosaïque de verdure, dont le
+demi-abandon, le délabrement roussi prenaient une mélancolique
+fierté, dans le frisson très ancien d'une passion<a name="page_246" id="page_246"></a>
+de flamme qui ne pouvait mourir. Des vases antiques,
+des statues antiques, d'une nudité blanche sous le soleil
+couchant, bordaient le parterre. Et, dominant l'odeur des
+eucalyptus et des pins, plus forte aussi que l'odeur des
+oranges mûrissantes, une odeur s'élevait, celle des grands
+buis amers, si chargée de vie âpre, qu'elle troublait au
+passage, comme l'odeur même de la virilité de ce vieux
+sol, saturé de poussières humaines.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien extraordinaire que nous n'ayons pas rencontré
+Sa Sainteté, disait Narcisse. Sans doute, la voiture
+aura pris par l'autre allée du bois, tandis que nous nous
+arrêtions à la tour de Léon IV.</p>
+
+<p>Il en était revenu à son cousin, monsignor Gamba del
+Zoppo, il expliquait que la fonction de «Copiere»,
+d'échanson du pape, que celui-ci aurait dû remplir, comme
+un des quatre camériers secrets participants, n'était plus
+qu'une charge purement honorifique, surtout depuis que les
+dîners diplomatiques et les dîners de consécration épiscopale
+avaient lieu à la Secrétairerie d'État, chez le cardinal
+secrétaire. Monsignor Gamba del Zoppo, dont la
+nullité poltronne était légendaire, ne semblait avoir d'autre
+rôle que de récréer Léon XIII, qui l'aimait beaucoup,
+pour ses flatteries continuelles et pour les anecdotes qu'il
+en tirait sur tous les mondes, le noir et le blanc. Ce gros
+homme aimable, obligeant même, tant que son intérêt
+n'entrait pas en jeu, était une véritable gazette vivante, au
+courant de tout, ne dédaignant pas les commérages des
+cuisines; de sorte qu'il s'acheminait tranquillement vers
+le cardinalat, certain d'avoir le chapeau, sans se donner
+d'autre peine que d'apporter les nouvelles, aux heures
+douces de la promenade. Et Dieu savait s'il trouvait sans
+cesse d'amples moissons à faire, dans ce Vatican fermé où
+s'agite un tel pullulement de prélats de toutes sortes,
+dans cette famille pontificale, sans femmes, composée de
+vieux garçons portant la robe, que travaillent sourdement
+des ambitions démesurées, des luttes sourdes et abominables,<a name="page_247" id="page_247"></a>
+des haines féroces qui, dit-on, vont encore parfois
+jusqu'au bon vieux poison des anciens temps!</p>
+
+<p>Brusquement, Narcisse s'arrêta.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez! je savais bien... Voici le Saint-Père... Mais
+nous n'avons pas de chance. Il ne nous verra même pas,
+il va remonter en voiture.</p>
+
+<p>En effet, la calèche venait de s'avancer jusqu'à la lisière
+du bois, et un petit cortège, qui débouchait d'une allée
+étroite, se dirigeait vers elle.</p>
+
+<p>Pierre avait reçu au c&oelig;ur un grand coup. Immobilisé
+avec son compagnon, caché à demi derrière le haut vase
+d'un citronnier, il ne put voir que de loin le blanc
+vieillard, si frêle dans les plis flottants de sa soutane
+blanche, marchant très lentement, d'un petit pas qui semblait
+glisser sur le sable. A peine put-il distinguer la
+maigre figure de vieil ivoire diaphane, accentuée par le
+grand nez, au-dessus de la bouche mince. Mais les yeux
+très noirs luisaient d'un sourire, curieusement, tandis que
+l'oreille se penchait à droite, vers monsignor Gamba del
+Zoppo, en train sans doute de terminer une histoire, gras
+et court, fleuri et digne. De l'autre côté, à gauche, marchait
+un garde-noble; et deux autres prélats suivaient.</p>
+
+<p>Ce ne fut qu'une apparition familière, déjà Léon XIII
+montait dans la calèche fermée. Et Pierre, au milieu de
+ce grand jardin, brûlant et odorant, retrouvait l'émoi singulier
+qu'il avait ressenti, dans la galerie des Candélabres,
+quand il avait évoqué le passage du pape au travers
+des Apollons et des Vénus, étalant leur nudité triomphale.
+Là, ce n'était que l'art païen qui célébrait l'éternité de
+la vie, les forces superbes et toutes-puissantes de la nature.
+Et voilà qu'ici il le voyait baigner dans la nature
+elle-même, dans la plus belle, la plus voluptueuse, la plus
+passionnée. Ah! ce pape, ce blanc vieillard promenant son
+Dieu de douleur, d'humilité et de renoncement, par les
+allées de ces jardins d'amour, aux soirs alanguis des ardentes
+journées de l'été, sous la caresse des odeurs, les<a name="page_248" id="page_248"></a>
+pins et les eucalyptus, les oranges mûres, les grands buis
+amers! Pan tout entier l'y enveloppait des effluves souverains
+de sa virilité. Comme il faisait bon de vivre là,
+parmi cette magnificence du ciel et de la terre, et d'y
+aimer la beauté de la femme, et de s'y réjouir dans la
+fécondité universelle! Brusquement éclatait cette vérité
+décisive que, de ce pays de lumière et de joie, n'avait pu
+pousser qu'une religion temporelle de conquête, de domination
+politique, et non la religion mystique et souffrante
+du Nord, une religion d'âme.</p>
+
+<p>Mais Narcisse emmenait le jeune prêtre, en lui contant
+encore des histoires, la bonhomie parfois de Léon XIII, qui
+s'arrêtait pour causer avec les jardiniers, les questionnait
+sur la santé des arbres, sur la vente des oranges, et
+aussi la passion qu'il avait eue pour deux gazelles, envoyées
+en cadeau d'Afrique, de jolies bêtes fines qu'il
+aimait à caresser, et dont il avait pleuré la mort. D'ailleurs,
+Pierre n'écoutait plus; et, quand ils se retrouvèrent
+tous deux sur la place Saint-Pierre, il se retourna, il
+regarda une fois encore le Vatican.</p>
+
+<p>Ses yeux étaient tombés sur la porte de bronze, et il se
+rappela que, le matin, il s'était demandé ce qu'il y avait
+derrière ces panneaux de métal, garnis de gros clous à
+tête carrée. Et il n'osait se répondre encore, il n'osait
+décider si les peuples nouveaux, avides de fraternité et de
+justice, y trouveraient la religion attendue par les démocraties
+de demain; car il n'emportait qu'une impression
+première. Mais combien cette impression était vive et quel
+commencement de désastre pour son rêve! Une porte de
+bronze, oui! dure et inexpugnable, murant le Vatican sous
+ses lames antiques, le séparant du reste de la terre, si solidement,
+que rien n'y était plus entré depuis trois siècles.
+Derrière, il venait de voir renaître les anciens siècles,
+jusqu'au seizième, immuables. Les temps s'y étaient comme
+arrêtés, à jamais. Rien n'y bougeait plus, les costumes eux-mêmes
+des gardes suisses, des gardes-nobles, des prélats,<a name="page_249" id="page_249"></a>
+n'avaient pas changé; et l'on retrouvait là le monde d'il
+y a trois cents ans, avec son étiquette, ses vêtements,
+ses idées. Si, depuis vingt-cinq années, les papes, par une
+protestation hautaine, s'enfermaient volontairement dans
+leur palais, le séculaire emprisonnement dans le passé,
+dans la tradition, datait de bien plus loin et présentait un
+danger autrement grave. Tout le catholicisme avait fini
+par y être enfermé comme eux, s'obstinant à ses dogmes,
+ne vivant plus, immobile et debout, que grâce à la force
+de sa vaste organisation hiérarchique. Alors, était-ce
+donc que, malgré son apparente souplesse, le catholicisme
+ne pouvait céder sur rien, sous peine d'être emporté?
+Puis, quel monde terrible, tant d'orgueil, tant d'ambition,
+tant de haines et de luttes! Et quelle prison étrange,
+quels rapprochements sous les verrous, le Christ en compagnie
+de Jupiter Capitolin, toute l'antiquité païenne fraternisant
+avec les Apôtres, toutes les splendeurs de la
+Renaissance entourant le pasteur de l'Évangile, qui règne
+au nom des pauvres et des simples! Sur la place Saint-Pierre,
+le soleil déclinait, la douce volupté romaine
+tombait du ciel limpide, et le jeune prêtre restait éperdu,
+après ce beau jour, passé avec Michel-Ange, Raphaël, les
+Antiques et le Pape, dans le plus grand palais du monde.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, mon cher abbé, excusez-moi, conclut Narcisse.
+Je vous l'avoue maintenant, je soupçonne mon
+brave cousin de ne pas vouloir se compromettre dans votre
+affaire... Je le verrai encore, mais vous ferez bien de ne
+pas trop compter sur lui.</p>
+
+<p>Ce jour-là, il était près de six heures, lorsque Pierre
+revint au palais Boccanera. D'habitude, modestement, il
+passait par la ruelle et prenait la porte du petit escalier,
+dont il possédait une clef. Mais il avait reçu, le matin, une
+lettre du vicomte Philibert de la Choue, qu'il voulait communiquer
+à Benedetta; et il monta le grand escalier, il
+s'étonna de ne trouver personne dans l'antichambre.
+Les jours ordinaires, lorsque Giacomo devait sortir, Victorine<a name="page_250" id="page_250"></a>
+s'y installait, y travaillait à quelque ouvrage de
+couture, en toute bonhomie. Sa chaise était bien là, il vit
+même sur une table le linge qu'elle y avait laissé; mais
+elle s'en était allée sans doute, il se permit de pénétrer
+dans le premier salon. Il y faisait presque nuit déjà, le
+crépuscule s'y éteignait avec une douceur mourante, et
+le prêtre resta saisi, n'osa plus avancer, en entendant
+venir du salon voisin, le grand salon jaune, un bruit de
+voix éperdues, des froissements, des heurts, toute une
+lutte. C'étaient des supplications ardentes, puis des grondements
+dévorateurs. Et, brusquement, il n'hésita plus,
+il fut emporté comme malgré lui, par cette certitude que
+quelqu'un se défendait, dans cette pièce, et allait succomber.</p>
+
+<p>Quand il se précipita, ce fut une stupeur. Dario était là,
+fou, lâché en une sauvagerie de désir où reparaissait tout
+le sang effréné des Boccanera, dans son épuisement élégant
+de fin de race; et il tenait Benedetta aux épaules, il
+l'avait renversée sur un canapé, la violentant, la voulant,
+lui brûlant la face de ses paroles.</p>
+
+<p>&mdash;Pour l'amour de Dieu, chérie... Pour l'amour de
+Dieu, si tu ne souhaites pas que je meure et que tu
+meures... Puisque tu le dis toi-même, puisque c'est fini,
+que jamais ce mariage ne sera cassé, oh! ne soyons pas
+malheureux davantage, aime-moi comme tu m'aimes, et
+laisse-moi t'aimer, laisse-moi t'aimer!</p>
+
+<p>Mais, de ses deux bras tendus, pleurante, avec une face
+de tendresse et de souffrance indicibles, la contessina le
+repoussait, pleine elle aussi d'une énergie farouche, en
+répétant:</p>
+
+<p>&mdash;Non, non! je t'aime, je ne veux pas, je ne veux pas!</p>
+
+<p>A ce moment, dans son grondement désespéré, Dario
+eut la sensation que quelqu'un entrait. Il se releva violemment,
+regarda Pierre d'un air de démence hébétée,
+sans même le bien reconnaître. Puis, il passa les deux
+mains sur son visage, les joues ruisselantes, les yeux<a name="page_251" id="page_251"></a>
+sanglants; et il s'enfuit, en poussant un soupir, un han!
+terrible et douloureux, où son désir refoulé se débattait
+encore dans des larmes et dans du repentir.</p>
+
+<p>Benedetta était restée assise sur le canapé, soufflante,
+à bout de courage et de force. Mais, au mouvement que
+Pierre fit pour se retirer également, très embarrassé de
+son rôle, ne trouvant pas un mot, elle le supplia d'une
+voix qui se calmait.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, monsieur l'abbé, ne vous en allez pas...
+Je vous en prie, asseyez-vous, je désire causer avec vous
+un instant.</p>
+
+<p>Il crut pourtant devoir s'excuser de son entrée si
+brusque, il expliqua que la porte du premier salon était
+entr'ouverte et qu'il avait seulement aperçu, dans l'antichambre,
+le travail de Victorine, laissé sur une table.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est vrai! s'écria la contessina, Victorine
+devait y être, je venais de la voir. Je l'ai appelée, quand
+mon pauvre Dario s'est mis à perdre la tête... Pourquoi
+donc n'est-elle pas accourue?</p>
+
+<p>Puis, dans un mouvement d'expansion, se penchant à
+demi, la face encore brûlante de la lutte:</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez, monsieur l'abbé, je vais vous dire les
+choses, parce que je ne veux pas que vous emportiez une
+trop vilaine idée de mon pauvre Dario. Ça me ferait beaucoup
+de peine... Voyez-vous, c'est un peu de ma faute, ce
+qui vient d'arriver. Hier soir, il m'avait demandé un
+rendez-vous ici, pour que nous puissions causer tranquillement;
+et, comme je savais que ma tante n'y serait pas
+aujourd'hui, à cette heure, je lui ai donc dit de venir...
+C'était fort naturel, n'est-ce pas? de nous voir, de nous
+entendre, après le gros chagrin que nous avons eu, à la
+nouvelle que mon mariage ne sera sans doute jamais
+annulé. Nous souffrons trop, il faudrait prendre un parti...
+Et, alors, quand il a été là, nous nous sommes mis à
+pleurer, nous sommes restés longtemps aux bras l'un de
+l'autre, nous caressant, mêlant nos larmes. Je l'ai baisé<a name="page_252" id="page_252"></a>
+mille fois en lui répétant que je l'adorais, que j'étais
+désespérée de faire son malheur, que je mourrais sûrement
+de ma peine, à le voir si malheureux. Peut-être
+a-t-il pu se croire encouragé; et, d'ailleurs, il n'est pas
+un ange, je n'aurais pas dû le garder de la sorte, si longtemps
+sur mon c&oelig;ur... Vous comprenez, monsieur l'abbé,
+il a fini par être comme un fou et par vouloir la chose
+que, devant la Madone, j'ai juré de ne jamais accorder
+qu'à mon mari.</p>
+
+<p>Elle disait cela tranquillement, simplement, sans embarras
+aucun, de son air de belle fille raisonnable et pratique.
+Un faible sourire parut sur ses lèvres, quand elle
+continua.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je le connais bien, mon pauvre Dario, et ça ne
+m'empêche pas de l'aimer, au contraire. Il a l'air délicat,
+un peu maladif même; mais, au fond, c'est un passionné,
+un homme qui a besoin de plaisir. Oui! c'est le vieux
+sang qui bouillonne, j'en sais quelque chose, car j'ai eu
+des colères, étant petite, à rester par terre, et aujourd'hui
+encore, quand le grand souffle passe, il faut que je me
+batte contre moi-même, que je me torture, pour ne pas
+faire toutes les sottises du monde... Mon pauvre Dario! il
+sait si mal souffrir! Il est tel qu'un enfant dont les caprices
+doivent être contentés; mais, au fond pourtant, il a beaucoup
+de raison, il m'attend, parce qu'il se dit que le
+bonheur sérieux est avec moi, qui l'adore.</p>
+
+<p>Et Pierre vit alors se préciser pour lui cette figure du
+jeune prince, restée vague jusque-là. Tout en mourant
+d'amour pour sa cousine, il s'était toujours amusé. Un
+fond d'égoïsme parfait, mais un très aimable garçon
+quand même. Surtout une incapacité absolue de souffrir,
+une horreur de la souffrance, de la laideur et de la pauvreté,
+chez lui et chez les autres. De chair et d'âme
+pour la joie, l'éclat, l'apparence, la vie au clair soleil.
+Et fini, épuisé, n'ayant plus de force que pour cette vie
+d'oisif, ne sachant même plus penser et vouloir, à ce<a name="page_253" id="page_253"></a>
+point que l'idée de se rallier au régime nouveau ne lui
+était pas même venue. Avec ça, l'orgueil démesuré du
+Romain, la paresse mêlée d'une sagacité, d'un sens pratique
+du réel, toujours en éveil; et, dans le charme doux
+et finissant de sa race, dans son continuel besoin de
+femme, des coups de furieux désir, une sensualité fauve
+qui parfois se ruait.</p>
+
+<p>&mdash;Mon pauvre Dario, qu'il aille en voir une autre, je
+le lui permets, ajouta très bas Benedetta, avec son beau
+sourire. N'est-ce pas? il ne faut point demander l'impossible
+à un homme, et je ne veux pas qu'il en meure.</p>
+
+<p>Et, comme Pierre la regardait, dérangé dans son idée
+de la jalousie italienne, elle s'écria, toute brûlante de
+son adoration passionnée:</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, je ne suis pas jalouse de ça. C'est son
+plaisir, ça ne me fait pas de peine. Et je sais très bien
+qu'il me reviendra toujours, qu'il ne sera plus qu'à moi,
+à moi seule, quand je le voudrai, quand je le pourrai.</p>
+
+<p>Il y eut un silence, le salon s'emplissait d'ombre, l'or
+des grandes consoles s'éteignait, une mélancolie infinie
+tombait du haut plafond obscur et des vieilles tentures
+jaunes, couleur d'automne. Bientôt, par un hasard de
+l'éclairage, un tableau se détacha, au-dessus du canapé
+où la contessina était assise, le portrait de la jeune fille
+au turban, si belle, Cassia Boccanera, l'ancêtre, l'amoureuse
+et la justicière. De nouveau, la ressemblance frappa
+le prêtre, et il pensa tout haut, il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;La tentation est la plus forte, il vient toujours une
+minute où l'on succombe, et tout à l'heure, si je n'étais
+pas entré...</p>
+
+<p>Violemment, Benedetta l'interrompit.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, moi!... Ah! vous ne me connaissez pas. Je
+serais morte plutôt.</p>
+
+<p>Et, dans une exaltation dévote extraordinaire, toute
+soulevée d'amour, et comme si la foi superstitieuse eût
+embrasé en elle la passion jusqu'à l'extase:<a name="page_254" id="page_254"></a></p>
+
+<p>&mdash;J'ai juré à la Madone de donner ma virginité à
+l'homme que j'aimerai, seulement le jour où il sera mon
+mari, et ce serment, je l'ai tenu au prix de mon bonheur,
+je le tiendrai au prix de ma vie même... Oui, Dario et moi,
+nous mourrons s'il le faut, mais la sainte Vierge a ma
+parole, et les anges ne pleureront pas dans le ciel.</p>
+
+<p>Elle était là tout entière, d'une simplicité qui pouvait
+d'abord paraître compliquée, inexplicable. Sans doute
+elle cédait à cette singulière idée de noblesse humaine
+que le christianisme a mise dans le renoncement et la
+pureté, toute une protestation contre l'éternelle matière,
+les forces de la nature, la fécondité sans fin de la vie.
+Mais, en elle, il y avait plus encore, un prix d'amour
+inestimable donné à la virginité, un cadeau exquis, d'une
+joie divine, qu'elle voulait faire à l'amant élu, choisi par
+son c&oelig;ur, devenu le maître souverain de son corps, dès
+que Dieu les aurait unis. Pour elle, en dehors du prêtre,
+du mariage religieux, il n'y avait que péché mortel et
+abomination. Et, dès lors, on comprenait sa longue résistance
+à Prada, qu'elle n'aimait pas, sa résistance désespérée
+et si douloureuse à Dario, qu'elle adorait, mais à
+qui elle ne voulait s'abandonner qu'en légitime union.
+Et quelle torture, pour cette âme enflammée, que de
+résister à son amour! quel continuel combat du devoir,
+du serment fait à la Vierge, contre la passion, cette
+passion de sa race, qui, parfois, comme elle l'avouait,
+soufflait chez elle en tempête! Tout ignorante et indolente
+qu'elle fût, capable d'une éternelle fidélité de tendresse,
+elle exigeait d'ailleurs le sérieux, le matériel de
+l'amour. Aucune fille n'était moins qu'elle perdue dans
+le rêve.</p>
+
+<p>Pierre la regardait, sous le crépuscule mourant, et il
+lui semblait qu'il la voyait, qu'il la comprenait pour la
+première fois. Sa dualité s'accusait dans les lèvres un
+peu fortes et charnelles, les yeux immenses, noirs et
+sans fond, et dans le visage si calme, si raisonnable,<a name="page_255" id="page_255"></a>
+d'une délicatesse d'enfance. Avec cela, derrière ces yeux
+de flamme, sous cette peau d'une candeur filiale, on
+sentait la tension intérieure de la superstitieuse, de
+l'orgueilleuse et de la volontaire, la femme qui se gardait
+obstinément à son amour, ne man&oelig;uvrant que pour
+en jouir, toujours prête, dans sa raison avisée, à quelque
+folie de passion qui l'emporterait. Ah! comme il s'expliquait
+qu'on l'aimât! comme il sentait qu'une créature
+si adorable, avec sa belle sincérité, sa fougue à se
+réserver pour se donner mieux, devait emplir l'existence
+d'un homme! et qu'elle lui apparaissait bien la s&oelig;ur
+cadette de cette Cassia délicieuse et tragique, qui n'avait
+pas voulu vivre avec sa virginité désormais inutile, et qui
+s'était jetée au Tibre, en y entraînant son frère, Ercole,
+et le cadavre de Flavio, son amant!</p>
+
+<p>Dans un mouvement de bonne affection, Benedetta
+avait saisi les deux mains de Pierre.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur l'abbé, voici une quinzaine de jours que
+vous êtes ici, et je vous aime bien, parce que je sens en
+vous un ami. Si vous ne nous comprenez pas du premier
+coup, il ne faut pourtant pas trop mal nous juger. Je vous
+jure que, si peu savante que je sois, je tâche toujours
+d'agir le mieux possible.</p>
+
+<p>Il fut infiniment touché de sa bonne grâce, et il l'en
+remercia, en gardant un instant ses belles mains dans
+les siennes, car lui aussi se prenait pour elle d'une
+grande tendresse. Un rêve de nouveau l'emportait, être
+son éducateur, s'il en avait jamais le temps, ne pas repartir
+du moins sans avoir conquis cette âme aux idées de
+charité et de fraternité futures, qui étaient les siennes.
+N'était-elle pas l'Italie d'hier, cette créature admirable,
+indolente, ignorante, inoccupée, ne sachant que défendre
+son amour? L'Italie d'hier, si belle et si endormie, avec
+sa grâce finissante, charmeresse dans son ensommeillement,
+et qui gardait tant d'inconnu au fond de ses yeux
+noirs, brûlants de passion! Et quel rôle que de l'éveiller,<a name="page_256" id="page_256"></a>
+de l'instruire, de la conquérir pour la vérité, le peuple
+des souffrants et des pauvres, l'Italie rajeunie de demain,
+telle qu'il la rêvait! Même, dans le mariage désastreux
+avec le comte Prada, dans la rupture, il voulait voir
+une première tentative manquée, l'Italie moderne du
+Nord allant trop vite en besogne, trop brutale à aimer et
+à transformer la douce Rome attardée, grande encore
+et paresseuse. Mais ne pouvait-il reprendre la tâche,
+n'avait-il pas remarqué que son livre, après l'étonnement
+de la première lecture, était resté chez elle une
+préoccupation, un intérêt, au milieu du vide de ses journées,
+emplies de ses seuls chagrins? Quoi! s'intéresser
+aux autres, aux petits de ce monde, au bonheur des misérables!
+était-ce possible, y avait-il donc là un apaisement
+à sa propre misère? Et elle était émue déjà, et il se promettait
+de faire jaillir ses larmes, frémissant lui-même
+près d'elle, à la pensée de l'infini d'amour qu'elle donnerait,
+le jour où elle aimerait.</p>
+
+<p>La nuit venait complète, et Benedetta s'était levée pour
+demander une lampe. Puis, comme Pierre prenait congé,
+elle le retint un instant encore dans les demi-ténèbres.
+Il ne la voyait plus, il l'entendait seulement répéter de
+sa voix grave:</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas, monsieur l'abbé, vous n'emporterez pas
+une trop mauvaise opinion de nous? Dario et moi, nous
+nous aimons, et ce n'est pas un péché, quand on est sage...
+Ah! oui, je l'aime, et depuis si longtemps! Figurez-vous,
+j'avais treize ans à peine, lui en avait dix-huit; et nous
+nous aimions, nous nous aimions comme des fous, dans
+ce grand jardin de la villa Montefiori, qu'on a saccagé...
+Ah! les jours que nous avons passés là, les après-midi
+entières, lâchés à travers les arbres, les heures vécues au
+fond de cachettes introuvables, à nous baiser, ainsi que des
+chérubins! Lorsque venait le temps des oranges mûres,
+c'était un parfum qui nous grisait. Et les grands buis
+amers, mon Dieu! comme ils nous enveloppaient, de<a name="page_257" id="page_257"></a>
+quelle odeur puissante ils nous faisaient battre le c&oelig;ur!
+Je ne peux plus les respirer, maintenant, sans défaillir.</p>
+
+<p>Giacomo apportait la lampe, et Pierre remonta chez
+lui. Dans le petit escalier, il trouva Victorine, qui eut
+un léger sursaut, comme si elle s'était postée là, à le
+guetter sortir du salon. Elle le suivit, elle causa, se renseigna;
+et, tout d'un coup, le prêtre eut conscience de ce
+qui s'était passé.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi donc n'êtes-vous pas accourue, lorsque
+votre maîtresse vous a appelée, puisque vous étiez en
+train de coudre, dans l'antichambre?</p>
+
+<p>D'abord, elle voulut faire l'étonnée, dire qu'elle n'avait
+rien entendu. Mais sa bonne figure de franchise ne pouvait
+mentir, riait quand même. Elle finit par se confesser,
+de son air brave et gai.</p>
+
+<p>&mdash;Dame! est-ce que ça me regardait, d'intervenir
+entre des amoureux? Et puis, j'étais bien tranquille, je
+savais que le prince l'aime trop pour lui faire du mal, à
+ma petite Benedetta.</p>
+
+<p>La vérité était que, comprenant ce dont il s'agissait, au
+premier appel de détresse, elle avait posé doucement son
+ouvrage sur la table et s'en était allée à pas de loup,
+pour ne pas avoir à déranger ses chers enfants, ainsi
+qu'elle les nommait.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! la pauvre petite! conclut-elle, comme elle a
+tort de se martyriser pour des idées de l'autre monde!
+Puisqu'ils s'aiment, où serait le mal, grand Dieu! s'ils se
+donnaient un peu de bonheur? La vie n'est pas si drôle.
+Et quel regret, plus tard, le jour où il ne serait plus
+temps!</p>
+
+<p>Resté seul, dans sa chambre, Pierre se sentit tout d'un
+coup chancelant, éperdu. Les grands buis amers! les
+grands buis amers! Comme lui, elle avait frissonné à leur
+âpre odeur de virilité, et ils revenaient, et ils évoquaient
+ceux des jardins pontificaux, des voluptueux jardins
+romains, déserts et brûlants sous l'auguste soleil. Sa journée<a name="page_258" id="page_258"></a>
+entière se résumait, prenait clairement sa signification
+totale. C'était le réveil fécond, l'éternelle protestation
+de la nature et de la vie, la Vénus et l'Hercule qu'on
+peut enfouir pour des siècles dans la terre, mais qui en
+surgissent quand même un jour, qu'on peut vouloir murer
+au fond du Vatican dominateur, immobile et têtu, mais
+qui règnent même là et gouvernent le monde, souverainement.<a name="page_259" id="page_259"></a></p>
+
+<h3><a name="VII" id="VII"></a>VII</h3>
+
+<p>Le lendemain, comme Pierre, après une longue promenade,
+se retrouvait devant le Vatican, où une sorte
+d'obsession le ramenait toujours, il fit de nouveau la rencontre
+de monsignor Nani. C'était un mercredi soir, et
+l'assesseur du Saint-Office venait d'avoir son audience
+hebdomadaire chez le pape, auquel il rendait compte de
+la séance tenue le matin par la sacrée congrégation.</p>
+
+<p>&mdash;Quel heureux hasard, mon cher fils! Justement, je
+pensais à vous... Désirez-vous voir Sa Sainteté en public,
+avant de la voir en audience particulière?</p>
+
+<p>Et il avait son grand air d'obligeance souriante, où l'on
+sentait à peine l'ironie légère de l'homme supérieur qui
+savait tout, pouvait tout, préparait tout.</p>
+
+<p>&mdash;Mais sans doute, monseigneur, répondit Pierre, un
+peu étonné par la brusquerie de l'offre. Toute distraction
+est la bienvenue, quand on perd ses journées à attendre.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, vous ne perdez pas vos journées, reprit
+vivement le prélat. Vous regardez, vous réfléchissez, vous
+vous instruisez.... Enfin, voici. Sans doute savez-vous que
+le grand pèlerinage international du Denier de Saint-Pierre
+arrive vendredi à Rome et qu'il sera reçu samedi
+par Sa Sainteté. Le lendemain, dimanche, autre cérémonie.
+Sa Sainteté dira la messe à la basilique... Eh
+bien! il me reste quelques cartes, voici de très bonnes
+places pour les deux jours.</p>
+
+<p>Il avait tiré de sa poche un élégant petit portefeuille,<a name="page_260" id="page_260"></a>
+orné d'un chiffre d'or, où il prit deux cartes, une verte,
+une rose, qu'il remit au jeune prêtre.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! si vous saviez comme on se les dispute!...
+Vous vous rappelez, ces deux dames françaises, qui se
+meurent du désir de voir le Saint-Père. Je n'ai pas voulu
+trop insister pour leur obtenir une audience, elles ont dû
+se contenter, elles aussi, des cartes que je leur ai données...
+Oui, le Saint-Père est un peu las. Je viens de le
+trouver jauni, fiévreux. Mais il a tant de courage, il ne vit
+que par l'âme.</p>
+
+<p>Son sourire reparut, avec sa moquerie à peine perceptible.</p>
+
+<p>&mdash;C'est là un grand exemple pour les impatients, mon
+cher fils... J'ai appris que l'excellent monsignor Gamba del
+Zoppo n'a rien pu pour vous. Il ne faut pas vous en
+affliger outre mesure. Me permettez-vous de répéter que
+cette longue attente est sûrement une grâce que vous fait
+la Providence, en vous renseignant, en vous forçant à
+comprendre des choses que vous autres, prêtres de France,
+vous ne sentez malheureusement pas, quand vous arrivez
+à Rome? Et peut-être cela vous évitera-t-il des fautes...
+Allons, calmez-vous, dites-vous que les événements sont
+dans la main de Dieu et qu'ils se produiront à l'heure
+fixée par sa souveraine sagesse.</p>
+
+<p>Il tendit sa jolie main, souple et grasse, une douce
+main de femme, mais dont l'étreinte avait la force d'un
+étau de fer. Et il monta dans sa voiture, qui l'attendait.</p>
+
+<p>Justement, la lettre que Pierre avait reçue du vicomte
+Philibert de la Choue, était un long cri de rancune et de
+désespoir, à l'occasion du grand pèlerinage international
+du Denier de Saint-Pierre. Il écrivait de son lit, cloué
+par une affreuse attaque de goutte, et il ne pouvait venir.
+Mais ce qui mettait le comble à sa peine, c'était que le
+président du comité, chargé naturellement de présenter
+le pèlerinage au pape, se trouvait être le baron de Fouras,
+un de ses adversaires acharnés du vieux parti catholique<a name="page_261" id="page_261"></a>
+conservateur; et il ne doutait pas un instant que le baron
+ne profitât de l'occasion unique pour faire triompher dans
+l'esprit du pape sa théorie des corporations libres, tandis
+que lui, de la Choue, n'admettait le salut du catholicisme
+et du monde que par le système des corporations fermées,
+obligatoires. Aussi suppliait-il Pierre d'agir auprès des
+cardinaux favorables, et d'arriver quand même à être
+reçu par le Saint-Père, et de ne pas quitter Rome sans
+lui rapporter l'approbation auguste, qui seule devait décider
+de la victoire. La lettre donnait en outre d'intéressants
+détails sur le pèlerinage, trois mille pèlerins venus
+de tous les pays, que des évêques et des supérieurs de
+congrégations amenaient par petits groupes, de France,
+de Belgique, d'Espagne, d'Autriche, même d'Allemagne.
+C'était la France qui se trouvait le plus largement
+représentée, près de deux mille pèlerins. Un
+comité international avait fonctionné à Paris pour tout
+organiser, besogne délicate, car il y avait là un mélange
+voulu, des membres de l'aristocratie, des confréries de
+dames bourgeoises, des associations ouvrières, les classes,
+les âges, les sexes confondus, fraternisant dans la même
+foi. Et le vicomte ajoutait que le pèlerinage, qui portait
+au pape des millions, avait choisi la date de son arrivée,
+de manière à être la protestation du catholicisme universel
+contre les fêtes du 20 septembre, par lesquelles le
+Quirinal venait de célébrer le glorieux anniversaire de
+Rome capitale.</p>
+
+<p>Pierre ne se méfia pas, crut qu'il suffisait d'arriver vers
+onze heures, puisque la solennité était pour midi. Elle
+devait avoir lieu dans la salle des Béatifications, une grande
+et belle salle qui se trouve au-dessus du portique de
+Saint-Pierre, et qu'on a aménagée en chapelle depuis
+1890. Une de ses fenêtres ouvre sur la loggia centrale,
+d'où le pape nouvellement élu, autrefois, bénissait le
+peuple, Rome et le monde. Elle est précédée de deux
+autres salles, la salle Royale et la salle Ducale. Et, lorsque<a name="page_262" id="page_262"></a>
+Pierre voulut gagner la place à laquelle sa carte verte
+lui donnait droit, dans la salle même des Béatifications,
+il les trouva toutes les trois tellement bondées d'une foule
+compacte, qu'il s'ouvrit un chemin avec les plus extrêmes
+difficultés. Il y avait une heure déjà qu'on étouffait de la
+sorte, dans la fièvre ardente, l'émotion grandissante des
+trois à quatre mille personnes enfermées là. Enfin, il put
+arriver jusqu'à la porte de la troisième salle; mais il se
+découragea à y voir l'extraordinaire entassement des têtes,
+il n'essaya même pas d'aller plus loin.</p>
+
+<p>Cette salle des Béatifications, qu'il embrassait d'un
+regard, en se dressant sur la pointe des pieds, était d'une
+grande richesse, dorée et peinte, sous le haut plafond
+sévère. En face de l'entrée, à la place ordinaire de l'autel,
+on avait placé, sur une estrade basse, le trône pontifical,
+un grand fauteuil de velours rouge, dont le dossier et les
+bras d'or resplendissaient; et les draperies du baldaquin,
+également de velours rouge, retombaient derrière, déployaient
+comme deux larges ailes de pourpre. Mais ce
+qui l'intéressait surtout, ce qui le saisissait, c'était cette
+foule, cette foule d'effrénée passion, telle qu'il n'en avait
+jamais vue, dont il entendait battre les c&oelig;urs à grands
+coups, dont les yeux trompaient l'impatience fébrile de
+l'attente, en regardant, en adorant le trône vide. Ah! ce
+trône, il les éblouissait, il les troublait jusqu'à la pâmoison
+des âmes dévotes, ainsi que l'ostensoir d'or où Dieu
+en personne allait daigner prendre place. Il y avait là des
+ouvriers endimanchés, aux regards clairs d'enfant, aux
+rudes figures d'extase, des dames bourgeoises vêtues de
+la toilette noire réglementaire, toutes pâles d'une sorte de
+terreur sacrée dans l'excès de leur désir, des messieurs
+en habit et en cravate blanche, glorieux, soulevés par la
+conviction qu'ils sauvaient l'Église et les peuples. Un
+groupe de ceux-ci se faisait remarquer particulièrement
+devant le trône, tout un paquet d'habits noirs, les membres
+du comité international, à la tête duquel triomphait le<a name="page_263" id="page_263"></a>
+baron de Fouras, un homme d'une cinquantaine d'années,
+très grand, très gros, très blond, qui s'agitait, se dépensait,
+donnait des ordres, comme un général au matin
+d'une victoire décisive. Puis, au milieu de la masse grise
+et neutre des vêtements, éclatait çà et là la soie violette
+d'un évêque, chaque pasteur ayant voulu rester avec son
+troupeau; tandis que des réguliers, des pères supérieurs,
+en robes brunes, noires, blanches, dominaient, de toutes
+leurs hautes têtes barbues ou rasées. A droite et à gauche,
+flottaient des bannières, que des associations, des congrégations
+apportaient en cadeau au pape. Et la houle montait,
+et un bruit de mer s'enflait toujours, un tel amour
+impatient s'exhalait des faces en sueur, des yeux brûlants,
+des bouches affamées, que l'air s'en trouvait
+comme épaissi et obscurci, dans l'odeur lourde de ce
+peuple entassé.</p>
+
+<p>Mais, brusquement, Pierre aperçut près du trône monsignor
+Nani, qui, l'ayant reconnu de loin, lui faisait des
+signes pour qu'il s'avançât; et, comme il répondait d'un
+geste modeste, signifiant qu'il préférait rester où il était,
+le prélat s'entêta quand même, lui envoya un huissier,
+avec l'ordre de lui ouvrir un chemin. Enfin, lorsque
+l'huissier le lui eut amené:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi donc ne veniez-vous pas occuper votre
+place? Votre carte vous donne droit à être ici, à la gauche
+du trône.</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, répondit le prêtre, il y avait tant de monde
+à déranger, que je n'ai pas voulu. Et puis, c'est bien de
+l'honneur pour moi.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non! je vous ai donné cette place, afin que
+vous l'occupiez. Je désire que vous soyez au premier
+rang, pour bien voir, pour ne rien perdre de la cérémonie.</p>
+
+<p>Pierre ne put que le remercier. Il vit alors que plusieurs
+cardinaux et beaucoup de prélats de la famille pontificale
+attendaient, eux aussi, aux deux côtés du trône. Vainement,<a name="page_264" id="page_264"></a>
+il chercha le cardinal Boccanera, qui ne paraissait
+à Saint-Pierre et au Vatican que les jours où le service
+de sa charge l'y obligeait. Mais il reconnut le cardinal
+Sanguinetti, large et fort, qui causait très haut avec le
+baron de Fouras, le sang au visage. Un instant, monsignor
+Nani revint, de son air complaisant, pour lui montrer
+deux autres Éminences, d'une importance de hauts
+et puissants personnages: le cardinal vicaire, un gros
+homme court, à la face enfiévrée, brûlée d'ambition, et le
+cardinal secrétaire, robuste, ossu, taillé à coups de hache,
+un type romantique de bandit sicilien qui se serait décidé
+pour la discrète et souriante diplomatie ecclésiastique. A
+quelques pas encore, à l'écart, se tenait le grand pénitencier,
+silencieux, l'air souffrant, avec un profil gris et
+maigre d'ascète.</p>
+
+<p>Midi était sonné. Il y eut une fausse joie, une émotion
+qui vint des deux autres salles, en une vague profonde.
+Mais ce n'étaient que les huissiers qui faisaient
+ranger la foule, afin de ménager un passage au cortège.
+Et, tout d'un coup, du fond de la première salle, des
+acclamations partirent, grandirent, s'approchèrent. Cette
+fois, c'était le cortège. D'abord, un détachement de gardes
+suisses en petit uniforme, conduit par un sergent; puis,
+les porteurs de chaise en rouge; puis, les prélats de la
+cour, parmi lesquels les quatre camériers secrets participants.
+Et, enfin, entre deux pelotons de gardes-nobles
+en demi-gala, le Saint-Père marchait seul, à pied, souriant
+d'un pâle sourire, bénissant avec lenteur, à droite et
+à gauche. Avec lui, la clameur, montant des salles voisines,
+s'était engouffrée dans la salle des Béatifications,
+d'une violence d'amour soufflant en folie; et, sous la frêle
+main blanche qui bénissait, toutes ces créatures bouleversées
+étaient tombées à deux genoux, il n'y avait plus
+par terre qu'un écrasement de peuple dévot, comme foudroyé
+par l'apparition du Dieu.</p>
+
+<p>Pierre, emporté, avait frémi, s'était agenouillé avec les<a name="page_265" id="page_265"></a>
+autres. Ah! cette toute-puissance, cette contagion irrésistible
+de la foi, du souffle redoutable de l'au-delà, se décuplant
+dans un décor et dans une pompe de grandeur
+souveraine! Un profond silence se fit ensuite, lorsque
+Léon XIII se fut assis sur le trône, entouré des cardinaux
+et de sa cour; et, dès lors, la cérémonie se déroula, selon
+l'usage et le rite. Un évêque parla d'abord, à genoux,
+pour mettre aux pieds de Sa Sainteté l'hommage des
+fidèles de la chrétienté entière. Le président du comité, le
+baron de Fouras, lui succéda, lut debout un long discours,
+dans lequel il présentait le pèlerinage, en expliquait
+l'intention, lui donnait toute la gravité d'une protestation
+à la fois politique et religieuse. Chez ce gros homme, la
+voix était menue, perçante, les phrases partaient avec un
+grincement de vrille; et il disait la douleur du monde
+catholique devant la spoliation dont le Saint-Siège souffrait
+depuis un quart de siècle, la volonté de tous les peuples,
+représentés là par des pèlerins, de consoler le Chef
+suprême et vénéré de l'Église, en lui apportant l'obole
+des riches et des pauvres, le denier des plus humbles,
+pour que la papauté vécût fière, indépendante, dans le
+mépris de ses adversaires. Il parla aussi de la France,
+déplora ses erreurs, prophétisa son retour aux traditions
+saines, fit entendre orgueilleusement qu'elle était la
+plus opulente, la plus généreuse, celle dont l'or et les
+cadeaux coulaient à Rome, en un fleuve ininterrompu.
+Léon XIII, enfin, se leva, répondit à l'évêque et au baron.
+Sa voix était grosse, fortement nasale, une voix qui surprenait,
+au sortir d'un corps si mince. Et, en quelques
+phrases, il témoigna sa gratitude, dit combien son c&oelig;ur
+était ému de ce dévouement des nations à la papauté.
+Les temps avaient beau être mauvais, le triomphe final
+ne pouvait tarder davantage. Des signes évidents annonçaient
+que le peuple revenait à la foi, que les iniquités
+cesseraient bientôt, sous le règne universel du Christ.
+Quant à la France, n'était-elle pas la fille aînée de<a name="page_266" id="page_266"></a>
+l'Église, qui avait donné au Saint-Siège trop de marques
+de tendresse, pour que celui-ci cessât jamais de l'aimer?
+Puis, levant le bras, à tous les pèlerins présents, aux
+sociétés et aux &oelig;uvres qu'ils représentaient, à leurs
+familles et à leurs amis, à la France, à toutes les nations
+de la catholicité, pour les remercier de l'aide précieuse
+qu'elles lui envoyaient, il accorda sa bénédiction apostolique.
+Pendant qu'il se rasseyait, des applaudissements
+éclatèrent, des salves frénétiques qui durèrent pendant
+dix minutes, mêlées à des vivats, à des cris inarticulés,
+tout un déchaînement passionné de tempête dont la
+salle tremblait.</p>
+
+<p>Et, sous le vent de cette furieuse adoration, Pierre
+regardait Léon XIII, redevenu immobile sur le trône.
+Coiffé du bonnet papal, les épaules couvertes de la pèlerine
+rouge garnie d'hermine, il avait, dans sa longue
+soutane blanche, la raideur hiératique de l'idole que deux
+cent cinquante millions de chrétiens vénèrent. Sur le fond
+de pourpre des rideaux du baldaquin, entre cet écartement
+ailé des draperies, où brûlait comme un brasier de
+gloire, il prenait une véritable majesté. Ce n'était plus le
+vieillard débile, à la petite marche saccadée, au cou frêle
+de pauvre oiseau malade. Le décharnement du visage, le
+nez trop fort, la bouche trop fendue, disparaissaient.
+Dans cette face de cire, on ne distinguait que les yeux
+admirables, noirs et profonds, d'une éternelle jeunesse,
+d'une intelligence, d'une pénétration extraordinaires.
+Puis, c'était un redressement volontaire de toute la
+personne, une conscience de l'éternité qu'il représentait,
+une royale noblesse qui lui venait de n'être plus
+qu'un souffle, une âme pure, dans un corps d'ivoire, si
+transparent, qu'on y voyait cette âme déjà, comme délivrée
+des liens de la terre. Et Pierre, alors, sentit ce
+qu'un tel homme, le pontife souverain, le roi obéi de
+deux cent cinquante millions de sujets, devait être pour
+les dévotes et dolentes créatures qui venaient l'adorer de<a name="page_267" id="page_267"></a>
+si loin, foudroyées à ses pieds par le resplendissement
+des puissances qu'il incarnait. Derrière lui, dans la
+pourpre des rideaux, quelle ouverture brusque sur l'au-delà,
+quel infini d'idéal et de gloire aveuglante! En un
+seul être, l'Élu, l'Unique, le Surhumain, tant de siècles
+d'histoire, depuis l'apôtre Pierre, tant de force, de
+génie, de luttes, de triomphes! Puis, quel miracle sans
+cesse renouvelé, le ciel daignant descendre dans cette
+chair humaine, Dieu habitant ce serviteur qu'il a choisi,
+qu'il met à part, qu'il sacre au-dessus de l'immense
+foule des autres vivants, en lui donnant tout pouvoir et
+toute science! Quel trouble sacré, quel émoi d'éperdue
+tendresse, Dieu dans un homme, Dieu sans cesse là, au
+fond de ses yeux, parlant par sa voix, émanant de chacun
+de ses gestes de bénédiction! S'imaginait-on cet absolu
+exorbitant d'un monarque infaillible, l'autorité totale en
+ce monde et le salut dans l'autre, Dieu visible! Et comme
+l'on comprenait le vol vers lui des âmes dévorées du
+besoin de croire, l'anéantissement en lui de ces âmes qui
+trouvaient enfin la certitude tant cherchée, la consolation
+de se donner et de disparaître en Dieu même!</p>
+
+<p>Mais la cérémonie s'achevait, le baron de Fouras présentait
+au Saint-Père les membres du comité, ainsi que
+quelques autres membres importants du pèlerinage.
+C'était un lent défilé, des génuflexions tremblantes, le
+baiser goulu à la mule et à l'anneau. Puis, les bannières
+furent offertes, et Pierre eut un serrement de c&oelig;ur, en
+reconnaissant dans la plus belle, la plus riche, une bannière
+de Lourdes, donnée sans doute par les pères de
+l'Immaculée-Conception. Sur la soie blanche, brodée d'or,
+d'un côté la Vierge de Lourdes était peinte, tandis que, de
+l'autre, se trouvait le portrait de Léon XIII. Il le vit sourire
+à son image, il en eut un grand chagrin, comme si
+tout son rêve d'un pape intellectuel, évangélique, dégagé
+des basses superstitions, croulait. Et ce fut à ce moment
+qu'il rencontra de nouveau les regards de monsignor<a name="page_268" id="page_268"></a>
+Nani, qui ne le quittait pas des yeux depuis le commencement
+de la solennité, étudiant ses moindres impressions,
+de l'air curieux d'un homme en train de se livrer à une
+expérience.</p>
+
+<p>Il s'était rapproché, il dit:</p>
+
+<p>&mdash;Elle est superbe, cette bannière, et quelle joie pour
+Sa Sainteté d'être si bien peinte, en compagnie de cette
+jolie sainte Vierge!</p>
+
+<p>Puis, comme le jeune prêtre ne répondait pas, devenu
+pâle, il ajouta avec un air de dévote jouissance italienne:</p>
+
+<p>&mdash;Nous aimons beaucoup Lourdes à Rome, c'est si
+délicieux, cette histoire de Bernadette!</p>
+
+<p>Et ce qui se passa alors fut si extraordinaire, que Pierre
+en resta longtemps bouleversé. Il avait vu, à Lourdes, des
+spectacles d'une idolâtrie inoubliable, des scènes de foi
+naïve, de passion religieuse exaspérée, dont il frémissait
+encore d'inquiétude et de douleur. Mais les foules se
+ruant à la Grotte, les malades expirant d'amour devant la
+statue de la Vierge, tout un peuple délirant sous la contagion
+du miracle, rien, rien n'approchait du coup de
+folie qui souleva, qui emporta les pèlerins, aux pieds du
+pape. Des évêques, des supérieurs de congrégation, des
+délégués de toutes sortes, s'étaient avancés pour déposer
+près du trône les offrandes qu'ils apportaient du monde
+catholique entier, la collecte universelle du denier de
+Saint-Pierre. C'était l'impôt volontaire d'un peuple à son
+souverain, de l'argent, de l'or, des billets de banque,
+enfermés dans des bourses, dans des aumônières, dans
+des portefeuilles. Et des dames vinrent ensuite qui tombaient
+à genoux, pour tendre les aumônières de soie ou
+de velours, qu'elles avaient brodées. Et d'autres avaient
+fait mettre sur les portefeuilles le chiffre en diamants de
+Léon XIII. Et l'exaltation devint telle, un instant, que
+des femmes se dépouillèrent, jetèrent leurs porte-monnaie,
+jusqu'aux sous qu'elles avaient sur elles. Une, très
+belle, très brune, mince et grande, arracha sa montre de<a name="page_269" id="page_269"></a>
+son cou, ôta ses bagues, les lança sur le tapis de l'estrade.
+Toutes auraient arraché leur chair, pour sortir leur c&oelig;ur
+brûlant d'amour, le jeter aussi, se jeter entières, sans
+rien garder d'elles. Ce fut une pluie de présents, le don
+total, la passion qui se dépouille en faveur de l'objet
+de son culte, heureuse de n'avoir rien à elle qui ne
+soit à lui. Et cela au milieu d'une clameur croissante,
+des vivats qui avaient repris, des cris d'adoration suraigus,
+tandis que des poussées de plus en plus violentes se produisaient,
+tous et toutes cédant à l'irrésistible besoin de
+baiser l'idole.</p>
+
+<p>Un signal fut donné, Léon XIII se hâta de descendre
+du trône et de reprendre sa place dans le cortège, pour
+regagner ses appartements. Des gardes suisses maintenaient
+énergiquement la foule, tâchaient de dégager le
+passage, au travers des trois salles. Mais, à la vue du
+départ de Sa Sainteté, une rumeur de désespoir avait
+grandi, comme si le ciel se fût refermé brusquement,
+devant ceux qui n'avaient pu s'approcher encore. Quelle
+déception affreuse, avoir eu Dieu visible et le perdre, avant
+de gagner son salut, rien qu'en le touchant! La bousculade
+fut si terrible, que la plus extraordinaire confusion régna,
+balayant les gardes suisses. Et l'on vit des femmes se précipiter
+derrière le pape, se traîner à quatre pattes sur les
+dalles de marbre, y baiser ses traces, y boire la poussière
+de ses pas. La grande dame brune, tombée au bord
+de l'estrade, venait de s'y évanouir, en poussant un grand
+cri; et deux messieurs du comité la tenaient, afin qu'elle
+ne se blessât point, dans l'attaque nerveuse qui la convulsait.
+Une autre, une grosse blonde, s'acharnait, mangeait
+des lèvres, éperdument, un des bras dorés du fauteuil,
+où s'était posé le pauvre coude frêle du vieillard. D'autres
+l'aperçurent, vinrent le lui disputer, s'emparèrent des
+deux bras, du velours, la bouche collée au bois et à
+l'étoffe, le corps secoué de gros sanglots. Il fallut employer
+la force pour les en arracher.<a name="page_270" id="page_270"></a></p>
+
+<p>Pierre, quand ce fut fini, sortit comme d'un rêve pénible,
+le c&oelig;ur soulevé, la raison révoltée. Et il retrouva
+le regard de monsignor Nani qui ne le quittait point.</p>
+
+<p>&mdash;Une cérémonie superbe, n'est-ce pas? dit le prélat.
+Cela console de bien des iniquités.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, sans doute, mais quelle idolâtrie! ne put
+s'empêcher de murmurer le prêtre.</p>
+
+<p>Monsignor Nani se contenta de sourire, sans relever le
+mot, comme s'il ne l'eût pas entendu. A ce moment, les
+deux dames françaises, auxquelles il avait donné des
+cartes, s'approchèrent pour le remercier; et Pierre eut
+la surprise de reconnaître en elles les deux visiteuses
+des Catacombes, la mère et la fille, si belles, si gaies et
+si saines. D'ailleurs, celles-ci n'étaient enthousiastes que
+du spectacle. Elles déclarèrent qu'elles étaient bien contentes
+d'avoir vu ça, que c'était une chose étonnante,
+unique au monde.</p>
+
+<p>Brusquement, dans la foule qui se retirait sans hâte,
+Pierre se sentit toucher à l'épaule, et il aperçut Narcisse
+Habert, très enthousiaste lui aussi.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous ai fait des signes, mon cher abbé, mais
+vous ne m'avez pas vu.... Hein? cette femme brune qui
+est tombée raide, les bras en croix, était-elle admirable
+d'expression! Un chef-d'&oelig;uvre des primitifs, un Cimabué,
+un Giotto, un Fra Angelico! Et les autres, celles qui
+mangeaient de baisers les bras du fauteuil, quel groupe
+de suavité, de beauté et d'amour!... Jamais je ne manque
+ces cérémonies, il y a toujours à y voir des tableaux, des
+spectacles d'âmes.</p>
+
+<p>Avec lenteur, l'énorme flot des pèlerins s'écoulait,
+descendait l'escalier, dans la brûlante fièvre dont le
+frisson persistait; et Pierre, suivi de monsignor Nani et
+de Narcisse, qui s'étaient mis à causer ensemble, réfléchissait,
+sous le tumulte d'idées battant son crâne. Ah!
+certes, c'était grand et beau, ce pape qui s'était muré au
+fond de son Vatican, qui avait monté dans l'adoration et<a name="page_271" id="page_271"></a>
+dans la terreur sacrée des hommes, à mesure qu'il disparaissait
+davantage, qu'il devenait un pur esprit, une
+pure autorité morale, dégagée de tout souci temporel. Il
+y avait là une spiritualité, un envolement en plein idéal,
+dont il était remué profondément, car son rêve d'un
+christianisme rajeuni reposait sur ce pouvoir épuré,
+uniquement spirituel du Chef suprême; et il venait de
+constater ce qu'y gagnait, en majesté et en puissance,
+ce Souverain Pontife de l'au-delà, aux pieds duquel
+s'évanouissaient les femmes, qui, derrière lui, voyaient
+Dieu. Mais, à la même minute, il avait senti tout d'un
+coup se dresser la question d'argent, gâtant sa joie, remettant
+à l'étude le problème. Si l'abandon forcé du pouvoir
+temporel avait grandi le pape, en le libérant des misères
+d'un petit roi menacé sans cesse, le besoin d'argent restait
+encore comme un boulet à son pied, qui le clouait à la
+terre. Puisqu'il ne pouvait accepter la subvention du
+royaume d'Italie, l'idée vraiment touchante du denier de
+Saint-Pierre aurait dû sauver le Saint-Siège de tout souci
+matériel, à la condition que ce denier fût en réalité le
+sou du catholique, l'obole de chaque fidèle, prise sur le
+pain quotidien, envoyée directement à Rome, tombant de
+l'humble main qui la donne dans l'auguste main qui la
+reçoit; sans compter qu'un tel impôt volontaire, payé par
+le troupeau à son pasteur, suffirait à l'entretien de
+l'Église, si chaque tête des deux cent cinquante millions
+de chrétiens donnait simplement son sou par semaine.
+De la sorte, le pape devant à tous, à chacun de ses enfants,
+ne devrait rien à personne. C'était si peu, un sou,
+et si aisé, si attendrissant! Malheureusement, les choses
+ne se passaient point ainsi, le plus grand nombre des
+catholiques ne donnaient pas, des riches envoyaient de
+grosses sommes par passion politique, et surtout les dons
+se centralisaient entre les mains des évêques et de
+certaines congrégations, de manière que les véritables
+donateurs semblaient être ces évêques, ces puissantes congrégations,<a name="page_272" id="page_272"></a>
+qui devenaient ouvertement les bienfaiteurs
+de la papauté, les caisses indispensables où elle puisait
+sa vie. Les petits et les humbles, dont l'obole emplissait
+le tronc, étaient comme supprimés; c'étaient des intermédiaires,
+des hauts seigneurs séculiers ou réguliers,
+que dépendait le pape, forcé dès lors de les ménager,
+d'écouter leurs remontrances, d'obéir parfois à leurs
+passions, s'il ne voulait voir se tarir les aumônes. Allégé
+du poids mort du pouvoir temporel, il n'était tout de
+même pas libre, tributaire de son clergé, ayant à tenir
+compte autour de lui de trop d'intérêts et d'appétits, pour
+être le maître hautain, pur, tout âme, le maître capable
+de sauver le monde. Et Pierre se rappelait la Grotte de
+Lourdes dans les jardins, la bannière de Lourdes qu'il
+venait de voir, et il savait que les pères de Lourdes prélevaient,
+chaque année, une somme de deux cent mille francs
+sur les recettes de leur Vierge, pour les envoyer en
+cadeau au Saint-Père. N'était-ce pas la grande raison de
+leur toute-puissance? Il frémit, il eut la brusque conscience
+que, malgré sa présence à Rome, malgré l'appui
+du cardinal Bergerot, il serait battu et son livre condamné.</p>
+
+<p>Enfin, comme il débouchait sur la place Saint-Pierre,
+dans la bousculade dernière des pèlerins, il entendit
+Narcisse qui demandait:</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, vous croyez que les dons, aujourd'hui,
+ont dépassé ce chiffre?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! plus de trois millions, j'en suis convaincu,
+répondit monsignor Nani.</p>
+
+<p>Tous trois s'arrêtèrent un moment sous la colonnade
+de droite, regardant l'immense place ensoleillée, où les
+trois mille pèlerins se répandaient, petites taches noires,
+foule agitée, telle qu'une fourmilière en révolution.</p>
+
+<p>Trois millions! ce chiffre avait sonné aux oreilles de
+Pierre. Et il leva la tête, il regarda, de l'autre côté de
+la place, les façades du Vatican, toutes dorées dans le<a name="page_273" id="page_273"></a>
+soleil, sur l'infini ciel bleu, comme s'il avait voulu suivre,
+au travers des murs, la marche de Léon XIII, regagnant
+par les galeries et par les salles son appartement, dont il
+apercevait là-haut les fenêtres. Il le voyait en pensée
+chargé des trois millions, les emportant sur lui, entre ses
+frêles bras serrés contre sa poitrine, emportant l'or,
+l'argent, les billets, et jusqu'aux bijoux que les femmes
+avaient jetés. Puis, tout haut, inconsciemment, il parla.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'en va-t-il faire, de ces millions? Où s'en
+va-t-il avec?</p>
+
+<p>Narcisse et monsignor Nani lui-même ne purent s'empêcher
+de s'égayer, à cette curiosité formulée de la sorte.
+Ce fut le jeune homme qui répondit.</p>
+
+<p>&mdash;Mais Sa Sainteté les emporte dans sa chambre, ou
+du moins elle les y fait porter devant elle. N'avez-vous
+pas vu deux personnes de la suite qui ramassaient tout,
+les poches et les mains pleines?... Et, maintenant, Sa
+Sainteté est enfermée, toute seule. Elle a congédié le
+monde, elle a poussé soigneusement les verrous des
+portes... Et, si vous pouviez l'apercevoir, derrière cette
+façade, vous la verriez compter et recompter son trésor
+avec une attention heureuse, mettre en bon ordre les rouleaux
+d'or, glisser les billets de banque dans des enveloppes,
+par petits paquets égaux, puis tout ranger, tout
+faire disparaître au fond de cachettes connues d'elle
+seule.</p>
+
+<p>Pendant que son compagnon parlait, Pierre avait de
+nouveau levé les yeux sur les fenêtres du pape, comme
+s'il avait suivi la scène. D'ailleurs, le jeune homme continuait
+ses explications, disait que, dans la chambre, contre
+le mur de droite, il y avait un certain meuble, où l'argent
+était serré. Les uns parlaient aussi des profonds tiroirs
+d'un bureau; et d'autres, enfin, affirmaient qu'au fond de
+l'alcôve, qui était très vaste, l'argent dormait dans de
+grandes malles cadenassées. Il y avait bien, à gauche du
+couloir menant aux Archives, une grande pièce où se<a name="page_274" id="page_274"></a>
+tenait le caissier général, avec un monumental coffre-fort
+à trois compartiments. Mais là était l'argent du patrimoine
+de Saint-Pierre, les recettes administratives faites
+à Rome; tandis que l'argent du denier, des aumônes de la
+chrétienté entière, restait entre les mains de Léon XIII,
+qui seul en savait exactement le chiffre, et qui vivait seul
+avec ces millions, dont il disposait en maître absolu, sans
+rendre de comptes à personne. Aussi ne quittait-il pas sa
+chambre, lorsque les domestiques faisaient le ménage. A
+peine consentait-il à rester sur le seuil de la pièce voisine,
+pour éviter la poussière. Et, quand il devait s'absenter pendant
+quelques heures, descendre dans les jardins, il fermait
+les portes à double tour, il emportait sur lui les
+clefs, qu'il ne confiait jamais à personne.</p>
+
+<p>Narcisse s'arrêta, se tourna vers monsignor Nani.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas, monseigneur? Ce sont là des faits
+connus de toute Rome.</p>
+
+<p>Le prélat, qui hochait la tête de son air souriant, sans
+approuver ni désapprouver, s'était remis à suivre sur le
+visage de Pierre l'effet produit par ces histoires.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, sans doute, on dit tant de choses!... Je
+ne le sais pas, moi; mais puisque vous le savez, monsieur
+Habert!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! reprit celui-ci, je n'accuse pas Sa Sainteté
+d'avarice sordide, comme le bruit en court. Il circule des
+fables, les coffres pleins d'or, où elle passerait des heures
+à plonger les mains, les trésors entassés dans des coins,
+pour le plaisir de les compter et de les recompter sans
+cesse... Seulement, on peut bien admettre que le Saint-Père
+aime tout de même un peu l'argent pour lui-même,
+pour le plaisir de le toucher, de le ranger, quand il est
+seul, une manie bien excusable chez un vieillard qui n'a
+point d'autre distraction... Et je me hâte d'ajouter qu'il
+aime l'argent plus encore pour la force sociale qui est en
+lui, pour l'appui décisif qu'il doit donner à la papauté
+de demain, si elle veut vaincre.<a name="page_275" id="page_275"></a></p>
+
+<p>Alors, se dressa la très haute figure de ce pape, prudent
+et sage, conscient des nécessités modernes, enclin
+à utiliser les puissances du siècle pour le conquérir,
+faisant des affaires, ayant même failli perdre dans un
+désastre le trésor laissé par Pie IX, et voulant réparer la
+brèche, reconstituer le trésor, afin de le léguer, solide et
+grossi, à son successeur. Économe, oui! mais économe
+pour les besoins de l'Église, qu'il sentait immenses, plus
+grands chaque jour, d'une importance vitale, si elle voulait
+combattre l'athéisme sur le terrain des écoles, des
+institutions, des associations de toutes sortes. Sans argent,
+elle n'était plus qu'une vassale, à la merci des pouvoirs
+civils, du royaume d'Italie et des autres nations catholiques.
+Et c'était ainsi que, tout en étant charitable, en
+soutenant largement les &oelig;uvres utiles, qui aidaient au
+triomphe de la Foi, il avait le mépris des dépenses sans
+but, il se montrait d'une dureté hautaine pour lui-même
+et pour les autres. Personnellement, il était sans besoins.
+Dès le début de son pontificat, il avait nettement séparé
+son petit patrimoine privé du riche patrimoine de Saint-Pierre,
+se refusant à rien distraire de celui-ci pour aider
+les siens. Jamais Souverain Pontife n'avait moins cédé
+au népotisme, à ce point que ses trois neveux et ses
+deux nièces restaient pauvres, dans de gros embarras
+pécuniaires. Il n'entendait ni les commérages, ni les
+plaintes, ni les accusations, il restait intraitable et
+debout, défendant avec rudesse les millions de la papauté
+contre tant d'acharnées convoitises, contre son
+entourage et contre sa famille, dans l'orgueil de laisser
+aux papes futurs l'arme invincible, l'argent qui donne
+la vie.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, en somme, demanda Pierre, quelles sont les
+recettes et quelles sont les dépenses du Saint-Siège?</p>
+
+<p>Monsignor Nani se hâta de répéter son aimable geste
+évasif.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! en ces matières, je suis d'une ignorance...<a name="page_276" id="page_276"></a>
+Adressez-vous à monsieur Habert, qui est si bien renseigné.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! déclara celui-ci, je sais ce que tout le
+monde sait dans les ambassades, ce qui se répète couramment...
+Pour les recettes, il faut distinguer. D'abord,
+il y avait le trésor laissé par Pie IX, une vingtaine de
+millions, placés de façons diverses, qui rapportaient à
+peu près un million de rentes; mais, comme je vous l'ai
+dit, un désastre est survenu, presque réparé maintenant,
+assure-t-on. Puis, outre le revenu fixe des capitaux
+placés, il y a les quelques centaines de mille francs que
+produisent, bon an mal an, les droits de chancellerie de
+toutes sortes, les titres nobiliaires, les mille petits frais
+que l'on paye aux congrégations... Seulement, comme le
+budget des dépenses dépasse sept millions, vous voyez qu'il
+fallait en trouver six chaque année; et c'est sûrement le
+denier de Saint-Pierre qui les a fournis, pas les six peut-être,
+mais trois ou quatre, avec lesquels on a spéculé pour
+les doubler et joindre les deux bouts... Ce serait trop long,
+cette histoire des spéculations du Saint-Siège depuis
+une quinzaine d'années, les premiers gains énormes,
+puis la catastrophe qui a failli tout emporter, enfin l'obstination
+aux affaires qui peu à peu a bouché les trous. Je
+vous la conterai un jour, si vous êtes curieux de la connaître.</p>
+
+<p>Pierre écoutait, très intéressé.</p>
+
+<p>&mdash;Six millions! s'écria-t-il, même quatre! Que rapporte-t-il
+donc, le denier de Saint-Pierre?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ça, je vous le répète, personne ne l'a jamais su
+exactement. Autrefois, les journaux catholiques publiaient
+des listes, les chiffres des offrandes; et l'on pouvait arriver
+à une certaine approximation. Mais sans doute on a
+jugé cela mauvais, car aucun document ne paraît plus, il
+est devenu radicalement impossible de se faire même une
+idée de ce que le pape reçoit. Lui seul, je le dis encore,
+connaît le chiffre total, garde l'argent et en dispose, en<a name="page_277" id="page_277"></a>
+souverain maître. Il est à croire que, les bonnes années,
+les dons ont produit de quatre à cinq millions. La France
+entrait d'abord pour la moitié dans cette somme; mais
+elle donne certainement moins aujourd'hui. L'Amérique
+donne également beaucoup. Puis viennent la Belgique et
+l'Autriche, l'Angleterre et l'Allemagne. Quant à l'Espagne
+et à l'Italie... Ah! l'Italie...</p>
+
+<p>Il eut un sourire en regardant monsignor Nani, qui,
+béatement, dodelinait de la tête, de l'air d'un homme
+enchanté d'apprendre des choses curieuses dont il n'aurait
+pas su le premier mot.</p>
+
+<p>&mdash;Allez, allez, mon cher fils!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! l'Italie ne se distingue guère. Si le pape
+n'avait pour vivre que les cadeaux des catholiques
+italiens, la famine régnerait vite au Vatican. On peut
+même dire que, loin de venir à son aide, la noblesse
+romaine lui a coûté fort cher, car une des principales
+causes de ses pertes a été l'argent prêté par lui aux
+princes qui spéculaient... Il n'y a réellement que la
+France et l'Angleterre où de riches particuliers, de grands
+seigneurs, ont fait au pape, prisonnier et martyr, de
+royales aumônes. On cite un duc anglais qui, chaque
+année, apportait une offrande considérable, à la suite
+d'un v&oelig;u, pour obtenir du ciel la guérison d'un misérable
+fils, frappé d'imbécillité... Et je ne parle pas de l'extraordinaire
+moisson, pendant le jubilé sacerdotal et le
+jubilé épiscopal, des quarante millions qui s'abattirent
+alors aux pieds du pape.</p>
+
+<p>&mdash;Et les dépenses? demanda Pierre.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous l'ai dit, elles sont de sept millions à peu
+près. On peut compter pour deux millions les pensions
+payées aux anciens serviteurs du gouvernement pontifical
+qui n'ont pas voulu servir l'Italie; mais il faut ajouter
+que, chaque année, ce chiffre diminue, par suite des extinctions
+naturelles... Ensuite, en gros, mettons un
+million pour les diocèses italiens, un million pour la<a name="page_278" id="page_278"></a>
+Secrétairerie et les nonces, un million pour le Vatican.
+J'entends, par ce dernier article, les dépenses de la cour
+pontificale, des gardes militaires, des Musées, de l'entretien
+du palais et de la basilique... Nous sommes à cinq
+millions, n'est-ce pas? Mettez les deux autres pour les
+&OElig;uvres soutenues, pour la Propagande et surtout pour
+les écoles, que Léon XIII, avec son grand sens pratique,
+subventionne toujours très largement, dans la juste pensée
+que la lutte, le triomphe de la religion est là, chez
+les enfants qui seront les hommes de demain et qui
+défendront leur mère, l'Église, si l'on a su leur inspirer
+l'horreur des abominables doctrines du siècle.</p>
+
+<p>Il y eut un silence. Les trois hommes s'arrêtèrent sous
+la majestueuse colonnade, où ils se promenaient à petits
+pas. Peu à peu, la place s'était vidée de sa foule grouillante,
+il n'y avait plus que l'obélisque et les deux fontaines,
+dans le désert brûlant du pavé symétrique; tandis
+qu'au plein soleil, sur l'entablement du portique d'en
+face, se détachaient les statues, en noble rangée immobile.</p>
+
+<p>Et Pierre, un instant, les yeux levés encore vers les
+fenêtres du pape, crut de nouveau le voir dans ce ruissellement
+d'or dont on lui parlait, baignant de toute sa
+personne blanche et pure, de tout son pauvre corps de
+cire transparente, au milieu de ces millions, qu'il
+cachait, qu'il comptait, qu'il dépensait à la seule gloire de
+Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, murmura-t-il, il est sans inquiétude, il n'est
+pas embarrassé?</p>
+
+<p>&mdash;Embarrassé, embarrassé! s'écria monsignor Nani,
+que ce mot jeta hors de lui, au point de le faire sortir
+de sa diplomatique discrétion. Ah! mon cher fils... Chaque
+mois, lorsque le trésorier, le cardinal Mocenni, va chez
+Sa Sainteté, elle lui donne toujours la somme qu'il demande;
+elle la donnerait, si forte qu'elle fût. Certainement,
+elle a eu la sagesse de faire de grandes économies,<a name="page_279" id="page_279"></a>
+le trésor de Saint-Pierre est plus riche que jamais...
+Embarrassé, embarrassé, bonté divine! Mais savez-vous
+bien que, si, demain, dans des circonstances malheureuses,
+le Souverain Pontife faisait un appel direct à la
+charité de tous ses enfants, des catholiques du monde
+entier, un milliard tomberait à ses pieds, comme cet or,
+comme ces bijoux, qui tout à l'heure pleuvaient sur les
+marches de son trône!</p>
+
+<p>Et se calmant soudain, retrouvant son joli sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Du moins, c'est ce que j'entends dire parfois, car
+moi, je ne sais rien, je ne sais absolument rien; et il est
+heureux que monsieur Habert se soit trouvé justement
+là pour vous renseigner... Ah! monsieur Habert, monsieur
+Habert! moi qui vous croyais tout envolé, évanoui dans
+l'art, bien loin des basses questions d'intérêts terrestres!
+Vraiment, vous vous entendez à ces choses comme un
+banquier et comme un notaire... Rien ne vous est inconnu,
+non! rien. C'est merveilleux.</p>
+
+<p>Narcisse dut sentir la fine ironie; car il y avait, en
+effet, au fond de son être, sous le Florentin d'emprunt,
+sous le garçon angélique, aux longs cheveux bouclés, aux
+yeux mauves qui se noyaient devant les Botticelli, un
+gaillard pratique, très rompu aux affaires, menant admirablement
+sa fortune, un peu avare même. Il se
+contenta de fermer à demi les paupières, d'un air de
+langueur.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! murmura-t-il, tout m'est rêverie, et mon âme
+est autre part.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, je suis heureux, reprit monsignor Nani en se
+tournant vers Pierre, bien heureux, que vous ayez pu
+assister à un spectacle si beau. Encore quelques occasions
+pareilles, et vous aurez vu, vous aurez compris par vous-même,
+ce qui vaudra certainement mieux que toutes les
+explications du monde... A demain, ne manquez pas la
+grande cérémonie à Saint-Pierre. Ce sera magnifique, vous
+en tirerez des réflexions excellentes, j'en suis certain...<a name="page_280" id="page_280"></a>
+Et permettez-moi de vous quitter, ravi des bonnes dispositions
+où je vous vois.</p>
+
+<p>Ses yeux d'enquête, dans un dernier regard, semblaient
+avoir constaté avec joie la lassitude, l'incertitude qui pâlissaient
+le visage de Pierre; et, quand il ne fut plus là, quand
+Narcisse lui-même eut pris congé d'une légère poignée
+de main, le jeune prêtre, resté seul, sentit une sourde colère
+de protestation monter en lui. Les bonnes dispositions
+où il était! quelles bonnes dispositions? Ce Nani
+espérait-il donc le fatiguer, le désespérer en le heurtant
+aux obstacles, de façon à le vaincre ensuite tout à l'aise?
+Une seconde fois, il eut la soudaine et brève conscience
+du sourd travail qu'on faisait autour de lui, pour l'investir
+et le briser. Et un flot d'orgueil le rendit dédaigneux,
+dans la croyance où il était de sa force de résistance. De
+nouveau, il se jurait de ne jamais céder, de ne pas retirer
+son livre, quels que fussent les événements. Lorsqu'on
+s'entête dans une résolution, on est inexpugnable, qu'importent
+les découragements et les amertumes! Mais, avant
+de traverser la place, il leva encore les regards sur les
+fenêtres du Vatican; et tout se résumait, il ne restait que
+cet argent dont la lourde nécessité attachait à la terre, par
+de dernières entraves, le pape, aujourd'hui délivré des
+bas soucis du pouvoir temporel, cet argent qui le liait,
+que rendait mauvais surtout la façon dont il était donné.
+Alors, quand même, une joie lui revint, en pensant que,
+s'il y avait uniquement là une question de perception
+à trouver, son rêve d'un pape tout âme, loi d'amour, chef
+spirituel du monde, n'en était pas atteint sérieusement.
+Et il ne voulut plus qu'espérer, dans l'émotion heureuse
+du spectacle extraordinaire qu'il avait vu, ce vieillard débile
+resplendissant comme le symbole de la délivrance
+humaine, obéi et adoré des foules, ayant seul en main
+la toute-puissance morale de faire enfin régner sur la
+terre la charité et la paix.</p>
+
+<p>Heureusement, Pierre, pour la cérémonie du lendemain,<a name="page_281" id="page_281"></a>
+avait une carte rose, qui lui assurait une place dans
+une tribune réservée; car la bousculade, aux portes de
+la basilique, fut terrible, dès six heures du matin, heure
+à laquelle on avait eu la précaution d'ouvrir les grilles;
+et la messe, que le pape devait dire en personne, n'était
+que pour dix heures. Le chiffre des trois mille fidèles qui
+composaient le pèlerinage international du Denier de
+Saint-Pierre, allait se trouver décuplé par tous les touristes
+alors en Italie, accourus à Rome, désireux de voir
+une de ces grandes solennités pontificales, si rares désormais;
+sans compter Rome elle-même, les partisans, les
+dévots que le Saint-Siège y comptait, ainsi que dans les
+autres grandes villes du royaume, et qui s'empressaient
+de manifester, dès que s'en présentait l'occasion. On prévoyait,
+par le nombre des cartes distribuées, une affluence
+de quarante mille assistants. Et, lorsque, à neuf heures,
+Pierre traversa la place, pour se rendre, rue Sainte-Marthe,
+à la porte Canonique, où étaient reçues les cartes
+roses, il vit encore, sous le portique de la façade, la queue
+sans fin qui pénétrait très lentement; tandis que des messieurs
+en habit noir, les membres d'un Cercle catholique,
+s'agitaient au grand soleil, pour maintenir l'ordre, avec
+l'aide d'un détachement de gendarmes pontificaux. Des
+querelles violentes éclataient dans la foule, des coups de
+poing mêmes étaient échangés, au milieu des poussées
+involontaires. On étouffait, on emporta deux femmes écrasées
+à demi.</p>
+
+<p>En entrant dans la basilique, Pierre eut une surprise
+désagréable. L'immense vaisseau était vêtu, des chemises
+de vieux damas rouge à galons d'or habillaient les colonnes
+et les pilastres de vingt-cinq mètres de hauteur; tandis
+que le pourtour des nefs latérales se trouvait également
+drapé de la même étoffe; et c'était vraiment d'un goût
+singulier, d'une gloriole de parure affectée et pauvre, que
+ces marbres pompeux, cette décoration éclatante et superbe,
+ainsi cachée sous l'ornement de cette soie ancienne,<a name="page_282" id="page_282"></a>
+fanée par l'âge. Mais il fut plus étonné encore, en apercevant
+la statue de bronze de Saint Pierre habillée elle
+aussi, revêtue, telle qu'un pape vivant, d'habits pontificaux
+somptueux, la tiare posée sur sa tête de métal. Jamais
+il n'avait songé qu'on pût habiller les statues, pour leur
+gloire ou pour le plaisir des yeux, et le résultat lui en
+parut funeste. Le Saint-Père devait dire la messe à l'autel
+papal de la Confession, le maître-autel, sous le dôme.
+A l'entrée du transept de gauche, sur une estrade, se trouvait
+le trône, où il irait ensuite prendre place. Puis,
+des deux côtés de la nef centrale, on avait construit des
+tribunes, celles des chanteurs de la chapelle Sixtine, du
+corps diplomatique, des chevaliers de Malte, de la noblesse
+romaine, des invités de toutes sortes. Et il n'y
+avait enfin, au milieu, devant l'autel, que trois rangées
+de bancs, recouverts de tapis rouges, le premier pour les
+cardinaux, les deux autres pour les évêques et pour la prélature
+de la cour pontificale. Tout le reste des assistants
+allait demeurer debout.</p>
+
+<p>Ah! cette foule énorme de concert monstre, ces trente,
+ces quarante mille fidèles venus de partout, enflammés
+de curiosité, de passion et de foi, s'agitant, se poussant,
+se haussant pour voir, au milieu d'une grande rumeur de
+marée humaine, familière et gaie avec Dieu, comme si
+elle se fût trouvée dans quelque théâtre divin où il était
+permis honnêtement de parler haut, de se récréer au
+spectacle des pompes dévotes! Pierre en fut saisi d'abord,
+ne connaissant que les agenouillements inquiets et silencieux
+au fond des cathédrales sombres, n'étant pas habitué
+à cette religion de lumière dont l'éclat transformait
+une cérémonie en une fête de plein jour. Dans la tribune
+où il était placé, il avait autour de lui des messieurs en
+habit et des dames en toilette noire, qui tenaient des jumelles
+comme à l'Opéra, beaucoup de dames étrangères,
+des Allemandes, des Anglaises, des Américaines surtout,
+ravissantes, d'une grâce d'oiseaux étourdis et bavards.<a name="page_283" id="page_283"></a>
+A sa gauche, dans la tribune de la noblesse romaine, il
+reconnut Benedetta et sa tante, donna Serafina; et, là,
+tranchant sur la simplicité réglementaire du costume, les
+grands voiles de dentelle luttaient d'élégance et de richesse.
+Puis, c'était, à sa droite, la tribune des chevaliers
+de Malte, où se trouvait le grand maître de l'ordre, au
+milieu d'un groupe de commandeurs; tandis que, de
+l'autre côté de la nef, en face de lui, dans la tribune diplomatique,
+il apercevait les ambassadeurs de toutes les
+nations catholiques, en grand costume, étincelants de broderies.
+Mais il revenait quand même à la foule, la grande
+foule vague et houleuse, où les trois mille pèlerins semblaient
+comme perdus, noyés parmi les milliers d'autres
+fidèles. Et pourtant la basilique, qui contiendrait à l'aise
+quatre-vingt mille hommes, n'était guère qu'à moitié
+emplie par cette foule, qu'il voyait librement circuler le
+long des nefs latérales, se tasser entre les baies des colonnes,
+d'où le spectacle allait être le plus commode à
+suivre. Des gens gesticulaient, des appels s'élevaient, au-dessus
+du grondement continu des conversations. Par les
+hautes fenêtres claires, de larges nappes de soleil tombaient,
+ensanglantant les tentures de damas rouge, éclairant
+d'un reflet d'incendie les faces tumultueuses, fiévreuses
+d'impatience. Les cierges, les quatre-vingt-sept
+lampes de la Confession pâlissaient, tels que des lueurs
+de veilleuse, dans cette aveuglante clarté; et ce n'était
+plus que le gala mondain du Dieu impérial de la pompe
+romaine.</p>
+
+<p>Tout d'un coup, il y eut une fausse joie, une alerte.
+Des cris coururent, gagnèrent la foule de proche en
+proche: «<i>Eccolo! eccolo!</i> le voilà! le voilà!» Et des
+poussées se produisirent, des remous firent tournoyer
+cette nappe humaine, tous allongeant le cou, se grandissant,
+se ruant, dans une frénésie de voir Sa Sainteté et le
+cortège. Mais ce n'était encore qu'un détachement de
+gardes-nobles, qui venaient se poster à droite et à gauche<a name="page_284" id="page_284"></a>
+de l'autel. On les admira pourtant, on leur fit une ovation,
+un murmure flatteur les accompagna, pour leur belle
+tenue, d'une impassibilité, d'une raideur militaire exagérée.
+Une Américaine les déclara des hommes superbes.
+Une Romaine donna à une amie, une Anglaise, des détails
+sur ce corps d'élite, disant qu'autrefois les jeunes gens de
+l'aristocratie tenaient à honneur d'en faire partie, pour
+la richesse de l'uniforme et la joie de caracoler devant
+les dames, tandis que maintenant le recrutement devenait
+difficile, au point qu'on devait se contenter des beaux
+garçons d'une noblesse douteuse et ruinée, simplement
+heureux de toucher la maigre solde qui leur permettait
+de vivre. Et, durant un quart d'heure encore, les conversations
+particulières reprirent, emplirent les hautes
+nefs de leur brouhaha de salle impatiente, qui se distrait
+à dévisager les gens et à se conter leur histoire, dans
+l'attente du spectacle.</p>
+
+<p>Enfin, le cortège défila, et il était la grande curiosité
+attendue, la pompe dont on souhaitait ardemment le passage,
+pour l'acclamer. Alors, comme au théâtre, quand il
+apparut, de furieux applaudissements éclatèrent, montèrent,
+roulèrent sous les voûtes, lui faisant une entrée,
+ainsi qu'à l'acteur aimé, au grand premier rôle qui bouleverse
+tous les c&oelig;urs. Du reste, comme au théâtre
+encore, on avait réglé cette apparition savamment, de
+façon qu'elle donnât tout son effet, au milieu du magnifique
+décor où elle allait se produire. Le cortège
+venait de se former dans la coulisse, au fond de la
+chapelle de la Pieta, la première en entrant, à droite; et,
+pour s'y rendre, le Saint-Père, qui était arrivé de ses
+appartements voisins par la chapelle du Saint-Sacrement,
+avait dû se dissimuler, passer derrière la draperie de la
+nef latérale, utilisée de la sorte comme toile de fond.
+Les cardinaux, les archevêques, les évêques, toute la
+prélature pontificale, l'attendaient là, classés, groupés
+selon la hiérarchie, prêts à se mettre en marche. Et,<a name="page_285" id="page_285"></a>
+ainsi qu'au signal d'un maître de ballet, le cortège avait
+fait son entrée, gagnant la grande nef, la remontant tout
+entière, triomphalement, de la porte centrale à l'autel de
+la Confession, entre la double haie des fidèles, dont les
+applaudissements redoublaient, devant tant de magnificence,
+à mesure que montait le délire de leur enthousiasme.</p>
+
+<p>C'était le cortège des solennités anciennes, la croix et
+le glaive, la garde suisse en grande tenue, les valets en
+simarre écarlate, les chevaliers de cape et d'épée en
+costume Henri II, les chanoines en rochet de dentelle,
+les chefs des communautés religieuses, les protonotaires
+apostoliques, les archevêques et les évoques, toute la cour
+pontificale en soie violette, les cardinaux en cappa magna
+drapés de pourpre, marchant deux à deux, largement
+espacés, solennellement. Enfin, autour de Sa Sainteté, se
+groupaient les officiers de sa maison militaire, les prélats
+de l'antichambre secrète, monseigneur le majordome,
+monseigneur le maître de chambre, et tous les hauts dignitaires
+du Vatican, et le prince romain assistant au trône,
+le traditionnel et symbolique défenseur de l'Église. Sur
+la chaise gestatoire, que les flabelli abritaient des hautes
+plumes triomphales et que balançaient les porteurs, aux
+tuniques rouges brodées de soie, Sa Sainteté était revêtue
+des vêtements sacrés qu'elle avait mis dans la chapelle
+du Saint-Sacrement, l'amict, l'aube, l'étole, la chasuble
+blanche et la mitre blanche, enrichies d'or, deux cadeaux
+qui venaient de France, d'une somptuosité extraordinaire.
+Et, à son approche, les mains se levaient, battaient plus
+haut, dans les ondes de vivant soleil qui tombaient des
+fenêtres.</p>
+
+<p>Pierre eut alors une impression nouvelle de Léon XIII.
+Ce n'était plus le vieillard familier, las et curieux, se
+promenant au bras d'un prélat bavard dans le plus beau
+jardin du monde. Ce n'était même plus le Saint-Père en
+pèlerine rouge et en bonnet papal, recevant paternellement<a name="page_286" id="page_286"></a>
+un pèlerinage qui lui apportait une fortune. C'était
+le Souverain Pontife, le Maître tout-puissant, le Dieu
+que la chrétienté adorait. Comme dans une châsse d'orfèvrerie,
+son mince corps de cire semblait s'être raidi
+dans son vêtement blanc, lourd de broderies d'or; et il
+gardait une immobilité hiératique et hautaine, tel qu'une
+idole desséchée, dorée depuis des siècles, parmi la
+fumée des sacrifices. Les yeux seuls vivaient, au milieu
+de la rigidité morte du visage, des yeux de diamant noir
+et étincelant, fixés au loin, hors de la terre, à l'infini. Il
+n'eut pas un regard pour la foule, il n'abaissa les yeux
+ni à droite ni à gauche, resté en plein ciel, ignorant ce
+qui se passait à ses pieds. Et cette idole ainsi promenée,
+comme embaumée, sourde et aveugle, malgré l'éclat de
+ses yeux, au milieu de cette foule frénétique qu'elle
+paraissait n'entendre ni ne voir, prenait une majesté
+redoutable, une inquiétante grandeur, toute la raideur
+du dogme, toute l'immobilité de la tradition, exhumée
+avec ses bandelettes, qui, seules, la tenaient debout.
+Cependant, Pierre crut s'apercevoir que le pape était
+souffrant, fatigué, sans doute cet accès de fièvre dont
+monsignor Nani lui avait parlé la veille, en glorifiant le
+courage, la grande âme de ce vieillard de quatre-vingt-quatre
+ans, que la volonté de vivre faisait vivre, dans la
+souveraineté de sa mission.</p>
+
+<p>La cérémonie commença. Descendu de la chaise gestatoire
+à l'autel de la Confession, Sa Sainteté, lentement,
+célébra une messe basse, assisté de quatre prélats et du
+pro-préfet des cérémonies. Au lavabo, monseigneur le
+majordome et monseigneur le maître de chambre, que
+deux cardinaux accompagnaient, versèrent l'eau sur les
+augustes mains de l'officiant; et, un peu avant l'élévation,
+tous les prélats de la cour pontificale, un cierge allumé à
+la main, vinrent s'agenouiller autour de l'autel. Ce fut un
+instant solennel, les quarante mille fidèles, réunis là,
+frémirent, sentirent passer sur eux le vent terrible et<a name="page_287" id="page_287"></a>
+délicieux de l'invisible, lorsque, pendant l'élévation, les
+clairons d'argent sonnèrent le fameux ch&oelig;ur des anges,
+qui, chaque fois, fait évanouir des femmes. Presque
+aussitôt, un chant aérien descendit du dôme, de la galerie
+supérieure où se trouvaient cachés cent vingt choristes; et
+ce fut un émerveillement, une extase, comme si, à l'appel
+des clairons, les anges eux-mêmes eussent répondu. Les
+voix descendaient, volaient sous les voûtes, d'une légèreté
+de harpes célestes; puis, elles s'évanouirent en un accord
+suave, elles remontèrent aux cieux avec un petit bruit
+d'ailes qui se perdit. Après la messe, Sa Sainteté, encore
+debout à l'autel, entonna elle-même le <i>Te Deum</i>, que les
+chantres de la chapelle Sixtine et les ch&oelig;urs reprirent,
+chaque partie chantant un verset, alternativement. Mais
+bientôt l'assistance entière se joignit à eux, les quarante
+mille voix s'élevèrent, le chant d'allégresse et de gloire
+s'épandit dans l'immense vaisseau avec un éclat incomparable.
+Alors, le spectacle fut vraiment d'une extraordinaire
+magnificence, cet autel surmonté du baldaquin
+fleuri, triomphal et doré du Bernin, entouré de la cour
+pontificale que les cierges allumés constellaient d'étoiles,
+ce Souverain Pontife au centre, rayonnant comme un
+astre dans sa chasuble d'or, devant les bancs des cardinaux
+de pourpre, des archevêques et des évêques de soie
+violette, ces tribunes où étincelaient les costumes officiels,
+les chamarrures du corps diplomatique, les uniformes des
+officiers étrangers, cette foule fluant de partout, roulant
+une houle de têtes, des plus lointaines profondeurs de la
+basilique. Et c'étaient les proportions démesurées de cela
+qui saisissaient, des nefs latérales où toute une paroisse
+pouvait s'entasser, des transepts vastes comme des églises
+de cité populeuse, un temple que des milliers et des
+milliers de dévots emplissaient à peine. Et l'hymne glorieuse
+de ce peuple devenait elle-même colossale, montait
+avec un souffle géant de tempête parmi les grands
+tombeaux de marbre, parmi les statues surhumaines, le<a name="page_288" id="page_288"></a>
+long des colonnes gigantesques, jusqu'aux voûtes déroulant
+l'énormité de leur ciel de pierre, jusqu'au firmament de
+la coupole, où l'infini s'ouvrait, dans le resplendissement
+d'or des mosaïques.</p>
+
+<p>Il y eut une longue rumeur, après le <i>Te Deum</i>, pendant
+que Léon XIII, coiffant la tiare à la place de la mitre,
+échangeant la chasuble pour la chape pontificale, allait
+occuper son trône, sur l'estrade qui se dressait à l'entrée
+du transept de gauche. De là, il dominait toute l'assistance.
+Et de quel frisson celle-ci fut parcourue, comme
+sous un souffle venu de l'invisible, lorsqu'il se leva,
+après les prières du rituel! Il apparut grandi, sous la
+triple couronne symbolique, dans la gaine d'or de la
+chape. Au milieu d'un brusque et profond silence, que
+troublait seul le battement des c&oelig;urs, il leva le bras
+d'un geste très noble, il donna lentement la bénédiction
+papale, d'une voix haute et forte, qui semblait être en
+lui la voix de Dieu même, tellement elle surprenait, au
+sortir de ces lèvres de cire, de ce corps exsangue et sans
+vie. Et l'effet fut foudroyant, des applaudissements de
+nouveau éclatèrent, dès que le cortège se reforma pour
+s'en aller par où il était venu, une frénésie d'enthousiasme
+arrivée à un tel paroxysme, que, les battements
+de mains ne suffisant plus, des acclamations s'y mêlèrent,
+des cris qui gagnèrent peu à peu toute la foule. Cela
+commença près de la statue de Saint Pierre, dans un
+groupe ardent: «<i>Evviva il papa re! Evviva il papa re!</i>
+Vive le pape roi! Vive le pape roi!» Puis, sur le passage
+du cortège, cela courut comme une flamme d'incendie,
+embrasant les c&oelig;urs de proche en proche, finissant par
+jaillir des milliers de bouches en une tonnante protestation
+contre le vol des États de l'Église. Toute la foi,
+tout l'amour des fidèles, surexcités par le royal spectacle
+d'une si belle cérémonie, retournaient au rêve, au
+souhait exaspéré du pape roi et pontife, maître des corps
+comme il était maître des âmes, souverain absolu de la<a name="page_289" id="page_289"></a>
+terre. L'unique vérité était là, l'unique bonheur, l'unique
+salut. Qu'on lui donnât tout, l'humanité et le monde!
+<i>Evviva il papa re! Evviva il papa re!</i> Vive le pape roi!
+Vive le pape roi!</p>
+
+<p>Ah! ce cri! ce cri de guerre qui avait fait commettre
+tant de fautes et couler tant de sang, ce cri d'abandon et
+d'aveuglement dont le v&oelig;u réalisé aurait ramené les
+âges de souffrance! il révolta Pierre, il le décida à
+quitter vivement la tribune où il se trouvait, comme
+pour échapper à la contagion de l'idolâtrie. Puis, pendant
+que le cortège défilait toujours, il longea un moment
+la nef latérale de gauche, dans la bousculade, dans
+l'assourdissante clameur de la foule qui continuait; et,
+désespérant de gagner la rue, voulant éviter la cohue de
+la sortie, il eut l'inspiration de profiter d'une porte ouverte,
+il se réfugia dans le vestibule d'où montait l'escalier
+conduisant sur le dôme. Un sacristain, debout à cette
+porte, effaré et ravi de la manifestation, le regarda un
+instant, hésita à l'arrêter; mais la vue de la soutane
+sans doute, et plus encore l'émotion profonde où il était,
+le rendirent tolérant. D'un geste, il laissa passer Pierre,
+qui tout de suite s'engagea dans l'escalier, monta rapidement,
+pour fuir, aller plus haut, plus haut encore, dans
+la paix et le silence.</p>
+
+<p>Et, brusquement, le silence devint profond, les murs
+étouffaient le cri, dont ils semblaient ne garder que
+le frémissement. C'était un escalier commode et clair,
+aux larges marches pavées, tournant dans une sorte de
+tourelle. Quand il déboucha sur les toitures des nefs, il
+eut une joie à retrouver le soleil clair, l'air pur et vif
+qui soufflait là, comme en rase campagne. Étonné, il parcourut
+des yeux cet immense développement de plomb,
+de zinc et de pierre, toute une cité aérienne, vivant
+de son existence propre sous le ciel bleu. Il y voyait
+des dômes, des clochers, des terrasses, jusqu'à des
+maisons et à des jardins, les maisons égayées de fleurs<a name="page_290" id="page_290"></a>
+des quelques ouvriers qui vivent à demeure sur la basilique,
+en continuels travaux d'entretien. Une petite
+population s'y agite, travaille, aime, mange et dort. Mais
+il voulut s'approcher de la balustrade, curieux d'examiner
+de près les colossales statues du Sauveur et des Apôtres,
+dont la façade est surmontée, au-dessus de la place Saint-Pierre,
+des géants de six mètres, sans cesse en réparation,
+dont les bras, les jambes, les têtes, à demi mangés par
+le grand air, ne tiennent plus qu'à l'aide de ciment, de
+barres et de crampons; et, comme il se penchait pour
+jeter un coup d'&oelig;il sur l'entassement roux des toits du
+Vatican, il lui sembla que le cri qu'il fuyait s'élevait de
+la place. En hâte, il reprit son ascension, dans le pilier
+qui menait à la coupole. Ce fut un escalier d'abord, puis
+des couloirs étranglés et obliques, des rampes coupées
+de quelques marches, entre les deux parois de la coupole
+double, l'intérieure et l'extérieure. Une première fois,
+curieusement, il poussa une porte, il rentra dans la
+basilique, à plus de soixante mètres du sol, sur une
+étroite galerie qui faisait le tour du dôme, juste au-dessus
+de la frise, où se lisait l'inscription: <i>Tu es Petrus
+et super hanc petram...</i>, en lettres de sept pieds de haut;
+et, s'étant accoudé pour regarder l'effroyable trou qui
+se creusait sous lui, avec des échappées profondes sur
+les transepts et sur les nefs, il reçut violemment au visage
+le cri, le cri délirant de la foule, dont le grouillement
+énorme, en bas, clamait toujours. Plus haut, une seconde
+fois, il poussa une porte encore, il trouva une autre
+galerie, cette fois au-dessus des fenêtres, à la naissance
+des resplendissantes mosaïques, d'où la foule lui parut
+diminuée, reculée, perdue dans le vertige de l'abîme,
+au fond duquel les statues géantes, l'autel de la Confession,
+le baldaquin triomphal du Bernin, n'étaient plus
+que des joujoux; et, pourtant, le cri, le cri d'idolâtrie
+et de guerre s'éleva de nouveau, le souffleta avec une
+rudesse d'ouragan, dont la course accroît la force. Il dut<a name="page_291" id="page_291"></a>
+monter plus haut, monter toujours, jusque sur la galerie
+extérieure de la lanterne, planant en plein ciel, pour
+cesser d'entendre.</p>
+
+<p>Ce bain d'air et de soleil, ce bain d'infini, comme il
+y goûta d'abord un soulagement délicieux! Au-dessus de
+lui, il n'y avait plus que la boule de bronze doré, dans
+laquelle sont montés des empereurs et des reines, ainsi
+que l'attestent les inscriptions pompeuses des couloirs,
+la boule creuse, où la voix retentit en fracas de tonnerre,
+où retentissent tous les bruits de l'espace. Il était sorti du
+côté de l'abside, il plongea d'abord sur les jardins pontificaux,
+dont les massifs d'arbres, de cette hauteur, lui apparaissaient
+tels que des buissons, au ras du sol; et il reconstitua
+sa promenade récente, le vaste parterre semblable à
+un tapis de Smyrne, de couleur fanée, le grand bois d'un
+vert profond et glauque de mare dormante, le potager et
+la vigne, plus familiers, tenus avec soin. Les fontaines,
+la tour de l'Observatoire, le Casino où le pape passait les
+chaudes journées d'été, ne faisaient que de petites taches
+blanches, au milieu de ces terrains irréguliers, enclos
+bourgeoisement par le terrible mur de Léon IV, qui
+gardait son aspect de vieille forteresse. Puis, il tourna
+autour de la lanterne, le long de l'étroite galerie, et il se
+trouva brusquement devant Rome, une immensité déroulée
+d'un coup, la mer lointaine à l'ouest, les chaînes
+ininterrompues des montagnes à l'est et au midi, la
+Campagne romaine tenant tout l'horizon, pareille à un
+désert uniforme et verdâtre, et la Ville, la Ville éternelle
+à ses pieds. Jamais il n'avait eu une sensation si majestueuse
+de l'étendue. Rome était là, ramassée sous le
+regard, à vol d'oiseau, avec la netteté d'un plan géographique
+en relief. Un tel passé, une telle histoire, tant de
+grandeur, et une Rome si rapetissée par la distance, des
+maisons lilliputiennes et jolies comme des jouets, à peine
+une tache de moisissure sur la vaste terre! Et ce qui le
+passionnait, c'était de comprendre clairement, en un<a name="page_292" id="page_292"></a>
+coup d'&oelig;il, les divisions de la ville, la cité antique là-bas,
+au Capitole, au Forum, au Palatin, la cité papale dans ce
+Borgo qu'il dominait, dans Saint-Pierre et le Vatican, qui
+regardaient la cité moderne, le Quirinal italien, par-dessus
+la cité du moyen âge, tassée au fond de l'angle droit que
+formait le Tibre, roulant ses eaux jaunes et lourdes. Une
+remarque surtout acheva de le frapper, la ceinture
+crayeuse que faisaient les quartiers neufs au noyau central
+des vieux quartiers roux, brûlés par le soleil, un
+véritable symbole du rajeunissement tenté, le vieux c&oelig;ur
+aux réparations si lentes, tandis que les membres extrêmes
+se renouvelaient comme par miracle.</p>
+
+<p>Mais, dans l'ardent soleil de midi, Pierre ne retrouvait
+pas la Rome si claire, si pure, qu'il avait vue le matin de
+son arrivée, sous la douceur délicieuse de l'astre à son
+lever. Ce n'était plus la Rome souriante et discrète, voilée
+à demi d'une brume d'or, comme envolée dans un rêve
+d'enfance. Elle lui apparaissait, maintenant, inondée de
+clarté crue, d'une dureté immobile, d'un silence de mort.
+Les fonds étaient comme mangés par une flamme trop
+vive, noyés d'une poussière de feu où ils s'anéantissaient.
+Et la ville entière se découpait violemment sur ces
+lointains décolorés, en grandes masses de lumière et
+d'ombre, aux brutales arêtes. On aurait dit quelque
+très ancienne carrière de pierres abandonnée, éclairée
+d'aplomb, que les rares îlots d'arbres tachaient seuls de
+vert sombre. De la ville antique, on voyait la tour roussie
+du Capitole, les cyprès noirs du Palatin, les ruines du
+palais de Septime-Sévère, pareilles à des os blanchis, à
+une carcasse de monstre fossile, apportée là par les
+déluges. En face, la ville moderne trônait avec les longs
+bâtiments du Quirinal, remis à neuf, enduit d'un badigeon
+dont la crudité jaune éclatait, extraordinaire, parmi les
+cimes vigoureuses du jardin; et, au delà, sur les hauteurs
+du Viminal, à droite, à gauche, les nouveaux quartiers
+étaient d'une blancheur de plâtre, une ville de craie,<a name="page_293" id="page_293"></a>
+rayée par les mille petites raies d'encre des fenêtres.
+Puis, çà et là, au hasard, c'étaient la mare stagnante du
+Pincio, la villa Médicis dressant son double campanile, le
+fort Saint-Ange d'un ton de vieille rouille, le clocher de
+Sainte-Marie-Majeure brûlant comme un cierge, les trois
+églises de l'Aventin assoupies parmi les branches, le palais
+Farnèse avec ses tuiles vieil or, cuites par les étés, les
+dômes du Gesù, de Saint-André de la Vallée, de Saint-Jean
+des Florentins, et des dômes, et des dômes encore,
+tous en fusion, incandescents dans la fournaise du ciel. Et
+Pierre, alors, sentit de nouveau son c&oelig;ur se serrer devant
+cette Rome violente, dure, si peu semblable à la Rome de
+son rêve, la Rome de rajeunissement et d'espoir, qu'il
+avait cru trouver le premier matin, et qui s'évanouissait
+maintenant, pour faire place à l'immuable cité de l'orgueil
+et de la domination, s'obstinant sous le soleil
+jusque dans la mort.</p>
+
+<p>Tout d'un coup, seul là-haut, Pierre comprit. Ce fut
+comme un trait de flamme qui le frappa, dans l'espace
+libre, illimité, d'où il planait. Était-ce la cérémonie à
+laquelle il venait d'assister, le cri fanatique de servage
+dont ses oreilles bourdonnaient toujours? N'était-ce pas
+plutôt la vue de cette ville couchée à ses pieds, comme la
+reine embaumée, qui règne encore, parmi la poussière de
+son tombeau? Il n'aurait pu le dire, les deux causes
+agissaient sans doute. Mais la clarté fut complète, il sentit
+que le catholicisme ne saurait être sans le pouvoir temporel,
+qu'il disparaîtrait fatalement, le jour où il ne serait
+plus roi sur cette terre. D'abord, c'était l'atavisme, les
+forces de l'Histoire, la longue suite des héritiers des
+Césars, les papes, les grands pontifes, dans les veines
+desquels n'avait cessé de couler le sang d'Auguste, exigeant
+l'empire du monde. Ils avaient beau habiter le
+Vatican, ils venaient des maisons impériales du Palatin,
+du palais de Septime-Sévère, et leur politique, à travers
+tant de siècles, n'avait jamais poursuivi que le rêve de<a name="page_294" id="page_294"></a>
+la domination romaine, tous les peuples vaincus, soumis,
+obéissant à Rome. En dehors de cette royauté universelle,
+de la possession totale des corps et des âmes, le catholicisme
+perdait sa raison d'être, car l'Église ne peut reconnaître
+l'existence d'un empire ou d'un royaume que politiquement,
+l'empereur ou le roi étant de simples délégués
+temporaires, chargés d'administrer les peuples, en attendant
+de les lui rendre. Toutes les nations, l'humanité
+avec la terre entière, sont à l'Église, qui les tient de Dieu.
+Si elle n'en a pas aujourd'hui la réelle possession, c'est
+qu'elle cède devant la force, obligée d'accepter les faits
+accomplis, mais sous la réserve formelle qu'il y a usurpation
+coupable, qu'on détient injustement son bien, et
+dans l'attente de la réalisation des promesses du Christ,
+qui, au jour fixé, lui rendra pour jamais la terre et les
+hommes, la toute-puissance. Telle est la véritable cité
+future, la Rome catholique, souveraine une seconde fois.
+Rome fait partie du rêve, c'est à Rome aussi que l'éternité
+a été prédite, c'est le sol même de Rome qui a donné
+au catholicisme l'inextinguible soif du pouvoir absolu.
+Aussi était-ce pour cela que le destin de la papauté se
+trouvait lié à celui de Rome, à ce point qu'un pape hors
+de Rome ne serait plus un pape catholique. Et Pierre,
+accoudé à la mince rampe de fer, penché de si haut
+au-dessus du gouffre, où la ville morne et dure achevait
+de s'émietter sous l'ardent soleil, en resta épouvanté,
+sentit tout d'un coup passer dans ses os le grand frisson
+des êtres et des choses.</p>
+
+<p>Une évidence se faisait. Si Pie IX, si Léon XIII avaient
+résolu de s'emprisonner dans le Vatican, c'était qu'une
+nécessité les clouait à Rome. Un pape n'est pas le maître
+d'en sortir, d'être ailleurs le chef de l'Église. De même, un
+pape, quelle que soit son intelligence du monde moderne,
+ne saurait trouver en lui le droit de renoncer au pouvoir
+temporel. Il y a là un héritage inaliénable, dont il a la défense;
+et c'est en outre une question de vie qui s'impose,<a name="page_295" id="page_295"></a>
+sans discussion possible. Aussi Léon XIII a-t-il gardé le
+titre de Maître du domaine temporel de l'Église, d'autant
+plus que, comme cardinal, ainsi que tous les membres du
+Sacré Collège, lors de leur élection, il avait, dans son
+serment, juré de conserver intact ce domaine. Que
+l'Italie pendant un siècle encore garde Rome capitale, et
+pendant un siècle les papes qui se succéderont, ne cesseront
+de protester violemment, en réclamant leur royaume.
+Et, si une entente pouvait intervenir un jour, elle serait sûrement
+basée sur le don d'un lambeau de territoire. N'avait-on
+pas dit, lorsque des bruits de réconciliation couraient,
+que le pape régnant mettait, comme condition formelle,
+la possession au moins de la cité Léonine, avec la neutralisation
+d'une route allant à la mer? Rien du tout n'est
+point assez, on ne peut partir de rien pour arriver à tout
+avoir. Tandis que la cité Léonine, ce coin de ville si
+étroit, c'est déjà un peu de terre royale; et il n'y a plus
+qu'à reconquérir le reste, Rome, puis l'Italie, puis les
+nations voisines, puis le monde. Jamais l'Église n'a désespéré,
+même aux jours où, battue, dépouillée, elle semblait
+mourante. Jamais elle n'abdiquera, ne renoncera
+aux promesses du Christ, car elle croit à son avenir illimité,
+elle se dit indestructible, éternelle. Qu'on lui accorde
+un caillou pour reposer sa tête, et elle espère bien ravoir
+bientôt le champ où se trouve ce caillou, l'empire où se
+trouve ce champ. Si un pape ne peut mener à bien le recouvrement
+de l'héritage, un autre pape s'y emploiera,
+dix, vingt autres papes. Les siècles ne comptent plus.
+C'était ce qui faisait qu'un vieillard de quatre-vingt-quatre
+ans entreprenait des besognes colossales qui demandaient
+plusieurs vies d'homme, dans la certitude que des successeurs
+viendraient et que les besognes seraient quand
+même continuées et terminées.</p>
+
+<p>Et Pierre se vit imbécile, avec son rêve d'un pape
+purement spirituel, en face de cette vieille cité de gloire
+et de domination, obstinée dans sa pourpre. Cela lui<a name="page_296" id="page_296"></a>
+sembla si différent, si déplacé, qu'il en éprouva une sorte
+de désespoir honteux. Le nouveau pape évangélique que
+serait un pape purement spirituel, régnant sur les âmes
+seules, ne pouvait certainement pas tomber sous le
+sens d'un prélat romain. L'horreur de cela, la répugnance
+pour ainsi dire physique lui apparut soudain, au souvenir
+de cette cour papale, figée dans les rites, dans l'orgueil et
+dans l'autorité. Ah! comme ils devaient être pleins
+d'étonnement et de mépris, devant cette singulière imagination
+du Nord, un pape sans terres et sans sujets, sans
+maison militaire et sans honneurs royaux, pur esprit,
+pure autorité morale, enfermé au fond du temple, ne
+gouvernant le monde que de son geste de bénédiction,
+par la bonté et l'amour! Ce n'était là qu'une invention
+gothique, embrumée de brouillards, pour ce clergé latin,
+prêtres de la lumière et de la magnificence, pieux certes,
+superstitieux même, mais laissant Dieu bien abrité dans
+le tabernacle, afin de gouverner en son nom, au mieux des
+intérêts du ciel, rusant dès lors en simples politiques,
+vivant d'expédients au milieu de la bataille des appétits
+humains, marchant d'un pas discret de diplomates à la
+victoire terrestre et définitive du Christ, qui devait trôner
+un jour sur les peuples, en la personne du pape. Et quelle
+stupeur pour un prélat français, pour un monseigneur
+Bergerot, ce saint évêque du renoncement et de la charité,
+lorsqu'il tombait dans ce monde du Vatican! quelle difficulté
+de voir clair d'abord, de se mettre au point, et
+quelle douleur ensuite à ne pouvoir s'entendre avec ces
+sans-patrie, ces internationaux toujours penchés sur la
+carte des deux mondes, enfoncés dans les combinaisons
+qui devaient leur assurer l'empire! Des journées et
+des journées étaient nécessaires, il fallait vivre à Rome,
+et lui-même ne venait de comprendre qu'après un mois
+de séjour, sous la crise violente des pompes royales de
+Saint-Pierre, en face de l'antique ville dormant au soleil
+son lourd sommeil, rêvant son rêve d'éternité.<a name="page_297" id="page_297"></a></p>
+
+<p>Mais il avait abaissé son regard vers la place, en bas,
+devant la basilique, et il aperçut le flot de monde, les
+quarante mille fidèles qui sortaient, pareils à une irruption
+d'insectes, un fourmillement noir sur le pavé blanc.
+Alors, il lui sembla que le cri recommençait: <i>Evviva il
+papa re! Evviva il papa re!</i> Vive le pape roi! Vive
+le pape roi! Tout à l'heure, pendant qu'il gravissait les
+escaliers sans fin, le colosse de pierre lui avait paru frémir
+de ce cri frénétique, poussé sous ses voûtes. Et, maintenant,
+monté jusque dans la nue, il croyait le retrouver
+là-haut, à travers l'espace. Si le colosse, au-dessous de
+lui, en vibrait encore, n'était-ce pas comme sous une
+dernière poussée de sève, le long de ses vieux murs, un
+renouveau du sang catholique qui l'avait autrefois voulu
+si démesuré, tel que le roi des temples, et qui tentait
+aujourd'hui de lui rendre un souffle puissant de vie, à
+l'heure où la mort commençait pour ses nefs trop vastes
+et désertées? La foule sortait toujours, la place en était
+pleine, et une affreuse tristesse lui serra le c&oelig;ur, car elle
+venait de balayer, avec son cri, le dernier espoir. La
+veille encore, après la réception du pèlerinage, dans la
+salle des Béatifications, il avait pu s'illusionner, en oubliant
+la nécessité de l'argent qui cloue le pape à la terre,
+pour ne voir que le vieillard débile, tout âme, resplendissant
+comme le symbole de l'autorité morale. Mais c'en
+était fait à présent de sa foi en ce pasteur de l'Évangile,
+dégagé des biens terrestres, roi du seul royaume des
+cieux. L'argent du denier de Saint-Pierre n'imposait pas
+seul un dur servage à Léon XIII, qui était en outre le prisonnier
+de la tradition, l'éternel roi de Rome, cloué à ce
+sol, ne pouvant quitter la ville ni renoncer au pouvoir
+temporel. Au bout étaient fatalement la mort sur place,
+le dôme de Saint-Pierre s'écroulant ainsi que s'était
+écroulé le temple de Jupiter Capitolin, le catholicisme
+jonchant l'herbe de ses ruines, pendant que le schisme
+éclatait ailleurs, une foi nouvelle pour les peuples nouveaux.<a name="page_298" id="page_298"></a>
+Il en eut la grandiose et tragique vision, il vit son
+rêve détruit, son livre emporté, dans le cri qui s'élargissait,
+comme s'il eût volé aux quatre coins du monde catholique:
+<i>Evviva il papa re! Evviva il papa re!</i> Vive le
+pape roi! Vive le pape roi! Et, sous lui, il crut sentir déjà
+le géant de marbre et d'or osciller, dans l'ébranlement
+des vieilles sociétés pourries.</p>
+
+<p>Pierre, enfin, redescendait, lorsqu'il eut l'émotion
+encore de rencontrer monsignor Nani sur les toitures des
+nefs, dans cette étendue ensoleillée, vaste à y loger une
+ville. Le prélat accompagnait les deux dames françaises,
+la mère et la fille, si heureuses, si amusées, à qui sans
+doute il avait aimablement offert de monter sur le dôme.
+Mais, dès qu'il reconnut le jeune prêtre, il l'aborda.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! mon cher fils, êtes-vous content? Avez-vous
+été impressionné, édifié?</p>
+
+<p>De ses yeux d'enquête, il le fouillait jusqu'à l'âme, il
+constatait où en était l'expérience. Puis, satisfait, il se
+mit à rire doucement.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, je vois... Allons, vous êtes tout de même
+un garçon raisonnable. Je commence à croire que votre
+malheureuse affaire, ici, finira très bien.<a name="page_299" id="page_299"></a></p>
+
+<h3><a name="VIII" id="VIII"></a>VIII</h3>
+
+<p>Les matins qu'il restait au palais Boccanera, sans sortir,
+Pierre avait pris l'habitude de passer des heures dans
+l'étroit jardin abandonné, que terminait autrefois une
+sorte de loggia à portique, d'où l'on descendait au Tibre
+par un double escalier. Aujourd'hui, c'était là un coin de
+solitude délicieuse, qui sentait bon les oranges mûres, des
+orangers centenaires dont les lignes symétriques indiquaient
+seules le dessin primitif des allées, disparues
+sous les herbes folles. Et il y retrouvait aussi l'odeur des
+buis amers, de grands buis poussés dans l'ancien bassin
+central, que des éboulis de terre avaient comblé.</p>
+
+<p>Par ces matinées d'octobre, si lumineuses, d'un charme
+si tendre et si pénétrant, on y goûtait une infinie douceur
+de vivre. Mais le prêtre y apportait sa rêverie du Nord, le
+souci de la souffrance, son âme de continuelle fraternité
+apitoyée, qui lui rendait plus douce la caresse du clair
+soleil, dans cet air de voluptueux amour. Il allait s'asseoir
+contre la muraille de droite, sur un fragment de
+colonne renversée, à l'ombre d'un laurier énorme, dont
+l'ombre était noire, d'une fraîcheur balsamique. Et, à
+côté de lui, dans l'antique sarcophage verdi, où des faunes
+lascifs violentaient des femmes, le mince filet d'eau qui
+tombait du masque tragique, scellé au mur, mettait la
+continuelle musique de sa note de cristal. Il lisait les
+journaux, ses lettres, toute une correspondance du bon
+abbé Rose, qui le tenait au courant de son &oelig;uvre, les
+misérables du Paris sombre, déjà glacé par les brouillards,<a name="page_300" id="page_300"></a>
+noyé sous la boue. Ah! ces misères du pays froid,
+les mères et les petits qui allaient bientôt grelotter au
+fond des mansardes mal closes, les hommes que les
+grandes gelées jetteraient au chômage, toute cette agonie
+sous la neige du pauvre monde, tombant dans ce chaud
+soleil, parfumé d'un goût de fruit, dans ce pays de ciel
+bleu et d'heureuse paresse, où, l'hiver même, il faisait
+bon dormir dehors, à l'abri du vent, sur les dalles
+tièdes!</p>
+
+<p>Mais, un matin, Pierre trouva Benedetta assise sur le
+fragment de colonne, qui servait de banc. Elle eut un
+léger cri de surprise, elle resta un instant gênée, car
+elle tenait justement à la main le livre du prêtre, cette
+<i>Rome nouvelle</i>, qu'elle avait lue une première fois, sans
+bien la comprendre. Et elle se hâta ensuite de le retenir,
+voulut qu'il prît place à côté d'elle, en lui avouant avec
+sa belle franchise, son air de tranquille raison, qu'elle
+était descendue là, pour être seule et s'appliquer à sa lecture,
+ainsi qu'une écolière ignorante. Ils causèrent en
+amis, ce fut pour Pierre une heure adorable. Bien qu'elle
+évitât de parler d'elle, il sentit parfaitement que ses chagrins
+seuls la rapprochaient de lui, comme si la souffrance
+lui eût élargi le c&oelig;ur, jusqu'à la faire se préoccuper
+de tous ceux qui souffraient en ce monde. Jamais
+encore elle n'avait songé à ces choses, dans son orgueil
+patricien qui regardait la hiérarchie ainsi qu'une loi divine,
+les heureux en haut, les misérables en bas, sans
+aucun changement possible; et, devant certaines pages
+du livre, quels étonnements elle gardait, quelle peine
+elle éprouvait à s'initier! Quoi? s'intéresser au bas peuple,
+croire qu'il avait la même âme, les mêmes chagrins,
+vouloir travailler à sa joie comme à celle d'un frère!
+Elle s'y efforçait pourtant, sans trop réussir, avec une
+sourde crainte de commettre un péché, car le mieux est
+de ne rien changer à l'ordre social établi par Dieu,
+consacré par l'Église. Certes, elle était charitable, elle<a name="page_301" id="page_301"></a>
+donnait les petites aumônes accoutumées; mais elle ne
+donnait pas son c&oelig;ur, elle manquait totalement d'altruisme,
+de sympathie véritable, née et grandie dans l'atavisme
+d'une race différente, faite pour avoir, en haut
+du ciel, des trônes au-dessus de la plèbe des élus.</p>
+
+<p>Et, d'autres matins, ils se retrouvèrent à l'ombre du
+laurier, près de la fontaine chantante; et Pierre, inoccupé,
+las d'attendre une solution qui semblait reculer
+d'heure en heure, se passionna pour animer de sa fraternité
+libératrice cette jeune femme si belle, toute resplendissante
+d'un jeune amour. Une idée continuait à l'enflammer,
+celle qu'il catéchisait l'Italie elle-même, la reine
+de beauté assoupie encore dans son ignorance, et qui
+retrouverait sa grandeur ancienne, si elle s'éveillait aux
+temps nouveaux, avec une âme élargie, pleine de pitié
+pour les choses et pour les êtres. Il lui lut les lettres du
+bon abbé Rose, il la fit frémir de l'effroyable sanglot qui
+monte des grandes villes. Puisqu'elle avait des yeux si
+profonds de tendresse, puisque d'elle entière émanait le
+bonheur d'aimer et d'être aimé, pourquoi donc ne reconnaissait-elle
+pas avec lui que la loi d'amour était l'unique
+salut de l'humanité souffrante, tombée par la haine en
+danger de mort? Elle le reconnaissait, elle voulait lui
+faire le plaisir de croire à la démocratie, à la refonte fraternelle
+de la société, mais chez les autres peuples, pas
+à Rome; car un rire doux, involontaire, lui venait, dès
+qu'il évoquait ce qu'il restait du Transtévère fraternisant
+avec ce qu'il restait des vieux palais princiers. Non, non!
+c'était depuis trop longtemps ainsi, il ne fallait rien
+changer à ces choses. Et, en somme, l'élève ne faisait
+guère de progrès, elle n'était réellement touchée que
+par la passion d'aimer qui brûlait si intense chez ce prêtre,
+et qu'il avait chastement détournée de la créature, pour
+la reporter sur la création entière. Pendant ces quelques
+matins d'octobre ensoleillés, un lien d'une exquise douceur
+se noua entre eux, ils s'aimèrent réellement d'un<a name="page_302" id="page_302"></a>
+amour profond et pur, dans le grand amour qui les dévorait
+tous les deux.</p>
+
+<p>Puis, un jour, Benedetta, le coude appuyé au sarcophage,
+parla de Dario, dont elle avait évité de prononcer
+le nom jusque-là. Ah! le pauvre ami, comme il s'était
+montré discret et repentant, après son coup de brutale
+démence! D'abord, pour cacher sa gêne, il s'en était allé
+passer trois jours à Naples, où l'on disait que la Tonietta,
+l'aimable fille aux bouquets de roses blanches, tombée
+follement amoureuse de lui, avait couru le rejoindre. Et,
+depuis son retour au palais, il évitait de se retrouver
+seul avec sa cousine, il ne la voyait guère que le lundi
+soir, l'air soumis, implorant des yeux son pardon.</p>
+
+<p>&mdash;Hier, continua-t-elle, je l'ai rencontré dans l'escalier,
+je lui ai donné la main, et il a compris que je
+n'étais plus fâchée, il a été bien heureux... Que voulez-vous?
+On ne peut pas être longtemps sévère. Et puis, j'ai
+peur qu'il ne finisse par se compromettre avec cette
+femme, s'il s'amusait trop, pour s'étourdir. Il faut qu'il
+sache bien que je l'aime toujours, que je l'attends toujours...
+Oh! il est à moi, à moi seule! Il serait là, dans
+mes bras, pour jamais, si je pouvais dire un mot. Mais nos
+affaires vont si mal, si mal!</p>
+
+<p>Elle se tut, deux grosses larmes avaient paru dans ses
+yeux. Le procès en annulation de mariage, en effet,
+semblait s'arrêter, devant des obstacles de toutes sortes,
+qui, chaque jour, renaissaient.</p>
+
+<p>Et Pierre fut très ému de ces larmes, si rares chez elle.
+Parfois, elle-même avouait, avec son calme sourire,
+qu'elle ne savait pas pleurer. Mais son c&oelig;ur se fondait,
+elle resta un instant comme anéantie, accoudée au sarcophage
+moussu, à demi rongé par l'eau, tandis que le
+filet clair, tombé de la bouche béante du masque tragique,
+continuait sa note perlée de flûte. L'idée brusque de la
+mort s'était dressée devant le prêtre, à la voir, si jeune,
+si éclatante de beauté, défaillir au bord de ce marbre, où<a name="page_303" id="page_303"></a>
+les faunes qui s'y ruaient parmi des femmes, en une bacchanale
+frénétique, disaient la toute-puissance de l'amour,
+dont les anciens se plaisaient à sculpter le symbole sur les
+tombes, pour affirmer l'éternité de la vie. Et un petit
+souffle de vent chaud passa dans la solitude ensoleillée
+et silencieuse du jardin, apportant l'odeur pénétrante des
+orangers et des buis.</p>
+
+<p>&mdash;Quand on aime, on est si fort! murmura-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, vous avez raison, reprit-elle, souriante
+déjà. Je ne suis qu'une enfant... Mais c'est votre faute,
+avec votre livre. Je ne le comprends bien que lorsque je
+souffre... Tout de même, n'est-ce pas? je fais des progrès.
+Puisque vous le voulez, que tous les pauvres soient donc
+mes frères, et qu'elles soient mes s&oelig;urs, toutes celles qui
+ont des peines comme moi!</p>
+
+<p>D'ordinaire, Benedetta remontait la première à son
+appartement, et Pierre s'attardait parfois, restait seul sous
+le laurier, dans le léger parfum de femme qu'elle laissait.
+Il rêvait confusément à des choses douces et tristes.
+Comme l'existence se montrait dure pour les pauvres
+êtres que brûlait l'unique soif du bonheur! Autour de lui,
+le silence s'était élargi encore, tout le vieux palais
+dormait son lourd sommeil de ruine, avec sa cour voisine,
+semée d'herbe, entourée de son portique mort, où moisissaient
+des marbres de fouille, un Apollon sans bras et
+le torse tronqué d'une Vénus; et, de loin en loin, ce
+silence de tombe n'était troublé que par le grondement
+brusque d'un carrosse de prélat, en visite chez le
+cardinal, s'engouffrant sous le porche, tournant dans la
+cour déserte, à grand bruit de roues.</p>
+
+<p>Un lundi, vers dix heures un quart, dans le salon de
+donna Serafina, il n'y avait plus que les jeunes gens.
+Monsignor Nani n'avait fait que paraître, le cardinal Sarno
+venait de partir. Et, près de la cheminée, à sa place habituelle,
+donna Serafina elle-même se tenait comme à l'écart,
+les yeux fixés sur la place inoccupée de l'avocat Morano,<a name="page_304" id="page_304"></a>
+qui s'entêtait à ne point reparaître. Devant le canapé, où
+Benedetta et Celia se trouvaient assises, Dario, l'abbé
+Pierre et Narcisse Habert étaient debout, causant et
+riant. Depuis quelques minutes, Narcisse s'amusait à
+plaisanter le jeune prince, qu'il prétendait avoir rencontré
+en compagnie d'une très belle fille.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mon cher, ne vous défendez pas, car elle est
+vraiment superbe... Elle marchait à côté de vous, et vous
+vous êtes engagés dans une ruelle déserte, le Borgo Angelico
+je crois, où je ne vous ai pas suivis, par discrétion.</p>
+
+<p>Dario souriait, l'air très à l'aise, en homme heureux,
+incapable de renier son goût passionné de la beauté.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, sans doute, c'était bien moi, je ne nie
+pas... Seulement, l'affaire n'est pas celle que vous pensez.</p>
+
+<p>Et, se retournant vers Benedetta, qui s'égayait, elle
+aussi, sans aucune ombre d'inquiétude jalouse, comme
+ravie au contraire du plaisir des yeux qu'il avait pu
+prendre un instant:</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais, il s'agit de cette pauvre fille, que j'ai
+trouvée en larmes, il y a près de six semaines... Oui,
+cette ouvrière en perles qui sanglotait à cause du
+chômage, et qui s'est mise, toute rouge, à galoper devant
+moi pour me conduire chez ses parents, lorsque j'ai
+voulu lui donner une pièce blanche... Pierina, tu te
+rappelles bien?</p>
+
+<p>&mdash;Pierina, parfaitement!</p>
+
+<p>&mdash;Alors, imaginez-vous, je l'ai déjà, depuis ce jour,
+rencontrée quatre ou cinq fois sur mon chemin. Et, c'est
+vrai, elle est si extraordinairement belle, que je m'arrête
+et que je cause... L'autre jour, je l'ai conduite ainsi
+jusque chez un fabricant. Mais elle n'a pas encore trouvé
+d'ouvrage, elle s'est remise à pleurer; et, ma foi, pour la
+consoler un peu, je l'ai embrassée... Ah! elle en est
+restée saisie, et heureuse, si heureuse!</p>
+
+<p>Tous, maintenant, riaient de l'histoire. Mais Celia, la
+première, se calma. Elle dit d'une voix très grave:<a name="page_305" id="page_305"></a></p>
+
+<p>&mdash;Vous savez, Dario, qu'elle vous aime. Il ne faut pas
+être méchant.</p>
+
+<p>Sans doute Dario pensait comme elle, car il regarda de
+nouveau Benedetta, avec un hochement gai de la tête,
+pour dire que, s'il était aimé, lui n'aimait pas. Une
+perlière, une fille du bas peuple, ah! non! Elle pouvait
+être une Vénus, elle n'était pas une maîtresse possible.
+Et il s'amusa beaucoup lui-même de l'aventure romanesque,
+que Narcisse arrangeait, en un sonnet à la mode
+ancienne: la belle perlière tombant amoureuse folle du
+jeune prince qui passe, beau comme le jour, et qui lui a
+donné un écu, touché de son infortune; la belle perlière,
+dès lors, le c&oelig;ur bouleversé de le trouver aussi charitable
+que beau, ne rêvant plus que de lui, le suivant partout,
+attachée à ses pas par un lien de flamme; et la belle
+perlière, enfin, qui a refusé l'écu, demandant de ses yeux
+soumis et tendres, obtenant l'aumône que le jeune prince
+daigne un soir lui faire de son c&oelig;ur. Benedetta se plut
+beaucoup à ce jeu. Mais Celia, avec sa face angélique,
+son air de petite fille qui aurait dû tout ignorer, restait
+très sérieuse, répétait tristement:</p>
+
+<p>&mdash;Dario, Dario, elle vous aime, il ne faut pas la faire
+souffrir.</p>
+
+<p>Alors, la contessina finit par s'apitoyer à son tour.</p>
+
+<p>&mdash;Et ils ne sont pas heureux, ces pauvres gens!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! s'écria le prince, une misère à ne pas croire!
+Le jour où elle m'a mené là-bas, aux Prés du Château,
+j'en suis resté suffoqué. C'est une horreur, une horreur
+étonnante!</p>
+
+<p>&mdash;Mais je me souviens, reprit-elle, nous avions fait le
+projet d'aller les visiter, ces malheureux, et c'est fort
+mal d'avoir tardé jusqu'ici... N'est-ce pas? monsieur
+l'abbé Froment, vous étiez très désireux, pour vos études,
+de nous accompagner et de voir ainsi de près la classe
+pauvre à Rome.</p>
+
+<p>Elle avait levé les yeux vers Pierre, qui se taisait depuis<a name="page_306" id="page_306"></a>
+un instant. Il fut très attendri que cette pensée de charité
+lui revînt; car il sentit, au léger tremblement de sa voix,
+qu'elle voulait se montrer ainsi une élève docile, faisant
+des progrès dans l'amour des humbles et des misérables.
+Tout de suite, d'ailleurs, la passion de son apostolat
+l'avait repris.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! dit-il, je ne quitterai Rome qu'après y avoir
+vu le peuple qui souffre, sans travail et sans pain. La
+maladie est là, pour toutes les nations, et le salut ne peut
+venir que par la guérison de la misère. Quand les racines
+de l'arbre ne mangent pas, l'arbre meurt.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! reprit-elle, nous allons prendre rendez-vous
+tout de suite, vous viendrez avec nous aux Prés du
+Château... Dario nous conduira.</p>
+
+<p>Celui-ci, qui avait écouté le prêtre d'un air stupéfait,
+sans bien comprendre l'image de l'arbre et de ses racines,
+se récria, plein de détresse.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non! cousine, promène là-bas monsieur l'abbé,
+si cela t'amuse... Moi, j'y suis allé, et je n'y retourne
+pas. Ma parole! en rentrant, j'ai failli me mettre au lit,
+la cervelle et l'estomac à l'envers... Non, non! c'est trop
+triste, ce n'est pas possible, des abominations pareilles!</p>
+
+<p>A ce moment, une voix mécontente s'éleva du coin de
+la cheminée. Donna Serafina sortait de son long silence.</p>
+
+<p>&mdash;Il a raison, Dario! Envoie ton aumône, ma chère,
+et j'y joindrai volontiers la mienne... Seulement, il y a
+d'autres endroits plus utiles à voir, où tu peux conduire
+monsieur l'abbé... Tu vas, en vérité, lui faire emporter
+là un beau souvenir de notre ville!</p>
+
+<p>L'orgueil romain sonnait seul au fond de sa mauvaise
+humeur. A quoi bon montrer ses plaies aux étrangers
+qui viennent, amenés peut-être par des curiosités hostiles?
+Il fallait être toujours en beauté, ne montrer
+Rome que dans l'apparat de sa gloire.</p>
+
+<p>Mais Narcisse s'était emparé de Pierre.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon cher, c'est vrai, j'oubliais de vous recommander<a name="page_307" id="page_307"></a>
+cette promenade... Il faut absolument que vous
+visitiez le nouveau quartier qu'on a bâti aux Prés du Château.
+Il est typique, il résume tous les autres; et vous
+n'aurez pas perdu votre temps, je vous en réponds, car
+rien au monde ne vous en dira plus long sur la Rome
+actuelle. C'est extraordinaire, extraordinaire!</p>
+
+<p>Puis, s'adressant à Benedetta:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce entendu? voulez-vous demain matin?...
+Vous nous trouveriez là-bas, l'abbé et moi, parce que je
+tiens à le mettre d'abord au courant, pour qu'il comprenne...
+A dix heures, voulez-vous?</p>
+
+<p>Avant de répondre, la contessina, qui s'était tournée
+vers sa tante, lui tint tête, respectueusement.</p>
+
+<p>&mdash;Allez, ma tante, monsieur l'abbé a dû rencontrer
+assez de mendiants dans nos rues, il peut tout voir. Et,
+d'ailleurs, d'après ce qu'il raconte dans son livre, il n'en
+verra pas plus à Rome qu'il n'en a vu à Paris. Partout,
+comme il le dit quelque part, la faim est la même.</p>
+
+<p>Puis, elle s'attaqua à Dario, très douce, l'air raisonnable.</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais, mon Dario, que tu me ferais un bien gros
+plaisir, en me conduisant là-bas. Sans toi, nous aurions
+trop l'air de tomber du ciel... Nous prendrons la voiture,
+nous irons rejoindre ces messieurs, et ça nous fera une
+très jolie promenade... Il y a si longtemps que nous ne
+sommes sortis ensemble!</p>
+
+<p>Certainement, c'était là ce qui la ravissait, d'avoir ce
+prétexte pour l'emmener, pour se réconcilier tout à fait
+avec lui. Il sentit cela, il ne put se dérober, et il affecta
+de plaisanter.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! cousine, tu seras cause que j'aurai des cauchemars
+tout le restant de la semaine. Une partie de
+plaisir comme ça, vois-tu, c'est à gâter pour huit jours le
+bonheur de vivre!</p>
+
+<p>Il frémissait de révolte à l'avance, les rires recommencèrent;
+et, malgré la muette désapprobation de donna<a name="page_308" id="page_308"></a>
+Serafina, le rendez-vous fut définitivement fixé au lendemain,
+dix heures. En partant, Celia regretta vivement de
+ne pouvoir en être. Mais elle, avec sa candeur fermée de
+lis en bouton, ne s'intéressait qu'à la Pierina. Aussi,
+dans l'antichambre, se pencha-t-elle à l'oreille de son
+amie.</p>
+
+<p>&mdash;Cette beauté, regarde-la bien, ma chère, pour me
+dire si elle est belle, très belle, plus belle que toutes.</p>
+
+<p>Le lendemain, à neuf heures, lorsque Pierre retrouva
+Narcisse près du Château Saint-Ange, il s'étonna de le
+voir retombé dans son enthousiasme d'art, langoureux et
+pâmé. D'abord, il ne fut plus du tout question des quartiers
+nouveaux, ni de l'effroyable catastrophe financière
+qu'ils avaient provoquée. Le jeune homme raconta qu'il
+s'était levé avec le soleil, pour aller passer une heure
+devant la Sainte Thérèse du Bernin. Quand il ne l'avait
+pas vue depuis huit jours, il disait en souffrir, le c&oelig;ur
+gros de larmes, comme de la privation d'une maîtresse
+très aimée. Et il avait des heures pour l'aimer ainsi,
+différemment, à cause de l'éclairage: le matin, de tout
+un élan mystique de son âme, sous la lumière d'aube qui
+l'habillait de blancheur; l'après-midi, de toute la passion
+rouge du sang des martyrs, dans les rayons obliques
+du soleil couchant, dont la flamme semblait ruisseler en
+elle.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon ami, déclara-t-il de son air las, les yeux
+noyés de mauve, ah! mon ami, vous n'avez pas idée de
+son troublant et délicieux réveil, ce matin... Une vierge
+ignorante et pure, et qui, brisée de volupté, ouvre languissamment
+les yeux, encore pâmée d'avoir été possédée
+par Jésus... Ah! c'est à mourir!</p>
+
+<p>Puis, se calmant, au bout de quelques pas, il reprit de
+sa voix nette de garçon pratique, très d'aplomb dans la
+vie:</p>
+
+<p>&mdash;Dites donc, nous allons nous rendre tout doucement
+aux Prés du Château, dont vous apercevez les constructions<a name="page_309" id="page_309"></a>
+là-bas, en face de nous; et, pendant que nous marcherons,
+je vous raconterai ce que je sais, oh! l'histoire la plus
+extravagante, un de ces coups de folie de la spéculation
+qui sont beaux comme l'&oelig;uvre monstrueuse et belle de
+quelque génie détraqué... J'ai été mis au courant par des
+parents à moi, qui ont joué ici, et qui, ma foi! ont gagné
+des sommes considérables.</p>
+
+<p>Alors, avec une clarté et une précision d'homme de
+finances, employant les termes techniques d'un air d'aisance
+parfaite, il conta l'extraordinaire aventure. Au lendemain
+de la conquête de Rome, lorsque l'Italie entière
+délirait d'enthousiasme, à l'idée de posséder enfin la
+capitale tant désirée, l'antique et glorieuse ville, l'éternelle
+qui avait la promesse de l'empire du monde, ce
+fut d'abord une explosion bien légitime de la joie et de
+l'espoir d'un peuple jeune, constitué de la veille, ayant hâte
+d'affirmer sa puissance. Il s'agissait de prendre possession
+de Rome, d'en faire la capitale moderne, seule digne
+d'un grand royaume; et il s'agissait avant tout de l'assainir,
+de la nettoyer des ordures qui la déshonoraient. On
+ne peut plus s'imaginer dans quelle saleté immonde
+baignait la ville des papes, la Roma sporca regrettée des
+artistes: pas même de latrines, la voie publique servant
+à tous les besoins, les ruines augustes transformées en
+dépotoirs, les abords des vieux palais princiers souillés
+d'excréments, un lit d'épluchures, de détritus, de matières
+en décomposition montant de partout, changeant
+les rues en égouts empoisonnés, d'où soufflaient de
+continuelles épidémies. La nécessité de vastes travaux
+d'édilité s'imposait, c'était une véritable mesure de
+salut, le rajeunissement, la vie assurée et plus large, de
+même qu'il était juste de songer à bâtir de nouvelles maisons
+pour les habitants nouveaux qui devaient affluer de
+toutes parts. Le fait s'était passé à Berlin, après la constitution
+de l'empire d'Allemagne, la ville avait vu sa
+population s'accroître en coup de foudre, par centaines<a name="page_310" id="page_310"></a>
+de mille âmes. Rome, certainement, allait elle aussi doubler,
+tripler, quintupler, attirant à elle les forces vives
+des provinces, devenant le centre de l'existence nationale.
+Et l'orgueil s'en mêla, il fallait montrer au gouvernement
+déchu du Vatican ce dont l'Italie était capable, de quelle
+splendeur rayonnerait la nouvelle Rome, la troisième
+Rome, qui dépasserait les deux autres, l'impériale et la
+papale, par la magnificence de ses voies et le flot débordant
+de ses foules.</p>
+
+<p>Les premières années, cependant, le mouvement des
+constructions garda quelque prudence. On fut assez sage
+pour ne bâtir qu'au fur et à mesure des besoins. D'un
+bond, la population avait doublé, était montée de deux
+cent mille à quatre cent mille habitants: tout le petit
+monde des employés, des fonctionnaires, venus avec les
+administrations publiques, toute la cohue qui vit de l'État
+ou espère en vivre, sans compter les oisifs, les jouisseurs,
+qu'une cour traîne après elle. Ce fut là une première cause
+de griserie, personne ne douta que cette marche ascensionnelle
+ne continuât, ne se précipitât même. Dès lors,
+la cité de la veille ne suffisait plus, il fallait sans attendre
+faire face aux besoins du lendemain, en élargissant Rome
+hors de Rome, dans tous les antiques faubourgs déserts.
+On parlait aussi du Paris du second empire, si agrandi,
+changé en une ville de lumière et de santé. Mais, aux
+bords du Tibre, le malheur fut, à la première heure, qu'il
+n'y eut pas un plan général, pas plus qu'un homme de
+regard clair, maître souverain de la situation, s'appuyant
+sur des Sociétés financières puissantes. Et ce que l'orgueil
+avait commencé, cette ambition de surpasser en éclat la
+Rome des Césars et des Papes, cette volonté de refaire
+de la Cité éternelle, prédestinée, le centre et la reine
+de la terre, la spéculation l'acheva, un de ces extraordinaires
+souffles de l'agio, une de ces tempêtes qui
+naissent, font rage, détruisent et emportent tout, sans que
+rien les annonce ni les arrête. Brusquement, le bruit<a name="page_311" id="page_311"></a>
+courut que des terrains, achetés cinq francs le mètre, se
+revendaient cent francs; et la fièvre s'alluma, la fièvre
+de tout un peuple que le jeu passionne. Un vol de spéculateurs,
+venu de la haute Italie, s'était abattu sur
+Rome, la plus noble et la plus facile des proies. Pour
+ces montagnards, pauvres, affamés, la curée des appétits
+commença, dans ce Midi voluptueux, où la vie est si douce;
+de sorte que les délices du climat, elles-mêmes corruptrices,
+activèrent la décomposition morale. Puis, il n'y
+avait vraiment qu'à se baisser, les écus d'abord se ramassèrent
+à la pelle, parmi les décombres des premiers
+quartiers qu'on éventra. Les gens adroits, qui, flairant
+le tracé des voies nouvelles, s'étaient rendus acquéreurs
+des immeubles menacés d'expropriation, décuplèrent leurs
+fonds en moins de deux ans. Alors, la contagion grandit,
+empoisonna la ville entière, de proche en proche; les
+habitants à leur tour furent emportés, toutes les classes
+entrèrent en folie, les princes, les bourgeois, les petits
+propriétaires, jusqu'aux boutiquiers, les boulangers, les
+épiciers, les cordonniers; à ce point qu'on cita plus tard
+un simple boulanger qui fit une faillite de quarante-cinq
+millions. Et ce n'était plus que le jeu exaspéré, un jeu
+formidable dont la fièvre avait remplacé le petit train
+réglementé du loto papal, un jeu à coups de millions où
+les terrains et les bâtisses devenaient fictifs, de simples
+prétextes à des opérations de Bourse. Le vieil orgueil
+atavique qui avait rêvé de transformer Rome en capitale
+du monde, s'exalta ainsi jusqu'à la démence, sous cette
+fièvre chaude de la spéculation, achetant des terrains,
+bâtissant des maisons pour les revendre, sans mesure,
+sans arrêt, de même qu'on lance des actions, tant que les
+presses veulent bien en imprimer.</p>
+
+<p>Certainement, jamais ville en évolution n'a donné pareil
+spectacle. Aujourd'hui, lorsqu'on tâche de comprendre,
+on reste confondu. Le chiffre de la population avait dépassé
+quatre cent mille, et il semblait rester stationnaire;<a name="page_312" id="page_312"></a>
+mais cela n'empêchait pas la végétation des quartiers neufs
+de sortir du sol, toujours plus drue. Pour quel peuple
+futur bâtissait-on avec cette sorte de rage? Par quelle
+aberration en arrivait-on à ne pas attendre les habitants,
+à préparer ainsi des milliers de logements aux familles
+de demain, qui viendraient peut-être? La seule excuse était
+de s'être dit, d'avoir posé à l'avance, comme une vérité
+indiscutable, que la troisième Rome, la capitale triomphante
+de l'Italie, ne pouvait avoir moins d'un million
+d'âmes. Elles n'étaient pas venues, mais elles allaient
+venir sûrement: aucun patriote n'en pouvait douter, sans
+crime de lèse-patrie. Et on bâtissait, on bâtissait, on bâtissait
+sans relâche, pour les cinq cent mille citoyens en
+route. On ne s'inquiétait même plus du jour de leur
+arrivée, il suffisait que l'on comptât sur eux. Encore, dans
+Rome, les Sociétés qui s'étaient formées pour la construction
+des grandes voies, au travers des vieux quartiers
+malsains abattus, vendaient ou louaient leurs immeubles,
+réalisaient de gros bénéfices. Seulement, à
+mesure que la folie croissait, pour satisfaire à la fringale
+du lucre, d'autres Sociétés se créèrent, dans le but
+d'élever, hors de Rome, des quartiers encore, des quartiers
+toujours, de véritables petites villes, dont on n'avait
+nul besoin. A la porte Saint-Jean, à la porte Saint-Laurent,
+des faubourgs poussèrent comme par miracle. Sur
+les immenses terrains de la villa Ludovisi, de la porte
+Salaria à la porte Pia, jusqu'à Sainte-Agnès, une ébauche
+de ville fut commencée. Enfin, aux Prés du Château, ce
+fut toute une cité qu'on voulut d'un coup faire naître du
+sol, avec son église, son école, son marché. Et il ne
+s'agissait pas de petites maisons ouvrières, de logements
+modestes pour le menu peuple et les employés, il s'agissait
+de bâtisses colossales, de vrais palais à trois et quatre
+étages, développant des façades uniformes et démesurées,
+qui faisaient de ces nouveaux quartiers excentriques des
+quartiers babyloniens, que des capitales de vie intense et<a name="page_313" id="page_313"></a>
+d'industrie, comme Paris ou Londres, pourraient seules
+peupler. Ce sont là les monstrueux produits de l'orgueil
+et du jeu, et quelle page d'histoire, quelle leçon amère,
+lorsque Rome, aujourd'hui ruinée, se voit déshonorée en
+outre, par cette laide ceinture de grandes carcasses
+crayeuses et vides, inachevées pour la plupart, dont les
+décombres déjà sèment les rues pleines d'herbe!</p>
+
+<p>L'effondrement fatal, le désastre fut effroyable. Narcisse
+en donnait les raisons, en suivait les diverses phases,
+si nettement, que Pierre comprit. De nombreuses Sociétés
+financières avaient naturellement poussé dans ce
+terreau de la spéculation, l'Immobilière, la Società
+edilizia, la Fondiaria, la Tiberina, l'Esquilino. Presque
+toutes faisaient construire, bâtissaient des maisons
+énormes, des rues entières, pour les revendre. Mais elles
+jouaient également sur les terrains, les cédaient à de gros
+bénéfices aux petits spéculateurs qui s'improvisaient de
+toutes parts, rêvant des bénéfices à leur tour, dans la hausse
+continue et factice que déterminait la fièvre croissante
+de l'agio. Le pis était que ces bourgeois, ces boutiquiers
+sans expérience, sans argent, s'affolaient jusqu'à faire
+construire eux aussi, en empruntant aux banques, en se
+retournant vers les Sociétés qui leur avaient vendu les terrains,
+pour obtenir d'elles l'argent nécessaire à l'achèvement
+des constructions. Le plus souvent, pour ne pas tout
+perdre, les Sociétés se trouvaient un jour forcées de reprendre
+les terrains et les constructions, même inachevées,
+ce qui amenait entre leurs mains un engorgement
+formidable, dont elles devaient périr. Si le million d'habitants
+était venu occuper les logements qu'on lui préparait,
+dans un rêve d'espoir si extraordinaire, les gains
+auraient pu être incalculables, Rome en dix ans s'enrichissait,
+devenait une des plus florissantes capitales du
+monde. Seulement, ces habitants s'entêtaient à ne pas
+venir, rien ne se louait, les logements restaient vides.
+Et, alors, la crise éclata en coup de foudre, avec une violence<a name="page_314" id="page_314"></a>
+sans pareille, pour deux raisons. D'abord, les maisons
+bâties par les Sociétés étaient des morceaux trop
+gros, d'un achat difficile, devant lesquels reculait la
+foule des rentiers moyens, désireux de placer leur argent
+dans le foncier. L'atavisme avait agi, les constructeurs
+avaient vu trop grand, une série de palais magnifiques,
+destinés à écraser ceux des autres âges, et qui
+allaient rester mornes et déserts, comme un des témoignages
+les plus inouïs de l'orgueil impuissant. Il ne
+se rencontra donc pas de capitaux particuliers qui osassent
+ou qui pussent se substituer à ceux des Sociétés. Ensuite,
+ailleurs, à Paris, à Berlin, les quartiers neufs, les embellissements
+se sont faits avec des capitaux nationaux,
+avec l'argent de l'épargne. Au contraire, à Rome, tout
+s'est bâti avec du crédit, des lettres de change à trois mois,
+et surtout avec de l'argent étranger. On estime à près d'un
+milliard l'énorme somme engloutie, dont les quatre cinquièmes
+étaient de l'argent français. Cela se faisait simplement
+de banquiers à banquiers, les banquiers français
+prêtant à trois et demi ou quatre pour cent aux banquiers
+italiens, qui de leur côté prêtaient aux spéculateurs, aux
+constructeurs de Rome, à six, sept et même huit pour
+cent. Aussi s'imagine-t-on le désastre, lorsque la France,
+que fâchait l'alliance de l'Italie avec l'Allemagne, retira ses
+huit cents millions en moins de deux ans. Un immense
+reflux se produisit, vidant les banques italiennes; et les
+Sociétés foncières, toutes celles qui spéculaient sur les
+terrains et les constructions, forcées de rembourser à leur
+tour, durent s'adresser aux Sociétés d'émission, celles
+qui avaient la faculté d'émettre du papier. En même temps,
+elles intimidèrent l'État, elles le menacèrent d'arrêter les
+travaux et de mettre sur le pavé de Rome quarante mille
+ouvriers sans ouvrage, s'il n'obligeait pas les Sociétés
+d'émission à leur prêter les cinq ou six millions de papier
+dont elles avaient besoin, ce que l'État finit par faire,
+épouvanté à l'idée d'une faillite générale. Naturellement,<a name="page_315" id="page_315"></a>
+aux échéances, les cinq ou six millions ne purent être
+rendus, puisque les maisons ne se vendaient ni ne se
+louaient, de sorte que l'écroulement commença, se précipita,
+des décombres sur des décombres: les petits spéculateurs
+tombèrent sur les constructeurs, ceux-ci sur les
+Sociétés foncières, celles-ci sur les Sociétés d'émission,
+qui tombèrent sur le crédit public, ruinant la nation.
+Voilà comment une crise simplement édilitaire devint un
+effroyable désastre financier, un danger d'effondrement
+national, tout un milliard inutilement englouti, Rome
+enlaidie, encombrée de jeunes ruines honteuses, les
+logements béants et vides, pour les cinq ou six cent mille
+habitants rêvés, qu'on attend toujours.</p>
+
+<p>D'ailleurs, dans le vent de gloire qui soufflait, l'État lui-même
+voyait colossal. Il s'agissait de créer de toutes pièces
+une Italie triomphante, de lui faire accomplir en vingt-cinq
+ans la besogne d'unité et de grandeur, que d'autres
+nations ont mis des siècles à faire solidement. Aussi
+était-ce une activité fébrile, des dépenses prodigieuses,
+des canaux, des ports, des routes, des chemins de fer, des
+travaux publics démesurés dans toutes les villes. On
+improvisait, on organisait la grande nation, sans compter.
+Depuis l'alliance avec l'Allemagne, le budget de la guerre
+et de la marine dévorait les millions inutilement. Et on
+ne faisait face aux besoins, sans cesse grandissants, qu'à
+coups d'émissions, les emprunts se succédaient d'année
+en année. Rien qu'à Rome, la construction du Ministère
+de la Guerre coûtait dix millions, celle du Ministère des
+Finances quinze, et l'on dépensait cent millions pour les
+quais, qui ne sont pas finis, et l'on engloutissait plus de
+deux cent cinquante millions dans les travaux de défense,
+autour de la ville. C'était encore et toujours la flambée
+d'orgueil fatal, la sève de cette terre qui ne peut s'épanouir
+qu'en projets trop vastes, la volonté d'éblouir le
+monde et de le conquérir, dès qu'on a posé le pied au
+Capitole, même dans la poussière accumulée de tous les<a name="page_316" id="page_316"></a>
+pouvoirs humains, qui s'y sont écroulés les uns sur les
+autres.</p>
+
+<p>&mdash;Et, mon cher ami, continua Narcisse, si je descendais
+dans les histoires qui circulent, qu'on se raconte
+à l'oreille, si je vous citais certains faits, vous seriez stupéfait,
+épouvanté, du degré de démence où cette ville
+entière, si raisonnable au fond, si indolente et si égoïste,
+a pu monter, sous la terrible fièvre contagieuse de la passion
+du jeu. Le petit monde, les ignorants et les sots, ne
+s'y sont pas ruinés seuls, car les grandes familles, presque
+toute la noblesse romaine y a laissé crouler les antiques
+fortunes, et l'or, et les palais, et les galeries de chefs-d'&oelig;uvre,
+qu'elle devait à la munificence des papes. Ces
+colossales richesses, qu'il avait fallu des siècles de népotisme
+pour entasser entre les mains de quelques-uns, ont
+fondu comme de la cire, en dix ans à peine, au feu niveleur
+de l'agio moderne.</p>
+
+<p>Puis, s'oubliant, ne pensant plus qu'il parlait à un
+prêtre, il conta une de ces histoires équivoques:</p>
+
+<p>&mdash;Tenez! notre bon ami Dario, prince Boccanera, le
+dernier du nom, qui en est réduit à vivre des miettes de
+son oncle le cardinal, lequel n'a plus guère que l'argent
+de sa charge, eh bien! il roulerait sûrement carrosse,
+sans l'extraordinaire histoire de la villa Montefiori... On
+doit vous avoir déjà mis au courant: les vastes terrains de
+cette villa cédés pour dix millions à une compagnie financière;
+puis, le prince Onofrio, le père de Dario, mordu par
+le besoin de spéculer, rachetant fort cher ses propres terrains,
+jouant dessus, faisant bâtir; puis, la catastrophe finale
+emportant, avec les dix millions, tout ce qu'il possédait lui-même,
+les débris de la fortune anciennement colossale des
+Boccanera... Mais ce qu'on ne vous a sans doute pas dit, ce
+sont les causes cachées, le rôle que le comte Prada, justement
+l'époux séparé de cette délicieuse contessina que
+nous attendons, a joué là dedans. Il était l'amant de la
+princesse Boccanera, la belle Flavia Montefiori qui avait<a name="page_317" id="page_317"></a>
+apporté la villa au prince, oh! une créature admirable,
+beaucoup plus jeune que son mari; et l'on assure que
+Prada tenait le mari par la femme, à ce point que
+celle-ci se refusait, le soir, quand le vieux prince hésitait
+à donner une signature, à s'engager davantage dans une
+aventure dont il avait flairé d'abord le danger. Prada y a
+gagné les millions qu'il mange aujourd'hui d'une façon
+fort intelligente. Et quant à la belle Flavia, devenue
+mûre, vous savez qu'après avoir tiré une petite fortune du
+désastre, elle a renoncé galamment à son titre de princesse
+Boccanera, pour s'acheter un bel homme, un second
+mari beaucoup plus jeune qu'elle, cette fois, dont elle
+a fait un marquis Montefiori, lequel l'entretient en joie et
+en beauté opulente, malgré ses cinquante ans passés...
+Dans tout cela, il n'y a de victime que notre bon ami Dario,
+totalement ruiné, résolu à épouser sa cousine, pas plus
+riche que lui. Il est vrai qu'elle le veut et qu'il est incapable
+de ne pas l'aimer autant qu'elle l'aime. Sans cela,
+il aurait déjà accepté quelque Américaine, une héritière
+à millions, ainsi que tant d'autres princes; à moins que
+le cardinal et donna Serafina ne s'y fussent opposés, car ces
+deux-là sont aussi des héros dans leur genre, des Romains
+d'orgueil et d'entêtement, qui entendent garder leur sang
+pur de toute alliance étrangère... Enfin, espérons que
+le bon Dario et cette Benedetta exquise seront heureux
+ensemble.</p>
+
+<p>Il s'interrompit; puis, au bout de quelques pas faits en
+silence, il continua plus bas:</p>
+
+<p>&mdash;Moi, j'ai un parent qui a ramassé près de trois millions
+dans l'affaire de la villa Montefiori. Ah! comme je
+regrette de n'être arrivé ici qu'après ces temps héroïques
+de l'agio! comme cela devait être amusant, et quels coups
+à faire, pour un joueur de sang-froid!</p>
+
+<p>Mais, brusquement, en levant la tête, il aperçut devant
+lui le quartier neuf des Prés du Château; et sa physionomie
+changea, il redevint l'âme artiste, indignée des abominations<a name="page_318" id="page_318"></a>
+modernes dont on avait souillé la Rome papale.
+Ses yeux pâlirent, sa bouche exprima l'amer dédain du
+rêveur blessé dans sa passion des siècles disparus.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez, voyez cela! O ville d'Auguste, ville de Léon X,
+ville de l'éternelle puissance et de l'éternelle beauté!</p>
+
+<p>Pierre, en effet, restait lui-même saisi. A cette place,
+autrefois, s'étendaient en terrain plat les prairies du Château
+Saint-Ange, coupées de peupliers, tout le long du
+Tibre, jusqu'aux premières pentes du mont Mario, vastes
+herbages, aimés des artistes, pour le premier plan de
+riante verdure qu'ils faisaient au Borgo et au dôme lointain
+de Saint-Pierre. Et c'était, maintenant, au milieu de cette
+plaine bouleversée, lépreuse et blanchâtre, une ville
+entière, une ville de maisons massives, colossales, des
+cubes de pierres réguliers, tous pareils, avec des rues
+larges, se coupant à angle droit, un immense damier aux
+cases symétriques. D'un bout à l'autre, les mêmes façades
+se reproduisaient, on aurait dit des séries de couvents,
+de casernes, d'hôpitaux, dont les lignes identiques se continuaient
+sans fin. Et l'étonnement, l'impression extraordinaire
+et pénible, venait surtout de la catastrophe,
+inexplicable d'abord, qui avait immobilisé cette ville en
+pleine construction, comme si, par quelque matin maudit,
+un magicien de désastre avait, d'un coup de baguette,
+arrêté les travaux, vidé les chantiers turbulents, laissé
+les bâtisses telles qu'elles étaient, à cette minute précise,
+dans un morne abandon. Tous les états successifs se
+retrouvaient, depuis les terrassements, les trous profonds
+creusés pour les fondations, restés béants et que des herbes
+folles avaient envahis, jusqu'aux maisons entièrement
+debout, achevées et habitées. Il y avait des maisons dont
+les murs sortaient à peine du sol; il y en avait d'autres
+qui atteignaient le deuxième, le troisième étage, avec
+leurs planchers de solives de fer à jour, leurs fenêtres ouvertes
+sur le ciel; il y en avait d'autres, montées complètement,
+couvertes de leur toit, telles que des carcasses<a name="page_319" id="page_319"></a>
+livrées aux batailles des vents, toutes semblables à des
+cages vides. Puis, c'étaient des maisons terminées, mais
+dont on n'avait pas eu le temps d'enduire les murs extérieurs;
+et d'autres qui étaient demeurées sans boiseries,
+ni aux portes ni aux fenêtres; et d'autres qui avaient bien
+leurs portes et leurs persiennes, mais clouées, telles que
+des couvercles de cercueil, les appartements morts, sans
+une âme; et d'autres enfin habitées, quelques-unes en
+partie, très peu totalement, vivantes de la plus inattendue
+des populations. Rien ne pouvait rendre l'affreuse tristesse
+de ces choses, la ville de la Belle au Bois dormant, frappée
+d'un sommeil mortel avant même d'avoir vécu, s'anéantissant
+au lourd soleil, dans l'attente d'un réveil qui
+paraissait ne devoir jamais venir.</p>
+
+<p>A la suite de son compagnon, Pierre s'était engagé dans
+les larges rues désertes, d'une immobilité et d'un silence
+de cimetière. Pas une voiture, pas un piéton n'y passait.
+Certaines n'avaient pas même de trottoir, l'herbe envahissait
+la chaussée, non pavée encore, telle qu'un champ qui
+retournait à l'état de nature; et, pourtant, des becs de gaz
+provisoires restaient là depuis des années, de simples
+tuyaux de plomb liés à des perches. Aux deux côtés, les
+propriétaires avaient clos hermétiquement les baies des
+rez-de-chaussée et des étages, à l'aide de grosses planches,
+pour éviter d'avoir à payer l'impôt des portes et fenêtres.
+D'autres maisons, commencées à peine, étaient barrées
+de palissades, dans la crainte que les caves ne devinssent
+le repaire de tous les bandits du pays. Mais, surtout, la
+désolation était les jeunes ruines, de hautes bâtisses
+superbes, pas finies, pas crépies même, n'ayant pu vivre
+encore de leur existence de géants de pierre, et qui se
+lézardaient déjà de toutes parts, et qu'il avait fallu étayer
+avec des complications de charpentes, pour qu'elles
+ne tombassent pas en poudre sur le sol. Le c&oelig;ur se
+serrait, comme dans une cité d'où un fléau aurait balayé
+les habitants, la peste, la guerre, un bombardement, dont<a name="page_320" id="page_320"></a>
+ces carcasses béantes semblaient garder les traces. Puis,
+à l'idée que c'était là une naissance avortée, et non une
+mort, que la destruction allait faire son &oelig;uvre, avant que
+les habitants rêvés, attendus en vain, eussent apporté la
+vie à ces maisons mort-nées, la mélancolie s'aggravait,
+on était débordé d'une infinie désespérance humaine.
+Et il y avait encore l'ironie affreuse, à chaque angle, de
+magnifiques plaques de marbre portant les noms des rues,
+des noms illustres empruntés à l'Histoire, les Gracques,
+les Scipion, Pline, Pompée, Jules César, qui éclataient
+là, sur ces murs inachevés et croulants, comme une dérision,
+comme un soufflet du passé donné à l'impuissance
+d'aujourd'hui.</p>
+
+<p>Alors, Pierre fut une fois de plus frappé de cette
+vérité que quiconque possède Rome est dévoré de la folie
+du marbre, du besoin vaniteux de bâtir et de laisser aux
+peuples futurs son monument de gloire. Après les Césars
+entassant leurs palais au Palatin, après les papes rebâtissant
+la Rome du moyen âge et la timbrant de leurs
+armes, voilà que le gouvernement italien n'avait pu devenir
+le maître de la ville, sans vouloir tout de suite la reconstruire,
+plus resplendissante et plus énorme qu'elle n'avait
+jamais été. C'était la suggestion même du sol, c'était le
+sang d'Auguste qui, de nouveau, montait au crâne des
+derniers venus, les jetait à la démence de faire de la
+troisième Rome la nouvelle reine de la terre. Et de là les
+projets gigantesques, les quais cyclopéens, les simples
+Ministères luttant avec le Colisée; et de là ces quartiers
+neufs aux maisons géantes, poussées tout autour de l'antique
+cité comme autant de petites villes. Il se souvenait
+de cette ceinture crayeuse, entourant les vieilles toitures
+rousses, qu'il avait vue du dôme de Saint-Pierre, pareille
+de loin à des carrières abandonnées; car ce n'était pas
+aux Prés du Château seulement, c'était aussi à la porte
+Saint-Jean, à la porte Saint-Laurent, à la villa Ludovisi,
+sur les hauteurs du Viminal et de l'Esquilin, que des<a name="page_321" id="page_321"></a>
+quartiers inachevés et vides croulaient déjà, dans l'herbe
+des rues désertes. Cette fois, après deux mille ans de
+fertilité prodigieuse, il semblait que le sol fût enfin épuisé,
+que la pierre des monuments refusât d'y pousser encore.
+De même que, dans de très vieux jardins fruitiers, les
+pruniers et les cerisiers qu'on replante s'étiolent et
+meurent, les murs neufs sans doute ne trouvaient plus à
+boire la vie dans cette poussière de Rome, appauvrie par
+la végétation séculaire d'un si grand nombre de temples,
+de cirques, d'arcs de triomphe, de basiliques et d'églises.
+Et les maisons modernes qu'on avait tenté d'y faire fructifier
+de nouveau, les maisons inutiles et trop vastes,
+toutes gonflées de l'ambition héréditaire, n'avaient pu
+arriver à maturité, dressant des moitiés de façade que
+trouaient les fenêtres béantes, sans force pour monter
+jusqu'à la toiture, restées là infécondes, telles que les
+broussailles sèches d'un terrain qui a trop produit.
+L'affreuse tristesse venait d'une grandeur passée si créatrice
+aboutissant à un pareil aveu d'actuelle impuissance,
+Rome qui avait couvert le monde de ses monuments
+indestructibles et qui n'enfantait plus que des ruines.</p>
+
+<p>&mdash;On les finira bien un jour! s'écria Pierre.</p>
+
+<p>Narcisse le regarda étonné.</p>
+
+<p>&mdash;Pour qui donc?</p>
+
+<p>Et c'était le mot terrible. Ces cinq ou six cent mille
+habitants dont on avait rêvé la venue, qu'on attendait
+toujours, où vivaient-ils à l'heure présente, dans quelles
+campagnes voisines, dans quelles villes reculées? Si un
+grand enthousiasme patriotique avait pu seul espérer une
+telle population, aux premiers jours de la conquête, il
+aurait fallu aujourd'hui un singulier aveuglement pour
+croire encore qu'elle viendrait jamais. L'expérience semblait
+faite, Rome restait stationnaire, on ne prévoyait aucune
+des causes qui en auraient doublé les habitants, ni
+les plaisirs qu'elle offrait, ni les gains d'un commerce et
+d'une industrie qu'elle n'avait pas, ni l'intense vie sociale<a name="page_322" id="page_322"></a>
+et intellectuelle dont elle ne paraissait plus capable.
+En tout cas, des années et des années seraient indispensables.
+Et, alors, comment peupler les maisons finies et
+vides, qui n'attendaient que des locataires? Pour qui terminer
+les maisons restées à l'état de squelette, s'émiettant
+au soleil et à la pluie? Elles demeureraient donc indéfiniment
+là, les unes décharnées, ouvertes à toutes les
+bises, les autres closes, muettes comme des tombes,
+dans la laideur lamentable de leur inutilité et de leur
+abandon? Quel terrible témoignage sous le ciel splendide!
+Les nouveaux maîtres de Rome étaient mal partis,
+et s'ils savaient maintenant ce qu'il aurait fallu faire,
+oseraient-ils jamais défaire ce qu'ils avaient fait? Puisque
+le milliard qui était là semblait définitivement gâché et
+compromis, on se mettait à souhaiter un Néron de volonté
+démesurée et souveraine, prenant la torche et la pioche,
+et brûlant tout, rasant tout, au nom vengeur de la raison
+et de la beauté.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! reprit Narcisse, voici la contessina et le prince.</p>
+
+<p>Benedetta avait fait arrêter la voiture à un carrefour
+des rues désertes; et, par ces larges voies, si calmes,
+pleines d'herbes, faites pour les amoureux, elle s'avançait
+au bras de Dario, tous les deux ravis de la promenade, ne
+songeant plus aux tristesses qu'ils étaient venus voir.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! quel joli temps, dit-elle gaiement en abordant
+les deux amis. Voyez donc ce soleil si doux!...
+Et c'est si bon de marcher un peu à pied, comme dans la
+campagne!</p>
+
+<p>Dario, le premier, cessa de rire au ciel bleu, à la joie
+présente de promener sa cousine à son bras.</p>
+
+<p>&mdash;Ma chère, il faut pourtant aller visiter ces gens,
+puisque tu t'entêtes à ce caprice, qui va sûrement nous
+gâter la belle journée... Voyons, il faut que je me
+retrouve. Moi, vous savez, je ne suis pas fort pour me
+reconnaître dans les endroits où je n'aime pas aller...
+Avec ça, ce quartier est imbécile, avec ces rues mortes,<a name="page_323" id="page_323"></a>
+ces maisons mortes, où il n'y a pas une figure dont on se
+souvienne, pas une boutique qui vous remette dans le
+bon chemin... Je crois que c'est par ici. Suivez-moi toujours,
+nous verrons bien.</p>
+
+<p>Et les quatre promeneurs se dirigèrent vers la partie
+centrale du quartier, faisant face au Tibre, où un commencement
+de population s'était formé. Les propriétaires
+tiraient parti comme ils le pouvaient des quelques maisons
+terminées, ils en louaient les logements à très bas
+prix, ne se fâchaient pas lorsque les loyers se faisaient
+attendre. Des employés nécessiteux, des ménages sans
+argent s'étaient donc installés là, payant à la longue,
+arrivant toujours à donner quelques sous. Mais le pis était
+qu'à la suite de la démolition de l'ancien Ghetto et des
+percées dont on avait aéré le Transtévère, de véritables
+hordes de loqueteux, sans pain, sans toit, presque sans
+vêtements, s'étaient abattues sur les maisons inachevées,
+les avaient envahies de leur souffrance et de leur vermine;
+et il avait bien fallu fermer les yeux, tolérer cette
+brutale prise de possession, sous peine de laisser toute
+cette épouvantable misère étalée en pleine voie publique.
+C'était à ces hôtes effrayants que venaient d'échoir les
+grands palais rêvés, les colossales bâtisses de quatre et
+cinq étages, où l'on entrait par des portes monumentales,
+ornées de hautes statues, où des balcons sculptés, que
+soutenaient des cariatides, allaient d'un bout à l'autre des
+façades. Les boiseries des portes et des fenêtres manquaient,
+chaque famille de misérables avait fait son choix,
+fermant parfois les fenêtres avec des planches, bouchant
+les portes à l'aide de simples haillons, occupant tout un
+étage princier, ou préférant des pièces plus étroites, pour
+s'y entasser à son goût. Des linges affreux séchaient sur
+les balcons sculptés, pavoisaient de leur immonde détresse
+ces façades d'avortement, souffletées dans leur
+orgueil. Une usure rapide, des souillures sans nom dégradaient
+déjà les belles constructions blanches, les rayaient,<a name="page_324" id="page_324"></a>
+les éclaboussaient de taches infâmes; et, par les porches
+magnifiques, faits pour la royale sortie des équipages,
+c'était un ruisseau d'ignominie qui débouchait, des ordures
+et des fientes, dont les mares stagnantes pourrissaient
+ensuite sur la chaussée sans trottoirs.</p>
+
+<p>A deux reprises, Dario avait fait revenir ses compagnons
+sur leurs pas. Il s'égarait, il s'assombrissait de
+plus en plus.</p>
+
+<p>&mdash;J'aurais dû prendre à gauche. Mais comment voulez-vous
+savoir? Est-ce possible, au milieu d'un monde
+pareil?</p>
+
+<p>Maintenant, des bandes d'enfants pouilleux se traînaient
+dans la poussière. Ils étaient d'une extraordinaire saleté,
+presque nus, la chair noire, les cheveux en broussaille,
+tels que des paquets de crins. Et des femmes circulaient
+en jupes sordides, en camisoles défaites, montrant des
+flancs et des seins de juments surmenées. Beaucoup,
+toutes droites, causaient entre elles, d'une voix glapissante;
+d'autres, assises sur de vieilles chaises, les mains
+allongées sur les genoux, restaient ainsi pendant des
+heures, sans rien faire. On rencontrait peu d'hommes. Quelques-uns,
+allongés à l'écart, parmi l'herbe rousse, le nez
+contre la terre, dormaient lourdement au soleil.</p>
+
+<p>Mais l'odeur surtout devenait nauséabonde, une odeur
+de misère malpropre, le bétail humain s'abandonnant,
+vivant dans sa crasse. Et cela s'aggrava des émanations
+d'un petit marché improvisé qu'il fallut franchir, des
+fruits gâtés, des légumes cuits et aigres, des fritures de
+la veille, à la graisse figée et rance, que de pauvres marchandes
+vendaient par terre, au milieu de la convoitise
+affamée d'un troupeau d'enfants.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, je ne sais plus, ma chère! s'écria le prince,
+en s'adressant à sa cousine. Sois raisonnable, nous en
+avons assez vu, retournons à la voiture.</p>
+
+<p>Réellement, il souffrait; et, selon le mot de Benedetta
+elle-même, il ne savait pas souffrir. Cela lui semblait<a name="page_325" id="page_325"></a>
+monstrueux, un crime imbécile, que d'attrister sa vie par
+une promenade pareille. La vie était faite pour être vécue
+légère et aimable, sous le ciel clair. Il fallait l'égayer
+uniquement par des spectacles gracieux, des chants,
+des danses. Et, dans son égoïsme naïf, il avait une véritable
+horreur du laid, du pauvre, du souffrant, à ce point
+que la vue seule lui en causait un malaise, une sorte de
+courbature physique et morale.</p>
+
+<p>Mais Benedetta, qui frémissait comme lui, voulait être
+brave devant Pierre. Elle le regarda, elle le vit si intéressé,
+si passionnément pitoyable, qu'elle ne céda pas,
+dans son effort à sympathiser avec les humbles et les
+malheureux.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, il faut rester, mon Dario... Ces messieurs
+veulent tout voir, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! dit Pierre, la Rome actuelle est ici, cela en dit
+plus long que toutes les promenades classiques à travers
+les ruines et les monuments.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher, vous exagérez, déclara Narcisse à son
+tour. Seulement, j'accorde que cela est intéressant, très
+intéressant... Les vieilles femmes surtout, ah! extraordinaires
+d'expression, les vieilles femmes!</p>
+
+<p>A ce moment, Benedetta ne put retenir un cri d'admiration
+heureuse, en apercevant devant elle une jeune fille
+d'une beauté superbe.</p>
+
+<p>&mdash;<i>O che bellezza!</i></p>
+
+<p>Et Dario, l'ayant reconnue, s'écria du même air ravi:</p>
+
+<p>&mdash;Eh! c'est la Pierina... Elle va nous conduire.</p>
+
+<p>Depuis un instant, l'enfant suivait le groupe, sans se
+permettre d'approcher. Ses regards s'étaient ardemment
+fixés sur le prince, luisant d'une joie d'esclave amoureuse;
+puis, ils avaient vivement dévisagé la contessina, mais
+sans colère, avec une sorte de soumission tendre, de
+bonheur résigné, à la trouver très belle, elle aussi. Et
+elle était en vérité telle que le prince l'avait dépeinte,
+grande, solide, avec une gorge de déesse, un vrai antique,<a name="page_326" id="page_326"></a>
+une Junon à vingt ans, le menton un peu fort, la bouche
+et le nez d'une correction parfaite, de larges yeux de
+génisse, et la face éclatante, comme dorée d'un coup de
+soleil, sous le casque de lourds cheveux noirs.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, tu vas nous conduire? demanda Benedetta,
+familière, souriante, déjà consolée des laideurs voisines,
+à l'idée qu'il pouvait exister des créatures pareilles.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui, madame, oui! tout de suite.</p>
+
+<p>Elle courut devant eux, chaussée de souliers sans trous,
+vêtue d'une vieille robe de laine marron, qu'elle avait
+dû laver et raccommoder récemment. On sentait sur elle
+certains soins de coquetterie, un désir de propreté, que
+n'avaient pas les autres; à moins que ce ne fût simplement
+sa grande beauté qui rayonnât de ses pauvres vêtements
+et fît d'elle une déesse.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Che bellezza! che bellezza!</i> ne se lassait pas de
+répéter la contessina, tout en la suivant. C'est un régal,
+mon Dario, que cette fille à regarder.</p>
+
+<p>&mdash;Je savais bien qu'elle te plairait, répondit-il simplement,
+flatté de sa trouvaille, ne parlant plus de s'en
+aller, puisqu'il pouvait enfin reposer les yeux sur quelque
+chose d'agréable à voir.</p>
+
+<p>Derrière eux venait Pierre, émerveillé également, à
+qui Narcisse disait les scrupules de son goût, qui était
+pour le rare et le subtil.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, sans doute, elle est belle... Seulement,
+leur type romain, mon cher, au fond, rien n'est plus
+lourd, sans âme, sans au-delà... Il n'y a que du sang sous
+leur peau, il n'y a pas de ciel.</p>
+
+<p>Mais la Pierina s'était arrêtée, et, d'un geste, elle
+montra sa mère, assise sur une caisse défoncée à demi,
+devant la haute porte d'un palais inachevé. Elle avait dû
+être aussi fort belle, ruinée à quarante ans, les yeux
+éteints de misère, la bouche déformée, aux dents noires, la
+face coupée de grandes rides molles, la gorge énorme et
+tombante; et elle était d'une saleté affreuse, ses cheveux<a name="page_327" id="page_327"></a>
+grisonnants dépeignés, envolés en mèches folles, sa jupe
+et sa camisole souillées, fendues, laissant voir la crasse
+des membres. Des deux mains, elle tenait sur ses genoux
+un nourrisson, son dernier-né, qui s'était endormi. Elle
+le regardait, comme foudroyée, et sans courage, de l'air
+de la bête de somme résignée à son sort, en mère qui
+avait fait des enfants et les avait nourris sans savoir pourquoi.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! bon, bon! dit-elle en relevant la tête, c'est le
+monsieur qui est venu me donner un écu, parce qu'il
+t'avait rencontrée en train de pleurer. Et il revient nous
+voir avec des amis. Bon, bon! il y a tout de même de
+braves c&oelig;urs.</p>
+
+<p>Alors, elle dit leur histoire, mais mollement, sans
+chercher même à les apitoyer. Elle s'appelait Giacinta,
+elle avait épousé un maçon, Tommaso Gozzo, dont elle
+avait eu sept enfants, la Pierina, et puis Tito, un grand
+garçon de dix-huit ans, et quatre autres filles encore, de
+deux années en deux années, et puis celui-ci enfin, un
+garçon de nouveau, qu'elle tenait sur les genoux. Très
+longtemps, ils avaient habité le même logement au Transtévère,
+dans une vieille maison qu'on venait d'abattre.
+Et il semblait qu'on eût, en même temps, abattu leur
+existence; car, depuis qu'ils s'étaient réfugiés aux Prés
+du Château, tous les malheurs les frappaient, la crise
+terrible sur les constructions qui avait réduit au chômage
+Tommaso et son fils Tito, la fermeture récente de l'atelier
+de perles de cire où la Pierina gagnait jusqu'à vingt sous,
+de quoi ne pas mourir de faim. Maintenant, personne ne
+travaillait plus, la famille vivait de hasard.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous préférez monter, madame et messieurs?
+Vous trouverez là-haut Tommaso, avec son frère Ambrogio,
+que nous avons pris chez nous; et ils sauront mieux vous
+parler, ils vous diront les choses qu'il faut dire... Que
+voulez-vous? Tommaso se repose; et c'est comme Tito, il
+dort, puisqu'il n'a rien de mieux à faire.<a name="page_328" id="page_328"></a></p>
+
+<p>De la main, elle montrait, allongé dans l'herbe sèche,
+un grand gaillard, le nez fort, la bouche dure, qui avait
+les admirables yeux de la Pierina. Il s'était contenté de
+lever la tête, inquiet de ces gens. Un pli farouche creusa
+son front, lorsqu'il remarqua de quel regard ravi sa s&oelig;ur
+contemplait le prince. Et il laissa retomber sa tête, mais
+il ne referma pas les paupières, il les guetta.</p>
+
+<p>&mdash;Pierina, conduis donc madame et ces messieurs,
+puisqu'ils veulent voir.</p>
+
+<p>D'autres femmes s'étaient approchées, traînant leurs
+pieds nus dans des savates; des bandes d'enfants grouillaient,
+des fillettes à demi vêtues, parmi lesquelles sans
+doute les quatre de Giacinta, toutes si semblables avec
+leurs yeux noirs sous leurs tignasses emmêlées, que les
+mères seules pouvaient les reconnaître; et c'était en plein
+soleil comme un pullulement, un campement de misère,
+au milieu de cette rue de majestueux désastre, bordée de
+palais inachevés et déjà en ruine.</p>
+
+<p>Doucement, Benedetta dit à son cousin, avec une tendresse
+souriante:</p>
+
+<p>&mdash;Non, ne monte pas, toi... Je ne veux pas ta mort,
+mon Dario... Tu as été bien aimable de venir jusqu'ici,
+attends-moi sous ce beau soleil, puisque monsieur l'abbé
+et monsieur Habert m'accompagnent.</p>
+
+<p>Il se mit à rire, lui aussi, et il accepta très volontiers, il
+alluma une cigarette, puis se promena à petits pas, satisfait
+de la douceur de l'air.</p>
+
+<p>La Pierina était entrée vivement sous le vaste porche,
+à la haute voûte, ornée de caissons à rosaces; mais un
+véritable lit de fumier, dans le vestibule, couvrait les
+dalles de marbre dont on avait commencé la pose. Ensuite,
+c'était le monumental escalier de pierre, à la rampe
+ajourée et sculptée; et les marches se trouvaient déjà
+rompues, souillées d'une telle épaisseur d'immondices,
+qu'elles en paraissaient noires. Partout, les mains avaient
+laissé des traces graisseuses. Toute une ignominie sortait<a name="page_329" id="page_329"></a>
+des murs, restés à l'état brut, dans l'attente des peintures
+et des dorures qui devaient les décorer.</p>
+
+<p>Au premier étage, sur le vaste palier, la Pierina s'arrêta;
+et elle se contenta de crier, par la baie d'une grande
+porte béante, sans huisserie ni vantaux:</p>
+
+<p>&mdash;Père, c'est une dame et deux messieurs qui vont te
+voir.</p>
+
+<p>Puis, se tournant vers la contessina:</p>
+
+<p>&mdash;Tout au fond, dans la troisième salle.</p>
+
+<p>Et elle se sauva, elle redescendit l'escalier plus vite
+qu'elle ne l'avait monté, courant à sa passion.</p>
+
+<p>Benedetta et ses compagnons traversèrent deux salons
+immenses, au sol bossué de plâtre, aux fenêtres ouvertes
+sur le vide. Et ils tombèrent enfin dans un salon
+plus petit, où toute la famille Gozzo s'était installée,
+avec les débris qui lui servaient de meubles. Par terre,
+sur les solives de fer laissées à nu, traînaient cinq ou
+six paillasses lépreuses, mangées de sueur. Une longue
+table, solide encore, tenait le milieu; et il y avait aussi
+de vieilles chaises dépaillées, raccommodées à l'aide de
+cordes. Mais le gros travail avait consisté à boucher deux
+fenêtres sur trois avec des planches, tandis que la troisième
+et la porte étaient fermées par d'anciennes toiles à
+matelas, criblées de taches et de trous.</p>
+
+<p>Tommaso, le maçon, parut surpris, et il fut évident qu'il
+n'était guère habitué à de pareilles visites de charité. Il
+était assis devant la table, les deux coudes sur le bois, le
+menton entre les mains, en train de se reposer, comme
+l'avait dit sa femme Giacinta. C'était un fort gaillard de
+quarante-cinq ans, barbu et chevelu, la face grande et
+longue, d'une sérénité de sénateur romain, dans sa misère
+et dans son oisiveté. La vue des deux étrangers, qu'il
+flaira tout de suite, l'avait fait se lever, d'un brusque
+mouvement de défiance. Mais il sourit, dès qu'il reconnut
+Benedetta; et, comme elle lui parlait de Dario resté en
+bas, en lui expliquant leur but charitable:<a name="page_330" id="page_330"></a></p>
+
+<p>&mdash;Oh! je sais, je sais, contessina... Oui, je sais bien
+qui vous êtes, car j'ai muré une fenêtre, au palais Boccanera,
+du temps de mon père.</p>
+
+<p>Alors, complaisamment, il se laissa questionner, il
+répondit à Pierre surpris qu'on n'était pas très heureux,
+mais qu'enfin on aurait vécu tout de même, si l'on avait
+pu travailler deux jours seulement par semaine. Et, au
+fond, on le sentait assez content de se serrer le ventre,
+du moment qu'il vivait à sa guise, sans fatigue. C'était
+toujours l'histoire de ce serrurier, qui, appelé par un
+voyageur pour ouvrir la serrure d'une malle, dont la clef
+était perdue, refusait absolument de se déranger, à
+l'heure de la sieste. On ne payait plus son logement, puisqu'il
+y avait des palais vides, ouverts au pauvre monde,
+et quelques sous auraient suffi pour la nourriture, tellement
+on était sobre et peu difficile.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! monsieur l'abbé, tout allait beaucoup mieux
+sous le pape... Mon père, qui était maçon comme moi,
+a travaillé sa vie entière au Vatican; et moi-même, aujourd'hui
+encore, quand j'ai quelques journées d'ouvrage,
+c'est toujours là que je les trouve... Voyez-vous, nous avons
+été gâtés par ces dix années de gros travaux, où l'on ne
+quittait pas les échelles, où l'on gagnait ce qu'on voulait.
+Naturellement, on mangeait mieux, on s'habillait, on ne
+se refusait aucun plaisir; et c'est plus dur aujourd'hui de
+se priver... Mais, sous le pape, monsieur l'abbé, si vous
+étiez venu nous voir! Pas d'impôts, tout se donnait pour
+rien, on n'avait vraiment qu'à se laisser vivre.</p>
+
+<p>A ce moment, un grondement s'éleva d'une des paillasses,
+dans l'ombre des fenêtres bouchées, et le maçon
+reprit de son air lent et paisible:</p>
+
+<p>&mdash;C'est mon frère Ambrogio qui n'est pas de mon avis...
+Lui a été avec les républicains, en quarante-neuf, à l'âge
+de quatorze ans... Ça ne fait rien, nous l'avons pris avec
+nous, quand nous avons su qu'il se mourait dans une
+cave, de faim et de maladie.<a name="page_331" id="page_331"></a></p>
+
+<p>Les visiteurs, alors, eurent un frémissement de pitié.
+Ambrogio était l'aîné de quinze ans, et, âgé de soixante
+ans à peine, il n'était plus qu'une ruine, dévoré par la
+fièvre, traînant des jambes si diminuées, qu'il passait les
+jours sur sa paillasse, sans sortir. Plus petit que son frère,
+plus maigre et turbulent, il avait exercé l'état de menuisier.
+Mais, dans sa déchéance physique, il gardait une
+tête extraordinaire, une face d'apôtre et de martyr, d'une
+expression noble et tragique, encadrée dans un hérissement
+de barbe et de chevelure blanches.</p>
+
+<p>&mdash;Le pape, le pape, gronda-t-il, je n'ai jamais mal parlé
+du pape. C'est sa faute pourtant, si la tyrannie continue.
+Lui seul, en quarante-neuf, aurait pu nous donner
+la république, et nous n'en serions pas où nous en
+sommes.</p>
+
+<p>Il avait connu Mazzini, il en conservait la religiosité
+vague, le rêve d'un pape républicain, faisant enfin régner
+la liberté et la fraternité sur la terre. Mais, plus tard, sa
+passion pour Garibaldi, en troublant cette conception, lui
+avait fait juger la papauté indigne désormais, incapable de
+travailler à la libération humaine. De sorte qu'il ne savait
+plus trop au juste, partagé entre la chimère de sa
+jeunesse et la rude expérience de sa vie. D'ailleurs, il
+n'avait jamais agi que sous le coup d'une émotion violente,
+et il en restait à de belles paroles, à des souhaits
+vastes et indéterminés.</p>
+
+<p>&mdash;Ambrogio, mon frère, reprit tranquillement Tommaso,
+le pape est le pape, et la sagesse est de se mettre
+avec lui, parce qu'il sera toujours le pape, c'est-à-dire le
+plus fort. Moi, demain, si l'on votait, je voterais pour lui.</p>
+
+<p>Le vieil ouvrier ne se hâta pas de répondre. Toute la
+prudence avisée de la race l'avait calmé.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, Tommaso, mon frère, je voterais contre, toujours
+contre... Et tu sais bien que nous aurions la majorité.
+C'est fini, le pape roi. Le Borgo lui-même se révolterait...
+Mais ça ne veut pas dire qu'on ne doive pas s'entendre<a name="page_332" id="page_332"></a>
+avec lui, pour que la religion de tout le monde soit respectée.</p>
+
+<p>Intéressé vivement, Pierre écoutait. Il se risqua à poser
+une question.</p>
+
+<p>&mdash;Et y a-t-il beaucoup de socialistes, à Rome, parmi
+le peuple?</p>
+
+<p>Cette fois, la réponse se fit attendre davantage encore.</p>
+
+<p>&mdash;Des socialistes, monsieur l'abbé, oui, sans doute,
+quelques-uns, mais bien moins nombreux que dans
+d'autres villes... Ce sont des nouveautés, où vont les
+impatients, sans y entendre grand'chose peut-être... Nous,
+les vieux, nous étions pour la liberté, nous ne sommes
+pas pour l'incendie ni pour le massacre.</p>
+
+<p>Et il craignit d'en dire trop, devant cette dame et ces
+messieurs, il se mit à geindre en s'allongeant sur sa
+paillasse, pendant que la contessina prenait congé, un
+peu incommodée par l'odeur, après avoir averti le prêtre
+qu'il était préférable de remettre leur aumône à la femme,
+en bas.</p>
+
+<p>Déjà, Tommaso avait repris sa place devant la table, le
+menton entre les mains, tout en saluant ses hôtes, sans
+plus s'émotionner à leur sortie qu'à leur entrée.</p>
+
+<p>&mdash;Bien au revoir, et très heureux d'avoir pu vous être
+agréable.</p>
+
+<p>Mais, sur le seuil, l'enthousiasme de Narcisse éclata. Il
+se retourna, pour admirer encore la tête du vieil Ambrogio.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon cher abbé, quel chef-d'&oelig;uvre! La voilà la
+merveille, la voilà la beauté! Combien cela est moins
+banal que le visage de cette fille!... Ici, je suis certain
+que le piège du sexe ne m'induit pas en une tentation
+malpropre. Je ne m'émeus pas pour des raisons basses...
+Et puis, franchement, quel infini dans ces rides, quel
+inconnu au fond des yeux noyés, quel mystère parmi
+le hérissement de la barbe et des cheveux! On rêve un
+prophète, un Dieu le Père!</p>
+
+<p>En bas, Giacinta était encore assise sur la caisse à demi<a name="page_333" id="page_333"></a>
+défoncée, avec son nourrisson en travers des genoux; et,
+à quelques pas, la Pierina, debout devant Dario, le regardait
+finir sa cigarette, d'un air d'enchantement; tandis
+que Tito, rasé dans l'herbe, comme une bête à l'affût, ne
+les quittait toujours pas des yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! madame, reprit la mère de sa voix résignée et
+dolente, vous avez vu, ce n'est guère habitable. La seule
+bonne chose, c'est qu'on a vraiment de la place. Autrement,
+il y a des courants d'air, à prendre la mort matin
+et soir. Et puis, j'ai continuellement peur pour les enfants,
+à cause des trous.</p>
+
+<p>Elle conta l'histoire de la femme, qui, se trompant un
+soir, croyant sortir sur le palier, avait pris une fenêtre
+pour la porte, et s'était tuée net, en culbutant dans la rue.
+Une petite fille, aussi, s'était cassé les deux bras, en
+tombant du haut d'un escalier qui n'avait pas de rampe.
+D'ailleurs, on serait resté mort là dedans, sans que personne
+le sût et s'avisât d'aller vous ramasser. La veille,
+on avait trouvé, au fond d'une pièce perdue, couché sur
+le plâtre, le corps d'un vieil homme, que la faim devait
+y avoir étranglé depuis près d'une semaine; et il y serait
+resté sûrement, si l'odeur infecte n'avait averti les voisins
+de sa présence.</p>
+
+<p>&mdash;Encore si l'on avait à manger! continua Giacinta. Et
+quand on nourrit et qu'on ne mange pas, on n'a pas de
+lait. Ce petit-là, ce qu'il me suce le sang! Il se fâche, il
+en veut, et moi, n'est-ce pas? je me mets à pleurer, car
+ce n'est pas ma faute s'il n'y a rien.</p>
+
+<p>Des larmes, en effet, étaient montées à ses pauvres
+yeux pâlis. Mais elle fut prise d'une brusque colère, en
+remarquant que Tito n'avait pas bougé de son herbe,
+vautré comme une bête au soleil, ce qu'elle jugeait mal
+poli pour ce beau monde, qui allait sûrement lui laisser
+une aumône.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! Tito, fainéant! est-ce que tu ne pourrais pas te
+mettre debout, quand on vient te voir?<a name="page_334" id="page_334"></a></p>
+
+<p>Il fit d'abord la sourde oreille, il finit pourtant par se
+relever, d'un air de grande mauvaise humeur; et Pierre,
+qu'il intéressait, tâcha de le faire parler, de même qu'il
+avait questionné le père et l'oncle, là-haut. Il n'en tira
+que des réponses brèves, pleines de défiance et d'ennui.
+Puisqu'on ne trouvait pas de travail, il n'y avait qu'à
+dormir. Ce n'était pas en se fâchant qu'on changerait les
+choses. Le mieux était donc de vivre comme on pouvait,
+sans augmenter sa peine. Quant à des socialistes, oui!
+peut-être, il y en avait quelques-uns; mais lui n'en connaissait
+pas. Et, de son attitude lasse, indifférente, il ressortait
+clairement que, si le père était pour le pape et
+l'oncle pour la république, lui, le fils, n'était certainement
+pour rien. Pierre sentit là une fin de peuple, ou
+plutôt le sommeil d'un peuple, dans lequel une démocratie
+ne s'était pas éveillée encore.</p>
+
+<p>Mais, comme le prêtre continuait, voulant savoir son
+âge, à quelle école il était allé, dans quel quartier il
+était né, Tito, brusquement, coupa court, en disant d'une
+voix grave, un doigt en l'air, tourné vers sa poitrine:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Io son Romano di Roma!</i></p>
+
+<p>En effet, cela ne répondait-il pas à tout? «Moi, je suis
+Romain de Rome.» Pierre eut un sourire triste, et se tut.
+Jamais il n'avait mieux senti l'orgueil de la race, le lointain
+héritage de gloire, si lourd aux épaules. Chez ce
+garçon dégénéré, qui savait à peine lire et écrire, revivait
+la vanité souveraine des Césars. Ce meurt-de-faim connaissait
+sa ville, en aurait pu dire d'instinct l'histoire, aux
+belles pages. Les noms des grands empereurs et des
+grands papes lui étaient familiers. Et pourquoi travailler
+alors, après avoir été les maîtres de la terre? Pourquoi ne
+pas vivre de noblesse et de paresse, dans la plus belle
+des villes, sous le plus beau des ciels?</p>
+
+<p>&mdash;<i>Io son Romano di Roma.</i></p>
+
+<p>Benedetta avait glissé son aumône dans la main de la
+mère; et Pierre ainsi que Narcisse, voulant s'associer à sa<a name="page_335" id="page_335"></a>
+bonne &oelig;uvre, faisaient de même, lorsque Dario, qui lui
+aussi s'était joint à sa cousine, eut une idée gentille,
+désireux de ne pas oublier la Pierina, à qui il n'osait
+offrir de l'argent. Il posa légèrement les doigts sur ses
+lèvres, il dit avec un léger rire:</p>
+
+<p>&mdash;Pour la beauté.</p>
+
+<p>Et cela fut vraiment doux et joli, ce baiser envoyé, ce
+rire qui s'en moquait un peu, ce prince familier, que
+touchait l'adoration muette de la belle perlière, comme
+dans une histoire d'amour du temps jadis.</p>
+
+<p>La Pierina devint toute rouge de contentement; et elle
+perdit la tête, elle se jeta sur la main de Dario, y colla
+ses lèvres chaudes, dans un mouvement irraisonné, où il
+entrait autant de divine reconnaissance que de tendresse
+amoureuse. Mais les yeux de Tito avaient flambé de
+colère, il saisit brutalement sa s&oelig;ur par sa jupe, l'écarta
+du poing, en grondant sourdement.</p>
+
+<p>&mdash;Toi, tu sais, je te tuerai, et lui aussi.</p>
+
+<p>Il était grand temps de partir, car d'autres femmes,
+ayant flairé l'argent, s'approchaient, tendaient la main,
+lançaient des enfants en larmes. Un émoi agitait le misérable
+quartier des grandes bâtisses abandonnées, un cri
+de détresse montait des rues mortes, aux plaques de
+marbre retentissantes. Et que faire? On ne pouvait donner
+à tous. Il n'y avait que la fuite, le c&oelig;ur débordé de tristesse,
+devant cette conclusion de la charité impuissante.</p>
+
+<p>Lorsque Benedetta et Dario furent revenus à leur voiture,
+ils se hâtèrent d'y monter, ils se serrèrent l'un
+contre l'autre, ravis d'échapper à un tel cauchemar. Elle
+était heureuse pourtant de s'être montrée brave devant
+Pierre; et elle lui serra la main en élève attendrie, lorsque
+Narcisse eut déclaré qu'il gardait le prêtre, pour l'emmener
+déjeuner au petit restaurant de la place Saint-Pierre,
+d'où l'on avait une vue si intéressante sur le
+Vatican.</p>
+
+<p>&mdash;Buvez du petit vin blanc de Genzano, leur cria Dario<a name="page_336" id="page_336"></a>
+redevenu très gai. Il n'y a rien de tel pour chasser les
+idées noires.</p>
+
+<p>Mais Pierre se montrait insatiable de détails. En chemin,
+il questionna encore Narcisse sur le peuple de Rome,
+sa vie, ses habitudes, ses m&oelig;urs. L'instruction était
+presque nulle. Aucune industrie d'ailleurs, aucun commerce
+pour le dehors. Les hommes exerçaient les quelques
+métiers courants, toute la consommation ayant lieu sur
+place. Parmi les femmes, il y avait des perlières, des brodeuses,
+et l'article religieux, les médailles, les chapelets,
+avait de tout temps occupé un certain nombre d'ouvriers,
+de même que la fabrication des bijoux locaux. Mais, dès
+que la femme était mariée, mère de ces nuées d'enfants
+qui poussaient à miracle, elle ne travaillait guère. En
+somme, c'était une population se laissant vivre, travaillant
+juste assez pour manger, se contentant de légumes, de
+pâtes, de basse viande de mouton, sans révolte, sans ambition
+d'avenir, n'ayant que le souci de cette vie précaire,
+au jour le jour. Les deux seuls vices étaient le jeu et les
+vins rouges et blancs des Châteaux romains, des vins de
+querelle et de meurtre, qui, les soirs de fête, au sortir des
+cabarets, semaient les rues d'hommes râlants, la peau
+trouée à coups de couteau. Les filles se débauchaient peu,
+on comptait celles qui se donnaient avant le mariage. Cela
+venait de ce que la famille était restée très unie, soumise
+étroitement à l'autorité absolue du père. Et les frères
+eux-mêmes veillaient sur l'honnêteté des s&oelig;urs, comme
+ce Tito si dur à la Pierina, la gardant avec un soin
+farouche, non par une pensée de jalousie inavouable,
+mais pour le bon renom, pour l'honneur de la famille. Et
+cela sans religion réelle, au milieu de la plus enfantine
+idolâtrie, tous les c&oelig;urs allant à la Madone et aux saints,
+qui seuls existaient, que seuls on implorait, en dehors de
+Dieu, à qui personne ne s'avisait de songer.</p>
+
+<p>Dès lors, la stagnation de ce bas peuple s'expliquait
+aisément. Il y avait, derrière, des siècles de paresse encouragée,<a name="page_337" id="page_337"></a>
+de vanité flattée, de molle existence acceptée. Quand
+ils n'étaient ni maçons, ni menuisiers, ni boulangers, ils
+étaient domestiques, ils servaient les prêtres, à la solde
+plus ou moins directe de la papauté. De là, les deux partis
+tranchés: les anciens carbonari, devenus des mazziniens
+et des garibaldiens, les plus nombreux sûrement, l'élite
+du Transtévère; puis, les clients du Vatican, tous ceux
+qui vivaient de l'Église, de près ou de loin, et qui regrettaient
+le pape roi. Mais, de part et d'autre, cela restait à l'état
+d'opinion dont on causait, sans que jamais l'idée s'éveillât
+d'un effort à faire, d'une chance à courir. Il aurait fallu
+une brusque passion balayant la solide raison de la
+race, la jetant à quelque courte démence. A quoi bon?
+La misère venait de tant de siècles, le ciel était si bleu, la
+sieste valait mieux que tout, aux heures chaudes! Et un
+seul fait semblait acquis, le fond de patriotisme, la majorité
+certaine pour Rome capitale, cette gloire reconquise,
+à ce point qu'une révolte avait failli éclater dans la cité
+Léonine, lorsque le bruit avait couru d'un accord entre
+l'Italie et le pape, ayant pour base le rétablissement du
+pouvoir temporel sur cette cité. Si la misère pourtant semblait
+avoir grandi, si l'ouvrier romain se plaignait davantage,
+c'était qu'il n'avait vraiment rien gagné aux travaux
+énormes qui s'étaient, pendant quinze ans, exécutés chez
+lui. D'abord, plus de quarante mille ouvriers avaient envahi
+sa ville, des ouvriers venus du Nord pour la plupart, qui
+travaillaient à bas prix, plus courageux et plus résistants.
+Puis, lorsque lui-même avait eu sa part dans la besogne,
+il avait mieux vécu, sans faire d'économies; de sorte que,
+lorsque la crise s'était produite et qu'on avait dû rapatrier
+les quarante mille ouvriers des provinces, lui s'était retrouvé
+comme devant, dans une ville morte, où les ateliers
+chômaient, sans espoir de se faire embaucher de longtemps.
+Et il retombait ainsi à son antique indolence,
+satisfait au fond que trop de travail ne le bousculât plus,
+faisant de nouveau le meilleur ménage possible avec sa<a name="page_338" id="page_338"></a>
+vieille maîtresse la misère, sans un sou et grand seigneur.</p>
+
+<p>Pierre, surtout, était frappé des caractères différents
+de la misère, à Paris et à Rome. Certes, ici, le dénuement
+était plus absolu, la nourriture plus immonde,
+la saleté plus repoussante. Pourquoi donc ces effroyables
+pauvres gardaient-ils plus d'aisance et de gaieté réelle?
+Lorsqu'il évoquait un hiver de Paris, les bouges qu'il
+avait tant visités, où la neige entrait, où grelottaient des
+familles sans feu et sans pain, il se sentait le c&oelig;ur éperdu
+d'une compassion, qu'il ne venait pas d'éprouver si vive,
+aux Prés du Château. Et il comprit enfin: la misère, à
+Rome, était une misère qui n'avait pas froid. Ah! oui,
+quelle douce et éternelle consolation, un soleil toujours
+clair, un ciel bienfaisant qui restait bleu sans cesse, par
+bonté pour les misérables! Qu'importait l'abomination du
+logis, si l'on pouvait dormir dehors, dans la caresse du vent
+tiède! Qu'importait même la faim, si la famille attendait
+l'aubaine du hasard, par les rues ensoleillées, au travers
+des herbes sèches! Le climat rendait sobre, aucun besoin
+d'alcool ni de viandes rouges pour affronter les brouillards.
+La divine fainéantise riait aux soirées d'or, la pauvreté
+devenait une jouissance libre, dans cet air délicieux, où
+semblait suffire à la créature le bonheur de vivre. A
+Naples, comme le racontait Narcisse, dans ces quartiers
+du port et de Sainte-Lucie, aux rues étroites, nauséabondes,
+pavoisées de linges en train de sécher, la vie
+entière du peuple se passait dehors. Les femmes et les
+enfants qui n'étaient pas en bas, dans la rue, vivaient sur
+les légers balcons de bois, suspendus à toutes les fenêtres.
+On y cousait, on y chantait, on s'y débarbouillait. Mais la
+rue, surtout, était la salle commune, des hommes qui
+achevaient de passer leur culotte, des femmes demi-nues
+qui pouillaient leurs enfants et qui s'y peignaient elles-mêmes,
+une population d'affamés dont le couvert s'y trouvait
+toujours mis. C'était sur de petites tables, dans des
+voitures, un continuel marché de mangeailles à bas prix,<a name="page_339" id="page_339"></a>
+des grenades et des pastèques trop mûres, des pâtes cuites,
+des légumes bouillis, des poissons frits, des coquillages,
+toute une cuisine faite, constamment prête parmi la cohue,
+qui permettait de manger là, au plein air, sans jamais
+allumer de feu. Et quelle cohue grouillante, les mères
+sans cesse à gesticuler, les pères assis à la file le long
+des trottoirs, les enfants lâchés en galops sans fin, cela
+au milieu d'une frénésie de vacarme, des cris, des chansons,
+de la musique, la plus extraordinaire des insouciances!
+Des voix rauques éclataient en grands rires, des
+faces brunes, pas belles, avaient des yeux admirables qui
+flambaient de la joie d'être, sous les cheveux d'encre
+ébouriffés. Ah! pauvre peuple gai, si enfant, si ignorant,
+dont l'unique désir se bornait aux quelques sous nécessaires
+pour manger à sa faim, dans cette foire perpétuelle!
+Certainement, jamais démocratie n'avait eu moins conscience
+d'elle-même. Puisque, disait-on, ils regrettaient
+l'ancienne monarchie, sous laquelle leurs droits à cette
+vie de pauvreté insoucieuse semblaient mieux assurés, on
+se demandait s'il fallait se fâcher pour eux, leur conquérir
+malgré eux plus de science et de conscience, plus de
+bien-être et de dignité. Une infinie tristesse, pourtant,
+montait au c&oelig;ur de Pierre de cette gaieté des meurt-de-faim,
+dans la griserie et la duperie du soleil. C'était bien
+le beau ciel qui faisait l'enfance prolongée de ce peuple,
+qui expliquait pourquoi cette démocratie ne s'éveillait pas
+plus vite. Sans doute, à Naples, à Rome, ils souffraient de
+manquer de tout; mais ils ne gardaient pas en eux la rancune
+des atroces jours d'hiver, la rancune noire d'avoir
+tremblé de froid, pendant que les riches se chauffaient
+devant de grands feux; ils ignoraient les furieuses rêveries,
+dans les taudis battus par la neige, devant la maigre
+chandelle qui va s'éteindre, le besoin alors de faire
+justice, le devoir de la révolte, pour sauver la femme et
+les enfants de la phtisie, pour qu'ils aient eux aussi un nid
+chaud, où l'existence soit possible. Ah! la misère qui a<a name="page_340" id="page_340"></a>
+froid, c'est l'excès de l'injustice sociale, la plus terrible
+école où le pauvre apprend à connaître sa souffrance, s'en
+indigne et jure de la faire cesser, quitte à faire crouler
+le vieux monde!</p>
+
+<p>Et Pierre trouvait encore, dans cette douceur du ciel,
+l'explication de saint François, le divin mendiant d'amour,
+battant les chemins, célébrant le charme délicieux de la
+pauvreté. Il était sans doute un inconscient révolutionnaire,
+il protestait à sa façon contre le luxe débordant de
+la cour de Rome, par ce retour à l'amour des humbles, à
+la simplicité de la primitive Église. Mais jamais un tel
+réveil de l'innocence et de la sobriété ne se serait produit
+dans une contrée du Nord, que glacent les froids de décembre.
+Il y fallait l'enchantement de la nature, la frugalité
+d'un peuple nourri de soleil, la mendicité bénie par
+les routes toujours tièdes. C'était ainsi qu'il avait dû en
+venir au total oubli de soi-même. La question paraissait
+d'abord embarrassante: comment un saint François avait-il
+pu naître jadis, l'âme si brûlante de fraternité, communiant
+avec les créatures, les bêtes, les choses, sur cette
+terre aujourd'hui si peu charitable, dure aux petits, méprisant
+son bas peuple, ne faisant pas même l'aumône à
+son pape? Était-ce donc que l'antique orgueil avait desséché
+les c&oelig;urs, ou bien était-ce que l'expérience des très
+vieux peuples menait à un égoïsme final, pour que l'Italie
+semblât s'être ainsi engourdi l'âme dans son catholicisme
+dogmatique et pompeux, tandis que le retour à l'idéal
+évangélique, la passion des humbles et des souffrants se
+réveillait de nos jours aux plaines douloureuses du septentrion,
+parmi les peuples privés de soleil? C'était tout
+cela, et c'était surtout que saint François, lorsqu'il avait
+épousé si gaiement sa dame la Pauvreté, avait pu ensuite
+la promener, pieds nus, vêtue à peine, par des printemps
+splendides, au travers de populations que brûlait alors un
+ardent besoin de compassion et d'amour.</p>
+
+<p>Tout en causant, Pierre et Narcisse étaient arrivés sur<a name="page_341" id="page_341"></a>
+la place Saint-Pierre, et ils s'assirent à la porte du restaurant
+où ils avaient déjà déjeuné, devant une des petites
+tables, au linge douteux, qui se trouvaient rangées là, le
+long du pavé. Mais la vue était vraiment superbe, la basilique
+en face, le Vatican à droite, au-dessus du développement
+majestueux de la colonnade. Tout de suite, Pierre
+avait levé les yeux, s'était remis à regarder ce Vatican qui
+le hantait, ce deuxième étage aux fenêtres toujours
+closes, où vivait le pape, où jamais rien de vivant n'apparaissait.
+Et, comme le garçon commençait son service
+en apportant des hors-d'&oelig;uvre, des finocchi et des anchois,
+le prêtre eut un léger cri, pour attirer l'attention de
+Narcisse.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! voyez donc, mon ami... Là, à cette fenêtre, que
+l'on m'a donnée comme étant celle du Saint-Père... Vous
+ne distinguez pas une figure pâle, tout debout, immobile?</p>
+
+<p>Le jeune homme se mit à rire.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! mais, ce doit être le Saint-Père en personne.
+Vous désirez tant le voir, que votre désir l'évoque.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous assure, répéta Pierre, qu'il y a là, derrière
+les vitres, une figure toute blanche qui regarde.</p>
+
+<p>Narcisse, ayant grand'faim, mangeait en continuant de
+plaisanter. Puis, brusquement:</p>
+
+<p>&mdash;Alors, mon cher, puisque le pape nous regarde,
+c'est le moment de nous occuper encore de lui... Je vous
+ai promis de vous raconter comment il avait englouti les
+millions du patrimoine de Saint-Pierre dans l'effroyable
+crise financière dont vous venez de voir les ruines, et une
+visite au quartier neuf des Prés du Château ne serait pas
+complète, si cette histoire, en quelque sorte, ne lui servait
+de conclusion.</p>
+
+<p>Sans perdre une bouchée, il parla longuement. A la
+mort de Pie IX, le patrimoine de Saint-Pierre dépassait
+vingt millions. Longtemps, le cardinal Antonelli, qui
+spéculait et faisait généralement de bonnes affaires, avait
+laissé cet argent en partie chez Rothschild, en partie entre<a name="page_342" id="page_342"></a>
+les mains des différents nonces, qu'il chargeait ainsi de le
+faire fructifier à l'étranger. Mais, après la mort du cardinal
+Antonelli, son remplaçant, le cardinal Simeoni,
+redemanda l'argent aux nonces pour le placer à Rome.
+Ce fut alors que, dès son avènement, Léon XIII composa,
+dans le but de gérer le patrimoine, une commission de
+cardinaux, dont monsignor Folchi fut nommé secrétaire.
+Ce prélat, qui joua pendant douze années un rôle considérable,
+était le fils d'un employé de la Daterie, lequel
+laissa un million d'héritage, gagné dans d'adroites opérations.
+Très habile lui-même, tenant de son père, il se
+révéla comme un financier de premier ordre, de sorte
+que la commission, peu à peu, lui abandonna tous ses
+pouvoirs, le laissa agir complètement à son gré, en se
+contentant d'approuver le rapport qu'il présentait à
+chaque séance. Le patrimoine ne produisait guère qu'un
+million de rente, et comme le budget des dépenses était
+de sept millions, il fallait en trouver six autres. Sur le
+denier de Saint-Pierre, le pape donna donc annuellement
+trois millions à monsignor Folchi, qui, pendant les douze
+années de sa gestion, accomplit le prodige de les doubler,
+par la science de ses spéculations et de ses placements,
+de façon à faire face au budget, sans jamais entamer le
+patrimoine. Ainsi, dans les premiers temps, il réalisa des
+gains considérables, en jouant à Rome sur les terrains.
+Il prenait des actions de toutes les entreprises nouvelles,
+il jouait sur les moulins, sur les omnibus, sur les
+conduites d'eau; sans compter tout un agio mené de
+concert avec une banque catholique, la Banque de Rome.
+Émerveillé de tant d'adresse, le pape qui, jusque-là,
+avait spéculé de son côté, par l'intermédiaire d'un homme
+de confiance, nommé Sterbini, le congédia et chargea
+monsignor Folchi de faire travailler son argent, puisqu'il
+faisait travailler si rudement celui du Saint-Siège. Ce fut
+l'époque de la grande faveur du prélat, l'apogée de sa
+toute-puissance. Les mauvais jours commençaient, le sol<a name="page_343" id="page_343"></a>
+craquait déjà, l'écroulement allait se produire en coups
+de foudre. Malheureusement, une des opérations de
+Léon XIII était de prêter de fortes sommes aux princes
+romains, qui, mordus par la folie du jeu, engagés dans
+des affaires de terrains et de bâtisses, manquaient d'argent;
+et ceux-ci lui donnaient en garantie des actions;
+si bien que, lorsque vint la débâcle, le pape n'eut plus,
+entre les mains, que des chiffons de papier. D'autre part,
+il y avait toute une histoire désastreuse, la tentative de
+créer une maison de crédit à Paris, afin d'écouler, parmi
+la clientèle religieuse et aristocratique, des obligations
+qu'on ne pouvait placer en Italie; et, pour amorcer, on
+disait que le pape était dans l'affaire; et le pis, en effet,
+était qu'il devait y compromettre trois millions. En
+somme, la situation devenait d'autant plus critique, que,
+peu à peu, il avait mis les millions dont il disposait dans la
+terrible partie d'agio qui se jouait à Rome, sous les fenêtres
+de son Vatican, brûlé sûrement de la passion du jeu, animé
+peut-être aussi du sourd espoir de reconquérir par l'argent
+cette ville qu'on lui avait arrachée par la force. Sa
+responsabilité allait rester entière, car jamais monsignor
+Folchi ne risquait une affaire importante sans le consulter;
+et il se trouvait être ainsi le véritable artisan du désastre,
+dans son âpreté au gain, dans son désir plus haut de
+donner à l'Église la toute-puissance moderne des gros
+capitaux. Mais, comme il arrive toujours, le prélat paya
+seul les fautes communes. Il était de caractère impérieux
+et difficile, les cardinaux de la commission ne l'aimaient
+guère, jugeant les séances parfaitement inutiles, puisqu'il
+agissait en maître absolu et qu'on se réunissait uniquement
+pour approuver ce qu'il voulait bien faire connaître
+de ses opérations. Quand la catastrophe éclata, un complot
+fut ourdi, les cardinaux terrifièrent le pape par les mauvais
+bruits qui couraient, puis forcèrent monsignor Folchi à
+rendre ses comptes devant la commission. La situation
+était très mauvaise, des pertes énormes ne pouvaient plus<a name="page_344" id="page_344"></a>
+être évitées. Et il fut disgracié, et depuis ce temps il a
+vainement imploré une audience de Léon XIII, qui, durement,
+a toujours refusé de le recevoir, comme pour le
+punir de leur aberration à tous deux, cette folie du lucre
+qui les avait aveuglés; mais il ne s'est jamais plaint, très
+pieux, très soumis, gardant ses secrets, et s'inclinant.
+Personne ne saurait dire au juste le chiffre de millions
+que le patrimoine de Saint-Pierre a laissés dans cette
+bagarre de Rome, changée en tripot, et si les uns n'en
+avouent que dix, les autres vont jusqu'à trente. Il est
+croyable que la perte a été d'une quinzaine de millions.</p>
+
+<p>Après des côtelettes aux tomates, le garçon apportait un
+poulet frit. Et Narcisse conclut en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! le trou est bouché maintenant, je vous ai dit
+les sommes considérables fournies par le denier de Saint-Pierre,
+dont le pape seul connaît le chiffre et règle l'emploi...
+D'ailleurs, il n'est pas corrigé, je sais de bonne
+source qu'il joue toujours, avec plus de prudence, voilà
+tout. Son homme de confiance est encore aujourd'hui un
+prélat, monsignor Marzolini, je crois, qui fait ses affaires
+d'argent... Et, dame! mon cher, il a bien raison, on est
+de son temps, que diable!</p>
+
+<p>Pierre avait écouté avec une surprise croissante, où
+s'était mêlée une sorte de terreur et de tristesse. Ces
+choses étaient bien naturelles, légitimes même; mais
+jamais il n'avait songé qu'elles dussent exister, dans son
+rêve d'un pasteur des âmes, très loin, très haut, dégagé
+de tous les soucis temporels. Eh quoi! ce pape, ce père
+spirituel des petits et des souffrants, avait spéculé sur des
+terrains, sur des valeurs de Bourse! Il avait joué, placé
+des fonds chez des banquiers juifs, pratiqué l'usure, fait
+suer à l'argent des intérêts, ce successeur de l'Apôtre, ce
+pontife du Christ, du Jésus de l'Évangile, l'ami divin des
+pauvres! Puis, quel douloureux contraste: tant de millions
+là-haut, dans ces chambres du Vatican, au fond de
+quelque meuble discret! tant de millions qui travaillaient,<a name="page_345" id="page_345"></a>
+qui fructifiaient, sans cesse placés et déplacés pour qu'ils
+produisissent davantage, tels que des &oelig;ufs d'or couvés
+avec une tendresse passionnée d'avare! et tout près, en
+bas, dans ces abominables bâtisses inachevées du quartier
+neuf, tant de misère! tant de pauvres gens qui mouraient
+de faim au milieu de leur ordure, les mères sans lait
+pour leur nourrisson, les hommes réduits à la fainéantise
+par le chômage, les vieux agonisant comme des bêtes de
+somme qu'on abat lorsqu'elles ne sont plus bonnes à
+rien! Ah! Dieu de charité, Dieu d'amour, était-ce possible?
+Sans doute, l'Église avait des besoins matériels, elle
+ne pouvait vivre sans argent, c'était une pensée de prudence
+et de haute politique que de lui gagner un trésor
+pour lui permettre de combattre victorieusement ses
+adversaires. Mais comme cela était blessant, salissant, et
+comme elle descendait de sa royauté divine pour n'être
+plus qu'un parti, une vaste association internationale, organisée
+dans le but de conquérir et de posséder le monde!</p>
+
+<p>Et Pierre s'étonnait davantage encore devant l'extraordinaire
+aventure. Avait-on jamais imaginé drame plus
+inattendu, plus saisissant? Ce pape qui s'enfermait étroitement
+dans son palais, une prison certes, mais une
+prison dont les cent fenêtres ouvraient sur l'immensité,
+Rome, la Campagne, les collines lointaines; ce pape
+qui, de sa fenêtre, à toutes les heures du jour et de la
+nuit, par toutes les saisons, embrassait d'un coup d'&oelig;il,
+voyait sans cesse se dérouler à ses pieds sa ville, la ville
+qu'on lui avait volée, dont il exigeait la restitution d'un
+cri de plainte ininterrompu; ce pape qui, dès les premiers
+travaux, avait assisté ainsi, de jour en jour, aux transformations
+que sa ville subissait, les percées nouvelles, les
+vieux quartiers abattus, les terrains vendus, les bâtisses
+neuves s'élevant peu à peu de toutes parts, finissant par
+faire une ceinture blanche aux antiques toitures rousses;
+et ce pape alors, devant ce spectacle quotidien, cette furie
+de construction qu'il pouvait suivre de son lever à son<a name="page_346" id="page_346"></a>
+coucher, gagné lui-même par la passion du jeu qui montait
+de la cité entière, telle qu'une fumée d'ivresse; et ce
+pape, du fond de sa chambre stoïquement close, se mettant
+à jouer sur les embellissements de son ancienne
+ville, tâchant de s'enrichir avec le mouvement d'affaires
+déterminé par ce gouvernement italien qu'il traitait de
+spoliateur, puis perdant brusquement des millions dans
+une colossale catastrophe qu'il aurait dû souhaiter, mais
+qu'il n'avait pas prévue! Non, jamais, un roi détrôné
+n'avait cédé à une suggestion plus singulière, pour se
+compromettre dans une aventure plus tragique, qui le
+frappait comme un châtiment. Et ce n'était pas un roi,
+c'était le délégué de Dieu, c'était Dieu lui-même, infaillible,
+aux yeux de la chrétienté idolâtre!</p>
+
+<p>Le dessert venait d'être servi, un fromage de chèvre,
+des fruits, et Narcisse achevait une grappe de raisin,
+lorsque, levant les yeux, il s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous avez raison, mon cher, je vois très bien
+cette ombre pâle, là-haut, derrière les vitres, dans la
+chambre du Saint-Père.</p>
+
+<p>Pierre, qui ne quittait pas des yeux la fenêtre, dit
+lentement:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, elle avait disparu, elle vient de reparaître,
+et elle est toujours là, immobile, toute blanche.</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! que voulez-vous qu'il fasse? reprit le jeune
+homme, de son air languissant, sans qu'on sût s'il se
+moquait. Il est comme tout le monde, il regarde par sa
+fenêtre, quand il veut se distraire un peu; d'autant plus
+qu'il a vraiment de quoi regarder, sans se lasser jamais.</p>
+
+<p>Et c'était bien ce fait qui, de plus en plus, s'emparait
+de Pierre, l'envahissait d'une émotion grandissante. On
+parlait du Vatican fermé, il s'était imaginé un palais
+sombre, clos de hautes murailles, car personne n'avait
+dit, personne ne semblait savoir que ce palais dominait
+Rome et que, de sa fenêtre, le pape voyait le monde. Cette
+immensité, Pierre la connaissait bien, pour l'avoir vue du<a name="page_347" id="page_347"></a>
+sommet du Janicule, pour l'avoir revue des loges de
+Raphaël et du dôme de la basilique. Et ce que Léon XIII
+regardait à cette minute, immobile et blanc derrière les
+vitres, Pierre l'évoquait, le voyait avec lui. Au centre du
+vaste désert de la Campagne, que bornaient les monts de
+la Sabine et les monts Albains, Léon XIII voyait les sept
+collines illustres, le Janicule que couronnaient les arbres
+de la villa Pamphili, l'Aventin où il ne restait que les
+trois églises à demi cachées dans les verdures, le Coelius
+plus reculé, désert encore, parfumé par les oranges
+mûres de la villa Mattei, le Palatin que bordait une
+maigre rangée de cyprès, poussés là comme sur la tombe
+des Césars, l'Esquilin d'où se dressait le clocher mince
+de Sainte-Marie-Majeure, le Viminal qui ressemblait à
+une carrière éventrée, avec son amas confus et blanchâtre
+de constructions neuves, le Capitule qu'indiquait à peine
+le campanile carré du palais des Sénateurs, le Quirinal
+où s'allongeait le palais du roi, d'un jaune éclatant parmi
+les ombrages noirs des jardins. Il voyait, outre Sainte-Marie-Majeure,
+toutes les basiliques, Saint-Jean de
+Latran, le berceau de la papauté, Saint-Paul hors les
+Murs, Sainte-Croix de Jérusalem, Sainte-Agnès, et les
+dômes du Gesù, de Saint-André de la Vallée, de Saint-Charles,
+de Saint-Jean des Florentins, et les quatre cents
+églises de Rome, qui font de la ville un champ sacré
+planté de croix. Il voyait les monuments fameux, témoignages
+de l'orgueil de tous les siècles, le fort Saint-Ange,
+un tombeau d'empereur transformé en une forteresse
+papale, la ligne blanche des autres tombeaux de la voie
+Appienne, là-bas, puis les ruines éparses des Thermes
+de Caracalla, de la maison de Septime-Sévère, des colonnes,
+des portiques, des arcs de triomphe, puis les
+palais et les villas des somptueux cardinaux de la Renaissance,
+le palais Farnèse, le palais Borghèse, la villa
+Médicis, et d'autres, et d'autres, dans un pullulement
+de toitures et de façades. Mais il voyait surtout, sous sa<a name="page_348" id="page_348"></a>
+fenêtre même, à gauche, l'abomination du nouveau quartier
+inachevé des Prés du Château. L'après-midi, lorsqu'il
+se promenait dans ses jardins, que le mur de Léon IV
+bastionne comme un plateau de citadelle, il avait la vue
+affreuse du vallon qu'on a ravagé au pied du mont Mario,
+pour y établir des briqueteries, à l'heure fiévreuse de la
+folie des constructions. Les pentes vertes sont éventrées,
+des tranchées jaunâtres les coupent de toutes parts; tandis
+que les usines, fermées aujourd'hui, ne sont plus que des
+ruines lamentables, avec leurs hautes cheminées mortes,
+d'où la fumée ne monte plus. Et, à toutes les autres heures
+du jour, il ne pouvait s'approcher de sa fenêtre, sans
+avoir sous les yeux le spectacle des bâtisses abandonnées,
+pour lesquelles avaient travaillé tant de briqueteries,
+ces bâtisses mortes également avant d'avoir vécu, où il
+n'y avait à cette heure que la misère grouillante de Rome,
+qui pourrissait là comme la décomposition même des
+vieilles sociétés.</p>
+
+<p>Mais Pierre surtout s'imaginait que Léon XIII, l'ombre
+toute blanche là-haut, finissait par oublier le reste de la
+ville, pour laisser sa rêverie se fixer sur le Palatin, aujourd'hui
+découronné, ne dressant dans le ciel bleu que
+ses cyprès noirs. Sans doute il rebâtissait en pensée les
+palais des Césars, il aimait à y évoquer de grandes
+ombres glorieuses, vêtues de pourpre, ses ancêtres véritables,
+empereurs et grands pontifes, qui seuls pouvaient
+lui dire comment on régnait sur tous les peuples, en maître
+absolu du monde. Puis, ses regards allaient au Quirinal,
+et là il s'absorbait durant des heures, dans ce spectacle
+de la royauté d'en face. Quelle étrange rencontre, ces
+deux palais qui se regardent, le Quirinal et le Vatican,
+qui dominent, qui sont dressés l'un devant l'autre, par-dessus
+la Rome du moyen âge et de la Renaissance, dont
+les toitures, cuites et dorées sous les brûlants soleils, s'entassent
+et se confondent au bord du Tibre. Avec une
+simple jumelle de théâtre, le pape et le roi, quand ils se<a name="page_349" id="page_349"></a>
+mettent à leur fenêtre, peuvent se voir très nettement.
+Ils ne sont que des points négligeables, perdus dans
+l'étendue sans bornes; et quel abîme entre eux, que de
+siècles d'histoire, que de générations qui ont lutté et
+souffert, que de grandeur morte et que de semence pour
+le mystérieux avenir! Ils se voient, ils en sont encore à
+l'éternelle lutte, à qui aura le peuple dont le flot s'agite
+là sous leurs yeux, à qui restera le souverain absolu, du
+pontife, pasteur des âmes, ou du monarque, maître des
+corps. Et Pierre, alors, se demanda quelles étaient les
+réflexions, les rêveries de Léon XIII, derrière ces vitres,
+où il croyait toujours distinguer sa pâle figure d'apparition.
+Devant la nouvelle Rome, aux vieux quartiers ravagés,
+aux nouveaux quartiers battus par un vent de désastre,
+il devait certainement se réjouir de l'avortement colossal
+du gouvernement italien. On lui avait volé sa ville, on
+avait eu l'air de dire qu'on voulait lui montrer comment
+on créait une grande capitale, et on aboutissait à cette
+catastrophe, à tant de laides bâtisses inutiles, qu'on ne
+savait même comment finir. Il ne pouvait qu'être ravi
+des embarras terribles, dans lesquels le régime usurpateur
+était tombé, la crise politique, la crise financière,
+tout un malaise national grandissant, où ce régime semblait
+menacé de sombrer un jour; et, pourtant, n'avait-il
+pas lui-même l'âme d'un patriote, n'était-il pas un fils
+aimant de cette Italie, dont le génie et la séculaire ambition
+circulaient dans le sang de ses veines? Ah! non, rien
+contre l'Italie, tout au contraire pour qu'elle redevînt la
+maîtresse de la terre! Une douleur montait sûrement, au
+milieu de la joie de son espérance, quand il la voyait
+ainsi ruinée, menacée de la faillite, étalant cette Rome
+bouleversée et inachevée, qui était l'aveu public de son
+impuissance. Mais, si la dynastie de Savoie devait être
+emportée un jour, n'était-il pas là, lui, pour la remplacer
+et rentrer enfin en possession de sa ville, que, depuis
+quinze ans, il n'apercevait plus que de sa fenêtre, en proie<a name="page_350" id="page_350"></a>
+aux démolisseurs et aux maçons? Il redevenait le maître,
+il régnait sur le monde, trônait dans la Cité prédestinée,
+à laquelle les prophéties avaient assuré l'éternité et
+l'universelle domination.</p>
+
+<p>Et l'horizon s'élargissait, et Pierre se demanda ce
+que Léon XIII voyait par delà Rome, par delà la Campagne
+romaine, par delà les monts de la Sabine et les
+monts Albains, dans la chrétienté entière. Puisqu'il s'était
+enfermé dans son Vatican depuis dix-huit années, puisqu'il
+n'avait sur le monde d'autre ouverture que la fenêtre
+de sa chambre, que voyait-il de là-haut, quels échos,
+quelles vérités et quelles certitudes lui arrivaient de nos
+sociétés modernes? Parfois, des hauteurs du Viminal où
+la gare se trouve, les longs sifflements des locomotives
+devaient lui parvenir; et c'était notre civilisation scientifique,
+les peuples rapprochés, l'humanité libre allant à
+l'avenir. Rêvait-il lui-même de liberté, lorsque, tournant
+les regards vers la droite, il devinait la mer, là-bas, au
+delà des tombeaux de la voie Appienne? Avait-il jamais
+voulu partir, quitter Rome et son passé, pour fonder
+ailleurs la papauté des nouvelles démocraties? Puisqu'on
+le disait d'un esprit si net, si pénétrant, il aurait dû comprendre,
+il aurait dû trembler, aux bruits lointains qui
+lui venaient de certains pays de lutte, de cette Amérique
+par exemple, où des évêques révolutionnaires étaient en
+train de conquérir le peuple. Était-ce pour lui ou pour
+eux qu'ils travaillaient? S'il ne pouvait les suivre, s'il
+s'entêtait dans son Vatican, lié de tous côtés par le dogme
+et la tradition, n'était-il pas à craindre qu'une rupture un
+jour ne s'imposât? Et la menace d'un vent de schisme,
+soufflant de loin, lui passait sur la face, l'emplissait d'une
+angoisse croissante. C'était bien pour cela qu'il s'était
+fait le diplomate de la conciliation, voulant rassembler
+dans sa main toutes les forces éparses de l'Église, fermant
+les yeux sur les audaces de certains évêques autant
+que la tolérance le permettait, s'efforçant lui-même de<a name="page_351" id="page_351"></a>
+conquérir le peuple, en se mettant avec lui contre les
+monarchies tombées. Mais irait-il jamais plus loin? Ne se
+trouvait-il pas muré derrière la porte de bronze, dans la
+stricte formule catholique, où les siècles l'enchaînaient?
+L'obstination y était fatale, il lui serait impossible de ne
+régner que sur les âmes, par sa force réelle et toute-puissante,
+ce pouvoir purement spirituel, cette autorité morale
+de l'au-delà, qui amenait l'humanité à ses pieds, qui faisait
+s'agenouiller les pèlerinages et s'évanouir les femmes.
+Abandonner Rome, renoncer au pouvoir temporel, ce
+serait changer le centre du monde catholique, ce serait
+n'être plus lui, chef du catholicisme, mais un autre, chef
+d'une autre chose. Et quelles pensées inquiètes, à cette
+fenêtre, si le vent du soir, parfois, lui apportait la vague
+image de cet autre, la crainte de la religion nouvelle,
+confuse encore, qui s'élaborait, dans le sourd piétinement
+des nations en marche, dont les bruits lui arrivaient à la
+fois de tous les points de l'horizon!</p>
+
+<p>Mais, à ce moment, Pierre sentit que, derrière les vitres
+closes, l'ombre blanche, l'ombre immobile était tenue debout
+par l'orgueil, dans la continuelle certitude de vaincre.
+Si les hommes n'y suffisaient pas, le miracle interviendrait.
+Il avait l'absolue conviction qu'il rentrerait en possession
+de Rome; et, si ce n'était pas lui, ce serait son
+successeur. L'Église, dans son indomptable énergie de
+vivre, n'avait-elle pas l'éternité devant elle? D'ailleurs,
+pourquoi pas lui? Est-ce que Dieu ne pouvait pas l'impossible?
+Demain, si Dieu le voulait, malgré tous les raisonnements
+humains, malgré l'apparence de la logique des
+faits, sa ville lui serait rendue, à quelque brusque
+tournant de l'Histoire. Ah! quelle fête à cette fille prodigue,
+dont il n'avait cessé de suivre les aventures équivoques,
+de ses yeux paternels mouillés de larmes! Il
+oublierait vite les débordements auxquels il venait
+d'assister pendant dix-huit années, à toutes les heures et
+par toutes les saisons. Peut-être rêvait-il à ce qu'il ferait<a name="page_352" id="page_352"></a>
+de ces quartiers nouveaux, dont on l'avait souillée: les
+abattrait-il, les laisserait-il là comme un témoignage de
+la démence des usurpateurs? Elle redeviendrait la ville
+auguste et morte, dédaigneuse des vains soucis de propreté
+et d'aisance matérielles, rayonnant sur le monde
+telle qu'une âme pure, dans la gloire traditionnelle des
+siècles passés. Et son rêve continuait, imaginait la façon
+dont les choses allaient se passer, demain sans doute.
+Tout valait mieux que la maison de Savoie, même une
+république. Pourquoi pas une république fédérative, qui
+morcellerait l'Italie selon les anciennes divisions politiques
+abolies, et qui lui restituerait Rome, et qui le choisirait
+comme le protecteur naturel de l'État, ainsi reconstitué?
+Puis, ses regards s'étendaient au delà de Rome, au delà de
+l'Italie, son rêve s'élargissait, s'élargissait toujours, englobait
+la France républicaine, l'Espagne qui pouvait l'être
+de nouveau, l'Autriche elle-même qui un jour serait
+gagnée, toutes les nations catholiques devenues les États-Unis
+d'Europe, pacifiées et fraternisant sous sa haute
+présidence de Souverain Pontife. Puis, dans le triomphe
+suprême, c'étaient enfin toutes les autres Églises qui
+disparaissaient, tous les peuples dissidents qui venaient
+à lui comme au pasteur unique, Jésus qui régnait en sa
+personne sur la démocratie universelle.</p>
+
+<p>Pierre, brusquement, fut interrompu dans ce rêve qu'il
+prêtait à Léon XIII.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon cher, dit Narcisse, voyez donc le ton des
+statues, là, sur la colonnade!</p>
+
+<p>Il s'était fait servir une tasse de café, il fumait languissamment
+un cigare, retombé à ses seules préoccupations
+d'esthétique raffinée.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas? elles sont roses, et d'un rose qui tire
+sur le mauve, comme si le sang bleu des anges coulait
+dans leurs veines de pierre... C'est le soleil de Rome,
+mon ami, qui leur donne cette vie supra-terrestre, car elles
+vivent, je les ai vues me sourire et me tendre les bras, par<a name="page_353" id="page_353"></a>
+certains beaux crépuscules... Ah! Rome, Rome merveilleuse
+et délicieuse! on y vivrait de l'air du temps, aussi
+pauvre que Job, dans la continuelle joie d'en respirer l'enchantement!</p>
+
+<p>Cette fois, Pierre ne put s'empêcher d'être surpris, en
+se rappelant sa voix si nette, son esprit de financier si
+clair et si sec. Et sa pensée retourna aux Prés du Château,
+une affreuse tristesse lui noya le c&oelig;ur, devant cette évocation
+dernière de tant de misère et de tant de souffrance. Il
+revoyait de nouveau la saleté immonde où tant de créatures
+se gâtaient, cette abominable injustice sociale qui condamne
+le plus grand nombre à une existence de bêtes
+maudites, sans joie, sans pain. Et, comme ses regards
+remontaient encore vers les fenêtres du Vatican, il songea,
+en croyant voir se lever une main pâle, derrière les vitres,
+à cette bénédiction papale que Léon XIII donnait de si
+haut, par-dessus Rome, par-dessus la Campagne et les
+monts, aux fidèles de la chrétienté entière. Et cette bénédiction
+lui apparut tout d'un coup dérisoire et impuissante,
+puisque depuis tant de siècles elle n'avait pu supprimer
+une seule des douleurs de l'humanité, puisqu'elle n'arrivait
+même pas à faire un peu de justice pour les misérables
+qui agonisaient là, en bas, sous la fenêtre.<a name="page_354" id="page_354"></a></p>
+
+<h3><a name="IX" id="IX"></a>IX</h3>
+
+<p>Ce soir-là, au crépuscule, comme Benedetta avait fait
+dire à Pierre qu'elle désirait lui parler, il descendit et la
+trouva dans le salon, en compagnie de Celia, causant
+toutes deux sous le jour finissant.</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais que je l'ai vue, votre Pierina, s'écriait la
+jeune fille, justement comme il entrait. Oui, oui, et avec
+Dario encore; ou plutôt elle devait le guetter, il l'a
+aperçue qui l'attendait, dans une allée du Pincio,
+et il lui a souri. J'ai compris tout de suite... Oh! quelle
+beauté!</p>
+
+<p>Benedetta s'égaya doucement de son enthousiasme.
+Mais un pli un peu douloureux attristait sa bouche; car,
+bien que très raisonnable, elle finissait par souffrir de
+cette passion, qu'elle sentait si naïve et si forte. Que Dario
+s'amusât, elle le comprenait, puisqu'elle se refusait à lui,
+qu'il était jeune et qu'il n'était pas dans les ordres. Seulement,
+cette misérable fille l'aimait trop, et elle craignait
+qu'il ne s'oubliât, la fleur de beauté excusant tout. Aussi
+avoua-t-elle le secret de son c&oelig;ur, en détournant la
+conversation.</p>
+
+<p>&mdash;Asseyez-vous, monsieur l'abbé... Vous voyez, nous
+sommes en train de médire. Mon pauvre Dario est accusé
+de mettre à mal toutes les beautés de Rome... Ainsi, on
+raconte qu'il faut voir en lui l'heureux homme qui offre
+les bouquets de roses dont la Tonietta promène la blancheur
+au Corso, depuis quinze jours.</p>
+
+<p>Celia aussitôt se passionna.<a name="page_355" id="page_355"></a></p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est certain, ma chère! D'abord, on a douté,
+on a nommé le petit Pontecorvo et Moretti, le lieutenant.
+Et les histoires marchaient, tu penses... Aujourd'hui,
+tout le monde sait que le coup de c&oelig;ur de la Tonietta
+est Dario en personne. D'ailleurs, il est allé la voir dans
+sa loge, au Costanzi.</p>
+
+<p>Et Pierre, en les entendant causer, se souvint de cette
+Tonietta, que le jeune prince lui avait montrée, au Pincio,
+une des rares demi-mondaines dont la belle société de
+Rome se préoccupait. Et il se rappela aussi la galante
+particularité qui rendait celle-ci célèbre, le caprice désintéressé
+qui la prenait parfois pour un amant de passage,
+dont elle s'obstinait dès lors à n'accepter chaque matin
+qu'un bouquet de roses blanches; de sorte que, lorsqu'elle
+apparaissait, au Corso, pendant des semaines souvent,
+avec ces roses pures, c'était parmi les dames de la bonne
+compagnie tout un émoi, toute une ardente curiosité, en
+quête du nom de l'homme élu et adoré. Depuis la mort
+du vieux marquis Manfredi, qui lui avait laissé son petit
+palais de la rue des Mille, la Tonietta était réputée pour
+la correction de sa voiture, l'élégante simplicité de sa
+toilette, que déparaient seuls ses chapeaux un peu extravagants.
+Il y avait près d'un mois que le riche Anglais qui
+l'entretenait, était en voyage.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est très bien, elle est très bien, répéta Celia
+avec conviction, de son air candide de vierge qui ne s'intéressait
+qu'aux choses de l'amour. Et jolie, avec ses
+grands yeux doux, oh! pas belle comme la Pierina, non!
+cela est impossible; mais jolie à voir, une vraie caresse
+pour le regard!</p>
+
+<p>D'un geste involontaire, Benedetta sembla écarter la
+Pierina de nouveau; et, quant à la Tonietta, elle l'acceptait,
+elle savait bien qu'elle était une simple distraction,
+la caresse d'un moment, ainsi que le disait son
+amie.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! reprit-elle en souriant, mon pauvre Dario qui<a name="page_356" id="page_356"></a>
+se ruine en roses blanches! Il faudra que je le plaisante
+un peu... Elles finiront par me le voler, elles ne me le
+laisseront pas, pour peu que notre affaire tarde à s'arranger...
+Heureusement, j'ai de meilleures nouvelles.
+Oui, l'affaire va être reprise, et ma tante est sortie justement
+pour ça.</p>
+
+<p>Et, comme Celia se levait, au moment où Victorine
+apportait une lampe, Benedetta se tourna vers Pierre, qui
+se mettait également debout.</p>
+
+<p>&mdash;Restez, il faut que je vous parle.</p>
+
+<p>Mais Celia s'attarda encore, se passionnant maintenant
+pour le divorce de son amie, voulant savoir où en étaient
+les choses et si le mariage des deux amants aurait bientôt
+lieu. Et elle l'embrassa éperdument.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, tu as de l'espoir désormais, tu crois que le
+Saint-Père le rendra ta liberté? Oh! ma chérie, que je
+suis heureuse pour toi, comme ce sera gentil quand tu
+seras avec Dario!... Moi, ma chérie, je suis de mon côté
+très contente, parce que je vois bien que mon père et ma
+mère se lassent de mon entêtement. Hier encore, je leur
+ai dit, tu sais, de mon petit air tranquille: «Je veux
+Attilio, et vous me le donnerez.» Alors, mon père a eu
+une colère épouvantable, m'accablant d'injures, me menaçant
+du poing, criant que, s'il m'avait fait la tête aussi
+dure que la sienne, il la briserait. Et, tout d'un coup, il
+s'est tourné furieusement vers ma mère, silencieuse et
+ennuyée, en disant: «Eh! donnez-le-lui donc, son Attilio,
+pour qu'elle nous fiche la paix...» Oh! ce que je suis
+contente, ce que je suis contente!</p>
+
+<p>Pierre et Benedetta ne purent s'empêcher de rire, tellement
+son visage de vierge, d'une pureté de lis, exprimait
+une joie innocente et céleste. Et elle partit enfin,
+en compagnie de la femme de chambre, qui l'attendait
+dans le premier salon.</p>
+
+<p>Dès qu'ils furent seuls, Benedetta fit rasseoir le prêtre.</p>
+
+<p>&mdash;Mon ami, c'est un conseil pressant qu'on m'a chargée<a name="page_357" id="page_357"></a>
+de vous donner... Il paraît que le bruit de votre présence
+à Rome se répand et qu'on fait circuler sur vous les histoires
+les plus inquiétantes. Votre livre serait un appel
+ardent au schisme, vous-même ne seriez qu'un schismatique
+ambitieux et turbulent, qui, après avoir publié son
+&oelig;uvre à Paris, se serait empressé d'accourir à Rome
+pour la lancer, en déchaînant tout un affreux scandale
+autour d'elle... Si vous tenez toujours à voir Sa Sainteté
+pour plaider votre cause, on vous conseille donc de vous
+faire oublier, de disparaître complètement pendant deux
+à trois semaines.</p>
+
+<p>Pierre écoutait dans la stupeur. Mais on finirait par le
+rendre enragé! mais on la lui donnerait, l'idée du
+schisme, d'un scandale justicier et libérateur, en le promenant
+ainsi d'échec en échec, comme pour user sa patience!
+Il voulut se récrier, protester. Puis, il eut un
+geste de lassitude. A quoi bon, devant cette jeune femme,
+qui, certainement, était sincère et affectueuse?</p>
+
+<p>&mdash;Qui vous a priée de me donner ce conseil?</p>
+
+<p>Elle ne répondit pas, se contenta de sourire. Et il eut
+une brusque intuition.</p>
+
+<p>&mdash;C'est monsignor Nani, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Alors, sans vouloir répondre directement, elle se mit à
+faire un éloge ému du prélat. Cette fois, il consentait à la
+diriger dans l'interminable affaire de l'annulation de son
+mariage. Il en avait conféré longuement avec sa tante,
+donna Serafina, qui venait justement de se rendre au
+palais du Saint-Office, pour lui rendre compte de certaines
+premières démarches. Le père Lorenza, le confesseur de
+la tante et de la nièce, devait aussi se trouver à l'entrevue,
+car cette affaire du divorce était au fond son &oelig;uvre, il
+y avait toujours poussé les deux femmes, comme pour
+trancher le lien qu'avait noué, au milieu de si belles illusions,
+le curé patriote Pisoni. Et elle s'animait, disait les
+raisons de son espérance.</p>
+
+<p>&mdash;Monsignor Nani peut tout, c'est ce qui me rend si<a name="page_358" id="page_358"></a>
+heureuse, maintenant que mon affaire est entre ses mains...
+Mon ami, soyez raisonnable vous aussi, ne vous révoltez
+pas, abandonnez-vous. Je vous assure que vous vous en
+trouverez bien un jour.</p>
+
+<p>La tête basse, Pierre réfléchissait. Rome l'avait enveloppé,
+il y satisfaisait à chaque heure des curiosités plus
+vives, et la pensée d'y rester deux à trois semaines encore
+n'avait rien pour lui déplaire. Sans doute il sentait, dans
+ces continuels retards, un émiettement possible de sa
+volonté, une usure d'où il sortirait diminué, découragé,
+inutile. Mais que craignait-il, puisqu'il se jurait toujours
+de ne rien abandonner de son livre, de ne voir le Saint-Père
+que pour affirmer plus hautement sa foi nouvelle?
+Il refit tout bas ce serment, puis il céda. Et, comme il
+s'excusait d'être un embarras au palais:</p>
+
+<p>&mdash;Non, s'écria Benedetta, je suis si ravie de vous avoir!
+Je vous garde, je m'imagine que votre présence ici va
+nous porter bonheur à tous, maintenant que la chance
+semble tourner.</p>
+
+<p>Ensuite, il fut convenu qu'il n'irait plus rôder autour
+de Saint-Pierre ni du Vatican, où la vue continuelle de sa
+soutane devait avoir éveillé l'attention. Il promit même
+de rester huit jours sans presque sortir du palais, désireux
+de relire certains livres, certaines pages d'histoire, à
+Rome même. Et il causa encore un instant, heureux du
+grand calme qui régnait dans le salon, depuis que la
+lampe l'éclairait d'une clarté dormante. Six heures venaient
+de sonner, la nuit était noire dans la rue.</p>
+
+<p>&mdash;Son Éminence n'a-t-elle pas été souffrante aujourd'hui?
+demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, répondit la contessina. Oh! un peu de
+fatigue seulement, nous ne sommes pas inquiets... Mon
+oncle m'a fait prévenir par don Vigilio qu'il s'enfermait
+dans sa chambre et qu'il le gardait, pour lui dicter des
+lettres... Vous voyez que ce ne sera rien.</p>
+
+<p>Le silence retomba, aucun bruit ne montait de la rue<a name="page_359" id="page_359"></a>
+déserte ni du vieux palais vide, muet et songeur comme
+une tombe. Et, à ce moment, dans ce salon si mollement
+endormi, plein désormais de la douceur d'un rêve d'espoir,
+il y eut une entrée en tempête, un tourbillon de jupes,
+une haleine entrecoupée d'épouvante. C'était Victorine,
+qui, disparue depuis qu'elle avait apporté la lampe,
+revenait essoufflée, effarée.</p>
+
+<p>&mdash;Contessina, contessina...</p>
+
+<p>Benedetta s'était levée, toute blanche, toute froide
+soudainement, comme à l'entrée d'un vent de malheur.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi? quoi?... Qu'as-tu à courir et à trembler?</p>
+
+<p>&mdash;Dario, monsieur Dario, en bas... J'étais descendue
+pour voir si l'on avait allumé la lanterne du porche,
+parce qu'on l'oublie souvent... Et là, sous le porche, dans
+l'ombre, j'ai butté contre monsieur Dario... Il est par
+terre, il a un coup de couteau quelque part.</p>
+
+<p>Un cri jaillit du c&oelig;ur de l'amoureuse:</p>
+
+<p>&mdash;Mort!</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, blessé.</p>
+
+<p>Mais elle n'entendait pas, elle continuait à crier d'une
+voix qui montait:</p>
+
+<p>&mdash;Mort! mort!</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, il m'a parlé... Et, de grâce, taisez-vous!
+Il m'a fait taire, moi, parce qu'il ne veut pas qu'on
+sache; il m'a dit de venir vous chercher, vous, vous
+seule; et, tant pis! puisque monsieur l'abbé est là, il va
+descendre nous aider. Ce ne sera pas de trop.</p>
+
+<p>Pierre l'écoutait, éperdu lui aussi. Et, lorsqu'elle
+voulut prendre la lampe, sa main droite qui tremblait
+apparut tachée de sang, ayant sans doute tâté le corps,
+par terre. Cette vue fut si horrible pour Benedetta, qu'elle
+se remit à gémir follement.</p>
+
+<p>&mdash;Taisez-vous donc! taisez-vous donc!... Descendons
+sans faire de bruit. Je prends la lampe, parce que tout
+de même il faut voir clair... Vite, vite!</p>
+
+<p>En bas, en travers du porche, devant l'entrée du vestibule,<a name="page_360" id="page_360"></a>
+Dario gisait sur le dallage, comme si, frappé dans
+la rue, il n'avait eu que la force de faire quelques pas pour
+tomber là. Et il venait de s'évanouir, très pâle, les lèvres
+pincées, les yeux clos. Benedetta, qui retrouvait l'énergie
+de sa race, dans l'excès de sa douleur, ne se lamentait plus,
+ne criait plus, le regardait de ses grands yeux secs, élargis
+et fous, sans comprendre. L'horrible, c'était le coup
+de foudre de la catastrophe, l'imprévu, l'inexpliqué, le
+pourquoi et le comment de ce meurtre, au milieu du
+silence noir du vieux palais désert, envahi par la nuit.
+La blessure devait saigner très peu, les vêtements seuls
+étaient souillés.</p>
+
+<p>&mdash;Vite, vite! répéta Victorine à demi-voix, après
+avoir baissé et promené la lampe pour se rendre compte.
+Le portier n'est pas là, il est toujours chez le menuisier
+d'à côté, à rire avec la femme, et vous voyez qu'il n'a pas
+encore allumé la lanterne; mais il peut rentrer... Monsieur
+l'abbé et moi, nous allons vite monter le prince
+dans sa chambre.</p>
+
+<p>Elle seule avait maintenant toute sa tête, en femme de
+bel équilibre et de tranquille activité. Les deux autres,
+dans leur stupeur persistante, l'écoutaient sans trouver un
+mot, lui obéissaient avec une docilité d'enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Contessina, il va falloir que vous nous éclairiez.
+Tenez, prenez la lampe et baissez-la un peu, pour qu'on
+voie les marches... Vous, monsieur l'abbé, chargez-vous
+des pieds. Moi, je vais le prendre sous les bras. Et n'ayez
+pas peur, le pauvre cher mignon n'est pas si lourd!</p>
+
+<p>Ah! cette montée, par l'escalier monumental, aux
+marches basses, aux paliers larges comme des salles
+d'armes! Cela facilitait le cruel transport, mais quel
+lugubre cortège, sous la faible clarté vacillante de la
+lampe, que Benedetta tenait d'un bras tendu et raidi par
+la volonté! Et pas un bruit, pas un souffle, dans la vieille
+demeure morte, où l'on n'entendait que l'émiettement
+des murs, le petit travail de ruine qui achevait de faire<a name="page_361" id="page_361"></a>
+craquer les plafonds. Victorine continuait à chuchoter
+des recommandations, tandis que Pierre, de peur de glisser
+au bord des pierres luisantes, déployait une force
+exagérée, qui l'essoufflait. De grandes ombres folles dansaient
+le long des piliers, des vastes murailles nues,
+jusqu'à la haute voûte, décorée de caissons. Il fallut faire
+une halte, tant l'étage paraissait interminable. Puis, la
+lente marche fut reprise.</p>
+
+<p>Heureusement, l'appartement de Dario, composé de
+trois pièces, une chambre, un cabinet de toilette et un
+salon, se trouvait au premier, à la suite de celui du cardinal,
+dans l'aile qui donnait sur le Tibre. Ils n'avaient
+plus qu'à suivre la galerie en étouffant le bruit de leurs
+pas; et, enfin, ils eurent le soulagement de coucher le
+blessé sur son lit.</p>
+
+<p>Victorine en eut un léger rire de satisfaction.</p>
+
+<p>&mdash;C'est fait!... Débarrassez-vous donc de la lampe,
+contessina. Tenez! ici, sur cette table... Et je vous réponds
+bien que personne ne nous a entendus; d'autant plus que
+c'est une vraie chance que donna Serafina soit sortie et
+que Son Éminence ait gardé don Vigilio avec elle, les
+portes closes... J'avais enveloppé les épaules dans ma
+jupe, pas une goutte de sang n'a dû tomber; et, tout à
+l'heure, je donnerai moi-même un coup d'éponge, en
+bas.</p>
+
+<p>Elle s'interrompit, alla regarder Dario, puis vivement:</p>
+
+<p>&mdash;Il respire... Alors, je vous laisse là tous les deux
+pour le garder, et moi je cours chercher le bon docteur
+Giordano, qui vous a vue naître, contessina, et qui est un
+homme sûr.</p>
+
+<p>Quand ils furent seuls, en face du blessé évanoui,
+dans cette chambre à demi obscure, où semblait frissonner
+maintenant tout l'affreux cauchemar qui était en eux,
+Benedetta et Pierre restèrent aux deux côtés du lit, sans
+trouver encore un mot à se dire. Elle avait ouvert les
+bras, s'était tordu les mains, avec un gémissement sourd,<a name="page_362" id="page_362"></a>
+dans un besoin de détendre et d'exhaler sa douleur. Puis,
+se penchant, elle guetta la vie sur ce visage pâle, aux
+yeux fermés. Il respirait en effet, mais d'une respiration
+très lente, à peine sensible. Une faible rougeur pourtant
+montait à ses joues, et il finit par ouvrir les yeux.</p>
+
+<p>Tout de suite, elle lui avait pris la main, la lui avait
+serrée, comme pour y mettre l'angoisse de son c&oelig;ur;
+et elle fut si heureuse de sentir qu'il lui rendait faiblement
+son étreinte.</p>
+
+<p>&mdash;Dis? tu me vois, tu m'entends... Qu'est-il arrivé,
+mon Dieu?</p>
+
+<p>Mais lui, sans répondre, s'inquiétait de la présence de
+Pierre. Quand il l'eut reconnu, il parut l'accepter, cherchant
+du regard, avec crainte, si personne autre n'était
+dans la chambra. Et il finit par murmurer:</p>
+
+<p>&mdash;Personne n'a vu, personne ne sait?...</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, tranquillise-toi. Nous avons pu te monter
+avec Victorine, sans rencontrer âme qui vive. Ma tante est
+sortie, mon oncle est enfermé chez lui.</p>
+
+<p>Alors, il sembla soulagé, il eut un sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux que personne ne sache, c'est si bête!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-il donc arrivé, mon Dieu? demanda-t-elle de
+nouveau.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je ne sais pas, je ne sais pas...</p>
+
+<p>Il abaissait les paupières, d'un air de fatigue, tâchant
+d'échapper à la question. Puis, il dut comprendre qu'il
+ferait mieux de dire tout de suite une partie de la vérité.</p>
+
+<p>&mdash;Un homme qui s'était caché dans l'ombre du porche,
+au crépuscule, et qui devait m'attendre... Sans doute,
+alors, quand je suis rentré, il m'a planté son couteau, là,
+dans l'épaule.</p>
+
+<p>Frémissante, elle se pencha encore, le regarda au
+fond des yeux, en demandant:</p>
+
+<p>&mdash;Mais qui donc, qui donc, cet homme?</p>
+
+<p>Et, comme il bégayait, d'une voix de plus en plus lasse,
+qu'il ne savait pas, que l'homme avait fui dans les<a name="page_363" id="page_363"></a>
+ténèbres, sans qu'il pût le reconnaître, elle eut un cri
+terrible.</p>
+
+<p>&mdash;C'est Prada, c'est Prada, dis-le, puisque je le sais!</p>
+
+<p>Elle délirait.</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais, entends-tu! Je n'ai pas été à lui, il ne
+veut pas que nous soyons l'un à l'autre, et il te tuera
+plutôt, le jour où je serai libre de me donner à toi. Je le
+connais bien, jamais je ne serai heureuse... C'est Prada,
+c'est Prada!</p>
+
+<p>Mais une brusque énergie avait soulevé le blessé, et il
+protestait loyalement.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non! ce n'est pas Prada, et ce n'est pas un
+homme travaillant pour lui... Ça, je te le jure. Je n'ai
+pas reconnu l'homme, mais ce n'est pas Prada, non,
+non!</p>
+
+<p>Dario avait un tel accent de vérité, que Benedetta dut
+être convaincue. D'ailleurs, elle fut reprise d'épouvante,
+elle sentit la main qu'elle tenait mollir dans la sienne,
+redevenir moite et inerte, comme si elle se glaçait.
+Épuisé par l'effort qu'il venait de faire, il était retombé,
+la face de nouveau toute blanche, les yeux clos, évanoui.
+Et il semblait mourir.</p>
+
+<p>Éperdue, elle le toucha de ses mains tâtonnantes.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur l'abbé, voyez donc, voyez donc... Mais il
+se meurt! mais il se meurt! le voici déjà tout froid...
+Ah! grand Dieu, il se meurt!</p>
+
+<p>Pierre, qu'elle bouleversait avec ses cris, s'efforça de
+la rassurer.</p>
+
+<p>&mdash;Il a trop parlé, il a perdu connaissance, comme
+tout à l'heure... Je vous assure que je sens son c&oelig;ur
+battre. Tenez! mettez votre main... De grâce, ne vous
+affolez pas, le médecin va venir, tout ira très bien.</p>
+
+<p>Et elle ne l'écoutait pas, et il assista alors à une scène
+extraordinaire qui l'emplit de surprise. Brusquement,
+elle s'était jetée sur le corps de l'homme adoré, elle le
+serrait d'une étreinte frénétique, elle le baignait de<a name="page_364" id="page_364"></a>
+larmes, elle le couvrait de baisers, en balbutiant des paroles
+de flamme.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! si je te perdais, si je te perdais... Et je ne me
+suis pas donnée à toi, j'ai eu cette bêtise de me refuser,
+lorsqu'il était temps encore de connaître le bonheur...
+Oui, une idée pour la Madone, une idée que la virginité
+lui plaît et qu'on doit se garder vierge à son mari, si l'on
+veut qu'elle bénisse le mariage... Qu'est-ce que ça pouvait
+lui faire que nous fussions heureux tout de suite?
+Et puis, et puis, vois-tu, si elle m'avait trompé, si elle te
+prenait avant que nous eussions dormi aux bras l'un de
+l'autre, eh bien! je n'aurais plus qu'un regret, celui de
+ne m'être pas damnée avec toi, oui, oui! la damnation
+plutôt que de ne pas nous être possédés de tout notre
+sang, de toutes nos lèvres!</p>
+
+<p>Était-ce donc la femme si calme, si raisonnable, qui
+patientait, pour mieux organiser son existence? Pierre,
+terrifié, ne la reconnaissait plus. Jusque-là, il l'avait vue
+d'une telle réserve, d'une pudeur si naturelle, dont le
+charme presque enfantin semblait venir de sa nature
+elle-même! Sans doute, sous le coup de la menace et de
+la peur, le terrible sang des Boccanera venait de se réveiller
+en elle, tout un atavisme de violence, d'orgueil,
+de furieux appétits, exaspérés et déchaînés. Elle voulait
+sa part de vie, sa part d'amour. Et elle grondait, elle
+clamait, comme si la mort, en lui prenant son amant, lui
+arrachait de sa propre chair.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous en supplie, madame, répétait le prêtre, calmez-vous...
+Il vit, son c&oelig;ur bat... Vous vous faites un
+mal affreux.</p>
+
+<p>Mais elle voulait mourir avec lui.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon chéri, si tu t'en vas, emporte-moi, emporte-moi...
+Je me coucherai sur ton c&oelig;ur, je te serrerai si
+fort entre mes deux bras, qu'ils entreront dans les tiens,
+et qu'il faudra bien qu'on nous enterre ensemble...
+Oui, oui, nous serons morts et nous serons mariés tous<a name="page_365" id="page_365"></a>
+de même. Je t'ai promis de n'être qu'à toi, je serai à toi
+malgré tout, dans la terre s'il le faut... Oh! mon chéri,
+ouvre les yeux, ouvre la bouche, baise-moi, si tu ne veux
+que je meure à mon tour, quand tu seras mort!</p>
+
+<p>Dans la chambre morne, aux vieux murs assoupis,
+toute une flambée de passion sauvage, de feu et de sang,
+avait passé. Mais les larmes gagnèrent Benedetta, de gros
+sanglots la brisèrent, la jetèrent au bord du lit, aveuglée,
+sans force. Et, heureusement, mettant fin à la farouche
+scène, le médecin parut, amené par Victorine.</p>
+
+<p>Le docteur Giordano, qui avait dépassé la soixantaine,
+était un petit vieillard à boucles blanches, rasé et frais de
+teint, dont toute la personne paterne avait pris une allure
+d'aimable prélat, au milieu de sa clientèle d'Église. Et il
+était excellent homme, disait-on, soignait les pauvres
+pour rien, se montrait surtout d'une réserve et d'une
+discrétion ecclésiastiques, dans les cas délicats. Depuis
+trente ans, tous les Boccanera, les enfants, les femmes,
+et jusqu'à l'éminentissime cardinal lui-même, ne passaient
+que par ses mains prudentes.</p>
+
+<p>Doucement, éclairé par Victorine, aidé par Pierre, il
+déshabilla Dario que la douleur tira de son évanouissement,
+examina la blessure, la déclara tout de suite sans
+danger, de son air souriant. Ce ne serait rien, trois semaines
+de lit au plus, et aucune complication à craindre.
+Et, comme tous les médecins de Rome, en amoureux des
+beaux coups de couteau qu'il avait journellement à soigner,
+parmi ses clients de hasard du bas peuple, il
+s'attardait avec complaisance à la plaie, l'admirait en
+connaisseur, trouvait sans doute que c'était là de la
+besogne bien faite. Il finit par dire au prince, à demi-voix:</p>
+
+<p>&mdash;Nous appelons ça un avertissement... L'homme n'a
+pas voulu tuer, le coup a été porté de haut en bas, de
+façon à glisser dans les chairs, sans même intéresser
+l'os... Ah! il faut être adroit, c'est joliment planté.<a name="page_366" id="page_366"></a></p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, murmura Dario, il m'a épargné, il m'aurait
+troué de part en part.</p>
+
+<p>Benedetta n'entendait point. Depuis que le médecin
+avait déclaré le cas sans gravité aucune, en expliquant
+que la faiblesse et l'évanouissement ne venaient que de
+la violente secousse nerveuse, elle était tombée sur une
+chaise, dans un état de prostration absolue. C'était la détente
+de la femme, après l'affreuse crise de désespoir.
+Des larmes douces, lentes, se mirent à couler de ses
+yeux, et elle se releva, elle vint embrasser Dario avec
+une effusion de joie passionnée et muette.</p>
+
+<p>&mdash;Dites donc, mon bon docteur, reprit celui-ci, il est
+inutile qu'on sache. C'est si ridicule, cette histoire...
+Personne n'a rien vu, paraît-il, excepté monsieur l'abbé,
+à qui je demande le secret... Et, n'est-ce pas? qu'on
+n'aille pas surtout inquiéter le cardinal, ni même ma
+tante, enfin aucun des amis de la maison.</p>
+
+<p>Le docteur Giordano eut un de ses tranquilles sourires.</p>
+
+<p>&mdash;Bien, bien! c'est naturel, ne vous tourmentez
+pas... Pour tout le monde, vous êtes tombé dans l'escalier
+et vous vous êtes démis l'épaule... Et, maintenant
+que vous voilà pansé, tâchez de dormir sans trop de
+fièvre. Je reviendrai demain matin.</p>
+
+<p>Alors, des jours de grand calme s'écoulèrent lentement,
+une vie nouvelle s'organisa pour Pierre. Il resta
+les premières journées sans même sortir du vieux palais
+ensommeillé, lisant, écrivant, n'ayant chaque après-midi,
+jusqu'au crépuscule, que la distraction d'aller s'asseoir
+dans la chambre de Dario, où il était certain de trouver
+Benedetta. Après quarante-huit heures d'une fièvre assez
+intense, la guérison avait pris son train accoutumé;
+et les choses marchaient pour le mieux, l'histoire de
+l'épaule démise était acceptée par tout le monde, à ce
+point que le cardinal exigea de la stricte économie de
+donna Serafina qu'une seconde lanterne fût allumée sur
+le palier, pour qu'un tel accident ne se renouvelât plus.<a name="page_367" id="page_367"></a>
+Dans cette paix monotone qui se refaisait, il n'y eut
+qu'une secousse dernière, une menace de trouble plutôt,
+à laquelle Pierre fut mêlé, un soir qu'il s'attardait près
+du convalescent.</p>
+
+<p>Comme Benedetta s'était absentée quelques minutes,
+Victorine, qui avait monté un bouillon, se pencha en
+reprenant la tasse, pour dire très bas au prince:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, c'est une jeune fille, vous savez, la Pierina,
+qui vient tous les jours en pleurant demander de
+vos nouvelles... Je ne puis la renvoyer, elle rôde, et
+j'aime mieux vous prévenir.</p>
+
+<p>Malgré lui, Pierre avait entendu; et il eut une brusque
+certitude, il comprit tout d'un coup. Dario, qui le regardait,
+vit bien ce qu'il pensait. Aussi, sans répondre à Victorine:</p>
+
+<p>&mdash;Eh! oui, l'abbé, c'est cette brute de Tito... Je vous
+demande un peu! est-ce assez bête?</p>
+
+<p>Mais, bien qu'il se défendît d'avoir rien fait, pour que
+le frère lui donnât l'avertissement de ne pas toucher à
+sa s&oelig;ur, il souriait d'un air d'embarras, très ennuyé, un
+peu honteux même d'une pareille histoire. Et il fut évidemment
+soulagé, lorsque le prêtre promit de voir la
+jeune fille, si elle revenait, et de lui faire comprendre
+qu'elle devait rester chez elle.</p>
+
+<p>&mdash;Une aventure stupide, stupide! répétait le prince en
+exagérant sa colère, comme pour se railler lui-même.
+Vraiment, c'est d'un autre siècle.</p>
+
+<p>Brusquement, il se tut. Benedetta rentrait. Elle revint
+s'asseoir près de son cher malade. Et la douce veillée
+continua, dans la vieille chambre assoupie, dans le vieux
+palais mort, d'où ne montait pas un souffle.</p>
+
+<p>Pierre, quand il sortit de nouveau, ne se hasarda d'abord
+que dans le quartier, pour prendre l'air un instant. Cette
+rue Giulia l'intéressait, il savait son ancienne splendeur,
+au temps de Jules II, qui la rectifia et la rêva bordée de
+<a name="page_368" id="page_368"></a>palais splendides. Pendant le carnaval, des courses y
+avaient lieu: on partait à pied ou à cheval du palais Farnèse,
+pour aller jusqu'à la place Saint-Pierre. Et il venait
+de lire que l'ambassadeur du roi de France, d'Estrée,
+marquis de Couré, qui habitait le palais Saccheti, y avait
+fêté magnifiquement, en 1630, la naissance du dauphin,
+en y donnant trois grandes courses, du pont Sisto à Saint-Jean
+des Florentins, avec un déploiement de luxe extraordinaire,
+la rue jonchée de fleurs, toutes les fenêtres
+pavoisées des plus riches tentures. Le second soir, une
+machine de feux d'artifice fut tirée sur le Tibre, représentant
+la nef Argo qui emportait Jason à la conquête de
+la Toison d'or. Une autre fois, la fontaine des Farnèse,
+le Mascherone, coula du vin. Combien ces temps étaient
+lointains et changés, et aujourd'hui quelle rue de solitude
+et de silence, dans la grandeur triste de son abandon,
+large et toute droite, ensoleillée ou ténébreuse, au
+milieu du quartier désert! Dès neuf heures, le plein soleil
+l'enfilait, blanchissait le petit pavé de la chaussée, plate
+et sans trottoir; tandis que, sur les deux côtés qui passaient
+alternativement de la vive lumière à l'ombre
+épaisse, les palais anciens, les lourdes et vieilles maisons
+dormaient, des portes antiques bardées de plaques et de
+clous, des fenêtres barrées par d'énormes grilles de
+fer, des étages entiers aux volets clos, comme cloués
+pour ne plus laisser entrer la clarté du jour. Quand les
+portes restaient ouvertes, on apercevait des voûtes profondes,
+des cours intérieures, humides et froides, tachées
+de verdures sombres, et que, pareils à des cloîtres, des
+portiques entouraient. Puis, dans les dépendances, dans
+les constructions basses qui avaient fini par se grouper
+là, surtout du côté des ruelles dévalant au bord du Tibre,
+des petites industries silencieuses s'étaient installées, un
+boulanger, un tailleur, un relieur, des commerces obscurs,
+des fruiteries avec quatre tomates et quatre salades
+sur une planche, des débits de vin, qui affichaient les crus
+de Frascati et de Genzano, et où les buveurs semblaient<a name="page_369" id="page_369"></a>
+morts. Vers le milieu de la rue, la prison qui s'y trouve
+actuellement, avec son abominable mur jaune, n'était
+point faite pour l'égayer. Toute une volée de fils télégraphiques
+suivait de bout en bout ce long couloir de tombe,
+aux rares passants, où s'émiettait la poussière du passé,
+de l'arcade du palais Farnèse à l'échappée lointaine, au
+delà du fleuve, sur les arbres de l'Hôpital du Saint-Esprit.
+Mais surtout, le soir, dès la nuit faite, Pierre
+était saisi par la désolation, la sorte d'horreur sacrée
+que la rue prenait. Pas une âme, l'anéantissement
+absolu. Pas une lumière aux fenêtres, rien que la double
+file des becs de gaz, très espacés, des lueurs affaiblies
+de veilleuse, mangées par les ténèbres. Les portes verrouillées,
+barricadées, d'où pas un bruit, pas un souffle
+ne sortait. Seulement, de loin en loin, un débit de
+vin éclairé, des vitres dépolies derrière lesquelles brûlait
+une lampe dans une immobilité complète, sans un
+éclat de voix, sans un rire. Et il n'y avait de vivantes
+que les deux sentinelles de la prison, l'une devant la
+porte, l'autre au coin de la ruelle de droite, toutes les
+deux debout et figées, dans la rue morte.</p>
+
+<p>D'ailleurs, le quartier entier le passionnait, cet ancien
+beau quartier tombé à l'oubli, si écarté de la vie moderne,
+n'exhalant désormais qu'une odeur de renfermé, la
+fade et discrète odeur ecclésiastique. Du côté de Saint-Jean
+des Florentins, à l'endroit où le nouveau cours Victor-Emmanuel
+est venu tout éventrer, l'opposition était violente,
+entre les hautes maisons à cinq étages, sculptées,
+éclatantes, à peine finies, et les noires demeures, affaissées
+et borgnes, des ruelles voisines. Le soir, des globes
+électriques étincelaient, d'une blancheur éblouissante;
+tandis que les quelques becs de gaz de la rue Giulia et des
+autres rues n'étaient plus que des lampions fumeux.
+C'étaient d'anciennes voies célèbres, la rue des Banchi
+Vecchi, la rue du Pellegrino, la rue de Monserrato,
+puis une infinité de traverses qui les coupaient, qui<a name="page_370" id="page_370"></a>
+les reliaient, allant toutes vers le Tibre, si étroites, que
+les voitures y passaient difficilement. Et chacune avait
+son église, une multitude d'églises presque semblables,
+très décorées, très dorées et peintes, ouvertes seulement
+aux heures des offices, pleines alors de soleil et d'encens.
+Rue Giulia, outre Saint-Jean des Florentins, outre
+San Biagio della Pagnotta, outre Sant'Eligio degli Orefici,
+se trouvait dans le bas, derrière le palais Farnèse,
+l'église des Morts, où il aimait entrer pour y rêver à cette
+sauvage Rome, aux pénitents qui desservaient cette église
+et dont la mission était d'aller ramasser, dans la Campagne,
+les cadavres abandonnés qu'on leur signalait. Un soir,
+il y assista au service de deux corps inconnus, depuis
+quinze jours sans sépulture, qu'on avait découverts dans
+un champ, à droite de la voie Appienne.</p>
+
+<p>Mais la promenade préférée de Pierre devint bientôt le
+nouveau quai du Tibre, devant l'autre façade du palais
+Boccanera. Il n'avait qu'à descendre le vicolo, l'étroite
+ruelle, et il débouchait dans un lieu de solitude, où les
+choses l'emplissaient d'infinies pensées. Le quai n'était
+pas achevé, les travaux semblaient même abandonnés
+complètement, c'était tout un chantier immense, encombré
+de gravats, de pierres de taille, coupé de palissades à
+demi rompues et de baraques à outils dont les toits s'effondraient.
+Sans cesse le lit du fleuve s'est exhaussé, tandis
+que les fouilles continuelles ont abaissé le sol de la ville,
+aux deux bords. Aussi était-ce pour la mettre à l'abri des
+inondations qu'on venait d'emprisonner les eaux dans ces
+gigantesques murs de forteresse. Et il avait fallu surélever
+les anciennes berges à un tel point, que, sous l'abri de son
+portique, la terrasse du petit jardin des Boccanera, avec
+son double escalier où l'on amarrait autrefois les bateaux
+de plaisance, se trouvait en contre-bas, menacée d'être
+ensevelie et de disparaître, quand on achèverait les travaux
+de voirie. Rien encore n'était nivelé, les terres rapportées
+restaient là telles que les tombereaux les déchargeaient,<a name="page_371" id="page_371"></a>
+il n'y avait partout que des fondrières, des
+éboulements, au milieu des matériaux laissés à l'abandon.
+Seuls, des enfants misérables venaient jouer parmi ces
+décombres où le palais s'enfonçait, des ouvriers sans travail
+dormaient lourdement au grand soleil, des femmes
+étendaient leur pauvre lessive sur les tas de cailloux. Et,
+cependant, c'était pour Pierre un asile heureux, de paix
+certaine, inépuisable en songeries, lorsqu'il s'y oubliait
+pendant des heures, à regarder le fleuve, et les quais, et
+la ville, en face, aux deux bouts.</p>
+
+<p>Dès huit heures, le soleil dorait la vaste trouée de sa
+lumière blonde. Quand il regardait là-bas, vers la gauche,
+il apercevait les toits lointains du Transtévère, qui se
+découpaient, d'un gris bleu noyé de brume, sur le ciel
+éclatant. Vers la droite, le fleuve faisait un coude au delà
+de l'abside ronde de Saint-Jean des Florentins, les peupliers
+de l'Hôpital du Saint-Esprit drapaient sur l'autre
+rive leur verdoyant rideau, laissant voir, à l'horizon, le
+profil clair du Château Saint-Ange. Mais, surtout, il ne
+pouvait détacher les yeux de la berge d'en face, car un
+morceau de la très vieille Rome y était demeuré intact. Du
+pont Sisto au pont Saint-Ange, en effet, se trouvait, sur la
+rive droite, la partie des quais laissée en suspens, dont la
+construction devait achever, plus tard, de murer le fleuve
+entre les deux colossales murailles de forteresse, hautes et
+blanches. Et c'était en vérité une surprise et un charme
+que cette extraordinaire évocation des anciens âges, cette
+berge chargée de tout un lambeau de la vieille ville des
+papes. Sur la rue de la Lungara, les façades uniformes
+avaient dû être rebadigeonnées; mais, ici, les derrières
+des maisons, qui descendaient jusque dans l'eau, restaient
+lézardés, roussis, éclaboussés de rouille, patinés par les
+étés brûlants, comme d'antiques bronzes. Et quel amas,
+quel entassement incroyable! En bas, des voûtes noires
+où le fleuve entrait, des pilotis soutenant des murs, des
+pans de construction romaine plongeant à pic; puis, des<a name="page_372" id="page_372"></a>
+escaliers raides, disloqués, verdis, qui montaient de la
+grève, des terrasses qui se superposaient, des étages qui
+alignaient leurs petites fenêtres irrégulières, percées au
+hasard, des maisons qui se dressaient par-dessus d'autres
+maisons; et cela pêle-mêle, avec une extravagante fantaisie
+de balcons, de galeries de bois, de ponts jetés au
+travers des cours, de bouquets d'arbres qu'on aurait dits
+poussés sur les toits, de mansardes ajoutées, plantées au
+milieu des tuiles roses. Un égout, en face, tombait d'une
+gorge de pierre, usée et souillée, à gros bruit. Partout où
+la berge apparaissait, dans le retrait des maisons, elle
+était couverte d'une végétation folle, des herbes, des
+arbustes, des manteaux de lierre traînant à plis royaux.
+Et la misère, la saleté disparaissaient sous la gloire du
+soleil, les vieilles façades tassées, déjetées, devenaient
+en or, des lessives entières qui séchaient aux fenêtres les
+pavoisaient de la pourpre des jupons rouges et de la neige
+aveuglante des linges. Tandis que, plus haut encore, au-dessus
+du quartier, le Janicule s'élevait dans l'éblouissement
+de l'astre, avec le fin profil de Saint-Onuphre,
+parmi les cyprès et les pins.</p>
+
+<p>Souvent, Pierre venait s'accouder sur le parapet de
+l'énorme mur du quai, et il restait là longtemps, le c&oelig;ur
+gonflé, plein de la tristesse des siècles morts, à regarder
+couler le Tibre. Rien n'aurait pu dire la grande lassitude
+de ces vieilles eaux, leur morne lenteur, au fond de cette
+tranchée babylonienne où elles étaient enfermées, des
+murailles démesurées de prison, droites, lisses, nues,
+toutes blafardes encore, dans leur laideur neuve. Au
+soleil, le fleuve jaune se dorait, se moirait de vert et de
+bleu, sous le petit frisson de son courant. Mais, dès qu'il
+était gagné par l'ombre, il apparaissait opaque, couleur de
+boue, d'une vieillesse si épaisse et si lourde, que les
+maisons d'en face ne s'y reflétaient même plus. Et quel
+abandon désolé, quel fleuve de silence et de solitude! Si,
+après les pluies d'hiver, il roulait furieusement parfois<a name="page_373" id="page_373"></a>
+son flot menaçant, il s'engourdissait pendant les longs
+mois de ciel pur, il traversait Rome sans une voix, d'une
+coulée sourde, comme désabusée de tout bruit inutile. On
+pouvait demeurer là, penché, durant la journée entière,
+sans voir passer une barque, une voile qui l'animât. Les
+quelques bateaux, les deux ou trois petits vapeurs venus
+du littoral, les tartanes qui amenaient les vins de Sicile,
+s'arrêtaient tous au pied de l'Aventin. Au delà, il n'y avait
+plus que désert, des eaux mortes, dans lesquelles, de loin
+en loin, un pêcheur immobile laissait pendre sa ligne.
+Pierre ne voyait toujours, un peu à sa droite, au pied de
+l'ancienne berge, qu'une sorte d'antique péniche couverte,
+une arche de Noé à demi pourrie, peut-être un bateau-lavoir,
+mais où jamais il n'apercevait une âme; et il y
+avait encore, sur une langue de boue, un canot échoué, le
+flanc crevé, lamentable dans son symbole de toute navigation
+impossible et abandonnée. Ah! cette ruine de
+fleuve, aussi morte que les ruines fameuses dont elle
+était lasse de baigner la poussière, depuis tant de siècles!
+Et quelle évocation, ces siècles d'histoire que les eaux
+jaunes avaient reflétés, tant de choses, tant d'hommes,
+dont elles avaient pris la fatigue et le dégoût, au point
+d'être devenues si lourdes, si muettes, si désertes, dans
+leur souhait de néant!</p>
+
+<p>Ce fut là que Pierre, un matin, reconnut la Pierina, debout
+derrière une des baraques de bois qui avaient servi
+à serrer les outils. Elle allongeait la tête, elle regardait
+fixement, depuis des heures peut-être, la fenêtre de la
+chambre de Dario, au coin de la ruelle et du quai. Effrayée
+sans doute par la façon sévère dont Victorine l'avait reçue,
+elle ne s'était pas représentée au palais, pour avoir des
+nouvelles; mais elle venait là, elle y passait les journées,
+ayant appris de quelque domestique où était la fenêtre,
+attendant sans se lasser une apparition, un signe de vie et
+de salut, dont l'espoir seul lui faisait battre le c&oelig;ur. Le
+prêtre s'approcha, infiniment touché de la voir se dissimuler<a name="page_374" id="page_374"></a>
+de la sorte, si humble, si tremblante d'adoration,
+dans sa royale beauté. Au lieu de la gronder, de la chasser,
+ainsi qu'il en avait la mission, il se montra très doux
+et très gai, lui parla des siens comme si rien ne s'était
+passé, s'arrangea de manière à prononcer le nom du prince,
+pour lui faire entendre qu'il serait sur pied avant quinze
+jours. D'abord, elle avait eu un sursaut, farouche, méfiante,
+prête à fuir. Puis, quand elle eut compris, des
+larmes jaillirent de ses yeux, et toute riante cependant,
+bien heureuse, elle lui envoya un baiser de la main, elle
+lui cria: «<i>Grazie, grazie!</i> Merci, merci!», en se sauvant
+à toutes jambes. Jamais il ne la revit.</p>
+
+<p>Et ce fut aussi un matin que Pierre, comme il allait
+dire sa messe à Sainte-Brigitte, sur la place Farnèse,
+eut la surprise de rencontrer Benedetta sortant de cette
+église, de si bonne heure, une toute petite fiole d'huile à
+la main. Elle n'eut d'ailleurs aucun embarras, elle lui
+expliqua que, tous les deux ou trois jours, elle venait
+obtenir du bedeau quelques gouttes de l'huile qui alimentait
+la lampe brûlant devant une antique statue de bois
+de la Madone, en qui elle avait une absolue confiance. Elle
+avouait même qu'elle n'avait de confiance qu'en celle-là,
+car elle n'avait jamais rien obtenu, quand elle s'était
+adressée à d'autres, pourtant très réputées, des Madones
+de marbre et même d'argent. Aussi une dévotion ardente,
+toute sa dévotion en réalité, brûlait-elle dans son c&oelig;ur
+pour cette image sainte qui ne lui refusait rien. Et elle
+affirma très simplement, comme une chose naturelle,
+hors de discussion, que c'étaient ces quelques gouttes
+d'huile, dont elle frottait matin et soir la plaie de Dario,
+qui déterminaient une guérison si prompte, tout à fait miraculeuse.
+Pierre, saisi, désolé d'une religion si enfantine
+chez cette admirable créature de sagesse, de passion et
+de grâce, ne se permit pas un sourire.</p>
+
+<p>Chaque soir, en rentrant de ses promenades, lorsqu'il
+venait passer une heure dans la chambre de Dario convalescent,<a name="page_375" id="page_375"></a>
+Benedetta voulait qu'il racontât ses journées
+pour distraire le malade, et ce qu'il disait, ses étonnements,
+ses émotions, ses colères parfois, prenaient un
+charme triste, au milieu du grand calme étouffé de la
+pièce. Mais, surtout, quand il osa de nouveau sortir du
+quartier, quand il se prit de tendresse pour les jardins
+romains, où il allait dès l'ouverture des portes, afin d'être
+sûr de n'y rencontrer personne, il leur rapporta des sensations
+enthousiastes, tout un amour ravi des beaux arbres,
+des eaux jaillissantes, des terrasses élargies sur des
+horizons sublimes.</p>
+
+<p>Ce ne furent point les plus vastes, parmi ces jardins,
+qui lui emplirent le c&oelig;ur davantage. A la villa Borghèse,
+le petit bois de Boulogne de Rome, il y avait des
+futaies majestueuses, des allées royales, où les voitures
+venaient tourner l'après-midi, avant la promenade obligatoire
+du Corso; et il fut plus touché par le jardin réservé
+devant la villa, cette villa d'un luxe de marbre éblouissant,
+où se trouve aujourd'hui le plus beau musée du monde:
+un simple tapis d'herbe fine, un vaste bassin central que
+domine la blancheur nue d'une Vénus, et des fragments
+d'antiques, des vases, des statues, des colonnes, des sarcophages,
+rangés symétriquement en carré, et rien autre
+que cette herbe déserte, ensoleillée et mélancolique. Au
+Pincio, où il retourna, il eut une matinée exquise, il
+comprit le charme de ce coin étroit, avec ses arbres rares
+toujours verts, avec sa vue admirable, toute Rome et
+Saint-Pierre au lointain, dans la clarté si tendre, si limpide,
+poudrée de soleil. A la villa Albani, à la villa Pamphili,
+il retrouva les superbes pins parasols, d'une grâce
+géante et fière, les chênes verts puissants, aux membres
+tordus, à la verdure noire. Dans la dernière surtout, les
+chênes noyaient les allées d'un demi-jour délicieux, le
+petit lac était plein de rêve avec ses saules pleureurs et
+ses touffes de roseaux, le parterre en contre-bas déroulait
+une mosaïque d'un goût baroque, tout un dessin compliqué<a name="page_376" id="page_376"></a>
+de rosaces et d'arabesques, que la diversité des
+fleurs et des feuilles colorait. Et, ce qui le frappa dans ce
+jardin, le plus noble, le plus vaste, le mieux soigné, ce
+fut, en longeant un petit mur, de revoir Saint-Pierre
+encore, sous un aspect nouveau et si imprévu, qu'il en
+emporta à jamais la symbolique image. Rome avait disparu
+complètement, il n'y avait plus là, entre les pentes du
+mont Mario et un autre coteau boisé qui cachait la ville,
+que le dôme colossal dont la masse semblait posée sur des
+blocs épars, blancs et roux. C'étaient les îlots des maisons
+du Borgo, les constructions entassées du Vatican et
+de la basilique, qu'il dominait, qu'il écrasait ainsi de sa
+coupole démesurée, d'un gris bleu dans le bleu clair
+du ciel; tandis que, derrière lui, au loin, fuyait une
+échappée bleuâtre de campagne illimitée, très délicate.</p>
+
+<p>Mais Pierre sentit davantage l'âme des choses dans des
+jardins moins somptueux, d'une grâce plus fermée. Ah!
+la villa Mattei, sur la pente du Coelius, avec son jardin en
+terrasses, avec ses allées intimes qui descendent bordées
+d'aloès, de lauriers et de fusains géants, avec ses buis
+amers taillés en tonnelles, avec ses orangers, ses roses et
+ses fontaines! Il y passa des heures adorables, il n'eut
+une égale impression de charme que sur l'Aventin, en visitant
+les trois églises, qui s'y noient parmi la verdure, à
+Sainte-Sabine surtout, le berceau des Dominicains, dont
+le petit jardin, clos de partout, sans vue aucune, dort
+dans une paix tiède et odorante, planté d'orangers, au
+milieu desquels l'oranger séculaire de Saint-Dominique,
+énorme et noueux, est encore chargé d'oranges mûres.
+Puis, à côté, au Prieuré de Malte, le jardin au contraire
+s'ouvrait sur un horizon immense, à pic au-dessus du
+Tibre, enfilant le cours du fleuve, les façades et les toitures
+qui se serraient le long des deux rives, jusqu'au
+lointain sommet du Janicule. C'étaient toujours, d'ailleurs,
+dans ces jardins de Rome, les mêmes buis taillés,
+les eucalyptus au tronc blanc, aux feuilles pâles, longues<a name="page_377" id="page_377"></a>
+comme des chevelures, les chênes verts trapus et sombres,
+les pins géants, les cyprès noirs, des marbres blanchis
+parmi des touffes de roses, des fontaines bruissantes sous
+des manteaux de lierre. Et il ne goûta une joie plus tendrement
+attristée qu'à la villa du pape Jules, dont le
+portique ouvert en hémicycle sur le jardin raconte la vie
+d'une époque aimable et sensuelle, avec sa décoration
+peinte, son treillage d'or chargé de fleurs, où passent des
+vols souriants de petits Amours. Le soir enfin où il revint
+de la villa Farnésine, il dit qu'il en rapportait toute l'âme
+morte de la vieille Rome; et ce n'étaient pas les peintures
+exécutées d'après les cartons de Raphaël qui l'avaient
+touché, c'était plutôt la jolie salle du bord de l'eau, à
+la décoration bleu tendre, lilas tendre et rose tendre,
+d'un art sans génie, mais si charmant et si romain;
+c'était surtout le jardin abandonné, qui descendait autrefois
+jusqu'au Tibre, et que le nouveau quai coupait
+maintenant, d'une désolation lamentable, ravagé, bossué,
+envahi d'herbes folles, tel qu'un cimetière, où pourtant
+mûrissaient toujours les fruits d'or des orangers et des
+citronniers.</p>
+
+<p>Puis, une dernière fois, il eut une secousse au c&oelig;ur,
+le beau soir où il visita la villa Médicis. Là, il était en
+terre française. Et quel merveilleux jardin encore, avec
+ses buis, ses pins, ses allées de magnificence et de charme!
+quel refuge de rêverie antique que le très vieux et très
+noir bois de chênes verts, où, dans le bronze luisant des
+feuilles, le soleil à son déclin jetait des lueurs braisillantes
+d'or rouge! Il y faut monter par un escalier interminable,
+et de là-haut, du belvédère qui domine, on
+possède Rome entière d'un regard, comme si, en élargissant
+les bras, on allait la prendre toute. Du réfectoire
+de la villa, que décorent les portraits de tous les artistes
+pensionnaires qui s'y sont succédé, de la bibliothèque surtout,
+une grande salle au calme profond, on a la même
+vue admirable, la plus large et la plus conquérante, une<a name="page_378" id="page_378"></a>
+vue d'ambition démesurée dont l'infini devrait mettre
+au c&oelig;ur des jeunes gens, enfermés là, la volonté de posséder
+le monde. Lui, qui était venu hostile à l'institution
+du prix de Rome, à cette éducation traditionnelle et uniforme
+si dangereuse pour l'originalité, resta séduit un
+instant par cette paix tiède, cette solitude limpide du jardin,
+cet horizon sublime où semblaient battre les ailes du
+génie. Ah! quelles délices, avoir vingt ans, vivre trois
+années dans cette douceur de rêve, au milieu des plus
+belles &oelig;uvres humaines, se dire qu'on est trop jeune pour
+produire encore, et se recueillir, et se chercher, apprendre
+à jouir, à souffrir, à aimer! Mais, ensuite, il réfléchit que
+ce n'était point là une besogne de jeunesse, que pour
+goûter la divine jouissance d'une telle retraite d'art et de
+ciel bleu, il fallait certainement l'âge mûr, les victoires
+déjà gagnées, la lassitude commençante des &oelig;uvres accomplies.
+Il causa avec les pensionnaires, il remarqua que,
+si les jeunes âmes de songe et de contemplation, ainsi que
+la simple médiocrité, s'y accommodaient de cette vie
+cloîtrée dans l'art du passé, tout artiste de bataille, tout
+tempérament personnel s'y mourait d'impatience, les yeux
+tournés vers Paris, dévoré par la hâte d'être en pleine
+fournaise de production et de lutte.</p>
+
+<p>Et tous ces jardins dont Pierre leur parlait, le soir,
+avec ravissement, éveillaient chez Benedetta et chez Dario
+le souvenir du jardin de la villa Montefiori, aujourd'hui
+saccagé, autrefois si verdoyant, planté des plus beaux
+orangers de Rome, tout un bois d'orangers centenaires,
+dans lequel ils avaient appris à s'aimer.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je me rappelle, disait la contessina, à l'époque
+des fleurs, c'était une bonne odeur à en mourir, tellement
+forte, tellement grisante, qu'une fois je suis restée dans
+l'herbe, sans pouvoir me relever... Te souviens-tu, Dario?
+tu m'as prise dans tes bras, tu m'as portée près de la fontaine,
+où il faisait très bon et très frais.</p>
+
+<p>Elle était assise, au bord du lit, comme à son ordinaire,<a name="page_379" id="page_379"></a>
+et elle tenait dans sa main la main du convalescent, qui
+s'était mis à sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, je t'ai baisée sur les yeux, et tu les as
+rouverts enfin... Tu te montrais moins cruelle en ce temps-là,
+tu me laissais te baiser les yeux autant qu'il me plaisait...
+Mais nous étions des enfants, et si nous n'avions
+pas été des enfants, nous aurions été mari et femme tout
+de suite, dans ce grand jardin qui sentait si fort et où nous
+courions si libres!</p>
+
+<p>Elle approuvait de la tête, convaincue que la Madone
+seule les avait protégés.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien vrai, c'est bien vrai... Et quel bonheur,
+maintenant que nous allons pouvoir être l'un à l'autre,
+sans faire pleurer les anges!</p>
+
+<p>La conversation en revenait toujours là, l'affaire de
+l'annulation du mariage prenait une tournure de plus en
+plus favorable, et Pierre assistait chaque soir à leur
+enchantement, ne les entendait causer que de leur union
+prochaine, de leurs projets, de leurs joies d'amoureux
+lâchés en plein paradis. Dirigée cette fois par une main
+toute-puissante, donna Serafina devait mener les choses
+avec vigueur, car il ne se passait guère de jour, sans
+qu'elle rapportât quelque nouvelle heureuse. Elle avait
+hâte de terminer cette affaire, pour la continuation et pour
+l'honneur du nom, puisque Dario ne voulait épouser
+que sa cousine et que, d'autre part, ce mariage expliquerait
+tout, ferait tout excuser, en mettant fin à une situation
+désormais intolérable. Le scandale abominable, les
+affreux commérages qui bouleversaient le monde noir et
+le monde blanc, finissaient par la jeter hors d'elle, d'autant
+plus qu'elle sentait la nécessité d'une victoire, devant
+l'éventualité d'un conclave possible, où elle désirait que
+le nom de son frère brillât d'un éclat pur, souverain. Jamais
+cette secrète ambition de toute sa vie, cet espoir de
+voir sa race donner un troisième pape à l'Église, ne
+l'avait brûlée d'une pareille passion, comme si elle avait<a name="page_380" id="page_380"></a>
+eu le besoin de se consoler dans son froid célibat, depuis
+que son unique joie en ce monde, l'avocat Morano,
+la délaissait si durement. Toujours vêtue d'une robe
+sombre, active et si mince, si pincée, qu'on l'aurait prise
+par derrière pour une jeune fille, elle était comme l'âme
+noire du vieux palais; et Pierre qui l'y rencontrait partout,
+rôdant en intendante soigneuse, veillant jalousement
+sur le cardinal, la saluait en silence, saisi chaque
+fois d'un petit froid au c&oelig;ur, en la voyant de visage si
+desséché, coupé de longs plis, planté du grand nez volontaire
+de la famille. Mais elle lui rendait à peine son salut,
+restée dédaigneuse de ce petit prêtre étranger, ne le tolérant
+dans son intimité que pour complaire à monsignor
+Nani, désireuse en outre d'être agréable au vicomte Philibert
+de la Choue, qui avait amené de si beaux pèlerinages
+à Rome.</p>
+
+<p>Peu à peu, en voyant chaque soir la joie anxieuse, l'impatience
+d'amour de Benedetta et de Dario, Pierre finit
+par se passionner avec eux, en souhaitant une solution
+prompte. L'affaire allait se représenter devant la congrégation
+du Concile, dont une première décision en faveur
+du divorce était restée nulle, le défenseur du mariage,
+monsignor Palma, ayant demandé, selon son droit, un
+supplément d'enquête. D'ailleurs, cette première décision,
+prise seulement à une voix de majorité, n'aurait sûrement
+pas été ratifiée par le Saint-Père. Et il s'agissait en somme
+de conquérir des voix parmi les dix cardinaux dont la
+congrégation se composait, de les convaincre, d'obtenir
+la presque unanimité: besogne ardue, car la parenté de
+Benedetta, cet oncle cardinal, qui semblait devoir tout
+faciliter, aggravait les choses, au milieu des intrigues
+compliquées du Vatican, des rivalités qui brûlaient de
+tuer en lui le pape possible, en éternisant le scandale.
+C'était à cette conquête des voix que donna Serafina se
+lançait chaque après-midi, dirigée par son confesseur,
+le père Lorenza, qu'elle allait voir quotidiennement au<a name="page_381" id="page_381"></a>
+Collège Germanique, le dernier refuge à Rome des Jésuites,
+qui ont cessé d'y être les maîtres du Gesù. L'espoir
+du succès tenait surtout à ce que Prada, lassé, irrité,
+avait déclaré formellement qu'il ne se présenterait plus.
+Il ne répondait même pas aux assignations répétées,
+tellement l'accusation d'impuissance lui semblait odieuse
+et ridicule, depuis que Lisbeth, sa maîtresse avérée, était
+enceinte de ses &oelig;uvres, aux yeux de la ville entière. Il
+se taisait donc, affectait de n'avoir jamais été marié, bien
+que la blessure de son désir tenu en échec, de son orgueil
+de mâle souffleté, saignât toujours au fond, rouverte sans
+cesse par les histoires qui continuaient, les doutes sur sa
+paternité, que faisait courir le monde noir. Et, puisque
+la partie adverse se désistait, disparaissait de son plein
+gré, on comprenait l'espérance croissante de Benedetta et
+de Dario, chaque soir, lorsque donna Serafina, en rentrant,
+leur annonçait qu'elle croyait bien avoir gagné encore la
+voix d'un cardinal.</p>
+
+<p>Mais l'homme effrayant, l'homme qui les terrifiait tous,
+était monsignor Palma, l'avocat d'office choisi par la congrégation
+pour défendre le lien sacré du mariage. Il
+avait des droits presque illimités, pouvait en rappeler
+encore, en tout cas ferait traîner l'affaire autant qu'il lui
+plairait. Son premier plaidoyer, en réponse à celui de
+Morano, avait déjà été terrible, mettant l'état de virginité
+en doute, citant scientifiquement des cas où des femmes
+possédées offraient les particularités d'aspect constatées
+par les sages-femmes, réclamant d'ailleurs l'examen
+minutieux de deux médecins assermentés, déclarant enfin
+que, la condition première de l'acte étant l'obéissance de
+la femme, la demanderesse, même vierge, n'était pas
+fondée à réclamer l'annulation d'un mariage dont ses
+refus réitérés avaient seuls empêché la consommation. Et
+l'on annonçait que le nouveau plaidoyer qu'il préparait,
+serait plus impitoyable encore, tellement sa conviction
+était absolue. Devant cette belle énergie de vérité et de<a name="page_382" id="page_382"></a>
+logique, le pis allait être que les cardinaux, même bienveillants,
+n'oseraient jamais conseiller l'annulation au
+Saint-Père. Aussi le découragement reprenait-il Benedetta,
+lorsque donna Serafina, au retour d'une visite faite
+à monsignor Nani, la calma un peu, en lui disant qu'un
+ami commun s'était chargé de voir monsignor Palma.
+Mais cela, sans doute, coûterait très cher. Monsignor
+Palma, théologien rompu aux affaires canoniques et d'une
+honnêteté parfaite, avait eu une grande douleur dans sa
+vie, une nièce pauvre, d'une admirable beauté, qu'il
+s'était mis sur le tard à aimer follement, et qu'il avait dû,
+afin d'éviter le scandale, marier à un chenapan qui,
+depuis lors, la grugeait et la battait. Les apparences
+restaient dignes, le prélat traversait justement une crise
+affreuse, las de se dépouiller, n'ayant plus l'argent nécessaire
+pour tirer son neveu d'un mauvais pas, une tricherie
+au jeu. Et la trouvaille fut de sauver le jeune
+homme en payant, de lui obtenir ensuite une situation,
+sans rien demander à l'oncle, qui, un soir, après la nuit
+tombée, comme s'il se rendait complice, vint en pleurant
+remercier donna Serafina de sa bonté.</p>
+
+<p>Ce soir-là, Pierre était avec Dario, lorsque Benedetta
+entra riant, tapant de joie dans ses mains.</p>
+
+<p>&mdash;C'est fait, c'est fait! il sort de chez ma tante, il lui
+a juré une reconnaissance éternelle. Maintenant, le voilà
+bien forcé d'être aimable.</p>
+
+<p>Plus méfiant, Dario demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Mais lui a-t-on fait signer quelque chose, s'est-il
+engagé formellement?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non, comment veux-tu? c'était si délicat!...
+On assure que c'est un très honnête homme.</p>
+
+<p>Pourtant, elle-même fut effleurée d'une nouvelle inquiétude.
+Si monsignor Palma, malgré le grand service reçu,
+allait demeurer incorruptible? Cela, dès lors, les hanta.
+Leur attente recommençait.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne t'ai pas encore dit, reprit-elle après un<a name="page_383" id="page_383"></a>
+silence, je me suis décidée à leur fameuse visite. Oui, ce
+matin, je suis allée chez deux médecins avec ma tante.</p>
+
+<p>Elle s'était remise à sourire, elle ne semblait aucunement
+gênée.</p>
+
+<p>&mdash;Et alors? demanda-t-il du même air tranquille.</p>
+
+<p>&mdash;Et alors, que veux-tu? ils ont bien vu que je ne
+mentais pas, ils ont rédigé chacun une espèce de certificat
+en latin... C'était, paraît-il, absolument nécessaire pour
+permettre à monsignor Palma de revenir sur ce qu'il a
+dit.</p>
+
+<p>Puis, se tournant vers Pierre:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ce latin! monsieur l'abbé... J'aurais bien désiré
+savoir tout de même, et j'ai songé à vous, pour que vous
+ayez l'obligeance de le traduire. Mais ma tante n'a pas
+voulu me laisser les pièces, elle les a fait joindre immédiatement
+au dossier.</p>
+
+<p>Très embarrassé, le prêtre se contenta de répondre d'un
+vague signe de tête, car il n'ignorait pas ce qu'étaient ces
+sortes de certificats, une description nette et complète,
+en termes précis, avec tous les détails d'état, de couleur
+et de forme. Eux, sans doute, ne mettaient pas là de
+pudeur, tellement cet examen leur paraissait naturel et
+heureux même, puisque toute la félicité de leur vie allait
+en dépendre.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, conclut Benedetta, espérons que monsignor
+Palma aura de la reconnaissance; et, en attendant, mon
+Dario, guéris-toi vite, pour le beau jour tant souhaité
+de notre bonheur.</p>
+
+<p>Mais il avait commis l'imprudence de se lever trop tôt,
+sa blessure s'était rouverte, ce qui devait le forcer à garder
+le lit quelques jours encore. Et Pierre continua, chaque
+soir, à le venir distraire, en lui contant ses promenades.
+Maintenant, il s'enhardissait, courait les quartiers de
+Rome, découvrait avec ravissement les curiosités classiques,
+cataloguées dans tous les Guides. Ce fut ainsi qu'il
+leur parla un soir avec une sorte de tendresse des principales<a name="page_384" id="page_384"></a>
+places de la ville, qu'il avait trouvées banales
+d'abord, qui lui apparaissaient maintenant très diverses,
+ayant chacune son originalité profonde: la place du
+Peuple, si ensoleillée, si noble, dans sa symétrie monumentale;
+la place d'Espagne, le rendez-vous si vivant des
+étrangers, avec son double escalier de cent trente-deux
+marches, doré par les étés, d'une ampleur et d'une grâce
+géantes; la place Colonna, vaste, toujours grouillante de
+peuple, la plus italienne par cette foule de paresse et d'insoucieux
+espoir, debout, flânant autour de la colonne de
+Marc-Aurèle, en attendant que la fortune lui tombe du
+ciel; la place Navone, longue, régulière, déserte depuis
+que le marché ne s'y tient plus, gardant le mélancolique
+souvenir de sa vie bruyante d'autrefois; la place du
+Campo de' Fiori, envahie chaque matin par le tumulte
+du marché aux fruits et du marché aux légumes, toute
+une plantation de grands parapluies, des entassements de
+tomates, de piments, de raisins, au milieu du flot glapissant
+des marchandes et des ménagères. Sa grande
+surprise fut la place du Capitole, qui éveillait en lui une
+idée de sommet, de lieu découvert dominant la ville et le
+monde, et qu'il trouva petite, carrée, enfermée entre
+ses trois palais, ouverte d'un seul côté sur un court horizon,
+borné par quelques toitures. Personne ne passe
+là, on monte par une rampe d'accès que bordent des
+palmiers, les étrangers seuls font un détour pour arriver
+en voiture. Les voitures attendent, les touristes stationnent
+un moment, le nez levé vers l'admirable bronze
+antique, le Marc-Aurèle à cheval, placé au centre. Vers
+quatre heures, lorsque le soleil dore le palais de gauche,
+détachant sur le ciel bleu les fines statues de l'entablement,
+on dirait une tiède et douce petite place de province,
+avec ses femmes du voisinage qui tricotent, assises
+sous le portique, et ses bandes d'enfants dépenaillés,
+lâchés là comme toute une école dans une cour de récréation.<a name="page_385" id="page_385"></a></p>
+
+<p>Et, un autre soir, Pierre dit à Benedetta et à Dario son
+admiration pour les fontaines de Rome, la ville du monde
+où les eaux ruissellent le plus abondamment et le plus
+magnifiquement dans le marbre et dans le bronze: depuis
+la Nacelle de la place d'Espagne, le Triton de la place
+Barberini, les Tortues de l'étroite place qui a pris leur
+nom, jusqu'aux trois fontaines de la place Navone, où
+triomphe, au centre, la vaste composition du Bernin,
+et surtout jusqu'à la colossale fontaine de Trevi, d'un
+goût si fastueux, dominée par le roi Neptune, entre
+les hautes figures de la Santé et de la Fécondité. Et, un
+autre soir, il rentra heureux, en leur racontant qu'il venait
+enfin de s'expliquer le singulier effet que lui faisaient
+les rues de l'ancienne Rome, autour du Capitole et sur la
+rive gauche du Tibre, là où des masures se collaient aux
+flancs des grands palais princiers: c'était qu'elles n'avaient
+pas de trottoirs et que les piétons marchaient au milieu,
+à l'aise, parmi les voitures, sans avoir jamais l'idée de
+filer aux deux bords, contre les façades. Vieux quartiers
+qu'il aimait, ruelles sans cesse tournantes, étroites places
+irrégulières, palais énormes et carrés, comme disparus
+dans la foule bousculée des petites maisons qui les
+noyaient de toutes parts. Le quartier de l'Esquilin aussi,
+partout des escaliers qui montent, cailloutés de gris,
+chaque marche ourlée de pierre blanche, des pentes
+brusques qui tournent, des terrasses qui s'étagent, des séminaires
+et des couvents aux fenêtres closes, comme des
+habitations mortes, un grand mur nu au-dessus duquel
+se dresse un palmier superbe, dans le bleu sans tache du
+ciel. Et, un autre soir, ayant poussé plus loin encore sa
+promenade, jusque dans la Campagne, le long du Tibre,
+en amont du pont Molle, il revint enthousiasmé d'avoir eu
+la révélation de tout un art classique, qu'il n'avait guère
+goûté jusque-là. En suivant la rive, il venait de voir des
+Poussin, le fleuve jaune et lent, aux bords plantés de roseaux,
+les falaises basses, découpées, dont la blancheur<a name="page_386" id="page_386"></a>
+crayeuse se détachait sur les fonds roux de l'immense
+plaine onduleuse, que bornaient seules les collines bleues
+de l'horizon, et quelques arbres sobres, et la ruine d'un
+portique, ouvert sur le vide, en haut de la berge, et une
+file oblique de moutons pâles qui descendaient boire,
+tandis que le berger, appuyé d'une épaule au tronc d'un
+chêne vert, regardait. Beauté spéciale, large et rousse,
+faite de rien, simplifiée jusqu'à la ligne droite et plate,
+tout anoblie des grands souvenirs: toujours les légions
+romaines en marche par les voies pavées, au travers de
+la Campagne nue; et toujours le long sommeil du moyen
+âge, puis le réveil de l'antique nature dans la foi catholique,
+ce qui, une seconde fois, avait fait de Rome la
+maîtresse du monde.</p>
+
+<p>Un jour que Pierre était allé visiter le Campo Verano,
+le grand cimetière de Rome, il trouva, le soir, près du lit
+de Dario, Celia en compagnie de Benedetta.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! monsieur l'abbé, s'écria la petite princesse,
+ça vous amuse d'aller voir les morts?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ces Français! reprit Dario, que l'idée seule
+d'un cimetière désobligeait, ces Français! ils se gâtent la
+vie à plaisir, avec leur amour des spectacles tristes.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, dit Pierre doucement, on n'échappe pas à la
+réalité de la mort. Le mieux est de la regarder en face.</p>
+
+<p>Du coup, le prince se fâcha.</p>
+
+<p>&mdash;La réalité, la réalité! à quoi bon? Quand la réalité
+n'est pas belle, moi je ne la regarde pas, je m'efforce de
+n'y penser jamais.</p>
+
+<p>De son air tranquille et souriant, le prêtre n'en continua
+pas moins à dire ce qui l'avait surpris, la bonne tenue
+du cimetière, l'air de fête que le clair soleil d'automne y
+mettait, tout un luxe extraordinaire de marbre, des statues
+de marbre prodiguées sur les tombeaux, des chapelles
+de marbre, des monuments de marbre. Sûrement
+l'atavisme antique agissait, les somptueux mausolées de
+la voie Appienne repoussaient là, une pompe, un orgueil<a name="page_387" id="page_387"></a>
+démesuré dans la mort. Sur la hauteur surtout, la noblesse
+romaine avait son quartier aristocratique, un amas de
+véritables temples, des figures colossales, des scènes à
+plusieurs personnages, d'un goût parfois déplorable, mais
+où des millions avaient dû être dépensés. Et ce qui était
+charmant, parmi les ifs et les cyprès, c'était l'admirable
+conservation, la blancheur intacte des marbres, que les
+étés brûlants doraient, sans une tache de mousse, sans
+ces balafres de pluie qui rendent si mélancoliques les
+statues des pays du Nord.</p>
+
+<p>Benedetta, silencieuse, touchée du malaise de Dario,
+finit par interrompre Pierre, en disant à Celia:</p>
+
+<p>&mdash;Et la chasse a été intéressante?</p>
+
+<p>Au moment où le prêtre était entré, la petite princesse
+parlait d'une chasse au renard, à laquelle sa mère l'avait
+conduite.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! chère, tout ce qu'il y a de plus intéressant!...
+Le rendez-vous était pour une heure, là-bas, au tombeau
+de Cæcilia Metella, où l'on avait installé le buffet, sous
+une tente. Et un monde, la colonie étrangère, les jeunes
+gens des ambassades, des officiers, sans compter nous
+autres naturellement, les hommes en habit rouge, beaucoup
+de femmes en amazone... Le départ a été donné à
+une heure et demie, et le galop a duré plus de deux
+heures, si bien que le renard s'est allé faire prendre très
+loin, très loin. Je n'ai pas pu suivre, mais j'ai vu tout de
+même, oh! des choses extraordinaires, un grand mur que
+toute la chasse a dû sauter, puis des fossés, des haies, une
+course folle derrière les chiens... Il y a eu deux accidents,
+peu de chose, un monsieur qui s'est foulé le
+poignet et un autre qui a eu la jambe cassée.</p>
+
+<p>Dario avait écouté avec passion, car ces chasses au
+renard étaient le grand plaisir de Rome, la joie de la galopade
+au travers de cette Campagne romaine si plate et
+si hérissée d'obstacles pourtant, la joie de déjouer les
+ruses du renard que les chiens traquent, ses continuels<a name="page_388" id="page_388"></a>
+détours, sa disparition brusque parfois, sa prise enfin dès
+qu'il tombe épuisé de fatigue; et des chasses sans fusil,
+des chasses pour l'unique bonheur de courir à la queue
+de cette bête, de la gagner de vitesse et de la vaincre.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit-il désespéré, est-ce imbécile d'être cloué
+dans cette chambre! Je finirai par y mourir d'ennui.</p>
+
+<p>Benedetta se contenta de sourire, sans un reproche ni
+une tristesse de ce cri naïf d'égoïsme. Elle qui était si
+heureuse de l'avoir tout à elle, dans cette chambre où
+elle le soignait! Mais son amour, si jeune et si sage à la
+fois, avait un coin de maternité, et elle comprenait parfaitement
+qu'il ne s'amusât guère, privé de ses plaisirs
+habituels, séparé de ses amis qu'il écartait, dans la crainte
+que l'histoire de son épaule démise ne leur parût louche.
+Plus de fêtes, plus de soirées au théâtre, plus de visites
+aux dames. Et c'était le Corso qui lui manquait surtout,
+une souffrance, une véritable désespérance de ne plus
+voir ni savoir, en regardant, de quatre à cinq heures,
+défiler Rome entière. Aussi, dès qu'un intime venait,
+c'étaient des questions interminables, et si l'on avait rencontré
+celui-ci, et si cet autre avait reparu, et comment
+avaient fini les amours d'un troisième, et si quelque aventure
+nouvelle ne bouleversait pas la ville: menues histoires,
+gros commérages d'un jour, intrigues puériles d'une
+heure, où jusque-là s'étaient dépensées toutes ses énergies
+d'homme.</p>
+
+<p>Celia, qui aimait à lui apporter les bavardages innocents,
+reprit après un silence, en fixant sur lui ses yeux
+candides, ses yeux sans fond de vierge énigmatique:</p>
+
+<p>&mdash;Comme c'est long à se remettre, une épaule!</p>
+
+<p>Avait-elle donc deviné, cette enfant, dont l'unique
+affaire était l'amour? Dario, gêné, se tourna vers Benedetta,
+qui continuait à sourire, l'air placide. Mais, déjà, la petite
+princesse sautait à un autre sujet.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous savez, Dario, j'ai vu hier au Corso une
+dame...<a name="page_389" id="page_389"></a></p>
+
+<p>Elle s'arrêta, surprise elle-même et embarrassée de
+cette nouvelle qui venait de lui échapper. Puis, très
+bravement, elle continua, en amie d'enfance qui était
+dans les petits secrets amoureux:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, une jolie personne que vous connaissez bien.
+Elle avait tout de même un bouquet de roses blanches.</p>
+
+<p>Cette fois, Benedetta s'égaya franchement, tandis que
+Dario la regardait en riant aussi. Elle l'avait plaisanté, les
+premiers jours, de ce qu'une dame n'envoyait pas prendre
+de ses nouvelles. Lui, au fond, n'était pas fâché de cette
+rupture toute naturelle, car la liaison allait devenir gênante;
+et, quoique un peu blessé dans sa fatuité de joli
+homme, il était content d'apprendre que la Tonietta l'avait
+déjà remplacé.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! se contenta-t-il de dire, les absents ont toujours
+tort.</p>
+
+<p>&mdash;L'homme qu'on aime n'est jamais absent, déclara
+Celia de son air grave et pur.</p>
+
+<p>Mais Benedetta s'était levée, pour remonter les oreillers,
+derrière le dos du convalescent.</p>
+
+<p>&mdash;Va, va, mon Dario, toutes ces misères sont finies, et
+je te garderai, tu n'auras plus que moi à aimer.</p>
+
+<p>Il la contempla avec passion, il la baisa sur les
+cheveux, car elle disait vrai, il n'avait jamais aimé
+qu'elle; et elle ne se trompait pas non plus, quand elle
+comptait le garder toujours, à elle seule, dès qu'elle se
+serait donnée. Depuis qu'elle le veillait, au fond de cette
+chambre, elle était heureuse de le retrouver enfant,
+tel qu'elle l'avait aimé autrefois, sous les orangers de la
+villa Montefiori. Il gardait une puérilité singulière, sans
+doute dans l'appauvrissement de sa race, cette sorte de
+retour à l'enfance, qu'on remarque chez les peuples très
+vieux; et il jouait sur son lit avec des images, regardait
+pendant des heures des photographies, qui le faisaient
+rire. Son incapacité de souffrir avait encore grandi, il
+voulait qu'elle fût gaie et qu'elle chantât, il l'amusait<a name="page_390" id="page_390"></a>
+par la gentillesse de son égoïsme, qui l'amenait à rêver
+avec elle une vie de continuelle joie. Ah! comme cela
+serait bon de vivre toujours ensemble au soleil, et de
+ne rien faire, et de ne se soucier de rien, le monde
+dût-il crouler quelque part, sans qu'on se donnât la peine
+d'y aller voir!</p>
+
+<p>&mdash;Mais ce qui me fait plaisir, reprit Dario brusquement,
+c'est que monsieur l'abbé a fini par tomber
+amoureux de Rome.</p>
+
+<p>Pierre, qui avait écouté en silence, acquiesça de bonne
+grâce.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Nous vous le disions bien, fit remarquer Benedetta,
+il faut du temps, beaucoup de temps pour comprendre et
+aimer Rome. Si vous n'étiez resté que quinze jours, vous
+auriez emporté de nous une idée déplorable; tandis que,
+maintenant, au bout de deux grands mois, nous sommes
+bien tranquilles, jamais plus vous ne songerez à nous
+sans tendresse.</p>
+
+<p>Elle était d'un charme délicieux en parlant ainsi, et il
+s'inclina une seconde fois. Mais il avait déjà réfléchi au
+phénomène, il croyait en tenir la solution. Quand on arrive
+à Rome, on apporte une Rome à soi, une Rome rêvée,
+tellement anoblie par l'imagination, que la Rome vraie
+est le pire des désenchantements. Aussi faut-il attendre
+que l'accoutumance se fasse, que la réalité médiocre
+s'atténue, pour donner le temps à l'imagination de recommencer
+son travail d'embellissement, de manière à ne
+voir de nouveau les choses réelles qu'à travers la prodigieuse
+splendeur du passé.</p>
+
+<p>Celia s'était levée, prenant congé.</p>
+
+<p>&mdash;Au revoir, chère, et à bientôt le mariage, n'est-ce
+pas? Dario... Vous savez que je veux être fiancée avant
+la fin du mois, oui, oui! une grande soirée que je forcerai
+bien mon père à donner... Ah! que ce serait aimable,
+si les deux noces pouvaient se faire en même temps!<a name="page_391" id="page_391"></a></p>
+
+<p>Ce fut deux jours plus tard que Pierre, après une
+grande promenade qu'il fit au Transtévère, suivie d'une
+visite au palais Farnèse, sentit se résumer en lui la terrible
+et mélancolique vérité sur Rome. Plusieurs fois déjà, il
+avait parcouru le Transtévère, dont la population misérable
+l'attirait, dans sa passion navrée pour les pauvres
+et les souffrants. Ah! ce cloaque de misère et d'ignorance!
+Il avait vu, à Paris, des coins de faubourg abominables,
+des cités d'épouvante où l'humanité en tas pourrissait.
+Mais rien n'approchait de cette stagnation dans l'insouciance
+et dans l'ordure. Par les plus beaux jours de ce
+pays du soleil, une ombre humide glaçait les ruelles
+tortueuses, étranglées, pareilles à des couloirs de cave;
+et l'odeur était affreuse surtout, une nausée qui prenait le
+passant à la gorge, faite des légumes aigres, des graisses
+rances, du bétail humain parqué là, parmi ses fientes.
+C'étaient d'antiques masures irrégulières, jetées dans un
+pêle-mêle aimé des artistes romantiques, avec des portes
+noires et béantes qui s'enfonçaient sous terre, des escaliers
+extérieurs qui montaient aux étages, des balcons de bois
+tenus comme par miracle en équilibre sur le vide. Et des
+façades à demi écroulées qu'il avait fallu étayer à l'aide
+de poutres, et des logements sordides dont les fenêtres
+crevées laissaient voir la crasse nue, et des boutiques
+d'infime commerce, toute la cuisine en plein air d'un
+peuple de paresse qui n'allumait pas de feu: les fritureries
+avec leurs morceaux de polenta et leurs poissons nageant
+dans l'huile puante, les marchands de légumes cuits étalant
+des navets énormes, des paquets de céleris, de choux-fleurs,
+d'épinards, refroidis et gluants. La viande des bouchers,
+mal coupée, était noire, des cous de bête hérissés
+de caillots violâtres, comme arrachés. Les pains des boulangers
+s'entassaient sur une planche, ainsi que des pavés
+ronds; de pauvres fruitières n'avaient d'autres marchandises
+que des piments et des pommes de pin, à leurs portes
+enguirlandées de tomates séchées et enfilées; tandis que les<a name="page_392" id="page_392"></a>
+seules boutiques alléchantes étaient celles des charcutiers,
+dont les salaisons et les fromages corrigeaient un peu, de
+leur odeur âpre, l'infection des ruisseaux. Les bureaux
+de loterie, où les numéros gagnants étaient affichés, alternaient
+avec les cabarets, des cabarets tous les trente pas,
+qui annonçaient en grosses lettres les vins choisis des
+Châteaux romains, Genzano, Marino, Frascati. Et, par
+les rues du quartier, une population grouillante, en guenilles
+et malpropre, des bandes d'enfants à moitié nus que
+la vermine dévorait, des femmes en cheveux, en camisole,
+en jupon de couleur, qui gesticulaient et criaient, des
+vieillards assis sur des bancs, immobiles sous le vol
+bourdonnant des mouches, toute une vie oisive et agitée,
+au milieu du continuel va-et-vient de petits ânes traînant
+des charrettes, d'hommes conduisant des dindes à coups
+de fouet, de quelques touristes inquiets, sur lesquels se
+ruaient aussitôt des bandes de mendiants. Des savetiers
+s'installaient tranquillement, travaillaient sur le trottoir.
+A la porte d'un petit tailleur, un vieux seau de ménage
+était accroché, plein de terre, fleuri d'une plante grasse.
+Et, de toutes les fenêtres, de tous les balcons, sur des
+cordes jetées d'une maison à l'autre, en travers de la
+rue, pendaient les lessives des ménages, un pavoisement
+de loques sans nom, qui étaient comme les drapeaux symboliques
+de l'abominable misère.</p>
+
+<p>Pierre sentait son âme fraternelle se soulever d'une
+pitié immense. Ah! certes, oui! il fallait les jeter bas,
+ces quartiers de souffrance et de peste, où le peuple avait
+si longtemps croupi comme dans une geôle empoisonnée,
+et il était pour l'assainissement, pour la démolition, quitte
+à tuer l'ancienne Rome, au grand scandale des artistes.
+Déjà le Transtévère était bien changé, des voies nouvelles
+l'éventraient, des prises d'air pratiquées à grands coups
+de pioche, qui le pénétraient de nappes de soleil. Ce qui
+en restait semblait plus noir, plus immonde, au milieu
+de ces abatis de maisons, de ces trouées récentes,<a name="page_393" id="page_393"></a>
+vastes terrains vagues, où l'on n'avait pu reconstruire
+encore. Cette ville en évolution l'intéressait infiniment.
+Plus tard sans doute, on achèverait de la rebâtir, mais
+quelle heure passionnante, celle où la vieille cité agonisait
+dans la nouvelle, à travers tant de difficultés! Il
+fallait avoir connu la Rome des immondices, noyée sous
+les excréments, les eaux ménagères et les détritus de
+légumes. Le Ghetto, récemment rasé, avait, depuis des
+siècles, imprégné le sol d'une telle pourriture humaine,
+que l'emplacement, demeuré nu, plein de bosses et de
+fondrières, exhalait toujours une infâme pestilence. On
+faisait bien de le laisser longtemps se sécher ainsi et se
+purifier au soleil. Dans ces quartiers, aux deux bords du
+Tibre, où l'on a entrepris des travaux d'édilité considérables,
+c'est à chaque pas la même rencontre: on suit
+une rue étroite, puante, d'une humidité glaciale, entre
+les façades sombres, aux toits qui se touchent presque, et
+l'on tombe brusquement dans une éclaircie, dans une
+clairière ouverte à coups de hache, parmi la forêt des
+vieilles masures lépreuses. Il y a là des squares, des
+trottoirs larges, de hautes constructions blanches, chargées
+de sculptures, une capitale moderne à l'état d'ébauche,
+pas finie, encombrée de gravats, barrée de palissades.
+Partout des amorces de voies projetées, le colossal chantier
+que la crise financière menace d'éterniser maintenant, la
+ville de demain arrêtée dans sa croissance, restée en détresse,
+avec ses commencements démesurés, trop hâtifs et
+qui détonnent. Mais ce n'en était pas moins une besogne
+bonne et saine, d'une nécessité sociale absolue pour une
+grande ville d'aujourd'hui, à moins de laisser la vieille
+Rome se pourrir sur place, telle qu'une curiosité des
+anciens âges, une pièce de musée qu'on garde sous verre.</p>
+
+<p>Ce jour-là, Pierre, en se rendant du Transtévère au
+palais Farnèse, où il était attendu, fit un détour, passa
+par la rue des Pettinari, puis par la rue des Giubbonari,
+la première si sombre, si resserrée entre le grand mur<a name="page_394" id="page_394"></a>
+noir de l'Hôpital et les misérables maisons d'en face, la
+seconde toute vivante du continuel flot populaire, tout
+égayée par les vitrines des bijoutiers, aux grosses chaînes
+d'or, et par les étalages des marchands d'étoffe, où flottent
+des lés immenses, bleus, jaunes, verts, rouges, d'un ton
+éclatant. Et le quartier ouvrier qu'il venait de parcourir,
+puis ce quartier du petit commerce qu'il traversait maintenant,
+évoquèrent en lui le quartier d'affreuse misère
+qu'il avait visité déjà, la masse pitoyable des travailleurs
+déchus, réduits par le chômage à la mendicité, campant
+parmi les constructions superbes et abandonnées des Prés
+du Château. Ah! le pauvre, le triste peuple resté enfant,
+maintenu dans une ignorance, dans une crédulité de sauvages
+par des siècles de théocratie, si accoutumé à la nuit
+de son intelligence, aux souffrances de son corps, qu'il
+reste quand même aujourd'hui en dehors du réveil social,
+simplement heureux si on le laisse jouir à l'aise de son
+orgueil, de sa paresse et de son soleil! Il semblait aveugle
+et sourd en sa déchéance, il continuait sa vie stagnante
+d'autrefois, au milieu des bouleversements de la Rome
+nouvelle, sans en éprouver autre chose que les ennuis,
+les vieux quartiers où il logeait abattus, les habitudes
+changées, les vivres plus chers, comme si la clarté, la
+propreté, la santé le gênaient, quand il fallait les payer de
+toute une crise ouvrière et financière. Cependant, qu'on
+l'eût voulu ou non, c'était au fond pour lui uniquement
+qu'on nettoyait Rome, qu'on la rebâtissait, dans l'idée
+d'en faire une grande capitale moderne; car la démocratie
+est au bout de ces transformations actuelles, c'est le
+peuple qui héritera demain des cités d'où l'on chasse la
+saleté et la maladie, où la loi du travail finira par s'organiser,
+tuant la misère. Et voilà pourquoi, si l'on maudit
+les ruines époussetées, tenues bourgeoisement, le Colisée
+débarrassé de ses lierres et de ses arbustes, de sa flore
+sauvage que les jeunes Anglaises mettaient en herbier, si
+l'on se fâche devant les affreux murs de forteresse qui<a name="page_395" id="page_395"></a>
+emprisonnent le Tibre, en pleurant les anciennes berges
+si romantiques, avec leurs verdures et leurs antiques logis
+trempant dans l'eau, il faut se dire que la vie naît de la
+mort et que demain doit forcément refleurir dans la
+poudre du passé.</p>
+
+<p>Pierre, en songeant à ces choses, était arrivé sur la
+place Farnèse, déserte, sévère, avec ses maisons closes et
+ses deux fontaines, dont l'une, en plein soleil, égrenait
+sans fin un jet de perles, au milieu du grand silence; et il
+regarda un instant la façade nue et monumentale du lourd
+palais carré, sa haute porte où flottait le drapeau tricolore,
+ses treize fenêtres de façade, sa fameuse frise d'un
+art si merveilleux. Puis, il entra. Un ami de Narcisse
+Habert, un des attachés de l'ambassade près du roi
+d'Italie, l'attendait, ayant offert de lui faire visiter le
+palais immense, le plus beau de Rome, que la France a
+loué pour y loger son ambassadeur. Ah! cette colossale
+demeure, somptueuse et mortelle, avec sa vaste cour à
+portique, d'une humidité sombre, son escalier géant, aux
+marches basses, ses couloirs interminables, ses galeries
+et ses salles démesurées! C'était d'une pompe souveraine
+dans la mort, un froid glacial tombait des murs, pénétrait
+jusqu'aux os les fourmis humaines qui s'aventuraient
+sous les voûtes. L'attaché, avec un sourire discret, avouait
+que l'ambassade s'y ennuyait à mourir, cuite l'été, gelée
+l'hiver. Il n'y avait d'un peu riante et vivante que la partie
+occupée par l'ambassadeur, le premier étage donnant
+sur le Tibre. Là, de la célèbre galerie des Carrache, on
+voit le Janicule, les jardins Corsini, l'Acqua Paola, au-dessus
+de San Pietro in Montorio. Puis, après un vaste
+salon, vient le cabinet de travail, d'une paix douce, égayé
+de soleil. Mais la salle à manger, les chambres, les autres
+salles qui suivent, occupées par le personnel, retombent
+dans l'ombre morne d'une rue latérale. Toutes ces vastes
+pièces, de sept à huit mètres de hauteur, ont des plafonds
+peints ou sculptés admirables, des murs nus, quelques-uns<a name="page_396" id="page_396"></a>
+décorés de fresques, des mobiliers disparates, de
+superbes consoles mêlées à tout un bric-à-brac moderne.
+Et cette tristesse des choses tourne à l'abomination, lorsqu'on
+pénètre dans les appartements de gala, les grandes
+pièces d'honneur qui occupent la façade sur la place. Plus
+un meuble, plus une tenture, rien qu'un désastre, des
+salles magnifiques désertées, livrées aux araignées et aux
+rats. L'ambassade n'en occupe qu'une, où elle entasse ses
+archives poudreuses, sur des tables de bois blanc, par
+terre, dans tous les coins. A côté, l'énorme salle de dix
+mètres de hauteur, sur deux étages, que le propriétaire,
+l'ancien roi de Naples, s'était réservée, est un véritable
+grenier de débarras, où des maquettes, des statues
+inachevées, un très beau sarcophage traînent, parmi un
+entassement sans nom de débris méconnaissables. Et ce
+n'était là qu'une partie du palais: le rez-de-chaussée est
+complètement inhabité, notre École de Rome occupe un
+coin du second étage, tandis que notre ambassade se serre
+frileusement dans l'angle le plus logeable du premier,
+forcée d'abandonner tout le reste, de fermer les portes
+à double tour, pour éviter l'inutile peine de donner un
+coup de balai. Certes, cela est royal d'habiter le palais
+Farnèse, bâti par le pape Paul III, occupé sans interruption
+pendant plus d'un siècle par des cardinaux; mais
+quelle incommodité cruelle, quelle affreuse mélancolie,
+dans cette ruine immense, dont les trois quarts des pièces
+sont mortes, inutiles, impossibles, retranchées de la vie!
+Et le soir, oh! le soir, le porche, la cour, l'escalier, les
+couloirs envahis par les épaisses ténèbres, les quelques
+becs de gaz fumeux qui luttent en vain, l'interminable
+voyage à travers ce lugubre désert de pierre, pour arriver
+jusqu'au salon tiède et aimable de l'ambassadeur!</p>
+
+<p>Pierre sortit de là saisi, le cerveau bourdonnant. Et
+tous les autres palais, tous les grands palais de Rome
+qu'il avait vus pendant ses promenades, se dressaient
+dans sa mémoire, tous déchus de leur splendeur, vides<a name="page_397" id="page_397"></a>
+des trains princiers d'autrefois, tombés à n'être plus que
+d'incommodes maisons de rapport. Que faire de ces galeries,
+de ces salles grandioses, aujourd'hui qu'aucune fortune
+ne pouvait suffire à y mener la vie fastueuse pour
+laquelle on les avait bâties, ni même y nourrir le personnel
+nécessaire à leur entretien? Ils étaient rares, les
+princes qui, comme le prince Aldobrandini, avec sa nombreuse
+lignée, occupaient seuls leurs palais. La presque
+totalité louaient les antiques demeures des aïeux à des
+sociétés, à des particuliers, en se réservant un étage,
+parfois même un simple logement dans le coin le plus
+obscur. Loué le palais Chigi, le rez-de-chaussée à des
+banques, le premier à l'ambassadeur d'Autriche, tandis
+que le prince et sa famille se partagent le second avec
+un cardinal. Loué le palais Sciarra, le premier au ministre
+des Affaires étrangères, le second à un sénateur,
+tandis que le prince et sa mère n'habitent que le rez-de-chaussée.
+Loué le palais Barberini, le rez-de-chaussée,
+le premier étage et le second à des familles, tandis que
+le prince s'est logé au troisième, dans les anciennes
+chambres des domestiques. Loué le palais Borghèse, le
+rez-de-chaussée à un marchand d'antiquités, le premier à
+une loge maçonnique, tout le reste à des ménages, tandis
+que le prince n'a gardé que les quelques pièces d'un
+petit appartement bourgeois. Loué le palais Odelscachi,
+loué le palais Colonna, loué le palais Doria, tandis que
+les princes n'y mènent plus que l'existence réduite de
+bons propriétaires, tirant de leurs immeubles tout le profit
+possible, pour joindre les deux bouts. C'était qu'un vent
+de ruine soufflait sur le patriciat romain, les plus grosses
+fortunes venaient de s'écrouler dans la crise financière,
+très peu restaient riches, et de quelle richesse encore,
+d'une richesse immobile et morte, que ni le négoce ni
+l'industrie ne pouvaient renouveler. Les princes nombreux
+qui avaient tenté les affaires étaient dépouillés. Les
+autres, terrifiés, frappés d'impôts énormes qui leur<a name="page_398" id="page_398"></a>
+prenaient près du tiers de leurs revenus, devaient désormais
+se résigner à voir leurs derniers millions stagnants
+s'épuiser sur place, se diviser par les partages,
+mourir comme l'argent meurt, ainsi que toutes choses,
+lorsqu'il ne fructifie plus dans une terre vivante. Il n'y
+avait là qu'une question de temps, car la ruine finale
+était irrémédiable, d'une absolue fatalité historique. Et
+ceux qui consentaient à louer, luttaient encore pour la
+vie, tâchaient de s'accommoder à l'époque présente, en
+s'efforçant au moins de peupler le désert de leurs palais
+trop vastes; tandis que la mort habitait déjà chez les
+autres, chez les entêtés et les superbes qui se muraient
+dans le tombeau de leur race, comme ce terrifiant palais
+Boccanera, tombant en poudre, si glacé d'ombre et de
+silence, où l'on n'entendait de loin en loin que le vieux
+carrosse du cardinal, sortant ou rentrant, roulant sourdement
+sur l'herbe de la cour.</p>
+
+<p>Mais Pierre, surtout, venait d'être frappé de ces deux
+visites successives, au Transtévère et au palais Farnèse,
+et elles s'éclairaient l'une l'autre, et elles aboutissaient à
+une conclusion, qui jamais encore ne s'était formulée en
+lui avec une netteté si effrayante: pas encore de peuple
+et bientôt plus d'aristocratie. Cela, dès lors, le hanta
+comme la fin d'un monde. Le peuple, il l'avait vu si misérable,
+d'une ignorance et d'une résignation telles, dans
+la longue enfance où le maintenaient l'histoire et le climat,
+que de longues années d'éducation et d'instruction
+étaient nécessaires pour qu'il constituât une démocratie
+forte, saine, laborieuse, ayant conscience de ses droits
+ainsi que de ses devoirs. L'aristocratie, elle achevait de
+mourir au fond de ses palais croulants, elle n'était plus
+qu'une race finie, abâtardie, si mélangée d'ailleurs de sang
+américain, autrichien, polonais, espagnol, que le pur sang
+romain devenait la rare exception; sans compter qu'elle
+avait cessé d'être d'épée et d'Église, répugnant à servir
+l'Italie constitutionnelle, désertant le Sacré Collège, où<a name="page_399" id="page_399"></a>
+les parvenus seuls revêtaient la pourpre. Et, entre les
+petits d'en bas et les puissants d'en haut, il n'existait pas
+encore une bourgeoisie solidement installée, forte d'une
+sève nouvelle, assez instruite et assez sage pour être
+l'éducatrice transitoire de la nation. La bourgeoisie,
+c'étaient les anciens domestiques, les anciens clients des
+princes, les fermiers qui louaient leurs terres, les intendants,
+notaires ou avocats, qui géraient leurs fortunes;
+c'était le monde d'employés, de fonctionnaires de tous
+rangs et de toutes classes, de députés, de sénateurs, que le
+gouvernement avait amenés des provinces; et c'était enfin
+la volée des faucons voraces qui s'abattaient sur Rome, les
+Prada, les Sacco, les hommes de proie venus du royaume
+entier, dont les ongles et le bec dévoraient tout, le peuple
+et l'aristocratie. Pour qui donc avait-on travaillé? Pour
+qui les travaux gigantesques de la nouvelle Rome, d'un
+espoir et d'un orgueil si démesurés, qu'on ne pouvait les
+finir? Un effroi soufflait, un craquement se faisait entendre,
+éveillant dans tous les c&oelig;urs fraternels une
+inquiétude en larmes. Oui! la menace de la fin d'un
+monde, pas encore de peuple, plus d'aristocratie, et une
+bourgeoisie dévorante, menant la curée parmi les ruines.
+Et quel symbole effroyable, ces palais neufs qu'on avait
+bâtis sur le modèle géant des palais d'autrefois, ces palais
+énormes, fastueux, pullulant pour des centaines de mille
+âmes vainement espérées, ces palais où devait s'installer
+la richesse grandissante, le luxe triomphal de la nouvelle
+capitale du monde, et qui étaient devenus les
+lamentables refuges, souillés et déjà branlants, de la
+basse misère du peuple, de tous les mendiants et de tous
+les vagabonds!</p>
+
+<p>Le soir de ce jour, Pierre, à la nuit noire, alla passer
+une heure sur le quai du Tibre, devant le palais Boccanera.
+C'était un recueillement, une solitude extraordinaire
+qu'il affectionnait, malgré les avis de Victorine, qui
+prétendait que l'endroit n'était pas sûr. Et, en réalité,<a name="page_400" id="page_400"></a>
+par les nuits d'encre comme celle-ci, jamais coupe-gorge
+n'avait déroulé un décor plus tragique. Pas une âme, pas
+un passant; un silence, une ombre, un vide, qui s'étendaient
+à droite, à gauche, en face. Les palissades qui
+fermaient de partout l'immense chantier abandonné, barraient
+le passage aux chiens eux-mêmes. A l'angle du
+palais, noyé de ténèbres, un bec de gaz, resté en contre-bas
+depuis le remblai, éclairait le quai bossué, au ras du
+sol, d'une lueur louche; et les matériaux qui traînaient
+là, les tas de briques, les pierres de taille, allongeaient
+de grandes ombres vagues. A droite, quelques lumières
+brillaient sur le pont de Saint-Jean des Florentins et
+aux fenêtres de l'Hôpital du Saint-Esprit. A gauche, dans
+l'enfoncement indéfini de la coulée du fleuve, les lointains
+quartiers sombraient, disparus. Puis, en face, c'était
+le Transtévère, les maisons de la berge telles que de pâles
+fantômes indistincts, aux rares vitres jaunies d'une clarté
+trouble; tandis que, par-dessus, une bande sombre indiquait
+seule le Janicule, où les lanternes de quelque
+promenade, tout en haut, faisaient scintiller un triangle
+d'étoiles. Le Tibre surtout passionnait Pierre, à ces heures
+nocturnes, d'une si mélancolique majesté. Il restait accoudé
+au parapet de pierre, il le regardait couler pendant
+de longues minutes, entre les nouveaux murs, qui,
+la nuit, prenaient la noire et monstrueuse apparence
+d'une prison bâtie là pour un géant. Tant que les lumières
+brillaient aux maisons d'en face, il voyait les eaux lourdes
+passer, se moirer avec lenteur dans les reflets, dont le
+frisson leur donnait une vie mystérieuse. Et il rêvait sans
+fin à tout le passé fameux de ce fleuve, il évoquait souvent
+la légende qui veut que des richesses fabuleuses soient
+enterrées dans la boue de son lit. A chaque invasion des
+Barbares, et particulièrement lors du sac de Rome, on y
+aurait jeté les trésors des temples et des palais, pour les
+soustraire au pillage, des vainqueurs. Là-bas, ces barres
+d'or qui tremblaient dans l'eau glauque, n'était-ce pas le<a name="page_401" id="page_401"></a>
+chandelier d'or à sept branches, que Titus avait rapporté
+de Jérusalem? et ces pâleurs sans cesse déformées par
+les remous, n'étaient-ce pas des blancheurs de colonnes
+et de statues? et ces moires profondes, toutes reluisantes
+de petites flammes, n'était-ce pas un amas, un pêle-mêle
+de métaux précieux, des coupes, des vases, des bijoux
+ornés de pierreries? Quel rêve que ce pullulement entrevu
+au sein du vieux fleuve, la vie cachée de ces trésors,
+qui auraient dormi là pendant tant de siècles! et
+quel espoir, pour l'orgueil et l'enrichissement d'un
+peuple, que les trouvailles miraculeuses qu'on ferait
+dans le Tibre, si l'on pouvait le fouiller, le dessécher
+un jour, comme le projet en a déjà été fait! La fortune
+de Rome était là peut-être.</p>
+
+<p>Mais, par cette nuit si noire, Pierre, accoudé au parapet,
+n'avait en lui que des pensées de sévère réalité. Il
+continuait les réflexions de la journée, que lui avait inspirées
+sa visite au Transtévère, puis au palais Farnèse. Il
+aboutissait, devant cette eau morte, à cette conclusion que
+le choix de Rome, pour en faire une capitale moderne,
+était le grand malheur dont souffrait la jeune Italie. Et
+il savait bien que ce choix s'imposait comme inévitable,
+Rome étant la reine de gloire, l'antique maîtresse du
+monde à laquelle l'éternité était promise, sans laquelle
+l'unité nationale avait toujours paru impossible; de sorte
+que le cas se posait terrible, puisque sans Rome l'Italie
+ne pouvait pas être, et qu'avec Rome il semblait maintenant
+difficile qu'elle fût. Ah! ce fleuve mort, quelle
+sourde voix de désastre il prenait dans la nuit! Pas une
+barque, pas un frisson de l'activité commerciale et industrielle
+des eaux qui charrient la vie au c&oelig;ur des grandes
+villes! Sans doute on avait fait de beaux projets, Rome
+port de mer, des travaux gigantesques, le lit creusé pour
+permettre aux navires de fort tonnage de remonter jusqu'à
+l'Aventin; mais ce n'étaient là que des chimères, à peine
+finirait-on par désembourber l'embouchure, qui, continuellement,<a name="page_402" id="page_402"></a>
+se comblait. Et l'autre cause d'agonie, la
+Campagne romaine, le désert de mort que le fleuve mort
+traversait et qui faisait à Rome une ceinture de stérilité?
+On parlait bien de la drainer, de la planter; on discutait
+vainement sur la question de savoir si elle était fertile
+sous les Romains; et Rome n'en demeurait pas moins au
+milieu de son vaste cimetière, comme une ville d'autrefois
+séparée à jamais du monde moderne, par cette lande
+où s'est accumulée la poussière des siècles. Les raisons
+géographiques qui lui ont jadis donné l'empire du monde
+connu, n'existent plus de nos jours. Le centre de la civilisation
+s'est déplacé de nouveau, le bassin de la Méditerranée
+a été partagé entre des nations puissantes. Tout
+aboutit à Milan, la cité de l'industrie et du commerce,
+tandis que Rome n'est désormais qu'un passage. Aussi,
+depuis vingt-cinq années, les efforts les plus héroïques
+n'ont pu la tirer du sommeil invincible qui continue à
+l'envahir. La capitale qu'on a voulu improviser trop vite
+est restée en détresse et a presque ruiné la nation. Les
+nouveaux venus, le gouvernement, les Chambres, les
+fonctionnaires, ne font qu'y camper, se sauvent dès les
+premières chaleurs, pour en éviter le climat mortel; à
+ce point que les hôtels et les magasins se ferment, que
+les rues et les promenades se vident, la ville n'ayant pas
+acquis de vie propre, retombant à la mort, dès que la
+vie factice, qui l'anime, l'abandonne. Tout reste ainsi en
+attente, dans cette capitale de simple décor, où la population
+aujourd'hui ne diminue ni n'augmente, où il
+faudrait une poussée nouvelle d'argent et d'hommes pour
+achever et peupler les immenses constructions inutiles
+des quartiers neufs. Et, s'il était vrai que demain refleurissait
+toujours dans la poudre du passé, il fallait donc
+se forcer à l'espoir. Mais ce sol n'était-il pas épuisé, et
+puisque les monuments eux-mêmes n'y poussaient plus,
+la sève qui fait les êtres sains, les nations fortes, n'y
+était-elle pas également tarie à jamais?<a name="page_403" id="page_403"></a></p>
+
+<p>A mesure que la nuit avançait, les lumières des maisons
+du Transtévère, en face, s'éteignaient une à une.
+Et Pierre resta longtemps encore, envahi de désespérance,
+penché sur les eaux devenues noires. C'étaient
+les ténèbres sans fond, il ne restait, dans l'épaississement
+d'ombre du Janicule, que les trois becs de gaz lointains,
+le triangle d'étoiles. Aucun reflet ne moirait plus le
+Tibre d'un frisson d'or, ne faisait plus danser, sous le
+mystère de son courant, la vision chimérique de fabuleuses
+richesses; et c'en était fait de la légende, du
+chandelier d'or à sept branches, des vases d'or, des
+bijoux d'or, tout ce rêve d'un trésor antique tombé à la
+nuit, comme l'antique gloire de Rome elle-même. Pas
+une clarté, pas un bruit, l'infini sommeil, rien que la
+chute grosse et lourde de l'égout, à droite, qu'on ne
+voyait point. Les eaux avaient aussi disparu, Pierre
+n'avait plus que la sensation de leur coulée de plomb
+dans les ténèbres, la pesante vieillesse, la fatigue séculaire,
+l'immense tristesse et l'envie de néant de ce Tibre
+très ancien et très glorieux, qui semblait ne rouler désormais
+que la mort d'un monde. Seul, le vaste ciel riche,
+l'éternel ciel fastueux déroulait la vie éclatante de ses milliards
+d'astres, au-dessus du fleuve d'ombre roulant les
+ruines de près de trois mille ans.</p>
+
+<p>Et, comme Pierre, avant de monter chez lui, était entré
+s'asseoir un instant dans la chambre de Dario, il y trouva
+Victorine, en train de préparer tout pour la nuit, et qui se
+récria, lorsqu'elle l'entendit raconter d'où il venait.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! monsieur l'abbé, vous vous êtes encore
+promené sur le quai, à cette heure! C'est donc que vous
+voulez attraper, vous aussi, un bon coup de couteau...
+Ah bien! ce n'est pas moi qui prendrais le frais si tard,
+dans cette satanée ville!</p>
+
+<p>Puis, avec sa familiarité, elle se tourna vers le prince,
+allongé dans un fauteuil, et qui souriait.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez, cette fille, la Pierina, elle n'est plus<a name="page_404" id="page_404"></a>
+venue, mais je l'ai vue qui rôdait là-bas, parmi les démolitions.</p>
+
+<p>D'un geste, Dario la fit taire. Il s'était tourné vers le
+prêtre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous lui avez parlé pourtant. C'est imbécile à la
+fin... Voyez-vous cette brute de Tito revenir me planter
+son couteau dans l'autre épaule!</p>
+
+<p>Brusquement, il se tut, en apercevant devant lui Benedetta,
+qui, entrée sans bruit pour lui souhaiter le bonsoir,
+l'écoutait. Son embarras fut extrême, il voulut parler,
+s'expliquer, lui jurer son innocence parfaite dans cette
+aventure. Mais elle souriait, elle se contenta de lui dire
+tendrement:</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dario, je la connaissais, ton histoire. Tu penses
+bien que je ne suis pas assez sotte, pour ne pas avoir
+réfléchi et compris... Si j'ai cessé de te questionner, c'est
+que je savais et que je t'aimais tout de même.</p>
+
+<p>Elle était d'ailleurs si heureuse, elle avait appris le
+soir même que monsignor Palma, le défenseur du mariage
+dans l'affaire de son divorce, venait de se montrer
+reconnaissant du service rendu à son neveu, en déposant
+un nouveau plaidoyer, qui lui était favorable. Non pas
+que le prélat, désireux de ne pas trop se démentir, se fût
+déclaré pour elle complètement; mais les certificats des
+deux médecins lui avaient permis de conclure à l'état de
+virginité certaine; et, ensuite, glissant sur ce fait que la
+non-consommation provenait de la résistance de la femme,
+il avait habilement groupé les quelques raisons qui rendaient
+l'annulation nécessaire. Ainsi, toute espérance de
+rapprochement étant écartée, il devenait évident que les
+époux se trouvaient en continuel danger de tomber dans
+l'incontinence. Il faisait une allusion discrète au mari, le
+montrait comme ayant déjà succombé à ce danger; puis,
+il célébrait la haute moralité de la femme, sa dévotion,
+toutes les vertus qui était une garantie en faveur de sa
+véracité. Et, sans se prononcer pourtant, il s'en remettait<a name="page_405" id="page_405"></a>
+à la sagesse de la congrégation. Mais, dès lors, puisque
+monsignor Palma répétait à peu près les arguments de
+l'avocat Morano, et puisque Prada s'entêtait à ne plus
+se présenter, il paraissait hors de doute que la congrégation
+voterait l'annulation à une forte majorité, ce qui
+permettrait au Saint-Père d'agir avec bienveillance.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon Dario, nous voilà au bout de nos chagrins...
+Mais que d'argent, que d'argent! Ma tante dit qu'ils nous
+laisseront à peine de l'eau à boire.</p>
+
+<p>Et elle riait avec une belle insouciance d'amoureuse
+passionnée. Ce n'était pas que la juridiction des congrégations
+fût ruineuse, car en principe la justice y était gratuite.
+Seulement, il y avait une infinité de petits frais à
+payer, tous les employés subalternes, puis les expertises
+médicales, les transcriptions, les mémoires, les plaidoyers.
+Ensuite, si, bien entendu, on n'achetait pas directement
+les voix des cardinaux, certaines de ces voix revenaient à
+de fortes sommes, quand il fallait s'assurer les créatures,
+faire agir tout un monde autour de Leurs Éminences. Sans
+compter que les gros cadeaux d'argent sont, au Vatican,
+lorsqu'on les fait avec tact, les raisons décisives qui
+tranchent les pires difficultés. Et, enfin, le neveu de
+monsignor Palma avait coûté horriblement cher.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas? mon Dario, puisque te voilà guéri,
+qu'on nous permette vite de nous marier ensemble, et
+c'est tout ce que nous leur demandons... Je leur donnerai
+encore, s'ils veulent, mes perles, la seule fortune qui va
+me rester.</p>
+
+<p>Lui, riait aussi, car l'argent n'avait jamais compté dans
+son existence. Il n'en avait jamais eu à son gré, il espérait
+simplement vivre toujours chez son oncle, le cardinal,
+qui ne laisserait pas le jeune ménage sur le pavé. Dans
+leur ruine, cent mille, deux cent mille francs ne représentaient
+rien pour lui, et il avait entendu dire que certains
+divorces en avaient coûté cinq cent mille. Aussi ne
+trouva-t-il qu'une plaisanterie.<a name="page_406" id="page_406"></a></p>
+
+<p>&mdash;Donne-leur aussi ma bague, donne-leur tout, ma
+chère, et nous vivrons bien heureux, au fond de ce vieux
+palais, même s'il faut en vendre les meubles.</p>
+
+<p>Elle fut enthousiasmée, elle lui saisit la tête entre ses
+deux mains, et elle lui baisa les yeux éperdument, dans
+un élan de passion extraordinaire.</p>
+
+<p>Puis, se tournant vers Pierre, tout d'un coup:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! pardon, monsieur l'abbé, j'ai une commission
+pour vous... Oui, c'est monsignor Nani, qui vient de nous
+apporter la bonne nouvelle, et il m'a chargée de vous dire
+que vous vous faites trop oublier, que vous devriez agir
+pour la défense de votre livre.</p>
+
+<p>Étonné, le prêtre l'écoutait.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est lui qui m'a conseillé de disparaître.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute... Seulement, il paraît que l'heure est
+venue où vous devez aller voir les gens, plaider votre
+cause, vous remuer enfin. Et, tenez! il a pu savoir le nom
+du rapporteur qu'on a chargé d'examiner votre livre:
+c'est monsignor Fornaro, qui demeure place Navone.</p>
+
+<p>Pierre sentait croître sa stupéfaction. Jamais cela ne se
+faisait, de livrer le nom d'un rapporteur, qui restait secret,
+pour assurer l'entière liberté de jugement. Était-ce donc
+une nouvelle phase de son séjour à Rome qui allait commencer?
+Et il répondit simplement:</p>
+
+<p>&mdash;C'est bon, je vais agir, j'irai voir tout le monde.<a name="page_407" id="page_407"></a></p>
+
+<h3><a name="X" id="X"></a>X</h3>
+
+<p>Dès le lendemain, Pierre, dont l'unique pensée était
+d'en finir, voulut se mettre en campagne. Mais une incertitude
+l'avait pris: chez qui frapper d'abord, par quel personnage
+commencer ses visites, s'il désirait éviter toute
+faute, dans un monde qu'il sentait si compliqué et si vaniteux?
+Et, comme, en ouvrant sa porte, il eut la chance
+d'apercevoir dans le corridor don Vigilio, le secrétaire
+du cardinal, il le pria d'entrer un instant chez lui.</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez me rendre un service, monsieur l'abbé.
+Je me confie à vous, j'ai besoin d'un conseil.</p>
+
+<p>Il le sentait très renseigné, mêlé à tout, dans sa discrétion
+outrée et peureuse, ce petit homme maigre, au teint
+de safran, qui tremblait toujours la fièvre, et qui, jusque-là,
+avait presque paru le fuir, sans doute pour échapper
+au danger de se compromettre. Cependant, depuis quelque
+temps déjà, il se montrait moins sauvage, ses yeux
+noirs flambaient, lorsqu'il rencontrait son voisin, comme
+s'il était pris lui-même de l'impatience dont celui-ci
+devait brûler, à être immobilisé de la sorte, durant des
+journées si longues. Aussi n'essaya-t-il pas d'éviter l'entretien.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous demande pardon, reprit Pierre, de vous
+faire entrer dans cette pièce en désordre. Ce matin, j'ai
+encore reçu de Paris du linge et des vêtements d'hiver...
+Imaginez-vous que j'étais venu avec une petite valise,
+pour quinze jours, et voilà bientôt trois mois que je suis
+ici, sans être plus avancé que le matin de mon arrivée.<a name="page_408" id="page_408"></a></p>
+
+<p>Don Vigilio eut un léger hochement de tête.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, je sais.</p>
+
+<p>Alors, Pierre lui expliqua que, monsignor Nani lui
+ayant fait dire par la contessina d'agir, de voir tout le
+monde, pour défendre son livre, il était fort embarrassé,
+ignorant dans quel ordre régler ses visites, d'une façon
+utile. Par exemple, devait-il avant tout aller voir monsignor
+Fornaro, le prélat consulteur chargé du rapport sur
+son livre, dont on lui avait dit le nom?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! s'écria don Vigilio frémissant, monsignor Nani
+est allé jusque-là, il vous a livré le nom!... Ah! c'est plus
+extraordinaire encore que je ne croyais!</p>
+
+<p>Et, s'oubliant, s'abandonnant à sa passion:</p>
+
+<p>&mdash;Non, non! ne commencez pas par monsignor Fornaro.
+Allez d'abord rendre une visite très humble au
+préfet de la congrégation de l'Index, à Son Éminence le
+cardinal Sanguinetti, parce qu'il ne vous pardonnerait
+pas d'avoir porté à un autre votre premier hommage, s'il
+le savait un jour...</p>
+
+<p>Il s'arrêta, il ajouta à voix plus basse, dans un petit
+frisson de sa fièvre:</p>
+
+<p>&mdash;Et il le saurait, tout se sait.</p>
+
+<p>Puis, comme s'il eût cédé à une brusque vaillance de
+sympathie, il prit les deux mains du jeune prêtre étranger.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher monsieur Froment, je vous jure que je
+serais très heureux de vous être bon à quelque chose,
+parce que vous êtes une âme simple et que vous finissez
+par me faire de la peine... Mais il ne faut pas me demander
+l'impossible. Si vous saviez, si je vous confiais tous
+les périls qui nous entourent!... Pourtant, je crois pouvoir
+vous dire encore aujourd'hui de ne compter en aucune
+façon sur mon maître, Son Éminence le cardinal
+Boccanera. A plusieurs reprises, devant moi, il a désapprouvé
+absolument votre livre... Seulement, celui-là est
+un saint, un grand honnête homme, et s'il ne vous défend<a name="page_409" id="page_409"></a>
+pas, il ne vous attaquera pas, il restera neutre, par égard
+pour sa nièce, la contessina, qu'il adore et qui vous protège...
+Quand vous le verrez, ne plaidez donc pas votre
+cause, cela ne servirait à rien et pourrait l'irriter.</p>
+
+<p>Pierre ne fut pas trop chagrin de la confidence, car il
+avait compris, dès sa première entrevue avec le cardinal,
+et dans les rares visites qu'il lui avait rendues depuis,
+respectueusement, qu'il n'aurait jamais en lui qu'un adversaire.</p>
+
+<p>&mdash;Je le verrai donc, dit-il, pour le remercier de sa
+neutralité.</p>
+
+<p>Mais don Vigilio fut repris de toutes ses terreurs.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non! ne faites pas cela, il comprendrait peut-être
+que j'ai parlé, et quel désastre! ma situation serait
+compromise... Je n'ai rien dit, je n'ai rien dit! Voyez
+d'abord les cardinaux, tous les cardinaux. Mettons, n'est-ce
+pas? que je n'ai rien dit autre chose.</p>
+
+<p>Et, ce jour-là, il ne voulut pas causer davantage, il quitta
+la pièce, frissonnant, en fouillant à droite et à gauche le
+corridor, de ses yeux de flamme, pleins d'inquiétude.</p>
+
+<p>Tout de suite, Pierre sortit pour se rendre chez le cardinal
+Sanguinetti. Il était dix heures, il avait quelque
+chance de le trouver. Le cardinal habitait, à côté de
+l'église Saint-Louis des Français, dans une rue noire et
+étroite, le premier étage d'un petit palais, aménagé bourgeoisement.
+Ce n'était pas la ruine géante, d'une grandeur
+princière et mélancolique, où s'entêtait le cardinal Boccanera.
+L'ancien appartement de gala réglementaire était
+réduit, comme le train. Il n'y avait plus de salle du trône,
+ni de grand chapeau rouge accroché sous un baldaquin,
+ni de fauteuil attendant la venue du pape, retourné contre
+le mur. Deux pièces successives servant d'antichambres,
+un salon où le cardinal recevait, et le tout sans luxe, sans
+confortable même, des meubles d'acajou datant de l'empire,
+des tentures et des tapis poussiéreux, fanés par
+l'usage. D'ailleurs, le visiteur dut sonner longtemps; et,<a name="page_410" id="page_410"></a>
+lorsqu'un domestique, qui, sans hâte, remettait sa veste,
+finit par entre-bâiller la porte, ce fut pour répondre que
+Son Excellence était depuis la veille à Frascati.</p>
+
+<p>Pierre se souvint alors que le cardinal Sanguinetti était
+en effet un des évoques suburbicaires. Il avait, à Frascati,
+son évêché, une villa, où il allait parfois passer quelques
+jours, lorsqu'un désir de repos ou une raison politique
+l'y poussait.</p>
+
+<p>&mdash;Et Son Éminence reviendra bientôt?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! on ne sait pas... Son Éminence est souffrante.
+Elle a bien recommandé qu'on n'envoie personne la tourmenter
+là-bas.</p>
+
+<p>Quand Pierre se retrouva dans la rue, il se sentit
+tout désorienté par ce premier contretemps. Allait-il,
+sans tarder davantage, puisque les choses pressaient
+maintenant, se rendre chez monsignor Fornaro, à la place
+Navone, qui était voisine? Mais il se rappela la recommandation
+que don Vigilio lui avait faite de visiter d'abord
+les cardinaux; et il eut une inspiration, il résolut de voir
+immédiatement le cardinal Sarno, dont il avait fini par
+faire la connaissance, aux lundis de donna Serafina. Dans
+son effacement volontaire, tous le considéraient comme
+un des membres les plus puissants et les plus redoutables
+du Sacré Collège, ce qui n'empêchait pas son neveu,
+Narcisse, de déclarer qu'il ne connaissait pas d'homme
+plus obtus sur les questions étrangères à ses occupations
+habituelles. S'il ne siégeait pas à la congrégation de l'Index,
+il pourrait toujours donner un bon conseil et peut-être
+agir sur ses collègues par sa grande influence.</p>
+
+<p>Directement, Pierre se rendit au palais de la Propagande,
+où il savait devoir trouver le cardinal. Ce palais,
+dont on aperçoit la lourde façade de la place d'Espagne,
+est une énorme construction nue et massive qui occupe
+tout un angle, entre deux rues. Et Pierre, que son mauvais
+italien desservait, s'y perdit, monta des étages qu'il lui
+fallut redescendre, un véritable labyrinthe d'escaliers,<a name="page_411" id="page_411"></a>
+de couloirs et de salles. Enfin, il eut la chance de tomber
+sur le secrétaire du cardinal, un jeune prêtre aimable,
+qu'il avait déjà vu au palais Boccanera.</p>
+
+<p>&mdash;Mais sans doute, je crois que Son Éminence voudra
+bien vous recevoir. Vous avez parfaitement fait de venir
+à cette heure, car elle est ici tous les matins... Veuillez
+me suivre, je vous prie.</p>
+
+<p>Ce fut un nouveau voyage. Le cardinal Sarno, longtemps
+secrétaire à la Propagande, y présidait aujourd'hui,
+comme cardinal, la commission qui organisait le culte
+dans les pays d'Europe, d'Afrique, d'Amérique et d'Océanie,
+nouvellement conquis au catholicisme; et, à ce
+titre, il avait là un cabinet, des bureaux, toute une installation
+administrative, où il régnait en fonctionnaire
+maniaque, qui avait vieilli sur son fauteuil de cuir, sans
+jamais être sorti du cercle étroit de ses cartons verts,
+sans connaître autre chose du monde que le spectacle de
+la rue, dont les piétons et les voitures passaient sous sa
+fenêtre.</p>
+
+<p>Au bout d'un corridor obscur, que des becs de gaz
+devaient éclairer en plein jour, le secrétaire laissa son
+compagnon sur une banquette. Puis, après un grand quart
+d'heure, il revint de son air empressé et affable.</p>
+
+<p>&mdash;Son Éminence est occupée, une conférence avec des
+missionnaires qui partent. Mais ça va être fini, et elle m'a
+dit de vous mettre dans son cabinet, où vous l'attendrez.</p>
+
+<p>Quand Pierre fut seul dans le cabinet, il en examina
+avec curiosité l'aménagement. C'était une assez vaste
+pièce, sans luxe, tapissée de papier vert, garnie d'un
+meuble de damas vert, à bois noir. Les deux fenêtres,
+qui donnaient sur une rue latérale, étroite, éclairaient
+d'un jour morne les murs assombris et le tapis déteint; et
+il n'y avait, en dehors de deux consoles, que le bureau
+près d'une des fenêtres, une simple table de bois noir, à
+la moleskine mangée, tellement encombrée d'ailleurs,
+qu'elle disparaissait sous les dossiers et les paperasses.<a name="page_412" id="page_412"></a>
+Un instant, il s'en approcha, regarda le fauteuil défoncé
+par l'usage, le paravent qui l'abritait frileusement, le vieil
+encrier éclaboussé d'encre. Puis, il commença à s'impatienter,
+dans l'air lourd et mort qui l'oppressait, dans le
+grand silence inquiétant que troublaient seuls les roulements
+étouffés de la rue.</p>
+
+<p>Mais, comme il se décidait à marcher doucement de
+long en large, Pierre tomba sur une carte, accrochée au
+mur, dont la vue l'occupa, l'emplit des pensées les plus
+vastes, au point de lui faire tout oublier. Cette carte, en
+couleurs, était celle du monde catholique, la terre entière,
+la mappemonde déroulée, où les diverses teintes indiquaient
+les territoires, selon qu'ils appartenaient au
+catholicisme victorieux, maître absolu, ou bien au catholicisme
+toujours en lutte contre les infidèles, et ces
+derniers pays classés selon l'organisation en vicariats ou
+en préfectures. N'était-ce pas, graphiquement, tout l'effort
+séculaire du catholicisme, la domination universelle
+qu'il a voulue dès la première heure, qu'il n'a cessé de
+vouloir et de poursuivre à travers les temps? Dieu a donné
+le monde à son Église, mais il faut bien qu'elle en prenne
+possession, puisque l'erreur s'entête à régner. De là,
+l'éternelle bataille, les peuples disputés de nos jours
+encore aux religions ennemies, comme à l'époque où
+les Apôtres quittaient la Judée pour répandre l'Évangile.
+Pendant le moyen âge, la grande besogne fut d'organiser
+l'Europe conquise, sans qu'on pût même tenter la
+réconciliation avec les Églises dissidentes d'Orient. Puis,
+la Réforme éclata, ce fut le schisme ajouté au schisme,
+la moitié protestante de l'Europe et tout l'Orient orthodoxe
+à reconquérir. Mais, avec la découverte du Nouveau
+Monde, l'ardeur guerrière s'était réveillée, Rome ambitionnait
+d'avoir à elle cette seconde face de la terre, des
+missions furent créées, allèrent soumettre à Dieu ces
+peuples, ignorés la veille, et qu'il avait donnés avec les
+autres. Et les grandes divisions actuelles de la chrétienté<a name="page_413" id="page_413"></a>
+s'étaient ainsi formées d'elles-mêmes: d'une part, les
+nations catholiques, celles où la foi n'avait qu'à être entretenue,
+et que dirigeait souverainement la Secrétairerie
+d'État, installée au Vatican; de l'autre, les nations schismatiques
+ou simplement païennes, qu'il s'agissait de
+ramener au bercail ou de convertir, et sur lesquelles s'efforçait
+de régner la congrégation de la Propagande.
+Ensuite, cette congrégation avait dû, à son tour, se diviser
+en deux branches, pour faciliter le travail, la branche
+orientale chargée spécialement des sectes dissidentes de
+l'Orient, la branche latine dont le pouvoir s'étend sur
+tous les autres pays de mission. Vaste ensemble d'organisation
+conquérante, immense filet, aux mailles fortes et
+serrées, jeté sur le monde et qui ne devait pas laisser
+échapper une âme.</p>
+
+<p>Pierre eut seulement alors, devant cette carte, la nette
+sensation d'une telle machine, fonctionnant depuis des
+siècles, faite pour absorber l'humanité. Dotée richement
+par les papes, disposant d'un budget considérable, la
+Propagande lui apparut comme une force à part, une
+papauté dans la papauté; et il comprit le nom de pape
+rouge donné au préfet de la congrégation, car de quel pouvoir
+illimité ne jouissait-il pas, l'homme de conquête et
+de domination, dont les mains vont d'un bout de la terre à
+l'autre? Si le cardinal secrétaire avait l'Europe centrale, un
+point si étroit du globe, lui n'avait-il pas tout le reste, des
+espaces infinis, les contrées lointaines, inconnues encore?
+Puis, les chiffres étaient là, Rome ne régnait sans conteste
+que sur deux cents et quelques millions de catholiques,
+apostoliques et romains; tandis que les schismatiques,
+ceux de l'Orient et ceux de la Réforme, si on les additionnait,
+dépassaient déjà ce nombre; et quel écart, lorsqu'on
+ajoutait le milliard des infidèles dont la conversion restait
+encore à faire! Brusquement, il fut frappé par ces chiffres,
+à un tel point, qu'un frisson le traversa. Eh quoi! était-ce
+donc vrai? environ cinq millions de Juifs, près de deux<a name="page_414" id="page_414"></a>
+cents millions de Mahométans, plus de sept cents millions
+de Brahmanistes et de Bouddhistes, sans compter les
+cent millions d'autres païens, de toutes les religions, au
+total un milliard, devant lequel les chrétiens n'étaient
+guère que quatre cents millions, divisés entre eux, en
+continuelle bataille, une moitié avec Rome, l'autre moitié
+contre Rome! Était-ce possible que le Christ n'eût pas
+même, en dix-huit siècles, conquis le tiers de l'humanité,
+et que Rome, l'éternelle, la toute-puissante, ne comptât
+comme soumise que la sixième partie des peuples? Une
+seule âme sauvée sur six, quelle proportion effrayante!
+Mais la carte parlait brutalement, l'empire de Rome,
+colorié en rouge, n'était qu'un point perdu, quand on le
+comparait à l'empire des autres dieux, colorié en jaune,
+les contrées sans fin que la Propagande avait encore à soumettre.
+Et la question se posait, combien de siècles faudrait-il
+pour que les promesses du Christ fussent remplies,
+la terre entière soumise à sa loi, la société
+religieuse recouvrant la société civile, ne formant plus
+qu'une croyance et qu'un royaume? Et, devant cette
+question, devant cette prodigieuse besogne à terminer,
+quel étonnement, lorsqu'on songeait à la tranquille sérénité
+de Rome, à son obstination patiente, qui n'a jamais
+douté, qui doute aujourd'hui moins que jamais, toujours
+à l'&oelig;uvre par ses évêques et par ses missionnaires, incapable
+de lassitude, faisant son &oelig;uvre sans arrêt comme les
+infiniment petits ont fait le monde, dans l'absolue certitude
+qu'elle seule, un jour, sera la maîtresse de la terre!</p>
+
+<p>Ah! cette armée continuellement en marche, Pierre la
+voyait, l'entendait à cette heure, par delà les mers, au
+travers des continents, préparer et assurer la conquête
+politique, au nom de la religion. Narcisse lui avait conté
+avec quel soin les ambassades devaient surveiller les
+agissements de la Propagande, à Rome; car les missions
+étaient souvent des instruments nationaux, au loin, d'une
+force décisive. Le spirituel assurait le temporel, les<a name="page_415" id="page_415"></a>
+âmes conquises donnaient les corps. Aussi était-ce une
+lutte incessante, dans laquelle la congrégation favorisait
+les missionnaires de l'Italie ou des nations alliées, dont
+elle souhaitait l'occupation victorieuse. Toujours elle
+s'était montrée jalouse de sa rivale française, la Propagation
+de la foi, installée à Lyon, aussi riche qu'elle,
+aussi puissante, plus abondante en hommes d'énergie et
+de courage. Elle ne se contentait pas de la frapper d'un
+tribut considérable, elle la contrecarrait, la sacrifiait,
+partout où elle craignait son triomphe. A maintes
+reprises, les missionnaires français, les ordres français
+venaient d'être chassés, pour céder la place à des religieux
+italiens ou allemands. Et c'était maintenant ce
+secret foyer d'intrigues politiques que Pierre devinait,
+sous l'ardeur civilisatrice de la foi, dans le cabinet morne
+et poussiéreux, que jamais n'égayait le soleil. Son frisson
+l'avait repris, ce frisson des choses que l'on sait et qui,
+tout d'un coup, un jour, vous apparaissent monstrueuses
+et terrifiantes. N'était-ce pas à bouleverser les plus sages,
+à faire pâlir les plus braves, cette machine de conquête
+et de domination, universellement organisée, fonctionnant
+dans le temps et dans l'espace avec un entêtement
+d'éternité, ne se contentant pas de vouloir les âmes,
+mais travaillant à son règne futur sur tous les hommes,
+et, comme elle ne peut encore les prendre pour elle,
+disposant d'eux, les cédant au maître temporaire qui
+les lui gardera? Quel rêve prodigieux, Rome souriante,
+attendant avec tranquillité le siècle où elle aura absorbé
+les deux cents millions de Mahométans et les sept cents
+millions de Brahmanistes et de Bouddhistes, dans un
+peuple unique dont elle sera la reine spirituelle et temporelle,
+au nom du Christ triomphant!</p>
+
+<p>Un bruit de toux fit retourner Pierre, et il tressaillit en
+apercevant le cardinal Sarno, qu'il n'avait pas entendu
+entrer. Ce fut pour lui, d'être trouvé de la sorte devant
+cette carte, comme si on le surprenait en train de mal<a name="page_416" id="page_416"></a>
+faire, occupé à violer un secret. Une rougeur intense lui
+envahit le visage.</p>
+
+<p>Mais le cardinal, qui l'avait regardé fixement de ses
+yeux ternes, alla jusqu'à sa table, se laissa tomber sur son
+fauteuil, sans dire une parole. D'un geste, il l'avait dispensé
+du baisement de l'anneau.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai voulu présenter mes hommages à Votre Éminence...
+Est-ce que Votre Éminence est souffrante?</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, c'est toujours ce maudit rhume qui ne
+veut pas me quitter. Et puis, j'ai en ce moment tant
+d'affaires!</p>
+
+<p>Pierre le regardait, sous le jour livide de la fenêtre, si
+malingre, si contrefait, avec son épaule gauche plus haute
+que la droite, n'ayant plus rien de vivant, pas même le
+regard, dans son visage usé et terreux. Il se rappelait un
+de ses oncles, à Paris, qui, après trente années passées
+au fond d'un bureau de ministère, avait ce regard mort,
+cette peau de parchemin, cet hébétement las de tout
+l'être. Était-ce donc vrai que celui-ci, ce petit vieillard
+desséché et flottant dans sa soutane noire, lisérée
+de rouge, fût le maître du monde, possédant en lui à un
+tel point la carte de la chrétienté, sans être jamais sorti
+de Rome, que le préfet de la Propagande ne prenait pas
+la moindre décision avant de connaître son avis?</p>
+
+<p>&mdash;Asseyez-vous un instant, monsieur l'abbé... Alors,
+vous êtes venu me voir, vous avez quelque demande à
+me faire...</p>
+
+<p>Et, tout en s'apprêtant à écouter, il feuilletait de ses
+doigts maigres les dossiers entassés devant lui, jetait un
+coup d'&oelig;il sur chaque pièce, ainsi qu'un général, un
+tacticien de science profonde, dont l'armée est au loin, et
+qui la conduit à la victoire, du fond de son cabinet de
+travail, sans jamais perdre une minute.</p>
+
+<p>Un peu gêné de voir ainsi poser nettement le but
+intéressé de sa visite, Pierre se décida à brusquer les
+choses.<a name="page_417" id="page_417"></a></p>
+
+<p>&mdash;En effet, je me permets de venir demander des
+conseils à la haute sagesse de Votre Éminence. Elle
+n'ignore pas que je suis à Rome pour défendre mon
+livre, et je serais très heureux, si elle voulait bien me
+diriger, m'aider de son expérience.</p>
+
+<p>Brièvement, il dit où en était l'affaire, il plaida sa
+cause. Mais, à mesure qu'il parlait, il voyait le cardinal
+se désintéresser, songer à autre chose, ne plus comprendre.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, vous avez écrit un livre, il en a été question
+un soir, chez donna Serafina... C'est une faute, un prêtre
+ne doit pas écrire. A quoi bon?... Et, si la congrégation
+de l'Index le poursuit, elle a raison sûrement. Que
+puis-je y faire? Je ne suis pas membre de la congrégation,
+je ne sais rien, rien du tout.</p>
+
+<p>Vainement, Pierre s'efforça de l'instruire, de l'émouvoir,
+désolé de le sentir si fermé, si indifférent. Et il
+s'aperçut que cette intelligence, vaste et pénétrante
+dans le domaine où elle évoluait depuis quarante ans, se
+bouchait dès qu'on la sortait de sa spécialité. Elle n'était
+ni curieuse ni souple. Les yeux achevaient de se vider de
+toute étincelle de vie, le crâne semblait se déprimer
+encore, la physionomie entière prenait un air d'imbécillité
+morne.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais rien, je ne puis rien, répéta-t-il. Et
+jamais je ne recommande personne.</p>
+
+<p>Pourtant, il fit un effort.</p>
+
+<p>&mdash;Mais Nani est là dedans. Que vous conseille-t-il de
+faire, Nani?</p>
+
+<p>&mdash;Monsignor Nani a eu l'obligeance de me révéler le
+nom du rapporteur, monsignor Fornaro, en me faisant
+dire d'aller le voir.</p>
+
+<p>Le cardinal parut surpris et comme réveillé. Un peu
+de lumière revint à ses yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vraiment, ah! vraiment... Eh bien! pour que
+Nani ait fait cela, c'est qu'il a son idée. Allez voir monsignor
+Fornaro.<a name="page_418" id="page_418"></a></p>
+
+<p>Il s'était levé de son fauteuil, il congédia le visiteur,
+qui dut le remercier, en s'inclinant profondément. D'ailleurs,
+sans l'accompagner jusqu'à la porte, il s'était rassis
+tout de suite, et il n'y eut plus, dans la pièce morte, que
+le petit bruit sec de ses doigts osseux feuilletant les dossiers.</p>
+
+<p>Pierre, docilement, suivit le conseil. Il décida de passer
+par la place Navone, en retournant à la rue Giulia.
+Mais, chez monsignor Fornaro, un serviteur lui dit que
+son maître venait de sortir et qu'il fallait se présenter de
+bonne heure pour le trouver, vers dix heures. Ce fut donc
+le lendemain matin seulement qu'il put être reçu. Auparavant,
+il avait eu soin de se renseigner, il savait sur le
+prélat le nécessaire: la naissance à Naples, les études
+commencées chez les pères Barnabites de cette ville, terminées
+à Rome au Séminaire, enfin le long professorat à
+l'Université Grégorienne. Aujourd'hui consulteur de plusieurs
+congrégations, chanoine de Sainte-Marie-Majeure,
+monsignor Fornaro brûlait de l'ambition immédiate
+d'obtenir le canonicat à Saint-Pierre, et faisait le rêve
+lointain d'être nommé un jour secrétaire de la Consistoriale,
+charge cardinalice qui donne la pourpre. Théologien
+remarquable, il encourait le seul reproche de sacrifier
+parfois à la littérature, en écrivant dans les revues
+religieuses des articles, qu'il avait la haute prudence de
+ne pas signer. On le disait aussi très mondain.</p>
+
+<p>Dès que Pierre eut remis sa carte, il fut reçu, et le
+soupçon qu'on l'attendait lui serait venu peut-être, si
+l'accueil qui lui était fait n'avait témoigné de la plus sincère
+surprise, mêlée à un peu d'inquiétude.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur l'abbé Froment, monsieur l'abbé Froment,
+répétait le prélat en regardant la carte qu'il avait gardée à
+la main. Veuillez entrer, je vous prie.... J'allais défendre
+ma porte, car j'ai un travail très pressé.... Ça ne fait rien,
+asseyez-vous.</p>
+
+<p>Mais Pierre restait charmé, en admiration devant ce bel<a name="page_419" id="page_419"></a>
+homme, grand et fort, dont les cinquante-cinq ans fleurissaient.
+Rose, rasé, avec des boucles de cheveux à peine
+grisonnants, il avait un nez aimable, des lèvres humides,
+des yeux caresseurs, tout ce que la prélature romaine peut
+offrir de plus séduisant et de plus décoratif. Il était vraiment
+superbe dans sa soutane noire à collet violet, très
+soigné de sa personne, d'une élégance simple. Et la vaste
+pièce où il recevait, gaiement éclairée par deux larges fenêtres
+sur la place Navone, meublée avec un goût très rare
+aujourd'hui chez le clergé romain, sentait bon, lui faisait
+un cadre de belle humeur et de bienveillant accueil.</p>
+
+<p>&mdash;Asseyez-vous donc, monsieur l'abbé Froment, et
+veuillez me dire ce qui me cause l'honneur de votre visite.</p>
+
+<p>Il s'était remis, l'air naïf, simplement obligeant; et
+Pierre, tout d'un coup, devant cette question naturelle,
+qu'il aurait dû prévoir, se trouva très gêné. Allait-il donc
+aborder directement l'affaire, avouer le motif délicat de
+sa visite? Il sentit que c'était encore le parti le plus prompt
+et le plus digne.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! monseigneur, je sais que ce que je viens
+faire près de vous ne se fait pas. Mais on m'a conseillé
+cette démarche, et il m'a semblé qu'entre honnêtes gens,
+il ne peut jamais être mauvais de chercher la vérité de
+bonne foi.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc, quoi donc? demanda le prélat, d'un air
+de candeur parfaite, sans cesser de sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! tout bonnement, j'ai su que la congrégation
+de l'Index vous avait remis mon livre: <i>la Rome nouvelle</i>,
+en vous chargeant de l'examiner, et je me permets
+de me présenter, dans le cas où vous auriez à me demander
+quelques explications.</p>
+
+<p>Mais monsignor Fornaro parut ne pas vouloir en entendre
+davantage. Il porta les deux mains à sa tête, se recula,
+toujours courtois cependant.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non! ne me dites pas cela, ne continuez pas,<a name="page_420" id="page_420"></a>
+vous me feriez un chagrin immense... Mettons, si vous
+voulez, qu'on vous a trompé, car on ne doit rien savoir,
+on ne sait rien, pas plus les autres que moi... De grâce,
+ne parlons pas de ces choses.</p>
+
+<p>Heureusement, Pierre, qui avait remarqué l'effet décisif
+que produisait le nom de l'assesseur du Saint-Office,
+eut l'idée de répondre:</p>
+
+<p>&mdash;Certes, monseigneur, je n'entends pas vous occasionner
+le moindre embarras, et je vous répète que jamais je
+ne me serais permis de venir vous importuner, si monsignor
+Nani lui-même ne m'avait fait connaître votre nom
+et votre adresse.</p>
+
+<p>Cette fois encore, l'effet fut immédiat. Seulement, monsignor
+Fornaro mit une grâce aisée à se rendre, comme
+à tout ce qu'il faisait. Il ne céda pas tout de suite, d'ailleurs,
+très malicieux, plein de nuances.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! c'est monsignor Nani qui est l'indiscret!
+Mais je le gronderai, je me fâcherai!... Et qu'en sait-il?
+il n'est pas de la congrégation, il a pu être induit en
+erreur.... Vous lui direz qu'il s'est trompé, que je ne suis
+pour rien dans votre affaire, ce qui lui apprendra à révéler
+des secrets nécessaires, respectés de tous.</p>
+
+<p>Puis, gentiment, avec ses yeux charmeurs, avec sa
+bouche fleurie:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, puisque monsignor Nani le désire, je veux
+bien causer un instant avec vous, mon cher monsieur Froment,
+à la condition que vous ne saurez rien de moi sur
+mon rapport, ni sur ce qui a pu se faire ou se dire à la
+congrégation.</p>
+
+<p>A son tour, Pierre eut un sourire, car il admirait à quel
+point les choses devenaient faciles, lorsque les formes
+étaient sauves. Et il se mit à expliquer une fois de plus son
+cas, l'étonnement profond où l'avait jeté le procès fait à
+son livre, l'ignorance où il était encore des griefs qu'il
+cherchait vainement, sans pouvoir les trouver.</p>
+
+<p>&mdash;En vérité, en vérité! répéta le prélat, l'air ébahi de<a name="page_421" id="page_421"></a>
+tant d'innocence. La congrégation est un tribunal, et elle
+ne peut agir que si on la saisit de l'affaire. Votre livre
+est poursuivi, parce qu'on l'a dénoncé, tout simplement.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je sais, dénoncé!</p>
+
+<p>&mdash;Mais sans doute, la plainte a été portée par trois
+évêques français, dont vous me permettrez de taire les
+noms, et il a bien fallu que la congrégation passât à l'examen
+de l'&oelig;uvre incriminée.</p>
+
+<p>Pierre le regardait, effaré. Dénoncé par trois évêques,
+et pourquoi, et dans quel but?</p>
+
+<p>Puis, l'idée de son protecteur lui revint.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, le cardinal Bergerot m'a écrit une lettre
+approbative, que j'ai mise comme préface en tête de mon
+livre. Est-ce que cela n'était pas une garantie qui aurait
+dû suffire à l'épiscopat français?</p>
+
+<p>Finement, monsignor Fornaro hocha la tête, avant de
+se décider à dire:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, certainement, la lettre de Son Éminence,
+une très belle lettre... Je crois cependant qu'elle aurait
+beaucoup mieux fait de ne pas l'écrire, pour elle, et surtout
+pour vous.</p>
+
+<p>Et, comme le prêtre, dont la surprise augmentait,
+ouvrait la bouche, voulant le presser de s'expliquer:</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, je ne sais rien, je ne dis rien... Son
+Éminence le cardinal Bergerot est un saint que tout le
+monde révère, et s'il pouvait pécher, il faudrait sûrement
+n'en accuser que son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Il y eut un silence. Pierre avait senti s'ouvrir un
+abîme. Il n'osa insister, il reprit avec quelque violence:</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, pourquoi mon livre, pourquoi pas les livres
+des autres? Je n'entends pas à mon tour me faire dénonciateur,
+mais que de livres je connais, sur lesquels Rome
+ferme les yeux, et qui sont singulièrement plus dangereux
+que le mien!<a name="page_422" id="page_422"></a></p>
+
+<p>Cette fois, monsignor Fornaro sembla très heureux
+d'abonder dans son sens.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, nous savons bien que nous ne
+pouvons atteindre tous les mauvais livres, nous en
+sommes désolés. Il faut songer au nombre incalculable
+d'ouvrages que nous serions forcés de lire. Alors, n'est-ce
+pas? nous condamnons les pires en bloc.</p>
+
+<p>Il entra dans des explications complaisantes. En principe,
+les imprimeurs ne devaient pas mettre un livre
+sous presse, sans en avoir au préalable soumis le manuscrit
+à l'approbation de l'évêque. Mais, aujourd'hui, dans
+l'effroyable production de l'imprimerie, on comprend
+quel serait l'embarras terrible des évêchés, si, brusquement,
+les imprimeurs se conformaient à la règle. On n'y
+avait ni le temps, ni l'argent, ni les hommes nécessaires,
+pour cette colossale besogne. Aussi la congrégation de
+l'Index condamnait-elle en masse, sans avoir à les examiner,
+les livres parus ou à paraître de certaines catégories:
+d'abord tous les livres dangereux pour les m&oelig;urs, tous
+les livres érotiques, tous les romans; ensuite, les Bibles
+en langue vulgaire, car les saints livres ne doivent pas
+être permis sans discrétion; enfin les livres de sorcellerie,
+des livres de science, d'histoire ou de philosophie contraires
+au dogme, les livres d'hérésiarques ou de simples
+ecclésiastiques discutant la religion. C'étaient là des lois
+sages, rendues par différents papes, dont l'exposé servait
+de préface au catalogue des livres défendus que la congrégation
+publiait, et sans lesquelles ce catalogue, pour
+être complet, aurait empli à lui seul une bibliothèque. En
+somme, lorsqu'on le feuilletait, on s'apercevait que l'interdiction
+frappait surtout des livres de prêtres, Rome ne
+gardant guère, devant la difficulté et l'énormité de la
+tâche, que le souci de veiller avec soin à la bonne police
+de l'Église. Et tel était le cas de Pierre et de son &oelig;uvre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous comprenez, continua monsignor Fornaro, que
+nous n'allons pas faire de la réclame à un tas de livres<a name="page_423" id="page_423"></a>
+malsains, en les honorant d'une condamnation particulière.
+Ils sont légions, chez tous les peuples, et nous
+n'aurions ni assez de papier, ni assez d'encre, pour les
+atteindre. De temps à autre, nous nous contentons d'en
+frapper un, lorsqu'il est signé d'un nom célèbre, qu'il fait
+trop de bruit ou qu'il renferme des attaques inquiétantes
+contre la foi. Cela suffit pour rappeler au monde que nous
+existons et que nous nous défendons, sans rien abandonner
+de nos droits ni de nos devoirs.</p>
+
+<p>&mdash;Mais mon livre, mon livre? s'écria Pierre, pourquoi
+cette poursuite contre mon livre?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous l'explique, autant que cela m'est permis,
+mon cher monsieur Froment. Vous êtes prêtre, votre livre
+a du succès, vous en avez publié une édition à bon marché
+qui se vend très bien; et je ne parle pas du mérite
+littéraire qui est remarquable, un souffle de réelle poésie
+qui m'a transporté et dont je vous fais mon sincère compliment...
+Comment voulez-vous que, dans ces conditions,
+nous fermions les yeux sur une &oelig;uvre où vous concluez à
+l'anéantissement de notre sainte religion et à la destruction
+de Rome?</p>
+
+<p>Pierre resta béant, suffoqué de surprise.</p>
+
+<p>&mdash;La destruction de Rome, grand Dieu! mais je la
+veux rajeunie, éternelle, de nouveau reine du monde!</p>
+
+<p>Et, repris de son brûlant enthousiasme, il se défendit,
+il confessa de nouveau sa foi, le catholicisme retournant
+à la primitive Église, puisant un sang régénéré dans le
+christianisme fraternel de Jésus, le pape libéré de toute
+royauté terrestre, régnant sur l'humanité entière par la
+charité et l'amour, sauvant le monde de l'effroyable crise
+sociale qui le menace, pour le conduire au vrai royaume
+de Dieu, à la communauté chrétienne de tous les peuples
+unis en un seul peuple.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que le Saint-Père peut me désavouer? Est-ce
+que ce ne sont pas là ses idées secrètes, qu'on commence
+à deviner et que mon seul tort serait d'exprimer trop tôt<a name="page_424" id="page_424"></a>
+et trop librement? Est-ce que, si l'on me permettait de le
+voir, je n'obtiendrais pas tout de suite de lui la cessation
+des poursuites?</p>
+
+<p>Monsignor Fornaro ne parlait plus, se contentait de
+hocher la tête, sans se fâcher de la fougue juvénile du
+prêtre. Au contraire, il souriait avec une amabilité croissante,
+comme très amusé par tant d'innocence et tant de
+rêve. Enfin, il répondit gaiement:</p>
+
+<p>&mdash;Allez, allez! ce n'est pas moi qui vous arrêterai, il
+m'est défendu de rien dire... Mais le pouvoir temporel, le
+pouvoir temporel...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! le pouvoir temporel? demanda Pierre.</p>
+
+<p>De nouveau, le prélat ne parlait plus. Il levait au ciel
+sa face aimable, il agitait joliment ses mains blanches. Et,
+quand il reprit, ce fut pour ajouter:</p>
+
+<p>&mdash;Puis, il y a votre religion nouvelle... Car le mot y
+est deux fois, la religion nouvelle, la religion nouvelle...
+Ah! Dieu!</p>
+
+<p>Il s'agita davantage, il se pâma, à ce point, que Pierre,
+saisi d'impatience, s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais quel sera votre rapport, monseigneur,
+mais je vous affirme que jamais je n'ai entendu attaquer
+le dogme. Et, de bonne foi, voyons! cela ressort de tout
+mon livre, je n'ai voulu faire qu'une &oelig;uvre de pitié et
+de salut... Il faut, en bonne justice, tenir compte des
+intentions.</p>
+
+<p>Monsignor Fornaro était redevenu très calme, très
+paterne.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! les intentions, les intentions...</p>
+
+<p>Il se leva, pour congédier le visiteur.</p>
+
+<p>&mdash;Soyez convaincu, mon cher monsieur Froment, que
+je suis très honoré de votre démarche près de moi...
+Naturellement, je ne puis vous dire quel sera mon rapport,
+nous en avons déjà trop causé, et j'aurais dû même
+refuser d'entendre votre défense. Vous ne m'en trouverez
+pas moins prêt à vous être agréable en tout ce qui n'ira<a name="page_425" id="page_425"></a>
+point contre mon devoir... Mais je crains fort que votre
+livre ne soit condamné.</p>
+
+<p>Et, sur un nouveau sursaut de Pierre:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dame, oui!... Ce sont les faits que l'on juge, et
+non les intentions. Toute défense est donc inutile, le
+livre est là, et il est ce qu'il est. Vous aurez beau l'expliquer,
+vous ne le changerez pas... C'est pourquoi la congrégation
+ne convoque jamais les accusés, n'accepte d'eux
+que la rétractation pure et simple. Et c'est encore ce que
+vous auriez de plus sage à faire, retirer votre livre, vous
+soumettre... Non! vous ne voulez pas? Ah! que vous êtes
+jeune, mon ami!</p>
+
+<p>Il riait plus haut du geste de révolte, d'indomptable
+fierté, qui venait d'échapper à son jeune ami, comme il le
+nommait. Puis, à la porte, dans une nouvelle expansion,
+baissant la voix:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, mon cher, je veux faire quelque chose pour
+vous, je vais vous donner un bon conseil... Moi, au fond,
+je ne suis rien. Je livre mon rapport, on l'imprime, on le lit,
+quitte à n'en tenir aucun compte... Tandis que le secrétaire
+de la congrégation, le père Dangelis, peut tout,
+même l'impossible... Allez donc le voir, au couvent des
+Dominicains, derrière la place d'Espagne... Ne me nommez
+pas. Et au revoir, mon cher, au revoir!</p>
+
+<p>Pierre, étourdi, se retrouva sur la place Navone, ne
+sachant plus ce qu'il devait croire et espérer. Une pensée
+lâche l'envahissait: pourquoi continuer cette lutte où les
+adversaires restaient ignorés, insaisissables? Pourquoi
+davantage s'entêter dans cette Rome si passionnante et si
+décevante? Il fuirait, il retournerait le soir même à
+Paris, y disparaîtrait, y oublierait les désillusions amères
+dans la pratique de la plus humble charité. Il était dans
+une de ces heures d'abandon où la tâche longtemps rêvée
+apparaît brusquement impossible. Mais, au milieu de son
+désarroi, il allait pourtant, il marchait quand même à son
+but. Quand il se vit sur le Corso, puis rue des Condotti,<a name="page_426" id="page_426"></a>
+et enfin place d'Espagne, il résolut de voir encore le père
+Dangelis. Le couvent des Dominicains est là, en bas de la
+Trinité des Monts.</p>
+
+<p>Ah! ces Dominicains, il n'avait jamais songé à eux, sans
+un respect mêlé d'un peu d'effroi. Pendant des siècles,
+quels vigoureux soutiens ils s'étaient montrés de l'idée
+autoritaire et théocratique! L'Église leur avait dû sa plus
+solide autorité, ils étaient les soldats glorieux de sa
+victoire. Tandis que saint François conquérait pour Rome
+les âmes des humbles, saint Dominique lui soumettait
+les âmes des intelligents et des puissants, toutes les âmes
+supérieures. Et cela passionnément, dans une flamme de
+foi et de volonté admirables, par tous les moyens d'action
+possibles, par la prédication, par le livre, par la pression
+policière et judiciaire. S'il ne créa pas l'Inquisition, il
+l'utilisa, son c&oelig;ur de douceur et de fraternité combattit le
+schisme dans le sang et le feu. Vivant, lui et ses moines,
+de pauvreté, de chasteté et d'obéissance, les grandes
+vertus de ces temps orgueilleux et déréglés, il allait par
+les villes, prêchait les impies, s'efforçait de les ramener
+à l'Église, les déférait aux tribunaux religieux, quand sa
+parole ne suffisait pas. Il s'attaquait aussi à la science,
+il la voulut sienne, il fit le rêve de défendre Dieu par les
+armes de la raison et des connaissances humaines, aïeul
+de l'angélique saint Thomas, lumière du moyen âge, qui
+a tout mis dans <i>la Somme</i>, la psychologie, la logique, la
+politique, la morale. Et ce fut ainsi que les Dominicains
+emplirent le monde, soutenant la doctrine de Rome dans
+les chaires célèbres de tous les peuples, en lutte presque
+partout contre l'esprit libre des Universités, vigilants gardiens
+du dogme, artisans infatigables de la fortune des
+papes, les plus puissants parmi les ouvriers d'art, de
+sciences et de lettres, qui ont construit l'énorme édifice
+du catholicisme, tel qu'il existe encore aujourd'hui.</p>
+
+<p>Mais, aujourd'hui, Pierre, qui le sentait crouler, cet édifice
+qu'on avait cru bâti à chaux et à sable, pour l'éternité,<a name="page_427" id="page_427"></a>
+se demandait de quelle utilité ils pouvaient bien
+être encore, ces ouvriers d'un autre âge, avec leur police
+et leurs tribunaux morts sous l'exécration, leur parole
+qu'on n'écoute plus, leurs livres qu'on ne lit guère, leur
+rôle de savants et de civilisateurs fini, devant la science
+actuelle, dont les vérités font de plus en plus craquer
+le dogme de toutes parts. Certes, ils constituent toujours
+un ordre influent et prospère; seulement, qu'on est loin
+de l'époque où leur général régnait à Rome, maître du
+sacré palais, ayant par l'Europe entière des couvents,
+des écoles, des sujets! Dans la curie romaine, de ce vaste
+héritage, il ne leur reste désormais que quelques situations
+acquises et, entre autres, la charge de secrétaire de
+la congrégation de l'Index, une ancienne dépendance du
+Saint-Office, où ils gouvernaient souverainement.</p>
+
+<p>Tout de suite, on introduisit Pierre auprès du père Dangelis.
+La salle était vaste, nue et blanche, inondée de
+clair soleil. Il n'y avait là qu'une table et des escabeaux,
+avec un grand crucifix de cuivre, pendu au mur. Près de
+la table, le père se tenait debout, un homme d'environ
+cinquante ans, très maigre, drapé sévèrement de
+l'ample costume blanc et noir. Dans sa longue face d'ascète,
+à la bouche mince, au nez mince, au menton
+mince et têtu, les yeux gris avaient une fixité gênante.
+Et, d'ailleurs, il se montra très net, très simple, d'une
+politesse glaciale.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur l'abbé Froment, l'auteur de <i>la Rome nouvelle</i>,
+n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Et il s'assit sur un escabeau, en indiqua un autre de la
+main.</p>
+
+<p>&mdash;Veuillez, monsieur l'abbé, me faire connaître l'objet
+de votre visite.</p>
+
+<p>Pierre, alors, dut recommencer ses explications, sa
+défense; et cela ne tarda pas à lui devenir d'autant plus
+pénible, que ses paroles tombaient dans un silence, dans
+un froid de mort. Le père ne bougeait pas, les mains<a name="page_428" id="page_428"></a>
+croisées sur les genoux, les yeux aigus et pénétrants, fixés
+dans les yeux du prêtre.</p>
+
+<p>Enfin, quand celui-ci s'arrêta, il dit sans hâte:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur l'abbé, j'ai cru devoir ne pas vous interrompre,
+mais je n'avais point à écouter tout ceci. Le
+procès de votre livre s'instruit, et aucune puissance au
+monde ne saurait en entraver la marche. Je ne vois donc
+pas bien ce que vous paraissez attendre de moi.</p>
+
+<p>La voix tremblante, Pierre osa répondre:</p>
+
+<p>&mdash;J'attends de la bonté et de la justice.</p>
+
+<p>Un pâle sourire, d'une orgueilleuse humilité, monta
+aux lèvres du religieux.</p>
+
+<p>&mdash;Soyez sans crainte, Dieu a toujours daigné m'éclairer
+dans mes modestes fonctions. Je n'ai, du reste, aucune
+justice à rendre, je suis un simple employé, chargé de
+classer et de documenter les affaires. Et ce sont Leurs Éminences
+seules, les membres de la congrégation, qui se prononceront
+sur votre livre... Ils le feront sûrement avec l'aide
+du Saint-Esprit, vous n'aurez qu'à vous incliner devant
+leur sentence, lorsqu'elle sera ratifiée par Sa Sainteté.</p>
+
+<p>Il coupa court, se leva, forçant Pierre à se lever. Ainsi,
+c'étaient presque les mêmes paroles que chez monsignor
+Fornaro, dites seulement avec une netteté tranchante,
+une sorte de tranquille bravoure. Partout, il se heurtait à
+la même force anonyme, à la machine puissamment
+montée, dont les rouages veulent s'ignorer entre eux, et
+qui écrase. Longtemps encore, on le promènerait sans
+doute, de l'un à l'autre, sans qu'il trouvât jamais la tête,
+la volonté raisonnante et agissante. Et il n'y avait qu'à
+s'incliner.</p>
+
+<p>Pourtant, avant de partir, il eut l'idée de prononcer
+une fois de plus le nom de monsignor Nani, dont il commençait
+à connaître la puissance.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous demande pardon de vous avoir dérangé inutilement.
+Je n'ai cédé qu'aux bienveillants conseils de
+monsignor Nani, qui daigne s'intéresser à moi.<a name="page_429" id="page_429"></a></p>
+
+<p>Mais l'effet fut inattendu. De nouveau, le maigre visage
+du père Dangelis s'éclaira d'un sourire, d'un plissement
+des lèvres, où s'aiguisait le plus ironique dédain. Il était
+devenu plus pâle, et ses yeux de vive intelligence flambèrent.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est monsignor Nani qui vous envoie... Eh
+bien! mais, si vous croyez avoir besoin de protection, il
+est inutile de vous adresser à un autre qu'à lui-même.
+Il est tout-puissant... Allez le voir, allez le voir.</p>
+
+<p>Et ce fut tout l'encouragement que Pierre emporta de
+sa visite: le conseil de retourner chez celui qui l'envoyait.
+Il sentit qu'il perdait pied, il résolut de rentrer
+au palais Boccanera, pour réfléchir et comprendre, avant
+de continuer ses démarches. Tout de suite, la pensée de
+questionner don Vigilio lui était venue; et la chance
+voulut, ce soir-là, après le souper, qu'il rencontrât le
+secrétaire dans le corridor, avec sa bougie, au moment
+où celui-ci allait se coucher.</p>
+
+<p>&mdash;J'aurais tant de choses à vous dire! Je vous en prie,
+cher monsieur, entrez donc un instant chez moi.</p>
+
+<p>D'un geste, l'abbé le fit taire. Puis, à voix très basse:</p>
+
+<p>&mdash;N'avez-vous pas aperçu l'abbé Paparelli au premier
+étage? Il nous suivait.</p>
+
+<p>Souvent, Pierre rencontrait dans la maison le caudataire,
+dont la face molle, l'air sournois et fureteur de
+vieille fille en jupe noire lui déplaisaient souverainement.
+Mais il ne s'en inquiétait point, et il fut surpris de
+la question. D'ailleurs, sans attendre la réponse, don
+Vigilio était retourné au bout du couloir, où il écouta
+longuement. Puis, il revint à pas de loup, il souffla sa
+bougie, pour entrer d'un saut chez son voisin.</p>
+
+<p>&mdash;Là, nous y sommes, murmura-t-il, lorsque la porte
+fut refermée. Et, si vous le voulez bien, ne restons pas
+dans ce salon, passons dans votre chambre. Deux murs
+valent mieux qu'un.</p>
+
+<p>Enfin, quand la lampe eut été posée sur la table, et<a name="page_430" id="page_430"></a>
+qu'ils se trouvèrent assis tous les deux au fond de cette
+pièce pâle, dont le papier gris de lin, les meubles dépareillés,
+le carreau et les murs nus avaient la mélancolie
+des vieilles choses fanées, Pierre remarqua que l'abbé
+était en proie à un accès de fièvre plus intense que de
+coutume. Son petit corps maigre grelottait, et jamais ses
+yeux de braise n'avaient brûlé si noirs, dans sa pauvre
+face jaune et ravagée.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous êtes souffrant? Je n'entends pas
+vous fatiguer.</p>
+
+<p>&mdash;Souffrant, ah! oui, ma chair est en feu. Mais, au
+contraire, je veux parler... Je n'en puis plus, je n'en puis
+plus! Il faut bien qu'un jour ou l'autre on se soulage.</p>
+
+<p>Était-ce de son mal qu'il désirait se distraire? Était-ce
+son long silence qu'il voulait rompre, pour ne pas en
+mourir étouffé? Tout de suite, il se fit raconter les démarches
+des derniers jours, il s'agita davantage, lorsqu'il
+sut de quelle façon le cardinal Sarno, monsignor Fornaro
+et le père Dangelis avaient reçu le visiteur.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien cela! c'est bien cela! rien ne m'étonne
+plus, et cependant je m'indigne pour vous, oui! ça ne me
+regarde pas et ça me rend malade, car ça réveille toutes
+mes misères, à moi!... Il faut ne pas compter le cardinal
+Sarno, qui vit autre part, toujours très loin, et qui
+n'a jamais aidé personne. Mais ce Fornaro, ce Fornaro!</p>
+
+<p>&mdash;Il m'a paru fort aimable, plutôt bienveillant, et je
+crois en vérité qu'à la suite de notre entrevue, il adoucira
+beaucoup son rapport.</p>
+
+<p>&mdash;Lui! il va d'autant plus vous charger, qu'il s'est
+montré plus tendre. Il vous mangera, il s'engraissera de
+cette proie facile. Ah! vous ne le connaissez guère, si délicieux,
+et sans cesse aux aguets pour bâtir sa fortune avec
+les malheurs des pauvres diables, dont il sait que la défaite
+doit être agréable aux puissants!... J'aime mieux
+l'autre, le père Dangelis, un terrible homme, mais franc<a name="page_431" id="page_431"></a>
+et brave au moins, et d'une intelligence supérieure.
+J'ajoute que celui-ci vous brûlerait comme une poignée
+de paille, s'il était le maître... Et si je pouvais tout vous
+dire, si je vous faisais entrer avec moi dans les effroyables
+dessous de ce monde, les monstrueux appétits d'ambition,
+les complications abominables des intrigues, les vénalités,
+les lâchetés, les traîtrises, les crimes même!</p>
+
+<p>En le voyant si exalté, sous la flambée d'une telle rancune,
+Pierre songea à tirer de lui les renseignements
+qu'il avait en vain cherchés jusque-là.</p>
+
+<p>&mdash;Dites-moi seulement où en est mon affaire. Lorsque
+je vous ai questionné, dès mon arrivée ici, vous m'avez
+répondu qu'aucune pièce n'était encore parvenue au
+cardinal. Mais le dossier s'est formé, vous devez être au
+courant, n'est-ce pas?... Et, à ce propos, monsignor
+Fornaro m'a parlé de trois évêques français qui auraient
+dénoncé mon livre, en exigeant des poursuites. Trois
+évêques! est-ce possible?</p>
+
+<p>Don Vigilio haussa violemment les épaules.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous êtes une belle âme! Moi, je suis surpris
+qu'il n'y en ait que trois... Oui, plusieurs pièces de
+votre affaire sont entre nos mains, et d'ailleurs je me
+doutais bien de ce qu'elle pouvait être, votre affaire. Les
+trois évêques sont l'évêque de Tarbes d'abord, qui évidemment
+exécute les vengeances des Pères de Lourdes, puis
+les évêques de Poitiers et d'Évreux, tous les deux connus
+par leur intransigeance ultramontaine, adversaires
+passionnés du cardinal Bergerot. Ce dernier, vous le
+savez, est mal vu au Vatican, où ses idées gallicanes, son
+esprit largement libéral soulèvent de véritables colères...
+Et ne cherchez pas autre part, toute l'affaire est là, une
+exécution que les tout-puissants Pères de Lourdes exigent
+du Saint-Père, sans compter qu'on désire atteindre, par-dessus
+votre livre, le cardinal, grâce à la lettre d'approbation
+qu'il vous a si imprudemment écrite et que vous
+avez publiée en guise de préface... Depuis longtemps, les<a name="page_432" id="page_432"></a>
+condamnations de l'Index ne sont souvent, entre ecclésiastiques,
+que des coups de massue échangés dans l'ombre.
+La dénonciation règne en maîtresse souveraine, et c'est
+ensuite la loi du bon plaisir. Je pourrais vous citer des
+faits incroyables, des livres innocents, choisis parmi cent
+autres, pour tuer une idée ou un homme; car, derrière
+l'auteur, on vise presque toujours quelqu'un, plus loin et
+plus haut. Il y a là un tel nid d'intrigues, une telle source
+d'abus, où se satisfont les basses rancunes personnelles,
+que l'institution de l'Index croule, et qu'ici même, dans
+l'entourage du pape, on sent l'absolue nécessité de la
+réglementer à nouveau prochainement, si on ne veut
+pas qu'elle tombe à un discrédit complet... S'entêter
+à garder l'universel pouvoir, à gouverner par toutes les
+armes, je comprends cela, certes! mais encore faut-il que
+les armes soient possibles, qu'elles ne révoltent pas par
+l'impudence de leur injustice et que leur vieil enfantillage
+ne fasse pas sourire!</p>
+
+<p>Pierre écoutait, le c&oelig;ur envahi d'un étonnement douloureux.
+Sans doute, depuis qu'il était à Rome, depuis
+qu'il y voyait les Pères de la Grotte salués et redoutés,
+maîtres par les larges aumônes qu'ils envoyaient au denier
+de Saint-Pierre, il les sentait derrière les poursuites, il
+devinait qu'il allait avoir à payer la page de son livre où
+il constatait, à Lourdes, un déplacement de la fortune
+inique, un spectacle effroyable qui faisait douter de Dieu,
+une continuelle cause de combat qui disparaîtrait dans
+la société vraiment chrétienne de demain. De même, il
+n'était pas sans avoir compris maintenant le scandale que
+devaient avoir soulevé sa joie avouée du pouvoir temporel
+perdu et surtout ce mot malencontreux de religion nouvelle,
+suffisant, à lui seul, pour armer les délateurs. Mais
+ce qui le surprenait et le désolait, c'était d'apprendre
+cette chose inouïe, la lettre du cardinal Bergerot imputée
+à crime, son livre dénoncé et condamné pour atteindre
+par derrière le pasteur vénérable qu'on n'osait frapper de<a name="page_433" id="page_433"></a>
+face. La pensée d'affliger le saint homme, d'être pour lui
+une cause de défaite, dans son ardente charité, lui était
+cruelle. Et quelle désespérance à trouver, au fond de ces
+querelles, où devrait lutter seul l'amour du pauvre, les
+plus laides questions d'orgueil et d'argent, les ambitions
+et les appétits lâchés dans le plus féroce égoïsme!</p>
+
+<p>Puis, ce fut, chez Pierre, une révolte contre cet Index
+odieux et imbécile. Il en suivait à présent le fonctionnement,
+depuis la dénonciation jusqu'à l'affichage public
+des livres condamnés. Le secrétaire de la congrégation,
+il venait de le voir, le père Dangelis, entre les mains
+duquel la dénonciation arrivait, qui dès lors instruisait
+l'affaire, composait le dossier, avec sa passion de moine
+autoritaire et lettré, rêvant de gouverner les intelligences
+et les consciences comme aux temps héroïques de l'Inquisition.
+Les prélats consulteurs, il en avait visité un, monsignor
+Fornaro, chargé du rapport sur son livre, si ambitieux
+et si accueillant, théologien subtil qui n'était point
+embarrassé pour trouver des attentats contre la foi dans
+un Traité d'algèbre, lorsque le soin de sa fortune l'exigeait.
+Ensuite, c'étaient les rares réunions des cardinaux,
+votant, supprimant de loin en loin un livre ennemi, dans
+le mélancolique désespoir de ne pouvoir les supprimer
+tous; et c'était enfin le pape, approuvant, signant le
+décret, une formalité pure, car tous les livres n'étaient-ils
+pas coupables? Mais quelle extraordinaire et lamentable
+bastille du passé, que cet Index vieilli, caduc,
+tombé en enfance! On sentait la formidable puissance
+qu'il avait dû être autrefois, lorsque les livres étaient
+rares et que l'Église avait des tribunaux de sang et de feu
+pour faire exécuter ses arrêts. Puis, les livres s'étaient
+multipliés tellement, la pensée écrite, imprimée, était
+devenue un fleuve si profond et si large, que ce fleuve
+avait tout submergé, tout emporté. Débordé, frappé d'impuissance,
+l'Index se trouvait maintenant réduit à la
+vaine protestation de condamner en bloc la colossale production<a name="page_434" id="page_434"></a>
+moderne, limitant de plus en plus son champ
+d'action, s'en tenant à l'unique examen des &oelig;uvres d'ecclésiastiques,
+et là encore corrompu dans son rôle, gâté
+par les pires passions, changé en un instrument d'intrigues,
+de haine et de vengeance. Ah! cette misère de
+ruine, cet aveu de vieillesse infirme, de paralysie générale
+et croissante, au milieu de l'indifférence railleuse
+des peuples! Le catholicisme, l'ancien agent glorieux de
+civilisation, en être venu là, à jeter au feu de son
+enfer les livres en tas, et quel tas! presque toute la
+littérature, l'histoire, la philosophie, la science des siècles
+passés et du nôtre! Peu de livres se publient à cette
+heure, qui ne tomberaient sous les foudres de l'Église.
+Si elle paraît fermer les yeux, c'est afin d'éviter l'impossible
+besogne de tout poursuivre et de tout détruire;
+et elle s'entête pourtant à conserver l'apparence de sa
+souveraine autorité sur les intelligences, telle qu'une
+reine très ancienne, dépossédée de ses États, désormais
+sans juges ni bourreaux, qui continuerait à rendre de
+vaines sentences, acceptées par une minorité infime. Mais
+qu'on la suppose un instant victorieuse, maîtresse par un
+miracle du monde moderne, et qu'on se demande ce
+qu'elle ferait de la pensée humaine, avec des tribunaux
+pour condamner, des gendarmes pour exécuter. Qu'on
+suppose les règles de l'Index appliquées strictement,
+un imprimeur ne pouvant rien mettre sous presse sans
+l'approbation de l'évêque, tous les livres déférés ensuite
+à la congrégation, le passé expurgé, le présent garrotté,
+soumis au régime de la terreur intellectuelle. Ne serait-ce
+pas la fermeture des bibliothèques, le long héritage de
+la pensée écrite mis au cachot, l'avenir barré, l'arrêt
+total de tout progrès et de toute conquête? De nos jours,
+Rome est là comme un terrible exemple de cette expérience
+désastreuse, avec son sol refroidi, sa sève morte,
+tuée par des siècles de gouvernement papal, Rome devenue
+si infertile, que pas un homme, pas une &oelig;uvre n'a pu y<a name="page_435" id="page_435"></a>
+naître encore au bout de vingt-cinq ans de réveil et de
+liberté. Et qui accepterait cela, non pas parmi les esprits
+révolutionnaires, mais parmi les esprits religieux, de
+quelque culture et de quelque largeur? Tout croulait
+dans l'enfantin et dans l'absurde.</p>
+
+<p>Le silence était profond, et Pierre, que ces réflexions
+bouleversaient, eut un geste désespéré, en regardant don
+Vigilio muet devant lui. Un moment, tous deux se turent,
+dans l'immobilité de mort qui montait du vieux palais
+endormi, au milieu de cette chambre close que la lampe
+éclairait d'une calme lueur. Et ce fut don Vigilio qui se
+pencha, le regard étincelant, qui souffla dans un petit
+frisson de sa fièvre:</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez, au fond de tout, ce sont eux, toujours
+eux.</p>
+
+<p>Pierre, qui ne comprit pas, s'étonna, un peu inquiet de
+cette parole égarée, tombée là sans transition apparente.</p>
+
+<p>&mdash;Qui, eux?</p>
+
+<p>&mdash;Les Jésuites!</p>
+
+<p>Et le petit prêtre, maigri, jauni, avait mis dans ce cri
+la rage concentrée de sa passion, qui éclatait. Ah! tant
+pis, s'il faisait une nouvelle sottise! le mot était lâché
+enfin! Il eut pourtant un dernier coup d'&oelig;il de défiance
+éperdue, autour des murs. Puis, il se soulagea longuement,
+dans une débâcle de paroles, d'autant plus irrésistible,
+qu'il l'avait plus longtemps refoulée au fond de
+lui.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! les Jésuites, les Jésuites!... Vous croyez les
+connaître, et vous ne vous doutez seulement pas de leurs
+&oelig;uvres abominables ni de leur incalculable puissance. Il
+n'y a qu'eux, eux partout, eux toujours. Dites-vous cela,
+dès que vous cessez de comprendre, si vous voulez comprendre.
+Quand il vous arrivera une peine, un désastre,
+quand vous souffrirez, quand vous pleurerez, pensez aussitôt:
+«Ce sont eux, ils sont là». Je ne suis pas sûr qu'il
+n'y en a pas un sous ce lit, dans cette armoire... Ah! les<a name="page_436" id="page_436"></a>
+Jésuites, les Jésuites! Ils m'ont dévoré, moi, et ils me
+dévorent, ils ne laisseront certainement rien de ma chair
+ni de mes os.</p>
+
+<p>De sa voix entrecoupée, il conta son histoire, il dit sa
+jeunesse pleine d'espérance. Il était de petite noblesse
+provinciale, et riche de jolies rentes, et d'une intelligence
+très vive, très souple, souriante à l'avenir. Aujourd'hui,
+il serait sûrement prélat, en marche pour les hautes
+charges. Mais il avait eu le tort imbécile de mal parler
+des Jésuites, de les contrecarrer en deux ou trois circonstances.
+Et, dès lors, à l'entendre, ils avaient fait pleuvoir
+sur lui tous les malheurs imaginables: sa mère et
+son père étaient morts, son banquier avait pris la fuite,
+les bons postes lui échappaient dès qu'il s'apprêtait à les
+occuper, les pires mésaventures le poursuivaient dans le
+saint ministère, à ce point, qu'il avait failli se faire interdire.
+Il ne goûtait un peu de repos que depuis le jour où
+le cardinal Boccanera, prenant en pitié sa malechance,
+l'avait recueilli et attaché à sa personne.</p>
+
+<p>&mdash;Ici, c'est le refuge, c'est l'asile. Ils exècrent Son
+Éminence, qui n'a jamais été avec eux; mais ils n'ont
+point encore osé s'attaquer à elle, ni à ses gens... Oh! je
+ne m'illusionne pas, ils me rattraperont quand même.
+Peut-être sauront-ils notre conversation de ce soir et me
+la feront-ils payer très cher; car j'ai tort de parler, je
+parle malgré moi... Ils m'ont volé tout le bonheur, ils
+m'ont donné tout le malheur possible, tout, tout, entendez-vous
+bien!</p>
+
+<p>Un malaise grandissant envahissait Pierre, qui s'écria,
+en s'efforçant de plaisanter:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, voyons! ce ne sont pas les Jésuites qui vous
+ont donné les fièvres?</p>
+
+<p>&mdash;Mais si, ce sont eux! affirma violemment don Vigilio.
+Je les ai prises au bord du Tibre, un soir que j'allais y
+pleurer, dans le gros chagrin d'avoir été chassé de la
+petite église que je desservais.<a name="page_437" id="page_437"></a></p>
+
+<p>Jusque-là, Pierre n'avait pas cru à la terrible légende
+des Jésuites. Il était d'une génération qui souriait des
+loups-garous et qui trouvait un peu sotte la peur bourgeoise
+des fameux hommes noirs, cachés dans les murs,
+terrorisant les familles. C'étaient là, pour lui, des contes
+de nourrice, exagérés par les passions religieuses et politiques.
+Aussi examinait-il don Vigilio avec ahurissement,
+pris de la crainte d'avoir affaire à un maniaque.</p>
+
+<p>Cependant, l'extraordinaire histoire des Jésuites s'évoquait
+en lui. Si saint François d'Assise et saint Dominique
+sont l'âme même et l'esprit du moyen âge, les
+maîtres et les éducateurs, l'un exprimant toute l'ardente
+foi charitable des humbles, l'autre défendant le dogme,
+fixant la doctrine pour les intelligents et les puissants,
+Ignace de Loyola apparaît au seuil des temps modernes
+pour sauver le sombre héritage qui périclite, en accommodant
+la religion aux sociétés nouvelles, en lui donnant
+de nouveau l'empire du monde qui va naître. Dès lors,
+l'expérience semblait faite, Dieu dans sa lutte intransigeante
+avec le péché allait être vaincu, car il était désormais
+certain que l'ancienne volonté de supprimer la nature,
+de tuer dans l'homme l'homme même, avec ses
+appétits, ses passions, son c&oelig;ur et son sang, ne pouvait
+aboutir qu'à une défaite désastreuse, où l'Église se trouvait
+à la veille de sombrer; et ce sont les Jésuites qui
+viennent la tirer d'un tel péril, qui la rendent à la vie
+conquérante, en décidant que c'est elle maintenant qui
+doit aller au monde, puisque le monde semble ne plus
+vouloir aller à elle. Tout est là, ils déclarent qu'il est
+avec le ciel des arrangements, ils se plient aux m&oelig;urs,
+aux préjugés, aux vices même, ils sont souriants, condescendants,
+sans nul rigorisme, d'une diplomatie aimable,
+prête à tourner les pires abominations à la plus grande
+gloire de Dieu. C'est leur cri de ralliement, et leur
+morale en découle, cette morale dont on a fait leur crime,
+que tous les moyens sont bons pour atteindre le but,<a name="page_438" id="page_438"></a>
+quand le but est la royauté de Dieu même, représentée
+par celle de son Église. Aussi quel succès foudroyant!
+Ils pullulent, ils ne tardent pas à couvrir la terre, à être
+partout les maîtres incontestés. Ils confessent les rois, ils
+acquièrent d'immenses richesses, ils ont une force d'envahissement
+si victorieuse, qu'ils ne peuvent mettre le
+pied dans un pays, si humblement que ce soit, sans le
+posséder bientôt, âmes, corps, pouvoir, fortune. Surtout
+ils fondent des écoles, ils sont des pétrisseurs de cerveau
+incomparables, car ils ont compris que l'autorité appartient
+toujours à demain, aux générations qui poussent
+et dont il faut rester les maîtres, si l'on veut régner éternellement.
+Leur puissance est telle, basée sur la nécessité
+d'une transaction avec le péché, qu'au lendemain du
+concile de Trente, ils transforment l'esprit du catholicisme,
+le pénètrent et se l'identifient, se trouvent être les
+soldats indispensables de la papauté, qui vit d'eux et
+pour eux. Depuis lors, Rome est à eux, Rome où leur
+général a si longtemps commandé, d'où sont partis si
+longtemps les mots d'ordre de cette tactique obscure et
+géniale, aveuglément suivie par leur innombrable armée,
+dont la savante organisation couvre le globe d'un réseau
+de fer, sous le velours des mains douces, expertes au
+maniement de la pauvre humanité souffrante. Mais le
+prodige, en tout cela, était encore la stupéfiante vitalité
+des Jésuites, sans cesse traqués, condamnés, exécutés,
+et debout quand même. Dès que leur puissance s'affirme,
+leur impopularité commence, peu à peu universelle. C'est
+une huée d'exécration qui monte contre eux, des accusations
+abominables, des procès scandaleux où ils apparaissent
+comme des corrupteurs et des malfaiteurs. Pascal
+les voue au mépris public, des parlements condamnent
+leurs livres au feu, des universités frappent leur morale
+et leur enseignement, ainsi que des poisons. Ils soulèvent
+dans chaque royaume de tels troubles, de telles luttes,
+que la persécution s'organise et qu'on les chasse bientôt<a name="page_439" id="page_439"></a>
+de partout. Pendant plus d'un siècle, ils sont errants,
+expulsés, puis rappelés, passant et repassant les frontières,
+sortant d'un pays au milieu des cris de haine, pour y
+rentrer dès que l'apaisement s'est fait. Enfin, supprimés
+par un pape, désastre suprême, mais rétablis par un
+autre, ils sont depuis cette époque à peu près tolérés.
+Et, dans le diplomatique effacement, l'ombre volontaire
+où ils ont la prudence de vivre, ils n'en sont pas moins
+triomphants, l'air tranquille et certain de la victoire, en
+soldats qui ont pour jamais conquis la terre.</p>
+
+<p>Pierre savait qu'aujourd'hui, à ne voir que l'apparence
+des choses, ils semblaient dépossédés de Rome. Ils ne
+desservaient plus le Gesù, ils ne dirigeaient plus le Collège
+Romain, où ils avaient façonné tant d'âmes; et,
+sans maison à eux, réduits à l'hospitalité étrangère, ils
+s'étaient réfugiés modestement au Collège Germanique,
+dans lequel se trouvait une petite chapelle. Là, ils professaient,
+ils confessaient encore, mais sans éclat, sans
+les splendeurs dévotes du Gesù, sans les succès glorieux
+du Collège Romain. Et fallait-il croire, dès lors,
+à une habileté souveraine, à cette ruse de disparaître
+pour rester les maîtres secrets et tout-puissants, la
+volonté cachée qui dirige tout? On disait bien que la
+proclamation de l'Infaillibilité du pape était leur &oelig;uvre,
+l'arme dont ils s'étaient armés eux-mêmes, en feignant
+d'en armer la papauté, pour les besognes prochaines et
+décisives que leur génie prévoyait, à la veille des grands
+bouleversements sociaux. Elle était peut-être vraie, cette
+souveraineté occulte que racontait don Vigilio dans un
+frisson de mystère, cette mainmise sur le gouvernement
+de l'Église, cette royauté ignorée et totale au Vatican.</p>
+
+<p>Un sourd rapprochement s'était fait dans l'esprit de
+Pierre, et il demanda tout d'un coup:</p>
+
+<p>&mdash;Monsignor Nani est donc Jésuite?</p>
+
+<p>Ce nom parut rendre don Vigilio à toute sa passion
+inquiète. Il eut un geste tremblant de la main.<a name="page_440" id="page_440"></a></p>
+
+<p>&mdash;Lui, oh! lui est bien trop fort, bien trop adroit, pour
+avoir pris la robe. Mais il sort de ce Collège Romain où
+sa génération a été formée, il y a bu ce génie des Jésuites
+qui s'adaptait si exactement à son propre génie. S'il a
+compris le danger de se marquer d'une livrée impopulaire
+et gênante, voulant être libre, il n'en est pas moins
+Jésuite, oh! Jésuite dans la chair, dans les os, dans
+l'âme, et supérieurement. Il a l'évidente conviction que
+l'Église ne peut triompher qu'en se servant des passions
+des hommes, et avec cela il l'aime très sincèrement, il
+est très pieux au fond, très bon prêtre, servant Dieu
+sans faiblesse, pour l'absolu pouvoir qu'il donne à ses
+ministres. En outre, si charmant, incapable d'une brutalité
+ni d'une faute, aidé par la lignée de nobles Vénitiens
+qu'il a derrière lui, instruit profondément par la
+connaissance du monde auquel il s'est beaucoup mêlé, à
+Vienne, à Paris, dans les nonciatures, sachant tout, connaissant
+tout, grâce aux délicates fonctions qu'il occupe
+ici depuis dix ans, comme assesseur du Saint-Office...
+Oh! une toute-puissance, non pas le Jésuite furtif, dont
+la robe noire passe au milieu des défiances, mais le
+chef sans un uniforme qui le désigne, la tête, le cerveau!</p>
+
+<p>Ceci rendit Pierre sérieux, car il ne s'agissait plus des
+hommes cachés dans les murs, des sombres complots
+d'une secte romantique. Si son scepticisme répugnait à
+ces contes, il admettait très bien qu'une morale opportuniste,
+comme celle des Jésuites, née des besoins de la
+lutte pour la vie, se fût inoculée et prédominât dans
+l'Église entière. Même les Jésuites pouvaient disparaître,
+leur esprit leur survivrait, puisqu'il était l'arme de
+combat, l'espoir de victoire, la seule tactique qui pouvait
+remettre les peuples sous la domination de Rome. Et la
+lutte restait, en réalité, dans cette tentative d'accommodement
+qui se poursuivait, entre la religion et le siècle.
+Dès lors, il comprenait que des hommes, comme monsignor<a name="page_441" id="page_441"></a>
+Nani, pouvaient prendre une importance énorme,
+décisive.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! si vous saviez, si vous saviez! continua don
+Vigilio, il est partout, il a la main dans tout. Tenez! pas
+une affaire ne s'est passée ici, chez les Boccanera, sans
+que je l'aie trouvé au fond, brouillant et débrouillant les
+fils, selon des nécessités que lui seul connaît.</p>
+
+<p>Et, dans cette fièvre intarissable de confidences dont
+la crise le brûlait, il raconta comment monsignor Nani
+avait sûrement travaillé au divorce de Benedetta. Les
+Jésuites ont toujours eu, malgré leur esprit de conciliation,
+une attitude irréconciliable à l'égard de l'Italie, soit
+qu'ils ne désespèrent pas de reconquérir Rome, soit
+qu'ils attendent l'heure de traiter avec le vainqueur
+véritable. Aussi, familier de donna Serafina depuis longtemps,
+Nani avait-il aidé celle-ci à reprendre sa nièce, à
+précipiter la rupture avec Prada, dès que Benedetta eut
+perdu sa mère. C'était lui qui, pour évincer l'abbé
+Pisoni, ce curé patriote, le confesseur de la jeune fille,
+qu'on accusait d'avoir fait le mariage, avait poussé cette
+dernière à prendre le même directeur que sa tante, le
+père Jésuite Lorenza, un bel homme aux yeux clairs et
+bienveillants, dont le confessionnal était assiégé, à la
+chapelle du Collège Germanique. Et il semblait certain
+que cette man&oelig;uvre avait décidé de toute l'aventure, ce
+qu'un curé venait de faire pour l'Italie, un père allait le
+défaire contre l'Italie. Maintenant, pourquoi Nani, après
+avoir ainsi consommé la rupture, paraissait-il s'être désintéressé
+un moment, jusqu'au point de laisser péricliter
+la demande en annulation de mariage? et pourquoi,
+désormais, s'en occupait-il de nouveau, faisant acheter
+monsignor Palma, mettant donna Serafina en campagne,
+pesant lui-même sur les cardinaux de la congrégation
+du Concile? Il y avait là des points obscurs, comme dans
+toutes les affaires dont il s'occupait; car il était surtout
+l'homme des combinaisons à longue portée. Mais on<a name="page_442" id="page_442"></a>
+pouvait supposer qu'il voulait hâter le mariage de
+Benedetta et de Dario, pour mettre fin aux commérages
+abominables du monde blanc, qui accusait le cousin et la
+cousine de n'avoir qu'un lit, au palais, sous l'&oelig;il plein
+d'indulgence de leur oncle, le cardinal. Ou peut-être ce
+divorce, obtenu à prix d'argent et sous la pression des
+influences les plus notoires, était-il un scandale volontaire,
+traîné en longueur, précipité à présent, pour
+nuire au cardinal lui-même, dont les Jésuites devaient
+avoir besoin de se débarrasser, dans une circonstance
+prochaine.</p>
+
+<p>&mdash;J'incline assez à cette supposition, conclut don
+Vigilio, d'autant plus que j'ai appris ce soir que le pape
+était souffrant. Avec un vieillard de quatre-vingt-quatre
+ans bientôt, une catastrophe soudaine est possible, et le
+pape ne peut plus avoir un rhume, sans que tout le Sacré
+Collège et la prélature soient en l'air, bouleversés par la
+brusque bataille des ambitions... Or les Jésuites ont
+toujours combattu la candidature du cardinal Boccanera.
+Ils devraient être pour lui, pour son rang, pour son
+intransigeance à l'égard de l'Italie; mais ils sont inquiets
+à l'idée de se donner un tel maître, ils le trouvent d'une
+rudesse intempestive, d'une foi violente, sans souplesse,
+trop dangereuse aujourd'hui, en ces temps de diplomatie
+que traverse l'Église... Et je ne serais aucunement étonné
+qu'on cherchât à le déconsidérer, à rendre sa candidature
+impossible, par les moyens les plus détournés et les
+plus honteux.</p>
+
+<p>Pierre commençait à être envahi d'un petit frisson de
+peur. La contagion de l'inconnu, des noires intrigues
+tramées dans l'ombre, agissait, au milieu du silence de
+la nuit, au fond de ce palais, près de ce Tibre, dans cette
+Rome toute pleine des drames légendaires. Et il fit
+un brusque retour sur lui-même, sur son cas personnel.</p>
+
+<p>&mdash;Mais moi, là dedans, moi! pourquoi monsignor<a name="page_443" id="page_443"></a>
+Nani semble-t-il s'intéresser à moi, comment se trouve-t-il
+mêlé au procès qu'on fait à mon livre?</p>
+
+<p>Don Vigilio eut un grand geste.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! on ne sait jamais, on ne sait jamais au juste!...
+Ce que je puis affirmer, c'est qu'il n'a connu l'affaire que
+lorsque les dénonciations des évêques de Tarbes, de Poitiers
+et d'Évreux se trouvaient déjà entre les mains du
+père Dangelis, le secrétaire de l'Index; et j'ai appris également
+qu'il s'est efforcé, alors, d'arrêter le procès, le
+trouvant inutile et impolitique sans doute. Mais quand la
+congrégation est saisie, il est presque impossible de la
+dessaisir, d'autant plus qu'il a dû se heurter contre le
+père Dangelis, qui, en fidèle Dominicain, est l'adversaire
+passionné des Jésuites... C'est à ce moment qu'il a fait
+écrire par la contessina à monsieur de la Choue, pour
+qu'il vous dise d'accourir ici vous défendre, et pour que
+vous acceptiez, pendant votre séjour, l'hospitalité dans ce
+palais.</p>
+
+<p>Cette révélation acheva d'émotionner Pierre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes certain de cela?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! tout à fait certain, je l'ai entendu parler de
+vous, un lundi, et déjà je vous ai prévenu qu'il paraissait
+vous connaître intimement, comme s'il s'était livré à une
+enquête minutieuse. Pour moi, il avait lu votre livre, il
+en était extrêmement préoccupé.</p>
+
+<p>&mdash;Vous le croyez donc dans mes idées, il serait sincère,
+il se défendrait en s'efforçant de me défendre?</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, oh! pas du tout... Vos idées, il les exècre
+sûrement, et votre livre, et vous-même! Il faut connaître,
+sous son amabilité si caressante, son dédain du faible,
+sa haine du pauvre, son amour de l'autorité, de la
+domination. Lourdes encore, il vous l'abandonnerait, bien
+qu'il y ait là une arme merveilleuse de gouvernement.
+Mais jamais il ne vous pardonnera d'être avec les petits
+de ce monde et de vous prononcer contre le pouvoir
+temporel. Si vous l'entendiez se moquer avec une tendre<a name="page_444" id="page_444"></a>
+férocité de monsieur de la Choue, qu'il appelle le saule
+pleureur élégiaque du néo-catholicisme!</p>
+
+<p>Pierre porta les deux mains à ses tempes, se serra la
+tête désespérément.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, pourquoi, pourquoi? dites-le-moi, je vous en
+prie!... Pourquoi me faire venir et m'avoir ici, dans cette
+maison, à sa disposition entière? Pourquoi me promener
+depuis trois mois dans Rome, à me heurter contre les obstacles,
+à me lasser, lorsqu'il lui était si facile de laisser
+l'Index supprimer mon livre, s'il en est gêné? Il est vrai
+que les choses ne se seraient pas passées tranquillement,
+car j'étais disposé à ne pas me soumettre, à confesser ma
+foi nouvelle hautement, même contre les décisions de
+Rome.</p>
+
+<p>Les yeux noirs de don Vigilio étincelèrent dans sa face
+jaune.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! c'est peut-être ce qu'il n'a pas voulu. Il vous
+sait très intelligent et très enthousiaste, je l'ai entendu
+répéter souvent qu'on ne doit pas lutter de face avec les
+intelligences et les enthousiasmes.</p>
+
+<p>Mais Pierre s'était levé, et il n'écoutait même plus, il
+marchait à travers la pièce, comme emporté dans le désordre
+de ses idées.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, voyons, il est nécessaire que je sache et
+que je comprenne, si je veux continuer la lutte. Vous
+allez me rendre le service de me renseigner en détail
+sur chacun des personnages, dans mon affaire... Des
+Jésuites, des Jésuites partout! Mon Dieu! je veux bien,
+vous avez peut-être raison. Encore faut-il, que vous me
+disiez les nuances... Ainsi, par exemple, ce Fornaro?</p>
+
+<p>&mdash;Monsignor Fornaro, oh! il est un peu ce qu'on veut.
+Mais il a été élevé aussi, celui-là, au Collège Romain, et
+soyez persuadé qu'il est Jésuite, Jésuite par éducation,
+par position, par ambition. Il brûle d'être cardinal, et s'il
+devient cardinal un jour, il brûlera d'être pape. Tous des
+candidats à la papauté, dès le séminaire!<a name="page_445" id="page_445"></a></p>
+
+<p>&mdash;Et le cardinal Sanguinetti?</p>
+
+<p>&mdash;Jésuite, Jésuite!... Entendons-nous, il l'a été, ne
+l'a plus été, l'est de nouveau certainement. Sanguinetti
+a coqueté avec tous les pouvoirs. Longtemps on l'a cru
+pour la conciliation entre le Saint-Siège et l'Italie; puis,
+la situation s'est gâtée, il a violemment pris parti contre
+les usurpateurs. De même, il s'est brouillé plusieurs fois
+avec Léon XIII, a fait ensuite sa paix, vit aujourd'hui au
+Vatican sur un pied de diplomatique réserve. En somme,
+il n'a qu'un but, la tiare, et il le montre même trop, ce qui
+use un candidat... Mais, pour le moment, la lutte semble
+se restreindre entre lui et le cardinal Boccanera. Et c'est
+pourquoi il s'est remis avec les Jésuites, exploitant leur
+haine contre son rival, comptant bien que, dans leur désir
+d'évincer celui-ci, ils seront forcés de le soutenir.
+Moi j'en doute, car je les sais trop fins, ils hésiteront à patronner
+un candidat si compromis déjà... Lui, brouillon,
+passionné, orgueilleux, ne doute de rien; et, puisque
+vous me dites qu'il est à Frascati, je suis sûr qu'il a couru
+s'y enfermer, dès la nouvelle de la maladie du pape, dans
+un but de haute tactique.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! et le pape lui-même, Léon XIII?</p>
+
+<p>Ici don Vigilio eut une courte hésitation, un léger
+battement de paupières.</p>
+
+<p>&mdash;Léon XIII? il est Jésuite, Jésuite!... Oh! je sais
+qu'on le dit avec les Dominicains, et c'est vrai, si l'on
+veut, car il se croit animé de leur esprit, il a remis en
+faveur saint Thomas, a restauré sur la doctrine tout l'enseignement
+ecclésiastique... Mais il y a aussi le Jésuite
+sans le vouloir, sans le savoir, et le pape actuel en restera
+le plus fameux exemple. Étudiez ses actes, rendez-vous
+compte de sa politique: vous y verrez l'émanation, l'action
+même de l'âme jésuite. C'est qu'il en est imprégné à
+son insu, c'est aussi que toutes les influences qui agissent
+sur lui, directement ou indirectement, partent de ce
+foyer... Pourquoi ne me croyez-vous pas? Je vous répète<a name="page_446" id="page_446"></a>
+qu'ils ont tout conquis, tout absorbé, que Rome est à eux,
+depuis le plus infime clerc jusqu'à Sa Sainteté elle-même!</p>
+
+<p>Et il continua, et il répondit à chaque nouveau nom que
+citait Pierre, par ce cri entêté et maniaque: Jésuite, Jésuite!
+Il semblait qu'il ne fût plus possible d'être autre
+chose dans l'Église, que cette explication se vérifiât d'un
+clergé réduit à pactiser avec le monde nouveau, s'il voulait
+sauver son Dieu. L'âge héroïque du catholicisme
+était accompli, ce dernier ne pouvait vivre désormais que
+de diplomatie et de ruses, de concessions et d'accommodements.</p>
+
+<p>&mdash;Et ce Paparelli, Jésuite, Jésuite! continua don Vigilio,
+en baissant instinctivement la voix, oh! le Jésuite
+humble et terrible, le Jésuite dans sa plus abominable
+besogne d'espionnage et de perversion! Je jurerais qu'on
+l'a mis ici pour surveiller Son Éminence, et il faut voir
+avec quel génie de souplesse et d'astuce il est parvenu à
+remplir sa tâche, au point qu'il est maintenant l'unique
+volonté, ouvrant la porte à qui lui plaît, usant de son
+maître comme d'une chose à lui, pesant sur chacune de
+ses résolutions, le possédant enfin par un lent envahissement
+de chaque heure. Oui! c'est la conquête du lion par
+l'insecte, c'est l'infiniment petit qui dispose de l'infiniment
+grand, ce simple abbé si infime, le caudataire dont
+le rôle est de s'asseoir aux pieds de son cardinal comme
+un chien fidèle, et qui en réalité règne sur lui, le pousse
+où il veut... Ah! le Jésuite, le Jésuite! Défiez-vous de lui,
+quand il passe sans bruit dans sa pauvre soutane, pareil
+à une vieille femme en jupe noire, avec sa face molle et
+ridée de dévote. Regardez s'il n'est pas derrière les portes,
+au fond des armoires, sous les lits. Je vous dis qu'ils
+vous mangeront comme ils m'ont mangé, et qu'ils vous
+donneront, à vous aussi, la fièvre, la peste, si vous ne
+prenez garde!</p>
+
+<p>Brusquement, Pierre s'arrêta devant le prêtre. Il perdait<a name="page_447" id="page_447"></a>
+pied, la crainte et la colère finissaient par l'envahir.
+Après tout, pourquoi pas? toutes ces histoires extraordinaires
+devaient être vraies.</p>
+
+<p>&mdash;Mais alors donnez-moi un conseil, cria-t-il. Je vous
+ai justement prié d'entrer chez moi, ce soir, parce que je
+ne savais plus que faire et que je sentais le besoin d'être
+remis dans la bonne route.</p>
+
+<p>Il s'interrompit, reprit sa marche violente, comme sous
+la poussée de sa passion qui débordait.</p>
+
+<p>&mdash;Ou bien non! ne me dites rien, c'est fini, j'aime
+mieux partir. Cette pensée m'est déjà venue, mais dans
+une heure de lâcheté, avec l'idée de disparaître, de retourner
+vivre en paix dans mon coin; tandis que, maintenant,
+si je pars, ce sera en vengeur, en justicier, pour
+crier, de Paris, ce que j'ai vu à Rome, ce qu'on y a fait
+du christianisme de Jésus, le Vatican tombant en poudre,
+l'odeur de cadavre qui s'en échappe, l'imbécile illusion de
+ceux qui espèrent voir un renouveau de l'âme moderne
+sortir un jour de ce sépulcre, où dort la décomposition
+des siècles... Oh! je ne céderai pas, je ne me soumettrai
+pas, je défendrai mon livre par un nouveau livre. Et,
+celui-ci, je vous réponds qu'il fera quelque bruit dans le
+monde, car il sonnera l'agonie d'une religion qui se
+meurt et qu'il faut se hâter d'enterrer, si l'on ne veut
+pas que ses restes empoisonnent les peuples.</p>
+
+<p>Ceci dépassait la cervelle de don Vigilio. Le prêtre italien
+se réveillait en lui, avec sa croyance étroite, sa terreur
+ignorante des idées nouvelles. Il joignit les mains,
+épouvanté.</p>
+
+<p>&mdash;Taisez-vous, taisez-vous! ce sont des blasphèmes...
+Et puis, vous ne pouvez vous en aller ainsi, sans tenter
+encore de voir Sa Sainteté. Elle seule est souveraine. Et
+je sais que je vais vous surprendre, mais le père Dangelis,
+en se moquant, vous a encore donné le seul bon conseil:
+retournez voir monsignor Nani, car lui seul vous ouvrira
+la porte du Vatican.<a name="page_448" id="page_448"></a></p>
+
+<p>Pierre en eut un nouveau sursaut de colère.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! que je sois parti de monsignor Nani,
+pour retourner à monsignor Nani! Quel est ce jeu?
+Puis-je accepter d'être un volant que se renvoient toutes
+les raquettes? A la fin, on se moque de moi!</p>
+
+<p>Et, harassé, éperdu, Pierre revint tomber sur sa chaise,
+en face de l'abbé qui ne bougeait pas, la face plombée par
+cette veillée trop longue, les mains toujours agitées d'un
+petit tremblement. Il y eut un long silence. Puis, don Vigilio
+expliqua qu'il avait bien une autre idée, il connaissait
+un peu le confesseur du pape, un père Franciscain,
+d'une grande simplicité, auquel il pourrait l'adresser.
+Peut-être, malgré son effacement, ce père lui serait-il
+utile. C'était toujours une tentative à faire. Et le silence
+recommença, et Pierre, dont les yeux vagues restaient
+fixés sur le mur, finit par distinguer le tableau ancien, qui
+l'avait touché si profondément, le jour de son arrivée.
+Dans la pâle lueur de la lampe, il venait peu à peu de le voir
+se détacher et vivre, tel que l'incarnation même de son cas,
+de son désespoir inutile devant la porte rudement fermée
+de la vérité et de la justice. Ah! cette femme rejetée, cette
+obstinée d'amour, sanglotant dans ses cheveux et dont
+on n'apercevait pas le visage, comme elle lui ressemblait,
+tombée de douleur sur les marches de ce palais, à l'impitoyable
+porte close! Elle était grelottante, drapée d'un
+simple linge, elle ne disait point son secret, infortune ou
+faute, douleur immense d'abandon; et, derrière ses mains
+serrées sur la face, il lui prêtait sa figure, elle devenait sa
+s&oelig;ur, ainsi que toutes les pauvres créatures sans toit ni
+certitude, qui pleurent d'être nues et d'être seules, qui
+usent leurs poings à vouloir forcer le seuil méchant des
+hommes. Il ne pouvait jamais la regarder sans la plaindre,
+il fut si remué, ce soir-là, de la retrouver toujours inconnue,
+sans nom et sans visage, et toujours baignée des
+plus affreuses larmes, qu'il questionna tout d'un coup don
+Vigilio.<a name="page_449" id="page_449"></a></p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous de qui est cette vieille peinture? Elle me
+remue jusqu'à l'âme, ainsi qu'un chef-d'&oelig;uvre.</p>
+
+<p>Stupéfait de cette question imprévue, qui tombait là
+sans transition aucune, le prêtre leva la tête, regarda,
+s'étonna davantage quand il eut examiné le panneau noirci,
+délaissé, dans son cadre pauvre.</p>
+
+<p>&mdash;D'où vient-elle, savez-vous? répéta Pierre. Comment
+se fait-il qu'on l'ait reléguée au fond de cette chambre?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! dit-il, avec un geste d'indifférence, ce n'est rien,
+il y a comme ça partout des peintures anciennes sans valeur...
+Celle-ci a toujours été là sans doute. Je ne sais
+pas, je ne l'avais même pas vue.</p>
+
+<p>Enfin, il s'était levé avec prudence. Mais ce simple
+mouvement venait de lui donner un tel frisson, qu'il put
+à peine prendre congé, les dents claquant de fièvre.</p>
+
+<p>&mdash;Non, ne me reconduisez pas, laissez la lampe dans
+cette pièce... Et, pour conclure, le mieux serait encore de
+vous abandonner aux mains de monsignor Nani, car celui-là,
+au moins, est supérieur. Je vous l'ai dit, dès votre
+arrivée, que vous le vouliez ou non, vous finirez par faire
+ce qu'il voudra. Alors, à quoi bon lutter?... Et jamais un
+mot de notre conversation de cette nuit, ce serait ma
+mort!</p>
+
+<p>Il rouvrit les portes sans bruit, regarda avec méfiance,
+à droite, à gauche, dans les ténèbres du couloir, puis se
+hasarda, disparut, rentra chez lui si doucement, qu'on
+n'entendit même point l'effleurement de ses pieds, au milieu
+du sommeil de tombe de l'antique palais.</p>
+
+<p>Le lendemain, Pierre, repris d'un besoin de lutte, et
+qui voulait tout essayer, se fit recommander par don Vigilio
+au confesseur du pape, à ce père Franciscain que le secrétaire
+connaissait un peu. Mais il tomba sur un bon moine,
+l'homme le plus timoré, évidemment choisi très modeste
+et très simple, sans influence aucune, pour qu'il n'abusât
+point de sa situation toute-puissante près du Saint-Père. Il
+y avait aussi une humilité affectée, de la part de celui-ci,<a name="page_450" id="page_450"></a>
+à n'avoir pour confesseur que le plus humble des réguliers,
+l'ami des pauvres, le saint mendiant des routes. Ce père
+jouissait pourtant d'une renommée d'orateur plein de foi,
+le pape assistait à ses sermons, caché selon la règle derrière
+un voile; car, si, comme Souverain Pontife infaillible,
+il ne pouvait recevoir la leçon d'aucun prêtre, on
+admettait que, comme homme, il tirât quand même profit
+de la bonne parole. En dehors de son éloquence naturelle,
+le bon père était vraiment un simple blanchisseur
+d'âmes, le confesseur qui écoute et qui absout, sans se
+souvenir des impuretés qu'il lave, aux eaux de la pénitence.
+Et Pierre, à le voir si réellement pauvre et nul,
+n'insista pas sur une intervention qu'il sentait inutile.</p>
+
+<p>Ce jour-là, la figure de l'amant ingénu de la Pauvreté,
+du délicieux François, comme disait Narcisse Habert, le
+hanta jusqu'au soir. Souvent il s'était étonné de la venue
+de ce nouveau Jésus, si doux aux hommes, aux bêtes et
+aux choses, le c&oelig;ur enflammé d'une si brûlante charité
+pour les misérables, dans cette Italie d'égoïsme et de
+jouissance, où la joie de la beauté est seule restée reine.
+Sans doute les temps sont changés, et quelle sève d'amour
+il a fallu, aux temps anciens, pendant les grandes souffrances
+du moyen âge, pour qu'un tel consolateur des
+humbles, poussé du sol populaire, se mît à prêcher le don
+de soi-même aux autres, le renoncement aux richesses,
+l'horreur de la force brutale, l'égalité et l'obéissance qui
+devaient assurer la paix du monde. Il marchait par les
+chemins, vêtu ainsi que les plus pauvres, une corde serrant
+à ses reins la robe grise, des sandales à ses pieds
+nus, sans bourse ni bâton. Et ils avaient, lui et ses
+frères, le verbe haut et libre, d'une verdeur de poésie,
+d'une hardiesse de vérité souveraines, se faisant justiciers
+partout, attaquant les riches et les puissants, osant
+dénoncer les mauvais prêtres, les évêques débauchés,
+simoniaques et parjures. Un long cri de soulagement les
+accueillait, le peuple les suivait en foule, ils étaient les<a name="page_451" id="page_451"></a>
+amis, les libérateurs de tous les petits qui souffraient.
+Aussi, d'abord, de tels révolutionnaires inquiétèrent-ils
+Rome, les papes hésitèrent avant d'autoriser l'ordre; et,
+quand ils cédèrent enfin, ce fut sûrement dans l'idée
+d'utiliser à leur profit cette force nouvelle, la conquête
+du peuple infime, de la masse immense et vague, dont
+la sourde menace a toujours grondé à travers les âges,
+même aux époques les plus despotiques. Dès lors, la
+papauté avait eu, dans les fils de Saint-François, une
+armée de continuelle victoire, l'armée errante qui se
+répandait partout, par les routes, par les villages, par les
+villes, qui pénétrait jusqu'au foyer de l'ouvrier et du
+paysan, gagnant les c&oelig;urs simples. S'imaginait-on la puissance
+démocratique d'un tel ordre, sorti des entrailles
+du peuple! De là, la prospérité si rapide, le nombre des
+frères pullulant en quelques années, des couvents se
+fondant de toutes parts, le tiers ordre envahissant la population
+laïque au point de l'imprégner et de l'absorber.
+Et ce qui prouvait qu'il y avait là une production du sol,
+une végétation vigoureuse de la souche plébéienne,
+c'était que tout un art national allait en naître, les précurseurs
+de la Renaissance en peinture, et Dante lui-même,
+l'âme du génie de l'Italie.</p>
+
+<p>Maintenant, depuis quelques jours, Pierre les voyait,
+ces grands ordres d'autrefois, et se heurtait contre eux,
+dans la Rome actuelle. Les Franciscains et les Dominicains,
+qui avaient si longtemps combattu de compagnie
+pour l'Église, rivaux animés de la même foi, étaient toujours
+là, face à face, dans leurs vastes couvents, d'apparence
+prospère. Mais il semblait que l'humilité des
+Franciscains les eût à la longue mis à l'écart. Peut-être
+aussi était-ce que leur rôle d'amis et de libérateurs
+du peuple a cessé, depuis que le peuple se libère lui-même,
+dans ses conquêtes politiques et sociales. Et la
+seule bataille restait sûrement entre les Dominicains et
+les Jésuites, les prêcheurs et les éducateurs, qui, les uns<a name="page_452" id="page_452"></a>
+et les autres, ont gardé la prétention de pétrir le monde
+à l'image de leur foi. On entendait gronder les influences,
+c'était une guerre de toutes les heures, dont Rome, le
+pouvoir suprême au Vatican, demeurait l'éternel enjeu.
+Les premiers, cependant, avaient beau avoir saint Thomas
+qui combattait pour eux, ils sentaient crouler leur
+vieille science dogmatique, ils devaient céder chaque
+jour un peu de terrain aux seconds, victorieux avec le
+siècle. Puis, c'étaient encore les Chartreux, vêtus de leur
+robe de drap blanc, les silencieux très saints et très purs,
+les contemplateurs qui se sauvent du monde dans leurs
+cloîtres aux cellules calmes, les désespérés et les consolés
+dont le nombre peut être moindre, mais qui vivront éternellement,
+comme la douleur et le besoin de solitude.
+C'étaient les Bénédictins, les enfants de Saint-Benoît dont
+la règle admirable a sanctifié le travail, les ouvriers passionnés
+des lettres et des sciences, qui ont longtemps été,
+à leur époque, des instruments puissants de civilisation,
+aidant à l'instruction universelle par leurs immenses travaux
+d'histoire et de critique; et ceux-ci, Pierre qui les
+aimait, qui se serait réfugié chez eux deux siècles plus tôt,
+s'étonnait pourtant de leur voir bâtir, sur l'Aventin, une
+vaste demeure, pour laquelle Léon XIII a déjà donné des
+millions, comme si la science d'aujourd'hui et de demain
+eût encore été un champ où ils pussent moissonner: à
+quoi bon? lorsque les ouvriers ont changé, lorsque les
+dogmes sont là pour barrer la route à qui doit passer en
+les respectant, sans achever de les abattre. Enfin, c'était
+le pullulement des ordres moindres, dont on compte des
+centaines: c'étaient les Carmes, les Trappistes, les Minimes,
+les Barnabites, les Lazaristes, les Eudistes, les
+Missionnaires, les Récollets, les Frères de la Doctrine
+chrétienne; c'étaient les Bernardins, les Augustins, les
+Théatins, les Observantins, les Célestins, les Capucins;
+sans compter les ordres correspondants de femmes, ni
+les Clarisses, ni les religieuses sans nombre, telles que<a name="page_453" id="page_453"></a>
+les religieuses de la Visitation et celles du Calvaire.
+Chaque maison avait son installation modeste ou somptueuse,
+certains quartiers de Rome n'étaient faits que de
+couvents, et tout ce peuple, derrière les façades muettes,
+bourdonnait, s'agitait, intriguait, dans la continuelle
+lutte des intérêts et des passions. L'ancienne évolution
+sociale qui les avait produits n'agissait plus depuis longtemps,
+ils s'entêtaient à vivre quand même, de plus en
+plus inutiles et affaiblis, destinés à cette agonie lente,
+jusqu'au jour où l'air et le sol leur manqueront à la fois,
+au sein de la société nouvelle.</p>
+
+<p>Et, dans ses démarches, dans ses courses qui recommençaient,
+ce n'était pas le plus souvent contre les réguliers
+que se heurtait Pierre: il avait affaire surtout au
+clergé séculier, à ce clergé de Rome, qu'il finissait par
+bien connaître. Une hiérarchie, rigoureuse encore, y maintenait
+les classes et les rangs. Au sommet, autour du
+pape, régnait la famille pontificale, les cardinaux et les
+prélats, très hauts, très nobles, d'une grande morgue, sous
+leur apparente familiarité. En dessous d'eux, le clergé
+des paroisses formait comme une bourgeoisie, très digne,
+d'un esprit sage et modéré, où les curés patriotes n'étaient
+même pas rares; et l'occupation italienne, depuis un
+quart de siècle, avait eu ce singulier résultat, en installant
+tout un monde de fonctionnaires, témoins des m&oelig;urs,
+de purifier la vie intime des prêtres romains, dans laquelle
+la femme autrefois jouait un rôle si décisif, que Rome était
+à la lettre un gouvernement de servantes maîtresses, trônant
+dans des ménages de vieux garçons. Et, enfin, on
+tombait à cette plèbe du clergé, que Pierre avait étudiée
+curieusement, tout un ramassis de misérables prêtres,
+crasseux, à demi nus, rôdant en quête d'une messe,
+comme des bêtes faméliques, s'échouant dans les tavernes
+louches, en compagnie des mendiants et des voleurs.
+Mais il était plus intéressé encore par la foule flottante
+des prêtres accourus de la chrétienté entière, les aventuriers,<a name="page_454" id="page_454"></a>
+les ambitieux, les croyants, les fous, que Rome
+attirait comme la lampe, dans la nuit, attire les insectes
+de l'ombre. Il y en avait de toute nationalité, de toute
+fortune, de tout âge, galopant sous le fouet de leurs
+appétits, se bousculant du matin au soir autour du Vatican,
+pour mordre à la proie qu'ils étaient venus saisir.
+Partout, il les retrouvait, et il se disait avec quelque honte
+qu'il était un d'eux, qu'il augmentait de son unité ce
+nombre incroyable de soutanes qu'on rencontrait par les
+rues. Ah! ce flux et ce reflux, cette continuelle marée,
+dans Rome, des robes noires, des frocs de toutes les couleurs!
+Les séminaires des diverses nations auraient suffi
+à pavoiser les rues, avec leurs queues d'élèves en fréquentes
+promenades: les Français tout noirs, les Américains
+du Sud noirs avec l'écharpe bleue, les Américains
+du Nord noirs avec l'écharpe rouge, les Polonais noirs
+avec l'écharpe verte, les Grecs bleus, les Allemands rouges,
+les Romains violets, et les autres, et les autres, brodés,
+lisérés de cent façons. Puis, il y avait en outre les confréries,
+les pénitents, les blancs, les noirs, les bleus,
+les gris, avec des cagoules, avec des pèlerines différentes,
+grises, bleues, noires ou blanches. Et c'était ainsi que,
+parfois encore, la Rome papale semblait ressusciter et
+qu'on la sentait vivace et tenace, luttant pour ne pas
+disparaître, dans la Rome cosmopolite actuelle, où s'effacent
+le ton neutre et la coupe uniforme des vêtements.</p>
+
+<p>Mais Pierre avait beau courir de chez un prélat chez un
+autre, fréquenter des prêtres, traverser des églises, il ne
+pouvait s'habituer au culte, à cette dévotion romaine, qui
+l'étonnait quand elle ne le blessait pas. Un dimanche
+qu'il était entré, par un matin de pluie, à Sainte-Marie-Majeure,
+il avait cru se trouver dans une salle d'attente,
+d'une richesse inouïe certes, avec ses colonnes et son
+plafond de temple antique, le baldaquin somptueux de
+son autel papal, les marbres éclatants de sa Confession,
+de sa chapelle Borghèse surtout, et où Dieu cependant ne<a name="page_455" id="page_455"></a>
+semblait pas habiter. Dans la nef centrale, pas un banc,
+pas une chaise; un continuel va-et-vient de fidèles qui la
+traversaient, comme on traverse une gare, en trempant de
+leurs souliers mouillés le précieux dallage de mosaïque;
+des femmes et des enfants, que la fatigue avait fait asseoir
+autour des socles de colonne, ainsi qu'on en voit, dans
+l'encombrement des grands départs, attendant leur train.
+Et, pour cette foule piétinante de menu peuple, entrée en
+passant, un prêtre disait une messe basse, au fond d'une
+chapelle latérale, devant laquelle une file unique de
+gens debout s'était formée, étroite, longue, une queue de
+théâtre barrant la nef en travers. A l'élévation, tous s'inclinèrent
+d'un air de ferveur; puis, l'attroupement se
+dissipa, la messe était dite. C'était partout la même assistance
+des pays du soleil, pressée, n'aimant pas s'installer
+sur des sièges, ne faisant à Dieu que de courtes
+visites familières, en dehors des grandes réceptions de
+gala, à Saint-Paul comme à Saint-Jean de Latran, dans
+toutes les vieilles basiliques comme à Saint-Pierre lui-même.
+Au Gesù seul, il tomba, un autre dimanche matin,
+sur une grand'messe qui lui rappela les foules dévotes du
+Nord: là, il y avait des bancs, des femmes assises, une
+tiédeur mondaine, sous le luxe des voûtes, chargées d'or,
+de sculptures et de peintures, d'une splendeur fauve
+admirable, depuis que le temps en a fondu le goût baroque
+trop vif. Mais que d'églises vides, parmi les plus anciennes
+et les plus vénérables, Saint-Clément, Sainte-Agnès,
+Sainte-Croix de Jérusalem, où l'on ne voyait guère, aux
+heures des offices, que les quelques voisins du quartier!
+Quatre cents églises, même pour Rome, c'étaient bien des
+nefs à peupler; et il y en avait qu'on fréquentait uniquement
+à certains jours fixes de cérémonie, beaucoup n'ouvraient
+leurs portes qu'une fois par an, le jour de la fête
+du saint. Certaines vivaient de la chance heureuse de
+posséder un fétiche, une idole secourable aux misères
+humaines: l'Aracoeli avait le petit Jésus miraculeux, «il<a name="page_456" id="page_456"></a>
+Bambino», qui guérissait les enfants malades; Sant'Agostino
+avait la «Madona del Parto», la Vierge qui délivrait
+heureusement les femmes enceintes. D'autres étaient
+réputées pour l'eau de leurs bénitiers, l'huile de leurs
+lampes, la puissance d'un saint de bois ou d'une madone
+de marbre. D'autres semblaient délaissées, abandonnées
+aux touristes, livrées à la petite industrie des bedeaux,
+telles que des musées, peuplés de dieux morts. D'autres
+enfin restaient troublantes, comme Santa-Maria-Rotonda,
+installée dans le Panthéon, une salle ronde qui
+tient du cirque, et où la Vierge est demeurée l'évidente
+locataire de l'Olympe. Il s'était intéressé aux églises des
+quartiers pauvres, à Saint-Onuphre, à Sainte-Cécile, à
+Sainte-Marie du Transtévère, sans y rencontrer la foi
+vive, le flot populaire qu'il espérait. Une après-midi, dans
+cette dernière complètement vide, il avait entendu des
+chantres chanter à pleine voix, un lamentable chant au
+milieu de cette solitude. Un autre jour, étant entré à San
+Grisogono, il l'avait trouvé tendu, sans doute pour une
+fête du lendemain: les colonnes dans des fourreaux de
+damas rouge, les portiques sous des lambrequins et des
+rideaux alternés, jaunes et bleus, blancs et rouges; et il
+avait fui, devant cette affreuse décoration, d'un clinquant
+de foire. Ah! qu'il était loin des cathédrales où, dans son
+enfance, il avait cru et prié! Partout, il retrouvait la même
+église, l'ancienne basilique antique, accommodée au goût
+de la Rome du dernier siècle par le Bernin ou ses élèves.
+A Saint-Louis des Français, dont le style est meilleur,
+d'une sobriété élégante, il ne fut ému que par les grands
+morts, les héros et les saints, qui dormaient sous les
+dalles, dans la terre étrangère. Et, comme il cherchait du
+gothique, il finit par aller voir Sainte-Marie de la Minerve,
+qu'on lui disait être le seul échantillon du style gothique
+à Rome. Ce fut pour lui la stupéfaction dernière, ces
+colonnes engagées recouvertes de marbre, ces ogives qui
+n'osent s'élancer, étouffées dans le plein cintre, ces voûtes<a name="page_457" id="page_457"></a>
+qui s'arrondissent, condamnées à la lourde majesté du
+dôme. Non, non! la foi dont les cendres tièdes demeuraient
+là, n'était plus celle dont le brasier avait envahi et brûlé
+au loin la chrétienté entière. Monsignor Fornaro, que le
+hasard lui fit rencontrer justement, au sortir de Sainte-Marie
+de la Minerve, s'éleva contre le gothique, en le
+traitant d'hérésie pure. La première église chrétienne,
+c'était la basilique, née du temple; et l'on blasphémait,
+lorsqu'on voyait la véritable église chrétienne dans la
+cathédrale gothique, car le gothique n'était que le détestable
+esprit anglo-saxon, le génie révolté de Luther. Il
+voulut répondre passionnément au prélat; puis, il se tut,
+de crainte d'en trop dire. N'était-ce pas, en effet, la preuve
+décisive que le catholicisme était la végétation même du
+sol de Rome, le paganisme transformé par le christianisme?
+Ailleurs, celui-ci a poussé dans un esprit différent,
+à ce point qu'il est entré en rébellion, qu'il s'est tourné
+contre la Cité mère, au jour du schisme. L'écart est allé
+en s'élargissant toujours, les dissemblances s'accusent
+aujourd'hui de plus en plus, dans l'évolution des sociétés
+nouvelles, malgré les efforts désespérés d'unité, de sorte
+que le schisme, une fois encore, apparaît inévitable et
+prochain. Et il gardait aux basiliques une autre rancune
+d'enfant jadis pieux et sentimental, l'absence des cloches,
+des belles et grandes cloches, aimées des humbles. Il
+faut des clochers, pour les cloches, et il n'y a pas de
+clochers à Rome, il n'y a que des dômes. Décidément,
+Rome n'était pas la ville de Jésus, sonnante et carillonnante,
+d'où la prière montait en ondes sonores parmi le
+vol tourbillonnant des corneilles et des hirondelles.</p>
+
+<p>Cependant, Pierre continuait ses démarches, envahi par
+une sourde irritation qui le faisait s'obstiner, retournant
+voir les gens, tenant la parole qu'il s'était donnée de
+rendre visite à chacun des cardinaux de la congrégation
+de l'Index, malgré les blessures. Et il se trouva peu à peu
+lancé à travers les autres congrégations, ces ministères<a name="page_458" id="page_458"></a>
+de l'ancien gouvernement pontifical, aujourd'hui moins
+nombreuses, mais d'une complication de rouages extraordinaire
+encore, ayant chacune un cardinal pour préfet,
+des membres cardinaux tenant séance, des prélats consulteurs,
+tout un monde d'employés. Il dut aller plusieurs
+fois à la Chancellerie où siège la congrégation de l'Index,
+il se perdit dans cette immensité d'escaliers, de couloirs
+et de salles, gagné dès le portique de la cour par le frisson
+glacé des vieux murs, ne pouvant arriver à aimer ce
+palais, l'&oelig;uvre maîtresse de Bramante, le type pur de la
+renaissance romaine, d'une beauté si nue et si froide. Il
+connaissait déjà la congrégation de la Propagande, où le
+cardinal Sarno l'avait reçu; et ce fut le hasard de ses
+visites, renvoyé de l'un à l'autre, dans cette chasse aux
+influences, qui lui fit connaître de même les autres
+congrégations, celle des Évêques et Réguliers, celle des
+Rites, celle du Concile. Même il entrevit la Consistoriale,
+la Daterie, la Sacrée Pénitencerie. C'était le mécanisme
+énorme de l'administration de l'Église, le monde entier à
+gouverner, élargir les conquêtes, gérer les affaires des
+pays conquis, juger les questions de foi, de m&oelig;urs et de
+personnes, examiner et punir les délits, accorder les dispenses,
+vendre les faveurs. On n'imaginait pas le nombre
+effroyable d'affaires qui, chaque matin, tombait au Vatican,
+les questions les plus graves, les plus délicates, les
+plus complexes, dont la solution donnait lieu à des recherches,
+à des études sans nombre. Il fallait bien répondre
+à ce peuple de visiteurs, qui encombraient Rome,
+venus de tous les points de la chrétienté, à ces lettres, à
+ces suppliques, à ces dossiers, dont le flot se distribuait,
+s'entassait dans les bureaux. Et le miracle était le
+grand silence discret dans lequel se faisait la colossale
+besogne, pas un bruit sur la rue, des tribunaux, des parlements,
+des fabriques de saints et de nobles d'où ne
+sortait pas même la petite trépidation du travail, une mécanique
+si bien huilée, que, malgré la rouille des siècles,<a name="page_459" id="page_459"></a>
+l'usure profonde et irrémédiable, elle fonctionnait sans
+qu'on la devinât, derrière les murs. Toute la politique de
+l'Église n'était-elle pas là? se taire, écrire le moins possible,
+attendre. Mais quelle mécanique prodigieuse, surannée
+et si puissante encore! et comme il se sentait pris,
+au milieu de ces congrégations, dans le réseau de fer du
+plus absolu pouvoir qu'on eût jamais organisé pour dominer
+les hommes! Il avait beau y constater des lézardes,
+des trous, une vétusté annonçant la ruine, il ne lui appartenait
+pas moins, depuis qu'il s'y était risqué, il était
+saisi, broyé, emporté au travers de cet inextricable filet,
+de ce labyrinthe sans fin des influences et des intrigues,
+où s'agitaient les vanités et les vénalités, les corruptions
+et les ambitions, tant de misère et tant de grandeur. Et
+qu'il était loin de la Rome qu'il avait rêvée, et quelle
+colère le soulevait parfois dans sa lassitude, dans sa volonté
+de se défendre!</p>
+
+<p>Brusquement, des choses s'expliquaient, que Pierre
+n'avait jamais comprises. Un jour qu'il était retourné à
+la Propagande, le cardinal Sarno lui parla de la Franc-Maçonnerie
+avec une telle rage froide, que, tout d'un
+coup, il vit clair. Jusque-là, la Franc-Maçonnerie l'avait
+fait sourire, il n'y croyait guère plus qu'aux Jésuites,
+trouvant enfantines les ridicules histoires qui circulaient,
+renvoyant à la légende ces hommes de mystère et d'ombre,
+dont le secret pouvoir, incalculable, aurait gouverné le
+monde. Il s'étonnait surtout de la haine aveugle qui affolait
+certaines gens, dès que le mot de francs-maçons leur
+venait aux lèvres: un prélat, et des plus distingués, des
+plus intelligents, lui avait affirmé d'un air de conviction
+profonde que toute loge maçonnique était présidée, au
+moins une fois l'an, par le Diable en personne, visible.
+C'était à confondre le simple bon sens. Et il venait de
+comprendre la rivalité, la furieuse lutte de l'Église catholique
+et romaine contre l'autre Église, l'Église d'en face.
+La première avait beau se croire triomphante, elle n'en<a name="page_460" id="page_460"></a>
+sentait pas moins dans l'autre une concurrence, une très
+vieille ennemie, qui se prétendait même plus ancienne
+qu'elle, et dont la victoire restait toujours possible. Surtout,
+le heurt résultait de ce que les deux sectes avaient
+la même ambition de souveraineté universelle, la même
+organisation internationale, le même coup de filet jeté
+sur les peuples, des mystères, des dogmes, des rites. Dieu
+contre Dieu, foi contre foi, conquête contre conquête; et,
+dès lors, de même que deux maisons rivales, établies aux
+deux côtés d'une rue, elles se gênaient, l'une devait finir
+par tuer l'autre. Mais, si le catholicisme lui semblait
+caduc, menacé de ruine, il restait également sceptique
+sur la puissance de la Franc-Maçonnerie. Il avait questionné,
+fait une enquête, pour se rendre compte de la
+réalité de cette puissance, dans cette ville de Rome où les
+deux pouvoirs suprêmes se trouvaient en présence, où le
+grand maître trônait en face du pape. On lui avait bien
+raconté que les derniers princes romains se croyaient
+forcés de se faire recevoir francs-maçons, pour ne pas se
+rendre la vie trop rude, aggraver leur situation difficile,
+barrer l'avenir de leurs fils. Seulement, ne cédaient-ils
+pas uniquement à la force irrésistible de l'évolution
+sociale actuelle? La Franc-Maçonnerie n'allait-elle pas
+être noyée, elle aussi, dans son propre triomphe,
+celui des idées de justice, de raison et vérité, qu'elle
+avait si longtemps défendues, au travers des ténèbres et
+des violences de l'histoire? C'est un fait constant, la
+victoire de l'idée tue la secte qui la propage, rend
+inutile et un peu baroque l'appareil dont les sectaires
+ont dû s'entourer pour frapper les imaginations. Le
+carbonarisme n'a pu survivre à la conquête des libertés
+politiques qu'il réclamait, et le jour où l'Église catholique
+croulera, ayant fait son &oelig;uvre civilisatrice, l'autre
+Église, l'Église franc-maçonne d'en face, disparaîtra de
+même, sa tâche de libération étant faite. Aujourd'hui, la
+fameuse toute-puissance des loges serait un pauvre instrument<a name="page_461" id="page_461"></a>
+de conquête, entravé lui-même par des traditions,
+gâté par un cérémonial dont on plaisante, réduit à n'être
+qu'un lien d'entente et de secours mutuel, si le grand
+souffle de la science n'emportait les peuples, aidant à la
+destruction des religions vieillies.</p>
+
+<p>Alors, Pierre, brisé par tant de courses et de démarches,
+fut repris d'anxiété, dans son obstination à ne pas
+quitter Rome, sans s'être battu jusqu'au bout, en soldat
+d'une espérance qui ne veut pas croire à la défaite. Il
+avait vu tous les cardinaux dont l'influence pouvait lui
+être de quelque utilité. Il avait vu le cardinal vicaire,
+chargé du diocèse de Rome, un lettré qui avait causé
+d'Horace avec lui, un politique un peu brouillon qui
+s'était mis à le questionner sur la France, sur la République,
+sur le budget de la guerre et de la marine, sans
+s'occuper le moins du monde du livre poursuivi. Il
+avait vu le Grand Pénitencier, le cardinal aperçu déjà
+au palais Boccanera, un vieillard maigre, au visage
+décharné d'ascète, dont il n'avait pu tirer qu'un long
+blâme, des paroles sévères contre les jeunes prêtres,
+gâtés par le siècle, auteurs d'ouvrages exécrables. Enfin, il
+avait vu, au Vatican, le cardinal secrétaire, en quelque
+sorte le ministre des Affaires étrangères de Sa Sainteté,
+la grande puissance du Saint-Siège, dont on l'avait écarté
+jusque-là, en le terrifiant sur les conséquences d'une
+visite malheureuse. Il s'était excusé de venir si tard, et
+il avait trouvé l'homme le plus aimable, corrigeant par
+une diplomatique bienveillance l'aspect un peu rude de
+sa personne, le questionnant d'un air d'intérêt après
+l'avoir fait asseoir, l'écoutant, le réconfortant même.
+Mais, de retour sur la place Saint-Pierre, il avait bien
+compris que son affaire n'avait point avancé d'un pas, et
+que, s'il arrivait un jour à forcer la porte du pape, ce ne
+serait jamais en passant par la Secrétairerie d'État. Et, ce
+soir-là, il était rentré rue Giulia effaré, surmené, la tête
+brisée après tant de visites à tant de gens, si éperdu<a name="page_462" id="page_462"></a>
+de s'être senti peu à peu prendre tout entier par cette
+machine aux cent rouages, qu'il s'était demandé avec
+terreur ce qu'il ferait le lendemain, n'ayant plus rien à
+faire, qu'à devenir fou.</p>
+
+<p>Il rencontra justement don Vigilio dans un couloir, et
+il voulut de nouveau le consulter, obtenir de lui un bon
+conseil. Mais celui-ci le fit taire d'un geste inquiet, sans
+qu'il sût pourquoi. Il avait ses yeux de terreur. Puis,
+dans un souffle, à l'oreille:</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vu monsignor Nani? Non!... Eh bien! allez
+le voir, allez le voir. Je vous répète que vous n'avez pas
+d'autre chose à faire.</p>
+
+<p>Il céda. Pourquoi résister, en effet? En dehors de la
+passion d'ardente charité qui l'avait amené pour défendre
+son livre, n'était-il pas à Rome dans un but d'expérience?
+Il fallait bien pousser jusqu'au bout les tentatives.</p>
+
+<p>Le lendemain, de trop bonne heure, il se trouva sous
+la colonnade de Saint-Pierre, et il dut s'y attarder, en
+attendant. Jamais encore il n'avait mieux senti l'énormité
+de ces quatre rangées tournantes de colonnes, de
+cette forêt aux gigantesques troncs de pierre, où personne
+ne se promène d'ailleurs. C'est un désert grandiose et
+morne, on se demande pourquoi un portique si majestueux:
+pour l'unique majesté sans doute, pour la
+pompe de la décoration; et toute Rome, une fois de plus,
+était là. Puis, il suivit la rue du Saint-Office, arriva
+devant le palais du Saint-Office, derrière la Sacristie,
+dans un quartier de solitude et de silence, que le
+pas d'un piéton, le roulement d'une voiture troublent
+à peine, de loin en loin. Le soleil seul s'y promène, en
+nappes lentes, sur le petit pavé blanchi. On y devine
+le voisinage de la basilique, l'odeur d'encens, la paix
+cloîtrée, dans le sommeil des siècles. Et, à un angle,
+le palais du Saint-Office est d'une nudité pesante et
+inquiétante: une haute façade jaune, percée d'une
+seule ligne de fenêtres; tandis que, sur la rue latérale,<a name="page_463" id="page_463"></a>
+l'autre façade est plus louche encore, avec son rang de
+fenêtres plus étroites, des judas aux vitres glauques.
+Dans l'éclatant soleil, ce colossal cube de maçonnerie
+couleur de boue paraît dormir, presque sans jour sur le
+dehors, fermé et mystérieux comme une prison.</p>
+
+<p>Pierre eut un frisson, dont il sourit ensuite, ainsi que
+d'un enfantillage. La sainte, romaine et universelle
+Inquisition, la sacrée congrégation du Saint-Office,
+comme on la nommait aujourd'hui, n'était plus celle de
+la légende, la pourvoyeuse des bûchers, le tribunal
+occulte et sans appel, ayant droit de mort sur l'humanité
+entière. Pourtant, elle gardait toujours le secret de sa
+besogne, elle se réunissait chaque mercredi, jugeait et
+condamnait, sans que rien, pas même un souffle, sortît
+des murs. Mais, si elle continuait à frapper le crime d'hérésie,
+si elle ne s'en tenait pas aux &oelig;uvres et frappait
+aussi les hommes, elle n'avait plus d'armes, ni cachot, ni
+fer, ni feu, réduite à un rôle de protestation, ne pouvant
+même infliger aux siens, aux ecclésiastiques, que des
+peines disciplinaires.</p>
+
+<p>Lorsqu'il fut entré et qu'on l'eut introduit dans le
+salon de monsignor Nani, qui habitait le palais, à titre
+d'assesseur, Pierre éprouva une surprise heureuse. La
+pièce était vaste, située au midi, inondée de gai soleil;
+et il régnait là une douceur exquise, malgré la raideur
+des meubles, la couleur sombre des tentures, comme
+si une femme y eût vécu, accomplissant ce prodige de
+mettre de sa grâce dans ces choses sévères. Il n'y avait
+pas de fleurs, et cela sentait bon. Un charme, épandu,
+prenait les c&oelig;urs, dès le seuil.</p>
+
+<p>Tout de suite, monsignor Nani s'était avancé, souriant,
+avec sa face rose, aux yeux bleus si vifs, aux fins cheveux
+blonds que l'âge poudrait. Et les deux mains tendues:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon cher fils, que vous êtes aimable d'être
+venu me voir... Voyons, asseyez-vous, causons comme
+deux amis.<a name="page_464" id="page_464"></a></p>
+
+<p>Il le questionna sans attendre, avec une apparence
+d'affection extraordinaire.</p>
+
+<p>&mdash;Où en êtes-vous? Racontez-moi ça, dites-moi bien
+tout ce que vous avez fait.</p>
+
+<p>Pierre, touché malgré les confidences de don Vigilio,
+gagné par la sympathie qu'il croyait sentir, se confessa
+sans rien omettre. Il dit ses visites au cardinal Sarno, à
+monsignor Fornaro, au père Dangelis; il conta ses autres
+démarches près des cardinaux influents, tous ceux de
+l'Index, et le Grand Pénitencier, et le cardinal vicaire, et
+le cardinal secrétaire; il insista sur ses courses sans fin
+d'une porte à une autre, à travers tout le clergé de Rome,
+à travers toutes les congrégations, dans cette immense
+ruche active et silencieuse, où il s'était lassé les pieds,
+brisé les membres, hébété le cerveau.</p>
+
+<p>Et monsignor Nani, qui semblait l'écouter d'un air
+de ravissement, s'exclamait, répétait à chaque station de
+ce calvaire du solliciteur:</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est très bien! mais c'est parfait! Oh! votre
+affaire marche! A merveille, à merveille, elle marche!</p>
+
+<p>Il exultait, sans laisser percer, d'ailleurs, aucune ironie
+malséante. Il n'avait que son joli regard d'enquête, qui
+fouillait le jeune prêtre, pour savoir s'il l'avait enfin
+amené au point d'obéissance où il le désirait. Était-il
+assez las, assez désillusionné, assez renseigné sur la réalité
+des choses, pour qu'on pût en finir avec lui? Trois
+mois de Rome avaient-ils suffi pour faire un sage, un
+résigné au moins, de l'enthousiaste un peu fou du premier
+jour?</p>
+
+<p>Brusquement, monsignor Nani demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mon cher fils, vous ne me parlez pas de Son
+Éminence le cardinal Sanguinetti.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, c'est que Son Éminence est à Frascati,
+je n'ai pu la voir.</p>
+
+<p>Alors, le prélat, comme s'il eût reculé encore le dénouement,
+avec une secrète jouissance de diplomate artiste,<a name="page_465" id="page_465"></a>
+se récria, leva ses petites mains grasses au ciel, de l'air
+inquiet d'un homme qui déclare tout perdu.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! il faut voir Son Éminence, il faut voir Son
+Éminence! C'est absolument nécessaire. Pensez donc! le
+préfet de l'Index! Nous ne pourrons agir qu'après votre
+visite, car vous n'avez vu personne, si vous ne l'avez pas
+vu... Allez, allez à Frascati, mon cher fils.</p>
+
+<p>Et Pierre ne put que s'incliner.</p>
+
+<p>&mdash;J'irai, monseigneur.<a name="page_466" id="page_466"></a></p>
+
+<h3><a name="XI" id="XI"></a>XI</h3>
+
+<p>Bien qu'il sût ne pouvoir se présenter chez le cardinal
+Sanguinetti que vers onze heures, Pierre, qui avait pris
+un train matinal, descendit dès neuf heures à la petite
+gare de Frascati. Déjà, il y était venu, en un de ses jours
+d'oisiveté forcée; il avait fait l'excursion classique de ces
+Châteaux romains, qui vont de Frascati à Rocca di Papa,
+et de Rocca di Papa au Monte Cave; et il était charmé, il se
+promettait deux heures de promenade apaisante, sur ces
+premiers coteaux des monts Albains, où Frascati est bâti
+parmi les roseaux, les oliviers et les vignes, dominant
+l'immense mer rousse de la Campagne, comme du haut
+d'un promontoire, jusqu'à Rome lointaine qui blanchit,
+telle qu'un îlot de marbre, à six grandes lieues.</p>
+
+<p>Ah! ce Frascati, sur son mamelon verdoyant, au pied
+des hauteurs boisées de Tusculum, avec sa terrasse fameuse
+d'où l'on a la plus belle vue du monde, avec
+ses anciennes villas patriciennes aux fières et élégantes
+façades Renaissance, aux parcs magnifiques, toujours
+verts, plantés de cyprès, de pins et de chênes! C'était une
+douceur, une joie, une séduction dont il ne se serait
+jamais lassé. Et, depuis plus d'une heure, il errait délicieusement
+par les routes bordées d'antiques oliviers
+noueux, par les chemins couverts, qu'ombrageaient les
+grands arbres des propriétés voisines, par les sentiers
+odorants, au bout desquels, à chaque coude, la Campagne
+se déroulait à l'infini, lorsqu'il fit une rencontre imprévue,
+qui le contraria d'abord.<a name="page_467" id="page_467"></a></p>
+
+<p>Il était redescendu près de la gare, dans les terrains
+bas, d'anciennes vignes où tout un mouvement de constructions
+nouvelles s'était produit depuis quelques années;
+et il fut surpris de voir une victoria, très correctement
+attelée de deux chevaux, qui venait de Rome,
+s'arrêter près de lui, et de s'entendre appeler par son
+nom.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! monsieur l'abbé Froment, vous ici en
+promenade, de si bonne heure!</p>
+
+<p>Alors, il reconnut le comte Prada qui, étant descendu,
+laissa la voiture vide achever la route, tandis qu'il faisait
+à pied les deux ou trois derniers cents mètres, à côté du
+jeune prêtre. Après une cordiale poignée de main, il expliqua
+son goût.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je me sers rarement du chemin de fer, je
+viens en voiture. Ça promène mes chevaux... Vous savez
+que j'ai des intérêts par ici, toute une affaire de constructions,
+qui malheureusement ne va pas très bien. Et c'est
+pourquoi, malgré la saison avancée, je suis encore forcé
+d'y venir plus souvent que je ne voudrais.</p>
+
+<p>Pierre, en effet, savait cette histoire. Les Boccanera
+avaient dû vendre la villa somptueuse, bâtie là par un
+cardinal, leur ancêtre, sur les plans de Jacques de la
+Porte, dans la seconde moitié du seizième siècle: une
+demeure d'été royale, d'admirables ombrages, des charmilles,
+des bassins, des cascades, surtout une terrasse,
+célèbre entre toutes celles du pays, qui s'avançait comme
+un cap, au-dessus de la Campagne romaine, dont l'immensité
+sans fin va des montagnes de la Sabine aux sables
+de la Méditerranée. Et, dans le partage, Benedetta tenait
+de sa mère de vastes champs de vignes, en bas de Frascati,
+qu'elle avait apportés en dot à Prada, au moment où
+la folie de la pierre soufflait de Rome sur les provinces.
+Aussi Prada avait-il eu l'idée de construire là tout un
+quartier de villas bourgeoises, dans le goût de celles
+qui encombrent la banlieue de Paris. Mais peu d'acheteurs<a name="page_468" id="page_468"></a>
+s'étaient présentés, l'effondrement financier était
+survenu, et il liquidait péniblement cette affaire fâcheuse,
+après en avoir désintéressé sa femme, dès leur séparation.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis, continua-t-il, avec une voiture, on arrive, on
+part, quand on veut; tandis qu'on est esclave des heures
+du chemin de fer. Ainsi, j'ai ce matin rendez-vous avec des
+entrepreneurs, des experts, des avocats, et je ne sais le
+temps qu'ils vont me prendre... Un merveilleux pays,
+n'est-ce pas? dont nous avons raison d'être très fiers, à
+Rome. J'ai beau y avoir en ce moment des ennuis, je ne
+puis m'y retrouver, sans que mon c&oelig;ur batte de joie.</p>
+
+<p>Ce qu'il ne disait pas, c'était que son amie, comme il
+la nommait, Lisbeth Kauffmann, venait de passer l'été
+dans une des villas neuves, où elle avait installé son
+atelier de délicieuse artiste, visité par toute la colonie
+étrangère, qui tolérait l'irrégularité de sa situation, depuis
+la mort de son mari, grâce à sa gaieté et à sa peinture,
+juste assez pour être libre. On avait fini même par accepter
+sa grossesse, et elle était rentrée à Rome dès le
+milieu de novembre, pour y accoucher d'un gros garçon,
+dont la venue avait rallumé, dans les salons blancs et
+dans les salons noirs, les commérages passionnés sur
+le divorce imminent de Benedetta et de Prada. L'amour
+de ce dernier pour Frascati était sûrement fait de ses
+tendres souvenirs et de la grande joie d'orgueil où le
+jetait cette naissance d'un fils.</p>
+
+<p>Pierre, qui gardait en sa présence une gêne, comme une
+sorte de malaise, dans sa haine instinctive des hommes
+d'argent et de proie, voulut pourtant répondre à son amabilité
+parfaite, en lui demandant des nouvelles de son
+père, le vieil Orlando, le héros de la conquête.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! à part les jambes, il se porte à merveille, il
+vivra cent ans. Ce pauvre père! j'aurais été si heureux de
+l'installer dans une de ces petites maisons, cet été! Mais
+jamais il n'a voulu, il s'entête à ne pas quitter Rome,<a name="page_469" id="page_469"></a>
+comme s'il craignait qu'on ne la lui reprît, pendant son
+absence.</p>
+
+<p>Il éclata d'un beau rire, s'égayant tout seul à plaisanter
+ainsi l'âge héroïque et démodé de l'indépendance.
+Puis, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Il me parlait encore de vous hier, monsieur l'abbé.
+Il s'étonne de ne pas vous avoir revu.</p>
+
+<p>Cela chagrina Pierre, car il s'était mis à aimer Orlando
+d'une tendresse respectueuse. Deux fois, depuis la première
+visite, il était retourné le saluer; et, à chaque fois,
+le vieillard avait refusé de causer de Rome, tant que son
+jeune ami n'aurait pas tout vu, tout senti, tout compris.
+Plus tard, il serait temps, lorsque l'un et l'autre pourraient
+conclure.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous en prie, s'écria Pierre, veuillez lui dire
+que je ne l'oublie pas et que, si ma visite se fait attendre,
+c'est que je désire le satisfaire. Mais je ne partirai pas
+sans aller lui dire combien j'ai été touché de son accueil.</p>
+
+<p>Tous deux continuaient à marcher lentement, par
+la route montante, au milieu des quelques villas nouvelles,
+dont plusieurs n'étaient même pas achevées. Et,
+lorsque Prada sut que le prêtre était venu pour se présenter
+chez le cardinal Sanguinetti, il eut un nouveau
+rire, son rire de loup aimable, qui découvrait ses dents
+blanches.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, il est ici, depuis que le pape est souffrant...
+Ah! vous allez le trouver dans un bel état de
+fièvre!</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi donc?</p>
+
+<p>&mdash;Mais parce que les nouvelles de la santé du Saint-Père
+ne sont pas bonnes, ce matin. Quand j'ai quitté
+Rome, le bruit courait qu'il avait passé une nuit affreuse.</p>
+
+<p>Il s'était arrêté à un coude de la route, devant une antique
+chapelle, une petite église, d'une grâce solitaire et triste,
+à la lisière d'un bois d'oliviers. Et, tout à côté, se trouvait
+une masure tombant en ruine, l'ancienne cure sans<a name="page_470" id="page_470"></a>
+doute, d'où sortait un prêtre, grand, noueux, la face
+épaisse et terreuse, qui, d'un double tour de clef, ferma
+rudement la porte, avant de s'éloigner.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez! reprit railleusement le comte, en voici un
+dont le c&oelig;ur doit battre aussi bien fort, et qui monte
+sûrement chez votre cardinal, aux nouvelles.</p>
+
+<p>Pierre, surpris, avait regardé le prêtre.</p>
+
+<p>&mdash;Je le connais, dit-il. C'est lui, si je ne me trompe,
+que j'ai vu, le lendemain de mon arrivée, chez le cardinal
+Boccanera, auquel il apportait un panier de figues,
+en venant lui demander un bon certificat pour son jeune
+frère, qu'une violence, un coup de couteau, je crois, avait
+fait mettre en prison, certificat d'ailleurs que le cardinal
+lui a refusé absolument.</p>
+
+<p>&mdash;C'est lui-même, n'en doutez pas, car il a été autrefois
+un familier de la villa Boccanera, où son jeune frère
+était jardinier. Aujourd'hui, il est le client, la créature
+du cardinal Sanguinetti... Ah! une figure curieuse, que
+ce Santobono, comme vous n'en avez pas en France, je
+suppose! Il vit tout seul, dans ce logis qui croule, il
+dessert cette très vieille chapelle de Sainte-Marie des
+Champs, où l'on ne vient pas entendre la messe trois
+fois par année. Oui, une véritable sinécure, qui lui
+permet de vivre, avec son millier de francs de traitement,
+en paysan philosophe, cultivant le jardin assez
+vaste, que vous voyez là, entouré de grands murs.</p>
+
+<p>En effet, le clos s'étendait sur la pente, derrière la
+cure, fermé soigneusement de toutes parts, comme un
+refuge farouche où les regards eux-mêmes ne pénétraient
+pas. Et l'on n'apercevait, par-dessus la muraille de gauche,
+qu'un superbe figuier, un figuier géant, dont les feuilles
+hautes se découpaient en noir sur le ciel clair.</p>
+
+<p>Prada s'était remis à marcher, et il continuait à parler
+de Santobono, qui l'intéressait évidemment. Un prêtre
+patriote, un garibaldien. Né à Nemi, dans ce coin resté
+sauvage des monts Albains, il était du peuple, encore près<a name="page_471" id="page_471"></a>
+de la terre; mais il avait étudié, il savait assez d'histoire
+pour connaître la grandeur passée de Rome et pour rêver
+le rétablissement de l'empire romain, au profit de la jeune
+Italie. Et il s'était mis à croire passionnément qu'un grand
+pape seul pouvait réaliser ce rêve, en s'emparant du pouvoir,
+puis en conquérant toutes les autres nations. Quoi
+de plus simple, puisque le pape commandait à des millions
+de catholiques? Est-ce que la moitié de l'Europe
+n'était pas à lui? La France, l'Espagne, l'Autriche céderaient,
+dès qu'elles le verraient puissant, dictant des lois
+au monde. Quant à l'Allemagne et à l'Angleterre, à toutes
+les nations protestantes, elles seraient inévitablement
+conquises, la papauté étant l'unique digue qu'on pût opposer
+à l'erreur, qui devait un jour se briser contre elle. Politiquement,
+il s'était malgré ça déclaré en faveur de l'Allemagne,
+dans la pensée que la France avait besoin d'être
+écrasée, pour se jeter entre les bras du Saint-Père. Et
+les contradictions, les imaginations folles se heurtaient
+ainsi dans cette tête fumeuse, où les idées brûlaient, tournaient
+vite à la violence, sous la rudesse primitive de la
+race: un barbare de l'Évangile, un ami des humbles et
+des souffrants, qui était de la famille des sectaires exaltés,
+capables des grandes vertus et des grands crimes.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, conclut Prada, il s'est donné au cardinal Sanguinetti,
+parce qu'il a vu en lui le grand pape possible, le
+pape de demain, qui doit faire de Rome l'unique capitale
+des peuples. Et cela ne va pas, non plus, sans quelque
+ambition plus basse, celle, par exemple, de conquérir un
+titre de chanoine, ou celle encore de se faire aider dans
+les petits désagréments de l'existence, comme le jour où
+il a eu besoin de tirer son frère d'embarras. On met sa
+chance sur un cardinal, ainsi qu'on nourrit un terne à la
+loterie: si le cardinal sort pape, on gagne une fortune...
+C'est pourquoi vous le voyez là-bas marcher à si longues
+enjambées, dans la hâte de savoir si Léon XIII va mourir
+et si son terne sortira avec Sanguinetti coiffant la tiare.<a name="page_472" id="page_472"></a></p>
+
+<p>Intéressé et pris d'inquiétude, Pierre demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Croyez-vous donc le pape malade à ce point?</p>
+
+<p>Le comte sourit, leva les deux bras.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! est-ce qu'on sait? ils sont tous malades, quand
+ils ont intérêt à l'être. Mais je le crois vraiment indisposé,
+un dérangement d'entrailles, dit-on; et, à son âge, la
+moindre indisposition peut devenir fatale.</p>
+
+<p>Quelques pas furent faits en silence; puis, de nouveau,
+le prêtre posa une question.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, si le Saint-Siège se trouvait libre, le cardinal
+Sanguinetti aurait de grandes chances?</p>
+
+<p>&mdash;De grandes chances! de grandes chances! voilà
+encore une de ces choses qu'on ne sait jamais. La vérité
+est qu'on le classe parmi les candidats possibles; et, si le
+désir d'être pape suffisait, Sanguinetti serait sûrement le
+pape futur, car il y met une passion, une fougue de
+volonté extraordinaire, brûlé jusqu'aux os par cette ambition
+suprême. C'est même là sa faiblesse, il s'use et il
+le sent. Aussi doit-il être décidé à tout pour les derniers
+jours de lutte. Soyez certain que, s'il est venu s'enfermer
+ici, en ce moment critique, ce doit être afin de mieux
+diriger sa bataille de loin, tout en affectant un désir
+de retraite, un détachement du meilleur effet.</p>
+
+<p>Et il s'étendit complaisamment sur Sanguinetti, dont il
+aimait l'intrigue, l'âpre appétit de conquête, l'activité
+excessive, même un peu brouillonne. Il l'avait connu à son
+retour de la nonciature de Vienne, rompu aux affaires,
+résolu dès lors à mettre la main sur la tiare. Cette ambition
+expliquait tout, ses brouilles et ses raccommodements
+avec le pape régnant, sa tendresse pour l'Allemagne
+suivie d'une brusque évolution vers la France, ses attitudes
+successives devant l'Italie, d'abord le souhait d'une
+entente, puis une intransigeance absolue, pas de concessions,
+tant que Rome ne serait pas évacuée. Et il semblait
+s'en tenir là désormais, il affectait de déplorer le règne
+flottant de Léon XIII, de garder sa fervente admiration<a name="page_473" id="page_473"></a>
+à Pie IX, le grand pape héroïque de la résistance, dont
+le bon c&oelig;ur n'empêchait pas l'inébranlable fermeté.
+C'était dire que, lui, restaurerait la bonhomie sans faiblesse
+dans l'Église, en dehors des complaisances dangereuses
+de la politique. Pourtant, il ne rêvait que de
+politique au fond, il avait dû en arriver à tout un programme,
+volontairement vague, mais que ses clients, ses
+créatures répandaient, d'un air de mystère extasié. Depuis
+une autre indisposition du pape, qui datait déjà du printemps,
+il vivait dans une inquiétude mortelle, car le bruit
+avait couru que les Jésuites, bien que le cardinal Boccanera
+ne les aimât guère, se résigneraient à le soutenir.
+Sans doute, ce dernier était rude, d'une piété outrée,
+dangereuse, en ce siècle de tolérance; seulement,
+n'appartenait-il pas au patriciat, son élection ne signifierait-elle
+pas que jamais la papauté ne renoncerait au
+pouvoir temporel? Dès lors, Boccanera était devenu
+l'homme redoutable aux yeux de Sanguinetti, lequel ne
+vivait plus, se voyait dépouillé, passait ses heures à
+chercher la combinaison qui le débarrasserait de ce
+rival tout-puissant, sans ménager les histoires abominables
+sur ses complaisances pour Benedetta et Dario,
+sans cesser de le représenter comme l'Antéchrist, dont
+le règne devait consommer la ruine de la papauté. Sa
+dernière combinaison, afin de s'assurer l'appui des
+Jésuites, était donc de faire répandre par ses familiers
+que lui, non seulement maintiendrait intact le principe
+du pouvoir temporel, mais encore qu'il s'engageait à
+reconquérir ce pouvoir. Et il avait tout un plan qu'on
+se chuchotait à l'oreille, un plan d'une victoire certaine,
+foudroyant dans ses résultats, malgré d'apparentes concessions:
+ne plus défendre aux catholiques de voter et
+d'être candidats, envoyer à la Chambre cent membres, puis
+deux cents, puis trois cents, renverser lors la monarchie
+de Savoie, pour installer une sorte de vaste fédération
+des provinces italiennes, dont le Saint-Père, rentré en<a name="page_474" id="page_474"></a>
+possession de Rome, deviendrait le Président auguste et
+souverain.</p>
+
+<p>En terminant, Prada se mit à rire de nouveau, montrant
+ses dents blanches, peu faites pour lâcher la proie.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez que nous avons à bien nous défendre,
+car il s'agit de nous jeter dehors. Heureusement qu'il y
+a, à tout cela, de petits empêchements. Mais de tels rêves
+n'en ont pas moins une action énorme sur certaines
+cervelles exaltées, comme celle de ce Santobono par
+exemple; et, tenez! en voilà un que Sanguinetti mènerait
+loin, d'un mot, s'il voulait... Ah! il a de bonnes jambes!
+Regardez-le donc là-haut, il est arrivé, il entre dans le
+petit palais du cardinal, cette villa toute blanche qui a
+des balcons sculptés.</p>
+
+<p>En effet, on apercevait le petit palais, une des premières
+maisons de Frascati, construction moderne, de
+style Renaissance, et dont les fenêtres s'ouvraient sur
+l'immensité de la Campagne romaine.</p>
+
+<p>Il était onze heures, et comme Pierre prenait congé du
+comte, pour monter faire lui-même sa visite, celui-ci
+garda un instant sa main dans la sienne.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne savez pas, si vous étiez très gentil, eh bien!
+vous déjeuneriez avec moi... Voulez-vous? Dès que vous
+serez libre, venez me rejoindre à ce restaurant, là, cette
+façade rose. Moi, en une heure, j'aurai réglé mes affaires,
+et je serai ravi de ne pas manger seul.</p>
+
+<p>D'abord, Pierre refusa, se défendit; mais il n'avait
+aucune excuse possible; et il dut se rendre enfin, cédant
+malgré lui au charme réel de Prada. Dès qu'ils se
+furent séparés, il n'eut qu'à monter une rue, pour se
+trouver à la porte du cardinal. Ce dernier était d'un
+abord très facile, par un besoin naturel d'expansion, par
+un calcul aussi de jouer à l'homme populaire. A Frascati
+surtout, ses portes s'ouvraient à deux battants, même
+devant les plus humbles soutanes. Le jeune prêtre fut
+donc introduit tout de suite, un peu étonné de cet accueil,<a name="page_475" id="page_475"></a>
+en se souvenant de la mauvaise humeur du domestique
+de Rome, qui lui avait déconseillé le voyage, Son Éminence
+n'aimant pas à être dérangée, quand elle était souffrante.
+A la vérité, il n'était guère question de maladie,
+car tout souriait, tout luisait dans cette aimable villa,
+inondée de soleil. Le salon d'attente, où l'on venait de le
+laisser seul, meublé d'un affreux meuble de velours
+rouge, n'avait ni luxe ni confort; mais il était égayé par
+la plus belle lumière du monde, et il donnait sur cette
+extraordinaire Campagne, si plate, si nue, d'une beauté
+sans égale, toute de rêve, dans le continuel mirage du
+passé. Aussi, en attendant d'être reçu, alla-t-il se planter
+à une des fenêtres, grande ouverte sur un balcon, émerveillé,
+parcourant des yeux la mer sans fin des herbages,
+jusqu'aux blancheurs lointaines de Rome, que dominait
+le dôme de Saint-Pierre, une petite tache étincelante, à
+peine large comme l'ongle du petit doigt.</p>
+
+<p>Il s'oubliait là, lorsque le bruit d'une conversation,
+dont les mots lui arrivaient très nets, le surprit. Il se
+pencha, il finit par comprendre que c'était Son Éminence
+elle-même, debout sur le balcon voisin, qui causait avec
+un prêtre, dont il voyait seulement un bout de soutane.
+Tout de suite, d'ailleurs, il avait reconnu Santobono. Son
+premier mouvement fut de se retirer, par discrétion; et
+puis, les paroles qu'il entendit le retinrent.</p>
+
+<p>&mdash;Nous allons savoir dans un instant, disait Son Éminence
+de sa voix grasse. J'ai envoyé Eufemio à Rome, je
+n'ai de confiance qu'en lui. Et voici le train qui le ramène.</p>
+
+<p>En effet, un train arrivait par la plaine vaste, petit
+encore, tel qu'un jouet d'enfant. Ce devait être pour le
+guetter que Sanguinetti était venu s'accouder à la balustrade
+du balcon. Et il restait là, les yeux sur Rome, au
+loin.</p>
+
+<p>Santobono prononça passionnément quelques mots, que
+Pierre entendit mal. Mais, tout de suite, le cardinal reprit,
+distinctement:<a name="page_476" id="page_476"></a></p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, mon cher, une catastrophe serait un grand
+malheur. Ah! que Dieu nous conserve longtemps encore
+Sa Sainteté...</p>
+
+<p>Il s'arrêta, et comme il n'était pas hypocrite, il compléta
+sa pensé:</p>
+
+<p>&mdash;Du moins qu'il nous la conserve en ce moment, car
+l'heure est mauvaise, je suis dans l'angoisse la plus
+affreuse, les partisans de l'Antéchrist ont gagné beaucoup
+de terrain dans ces derniers temps.</p>
+
+<p>Un cri échappa à Santobono.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Votre Éminence agira, triomphera!</p>
+
+<p>&mdash;Moi, mon cher! Mais que voulez-vous que je fasse?
+Je ne suis qu'à la disposition de mes amis, de ceux qui
+croiront en moi, uniquement pour la victoire du Saint-Siège.
+C'est eux qui doivent agir, travailler chacun dans
+ses moyens à barrer la route aux méchants, de manière à
+ce que les bons réussissent... Ah! si l'Antéchrist règne...</p>
+
+<p>Ce mot d'Antéchrist, qui revenait ainsi, troublait beaucoup
+Pierre. Tout d'un coup, il se souvint de ce que lui
+avait dit le comte: l'Antéchrist, c'était le cardinal Boccanera.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher, songez à cela: l'Antéchrist au Vatican,
+consommant la ruine de la religion par son orgueil implacable,
+sa volonté de fer, sa sombre folie du néant; car
+il n'y a plus à en douter, il est la bête de mort annoncée
+par les prophéties, celle qui menace de tout engloutir
+avec elle, dans sa furieuse course aux ténèbres de l'abîme.
+Je le connais, il ne rêve qu'obstination et qu'effondrement,
+il prendra les piliers du temple et les ébranlera
+pour s'abîmer sous les décombres, lui et la catholicité
+entière. Je ne lui donne pas six mois, sans qu'il soit chassé
+de Rome, fâché avec toutes les nations, exécré de l'Italie,
+traînant par le monde le fantôme errant du dernier pape.</p>
+
+<p>Un grognement sourd, un juron étouffé de Santobono
+accueillit cette effroyable prédiction. Mais le train était
+arrivé en gare; et, parmi les quelques voyageurs qui<a name="page_477" id="page_477"></a>
+venaient d'en descendre, Pierre distinguait un petit abbé,
+dont la soutane battait les cuisses, tant il marchait vite.
+C'était l'abbé Eufemio, le secrétaire du cardinal. Quand
+il eut aperçu celui-ci au balcon, il lâcha tout respect humain,
+il se mit à courir, pour gravir la rue en pente.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! voici Eufemio! s'écria Son Éminence, frémissante
+d'anxiété. Nous allons savoir, nous allons savoir
+enfin!</p>
+
+<p>Le secrétaire s'était engouffré sous la porte, et il dut
+monter si vivement, que Pierre, presque aussitôt, le vit
+traverser hors d'haleine le salon d'attente, où il se trouvait,
+puis disparaître dans le cabinet du cardinal. Celui-ci
+avait quitté le balcon pour aller à la rencontre de son
+messager; mais il y revint, au milieu de questions,
+d'exclamations, de tout un tumulte, causé par les mauvaises
+nouvelles.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, c'est bien vrai, la nuit a été mauvaise, Sa
+Sainteté n'a pas dormi un instant... Des coliques, vous
+a-t-on raconté? Mais, à son âge, rien n'est plus grave,
+ça peut l'emporter en deux heures... Et les médecins, que
+disent-ils?</p>
+
+<p>La réponse ne parvint pas à Pierre. Seulement, il comprit
+en entendant le cardinal reprendre:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! les médecins, ils ne savent jamais. D'ailleurs,
+quand ils ne veulent plus parler, c'est que la mort n'est
+pas loin... Mon Dieu! quel malheur, si la catastrophe ne
+peut être reculée de quelques jours!</p>
+
+<p>Il se tut, et Pierre le sentit, les yeux de nouveau sur
+Rome, là-bas, regardant de toute son angoisse ambitieuse
+le dôme de Saint-Pierre, la petite tache étincelante, à
+peine grande comme l'ongle du petit doigt, au milieu de
+l'immense plaine rousse. Quel trouble, quelle agitation,
+si le pape était mort! Et il aurait voulu n'avoir qu'à
+étendre le bras pour prendre dans le creux de sa main la
+Ville éternelle, la Ville sacrée, qui ne tenait pas plus de
+place, à l'horizon, qu'un tas de gravier, jeté là par la<a name="page_478" id="page_478"></a>
+pelle d'un enfant. Déjà, il rêvait du conclave, lorsque les
+dais des autres cardinaux s'abattraient, et que le sien,
+immobile, souverain, le couronnerait de pourpre.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous avez raison, mon cher, s'écria-t-il en
+s'adressant à Santobono, il faut agir, c'est pour le salut
+de l'Église... Et puis, il n'est pas possible que le ciel ne
+soit pas avec nous, qui voulons uniquement son triomphe.
+S'il le faut, au moment suprême, il saura bien foudroyer
+l'Antéchrist.</p>
+
+<p>Alors, pour la première fois, Pierre entendit nettement
+Santobono, qui disait d'une voix rude, avec une sorte de
+sauvage décision:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! si le ciel tarde, on l'aidera!</p>
+
+<p>Puis, ce fut tout, il ne saisit plus qu'un murmure confus.
+Le balcon était vide, et son attente recommença,
+dans le salon ensoleillé, d'une gaieté calme et délicieuse.
+Brusquement, la porte du cabinet de travail s'ouvrit
+toute grande, un domestique l'introduisit; et il fut étonné
+de trouver le cardinal seul, sans avoir vu sortir les
+deux prêtres, qui s'en étaient allés par une autre porte.</p>
+
+<p>Dans la vive lumière blonde, le cardinal était debout
+près d'une fenêtre, avec sa face colorée au nez fort, aux
+grosses lèvres, son air de jeunesse trapue et vigoureuse,
+malgré ses soixante ans. Il avait repris le sourire paternel
+dont il accueillait les plus humbles, par bonne politique.
+Et, tout de suite, dès que Pierre se fut incliné et eut
+baisé l'anneau, il lui indiqua une chaise.</p>
+
+<p>&mdash;Asseyez-vous, cher fils, asseyez-vous... Voyons, vous
+venez pour cette malheureuse affaire de votre livre. Je
+suis bien heureux, bien heureux d'en causer avec vous.</p>
+
+<p>Lui-même avait pris une chaise, devant cette fenêtre
+ouverte sur Rome, dont il semblait ne pouvoir s'éloigner.
+Le prêtre s'aperçut qu'il ne l'écoutait guère, les yeux de
+nouveau là-bas, vers la proie si chaudement désirée,
+pendant qu'il s'excusait d'être venu le troubler dans son
+repos. Pourtant, l'apparence d'aimable attention était<a name="page_479" id="page_479"></a>
+parfaite, il s'émerveilla de la volonté que cet homme devait
+avoir, pour paraître si calme, si dévoué aux affaires des
+autres, lorsqu'un tel vent de tempête soufflait en lui.</p>
+
+<p>&mdash;Votre Éminence daignera donc me pardonner...</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous avez bien fait de venir, puisque ma santé
+chancelante me retient ici... Je vais un peu mieux,
+d'ailleurs, et il est très naturel que vous désiriez me
+fournir des explications, défendre votre &oelig;uvre, éclairer
+mon jugement. Même je m'étonnais de ne pas vous avoir
+encore vu, car je sais que votre foi est grande et que vous
+n'épargnez pas vos démarches pour convertir vos juges...
+Parlez, cher fils, je vous écoute, de toute la bonne joie
+que j'aurais à vous absoudre.</p>
+
+<p>Et Pierre se laissa prendre à ces bienveillantes paroles.
+Un espoir lui revint, celui de gagner à sa cause le préfet
+de l'Index, tout-puissant. Il le jugeait déjà d'une intelligence
+rare, d'une cordialité exquise, cet ancien nonce
+qui avait appris, à Bruxelles d'abord, puis à Vienne,
+l'art mondain de renvoyer ravis, les gens qu'il bernait,
+en leur promettant tout, sans leur rien accorder. Aussi
+retrouva-t-il une fois encore sa flamme d'apôtre, pour
+exposer ses idées sur la Rome de demain, la Rome qu'il
+rêvait, de nouveau maîtresse du monde, si elle revenait
+au christianisme de Jésus, dans l'ardent amour des petits
+et des humbles.</p>
+
+<p>Sanguinetti souriait, hochait doucement la tête, s'exclamait
+de ravissement.</p>
+
+<p>&mdash;Très bien, très bien! c'est parfait... Ah! je pense
+comme vous, cher fils! On ne peut mieux dire... Mais
+c'est l'évidence même, vous êtes là avec tous les bons
+esprits.</p>
+
+<p>Puis, tout le côté poésie le touchait profondément,
+disait-il. Il aimait à passer, comme Léon XIII, par rivalité
+sans doute, pour un latiniste des plus distingués, et
+il avait voué à Virgile une tendresse spéciale et sans
+bornes.<a name="page_480" id="page_480"></a></p>
+
+<p>&mdash;Je sais, je sais, votre page sur le printemps qui
+revient, consolant les pauvres que l'hiver a glacés, oh! je
+l'ai relue trois fois! Et vous doutez-vous que vous êtes
+plein de tournures latines? J'ai noté chez vous plus de cinquante
+expressions qu'on retrouverait dans les Églogues.
+Un charme, votre livre, un vrai charme!</p>
+
+<p>Comme il n'était point sot, et qu'il sentait là, dans ce
+petit prêtre, une grande intelligence, il finissait par s'intéresser,
+non pas à lui, mais au profit quelconque qu'il y
+avait peut-être à tirer de lui. C'était, dans sa fièvre d'intrigues,
+sa continuelle préoccupation, tirer des autres,
+des créatures que Dieu lui envoyait, tout ce qu'elles lui
+apportaient d'utile à son propre triomphe. Et il se détournait
+un instant de Rome, il regardait en face son interlocuteur,
+l'écoutait parler, en se demandant à quoi il
+pourrait bien l'employer, tout de suite, dans la crise qu'il
+traversait, ou plus tard, quand il serait pape. Mais le
+prêtre commit encore une fois la faute d'attaquer le
+pouvoir temporel de l'Église et de prononcer les mots
+malencontreux de religion nouvelle.</p>
+
+<p>D'un geste, le cardinal l'arrêta, toujours souriant, sans
+rien perdre de son amabilité, bien que sa résolution,
+prise depuis longtemps, fût dès lors confirmée et définitive.</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, cher fils, vous avez raison sur bien
+des points, et je suis souvent avec vous, oh! tout à fait...
+Seulement, voyons, vous ignorez sans doute que je suis
+ici le protecteur de Lourdes. Alors, après la page que
+vous avez écrite sur la Grotte, comment voulez-vous que
+je me prononce pour vous, contre les Pères?</p>
+
+<p>Pierre fut atterré par ce fait, qu'il ignorait en effet.
+Personne n'avait eu la précaution de l'avertir. A Rome,
+les &oelig;uvres catholiques du monde entier ont chacune
+pour protecteur un cardinal, désigné par le Saint-Père,
+chargé de la représenter et de la défendre au besoin.</p>
+
+<p>&mdash;Ces bons Pères! continua doucement Sanguinetti,<a name="page_481" id="page_481"></a>
+vous leur avez fait beaucoup de peine, et vraiment nous
+avons les mains liées, nous ne pouvons augmenter leur
+chagrin davantage... Si vous saviez le nombre de messes
+qu'ils nous envoient! Sans eux, je connais plus d'un de
+nos pauvres prêtres qui mourrait de faim.</p>
+
+<p>Il n'y avait qu'à s'incliner. Pierre se heurtait une fois
+de plus à cette question d'argent, à la nécessité où se
+trouvait le Saint-Siège d'assurer son budget, bon an mal
+an. C'était toujours le servage du pape, que la perte de
+Rome avait libéré du souci de régner, mais que sa gratitude
+forcée pour les aumônes reçues, clouait quand
+même à la terre. Les besoins étaient si grands, que
+l'argent régnait, était la puissance souveraine, devant
+laquelle tout pliait en cour de Rome.</p>
+
+<p>Sanguinetti se leva pour donner congé au visiteur.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, cher fils, reprit-il avec effusion, ne vous
+désespérez pas. Je n'ai d'ailleurs que ma voix, je
+vous promets de tenir compte des excellentes explications
+que vous venez de me fournir... Et qui sait?
+si Dieu est avec vous, il vous sauvera, même malgré
+nous!</p>
+
+<p>C'était son ordinaire tactique, il avait pour principe de
+ne jamais pousser personne à bout, en renvoyant les gens
+sans espoir. A quoi bon dire à celui-ci que la condamnation
+de son livre était chose faite et que le seul parti
+prudent serait de le désavouer? Il n'y avait qu'un sauvage,
+comme Boccanera, pour souffler la colère sur les
+âmes de feu et les jeter à la rébellion.</p>
+
+<p>&mdash;Espérez, espérez! répéta-t-il avec son sourire, en
+ayant l'air de sous-entendre une foule de choses heureuses,
+qu'il ne pouvait dire.</p>
+
+<p>Pierre, profondément touché, se sentit renaître. Il
+oubliait même la conversation qu'il avait surprise, cette
+âpreté d'ambition, cette rage sourde contre le rival redouté.
+Et puis, chez les puissants, l'intelligence ne pouvait-elle
+tenir lieu de c&oelig;ur? Si celui-ci était pape un jour,<a name="page_482" id="page_482"></a>
+et s'il avait compris, ne serait-il pas peut-être le pape
+attendu, acceptant la tâche de réorganiser l'Église des
+États-Unis d'Europe, maîtresse spirituelle du monde?
+Il le remercia avec émotion, s'inclina et le laissa à son
+rêve, debout devant cette fenêtre grande ouverte, d'où
+Rome lui apparaissait au loin toute précieuse et luisante
+comme un joyau, telle la tiare d'or et de pierreries, dans
+le resplendissement du soleil d'automne.</p>
+
+<p>Il était près d'une heure, lorsque Pierre et le comte
+Prada purent enfin déjeuner, à une des petites tables du
+restaurant, où ils s'étaient donné rendez-vous. Leurs
+affaires les avaient retardés l'un et l'autre. Mais le comte
+paraissait fort gai, ayant réglé à son avantage des questions
+fâcheuses; et le prêtre lui-même, repris d'espérance,
+s'abandonnait, se laissait délicieusement vivre,
+dans la douceur de ce dernier beau jour. Aussi le déjeuner
+fut-il charmant, au milieu de la grande salle claire,
+peinte en bleu et en rose, absolument déserte à cette
+époque de l'année. Des Amours volaient au plafond, des
+paysages rappelant de loin les Châteaux romains décoraient
+les murs. Et ils mangèrent des choses fraîches, ils
+burent de ce vin de Frascati, qui a un goût brûlé de
+terroir, comme si les anciens volcans avaient laissé à la
+terre un peu de leur flamme.</p>
+
+<p>Longuement, la conversation roula sur les monts
+Albains, dont la grâce farouche domine si heureusement
+la plate Campagne romaine, pour le plaisir des yeux.
+Pierre, qui avait fait la classique excursion en voiture,
+de Frascati à Nemi, était resté sous le charme; et il en
+parlait encore avec feu. C'était d'abord l'adorable chemin
+de Frascati à Albano, montant et descendant au flanc
+des collines, plantées de roseaux, de vignes et d'oliviers,
+parmi lesquels s'ouvraient de continuelles échappées sur
+l'immensité houleuse de la Campagne. A gauche, le village
+de Rocca di Papa, en amphithéâtre, blanchissait sur un
+mamelon, au-dessous du Monte Cave, couronné de grands<a name="page_483" id="page_483"></a>
+arbres séculaires. De ce point de la route, lorsqu'on se
+retournait vers Frascati, on apercevait, très haut, à la
+lisière d'un bois de pins, les ruines lointaines de Tusculum,
+de grandes ruines rousses, cuites par des siècles
+de soleil, et d'où la vue sans bornes devait être admirable.
+Puis, on traversait Marino, à la grande rue en
+pente, à la vaste église, au vieux palais noirci et à demi
+mangé des Colonna. Puis, après un bois de chênes verts,
+on longeait le lac d'Albano, spectacle unique au monde:
+les ruines d'Albe la Longue en face, de l'autre côté des
+eaux immobiles, clair miroir; le Monte Cave à gauche,
+avec Rocca di Papa et Palazzola; et Castel-Gandolfo à
+droite, dominant le lac, comme du haut d'une falaise.
+Dans le cratère éteint, ainsi qu'au fond d'une coupe de
+verdure géante, le lac dormait, lourd et mort, une nappe
+de métal fondu, que le soleil moirait d'or d'un côté,
+tandis que l'autre moitié, dans l'ombre, était noire. Et
+la route montait ensuite, jusqu'à Castel-Gandolfo, perché
+sur son rocher, tel qu'un oiseau blanc, entre le lac et la
+mer, toujours rafraîchi par une brise, même aux heures
+les plus brûlantes de l'été, autrefois célèbre par sa villa
+des Papes, où Pie IX aimait à vivre des journées d'indolence,
+où Léon XIII n'est jamais venu. Et la route
+descendait ensuite; et les chênes verts recommençaient,
+des chênes verts fameux par leur énormité, une double
+rangée de colosses, de monstres aux membres tordus,
+deux ou trois fois centenaires; et l'on arrivait enfin à
+Albano, une petite ville moins nettoyée, moins modernisée
+que Frascati, un coin de terroir qui a gardé un peu
+de son odeur d'ancienne sauvagerie; et c'était encore
+l'Arricia, avec le palais Chigi, des coteaux couverts de
+forêts, des ponts enjambant des gorges débordantes d'ombrages;
+et c'était encore Genzano, c'était encore Nemi,
+de plus en plus reculés et farouches, perdus au milieu
+des rocs et des arbres.</p>
+
+<p>Ah! ce Nemi, quel souvenir ineffaçable Pierre en avait<a name="page_484" id="page_484"></a>
+gardé, ce Nemi au bord de son lac, ce Nemi délicieux de
+loin, d'une apparition si charmeresse, évocatrice des
+anciennes légendes, des villes fées nées dans la verdure
+du mystère des eaux, et d'une saleté repoussante
+quand on l'aborde enfin, croulant de partout, dominé
+encore par la tour des Orsini, comme par le génie mauvais
+des anciens âges, qui semble y maintenir les m&oelig;urs
+féroces, les passions violentes et les coups de couteau! Il
+était de là, ce Santobono, dont le frère avait tué, et qui lui-même
+semblait brûler d'une flamme meurtrière, avec ses
+yeux de crime, luisants tels que des braises. Et le lac, le
+lac rond comme une lune éteinte, tombée là, dans ce
+fond de cratère, cette coupe plus profonde et plus étroite
+qu'au lac d'Albano, couverte d'arbres d'une vigueur et
+d'une densité prodigieuses! Les pins, les ormes, les
+saules, en un flot vert de branches qui s'écrasent, descendent
+jusqu'à la rive. Cette fécondité formidable naît
+des continuelles vapeurs d'eau qui se dégagent, sous
+l'action torride du soleil, dont les rayons s'amassent dans
+ce creux, en un foyer de fournaise. C'est une humidité
+chaude et lourde, les allées des jardins environnants
+se verdissent de mousses, des brouillards épais emplissent
+souvent le matin l'immense coupe d'une vapeur blanche,
+comme d'un lait fumeux de sorcière, aux louches maléfices.
+Et Pierre se souvenait bien de son malaise, devant
+ce lac où paraissent dormir des atrocités anciennes, toute
+une religion mystérieuse d'abominables pratiques, au
+milieu de l'admirable décor. Il l'avait vu, à l'approche du
+soir, dans l'ombre de sa ceinture de forêts, tel qu'une
+plaque de métal terni, noir et argent, d'une immobilité
+pesante; et cette eau très claire, mais si profonde, cette
+eau déserte, sans une barque, cette eau morte, auguste
+et sépulcrale, lui avait laissé une indicible tristesse, une
+mélancolie à en mourir, la désespérance des grands ruts
+solitaires, la terre et les eaux gonflées de la douleur
+muette des germes, inquiétantes de fécondité. Ah! ces<a name="page_485" id="page_485"></a>
+bords noirs qui s'enfonçaient, ce lac morne et noir qui
+gisait, là-bas, au fond!</p>
+
+<p>Le comte Prada s'était mis à rire de cette impression.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, c'est vrai, le lac de Nemi n'est pas gai tous
+les jours. Je l'ai vu, par des temps gris, couleur de
+plomb; et les grands soleils, tout en l'éclairant, ne
+l'animent guère. Pour mon compte, je sais que je périrais
+d'ennui, s'il me fallait vivre en face de cette eau toute
+nue. Mais il a pour lui les poètes et les femmes romanesques,
+celles qui adorent les grands amours passionnés,
+aux dénouements tragiques.</p>
+
+<p>Puis, comme les deux convives s'étaient levés de table,
+pour aller prendre le café sur une terrasse, la conversation
+changea.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que, ce soir, reprit le comte, vous comptez
+vous rendre à la réception du prince Buongiovanni? Ce
+sera, pour un étranger, un spectacle curieux, que je vous
+conseille de ne pas manquer.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, j'ai une invitation, répondit Pierre. C'est un
+de mes amis, monsieur Narcisse Habert, un attaché de
+notre ambassade, qui me l'a procurée et qui, du reste,
+doit m'y conduire.</p>
+
+<p>En effet, il devait y avoir, le soir même, une fête au
+palais Buongiovanni, sur le Corso, un de ces rares galas
+comme il ne s'en donne que deux ou trois par hiver. On
+racontait que celui-ci dépasserait tout en magnificence,
+car il avait lieu à l'occasion des fiançailles de Celia, la
+petite princesse. Brusquement, le prince, après avoir
+giflé sa fille, disait-on, et avoir lui-même couru des
+risques sérieux d'apoplexie, dans une crise d'effroyable
+colère, venait de céder devant le tranquille et doux entêtement
+de la jeune fille, en consentant à son mariage
+avec le lieutenant Attilio, le fils du ministre Sacco; et
+tous les salons de Rome, le monde blanc aussi bien que
+le monde noir, en étaient bouleversés.</p>
+
+<p>Le comte Prada s'égayait de nouveau.<a name="page_486" id="page_486"></a></p>
+
+<p>&mdash;Vous verrez un beau spectacle, je vous assure! Moi,
+j'en suis enchanté, pour mon bon cousin Attilio, qui est
+vraiment un très honnête et très charmant garçon. Et
+rien au monde ne me ferait manquer l'entrée, dans les
+antiques salons des Buongiovanni, de mon cher oncle
+Sacco, qui vient enfin de décrocher le portefeuille de
+l'Agriculture. Ce sera vraiment extraordinaire et superbe...
+Ce matin, mon père, qui prend tout au sérieux, m'a dit
+qu'il n'en avait pas fermé l'&oelig;il de la nuit.</p>
+
+<p>Il s'interrompit, pour reprendre aussitôt:</p>
+
+<p>&mdash;Dites donc, il est déjà deux heures et demie, vous
+n'aurez plus un train avant cinq heures. Et vous ne savez
+pas ce que vous devriez faire? ce serait de rentrer à
+Rome avec moi, en voiture.</p>
+
+<p>Mais Pierre se récriait.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, merci mille fois! Je dîne avec mon ami
+Narcisse, je ne puis m'attarder.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! vous ne vous attarderez pas, au contraire! Nous
+allons partir à trois heures, nous serons à Rome avant
+cinq heures... Il n'y a pas de promenade plus délicieuse
+à faire, quand le jour tombe, et, voyons! je vous promets
+un admirable coucher de soleil.</p>
+
+<p>Il fut si pressant que le prêtre dut accepter, gagné décidément
+par tant d'amabilité et de belle humeur. Ils passèrent
+encore une heure fort agréable, à causer de Rome,
+de l'Italie, de la France. Ils étaient remontés un instant
+dans Frascati, où le comte voulait revoir un entrepreneur.
+Et, comme trois heures sonnaient, ils partirent enfin,
+mollement bercés côte à côte, sur les coussins de la victoria,
+au trot léger des deux chevaux. C'était délicieux,
+en effet, ce retour à Rome, au travers de l'immense Campagne
+nue, sous le grand ciel limpide, par cette fin
+exquise de la plus douce des journées d'automne.</p>
+
+<p>Mais d'abord, à grande allure, la victoria dut descendre
+les pentes de Frascati, entre de continuels champs
+de vignes et des bois d'oliviers. La route pavée tournait,<a name="page_487" id="page_487"></a>
+peu fréquentée: à peine quelques paysans en vieux chapeaux
+de feutre noir, un mulet blanc, une carriole attelée
+d'un âne; c'était seulement le dimanche que les débits de
+vin se peuplaient et que les artisans à leur aise venaient
+manger le chevreau dans les bastides d'alentour. On passa
+devant une fontaine monumentale, à un coude du chemin.
+Tout un troupeau de moutons défila, barra un instant le
+passage. Et, toujours, au fond des lentes ondulations de
+l'immense Campagne rousse, Rome lointaine apparaissait
+dans les vapeurs violettes du soir, semblait s'enfoncer
+peu à peu, à mesure que la voiture descendait davantage.
+Il vint un moment où elle ne fut plus, au ras de l'horizon,
+qu'une mince raie grise, à peine étoilée de blanc
+par quelques façades ensoleillées. Puis, elle s'abîma en
+terre, elle se noya sous la houle des champs infinis.</p>
+
+<p>Maintenant, la victoria roulait en plaine, laissant derrière
+elle les monts Albains, tandis qu'à droite, à gauche,
+en face, commençait la mer des prairies et des chaumes.
+Et ce fut alors que le comte, s'étant penché, s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Tenez! voyez donc en avant, là-bas, notre homme
+de ce matin, le Santobono en personne... Hein? quel
+gaillard, comme il marche! Mes chevaux ont peine à le
+rattraper.</p>
+
+<p>Pierre se pencha à son tour. C'était bien le curé de
+Sainte-Marie des Champs, grand et noueux, comme taillé
+à coups de serpe, dans sa longue soutane noire. Sous la
+fine lumière, le clair soleil blond qui l'inondait, il faisait
+une dure tache d'encre; et il allait d'un tel pas, régulier
+et rude, qu'il ressemblait au destin en marche. Au bout
+de son bras droit pendait quelque chose, un objet qu'on
+distinguait mal.</p>
+
+<p>Quand la voiture eut fini par l'atteindre, Prada donna
+l'ordre au cocher de ralentir; et il engagea la conversation.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, l'abbé! vous allez bien?</p>
+
+<p>&mdash;Très bien, monsieur le comte. Mille grâces!<a name="page_488" id="page_488"></a></p>
+
+<p>&mdash;Et où courez-vous donc si gaillardement?</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le comte, je vais à Rome.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, à Rome? Si tard!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! j'y serai presque aussitôt que vous. La route ne
+me fait pas peur, et c'est de l'argent vite gagné.</p>
+
+<p>Il ne perdait pas une enjambée, tournant à peine la
+tête, allongeant le pas, le long des roues; si bien que
+Prada, mis en joie par la rencontre, dit tout bas à Pierre:</p>
+
+<p>&mdash;Attendez, il nous amusera.</p>
+
+<p>Puis, à voix haute:</p>
+
+<p>&mdash;Puisque vous allez à Rome, l'abbé, montez donc, il
+y a une place pour vous.</p>
+
+<p>Immédiatement, sans se faire prier davantage, Santobono
+accepta.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux bien, mille grâces!... Ça vaut encore mieux
+de ne point user ses souliers.</p>
+
+<p>Et il monta, s'installa sur le strapontin, refusant avec
+une brusque humilité la place que Pierre voulait poliment
+lui céder près du comte. Ceux-ci venaient enfin de reconnaître,
+dans l'objet qu'il portait, un petit panier plein de
+figues, joliment arrangé et recouvert de feuilles.</p>
+
+<p>Les chevaux étaient repartis à un trot plus vif, la voiture
+roulait sur la belle route plate.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, vous allez à Rome? reprit le comte, pour
+faire causer le curé.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, je vais porter à Son Éminence révérendissime
+le cardinal Boccanera ces quelques figues, les dernières
+de la saison, dont j'avais promis de lui faire le petit
+cadeau.</p>
+
+<p>Il avait posé sur ses genoux le panier, qu'il tenait soigneusement
+entre ses grosses mains noueuses, ainsi qu'une
+chose fragile et rare.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! les figues fameuses de votre figuier! C'est vrai,
+elles sont tout miel... Mais débarrassez-vous donc, vous
+n'allez pas les garder sur vos genoux jusqu'à Rome. Donnez-les-moi,
+je vais les mettre dans la capote.<a name="page_489" id="page_489"></a></p>
+
+<p>Il s'agita, les défendit, ne voulut absolument pas s'en
+séparer.</p>
+
+<p>&mdash;Mille grâces! mille grâces!... Elles ne me gênent,
+pas du tout, elles sont très bien là, et je suis sûr de cette
+façon qu'il ne leur arrivera pas d'accident.</p>
+
+<p>Cette passion de Santobono pour les fruits de son jardin
+amusait beaucoup Prada, qui poussait le coude de
+Pierre. Il demanda de nouveau:</p>
+
+<p>&mdash;Et le cardinal les aime, vos figues?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! monsieur le comte, Son Éminence daigne les
+adorer. Autrefois, lorsqu'elle passait l'été à la villa, elle
+ne voulait pas en manger d'un autre arbre. Alors, vous
+comprenez, ça ne me coûte guère de lui faire plaisir, du
+moment que je connais son goût.</p>
+
+<p>Mais il avait jeté sur Pierre un regard si aigu, que le
+comte sentît la nécessité de les présenter l'un à l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur l'abbé Froment est justement descendu au
+palais Boccanera, où il loge depuis trois mois.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais, je sais, dit avec tranquillité Santobono. J'ai
+vu monsieur l'abbé chez Son Éminence, un jour où, déjà,
+j'étais allé porter des figues. Seulement, elles étaient
+moins mûres. Celles-ci sont parfaites.</p>
+
+<p>Il eut un regard de complaisance sur le petit panier,
+qu'il parut serrer plus étroitement entre ses doigts
+énormes, couverts de poils fauves. Et il se fit un silence,
+tandis que la Campagne se déroulait sans fin, aux deux
+bords. Les maisons avaient disparu depuis longtemps, pas
+un mur, pas un arbre, rien que les ondulations vastes,
+dont l'approche de l'hiver commençait à verdir les herbes
+maigres et rases. Une tour, une ruine à demi écroulée,
+qui apparut à gauche, prit tout à coup une importance
+extraordinaire, droite dans le ciel limpide, au-dessus de
+la ligne plate, illimitée de l'horizon. Puis, à droite, dans
+un grand parc, fermé de pieux, se montrèrent de lointaines
+silhouettes de b&oelig;ufs et de chevaux; d'autres b&oelig;ufs,
+attelés encore, rentraient lentement du labour, sous les<a name="page_490" id="page_490"></a>
+piqûres de l'aiguillon; tandis qu'un fermier, lancé au
+galop d'un petit cheval rouge, achevait de donner son
+coup d'&oelig;il du soir, à travers les terres labourées. La
+route par moments se peuplait. Un biroccino, très légère
+voiture à deux grandes roues, avec un simple siège posé
+sur l'essieu, venait de filer comme le vent. De temps à
+autre, la victoria dépassait un carrotino, la charrette basse,
+dans laquelle le paysan, abrité sous une sorte de tente
+aux couleurs vives, apportait à Rome le vin, les légumes,
+les fruits des Châteaux romains. On entendait de loin les
+clochettes grêles des chevaux, s'en allant d'eux-mêmes,
+par le chemin bien connu, pendant que le paysan d'ordinaire
+dormait à poings fermés. Des femmes rentraient
+par groupes de trois ou quatre, la jupe relevée, les cheveux
+nus et noirs, avec des fichus écarlates. Et la route
+se vidait ensuite, et le désert se faisait de plus en plus,
+sans un passant, sans une bête, pendant des kilomètres,
+sous le ciel rond et infini, où descendait le soleil oblique,
+là-bas, au bout de cette mer vide, d'une monotonie grandiose
+et triste.</p>
+
+<p>&mdash;Et le pape, l'abbé? demanda soudain Prada; est-il
+mort?</p>
+
+<p>Santobono ne s'effara même pas.</p>
+
+<p>&mdash;J'espère bien, dit-il simplement, que Sa Sainteté a
+encore de longs jours à vivre, pour le triomphe de l'Église.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, vous avez eu de bonnes nouvelles, ce matin,
+chez votre évêque, le cardinal Sanguinetti?</p>
+
+<p>Cette fois, le curé ne put réprimer un léger tressaillement.
+On l'avait donc vu? Lui, dans sa hâte, n'avait pas
+remarqué ces deux passants, qui venaient derrière son
+dos, sur la route.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! répondit-il, en se remettant tout de suite, on
+ne sait jamais au juste si les nouvelles sont bonnes ou
+mauvaises... Il paraît que Sa Sainteté a passé une assez
+pénible nuit, et je fais des v&oelig;ux pour que la nuit prochaine
+soit meilleure.<a name="page_491" id="page_491"></a></p>
+
+<p>Un instant, il sembla se recueillir; puis, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Si, d'ailleurs, Dieu croyait l'heure venue de rappeler
+à lui Sa Sainteté, il ne laisserait pas son troupeau sans
+pasteur, il aurait déjà choisi et marqué le Souverain Pontife
+de demain.</p>
+
+<p>Cette belle réponse accrut encore la joie de Prada.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, l'abbé, vous êtes extraordinaire... Alors,
+vous pensez que les papes se font ainsi par la grâce de
+Dieu? Le pape de demain est nommé là-haut, n'est-ce pas?
+et il attend, simplement. Je m'imaginais, moi, que les
+hommes se mêlaient un peu de l'affaire... Mais peut-être
+savez-vous déjà quel est le cardinal élu d'avance par la
+faveur divine!</p>
+
+<p>Et il continua ses plaisanteries faciles d'incroyant, qui
+laissaient du reste le prêtre dans un calme parfait. Ce dernier
+finit même par rire, lui aussi, lorsque le comte,
+faisant allusion à l'ancienne passion que le peuple joueur
+de Rome mettait, lors de chaque conclave, à parier sur
+l'élu probable, lui dit qu'il y aurait là, pour lui, une
+fortune à gagner, s'il était dans le secret de Dieu. Puis, il
+fut question des trois soutanes blanches, de trois grandeurs
+différentes, qui attendaient dans une armoire du
+Vatican, toujours prêtes: serait-ce cette fois la petite, la
+grande, ou la moyenne, qu'on emploierait? A la moindre
+maladie sérieuse du pape régnant, c'était ainsi une émotion
+extraordinaire, un réveil aigu de toutes les ambitions,
+de toutes les intrigues, à ce point que, non seulement
+dans le monde noir, mais encore dans la ville entière, il
+n'y avait plus d'autre curiosité, d'autre entretien, d'autre
+occupation, que pour discuter les titres des cardinaux et
+peur prédire celui qui l'emporterait.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, voyons, reprit Prada, puisque vous savez,
+vous, je veux absolument que vous me disiez... Sera-ce
+le cardinal Moretta?</p>
+
+<p>Santobono, malgré son évidente volonté de rester digne
+et désintéressé, en bon prêtre pieux, se passionnait peu à<a name="page_492" id="page_492"></a>
+peu, cédait à sa flamme intérieure. Et cet interrogatoire
+l'acheva, il ne put se contenir davantage.</p>
+
+<p>&mdash;Moretta, allons donc! il est vendu à toute l'Europe!</p>
+
+<p>&mdash;Sera-ce le cardinal Bartolini?</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'y pensez pas!... Bartolini! mais il s'est usé
+à tout vouloir et à ne jamais rien obtenir!</p>
+
+<p>&mdash;Alors, sera-ce le cardinal Dozio?</p>
+
+<p>&mdash;Dozio, Dozio! Ah! si Dozio l'emportait, ce serait à
+désespérer de notre sainte Église, car il n'y a pas d'esprit
+plus bas ni plus méchant!</p>
+
+<p>Prada leva les mains, comme s'il était à bout de candidats
+sérieux. Il mettait un malin plaisir à ne pas nommer
+le cardinal Sanguinetti, le candidat certain du curé, pour
+exaspérer celui-ci davantage. Puis, soudain, il parut avoir
+trouvé, il s'écria gaiement:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! j'y suis, je connais votre homme... Le cardinal
+Boccanera!</p>
+
+<p>Du coup, Santobono fut touché en plein c&oelig;ur, dans sa
+rancune, dans sa foi de patriote. Déjà, sa bouche terrible
+s'ouvrait, il allait crier non, non! de toute sa force. Mais
+il parvint à retenir le cri, réduit au silence, avec son
+cadeau sur les genoux, ce petit panier de figues, que ses
+deux mains serrèrent, à le briser; et l'effort qu'il dut
+faire, le laissa si frémissant, qu'il fut forcé d'attendre,
+avant de répondre d'une voix calmée:</p>
+
+<p>&mdash;Son Éminence révérendissime le cardinal Boccanera
+est un saint homme, digne du trône, et je craindrais seulement
+qu'il n'apportât la guerre, dans sa haine contre
+notre Italie nouvelle.</p>
+
+<p>Mais Prada voulut aggraver la blessure.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, celui-ci, vous l'acceptez, vous l'aimez trop
+pour ne pas vous réjouir de ses chances. Et je crois que,
+cette fois, nous sommes dans le vrai, car tout le monde
+est convaincu que le conclave n'en peut nommer un autre...
+Allons, il est très grand, ce sera la grande soutane blanche
+qui servira.<a name="page_493" id="page_493"></a></p>
+
+<p>&mdash;La grande soutane, la grande soutane, gronda Santobono
+sourdement et comme malgré lui, à moins pourtant...</p>
+
+<p>Il n'acheva pas, de nouveau vainqueur de sa passion.
+Et Pierre, qui écoutait en silence, s'émerveilla, car il se
+rappelait la conversation qu'il avait surprise, chez le cardinal
+Sanguinetti. Évidemment, les figues n'étaient qu'un
+prétexte pour forcer la porte du palais Boccanera, où
+quelque familier, l'abbé Paparelli sans doute, pouvait
+seul donner des renseignements certains à son ancien
+camarade. Mais quel empire cet exalté avait sur lui-même,
+dans les mouvements les plus désordonnés de son âme!</p>
+
+<p>Aux deux côtés de la route, la Campagne continuait à
+dérouler à l'infini ses nappes d'herbe, et Prada regardait
+sans voir, devenu sérieux et songeur. Il acheva tout haut
+ses réflexions.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez ce qu'on dira, l'abbé, s'il meurt cette
+fois... Ça ne sent guère bon, ce brusque malaise, ces
+coliques, ces nouvelles qu'on cache... Oui, oui, le poison,
+comme pour les autres.</p>
+
+<p>Pierre eut un sursaut de stupeur. Le pape empoisonné!</p>
+
+<p>&mdash;Comment! le poison, encore! cria-t-il.</p>
+
+<p>Effaré, il les contemplait tous les deux. Le poison
+comme aux temps des Borgia, comme dans un drame
+romantique, à la fin de notre dix-neuvième siècle! Cette
+imagination lui semblait à la fois monstrueuse et ridicule.</p>
+
+<p>Santobono, la face devenue immobile, impénétrable, ne
+répondit pas. Mais Prada hocha la tête, et la conversation
+ne fut plus qu'entre lui et le jeune prêtre.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! oui, le poison, encore... A Rome, la peur en est
+restée vivace et très grande. Dès qu'une mort y paraît
+inexplicable, trop prompte ou accompagnée de circonstances
+tragiques, la première pensée est unanime, tout le
+monde crie au poison; et remarquez qu'il n'est pas de
+ville, je crois, où les morts subites soient plus fréquentes,
+je ne sais au juste pour quelles causes, les fièvres, dit-on...<a name="page_494" id="page_494"></a>
+Oui, oui, le poison avec toute sa légende, le poison qui
+tue comme la foudre et ne laisse pas de trace, la fameuse
+recette léguée d'âge en âge, sous les empereurs et sous
+les papes, et jusqu'à nos jours de bourgeoise démocratie.</p>
+
+<p>Il finissait par sourire pourtant, un peu sceptique lui-même,
+dans sa terreur sourde, de race et d'éducation. Et
+il citait des faits. Les dames romaines se débarrassaient
+de leurs maris ou de leurs amants, en employant le venin
+d'un crapaud rouge. Plus pratique, Locuste s'adressait aux
+plantes, faisait bouillir une plante qui devait être l'aconit.
+Après les Borgia, la Toffana vendait, à Naples, dans des
+fioles décorées de l'image de saint Nicolas de Bari, une
+eau célèbre, à base d'arsenic sans doute. Et c'étaient encore
+des histoires extraordinaires, des épingles à la piqûre
+foudroyante, une coupe de vin qu'on empoisonnait en y
+effeuillant une rose, une bécasse qu'un couteau préparé
+partageait en deux et dont la moitié contaminée tuait l'un
+des deux convives.</p>
+
+<p>&mdash;Moi qui vous parle, j'ai eu, dans ma jeunesse, un
+ami dont la fiancée, à l'église, le jour du mariage, est
+tombée morte pour avoir simplement respiré un bouquet
+de fleurs... Alors, pourquoi ne voulez-vous pas que la
+fameuse recette se soit réellement transmise et reste
+connue de quelques initiés?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, dit Pierre, parce que la chimie a fait trop de
+progrès. Si les anciens croyaient à des poisons mystérieux,
+c'était qu'ils manquaient de tout moyen d'analyse. Aujourd'hui,
+la drogue des Borgia mènerait droit en cour
+d'assises le naïf qui s'en servirait. Ce sont des contes à
+dormir debout, et c'est à peine si les bonnes gens les
+tolèrent encore dans les romans-feuilletons.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux bien, reprit le comte, avec son sourire gêné.
+Vous avez sans doute raison... Seulement, allez donc
+dire cela, tenez! à votre hôte, au cardinal Boccanera, qui
+a tenu dans ses bras un vieil ami à lui, tendrement aimé,
+monsignor Gallo, mort l'été dernier, en deux heures.<a name="page_495" id="page_495"></a></p>
+
+<p>&mdash;En deux heures, une congestion cérébrale suffit, et
+un anévrisme tue même en deux minutes.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, mais demandez-lui ce qu'il a pensé devant
+les longs frissons, la face qui se plombait, les yeux qui se
+creusaient, ce masque d'épouvante où il ne retrouvait plus
+rien de son ami. Il en a la conviction absolue, monsignor
+Gallo a été empoisonné, parce qu'il était son confident
+le plus cher, son conseiller toujours écouté, dont les
+sages avis étaient des garants de victoire.</p>
+
+<p>L'ahurissement de Pierre avait grandi. Il s'adressa
+directement à Santobono, qui achevait de le troubler par
+son impassibilité irritante.</p>
+
+<p>&mdash;C'est imbécile, c'est effroyable, et vous aussi, monsieur
+le curé, vous croyez à ces affreuses histoires?</p>
+
+<p>Pas un poil du prêtre ne bougea. Il ne desserra pas ses
+grosses lèvres violentes, il ne détourna pas ses yeux de
+flamme noire, qu'il tenait fixés sur Prada. Celui-ci, d'ailleurs,
+continuait à donner des exemples. Et monsignor
+Nazzarelli, qu'on avait trouvé dans son lit, réduit et calciné
+comme un charbon! et monsignor Brando, frappé à
+Saint-Pierre même, pendant les vêpres, mort dans la
+sacristie, vêtu de ses habits sacerdotaux!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon Dieu! soupira Pierre, vous m'en direz tant,
+que je finirai par trembler, moi aussi, et par ne plus oser
+manger que des &oelig;ufs à la coque, dans votre terrible Rome!</p>
+
+<p>Cette boutade les égaya un instant, le comte et lui. Et
+c'était vrai, une terrible Rome se dégageait de leur conversation,
+la ville éternelle du crime, du poignard et du
+poison, où, depuis plus de deux mille ans, depuis le premier
+mur bâti, la rage du pouvoir, l'appétit furieux de
+posséder et de jouir, avait armé les mains, ensanglanté
+le pavé, jeté des victimes au Tibre ou dans la terre.
+Assassinats et empoisonnements sous les empereurs, empoisonnements
+et assassinats sous les papes, le même flot
+d'abominations roulait les morts sur ce sol tragique, dans
+la gloire souveraine du soleil.<a name="page_496" id="page_496"></a></p>
+
+<p>&mdash;N'importe, reprit le comte, ceux qui prennent leurs
+précautions n'ont peut-être pas tort. On dit que plus d'un
+cardinal frissonne et se méfie. J'en sais un qui ne mange
+rien que les viandes achetées et préparées par son cuisinier.
+Et, quant au pape, s'il a des inquiétudes...</p>
+
+<p>Pierre eut un nouveau cri de stupeur.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, le pape lui-même! le pape a la crainte du
+poison!</p>
+
+<p>&mdash;Eh oui! mon cher abbé, on le prétend du moins. Il
+est certainement des jours où il se voit le premier menacé.
+Ne savez-vous pas que l'ancienne croyance, à Rome,
+est qu'un pape ne doit pas vivre trop vieux, et que, lorsqu'il
+s'entête à ne pas mourir à temps, on l'aide? Sa place
+est naturellement au ciel, dès qu'un pape tombe en enfance,
+devient une gêne, même un danger pour l'Église
+par sa sénilité. Les choses, d'ailleurs, sont faites très
+proprement, le moindre rhume est le prétexte décent
+pour qu'il ne s'oublie pas davantage sur le trône de
+Saint-Pierre.</p>
+
+<p>A ce propos, il ajouta de curieux détails. Un prélat,
+disait-on, voulant calmer les craintes de Sa Sainteté,
+avait imaginé tout un système de précautions, entre autres
+une petite voiture cadenassée pour les provisions destinées
+à la table pontificale, très frugale du reste. Mais cette
+voiture était restée à l'état de simple projet.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis, quoi? finit-il par conclure en riant, il faut
+bien mourir un jour, surtout lorsque c'est pour le bien
+de l'Église... N'est-ce pas, l'abbé?</p>
+
+<p>Depuis un instant, Santobono, dans son immobilité,
+avait baissé les regards, comme s'il eût examiné sans fin
+le petit panier de figues, qu'il tenait sur ses genoux avec
+tant de précautions, tel qu'un saint sacrement. Interpellé
+d'une façon si directe et si vive, il ne put éviter de relever
+les yeux. Mais il ne sortit pas de son grand silence, il
+se contenta d'incliner longuement la tête.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas, l'abbé, répéta Prada, que c'est Dieu<a name="page_497" id="page_497"></a>
+seul, et non le poison, qui fait mourir?... On raconte
+que telle a été la dernière parole du pauvre monsignor
+Gallo, quand il a expiré dans les bras de son ami, le cardinal
+Boccanera.</p>
+
+<p>Une seconde fois, sans parler, Santobono inclina la tête.
+Et tous trois se turent, songeurs.</p>
+
+<p>La voiture roulait, roulait sans cesse par l'immensité
+nue de la Campagne. Toute droite, la route paraissait
+aller à l'infini. A mesure que le soleil descendait vers
+l'horizon, des jeux d'ombre et de lumière marquaient
+davantage les vastes ondulations des terrains, qui se succédaient
+ainsi, d'un vert rose et d'un gris violâtre, jusqu'aux
+bords lointains du ciel. Le long de la route, à
+droite, à gauche, il n'y avait toujours que de grands chardons
+séchés, des fenouils géants aux ombelles jaunes.
+Puis, ce fut encore, à un moment, un attelage de quatre
+b&oelig;ufs, attardés dans un labour, s'enlevant en noir sur
+l'air pâle, d'une extraordinaire grandeur, au milieu de la
+morne solitude. Plus loin, des moutons en tas, dont le
+vent apportait l'âpre odeur de suint, tachaient de brun
+les herbes reverdies; tandis qu'un chien, parfois, aboyait,
+seule voix distincte, dans le sourd frisson de ce désert
+silencieux, où semblait régner la paix souveraine des
+morts. Mais il y eut un chant léger, des alouettes s'envolaient,
+une d'elles monta très haut, tout en haut du ciel
+d'or limpide. Et, en face, au fond de ce ciel pur, cristal
+limpide, Rome de plus en plus grandissait, avec ses
+tours et ses dômes, ainsi qu'une ville de marbre blanc,
+qui naîtrait d'un mirage parmi les verdures d'un jardin
+enchanté.</p>
+
+<p>&mdash;Matteo, cria Prada à son cocher, arrête-nous à
+l'Osteria Romana.</p>
+
+<p>Et, s'adressant à ses compagnons:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous prie de m'excuser, je vais voir s'il n'y a pas
+des &oelig;ufs frais pour mon père. Il les adore.</p>
+
+<p>On arrivait, et la voiture s'arrêta. C'était, au bord même<a name="page_498" id="page_498"></a>
+de la route, une sorte d'auberge primitive, au nom
+sonore et fier: Antica Osteria Romana, simple relais
+pour les charretiers, où les chasseurs seuls se hasardaient
+à boire une carafe de vin blanc, en mangeant une omelette
+et un morceau de jambon. Pourtant, le dimanche parfois,
+le petit peuple de Rome poussait jusque-là, venait s'y
+réjouir. Mais, en semaine, dans l'immense Campagne nue,
+des journées s'écoulaient, sans qu'une âme y entrât.</p>
+
+<p>Déjà le comte sautait lestement de la voiture, en
+disant:</p>
+
+<p>&mdash;J'en ai pour une minute, je reviens tout de suite.</p>
+
+<p>L'osteria ne se composait que d'une longue construction
+basse, à un seul étage; et l'on montait à cet étage
+par un escalier extérieur, fait de grosses pierres, que les
+grands soleils avaient cuites. Toute la bâtisse, d'ailleurs,
+était fruste, couleur de vieil or. Il y avait, au rez-de-chaussée,
+une salle commune, une remise, une écurie,
+des hangars. A côté, près d'un bouquet de pins parasols,
+l'arbre unique qui poussait dans le sol ingrat, se trouvait
+une tonnelle en roseaux, sous laquelle étaient rangées
+cinq ou six tables de bois, équarries à coups de hache.
+Et, comme fond à ce coin de vie pauvre et morne, se dressait,
+derrière, un fragment d'aqueduc antique, dont les
+arches béantes sur le vide, écroulées à demi, coupaient
+seules la ligne plate de l'horizon sans bornes.</p>
+
+<p>Mais le comte revint brusquement sur ses pas.</p>
+
+<p>&mdash;Dites donc, l'abbé, vous accepterez bien un verre de
+vin blanc. Je sais que vous êtes un peu vigneron, et il y a
+ici un petit vin qu'il faut connaître.</p>
+
+<p>Santobono, sans se faire prier, tranquillement, descendit
+à son tour.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je le connais, je le connais. C'est un vin de
+Marino, qu'on récolte dans une terre plus maigre que nos
+terres de Frascati.</p>
+
+<p>Et, comme il ne lâchait toujours pas son panier de
+figues, l'emportant avec lui, le comte s'impatienta.<a name="page_499" id="page_499"></a></p>
+
+<p>&mdash;Voyons, vous n'en avez pas besoin, laissez-le donc
+dans la voiture!</p>
+
+<p>Le curé ne répondit pas, marcha devant, tandis que
+Pierre se décidait aussi à descendre, curieux de voir une
+osteria, une de ces guinguettes du petit peuple, dont on
+lui avait parlé.</p>
+
+<p>Prada était connu, tout de suite une vieille femme
+s'était montrée, grande, sèche, d'allure royale dans sa
+misérable jupe. Là dernière fois, elle avait fini par trouver
+une demi-douzaine d'&oelig;ufs frais; et, cette fois, elle
+allait voir, sans rien promettre d'avance; car elle ne savait
+jamais, les poules pondaient au hasard, dans tous les
+coins.</p>
+
+<p>&mdash;Bon, bon! voyez cela, on va nous servir une carafe
+de vin blanc.</p>
+
+<p>Tous trois entrèrent dans la salle commune. La nuit y
+était déjà noire. Bien que la saison chaude fût passée, on
+y entendait, dès le seuil, le ronflement sourd du vol des
+mouches. Une odeur âcre de vin aigrelet et d'huile rance
+prenait à la gorge. Et, dès que leurs yeux se furent un
+peu accoutumés, ils purent distinguer la vaste pièce,
+noircie, empuantie, meublée simplement de bancs et de
+tables, en gros bois, à peine raboté. Elle semblait vide,
+tellement le silence y était absolu, sous le vol des mouches.
+Il y avait pourtant là deux hommes, deux passants, immobiles
+et muets, devant leurs verres pleins. Sur une chaise
+basse, près de la porte, dans le peu de jour qui entrait,
+la fille de la maison, une maigre fille jaune, tremblait de
+fièvre, les deux mains serrées entre les genoux, oisive.</p>
+
+<p>En sentant le malaise de Pierre, le comte proposa de
+se faire servir dehors.</p>
+
+<p>&mdash;Nous serons beaucoup mieux, il fait si doux!</p>
+
+<p>Et la fille, pendant que la mère cherchait les &oelig;ufs et
+que le père, sous un hangar voisin, raccommodait une
+roue, dut se lever en grelottant, pour porter la carafe de
+vin et les trois verres sur une des tables de la tonnelle.<a name="page_500" id="page_500"></a>
+Elle empocha les six sous de la carafe, elle retourna
+s'asseoir, sans une parole, l'air maussade d'avoir été
+forcée de faire un tel voyage.</p>
+
+<p>Gaiement, lorsque tous trois se furent attablés, Prada
+emplit les verres, malgré les supplications de Pierre,
+incapable, disait-il, de boire ainsi du vin entre ses repas.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! bah! vous trinquerez toujours... N'est-ce pas,
+l'abbé, qu'il est amusant, ce petit vin?... Voyons, à la
+santé du pape, puisqu'il est souffrant!</p>
+
+<p>Santobono, après avoir vidé son verre d'un trait, fit
+claquer sa langue. Il avait posé le panier par terre, à
+côté de lui, d'une main douce, avec un soin paternel;
+et il enleva son chapeau, il respira largement. La soirée
+était vraiment délicieuse, une pureté de ciel admirable,
+un immense ciel d'or tendre, au-dessus de cette mer
+sans fin de la Campagne, qui allait s'endormir dans une
+immobilité, une paix souveraine. Et le petit vent dont les
+souffles passaient, au travers du grand silence, avait un
+goût exquis d'herbes et de fleurs sauvages.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! qu'on est bien! murmura Pierre gagné
+par ce charme. Et quel désert d'éternel repos, pour y
+oublier le reste du monde!</p>
+
+<p>Mais Prada, qui avait vidé la carafe, en remplissant de
+nouveau le verre du curé, s'amusait fort, sans rien dire,
+d'une aventure, qu'il fut d'abord seul à remarquer. Il
+avertit le jeune prêtre d'un coup d'&oelig;il de gaie complicité;
+et, dès lors, tous deux en suivirent les péripéties dramatiques.
+Quelques poules maigres erraient autour d'eux,
+dans l'herbe roussie, en quête des sauterelles. Or, une de
+ces poules, une petite poule noire, fine et luisante, d'une
+grande effronterie, ayant aperçu le panier de figues, par
+terre, s'en approchait avec hardiesse. Pourtant, quand
+elle fut tout près, elle prit peur, recula. Elle raidissait le
+cou, tournait la tête, dardait la braise de son &oelig;il rond.
+Enfin, la passion fut la plus forte; et, comme une figue se
+montrait entre deux feuilles, elle s'avança sans hâte, en<a name="page_501" id="page_501"></a>
+levant les pattes très haut; et, brusquement, elle allongea
+un grand coup de bec, elle troua la figue, qui saigna.</p>
+
+<p>Prada, heureux comme un enfant, put lâcher l'éclat de
+rire qu'il avait contenu à grand'peine.</p>
+
+<p>&mdash;Attention! l'abbé, gare à vos figues!</p>
+
+<p>Justement, Santobono achevait son second verre, la
+tête renversée, les yeux au ciel, dans une béate satisfaction.
+Il eut un sursaut, regarda, comprit en voyant la
+poule. Et ce fut tout un éclat de colère, de grands gestes,
+des invectives terribles. Mais la poule, qui donnait à ce
+moment un autre coup de bec, ne lâcha pas, piqua la
+figue, l'emporta, les ailes battantes, si prompte et si
+comique, que Prada et Pierre lui-même rirent aux larmes,
+devant la fureur impuissante de Santobono, qui la poursuivit
+un instant, en la menaçant du poing.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà ce que c'est que de ne pas avoir laissé le panier
+dans la voiture, dit le comte. Si je ne vous avais pas prévenu,
+la poule mangeait tout.</p>
+
+<p>Sans répondre, grondant encore de sourdes imprécations,
+le curé avait posé le panier sur la table; et il
+souleva les feuilles, rangea de nouveau les figues avec
+art, pour combler le trou; puis, les feuilles replacées,
+le mal réparé, il se calma.</p>
+
+<p>Il était temps de repartir, le soleil s'abaissait à l'horizon,
+la nuit était proche. Aussi le comte finit-il par
+s'impatienter.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! et ces &oelig;ufs!</p>
+
+<p>Et, ne voyant pas revenir la femme, il se mit à sa
+recherche. Il entra dans l'écurie, visita ensuite la remise.
+La femme ne s'y trouvait point. Alors, il passa derrière
+la maison, pour jeter un coup d'&oelig;il sous les hangars.
+Mais, là, tout d'un coup, une chose inattendue l'arrêta
+net. Par terre, la petite poule noire gisait, foudroyée,
+morte. Elle n'avait au bec qu'un mince flot de sang,
+violâtre, et qui coulait encore.</p>
+
+<p>D'abord, il ne fut qu'étonné. Il se baissa, la toucha.<a name="page_502" id="page_502"></a>
+Elle était tiède, souple et molle, telle qu'un chiffon. Sans
+doute un coup de sang. Puis, aussitôt, il devint affreusement
+pâle, la vérité l'envahissait, le glaçait. Comme dans
+un éclair, il évoquait Léon XIII malade, Santobono courant
+aux nouvelles chez le cardinal Sanguinetti, partant
+ensuite pour Rome faire cadeau du panier de figues au
+cardinal Boccanera. Et il se rappelait la conversation
+depuis Frascati, la mort éventuelle du pape, les candidats
+possibles à la tiare, les histoires légendaires de
+poison qui terrorisaient encore les alentours du Vatican;
+et il revoyait le curé avec son petit panier sur les
+genoux, plein de soins paternels; et il revoyait la petite
+poule noire piquant dans le panier, se sauvant avec une
+figue au bec. La petite poule était là, morte, foudroyée.</p>
+
+<p>Sa conviction fut immédiate, absolue. Mais il n'eut pas
+même le temps de se demander ce qu'il allait faire. Une
+voix, derrière lui, se récriait.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! c'est la petite poule, qu'a-t-elle donc?</p>
+
+<p>C'était Pierre qui, laissant remonter Santobono en voiture,
+avait fait, lui aussi, le tour de la maison, pour
+regarder de plus près le fragment d'aqueduc, à demi
+écroulé parmi les pins parasols.</p>
+
+<p>Prada, frémissant comme s'il était le coupable, répondit
+par un mensonge, sans l'avoir prémédité, cédant à
+une sorte d'instinct.</p>
+
+<p>&mdash;Mais elle est morte... Imaginez-vous qu'il y a eu
+bataille. Au moment où j'arrivais, cette autre poule que
+vous apercevez là-bas, s'est jetée sur celle-ci pour avoir la
+figue qu'elle tenait encore, et lui a, d'un coup de bec,
+défoncé le crâne... Vous voyez bien, le sang coule.</p>
+
+<p>Pourquoi disait-il ces choses? Il s'étonnait lui-même
+en les inventant. Voulait-il donc rester maître de la situation,
+n'être avec personne dans l'abominable confidence,
+pour agir ensuite à son gré? C'était à la fois une gêne
+honteuse devant un étranger, un goût personnel de la
+violence qui mêlait de l'admiration à sa révolte d'honnête<a name="page_503" id="page_503"></a>
+homme, un sourd besoin d'examiner la chose au point
+de vue de son intérêt personnel, avant de prendre un parti.
+Honnête homme, il l'était, il n'allait sûrement pas laisser
+empoisonner les gens.</p>
+
+<p>Pierre, pitoyable aux bêtes, regardait la poule avec la
+petite émotion que lui causait la brusque suppression de
+toute vie. Et il accepta très naturellement l'histoire.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ces poules, elles sont entre elles d'une férocité
+imbécile que les hommes ont à peine égalée! J'avais un
+poulailler chez moi, et une d'elles ne pouvait se blesser
+à la patte, sans que toutes les autres, en voyant perler le
+sang, vinssent la piquer et la manger jusqu'à l'os.</p>
+
+<p>Tout de suite, Prada s'éloigna; et, justement, la femme
+le cherchait de son côté, pour lui remettre quatre &oelig;ufs,
+qu'elle avait dénichés à grand'peine, dans les coins de la
+maison. Il se hâta de les payer, rappela Pierre qui
+s'attardait.</p>
+
+<p>&mdash;Dépêchons, dépêchons! Maintenant, nous ne serons
+plus à Rome qu'à la nuit noire.</p>
+
+<p>Dans la voiture, ils retrouvèrent Santobono, qui attendait
+tranquillement. Il avait repris sa place sur le strapontin,
+l'échine fortement appuyée contre le siège du cocher,
+ses grandes jambes ramenées sous lui; et il tenait de
+nouveau, sur ses genoux, le petit panier de figues, si
+coquettement arrangé, qu'il protégeait de ses grosses
+mains noueuses, comme une chose rare et fragile, que le
+moindre cahot des roues aurait pu endommager. Sa soutane
+faisait une grande tache sombre. Dans sa face épaisse
+et terreuse de paysan resté près de la sauvage terre, mal
+dégrossi par ses quelques années d'études théologiques,
+ses yeux seuls semblaient vivre, d'une flamme noire, dévorante
+de passion.</p>
+
+<p>En l'apercevant si carrément installé, si calme, Prada
+avait eu un petit frisson. Puis, dès que la victoria se fut
+remise à rouler, par la route toute droite et sans fin:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! l'abbé, voilà un coup de vin qui va nous<a name="page_504" id="page_504"></a>
+protéger du mauvais air. Si le pape pouvait faire comme
+nous, ça le guérirait sûrement de ses coliques.</p>
+
+<p>Mais Santobono, pour toute réponse, ne lâcha qu'un
+sourd grondement. Il ne voulait plus parler, il s'enferma
+dans un absolu silence, comme envahi par la nuit lente
+qui tombait. Et Prada se tut à son tour, les yeux fixés sur
+lui, en se demandant ce qu'il allait faire.</p>
+
+<p>La route tournait, puis la voiture roula, roula encore,
+sur une chaussée interminable, dont le pavé blanc
+semblait filer à l'infini, d'un trait. Maintenant, cette blancheur
+de la route prenait une sorte de lumière, déroulait
+un ruban de neige, tandis que la Campagne immense, aux
+deux bords, se noyait peu à peu d'une ombre fine. Dans
+les creux des vastes ondulations, les ténèbres s'amassaient,
+une marée violâtre semblait s'en épandre, recouvrant
+partout de son flot l'herbe rase, élargissant la plaine à
+perte de vue, telle qu'une mer déteinte. Tout se confondait,
+ce n'était plus que la houle indistincte et neutre,
+d'un bout de l'horizon à l'autre. Et le désert s'était vidé
+encore, une dernière charrette indolente venait de passer,
+un dernier tintement de clochettes claires s'éteignait au
+loin; plus un passant, plus une bête, la mort des couleurs
+et des sons, toute vie tombant au sommeil, à la paix
+sereine du néant. A droite, des fragments d'aqueduc
+continuaient à se montrer de place en place, pareils à des
+tronçons de mille-pattes géants, que la faux des siècles
+aurait coupés; puis, ce fut, à gauche, une nouvelle tour,
+dont la haute ruine sombre barra le ciel d'un pieu noir; et
+d'autres morceaux d'aqueduc franchirent la route, prirent
+de ce côté une valeur démesurée, en se détachant sur le
+coucher du soleil. Ah! l'heure unique, l'heure du crépuscule
+dans la Campagne romaine, quand tout s'y noie et
+s'y résume, l'heure de l'immensité nue, de l'infini dans la
+simplicité! Il n'y a rien, rien que la ligne ronde et plate
+de l'horizon, rien que la tache d'une ruine, isolée, debout,
+et ce rien est d'une majesté, d'une grandeur souveraines.<a name="page_505" id="page_505"></a></p>
+
+<p>Mais le soleil se couchait, là-bas, à gauche, vers
+la mer. Dans le ciel limpide, il descendait, tel qu'un
+globe de braise, d'un rouge aveuglant. Il plongea lentement
+derrière l'horizon, et il n'y eut d'autres nuages que
+quelques vapeurs d'incendie, comme si la mer lointaine
+eût bouillonné soudain, sous la flamme de cette royale
+visite. Tout de suite, quand il eut disparu, ce coin du ciel
+s'empourpra d'une mare de sang, tandis que la Campagne
+devenait grise. Il n'y avait plus, au bout de la plaine
+décolorée, que ce lac de pourpre, dont on voyait le brasier
+peu à peu mourir, derrière les arches noires des
+aqueducs; et, de l'autre côté, les autres arches éparses,
+restées roses, s'enlevaient en clair sur le ciel couleur
+d'étain. Puis, les vapeurs d'incendie se dissipèrent, le
+couchant finit par s'éteindre, dans une grande mélancolie
+farouche. Au firmament apaisé, devenu de cendre bleue,
+les étoiles s'allumaient une à une, pendant que les
+lumières de Rome encore lointaine, au ras de l'horizon,
+en face, scintillaient pareilles à des phares.</p>
+
+<p>Et Prada, dans le silence songeur de ses deux compagnons,
+au milieu de l'infinie tristesse du soir, envahi lui-même
+d'une détresse indicible, continuait à se questionner,
+à se demander ce qu'il allait faire. Ses yeux
+n'avaient pas quitté Santobono, dont la figure se noyait
+de nuit, mais si tranquille, abandonnant son grand corps
+au balancement de la voiture. Il se répétait qu'il ne
+pouvait laisser empoisonner ainsi les gens. Les figues
+étaient sûrement destinées au cardinal Boccanera, et peu
+lui importait en somme un cardinal de plus ou de moins,
+un pape possible dont l'action historique future était
+difficile à prévoir. Dans son âpre conception de conquérant,
+tout à la lutte pour la vie, le mieux lui avait toujours
+semblé de laisser faire le destin, sans compter qu'il
+ne voyait aucun mal à ce que le prêtre mangeât le prêtre,
+ce qui égayait son athéisme. Il songea aussi qu'il pouvait
+être dangereux d'intervenir dans cette abominable affaire,<a name="page_506" id="page_506"></a>
+au fond des basses intrigues, louches et insondables, du
+monde noir. Mais le cardinal n'était pas seul au palais
+Boccanera: les figues ne pouvaient-elles se tromper
+d'adresse, aller à d'autres personnes, qu'on ne voulait
+pas atteindre? Cette idée de révoltant hasard, maintenant,
+le hantait. Et, sans qu'il voulût y arrêter sa pensée,
+les visages de Benedetta et de Dario s'étaient dressés
+devant lui, revenaient malgré son effort pour ne pas les
+voir, s'imposaient. Si Benedetta, si Dario mangeaient de
+ces fruits? Benedetta, il l'écarta tout de suite, car il
+savait qu'elle faisait table à part avec sa tante, qu'il n'y
+avait rien de commun entre les deux cuisines. Mais Dario
+déjeunait chaque jour avec son oncle. Un instant, il vit
+Dario pris d'un spasme, tomber entre les bras du cardinal,
+comme le pauvre monsignor Gallo, la face grise, les
+yeux creux, foudroyé en deux heures.</p>
+
+<p>Non, non! cela était affreux, il ne pouvait permettre
+une abomination pareille. Alors, son parti fut arrêté. Il
+allait attendre que la nuit fût complète; et, tout simplement,
+il prendrait le panier sur les genoux du curé, il le
+jetterait à la volée dans quelque trou d'ombre, sans dire
+un mot. Le curé comprendrait. L'autre, le jeune prêtre,
+ne s'apercevrait peut-être pas de l'aventure. D'ailleurs,
+peu importait, car il était bien décidé à ne pas même
+expliquer son acte. Et il se sentit tout à fait calmé, lorsque
+l'idée lui vint de jeter le panier, au moment où la voiture
+passerait sous la porte Furba, quelques kilomètres avant
+Rome. Dans les ténèbres de la porte, ce serait très bien,
+on ne pourrait rien voir.</p>
+
+<p>&mdash;Nous nous sommes attardés, nous ne serons guère
+à Rome avant six heures, reprit-il tout haut, en se tournant
+vers Pierre. Mais vous aurez le temps d'aller vous
+habiller et de rejoindre votre ami.</p>
+
+<p>Et, sans attendre la réponse, il s'adressa à Santobono:</p>
+
+<p>&mdash;Vos figues arriveront bien tard.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! dit le curé, Son Éminence reçoit jusqu'à huit<a name="page_507" id="page_507"></a>
+heures. Et puis, ce n'est pas pour ce soir, les figues! On
+ne mange pas de figues le soir. Ce sera pour demain
+matin.</p>
+
+<p>Il retomba dans son silence, il ne parla plus.</p>
+
+<p>&mdash;Pour demain matin, oui, oui! sans doute, répéta
+Prada. Et le cardinal pourra vraiment s'en régaler, si
+personne ne l'aide.</p>
+
+<p>Pierre, étourdiment, donna alors une nouvelle qu'il
+savait.</p>
+
+<p>&mdash;Il sera sans doute seul à les manger, car son neveu,
+le prince Dario, a dû partir aujourd'hui pour Naples, un
+petit voyage de convalescence, après l'accident qui l'a
+tenu au lit pendant un grand mois.</p>
+
+<p>Brusquement, il s'arrêta, en songeant à qui il parlait.
+Mais le comte avait remarqué sa gêne.</p>
+
+<p>&mdash;Allez, allez, mon cher monsieur Froment, vous ne
+me faites aucune peine. C'est déjà très ancien... Et il est
+parti, ce jeune homme, dites-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, à moins qu'il n'ait remis son départ. Je m'attends
+à ne pas le retrouver au palais.</p>
+
+<p>Pendant un instant, on n'entendit plus, de nouveau, que
+le roulement continu des roues. Et Prada se taisait, repris
+de trouble, rendu au malaise de son incertitude. Si pourtant
+Dario n'était pas là, de quoi allait-il se mêler? Toutes
+ces réflexions lui fatiguaient le crâne, et il finit par penser
+tout haut.</p>
+
+<p>&mdash;S'il s'en est allé, ce doit être par convenance, afin
+de ne pas assister à la soirée des Buongiovanni, car la
+congrégation du Concile s'est réunie ce matin pour se
+prononcer définitivement, dans le procès que la comtesse
+m'a intenté... Oui, tout à l'heure, je saurai si l'annulation
+de notre mariage sera signée par le Saint-Père.</p>
+
+<p>Sa voix était devenue un peu rauque, on sentait la
+vieille blessure se rouvrir et saigner, la plaie faite à son
+orgueil d'homme par cette femme qui était sienne et qui
+s'était refusée, en se réservant pour un autre. Son amie<a name="page_508" id="page_508"></a>
+Lisbeth avait eu beau lui donner un enfant, l'accusation
+d'impuissance, l'outrage à sa virilité, renaissait sans
+cesse, lui gonflait le c&oelig;ur d'aveugles colères. Il eut un
+violent et brusque frisson, comme si tout un grand souffle
+glacé lui eût traversé la chair; et, détournant l'entretien,
+il ajouta tout à coup:</p>
+
+<p>&mdash;Il ne fait vraiment pas chaud, ce soir... Voici l'heure
+mauvaise, à Rome, l'heure de la tombée du jour, où l'on
+empoigne très bien une bonne fièvre, si l'on ne se méfie
+pas... Tenez! ramenez la couverture sur vos jambes, enveloppez-vous
+soigneusement.</p>
+
+<p>Puis, comme on approchait de la porte Furba, le silence
+se fit encore, plus lourd, pareil au sommeil invincible
+qui endormait la Campagne, submergée dans la nuit.
+Enfin, la porte apparut, à la clarté des étoiles vives; et elle
+n'était autre qu'une arcade de l'Acqua Felice, sous laquelle
+passait la route. Ce débris d'aqueduc semblait, de
+loin, barrer le passage de sa masse énorme de vieux murs
+à demi écroulés. Ensuite, l'arche géante, toute noire
+d'ombre, se creusait, telle qu'un porche béant. Et l'on
+passait en pleines ténèbres, dans le roulement plus sonore
+des roues.</p>
+
+<p>Lorsqu'on fut de l'autre côté, Santobono avait toujours
+sur les genoux le petit panier de figues, et Prada le
+regardait, bouleversé, se demandant par quelle subite
+paralysie de ses deux mains, il ne l'avait pas saisi, jeté
+aux ténèbres. Cependant, il y était décidé encore, quelques
+secondes avant de pénétrer sous la voûte. Il l'avait même
+regardé une dernière fois, pour bien calculer le mouvement
+qu'il aurait à faire. Que venait-il donc de se passer
+en lui? Et il se sentait en proie à une indécision grandissante,
+incapable désormais de vouloir un acte définitif,
+ayant le besoin d'attendre, dans l'idée sourde de se satisfaire
+pleinement et avant tout. Pourquoi se serait-il pressé
+maintenant, puisque Dario était sans doute parti et
+puisque ces figues ne seraient sûrement pas mangées<a name="page_509" id="page_509"></a>
+avant le lendemain? Le soir même, il devait apprendre si
+la congrégation du Concile avait annulé son mariage, il
+saurait jusqu'à quel point la justice de Dieu était vénale
+et mensongère. Certes, il ne laisserait empoisonner personne,
+pas même le cardinal Boccanera, dont l'existence,
+cependant, lui importait si peu. Mais, depuis le départ de
+Frascati, n'était-ce pas le destin en marche que ce petit
+panier? Ne cédait-il pas à une jouissance d'absolu pouvoir,
+en se disant qu'il était le maître de l'arrêter ou de
+lui permettre d'aller jusqu'au bout de son &oelig;uvre de mort?
+Et, d'ailleurs, il s'abandonnait à la plus obscure des
+luttes, il ne raisonnait pas, les mains liées au point de ne
+pouvoir agir autrement, convaincu qu'il irait glisser une
+lettre d'avertissement dans la boîte aux lettres du palais,
+avant de se mettre au lit, tout en étant heureux de penser
+que, si pourtant il avait intérêt à ne pas le faire, il ne le
+ferait pas.</p>
+
+<p>Alors, le reste de la route s'acheva, au milieu de ce
+silence las, dans le frisson du soir, qui semblait avoir
+glacé les trois hommes. Vainement, le comte, pour échapper
+au combat de ses réflexions, revint sur le gala des
+Buongiovanni, donnant des détails, décrivant les splendeurs
+auxquelles on allait assister: ses paroles tombaient
+rares, gênées et distraites. Puis, il s'efforça de réconforter
+Pierre, de le rendre à son espoir, en lui reparlant du
+cardinal Sanguinetti, si aimable, si plein de promesses;
+et, bien que le jeune prêtre rentrât très heureux, dans
+l'idée que son livre n'était pas condamné encore et qu'il
+triompherait peut-être, si on l'aidait, il répondit à peine,
+tout à sa rêverie. Santobono ne parla pas, ne bougea pas,
+comme disparu, noir dans la nuit noire. Et les lumières
+de Rome s'étaient multipliées, des maisons avaient reparu,
+à droite, à gauche, d'abord espacées largement, peu à
+peu ininterrompues. C'était le faubourg, des champs de
+roseaux encore, des haies vives, des oliviers dont la tête
+dépassait les long murs de clôture, de grands portails<a name="page_510" id="page_510"></a>
+aux piliers surmontés de vases, enfin la ville, avec ses
+rangées de petites maisons grises, de commerces pauvres,
+de cabarets borgnes, d'où sortaient parfois des cris et des
+bruits de bataille.</p>
+
+<p>Prada voulut absolument conduire ses compagnons rue
+Giulia, à cinquante mètres du palais.</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne me gêne pas, et d'aucune façon, je vous
+assure... Voyons, vous ne pouvez achever la route à pied,
+pressés comme vous l'êtes!</p>
+
+<p>Déjà, la rue Giulia dormait dans sa paix séculaire, absolument
+déserte, d'une mélancolie d'abandon, avec la
+double file morne de ses becs de gaz. Et, dès qu'il fut
+descendu de voiture, Santobono n'attendit pas Pierre,
+qui, d'ailleurs, passait toujours par la petite porte, sur la
+ruelle latérale.</p>
+
+<p>&mdash;Au revoir, l'abbé.</p>
+
+<p>&mdash;Au revoir, monsieur le comte. Mille grâces!</p>
+
+<p>Alors, tous deux purent le suivre du regard jusqu'au
+palais Boccanera, dont la vieille porte monumentale,
+noire d'ombre, était encore grande ouverte. Un instant,
+ils virent sa haute taille rugueuse qui barrait cette ombre.
+Puis, il entra, il s'engouffra avec son petit panier, portant
+le destin.<a name="page_511" id="page_511"></a></p>
+
+<h3><a name="XII" id="XII"></a>XII</h3>
+
+<p>Il était dix heures, lorsque Pierre et Narcisse, qui
+avaient dîné au Café de Rome, où ils s'étaient ensuite
+oubliés dans une longue causerie, descendirent à pied le
+Corso pour se rendre au palais Buongiovanni. Ils eurent
+toutes les peines du monde à en gagner la porte. Les voitures
+arrivaient par files serrées, et la foule des curieux
+qui stationnaient, débordant, envahissant la chaussée,
+malgré les agents, devenait si compacte, que les chevaux
+n'avançaient plus. Dans la longue façade monumentale,
+les dix hautes fenêtres du premier étage flambaient,
+une grande clarté blanche, la clarté de plein jour des
+lampes électriques, qui éclairait, comme d'un coup de
+soleil, la rue, les équipages embourbés dans le flot
+humain, la houle des têtes ardentes et passionnées, au
+milieu de l'extraordinaire tumulte des gestes et des cris.</p>
+
+<p>Et il n'y avait pas là que la curiosité habituelle de
+regarder passer des uniformes et descendre des femmes
+en riches toilettes, car Pierre entendit vite que cette
+foule était venue attendre l'arrivée du roi et de la reine,
+qui avaient promis de paraître au bal de gala, que le
+prince Buongiovanni donnait pour fêter les fiançailles de
+sa fille Celia avec le lieutenant Attilio Sacco, fils d'un
+des ministres de Sa Majesté. Puis, ce mariage était un
+ravissement, le dénouement heureux d'une histoire
+d'amour qui passionnait la ville entière, le coup de
+foudre, le couple jeune et si beau, la fidélité obstinée,
+victorieuse des obstacles, et cela dans des conditions<a name="page_512" id="page_512"></a>
+romanesques, dont le récit circulait de bouche en
+bouche, mouillant tous les yeux, faisant battre tous les
+c&oelig;urs.</p>
+
+<p>C'était cette histoire que Narcisse, au dessert, en attendant
+dix heures, venait encore de conter à Pierre, qui la
+connaissait en partie. On affirmait que, si le prince avait
+fini par céder, après une dernière scène épouvantable, il
+ne l'avait fait que sur la crainte de voir Celia quitter un
+beau soir le palais, au bras de son amant. Elle ne l'en
+menaçait pas, mais il y avait, dans son calme de vierge
+ignorante, un tel mépris de tout ce qui n'était pas son
+amour, qu'il la sentait capable des pires folies, commises
+ingénument. La princesse, sa femme, s'était désintéressée,
+en Anglaise flegmatique, belle encore, qui croyait
+avoir assez fait pour la maison en apportant les cinq
+millions de sa dot et en donnant cinq enfants à son mari.
+Le prince, inquiet et faible dans ses violences, où se
+retrouvait le vieux sang romain, gâté déjà par son mélange
+avec celui d'une race étrangère, n'agissait plus
+que sous la crainte de voir crouler sa maison et sa
+fortune, restées jusque-là intactes, au milieu des ruines
+accumulées du patriciat; et, en cédant enfin, il avait
+dû obéir à l'idée de se rallier par sa fille, d'avoir un
+pied solide au Quirinal, sans pourtant retirer l'autre
+du Vatican. Sans doute, c'était une honte brûlante, son
+orgueil saignait de s'allier à ces Sacco, des gens de
+rien. Mais Sacco était ministre, il avait marché si vite,
+de succès en succès, qu'il semblait en passe de monter
+encore, de conquérir, après le portefeuille de l'Agriculture,
+celui des Finances, qu'il convoitait depuis longtemps.
+Avec lui, c'était la faveur certaine du roi, la
+retraite assurée de ce côté, si le pape un jour sombrait.
+Puis, le prince avait pris des renseignements sur le fils,
+un peu désarmé devant cet Attilio si beau, si brave, si
+droit, qui était l'avenir, peut-être l'Italie glorieuse de
+demain. Il était soldat, on le pousserait aux plus hauts<a name="page_513" id="page_513"></a>
+grades. On ajoutait méchamment que la dernière raison
+qui avait décidé le prince, fort avare, désespéré d'avoir
+à disperser sa fortune entre ses cinq enfants, était l'occasion
+heureuse de pouvoir donner à Celia une dot dérisoire.
+Et, dès lors, le mariage consenti, il avait résolu de
+célébrer les fiançailles par une fête retentissante, comme
+on n'en donnait plus que bien rarement à Rome, les
+portes ouvertes à tous les mondes, les souverains
+invités, le palais flambant ainsi qu'aux grands jours
+d'autrefois, quitte à y laisser un peu de cet argent
+qu'il défendait si âprement, mais voulant par bravoure
+prouver qu'il n'était pas vaincu et que les Buongiovanni
+ne cachaient rien, ne rougissaient de rien. A la vérité,
+on prétendait que cette bravoure superbe ne venait pas
+de lui, qu'elle lui avait été soufflée, sans même qu'il en
+eût conscience, par Celia, la tranquille, l'innocente, qui
+désirait montrer son bonheur, au bras d'Attilio, devant
+Rome entière, applaudissant à cette histoire d'amour qui
+finissait bien, comme dans les beaux contes de fées.</p>
+
+<p>&mdash;Diable! dit Narcisse, qu'un flot de foule immobilisait,
+jamais nous n'arriverons en haut. Ils ont donc
+invité toute la ville!</p>
+
+<p>Et, comme Pierre s'étonnait de voir passer un prélat
+en carrosse:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! vous allez en coudoyer plus d'un. Si les cardinaux
+n'osent se risquer, à cause de la présence des souverains,
+la prélature viendra sûrement. Il s'agit d'un
+salon neutre, où le monde noir et le monde blanc peuvent
+fraterniser. Puis, les fêtes ne sont pas si nombreuses,
+on s'y écrase.</p>
+
+<p>Il expliqua qu'en dehors des deux grands bals que la
+cour donnait par hiver, il fallait des circonstances exceptionnelles
+pour décider le patriciat à offrir des galas
+pareils. Deux ou trois salons noirs ouvraient bien encore
+une fois leurs salons, vers la fin du carnaval. Mais, partout,
+les petites sauteries intimes remplaçaient les réceptions<a name="page_514" id="page_514"></a>
+fastueuses. Quelques princesses avaient simplement
+leur jour. Et, quant aux rares salons blancs, ils gardaient
+une égale intimité, mélangée plus ou moins, car pas une
+maîtresse de maison n'était devenue la reine indiscutée
+du monde nouveau.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, nous y sommes, reprit Narcisse dans l'escalier.</p>
+
+<p>Pierre, inquiet, lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Ne nous quittons pas. Je ne connais un peu que la
+fiancée, et je tiens à ce que vous me présentiez.</p>
+
+<p>Mais c'était encore un effort rude et long, que de
+monter le vaste escalier, tellement la cohue des arrivants
+s'y bousculait. Même aux temps anciens, lors des chandelles
+de cire et des lampes à huile, jamais il n'avait
+resplendi d'un tel éclat de lumière. Des lampes électriques
+l'inondaient de clarté blanche, brûlant en bouquets
+dans les admirables candélabres de bronze qui ornaient
+les paliers. On avait caché les stucs froids des murs sous
+une suite de hautes tapisseries, l'Histoire de Psyché et de
+l'Amour, des merveilles restées dans la famille depuis la
+Renaissance. Un épais tapis recouvrait l'usure des
+marches, et des massifs de plantes vertes garnissaient les
+coins, des palmiers grands comme des arbres. Tout un
+sang nouveau affluait, chauffait l'antique demeure, une
+résurrection de vie qui montait avec le flot des femmes
+rieuses et sentant bon, les épaules nues, étincelantes de
+diamants.</p>
+
+<p>Quand ils furent en haut, Pierre aperçut tout de suite,
+à l'entrée du premier salon, le prince et la princesse
+Buongiovanni, debout côte à côte, recevant leurs invités.
+Le prince, un blond qui grisonnait, grand et mince,
+avait les pâles yeux du Nord que sa mère lui avait légués,
+dans une face énergique d'ancien capitaine des papes. La
+princesse, au petit visage rond et délicat, paraissait à
+peine avoir trente ans, bien qu'elle eût dépassé la quarantaine,
+jolie toujours, d'une sérénité souriante que<a name="page_515" id="page_515"></a>
+rien ne déconcertait, simplement heureuse de s'adorer
+elle-même. Elle portait une toilette de satin rose, toute
+rayonnante d'une merveilleuse parure de gros rubis, qui
+semblait allumer de courtes flammes sur sa peau fine et
+dans ses fins cheveux de blonde. Et, des cinq enfants, le
+fils aîné qui voyageait, les trois autres filles trop jeunes,
+encore en pension, Celia seule était là, Celia en petite
+robe de légère soie blanche, blonde elle aussi, délicieuse
+avec ses grands yeux d'innocence et sa bouche de
+candeur, gardant jusqu'au bout de son aventure d'amour
+son air de grand lis fermé, impénétrable en son mystère
+de vierge. Les Sacco venaient d'arriver seulement, et
+Attilio, qui était resté près de sa fiancée, portait son
+simple uniforme de lieutenant, mais si naïvement, si
+ouvertement heureux de son grand bonheur, que sa jolie
+tête, à la bouche de tendresse, aux yeux de vaillance,
+en resplendissait, d'un éclat extraordinaire de jeunesse
+et de force. Tous les deux, l'un près de l'autre, dans ce
+triomphe de leur passion, apparaissaient, dès le seuil,
+comme la joie, la santé même de la vie, l'espoir illimité
+aux promesses du lendemain; et tous les invités qui
+entraient les voyaient ainsi, ne pouvaient s'empêcher de
+sourire, s'attendrissaient, oubliant leur curiosité maligne
+et bavarde, jusqu'à donner leur c&oelig;ur à ce couple
+d'amour, si beau et si ravi.</p>
+
+<p>Narcisse s'était avancé pour présenter Pierre. Mais
+Celia ne lui en laissa pas le temps. Elle fit un pas à la
+rencontre du prêtre, elle le mena à son père et à sa mère.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur l'abbé Pierre Froment, un ami de ma
+chère Benedetta.</p>
+
+<p>Il y eut des saluts cérémonieux. Pierre fut très touché
+de cette bonne grâce de la jeune fille, qui lui dit
+ensuite:</p>
+
+<p>&mdash;Benedetta va venir avec sa tante et Dario. Elle doit
+être si heureuse, ce soir! Et vous verrez comme elle est
+belle!<a name="page_516" id="page_516"></a></p>
+
+<p>Pierre et Narcisse la félicitèrent alors. Mais ils ne
+pouvaient rester là, le flot les poussait, le prince et la
+princesse n'avaient que le temps de saluer d'un branle
+aimable et continu de la tête, noyés, débordés. Et Celia,
+quand elle eut mené les deux amis à Attilio, dut revenir
+prendre sa place de petite reine de la fête, près de ses
+parents.</p>
+
+<p>Narcisse connaissait un peu Attilio. Il y eut des félicitations
+nouvelles et des poignées de main. Puis, curieusement,
+tous deux man&oelig;uvrèrent pour s'arrêter un
+instant dans ce premier salon, où le spectacle en valait
+vraiment la peine. C'était une vaste pièce, tendue de
+velours vert, à fleurs d'or, qu'on appelait la salle des
+armures, et qui contenait en effet une collection d'armures
+très remarquable, des cuirasses, des haches
+d'armes, des épées, ayant presque toutes appartenu à des
+Buongiovanni, au quinzième siècle et au seizième. Et, au
+milieu de ces rudes outils de guerre, on voyait une adorable
+chaise à porteurs du siècle dernier, ornée des dorures
+et des peintures les plus délicates, dans laquelle l'arrière-grand'mère
+du Buongiovanni actuel, la célèbre Bettina,
+une beauté légendaire, se faisait conduire aux offices.
+D'ailleurs, sur les murs, ce n'étaient que tableaux historiques,
+batailles, signatures de traités, réceptions royales,
+où les Buongiovanni avaient joué un rôle; sans compter
+les portraits de famille, de hautes figures d'orgueil, capitaines
+de terre et de mer, grands dignitaires de l'Église,
+prélats, cardinaux, parmi lesquels, à la place d'honneur,
+triomphait le pape, le Buongiovanni vêtu de blanc, dont
+l'avènement au trône pontifical avait enrichi la longue
+descendance. Et c'était parmi ces armures, près de la
+galante chaise à porteurs, c'était au-dessous de ces antiques
+portraits, que les Sacco, le mari et la femme,
+venaient de s'arrêter, eux aussi, à quelques pas des
+maîtres de la maison, prenant leur part des félicitations
+et des saluts.<a name="page_517" id="page_517"></a></p>
+
+<p>&mdash;Tenez! souffla tout bas Narcisse à Pierre, les Sacco,
+là, en face de nous, ce petit homme noir et cette dame
+en soie mauve.</p>
+
+<p>Pierre reconnut Stefana, qu'il avait rencontrée chez le
+vieil Orlando, avec sa figure claire au gentil sourire, ses
+traits menus que noyait un embonpoint naissant. Mais ce
+fut surtout le mari qui l'intéressa, brun et sec, les yeux
+gros dans un teint de jaunisse, le menton proéminent et
+le nez en bec de vautour, un masque gai de Polichinelle
+napolitain, et dansant, criant, et d'une belle humeur si
+envahissante, que les gens, autour de lui, étaient gagnés
+tout de suite. Il avait une faconde extraordinaire, une
+voix surtout, un instrument de charme et de conquête
+incomparable. Rien qu'à le voir, dans ce salon, séduire si
+aisément les c&oelig;urs, on comprenait ses succès foudroyants,
+au milieu du monde brutal et médiocre de la politique.
+Pour le mariage de son fils, il venait de man&oelig;uvrer avec
+une adresse rare, affectant une délicatesse outrée, contre
+Celia, contre Attilio lui-même, déclarant qu'il refusait
+son consentement, de peur qu'on ne l'accusât de voler
+une dot et un titre. Il n'avait cédé qu'après les Buongiovanni,
+il avait voulu prendre auparavant l'avis du vieil
+Orlando, dont la haute loyauté héroïque était proverbiale
+dans l'Italie entière; d'autant plus qu'en agissant ainsi, il
+savait aller au-devant d'une approbation, car le héros ne
+se gênait pas pour répéter tout haut que les Buongiovanni
+devaient être enchantés d'accueillir dans leur
+famille son petit-neveu, un beau garçon, de c&oelig;ur sain et
+brave, qui régénérerait leur vieux sang épuisé, en faisant
+à leur fille de beaux enfants. Et Sacco, dans toute cette
+affaire, s'était merveilleusement servi du nom légendaire
+d'Orlando, faisant sonner sa parenté, montrant une vénération
+filiale pour le glorieux fondateur de la patrie, sans
+paraître vouloir se douter un instant à quel point celui-ci le
+méprisait et l'exécrait, désespéré de son arrivée au pouvoir,
+convaincu qu'il mènerait le pays à la ruine et à la honte.<a name="page_518" id="page_518"></a></p>
+
+<p>&mdash;Ah! reprit Narcisse, en s'adressant à Pierre, un
+homme souple et pratique, que les soufflets ne gênent
+pas! Il en faut, paraît-il, de ces hommes sans scrupules,
+dans les États tombés en détresse, qui traversent des
+crises politiques, financières et morales. On dit que
+celui-ci, avec son aplomb imperturbable, l'ingéniosité de
+son esprit, ses infinies ressources de résistance qui ne
+reculent devant rien, a complètement conquis la faveur
+du roi... Mais voyez donc, voyez donc, si l'on ne croirait
+pas qu'il est déjà le maître de ce palais, au milieu du flot
+de courtisans qui l'entoure!</p>
+
+<p>En effet, les invités qui passaient en saluant devant les
+Buongiovanni, s'amassaient autour de Sacco; car il était le
+pouvoir, les places, les pensions, les croix; et, si l'on
+souriait encore de le trouver là, avec sa maigreur noire et
+turbulente, parmi les grands ancêtres de la maison, on
+l'adulait comme la puissance nouvelle, cette force démocratique,
+si trouble encore, qui se levait de partout, même
+de ce vieux sol romain, où le patriciat gisait en ruines.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! quelle foule! murmura Pierre. Quels
+sont donc tous ces gens?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! répondit Narcisse, c'est déjà très mêlé. Ils n'en
+sont plus ni au monde noir, ni au monde blanc; ils en sont
+au monde gris. L'évolution était fatale, l'intransigeance
+d'un cardinal Boccanera ne peut être celle d'une ville
+entière, d'un peuple. Le pape seul dira toujours non,
+restera immuable. Mais, autour de lui, tout marche et se
+transforme, invinciblement. De sorte que, malgré les
+résistances, dans quelques années, Rome sera italienne...
+Vous savez que, dès maintenant, lorsqu'un prince a deux
+fils, l'un reste au Vatican, l'autre passe au Quirinal. Il
+faut vivre, n'est-ce pas? Les grandes familles, en danger
+de mort, n'ont pas l'héroïsme de pousser l'obstination
+jusqu'au suicide... Et je vous ai déjà dit que nous étions
+ici sur un terrain neutre, car le prince Buongiovanni a
+compris un des premiers la nécessité de la conciliation.<a name="page_519" id="page_519"></a>
+Il sent sa fortune morte, il n'ose la risquer ni dans l'industrie
+ni dans les affaires, il la voit déjà émiettée entre
+ses cinq enfants, qui l'émietteront à leur tour; et c'est
+pourquoi il s'est mis du côté du roi, sans vouloir rompre
+avec le pape, par prudence... Aussi voyez-vous, dans ce
+salon, l'image exacte de la débâcle, du pêle-mêle qui
+règne dans les opinions et dans les idées du prince.</p>
+
+<p>Il s'interrompit, pour nommer des personnages qui
+entraient.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez! voici un général, très aimé, depuis sa dernière
+campagne en Afrique. Nous aurons ce soir beaucoup de
+militaires, tous les supérieurs d'Attilio, qu'on a invités
+pour faire un entourage de gloire au jeune homme... Et
+tenez! voici l'ambassadeur d'Allemagne. Il est à croire
+que le corps diplomatique viendra presque en entier,
+à cause de la présence de Leurs Majestés... Et, par
+opposition, vous voyez bien ce gros homme, là-bas? C'est
+un député fort influent, un enrichi de la bourgeoisie
+nouvelle. Il n'était encore, il y a trente ans, qu'un fermier
+du prince Albertini, un de ces mercanti di campagna,
+qui battaient la Campagne romaine, en bottes
+fortes et en chapeau mou... Et, maintenant, regardez ce
+prélat qui entre...</p>
+
+<p>&mdash;Celui-ci, je le connais, dit Pierre. C'est monsignor
+Fornaro.</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, monsignor Fornaro, un personnage.
+Vous m'avez en effet conté qu'il est rapporteur, dans
+l'affaire de votre livre... Un prélat délicieux! Avez-vous
+remarqué de quelle révérence il vient de saluer la princesse?
+Et quelle noble allure, quelle grâce, sous son
+petit manteau de soie violette!</p>
+
+<p>Narcisse continua à énumérer ainsi des princes et des
+princesses, des ducs et des duchesses, des hommes politiques
+et des fonctionnaires, des diplomates et des
+ministres, des bourgeois et des officiers, le plus incroyable
+tohu-bohu, sans compter la colonie étrangère, des Anglais,<a name="page_520" id="page_520"></a>
+des Américains, des Allemands, des Espagnols, des
+Russes, la vieille Europe et les deux Amériques. Puis, il
+revint brusquement aux Sacco, à la petite madame Sacco,
+pour raconter les efforts héroïques qu'elle avait faits,
+dans la bonne pensée d'aider les ambitions de son mari,
+en ouvrant un salon. Cette femme douce, l'air modeste,
+était une personne très rusée, pourvue des qualités les
+plus solides, la patience et la résistance piémontaises,
+l'ordre, l'économie. Aussi, dans le ménage, rétablissait-elle
+l'équilibre, que le mari compromettait par son exubérance.
+Il lui devait beaucoup, sans que personne s'en
+doutât. Mais, jusqu'ici, elle avait échoué à opposer, aux
+derniers des salons noirs, un salon blanc qui fît l'opinion.
+Elle ne réunissait toujours que des gens de son monde,
+pas un prince n'était venu, on dansait le lundi chez elle,
+comme on dansait dans vingt autres petits salons bourgeois,
+sans éclat et sans puissance. Le véritable salon blanc,
+menant les hommes et les choses, maître de Rome, restait
+encore à l'état de chimère.</p>
+
+<p>&mdash;Regardez son mince sourire, pendant qu'elle examine
+tout ici, reprit Narcisse. Je suis bien sûr qu'elle s'instruit
+et qu'elle dresse des plans. A présent qu'elle va être
+alliée à une famille princière, peut-être espère-t-elle
+avoir enfin la belle société.</p>
+
+<p>La foule devenait telle, dans la pièce, grande pourtant,
+qu'ils étouffaient, bousculés, serrés contre un mur. Aussi
+l'attaché d'ambassade emmena-t-il le prêtre, en lui donnant
+des détails sur ce premier étage du palais, un des
+plus somptueux de Rome, célèbre par la magnificence des
+appartements de réception. On dansait dans la galerie
+de tableaux, une salle longue de vingt mètres, royale,
+débordante de chefs-d'&oelig;uvre, dont les huit fenêtres
+ouvraient sur le Corso. Le buffet était dressé dans la
+salle des Antiques, une salle de marbre, où il y avait une
+Vénus, découverte près du Tibre, et qui rivalisait avec
+celle du Capitole. Puis, c'était une suite de salons<a name="page_521" id="page_521"></a>
+merveilleux, encore resplendissants du luxe ancien, tendus
+des étoffes les plus rares, ayant gardé de leurs mobiliers
+d'autrefois des pièces uniques, que guettaient les antiquaires,
+dans l'espoir de la ruine future, inévitable. Et,
+parmi ces salons, un surtout était fameux, le petit salon des
+glaces, une pièce ronde, de style Louis XV, entièrement
+garnie de glaces, dans des cadres de bois sculpté, d'une
+extrême richesse et d'un rococo exquis.</p>
+
+<p>&mdash;Tout à l'heure, vous verrez tout cela, dit Narcisse.
+Mais entrons ici, si nous voulons respirer un peu... C'est
+ici qu'on a apporté les fauteuils de la galerie voisine,
+pour les belles dames désireuses de s'asseoir, d'être vues
+et d'être aimées.</p>
+
+<p>Le salon était vaste, drapé de la plus admirable tenture
+de velours de Gênes qu'on pût voir, cet ancien velours
+jardinière, à fond de satin pâle, à fleurs éclatantes, mais
+dont les verts, les bleus, les rouges se sont divinement
+pâlis, d'un ton doux et fané de vieilles fleurs d'amour. Il
+y avait là, sur les consoles, dans les vitrines, les objets
+d'art les plus précieux du palais, des coffrets d'ivoire, des
+bois sculptés, peints et dorés, des pièces d'argenterie, un
+entassement de merveilles. Et, sur les sièges nombreux,
+des dames en effet s'étaient déjà réfugiées, fuyant la cohue,
+assises par petits groupes, riant et causant avec les
+quelques hommes qui avaient découvert ce coin de grâce
+et de galanterie. Rien n'était plus aimable à regarder, sous
+le vif éclat des lampes, que ces nappes d'épaules nues,
+d'une finesse de soie, que ces nuques souples, où se
+tordaient les chevelures blondes ou brunes. Les bras nus
+sortaient du fouillis charmant des toilettes tendres, tels
+que de vivantes fleurs de chair. Les éventails battaient
+avec lenteur, comme pour aviver les feux des pierres
+précieuses, jetant à chaque souffle une odeur de femme,
+mêlée à un parfum dominant de violettes.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! s'écria Narcisse, notre bon ami, monsignor
+Nani, qui salue là-bas l'ambassadrice d'Autriche.<a name="page_522" id="page_522"></a></p>
+
+<p>Dès que Nani aperçut le prêtre et son compagnon, il
+vint à eux; et, tous trois, ils gagnèrent l'embrasure d'une
+fenêtre, pour causer un instant à l'aise. Le prélat souriait,
+l'air enchanté de la beauté de la fête, mais gardant la
+sérénité d'une âme triplement cuirassée d'innocence, au
+milieu de toutes ces épaules étalées, comme s'il ne les
+avait pas même vues.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon cher fils, dit-il à Pierre, que je suis heureux
+de vous rencontrer!... Eh bien! que dites-vous de
+notre Rome, quand elle se mêle de donner des fêtes?</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est superbe, monseigneur!</p>
+
+<p>Il parlait avec attendrissement de la haute piété de
+Celia, il affectait de ne voir chez le prince et la princesse
+que des fidèles du Vatican, pour faire honneur à ce dernier
+de ce gala fastueux, sans paraître même savoir que
+le roi et la reine allaient venir. Puis, soudain:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai pensé à vous toute la journée, mon cher fils.
+Oui, j'avais appris que vous étiez allé voir Son Éminence
+le cardinal Sanguinetti, pour votre affaire... Voyons,
+comment vous a-t-il reçu?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! très paternellement... D'abord, il m'a fait entendre
+l'embarras où le mettait sa situation de protecteur
+de Lourdes. Mais, comme je partais, il s'est montré
+charmant, il m'a formellement promis son aide, avec une
+délicatesse dont j'ai été très touché.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, mon cher fils! Du reste, vous ne m'étonnez
+pas, Son Excellence est si bonne!</p>
+
+<p>&mdash;Et, monseigneur, je dois ajouter que je suis revenu
+le c&oelig;ur léger, plein d'espérance. Désormais, il me
+semble que mon procès est à moitié gagné.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien naturel, je comprends cela.</p>
+
+<p>Nani souriait toujours, de son fin sourire d'intelligence,
+aiguisé d'une pointe d'ironie, si discrète, qu'on n'en sentait
+pas la piqûre. Après un court silence, il ajouta très
+simplement:</p>
+
+<p>&mdash;Le malheur est que votre livre a été condamné,<a name="page_523" id="page_523"></a>
+avant-hier, par la congrégation de l'Index, qui s'est
+réunie tout exprès, sur une convocation du secrétaire.
+Et l'arrêt sera même porté à la signature de Sa Sainteté
+après-demain.</p>
+
+<p>Pierre, étourdi, le regardait. L'écroulement du vieux
+palais sur sa tête ne l'aurait pas accablé davantage.
+C'était donc fini! le voyage qu'il avait fait à Rome, l'expérience
+qu'il était venu y tenter aboutissait donc à cette
+défaite, qu'il apprenait ainsi brusquement, au milieu de
+cette fête! Et il n'avait même pu se défendre, il avait
+perdu les jours, sans trouver à qui parler, devant qui
+plaider sa cause! Une colère montait en lui, il ne put
+s'empêcher de dire à demi-voix, amèrement:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! comme on m'a dupé! Ce cardinal qui me disait
+ce matin: Si Dieu est avec vous, il vous sauvera, même
+malgré vous! Oui, oui, je comprends à cette heure, il
+jouait sur les mots, il ne me souhaitait qu'un désastre,
+pour que la soumission me gagnât le ciel... Me soumettre,
+ah! je ne puis pas, je ne puis pas encore! J'ai le c&oelig;ur
+trop gonflé d'indignation et de chagrin.</p>
+
+<p>Curieusement, Nani l'écoutait, l'étudiait.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mon cher fils, rien n'est définitif, tant que le
+Saint-Père n'aura pas signé. Vous avez la journée de
+demain, et même la matinée d'après-demain. Un miracle
+est toujours possible.</p>
+
+<p>Et, baissant la voix, le prenant à part, pendant que
+Narcisse, en esthète amoureux des cols allongés et des
+gorges puériles, examinait les dames:</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez, j'ai une communication à vous faire, en
+grand secret... Tout à l'heure, pendant le cotillon, venez
+me rejoindre dans le petit salon des glaces. Nous y causerons
+à l'aise.</p>
+
+<p>Pierre promit d'un signe de tête; et, discrètement, le
+prélat s'éloigna, se perdit au milieu de la foule. Mais les
+oreilles du prêtre bourdonnaient, il ne pouvait plus
+espérer. Que ferait-il en un jour, puisqu'il avait perdu<a name="page_524" id="page_524"></a>
+trois mois, sans arriver seulement à être reçu par le
+pape? Dans son étourdissement, il entendit Narcisse, qui
+lui parlait d'art.</p>
+
+<p>&mdash;C'est étonnant comme le corps de la femme s'est
+abîmé, depuis nos affreux temps de démocratie. Il s'empâte,
+il devient horriblement commun. Voyez donc là,
+devant nous, pas une qui ait la ligne florentine, la poitrine
+petite, le col dégagé et royal...</p>
+
+<p>Il s'interrompit, pour s'écrier:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! en voici une qui est assez bien, la blonde, avec
+des bandeaux... Tenez! celle que monsignor Fornaro
+vient d'aborder.</p>
+
+<p>Depuis un instant, en effet, monsignor Fornaro allait
+de belle dame en belle dame, d'un air d'aimable conquête.
+Il était superbe, ce soir-là, avec sa haute taille
+décorative, ses joues fleuries, sa bonne grâce victorieuse.
+Aucune histoire leste ne circulait sur son compte, il
+était accepté simplement comme un prélat galant qui se
+plaisait dans la compagnie des femmes. Et il s'arrêtait,
+causait, se penchait au-dessus des épaules nues, les
+frôlait, les respirait, les lèvres humides et les yeux
+riants, dans une sorte de ravissement dévot.</p>
+
+<p>Il aperçut Narcisse, qu'il rencontrait parfois. Il s'avança.
+Le jeune homme dut le saluer.</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez bien, monseigneur, depuis que j'ai eu
+l'honneur de vous voir à l'ambassade?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! très bien, très bien!... Hein? quelle délicieuse
+fête!</p>
+
+<p>Pierre s'était incliné. C'était cet homme, dont le rapport
+avait fait condamner son livre; et il lui reprochait
+surtout son air de caresse, les promesses menteuses de
+son accueil si charmant. Mais le prélat, très fin, dut
+sentir qu'il avait appris l'arrêt de la congrégation. Aussi
+trouva-t-il plus digne de ne pas le reconnaître ouvertement.
+Il se contenta, lui aussi, d'incliner la tête, avec un
+léger sourire.<a name="page_525" id="page_525"></a></p>
+
+<p>&mdash;Que de monde! répéta-t-il, et que de belles personnes!
+On ne va bientôt plus pouvoir circuler dans
+ce salon.</p>
+
+<p>Maintenant, tous les sièges y étaient occupés par des
+dames, et l'on commençait à y étouffer, au milieu de ce
+parfum de violettes, que chauffait la fauve odeur des
+nuques blondes ou brunes. Les éventails battaient plus
+vifs, des rires clairs s'élevaient, dans le brouhaha grandissant,
+toute une rumeur de conversation, où l'on entendait
+circuler les mêmes mots. Quelque nouvelle, sans
+doute, venait d'être apportée, un bruit qui se chuchotait,
+qui jetait la fièvre de groupe en groupe.</p>
+
+<p>Monsignor Fornaro, très au courant, voulut donner
+lui-même la nouvelle, qu'on ne disait pas encore à voix
+haute.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez ce qui les passionne toutes?</p>
+
+<p>&mdash;La santé du Saint-Père? demanda Pierre, dans
+son inquiétude. Est-ce que la situation s'est encore
+aggravée ce soir?</p>
+
+<p>Le prélat le regarda, étonné. Puis, avec une sorte d'impatience:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non, oh! non, Sa Sainteté va beaucoup mieux,
+Dieu merci! Quelqu'un du Vatican me disait tout à l'heure
+qu'elle avait pu se lever, cette après-midi, et recevoir ses
+intimes, ainsi qu'à l'habitude.</p>
+
+<p>&mdash;On a eu tout de même grand'peur, interrompit à
+son tour Narcisse. A l'ambassade, j'avoue que nous
+n'étions pas rassurés, parce qu'un conclave, en ce
+moment, serait une chose grave pour la France. Elle n'y
+aurait aucun pouvoir, notre gouvernement républicain
+a tort de traiter la papauté comme une quantité négligeable...
+Seulement, sait-on jamais si le pape est malade
+ou non? J'ai appris d'une façon certaine qu'il a failli être
+emporté, l'autre hiver, lorsque personne n'en soufflait
+mot; tandis que, la dernière fois, lorsque tous les journaux
+le tuaient, en parlant d'une bronchite, je l'ai vu, moi qui<a name="page_526" id="page_526"></a>
+vous parle, très gaillard et très gai... Il est malade,
+quand il le faut, je crois.</p>
+
+<p>D'un geste pressé, monsignor Fornaro écarta ce sujet
+importun.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, on est rassuré, on n'en cause déjà plus...
+Ce qui passionne toutes ces dames, c'est qu'aujourd'hui
+la congrégation du Concile a voté l'annulation du mariage,
+dans l'affaire Prada, à une grosse majorité.</p>
+
+<p>De nouveau, Pierre s'émut. N'ayant eu le temps de voir
+personne au palais Boccanera, à son retour de Frascati,
+il craignait que la nouvelle ne fût fausse. Et le prélat
+crut devoir donner sa parole d'honneur.</p>
+
+<p>&mdash;La nouvelle est certaine, je la tiens d'un membre
+de la congrégation.</p>
+
+<p>Mais, brusquement, il s'excusa, s'échappa.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon! voici une dame que je n'avais pas aperçue
+et que je désire saluer.</p>
+
+<p>Tout de suite, il courut, s'empressa devant elle. Ne
+pouvant s'asseoir, il resta debout, courbant sa grande
+taille, comme s'il eût enveloppé de sa galante courtoisie
+la jeune femme, si fraîche, si nue, qui riait d'un si beau
+rire, sous l'effleurement léger du petit manteau de soie
+violette.</p>
+
+<p>&mdash;Vous connaissez cette dame, n'est-ce pas? demanda
+Narcisse à Pierre. Non! vraiment?... C'est la bonne amie
+du comte Prada, la toute charmante Lisbeth Kauffmann,
+qui vient de lui donner un gros garçon, et qui reparaît ce
+soir pour la première fois dans le monde... Vous savez
+qu'elle est Allemande, qu'elle a perdu ici son mari, et
+qu'elle peint un peu, assez joliment même. On pardonne
+beaucoup à ces dames de la colonie étrangère, et celle-ci
+est particulièrement aimée, pour la belle humeur avec
+laquelle elle reçoit, dans son petit palais de la rue du
+Prince-Amédée... Vous pensez si la nouvelle qui circule
+de l'annulation du mariage, doit l'amuser!</p>
+
+<p>Elle était vraiment exquise, cette Lisbeth, très blonde,<a name="page_527" id="page_527"></a>
+très rose, très gaie, avec sa peau de satin, son visage de
+lait, ses yeux si tendrement bleus, sa bouche dont l'aimable
+sourire était célèbre pour sa grâce. Et, dans sa toilette
+de soie blanche pailletée d'or, elle avait surtout, ce soir-là,
+une telle joie de vivre, une telle certitude heureuse,
+à se sentir libre, aimante et aimée, qu'autour d'elle la
+nouvelle qu'on chuchotait, les méchancetés dites derrière
+les éventails, semblaient tourner à son triomphe. Tous
+les regards s'étaient un instant fixés sur elle. On répétait
+son mot à Prada, quand elle s'était vue enceinte, des
+&oelig;uvres d'un homme que l'Église décrétait aujourd'hui
+d'impuissance: «Mon pauvre ami, c'est donc d'un petit
+Jésus que je vais accoucher!» Et des rires s'étouffaient,
+d'irrespectueuses plaisanteries circulaient tout bas, de
+bouche à oreille, tandis qu'elle, radieuse dans son insolente
+sérénité, acceptait d'un air de ravissement les
+galanteries de monsignor Fornaro, qui la félicitait sur
+une toile, une Vierge au lis, envoyée par elle à une
+Exposition.</p>
+
+<p>Ah! cette annulation de mariage, qui défrayait la
+chronique scandaleuse de Rome depuis un an, quelle
+rumeur dernière elle produisait, en tombant ainsi au
+beau milieu de ce bal! Le monde noir et le monde blanc
+l'avaient longtemps choisie comme un champ de bataille,
+pour y échanger les plus incroyables médisances, des
+commérages sans fin, des histoires à dormir debout. Et
+c'était fini cette fois, le Vatican imperturbable osait prononcer
+l'annulation, sous le prétexte que le mariage
+n'avait pu être consommé, par suite de l'impuissance du
+mari. Rome entière allait en rire, avec son libre scepticisme,
+dès qu'il s'agissait des affaires d'argent de
+l'Église. Personne déjà n'ignorait les incidents de la
+lutte, Prada révolté qui s'était tenu à l'écart, les Boccanera
+inquiets qui avaient remué ciel et terre, et l'argent
+distribué aux créatures des cardinaux pour acheter leur
+influence, et la grosse somme dont on avait payée indirectement<a name="page_528" id="page_528"></a>
+le rapport enfin favorable de monsignor Palma.
+On parlait de plus de cent mille francs en tout, ce qu'on
+ne trouvait pas trop cher, car un autre divorce, celui d'une
+comtesse française, avait coûté près d'un million. Le
+Saint-Père avait tant de besoins! Et cela, d'ailleurs, ne
+fâchait personne, on se contentait d'en plaisanter malignement,
+les éventails battaient toujours dans la chaleur
+croissante, les dames avaient un frémissement d'aise,
+sous le vol discret des mots légers, murmurés à peine,
+qui frôlaient leurs épaules nues.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! que la contessina doit être contente! reprit
+Pierre. Je n'avais pas compris pourquoi sa petite amie
+nous disait, à notre arrivée, qu'elle allait être, ce soir, si
+heureuse et si belle... Et c'est à cause de cela, certainement,
+qu'elle va venir, elle qui, depuis ce procès, se
+considérait comme en deuil.</p>
+
+<p>Mais Lisbeth, ayant rencontré les yeux de Narcisse, lui
+avait souri, et il dut aller la saluer à son tour, car il la
+connaissait, pour avoir traversé son atelier, comme toute
+la colonie étrangère. Il revenait près de Pierre, lorsqu'une
+nouvelle émotion parut agiter les aigrettes de diamants
+et les fleurs, dans les chevelures. Des têtes se tournèrent,
+le brouhaha grandit.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! c'est le comte Prada en personne! murmura
+Narcisse émerveillé. Une jolie carrure tout-de même!
+Habillez-le de velours et d'or, et quelle figure de bel
+aventurier du quinzième siècle, mordant sans scrupule à
+toutes les jouissances!</p>
+
+<p>Prada entrait, l'air très à l'aise, gai, presque triomphant.
+Et, au-dessus du large plastron blanc de la chemise,
+que l'habit encadrait de noir, il avait vraiment une
+haute mine de proie, avec ses yeux francs et durs, sa face
+énergique, barrée d'épaisses moustaches brunes. Jamais
+sa bouche vorace n'avait montré sa dentition de loup,
+dans un sourire de sensualité plus ravie. D'un regard
+rapide, il examina, déshabilla toutes les femmes. Puis,<a name="page_529" id="page_529"></a>
+quand il eut aperçu Lisbeth, si gamine, si rose et si
+blonde, il s'adoucit, il vint très ouvertement à elle,
+sans s'inquiéter le moins du monde de l'ardente curiosité
+qui le dévisageait. Il se pencha, causa bas un instant, dès
+que monsignor Fornaro lui eut cédé la place. Sans doute la
+nouvelle qui courait lui fut confirmée par la jeune femme,
+car il eut un geste, un rire un peu forcé, en se relevant.</p>
+
+<p>Ce fut alors qu'il vit Pierre et qu'il le rejoignit, dans
+l'embrasure de la fenêtre. Il serra également la main de
+Narcisse. Et, tout de suite, avec sa bravoure:</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez ce que je vous disais, en revenant ce soir
+de Frascati... Eh bien! il paraît que c'est fait, ils ont
+annulé mon mariage... C'est si gros, si impudent, si imbécile,
+que j'en doutais tout à l'heure.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! se permit de déclarer Pierre, la nouvelle est
+certaine. Elle vient de nous être confirmée par monsignor
+Fornaro, qui la tenait d'un membre de la congrégation.
+Et l'on assure que la majorité a été très forte.</p>
+
+<p>Un rire encore secoua Prada.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non! on n'imagine pas une farce pareille! C'est
+le plus beau soufflet que je connaisse, donné à la justice et
+au simple bon sens. Ah! si l'on parvient aussi à faire
+casser le mariage civilement, et si mon amie que vous
+voyez là-bas, le veut bien, comme on s'amusera dans
+Rome! Mais oui! je l'épouserai à Sainte-Marie-Majeure,
+en grande pompe. Et il y a, de par le monde, un cher
+petit être qui sera de la fête, aux bras de sa nourrice!</p>
+
+<p>Il riait trop haut, il était trop brutal, dans cette allusion
+à son enfant, preuve vivante de sa virilité. Souffrait-il
+donc, pour avoir aux lèvres un pli qui les retroussait, montrant
+ses dents blanches? On le sentait frémissant, en
+lutte contre un réveil de passion sourde, tumultueuse,
+qu'il ne s'avouait pas à lui-même.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous, mon cher abbé, reprit-il vivement, connaissez-vous
+l'autre nouvelle? Vous a-t-on dit que la comtesse
+allait venir?<a name="page_530" id="page_530"></a></p>
+
+<p>Il nommait ainsi Benedetta, par habitude, oubliant
+qu'elle n'était plus sa femme.</p>
+
+<p>&mdash;On vient de me le dire en effet, répondit Pierre.</p>
+
+<p>Un moment, il hésita, avant d'ajouter, cédant au besoin
+de prévenir toute surprise fâcheuse:</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute nous verrons aussi le prince Dario, car il
+n'est pas parti pour Naples, comme je vous le disais. Un
+empêchement, à la dernière minute, je crois.</p>
+
+<p>Prada ne riait plus. Il se contenta de murmurer, la face
+brusquement sérieuse:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! le cousin en est! Eh bien! nous les verrons,
+nous les verrons tous les deux!</p>
+
+<p>Et il se tut, comme envahi d'un flot de pensées graves
+qui le forçaient à la réflexion, pendant que les deux amis
+continuaient de causer. Puis, il eut un geste d'excuse, il
+s'enfonça davantage dans l'embrasure, tira d'une poche un
+calepin, en déchira une feuille, sur laquelle, en grossissant
+seulement un peu les caractères, il écrivit au crayon
+ces quatre lignes: «Une légende assure que le figuier de
+Judas repousse à Frascati, mortel pour quiconque veut un
+jour être pape. N'en mangez pas les figues empoisonnées,
+ne les donnez ni à vos gens ni à vos poules». Et il plia
+la feuille, la cacheta avec un timbre-poste, mit l'adresse:
+«Son Éminence Révérendissime et Illustrissime le cardinal
+Boccanera». Quand il eut replacé le tout dans sa
+poche, il respira largement, il retrouva son rire.</p>
+
+<p>C'était comme un malaise invincible, une lointaine terreur
+qui l'avait glacé. Sans qu'un raisonnement net se
+formulât en lui, il venait de sentir le besoin de s'assurer
+contre la tentation d'une lâcheté, d'une abomination possible.
+Et il n'aurait pu dire la relation des idées qui l'avait
+amené à écrire les quatre lignes, tout de suite, à l'endroit
+même où il se trouvait, sous peine du plus grand des
+malheurs. Il n'avait qu'une pensée bien arrêtée: il irait
+jeter le billet, en sortant du bal, dans la boîte du palais
+Boccanera. Maintenant, il était tranquille.<a name="page_531" id="page_531"></a></p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous donc, mon cher abbé? demanda-t-il en
+se mêlant de nouveau à la conversation. Vous êtes tout
+assombri.</p>
+
+<p>Et Pierre lui ayant fait part de la mauvaise nouvelle
+qu'il avait reçue, son livre condamné, l'unique journée
+qu'il aurait le lendemain pour agir encore, s'il ne voulait
+pas que son voyage à Rome fût une défaite, il se récria,
+comme si lui-même avait besoin d'agitation, d'étourdissement,
+afin d'espérer quand même et de vivre.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! bah! ne vous découragez donc pas, on y laisse
+toute sa force! C'est beaucoup qu'une journée, on fait tant
+de choses dans une journée! Une heure, une minute suffit
+pour que le destin agisse et change les défaites en victoires.</p>
+
+<p>Il s'enfiévrait, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Tenez! allons dans la salle de bal. Il paraît que
+c'est un prodige.</p>
+
+<p>Il échangea un dernier regard tendre avec Lisbeth,
+tandis que Pierre et Narcisse le suivaient, tous trois se
+dégageant à grand'peine, gagnant la galerie voisine au
+milieu du flot pressé des jupes, parmi cette houle de
+nuques et d'épaules, d'où montait la passion qui fait la vie,
+l'odeur d'amour et de mort.</p>
+
+<p>Dans une splendeur incomparable, la galerie se déroulait,
+large de dix mètres, longue de vingt, avec ses huit
+fenêtres qui donnaient sur le Corso, nues, sans rideaux de
+vitrage, incendiant les maisons d'en face. C'était une clarté
+éblouissante, sept paires d'énormes candélabres de marbre,
+que des bouquets de lampes électriques changeaient en
+torchères géantes, pareilles à des astres; et, en haut,
+tout le long des corniches, d'autres lampes, enfermées
+dans des fleurs aux teintes claires, faisaient une miraculeuse
+guirlande de fleurs de flamme, des tulipes, des
+pivoines, des roses. L'ancien velours rouge des murs, lamé
+d'or, prenait un reflet de brasier, un ton de braise vive.
+Aux portes et aux fenêtres, les tentures étaient de vieille<a name="page_532" id="page_532"></a>
+dentelle, brodée de soies de couleur, des fleurs encore,
+d'une intensité vivante. Mais, sous le plafond somptueux,
+aux caissons ornés de rosaces d'or, la richesse sans pareille,
+unique au monde, était la collection de chefs-d'&oelig;uvre,
+telle qu'aucun musée n'en offrait de plus belle. Il y avait
+là des Raphaël, des Titien, des Rembrandt et des Rubens,
+des Velasquez et des Ribera, des &oelig;uvres fameuses entre
+toutes, qui soudainement, dans cet éclairage inattendu,
+apparaissaient triomphantes de jeunesse, comme réveillées
+à l'immortelle vie du génie. Et, Leurs Majestés ne devant
+arriver que vers minuit, le bal venait d'être ouvert, une
+valse emportait des couples, des vols de toilettes tendres,
+au travers de la cohue fastueuse, un ruissellement de décorations
+et de joyaux, d'uniformes brodés d'or et de robes
+brodées de perles, dans un débordement sans cesse élargi
+de velours, de soie et de satin.</p>
+
+<p>&mdash;C'est prodigieux vraiment! déclara Prada, de son
+air excité. Venez donc par ici, nous allons nous remettre
+dans une embrasure de fenêtre. Il n'y a pas de meilleure
+place pour bien voir, sans être trop bousculé.</p>
+
+<p>Ils avaient perdu Narcisse, ils ne se trouvèrent plus
+que deux, Pierre et le comte, quand ils eurent gagné
+enfin l'embrasure désirée. L'orchestre, placé sur une
+petite estrade, au fond, venait de finir la valse, et les
+danseurs s'étaient remis à marcher lentement, d'un air
+d'étourdissement ravi, au milieu du flot envahissant de la
+foule, lorsqu'il se produisit une entrée qui fit tourner les
+têtes. Donna Serafina, en toilette de satin cramoisi, comme
+si elle eût porté les couleurs de son frère le cardinal,
+arrivait royalement au bras de l'avocat consistorial Morano.
+Et jamais elle ne s'était serrée davantage, d'une
+taille mince de jeune fille; jamais sa face dure de vieille
+demoiselle, coupée de grands plis, à peine adoucie par
+les cheveux blancs, n'avait exprimé une si têtue et si
+victorieuse domination. Il y eut un murmure d'approbation
+discrète, une sorte de soulagement public, car le<a name="page_533" id="page_533"></a>
+monde romain avait absolument condamné la conduite
+indigne de Morano, rompant une liaison de trente années,
+à laquelle les salons s'étaient habitués, ainsi qu'à un
+légitime mariage. On parlait d'un caprice inavouable
+pour une petite bourgeoise, d'un mauvais prétexte de
+rupture, à la suite d'une querelle survenue au sujet du
+divorce de Benedetta, alors compromis. La brouille avait
+duré près de deux mois, au grand scandale de Rome, où
+persiste le culte des longues tendresses fidèles. Aussi la
+réconciliation touchait-elle tous les c&oelig;urs, comme une
+des plus heureuses conséquences du procès, gagné ce jour-là,
+devant la congrégation du Concile. Morano repentant,
+donna Serafina reparaissant à son bras, dans cette fête,
+c'était très bien, l'amour vainqueur, les bonnes m&oelig;urs
+sauvées, l'ordre rétabli.</p>
+
+<p>Mais il y eut une sensation plus profonde, dès que,
+derrière sa tante, on aperçut Benedetta qui entrait avec
+Dario, côte à côte. Le jour même où son mariage venait
+d'être annulé, cette indifférence tranquille des ordinaires
+convenances, cette victoire de leur amour avouée, célébrée
+devant tous, apparut d'une audace si jolie, d'une
+telle bravoure de jeunesse et d'espoir, qu'elle leur fut
+aussitôt pardonnée, dans une rumeur d'universelle admiration.
+Comme pour Celia et Attilio, les c&oelig;urs volaient
+à eux, à l'éclat de beauté dont ils rayonnaient, à l'extraordinaire
+bonheur dont resplendissaient leurs visages.
+Dario, encore pâli par sa longue convalescence, était,
+dans sa délicatesse un peu mince, avec ses beaux yeux
+clairs de grand enfant, sa barbe brune et frisée de jeune
+dieu, d'une fierté svelte, où se retrouvait tout le vieux
+sang princier des Boccanera. Benedetta, la très blanche
+sous son casque de cheveux noirs, la très calme, la très
+sage, avait son beau rire, ce rire si rare chez elle, mais
+d'une séduction irrésistible, qui la transfigurait, donnait
+un charme de fleur à sa bouche un peu forte, emplissait
+d'une clarté de ciel l'infini de ses grands yeux sombres,<a name="page_534" id="page_534"></a>
+insondables. Et, dans cette enfance qui lui revenait, si
+gaie, si bonne, elle avait eu le délicieux instinct de se
+mettre en robe blanche, une robe tout unie de jeune fille,
+dont le symbole disait sa virginité, le grand lis pur qu'elle
+était restée obstinément, pour le mari de son choix. Rien
+de sa chair ne se montrait encore, pas même la discrète
+échancrure permise sur la gorge. C'était le mystère
+d'amour impénétrable, redoutable, une beauté souveraine
+de femme, dont la toute-puissance dormait là, voilée de
+blanc. Aucune parure, pas un bijou, ni aux mains, ni aux
+oreilles. Sur le corsage, rien qu'un collier, mais un
+collier de reine, le fameux collier de perles des Boccanera,
+qu'elle tenait de sa mère et que Rome entière connaissait,
+des perles d'une grosseur fabuleuse, jetées là,
+à son cou, négligemment, et qui suffisaient, dans sa robe
+simple, à lui donner la royauté.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! murmura Pierre extasié, qu'elle est heureuse
+et qu'elle est belle!</p>
+
+<p>Tout de suite, il regretta d'avoir ainsi pensé à voix haute;
+car il entendit, à son côté, une plainte sourde de fauve,
+un involontaire grondement, qui lui rappela la présence
+du comte. Celui-ci, d'ailleurs, étouffa ce cri de sa blessure,
+brusquement rouverte. Et il eut encore la force
+d'affecter une gaieté brutale.</p>
+
+<p>&mdash;Fichtre! ils ne manquent pas d'aplomb, tous les
+deux! J'espère bien qu'on va les marier et les coucher
+devant nous.</p>
+
+<p>Puis, regrettant cette grossièreté de plaisanterie, où se
+révoltait la souffrance de son désir inassouvi de mâle, il
+voulut se montrer indifférent.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est vraiment jolie, ce soir. Vous savez qu'elle a
+les plus belles épaules du monde, et que c'est un vrai
+succès pour elle que de paraître plus belle encore, en ne
+les montrant pas.</p>
+
+<p>Il continua, parvint à causer d'un air détaché, contant
+de menus faits sur celle qu'il s'obstinait à nommer la<a name="page_535" id="page_535"></a>
+comtesse. Mais il s'était renfoncé un peu dans l'embrasure,
+de crainte sans doute qu'on ne remarquât sa pâleur,
+le tic douloureux qui contractait ses lèvres. Il n'était pas
+en état de lutter, de se faire voir riant et insolent, à côté
+de la joie du couple, si naïvement affichée. Et il fut heureux
+du répit que lui donna, à ce moment, l'arrivée du
+roi et de la reine.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! voici Leurs Majestés! s'écria-t-il en se tournant
+vers la fenêtre. Voyez donc cette bousculade, dans la
+rue!</p>
+
+<p>En effet, malgré les vitres fermées, un tumulte de foule
+montait des trottoirs. Et Pierre, ayant regardé, vit, dans
+le reflet des lampes électriques, une nappe de têtes
+humaines envahir la chaussée et se presser autour des
+carrosses. Déjà, à plusieurs reprises, il avait rencontré
+le roi, pendant ses promenades quotidiennes à la villa
+Borghèse, venant là comme un modeste particulier, un
+brave bourgeois, sans gardes, sans escorte, n'ayant avec lui,
+dans sa victoria, qu'un aide de camp. D'autres fois, il était
+seul, il conduisait un léger phaéton, accompagné simplement
+d'un valet de pied en livrée noire. Même une fois,
+il avait emmené la reine, tous deux assis côte à côte, en
+bon ménage qui se promène pour son plaisir. Et le monde
+affairé des rues, les promeneurs des jardins, en les voyant
+passer ainsi, se contentaient de les saluer d'un geste
+affectueux, sans les importuner d'acclamations, tandis que
+les plus expansifs se contentaient de s'approcher librement
+pour leur sourire. Aussi Pierre, dans l'idée traditionnelle
+qu'il se faisait des rois qui se gardent et qui
+défilent, entourés de toute une pompe militaire, avait-il
+été singulièrement surpris et touché de la bonhomie
+aimable de ce ménage royal s'en allant à sa guise, avec
+une belle sécurité, au milieu de l'amour souriant de son
+peuple. D'autres détails sur le Quirinal lui étaient venus
+de partout, la bonté et la simplicité du roi, son désir de
+paix, sa passion de la chasse, de la solitude et du grand<a name="page_536" id="page_536"></a>
+air, qui avait dû souvent, dans le dégoût du pouvoir, lui
+faire rêver une vie libre, loin de cette besogne autoritaire
+de souverain, pour laquelle il ne semblait point fait.
+Mais surtout la reine était adorée, d'une honnêteté si
+naturelle et si sereine, qu'elle était la seule à ignorer
+les scandales de Rome, très cultivée, très affinée, au
+courant de toutes les littératures, et très heureuse d'être
+intelligente, supérieure de beaucoup à son entourage,
+et le sachant, et aimant à le faire voir, sans effort, avec
+une parfaite grâce.</p>
+
+<p>Prada qui était resté, ainsi que Pierre, le visage contre
+une vitre de la fenêtre, montra la foule d'un geste.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant qu'ils ont vu la reine, ils vont aller se
+coucher contents. Et il n'y a pas là, je vous en réponds,
+un seul agent de police... Ah! être aimé, être aimé!</p>
+
+<p>Son mal le reprenait, il se retourna vers la galerie, en
+plaisantant.</p>
+
+<p>&mdash;Attention! mon cher, il s'agit de ne pas manquer
+l'entrée de Leurs Majestés. C'est le plus beau de la fête.</p>
+
+<p>Quelques minutes s'écoulèrent, et l'orchestre, brusquement,
+s'interrompit au milieu d'une polka, pour
+jouer, de toute la sonorité de ses cuivres, la marche
+royale. Il y eut une débâcle parmi les danseurs, le milieu
+de la salle se vida. Le roi et la reine entraient, accompagnés
+par le prince et par la princesse Buongiovanni,
+qui étaient allés les recevoir en bas de l'escalier. Le roi
+était simplement en frac, la reine avait une robe de satin
+paille, recouverte d'une admirable dentelle blanche; et,
+sous le diadème de brillants qui ceignait ses beaux
+cheveux blonds, elle gardait un grand air de jeunesse,
+une face ronde et fraîche, faite d'amabilité, de douceur
+et d'esprit. La musique jouait toujours, avec une violence
+d'accueil, enthousiaste. Derrière son père et sa mère,
+Celia avait paru, dans le flot des assistants, qui suivaient
+pour voir; puis étaient venus Attilio, les Sacco, des parents,
+des personnages officiels. Et, en attendant que la<a name="page_537" id="page_537"></a>
+marche royale fût finie, il n'y avait encore, au milieu
+de la sonorité des instruments et de l'éclat des lampes,
+que des saluts, des regards, des sourires; pendant que
+tous les invités, debout, se poussaient, se haussaient, le
+cou tendu, les yeux luisants, un flux montant de têtes et
+d'épaules, étincelantes de pierreries.</p>
+
+<p>Enfin, l'orchestre se tut, les présentations eurent lieu.
+Leurs Majestés, qui connaissaient d'ailleurs Celia, la félicitèrent
+avec une bonté toute paternelle. Mais Sacco,
+comme ministre autant que comme père, tenait surtout à
+présenter son fils Attilio. Il courba sa souple échine de
+petit homme, trouva les belles paroles qui convenaient, si
+bien que ce fut le lieutenant qu'il fit s'incliner devant le
+roi, tandis qu'il réservait pour la reine l'hommage du
+beau garçon, si passionnément aimé. De nouveau, Leurs
+Majestés se montrèrent d'une bienveillance extrême,
+même pour madame Sacco, toujours modeste et prudente,
+qui s'effaçait. Et il se produisit ensuite un fait, dont le
+récit, colporté de salon en salon, allait y soulever des
+commentaires sans fin. Apercevant Benedetta, que le
+comte Prada lui avait amenée après son mariage, la reine
+lui sourit, ayant conçu pour sa beauté et pour son charme
+une admiration tendre; de sorte que, forcée de s'approcher,
+la jeune femme eut l'insigne faveur d'une conversation
+de quelques minutes, accompagnée des plus
+aimables paroles, que toutes les oreilles voisines purent
+entendre. Certainement, la reine ignorait l'événement du
+jour, le mariage avec Prada annulé, l'union prochaine
+avec Dario annoncée publiquement, dans ce gala qui fêtait
+désormais de doubles fiançailles. Mais l'impression n'en
+était pas moins produite, on ne parla plus que de ces
+compliments adressés à Benedetta par la plus vertueuse et
+la plus intelligente des reines, et son triomphe en fut
+accru, elle en devint plus belle, plus fière, plus victorieuse,
+dans ce bonheur d'être enfin à l'époux choisi, qui
+la faisait rayonner.<a name="page_538" id="page_538"></a></p>
+
+<p>Alors, ce fut pour Prada une souffrance indicible. Pendant
+que les souverains continuaient à s'entretenir, la
+reine avec les dames qui venaient la saluer, le roi avec
+des officiers, des diplomates, tout un défilé des personnages
+importants, Prada, lui, ne voyait toujours que Benedetta
+félicitée, caressée, haussée en pleine tendresse et
+en pleine gloire. Dario était près d'elle, jouissait, resplendissait
+avec elle. C'était pour eux que ce bal était donné,
+pour eux que les lampes étincelaient, que l'orchestre
+jouait, que toutes les belles femmes de Rome s'étaient
+dévêtues, la gorge ruisselante de diamants, dans un violent
+parfum d'amour; c'était pour eux que Leurs Majestés
+venaient d'entrer aux sons de la marche royale, pour eux
+que la fête tournait à l'apothéose, pour eux qu'une souveraine
+adorée souriait, apportait à ces fiançailles le
+cadeau de sa présence, pareille à la bonne fée des contes
+bleus, dont la venue assure le bonheur aux nouveau-nés.
+Et il y avait, dans cette heure d'extraordinaire éclat,
+un apogée de chance et d'allégresse, une victoire de
+cette femme dont il avait eu la beauté à lui, sans la pouvoir
+posséder, de cet homme qui maintenant allait la lui
+prendre, victoire si publique, si étalée, si insultante,
+qu'il la recevait en plein visage, brûlante comme un
+soufflet. Puis, ce n'était pas que son orgueil et sa passion
+qui saignaient ainsi, il se sentait encore frappé dans sa
+fortune par le triomphe des Sacco. Était-ce donc vrai que
+le climat délicieux de Rome devait finir par corrompre
+les rudes conquérants du Nord, pour qu'il eût cette sensation
+de fatigue et d'épuisement, à moitié mangé déjà?
+Le jour même, à Frascati, avec cette désastreuse histoire
+de bâtisses, il avait entendu craquer ses millions, bien
+qu'il refusât de convenir que ses affaires devenaient
+mauvaises, comme le bruit en courait; et, ce soir, au milieu
+de cette fête, il voyait le Midi vaincre, Sacco l'emporter,
+en homme qui vit à l'aise des curées chaudes, faites goulûment
+sous le soleil de flamme. Ce Sacco ministre, ce<a name="page_539" id="page_539"></a>
+Sacco familier du roi, s'alliant par le mariage de son fils
+à une des plus nobles familles de l'aristocratie romaine,
+en passe d'être un jour le maître de Rome et de l'Italie,
+remuant dès maintenant, à pleines mains, l'argent et le
+peuple, quel soufflet encore pour sa vanité d'homme de
+proie, pour ses appétits toujours voraces de jouisseur, qui
+se sentait poussé hors de la table avant la fin du festin!
+Tout croulait, tout lui échappait, Sacco lui volait ses
+millions, Benedetta lui labourait la chair, laissait en lui
+cette abominable blessure du désir inassouvi, dont jamais
+plus il ne devait guérir.</p>
+
+<p>A ce moment, Pierre entendit de nouveau cette plainte
+sourde de fauve, ce grondement involontaire et désespéré,
+qui lui avait déjà bouleversé le c&oelig;ur. Et il regarda le
+comte, il lui demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Vous souffrez?</p>
+
+<p>Mais, devant cet homme blême, qui gardait un grand
+calme par un effort surhumain de volonté, il regretta sa
+question indiscrète, restée d'ailleurs sans réponse. Aussi,
+pour le mettre à l'aise, continua-t-il, en disant tout haut
+les réflexions que faisait naître en lui le spectacle de la
+pompe qui se déroulait.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! votre père avait raison, nous autres Français,
+avec notre éducation si profondément catholique, même
+en ces jours de doute universel, nous ne voyons toujours
+dans Rome que la Rome séculaire des papes, sans presque
+savoir, sans pouvoir presque comprendre les modifications
+profondes, qui, d'année en année, en font la Rome italienne
+d'aujourd'hui. Si vous saviez, lorsque je suis
+arrivé ici, combien le roi avec son gouvernement, combien
+ce jeune peuple travaillant à se faire une grande capitale,
+étaient pour moi des quantités négligeables! Oui,
+j'écartais cela, je n'en tenais aucun compte, dans mon
+rêve de ressusciter Rome, une nouvelle Rome chrétienne
+et évangélique, pour le bonheur des peuples.</p>
+
+<p>Il eut un léger rire, prenant en pitié sa candeur; et,<a name="page_540" id="page_540"></a>
+d'un geste, il montrait la galerie, le prince Buongiovanni
+en ce moment incliné devant le roi, la princesse
+écoutant les galanteries de Sacco, l'aristocratie papale
+abattue, les parvenus d'hier acceptés, le monde noir et
+le monde blanc mêlés à ce point, qu'il n'y avait plus guère
+là que des sujets, à la veille de ne faire qu'un peuple.
+L'impossible conciliation entre le Quirinal et le Vatican
+ne s'indiquait-elle pas comme fatale dans les faits, sinon
+dans les principes, en face de l'évolution quotidienne,
+de ces hommes, de ces femmes en joie, riants et parés,
+que le souffle du désir emportait? Il fallait bien vivre,
+aimer, être aimé, faire de la vie, éternellement! Et le
+mariage d'Attilio et de Celia allait être le symbole de
+l'union nécessaire, la jeunesse et l'amour victorieux des
+vieilles haines, toutes les querelles oubliées dans cette
+étreinte du beau garçon qui passe et qui emmène à son
+cou la belle fille conquise, pour que le monde continue.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez-les donc, reprit Pierre, sont-ils beaux, ces
+fiancés, et jeunes, et gais, et riant à l'avenir! Je comprends
+bien que votre roi soit venu ici pour faire plaisir
+à son ministre et pour achever de rallier à son trône
+une des vieilles familles romaines: c'est de la bonne, de
+la brave et paternelle politique. Mais je veux croire aussi
+qu'il a compris la touchante signification de ce mariage,
+la vieille Rome, dans la personne de cette délicieuse
+enfant, si ingénue, si amoureuse, se donnant à la jeune
+Italie, à cet enthousiaste et loyal garçon, qui porte si crânement
+l'uniforme. Et que leurs noces soient donc définitives
+et fécondes, qu'il naisse d'elles le grand pays que
+je vous souhaite d'être, de toute mon âme, maintenant
+que j'apprends à vous connaître!</p>
+
+<p>Dans l'ébranlement douloureux de son ancien rêve
+d'une Rome évangélique et universelle, il venait de prononcer
+ce souhait d'une nouvelle fortune pour l'éternelle
+cité, avec une si vive, si profonde émotion, que Prada
+ne put s'empêcher de répondre:<a name="page_541" id="page_541"></a></p>
+
+<p>&mdash;Je vous remercie, vous faites là un v&oelig;u qui est dans
+le c&oelig;ur de tout bon Italien.</p>
+
+<p>Mais sa voix s'étrangla. Pendant qu'il regardait Celia
+et Attilio, qui causaient en se souriant, il venait d'apercevoir
+Benedetta et Dario, qui les rejoignaient, avec le
+même sourire d'immense bonheur. Et, lorsque les deux
+couples furent réunis, si éclatants, si triomphants de vie
+heureuse et superbe, il n'eut plus la force de rester là, de
+les voir et de souffrir.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai une soif à crever, dit-il brutalement. Venez
+donc au buffet boire quelque chose.</p>
+
+<p>Et il man&oelig;uvra pour se glisser derrière la foule, le long
+des fenêtres, de manière à ne pas être remarqué, en gagnant
+la porte de la salle des Antiques, à l'extrémité de la galerie.</p>
+
+<p>Comme Pierre le suivait, un flot de monde les sépara,
+et le prêtre se trouva porté vers les deux couples, qui causaient
+toujours tendrement. Celia, l'ayant reconnu, l'appela
+d'un petit geste amical. Elle était en extase devant
+Benedetta, dans son culte ardent de la beauté, joignant
+devant elle ses petites mains de lis, comme elle les joignait
+devant la Madone.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! monsieur l'abbé, faites-moi ce plaisir, dites-lui
+qu'elle est belle, oh! plus belle que tout ce qu'il y a de
+plus beau sur la terre, plus belle que le soleil, la lune
+et les étoiles!... Si tu savais, chérie, ça m'en donne un
+frisson, de te voir belle à ce point, belle comme le
+bonheur, belle comme l'amour!</p>
+
+<p>Benedetta se mit à rire, pendant que les deux jeunes
+gens s'égayaient.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es aussi belle que moi, chérie... C'est parce que
+nous sommes heureuses que nous sommes belles.</p>
+
+<p>Celia répéta doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, heureuses... Te rappelles-tu le soir où tu
+me disais que ça ne réussissait guère, de marier le roi et
+le pape? Attilio et moi, nous les marions, et nous sommes
+si heureux pourtant!<a name="page_542" id="page_542"></a></p>
+
+<p>&mdash;Mais Dario et moi, nous ne les marions pas, au contraire!
+reprit gaiement Benedetta. Va, va, comme tu me
+l'as répondu, ce même soir, il suffit de s'aimer, et l'on
+sauve le monde!</p>
+
+<p>Lorsque Pierre put enfin gagner la porte de la salle des
+Antiques, où était installé le buffet, il y retrouva Prada
+debout, cloué là, immobilisé, s'emplissant quand même
+les yeux de l'atroce spectacle qu'il voulait fuir. Il avait dû
+se retourner, voir, voir encore. Et ce fut ainsi qu'il assista,
+le c&oelig;ur saignant, à la reprise des danses, la première
+figure d'un quadrille, que l'orchestre jouait avec l'éclat
+de ses cuivres. Benedetta et Dario, Celia et Attilio, se
+faisaient vis-à-vis. Cela fut si charmant, si adorable, ces
+deux couples de jeunesse et de joie, dansant dans la
+clarté blanche, dans le luxe et dans l'odeur d'amour, que
+le roi et la reine s'approchèrent, s'intéressèrent. Il y eut
+des bravos d'admiration, une infinie tendresse s'épandit
+de tous les c&oelig;urs.</p>
+
+<p>&mdash;Je crève de soif, venez donc! répéta Prada, qui put
+enfin s'arracher à sa torture.</p>
+
+<p>Il se fit servir un verre de limonade glacée, il l'avala
+d'un trait, de l'air goulu d'un fiévreux qui jamais plus
+n'apaisera le feu intérieur dont il est brûlé.</p>
+
+<p>Cette salle des Antiques était une vaste pièce, dallée
+d'une mosaïque, décorée de stuc, où se trouvait, le long
+des murs, une célèbre collection de vases, de bas-reliefs,
+de statues. Les marbres dominaient, il y avait là pourtant
+quelques bronzes, entre autres un gladiateur mourant,
+d'une beauté incomparable. Mais la merveille était
+la fameuse Vénus, un pendant à la Vénus du Capitole,
+plus fine, plus souple, le bras gauche détendu, en un
+geste de voluptueux abandon. Ce soir-là, un puissant
+réflecteur électrique jetait sur elle une éblouissante
+clarté d'astre; et le marbre, dans sa divine et pure nudité,
+semblait vivre d'une vie surhumaine, immortelle.</p>
+
+<p>Contre le mur du fond, on avait installé le buffet, une<a name="page_543" id="page_543"></a>
+longue table, recouverte d'une nappe brodée, chargée
+d'assiettes de fruits, de pâtisseries, de viandes froides.
+Des gerbes de fleurs s'y dressaient, au milieu des bouteilles
+de champagne, des punchs brûlants et des sorbets
+glacés, de l'armée des verres, des tasses à thé et des bols
+à bouillon, toute une richesse de cristaux, de porcelaines,
+d'argenterie étincelante aux lumières. Et l'innovation
+heureuse était qu'on avait empli toute une moitié de la
+salle par des rangées de petites tables, où les invités, au
+lieu de consommer debout, pouvaient s'asseoir et se faire
+servir, comme dans un café.</p>
+
+<p>Pierre, à une de ces petites tables, aperçut Narcisse,
+assis près d'une jeune femme; et Prada s'approcha, en
+reconnaissant Lisbeth.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez que vous me retrouvez en belle compagnie,
+dit galamment l'attaché d'ambassade. Puisque vous
+m'aviez perdu, je n'ai rien trouvé de mieux que d'aller
+offrir mon bras à madame pour l'amener ici.</p>
+
+<p>&mdash;Une bonne idée, dit Lisbeth avec son joli rire, d'autant
+plus que j'avais très soif.</p>
+
+<p>Ils s'étaient fait servir du café glacé, qu'ils buvaient
+lentement, à l'aide de petites cuillers de vermeil.</p>
+
+<p>&mdash;Moi aussi, déclara le comte, je meurs de soif, je ne
+puis pas me désaltérer... Vous nous invitez, n'est-ce pas?
+cher monsieur. Ce café-là va peut-être me calmer un
+peu... Ah! chère amie, que je vous présente donc
+monsieur l'abbé Froment, un jeune prêtre français des
+plus distingués.</p>
+
+<p>Tous quatre demeurèrent longtemps assis, causant et
+s'égayant un peu des invités qui défilaient. Mais Prada
+restait préoccupé, malgré sa galanterie habituelle pour
+son amie; par moments, il l'oubliait, retombait dans sa
+souffrance; et ses yeux, quand même, retournaient vers
+la galerie voisine, d'où lui arrivaient des bruits de
+musique et de danse.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! mon ami, à quoi donc pensez-vous?<a name="page_544" id="page_544"></a>
+demanda gentiment Lisbeth, en le voyant à un moment si
+pâle, si perdu. Êtes-vous indisposé?</p>
+
+<p>Il ne répondit pas, il dit tout d'un coup:</p>
+
+<p>&mdash;Tenez! voyez donc, voilà le vrai couple, voilà
+l'amour et le bonheur!</p>
+
+<p>Et il indiquait d'un petit geste la marquise Montefiori,
+la mère de Dario, et son second mari, ce Jules Laporte,
+cet ancien sergent de la garde suisse, plus jeune qu'elle
+de quinze ans, qu'elle avait pêché au Corso, de ses yeux
+de flamme restés superbes, et dont elle avait fait un marquis
+Montefiori, triomphalement, pour l'avoir tout à elle.
+Dans les bals, dans les soirées, elle ne le lâchait pas,
+le gardait à son bras malgré l'usage, se faisait conduire
+au buffet par lui, tant elle était heureuse de le montrer,
+en beau garçon dont elle était fière. Et tous les deux
+buvaient du champagne, mangeaient des sandwichs, debout,
+elle extraordinaire encore de beauté massive, malgré
+ses cinquante ans passés, lui de fière tournure, les
+moustaches au vent, en aventurier heureux dont la
+brutalité gaie plaisait aux dames.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez, reprit le comte plus bas, qu'elle a dû le
+tirer d'une vilaine aventure. Oui, il plaçait des reliques,
+il vivotait en faisant le courtage pour les couvents de Belgique
+et de France, et il avait lancé toute une affaire de
+reliques fausses, des juifs d'ici qui fabriquaient de petits
+reliquaires anciens avec des débris d'os de mouton, le tout
+scellé, signé par les autorités les plus authentiques. On a
+étouffé cette affaire, dans laquelle trois prélats se trouvaient
+également compromis... Ah! l'heureux homme!
+Regardez donc comme elle le dévore des yeux! Et lui, est-il
+assez grand seigneur, avec sa façon de lui tenir cette
+assiette, où elle mange un blanc de volaille!</p>
+
+<p>Puis, rudement, avec une ironie sourde et âpre, il continua,
+en parlant des amours à Rome. Les femmes y
+étaient ignorantes, têtues et jalouses. Quand une femme
+y avait conquis un homme, elle le gardait la vie entière,<a name="page_545" id="page_545"></a>
+il devenait son bien, sa chose, dont elle disposait à toute
+heure pour son plaisir à elle. Et il citait des liaisons sans
+fin, celle entre autres de donna Serafina et de Morano,
+devenues de véritables mariages; et il raillait ce manque de
+fantaisie, ce don total et trop lourd, ces baisers qui s'embourgeoisaient,
+qui ne pouvaient finir, s'ils finissaient,
+qu'au milieu des catastrophes les plus désagréables.</p>
+
+<p>&mdash;Mais qu'avez-vous, qu'avez-vous donc, mon bon ami?
+se récria de nouveau Lisbeth en riant. C'est très gentil au
+contraire, ce que vous nous racontez là! Lorsqu'on s'aime,
+il faut bien s'aimer toujours.</p>
+
+<p>Elle était délicieuse, avec ses fins cheveux blonds envolés,
+sa délicate nudité blonde; et Narcisse, languissant,
+les yeux à demi fermés, la compara à une figure de Botticelli,
+qu'il avait vue à Florence. La nuit s'avançait, Pierre
+était retombé dans sa préoccupation assombrie, lorsqu'il
+entendit une femme, qui passait, dire qu'on dansait déjà le
+cotillon. En effet, les cuivres de l'orchestre sonnaient au
+loin, et il se rappela brusquement le rendez-vous que
+monsignor Nani lui avait donné, dans le petit salon des
+glaces.</p>
+
+<p>&mdash;Vous partez? demanda vivement Prada, en voyant
+que le prêtre saluait Lisbeth.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non! pas encore.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! bon, ne partez pas sans moi. Je veux marcher
+un peu, je vous accompagnerai jusque là-bas... N'est-ce
+pas? vous me retrouverez ici.</p>
+
+<p>Pierre dut traverser deux salons, un jaune et un bleu,
+avant d'arriver, tout au bout, au petit salon des glaces.
+Ce dernier était en vérité une merveille, d'un rococo
+exquis, une rotonde de glaces pâlies, que d'admirables
+bois dorés encadraient. Même au plafond, les glaces continuaient
+en pans inclinés, de sorte que, de toutes parts,
+les images se multipliaient, se mêlaient, se renversaient,
+à l'infini. Par une heureuse discrétion, l'électricité n'y
+avait pas été mise, deux candélabres seulement y brûlaient,<a name="page_546" id="page_546"></a>
+chargés de bougies roses. Les tentures et le
+meuble étaient de soie bleue très tendre. Et l'impression,
+en entrant, était d'une douceur, d'un charme sans pareil,
+comme si l'on était entré chez les fées, reines des sources,
+au milieu d'un palais d'eaux limpides, illuminé jusqu'aux
+plus lointaines profondeurs, par des bouquets d'étoiles.</p>
+
+<p>Tout de suite Pierre aperçut monsignor Nani, assis
+paisiblement sur un canapé bas; et, comme ce dernier
+l'avait espéré, il se trouvait absolument seul, le cotillon
+ayant attiré la foule vers la galerie. Un grand silence
+régnait, on entendait à peine l'orchestre qui venait mourir
+là, en un vague petit souffle de flûte.</p>
+
+<p>Le prêtre s'excusa de s'être fait attendre.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, mon cher fils, dit monsignor Nani, avec
+son amabilité, que rien n'épuisait, j'étais fort bien dans
+cet asile... Quand j'ai vu la foule par trop menaçante, je
+me suis réfugié ici.</p>
+
+<p>Il ne parla pas de Leurs Majestés, mais il laissait entendre
+qu'il avait évité leur présence, courtoisement.
+S'il était venu, c'était par grande tendresse pour Celia;
+et c'était aussi dans un but de très délicate diplomatie,
+pour que le Vatican ne parût pas rompre tout à fait avec
+les Buongiovanni, cette ancienne famille si fameuse dans
+les fastes de la papauté. Sans doute le Vatican ne pouvait
+signer à ce mariage, qui semblait unir la vieille
+Rome au jeune royaume d'Italie; mais, cependant, il
+ne voulait pas non plus avoir l'air de disparaître, de se
+désintéresser, en abandonnant ses plus fidèles serviteurs.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, mon cher fils, reprit le prélat, il s'agit maintenant
+de vous... Je vous ai dit que, si la congrégation de
+l'Index avait conclu à la condamnation de votre livre, la
+sentence ne serait soumise au Saint-Père, et signée par
+lui, qu'après-demain. Vous avez donc toute une journée
+encore devant vous.</p>
+
+<p>Pierre ne put s'empêcher de l'interrompre, avec une
+vivacité douloureuse.<a name="page_547" id="page_547"></a></p>
+
+<p>&mdash;Hélas! monseigneur, que voulez-vous que je fasse?
+J'ai déjà réfléchi, je ne trouve aucune occasion, aucun
+moyen de me défendre... Voir Sa Sainteté, et comment,
+maintenant qu'elle est malade!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! malade, malade, murmura Nani de son air fin,
+Sa Sainteté va beaucoup mieux, puisque j'ai eu, aujourd'hui
+même, comme tous les mercredis, l'honneur d'être
+reçu par elle. Quand elle est fatiguée un peu, et qu'on la
+dit très malade, elle laisse dire: ça la repose et ça lui
+permet de juger, autour d'elle, certaines ambitions et
+certaines impatiences.</p>
+
+<p>Mais Pierre était trop bouleversé pour écouter attentivement.
+Il continua:</p>
+
+<p>&mdash;Non, c'est fini, je suis désespéré. Vous m'avez parlé
+d'un miracle possible, je ne crois guère aux miracles.
+Puisque je suis battu à Rome, je repartirai, je retournerai
+à Paris, où je continuerai la lutte... Oui! mon âme
+ne peut se résigner, mon espoir du salut par l'amour ne
+peut mourir, et je répondrai par un nouveau livre, et je
+dirai dans quelle terre neuve doit pousser la religion nouvelle!</p>
+
+<p>Il y eut un silence. Nani le regardait de ses yeux clairs,
+où l'intelligence avait la netteté et le tranchant de l'acier.
+Dans le grand calme, dans l'air lourd et chaud du petit
+salon, dont les glaces reflétaient les bougies sans nombre,
+un éclat plus sonore de l'orchestre entra, déroula un lent
+bercement de valse, puis mourut.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher fils, la colère est mauvaise... Vous rappelez-vous
+que, dès votre arrivée, je vous ai promis, lorsque
+vous auriez vainement tâché d'être reçu par le Saint-Père,
+de faire à mon tour une tentative?</p>
+
+<p>Et, voyant le jeune prêtre s'agiter:</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez-moi, ne vous excitez pas... Sa Sainteté,
+hélas! n'est pas toujours conseillée prudemment. Elle a
+autour d'elle des personnes dont le dévouement manque
+parfois de l'intelligence désirable. Je vous l'ai déjà dit, je<a name="page_548" id="page_548"></a>
+vous ai mis en garde contre les démarches inconsidérées...
+C'est pourquoi j'ai tenu, il y a trois semaines déjà, à remettre
+moi-même votre livre à Sa Sainteté, pour qu'elle
+daignât y jeter les yeux. Je me doutais bien qu'on l'avait
+empêché d'arriver jusqu'à elle... Et voilà ce que j'étais
+chargé de vous dire: Sa Sainteté, qui a eu l'extrême
+bonté de lire votre livre, désire formellement vous voir.</p>
+
+<p>Un cri de joie et de remerciement jaillit de la gorge
+de Pierre.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monseigneur, ah! monseigneur!</p>
+
+<p>Mais Nani le fit taire vivement, regarda autour d'eux,
+d'un air d'inquiétude extrême, comme s'il eût redouté
+qu'on pût les entendre.</p>
+
+<p>&mdash;Chut! chut! c'est un secret, Sa Sainteté désire vous
+recevoir tout à fait en particulier, sans mettre personne
+dans la confidence... Écoutez bien. Il est deux heures du
+matin, n'est-ce pas? Aujourd'hui même, à neuf heures
+précises du soir, vous vous présenterez au Vatican, en demandant
+à toutes les portes monsieur Squadra. Partout,
+on vous laissera passer. En haut, monsieur Squadra vous
+attendra et vous introduira... Et pas un mot, que pas une
+âme ne se doute de ces choses!</p>
+
+<p>Le bonheur, la reconnaissance de Pierre débordèrent
+enfin. Il avait saisi les deux mains douces et grasses du
+prélat.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monseigneur, comment vous exprimer toute ma
+gratitude? Si vous saviez, la nuit et la révolte étaient dans
+mon âme, depuis que je me sentais le jouet de ces Éminences
+puissantes qui se moquaient de moi!... Mais vous
+me sauvez, je suis de nouveau sûr de vaincre, puisque je
+vais pouvoir enfin me jeter aux pieds de Sa Sainteté, le
+Père de toute vérité et de toute justice. Il ne peut que
+m'absoudre, moi qui l'aime, qui l'admire, qui suis convaincu
+de n'avoir lutté jamais que pour sa politique et
+ses idées les plus chères... Non, non! c'est impossible,
+il ne signera pas, il ne condamnera pas mon livre!<a name="page_549" id="page_549"></a></p>
+
+<p>Nani, qui avait dégagé ses mains, tâchait de le calmer,
+d'un geste paternel, tout en gardant son petit sourire de
+mépris, pour une telle dépense inutile d'enthousiasme.
+Il y parvint, il le supplia de s'éloigner. L'orchestre avait
+repris, au loin. Puis, lorsque le prêtre se retira, en le
+remerciant encore, il lui dit simplement:</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher fils, souvenez-vous que, seule, l'obéissance
+est grande.</p>
+
+<p>Pierre, qui n'avait plus que l'idée de partir, retrouva
+presque tout de suite Prada, dans la salle des armures.
+Leurs Majestés venaient de quitter le bal, en grande
+cérémonie, accompagnées par les Buongiovanni et les
+Sacco. La reine avait maternellement embrassé Celia,
+pendant que le roi serrait la main d'Attilio, honneurs
+d'une bonhomie charmante dont les deux familles rayonnaient.
+Mais beaucoup d'invités suivaient l'exemple des
+souverains, s'en allaient déjà par petits groupes. Et le
+comte, qui paraissait singulièrement énervé, plus âpre
+et plus amer, était impatient de partir, lui aussi.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, c'est vous, je vous attendais. Eh bien! filons
+vite, voulez-vous?... Votre compatriote, monsieur Narcisse
+Habert, m'a prié de vous dire que vous ne le cherchiez
+pas. Il est descendu, pour accompagner mon amie
+Lisbeth jusqu'à sa voiture... Moi, décidément, j'ai besoin
+d'air. Je veux faire un tour à pied, je vais aller avec vous
+jusqu'à la rue Giulia.</p>
+
+<p>Puis, comme tous deux reprenaient leurs vêtements au
+vestiaire, il ne put s'empêcher de ricaner, en ajoutant de
+sa voix brutale:</p>
+
+<p>&mdash;Je viens de les voir partir tous les quatre ensemble,
+vos bons amis; et vous faites bien d'aimer rentrer à
+pied, car il n'y avait pas de place pour vous dans le
+carrosse... Cette donna Serafina, quelle belle effronterie,
+à son âge, de s'être traînée ici, avec son Morano, pour
+triompher du retour de l'infidèle!... Et les deux autres,
+les deux jeunes, ah! j'avoue qu'il m'est difficile de parler<a name="page_550" id="page_550"></a>
+d'eux tranquillement, car ils ont commis cette nuit, en
+se montrant de la sorte, une abomination d'une impudence
+et d'une cruauté rares!</p>
+
+<p>Ses mains tremblaient, il murmura encore:</p>
+
+<p>&mdash;Bon voyage, bon voyage au jeune homme, puisqu'il
+part pour Naples!... Oui, j'ai entendu dire à Celia qu'il
+partait ce soir, à six heures, pour Naples. Eh bien! que
+mes v&oelig;ux l'accompagnent, bon voyage!</p>
+
+<p>Dehors, les deux hommes eurent une sensation délicieuse,
+au sortir de la chaleur étouffante des salles, en
+entrant dans l'admirable nuit, limpide et froide. C'était
+une nuit de pleine lune superbe, une de ces nuits de
+Rome, où la ville dort sous le ciel immense, dans une
+clarté élyséenne, comme bercée d'un rêve d'infini. Et ils
+prirent le beau chemin, ils descendirent le Corso, suivirent
+ensuite le cours Victor-Emmanuel.</p>
+
+<p>Prada s'était un peu calmé, mais il restait ironique, il
+parlait pour s'étourdir sans doute, avec une abondance
+fiévreuse, revenant aux femmes de Rome, à cette fête
+qu'il avait trouvée splendide, et qu'il raillait maintenant.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, elles ont de belles robes, mais qui ne leur
+vont pas, des robes qu'elles font venir de Paris, et qu'elles
+n'ont pu naturellement essayer. C'est comme leurs bijoux,
+elles ont encore des diamants et surtout des perles de
+toute beauté, mais montés si lourdement, qu'ils sont
+affreux en somme. Et si vous saviez leur ignorance, leur
+frivolité, sous leur apparente morgue! Tout est chez elles
+en surface, même la religion: dessous, il n'y a rien, qu'un
+vide insondable. Je les regardais, au buffet, manger à
+belles dents. Ah! pour ça, elles ont un vigoureux appétit!
+Remarquez que, ce soir, les invités se sont conduits assez
+bien, on n'a pas trop dévoré. Mais, si vous assistiez à un
+bal de la cour, vous verriez un pillage sans nom, le
+buffet assiégé, les plats engloutis, une bousculade d'une
+voracité extraordinaire!</p>
+
+<p>Pierre ne répondait que par des monosyllabes. Il était<a name="page_551" id="page_551"></a>
+tout à sa joie débordante, à cette audience du pape, qu'il
+rêvait déjà, la préparant dans ses moindres détails, sans
+pouvoir se confier à personne. Et les pas des deux hommes
+sonnaient sur le pavé sec, dans la large rue, déserte et
+claire, tandis que la lune découpait nettement les ombres
+noires.</p>
+
+<p>Brusquement, Prada se tut. Il était à bout de bravoure
+bavarde, envahi tout entier et comme paralysé par
+l'effrayante lutte qui se livrait en lui. A deux reprises
+déjà, il avait touché, dans la poche de son habit, le billet
+écrit au crayon, dont il se répétait les quatre lignes:
+«Une légende assure que le figuier de Judas repousse à
+Frascati, mortel pour quiconque veut un jour être pape.
+N'en mangez pas les figues empoisonnées, ne les donnez
+ni à vos gens ni à vos poules.» Le billet était bien là,
+il le sentait; et, s'il avait voulu accompagner Pierre,
+c'était pour le jeter dans la boîte du palais Boccanera. Il
+continuait à marcher d'un pas vif, le billet serait dans la
+boîte avant dix minutes, aucune puissance au monde ne
+pouvait l'empêcher de l'y jeter, puisque sa volonté était
+arrêtée formellement. Jamais il ne commettrait le crime
+de laisser empoisonner les gens.</p>
+
+<p>Mais il souffrait une torture si abominable! Cette Benedetta
+et ce Dario venaient de soulever en lui un tel orage
+de haine jalouse! Il en oubliait Lisbeth, qu'il aimait, et
+cet enfant, ce petit être de sa chair, dont il était si orgueilleux.
+Toujours la femme l'avait ravagé d'un désir de mâle
+conquérant, il n'avait violemment joui que de celles qui
+résistaient. Et, aujourd'hui, il en existait une au monde,
+qu'il avait voulue, qu'il avait achetée en l'épousant, et qui
+s'était refusée ensuite. Cette femme sienne, il ne l'avait
+pas eue, il ne l'aurait jamais. Pour l'avoir, autrefois, il
+aurait incendié Rome; maintenant, il se demandait ce
+qu'il allait bien faire, pour l'empêcher d'être à un autre.
+Ah! c'était cette pensée qui rouvrait la plaie saignante à
+son flanc, la pensée de cet autre jouissant de son bien.<a name="page_552" id="page_552"></a>
+Comme ils devaient se moquer de lui ensemble! Comme
+ils s'étaient plu à le ridiculiser en lançant le mensonge
+de sa prétendue impuissance, dont il se sentait quand
+même atteint, malgré toutes les preuves qu'il pourrait
+faire de sa virilité. Sans trop y croire, il les avait accusés
+d'être amant et maîtresse depuis longtemps, se
+rejoignant la nuit, n'ayant qu'une alcôve, au fond de ce
+sombre palais Boccanera, dont les histoires d'amour
+étaient légendaires. A présent, cela certainement allait
+être, puisqu'ils étaient libres, déliés au moins du lien
+religieux. Ils les voyaient côte à côte sur la même couche,
+il évoquait des visions brûlantes, leurs étreintes, leurs
+baisers, le ravissement de leur délire. Ah! non, ah! non,
+c'était impossible, la terre croulerait plutôt!</p>
+
+<p>Puis, comme Pierre et lui quittaient le cours Victor-Emmanuel,
+pour s'engager parmi les anciennes rues,
+étranglées et tortueuses, qui conduisent à la rue Giulia, il
+se revit jetant le billet dans la boîte du palais. Ensuite, il
+se disait comment les choses devaient se passer. Le billet
+dormirait jusqu'au matin dans la boîte. Don Vigilio, le
+secrétaire, qui, sur l'ordre formel du cardinal, gardait la
+clef de cette boîte, descendrait de bonne heure, trouverait
+la lettre, la remettrait à Son Éminence, laquelle ne permettait
+pas qu'on en décachetât aucune. Et les figues
+seraient jetées, il n'y aurait plus de crime possible, le
+monde noir ferait le silence. Mais, pourtant, si le billet ne
+se trouvait pas dans la boîte, que se produirait-il? Alors, il
+admit cette supposition, vit nettement les figues arriver
+sur la table, au dîner d'une heure, dans leur joli petit
+panier, si coquettement recouvert de feuilles. Dario était
+là comme de coutume, seul avec son oncle, puisqu'il ne
+partait pour Naples que le soir. L'oncle et le neveu mangeaient-ils
+l'un et l'autre des figues, ou bien un seul, et
+lequel des deux? Ici, la vision se brouillait, c'était de
+nouveau le destin en marche, ce destin qu'il avait rencontré
+sur la route de Frascati, allant à son but inconnu,<a name="page_553" id="page_553"></a>
+sans arrêt possible, au travers des obstacles. Le petit
+panier de figues allait, allait toujours, à sa besogne
+nécessaire, qu'aucune main au monde n'était assez forte
+pour empêcher.</p>
+
+<p>La rue Giulia s'allongeait sans fin, toute blanche de
+lune, et Pierre sortit comme d'un rêve, devant le palais
+Boccanera, noir sous le ciel d'argent. Trois heures du
+matin sonnaient à une église du voisinage. Et il se sentit un
+petit frisson, en entendant près de lui cette plainte douloureuse
+de fauve blessé à mort, ce sourd grondement
+involontaire que le comte, dans sa lutte affreuse, venait
+de laisser échapper de nouveau.</p>
+
+<p>Mais, tout de suite, il eut un rire qui raillait, il dit en
+serrant la main du prêtre:</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, je ne vais pas plus loin... Si l'on me voyait
+ici, à cette heure, on croirait que je suis retombé amoureux
+de ma femme.</p>
+
+<p>Il alluma un cigare, et il s'en alla, dans la nuit claire,
+sans se retourner.<a name="page_554" id="page_554"></a></p>
+
+<h3><a name="XIII" id="XIII"></a>XIII</h3>
+
+<p>Pierre, lorsqu'il s'éveilla, fut tout surpris d'entendre
+sonner onze heures. Dans la fatigue de ce bal, où il était
+resté si tard, il avait dormi d'un sommeil d'enfant, d'une
+paix délicieuse, comme s'il avait, en dormant, senti son
+bonheur. Et, dès qu'il eut ouvert les yeux, le radieux
+soleil qui entrait par les fenêtres, le baigna d'espoir. Sa
+première pensée fut que, le soir enfin, il verrait le pape,
+à neuf heures. Encore dix heures, qu'allait-il faire, pendant
+cette journée bénie, dont le ciel splendide et pur lui
+semblait d'un si heureux présage?</p>
+
+<p>Il se leva, ouvrit les fenêtres, laissa entrer la tiédeur
+de l'air, qui lui sembla avoir ce goût de fruit et de fleur,
+remarqué dès le jour de son arrivée, dont il avait plus
+tard essayé vainement d'analyser la nature, un goût
+d'orange et de rose. Était-ce possible qu'on fût en décembre?
+Quel pays adorable, pour qu'avril parût y refleurir,
+au seuil même de l'hiver! Puis, sa toilette faite,
+comme il s'accoudait, pour regarder au delà du Tibre,
+couleur d'or, les pentes du Janicule, vertes en toute
+saison, il aperçut Benedetta assise près de la fontaine,
+dans le petit jardin abandonné du palais. Et il descendit,
+ne pouvant tenir en place, cédant à un besoin de vie, de
+gaieté et de beauté.</p>
+
+<p>Tout de suite, Benedetta poussa le cri qu'il attendait
+d'elle, rayonnante, resplendissante, les deux mains tendues.<a name="page_555" id="page_555"></a></p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon cher abbé, que je suis heureuse, que je
+suis heureuse!</p>
+
+<p>Souvent, ils avaient passé les matinées dans ce coin de
+calme et d'oubli. Mais quelles matinées tristes, quand,
+l'un et l'autre, ils étaient sans espérance! Aujourd'hui,
+l'abandon des allées envahies par les herbes folles, les
+buis qui avaient poussé dans le vieux bassin comblé, les
+orangers symétriques qui seuls indiquaient l'ancien dessin
+des plates-bandes, leur semblaient avoir un charme
+infini, une intimité rêveuse et tendre, dans laquelle il
+était très bon de reposer sa joie. Et surtout il faisait si
+tiède, à côté du grand laurier, dans l'angle où se trouvait
+la fontaine! L'eau mince coulait sans fin de l'énorme
+bouche béante du masque tragique, avec sa chanson de
+flûte. Une fraîcheur montait du grand sarcophage de
+marbre, dont le bas-relief déroulait une bacchanale frénétique,
+des faunes emportant, renversant des femmes
+sous leurs baisers voraces. Et l'on était là hors des temps
+et des lieux, au fond d'un passé révolu, si lointain, que
+les alentours disparaissaient, les constructions récentes
+des quais, le quartier éventré, gris encore de la poussière
+des décombres, Rome elle-même bouleversée, en mal
+d'un monde nouveau.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! répéta Benedetta, que je suis heureuse!...
+J'étouffais dans ma chambre, j'ai dû descendre ici, tant
+mon c&oelig;ur avait besoin de place, d'air et de soleil, pour
+battre à son aise!</p>
+
+<p>Elle était assise, près du sarcophage, sur le fragment
+de colonne renversée, qui servait de banc; et elle voulut
+que le prêtre vînt se mettre à côté d'elle. Jamais il ne
+l'avait vue d'une telle beauté, avec ses noirs cheveux
+encadrant sa face pure, toute rosée et délicate comme
+une fleur, au plein soleil. Ses yeux immenses et sans
+fond, dans la lumière, étaient des brasiers où roulait de
+l'or; tandis que sa bouche d'enfance, sa bouche de candeur
+et de sage raison, avait un rire de bonne créature,<a name="page_556" id="page_556"></a>
+libre enfin d'aimer selon son c&oelig;ur, sans offenser ni les
+hommes ni Dieu. Et elle faisait ses projets d'avenir,
+rêvant tout haut.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! maintenant, c'est bien simple, puisque j'ai déjà
+obtenu la séparation de corps, je finirai par obtenir le
+divorce civil, du moment que l'Église aura annulé mon
+mariage. Et j'épouserai Dario, oui! vers le printemps
+prochain, peut-être plus tôt, si l'on arrive à hâter les
+formalités... Ce soir, à six heures, il part pour Naples,
+où il va régler une affaire d'intérêt, une propriété que
+nous y possédions encore, et qu'il a fallu vendre, car tout
+cela a coûté très cher. Mais qu'importe à présent, puisque
+nous voilà l'un à l'autre!... Dans quelques jours, dès qu'il
+sera revenu, que de bonnes heures, comme nous allons
+rire, comme nous passerons le temps gaiement! Je n'en
+ai pas dormi, après ce bal qui a été si beau, tant j'ai
+fait des projets, ah! des projets magnifiques, vous verrez,
+vous verrez, car je veux que vous restiez à Rome,
+désormais, jusqu'à notre mariage.</p>
+
+<p>Il se mit à rire avec elle, gagné par cette explosion de
+jeunesse et de bonheur, au point qu'il devait faire un rude
+effort sur lui-même, pour ne pas dire lui aussi sa félicité,
+l'espoir dont sa prochaine entrevue avec le pape l'emplissait.
+Mais il avait juré de n'en parler à personne.</p>
+
+<p>Dans le silence frissonnant de l'étroit jardin ensoleillé,
+un cri persistant d'oiseau revenait par intervalles; et
+Benedetta en plaisantant leva la tête, regarda une cage
+qui était accrochée à une fenêtre du premier étage.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui! Tata, crie bien fort, sois contente. Il faut
+que tout le monde soit content dans la maison.</p>
+
+<p>Puis, se retournant vers Pierre, de son air fou d'écolière
+en vacances:</p>
+
+<p>&mdash;Vous connaissez bien Tata?... Comment, vous ne connaissez
+pas Tata?... Mais c'est la perruche de mon oncle
+le cardinal! Je la lui ai donnée au dernier printemps, et
+il l'adore, il lui permet de voler les morceaux sur son<a name="page_557" id="page_557"></a>
+assiette. C'est lui qui la soigne, qui la sort et qui la rentre,
+craignant si fort de lui voir prendre un rhume, qu'il la
+laisse dans la salle à manger, la seule pièce de son appartement
+où il fasse un peu chaud.</p>
+
+<p>Pierre, levant les yeux lui aussi, regardait la perruche,
+une de ces jolies petites perruches d'un vert cendré, si
+soyeuses et si souples. Elle se pendait du bec aux barreaux
+de sa cage, se balançait, battait des ailes, dans l'allégresse
+du clair soleil.</p>
+
+<p>&mdash;Parle-t-elle? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! non, elle crie, répondit Benedetta en riant. Mon
+oncle prétend qu'il entend tout ce qu'elle dit et qu'il
+cause très bien avec elle.</p>
+
+<p>Brusquement, elle sauta à un autre sujet, comme si
+une obscure liaison d'idées la faisait penser à son autre
+oncle, à l'oncle par alliance qu'elle avait à Paris.</p>
+
+<p>&mdash;Vous devez avoir reçu une lettre du vicomte de la
+Choue... Il m'a écrit hier son chagrin de voir que vous
+n'arriviez pas à être reçu par Sa Sainteté. Il avait tant
+compté sur vous, sur votre victoire, pour le triomphe de
+ses idées!</p>
+
+<p>En effet, Pierre recevait fréquemment des lettres du
+vicomte, où celui-ci se désespérait de l'importance prise
+par son adversaire, le baron de Fouras, depuis le grand
+succès de sa dernière campagne à Rome, avec le pèlerinage
+international du Denier de Saint-Pierre. C'était le
+réveil du vieux parti catholique intransigeant, toutes les
+conquêtes libérales du néo-catholicisme menacées, si
+l'on n'obtenait pas du Saint-Père une adhésion formelle
+aux fameuses corporations obligatoires, pour battre en
+brèche les corporations libres, soutenues par les conservateurs.
+Et il accablait Pierre, lui envoyait des plans compliqués,
+dans son impatience de le voir reçu enfin au
+Vatican.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, murmura celui-ci, j'avais eu déjà une lettre
+dimanche, et j'en ai encore trouvé une hier soir, en revenant<a name="page_558" id="page_558"></a>
+de Frascati... Ah! je serais si heureux, si heureux
+de pouvoir lui répondre par la bonne nouvelle!</p>
+
+<p>De nouveau, sa joie déborda, à la pensée que le soir il
+verrait le pape, lui ouvrirait son âme brûlante d'amour,
+recevrait de lui l'encouragement suprême, raffermi dans
+sa mission du salut social, au nom fraternel des petits et
+des pauvres. Et il ne put se contenir davantage, il lâcha
+son secret, qui lui gonflait le c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez, c'est fait, mon audience est pour ce
+soir.</p>
+
+<p>Benedetta ne comprit pas d'abord.</p>
+
+<p>&mdash;Comment ça?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsignor Nani a bien voulu m'apprendre,
+ce matin, à ce bal, que le Saint-Père, auquel il avait
+remis mon livre, désirait me voir... Et je serai reçu ce
+soir, à neuf heures.</p>
+
+<p>Elle était devenue toute rouge, tellement elle faisait
+sienne la joie du jeune prêtre, qu'elle avait fini par
+aimer d'une ardente amitié. Et ce succès d'un ami tombant
+dans sa félicité à elle, prenait une importance
+extraordinaire, comme une certitude de complète réussite
+pour tout le monde. Elle eut un cri de superstitieuse
+exaltée et ravie.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon Dieu! ça va nous porter chance!... Ah!
+que je suis heureuse, mon ami, que je suis heureuse de
+voir que le bonheur vous arrive en même temps qu'à
+moi! C'est encore pour moi du bonheur, un bonheur
+que vous ne pouvez pas vous imaginer... Et c'est sûr,
+maintenant, que tout marchera très bien, car une maison
+où il y a quelqu'un qui voit le pape est bénie, la
+foudre ne la frappe plus.</p>
+
+<p>Elle riait plus haut, elle tapait des mains, si éclatante
+de gaieté, qu'il s'inquiéta.</p>
+
+<p>&mdash;Chut! chut! on m'a demandé le secret... Je vous en
+supplie, pas un mot à personne, ni à votre tante, ni même
+à Son Éminence... Monsignor Nani serait très contrarié.<a name="page_559" id="page_559"></a></p>
+
+<p>Alors, elle promit de se taire. Elle s'attendrissait, parlait
+de monsignor Nani comme d'un bienfaiteur, car
+n'était-ce pas à lui qu'elle devait d'être parvenue enfin à
+faire annuler son mariage? Puis, reprise d'une bouffée
+de folle joie:</p>
+
+<p>&mdash;Dites donc, mon ami, n'est-ce pas que le bonheur
+seul est bon?... Vous ne me demandez pas des larmes,
+aujourd'hui, même pour les pauvres qui souffrent, qui ont
+froid et qui ont faim... Ah! c'est qu'il n'y a vraiment que
+le bonheur de vivre! Ça guérit tout. On ne souffre pas, on
+n'a pas froid, on n'a pas faim, quand on est heureux!</p>
+
+<p>Stupéfait, il la regarda, dans la surprise que lui causait
+cette singulière solution donnée à la question redoutable
+de la misère. Soudainement, il sentait que toute sa tentative
+d'apostolat était vaine, sur cette fille d'un beau
+ciel, ayant en elle l'atavisme de tant de siècles de souveraine
+aristocratie. Il avait voulu la catéchiser, l'amener
+à l'amour chrétien des humbles et des misérables, la
+conquérir à la nouvelle Italie qu'il rêvait, éveillée aux
+temps nouveaux, pleine de pitié pour les choses et
+pour les êtres. Et, si elle s'était attendrie avec lui sur les
+souffrances du bas peuple, aux heures où elle souffrait
+elle-même, le c&oelig;ur saignant des plus cruelles blessures,
+la voilà qui, dès sa guérison, célébrait l'universelle félicité,
+en créature des brûlants étés et des hivers doux
+comme des printemps!</p>
+
+<p>&mdash;Mais, dit-il, tout le monde n'est pas heureux.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! si, oh! si, cria-t-elle. C'est que vous ne les
+connaissez pas, les pauvres!... Qu'on donne à une fille de
+notre Transtévère le garçon qu'elle aime, et elle est aussi
+radieuse qu'une reine, elle mange son pain sec, le soir,
+en lui trouvant le goût sucré le plus délicieux. Les mères
+qui sauvent un enfant d'une maladie, les hommes qui
+sont vainqueurs dans une bataille, ou bien qui voient
+leurs numéros sortir à la loterie, tout le monde est
+comme ça, tout le monde ne demande que de la chance<a name="page_560" id="page_560"></a>
+et du plaisir... Allez, vous aurez beau vouloir être juste
+et tâcher de mieux répartir la fortune, il n'y aura toujours
+de satisfaits que ceux dont le c&oelig;ur chantera, souvent
+même sans en savoir la cause, par un beau jour de
+soleil comme aujourd'hui!</p>
+
+<p>Il eut un geste d'abandon, ne voulant pas l'attrister, en
+plaidant de nouveau la cause de tant de pauvres êtres,
+qui, à cette minute même, agonisaient au loin, quelque
+part, succombant à la douleur physique ou à la douleur
+morale. Mais, brusquement, dans l'air si lumineux et si
+doux, une ombre immense passa, il sentit la tristesse infinie
+de la joie, la désespérance sans bornes du soleil,
+comme si quelqu'un qu'on ne voyait pas avait laissé tomber
+cette ombre. Était-ce donc l'odeur trop forte du laurier,
+la senteur amère des orangers et des buis qui lui
+donnaient ce vertige? Était-ce le frisson de sensuelle tiédeur
+dont ses veines se mettaient à battre, parmi ces
+ruines, dans ce coin de passion très ancienne? Ou plutôt
+n'était-ce que ce sarcophage avec son enragée bacchanale,
+qui éveillait l'idée de la mort prochaine, au fond
+même des obscures voluptés de l'amour, sous le baiser
+inassouvi des amants? Un instant, la claire chanson de la
+fontaine lui parut un long sanglot, et il lui sembla que
+tout s'anéantissait, dans cette ombre formidable venue de
+l'invisible.</p>
+
+<p>Déjà, Benedetta lui avait pris les deux mains et le
+réveillait à l'enchantement d'être là, près d'elle.</p>
+
+<p>&mdash;L'élève est bien indocile, n'est-ce pas? mon ami, et
+elle a le crâne bien dur. Que voulez-vous? il y a des
+idées qui n'entrent pas dans notre tête. Non, jamais vous
+ne ferez entrer ces choses dans la tête d'une fille de
+Rome... Aimez-nous donc, contentez-vous donc de nous
+aimer telles que nous sommes, belles de toute notre force,
+autant que nous pouvons l'être!</p>
+
+<p>Et elle était si belle à cette minute, si belle dans le
+resplendissement de son bonheur, qu'il en tremblait,<a name="page_561" id="page_561"></a>
+comme devant un dieu, devant la toute-puissance qui
+menait le monde.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, bégaya-t-il, la beauté, la beauté, souveraine
+encore, souveraine toujours... Ah! que ne peut-elle
+suffire à rassasier l'éternelle faim des pauvres hommes!</p>
+
+<p>&mdash;Bah! bah! cria-t-elle joyeusement, il fait bon vivre...
+Montons dîner, ma tante doit nous attendre.</p>
+
+<p>Le dîner avait lieu à une heure, et les rares fois où
+Pierre ne mangeait pas dehors, il avait son couvert mis à
+la table de ces dames, dans la petite salle à manger du
+second, qui donnait sur la cour, d'une tristesse mortelle.
+A la même heure, au premier étage, dans la salle ensoleillée
+dont les fenêtres ouvraient sur le Tibre, le cardinal
+dînait, lui aussi, très heureux d'avoir pour convive son
+neveu Dario, car son secrétaire, don Vigilio, son autre
+convive habituel, ne desserrait les dents que lorsqu'on
+l'interrogeait. Les deux services étaient absolument distincts,
+ni la même cuisine, ni le même personnel; et il
+n'existait guère de commune, en bas, qu'une grande pièce
+servant d'office.</p>
+
+<p>Mais la salle à manger du second avait beau être morne,
+attristée par le demi-jour verdâtre de la cour, le déjeuner
+de ces dames et du jeune prêtre fut très gai. Donna Serafina,
+si rigide d'ordinaire, semblait elle-même détendue
+par une grande félicité intérieure. Sans doute elle n'avait
+pas encore épuisé les délices de son triomphe de la veille,
+au bras de Morano, à ce bal; et ce fut elle qui parla de
+la soirée la première, pleine d'éloges, bien que la présence
+du roi et de la reine l'eût beaucoup gênée, disait-elle.
+Elle raconta comme quoi, par une tactique savante, elle
+avait évité de se faire présenter. D'ailleurs, elle espérait
+que son affection bien connue pour Celia, dont elle était
+la marraine, suffirait à expliquer sa présence dans ce
+salon neutre, où tous les pouvoirs s'étaient coudoyés. Elle
+devait pourtant garder un scrupule, car elle annonça
+que, tout de suite après le déjeuner, elle comptait sortir,<a name="page_562" id="page_562"></a>
+pour se rendre au Vatican, chez le cardinal secrétaire, à
+qui elle désirait parler d'une &oelig;uvre dont elle était dame
+patronnesse. Cette visite de compensation, le lendemain de
+la soirée des Buongiovanni, devait lui sembler indispensable.
+Jamais elle n'avait brûlé de plus de zèle, ni de plus
+d'espoir, à propos du prochain avènement de son frère,
+le cardinal, au trône de saint Pierre: c'était, pour elle,
+un suprême triomphe une exaltation de sa race, que son
+orgueil du nom jugeait nécessaire et inévitable; et, pendant
+la dernière indisposition du pape régnant, elle avait
+poussé les choses jusqu'à s'inquiéter du trousseau qu'elle
+voulait faire marquer aux armes du nouveau pontife.</p>
+
+<p>Benedetta ne cessa de plaisanter, riant de tout, parlant
+de Celia et d'Attilio avec la tendresse passionnée d'une
+femme dont le bonheur d'amour se plaît au bonheur
+d'un couple ami. Puis, comme on venait de servir le dessert,
+elle s'adressa au valet, d'un air de surprise:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? Giacomo, et les figues?</p>
+
+<p>Celui-ci, avec ses gestes lents, comme endormis, la
+regarda sans comprendre. Heureusement, Victorine traversait
+la pièce.</p>
+
+<p>&mdash;Et les figues, Victorine, pourquoi ne nous les sert-on
+pas?</p>
+
+<p>&mdash;Quelles figues donc, contessina?</p>
+
+<p>&mdash;Mais les figues que j'ai vues ce matin à l'office, par
+où j'ai eu la curiosité de passer en allant au jardin... Des
+figues superbes, dans un petit panier. Même, je me suis
+étonnée qu'il pût encore y en avoir, en cette saison... Je
+les aime bien, moi. Je m'étais régalée à l'avance, en songeant
+que j'en mangerais au dîner.</p>
+
+<p>Victorine se mit à rire.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! contessina, je sais, je sais... Ce sont les figues
+que ce prêtre de Frascati, vous vous rappelez, le curé de
+là-bas, est venu, hier soir, déposer en personne pour Son
+Éminence. J'étais là, il a répété à trois reprises que
+c'était un cadeau, qu'il fallait le mettre sur la table de<a name="page_563" id="page_563"></a>
+Son Éminence, sans même déranger une feuille... Alors,
+on a fait comme il a dit.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! c'est gentil, s'écria Benedetta, avec une
+colère comique. En voilà des gourmands qui se régalent
+sans nous! Il me semble qu'on aurait pu partager.</p>
+
+<p>Donna Serafina intervint, en demandant à Victorine:</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas? vous parlez du curé qui venait autrefois
+nous voir à la villa.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, le curé Santobono, celui qui dessert là-bas
+la petite église Sainte-Marie des Champs... Quand il vient,
+il fait toujours demander l'abbé Paparelli, dont il a été le
+camarade au séminaire, je crois. Et, hier soir encore,
+c'est l'abbé Paparelli qui a dû nous l'amener à l'office,
+avec son panier... Oh! ce panier! imaginez-vous que,
+malgré les recommandations, on avait oublié de le mettre
+tout à l'heure sur la table de Son Éminence, de sorte que
+les figues n'auraient, ce matin, été pour personne, si l'abbé
+Paparelli n'était descendu les prendre en courant et ne
+les avait montées lui-même, avec une vraie dévotion,
+comme s'il portait le saint sacrement... Il est vrai que
+Son Éminence les trouve si bonnes!</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas ce matin que mon frère leur fera grande
+fête, conclut la princesse, car il a un peu de dérangement,
+il a passé une nuit mauvaise.</p>
+
+<p>Au nom répété de Paparelli, elle était devenue soucieuse.
+Le caudataire, avec sa face molle et ridée, sa taille
+grosse et courte de vieille fille dévote en jupe noire, lui
+déplaisait, depuis qu'elle s'était aperçue de l'extraordinaire
+empire qu'il prenait sur le cardinal, du fond de son
+humilité et de son effacement. Il n'était rien qu'un domestique,
+en apparence le plus chétif, et il gouvernait, elle le
+sentait combattre sa propre influence, défaire souvent ce
+qu'elle avait fait, pour le triomphe des ambitions de son
+frère. Le pis était que, deux fois déjà, elle le soupçonnait
+d'avoir poussé celui-ci à des actes qu'elle considérait
+comme de véritables fautes. Peut-être s'était-elle trompée,<a name="page_564" id="page_564"></a>
+elle lui rendait cette justice qu'il avait de rares
+mérites et une piété tout à fait exemplaire.</p>
+
+<p>Cependant, Benedetta continuait à rire et à plaisanter.
+Et, comme Victorine était sortie de la salle, elle appela
+le valet.</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez, Giacomo, vous allez me faire une petite
+commission...</p>
+
+<p>Elle s'interrompit, pour dire à sa tante et à Pierre:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous en prie, faisons valoir nos droits... Moi, je
+les vois à table, en bas, presque au-dessous de nous. Ils
+doivent, comme nous, en être au dessert. Mon oncle soulève
+les feuilles, se sert avec un bon sourire, passe le
+panier à Dario, qui le passe à don Vigilio. Et, tous les
+trois, ils mangent avec componction... Les voyez-vous?
+les voyez-vous?</p>
+
+<p>Elle les voyait, elle, et c'était son besoin d'être près de
+Dario, sa continuelle pensée volant vers lui, qui l'évoquait
+ainsi, avec les deux autres. Son c&oelig;ur était en bas, elle
+voyait, elle entendait, elle sentait, par tous les sens
+exquis de son amour.</p>
+
+<p>&mdash;Giacomo, vous allez descendre, vous allez dire à
+Son Éminence que nous mourons d'envie de goûter à ses
+figues et qu'elle serait bien aimable en nous envoyant
+celles dont elle ne voudra pas.</p>
+
+<p>Mais donna Serafina, de nouveau, intervint, retrouvant
+sa voix sévère.</p>
+
+<p>&mdash;Giacomo, je vous prie de ne pas bouger.</p>
+
+<p>Et elle s'adressa à sa nièce:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, assez d'enfantillages!... J'ai l'horreur de ces
+sortes de gamineries.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ma tante, murmura Benedetta, je suis si heureuse,
+il y a si longtemps que je n'ai ri de si bon c&oelig;ur!</p>
+
+<p>Pierre, jusque-là, s'était contenté d'écouter, s'égayant
+simplement lui-même de la voir gaie à ce point. Comme
+il se produisait un petit froid, il parla alors, dit son
+propre étonnement d'avoir aperçu la veille, si tard en<a name="page_565" id="page_565"></a>
+saison, des fruits sur ce fameux figuier de Frascati. Cela
+tenait sans doute à l'exposition de l'arbre, au grand mur
+qui le protégeait.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous avez vu le fameux figuier? demanda
+Benedetta.</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, j'ai même voyage avec les figues qui vous
+ont fait tant d'envie.</p>
+
+<p>&mdash;Comment cela, voyagé avec les figues?</p>
+
+<p>Déjà, il regrettait la parole qui venait de lui échapper.
+Puis, il préféra tout dire.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai rencontré là-bas quelqu'un qui était venu en
+voiture et qui a voulu absolument me ramener à Rome.
+En route, nous avons recueilli le curé Santobono,
+parti à pied pour faire le chemin, très gaillardement,
+avec son panier... Même nous nous sommes arrêtés un
+instant dans une osteria.</p>
+
+<p>Il continua, conta le voyage, dit ses impressions vives,
+au travers de la Campagne romaine, envahie par le crépuscule.
+Mais Benedetta le regardait fixement, prévenue,
+renseignée, n'ignorant pas les fréquentes visites que
+Prada faisait, là-bas, à ses terrains et à ses constructions.</p>
+
+<p>&mdash;Quelqu'un, quelqu'un, murmura-t-elle, le comte,
+n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, madame, le comte, répondit simplement Pierre.
+Je l'ai revu cette nuit, il était bouleversé, et il faut le
+plaindre.</p>
+
+<p>Les deux femmes ne se blessèrent pas, tellement cette
+parole charitable du jeune prêtre était dite avec une
+émotion profonde et naturelle, dans le débordement
+d'amour qu'il aurait voulu épandre sur les êtres et sur les
+choses. Donna Serafina resta immobile, comme si elle
+affectait de n'avoir pas même entendu; tandis que Benedetta,
+d'un geste, sembla dire qu'elle n'avait à témoigner
+ni pitié ni haine pour un homme qui lui était devenu
+complètement étranger. Cependant, elle ne riait plus, elle<a name="page_566" id="page_566"></a>
+finit par dire, en songeant au petit panier qui s'était promené
+dans la voiture de Prada:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ces figues, tenez! je n'en ai plus envie du tout,
+je préfère maintenant ne pas en avoir mangé.</p>
+
+<p>Tout de suite après le café, donna Serafina les quitta,
+dans la hâte qu'elle avait de mettre un chapeau et de
+partir pour le Vatican. Restés seuls, Benedetta et Pierre
+s'attardèrent à table un instant encore, repris de leur
+gaieté, causant en bons amis. Le prêtre reparla de son
+audience du soir, de sa fièvre d'impatience heureuse. A
+peine deux heures, encore sept heures à attendre: qu'allait-il
+faire, à quoi allait-il employer cette après-midi
+interminable? Alors, elle, très gentiment, eut une idée.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne savez pas, eh bien! puisque nous sommes
+tous si contents, il ne faut pas nous quitter... Dario a sa
+voiture. Il doit, comme nous, avoir fini de déjeuner, et je
+vais lui faire dire de monter nous prendre, de nous emmener
+pour une grande promenade, le long du Tibre,
+très loin.</p>
+
+<p>Elle tapait dans ses mains, ravie de ce beau projet.
+Mais, juste à ce moment, don Vigilio parut, l'air effaré.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que la princesse n'est pas là?</p>
+
+<p>&mdash;Non, ma tante est sortie... Qu'y a-t-il donc?</p>
+
+<p>&mdash;C'est Son Éminence qui m'envoie... Le prince vient
+de se sentir indisposé, en se levant de table... Oh! rien,
+rien de bien grave sans doute.</p>
+
+<p>Elle eut un cri, plutôt de surprise que d'inquiétude.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, Dario!... Mais nous allons tous descendre.
+Venez donc, monsieur l'abbé. Il ne faut pas qu'il soit
+malade, pour nous emmener en voiture.</p>
+
+<p>Puis, dans l'escalier, comme elle rencontrait Victorine,
+elle la fit descendre aussi.</p>
+
+<p>&mdash;Dario se trouve indisposé, on peut avoir besoin de
+toi.</p>
+
+<p>Tous quatre entrèrent dans la chambre, vaste et surannée,
+meublée simplement, où le jeune prince venait déjà<a name="page_567" id="page_567"></a>
+de passer un long mois, cloué là par sa blessure à l'épaule.
+On y arrivait en traversant un petit salon; et, partant du cabinet
+de toilette voisin, un couloir reliait ces pièces
+à l'appartement intime du cardinal: la salle à manger,
+la chambre à coucher, le cabinet de travail, relativement
+étroits, qu'on avait taillés dans une des immenses salles de
+jadis, à l'aide de cloisons. Il y avait encore la chapelle,
+dont la porte ouvrait sur le couloir, une simple chambre
+nue, où se trouvait un autel de bois peint, sans un tapis,
+sans une chaise, rien que le carreau dur et froid, pour
+s'agenouiller et prier.</p>
+
+<p>En entrant, Benedetta courut au lit, sur lequel Dario
+était allongé, tout vêtu. Près de lui, le cardinal Boccanera
+se tenait debout, paternellement; et, dans l'inquiétude
+commençante, il gardait sa haute taille fière, son
+calme d'âme souveraine et sans reproche.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc? mon Dario, que t'arrive-t-il?</p>
+
+<p>Mais le prince eut un sourire, voulant la rassurer. Il
+n'était encore que très pâle, l'air ivre.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ce n'est rien, un étourdissement... Imagine-toi,
+c'est comme si j'avais bu. Tout d'un coup, j'ai vu trouble,
+et il m'a semblé que j'allais tomber... Alors, je n'ai eu
+que le temps de venir me jeter sur mon lit.</p>
+
+<p>Il respira fortement, en homme qui a besoin de reprendre
+haleine. Et le cardinal, à son tour, entra dans
+quelques détails.</p>
+
+<p>&mdash;Nous achevions tranquillement de déjeuner, je
+donnais des ordres à don Vigilio pour l'après-midi, et
+j'étais sur le point de quitter la table, lorsque j'ai vu
+Dario se lever et chanceler... Il n'a pas voulu se rasseoir,
+il est venu ici d'un pas vacillant de somnambule, en
+ouvrant les portes de ses mains tâtonnantes... Et nous
+l'avons suivi, sans comprendre. J'avoue que je cherche,
+que je ne comprends pas encore.</p>
+
+<p>D'un geste, il disait sa surprise, il indiquait l'appartement,
+où semblait avoir soufflé un brusque vent de<a name="page_568" id="page_568"></a>
+catastrophe. Toutes les portes étaient restées grandes
+ouvertes, on voyait en enfilade le cabinet de toilette, puis
+le couloir, au bout duquel la salle à manger apparaissait
+dans son désordre de pièce abandonnée soudainement,
+avec la table servie encore, les serviettes jetées, les
+chaises repoussées. Cependant, on ne s'effarait toujours
+pas.</p>
+
+<p>Benedetta fit, à voix haute, la réflexion habituelle en
+pareil cas.</p>
+
+<p>&mdash;Pourvu que vous n'ayez rien mangé de mauvais!</p>
+
+<p>D'un autre geste, en souriant, le cardinal dit la sobriété
+ordinaire de sa table.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! des &oelig;ufs, des côtelettes d'agneau, un plat
+d'oseille, ce n'est pas ce qui a pu lui charger l'estomac.
+Moi, je ne bois que de l'eau pure; lui, prend deux doigts
+de vin blanc... Non, non, la nourriture n'y est pour rien.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis, se permit de faire remarquer don Vigilio
+Son Éminence et moi, nous serions également indisposés.</p>
+
+<p>Dario, qui avait un moment fermé les yeux, les rouvrit,
+respira fortement de nouveau, en s'efforçant de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, allons! ce ne sera rien, je me sens déjà beaucoup
+plus à l'aise. Il faut que je me remue.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, reprit Benedetta, écoute le projet que j'ai
+fait... Tu vas me prendre en voiture, avec monsieur l'abbé
+Froment, et tu nous conduiras dans la Campagne, très loin.</p>
+
+<p>&mdash;Volontiers! Elle est gentille, ton idée... Victorine,
+aidez-moi donc.</p>
+
+<p>Il s'était soulevé, en s'aidant péniblement du poignet.
+Mais, avant que la servante se fût avancée, il eut une
+légère convulsion, il retomba, comme foudroyé par une
+syncope. Ce fut le cardinal, resté au bord du lit, qui le
+reçut dans ses bras, tandis que la contessina, cette fois,
+perdait la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! mon Dieu! ça le reprend... Vite, vite, il
+faut le médecin.<a name="page_569" id="page_569"></a></p>
+
+<p>&mdash;Si j'allais en courant le chercher? offrit Pierre,
+que la scène commençait à bouleverser, lui aussi.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non! pas vous, restez ici... Victorine va se
+dépêcher. Elle connaît l'adresse... Le docteur Giordano,
+tu sais, Victorine.</p>
+
+<p>La servante partit, et un lourd silence tomba dans la
+pièce, où un frisson d'anxiété croissait de minute en minute.
+Benedetta, très pâle, était revenue près du lit, pendant
+que le cardinal, qui avait gardé Dario entre ses
+bras, la tête tombée sur son épaule, le regardait. Et un
+affreux soupçon venait de naître en lui, vague, indéterminé
+encore: il lui trouvait la face grise, le masque d'angoisse
+terrifiée, qu'il avait remarqué chez le plus cher
+ami de son c&oelig;ur, monsignor Gallo, quand il l'avait ainsi
+tenu sur sa poitrine, deux heures avant sa mort. C'était
+la même syncope, la même sensation qu'il n'étreignait
+plus que le corps froid d'un être aimé, dont le c&oelig;ur s'arrêtait;
+c'était surtout la pensée grandissante du poison,
+venu de l'ombre, frappant dans l'ombre, autour de lui, en
+coup de foudre. Longtemps, il resta penché de la sorte,
+au-dessus du visage de son neveu, du dernier de sa race,
+cherchant, étudiant, retrouvant les symptômes du mal
+mystérieux et implacable, qui lui avait déjà emporté la
+moitié de lui-même.</p>
+
+<p>Mais Benedetta, à demi-voix, le suppliait.</p>
+
+<p>&mdash;Mon oncle, vous allez vous fatiguer... Je vous en
+prie, laissez-le-moi, je le tiendrai un peu, à mon tour...
+N'ayez pas peur, je le tiendrai très doucement, il sentira
+que c'est moi, et ça le réveillera peut-être.</p>
+
+<p>Il leva enfin la tête, la regarda; et il lui céda la place,
+après l'avoir serrée et baisée éperdument, les yeux gros
+de larmes, toute une brusque émotion, où l'adoration
+qu'il avait pour elle fondait la rigide froideur qu'il affectait
+d'habitude.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ma pauvre enfant, ma pauvre enfant! bégaya-t-il,
+avec un grand tremblement de chêne déraciné.<a name="page_570" id="page_570"></a></p>
+
+<p>Tout de suite, d'ailleurs, il se maîtrisa, se reconquit. Et,
+tandis que Pierre et don Vigilio, immobiles, muets, attendaient
+qu'on eût besoin d'eux, désespérés de n'être bons
+à rien, il se mit à marcher avec lenteur au travers de la
+chambre. Puis, cette pièce parut être trop étroite pour les
+pensées qu'il roulait, il s'écarta d'abord jusque dans le
+cabinet de toilette, il finit par enfiler le couloir, par
+pousser jusqu'à la salle à manger. Et il allait toujours, et
+il revenait toujours, sérieux, impassible, la tête basse,
+perdu dans la même rêverie sombre. Quel monde de
+réflexions s'agitait dans le crâne de ce croyant, de ce
+prince hautain, qui s'était donné à Dieu, et qui était sans
+pouvoir contre l'inévitable destinée? De temps à autre, il
+revenait près du lit, s'assurait des progrès du mal, regardait
+sur le visage de Dario où en était la crise; ensuite, il
+repartait du même pas rythmique, disparaissait, reparaissait,
+comme emporté par la régularité monotone des
+forces que l'homme n'arrête point. Peut-être se trompait-il,
+peut-être ne s'agissait-il que d'une simple indisposition,
+dont le médecin sourirait. Il fallait espérer et
+attendre. Et il allait encore, et il revenait encore, et rien,
+au milieu du silence lourd, ne pouvait sonner plus
+anxieusement que les pas cadencés de ce haut vieillard,
+dans l'attente du destin.</p>
+
+<p>La porte se rouvrit, Victorine rentra, essoufflée.</p>
+
+<p>&mdash;Le médecin, je l'ai trouvé, le voici!</p>
+
+<p>De son air souriant, le docteur Giordano se présenta,
+avec sa petite tête rose à boucles blanches, toute sa personne
+discrètement paterne, qui lui donnaient une
+allure d'aimable prélat. Mais, dès qu'il eut flairé la
+chambre, vu ce monde angoissé, qui l'attendait, il devint
+aussitôt très grave, il prit l'attitude fermée, l'absolu respect
+du secret ecclésiastique, qu'il devait à la fréquentation
+de sa clientèle d'Église. Et il ne laissa échapper
+qu'un mot, murmuré à peine, dès qu'il eut jeté un regard
+sur le malade.<a name="page_571" id="page_571"></a></p>
+
+<p>&mdash;Comment, encore! ça recommence!</p>
+
+<p>Sans doute, il faisait allusion au coup de couteau qu'il
+avait récemment soigné. Qui donc s'acharnait sur ce
+pauvre jeune prince, si inoffensif, si peu gênant? Personne,
+du reste, ne pouvait comprendre, si ce n'étaient
+Pierre et Benedetta; et celle-ci se trouvait dans une
+telle fièvre d'impatience, brûlant d'être rassurée, qu'elle
+n'écoutait pas, n'entendait pas.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! docteur, je vous en supplie, voyez-le, examinez-le,
+dites-nous que ce n'est rien... Ça ne peut rien
+être, puisqu'il était si bien portant, si gai tout à l'heure...
+Ce n'est rien, ce n'est rien, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, sans doute, contessina, ce n'est certainement
+rien... Nous allons voir.</p>
+
+<p>Il s'était tourné, et il s'inclina profondément devant
+le cardinal, qui revenait du fond de la salle à manger, de
+son pas égal et songeur, pour se planter au pied du lit,
+immobile. Sans doute lut-il, dans les yeux sombres fixés
+sur les siens, une inquiétude mortelle, car il n'ajouta
+rien, il se mit à examiner Dario, en homme qui a senti
+le prix des minutes. Et, à mesure que son examen avançait,
+son visage d'affable optimisme prenait une gravité blême,
+une sourde terreur, que témoignait seule un petit frémissement
+des lèvres. C'était lui qui, précisément, avait
+assisté monsignor Gallo dans la crise dont celui-ci était
+mort, une crise de fièvre infectieuse, ainsi qu'il l'avait
+diagnostiqué pour le bulletin de décès. Sans doute lui
+aussi reconnaissait les mêmes terribles symptômes, la face
+d'un gris de plomb, l'hébétement d'affreuse ivresse; et,
+en vieux médecin romain, habitué aux morts subites, il
+sentait passer le mauvais air qui tue, sans que la science
+ait encore bien compris, exhalaison putride du Tibre ou
+séculaire poison de la légende.</p>
+
+<p>Mais il avait relevé la tête, et son regard de nouveau
+se rencontra avec le regard noir du cardinal, qui ne le
+quittait pas.<a name="page_572" id="page_572"></a></p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Giordano, demanda enfin celui-ci, vous
+n'êtes pas trop inquiet, j'espère?... Ce n'est qu'une
+mauvaise digestion, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Le médecin s'inclina une seconde fois. Il devinait,
+au léger tremblement de la voix, la cruelle anxiété de
+cet homme puissant, frappé encore dans la plus chère
+affection de son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Votre Éminence doit avoir raison, une digestion
+mauvaise certainement. Parfois, de tels accidents sont
+dangereux, quand la fièvre s'en mêle... Je n'ai pas besoin
+de dire à Votre Éminence combien elle peut compter sur
+ma prudence et sur mon zèle...</p>
+
+<p>Il s'interrompit, pour reprendre aussitôt de sa voix
+nette de praticien:</p>
+
+<p>&mdash;Le temps presse, il faut déshabiller le prince et
+agir promptement. Qu'on me laisse un instant seul, j'aime
+mieux cela.</p>
+
+<p>Cependant, il retint Victorine, en disant qu'elle l'aiderait.
+S'il avait besoin d'un autre aide, il prendrait Giacomo.
+Son désir évident était d'éloigner la famille, afin
+d'être plus libre, sans témoins gênants. Et le cardinal
+comprit, s'empara doucement de Benedetta, pour l'emmener
+lui-même à son bras jusque dans la salle à manger
+où Pierre et don Vigilio les suivirent.</p>
+
+<p>Quand les portes furent refermées, le plus morne et le
+plus pesant des silences régna dans cette salle à manger,
+que le clair soleil d'hiver inondait d'une lumière et d'une
+tiédeur délicieuses. La table était toujours servie, avec
+son couvert abandonné, la nappe salie de miettes, une
+tasse de café à demi pleine encore; et, au milieu, se
+trouvait le panier de figues, dont on avait écarté les
+feuilles, mais où ne manquaient que deux ou trois fruits.
+Devant la fenêtre, Tata, la perruche, sortie de sa cage,
+était sur son bâton, ravie, éblouie, dans un grand rayon
+jaune, où dansaient des poussières. Pourtant, elle avait
+cessé de crier et de se lisser les plumes du bec, étonnée<a name="page_573" id="page_573"></a>
+de voir entrer tout ce monde, très sage, tournant la tête
+à demi pour mieux étudier ces gens, de son &oelig;il rond et
+scrutateur.</p>
+
+<p>Des minutes interminables s'écoulèrent, dans l'attente
+fébrile de ce qui se passait au fond de la chambre voisine.
+Don Vigilio s'était silencieusement assis à l'écart, tandis
+que Benedetta et Pierre, restés debout, se taisaient eux
+aussi, immobiles. Et le cardinal avait repris sa marche
+sans fin, ce piétinement instinctif et berceur, par lequel
+il semblait vouloir tromper son impatience, arriver plus
+vite à l'explication qu'il cherchait obscurément, au milieu
+d'une effroyable tempête d'idées. Pendant que son pas
+rythmé sonnait avec une régularité machinale, c'était en
+lui une fureur sombre, une recherche exaspérée du pourquoi
+et du comment, une extraordinaire confusion des
+mouvements les plus extrêmes et les plus contraires. Mais
+déjà, à deux reprises, en passant, il avait promené son
+regard sur la débandade de la table, comme s'il y avait
+quêté quelque chose. Était-ce, peut-être, ce café inachevé?
+ce pain dont les miettes traînaient encore? ces
+côtelettes d'agneau dont il restait un os? Puis, au moment
+où, pour la troisième fois, il passait en regardant, ses
+yeux rencontrèrent le panier de figues; et il s'arrêta net,
+sous le coup d'une révélation soudaine. L'idée l'avait
+saisi, l'envahissait, sans qu'il sût quelle expérience faire
+pour que le brusque soupçon se changeât en certitude.
+Un instant, il resta ainsi, combattu, ne trouvant pas, les
+yeux fixés sur ce panier. Enfin, il prit une figue, l'approcha,
+comme pour l'examiner de tout près. Mais elle
+n'offrait rien de particulier, il allait la remettre parmi
+les autres, lorsque Tata, la perruche, qui adorait les
+figues, poussa un cri strident. Et ce fut une illumination,
+l'expérience cherchée qui s'offrait.</p>
+
+<p>Lentement, de son air sérieux, le visage noyé d'ombre,
+le cardinal porta la figue à la perruche, la lui donna,
+sans une hésitation ni un regret. C'était une très jolie<a name="page_574" id="page_574"></a>
+bête, la seule qu'il eût ainsi aimée passionnément. Allongeant
+son fin corps souple, dont la soie de cendre verte se
+moirait de rose au soleil, elle avait pris gentiment la
+figue dans sa patte, puis l'avait fendue d'un coup de bec.
+Mais, quand elle l'eut fouillée, elle n'en mangea que très
+peu, elle laissa tomber la peau, pleine encore. Lui, toujours
+grave, impassible, regardait, attendait. L'attente fut
+de trois grandes minutes. Un moment, il se rassura, il
+gratta la tête de la perruche, qui, pleine d'aise, se faisait
+caresser, tournait le cou, levait sur son maître son petit
+&oelig;il rouge, d'un vif éclat de rubis. Et, tout d'un coup, elle
+se renversa sans même un battement d'ailes, elle tomba
+comme un plomb. Tata était morte, foudroyée.</p>
+
+<p>Boccanera n'eut qu'un geste, les deux mains levées,
+jetées au ciel, dans l'épouvante de ce qu'il savait enfin.
+Grand Dieu! un tel crime, une si affreuse méprise, un
+jeu si abominable du destin! Aucun cri de douleur ne lui
+échappa, l'ombre de son visage était devenue farouche et
+noire.</p>
+
+<p>Pourtant, il y eut un cri, un cri éclatant de Benedetta,
+qui, ainsi que Pierre et don Vigilio, avait d'abord suivi
+l'acte du cardinal avec un étonnement qui s'était ensuite
+changé en terreur.</p>
+
+<p>&mdash;Du poison! du poison! ah! Dario, mon c&oelig;ur, mon
+âme!</p>
+
+<p>Mais le cardinal avait violemment saisi le poignet de sa
+nièce, en lançant un coup d'&oelig;il oblique sur les deux
+petits prêtres, ce secrétaire et cet étranger, présents à
+la scène.</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi! tais-toi!</p>
+
+<p>Elle se dégagea, d'une secousse, révoltée, soulevée par
+une rage de colère et de haine.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi donc me taire? C'est Prada qui a fait le
+coup, je le dénoncerai, je veux qu'il meure, lui aussi!...
+Je vous dis que c'est Prada, je le sais bien, puisque monsieur
+Froment est revenu hier de Frascati, dans sa voiture,<a name="page_575" id="page_575"></a>
+avec ce curé Santobono et ce panier de figues... Oui,
+oui! j'ai des témoins, c'est Prada, c'est Prada!</p>
+
+<p>&mdash;Non, non! tu es folle, tais-toi!</p>
+
+<p>Et il avait repris les mains de la jeune femme, il tâchait
+de la maîtriser de toute son autorité souveraine.
+Lui, qui savait l'influence que le cardinal Sanguinetti
+exerçait sur la tête exaltée de Santobono, venait de
+s'expliquer l'aventure, non pas une complicité directe,
+mais une poussée sourde, l'animal excité, puis lâché sur
+le rival gênant, à l'heure où le trône pontifical allait
+sans doute être libre. La probabilité, la certitude de
+cela avait brusquement éclaté à ses yeux, sans qu'il eût
+besoin de tout comprendre, malgré les lacunes et les
+obscurités. Cela était, parce qu'il sentait que cela devait
+être.</p>
+
+<p>&mdash;Non, entends-tu! ce n'est pas Prada... Cet homme
+n'a aucune raison de m'en vouloir, et moi seul étais visé,
+c'est à moi qu'on a donné ces fruits... Voyons, réfléchis!
+Il a fallu une indisposition imprévue pour m'empêcher
+d'en manger ma grosse part, car on sait que je les adore;
+et, pendant que mon pauvre Dario les goûtait seul, je
+plaisantais, je lui disais de me garder les plus belles
+pour demain... L'abominable chose était pour moi, et c'est
+lui qui est frappé, ah! Seigneur! par le hasard le plus
+féroce, la plus monstrueuse des sottises du sort... Seigneur,
+Seigneur! vous nous avez donc abandonnés!</p>
+
+<p>Des larmes étaient montées à ses yeux, tandis qu'elle,
+frémissante, ne semblait pas convaincue encore.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mon oncle, vous n'avez aucun ennemi, pourquoi
+voulez-vous que ce Santobono attente ainsi à vos
+jours?</p>
+
+<p>Un instant, il resta muet, sans pouvoir trouver une réponse
+suffisante. Déjà, la volonté du silence se faisait en
+lui, dans une grandeur suprême. Puis, un souvenir lui
+revint, et il se résigna au mensonge.</p>
+
+<p>&mdash;Santobono a toujours eu la cervelle un peu dérangée,<a name="page_576" id="page_576"></a>
+et je sais qu'il m'exècre, depuis que j'ai refusé de
+tirer de prison son frère, un de nos anciens jardiniers,
+en lui donnant le bon certificat qu'il ne méritait certes
+pas... Des rancunes mortelles n'ont souvent pas des
+causes plus graves. Il aura cru qu'il avait une vengeance
+à tirer de moi.</p>
+
+<p>Alors, Benedetta, brisée, incapable de discuter davantage,
+se laissa tomber sur une chaise, avec un geste
+d'abandon désespéré.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon Dieu! ah! mon Dieu! je ne sais plus... Et
+puis, qu'est-ce que ça fait, maintenant que mon Dario en
+est là? Il n'y a qu'une chose, il faut le sauver, je veux
+qu'on le sauve... Comme c'est long, ce qu'ils font dans
+cette chambre! Pourquoi Victorine ne vient-elle pas nous
+chercher?</p>
+
+<p>Le silence recommença, éperdu. Le cardinal, sans
+parler, prit sur la table le panier de figues, le porta dans
+une armoire, qu'il ferma à double tour; puis, il mit la
+clef dans sa poche. Sans doute, dès que la nuit serait
+tombée, il se proposait de le faire disparaître lui-même,
+en descendant le jeter au Tibre. Mais, comme il revenait
+de l'armoire, il aperçut ces deux petits prêtres, dont
+les yeux l'avaient forcément suivi. Et il leur dit simplement,
+grandement:</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, je n'ai pas besoin de vous demander
+d'être discrets... Il est des scandales qu'il faut épargner
+à l'Église, laquelle n'est pas, ne peut pas être coupable.
+Livrer un des nôtres aux tribunaux civils, s'il est criminel,
+c'est frapper l'Église entière, car les passions
+mauvaises s'emparent dès lors du procès, pour faire
+remonter jusqu'à elle la responsabilité du crime. Et
+notre seul devoir est de remettre le meurtrier aux
+mains de Dieu, qui saura le punir plus sûrement... Ah!
+pour ma part, que je sois atteint dans ma personne ou
+dans ma famille, dans mes plus tendres affections, je
+déclare, au nom du Christ mort sur la croix, que je n'ai<a name="page_577" id="page_577"></a>
+ni colère, ni besoin de vengeance, et que j'efface le nom
+du meurtrier de ma mémoire, et que j'ensevelis son action
+abominable dans l'éternel silence de la tombe!</p>
+
+<p>Et sa haute taille semblait avoir grandi encore, pendant
+que, la main levée dans un geste large, il prononçait
+ce serment, cet abandon de ses ennemis à l'unique
+justice de Dieu; car ce n'était pas de Santobono qu'il entendait
+parler seulement, mais aussi du cardinal Sanguinetti,
+dont il avait deviné l'influence néfaste. Et une infinie
+détresse, une souffrance tragique le bouleversait,
+dans l'héroïsme de son orgueil, à la pensée de la lutte
+sombre autour de la tiare, de tout ce qui s'agitait de mauvais
+et de vorace, au fond des ténèbres.</p>
+
+<p>Puis, comme Pierre et don Vigilio s'inclinaient,
+pour lui promettre de se taire, une émotion invincible
+l'étrangla, le sanglot qu'il refoulait monta brusquement
+à sa gorge, pendant qu'il bégayait:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon pauvre enfant, mon pauvre enfant! Ah!
+l'unique fils de notre race, le seul amour et le seul
+espoir de mon c&oelig;ur! Ah! mourir, mourir ainsi!</p>
+
+<p>Mais, violente de nouveau, Benedetta s'était relevée.</p>
+
+<p>&mdash;Mourir? qui donc, Dario?... Je ne veux pas, nous
+allons le soigner, nous allons retourner près de lui. Et
+nous le prendrons dans nos bras, et nous le sauverons.
+Venez, mon oncle, venez vite... Je ne veux pas, je ne veux
+pas, je ne veux pas qu'il meure!</p>
+
+<p>Elle marchait vers la porte, rien ne l'aurait empêchée
+de rentrer dans la chambre, lorsque, justement, Victorine
+parut, l'air égaré, ayant perdu tout courage, malgré sa
+belle sérénité habituelle.</p>
+
+<p>&mdash;Le docteur prie madame et Son Éminence de venir
+tout de suite, tout de suite.</p>
+
+<p>Pierre, frappé de stupeur par ces choses, ne les suivit
+pas, resta un instant en arrière, avec don Vigilio, dans
+la salle à manger ensoleillée. Eh quoi! le poison, le
+poison comme au temps des Borgia, dissimulé élégamment,<a name="page_578" id="page_578"></a>
+servi avec ces fruits par un traître ténébreux, qu'on
+n'osait même pas dénoncer! Et il se rappelait sa conversation,
+au retour de Frascati, son scepticisme de Parisien
+à propos de ces drogues légendaires, qu'il n'admettait
+qu'au cinquième acte d'un drame romantique. Et elles
+étaient vraies, les abominables histoires, les bouquets et
+les couteaux empoisonnés, les prélats et jusqu'aux papes
+gênants qu'on supprimait en leur apportant leur chocolat
+du matin; car ce Santobono passionné et tragique était
+bien un empoisonneur, il n'en pouvait plus douter, il
+revoyait toute sa journée de la veille, sous cet effrayant
+éclairage: les paroles d'ambition et de menace qu'il avait
+surprises chez le cardinal Sanguinetti, la hâte d'agir
+devant la mort probable du pape régnant, la suggestion
+du crime au nom du salut de l'Église, puis ce curé rencontré
+sur la route, avec son petit panier de figues, puis
+ce panier promené par le crépuscule de la mélancolique
+campagne, longuement, dévotement, sur les genoux du
+prêtre, ce panier dont le souvenir le hantait maintenant
+d'un cauchemar, dont il reverrait toujours, avec un
+frisson, et la forme, et la couleur, et l'odeur. Le poison,
+le poison! c'était vrai pourtant, ça existait, ça circulait
+encore dans l'ombre du monde noir, au milieu des âpres
+appétits de conquête et de domination!</p>
+
+<p>Et, soudainement, dans la mémoire de Pierre, la figure
+de Prada se dressa, elle aussi. Tout à l'heure, lorsque
+Benedetta l'avait accusé si violemment, il s'était un moment
+avancé pour le défendre, pour crier cette histoire
+du poison qu'il savait, et le point d'où le panier était
+parti, et la main qui l'avait offert. Mais, aussitôt, une
+réflexion venait de le glacer: si Prada n'avait pas fait
+le crime, Prada l'avait laissé faire. Un souvenir encore,
+aigu comme une lame, le traversait, celui de la petite
+poule noire, dans le morne décor de l'osteria, morte sous
+le hangar, foudroyée, avec le mince flot de sang violâtre
+qui lui coulait du bec. Et ici, en bas de son perchoir,<a name="page_579" id="page_579"></a>
+Tata, la perruche, gisait de même, molle et tiède, le bec
+taché d'une goutte de sang. Pourquoi donc Prada avait-il
+menti en racontant une bataille? C'était toute une complication
+de passions et de luttes obscures, dans les ténèbres
+desquelles Pierre sentait qu'il perdait pied; de même
+qu'il ne savait comment reconstituer l'effroyable combat
+qui avait dû se produire dans le cerveau de cet homme,
+pendant la nuit du bal. Il ne pouvait le revoir à son
+côté, l'évoquer pendant son retour matinal au palais Boccanera,
+sans frémir, en devinant sourdement tout ce qui
+s'était décidé d'épouvantable, à cette porte. D'ailleurs,
+malgré les obscurités et les impossibilités, que ce fût
+contre le cardinal ou plutôt dans l'espoir d'une flèche
+égarée qui le vengerait, au petit bonheur du hasard farouche,
+le fait terrible était là: Prada savait, Prada aurait
+pu arrêter le destin en marche, et il avait laissé le destin
+accomplir son aveugle besogne de mort.</p>
+
+<p>Mais Pierre, en tournant la tête, aperçut don Vigilio à
+l'écart, sur la chaise d'où il n'avait pas bougé, si défait et
+si pâle, qu'il le crut frappé, lui aussi.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous êtes souffrant?</p>
+
+<p>D'abord, le secrétaire sembla ne pouvoir répondre,
+tellement la terreur le serrait à la gorge. Puis, d'une voix
+basse:</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, je n'en ai pas mangé... Ah! grand Dieu!
+quand je songe que j'en avais grande envie et que la déférence
+seule m'a retenu, en voyant que Son Éminence
+n'en mangeait pas!</p>
+
+<p>Il eut un petit grelottement de tout son corps, à cette
+pensée que son humilité seule venait de le sauver. Et il
+gardait, sur ses mains, sur son visage, le froid de la mort
+voisine, dont il avait senti le frôlement.</p>
+
+<p>A deux reprises, il finit par soupirer, tandis que, dans
+son effroi, il écartait d'un geste l'affreuse chose, en
+murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! Paparelli, Paparelli!<a name="page_580" id="page_580"></a></p>
+
+<p>Pierre, très ému, n'ignorant pas ce qu'il pensait du
+caudataire, tâcha de savoir.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi? que voulez-vous dire? Est-ce que vous l'accusez?...
+Croyez-vous donc qu'ils l'ont poussé et que ce
+sont eux, en somme?</p>
+
+<p>Le mot de Jésuites ne fut pas même dit, mais la grande
+ombre noire passa dans le gai soleil de la salle à manger,
+qu'elle parut un moment emplir de ténèbres.</p>
+
+<p>&mdash;Eux, ah! oui! cria don Vigilio, eux partout! eux
+toujours! Dès qu'on pleure, dès qu'on meurt, ils en sont,
+ce sont eux, quand même! Et c'était fait pour moi, je
+m'étonne de n'y être pas resté!</p>
+
+<p>Puis, de nouveau, il jeta sa plainte sourde de crainte,
+d'exécration et de colère:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! Paparelli, Paparelli!</p>
+
+<p>Et il se tut, refusant de répondre, regardant de ses yeux
+effarés les murs de la salle, comme s'il allait en voir sortir
+le caudataire, avec sa face molle de vieille fille, son trot
+roulant de souris rongeuse, ses mains de mystère et
+d'envahissement, qui étaient allées prendre à l'office le
+panier de figues oublié, pour l'apporter sur la table.</p>
+
+<p>Alors, tous deux se décidèrent à retourner dans la
+chambre, où peut-être avait-on besoin d'eux; et Pierre,
+en entrant, fut saisi du déchirant spectacle qu'elle offrait.
+Depuis une demi-heure, vainement, le docteur Giordano,
+soupçonnant le poison, avait employé les remèdes d'usage,
+un vomitif, puis la magnésie. Il venait même de faire
+battre, par Victorine, des blancs d'&oelig;ufs dans de l'eau. Mais
+le mal empirait, avec une si foudroyante rapidité, que
+maintenant tout secours devenait inutile. Déshabillé,
+couché sur le dos, le buste soutenu par des oreillers,
+et les bras allongés hors des draps, Dario était effrayant,
+dans cette sorte d'ivresse anxieuse qui caractérisait ce
+mal mystérieux et redoutable, auquel monsignor Gallo,
+déjà, et d'autres, avaient succombé. Il semblait frappé
+d'une stupeur de vertige, ses yeux s'enfonçaient de plus<a name="page_581" id="page_581"></a>
+en plus au fond des orbites noires, tandis que la face
+entière se desséchait, vieillissait à vue d'&oelig;il, envahie
+d'une ombre grise, couleur de la terre. Depuis un instant,
+accablé, il avait fermé les yeux, il n'avait de vivants que
+les souffles oppressés, pénibles et longs, qui soulevaient
+sa poitrine. Et, debout, penchée sur ce pauvre visage
+d'agonisant, Benedetta se tenait là, souffrant sa souffrance,
+envahie par une telle douleur impuissante, qu'elle-même
+était méconnaissable, si blanche, si éperdue d'angoisse,
+comme prise elle aussi par la mort, peu à peu, en même
+temps que lui.</p>
+
+<p>Dans l'embrasure de fenêtre où le cardinal Boccanera
+avait emmené le docteur Giordano, il y eut quelques mots
+échangés à voix basse.</p>
+
+<p>&mdash;Il est perdu, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Le docteur, bouleversé également, eut un geste désolé
+de vaincu.</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! oui. Je dois prévenir Votre Éminence que
+dans une heure tout sera fini.</p>
+
+<p>Un court silence régna.</p>
+
+<p>&mdash;Et, n'est-ce pas, de la même maladie que Gallo?</p>
+
+<p>Puis, comme le docteur ne répondait pas, tremblant,
+détournant les yeux:</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, d'une fièvre infectieuse?</p>
+
+<p>Giordano entendait bien ce que le cardinal lui demandait
+ainsi. C'était le silence, le crime enfoui, à jamais,
+pour le bon renom de sa mère l'Église. Et rien n'était
+plus grand, d'une grandeur tragique plus haute, que ce
+vieillard de soixante-dix ans, si droit encore et souverain,
+ne voulant pas que sa famille spirituelle pût déchoir, pas
+plus qu'il ne consentait à ce qu'on traînât sa famille humaine
+dans les inévitables salissures d'un procès retentissant.
+Non, non! le silence, l'éternel silence où tout
+repose et s'oublie!</p>
+
+<p>De son air doux de discrétion cléricale, le docteur finit
+par s'incliner.<a name="page_582" id="page_582"></a></p>
+
+<p>&mdash;Évidemment, d'une fièvre infectieuse, comme le dit
+si bien Votre Éminence.</p>
+
+<p>Deux grosses larmes, aussitôt, reparurent dans les yeux
+de Boccanera. Maintenant qu'il avait mis Dieu à l'abri,
+son humanité saignait de nouveau. Il supplia le médecin
+de tenter un effort suprême, d'essayer l'impossible; mais
+celui-ci secouait la tête, montrait le malade de ses pauvres
+mains tremblantes. Pour son père, pour sa mère, il
+n'aurait rien pu. La mort était là. A quoi bon fatiguer,
+torturer un mourant, dont il n'aurait fait qu'aggraver les
+souffrances? Et, comme le cardinal, devant la catastrophe
+prochaine, songeait à sa s&oelig;ur Serafina, se désespérait en
+disant qu'elle ne pourrait embrasser son neveu une dernière
+fois, si elle s'attardait au Vatican, où elle devait
+être, le médecin offrit d'aller la chercher avec sa voiture,
+qu'il avait gardée en bas. C'était une affaire de vingt minutes.
+Il serait de retour, si, dans les derniers moments,
+on avait besoin de lui.</p>
+
+<p>Resté seul dans l'embrasure, le cardinal s'y tint immobile,
+un instant encore. Par la fenêtre, les yeux obscurcis
+de ses larmes, il regardait le ciel. Et ses bras frémissants
+se tendirent, en un geste d'imploration ardente. O Dieu!
+puisque la science des hommes était si courte et si vaine,
+puisque ce médecin s'en allait ainsi, heureux de sauver
+l'embarras de son impuissance, ô Dieu! que ne faisiez-vous
+un miracle, pour montrer l'éclat de votre pouvoir
+sans bornes! Un miracle, un miracle! il le demandait du
+fond de son âme de croyant, avec l'insistance, la prière
+impérative d'un prince de la terre, qui croyait avoir rendu
+au ciel un service considérable, par sa vie entière donnée
+à l'Église. Il le demandait pour la continuation de sa race,
+pour que le dernier mâle ne disparût pas si misérablement,
+pour qu'il pût épouser cette cousine tant aimée,
+là pleurante et si malheureuse à cette heure. Un miracle,
+un miracle! au profit de ces deux chers enfants! un
+miracle qui fît renaître la famille! un miracle qui éternisât<a name="page_583" id="page_583"></a>
+le glorieux nom des Boccanera, en permettant qu'il
+sortît de ces jeunes époux toute une lignée sans nombre
+de vaillants et de fidèles!</p>
+
+<p>Lorsqu'il revint au milieu de la chambre, le cardinal
+apparut transfiguré, les yeux séchés par la foi, l'âme désormais
+forte et soumise, exempte de toute faiblesse. Il
+s'était remis entre les mains de Dieu, il avait résolu d'administrer
+lui-même l'extrême-onction à Dario. D'un geste,
+il appela don Vigilio, il l'emmena dans la petite pièce
+voisine, qui lui servait de chapelle, et dont il avait toujours
+la clef sur lui. Cette pièce nue, où personne n'entrait,
+cette pièce où se trouvait simplement un petit autel
+de bois peint, surmonté d'un grand crucifix de cuivre,
+avait dans le palais un renom de lieu saint, inconnu
+et terrible, car Son Éminence, disait-on, y passait les
+nuits à genoux, conversant avec Dieu en personne.
+Et, pour qu'il y entrât publiquement, pour qu'il en
+laissât ainsi la porte large ouverte, il fallait qu'il voulût
+forcer Dieu à en sortir avec lui, dans son désir d'un
+miracle.</p>
+
+<p>On avait ménagé une armoire derrière l'autel, et le
+cardinal y passa prendre l'étole et le surplis. La boîte
+aux saintes huiles était également là, une très ancienne
+boîte d'argent, timbrée des armes des Boccanera. Puis,
+don Vigilio étant rentré dans la chambre à la suite de
+l'officiant, pour l'assister, les paroles latines tout de suite
+alternèrent.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Pax huic domui.</i></p>
+
+<p>&mdash;<i>Et omnibus habitantibus in ea.</i></p>
+
+<p>La mort venait, si menaçante, si prochaine, que tous
+les préparatifs habituels se trouvaient forcément supprimés.
+Il n'y avait ni les deux cierges, ni la petite table
+recouverte d'une nappe blanche. De même, l'assistant
+n'ayant pas apporté le bénitier et l'aspersoir, l'officiant
+dut se contenter de faire le geste, bénissant la chambre
+et le mourant, en prononçant les paroles du rituel:<a name="page_584" id="page_584"></a></p>
+
+<p>&mdash;<i>Asperges me, Domine, hyssopo, et mundabor; lavabis
+me, et super nivem dealbabor.</i></p>
+
+<p>Dans un long frisson, en voyant paraître le cardinal,
+avec les saintes huiles, Benedetta était tombée à genoux,
+au pied du lit; tandis que Pierre et Victorine, un peu en
+arrière, s'agenouillaient eux aussi, bouleversés par la
+douloureuse grandeur du spectacle. Et, de ses yeux immenses,
+élargis dans sa face d'une pâleur de neige, la
+contessina ne quittait pas du regard son Dario qu'elle ne
+reconnaissait plus, le visage terreux, la peau tannée et
+ridée ainsi que celle d'un vieillard. Et ce n'était pas pour
+leur mariage, accepté et désiré par lui, que leur oncle,
+ce tout-puissant prince de l'Église, apportait le sacrement,
+c'était pour la rupture suprême, la fin humaine de
+tout orgueil, la mort qui achève et emporte les races,
+comme le vent balaye la poussière des routes.</p>
+
+<p>Il ne pouvait s'attarder, il récita promptement le <i>Credo</i>
+à demi-voix.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Credo in unum Deum...</i></p>
+
+<p>&mdash;<i>Amen</i>, répondit don Vigilio.</p>
+
+<p>Après les prières du rituel, ce dernier balbutia les
+litanies, pour que le ciel prît en pitié l'homme misérable
+qui allait comparaître devant Dieu, si un prodige de Dieu
+ne lui faisait pas grâce.</p>
+
+<p>Alors, sans prendre le temps de se laver les doigts, le
+cardinal ouvrit la boîte des saintes huiles; et, se bornant
+à une seule onction, comme il était permis dans le cas
+d'urgence, il posa, du bout de l'aiguille d'argent, une
+seule goutte sur la bouche desséchée, déjà flétrie par la
+mort.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Per istam sanctam unctionem, et suam piissimam
+misericordiam, indulgeat tibi Dominus quidquid per
+visum, auditum, odoratum, gustum, tactum, deliquisti.</i></p>
+
+<p>Ah! de quel c&oelig;ur brûlant de foi il les prononçait, ces
+appels au pardon, pour que la divine miséricorde effaçât<a name="page_585" id="page_585"></a>
+les péchés commis par les cinq sens, ces cinq portes de
+l'éternelle tentation ouvertes sur l'âme! Mais c'était encore
+avec l'espoir que, si Dieu avait frappé le pauvre être
+pour ses fautes, peut-être aurait-il l'indulgence entière
+de le rendre même à la vie, dès qu'il les aurait pardonnées.
+La vie, ô Seigneur! la vie, pour que cette antique
+lignée des Boccanera pullule encore, continue à vous
+servir au travers des âges, dans les combats et devant les
+autels!</p>
+
+<p>Un instant, le cardinal resta les mains frémissantes,
+regardant la face muette, les yeux fermés du moribond,
+attendant le miracle. Rien ne se produisait, pas une
+clarté n'avait lui. Don Vigilio venait d'essuyer la bouche
+avec un petit flocon d'ouate, sans qu'un soupir de soulagement
+sortît des lèvres. Et l'oraison dernière fut dite,
+l'officiant retourna dans la chapelle, suivi de l'assistant,
+au milieu de l'effrayant silence qui retombait. Et là tous
+deux s'agenouillèrent, le cardinal s'abîma dans une prière
+brûlante, sur le carreau nu. Les yeux levés vers le crucifix
+de cuivre, il ne vit plus rien, il n'entendit plus rien,
+il se donna tout entier, suppliant Jésus de le prendre
+à la place de son neveu, s'il fallait un holocauste, ne
+désespérant toujours pas de fléchir la colère céleste, tant
+que Dario aurait un souffle de vie, et tant que lui-même
+serait ainsi à genoux, en conversation avec Dieu. Il était
+à la fois si humble et si souverain! De Dieu à un Boccanera,
+l'entente n'allait-elle donc pas se faire? Le vieux
+palais pouvait crouler, il n'aurait pas senti la chute des
+poutres.</p>
+
+<p>Dans la chambre, cependant, rien n'avait bougé encore,
+sous le poids de cette majesté tragique que la cérémonie
+semblait y avoir laissée. Et ce fut alors seulement que
+Dario ouvrit les paupières. Il regarda ses mains, il les vit
+si vieillies, si réduites, qu'un immense regret de l'existence
+se peignit au fond de ses yeux. Sans doute, à ce moment
+de lucidité, au milieu de cette sorte de griserie du poison<a name="page_586" id="page_586"></a>
+qui l'accablait, il eut pour la première fois conscience de
+son état. Ah! mourir, dans une telle douleur, une telle
+déchéance, quelle révoltante abomination pour cet être
+de légèreté et d'égoïsme, pour cet amant de la beauté, de
+la gaieté et de la lumière, qui ne savait pas souffrir! Le
+destin féroce châtiait en lui avec trop de rudesse sa race
+finissante. Il se fit horreur à lui-même, il fut pris d'un
+désespoir, d'une terreur d'enfant, qui lui donnèrent la
+force de se soulever sur son séant et de regarder éperdument
+autour de la chambre, pour voir si tout le monde
+ne l'avait pas abandonné. Et, lorsque son regard rencontra
+Benedetta toujours agenouillée au pied du lit,
+il eut un suprême élan vers elle, il lui tendit ses deux
+bras, brûlant du désir égoïste de l'emmener à son cou.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Benedetta, Benedetta... Viens, viens, ne me
+laisse pas mourir seul!</p>
+
+<p>Elle, dans la stupeur de son attente, immobile, ne
+l'avait pas quitté des yeux. Le mal horrible qui emportait
+son amant, semblait de plus en plus la posséder et la
+détruire, à mesure que lui s'affaiblissait. Elle devenait
+d'une blancheur immatérielle; et, par les trous de ses
+prunelles si claires, on commençait à voir son âme.
+Mais, quand elle l'aperçut, ressuscitant, les bras tendus
+et l'appelant, elle se leva à son tour, elle s'approcha, se
+tint debout près du lit.</p>
+
+<p>&mdash;Je viens, mon Dario... Me voilà, me voilà!</p>
+
+<p>Et Pierre et Victorine, alors, toujours à genoux, assistèrent
+à l'acte sublime, d'une si extraordinaire grandeur,
+qu'ils en restèrent cloués au sol, comme devant un spectacle
+extra-terrestre, où les humains n'avaient plus à
+intervenir. Elle-même, Benedetta parlait, agissait en
+créature délivrée de tous liens conventionnels et sociaux,
+déjà hors de la vie, ne voyant et n'interpellant plus les
+êtres et les choses que de très loin, du fond de l'inconnu
+où elle allait disparaître.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon Dario, on a voulu nous séparer. Oui, c'est<a name="page_587" id="page_587"></a>
+pour que je ne puisse me donner à toi, c'est pour que
+nous ne soyons jamais heureux, aux bras l'un de l'autre,
+qu'on a résolu ta mort, en sachant bien que ta vie emporterait
+la mienne... Et c'est cet homme qui te tue, oui! il
+est ton assassin, même si un autre t'a frappé. C'est lui
+qui est la cause première, qui m'a volée à toi quand j'allais
+être tienne, qui a ravagé notre existence à tous deux,
+qui a soufflé autour de nous, en nous, l'exécrable poison
+dont nous mourons... Ah! que je le hais, que je le hais,
+d'une haine dont je voudrais l'écraser avant de partir
+à ton cou!</p>
+
+<p>Elle n'élevait pas la voix, elle disait ces choses affreuses
+dans un murmure profond, simplement, passionnément.
+Prada ne fut pas même nommé, et elle se tourna à peine
+vers Pierre, frappé d'immobilité, derrière elle, pour
+ajouter d'un air de commandement:</p>
+
+<p>&mdash;Vous qui verrez son père, je vous charge de lui dire
+que j'ai maudit son fils. Le héros si tendre m'a bien
+aimée, je l'aime bien encore, et cette parole que vous lui
+porterez lui déchirera le c&oelig;ur. Mais je veux qu'il sache,
+il doit savoir, pour la vérité et pour la justice.</p>
+
+<p>Fou de peur, sanglotant, Dario tendit de nouveau les
+bras, en sentant qu'elle ne le regardait plus, qu'il n'avait
+plus ses yeux clairs fixés sur les siens.</p>
+
+<p>&mdash;Benedetta, Benedetta... Viens, viens, oh! cette nuit
+toute noire, je ne veux pas y entrer seul!</p>
+
+<p>&mdash;Je viens, je viens, mon Dario... Me voilà!</p>
+
+<p>Elle s'était rapprochée encore, elle le touchait presque,
+debout contre le lit.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ce serment que j'avais fait à la Madone de n'être
+à aucun homme, pas même à toi, avant que Dieu l'eût
+permis, par la bénédiction d'un de ses prêtres! Je mettais
+une noblesse supérieure, divine, à être immaculée, vierge
+comme la Vierge, ignorante des souillures et des bassesses
+de la chair. Et c'était en outre un cadeau d'amour exquis
+et rare, d'un prix inestimable, que je voulais faire à<a name="page_588" id="page_588"></a>
+l'amant élu par mon c&oelig;ur, pour qu'il fût à jamais le seul
+maître de mon âme et de mon corps... Cette virginité
+dont j'étais si orgueilleuse, je l'ai défendue contre l'autre,
+des ongles et des dents, comme on se défend contre un
+loup, je l'ai défendue contre toi, avec des larmes, pour
+que tu n'en salisses pas le trésor, dans une fièvre sacrilège,
+avant l'heure sainte des délices permises... Et si tu
+savais quelles terribles luttes je soutenais aussi contre
+moi-même, pour ne pas céder! J'avais un besoin fou de
+te crier de me prendre, de me posséder, de m'emporter.
+Car c'était toi tout entier que je voulais, et c'était moi
+tout entière que je te donnais, oui! sans réserve, en
+femme qui sait, et qui accepte, et qui réclame tout
+l'amour, celui qui fait l'épouse et la mère... Ah! mon
+serment à la Madone, avec quelle peine je l'ai tenu,
+lorsque le vieux sang soufflait chez moi en tempête, et
+maintenant quel désastre!</p>
+
+<p>Elle se rapprocha encore, tandis que sa voix basse se
+faisait plus ardente.</p>
+
+<p>&mdash;Tu te souviens, le soir où tu es rentré, avec un coup
+de couteau dans l'épaule... Je t'ai cru mort, j'ai crié de
+rage, à l'idée que tu allais partir, que j'allais te perdre,
+sans que nous eussions connu le bonheur. J'insultais la
+Madone, je regrettais, en ce moment-là, de ne m'être
+pas damnée avec toi, pour mourir avec toi, enlacés tous
+les deux dans une étreinte si rude, qu'il aurait fallu
+nous enterrer ensemble... Et dire que ce terrible avertissement
+ne devait servir à rien! J'ai été assez aveugle,
+assez sotte, pour ne pas entendre la leçon. Te voilà frappé
+de nouveau, on te vole à mon amour, et tu t'en vas
+avant que je me sois donnée enfin, lorsqu'il en était
+temps encore... Ah! misérable orgueilleuse, rêveuse
+imbécile!</p>
+
+<p>Ce qui grondait à présent dans sa voix étouffée, c'était,
+contre elle-même, la colère de la femme pratique et raisonnable
+qu'elle avait toujours été. Est-ce que la Madone,<a name="page_589" id="page_589"></a>
+si maternelle, voulait le malheur des amants? Quelle
+indignation ou quelle tristesse aurait-elle eue, à les voir
+aux bras l'un de l'autre, si passionnés, si heureux? Non,
+non! les anges ne pleuraient pas, quand deux amants,
+même en dehors du prêtre, s'aimaient sur la terre; au
+contraire, ils souriaient, ils chantaient d'allégresse. Et
+c'était sûrement une duperie abominable que de ne pas
+épuiser la joie d'aimer sous le soleil, quand le sang de
+la vie battait dans les veines.</p>
+
+<p>&mdash;Benedetta, Benedetta! répéta le mourant, en l'épouvante
+d'enfant qu'il avait de s'en aller seul ainsi, au fond
+de l'éternelle nuit noire.</p>
+
+<p>&mdash;Me voilà, me voilà! mon Dario... Je viens!</p>
+
+<p>Puis, comme elle s'imagina que la servante, immobile
+pourtant, avait eu un geste pour se lever et pour l'empêcher
+de faire l'acte:</p>
+
+<p>&mdash;Laisse, laisse, Victorine, rien au monde désormais
+ne peut empêcher cela, parce que cela est plus fort que
+tout, plus fort que la mort. Quelque chose, il y a un instant,
+quand j'étais à genoux, m'a redressée, m'a poussée.
+Je sais où je vais... Et, d'ailleurs, n'ai-je pas juré, le soir
+du coup de couteau? N'ai-je pas promis d'être à lui seul,
+jusque dans la terre, s'il le fallait? Que je le baise, et
+qu'il m'emporte! Nous serons morts, nous serons mariés
+tout de même et pour toujours!</p>
+
+<p>Elle revint au moribond, elle le touchait maintenant.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dario, me voilà, me voilà!</p>
+
+<p>Et ce fut inouï. Dans une exaltation grandissante, dans
+une flambée d'amour qui la soulevait, elle commença
+sans hâte à se dévêtir. D'abord, le corsage tomba, et les
+bras blancs, les épaules blanches resplendirent; puis, les
+jupes glissèrent, et, déchaussés, les pieds blancs, les
+chevilles blanches, fleurirent sur le tapis; puis, les derniers
+linges, un à un, s'en allèrent, et le ventre blanc, la
+gorge blanche, les cuisses blanches, s'épanouirent en une
+haute floraison blanche. Jusqu'au dernier voile, elle avait<a name="page_590" id="page_590"></a>
+tout retiré, avec une audace ingénue, une tranquillité
+souveraine, comme si elle se trouvait seule. Elle était
+debout, telle qu'un grand lis, dans sa nudité candide,
+dans sa royauté dédaigneuse, ignorante des regards. Elle
+éclairait, elle parfumait la morne chambre de la beauté
+de son corps, un prodige de beauté, la perfection vivante
+des plus beaux marbres, le col d'une reine, la poitrine
+d'une déesse guerrière, la ligne fière et souple de l'épaule
+au talon, les rondeurs sacrées des membres et des flancs.
+Et elle était si blanche, que ni les statues de marbre, ni
+les colombes, ni la neige elle-même, n'étaient plus
+blanches.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dario, me voilà, me voilà!</p>
+
+<p>Comme renversés à terre par une apparition, le glorieux
+flamboiement d'une vision sainte, Pierre et Victorine
+la regardaient de leurs yeux aveuglés, éblouis.
+Celle-ci n'avait pas même fait un mouvement pour l'arrêter
+dans son action extraordinaire, envahie de cette
+sorte de respect terrifié qu'on éprouve devant les folies
+de la passion et de la foi. Et, lui, paralysé, sentait passer
+quelque chose de si grand, qu'il n'était plus capable que
+d'un frisson d'admiration éperdue. Rien d'impur ne lui
+venait de cette nudité de neige et de lis, de cette vierge
+de candeur et de noblesse, dont le corps semblait rayonner
+d'une lumière propre, de l'éclat même du puissant
+amour dont il brûlait. Elle ne le choquait pas plus qu'une
+&oelig;uvre de vérité, transfigurée par le génie.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dario, me voilà, me voilà!</p>
+
+<p>Et Benedetta, s'étant couchée, prit dans ses bras Dario
+agonisant, dont les bras n'eurent que la force de se
+refermer sur elle. Enfin, elle avait voulu cela, dans sa
+tranquillité apparente, dans la blancheur liliale de son
+obstination, sous laquelle grondait une rouge fureur
+d'incendie. Toujours, cette violence l'avait dévorée, même
+aux heures de calme. Maintenant que le destin abominable
+lui volait son amant, elle refusait de se résigner à<a name="page_591" id="page_591"></a>
+cette duperie de le perdre sans s'être donnée, puisqu'elle
+avait eu la sottise de ne pas se donner, lorsqu'ils étaient
+tous les deux souriants de tendresse, rayonnants de force.
+Et, dans sa folie, éclatait la révolte de la nature, le cri
+inconscient de la femme qui ne voulait pas mourir inféconde,
+inutile comme la graine emportée par un vent de
+désastre, et dont ne germera plus aucune autre vie.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dario, me voilà, me voilà!</p>
+
+<p>Elle l'étreignait de tous ses membres nus, de toute son
+âme nue. Et Pierre, à ce moment, aperçut contre le mur,
+au chevet du lit, les armes des Boccanera, un ancien
+panneau de broderie d'or et de soies de couleur, sur
+velours violet. Oui, c'était bien le dragon ailé soufflant des
+flammes; c'était bien la devise farouche et ardente,
+<i>Bocca nera, Alma rosa</i>, bouche noire, âme rouge, la
+bouche enténébrée d'un rugissement, l'âme flamboyant
+comme un brasier de foi et d'amour. Toute cette vieille
+race de passion et de violence, aux légendes tragiques,
+venait de renaître, pour pousser cette fille dernière, si
+adorable, à ces effrayantes et prodigieuses fiançailles dans
+la mort. Et la vue des armes brodées évoqua en lui un
+autre souvenir, celui du portrait de Cassia Boccanera,
+l'amoureuse et la justicière, qui s'était jetée au Tibre avec
+son frère, Ercole, et le cadavre de son amant, Flavio
+Corradini. N'était-ce pas la même étreinte désespérée qui
+tâchait de vaincre la mort, la même sauvagerie se jetant
+à l'abîme avec le corps du bien-aimé, l'élu et l'unique?
+Toutes deux se ressemblaient ainsi que des s&oelig;urs, celle
+qui revivait en haut, sur l'ancienne toile, celle qui se
+mourait là de la mort de son amant, comme si cette
+dernière n'était que la revenante de l'autre, avec leurs
+mêmes traits d'enfance délicate, la même bouche de
+désir et les mêmes grands yeux de rêve, dans la même
+petite face ronde, sage et têtue.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dario, me voilà, me voilà!</p>
+
+<p>Pendant une éternité, une seconde peut-être, ils s'étreignirent.<a name="page_592" id="page_592"></a>
+Elle y apportait une frénésie du don d'elle-même,
+une frénésie sacrée allant au delà de la vie,
+jusque dans l'infini noir de l'inconnu, qui commençait
+pour eux. Elle se mêlait à lui, entrait dans lui, sans terreur
+ni répugnance du mal qui le rendait méconnaissable;
+et lui, qui venait d'expirer sous ce grand bonheur
+dont la félicité lui arrivait enfin, restait les bras serrés,
+noués convulsivement autour d'elle, comme s'il l'emportait.
+Alors, fut-ce de la douleur de cette possession
+incomplète, en songeant à sa virginité inutile, qui ne
+pouvait plus être fécondée? ou bien fut-ce au milieu de
+la joie suprême d'avoir consommé quand même le mariage,
+de toute la volonté de son être? Elle eut au c&oelig;ur,
+dans cette étreinte de l'impuissante mort, un tel flot de
+sang, que son c&oelig;ur éclata. Elle était morte au cou de
+son amant mort, tous les deux étroitement serrés, à
+jamais, entre les bras l'un de l'autre.</p>
+
+<p>Il y eut un gémissement, Victorine s'était approchée,
+avait compris; tandis que Pierre, debout lui aussi, restait
+frémissant d'admiration et de larmes, soulevé par le
+sublime.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez, voyez, bégaya à voix très basse la servante,
+elle ne bouge plus, elle ne souffle plus. Ma pauvre enfant,
+ma pauvre enfant! elle est morte!</p>
+
+<p>Et le prêtre murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! qu'ils sont beaux!</p>
+
+<p>C'était vrai, jamais beauté si haute, si resplendissante,
+n'avait éclaté sur des visages morts. La face, tout à l'heure
+terreuse et vieillie de Dario, venait de prendre une pâleur,
+une noblesse de marbre, les traits allongés, simplifiés,
+comme dans un élan d'ineffable allégresse. Benedetta
+restait très grave, avec un pli d'ardente volonté aux lèvres,
+tandis que la figure entière exprimait une béatitude douloureuse
+et infinie, dans une infinie blancheur. Ils
+mêlaient leurs chevelures, et leurs yeux, restés grands
+ouverts, les uns au fond des autres, continuaient à se<a name="page_593" id="page_593"></a>
+regarder sans fin, d'une éternelle douceur de caresse.
+Ils étaient le couple pour toujours enlacé, parti pour
+l'immortalité dans l'enchantement de leur union, et qui
+avait vaincu la mort, et de qui rayonnait cette beauté ravie
+de l'amour immortel et vainqueur.</p>
+
+<p>Mais les sanglots de Victorine crevaient enfin, mêlés à
+de telles plaintes, qu'il s'ensuivit toute une confusion. Et
+Pierre, bouleversé à présent, ne s'expliqua pas trop comment
+la chambre se trouva tout d'un coup envahie par des
+gens, qu'une sorte de terreur désespérée agitait. Le cardinal
+avait dû accourir de sa chapelle, avec don Vigilio.
+Sans doute aussi, à cette minute, le docteur Giordano
+ramenait donna Serafina, prévenue de la mort prochaine
+de son neveu, car elle était là maintenant, dans la stupeur
+de ces coups de foudre successifs qui frappaient la
+maison. Lui-même, le docteur avait cet étonnement
+troublé des plus vieux médecins dont l'expérience s'effare
+toujours devant les faits; et il tentait une explication,
+il parlait en hésitant d'un anévrisme possible, peut-être
+d'une embolie.</p>
+
+<p>Victorine, en servante que sa douleur faisait l'égale de
+ses maîtres, osa l'interrompre.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur le docteur, ils s'aimaient trop tous les
+deux, est-ce que ça ne suffit pas pour mourir ensemble?</p>
+
+<p>Donna Serafina, après avoir baisé au front les chers
+enfants, voulut leur fermer les yeux. Mais elle ne put y
+parvenir, les paupières se rouvraient dès que le doigt les
+abandonnait, les yeux recommençaient à se sourire, à
+échanger fixement la caresse de leur regard d'éternité.
+Et, comme elle parlait, pour la décence, de séparer les
+deux corps, en essayant de dénouer leurs membres:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! madame, oh! madame! se récria de nouveau
+Victorine. Vous leur casseriez plutôt les bras. Voyez donc,
+on dirait que les doigts sont entrés dans les épaules, jamais
+ils ne se quitteront.</p>
+
+<p><a name="page_594" id="page_594"></a>Alors, le cardinal intervint. Dieu n'avait pas fait le
+miracle. Il était livide, sans une larme, dans un désespoir
+glacé qui le grandissait. Il eut un geste souverain
+d'absolution, de sanctification, comme si, en prince de
+l'Église, disposant des volontés du ciel, il acceptait ainsi
+les deux amants embrassés devant le tribunal suprême,
+largement dédaigneux des convenances, en face de ce
+cas de superbe amour, ému jusqu'aux entrailles par les
+souffrances de leur vie et par la beauté de leur mort.</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-les, laissez-les, ma s&oelig;ur, ne les troublez pas
+dans leur sommeil... Que leurs yeux restent ouverts,
+puisqu'ils veulent avoir jusqu'à la fin des temps pour se
+regarder, sans jamais en être las! Et qu'ils dorment donc
+aux bras l'un de l'autre, puisqu'ils n'ont pas péché durant
+leur existence, et qu'ils ne se sont ainsi noués d'une
+étreinte que pour se coucher dans la terre!</p>
+
+<p>Il ajouta, redevenant le prince romain, au sang d'orgueil,
+chaud encore des anciennes aventures de batailles
+et de passions:</p>
+
+<p>&mdash;Deux Boccanera peuvent dormir ainsi, Rome entière
+les admirera et les pleurera... Laissez-les, laissez-les
+l'un à l'autre, ma s&oelig;ur. Dieu les connaît et les attend.</p>
+
+<p>Tous les assistants s'étaient agenouillés, le cardinal
+récita lui-même les prières des morts. La nuit venait, une
+ombre croissante envahissait la chambre, où bientôt deux
+flammes de cierge brillèrent comme deux étoiles.</p>
+
+<p>Puis, sans savoir comment, Pierre se retrouva dans le
+petit jardin abandonné du palais, au bord du Tibre. Il devait
+y être descendu, étouffant de fatigue et de chagrin,
+ayant besoin d'air. Les ténèbres noyaient le coin charmant,
+l'antique sarcophage ou le mince filet d'eau tombant
+du masque tragique chantait sa grêle chanson de flûte; et
+le laurier qui l'ombrageait, les buis amers, les orangers
+des plates-bandes n'étaient plus que des masses indistinctes,
+sous le ciel d'un bleu noir. Ah! comme il était
+doux et gai le matin, ce délicieux jardin mélancolique!
+et comme les rires de Benedetta y avaient laissé un écho<a name="page_595" id="page_595"></a>
+désolé, toute cette belle joie sonnante du bonheur
+prochain, qui maintenant gisait là-haut, dans le néant des
+choses et des êtres! Il eut le c&oelig;ur serré si douloureusement,
+qu'il éclata en gros sanglots, assis à la place même
+où elle s'était assise, sur le fragment de colonne renversée,
+dans l'air qu'elle avait respiré et qui paraissait garder son
+odeur pure de femme adorable.</p>
+
+<p>Tout d'un coup, une horloge au loin sonna six heures.
+Et Pierre eut un brusque sursaut, en se souvenant que
+c'était le soir même que le pape devait le recevoir, à neuf
+heures. Encore trois heures. Il n'y avait pas songé pendant
+l'effrayante catastrophe, il lui semblait que des mois
+et des mois s'étaient écoulés, cela revenait en lui comme
+un très ancien rendez-vous, auquel, après des années
+d'absence, on arrive vieilli, le c&oelig;ur et le cerveau changés
+par des événements sans nombre. Et, péniblement, il reprenait
+pied. Dans trois heures, il irait au Vatican, il verrait
+enfin le pape.<a name="page_596" id="page_596"></a></p>
+
+<h3><a name="XIV" id="XIV"></a>XIV</h3>
+
+<p>Le soir, comme Pierre débouchait du Borgo devant le
+Vatican, l'horloge, dans le profond silence du quartier
+enténébré et sommeillant déjà, laissa tomber un grand
+coup sonore, la demie de huit heures. Il était en avance,
+il résolut d'attendre vingt minutes, de façon à n'être en
+haut, à la porte des appartements, qu'à neuf heures,
+l'heure exacte de l'audience.</p>
+
+<p>Et ce répit lui fut un soulagement, dans l'émotion et
+dans la tristesse infinies qui lui étreignaient le c&oelig;ur. Il
+arrivait les membres brisés, affreusement las de l'après-midi
+tragique qu'il venait de passer au fond de cette
+chambre de mort, où Dario et Benedetta dormaient
+maintenant leur éternel sommeil, aux bras l'un de l'autre.
+Il n'avait pu manger, il était hanté par l'image farouche
+et douloureuse des deux amants, si plein d'eux, que des
+soupirs involontaires s'échappaient de sa gorge, tandis
+que des pleurs sans cesse remontaient à ses yeux. Ah!
+qu'il aurait voulu pouvoir se cacher, pleurer à son aise,
+satisfaire ce besoin immense de larmes dont il étouffait!
+Et c'était un attendrissement qui gagnait toutes ses pensées,
+la mort pitoyable des deux amants s'ajoutait pour
+lui à la plainte qui sortait de son livre, le bouleversait
+d'une pitié plus grande, d'une véritable angoisse de charité
+pour tous les misérables et pour tous les souffrants
+de ce monde, si éperdu à cette évocation de tant de plaies
+physiques et morales, de ce Paris, de cette Rome où il
+avait vu tant d'injustes et monstrueuses souffrances, qu'il<a name="page_597" id="page_597"></a>
+avait peur, à chaque pas, d'éclater en sanglots, les bras
+tendus vers le ciel noir.</p>
+
+<p>Alors, lentement, pour se calmer un peu, il se promena
+sur la place Saint-Pierre. A cette heure de nuit, c'était
+une immensité de ténèbres et de solitude. Quand il était
+arrivé, il avait cru se perdre dans une mer d'ombre.
+Mais, peu à peu, ses yeux s'accoutumaient, le vaste espace
+n'était éclairé que par les quatre candélabres à sept becs,
+aux quatre coins de l'Obélisque, et que par les rares becs,
+à droite et à gauche, le long des bâtiments qui montent
+à la basilique. Sous le double portique de la colonnade,
+d'autres lanternes brûlaient d'une lueur jaune, parmi la
+colossale forêt des quatre rangées de piliers, dont elles
+découpaient bizarrement les fûts. Et, sur la place, il n'y
+avait de visible que l'Obélisque pâle, se dressant d'un
+air d'apparition. La façade de Saint-Pierre s'évoquait elle
+aussi, à peine distincte, comme en un rêve, et close, et
+morte, dans une extraordinaire grandeur de sommeil,
+d'immobilité et de silence. Il ne voyait pas le dôme, à
+peine une rondeur bleuâtre, géante, devinée sur le ciel.
+Sans les voir, il avait d'abord entendu le ruissellement
+des fontaines, quelque part, au fond de cette obscurité
+vague; puis, il finit par distinguer le fantôme mince et
+mouvant des jets continus qui retombaient en pluie. Et,
+au-dessus de l'immense place, le ciel immense s'étendait,
+sans lune, de velours bleu sombre, où les étoiles
+semblaient avoir une grosseur et un éclat d'escarboucles,
+le Chariot renversé sur la toiture du Vatican, avec ses
+roues d'or, son brancard d'or, Orion splendide, chamarré
+des trois astres d'or de son baudrier, là-bas sur Rome,
+du côté de la rue Giulia.</p>
+
+<p>Pierre leva les yeux sur le Vatican. Mais il n'y avait là
+qu'un entassement de façades confuses, où ne luisaient
+que deux petites lueurs de lampe, à l'étage des appartements
+du pape. Seule, dans la cour Saint-Damase, éclairée
+intérieurement, la façade du fond et celle de gauche<a name="page_598" id="page_598"></a>
+braisillaient, blanchies par les reflets de leurs grands vitrages
+de serre. Et toujours pas un bruit, pas un mouvement,
+pas même un déplacement de l'ombre. Deux personnes
+traversèrent l'immensité de la place, il en vint
+une troisième qui disparut à son tour; puis, il ne resta
+qu'une cadence de pas rythmés, très lointaine. C'était le
+désert absolu, ni promeneurs, ni passants, pas même
+l'ombre d'un rôdeur sous la colonnade, entre la forêt de
+piliers, aussi vide que les sauvages forêts centenaires des
+premiers âges. Et quel désert solennel, quel silence de
+hautaine désolation! Jamais il n'avait éprouvé une sensation
+de sommeil plus vaste ni plus noir, d'une souveraine
+noblesse de mort.</p>
+
+<p>A neuf heures moins dix, Pierre se décida, se dirigea
+vers la porte de bronze. Un seul battant en était ouvert encore,
+au bout du portique de droite, dans un épaississement
+des ténèbres, qui la noyait de nuit. Il se souvenait des instructions
+précises que monsignor Nani lui avait données:
+demander à chaque porte monsieur Squadra, ne pas ajouter
+une parole; et chaque porte s'ouvrirait, il n'aurait qu'à se
+laisser conduire. Personne au monde maintenant ne le
+savait là, puisque Benedetta n'était plus. Quand il eut
+franchi la porte de bronze et qu'il se trouva devant le
+garde suisse immobile, qui gardait le seuil, d'un air ensommeillé,
+il dit simplement le mot convenu.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Squadra.</p>
+
+<p>Et, le garde suisse n'ayant pas bougé, ne lui barrant
+pas le chemin, il passa, il tourna tout de suite à droite,
+dans le grand vestibule de la scala Pia, l'escalier de pierre
+à l'énorme cage carrée, qui monte à la cour Saint-Damase.
+Et pas une âme, rien que l'écho étouffé des
+pas, rien que la lueur dormante des becs de gaz, dont les
+globes dépolis blanchissaient mollement la clarté.</p>
+
+<p>En haut, en traversant la cour, il se souvint de l'avoir
+déjà vue, des loges de Raphaël, avec son portique, sa
+fontaine, son pavé blanc, sous le brûlant soleil. Mais il<a name="page_599" id="page_599"></a>
+n'y apercevait même plus les cinq ou six voitures qui
+attendaient, les chevaux figés, les cochers raidis sur
+leurs sièges. C'était une solitude, un vaste carré nu et
+pâle, d'un sommeil sépulcral, sous la lumière morne des
+lanternes, dont les réverbérations blanchissaient les
+hauts vitrages des trois façades. Et, un peu inquiet, gagné
+par le petit frisson du vide et du silence, il se hâta, il se
+dirigea, à droite, vers le perron, abrité d'une marquise,
+dont les quelques degrés mènent à l'escalier des appartements.</p>
+
+<p>Là, debout, se tenait un gendarme superbe, en grand
+uniforme.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Squadra.</p>
+
+<p>D'un simple geste, sans une parole, le gendarme montra
+l'escalier.</p>
+
+<p>Pierre monta. C'était un escalier très large, à la
+rampe de marbre blanc, aux marches basses, aux murs
+enduits d'un suc jaunâtre. Dans les globes de verre
+dépoli, les becs de gaz semblaient avoir été baissés déjà,
+par une économie sage. Et, sous cette clarté de veilleuse,
+rien n'était d'une solennité plus triste que cette majestueuse
+nudité, si blême et si froide. A chaque palier, un
+garde suisse veillait encore, avec sa hallebarde; et, dans
+le lourd sommeil qui prenait le palais, on n'entendait
+plus que les pas réguliers de ces hommes, allant et venant
+toujours, sans doute pour ne pas succomber à l'engourdissement
+des choses.</p>
+
+<p>Au travers de cette ombre envahissante, parmi le grand
+silence frissonnant, la montée paraissait interminable.
+Chaque étage se coupait en tronçons, encore un, encore
+un, encore un. Quand il arriva enfin au palier du
+deuxième étage, il s'imaginait qu'il montait depuis cent
+ans. Devant la porte vitrée de la salle Clémentine, dont
+le battant de droite était seul ouvert, un dernier garde
+suisse veillait.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Squadra.<a name="page_600" id="page_600"></a></p>
+
+<p>Le garde s'effaça, laissa entrer le jeune prêtre.</p>
+
+<p>Cette salle Clémentine, immense, semblait sans bornes
+à cette heure, dans la clarté crépusculaire des lampes.
+La décoration si riche, les sculptures, les peintures, les
+dorures, se noyait, n'était plus qu'une vague apparition
+fauve, des murs de rêve où dormaient des reflets de
+joyaux et de pierreries. Et, d'ailleurs, pas un meuble, le
+dallage sans fin, une solitude élargie, se perdant au fond
+des demi-ténèbres.</p>
+
+<p>Enfin, à l'autre bout, près d'une porte, Pierre crut
+apercevoir des formes, le long d'un banc. C'étaient trois
+gardes suisses assis là, ensommeillés.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Squadra.</p>
+
+<p>Lentement, un des gardes se leva, disparut. Et Pierre
+comprit qu'il devait attendre. Il n'osa bouger, troublé par
+le bruit de ses pas sur les dalles. Il se contenta de regarder
+autour de lui, en évoquant les foules qui avaient
+peuplé cette salle. Aujourd'hui encore, elle était la salle
+accessible à tous et que tous devaient traverser, simplement
+une salle des gardes, pleine toujours d'un tumulte
+de pas, d'allées et de venues sans nombre. Mais quelle
+mort pesante, dès que la nuit l'avait envahie, et comme
+elle était désespérée et lasse d'avoir vu défiler tant de
+choses et tant d'êtres!</p>
+
+<p>Enfin, le garde revint, et derrière lui apparut, sur le
+seuil de la pièce voisine, un homme d'une quarantaine
+d'années, vêtu entièrement de noir, qui tenait du domestique
+de grande maison et du bedeau de cathédrale. Il
+avait un beau visage correct et rasé, avec un nez un peu
+fort, entre deux yeux larges, fixes et clairs.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Squadra, dit Pierre une dernière fois.</p>
+
+<p>L'homme s'inclina, pour dire qu'il était monsieur
+Squadra. Puis, d'une nouvelle révérence, il invita le
+prêtre à le suivre. Et tous deux, l'un derrière l'autre,
+sans hâte aucune, s'engagèrent dans l'interminable enfilade
+des salles.<a name="page_601" id="page_601"></a></p>
+
+<p>Pierre, au courant du cérémonial, et qui en avait causé
+plusieurs fois avec Narcisse, reconnut, au passage, les
+salles diverses, se rappela l'usage de chacune, les remplit
+des personnages qui avaient le droit de s'y tenir. Selon
+son rang, chaque dignitaire ne peut franchir une certaine
+porte; de sorte que les personnes qui doivent être reçues
+par le pape, passent ainsi de mains en mains, de celles
+des domestiques en celles des gardes-nobles, puis en celles
+des camériers d'honneur, puis en celles des camériers
+secrets, jusqu'au Saint-Père. Mais, dès huit heures,
+les salles se vident, de rares lampes brûlent seules sur
+les consoles, ce n'est plus qu'une suite de pièces désertes,
+à demi obscures, assoupies, au fond du néant auguste où
+tombe le palais entier.</p>
+
+<p>Et, d'abord, ce fut la salle des domestiques, des bussolanti,
+de simples huissiers, vêtus de velours rouge, brodé
+aux armes du pape, qui ont la charge de mener les visiteurs
+jusqu'à la porte de l'antichambre d'honneur. A cette
+heure tardive, un seul était encore là, assis sur une banquette,
+en un tel coin d'ombre, que sa tunique de
+pourpre paraissait noire. Il leva la tête, laissa passer,
+dans ces ténèbres où s'éteignait toute la pompe éclatante
+du plein jour. Puis, on traversa la salle des gendarmes,
+où la règle était que les secrétaires des cardinaux et des
+hauts personnages attendissent le retour de leurs maîtres;
+et elle était complètement vide, pas un seul des beaux
+uniformes bleus, aux buffleteries blanches, pas une seule
+des fines soutanes, qui s'y mêlaient pendant les heures
+brillantes des réceptions. Vide également la salle suivante,
+plus petite, réservée à la garde palatine, cette
+milice recrutée parmi la bourgeoisie de Rome, qui portait
+la tunique noire, les épaulettes d'or, le shako surmonté
+d'un plumet rouge. On tourna à droite, dans une autre
+enfilade de salles, et vide encore la première où l'on
+entra, la salle des Tapisseries, une salle d'attente, superbe
+avec son haut plafond peint, ses Gobelins admirables,<a name="page_602" id="page_602"></a>
+signés Audran, Jésus faisant des miracles et les
+Noces de Cana. Vide elle aussi la salle des gardes-nobles,
+avec ses escabeaux de bois, sa console à droite,
+que surmonte un grand crucifix, entre une paire de
+lampes, sa large porte du fond qui s'ouvre sur une autre
+petite pièce, une sorte d'alcôve contenant un autel, où le
+Saint-Père dit sa messe, isolé, pendant que les assistants
+restent à genoux sur les dalles de marbre de la salle voisine,
+toute resplendissante des uniformes ensoleillés des
+gardes-nobles. Et vide enfin l'antichambre d'honneur, la
+salle du trône, dans laquelle le pape reçoit en audience
+publique, jusqu'à deux et trois cents personnes à la
+fois. En face des fenêtres, sur une estrade basse, est le
+trône, un fauteuil doré, recouvert de velours rouge,
+sous un baldaquin de même velours. A côté se trouve le
+coussin, pour le baise-pied. Puis, c'est à droite et à
+gauche deux consoles face à face, l'une avec une pendule,
+l'autre avec un crucifix, entre de hauts candélabres
+à pied de bois doré, portant des bougies. La tenture
+de damas rouge, à larges palmes Louis XIV, monte
+jusqu'à la fastueuse frise qui encadre le plafond d'attributs
+et de figures allégoriques; et le magnifique et
+froid dallage de marbre n'est recouvert d'un tapis de
+Smyrne que devant le trône. Mais, les jours d'audience
+particulière, lorsque le pape se tenait dans la salle du
+petit trône ou même dans sa chambre, la salle du trône
+n'était plus que l'antichambre d'honneur, où toute la prélature
+attendait, les hauts dignitaires de l'Église mêlés
+aux ambassadeurs, aux grands personnages civils de tous
+rangs. Le service y était fait par les deux camériers d'honneur,
+l'un en habit violet, l'autre de cape et d'épée, qui y
+recevaient, des mains des bussolanti, les personnes
+admises au précieux honneur d'une audience, pour les
+conduire eux-mêmes à la porte de la pièce voisine, l'antichambre
+secrète, où ils les remettaient aux mains des
+camériers secrets. C'était la salle la plus luxueuse, la<a name="page_603" id="page_603"></a>
+plus vivante, dans l'éclat des uniformes et des costumes,
+dans l'émotion qui grandissait, à mesure qu'on approchait
+du tabernacle habité par l'Élu et l'Unique, au travers de
+cette succession sans fin de salles, où le c&oelig;ur battait de
+plus en plus fort, étreint jusqu'à l'étouffement par cette
+gradation savante, de splendeur moindre en splendeur
+sans cesse accrue. Et, à cette heure de nuit, toujours pas
+une âme, pas un geste, pas une voix, rien que le silence
+tombant des ténèbres du plafond sur le trône de velours
+rouge, rien qu'une lampe fumeuse qui charbonnait à
+l'angle d'une console, dans la salle vide et endormie.</p>
+
+<p>Monsieur Squadra, qui ne s'était pas encore retourné,
+marchant d'un pas lent et muet, s'arrêta un instant à la
+porte de l'antichambre secrète, comme pour donner au
+visiteur le temps de se remettre un peu, avant d'affronter
+l'entrée du sanctuaire. Seuls les camériers secrets avaient
+le droit de vivre là, et seuls les cardinaux pouvaient y
+attendre que le pape daignât les recevoir. Pierre, en y
+pénétrant, lorsque monsieur Squadra se fut décidé à l'introduire,
+sentit bien, à son petit frisson d'homme nerveux,
+qu'il entrait dans l'au-delà redoutable, de l'autre
+côté de ce bas monde humain et raisonnant. Pendant le
+jour, un garde-noble de faction en gardait la porte;
+mais la porte, à cette heure, était libre, la pièce était vide
+comme les autres; et, pour la peupler, il y fallait évoquer
+les très nobles et très puissants personnages qui la
+garnissaient d'ordinaire, en grand habit de cérémonie.
+Elle s'étranglait un peu, en forme de couloir, avec ses
+deux fenêtres donnant sur le nouveau quartier des Prés du
+Château, tandis qu'une seule fenêtre s'ouvrait sur la
+place Saint-Pierre, au bout, près de la porte qui conduisait
+à la salle du petit trône. C'était là, entre cette porte
+et cette fenêtre, assis devant une table étroite, que se
+tenait d'habitude un secrétaire, absent en ce moment.
+Et toujours la même console dorée, avec le même
+crucifix, entre la même paire de lampes. Une grande<a name="page_604" id="page_604"></a>
+horloge, dans une gaine d'ébène incrustée de cuivre,
+battait lourdement l'heure. La seule curiosité, sous le
+plafond à rosaces d'or, était la tenture, en damas rouge,
+semé d'écussons jaunes, les deux clefs et la tiare, alternant
+avec le lion, la griffe posée sur la boule du monde.</p>
+
+<p>Mais monsieur Squadra venait de s'apercevoir que, contrairement
+à l'étiquette, Pierre tenait encore à la main son
+chapeau, qu'il aurait dû laisser dans la salle des bussolanti.
+Seuls les cardinaux ont le droit de garder la barrette.
+Il prit le chapeau d'un geste discret, le posa lui-même
+sur la console, pour bien indiquer qu'il devait rester
+au moins là. Puis, sans un mot toujours, d'une simple
+révérence, il fit comprendre qu'il allait annoncer le visiteur
+à Sa Sainteté, et que celui-ci voulût bien attendre un
+instant dans cette pièce.</p>
+
+<p>Demeuré seul, Pierre respira profondément. Il étouffait,
+son c&oelig;ur battait à se rompre. Pourtant sa raison restait
+claire, il avait très bien jugé dans les demi-ténèbres ces
+fameux, ces magnifiques appartements du pape, une suite
+de salons splendides, avec des murs ornés de tapisseries,
+tendus de soie, des frises dorées et peintes, des plafonds
+déroulant des fresques. Mais, comme meubles, rien que
+des consoles, des escabeaux et des trônes; et les lampes,
+les pendules, les crucifix, même les trônes, rien que des
+cadeaux, apportés des quatre coins du monde, aux jours
+de ferveur des grands jubilés. Pas le moindre confortable,
+tout cela fastueux, raide, froid et pas commode. L'ancienne
+Italie était là, avec son continuel gala et son
+manque de vie intime et tiède. On avait dû jeter quelques
+tapis sur les admirables dallages de marbre, où les pieds
+se glaçaient. On avait fini par installer récemment des
+calorifères, qu'on n'osait d'ailleurs allumer, de peur d'enrhumer
+le pape. Et ce qui avait frappé Pierre davantage
+encore, ce qui le pénétrait jusqu'aux os, maintenant qu'il
+était là, debout, à attendre, c'était ce silence extraordinaire,
+un silence tel, qu'il n'en avait jamais entendu de<a name="page_605" id="page_605"></a>
+plus profond, comme si, autour de lui, tout le néant noir
+du Vatican colossal, tombé au sommeil, fût monté à cet
+étage, dans cette enfilade de salles désertes, somptueuses
+et mortes, où brûlaient les petites flammes immobiles des
+lampes.</p>
+
+<p>Neuf heures sonnèrent à l'horloge d'ébène, et il s'étonna.
+Comment! dix minutes seulement s'étaient écoulées, depuis
+qu'il avait franchi la porte de bronze? Il aurait cru
+qu'il marchait depuis des jours et des jours. Alors, il
+voulut combattre cette oppression nerveuse qui l'étranglait,
+car jamais il n'était sûr de lui-même, il craignait
+toujours de voir son calme, sa raison sombrer dans une
+crise de larmes. Il marcha, passa devant l'horloge, donna
+un coup d'&oelig;il au crucifix de la console, regarda le globe
+de la lampe, où les doigts gras d'un domestique avaient
+laissé leur empreinte. Elle éclairait d'une lueur si jaune
+et si faible, qu'il eut envie de la remonter; mais il n'osa
+pas. Puis, il se trouva debout, le front contre une vitre,
+devant la fenêtre qui donnait sur la place Saint-Pierre. Et
+il eut une minute de saisissement, Rome immense s'étendait,
+dans l'entre-bâillement des persiennes mal fermées,
+Rome telle qu'il l'avait déjà vue des loges de Raphaël,
+telle qu'il l'avait reconstruite, le jour où, du petit restaurant
+de la place, il s'était imaginé voir Léon XIII à la
+fenêtre de sa chambre. Seulement, c'était la Rome de nuit,
+la Rome élargie encore au fond des ténèbres, sans bornes
+comme le ciel étoilé. Dans cette mer illimitée, aux vagues
+noires, on ne reconnaissait sûrement que les grandes
+voies, changées en voies lactées par les blancheurs vives
+de l'éclairage électrique: le cours Victor-Emmanuel,
+puis la rue Nationale, ensuite le Corso qui les coupait à
+angle droit, coupé lui-même par la rue du Triton, que
+continuait la rue San Nicolà da Tolentino, laquelle était
+reliée à la Gare par la lointaine lueur de la place des
+Thermes. De l'autre côté du cours Victor-Emmanuel et de
+la rue Nationale, vers la Rome antique, quelques places,<a name="page_606" id="page_606"></a>
+quelques bouts d'avenue flamboyaient encore; mais
+l'ombre déjà submergeait tout. Pour le reste, ce n'était
+plus qu'un pullulement de petites clartés jaunes, les
+miettes d'un ciel à demi éteint, balayé sur la terre. De
+rares constellations, des étoiles brillantes traçant de mystérieuses
+et nobles figures, tâchaient vainement de lutter
+et de se dégager. Elles étaient noyées, effacées dans le
+chaos confus de cette poussière d'un vieil astre, qui se
+serait brisé là, y laissant sa gloire, réduite désormais à
+n'être qu'une sorte de sable phosphorescent. Et quelle
+immensité noire, ainsi poudrée de lumière, quelle masse
+énorme d'obscurité et d'inconnu, dans laquelle semblaient
+avoir sombré les vingt-sept siècles de la Ville éternelle,
+ses ruines, ses monuments, son peuple, son histoire,
+jusqu'à ne plus pouvoir dire où elle commençait
+ni où elle finissait, peut-être élargie jusqu'au bord illimité
+de l'ombre, tenant toute la nuit, peut-être si diminuée, si
+disparue, que le soleil à son retour n'en éclairerait que
+le peu de cendre!</p>
+
+<p>Mais l'angoisse nerveuse de Pierre, malgré son effort
+pour la calmer, augmentait de seconde en seconde,
+même devant cet océan de ténèbres, d'une souveraine
+paix. Il s'écarta de la fenêtre, il tressaillit de tout son
+être en entendant un léger bruit de pas et en croyant
+qu'on venait le chercher. Le bruit sortait de la salle voisine,
+la salle du petit trône, dont il s'aperçut alors que
+la porte était restée entr'ouverte. N'entendant plus rien,
+il se hasarda, dans sa fièvre d'impatience, il allongea la
+tête, pour voir. C'était encore une salle tendue de damas
+rouge, assez vaste, avec un fauteuil doré, recouvert de
+velours rouge, sous un baldaquin de même velours; et
+l'on y trouvait l'inévitable console, le haut crucifix
+d'ivoire, la pendule, la paire de lampes, les candélabres,
+deux grands vases sur des socles, deux autres de moyenne
+taille, sortis de la manufacture de Sèvres, ornés d'un
+portrait du Saint-Père. Pourtant, on sentait là plus de<a name="page_607" id="page_607"></a>
+confortable, le tapis de Smyrne recouvrait le dallage
+entier, quelques fauteuils s'alignaient contre les murs,
+une fausse cheminée, drapée d'étoffe, servait de pendant
+à la console. Le pape, dont la chambre ouvrait sur cette
+salle, y recevait d'habitude les personnages qu'il voulait
+honorer. Et le frisson de Pierre augmentait, à l'idée
+qu'il n'avait plus qu'une pièce à traverser, que si près de
+lui, derrière cette simple porte de bois, était Léon XIII.
+Pourquoi le faisait-on attendre? Se préparait-on à le
+recevoir dans cette pièce, pour ne pas l'admettre dans une
+intimité trop étroite? On lui avait conté des visites mystérieuses,
+reçues à pareille heure, des personnages inconnus
+introduits de même façon, silencieusement, de grands
+personnages dont on murmurait les noms très bas. Lui,
+ce devait être qu'on le jugeait compromettant, qu'on désirait
+causer à l'aise, sans paraître s'engager en rien, à
+l'insu de l'entourage. Puis, brusquement, il s'expliqua
+la cause du bruit qu'il avait entendu, en apercevant, sur la
+console, près de la lampe, une petite caisse de bois, une
+sorte de profond plateau à anses, où se trouvait la desserte
+d'un souper, la vaisselle, le couvert, la bouteille et le
+verre. Il comprit que monsieur Squadra, ayant remarqué
+cette desserte dans la chambre, venait de l'apporter là,
+puis qu'il devait être rentré faire un bout de ménage. Il
+savait la grande frugalité du pape, ses repas pris sur un
+étroit guéridon, le tout apporté à la fois dans cette petite
+caisse, une viande, un légume, deux doigts de bordeaux
+par ordonnance du médecin, du bouillon surtout, des
+tasses de bouillon qu'il aimait à offrir aux vieux cardinaux,
+ses favoris, comme on offre du thé, tout un régal
+réparateur de vieux garçons. L'ordinaire de Léon XIII
+était fixé à huit francs par jour. O débauches d'Alexandre
+VI, ô festins et galas de Jules II et de Léon X! Mais
+il y eut un nouveau petit bruit, venu de la chambre, qu'il
+ne put s'expliquer, et il fut terrifié de son indiscrétion, il
+se hâta de retirer sa tête, en croyant voir toute la salle<a name="page_608" id="page_608"></a>
+rouge du petit trône flamber d'un brusque incendie, dans
+la paix morte où elle dormait.</p>
+
+<p>Alors, il préféra marcher à pas étouffés, trop frémissant
+pour rester immobile. Ce monsieur Squadra, il se souvenait
+maintenant d'en avoir entendu parler par Narcisse:
+tout un gros personnage, l'homme le plus important, le
+plus influent, le valet de chambre bien-aimé de Sa Sainteté,
+qui seul pouvait la décider, les jours de réception,
+à mettre une soutane blanche propre, si celle qu'elle portait
+se trouvait par trop salie de tabac. Sa Sainteté s'obstinait
+également à s'enfermer chaque nuit toute seule
+dans sa chambre, sans vouloir que personne couchât près
+d'elle, par indépendance, on disait aussi par inquiétude
+d'avare, qui entend dormir seul avec son trésor; ce qui
+causait de continuelles inquiétudes, car il n'était guère
+raisonnable qu'un vieillard de cet âge se barricadât de la
+sorte; et monsieur Squadra couchait seulement dans une
+pièce voisine, mais l'oreille aux aguets, toujours prêt à
+répondre au plus léger appel. C'était lui encore qui
+intervenait avec respect, lorsque Sa Sainteté veillait trop
+tard, travaillait trop. Sur ce point pourtant, elle entendait
+difficilement raison, se relevait durant les heures d'insomnie,
+l'envoyait réveiller un secrétaire, pour dicter des
+notes, jeter sur le papier un projet d'encyclique. Quand
+la rédaction d'une encyclique la passionnait, elle y aurait
+passé les jours et les nuits, de même que jadis, quand
+elle se piquait de belle versification latine, l'aube la surprenait
+parfois en train de polir une strophe. Elle dormait
+fort peu, en proie à un continuel travail, d'une activité
+cérébrale extraordinaire, toujours hantée par la réalisation
+de quelque volonté ancienne. La mémoire seule
+avait un peu faibli, dans les derniers temps. Et peut-être
+bien que monsieur Squadra venait de trouver Sa Sainteté
+plus souffrante, à la suite d'un excès de travail, puisque,
+la veille encore, on la disait si malade, et que le plus
+souvent, d'ailleurs, elle dédaignait de se soigner.<a name="page_609" id="page_609"></a></p>
+
+<p>Tandis qu'il continuait à marcher doucement, Pierre
+était ainsi envahi peu à peu par cette haute et souveraine
+figure. Des détails infimes de la vie quotidienne, il montait
+à la vie intellectuelle, à ce rôle d'un grand pape que
+Léon XIII entendait certainement jouer. Il avait vu, à
+Saint-Paul hors les murs, se dérouler la frise interminable
+où sont représentés les portraits des deux cent soixante-deux
+papes; et il se demandait, dans cette longue suite
+de médiocres, de saints, de criminels et de génies, quel
+était le pape auquel Léon XIII aurait voulu ressembler.
+Était-ce un des premiers papes, si humbles, un de ceux
+qui se sont succédé pendant les trois premiers siècles de
+vie cachée, simples chefs d'associations funéraires, pasteurs
+fraternels de la communauté chrétienne? Était-ce
+le pape Damase, le premier grand bâtisseur, le cerveau
+lettré qui se plut aux choses de l'esprit, le croyant de foi
+vive qui ouvrit les catacombes à la piété des fidèles?
+Était-ce Léon III, dont la main hardie, en sacrant Charlemagne,
+acheva la rupture avec l'Orient que le grand
+schisme avait déjà séparé, porta l'empire à l'Occident par
+l'unique et toute-puissante volonté de Dieu et de son
+Église, qui dès lors disposa des couronnes? Était-ce le terrible
+Grégoire VII, le purificateur du temple, le souverain
+des rois, était-ce Innocent III, était-ce Boniface VIII, les
+maîtres des âmes, des peuples et des trônes, armés de
+l'excommunication farouche, régnant sur le moyen âge
+épouvanté, dans une telle domination, que jamais le
+catholicisme ne devait réaliser d'aussi près son rêve?
+Était-ce Urbain II, était-ce Grégoire IX, ou un autre des
+papes dans le c&oelig;ur desquels flamba la passion rouge des
+croisades, le besoin d'aventures saintes qui souleva les
+foules, qui les jeta à la conquête de l'inconnu et du divin?
+Était-ce Alexandre III défendant la papauté contre l'empire,
+luttant jusqu'au bout pour ne rien céder de l'autorité
+suprême qu'il tenait de Dieu, finissant par vaincre,
+en posant son pied triomphal sur la tête de Frédéric Barberousse?<a name="page_610" id="page_610"></a>
+Était-ce, longtemps après les tristesses d'Avignon,
+Jules II qui porta la cuirasse et qui raffermit la
+puissance politique du Saint-Siège? Était-ce Léon X, le
+fastueux, le glorieux patron de la Renaissance, de tout
+un grand siècle d'art, mais l'esprit court et imprévoyant
+qui traitait Luther de simple moine révolté? Était-ce
+Pie V, la réaction noire et vengeresse, la flamme des
+bûchers châtiant la terre redevenue païenne, était-ce
+quelque autre des papes qui régnèrent après le concile de
+Trente, d'une foi absolue, la croyance rétablie dans son
+intégrité, l'Église sauvée par son orgueil, son intransigeance,
+son entêtement au respect total des dogmes?
+Était-ce, au déclin de la papauté, lorsqu'elle n'avait plus
+été qu'une maîtresse de cérémonie, réglant le gala des
+grandes monarchies de l'Europe, était-ce Benoît XIV, la
+vaste intelligence, le profond théologien, qui, les mains
+liées, ne pouvant plus disposer des royaumes de ce monde,
+avait passé sa belle vie à réglementer les choses du ciel?
+Et l'histoire de cette papauté se déroulait ainsi, la plus
+prodigieuse des histoires, toutes les fortunes, les plus
+basses, les plus misérables, comme les plus hautes, les
+plus éclatantes, une obstinée volonté de vivre qui l'avait
+fait vivre quand même, au travers des incendies, des
+massacres et des écroulements de peuples, toujours militante
+et debout dans la personne de ses papes, la plus
+extraordinaire lignée de souverains absolus, conquérants
+et dominateurs, tous maîtres du monde, même les chétifs
+et les humbles, tous glorieux de l'impérissable gloire du
+ciel, lorsqu'on les évoquait de la sorte, dans ce Vatican
+séculaire, où leurs ombres sûrement se réveillaient la
+nuit, venaient rôder par les galeries sans fin, par les
+salles immenses, au fond de ce silence anéanti de tombe,
+dont le frisson devait être fait du léger frôlement de leurs
+pas sur les dalles de marbre.</p>
+
+<p>Mais Pierre, maintenant, se disait qu'il le connaissait
+bien, le grand pape que Léon XIII voulait être. C'était,<a name="page_611" id="page_611"></a>
+tout au début de la puissance catholique, Grégoire le
+Grand, le conquérant et l'organisateur. Celui-là était
+d'antique souche romaine, un peu du vieux sang impérial
+battait dans son c&oelig;ur. Il administra Rome sauvée des
+Barbares, il fit cultiver les domaines ecclésiastiques, il
+partagea les biens de la terre, un tiers aux pauvres, un
+tiers au clergé, un tiers à l'Église. Puis, le premier, il
+créa la Propagande, envoya ses prêtres civiliser et pacifier
+les nations, poussa la conquête jusqu'à soumettre la
+Grande-Bretagne à la divine loi du Christ. Et c'était aussi,
+après un intervalle énorme de siècles, Sixte-Quint, le
+pape financier et politique, le fils de jardinier qui se
+révéla, sous la tiare, comme un des cerveaux les plus
+vastes et les plus souples d'une époque fertile en beaux
+diplomates. Il thésaurisait, il se montrait d'une avarice
+rude, pour gouverner en monarque qui a toujours, dans ses
+coffres, l'or nécessaire à la guerre et à la paix. Il passait
+des années en négociations avec les rois, il ne désespérait
+jamais du triomphe. Jamais non plus il ne contrecarrait
+son temps, il l'acceptait tel qu'il était, puis tâchait de le
+modifier au gré des intérêts du Saint-Siège, conciliant
+pour tout et avec tous, rêvant déjà un équilibre européen,
+dont il comptait devenir le centre et le maître. Avec cela,
+un très saint pape, un mystique fervent, mais un pape,
+l'esprit le plus absolu et le plus souverain, doublé d'un
+politique décidé aux actes pour assurer sur cette terre la
+royauté de Dieu.</p>
+
+<p>Et, d'ailleurs, Pierre, dans l'enthousiasme qui, malgré
+sa volonté de calme, remontait en lui, balayait en lui
+toutes les prudences et tous les doutes, Pierre se demandait
+pourquoi interroger ainsi le passé. Est-ce que le seul
+Léon XIII n'était pas celui de son livre, le grand pape
+dont il avait eu la révélation, qu'il avait peint selon son
+c&oelig;ur, tel que les âmes le voulaient et l'attendaient? Ce
+n'était point sans doute un portrait d'étroite ressemblance,
+mais il fallait bien que les grandes lignes en fussent<a name="page_612" id="page_612"></a>
+vraies, pour que l'humanité ne désespérât pas de son
+salut. Et des pages nombreuses de son livre s'évoquèrent,
+flambèrent devant ses yeux, il revit son Léon XIII, le
+politique sage, le conciliateur, travaillant à l'unité de
+l'Église, voulant la rendre forte et invincible, au jour
+prochain de la lutte inévitable. Il le revit dégagé des
+soucis du pouvoir temporel, grandi, épuré, éclatant de
+splendeur morale, seule autorité debout, au-dessus des
+nations, ayant compris le mortel danger qu'il y avait à
+laisser la solution socialiste entre les mains des ennemis
+du christianisme, résolu dès lors à intervenir dans la
+querelle contemporaine, comme Jésus autrefois, pour la
+défense des pauvres et des humbles. Il le revit se mettre
+du côté des démocraties, accepter la république en France,
+laisser à l'exil les rois chassés de leurs trônes, réaliser la
+prédiction qui promettait à Rome de nouveau l'empire du
+monde, lorsque la papauté, ayant unifié la croyance,
+marcherait à la tête du peuple. Les temps s'accomplissaient,
+César était abattu, le pape demeurait seul, et le
+peuple, le grand muet, que les deux pouvoirs s'étaient
+disputé si longtemps, n'allait-il pas se donner au Père,
+puisqu'il le savait maintenant juste et charitable, le c&oelig;ur
+embrasé, la main tendue, accueillant les travailleurs sans
+pain et les mendiants des routes? Dans l'effroyable catastrophe
+qui menaçait les sociétés pourries, dans l'affreuse
+misère qui ravageait les villes, il n'y avait pas d'autre
+solution possible. Léon XIII le prédestiné, le rédempteur
+nécessaire, le pasteur envoyé pour sauver ses ouailles du
+prochain désastre, en rétablissant la communauté chrétienne,
+l'âge d'or oublié du christianisme primitif! La
+justice régnant enfin, la vérité resplendissant comme le
+soleil, tous les hommes réconciliés, plus qu'un peuple
+vivant dans la paix, n'obéissant qu'à la loi égalitaire du
+travail, sous le haut patronage du pape, unique lien de
+charité et d'amour!</p>
+
+<p>Alors, Pierre fut comme soulevé par une flamme, porté,<a name="page_613" id="page_613"></a>
+poussé en avant. Enfin, enfin, il allait le voir, vider son
+c&oelig;ur, ouvrir son âme! Il y avait tant de jours qu'il souhaitait
+cette minute passionnément, qu'il luttait de tout
+son courage pour l'obtenir! Et il se rappelait les obstacles
+sans cesse renaissants dont on avait voulu l'entraver,
+depuis son arrivée à Rome; et cette longue lutte, ce succès
+final inespéré, redoublaient sa fièvre, exaspéraient son
+désir de victoire. Oui, oui! il vaincrait, il confondrait
+les adversaires de son livre. Ainsi qu'il l'avait dit à monsignor
+Fornaro, est-ce que le Saint-Père pouvait le désavouer?
+est-ce que lui, simplement, n'avait pas exprimé
+ses idées secrètes, trop tôt peut-être, faute pardonnable?
+Et il se souvenait aussi de sa déclaration à monsignor
+Nani, le jour où il avait juré que jamais il ne supprimerait
+lui-même son livre, car il ne regrettait rien, il ne
+désavouait rien. A cette minute encore, il s'interrogeait,
+il croyait se retrouver avec toute sa vaillance, toute sa
+volonté de se défendre, de faire triompher sa foi, dans la
+violente excitation nerveuse où l'attente le jetait, après sa
+course sans fin au travers de ce Vatican énorme, qu'il
+sentait à son entour si muet et si noir. Cependant, il se
+troublait de plus en plus, il en venait à chercher ses idées,
+il se demandait comment il entrerait, ce qu'il dirait, et en
+quels termes. Des choses confuses et lourdes devaient
+s'être amassées en lui, car leur pesanteur était pour beaucoup
+dans son étouffement, sans qu'il voulût s'en rendre
+compte. Tout au fond, il était brisé, las déjà, n'ayant plus
+d'autre ressort que l'envolée de son rêve, son cri de pitié
+devant l'abominable misère. Oui, oui! il entrerait vite,
+il tomberait à genoux, il parlerait comme il pourrait, laissant
+son c&oelig;ur déborder. Et sûrement le Saint-Père sourirait,
+le renverrait en disant qu'il ne signerait pas la condamnation
+d'une &oelig;uvre, où il venait de se revoir tout
+entier, avec ses pensées les plus chères.</p>
+
+<p>Pierre eut une telle défaillance, qu'il marcha de nouveau
+jusqu'à la fenêtre, pour appuyer son front brûlant<a name="page_614" id="page_614"></a>
+contre une vitre glacée. Ses oreilles bourdonnaient, ses
+jambes fléchissaient, tandis que le sang, à grands coups,
+battait dans son crâne. Et il s'efforçait de ne plus penser
+à rien, il regardait Rome noyée d'ombre, en lui demandant
+un peu du sommeil où elle s'anéantissait. Il voulut se
+distraire de sa hantise, il essaya de reconnaître des rues,
+des monuments, à la seule façon dont se groupaient les
+lumières. Mais c'était la mer sans bornes, ses idées se
+brouillaient, s'en allaient à la dérive, au fond de ce
+gouffre de ténèbres semé de clartés menteuses. Ah! pour
+se calmer, pour ne plus penser enfin, la nuit, la nuit totale
+et réparatrice, la nuit où l'on dort à jamais, guéri de la
+misère et de la souffrance! Brusquement, il eut la nette
+sensation que quelqu'un était debout derrière lui, immobile,
+et il se retourna, avec un léger sursaut.</p>
+
+<p>Debout en effet, dans sa livrée noire, monsieur Squadra
+attendait. Il eut simplement une de ses révérences,
+pour inviter le visiteur à le suivre. Puis, il se remit à
+marcher le premier, traversa la salle du petit trône,
+ouvrit lentement la porte de la chambre. Et il s'effaça,
+laissa entrer, referma la porte, sans un bruit.</p>
+
+<p>Pierre était dans la chambre de Sa Sainteté. Il avait
+craint une de ces émotions foudroyantes qui affolent ou
+paralysent, on lui avait conté que des femmes arrivaient
+mourantes, pâmées, l'air ivre, ou bien se précipitaient,
+comme soulevées, dansantes, apportées par le vol d'ailes
+invisibles. Et, brusquement, l'angoisse de son attente, sa
+fièvre accrue de tout à l'heure aboutissait à une sorte de
+saisissement, à une réaction qui le faisait très calme, les
+yeux clairs, voyant tout. En entrant, l'importance décisive
+d'une telle audience lui était nettement apparue, lui
+simple petit prêtre devant le suprême pontife, chef de
+l'Église, maître souverain des âmes. Toute sa vie religieuse
+et morale allait en dépendre, et c'était peut-être
+cette pensée soudaine qui le glaçait ainsi, au seuil du sanctuaire
+redoutable, vers lequel il venait de marcher d'un<a name="page_615" id="page_615"></a>
+pas si frémissant, dans lequel il n'aurait cru pénétrer que
+le c&oelig;ur éperdu, les sens abolis, ne trouvant plus à balbutier
+que ses prières de petit enfant.</p>
+
+<p>Plus tard, quand il voulut classer ses souvenirs, il se
+rappela qu'il avait vu Léon XIII d'abord, mais dans le
+cadre où il était, dans cette grande chambre, tendue de
+damas jaune, à l'alcôve immense, si profonde, que le lit
+y disparaissait, ainsi que tout un petit mobilier, une
+chaise longue, une armoire, des malles, les fameuses
+malles où se trouvait, disait-on, sous de triples serrures,
+le trésor du Denier de Saint-Pierre. Un meuble Louis XIV,
+une sorte de bureau à cuivres ciselés, faisait face à une
+grande console Louis XV, dorée et peinte, sur laquelle,
+près d'un haut crucifix, brûlait une lampe. La chambre
+était nue, rien autre que trois fauteuils et quatre ou cinq
+chaises recouvertes de soie claire, pour emplir le vaste
+espace que recouvrait un tapis, déjà fort usé. Et Léon XIII
+était là, sur un des fauteuils, assis à côté d'une petite
+table volante, où l'on avait posé une seconde lampe garnie
+d'un abat-jour. Trois journaux y traînaient, deux français,
+un italien, celui-ci à demi déplié, comme si le pape
+venait de le quitter à l'instant, pour tourner, à l'aide d'une
+longue cuiller de vermeil, un verre de sirop, placé près
+de lui.</p>
+
+<p>Comme il avait vu la chambre, Pierre vit le costume,
+la soutane de drap blanc à boutons blancs, la calotte
+blanche, la pèlerine blanche, la ceinture blanche, frangée
+d'or, les bouts brodés des clefs d'or. Les bas étaient
+blancs, les mules étaient de velours rouge, également
+brodées des clefs d'or. Et ce qui le surprit, ce
+fut le visage, le personnage tout entier, qui lui paraissait
+diminué, qu'il reconnaissait à peine. C'était la quatrième
+rencontre. Il l'avait vu par un beau soir, dans les
+délices des jardins, souriant et familier, écoutant les
+commérages d'un prélat favori, tandis qu'il s'avançait de
+son petit pas de vieillard, un sautillement d'oiseau blessé.<a name="page_616" id="page_616"></a>
+Il l'avait vu dans la salle des Béatifications, en pape bien-aimé
+et attendri, les joues rosées de contentement, pendant
+que les femmes lui offraient des bourses, des calottes
+blanches pleines d'or, arrachaient leurs bijoux
+pour les jeter à ses pieds, se seraient arraché le c&oelig;ur
+pour le jeter de même. Il l'avait vu à Saint-Pierre, porté
+sur le pavois, pontifiant, dans toute sa gloire de Dieu
+visible que la chrétienté adorait, telle qu'une idole enfermée
+en sa gaine d'or et de pierreries, la face figée,
+d'une immobilité hiératique et souveraine. Et il le
+revoyait, là, sur ce fauteuil, dans l'intimité étroite, l'air
+aminci, si frêle, qu'il en éprouvait une sorte d'inquiétude,
+mêlée d'attendrissement. Le cou surtout était
+extraordinaire, le fil invraisemblable, le cou d'un petit
+oiseau très vieux et très blanc. D'une pâleur d'albâtre,
+la face avait une transparence caractéristique, on apercevait
+la clarté de la lampe à travers le grand nez dominateur,
+comme si le sang se fût totalement retiré. La
+bouche immense, aux lèvres de neige, coupait d'une
+ligne mince le bas de la physionomie, et les yeux seuls
+étaient restés beaux et jeunes, des yeux admirables,
+d'un noir luisant de diamants noirs, d'un éclat, d'une
+force qui ouvraient les âmes, les forçaient de confesser
+la vérité à voix haute. Les rares cheveux sortaient de
+la calotte blanche en légères boucles blanches, couronnant
+de blanc la maigre figure blanche, dont la laideur
+s'épurait dans tout ce blanc, cette blancheur toute âme
+où la chair semblait se fondre en une candide floraison
+de lis.</p>
+
+<p>Mais, au premier coup d'&oelig;il, Pierre avait constaté que,
+si monsieur Squadra l'avait fait attendre, ce n'était pas
+pour obliger le Saint-Père à passer une soutane propre,
+car celle qu'il portait se trouvait fortement tachée de
+tabac, des salissures brunes qui avaient coulé le long des
+boutons; et, bourgeoisement, le Saint-Père avait un mouchoir
+sur les genoux, pour s'essuyer. Du reste, il paraissait<a name="page_617" id="page_617"></a>
+bien portant, remis de son indisposition de la veille,
+comme il se remettait d'ordinaire, avec facilité, en vieillard
+très sobre et très sage, qui n'avait aucune maladie
+organique et qui s'en allait simplement un peu chaque
+jour, d'épuisement naturel, ainsi qu'un flambeau qui, à
+force de donner sa flamme, finit un soir par s'éteindre.</p>
+
+<p>Dès la porte, Pierre avait senti les deux yeux étincelants,
+les deux yeux de diamants noirs se fixer sur lui. Le
+silence était énorme, les lampes brûlaient d'une flamme
+immobile et pâle, dans cet immense calme du Vatican
+endormi, sans qu'on sentît autre chose, au loin, que
+l'antique Rome sombrée sous l'amas des ténèbres, comme
+un lac d'encre où se reflétaient les étoiles. Il dut s'approcher,
+il fit les trois génuflexions, il se pencha pour baiser
+la mule de velours rouge, posée sur un coussin. Et il n'y
+eut pas une parole, pas un geste, pas un mouvement. Et,
+lorsqu'il se redressa, il retrouva les deux diamants noirs,
+les deux yeux de flamme et d'intelligence qui le regardaient
+toujours.</p>
+
+<p>Enfin, Léon XIII, qui n'avait pas voulu lui épargner
+l'humilité du baisement de pied, et qui maintenant le
+laissait debout, parla le premier, sans cesser de l'examiner,
+lui fouillant l'âme, au plus profond de son être.</p>
+
+<p>&mdash;Mon fils, vous avez vivement désiré me voir, et j'ai
+consenti à vous donner cette satisfaction.</p>
+
+<p>Il parlait en français, un français un peu incertain,
+qu'il prononçait à l'italienne, si lentement, qu'on aurait
+pu écrire les phrases, comme sous une dictée. La voix
+était forte, nasale, une de ces voix grosses et grondantes
+qu'on est surpris d'entendre sortir de certains corps débiles,
+qui paraissent exsangues et sans souffle.</p>
+
+<p>Pierre s'était contenté de s'incliner de nouveau, en
+signe de profond remerciement, sachant que, pour parler,
+le respect voulait qu'on attendît d'être questionné d'une
+façon directe.</p>
+
+<p>&mdash;Vous habitez Paris?<a name="page_618" id="page_618"></a></p>
+
+<p>&mdash;Oui, Saint-Père.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes attaché à une des grandes paroisses de la
+ville?</p>
+
+<p>&mdash;Non, Saint-Père, je ne suis desservant qu'à la petite
+église de Neuilly.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, oui, je sais, c'est du côté du Bois de Boulogne,
+n'est-ce pas?... Et quel est votre âge, mon fils?</p>
+
+<p>&mdash;Trente-quatre ans, Saint-Père.</p>
+
+<p>Il y eut un court silence. Léon XIII avait fini par baisser
+les yeux. Il reprit, de sa frêle main d'ivoire, le verre
+de sirop, le tourna avec la longue cuiller, but une gorgée.
+Et cela doucement, d'un air prudent et raisonné, comme
+tout ce qu'il devait penser et faire.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai lu votre livre, mon fils, oui! en grande partie.
+D'habitude, on ne me soumet que des fragments. Mais quel
+qu'un qui s'intéresse à vous m'a remis directement le
+volume, en me suppliant de le parcourir. C'est ainsi que
+j'ai pu en prendre connaissance.</p>
+
+<p>Et il eut un petit geste, dans lequel Pierre crut voir
+une protestation contre l'isolement où le tenait son entourage,
+cet exécrable entourage qui faisait bonne garde
+pour que rien d'inquiétant n'entrât du dehors, selon le
+mot de monsignor Nani lui-même.</p>
+
+<p>&mdash;Je remercie Votre Sainteté du très grand honneur
+qu'elle a daigné me faire, se permit alors de dire le
+prêtre. Il ne pouvait pas m'arriver de bonheur plus haut
+ni plus ardemment souhaité.</p>
+
+<p>Il était si heureux! Il s'imagina que sa cause était gagnée,
+en voyant le pape très calme, sans colère, lui parler
+de son livre sur ce ton, en homme qui le connaissait à
+fond maintenant.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas? mon fils, vous êtes en relations avec
+monsieur le vicomte Philibert de la Choue. J'ai d'abord été
+frappé de la ressemblance de certaines de vos idées avec
+celles de ce très dévoué serviteur, qui nous a donné
+d'autre part des preuves précieuses de son bon esprit.<a name="page_619" id="page_619"></a></p>
+
+<p>&mdash;En effet, Saint-Père, monsieur de la Choue veut
+bien m'aimer un peu. Nous avons longuement causé, il
+n'y a rien d'étonnant à ce que j'aie reproduit plusieurs de
+ses pensées les plus chères.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, sans doute. Ainsi, cette question des
+corporations, il s'en occupe beaucoup, un peu trop même.
+Lors de son dernier voyage, il m'en a entretenu avec une
+rare insistance. De même que, ces temps derniers, un
+autre de vos compatriotes, l'homme le meilleur et le plus
+éminent, monsieur le baron de Fouras, qui nous a amené
+ce si beau pèlerinage du Denier de Saint-Pierre, n'a pas
+eu de cesse que je ne le reçoive, pour m'en parler lui aussi
+pendant près d'une heure. Seulement, il faut dire qu'ils
+ne s'entendent guère ensemble, car l'un me supplie de
+faire ce que l'autre ne veut pas que je fasse.</p>
+
+<p>Dès le début, la conversation bifurquait. Pierre sentit
+qu'elle déviait de son livre, mais il se rappela la promesse
+formelle qu'il avait faite au vicomte, s'il voyait
+le pape et si l'occasion se présentait, de tenter un
+effort afin d'obtenir une parole décisive, au sujet de
+la fameuse question de savoir si les corporations devaient
+être libres ou obligatoires, ouvertes ou fermées.
+Depuis qu'il était à Rome, il avait reçu lettre sur lettre
+du malheureux vicomte, cloué à Paris par la goutte, pendant
+que son rival, le baron, profitait de l'admirable
+occasion du pèlerinage, dont il était le chef, pour tâcher
+d'arracher au pape le simple mot approbatif, qu'il aurait
+rapporté triomphalement. Et le prêtre tint à remplir sa
+promesse avec conscience.</p>
+
+<p>&mdash;Votre Sainteté sait mieux que nous tous où est la
+sagesse. Monsieur de Fouras croit que le salut, la solution
+de la question ouvrière, se trouve simplement dans le
+rétablissement des anciennes corporations libres, tandis
+que monsieur de la Choue les veut obligatoires, protégées
+par l'État, soumises à des règles nouvelles. Et, certainement,
+cette dernière conception est davantage avec les<a name="page_620" id="page_620"></a>
+idées sociales d'aujourd'hui... Si Votre Sainteté daignait
+se prononcer dans ce sens, le jeune parti catholique, en
+France, saurait en tirer sûrement le plus beau résultat,
+tout un mouvement ouvrier à la gloire de l'Église.</p>
+
+<p>Léon XIII répondit de son air tranquille:</p>
+
+<p>&mdash;Mais je ne peux pas. On me demande toujours de
+France des choses que je ne peux pas, que je ne veux pas
+faire. Ce que je vous permets de dire de ma part à monsieur
+de la Choue, c'est que, si je ne puis le contenter,
+je n'ai pas contenté davantage monsieur de Fouras. Il
+n'a également emporté de moi que l'expression de ma
+bienveillance à l'égard de vos chers ouvriers français, qui
+peuvent tant pour le rétablissement de la foi. Comprenez
+donc, chez vous, qu'il est des questions de détail, de simple
+organisation en somme, dans lesquelles il m'est impossible
+de descendre, sous peine de leur donner une importance
+qu'elles n'ont pas, et de mécontenter violemment
+les uns, si je faisais trop de plaisir aux autres.</p>
+
+<p>Il eut un pâle sourire où tout le politique conciliant et
+avisé apparut, bien résolu à ne pas laisser compromettre
+son infaillibilité dans des aventures inutiles. Et il but une
+nouvelle gorgée de sirop, il s'essuya avec son mouchoir,
+en souverain dont la journée d'apparat était finie, qui
+prenait ses aises, qui avait choisi cette heure de solitude
+et de silence pour causer sans hâte, aussi longuement
+qu'il en aurait le désir.</p>
+
+<p>Pierre tâcha de le ramener à son livre.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le vicomte Philibert de la Choue a été si
+affectueux pour moi, il attend avec tant d'émotion le sort
+réservé à mon livre, comme si cette &oelig;uvre était sienne!
+C'est pourquoi j'aurais été bien heureux de lui rapporter
+une bonne parole de Votre Sainteté.</p>
+
+<p>Mais le pape continuait à s'essuyer, sans répondre.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai connu chez Son Éminence le cardinal Bergerot,
+un autre grand c&oelig;ur, dont l'ardente charité devrait
+suffire à refaire une France croyante.<a name="page_621" id="page_621"></a></p>
+
+<p>Cette fois, l'effet fut immédiat.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, monsieur le cardinal Bergerot. J'ai lu sa
+lettre en tête de votre livre. Il a été bien mal inspiré, en
+vous l'écrivant, et vous, mon fils, bien coupable, le jour
+où vous l'avez publiée... Je ne puis croire encore que
+monsieur le cardinal Bergerot avait lu certaines de vos
+pages, quand il vous a envoyé son approbation pleine et
+entière. J'aime mieux l'accuser d'ignorance et d'étourderie.
+Comment aurait-il approuvé vos attaques contre le
+dogme, vos théories révolutionnaires qui tendent à la
+destruction totale de notre sainte religion? S'il vous a lu,
+il n'a d'autre excuse qu'une aberration brusque, inexplicable,
+impardonnable... Il est vrai qu'il règne un si mauvais
+esprit dans une partie du clergé français. Ce sont les
+idées gallicanes qui repoussent sans cesse comme les
+herbes mauvaises, tout un libéralisme frondeur, en révolte
+contre notre autorité, en continuel appétit de libre
+examen et d'aventures sentimentales.</p>
+
+<p>Il s'animait, des mots d'italien se mêlaient à son français
+hésitant, sa grosse voix nasale sortait de son frêle corps
+de cire et de neige avec des sonorités de cuivre.</p>
+
+<p>&mdash;Que monsieur le cardinal Bergerot le sache bien,
+nous le briserons, le jour où nous ne verrons plus en lui
+qu'un fils révolté. Il doit l'exemple de l'obéissance, nous
+lui ferons part de notre mécontentement, nous espérons
+qu'il se soumettra. Sans doute, l'humilité, la charité sont
+de grandes vertus, et nous nous sommes plu toujours à
+les honorer en lui. Mais il ne faut pas qu'elles soient le
+refuge d'un c&oelig;ur de rebelle, car elles ne sont rien, si
+l'obéissance ne les accompagne pas, l'obéissance, l'obéissance!
+la plus belle parure des grands saints!</p>
+
+<p>Saisi, bouleversé, Pierre l'écoutait. Il s'oubliait, il
+ne songeait qu'à l'homme de bonté et de tolérance sur
+lequel il venait d'attirer cette toute-puissante colère.
+Ainsi, don Vigilio avait dit vrai, les dénonciations des
+évêques de Poitiers et d'Évreux allaient atteindre, par-dessus<a name="page_622" id="page_622"></a>
+sa tête, l'adversaire de leur intransigeance ultramontaine,
+le doux et bon cardinal Bergerot, l'âme
+ouverte à toutes les misères, à toutes les souffrances des
+pauvres et des humbles. Il en était désespéré, acceptant
+encore la dénonciation de l'évêque de Tarbes, l'instrument
+des Pères de la Grotte, qui ne frappait que lui, au
+moins, en réponse à sa page sur Lourdes; tandis que la
+guerre sournoise des deux autres l'exaspérait, le jetait à
+une indignation douloureuse. Et, du vieillard chétif, au
+cou grêle d'oiseau très vieux, buvant tranquillement son
+verre de sirop, il venait de voir se lever un maître si
+courroucé, si formidable, qu'il en tremblait. Comment
+avait-il pu se laisser prendre aux apparences, en entrant,
+croire qu'il n'y avait là qu'un pauvre homme épuisé par
+l'âge, désireux de paix, résolu à tout concéder? Un souffle
+venait de passer dans la chambre endormie, et c'était la
+lutte encore, le réveil de ses doutes, de ses angoisses.
+Ah! ce pape, comme il le retrouvait tel qu'on le lui avait
+dépeint, à Rome, tel qu'il n'avait pas voulu le croire,
+plus intellectuel que sentimental, d'un orgueil démesuré,
+ayant eu dès sa jeunesse l'ambition suprême, au
+point d'avoir promis le triomphe à sa famille pour obtenir
+d'elle les sacrifices nécessaires, montrant partout et en
+tout une volonté unique, depuis qu'il occupait le trône
+pontifical, régner, régner quand même, régner en maître
+absolu, omnipotent! La réalité se dressait avec une force
+irrésistible, et pourtant il se débattit, il s'entêta à ressaisir
+son rêve.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Saint-Père, j'aurais tant de chagrin, si, à cause
+de mon malheureux livre, Son Éminence avait une
+seconde de contrariété! Moi, coupable, je puis répondre
+de ma faute, mais Son Éminence qui n'a obéi qu'à son
+c&oelig;ur, qui n'aurait péché que par son trop grand amour
+des déshérités de ce monde!</p>
+
+<p>Léon XIII ne répondit pas. Il avait relevé sur Pierre
+ses yeux admirables, ses yeux de vie ardente, dans sa face<a name="page_623" id="page_623"></a>
+immobile d'idole d'albâtre. De nouveau, fixement, il le
+regardait.</p>
+
+<p>Et Pierre le voyait toujours, dans la fièvre qui le reprenait,
+grandir en éclat et en puissance. Maintenant, derrière
+lui, il s'imaginait voir s'enfoncer, au lointain des
+âges, la longue suite des papes qu'il avait évoqués tout à
+l'heure, les saints et les superbes, les guerriers et les
+ascètes, les diplomates et les théologiens, ceux qui avaient
+porté la cuirasse, ceux qui avaient vaincu par la croix,
+ceux qui avaient disposé des empires comme de simples
+provinces que Dieu remettait en leur garde. Puis, particulièrement,
+c'était Grégoire le Grand, le conquérant
+et le fondateur, c'était Sixte-Quint, le négociateur et le
+politique, qui avait le premier entrevu la victoire de la
+papauté sur les monarchies vaincues. Quelle foule de
+princes magnifiques, de rois souverains, de cerveaux
+et de bras tout-puissants, derrière ce pâle vieillard immobile!
+Quel amas accumulé de volonté inépuisable,
+d'obstiné génie, de domination sans bornes! Toute l'histoire
+de l'ambition humaine, tout l'effort pour soumettre
+les peuples à l'orgueil d'un seul, la force la plus haute
+qui ait jamais conquis, exploité, façonné les hommes,
+au nom de leur bonheur! Et, maintenant même que sa
+royauté terrestre avait pris fin, dans quelle souveraineté
+spirituelle était monté ce mince vieillard, si pâle, devant
+lequel il avait vu des femmes s'évanouir, comme foudroyées
+par la divinité redoutable, émanée de sa personne!
+Ce n'étaient plus seulement les gloires retentissantes,
+les triomphes dominateurs de l'histoire qui se
+déroulaient derrière lui, c'était le ciel qui s'ouvrait,
+l'au-delà qui resplendissait, dans l'éblouissement du
+mystère. A la porte du ciel, il tenait les clefs, il l'ouvrait
+aux âmes, l'antique symbole revivait avec une intensité
+nouvelle, dégagé enfin du royaume salissant d'ici-bas.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je vous en supplie, Saint-Père, s'il faut un
+exemple, ne frappez pas un autre que moi. Je suis venu,<a name="page_624" id="page_624"></a>
+me voici, décidez de mon sort, mais n'aggravez pas ma
+punition, en me donnant le remords d'avoir fait condamner
+un innocent.</p>
+
+<p>Sans répondre, Léon XIII continua de le regarder de
+ses yeux brûlants. Et il ne voyait plus Léon XIII, deux
+cent soixante-troisième pape, vicaire de Jésus-Christ,
+successeur du prince des Apôtres, souverain pontife de
+l'Église universelle, patriarche d'Occident, primat d'Italie,
+archevêque et métropolitain de la province romaine, souverain
+des domaines temporels de la sainte Église. Il
+voyait le Léon XIII qu'il avait rêvé, le messie attendu, le
+sauveur envoyé pour conjurer l'effroyable désastre social
+où sombrait la vieille société pourrie. Il le voyait avec
+son intelligence souple et vaste, sa fraternelle tactique de
+conciliation, évitant les heurts, travaillant à l'unité, avec
+son c&oelig;ur débordant d'amour, allant droit au c&oelig;ur des
+foules, donnant une fois encore le meilleur de son sang,
+en signe de l'alliance nouvelle. Il le dressait comme
+l'unique autorité morale, comme l'unique lien possible
+de charité et de paix, comme le Père enfin qui pouvait
+seul faire cesser l'injustice parmi ses enfants, tuer la
+misère, rétablir la loi libératrice du travail, en ramenant
+les peuples à la foi de l'Église primitive, à la douceur
+et à la sagesse de la communauté chrétienne. Et cette
+haute figure, dans le silence profond de la chambre,
+prenait une toute-puissance invincible, une extraordinaire
+majesté.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! de grâce, écoutez-moi, Saint-Père! Ne me
+frappez même pas, ne frappez personne, oh! personne,
+ni un être, ni une chose, ni rien de ce qui peut souffrir
+sous le soleil. Soyez bon, oh! soyez bon, de toute la bonté
+que la douleur du monde a dû mettre en vous!</p>
+
+<p>Alors, quand il vit que Léon XIII se taisait toujours,
+en le laissant debout devant lui, il tomba sur les deux
+genoux, comme s'il croulait, éperdu sous l'émotion croissante
+qui faisait son c&oelig;ur si lourd. Et ce fut en son être<a name="page_625" id="page_625"></a>
+une sorte de débâcle, l'amas de tous les doutes, de toutes
+les angoisses, de toutes les tristesses, qui l'étouffaient de
+nouveau, qui crevaient en un flot irrésistible. Il y avait
+là l'affreuse journée, les morts si tragiques de Dario et de
+Benedetta, dont le chagrin terrifié restait sur son c&oelig;ur, en
+un poids inconscient, d'une pesanteur de plomb. Il y
+avait là tout ce qu'il avait souffert depuis qu'il était à
+Rome, les illusions peu à peu détruites, les intimes délicatesses
+blessées, le jeune enthousiasme souffleté par la
+réalité des hommes et des choses. Puis, c'était, plus
+profondément encore, toute la misère humaine elle-même,
+les affamés qui hurlaient, les mères aux mamelles
+taries qui sanglotaient en baisant leurs nourrissons, les
+pères sans travail qui se révoltaient, les poings serrés,
+l'exécrable misère, vieille comme l'humanité, dont celle-ci
+est rongée depuis le premier jour, qu'il avait trouvée
+partout, grandissante, dévorante, effrayante, sans espoir
+qu'on puisse la guérir jamais. Et c'était enfin, plus immense,
+plus inguérissable, une douleur sans nom, sans
+cause précise, pour rien ni pour personne, une douleur
+universelle, illimitée, dans laquelle il baignait et se sentait
+fondre, désespérément, peut-être la douleur de vivre.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Saint-Père, moi, je n'existe pas, et mon livre
+n'existe pas. J'ai désiré voir Votre Sainteté, oh! passionnément,
+pour m'expliquer, pour me défendre. Et je ne
+sais plus, je ne retrouve plus une seule des choses que je
+voulais dire, et je n'ai que des larmes, des larmes qui
+m'étouffent... Oui, je ne suis qu'un pauvre homme, je n'ai
+que le besoin de vous parler des pauvres. Oh! les pauvres,
+oh! les humbles, que j'ai vus depuis deux ans dans nos
+faubourgs de Paris, si misérables et si douloureux, de
+pauvres petits que j'allais ramasser dans la neige, de pauvres
+petits anges qui n'avaient pas mangé depuis deux jours,
+des femmes que la phtisie rongeait, sans pain, sans feu,
+au fond de taudis immondes, des hommes jetés sur le
+pavé par le chômage, las de quêter du travail comme on<a name="page_626" id="page_626"></a>
+quête une aumône, retournant à leurs ténèbres ivres de
+colère, avec l'unique pensée vengeresse de mettre le
+feu aux quatre coins de la ville. Et le soir, le terrible
+soir, où, dans la chambre d'épouvante, j'ai vu une mère
+qui venait de se suicider avec ses cinq petits, la mère
+tombée sur une paillasse en allaitant son nouveau-né, les
+deux fillettes dormant aussi là leur dernier sommeil de
+blondines jolies, les deux garçons foudroyés plus loin,
+l'un anéanti contre un mur, l'autre renversé par terre,
+tordu en une suprême révolte... Oh! Saint-Père, je ne
+suis plus que leur ambassadeur, l'envoyé de ceux qui
+souffrent et qui sanglotent, l'humble délégué des
+humbles qui meurent de misère, sous l'exécrable dureté,
+l'effroyable injustice sociale. Et j'apporte à Votre Sainteté
+leurs larmes, et je mets à ses pieds leurs tortures, et je
+lui fais entendre leur cri de détresse, comme un cri
+monté de l'abîme, demandant justice, si l'on ne veut pas
+que le ciel croule... Oh! soyez bon, Saint-Père, soyez bon!</p>
+
+<p>Il avait tendu les bras, il l'implorait, en un geste de
+suprême appel à la pitié divine. Puis, il continua:</p>
+
+<p>&mdash;Et, Saint-Père, dans cette Rome éternelle et resplendissante,
+est-ce que la misère aussi n'est pas affreuse?
+Depuis des semaines que j'erre au hasard, dans l'attente,
+à travers la poussière fameuse de ses ruines, je ne fais
+que me heurter à des maux inguérissables, qui m'ont
+empli d'effroi. Ah! tout ce qui s'effondre, tout ce qui
+expire, l'agonie de tant de gloire, l'affreuse mélancolie
+d'un monde qui se meurt d'épuisement et de faim!... Là,
+sous les fenêtres de Votre Sainteté, est-ce que je n'ai pas
+vu un quartier d'horreur, des palais inachevés, frappés
+d'une hérédité maudite, ainsi que des enfants rachitiques
+qui ne peuvent aller au bout de leur croissance, des palais
+en ruine déjà, devenus les refuges de toute la misère
+pitoyable de Rome? Et, comme à Paris, quelle population
+de souffrance, étalée au plein air avec plus d'impudeur
+encore, toute la plaie sociale, le chancre dévorant<a name="page_627" id="page_627"></a>
+toléré et montré, en sa terrible inconscience! Des
+familles entières qui vivent leur oisiveté affamées sous le
+soleil splendide, les vieux devenus infirmes, les pères
+attendant qu'un peu de travail leur tombe du ciel, les fils
+dormant parmi les herbes sèches, les mères et les filles
+traînant leur paresse bavarde, flétries avant l'âge... Oh!
+Saint-Père, dès l'aurore, demain, que Votre Sainteté
+ouvre cette fenêtre, et qu'elle le réveille de sa bénédiction,
+ce grand peuple enfant, qui sommeille encore dans
+son ignorance et dans sa pauvreté! Qu'elle lui donne
+l'âme qui lui manque, l'âme consciente de la dignité
+humaine, de la loi nécessaire du travail, de la vie libre
+et fraternelle, réglée par la seule justice! Oui, qu'elle
+fasse un peuple de ce ramassis de misérables, dont l'excuse
+est de tant souffrir dans son intelligence et dans
+son corps, vivant comme la bête qui passe et meurt sans
+savoir, sans comprendre, et qu'on roue de coups!</p>
+
+<p>Peu à peu, les sanglots l'étranglaient, il ne parla plus
+que secoué, emporté par sa passion.</p>
+
+<p>&mdash;Et, Saint-Père, n'est-ce pas à vous que je dois
+m'adresser, au nom des misérables? N'êtes-vous pas
+le Père? N'est-ce pas devant le Père que l'envoyé des
+pauvres et des humbles doit s'agenouiller, comme je suis
+agenouillé en ce moment? Et n'est-ce pas au Père qu'il
+doit apporter l'énorme charge de leurs douleurs, en
+demandant pitié enfin, aide et secours, justice, oh! surtout
+justice?... Puisque vous êtes le Père, ouvrez donc la
+porte largement, que tout le monde puisse entrer, jusqu'aux
+plus petits de vos enfants, les fidèles, les passants
+de hasard, même les révoltés, les égarés, ceux qui entreront
+peut-être, à qui vous épargnerez les fautes de l'abandon.
+Soyez le refuge des routes mauvaises, le tendre accueil
+offert aux voyageurs, la lampe hospitalière toujours
+allumée, aperçue de loin et qui sauve dans l'orage... Et,
+puisque vous êtes la puissance, ô Père, soyez le salut.
+Vous pouvez tout, vous avez derrière vous des siècles de<a name="page_628" id="page_628"></a>
+domination, vous êtes monté aujourd'hui dans une autorité
+morale qui vous a rendu l'arbitre du monde, vous
+êtes là, devant moi, comme la majesté même du soleil qui
+éclaire et qui féconde. Oh! soyez l'astre de bonté et de
+charité, soyez le rédempteur, reprenez la besogne de
+Jésus qu'on a pervertie au cours des siècles, en la laissant
+entre les mains des puissants et des riches, qui ont fini
+par faire de l'&oelig;uvre évangélique le plus exécrable monument
+d'orgueil et de tyrannie. Puisque l'&oelig;uvre est manquée,
+recommencez-la, remettez-vous avec les petits, avec les
+humbles, avec les pauvres, ramenez-les à la paix, à la
+fraternité, à la justice de la communauté chrétienne... Et
+dites, ô Père, dites que je vous ai compris, que j'ai simplement
+exprimé là vos idées chères, le seul et vivant
+désir de votre règne. Le reste, oh! le reste, mon livre,
+moi, qu'importe! Je ne me défends pas, je ne veux
+que votre gloire et le bonheur des hommes. Dites que, du
+fond de votre Vatican, vous avez entendu le craquement
+sourd des vieilles sociétés corrompues. Dites que vous
+avez tremblé de pitié attendrie, dites que vous avez voulu
+empêcher l'épouvantable catastrophe, en rappelant l'Évangile
+au c&oelig;ur de vos enfants frappés de folie, en les ramenant
+à l'âge de simplicité et de pureté, lorsque les premiers
+chrétiens vivaient comme des frères innocents... Oui,
+n'est-ce pas? c'est bien pour cela que vous vous êtes remis
+avec les pauvres, ô Père, et c'est pour cela que je suis ici,
+à vous demander pitié, bonté, justice, de toute mon âme,
+oh! de toute mon âme de pauvre homme!</p>
+
+<p>Alors, il succomba sous l'émotion, il s'écrasa par terre,
+dans une débâcle de gros sanglots. Son c&oelig;ur éclatait et
+se répandait. C'étaient des sanglots énormes, des sanglots
+sans fin, toute une houle effrayante qui venait de son être
+entier, qui venait de plus loin, de tous les êtres misérables,
+qui venait du monde dont les veines charriaient la
+douleur avec le sang même de la vie. Il était là, dans sa
+brusque faiblesse d'enfant nerveux, l'ambassadeur de la<a name="page_629" id="page_629"></a>
+souffrance, ainsi qu'il l'avait dit. Et, aux genoux de ce
+pape immobile et muet, il était là toute la misère humaine
+en larmes.</p>
+
+<p>Léon XIII, qui aimait surtout parler, et qui devait
+faire un effort sur lui-même pour écouter parler les
+autres, avait d'abord, à deux reprises, levé une de ses
+mains pâles pour l'interrompre. Puis, saisi peu à peu
+d'étonnement, gagné lui-même par l'émotion, il lui avait
+permis de continuer, d'aller jusqu'au bout de son cri,
+dans le désordre du flot irrésistible qui l'emportait. Un
+peu de sang était monté à la neige de son visage, ses lèvres
+et ses joues s'étaient rosées faiblement, tandis que ses
+yeux noirs luisaient d'un éclat plus vif. Dès qu'il le vit
+sans voix, abattu à ses pieds, secoué par ces gros sanglots
+qui semblaient lui arracher le c&oelig;ur, il s'inquiéta,
+il se pencha.</p>
+
+<p>&mdash;Mon fils, calmez-vous, relevez-vous...</p>
+
+<p>Mais les sanglots continuaient, débordaient, emportaient
+toute raison et tout respect, dans la plainte éperdue
+de l'âme blessée, dans le grondement de la chair qui
+souffre et qui agonise.</p>
+
+<p>&mdash;Relevez-vous, mon fils, ce n'est pas convenable...
+Tenez! prenez cette chaise.</p>
+
+<p>Et, d'un geste d'autorité, il l'invita enfin à s'asseoir.</p>
+
+<p>Pierre, péniblement, se releva, s'assit, pour ne pas tomber.
+Il écartait ses cheveux de son front, il essuyait de ses
+mains ses larmes brûlantes, l'air fou, tâchant de se ressaisir,
+ne pouvant comprendre ce qui venait de se passer.</p>
+
+<p>&mdash;Vous faites appel au Saint-Père. Ah! certes, soyez
+convaincu que son c&oelig;ur est plein de pitié et de tendresse
+pour les malheureux. Mais la question n'est pas là, il s'agit
+de notre sainte religion... J'ai lu votre livre, un mauvais
+livre, je vous le dis tout de suite, le plus dangereux et le
+plus condamnable des livres, précisément par ses qualités,
+par les pages qui m'ont intéressé moi-même. Oui,
+j'ai été séduit souvent, je n'aurais pas continué ma lecture,<a name="page_630" id="page_630"></a>
+si je ne m'étais senti comme soulevé dans le souffle
+ardent de votre foi et de votre enthousiasme. Ce sujet
+était si beau, il me passionne tant! «La Rome nouvelle»,
+ah! sans doute il y avait un livre à faire avec
+ce titre, mais dans un esprit totalement différent du
+vôtre... Vous croyez m'avoir compris, mon fils, vous être
+pénétré de mes écrits et de mes actes, au point de n'exprimer
+que mes idées les plus chères. Non, non! vous
+ne m'avez pas compris, et c'est pourquoi j'ai voulu vous
+voir, vous expliquer, vous convaincre.</p>
+
+<p>Muet et immobile, c'était maintenant Pierre qui écoutait.
+Il n'était cependant venu que pour se défendre, il
+souhaitait avec fièvre cette entrevue depuis trois mois,
+préparant ses arguments, certain de la victoire; et il
+entendait traiter son livre de dangereux, de condamnable,
+sans protester, sans répondre par toutes les bonnes
+raisons qu'il avait crues irrésistibles. Une lassitude extraordinaire
+l'accablait, comme épuisé par son accès de
+larmes. Tout à l'heure, il serait brave, il dirait ce qu'il
+avait résolu de dire.</p>
+
+<p>&mdash;On ne me comprend pas, on ne me comprend pas!
+répétait Léon XIII, d'un air d'impatience irritée. En
+France surtout, c'est incroyable que j'aie tant de peine
+à me faire comprendre!... Le pouvoir temporel, par
+exemple, comment avez-vous pu croire que jamais le
+Saint-Siège transigera sur cette question? C'est un langage
+indigne d'un prêtre, c'est la chimère d'un ignorant
+qui ne se rend pas compte des conditions dans lesquelles
+la papauté a vécu jusqu'ici et dans lesquelles elle doit continuer
+de vivre, si elle ne veut pas disparaître du monde.
+Ne voyez-vous pas le sophisme, lorsque vous la déclarez
+d'autant plus haute qu'elle est dégagée davantage des
+soucis de sa royauté terrestre? Ah! oui, une belle imagination,
+la pure royauté spirituelle, la souveraineté par
+la charité et l'amour! Mais qui nous fera respecter? Qui
+nous fera l'aumône d'une pierre pour reposer notre tête,<a name="page_631" id="page_631"></a>
+si nous sommes jamais chassé, errant par les routes? Qui
+assurera notre indépendance, quand nous serons à la
+merci de tous les États?... Non, non! cette terre de Rome
+est à nous, car nous en avons reçu l'héritage de la longue
+suite des ancêtres, et elle est le sol indestructible, éternel,
+sur lequel la sainte Église est bâtie, de sorte que
+l'abandonner, ce serait vouloir l'écroulement de la sainte
+Église catholique, apostolique et romaine. D'ailleurs,
+nous ne le pourrions pas, nous sommes lié par notre serment
+envers Dieu et envers les hommes.</p>
+
+<p>Il se tut un instant, pour laisser Pierre répondre. Mais
+celui-ci avait la stupeur de ne rien trouver à dire, car il
+s'apercevait que ce pape parlait comme il devait le faire. Les
+choses confuses et lourdes, amassées en lui, dont il avait
+senti la gêne, tout à l'heure, dans l'antichambre secrète,
+s'éclairaient maintenant, se précisaient avec une netteté
+de plus en plus grande. C'était, depuis son arrivée à Rome,
+tout ce qu'il avait vu, tout ce qu'il avait compris, l'amas
+de ses désillusions, des réalités existantes, sous lesquelles
+son rêve d'un retour au christianisme primitif était à
+demi mort déjà, écrasé. Il venait brusquement de se
+rappeler l'heure, où, sur le dôme de Saint-Pierre, il
+s'était vu imbécile avec son imagination d'un pape purement
+spirituel, en face de la vieille cité de gloire obstinée
+dans sa pourpre. Ce jour-là, il avait fui le cri furieux
+des pèlerins du Denier de Saint-Pierre acclamant le
+pape roi. La nécessité de l'argent, de ce dernier esclavage
+du pape, il l'avait acceptée. Mais tout avait croulé ensuite,
+quand la véritable Rome lui était apparue, la ville séculaire
+de l'orgueil et de la domination, où la papauté ne
+saurait être sans le pouvoir temporel. Trop de liens, le
+dogme, la tradition, le milieu, le sol lui-même la rendaient
+immuable, à jamais. Elle ne pouvait céder que sur
+les apparences, il viendrait quand même une heure où
+ses concessions s'arrêteraient, devant l'impossibilité
+d'aller plus loin sans se suicider. La Rome nouvelle ne se<a name="page_632" id="page_632"></a>
+réaliserait peut-être un jour qu'en dehors de Rome, au
+loin; et là seulement se réveillerait le christianisme, car
+le catholicisme devait mourir sur place, lorsque le dernier
+des papes, cloué à cette terre de ruines, disparaîtrait
+sous le dernier craquement du dôme de Saint-Pierre,
+qui s'effondrerait comme s'était effondré le temple
+de Jupiter Capitolin. Quant à ce pape d'aujourd'hui, il
+avait beau être sans royaume, avoir la fragilité chétive de
+son grand âge, la pâleur exsangue d'une très vieille idole
+de cire, il n'en flambait pas moins de la passion rouge
+de la souveraineté universelle, il n'en était pas moins le
+fils obstiné de l'ancêtre, le Pontifex Maximus, le Cesar
+Imperator, dans les veines duquel coulait le sang d'Auguste,
+maître du monde.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez parfaitement vu, reprit Léon XIII, l'ardent
+désir d'unité qui nous a toujours possédé. Nous
+avons été bien heureux le jour où nous avons unifié le
+rite, en imposant le rite romain dans la catholicité entière.
+C'est là une de nos plus chères victoires, car elle
+peut beaucoup pour notre autorité. Et j'espère que nos
+efforts, en Orient, finiront par ramener à nous nos chers
+frères égarés des communions dissidentes, de même que
+je ne désespère pas de convaincre les sectes anglicanes,
+sans parler des sectes protestantes qui seront forcées de
+rentrer dans le sein de l'Église unique, l'Église catholique,
+apostolique et romaine, quand les temps prédits
+par le Christ s'accompliront... Mais ce que vous n'avez pas
+dit, c'est que l'Église ne peut rien abandonner du dogme.
+Au contraire, vous avez semblé croire qu'une entente
+interviendrait, que de part et d'autre on se ferait des concessions;
+et c'est là une pensée condamnable, un langage
+qu'un prêtre ne peut tenir sans être criminel. Non, la vérité
+est absolue, pas une pierre de l'édifice ne sera changée.
+Oh! dans la forme, tout ce qu'on voudra! Nous sommes
+prêt à la conciliation la plus grande, s'il ne s'agit que de
+tourner certaines difficultés, de ménager les termes pour<a name="page_633" id="page_633"></a>
+faciliter l'accord... Et c'est comme notre rôle dans le
+socialisme contemporain, il faut s'entendre. Certes, ceux
+que vous avez si bien nommés les déshérités de ce monde,
+sont l'objet de notre sollicitude. Si le socialisme est simplement
+un désir de justice, une volonté constante de venir
+au secours des faibles et des souffrants, qui donc plus que
+nous s'en préoccupe, y travaille avec plus d'énergie? Est-ce
+que l'Église n'a pas toujours été la mère des affligés, l'aide
+et la bienfaitrice des pauvres? Nous sommes pour tous les
+progrès raisonnables, nous admettons toutes les formes
+sociales nouvelles qui aideront à la paix, à la fraternité...
+Seulement, nous ne pouvons que condamner le socialisme
+qui commence par chasser Dieu pour assurer le
+bonheur des hommes. C'est là un simple état de sauvagerie,
+un abominable retour en arrière, où il n'y aura
+que catastrophes, qu'incendies et que massacres. Et c'est
+encore ce que vous n'avez pas dit avec assez de force, car
+vous n'avez pas démontré qu'aucun progrès ne saurait
+avoir lieu en dehors de l'Église, qu'elle est en somme la
+seule initiatrice, la seule conductrice, à laquelle il soit
+permis de s'abandonner sans crainte. Même, et c'est là
+votre crime encore, il m'a semblé que vous mettiez Dieu
+à l'écart, que la religion demeurait uniquement pour vous
+un état d'âme, une floraison d'amour et de charité, où il
+suffisait de se trouver, pour faire son salut. Hérésie exécrable,
+Dieu est toujours présent, maître des âmes et des
+corps, la religion reste le lien, la loi, le gouvernement
+même des hommes, sans laquelle il ne saurait y avoir que
+barbarie en ce monde et damnation dans l'autre... Et,
+encore une fois, la forme n'importe pas, il suffit que le
+dogme demeure. Ainsi, notre adhésion à la République,
+en France, prouve que nous n'entendons pas lier le sort
+de la religion à une forme gouvernementale, même auguste
+et séculaire. Si les dynasties ont fait leur temps,
+Dieu est éternel. Périssent les rois, et que Dieu vive!
+D'ailleurs, la forme républicaine n'a rien d'antichrétien,<a name="page_634" id="page_634"></a>
+et il semble au contraire qu'elle soit comme un réveil de
+cette communauté chrétienne dont vous avez parlé en des
+pages vraiment charmantes. Le pis est que la liberté devient
+tout de suite de la licence et qu'on nous récompense
+souvent bien mal de notre désir de conciliation... Ah!
+quel mauvais livre vous avez écrit, mon fils, avec les
+meilleures intentions, je veux le croire, et comme votre
+silence est bien la preuve que vous commencez à entrevoir
+les conséquences désastreuses de votre faute!</p>
+
+<p>Pierre continuait à se taire, anéanti, sentant en effet
+ses arguments qui tombaient un à un, comme devant
+une roche sourde et aveugle, impénétrable, où il devenait
+inutile et dérisoire de vouloir les faire entrer. A quoi
+bon? puisque rien n'entrerait. Il n'avait plus qu'une
+préoccupation, il se demandait avec surprise comment un
+homme de cette intelligence, de cette ambition, ne s'était
+pas fait du monde moderne une idée plus nette et plus
+exacte. Évidemment, il le sentait documenté, renseigné
+sur tout, curieux de tout, ayant dans la tête la vaste carte
+de la chrétienté, avec les besoins, les espoirs, les actes,
+lucide et clair, au milieu de l'écheveau compliqué de ses
+luttes diplomatiques. Mais que de trous pourtant! La
+vérité devait être qu'il connaissait du monde uniquement
+ce qu'il en avait vu pendant sa courte nonciature à
+Bruxelles. Ensuite venait son épiscopat à Pérouse, où il
+ne s'était mêlé qu'à la vie de la jeune Italie naissante. Et,
+depuis dix-huit années, il se trouvait enfermé dans son
+Vatican, isolé du reste des hommes, ne communiquant
+avec les peuples que par son entourage, souvent le plus
+inintelligent, le plus menteur, le plus traître. En outre,
+il était prêtre italien, grand pontife, superstitieux et despotique,
+lié par la tradition, soumis aux influences de
+race et de milieu, cédant au besoin d'argent, aux nécessités
+politiques; sans parler de son orgueil immense, la
+certitude d'être le Dieu auquel on doit obéir, le seul pouvoir
+légitime et raisonnable sur la terre. De là, les causes<a name="page_635" id="page_635"></a>
+de déformation fatale, l'extraordinaire cerveau qu'il devait
+être, avec ses erreurs, ses lacunes, parmi tant d'admirables
+qualités, la compréhension vive, la volonté patiente,
+le vaste effort qui généralise et qui agit. Mais l'intuition
+surtout paraissait prodigieuse, car n'était-ce pas elle, elle
+seule, qui lui faisait deviner, dans son emprisonnement
+volontaire, l'énorme évolution, au loin, de l'humanité
+d'aujourd'hui? Il avait ainsi la nette conscience de
+l'effroyable danger au milieu duquel il baignait, de cette
+mer montante de la démocratie, de cet océan sans bornes
+de la science, qui menaçait de submerger l'îlot étroit où
+triomphait encore le dôme de Saint-Pierre. Il pouvait
+même se dispenser de se mettre à sa fenêtre, les voix du
+dehors traversaient les murs, lui apportaient le cri d'enfantement
+des sociétés nouvelles. Et toute sa politique
+partait de là, il n'avait jamais eu d'autre besogne que de
+vaincre pour régner. S'il voulait l'unité de l'Église, c'était
+pour la rendre forte, inexpugnable, dans l'assaut qu'il
+prévoyait. S'il prêchait la conciliation, cédant de tout son
+pouvoir sur les questions de forme, tolérant les audaces
+des évêques d'Amérique, c'était que sa grande peur
+inavouée était la dislocation de l'Église elle-même, quelque
+schisme brusque qui aurait précipité le désastre. Ah! ce
+schisme, il devait le sentir dans l'air venu des quatre
+points de l'horizon, tel qu'une menace prochaine, un
+péril inévitable de mort, contre lequel il fallait s'armer
+à l'avance! Et comme cette crainte expliquait son retour
+de tendresse vers le peuple, sa préoccupation du socialisme,
+la solution chrétienne qu'il offrait aux misères
+d'ici-bas! Puisque César était abattu, la longue dispute de
+savoir qui de lui ou du pape aurait le peuple, ne se
+trouvait-elle pas vidée, par ce fait que le pape seul restait
+debout et que le peuple, le grand muet, allait enfin parler
+et se donner à lui? L'expérience était tentée en France,
+il y abandonnait la monarchie vaincue, il y reconnaissait
+la République, il la rêvait forte, victorieuse, car elle était<a name="page_636" id="page_636"></a>
+toujours la fille aînée de l'Église, la seule nation catholique
+assez puissante encore pour restaurer un jour peut-être
+le pouvoir temporel du Saint-Siège. Régner, régner
+par la France, puisqu'il semblait impossible de régner
+par l'Allemagne! Régner par le peuple, puisque le peuple
+devenait le maître et le dispensateur des trônes! Régner
+par la République italienne, si cette République seule
+pouvait lui rendre Rome, arrachée à la maison de Savoie,
+une République fédérative qui ferait du pape le président
+des États-Unis d'Italie, en attendant qu'il le devînt des
+États-Unis d'Europe! Régner quand même, régner malgré
+tout, régner sur le monde, comme avait régné Auguste,
+dont le sang dévorateur soutenait seul ce vieillard expirant,
+obstiné dans sa domination!</p>
+
+<p>&mdash;Et, mon fils, continua Léon XIII, le crime enfin est
+d'avoir osé demander une religion nouvelle. Cela est
+impie, blasphématoire, sacrilège. Il n'est qu'une religion,
+notre sainte religion catholique, apostolique et romaine.
+En dehors d'elle, il ne saurait y avoir que ténèbres et que
+damnation... J'entends bien que c'est au christianisme que
+vous prétendez vouloir faire retour. Mais l'erreur protestante,
+si coupable, si néfaste, n'a pas eu d'autre prétexte.
+Dès qu'on s'écarte de la stricte observation des dogmes,
+du respect absolu des traditions, on tombe dans les plus
+effroyables précipices... Ah! le schisme, ah! le schisme,
+mon fils, c'est le crime sans pardon, c'est l'assassinat du
+vrai Dieu, la bête de tentation immonde, suscitée par
+l'enfer, pour la perte des fidèles. Quand il n'y aurait que
+ces mots de religion nouvelle, dans votre livre, il faudrait
+le détruire, le brûler, comme un poison mortel des âmes.</p>
+
+<p>Il poursuivit longtemps encore. Et Pierre songeait à ce
+que lui avait dit don Vigilio, à ces Jésuites tout-puissants
+dans l'ombre, au Vatican comme ailleurs, qui gouvernaient
+souverainement l'Église. Était-ce donc vrai qu'à son insu
+même, si imbu qu'il croyait être de la doctrine de saint
+Thomas, ce pape politique, d'un opportunisme toujours<a name="page_637" id="page_637"></a>
+en éveil, était un des leurs, un instrument docile entre
+leurs souples mains de conquête sociale? Lui aussi pactisait
+avec le siècle, allait au monde, consentait à le flatter, pour
+le posséder. Pierre n'avait jamais senti si cruellement
+que l'Église en était désormais réduite là, à ne vivre que
+de concessions et de diplomatie. Et il avait enfin la vue
+claire de ce clergé romain, si difficile d'abord à comprendre
+pour un prêtre français, de ce gouvernement de
+l'Église, représenté par le pape, ses cardinaux, ses prélats,
+que Dieu en personne a chargés d'administrer ici-bas
+son domaine, les hommes et la terre. Ils commencent par
+mettre Dieu de côté, au fond du tabernacle, ne tolérant
+plus qu'on le discute, imposant les dogmes comme les
+vérités de son essence, mais eux-mêmes ne s'embarrassant
+plus de lui, ne s'amusant plus à prouver son existence par
+de vaines discussions théologiques. Évidemment il existe,
+puisqu'ils gouvernent en son nom. Cela suffit. Dès lors,
+ils sont au nom de Dieu les maîtres, consentant bien à
+signer des concordats pour la forme, mais ne les observant
+pas, ne pliant que devant la force, réservant toujours
+leur souveraineté finale, qui un jour triomphera. Dans
+l'attente de ce jour, ils agissent en simples diplomates,
+ils organisent la lente conquête en fonctionnaires du Dieu
+triomphant de demain, et la religion n'est ainsi que l'hommage
+public qu'ils lui rendent, avec l'apparat, la magnificence
+qui gagne les foules, dans l'unique but de le faire
+régner sur l'humanité ravie et conquise, ou plutôt de
+régner en son lieu et place, puisqu'ils sont ses représentants
+visibles, délégués par lui. Ils descendent du
+droit romain, ils ne sont toujours que les enfants de ce
+vieux sol païen de Rome, et s'ils ont duré, s'ils comptent
+durer éternellement, jusqu'à l'heure espérée où l'empire
+du monde leur sera rendu, c'est qu'ils sont les héritiers
+directs des Césars, drapés dans leur pourpre, ligne ininterrompue
+et vivante du sang d'Auguste.</p>
+
+<p>Pierre, alors, eut honte de ses larmes. Ah! ses pauvres<a name="page_638" id="page_638"></a>
+nerfs, ses abandons de sentimental et d'enthousiaste!
+Une pudeur lui venait, comme s'il s'était montré là dans
+la nudité de son âme. Et si inutilement, grand Dieu! au
+fond de cette chambre où jamais rien ne s'était dit de
+semblable, devant ce pontife roi qui ne pouvait l'entendre!
+Cette idée politique des papes, de régner par les humbles
+et par les pauvres, lui faisait horreur. N'était-ce pas la
+conciliation du loup, cette pensée d'aller au peuple,
+débarrassé de ses anciens maîtres, pour s'en nourrir à
+son tour? Et il avait dû être fou, en vérité, le jour où il
+s'était imaginé qu'un prélat romain, un cardinal, un pape,
+étaient capables d'admettre le retour à la communauté
+chrétienne, une floraison nouvelle du christianisme primitif
+pacifiant les peuples vieillis, que la haine dévore.
+Une pareille conception ne pouvait même tomber sous le
+sens d'hommes qui, depuis des siècles, vivaient en maîtres
+du monde, pleins d'un mépris insoucieux des petits et
+des souffrants, frappés à la longue d'une totale impuissance
+de charité et d'amour.</p>
+
+<p>Mais Léon XIII, de sa grosse voix intarissable, parlait
+toujours. Et le prêtre l'entendit qui disait:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi avez-vous écrit sur Lourdes cette page
+entachée d'un si mauvais esprit? Lourdes, mon fils, a
+rendu de grands services à la religion. J'ai souvent
+exprimé aux personnes qui sont venues me raconter les
+touchants miracles, presque quotidiens à la Grotte, mon
+vif désir de voir ces miracles confirmés, établis par la
+science la plus rigoureuse. Et, d'après ce que j'ai lu, il
+me semble qu'aujourd'hui les esprits malveillants ne
+sauraient douter davantage, car les miracles sont désormais
+prouvés scientifiquement d'une façon irréfutable...
+La science, mon fils, doit être la servante de Dieu. Elle
+ne peut rien contre lui, et c'est par lui seul qu'elle arrive
+à la vérité. Toutes les solutions qu'on prétend trouver
+actuellement et qui paraissent détruire les dogmes, seront
+forcément reconnues fausses un jour, car la vérité de Dieu<a name="page_639" id="page_639"></a>
+restera victorieuse, lorsque les temps seront accomplis.
+Ce sont là pourtant des certitudes bien simples, ce que
+savent les petits enfants et ce qui suffirait à la paix, au
+salut des hommes, s'ils voulaient s'en contenter... Et
+soyez convaincu, mon fils, que la foi n'est pas incompatible
+avec la raison. Saint Thomas n'est-il pas là, qui a
+tout prévu, tout expliqué, tout réglé? Votre foi a été
+ébranlée sous les assauts de l'esprit d'examen, vous avez
+connu des troubles, des angoisses, que le ciel veut bien
+épargner à nos prêtres, sur cette terre d'antique croyance,
+cette Rome sanctifiée par le sang de tant de martyrs. Mais
+nous ne craignons pas l'esprit d'examen, étudiez davantage,
+lisez à fond saint Thomas, et votre foi reviendra,
+plus solide, définitive et triomphante.</p>
+
+<p>Effaré, Pierre recevait ces choses, comme si des morceaux
+de la voûte du firmament lui fussent tombés sur le
+crâne. O Dieu de vérité! les miracles de Lourdes prouvés
+scientifiquement, la science servante de Dieu, la foi compatible
+avec la raison, saint Thomas suffisant à la certitude
+du siècle! Comment répondre, ô Dieu! et pourquoi
+répondre?</p>
+
+<p>&mdash;Le plus coupable et le plus dangereux des livres,
+finit par conclure Léon XIII, un livre dont le titre, <i>la
+Rome nouvelle</i>, est à lui seul un mensonge et un poison,
+un livre d'autant plus condamnable qu'il a toutes les
+séductions du style, toutes les perversions des chimères
+généreuses, un livre enfin qu'un prêtre, s'il l'a conçu
+dans une heure d'égarement, doit brûler en public, par
+pénitence, de la main même qui en a écrit les pages d'erreur
+et de scandale.</p>
+
+<p>Brusquement, Pierre se leva, tout debout. Et, dans le
+silence énorme qui s'était fait, autour de cette chambre
+morte, si pâlement éclairée, il n'y avait que la Rome du
+dehors, la Rome nocturne, noyée de ténèbres, immense
+et noire, semée seulement d'une poussière d'astres. Et il
+allait crier:<a name="page_640" id="page_640"></a></p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, j'avais perdu la foi, mais je croyais l'avoir
+retrouvée, dans la pitié que la misère du monde m'avait
+mise au c&oelig;ur. Vous étiez mon dernier espoir, le Père,
+le sauveur attendu. Et voilà que c'est un rêve encore, vous
+ne pouvez être de nouveau Jésus, pacifier les hommes,
+à la veille de l'affreuse guerre fratricide qui se prépare.
+Vous ne pouvez laisser là le trône, venir par les chemins,
+avec les humbles, avec les pauvres, pour faire l'&oelig;uvre
+suprême de fraternité. Eh bien! c'en est fini de vous, de
+votre Vatican et de votre Saint-Pierre. Tout croule sous
+l'assaut du peuple qui monte et de la science qui grandit.
+Vous n'êtes plus, il n'y a plus ici que des décombres.</p>
+
+<p>Mais il ne prononça point ces paroles. Il s'inclina et
+dit:</p>
+
+<p>&mdash;Saint-Père, je me soumets et je réprouve mon
+livre.</p>
+
+<p>Sa voix tremblait d'un amer dégoût, ses mains ouvertes
+eurent un geste d'abandon, comme s'il avait lâché son
+âme. C'était la formule exacte de la soumission: <i>Auctor
+laudabiliter se subjecit et opus reprobavit</i>, l'auteur
+louablement s'est soumis et a réprouvé son &oelig;uvre. Rien
+ne fut d'un désespoir plus haut, d'une grandeur plus
+souveraine dans l'aveu d'une erreur et dans le suicide
+d'une espérance. Mais quelle affreuse ironie! ce livre qu'il
+avait juré de ne retirer jamais, pour le triomphe duquel il
+s'était battu si passionnément, et qu'il reniait, qu'il supprimait
+lui-même tout d'un coup, non parce qu'il le jugeait
+coupable, mais parce qu'il venait de le sentir inutile
+et chimérique comme un désir d'amant, un rêve de poète.
+Ah! oui, puisqu'il s'était trompé, puisqu'il avait rêvé,
+puisqu'il ne trouvait là ni le Dieu, ni le prêtre qu'il avait
+voulus pour le bonheur des hommes, à quoi bon s'entêter
+dans l'illusion d'un impossible réveil! Plutôt jeter son
+livre à la terre comme une feuille morte, plutôt le renier,
+le retrancher de lui, tel qu'un membre mort, désormais
+sans raison ni usage!<a name="page_641" id="page_641"></a></p>
+
+<p>Un peu surpris d'une si prompte victoire, Léon XIII eut
+une légère exclamation de contentement.</p>
+
+<p>&mdash;C'est très bien, très bien, mon fils! Vous venez de
+dire les seules paroles sages qui convenaient à votre caractère
+de prêtre.</p>
+
+<p>Et, dans son évidente satisfaction, lui qui n'abandonnait
+jamais rien au hasard, qui préparait chacune de ses audiences,
+avec les mots qu'il dirait, les gestes qu'il ferait,
+il se détendit un peu, il montra une bonhomie véritable.
+Ne pouvant comprendre, se trompant sur les vrais motifs
+de la soumission de ce révolté, il goûtait la joie orgueilleuse
+de l'avoir si aisément réduit au silence, car son
+entourage lui avait fait de lui un portrait de révolutionnaire
+terrible. Aussi une telle conversion le flattait-elle
+beaucoup.</p>
+
+<p>&mdash;D'ailleurs, mon fils, je n'attendais pas moins de votre
+esprit distingué. Reconnaître sa faute, en faire pénitence,
+se soumettre, il n'y a pas de jouissance plus haute.</p>
+
+<p>D'un geste familier, il avait repris sur la petite table
+son verre de sirop, il s'était remis, avant de la boire, à en
+tourner la dernière gorgée, avec la longue cuiller de vermeil.
+Et Pierre était surtout frappé de le retrouver, ainsi
+qu'au début, l'air réduit, déchu de sa majesté souveraine,
+pareil à un petit bourgeois très vieux qui buvait solitairement
+son verre d'eau sucrée, avant de se mettre au lit. La
+figure, après avoir grandi et rayonné, comme un astre qui
+monte au zénith, venait de retomber à l'horizon, au ras
+du sol, dans son humaine médiocrité. Il le revoyait chétif,
+frêle, avec son cou mince de petit oiseau malade, avec sa
+laideur sénile, qui le rendait si difficile pour ses portraits,
+toiles peintes ou photographies, médailles d'or ou bustes
+de marbre, disant qu'il ne fallait pas faire le papa Pecci,
+mais Léon XIII, le grand pape, dont il avait l'ambition
+de laisser à la postérité une si haute image. Et Pierre,
+qui avait cessé de les voir un instant, était de nouveau
+gêné par le mouchoir resté sur les genoux, par la soutane<a name="page_642" id="page_642"></a>
+malpropre, tachée de tabac. Et il n'éprouvait plus qu'une
+pitié attendrie pour tant de vieillesse pure et toute
+blanche, qu'une profonde admiration pour l'entêtée puissance
+de vie qui s'était réfugiée dans les yeux noirs,
+qu'une déférence respectueuse de travailleur pour le large
+cerveau, aux vastes projets, si débordant de pensées et
+d'actions sans nombre.</p>
+
+<p>L'audience était finie, il s'inclina profondément.</p>
+
+<p>&mdash;Je remercie Votre Sainteté du paternel accueil
+qu'elle a daigné me faire.</p>
+
+<p>Mais Léon XIII voulut bien le retenir encore une minute,
+en lui reparlant de la France, en lui disant son vif
+désir de la voir prospère, calme et forte, pour le plus
+grand bien de l'Église. Et Pierre, pendant cette dernière
+minute, eut une singulière vision, une véritable hantise.
+En regardant le front d'ivoire du Saint-Père, tandis qu'il
+songeait à son grand âge, au moindre rhume qui pouvait
+l'emporter, il venait, par un involontaire rapprochement,
+de se rappeler la scène d'usage, d'une grandeur farouche:
+Pie IX, Giovanni Mastaï, mort depuis deux heures, le
+visage couvert d'un linge blanc, entouré de la famille
+pontificale bouleversée; puis, le cardinal Pecci, camerlingue,
+s'approchant du lit funèbre, faisant écarter le
+voile, tapant trois fois de son marteau d'argent sur le front
+du cadavre, en jetant chaque fois le cri d'appel: Giovanni!
+Giovanni! Giovanni! Et, le cadavre n'ayant pas
+répondu, le camerlingue se tournait après avoir patienté
+quelques secondes, disait: «Le pape est mort!» Pierre,
+en même temps, avait vu se dresser là-bas, rue Giulia, le
+cardinal Boccanera, le camerlingue, qui attendait, avec
+son marteau d'argent; et il s'était imaginé Léon XIII,
+Joachim Pecci, mort depuis deux heures, le visage couvert
+d'un linge blanc, entouré de ses prélats, dans cette
+chambre même; et il voyait le camerlingue qui s'approchait,
+faisait écarter le voile, tapait trois fois sur le front
+d'ivoire, en jetant chaque fois le cri d'appel: Joachim!<a name="page_643" id="page_643"></a>
+Joachim! Joachim! Puis, le cadavre n'ayant pas répondu,
+il se tournait après avoir patienté quelques secondes, il
+disait: «Le pape est mort!» Léon XIII s'en souvenait-il
+des trois coups qu'il avait donnés sur le front de Pie IX,
+et sentait-il parfois à son front la crainte glacée des trois
+coups, le froid mortel du marteau dont il avait armé le
+camerlingue, l'implacable adversaire qu'il savait avoir
+dans le cardinal Boccanera?</p>
+
+<p>&mdash;Allez en paix, mon fils, dit enfin Sa Sainteté, comme
+bénédiction dernière. Votre faute vous sera remise,
+puisque vous l'avez confessée et que vous en témoignez
+l'horreur.</p>
+
+<p>Pierre, sans répondre, l'âme en détresse, acceptant
+l'humiliation comme le châtiment mérité de sa chimère,
+s'en alla à reculons, selon le cérémonial d'usage. Il s'inclina
+profondément à trois reprises, il franchit la porte
+sans se retourner, suivi par les yeux noirs de Léon XIII,
+qui ne le quittaient pas. Pourtant, il le vit reprendre sur
+la table le journal, dont il avait interrompu la lecture
+pour le recevoir, ayant gardé le goût de la presse, une
+curiosité vive des nouvelles, bien qu'il se trompât souvent
+sur l'importance des articles, au fond de son isolement,
+donnant à certains, sur certains points, une gravité qu'ils
+n'avaient pas. Les deux lampes brûlaient avec une douce
+clarté immobile, la chambre retomba dans son grand silence
+et dans sa paix infinie.</p>
+
+<p>Au milieu de l'antichambre secrète, monsieur Squadra
+debout, immobile et noir, attendait. Et, comme il constata
+que Pierre, éperdu dans son étourdissement, passait en
+oubliant son chapeau sur la console où il l'avait laissé,
+il prit discrètement ce chapeau, le lui tendit, avec une
+muette révérence. Puis, sans hâte aucune, du même pas
+qu'à l'arrivée, il se remit à marcher devant lui, pour le
+reconduire à la salle Clémentine.</p>
+
+<p>Alors, ce fut, en sens inverse, la même immense promenade,
+le défilé sans fin au travers des salles interminables.<a name="page_644" id="page_644"></a>
+Et toujours pas une âme, pas un bruit, pas un
+souffle. Dans chaque pièce vide, l'unique lampe, solitaire
+et comme oubliée, charbonnait, brûlait plus pâle dans
+plus de silence. Le désert semblait s'être élargi, à mesure
+que la nuit avançait, noyant d'ombre les rares
+meubles, épars sous les hauts plafonds dorés, les trônes,
+les escabeaux de bois, les consoles, les crucifix, les candélabres,
+qui se répétaient à chaque salle nouvelle. Et ce
+fut ainsi, après l'antichambre d'honneur dont le damas
+rougeoyait, la salle des gardes-nobles, endormie dans
+une légère odeur d'encens, qu'une messe dite le matin
+y avait laissée; puis, ce furent la salle des Tapisseries,
+la salle de la garde palatine, la salle des gendarmes;
+et, dans la salle des bussolanti, qui suivait, le dernier
+domestique de service, resté sur la banquette, s'y était
+assoupi d'un si bon sommeil, qu'il ne s'éveilla point.
+Les pas sonnaient faiblement sur les dalles, étouffés
+dans l'air morne de ce palais clos, muré de partout
+ainsi qu'une tombe, envahi à cette heure tardive d'un
+néant qui le submergeait. Enfin, ce fut la salle Clémentine,
+que le poste de la garde suisse venait de quitter.</p>
+
+<p>Jusqu'à cette salle, monsieur Squadra n'avait pas
+tourné la tête. Toujours muet, sans un geste, il s'effaça,
+laissa passer Pierre, qu'il salua d'une dernière révérence.
+Ensuite, il disparut.</p>
+
+<p>Et Pierre descendit les deux étages de l'escalier monumental,
+que les globes dépolis des becs de gaz éclairaient
+d'une lueur de veilleuse, dans un accablement
+extraordinaire du silence, depuis que les pas des gardes
+suisses en faction ne retentissaient plus sur les paliers.
+Et il traversa la cour Saint-Damase, vide et morte, sous
+la pâle clarté des lanternes du perron, descendit la scala
+Pia, l'autre escalier géant, aussi vide, aussi mort dans sa
+demi-obscurité, franchit enfin la porte de bronze, qu'un
+portier, derrière lui, roula et ferma d'une poussée lente.
+Et quel grondement, quel cri farouche de dur métal, sur<a name="page_645" id="page_645"></a>
+tout ce que cette porte enfermait là, tant de ténèbres
+entassées, tant de silence accru, les siècles immobiles
+que la tradition y perpétuait, les idoles indestructibles
+des dogmes conservés sous leurs bandelettes de momies,
+toutes les chaînes qui pèsent et qui lient, tout l'appareil
+d'étroit servage, de domination souveraine, dont les échos
+des salles désertes et noires renvoyaient le formidable
+retentissement!</p>
+
+<p>Sur la place Saint-Pierre, au milieu de cette immensité
+sombre, il se retrouva seul. Pas un promeneur attardé,
+pas un être. Émergeant de la vaste mosaïque du petit
+pavé gris, rien que la haute apparition de l'Obélisque
+blême, entre les quatre candélabres. La façade de la
+basilique s'évoquait, elle aussi, d'une pâleur de rêve,
+élargissant, pareilles à deux bras énormes, les quadruples
+rangées de piliers de la colonnade, noyées d'obscurité,
+ainsi que des futaies de pierre. Et rien autre, le
+dôme n'était qu'une rondeur démesurée, devinée à peine
+dans le ciel sans lune. Seuls, les jets d'eau des fontaines,
+qu'on finissait par distinguer comme de grêles fantômes
+mouvants, mettaient là une voix, un murmure sans fin de
+triste plainte, venu on ne savait de quelles ténèbres.
+Ah! la mélancolique grandeur de ce sommeil, toute cette
+place fameuse, avec le Vatican, avec Saint-Pierre, vus la
+nuit, noyés d'ombre et de silence! Soudain l'horloge
+sonna dix heures, d'une cloche si lente et si forte, que
+jamais heures plus solennelles, plus définitives, n'avaient
+semblé tomber dans plus d'infini noir et insondable.</p>
+
+<p>Pierre, immobile au milieu de l'étendue, avait tressailli
+de tout son pauvre être brisé. Eh! quoi, il n'avait
+causé, là-haut, que trois quarts d'heure à peine, avec le
+blanc vieillard qui venait de lui arracher toute son âme?
+Oui, c'était l'arrachement final, la dernière croyance
+arrachée de son cerveau, de son c&oelig;ur saignants. L'expérience
+suprême était faite, un monde en lui avait croulé.
+Tout d'un coup, il songea à monsignor Nani, en réfléchissant<a name="page_646" id="page_646"></a> que
+celui-là seul avait eu raison. On lui disait bien
+qu'il finirait quand même par faire ce que voudrait monsignor
+Nani, et il avait maintenant la stupeur de l'avoir
+fait.</p>
+
+<p>Mais un brusque désespoir le saisit, une détresse si
+atroce, que, du fond de l'abîme de ténèbres où il était, il
+leva ses deux bras frémissants dans le vide, il parla tout
+haut.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non! vous n'êtes point ici, ô Dieu de vie et
+d'amour, ô Dieu de salut! et venez donc, apparaissez,
+puisque vos enfants se meurent de ne savoir ni qui vous
+êtes ni où vous êtes, dans l'infini des mondes!</p>
+
+<p>Au-dessus de l'immense place, le ciel immense s'étendait,
+de velours bleu sombre, l'infini muet et bouleversant
+où palpitaient les constellations. Sur les toitures du
+Vatican, le Chariot semblait s'être renversé davantage,
+ses roues d'or comme déviées du droit chemin, son brancard
+d'or en l'air; tandis que là-bas, sur Rome, du côté
+de la rue Giulia, Orion allait disparaître, ne montrant
+déjà plus qu'une seule des trois étoiles d'or qui chamarraient
+son baudrier.<a name="page_647" id="page_647"></a></p>
+
+<h3><a name="XV" id="XV"></a>XV</h3>
+
+<p>Pierre ne s'était assoupi qu'au petit jour, brisé d'émotion,
+brûlant de fièvre. Dès son retour au palais Boccanera,
+dans la nuit noire, il avait retrouvé l'affreux deuil de
+la mort de Dario et de Benedetta. Et, vers neuf heures,
+lorsqu'il se fut réveillé et qu'il eut déjeuné, il voulut descendre
+tout de suite à l'appartement du cardinal, où l'on
+avait exposé les corps des deux amants, pour que la
+famille, les amis, les clients, pussent leur apporter leurs
+larmes et leurs prières.</p>
+
+<p>Pendant qu'il déjeunait, Victorine, qui ne s'était pas
+couchée, d'une bravoure active dans son désespoir, venait
+de lui raconter les événements de la nuit et de la matinée.
+Donna Serafina, par un respect de prude pour les
+convenances, avait risqué une nouvelle tentative, voulant
+qu'on séparât les deux corps. Cette femme nue qui, dans
+la mort, étreignait si étroitement cet homme dévêtu lui-même,
+blessait toutes ses pudeurs. Mais il n'était plus
+temps, la rigidité s'était produite, ce qu'on n'avait pas
+fait au premier moment ne pouvait plus l'être, sans une
+horrible profanation. Leur étreinte d'amour était si puissante,
+qu'il aurait fallu, pour les dénouer l'un de l'autre,
+arracher leurs chairs, casser leurs membres. Et le cardinal,
+qui, déjà, n'avait pas permis qu'on troublât leur sommeil,
+leur union d'éternité, s'était presque querellé avec
+sa s&oelig;ur. Sous sa robe de prêtre, il se retrouvait de
+sa race, fier des passions d'autrefois, des belles amours
+violentes, des beaux coups de dague, disant que, si la<a name="page_648" id="page_648"></a>
+famille comptait deux papes, de grands capitaines, de
+grands amoureux l'avaient aussi illustrée. Jamais il ne
+laisserait toucher à ces deux enfants, si purs en leur douloureuse
+existence, et que la tombe seule avait unis. Il
+était le maître en son palais, on les coudrait dans le
+même suaire, on les clouerait dans le même cercueil.
+Ensuite, le service religieux serait fait à San Carlo,
+l'église voisine, dont il avait le titre cardinalice, où il
+était le maître encore. Et, s'il le fallait, il irait jusqu'au
+pape. Et telle était sa volonté souveraine, exprimée si
+hautement, que tout le monde dans la maison avait dû
+s'incliner, sans se permettre un geste ni un souffle.</p>
+
+<p>Alors, donna Serafina s'était occupée de la toilette dernière.
+Selon l'usage, les domestiques se trouvaient là,
+Victorine avait aidé la famille, comme la servante la plus
+ancienne, la plus aimée. Il avait fallu se contenter d'envelopper
+d'abord les deux amants dans les cheveux dénoués
+de Benedetta, la chevelure odorante, épaisse et large,
+ainsi qu'un royal manteau; puis, on les avait vêtus d'un
+même linceul de soie blanche, serré à leurs cous, qui
+faisait d'eux un seul être dans la mort. Et, de nouveau,
+le cardinal avait exigé qu'ils fussent descendus chez lui,
+qu'on les couchât sur un lit de parade, au milieu de la
+salle du trône, pour leur rendre un suprême hommage,
+comme aux derniers du nom, aux deux fiancés tragiques,
+avec qui la gloire jadis retentissante des Boccanera retournait
+à la terre. D'ailleurs, donna Serafina s'était rangée
+tout de suite à ce projet, car elle jugeait peu décent que
+sa nièce, même morte, fût aperçue dans cette chambre,
+sur ce lit d'un jeune homme. L'histoire arrangée circulait
+déjà: le brusque décès de Dario emporté en quelques
+heures par une fièvre infectieuse; la douleur folle de
+Benedetta, qui avait expiré sur son corps, en le serrant
+une dernière fois entre ses bras; et les honneurs royaux
+qu'on leur rendait, et les belles noces funèbres qu'on
+leur faisait, allongés tous les deux sur le même lit d'éternel<a name="page_649" id="page_649"></a>
+repos. Rome entière, bouleversée par cette histoire
+d'amour et de mort, n'allait plus, pendant deux semaines,
+causer d'autre chose.</p>
+
+<p>Pierre serait parti le soir même pour la France, dans
+sa hâte de quitter cette ville de désastre, où il devait
+laisser le dernier lambeau de sa foi. Mais il voulait attendre
+les obsèques, il avait remis son départ au lendemain soir.
+Et, toute cette journée encore, il la passerait là, dans
+ce palais qui croulait, près de cette morte qu'il avait aimée,
+lâchant de retrouver pour elle des prières, au fond de
+son c&oelig;ur vide et meurtri.</p>
+
+<p>Quand il fut descendu, sur le vaste palier, devant l'appartement
+de réception du cardinal, le souvenir lui revint
+du premier jour où il s'était présenté là. C'était la même
+sensation d'ancienne pompe princière, dans l'usure et
+dans la poussière du passé. Les portes des trois immenses
+antichambres se trouvaient grandes ouvertes; et les salles
+étaient vides encore, sous les hauts plafonds obscurs, à
+cause de l'heure matinale. Dans la première, celle des
+domestiques, il n'y avait que Giacomo en livrée noire,
+immobile et debout, en face de l'antique chapeau rouge,
+accroché sous le baldaquin, avec ses glands mangés à demi,
+parmi lesquels les araignées filaient leur toile. Dans la
+seconde, celle où le secrétaire se tenait autrefois, l'abbé
+Paparelli, le caudataire qui remplissait aussi la fonction de
+maître de chambre, attendait les visiteurs en marchant à
+petits pas silencieux; et jamais il n'avait plus ressemblé à
+une très vieille fille en jupe noire, blêmie, ridée par des
+pratiques trop sévères, avec son humilité conquérante, son
+air louche de toute-puissance obséquieuse. Enfin, dans la
+troisième antichambre, l'antichambre noble, où la barrette,
+posée sur une crédence, faisait face au grand portrait
+impérieux du cardinal en costume de cérémonie, le
+secrétaire, don Vigilio, avait quitté sa petite table de travail
+pour se tenir à la porte de la salle du trône, saluant
+d'une révérence les personnes qui en passaient le seuil.<a name="page_650" id="page_650"></a>
+Et, par cette sombre matinée d'hiver, ces salles apparaissaient
+plus mornes, plus délabrées, les tentures en lambeaux,
+les rares meubles ternis de poussière, les vieilles
+boiseries s'émiettant sous le continu travail des vers, les
+plafonds seuls gardant leur fastueuse envolée de dorures
+et de peintures triomphales.</p>
+
+<p>Mais Pierre, que l'abbé Paparelli venait de saluer profondément,
+d'une façon exagérée, où se sentait l'ironie
+d'une sorte de congé donné à un vaincu, était surtout
+saisi par la grandeur triste de ces trois vastes salles en
+ruine, qui conduisaient, ce jour-là, à cette salle du trône
+transformée en salle de mort, dans laquelle dormaient les
+deux derniers enfants de la maison. Quel gala superbe et
+désolé de la mort, toutes les larges portes ouvertes, tout
+le vide de ces pièces trop grandes, dépeuplées de leurs
+anciennes foules, aboutissant au deuil suprême de la fin
+d'une race! Le cardinal s'était enfermé dans son petit
+cabinet de travail, où il recevait les membres de la famille,
+les intimes qui tenaient à lui présenter leurs condoléances;
+tandis que donna Serafina, de son côté, avait choisi une
+chambre voisine, pour y attendre les dames amies, dont
+le défilé allait durer jusqu'au soir. Et Pierre, que Victorine
+avait renseigné sur ce cérémonial, dut se décider à
+entrer directement dans la salle du trône, de nouveau
+salué par une grande révérence de don Vigilio, pâle et
+muet, qui sembla même ne pas le reconnaître.</p>
+
+<p>Une surprise attendait le prêtre. Il s'était imaginé une
+chapelle ardente, la nuit complètement faite, des centaines
+de cierges brûlant autour d'un catafalque, au milieu de
+la salle tendue de draperies noires. On lui avait dit que
+l'exposition se faisait là, parce que l'antique chapelle du
+palais, située au rez-de-chaussée, était fermée depuis cinquante
+ans, hors d'usage, et que la petite chapelle privée
+du cardinal se trouvait trop étroite pour une pareille cérémonie.
+Aussi avait-il fallu improviser un autel dans la salle
+du trône, où les messes se succédaient depuis le matin.<a name="page_651" id="page_651"></a>
+D'ailleurs, des messes devaient également être dites toute
+la journée dans la chapelle privée; de même qu'on avait
+installé deux autres autels, un dans une petite pièce voisine
+de l'antichambre noble, l'autre dans une sorte d'alcôve
+qui s'ouvrait sur la seconde antichambre; et c'était
+ainsi que des prêtres, surtout des franciscains, des religieux
+appartenant aux ordres pauvres, allaient sans interruption
+et concurremment célébrer le divin sacrifice, sur
+ces quatre autels. Le cardinal avait voulu que pas un
+instant le sang divin ne cessât de couler chez lui pour la rédemption
+des deux âmes chères, envolées ensemble. Dans
+le palais en deuil, au travers des salles funèbres, les tintements
+des sonnettes de l'élévation ne s'arrêtaient pas, les
+murmures frissonnants des paroles latines ne se taisaient
+pas, les hosties se brisaient, les calices se vidaient continuellement,
+sans que Dieu pût une seule minute s'absenter
+de cet air lourd, qui sentait la mort.</p>
+
+<p>Et Pierre, étonné, trouva la salle du trône telle qu'il
+l'avait vue, le jour de sa première visite. Les rideaux des
+quatre grandes fenêtres n'avaient pas même été tirés, la
+sombre matinée d'hiver entrait en une clarté faible, grise
+et froide. C'étaient encore, sous le plafond de bois sculpté
+et doré, les tentures rouges des murs, une brocatelle à
+grandes palmes, mangée par l'usure; et l'ancien trône se
+trouvait là, le fauteuil retourné contre la muraille, dans
+l'attente inutile du pape, qui ne venait jamais plus. Seul,
+l'autel improvisé, dressé à côté de ce trône, changeait un
+peu l'aspect de la pièce, débarrassée de ses quelques
+meubles, sièges, tables, consoles. Puis, au milieu, on
+avait posé sur une marche basse le lit d'apparat, où Benedetta
+et Dario étaient couchés, dans une jonchée de fleurs.
+Au chevet du lit, deux cierges simplement, un de chaque
+côté, brûlaient. Et rien autre, et seulement des fleurs
+encore, une telle moisson de fleurs, qu'on ne savait dans
+quel jardin chimérique on avait bien pu la couper, des
+roses blanches surtout, des gerbes de roses sur le lit, des<a name="page_652" id="page_652"></a>
+gerbes de roses s'écroulant du lit, des gerbes de roses
+couvrant la marche, débordant de la marche jusque sur
+le dallage magnifique de la salle.</p>
+
+<p>Pierre s'était approché du lit, le c&oelig;ur bouleversé d'une
+émotion profonde. Ces deux cierges dont le jour pâle
+éteignait à demi les petites flammes jaunes, cette continuelle
+plainte basse de la messe voisine, ce parfum pénétrant
+des roses qui alourdissait l'air, mettaient une infinie
+détresse, une lamentation de deuil sans bornes, dans la
+grande salle surannée et poudreuse. Et pas un geste, pas
+un souffle, rien autre, par instants, qu'un petit bruit de
+sanglots étouffés, parmi les quelques personnes qui se
+trouvaient là. Des domestiques de la maison se relayaient
+sans cesse, quatre toujours étaient au chevet du lit, debout,
+immobiles, ainsi que des gardes familiers et fidèles. De
+temps à autre, l'avocat consistorial Morano, qui s'occupait
+de tout, depuis le matin, traversait la pièce, l'air pressé,
+d'un pas silencieux. Et, sur la marche, tous ceux qui entraient
+venaient s'agenouiller, priaient, pleuraient. Pierre
+y aperçut trois dames, la face dans leur mouchoir. Un vieux
+prêtre y était aussi, tremblant de douleur, la tête basse,
+et dont on ne pouvait distinguer le visage. Mais il fut
+surtout attendri par la vue d'une jeune fille, vêtue pauvrement,
+qu'il prit pour une servante, si écrasée par le
+chagrin sur les dalles, qu'elle n'était plus là qu'une loque
+de misère et de souffrance.</p>
+
+<p>Alors, à son tour, il s'agenouilla; et, du balbutiement
+professionnel des lèvres, il tâcha de retrouver le latin des
+prières consacrées, qu'il avait dites si souvent comme
+prêtre, au chevet des morts. Son émotion grandissante
+brouillait sa mémoire, il s'anéantit dans le spectacle adorable
+et terrible des deux amants, que ses regards ne pouvaient
+quitter. Sous la jonchée des roses, les corps se
+distinguaient à peine, dans leur étreinte; mais les deux
+têtes émergeaient, serrées au cou par le suaire de soie.
+Et qu'elles étaient belles encore, d'une beauté de passion<a name="page_653" id="page_653"></a>
+enfin satisfaite, posées toutes deux sur le même coussin,
+mêlant leurs chevelures! Benedetta avait gardé sa face divinement
+rieuse, aimante et fidèle pour l'éternité, exaltée
+d'avoir rendu son dernier souffle en un baiser d'amour.
+Dario, en son allégresse dernière, était resté plus douloureux,
+tel que les marbres des pierres funéraires, que les
+amoureuses s'épuisent à étreindre vainement. Et ils avaient
+encore les yeux grands ouverts, plongeant les uns au fond
+des autres, et ils continuaient à se regarder sans fin, avec
+une douceur de caresse que jamais rien ne devait plus
+troubler.</p>
+
+<p>Mon Dieu! était-ce donc vrai qu'il l'avait aimée, cette
+Benedetta, d'un amour si pur, si dégagé de toute idée
+d'impossible possession! Et Pierre était remué jusqu'au
+fond de l'âme par les heures délicieuses qu'il avait passées
+près d'elle, dans un lien d'une exquise amitié, aussi
+douce que l'amour. Elle était si belle, si sage, si brûlante
+de passion! Lui-même avait fait un si beau rêve, animer
+de sa fraternité libératrice cette admirable créature, à
+l'âme de feu, aux airs indolents, en laquelle il revoyait
+toute l'ancienne Rome, qu'il aurait voulu réveiller et conquérir
+à l'Italie de demain. Il rêvait de la catéchiser, de
+lui élargir le c&oelig;ur et le cerveau, en lui donnant l'amour
+des petits et des pauvres, le flot de pitié d'aujourd'hui
+pour les choses et pour les êtres. Maintenant, cela l'aurait
+fait un peu sourire, s'il n'avait pas débordé de larmes.
+Comme elle s'était montrée charmante, en s'efforçant de
+le contenter, malgré les obstacles invincibles, la race,
+l'éducation, le milieu, qui l'empêchaient de le suivre! Elle
+était une écolière docile, mais incapable de progrès véritable.
+Un jour pourtant, elle avait semblé se rapprocher,
+de lui, comme si la souffrance lui ouvrait l'âme à toutes
+les charités. Puis, l'illusion du bonheur était venue, et
+elle n'avait plus rien compris à la misère des autres, elle
+s'en était allée dans l'égoïsme de son espoir et de sa joie,
+à elle. Était-ce donc, grand Dieu! que cette race, condamnée<a name="page_654" id="page_654"></a>
+à disparaître, devait finir ainsi, si belle encore
+parfois, si adorée, mais si fermée à l'amour des humbles,
+à la loi de charité et de justice, qui, en réglementant le
+travail, pouvait seule désormais sauver le monde?</p>
+
+<p>Puis, ce fut chez Pierre une autre désolation encore,
+qui le laissa balbutiant, sans prières précises. Il venait
+de songer au coup de violence qui avait emporté les deux
+enfants, dans une revanche foudroyante de la nature.
+Quelle dérision d'avoir promis à la Vierge de ne faire le
+cadeau de sa virginité qu'au mari élu, de s'être fait saigner
+sous ce serment, comme sous un cilice, pendant son existence
+entière, pour en venir à se jeter dans la mort, au
+cou de l'amant, éperdue de regrets, brûlante de se donner
+toute! Et elle s'était donnée avec l'emportement d'une
+protestation dernière, et il avait suffi du fait brutal de la
+séparation menaçante, l'avertissant de la duperie, la ramenant
+à l'instinct de l'universel amour. C'était encore
+une fois l'Église vaincue, le grand Pan, semeur des
+germes, rassemblant les couples de son geste continu de
+fécondité. Si, lors de la Renaissance, l'Église n'avait pas
+croulé sous l'assaut des Vénus et des Hercules exhumés
+du vieux sol romain, la lutte continuait aussi âpre, et à
+chaque heure les peuples nouveaux, débordants de sève,
+affamés de vie, en guerre contre une religion qui n'était
+qu'un appétit de la mort, menaçaient d'emporter l'ancien
+édifice catholique, dont les murs déjà croulaient de vieillesse
+inféconde.</p>
+
+<p>Et, à ce moment. Pierre eut la sensation que la mort
+de cette Benedetta adorable était pour lui le suprême
+désastre. Il la regardait toujours, et des larmes brûlèrent
+ses yeux. Elle achevait d'emporter sa chimère. Comme la
+veille, au Vatican, devant le pape, il sentait s'effondrer
+sa dernière espérance, la résurrection tant souhaitée de
+la vieille Rome, en une Rome de jeunesse et de salut.
+Cette fois, c'était bien la fin: Rome la catholique, la princière,
+était morte, couchée là, telle qu'un marbre, sur ce<a name="page_655" id="page_655"></a>
+lit funèbre. Elle n'avait pu aller aux humbles, aux souffrants
+de ce monde, elle venait d'expirer dans le cri impuissant
+de sa passion égoïste, quand il était trop tard pour
+aimer et enfanter. Jamais plus elle ne ferait d'enfants, la
+vieille maison romaine était vide désormais, stérile, sans
+réveil possible. Pierre, dont la chère morte laissait l'âme
+veuve, en deuil d'un si grand rêve, éprouvait une telle
+douleur à la voir ainsi immobile et glacée, qu'il se sentit
+défaillir. Était-ce le jour livide, étoilé par les taches jaunes
+des deux cierges, qui lui troublait la vue, le parfum des
+roses, alourdi dans l'air de mort, qui le grisait comme
+d'une ivresse, le sourd murmure continu de l'officiant en
+train d'achever sa messe, derrière lui, qui bourdonnait
+dans son crâne, en l'empêchant de retrouver ses prières?
+Il craignit de tomber en travers de la marche, il se releva
+péniblement et s'écarta.</p>
+
+<p>Puis, comme il se réfugiait au fond de l'embrasure d'une
+fenêtre, pour se remettre, il eut l'étonnement de rencontrer
+là Victorine, assise sur une banquette, qu'on y
+avait à demi dissimulée. Elle avait des ordres de donna
+Serafina, elle veillait de ce coin sur ses deux chers enfants,
+ainsi qu'elle les nommait, en ne quittant pas des
+yeux les personnes qui entraient et qui sortaient. Tout
+de suite, elle fit asseoir le jeune prêtre, lorsqu'elle le
+vit si pâle, près de s'évanouir.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit-il très bas, lorsqu'il eut longuement respiré,
+qu'ils aient au moins la joie d'être ensemble ailleurs, de
+revivre une autre vie, dans un autre monde!</p>
+
+<p>Elle haussa doucement les épaules, elle répondit à
+voix très basse, elle aussi:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! revivre, monsieur l'abbé, pourquoi faire?
+Quand on est mort, allez! le mieux est encore d'être
+mort et de dormir. Les pauvres enfants ont eu assez de
+peines sur la terre, il ne faut pas leur souhaiter de recommencer
+ailleurs.</p>
+
+<p>Ce mot si naïf et si profond d'illettrée incroyante fit<a name="page_656" id="page_656"></a>
+passer un frisson dans les os de Pierre. Et lui dont les
+dents avaient parfois claqué de terreur, la nuit, à la
+brusque évocation du néant! Il la trouvait héroïque de
+n'être pas troublée par les idées d'éternité et d'infini. Ah!
+si tout le monde avait eu cette tranquille irréligion, cette
+insouciance si sage, si gaie, du petit peuple incrédule de
+France, quel calme soudain parmi les hommes, quelle vie
+heureuse!</p>
+
+<p>Et, comme elle le sentait qui frémissait ainsi, elle ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous donc qu'il y ait après la mort? On
+a bien mérité de dormir, c'est encore ce qu'il y a de plus
+désirable et de plus consolant. Si Dieu avait à récompenser
+les bons et à punir les méchants, il aurait vraiment
+trop à faire. Est-ce que c'est possible, un pareil jugement?
+Est-ce que le bien et le mal ne sont pas dans
+chacun, à ce point mêlés, que le mieux serait encore
+d'acquitter tout le monde?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, murmura-t-il, ces deux-là, si aimables, si
+aimés, n'ont pas vécu, et pourquoi ne pas se donner la
+joie de croire qu'ils revivent, récompensés ailleurs, aux
+bras l'un de l'autre, éternellement?</p>
+
+<p>De nouveau, elle secoua la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non!... Je le disais bien, que ma pauvre
+Benedetta avait tort de se martyriser avec des idées de
+l'autre monde, en se refusant à son amoureux, qu'elle
+désirait tant. Moi, si elle avait voulu, je le lui aurais
+amené dans sa chambre, son amoureux, et sans maire, et
+sans curé encore! C'est si rare, le bonheur! On a tant de
+regret, plus tard, quand il n'est plus temps!... Et voilà
+toute l'histoire de ces deux pauvres mignons. Il n'est plus
+temps pour eux, ils sont morts, et on a beau mettre les
+amoureux dans les étoiles, voyez-vous, quand ils sont
+morts, ils le sont bien, ça ne leur fait plus ni chaud ni
+froid, de s'embrasser!</p>
+
+<p>A son tour, elle était reprise par les larmes, elle sanglotait.<a name="page_657" id="page_657"></a></p>
+
+<p>&mdash;Les pauvres petits! les pauvres petits! dire qu'ils n'ont
+pas eu seulement une nuit gentille, et que c'est maintenant
+la grande nuit qui ne finira plus!... Regardez-les
+donc, comme ils sont blancs! et pensez-vous à cela, quand
+il ne restera que les os de leurs deux têtes, sur le coussin,
+et que les os seuls de leurs bras se serreront encore?...
+Ah! qu'ils dorment, qu'ils dorment! au moins ils ne
+savent plus, ils ne sentent plus!</p>
+
+<p>Un long silence retomba. Pierre, dans le frisson de son
+doute, dans son désir anxieux de survie, la regardait,
+cette femme dont les curés ne faisaient pas l'affaire, qui
+avait gardé son franc-parler de Beauceronne, l'air si paisible
+et si content du devoir accompli, en son humble
+situation de servante, perdue depuis vingt-cinq ans au
+milieu d'un pays de loups, où elle n'avait pas même pu
+apprendre la langue. Oh! oui, être comme elle, avoir son
+bel équilibre de créature saine et bornée qui se contentait
+de la terre, qui se couchait pleinement satisfaite le
+soir, lorsqu'elle avait rempli son labeur du jour, quitte à
+ne se réveiller jamais!</p>
+
+<p>Mais Pierre, en reportant les yeux vers le lit funèbre,
+venait de reconnaître le vieux prêtre, agenouillé sur la
+marche, et dont la tête basse, accablée de douleur, ne
+lui avait point permis de distinguer les traits.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas l'abbé Pisoni, le curé de Sainte-Brigitte,
+où j'ai dit quelques messes? Ah! le pauvre homme,
+comme il pleure!</p>
+
+<p>Victorine répondit de sa voix tranquille et navrée:</p>
+
+<p>&mdash;Il y a de quoi. Le jour où il s'est avisé de marier
+ma pauvre Benedetta au comte Prada, il a fait vraiment un
+beau coup. Tant d'abominations ne seraient pas arrivées,
+si on avait donné tout de suite son Dario à la chère
+enfant. Mais ils sont tous fous dans cette bête de ville,
+avec leur politique; et celui-ci, qui est pourtant un si brave
+homme, croyait avoir fait un vrai miracle et sauvé le
+monde, en mariant le pape et le roi, comme il disait avec<a name="page_658" id="page_658"></a>
+un rire doux de vieux savant qui n'a jamais aimé que les
+vieilles pierres: vous savez bien, leurs antiquailles, leurs
+idées patriotiques d'il y a cent mille ans. Et vous voyez,
+aujourd'hui, il pleure toutes les larmes de son corps...
+L'autre aussi est venu, il n'y a pas vingt minutes, le père
+Lorenza, le Jésuite, celui qui a été le confesseur de la
+contessina, après l'abbé Pisoni, et qui a défait ce que ce
+dernier avait fait. Oui, un bel homme, un beau gâcheur
+de besogne encore, un empêcheur d'être heureux, avec
+toutes les complications sournoises qu'il a mises dans
+l'histoire du divorce... J'aurais voulu que vous fussiez là,
+pour voir la façon dont il a fait un grand signe de croix,
+après s'être mis à genoux. Il n'a pas pleuré, lui, ah! non,
+et il semblait dire que, puisque les choses finissaient
+si mal, c'était que Dieu s'était finalement retiré de toute
+cette affaire. Tant pis pour les morts!</p>
+
+<p>Elle parlait doucement, sans arrêt, comme soulagée de
+pouvoir se vider le c&oelig;ur, après les terribles heures de
+bousculade et d'étouffement, qu'elle vivait depuis la
+veille.</p>
+
+<p>&mdash;Et celle-ci, reprit-elle plus bas, vous ne la reconnaissez
+donc point?</p>
+
+<p>Elle désignait du regard la jeune fille pauvrement
+vêtue, qu'il avait prise pour une servante, et que le chagrin,
+une détresse affreuse, écrasait sur les dalles, devant
+le lit. Dans un mouvement d'éperdue souffrance, elle
+venait de relever, de renverser la tête, une tête d'une
+beauté extraordinaire, noyée dans la plus admirable des
+chevelures noires.</p>
+
+<p>&mdash;La Pierina! dit-il. La pauvre fille!</p>
+
+<p>Victorine eut un geste de pitié et de tolérance.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous? je lui ai permis de monter
+jusqu'ici... Je ne sais comment elle a pu apprendre le
+malheur. Il est vrai qu'elle rôde toujours autour du palais.
+Alors, elle m'a fait appeler, en bas, et si vous l'aviez
+entendue me supplier, me demander avec de gros sanglots<a name="page_659" id="page_659"></a>
+la grâce de voir son prince une fois encore!... Mon Dieu!
+elle ne fait de mal à personne, là, par terre, à les
+regarder tous les deux, de ses beaux yeux d'amoureuse,
+pleins de larmes. Elle y est depuis une demi-heure, je
+m'étais promis de la faire sortir, si elle ne se conduisait
+pas bien. Mais, puisqu'elle est sage, qu'elle ne bouge
+seulement pas, ah! qu'elle reste donc et qu'elle s'emplisse
+le c&oelig;ur pour la vie entière!</p>
+
+<p>Et c'était, en vérité, un spectacle sublime, que cette
+Pierina, cette fille d'ignorance, de passion et de beauté,
+foudroyée de la sorte, anéantie, au bas de la couche
+nuptiale, où les deux amants enlacés dormaient, dans la
+mort, leur première et éternelle nuit. Elle s'était affaissée
+sur les talons, elle avait laissé tomber ses bras trop
+lourds, les mains ouvertes; et, la face levée, immobile,
+comme figée en une extase d'agonie, elle ne quittait plus
+du regard le couple adorable et tragique. Jamais visage
+humain n'avait paru si beau, d'une splendeur de souffrance
+et d'amour si éclatante, la Douleur antique, mais
+toute frémissante de vie, avec son front royal, ses joues
+de grâce fière, sa bouche de perfection divine. A quoi
+pensait-elle, de quoi souffrait-elle, en regardant fixement
+son prince, à jamais dans les bras de sa rivale?
+Était-ce donc une jalousie sans fin possible qui glaçait
+le sang de ses veines? Était-ce plutôt la seule souffrance
+de l'avoir perdu, de se dire qu'elle le voyait pour la dernière
+fois, sans haine contre cette autre femme qui tâchait
+vainement de le réchauffer, contre sa chair, aussi froide
+que la sienne? Ses yeux noyés restaient doux pourtant,
+ses lèvres amères gardaient leur tendresse. Elle les trouvait
+si purs, si beaux, couchés parmi cette jonchée de
+fleurs! Et, dans sa beauté à elle, sa beauté de reine qui
+s'ignore, elle était là sans souffle, en humble servante,
+en esclave amoureuse, dont ses maîtres, en mourant, ont
+arraché et emporté le c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Sans cesse, maintenant, des personnes entraient d'un<a name="page_660" id="page_660"></a>
+pas ralenti, avec des visages de deuil, s'agenouillaient,
+priaient pendant quelques minutes, puis sortaient, de la
+même allure muette et désolée. Et Pierre eut un serrement
+de c&oelig;ur, quand il vit arriver ainsi la mère de
+Dario, la toujours belle Flavia, accompagnée correctement
+de son mari, le beau Jules Laporte, l'ancien sergent
+de la garde suisse dont elle avait fait un marquis
+Montefiori. Prévenue dès la mort, elle était venue la
+veille au soir. Mais elle revenait d'un air de cérémonie,
+en grand deuil, superbe dans tout ce noir, qui allait très
+bien à sa majesté de Junon un peu forte. Lorsqu'elle se
+fut approchée royalement du lit, elle resta un instant
+debout, avec deux larmes au bord des paupières, qui ne
+coulaient pas. Puis, au moment de se mettre à genoux,
+elle s'assura que Jules était bien à son côté, elle lui
+commanda d'un coup d'&oelig;il de s'agenouiller aussi, près
+d'elle. Tous deux s'inclinèrent au bord de la marche,
+restèrent là en prière le temps convenable, elle très
+digne et accablée, lui beaucoup mieux qu'elle encore,
+d'une désolation parfaite d'homme qui n'était déplacé
+dans aucune des circonstances de la vie, même les plus
+graves. Ensuite, tous les deux se relevèrent, disparurent
+avec lenteur par la porte des appartements, où le cardinal
+et donna Serafina recevaient la famille et les
+intimes.</p>
+
+<p>Cinq dames entrèrent à la file, tandis que deux capucins
+et l'ambassadeur d'Espagne près du Saint-Siège
+sortaient. Et Victorine, qui se taisait depuis quelques
+minutes, reprit soudain:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! voici la petite princesse, et bien affligée, elle
+qui aimait tant notre Benedetta!</p>
+
+<p>Pierre, en effet, vit entrer Celia, qui avait pris le deuil,
+elle aussi, pour cette visite d'abominable adieu. Derrière
+elle, la femme de chambre, dont elle s'était fait accompagner,
+tenait, dans chacun de ses bras, une gerbe
+énorme de roses blanches.<a name="page_661" id="page_661"></a></p>
+
+<p>&mdash;La chère petite! murmura encore Victorine, elle
+qui voulait que ses noces avec son Attilio se fissent en
+même temps que les noces des deux pauvres morts dont
+les amours maintenant reposent là! Et ce sont eux qui
+l'ont devancée, elles sont faites, leurs noces, ils la dorment
+déjà, leur première nuit!</p>
+
+<p>Tout de suite, Celia s'était agenouillée, avait fait le
+signe de la croix. Mais, visiblement, elle ne priait pas,
+elle regardait les deux chers amants, dans la stupeur
+désespérée de les retrouver si blancs, si froids, d'une
+beauté de marbre. Eh quoi! quelques heures avaient
+suffi, la vie s'en était allée, jamais plus les lèvres ne se
+baiseraient? Elle les revoyait encore, au milieu de ce
+bal de l'autre nuit, si éclatants, si triomphants de vivant
+amour! Une protestation furieuse montait de son jeune
+c&oelig;ur, ouvert à la vie, avide de joie et de soleil, en révolte
+contre l'imbécile mort. Et cette colère, cet effroi, cette
+douleur en face du néant, où toute passion se glace, se
+lisaient sur son visage ingénu de lis candide et fermé.
+Jamais sa bouche d'innocence aux lèvres closes sur les
+dents blanches, jamais ses yeux d'eau de source, clairs et
+sans fond, n'avaient exprimé plus d'insondable mystère,
+la vie de passion qu'elle ignorait, où elle entrait, et qui
+se heurtait, dès le seuil, à ces deux morts tendrement
+aimés, dont la perte lui bouleversait l'âme.</p>
+
+<p>Doucement, elle ferma les yeux, elle tâcha de prier,
+tandis que de grosses larmes, maintenant, coulaient de
+ses paupières abaissées. Un temps s'écoula, au milieu du
+silence frissonnant, que troublaient seuls les petits bruits
+de la messe voisine. Elle se leva enfin, se fit donner par
+la femme de chambre les deux gerbes de roses blanches,
+qu'elle voulait déposer elle-même sur le lit. Debout sur
+la marche, elle hésita, finit par les mettre à droite et à
+gauche du coussin où reposaient les deux têtes, comme
+si elle les eût couronnées de ces fleurs, les mêlant à
+leurs cheveux, embaumant leurs jeunes fronts de ce parfum<a name="page_662" id="page_662"></a>
+si doux et si fort. Mais, les mains vides, elle ne s'en
+allait pas, elle demeurait là, tout près, penchée sur eux,
+tremblante, cherchant ce qu'elle pourrait bien leur dire
+encore, leur laisser d'elle, à jamais. Et elle trouva,
+elle se pencha davantage, elle mit deux longs baisers,
+toute son âme profonde d'amoureuse, sur les fronts
+glacés de l'époux et de l'épouse.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! la brave petite! dit Victorine, dont les larmes
+coulèrent. Vous avez vu, elle les a baisés, et personne n'a
+songé encore à cela, pas même la mère... Ah! le brave
+petit c&oelig;ur, c'est pour sûr qu'elle a pensé à son Attilio!</p>
+
+<p>En se retournant pour descendre de la marche, Celia
+venait d'apercevoir la Pierina, toujours à demi renversée,
+dans son adoration douloureuse et muette. Elle la reconnut,
+elle s'apitoya surtout, lorsqu'elle la vit reprise de si
+gros sanglots, que tout son corps, ses hanches et sa gorge
+de déesse, en étaient secoués affreusement. Cette peine
+d'amour la bouleversa, telle qu'un désastre où sombrait
+tout le reste. On l'entendit dire à demi-voix, d'un ton
+d'infinie pitié:</p>
+
+<p>&mdash;Ma chère, calmez-vous, calmez-vous... Je vous en
+prie, soyez plus raisonnable, ma chère.</p>
+
+<p>Puis, comme la Pierina, saisie d'être ainsi plainte et
+secourue, sanglotait plus fort, au point de faire scandale,
+Celia la releva, la soutint entre ses deux bras, de crainte
+qu'elle ne tombât par terre. Et elle l'emmena dans une
+fraternelle étreinte, ainsi qu'une s&oelig;ur de tendresse et de
+désespoir, elle la fit sortir de la salle, en lui prodiguant
+les plus douces paroles.</p>
+
+<p>&mdash;Suivez-les donc, allez donc voir ce qu'elles deviennent,
+dit Victorine à Pierre. Moi, je ne veux pas
+bouger d'ici, ça me tranquillise de les veiller, ces chers
+enfants.</p>
+
+<p>A l'autel improvisé, un autre prêtre, un capucin,
+commençait une autre messe; et, de nouveau, la sourde<a name="page_663" id="page_663"></a>
+psalmodie latine reprit, tandis que, de la salle prochaine,
+venaient les coups de sonnette de l'élévation, dans l'indistinct
+bourdonnement de la messe d'à côté. Le parfum
+des fleurs augmentait, se faisait plus lourd, d'une caresse
+de vertige, au milieu de l'air immobile et morne de la
+vaste salle. Au fond, les domestiques, ainsi que pour
+une réception de gala, ne bougeaient point. Et, devant
+le lit de parade, que les deux cierges pâles étoilaient,
+le défilé de deuil continuait sans bruit, des femmes, des
+hommes, qui étouffaient là un instant, puis qui s'en
+allaient, en emportant l'inoubliable vision des deux
+amants tragiques, dormant leur éternel sommeil.</p>
+
+<p>Pierre rejoignit Celia et la Pierina dans l'antichambre
+noble, où se tenait don Vigilio. On y avait apporté, en un
+coin, les quelques sièges de la salle du trône, et la petite
+princesse venait de forcer l'ouvrière à s'asseoir sur un
+fauteuil, pour qu'elle se remît un peu. Elle était en
+extase devant elle, ravie de la trouver si belle, plus belle
+que toutes, comme elle disait. Puis, elle reparla des deux
+chers morts qui lui avaient semblé bien beaux, eux aussi,
+d'une beauté superbe et douce, extraordinaire. Elle en
+restait transportée d'admiration, au milieu de ses larmes.
+En faisant causer la Pierina, le prêtre sut que Tito, son
+frère, était à l'hôpital, en grand danger, le flanc troué
+d'un coup de couteau terrible; et la misère avait grandi,
+affreuse, aux Prés du Château, depuis le commencement
+de l'hiver. C'étaient pour tout le monde de grands chagrins,
+ceux que la mort emportait devaient se réjouir. Mais
+Celia, d'un geste d'invincible espoir, écartait la souffrance,
+la mort elle-même.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, il faut vivre. Et, ma chère, ça suffit d'être
+belle pour vivre... Allons, ma chère, ne restez pas ici,
+ne pleurez plus, vivez pour la joie d'être belle.</p>
+
+<p>Elle l'emmena, et Pierre demeura sur un des fauteuils,
+envahi d'une telle tristesse lasse, qu'il aurait voulu ne
+plus bouger. Don Vigilio, debout, continuait à saluer<a name="page_664" id="page_664"></a>
+chaque visiteur d'une révérence. Dans la nuit, il avait eu
+un accès de fièvre, il en grelottait encore, très jaune, les
+yeux brûlants et inquiets. Et il jetait sur Pierre de continuels
+regards, comme dévoré du désir de lui parler; mais
+la terreur d'être vu de l'abbé Paparelli, par la porte
+grande ouverte de l'antichambre voisine, combattait sans
+doute ce désir, car il ne cessait aussi de guetter le caudataire.
+Enfin, celui-ci dut s'absenter un moment, don
+Vigilio s'approcha du prêtre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez vu Sa Sainteté hier soir.</p>
+
+<p>Stupéfait, Pierre le regarda.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! tout se sait, je vous l'ai déjà dit... Et qu'avez-vous
+fait? Vous avez purement et simplement retiré votre
+livre, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>La stupeur grandissante du prêtre le renseigna, sans
+qu'il lui laissât même le temps de répondre.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'en doutais, mais je tenais à en avoir la certitude...
+Ah! que tout cela est bien leur &oelig;uvre! Me croyez-vous
+maintenant, êtes-vous convaincu que ceux qu'ils
+n'empoisonnent pas, ils les étouffent?</p>
+
+<p>Il devait parler des Jésuites. Prudemment, il allongea
+la tête, s'assura que l'abbé Paparelli n'était point de
+retour.</p>
+
+<p>&mdash;Et monsignor Nani, que vient-il de vous dire?</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, finit par répondre Pierre, je n'ai pas encore
+vu monsignor Nani.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je croyais... Il a passé par cette salle, avant
+votre arrivée. Si vous ne l'avez pas vu dans la salle du
+trône, c'est qu'il a dû se rendre près de donna Serafina et
+de Son Éminence, pour les saluer. Il va sûrement repasser
+par ici, vous allez le voir.</p>
+
+<p>Puis, avec son amertume de faible, toujours terrorisé
+et vaincu:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous avais bien prédit que vous finiriez par faire
+ce qu'il voudrait.</p>
+
+<p>Mais il crut entendre le léger piétinement de l'abbé<a name="page_665" id="page_665"></a>
+Paparelli, il revint vivement à sa place, salua de sa révérence
+deux vieilles dames qui se présentaient. Et Pierre,
+resté assis, accablé, les yeux à demi clos, vit se dresser
+enfin la figure de Nani, dans sa réalité d'intelligence et de
+diplomatie souveraines. Il se rappelait ce que don Vigilio,
+pendant la fameuse nuit des confidences, lui avait dit de
+cet homme bien trop adroit pour s'être marqué d'une robe
+impopulaire, prélat charmant d'ailleurs, connaissant à fond
+le monde par ses fonctions successives dans les nonciatures
+et au Saint-Office, mêlé à tout, documenté sur tout, une
+des têtes, un des cerveaux de la moderne armée noire,
+dont l'opportunisme entend ramener le siècle à l'Église.
+Et, brusquement, la lumière totale se faisait en lui, il
+comprenait par quelle souple et admirable tactique cet
+homme l'avait amené à l'acte qu'il voulait obtenir de sa
+libre volonté apparente, le retrait pur et simple de son
+livre. C'était d'abord une contrariété vive, à la nouvelle
+qu'on poursuivait le volume, une soudaine inquiétude qu'on
+ne jetât l'auteur exalté dans quelque révolte fâcheuse; et
+c'était aussitôt le plan arrêté, les renseignements pris sur
+ce jeune prêtre capable de schisme, son voyage provoqué
+à Rome, l'invitation qu'on lui avait faite de descendre dans
+un antique palais, dont les murs eux-mêmes allaient le
+glacer et l'instruire. Puis, c'étaient, dès lors, les obstacles
+sans cesse renaissants, la façon de prolonger son séjour
+en l'empêchant de voir le pape, en lui promettant de lui
+obtenir l'audience tant désirée, lorsque l'heure serait
+venue, après l'avoir promené partout, l'avoir heurté contre
+tout, de monsignor Fornaro au père Dangelis, du cardinal
+Sarno au cardinal Sanguinetti. C'était, enfin, ébranlé par
+les choses et par les hommes, lassé, éc&oelig;uré, rendu à son
+doute, l'audience à laquelle on le préparait depuis trois
+mois, cette visite au pape qui devait achever de tuer en
+lui son rêve. Maintenant, il revoyait Nani, avec son fin
+sourire, ses yeux clairs de savant politique qui s'amusait
+à une expérience, il l'entendait lui répéter de sa voix<a name="page_666" id="page_666"></a>
+légèrement railleuse que c'était une véritable grâce de la
+Providence, si ces retards lui permettaient de visiter
+Rome, de réfléchir, de comprendre, toute une instruction,
+toute une éducation qui lui éviteraient bien des fautes. Et
+lui qui était arrivé avec son enthousiasme d'apôtre, brûlant
+de se battre, jurant que jamais il ne retirerait son
+livre! N'était-ce pas la plus délicate des diplomaties, et
+la plus profonde, que d'avoir ainsi brisé son sentiment
+contre sa raison, en faisant appel à son intelligence pour
+qu'elle supprimât, sans lutte scandaleuse, l'&oelig;uvre inutile
+et fausse, sortie d'elle-même, dès qu'elle se serait rendu
+compte, devant la Rome réelle, du ridicule énorme qu'il
+y avait à rêver une Rome nouvelle?</p>
+
+<p>A ce moment, Pierre aperçut monsignor Nani qui venait
+de la salle du trône, et il n'éprouva pas le sentiment
+d'irritation et de rancune auquel il s'attendait. Au contraire,
+il fut heureux, lorsque le prélat, l'ayant vu à son
+tour, s'approcha et lui tendit la main. Mais celui-ci ne
+souriait pas comme à son habitude, il avait l'air très grave,
+douloureusement frappé.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon cher fils, quelle épouvantable catastrophe!
+Je sors de chez Son Excellence, elle est dans les larmes.
+C'est horrible, horrible!</p>
+
+<p>Il s'assit sur un des sièges, en invitant le prêtre à se
+rasseoir lui-même, et il resta silencieux un moment, las
+d'émotion sans doute, ayant besoin de ces quelques minutes
+de repos, sous le poids des réflexions qui assombrissaient
+visiblement son clair visage. Puis, d'un geste,
+il parut vouloir écarter cette ombre, il retrouva son
+aimable obligeance.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! mon cher fils, vous avez vu Sa Sainteté?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monseigneur, hier soir, et je vous remercie de
+la grande bonté que vous avez mise à satisfaire mon désir.</p>
+
+<p>Nani le regardait fixement, tandis que le sourire invincible
+remontait à ses lèvres.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me remerciez... Je vois bien que vous avez été<a name="page_667" id="page_667"></a>
+sage, en faisant votre soumission entière aux pieds de Sa
+Sainteté. J'en étais certain, je n'attendais pas moins de
+votre belle intelligence. Mais vous me rendez tout de
+même très heureux, car je suis ravi de constater que je
+ne m'étais pas trompé sur votre compte.</p>
+
+<p>Il s'abandonnait, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Jamais je n'ai discuté avec vous. A quoi bon? puisque
+les faits étaient là pour vous convaincre. Et, maintenant
+que vous avez retiré votre livre, toute discussion serait
+plus inutile encore... Pourtant, réfléchissez donc que, s'il
+était en votre puissance de ramener l'Église à ses débuts,
+à cette communauté chrétienne dont vous avez tracé une
+si délicieuse peinture, l'Église ne pourrait qu'évoluer de
+nouveau dans la voie où Dieu l'a une première fois conduite;
+de sorte que, au bout du même nombre de siècles,
+elle se retrouverait exactement où elle en est aujourd'hui...
+Non! Dieu a bien fait ce qu'il faisait, l'Église
+telle qu'elle est doit gouverner le monde tel qu'il est,
+c'est à elle seule de savoir comment elle finira par établir
+solidement son règne ici-bas. Et voilà pourquoi votre
+attaque contre le pouvoir temporel était une faute impardonnable,
+un crime, car en dépossédant la papauté de
+son domaine, vous la livrez à la merci des peuples...
+Votre religion nouvelle n'est que l'écroulement final de
+toute religion, l'anarchie morale, la liberté du schisme,
+en un mot la destruction de l'édifice divin, ce catholicisme
+séculaire, si prodigieux de sagesse et de solidité, qui a
+suffi au salut des hommes jusqu'ici, qui peut seul les
+sauver demain et toujours.</p>
+
+<p>Pierre le sentit sincère, pieux, d'une foi vraiment inébranlable,
+aimant l'Église en fils reconnaissant, convaincu
+qu'elle était la plus belle, la seule des organisations sociales
+capables de rendre l'humanité heureuse. Et, s'il
+entendait gouverner le monde, c'était sans doute pour
+la joie dominatrice de le gouverner, mais aussi dans la
+certitude que personne ne le gouvernerait mieux que lui.<a name="page_668" id="page_668"></a></p>
+
+<p>&mdash;Oh! certainement, on peut discuter sur les moyens,
+et je les veux affables pour mon compte, aussi humains
+qu'il se pourra, tout de conciliation avec le siècle qui
+paraît nous échapper, justement parce qu'il y a un simple
+malentendu, entre lui et nous. Mais nous le ramènerons,
+j'en suis sûr... Et voilà pourquoi, mon cher fils, je suis si
+content de vous voir rentrer au bercail, pensant comme
+nous, prêt à lutter avec nous, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Le prêtre retrouvait là tous les arguments de Léon XIII
+lui-même. Voulant éviter de répondre directement, désormais
+sans colère, mais sentant toujours la plaie vive de
+son rêve arraché, il s'inclina de nouveau, ralentissant la
+voix pour en cacher l'amer tremblement.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous dis encore, monseigneur, combien je vous
+remercie de m'avoir opéré de mes vaines illusions, d'une
+main si habile de parfait chirurgien. Demain, quand je ne
+souffrirai plus, je vous en garderai une éternelle gratitude.</p>
+
+<p>Monsignor Nani continuait à le regarder, avec son sourire.
+Il entendait bien que ce jeune prêtre restait à l'écart,
+était une force vive perdue pour l'Église. Que ferait-il le
+lendemain? Quelque autre sottise sans doute. Mais le
+prélat devait se contenter de l'avoir aidé à réparer la première,
+ne pouvant prévoir l'avenir. Et il eut un joli geste,
+comme pour dire que chaque jour suffisait à sa tâche.</p>
+
+<p>&mdash;Me permettez-vous de conclure? mon cher fils, dit-il
+enfin. Soyez sage, votre bonheur de prêtre et d'homme
+est dans l'humilité. Vous serez affreusement malheureux,
+si vous employez contre Dieu l'admirable intelligence que
+Dieu vous a donnée.</p>
+
+<p>Puis, d'un geste encore, il écarta toute cette affaire,
+bien finie, dont il n'y avait plus à s'occuper. Et l'autre
+affaire revint l'assombrir, celle qui s'achevait elle aussi,
+mais si tragiquement, par la mort foudroyante de ces deux
+enfants endormis là, dans la salle voisine.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! reprit-il, cette pauvre princesse, ce pauvre cardinal,<a name="page_669" id="page_669"></a>
+ils m'ont bouleversé le c&oelig;ur! Jamais catastrophe
+ne s'est abattue plus cruellement sur une maison... Non,
+non, c'est trop! le malheur va trop loin, l'âme en est
+révoltée!</p>
+
+<p>Mais, à ce moment, un bruit de voix vint de la seconde
+antichambre, et Pierre eut la surprise de voir passer le
+cardinal Sanguinetti, que l'abbé Paparelli amenait avec un
+redoublement d'obséquiosité.</p>
+
+<p>&mdash;Si Votre Éminence a l'extrême bonté de me suivre,
+je vais la conduire moi-même.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je suis arrivé hier soir de Frascati, et quand j'ai
+su la triste nouvelle, j'ai voulu tout de suite apporter mes
+regrets et mes consolations.</p>
+
+<p>&mdash;Que Votre Éminence daigne s'arrêter un instant
+près des corps, et je la conduirai ensuite à Son Éminence.</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela, je désire qu'on sache bien la part immense
+que je prends au deuil qui frappe cette illustre maison.</p>
+
+<p>Il disparut dans la salle du trône, et Pierre resta béant
+de cette tranquille audace. Il ne l'accusait certainement
+pas de complicité directe avec Santobono, il n'osait mesurer
+jusqu'où pouvait aller sa complicité morale. Mais,
+à le voir passer de la sorte, le front si haut, la parole si
+nette, il avait eu la conviction brusque, certaine, qu'il
+savait. Comment? par qui? il n'aurait pu le dire. Sans
+doute comme les crimes se savent, dans ces dessous ténébreux,
+entre gens intéressés à savoir. Et il demeurait
+glacé de la façon hautaine dont cet homme se présentait,
+pour arrêter les soupçons peut-être, pour faire sûrement
+un acte de bonne politique, en donnant à son rival un
+public témoignage d'estime et de tendresse.</p>
+
+<p>&mdash;Le cardinal, ici! ne put-il s'empêcher de murmurer.</p>
+
+<p>Monsignor Nani, qui suivait l'ombre des pensées de
+Pierre dans ses yeux d'enfance, où tout se lisait, affecta
+de se tromper sur le sens de cette exclamation.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, j'avais appris, en effet, qu'il était rentré à Rome<a name="page_670" id="page_670"></a>
+depuis hier soir. Il a tenu à ne pas s'absenter davantage,
+le Saint-Père allant mieux et pouvant avoir besoin
+de lui.</p>
+
+<p>Bien que cela fût dit d'un air d'innocence parfaite,
+Pierre ne s'y méprit pas un instant. Et, à son tour, ayant
+regardé le prélat, il fut convaincu que lui aussi savait.
+Tout d'un coup, l'affaire lui apparaissait dans sa complication
+terrible, dans la férocité que lui avait donnée le
+destin. Nani, ancien familier du palais Boccanera, n'était
+point sans c&oelig;ur, aimait sûrement Benedetta d'une affection
+charmée par tant de beauté et de grâce. On pouvait
+expliquer ainsi la façon victorieuse dont il avait fini par
+faire prononcer l'annulation du mariage. Mais, à entendre
+don Vigilio, ce divorce obtenu à prix d'argent et sous la
+pression des influences les plus notoires, était simplement
+un scandale, traîné d'abord par lui en longueur, précipité
+ensuite vers une solution retentissante, dans l'unique but
+de déconsidérer le cardinal et de l'écarter de la tiare, à
+la veille du conclave que tout le monde croyait prochain.
+Et, d'ailleurs, il semblait hors de doute que le cardinal,
+intransigeant, sans diplomatie aucune, ne pouvait être le
+candidat de Nani, si souple, si désireux d'entente universelle;
+de sorte que le long travail de ce dernier dans cette
+maison, tout en aidant au bonheur de la chère contessina,
+n'avait pu être que la destruction lente, ininterrompue,
+de la brûlante ambition de la s&oelig;ur et du frère, ce troisième
+pape triomphal que leur antique famille devait
+donner à l'Église. Seulement, s'il avait toujours voulu
+cela, s'il avait même un instant combattu pour le cardinal
+Sanguinetti, mettant en lui son espoir, jamais il ne s'était
+imaginé qu'on irait jusqu'au crime, à cette abomination
+imbécile d'un poison qui se trompait d'adresse et frappait
+des innocents. Non, non! comme il le disait, c'était
+trop, l'âme en était révoltée. Il se servait d'armes plus
+douces, une telle brutalité le répugnait, l'indignait; et
+son visage, si rose et si soigné, gardait encore la gravité<a name="page_671" id="page_671"></a>
+de sa révolte, devant le cardinal en larmes et ces deux
+tristes amants foudroyés à sa place.</p>
+
+<p>Pierre, croyant que le cardinal Sanguinetti était toujours
+le candidat secret du prélat, restait quand même
+tourmenté par l'idée de savoir jusqu'où allait la complicité
+morale de ce dernier, dans l'exécrable aventure. Il
+reprit la conversation.</p>
+
+<p>&mdash;On dit Sa Sainteté fâchée avec Son Éminence le
+cardinal Sanguinetti. Naturellement, le pape régnant ne
+peut voir d'un très bon &oelig;il le pape futur.</p>
+
+<p>Monsignor Nani s'égaya un instant, en toute franchise.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! le cardinal s'est fâché et raccommodé trois ou
+quatre fois avec le Vatican. Et, en tout cas, le Saint-Père
+n'a pas à montrer de jalousie posthume, il sait qu'il peut
+faire un très bon accueil à Son Éminence.</p>
+
+<p>Puis, il regretta d'avoir exprimé ainsi une certitude, il
+se reprit.</p>
+
+<p>&mdash;Je plaisante, Son Éminence est tout à fait digne de
+la haute fortune qui l'attend peut-être.</p>
+
+<p>Mais Pierre était fixé, le cardinal Sanguinetti n'était
+certainement plus le candidat de monsignor Nani. Sans
+doute le trouvait-il trop usé par son ambition impatiente,
+trop dangereux aussi par les alliances équivoques qu'il
+avait conclues, dans sa fièvre, avec tous les mondes, même
+avec la jeune Italie patriote. Et la situation s'éclairait, le
+cardinal Sanguinetti et le cardinal Boccanera s'entre-dévoraient,
+se supprimaient l'un l'autre: l'un sans cesse
+en intrigues, ne reculant devant aucun compromis, rêvant
+de reconquérir Rome par la voie des élections; l'autre
+immobile et debout dans son intransigeance, excommuniant
+le siècle, attendant de Dieu seul le miracle qui devait
+sauver l'Église. Pourquoi ne pas laisser les deux
+théories, ainsi mises face à face, se détruire, avec ce
+qu'elles avaient d'extrême et d'inquiétant? Si Boccanera
+avait échappé au poison, il n'en était pas moins atteint
+par la tragique aventure, désormais impossible comme<a name="page_672" id="page_672"></a>
+candidat, tué sous les histoires dont bourdonnait Rome
+entière; et, si Sanguinetti pouvait se croire enfin débarrassé
+d'un rival, il n'avait pas vu qu'il se frappait lui-même,
+qu'il tuait également sa candidature, en la brûlant
+dans une telle passion du pouvoir, si peu scrupuleuse
+des moyens, menaçante pour tous. Monsignor Nani
+en était visiblement enchanté: ni l'un ni l'autre, la place
+nette, l'histoire de ces deux loups légendaires qui s'étaient
+battus et mangés, sans qu'on retrouvât rien, pas même les
+deux queues. Et, au fond de ses yeux pâles, en toute sa personne
+discrète, il n'y avait plus qu'un inconnu redoutable,
+le candidat choisi définitivement, patronné par la toute-puissante
+armée dont il était un des chefs les plus adroits.
+Un tel homme ne se désintéressait jamais, avait toujours
+la solution prête. Qui donc, qui donc allait être le pape
+de demain?</p>
+
+<p>Il s'était levé, il prenait cordialement congé du jeune
+prêtre:</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher fils, je doute de vous revoir, je vous
+souhaite un bon voyage...</p>
+
+<p>Pourtant, il ne s'éloignait pas, il continuait à regarder
+Pierre de son air de pénétration vive; et il le fit se
+rasseoir, il reprit lui-même un siège.</p>
+
+<p>&mdash;Dites, vous irez sûrement, dès votre retour en
+France, saluer le cardinal Bergerot... Veuillez donc me
+rappeler respectueusement à son souvenir. Je l'ai connu
+un peu, lors de son voyage ici, pour le chapeau. C'est une
+des plus grandes lumières du clergé français... Ah! si
+une telle intelligence voulait travailler à la bonne entente
+dans notre sainte Église! Malheureusement, je crains
+bien qu'il n'ait des préventions de race et de milieu, il ne
+nous aide pas toujours.</p>
+
+<p>Surpris de l'entendre parler ainsi du cardinal pour la
+première fois, à cette minute dernière, Pierre l'écoutait
+avec curiosité. Puis, il ne se gêna plus, il répondit en
+toute franchise:<a name="page_673" id="page_673"></a></p>
+
+<p>&mdash;Oui, Son Éminence a des idées très arrêtées sur
+notre vieille Église de France. Ainsi, il professe une véritable
+horreur des Jésuites...</p>
+
+<p>D'une légère exclamation, monsignor Nani l'arrêta. Et
+il avait un air le plus sincèrement étonné, le plus franc
+qu'on pût voir.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, l'horreur des Jésuites? En quoi les
+Jésuites peuvent-ils l'inquiéter? Il n'y en a plus, c'est de
+l'histoire finie, les Jésuites! Est-ce que vous en avez vu à
+Rome? Est-ce qu'ils vous ont gêné en rien, ces pauvres
+Jésuites, qui n'y possèdent même plus une pierre pour
+reposer leur tête?... Non, non, qu'on n'agite pas davantage
+cet épouvantail, c'est enfantin!</p>
+
+<p>Pierre le regardait à son tour, émerveillé de son
+aisance, de son audace tranquille, sur ce sujet brûlant.
+Il ne détournait pas les yeux, laissait sa face ouverte,
+comme un livre de vérité.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! si par Jésuites vous entendez les prêtres sages,
+qui, au lieu d'engager avec les sociétés modernes des
+luttes stériles, dangereuses, s'efforcent de les ramener
+humainement à l'Église, mon Dieu! nous sommes tous
+plus ou moins des Jésuites, car il serait fou de ne pas
+tenir compte de l'époque où l'on vit... Oh! d'ailleurs,
+je ne m'arrête pas aux mots, peu m'importe! Des Jésuites,
+oui! si vous voulez, des Jésuites!</p>
+
+<p>Il souriait de nouveau, de son joli sourire si fin, où il
+y avait tant de moquerie et tant d'intelligence.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! quand vous verrez le cardinal Bergerot,
+dites-lui qu'il est déraisonnable, en France, de traquer
+les Jésuites, de les traiter en ennemis de la nation. C'est
+tout le contraire qui est la vérité, les Jésuites sont pour
+la France, parce qu'ils sont pour la richesse, pour la force
+et le courage. La France est la seule grande nation catholique
+restée debout, souveraine encore, la seule sur
+laquelle la papauté puisse un jour s'appuyer solidement.
+Aussi, le Saint-Père, après avoir rêvé un instant d'obtenir<a name="page_674" id="page_674"></a>
+cet appui de l'Allemagne victorieuse, a-t-il fait alliance
+avec la France, la vaincue de la veille, en comprenant qu'il
+n'y avait pas en dehors d'elle de salut pour l'Église. Et il
+n'a obéi en cela qu'à la politique des Jésuites, de ces affreux
+Jésuites que votre Paris exècre... Dites bien en outre au
+cardinal Bergerot qu'il serait beau à lui de travailler à
+l'apaisement, en faisant comprendre combien votre République
+a tort de ne pas aider davantage le Saint-Père dans
+son &oelig;uvre de conciliation. Elle affecte de le considérer en
+quantité négligeable, et c'est là une faute dangereuse
+pour des gouvernants, car s'il paraît dépouillé de toute
+action politique, il n'en est pas moins une immense
+force morale, qui peut, à chaque heure, soulever les
+consciences, déterminer des agitations religieuses, d'une
+incalculable portée. C'est toujours lui qui dispose des
+peuples, puisqu'il dispose des âmes, et la République
+agit avec une légèreté bien grande, dans son intérêt
+même, en montrant qu'elle ne s'en doute plus... Et
+dites-lui enfin que c'est une vraie pitié de voir la
+misérable façon dont cette République choisit ses
+évêques, comme si elle voulait affaiblir volontairement
+son épiscopat. A part quelques exceptions heureuses, vos
+évêques sont de bien pauvres cervelles, et par conséquent
+vos cardinaux, têtes médiocres, n'ont ici aucune influence,
+ne jouent aucun rôle. Lorsque le prochain conclave va
+s'ouvrir, quelle triste figure vous y ferez! Pourquoi, dès
+lors, traitez-vous avec une haine si sotte et si aveugle ces
+Jésuites qui sont politiquement vos amis? pourquoi n'employez-vous
+pas leur zèle intelligent, prêt à vous servir,
+de manière à vous assurer l'aide du pape de demain? Il
+vous le faut à vous et pour vous, il faut qu'il continue chez
+vous l'&oelig;uvre de Léon XIII, cette &oelig;uvre si mal jugée, si
+combattue, qui se soucie peu des petits résultats d'aujourd'hui,
+qui travaille surtout à l'avenir, à l'unité de tous les
+peuples en leur sainte mère l'Église... Dites-le, dites-le
+bien au cardinal Bergerot, qu'il soit avec nous, qu'il<a name="page_675" id="page_675"></a>
+travaille pour son pays, en travaillant pour nous. Le pape
+de demain! mais toute la question est là, malheur à la
+France, si elle ne trouve pas un continuateur de Léon XIII
+dans le pape de demain!</p>
+
+<p>Il s'était levé de nouveau, et cette fois il partait. Jamais
+il ne s'était épanché de la sorte, si longuement. Mais il
+n'avait sûrement dit que ce qu'il voulait dire, dans un but
+qu'il connaissait seul, avec une lenteur, une douceur
+fermes, où l'on sentait chaque parole mûrie, pesée à
+l'avance.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, mon cher fils, et encore une fois réfléchissez
+à tout ce que vous aurez vu et entendu à Rome, soyez bien
+sage, ne gâtez pas votre vie.</p>
+
+<p>Pierre s'inclina, serra la petite main grasse et souple
+que le prélat lui tendait.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, je vous remercie encore de vos bontés,
+et soyez convaincu que je n'oublierai rien de mon voyage.</p>
+
+<p>Il le regarda disparaître, dans sa soutane fine, de son
+pas léger et conquérant, qui croyait aller à toutes les victoires
+de l'avenir. Non, non, il n'oublierait rien de son
+voyage! Il la connaissait, cette unité de tous les peuples en
+leur sainte mère l'Église, ce servage temporel, où la loi
+du Christ deviendrait la dictature d'Auguste, maître du
+monde. Et ces Jésuites, il ne doutait pas qu'ils n'aimassent
+la France, la fille aînée de l'Église, la seule qui pût
+aider encore sa mère à reconquérir la royauté universelle;
+mais ils l'aimaient comme les vols noirs de sauterelles
+aiment les moissons, sur lesquelles ils s'abattent et qu'ils
+dévorent. Une infinie tristesse lui était revenue au c&oelig;ur,
+en ayant la sourde sensation que, dans ce vieux palais foudroyé,
+dans ce deuil et dans cet écroulement, c'étaient
+eux, eux encore, qui devaient être les artisans de la douleur
+et du désastre.</p>
+
+<p>Justement, s'étant retourné, il aperçut don Vigilio,
+adossé à la crédence, devant le grand portrait du cardinal,
+la face entre les mains, comme s'il eût voulu s'anéantir,<a name="page_676" id="page_676"></a>
+disparaître à jamais, et grelottant de tous ses membres,
+autant de peur que de fièvre. Dans un moment où aucun
+visiteur n'apparaissait plus, il venait de succomber à une
+crise de désespoir terrifié, il s'abandonnait.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! que vous arrive-t-il? demanda Pierre en
+s'avançant. Êtes-vous malade, puis-je vous secourir?</p>
+
+<p>Mais don Vigilio se bouchait les yeux, suffoquait, bégayait
+entre ses mains serrées. Et il ne lâcha que son cri
+étouffé d'épouvante:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! Paparelli, Paparelli!</p>
+
+<p>&mdash;Quoi? que vous a-t-il fait? demanda le prêtre
+étonné.</p>
+
+<p>Alors, le secrétaire dégagea son visage, céda encore au
+besoin frissonnant de se confier à quelqu'un.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! ce qu'il m'a fait?... Vous ne sentez donc
+rien, vous ne voyez donc rien! Avez-vous remarqué la
+façon dont il s'est emparé du cardinal Sanguinetti pour
+le mener à Son Éminence? Imposer ce rival soupçonné,
+exécré, à Son Éminence, en un moment pareil, quelle
+insolente audace! Et, quelques minutes auparavant,
+avez-vous constaté avec quelle sournoiserie méchante il a
+éconduit une vieille dame, une très ancienne amie, qui
+demandait seulement à baiser les mains de Son Éminence,
+un peu de vraie tendresse dont Son Éminence
+aurait été si heureuse?... Je vous dis qu'il est le maître
+ici, qu'il ouvre ou qu'il ferme la porte à son gré, qu'il
+nous tient tous entre ses doigts, comme la pincée de poussière
+qu'on jette au vent!</p>
+
+<p>Pierre s'inquiéta de le voir si frémissant et si jaune.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, voyons, mon cher, vous exagérez.</p>
+
+<p>&mdash;J'exagère... Savez-vous ce qui s'est passé cette nuit,
+la scène à laquelle j'ai assisté, malgré moi? Non, n'est-ce
+pas? Eh bien! je vais vous la dire.</p>
+
+<p>Il conta que donna Serafina, lorsqu'elle était rentrée
+la veille, pour tomber dans l'effroyable catastrophe qui
+l'attendait, revenait déjà l'âme ulcérée, toute brisée des<a name="page_677" id="page_677"></a>
+mauvaises nouvelles qu'elle avait apprises. Au Vatican,
+chez le cardinal secrétaire, puis chez des prélats de sa
+connaissance, elle avait acquis la certitude que la situation
+de son frère périclitait singulièrement, qu'il s'était
+créé des ennemis de plus en plus nombreux dans le
+Sacré Collège, à ce point que son élection au trône pontifical,
+probable l'année précédente, semblait désormais
+être devenue impossible. Tout d'un coup, le rêve de sa vie
+croulait, l'ambition qu'elle avait nourrie toujours, gisait
+en poudre à ses pieds. Comment? pourquoi? elle s'était
+désespérément enquis des motifs, et elle avait su toutes
+sortes de fautes, des rudesses du cardinal, des manifestations
+inopportunes, des gens blessés par un mot, par
+un acte, une attitude enfin si provocante, qu'on l'aurait
+dite prise volontairement pour gâter les choses. Le pis
+était que, dans chacune de ces fautes, elle avait reconnu
+des maladresses, blâmées, déconseillées par elle, et que
+son frère s'était obstiné à commettre, sous l'influence
+inavouée de l'abbé Paparelli, ce caudataire si humble, si
+infime, en qui elle sentait une puissance néfaste, un destructeur
+de sa propre influence, si vigilante et si dévouée.
+Aussi, malgré le deuil où était la maison, n'avait-elle pas
+voulu retarder l'exécution du traître, d'autant plus que
+l'ancienne camaraderie avec le terrible Santobono, l'histoire
+du panier de figues qui avait passé des mains de
+celui-ci dans les mains de celui-là, la glaçaient d'un
+soupçon qu'elle évitait même d'éclaircir. Mais, dès les premiers
+mots, dès sa demande formelle de jeter le traître à
+la porte, sur l'heure, elle avait trouvé chez son frère une
+résistance brusque, invincible. Il n'avait pas voulu l'entendre,
+il s'était fâché, une de ces colères d'ouragan dont
+la violence balayait tout, disant que c'était très mal à elle
+de s'en prendre à un saint homme si modeste, si pieux,
+l'accusant de faire là le jeu de ses ennemis, qui, après lui
+avoir tué monsignor Gallo, cherchaient à empoisonner son
+affection dernière pour ce pauvre prêtre sans importance.<a name="page_678" id="page_678"></a>
+Il traitait toutes ces histoires d'abominables inventions,
+il jurait de le garder, rien que pour montrer son dédain
+de la calomnie. Et elle avait dû se taire.</p>
+
+<p>Dans un retour de son frisson, don Vigilio s'était de
+nouveau couvert le visage de ses deux mains.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! Paparelli, Paparelli!</p>
+
+<p>Et il bégayait de sourdes invectives: le louche hypocrite
+de modestie et d'humilité, le vil espion chargé au
+palais de tout voir, de tout écouter, de tout pervertir,
+l'insecte immonde et destructeur, maître des plus nobles
+proies, dévorant la crinière du lion, le Jésuite, le Jésuite
+valet et tyran, dans son horreur basse, dans sa besogne
+de vermine triomphante!</p>
+
+<p>&mdash;Calmez-vous, calmez-vous, répétait Pierre, qui,
+tout en faisant la part de l'exagération folle, était envahi
+lui-même par ce frisson de l'inconnu redoutable, des
+choses menaçantes et vagues qu'il sentait s'agiter réellement
+au fond de l'ombre.</p>
+
+<p>Mais don Vigilio, depuis qu'il avait failli manger des
+terribles figues, depuis que la foudre était tombée près
+de lui, en avait gardé ce tremblement, cet effroi éperdu
+que rien ne pouvait plus calmer. Même seul, la nuit,
+couché, la porte verrouillée, des terreurs le prenaient, le
+faisaient se cacher sous le drap, en étouffant des cris,
+comme si des hommes allaient entrer par le mur, pour
+l'étrangler.</p>
+
+<p>Il reprit, essoufflé, d'une voix défaillante, ainsi qu'au
+sortir d'une lutte:</p>
+
+<p>&mdash;Je le disais bien, le soir où nous avons causé dans
+votre chambre, enfermés pourtant à triple tour... J'avais
+tort de vous parler librement d'eux, de me soulager le
+c&oelig;ur, en vous racontant tout ce dont ils sont capables.
+J'étais certain qu'ils le sauraient, et vous voyez qu'ils
+l'ont su, puisqu'ils ont voulu me tuer... Tenez! en ce
+moment même, j'ai tort de vous dire cela, parce qu'ils
+vont le savoir, et que cette fois ils ne me manqueront<a name="page_679" id="page_679"></a>
+pas... Ah! c'est fini, je suis mort, cette noble maison
+que je croyais si sûre sera mon tombeau!</p>
+
+<p>Une pitié profonde prenait Pierre pour ce malade, ce
+cerveau de fiévreux hanté de cauchemars, achevant de
+gâter sa vie manquée, dans les angoisses de la terreur
+persécutrice.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il faut fuir! Ne restez pas ici, venez en France,
+allez n'importe où.</p>
+
+<p>Stupéfait, don Vigilio le regarda, se calma un instant.</p>
+
+<p>&mdash;Fuir, pourquoi faire? En France, ils y sont. N'importe
+où, ils y sont. Ils sont partout, j'aurais beau fuir, je
+serais quand même avec eux, chez eux... Non, non! je
+préfère rester ici, autant mourir ici tout de suite, si Son
+Éminence ne peut plus me défendre.</p>
+
+<p>Il avait levé sur le grand portrait de cérémonie, où le
+cardinal resplendissait dans sa soutane de moire rouge,
+un regard d'infinie supplication, où s'efforçait de luire
+encore un espoir. Mais la crise revint, l'agita, le submergea,
+dans un redoublement furieux de sa fièvre.</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-moi, laissez-moi, je vous en prie... Ne me
+faites pas causer davantage. Ah! Paparelli, Paparelli! s'il
+revenait, s'il nous voyait, s'il m'entendait parler... Jamais
+plus je ne parlerai. Je m'attacherai la langue, je me la
+couperai... Laissez-moi donc! Je vous dis que vous me tuez,
+qu'il va revenir, et que c'est ma mort! Allez-vous-en,
+oh! de grâce, allez-vous-en!</p>
+
+<p>Et don Vigilio se tourna contre le mur, comme pour
+s'y écraser la face, s'y murer la bouche d'un silence de
+tombe, et Pierre se décida à l'abandonner, craignant de
+provoquer un accès plus grave, s'il s'entêtait à le secourir.</p>
+
+<p>Dans la salle du trône, où il rentra, Pierre se retrouva
+au milieu du deuil affreux de la maison, irréparable. Une
+autre messe y succédait à l'autre, des messes toujours
+dont les prières balbutiées montaient sans fin implorer la
+miséricorde divine, pour qu'elle accueillît avec bienveillance<a name="page_680" id="page_680"></a>
+les deux chères âmes envolées. Et, dans l'odeur
+mourante des roses qui se fanaient, devant les deux étoiles
+pâlies des cierges, il songea à cet écroulement suprême
+des Boccanera. Dario était le dernier du nom. Avec lui,
+les Boccanera, si vivaces, dont le nom avait empli
+l'Histoire, disparaissaient. On comprenait l'amour du cardinal,
+chez qui l'orgueil du nom restait l'unique péché,
+pour ce frêle garçon, la fin de la race, le seul rejeton par
+lequel la vieille souche pût reverdir; et, si lui, si donna
+Serafina avaient voulu le divorce, puis le mariage,
+c'était, plus que le désir de faire cesser le scandale, l'espérance
+de voir naître des deux beaux enfants une lignée
+nouvelle et forte, puisque le cousin et la cousine s'obstinaient
+à ne pas se marier, si on ne les donnait pas l'un
+à l'autre. Maintenant, avec eux, là, sur ce lit de parade,
+dans leur mortelle étreinte inféconde, gisait la dépouille
+dernière, les pauvres restes d'une si longue suite de princes
+éclatants, prélats et capitaines, que la tombe allait boire.
+C'était fini, rien ne naîtrait d'une vieille fille qui n'était
+plus femme, d'un vieux prêtre qui avait cessé d'être un
+homme. Tous deux demeuraient face à face, stériles, tels
+que deux chênes restés seuls debout de l'ancienne forêt
+disparue, et dont la mort laisserait bientôt la plaine absolument
+rase. Et quelle douleur impuissante de survivre,
+quelle détresse de se dire qu'on est la fin de tout, qu'on
+emporte toute la vie, tout l'espoir du lendemain! Dans le
+balbutiement des messes, dans l'odeur défaillante des
+roses, dans la pâleur des deux cierges, Pierre sentait
+à présent l'effondrement de ce deuil, la pesanteur de la
+pierre qui retombait à jamais sur une famille éteinte, sur
+un monde anéanti.</p>
+
+<p>Il comprit qu'il devait, comme familier de la maison,
+saluer donna Serafina et le cardinal. Tout de suite, il se
+fit introduire dans la chambre voisine, où la princesse
+recevait. Il la trouva, vêtue de noir, très mince, très
+droite, assise sur un fauteuil, d'où elle se levait un<a name="page_681" id="page_681"></a>
+instant, avec une dignité lente, pour répondre au salut de
+chacune des personnes qui entraient. Et elle écoutait les
+condoléances, elle ne répondait pas une parole, l'air
+rigide, victorieux de la douleur physique. Mais lui, qui
+avait appris à la connaître, devinait au creusement des
+traits, aux yeux vides, à la bouche amère, l'effroyable
+désastre intérieur, tout ce qui s'était écroulé en elle,
+sans espoir de réparation possible. Non seulement la race
+était finie, mais encore son frère ne serait jamais pape,
+le pape qu'elle avait si longtemps cru faire par son dévouement,
+son renoncement de femme qui donnait son
+cerveau et son c&oelig;ur à ce rêve, ses soins, sa fortune, sa
+vie manquée d'épouse et de mère. Au milieu de tant de
+ruines, c'était peut-être de cette ambition déçue qu'elle
+saignait davantage. Elle se leva pour le jeune prêtre, son
+hôte, comme elle se levait pour les autres personnes;
+mais elle arrivait à mettre des nuances dans la façon dont
+elle quittait son siège, il sentit très bien qu'il était resté
+à ses yeux le petit prêtre français, l'infime serviteur
+attardé dans la domesticité de Dieu, du moment qu'il
+n'avait pas même su s'élever au titre de prélat. Un moment,
+lorsqu'elle se fut assise de nouveau, après avoir
+accueilli son compliment d'une légère inclinaison de tête,
+il demeura debout, par politesse. Aucun bruit, pas un
+mot, ne troublait la paix morne de la pièce. Quatre ou
+cinq dames, des visiteuses, étaient cependant là, assises
+elles aussi, dans une immobilité désolée et muette.
+Mais ce qui le frappa le plus, ce fut d'apercevoir le cardinal
+Sarno, un des vieux amis de la maison, avec son
+corps chétif, son épaule gauche plus haute que la droite,
+affaissé, presque couché au fond d'un fauteuil, les paupières
+closes. Il s'y était d'abord oublié, après les
+condoléances qu'il apportait; puis, il venait de s'y
+endormir, envahi par le silence lourd, par la tiédeur
+étouffante de l'air; et tout le monde respectait son sommeil.
+Rêvait-il, en son assoupissement, à cette carte de<a name="page_682" id="page_682"></a>
+la chrétienté entière qu'il avait dans son crâne bas,
+d'expression obtuse? Continuait-il, en son rêve, derrière
+son masque blêmi de vieux fonctionnaire, hébété par un
+demi-siècle de bureaucratie étroite, sa terrible besogne
+de conquête, la terre soumise et gouvernée du fond de
+son cabinet sombre de la Propagande. Des regards de
+dames attendries et déférentes se fixaient sur lui, on le
+grondait parfois doucement de trop travailler, on voyait
+l'excès de son génie et de son zèle dans ces somnolences
+qui le prenaient partout, depuis quelque temps. Et Pierre
+ne devait emporter de cette Éminence toute-puissante que
+cette dernière image, un vieillard épuisé, se reposant dans
+l'émotion d'un deuil, dormant là comme un vieil enfant
+candide, sans qu'on pût savoir si c'était l'imbécillité
+commençante ou la fatigue d'une nuit passée à faire
+régner Dieu sur quelque continent lointain.</p>
+
+<p>Deux dames partirent, trois autres arrivèrent. Donna
+Serafina s'était levée de son siège, avait salué, puis avait
+repris son attitude rigide, le buste droit, le visage dur et
+désespéré. Le cardinal Sarno dormait toujours. Alors,
+Pierre suffoqua, pris d'une sorte de vertige, le c&oelig;ur
+battant à grands coups. Il s'inclina et sortit. Puis, comme
+il passait dans la salle à manger, pour se rendre au petit
+cabinet de travail où le cardinal Boccanera recevait, il se
+trouva en présence de l'abbé Paparelli, qui gardait la
+porte jalousement.</p>
+
+<p>Quand le caudataire l'eut flairé, il sembla comprendre
+qu'il ne pouvait lui refuser le passage. D'ailleurs, puisque
+cet intrus repartait le lendemain, battu et honteux, on
+n'avait rien à en craindre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous désirez voir Son Éminence, bon, bon!... Tout
+à l'heure, attendez!</p>
+
+<p>Et, jugeant qu'il s'avançait trop près de la porte, il le repoussa
+à l'autre bout de la pièce, dans la crainte sans
+doute qu'il ne surprît un mot.</p>
+
+<p>&mdash;Son Éminence est encore enfermée avec Son Éminence<a name="page_683" id="page_683"></a>
+le cardinal Sanguinetti... Attendez, attendez là!</p>
+
+<p>En effet, Sanguinetti avait affecté de rester très longtemps
+à genoux, devant les deux corps, dans la salle du
+trône. Puis, il venait aussi de prolonger sa visite à donna
+Serafina, pour bien marquer quelle part il prenait à la
+désolation de la famille. Et il était, depuis plus de dix
+minutes, avec le cardinal, sans qu'on entendît autre chose,
+par moments, au travers de la porte, que le murmure de
+leurs deux voix.</p>
+
+<p>Mais Pierre, en retrouvant là Paparelli, fut hanté de
+nouveau par tout ce que don Vigilio lui avait conté. Il le
+regardait, si gros, si court, ballonné d'une mauvaise
+graisse, avec sa face molle que déformaient les rides,
+pareil, à quarante ans, dans sa soutane malpropre, à une
+très vieille fille, dont le célibat aurait fait une outre à demi
+détendue. Et il s'étonnait. Comment le cardinal Boccanera,
+ce prince superbe, qui portait si haut la tête, dans la fierté
+indestructible de son nom, avait-il pu se laisser envahir
+et dominer par un tel être, si cruellement affreux, suant
+à ce point la bassesse et le dégoût? N'était-ce pas justement
+cette déchéance physique de la créature, cette profonde
+humilité morale, qui l'avaient frappé, troublé d'abord,
+puis séduit, comme des dons extraordinaires de salut, qui
+lui manquaient? Cela souffletait sa propre beauté, son
+propre orgueil. Lui qui ne pouvait être déformé ainsi,
+qui ne parvenait pas à vaincre son désir de gloire, devait
+en être arrivé, par un effort de sa foi, à jalouser cet infiniment
+laid et cet infiniment petit, à l'admirer, à le subir
+comme une force supérieure de pénitence, de ravalement
+humain, ouvrant toutes grandes les portes du ciel. Qui
+dira jamais l'ascendant que le monstre a sur le héros, que
+le saint couvert de vermine, devenu un objet d'horreur,
+prend sur les puissants de ce monde, dans leur épouvante
+de payer leurs joies terrestres des flammes éternelles? Et
+c'était bien le lion mangé par l'insecte, tant de force et
+d'éclat détruit par l'invisible. Ah! être comme cette belle<a name="page_684" id="page_684"></a>
+âme, si certaine du paradis, enfermée pour son bien dans
+ce corps immonde, avoir la bienheureuse humilité de cette
+intelligence, de ce théologien remarquable qui se battait
+de verges tous les matins et qui consentait à n'être que le
+plus infime des domestiques!</p>
+
+<p>Debout, tassé dans sa graisse livide, l'abbé Paparelli
+surveillait Pierre de ses petits yeux gris, clignotant au
+milieu des mille plis de sa face. Et celui-ci commençait
+à être pris de malaise, en se demandant ce que les deux
+Éminences pouvaient bien se dire, enfermées si longtemps
+ensemble. Quelle entrevue encore que celle de ces deux
+hommes, si Boccanera soupçonnait, chez Sanguinetti,
+l'évêque qui avait Santobono dans sa clientèle! Quelle
+sérénité d'audace, chez l'un, d'avoir osé se présenter, et
+quelle force d'âme, chez l'autre, quel empire sur soi-même,
+au nom de la sainte religion, d'éviter le scandale, en se
+taisant, en acceptant la visite comme une simple marque
+d'estime et d'affection! Mais que pouvaient-ils bien se
+dire? Combien cela aurait été passionnant de les voir en
+face l'un de l'autre, de les entendre échanger les paroles
+diplomatiques qui convenaient à une pareille entrevue,
+tandis que leurs âmes grondaient de furieuse haine!</p>
+
+<p>Brusquement, la porte se rouvrit, le cardinal Sanguinetti
+reparut, la face calme, pas plus rouge qu'à l'habitude,
+décolorée même un peu, et gardant la plus juste
+mesure dans la tristesse qu'il jugeait bon de montrer.
+Seuls, ses yeux turbulents, qui viraient toujours, décelaient
+sa joie d'être débarrassé d'une corvée fort lourde
+en somme. Il s'en allait, dans son espoir, comme l'unique
+pape désormais possible.</p>
+
+<p>L'abbé Paparelli s'était précipité.</p>
+
+<p>&mdash;Si Son Éminence veut bien me suivre... Je vais reconduire
+Son Éminence...</p>
+
+<p>Et, se tournant vers Pierre:</p>
+
+<p>&mdash;Vous pouvez entrer, maintenant.</p>
+
+<p>Pierre les regarda disparaître, l'un si humble, derrière<a name="page_685" id="page_685"></a>
+l'autre si triomphant. Puis, il entra, et tout de suite, au
+milieu du cabinet de travail, étroit, meublé d'une simple
+table et de trois chaises, il aperçut le cardinal Boccanera
+debout encore, dans l'attitude haute et noble, qu'il avait
+prise pour saluer Sanguinetti, le rival au trône, redouté,
+exécré. Et visiblement, dans son espoir, Boccanera se
+croyait aussi le seul pape possible, celui que devait élire
+le conclave de demain.</p>
+
+<p>Mais, quand la porte fut refermée, à la vue de ce jeune
+prêtre, son hôte, qui avait assisté à la mort de ses deux
+chers enfants, endormis pour toujours dans la salle voisine,
+le cardinal fut repris d'une émotion indicible, d'une
+faiblesse inattendue, où toute son énergie sombra. C'était
+la revanche de son humanité, maintenant que son rival
+n'était plus là pour le voir. Il chancela ainsi qu'un vieil
+arbre tremblant sous la cognée, il s'affaissa sur une chaise,
+tout d'un coup suffoqué par de gros sanglots. Et, comme
+Pierre voulait, selon le cérémonial, baiser l'émeraude
+qu'il portait à l'annulaire, il le releva, le fit asseoir
+immédiatement devant lui, en bégayant d'une voix entrecoupée:</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, mon cher fils, prenez ce siège, attendez...
+Excusez-moi, laissez-moi un instant, j'ai le
+c&oelig;ur qui éclate.</p>
+
+<p>Il sanglotait dans ses mains jointes, il ne pouvait se
+maîtriser, renfoncer en lui la douleur, de ses doigts vigoureux
+encore, qu'il serrait sur ses joues et sur ses tempes.</p>
+
+<p>Des larmes montèrent alors aux yeux de Pierre, revivant
+à son tour l'affreuse aventure, bouleversé de voir
+pleurer ce grand vieillard, ce saint et ce prince d'ordinaire
+si hautain, si maître de lui, et qui n'était plus là
+qu'un pauvre être d'agonie et de souffrance, aussi perdu,
+aussi faible qu'un enfant. Étouffant lui-même, il voulut
+pourtant présenter ses condoléances, il chercha par
+quelles bonnes paroles il apporterait quelque douceur à
+ce désespoir.<a name="page_686" id="page_686"></a></p>
+
+<p>&mdash;Je supplie Votre Éminence de croire à mon chagrin
+profond. J'ai été chez elle comblé de bontés, j'ai
+tenu à lui dire tout de suite combien cette perte irréparable...</p>
+
+<p>Mais, d'un geste vaillant, le cardinal le fit taire.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, ne dites rien, de grâce, ne dites rien!</p>
+
+<p>Et un silence régna, tandis qu'il pleurait toujours,
+secoué par sa lutte, attendant de redevenir assez fort,
+pour se vaincre. Enfin, il dompta son frisson, il dégagea
+lentement sa face, peu à peu apaisée, redevenue celle
+d'un croyant fort de sa foi, soumis à la volonté de Dieu.
+Puisque Dieu s'était refusé à faire un miracle, puisqu'il
+frappait si durement sa maison, il avait ses raisons
+sans doute, et lui, un de ses ministres, un des hauts
+dignitaires de sa cour terrestre, n'avait qu'à s'incliner.</p>
+
+<p>Le silence se prolongea un moment encore. Puis,
+d'une voix qu'il avait réussi à rendre naturelle et obligeante:</p>
+
+<p>&mdash;Vous nous quittez, vous partez demain, mon cher
+fils?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, demain, j'aurai l'honneur de prendre congé
+de Votre Éminence, en la remerciant une fois encore
+de sa bienveillance inépuisable.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, vous avez su que la congrégation de l'Index
+avait condamné votre livre, comme cela était inévitable?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, j'ai eu l'insigne faveur d'être reçu par Sa Sainteté,
+et c'est devant elle que je me suis soumis et que j'ai
+réprouvé mon &oelig;uvre.</p>
+
+<p>Une flamme commença à remonter aux yeux humides
+du cardinal.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous avez fait cela, ah! vous avez bien agi,
+mon cher fils! Ce n'était que votre devoir strict de
+prêtre, mais il y en a tant de nos jours qui ne font pas
+même leur devoir!... Comme membre de la congrégation,
+j'ai tenu la parole que je vous avais donnée, de lire<a name="page_687" id="page_687"></a>
+votre livre, d'en étudier soigneusement surtout les pages
+visées par l'accusation. Et si, ensuite, je suis resté neutre,
+si j'ai affecté de me désintéresser de l'affaire, jusqu'à
+manquer la séance où elle a été jugée, ce n'a été que
+pour faire plaisir à ma pauvre chère nièce, qui vous
+aimait, qui vous défendait près de moi...</p>
+
+<p>Les larmes le reprenant, il s'interrompit, il sentit qu'il
+allait défaillir encore, s'il évoquait le souvenir de Benedetta,
+l'adorée, la regrettée. Aussi fut-ce avec une âpreté
+batailleuse qu'il continua:</p>
+
+<p>&mdash;Mais quel livre exécrable, mon cher fils, permettez-moi
+de le dire! Vous m'aviez affirmé que vous étiez respectueux
+du dogme, et je me demande encore par quelle
+aberration vous aviez pu tomber dans un aveuglement
+tel, que la conscience même de votre crime vous échappait.
+Respectueux du dogme, grand Dieu! lorsque l'&oelig;uvre
+entière est la négation même de toute notre sainte religion...
+Vous n'aviez donc pas senti qu'en demandant une
+religion nouvelle, c'était condamner absolument l'ancienne,
+la seule vraie, la seule bonne, la seule éternelle.
+Et cela suffisait pour faire de votre livre le plus mortel
+des poisons, un de ces livres infâmes qu'on brûlait autrefois
+par la main du bourreau, qu'on laisse forcément circuler
+de nos jours, après l'avoir interdit et désigné par
+là même aux curiosités perverses, ce qui explique la
+pourriture contagieuse du siècle... Ah! que j'ai bien
+reconnu là les idées de notre distingué et poétique parent,
+ce cher vicomte Philibert de la Choue! Un homme
+de lettres, oui! un homme de lettres! De la littérature,
+rien que de la littérature! Je prie Dieu de lui pardonner,
+car il ne sait sûrement pas ce qu'il fait ni où il va, avec
+son christianisme d'élégie pour les ouvriers beaux parleurs
+et pour les jeunes gens des deux sexes dont la
+science a rendu l'âme vague. Et je ne garde ma colère
+que contre Son Éminence le cardinal Bergerot, car
+celui-ci sait ce qu'il fait, fait ce qu'il veut... Ne dites<a name="page_688" id="page_688"></a>
+rien, ne le défendez pas. Il est la révolution dans l'Église,
+il est contre Dieu!</p>
+
+<p>En effet, Pierre, bien qu'il se fût promis de ne pas
+répondre, de ne pas discuter, avait laissé échapper un
+geste de protestation, devant cette furieuse attaque contre
+l'homme qu'il respectait le plus, qu'il aimait le plus au
+monde. D'ailleurs, il céda, il s'inclina de nouveau.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis dire assez mon horreur, continua rudement
+Boccanera, oui! mon horreur de tout ce songe creux
+d'une religion nouvelle! de cet appel aux plus laides passions
+qui soulève les pauvres contre les riches, en leur
+annonçant je ne sais quel partage, quelle communauté
+aujourd'hui impossible! de cette basse flatterie au menu
+peuple qui lui promet, sans pouvoir jamais les lui donner,
+une égalité et une justice, qui vient de Dieu seul,
+que Dieu seul pourra faire régner enfin, au jour marqué
+par sa toute-puissance! de cette charité intéressée dont
+on abuse contre le ciel lui-même, pour l'accuser d'iniquité
+et d'indifférence, de cette charité larmoyante et
+amollissante, indigne des c&oelig;urs solides et forts, comme
+si la souffrance humaine n'était pas nécessaire au salut,
+comme si nous ne devenions pas plus grands, plus purs,
+plus près de l'infini bonheur, à mesure que nous souffrons
+davantage!</p>
+
+<p>Il s'exaltait, il était saignant et superbe. C'était son
+deuil, sa blessure au c&oelig;ur qui l'exaspérait ainsi, le coup
+de massue qui l'avait abattu un moment, et sous lequel il
+se relevait, si provocant contre la douleur, si entêté
+dans son idée stoïque d'un Dieu omnipotent, maître
+des hommes, réservant sa félicité aux seuls élus de son
+choix.</p>
+
+<p>De nouveau, il fit un effort pour se calmer, il reprit
+plus doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, mon cher fils, le bercail est toujours ouvert,
+et vous y voilà de retour, puisque vous vous êtes repenti.
+Vous ne sauriez croire combien j'en suis heureux.<a name="page_689" id="page_689"></a></p>
+
+<p>A son tour, Pierre s'efforça de se montrer conciliant,
+afin de ne pas ulcérer davantage cette âme violente et
+endolorie.</p>
+
+<p>&mdash;Votre Éminence peut être certaine que je tâcherai
+de n'oublier aucune de ses bonnes paroles, pas plus
+que je n'oublierai le paternel accueil de Sa Sainteté
+Léon XIII.</p>
+
+<p>Mais cette phrase parut rejeter Boccanera dans son agitation.
+Ce ne furent tout d'abord que des paroles sourdes,
+retenues à demi, comme s'il se débattait pour ne pas interroger
+directement le jeune prêtre.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, vous avez vu Sa Sainteté, vous avez causé
+avec elle, et elle a dû vous dire, n'est-ce pas? comme
+à tous les étrangers qui vont la saluer, qu'elle voulait
+la conciliation, la paix... Moi, je ne la vois plus que
+dans les occasions inévitables, voici plus d'un an que je
+n'ai pas été admis en audience particulière.</p>
+
+<p>Cette preuve publique de défaveur, cette lutte sourde
+qui, de même qu'au temps de Pie IX, heurtait le Saint-Père
+et le camerlingue, emplissait d'amertume ce dernier.
+Il lui fut impossible de se contenir, il parla, en se
+disant sans doute qu'il avait devant lui un familier, un
+homme sûr, qui d'ailleurs partait le lendemain.</p>
+
+<p>&mdash;La paix, la conciliation, on va loin avec ces beaux
+mots, si souvent vides de vraie sagesse et de courage...
+La vérité terrible, c'est que les dix-huit années de concessions
+de Léon XIII ont tout ébranlé dans l'Église, et
+que, s'il régnait longtemps encore, le catholicisme croulerait,
+tomberait en poudre, ainsi qu'un édifice dont on
+a sapé les colonnes.</p>
+
+<p>Pierre, très intéressé, ne put s'empêcher de soulever
+des objections, pour s'instruire.</p>
+
+<p>&mdash;Mais ne s'est-il pas montré très prudent, n'a-t-il pas
+mis le dogme à l'écart, dans une forteresse inexpugnable?
+En somme, s'il paraît avoir cédé en beaucoup de points,
+ça n'a jamais été que dans la forme.<a name="page_690" id="page_690"></a></p>
+
+<p>&mdash;La forme, ah! oui, reprit le cardinal avec une passion
+croissante, il vous a dit comme aux autres qu'intraitable
+sur le fond, il cédait volontiers sur la forme. Parole
+déplorable, diplomatie équivoque, quand elle n'est pas
+une simple et basse hypocrisie! Mon âme se soulève à
+cet opportunisme, à ce jésuitisme qui ruse avec le siècle,
+qui est fait seulement pour jeter le doute parmi les
+croyants, le désarroi du sauve-qui-peut, cause prochaine
+des irrémédiables défaites! Une lâcheté, la pire des lâchetés,
+l'abandon de ses armes afin d'être plus prompt à la
+retraite, la honte d'être soi tout entier, le masque accepté
+dans l'espoir de tromper le monde, de pénétrer chez
+l'ennemi et de le réduire par la traîtrise! Non, non! la
+forme est tout, dans une religion traditionnelle, immuable,
+qui depuis dix-huit cents ans a été, qui est encore,
+qui restera jusqu'à la fin des âges la loi même de
+Dieu!</p>
+
+<p>Il ne put rester assis, il se leva, se mit à marcher au
+travers de l'étroite pièce, qu'il semblait emplir de sa
+haute taille. Et c'était tout le règne, toute la politique de
+Léon XIII qu'il discutait, qu'il condamnait violemment.</p>
+
+<p>&mdash;L'unité, la fameuse unité qu'on lui fait une gloire
+si grande de vouloir rétablir dans l'Église, ce n'est là
+que l'ambition furieuse, et aveugle d'un conquérant qui
+élargit son empire, sans se demander si les nouveaux
+peuples soumis ne vont pas désorganiser son ancien
+peuple, jusque-là fidèle, l'adultérer, lui apporter la contagion
+de toutes les erreurs. Et, si les schismatiques
+d'Orient, si les schismatiques des autres pays, en rentrant
+dans l'Église catholique, la transforment fatalement,
+à ce point qu'ils la tuent, qu'ils en fassent une
+Église nouvelle? Il n'y a qu'une sagesse, n'être que ce
+qu'on est, mais être solidement... De même, n'est-ce pas
+à la fois un danger et une honte, cette prétendue alliance
+avec la démocratie, cette politique que suffit à condamner
+l'esprit séculaire de la papauté? La monarchie est de<a name="page_691" id="page_691"></a>
+droit divin, l'abandonner est aller contre Dieu, pactiser
+avec la Révolution, rêver ce dénouement monstrueux
+d'utiliser la démence des hommes, pour mieux rétablir
+sur eux son pouvoir. Toute république est un état d'anarchie,
+et c'est dès lors la plus criminelle des fautes, c'est
+ébranler à jamais l'idée d'autorité, d'ordre, de religion
+même, que de reconnaître la légitimité d'une république,
+dans l'unique but de caresser le rêve d'une conciliation
+impossible... Aussi voyez ce qu'il a fait du pouvoir temporel.
+Il le réclame bien encore, il affecte de rester
+intransigeant sur cette question de la reddition de Rome.
+Mais, en réalité, est-ce qu'il n'en a pas consommé la
+perte, est-ce qu'il n'y a pas renoncé définitivement, puisqu'il
+reconnaît que les peuples ont le droit de disposer
+d'eux, qu'ils peuvent chasser leurs rois et vivre comme
+les bêtes libres, au fond des forêts?</p>
+
+<p>Brusquement, il s'arrêta, leva les deux bras au ciel,
+dans un élan de sainte colère.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! cet homme, ah! cet homme qui par sa vanité,
+par son besoin du succès, aura été la ruine de l'Église!
+cet homme qui n'a cessé de tout corrompre, de tout dissoudre,
+de tout émietter, afin de régner sur le monde
+qu'il croit reconquérir ainsi! pourquoi, Dieu tout-puissant,
+pourquoi ne l'avez-vous pas encore rappelé à
+vous?</p>
+
+<p>Et cet appel à la mort prenait un accent si sincère, il y
+avait là une haine grandie par un si réel désir de sauver
+Dieu en péril ici-bas, que Pierre fut traversé lui aussi
+d'un grand frisson. Maintenant, il le voyait, ce cardinal
+Boccanera, qui haïssait religieusement, passionnément
+Léon XIII, il le voyait guettant depuis des années déjà,
+du fond de son palais noir, la mort du pape, cette mort
+officielle qu'il avait la charge de constater, à titre de camerlingue.
+Comme il devait l'attendre, comme il souhaitait
+avec une impatience fébrile l'heure bienheureuse où
+il irait, armé du petit marteau d'argent, taper les trois<a name="page_692" id="page_692"></a>
+coups symboliques sur le crâne de Léon XIII glacé, rigide,
+étendu sur son lit, entouré de sa cour pontificale!
+Ah! taper enfin à ce mur du cerveau, pour être bien certain
+que rien ne répondait plus, qu'il n'y avait plus rien
+là dedans, rien que de la nuit et du silence! Et ces trois
+appels retentiraient: Joachim! Joachim! Joachim! Et,
+le cadavre ne répondant pas, le camerlingue se tournerait
+après avoir patienté quelques secondes, puis il
+dirait: «Le pape est mort!»</p>
+
+<p>&mdash;Pourtant, reprit Pierre qui voulait le ramener au
+présent, la conciliation est une arme de l'époque, c'est
+pour vaincre à coup sûr que le Saint-Père consent à céder
+sur les questions de forme.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne vaincra pas, il sera vaincu! cria Boccanera.
+Jamais l'Église n'a eu la victoire qu'en s'obstinant dans
+son intégralité, dans l'éternité immuable de son essence
+divine. Et il est certain que, le jour où elle laisserait
+toucher à une seule pierre de son édifice, elle croulerait...
+Rappelez-vous le moment terrible qu'elle a passé, au
+temps du concile de Trente. La Réforme venait de
+l'ébranler d'une façon profonde, le relâchement de la
+discipline et des m&oelig;urs s'aggravait partout, c'était un flot
+montant de nouveautés, d'idées soufflées par l'esprit du
+mal, de projets malsains qu'enfantait l'orgueil de l'homme,
+lâché en pleine licence. Et, dans le concile même, bien
+des membres étaient troublés, gangrenés, prêts à voter les
+modifications les plus folles, tout un véritable schisme
+s'ajoutant aux autres... Eh bien! si, à cette époque critique,
+sous la menace d'un si grand péril, le catholicisme
+a été sauvé du désastre, c'est que la majorité, éclairée par
+Dieu, a maintenu le vieil édifice intact, c'est qu'elle a eu
+le divin entêtement de s'enfermer dans le dogme étroit,
+c'est qu'elle n'a rien concédé, rien, rien! ni sur le fond,
+ni sur la forme... Aujourd'hui, certes, la situation n'est
+pas pire qu'à l'époque du concile de Trente. Mettons
+qu'elle soit la même, et dites-moi s'il n'est pas plus<a name="page_693" id="page_693"></a>
+noble, plus courageux et plus sûr pour l'Église d'avoir
+comme autrefois la bravoure de dire hautement ce qu'elle
+est, ce qu'elle a été, ce qu'elle sera. Il n'y a de salut pour
+elle que dans sa souveraineté totale, indiscutable; et,
+puisqu'elle a toujours vaincu par son intransigeance, c'est
+la tuer que de vouloir la concilier avec le siècle.</p>
+
+<p>Il se remit à marcher, de son pas songeur et puissant.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non! pas un accommodement, pas un abandon,
+pas une faiblesse! Le mur d'airain qui barre la route, la
+borne de granit qui limite un monde!... Je vous l'ai déjà
+dit, le jour de votre arrivée, mon cher fils. Vouloir accommoder
+le catholicisme aux temps nouveaux, c'est
+hâter sa fin, s'il est vraiment menacé d'une mort prochaine,
+comme les athées le prétendent. Et il mourrait
+bassement, honteusement, au lieu de mourir debout,
+digne et fier, dans sa vieille royauté glorieuse... Ah!
+mourir debout, sans rien renier de son passé, en bravant
+l'avenir, en confessant sa foi entière!</p>
+
+<p>Et ce vieillard de soixante-dix ans semblait grandir
+encore, sans peur devant l'anéantissement final, avec un
+geste de héros qui défiait les siècles futurs. La foi lui
+avait donné la paix sereine, cette paix que l'explication
+de l'inconnu par le divin apporte à l'esprit, dont elle satisfait
+pleinement le besoin de certitude, en le remplissant.
+Il croyait, il savait, il était sans doute et sans peur sur le
+lendemain de la mort. Mais une mélancolie hautaine
+avait passé dans sa voix.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu peut tout, même détruire son &oelig;uvre, s'il la
+trouve mauvaise. Tout croulerait demain, la sainte Église
+disparaîtrait au milieu des ruines, les sanctuaires les plus
+vénérés s'effondreraient sous la chute des astres, qu'il
+faudrait s'incliner et adorer Dieu, dont la main, après
+avoir créé le monde, l'anéantirait ainsi, pour sa gloire...
+Et j'attends, je me soumets d'avance à sa volonté, qui
+seule peut se produire, car rien n'arrive sans qu'il le
+veuille. Si vraiment les temples sont ébranlés, si le catholicisme<a name="page_694" id="page_694"></a>
+doit demain tomber en poudre, je serai là pour
+être le ministre de la mort, comme j'ai été le ministre de
+la vie... Même, je le confesse, il est certain qu'il y a des
+heures où des signes terribles me frappent. Peut-être en
+effet la fin des temps est-elle proche et allons-nous
+assister à cet écroulement du vieux monde dont on nous
+menace. Les plus dignes, les plus hauts sont foudroyés,
+comme si le ciel se trompait, punissait en eux les crimes
+de la terre; et n'ai-je pas senti le souffle de l'abîme, où
+tout va sombrer, depuis que ma maison, pour des fautes
+que j'ignore, est frappée de ce deuil affreux, qui la jette
+au gouffre, la fait rentrer dans la nuit, à jamais!</p>
+
+<p>Là, dans la pièce voisine, il évoquait les deux chers
+morts, qui ne cessaient d'être présents. Des sanglots
+remontaient à sa gorge, ses mains tremblaient, son grand
+corps était agité d'une dernière révolte de douleur, sous
+l'effort de sa soumission. Oui, pour que Dieu se fût permis
+de l'atteindre si cruellement, de supprimer sa race,
+de commencer ainsi par le plus grand, par le plus fidèle,
+ce devait être que le monde était définitivement condamné.
+La fin de sa maison, n'était-ce pas la fin prochaine de
+tout? Et, dans son orgueil souverain de prince et de
+prêtre, il trouva un cri de suprême résignation.</p>
+
+<p>&mdash;O Dieu puissant, que votre volonté soit donc faite!
+Que tout meure, que tout croule, que tout retourne à la
+nuit du chaos! Je resterai debout dans ce palais en ruine,
+j'attendrai d'y être enseveli sous les décombres. Et, si
+votre volonté m'appelle à être le fossoyeur auguste de
+votre sainte religion, ah! soyez sans crainte, je ne ferais
+rien d'indigne pour la prolonger de quelques jours! Je la
+maintiendrai debout comme moi, aussi fière, aussi intraitable
+qu'au temps de sa toute-puissance. Je l'affirmerai
+avec la même obstination vaillante, sans rien abandonner
+ni de la discipline, ni du rite, ni du dogme. Et, le jour
+venu, je l'ensevelirai avec moi, l'emportant toute dans la
+terre plutôt que de rien céder d'elle, la gardant entre mes<a name="page_695" id="page_695"></a>
+bras glacés pour la rendre à votre inconnu, telle que
+vous l'avez donnée en garde à votre Église... O Dieu puissant,
+souverain Maître, disposez de moi, faites de moi, si
+cela est dans vos desseins, le pontife de la destruction, de
+la mort du monde!</p>
+
+<p>Saisi, Pierre frémissait de peur et d'admiration devant
+cette extraordinaire figure qui se dressait, le dernier pape
+menant les funérailles du catholicisme. Il comprenait que
+Boccanera avait dû parfois faire ce rêve, il le voyait, dans
+son Vatican, dans son Saint-Pierre qu'éventrait la foudre,
+debout, seul au travers des salles immenses, que sa cour
+pontificale, terrifiée et lâche, avait abandonnées. Lentement,
+vêtu de sa soutane blanche, portant ainsi en blanc
+le deuil de l'Église, il descendait une fois encore jusqu'au
+sanctuaire, pour y attendre que le ciel, au soir des temps,
+tombât, écrasant la terre. Trois fois, il redressait le grand
+Crucifix, que les convulsions suprêmes du sol avaient
+renversé. Puis, lorsque le craquement final fendait les
+marbres, il le saisissait d'une étreinte, il s'anéantissait
+avec lui, sous l'effondrement des voûtes. Et rien n'était
+d'une plus royale, d'une plus farouche grandeur.</p>
+
+<p>D'un geste, le cardinal Boccanera, sans voix, mais sans
+faiblesse, invincible et droit quand même dans sa haute
+taille, donna congé à Pierre, qui, cédant à sa passion de
+la beauté et de la vérité, trouvant que lui seul était grand,
+que lui seul avait raison, lui baisa la main.</p>
+
+<p>Ce fut le soir, dans la salle du trône, quand les visites
+cessèrent, à la nuit tombée, qu'on ferma les portes et
+qu'on procéda à la mise en bière. Les messes venaient de
+finir, les sonnettes de l'élévation ne tintaient plus, le
+balbutiement des paroles latines se taisait, après avoir
+bourdonné aux oreilles des deux chers enfants morts pendant
+douze heures. Et, alourdissant l'air, envahi de silence,
+il ne restait que le parfum violent des roses, que l'odeur
+chaude des deux cierges de cire. Comme ceux-ci n'éclairaient
+guère la vaste salle, on avait apporté des lampes,<a name="page_696" id="page_696"></a>
+que des domestiques tenaient au poing, ainsi que des
+torches. Selon l'usage, tous les domestiques de la maison
+étaient là, pour dire un dernier adieu aux maîtres, qu'on
+allait coucher à jamais dans la mort.</p>
+
+<p>Il y eut quelque retard. Morano, qui, depuis le matin,
+se donnait beaucoup de peine, pour veiller aux mille détails,
+venait de courir encore, désespéré de ne pas voir
+arriver le triple cercueil. Enfin, des domestiques le montèrent,
+on put commencer. Le cardinal et donna Serafina
+se tenaient côte à côte, près du lit. Pierre était là également,
+ainsi que don Vigilio. Ce fut Victorine qui se mit à
+coudre les deux amants dans le même suaire, une large
+pièce de soie blanche, où ils semblèrent vêtus de la même
+robe de mariée, la robe gaie et pure de leur union. Puis,
+deux domestiques s'avancèrent, aidèrent Pierre et don
+Vigilio, à les coucher dans le premier cercueil, de bois
+de sapin, capitonné de satin rose. Il n'était guère plus
+large que les cercueils ordinaires, tellement les deux
+amants étaient jeunes, d'une élégance mince, et tellement
+leur étreinte les nouait, ne faisait d'eux qu'un seul corps.
+Quand ils y furent allongés, ils y continuèrent leur éternel
+sommeil, la tête à demi noyée parmi leurs chevelures
+odorantes qui se mêlaient. Et, quand cette première bière
+se trouva enfermée dans la seconde, de plomb, puis dans
+la troisième, de chêne, quand les trois couvercles eurent
+été soudés et vissés, on continua à voir les faces des deux
+amants, par l'ouverture ronde, garnie d'une épaisse glace,
+pratiquée, selon la mode romaine, dans les trois bières.
+Et, à jamais séparés des vivants, seuls au fond de ce
+triple cercueil, ils se souriaient toujours, ils se regardaient
+toujours, de leurs yeux obstinément ouverts, ayant
+l'éternité pour épuiser leur amour infini.<a name="page_697" id="page_697"></a></p>
+
+<h3><a name="XVI" id="XVI"></a>XVI</h3>
+
+<p>Le lendemain, au retour du cimetière, après l'enterrement.
+Pierre déjeuna seul dans sa chambre, en se réservant
+de prendre, l'après-midi, congé du cardinal et de
+donna Serafina. Il quittait Rome le soir, il partait par le
+train de dix heures dix-sept. Rien ne le retenait plus,
+il n'y avait plus qu'une visite qu'il voulait rendre, une
+visite dernière au vieil Orlando, le héros de l'indépendance,
+auquel il avait fait la formelle promesse de ne
+point retourner à Paris, sans venir causer longuement.
+Et, vers deux heures, il envoya chercher un fiacre qui le
+conduisit rue du Vingt-Septembre.</p>
+
+<p>Toute la nuit, il avait plu, une pluie fine dont l'humidité
+noyait la ville d'une vapeur grise. Cette pluie avait
+cessé, mais le ciel restait sombre, et les grands palais
+neufs de la rue du Vingt-Septembre, sous ce morne ciel
+de décembre, avaient des façades livides, d'une mélancolie
+interminable, avec leurs balcons tous pareils, leurs
+rangs réguliers de fenêtres qui n'en finissaient pas. Le
+Ministère des Finances surtout, ce colossal entassement
+de maçonnerie et de sculptures, prenait une apparence
+de ville morte, la tristesse infinie d'un grand corps
+exsangue, dont la vie s'était retirée. La pluie avait
+adouci l'air, il faisait presque chaud, une tiédeur
+moite de fièvre.</p>
+
+<p>Pierre, dans le vestibule du petit palais de Prada, fut
+surpris de se rencontrer avec quatre ou cinq messieurs,
+en train de retirer leurs paletots; et un serviteur lui dit<a name="page_698" id="page_698"></a>
+que monsieur le comte avait une réunion avec des entrepreneurs.
+Puisque monsieur l'abbé venait voir le père de
+monsieur le comte, il n'avait d'ailleurs qu'à monter au
+troisième étage. La petite porte, à droite sur le palier.</p>
+
+<p>Mais, au premier étage, Pierre se trouva brusquement
+face à face avec Prada, qui recevait ses entrepreneurs. Et
+il remarqua qu'il devenait, en le reconnaissant, d'une
+pâleur affreuse. Depuis l'épouvantable drame, ils ne
+s'étaient pas revus. Aussi le prêtre comprit-il quel trouble
+sa présence éveillait chez cet homme, quel souvenir importun
+de complicité morale, quelle mortelle inquiétude
+d'avoir été deviné.</p>
+
+<p>&mdash;Vous venez me voir, vous avez quelque chose à me
+dire?</p>
+
+<p>&mdash;Non, je pars, je viens faire mes adieux à votre père.</p>
+
+<p>La pâleur de Prada s'accrut, un frémissement agita
+toute sa face.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est pour mon père... Il est un peu souffrant,
+ménagez-le.</p>
+
+<p>Et son angoisse confessait clairement, malgré lui,
+tout ce qu'il redoutait, une parole imprudente, peut-être
+même une mission dernière, la malédiction de cet
+homme et de cette femme qu'il avait tués. Sûrement, son
+père en serait mort, lui aussi.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! est-ce contrariant, je ne puis monter avec
+vous! Ces messieurs sont là qui m'attendent... Mon Dieu!
+que je suis contrarié! Dès que je vais le pouvoir, je vous
+rejoindrai, oh! tout de suite, tout de suite!</p>
+
+<p>Ne sachant comment l'arrêter, il fallait bien qu'il le
+laissât se trouver seul avec son père, pendant que lui-même
+restait là, cloué par ses affaires d'argent, qui périclitaient.
+Mais de quels yeux de détresse il le regarda
+monter, comme il le suppliait de tout son frisson! Son
+père, le seul amour véritable, la grande passion pure et
+fidèle de sa vie!</p>
+
+<p>&mdash;Ne le faites pas trop parler, égayez-le, n'est-ce pas?<a name="page_699" id="page_699"></a></p>
+
+<p>En haut, ce ne fut pas Batista, l'ancien soldat si
+dévoué à son maître, qui vint ouvrir, mais un tout jeune
+homme que Pierre ne remarqua point d'abord. Et ce dernier
+retrouva la petite chambre toute nue, toute blanche,
+tapissée simplement d'un papier clair, à fleurettes bleues,
+avec son pauvre lit de fer derrière un paravent, ses
+quatre planches contre un mur, servant de bibliothèque,
+sa table de bois noir et ses deux chaises de paille, pour
+tout mobilier. Et, par la fenêtre large et claire, sans
+rideaux, c'était le même admirable panorama de Rome,
+toute Rome jusqu'aux arbres lointains du Janicule, une
+Rome écrasée, ce jour-là, sous un ciel de plomb, envahie
+d'une ombre de morne tristesse. Mais le vieil Orlando,
+lui, n'avait pas changé, avec sa tête superbe de vieux lion
+blanchi, au mufle puissant, aux yeux de jeunesse, étincelant
+encore des passions qui avaient grondé dans cette
+âme de feu. Pierre le retrouvait sur le même fauteuil,
+près de la même table, encombrée par les mêmes journaux,
+les jambes enveloppées, ensevelies dans la même
+couverture noire, comme si ces jambes mortes l'eussent
+immobilisé là dans une gaine de pierre, à ce point qu'à
+des mois, à des années de distance, on était sûr de l'y
+revoir sans nul changement possible, avec son buste
+vivant, sa face qui éclatait de force et d'intelligence.</p>
+
+<p>Cependant, par cette journée grise, il paraissait abattu,
+le visage assombri.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous voici, cher monsieur Froment. Depuis
+trois jours, je songe à vous, je vis les atroces jours
+que vous avez dû vivre, dans ce tragique palais Boccanera.
+Mon Dieu! quel épouvantable deuil! J'en ai le c&oelig;ur retourné,
+ces journaux viennent encore de me bouleverser
+l'âme, avec les nouveaux détails qu'ils donnent.</p>
+
+<p>Il indiquait les journaux épars sur la table. Puis, il
+écarta d'un geste la sombre histoire, cette figure de Benedetta
+morte, qui le hantait.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, et vous?<a name="page_700" id="page_700"></a></p>
+
+<p>&mdash;Je pars ce soir, je n'ai pas voulu quitter Rome sans
+serrer vos mains vaillantes.</p>
+
+<p>&mdash;Vous partez? mais votre livre?</p>
+
+<p>&mdash;Mon livre... J'ai été reçu par le Saint-Père, je me
+suis soumis, j'ai réprouvé mon livre.</p>
+
+<p>Orlando le regarda fixement. Il y eut un court silence,
+pendant lequel leurs yeux se dirent, sur le cas, tout ce
+qu'il y avait à dire. Et ni l'un ni l'autre ne sentit la nécessité
+d'une explication plus longue. Le vieillard conclut
+simplement:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez bien fait, votre livre était une chimère.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, une chimère, un enfantillage, et je l'ai condamné
+moi-même, au nom de la vérité et de la raison.</p>
+
+<p>Un sourire reparut sur les lèvres douloureuses du héros
+foudroyé.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, vous avez vu, vous avez compris, vous savez
+maintenant?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je sais, et c'est pourquoi je n'ai pas voulu partir
+sans avoir avec vous la bonne et franche conversation
+que nous nous sommes promise.</p>
+
+<p>Ce fut une joie pour Orlando. Mais, tout d'un coup, il
+parut se rappeler le jeune homme qui était allé ouvrir la
+porte, puis qui avait repris modestement sa place, sur
+une chaise, à l'écart, près de la fenêtre. C'était presque
+un enfant, vingt ans à peine, imberbe encore, d'une
+beauté blonde comme il en fleurit parfois à Naples, avec
+de longs cheveux bouclés, un teint de lis, une bouche de
+rose, des yeux surtout d'une langueur rêveuse et d'une
+infinie douceur. Et le vieillard le présenta paternellement:
+Angiolo Mascara, le petit-fils d'un de ses vieux
+camarades de guerre, l'épique Mascara des Mille, qui
+était mort en héros, le corps troué de cent blessures.</p>
+
+<p>&mdash;Je le fais venir pour le gronder, continua-t-il en
+souriant. Imaginez-vous que ce gaillard-là, avec son air
+de fille, donne dans les idées nouvelles! Il est anarchiste,
+des trois ou quatre douzaines d'anarchistes que nous<a name="page_701" id="page_701"></a>
+comptons en Italie. Un brave petit au fond, qui n'a plus
+que sa mère, qui la soutient, grâce au maigre emploi qu'il
+occupe et d'où il va se faire chasser, un de ces beaux
+malins... Voyons, voyons, mon enfant, il faut que tu me
+promettes d'être raisonnable.</p>
+
+<p>Alors, Angiolo, dont les vêtements usés et propres
+disaient en effet la misère décente, répondit d'une voix
+grave, musicale:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis raisonnable, ce sont les autres, tous les
+autres qui ne le sont pas. Quand tous les hommes seront
+raisonnables, voudront la vérité et la justice, le monde
+sera heureux.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! si vous croyez qu'il cédera! cria Orlando. Ah!
+mon pauvre enfant, la justice, la vérité, demande à monsieur
+l'abbé si l'on sait jamais où elles sont. Enfin, il faut
+te laisser le temps de vivre, de voir et de comprendre!</p>
+
+<p>Et, sans plus s'occuper de lui, il revint à Pierre. Mais
+Angiolo resta dans son coin, l'air très sage, les yeux
+ardemment fixés sur les interlocuteurs, les oreilles ouvertes
+et frémissantes, ne perdant pas une de leurs paroles.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous l'avais bien dit, mon cher monsieur Froment,
+que vos idées changeraient et que la connaissance
+de Rome vous amènerait à des opinions plus exactes,
+beaucoup mieux que tous les beaux discours dont j'aurais
+tâché de vous convaincre. Ainsi je n'ai jamais douté que
+vous retireriez votre livre, de votre plein gré, comme
+une erreur fâcheuse, dès que les choses et les hommes
+vous auraient renseigné sur le Vatican... Mais, n'est-ce
+pas? mettons le Vatican de côté, il n'y a là rien à faire,
+qu'à le laisser crouler, dans sa ruine lente et inévitable.
+Ce qui m'intéresse, moi, ce qui me passionne encore,
+c'est la Rome italienne, notre Rome si amoureusement
+conquise, si fiévreusement ressuscitée, que vous traitiez
+en quantité négligeable, et que vous avez vue, et dont
+nous pouvons parler en gens qui se comprennent, maintenant
+que vous la connaissez.<a name="page_702" id="page_702"></a></p>
+
+<p>Tout de suite, il concéda beaucoup, avoua les fautes
+commises, reconnut l'état déplorable des finances, les
+difficultés graves de toutes sortes, en homme d'intelligence
+et de bon sens, qui, cloué par la paralysie, loin de
+la lutte, avait les journées entières pour réfléchir et s'inquiéter.
+Ah! sa conquête, son Italie adorée, pour laquelle
+il aurait voulu donner encore le sang de ses veines,
+à quelles inquiétudes mortelles, à quelles indicibles souffrances
+elle était de nouveau tombée! Ils avaient péché
+par un légitime orgueil, ils étaient allés trop vite en
+voulant improviser un grand peuple, en rêvant de faire
+de l'antique Rome une grande capitale moderne, d'un
+simple coup de baguette. Et de là cette folie des quartiers
+neufs, cette spéculation démente sur les terrains et sur
+les constructions, qui avait mis la nation à deux doigts de
+la banqueroute.</p>
+
+<p>Doucement, Pierre l'interrompit, pour lui dire la formule
+à laquelle il en était arrivé, après ses courses et ses
+études dans Rome.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! cette fièvre, cette curée de la première heure,
+cette débâcle financière, ce n'est rien encore. Toutes les
+plaies d'argent se réparent. Mais le grave est que votre
+Italie reste à faire... Plus d'aristocratie, pas encore de
+peuple, et une bourgeoisie née d'hier, dévorante, en
+train de manger en herbe la riche moisson future.</p>
+
+<p>Il y eut un silence. Orlando hocha tristement sa tête
+de vieux lion, désormais impuissant. Cette dureté nette
+de la formule le frappait au c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, c'est cela, vous avez bien vu. Pourquoi
+mentir, pourquoi dire non, quand les faits sont là, évidents
+aux yeux de tous?... Cette bourgeoisie, mon Dieu!
+cette classe moyenne, dont je vous avais déjà parlé, si
+affamée de places, d'emplois, de distinctions, de panache,
+et si avare avec cela, si méfiante pour son argent, qu'elle
+place dans les banques, sans jamais le risquer dans l'agriculture,
+dans l'industrie ou dans le commerce, dévorée<a name="page_703" id="page_703"></a>
+du seul besoin de jouir en ne faisant rien, inintelligente
+au point de ne pas voir qu'elle tue son pays par son dégoût
+du travail, son mépris du peuple, sa passion unique de
+vivre petitement au soleil, avec la gloriole d'appartenir
+à une administration quelconque... Et cette aristocratie
+qui se meurt, ce patriciat découronné, ruiné, tombé à
+l'abâtardissement des races finissantes, le plus grand
+nombre réduits à la misère, les autres, les rares qui ont
+gardé leur argent, écrasés sous les impôts trop lourds,
+n'ayant plus que des fortunes mortes, incapables de
+renouvellement, diminuées par les continuels partages,
+destinées à bientôt disparaître, avec les princes eux-mêmes,
+dans l'écroulement des vieux palais, devenus
+inutiles... Et le peuple enfin, ce pauvre peuple qui a tant
+souffert, qui souffre encore, mais qui est tellement habitué
+à sa souffrance, qu'il ne paraît seulement pas concevoir
+l'idée d'en sortir, aveugle et sourd, poussant les choses
+jusqu'à regretter peut-être l'ancienne servitude, d'un
+accablement stupide de bête sur son fumier, d'une ignorance
+totale, l'abominable ignorance qui est l'unique
+cause de sa misère, sans espoir, sans lendemain, sans
+cette consolation de comprendre que cette Italie, cette
+Rome, c'est pour lui, pour lui seul, que nous les avons
+conquises et que nous tâchons de les ressusciter, dans
+leur ancienne gloire... Oui, oui, plus d'aristocratie, pas
+encore de peuple, et une bourgeoisie si inquiétante! Comment
+ne pas céder parfois aux terreurs des pessimistes,
+de ceux qui prétendent que tous nos malheurs ne sont
+rien encore, que nous allons à des catastrophes bien plus
+terribles, comme si nous n'en étions qu'aux premiers
+symptômes de la fin de notre race, précurseurs de
+l'anéantissement final!</p>
+
+<p>Il avait levé vers la fenêtre, vers la lumière, ses deux
+grands bras frémissants, et Pierre, très ému, se rappela
+ce geste de détresse suppliante, qu'il avait vu faire la
+veille au cardinal Boccanera, dans son appel à la puissance<a name="page_704" id="page_704"></a>
+divine. Tous deux, si opposés de croyance, avaient
+la même grandeur désespérée et farouche.</p>
+
+<p>&mdash;Et, je vous l'ai dit le premier jour, nous n'avons
+pourtant voulu que les seules choses logiques et inévitables.
+Cette Rome, avec son passé de splendeur et de
+domination, qui pèse si lourdement sur nous, nous ne
+pouvions pas ne pas la prendre pour capitale, car elle
+seule était le lien, le symbole vivant de notre unité, en
+même temps que la promesse d'éternité, le renouveau de
+notre grand rêve de résurrection et de gloire.</p>
+
+<p>Il continua, il reconnut toutes les conditions désastreuses
+de Rome capitale. Une ville de simple décor, au
+sol épuisé, restée à l'écart de la vie moderne, une ville
+malsaine, sans industrie ni commerce possibles, invinciblement
+envahie par la mort, au milieu du désert stérile
+de sa Campagne. Puis, il la montra devant les autres
+villes qui la jalousent: Florence, devenue si indifférente,
+si sceptique pourtant, d'une humeur d'insouciance
+heureuse, inexplicable après les passions frénétiques, les
+flots de sang de son histoire; Naples, à qui son clair
+soleil suffit encore, avec son peuple enfant, qu'on ne sait
+si l'on doit plaindre de son ignorance et de sa misère,
+puisqu'il paraît en jouir si paresseusement; Venise, résignée
+à n'être plus qu'une merveille de l'art ancien, qu'on
+devrait mettre sous verre, pour la conserver intacte,
+endormie dans le faste et la souveraineté de ses annales;
+Gênes, toute à son commerce, active et bruyante, une des
+dernières reines de cette Méditerranée, de ce lac aujourd'hui
+infime qui a été la mer opulente, le centre où roulaient
+les richesses du monde; Turin et Milan surtout,
+les industrielles, les commerciales, si vivantes, si modernisées,
+que les touristes les dédaignent comme n'étant
+pas des villes italiennes, toutes deux sauvées du sommeil
+des ruines, entrées dans l'évolution occidentale qui prépare
+le prochain siècle. Ah! cette vieille Italie, fallait-il
+donc la laisser crouler, telle qu'un musée poussiéreux,<a name="page_705" id="page_705"></a>
+pour le plaisir des âmes artistes, comme sont en train de
+crouler ses petites villes de la Grande-Grèce, de l'Ombrie
+et de la Toscane, pareilles à ces bibelots exquis qu'on
+n'ose faire réparer, de crainte d'en gâter le caractère?
+Ou la mort prochaine, inévitable, ou la pioche des démolisseurs,
+les murs branlants jetés par terre, des villes de
+travail, de science, de santé créées partout, enfin une
+Italie toute neuve sortant vraiment de ses cendres, faite
+pour la civilisation nouvelle dans laquelle entre l'humanité!</p>
+
+<p>&mdash;Mais pourquoi désespérer? reprit-il avec force.
+Rome a beau être lourde à nos épaules, elle n'en est pas
+moins le sommet que nous avons voulu. Nous y sommes,
+nous y resterons, en attendant les événements... D'ailleurs,
+si la population a cessé de s'y accroître, elle y reste
+stationnaire, à quatre cent mille âmes environ, et le flot
+ascendant peut parfaitement reprendre, le jour où disparaîtraient
+les causes qui l'ont arrêté. Nous avons eu le
+tort de croire que Rome allait devenir un Berlin, un
+Paris; toutes sortes de conditions sociales, historiques,
+ethniques même semblent jusqu'à présent s'y opposer;
+mais qui sait les surprises de demain, peut-on nous interdire
+l'espérance, la foi que nous avons dans le sang qui
+coule en nos veines, ce sang des anciens conquérants du
+monde? Moi qui ne bouge plus de cette chambre, avec
+mes deux jambes mortes, foudroyé, anéanti, il est des
+heures où ma folie me reprend, où je crois à Rome
+comme à ma mère, invincible, immortelle, où j'attends
+les deux millions d'habitants qui doivent venir peupler
+ces douloureux quartiers neufs que vous avez visités,
+vides et croulants déjà. Certainement, ils viendront.
+Pourquoi ne viendraient-ils pas? Vous verrez, vous verrez,
+tout se peuplera, il faudra bâtir encore... Et puis,
+franchement, peut-on dire une nation pauvre, qui possède
+la Lombardie? Notre Midi lui-même n'est-il pas d'une
+richesse inépuisable? Laissez la paix se faire, le Midi se<a name="page_706" id="page_706"></a>
+fondre avec le Nord, toute une génération de travailleurs
+grandir; et, puisque le sol y est si fertile, il faudra bien
+qu'un jour la grande moisson attendue pousse et mûrisse
+au brûlant soleil!</p>
+
+<p>L'enthousiasme le soulevait, toute une fougue de jeunesse
+enflammait ses yeux. Pierre souriait, était gagné;
+et, quand il put parler, il dit à son tour:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut reprendre le problème par le bas, par le
+peuple. Il faut faire des hommes.</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, c'est cela! cria Orlando. Je ne cesse
+de le répéter, il faut faire l'Italie. On dirait qu'un vent
+d'est ait emporté ailleurs, loin de notre vieille terre, la
+semence humaine, la semence des peuples vigoureux et
+puissants. Notre peuple, comme le vôtre, en France,
+n'est pas un réservoir d'hommes et d'argent, où l'on
+puise à mains pleines. C'est ce réservoir inépuisable que
+je voudrais voir se créer chez nous. Et c'est donc par en
+bas qu'il faut agir, oui! des écoles partout, l'ignorance
+pourchassée, la brutalité et la paresse combattues à coups
+de livres, l'instruction intellectuelle et morale nous donnant
+le peuple travailleur dont nous avons besoin, si
+nous ne voulons pas disparaître du concert des grandes
+nations. Je le dis encore, pour qui donc avons-nous travaillé
+en reprenant Rome, en voulant lui refaire une troisième
+gloire, si ce n'est pour la démocratie de demain?
+et comme on s'explique que tout s'y effondre, que rien
+n'y veut plus pousser avec vigueur, du moment que cette
+démocratie y est radicalement absente!... Oui, oui! la
+solution du problème n'est pas ailleurs, faire un peuple,
+faire une démocratie italienne!</p>
+
+<p>Pierre s'était calmé, inquiet, n'osant dire qu'une nation
+ne se modifiait pas facilement, que l'Italie était ce que le
+sol, l'histoire, la race l'avaient faite, et que vouloir la
+transformer toute, d'un coup, pouvait être une besogne
+dangereuse. Les peuples, comme les créatures, n'ont-ils
+pas une jeunesse active, un âge mûr resplendissant, une<a name="page_707" id="page_707"></a>
+vieillesse plus ou moins lente, aboutissant à la mort? Une
+Rome moderne, démocratique, grand Dieu! Les Romes
+modernes s'appellent Paris, Londres, Chicago. Et il se
+contenta de dire avec prudence:</p>
+
+<p>&mdash;Mais, en attendant ce grand travail de rénovation par
+le peuple, ne croyez-vous pas que vous feriez bien d'être
+sages? Vos finances sont dans un si mauvais état, vous
+traversez de si grosses difficultés sociales et économiques,
+que vous courez le risque des pires catastrophes, avant
+d'avoir des hommes et de l'argent. Ah! quel prudent
+ministre ce serait, si un de vos ministres disait à la tribune:
+«Eh bien! notre orgueil s'est trompé, nous avons
+eu tort de nous improviser grande nation du matin au
+soir, il faut plus de temps, plus de labeur et de patience;
+et nous consentons à n'être encore qu'un peuple jeune
+qui se recueille, qui travaille dans son coin pour se fortifier,
+sans vouloir jouer d'ici à longtemps un rôle
+dominateur; et nous désarmons, nous rayons le budget
+de la guerre, le budget de la marine, tous les budgets
+d'ostentation extérieure, pour ne nous consacrer qu'à la
+prospérité intérieure, à l'instruction, à l'éducation physique
+et morale du grand peuple que nous nous jurons
+d'être dans cinquante ans.» Enrayer, oui! enrayer, votre
+salut est là!</p>
+
+<p>Orlando l'avait écouté, peu à peu assombri de nouveau,
+retombé à une songerie anxieuse. Il eut un geste las et
+vague, il dit à demi-voix:</p>
+
+<p>&mdash;Non, non! on huerait un ministre qui dirait ces
+choses. Ce serait un aveu trop dur qu'on ne peut demander
+à un peuple. Les c&oelig;urs bondiraient, sauteraient
+hors des poitrines. Et puis, le danger ne serait-il pas
+plus grand peut-être, si on laissait crouler brusquement
+tout ce qui a été fait? Que d'espoirs avortés, que de
+ruines, que de matériaux inutilement épars! Non! nous
+ne pouvons plus nous sauver que par la patience et le
+courage, en avant, en avant toujours! Nous sommes un<a name="page_708" id="page_708"></a>
+peuple très jeune, nous avons voulu faire en cinquante
+ans l'unité que d'autres nations ont mis deux cents ans à
+conquérir. Eh bien! il faut payer cette hâte, il faut attendre
+que la moisson mûrisse et qu'elle emplisse nos
+granges.</p>
+
+<p>D'un nouveau geste, raffermi, élargi, il s'entêta dans
+son espoir.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez que j'ai toujours été contre l'alliance
+avec l'Allemagne. Je l'avais prédit, elle nous a ruinés.
+Nous n'étions pas encore de taille à marcher de compagnie
+avec une si riche et si puissante personne, et c'est
+en vue de la guerre sans cesse prochaine, jugée inévitable,
+que nous souffrons si cruellement à cette heure
+de nos budgets écrasants de grande nation. Ah! cette
+guerre qui n'est pas venue, elle a épuisé le meilleur de
+notre sang, notre sève, notre or, sans profit aucun! Aujourd'hui,
+nous n'avons plus qu'à rompre avec une
+alliée, qui a joué de notre orgueil, sans jamais nous
+servir en rien, sans qu'il nous soit venu d'elle autre
+chose que des méfiances et d'exécrables conseils... Mais
+tout cela était inévitable, et c'est ce qu'on ne veut pas
+admettre en France. J'en puis parler librement, car je
+suis un ami déclaré de la France, on m'en garde même
+ici quelque rancune. Expliquez donc à vos compatriotes,
+puisqu'ils s'entêtent à ne pas comprendre, qu'au lendemain
+de notre conquête de Rome, dans notre frénétique
+désir de reprendre notre rang d'autrefois, il nous fallait
+bien jouer notre rôle en Europe, nous affirmer comme
+une puissance avec laquelle on compterait désormais. Et
+l'hésitation n'était pas permise, tous nos intérêts semblaient
+nous pousser vers l'Allemagne, il y avait là une
+évidence aveuglante qui s'est imposée. La dure loi de
+la lutte pour la vie pèse aussi fatalement sur les peuples
+que sur les individus, et c'est ce qui explique, ce qui
+justifie la rupture des deux s&oelig;urs, l'oubli de tant de liens
+communs, la race, les rapports commerciaux, même, si<a name="page_709" id="page_709"></a>
+vous le voulez, les services rendus... Les deux s&oelig;urs, oui!
+et elles se déchirent maintenant, elles se poursuivent
+d'une telle haine, que, de part et d'autre, tout bon sens
+paraît aboli. Mon pauvre vieux c&oelig;ur en saigne de souffrance,
+lorsque je lis les articles que vos journaux et les
+nôtres échangent comme des flèches empoisonnées. Quand
+cessera donc ce massacre fratricide? Quelle est celle
+des deux qui comprendra la première la nécessité de la
+paix, cette alliance des races latines qui s'impose, si elles
+veulent vivre, au milieu du flot de plus en plus envahissant
+des autres races?</p>
+
+<p>Et, gaiement, avec sa bonhomie de héros désarmé par
+l'âge, réfugié dans le rêve:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, voyons, mon cher monsieur Froment, vous
+allez me promettre de nous aider, dès votre retour à
+Paris. Dans votre champ d'action, si étroit qu'il puisse
+être, jurez-moi de travailler à faire la paix entre la France
+et l'Italie, car il n'est pas de plus sainte besogne. Vous
+venez de vivre trois mois parmi nous, vous pourrez dire
+ce que vous avez vu, ce que vous avez entendu, oh! en
+toute franchise. Si nous avons des torts, vous en avez sûrement
+aussi. Eh! que diable! les querelles de famille ne
+peuvent pas être éternelles!</p>
+
+<p>Gêné, Pierre répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute. Par malheur, ce sont elles qui sont les
+plus tenaces. Dans les familles, quand le sang s'exaspère
+contre son sang, on va jusqu'au couteau et au poison. Il
+n'y a plus de pardon possible.</p>
+
+<p>Et il n'osa dire toute sa pensée. Depuis qu'il était à
+Rome, qu'il écoutait et qu'il jugeait, cette querelle entre
+l'Italie et la France se résumait pour lui en un beau conte
+tragique. Il était une fois deux princesses nées d'une
+reine puissante, maîtresse du monde. L'aînée, qui avait
+hérité du royaume de sa mère, eut le chagrin secret de
+voir sa cadette, établie en un pays voisin, grandir peu à
+peu en richesse, en force, en éclat, tandis qu'elle-même<a name="page_710" id="page_710"></a>
+déclinait, comme affaiblie par l'âge, démembrée, si épuisée
+et si meurtrie, qu'elle se sentit battue, le jour où elle
+tenta un effort suprême pour reconquérir la souveraineté
+universelle. Aussi quelle amertume, quelle plaie toujours
+ouverte, à voir sa s&oelig;ur se remettre des plus effroyables
+secousses, reprendre son gala éblouissant, régner sur la
+terre par sa force, par sa grâce et par son esprit! Jamais
+elle ne pardonnerait, quelle que fût l'attitude à son égard
+de cette s&oelig;ur enviée et détestée. Là était la blessure au
+flanc, inguérissable, cette vie de l'une empoisonnée par la
+vie de l'autre, cette haine du vieux sang contre le sang
+jeune, qui ne s'apaiserait qu'avec la mort. Et même, le
+jour prochain peut-être où la paix se ferait entre elles,
+devant l'évident triomphe de la cadette, l'autre garderait
+au plus profond de son c&oelig;ur la douleur sans fin d'être
+l'aînée et la vassale.</p>
+
+<p>&mdash;Tout de même comptez sur moi, reprit affectueusement
+Pierre. C'est en effet une grande douleur, un grand
+péril, que cette enragée querelle des deux peuples... Mais
+je ne dirai sur vous que ce que je crois être la vérité. Je
+suis incapable de dire autre chose. Et je crains bien que
+vous ne l'aimiez guère, que vous n'y soyez guère préparés,
+ni par le tempérament, ni par l'usage. Les poètes de
+toutes les nations qui sont venus et qui ont parlé de
+Rome, avec le traditionnel enthousiasme de leur culture
+classique, vous ont grisés de telles louanges, que vous
+me semblez peu faits pour entendre la vérité vraie sur
+votre Rome d'aujourd'hui. Vainement on vous ferait la
+part superbe, il faudrait bien en arriver à la réalité des
+choses, et c'est justement cette réalité que vous ne voulez
+pas admettre, en amoureux du beau quand même, très
+susceptibles, pareils à ces femmes qui ne se sentent plus
+en beauté et que désespère la moindre remarque sur leurs
+rides.</p>
+
+<p>Orlando s'était mis à rire, d'un rire enfantin.</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, on doit toujours embellir un peu. A<a name="page_711" id="page_711"></a>
+quoi bon parler des laids visages? Nous autres, nous
+n'aimons au théâtre que la jolie musique, la jolie danse,
+les jolies pièces qui font plaisir. Le reste, tout ce qui est
+désagréable, ah! grand Dieu, cachons-le!</p>
+
+<p>&mdash;Mais, continua le prêtre, je confesse volontiers tout
+de suite la capitale erreur de mon livre. Cette Rome italienne
+que j'avais négligée, pour la sacrifier à la Rome
+papale, dont je rêvais le réveil, elle existe, et si puissante,
+si triomphante déjà, que c'est sûrement l'autre qui est
+fatalement destinée à disparaître avec le temps. Comme
+je l'ai observé, le pape a beau s'entêter à être immuable,
+dans son Vatican, de plus en plus lézardé, menaçant
+ruine, tout évolue autour de lui, le monde noir est
+déjà devenu le monde gris, en se mélangeant au monde
+blanc. Et jamais je n'ai mieux senti cela qu'à la fête
+donnée par le prince Buongiovanni, pour les fiançailles de
+sa fille avec votre petit-neveu. J'en suis sorti absolument
+enchanté, gagné à votre cause de résurrection.</p>
+
+<p>Les yeux du vieillard étincelèrent.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous y étiez! N'est-ce pas que vous avez eu là
+un spectacle inoubliable et que vous ne doutez plus de
+notre vitalité, du peuple que nous devons être, quand
+les difficultés d'aujourd'hui seront vaincues? Qu'importe
+un quart de siècle, qu'importe un siècle! L'Italie renaîtra
+dans sa gloire ancienne, dès que le grand peuple de
+demain aura poussé de terre!... Et c'est bien vrai que
+j'exècre ce Sacco, parce qu'il incarne pour moi les intrigants,
+les jouisseurs dont les appétits ont tout retardé,
+en se ruant à la curée de notre conquête, qui nous avait
+coûté tant de sang et tant de larmes. Mais je revis dans
+mon bien-aimé Attilio, cette vraie chair de ma chair, si
+tendre et si vaillant, qui va être l'avenir, la génération de
+braves gens dont la venue instruira et purifiera le pays...
+Ah! que le grand peuple de demain naisse donc de lui
+et de cette Celia, l'adorable petite princesse, que Stefana,
+ma nièce, une femme de raison au fond, m'a amenée<a name="page_712" id="page_712"></a>
+l'autre jour. Si vous aviez vu cette enfant se jeter à mon
+cou, m'appeler des plus doux noms, me dire que je serai
+le parrain de son premier fils, pour qu'il s'appelât comme
+moi et qu'il sauvât une seconde fois l'Italie... Oui, oui!
+que la paix se fasse autour de ce prochain berceau, que
+l'union de ces chers enfants soit l'indissoluble mariage
+entre Rome et la nation entière, et que tout soit réparé,
+et que tout resplendisse dans leur amour!</p>
+
+<p>Des larmes étaient montées à ses yeux. Pierre, très touché
+de cette flamme inextinguible de patriotisme, qui brûlait
+encore chez le héros foudroyé, voulut lui faire plaisir.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le v&oelig;u que j'ai fait moi-même, à la fête de leurs
+fiançailles, en disant à votre fils à peu près ce que vous
+venez de dire. Oui! que leurs noces soient définitives et
+fécondes, qu'il naisse d'elles le grand pays que je vous
+souhaite d'être, de toute mon âme, maintenant que j'ai
+appris à vous connaître!</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez dit ça! cria Orlando, vous avez dit ça!
+Allons, je vous pardonne votre livre, vous avez compris
+enfin, et la nouvelle Rome, la voilà! la Rome qui est la
+nôtre, que nous voulons refaire digne de son glorieux
+passé, une troisième fois reine du monde!</p>
+
+<p>D'un de ses gestes amples, où il mettait tout ce qui lui
+restait de vie, il montra, par la fenêtre claire, sans rideaux,
+l'immense panorama qui se déroulait, Rome étalée
+au loin, d'un bout de l'horizon à l'autre. Sous le ciel couleur
+d'ardoise, sous ce deuil d'hiver si rare, la ville prenait
+une sorte de majesté plus haute, la mélancolique
+grandeur d'une cité reine, aujourd'hui déchue encore,
+qui attend, muette, immobile, dans l'air morne, le réveil
+éclatant, la royauté enfin reconnue de tous, qu'on lui a de
+nouveau promise. Des quartiers neufs du Viminal aux
+arbres lointains du Janicule, des toits roux du Capitole aux
+cimes vertes du Pincio, la houle des terrasses, des campaniles,
+des dômes, avait une largeur d'océan, dans un
+balancement sans fin de vagues profondes et grises.<a name="page_713" id="page_713"></a></p>
+
+<p>Mais, brusquement, Orlando avait tourné la tête, saisi
+d'un accès de paternelle indignation, apostrophant le
+jeune Angiolo Mascara.</p>
+
+<p>&mdash;Et, scélérat que tu es, c'est notre Rome que tu rêves
+de détruire à coups de bombes, que tu parles de raser
+comme une vieille maison branlante et pourrie, afin d'en
+débarrasser à jamais la terre!</p>
+
+<p>Angiolo, jusque-là silencieux, avait écouté passionnément
+la conversation. Sur son visage imberbe, d'une
+beauté de fille blonde, les moindres émotions passaient
+en rougeurs soudaines; et surtout ses grands yeux bleus
+avaient brûlé, à entendre parler du peuple, de ce peuple
+nouveau qu'il s'agissait de faire.</p>
+
+<p>&mdash;Oui! dit-il lentement de sa pure voix musicale,
+oui! la raser, n'en pas laisser une seule pierre! mais la
+détruire pour la reconstruire!</p>
+
+<p>Orlando l'interrompit d'un rire de tendre raillerie.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tu la reconstruirais, c'est heureux!</p>
+
+<p>&mdash;Je la reconstruirais, répéta l'enfant debout, d'une
+voix tremblante de prophète inspiré, je la reconstruirais,
+oh! si grande, si belle, si noble! Ne faut-il pas pour
+l'universelle démocratie de demain, pour l'humanité enfin
+libre, une cité unique, l'arche d'alliance, le centre
+même du monde? Et n'est-ce pas Rome qui est désignée,
+que les prophéties ont marquée comme l'éternelle, l'immortelle,
+celle en qui s'accompliront les destinées des
+peuples? Mais, pour qu'elle devienne le sanctuaire définitif,
+la capitale des royaumes détruits où s'assembleront, une
+fois par an, les sages de toutes les contrées, on doit la
+purifier d'abord par le feu, ne rien laisser en elle des
+souillures anciennes. Ensuite, quand le soleil aura bu
+les pestilences du vieux sol, nous la rebâtirons dix fois
+plus belle, dix fois plus grande qu'elle n'a jamais été. Et
+quelle ville enfin de vérité et de justice, la Rome annoncée,
+attendue depuis trois mille ans, toute en or, toute en
+marbre, emplissant la Campagne, de la mer aux monts<a name="page_714" id="page_714"></a>
+de la Sabine et aux monts Albains, si prospère et si sage,
+que ses vingt millions d'habitants vivront dans l'unique
+joie d'être, après avoir réglementé la loi du travail. Oui!
+oui! Rome, la Mère, la Reine, seule sur la face de la
+terre, et pour l'éternité!</p>
+
+<p>Béant, Pierre l'écoutait. Eh quoi, le sang d'Auguste en
+venait là? Au moyen âge, les papes n'avaient pu être les
+maîtres de Rome, sans éprouver l'impérieux besoin de la
+rebâtir, dans leur volonté séculaire de régner de nouveau
+sur le monde. Récemment, dès que la jeune Italie
+s'était emparée de Rome, elle avait aussitôt cédé à cette
+folie atavique de la domination universelle, voulant à son
+tour en faire la plus grande des villes, construisant des
+quartiers entiers pour une population qui n'était pas
+venue. Et voilà que les anarchistes eux-mêmes, en leur
+rage de bouleversement, étaient possédés du même rêve
+obstiné de la race, démesuré cette fois, une quatrième
+Rome monstrueuse, dont les faubourgs finiraient par
+envahir les continents, afin de pouvoir y loger leur humanité
+libertaire, réunie en une famille unique! C'était le
+comble, jamais preuve plus extravagante ne serait donnée
+du sang d'orgueil et de souveraineté qui avait brûlé les
+veines de cette race, depuis qu'Auguste lui avait laissé
+l'héritage de son empire absolu, avec le furieux instinct
+de croire que le monde était légalement à elle et qu'elle
+avait la mission toujours prochaine de le reconquérir.
+Cela sortait du sol même, une sève qui avait grisé tous
+les enfants de ce terreau historique, qui les poussait
+tous à faire de leur ville la Ville, celle qui avait régné,
+qui régnerait, resplendissante, aux jours prédits par les
+oracles. Et Pierre se rappelait les quatre lettres fatidiques,
+le S. P. Q. R. de l'ancienne Rome glorieuse,
+qu'il avait retrouvées partout dans la Rome actuelle,
+comme un ordre de définitif triomphe donné au destin,
+sur toutes les murailles, sur tous les insignes, jusque sur
+les tombereaux de la voirie municipale qui, le matin, enlevaient<a name="page_715" id="page_715"></a>
+les ordures. Et Pierre comprenait la prodigieuse
+vanité de ces gens hantés par la grandeur des aïeux, hypnotisés
+devant le passé de leur Rome, déclarant qu'elle
+renferme tout, qu'eux-mêmes ne parviennent pas à la
+connaître, qu'elle est le sphinx chargé de dire un jour
+le mot de l'univers, si grande et si noble que tout y
+grandit et s'y anoblit, qu'ils en arrivent à exiger pour elle
+le respect idolâtre de la terre entière, dans cette vivace
+illusion de la légende où elle demeure, cette inextricable
+confusion de ce qui a pu être grand et de ce qui ne l'est
+plus.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je la connais, ta quatrième Rome, reprit Orlando,
+qui s'égayait de nouveau. C'est la Rome du peuple,
+la capitale de la République universelle, que Mazzini
+a déjà rêvée. Il est vrai qu'il y ajoutait le pape... Vois-tu,
+mon garçon, si nous, les vieux républicains, nous nous
+sommes ralliés, c'est que notre crainte a été de voir, en
+cas de révolution, le pays tomber aux mains des fous dangereux
+qui t'ont troublé la cervelle. Et, ma foi! nous nous
+sommes résignés à notre monarchie, qui n'est pas sensiblement
+différente d'une bonne République parlementaire...
+Allons, au revoir, et sois sage, songe que ta pauvre
+mère en mourrait, s'il t'arrivait quelque ennui... Viens
+que je t'embrasse tout de même.</p>
+
+<p>Angiolo, sous le baiser affectueux du héros, devint rouge
+comme une jeune fille. Puis, il s'en alla, de son air doux
+de songeur éveillé, après avoir salué poliment le prêtre,
+d'un signe de tête, sans ajouter une parole.</p>
+
+<p>Il y eut un silence, et les regards du vieil Orlando ayant
+rencontré les journaux, épars sur la table, il reparla de
+l'affreux deuil du palais Boccanera. Cette Benedetta,
+qu'il avait adorée comme une fille chère, aux jours de
+tristesse où elle vivait près de lui, quelle mort foudroyante,
+quel tragique destin, d'avoir été ainsi emportée
+dans la mort de l'homme qu'elle aimait! Et, trouvant
+les récits des journaux singuliers, le c&oelig;ur douloureux et<a name="page_716" id="page_716"></a>
+tourmenté par ce qu'il sentait là d'obscur, il demandait
+des détails, lorsque son fils Prada entra brusquement, la
+face torturée d'inquiétude, essoufflé d'avoir monté trop
+vite. Il venait de congédier ses entrepreneurs avec une
+brutalité impatiente, sans tenir compte de la situation
+grave, de sa fortune compromise, en train de crouler, cédant
+à un tel désir d'être en haut près de son père, qu'il
+ne les écoutait même pas, insoucieux de savoir si la maison
+n'allait pas s'effondrer sur sa tête. Et, quand il fut
+en haut, devant le vieillard, son premier regard anxieux
+fut pour le dévisager, pour se rendre compte si le prêtre,
+par quelque mot imprudent, ne venait pas de le frapper à
+mort.</p>
+
+<p>Il frémit de le trouver frissonnant, ému aux larmes de
+l'aventure terrible dont il causait. Un instant, il crut qu'il
+arrivait trop tard, que le malheur était fait.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! père, qu'avez-vous? pourquoi pleurez-vous?</p>
+
+<p>Et il s'était jeté à ses pieds, agenouillé, lui prenant les
+mains, le regardant passionnément, dans une telle adoration,
+qu'il semblait offrir tout le sang de son c&oelig;ur, pour
+lui éviter la moindre peine.</p>
+
+<p>&mdash;C'est cette mort de la pauvre femme, reprit tristement
+Orlando. Je disais à monsieur Froment combien elle
+m'avait désolé, et j'ajoutais que j'en étais encore à comprendre
+l'aventure... Les journaux parlent d'une mort
+subite, c'est toujours si extraordinaire!</p>
+
+<p>Très pâle, Prada se releva. Le prêtre n'avait pas parlé.
+Mais quelle effrayante minute! S'il répondait, s'il parlait!</p>
+
+<p>&mdash;Vous étiez présent, n'est-ce pas? continua le vieillard.
+Vous avez tout vu... Racontez-moi donc comment
+les choses se sont passées.</p>
+
+<p>Prada regarda Pierre. Leurs regards se fixèrent, entrèrent
+l'un dans l'autre. Entre eux, tout recommençait.
+C'était encore le destin en marche, Santobono rencontré
+au bas des pentes de Frascati, avec son petit panier; c'était<a name="page_717" id="page_717"></a>
+le retour à travers la Campagne mélancolique, la conversation
+sur le poison, tandis que le petit panier roulait, se
+balançait doucement sur les genoux du curé; et c'était
+surtout l'osteria sommeillante au désert, la petite poule
+noire foudroyée, morte, un filet de sang violâtre au bec.
+Puis, c'était, dans la nuit même, le bal des Buongiovanni
+qui resplendissait, toute une odeur de femmes, tout un
+triomphe de l'amour. Enfin, c'était devant le palais Boccanera,
+noir sous la lune d'argent, l'homme qui allumait un
+cigare, qui s'en allait sans retourner la tête, laissant
+l'obscur destin faire sa besogne de mort. Cette histoire,
+l'un et l'autre la savaient, la revivaient, n'avaient pas
+besoin de se la répéter tout haut, pour être certains qu'ils
+s'étaient devinés, jusqu'au fond de l'âme.</p>
+
+<p>Pierre n'avait pas répondu tout de suite au vieillard.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! murmura-t-il enfin, des choses affreuses, des
+choses affreuses...</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, c'est ce que j'ai soupçonné, reprit
+Orlando. Vous pouvez nous tout dire... Mon fils, devant
+la mort, a pardonné.</p>
+
+<p>Le regard de Prada chercha de nouveau celui de Pierre,
+s'appuya si lourd, si chargé d'une ardente supplication,
+que le prêtre en fut remué profondément. Il venait de se
+rappeler l'angoisse de cet homme pendant le bal, l'atroce
+torture jalouse qu'il avait subie, avant de laisser au
+destin le soin de sa vengeance. Et il reconstituait ce qui
+avait dû se passer au fond de lui, ensuite, après l'effroyable
+dénouement: d'abord, la stupeur de cette rudesse
+du destin, de cette vengeance qu'il n'avait pas demandée
+si féroce; puis, le calme glacé du beau joueur qui attend
+les événements, lisant les journaux, n'ayant d'autre
+remords que celui du capitaine à qui la victoire a coûté
+trop d'hommes. Tout de suite, il avait compris que le
+cardinal enterrerait l'affaire, pour l'honneur de l'Église.
+Il gardait seulement au c&oelig;ur un poids lourd, le regret
+peut-être de cette femme si désirée, qu'il n'avait pas eue,<a name="page_718" id="page_718"></a>
+qu'il n'aurait jamais, peut-être aussi une horrible jalousie
+dernière, qu'il ne s'avouait pas, dont il souffrirait toujours,
+celle de la savoir éternellement aux bras d'un
+autre homme, dans la tombe. Et voilà, de cet effort vainqueur
+pour être calme, de cette attente froide et sans
+remords, que se dressait le châtiment, la peur que le
+destin, cheminant avec les figues empoisonnées, ne se fût
+pas encore arrêté dans sa marche, et ne vînt par contre-coup
+frapper son père. Encore un coup de foudre, encore
+une victime, la plus inattendue, la plus adorée. Toute sa
+force de résistance avait croulé en une minute, il était là
+dans l'épouvante du destin, plus désarmé et plus tremblant
+qu'un enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, dit Pierre avec lenteur, comme s'il eût
+cherché ses mots, les journaux ont dû vous dire que le
+prince avait d'abord succombé et que la contessina était
+morte de douleur, en l'embrassant une dernière fois...
+Les causes de la mort, mon Dieu! vous savez que les
+médecins eux-mêmes, d'ordinaire, n'osent guère se prononcer
+exactement...</p>
+
+<p>Il s'arrêta, il venait d'entendre soudainement la voix
+de Benedetta mourante lui donner l'ordre terrible: «Vous
+qui verrez son père, je vous charge de lui dire que j'ai
+maudit son fils. Je veux qu'il sache, il doit savoir, pour
+la vérité et la justice.» Grand Dieu! allait-il obéir,
+était-ce donc là un de ces ordres sacrés qu'il fallait exécuter
+quand même, dussent les larmes et le sang couler à flots?
+Pendant quelques secondes, il souffrit du plus déchirant
+des combats, partagé entre cette vérité, cette justice
+invoquées par la morte, et son besoin personnel de
+pardon, l'horreur qu'il se serait faite à lui-même s'il avait
+tué ce vieillard, en remplissant son implacable mission,
+sans bénéfice pour personne. Et, certainement, l'autre,
+le fils, dut comprendre que quelque lutte suprême se
+livrait en lui, d'où allait sortir le sort de son père, car son
+regard se fit plus lourd, plus suppliant encore.<a name="page_719" id="page_719"></a></p>
+
+<p>&mdash;On a cru d'abord à une mauvaise digestion, continua
+Pierre. Mais le mal a si vite empiré, qu'on s'est affolé et
+qu'on a couru chercher le médecin...</p>
+
+<p>Ah! les yeux, les yeux de Prada! Ils étaient devenus si
+désespérés, si pleins des choses les plus touchantes, les
+plus fortes, que le prêtre y lisait toutes les raisons décisives
+qui allaient l'empêcher de parler. Non, non! il ne
+frapperait pas le vieillard innocent, il n'avait rien promis,
+il aurait cru charger d'un crime la mémoire de la morte,
+s'il avait obéi à sa haine dernière. Prada, lui, pendant
+ces quelques minutes d'angoisse, venait de souffrir une
+vie entière de douleur, si abominable, que tout de même
+un peu de justice était faite.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, acheva Pierre, quand le médecin a été là, il
+a formellement reconnu qu'il s'agissait d'une fièvre infectieuse.
+Il n'y a aucun doute... J'ai assisté ce matin aux
+obsèques, c'était bien beau et bien touchant.</p>
+
+<p>Orlando n'insista pas. D'un geste, il se contenta de dire
+combien, lui aussi, avait été ému toute la matinée, en
+songeant à ces obsèques. Puis, comme le vieillard se
+tournait, rangeant les journaux sur la table, de ses mains
+restées tremblantes, Prada, le corps glacé d'une sueur
+mortelle, chancelant, s'appuyant au dossier d'une chaise
+pour ne pas tomber, regarda Pierre encore, d'un regard
+fixe, mais d'un regard très doux, éperdu de reconnaissance,
+qui disait merci.</p>
+
+<p>&mdash;Je pars ce soir, répéta Pierre brisé, voulant rompre
+la conversation. Je vais vous faire mes adieux... N'avez-vous
+pas de commission à me donner pour Paris?</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, aucune, dit Orlando.</p>
+
+<p>Puis, tout d'un coup, se souvenant:</p>
+
+<p>&mdash;Eh! si, j'ai une commission... Vous vous rappelez,
+le livre de mon vieux compagnon de batailles Théophile
+Morin, un des Mille de Garibaldi, ce manuel
+pour le baccalauréat, qu'il voudrait faire traduire et
+adopter chez nous. Je suis bien heureux, j'ai la promesse<a name="page_720" id="page_720"></a>
+qu'on le lui prendra dans nos écoles, mais à la condition
+qu'il fera quelques changements... Luigi, donne-moi donc
+le volume qui est là, sur cette planche.</p>
+
+<p>Et, quand son fils lui eut remis le volume, il montra à
+Pierre les notes qu'il avait écrites au crayon, sur les
+marges, il lui fit comprendre les modifications qu'on exigeait
+de l'auteur, dans le plan général de l'ouvrage.</p>
+
+<p>&mdash;Soyez donc assez gentil pour porter vous-même cet
+exemplaire à Morin, dont l'adresse est au verso de la couverture.
+Vous m'épargnerez une longue lettre, vous en
+direz plus en dix minutes, d'une façon plus nette et plus
+complète, que je ne le ferais en dix pages... Et vous embrasserez
+Morin pour moi, vous lui direz que je l'aime
+toujours, ah! de tout mon c&oelig;ur d'autrefois, lorsque
+j'avais mes jambes et que l'un et l'autre nous nous battions
+comme des diables, sous la pluie des balles!</p>
+
+<p>Il y eut un court silence, ce silence, cette gêne attendrie
+de la minute du départ.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, adieu! embrassez-moi pour lui et pour vous,
+embrassez-moi tendrement, ainsi que le petit Angiolo m'a
+tout à l'heure embrassé... Je suis si vieux et si fini, mon
+cher monsieur Froment, que vous me permettez bien de
+vous appeler mon enfant et de vous embrasser comme un
+aïeul, en vous souhaitant le courage et la paix, la foi en
+la vie qui seule aide à vivre.</p>
+
+<p>Pierre fut si touché, que des larmes lui montèrent aux
+yeux, et lorsqu'il baisa de toute son âme, sur les deux
+joues, le héros foudroyé, il le sentit lui aussi qui pleurait.
+D'une main vigoureuse encore, pareille à un étau, il le
+retint un instant, contre son fauteuil d'infirme, tandis
+que de l'autre, d'un geste suprême, il lui montrait une
+dernière fois Rome, immense dans son deuil, sous le ciel
+de cendre. Sa voix se fit basse, frémissante et suppliante.</p>
+
+<p>&mdash;Et, de grâce, jurez-moi de l'aimer quand même,
+malgré tout, car elle est le berceau, elle est la mère!<a name="page_721" id="page_721"></a>
+Aimez-la pour ce qu'elle n'est plus, pour ce qu'elle veut
+être!... Ne dites pas qu'elle est finie, aimez-la, aimez-la,
+pour qu'elle soit encore, pour qu'elle soit toujours!</p>
+
+<p>Sans pouvoir répondre, Pierre l'embrassa de nouveau,
+bouleversé de tant de passion chez ce vieillard, qui parlait
+de sa ville comme on parle à trente ans d'une femme
+adorée. Et il le trouvait si beau, si grand, avec son hérissement
+de vieux lion blanchi, dans sa volonté obstinée de
+résurrection prochaine, qu'une fois encore l'autre grand
+vieillard, le cardinal Boccanera, s'évoqua devant lui, entêté
+également dans sa foi, n'abandonnant rien de son rêve,
+quitte à être écrasé sur place, par la chute du ciel. Ils
+étaient toujours face à face, aux deux bouts de leur ville,
+dominant seuls l'horizon de leur haute taille, attendant
+l'avenir.</p>
+
+<p>Puis, lorsque Pierre eut salué Prada et qu'il se retrouva
+dehors, dans la rue du Vingt-Septembre, il n'eut plus
+qu'une hâte, celle de rentrer au palais de la rue Giulia,
+pour faire sa malle et partir. Toutes ses visites d'adieu
+étaient faites, il ne lui restait qu'à prendre congé de donna
+Serafina et du cardinal, en les remerciant de leur hospitalité
+si bienveillante. Pour lui uniquement, leurs portes
+s'ouvrirent, car ils s'étaient enfermés chez eux, au retour
+des obsèques, résolus à ne recevoir personne. Dès le crépuscule,
+Pierre put donc se croire complètement seul
+dans le vaste palais noir, n'ayant plus que Victorine qui
+lui tînt compagnie. Comme il témoignait le désir de
+souper avec don Vigilio, elle le prévint que l'abbé, lui
+aussi, s'était enfermé dans sa chambre; et, lorsqu'il alla
+frapper à cette chambre voisine de la sienne, désireux au
+moins de lui serrer une dernière fois la main, il n'obtint
+même pas de réponse, il devina que le secrétaire, pris
+de quelque crise de fièvre et de méfiance, s'entêtait à ne
+point le revoir, dans la terreur de se compromettre davantage.
+Dès lors, tout fut réglé, il fut entendu que, le train
+ne partant qu'à dix heures dix-sept, Victorine lui ferait<a name="page_722" id="page_722"></a>
+servir son souper sur la petite table de sa chambre, à huit
+heures, comme d'habitude. Elle lui apporta elle-même
+une lampe, elle parla de ranger son linge. Mais il ne
+voulut absolument pas qu'elle l'aidât, et elle dut le laisser
+faire tranquillement sa malle.</p>
+
+<p>Il avait acheté une petite caisse, car sa valise ne pouvait
+suffire, pour emporter le linge et les vêtements qu'il
+s'était fait envoyer de Paris, à mesure que son séjour se
+prolongeait. La besogne ne fut pourtant pas longue, l'armoire
+vidée, les tiroirs visités, la petite caisse et la valise
+emplies, fermées à clef. Il n'était que sept heures, il
+avait à attendre une heure, avant le souper, lorsque ses
+regards, en faisant le tour des murs, pour être certain de
+ne rien oublier, tombèrent sur le tableau ancien, cette
+peinture d'un maître ignoré qui l'avait si souvent ému,
+pendant son séjour. Justement, la lampe l'éclairait en
+plein, d'une lumière évocatrice; et, cette fois encore, il
+reçut un coup au c&oelig;ur, d'autant plus profond, qu'il s'imagina
+voir, à cette heure dernière, tout un symbole de son
+échec à Rome, dans cette dolente et tragique figure de
+femme, demi nue, drapée en un lambeau, assise au seuil
+du palais dont on l'avait chassée, pleurant entre ses mains
+jointes. Cette rejetée, cette obstinée d'amour, qui sanglotait
+ainsi, dont on ne savait rien, ni quel était son visage,
+ni d'où elle venait, ni ce qu'elle avait fait, n'offrait-elle pas
+l'image de tout l'effort inutile pour forcer la porte de la
+vérité, de tout l'abandon affreux où l'homme tombe, dès
+qu'il se heurte au mur qui barre l'inconnu? Longuement
+il la regarda, repris du tourment de s'en aller ainsi, avant
+d'avoir connu sa face, noyée de ses cheveux d'or, cette
+face de douloureuse beauté, qu'il rêvait rayonnante de
+jeunesse, si délicieuse dans son mystère. Et il croyait la
+connaître, il était sur le point de la posséder enfin, lorsqu'on
+frappa à la porte.</p>
+
+<p>Il eut la surprise de voir entrer Narcisse Habert, parti
+depuis trois jours à Florence, une de ces fugues où se<a name="page_723" id="page_723"></a>
+plaisait la flânerie d'art du jeune attaché d'ambassade.
+Tout de suite Narcisse s'excusa de son brusque envahissement.</p>
+
+<p>&mdash;Voici vos bagages, je sais que vous partez ce soir, je
+n'ai pas voulu vous laisser quitter Rome sans vous serrer
+la main... Et que d'épouvantables choses, depuis que nous
+nous sommes vus! Je ne suis revenu que cette après-midi,
+je n'ai pu assister au convoi de ce matin. Mais vous devez
+penser quel a été mon saisissement, lorsque j'ai appris
+ces deux morts affreuses.</p>
+
+<p>Il le questionna, il se doutait de quelque drame inavoué,
+en homme qui connaissait la sombre Rome légendaire.
+D'ailleurs, il n'insista pas, bien trop prudent, au fond,
+pour se charger inutilement de secrets redoutables. Il
+se contenta de s'enthousiasmer sur ce que le prêtre lui
+dit des deux amants, enlacés aux bras l'un de l'autre,
+d'une beauté surhumaine dans la mort. Et il se fâcha de
+ce que personne n'en avait pris un dessin.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous-même, mon cher! Ça ne fait rien que
+vous ne sachiez pas dessiner. Vous y auriez mis votre ingénuité,
+vous auriez peut-être laissé un chef-d'&oelig;uvre.</p>
+
+<p>Puis, se calmant:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! cette pauvre contessina, ce pauvre prince!
+N'importe, voyez-vous, tout peut crouler dans ce pays, ils
+ont eu la beauté, et la beauté reste indestructible!</p>
+
+<p>Pierre fut frappé du mot. Et ils causèrent longuement
+de l'Italie, de Rome, de Naples, de Florence. Ah! Florence,
+répétait languissamment Narcisse. Il avait allumé
+une cigarette, sa parole se faisait plus lente, tandis qu'il
+promenait les regards autour de la chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous étiez bien ici, dans un grand calme. Jamais
+encore je n'étais monté à cet étage.</p>
+
+<p>Ses yeux continuaient à errer sur les murs, lorsqu'ils
+furent arrêtés par la toile ancienne, que la lampe éclairait.
+Un instant, il battit des paupières, l'air surpris. Et,
+tout d'un coup, il se leva, il s'approcha.<a name="page_724" id="page_724"></a></p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc? quoi donc? mais c'est très bien, mais
+c'est très beau, ça!</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas? dit Pierre. Je ne m'y connais point, je
+n'en ai pas moins été remué dès le premier jour, et que
+de fois j'ai été retenu là, le c&oelig;ur battant et gonflé de
+choses indicibles!</p>
+
+<p>Narcisse ne parlait plus, examinait de près la peinture,
+avec le soin d'un connaisseur, d'un expert dont le coup
+d'&oelig;il tranchant décide de l'authenticité, fixe la valeur
+marchande. La plus extraordinaire des joies se peignit
+sur sa face blonde et pâmée, tandis que ses doigts étaient
+pris d'un petit tremblement.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un Botticelli! c'est un Botticelli! Il n'y a pas
+un doute à avoir... Voyez les mains, voyez les plis de la
+draperie. Et ce ton de la chevelure, et ce faire, cet envolement
+de toute la composition... Un Botticelli, ah! mon
+Dieu, un Botticelli!</p>
+
+<p>Il défaillait, il était débordé par une admiration croissante,
+à mesure qu'il pénétrait dans ce sujet si simple et
+si poignant. Est-ce que cela n'était pas d'un modernisme
+aigu? L'artiste avait prévu tout notre siècle douloureux,
+nos inquiétudes devant l'invisible, notre détresse de ne
+pouvoir franchir la porte du mystère, à jamais close. Et
+quel symbole éternel de la misère du monde, cette femme
+dont on ne voyait pas le visage et qui sanglotait éperdument,
+sans qu'on pût essuyer ses larmes! Un Botticelli
+inconnu, un Botticelli de cette qualité absent de tous les
+catalogues, quelle trouvaille!</p>
+
+<p>Il s'interrompit pour demander:</p>
+
+<p>&mdash;Vous saviez que c'était un Botticelli?</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, non! J'ai interrogé un jour don Vigilio,
+mais il a paru faire peu de cas de cette peinture. Et
+Victorine, à qui j'en ai parlé également, m'a répondu
+que toutes ces vieilleries, ce n'étaient que des nids à
+poussière.</p>
+
+<p>Stupéfait, Narcisse se récria.<a name="page_725" id="page_725"></a></p>
+
+<p>&mdash;Comment! dans cette maison, ils ont un Botticelli
+sans le savoir! Ah! que je reconnais bien là mes princes
+romains, incapables la plupart de se reconnaître parmi
+leurs chefs-d'&oelig;uvre, si l'on n'a pas collé des étiquettes
+dessus!... Un Botticelli qui a un peu souffert sans doute,
+mais dont un simple nettoyage ferait une merveille, une
+toile fameuse, que je crois estimer trop bas en disant
+qu'un musée la payerait...</p>
+
+<p>Brusquement, il se tut, il ne dit pas le chiffre, achevant
+la phrase d'un geste vague. La soirée s'avançait, et
+comme Victorine entrait, suivie de Giacomo, pour mettre
+le couvert sur la petite table, il tourna le dos au Botticelli,
+il n'en souffla plus mot. Mais Pierre, dont l'attention
+était éveillée, devinait tout le travail qui se faisait au
+fond de lui, en le trouvant maintenant si froid, avec ses
+yeux mauves devenus d'un bleu d'acier. Il n'ignorait plus
+que, sous le garçon angélique, sous le Florentin d'emprunt,
+il y avait un gaillard rompu aux affaires, menant
+admirablement sa fortune, un peu avare même, disait-on.
+Et il eut un sourire, lorsqu'il le vit se planter devant
+l'affreuse Vierge, une mauvaise copie d'une toile du dix-huitième
+siècle, pendue à côté du chef-d'&oelig;uvre, en
+s'écriant:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! ce n'est pas mal du tout! Et moi qu'un ami
+a chargé de lui acheter quelques vieux tableaux... Dites
+donc, Victorine, maintenant que voilà donna Serafina et
+le cardinal seuls, croyez-vous qu'ils se débarrasseraient
+volontiers de certaines toiles sans valeur?</p>
+
+<p>La servante leva les deux bras, comme pour dire
+que, si ça dépendait d'elle, on pouvait bien tout emporter.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! monsieur, à un marchand, non! à cause des
+vilains bruits qui courraient tout de suite; mais à un
+ami, je suis certaine qu'ils seraient heureux de faire
+ce plaisir. La maison est lourde, l'argent y serait le
+bienvenu.<a name="page_726" id="page_726"></a></p>
+
+<p>Vainement, Pierre tenta de retenir Narcisse à souper
+avec lui. Le jeune homme donna sa parole d'honneur
+qu'il était attendu. Même il s'était mis en retard. Et il
+se sauva, après avoir serré les deux mains du prêtre, en
+lui souhaitant affectueusement un bon voyage.</p>
+
+<p>Huit heures sonnaient. Dès qu'il fut seul, Pierre s'assit
+devant la petite table, et Victorine resta là, à le servir,
+après avoir renvoyé Giacomo, qui avait monté la vaisselle
+et les plats, dans un panier.</p>
+
+<p>&mdash;Ils me font bouillir, les gens d'ici, avec leur lenteur,
+dit-elle. Et puis, monsieur l'abbé, c'est un plaisir
+pour moi que de vous servir votre dernier repas. Vous
+voyez, je vous ai fait faire un petit dîner à la française,
+une sole au gratin et un poulet rôti.</p>
+
+<p>Il fut touché de son attention, heureux d'avoir pour
+compagne cette compatriote, pendant qu'il mangeait, au
+milieu de l'énorme silence du vieux palais noir et désert.
+Elle avait encore sur elle, en toute sa personne grasse et
+ronde, la tristesse de son deuil, la perte douloureuse de
+sa chère contessina. Mais, déjà, sa besogne quotidienne
+qui l'avait reprise, son servage accepté la redressait, lui
+rendait son activité alerte, dans son humilité de pauvre
+fille, résignée aux pires catastrophes de ce monde. Et
+elle causait presque gaiement, tout en lui passant les
+plats.</p>
+
+<p>&mdash;Dire, monsieur l'abbé, qu'après-demain matin vous
+serez à Paris! Moi, vous savez, il me semble que j'ai
+quitté Auneau hier. Ah! c'est la terre qui est belle par
+là, une terre grasse, jaune comme de l'or, oui! pas de
+leur terre maigre d'ici, qui sent le soufre. Et les saules
+si frais, si gentils, au bord de notre ruisseau! et le petit
+bois où il y a tant de mousse! Ils n'en ont pas, ils n'ont
+que des arbres en fer-blanc, sous leur bête de soleil qui
+rôtit les herbes. Mon Dieu! dans les premiers temps,
+j'aurais donné je ne sais quoi pour une bonne pluie qui
+me trempât, me nettoyât de leur sale poussière. Aujourd'<a name="page_727" id="page_727"></a>hui
+encore, le c&oelig;ur me bat, dès que je songe aux
+jolies matinées de chez nous, quand il a plu la veille et
+que toute la campagne est si douce, si agréable, comme
+si elle se mettait à rire après avoir pleuré... Non, non!
+jamais je ne m'y ferai, à leur satanée Rome! Quelles gens,
+quel pays!</p>
+
+<p>Il s'égayait de son obstination fidèle à son terroir,
+qui, après vingt-cinq ans de séjour, la laissait impénétrable,
+étrangère, ayant l'horreur de cette ville de lumière
+dure et de végétation noire, en fille d'une aimable contrée
+tempérée, souriante, baignée au matin de brumes roses.
+Lui-même ne pouvait se dire, sans une émotion vive,
+qu'il allait retrouver les bords attendris et délicieux de
+la Seine.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, demanda-t-il, maintenant que votre jeune
+maîtresse n'est plus, qui vous retient ici, pourquoi ne
+prenez-vous pas le train avec moi?</p>
+
+<p>Elle le regarda, pleine de surprise.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, m'en aller avec vous, retourner là-haut!... Oh!
+non, monsieur l'abbé, c'est impossible. Ce serait trop
+d'ingratitude d'abord, parce que donna Serafina est habituée
+à moi et que j'agirais très mal en les abandonnant,
+elle et Son Éminence, quand ils sont dans la peine. Et
+puis, que voulez-vous que je fasse ailleurs? Moi, maintenant,
+mon trou est ici.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, vous ne verrez plus Auneau, jamais!</p>
+
+<p>&mdash;Non, jamais, c'est certain.</p>
+
+<p>&mdash;Et ça ne vous fera rien d'être enterrée ici, de dormir
+dans cette terre qui sent le soufre?</p>
+
+<p>Elle se mit à rire franchement.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! quand je serai morte, ça m'est égal d'être n'importe
+où!... On est bien partout pour dormir, allez, monsieur
+l'abbé! Et c'est drôle que ça vous inquiète tant, ce
+qu'il y a, quand on est mort. Il n'y a rien, pardi! Ce qui
+me rassure, ce qui m'amuse, moi, c'est de me dire que
+ce sera fini pour toujours et que je me reposerai. Le bon<a name="page_728" id="page_728"></a>
+Dieu nous doit bien ça, à nous autres qui aurons tant
+travaillé... Vous savez que je ne suis pas une dévote, oh!
+non. Mais ça ne m'a pas empêchée de me conduire honnêtement,
+et c'est si vrai que, telle que vous me voyez,
+je n'ai jamais eu d'amoureux. Lorsqu'on dit cette chose-là,
+à mon âge, on a l'air bête. Tout de même, je la dis,
+parce que c'est la vérité pure.</p>
+
+<p>Elle continuait de rire, en brave fille qui ne croyait
+pas aux curés et qui n'avait pas un péché sur la conscience.
+Et Pierre s'émerveillait une fois encore de ce
+simple courage à vivre, de ce grand bon sens pratique,
+chez cette laborieuse si dévouée, qui incarnait pour lui le
+menu peuple incroyant de France, ceux qui ne croyaient
+plus, qui ne croiraient jamais plus. Ah! être comme
+elle, faire sa tâche et se coucher pour l'éternel sommeil,
+sans révolte de l'orgueil, dans l'unique joie de sa part de
+besogne accomplie!</p>
+
+<p>&mdash;Alors, Victorine, si je passe jamais par Auneau,
+je dirai bonjour pour vous au petit bois plein de
+mousse?</p>
+
+<p>&mdash;C'est ça, monsieur l'abbé, dites-lui qu'il est dans
+mon c&oelig;ur et que je l'y vois reverdir tous les jours.</p>
+
+<p>Pierre ayant fini de souper, elle fit emporter la
+desserte par Giacomo. Puis, comme il n'était que huit
+heures et demie, elle conseilla au prêtre de passer
+bien tranquillement une heure encore dans sa chambre.
+A quoi bon aller se glacer trop tôt à la gare? A neuf
+heures et demie, elle enverrait chercher un fiacre;
+et, dès que cette voiture serait en bas, elle monterait
+le prévenir, elle ferait descendre ses bagages. Donc, il
+pouvait être bien tranquille, il n'avait plus à s'inquiéter
+de rien.</p>
+
+<p>Quand elle s'en fut allée et que Pierre se trouva seul,
+il éprouva en effet un sentiment de vide, de détachement
+extraordinaire. Ses bagages, sa valise et sa petite caisse,
+étaient par terre, dans un coin de la chambre. Et quelle<a name="page_729" id="page_729"></a>
+chambre muette, vague, morte, qui lui apparaissait déjà
+comme étrangère! Il ne lui restait qu'à partir, il était parti,
+Rome autour de lui n'était plus qu'une image, celle qu'il
+allait emporter dans sa mémoire. Une heure encore, cela
+lui semblait d'une longueur démesurée. Sous lui, le vieux
+palais noir et désert dormait dans l'anéantissement de son
+silence. Il s'était assis pour patienter, il tomba à une
+rêverie profonde.</p>
+
+<p>Ce fut son livre qui s'évoqua, <i>la Rome nouvelle</i>, tel
+qu'il l'avait écrit, tel qu'il était venu le défendre. Et il se
+rappela sa première matinée sur le Janicule, au bord de
+la terrasse de San Pietro in Montorio, en face de la Rome
+qu'il rêvait, si rajeunie, si douce d'enfance, sous le grand
+ciel pur, comme envolée dans la fraîcheur du matin. Là,
+il s'était posé la question décisive: le catholicisme pouvait-il
+se renouveler, retourner à l'esprit du christianisme
+primitif, être la religion de la démocratie, la foi
+que le monde moderne bouleversé, en danger de mort,
+attend pour s'apaiser et vivre? Son c&oelig;ur battait d'enthousiasme
+et d'espoir, il venait, à peine remis de son
+désastre de Lourdes, tenter là une autre expérience
+suprême, en demandant à Rome quelle serait sa réponse.
+Et, maintenant, l'expérience avait échoué, il connaissait
+la réponse que Rome lui avait faite par ses ruines, par
+ses monuments, par sa terre elle-même, par son peuple,
+par ses prélats, par ses cardinaux, par son pape. Non!
+le catholicisme ne pouvait se renouveler, non! il ne
+pouvait revenir à l'esprit du christianisme primitif, non!
+il ne pouvait être la religion de la démocratie, la foi nouvelle
+qui sauverait les vieilles sociétés croulantes, en
+danger de mort. S'il semblait d'origine démocratique, il
+était cloué désormais à ce sol romain, roi quand même,
+forcé de s'entêter au pouvoir temporel sous peine de
+suicide, lié par la tradition, enchaîné par le dogme,
+n'évoluant qu'en apparence, réduit réellement à une telle
+immobilité, que, derrière la porte de bronze du Vatican,<a name="page_730" id="page_730"></a>
+la papauté était la prisonnière, la revenante de dix-huit
+siècles d'atavisme, dans son rêve ininterrompu de la
+domination universelle. Où sa foi de prêtre, exalté par
+l'amour des souffrants et des pauvres, était venue chercher
+la vie, une résurrection de la communauté chrétienne,
+il avait trouvé la mort, la poussière d'un monde
+détruit, sans germination possible, une terre épuisée de
+laquelle ne pousserait jamais plus que cette papauté
+despotique, maîtresse des corps ainsi qu'elle était maîtresse
+des âmes. A son cri éperdu qui demandait une
+religion nouvelle, Rome s'était contentée de répondre en
+condamnant son livre, comme entaché d'hérésie, et lui-même
+l'avait retiré, dans l'amère douleur de sa désillusion.
+Il avait vu, il avait compris, tout s'était effondré.
+Et c'était lui, son âme et son cerveau, qui gisait parmi
+les décombres.</p>
+
+<p>Pierre étouffa. Il quitta sa chaise, alla ouvrir toute
+grande la fenêtre qui donnait sur le Tibre, pour s'y accouder
+un instant. La pluie s'était remise à tomber vers
+le soir; mais, de nouveau, elle venait de cesser. Il faisait
+très doux, une douceur humide, oppressante. Dans le ciel
+d'un gris de cendre, la lune devait s'être levée, car on la
+sentait derrière les nuages, qu'elle éclairait d'une lumière
+jaune et louche, infiniment triste. Sous cette clarté dormante
+de veilleuse, le vaste horizon apparaissait noir,
+fantomatique, le Janicule en face, avec les maisons entassées
+du Transtévère, la coulée du fleuve là-bas, à
+gauche, vers la hauteur confuse du Palatin, tandis que le
+dôme de Saint-Pierre, à droite, détachait sa rondeur
+dominatrice au fond de l'air pâle. Il ne pouvait apercevoir
+le Quirinal, mais il le savait derrière lui, il se
+l'imaginait barrant un coin du ciel, avec sa façade interminable,
+dans cette nuit si mélancolique, d'un vague
+de songe. Et quelle Rome finissante, à demi mangée par
+l'ombre, différente de la Rome de jeunesse et de chimère
+qu'il avait vue et passionnément aimée, le premier jour,<a name="page_731" id="page_731"></a>
+du sommet de ce Janicule, dont il distinguait si mal à
+cette heure la masse enténébrée! Un autre souvenir
+s'éveilla, les trois points souverains, les trois sommets
+symboliques qui avaient, dès ce jour-là, résumé pour
+lui l'histoire séculaire de Rome, l'antique, la papale,
+l'italienne. Mais, si le Palatin était resté le même mont
+découronné où ne se dressait que le fantôme de l'ancêtre,
+Auguste empereur et pontife, maître du monde, il voyait
+avec d'autres yeux Saint-Pierre et le Quirinal, qui avaient
+comme changé de plans. Ce palais du roi qu'il négligeait
+alors, qui lui semblait une caserne plate et basse, ce
+gouvernement nouveau qui lui faisait l'effet d'un essai
+de modernité sacrilège sur une cité à part, il leur accordait
+maintenant, ainsi qu'il l'avait dit à Orlando,
+la place considérable, grandissante, qu'ils tenaient dans
+l'horizon, au point de l'emplir bientôt tout entier; pendant
+que Saint-Pierre, ce dôme qu'il avait trouvé triomphal,
+couleur du ciel, régnant sur la ville en roi géant
+que rien ne pouvait ébranler, lui apparaissait à présent
+plein de lézardes, diminué déjà, d'une de ces vieillesses
+énormes dont la masse s'effondre parfois d'un seul
+coup, dans l'usure secrète, l'émiettement ignoré des
+charpentes.</p>
+
+<p>Un murmure sourd, une plainte grondante montait du
+Tibre grossi, et Pierre frissonna, au souffle glacé de
+fosse qui lui passa sur la face. Cette idée des trois sommets,
+du triangle symbolique, éveillait en lui la longue
+souffrance du grand muet, du peuple des petits et des
+pauvres, dont le pape et le roi s'étaient toujours disputé
+la possession. Cela venait de loin, du jour où, dans le
+partage de l'héritage d'Auguste, l'empereur avait dû se
+contenter des corps, en laissant les âmes au pape, qui,
+dès ce moment, n'avait plus brûlé que du désir de reconquérir
+ce pouvoir temporel, dont on dépouillait Dieu en
+sa personne. La querelle avait bouleversé et ensanglanté
+tout le moyen âge, sans que ni l'Église ni l'Empire<a name="page_732" id="page_732"></a>
+pussent s'entendre sur la proie qu'ils s'arrachaient par
+lambeaux. Enfin, le grand muet, las de vexations et de
+misère, voulut parler, secoua le joug du pape, aux
+temps de la Réforme, commença plus tard de renverser
+les rois, dans sa furieuse explosion de 89. Et l'extraordinaire
+aventure de la papauté était partie de là,
+comme Pierre l'avait écrit dans son livre, une fortune
+nouvelle qui permettait au pape de reprendre le rêve
+séculaire, le pape se désintéressant des trônes abattus,
+se remettant avec les misérables, espérant bien cette fois
+conquérir le peuple, l'avoir enfin tout à lui. N'était-ce
+pas prodigieux, ce Léon XIII dépouillé de son royaume,
+qui se laissait dire socialiste, qui rassemblait sous lui le
+troupeau des déshérités, qui marchait contre les rois, à la
+tête du quatrième État, auquel appartiendra le siècle
+prochain? L'éternelle lutte continuait aussi âpre pour
+cette possession du peuple, à Rome même, et dans l'espace
+le plus resserré, le Vatican en face du Quirinal, le
+pape et le roi pouvant se voir de leurs fenêtres, toujours
+se battant à qui aurait l'empire, ayant sous leurs yeux les
+toits roux de la vieille ville, cette menue population
+qu'ils en étaient encore à se disputer, comme le faucon
+et l'épervier se disputent les petits oiseaux des bois. Et
+c'était ici, pour Pierre, que le catholicisme se trouvait
+condamné, voué à une ruine fatale, parce que justement
+il était d'essence monarchique, à ce point que la papauté
+apostolique et romaine ne pouvait renoncer au pouvoir
+temporel, sous peine d'être autre chose et de disparaître.
+Vainement elle feignait un retour au peuple, vainement
+elle apparaissait tout âme, il n'y avait pas de place, au
+milieu de nos démocraties, pour la souveraineté totale et
+universelle qu'elle tenait de Dieu. Toujours il voyait
+l'imperator repousser dans le pontife, et c'était là surtout
+ce qui avait tué son rêve, détruit son livre, amassé le tas
+de décombres, devant lequel il restait éperdu, sans force
+ni courage.<a name="page_733" id="page_733"></a></p>
+
+<p>Cette Rome noyée de cendre, dont les édifices s'effaçaient,
+finit par lui serrer tellement le c&oelig;ur, qu'il revint
+tomber sur la chaise, près de ses bagages. Jamais encore
+il n'avait éprouvé une pareille détresse, il lui sembla que
+c'était la fin de son âme. Il se rappelait comment ce
+voyage à Rome, cette expérience nouvelle s'était posée
+pour lui, à la suite de son désastre de Lourdes. Il n'y
+était plus venu demander la foi naïve et entière du petit
+enfant, mais la foi supérieure de l'intellectuel, s'élevant
+au-dessus des rites et des symboles, travaillant au plus
+grand bonheur possible de l'humanité, basé sur son
+besoin de certitude. Et si cela croulait, si le catholicisme
+rajeuni ne pouvait être la religion, la loi morale du nouveau
+peuple, si le pape à Rome, avec Rome, n'était pas
+le Père, l'arche d'alliance, le chef spirituel écouté, obéi,
+c'était à ses yeux le naufrage de l'espérance dernière, un
+suprême craquement où les sociétés actuelles s'abîmaient.
+La trop longue souffrance des pauvres allait incendier
+le monde. Tout cet échafaudage du socialisme
+catholique, qui lui avait semblé si heureux, si triomphant,
+pour consolider la vieille Église, il le voyait par terre à
+cette heure, il le jugeait sévèrement comme un simple
+expédient transitoire qui, pendant des années, pourrait
+peut-être étayer l'édifice en ruine; mais ces choses n'étaient
+construites que sur un malentendu volontaire, sur un mensonge
+habile, sur de la diplomatie et de la politique. Non,
+non! le peuple encore gagné et dupé, caressé pour être
+asservi, cela répugnait à la raison, et tout le système apparaissait
+bâtard, dangereux, temporaire, fait pour aboutir
+à de pires catastrophes. Alors, c'était donc la fin, rien ne
+restait debout, le vieux monde devait disparaître, dans
+l'effroyable crise sanglante dont des signes certains annonçaient
+l'approche. Et lui, devant ce chaos, n'avait plus
+d'âme, ayant de nouveau perdu sa foi, dans cette expérience
+qu'il avait sentie décisive, convaincu à l'avance
+d'en sortir raffermi ou foudroyé à jamais. C'était la<a name="page_734" id="page_734"></a>
+foudre qui était tombée. Maintenant, grand Dieu! qu'allait-il
+faire?</p>
+
+<p>Son angoisse l'étreignit si rudement, que Pierre se
+leva, se mit à marcher par la chambre, en quête d'un peu
+de calme. Grand Dieu! que faire, à présent qu'il était
+rendu au doute immense, à la négation douloureuse,
+et que jamais sa soutane n'avait pesé si lourd à ses
+épaules? Il se souvenait de son cri, quand il refusait de
+se soumettre, disant à monsignor Nani que son âme ne
+pouvait se résigner, que son espoir du salut par l'amour
+ne pouvait mourir, et qu'il répondrait par un autre livre,
+et qu'il dirait dans quelle terre neuve devait pousser la
+religion nouvelle. Oui, un livre enflammé contre Rome,
+où il mettrait tout ce qu'il avait vu, tout ce qu'il avait
+entendu, un livre où serait la Rome vraie, la Rome sans
+charité, sans amour, en train d'agoniser dans l'orgueil de
+sa pourpre! Il voulait repartir pour Paris, sortir de
+l'Église, aller jusqu'au schisme. Eh bien! ses bagages
+étaient là, il partait, il écrirait le livre, il serait le grand
+schismatique attendu. Ah! le schisme, est-ce que tout ne
+l'annonçait pas? Est-ce qu'il ne semblait pas imminent,
+au milieu du prodigieux mouvement des esprits, las des
+vieux dogmes, affamés pourtant du divin? Léon XIII en
+avait bien la sourde conscience, car toute sa politique,
+son effort vers l'unité chrétienne, sa tendresse pour la
+démocratie, n'avait pas d'autre but que de grouper la
+famille autour de la papauté, de l'élargir et de la consolider,
+afin de rendre le pape invincible dans la lutte
+prochaine. Mais les temps étaient venus, le catholicisme
+allait bientôt se trouver à bout de concessions politiques,
+incapable de céder davantage sans en mourir, immobilisé
+à Rome, tel qu'une vieille idole hiératique, tandis qu'il
+pouvait évoluer ailleurs, dans ces pays de propagande où
+il se trouvait en lutte avec les autres religions. C'était
+bien pour cela que Rome était condamnée, d'autant plus
+que l'abolition du pouvoir temporel, en habituant l'esprit<a name="page_735" id="page_735"></a>
+à l'idée d'un pape purement spirituel, dégagé du sol,
+semblait devoir favoriser l'avènement d'un antipape, au
+loin, pendant que le successeur de saint Pierre serait
+forcé de s'entêter dans sa fiction impériale et romaine.
+Un évêque, un prêtre était à la veille de se lever, où, qui
+aurait pu le dire? Peut-être là-bas, dans cette Amérique
+si libre, parmi ces prêtres dont les nécessités de la lutte
+pour la vie ont fait des socialistes convaincus, des démocrates
+ardents, prêts à marcher avec le siècle prochain.
+Et, pendant que Rome ne pourra rien lâcher de son passé,
+des mystères ni des dogmes, ce prêtre abandonnera de
+ces choses tout ce qui tombe de soi-même en poudre. Être
+ce prêtre, ce grand réformateur, ce sauveur des sociétés
+modernes, quel rêve énorme, quel rôle de messie espéré,
+appelé par les peuples en détresse! Un instant, Pierre en
+fut affolé, un vent d'espérance et de triomphe le soulevait,
+l'emportait; et si ce n'était en France, à Paris, ce
+serait donc plus loin, là-bas, de l'autre côté de l'Océan,
+ou plus loin encore, n'importe où dans le monde, sur
+une terre assez féconde pour que la semence nouvelle
+poussât en une débordante moisson. Une religion nouvelle,
+une religion nouvelle! comme il l'avait crié après
+Lourdes, une religion qui ne fût surtout pas un appétit
+de la mort! une religion qui réalisât enfin ici-bas le
+Royaume de Dieu dont parle l'Évangile, qui partageât
+équitablement la richesse, qui fît régner, avec la loi du
+travail, la vérité et la justice!</p>
+
+<p>Pierre, dans la fièvre de ce nouveau rêve, voyait déjà
+flamboyer devant lui les pages de son prochain livre, où
+il achèverait de détruire la vieille Rome en proclamant
+la loi du christianisme rajeuni et libérateur, lorsque ses
+yeux rencontrèrent un objet resté sur une chaise, dont la
+présence le surprit d'abord. C'était un livre aussi, le volume
+de Théophile Morin, que le vieil Orlando l'avait
+chargé de remettre à son auteur; et il fut fâché contre
+lui-même, quand il le reconnut, en se disant qu'il aurait<a name="page_736" id="page_736"></a>
+pu fort bien l'oublier là. Avant de rouvrir sa valise pour
+l'y mettre, il le garda un instant, le feuilleta, les idées
+brusquement changées, comme si, tout d'un coup, un
+événement considérable s'était produit, un de ces faits
+décisifs qui révolutionnent un monde. L'&oelig;uvre était cependant
+des plus modestes, le classique manuel pour le
+baccalauréat, ne contenant guère que les éléments des
+sciences; mais toutes les sciences y étaient représentées,
+il résumait assez bien l'état actuel des connaissances
+humaines. Et c'était en somme la science qui faisait irruption
+dans la rêverie de Pierre, soudainement, avec la
+masse, avec l'énergie irrésistible d'une force toute-puissante,
+souveraine. Non seulement le catholicisme en était
+balayé, tel qu'une poussière de ruines, mais toutes les
+conceptions religieuses, toutes les hypothèses du divin
+chancelaient, s'effondraient. Rien que cet abrégé scolaire,
+cet infiniment petit livre classique, rien même que le
+désir universel de savoir, cette instruction qui s'étend
+toujours, qui gagne le peuple entier, et les mystères
+devenaient absurdes, et les dogmes croulaient, et rien ne
+restait debout de l'antique foi. Un peuple nourri de
+science, qui ne croit plus aux mystères ni aux dogmes,
+au système compensateur des peines et des récompenses,
+est un peuple dont la foi est morte à jamais; et, sans la
+foi, le catholicisme ne peut être. Là est le tranchant du
+couperet, le couteau qui tombe et qui tranche. S'il faut
+un siècle, s'il en faut deux, la science les prendra. Elle
+seule est éternelle. C'est une absurdité de dire que la
+raison n'est pas contraire à la foi et que la science doit être
+la servante de Dieu. Ce qui est vrai, c'est que, dès aujourd'hui,
+les Écritures sont ruinées et que, pour en sauver
+des fragments, il a fallu les accommoder avec les certitudes
+nouvelles, en se réfugiant dans le symbole. Et
+quelle extraordinaire attitude, l'Église défendant à quiconque
+découvre une vérité contraire aux livres saints,
+de se prononcer d'une façon définitive, dans l'attente que<a name="page_737" id="page_737"></a>
+cette vérité sera convaincue un jour d'être une erreur!
+Le pape est seul infaillible, la science est faillible, on
+exploite contre elle son continuel tâtonnement, on reste
+aux aguets pour mettre ses découvertes d'aujourd'hui en
+contradiction avec celles d'hier. Qu'importent, pour un
+catholique, ses affirmations sacrilèges, qu'importent les
+certitudes dont elle entame le dogme, puisqu'il est certain
+qu'à la fin des temps la science et la foi se rejoindront, de
+façon que celle-là sera redevenue à la lettre l'humble
+esclave de celle-ci? N'était-ce pas prodigieux d'aveuglement
+volontaire et d'impudente carrure, niant jusqu'à la
+clarté du soleil? Et le petit livre infime, le manuel de
+vérité continuait son &oelig;uvre, en détruisant quand même
+l'erreur, en construisant la terre prochaine, comme les
+infiniment petits, les forces de la vie ont construit peu
+à peu les continents.</p>
+
+<p>Dans la grande clarté brusque qui se faisait, Pierre
+enfin se sentait sur un terrain solide. Est-ce que la
+science a jamais reculé? C'est le catholicisme qui a sans
+cesse reculé devant elle et qui sera forcé de reculer sans
+cesse. Jamais elle ne s'arrête, elle conquiert pas à pas la
+vérité sur l'erreur, et dire qu'elle fait banqueroute parce
+qu'elle ne saurait expliquer le monde d'un coup, est
+simplement déraisonnable. Si elle laisse, si elle laissera
+toujours sans doute un domaine de plus en plus rétréci
+au mystère, et si une hypothèse pourra toujours essayer
+d'en donner l'explication, il n'en est pas moins vrai
+qu'elle ruine, qu'elle ruinera à chaque heure davantage
+les anciennes hypothèses, celles qui s'effondrent devant
+les vérités conquises. Et le catholicisme, qui est dans ce
+cas, y sera demain plus qu'aujourd'hui. Comme toutes les
+religions, il n'est au fond qu'une explication du monde,
+un code social et politique supérieur, destiné à faire
+régner toute la paix, tout le bonheur possible sur la terre.
+Ce code, qui embrasse l'universalité des choses, devient
+dès lors humain, mortel comme ce qui est humain. On<a name="page_738" id="page_738"></a>
+ne saurait le mettre à part, en disant qu'il existe par lui-même
+d'un côté, tandis que la science existe de l'autre.
+La science est totale, et elle le lui a bien fait voir déjà,
+et elle le lui fera bien voir encore, en l'obligeant à réparer
+les continuelles brèches qu'elle lui cause, jusqu'au jour
+où elle le balayera, sous un dernier assaut de l'éclatante
+vérité. Cela prête à rire de voir des gens assigner un rôle
+à la science, lui défendre d'entrer sur tel domaine, lui
+prédire qu'elle n'ira pas plus loin, déclarer qu'à la fin
+de ce siècle, lasse déjà, elle abdique. Ah! petits hommes,
+cervelles étroites ou mal bâties, politiques à expédients,
+dogmatiques aux abois, autoritaires s'obstinant à refaire
+les vieux rêves, la science passera et les emportera,
+comme des feuilles sèches!</p>
+
+<p>Et Pierre continuait à parcourir l'humble livre, écoutait
+ce qu'il lui disait de la science souveraine. Elle ne
+peut faire banqueroute, car elle ne promet pas l'absolu,
+elle qui est simplement la conquête successive de la
+vérité. Jamais elle n'a affiché la prétention de donner,
+d'un coup, la vérité totale, cette sorte de construction
+étant précisément le fait de la métaphysique, de la révélation,
+de la foi. Le rôle de la science n'est au contraire
+que de détruire l'erreur, à mesure qu'elle avance et
+qu'elle augmente la clarté. Dès lors, loin de faire banqueroute,
+dans sa marche que rien n'arrête, elle demeure la
+seule vérité possible, pour les cerveaux équilibrés et
+sains. Quant à ceux qu'elle ne satisfait pas, à ceux qui
+éprouvent l'éperdu besoin de la connaissance immédiate
+et totale, ils ont la ressource de se réfugier dans n'importe
+quelle hypothèse religieuse, à la condition pourtant, s'ils
+veulent sembler avoir raison, de ne bâtir leur chimère
+que sur les certitudes acquises. Tout ce qui est bâti sur
+l'erreur prouvée, croule. Si le sentiment religieux persiste
+chez l'homme, si, le besoin d'une religion reste
+éternel, il ne s'ensuit pas que le catholicisme soit éternel,
+car il n'est en somme qu'une forme religieuse, qui n'a pas<a name="page_739" id="page_739"></a>
+toujours existé, que d'autres formes religieuses ont précédée,
+et que d'autres suivront. Les religions peuvent
+disparaître, le sentiment religieux en créera de nouvelles,
+même avec la science. Et Pierre pensait à ce prétendu
+échec de la science, devant le réveil actuel du mysticisme,
+dont il avait indiqué les causes dans son livre: le déchet
+de l'idée de liberté parmi le peuple qu'on a dupé lors du
+dernier partage, le malaise de l'élite désespérée du vide
+où la laissent sa raison libérée, son intelligence élargie.
+C'est l'angoisse de l'inconnu qui renaît, mais ce n'est
+aussi qu'une réaction naturelle et momentanée, après
+tant de travail, à l'heure première où la science ne calme
+encore ni notre soif de justice, ni notre désir de sécurité,
+ni l'idée séculaire que nous nous faisons du bonheur, dans
+la survie, dans une éternité de jouissance. Pour que le
+catholicisme pût renaître, comme on l'annonce, il faudrait
+que le sol social fût changé, et il ne saurait changer, il
+n'a plus la sève nécessaire au renouveau d'une formule
+caduque, que les écoles et les laboratoires, chaque jour,
+tuent davantage. Le terrain est devenu autre, un autre
+chêne y grandira. Que la science ait donc sa religion, s'il
+doit en pousser une d'elle, car cette religion sera bientôt
+la seule possible, pour les démocraties de demain, pour
+les peuples de plus en plus instruits, chez qui la foi catholique
+n'est déjà que cendre!</p>
+
+<p>Et Pierre, tout d'un coup, conclut, en songeant à l'imbécillité
+de la congrégation de l'Index. Elle avait frappé son
+livre, elle frapperait certainement le nouveau livre dont
+il venait d'avoir l'idée, s'il l'écrivait jamais. Une belle
+besogne en vérité! de pauvres livres de rêveur enthousiaste,
+des chimères qui s'acharnaient sur des chimères!
+Et elle avait la sottise de ne pas interdire le petit livre
+classique qu'il tenait là, entre ses mains, le seul redoutable,
+l'ennemi toujours triomphant qui renverserait sûrement
+l'Église! Celui-ci avait beau être modeste, dans sa
+pauvre allure de manuel scolaire: le danger commençait<a name="page_740" id="page_740"></a>
+à l'alphabet épelé par les bambins, et il croissait à mesure
+que les programmes se chargeaient de connaissances, il
+éclatait avec ces résumés des sciences physiques, chimiques
+et naturelles, qui ont remis en question la création
+du Dieu des Écritures. Mais le pis était que l'Index, déjà
+désarmé, n'osait pas supprimer ces humbles volumes, ces
+terribles soldats de la vérité, destructeurs de la foi. Qu'importait
+alors tout l'argent que Léon XIII prélevait sur son
+trésor caché du Denier de Saint-Pierre, afin d'en doter
+les écoles catholiques, dans la pensée d'y former la génération
+croyante de demain, dont la papauté avait besoin
+pour vaincre! qu'importait le don de cet argent précieux,
+s'il ne devait servir qu'à acheter ces volumes infimes et
+formidables, qu'on n'expurgerait jamais assez, qui contiendraient
+toujours trop de science, de cette science grandissante
+dont l'éclat finirait par faire sauter un jour le
+Vatican et Saint-Pierre! Ah! l'Index imbécile et vain,
+quelle misère et quelle dérision!</p>
+
+<p>Puis, lorsque Pierre eut mis dans sa valise le livre de
+Théophile Morin, il revint s'accouder à la fenêtre, et là
+il eut une extraordinaire vision. Dans la nuit si douce et
+si triste, sous le ciel nuageux, jauni par la lune, couleur
+de rouille, des brumes flottantes s'étaient levées, qui
+cachaient en partie les toitures, derrière des lambeaux
+traînants, pareils à des suaires. Des monuments entiers
+avaient disparu de l'horizon. Et il s'imagina que les
+temps étaient accomplis, que la vérité venait de faire sauter
+le dôme de Saint-Pierre. Dans cent ans ou dans mille
+ans, il sera de la sorte, écroulé, rasé au fond du ciel noir.
+Déjà, il l'avait bien senti qui chancelait et se crevassait
+sous lui, le jour de fièvre où il y avait passé une heure,
+désespéré de voir de là-haut la Rome papale entêtée dans la
+pourpre des Césars, prévoyant dès lors que ce temple du
+Dieu catholique s'effondrerait, comme s'était effondré le
+temple de Jupiter, au Capitole. Et c'était fait, le dôme
+avait jonché le sol de ses débris, il ne restait plus debout,<a name="page_741" id="page_741"></a>
+avec un pan de l'abside, que cinq des colonnes de la nef
+centrale, supportant encore un morceau de l'entablement.
+Mais surtout les quatre piliers de la croisée, qui avaient
+porté le dôme, les piliers cyclopéens se dressaient toujours,
+isolés et superbes, parmi les écroulements voisins,
+l'air indestructible. Des brumes épaissies roulèrent leur
+flot, mille années sans doute passèrent encore, et plus
+rien ne resta. Maintenant, l'abside, les dernières colonnes,
+les piliers géants eux-mêmes étaient abattus. Le vent en
+avait emporté la poussière, il aurait fallu fouiller le sol,
+pour retrouver sous les orties et les ronces, quelques
+fragments de statues brisées, des marbres gravés d'inscriptions,
+sur le sens desquelles les savants ne pouvaient
+s'entendre. Comme autrefois, au Capitole, parmi les décombres
+enfouis du temple de Jupiter, des chèvres grimpaient,
+se nourrissaient des buissons, dans la solitude,
+dans le grand silence des lourds soleils d'été, empli du
+seul bourdonnement des mouches.</p>
+
+<p>Alors seulement, Pierre sentit en lui l'écroulement
+suprême. C'était bien fini, la science était victorieuse, il
+ne demeurait rien du vieux monde. Être le grand schismatique,
+le réformateur attendu, à quoi bon? N'était-ce
+pas édifier un autre rêve? Seule, l'éternelle lutte de la
+science contre l'inconnu, son enquête qui traquait, qui
+réduisait sans cesse chez l'homme la soif du divin, lui
+semblait importer à présent, le laissait dans l'attente de
+savoir si elle triompherait jamais au point de suffire un
+jour à l'humanité, en rassasiant tous ses besoins. Et, dans
+le désastre de son enthousiasme d'apôtre, en face des
+ruines qui comblaient son être, sa foi morte, son espoir
+mort d'utiliser le vieux catholicisme pour le salut social
+et moral, il n'était plus tenu debout que par la raison.
+Elle avait fléchi un moment. S'il avait rêvé son livre, s'il
+venait de traverser cette seconde et terrible crise, c'était
+que le sentiment l'avait de nouveau chez lui emporté sur
+la raison. Sa mère s'était mise à pleurer en son c&oelig;ur, devant<a name="page_742" id="page_742"></a>
+la souffrance des misérables, dans l'irrésistible désir
+de les soulager, afin de conjurer les prochains massacres;
+et son besoin de charité lui avait ainsi fait perdre
+les scrupules de son intelligence. Maintenant, il entendait
+la voix de son père, la raison haute, la raison âpre,
+la raison qui avait pu s'éclipser, mais qui revenait souveraine.
+Comme après Lourdes, il protestait contre la glorification
+de l'absurde et la déchéance du sens commun,
+il était la raison. Elle seule le faisait marcher droit et
+solide, parmi les débris des croyances anciennes, même
+au milieu des obscurités et des avortements de la science.
+Ah! la raison, il ne souffrait que par elle, il ne se contentait
+que par elle, il jurait de la satisfaire toujours
+davantage, comme la maîtresse unique, quitte à y laisser
+le bonheur!</p>
+
+<p>Ce qu'il fallait faire? il aurait vainement, à cette heure,
+tâché de le savoir. Tout restait en suspens, il avait devant
+lui l'immense monde, encore encombré des ruines du
+passé, débarrassé demain peut-être. Là-bas, dans le faubourg
+douloureux, il allait retrouver le bon abbé Rose,
+qui, la veille encore, lui avait écrit de revenir, de revenir
+bien vite soigner ses pauvres, les aimer, les sauver,
+puisque cette Rome, si resplendissante de loin, était
+sourde à la charité. Et, autour du bon prêtre paisible, il
+retrouverait aussi le flot toujours croissant des misérables,
+les petits tombés des nids, qu'il ramassait pâles de faim,
+grelottant de froid, les ménages d'épouvantable détresse,
+où le père boit, où la mère se prostitue, où les fils et les
+filles tombent au vice et au crime, les maisons entières
+à travers lesquelles la famine soufflait, la saleté la plus
+basse, la promiscuité la plus honteuse, pas de meubles,
+pas de linge, une vie de bête qui se contente et se soulage
+comme elle peut, au hasard de l'instinct et de la rencontre.
+Puis, ce seraient encore les coups de froid de
+l'hiver, les désastres du chômage, des rafales de phtisie
+emportant les faibles, tandis que les forts serraient les<a name="page_743" id="page_743"></a>
+poings, en rêvant de vengeance. Puis, un soir, il rentrerait
+peut-être dans quelque chambre d'épouvante, où
+une mère se serait tuée avec ses cinq petits, son dernier-né
+entre les bras, à sa mamelle vide, les autres épars
+sur le carreau nu, heureux enfin et rassasiés d'être morts.
+Non, non! cela n'était plus possible, la misère noire
+aboutissant au suicide, au milieu de ce grand Paris regorgeant
+de richesses, ivre de jouissances, jetant pour le
+plaisir les millions à la rue! L'édifice social était pourri
+à la base, tout croulait dans la boue et dans le sang.
+Jamais il n'avait senti à ce point l'inutilité dérisoire de la
+charité. Et, tout d'un coup, il eut conscience que le mot
+attendu, le mot qui jaillissait enfin du grand muet séculaire,
+du peuple écrasé et bâillonné, était le mot de justice.
+Ah! oui, justice, et non plus charité! La charité
+n'avait fait qu'éterniser la misère, la justice la guérirait
+peut-être. C'était de justice que les misérables avaient
+faim, un acte de justice pouvait seul balayer l'ancien
+monde, pour reconstruire le nouveau. Le grand muet ne
+serait ni au Vatican ni au Quirinal, ni au pape ni au roi,
+car il n'avait sourdement grondé au travers des âges, dans
+sa longue lutte, tantôt mystérieuse, tantôt ouverte, il ne
+s'était débattu entre le pontife et l'empereur, qui chacun
+le voulait à lui seul, que pour se reprendre, pour dire sa
+volonté de n'être à personne, le jour où il crierait justice.
+Demain allait-il donc être enfin ce jour de justice et de
+vérité? Au milieu de son angoisse, partagé entre le besoin
+du divin qui tourmente l'homme, et la souveraineté de la
+raison, qui l'aide à vivre debout, Pierre n'était sûr que de
+tenir son serment, prêtre sans croyance veillant sur la
+croyance des autres, faisant chastement, honnêtement
+son métier, dans la tristesse hautaine de n'avoir pu
+renoncer à son intelligence, comme il avait renoncé
+à sa chair d'amoureux et à son rêve de sauveur des
+peuples. Et, de nouveau, de même qu'après Lourdes, il
+attendrait.<a name="page_744" id="page_744"></a></p>
+
+<p>Mais, à cette fenêtre, en face de cette Rome envahie
+d'ombre, submergée sous les brumes dont le flot semblait
+en raser les édifices, ses réflexions étaient devenues si
+profondes, qu'il n'entendit pas une voix qui l'appelait. Il
+fallut qu'une main le touchât à l'épaule.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur l'abbé, monsieur l'abbé...</p>
+
+<p>Et, comme il se tournait enfin, Victorine lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Il est neuf heures et demie. Le fiacre est en bas,
+Giacomo a déjà descendu les bagages... Il faut partir,
+monsieur l'abbé.</p>
+
+<p>Puis, le voyant battre des paupières, effaré encore, elle
+eut un sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Vous faisiez vos adieux à Rome. Un bien vilain
+ciel.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, bien vilain, dit-il simplement.</p>
+
+<p>Alors, ils descendirent. Il lui avait remis un billet de
+cent francs, pour qu'elle le partageât avec les domestiques.
+Et elle s'était excusée de prendre la lampe et de le précéder,
+parce que, expliquait-elle, on y voyait à peine clair,
+tant le palais était noir, cette nuit-là.</p>
+
+<p>Ah! ce départ, cette descente dernière, au travers du
+palais noir et vide, Pierre en eut le c&oelig;ur bouleversé! Il
+avait donné, autour de sa chambre, ce coup d'&oelig;il d'adieu
+qui le désespérait toujours, qui laissait là un peu de son
+âme arrachée, même quand il quittait une pièce où il
+avait souffert. Puis, devant la chambre de don Vigilio,
+d'où ne sortait qu'un silence frissonnant, il se l'imagina
+la tête au fond de l'oreiller, retenant son souffle, de peur
+que son souffle ne parlât encore, ne lui attirât des vengeances.
+Mais ce fut surtout, sur les paliers du second
+étage et du premier, en face des portes closes de donna
+Serafina et du cardinal, qu'il frémit de ne rien entendre,
+pas même un souffle, comme s'il passait devant des
+tombes. Depuis leur rentrée du convoi, ils n'avaient pas
+donné signe de vie, enfermés, disparus, immobilisant
+avec eux la maison entière, sans qu'on pût y surprendre<a name="page_745" id="page_745"></a>
+le chuchotement d'une conversation, le pas perdu d'un
+serviteur. Et Victorine descendait toujours, la lampe à la
+main, et Pierre la suivait, songeant à ces deux qui restaient
+seuls, dans le palais en ruine, les derniers d'un
+monde à demi écroulé, au seuil du monde nouveau. Dario
+et Benedetta venaient d'emporter tout espoir de vie, il n'y
+avait plus là que la vieille fille et le prêtre infécond, sans
+résurrection possible. Ah! ces couloirs interminables d'une
+ombre lugubre, cet escalier froid et gigantesque qui
+semblait descendre au néant, ces salles immenses dont
+les murs se lézardaient de pauvreté et d'abandon! et la
+cour intérieure, pareille à un cimetière, avec son herbe,
+avec son portique humide où pourrissaient des torses de
+Vénus et d'Apollon! et le petit jardin désert, embaumé
+par les oranges mûres, dans lequel personne n'irait plus,
+maintenant qu'il n'y rencontrerait plus la contessina
+adorable, sous le laurier, près du sarcophage! Tout cela
+s'anéantissait dans l'abominable deuil, dans le silence de
+mort, où les deux derniers Boccanera n'avaient plus qu'à
+attendre, en leur grandeur farouche, que leur palais, ainsi
+que leur Dieu, s'effondrât sur leurs têtes. Et Pierre ne
+percevait rien autre chose qu'un bruit très léger, un trot
+de souris sans doute, les dents d'un rongeur peut-être,
+l'abbé Paparelli en train quelque part, au fond des
+pièces perdues, d'émietter les murailles, de manger
+sans fin la vieille demeure à la base, pour en hâter
+l'écroulement.</p>
+
+<p>Le fiacre stationnait devant la porte, avec ses deux
+lanternes dont les deux rayons jaunes trouaient l'obscurité
+de la rue. Les bagages y étaient chargés déjà, la
+petite caisse près du cocher, la valise sur la banquette.
+Et le prêtre monta tout de suite.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! vous avez le temps, dit Victorine, restée debout
+sur le trottoir. Rien ne vous manque, je suis contente de
+voir que vous partez à l'aise.</p>
+
+<p>A cette minute dernière, il fut réconforté d'avoir là<a name="page_746" id="page_746"></a>
+cette compatriote, cette bonne âme, qui l'avait accueilli,
+le jour de l'arrivée, et qui le saluait, au départ.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous dis pas au revoir, monsieur l'abbé, car je
+ne crois pas que vous reviendrez de sitôt dans leur satanée
+ville... Adieu, monsieur l'abbé.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, Victorine. Et merci bien, de tout mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Déjà, la voiture partait, au trot vif du cheval, tournait
+dans les rues étroites et tortueuses qui mènent au cours
+Victor-Emmanuel. Il ne pleuvait pas, la capote n'avait
+pas été relevée; mais l'air humide avait beau être doux,
+le prêtre se sentit tout de suite pris de froid, sans vouloir
+perdre le temps à faire arrêter le cocher, un silencieux,
+celui-ci, qui semblait n'avoir que la hâte de se débarrasser
+de son voyageur.</p>
+
+<p>Et, lorsque Pierre déboucha sur le cours Victor-Emmanuel,
+il fut surpris de le trouver déjà si désert, à cette
+heure peu avancée de la nuit, les maisons barricadées, les
+trottoirs vides, les lampes électriques brûlant seules dans
+la mélancolique solitude. A la vérité, il ne faisait guère
+chaud, et le brouillard paraissait grandir, noyait de plus
+en plus les façades. Quand il passa devant la Chancellerie,
+il lui sembla que le sévère et colossal monument se reculait,
+s'évanouissait dans un rêve. Et, plus loin, à droite,
+au bout de la rue d'Aracoeli étoilée de rares becs de gaz
+fumeux, le Capitole avait sombré en pleines ténèbres. Puis,
+le large cours se resserra, la voiture fila entre les deux
+masses sombres, écrasantes, du Gesù obscur et du lourd
+palais Altieri; et ce fut dans ce couloir étranglé, où par les
+beaux soleils eux-mêmes tombait toute l'humidité des
+temps anciens, qu'il s'abandonna à une songerie nouvelle,
+la chair et l'âme envahies d'un frisson.</p>
+
+<p>Brusquement, le réveil se faisait en lui de cette pensée,
+dont il avait eu parfois l'inquiétude, que l'humanité, partie
+là-bas de l'Asie, avait toujours marché dans le sens
+du soleil. Un vent d'est avait toujours soufflé, emportant
+à l'ouest la semence humaine, pour les moissons futures.<a name="page_747" id="page_747"></a>
+Et, depuis longtemps déjà, le berceau était frappé de destruction
+et de mort, comme si les peuples ne pouvaient
+avancer que par étapes, laissant derrière eux le sol épuisé,
+les villes détruites, les populations décimées et abâtardies,
+à mesure qu'ils marchaient du levant au couchant,
+vers le but ignoré. C'étaient Ninive et Babylone sur les
+bords de l'Euphrate, c'étaient Thèbes et Memphis sur les
+bords du Nil, réduites en poudre, tombées de vieillesse et
+de lassitude à un engourdissement mortel, sans qu'un réveil
+fût possible. Puis, de là, cette décrépitude avait gagné
+les bords du grand lac méditerranéen, ensevelissant dans
+la poussière de l'âge Tyr et Sidon, allant plus loin encore
+endormir Carthage, frappée de sénilité en pleine splendeur.
+Cette humanité en marche, que la force cachée des
+civilisations roulait ainsi de l'orient à l'occident, marquait
+ses journées de route par des ruines, et quelle effrayante
+stérilité aujourd'hui que celle de ce berceau de l'Histoire,
+cette Asie, cette Égypte, retournées au bégayement de
+l'enfance, immobilisées dans l'ignorance et dans la caducité,
+sur les décombres des antiques capitales, jadis maîtresses
+du monde!</p>
+
+<p>Au passage, à travers sa songerie, Pierre eut conscience
+que le palais de Venise, noyé de nuit, semblait crouler
+sous quelque assaut de l'invisible. La brume en avait
+entamé les créneaux, et les hautes murailles nues, si
+redoutables, fléchissaient sous la poussée de l'obscurité
+croissante. Puis, après la trouée profonde du Corso, à
+gauche, désert lui aussi dans l'éclat blafard des lampes
+électriques, le palais Torlonia apparut sur la droite, avec
+son aile éventrée par la pioche des démolisseurs; tandis
+que, de nouveau sur la gauche, plus haut, le palais
+Colonna allongeait sa façade morne, ses fenêtres closes,
+comme si, déserté par ses maîtres, déménagé de son ancien
+faste, il attendait les démolisseurs à son tour.</p>
+
+<p>Alors, au roulement ralenti de la voiture, qui commençait
+à gravir la montée de la rue Nationale, la rêverie<a name="page_748" id="page_748"></a>
+continua. Est-ce que Rome n'était pas atteinte, est-ce que
+son heure n'était pas venue de disparaître, dans cette destruction
+que les peuples en marche laissaient continuellement
+derrière eux? La Grèce, Athènes et Sparte s'ensommeillaient
+sous leurs glorieux souvenirs, ne comptaient
+plus dans le monde d'aujourd'hui. Tout le bas de
+la péninsule italique était déjà gagné par la paralysie
+montante. Et, en même temps que Naples, c'était bien le
+tour de Rome désormais. Elle se trouvait à la limite de
+la contagion, à cette marge de la tache de mort qui s'étend
+sans cesse sur le vieux continent, cette marge où l'agonie
+se déclare, où la terre appauvrie ne veut plus nourrir ni
+supporter des villes, où les hommes eux-mêmes semblent
+frappés de vieillesse dès la naissance. Depuis deux siècles,
+Rome allait en déclinant, s'éliminait peu à peu de la vie
+moderne, sans industrie, sans commerce, incapable
+même de science, de littérature et d'art. Et ce n'était plus
+seulement la basilique de Saint-Pierre, qui s'effondrait,
+qui semait l'herbe de ses débris, comme autrefois le
+temple de Jupiter Capitolin. Dans la rêverie noire et
+douloureuse, c'était Rome entière qui croulait en un
+suprême craquement, qui couvrait les sept collines du
+chaos de ses ruines, les églises, les palais, les quartiers
+entiers disparus, dormant sous les orties et les
+ronces. Comme Ninive et Babylone, comme Thèbes et
+Memphis, Rome n'était plus qu'une plaine rase, bossuée
+par des décombres, au milieu desquels on cherchait
+vainement à reconnaître la place des anciens édifices, et
+qu'habitaient seuls des n&oelig;uds de serpents et des bandes
+de rats.</p>
+
+<p>La voiture tournait, et Pierre reconnut, à droite, dans
+un trou énorme de nuit entassée, la colonne Trajane.
+Mais, à cette heure, elle se dressait noire, telle que le
+tronc mort d'un arbre géant, dont le grand âge aurait
+abattu les branches. Et, plus haut, en traversant la place
+triangulaire, lorsqu'il leva les yeux, l'arbre réel qu'il<a name="page_749" id="page_749"></a>
+distingua sur le ciel de plomb, le pin parasol de la villa
+Aldobrandini, qui était là comme la grâce et la fierté de
+Rome, ne fut désormais pour lui qu'une salissure, le petit
+nuage de poussière charbonneuse qui montait du total
+écroulement de la ville.</p>
+
+<p>Une épouvante le prenait maintenant, au bout de ce
+rêve tragique, dans sa fraternité inquiète. Et, lorsque
+l'engourdissement qui monte à travers le monde vieilli
+aurait dépassé Rome, lorsque la Lombardie serait prise,
+que Gênes, et Turin, et Milan, s'endormiraient comme
+Venise déjà s'endort, ce serait donc ensuite le tour de la
+France! Les Alpes seraient franchies, Marseille verrait ses
+ports comblés par le sable, comme ceux de Tyr et de Sidon,
+Lyon tomberait à la solitude et au sommeil, Paris
+enfin, envahi par l'invincible torpeur, changé en un champ
+de pierres stérile, hérissé de chardons, rejoindrait dans la
+mort Rome, et Ninive, et Babylone, tandis que les peuples
+continueraient leur marche du levant au couchant, avec
+l'éternel soleil. Un grand cri traversa l'ombre, le cri de
+mort des races latines. L'Histoire, qui semblait être née
+dans le bassin de la Méditerranée, se déplaçait, et l'Océan
+aujourd'hui devenait le centre du monde. Où en était-on
+de la journée humaine? Partie de là-bas, du berceau, au
+lever de l'aube, l'humanité, d'étape en étape, semant sa
+route de ses ruines, se trouvait-elle à la moitié du jour,
+lorsque midi flamboie? C'était alors l'autre moitié des
+temps qui commençait, le nouveau monde après l'ancien,
+ces villes d'Amérique où s'ébauchait la démocratie, où
+poussait la religion de demain, les reines souveraines du
+prochain siècle, avec, là-bas, au delà d'un autre Océan, en
+revenant vers le berceau, sur l'autre face de la terre,
+l'Extrême-Orient immobile, la Chine et le Japon mystérieux,
+tout le pullulement menaçant de la race jaune.</p>
+
+<p>Mais, à mesure que le fiacre gravissait la rue Nationale,
+Pierre sentait son cauchemar se dissiper. Un air plus
+léger soufflait, il rentrait dans plus d'espérance et de<a name="page_750" id="page_750"></a>
+courage. La Banque, cependant, avec sa laideur neuve,
+son énormité crayeuse encore, lui fit l'effet d'un fantôme
+promenant son linceul dans la nuit; tandis qu'en haut des
+jardins confus, le Quirinal n'était qu'une ligne noire,
+barrant le ciel. Seulement, la rue montait, s'élargissait
+toujours, et sur le sommet du Viminal enfin, sur la place
+des Thermes, lorsqu'il passa devant les ruines de Dioclétien,
+il respira à pleins poumons. Non, non! la journée
+humaine ne pouvait finir, elle était éternelle, et les étapes
+des civilisations se succéderaient à l'infini. Qu'importait
+ce vent d'est qui roulait les peuples à l'ouest, comme
+charriés dans la force du soleil? S'il le fallait, ils reviendraient
+par l'autre face du globe, ils feraient plusieurs
+fois le tour de la terre, jusqu'au jour où ils pourraient
+se fixer dans la paix, dans la vérité et la justice. Après la
+prochaine civilisation, autour de l'Atlantique, devenu le
+centre, bordé des villes maîtresses, une civilisation encore
+naîtrait, ayant pour centre le Pacifique, avec d'autres
+capitales riveraines, qu'on ne pouvait prévoir, dont les
+germes dormaient sur des rivages ignorés. Puis, d'autres
+encore, toujours d'autres, en recommençant toujours! Et,
+à cette minute dernière, il eut cette pensée de confiance
+et de salut que le grand mouvement des nationalités était
+l'instinct, le besoin même que les peuples avaient de revenir
+à l'unité. Partis de la famille unique, séparés, dispersés
+en tribus plus tard, heurtés par des haines fratricides,
+ils tendaient malgré tout à redevenir l'unique
+famille. Les provinces se réunissaient en peuples, les
+peuples se réuniraient en races, les races finiraient par
+se réunir en la seule humanité immortelle. Enfin, l'humanité
+sans frontières, sans guerres possibles, l'humanité
+vivant du juste travail, dans la communauté universelle
+de tous les biens! N'était-ce pas l'évolution, le but du
+labeur qui se fait partout, le dénouement de l'Histoire?
+Que l'Italie fût donc un peuple sain et fort, que l'entente
+se fît donc entre elle et la France, et que cette fraternité<a name="page_751" id="page_751"></a>
+des races latines devînt le commencement de la
+fraternité universelle! Ah! cette patrie unique, la terre
+pacifiée et heureuse, dans combien de siècles, et quel
+rêve!</p>
+
+<p>Puis, à la gare, au milieu de la bousculade, Pierre ne
+pensa plus. Il dut prendre son billet, faire enregistrer ses
+bagages. Et, tout de suite, il monta en wagon. Le surlendemain,
+au lever du jour, il serait à Paris.</p>
+
+<p class="c">FIN</p>
+
+<p class="c">&mdash;&mdash;&mdash;</p>
+
+<p class="c">530.&mdash;L.-Imprimeries réunies, rue Mignon, 2, Paris.</p>
+
+<hr />
+
+<p class="c"><span class="smcap">G. CHARPENTIER et E. FASQUELLE, Éditeurs</span><br />
+11, RUE DE GRENELLE, 11</p>
+
+<p class="c">OUVRAGES DU MÊME AUTEUR</p>
+
+<p class="c">DANS LA BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER<br />
+à 3 fr. 50 chaque volume.</p>
+
+<table summary="" style="font-size: small;" border="0" cellpadding="1" cellspacing="0">
+<tbody><tr><th colspan="4" align="center">LES ROUGON-MACQUART<br />
+histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second empire</th></tr>
+<tr><td align="left">LA FORTUNE DES ROUGON</td>
+<td align="right">33<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">LA CURÉE</td><td align="right">43<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">LE VENTRE DE PARIS</td><td align="right">40<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">LA CONQUÊTE DE PLASSANS</td><td align="right">37<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">LA FAUTE DE L'ABBÉ MOURET</td><td align="right">49<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">SON EXCELLENCE EUGÈNE ROUGON</td><td align="right">30<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">L'ASSOMMOIR</td><td align="right">139<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">UNE PAGE D'AMOUR</td><td align="right">88<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">NANA</td><td align="right">182<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">POT-BOUILLE</td><td align="right">88<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">AU BONHEUR DES DAMES</td><td align="right">68<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">LA JOIE DE VIVRE</td><td align="right">51<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">GERMINAL</td><td align="right">99<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">L'&#338;UVRE</td><td align="right">58<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">LA TERRE</td><td align="right">123<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">LE RÊVE</td><td align="right">99<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">LA BÊTE HUMAINE</td><td align="right">94<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">L'ARGENT</td><td align="right">86<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">LA DÉBACLE</td><td align="right">196<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">LE DOCTEUR PASCAL</td><td align="right">88<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+
+<tr><th colspan="4" align="center">LES TROIS VILLES</th></tr>
+
+<tr><td align="left">LOURDES</td><td align="right"> 143<sup>e</sup></td><td>mille.</td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+
+<tr><th colspan="4" align="center">ROMANS ET NOUVELLES</th></tr>
+
+<tr><td align="left">CONTES A NINON. Nouvelle édition</td><td colspan="2">&nbsp; </td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">NOUVEAUX CONTES A NINON. Nouvelle édition</td><td colspan="2">&nbsp;</td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">LA CONFESSION DE CLAUDE. Nouvelle édition</td> <td colspan="2">&nbsp;</td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">THÉRÈSE RAQUIN. Nouvelle édition </td><td colspan="2">&nbsp; </td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">MADELEINE FÉRAT. Nouvelle édition </td><td colspan="2">&nbsp; </td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">LE V&#338;U D'UNE MORTE. Nouvelle édition </td><td colspan="2">&nbsp; </td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">LES MYSTÈRES DE MARSEILLE. Nouvelle édition </td><td colspan="2">&nbsp; </td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">LE CAPITAINE BURLE. Nouvelle édition </td><td colspan="2">&nbsp; </td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">MAÏS MICOULIN. Nouvelle édition </td><td colspan="2">&nbsp; </td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+
+<tr><th colspan="4" align="center">THÉATRE</th></tr>
+
+<tr><td align="left">THÉRÈSE RAQUIN.&#8212;LES HÉRITIERS RABOURDIN.&#8212;<br />
+LE BOUTON DE ROSE </td><td colspan="2">&nbsp; </td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+
+<tr><th colspan="4" align="center">&#338;UVRES CRITIQUES</th></tr>
+
+<tr><td align="left">MES HAINES </td><td colspan="2">&nbsp; </td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">LE ROMAN EXPÉRIMENTAL </td><td colspan="2">&nbsp; </td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">LE NATURALISME AU THÉATRE </td><td colspan="2">&nbsp; </td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">NOS AUTEURS DRAMATIQUES </td><td colspan="2">&nbsp; </td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">LES ROMANCIERS NATURALISTES </td><td colspan="2">&nbsp; </td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">DOCUMENTS LITTÉRAIRES </td><td colspan="2">&nbsp; </td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">UNE CAMPAGNE, 1880-1881 </td><td colspan="2">&nbsp; </td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+
+<tr><th colspan="4" align="center">EN COLLABORATION</th></tr>
+
+<tr><td align="left">LES SOIRÉES DE MÉDAN </td><td colspan="2">&nbsp; 21<sup>e</sup> mille. </td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+</tbody>
+</table>
+
+<hr class="full" />
+
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+<pre>
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+End of the Project Gutenberg EBook of Les trois villes: Rome, by Émile Zola
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TROIS VILLES: ROME ***
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+works. See paragraph 1.E below.
+
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+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
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+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
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+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
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+
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+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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