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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 02:42:23 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Oeuvres complètes de lord Byron, Volume 8 + comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore + +Author: George Gordon Byron + +Annotator: Thomas Moore + +Translator: Paulin Paris + +Release Date: May 15, 2009 [EBook #28828] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE LORD BYRON, VOL 8 *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreaders Europe at +http://dp.rastko.net. This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + + + + + + +ŒUVRES COMPLÈTES +DE +LORD BYRON, +AVEC NOTES ET COMMENTAIRES, +COMPRENANT +SES MÉMOIRES PUBLIÉS PAR THOMAS MOORE, +ET ORNÉS D'UN BEAU PORTRAIT DE L'AUTEUR. + +_Traduction Nouvelle_ + +PAR M. PAULIN PARIS, +DE LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI. + + + +TOME HUITIÈME. + +Paris. +DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, IMPR.-LIB. RUE SAINT-LOUIS, N° 46, ET RUE +RICHELIEU, N° 47 _bis._ + +1831. + + + + +LES DEUX FOSCARI. + +TRAGÉDIE HISTORIQUE. + + Le _père_ est touché, mais le _gouverneur_ + est inflexible. + + (_Le Critique_.) + + + +PERSONNAGES. + + HOMMES. + + FRANCIS FOSCARI, Doge de Venise. + JACOPO FOSCARI, fils du Doge. + JACQUES LORÉDANO, patricien. + MARCO MEMMO, chef des Quarante. + BARBARIGO, sénateur. + AUTRES SÉNATEURS, LE CONSEIL DES DIX, GARDES, SUIVANS, + etc., etc. + + FEMMES. + + MARINA, épouse du jeune Foscari. + + +La scène est à Venise, dans le palais ducal. + + + + +LES DEUX FOSCARI. + +TRAGÉDIE HISTORIQUE. + + + +ACTE PREMIER. + + + +SCÈNE PREMIÈRE. + +(Une salle du palais ducal.) + +Entrent LORÉDANO et BARBARIGO, de côtés opposés. + + +LORÉDANO. + +Où est le prisonnier? + +BARBARIGO. + +Il se remet de la question. + +LORÉDANO. + +L'heure fixée hier pour la reprise de son jugement est +passée.--Hâtons-nous de rejoindre nos collègues dans la salle du +conseil, et de proposer son rappel. + +BARBARIGO. + +Pour moi je pense qu'il serait bon de donner à ses membres torturés un +relâche de quelques minutes; la question l'avait hier épuisé, et si on +l'y replaçait de suite, il pourrait expirer dans les tourmens. + +LORÉDANO. + +Eh bien? + +BARBARIGO. + +Comme vous, j'aime la justice; autant que vous je déteste les ambitieux +Foscari, père et fils, et toute leur race dangereuse; mais le malheureux +a souffert au-delà des forces de la nature avec la constance la plus +stoïque. + +LORÉDANO. + +Sans faire l'aveu de ses crimes. + +BARBARIGO. + +Et peut-être sans en avoir commis. Seulement il a avoué la lettre au duc +de Milan, et ce qu'il vient de souffrir peut être considéré comme un +châtiment presque suffisant d'une pareille faiblesse. + +LORÉDANO. + +C'est ce que nous verrons. + +BARBARIGO. + +Lorédano! vous suivez trop loin les inspirations d'une haine +héréditaire. + +LORÉDANO. + +Jusqu'où? + +BARBARIGO. + +Jusqu'à l'extermination. + +LORÉDANO. + +Quand les Foscari seront éteints, vous pourrez parler ainsi; mais allons +au conseil. + +BARBARIGO. + +Encore un instant:--nos collègues ne sont pas en nombre; deux autres +doivent encore venir avant que la délibération puisse être reprise. + +LORÉDANO. + +Et le président, le Doge? + +BARBARIGO. + +Oh! pour lui, avec un courage plus que romain, il est toujours le +premier à son poste dans ce déplorable procès contre son dernier et +unique fils. + +LORÉDANO. + +Oui,--oui--son _dernier_. + +BARBARIGO. + +Rien ne peut-il vous toucher? + +LORÉDANO. + +_Souffre-t-il_? croyez-vous? + +BARBARIGO. + +Il ne le témoigne pas. + +LORÉDANO. + +Je l'avais déjà remarqué,--le misérable! + +BARBARIGO. + +Mais hier, comme il rentrait dans l'appartement ducal et qu'il en +passait le seuil, on ma dit que le pauvre vieillard s'était trouvé mal. + +LORÉDANO. + +Il commence donc à sentir? + +BARBARIGO. + +C'est à vous qu'il le doit en partie. + +LORÉDANO. + +Je devrais en être la seule cause:--mon père et mon oncle ne sont plus. + +BARBARIGO. + +D'après leur épitaphe que j'ai lue, ils sont morts empoisonnés. + +LORÉDANO. + +Oui: à peine le Doge avait-il déclaré qu'il ne se croirait jamais +souverain, tant que vivrait Péter Lorédano, que les deux frères +tombèrent malades:--il _est_ souverain. + +BARBARIGO. + +Bien déplorable! + +LORÉDANO. + +Et ceux qu'il a rendus orphelins? + +BARBARIGO. + +Mais pouvez-vous en accuser le Doge? + +LORÉDANO. + +Oui. + +BARBARIGO. + +Quelle preuve? + +LORÉDANO. + +Quand les princes ourdissent en secret leurs trames, il est difficile de +retrouver contre eux des preuves et de leur faire leur procès; mais je +crois avoir assez recueilli des premières pour me passer des délais du +second. + +BARBARIGO. + +Vous en appelez cependant aux lois. + +LORÉDANO. + +Oui, aux seules lois qu'il voulut nous laisser. + +BARBARIGO. + +Dans notre république il est plus facile d'obtenir réparation que chez +les nations étrangères. Est-il vrai que, sur vos livres de commerce +(source de l'opulence de nos plus illustres patriciens), vous ayez écrit +ces mots: «Doit le doge Foscari la mort de Marco et celle de Piétro +Lorédano, mes père et oncle?» + +LORÉDANO. + +Oui, cela est écrit. + +BARBARIGO. + +Mais ne l'effacerez-vous pas? + +LORÉDANO. + +J'attendrai la balance. + +BARBARIGO. + +Par quel moyen? + +(Deux sénateurs traversent la scène en se dirigeant vers la salle du +conseil des Dix.) + +LORÉDANO. + +Vous voyez que nous sommes en nombre. Suivez-moi. + +(Sort Lorédo.) + +BARBARIGO, seul. + +_Te_ suivre! je n'ai que trop long-tems suivi la trace de tes fureurs, +semblable à la vague soulevée à la suite d'une autre vague, et frappant +également le vaisseau qu'entr'ouvrent les vents déchaînés, et +l'infortuné qui remplit de ses cris l'asile où commencent à pénétrer les +flots. Mais ce fils, mais son père, seraient capables d'attendrir les +élémens eux-mêmes, et devrais-je, après tout, imiter leur inexorable +furie?--Oh! que ne suis-je comme eux aveugle et sans remords!--Mais le +voici!--Contiens-toi, mon cœur! ils sont tes ennemis; il faut qu'ils +tombent tes victimes: voudrais-tu t'attendrir pour ceux qui furent sur +le point de te briser? + +(Entrent des gardes, entourant le jeune Foscari.) + +GARDE. + +Laissez-le reposer. Arrêtons-nous, seigneur. + +JACOPO FOSCARI. + +Ami, je te remercie; je suis faible; mais ce retard pourrait t'être +reproché. + +GARDE. + +J'en courrai les chances. + +JACOPO FOSCARI. + +Quoi! de la bienveillance!--Jusqu'alors j'avais trouvé quelques indices +de pitié, mais de miséricorde, jamais; voici le premier. + +GARDE. + +Et le dernier peut-être, si ceux qui gouvernent nous entendaient. + +BARBARIGO, s'avançant vers le garde. + +Il en est un qui vous entend: ne crains rien cependant, je ne veux être +ton juge ni ton accusateur; et bien que l'heure soit passée, attends ici +leur dernier appel.--Je suis des Dix, et je ne m'arrête ici que pour +justifier votre retard: quand le dernier avis te parviendra, j'aurai +franchi la porte du conseil.--Surveille exactement le prisonnier. + +JACOPO FOSCARI. + +Quelle est cette voix?--celle de Barbarigo! Ciel! l'ennemi de notre +maison est du petit nombre de mes juges! + +BARBARIGO. + +Mais pour balancer l'influence d'un tel ennemi, si toutefois il mérite +ce nom, ton père n'est-il pas également au nombre de tes juges? + +JACOPO FOSCARI. + +En effet, il juge. + +BARBARIGO. + +N'accuse donc pas la rigueur des lois, quand elles vont jusqu'à +permettre à un père de déposer son vote dans une affaire qui intéresse +si gravement le salut de l'état. + +JACOPO FOSCARI. + +Oui, et de son fils. Je me trouve mal; permettez-moi, je vous prie, de +prendre un instant l'air à cette fenêtre qui donne sur les flots. + +(Entre un officier qui parle bas à Barbarigo.) + +BARBARIGO, au garde. + +Laissez-le approcher. Je ne dois pas m'arrêter près de lui davantage; +j'ai même, dans ce court entretien, oublié mes devoirs; il faut que +j'aille me racheter dans la chambre du conseil. + +(Barbarigo sort.--Le garde conduit à la fenêtre Jacopo Foscari.) + +GARDE. + +La voilà ouverte, seigneur.--Comment vous trouvez-vous? + +JACOPO FOSCARI. + +Comme un enfant.--O Venise! Venise! + +GARDE. + +Et vos membres? + +JACOPO FOSCARI. + +Mes membres! Oh! que de fois ils m'ont soutenu sur cette plaine d'azur, +où je devançais le rapide sillon de la gondole! Que de fois, masqué +comme un jeune batelier, entouré de mes compagnons, gais et nobles comme +moi, nous nous plaisions à lutter sur ces flots d'enjouement et de bonne +grâce! Alors mille beautés ravissantes nous animaient de leurs aimables +sourires; nous entendions leurs vœux passionnés; nous distinguions, de +nos brillans esquifs, leurs mouchoirs ondoyans, leurs mains +retentissantes! Oh! que de fois, d'un bras plus robuste, d'un sein plus +téméraire encore, j'ai fendu ces vagues impétueuses! Alors, avec +l'adresse du nageur, je secouais mon humide chevelure; en riant, je +chassais loin de mes lèvres les vagues qui semblaient, en les pressant, +caresser une coupe. Plus elles s'élevaient, plus je semblais aisément +les surmonter, et plus j'étais fier de l'espèce de trône qu'elles me +dressaient. Souvent, dans mon ardeur téméraire, je plongeais dans leurs +gouffres de verdure et de cristal; je m'ouvrais un chemin jusqu'aux +coquillages, jusqu'aux algues marines, que les spectateurs +n'apercevaient du rivage qu'à l'instant où ils ne tremblaient plus pour +moi: puis je revenais la main chargée des preuves irrécusables de ma +longue course; d'un élan rapide et vigoureux je reparaissais à la +surface, je tirais un profond soupir emprisonné si long-tems dans ma +poitrine; j'essuyais l'écume qui bouillonnait autour de moi, et, comme +un oiseau de mer, je reprenais tranquillement ma course.--J'étais alors +un enfant. + +GARDE. + +Soyez homme maintenant: jamais vous n'avez eu plus besoin d'un mâle +courage. + +JACOPO FOSCARI, regardant du balcon. + +O Venise! ma belle, mon unique patrie!--Je sens donc que je respire! +comme ta brise, ta brise adriatique caresse délicieusement mon visage! +Tes vents eux-mêmes portent dans mes veines l'impression du pays natal; +ils les rafraîchissent, ils calment mon sang. Qu'il est différent, le +vent brûlant des horribles Cyclades qui mugissaient en Candie autour de +ma prison, et qui portaient dans mon cœur le désespoir! + +GARDE. + +En effet, vos joues reprennent leur coloris: puisse le ciel vous donner +la force de supporter ce qui peut encore vous attendre!--Je frémis d'y +penser. + +JACOPO FOSCARI. + +Ils ne me banniront pas une seconde fois.--Non, non, ils peuvent briser +mes membres, j'ai de la force. + +GARDE. + +Avouez, et la torture vous sera épargnée. + +JACOPO FOSCARI. + +J'ai déjà avoué une fois--deux fois: et deux fois ils m'ont exilé! + +GARDE. + +Et la troisième fois ils vous tueront. + +JACOPO FOSCARI. + +Eh bien! qu'ils me tuent, pourvu que je sois enseveli aux lieux où je +suis né; mieux valent ici des cendres que l'existence ailleurs. + +GARDE. + +Pouvez-vous tant chérir la terre qui vous déteste? + +JACOPO FOSCARI. + +La terre!--Oh! non, ce sont les enfans de la terre qui seuls me +persécutent: mais le sol natal me pressera de nouveau comme une tendre +mère dans ses bras: un tombeau vénitien, c'est là ce que je demande; ou +du moins un cachot, tout ce qu'ils voudront enfin, pourvu que ce soit +ici. + +(Entre un officier.) + +OFFICIER. + +Emmenez le prisonnier! + +GARDE. + +Seigneur, vous entendez l'ordre. + +JACOPO FOSCARI. + +J'y suis habitué; c'est la troisième fois qu'ils m'ont torturé. (Au +garde.) Donnez-moi donc le bras. + +OFFICIER. + +Prenez le mien; il m'est recommandé de rester le plus près de votre +personne. + +JACOPO FOSCARI. + +Vous!--C'est vous qui dirigiez hier mes bourreaux.--Arrière!--Je +marcherai seul. + +OFFICIER. + +Comme il vous plaira, seigneur; ce n'est pas moi qui signai la sentence, +et je ne pouvais désobéir au conseil, quand ils-- + +JACOPO FOSCARI. + +Oui, quand ils t'ordonnaient de m'étendre sur leurs horribles chevalets. +Ne me touche pas, je te prie, du moins pour le moment; le tems viendra +qu'ils renouvelleront leurs ordres; mais jusque-là éloigne-toi de moi. A +la vue de tes mains, mes membres frémissent et se glacent, en songeant +aux nouveaux supplices qui m'attendent, et mon front se couvre tout à +coup d'une sueur froide, comme si--mais loin de nous ces terreurs--j'ai +déjà supporté la torture,--je la supporterai bien encore.--De quel œil +mon père voit-il tout cela? + +OFFICIER. + +Avec son calme ordinaire. + +JACOPO FOSCARI. + +Oui; la terre, le ciel, l'azur de l'océan, l'éclat de notre ville et de +ses dômes, les jeux de la place Saint-Marc, et même le bourdonnement des +nations, tout porte les indices de calme et de plaisir jusque dans ces +salles où gouvernent des inconnus, où d'innombrables inconnus sont +chaque jour jugés et immolés en silence.--Tout garde le même aspect, +jusqu'à mon propre père! Et rien n'éprouve la moindre sympathie pour +Foscari, pas même un Foscari.--(A l'officier.) Je vous suis. + +(Sortent Jacopo Foscari, officier, etc.--Entrent Memmo et un autre +sénateur.) + +MEMMO. + +Il est parti.--Nous avons trop tardé.--Pensez-vous que les Dix demeurent +long-tems assemblés aujourd'hui? + +SÉNATEUR. + +Le prisonnier, dit-on, est fort endurci; il persiste toujours dans sa +première déposition; voilà tout ce que je sais. + +MEMMO. + +Et cela est beaucoup; pour nous, premiers patriciens de la république, +les secrets de cette terrible chambre sont des mystères comme pour le +dernier citoyen. + +SÉNATEUR. + +Seulement, quelques rumeurs qui (semblables aux contes de revenans +reconnus dans l'ombre des bâtimens en ruines) n'ont jamais été prouvées +ni entièrement démenties: ici les hommes connaissent aussi peu les +véritables actes du pouvoir que les mystères informes de la tombe. + +MEMMO. + +Mais, avec le tems, nous faisons un pas dans cette initiation; et j'ai +l'espoir un jour d'être décemvir. + +SÉNATEUR. + +Ou même doge... + +MEMMO. + +Pourquoi pas? non, cependant, si je puis m'en dispenser. + +SÉNATEUR. + +C'est la première magistrature de l'état; on peut y aspirer +légitimement, et de nobles rivaux peuvent se glorifier d'y atteindre. + +MEMMO. + +Je leur laisse cette prétention. Né patricien, mon ambition toutefois a +des limites: j'aimerais mieux être l'un des membres égaux de l'impérial +conseil des Dix, que de briller d'un éclat solitaire et comme un zéro +couronné.--Mais qui s'approche? la femme de Foscari. + +(Entre Marina avec une suivante.) + +MARINA. + +Eh quoi! personne?--Je me trompe, ils sont encore deux; mais ce sont des +sénateurs. + +MEMMO. + +Qu'ordonnez-vous de nous, noble dame? + +MARINA. + +Moi, ordonner! hélas! ma vie n'a été qu'une longue prière, et une prière +inutile. + +MEMMO. + +Je comprends, mais je ne dois pas répondre. + +MARINA, avec dédain. + +En effet,--on n'ose répondre ici qu'à la torture, on n'ose interroger +que ceux-- + +MEMMO, l'interrompant. + +Femme imprudente! songez-vous où vous êtes en ce moment? + +MARINA. + +En ce moment!--je suis où fut le palais du père de mon époux. + +MEMMO. + +Vous êtes dans le palais du Doge. + +MARINA. + +Et dans la prison de son fils.--Non, je ne l'ai pas oublié; et si je +n'en trouvais pas ici des souvenirs plus intimes et plus amers, je +rendrais grâce à l'illustre Memmo de me rappeler les délices de cet +endroit. + +MEMMO. + +Soyez calme! + +MARINA, levant les yeux au ciel. + +Je le suis; mais toi, Dieu tout-puissant, peux-tu bien l'être également, +en voyant un monde pareil? + +MEMMO. + +Votre mari peut encore être absous. + +MARINA. + +Il l'est, mais dans le ciel. Je vous en prie, seigneur sénateur, ne +parlez pas de cela. Vous êtes un homme d'état, ainsi que le Doge; en ce +moment même il a sur le chevalet un fils, et moi un époux: ils sont là, +face à face, l'un comme juge, l'autre comme accusé.--Pensez-vous qu'_il +le_ condamne? + +MEMMO. + +Je ne le crois pas. + +MARINA. + +Mais s'il ne le fait pas, les autres ne les condamneront-ils pas tous +deux? + +MEMMO. + +Ils le peuvent. + +MARINA. + +Et pour eux, quand il s'agit d'un crime exécrable, pouvoir et vouloir +sont la même chose:--mon époux est perdu! + +MEMMO. + +Ne dites pas cela; à Venise, c'est la justice qui juge. + +MARINA. + +Ah! s'il en était ainsi, il n'y aurait plus aujourd'hui de Venise! +Qu'elle existe, mais du moins que les hommes de bien ne meurent pas +avant l'heure prescrite par la nature. Pourquoi faut-il que les Dix +soient plus impatiens qu'elle, et qu'ils décident en ce moment de notre +sort? Ah ciel! un cri de détresse! + +(On entend un cri douloureux.) + +SÉNATEUR. + +Écoutez! + +MARINA. + +C'est un cri de--Non, non, ce n'est pas mon mari, ce n'est pas la voix +de Foscari. + +MEMMO. + +Cependant-- + +MARINA. + +Non, ce n'est pas la sienne. Non, non; lui, pousser des cris! c'est le +rôle de son père: mais lui--il mourra en silence. + +(On entend un nouveau hurlement.) + +MEMMO. + +Comment! encore? + +MARINA. + +_C'est bien sa voix_! je crois la reconnaître: je ne l'aurais pas cru. +Toutefois se plaindrait-il, je ne puis cesser de l'aimer; mais--non, +non.--Hélas! ce doit être une bien terrible angoisse, celle qui put lui +arracher un gémissement. + +SÉNATEUR. + +Mais vous qui sentez les injures de votre mari comme les vôtres, +voudriez-vous qu'il supportât en silence des douleurs plus que +mortelles? + +MARINA. + +Chacun de nous a ses douleurs. Grâce à moi, et quand ils arracheraient +la vie au Doge et à son fils, la grande maison de Foscari ne s'éteindra +pas. En donnant la vie à ceux qui leur succéderont, j'ai enduré des +douleurs comparables à celles qui la leur feront perdre: mais les +miennes étaient de douces angoisses; et cependant, telle était leur +violence que j'aurais pu jeter des cris. Je ne l'ai pas fait, car +j'avais l'espoir d'enfanter un héros, et je n'aurais pas voulu +l'accueillir avec des larmes. + +MEMMO. + +Tout se tait maintenant. + +MARINA. + +Tout est fini peut-être; mais je ne veux pas le croire: il a réuni +toutes ses forces, et sans doute il les défie en ce moment. + +(Un officier entre brusquement.) + +MEMMO. + +Eh quoi! mon ami, que cherchez-vous? + +OFFICIER. + +Un médecin. Le prisonnier s'est trouvé mal. + +(L'officier sort.) + +MEMMO. + +Vous feriez bien, madame, de vous retirer. + +SÉNATEUR, lui offrant son bras. + +Je vous en prie, suivez ce conseil. + +MARINA. + +Non, non; je veux le secourir. + +MEMMO. + +Vous, madame? oubliez-vous que personne n'a le droit de pénétrer dans +ces chambres, à l'exception des Dix et de leurs familiers? + +MARINA. + +Oui, je sais que nul de ceux qui entrent ne revient comme il est +entré,--que la plupart ne retournent jamais; mais ils ne pourront +refuser de me voir. + +MEMMO. + +Hélas! vous n'éprouverez qu'un dur refus, une incertitude plus grande +encore. + +MARINA. + +Et qui m'arrêtera? + +MEMMO. + +Ceux que leur devoir y oblige. + +MARINA. + +Est-ce _leur_ devoir de fouler aux pieds tous les sentimens de +l'humanité, et tous les liens qui enchaînent l'homme à l'homme; de +rivaliser ici-bas avec les démons qui plus tard réclameront le droit de +les plonger dans un abîme de tortures! Quoi qu'il en soit, j'avancerai. + +MEMMO. + +C'est impossible. + +MARINA. + +C'est ce que l'on verra. Le désespoir peut défier jusqu'au despotisme. +Il y a quelque chose dans mon cœur qui braverait les fers croisés d'une +armée entière; et vous croyez qu'une poignée de geôliers pourront +arrêter mes pas? Laissez-moi passer. C'est ici le palais du Doge; je +suis la femme du fils du Doge, de l'_innocent_ fils du Doge: il faudra +bien qu'ils m'entendent! + +MEMMO. + +Vous ne parviendrez ainsi qu'à irriter ses juges davantage. + +MARINA. + +Eh quoi! ceux qui le forcent à gémir sont des _juges_! ils ne sont que +des assassins. Laissez-moi passer. + +(Marina sort.) + +SÉNATEUR. + +Pauvre dame! + +MEMMO. + +C'est l'effet de son désespoir; elle ne sera pas admise. + +SÉNATEUR. + +Elle le serait qu'elle ne parviendrait pas à sauver son mari. Mais +voyez, l'officier revient. + +(L'officier traverse la scène suivi d'une autre personne.) + +MEMMO. + +A peine si j'eusse supposé que les Dix eussent assez de pitié pour +permettre qu'on portât quelque assistance au patient. + +SÉNATEUR. + +De la pitié! c'est une pitié qui consiste à rappeler au sentiment +l'infortuné trop heureux d'échapper à la mort, par cette faiblesse, +dernière ressource de notre pauvre nature contre la tyrannie de la +peine. + +MEMMO. + +Je suis surpris qu'ils tardent tant à le condamner. + +SÉNATEUR. + +Ce n'est pas là leur politique: ils le retiennent vivant parce qu'il ne +redoute pas la mort; ils l'avaient banni, parce que toute la terre, à +l'exception de sa patrie, est pour lui une immense prison, parce que +chaque souffle d'air étranger semble pour sa poitrine un _dévorant_ +poison, qui, sans le tuer, le consume. + +MEMMO. + +L'ensemble des circonstances atteste ses crimes, cependant il n'en fait +pas l'aveu. + +SÉNATEUR. + +On ne peut lui opposer que la lettre qu'il a écrite, et qu'il n'a, +dit-il, adressée au duc de Milan que dans la pleine conviction qu'elle +tomberait entre les mains du sénat, et qu'elle déciderait ses juges à le +transporter à Venise. + +MEMMO. + +Comme accusé? + +SÉNATEUR. + +Oui; mais enfin dans sa chère patrie: c'est là, s'il faut l'en croire, +tout ce qu'il désirait. + +MEMMO. + +L'imputation des présens est bien prouvée. + +SÉNATEUR. + +Non entièrement, et la charge d'homicide a été annulée par la confession +de Nicolas Erizzo, qui déclara à son lit de mort avoir assassiné le +dernier chef des Dix. + +MEMMO. + +Pourquoi donc tarder à l'absoudre? + +SÉNATEUR. + +C'est à eux de vous répondre; car il est bien connu, comme je l'ai dit, +qu'Almoro Donato fut tué par Erizzo, par vengeance particulière. + +MEMMO. + +Il doit y avoir dans cet étrange procès d'autres crimes que n'en +divulgue l'acte d'accusation. Mais j'aperçois deux des Dix qui +s'approchent; éloignons-nous. + +(Sortent Memmo et le sénateur.--Entrent Lorédano et Barbarigo.) + +BARBARIGO. + +C'en était trop: croyez-moi, il n'était pas convenable de poursuivre le +jugement dans un pareil moment. + +LORÉDANO. + +Ainsi donc il faudra rompre le conseil, arrêter la justice au milieu de +sa carrière, parce qu'une femme viendra troubler nos délibérations? + +BARBARIGO. + +Non, ce n'est pas le motif; mais vous avez vu l'état du prisonnier. + +LORÉDANO. + +N'avait-il pas recouvré ses sens? + +BARBARIGO. + +Pour les reperdre à la première épreuve. + +LORÉDANO. + +On la lui a épargnée. + +BARBARIGO. + +Vos murmures furent inutiles; la majorité dans le conseil était contre +vous. + +LORÉDANO. + +Oui, grâce à vous, monsieur, et grâce à notre vieux barbon de Doge, qui +sut réunir les voix généreuses qui rendirent la mienne inutile. + +BARBARIGO. + +Je suis juge; mais, je le confesse, cette portion de nos pénibles +devoirs qui, en prescrivant la torture, nous ordonne de rester en +présence du malheureux qu'elle déchire, me fait désirer-- + +LORÉDANO. + +Quoi? + +BARBARIGO. + +Que vous puissiez une fois _sentir_ ce que je sens toutes les fois. + +LORÉDANO. + +Allez! vous êtes un enfant, faible de résolution comme de sensibilité, +ballotté par le moindre souffle, ébranlé par un soupir, et attendri par +une larme. Précieux juge, admirable homme d'état pour prêter son +concours à ma politique! + +BARBARIGO. + +Pour des larmes, il n'en a pas répandu. + +LORÉDANO. + +N'a-t-il pas crié deux fois? + +BARBARIGO. + +Un saint même, ayant déjà sous les yeux l'auréole du martyre, n'aurait +pu s'en défendre, en présence du cruel raffinement de supplice qu'on lui +infligeait. Mais était-ce la pitié que réclamaient ces cris? pas un mot, +pas un murmure ne lui échappèrent, et ces deux hurlemens étaient +arrachés par la douleur cruelle: aucune prière ne les accompagna. + +LORÉDANO. + +Plusieurs fois il murmurait entre ses dents des sons inarticulés. + +BARBARIGO. + +Je ne m'en suis pas aperçu; mais vous étiez plus près de lui. + +LORÉDANO. + +Aussi l'ai-je entendu. + +BARBARIGO. + +J'ai cru voir, et à ma grande surprise, que vous ressentiez quelque +pitié, et que vous fûtes le premier à invoquer des secours quand il se +trouva mal. + +LORÉDANO. + +Je croyais qu'il allait expirer. + +BARBARIGO. + +Mais souvent je vous ai entendu dire que sa mort et celle de son père +était votre vœu le plus ardent. + +LORÉDANO. + +J'en serais désolé, s'il mourait innocent, c'est-à-dire avant d'avoir +fait l'aveu de son crime. + +BARBARIGO. + +Eh quoi! seriez-vous aussi acharné contre sa mémoire? + +LORÉDANO. + +Et vous, voudriez-vous que son rang passât à ses enfans, comme il +arriverait s'il mourait non jugé? + +BARBARIGO. + +Ainsi donc, guerre à eux tous! + +LORÉDANO. + +A toute leur maison, jusqu'à ce que les leurs et les miens ne soient +plus. + +BARBARIGO. + +Ainsi, la profonde agonie de sa femme, les convulsions réprimées sur le +noble front de son vieux père, dont la douleur s'échappait en faibles +gémissemens, ou bien en quelques sanglots bientôt étouffés sous +l'ascendant d'une grave sérénité, rien n'a pu vous toucher? + +(Sort Lorédano.) + +BARBARIGO, seul. + +Sa haine est silencieuse, comme la souffrance dans l'ame de Foscari. +L'infortuné! il m'a plus ému par son silence que n'auraient pu le faire +des milliers de hurlemens. Spectacle déchirant que celui de sa femme +franchissant tous les obstacles, pénétrant dans la salle du tribunal, et +forçant les juges, accoutumés à de pareilles scènes, à baisser les yeux +devant elle! Mais n'y pensons plus, oublions cette compassion; en +plaignant le sort de nos ennemis, j'oublierais leurs premières injures, +et je déconcerterais les plans de Lorédano, auquel je suis associé. Mais +ma haine serait apaisée par une vengeance plus douce que celle qu'il +demande, et je voudrais changer en dispositions plus humaines sa haine +trop profonde. Foscari, pour le moment, obtient un court répit d'une +heure: on l'accorda aux instances des membres les plus âgés, plus émus +sans doute par l'apparition de sa femme dans la salle, que par les +tourmens de l'accusé.--O ciel! ils approchent: comme ils sont faibles et +désespérés! je ne puis, dans cette extrémité, arrêter sur eux ma vue. +Éloignons-nous, et allons essayer de ramener Lorédano à des sentimens +plus doux. + +(Sort Barbarigo.) + +FIN DU PREMIER ACTE. + + + + +ACTE II. + + + +SCÈNE PREMIÈRE. + +(Salle dans le palais du Doge.) + +Le DOGE, un SÉNATEUR. + + +SÉNATEUR. + +Vous plaît-il de signer le rapport maintenant ou de tarder jusqu'à +demain? + +LE DOGE. + +Maintenant; hier je l'ai examiné: il n'y manque plus que la signature. +Donnez-moi la plume.--(Le Doge s'asseoit et signe le papier.) Le voici, +seigneur. + +SÉNATEUR, regardant sur le papier. + +Vous avez oublié; il n'est pas signé. + +LE DOGE. + +Pas signé? Ah! je le vois, l'âge commence à affaiblir mes yeux. Je ne +m'apercevais pas que j'avais trempé la plume sans la mouiller. + +SÉNATEUR. Il trempe la plume dans l'encrier, et place le papier devant +le Doge. + +Monseigneur, c'est votre main aussi qui tremble: permettez-moi donc-- + +LE DOGE. + +Je vous remercie; j'ai fait. + +SÉNATEUR. + +Ainsi confirmé par vous et par les Dix, cet acte va donner la paix à +Venise. + +LE DOGE. + +Il y a bien long-tems qu'elle n'en a joui; puisse un tems aussi long +s'écouler avant qu'elle ne reprenne les armes! + +SÉNATEUR. + +Voilà plus de trente-trois ans de guerres continuelles avec les Turcs ou +les états de l'Italie; la république sent le besoin de quelque repos. + +LE DOGE. + +Sans doute: je trouvai Venise reine de l'Océan, je l'ai laissée dame de +la Lombardie. Je me sens heureux d'avoir pu ajouter à son diadême les +perles de Ravennes et de Brescia: d'ailleurs Crême et Bergame lui sont +demeurés; et tandis que sa domination a pris sous mon règne un tel +accroissement, son orgueil maritime ne recevait aucun affront. + +SÉNATEUR. + +Nous l'avouons tous, et ces bienfaits vous concilient la reconnaissance +de la patrie. + +LE DOGE. + +Peut-être. + +SÉNATEUR. + +Elle devrait complètement se manifester. + +LE DOGE. + +Je ne me plains pas, monsieur. + +SÉNATEUR. + +Mon noble seigneur, pardonnez-moi. + +LE DOGE. + +Pourquoi? + +SÉNATEUR. + +Ah! mon cœur saigne pour vous. + +LE DOGE. + +Pour moi, seigneur? + +SÉNATEUR. + +Et pour votre-- + +LE DOGE. + +Arrêtez! + +SÉNATEUR. + +Monseigneur, vous m'entendrez: j'ai trop de liens qui m'attachent à +vous, à toute votre famille, qui me font un devoir de la reconnaissance, +pour ne pas partager profondément le sort de votre fils. + +LE DOGE. + +Et qu'importe pour la commission dont vous êtes chargé? + +SÉNATEUR. + +Comment, monseigneur? + +LE DOGE. + +Vous ignorez ce dont vous parlez; mais le rapport est signé: reportez-le +à ceux qui vous envoient. + +SÉNATEUR. + +J'obéis. Le conseil m'avait encore chargé de vous prier de fixer l'heure +de sa réunion. + +LE DOGE. + +Dites quand ils voudront;--maintenant, à l'instant même si cela leur +convient: je suis le serviteur de l'état. + +SÉNATEUR. + +Ils vous accorderont quelque tems pour vous reposer. + +LE DOGE. + +Je ne veux pas de repos; du moins aucun repos qui puisse entraîner la +perte d'une heure pour le gouvernement. Qu'ils se réunissent quand ils +voudront; je me trouverai _où_ je dois être, et _ce que_ j'ai toujours +été. + +(Le sénateur sort.--Le Doge reste silencieux.--Entre un domestique.) + +LE DOMESTIQUE. + +Prince. + +LE DOGE. + +Parlez. + +LE DOMESTIQUE. + +La noble dame Foscari demande une audience. + +LE DOGE. + +Introduisez-la. Pauvre Marina! + +(Le domestique sort.--Le Doge reste dans le même silence.--Entre +Marina.) + +MARINA. + +Mon père, je viens vous poursuivre dans votre intérieur. + +LE DOGE. + +Ma fille, je n'en ai pas pour vous. Disposez de mon tems, quand l'état +ne l'exige pas. + +MARINA. + +Je voulais _vous_ parler de _lui_. + +LE DOGE. + +De votre époux? + +MARINA. + +De votre fils. + +LE DOGE. + +Je vous écoute, ma fille! + +MARINA. + +J'avais obtenu des Dix la permission de rester près de mon mari pendant +un certain nombre d'heures. + +LE DOGE. + +Cette permission, vous l'avez encore. + +MARINA. + +Elle est révoquée. + +LE DOGE. + +Par qui? + +MARINA. + +Par les Dix.--Quand nous arrivâmes au _Pont des Soupirs_, je me +préparais à le traverser avec mon cher Foscari, lorsque le brutal +gardien de ce passage m'en ferma l'entrée: puis un messager fut envoyé +vers les Dix; leur séance était levée: et comme je n'avais aucune +permission écrite, je fus impitoyablement laissée dehors; on m'assura +même que les murailles de la prison ne cesseraient pas de nous séparer +tant que le suprême tribunal ne serait pas de nouveau réuni. + +LE DOGE. + +En effet, l'on avait oublié les formes prescrites, par suite de la hâte +avec laquelle la cour s'est ajournée, et le fait reste douteux jusqu'à +nouvelle réunion. + +MARINA. + +Nouvelle réunion! Quand elle aura lieu, ils rappelleront leurs +supplices; et c'est par le renouvellement de la torture que nous +obtiendrons une entrevue de mari et d'épouse, lien sacré, auquel tous +les autres devraient céder sous le ciel.--Grand Dieu! et tu vois cela! + +LE DOGE. + +Ma fille,--ma fille! + +MARINA, avec violence. + +Ne m'appelez pas votre fille! bientôt vous n'aurez plus d'enfant.--Et +méritez-vous d'en avoir,--vous qui pouvez parler froidement de votre +fils dans un moment où des larmes de sang couleraient en abondance de +l'œil d'un Spartiate? Ceux-là ne pleuraient pas leurs fils morts dans +les combats; mais est-il écrit qu'en les voyant expirer minute par +minute, ils n'eussent pas tendu la main qui pouvait les sauver? + +LE DOGE. + +Vous le voyez, je ne pleure pas;--et plût à Dieu que je le pusse. Ma +fille, s'il y avait dans chaque cheveu blanc de cette tête une source de +jeunesse, si le bonnet ducal donnait l'empire de la terre, si l'anneau +avec lequel j'épousai les flots était un talisman pour les +gouverner,--je sacrifierais tout encore pour lui. + +MARINA. + +Son salut n'exigerait pas un aussi grand sacrifice. + +LE DOGE. + +Votre réponse prouve que vous ne connaissez pas Venise. Et comment le +pourriez-vous? hélas! elle ne connaît pas bien elle-même tous les +mystères de sa puissance. Écoutez-moi:--ceux qui poursuivent Foscari en +veulent également à son père, et la perte du vieillard ne pourrait +sauver le fils. Ils tendent par différens sentiers au même but, +c'est-à-dire à--mais ils ne sont pas encore vainqueurs. + +MARINA. + +Ils vous ont pourtant terrassé. + +LE DOGE. + +Non, non,--car je vis encore. + +MARINA. + +Et votre fils, vivra-t-il long-tems encore? + +LE DOGE. + +Je l'espère; malgré les tourmens passés, il verra des années aussi +nombreuses et plus fortunées que son père. L'imprudent, dans +l'impatience, digne d'une femme, qui l'entraînait à revenir, a tout +ruiné par la découverte de sa lettre. C'est un haut crime; je ne puis le +contester ni l'excuser, comme parent ou comme souverain. Encore quelque +tems, quelques jours de plus d'exil en Candie, j'avais l'espoir--mais il +l'a fait évanouir:--il faut qu'il retourne-- + +MARINA. + +Dans la terre d'exil? + +LE DOGE. + +J'ai dit. + +MARINA. + +Et m'est-il interdit de le suivre? + +LE DOGE. + +Vous savez bien que le conseil des Dix a déjà deux fois rejeté la même +prière; il est donc à craindre qu'il ne témoigne pas plus de +bienveillance aujourd'hui que de nouveaux torts de la part de votre mari +les ont rendus plus sévères. + +MARINA. + +Sévères? dites atroces. Ces vieux démons de la terre, avec un pied dans +la tombe, avec des yeux éteints, étrangers à d'autres pleurs que ceux +d'une seconde enfance, avec leurs cheveux rares et blanchis, leurs mains +tremblantes, leurs têtes aussi décolorées que leur cœur est insensible, +ces démons, dis-je, se rassemblent, cabalent, et privent les hommes de +leur vie, comme si cette vie ne comportait rien de plus que les +sentimens depuis long-tems éteints dans leurs ames damnées. + +LE DOGE. + +Vous ignorez-- + +MARINA. + +Je sais--je sais--et vous devriez, je pense, savoir qu'ils sont de vrais +démons. Comment supposer, en effet, que des hommes enfantés et allaités +par des femmes,--des hommes qui jadis auraient aimé ou du moins entendu +parler d'amour,--qui auraient uni leurs mains pour des engagemens +sacrés,--qui auraient fait danser leurs enfans sur leurs genoux, qui +auraient eu plus d'une fois à trembler de leurs dangers, à gémir de +leurs peines, à se désespérer de leur mort;--comment, s'ils avaient +seulement les traits de l'homme, agiraient-ils comme ils le font envers +les vôtres, envers vous-même, _vous_ qui les défendez? + +LE DOGE. + +Je vous pardonne; vous ne connaissez pas ce que vous dites. + +MARINA. + +Vous le connaissez mieux, et vous y compatissez moins. + +LE DOGE. + +Oui; il y a si long-tems que j'existe que les paroles ont cessé de +m'émouvoir. + +MARINA. + +Oh! sans doute! car vous avez vu couler le sang de votre fils, et le +vôtre n'a pas tressailli! Après une pareille épreuve, que sont les +paroles d'une femme? Peuvent-elles espérer de vous toucher davantage? + +LE DOGE. + +Femme! la violence de vos plaintes, je vous le dis, ne peut balancer le +poids...--mais je te plains, ma pauvre Marina! + +MARINA. + +Plaignez mon mari; moi, quel besoin ai-je de vos plaintes? Plains ton +fils, vieillard insensible;--_plaindre_! toi! pour ton cœur c'est un mot +bien étrange:--comment se présente-t-il sur tes lèvres? + +LE DOGE. + +Je dois supporter ces reproches, quelle que soit leur injustice. Ah! si +tu pouvais lire-- + +MARINA. + +Ou?--ce n'est pas dans tes yeux, sur ton front, dans tes actes +enfin?--Où trouverai-je donc la preuve de la compassion dont tu te +vantes? + +LE DOGE, indiquant la terre. + +Là. + +MARINA. + +Dans la terre? + +LE DOGE. + +Dans laquelle je vais descendre. Quand elle pèsera sur ce cœur, plus +léger alors, et moins oppressé par le marbre d'une tombe que par les +pensées qui m'accablent aujourd'hui, alors vous me connaîtrez mieux. + +MARINA. + +Serait-il vrai que vous fussiez digne de pitié? + +LE DOGE. + +De pitié! nul n'aura jamais le droit de flétrir mon nom d'un mot qui +témoigne, au sein de la prospérité, le triomphe insultant des hommes; +tant que je le porterai, ce nom conservera la dignité qui l'entourait +quand mon père me le transmit. + +MARINA. + +Mais sans les tristes enfans de celui que tu ne peux ou ne veux pas +sauver, tu serais le dernier qui portât le nom de Foscari. + +LE DOGE. + +Plût à Dieu! Mieux eût valu pour lui de ne pas naître, mieux pour +moi:--j'ai vu le déshonneur entrer dans notre maison. + +MARINA. + +Cela est faux! jamais souffle de vie n'anima un cœur plus loyal, plus +noble, plus sincère, plus généreux et plus aimant. Je n'échangerais pas +mon époux, exilé, persécuté et torturé, opprimé, mais non flétri, mort +ou vivant, pour le premier héros de l'histoire ou de la fable, pour un +prince dont le douaire serait l'empire du monde. Déshonoré! _lui_ +déshonoré! Doge! apprends-le de moi, c'est Venise qui est déshonorée; +son nom sera l'objet des reproches les plus odieux et les plus justes, +pour ce qu'a souffert ton noble fils, et non pour ce qu'il a fait. C'est +vous qui tous êtes des traîtres, des tyrans!--Ah! si vous aimiez +seulement votre patrie autant que la victime que vous retenez dans les +fers au milieu des tortures, et qui préfère tout au monde aux ennuis de +l'exil, vous tomberiez à ses pieds, et vous imploreriez à genoux la +grâce de votre infâme conduite. + +LE DOGE. + +Oui, il fut tel que vous venez de le peindre. Aussi la mort de deux +enfans que le ciel m'a ravis m'accabla moins que le déshonneur de +Jacopo. + +MARINA. + +Encore ce mot. + +LE DOGE. + +N'a-t-il pas été condamné? + +MARINA. + +Le déshonneur peut-il atteindre d'autres que les coupables? + +LE DOGE. + +Le tems peut relever sa mémoire:--je voudrais l'espérer. Il était mon +orgueil,--ma--mais oublions--j'ai peu l'habitude des pleurs; cependant, +quand il naquit, je versai des larmes de joie: présage fatal! + +MARINA. + +Je répète qu'il est innocent; et ne le serait-il pas, ce n'est pas à nos +parens, à notre propre sang, qu'il sied bien de nous repousser dans ces +douloureux instans. + +LE DOGE. + +Je ne le repousse pas; mais j'ai d'autres devoirs que ceux d'un père, +des devoirs dont la république n'admet pas de dispense. Deux fois j'ai +demandé de m'en abstenir, deux fois je n'obtins que des refus; il faut +que je les remplisse. + +(Entre un domestique.) + +LE DOMESTIQUE. + +Un message des Dix. + +LE DOGE. + +Qui le porte? + +LE DOMESTIQUE. + +Le noble Lorédano. + +LE DOGE. + +Lui!--qu'il entre cependant. + +(Le domestique sort.) + +MARINA. + +Dois-je me retirer? + +LE DOGE. + +Peut-être n'est-il pas nécessaire quand il s'agirait de votre époux, et +autrement--(A Lorédano qui entre.) Eh bien! seigneur, que +souhaitez-vous? + +LORÉDANO. + +Je viens transmettre ce que souhaitent les Dix. + +LE DOGE. + +Ils ont bien choisi leur organe. + +LORÉDANO. + +C'est _leur_ choix qui fait que vous me voyez ici. + +LE DOGE. + +Par là, ils témoignent leur sagesse, non moins que leur +courtoisie.--Parlez. + +LORÉDANO. + +Nous avons décidé-- + +LE DOGE. + +Nous? + +LORÉDANO. + +Les Dix en conseil. + +LE DOGE. + +Eh quoi! ils sont de nouveau réunis, réunis sans m'en avertir? + +LORÉDANO. + +Ils ont voulu épargner votre cœur non moins que votre âge. + +LE DOGE. + +Cela est nouveau.--Quand épargnèrent-ils l'un ou l'autre? Je les +remercie néanmoins. + +LORÉDANO. + +Ils ont, vous le savez bien, droit d'agir, à leur discrétion, en +présence du Doge ou sans lui. + +LE DOGE. + +Il y a quelques années, en effet, que je le sais;--long-tems avant +d'être Doge, ou de songer à un pareil honneur. Vous n'avez pas, +seigneur, la prétention de m'instruire; vous étiez bien jeune encore +quand je siégeais déjà dans ce conseil. + +LORÉDANO. + +Oui, dans le tems de mon père; maintes fois je l'entendis, lui et son +frère l'amiral, répéter la même chose. Votre altesse doit se souvenir +d'eux: tous deux ils moururent subitement. + +LE DOGE. + +S'ils moururent ainsi, leur sort fut préférable à celui des victimes +d'une agonie prolongée. + +LORÉDANO. + +Sans doute; néanmoins bien des hommes souhaitent jouir de tous leurs +jours. + +LE DOGE. + +Et n'en ont-ils pas joui? + +LORÉDANO. + +C'est à la tombe à le déclarer. Je l'ai dit, ils sont morts subitement. + +LE DOGE. + +Cela est-il donc bien étrange, que vous répétiez cette parole avec tant +d'emphase? + +LORÉDANO. + +Si peu étrange, que jamais, à mes yeux, il n'y eut de mort aussi +naturelle que la leur. Ne pensez-_vous_ pas ainsi? + +LE DOGE. + +Qu'y a-t-il de certain sur les mortels? + +LORÉDANO. + +Qu'ils ont des ennemis mortels. + +LE DOGE. + +Je vous entends; vos pères étaient les miens, et vous avez recueilli +tout leur héritage. + +LORÉDANO. + +Vous savez mieux que personne si j'ai dû le faire. + +LE DOGE. + +Oui. Vos pères furent mes ennemis; j'ai même entendu à ce sujet +d'étranges rumeurs; j'ai même lu l'épitaphe qui attribue leur mort au +poison. Peut-être est-elle aussi véridique que la plupart des +inscriptions funéraires: ce n'en est pas moins une fable. + +LORÉDANO. + +Qui ose parler ainsi? + +LE DOGE. + +Moi!--Vos pères, je le répète, furent mes ennemis, aussi mortels que +leur fils peut jamais l'être: moi, j'étais aussi bien le leur, mais je +les détestais ouvertement; et jamais, ni dans le conseil, ni par les +brigues, ni par d'obscures pratiques, on ne me vit cabaler contre leur +vie, et recourir, pour me venger, au fer ou au poison. La preuve est +dans votre existence même. + +LORÉDANO. + +Je suis sans craintes. + +LE DOGE. + +Mon caractère justifie votre sécurité; mais si j'étais tel que vous me +supposez, il y a long-tems qu'il ne serait plus en votre pouvoir de +craindre. Cependant, haïssez-moi; je n'en ai pas de souci. + +LORÉDANO. + +Je ne savais pas qu'à Venise la vie d'un noble pût dépendre de la +volonté d'un Doge; j'entends la volonté publiquement exprimée. + +LE DOGE. + +Mais moi, mon cher seigneur, je suis, ou j'étais du moins, par ma +famille, mes facultés et ma fortune, plus qu'un simple Doge; ils le +savent bien ceux qui songèrent à me choisir, ceux qui depuis ont tout +fait pour me renverser. Soyez sûr qu'avant ou depuis mon élection, si +j'avais fait assez de cas de vous pour vouloir m'en débarrasser, un seul +mot de ma part eût suffi pour vous anéantir. Mais, dans toutes les +circonstances, j'ai montré le plus grand respect pour les lois, pour +celles même que vous avez violées, afin de me dépouiller d'une autorité +que j'aurais pu à mon tour fortifier (et je ne parle ici de vous que +comme une des voix coupables). Avec la vénération d'un prêtre à l'autel, +au prix de mon sang, de mon repos, de ma vie, de tout, excepté +l'honneur, j'ai fléchi le genou devant les décrets, les avantages, la +gloire, la sécurité de la chose publique. Maintenant, j'écoute votre +message. + +LORÉDANO. + +Il est décrété que, sans répéter une dernière fois la torture, sans +poursuivre une instruction qui ne tendrait qu'à mieux prouver +l'endurcissement du coupable (les Dix, se relâchant de la sévérité des +lois qui prescrivent la question jusqu'au moment d'un aveu complet, et +le prisonnier ayant en partie reconnu son crime en ne désavouant pas la +lettre au duc de Milan), Jacques Foscari retournera en exil, et partira +sur le même vaisseau qui l'avait amené. + +MARINA. + +Dieu soit loué! du moins ils ne le tortureront plus devant leur horrible +tribunal. Que ne pense-t-il de même? cette sentence serait la plus +heureuse que l'on pût prononcer, non-seulement contre lui, mais contre +tous ses compatriotes, auxquels elle permettrait de fuir une terre aussi +odieuse. + +LE DOGE. + +Ma fille, cette pensée n'est pas d'une ame vénitienne. + +MARINA. + +En effet, elle est trop compatissante. Mais partagerai-je son exil? + +LORÉDANO. + +Quant à cela, les Dix ont gardé le silence. + +MARINA. + +Je le présumais bien: cette mention eût également été trop +compatissante. Mais il n'y a pas de défense? + +LORÉDANO. + +Il n'en a pas été parlé. + +MARINA, au Doge. + +Vous pourrez donc, mon père, obtenir ou m'accorder cette grande faveur; +(à Lorédano) et vous, seigneur, vous ne vous opposerez pas à la demande +que je fais d'accompagner mon époux? + +LE DOGE. + +Je ferai mes efforts. + +MARINA. + +Et vous, seigneur? + +LORÉDANO. + +Madame! il ne m'appartient pas de prévenir l'agrément du tribunal. + +MARINA. + +L'agrément! quel mot pour exprimer les décrets de-- + +LE DOGE. + +Femme! savez-vous en présence de qui vous parlez ainsi? + +MARINA. + +En présence d'un souverain, et de l'un de ses sujets. + +LORÉDANO. + +Sujet! + +MARINA. + +Oh! cela vous offense.--Eh bien! vous êtes son égal, vous le croyez, j'y +consens; mais ce que vous ne voudriez pas être, vous ne le seriez pas +s'il n'était qu'un paysan:--vous êtes donc un prince, un sublime prince; +mais que suis-je donc, moi? + +LORÉDANO. + +La fille d'une noble race. + +MARINA. + +Et l'épouse d'un citoyen aussi noble qu'elle. Qui donc aurait le droit, +par sa présence, d'imposer silence à mes libres pensées? + +LORÉDANO. + +Les juges de votre époux. + +LE DOGE. + +Et le respect dû aux plus légers des mots qui tombent de la bouche des +maîtres de Venise. + +MARINA. + +Gardez ces maximes pour la masse de vos artisans effrayés, pour vos +marchands, vos esclaves de Grèce et de Dalmatie, pour vos tributaires, +vos citoyens stupides, votre noblesse masquée, vos sbires, vos espions, +vos forçats de toute espèce. Je le sais, grâce à vos enlèvemens, à vos +noyades nocturnes, aux donjons pratiqués sous le toit de vos palais, ou +sous les flots qui les environnent; grâce à vos mystérieuses assemblées, +à vos jugemens secrets, à vos exécutions subites, à votre _Pont des +Soupirs_, à votre chambre de dernière agonie, à vos instrumens de +torture, vous êtes parvenus à leur faire croire que vous étiez des êtres +d'un autre monde plus méchant encore; réservez pour eux ces avis: je ne +les crains pas. Je vous connais; je vous ai vus pires que tout cela dans +l'infernal procès de mon pauvre mari! Traitez-moi comme vous l'avez +traité:--vous l'avez déjà fait d'ailleurs en vous attaquant à sa +personne. Que puis-je donc avoir à craindre de vous, quand même je +serais craintive de mon naturel, ce qui, je l'espère, n'est pas? + +LE DOGE. + +Vous l'entendez, elle a perdu la raison. + +MARINA. + +La prudence, peut-être, mais non pas la raison. + +LORÉDANO. + +Madame! je n'emporterai pas au-delà du seuil de ces portes le souvenir +des paroles prononcées dans cette enceinte: j'en excepte celles qui +concernent le service de l'état, et prononcées entre le Doge et moi. +Doge! avez-vous quelque réponse à faire? + +LE DOGE. + +Oui, comme Doge, et peut-être aussi comme père. + +LORÉDANO. + +Ma mission dans ces lieux ne se rapporte qu'au _Doge_. + +LE DOGE. + +Dites donc que le Doge fera choix d'un ambassadeur spécial, ou qu'il +exposera lui-même ses intentions; quant au père.-- + +LORÉDANO. + +Je n'oublierai pas ce qui me concerne.--Adieu! je baise les mains de +l'illustre dame, et je m'incline devant le Doge. + +(Lorédano sort.) + +MARINA. + +Êtes-vous content? + +LE DOGE. + +Je suis tel que vous voyez. + +MARINA. + +Et cela est encore un mystère. + +LE DOGE. + +Pour les mortels, tout est mystère; qui peut les éclaircir, sauf celui +qui les fit? Si parfois ils y parviennent, c'est quelques esprits +privilégiés qui long-tems ont étudié le fastidieux volume de l'humanité, +qui, sur chacune de ses pages noires ou sanglantes, ont fatigué leur +intelligence et leur cœur: encore le fatal grimoire retombe-t-il sur +l'adepte qui l'étudie; tous les vices que nous trouvons dans les autres +sont de l'essence de notre nature, tous nos avantages appartiennent à la +fortune. C'est elle que nous devons remercier de la beauté, de la +naissance, de la richesse, de la santé; et quand nous nous plaignons du +destin, nous devrions nous rappeler qu'il ne nous a repris que ce qu'il +nous avait _donné_. Pour le reste, la nudité, les passions basses, les +frivoles vanités, c'est l'héritage universel, c'est là ce qu'il nous +faut combattre dans toutes les positions; et si nous devons moins les +craindre dans le plus humble sort, c'est que là, la faim rend sourd à +tout autre besoin, c'est que l'homme a reçu l'ordre de suer pour obtenir +sa nourriture; c'est que là, toutes les passions se taisent devant la +crainte de la famine. Tout est vil, faux et trompeur,--de la première +créature jusqu'à la dernière. Notre gloire, l'urne du prince comme celle +du mendiant, dépend du souffle des hommes; notre vie de quelque chose +plus léger encore que leur souffle; notre existence tient à des jours, +les jours à des saisons, et tout notre être sur ce qui est indépendant +de _nous_.--Ainsi, du plus grand au plus petit, nous sommes des +esclaves:--rien ne dépend de notre volonté; un fétu de paille peut +ébranler cette volonté aussi bien qu'un orage. Quand nous croyons +conduire, c'est nous que l'on traîne,--jusqu'à la mort, fantôme qui se +présente comme le reste sans notre participation ou notre influence, tel +enfin que notre premier jour. Ah! sans doute il faut que nous ayons +péché dans quelque autre monde antérieur, et que _celui-ci_ en soit +l'enfer! Heureusement, il n'est point éternel. + +MARINA. + +Tout cela, nous ne pouvons en être juges sur terre. + +LE DOGE. + +Pourquoi donc faut-il que nous nous jugions les uns les autres, nous +enfans de la terre; et que moi, je sois forcé de juger mon propre fils? +J'ai administré mon pays loyalement, au sein de la victoire,--j'en +atteste l'état dans lequel je l'ai trouvé, dans lequel je le laisse: mon +règne a doublé sa puissance; en récompense, Venise, dans sa gratitude, +me laisse ou s'apprête à me laisser isolé sur la terre. + +MARINA. + +Et Foscari? Ah! qu'on me laisse avec lui, et je ne songerai plus à mes +maux. + +LE DOGE. + +Vous le suivrez, du moins ils ne peuvent guère vous le refuser. + +MARINA. + +Et s'ils le refusent, je m'enfuirai avec lui. + +LE DOGE. + +Impossible. Où vous enfuiriez-vous? + +MARINA. + +Je l'ignore, et ne m'en inquiète pas:--en Syrie, en Égypte, chez les +Turcs, partout où nous pourrons respirer libres, et vivre loin de l'œil +des espions, affranchis des édits de vos inquisiteurs d'état. + +LE DOGE. + +Ainsi vous consentiriez à faire de votre époux un renégat, à le +transformer en traître? + +MARINA. + +Non, il ne l'est pas! c'est la patrie qui se trahit elle-même en +rejetant son meilleur, son plus intrépide citoyen. La pire des +trahisons, c'est la tyrannie. Penses-tu donc qu'il n'y ait de rebelles +que les esclaves? Le prince qui viole ou néglige ses devoirs est un +brigand à plus juste titre qu'un chef de bandits. + +LE DOGE. + +Je ne puis me reprocher quelque déloyauté de ce genre. + +MARINA. + +Non; car tu observes et respectes des lois près desquelles celles du +vieux Dracon seraient un code de miséricorde. + +LE DOGE. + +Ces lois existaient avant moi: je ne les ai pas faites. Si je n'étais +qu'un sujet, je trouverais moyen de réclamer quelque amélioration parmi +elles; mais comme prince, jamais je ne songerai, au prix de ma vie et du +salut des miens, à changer la charte dont nos pères m'ont transmis le +dépôt. + +MARINA. + +Est-ce donc pour la ruine de leurs enfans qu'ils te l'ont transmis? + +LE DOGE. + +Venise, sous le joug de pareilles lois s'est élevée au point où nous la +voyons,--à celui d'une république digne de rivaliser en hauts faits, en +durée, en puissance, et je puis ajouter en gloire (car nous avons eu +aussi parmi nous des ames romaines), avec tout ce que l'histoire nous +rappelle des plus beaux tems de Carthage et de Rome, alors que le peuple +régnait par le sénat. + +MARINA. + +Dites plutôt, fléchissait sous la verge implacable de l'oligarchie. + +LE DOGE. + +Peut-être; mais enfin c'est ainsi qu'il parvint à réduire le monde. Or, +dans un tel état, qu'un individu soit le plus riche de son rang, ou le +plus humble de ses concitoyens, son importance disparaît devant le grand +but que l'on se propose, tant qu'on ne l'a pas perdu de vue. + +MARINA. + +Cela veut dire que vous êtes plutôt Doge que père. + +LE DOGE. + +Cela veut dire que je suis citoyen avant d'être l'un ou l'autre. Si +pendant nombre de siècles nous n'avions pas eu des milliers de pareils +citoyens, si nous n'en avions plus, Venise aurait cessé d'être une cité. + +MARINA. + +Maudite la cité où la voix des lois étouffe celle de la nature! + +LE DOGE. + +J'aurais autant de fils que j'ai d'années, je les donnerais tous, non +sans douleur, mais je les donnerais dans l'intérêt de l'état, et pour +obéir à ses exigences; je les sacrifierais sur les flots, sur les champs +de bataille, ou s'il le fallait, hélas! comme déjà il l'a fallu, je les +abandonnerais à l'ostracisme, à l'exil, aux chaînes, en un mot à tout ce +qu'on pourrait leur imposer de pire. + +MARINA. + +Et c'est là du patriotisme! pour moi, je n'y vois que la plus odieuse +barbarie. Laissez-moi rejoindre mon mari; avec tous leurs soupçons, le +sage conseil des Dix aura peine à combattre contre la faiblesse d'une +femme, et à lui refuser un moment d'accès dans sa prison. + +LE DOGE. + +Je puis prendre sur moi d'ordonner que l'on vous laisse pénétrer jusqu'à +lui. + +MARINA. + +Et que dirai-je à Foscari de son père? + +LE DOGE. + +Qu'il sait obéir aux lois. + +MARINA. + +Rien de plus? Ne voulez-vous pas le voir avant qu'il ne parte? ce serait +peut-être pour la dernière fois. + +LE DOGE + +La dernière!--mon enfant!--le dernier de mes enfans; la dernière fois +que je le verrai! Dites-lui que je me rendrai près de lui. + +(Ils sortent.) + +FIN DU DEUXIÈME ACTE. + + + + +ACTE III. + + + +SCÈNE PREMIÈRE. + +(La prison de Jacopo Foscari.) + + +JACOPO FOSCARI, seul. + +Pas de jour, si ce n'est cette faible lueur qui me laisse apercevoir des +murs où ne retentirent jamais que les accens de la douleur, les soupirs +des prisonniers, le bruit des pieds chargés de fers, l'agonie de la +mort, les imprécations du désespoir! Voilà donc pourquoi je revins à +Venise, soutenu, il est vrai, par une sorte d'espérance que le tems, qui +ronge jusqu'au marbre, aurait arraché la haine du cœur des hommes. +Hélas! j'éprouvai qu'il n'en était rien; c'est ici que le mien va se +consumer, lui qui ne battit jamais sans regretter Venise, et soupirer +après elle comme la colombe éloignée de son nid, alors qu'elle s'élance +dans l'air pour rejoindre sa jeune famille. Mais quels caractères sont +tracés sur ces inexorables murailles? (Il s'approche du mur.) Le rayon +de jour me permettra-t-il de les distinguer? Ah! ce sont des noms; ceux +de mes tristes prédécesseurs dans ces lieux, l'époque de leur désespoir, +la courte expression d'un chagrin insupportable pour la plupart. Comme +une épitaphe, cette page de pierre reproduit leur histoire, et le récit +du malheureux captif est gravé sur les barreaux de sa prison, comme les +souvenirs de l'amant sur l'écorce de quelque grand arbre confident de +son nom et de celui de sa maîtresse. Hélas! plusieurs de ces noms me +sont connus; ils sont néfastes comme le mien que je vais mettre à leur +suite, bien digne de figurer dans une chronique que ne peuvent jamais +lire ou écrire d'autres êtres que des infortunés. + +(Il trace son nom.--Entre un familier des Dix.) + +LE FAMILIER. + +Je vous apporte de la nourriture. + +JACOPO FOSCARI. + +Déposez-la, je vous prie; je n'ai pas faim; mais je sens mes lèvres +desséchées:--de l'eau! + +LE FAMILIER. + +En voici. + +JACOPO FOSCARI, après avoir bu. + +Je vous remercie; je suis mieux. + +LE FAMILIER. + +J'ai ordre de vous apprendre que l'on a sursis à votre jugement +définitif. + +JACOPO FOSCARI. + +Jusqu'à quand? + +LE FAMILIER. + +Je l'ignore.--J'ai de plus reçu l'ordre de laisser parvenir jusqu'à vous +votre noble épouse. + +JACOPO FOSCARI. + +Ah! ils se ralentissent donc?--j'avais cessé de l'espérer: il était +tems. + +(Entre Marina.) + +MARINA. + +Mon bien-aimé! + +JACOPO FOSCARI, l'embrassant. + +Ma chère femme, ma seule amie! quel bonheur! + +MARINA. + +Nous ne nous séparerons plus. + +JACOPO FOSCARI. + +Comment! voudrais-tu partager un cachot? + +MARINA. + +Oui; la torture, la tombe, tout!--tout avec toi; mais la tombe la +dernière de toutes, car là nous ne saurions plus que nous sommes réunis: +néanmoins je la partagerais plutôt encore qu'une séparation nouvelle; +c'est déjà trop d'avoir survécu à la première. Comment te trouves-tu? +tes pauvres membres? Hélas! pourquoi le demander? ta pâleur-- + +JACOPO FOSCARI. + +C'est la joie de te revoir sitôt, et sans m'y attendre encore, qui a +fait refluer le sang vers mon cœur, et rendu mes joues comme les +tiennes; car toi aussi, tu es pâle, chère Marina. + +MARINA. + +C'est le reflet de cette éternelle prison, où jamais ne pénétra un rayon +de soleil; c'est la triste et mourante lueur de la torche du familier, +qui semble favoriser l'obscurité au lieu de la dissiper, en ajoutant aux +vapeurs du cachot un nuage sulfureux qui ternit tous les objets, même +tes yeux;--mais non, tes yeux brillent--oh! comme ils étincellent! + +JACOPO FOSCARI. + +Et les tiens!--mais cette torche m'empêche de voir. + +MARINA. + +Et sans elle j'aurais encore moins vu. Peux-tu donc distinguer ici +quelque chose? + +JACOPO FOSCARI. + +D'abord rien; mais le tems et l'habitude m'ont rendu familier avec +l'obscurité: la plus faible lueur qui pénètre à travers les crevasses de +ces murs battus des vents, enivre plus mes yeux que tout l'éclat du +soleil quand il dore orgueilleusement toutes les tourelles du monde, +sauf pourtant celles de Venise. À l'instant même où tu es entrée, +j'étais occupé à écrire. + +MARINA. + +Quoi donc? + +JACOPO FOSCARI. + +Mon nom. Regarde, le voici, placé à la suite du nom de celui qui m'a +précédé dans ces lieux, si les dates de cachot ne sont pas trompeuses. + +MARINA. + +Et celui-là, qu'est-il devenu? + +JACOPO FOSCARI. + +Ces murs gardent le silence sur la fin de leurs victimes, et par là ils +semblent nous en avertir. Jamais murs plus insensibles ne pesèrent sur +les mortels, si ce n'est sur les morts, ou sur ceux qui ne vont pas +tarder à l'être. Tu demandes ce qu'il est devenu? que serai-je devenu +moi-même? on le demandera bientôt, on n'obtiendra que la même +réponse:--un doute, un soupçon douloureux,--à moins que tu ne racontes +mes infortunes. + +MARINA. + +Moi, _parler_ de toi? + +JACOPO FOSCARI. + +Pourquoi non? alors mon nom serait dans toutes les bouches. La tyrannie +du silence n'est pas éternelle; on peut étouffer la vérité, mais le +murmure des hommes justes soulève bientôt toutes les entrailles, même +celles d'un vivant tombeau. Je n'ai pas d'incertitude sur ma mémoire, +mais sur ma mort, et je ne redoute ni l'une ni l'autre. + +MARINA. + +Ta vie est en sûreté. + +JACOPO FOSCARI. + +Et ma liberté? + +MARINA. + +C'est l'ame qui seule devrait pouvoir la donner. + +JACOPO FOSCARI. + +Voilà un beau mot, mais ce n'est qu'un mot; une mélodie bien pénétrante, +mais aussi bien passagère. L'ame sans doute est beaucoup, mais ce n'est +pas tout. C'est l'ame qui m'a donné la force de courir le risque de la +mort, et de subir des tortures bien plus cruelles que la mort (si la +mort n'est qu'un profond sommeil), sans un gémissement, ou du moins avec +un cri qui faisait pâlir mes juges encore plus que moi. Mais enfin ce +n'est pas tout; il est des choses dont l'ame ne peut tempérer +l'horreur,--et tel est cet étroit cachot, où je dois respirer pendant +longues années. + +MARINA. + +Hélas! un étroit cachot, voilà tout ce qui t'appartient de ce vaste +empire dont ton père est le souverain. + +JACOPO FOSCARI. + +Cette pensée ajoute encore à mes souffrances. Mon sort est commun à +plusieurs: les captifs ne sont pas rares; mais il n'en est pas qui +languissent comme moi aussi près du palais de leur père. Quelquefois +cependant, mon cœur, à cette idée, se relève; l'espérance glisse jusqu'à +moi de ces épaisses lueurs peuplées de poudreux atômes, le seul jour que +je connaisse; car, excepté la torche du geolier et une sorte de +lampyris, qui la dernière nuit est venue se prendre dans les filets de +cette énorme araignée, je n'ai rien vu qui eût quelque apparence de +rayon. Hélas! je sais quelle force l'ame peut nous communiquer; je le +sais, j'en ai fait preuve devant les hommes; mais elle ne résiste pas à +la solitude, et je sens que mon esprit est fait pour la société. + +MARINA. + +Je ne te quitterai plus. + +JACOPO FOSCARI. + +Ah! s'il en était ainsi! mais jamais ils ne l'ont accordé,--ils ne +l'accorderont pas, et je resterai seul. Pas d'êtres vivans,--pas de +livres,--cette image trompeuse des mortels trompeurs. J'aurais voulu que +ces vestiges de l'espèce humaine, qu'ils appellent annales, histoires, +ce que vous voudrez, et ce qu'ils lèguent aux générations suivantes +comme autant de portraits fidèles; j'aurais voulu, dis-je, qu'elles +s'ouvrissent pour moi: on me l'a refusé. Aussi j'ai dirigé mon étude +vers ces murailles, peinture de l'histoire vénitienne plus fidèle, avec +toutes ses lacunes, ses obscurités sinistres, que n'est la salle bâtie à +quelques pas de là, où sont renfermés les cent portraits des Doges et le +récit de leurs actions. + +MARINA. + +Je viens t'apprendre ce qu'ils viennent de décider dans leur dernier +conseil. + +JACOPO FOSCARI. + +Je le sais:--regarde. + +(Il indique du doigt ses membres, comme pour rappeler la question qu'il +a subie.) + +MARINA. + +Non, non,--ce n'est plus cela: leur cruauté même s'est ralentie. + +JACOPO FOSCARI. + +En quoi donc? + +MARINA. + +Tu retournes à Candie. + +JACOPO FOSCARI. + +Adieu donc ma dernière espérance! Je pouvais endurer mon cachot: c'était +encore Venise; je pouvais supporter la torture: il y avait dans mon air +natal quelque chose qui ranimait mes forces, comme, sur l'océan, le +vaisseau battu des orages se soutient pourtant encore à la hauteur des +vagues, et continue fièrement sa course. Mais _là-bas_, dans cette île +maudite d'esclaves, de prisonniers et de mécréans, mon ame, telle qu'un +bâtiment naufragé, se brise dans mon sein; et si l'on m'y renvoie, je +périrai dans une cruelle agonie. + +MARINA. + +Mais _ici_? + +JACOPO FOSCARI. + +Je périrai de même;--mais en moins de tems, et moins péniblement. Eh +quoi! prétendent-ils donc me refuser le tombeau de mes pères, aussi bien +que leur demeure et leur héritage? + +MARINA. + +Écoute, Foscari: j'ai sollicité la permission de t'accompagner dans ton +exil, mais je ne partage pas ton désespoir. Cet amour que tu conserves +pour une terre ingrate et tyrannique est une passion, et non du +patriotisme. Pour moi, si je pouvais revoir le calme dans tes traits, +s'il nous était permis de profiter de la douce liberté de l'air et de la +terre, peu m'importeraient les climats et les pays. Cette multitude de +palais et de prisons n'est pas un Éden; ses premiers habitans étaient de +misérables proscrits. + +JACOPO FOSCARI. + +Oui, je sens qu'ils devaient être bien misérables! + +MARINA. + +Et cependant, vois: refoulés par les Tartares dans ces îles étroites, et +soutenus par cette énergie antique (tout ce qui leur restait de +l'héritage de Rome), ils parvinrent à créer, par degrés, une Rome +flottante. Ton courage sera-t-il donc au-dessous d'une infortune qui +tant de fois devint l'occasion d'une grande prospérité? + +JACOPO FOSCARI. + +Ah! si j'étais sorti de ma patrie, cherchant, comme les anciens +patriarches, une autre contrée, suivi comme eux de leurs familles et de +leurs troupeaux; si j'avais été exilé, comme les juifs, de Sion, ou, +comme nos pères chassés par Attila, des belles campagnes de l'Italie, +j'aurais sans doute encore donné quelques pleurs à mon ancienne contrée, +quelques pensées amères: mais bientôt je me serais relevé; et de concert +avec les miens, qui n'auraient pas cessé de m'entourer, j'aurais créé +une nouvelle patrie, une autre chose publique: peut-être alors aurais-je +supporté mon sort--bien que je n'ose l'assurer! + +MARINA. + +Pourquoi pas? c'est le sort de tant de milliers d'hommes! tant d'autres +le supporteront encore! + +JACOPO FOSCARI. + +Oui;--mais l'on nous parle uniquement de ceux qui, dans une nouvelle +terre, ont survécu à leurs maux; de leur nombre, de leur succès: qui +aurait pu compter les cœurs brisés en silence par cet exil? Qui pourrait +compter les victimes de cette maladie[1] qui, de l'impitoyable mer, +semble tout d'un coup faire jaillir les belles campagnes de la patrie; +qui les représente si fidèlement aux yeux malades du malheureux +proscrit, qu'on peut difficilement l'empêcher de se précipiter devant +l'image trompeuse? Rappelez-vous cette mélodie traînante[2] qui, tout +d'un coup, ranime les regrets passionnés du montagnard éloigné de ses +hauteurs couronnées de neige et de nuages; il s'abandonne à ses regrets, +mais il porte le poison dans ses veines, et bientôt il expire de +désespoir. Vous appelez cela de _la faiblesse_! c'est de la force; c'est +la source de tous les sentimens généreux: qui n'aime pas sa patrie est +incapable de rien aimer. + +[Note 1: La calenture.] + +[Note 2: Allusion à l'air suisse (le _ranz des vaches_) et à ses +effets.] + +MARINA. + +Obéis-lui donc, car c'est elle qui te proscrit. + +JACOPO FOSCARI. + +Oui, c'est elle: et son arrêt pèse sur mon cœur comme la malédiction +d'une mère;--l'empreinte en brûle mon front. Ces exilés dont vous me +parlez, ils s'éloignaient en foule les mains pressées l'une dans +l'autre, pendant la route; et leurs tentes réunies et confondues:--moi, +je suis seul. + +MARINA. + +Non, tu ne le seras plus:--ne vais-je pas avec toi? + +JACOPO FOSCARI. + +Chère Marina!--et nos enfans? + +MARINA. + +Pour eux, je crains bien que les soupçons de votre odieuse politique +(qui se joue de tous les liens et les brise à son plaisir) ne nous +permettent pas de les emmener avec nous. + +JACOPO FOSCARI. + +Et toi, peux-tu donc les quitter? + +MARINA. + +Oui, avec bien de la peine; mais je puis les laisser, enfans comme ils +sont, pour vous apprendre à l'être moins vous-même; apprenez par-là à +étouffer des sentimens sacrés, quand d'autres devoirs plus sacrés encore +le commandent: dans ce monde, d'ailleurs, notre premier devoir est de +savoir souffrir. + +JACOPO FOSCARI. + +N'ai-je encore rien supporté? + +MARINA. + +Beaucoup trop d'une injuste tyrannie, et assez pour vous apprendre à ne +pas être épouvanté d'une perspective qui n'a plus rien de pénible, +comparée à tout ce que vous avez déjà souffert. + +JACOPO FOSCARI. + +Ah! je le vois, vous n'avez jamais été proscrite loin de Venise; vous +n'avez jamais vu s'éloigner progressivement ses ravissantes tourelles, +alors que chaque sillon creusé dans la mer par le vaisseau semble +frapper et entr'ouvrir votre cœur; vous n'avez jamais vu le jour +s'abaisser sur nos rivages, et les couvrir de son auréole calme et +rougissante; puis, ayant rêvé qu'ils vous apparaissaient dans toute leur +beauté, vous ne vous êtes jamais réveillée sans les retrouver. + +MARINA. + +Je partagerai avec vous tout cela. Faisons-nous à l'idée de quitter +cette ville bien-aimée (car elle le mérite bien sans doute), et cette +prison d'état que vous devez à ses bontés. Nos enfans recevront les +soins du Doge et de mes oncles: il faut que nous mettions à la voile +avant la nuit. + +JACOPO FOSCARI. + +Ce terme est bien court. Ne verrai-je donc pas mon père? + +MARINA. + +Vous le verrez. + +JACOPO FOSCARI. + +Où? + +MARINA. + +Ici ou dans l'appartement ducal:--il n'a pas dit où. Que ne +supportez-vous votre exil comme il le supporte! + +JACOPO FOSCARI. + +Oh! ne le blâmez pas. Quelquefois il m'est arrivé de murmurer un +instant; mais il ne pouvait pas autrement agir. Le moindre témoignage de +pitié ou de sympathie de sa part n'eût fait que rejeter sur ses cheveux +blancs le soupçon des Dix, et sur ma tête des malheurs accumulés. + +MARINA. + +Accumulés! Quels sont donc les tourmens qu'ils vous ont épargnés? + +JACOPO FOSCARI. + +Celui de quitter Venise sans vous voir, lui ou toi; ils m'auraient +interdit ce bonheur, comme la première fois qu'ils m'exilèrent. + +MARINA. + +Cela est vrai; oui, pour cela, j'avoue ma dette envers la république, et +je lui devrai davantage encore quand tous deux nous flotterons sur les +libres vagues.--Partons! ah! partons aux extrémités du monde, s'il le +faut; mais loin de cette horrible, injuste et-- + +JACOPO FOSCARI. + +Ne la maudissez pas. Quand je me tais, qui ose accuser ma patrie? + +MARINA. + +Ciel et terre! qui ose l'accuser? le sang de plusieurs millions d'hommes +s'élevant au ciel contre elle; les accens de désespoir des esclaves +enchaînés, des citoyens dans les cachots, des mères, des épouses, des +enfans, des pères, et de tous les sujets courbés sous le joug de dix +vieilles têtes; enfin, jusqu'à _ton silence_. Et quand tu pourrais +encore alléguer quelque chose en sa faveur, quel autre, dis-moi, +voudrait le faire à ta place? + +JACOPO FOSCARI. + +Songeons, puisqu'il le faut, à notre départ. Mais qui vient ici? + +(Entre Lorédano suivi de familiers.) + +LORÉDANO, aux familiers. + +Retirez-vous, et laissez-moi le flambeau. + +(Les familiers se retirent.) + +JACOPO FOSCARI. + +Noble signor, soyez le bien-venu; je ne croyais pas que ces tristes +lieux recevraient jamais l'honneur d'une pareille visite. + +LORÉDANO. + +Ce n'est pas la première fois que je me trouve dans ces sortes de lieux. + +MARINA. + +Ni la dernière, si la récompense suivait le mérite. Venez-vous ici pour +nous insulter, pour faire l'office d'espion, ou pour demeurer en otage +auprès de nous? + +LORÉDANO. + +Telle n'est pas ma mission, noble dame! je suis envoyé vers votre mari +pour lui apprendre le décret des Dix. + +MARINA. + +L'on a prévenu cet acte de bonté: il le connaît. + +LORÉDANO. + +Et comment? + +MARINA. + +Je l'ai informé de l'indulgence de vos collègues, non sans doute avec +les délicates précautions que vous aurait suggérées votre naïve +sensibilité; mais enfin il la connaît. Si vous venez recevoir nos +remerciemens, prenez-les et sortez! L'horreur du cachot est assez +profonde sans vous; il s'y rencontre assez de reptiles non moins +malfaisans, bien que leur venin soit moins lâche. + +JACOPO FOSCARI. + +Calmez-vous, je vous prie. À quoi servent de telles paroles? + +MARINA. + +À lui faire connaître qu'il est connu. + +LORÉDANO. + +La belle dame doit conserver les priviléges de son sexe. + +MARINA. + +Signor, j'ai des fils: un jour ils sauront mieux vous remercier. + +LORÉDANO. + +Vous ferez bien de les élever dans de bons sentimens. Foscari,--vous +connaissez donc votre sentence? + +JACOPO FOSCARI. + +Je retourne à Candie? + +LORÉDANO. + +Oui,--pour la vie. + +JACOPO FOSCARI. + +Pour peu de tems. + +LORÉDANO. + +J'ai dit--pour _la vie_. + +JACOPO FOSCARI. + +Et je répète--pour peu de tems. + +LORÉDANO. + +Une année d'emprisonnement à la Cannée,--ensuite la liberté de l'île +entière. + +JACOPO FOSCARI. + +C'est tout un pour moi: cette liberté est à mes yeux comme la prison qui +doit la précéder. Est-il vrai que ma femme m'accompagne? + +LORÉDANO. + +Oui, si elle le veut. + +MARINA. + +Qui a réclamé pour moi cette justice? + +LORÉDANO. + +Quelqu'un qui ne fait pas la guerre aux femmes. + +MARINA. + +Mais qui opprime les hommes. Quoi qu'il en soit, je le remercie de la +seule faveur que j'aurais voulu demander ou recevoir de lui ou de ses +semblables. + +LORÉDANO. + +Il reçoit ces remerciemens avec les sentimens de celle qui les lui +offre. + +MARINA. + +Et puissent-ils lui servir en proportion de leur sincérité!--Mais assez. + +JACOPO FOSCARI. + +Est-ce là, signor, toute votre mission? Songez qu'il nous reste peu de +tems pour nous préparer, et que votre présence est pénible pour cette +dame, dont la famille est noble comme la vôtre. + +MARINA. + +Plus noble. + +LORÉDANO. + +Comment, plus noble? + +MARINA. + +Oui, car plus généreuse! Nous disons d'un coursier qu'il est _généreux_, +quand nous voulons exprimer la pureté de sa race. Je le sais, bien que +née à Venise où l'on ne connaît guère que des coursiers de bronze; mais +je l'ai appris de ces Vénitiens qui ont abordé sur les côtes d'Égypte, +et de l'Arabie leur voisine. Pourquoi donc ne dirions-nous mieux encore: +l'_homme généreux_? Si la famille est quelque chose, c'est pour les +vertus, plutôt que pour les années qu'elle rappelle; et la mienne, aussi +ancienne que la vôtre, est plus recommandable dans ses rejetons. Oh! +n'affectez pas de l'indignation,--mais reportez vos yeux en arrière; +considérez votre arbre généalogique aux feuillages si verts, aux fruits +si mûrs: alors vous serez forcé de rougir d'ancêtres qui rougiraient +eux-mêmes d'un fils tel que vous,--cœur aride et dévoré de haine! + +JACOPO FOSCARI. + +Encore, Marina! + +MARINA. + +Encore! Ne voyez-vous pas qu'il vient ici pour assouvir sa rage, en +reposant sur nos malheurs un dernier regard? laissez-le les partager. + +JACOPO FOSCARI. + +Cela serait difficile. + +MARINA. + +Nullement. Il les partage déjà:--c'est en vain qu'il cherche à dérober +ses angoisses sous un front de marbre et sous un dédaigneux sourire; il +les partage. Quelques mots précis de vérité confondent les suppôts de +l'enfer aussi bien que leur maître; j'ai mis un instant son ame à +l'épreuve, comme le fera avant peu le feu éternel qui le réclame. Vois +comme il recule à ma voix! et cependant il porte en ses mains la mort, +les fers et l'exil, qu'il déverse à volonté sur ses semblables. Mais ces +armes ne sont pas défensives, car j'ai percé du premier coup son cœur +glacé. Je brave ses furieux regards. Nous ne pouvons que mourir; il est +plus à plaindre que nous, car il ne peut que vivre, et chaque jour +avance l'heure inévitable de son châtiment. + +JACOPO FOSCARI. + +Vous avez perdu la raison. + +MARINA. + +Cela peut être; mais quelle est la cause de ce _délire_? + +LORÉDANO. + +Laissez-la poursuivre; elle ne m'atteint pas. + +MARINA. + +Vous mentez! Vous veniez ici pour savourer un lâche triomphe, à la vue +de notre déplorable situation. Vous veniez pour écouter froidement nos +prières,--pour compter nos pleurs et nos sanglots,--pour contempler le +naufrage auquel vous aviez réduit mon époux, le fils de votre souverain; +en un mot, vous veniez fouler aux pieds la victime,--idée devant +laquelle le bourreau recule, lui qui fait horreur à tous les hommes! +Qu'en est-il résulté? Nous sommes malheureux, signor; malheureux autant +que votre scélératesse et votre soif de vengeance pouvaient le désirer: +et cependant, comment _vous trouvez-vous_? + +LORÉDANO. + +Comme un roc. + +MARINA. + +Oui, mais frappé de la foudre: ils sont insensibles, mais ils demeurent +sillonnés. Allons, Foscari! éloignons-nous, et laissons cet être vil, le +seul digne d'habiter ces lieux qu'il a tant de fois peuplés de victimes, +mais qui ne seront purifiés qu'à l'instant où ils se fermeront sur lui. + +(Entre le Doge.) + +JACOPO FOSCARI. + +Mon père! + +LE DOGE, l'embrassant. + +Jacopo! mon fils!--mon fils! + +JACOPO FOSCARI. + +Encore une fois, mon père! Qu'il y a long-tems que je ne t'avais entendu +prononcer mon nom--_notre_ nom! + +LE DOGE. + +Mon enfant! que ne peux-tu savoir-- + +JACOPO FOSCARI. + +Il m'est échappé rarement des murmures. + +LE DOGE. + +C'est ton silence que j'ai senti le plus vivement. + +MARINA. + +Doge! regardez--là! (Elle indique Lorédano.) + +LE DOGE. + +Je vois cet homme--eh bien? + +MARINA. + +De la prudence! + +LORÉDANO. + +Cette vertu étant celle dont la noble dame aurait le plus besoin, il est +naturel qu'elle la recommande aux autres. + +MARINA. + +Misérable! ce n'est pas une vertu: c'est la politique des hommes de bien +forcés de se trouver en face du vice; c'est auprès de tes semblables que +je la recommande, comme je le ferais à celui dont le pied serait prêt de +toucher une vipère. + +LE DOGE. + +Cela est superflu à ma fille; depuis long-tems je connais Lorédano. + +LORÉDANO. + +Vous pouvez le connaître mieux encore. + +MARINA. + +Oui, mais non pas plus pervers sans doute. + +JACOPO FOSCARI. + +Mon père, ne perdons pas ces dernières heures dans de stériles +reproches. Est-ce bien en effet maintenant notre dernière entrevue? + +LE DOGE. + +Tu vois ces cheveux blancs. + +JACOPO FOSCARI. + +Et de plus, je sens que les miens ne blanchiront jamais ainsi. Mon père, +embrassez-moi! je vous ai toujours aimé,--jamais plus qu'aujourd'hui. +Ayez soin de mes enfans,--ceux de votre dernier enfant; qu'ils soient +pour vous tout ce que je fus long-tems moi-même, et jamais ce que je +suis aujourd'hui. Ne puis-je donc pas _les_ voir aussi? + +MARINA. + +Non,--pas _ici_. + +JACOPO FOSCARI. + +Partout ils peuvent embrasser leurs parens. + +MARINA. + +Je ne voudrais pas qu'ils vissent leur père dans un lieu qui pourrait +mêler à leur tendresse des sentimens de crainte, et troubler le cours +naturel de leur sang jeune et généreux. Ils sont heureux; ils dorment +tranquilles; ils ignorent que leur père n'est qu'un malheureux proscrit. +Je sais bien que leur destinée sera la même un jour; mais qu'ils ne la +reçoivent qu'à titre de succession, et non pas comme un droit de leur +enfance même. Leurs sens ouverts aux inspirations de l'amour le sont +également à celles de la terreur; et cette obscure humidité, et ces eaux +verdâtres et fangeuses qui flottent au-dessus de cet horrible asile,--ce +cachot lui-même, creusé au-dessous de la source des eaux, et enfermant +dans chaque crevasse un germe pestilentiel; tout cela pourrait être à +craindre pour eux: ce n'est pas _leur_ atmosphère, bien que vous,--vous +aussi,--et avant tous les autres, et comme en étant le plus +digne,--_vous_, noble Lorédano, vous puissiez respirer ici sans le +moindre danger. + +JACOPO FOSCARI. + +Je n'avais pas fait ces réflexions; je les approuve. Ainsi, je +m'éloignerai sans les avoir vus. + +LE DOGE. + +Non; il n'en sera rien: vous les verrez dans mon appartement. + +JACOPO FOSCARI. + +Et faudra-t-il _tous_ les quitter? + +LORÉDANO. + +Il le faut. + +JACOPO FOSCARI. + +Sans une seule exception? + +LORÉDANO. + +Ils sont le bien de l'état. + +MARINA. + +Je supposais qu'ils étaient le mien. + +LORÉDANO. + +Ils le sont, en effet, dans tout ce qui se rapporte à la puissance +maternelle. + +MARINA. + +C'est-à-dire, dans tous les soins pénibles. Sont-ils malades? on me les +confiera pour les soigner; meurent-ils? c'est à moi qu'il appartiendra +de les pleurer, de les ensevelir; mais s'ils vivent, vous en ferez des +soldats, des sénateurs, des esclaves, des proscrits,--ce que vous +voudrez; ou s'ils sont de l'autre sexe et doués d'un patrimoine, des +épouses et des courtisanes! Admirable sollicitude de l'état pour ses +fils et les mères de ses fils! + +LORÉDANO. + +L'heure approche, et les vents sont favorables. + +JACOPO FOSCARI. + +Qu'en savez-vous ici, où jamais les vents n'ont soufflé dans leur +liberté? + +LORÉDANO. + +Ils l'étaient quand j'entrai ici. La galère flottait à une portée d'arc +de _la riva di Schiavoni_. + +JACOPO FOSCARI. + +Mon père, précédez-moi, je vous prie, et préparez mes enfans à voir leur +père. + +LE DOGE. + +Allons, mon fils, du courage! + +JACOPO FOSCARI. + +Je ferai tous mes efforts. + +MARINA. + +Adieu, du moins, à cet infâme donjon, et à celui aux bons offices duquel +nous sommes en partie redevables de notre captivité passée. + +LORÉDANO. + +Et de la délivrance présente. + +LE DOGE. + +Il dit vrai. + +JACOPO FOSCARI. + +Sans doute; mais je ne lui dois qu'un échange de mes chaînes pour des +chaînes plus pesantes. Il le savait bien, ou il ne l'eût pas sollicité; +mais je ne lui reproche rien. + +LORÉDANO. + +Le tems presse, signor. + +JACOPO FOSCARI. + +Hélas! pouvais-je penser que je quitterais jamais avec douleur un pareil +séjour! Mais quand je sais que chaque pas qui m'en éloigne m'éloigne en +même tems de Venise, j'éprouve des regrets en regardant pour la dernière +fois ces murailles humides et-- + +LE DOGE. + +Enfant! pas de pleurs. + +MARINA. + +Laissez-les plutôt couler; il n'a pas pleuré au milieu des tortures, +elles ne peuvent ici le déshonorer. Elles soulageront son cœur,--ce cœur +trop sensible,--et je _saurai_ essuyer ces larmes amères ou y joindre +les miennes; je pourrais pleurer maintenant, mais je ne veux pas faire +tant de plaisir au méchant qui nous contemple. Sortons. Doge! +conduisez-nous. + +LORÉDANO, aux familiers. + +La torche! + +MARINA. + +Oui, éclairez-nous comme dans une pompe funèbre, suivie par Lorédano, +pleurant comme un avide héritier. + +LE DOGE. + +Mon fils! vous êtes faible: prenez cette main. + +JACOPO FOSCARI. + +Hélas! faut-il que la jeunesse s'appuie sur les années! c'était moi qui +devais être votre soutien. + +LORÉDANO. + +Prenez mon bras. + +MARINA. + +Foscari! Foscari! ne le touchez pas; c'est un dard vénéneux. Signor, +arrêtez! nous savons bien que si la main des vôtres devait nous sortir +du gouffre où nous sommes plongés, vous vous garderiez bien de nous la +présenter. Viens, Foscari! prends la main que l'autel a jointe à la +tienne; elle n'a pu te sauver, elle te soutiendra du moins toujours. + +(Ils sortent.) + +FIN DU TROISIÈME ACTE. + + + + +ACTE IV. + + + +SCÈNE PREMIÈRE. + +(Une salle dans le palais du Doge.) + +Entrent LORÉDANO et BARBARIGO. + + +BARBARIGO. + +Avez-vous confiance dans un pareil projet? + +LORÉDANO. + +Oui. + +BARBARIGO. + +Sa vieillesse en sera bien affligée. + +LORÉDANO. + +Dites plutôt qu'elle se trouvera heureuse d'être ainsi délivrée du +fardeau de l'état. + +BARBARIGO. + +Son cœur en sera brisé. + +LORÉDANO. + +La vieillesse n'a plus de cœur à briser. Il a vu celui de son fils sur +le point de l'être, et, si l'on excepte un éclair d'attendrissement, en +le voyant dans son cachot, il n'a pas été ému. + +BARBARIGO. + +Dans sa contenance, je l'avoue; mais quelquefois je l'ai vu en proie à +un tel découragement intérieur, que le plus bruyant désespoir ne pouvait +rien trouver à lui envier. Où est-il? + +LORÉDANO. + +Dans ses appartemens, avec son fils, et toute la race des Foscari. + +BARBARIGO. + +Ils se disent adieu. + +LORÉDANO. + +Un dernier adieu, comme celui que le vieillard fera bientôt à la dignité +de Doge. + +BARBARIGO. + +Et quand le fils met-il à la voile? + +LORÉDANO. + +Tout de suite, et quand ils en auront fini avec leurs longs adieux. Il +est tems de les avertir. + +BARBARIGO. + +Arrêtez! Voulez-vous encore abréger de pareils momens? + +LORÉDANO. + +Ce n'est pas moi; nous avons des soins plus importans. Il faut que ce +jour soit en même tems le dernier du règne du vieux Doge et le premier +du dernier bannissement de son fils. Et voilà la vengeance. + +BARBARIGO. + +À mes yeux trop cruelle. + +LORÉDANO. + +Elle est trop douce.--Ce n'est pas même vie pour vie, cette loi de +représailles admise dans tous les âges: ils me doivent encore la mort de +mon père et de mon oncle. + +BARBARIGO. + +Mais cette dette, le Doge ne l'a-t-il pas hautement niée? + +LORÉDANO. + +Sans doute. + +BARBARIGO. + +Et ce désaveu n'a-t-il pas ébranlé vos doutes? + +LORÉDANO. + +Non. + +BARBARIGO. + +Quoi qu'il en soit, si la déchéance doit être obtenue par notre +influence réunie dans le conseil, il faut que ce soit avec toute la +déférence due à ses cheveux blancs, à son rang et à ses services. + +LORÉDANO. + +Avec toutes les cérémonies qu'il vous plaira, pourvu que la chose se +fasse. Vous pouvez, je m'en soucie peu, lui députer le conseil, pour lui +demander, les genoux en terre (comme Barberousse au pape), d'avoir +l'extrême courtoisie d'abdiquer. + +BARBARIGO. + +Et s'il ne veut pas? + +LORÉDANO. + +Alors, nous en choisirons un autre, et nous annulerons son élection. + +BARBARIGO. + +Mais les lois?-- + +LORÉDANO. + +Quelles lois?--Les Dix, voilà les lois; et s'ils n'existaient pas, je +serais, dans cette circonstance, législateur. + +BARBARIGO. + +À vos propres périls? + +LORÉDANO. + +Ce n'est pas ici le cas,--vous dis-je; nous en avons le droit. + +BARBARIGO. + +Mais déjà, à deux reprises, il a sollicité la permission de se retirer, +et deux fois on la lui a refusée. + +LORÉDANO. + +Excellente raison pour la lui accorder une troisième fois. + +BARBARIGO. + +Sans qu'il le demande? + +LORÉDANO. + +Pour lui prouver que ses premières instances ont fait impression. Si +elles partaient du cœur, il nous devra des remerciemens: sinon, il est +juste de punir son hypocrisie. Allons, ils ont eu le tems de se réunir, +il faut les rejoindre; et sur ce point-là seulement, montrez une +résolution inébranlable. Les argumens que j'ai préparés sont de nature à +les ébranler et à renverser le vieillard. N'allez pas, avec vos +scrupules ordinaires, et quand nous sommes sûrs de leurs dispositions et +de leur volonté, nous arrêter au moment de la réussite. + +BARBARIGO. + +Si j'étais sûr que la déchéance du père ne sera pas le prélude d'une +persécution acharnée comme celle dont son fils est la victime, je vous +appuierais sans hésiter. + +LORÉDANO. + +Il n'a rien à craindre, vous dis-je; ses quatre-vingt-cinq ans +continueront autant qu'il pourra les traîner: il ne s'agit que de son +trône. + +BARBARIGO. + +Les princes déposés ont rarement beaucoup de tems à vivre. + +LORÉDANO. + +Plus rarement encore les octogénaires. + +BARBARIGO. + +Pourquoi donc ne pas attendre quelques jours? + +LORÉDANO. + +Parce que nous avons déjà bien assez attendu, et qu'il vit plus qu'il ne +convient. Allons! rendons-nous au conseil! + +(Lorédano et Barbarigo sortent.--Entrent Memmo et un sénateur.) + +SÉNATEUR. + +Un ordre de nous rendre au conseil des Dix! quel en peut être le motif? + +MEMMO. + +Les Dix seuls peuvent répondre: rarement ils manifestent leurs pensées +d'avance. Nous sommes cités;--il suffit. + +SÉNATEUR. + +Il suffit pour eux, mais non pour nous; je voudrais savoir pourquoi. + +MEMMO. + +En obéissant vous le saurez; autrement, vous n'en apprendrez pas moins +pourquoi vous auriez dû obéir. + +SÉNATEUR. + +Je ne prétends pas m'opposer, _mais_-- + +MEMMO. + +Dans Venise, _mais_ désigne un traître. Ne hasardez pas de _mais_, à +moins que vous ne vouliez passer sur le pont que l'on repasse bien +rarement. + +SÉNATEUR. + +Je me tais. + +MEMMO. + +Pourquoi d'ailleurs cette agitation?--Les Dix invoquent, dans leurs +délibérations, l'assistance de vingt-cinq patriciens;--vous êtes l'un de +ceux qu'ils ont choisis, j'en suis un autre; et le choix, ou la chance +qui nous réunit à une assemblée si auguste, me paraît également +honorable pour nous deux. + +SÉNATEUR. + +Sans doute. Je n'ajoute rien. + +MEMMO. + +Comme nous avons l'espoir (et tout le monde, seigneur, peut honnêtement +le caresser, je veux dire tous ceux d'une noble famille), l'espoir qu'un +jour nous pourrons être décemvirs, c'est sans doute comme une école de +sagesse pour les délégués du sénat qu'une pareille initiation comme +novice dans les plus profonds mystères de l'état. + +SÉNATEUR. + +Connaissons-les donc: ils méritent certainement toute notre attention. + +MEMMO. + +Comme nous ne pourrions les divulguer sans exposer nos vies, ils +méritent en effet quelque intérêt de notre part. + +SÉNATEUR. + +Je ne demande pas une place dans le sanctuaire; mais puisque l'on m'a +choisi, et non pas sans répugnance de ma part, je ferai mon devoir. + +MEMMO. + +Ne soyons pas les derniers à obéir à la sommation des Dix. + +SÉNATEUR. + +Tous ne sont pas encore arrivés; mais je suis de votre avis.--Entrons. + +MEMMO. + +Les plus pressés sont les mieux venus dans les conseils d'urgence,--et +du moins nous ne serons pas les derniers. + +(Entrent le Doge, Jacopo Foscari et Marina.) + +JACOPO FOSCARI. + +Ah! mon père! je sens qu'il faut partir, j'y suis décidé. Cependant, je +vous en conjure, obtenez pour moi qu'un jour je sois rappelé dans mes +foyers, un jour, quelqu'éloigné qu'il puisse être: qu'il y ait dans +l'espace un point qui soit pour mon cœur comme une sorte de phare; +j'accepte tous les tourmens qu'ils voudront m'infliger; mais, que je +puisse revenir! + +LE DOGE. + +Fils Jacopo, va, obéis aux volontés de notre pays: nous ne devons rien +voir au-delà. + +JACOPO FOSCARI. + +Mais du moins puis-je regarder derrière moi. Je vous prie, ne m'oubliez +pas. + +LE DOGE. + +Hélas! quand j'avais de nombreux enfans, vous étiez celui que je +chérissais davantage; en peut-il être autrement aujourd'hui, où vous me +restez seul de tous? Mais quand l'état demanderait que l'on exhumât la +cendre de vos trois excellens frères, quand leurs ombres indignées +s'élèveraient pour s'opposer à un pareil acte, et défendre leur dernière +demeure dans la terre de la patrie, je n'en obéirais pas moins à un +devoir plus impérieux encore. + +MARINA. + +Partons, cher époux! tout cela ne fait que prolonger notre douleur. + +JACOPO FOSCARI. + +L'on ne nous a pas encore prévenus; les voiles du vaisseau ne sont pas +déployées:--qui sait? le vent peut changer. + +MARINA. + +Il peut changer, mais leurs cœurs et votre destinée sont immuables; et +la rame des galériens suppléera au calme des vents, et nous éloignera +rapidement du havre. + +JACOPO FOSCARI. + +Ô mers! où sont donc vos orages? + +MARINA. + +Dans le cœur des hommes. Hélas! rien ne peut-il vous calmer? + +JACOPO FOSCARI. + +Jamais marinier n'invoqua son patron pour des vents doux et prospères, +comme je vous implore aujourd'hui, ô vous, patron tutélaire d'une patrie +que, dans votre saint amour, vous ne pouvez chérir plus tendrement que +moi! Soulevez les vagues furieuses de l'Adriatique; réveillez l'Auster, +souverain des tempêtes! Que l'Océan bouleversé rejette bientôt sur les +rivages déserts du Lido mon cadavre sans vie; que j'y puisse embrasser +encore les sables qui bordent cette terre tant aimée, et que je ne dois +plus jamais revoir! + +MARINA. + +Et sans doute vous formez les mêmes vœux pour moi qui ne vous quitte +plus? + +JACOPO FOSCARI. + +Non;--ah! non pour toi, chère et pieuse Marina! puisses-tu long-tems me +survivre, et protéger les tendres années de ces enfans, que ton sublime +dévouement va priver aujourd'hui de tes soins. Mais pour moi seul, +puissent tous les vents se déchaîner contre le vaisseau et mugir dans le +golfe; puissent tous les marins tourner sur moi leurs visages pâles et +désespérés; puissent-ils m'accuser, comme autrefois les Phéniciens +accusèrent Jonas d'appeler seul les tempêtes, et me précipiter dans les +flots comme une offrande pour les apaiser! L'abîme qui me détruira sera +plus compatissant que les hommes; il me transportera sans vie, mais +enfin il me transportera jusqu'aux rivages natals: je devrai une tombe +aux mains des pêcheurs, sur un sable désolé, qui jamais, dans la foule +innombrable des naufragés, n'aura recueilli un cœur aussi déchiré que le +mien ne l'aura été.--Mais pourquoi ne se brise-t-il pas? Comment se +fait-il que je vive? + +MARINA. + +Pour te dompter toi-même, je pense, et pour maîtriser avec le tems ce +vain désespoir. Jusqu'alors tu souffrais; mais les plaintes n'étaient +pas bruyantes. Que souffres-tu donc au prix de ce qui n'a pu t'arracher +un seul cri,--la prison et la torture? + +JACOPO FOSCARI. + +Ah! je souffre une double, une vingt fois plus cruelle torture! Mais +vous dites vrai, il faut la supporter. Votre bénédiction, mon père. + +LE DOGE. + +Que ne peut-elle te protéger! je te la donne pourtant. + +JACOPO FOSCARI. + +Pardonnez-- + +LE DOGE. + +Eh quoi! mon fils? + +JACOPO FOSCARI. + +Ma naissance à ma pauvre mère, à moi d'avoir vécu, et à vous-même, comme +je vous le pardonne, le don que vous m'avez fait de la vie. + +MARINA. + +De quoi pourrais-tu t'accuser? + +JACOPO FOSCARI. + +De rien. Ma mémoire n'est ouverte qu'à la douleur. Mais après avoir si +horriblement souffert, je ne puis m'empêcher de croire que je l'ai +mérité. S'il en est ainsi, puissent mes souffrances sur la terre adoucir +celles que l'avenir me réserve! + +MARINA. + +Ne crains rien, l'enfer est réservé à tes oppresseurs. + +JACOPO FOSCARI. + +J'espère que non. + +MARINA. + +Tu l'espères? + +JACOPO FOSCARI. + +Non, je ne puis leur souhaiter tous les maux qu'ils m'ont infligés. + +MARINA. + +Quoi! ces démons incarnés! Ah! puissent-ils mille fois les subir à leur +tour; et puissent les vers éternellement rongeurs les dévorer! + +JACOPO FOSCARI. + +Ils peuvent se repentir. + +MARINA. + +Dans ce cas-là même, leurs remords seraient trop tardifs; Dieu n'accepte +pas ceux des démons. + +(Entrent un officier et des gardes.) + +OFFICIER. + +Signor! la barque est sur le rivage;--le vent est levé: nous n'attendons +plus que vous. + +JACOPO FOSCARI. + +Je suis prêt. Mon père, encore votre main. + +LE DOGE. + +La voici. Hélas! comme la tienne tremble! + +JACOPO FOSCARI. + +Non, vous vous trompez: c'est la vôtre, mon père. Adieu. + +LE DOGE. + +Adieu. N'as-tu plus rien à recommander? + +JACOPO FOSCARI. + +Non--rien. (À l'officier.) Donnez-moi votre bras, cher signor. + +OFFICIER. + +Vous devenez pâle,--laissez-moi vous soutenir,--plus pâle!--holà! +quelque aide! de l'eau! + +MARINA. + +Il se meurt! + +JACOPO FOSCARI. + +Je suis prêt maintenant.--Un nuage étrange couvre mes yeux;--où est la +porte? + +MARINA. + +Éloignez-vous! c'est à moi de le soutenir.--Mon bien-aimé! ô ciel! comme +le mouvement de son cœur est faible! + +JACOPO FOSCARI. + +De la lumière! Est-ce là de la lumière?--je me meurs. (L'officier lui +présente de l'eau.) + +OFFICIER. + +Peut-être sera-t-il mieux au grand air. + +JACOPO FOSCARI. + +Je n'en doute pas. Vos mains, mon père, ma femme-- + +MARINA. + +La mort est dans cette étreinte glacée. Ô ciel!--mon Foscari, comment +vous trouvez-vous? + +JACOPO FOSCARI. + +Bien! (Il expire.) + +OFFICIER. + +Il est passé. + +LE DOGE. + +Il est libre. + +MARINA. + +Non,--non, il n'est pas mort; il doit encore y avoir de la vie dans ce +cœur:--il n'aurait pu me laisser ainsi. + +LE DOGE. + +Ma fille! + +MARINA. + +Silence, vieillard! je ne suis plus ta fille:--tu n'as plus de fils. Ô +Foscari! + +OFFICIER. + +Il nous faut emporter le corps. + +MARINA. + +Ne le touchez pas, odieux bourreau! avec sa vie cessent vos viles +fonctions; et vos lois homicides elles-mêmes ne les continuent pas +au-delà du meurtre. Laissez sa dépouille mortelle à ceux qui seuls +peuvent honorer sa mémoire. + +OFFICIER. + +Je dois prévenir la seigneurie, et attendre sa volonté. + +LE DOGE. + +Informez la seigneurie de ma part, de la part du Doge, qu'ils n'ont plus +le moindre droit sur ces cendres. Pendant sa vie, il leur appartenait, +comme étant leur sujet:--maintenant il m'appartient.--Mon déplorable +fils! + +(L'officier sort.) + +MARINA. + +Et je vis encore! + +LE DOGE. + +Marina! vos enfans vivent. + +MARINA. + +Mes enfans! oui--ils vivent, et moi aussi je dois vivre pour leur +apprendre à servir l'état, à mourir comme mourut leur père. Combien on +doit désirer et bénir dans Venise la stérilité! Pourquoi ma mère +m'a-t-elle mis au monde! + +LE DOGE. + +Mes malheureux enfans! + +MARINA. + +Quoi? vous aussi, vous êtes enfin sensible!--vous! Qu'est donc devenu le +stoïcisme de l'homme d'état? + +LE DOGE, se jetant sur le corps. + +Là! + +MARINA. + +Vous pleurez! je pensais que vos yeux n'avaient pas de larmes:--vous les +réserviez pour l'instant où elles sont superflues. Mais pleurez! lui ne +pleurera plus jamais--jamais, ô ciel! jamais! + +(Entrent Lorédano et Barbarigo.) + +LORÉDANO. + +Qu'y a-t-il ici? + +MARINA. + +Ah! le démon venant insulter à la mort! Fuis! Satan incarné! cette terre +est sainte, les cendres d'un martyr y reposent et en font un autel. +Retourne au séjour des tourmens! + +BARBARIGO. + +Madame, nous ignorions ce triste événement; nous allions au conseil, et +nous ne faisons que passer. + +MARINA. + +Passez donc! + +LORÉDANO. + +Nous cherchons le Doge. + +MARINA, indiquant le Doge, toujours étendu sur le corps de son fils. + +Il est occupé, vous le voyez, des affaires que vous lui avez préparées. +Êtes-vous contens? + +BARBARIGO. + +À Dieu ne plaise que nous troublions la douleur d'un père! + +MARINA. + +Non; il vous a suffi de la causer: votre rôle est fini. + +LE DOGE, se levant. + +Signor, je suis prêt. + +BARBARIGO. + +Non,--pas maintenant. + +LORÉDANO. + +Cependant, il importe beaucoup. + +LE DOGE. + +S'il en est ainsi, je le répète encore,--je suis prêt. + +BARBARIGO. + +Il n'en sera pas ainsi maintenant; dût Venise, comme un frêle vaisseau, +s'engloutir dans l'abîme! Je respecte votre douleur. + +LE DOGE. + +Je vous remercie. Mais si les nouvelles que vous apportez sont +fâcheuses, parlez, rien ne peut me frapper plus vivement que l'objet que +vous avez devant les yeux. Si elles sont bonnes, parlez; vous n'avez pas +à _craindre_ qu'elles me _consolent_. + +BARBARIGO. + +Je voudrais qu'elles le pussent. + +LE DOGE. + +Je ne m'adresse pas à _vous_, mais à Lorédano. _Il_ me comprend. + +MARINA. + +Je le prévoyais bien. + +LE DOGE. + +Que voulez-vous dire? + +MARINA. + +Voyez! le sang commence à rougir de nouveau les lèvres glacées de +Foscari;--le corps saigne à la vue de l'assassin. (À Lorédano.) Vil +meurtrier juridique, regarde! la mort elle-même rend témoignage de ton +forfait. + +LE DOGE. + +Ma fille! c'est une illusion de la douleur. (Aux suivans.) Emportez le +corps. Signor, si vous le désirez, je vous écouterai dans une heure. + +(Sortent le Doge, Marina et suivans avec le corps.--Lorédano et +Barbarigo demeurent sur la scène.) + +BARBARIGO. + +On ne peut dans ce moment le troubler. + +LORÉDANO. + +Lui-même ne dit-il pas que désormais rien ne pourrait le troubler? + +BARBARIGO. + +Le chagrin aime la solitude, et la rompre est une barbarie. + +LORÉDANO. + +La solitude est l'aliment de tout chagrin; et rien n'est plus capable de +dissiper les sombres visions de l'autre monde que le retour des vives +impressions de celui-ci. Les affaires ne comportent pas les pleurs. + +BARBARIGO. + +Et c'est pour cela que vous voulez écarter ce vieillard de toutes les +affaires? + +LORÉDANO. + +La chose est décrétée. La giunta et les Dix l'ont convertie en loi. Qui +oserait braver la loi? + +BARBARIGO. + +L'humanité! + +LORÉDANO. + +Quoi! parce que son fils est mort? + +BARBARIGO. + +Et qu'il n'est pas encore enseveli. + +LORÉDANO. + +Si, quand nous vous avons proposé la mesure, nous avions connu cet +incident, nous en aurions suspendu l'adoption; mais une fois passé, rien +ne peut en arrêter l'effet. + +BARBARIGO. + +Non, je ne consentirai jamais. + +LORÉDANO. + +Vous avez consenti à l'essentiel,--remettez-vous à moi du reste. + +BARBARIGO. + +Son abdication presse-t-elle donc tant? + +LORÉDANO. + +L'impression d'un sentiment particulier n'a pas droit d'arrêter ce qui +importe à la république; et un malheur simple et naturel ne peut +retarder d'un jour l'exécution d'une loi. + +BARBARIGO. + +Vous avez un fils. + +LORÉDANO. + +Oui,--et même j'_avais_ un père. + +BARBARIGO. + +Cependant, toujours aussi inexorable? + +LORÉDANO. + +Toujours. + +BARBARIGO. + +Mais du moins, avant de presser l'exécution de l'édit qui le dépose, +laissez-le enterrer son fils. + +LORÉDANO. + +Qu'il rappelle donc à la vie mon oncle et mon père,--et j'y consens. Les +hommes peuvent, dans leur vieillesse même, devenir, ou paraître devenir +pères d'une centaine d'enfans; mais ils ne peuvent rallumer l'existence +d'un seul de leurs ancêtres. Le sacrifice n'est pas égal: il a vu ses +enfans expirer d'une mort naturelle; mes pères sont tombés victimes de +maladies violentes et mystérieuses. Je n'ai pas eu recours au poison; je +n'ai pas soudoyé quelque subtil opérateur dans l'art destructeur de +guérir, pour abréger leur route vers la guérison éternelle. Ses fils, et +il en avait quatre, sont morts sans que j'invoquasse le secours de +drogues homicides. + +BARBARIGO. + +Et êtes-vous sur qu'il soit plus coupable que vous? + +LORÉDANO. + +Très-sûr. + +BARBARIGO. + +Il semble pourtant la loyauté même. + +LORÉDANO. + +Ainsi le jugeait Carmagnuola, il n'y a pas long-tems encore. + +BARBARIGO. + +Quoi! cet étranger convaincu de trahison? + +LORÉDANO. + +Lui-même. Vous vous rappelez la nuit dans laquelle les Dix réunis au +Doge décidèrent de sa perte? Le lendemain, à l'heure du crépuscule, +Carmagnuola rencontre le Doge, et lui demande, en plaisantant, s'il doit +lui souhaiter le bonjour ou le bonsoir. Sa seigneurie répondit qu'en +effet il avait veillé toute la nuit dernière: «Et, ajouta-t-il avec le +plus gracieux sourire, dans cette nuit il a souvent été question de +vous[3].» Il disait vrai; on y avait résolu la mort de Carmagnuola huit +mois avant sa mort. Et cependant le vieux Doge, qui connaissait l'arrêt, +l'accueillait avec une hypocrite bienveillance avant +l'exécution;--certes, quatre-vingts années peuvent seules apprendre une +pareille dissimulation. Le brave Carmagnuola est mort; le jeune Foscari +et ses frères le sont également:--jamais ils ne m'ont fait sourire. + +[Note 3: Fait historique.] + +BARBARIGO. + +Étiez-vous donc l'ami de Carmagnuola? + +LORÉDANO. + +Il était la sauve-garde de Venise. Dans sa jeunesse, il avait été son +ennemi; mais dans sa virilité il fut son sauveur d'abord, et puis sa +victime. + +BARBARIGO. + +Tel est le châtiment de ceux qui sauvent les républiques. Celui que nous +poursuivons maintenant, non-seulement a sauvé la nôtre, il en a réduit +d'autres sous son pouvoir. + +LORÉDANO. + +Les Romains (et nous sommes leurs émules) donnaient une couronne à qui +prenait une ville: ils en donnaient également une à celui qui parvenait +à sauver un citoyen dans le combat. La récompense était la même. Que si +nous comparons aujourd'hui le nombre des cités prises par le Doge +Foscari, à celui des citoyens mis à mort par lui, ou durant son +gouvernement, la balance sera terriblement contre lui, quand on se +bornerait aux désastres particuliers, nés de sa haine pour mon +malheureux père. + +BARBARIGO. + +Ainsi vous êtes inébranlable? + +LORÉDANO. + +Qui donc aurait pu m'ébranler? + +BARBARIGO. + +Ce qui m'a ébranlé moi-même. Pour vous, je le sais, vous êtes de marbre +dans votre haine. Mais quand tout sera accompli, quand le vieillard sera +déposé, son nom flétri, sa famille déshonorée, tous ses enfans morts, +vous et les vôtres triomphans, comment dormirez-vous? + +LORÉDANO. + +Plus profondément. + +BARBARIGO. + +Vous vous abusez, et vous serez forcé de le reconnaître avant de vous +assoupir près de vos pères. + +LORÉDANO. + +Ils ne sommeillent pas dans leurs tombes prématurées; ils ne le veulent +pas tant que Foscari ne remplit pas la sienne. Chaque nuit je les vois +se lever en sourcillant autour de ma couche, désigner le palais ducal, +et m'exhorter à la vengeance. + +BARBARIGO. + +Erreur de l'imagination! Aucune passion n'évoque comme la haine les +spectres et les fantômes; l'amour lui-même ne peuple pas les airs +d'illusions comme cette maladie du cœur. + +(Un officier entre.) + +LORÉDANO. + +Où allez-vous? + +OFFICIER. + +Disposer, par l'ordre du Doge, la cérémonie des funérailles du dernier +Foscari. + +BARBARIGO. + +Depuis quelques années les voûtes de leur sépulture se sont ouvertes +bien souvent. + +LORÉDANO. + +Elles seront bientôt comblées, et cesseront à jamais de s'ouvrir. + +OFFICIER. + +Puis-je continuer? + +LORÉDANO. + +Passez. + +BARBARIGO. + +Mais comment le Doge supporte-t-il cette dernière calamité? + +OFFICIER. + +Avec une fermeté désespérée. Il parle peu en présence de témoins, mais +j'ai vu ses lèvres s'entr'ouvrir de tems en tems; une ou deux fois même +je l'ai entendu, de l'appartement voisin, murmurer ces paroles: _Mon +fils_! Je dois m'éloigner. + +(L'officier sort.) + +BARBARIGO. + +Cette catastrophe va mettre tout Venise de son côté. + +LORÉDANO. + +Sans doute. Il faut nous hâter: réunissons les membres délégués pour +faire connaître la résolution du conseil. + +BARBARIGO. + +Je proteste dès maintenant contre elle. + +LORÉDANO. + +À votre aise:--je n'en recueillerai pas moins les voix; et voyons qui de +nous deux aura le plus d'influence sur les esprits. + +(Sortent Barbarigo et Lorédano.) + +FIN DU QUATRIÈME ACTE. + + + + +ACTE V. + + + +SCÈNE PREMIÈRE. + +(Les appartemens du Doge.) + +Le DOGE, DOMESTIQUE. + + +DOMESTIQUE. + +Monseigneur, la députation attend; mais elle ajoute que si vous désiriez +la recevoir à une autre heure elle attendrait votre plaisir. + +LE DOGE. + +Pour moi toutes les heures sont égales. Qu'ils entrent. + +(Le domestique sort.) + +OFFICIER. + +Prince! j'ai rempli votre ordre. + +LE DOGE. + +Quel ordre? + +OFFICIER. + +Un bien triste.--J'ai disposé le convoi de-- + +LE DOGE. + +Oui--oui--oui,--pardon. Je commence à perdre la mémoire; je me fais trop +vieux,--aussi vieux que l'annoncent mes années. Jusqu'à présent j'avais +lutté contre elles; mais elles commencent à l'emporter sur moi. + +(Entre la députation composée de six de la seigneurie et du chef des +Dix.) + +LE DOGE. + +Soyez les bien-venus, nobles seigneurs! + +LE CHEF DES DIX. + +Avant tout, le conseil partage avec le Doge le chagrin de son dernier +malheur privé. + +LE DOGE. + +Assez--assez de cela. + +LE CHEF DES DIX. + +Le Doge refuse-t-il cet hommage de respect? + +LE DOGE. + +Je le reçois comme on le présente.--Poursuivez. + +LE CHEF DES DIX. + +Les Dix, réunis à une giunta tirée du sénat, et composée de vingt-cinq +des plus nobles patriciens, ayant délibéré sur l'état de la république, +et sur les soucis qui, en ce moment, doivent doublement oppresser vos +années depuis si long-tems dévouées à la patrie, ont jugé convenable de +solliciter humblement de votre sagesse (qui ne pourra s'empêcher d'y +consentir) la résignation de l'anneau ducal, que vous avez si long-tems +et si glorieusement porté. Et pour témoigner qu'ils ne sont ingrats ni +insensibles envers vos années et vos services, ils vous destinent un +apanage de deux mille ducats d'or, pour entourer votre retraite d'un +éclat digne de celle d'un prince. + +LE DOGE. + +L'ai-je bien entendu? + +LE CHEF DES DIX. + +Ai-je besoin de répéter? + +LE DOGE. + +Non.--Avez-vous fait? + +LE CHEF DES DIX. + +J'ai parlé. Vingt-quatre heures vous sont accordées pour rendre réponse. + +LE DOGE. + +Je n'aurais pas besoin du même nombre de secondes. + +LE CHEF DES DIX. + +Nous n'avons plus qu'à nous retirer. + +LE DOGE. + +Restez! vingt-quatre heures ne changeront rien à ce que j'ai à dire. + +LE CHEF DES DIX. + +Parlez! + +LE DOGE. + +Quand par deux fois j'ai exprimé le vœu d'abdiquer, on m'en a refusé la +liberté; et non-seulement on me l'a refusée, mais vous m'avez arraché le +serment de ne plus jamais à l'avenir renouveler cette demande. J'ai +alors juré de mourir dans l'exercice des fonctions que ma patrie m'avait +ici confiées; je dois écouter la voix de l'honneur, de ma +conscience:--je ne puis violer _mon_ serment. + +LE CHEF DES DIX. + +Ne nous réduisez pas à recourir à la nécessité d'un décret, à défaut de +votre assentiment. + +LE DOGE. + +La Providence se plaît à prolonger mes jours pour m'éprouver et me +punir; mais vous, avez-vous quelque droit d'accuser la longueur d'une +vie dont chaque heure fut consacrée au service de l'état? Je suis prêt à +sacrifier encore ma vie pour lui, comme je lui ai déjà sacrifié d'autres +objets mille fois plus chers que la vie. Mais quant à ma dignité,--je la +tiens de _toute_ la république; quand la volonté _générale_ sera +consultée, alors je pourrai vous donner une réponse. + +LE CHEF DES DIX. + +Celle que vous nous faites nous afflige, mais elle ne peut avoir le +moindre poids. + +LE DOGE. + +Je suis prêt à tout; mais rien ne changera ma volonté, même pour un +moment. Décrétez--ce qu'il vous plaira. + +LE CHEF DES DIX. + +Voici donc la réponse que nous devons transmettre à ceux qui nous +envoient? + +LE DOGE. + +Vous m'avez entendu. + +LE CHEF DES DIX. + +Nous nous retirons respectueusement. + +(La députation sort.--Un domestique entre.) + +LE DOMESTIQUE. + +Monseigneur, la noble dame Marina demande une audience. + +LE DOGE. + +Mon tems est à elle. + +(Entre Marina.) + +MARINA. + +Pardonnez, monseigneur, si je vous trouble;--peut-être souhaitiez-vous +d'être seul? + +LE DOGE. + +Seul? Quand tout le monde se presserait autour de moi, je n'en resterai +pas moins seul aujourd'hui et désormais. Mais nous avons des forces. + +MARINA. + +Oui, conservons-les pour les objets--Oh! mon cher Jacopo! + +LE DOGE. + +Ne te contrains pas! je n'ai pas de consolations à t'offrir. + +MARINA. + +Ah! s'il avait vécu dans une autre contrée; doué de tous les avantages, +si chéri, si accompli, qui pouvait être plus heureux, plus envié que mon +pauvre Foscari? Rien n'eût manqué à son bonheur et au mien; rien, s'il +n'eût pas été de Venise. + +LE DOGE. + +Ou le fils d'un prince. + +MARINA. + +Oui; tout ce que les autres hommes souhaitent dans leur vanité ou dans +leurs illusions de bonheur, tout, par une destinée étrange, lui est +devenu fatal. La patrie, le peuple qui l'idolâtrait, le prince dont il +était le fils aîné, et-- + +LE DOGE. + +Le prince? il n'a plus long-tems à l'être. + +MARINA. + +Comment? + +LE DOGE. + +Ils m'ont ravi mon fils, maintenant ils songent à me ravir un anneau et +un diadême trop long-tems portés. Ah! laissons-leur reprendre ces vains +hochets! + +MARINA. + +Les tyrans! et dans un tel jour encore! + +LE DOGE. + +Ils n'en pouvaient choisir un plus favorable: une heure plus tôt j'y +eusse été sensible. + +MARINA. + +Quoi! n'avez-vous pas de ressentiment?--Ô vengeance! mais hélas! celui +qui vous eût protégé si lui-même l'avait été, mon cher Foscari, ne peut +plus aider son père. + +LE DOGE. + +Il ne l'eût jamais aidé contre son pays, quand il aurait eu mille vies +au lieu de celle-- + +MARINA. + +Qu'ils lui arrachèrent dans les supplices. Vous appelez cela du +patriotisme? Mais je suis femme; et mon mari, mes enfans, voilà ma +patrie et mon bonheur. Je l'ai aimé,--je l'ai idolâtré! et je l'ai vu +supporter des épreuves qui eussent glacé d'épouvante les plus intrépides +martyrs. Il n'est plus; et moi, qui aurais voulu donner tout mon sang +pour lui, je n'ai rien à lui donner que des larmes! Que ne puis-je +espérer de le voir venger?--Mais j'ai des fils: un jour ils seront des +hommes. + +LE DOGE. + +Le malheur vous égare. + +MARINA. + +Je croyais pouvoir le supporter quand je le voyais en proie à +d'horribles tourmens; oui, je pensais que mieux eût valu le voir mort +que victime d'une captivité plus longue:--je reçois la punition d'une +pareille pensée. Que ne suis-je dans son tombeau! + +LE DOGE. + +Il faut que je le voie encore une fois. + +MARINA. + +Venez avec moi. + +LE DOGE. + +Est-il-- + +MARINA. + +Son monument aujourd'hui est notre lit nuptial. + +LE DOGE. + +Mais est-il dans son linceul? + +MARINA. + +Viens, vieillard, viens! + +(Le Doge et Marina sortent.--Entrent Barbarigo et Lorédano.) + +BARBARIGO, à un domestique. + +Où est le Doge? + +LE DOMESTIQUE. + +Il vient de se retirer à l'instant avec l'illustre dame, veuve de son +fils. + +LORÉDANO. + +Où? + +LE DOMESTIQUE. + +Dans la chambre où le corps est déposé. + +BARBARIGO. + +Il ne nous reste donc qu'à retourner. + +LORÉDANO. + +Vous oubliez que vous ne le pouvez. Nous avons l'ordre implicite de la +junte d'attendre qu'elle se présente ici, et de l'assister: elle ne +tardera pas à arriver. + +BARBARIGO. + +Et la junte se hâtera-t-elle de faire entendre au Doge sa réponse? + +LORÉDANO. + +Elle exprime le vœu d'une grande célérité. Le Doge avait répondu +vivement, il faut qu'on lui réplique de même. On a égard à sa dignité; +on s'est occupé de son sort:--que peut-il désirer de plus? + +BARBARIGO. + +De mourir dans ses vêtemens de Doge. Certes, il ne peut survivre +long-tems encore; mais j'ai fait de mon mieux pour défendre son rang; et +jusqu'à la fin j'ai combattu la proposition, bien que sans succès. +Pourquoi me forcer ici à exprimer le vote de la majorité? + +LORÉDANO. + +Il était important d'appeler à témoins quelques opinions différentes des +nôtres, afin d'empêcher la calomnie d'insinuer qu'une majorité +tyrannique redoutait pour ses actes l'assistance des autres. + +BARBARIGO. + +Dites aussi, car je dois le croire, que vous avez voulu me faire rougir +de l'inutilité de ma résistance. Lorédano! dans vos moyens de vengeance, +vous êtes ingénieux, poétique même, un véritable Ovide dans _l'art de +haïr_; c'est donc à vous--(car la haine porte un œil microscopique, même +dans les objets secondaires) que je dois, pour mieux faire ressortir le +zèle des autres, d'avoir été associé involontairement aux travaux de +votre junte. + +LORÉDANO. + +Comment! ma junte? + +BARBARIGO. + +Oui, la _vôtre_! Ils parlent d'après vous, ourdissent vos trames, +adoptent vos plans et exécutent votre ouvrage; ne sont-ils pas les +vôtres? + +LORÉDANO. + +Vous oubliez la prudence:--souhaitez qu'ils ne vous entendent pas. + +BARBARIGO. + +Oh! viendra le jour qu'ils entendront des voix plus terribles que la +mienne: ils ont outrepassé tous leurs excès; et quand on montre une +telle audace dans les états les plus vils et les plus méprisés, +l'humanité s'y relève encore pour les punir. + +LORÉDANO. + +Vous parlez avec peu de sagesse. + +BARBARIGO. + +C'est ce qu'il faudrait prouver. Mais voici nos collègues. + +(Entre la députation de la junte.) + +LE CHEF DES DIX. + +Le Doge sait-il que nous désirons le voir? + +LE DOMESTIQUE. + +On va le lui apprendre. + +(Le domestique sort.) + +BARBARIGO. + +Le Doge est avec son fils. + +LE CHEF DES DIX. + +S'il en est ainsi, nous remettrons l'affaire après la cérémonie. +Sortons; nous avons encore jusqu'au soir assez de tems. + +LORÉDANO, à part, à Barbarigo. + +Que le feu de l'enfer dessèche ton indiscrète langue! Je l'arracherai de +cette imprudente et sotte bouche, et je saurai bien ainsi vous ôter le +pouvoir d'exprimer autre chose que des sanglots. (Haut, à ses autres +collègues.) Sages signors, un instant de retard, je vous prie. + +BARBARIGO. + +Soyons humains! + +LORÉDANO. + +Voyez, le duc approche! + +(Entre le Doge.) + +LE DOGE. + +J'obéis à votre sommation. + +LE CHEF DES DIX. + +Nous venons encore une fois pour vous faire agréer notre dernière +demande. + +LE DOGE. + +Et moi pour vous dire-- + +LE CHEF DES DIX. + +Quoi? + +LE DOGE. + +La même chose. Vous m'avez entendu. + +LE CHEF DES DIX. + +Vous allez donc entendre le décret absolu et définitif que nous venons +de rendre. + +LE DOGE. + +Au fait--au fait! Je connais les vieilles formes de votre justice, et +les gracieux préludes de vos actes tyranniques. Poursuivez! + +LE CHEF DES DIX. + +Vous n'êtes plus Doge; vous êtes délié de votre impérial serment comme +souverain; vous déposerez la robe ducale; mais, par égard pour vos +services, l'état vous alloue l'apanage dont nous vous avons parlé dans +notre précédente entrevue. Vous avez trois jours pour quitter ces lieux, +sous peine de voir confisquer vos biens, et toute votre fortune +particulière. + +LE DOGE. + +Cette dernière clause, et je suis fier de le dire, n'enrichira pas le +trésor. + +LE CHEF DES DIX. + +Doge! votre réponse. + +LORÉDANO. + +Répondez, François Foscari! + +LE DOGE. + +Si j'avais pu jamais prévoir que mon âge portât quelque préjudice à la +chose publique, je n'aurais pas, chef de l'état, témoigné assez +d'ingratitude pour préférer la dignité suprême à l'intérêt de ma patrie. +Mais cette _vie_, que vous abreuvez d'amertume, ne lui fut pas inutile +pendant de longues années; et je devais espérer que mes derniers momens +pourraient encore lui être consacrés. Mais le décret étant rendu, +j'obéis. + +LE CHEF DES DIX. + +Si vous aviez désiré prolonger le délai des trois jours, nous l'aurions +volontiers, comme témoignage de notre estime, étendu jusqu'à huit. + +LE DOGE. + +Pas même huit heures, signor; pas même huit minutes.--(Déposant son +anneau et son bonnet.) Voici l'anneau ducal et voici le ducal diadême. +Ainsi l'Adriatique est libre d'en épouser un autre. + +LE CHEF DES DIX. + +Veuillez montrer moins d'empressement. + +LE DOGE. + +Ah! signor, je suis vieux; et pour vous donner le tems de me déposer, je +dois moi-même ne pas en perdre. Je crois voir parmi vous une figure que +je ne connais pas.--Sénateur! votre nom? votre costume m'annonce que +vous êtes le chef des Quarante? + +MEMMO. + +Signor, je suis le fils de Marco Memmo. + +LE DOGE. + +Ah! votre père était mon ami;--les _fils_ et les pères... Mais qu'y +a-t-il? mes gens ici! + +LE DOMESTIQUE. + +Mon prince! + +LE DOGE. + +Je ne suis plus prince:--voici les princes du prince! (Montrant la +députation des Dix.) Disposez-vous à quitter ces lieux sur-le-champ. + +LE CHEF DES DIX. + +Pourquoi si brusquement? ce sera éveiller le scandale. + +LE DOGE, aux Dix. + +Vous en répondrez; c'est votre affaire.--(Aux domestiques.) Pour vous, +il est une charge que je remets encore à vos soins les plus grands, +quoique je n'en aie plus le droit;--mais non, je dois m'occuper +moi-même-- + +BARBARIGO. + +Il entend le corps de son fils. + +LE DOGE. + +Appelez Marina, ma fille. + +(Entre Marina.) + +LE DOGE. + +Disposez-vous, ma fille; nous pouvons aller pleurer ailleurs. + +MARINA. + +Ah! dans tous les lieux. + +LE DOGE. + +Oui; mais en liberté, et non plus devant les yeux jaloux de ces espions +de la grandeur. Signors, vous pouvez partir. Que voudriez-vous de plus? +nous allons sortir. Craignez-vous que nous n'emportions avec nous le +palais? Ces murs, dix fois aussi vieux que moi, et je le suis pourtant +assez, vous ont servis comme je vous ai servis moi-même; eux et moi nous +pourrions même vous rappeler quelques souvenirs: mais je ne les conjure +pas de vous écraser, comme autrefois les colonnes du temple de Dagon se +détachèrent sur l'Israélite et les Philistins ses ennemis! Le pouvoir de +les ébranler appartiendrait, je pense, à une malédiction comme la +mienne, provoquée par des êtres tels que vous; mais je ne maudis point. +Adieu! généreux signors! puisse le Doge suivant être meilleur que le +Doge actuel! + +LORÉDANO. + +Le Doge _actuel_ est Pascal Malipiero. + +LE DOGE. + +Non, tant que je n'ai pas franchi le seuil de ces portes. + +LORÉDANO. + +La grande cloche de Saint-Marc doit bientôt retentir pour son +inauguration. + +LE DOGE. + +Ciel et terre! vous oserez donner ce signal de mort, et je vivrai pour +l'entendre!--moi, le premier Doge qui l'aura jamais entendu pour son +successeur! Plus heureux cent fois mon coupable prédécesseur, le fier +Marino Faliero:--cette insulte du moins lui fut épargnée. + +LORÉDANO. + +Eh quoi! regretteriez-vous un traître? + +LE DOGE. + +Non;--mais j'envie le sort d'un mort. + +LE CHEF DES DIX. + +Monseigneur, si vous êtes décidé à quitter aussi brusquement le palais +ducal, retirez-vous du moins par l'escalier particulier qui conduit sur +les bords du canal. + +LE DOGE. + +Non. Je descendrai les escaliers par lesquels j'arrivai autrefois à la +souveraineté:--l'escalier du Géant, au sommet duquel je reçus +l'investiture de Doge. Mes services me l'avaient fait gravir, les +odieuses pratiques de mes ennemis vont m'en faire descendre. C'est là +que je fus installé, il y a trente-cinq ans, et que je traversai les +appartemens que je ne devais plus craindre de quitter, si ce n'est comme +cadavre,--cadavre luttant peut-être pour les protéger encore,--mais non +chassé honteusement par mes propres concitoyens. Allons, cependant; mon +fils et moi nous en sortirons ensemble,--lui pour sa dernière demeure, +moi pour la demander au ciel. + +LE CHEF DES DIX. + +Quoi! en public? + +LE DOGE. + +Je fus élu publiquement, je veux être déposé de même. Marina! es-tu +prête? + +MARINA. + +Voici mon bras. + +LE DOGE. + +Oui, mon bâton de vieillesse! Grâce à ce soutien, je puis partir. + +LE CHEF DES DIX. + +Cela ne peut être:--le peuple vous verrait. + +LE DOGE. + +Le peuple!--il n'y a pas ici de peuple; vous le savez: autrement vous +n'auriez pas osé insulter ainsi lui et moi. Il est peut-être une +_populace_ dont l'aspect vous fera rougir; mais ne craignez pas qu'elle +ose murmurer ou vous maudire, si ce n'est du fond du cœur, et par leurs +muets regards. + +LE CHEF DES DIX. + +Vous parlez ainsi par emportement, autrement-- + +LE DOGE. + +Vous avez raison. J'ai parlé plus que je n'en ai l'habitude; c'est un +faible qui n'est pas le mien, et qui vous excuse le mieux, en ce qu'il +semble indiquer que les années affaiblissent ma raison. Adieu! +seigneurs. + +BARBARIGO. + +Vous ne vous éloignerez pas sans une escorte convenable à votre rang +passé et actuel. Nous accompagnerons le Doge, avec le respect qui lui +est dû, jusqu'à son palais particulier. N'est-ce pas là votre avis, mes +collègues? + +PLUSIEURS VOIX. + +Oui, oui. + +LE DOGE. + +Vous ne marcherez pas du moins à ma suite. J'entrai ici souverain;--je +sortirai par les mêmes portes, mais comme citoyen. Toutes ces vaines +cérémonies sont autant de lâches insultes qui ne font qu'ulcérer le cœur +davantage, et lui offrir, au lieu d'antidote, de nouveaux poisons. La +pompe est faite pour les princes;--je ne le suis pas!--il est faux même +que je sois quelque chose avant de franchir ces portes.--Ah! + +LORÉDANO. + +Écoutez! + +(On entend sonner la grande cloche de Saint-Marc.) + +BARBARIGO. + +La cloche! + +LE CHEF DES DIX. + +Oui, de Saint-Marc, qui s'ébranle pour l'élection de Malipiero. + +LE DOGE. + +Je reconnais le son! je l'entendis une fois, une fois seulement, et il y +a de cela trente-cinq années. Dès-lors j'avais cessé d'être jeune. + +BARBARIGO. + +Asseyez-vous, monseigneur! vous tremblez. + +LE DOGE. + +C'est le signal de mes funérailles! Mon cœur souffre horriblement. + +BARBARIGO. + +Asseyez-vous, je vous prie. + +LE DOGE. + +Non; mon siége était jusqu'à présent un trône. Marina! allons. + +MARINA. + +Oui, le plus promptement possible. + +LE DOGE. Il fait quelques pas, puis s'arrête. + +Je sens une soif dévorante.--Qui m'apportera un peu d'eau? + +BARBARIGO. + +Moi-- + +MARINA. + +Moi-- + +LORÉDANO. + +Moi-- + +(Le Doge prend un gobelet de la main de Lorédano.) + +LE DOGE. + +Je le reçois de vous, Lorédano, de la main la plus digne de m'assister à +une pareille heure. + +LORÉDANO. + +Par quel motif? + +LE DOGE. + +Il est dit que le cristal de Venise a pour les poisons une telle +antipathie, qu'il vient à se briser dès qu'on y dépose le moindre venin. +Cependant vous portez ce gobelet, il n'éclate pas. + +LORÉDANO. + +Eh bien? + +LE DOGE. + +Le cristal est donc faux ou vous êtes loyal. Pour moi, je ne crois l'un +ni l'autre; c'est une légende mensongère. + +MARINA. + +Vous parlez beaucoup; mieux vaudrait vous asseoir, et ne pas encore +partir. Ô ciel! vos regards ressemblent aux derniers de mon mari! + +BARBARIGO. + +Il tombe!--supportez-le!--Un siége! + +LE DOGE. + +La cloche sonne!--Laissez-moi!--ma tête est en feu! + +BARBARIGO. + +Appuyez-vous sur nous, je vous en conjure. + +LE DOGE. + +Non! un souverain doit mourir debout. Soutenez-moi, ma pauvre +fille!--Ah! _cette cloche_! + +(Le Doge retombe et meurt.) + +MARINA. + +Mon Dieu! mon Dieu! + +BARBARIGO, à Lorédano. + +Contemplez votre ouvrage; il est complet. + +LE CHEF DES DIX. + +N'a-t-on aucun secours? Appelez à l'aide. + +LE DOMESTIQUE. + +Il n'y a plus d'espérance. + +LE CHEF DES DIX. + +S'il en est ainsi, qu'au moins ses obsèques soient dignes de son nom, de +sa patrie, de son rang, de son dévouement aux devoirs que lui imposait +la république, tant que son âge lui permettait de s'y livrer. Mes +collègues, parlez; n'êtes-vous pas de cet avis? + +BARBARIGO. + +Il n'a pas eu le malheur de mourir sujet aux lieux où il avait régné: il +faut donc que ses funérailles soient celles d'un prince. + +LE CHEF DES DIX. + +Ainsi on nous approuve? + +TOUS, à l'exception de Lorédano, répondent: + +Oui. + +LE CHEF DES DIX. + +La paix du ciel soit avec lui. + +MARINA. + +Veuillez m'excuser, signors; c'est une raillerie. Ne plaisantez pas +davantage avec ces tristes restes, qui, lorsqu'ils étaient le séjour +d'une ame (une ame sur laquelle vous avez exercé tout votre empire), +furent par vous insultés avec une rage aussi glorieuse pour vous que sa +vertu l'était pour lui; vous avez banni Foscari de son palais, vous +l'avez arraché impitoyablement de son trône; et maintenant, quand il ne +peut plus apprécier vos marques de respect, quand il ne voudrait plus +les accepter s'il voulait encore quelque chose, vous préparez, signors, +une pompe vaine et superflue, pour honorer la mémoire de celui que vous +avez foulé aux pieds. De royales funérailles n'ajouteraient rien à son +honneur, et ne pourraient que mieux faire ressortir votre crime. + +LE CHEF DES DIX. + +Madame, nous ne changeons pas aussi promptement de projet. + +MARINA. + +Je le sais, du moins quand il s'agit de torturer les vivans; mais je +pensais que les morts n'étaient plus sous votre empire, et qu'ils +étaient confiés à des êtres supérieurs, dont l'office, il faut l'avouer, +ressemble beaucoup à celui que vous exercez sur la terre. Laissez-le à +mes soins; vous me l'auriez abandonné si vous n'eussiez porté le dernier +coup à ce vieillard infortuné: c'est mon dernier devoir, et, dans mon +malheur, il peut m'offrir une sorte de consolation. Le désespoir est +fantastique, il recherche les images de mort et l'appareil des +funérailles. + +LE CHEF DES DIX. + +Prétendez-vous encore à cet office? + +MARINA. + +Oui, seigneur, j'y prétends. Sa fortune, il est vrai, fut dissipée au +service de l'état; mais il me reste mon douaire, et je le consacre à ses +obsèques et à celles de--(Elle s'arrête agitée.) + +LE CHEF DES DIX. + +Gardez-le plutôt pour vos enfans. + +MARINA. + +Oui; en effet, ils sont orphelins: je vous remercie. + +LE CHEF DES DIX. + +Quant à votre requête, nous ne pouvons y souscrire. Ces restes seront +exposés avec la pompe accoutumée; ils seront accompagnés à leur dernier +gîte par le nouveau Doge, non pas revêtu des insignes de sa dignité mais +de la simple robe des sénateurs. + +MARINA. + +L'on m'a cité des meurtriers qui avaient enterré leurs victimes; mais +jusqu'à présent je n'avais jamais entendu parler d'une apparence +hypocrite de splendeur semblable à celle que les assassins de Faliero +veulent préparer. L'on m'a cité des veuves en larmes,--hélas! j'en ai +versé quelques-unes,--et toujours grâce à vous! L'on m'a cité des +héritiers à la tête du deuil;--et sans doute, n'en ayant pas laissé au +défunt, vous prétendez aujourd'hui en remplir le rôle. Fort bien, +seigneurs; votre volonté sera faite, comme un jour, je l'espère, le sera +la volonté du ciel! + +LE CHEF DES DIX. + +Songez-vous, madame, à qui vous parlez, et tout le danger d'un pareil +discours? + +MARINA. + +Quant au premier point, je le connais mieux, et quant au dernier, aussi +bien que vous-mêmes; je puis les envisager. Souhaitez-vous quelques +funérailles de plus? + +BARBARIGO. + +Ne relevez pas ces expressions passionnées; sa position doit lui servir +d'excuse. + +LE CHEF DES DIX. + +Nous n'en tiendrons donc pas compte. + +BARBARIGO, à Lorédano qui trace quelques mots sur ses tablettes. + +Qu'écrivez-vous donc là avec tant d'empressement? + +LORÉDANO, montrant du doigt le corps du Doge. + +Qu'_il_ m'a payé[4]. + +[Note 4: _L'ha pagata_, fait historique. Voyez l'_Histoire de Venise_, +par Pierre Daru, page 411, vol. II.] + +LE CHEF DES DIX. + +Quelle dette vous devait-il? + +LORÉDANO. + +Une dette ancienne et juste; la dette de la nature et la _mienne_. + +(La toile tombe.) + +FIN DES DEUX FOSCARI. + + + + +APPENDICE. + +EXTRAIT +DE L'HISTOIRE DE LA RÉPUBLIQUE DE VENISE, +PAR P. DARU, DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE. + + +Depuis trente ans, la république n'avait pas déposé les armes. Elle +avait acquis les provinces de Brescia, de Bergame, de Crême, et la +principauté de Ravenne. + +Mais ces guerres continuelles faisaient beaucoup de malheureux et de +mécontens. Le Doge François Foscari, à qui on ne pouvait pardonner d'en +avoir été le promoteur, manifesta une seconde fois, en 1442, et +probablement avec plus de sincérité que la première, l'intention +d'abdiquer sa dignité. Le conseil s'y refusa encore. On avait exigé de +lui le serment de ne plus quitter le dogat. Il était déjà avancé dans la +vieillesse, conservant toujours beaucoup de force de tête et de +caractère, et jouissant de la gloire d'avoir vu la république étendre au +loin les limites de ses domaines pendant son administration. + +Au milieu de ses prospérités, de grands chagrins vinrent mettre à +l'épreuve la fermeté de son ame. + +Son fils, Jacques Foscari, fut accusé, en 1445 d'avoir reçu des présens +de quelques princes ou seigneurs étrangers, notamment, disait-on, du duc +de Milan, Philippe Visconti. C'était non-seulement une bassesse, mais +une infraction des lois positives de la république. + +Le conseil des Dix traita cette affaire comme s'il se fût agi d'un délit +commis par un particulier obscur. L'accusé fut amené devant ses juges, +devant le Doge, qui ne crut pas pouvoir s'abstenir de présider le +tribunal. Là, il fut interrogé, appliqué à la question[5], déclaré +coupable; et il entendit, de la bouche de son père, l'arrêt qui le +condamnait au bannissement perpétuel, et le reléguait à Naples de +Romanie, pour y finir ses jours. + +[Note 5: _E datagli la corda per avere da lui la verita; chiamato il +consiglio de' Dieci colla giunta, nel quale fù messer lo Doge, fù +sentenziato_. (Marin Sanuto, _Vite de' Duchi, F. Foscari_.)] + +Embarqué sur une galère pour se rendre au lieu de son exil, il tomba +malade à Trieste. Les sollicitations du Doge obtinrent, non sans +difficulté, qu'on lui assignât une autre résidence. Enfin le conseil des +Dix lui permit de se retirer à Trévise, en lui imposant l'obligation d'y +rester sous peine de mort, et de se présenter tous les jours devant le +gouverneur. + +Il y était depuis cinq ans, lorsqu'un des chefs du conseil des Dix fut +assassiné. Les soupçons se portèrent sur lui: un de ses domestiques +qu'on avait vu à Venise fut arrêté et subit la torture. Les bourreaux ne +purent lui arracher aucun aveu. Ce terrible tribunal se fit amener son +maître, le soumit aux mêmes épreuves; il résista à tous les tourmens, ne +cessant d'attester son innocence[6]. Mais on ne vit dans cette constance +que de l'obstination; de ce qu'il taisait le fait, on conclut que ce +fait existait: on attribua sa fermeté à la magie, et on le relégua à la +Canée. De cette terre lointaine, le banni, digne alors de quelque pitié, +ne cessait d'écrire à son père, à ses amis, pour obtenir quelque +adoucissement à sa déportation. N'obtenant rien, et sachant que la +terreur qu'inspirait le conseil des Dix ne lui permettait pas d'espérer +de trouver dans Venise une seule voix qui s'élevât en sa faveur, il fit +une lettre pour le nouveau duc de Milan, par laquelle, au nom des bons +offices que Sforce avait reçus du chef de la république, il implorait +son intervention en faveur d'un innocent, du fils du Doge. + +[Note 6: _E fù tormentato nè mai confessò cosa alcuna, pure parve al +consiglio de' Dieci di confinarlo in vita alla Canea_. (Ibid.) Voici le +texte du jugement: _«Cùm Jacobus Foscari, per occasioneni percussionis +et mortis Hermolai Donati, fuit retentus et examinatus, et propter +significationes, testificationes, et scripturas quœ habentur contra eum, +clare apparet ipsum esse reum criminis prœdicti; sed propter +incantationes et verba quœ sibi reperta sunt, de quibus exsistit indicia +manifesta, videtur, propter obstinatam mentem suam, non esse possibile +extrahere ab ipso illam veritatem, quœ clara est per scripturas et per +testificationes, quoniam in fune aliquam nec vocem, nec gemitum, sed +solum intra dentes voces ipse videtur et auditur infra se loqui_, +etc.... _Tamen non est standum in istis terminis, propter honorem status +nostri et pro multis respectibus, prœsertìm quòd regimen nostrum +occupatur in hac re, et qui interdictum est ampliùs progredere; vadit +pars quòd dictus Jacobus Foscari, propter ea quœ habentur de illo, +mittatur in confinium in civitate Caneœ_, etc.» Notice sur le procès de +Jacques Foscari, dans un volume intitulé, _Raccolta di memorie storiche +e annedote, per formar la Storia dell' eccellentissimo consiglio de' +Dieci dalla sua prima istituzione sino a' giorni nostri, con le diverse +variazioni e riforme nelle varie epoche successe_. (Archives de +Venise.)] + +Cette lettre, selon quelques historiens, fut confiée à un marchand qui +avait promis de la faire parvenir au duc, mais qui, trop averti de ce +qu'il avait à craindre en se rendant l'intermédiaire d'une pareille +correspondance, se hâta, en débarquant à Venise, de la remettre au chef +du tribunal. Une autre version, qui paraît plus sûre, rapporte que la +lettre fut surprise par un espion, attaché aux pas de l'exilé[7]. + +[Note 7: La notice citée ci-dessus, qui rapporte les actes de cette +procédure.] + +Ce fut un nouveau délit dont on eut à punir Jacques Foscari. Réclamer la +protection d'un prince étranger était un crime dans un sujet de la +république. Une galère partit sur-le-champ pour l'amener dans les +prisons de Venise. À son arrivée, il fut soumis à l'estrapade[8]. +C'était une singulière destinée pour le citoyen d'une république et pour +le fils d'un prince, d'être trois fois dans sa vie appliqué à la +question. Cette fois la torture était d'autant plus odieuse, qu'elle +n'avait point d'objet, le fait qu'on avait à lui reprocher étant +incontestable. + +[Note 8: _Ebbe prima par sapere la verità trenta squassi di corda_. +(Marin Sanuto, _Vite de' Duchi, F. Foscari_.)] + +Quand on demanda à l'accusé, dans les intervalles que les bourreaux lui +accordaient, pourquoi il avait écrit la lettre qu'on lui produisait, il +répondit que c'était précisément parce qu'il ne doutait pas qu'elle ne +tombât entre les mains du tribunal, que toute autre voie lui avait été +fermée pour faire parvenir ses réclamations, qu'il s'attendait bien +qu'on le ferait amener à Venise, mais qu'il avait tout risqué pour avoir +la consolation de voir sa femme, son père et sa mère encore une fois. + +Sur cette naïve déclaration, on confirma sa sentence d'exil; mais on +l'aggrava, en ajoutant qu'il serait retenu en prison pendant un an. +Cette rigueur dont on usait envers un malheureux, était sans doute +odieuse; mais cette politique, qui défendait à tous les citoyens de +faire intervenir des étrangers dans les affaires intérieures de la +république, était sage. Elle était chez eux une maxime de gouvernement +et une maxime inflexible. L'historien Paul Morosini[9] a conté que +l'empereur Frédéric III, pendant qu'il était l'hôte des Vénitiens, +demanda, comme une faveur particulière, l'admission d'un citoyen dans le +grand conseil, et la grâce d'un ancien gouverneur de Candie; gendre du +Doge, et banni par sa mauvaise administration, sans pouvoir obtenir ni +l'une ni l'autre. + +[Note 9: _Historia di Venezia_, lib. 23.] + +Cependant on ne put refuser au condamné la permission de voir sa femme, +ses enfans, ses parens, qu'il allait quitter pour toujours. Cette +dernière entrevue même fut accompagnée de cruauté, par la sévère +circonspection qui retenait les épanchemens de la douleur paternelle et +conjugale. Ce ne fut point dans l'intérieur de leur appartement, ce fut +dans une des grandes salles du palais, qu'une femme, accompagnée de ses +quatre fils, vint faire les derniers adieux à son mari; qu'un père +octogénaire, et la dogaresse accablée d'infirmités, jouirent un moment +de la triste consolation de mêler leurs larmes à celles de leur exilé. +Il se jeta à leurs genoux en leur tendant des mains disloquées par la +torture, pour les supplier de solliciter quelque adoucissement à la +sentence qui venait d'être prononcée contre lui. Son père eut le courage +de lui répondre: «Non, mon fils, respectez votre arrêt, et obéissez sans +murmure à la seigneurie[10].» À ces mots, il se sépara de l'infortuné, +qui fut sur-le-champ embarqué pour Candie. + +[Note 10: Marin Sanuto, dans sa Chronique, _Vite de' Duchi_, se sert +ici, sans en avoir eu l'intention, d'une expression assez énergique: +«_Il Doge era vecchio, in decrepita eta, et camminava con una mazzetta: +É quando gli ando parlogli molto constantemente che parea che non fosse +suo figliuolo, licet fosse figliuolo unico, e Jacopo disse, Messer +padre, vi prego che procuriate per me, acciocchè io torni a casa mia. Il +Doge disse: Jacopo, va e obbedisci a quello che vuole la terra, e non +cercar più oltre_.»] + +L'antiquité vit avec autant d'horreur que d'admiration un père +condamnant ses fils évidemment coupables. Elle hésita pour qualifier de +vertu sublime ou de férocité cet effort qui paraît au-dessus de la +nature humaine[11]; mais ici, où la première faute n'était qu'une +faiblesse, où la seconde n'était pas prouvée, où la troisième n'avait +rien de criminel, comment concevoir la constance d'un père qui voit +torturer trois fois son fils unique, qui l'entend condamner sans +preuves, et qui n'éclate pas en plaintes; qui ne l'aborde que pour lui +montrer un visage plus austère qu'attendri, et qui, au moment de s'en +séparer pour jamais, lui interdit les murmures et jusqu'à l'espérance? +Comment expliquer une si cruelle circonspection, si ce n'est en avouant, +à notre honte, que la tyrannie peut obtenir de l'espèce humaine les +mêmes efforts que la vertu? La servitude aurait-elle son héroïsme comme +la liberté? + +[Note 11: «Cela fut un acte que l'on ne sçaurait ni suffisament louer, +ny assez blasmer: car, ou c'estait une excellence de vertu qui rendait +ainsi son cœur impassible, ou une violence de passion qui le rendait +insensible; dont ne l'une ne l'autre n'est chose petite, ains surpassant +l'ordinaire d'humaine nature, et tenant ou de la divinité ou de la +bestialité. Mais il est plus raisonnable que le jugement des hommes +s'accorde à sa gloire, que la faiblesse des jugeants fasse descroire sa +vertu. Mais pour lors'quand il se fut retiré, tout le monde demoura sur +la place; comme transy d'horreur et de frayeur par un long temps sans +mot dire, pour avoir veu ce qui avait été fait.» + +(PLUTARQUE, _Valérius Publicola_.)] + +Quelque tems après ce jugement, on découvrit le véritable auteur de +l'assassinat dont Jacques Foscari portait la peine; mais il n'était plus +tems de réparer cette atroce injustice, le malheureux était mort dans sa +prison. + +Il me reste à raconter les suites des malheurs du père. L'histoire les +attribue à l'impatience qu'avaient ses ennemis et ses rivaux de voir +vaquer sa place. Elle accuse formellement Jacques Lorédan, l'un des +chefs du conseil des Dix, de s'être livré contre ce vieillard aux +conseils d'une haine héréditaire, et qui depuis long-tems divisait leurs +maisons[12]. + +[Note 12: Je suis principalement dans ce récit une relation manuscrite +de la déposition de François Foscari, qui est dans le volume intitulé, +_Raccolta di memorie storiche e annedote, per formar la Storia dell' +eccellentissimo consiglio de' Dieci_. (Archives de Venise.)] + +François Foscari avait essayé de la faire cesser, en offrant sa fille à +l'illustre amiral P. Lorédano, pour un de ses fils. L'alliance avait été +rejetée, et l'inimitié s'en était accrue. Dans tous les conseils, dans +toutes les affaires, le Doge trouvait toujours les Lorédano prêts à +combattre ses propositions ou ses intérêts. Il lui échappa un jour de +dire qu'il ne se croirait réellement prince que lorsque Pierre Lorédano +aurait cessé de vivre. Cet amiral mourut quelque tems après d'une +incommodité assez prompte qu'on ne put expliquer. Il n'en fallut pas +davantage aux malveillans pour insinuer que François Foscari, ayant +désiré cette mort, pouvait bien l'avoir hâtée. + +Ces bruits s'accréditèrent encore lorsqu'on vit aussi mourir subitement +Marc Lorédan, frère de Pierre, et cela dans le moment où, en sa qualité +d'avogador, il instruisait un procès contre André Donato, gendre du +Doge, accusé de péculat. On écrivit sur la tombe de l'amiral, qu'il +avait été enlevé à la patrie par le poison. + +Il n'y avait aucune preuve, aucun indice contre François Foscari, aucune +raison même de le soupçonner. Quand sa vie entière n'aurait pas démenti +une imputation aussi odieuse, il savait que son rang ne lui promettait +ni l'impunité ni même l'indulgence. La mort tragique de l'un de ses +prédécesseurs l'en avertissait, et il n'avait que trop d'exemples +domestiques du soin que le conseil des Dix prenait d'humilier le chef de +la république. + +Cependant Jacques Lorédan, fils de Pierre, croyait ou feignait de croire +avoir à venger les pertes de sa famille[13]. Dans ses livres de comptes +(car il faisait le commerce, comme à cette époque presque tous les +patriciens), il avait inscrit de sa propre main le Doge au nombre de ses +débiteurs, «pour la mort, y était-il dit, de mon père et de mon +oncle[14]». De l'autre côté du registre, il avait laissé une page en +blanc, pour y faire mention du recouvrement de cette dette; et en effet, +après la perte du Doge, il écrivit sur son registre: «Il me l'a payée, +_l'ha pagata_.» + +[Note 13: _Hasce tamen injurias, quamvis imaginarias, non tam ad animum +revocaverat Jacobus Lauredanus defunctorum nepos, quam in abecedarium +vindictam opportunam_. + +(PALAZZI, _Fasti ducales_.)] + +[Note 14: Note ci-contre, et l'histoire vénitienne de Vianolo.] + +Jacques Lorédan fut élu membre du conseil des Dix, en devint un des +trois chefs, et se promit bien de profiter de cette occasion pour +accomplir la vengeance qu'il méditait. + +Le Doge, en sortant de la terrible épreuve qu'il venait de subir pendant +le procès de son fils, s'était retiré au fond de son palais; incapable +de se livrer aux affaires, consumé de chagrins, accablé de vieillesse, +il ne se montrait plus en public, ni même dans les conseils. Cette +retraite, si facile à expliquer dans un vieillard octogénaire si +malheureux, déplut aux décemvirs, qui voulurent y voir un murmure contre +leurs arrêts. + +Lorédan commença par se plaindre devant ses collègues du tort que les +infirmités du Doge, son absence dans le conseil, apportaient à +l'expédition des affaires; il finit par hasarder, et réussit à faire la +proposition de le déposer. Ce n'était pas la première fois que Venise +avait pour prince un homme dans la caducité; l'usage et les lois y +avaient pourvu: dans ces circonstances, le Doge était suppléé par le +plus ancien du conseil. Ici, cela ne suffisait pas aux ennemis de +Foscari. Pour donner plus de solennité à la délibération, le conseil des +Dix demanda une adjonction de vingt-cinq sénateurs; mais comme on n'en +énonçait pas l'objet, et que le grand conseil était loin de le +soupçonner, il se trouva que Marc Foscari, frère du Doge, leur fut donné +pour l'un des adjoints. Au lieu de l'admettre à la délibération, on +enferma ce sénateur dans une chambre séparée, et on lui fit jurer de ne +jamais parler de cette exclusion qu'il éprouvait, en lui déclarant qu'il +y allait de sa vie; ce qui n'empêcha pas qu'on n'inscrivit son nom au +bas du décret, comme s'il y eût pris part[15]. + +[Note 15: Il faut cependant remarquer que, dans la notice où l'on +raconte ce fait, la délibération est rapportée, que les vingt-cinq +adjoints y sont nommés, et que le nom de Marc Foscari ne s'y trouve +pas.] + +Quand on en vint à la délibération, Lorédan la provoqua en ces +termes[16]: «Si l'utilité publique doit imposer silence à tous les +intérêts privés, je ne doute pas que nous ne prenions aujourd'hui une +mesure que la patrie réclame, que nous lui devons. Les états ne peuvent +se maintenir dans un ordre de choses immuable: vous n'avez qu'à voir +comme le nôtre est changé, et combien il le serait davantage s'il n'y +avait une autorité assez ferme pour y porter remède. J'ai honte de vous +faire remarquer la confusion qui règne dans les conseils, le désordre +des délibérations, l'encombrement des affaires, et la légèreté avec +laquelle les plus importantes sont décidées; la licence de notre +jeunesse, le peu d'assiduité des magistrats, l'introduction de +nouveautés dangereuses. Quel est l'effet de ces désordres? de +compromettre notre considération. Quelle en est la cause? l'absence d'un +chef capable de modérer les uns, de diriger les autres, de donner +l'exemple à tous, et de maintenir la force des lois. + +[Note 16: Cette harangue se lit dans la notice citée ci-dessus.] + +«Où est le tems où nos décrets étaient aussitôt exécutés que rendus; où +François Carrare se trouvait investi dans Padoue, avant de pouvoir être +seulement informé que nous voulions lui faire la guerre? Nous avons vu +tout le contraire dans la dernière guerre contre le duc de Milan. +Malheureuse la république qui est sans chef! + +«Je ne vous rappelle pas tous ces inconvéniens et leurs suites +déplorables pour vous affliger, pour vous effrayer; mais pour vous faire +souvenir que vous êtes les maîtres, les conservateurs de cet état fondé +par vos pères, et de la liberté que nous devons à leurs travaux, à leurs +institutions. Ici, le mal indique le remède. Nous n'avons point de chef, +il nous en faut un. Notre prince est notre ouvrage, nous avons donc le +droit de juger son mérite quand il s'agit de l'élire, et son incapacité +quand elle se manifeste. J'ajouterai que le peuple, encore bien qu'il +n'ait pas le droit de prononcer sur les actions de ses maîtres, +apprendra ce changement avec transport. C'est la Providence, je n'en +doute pas, qui lui inspire elle-même ces dispositions, pour vous avertir +que la république réclame cette résolution, et que le sort de l'état est +en vos mains.» + +Ce discours n'éprouva que de timides contradictions; cependant la +délibération dura huit jours. L'assemblée, ne se jugeant pas aussi sûre +de l'approbation universelle que l'orateur voulait le lui faire croire, +désirait que le Doge donnât lui-même sa démission. Il l'avait déjà +proposée deux fois, et on n'avait pas voulu l'accepter. + +Aucune loi ne portait que le prince fût révocable: il était au contraire +à vie; et les exemples qu'on pouvait citer de plusieurs Doges déposés +prouvaient que de telles révolutions avaient été le résultat d'un +mouvement populaire. + +Mais, d'ailleurs, si le Doge pouvait être déposé, ce n'était pas +assurément par un tribunal composé d'un petit nombre de membres, +institué pour punir les crimes, et nullement investi du droit de +révoquer ce que le corps souverain de l'état avait fait. + +Cependant le tribunal arrêta que les six conseillers de la seigneurie, +et les chefs du conseil des Dix, se transporteraient auprès du Doge, +pour lui signifier que l'excellentissime conseil avait jugé convenable +qu'il abdiquât une dignité dont son âge ne lui permettait plus de +remplir les fonctions. On lui donnait 1500 ducats d'or pour son +entretien, et vingt-quatre heures pour se décider[17]. + +Foscari répondit sur-le-champ avec beaucoup de gravité, que deux fois il +avait voulu se démettre de sa charge; qu'au lieu de le lui permettre, on +avait exigé de lui le serment de ne plus réitérer cette demande; que la +Providence avait prolongé ses jours pour l'éprouver et pour l'affliger, +et que cependant on n'était pas en droit de reprocher sa longue vie à un +homme qui avait employé quatre-vingt-quatre ans au service de la +république; qu'il était prêt encore à lui sacrifier sa vie; mais que, +pour sa dignité, il la tenait de la république entière, et qu'il se +réservait de répondre sur ce sujet quand la volonté générale serait +légalement manifestée. + +Le lendemain, à l'heure indiquée, les conseillers et les chefs des Dix +se présentèrent. Il ne voulut pas leur donner d'autre réponse. Le +conseil s'assembla sur-le-champ, lui envoya demander encore une fois sa +résolution, séance tenante; et, la réponse ayant été la même, on +prononça que le Doge était relevé de son serment et déposé de sa +dignité; on lui assignait une pension de 1500 ducats d'or, en lui +enjoignant de sortir du palais dans huit jours, sous peine de voir tous +ses biens confisqués[18]. + +[Note 17: Ce décret est rapporté textuellement dans la notice.] + +[Note 18: La notice rapporte aussi ce décret.] + +Le lendemain, ce décret fut porté au Doge, et ce fut Jacques Lorédan qui +eut la cruelle joie de le lui présenter. Il répondit: «Si j'avais pu +prévoir que ma vieillesse fût préjudiciable à l'état, le chef de la +république ne se serait pas montré assez ingrat pour préférer sa dignité +à la patrie; mais cette vie lui ayant été utile pendant tant d'années, +je voulais lui en consacrer jusqu'au dernier moment. Le décret est +rendu, je m'y conformerai.» Après avoir parlé ainsi, il se dépouilla des +marques de sa dignité, remit l'anneau ducal, qui fut brisé en sa +présence; et dès le jour suivant, il quitta ce palais, qu'il avait +habité pendant trente-cinq ans, accompagné de son frère, de ses parens +et de ses amis. Un secrétaire qui se trouva sur le perron, l'invita à +descendre par un escalier dérobé, afin d'éviter la foule du peuple, qui +s'était rassemblé dans les cours; mais il s'y refusa, disant qu'il +voulait descendre par où il était monté; et quand il fut au bas de +l'escalier des Géans, il se retourna, appuyé sur sa béquille, vers le +palais, en proférant ces paroles: «Mes services m'y avaient appelé, la +malice de mes ennemis m'en fait sortir.» + +La foule qui s'ouvrait sur son passage, et qui avait peut-être désiré sa +mort, était émue de respect et d'attendrissement[19]. Rentré dans sa +maison, il recommanda à sa famille d'oublier les injures de ses ennemis. +Personne, dans les divers corps de l'état, ne se crut en droit de +s'étonner qu'un prince inamovible eût été déposé sans qu'on lui +reprochât rien; que l'état eût perdu son chef, à l'insu du sénat et du +corps souverain lui-même. Le peuple seul laissa échapper quelques +regrets: une proclamation du conseil des Dix prescrivit le silence le +plus absolu sur cette affaire, sous peine de mort. + +[Note 19: On lit dans la notice ces propres mots: «_Se fosse stato in +loro potere, volentieri lo avrebbero restituito_.»] + +Avant de donner un successeur à François Foscari, une nouvelle loi fut +rendue, qui défendait au Doge d'ouvrir et de lire, autrement qu'en +présence de ses conseillers, les dépêches des ambassadeurs de la +république, et les lettres des princes étrangers[20]. + +Les électeurs entrèrent au conclave, et nommèrent au dogat Pascal +Malipior, le 30 octobre 1457. La cloche de Saint-Marc, qui annonçait à +Venise son nouveau prince, vint frapper l'oreille de François Foscari; +cette fois sa fermeté l'abandonna: il éprouva un tel saisissement, qu'il +mourut le lendemain[21]. + +[Note 20: _Hist. di Venezia, di Paolo Morosini_, lib. 24.] + +[Note 21: _Hist. di Pietro Justiniani_, lib. 8.] + +La république arrêta qu'on lui rendrait les mêmes honneurs funèbres que +s'il fût mort dans l'exercice de sa dignité. Mais lorsqu'on se présenta +pour enlever ses restes, sa veuve, qui de son nom était Marine Nani, +déclara qu'elle ne le souffrirait point; qu'on ne devait pas traiter en +prince, après sa mort, celui que, vivant, on avait dépouillé de la +couronne; et que, puisqu'il avait consumé ses biens au service de +l'état, elle saurait consacrer sa dot à lui faire rendre les derniers +honneurs[22]. On ne tint aucun compte de cette résistance; et, malgré +les protestations de l'ancienne dogaresse, le corps fut enlevé, revêtu +des ornemens ducaux, exposé en public, et les obsèques furent célébrées +avec la pompe accoutumée. Le nouveau Doge assista au convoi en robe de +sénateur. + +La pitié qu'avait inspirée le malheur de ce vieillard, ne fut pas +tout-à-fait stérile. Un an après, on osa dire que le conseil des Dix +avait outrepassé ses pouvoirs; et il lui fut défendu, par une loi du +grand conseil, de s'ingérer à l'avenir de juger le prince, à moins que +ce ne fût pour cause de félonie[23]. + +[Note 22: _Hist. d'Egnatio_, lib. 6, cap. 7.] + +[Note 23: Ce décret est du 25 octobre 1458. La notice le rapporte.] + +Un acte d'autorité tel que la déposition d'un Doge inamovible de sa +nature aurait pu exciter un soulèvement général, ou au moins occasionner +une division dans une république autrement constituée que Venise. Mais, +depuis trois ans, il existait dans celle-ci une magistrature, ou plutôt +une autorité, devant laquelle tout devait se taire. + + + + +EXTRAIT +DE L'HISTOIRE DES RÉPUBLIQUES DU MOYEN AGE, +PAR J.C.L. SIMONDE DE SISMONDI, TOME X. + + +Le Doge de Venise, qui avait prévu par ce traité une guerre non moins +dangereuse que celle qu'il avait terminée presque en même tems par le +traité de Lodi, était alors parvenu à une extrême vieillesse. François +Foscari occupait cette première dignité de l'état dès le 13 avril 1423. +Quoiqu'il fût déjà âgé de plus de cinquante-et-un ans à l'époque de son +élection, il était cependant le plus jeune des quarante-et-un électeurs. +Il avait eu beaucoup de peine à parvenir au rang qu'il convoitait, et +son élection avait été conduite avec beaucoup d'adresse. Pendant +plusieurs tours de scrutin ses amis les plus zélés s'étaient abstenus de +lui donner leur suffrage, pour que les autres ne le considérassent pas +comme un concurrent redoutable[24]. Le conseil des Dix craignait son +crédit parmi la noblesse pauvre, parce qu'il avait cherché à se la +rendre favorable, tandis qu'il était procurateur de Saint-Marc, en +faisant employer plus de trente mille ducats à doter les jeunes filles +de bonne maison, ou à établir de jeunes gentilshommes. On craignait +encore sa nombreuse famille; car alors il était père de quatre enfans, +et marié de nouveau; enfin on redoutait son ambition et son goût pour la +guerre. L'opinion que ses adversaires s'étaient formée de lui fut +vérifiée par les événemens; pendant trente-quatre ans que Foscari fut à +la tête de la république, elle ne cessa point de combattre. Si les +hostilités étaient suspendues durant quelques mois, c'était pour +recommencer avec plus de vigueur. Ce fut l'époque où Venise étendit son +empire sur Brescia, Bergame, Ravenne et Crême; où elle fonda sa +domination de Lombardie, et parut sans cesse sur le point d'asservir +toute cette province. Profond, courageux, inébranlable, Foscari +communiqua aux conseils son propre caractère; et ses talens lui firent +obtenir plus d'influence sur la république que n'avaient exercé la +plupart de ses prédécesseurs. Mais si son ambition avait eu pour but +l'agrandissement de sa famille, elle fut cruellement trompée: trois de +ses fils moururent dans les huit années qui suivirent son élection; le +quatrième, Jacob, par lequel la maison Foscari s'est perpétuée, fut +victime de la jalousie du conseil des Dix, et empoisonna par ses +malheurs les jours de son père[25]. + +[Note 24: Marin Sanuto, _Vite de' Duchi di Venezia_, p. 967.] + +[Note 25: Marin Sanuto, page 968.] + +En effet, le conseil des Dix, redoublant de défiance envers le chef de +l'état, lorsqu'il le voyait plus fort par ses talens et sa popularité, +veillait sans cesse sur Foscari, pour le punir de son crédit et de sa +gloire. Au mois de février 1445, Michel Bevilacqua, Florentin, exilé à +Venise, accusa en secret Jacques Foscari, auprès des inquisiteurs +d'état, d'avoir reçu du duc Philippe Visconti des présens d'argent et de +joyaux, par les mains des gens de sa maison. Telle était l'odieuse +procédure adoptée à Venise, que, sur cette accusation secrète, le fils +du Doge, du représentant de la majesté de la république, fut mis à la +torture. On lui arracha par l'estrapade l'aveu des charges portées +contre lui; il fut relégué pour le reste de ses jours à Napoli de +Romanie, avec obligation de se présenter tous les matins au commandant +de la place[26]. Cependant le vaisseau qui le portait ayant touché à +Trieste, Jacob, grièvement malade de la torture, et plus encore de +l'humiliation qu'il avait éprouvée, demanda en grâce au conseil des Dix +de n'être pas envoyé plus loin. Il obtint cette faveur, par une +délibération du 28 décembre 1446; il fut rappelé à Trévise, et il eut la +liberté d'habiter tout le Trévisan indifféremment[27]. + +[Note 26: Marin Sanuto, p. 968.] + +[Note 27: _Ibid. Vite_, p. 1123.] + +Il vivait en paix à Trévise, et la fille de Léonard Contarini, qu'il +avait épousée le 10 février 1441, était venue le joindre dans son exil, +lorsque, le 5 novembre 1450, Almoro Donato, chef du conseil des Dix, fut +assassiné. Les deux autres inquisiteurs d'état, Triadano Gritti et +Antonio Venieri, portèrent leurs soupçons sur Jacob Foscari, parce qu'un +domestique à lui, nommé Olivier, avait été vu ce soir-là même à Venise, +et avait des premiers donné la nouvelle de cet assassinat. Olivier fut +mis à la torture; mais il nia jusqu'à la fin, avec un courage +inébranlable, le crime dont on l'accusait, quoique ses juges eussent la +barbarie de lui faire donner jusqu'à quatre-vingts tours d'estrapade. +Cependant, comme Jacob Foscari avait de puissans motifs d'inimitié +contre le conseil des Dix qui l'avait condamné, et qui témoignait de la +haine au Doge son père, on essaya de mettre à son tour Jacob à la +torture, et l'on prolongea contre lui ces affreux tourmens, sans réussir +à en tirer aucune confession. Malgré sa dénégation, le conseil des Dix +le condamna à être transporté à la Canée, et accorda une récompense à +son délateur. Mais les horribles douleurs que Jacob Foscari avait +éprouvées, avaient troublé sa raison; ses persécuteurs, touchés de ce +dernier malheur, permirent qu'on le ramenât à Venise le 26 mai 1451. Il +embrassa son père, il puisa dans ses exhortations quelque courage et +quelque calme, et il fut reconduit immédiatement à la Canée[28]. Sur ces +entrefaites, Nicolas Erizzo, homme déjà noté pour un précédent crime, +confessa, en mourant, que c'était lui qui avait tué Almoro Donato[29]. + +[Note 28: Marin Sanuto, p. 1138.--M. Ant. Sabellico, Dec. III, lib. VI, +fol. 187.] + +[Note 29: Marin Sanuto, p. 1139.] + +Le malheureux Doge, François Foscari, avait déjà cherché, à plusieurs +reprises, à abdiquer une dignité si funeste à lui-même et à sa famille. +Il lui semblait que, redescendu au rang de simple citoyen, comme il +n'inspirerait plus de crainte ou de jalousie, on n'accablerait plus son +fils par ces effroyables persécutions. Abattu par la mort de ses +premiers enfans, il avait voulu, dès le 26 juin 1433, déposer une +dignité durant l'exercice de laquelle sa patrie avait été tourmentée par +la guerre, par la peste, et par des malheurs de tout genre[30]. Il +renouvela cette proposition après les jugemens rendus contre son fils; +mais le conseil des Dix le retenait forcément sur le trône, comme il +retenait son fils dans les fers. + +[Note 30: _Ibid._, p. 1032.] + +En vain Jacob Foscari, obligé de se présenter chaque jour au gouverneur +de la Canée, réclamait contre l'injustice de sa dernière sentence, sur +laquelle la confession d'Erizzo ne laissait plus de doutes. En vain il +demandait grâce au farouche conseil des Dix; il ne pouvait obtenir +aucune réponse. Le désir de revoir son père et sa mère, arrivés tous +deux au dernier terme de la vieillesse, le désir de revoir une patrie +dont la cruauté ne méritait pas un si tendre amour, se changèrent en lui +en une vraie fureur. Ne pouvant retourner à Venise pour y vivre libre, +il voulut du moins y aller chercher un supplice. Il écrivit au duc de +Milan, à la fin de mai 1456, pour implorer sa protection auprès du +sénat: et sachant qu'une telle lettre serait considérée comme un crime, +il l'exposa lui-même dans un lieu où il était sûr qu'elle serait saisie +par les espions qui l'entouraient. En effet, la lettre étant déférée au +conseil des Dix, on l'envoya chercher aussitôt, et il fut conduit à +Venise le 19 juillet 1456[31]. + +[Note 31: Marin Sanuto, p. 1162.] + +Jacob Foscari ne nia point sa lettre; il raconta en même tems dans quel +but il l'avait écrite, et comment il l'avait fait tomber entre les mains +de son délateur. Malgré ces aveux, Foscari fut remis à la torture, et on +lui donna trente tours d'estrapade, pour voir s'il confirmerait ensuite +ses dépositions. Quand on le détacha de la corde, on le trouva déchiré +par ces horribles secousses. Les juges permirent alors à son père, à sa +mère, à sa femme et à ses fils, d'aller le voir dans sa prison. Le vieux +Foscari, appuyé sur un bâton, ne se traîna qu'avec peine dans la chambre +où son fils unique était pansé de ses blessures. Ce fils demandait +encore la grâce de mourir dans sa maison.--«Retourne à ton exil, mon +fils, puisque ta patrie l'ordonne, lui dit le Doge, et soumets-toi à sa +volonté.» Mais, en rentrant dans son palais, ce malheureux vieillard +s'évanouit, épuisé par la violence qu'il s'était faite. Jacob devait +encore passer une année en prison à la Canée, avant qu'on lui rendît la +même liberté limitée à laquelle il était réduit avant cet événement; +mais à peine fut-il débarqué sur cette terre d'exil, qu'il y mourut de +douleur[32]. + +[Note 32: _Ibid._, p. 1163.--Navagiero, _Storia Venez._, p. 1118.] + +Dès-lors, et pendant quinze mois, le vieux Doge, accablé d'années et de +chagrins, ne recouvra plus la force de son corps ou celle de son ame; il +n'assistait plus à aucun des conseils, et il ne pouvait plus remplir +aucune des fonctions de sa dignité. Il était entré dans sa +quatre-vingt-sixième année; et si le conseil des Dix avait été +susceptible de quelque pitié, il aurait attendu en silence la fin, sans +doute prochaine, d'une carrière marquée par tant de gloire et de +malheurs. Mais le chef du conseil des Dix était alors Jacques Lorédano, +fils de Marc, et neveu de Pierre, le grand amiral, qui, toute leur vie, +avaient été ennemis acharnés du vieux Doge. Ils avaient transmis leur +haine à leurs enfans, et cette vieille rancune n'était pas encore +satisfaite[33]. A l'instigation de Lorédano, Jérôme Barbarigo, +inquisiteur d'état, proposa au conseil des Dix, au mois d'octobre 1457, +de soumettre Foscari à une nouvelle humiliation. Dès que ce magistrat ne +pouvait plus remplir ses fonctions, Barbarigo demanda qu'on nommât un +autre Doge. Le conseil, qui avait refusé par deux fois l'abdication de +Foscari, parce que la constitution ne pouvait la permettre, hésita avant +de se mettre en contradiction avec ses propres décrets. Les discussions +dans le conseil et la junte se prolongèrent pendant huit jours, jusque +fort avant dans la nuit. Cependant on fit entrer dans l'assemblée Marco +Foscari, procurateur de Saint-Marc, et frère du Doge, pour qu'il fût lié +par le redoutable serment du secret, et qu'il ne pût arrêter les menées +de ses ennemis. Enfin, le conseil se rendit auprès du Doge, et lui +demanda d'abdiquer volontairement un emploi qu'il ne pouvait plus +exercer. «J'ai juré, répondit le vieillard, de remplir jusqu'à ma mort, +selon mon honneur et ma conscience, les fonctions auxquelles ma patrie +m'a appelé. Je ne puis me délier moi-même de mon serment; qu'un ordre +des conseils dispose de moi, je m'y soumettrai, mais je ne le devancerai +pas.» Alors une nouvelle délibération du conseil délia François Foscari +de son serment ducal, lui assura une pension de 2,000 ducats pour le +reste de sa vie, et lui ordonna d'évacuer en trois jours le palais, et +de déposer les ornemens de sa dignité. Le Doge ayant remarqué parmi les +conseillers qui lui portèrent cet ordre, un chef de la Quarantie, qu'il +ne connaissait pas, demanda son nom: «Je suis le fils de Marco Memmo,» +lui dit le conseiller. «Ah! ton père était mon ami,» lui dit le vieux +Doge en soupirant. Il donna aussitôt des ordres pour qu'on transportât +ses effets dans une maison à lui; et le lendemain, 23 octobre, on le +vit, se soutenant à peine, et appuyé sur son vieux frère, redescendre +ces mêmes escaliers sur lesquels, trente-quatre ans auparavant, on +l'avait vu installé avec tant de pompe, et traverser ces mêmes salles où +la république avait reçu ses sermens. Le peuple entier parut indigné de +tant de dureté exercée contre un vieillard qu'il respectait et qu'il +aimait; mais le conseil des Dix fit publier une défense de parler de +cette révolution, sous peine d'être traduit devant les inquisiteurs +d'état. Le 20 octobre, Pascal Malipieri, procurateur de Saint-Marc, fut +élu pour successeur de Foscari; celui-ci n'eut pas néanmoins +l'humiliation de vivre sujet là où il avait régné. En entendant le son +des cloches qui sonnaient en actions de grâces pour cette élection, il +mourut subitement d'une hémorragie causée par une veine qui s'éclata +dans sa poitrine[34]. + +[Note 33: Vettor Sandi, _Storia civile Venez._, pt. II, lib. VIII, p. +715-717.] + +[Note 34: Marin Sanuto, _Vite de' Duchi di Venezia_, p. +1164.--_Chronicon Eugubinum_, t. XXI, p. 992.--Cristoforo de Soldo, +_Istoria Bresciana_, t. XXI, p. 891.--Novigero, _Storia Veneziana_, t. +XXIII, p. 1120.--M.A. Sabellico, Dec. III, lib. VIII, f. 201.] + +«Le Doge, blessé de trouver constamment un contradicteur et un censeur +si amer dans son frère, lui dit un jour en plein conseil: «Messire +Augustin, vous faites tout votre possible pour hâter ma mort: vous vous +flattez de me succéder; mais si les autres vous connaissent aussi bien +que je vous connais, ils n'auront garde de vous élire.» Là-dessus il se +leva, ému de colère, rentra dans son appartement, et mourut quelques +jours après. Ce frère, contre lequel il s'était emporté, fut précisément +le successeur qu'on lui donna. C'était un mérite dont on aimait à tenir +compté, surtout à un parent, de s'être mis en opposition avec le chef de +la république.» + +(DARU, _Histoire de Venise_; vol. II, sect. XI, p. 533.) + +FIN DE L'APPENDICE. + + + +NOTE DE LORD BYRON. + +Dans l'excellent et courageux ouvrage sur l'Italie, de lady Morgan, je +remarque que l'expression _Rome de l'Océan_ est appliquée à Venise; la +même phrase se retrouve dans _les Deux Foscari_. Heureusement mon +éditeur peut attester en mon nom que la tragédie fut composée et envoyée +en Angleterre avant que j'eusse vu l'ouvrage de lady Morgan, que je +reçus seulement le 16 d'août. Mais je m'empresse de remarquer cette +coïncidence, et de céder l'originalité de la phrase à celle qui l'a pour +la première fois présentée au public. Et je le fais avec d'autant plus +d'empressement, que l'on m'apprend (car je me suis peu donné la peine de +m'en assurer par moi-même) que je viens d'être l'objet d'une accusation +de plagiat. Déjà l'on m'avait envoyé sous le voile de l'anonyme une +déclaration menaçante de la même espèce, sans doute dans le but +d'arracher de moi quelque argent. Quoi qu'il en soit, je n'ai rien à +répondre aux imputations de ce genre. L'on m'accuse d'avoir composé la +description d'un voyage en vers d'après le récit de plusieurs naufrages +réels _en prose_, en prenant à cette source tous les matériaux qui me +semblaient le plus importans. Gibbon fait un mérite au Tasse «d'avoir +copié dans les chroniqueurs les plus minutieux détails du siége de +Jérusalem.» La même chose est peut-être à blâmer chez moi; je m'en +soucie fort peu. + +Pendant que je travaillais à défendre le caractère de Pope, la troupe +famélique des écrivains de _Grub-Street_ semble avoir voulu attaquer _le +mien_: rien de mieux, pour eux et pour moi. Une des accusations portées +dans leur épître anonyme est surtout fort amusante: on y pose en fait +sérieusement que «j'ai reçu 500 livres sterling pour avoir annoncé le +cirage patenté de Day et Martin.» Voilà le compliment le plus flatteur +que l'on ait jamais accordé à la puissance de mon style. On y voit +encore la preuve qu'une personne a tenté de faire connaissance avec M. +Townsend (homme de lois, qui vint, il y a trois ans, me trouver à Venise +pour affaire), dans l'intention de recevoir de ce visiteur accidentel la +confidence de quelques diffamations particulières sur mon compte. M. +Townsend est libre de dire ce qu'il sait. Je ne rappelle cette +circonstance que pour indiquer quel misérable monde se trouve renfermé +au milieu du monde littéraire, et comment ces honnêtes gens-là +travaillent. On me fait un autre crime, m'a-t-on dit, dans la _Gazette +littéraire_, d'avoir écrit des notes pour la _Reine Mab_, ouvrage que je +n'avais jamais vu avant sa publication, et que je me souviens d'avoir +alors montré à M. Sotheby comme un poème d'un mérite et d'une +imagination remarquable. Je n'ai pas écrit une seule de ces notes; je ne +les ai jamais vues manuscrites. Personne même ne sait mieux que leur +véritable auteur combien nous différons tous deux matériellement +d'opinion quant à la partie métaphysique de l'ouvrage; mais je n'en +admire pas moins hautement, avec tout ce qui n'est pas aveuglé par la +bassesse et la bigotterie, ce qu'il y a de poésie dans cette production +et dans les autres du même auteur. + +M. Southey aussi, dans la pieuse préface d'un poème où l'irréligion est +aussi inoffensive que dans Wat-Tyler l'esprit de sédition, attendu que +l'un et l'autre restent également absurdes, invoque contre moi la +sévérité des lois, attendu que la tolérance de pareils écrits aurait +conduit à la révolution française: _non pas_ des écrits dans le genre de +Wat-Tyler, mais de ceux de l'_école satanique_. Cela est faux, et M. +Southey sait fort bien que cela est faux. Tous les écrivains français de +quelqu'indépendance furent persécutés; Voltaire et Rousseau furent +exilés, Marmontel et Diderot furent mis à la Bastille; et le despotisme +de ce tems fit une guerre continuelle à tous les écrivains de la même +secte. En second lieu, la révolution française ne fut pas occasionnée +par un écrit quelconque; elle serait arrivée quand même aucun de ces +écrits n'eût existé. C'est la mode d'attribuer tout à la révolution +française, et la révolution française à tout, excepté à sa réelle cause. +Cette cause est évidente:--le gouvernement exigeait trop, et le peuple +ne pouvait _donner_ ni _supporter davantage_; sans cela, les +encyclopédistes auraient inutilement usé toutes les plumes du monde. Et +la révolution _anglaise_--(la première, j'entends), par qui fut-elle +occasionnée? Certes, les puritains étaient aussi pieux, aussi sévères +que Wesley ou son biographe! Je le répète donc; les actes,--les actes de +la part du gouvernement, et non pas les écrits qui les attaquent, ont +causé les tourmentes passées, et causeront celles qui se préparent. + +Je ne suis pas révolutionnaire, mais je les regarde comme inévitables. +Mon vœu serait de voir la constitution anglaise restaurée plutôt que +renversée. Aristocrate par ma naissance, et j'ajouterai par mon +caractère, j'ai encore la plus grande partie de ma fortune dans les +fonds publics; qu'aurais-je donc à gagner à une révolution? Peut-être +ai-je plus à y perdre, en tous cas, que M. Southey, avec toutes ses +places, ses gratifications, pour ses panégyriques et ses calomnies. +Mais, je le répète, une révolution est inévitable. Que le gouvernement +soit fier d'avoir réprimé quelques misérables tumultes; ils ne sont que +de faibles vagues repoussées pour un instant du rivage, tandis que la +grande marée roule cependant, et gagne à chaque minute un nouveau +terrain. M. Southey nous accuse de saper la religion du pays; croit-il +donc la soutenir en écrivant des vies telle que celle de Wesley? Jamais +un culte ne tombe sans qu'un autre ne le remplace. Il n'y eut, il n'y +aura jamais de contrée sans religion. On nous citera encore la France; +mais ce fut dans Paris seulement un parti frénétique, qui soutint, et +pour un instant encore, la dogmatique absurdité de la théophilantropie. +Si l'église d'Angleterre est renversée, elle tombera sous les coups des +sectaires, et non pas des sceptiques. Les hommes sont aujourd'hui trop +sages, trop éclairés, trop convaincus de leur immense importance dans +les royaumes de la métaphysique, pour jamais se soumettre à l'impiété du +doute. Il peut y avoir quelques spéculateurs incrédules; mais c'est +comme quelques rares gouttes d'eau dans le pâle rayon de la raison +humaine. Ils sont en fort petit nombre; et leurs opinions, dépouillées +d'enthousiasme et sans aliment pour les passions, ne feront jamais de +prosélytes,--à moins toutefois qu'on ne les persécute: cette +circonstance, sans doute, pourrait leur donner quelque importance. + +M. Southey triomphe avec une lâche férocité, en prévoyant le _repentir +du lit de mort_ des objets de sa haine; il a formé lui-même une +charmante _vision du jugement_ en prose aussi bien qu'en vers, et +remplie de la plus impudente impiété. Quelles seront les sensations de +M. Southey ou les miennes, dans l'instant terrible où il faudra quitter +la vie? c'est ce que ni lui ni moi ne devrions songer à décider. Je n'ai +pas attendu _mon lit de mort_ pour me repentir d'une foule d'actions; +j'ai cela de commun avec la plupart des hommes, tant soit peu réfléchis, +et en dépit de l'_orgueil diabolique_ que, dans sa fureur, ce misérable +renégat attribue à ceux qui _le_ méprisent. Sans doute il ne +m'appartient pas de peser et de déterminer ce que j'ai pu faire de bien +ou de mal; mais du moins je puis borner ma défense à l'assertion +très-facile à prouver, que, dans ma position, j'ai toujours fait plus de +bien réel dans une seule année, depuis que j'ai atteint ma vingtième, +que n'en a fait M. Southey dans tout le cours de sa méprisable et mobile +existence. Il est quelques actions que je puis me rappeler avec un noble +orgueil, et que les calomnies d'un écrivain vendu ne sauraient +atteindre. Il en est d'autres auxquelles je me reporte avec douleur et +repentir; mais le seul acte de ma vie que M. Southey puisse réellement +connaître, puisqu'il me mit en rapport avec l'un de ses amis intimes, ne +saurait certainement être une occasion de déshonneur pour cet ami ni +pour moi-même. + +Je n'ignore pas les autres calomnies de M. Southey; je sais tout ce +qu'il osa publier, à son retour de Suisse, contre moi et d'autres +personnes honorables: dans ce monde, cette conduite lui a fait peu de +profit, et si sa croyance est la bonne, elle doit lui en faire encore +moins dans l'autre. Il ne m'appartient pas de préjuger quel sera _son +lit de mort_: c'est une affaire entre lui et son créateur. Mais, certes, +il est plaisant et odieux de voir l'arrogance de ce prédicateur +indifférent de toutes les doctrines, désignant à la damnation éternelle, +ses frères, quand il a dans son pupitre des productions telles que +_Wat-Tyler_, l'_Apothéose de George III_, et l'_Élégie sur Martin le +régicide_. Il semble que l'une de ses consolations soit une certaine +note latine d'un certain ouvrage d'un certain M. Landor, pour lequel +l'amitié de Robert Southey sera, dit-il, _un honneur, quand les disputes +éphémères et les éphémères réputations du jour seront oubliées_. Pour +moi, je n'envie pas une amitié ni une gloire réversible, avec les +intérêts, comme la fortune de M. Thélusson, à la troisième et quatrième +génération.--Cette amitié sera probablement aussi mémorable que les +épopées de M. Southey, desquelles Porson a dit (comme je l'ai répété, il +y a dix ou douze ans, dans _les Bardes anglais_), qu'on s'en +souviendrait quand Homère et Virgile seront oubliés, et non pas avant. +Je le laisse pour le présent. + +FIN DE LA NOTE. + + + + +CAÏN, + +MYSTÈRE. + + «Or le serpent était le plus malin + des animaux que le Seigneur Dieu + avait faits.» + + (_Genèse_, chap. III, vers. I.) + + +A +SIR WALTER SCOTT, BARONNET, +_Ce Mystère de Caïn_ est dédié, par son obligé ami et dévoué serviteur, + +L'AUTEUR. + + + + +PRÉFACE. + + +Les scènes suivantes sont intitulées _Mystère_, par allusion à l'ancien +titre de _mystère_ ou _moralité_ donné aux drames dont le sujet était +analogue. L'auteur n'a cependant pas pris les mêmes libertés qui jadis +étaient tolérées dans les ouvrages de ce genre, comme peut s'en +convaincre tout lecteur curieux de consulter ces productions +très-profanes, en anglais, en français, en italien ou en espagnol. +L'auteur s'est efforcé de conserver le langage qui convenait le mieux à +ses personnages; et quand il a cru devoir emprunter celui de +l'_Écriture_, il l'a reproduit en l'altérant aussi peu, même quant aux +paroles, que pouvait le permettre le rhythme poétique. Le lecteur se +souviendra que la _Genèse_ ne dit pas qu'Ève fut tentée par un démon, +mais par _le serpent_; et cela, uniquement parce qu'il était le plus +subtil des animaux. Quelle que soit l'interprétation que les rabbins et +les pères aient donnée à ce passage, j'ai dû prendre les mots comme je +les ai trouvés, et répliquer avec l'évêque Watson, quand on lui citait +en pareille occasion les Pères, tandis qu'il était recteur de Cambridge: +«Voyez le livre,» entendant parler de l'Écriture. Il faut encore se +rappeler que mon sujet n'a rien de commun avec le _Nouveau-Testament_, +et que l'on ne pourrait, sans anachronisme, s'y reporter le moins du +monde. + +Depuis long-tems je n'ai lu de poèmes sur des sujets religieux. Je n'ai +pas relu Milton depuis l'âge de vingt ans; mais avant cet âge, je +l'avais tant de fois parcouru, que l'impression ne s'en est jamais +effacée. Je n'ai pas lu _la Mort d'Abel_ de Gessner depuis l'âge de huit +ans, à Aberdeen. Le souvenir que j'en ai conservé est en général +agréable; mais quant aux détails, je me souviens seulement que la femme +de Caïn s'appelait Meala.--Dans mon ouvrage, je les appelle Adah et +Zillah, les premiers noms féminins qui soient écrits dans la _Genèse_; +c'était celui des femmes de Lamech: celles de Caïn et d'Abel ne sont pas +désignées par leurs noms. Ainsi, dans le cas où le même sujet nous +aurait inspiré quelques idées analogues, je puis dire que je l'ignore, +et je ne m'en soucie que légèrement. + +Le lecteur n'oubliera pas non plus qu'on ne trouve pas une seule +allusion à la vie future dans les ouvrages de Moïse, ni même dans tout +le vieux Testament. Les raisons de cette singulière omission sont +développées dans le livre de Warburton, de _la Légation divine_; elles +sont, ou elles ne sont pas satisfaisantes: mais il est certain qu'on +n'en a pas trouvé de meilleures. J'ai pu supposer, dans tous les cas, +que Caïn n'en avait pas encore pris connaissance, sans avoir eu besoin, +je l'espère, de falsifier l'Écriture-Sainte. + +Quant au langage de Lucifer, je ne pouvais guère le modeler sur celui +d'un prédicateur chrétien; mais j'ai fait ce qui était en mon pouvoir +pour le maintenir dans les bornes de la politesse spiritualiste. + +S'il se défend d'avoir tenté Ève sous la forme du serpent, c'est +uniquement parce que la _Genèse_ n'offre pas la plus indirecte allusion +à quelque chose de ce genre, et qu'elle ne met en scène le serpent que +dans le cercle de ses facultés serpentines. + +NOTA.--Le lecteur remarquera que l'auteur adopte dans ce poème l'opinion +de Cuvier, que le monde, avant la création de l'homme, avait été déjà +plusieurs fois détruit. Cette hypothèse, fondée sur l'étude des +différentes couches de terre, et sur les ossemens des énormes animaux +dont la race est perdue, et que l'on a trouvés parmi elles, n'est pas +contraire au récit de Moïse, et sert plutôt à le confirmer. Nul ossement +humain n'a été découvert, bien que ceux d'autres animaux dont la race +est encore aujourd'hui conservée se retrouvent mêlés aux squelettes des +races disparues. L'assertion de Lucifer, que le monde préadamite fut +aussi peuplé d'êtres raisonnables, d'une intelligence supérieure à celle +de l'homme, et doués d'une force comparable à celle du mammoth, etc., +etc., est d'ailleurs une fiction poétique destinée à le servir dans ses +projets de séduction. + +Je dois ajouter qu'Alfieri a fait une _tramélogédie_ intitulée _Abel_. +Je ne l'ai jamais lue, non plus qu'aucun des autres ouvrages posthumes +de cet écrivain, à l'exception de sa Vie. + +PERSONNAGES. + + HOMMES. + + ADAM. + CAÏN. + ABEL. + + FEMMES + + ÈVE. + ADAH. + ZILLAH. + + ESPRITS + + L'ANGE DU SEIGNEUR. + LUCIFER. + + + + +CAÏN. + + + + +ACTE PREMIER. + + + +SCÈNE PREMIÈRE. + +(La scène se passe hors du Paradis.--Le soleil se lève.) + +ADAM, ÈVE, CAÏN, ABEL, ADAH, ZILLAH, offrant un sacrifice. + + +ADAM. + +O Dieu, l'éternel, l'infini, le très-sage!--toi qui d'une parole fis +jaillir des ténèbres la lumière sur l'abîme des eaux:--salut, Jéhovah! +salut encore au retour de la lumière! + +ÈVE. + +O Dieu! qui nommas le jour, et séparas pour la première fois le matin de +la nuit;--toi qui divisas les flots, et donnas le nom de firmament à une +partie de ton ouvrage,--à jamais, salut! + +ABEL. + +O Dieu! qui transformas les élémens en terre, en eau, en air et en +flamme; toi, père des jours et des nuits, et avec eux des mondes +éclairés de leurs flambeaux, ou voilés de leurs ténèbres; toi qui +communiques l'existence à des êtres faits pour en jouir et pour les +aimer aussi bien que toi,--salut, mille fois salut! + +ADAH. + +Dieu éternel! père de toutes choses! qui créas ces êtres excellens et +brillans de beauté, pour être aimés plus que toutes choses, à +l'exception de toi,--permets-moi de les confondre avec toi dans le même +amour.--Salut! mille fois salut! + +ZILLAH. + +O Dieu! qui, malgré ton amour, ta puissance et ta bonté, permis au +serpent de nous séduire, et d'arracher mon père au paradis terrestre, +préserve-nous aujourd'hui d'autres malheurs.--Salut! mille fois salut! + +ADAM. + +Caïn, mon fils, mon premier né, pourquoi gardes-tu le silence? + +CAÏN. + +Pourquoi parlerais-je? + +ADAM. + +Pour prier. + +CAÏN. + +N'avez-vous pas prié vous-même? + +ADAM. + +Oui, et de la plus grande ferveur. + +CAÏN. + +Et très-haut: je vous ai entendus. + +ADAM. + +Puisse Dieu nous avoir également entendus! + +ABEL. + +Ainsi soit-il! + +ADAM. + +Et cependant mon fils aîné se tait encore. + +CAÏN. + +Mieux vaut que je reste silencieux. + +ADAM. + +Pourquoi? + +CAÏN. + +Je n'ai rien à demander. + +ADAM. + +Rien dont tu puisses rendre grâce? + +CAÏN. + +Non. + +ADAM. + +Ne vis-tu pas? + +CAÏN. + +Ne dois-je pas mourir? + +ÈVE. + +Hélas! le fruit défendu de l'arbre commence à tomber devant nous. + +ADAM. + +Et nous devons le recueillir. O Dieu! pourquoi as-tu planté l'arbre de +la science? + +CAÏN. + +Et pourquoi n'avez-vous pas cueilli le fruit de l'arbre de vie? alors +vous auriez pu le braver! + +ADAM. + +O mon fils! ne blasphème pas: c'est ainsi que parlait le serpent. + +CAÏN. + +Pourquoi pas? le reptile parlait bien. Vous aviez l'arbre de la science, +vous aviez celui de la vie:--la science est bonne et la vie est bonne; +comment donc toutes deux peuvent-elles être mauvaises? + +ÈVE. + +Mon fils, tu parles comme à l'instant où je péchai, alors que tu n'étais +pas encore né. Ne me rappelle pas mon malheur par le tien. Je me suis +repentie. Ne m'offre pas la vue de l'un de mes enfans succombant aux +inspirations du serpent devant les murs mêmes du paradis qu'il a pour +jamais fermé à tes parens. Sois satisfait de ce qui est. Sans notre +curiosité fatale, tu serais heureux dans ce moment,--ô mon cher fils! + +ADAM. + +Nos prières sont terminées, séparons-nous, et reprenons nos travaux: ils +sont nécessaires sans être pénibles. La terre est jeune encore; elle +récompense volontiers, par le don de ses fruits, notre léger travail. + +ÈVE. + +Caïn, vois ton père calme et résigné: fais comme lui. + +(Adam et Ève sortent.) + +ZILLAH. + +Ne le veux-tu pas, mon frère? + +ABEL. + +Pourquoi ce nuage qui obscurcit ton front? il ne peut te servir de rien, +si ce n'est à réveiller le courroux de l'Éternel. + +ADAH. + +Mon cher Caïn, serais-je également l'objet de ton courroux? + +CAÏN. + +Non, Adah! seulement je voulais être seul un instant. Abel! je souffre; +mais ce mal sera passager. Devance mes pas, mon frère,--je ne tarderai +pas à te suivre; et vous aussi, mes sœurs, ne tardez pas davantage: vous +ne devez pas recevoir un repoussant accueil. Je vous suis. + +ADAH. + +Mais je reviendrai, si tu tardes quelque tems. + +ABEL. + +La paix du Seigneur soit dans votre ame, mon frère! + +(Sortent Abel, Zillah, Adah.) + +CAÏN, seul. + +Et c'est là la vie!--Travailler! et pourquoi travailler?--parce que mon +père n'a pu conserver sa place dans l'Éden. Mais en suis-je cause?--je +n'étais pas né; je ne cherchais pas à naître, et je ne tiens nullement +au sort dans lequel m'a placé cette naissance. Pourquoi faut-il qu'il +ait cédé au serpent et à la femme? ou pourquoi souffrir d'avoir cédé? +Quel crime dans cette faiblesse? L'arbre était planté, pourquoi ne +l'était-il pas pour lui? et sinon, pourquoi le placer près de lui, au +centre de l'Éden, et le plus beau de tous les arbres? A toutes mes +questions, ils n'ont qu'une réponse: «Il l'a voulu; il est bon.» Et +comment puis-je le savoir? Parce qu'il est tout-puissant, s'ensuit-il +qu'il soit souverainement bon? Je ne le juge que par les résultats:--ils +sont amers.--Faut-il que je les subisse pour une faute qui n'est pas la +mienne? Mais qu'aperçois-je près d'ici?--une forme comme celle des +anges; mais l'aspect plus triste et plus sévère que le leur. Je frémis +malgré moi; pourquoi cependant le craindrais-je plus que les autres +esprits dont je vois tous les jours, dans le crépuscule, les épées +flamboyantes, alors qu'errant autour des portes dont l'entrée nous est +interdite, je cherche à saisir quelque chose des jardins qui devaient +être mon héritage, avant que la nuit n'en obscurcisse les murailles et +les arbres immortels? Si les chérubins armés ne m'effraient pas, +pourquoi frémirais-je à l'aspect de celui qui maintenant s'approche? +Cependant, il semble plus puissant qu'eux tous; leur égal en beauté, et +cependant moins radieux qu'il ne fut ou pourrait être. Le chagrin semble +une partie de son immortalité; se pourrait-il? et la douleur ne +serait-elle pas le partage exclusif des hommes? Le voici. + +(Entre Lucifer.) + +LUCIFER. + +Mortel! + +CAÏN. + +Ange! quel es-tu? + +LUCIFER. + +Le maître des anges. + +CAÏN. + +S'il est ainsi, peux-tu les abandonner, et descendre près d'une vile +poussière? + +LUCIFER. + +Je connais les pensées de la poussière; j'y compatis, ainsi qu'aux +vôtres. + +CAÏN. + +Eh quoi! vous connaissez mes pensées? + +LUCIFER. + +Elles sont celles de tout être digne de penser;--c'est la partie +immortelle de votre substance qui parle en vous. + +CAÏN. + +Quelle partie immortelle? cela ne nous a pas été révélé. L'arbre de vie +nous fut enlevé par la folie de mon père, et celui de la science fut +trop tôt dépouillé par l'avidité de ma mère; tout le fruit qui nous en +soit resté est la mort! + +LUCIFER. + +Ils t'ont trompé; tu vivras. + +CAÏN. + +Je vis, mais je vis pour mourir. Je ne vois rien dans la mort qui +m'effraie, si ce n'est que je sens un frisson invincible, un aveugle et +naturel instinct de vie que j'abhorre, autant que je me méprise +moi-même, et cependant que je ne puis dompter:--voilà pourquoi je vis +encore. Pourquoi suis-je, hélas! né? + +LUCIFER. + +Tu vis, et tu vivras à jamais. Ne crois pas que la terre qui forme ton +enveloppe soit la condition de ton existence:--elle te quittera, et tu +seras encore le même. + +CAÏN. + +Le _même_! et pourquoi pas mieux? + +LUCIFER. + +Il se pourra que tu sois comme nous. + +CAÏN. + +Et vous? + +LUCIFER. + +Nous sommes éternels. + +CAÏN. + +Êtes-vous heureux? + +LUCIFER. + +Nous sommes puissans. + +CAÏN. + +Êtes-vous heureux? + +LUCIFER. + +Non: l'es-tu? + +CAÏN. + +Comment le serais-je? Regarde-moi. + +LUCIFER. + +Pauvre argile! Et tu as la prétention d'être malheureux! toi! + +CAÏN. + +Je le suis.--Mais toi, avec toute ta puissance, qui es-tu? + +LUCIFER. + +Un être qui aspire au rang de ton créateur, et qui ne t'aurait pas fait +ce que tu es. + +CAÏN. + +Ah! tu me sembles presque un dieu, et-- + +LUCIFER. + +Je ne le suis pas; et n'ayant pu le devenir, je ne veux être que ce que +je suis. Il a vaincu; qu'il règne! + +CAÏN. + +Qui? + +LUCIFER. + +Le créateur de ton père et celui de la terre. + +CAÏN. + +Et du ciel, de tout ce qu'il renferme. J'ai entendu ses anges le +chanter, et mon père le redire. + +LUCIFER. + +Ils disent--ce qu'ils sont forcés de chanter et de dire, sous peine +d'être ce que je suis,--ce que tu es: des esprits et des hommes. + +CAÏN. + +Et que sommes-nous? + +LUCIFER. + +Des ames qui osent jouir de leur immortalité,--des ames qui osent +regarder en face leur éternel tyran, et lui dire que son mal n'est pas +bon. Si, comme il le dit, il nous a créés--ce que je ne sais ni ne +crois;--quoi qu'il en soit--il ne peut nous anéantir: nous sommes +immortels!--Bien plus, il en est ravi, afin de nous torturer davantage. +Qu'il le fasse donc: il est tout-puissant;--mais dans sa grandeur, il +n'est pas plus heureux que nous au milieu de nos tourmens. La bonté +n'aurait pas fait le mal; et qu'a-t-il fait autre chose? Laissons-le +cependant reposer sur son trône immense et solitaire; qu'il crée des +mondes nouveaux pour adoucir l'ennui d'une insipide éternité et d'une +immense solitude! Qu'il lance dans l'espace globes sur globes: le tyran +n'en est pas moins seul; et s'il pouvait donner la faculté de le +combattre, il serait moins malheureux. Mais qu'il règne, et que sans +cesse il multiplie sa misère. Esprits et hommes, nous devons entre nous +sympathiser: nos souffrances sont communes; apprenons à les supporter, +en réunissant à jamais notre misère, tandis que lui, accablé sous le +poids de sa grandeur, il ne pourra que créer encore, et toujours +créer.-- + +CAÏN. + +Tu me parles de choses qui, depuis long-tems, flottent comme autant de +visions à travers mes pensées: je ne pouvais concilier ce que je vois +avec ce que j'entends. Mon père et ma mère me parlent de serpent, +d'arbres et de fruits; je vois les portes de ce qu'ils nomment leur +paradis gardées par l'épée flamboyante de chérubins qui nous repoussent, +eux et moi; je sens le poids d'un travail journalier et d'une constante +pensée; je contemple un monde où je ne semble rien, avec des idées qui +semblent capables de tout maîtriser:--mais je me croyais seul en proie à +ce genre de misère.--Mon père est abattu; ma mère n'a plus cette ame qui +lui faisait aspirer après la science, au risque d'une malédiction +éternelle; mon frère est un jeune gardeur de troupeaux, qui offre les +premiers nés de ses brebis à celui qui ne permet pas à la terre de rien +donner qui ne soit arrosé de nos sueurs; ma sœur Zillah chante un hymne +d'actions de grâces avant les oiseaux du matin; et mon Adah, ma +bien-aimée, elle ne comprend rien aux soucis qui me dévorent: en un mot, +jusqu'alors, aucun être n'avait sympathisé avec moi. Eh bien!--je suis +ravi de m'associer aux esprits. + +LUCIFER. + +Si ton ame ne te rendait pas digne d'une pareille association, je +n'apparaîtrais pas maintenant à tes yeux. Comme la première fois, un +serpent eût suffi pour te charmer. + +CAÏN. + +Oh! serait-ce donc toi qui tentas ma mère? + +LUCIFER. + +Je ne tente qu'avec l'appât de la vérité. N'y avait-il pas l'arbre de la +science? l'arbre de vie n'était-il pas encore chargé de fruits? Suis-je +cause qu'elle trembla d'y toucher? Est-ce moi qui plaçai des objets +défendus à la portée d'êtres innocens, et que leur innocence même devait +rendre curieux? Moi, je vous aurais créés des dieux; et celui qui vous a +exilés ne l'a fait que pour vous empêcher «de manger le fruit de vie, et +de devenir des dieux comme nous.» N'étaient-ce pas là ses paroles? + +CAÏN. + +Oui; et je les entendis de ceux qui les avaient entendues au milieu des +éclairs. + +LUCIFER. + +Quel était donc le démon, de celui qui vous défendait de vivre, ou de +celui qui voulait vous faire vivre à jamais dans le bonheur et le +pouvoir de la science? + +CAÏN. + +Pourquoi n'ont-ils pas ravi le fruit de l'un et de l'autre arbre, ou +n'ont-ils pas laissé tous les deux? + +LUCIFER. + +L'un vous appartient déjà, l'autre peut vous appartenir encore. + +CAÏN. + +Et par quel moyen? + +LUCIFER. + +En résistant; en demeurant vous-mêmes. L'ame est supérieure à tout, +quand l'ame veut bien se comprendre, quand elle se fait le point central +du cercle qui l'entoure,--et qu'elle est faite pour maîtriser. + +CAÏN. + +Mais n'as-tu pas tenté mes parens? + +LUCIFER. + +Moi? misérable poussière! et pourquoi, comment les aurais-je tentés? + +CAÏN. + +Le serpent, disent-ils, était un esprit. + +LUCIFER. + +Qui l'a dit? cela n'est pas écrit là-haut. L'homme, dans ses craintes +immenses et sa petite vanité, peut bien rejeter sur les substances +spirituelles le tort de sa propre chute; mais notre orgueilleux despote +ne voudrait pas falsifier ainsi les faits. Le serpent était le +serpent,--rien de plus, et cependant l'égal de ceux qu'il tenta, par sa +nature terrestre comme la leur;--leur supérieur en sagesse, puisqu'il +put les séduire, et leur donner la connaissance qui devait détruire +leurs insipides plaisirs. Crois-tu que je voulusse revêtir l'enveloppe +des êtres qui doivent mourir? + +CAÏN. + +Mais, enfin, le reptile avait-il un démon en lui? + +LUCIFER. + +Il ne fit qu'en éveiller un dans ceux qu'entraînait sa langue venimeuse. +Je te répète que le serpent n'était rien de plus qu'un serpent: +demande-le au chérubin qui garde l'arbre séducteur. Quand des milliers +de siècles auront roulé sur vos cendres dispersées et sur celles de +votre race, les habitans de la terre pourront bien alors cacher sous les +fables leurs fautes primitives, m'attribuant un déguisement que je +méprise, comme je méprise tout ce qui plie le genou devant celui qui ne +fit des êtres que pour les courber devant sa triste et solitaire +éternité; mais nous qui voyons la vérité en face, nous devons la +reproduire. Tes malheureux parens écoutèrent les conseils d'un reptile; +ils tombèrent. Et pourquoi les esprits les auraient-ils tentés? Quel +objet digne d'envie, que les bornes étroites de votre paradis, pour des +intelligences qui peuvent traverser l'espace!--Mais je te parle de +choses que tu ignores, avec ton arbre de la science. + +CAÏN. + +Mais du moins tu ne peux parler d'une nouvelle science sans m'inspirer +le désir de la pénétrer, la soif de m'en abreuver; oui, mon ame est +digne de la comprendre. + +LUCIFER. + +En aurais-tu le courage? + +CAÏN. + +Tu peux l'éprouver. + +LUCIFER. + +Oserais-tu contempler la mort? + +CAÏN. + +Je ne l'ai pas encore vue. + +LUCIFER. + +Mais tu devras la subir. + +CAÏN. + +Mon père dit que c'est une chose terrible, ma mère pleure en l'entendant +nommer: Abel, alors, lève les yeux au ciel; Zillah laisse retomber les +siens vers la terre, en soupirant une prière; Adah me regarde, et se +tait. + +LUCIFER. + +Mais toi? + +CAÏN. + +D'indicibles pensées pénètrent dans mon cœur embrasé, quand j'entends +parler de cette toute-puissante mort qui semble inévitable. Ne +pourrais-je lutter contre elle? J'ai lutté avec le lion, quand j'étais +encore enfant; je jouais avec lui, jusqu'à ce qu'il s'échappât de mes +bras en rugissant. + +LUCIFER. + +Elle n'a pas de forme; mais elle anéantira tous les êtres, enfans de la +terre, qui sont revêtus d'une forme. + +CAÏN. + +Ah! je croyais que c'était un être; et quel autre qu'un être pouvait +créer quelque chose d'aussi fatal aux êtres? + +LUCIFER. + +Demande au destructeur. + +CAÏN. + +Quel est-il? + +LUCIFER. + +Le créateur.--Donne-lui le nom qu'il te plaira; il ne crée que pour +détruire. + +CAÏN. + +Je ne le savais pas; cependant, au nom de la mort, je le conjecturais: +je ne la connais pas, mais elle me semble horrible. Dans la vaste +désolation des nuits, je l'ai recherchée, j'ai tenté de la surprendre; +et quand je voyais les formes gigantesques que l'ombrage jetait sur les +murs d'Éden, et que traversait le glaive étincelant des chérubins, +j'attendais après ce que je croyais elle: car, en même tems que la +crainte, naissait dans mon cœur le désir de connaître ce qui devait tous +nous subjuguer;--mais rien ne se présentait. Alors je détachais mes yeux +accablés de la vue du paradis défendu, notre première patrie; je les +reportais aux flambeaux répandus sur nos têtes, si nombreux et si +ravissans: eux aussi devront-ils donc mourir? + +LUCIFER. + +Peut-être;--mais long-tems après que vous ne serez plus, toi et les +tiens. + +CAÏN. + +J'en suis ravi; je n'aurais pas voulu les voir mourir: ils sont trop +beaux. Qu'est-ce que la mort? Je sens, et je le crains, que c'est une +chose terrible; mais, pourquoi? je ne puis le comprendre. On nous l'a +dénoncée comme un mal, à nous, à ceux qui péchèrent, à ceux qui ne +péchèrent pas:--ce mal, quel est-il? + +LUCIFER. + +On l'apprend dans la terre. + +CAÏN. + +Mais pourrai-je le connaître? + +LUCIFER. + +Comme je n'ai rien de commun avec la mort, je ne puis répondre. + +CAÏN. + +Je ne serais qu'une poussière tranquille, il n'y aurait pas de mal; et +que n'ai-je jamais été autre chose! + +LUCIFER. + +Ce vœu est ignoble; il est même indigne de ton père: car, du moins, il +souhaita de connaître. + +CAÏN. + +Mais non pas de vivre; car il eût dépouillé l'arbre de vie. + +LUCIFER. + +Il en fut empêché. + +CAÏN. + +Erreur mortelle, de n'avoir pas d'abord cueilli ce fruit; mais avant de +ravir la science, il ne connaissait pas la mort. Hélas! à peine si +j'entrevois ce qu'elle est, et pourtant je la redoute:--je tremble +devant ce que j'ignore! + +LUCIFER. + +Et moi, je ne crains rien, parce que je connais tout: voilà quelle est +la vraie science. + +CAÏN. + +Veux-tu m'apprendre tout? + +LUCIFER. + +Oui, à une condition. + +CAÏN. + +Désigne-la. + +LUCIFER. + +C'est que tu t'inclineras pour adorer en moi--ton seigneur. + +CAÏN. + +Tu n'es pas le seigneur que mon père adore. + +LUCIFER. + +Non. + +CAÏN. + +Es-tu son égal? + +LUCIFER. + +Non;--je n'ai rien de commun avec lui! je ne le voudrais pas. Je veux +être au-dessus,--au-dessous, tout enfin, plutôt que de partager ou de +reconnaître son pouvoir. Je reste à part, mais pourtant je suis +grand;--il en est beaucoup qui m'adorent, un plus grand nombre encore +m'adorera dans la suite:--sois au nombre des premiers. + +CAÏN. + +Jusqu'à présent, je ne me suis pas incliné devant le Dieu de mon père, +bien que mon frère Abel me conjurât souvent de me joindre à lui dans un +commun sacrifice:--pourquoi fléchirais-je devant toi? + +LUCIFER. + +N'as-tu jamais fléchi le genou devant lui? + +CAÏN. + +Je te l'ai dit;--et quel besoin de le dire? ta science suprême ne +doit-elle pas te l'apprendre? + +LUCIFER. + +Celui qui n'a pas fléchi devant lui s'incline devant moi! + +CAÏN. + +Je ne fléchis devant personne. + +LUCIFER. + +Tu n'en es pas moins mon adorateur: lui refuser son hommage, c'est par +cela même me l'accorder. + +CAÏN. + +Que veux-tu dire? + +LUCIFER. + +Tu le sauras--et bientôt. + +CAÏN. + +Découvre-moi du moins le mystère de mon existence. + +LUCIFER. + +Suis-moi où je te conduirai. + +CAÏN. + +Mais je dois retourner pour travailler à la terre;--j'ai promis-- + +LUCIFER. + +Quoi? + +CAÏN. + +De cueillir les prémices de quelques fruits. + +LUCIFER. + +Pourquoi? + +CAÏN. + +Pour les offrir sur un autel avec Abel. + +LUCIFER. + +N'as-tu pas dit que jamais tu n'avais fléchi devant celui qui t'a créé? + +CAÏN. + +Oui;--mais les vives instances d'Abel m'ont entraîné: l'offrande est +plutôt la sienne que la mienne,--et Adah-- + +LUCIFER. + +Pourquoi hésiter ainsi? + +CAÏN. + +C'est ma sœur, née le même jour, des mêmes entrailles; elle m'a arraché +à force de pleurs cette promesse: car pour ne pas la voir pleurer, il me +semble que je supporterais tout, et que j'adorerais tout. + +LUCIFER. + +Alors, suis-moi! + +CAÏN. + +Volontiers. + +(Entre Adah.) + +ADAH. + +Mon frère, je viens vers toi; c'est l'heure du repos et du bonheur,--et +nous en jouissons moins en ton absence. Tu n'as pas travaillé ce matin; +mais j'ai fait nos deux tâches. Viens! les fruits sont mûrs; ils sont +colorés comme la lumière à laquelle ils doivent leur saveur: viens! + +CAÏN. + +Ne vois-tu pas? + +ADAH. + +Je vois un ange; nous en avons vu beaucoup. Voudrait-il partager nos +instans de repos?--il est le bien-venu. + +CAÏN. + +Il ne ressemble pas aux anges que nous avons vus. + +ADAH. + +Est-ce qu'il en est d'autres? Il est le bien-venu, s'il leur ressemble. +Ils n'ont pas dédaigné de s'asseoir quelquefois à notre table.--Que +veut-il? + +CAÏN, à Lucifer. + +Le veux-tu? + +LUCIFER. + +Et toi, veux-tu être à moi? + +CAÏN. + +Il faut que je m'éloigne avec lui. + +ADAH. + +Quoi! nous laisser? + +CAÏN. + +Oui. + +ADAH. + +Moi! + +CAÏN. + +Chère Adah! + +ADAH. + +Laisse-moi te suivre. + +LUCIFER. + +Non! elle ne le doit pas. + +ADAH. + +Qui es-tu pour te mettre ainsi entre nos deux cœurs? + +CAÏN. + +C'est un dieu. + +ADAH. + +Comment le sais-tu? + +CAÏN. + +Il parle comme un dieu. + +ADAH. + +Le serpent aussi, et il mentait. + +LUCIFER. + +Tu te trompes, Adah!--L'arbre dont il parlait n'était-il pas celui de la +science? + +ADAH. + +Oui,--pour notre malheur éternel. + +LUCIFER. + +Encore ce malheur était-il la science:--il n'a donc pas menti. S'il vous +a perdus, il n'a pas, du moins, trahi la vérité; et l'essence de la +vérité ne peut être que bonne. + +ADAH. + +Tout ce que nous savons d'elle, c'est qu'elle a réuni sur nos têtes tous +les maux: expulsion de notre patrie, terreur, travail, sueur et +lassitude; regrets du passé, espérance de ce qui ne se réalise pas. +Caïn! ne va pas avec cet esprit; souffre encore ce que nous avons déjà +souffert, et aime-moi.--Je t'aime. + +LUCIFER. + +Tu l'aimes? Quoi! plus que ta mère et que ton père? + +ADAH. + +Oui; est-ce un péché encore? + +LUCIFER. + +Non,--pas encore; mais plus tard c'en sera un--pour vos enfans. + +ADAH. + +Comment! ma fille ne pourra-t-elle pas aimer son frère Énoch? + +LUCIFER. + +Comme tu aimes Caïn? non. + +ADAH. + +O mon Dieu! ils ne s'aimeraient pas? ils ne reproduiraient pas des êtres +aimans comme eux? N'ont-ils pas sucé le lait du même sein? Leur père +n'était-il pas sorti des mêmes flancs, et à la même heure que moi? Ne +nous aimons-nous pas l'un l'autre? et multipliant notre existence, ne +multiplions-nous pas des êtres qui se chériront encore, et comme je te +chéris, mon Caïn? Oh! ne va pas avec cet esprit; il n'est pas des +nôtres. + +LUCIFER. + +Le péché dont je parle n'est pas de mon œuvre; en vous, il ne peut être +un péché,--bien qu'il le paraisse dans ceux auxquels vous transmettrez +votre humanité. + +ADAH. + +Qu'est-ce qu'un péché qui n'est pas péché en lui-même? Les circonstances +peuvent-elles tour à tour transformer le péché en vertu?--S'il en est +ainsi, nous sommes donc les esclaves de-- + +LUCIFER. + +Des êtres plus élevés que vous sont esclaves; et de plus élevés qu'eux +ont préféré la liberté des tortures aux lentes agonies d'une adulation +qui s'exhalait en hymnes, en concerts, en prières intéressées vers le +Tout-Puissant, non parce qu'il inspirait de l'amour, mais parce qu'il +était tout-puissant, parce qu'il éveillait leur ambition ou leur +terreur. + +ADAH. + +La toute-puissance doit s'unir à la toute-bonté. + +LUCIFER. + +Alors, que signifie Éden? + +ADAH. + +Démon! ne me tente pas par ta beauté; plus que le serpent, tu es beau: +tu es aussi menteur que lui. + +LUCIFER. + +Aussi sincère. Demandez à Ève, votre mère; n'a-t-elle pas conquis la +science du bien et du mal? + +ADAH. + +O ma mère! tu as cueilli un fruit plus fatal à tes descendans qu'à +toi-même. Toi, du moins, tu as passé ta jeunesse dans le paradis, +jouissant de l'innocence et du bonheur de converser avec des esprits +bienheureux; pour nous, tes enfans, ignorans de l'Éden, nous vivons +environnés par les démons qui, s'emparant des paroles de Dieu, nous +séduisent, en profitant de nos propres pensées, de nos regrets et de +notre curiosité.--Ainsi devins-tu la proie du serpent dans tes plus +beaux jours de simplicité, de candeur et de joie. Je ne sais que +répondre à l'être immortel qui se tient devant moi; je ne puis le +détester; je le contemple avec une inquiétude qui n'est pas sans charme, +et pourtant je ne puis m'éloigner de lui. Dans son regard est une +attraction magique qui fixe sur les siens mes yeux éblouis; mon cœur bat +avec rapidité; je tremble, et pourtant je me rapproche plus +près,--toujours plus près. Caïn! ô Caïn! défends-moi de lui! + +CAÏN. + +Pourquoi craindre, mon Adah? ce n'est pas un mauvais ange. + +ADAH. + +Ce n'est pas Dieu;--il n'est pas à Dieu. J'ai vu les chérubins et les +séraphins: il ne regarde pas comme eux. + +CAÏN. + +Mais il est des esprits plus élevés encore:--les archanges. + +LUCIFER. + +De plus élevés encore que les archanges. + +ADAH. + +Oui;--mais ils ne sont pas heureux. + +LUCIFER. + +Si le bonheur consiste dans l'esclavage,--non. + +ADAH. + +J'ai entendu dire que les séraphins _aimaient le plus_,--les chérubins +_connaissaient le mieux_:--celui-ci doit être un chérubin,--car il +n'aime pas. + +LUCIFER. + +Et si la science la plus élevée affaiblit l'amour, comment se fait-il +que vous cessiez d'aimer en commençant à connaître? Puisque les +chérubins qui savent tout, aiment le moins, l'amour des séraphins ne +peut être que l'ignorance: qu'ils soient incompatibles, la sentence +portée contre tes malheureux parens le prouve assez. Choisissez donc +entre l'amour et la science:--il n'est pas d'autre choix. Votre père +s'est déjà décidé: son culte n'est que de la peur. + +ADAH. + +O Caïn! choisis l'amour. + +CAÏN. + +Oui, pour toi, chère Adah! mais le choix est inutile:--il est né avec +moi;--je n'aime rien de plus. + +ADAH. + +Et nos parens? + +CAÏN. + +Nous aimaient-ils quand ils enlevèrent de l'arbre ce qui nous exila tous +du paradis? + +ADAH. + +Alors nous n'étions pas née;--et quand nous l'aurions été, ne +devrions-nous pas les aimer, ainsi que nos enfans, Caïn? + +CAÏN. + +Mon petit Énoch! et sa sœur encore bégayante! Ah! si je pouvais les +croire heureux, j'oublierais à demi--mais jamais on ne l'oubliera, même +après trois milliers de générations! jamais les hommes ne chériront la +mémoire de l'homme qui, dans la même heure, perpétua la source du mal et +de l'humanité. Ils se sont emparés de l'arbre de la science et du +péché;--non contens de leur propre infortune, ils nous ont imposé, à +moi,--à toi, au petit nombre des êtres aujourd'hui vivans, à la +multitude innombrable des êtres à venir, l'obligation d'hériter d'une +agonie que le tems ne peut qu'accroître encore!--Et je serai le père de +tant d'infortunés! et ta beauté, ton amour,--ma tendresse, les momens +ravissans écoulés dans tes bras; tout ce que nous aimons dans nous-mêmes +et dans nos enfans, doit les conduire, après de longues années de péchés +et de douleur,--ou même après quelques instans également pénibles, et +mêlés à peine d'une courte lueur de plaisir; tout cela doit les mener à +la mort,--ce fantôme inconnu! Non! l'arbre de la science n'a pas +acquitté sa promesse:--s'ils ont péché, ils devaient du moins, en +échange, savoir tout ce qui est du domaine de la science, et, par +conséquent, les mystères qui environnent la mort! Que +savent-ils?--qu'ils sont misérables. Quel besoin de serpens et de fruits +pour nous l'apprendre? + +ADAH. + +Je ne serais pas à plaindre, Caïn, si tu étais heureux.-- + +CAÏN. + +Sois donc heureuse seule:--je ne veux pas d'un bonheur qui m'avilit, moi +et les miens. + +ADAH. + +Seule, je ne pourrais, je ne _voudrais_ pas être heureuse; mais je pense +qu'entourée de leurs bras je puis l'être, en dépit de la mort que je ne +redoute pas, puisque je l'ignore, bien qu'elle paraisse un fantôme +terrible,--si j'en juge d'après ce que j'en entends dire. + +LUCIFER. + +Et, dis-tu, tu pourrais être heureuse _seule_? + +ADAH. + +Seule! O mon Dieu! qui pourrait être heureux ou bon dans la solitude? +L'isolement est à mes yeux un péché; si ce n'est quand je pense que +bientôt je reverrai mon frère, son frère, nos enfans et nos parens. + +LUCIFER. + +Ton Dieu est pourtant seul: est-il heureux, est-il bon? + +ADAH. + +Tu te trompes; il a les anges et les mortels à rendre heureux: son +bonheur consiste à le répandre autour de lui; et quel bonheur peut-il +exister qu'on ne cherche à répandre? + +LUCIFER. + +Interrogez votre père sur son exil d'Éden,--sur son +premier-né;--interrogez votre propre cœur: il n'est pas tranquille. + +ADAH. + +Hélas! non; et vous--êtes-vous du ciel? + +LUCIFER. + +Si je n'en suis pas, jugez quel est ce bonheur universel que se plaît à +répandre (comme vous le dites) ce créateur tout-puissant et +souverainement bon de la vie et des choses vivantes; c'est là son +secret, et il le garde. Nous devons souffrir, quelques-uns de nous +doivent résister, et le tout en vain, à entendre ces séraphins. Mais il +faut en faire l'épreuve, puisque d'ailleurs nous ne serions pas mieux. +Il y a dans les esprits un sens qui leur indique toujours le juste, +comme au sein des nuits vos yeux, jeunes mortels, se dirigent +naturellement vers l'étoile vigilante qui annonce le matin. + +ADAH. + +C'est une ravissante étoile; sa beauté me force à l'aimer. + +LUCIFER. + +Et pourquoi ne l'adorez-vous pas? + +ADAH. + +Notre père n'adore que l'être invisible. + +LUCIFER. + +Le symbole de l'invisible est ce qu'il y a de plus ravissant dans ce qui +est visible; et cet astre brillant est le conducteur de l'armée céleste. + +ADAH. + +Notre père dit qu'il a vu le Dieu même qui le créa, lui et ma mère. + +LUCIFER. + +_Toi_, l'as-tu vu! + +ADAH. + +Oui,--dans ses œuvres. + +LUCIFER. + +Mais en lui-même? + +ADAH. + +Non,--si ce n'est dans mon père qui est l'image de Dieu, ou dans ses +anges qui te ressemblent,--plus brillans encore, mais moins beaux, et +d'un aspect moins imposant. Ils nous apparaissent éclatans comme le +silencieux milieu du jour; mais pour toi, tu ressembles à la nuit +éthérée, quand de longs et blancs nuages croisent l'immensité violette, +quand d'innombrables étoiles étincellent sur l'admirable et mystérieuse +voûte entourée d'objets qui semblent tentés de briller comme le soleil; +leur beauté, leur multitude, leurs mouvemens, leurs doux rayons, tout +nous entraîne vers eux: ils remplissent mes yeux de larmes; tu produis +sur moi le même effet. Tu ne sembles pas heureux; ah! ne nous entraîne +pas dans ton malheur, et je pleurerai sur toi. + +LUCIFER. + +Hélas! ces pleurs! tu ne sais pas quels océans doivent en être +répandus-- + +ADAH. + +Par moi? + +LUCIFER. + +Par tous. + +ADAH. + +Comment, tous? + +LUCIFER. + +Par des millions, des myriades,--par toute la terre peuplée,--la terre +non peuplée,--par l'enfer toujours encombré des êtres dont ton sein doit +être le germe. + +ADAH. + +O Caïn! cet esprit nous maudit. + +CAÏN. + +Laisse-le dire; je veux le suivre. + +ADAH. + +Où? + +LUCIFER. + +Dans un endroit d'où il pourra revenir vers toi dans une heure; mais +d'ici là, il verra des objets de plusieurs siècles. + +ADAH. + +Comment cela peut-il être? + +LUCIFER. + +Votre créateur n'a-t-il pas fait en quelques jours, du débris des +anciens mondes, celui que vous habitez? et moi qui l'ai aidé dans cette +œuvre, ne pourrais-je montrer dans une heure ce qu'il a fait en +plusieurs, ou détruit en moins de tems encore? + +CAÏN. + +Je suis prêt à te suivre. + +ADAH. + +Mais dans une heure, reviendra-t-il sain et sauf? + +LUCIFER. + +Oui. Pour nous, les actes sont indépendans des entraves du tems; nous +pouvons franchir en une heure l'éternité, ou bien transporter dans le +cercle d'une heure tout ce que l'éternité renferme. Notre souffle ne se +règle pas comme celui des mortels--mais cela est un mystère. Caïn, viens +avec moi. + +ADAH. + +Reviendra-t-il? + +LUCIFER. + +Oui, femme! lui seul entre tous les mortels (le premier et le dernier, à +l'exception d'un.....) reviendra de ces lieux, et te sera rendu pour +peupler avec toi cette contrée silencieuse et aride, comme le sera votre +monde, aujourd'hui borné à quelques habitans. + +ADAH. + +Où demeures-tu? + +LUCIFER. + +Au milieu des espaces. Où devrais-je demeurer? près de ton ou tes +dieux:--il n'en est rien. C'est en ma présence que toutes les divisions +s'opèrent; la vie et la mort,--le tems et l'éternité,--le ciel et la +terre.--Ce qui n'est ni ciel ni terre est habité de l'ombre de ceux qui +jadis l'habitaient ou plus tard l'habiteront:--voilà mes domaines! Du +moins puis-je les séparer de _son_ empire, et posséder un royaume qui +n'est pas _sien_; et si je n'étais pas ce que je dis, pourrais-je +demeurer en ces lieux? vous ne faites qu'entrevoir ses anges. + +ADAH. + +En effet; ils apparurent quand le beau serpent parla pour la première +fois à notre mère. + +LUCIFER. + +Caïn! tu m'as entendu. Soupires-tu après la science? je puis assouvir ta +soif: je ne te demande pas de partager des fruits qui pourraient te +ravir un seul des biens que vous ait laissés le vainqueur. Suis-moi. + +CAÏN. + +Esprit! je l'ai dit. + +(Caïn et Lucifer sortent.) + +ADAH s'écrie en les suivant: + +Caïn! Caïn! mon frère! + +FIN DU PREMIER ACTE. + + + + +ACTE II. + + + +SCÈNE PREMIÈRE. + +(L'abîme de l'espace.) + +CAÏN, LUCIFER. + + +CAÏN. + +Je foule l'air et ne tombe pas; cependant je tremble de tomber. + +LUCIFER. + +Si tu as foi en moi, les airs te soutiendront, les airs dont je suis +souverain. + +CAÏN. + +Mais puis-je le faire sans impiété? + +LUCIFER. + +Croire est ne pas tomber, douter est périr! Tel est l'édit que porte +l'autre Dieu, celui qui me donne devant ses anges le nom de Démon. Ce +nom, ils le répètent en écho à des êtres misérables qui, ne connaissant +rien au-dessus de leurs sens rétrécis, s'inclinent devant le mot qui +frappe leur oreille, et croient toujours sincèrement le bien ou le mal +que l'on proclame devant leur faiblesse. Je n'exige rien de pareil: +honore-moi ou ne m'honore pas, tu franchiras des mondes au-delà de ton +petit monde; quelques doutes conçus par toi durant ta fragile existence +ne seront pas récompensés par des tortures de _ma_ conception. Une heure +viendra qu'en planant sur quelques gouttes d'eau, un homme dira à un +homme: _Crois en moi, et marche sur les eaux_; alors l'homme pourra +braver les vagues en sécurité. Je ne te dirai pas: Crois en moi, comme +la condition de ton salut; mais: Suis mes pas sur le gouffre des +espaces, et je te montrerai ce que tu ne pourras prendre pour un +mensonge, l'histoire des mondes passés, présens et futurs. + +CAÏN. + +O dieu, démon, ou ce que tu peux être, est-ce là votre terre? + +LUCIFER. + +Eh quoi! tu ne reconnais pas la poussière dont votre père fut formé? + +CAÏN. + +Se peut-il? Ce petit cercle bleu nageant dans l'espace éthéré, et près +de lui un cercle plus étroit encore, et dont la lueur rappelle celle de +notre nuit terrestre; est-ce là notre paradis? + +LUCIFER. + +Indique-moi la position de ce paradis. + +CAÏN. + +Comment le pourrais-je? A mesure que nous avançons, il devient toujours +plus petit; et en diminuant progressivement, il s'entoure d'une auréole +semblable à la lumière qui jaillit de la plus belle des étoiles, quand +je la contemple des limites du paradis. En nous écartant, je crois les +voir toutes deux se joindre aux innombrables étoiles qui nous entourent, +et augmenter ainsi leur multitude infinie. + +LUCIFER. + +Et s'il existait des mondes plus grands que le tien, habités par des +formes plus grandes; si ces mondes étaient plus nombreux que la +poussière de la triste terre, multipliée comme elle le sera en atomes +animés, tous vivans, tous condamnés au malheur et à la mort, que +penserais-tu? + +CAÏN. + +Je serais fier de la pensée qui comprend de telles choses. + +LUCIFER. + +Mais si cette haute pensée était enchaînée à une masse servile de +matière; si, connaissant de telles choses, aspirant après elles, et +après une science encore plus élevée, tu demeurais l'esclave des besoins +les plus grossiers et les plus misérables; si tes plaisirs les plus purs +n'étaient qu'un avilissement déguisé, une illusion énervante et +honteuse, dont le seul but serait de t'entraîner à renouveler des corps +et des ames toutes condamnées à la même fragilité, presque toutes à la +même infortune-- + +CAÏN. + +Esprit! je ne connais pas la mort, si ce n'est que c'est un être +terrible, un hideux héritage qu'avec la vie je dois à mes parens, et +dont je les ai entendu parler; double et triste héritage, autant que +j'en puis juger encore. Mais enfin, si notre sort est tel que tu me le +dépeins (et je sens en moi le douloureux pressentiment de la vérité), +permets-moi de mourir ici; car donner le jour à des êtres dont le +partage serait de souffrir longues années, et puis enfin mourir, ce +n'est après tout que propager la mort et multiplier le meurtre. + +LUCIFER. + +Tu ne peux pas mourir tout-à-fait;--il est quelque chose qui doit +survivre. + +CAÏN. + +L'autre n'en a rien dit à mon père, quand il le chassa du paradis, avec +la mort écrite sur son front. Mais au moins laisse-moi détruire ce qu'il +y a de mortel en moi, pour que je sois, quant au reste, semblable aux +anges. + +LUCIFER. + +Je suis de l'essence angélique: voudrais-tu me ressembler? + +CAÏN. + +Je ne sais pas ce que tu es: je sens ton pouvoir. Tu me montres des +objets qui surpassent mes facultés, et qu'il ne serait pas en ma +puissance de voir; bien qu'ils soient encore inférieurs à mes désirs et +à ma conception. + +LUCIFER. + +Quelles sont-elles, ces conceptions d'un orgueil assez humble pour +séjourner avec les vers dans une enveloppe de terre? + +CAÏN. + +Et toi-même, qui es-tu pour affecter un esprit si hautain, pour jouir +des priviléges des choses créées _et_ des choses immortelles, et qui +cependant sembles dévoré de chagrin? + +LUCIFER. + +Je parais ce que je suis; voilà pourquoi je te demande si tu voudrais +être immortel. + +CAÏN. + +Tu l'as dit; il faut, même en dépit de moi, que je sois immortel. Je +l'ignorais;--mais puisqu'il le faut, permets-moi, heureux ou malheureux, +d'anticiper aujourd'hui sur mon immortalité. + +LUCIFER. + +Tu l'anticipais avant de me connaître. + +CAÏN. + +Comment? + +LUCIFER. + +En souffrant. + +CAÏN. + +Les tourmens seraient-ils immortels? + +LUCIFER. + +Nous verrons, moi et tes fils. Mais regarde maintenant, n'es-tu pas +ravi? + +CAÏN. + +Que vois-je, et qu'êtes-vous, magnifiques espaces que l'imagination +n'aurait pu rêver? Qu'êtes-vous, globes infinis d'une lumière toujours +plus éblouissante? Quel est ce désert azuré, ces champs de l'air sans +bornes où vous roulez, semblables aux feuilles que je voyais flotter sur +les ondes limpides de l'Éden? Votre course est-elle mesurée? ou +parcourez-vous un espace sans bornes, un univers aérien toujours +nouveau, auquel mon ame, éblouie par l'idée de l'éternité, ne peut +penser sans vertige? O dieu! dieux! ou qui que vous soyez! que vous êtes +beaux à contempler! quelle merveille dans vos effets ou dans vos +accidens! Que je meure comme un atôme (s'il en est qui meurent), ou que +je sois initié au mystère de votre nature! Mes pensées, en ce moment, ne +sont pas aussi indignes que la poussière qui les recèle, des objets que +je contemple. Esprit! donne-moi la mort, ou laisse-moi approcher +davantage. + +LUCIFER. + +N'es-tu pas assez près? Baisse les yeux vers votre terre! + +CAÏN. + +Ou est-elle? je ne vois plus rien qu'une masse d'innombrables lueurs. + +LUCIFER. + +Regarde-là. + +CAÏN. + +Je ne vois rien. + +LUCIFER. + +Elle brille cependant encore. + +CAÏN. + +Quoi! ce point imperceptible? + +LUCIFER. + +Oui. + +CAÏN. + +Se peut-il? J'ai vu des vers luisans et d'autres insectes lumineux +étinceler sur les gazons dans un sombre crépuscule; ils répandaient un +éclat plus vif que le monde qui les contient. + +LUCIFER. + +Eh bien! tu as vu briller des vers et des mondes;--qu'en penses-tu? + +CAÏN. + +Qu'ils sont beaux chacun dans leur propre sphère; et qu'au milieu des +nuits auxquelles ils doivent leur beauté, l'imperceptible insecte, dans +sa course lumineuse, et l'étoile immortelle, dans son immense carrière, +doivent également être guidés. + +LUCIFER. + +Mais comment et par qui? + +CAÏN. + +Montre-le-moi. + +LUCIFER. + +Oses-tu le demander? + +CAÏN. + +N'ai-je pas osé connaître ce que j'oserai en ce moment voir? Tu ne m'as +rien montré qui satisfasse encore mon imagination. + +LUCIFER. + +Avance donc avec moi. Veux-tu contempler les objets mortels ou +immortels? + +CAÏN. + +Que vois-je là? + +LUCIFER. + +Des objets qui participent des deux natures: lequel saisit le plus ton +cœur? + +CAÏN. + +Les choses que je vois. + +LUCIFER. + +Mais qui te frappe le plus? + +CAÏN. + +Les choses que je n'ai vues et ne verrai jamais:--les mystères de la +mort. + +LUCIFER. + +Mais si je te montre les choses qui sont mortes, comme je t'ai montré +plusieurs de celles qui ne mourront pas? + +CAÏN. + +Fais-le. + +LUCIFER. + +Avance donc sur nos ailes puissantes. + +CAÏN. + +Oh! comme nous fendons les airs! les astres s'éteignent peu à peu. La +terre! où est ma terre? Laisse-moi, que je la regarde encore; c'est +d'elle que je fus formé. + +LUCIFER. + +Elle est aujourd'hui moins que toi dans l'univers. Cependant, ne crois +pas pouvoir lui échapper; bientôt tu lui seras rendu et à toute sa vile +poussière: c'est une partie de ton éternité et de la mienne. + +CAÏN. + +Où me conduis-tu? + +LUCIFER. + +A ce qui existait avant toi. C'est le fantôme d'un monde dont le tien +n'offre que les débris. + +CAÏN. + +Eh quoi! notre monde n'est-il pas nouveau? + +LUCIFER. + +Pas plus que ne l'est la vie, et ce qui était avant que toi ou moi ne +fussions, et les objets qui nous semblent plus grands que moi-même. +Maintes choses n'auront pas de fin; quelques-unes, prétendant n'avoir +pas eu de commencemens, en ont eu d'aussi misérables que le tien; et si +de plus nobles substances ont été éteintes, c'est pour faire place à +d'autres plus méprisables que nous ne pourrions l'imaginer: car il n'y a +d'éternellement _immobile_ que les _momens_ et l'_espace_. Le changement +n'est pas la mort, si ce n'est pour la matière; mais tu es matière, et +tu ne peux comprendre que les êtres de la même nature: je t'en +montrerai. + +CAÏN. + +Matière, esprits, je puis contempler tout ce que tu voudras. + +LUCIFER. + +Avance donc! + +CAÏN. + +Les astres disparaissent; quelques-uns, au contraire, s'agrandissent à +notre approche, et semblent de véritables mondes. + +LUCIFER. + +Ce qu'ils sont en effet. + +CAÏN. + +Quoi! chacun d'eux aurait-il un Éden? + +LUCIFER. + +Peut-être. + +CAÏN. + +Et des hommes? + +LUCIFER. + +Oui, ou des êtres plus grands. + +CAÏN. + +Ont-ils aussi des serpens? + +LUCIFER. + +Voudrais-tu des hommes sans serpens, et que nul ne pût ramper à +l'exception de tes semblables? + +CAÏN. + +Comme tous les flambeaux disparaissent! Où fuyons-nous? + +LUCIFER. + +Vers le monde des fantômes; celui des êtres passés, et des ombres qui +n'existent pas encore. + +CAÏN. + +Mais l'obscurité augmente de plus en plus;--il n'y a plus d'astres. + +LUCIFER. + +Cependant tu vois encore. + +CAÏN. + +Sinistre lumière! pas de lune, pas de soleil, pas une immensité +d'étoiles. L'azur nuancé de pourpre de la nuit disparaît lui-même en un +crépuscule glacial; je vois des masses épaisses, mais elles ne +ressemblent pas aux mondes que tu viens de me montrer, et qui, +environnés de lumières, semblaient encore pleins de vie, quand avait +disparu leur atmosphère radieuse; déroulant alors aux yeux surpris les +formes variées de profondes vallées ou de vastes montagnes; quelques-uns +lançant des jets de feu, d'autres déployant de vastes plaines liquides, +d'autres placés à quelques pas de comètes étincelantes et de lunes +régulières qui semblaient prendre les traits capricieux de ces belles +terres:--mais ici, tout est sombre et terrible. + +LUCIFER. + +Rien, toutefois, n'y semble confus. Tu demandes à voir la mort et les +objets morts? + +CAÏN. + +Je ne le demande pas; mais comme je sais qu'il en existe, et que, par le +péché de mon père, nous sommes condamnés, lui, moi, et tous ceux qui +nous remplaceront, à la subir, je veux la voir une fois de mon plein +gré, avant d'être un jour entraîné à la voir malgré moi. + +LUCIFER. + +Regarde. + +CAÏN. + +C'est la nuit. + +LUCIFER. + +C'est ainsi qu'elle sera toujours; mais franchissons le seuil. + +CAÏN. + +D'énormes nuages l'environnent;--quel est ceci? + +LUCIFER. + +Entre. + +CAÏN. + +Pourrai-je revenir? + +LUCIFER. + +Revenir! assurément. Comment pourrait être d'ailleurs peuplé cet empire? +Son enceinte actuelle est déserte auprès de ce qu'elle doit être, grâce +aux tiens et à toi-même. + +CAÏN. + +Les vapeurs s'épaississent de plus en plus; elles forment autour de nous +des cercles fantastiques. + +LUCIFER. + +Avance! + +CAÏN. + +Mais toi? + +LUCIFER. + +Ne crains rien; tu ne pourrais sans moi entrer dans ce royaume. En +avant! + +(Ils disparaissent à travers les nuages.) + + + +SCÈNE II. + +(Le séjour des ombres.) + +Entrent LUCIFER et CAÏN. + + +CAÏN. + +Quel silence! quelle obscure immensité! Ils ne semblent former qu'un +seul être, et cependant ces mondes sont plus peuplés que les orbes +brillans et lumineux qui parsèment les champs supérieurs de l'air. Telle +était cependant leur multitude, que je les prenais plutôt pour de +légères étincelles égarées dans les célestes espaces, que pour des +mondes habités eux-mêmes; mais en m'approchant davantage, je m'aperçus +qu'ils se transformaient en autant de mondes matériels, faits plutôt +pour servir de demeure à la vie, que pour vivre par eux-mêmes. Ici, au +contraire, tout est si ténébreux, ou d'une lueur si épaisse, qu'on y +reconnaît l'image d'un jour qui n'est plus. + +LUCIFER. + +C'est le royaume de la mort.--Désires-tu la voir maintenant? + +CAÏN. + +Comment répondrais-je avant de savoir précisément ce qu'elle est? Mais +si j'en juge d'après les longues homélies de mon père, c'est une +chose--grand Dieu! je n'ose y penser! Maudit soit celui qui inventa la +vie pour conduire à la mort! ou bien maudite la grossière masse de vie +qui ne put retenir ses priviléges, et transmit les conséquences de son +crime aux innocens eux-mêmes! + +LUCIFER. + +Tu maudis ton père? + +CAÏN. + +Ne m'a-t-il pas maudit en me donnant le jour? Ne m'a-t-il pas maudit +avant ma naissance, en osant arracher le fruit défendu? + +LUCIFER. + +Tu dis vrai: entre ton père et toi la malédiction est mutuelle. Mais tes +enfans et ton frère? + +CAÏN. + +Qu'ils la partagent avec moi; qu'ils héritent de ce qu'on m'a légué. +Mais vous, royaumes obscurs, séjour d'ombres éternelles et de formes +immenses, les unes complètement tracées, les autres indistinctes, mais +toutes également imposantes et mélancoliques:--qui êtes-vous? +Vivez-vous, ou vécûtes-vous un jour? + +LUCIFER. + +Quelque chose de l'un et de l'autre. + +CAÏN. + +Alors, qu'est-ce que la mort? + +LUCIFER. + +Eh quoi! celui qui vous a créés ne vous a-t-il pas dit qu'il existait +une autre vie? + +CAÏN. + +Jusqu'à présent, il ne nous a dit qu'une chose: c'est que nous devions +tous mourir. + +LUCIFER. + +Peut-être vous dévoilera-t-il un jour le reste. + +CAÏN. + +Jour heureux! + +LUCIFER. + +Oui, heureux! quand à travers d'inexprimables agonies, avant-courières +d'agonies éternelles, il sera révélé à une multitude innombrable d'êtres +animés, qu'ils n'ont reçu la vie que pour souffrir à jamais! + +CAÏN. + +Quels sont ces fantômes puissans que je vois flotter autour de moi?--Ils +n'ont pas la forme des intelligences que j'ai vu errer autour de notre +regretté paradis; ils n'ont pas celle de l'homme, telle que je l'ai +remarquée dans Adam, dans Abel et en moi-même, ni dans mes sœurs, ni +dans mes enfans. Toutefois, leur aspect, différent de celui des hommes +et des anges, révèle des substances qui, s'ils le cèdent aux derniers; +semblent l'emporter sur mes semblables; altiers, fiers, d'une beauté et +d'une force remarquable, mais d'une expression inexplicable, jamais rien +de tel ne s'offrit à ma vue. Ils n'ont pas l'aile du séraphin, la figure +de l'homme, ou la forme des plus grands animaux; ils n'ont rien de ce +qui respire aujourd'hui: grands, toutefois, et beaux comme les plus +beaux et les plus grands des êtres animés, et cependant si différens +d'eux, que je puis à peine supposer qu'ils existent. + +LUCIFER. + +Ils vécurent cependant. + +CAÏN. + +Où? + +LUCIFER. + +Où tu vis toi-même. + +CAÏN. + +Quand? + +LUCIFER. + +Ils ont habité sur ce que tu nommes aujourd'hui la terre. + +CAÏN. + +Adam est pourtant le premier. + +LUCIFER. + +De ta race, je l'avoue;--mais il est en même tems le dernier de ceux-là. + +CAÏN. + +Et quels sont-ils? + +LUCIFER. + +Ce que tu seras. + +CAÏN. + +Mais enfin, qu'étaient-ils? + +LUCIFER. + +Vivans, forts, intelligens, bons, grands et glorieux; des êtres en tout +aussi supérieurs à ton père, dans l'Éden, que toi et ton fils le serez à +votre soixante-millième génération, lorsqu'elle aura atteint le dernier +degré de dégradation;--et juge, par ta propre faiblesse, de ce qu'ils +devront être. + +CAÏN. + +O ciel! et tous ils ont péri? + +LUCIFER. + +Ils ont quitté leur terre comme tu quitteras la tienne. + +CAÏN. + +Mais la mienne fut-elle la leur? + +LUCIFER. + +Elle le fut. + +CAÏN. + +Mais elle était différente: elle est aujourd'hui trop resserrée et trop +humble pour porter de pareilles créatures. + +LUCIFER. + +Elle était en effet plus glorieuse. + +CAÏN. + +Et pourquoi est-elle déchue? + +LUCIFER. + +Demande à celui qui l'atteignit. + +CAÏN. + +Comment? + +LUCIFER. + +Par la plus rigoureuse et la plus inexorable catastrophe; par le +désordre des élémens, qui rendirent le inonde au chaos, comme auparavant +le chaos avait vomi un monde: de tels événemens, rares dans le tems, +sont fréquens dans l'éternité.--Passons, et jette les yeux sur le passé! + +CAÏN. + +Tableau terrible! + +LUCIFER. + +Et vrai. Regarde ces fantômes! ils furent jadis, comme toi, entourés de +matière. + +CAÏN. + +Et serai-je un jour comme eux? + +LUCIFER. + +C'est à celui qui te fit à te répondre. Je te montre quels sont tes +prédécesseurs; ce qu'ils étaient, tu l'es aujourd'hui, mais dans un +degré inférieur, proportionné à tes faibles sentimens, à ta faible +portion d'immortalité, d'intelligence et de force terrestre. Ce que vous +avez de commun avec ce qu'ils avaient, c'est la vie; ce qui vous unira +encore--la mort. Quant au reste de vos attributs, ils sont tels qu'ils +conviennent à des reptiles engendrés de la fange refroidie d'un puissant +univers, à des êtres confinés dans une planète encore informe, à des +êtres dont le bonheur devait dépendre de leur aveuglement,--d'un paradis +d'ignorance d'où la science était proscrite comme une substance +empoisonnée. Mais regarde quels sont où quels étaient ces êtres +supérieurs; ou, si tu n'en as pas le courage, recule, et reprends sur la +terre ta tâche ordinaire:--je t'y transporterai en sécurité. + +CAÏN. + +Non! je veux rester ici. + +LUCIFER. + +Combien de tems? + +CAÏN. + +Pour toujours. Aussi bien, puisqu'il faut que j'y retourne de la terre, +je préfère rester; je suis las de tout ce que la matière m'a +découvert:--laisse-moi rester parmi les ombres. + +LUCIFER. + +Cela ne peut être: ce que tu prends pour la réalité, n'est à présent +qu'une vision. Pour te disposer à cette demeure, il te faut passer par +le même chemin que ceux que tu vois,--par les portes de la mort. + +CAÏN. + +Mais par quelle porte venons-nous d'y entrer? + +LUCIFER. + +Par les miennes. Mais je me suis engagé à te ramener, et mon esprit te +soutient dans des régions où tout, à l'exception de toi-même, est privé +de souffle. Regarde, mais n'espère pas demeurer ici avant que ton tour +soit venu. + +CAÏN. + +Et ceux-ci, ne peuvent-ils plus revenir sur la terre? + +LUCIFER. + +_Leur_ terre est pour jamais évanouie;--elle est tellement changée, +qu'ils ne voudraient pas respirer une seconde fois dans le plus agréable +lieu de sa surface aujourd'hui décharnée.--C'était--oh! quel beau monde +c'était alors! + +CAÏN. + +Et c'est encore. Je le sens, ce n'est pas la terre contre laquelle je +suis en guerre; je me plains seulement de ne pouvoir jouir de ce qu'elle +offre de beau, sans l'acheter par le travail; je me plains de ne pouvoir +assouvir ma soif dévorante de connaissance, et de ne pouvoir dompter mes +mille craintes de mort et de vie. + +LUCIFER. + +Tu vois ce qu'est ton monde; mais il ne t'est pas donné de concevoir +l'ombre de ce qu'il fut. + +CAÏN. + +Mais ces énormes créatures, fantômes inférieurs en intelligence (du +moins tels paraissent-ils) aux êtres que nous avons déjà vus; +comparables, en quelque chose, aux sauvages habitans des forêts de la +terre, aux monstres dont les rugissemens font retentir les bois, mais +dix fois plus grands et plus terribles encore; leur taille est plus +élevée que les murailles défendues de l'Éden, leurs yeux étincellent +comme les épées flamboyantes dont les anges sont armés, et leurs +défenses se projettent comme des troncs d'arbres dépouillés de leurs +branches et de leurs écorces:--qu'étaient-ils? + +LUCIFER. + +Ce qu'est le mammoth dans votre monde;--mais ces derniers-là même gisent +étendus par myriades sous sa surface. + +CAÏN. + +Et non pas comme nous sur le sol? + +LUCIFER. + +Non. En faisant la guerre à ta fragile race, ils rendraient inutile la +malédiction lancée contre elle,--ils l'extermineraient trop promptement. + +CAÏN. + +Mais pourquoi la guerre? + +LUCIFER. + +Vous avez oublié l'arrêt qui vous a chassés de l'Éden,--guerre avec +tous, mort à tous, maladie, douleur, amertume pour tous; tels ont été +les fruits de l'arbre défendu. + +CAÏN. + +Mais les animaux--en ont-ils donc mangé, qu'ils doivent aussi mourir? + +LUCIFER. + +Votre créateur vous l'a dit; _ils_ furent faits pour vous, comme vous +pour lui.--Vous ne voudriez pas que leur sort fût préférable au vôtre? +Sans la chute d'Adam, ils seraient comme lui restés debout. + +CAÏN. + +Malheureuses créatures! ils partagent le destin de mon père, de même que +ses enfans; comme eux, sans avoir partagé le fruit fatal: comme eux +aussi, sans avoir atteint le rameau désiré de la _science_! arbre de +mensonge:--car nous ne savons rien. Au prix de la mort, il nous avait du +moins promis la connaissance; mais qu'est-ce que l'homme connaît? + +LUCIFER. + +Il se peut que la mort conduise à la plus haute science; comme elle est +de toutes les choses la seule certaine, elle mène, du moins, à une +science assurée. L'arbre était donc véridique, bien qu'il donne la mort. + +CAÏN. + +Mais ces obscures contrées, je les vois sans les comprendre. + +LUCIFER. + +Parce que ton heure est encore loin, et que la matière ne peut concevoir +parfaitement ce qu'est l'esprit;--mais c'est quelque chose de savoir +qu'il existe de telles contrées. + +CAÏN. + +Nous savions déjà que la mort existait. + +LUCIFER. + +Mais non pas ce qui était après elle. + +CAÏN. + +Et je l'ignore encore. + +LUCIFER. + +Tu as appris qu'il est, au-delà de ton existence, une et plusieurs +autres existences,--et tu l'ignorais ce matin. + +CAÏN. + +Mais tout à mes yeux reste obscur et chargé de nuages. + +LUCIFER. + +Sois satisfait; tout s'éclaircira devant ton immortalité. + +CAÏN. + +Et cet immense et liquide espace azuré, dont les flots radieux, élancés +devant nous, ressemblent à des ondes, et que je prendrais pour les +sources de notre paradis, si l'azur éthéré de sa surface n'était pas +sans bornes et sans rivages:--quel est-il? + +LUCIFER. + +Son image se retrouve encore en petit sur la terre, et tes enfans +habiteront près d'elle--c'est le fantôme d'un océan. + +CAÏN. + +On dirait un autre univers, un soleil liquide.--Et ces créatures +informes qui se jouent sur sa lumineuse surface? + +LUCIFER. + +Tu vois en eux ses habitans, les Léviathans d'autrefois. + +CAÏN. + +Et cet immense serpent qui prolonge ses replis tortueux et sa tête +énorme, dix fois plus haut que le cèdre le plus élevé, regardant comme +s'il voulait atteindre les globes que nous avons auparavant +contemplés?--n'est-il pas de l'espèce de celui qui glissait dans le +feuillage de l'arbre de la science? + +LUCIFER. + +Ève, ta mère, peut dire mieux que personne quelle espèce de serpent la +séduisit. + +CAÏN. + +Celui-ci est trop effrayant. L'autre, sans doute, avait plus de beauté. + +LUCIFER. + +Toi-même, ne l'as-tu jamais vu? + +CAÏN. + +J'en ai vu plusieurs appelés du même nom, mais jamais précisément celui +qui persuada de cueillir le fruit fatal. + +LUCIFER. + +Votre père ne le vit-il pas? + +CAÏN. + +Non: ce fut ma mère qui le tenta. Elle-même l'avait été par le serpent. + +LUCIFER. + +Honnête homme! toutes les fois que ta femme, les femmes de tes enfans +vous entraîneront, toi ou bien eux, vers quelque chose d'étrange ou de +nouveau, sois persuadé que tu auras vu la première source de la +séduction. + +CAÏN. + +Ton conseil vient trop tard: il n'est plus de serpent pour tenter nos +femmes. + +LUCIFER. + +Mais il reste encore pour les femmes des motifs de tenter les hommes, et +pour l'homme de tenter la femme.--Que tes enfans y songent! ce conseil +est bienveillant: je le donne surtout à mon détriment; mais il est vrai +qu'il ne sera pas suivi, et qu'ainsi je cours peu de risques. + +CAÏN. + +Je n'entends pas cela. + +LUCIFER. + +O le plus heureux des hommes!--ton monde et toi-même êtes encore trop +jeunes! Tu te crois très-malheureux et le plus criminel, n'est-il pas +vrai? + +CAÏN. + +Quant au crime, je l'ignore; mais quant aux souffrances, j'en ai déjà +trop senti. + +LUCIFER. + +Premier né du premier homme! ton état présent de péché--car tu es +coupable; de douleur--car tu souffres, est une sorte d'Éden dans toute +son innocence, comparé à l'état dans lequel tu seras bientôt; et cet +état prochain, ces crimes, ces souffrances redoublées seront encore un +paradis, comparés à tout ce que doivent souffrir tes enfans et les +enfans de tes enfans.--Maintenant, retournons sur la terre. + +CAÏN. + +Et n'est-ce que pour m'apprendre cela que tu m'as traîné jusqu'ici? + +LUCIFER. + +Ne cherchais-tu pas la science? + +CAÏN. + +Oui, mais la science qui conduit au bonheur. + +LUCIFER. + +Tu as réussi, s'il est vrai que la vérité y conduise. + +CAÏN. + +Ainsi donc le Dieu de mon père avait bien fait de défendre l'approche de +l'arbre fatal. + +LUCIFER. + +Il eût mieux fait de ne pas le planter. Mais l'ignorance du mal ne vous +a pas préservés du mal; il en sera toujours de même, le mal se +retrouvera dans tout. + +CAÏN. + +Non, je ne te crois pas.--J'aspire après le bien. + +LUCIFER. + +Et qui ne le fait pas? qui aspire après le mal? qui ne recule pas devant +ses fruits amers? personne--rien au monde: le mal est la terreur de tout +ce qui vit. + +CAÏN. + +Dans ces orbes glorieux et innombrables, dont nous avons admiré le +lointain éclat, avant de descendre dans cet abîme fantastique, le mal ne +peut être; ils sont trop beaux. + +LUCIFER. + +Tu les as vus de loin. + +CAÏN. + +Et qu'importe? la distance ne peut ternir que leur éclat;--vus de plus +près, ils doivent être plus radieux encore. + +LUCIFER. + +Vois de près les plus beaux objets de la terre, et juge alors de leur +beauté. + +CAÏN. + +Je l'ai fait;--les choses les plus belles m'ont paru de près plus +ravissantes. + +LUCIFER. + +Ce doit être une illusion.--Quel est donc l'objet qui, frappant la vue +de plus près, a pu t'offrir plus de charmes que contemplé dans le +lointain? + +CAÏN. + +C'est ma sœur Adah.--Toutes les étoiles du ciel, la nuance de la mer aux +approches de la nuit, quand elle est éclairée par le globe qui semble +lui-même un esprit, ou le séjour d'un esprit;--les couleurs du +crépuscule,--le lever pompeux du soleil,--son élévation sublime, son +coucher qui remplit mes yeux de délicieuses larmes, et semble entraîner +doucement mon cœur avec lui au-delà des eclatans nuages de +l'horizon;--l'ombrage des forêts,--les bourgeons naissans,--la voix des +oiseaux,--les soupirs du rossignol qui semble parler d'amour, et se +joindre aux chants des chérubins, à l'instant où le jour s'évanouit des +murailles d'Éden;--tout cela n'est rien à mes yeux et pour mon cœur +comme la figure d'Adah: pour la contempler, je sacrifierais et la terre +et les cieux! + +LUCIFER. + +Dans sa fragilité, elle est belle comme une substance mortelle pouvait +l'enfanter au premier instant de la création, et par l'effet du premier +et du plus tendre amour: ce n'en est pas moins une illusion. + +CAÏN. + +Vous le pensez; vous n'êtes pas son frère. + +LUCIFER. + +Mortel! apprends que mes pareils n'ont pas de frères. + +CAÏN. + +Quelle alliance veux-tu donc contracter avec nous? + +LUCIFER. + +Il se peut que tu en contractes une éternelle avec moi. Mais enfin, si +tu possèdes un être plus beau mille fois que tous les objets qui +t'environnent, pourquoi es-tu malheureux? + +CAÏN. + +Demande-moi pourquoi j'existe? pourquoi toi-même, pourquoi toutes choses +connaissent-elles le malheur? Ah! celui qui nous a créés doit lui-même +être malheureux comme son ouvrage! Ce n'est pas dans un instant de +bonheur que l'on peut enfanter la désolation; et pourtant, si j'en crois +mon père, il est tout-puissant. Pourquoi donc le mal--si lui-même est +bon? J'ai fait cette question à mon père; il m'a répondu que le mal +était la seule route qui pût conduire au bien. Étrange bien qui doit +provenir de son plus grand ennemi! J'ai vu dernièrement un agneau piqué +par un reptile: la malheureuse victime se roulait en écumant sur la +terre, vainement protégée par les tristes et inquiets bêlemens de sa +mère. Mon père cueillit quelques herbes, et les étendit sur la blessure; +par degrés, le petit animal revint à la vie, souleva sa tête vers la +mamelle de sa mère, qui marquait sa joie en ranimant de son lait ses +forces affaiblies. Mon fils, dit alors Adam, voilà comme du mal peut +naître le bien. + +LUCIFER. + +Que répondis-tu? + +CAÏN. + +Rien: car il est mon père; mais je pensais qu'il eût mieux valu pour +l'animal n'avoir jamais été piqué, que d'acheter le retour de sa frêle +existence par une agonie horrible. + +LUCIFER. + +Mais tu m'as dit que tu n'aimais rien autant que celle qui partagea le +lait de ta mère, et qui le donne à tes enfans?-- + +CAÏN. + +Certainement. Que pourrais-je être sans elle? + +LUCIFER. + +Et que suis-je, moi? + +CAÏN. + +Est-ce que tu n'aimes rien? + +LUCIFER. + +Qu'est-ce que ton Dieu aime? + +CAÏN. + +Toutes choses, dit mon père. Mais, je l'avoue, je ne le vois pas dans le +sort auquel il nous soumet. + +LUCIFER. + +C'est pourquoi tu ne peux pas voir davantage si moi j'aime ou n'aime +pas; si je tiens à quelqu'autre chose qu'à un vaste projet, devant +lequel les individus disparaissent comme de la neige. + +CAÏN. + +De la neige! qu'est-ce que cela? + +LUCIFER. + +Tu es heureux d'ignorer ce que tes descendans doivent souffrir; jouis +encore d'un climat qui ne connaît pas d'hiver! + +CAÏN. + +Mais n'aimes-tu rien autant que toi-même? + +LUCIFER. + +Et Caïn s'aime-t-il lui-même? + +CAÏN. + +Oui, mais j'aime plus encore celle qui me fait supporter mes +souffrances, et il ne dépend pas de moi de ne pas la chérir. + +LUCIFER. + +Tu la chéris parce qu'elle est belle, comme fut la pomme aux yeux de ta +mère; et quand elle cessera de l'être, ton amour cessera, comme aurait +cessé tout autre désir. + +CAÏN. + +Elle cessera d'être belle! Comment cela pourrait-il être? + +LUCIFER. + +Avec le tems. + +CAÏN. + +Mais le tems a déjà passé; et, jusqu'à présent, Adam et ma mère ont +gardé leur beauté: une beauté réelle, bien qu'elle n'égale plus celle +d'Adah et des séraphins.-- + +LUCIFER. + +Tout cela doit passer en eux et en elles. + +CAÏN. + +J'en suis affligé; mais pour cela, je ne puis concevoir que mon amour +s'affaiblisse jamais. Et si je voyais sa beauté s'évanouir, je croirais +que le créateur de toute beauté perdrait plus que moi, en perdant son +plus bel ouvrage. + +LUCIFER. + +Je te plains d'aimer ce qui doit périr. + +CAÏN. + +Je te plains de ne rien aimer. + +LUCIFER. + +Et ton frère,--est-il également cher à ton cœur? + +CAÏN. + +Pourquoi ne le serait-il pas? + +LUCIFER. + +Ton père l'aime beaucoup,--ton Dieu aussi. + +CAÏN. + +Et je les imite. + +LUCIFER. + +C'est une action bonne et généreuse. + +CAÏN. + +Généreuse! + +LUCIFER. + +C'est le second né de la chair; c'est le favori de sa mère. + +CAÏN. + +Qu'il garde des faveurs dont le serpent eut les prémices. + +LUCIFER. + +Mais l'amour de son père. + +CAÏN. + +Que m'importe? Faut-il que je n'aime pas ce que tout le monde aime? + +LUCIFER. + +Oui; celui que Jéhovah,--le seigneur indulgent, le miséricordieux +constructeur du paradis défendu,--regarde toujours en souriant. + +CAÏN. + +Moi, je n'ai jamais vu Lui; je ne sais pas si Il sourit. + +LUCIFER. + +Mais vous avez vu ses anges. + +CAÏN. + +Rarement. + +LUCIFER. + +Assez cependant pour remarquer qu'ils aiment ton frère, et que ses +sacrifices sont agréables. + +CAÏN. + +Qu'ils le soient! Pourquoi me parler de cela? + +LUCIFER. + +Parce que tu y pensais auparavant. + +CAÏN. + +Et si j'y ai pensé, quel besoin de me rappeler une pensée.....--- (Il +s'arrête comme agité.)--Esprit! nous sommes ici dans _ton_ monde; ne +parle pas du mien. Tu m'as montré des merveilles; tu m'as montré ces +puissans préadamites qui habitaient la terre dont la nôtre est un +débris; tu m'as fait distinguer des myriades de mondes célestes, dont le +nôtre est le triste et lointain compagnon dans l'immensité des êtres; tu +as découvert à mes regards des ombres frappées de la terrible étreinte, +de celle que nous apporta mon père,--la mort; tu m'as fait voir +beaucoup, mais non pas tout: montre-moi où demeure Jéhovah, son paradis +spécial--le _tien_; où est-il? + +LUCIFER. + +Ici, et dans tout l'espace. + +CAÏN. + +Mais comme toutes les choses, vous avez une demeure particulière; la +chair a la terre, les autres mondes ont également leurs habitans. Toutes +les créatures ont un élément dans lequel elles respirent; et les êtres +qui ne respirent plus de notre souffle ont le leur, comme tu l'as dit: +Jéhovah et toi-même vous avez le vôtre.--N'habitez-vous pas ensemble? + +LUCIFER. + +Non; nous régnons ensemble, mais nos demeures sont divisées. + +CAÏN. + +Pourquoi n'êtes-vous pas un seul! peut-être l'unité de vos projets +ferait l'union des élémens, aujourd'hui le jouet des tempêtes. Comment +s'est-il fait que vous, étant des esprits sages et infinis, vous soyez +séparés? N'êtes-vous pas comme des frères dans votre essence, votre +nature et votre gloire? + +LUCIFER. + +N'es-tu pas le frère d'Abel? + +CAÏN. + +Nous sommes frères, nous resterons frères; mais s'il n'en était pas +ainsi, qu'est-ce que la chair auprès de l'esprit? Ce dernier peut-il +tomber? L'immortalité n'est-elle pas une condition de l'infini? et se +quereller, remplir l'espace de sa misère,--pourquoi? + +LUCIFER. + +Pour régner. + +CAÏN. + +Ne m'as-tu pas dit que tous deux vous êtes éternels? + +LUCIFER. + +Oui. + +CAÏN. + +Et que cette immensité d'azur que j'ai vue est sans bornes? + +LUCIFER. + +Oui. + +CAÏN. + +Comment donc ne pouvez-vous tous les deux _régner_?--N'avez-vous pas +assez? Pourquoi vous séparer? + +LUCIFER. + +Nous régnons _tous les deux_. + +CAÏN. + +Mais l'un de vous fait le mal. + +LUCIFER. + +Lequel? + +CAÏN. + +Toi! car si tu pouvais donner à l'homme le bien, pourquoi ne le fais-tu? + +LUCIFER. + +Et pourquoi pas celui qui les créa? Je ne vous ai pas faits; vous êtes +ses créatures et non les miennes. + +CAÏN. + +Alors laisse-nous _ses_ créatures, comme tu dis que nous le sommes, ou +bien montre-moi ta demeure ou la _sienne_. + +LUCIFER. + +Je pourrais toutes deux te les montrer; mais un tems viendra que tu +verras pour toujours l'une d'elles. + +CAÏN. + +Et pourquoi pas à cette heure? + +LUCIFER. + +Ton esprit d'homme a eu de la peine à concentrer dans une pensée nette +et calme le peu que je t'ai montré, et déjà tu voudrais aspirer au plus +grand des mystères! à celui des _deux principes_! Tu voudrais les +contempler sur leurs trônes les plus secrets! Poussière! apprends à +limiter ton ambition; car pour toi, voir l'une ou l'autre serait périr! + +CAÏN. + +Laisse-moi périr pourvu que je les voie! + +LUCIFER. + +Voilà bien le langage du fils de celle qui cueillit la pomme! Mais tu +périrais seulement, et tu ne les verrais pas; cette vue t'est réservée +dans un autre état. + +CAÏN. + +Celui de mort. + +LUCIFER. + +Du moins le prélude de la mort. + +CAÏN. + +Je la crains donc moins, puisque je sais qu'elle conduit à quelque chose +de défini. + +LUCIFER. + +Maintenant je vais te ramener dans ton monde, où tu pourras multiplier +la race d'Adam, manger, boire, travailler, trembler, rire, pleurer, +sommeiller et mourir. + +CAÏN. + +Et que me servira d'avoir vu les choses que tu m'as montrées? + +LUCIFER. + +N'as-tu pas demandé la connaissance? et dans ce que j'ai montré, ne +t'ai-je pas appris à te connaître toi-même? + +CAÏN. + +Hélas! je ne distingue rien encore. + +LUCIFER. + +Et justement, la somme des connaissances humaines devrait être la +conscience du néant de l'humaine nature; transmets cette science à tes +enfans, elle leur épargnera maintes tortures. + +CAÏN. + +Orgueilleux esprit! ta parole est dédaigneuse; mais toi-même, malgré ton +arrogance, tu reconnais un supérieur. + +LUCIFER. + +Non! par le ciel qu'il gouverne, par l'abîme, par l'infinité de mondes +et de vies que je tiens avec lui en commun.--Non! j'ai un vainqueur, je +l'avoue; mais je ne reconnais pas de maître. Il reçoit l'hommage de +tous;--mais il n'a pas le mien. Je combats contre lui aujourd'hui, comme +je combattis au plus haut des cieux. A travers toute éternité, parmi les +gouffres informes des enfers, dans les interminables royaumes de +l'espace, dans les siècles des siècles, je disputerai tout, tout avec +lui! et tour à tour, chaque monde, chaque étoile, chaque univers +trembleront dans la balance, jusqu'au jour où cessera le grand combat, +si jamais il cesse, c'est-à-dire si jamais lui ou moi pouvons être +écrasés! Et qui pourra exterminer notre immortalité, notre haine +irrévocable et mutuelle? Il pourra, à titre de vainqueur, appeler le +vaincu génie du mal; mais quel sera donc le _bien_ qu'il prétend donner? +Si j'étais le vainqueur, ses œuvres seraient jugées les seules +mauvaises. Et vous, mortels, à peine nés, quels dons avez-vous reçus de +lui dans votre misérable monde? + +CAÏN. + +Ils sont faibles, et quelques-uns bien amers. + +LUCIFER. + +Redescends donc avec moi sur cette terre; retourne éprouver le reste des +faveurs que toi et les tiens devez au ciel. Les choses sont bonnes ou +mauvaises dans leur essence, et non pas d'après le nom de celui qui les +répand. S'il vous donne le bien,--appelez le principe du bien; si le mal +découle de _lui_, apprenez à ne pas m'en rendre responsable, avant de +savoir mieux sa véritable source. Ce n'est pas aux paroles des anges +eux-mêmes qu'il faut croire, c'est aux fruits de votre existence, tels +que vous les savourez. La pomme fatale vous a fait un don +précieux,--celui de la _raison_.--Que des menaces tyranniques ne +l'écrasent point, et ne vous réduisent pas à croire aveuglément, en +dépit de vos sens extérieurs et de vos sentimens intimes:--examinez et +souffrez,--créez-vous un monde intérieur dans votre propre sein, où +viendront expirer les impressions du dehors. C'est ainsi que vous vous +rapprocherez le plus de la nature des esprits et que vous parviendrez à +triompher de votre enveloppe grossière. + +(Ils disparaissent.) + +FIN DU DEUXIÈME ACTE. + + + + +ACTE III. + + + +SCÈNE PREMIÈRE. + +(La terre près d'Éden, comme dans l'acte premier.) + +Entrent CAÏN et ADAH. + + +ADAH. + +Silence, Caïn; marche doucement. + +CAÏN. + +J'y consens; mais pourquoi? + +ADAH. + +Notre petit Énoch dort sur un lit de feuilles, à l'ombre de ce cyprès. + +CAÏN. + +Un cyprès! c'est un arbre mélancolique; on dirait qu'il pleure sur ceux +qu'il protége de son ombre. Pourquoi l'as-tu choisi pour reposer notre +enfant? + +ADAH. + +Parce que ses branches interceptent le soleil comme la nuit, et qu'elles +paraissent ainsi faites pour inviter au sommeil. + +CAÏN. + +Oui, au dernier,--au plus long sommeil; mais n'importe,--mène-moi à lui. +(Ils s'approchent de l'enfant.) Comme il est beau! Ses petites joues, +dans leur pur incarnat, semblent vouloir lutter avec les roses +effeuillées sous lui. + +ADAH. + +Et ses lèvres, comme elles sont gracieusement entr'ouvertes! Non! +garde-toi de les baiser, du moins en ce moment: il s'éveillerait.--Son +heure de repos est, il est vrai, presque écoulée; mais ce serait dommage +de l'interrompre volontairement. + +CAÏN. + +Vous dites bien; je contiendrai mes désirs. Il dort, il sourit!--Ah! +dors et souris, toi le fragile et jeune héritier d'un monde presque +aussi jeune: dors et souris! les heures et les jours d'innocence et de +bonheur t'appartiennent encore! _Tu_ n'as pas dérobé le fruit,--tu ne +sais pas que tu es nu! Le tems viendra où tu recevras le châtiment de +crimes inconnus, dont ni toi ni moi ne furent coupables. Mais +aujourd'hui sommeille en paix! Voilà que ses joues se colorent d'un vif +sourire, ses cils brillent au-dessous de ses longues paupières noires +comme le cyprès qui se balance sur elles: le sommeil ne peut cacher +entièrement le limpide azur de ses yeux. Sans doute il rêve;--de quoi? +du paradis!--oui! Rêve, mon enfant, de cet héritage qui t'est ravi! ce +n'est qu'un songe! car jamais, à l'avenir, ni toi, ni tes enfans, ni tes +pères, ne franchiront le seuil de ces lieux de bonheur! + +ADAH. + +Cher Caïn! ne souffle pas dans l'oreille de notre enfant des regrets +aussi mélancoliques. Pourquoi toujours regretter le paradis? N'en +pouvons-nous créer un autre? + +CAÏN. + +Où? + +ADAH. + +Ici, où tu voudras: partout où tu seras, je ne sens pas la perte de cet +Éden trop pleuré. N'ai-je pas et toi et notre enfant, mon père, mon +frère et Zillah notre douce sœur, et notre Ève, à qui nous devons bien +plus que la naissance? + +CAÏN. + +Oui, la mort est aussi l'une des dettes que nous lui devons. + +ADAH. + +Caïn! cet esprit orgueilleux qui t'a entraîné loin d'ici a contribué à +te rendre encore plus sombre. J'espérais que les merveilles qu'il avait +promis de te montrer, que ces visions, comme tu les appelles, de mondes +passés et présens rendraient à ton esprit le calme d'une curiosité +satisfaite; mais, je le vois, ton guide a redoublé tes maux. Cependant, +je le remercie et je lui pardonne tout, en songeant qu'il t'a sitôt +rendu à nos vœux. + +CAÏN. + +Sitôt? + +ADAH. + +A peine s'il y a deux heures que vous vous êtes éloignés: heures longues +pour moi; mais enfin deux heures seulement, en consultant le soleil. + +CAÏN. + +Et pourtant ce soleil, je m'en suis approché; j'ai vu des mondes qu'il +éclairait jadis, et qu'il n'éclairera plus; j'en ai vu que sa lumière ne +pénétrera jamais: j'aurais cru que mon absence avait duré des années. + +ADAH. + +A peine une heure. + +CAÏN. + +C'est donc l'esprit qui dispose du tems, et qui le mesure suivant que +les objets qu'il contemple sont plaisans ou pénibles, sublimes ou +méprisables. J'ai vu des infinités de mondes; j'ai franchi des univers +disparus; j'ai contemplé l'éternité, et je croyais que quelques gouttes +de l'océan des âges m'avaient donné quelque chose de son immensité; mais +à présent, je reconnais ma faiblesse: l'esprit avait raison de dire que +je n'étais rien. + +ADAH. + +Pourquoi le disait-il? Jéhovah n'en a pas parlé. + +CAÏN. + +Non; il s'est contenté de nous réduire à ce que nous sommes. Après avoir +flatté la poussière avec quelques rayons d'Éden et d'immortalité, il +nous fait de nouveau retourner en poussière:--et pourquoi? + +ADAH. + +Tu le sais:--c'est la faute de nos parens. + +CAÏN. + +Qu'a de commun avec nous leur faute? Ils ont péché, c'est à eux de +mourir. + +ADAH. + +Tu ne parles pas bien, Caïn: cette pensée n'est pas la tienne, mais +celle de l'esprit qui était avec toi. Plût à Dieu que je mourusse pour +eux, si je pouvais ainsi les conserver à la vie! + +CAÏN. + +Tels seraient aussi mes vœux, si une seule victime devait assouvir la +colère insatiable du destructeur de la vie, et si notre enfant qui +repose ne devait jamais connaître la mort ni le chagrin, ni les +transmettre à ceux qui naîtront de lui. + +ADAH. + +Ne savons-nous pas qu'un jour viendra où notre race sera rachetée! + +CAÏN. + +Oui, par le sacrifice de l'innocent à la place du coupable. Quelle +expiation que celle-là! Ne sommes-nous pas innocens? Nous n'avons rien +fait pour être les victimes d'une faute commise avant notre naissance, +ou pour être forcés d'expier un crime inouï et mystérieux,--si c'est un +crime que de poursuivre la science. + +ADAH. + +Hélas! mon cher Caïn, tu pèches en ce moment; tes paroles frappent mes +oreilles comme autant d'impiétés. + +CAÏN. + +Alors laisse-moi! + +ADAH. + +Jamais, quand ton Dieu te laisserait. + +CAÏN. + +Dis-moi, qu'y a-t-il ici? + +ADAH. + +Deux autels que, pendant ton absence, a dressés notre frère Abel, afin +d'y offrir un sacrifice au Seigneur, au moment de ton retour. + +CAÏN. + +Et qui _lui_ a dit que je m'empresserais de concourir aux offrandes +qu'il élève chaque jour vers le Créateur, avec un front dont l'indigne +et lâche humilité révèle mille fois plus de crainte que d'amour? + +ADAH. + +Certes, il fait bien. + +CAÏN. + +Un autel suffit: je n'ai rien à offrir. + +ADAH. + +Les fruits de la terre, le calice, le bouton et la tige des fleurs: +voilà pour notre Dieu de douces offrandes, quand elles sont présentées +d'un cœur satisfait et contrit. + +CAÏN. + +J'ai travaillé, j'ai creusé la terre; la sueur a coulé de mon front: en +un mot, j'ai accompli sa malédiction;--que faut-il de plus encore? +Pourquoi serais-je satisfait? sans doute parce qu'il m'a fallu lutter +avec tous les élémens, pour en arracher le pain qui me nourrit? Pourquoi +serais-je reconnaissant? parce que je suis poudre, que je m'agite dans +la poudre, et que je retournerai en poudre? Ah! si je ne suis rien,--du +moins, pour rien au monde, ne serai-je un lâche hypocrite, affectant la +joie, quand intérieurement le chagrin me dévore. Pourquoi serais-je +contrit? Pour la faute de mon père? Mais déjà tous nos maux l'ont +suffisamment expiée, et les prophéties nous apprennent que nos enfans +l'expieront encore bien au-delà de ce qu'elle mérite. Il ne sait pas, +notre jeune enfant, à présent livré au sommeil, il ne sait pas qu'il +doit transmettre à des multitudes innombrables le germe d'une misère +éternelle: mieux vaudrait l'étouffer au milieu de ses doux rêves, et +écraser sa tête contre les rochers, plutôt que de le laisser vivre +pour-- + +ADAH. + +O mon Dieu! ne le touche pas!--mon--ton enfant! Caïn! + +CAÏN. + +Ne crains rien. Pour tous les globes célestes, et le pouvoir qui les +gouverne, je ne voudrais pas déposer autre chose qu'un baiser de père +sur les lèvres de cet enfant. + +ADAH. + +Alors, pourquoi ces horribles paroles? + +CAÏN. + +Mieux vaudrait, disais-je, qu'il cessât de vivre, au lieu de transmettre +à d'autres descendans des chagrins plus insupportables encore que ceux +auxquels il sera soumis. Mais puisque ces paroles vous déplaisent, je me +contente de dire--qu'il eût mieux valu pour lui de ne pas naître. + +ADAH. + +Oh! ne parle pas ainsi. Où seraient donc mes joies, ces joies +maternelles que j'éprouve à le veiller, le nourrir et l'aimer? Silence! +il s'éveille. Doux Énoch! (Elle s'approche de l'enfant.) Caïn, viens le +voir! regarde comme il est plein de vie, de force, de fraîcheur, de +beauté, de bonheur; comme il me ressemble, comme il est semblable à toi, +quand tu souris: car _alors_ nous sommes _tout_ autres. N'est-il pas +vrai, Caïn? Mère, père, enfant, chacun de nous réfléchit les traits de +l'autre, comme le fait une claire fontaine, quand elle est calme, et +quand ton ame est calme comme elle. Aime-nous, mon cher Caïn! Aime-toi à +cause de nous, qui te chérissons tant! Vois comme il sourit! comme il +étend ses bras, comme il arrête ses grands yeux bleus sur les tiens +comme pour saluer son père, tandis que son petit corps s'agite et semble +tressaillir de plaisir. Que nous parles-tu de peines? les chérubins qui +n'ont pas d'enfans t'envieraient les joies de la paternité. Caïn! +bénis-le! il n'a pas de parole pour te remercier, mais son cœur lui +indique ta présence comme le tien la sienne. + +CAÏN. + +Enfant, sois béni! si toutefois la bénédiction d'un mortel peut te +garantir de la malédiction du serpent. + +ADAH. + +Elle le peut. Sans doute la fourberie d'un reptile ne peut l'emporter +sur la bénédiction d'un père. + +CAÏN. + +Oh! pour cela, j'en doute; toutefois, je le bénis. + +ADAH. + +Notre frère approche. + +CAÏN. + +Ton frère Abel. + +(Entre Abel.) + +ABEL. + +Bonjour, Caïn! la paix de Dieu soit avec toi, mon frère. + +CAÏN. + +Abel! salut! + +ABEL. + +Notre sœur m'a dit que tu avais voyagé avec un esprit, bien au-delà des +limites que nous ne sommes pas habitués à franchir. Etait-il de ceux que +nous avons déjà vus, auxquels nous avons parlé comme à notre père? + +CAÏN. + +Non. + +ABEL. + +Pourquoi donc rester avec lui? c'est peut-être l'ennemi du Très-Haut. + +CAÏN. + +Et l'ami de l'homme. Le Très-Haut, comme vous le nommez, le fut-il +jamais? + +ABEL. + +_Nous le nommons_! vos paroles sont étranges aujourd'hui. Adah, ma sœur, +laisse-nous pour un instant:--nous voulons offrir un sacrifice. + +ADAH. + +Adieu, mon Caïn; mais auparavant, embrasse ton fils. Puisse le calme de +son ame, et les pieux efforts d'Abel, te rendre à l'innocence et au +bonheur! + +(Adah sort avec son enfant.) + +ABEL. + +Où as-tu été? + +CAÏN. + +Je ne sais pas. + +ABEL. + +Quoi? ni ce que tu as vu? + +CAÏN. + +Les morts, les immortels; les immenses, les tout-puissans, les +inconcevables mystères de l'espace;--les univers sans nombre qui furent +ou sont encore;--un abîme d'objets étourdissans, des soleils, des lunes +et des terres roulant comme un tonnerre autour de moi; tout cela m'a +rendu incapable de suivre une conversation mortelle: Abel, laisse-moi. + +ABEL. + +Tes yeux sont animés d'un éclat surnaturel; une rougeur surnaturelle +couvre tes joues; un accent surnaturel exprime tes paroles.--Que +signifie tout cela? + +CAÏN. + +Cela signifie--je te prie, laisse-moi. + +ABEL. + +Non pas, jusqu'à ce que nous ayons prié et sacrifié ensemble. + +CAÏN. + +Abel, je te prie, sacrifie seul.--Jéhovah t'aime bien. + +ABEL. + +Bien _tous les deux_, j'espère. + +CAÏN. + +Mais toi le mieux. Peu m'importe pourquoi; tu as mieux trouvé grâce que +moi: respecte-le donc,--mais respecte seul,--ou du moins sans moi. + +ABEL. + +Mon frère, je serais indigne d'être le fils de notre commun père, si je +ne te respectais pas comme le premier-né, et si je ne te priais pas de +te joindre à moi, de me précéder même dans les pieux sacrifices que nous +offrons à Dieu:--c'est là ta place. + +CAÏN. + +Je ne l'ai jamais réclamée. + +ABEL. + +Et c'est là ce qui m'afflige. Je t'en prie, consens à ce que je demande +de toi. Ton ame semble oppressée de je ne sais quelle étrange illusion; +cela te rendra le calme. + +CAÏN. + +Non; rien ne peut me calmer désormais. Que dis-je, me _calmer_? jamais +je n'ai senti le calme dans mon cœur, même dans le silence complet des +élémens. Cher Abel, laisse-moi! ou permets-moi de ne pas troubler plus +long-tems tes pieuses intentions. + +ABEL. + +Non, non: il faut que nous fassions ensemble notre devoir. Ne me +repousse pas. + +CAÏN. + +Puisqu'il le faut--eh bien donc, qu'ai-je à faire? + +ABEL. + +Choisis l'un de ces deux autels. + +CAÏN. + +Choisis pour moi. Ils ne sont tous les deux, pour moi, que de la pierre +et du gazon. + +ABEL. + +Cependant, choisis! + +CAÏN. + +Je l'ai fait. + +ABEL. + +C'est le plus élevé, celui qui te convenait le mieux, comme à l'aîné. +Maintenant, prépare tes offrandes. + +CAÏN. + +Et les tiennes, où sont-elles? + +ABEL. + +Les voici.--Les premiers-nés, les plus gras du troupeau:--c'est l'humble +don d'un pasteur. + +CAÏN. + +Je n'ai pas d'agneaux; mon sort est de creuser la terre: je ne puis +offrir que ce qu'elle accorde à mes sueurs,--des fruits. (Il cueille des +fruits.) Les voici dans leur fraîcheur, dans leur maturité. + +(Ils dressent leurs autels, et allument une flamme au-dessous.) + +ABEL. + +Mon frère, tu es l'aîné; offre d'abord, avec le sacrifice, ta prière et +tes actions de grâce. + +CAÏN. + +Non.--Je n'ai pas l'habitude de cela;--donne-moi l'exemple, je le +suivrai--comme je pourrai. + +ABEL, s'agenouillant. + +O Dieu! toi qui nous créas, et déposas dans nos narines le souffle de la +vie; qui nous as béni, et qui, en dépit de la faute de notre père, as +bien voulu ne pas perdre tous ses enfans, comme ils eussent été perdus, +si ta justice n'eût pas été tempérée par la bonté dans laquelle tu te +complais; toi qui nous accordas le pardon, comme un autre paradis, si on +le compare à l'énormité de notre crime;--seul maître de la lumière, du +bien, de la gloire, de l'éternité; sans qui tout serait mal, avec qui +rien ne peut faillir, si ce n'est dans un but louable et prévu par ton +impénétrable et toute-puissante bonté,--accepte le premier des prémices +du troupeau de ton humble pasteur:--cette offrande n'est rien en +elle-même;--et quelle offrande serait quelque chose auprès de toi?--Mais +pourtant accepte-la, comme une action de grâce de celui qui la dépose à +la face sublime de tes cieux, en inclinant son front jusque dans la +poussière dont il est lui-même formé, pour mieux, et à jamais, rendre +hommage à toi et à ton nom! + +CAÏN, demeuré debout. + +Esprit! quelque tu sois;--tout-puissant, il se peut;--bon, comme doivent +l'être toutes tes créations; Jéhovah sur la terre, et Dieu dans le ciel! +décoré d'autres noms encore, peut-être, car tes attributs semblent aussi +multipliés que tes ouvrages: si les prières peuvent te rendre propice, +reçois les miennes. Si tu dois être honoré par des autels, adouci par +des sacrifices, accueille ceux que je te présente! Deux créatures +viennent en ériger de concert vers toi. Si tu aimes le sang, l'autel du +pasteur, qui fume à mes côtés, en a répandu devant toi, et les membres +de ses agneaux, palpitans encore, élèvent vers les cieux un encens +ensanglanté; ou si les fruits doux et parfumés de la terre, présentés +devant toi, à la face du soleil qui les a mûris, peuvent t'agréer, en +cela qu'ils sont aussi beaux encore que tu nous les as donnés, et +semblent déposés ici plutôt pour témoigner de la beauté de tes ouvrages +que pour attirer l'un de tes regards sur les nôtres; si l'autel privé de +victimes et l'autel non rougi de sang peuvent obtenir tes faveurs, +regarde le mien; et quant à celui qui l'éleva,--il est tel que tu l'as +fait: il ne sait rien solliciter à genoux. S'il est méchant, frappe-le! +tu es tout-puissant, et tu le peux;--qui pourrait en effet s'y opposer? +S'il est bon, frappe ou épargne-le, comme il te plaira! puisque tout +dépend de toi; puisque le bon et le mauvais sont eux-mêmes sans pouvoir, +quand tu ne les soutiens pas. Que ta volonté elle-même soit juste ou +partiale, je l'ignore; n'étant pas tout-puissant, ne pouvant juger la +toute-puissance, mais seulement subir les arrêts, hélas! déjà trop +cruellement subis! + +(Le feu allumé sous l'autel d'Abel s'élève en colonne, et s'élance +lumineusement vers le ciel; un ouragan renverse l'autel de Caïn, et +disperse les fruits sur la terre.) + +ABEL, s'agenouillant. + +O mon frère, prie! Jéhovah est irrité contre toi. + +CAÏN. + +Et pourquoi? + +ABEL. + +Tes fruits sont épars sur la terre. + +CAÏN. + +Ils viennent de la terre; laisse-les y retourner: leur graine portera de +nouveaux fruits avant l'été. Quant à ton offrande carnassière, elle +plaît davantage; vois comme le ciel suce la flamme que le sang a +engraissée. + +ABEL. + +Ne songe pas au succès de mon offrande; mais hâte-toi d'en préparer une +autre, avant qu'il ne soit trop tard. + +CAÏN. + +Je ne veux plus élever d'autels, ni souffrir qu'on en élève.-- + +ABEL, se levant. + +Caïn! que prétends-tu? + +CAÏN. + +Renverser ce lâche courtisan des nuages, cet enfumé réceptacle de tes +sottes prières,--ton autel enfin, rougi du sang des faibles agneaux que +leur mère a nourris de lait pour qu'ils fussent égorgés à ton Dieu. + +ABEL, le retenant. + +Tu ne le feras pas.--N'ajoute pas à des actions impies des paroles +impies! N'ébranle pas l'autel,--il est sacré maintenant, par le bon +plaisir de Jéhovah, puisqu'il en a daigné accepter les offrandes. + +CAÏN. + +_Son plaisir_! Le met-il donc, ce plaisir, dans le parfum des chairs +pantelantes et du sang encore bouillant? dans le bêlement des mères +désolées, qui redemandent leurs expirans nourrissons? dans l'agonie des +tristes et innocentes victimes sous le couteau sacré? Va-t'en! aussi +bien ce trophée sanglant n'épouvantera pas long-tems le soleil, et ne +restera pas la honte de la création. + +ABEL. + +Mon frère, arrête-toi. Tu ne veux pas employer la violence contre mon +autel; si tu en es jaloux, il est à toi: consomme-s-y un autre +sacrifice. + +CAÏN. + +Un autre sacrifice? Va-t'en, ou ce sacrifice peut en effet-- + +ABEL. + +Que veux-tu dire? + +CAÏN. + +Va--va-t'en.--Ton Dieu, n'est-ce pas, aime le sang?--songe-s-y.--Va-t'en +avant qu'il n'y en ait _davantage_! + +ABEL. + +Je me place, en son divin nom, entre toi et l'autel qui l'a sanctifié. + +CAÏN. + +Si tu te chéris toi-même, recule, jusqu'à ce que j'aie rendu ce gazon à +son sol naturel;--autrement-- + +ABEL, le retenant. + +J'aime Dieu bien plus que la vie. + +CAÏN. Il le frappe sur les tempes, avec l'un des tisons qu'il enlève de +l'autel. + +Offre donc à ton Dieu le sacrifice de ta vie, puisqu'il aime ceux de ce +genre. + +ABEL. Il tombe. + +Qu'as-tu fait, mon frère? + +CAÏN. + +Frère? + +ABEL. + +O Dieu! reçois ton serviteur, et pardonne à son assassin; il n'a pas su +ce qu'il faisait.--Caïn, donne, donne-moi ta main, et dis à la pauvre +Zillah-- + +CAÏN, après un instant de stupeur. + +_Ma_ main! elle est rouge, et du--de quoi? (Long silence. Il jette les +yeux autour de lui.) Où suis-je? Seul! Où est Abel? où Caïn? Se peut-il +que je sois Caïn? Mon frère, réveille-toi!--Pourquoi restes-tu couché +sur l'herbe? ce n'est pas l'heure du sommeil.--Pourquoi si +pâle?--qu'as-tu?--ce matin, tu étais plein de vie! Abel! ah! je t'en +prie, ne te joue pas de moi! Je t'ai frappé trop fort, mais non pour +toujours! Pourquoi as-tu voulu me résister? C'est un jeu! tu veux +m'épouvanter.--Un coup--un seul coup!--Remue,--oh! remue--une seule +fois;--oui, comme cela!--bien!--tu respires! souffle sur moi! O Dieu! +Dieu! + +ABEL, d'une voix mourante. + +Qui parle ici de Dieu? + +CAÏN. + +Ton meurtrier. + +ABEL. + +Alors,--puisse Dieu lui pardonner! Caïn, console la pauvre Zillah;--elle +n'a plus maintenant qu'un frère. (Il expire.) + +CAÏN. + +Et moi, plus! Qui m'a enlevé le mien,--mon frère?--Ses yeux sont +ouverts! donc il n'est pas mort! La mort ressemble au sommeil,--et le +sommeil ferme nos paupières. Ses lèvres aussi sont ouvertes; il respire +donc! et pourtant je ne le sens pas.--Son cœur!--son cœur!--que je voie +s'il bat.--Il me semble:--non!--non!--c'est une illusion; il faut que je +sois passé dans un autre monde pire que le premier. La terre tourne +autour de moi:--qu'est-ce cela? de l'eau! (Il porte la main à son front, +puis la regarde.) Pourtant, il ne pleut pas! C'est du sang!--le sang de +mon frère, le mien lui-même, et répandu par moi! Qu'a de commun encore +avec moi la vie, puisque j'ai pris celle de ma propre chair? Non, il ne +peut être mort!--Est-ce la mort que le silence? Non; il s'éveillera: je +vais attendre à ses côtés. Se pourrait-il que la vie fût assez fragile +pour être si facilement anéantie?--Depuis, il m'a parlé;--que lui +dirai-je maintenant?--Mon frère!--non; il ne répondra pas à ce nom: les +frères ne se frappent pas l'un l'autre. Cependant--encore--parle-moi, +Abel! Un mot, un seul mot encore de ta douce voix, pour m'aider à +supporter le bruit de la mienne! + +(Entre Zillah.) + +ZILLAH. + +J'ai cru entendre un son douloureux; qu'est-ce donc? c'est Caïn; il +veille auprès de mon époux. Que fais-tu là, mon frère? Est-ce qu'il +dort?--O ciel! que signifie cette pâleur et ce flot?--Non! non! ce n'est +pas du sang; qui l'aurait répandu, ce sang? Abel! qu'y a-t-il?--qui t'a +fait cela? Il ne remue pas; il ne respire pas; ses mains tombent sur les +miennes, froides et insensibles comme les pierres! Ah! cruel Caïn! +n'as-tu pu le garantir à tems de cette violence? Quel qu'ait été +l'agresseur, un étranger lui-même se serait placé entre lui et le +meurtrier! Mon père!--Ève!--Adah!--venez, approchez! la mort est dans le +monde! + +(Zillah sort en appelant ses parens.) + +CAÏN, seul. + +Dans le monde!--Et qui l'y a introduite? moi!--moi qui abhorre tellement +ce nom de mort, que lui seul empoisonnait toute ma vie avant que je +connusse son aspect.--Je l'ai conduite ici; j'ai livré mon frère à ses +froids et terribles embrassemens, comme si, sans mon aide, elle n'eût +pas assez haut réclamé ses droits inexorables! Du moins, je suis +éveillé,--un rêve douloureux m'a rendu fou;--mais lui, il ne s'éveillera +donc plus! + +(Entrent Adam, Ève, Adah et Zillah.) + +ADAM. + +Une voix de douleur, celle de Zillah, m'a conduit ici.--Que vois-je? +Est-il vrai?--Mon fils!--mon fils! Femme, voilà l'ouvrage du serpent; +voilà ton ouvrage! + +ÈVE. + +Oh! ne parle pas ainsi: l'aiguillon du serpent est dans mon cœur. Abel! +mon bien-aimé! C'est un châtiment, Jéhovah, au-dessus du crime, de +_l_'avoir enlevé à sa mère! + +ADAM. + +Quel est le coupable de ce crime?--Parle, Caïn; tu étais présent. Est-ce +quelqu'un de ces anges ennemis qui ne marchent pas avec Jéhovah? quelque +sauvage et féroce habitant des bois? + +ÈVE. + +Ah! une lumière livide me pénètre comme un éclat de foudre! ce tison +lourd et sanglant arraché de l'autel, noirci par la fumée, et rougi du-- + +ADAM. + +Parle, mon fils! parle; et malheureux comme nous le sommes, assure-nous +que nous ne sommes pas plus déplorables encore. + +ADAH. + +Parle, Caïn! et dis que ce n'est pas _toi_! + +ÈVE. + +C'est lui. Je le vois maintenant;--il baisse la tête; il cache ses yeux +féroces de ses mains rouges de sang. + +ADAH. + +Ma mère, tu l'outrages;--et toi, Caïn, éclaircis donc cette horrible +accusation que nos parens, dans leur désespoir, font peser sur toi. + +ÈVE. + +Écoute, Jéhovah! Puisse l'éternelle malédiction du serpent être sur lui! +elle est faite pour sa race plutôt que pour nous. Puissent tous ses +jours être désolés! puisse-- + +ADAH. + +Arrête! c'est ton fils; ne le maudis pas, ma mère: ne le maudis pas, +mère! il est mon frère, mon époux. + +ÈVE. + +Il t'a enlevé ton frère!--Zillah, il t'a ravi ton époux:--pour moi, +_plus de fils_!--A jamais je le maudis; je renonce à le voir! Tous les +liens sont rompus entre nous, comme lui-même a rompu ceux de la +nature.--O mort, mort! pourquoi ne m'as-tu pas prise, moi à laquelle tu +fus d'abord infligée? Qu'attends-tu encore? + +ADAM. + +Ève, prends garde que ta douleur, hélas! trop légitime, ne te conduise à +l'impiété. Une douloureuse destinée nous a été prédite; maintenant +qu'elle commence, il faut la supporter de manière à prouver à notre Dieu +que nous sommes entièrement soumis à sa sainte volonté. + +ÈVE, désignant Caïn. + +_Sa volonté_!--c'est celle de cet esprit incarné de mort, que j'ai mis +sur la terre pour y faire entrer la mort. Puissent toutes les +malédictions de la vie peser sur lui! ses tourmens le chasser au fond +des déserts, comme les nôtres nous ont chassés d'Éden, jusqu'à ce que +ses enfans lui rendent ce qu'il a donné à son frère! Que jour et nuit le +glaive et les ailes des chérubins le poursuivent;--que les serpens se +dressent sous ses pas!--que les fruits de la terre deviennent cendre +dans sa bouche! que les feuilles dont il entoure sa tête pour reposer +soient le séjour des scorpions! qu'il rêve sans cesse de son innocente +victime! que ses veilles ne soient qu'un autre rêve prolongé de mort! +que les claires fontaines se tournent en sang dès qu'il voudra les +souiller de l'impur contact de ses lèvres avides! que les élémens +reculent ou se transforment devant lui! qu'il vive au sein de l'agonie +qui accompagnera les derniers instans des autres hommes! et que la mort +soit pour lui, qui le premier l'introduisit dans le monde, quelque chose +de pire que la mort! Va-t'en, fratricide! Désormais ton nom, le mot +Caïn, sera pour le genre humain un objet d'horreur, même pour ceux dont +tu dois être le père! Que l'herbe se dessèche sous tes pieds! que les +bois te refusent leur abri, la terre une couche, la poussière une tombe, +le soleil ses rayons et le ciel son Dieu! + +(Ève sort.) + +ADAM. + +Caïn! éloigne-toi: nous ne pouvons plus demeurer ensemble. Fuis! laisse +le mort à mes soins;--désormais je suis seul:--nous ne nous reverrons +plus. + +ADAH. + +O mon père! ne le quitte pas ainsi. Ne va pas ajouter à la terrible +malédiction d'Ève sur sa tête! + +ADAM. + +Je ne le maudis pas: son esprit est sa malédiction. Viens, Zillah! + +ZILLAH. + +Je dois veiller sur le corps de mon époux. + +ADAM. + +Nous reviendrons quand celui qui nous a préparé ce douloureux devoir +aura disparu. Viens, Zillah! + +ZILLAH. + +Auparavant un baiser sur cette pâle figure, sur ces lèvres autrefois si +animées.--O mon cœur! mon cœur! + +(Adam et Zillah sortent en pleurant.) + +ADAH. + +Caïn! vous avez entendu; il faut nous éloigner. Je suis prête, nos +enfans aussi! Je porterai Énoch, et vous sa sœur. Partons avant que le +soleil ne tombe, et n'attendons pas l'obscurité de la nuit pour +traverser le désert.--Eh bien! parle, parle-moi, _moi_--qui suis à toi. + +CAÏN. + +Laisse-moi! + +ADAH. + +Pourquoi? tout le monde t'a quitté. + +CAÏN. + +Et que tardes-tu de te réunir à eux? Ne crains-tu pas de rester avec +l'auteur d'une pareille action? + +ADAH. + +Après la crainte de t'abandonner, il n'en est pas de plus grande pour +moi que celle que m'inspire le crime qui te prive d'un frère. Je n'en +dois pas parler:--c'est entre toi et le Tout-Puissant.-- + +UNE VOIX D'EN HAUT. + +Caïn! Caïn! + +ADAH. + +Entends-tu cette voix? + +LA VOIX D'EN HAUT. + +Caïn! Caïn! + +ADAH. + +Elle retentit comme celle d'un ange. + +(Entre l'ange du Seigneur.) + +L'ANGE. + +Où est ton frère Abel? + +CAÏN. + +Suis-je donc le gardien de mon frère? + +L'ANGE. + +Caïn! qu'as-tu fait? La voix du sang de ton frère crie de la terre vers +le Seigneur!--Maintenant, tu es maudit de la terre, qui vient d'ouvrir +sa bouche pour boire le sang versé par ta main fratricide. Désormais, +quand tu creuseras la terre, elle demeurera stérile; tu resteras fugitif +et vagabond dans le monde! + +ADAH. + +Le châtiment est au-delà de ses forces. Vois! tu lui dérobes la face de +la terre; il reste privé de la face de Dieu. Vagabond et fugitif, il +arrivera que ceux qui le trouveront le tueront. + +CAÏN. + +Que ne le peuvent-ils! Mais où sont ceux qui me tueront? où sont-ils sur +cette terre encore déserte et inhabitée? + +L'ANGE. + +Tu as tué ton frère, qui te garantira de ton fils? + +ADAH. + +Ange de lumière! sois miséricordieux; ne dis pas que mon sein déchiré +nourrisse maintenant dans mon fils un meurtrier, un meurtrier de son +père. + +L'ANGE. + +Il ne ferait que suivre les traces de Caïn. Le lait d'Ève n'a-t-il pas +nourri celui que tu vois maintenant noyé dans le sang? Le fratricide +peut bien engendrer le parricide;--mais il n'en sera pas ainsi.--Le +Seigneur, ton Dieu et le mien, m'a commandé d'imprimer son sceau sur +Caïn, pour qu'il puisse errer en sûreté. Qui tuera Caïn attirera sur sa +tête une punition sept fois plus forte. Approche! + +CAÏN. + +Que veux-tu de moi? + +L'ANGE. + +Marquer sur ton front l'affranchissement du crime que tu as commis +toi-même. + +CAÏN. + +Non, laisse-moi mourir! + +L'ANGE. + +Cela ne peut être. + +(L'ange imprime une marque sur le front de Caïn.) + +CAÏN. + +Je sens mon front brûlé, mais ce n'est rien auprès du feu intérieur; que +faut-il encore? accable-moi de tout ce que je puis supporter. + +L'ANGE. + +Tu as été sombre et farouche dès le sein de ta mère, semblable à la +terre que tu as jusqu'à présent creusée; mais celui que tu as immolé +était doux comme les troupeaux qu'il paissait. + +CAÏN. + +Je fus enfanté trop tôt après la chute; l'esprit de ma mère était encore +fasciné par le serpent, et mon père pleurait encore sur Éden. Je suis ce +que je suis; je n'ai pas demandé la vie; je ne me la suis pas donnée +moi-même. Que ne puis-je seulement de mon sang racheter celui--et +pourquoi pas? Qu'Abel renaisse, et que je sois rayé du livre de vie! +Ainsi l'existence sera rendue par Dieu au bien-aimé de Dieu, et je +perdrai un don qui n'eut jamais d'attrait pour moi. + +L'ANGE. + +Qui pourrait anéantir le meurtre? ce qui est fait est fait. Éloigne-toi! +accomplis tes jours! et puissent tes actions ne pas ressembler à celle +que tu viens de commettre! + +(L'ange disparaît.) + +ADAH. + +Il est parti; éloignons-nous. J'entends les cris de notre petit Énoch +dans son berceau. + +CAÏN. + +Ah! il ignore pourquoi il pleure! et moi qui répandis le sang, je ne +puis répandre de larmes; mais les quatre rivières ne pourraient laver +mon ame[35]. Crois-tu que mon fils puisse jamais me regarder? + +[Note 35: Les quatre rivières qui entouraient l'Éden, les seules, par +conséquent, que connût Caïn sur la terre.] + +ADAH. + +Si je croyais qu'il ne le voulût pas, je voudrais-- + +CAÏN, l'interrompant. + +Non, non! plus de menace: nous en avons trop subi. Va prendre ton +enfant; je vous suivrai. + +ADAH. + +Je ne te laisse pas seul avec le mort; quittons ces lieux ensemble. + +CAÏN. + +O toi, image inanimée et toujours présente! toi dont le sang doit voiler +de deuil la terre et les cieux! J'ignore ce que tu es _maintenant_! mais +si _tu_ vois ce que _je_ suis, je crois que tu me pardonnes ce que ne +pardonnera jamais ni ton Dieu ni mon propre cœur.--Adieu! je ne dois, je +n'ose toucher ce que j'ai fait. Je sortis des mêmes entrailles que toi; +j'ai sucé le même sein; je t'ai souvent pressé dans mes bras; souvent +nos jeux enfantins se confondirent; et voilà que je ne puis plus +t'approcher, que je n'ose pas même faire pour toi ce que tu aurais fait +pour moi:--réunir tes membres dans leur tombeau,--le premier tombeau +creusé pour les mortels. Mais ce tombeau, qui l'a creusé? O terre! ô +terre! voilà le trésor que je dépose dans ton sein, en récompense de +tous ceux que j'ai reçus de toi.--Au désert maintenant! + +(Adah s'incline, et baise le corps d'Abel.) + +ADAH. + +Cruelle et prématurée fut ta mort, ô mon frère! et moi seule, de tous +ceux qui pleurent sur toi, je ne puis verser de larmes. Mon devoir est +désormais de sécher des pleurs, et non pas d'en répandre. Mais pourtant, +de tous ceux qui gémissent, nul ne gémit comme moi, non-seulement sur +toi, mais sur celui qui t'a frappé. Allons, Caïn! je supporterai la +moitié de ton fardeau. + +CAÏN. + +Nous marcherons à l'orient d'Éden; cette ligne est plus désolée: elle me +convient davantage. + +ADAH. + +Marche le premier! tu seras mon guide, et puisse être le tien notre +Dieu! Allons chercher nos enfans. + +CAÏN. + +Celui qui repose ici n'en avait pas; j'ai tari la source d'une race +vertueuse qui eût bientôt charmé les nœuds d'une union récente. Hélas! +en les joignant plus tard aux enfans d'Abel, la dureté de mon naturel se +fût adoucie chez eux! Abel! + +ADAH. + +La paix soit avec lui. + +CAÏN. + +Mais avec _moi_!-- + +(Ils sortent.) + +FIN DE CAÏN. + + + + +L'ILE, +OU +CHRISTIAN ET SES CAMARADES. + + + + +AVERTISSEMENT. + +Le morceau suivant est fondé en partie sur la relation du soulèvement de +l'équipage _la Bonté_, dans les mers du Sud, en 1789, et en partie sur +la _Relation des îles Tonga_, par Marnier. + + + +Chant Premier. + +1. L'instant de la veille matinale était arrivé. Le vaisseau avançait +avec grâce, traçant sur les flots un sentier mobile. La vague +entr'ouverte par la proue se courbait en sillons complaisans devant la +majestueuse charrue. L'onde immense embrassait toute la perspective, et +derrière s'évanouissaient maints rivages de la Mer du Sud. La nuit +paisible, déjà nuancée d'argent, opposait encore sa mourante obscurité +aux atteintes de l'aube naissante. Les dauphins, avertis de l'approche +du jour, s'élançaient au-dessus des flots, comme pour aspirer plus tôt +ses premières lueurs. Les étoiles détournaient de l'océan leurs +scintillans regards, et disparaissaient devant une clarté plus radieuse. +La voile reprenait sa blancheur naguère obscurcie; une brise +rafraîchissante glissait sur les vents. Déjà même la pourpre de l'Océan +annonçait la venue du soleil;--mais un coup sera tenté avant qu'il +n'apparaisse. + +2. Le vaillant chef dormait dans sa cabine, confiant dans ceux qui +faisaient la veille. Il rêvait des rivages désirés de la vieille +Angleterre, de ses travaux récompensés, de ses dangers évanouis; son nom +était ajouté à la liste glorieuse de ceux qui avaient visité les pôles, +séjour des orages. Le plus difficile était passé, rien ne pouvait +justifier de nouvelles inquiétudes; pourquoi donc le sommeil avait-il +pour lui des dangers? Hélas! son tillac était foulé par un pied +indiscipliné; des mains plus inhabiles voulaient diriger la voile du +vaisseau; de jeunes cœurs, languissant après je ne sais quelle île +favorisée du soleil, où l'été dure toute l'année, où les femmes sourient +pendant tout l'été; des hommes éloignés de leur patrie, et qui, trop +long-tems voyageurs, n'avaient jamais revu la maison natale, ou +l'avaient trouvée toute changée, et demi-barbare, préféraient une +fraîche et douce grotte sauvage à l'incertitude des flots.--Puis le +souvenir des fruits savoureux que donnait une terre incultivée; des +forêts qui ne connaissaient d'autres sentiers que ceux qu'ils y +frayèrent; des champs sur lesquels l'abondance étendait sa corne +fortunée; des terres, domaine commun et indépendant d'un seul +possesseur..... Puis le vœu que les siècles n'ont jamais étouffé dans le +cœur de l'homme--de ne connaître d'autre maître que sa volonté; la terre +offrant à sa surface des mines non exploitées; la liberté qu'on y +trouvait d'appeler chaque grotte sa propre demeure; ce jardin commun +ouvert devant tous les pas, où la nature traite en tendre mère tout un +peuple charmé des délices du désert; leurs coquillages, leurs fruits, +seule opulence qu'ils connaissent; leurs canots toujours retenus à +l'entour des rivages; leur chasse, leur gibier, leurs armes, leur aspect +enfin si étrange aux yeux d'un Européen:--tels étaient les objets et la +contrée qui réveillaient les désirs de ces marins,--désirs qu'ils +devaient chèrement expier. + +3. Debout, brave Bligh! l'ennemi est à la porte! debout! debout!--Hélas! +il est trop tard! derrière ta case se tient le féroce rebelle proclamant +déjà le règne de la rage et de la terreur. Tes membres sont enchaînés, +la baïonnette touche ton sein, les mains qui tremblaient à ta voix te +saisissent; traîné sur le tillac, tu ne verras plus l'obéissant +gouvernail ou la voile attentive attendre tes ordres pour suivre une +direction, ou se développer; cet esprit sauvage qui voudrait étouffer à +force de délire le sentiment de sa révolte, fait briller autour de toi +les yeux encore étonnés de ceux qui redoutent le chef qu'ils sacrifient: +car jamais l'homme ne peut étourdir le cri de la conscience, s'il ne +porte à ses lèvres la coupe passionnée de la rage. + +4. C'est en vain que, bravant l'œil de la mort, ta poitrine menacée +implore ceux de tes compagnons restés loyaux:--ils ne viennent pas; ils +sont rares: il faut qu'ils consentent à ce qu'applaudissent des cœurs +plus indociles. En vain tu cherches la cause: la malédiction est leur +seule réponse, ou la menace de quelque chose de pire. A tes yeux brille +le poignard homicide; sur ta gorge reste suspendue la baïonnette +effilée; les mousquets chargés t'environnent, et semblent prêts à +terminer tes jours. Tu les y encourages, en leur criant: Feu! Mais des +cœurs impitoyables admirent encore, et quelque souvenir de leur ancien +respect les arrête, plutôt que la voix méconnue de leurs devoirs; ils ne +voudraient pas perdre leur ame en répandant le sang: ils préfèrent +t'abandonner à la merci des flots. + +5. «Disposez la chaloupe!» c'est le cri du nouveau chef; et qui jamais +osa dire _non_ à la révolte dans la première impétuosité de son ivresse, +dans les saturnales d'un pouvoir inattendu? La chaloupe est disposée +avec tout l'empressement de la haine; et déjà de légères planches te +séparent seules de l'abîme qui doit t'engloutir; de faibles provisions +te promettent une fin que leurs mains te refusent: c'est justement ce +qu'il faut d'eau et de pain pour garantir quelques jours le moribond de +la mort; de plus, quelques cornes, un peu de toile, des livres, unique +trésor des hermites de l'Océan; quelques cordages sont ensuite ajoutés, +aux instances de ceux qui n'espéraient plus pour toi que dans l'air et +les flots; puis enfin ce mobile et tremblant vassal des pôles, cette +aiguille sensible, ame de la navigation. + +6. Et maintenant, le chef élu par lui-même juge à propos d'étouffer le +premier sentiment de son crime; il réveille ainsi ses compagnons:--«A +boire!» tant il craint que la passion ne cède bientôt à la voix de la +raison! «De l'eau-de-vie pour les héros!» Ainsi jadis s'était écrié +Burke;--et sans doute cette liqueur peut conduire à la gloire. Nos héros +partagèrent cette opinion; au milieu de bruyans applaudissemens, ils +vidèrent la coupe. Huzza! huzza! Otaïti! tel fut leur cri; étrange +exclamation de la part des fils de la révolte! Comment cette île +délicieuse, cette terre chérie de la nature, des cœurs aimans, des fêtes +sans périls, des mœurs aimables, étrangères à l'art, cette opulence +commune, cet amour sans inquiétude; comment tout cela pouvait-il avoir +des charmes pour de grossiers marins ballottés sous leurs mâts par +chaque souffle de vent? Et maintenant, par quels nouveaux crimes se +préparent-ils à réaliser les vains désirs de la vertu, le repos? Hélas! +telle est notre nature! notre but est le même à tous, seulement nous +suivons des routes diverses; nos moyens, notre naissance, notre pays, +notre gloire, notre fortune, nos goûts, tout cela est plus puissant sur +notre faible poussière que tout ce qui est en dehors du misérable cercle +de notre égoïsme. Cependant murmure encore au-dedans de nous-mêmes une +faible voix troublant le silence de l'intérêt ou le tumulte de la +gloire; quelle que soit notre foi, quelque terre que nous foulions, Dieu +fait toujours entendre son oracle, la conscience de l'homme! + +7. La chaloupe est chargée du brave et triste petit nombre demeuré +fidèle au chef; quelques-uns, restés sur le tillac du +vaisseau--maintenant jouet d'un moral naufrage--faisaient des vœux +tardifs pour partager le sort d'un capitaine que leurs yeux voyaient +s'éloigner; d'autres calculaient pour lui de nouveaux malheurs, +plaisantaient à la vue lointaine de sa faible voile, à l'idée de cette +faible barque, si fragile et si chargée. Oh! combien il est plus assuré, +plus tranquille, le tendre nautile[36], pilote maritime de sa couche +imperceptible, la fée, le génie de la mer. Lui, quand l'ouragan siffle +et jaillit en éclairs sur les ondes, demeure en sûreté,--son port est +dans la ville,--il triomphe sur les _armadas_ du genre humain, qui +ébranlent le monde, et fléchissent sous la verge des vents. + +[Note 36: Espèce de coquillage.] + +8. Quand tout fut prêt sur le vaisseau, qui maintenant avouait un +révolté pour son maître,--un matelot, moins endurci que ses compagnons, +témoigna cette pitié inutile, faite seulement pour irriter le malheur. +D'un regard inquiet, il veillait sur les mouvemens de son ancien chef, +et cherchait même, à force de signes, à lui exprimer son compatissant +repentir. Déjà même il avançait un humide flacon jusqu'à ses lèvres +arides et desséchées; mais bientôt, observé lui-même, ce gardien fut +éloigné, et la pitié cessa de percer le nuage que la sédition étendait +autour du brave chef. Alors s'approcha l'audacieux et sombre jeune homme +que, pour son malheur, avait trop aimé le capitaine; il s'écria, en +désignant la chaloupe abandonnée: «Partez! tout retard coûterait la +vie!» Et pourtant, même en ce dernier instant, il n'avait pas étouffé +toute sympathie. Un mot pouvait encore ramener le remords dans cette ame +violente et passionnée; et ce que les autres ne soupçonnaient pas, la +victime put le reconnaître. Quand Bligh, avec un ton de reproche amer, +lui demanda qu'était devenu le souvenir des anciens +bienfaits;--qu'étaient devenues ses espérances d'une gloire supérieure à +celle des mille écussons pompeux de la Grande-Bretagne? ses lèvres +tremblantes semblèrent céder devant une force invincible. «C'est cela! +c'est cela! prononça-t-il; je suis damné! damné!» Il n'en dit pas +davantage; mais, poussant dans sa barque son maître, il le confia au +faible esquif. Sa langue ne put articuler d'autres accens; mais combien +d'idées dans ses brusques adieux! + +9. Le large soleil des régions arctiques s'élevait sur les ondes; la +brise tantôt s'engouffrait, tantôt ressortait de ses humides grottes. +Son aile capricieuse s'éloignait, puis revenait effleurer les sillons de +l'Océan, comme les cordes d'une harpe éolienne. D'une rame désespérée et +presque silencieuse, déjà l'esquif se creusait un chemin redouté vers +une roche à peine visible, qui dressait, comme un lointain nuage, son +front au-dessus des flots. La chaloupe et le vaisseau ne se réuniront +plus! mais ce n'est pas à moi de dire les infortunes de Bligh, leurs +dangers continuels, leurs rares espérances; leurs jours de péril, leurs +nuits de désespoir; leur courage toujours le même, quand il semblait le +plus inutile; la famine dévorante, rendant un fils méconnaissable à +l'œil même de sa mère; les autres maux, assez horribles pour faire trêve +à la faim, jusqu'à ce qu'elle n'eût plus sur eux de prise; les fureurs +et les égards de la mer, tantôt les couvrant de son abîme, tantôt les +laissant briser de leurs rames fatiguées les vagues qui ne cédaient qu'à +tous leurs efforts réunis.--Une fièvre continue, une soif sèche, qui +leur faisait saluer, comme un bonheur, les nuages qui glaçaient leurs os +nus, savourer avec délices la froide humidité des nuits orageuses, et +presser avidement la toile tendue sur leur tête, pour recueillir +quelques gouttes de pluie. Il leur fallut fuir mainte horde sauvage, +pour redemander un asile plus sûr encore aux flots impitoyables. Et +pourtant, il fut accordé à ces spectres animés de raconter leurs dangers +passés, et des angoisses telles que jamais les annales de l'humide abîme +n'en avaient retracées, pour arracher de la terreur aux hommes, aux +femmes des larmes. + +10. Laissons-les à leur destin, il ne sera ignoré ni impuni. La justice +aura son jour; la discipline violée prendra leur défense, et la marine +insultée proclamera le cri des lois. Nous allons suivre les pas du +rebelle, qu'une vengeance éloignée ne saurait épouvanter. Arrière! +arrière! sur les vagues! ses yeux reverront la baie désirée; et les +rivages heureux où les lois ne sont pas connues recevront les matelots +mis hors la loi de leur pays.--La nature, et cette déesse de la +nature--la femme--les rappelle vers une terre où rien, sauf leur +conscience, ne songera à les accuser; où tout le monde jouit sans +querelle des biens de la terre; où le pain lui-même est cueilli comme un +fruit[37]; où nul ne séquestre pour lui seul les champs, les forêts, les +rivières:--âge sans or, où ce métal ne trouble pas les songes, et n'a +pas, ou n'avait pas alors, envahi ces rivages. Depuis, l'Europe y porta +ses vastes connaissances, ses coutumes, ses mœurs, mais au prix d'une +multitude de vices qu'elle enseigna aux fils de ces contrées. Mais loin +de nous ces images! Voyons les insulaires tels qu'ils étaient; bons par +les leçons de la nature, vicieux sous ses inspirations. _Huzza_! +_Otaïti_! tel fut le cri lancé d'un commun accord par le rapide +vaisseau. La brise s'élève; la voile, naguère détendue, et maintenant +gonflée, précède joyeusement le souffle des vents. En plus rapides +rubans se pressent les ondes autour du vaisseau; la vague jaillit plus +haute sous les coups de la proue. Ainsi _l'Argo_ soulevait-il la +virginale écume de l'Euxin; mais ceux qu'il portait jetaient vers leurs +foyers un regard de regret:--ceux-là renoncent pour jamais à la leur, et +leur barque rebelle s'en éloigne aussi rapidement que le corbeau en +s'envolant de l'arche sainte. Et pourtant leur projet est d'aller +partager de nouveau le nid de la colombe, et de courber sous le joug de +l'amour leur front indomptable. + +[Note 37: _L'arbre à pain_, si fameux, et que l'expédition du capitaine +Bligh avait pour but de transplanter.] + + + +Chant Deuxième. + +1. Combien doux étaient les chants de Toobonai, alors que le soleil +d'été descendait sur la baie de corail[38]! Viens, disaient les jeunes +filles; avançons vers le plus frais ombrage de l'îlette: nous y +écouterons le ramage des oiseaux! la colombe des bois enverra, du milieu +des arbres, son roucoulement, semblable à la voix des dieux partie de +Bolotoo; nous cueillerons les fleurs qui naissent sur la couche des +morts: les plus fraîches s'élèvent où repose la tête des guerriers. Nous +nous assiérons en face du crépuscule; nous verrons les suaves rayons de +la lune glisser au travers des branches du tooa, et le bruissement léger +de leurs soupirs charmera nos oreilles, quand nous nous reposerons sous +leur abri. Ou bien gravissons le précipice: nous contemplerons les flots +venant combattre le gigantesque rocher, qui bientôt les repousse +dédaigneusement en écumantes colonnes. Qu'elles sont belles! et qu'ils +sont heureux ceux qui, libres des travaux et du tumulte de l'existence, +se contentent de regarder du rivage l'espace que l'Océan remplit tout +entier! L'Océan lui-même se complaît dans l'azur de sa surface; et +souvent il vient, à la clarté de la lune, peigner en cet endroit sa +flottante chevelure. + +[Note 38: Les trois premiers couplets sont empruntés à une chanson +favorite des insulaires de Tonga, traduite en prose dans la _Relation +des îles Tonga_, par Mariner. Toobonai n'est cependant pas l'une de ces +îles; mais elle fut l'une de celles où se réfugièrent les mutins. J'ai +altéré et ajouté; cependant j'ai conservé de l'original tout ce que j'ai +pu. + +(_Note de Lord Byron_.)] + +2. Oui,--nous cueillerons les fleurs du sépulcre; nous rivaliserons de +plaisir avec les esprits des bocages promis; puis nous plongerons, et +nous jouirons au sein des vagues; puis nous déposerons nos membres sur +le tendre gazon; bientôt, humides encore de nos premiers jeux, nous +oindrons nos corps de l'huile embaumée; nous laisserons les fleurs +cueillies sur les tombes, et nous nous parerons des guirlandes +empreintes du souvenir des braves. Mais voici la nuit; le _Mooa_ dissipe +nos projets: déjà, près de nous, retentit le bruissement des mâts. Et +pourtant le flambeau, signal de la danse, répand ses étincelles +cadencées sur le gazon de Marli. Nous aussi, courons-y; là, nous nous +rappellerons l'heureux souvenir de maintes fêtes, avant que Fiji n'eût +soufflé dans la trompe guerrière, avant que les ennemis ne parussent +dans leurs canots à la portée de nos rivages. Hélas! par eux se flétrit +la fleur du genre humain; hélas! par eux les ronces se dressent à l'envi +dans nos champs; et par eux est oublié le ravissement que nous +éprouvions à errer à la lueur de la lune, avec l'amour pour unique +compagnon de nos pas. Résignons-nous:--ils nous ont appris à manier une +massue, à inonder nos champs d'une pluie de flèches. Qu'ils recueillent +la moisson qu'ils nous ont forcé de semer. Mais cette nuit doit être +toute entière aux fêtes; demain il nous faudra partir. Frappez la danse! +emplissez la large coupe!--demain nous pouvons mourir. Enveloppons nos +membres dans des vêtemens d'été; autour de nos reins déployons le blanc +de Tappa; que des guirlandes fraîches comme le printems même forment +notre couronne, et qu'autour de nos épaules brillent les grains de +l'hooni: ses vives couleurs contrasteront avec la teinte de feu des +poitrines qui battent sous elles. + +3. Mais la danse a cessé.--Ah! restez encore! arrêtez! ne déposez pas le +sourire de fête. C'est demain que nous partons pour le Mooa; demain, non +pas cette nuit:--la nuit appartient encore à la tendresse. Jeunes +enchanteresses de la joyeuse Licoo, rendez-nous les guirlandes que nous +préférons au sein du plaisir! Que vos formes sont charmantes! comme +chacun de nos sens excité, ravi et doublé, rend hommage à votre beauté! +Ainsi les fleurs qui parsèment le rocher de Mataloco, portent leurs +parfums jusqu'aux bornes de l'humide horizon. Nous aussi, nous nous +rendrons à Licoo; mais, ô mon cœur, que dis-je? nous irons?--et demain +il nous faut partir! + +4. Tels étaient les chants--harmonie des jours que l'approche des +flottes européennes n'avait pas encore infectés. Sans doute, ces +insulaires avaient leurs vices--ceux que la nature tolère--et résultats +de la barbarie.--Nous avons les uns et les autres: ceux qui naissent de +l'excès de la civilisation, ceux qui, chez les peuples sauvages, +inspirent le plus d'horreur. Qui n'a pas vu le règne de +l'hypocrisie,--les prières d'Abel réunies aux forfaits de Caïn, qui ne +les a pas vus, dis-je, peut, de son balcon, voir la preuve que notre +vieux monde est mille fois plus perverti que le _nouveau_;--mais il +n'est plus de _nouveau_ monde, si ce n'est aux lieux où Colombie vient +de voir naître deux gigantesques enfans de la liberté; où le Chimboraço +peut à son gré promener son regard de Titan sur les flots, les airs et +la terre, sans y rencontrer un esclave! + +5. Telle était l'épopée des jours de tradition; les chants auxquels se +rattachait la gloire des morts, quand la gloire n'avait d'autre +expression que celle d'une mélodie presque divine. Ces chants ne +satisfont pas l'œil glacé du sceptique, mais ils livrent à la puissance +de l'harmonie une histoire entière. C'est un Achille enfant, qui, la +lyre du Centaure en main, apprend à surpasser la vertu des tems passés. +Le simple couplet d'une vieille et chère ballade, répété par les roches, +se confondant avec le vagissement des ondes, parti de la pelouse +humectée par un murmurant ruisseau, ou multiplié par les échos prolongés +des montagnes, a, sur les cœurs naïfs, plus de pouvoir que toutes les +colonnes érigées par les favoris de la victoire. Il garde son éloquence, +quand les hiéroglyphes ne sont plus qu'une source de conjectures ou de +rêveries pour les sages ou les savans. Primitive et virginale expression +du cœur, il nous attendrit, quand les monumens de l'histoire nous +fatiguent. Telle était cette chanson barbare,--car le chant est né chez +les barbares;--telle en inspirait la solitude des hommes du nord, qui +vinrent nous conquérir, et telle en inspirera toujours la contrée que +nul ennemi lointain ne sera venu détruire ou civiliser. Quelle +impression plus vive et plus puissante produiraient aujourd'hui sur les +cœurs les artifices de notre savante musique? + +6. Alors ces mélodies, inconnues aujourd'hui, traversaient suavement le +gracieux silence des airs, la douce sieste d'une journée d'été, le calme +après-midi de Toobonai; alors chaque fleur était épanouie, l'air était +un immense parfum, un léger souffle commençait à balancer le palmier, la +première impression de la brise encore silencieuse effleurait les ondes +comme pour transporter la fraîcheur dans la grotte avide. C'était +l'asile de la chanteuse et du jeune étranger qui lui avait appris les +douloureux plaisirs de l'amour, plaisirs toujours enivrans, mais surtout +pour les cœurs qui ne savent pas encore qu'on puisse les perdre, et qui +s'élancent comme des martyrs sur leur bûcher funéraire, tellement ravis +dans leur délirant enthousiasme, que rien dans la vie ne leur semblerait +comparable aux joies de cette mort: aussi meurent-ils réellement. +Qu'est-ce, en effet, pour eux, que les autres promesses de la vie, à +côté de l'idée seule de cet entraînement, de cette exaltation de toutes +les forces de la nature? Aussi nos rêves d'une meilleure vie sont-ils +renfermés dans l'espoir d'aimer éternellement encore. + +7. Là était assise l'aimable sauvage du désert, enfant par les années, +femme par les formes, quand on se reporte à l'enfance de nos froids +climats, où rien n'atteint une prompte maturité, à l'exception du crime. +Mais c'était l'enfant d'un monde enfant, et comme la nature, charmante, +animée et naïve; noire comme la nuit, mais la nuit avec tous ses astres, +ou comme la grotte étincelante de stalactites. Ses yeux étaient un +langage et un charme; ses contours, ceux d'Aphrodite sur son char de +coquillage, et au milieu d'un riant cortége d'Amours. Voluptueuse comme +la première approche du sommeil, et pourtant pleine de vie,--car ses +joues, brunies par les feux du tropique, se nuançaient souvent d'une +aimable rougeur; le sang des brûlans climats colorait son cou, et +traçait un sillon radieux sur la pâleur obscure de ses épaules, comme on +voit dans l'onde ténébreuse les rameaux du corail attirer le plongeur +vers les grottes qu'ils rougissent. Telle était la fille des mers du +Sud. Telle qu'une vague dont la force pouvait soulever la barque +fortunée des autres, heureuse de leur bonheur, triste de leurs seules +peines; son sein brûlant, énergique, et pourtant fidèle, ne recelait pas +de joie égale à celle qu'elle donnait. Ses espérances n'allaient pas +au-delà de l'expérience, cette pierre de touche glaciale, dont le +contact dépouille ordinairement tous les objets de leurs radieuses +couleurs. Elle ne redoutait pas les maux; elle n'en connaissait aucun, +ou, si elle en connaissait, ils étaient bientôt--trop tôt--oubliés. Ses +souris et ses larmes passaient avec la rapidité du vent ridant la +surface des lacs, et troublant, sans le briser, leur délicat miroir. +Bientôt la sérénité remontera d'une profondeur non sondée, ou descendra +des sources pures de la montagne, jusqu'à ce qu'enfin un tremblement de +terre, bouleversant la grotte de la Naïade, en dissipera les ondes, les +chassera devant lui dans quelque cavité déserte, devenue le réceptacle +d'un marais fétide. La fille des îles partagera-t-elle leur destin? +Hélas! le changement éternel agite la vague incertaine de l'humanité; +mais ceux qui tombent, comme tomberont les mondes eux-mêmes, renaîtront +du moins, s'ils ont bien vécu, en esprits supérieurs à l'univers écrasé. + +8. Et lui, quel est-il, cet enfant du Nord aux yeux bleus, venu d'îles +moins inconnues à l'homme, mais presqu'aussi sauvages? Quel est ce jeune +homme aux cheveux blonds, sorti des Hébrides, là où grondent les vagues +agitées du Pentland? Balancé dans son berceau par les vents mugissans; +né au milieu des orages, avec un corps et une ame créés pour les orages; +le premier objet sur lequel s'ouvrirent ses jeunes yeux fut la blanche +écume de l'océan, et depuis ce moment l'océan fut sa patrie. Compagnon +gigantesque de ses rêveries et de son âpre solitude, ce fut le seul +Mentor de sa jeunesse partout où les flots portèrent sa barque. Quant à +lui, jouet des vagues et des vents, c'était un être insouciant qui +s'abandonnait au hasard. Nourri des légendes merveilleuses de son pays +natal, se livrant avec ardeur à l'espérance, mais ferme dans les revers, +le désespoir était la seule des sensations qu'il ne connût pas. Sous le +ciel de l'Arabie, il eût été le plus intrépide des enfans errans de ces +déserts de sable, ses lèvres immobiles endurant la soif avec autant de +patience qu'Ismaël lui-même porté sur le vaisseau du désert[39]; sur les +rivages du Chili. Cacique orgueilleux; dans les montagnes d'Hellas, Grec +rebelle; né sous une tente, peut-être un nouveau Tamerlan; élevé pour le +trône, qui sait s'il eût été digne de régner? car l'ame ambitieuse qui, +pour s'élever à la domination, a détruit la route qu'elle devait +parcourir; créée pour le pouvoir, et n'ayant d'autre proie qu'elle-même, +est forcée de rétrograder[40], et de se plonger dans la douleur pour y +chercher le plaisir. Dans une condition plus humble, avec une éducation +vertueuse, ce même esprit qui fit un Néron, la honte de Rome, aurait pu +devenir l'imitateur du héros qui porta si glorieusement son nom[41]; +mais laissez-lui encore tous ses vices, quel étroit théâtre pour eux si +vous ne leur donnez un trône! + +[Note 39: Le vaisseau du désert est une figure orientale, en parlant +d'un chameau ou d'un dromadaire: et ils méritent bien cette métaphore; +le premier par sa patience, le second par sa légèreté à la course.] + +[Note 40: Lucullus, ayant trouvé des charmes dans la frugalité, prodigua +les navets dans sa ferme sabine. + +(POPE.)] + +[Note 41: Le consul Néron qui fit cette marche incomparable dont Annibal +fut la dupe, et qui défit Asdrubal, accomplissant ainsi un fait d'armes +presque sans exemple dans les annales militaires. La première nouvelle +qu'Annibal eut de son retour fut par la tête d'Asdrubal jetée dans son +camp. Annibal, en la voyant, s'écria, avec un soupir, que Rome allait +maintenant devenir la maîtresse du monde. Et cependant, c'est peut-être +grâce à cette victoire du consul Néron que l'empereur du même nom régna +par la suite; mais l'infamie de l'un a surpassé la gloire de l'autre. +Quand on entend prononcer le nom de Néron, qui songe au consul? telles +sont les choses humaines!] + +9. Tu souris, lecteur.--Pour celui qui voit les choses d'un œil facile à +se laisser éblouir, de telles comparaisons semblent prises bien haut à +propos du nom obscur d'un être dont le sort n'a rien de commun avec la +gloire, Rome, le Chili, Hellas ou l'Arabie. Tu souris? j'y consens: il +vaut mieux sourire que de soupirer; cependant il aurait pu être tout ce +que j'ai dit. C'était un homme dont l'esprit ambitieux l'entraînait +toujours en avant, formé pour devenir un héros patriote ou un chef +despotique; pour faire la gloire ou le malheur d'une nation. Il était né +sous des auspices qui font l'homme plus grand ou plus abject que +l'imagination même n'a osé le rêver. Mais tout ceci n'est que chimères; +dites enfin, qu'est-il dans ces lieux?--c'est un frais adolescent, un +jeune mutin affranchi par la révolte; c'est le blond Torquil, qui ne +connaît pas plus d'entraves que les vagues écumeuses de l'océan,--c'est +l'époux de la fiancée de Toobonaï. + +10. Les yeux fixés sur les flots, il était assis auprès de Neuah, de +Neuah qui, parmi les filles de l'île, est comparable à cette plante qui, +sans cesse tournée vers le soleil, en a reçu le nom. Noble, mais d'une +noblesse qui fait sourire nos généalogistes qui n'ont pas d'armoiries +pour ces contrées inconnues; issue d'une longue race d'hommes libres et +vaillans, race de preux ne connaissant pas l'usage des vêtemens, et +formant une chevalerie sauvage dont les huttes couvertes de mousse +s'élèvent le long des rivages de la mer. J'ai vu la tienne, Achille, et +n'ai pas vu autre chose! Mais quand ces étrangers porteurs de la foudre +arrivèrent dans leurs vastes canots ceints de traits de flamme, hérissés +de grands arbres qui, plus hauts que le palmier, semblaient, pendant le +calme, avoir pris racine dans les profondeurs de l'océan, et, lorsque +les vents se réveillaient, déployaient des ailes aussi larges que le +nuage qui s'étend à l'horizon; et, semblables à des cités de la mer, +commandaient aux flots, et enchaînaient presque les vagues turbulentes, +la jeune sauvage, dans son léger esquif, agitant mollement sa pagaïe, +s'élança sur la surface des ondes, comme les rennes à travers les +neiges, glissant doucement sur le bord écumeux des brisans, légère comme +une Néréide sur son char marin[42], elle contempla, pleine d'étonnement +et d'admiration, cette construction gigantesque refoulant chaque vague +sous sa pesante masse. L'ancre est jetée, le vaisseau repose au sein de +l'océan; et tandis qu'une foule d'embarcations légères forment autour de +lui une chaîne mobile, il semble un lion majestueux endormi aux rayons +du soleil, et dont un essaim d'abeilles bourdonnantes entourent la +flottante crinière. + +[Note 42: Il y a dans le texte: _sur son traîneau marin_.] + +11. Les hommes blancs débarquèrent. Est-il besoin de dire le reste? le +nouveau monde étendit sa main noire à l'ancien. Chacun d'eux était une +merveille pour l'autre, et l'attrait de la surprise et de l'admiration +fit bientôt place à un sentiment plus bienveillant. Parmi ces enfans du +soleil, l'accueil des pères fut affectueux; celui des filles, agitées +par de plus douces passions, le fut bien plus encore. Ils s'unirent par +de tendres liens. Les enfans des tempêtes s'aperçurent que la beauté +peut être jointe à une peau noire, et les filles de l'île admirèrent à +leur tour cette teinte plus pâle, qui paraît si blanche aux climats qui +ne connaissent pas la neige. La course, la chasse, la liberté d'errer +sur ce sol, où chaque cabane était la leur; le plaisir de jeter un filet +à la mer, de s'élancer dans ces légers canots qui voguent sur cet +archipel, au sein bleuâtre duquel s'élèvent ces îles heureuses; ce +sommeil rafraîchissant obtenu par de joyeux travaux; ce palmier qui nous +représente la plus majestueuse Dryade des forêts, où l'enfance du jeune +Bacchus fut cachée, et dont la cime, ombrageant la _vigne renfermée_ +dans son sein, est si élevée que l'aigle bâtit rarement son nid plus +haut; le festin composé de caviar et d'ignames; ce cocotier qui porte à +la fois la coupe, le lait et le fruit; l'arbre à pain qui, sans le +secours de la charrue et du moissonneur, donne l'abondant produit d'un +champ cultivé, tandis que ses pains, offrandes de la nature, cuisant +sans l'aide d'un feu artificiel, dans des forêts qui ne sont encore ni +achetées ni vendues, chassent la famine de leur sein fertile, et offrent +une denrée sans prix à l'homme qui la recueille. Tous ces trésors, et +les douces voluptés des eaux et des bois, les joies folâtres de ces +solitudes peuplées, adoucirent les mœurs de ces farouches aventuriers, +et les disposant à sympathiser avec un peuple moins éclairé, mais plus +heureux, firent plus que l'éducation européenne n'avait pu faire en +civilisant les enfans de la civilisation! + +12. Parmi eux, on remarquait plus d'un couple amoureux, et entre +ceux-ci, Neuah et Torquil n'étaient pas le moins aimable. Tous deux +enfans des îles, quoique d'îles bien éloignées l'une de l'autre; tous +deux nés sous cette étoile qui préside à la mer, ils avaient été nourris +tous deux au milieu de ces beautés primitives de la nature qu'on chérit +jusqu'au tombeau lorsqu'elles ont attiré nos premiers regards, et excité +notre intérêt dans l'enfance. Celui dont les monts bleuâtres de l'Écosse +frappèrent d'abord les yeux, aimera chaque cime qui lui offrira une +teinte semblable; il saluera dans chaque rocher la figure bien connue +d'un ami; et à l'aspect d'une montagne, ses bras s'ouvriront comme pour +l'étreindre contre son cœur. Long-tems j'ai erré dans des pays qui ne +sont pas le mien, adorant les Alpes, chérissant les Apennins, prosterné +devant le Parnasse et devant la cime escarpée du mont Ida, berceau de +Jupiter, et de l'Olympe dominant majestueusement la mer. Mais ce n'était +pas seulement les souvenirs de l'antiquité ni cette belle nature qui me +jetaient dans des ravissemens extatiques:--les émotions de l'enfance lui +avaient survécu dans le jeune homme; et sur le mont Ida, cherchant des +yeux Troie et Loch na Gar, ma mémoire attachait des souvenirs celtiques +aux monts Phrygiens, et confondait les cascades d'Écosse avec la +fontaine limpide de Castalie. Pardonne, ombre universelle d'Homère! +pardonne, ô Phébus! aux écarts de mon imagination:--ce fut dans le nord +que je puisai le premier sentiment des beautés de la nature, et que +j'appris à adorer vos scènes sublimes[43]. + +[Note 43: Étant très-enfant (j'avais a peu près huit ans), ayant été +attaqué de la fièvre scarlatine, à Aberdeen, je fus transporté dans les +montagnes par le conseil des médecins. Là, il m'arriva quelquefois de +passer l'été, et c'est de ce moment que je date mon penchant pour les +pays montagneux. Je n'oublierai jamais l'effet que produisit sur moi, +quelques années après, en Angleterre, le spectacle d'un objet que je +n'avais pas vu depuis long-tems, même en miniature, d'une montagne de la +chaîne des Malvernes. À mon retour à Cheltenham, je la contemplais tous +les soirs, au coucher du soleil, avec une émotion que je ne puis +décrire. Ceci était bien d'un enfant; mais je n'avais que treize ans, et +c'était pendant les vacances.] + +13. L'amour qui embellit et attendrit tous les êtres; la jeunesse qui +colore l'air qui l'entoure; le ciel qui la couvre des nuances brillantes +de l'arc-en-ciel; le souvenir des périls passés, qui fait que l'homme +lui-même jouit de l'intervalle où il cesse de détruire;--l'attrait +réciproque de cette beauté qui se fait sentir au cœur le plus farouche, +et le frappe comme l'éclair frappe l'acier: tout contribua à unir +l'homme à demi civilisé et la fille sauvage, et à confondre, dans une +seule ame absorbée par la passion, l'adolescent et la jeune fille. Les +souvenirs tumultueux des combats avaient cessé de remplir d'une joie +sombre un cœur qui commençait à se détacher d'eux. Il ne ressentait plus +cet ennui, cette impatience du repos qui le troublait naguère, comme +l'aigle dans son nid, dont le bec aiguisé et l'œil perçant cherchent une +victime dans la vaste étendue des cieux:--son ame s'était amollie dans +cet état voluptueux, où il goûtait ces douceurs efféminées de l'Élysée, +qui ne promettent pas de lauriers à la tombe des héros; mais, hélas! ces +lauriers se flétrissent s'ils ne sont arrosés de sang.--Et lorsque les +cendres d'un mortel sont déposées dans l'urne funèbre, le myrte ne leur +prête-t-il pas un aussi doux ombrage? Si César n'eût connu que les +baisers de Cléopâtre, Rome eût été libre, et le monde ne fût pas devenu +sa conquête. Eh! qu'ont fait pour le monde les exploits de César, la +renommée de César? Nous le sentons dans notre avilissement: cette gloire +a posé son cachet sanglant sur nos chaînes, elle y a fait naître la +rouille que nos tyrans se plaisent à y entretenir. Eh quoi! la gloire, +la nature, la raison et la liberté réunies ordonneront à des millions +d'hommes exaspérés de faire ce que Brutus exécuta seul!--Elles leur +commanderont de renverser du poste élevé qu'ils occupent depuis trop +long-tems, ces vils imitateurs d'un despote, qui, semblables à l'oiseau +moqueur, répètent le chant de la tyrannie! et cependant nous +continuerons à être traqués par ces chats-huans ignobles, dignes +seulement de la chasse aux souris, et que nous nous obstinons à prendre +pour de nobles faucons, tandis que le premier mot de liberté suffirait +pour chasser ces épouvantails: car leur effroi nous prouve assez qu'ils +ne sont pas autre chose! + +14. Plongée dans les ravissemens de la passion, et oubliant doucement la +vie, Neuah, la fille de la mer du Sud, était tout ce qu'une femme peut +être pour un époux lorsqu'aucune distraction du monde ne la détourne de +son amour; loin d'une société railleuse, toujours prête à se moquer +d'une flamme nouvelle et passagère, et de cet essaim bourdonnant de +fats, qui fait bruyamment éclater son admiration, ou murmure à son +oreille les expressions d'une flamme adultère, qui en veut à son devoir, +à sa gloire et à son bonheur. Son ame et toutes les sensations qui +l'agitaient étaient à nu comme ses belles formes. On pouvait la comparer +à l'arc-en-ciel pendant l'orage:--ses nuances mobiles offrent une +brillante variété, mais colorent toujours les cieux du plus doux éclat; +son arc a beau s'étendre, ses couleurs changer, ce n'est pas moins le +nuage qui porte la messagère des amours. + +15. C'est là, c'est dans cette grotte du rivage battu par les vagues +qu'ils passaient les matinées brûlantes du tropique. Les heures +n'existaient pas pour eux:--ils ne calculaient pas le tems. Leurs +oreilles n'étaient pas frappées du son lugubre de l'horloge, qui nous +distribue la portion journalière de la vie, et avertit l'homme, en s'en +moquant, avec un rire d'airain. Que leur importait le passé ou l'avenir? +Le présent, comme un tyran, les tenait enchaînés;--leur sablier était le +sable du rivage, et la mer voyait s'écouler leurs doux momens ainsi que +ses vagues paisibles; leur horloge, c'était le soleil dans son immense +horizon. Ils ne comptaient pas, eux pour qui la journée n'était qu'une +heure. Le rossignol remplaçait pour eux la cloche du soir, lorsqu'il +chantait mélodieusement à la rose les adieux du jour[44]. Ils voyaient +se coucher leur large soleil, non comme dans le nord, d'une marche lente +et graduée, et affaiblissant son éclat à mesure qu'il descend sur +l'océan; mais ardent, enflammé, conservant toute sa plénitude, et comme +s'il abandonnait pour jamais le monde, et le privait de lumière, +plongeant dans les flots son front étincelant, tel qu'un héros, qui se +précipite dans la tombe. Alors ils se levaient tous deux, regardaient +d'abord le firmament, puis revenaient chercher la lumière dans les yeux +l'un de l'autre; et s'étonnant qu'un soleil d'été durât si peu, ils se +demandaient si en effet le jour était à sa fin. + +[Note 44: On n'a besoin de rien ajouter à cette allusion à la fable bien +connue des amours du rossignol et de la rose, qui est devenue maintenant +aussi familière au lecteur de l'Occident qu'à celui de l'Orient.] + +16. Et pourquoi ceci paraîtrait-il étrange?--Le dévot ne vit pas sur la +terre; dans son extase, les jours et les mondes passeraient devant lui +sans être aperçus: son ame a pris son vol vers le ciel avant sa +poussière.--L'amour est-il donc moins puissant? Non; sa route est +glorieusement tracée, et c'est aussi vers Dieu qu'elle le conduit. Tout +ce que nous connaissons ici-bas des délices du ciel est attaché à cette +autre meilleure moitié de nous-mêmes, dont nous ressentons la joie ou la +douleur bien plus que celle qui nous est propre. Cette flamme qui +absorbe tout, et qui, jointe à celle qui l'allume, ne forme plus qu'un +seul feu, feu pur, semblable au bûcher funèbre des Indiens, où les cœurs +tendres brûlent sans exhaler un soupir. Combien de fois n'avons-nous pas +oublié le tems, lorsque, dans la solitude, nous admirions le trône +universel de la nature, ses forêts, ses déserts, ses eaux, cette réponse +éloquente et profonde qu'elle fait à notre intelligence? N'y a-t-il pas +de la vie dans les étoiles et les montagnes? Une ame n'anime-t-elle pas +les vagues de la mer? Les larmes muettes qui dégouttent de ces humides +rochers n'expriment-elles pas un sentiment?--Non, non! elles nous +appellent, elles nous ouvrent leurs sphères, elles nous invitent à nous +affranchir avant l'heure du poids de cette enveloppe d'argile, à plonger +notre ame dans l'immensité, à nous dépouiller de cette forme trompeuse +et fragile qui nous est si chère!--Qui peut encore songer à soi en +contemplant les cieux? Et sans porter si haut ses regards, quel est +celui qui, dans les frais momens de la jeunesse, avant d'avoir reçu les +leçons du tems, a jamais pensé à la dépravation de l'homme et à la +sienne? À cette heureuse époque de la vie, la nature entière est son +royaume et l'amour son trône. + +17. Neuah et Torquil se levèrent. Les teintes douces et mélancoliques du +crépuscule avaient pénétré dans la grotte qui leur servait d'asile, et +dont la voûte, tapissée de spar humide de rosée, joignait son faible +éclat à celui des étoiles qui se rassemblaient sur le firmament. Le +couple heureux, partageant le calme de la nature, prit lentement le +chemin de sa cabane élevée au pied d'un palmier, tantôt souriant, tantôt +silencieux comme tout ce qui les entourait. Que l'ame est belle dans cet +état de sérénité; elle est belle comme l'amour même! Le murmure des +flots de l'océan était presque aussi faible que celui du coquillage +imitateur de leur bruissement[45], et qui, tel que l'enfant né dans les +profondeurs des mers et séparé du sein maternel, crie sans cesse et ne +veut pas dormir, faisant entendre sa petite plainte, et se désespérant +en vain dans le vaste sein de la vague sa nourrice. Les forêts +disparaissaient insensiblement dans l'obscurité, comme pour aller se +livrer au repos; l'oiseau du tropique regagnait son nid par le chemin +des rochers, et le ciel d'azur qui les entourait semblait un lac +paisible où l'ardente piété pouvait étancher sa soif. + +[Note 45: Si le lecteur veut appliquer à son oreille le coquillage qui +est sur sa cheminée, il comprendra l'allusion qu'on veut faire ici. Si +ce passage lui paraît obscur, il trouvera dans _Gébir_ la même idée, +mieux exprimée en deux lignes. Je n'ai jamais lu ce poème; mais j'ai +entendu citer ces deux vers par un lecteur plus profond, et qui parait +être d'une opinion bien différente de celle exprimée par l'éditeur de la +_Revue du trimestre_, qui, dans sa réponse au rédacteur chargé de la +critique de son _Juvénal_, prononça qu'on ne pouvait rien lire de plus +mauvais et de plus absurde. C'est à M. Landor, l'auteur de _Gébir_, qui +fut ainsi jugé, et de quelques autres poèmes latins qui rivalisent +d'obscénité avec Martial et Catulle, que l'immaculé M. Southey a adressé +ses déclamations contre l'impureté.] + +18. Mais écoutez! À travers les palmiers et les plantains, une voix se +fait entendre; non telle qu'un amant l'eût choisie pour venir +interrompre, à une telle heure, le silence d'une nuit si calme. Ce +n'était pas la brise du soir passant sur la montagne, et faisant frémir +les rochers et les arbres, ces cordes sonores de la nature, le premier +et le plus harmonieux des instrumens, et puis leur servant elle-même +d'écho. Ce n'était pas non plus l'alarme du bruyant cri de guerre, qui +venait de rompre le charme, ni le soliloque plaintif du hibou hermite, +anachorète ailé aux grands yeux, à la vue faible, qui entonne la nuit +son hymne lugubre, dans laquelle s'exhale son ame solitaire:--c'était le +sifflet d'un marin, fort et prolongé, aussi perçant que le sifflement +d'un oiseau de mer. Il y eut une pause; puis une voix rauque cria: +«Holà! Torquil! mon garçon! Quelles nouvelles! Holà! frère, holà!» «Qui +appelle?» s'écria Torquil, en suivant des yeux le son de la voix. +«Quelqu'un,» répondit-on brièvement. + +19. En ce moment, celui dont on venait d'entendre la voix parut +lui-même, et avec lui la brise aromatique du sud se chargea, non de ces +parfums qu'elle recueille en passant sur une couche de violettes, mais +de ces tourbillons de fumée qui aiment à se mêler aux vapeurs de +l'eau-de-vie et du vin. Ils s'échappaient alors d'une pipe courte et +fragile, mais qui avait porté ses émanations odorantes dans les deux +zones, et toujours en action là où les vents soufflent et où la mer +roule ses flots, avait exhalé sa fumée de Portsmouth au pôle, et +opposant sa vapeur à la lueur éblouissante des éclairs, toujours calme +et paisible, au milieu des montagnes de vagues, et dans toutes les +variations d'un ciel inconstant, n'avait cessé d'offrir à Éole un +perpétuel sacrifice. Et quel était celui qui la portait? Je puis me +tromper, mais je le prendrais pour un marin ou pour un philosophe[46]. Ô +sublime tabac, qui de l'est à l'ouest charmes les travaux du marin et le +repos des enfans de Mahomet; toi qui, sur l'ottomane du musulman, +partages ses heures entre l'opium et ses femmes dont tu es devenu le +rival; magnifique à Stamboul, moins noble mais non moins chéri dans +Wapping ou le Strand, divin en _Hookas_, superbe dans une riche et +brillante pipe dont l'ambre orne le bout; comme tant d'autres objets qui +nous charment, si tu attires plus généralement les hommages revêtu de +tout l'éclat de la parure, tes vrais adorateurs admirent bien davantage +tes beautés sans déguisement. Donnez-moi un cigarre. + +[Note 46: Hobbes, à qui nous devons Locke et d'autres philosophes, était +un fumeur déterminé,--même jusqu'à fumer plus de pipes qu'on n'en +pourrait compter.] + +20. Une figure humaine s'approche au milieu de l'obscurité de la forêt +dont elle vient troubler la solitude. Son aspect a quelque chose de +fantastique; on dirait un marin revêtu d'un déguisement de sauvage, et +tel qu'il paraît sortant des flots de l'océan lorsque les joyeux +vaisseaux traversent la ligne et qu'une foule de matelots, se livrant à +ces bruyantes saturnales, se rassemblent sur le tillac dans le char +emprunte de Neptune. Le dieu de l'océan sourit de voir son nom revivre +encore une fois, ne fût-ce que dans la pantomime grotesque de ses +fidèles enfans qui s'abandonnent à la joie au milieu de vents inconnus à +ses Cyclades natales. Cependant le vieux Neptune se réjouit de voir +reparaître sur l'océan quelques faibles traces de son règne antique. La +veste que porte notre marin, quoique presque en lambeaux; sa pipe qu'il +ne quitte pas et qui ne cesse jamais de fumer; quelque chose dans son +air et dans sa taille qui ressemble à un mât de misaine, et un certain +balancement dans sa démarche, semblable à celui de son vaisseau chéri, +indiquent assez son premier état: cependant l'espèce de mouchoir dont sa +tête est enveloppée avec si peu d'élégance et de soin, et le morceau +d'étoffe trop exigu qui remplace un pantalon trop tôt la proie des +épines (car les plus belles forêts ont aussi les leurs), et lui tient +lieu de ce vêtement pour lequel les Anglais n'ont pas trouvé +d'expression[47]; ses pieds et sa poitrine nus, et cette figure brûlée +par le soleil, pourraient annoncer un sauvage aussi bien qu'un homme de +mer. Mais ces armes sont celles de sa profession, et les produits de +cette Europe que deux mondes bénissent pour la civilisation qu'ils lui +doivent. Son fusil est suspendu derrière ses larges épaules, un peu +courbées par le séjour de la mer, mais robustes comme celles du +sanglier. + +[Note 47: Il y a dans le texte: _qui lui servent d'inexpressible_.] + +Son coutelas privé de sa gaîne, perdue ou usée par le tems, pend à son +côté: et à sa ceinture est une paire de pistolets, qu'on pourrait +comparer à un couple d'époux (que cette métaphore ne soit pas prise pour +un sarcasme), car si l'un manque son feu, l'autre n'en part pas moins à +l'instant. Tout ceci, avec une baïonnette un peu moins exempte de +rouille que lorsqu'elle était sortie pour la première fois du fourreau, +complète l'accoutrement de cet homme qui s'avance au milieu des ombres +de la nuit, muette spectatrice de ce costume bizarre. + +21. «Quelles nouvelles, Ben Bunting? s'écria notre nouvel ami Torquil, +lorsqu'il vit le marin en face. Y a-t-il quelque chose de neuf?» «Oui, +oui, répondit Ben, rien de neuf, mais assez de nouvelles; une étrange +voile s'est montrée au large.» «Une voile! qu'entends-je? Mais comment +avez-vous pu la découvrir? C'est impossible. Je n'ai pas vu sur la mer +le moindre lambeau de toile.» «Cela se peut, dit Ben, vous avez pu ne +pas la voir de la baie; mais moi, du haut du rocher où j'ai fait le +quart aujourd'hui, je l'ai aperçue dans le bassin, car le vent était +frais et propice.» «Et lorsque le soleil s'est couché, où était-elle? +Avait-elle jeté l'ancre?» «Non, mais elle a continué de se diriger sur +nous jusqu'à ce que le vent soit tombé.» «Et son pavillon?» «Je n'avais +pas de lunette; mais, de par Dieu, tout loin qu'elle fût, la sorcière ne +m'a pas paru nous vouloir du bien.» «Est-elle armée?» «Je m'y attends; +on a envoyé à la découverte; il est tems, ce me semble, pour nous de +mettre à la mer.» «À la mer? Quel que soit celui qui nous donne +maintenant la chasse, nous ne fuirons pas le combat, car ce serait une +lâcheté; nous mourrons à notre poste comme des braves.» «Oui, oui; quant +à cela, c'est tout-à-fait égal à Ben.» «Christian sait-il cette +nouvelle?» «Oui, et il a mis tous les bras en réquisition, et rassemblé +tous nos gens au quartier. Ils sont occupés à fourbir leurs armes, et +nous avons des canons à transporter et à mettre en état; on vous +demande.» «C'est trop juste, et ne le serait-ce pas, je n'ai pas une ame +capable d'abandonner mes camarades sans secours pendant l'orage. Ma +Neuah! ah! pourquoi le sort ne poursuit-il pas que moi seul? Pourquoi +doit-il persécuter aussi un être si tendre et si fidèle? Mais quoi qu'il +arrive, ah! Neuah, n'amollis pas mon courage. Le tems presse et ne me +permet pas une seule larme.--Mais quoi qu'il advienne, je suis à +toi.»--«Il a raison, ajouta Ben. C'est bon pour la marine[48].» + +[Note 48: _C'est bon pour la marine, mais les matelots ne veulent pas le +croire_, est un vieux dicton, et une des dernières traces qui subsistent +encore (mais en plaisanterie seulement) de la jalousie qui exista jadis +entre deux armées également braves.] + + + +Chant Troisième. + +1. Le combat était terminé. Cette lueur fatale qui enveloppe le canon +lorsqu'il porte la mort, avait aussi cessé d'éclairer les ténèbres; la +vapeur sulfureuse des armes à feu avait abandonné la terre, et, chassée +vers le ciel, en avait souillé un moment l'éclat. Le bruit effroyable de +chaque décharge ne faisait plus retentir les échos, de nouveau livrés à +leur paisible mélancolie. On n'entendait plus de cris d'horreur répétés +de part et d'autre. La lutte avait cessé. Les vaincus subissaient leur +sort. Les révoltés étaient écrasés, dispersés ou pris, ou, si +quelques-uns survivaient, c'était pour envier le destin des morts. Un +petit nombre, un bien petit nombre s'était échappé, et ceux-ci étaient +poursuivis dans toute cette île qu'ils avaient aimée par-dessus leur +pays natal. Ils n'avaient plus, sur la terre, d'asile et de patrie, +après avoir renié celle qui les avait vus naître. Traqués comme des +bêtes sauvages, comme elles ils cherchaient le désert, de même que +l'enfant se réfugie dans le sein de sa mère. Mais en vain les loups et +les lions, poursuivis par le chasseur, cherchent leur antre, et plus +vainement encore l'homme voudrait échapper à l'homme. + +2. Il est un rocher dont la base saillante se projette au loin dans +l'océan, et brave les plus terribles accès de sa fureur. Lorsque la +vague irritée escalade ses flancs énormes, aussitôt elle en est +précipitée, comme le brave qui s'élance le premier à l'assaut, et +retombe sur cette masse de flots écumeux qui combattent sous les +bannières du vent. C'est là que se rassemblent quelques malheureux +échappés au combat, faibles, sanglans, brûlans de soif, mais tenant +encore leurs armes, et conservant un reste d'orgueil de leur ancienne +résolution, qui annonce en eux des hommes plus habitués à lutter contre +le sort qu'à s'en laisser surprendre. Ils semblaient avoir prévu et +défié leur destinée, comme un événement probable. Et cependant une lueur +d'espoir, non celui d'être pardonnes, mais de rester dans l'oubli, ou +d'échapper aux recherches sur ce rocher éloigné, au milieu de cet océan +de vagues, avait en partie effacé de leurs pensées qu'ils venaient de +contempler et de subir la vengeance des lois de leur pays. Leur île, +verdâtre comme les flots de la mer, ce paradis gagné au prix d'un crime, +ne pouvait plus servir d'asile à leurs vices et à leurs vertus. Leurs +sentimens honnêtes, s'ils en avaient encore, étaient perdus pour +eux:--leurs fautes leur restaient seules. Proscrits jusque dans leur +seconde patrie, ils étaient perdus. En vain le monde s'ouvrait devant +eux, toutes les portes leur en paraissaient fermées. Leurs nouveaux +alliés avaient combattu, avaient versé leur sang dans ce sacrifice +mutuel; mais à quoi leur avaient servi la massue, la lance et le bras +d'Hercule contre la puissance magique de ce talisman destructeur, de ce +tonnerre qui écrase le guerrier avant qu'il puisse faire l'emploi de sa +force; et, semblable à ce fléau pestilentiel dont on ne peut arrêter les +ravages, creuse en même tems la tombe du brave et celle de la valeur +humaine[49]? Ce peu de guerriers avaient fait tout ce que des hommes +déterminés ont souvent osé et fait contre le nombre, mais quoique le +choix naturel de l'homme semble être de mourir libre, la Grèce +elle-même, la Grèce n'avait vu qu'une fois les Thermopyles, jusqu'à ce +jour où, se forgeant un glaive de ses chaînes brisées, elle expire pour +revivre encore. + +[Note 49: Archidamus, roi de Sparte, et fils d'Agésilas, en voyant une +machine inventée pour lancer des pierres et des dards, s'écria que +c'était le tombeau de la valeur. La même anecdote a été attribuée à +quelques chevaliers, lorsqu'on fit pour la première fois usage de la +poudre à canon; mais le fait original se trouve dans Plutarque.] + +3. Au pied de ce roc immense, ce petit nombre d'hommes ressemblait aux +restes fugitifs d'une troupe de daims.--Leurs yeux étaient +enflammés,--leur aspect indiquait l'épuisement de leurs forces; +cependant ils étaient encore teints du sang de ceux qui les +poursuivaient. Une petite source, tombant du haut du rocher, précipitait +en bouillonnant, de cime en cime, son onde douce et fraîche, qui, +folâtre et vagabonde, allait égarer son cristal limpide et étincelant +aux rayons du jour, dans le vaste sein de la mer. Réunie à l'immense, au +farouche océan, mais encore pure et fraîche comme l'innocence, et +courant moins de dangers qu'elle, son onde argentée brillait encore d'un +doux éclat sur la surface des flots, semblable au timide chamois qui +contemple sans s'effrayer, le précipice au-dessous duquel mugissent, +s'élèvent et s'abaissent les vagues bleuâtres de la vaste mer. Ce fut à +cette fraîche source qu'ils coururent:--toutes leurs sensations étant +absorbées en ce moment par cet impérieux besoin de la nature, la soif +brûlante qui les dévorait. Ils burent comme ceux qui croient boire pour +la dernière fois, et se débarrassèrent de leurs armes pour mieux +savourer cette rosée délicieuse. Ils rafraîchirent leurs gosiers +desséchés, et lavèrent le sang de leurs blessures qui ne devaient +peut-être avoir d'autres bandages que des chaînes. Après avoir étanché +leur soif, ils regardèrent tristement autour d'eux, et comme étonnés de +retrouver encore autant des leurs vivans et libres. Mais chacun, gardant +le silence, semblait interroger les yeux de son camarade pour y chercher +un langage que ses lèvres lui refusaient, comme si leur voix eût expiré +avec leur cause. + +4. Sombre, et un peu séparé du reste, se tenait Christian, les bras +croisés sur sa poitrine. Ce coloris animé, jadis répandu sur ses joues, +et que rien n'y faisait jamais pâlir, avait été remplacé par la teinte +livide du plomb. Ces cheveux d'un brun clair, flottant avec tant de +grâce, se dressaient maintenant sur son front comme autant de vipères. +Immobile comme une statue, les lèvres serrées comme pour comprimer +jusqu'au souffle qui soulevait encore sa poitrine, muet et menaçant, il +était debout appuyé contre le rocher; et à l'exception d'un faible +battement de pied qui, de tems à autre, laissait une impression plus +profonde sur le sable, on aurait pu le croire changé en pierre. À +quelques pas de là, Torquil, la tête appuyée contre un banc de roc, ne +parlait pas, mais perdait son sang par une blessure qui pourtant n'était +pas mortelle:--la plus dangereuse était celle dont il souffrait +intérieurement. Son front était pâle, ses yeux bleus caves; et les +gouttes de sang dont sa blonde chevelure était teinte indiquaient assez +que son abattement n'était pas l'effet du désespoir, mais de +l'épuisement de la nature. À côté de lui était un homme aussi farouche +qu'un ours, et cependant plein de la bonne volonté d'un frère: c'était +Ben Bunting, qui, ayant essayé d'étancher, de laver et de bander sa +blessure, se mit ensuite à allumer tranquillement sa pipe, ce trophée +qui avait survécu à cent combats, ce phare qui l'avait réjoui pendant +mille et mille nuits. Le quatrième et le dernier de ce groupe solitaire +marchait de long en large, s'arrêtant de tems à autre, et se baissant +comme pour ramasser un caillou; puis le rejetant, et recommençant à +marcher à la hâte; puis s'arrêtant tout-à-coup pour jeter les yeux sur +ses compagnons, et sifflant à demi la moitié d'un air; après quoi il +reprenait sa marche précipitée, avec quelque chose qui indiquait en lui +un mélange d'insouciance et d'inquiétude. Voici une longue description, +quoiqu'elle s'applique à une scène qui à peine dura cinq minutes; mais +quelles minutes! des momens semblables changent la vie des hommes en +éternité! + +5. À la fin, Jack Skyserape, homme actif et mobile comme le vif-argent, +effleurant tout comme le souffle léger de l'éventail, plus brave que +ferme, plus disposé à affronter la mort et à la subir tout d'un coup, +qu'à lutter contre le désespoir, s'écria: «_God damn_[50]!» ces syllabes +énergiques, qui servent de base à l'éloquence anglaise, comme l'_Allah_ +du Turc ou l'exclamation payenne du Romain: _de par Jupiter_! servaient +autrefois, dans des cas embarrassans, pour exhaler la première +impression.--Jack était donc embarrassé: jamais héros ne le fut +davantage; et, ne sachant que dire, il se mit à jurer. Ces sons +long-tems familiers arrachèrent Ben aux méditations de la pipe. Il l'ôta +de sa bouche; et, d'un air grave et important, ajouta seulement au +juron: «_His eyes_[51]!» complétant ainsi cette phrase restée +imparfaite, et que je ne crois pas avoir besoin de répéter. + +[Note 50: _Dieu damne_.--Il me semble que ce jurement intraduisible, et +d'ailleurs bien connu des Français, sera mieux ici en anglais. + +(_N. du Tr._)] + +[Note 51: _Ses yeux_. God damn his eyes, _Dieu damne ses yeux_.--Ce +juron est familier à la classe la plus grossière du peuple anglais. + +(_N. du Tr._)] + +6. Mais Christian, d'une nature plus noble, offrait l'image d'un volcan +éteint. Silencieux, morne et farouche, les traces brûlantes des passions +subsistaient encore sur ses traits obscurcis de sombres nuages. Enfin, +portant devant lui un œil austère, son regard tomba sur Torquil, qui, +dans sa faiblesse, était forcé de s'appuyer. «En est-il donc ainsi? +s'écria-t-il; et toi aussi, malheureux enfant, et toi aussi, il faut que +ma démence te perde!» Il dit, et s'avança à grands pas vers le lieu où +était le jeune Torquil, encore teint du sang qu'il venait de perdre. Il +saisit sa main avec ardeur, mais ne la pressa pas comme redoutant pour +lui-même l'effet de cette caresse. Puis il s'informa de son état, et +lorsqu'il apprit que la blessure était plus légère qu'il ne l'avait +imaginé ou craint, son front parut s'éclaircir autant qu'un tel moment +le lui permettait. «Oui, s'écria-t-il, nous avons succombé dans le +combat; mais notre défaite n'a pas été celle de lâches: elle n'a pas +offert à nos ennemis un triomphe facile.--Ils nous ont chèrement +achetés; ils peuvent nous payer plus cher encore, car j'y perdrai la +vie. Mais vous, avez-vous la force de fuir? Ce serait encore une +consolation pour moi si vous pouviez me survivre; notre troupe affaiblie +est réduite à un trop petit nombre pour résister. Oh! un canot, un seul +canot; ne fût-ce qu'une coquille, pour vous transporter loin d'ici, aux +lieux où l'espérance peut encore habiter avec vous.--Quant à moi, mon +sort est tel que je l'ai voulu; j'ai vécu, et je mourrai libre et sans +peur.» + +7. Comme il parlait, au bord du promontoire qui élève au-dessus des +flots sa tête haute et grisâtre, une tache noire se fit apercevoir sur +l'océan, volant avec rapidité et ressemblant à l'ombre d'une +mouette.--Oh ciel! elle est suivie d'une seconde; et toutes deux, tantôt +en vue, tantôt cachées, suivant les sinuosités de l'océan, s'approchent +enfin d'assez près pour qu'on puisse reconnaître les traits bien connus +de leur noir équipage, pour qu'on puisse distinguer leurs agiles +pagaïes, légères comme une paire d'ailes, se jouant sur les brisans et +fuyant à travers les ondes, tantôt perchées au sommet de la vague +houleuse, tantôt se plongeant dans l'écume mugissante qui surgit en +bouillonnant et couvre successivement le sein de la mer de blanches +nappes qui se divisent bientôt en gros flocons, formant à leur tour une +neige fine et subtile. Cependant les barques, comme de petits oiseaux +traversant un ciel menaçant, continuent de voguer en dépit des brisans +et des vagues, et approchent enfin du rivage. Leur art leur semble +enseigné par la nature, tant est remarquable l'adresse avec laquelle ces +sauvages fendent les flots de l'océan avec lequel dès l'enfance ils sont +habitués à jouer! + +8. Et quelle est celle qui, sautant la première sur le rivage, s'élance +comme une Néréide de sa conque marine? Sa peau est noire, mais brillante +comme l'ébène, ses yeux humides respirent l'amour, l'espoir et la +constance. C'est Neuah! Neuah! tendre, fidèle, adorée.--Son cœur +s'épanche dans celui de Torquil comme un torrent: elle sourit, elle +pleure, elle le presse plus étroitement encore sur son sein comme pour +s'assurer que c'est bien lui, frémit en apercevant sa blessure encore +tiède de sang; puis, en s'assurant qu'elle est légère, elle sourit de +nouveau, et de nouveau verse des larmes. Neuah est la fille d'un +guerrier; elle peut supporter un tel spectacle, le comprendre, en gémir, +mais non se livrer au désespoir. Son amant vit;--aucun ennemi, aucune +crainte ne peut troubler les délices que voit éclore un tel moment. La +joie brille à travers ses larmes. C'est encore la joie qui gonfle son +sein de sanglots et agite si violemment son cœur qu'on en pourrait +presque entendre les battemens: et le ciel lui-même est dans le soupir +qu'exhale l'enfant de la nature livrée à ses plus douces extases. + +9. Les êtres plus austères, témoins de cette entrevue, n'y furent pas +insensibles. Et qui pourrait l'être en voyant ainsi deux cœurs s'élancer +l'un vers l'autre? Christian lui-même contempla la jeune fille et le +jeune homme, d'un œil sec, mais brillant d'une joie sombre et où se +peignait toute l'amertume que les souvenirs d'un tems meilleur répandent +dans notre ame, alors que tout est perdu sans espoir jusqu'au dernier +rayon de l'arc-en-ciel.--«Et sans moi!» s'écria-t-il; puis il s'arrêta +et se détourna, puis regarda encore le jeune couple de la même manière +que, dans son antre, le lion contemple ses petits. Après quoi il retomba +dans sa sombre indifférence, comme insensible à sa destinée future. + +10. Mais le tems ne permettait pas de se livrer long-tems à de bonnes ou +de mauvaises pensées.--Les vagues ne tardèrent pas à apporter autour du +promontoire le bruit des rames ennemies.--Hélas! qui rendait ce bruit si +effrayant? Tout le monde se prépara à la défense, tous, excepté la +fiancée de Toobonaï, elle qui la première avait aperçu, dans la baie, +les chaloupes armées qui se hâtaient de presser leurs voiles pour +achever la destruction du petit nombre qui leur était échappé; elle, +dis-je, fit signe à ses compatriotes de retourner à leur proue, fit +embarquer ses hôtes, et lancer à la mer leurs fragiles canots. Dans l'un +elle avait placé Christian et ses deux camarades: mais Torquil et elle +ne pouvaient plus se séparer; elle l'établit dans le sien. Au large! au +large! Ils sortent des brisans, s'élancent le long de la baie vers un +groupe de petites îles, retraite des oiseaux de mer qui y forment leurs +nids, et du veau marin qui vient creuser son lit dans le sable du +rivage. Ils rasent la cime azurée des vagues, fuient rapidement, et sont +rapidement poursuivis par leurs cruels persécuteurs. Ces derniers +obtiennent de l'avantage, puis le reperdent, puis le regagnent et les +menacent sur l'océan; bientôt les deux canots ainsi chassés se séparent +et prennent chacun une route différente sur les flots pour déjouer les +poursuites. Vite! vite! chaque pagaïe aujourd'hui décide de la vie d'un +homme; mais il s'agit de bien autre chose pour Neuah que de la vie ou de +plusieurs vies.--L'amour a frété sa frêle barque, et c'est lui qui la +pousse vers la baie; et maintenant l'ennemi et le port sont proches.--Un +moment!... un seul moment encore!--Fuis, barque légère! Fuis! + + + +Chant Quatrième. + +1. Le dernier rayon d'espoir dans l'homme réduit aux abois ressemble à +la blanche voile livrée à une mer orageuse, lorsque la moitié de +l'horizon est obscurcie de nuages et que l'autre moitié en est dégagée. +Flottante entre le ciel et la sombre vague, son ancre l'a abandonnée, +mais sa voile de neige, au milieu de la violence des vents, continue +d'attirer nos yeux, et quoique chaque flot qu'elle surmonte l'éloigne de +plus en plus de nous, le cœur se plaît à la suivre des plus lointains +rivages. + +2. Non loin de l'île de Toobonaï un noir rocher élève son sein au-dessus +des flots. Sauvage demeure des oiseaux désertée par les hommes, c'est là +que le veau marin farouche se met à l'abri du vent, et repose sa masse +pesante dans son obscure caverne, ou qu'il gambade lourdement aux +brûlans rayons du soleil. C'est là que la barque à son passage entend +l'écho répéter le cri perçant de l'oiseau de l'océan qui élève sur cette +cime nue sa jeune couvée, destinée à devenir à son tour les pêcheurs +ailés de cette solitude. Une étroite portion de sable jaune, s'avançant +dans la mer en demi-cercle, forme d'un côté le contour d'une espèce de +plage. Ici la jeune tortue, rampant hors de sa coquille, se traîne vers +les flots, demeure de ceux qui lui donnèrent la vie; nourrisson d'un +jour, un rayon vivifiant du soleil la fit éclore pour la rendre à +l'océan. Tout le reste n'était qu'un précipice affreux, le plus affreux +où les matelots aient jamais trouvé un asile et le désespoir; lieu +capable de faire regretter aux échappés du naufrage le vaisseau qu'ils +ont vu s'engloutir, et de leur faire envier le sort des victimes de la +tempête. Tel était le triste refuge que Neuah avait choisi pour son +amant. Mais tous ses secrets n'étaient pas révélés, et elle y +connaissait un trésor caché à tous les yeux. + +3. Avant que les canots se séparassent dans ce même endroit, les hommes +qui dirigeaient celui auquel était confié le sort de son cher Torquil +furent envoyés par ses ordres dans la barque de Christian, afin de +réunir leurs forces pour presser sa fuite.--Vainement ce dernier tenta +de s'y opposer.--Elle lui montra en souriant et d'un air calme l'île +rocailleuse et lui dit: «Hâtez-vous et soyez sauvé!» Quant à elle, elle +répondait du reste, pour l'amour de Torquil. Le canot partit avec ce +renfort de bras, s'élança comme une étoile qui file, et fut bientôt loin +de l'ennemi qui se dirigeait alors tout droit sur le rocher dont +s'approchaient Neuah et Torquil. Ils firent force de rames. Le bras de +la jeune sauvage, quoique délicat, était agile et vigoureux à lutter +contre la mer, et le cédait à peine à la force masculine de Torquil; +leur canot n'était plus qu'à la distance de sa longueur du front +escarpé, impraticable, du rocher qui n'avait à sa base que des eaux sans +fond; l'ennemi n'était plus séparé d'eux que par la longueur d'une +centaine de barques, et maintenant quel refuge était offert à leur +fragile canot? Ce fut la question que Torquil adressa à Neuah avec un +regard qui exprimait presque un reproche et semblait dire: «Neuah +m'a-t-elle amené ici pour y mourir? Est-ce ici un lieu d'asile ou un +tombeau, et cet immense rocher est-il le sépulcre des victimes des +vagues?» + +4. Ils étaient appuyés sur leurs pagaïes. Neuah se lève, et lui montrant +l'ennemi qui s'approchait, s'écrie: «Suis-moi, Torquil, et suis-moi sans +crainte!» Soudain elle se plonge dans les profondeurs de l'océan. Il n'y +avait pas une minute à perdre;--les ennemis étaient proches, offrant des +chaînes à ses yeux et exhalant des menaces à ses oreilles. Ils ramaient +avec vigueur, et, en s'approchant, lui criaient de se rendre au nom de +son _honneur_ perdu. Torquil se précipite dans les flots.--L'art du +nageur lui était familier dès l'enfance, et c'était de lui maintenant +qu'allait dépendre tout son espoir.--Mais où va-t-il?--Il s'enfonce et +ne reparaît plus? L'équipage de la chaloupe regarde avec consternation +la mer et le rivage. Il n'y avait pas d'endroit où l'on pût débarquer +sur ce précipice escarpé, nu et glissant comme une montagne de glace. +Ils regardèrent quelque tems, s'attendant à le voir flotter au-dessus +des flots; mais nulle trace ne sillonna la mer. La vague continua de +s'écouler après qu'ils se furent plongés dans son sein, sans qu'aucun +bouillonnement en rappelât le moindre indice. Le faible reflux de l'eau; +la légère écume qui, semblable à un blanc sépulcre, s'était élevée sur +l'endroit qui semblait le dernier gîte de ce jeune couple, qui ne +laissait pas après lui de monument fastueusement triste comme un +héritier; la barque paisible ballottée par les flots: voilà tout ce qui +parlait encore de Torquil et de son épouse; et, sans cette petite +barque, tout ceci aurait pu passer pour le fantôme évanoui du rêve d'un +marin. Ils s'arrêtèrent, et cherchèrent en vain; puis se remirent à +ramer pour s'en retourner, la superstition même leur défendant de +s'arrêter là plus long-tems. Quelques-uns dirent qu'il ne s'était pas +plongé dans les vagues, mais qu'il s'était évanoui comme un esprit +follet; d'autres que quelque chose de surnaturel les avait frappés dans +sa figure et dans sa taille au-dessus de l'humaine; tandis que tous +convenaient que ses joues et ses yeux offraient la teinte cadavéreuse de +la mort. Cependant, tout en s'éloignant du rocher, ils s'arrêtaient +auprès de chaque plante marine, s'attendant à trouver quelque trace de +leur proie.--Mais non, elle s'était dissipée à leurs yeux comme l'écume +marine. + +5. Et où était-il ce pèlerin de l'océan? Suivait-il sa Néréide? Tous +deux avaient-ils cessé pour jamais de souffrir, ou, reçus dans des +grottes de corail, avaient-ils arraché quelque pitié aux vagues +attendries, et en avaient-ils obtenu la vie? Habitaient-ils parmi les +mystérieux souverains de l'océan? faisaient-ils résonner avec _Mermen_ +le coquillage fantastique? Neuah, au milieu des sirènes, peignait-elle +ses longs cheveux alors flottans sur l'océan comme ils l'avaient jadis +été dans l'air? Ou bien avaient-ils péri, et dormaient-ils du sommeil de +la mort sous ce gouffre dans lequel ils s'étaient élancés avec tant +d'intrépidité? + +6. La jeune Neuah s'était plongée dans les flots, et il l'avait suivie. +À la manière dont elle traversait les profondeurs de sa mer natale, on +l'eût cru née au sein de cet élément, tant elle avait d'aisance, de +grâce et de fermeté! Une trace lumineuse marquait son passage; on eût +dit qu'il sortait des étincelles de ses pieds, comme d'un acier +_amphibie_. Ne la perdant pas de vue, et presque aussi habile qu'elle à +explorer les abîmes où les plongeurs vont à la recherche des perles, +Torquil, le nourrisson des mers du Nord, suivait ses pas liquides avec +adresse et facilité. Pendant un moment, Neuah s'enfonça plus bas; puis +se relevant, elle reparut, étendit les bras, secoua sa noire chevelure +pleine d'écume, et fit résonner les rochers d'un rire joyeux. Ils +avaient de nouveau atteint un royaume central de la terre, mais c'est en +vain qu'on y aurait cherché un arbre, des champs et un ciel.--Elle +indiqua du doigt à son époux une grotte spacieuse[52], dont la vague +mobile était le seul portique; cavité profonde, que le soleil ne voit +jamais, si ce n'est à travers le voile verdâtre des flots, dans ces +jours de fête de l'océan où son onde est claire et transparente, et où +tout le peuple poisson se livre à de folâtres jeux. Avec ses cheveux, +Neuah essuya l'eau qui découlait des yeux de Torquil, puis elle frappa +dans ses mains de joie en voyant son étonnement. Elle le conduisit dans +un endroit où le roc paraissait s'avancer en saillie et former une +espèce de hutte semblable à celle d'un triton. Du moins à ce qu'il leur +parut, car pendant quelque tems ils se trouvèrent dans les ténèbres, +jusqu'à ce que le jour, pénétrant par les fentes du rocher, y eût +répandu une faible clarté, telle que celle qui luit dans l'aile d'une +vieille cathédrale où d'antiques monumens poudreux fuient l'éclat de la +lumière: de même la voûte de leur grotte marine ne laissait entrer +qu'une lueur mélancolique. + +[Note 52: La description de cette cave (qui n'est pas une fiction) se +trouvera dans le neuvième chapitre du _Rapport_ fait sur les îles de +Tonga, par Mariner. J'ai pris la liberté poétique de la transplanter à +Toobonaï, le dernier endroit où l'on ait eu quelque nouvelle certaine de +Christian et de ses camarades.] + +7. La jeune sauvage tira de son sein une torche de pin, entourée de +gnatoo, et recouverte d'une feuille de plantain, afin de mieux préserver +de l'humidité des flots sa dernière étincelle. Cette enveloppe l'avait +tenue sèche; puis, tirant de la même feuille de plantain une pierre et +quelques petits branchages de bois sec, elle en fit jaillir du feu avec +la lame du couteau de Torquil, et allumant sa torche, elle en éclaira la +grotte. Cette dernière apparut alors vaste et élevée; c'était une voûte +gothique qui s'était créée elle-même. La nature était l'architecte qui +avait élevé ses arceaux; les architraves étaient peut-être dus à quelque +tremblement de terre. Les arcs-boutans avaient pu être précipités du +sein de quelque montagne, alors que les pôles craquaient, et que le +monde était couvert d'eau; ou peut-être calcinés par un feu concentré +dans les entrailles de la terre, tandis qu'à peine échappé de son bûcher +funèbre, les débris du globe fumaient encore. Rien n'y manquait, ni le +faîte orné de ciselures et de reliefs, ni les ailes[53], ni la nef. Là, +tout semblait avoir été creusé des mains de l'obscurité pour y faire son +temple. Là, aussi, en se livrant quelque peu aux fantaisies de +l'imagination, on croyait voir la voûte peuplée de figures bizarres, +tristes ou grimaçantes. Une mitre, une châsse attiraient l'œil qui se +reportait bientôt sur l'image d'un crucifix. C'est ainsi que la nature, +se jouant avec les stalactites, s'était élevé une chapelle au sein des +mers. + +[Note 53: Ces détails peuvent paraître trop minutieux par rapport à la +description générale d'où ils sont puisés (dans Mariner); mais il y a +peu d'hommes qui aient voyagé sans voir quelque chose de semblable, sur +terre c'est-à-dire, et sans parler d'_Ellora_, dont il est question dans +le dernier journal de _Mungo-Park_ (si ma mémoire ne me trompe pas, car +il y a huit ans que j'ai lu cet ouvrage) Il dit aussi avoir rencontré un +rocher, ou une montagne, dont l'intérieur ressemblait tellement à une +cathédrale gothique, qu'il fallut le plus minutieux examen pour le +convaincre qu'elle était l'œuvre de la nature.] + +8. Neuah prit alors son Torquil par la main; et agitant le long de la +voûte sa torche allumée--elle le conduisit dans chaque enfoncement, et +lui montra tous les endroits secrets de leur nouvelle demeure. Elle n'en +resta pas là; tout avait été dès long-tems préparé par elle pour adoucir +le sort qu'elle devait partager avec son amant. Il y trouva une natte +pour se livrer au repos; le frais _gnatoo_ pour lui servir de vêtement, +et l'huile de sandale pour se garantir de la rosée. Pour aliment, la +noix de coco, l'igname et le pain produit de l'arbre. Pour table, le +plantain étendant ses larges feuilles, et l'écaille de la tortue qui +offre un banquet délicieux dans la chair qu'elle renferme. La gourde +remplie d'eau fraîchement puisée à la source, la mûre banane cueillie +sur la fertile montagne, une pile de branches de pin, pour entretenir +sous ces voûtes une clarté perpétuelle; enfin, Neuah elle-même, belle +comme la nuit, venait animer de son ame tout ce qui les entourait, et +répandre la sérénité et la lumière dans ce monde souterrain. Depuis que +l'étranger avait débarqué pour la première fois dans son île, elle avait +prévu que la force ou la fuite pouvait les trahir. Alors elle avait +formé un asile de cet antre rocailleux où Torquil put être en sûreté +contre ses compatriotes. Chaque aurore, la brise matinale avait +transporté vers ces lieux son léger canot chargé de tous les fruits +dorés qui mûrissent dans ces beaux climats. Chaque soir l'avait vue s'y +diriger encore avec tout ce qui pouvait embellir et égayer leur grotte +de spath. Et maintenant elle étalait à ses yeux ses petits trésors avec +un sourire qui indiquait assez que Neuah était la plus heureuse des +filles de ces îles hospitalières. + +9. Tandis qu'il la regardait avec admiration et reconnaissance, elle, +pressant sur son cœur passionné l'amant qu'elle venait de sauver, +accompagnait ses douces caresses d'un ancien conte d'amour; car l'amour +est vieux, vieux comme l'éternité, quoiqu'il ne soit pas usé par tous +les êtres qui furent, sont, ou seront un jour[54]. Elle lui raconta +comment il y avait bien mille lunes, un jeune chef, s'étant plongé dans +ces profondeurs à la recherche de la tortue, en suivant les traces de sa +proie, s'était trouvé dans la grotte qui leur servait d'asile; comment, +quelque tems après, à la suite d'un combat sanglant, il y avait caché +une fille du sol, qui devait la naissance à ses ennemis, ennemie trop +chère, sauvée par sa tribu pour subir le sort des captifs; comment, +lorsque les orages de la guerre furent calmés, il avait conduit sa tribu +insulaire à l'endroit où les ondes étendent leur ombre épaisse et +verdâtre sur l'entrée rocailleuse de la grotte, puis s'était enfoncé +dans les flots comme pour n'en ressortir jamais, tandis que ses +compagnons consternés, dans leurs barques, le croyaient fou, et +tremblaient de le voir la proie du bleu requin. Plongés dans +l'affliction, ils ramèrent tristement autour du rocher qu'entourait la +mer, puis se reposèrent sur leurs pagaies avec abattement, lorsque +tout-à-coup ils voient surgir des flots une fraîche déesse, telle elle +leur apparut, du moins, dans la surprise et l'admiration dont ils furent +frappés. Leur chef était à ses côtés, relevant la tête avec orgueil, +heureux et fier de sa jeune sirène, de sa belle épouse, et comment, +lorsque ses compatriotes reconnurent leur erreur, ils portèrent les deux +époux sur le rivage, au son des conques marines, et de mille +acclamations joyeuses; enfin, comment ils vécurent heureux et moururent +en paix. Et pourquoi n'en serait-il pas de même de Torquil et de son +épouse? Il ne m'appartient pas de décrire les caresses impétueuses, +passionnées, qui suivirent ce récit, et qui firent de cet asile sauvage +un séjour d'ivresse. Il suffit de dire que tout était amour, dans cette +grotte aussi souterraine, aussi éloignée des regards des humains, que la +tombe où Abailard, vingt ans après sa mort, ouvrit encore les bras pour +recevoir le corps d'Héloïse descendu sous la voûte nuptiale, et presser +contre son cœur ranimé ses restes de nouveau palpitans[55]. Les vagues +avaient beau murmurer autour de leur couche, leur mugissement n'était +pas plus entendu que si la vie les eût abandonnés. Au-dedans d'eux, +leurs cœurs formaient une délicieuse harmonie qui s'exhalait dans le +murmure et les soupirs entrecoupés de l'amour. + +[Note 54: Le lecteur se rappellera ici l'épigramme de l'anthologie +grecque, ou sa traduction dans la plupart des langues modernes: + + Qui que tu sois, voici ton maître; + Il le fut, il l'est, ou doit l'être. +] + +[Note 55: La tradition attachée à l'histoire d'Héloïse rapporte que, +lorsque l'on descendit son corps dans le tombeau d'Abailard (enterré +vingt ans auparavant) ses bras s'ouvrirent pour la recevoir.] + +10. Et ceux qui avaient causé et partagé ce désastre; ceux qui les +livraient à l'exil dans la cavité d'un roc, qu'étaient-ils devenus à +leur tour? Ramant comme lorsqu'il y va de la vie, ils demandaient au +ciel l'asile que les hommes leur refusaient. Libres de leur choix, ils +eussent suivi une autre route; mais où se diriger! le flot qui les +portait portait aussi leurs ennemis! Ceux-ci, trompés dans leurs +premiers efforts, s'étaient remis de nouveau à la poursuite; enflammés +de colère, comme des vautours privés de leur proie, leurs bras vigoureux +fendaient les flots. Bientôt ils gagnèrent de l'avantage sur ceux qui ne +pouvaient plus trouver de salut que sur quelque roc aride ou dans +quelque baie enfoncée et inconnue:--nulle autre chance, nul autre espoir +ne leur restait.--Ils se dirigèrent donc vers le premier rocher qui +frappa leurs regards, pour prendre leur dernier congé de la terre, et +céder comme des victimes ou mourir le glaive à la main. Là, Christian +renvoya les sauvages et leur canot, quoique ceux-ci eussent encore voulu +se battre pour ce petit nombre d'hommes; mais il leur commanda de +retourner dans leur île, et de ne pas ajouter à tout ce qu'ils avaient +déjà fait un sacrifice inutile: car que pouvaient l'arc et la lance +grossière contre les armes qui allaient être employées? + +11. Ils débarquèrent sur une plage étroite et sauvage, où l'on avait +rarement vu d'autres traces que celles de la nature, et avec ce regard +sombre, fixe et farouche de l'homme parvenu aux dernières extrémités du +malheur, alors que tout espoir est perdu, que la gloire elle-même ne lui +reste pas pour animer sa résistance contre la mort ou les fers, ils +attendirent tous trois, comme attendirent jadis les trois cents braves +qui teignirent les Thermopyles de leur sang héroïque.--Mais quelle +différence entre eux! c'est la cause qui fait tout; c'est elle qui +dégrade ou consacre le courage qui succombe. Sur ces trois hommes, aucun +rayon de gloire, aucune promesse d'immortalité ne brillait à travers les +nuages épais de la mort. Une patrie reconnaissante, souriant à travers +ses larmes, n'entonnait pas pour eux cet hymne de louanges répété +pendant plus de mille ans. Les yeux d'aucune nation ne devaient se fixer +sur leur tombe;--aucun monument funèbre, élevé à leur mémoire, ne devait +exciter l'envie des héros. Avec quelqu'intrépidité qu'ils répandissent +les derniers flots de leur sang, leur vie était un opprobre,--leur +épitaphe devait contenir un crime. Et tout ceci, ils le savaient et le +comprenaient, du moins le chef de la troupe qu'il avait entraînée à sa +perte, lui qui, né peut-être pour quelque chose de mieux, avait placé sa +vie sur une chance long-tems incertaine; mais le dé allait être jeté, et +toutes les probabilités se réunissaient pour annoncer sa chute. Et +quelle chute! Toutefois, il envisageait la catastrophe d'un cœur aussi +endurci que le rocher sur lequel il se tenait, et où il avait pointé son +fusil, sombre lui-même comme le nuage épais qui se montre à côté du +soleil. + +12. La chaloupe s'approchait: elle était bien armée, elle avait un +équipage ferme et prêt à faire ce que le devoir lui commanderait, +indifférent aux dangers comme le vent d'automne l'est à la chute des +feuilles qu'il fait tomber. Et cependant ces hommes auraient peut-être +préféré marcher contre une nation étrangère que contre un ennemi natal, +et sentaient que cette malheureuse victime de ses passions, pour avoir +cessé d'être Anglais, n'en avait pas moins été un enfant de +l'Angleterre. Ils lui crient de se rendre;--pas de réponse; leurs armes +sont pointées, elles étincellent aux rayons du jour. Le même cri est +répété,--pas de réponse; et cependant, une troisième fois, et plus haut +que les deux premières,--on lui offre encore quartier.--L'écho résonnant +du rocher répéta seul les sons mourans de leurs voix.--Alors une lueur +jaillit, et l'on vit briller la décharge meurtrière: un nuage de fumée +s'éleva entre les deux partis, tandis que le roc retentissait du bruit +des balles qui sifflaient en vain et allaient s'aplatir en tombant. Ce +fut alors que partit la seule réponse qui pût être faite par ceux qui +avaient perdu tout espoir sur la terre ou dans le ciel. Après la +première décharge, s'étant approchés de plus près, les Anglais +entendirent la voix de Christian crier:--Maintenant feu! et avant que +l'écho eût achevé de redire ces mots, deux hommes étaient tombés. Les +autres assaillirent les âpres flancs du rocher, et, furieux de la +démence de leur ennemi, dédaignèrent toute autre tentative pour en venir +aux mains. Mais le roc était escarpé, et ne présentait aucun sentier +frayé. À chaque pas, un nouveau rempart s'opposait à leur fureur; tandis +que, debout au milieu des sommités les plus inaccessibles que l'œil de +Christian était bien habitué à distinguer, nos trois rebelles +soutenaient un combat à mort aux lieux que l'aigle a choisis pour +construire son nid. Chacun de leurs coups portait, tandis que les +assaillans tombaient brisés comme le coquillage rampant qui s'attache +aux flancs du rocher. Cependant il en survivait encore assez qui ne se +lassaient pas d'escalader et de se disperser çà et là, jusqu'à ce +qu'enfin cerné et environné de toutes parts, non d'assez près pour être +pris, mais assez pour y périr, le trio désespéré, comme des requins qui +se sont gorgés de leur proie, vit que son sort ne tenait plus qu'à un +fil. Quoi qu'il en soit, jusqu'au dernier moment ils se battirent bien, +et aucun gémissement n'apprit à l'ennemi quel était celui qui venait de +tomber. Christian succomba le dernier.--Deux fois blessé, on lui offrit +encore merci en voyant son sang couler. Mais il était trop tard pour +vivre et non pour mourir avec une main ennemie pour lui fermer les yeux. +Un de ses membres était rompu et tomba le long du rocher comme un faucon +privé de ses petits. Ce bruit le ranima et parut réveiller en lui +quelque sentiment exprimé dans son faible geste. Il fit signe aux plus +avancés, qui s'approchèrent en ce moment: il éleva son arme, sa dernière +balle avait été tirée; mais, arrachant le premier bouton de sa +veste[56], il l'enfonça dans le canon, ajusta, fit feu et sourit en +voyant son ennemi tomber; puis, repliant comme un serpent son corps +mutilé et épuisé, il se mit à ramper vers l'endroit où le précipice, +s'élevant à pic au-dessus des flots, offrait comme lui l'image du +désespoir.--Là, jetant un dernier regard derrière lui, il serra +convulsivement le poing, déchargea pour la dernière fois sa rage contre +cette terre qu'il allait quitter, et se laissa rouler dans l'abîme. Le +rocher reçut en bas son corps brisé comme du verre, et ne formant plus +qu'une masse sanglante dont il restait à peine un fragment qui parût +avoir appartenu à une forme humaine, et qui pût servir de proie à +l'oiseau marin où au ver. Un crâne à cheveux blonds souillé de sang et +d'herbes de mer fumait encore. C'était tout ce qui restait de cet homme +et de ses actions. On vit briller un instant encore dans le lointain +quelques débris de ses armes que sa main avait tenues serrées jusqu'au +dernier moment; mais bientôt, entraînés dans les flots, ils allèrent se +couvrir de rouille sous les ondes écumeuses qui les engloutissaient: +voilà toutes les traces qu'il laissa de lui, si l'on en excepte une vie +mal employée, et une ame;--mais qui osera dire où elle alla? C'est à +nous de pardonner et non de juger les morts, et ceux qui les condamnent +si légèrement à l'enfer, en sont eux-mêmes sur la route, à moins que ces +espèces de fanfarons, qui se plaisent à exagérer les peines éternelles, +n'obtiennent grâce pour leur mauvais cœur, en faveur de leur plus +mauvaise tête. + +[Note 56: Dans l'ouvrage de Thibault, sur Frédéric II de Prusse, il y a +une singulière histoire d'un jeune Français et de sa maîtresse, qui +paraissaient être de quelque distinction. Il s'était engagé, et avait +déserté à Sweidnitz, et fut pris après une résistance désespérée; il +avait tué un officier qui avait essayé de le saisir, étant déjà blessé +lui-même par la décharge de son fusil, dans lequel il avait mis un +bouton de son uniforme en guise de balle. Quelques circonstances de son +procès, devant la cour martiale, excitèrent un grand intérêt parmi ses +juges, qui désirèrent connaître sa véritable situation. Il offrit de la +révéler, mais au roi seulement, auquel il demandait permission d'écrire. +Cette permission lui fut refusée, et Frédéric fut rempli de la plus +grande indignation, soit de voir sa curiosité trompée, ou par +quelqu'autre motif, quand il apprit qu'on avait rejeté sa requête. +(Voyez l'ouvrage de Thibault, vol. II.--Je cite de mémoire.) + +(_Note de Lord Byron_.)] + +13. L'action était terminée! tout était pris ou détruit, fugitif, captif +ou mort. Le peu de malheureux qui avaient survécu à l'escarmouche de +l'île étaient enchaînés sur ce vaisseau, après avoir fait autrefois +honorablement partie de son brave équipage. Mais le dernier rocher +n'avait pas vu de dépouilles vivantes. Couchés à l'endroit où ils +étaient tombés, froids, nageant dans leur sang, le vorace oiseau de mer +agitait sur eux son aile humide, et quelquefois, se rapprochant de la +vague voisine avec des cris perçans et discords, entonnait l'hymne +funèbre. Mais, calme et insouciante, la vague continuait de se soulever, +et poursuivait son cours avec son éternelle indifférence. Les dauphins +se jouaient sur sa surface et le poisson-volant s'élançait vers le +soleil, jusqu'à ce que son aile desséchée le fît retomber de sa hauteur +éphémère, et plonger de nouveau dans l'onde pour se préparer à prendre +un nouvel essor. + +14. Le matin avait paru; et Neuah, qui dès l'aurore s'était mollement +plongée dans l'onde pour recueillir les rayons naissans du jour, et +examiner si personne ne s'approchait de l'antre amphibie où reposait son +amant, aperçut une voile en mer: elle s'agitait, se gonflait, et +courbait son arc flottant sous le joug de la brise naissante. Le souffle +commença à lui manquer, tant elle se sentit troublée par la +crainte!--son cœur se gonfla et palpita violemment, tandis qu'elle +doutait encore de quel côté se dirigeait sa course.--Mais non, le +vaisseau ne s'avance pas,--il s'éloigne au contraire rapidement. Il est +déjà loin, et son ombre s'efface à mesure qu'il sort de la baie. Elle +regarde, elle secoue l'écume de mer qui couvre ses yeux, afin de le +contempler comme elle contemple les cieux quand elle espère y voir +paraître l'arc-en-ciel. Le bâtiment, parvenu au dernier point de +l'horizon, diminue, et bientôt ne présente plus qu'un point noir qui +bientôt s'évanouit. Tout est océan, tout est bonheur. De nouveau elle se +plonge à la mer pour aller réveiller son jeune amant, lui dit ce qu'elle +a vu, ce qu'elle espère, enfin tout ce que l'amour heureux peut former +de rians présages, s'élançant encore une fois avec Torquil, qui suit +gaîment sa Néréide, bondissante au milieu de la vaste mer,--nageant +autour du rocher vers un creux qui cachait le canot que Neuah y avait +laissé flottant avec la marée, sans une rame, le soir où les étrangers +les avaient chassés du rivage. Mais ceux-ci ont disparu; elle va à la +recherche de sa pagaie, la retrouve, en reprend possession, et jamais, +jamais, jamais barque fragile ne porta tant d'amour et de bonheur que +celle-ci n'en contient en ce moment. + +15. Leur rivage chéri paraît encore une fois à leurs yeux, non plus +souillé par des couleurs hostiles; plus de vaisseau menaçant, de prison +flottante fièrement arrêtée sur ses bords: tout est espoir et patrie! +Mille embarcations s'élancent dans la baie, en sonnant dans des conques +marines, et annoncent leur retour. Les chefs s'assemblèrent, le peuple +se répandit en flots; tous accueillirent Torquil comme un fils qui leur +était rendu. Les femmes se pressèrent en foule pour embrasser Neuah, qui +les embrassait à son tour; lui demandèrent comment ils avaient été +poursuivis, et comment ils s'étaient échappés? Le récit en fut fait, et +une seule acclamation retentit jusqu'au ciel; et depuis ce moment, une +nouvelle tradition donna à leur asile le nom de _Grotte de Neuah_. Mille +feux flamboyant sur les hauteurs éclairèrent les réjouissances générales +de cette nuit, et la fête donnée en l'honneur de l'hôte rendu au repos +et à des plaisirs gagnés au prix de tant de dangers; et à cette nuit +succédèrent ces jours de bonheur, tels que peut seul en offrir un monde +encore enfant. + +FIN DE L'ILE. + + + + +APPENDICE. + +EXTRAIT DU VOYAGE DU CAPITAINE BLIGH. + + +Le 27 décembre, il souffla un vent d'est très-violent, pendant lequel +nous souffrîmes beaucoup. Une lame emporta la vergue de rechange et les +esparres des chaînes de haubans du grand mât sur le tribord; une autre +entra dans le vaisseau et couvrit toutes les chaloupes; plusieurs +tonneaux de bière, qui avaient été amarrés sur le pont, se défoncèrent +et furent emportés, et ce ne fut pas sans beaucoup de risque et de +danger que nous parvînmes à attacher les embarcations pour empêcher +qu'elles n'eussent le même sort. Une grande quantité de notre provision +de biscuit fut aussi gâtée de manière à ne plus pouvoir en faire usage; +car la mer avait pénétré dans l'arrière du bâtiment et avait rempli la +cabine d'eau. + +Le 5 janvier 1788, nous vîmes l'île de Ténériffe à environ douze lieues +de nous, et le lendemain étant un dimanche, nous jetâmes l'ancre dans la +rade de Santa-Cruz. Là, nous renouvelâmes nos provisions, et après avoir +terminé nos affaires, nous mîmes à la voile le 10. + +Je divisai alors nos gens en trois quarts, et je chargeai du troisième +quart M. Fletcher Christian, un des lieutenans. J'ai toujours pensé +qu'il était à désirer que ce réglement fût établi lorsque les +circonstances le permettaient, et je suis persuadé qu'un sommeil non +interrompu contribue non-seulement beaucoup à la santé de l'équipage +d'un vaisseau, mais même le rend bien plus capable de supporter la +fatigue en cas d'un événement imprévu. + +Comme je désirais me rendre à Otaïti sans m'arrêter, je réduisis d'un +tiers la portion de biscuit, et je fis filtrer l'eau destinée à la +boisson dans des pierres filtrantes que j'avais achetées à Ténériffe à +cet effet. J'appris alors à l'équipage du vaisseau le but de notre +voyage, et donnai l'assurance d'un avancement certain à quiconque le +mériterait par ses efforts. + +Le mardi 26 février, étant dans une latitude sud 29° 38', et dans une +longitude ouest 44° 38', nous enverguâmes de nouvelles voiles, et fîmes +d'autres préparatifs nécessaires contre le tems que nous devions nous +attendre à avoir dans cette haute latitude. Nous n'étions éloignés de la +côte du Brésil que d'environ 100 lieues. + +Dans la matinée du dimanche 2 mars, après m'être assuré que tout le +monde était propre et en bonne tenue, le service divin fut célébré, +comme c'était toujours l'usage, ce jour-là: je donnai à M. Christian +Fletcher, que j'avais précédemment chargé du troisième quart, une +autorisation écrite de remplir les fonctions de lieutenant. + +Le changement de température commença bientôt à se faire sentir d'une +manière remarquable, et afin que nos gens ne souffrissent pas par +négligence de leur part, je leur fis donner des vêtemens plus chauds et +plus convenables au climat. Le 11, nous vîmes un grand nombre de +baleines d'une immense grosseur, avec deux trous derrière la tête, d'où +l'eau jaillissait. + +Le contre-maître m'ayant porté plainte, je jugeai qu'il était nécessaire +de punir de vingt-quatre coups de fouet Mathieu Quintal, un des +matelots, à cause de son insolence et de son insubordination. C'était la +première fois que je me trouvais dans la nécessité d'ordonner un +châtiment depuis que nous étions à bord. + +Nous nous trouvions à la hauteur du cap San-Diégo, à l'est de la Terre +de Feu, et le vent ne nous étant pas favorable, je jugeai plus prudent +de tourner à l'est de la terre de Stalen, que de traverser le détroit de +Lemaire. Nous passâmes le port de la Nouvelle-Année et le cap +Saint-Jean, et le lundi 31 nous arrivâmes au 60° 1' de latitude sud; +mais le vent devint variable, et nous eûmes du mauvais tems. + +Des orages, accompagnés d'une grosse mer, continuèrent jusqu'au 12 +avril. Le vaisseau commença à faire eau, ce qui exigeait que l'on pompât +toutes les heures, et nous ne devions pas nous attendre à moins, après +une telle continuité de vents et de grosses mers. Les ponts aussi firent +eau de telle sorte qu'il fut nécessaire d'abandonner la grande cabine, +dont je ne faisais pas grand usage, excepté quand il faisait beau, à +ceux qui n'avaient pas de place pour y suspendre leurs hamacs, et par ce +moyen les entre-ponts furent moins obstrués. + +Joint à tout ce mauvais tems, nous avions encore le chagrin de nous +apercevoir, à la fin de chaque jour, que nous rétrogradions; car, malgré +tous nos efforts pour louvoyer, nous ne faisions guère que dériver sous +le vent. Le mardi 22 avril, nous avions huit hommes sur la liste des +malades, et le reste de notre monde, quoiqu'en bonne santé, était +très-fatigué; mais je vis avec beaucoup de chagrin qu'il nous serait +impossible d'arriver de ce côté aux îles de la Société, car il y avait +trente jours que nous étions dans une mer orageuse. La saison était trop +avancée pour que nous pussions espérer qu'un meilleur tems nous permît +de doubler le cap Horn. D'après ces considérations, jointes à d'autres +encore, je fis gouverner au vent et porter sur le cap de +Bonne-Espérance, à la grande satisfaction de tous ceux qui étaient à +bord. + +Nous jetâmes l'ancre, le vendredi 23 mai, dans la baie de Sunon, au Cap, +après une assez bonne navigation. Le vaisseau avait besoin d'être +complètement calfaté, car il faisait tellement eau que nous avions été +obligés de pomper toutes les heures pendant la traversée depuis le cap +Horn.--Les voiles et les agrès avaient aussi besoin de réparations, et +en examinant les provisions on en trouva une quantité considérable +avariée. + +Après être restés trente-huit jours dans ce mouillage, et lorsque mon +équipage eut recueilli tout l'avantage qu'on pouvait attendre des +rafraîchissemens de toute espèce qui s'y trouvaient, nous appareillâmes +le 1er juillet. + +Un vent frais souffla: le 20 la mer devint houleuse, et dans +l'après-midi il augmenta avec tant de violence que le vaisseau fut +presque chassé sur le gaillard d'avant, avant que nous pussions carguer +nos voiles. On abaissa les basses vergues et on descendit le mât de +perroquet sur le pont, ce qui soulagea beaucoup le bâtiment. Le vaisseau +se tint sur le côté. Toute la nuit et le matin nous fîmes route +vent-arrière après avoir pris des ris dans notre voile de misaine. La +mer étant encore grosse, il devint très-dangereux dans l'après-midi de +redresser le bâtiment. Nous restâmes donc encore sur le côté toute la +nuit, sans éprouver d'accident, à l'exception d'un homme qui, étant au +gouvernail, fut jeté par-dessus la roue, et en sortit très-meurtri. Vers +midi la violence du vent diminuant, nous continuâmes notre route sous la +voile de misaine avec les ris que nous avions pris. + +En peu de jours nous dépassâmes l'île de Saint-Paul, où l'on trouve de +bonne eau comme je l'ai appris d'un capitaine hollandais, ainsi qu'une +source chaude dans laquelle on peut faire bouillir le poisson aussi +complètement que sur le feu. En approchant de la terre de Van-Diémen, +nous eûmes un très-mauvais tems accompagné de neige et de grêle, mais +nous ne vîmes rien qui pût nous indiquer notre position exacte le 13 +août, à l'exception d'un veau marin qui parut à la distance de vingt +lieues. Nous jetâmes l'ancre dans la baie de l'Aventure le mercredi 20. + +Pendant notre traversée, depuis le cap de Bonne-Espérance, nous eûmes +presque toujours le vent à l'ouest avec un très-gros tems. L'approche +d'un vent violent du sud est annoncée par des nuées d'oiseaux de la +famille des albatross ou des peterels, et la baisse ou le changement du +vent quand il tourne au nord, par l'éloignement où ils se tiennent. Le +thermomètre aussi varie de cinq ou six degrés dans sa hauteur quand on +doit s'attendre à un de ces changemens de vent. + +Dans le pays qui environne la baie de l'Aventure, il y a dans les forêts +beaucoup d'arbres de cent-cinquante pieds de hauteur. Nous remarquâmes +plusieurs aigles, quelques hérons d'un magnifique plumage, et une grande +variété de perroquets. + +Les indigènes ne paraissant pas, nous allâmes à leur recherche vers le +cap Frédéric-Henri. Bientôt ayant jeté le grapin près du rivage, car il +était impossible d'aborder, nous entendîmes leurs voix semblables au +gloussement des oies, et nous en vîmes une vingtaine sortir du bois. +Nous leur jetâmes des paquets de menues quincailleries qu'ils ne +voulurent pas ouvrir qu'ils ne m'eussent vu faire signe de les quitter; +alors ils s'y décidèrent, et tirant ces objets, ils les mirent sur leur +tête. En nous apercevant, ils s'étaient mis à parler avec une grande +volubilité et d'une manière très-bruyante, élevant leurs bras au-dessus +de leur tête. Ils parlaient si vite qu'il était impossible de distinguer +un seul des mots qu'ils prononçaient. Leur couleur est d'un noir +terne.--Leur peau est tatouée sur la poitrine et sur les épaules. L'un +d'eux se distinguait par la couleur de son corps peint en ocre rouge; +mais tous les autres étaient enduits de noir avec une espèce de suie, +dont ils avaient une couche si épaisse sur la figure et sur les épaules, +qu'il était difficile de dire à quoi ils ressemblaient. + +Le jeudi 4 septembre, nous sortîmes de la baie de l'Aventure, gouvernant +d'abord vers l'est-sud-est, puis au nord-est, et le 19 nous arrivâmes en +vue d'un groupe de petites îles rocailleuses que je nommai les îles +Bonté. Peu de tems après, nous remarquâmes que la mer était souvent +couverte, pendant la nuit, d'une quantité étonnante de petites méduses +qui répandent une clarté semblable à celle d'une chandelle par des +fibres phosphorescentes qui s'étendent sur une partie de leur corps, et +laissent le reste dans l'obscurité. + +Nous découvrîmes l'île d'Otaïti le 15, et avant de jeter l'ancre le +lendemain matin dans la baie de Matavaï, un si grand nombre de canots +était venu à notre rencontre, qu'après que les naturels se furent +assurés que nous étions des amis, ils vinrent à bord, et obstruèrent +tellement le pont, que j'avais de la peine à trouver les gens de mon +équipage. La distance que le vaisseau avait parcourue, depuis qu'il +était parti d'Angleterre jusqu'à son arrivée à Otaïti, tant en courses +directes qu'en courses contraires, était en tout de 27,086 milles, ce +qui fait, l'un dans l'autre, 108 milles par 24 heures. + +Nous perdîmes ici notre chirurgien le 9 décembre. Depuis peu il ne +sortait presque plus de la cabine, quoiqu'on ne regardât pas son état +comme dangereux. Néanmoins, comme il parut plus mal le soir, on le +transporta dans un lieu où il avait plus d'air, mais sans aucun succès, +puisqu'il mourut une heure après. Ce malheureux homme buvait beaucoup, +et aimait si peu à faire de l'exercice, qu'on ne put jamais le décider à +faire une douzaine de tours sur le pont pendant tout le tems que dura la +traversée. + +Le lundi 5 juin, on ne trouva pas le petit cutter, ce dont on me fit +part immédiatement; l'équipage du vaisseau ayant été rassemblé, on +s'aperçut qu'il manquait trois hommes qui l'avaient emmené. + +Ils avaient pris avec eux huit armemens complets et des munitions; mais +quant à leur plan, tout le monde à bord paraissait en être complètement +ignorant. Je descendis à terre et j'engageai tous les chefs à m'aider à +ratrapper la chaloupe et les déserteurs. Effectivement, le cutter fut +ramené dans le courant de la journée par cinq des indigènes; mais les +hommes ne furent pris que près de trois semaines plus tard. Ayant appris +qu'il étaient dans une partie différente de l'île d'Otaïti, j'y allai +dans la chaloupe, pensant qu'il ne serait pas très-difficile de s'en +assurer avec le secours des naturels. Cependant ils apprirent mon +arrivée, et lorsque je fus près de l'habitation où ils étaient, ils +vinrent sans armes et se rendirent. Quelques-uns des chefs avaient déjà +saisi, une fois auparavant, ces déserteurs, et les avaient enchaînés; +mais ils s'étaient laissés persuader de leur rendre la liberté, par les +belles promesses qu'ils leur avaient faites de retourner au vaisseau; +après quoi, ayant trouvé moyen de s'emparer de nouveau des armes, ils +avaient nargué les indigènes. + +L'objet de ce voyage était accompli, puisque j'avais fait porter à bord, +le mardi 31 mars, 115 plants de l'arbre à pain: outre cela, nous avions +recueilli plusieurs autres plantes, dont quelques-unes portaient les +plus beaux fruits du monde, et étaient précieuses pour les différentes +teintures qu'elles pouvaient offrir et les propriétés qu'elles +possédaient. Le 4 avril, au coucher du soleil, nous appareillâmes +d'Otaïti et dîmes adieu à une île où, pendant vingt-trois semaines, nous +avions été traités avec une amitié et des égards qui semblaient croître +en proportion de la longueur de notre séjour. Les circonstances +suivantes prouveront assez que nous n'avions pas été insensibles à +l'hospitalité de ce peuple; car c'est à ses manières affectueuses et +attachantes qu'on doit attribuer les causes de l'événement qui amena la +ruine d'une expédition qui, selon toutes les apparences, devait avoir le +résultat le plus favorable. + +Le lendemain, nous arrivâmes en vue de l'île Huaheine, et un double +canot, contenant dix indigènes, étant venu sur nos bordages, je vis +parmi eux un jeune homme qui me reconnut; j'y étais venu en 1780, avec +le capitaine Cook, à bord de _la Résolution_. Quelques jours après avoir +quitté cette île, le tems devint sujet aux rafales, et une masse épaisse +de nuages obscurs se forma à l'est. Bientôt après nous aperçûmes une +trombe d'eau qui ressortait en proportion de l'obscurité des nuages qui +étaient derrière. Autant que je pus en juger, la partie supérieure +pouvait avoir deux pieds de diamètre et la base environ huit pouces. À +peine avais-je fait ces remarques, que j'observai qu'elle s'avançait +rapidement vers le vaisseau. Nous changeâmes immédiatement de direction, +et déployâmes toutes nos voiles, excepté celle de misaine. Bientôt +après, elle passa à trente pieds de l'arrière avec un frémissement, mais +sans que personne en ressentît aucun effet, quoiqu'elle fût aussi +rapprochée. Elle semblait marcher de la vitesse environ de dix milles à +l'heure, et elle se dissipa un quart-d'heure après nous avoir dépassés. +Il est impossible de dire le mal qu'elle aurait pu nous faire si elle +fût passée directement sur nous. Nos mâts, à ce que j'imagine, auraient +pu en être emportés; mais je ne crois pas qu'elle eût occasionné la +perte du vaisseau. + +Laissant plusieurs îles sur notre route, nous jetâmes l'ancre à +Anamooka, le 23 avril; un vieillard infirme, nommé Tapa, que j'y avais +connu en 1777, et que je reconnus sur-le-champ, vint à bord avec +d'autres de différentes îles du voisinage. Ils désiraient voir le +vaisseau; et lorsqu'on les mena en bas, où les plants de l'arbre à pain +étaient arrangés, ils témoignèrent une grande surprise. Quelques-uns de +ces plants étaient morts; nous fûmes à terre pour nous en procurer +d'autres. + +Nous remarquâmes chez les indigènes de nombreuses marques du deuil +très-profond auquel ils se livrent quand ils perdent leurs parens, +telles que des tempes ensanglantées, des têtes dépouillées de cheveux, +et, ce qui est pis encore, dans la plupart d'entre eux, des mains +privées de plusieurs doigts. De beaux petits garçons, qui n'avaient pas +plus de six ans, avaient perdu le petit doigt des deux mains, et +plusieurs des hommes s'étaient en outre coupé le doigt du milieu de la +main droite. + +Les chefs vinrent dîner avec moi, et nous traitâmes ensemble pour +l'achat d'une grande quantité d'ignames: nous en obtînmes aussi des +plantains et des fruits de l'arbre à pain. Mais les ignames surtout +étaient en très-grande abondance chez eux, et d'une grosseur +remarquable; une entre autres pesait quarante-cinq livres. Il vint des +canots à voile, dont quelques-uns ne contenaient pas moins de +quatre-vingt-dix passagers; et il en arriva successivement un si grand +nombre des îles différentes, qu'il devint impossible de rien faire au +milieu d'une telle multitude qui n'avait aucun chef revêtu d'une +autorité suffisante pour la commander. J'ordonnai donc à une de leurs +bandes, qui se disposait à venir à bord, d'aller faire de l'eau, et nous +levâmes l'ancre le samedi 26 avril. + +Nous nous tînmes près de l'île de Kotoo, pendant la plus grande partie +de l'après-midi du lundi, dans l'espoir que quelque canot viendrait au +vaisseau; mais cet espoir fut trompé. Le vent étant au nord, nous +gouvernâmes à l'ouest dans la soirée pour passer au sud de Tofoa, et je +donnai des ordres pour que l'on continuât toute la nuit de suivre cette +direction. Le maître eut le premier quart, le canonnier eut le second, +et M. Christian le quart du matin: tel était l'ordre de la nuit. + +Jusque-là, le voyage s'était continué avec une prospérité dont rien +n'avait troublé le cours, et il avait été accompagné de circonstances à +la fois agréables et satisfaisantes; mais la scène allait changer, et se +présenter sous un aspect bien différent. Il s'était formé une +conspiration qui devait détruire le fruit de nos travaux passés, et ne +produire que malheur et détresse; et elle avait été concertée avec tant +de mystère et de circonspection, qu'il n'en transpira aucune +circonstance capable de nous avertir du danger qui nous menaçait. + +La nuit du lundi, le quart avait été distribué comme je viens de le +dire. Le mardi, avant le lever du soleil, pendant que je dormais encore, +M. Christian avec le capitaine d'armes, le second canonnier et Thomas +Burkits, matelot, entrèrent dans ma cabine, et s'emparant de moi, me +lièrent les mains derrière le dos avec une corde, me menaçant d'une mort +immédiate si je parlais ou faisais le moindre bruit. Cela ne m'empêcha +pas de crier aussi haut que je pus, dans l'espoir d'obtenir du secours; +mais les officiers qui n'étaient pas du complot étaient déjà gardés par +des sentinelles placées à leur porte: à celle de ma cabine, on avait +posté trois hommes, indépendamment des quatre qui étaient dans +l'intérieur. Tous, excepté Christian, avaient des fusils et des +baïonnettes, lui seul un coutelas. Je fus traîné hors du lit, en +chemise, sur le tillac, souffrant beaucoup de la manière dont on m'avait +serré les mains en les attachant. Lorsque je demandai les motifs d'une +telle violence, la seule réponse que je reçus fut des injures pour ne +pas garder le silence. Le maître, le canonnier, le chirurgien, le second +maître et Nelson, le jardinier, étaient renfermés dans les soutes, et +l'écoutille de la fosse aux câbles était gardée par des sentinelles. Le +maître d'équipage, le charpentier et l'ecclésiastique eurent la +permission de venir sur le tillac, où ils me virent debout, en arrière +du mât de misaine, les mains liées derrière le dos, entouré de gardes, à +la tête desquels était Christian. Le maître d'équipage reçut alors +l'ordre de mettre la chaloupe à la mer, avec la menace de prendre garde +à lui, s'il n'obéissait pas immédiatement. + +La chaloupe ayant été hissée, M. Heyward et M. Mallet, deux des +aspirans, et M. Samuel, l'ecclésiastique, reçurent l'ordre d'y entrer. +Je demandai le motif de cet ordre, et cherchai à persuader aux gens qui +m'entouraient de ne pas persévérer dans ces actes de violence, mais ce +fut en vain.--Leur réponse fut constamment: «Taisez-vous, ou vous êtes +mort.» + +Le maître avait envoyé demander la permission de venir sur le tillac; et +elle lui avait été accordée; mais on lui commanda bientôt de retourner +dans sa cabine. Je ne discontinuais pas mes efforts pour changer la face +des affaires, lorsque Christian remplaçant le coutelas qu'il tenait par +une baïonnette, et me saisissant fortement par la corde qui liait mes +mains me menaça d'une mort immédiate si je ne me tenais pas tranquille; +et les scélérats qui m'entouraient avaient leurs fusils armés, la +baïonnette au bout. + +D'autres individus furent appelés pour entrer dans la chaloupe, et on +les entraîna par-dessus le bordage, d'où je conclus que je devais être +abandonné à la mer avec eux. Une autre tentative pour changer les +esprits n'amena que la menace de me brûler la cervelle. + +On permit au maître d'équipage et à ceux des matelots qui devaient être +mis dans la chaloupe de prendre de la ficelle, de la toile, des lignes, +des voiles, des cordages et une tonne d'eau de vingt-huit gallons. M. +Samuel obtint cent-cinquante livres de biscuit avec une petite quantité +de rum et de vin, ainsi qu'un octant et une boussole. Mais on lui +défendit, sous peine de mort, de toucher à aucune carte, à aucun livre +ou instrument d'astronomie, et surtout à mes dessins et à mes +observations. + +Les mutins ayant ainsi jeté dans la chaloupe les matelots dont ils +voulaient se débarrasser, Christian ordonna qu'on donnât un verre +d'eau-de-vie à chaque homme de son équipage. Les officiers furent +ensuite appelés sur le tillac et jetés par-dessus l'abordage dans la +chaloupe, tandis qu'on me tenait séparé de tout le monde en arrière du +mât de misaine. Christian, armé d'une baïonnette, tenait la corde qui +liait mes mains, et les gardes qui m'entouraient avaient leurs fusils en +joue; mais lorsque je défiai ces misérables ingrats de tirer, ils les +remirent au repos. Je m'aperçus que l'un d'eux, Isaac Martin, était +disposé à me secourir, et comme il me faisait manger du shaddock, mes +lèvres étant entièrement desséchées, nos regards nous firent comprendre +mutuellement nos sentimens; mais ceci fut remarqué et on l'emmena. Il +entra alors dans la chaloupe, essayant de quitter le vaisseau; cependant +il fut obligé d'y retourner. Quelques autres y furent aussi retenus +contre leur inclination. + +Je crus remarquer que Christian balança quelque tems s'il garderait le +charpentier, ou ses aides. À la fin il se détermina pour ces derniers, +et le charpentier fut conduit dans la chaloupe.--On lui laissa prendre +sa caisse à outils, non pourtant sans de grandes difficultés. + +M. Samuel sauva mon journal et ma commission, avec quelques autres +papiers très-importans relatifs au vaisseau. Il exécuta ceci avec +beaucoup de courage, quoique sévèrement surveillé. Il tenta aussi de +sauver le garde-tems et une boîte contenant mes plans, dessins et +observations depuis quinze ans, qui étaient en grand nombre, mais on +l'entraîna en lui disant: «Malédiction! vous êtes bien heureux d'en +avoir autant.» + +D'assez vives altercations eurent lieu parmi l'équipage révolté pendant +que tout ceci se passait. Quelques-uns s'écriaient en jurant: «Je veux +être damné s'il ne trouve pas moyen de s'en retourner en Angleterre, si +on lui laisse emporter quelque chose.» Ils voulaient parler de moi; et +lorsqu'ils virent le charpentier emporter sa boîte à outils: +«Malédiction! dans un mois il aura un autre vaisseau;» tandis que +d'autres tournaient en ridicule la situation malheureuse de la chaloupe, +qui tirait beaucoup d'eau et offrait si peu de place pour tous ceux qui +y étaient contenus. Quant à Christian, on aurait dit qu'il méditait sa +destruction et celle du monde entier. + +Je demandai des armes, mais les mutins se moquèrent de moi en disant que +je connaissais bien les gens chez lesquels j'allais. Quatre coutelas, +cependant, nous furent jetés dans la chaloupe après que nous eûmes viré +de bord. + +Les officiers et les matelots étant dans la chaloupe, on n'attendait +plus que moi. Le capitaine d'armes en informa Christian, qui dit alors: +«Allons, capitaine Bligh, vos officiers et vos hommes sont maintenant +dans la chaloupe, et il faut que vous alliez avec eux. Si vous essayez +de faire la moindre résistance, vous serez immédiatement mis à mort.» Et +sans plus de cérémonie, je fus jeté par-dessus le bordage, par une +troupe de scélérats armés. Alors on me délia les mains. Une fois dans la +chaloupe, on nous fit virer sur l'arrière, au moyen de la corde qui nous +tenait amarrés. Alors on nous jeta quelques morceaux de porc, ainsi que +les quatre coutelas. L'armurier et le charpentier m'appelèrent alors +pour me dire de ne pas oublier qu'ils n'avaient pris aucune part dans +toute cette affaire. Après être restés quelque tems à servir de jouet à +ces malheureux sans compassion, et en butte à leurs railleries, nous +fûmes à la fin poussés au large, et abandonnés aux flots de l'Océan. + +Dix-huit personnes étaient avec moi dans la chaloupe: le maître, le +premier chirurgien, le botaniste, le canonnier, le maître d'équipage, le +charpentier, le maître timonier et le quartier-maître en second; deux +quartier-maîtres, le voilier, deux cuisiniers, l'ecclésiastique, le +boucher et un garçon. Il restait à bord Fletcher Christian, le maître en +second, Pierre Haywood, Edward Young, George Stewart, aspirans; le +capitaine d'armes, le second canonnier, le second maître d'équipage, le +jardinier, l'armurier, le second charpentier et ses ouvriers, et +quatorze matelots: c'était, à tout prendre, les hommes les plus +capables. + +Ayant peu ou pas de vent, nous voguâmes assez vite vers l'île de Tofoa, +qui était au nord-est, à environ dix lieues de distance. Tant que le +vaisseau resta en vue, il gouverna ouest ouest-nord; mais je regardai +ceci comme une feinte, car lorsqu'on nous éloigna, les mutins répétèrent +plusieurs fois, par acclamations: «Otaïti! Otaïti!» + +Christian, leur chef, était d'une famille respectable du nord de +l'Angleterre: c'était le troisième voyage qu'il faisait avec moi. Malgré +la dureté avec laquelle il me traita, le souvenir d'anciens bienfaits +produisit en lui quelques remords. Lorsque l'on m'entraîna hors du +vaisseau, je lui demandai si c'était ainsi qu'il répondait aux marques +nombreuses qu'il avait eues de mon amitié. Il parut troublé de cette +question, et me répondit avec une grande émotion: «Capitaine Bligh, vous +avez frappé juste: je suis dans l'enfer; je suis dans l'enfer!» Ses +talens le rendaient parfaitement capable de se charger du troisième +quart, d'après la manière dont j'avais divisé l'équipage du vaisseau. + +Haywood était aussi d'une famille respectable du nord de l'Angleterre; +et, ainsi que Christian, c'était un jeune homme de talent. Ces deux +jeunes gens avaient été les objets particuliers de mes soins, et je +m'étais donné beaucoup de peine pour les instruire, ayant conçu l'espoir +qu'ils feraient un jour honneur à leur pays dans cette profession. Young +m'était bien recommandé, et Stewart appartenait à des parens des +Orkneys, pays où nous avions été si bien accueillis à notre retour des +mers du Sud, en 1780, que, d'après cette seule considération, je +l'aurais pris volontiers avec moi; mais d'ailleurs il avait toujours +joui d'une bonne réputation. + +Lorsque j'eus le loisir de réfléchir, une satisfaction secrète m'empêcha +de me livrer à l'abattement. Et cependant, quelques heures auparavant, +je me trouvais dans la situation la plus satisfaisante: commandant un +vaisseau dans le meilleur état possible, pourvu de tout ce qui pouvait +être nécessaire à la santé et au service de l'équipage; le but de notre +voyage était atteint, nous en avions accompli les deux tiers, et le +reste de la traversée n'offrait qu'une perspective de succès. + +On demandera naturellement quelle pouvait être la cause d'une pareille +révolte? En réponse à cette question, je ne puis donner que mes +conjectures.--J'ai souvent pensé que les mutins s'étaient flattés de +l'espoir de passer une vie plus heureuse parmi les Otaïtiens qu'il ne +leur serait jamais possible de se la procurer en Angleterre: ceci, joint +à quelques liaisons qu'ils avaient formées avec des femmes du pays, +occasionna très-probablement toute cette affaire. + +Les femmes d'Otaïti sont belles, douces, enjouées dans leur conversation +et leurs manières, et ont assez de délicatesse pour se faire admirer et +chérir. Les chefs étaient si attachés à nos gens, qu'ils les +encourageaient, en quelque sorte, à rester avec eux, et leur +promettaient de vastes possessions. Dans des circonstances semblables, +auxquelles s'en joignirent d'autres encore, on ne peut guère s'étonner +qu'une troupe de matelots, dont la plupart n'avaient pas de famille, se +soient laissés entraîner, lorsqu'il ne dépendait que d'eux de s'établir +au milieu de l'abondance, dans une des plus belles îles du monde, où il +n'y avait pas de nécessité de se livrer au travail, et qui leur offrait +l'attrait de plaisirs dont il est impossible de se former une idée. +Cependant, tout ce qu'un commandant pouvait craindre était la désertion, +telle qu'il y en a plus ou moins d'exemples dans les mers du Sud, et non +une révolte complète. + +Mais le secret qui accompagna ce complot surpasse toute croyance. Treize +de ceux qui partageaient mon sort avaient toujours vécu avec les +matelots; et cependant, ni eux, ni les camarades de Christian, de +Stewart, d'Heywood et de Young n'avaient jamais remarqué aucune +circonstance qui pût faire soupçonner ce qui se tramait. Il n'est donc +pas étonnant que j'en sois devenu victime, mon esprit étant complètement +exempt de méfiance. Peut-être la chose ne serait-elle pas arrivée s'il y +eût eu des troupes à bord et une sentinelle à la porte de ma cabine, que +je laissais toujours ouverte pendant la nuit, afin que l'officier de +quart put entrer chez moi toutes les fois qu'il en avait besoin. Si +cette révolte eût été occasionnée par quelque sujet de mécontentement, +fondé ou non, j'en aurais découvert des symptômes, ce qui m'aurait mis +sur mes gardes; mais il en était bien autrement. Je vivais, surtout avec +Christian, de la manière la plus amicale; ce jour même, il était engagé +à dîner avec moi, et la veille au soir, il s'était excusé de partager +mon souper, sous prétexte d'une indisposition dont j'avais témoigné de +l'inquiétude, étant bien loin de soupçonner son intégrité ou son +honneur. + +FIN DE L'APPENDICE. + + + + +LA VISION +DU JUGEMENT, + +PAR QUEVEDO REDIVIVUS. + +POÈME INSPIRÉ PAR UNE COMPOSITION DU MÊME TITRE, +PAR L'AUTEUR DE WAT-TYLER. + + «C'est un Daniel venu pour prononcer le jugement! oui, un + vrai Daniel! Je te remercie, Juif, de m'avoir enseigné ce + mot.» + + + + +LA VISION DU JUGEMENT. + + +1. Saint Pierre était assis auprès de la porte du ciel; les clefs en +étaient rouillées et la serrure un _peu_ dure, par suite du _peu_ +d'usage qu'on en avait fait depuis quelque tems: non, à beaucoup près, +que le paradis fût plein; mais, depuis l'ère gallique quatre-vingt-huit, +les diables s'étaient tellement démenés, ils avaient si bien conduit +leur barque, comme le dirait un marin, qu'ils avaient entraîné presque +toutes les ames de leur côté. + +2. Les anges chantaient faux, et s'étaient enroués à force d'exercer +leur voix, car ils n'avaient presque autre chose à faire qu'à remonter +le soleil et la lune, et contenir dans le devoir quelqu'étoile +vagabonde, ou quelque comète étourdie, qui, s'émancipant trop tôt sur +l'azur éthéré, avait pourfendu quelque planète en folâtrant avec sa +queue, comme la baleine en use quelquefois à l'égard des petits +bâtimens, dans ses accès de gaîté. + +3. Les séraphins, nos anges gardiens, voyant qu'ils ne pouvaient suffire +à leur emploi ici-bas, s'étaient retirés là-haut; les affaires +terrestres n'occupaient plus aucune place dans le ciel, si ce n'est sur +le noir bureau de l'ange chargé de nos archives. Celui-ci, voyant les +exemples de vices et de malheur se multiplier avec une telle rapidité, +avait arraché toutes les plumes de ses deux ailes sans pouvoir encore +finir d'enregistrer les misères humaines. + +4. Ses occupations avaient tellement augmenté depuis quelques années, +que (contre sa volonté, sans doute, et comme ces chérubins ministres +terrestres) il avait été forcé de chercher des ressources autour de lui, +et de réclamer l'aide de ses pairs célestes, avant que le besoin +croissant qu'on avait de son ministère eût achevé de l'épuiser. En +conséquence, six anges et douze saints lui furent donnés pour commis. + +5. C'était là un fameux bureau,--du moins pour le ciel; et cependant, +tous tant qu'ils étaient, ils ne manquaient pas de besogne. On voyait +tous les jours le triomphe de tant de conquérans et tant de royaumes +remis à neuf! chaque jour aussi avait son carnage de six ou sept mille +hommes, jusqu'à ce que celui de Waterloo arrivant pour couronner le +tout, les esprits célestes jetèrent leurs plumes, saisis d'un divin +dégoût, tant cette dernière page était barbouillée de fange et de sang! + +6. Par parenthèse, ce n'est pas à moi à redire ce qui fit frémir les +anges.--Le diable lui-même, dans cette occasion, abhorra son propre +ouvrage, tant il était rassasié du banquet infernal! Et quoique ce fût +lui-même qui eût aiguisé chaque glaive, sa soif innée du mal en était +presque éteinte. Ici, la seule bonne œuvre de Satan mérite bien d'être +citée: c'est qu'il s'était réservé les deux généraux, en toute +propriété, après leur mort. + +7. Sautons par-dessus quelques années d'une paix factice, pendant +lesquelles la terre ne fut ni plus ni moins bien peuplée, l'enfer comme +de coutume, et le ciel pas du tout. Elles forment le bail des tyrans, +seulement ce sont de nouveaux noms qui l'ont signé.--Cela finira quelque +jour; en attendant ils vont toujours augmentant, avec leurs sept têtes +et leurs dix cornes, comme la bête prédite par l'Apocalypse.--Quant aux +nôtres[57], elles sont moins redoutables par la tête que par les cornes. + +[Note 57: Ce pronom se rapporte probablement au mot _bête_. + +(_N. du Tr._)] + +8. La seconde aurore de la première année de la liberté, Georges III +mourut. Sans être un tyran, il avait protégé les tyrans, jusqu'au moment +où, chaque sens lui étant ravi, il avait perdu et la lumière +intellectuelle, et la lumière extérieure. Jamais meilleur fermier +n'avait fait valoir un pré; jamais plus mauvais roi n'avait laissé un +royaume livré à sa perte. Il mourut, et laissa la moitié de ses sujets +aussi fous, et l'autre moitié aussi aveugles que lui. + +9. Il mourut!--sa mort ne fit pas beaucoup de bruit sur la terre. Ses +funérailles eurent quelque éclat;--le velours, les dorures, le cuivre y +furent en profusion. Il n'y manqua que des larmes, excepté celles de +convention: car cette espèce de marchandise peut s'acheter à sa vraie +valeur.--Quant aux élégies, il y eut un nombre convenable de ces +inspirations, bien entendu qu'elles furent aussi payées. Puis vinrent +les torches, les manteaux, les bannières, les hérauts d'armes, et tous +ces restes des vieilles coutumes gothiques. + +10. Cela formait un mélodrame vraiment sépulcral. De tous les fous +accourus pour augmenter et contempler ce spectacle, qui se souciait du +défunt? La pompe des funérailles était le seul motif d'attraction, et le +noir composait tout le deuil. Là, pas une pensée qui s'élançât au-delà +du drap mortuaire; et lorsque le magnifique cercueil fut enseveli, on +eût dit une dérision de l'enfer, qui renfermait ainsi dans l'or une +pourriture de quatre-vingts ans. + +11. C'est ainsi que son corps fut mêlé à la poussière! Il aurait pu +redevenir bien plus tôt ce qu'il faut qu'il soit un jour, si ses élémens +naturels eussent été livrés à eux-mêmes pour s'incorporer de nouveau +avec la terre, l'eau et le feu. Mais ces parfums étrangers ne font que +contrarier les intentions de la nature, qui le créa aussi nu que ces +millions d'hommes dont on n'embaume pas l'argile vulgaire. Et cependant, +toutes ces épices ne réussissent qu'à prolonger sa corruption. + +12. Il est mort! la terre extérieure n'a plus rien à démêler avec lui. +Il est enterré, et, à l'exception du mémoire des funérailles et du +griffonnage du lapidaire, il ne sera plus question de lui dans le monde, +à moins qu'il n'ait fait son testament tout entier;--mais quel est le +procureur qui le demandera à son fils, à son fils en qui nous voyons ses +qualités briller encore, excepté cette vertu domestique, si rare +aujourd'hui, la fidélité envers une femme laide et méchante? + +13. Dieu sauve le roi[58]! Ce serait une grande économie pour Dieu que +d'épargner cette race-là; mais s'il veut être d'humeur miséricordieuse, +tant mieux. Je ne suis pas de ceux qui prêchent pour la damnation;--je +ne sais pas trop même si je ne suis pas, à peu près, le seul qui, dans +le faible espoir d'adoucir la perspective de nos maux futurs, ait mis, à +quelques légères restrictions près, des bornes aussi étroites à +l'infernale juridiction des peines éternelles. + +[Note 58: _God save the king!_ acclamation nationale des Anglais, qui +répond à notre cri de: «Vive le roi!» _Save_ vent dire aussi _épargner_; +de là l'espèce de jeu de mot du commencement de cette stance. + +(_N. du Tr._)] + +14. Je sais que cette opinion n'est pas populaire; je sais que c'est un +blasphême; je sais que l'on peut être damné pour avoir espéré que +personne ne le serait jamais; je sais que, dès l'enfance, l'on nous +gorge des meilleures doctrines, jusqu'à ce que nous soyons prêts à en +déborder;--je sais qu'excepté l'église anglicane, toutes, sans +exception, nous en ont fait accroire, et que les trois ou quatre cents +autres qui restent, ainsi que les synagogues, ont fait une maudite +acquisition. + +15. Dieu nous soit en aide à tous! Dieu me soit en aide à moi surtout +qui suis, Dieu le sait, aussi fragile que le diable peut le souhaiter, +et non plus difficile à damner qu'un poisson qui a avalé l'hameçon ne +l'est à amener au rivage, ou que l'agneau à servir de proie au boucher: +non pourtant que je sois prêt encore à faire partie du noble mets que +formera un jour cette immortelle friture composée de presque tous les +êtres créés pour mourir. + +16. Saint Pierre donc était assis auprès de la porte céleste, et +s'endormait sur ses clefs, lorsque tout-à-coup survient un bruit +merveilleux qu'il n'avait pas entendu depuis long-tems. C'était le +bruissement du vent, des flots et des flammes, bref un mélange de bruits +extrêmement imposans, et qui eût arraché une exclamation à tout autre +qu'à un saint; mais celui-ci se contenta de faire un saut sur sa chaise, +et de dire en clignotant de l'œil: «Je crois que voilà encore une étoile +qui file!» + +17. Mais avant qu'il pût se rendormir, un chérubin lui effleura les yeux +du bout de son aile droite, sur quoi Saint Pierre bâilla et se gratta le +nez. «Saint portier, dit l'ange en agitant une aile sacrée, brillante de +couleur céleste, comme brille sur la terre la queue éblouissante du +paon; saint portier, lève-toi, je te prie.» À quoi le saint répondit: +«Eh bien, que veut dire tout cela? Est-ce Lucifer qui revient avec tout +ce tintamarre?» + +18. «Non, répondit le chérubin,--George III est mort.» «Et quel est ce +George III? demanda l'apôtre. Quel George? quel trois?» «C'est un roi +d'Angleterre, dit l'ange.» «Bon, il ne trouvera pas ici de rois pour le +coudoyer sur sa route. Mais a-t-il sa tête sur ses épaules? car le... +dernier que nous vîmes ici n'avait qu'un tronc, et jamais il n'aurait +obtenu les bonnes grâces du ciel s'il ne nous avait jeté sa tête au +visage. + +19. «Il était, si je me le rappelle bien, roi d'***. Et cette tête, qui +n'avait pas su conserver une couronne sur la terre, osa, à mon nez, +venir réclamer des droits semblables aux miens, à celle de martyr. Si +j'avais eu le sabre que je portais jadis quand je coupais des oreilles, +je l'aurais pourfendue; mais n'ayant que mes clefs et pas de glaive, je +me contentai de lui faire sauter sa tête des mains. + +20. «Alors il poussa des cris si étourdissans[59] que tous les saints +sortirent et le firent entrer. Et le voilà depuis lors qui siége auprès +de saint Paul, de pair et compagnon avec ce Paul le parvenu! La peau de +saint Barthélemy, qui lui sert d'auréole dans les cieux, après avoir +racheté ses péchés sur la terre par le martyre, ne fit pas mieux que +cette tête faible et sans cervelle. + +[Note 59: Il y a dans le texte _headless_, qui veut dire aussi _sans +tête_; mais cette double acception est perdue en français. + +(_N. du Tr._)] + +21. «Mais s'il l'eût apportée ici sur ses épaules, la chose se serait +différemment passée.--Le sentiment de compassion sympathique +qu'éprouvèrent les saints, produisit sur eux l'effet d'un charme. Ainsi +le ciel souda de nouveau cette tête sur son corps.--Cela peut être fort +bien, mais il semble que ce soit chez nous la coutume de renverser tout +ce qui se fait de sage là-bas.» + +22. L'ange répondit: «Allons, Pierre, ne boudez pas; le roi qui nous +arrive a sa tête et tout le reste.--Il n'a jamais très-bien compris ce +qu'il faisait, et agissait à peu près comme une marionnette qui se meut +par des fils. Il sera jugé comme tout le reste sans doute, ce n'est ni +mon affaire ni la vôtre de nous mêler de cela; bornons-nous à remplir +notre rôle, qui consiste à faire ce qui nous est ordonné.» + +23. Pendant qu'ils parlaient ainsi, la caravane céleste arriva comme un +tourbillon de vent traverse les champs de l'espace, ou comme le cygne +fend quelque rivière argentée, comme qui dirait le Gange, le Nil, +l'Indus, la Tamise ou la Tweed. Au milieu d'elle, un vieux homme avec +une vieille ame, l'un et l'autre extrêmement aveugles, s'arrêta devant +la porte, et les anges firent asseoir sur un nuage leur compagnon de +voyage enveloppé de son drap mortuaire. + +24. Mais, derrière cette troupe brillante, dont il fermait la marche, un +esprit d'un aspect bien différent agitait ses ailes semblables à des +nuages orageux planant sur quelque plage déserte souvent jonchée de +débris de naufrage; son front ressemblait à l'océan agité par la +tempête. Des pensées sombres et impénétrables avaient imprimé le sceau +d'un éternel courroux sur ses traits immortels, et là où s'arrêtait son +regard, tout devenait ténèbres. + +25. En s'approchant il jeta sur cette porte, dont, ainsi que le péché, +il ne devait jamais passer le seuil, un regard plein d'une haine si +implacable et tellement surnaturelle, que saint Pierre aurait bien voulu +être au-dedans. Ce dernier se mit à chercher dans ses clefs avec +beaucoup d'application, suant à grosses gouttes dans sa peau +apostolique: bien entendu que sa transpiration n'était que de l'ichor ou +quelqu'autre fluide spirituel du même genre. + +26. Les chérubins eux-mêmes se rassemblèrent en foule comme des oiseaux +qui voyent le faucon prendre son essor, et ils sentirent un frémissement +jusqu'au bout de chacune de leurs plumes. Formant un cercle comme la +ceinture d'Orion, ils entourèrent leur vieux protégé qui savait à peine +où ses gardes célestes l'avaient conduit, quoique ceux-ci en usent +poliment avec les ombres royales, car nous avons pu apprendre par plus +d'une véridique histoire que les anges étaient tous torys. + +27. Les choses étant dans cet état, la porte s'ouvrit tout-à-coup, et la +clarté qui en jaillit répandit dans l'espace une teinte de flammes de +plusieurs couleurs, dont les reflets arrivant jusqu'à notre petite +planète, on vit naître une nouvelle aurore boréale sur le pôle arctique, +la même qui apparut au milieu des glaces à l'équipage du capitaine Parry +dans le détroit de Melville. + +28. Et de cette porte ouverte on vit sortir tout rayonnant un esprit de +lumière, majestueux par sa puissance et sa beauté, radieux de gloire +comme la bannière flottante revenant victorieuse d'un de ces combats qui +changent la face du monde. Il faut que mes humbles comparaisons se +composent d'images terrestres, car ici-bas les ténèbres de la chair +obscurcissent nos meilleures conceptions, exceptez-en les rêveries de +Johanna Southcote ou de Robert Southey. + +29. C'était l'archange Michel. Tout le monde sait comment sont faits les +anges et les archanges, car il n'y a presque pas un écrivailleur qui +n'ait le sien à nous offrir, depuis le chef des démons jusqu'au prince +des anges. Nous les voyons aussi sur quelques tableaux d'autels, +quoiqu'en vérité ceux-ci ne prouvent guère que personne ait jamais eu de +notions antérieures sur ces esprits immortels. Mais c'est aux +connaisseurs à indiquer leur mérite. + +30. Michel parut donc rayonnant de gloire et de beauté, œuvre digne de +celui d'où dérive toute beauté et toute gloire. Il traversa le seuil et +s'arrêta; devant lui étaient les jeunes chérubins et le saint à tête +grise (quand je dis jeunes, entendons-nous; c'est-à-dire jeunes de +figures et non d'âge; car je serais bien fâché d'avancer qu'ils +n'étaient pas plus vieux que saint Pierre; je voulais dire seulement +qu'ils étaient un peu plus jolis que lui.) + +31. Les chérubins et les saints s'inclinèrent devant le chef de la +hiérarchie céleste, le premier des esprits angéliques qui eût revêtu +l'aspect d'un Dieu saint, sans qu'aucun orgueil se fût glissé dans son +cœur divin, au fond duquel aucune pensée, hors celle du service de son +créateur, n'osa pénétrer jamais. Tout exalté, tout comblé de gloire +qu'il fût, il savait bien n'être que le vice-roi du ciel. + +32. Lui et le taciturne esprit des ténèbres se trouvèrent en face. Ils +se connaissaient tous deux en bien et en mal, et, malgré leur puissance, +aucun des deux ne pouvait oublier dans l'autre son ancien ami et son +ennemi futur. Il y avait dans les regards de chacun un mélange de +hauteur, d'orgueil et de regret, comme si c'était moins leur volonté que +le destin qui les condamnât à la guerre pendant l'éternité, et leur +donnait les sphères pour champ clos. + +33. Mais ici ils étaient sur un terrain neutre: nous savons par Job que +Satan a la faculté de rendre visite au ciel deux ou trois fois par an, +et que les fils de Dieu, comme ceux de la terre, doivent lui tenir +compagnie. Nous pourrions aussi faire voir d'après le même livre, quelle +politesse règne dans la conversation qui a lieu entre les puissances du +bien et du mal.--Mais il faudrait pour cela des heures. + +34. Et comme ceci n'est pas un traité de théologie, pour discuter, à +l'aide de l'hébreu et de l'arabe, si le livre de Job est une allégorie +ou un fait, mais bien une narration véridique; je n'emprunte çà et là +que ce qui peut écarter le plus léger soupçon d'imposture d'un ouvrage +qui est de toute vérité d'un bout à l'autre et aussi exact que toute +autre vision. + +35. Donc les esprits immortels étaient sur un terrain neutre et devant +la porte, de même que sur le seuil de l'Orient se discute la grande +cause de la mort, et que c'est de là qu'on expédie les ames dans un +monde ou dans l'autre. Michel et son antagoniste avaient donc un air +fort civil, quoique cela n'allât pas jusqu'à s'embrasser; mais son +altesse ténébreuse et son altesse lumineuse échangèrent mutuellement des +regards pleins de politesse. + +36. L'archange salua, non comme salue un petit maître de nos jours, mais +en s'inclinant gracieusement, à la mode de l'Orient, et portant un de +ses bras rayonnans sur l'endroit où l'on suppose que le cœur est placé +chez les gens de bien. Il salua Satan comme un égal, pas trop bas, mais +avec affabilité. Quant à celui-ci, il aborda son ancien ami avec plus de +hauteur, et comme un vieux et pauvre seigneur castillan pourrait aborder +un riche bourgeois parvenu. + +37. Il ne fit qu'incliner un moment son front diabolique; puis le +relevant, il se prépara à soutenir ses droits, et à démontrer comme quoi +le roi Georges ne pouvait justifier de ses titres à être exempt des +peines éternelles plus que tant d'autres rois cités dans l'histoire, +doués d'un meilleur sens et d'un meilleur cœur, et qui, depuis +long-tems[60], «pavaient l'enfer de leurs bonnes intentions.» + +[Note 60: Cette dernière ligne est une citation. + +(_N. du Tr._)] + +38. Michel répondit: «Pourquoi en veux-tu à cet homme qui est mort, et +amené devant le Seigneur? Quel mal a-t-il fait depuis le commencement de +sa vie mortelle? qui te donne le droit de le réclamer? Parle, et que ta +volonté soit faite si elle est juste.--Dis; et si, pendant sa carrière +terrestre, il a manqué gravement à l'accomplissement de ses devoirs, +comme roi et comme homme, il est à toi; sinon, laisse-le passer.» + +39. «Michel, répondit le prince de l'air, jusqu'en ces lieux mêmes, et +devant la porte de celui que tu sers, je viens réclamer mon sujet; et je +prouverai que, de même qu'il fut mon adorateur dans sa poussière, il le +sera en esprit: quoique chéri de toi et des tiens, parce qu'aucun +penchant pour le vin et la volupté ne se mêla à ses faiblesses, du trône +où il était placé, il ne régna sur des millions d'hommes que pour me +servir seul. + +40. «Regarde cette terre, notre domaine, ou plutôt le mien; jadis elle +appartenait à ton maître. Mais je ne m'enorgueillis pas de la conquête +de cette misérable planète, et celui que tu sers ne doit pas, hélas! +m'envier non plus mon lot. Au milieu de ces myriades de mondes lumineux +qui passent devant lui pour lui rendre hommage, il a pu oublier cette +pitoyable création d'êtres chétifs dont bien peu me semblent mériter la +damnation, excepté leurs rois. + +41. «Et même je ne regarde ceux-ci que comme une espèce de redevance +pour soutenir mes droits de seigneur; et eussé-je des inclinations +contraires, elles seraient, vous le savez bien, superflues. Les hommes +sont devenus si méchans que l'enfer lui-même n'a rien de mieux à faire +que de les abandonner à eux-mêmes, plus tourmentés et plus frénétiques +cent fois par les malédictions qu'ils se donnent. Le ciel ne peut pas +les faire meilleurs et je ne saurais les rendre pires. + +42. «Regarde sur la terre, te dis-je encore.--Lorsque ce misérable ver +de terre, ce vieillard faible, infirme, aveugle et insensé, commença son +règne dans tout l'éclat et la fraîcheur de la jeunesse, le monde et lui +se présentaient tous deux sous un aspect bien différent. Une grande +partie de la terre et des plaines liquides de l'océan le reconnaissaient +pour roi.--À travers plus d'une tempête, ses îles avaient surnagé sur +l'abîme du tems, car elles étaient l'asile des vertus austères. + +43. «Jeune, il arriva au trône; vieux, il le quitte: vois dans quel état +il trouva son royaume, et comment il le laissa; consulte ses annales: +vois d'abord comment il abandonna le pouvoir à un favori; puis comment +la soif de l'or, ce vice du mendiant, qui ne peut remplir que les ames +basses, s'empara graduellement de son cœur.--Et quant au reste, jette +seulement un coup d'œil sur l'Amérique et la France. + +44. «Il est vrai de dire que, depuis le commencement jusqu'à la fin, il +ne fut qu'un instrument, et j'ai mis en lieu de sûreté ceux qui s'en +servirent. Eh bien! ainsi qu'un instrument qu'il soit consumé! Fouillez +dans tous les siècles passés depuis que le genre humain a plié devant un +monarque, parcourez toutes les annales sanglantes qui consacrent le +crime et le carnage, choisissez le plus criminel des disciples de César, +et citez-moi un règne plus abreuvé de sang, plus encombré de morts. + +45. «Il ne cessa de faire la guerre à la liberté et aux hommes libres. +Les nations comme les particuliers, ses propres sujets, ses ennemis +étrangers, tout ce qui prononça le mot de liberté eut George III pour +adversaire. Quelle histoire sera jamais plus souillée que la sienne de +malheurs publics et individuels! Je lui accorde la continence +domestique. Je lui accorde ces vertus passives qui manquent à la plupart +des monarques. + +46. «Je sais qu'il fut mari constant; je conviens que c'était un homme +sobre et décent et un assez bon maître. Tout cela est beaucoup, et bien +plus encore sur un trône; de même que la tempérance a bien plus de +mérite observée au banquet d'Apicius qu'à la table de l'anachorète. Je +lui accorde tout ce que les plus indulgens peuvent lui accorder;--tout +cela fut bien quant à lui, mais non pour les millions d'hommes qui le +trouvèrent toujours tel que l'oppression pouvait le désirer. + +47. «Le Nouveau-Monde se débarrassa de lui. L'ancien gémit encore du +sort que lui et les siens lui préparèrent du moins, s'ils ne purent +entièrement l'accomplir. Il laissa sur plusieurs trônes des héritiers de +ses vices, sans l'être de ses vertus domestiques, qui ont inspiré la +compassion pour lui.--Rois fainéans endormis sur le trône de la terre, +ou despotes veillant au même poste et qui ont oublié déjà une leçon +qu'on leur apprendra de nouveau.--Qu'ils tremblent! + +48. «Cinq millions d'hommes de l'église primitive, conservant cette foi +qui vous rend puissans sur la terre, implorèrent une partie de ce tout +immense qu'ils possédaient jadis--la liberté de leur +culte.--Non-seulement votre maître, Michel, mais vous-même, et vous +aussi, saint Pierre, il faut que vous ayez une ame de glace si vous +n'abhorrez pas l'ennemi de la participation des catholiques à toutes les +libertés d'une nation chrétienne. + +49. «À la vérité, il leur permit de prier Dieu; mais, comme une +conséquence de la prière, il leur refusa la loi qui les aurait placés +sur la même base que ceux qui n'adoraient pas les saints.» Ici saint +Pierre, faisant un bond hors de sa place, s'écria: «Vous pouvez emmener +le prisonnier. Avant que le ciel ouvre ses portes à ce Guelfe, tandis +que je suis de garde, je veux être damné moi-même. + +50. «J'aimerais mieux changer de place avec Cerbère (et la sienne n'est +pas une sinécure), que de voir ce vieux fou, ce vieux bigot de roi +parcourir les plaines azurées du ciel.» «Saint, répondit Satan, vous +ferez bien de vous venger des maux qu'il a fait souffrir à vos +satellites; et si vous étiez disposé à l'échange en question, je +tâcherais d'apprivoiser notre Cerbère avec le ciel.» + +51. Mais ici Michel intervint: «Bon saint, dit-il, et démon! je vous +prie, n'allez pas si vite; vous passez tous deux les bornes de la +discrétion. Saint Pierre! vous aviez coutume d'être plus poli, et vous, +Satan, excusez la chaleur de ses expressions, et cette condescendance +qui le fait descendre au niveau du vulgaire: les saints eux-mêmes +quelquefois s'oublient à leur tour.--Avez-vous autre chose à dire?» +«Non.» «Eh bien, je vous prierai d'appeler vos témoins.»-- + +52. Satan se retourna, et agita sa main basanée dont les facultés +électriques attirent les nuages de plus loin que nous ne pouvons le +comprendre, quoique nous le retrouvions souvent dans notre ciel. Soudain +le tonnerre infernal fit trembler la mer et la terre dans toutes les +planètes, et les batteries de l'enfer firent jouer cette artillerie dont +parle Milton comme d'une des plus sublimes inventions de Satan. + +53. Ceci fut un signal pour ces ames damnées qui voient s'étendre les +priviléges de leur damnation au-delà du contrôle ordinaire des mondes +passés, présens ou futurs. Aucune place ne leur est particulièrement +assignée dans les archives de l'enfer; mais ils sont libres d'aller où +leur inclination les porte à la poursuite du gibier,--n'en étant ni plus +ni moins damnés. + +54. Ils sont fiers de ce privilége, et ils ont raison de l'être.--C'est +une espèce de chevalerie, ou de clef d'or attachée à leur ceinture, ou +quelqu'association du même genre, ou bien encore une entrée dans les +petits appartemens. J'emprunte mes comparaisons à la chair étant chair +moi-même. Que les esprits immortels ne soient pas choqués de ces +similitudes basses et vulgaires! Nous savons qu'ils occupent là-haut des +postes bien plus exaltés. + +55. Lorsque le formidable signal vola du ciel à l'enfer, séparés par une +distance dix millions de fois plus grande environ que celle qui existe +entre notre globe et le soleil, et il nous est facile de calculer à une +seconde près combien de tems il fallut pour cela, car chaque rayon qui +se fraye une voie pour dissiper les brouillards de Londres et qui dore +faiblement ses clochers à peu près trois fois par an, quand l'été n'est +pas trop rigoureux. + +56. J'ai dit que je pouvais faire ce calcul.--Il fallut donc une +demi-minute.--Je sais qu'il faut plus de tems aux rayons solaires pour +faire leurs préparatifs de voyage et se mettre en route, mais aussi leur +télégraphe est bien moins sublime, et s'ils joutaient à la course contre +les courriers de Satan partis pour leurs climats, ils ne gagneraient +pas: Il faut au soleil des années pour que chacun de ses rayons regagne +le point d'où il est parti, il ne faut pas au diable une demi-journée. + +57. À l'extrémité de l'horizon parut une petite tache, de la grandeur +environ d'une demi-couronne; j'ai vu quelquefois dans les cieux quelque +chose de semblable étant sur la mer Égée, avant une rafale. Bientôt +grossissant, cet objet changea de forme, et, semblable à un vaisseau +aérien, paraissait louvoyer, et _se gouvernait_ ou _était gouverné_, je +ne suis pas bien sûr de la correction de cette dernière phrase qui fait +clocher la stance. + +58. Au surplus, choisissez entre les deux. Bientôt cet objet ressembla à +un nuage, et c'en était un en effet, un nuage de témoins, et quel nuage! +La terre ne vit jamais de nuées de sauterelles aussi nombreuses que +celles qui couvraient en ce moment le ciel, et en obscurcissaient +l'espace de leurs myriades. Leurs cris perçans et variés ressemblaient à +ceux d'une troupe d'oies sauvages (si toutefois on peut comparer les +nations à des oies), et réalisaient l'expression de l'enfer déchaîné. + +59. Ici résonnait le bon juron du gros John Bull qui damnait ses +yeux[61] comme de par le passé. Puis Paddy[62], dans son patois, +s'écriait: «De par Jésus.» Venait ensuite le flegmatique Écossais, +demandant d'un ton plus calme: «Quel est votre bon plaisir?» Puis l'ame +du Français jurait en certains termes que je ne traduirai pas +littéralement, le premier cocher pouvant le faire pour moi. Et au milieu +de tout ce vacarme, on entendait la voix de Jonathan[63], qui +disait:--«Notre président va faire la guerre, à ce qu'il paraît.» + +[Note 61: _Who damned his eyes_. Juron favori de la dernière classe du +peuple anglais.] + +[Note 62: Nom donné par les Anglais à la nation irlandaise, comme celui +de John Bull au peuple anglais.] + +[Note 63: Les Américains des États-Unis. + +(_N. du Tr._)] + +60. Il y avait en outre des Espagnols, des Hollandais et des Danois, +bref une multitude universelle d'ombres, depuis l'île d'Otaïti jusqu'aux +plaines de Salisbury, de tous les climats et professions, de tous les +âges et de tous les métiers, prêts à déposer contre le règne du bon roi, +aussi acharnés que les trèfles le sont contre les piques, et tous cités +par le grand _sub pœna_ pour essayer de prouver que les rois peuvent +être damnés comme vous ou moi. + +61. Quand Michel vit toute cette armée, il pâlit d'abord autant que les +anges peuvent pâlir.--Puis devint de toutes les couleurs, comme un +crépuscule d'Italie, ou la queue d'un paon, ou les rayons du soleil +couchant vus à travers les gothiques vitraux d'une vieille abbaye, ou +comme une truite encore fraîche, ou comme l'éclair qui brille la nuit +sur le lointain horizon, ou comme l'arc-en-ciel à son premier aspect, ou +comme une grande revue de trente régimens habillés de rouge, de vert et +de bleu. + +62. Puis, s'adressant à Satan: «Pourquoi, dit-il, mon bon vieil ami, car +je vous tiens pour tel, quoiqu'étant de différens partis, nous soyons +obligés de nous faire la guerre, je ne vous ai jamais regardé comme un +ennemi personnel; nos différends sont tout politiques, et j'espère que, +quoi qu'il puisse arriver là-bas, vous connaissez ma grande estime pour +vous, et c'est par cette raison que je regrette de vous trouver des +torts-- + +63. «Pourquoi donc, dis-je, mon cher Lucifer, voulez-vous abuser de la +demande que j'ai faite des témoins? Mon intention n'était pas que vous +fissiez venir la moitié de la terre et de l'enfer; cela est même inutile +puisque deux témoins honnêtes, décens et véridiques nous suffisent. Nous +perdons notre tems, que dis-je? notre éternité, entre l'accusation et la +défense: si nous écoutons l'une et l'autre, cela prolongera notre +immortalité.» + +64. Satan répondit: «Cette affaire m'est fort indifférente sous un point +de vue personnel.--Je puis avoir cinquante ames meilleures que celle-ci +avec la moitié moins de peine qu'elle ne m'en a déjà donné, et je n'ai +discuté avec vous la cause de feu sa majesté britannique que comme un +point de droit. Vous pouvez disposer de lui.--Dieu sait que j'ai assez +de rois là-bas.» + +65. Ainsi parla le démon, appelé dernièrement _à plusieurs faces_ par +l'écrivain Southey. «Alors, reprit Michel, nous appellerons une ou deux +personnes des myriades qui entourent notre congrès, et nous donnerons +congé au reste.--Qui aura l'honneur de parler le premier? Il y a de quoi +choisir. Qui prendrons-nous?» Satan répondit: «Il n'en manque pas; mais +quant à choisir, autant vaut Jack Wilkes qu'un autre.» + +66. À l'instant on vit sortir de la foule un esprit à l'aspect bizarre +et joyeux et à l'œil perçant, vêtu d'une manière tout-à-fait oubliée +maintenant, car les gens de l'autre monde conservent long-tems les modes +de celui-ci; ce qui fait qu'on y trouve réunis tous les costumes bons ou +mauvais qui ont paru depuis Adam, à commencer par la feuille de figuier +de notre mère Ève jusqu'au jupon presqu'aussi rétréci d'une époque plus +récente. + +67. L'esprit, jetant les yeux sur les foules assemblées, s'écria: «Mes +amis de toutes les sphères, nous courons risque de nous enrhumer au +milieu de ces nuages; occupons-nous donc d'affaires. Pourquoi cette +assemblée générale? Sont-ce des électeurs que j'aperçois là à couvert? +Si c'est pour une élection qu'ils font tout ce tapage, voyez en moi un +candidat qui n'a pas tourné casaque.--Saint Pierre, puis-je compter sur +votre vote?» + +68. «Monsieur, répondit Michel, vous vous méprenez, ces choses-là +appartiennent à la vie humaine, nous nous occupons ici d'affaires plus +augustes: Le tribunal est assemblé pour juger des rois; vous voilà au +fait maintenant.» «Alors, dit Wilkes, je présume que ces messieurs qui +ont des ailes sont des chérubins, et cet esprit là-bas me paraît +ressembler fort à George III. Mais, dans mon opinion, il est beaucoup +plus vieux.--Dieu me pardonne, il est aveugle.» + +69. «Il est, dit l'ange, tel que vous le voyez, et son sort va dépendre +de ses actions. Si vous avez quelque chose à lui reprocher, songez que +la tombe permet au plus humble mendiant de lever la tête en présence du +potentat le plus superbe.» «Il y a des gens, dit Wilkes, qui n'attendent +pas que les rois soient déposés dans leur cercueil de plomb, pour +prendre cette liberté, et moi, par exemple; je leur ai toujours dit ce +que je pensais à la face du soleil.» + +70. «Eh bien donc, au-dessus du soleil, répétez ce que vous avez à faire +valoir contre lui,» dit l'archange. «Eh quoi, répliqua l'esprit, quand +depuis si long-tems il n'est plus question de tout cela, faut-il que je +devienne un témoin accusateur? Non, de par ma foi. D'ailleurs j'avais +fini par le battre à plates coutures devant ses pairs et ses communes. +Je ne me plais pas à faire revivre de vieilles histoires dans le ciel, +d'autant plus que sa conduite était toute naturelle dans un prince. + +71. «C'était une sottise sans doute, et une mauvaise action d'opprimer +un pauvre diable qui ne possédait pas un schelling: mais j'en veux moins +à l'homme lui-même qu'à Bute et à Graftan, et je ne voudrais pas le voir +puni de leur crime, d'autant plus qu'ils sont damnés depuis +long-tems.--Quant à moi, j'ai pardonné, et je vote pour son _habeas +corpus_ dans le ciel.» + +72. «Wilkes, dit le diable, je comprends tout ceci; vous étiez devenu à +moitié courtisan avant votre mort, et il paraît que vous avez envie de +le devenir tout-à-fait de l'autre côté de la barque de Caron. Vous +oubliez que le règne de cet homme est fini, et que, quoi qu'il puisse +être d'ailleurs, il ne sera plus souverain. Vous avez perdu vos peines, +car le mieux qui puisse lui arriver est de se trouver votre voisin. + +73. «Mais j'ai su tout de suite qu'en penser, lorsque je vous ai vu, +avec votre air goguenard, voltiger et chuchoter autour de la broche, où +Bélial, qui était de service ce jour-là, arrosait, avec la graisse de +Fox, Guillaume Pitt, son élève. Je sus qu'en penser, dis-je; cet homme, +même dans l'enfer, trouve encore le moyen de faire du mal.--Je le ferai +bâillonner: voici l'effet d'un de ses bills. + +74. «Qu'on appelle Junius!» Une ombre s'avança à grands pas hors de la +foule; et à ce nom, il y eut une telle presse, que les esprits cessèrent +de se mouvoir commodément et à leur aise aérienne. Mais ils se +heurtèrent et se bousculèrent, se poussant des bras et des genoux (et +tout cela pour rien, comme nous le verrons tout-à-l'heure), de telle +sorte qu'on eût dit du vent comprimé et renfermé dans une vessie, ou, ce +qui est bien pis, une colique humaine. + +75. L'ombre parut: c'était une grande figure maigre, à cheveux gris, qui +semblait n'avoir été autre chose qu'une ombre sur la terre. Ses +mouvemens étaient vifs, et ne manquaient pas de vigueur; mais rien ne +pouvait indiquer son origine: tantôt elle diminuait, tantôt elle +grossissait, ayant tantôt un air sombre, tantôt celui d'une gaîté +sauvage. Mais en contemplant ses traits, on les voyait changer à tous +momens, et ressembler--personne ne pouvait dire à quoi. + +76. Plus les esprits le fixaient avec attention, moins ils pouvaient +distinguer à qui ses traits appartenaient. Le diable lui-même semblait +embarrassé de le deviner. Ils variaient comme un rêve, offrant tantôt +une forme, tantôt une autre. Plusieurs personnes de la foule jurèrent +qu'elles le connaissaient parfaitement; l'un affirmait qu'il était son +père; sur quoi un autre répondait qu'il était le frère du cousin de sa +mère. + +77. D'autres prétendaient que c'était un duc, un chevalier, un orateur, +un avocat, un prêtre, un nabab, un accoucheur; mais l'être mystérieux +changeait au moins aussi souvent de visage qu'ils changeaient d'opinion. +Et quoiqu'il se tînt devant eux de façon à ce qu'ils en eussent la vue +tout entière, leur embarras ne faisait que s'en accroître. Cet homme +était une véritable fantasmagorie, tant il était mince et volatil! + +78. Dès que vous aviez décidé que c'était un tel, _presto_, la figure +changeait, et c'était un autre; et à peine la métamorphose était-elle +bien accomplie, qu'il variait encore, tellement que je ne pense pas que +sa propre mère (si toutefois il en avait une) eût pu reconnaître son +fils, tant il prenait de formes différentes!--Si bien que le plaisir de +deviner ce _masque de fer_ épistolaire finissait par se changer en une +tâche pénible. + +79. Quelquefois, comme le triple Cerbère, il représentait trois +gentilshommes à la fois (comme le dit très-bien la bonne madame +Malaprop[64]); puis ensuite, il n'en était pas même un. Tantôt des +rayons de lumière jaillissaient autour de lui; tantôt une vapeur épaisse +le dérobait à tous les yeux, comme le brouillard de Londres y cache le +jour. Aujourd'hui c'était Burke, demain Tooke, au gré du caprice des +gens; et certes, plus d'une fois il ressembla à sir Philippe Francis. + +[Note 64: Personnage ridicule de la comédie des _Rivaux_ de Shéridan. + +(_N. du Tr._)] + +80. J'ai fait une supposition qui vient entièrement de moi.--Je ne l'ai +communiquée à personne jusqu'à présent, de crainte de faire du tort à +ceux qui entourent le trône, ou à quelque ministre ou pair, sur lequel +la honte pourrait en rejaillir. C'est... ami lecteur, prête-moi une +oreille attentive: c'est que ce que nous avons continué d'appeler Junius +n'était réellement, et en vérité, rien du tout. + +81. Je ne vois pas pourquoi des lettres ne seraient pas écrites sans +mains, puisque nous les voyons tous les jours écrites sans tête, et sans +que les livres en soient moins bien remplis pour cela. Et en vérité, +jusqu'à ce que nous ayons trouvé quelqu'un qui ait le droit +incontestable de les réclamer, le nom de leur auteur, comme l'embouchure +du Niger, ne cessera d'embarrasser le monde, incertain de décider s'il y +a une embouchure au fleuve, et s'il y a un auteur des lettres. + +82. «Et qui es-tu?» demanda l'archange. «Vous pouvez consulter le titre +de mon livre pour cela, répondit cette ombre majestueuse d'une ombre; +car si j'ai gardé mon secret pendant un demi-siècle, il n'est pas +probable que je vous le dise aujourd'hui.» «As-tu rien à dire contre +Georges _rex_, continua Michel, ou quelque charge à porter contre lui?» +«Vous ferez mieux, répondit Junius, de lui demander d'abord sa réponse à +mes lettres. + +83. «Les charges qu'elles renferment contre lui survivront, dans les +annales du tems, au marbre de son épitaphe et de sa tombe.» «N'as-tu pas +à te repentir, dit Michel, de quelque exagération dans le passé, de +quelque accusation qui pourrait amener ta condamnation éternelle, si +elle était fausse, ou la sienne, si elle était vraie? N'as-tu pas mis +trop d'amertume dans tes écrits? la passion ne t'emporta-t-elle pas trop +loin?» «La passion? interrompit le sombre fantôme; j'aimais mon pays, et +lui, je le haïssais. + +84. «Ce que j'ai écrit, je l'ai écrit: que le reste retombe sur sa tête +ou sur la mienne!» Ainsi parla le vieux _Nominis umbra_; et à peine +avait-il fini, qu'il se dissipa en une fumée céleste. Alors Satan dit à +Michel: «N'oubliez pas d'appeler Georges Washington, John Horne Tooke et +Franklin.»--Mais en ce moment on entendit crier: «Place! place!» quoique +pas un fantôme ne bougeât. + +85. À la fin, à force de pousser et de coudoyer, et avec le secours des +chérubins chargés de cet emploi, le diable Asmodée arriva jusqu'au +cercle, d'un air qui annonçait que le voyage lui avait coûté quelque +fatigue. Lorsqu'il déposa le fardeau dont il était chargé:--«Qu'est-ce +ceci? s'écria Michel: comment donc, mais ce n'est pas une ombre?»--«Je +le sais, répondit l'incube; mais il en sera bientôt une, si vous +m'abandonnez cette affaire. + +86. «La peste soit du renégat! Je me suis foulé l'aile gauche; il est si +lourd, qu'on croirait qu'il porte quelqu'un de ses ouvrages pendu à son +cou. Mais venons au fait. Tandis que je planais sur les bords du +Skiddaw, où, comme à l'ordinaire, il pleut; je vis la faible lueur d'une +lumière au-dessous de moi, et me baissant, je surpris cet homme écrivant +un libelle, non moins contre l'histoire que contre la sainte Bible. + +87. «La première est la sainte écriture du diable, la seconde est la +vôtre, bon Michel. Ainsi, comme vous voyez, l'affaire vous regarde tous +deux. Je l'ai saisi dans l'état où il est là, et l'ai apporté ici +incontinent pour y être jugé. Je n'ai pas été dix minutes dans les airs, +ou du moins à peine un quart d'heure: je gagerais que sa femme est +encore à prendre le thé.» + +88. Ici, Satan dit: «Il y a déjà long-tems que je connais cet homme, et +que je l'attendais ici; vous ne trouverez guère d'être plus sot et plus +présomptueux dans sa petite sphère. Assurément ce n'était pas la peine +de mettre cela sous votre aile, mon cher Asmodée; nous ne pouvions +manquer d'avoir ici ce pauvre misérable, sans se charger de le +porter;--il y serait venu de son plein gré. + +89. «Mais puisqu'il est ici, voyons, qu'a-t-il fait?» «Ce qu'il a fait? +s'écria Asmodée;--il s'est mêlé d'avance de l'affaire dont vous vous +occupez aujourd'hui, et griffonne comme s'il était premier commis du +Destin. Qui sait à quoi l'on pourrait encore s'attendre, quand on voit +un âne tel que celui-ci parler comme celui de Balaam?» «Écoutons, +répondit Michel, ce qu'il peut avoir à nous dire; vous savez que c'est +une obligation dont nous ne pouvons nous dispenser.» + +90. Alors le poète, joyeux d'avoir un auditoire, chose à laquelle il +n'était pas accoutumé dans le monde là-bas, commença à tousser, à +cracher, à se dérouiller la voix, et à prendre cet accent lamentable si +redouté des malheureux auditeurs qui se trouvent à la portée des poètes, +quand ils laissent déborder le torrent de leur verve. Mais celui-ci se +trouva arrêté dès le premier hexamètre, dont les pieds goutteux ne +purent jamais cheminer. + +91. Et avant qu'il pût presser la marche de ses dactyles boiteux et en +former un récitatif, on entendit un murmure d'épouvante et de +découragement dans la longue file des chérubins et des séraphins; et +Michel s'étant levé avant que le poète eût pu retrouver un seul de ses +hémistiches restés en chemin, s'écria: «Pour l'amour de Dieu, arrêtez, +mon ami! il vaut mieux _non dî, non homines_; vous savez le reste.» + +92. Il y eut alors un grand tumulte dans la foule, qui paraissait avoir +toute espèce de vers en horreur. Les anges, bien entendu, avaient assez +de leurs chansons quand ils étaient de service, et la génération des +ombres en avait trop entendu pendant la vie pour se soucier de profiter +de cette nouvelle occasion. Le monarque, jusque-là muet, s'écria alors: +«Eh quoi! encore du pâté? c'est assez, c'est assez comme ça! + +93. Le tumulte redoubla de toutes parts; une toux universelle fit +retentir les cieux, comme pendant un débat où Castlereagh aurait eu +quelque tems la parole (avant qu'il fut ministre d'état, pourtant +_maintenant les esclaves écoutent_). Il y en eut qui crièrent: «À bas! à +bas!» comme à la comédie. Jusqu'à ce qu'enfin le poète saint Pierre, +presque désespéré, en qualité d'auteur, demanda grâce pour la prose +seulement. + +94. Le drôle n'était pas trop disgracié de la nature. Sa figure ne +ressemblait pas mal à celle d'un vautour, avec un nez recourbé et un œil +de faucon qui donnait un air de vivacité et de pénétration à toute sa +personne qui, quoique grave, était loin d'être aussi vilaine que son +affaire, car cette dernière était aussi désespérée que possible: c'était +une espèce de félonie _de se_. + +95. Alors Michel sonna de sa trompette, et apaisa le bruit en en faisant +un plus grand, comme c'est encore la mode à présent chez nous. À +l'exception de quelque voix grommelante qui se permettra de tems en tems +d'interrompre le décorum du silence, il y a peu de gens qui exercent +deux fois leurs poumons, quand ils voient qu'on crie plus fort qu'eux. +Ainsi donc le barde eut la faculté de plaider sa mauvaise cause, avec +toutes les attitudes de l'homme le plus satisfait de lui-même. + +96. Il dit (je ne rapporte ici que les principaux points de son +discours), il dit que de mauvaises intentions ne guidaient pas sa +plume;--que sa coutume était d'écrire sur tous les sujets; que c'était +de plus son pain, qu'il n'aimait pas à manger sec; qu'il retiendrait +l'assemblée trop long-tems (du moins il avait quelque raison de le +craindre), et qu'il lui faudrait plus d'un jour entier s'il voulait +nommer tous ses ouvrages! il n'en citerait donc que quelques-uns: +Wat-Tyler,--des vers sur Blenheim et Waterloo. + +97. Il avait écrit les louanges d'un régicide; il avait écrit les +louanges de tous les rois quelconques. Il avait écrit pour les +républiques voisines et lointaines; puis ensuite contre elles, avec une +verve plus mordante que jamais. Il avait jadis proclamé _un_ plan plus +ingénieux que moral en faveur de la Pantisocratie; puis était devenu un +véritable anti-jacobin,--après quoi il avait tourné casaque: s'il l'eût +fallu, il aurait changé de peau. + +98. Il avait tonné dans ses vers contre la guerre et les batailles; puis +il avait chanté des louanges en leur honneur. Il avait appelé la +critique un métier malhonnête[65], et lui-même était devenu de tous les +critiques le plus bas et le plus rampant, nourri, payé et choyé par les +mêmes hommes qui avaient déchiré ses mœurs et sa muse.--Il avait écrit +beaucoup de vers blancs et de prose encore plus pâle, et en plus grande +quantité que personne ne l'imaginait. + +[Note 65: Voyez la _Vie de H. Kirke White_.] + +99. Il avait écrit la vie de Wesley.--Ici, se tournant vers Satan: +«Monsieur, continua-t-il, je suis prêt à écrire la vôtre, en deux +volumes in-octavo, élégamment reliés, avec des notes et une préface, +enfin tout ce qui peut attirer le pieux acheteur. Et vous n'avez aucun +motif de crainte, car je puis choisir parmi les critiques celui qui +rendra compte de mon ouvrage.--Veuillez donc me donner les documens +nécessaires, que je puisse ajouter votre nom à celui de mes autres +saints.» + +100. Satan s'inclina, et garda le silence. «Eh bien! si, par une aimable +modestie, vous refusez mon offre, voyons ce qu'en dira Michel? Il y a +peu de mémoires susceptibles de devenir aussi parfaits. Ma plume se +prête à tout: elle est un peu moins neuve que jadis, mais je vous ferai +briller comme brille votre trompette, par parenthèse. Il y a plus de +cuivre dans la mienne; elle rend d'aussi beaux sons. + +101. «Mais, à propos de trompettes, voici ma vision! Maintenant vous +allez en juger, tous tant que vous êtes; oui, vous allez juger d'après +mon jugement, et apprendre, d'après ma décision, qui entrera dans le +ciel, et qui en sera repoussé.--Je décide de tout cela par intuition, et +prononce sur le présent, le passé, l'avenir, le ciel, l'enfer, enfin sur +tout, de même que le roi Alphonse[66]! Quand je suis en train de voir +double, j'épargne à la divinité des peines incroyables.» + +[Note 66: Le roi Alphonse, en parlant du système de Ptolémée, disait +que, s'il avait été consulté à la création du monde, il aurait évité au +créateur bien des absurdités.] + +102. Il s'arrêta pour tirer un manuscrit de sa poche; et aucune +persuasion de la part des diables, des saints ou des anges ne put +arrêter ce torrent. Il lut les trois premières lignes du contenu; mais à +la quatrième, tout le cortége spirituel s'évanouit en laissant une +variété d'odeurs ambroisiennes ou sulfureuses; échappant avec la +rapidité de l'éclair à son mélodieux charivari[67]. + +[Note 67: Voyez la _Description_ d'Aubray d'une apparition qui +s'évanouit en répandant d'étranges parfums et un mélodieux +charivari;--ou voyez le Ier vol. de _l'Antiquaire_. + +(_Note de Lord Byron_.)] + +103. Les vers héroïques avaient eu l'effet d'un charme. Les anges +s'étaient bouché les oreilles, et avaient joué des ailes.--Les diables +assourdis avaient pris leur course en hurlant vers l'enfer.--Les ombres +s'étaient enfuies en baragouinant dans leurs domaines (car on n'est pas +encore bien sûr du lieu où elles font leur séjour, et je laisse à chaque +homme son opinion là-dessus). Pour Michel, il eut recoure à sa +trompette; mais hélas! il grinçait tellement des dents qu'il n'en put +sonner. + +104. Saint Pierre, qui a toujours passé pour un saint un peu vif, agita +ses clefs en l'air, et au cinquième vers renversa notre poète, qui tomba +comme Phaéton dans son lac, mais plus commodément, car il ne se noya +pas; la destinée ayant décrété une autre fin pour le poète lauréat, et +lui réservant autre chose pour sa dernière couronne, lorsque la réforme +arrivera dans un lieu ou dans l'autre. + +105. Il tomba d'abord, et coula à fond comme ses ouvrages; mais bientôt +il reparut sur la surface, semblable à lui-même, car tout ce qui est +corrompu flotte comme le liége[68], la corruption rendant un objet léger +comme un esprit follet, ou une poignée de paille surnageant sur une mare +d'eau. Peut-être se tient-il encore caché dans son antre, comme des +livres ennuyeux oubliés sur une tablette, à griffonner quelque vie ou +quelque vision, et réalisant, comme dit Wellborn, le diable devenu +ermite. + +[Note 68: Le corps d'un noyé reste au fond jusqu'à ce qu'il soit +corrompu; alors il flotte, comme on le sait généralement.] + +106. Quant à ce qui est du reste, pour en venir à la conclusion de ce +rêve véridique, je dirai que j'ai perdu le télescope qui permettait à +mes yeux de voir les objets sans prestige, et qui me dévoilait ce que +j'ai dévoilé à mon tour. La dernière chose que je vis au milieu de toute +cette confusion, fut le roi Georges se glisser enfin, pour tout de bon, +dans le ciel; et lorsque le tumulte s'affaiblissant fut suivi du calme, +je le laissai étudiant le centième psaume. + +FIN DE LA VISION DU JUGEMENT. + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de lord Byron + Volume 8, by George Gordon Byron + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE LORD BYRON, VOL 8 *** + +***** This file should be named 28828-0.txt or 28828-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/8/8/2/28828/ + +Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreaders Europe at +http://dp.rastko.net. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Oeuvres compltes de lord Byron, Volume 8 + comprenant ses mmoires publis par Thomas Moore + +Author: George Gordon Byron + +Annotator: Thomas Moore + +Translator: Paulin Paris + +Release Date: May 15, 2009 [EBook #28828] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE LORD BYRON, VOL 8 *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Rnald Lvesque and the +Online Distributed Proofreaders Europe at +http://dp.rastko.net. This file was produced from images +generously made available by the Bibliothque nationale +de France (BnF/Gallica) + + + + + + + +OEUVRES COMPLTES +DE +LORD BYRON, +AVEC NOTES ET COMMENTAIRES, +COMPRENANT +SES MMOIRES PUBLIS PAR THOMAS MOORE, +ET ORNS D'UN BEAU PORTRAIT DE L'AUTEUR. + +_Traduction Nouvelle_ + +PAR M. PAULIN PARIS, +DE LA BIBLIOTHQUE DU ROI. + + + +TOME HUITIME. + +Paris. +DONDEY-DUPR PRE ET FILS, IMPR.-LIB. RUE SAINT-LOUIS, N 46, ET RUE +RICHELIEU, N 47 _bis._ + +1831. + + + + +LES DEUX FOSCARI. + +TRAGDIE HISTORIQUE. + + Le _pre_ est touch, mais le _gouverneur_ + est inflexible. + + (_Le Critique_.) + + + +PERSONNAGES. + + HOMMES. + + FRANCIS FOSCARI, Doge de Venise. + JACOPO FOSCARI, fils du Doge. + JACQUES LORDANO, patricien. + MARCO MEMMO, chef des Quarante. + BARBARIGO, snateur. + AUTRES SNATEURS, LE CONSEIL DES DIX, GARDES, SUIVANS, + etc., etc. + + FEMMES. + + MARINA, pouse du jeune Foscari. + + +La scne est Venise, dans le palais ducal. + + + + +LES DEUX FOSCARI. + +TRAGDIE HISTORIQUE. + + + +ACTE PREMIER. + + + +SCNE PREMIRE. + +(Une salle du palais ducal.) + +Entrent LORDANO et BARBARIGO, de cts opposs. + + +LORDANO. + +O est le prisonnier? + +BARBARIGO. + +Il se remet de la question. + +LORDANO. + +L'heure fixe hier pour la reprise de son jugement est +passe.--Htons-nous de rejoindre nos collgues dans la salle du +conseil, et de proposer son rappel. + +BARBARIGO. + +Pour moi je pense qu'il serait bon de donner ses membres torturs un +relche de quelques minutes; la question l'avait hier puis, et si on +l'y replaait de suite, il pourrait expirer dans les tourmens. + +LORDANO. + +Eh bien? + +BARBARIGO. + +Comme vous, j'aime la justice; autant que vous je dteste les ambitieux +Foscari, pre et fils, et toute leur race dangereuse; mais le malheureux +a souffert au-del des forces de la nature avec la constance la plus +stoque. + +LORDANO. + +Sans faire l'aveu de ses crimes. + +BARBARIGO. + +Et peut-tre sans en avoir commis. Seulement il a avou la lettre au duc +de Milan, et ce qu'il vient de souffrir peut tre considr comme un +chtiment presque suffisant d'une pareille faiblesse. + +LORDANO. + +C'est ce que nous verrons. + +BARBARIGO. + +Lordano! vous suivez trop loin les inspirations d'une haine +hrditaire. + +LORDANO. + +Jusqu'o? + +BARBARIGO. + +Jusqu' l'extermination. + +LORDANO. + +Quand les Foscari seront teints, vous pourrez parler ainsi; mais allons +au conseil. + +BARBARIGO. + +Encore un instant:--nos collgues ne sont pas en nombre; deux autres +doivent encore venir avant que la dlibration puisse tre reprise. + +LORDANO. + +Et le prsident, le Doge? + +BARBARIGO. + +Oh! pour lui, avec un courage plus que romain, il est toujours le +premier son poste dans ce dplorable procs contre son dernier et +unique fils. + +LORDANO. + +Oui,--oui--son _dernier_. + +BARBARIGO. + +Rien ne peut-il vous toucher? + +LORDANO. + +_Souffre-t-il_? croyez-vous? + +BARBARIGO. + +Il ne le tmoigne pas. + +LORDANO. + +Je l'avais dj remarqu,--le misrable! + +BARBARIGO. + +Mais hier, comme il rentrait dans l'appartement ducal et qu'il en +passait le seuil, on ma dit que le pauvre vieillard s'tait trouv mal. + +LORDANO. + +Il commence donc sentir? + +BARBARIGO. + +C'est vous qu'il le doit en partie. + +LORDANO. + +Je devrais en tre la seule cause:--mon pre et mon oncle ne sont plus. + +BARBARIGO. + +D'aprs leur pitaphe que j'ai lue, ils sont morts empoisonns. + +LORDANO. + +Oui: peine le Doge avait-il dclar qu'il ne se croirait jamais +souverain, tant que vivrait Pter Lordano, que les deux frres +tombrent malades:--il _est_ souverain. + +BARBARIGO. + +Bien dplorable! + +LORDANO. + +Et ceux qu'il a rendus orphelins? + +BARBARIGO. + +Mais pouvez-vous en accuser le Doge? + +LORDANO. + +Oui. + +BARBARIGO. + +Quelle preuve? + +LORDANO. + +Quand les princes ourdissent en secret leurs trames, il est difficile de +retrouver contre eux des preuves et de leur faire leur procs; mais je +crois avoir assez recueilli des premires pour me passer des dlais du +second. + +BARBARIGO. + +Vous en appelez cependant aux lois. + +LORDANO. + +Oui, aux seules lois qu'il voulut nous laisser. + +BARBARIGO. + +Dans notre rpublique il est plus facile d'obtenir rparation que chez +les nations trangres. Est-il vrai que, sur vos livres de commerce +(source de l'opulence de nos plus illustres patriciens), vous ayez crit +ces mots: Doit le doge Foscari la mort de Marco et celle de Pitro +Lordano, mes pre et oncle? + +LORDANO. + +Oui, cela est crit. + +BARBARIGO. + +Mais ne l'effacerez-vous pas? + +LORDANO. + +J'attendrai la balance. + +BARBARIGO. + +Par quel moyen? + +(Deux snateurs traversent la scne en se dirigeant vers la salle du +conseil des Dix.) + +LORDANO. + +Vous voyez que nous sommes en nombre. Suivez-moi. + +(Sort Lordo.) + +BARBARIGO, seul. + +_Te_ suivre! je n'ai que trop long-tems suivi la trace de tes fureurs, +semblable la vague souleve la suite d'une autre vague, et frappant +galement le vaisseau qu'entr'ouvrent les vents dchans, et +l'infortun qui remplit de ses cris l'asile o commencent pntrer les +flots. Mais ce fils, mais son pre, seraient capables d'attendrir les +lmens eux-mmes, et devrais-je, aprs tout, imiter leur inexorable +furie?--Oh! que ne suis-je comme eux aveugle et sans remords!--Mais le +voici!--Contiens-toi, mon coeur! ils sont tes ennemis; il faut qu'ils +tombent tes victimes: voudrais-tu t'attendrir pour ceux qui furent sur +le point de te briser? + +(Entrent des gardes, entourant le jeune Foscari.) + +GARDE. + +Laissez-le reposer. Arrtons-nous, seigneur. + +JACOPO FOSCARI. + +Ami, je te remercie; je suis faible; mais ce retard pourrait t'tre +reproch. + +GARDE. + +J'en courrai les chances. + +JACOPO FOSCARI. + +Quoi! de la bienveillance!--Jusqu'alors j'avais trouv quelques indices +de piti, mais de misricorde, jamais; voici le premier. + +GARDE. + +Et le dernier peut-tre, si ceux qui gouvernent nous entendaient. + +BARBARIGO, s'avanant vers le garde. + +Il en est un qui vous entend: ne crains rien cependant, je ne veux tre +ton juge ni ton accusateur; et bien que l'heure soit passe, attends ici +leur dernier appel.--Je suis des Dix, et je ne m'arrte ici que pour +justifier votre retard: quand le dernier avis te parviendra, j'aurai +franchi la porte du conseil.--Surveille exactement le prisonnier. + +JACOPO FOSCARI. + +Quelle est cette voix?--celle de Barbarigo! Ciel! l'ennemi de notre +maison est du petit nombre de mes juges! + +BARBARIGO. + +Mais pour balancer l'influence d'un tel ennemi, si toutefois il mrite +ce nom, ton pre n'est-il pas galement au nombre de tes juges? + +JACOPO FOSCARI. + +En effet, il juge. + +BARBARIGO. + +N'accuse donc pas la rigueur des lois, quand elles vont jusqu' +permettre un pre de dposer son vote dans une affaire qui intresse +si gravement le salut de l'tat. + +JACOPO FOSCARI. + +Oui, et de son fils. Je me trouve mal; permettez-moi, je vous prie, de +prendre un instant l'air cette fentre qui donne sur les flots. + +(Entre un officier qui parle bas Barbarigo.) + +BARBARIGO, au garde. + +Laissez-le approcher. Je ne dois pas m'arrter prs de lui davantage; +j'ai mme, dans ce court entretien, oubli mes devoirs; il faut que +j'aille me racheter dans la chambre du conseil. + +(Barbarigo sort.--Le garde conduit la fentre Jacopo Foscari.) + +GARDE. + +La voil ouverte, seigneur.--Comment vous trouvez-vous? + +JACOPO FOSCARI. + +Comme un enfant.--O Venise! Venise! + +GARDE. + +Et vos membres? + +JACOPO FOSCARI. + +Mes membres! Oh! que de fois ils m'ont soutenu sur cette plaine d'azur, +o je devanais le rapide sillon de la gondole! Que de fois, masqu +comme un jeune batelier, entour de mes compagnons, gais et nobles comme +moi, nous nous plaisions lutter sur ces flots d'enjouement et de bonne +grce! Alors mille beauts ravissantes nous animaient de leurs aimables +sourires; nous entendions leurs voeux passionns; nous distinguions, de +nos brillans esquifs, leurs mouchoirs ondoyans, leurs mains +retentissantes! Oh! que de fois, d'un bras plus robuste, d'un sein plus +tmraire encore, j'ai fendu ces vagues imptueuses! Alors, avec +l'adresse du nageur, je secouais mon humide chevelure; en riant, je +chassais loin de mes lvres les vagues qui semblaient, en les pressant, +caresser une coupe. Plus elles s'levaient, plus je semblais aisment +les surmonter, et plus j'tais fier de l'espce de trne qu'elles me +dressaient. Souvent, dans mon ardeur tmraire, je plongeais dans leurs +gouffres de verdure et de cristal; je m'ouvrais un chemin jusqu'aux +coquillages, jusqu'aux algues marines, que les spectateurs +n'apercevaient du rivage qu' l'instant o ils ne tremblaient plus pour +moi: puis je revenais la main charge des preuves irrcusables de ma +longue course; d'un lan rapide et vigoureux je reparaissais la +surface, je tirais un profond soupir emprisonn si long-tems dans ma +poitrine; j'essuyais l'cume qui bouillonnait autour de moi, et, comme +un oiseau de mer, je reprenais tranquillement ma course.--J'tais alors +un enfant. + +GARDE. + +Soyez homme maintenant: jamais vous n'avez eu plus besoin d'un mle +courage. + +JACOPO FOSCARI, regardant du balcon. + +O Venise! ma belle, mon unique patrie!--Je sens donc que je respire! +comme ta brise, ta brise adriatique caresse dlicieusement mon visage! +Tes vents eux-mmes portent dans mes veines l'impression du pays natal; +ils les rafrachissent, ils calment mon sang. Qu'il est diffrent, le +vent brlant des horribles Cyclades qui mugissaient en Candie autour de +ma prison, et qui portaient dans mon coeur le dsespoir! + +GARDE. + +En effet, vos joues reprennent leur coloris: puisse le ciel vous donner +la force de supporter ce qui peut encore vous attendre!--Je frmis d'y +penser. + +JACOPO FOSCARI. + +Ils ne me banniront pas une seconde fois.--Non, non, ils peuvent briser +mes membres, j'ai de la force. + +GARDE. + +Avouez, et la torture vous sera pargne. + +JACOPO FOSCARI. + +J'ai dj avou une fois--deux fois: et deux fois ils m'ont exil! + +GARDE. + +Et la troisime fois ils vous tueront. + +JACOPO FOSCARI. + +Eh bien! qu'ils me tuent, pourvu que je sois enseveli aux lieux o je +suis n; mieux valent ici des cendres que l'existence ailleurs. + +GARDE. + +Pouvez-vous tant chrir la terre qui vous dteste? + +JACOPO FOSCARI. + +La terre!--Oh! non, ce sont les enfans de la terre qui seuls me +perscutent: mais le sol natal me pressera de nouveau comme une tendre +mre dans ses bras: un tombeau vnitien, c'est l ce que je demande; ou +du moins un cachot, tout ce qu'ils voudront enfin, pourvu que ce soit +ici. + +(Entre un officier.) + +OFFICIER. + +Emmenez le prisonnier! + +GARDE. + +Seigneur, vous entendez l'ordre. + +JACOPO FOSCARI. + +J'y suis habitu; c'est la troisime fois qu'ils m'ont tortur. (Au +garde.) Donnez-moi donc le bras. + +OFFICIER. + +Prenez le mien; il m'est recommand de rester le plus prs de votre +personne. + +JACOPO FOSCARI. + +Vous!--C'est vous qui dirigiez hier mes bourreaux.--Arrire!--Je +marcherai seul. + +OFFICIER. + +Comme il vous plaira, seigneur; ce n'est pas moi qui signai la sentence, +et je ne pouvais dsobir au conseil, quand ils-- + +JACOPO FOSCARI. + +Oui, quand ils t'ordonnaient de m'tendre sur leurs horribles chevalets. +Ne me touche pas, je te prie, du moins pour le moment; le tems viendra +qu'ils renouvelleront leurs ordres; mais jusque-l loigne-toi de moi. A +la vue de tes mains, mes membres frmissent et se glacent, en songeant +aux nouveaux supplices qui m'attendent, et mon front se couvre tout +coup d'une sueur froide, comme si--mais loin de nous ces terreurs--j'ai +dj support la torture,--je la supporterai bien encore.--De quel oeil +mon pre voit-il tout cela? + +OFFICIER. + +Avec son calme ordinaire. + +JACOPO FOSCARI. + +Oui; la terre, le ciel, l'azur de l'ocan, l'clat de notre ville et de +ses dmes, les jeux de la place Saint-Marc, et mme le bourdonnement des +nations, tout porte les indices de calme et de plaisir jusque dans ces +salles o gouvernent des inconnus, o d'innombrables inconnus sont +chaque jour jugs et immols en silence.--Tout garde le mme aspect, +jusqu' mon propre pre! Et rien n'prouve la moindre sympathie pour +Foscari, pas mme un Foscari.--(A l'officier.) Je vous suis. + +(Sortent Jacopo Foscari, officier, etc.--Entrent Memmo et un autre +snateur.) + +MEMMO. + +Il est parti.--Nous avons trop tard.--Pensez-vous que les Dix demeurent +long-tems assembls aujourd'hui? + +SNATEUR. + +Le prisonnier, dit-on, est fort endurci; il persiste toujours dans sa +premire dposition; voil tout ce que je sais. + +MEMMO. + +Et cela est beaucoup; pour nous, premiers patriciens de la rpublique, +les secrets de cette terrible chambre sont des mystres comme pour le +dernier citoyen. + +SNATEUR. + +Seulement, quelques rumeurs qui (semblables aux contes de revenans +reconnus dans l'ombre des btimens en ruines) n'ont jamais t prouves +ni entirement dmenties: ici les hommes connaissent aussi peu les +vritables actes du pouvoir que les mystres informes de la tombe. + +MEMMO. + +Mais, avec le tems, nous faisons un pas dans cette initiation; et j'ai +l'espoir un jour d'tre dcemvir. + +SNATEUR. + +Ou mme doge... + +MEMMO. + +Pourquoi pas? non, cependant, si je puis m'en dispenser. + +SNATEUR. + +C'est la premire magistrature de l'tat; on peut y aspirer +lgitimement, et de nobles rivaux peuvent se glorifier d'y atteindre. + +MEMMO. + +Je leur laisse cette prtention. N patricien, mon ambition toutefois a +des limites: j'aimerais mieux tre l'un des membres gaux de l'imprial +conseil des Dix, que de briller d'un clat solitaire et comme un zro +couronn.--Mais qui s'approche? la femme de Foscari. + +(Entre Marina avec une suivante.) + +MARINA. + +Eh quoi! personne?--Je me trompe, ils sont encore deux; mais ce sont des +snateurs. + +MEMMO. + +Qu'ordonnez-vous de nous, noble dame? + +MARINA. + +Moi, ordonner! hlas! ma vie n'a t qu'une longue prire, et une prire +inutile. + +MEMMO. + +Je comprends, mais je ne dois pas rpondre. + +MARINA, avec ddain. + +En effet,--on n'ose rpondre ici qu' la torture, on n'ose interroger +que ceux-- + +MEMMO, l'interrompant. + +Femme imprudente! songez-vous o vous tes en ce moment? + +MARINA. + +En ce moment!--je suis o fut le palais du pre de mon poux. + +MEMMO. + +Vous tes dans le palais du Doge. + +MARINA. + +Et dans la prison de son fils.--Non, je ne l'ai pas oubli; et si je +n'en trouvais pas ici des souvenirs plus intimes et plus amers, je +rendrais grce l'illustre Memmo de me rappeler les dlices de cet +endroit. + +MEMMO. + +Soyez calme! + +MARINA, levant les yeux au ciel. + +Je le suis; mais toi, Dieu tout-puissant, peux-tu bien l'tre galement, +en voyant un monde pareil? + +MEMMO. + +Votre mari peut encore tre absous. + +MARINA. + +Il l'est, mais dans le ciel. Je vous en prie, seigneur snateur, ne +parlez pas de cela. Vous tes un homme d'tat, ainsi que le Doge; en ce +moment mme il a sur le chevalet un fils, et moi un poux: ils sont l, +face face, l'un comme juge, l'autre comme accus.--Pensez-vous qu'_il +le_ condamne? + +MEMMO. + +Je ne le crois pas. + +MARINA. + +Mais s'il ne le fait pas, les autres ne les condamneront-ils pas tous +deux? + +MEMMO. + +Ils le peuvent. + +MARINA. + +Et pour eux, quand il s'agit d'un crime excrable, pouvoir et vouloir +sont la mme chose:--mon poux est perdu! + +MEMMO. + +Ne dites pas cela; Venise, c'est la justice qui juge. + +MARINA. + +Ah! s'il en tait ainsi, il n'y aurait plus aujourd'hui de Venise! +Qu'elle existe, mais du moins que les hommes de bien ne meurent pas +avant l'heure prescrite par la nature. Pourquoi faut-il que les Dix +soient plus impatiens qu'elle, et qu'ils dcident en ce moment de notre +sort? Ah ciel! un cri de dtresse! + +(On entend un cri douloureux.) + +SNATEUR. + +coutez! + +MARINA. + +C'est un cri de--Non, non, ce n'est pas mon mari, ce n'est pas la voix +de Foscari. + +MEMMO. + +Cependant-- + +MARINA. + +Non, ce n'est pas la sienne. Non, non; lui, pousser des cris! c'est le +rle de son pre: mais lui--il mourra en silence. + +(On entend un nouveau hurlement.) + +MEMMO. + +Comment! encore? + +MARINA. + +_C'est bien sa voix_! je crois la reconnatre: je ne l'aurais pas cru. +Toutefois se plaindrait-il, je ne puis cesser de l'aimer; mais--non, +non.--Hlas! ce doit tre une bien terrible angoisse, celle qui put lui +arracher un gmissement. + +SNATEUR. + +Mais vous qui sentez les injures de votre mari comme les vtres, +voudriez-vous qu'il supportt en silence des douleurs plus que +mortelles? + +MARINA. + +Chacun de nous a ses douleurs. Grce moi, et quand ils arracheraient +la vie au Doge et son fils, la grande maison de Foscari ne s'teindra +pas. En donnant la vie ceux qui leur succderont, j'ai endur des +douleurs comparables celles qui la leur feront perdre: mais les +miennes taient de douces angoisses; et cependant, telle tait leur +violence que j'aurais pu jeter des cris. Je ne l'ai pas fait, car +j'avais l'espoir d'enfanter un hros, et je n'aurais pas voulu +l'accueillir avec des larmes. + +MEMMO. + +Tout se tait maintenant. + +MARINA. + +Tout est fini peut-tre; mais je ne veux pas le croire: il a runi +toutes ses forces, et sans doute il les dfie en ce moment. + +(Un officier entre brusquement.) + +MEMMO. + +Eh quoi! mon ami, que cherchez-vous? + +OFFICIER. + +Un mdecin. Le prisonnier s'est trouv mal. + +(L'officier sort.) + +MEMMO. + +Vous feriez bien, madame, de vous retirer. + +SNATEUR, lui offrant son bras. + +Je vous en prie, suivez ce conseil. + +MARINA. + +Non, non; je veux le secourir. + +MEMMO. + +Vous, madame? oubliez-vous que personne n'a le droit de pntrer dans +ces chambres, l'exception des Dix et de leurs familiers? + +MARINA. + +Oui, je sais que nul de ceux qui entrent ne revient comme il est +entr,--que la plupart ne retournent jamais; mais ils ne pourront +refuser de me voir. + +MEMMO. + +Hlas! vous n'prouverez qu'un dur refus, une incertitude plus grande +encore. + +MARINA. + +Et qui m'arrtera? + +MEMMO. + +Ceux que leur devoir y oblige. + +MARINA. + +Est-ce _leur_ devoir de fouler aux pieds tous les sentimens de +l'humanit, et tous les liens qui enchanent l'homme l'homme; de +rivaliser ici-bas avec les dmons qui plus tard rclameront le droit de +les plonger dans un abme de tortures! Quoi qu'il en soit, j'avancerai. + +MEMMO. + +C'est impossible. + +MARINA. + +C'est ce que l'on verra. Le dsespoir peut dfier jusqu'au despotisme. +Il y a quelque chose dans mon coeur qui braverait les fers croiss d'une +arme entire; et vous croyez qu'une poigne de geliers pourront +arrter mes pas? Laissez-moi passer. C'est ici le palais du Doge; je +suis la femme du fils du Doge, de l'_innocent_ fils du Doge: il faudra +bien qu'ils m'entendent! + +MEMMO. + +Vous ne parviendrez ainsi qu' irriter ses juges davantage. + +MARINA. + +Eh quoi! ceux qui le forcent gmir sont des _juges_! ils ne sont que +des assassins. Laissez-moi passer. + +(Marina sort.) + +SNATEUR. + +Pauvre dame! + +MEMMO. + +C'est l'effet de son dsespoir; elle ne sera pas admise. + +SNATEUR. + +Elle le serait qu'elle ne parviendrait pas sauver son mari. Mais +voyez, l'officier revient. + +(L'officier traverse la scne suivi d'une autre personne.) + +MEMMO. + +A peine si j'eusse suppos que les Dix eussent assez de piti pour +permettre qu'on portt quelque assistance au patient. + +SNATEUR. + +De la piti! c'est une piti qui consiste rappeler au sentiment +l'infortun trop heureux d'chapper la mort, par cette faiblesse, +dernire ressource de notre pauvre nature contre la tyrannie de la +peine. + +MEMMO. + +Je suis surpris qu'ils tardent tant le condamner. + +SNATEUR. + +Ce n'est pas l leur politique: ils le retiennent vivant parce qu'il ne +redoute pas la mort; ils l'avaient banni, parce que toute la terre, +l'exception de sa patrie, est pour lui une immense prison, parce que +chaque souffle d'air tranger semble pour sa poitrine un _dvorant_ +poison, qui, sans le tuer, le consume. + +MEMMO. + +L'ensemble des circonstances atteste ses crimes, cependant il n'en fait +pas l'aveu. + +SNATEUR. + +On ne peut lui opposer que la lettre qu'il a crite, et qu'il n'a, +dit-il, adresse au duc de Milan que dans la pleine conviction qu'elle +tomberait entre les mains du snat, et qu'elle dciderait ses juges le +transporter Venise. + +MEMMO. + +Comme accus? + +SNATEUR. + +Oui; mais enfin dans sa chre patrie: c'est l, s'il faut l'en croire, +tout ce qu'il dsirait. + +MEMMO. + +L'imputation des prsens est bien prouve. + +SNATEUR. + +Non entirement, et la charge d'homicide a t annule par la confession +de Nicolas Erizzo, qui dclara son lit de mort avoir assassin le +dernier chef des Dix. + +MEMMO. + +Pourquoi donc tarder l'absoudre? + +SNATEUR. + +C'est eux de vous rpondre; car il est bien connu, comme je l'ai dit, +qu'Almoro Donato fut tu par Erizzo, par vengeance particulire. + +MEMMO. + +Il doit y avoir dans cet trange procs d'autres crimes que n'en +divulgue l'acte d'accusation. Mais j'aperois deux des Dix qui +s'approchent; loignons-nous. + +(Sortent Memmo et le snateur.--Entrent Lordano et Barbarigo.) + +BARBARIGO. + +C'en tait trop: croyez-moi, il n'tait pas convenable de poursuivre le +jugement dans un pareil moment. + +LORDANO. + +Ainsi donc il faudra rompre le conseil, arrter la justice au milieu de +sa carrire, parce qu'une femme viendra troubler nos dlibrations? + +BARBARIGO. + +Non, ce n'est pas le motif; mais vous avez vu l'tat du prisonnier. + +LORDANO. + +N'avait-il pas recouvr ses sens? + +BARBARIGO. + +Pour les reperdre la premire preuve. + +LORDANO. + +On la lui a pargne. + +BARBARIGO. + +Vos murmures furent inutiles; la majorit dans le conseil tait contre +vous. + +LORDANO. + +Oui, grce vous, monsieur, et grce notre vieux barbon de Doge, qui +sut runir les voix gnreuses qui rendirent la mienne inutile. + +BARBARIGO. + +Je suis juge; mais, je le confesse, cette portion de nos pnibles +devoirs qui, en prescrivant la torture, nous ordonne de rester en +prsence du malheureux qu'elle dchire, me fait dsirer-- + +LORDANO. + +Quoi? + +BARBARIGO. + +Que vous puissiez une fois _sentir_ ce que je sens toutes les fois. + +LORDANO. + +Allez! vous tes un enfant, faible de rsolution comme de sensibilit, +ballott par le moindre souffle, branl par un soupir, et attendri par +une larme. Prcieux juge, admirable homme d'tat pour prter son +concours ma politique! + +BARBARIGO. + +Pour des larmes, il n'en a pas rpandu. + +LORDANO. + +N'a-t-il pas cri deux fois? + +BARBARIGO. + +Un saint mme, ayant dj sous les yeux l'aurole du martyre, n'aurait +pu s'en dfendre, en prsence du cruel raffinement de supplice qu'on lui +infligeait. Mais tait-ce la piti que rclamaient ces cris? pas un mot, +pas un murmure ne lui chapprent, et ces deux hurlemens taient +arrachs par la douleur cruelle: aucune prire ne les accompagna. + +LORDANO. + +Plusieurs fois il murmurait entre ses dents des sons inarticuls. + +BARBARIGO. + +Je ne m'en suis pas aperu; mais vous tiez plus prs de lui. + +LORDANO. + +Aussi l'ai-je entendu. + +BARBARIGO. + +J'ai cru voir, et ma grande surprise, que vous ressentiez quelque +piti, et que vous ftes le premier invoquer des secours quand il se +trouva mal. + +LORDANO. + +Je croyais qu'il allait expirer. + +BARBARIGO. + +Mais souvent je vous ai entendu dire que sa mort et celle de son pre +tait votre voeu le plus ardent. + +LORDANO. + +J'en serais dsol, s'il mourait innocent, c'est--dire avant d'avoir +fait l'aveu de son crime. + +BARBARIGO. + +Eh quoi! seriez-vous aussi acharn contre sa mmoire? + +LORDANO. + +Et vous, voudriez-vous que son rang passt ses enfans, comme il +arriverait s'il mourait non jug? + +BARBARIGO. + +Ainsi donc, guerre eux tous! + +LORDANO. + +A toute leur maison, jusqu' ce que les leurs et les miens ne soient +plus. + +BARBARIGO. + +Ainsi, la profonde agonie de sa femme, les convulsions rprimes sur le +noble front de son vieux pre, dont la douleur s'chappait en faibles +gmissemens, ou bien en quelques sanglots bientt touffs sous +l'ascendant d'une grave srnit, rien n'a pu vous toucher? + +(Sort Lordano.) + +BARBARIGO, seul. + +Sa haine est silencieuse, comme la souffrance dans l'ame de Foscari. +L'infortun! il m'a plus mu par son silence que n'auraient pu le faire +des milliers de hurlemens. Spectacle dchirant que celui de sa femme +franchissant tous les obstacles, pntrant dans la salle du tribunal, et +forant les juges, accoutums de pareilles scnes, baisser les yeux +devant elle! Mais n'y pensons plus, oublions cette compassion; en +plaignant le sort de nos ennemis, j'oublierais leurs premires injures, +et je dconcerterais les plans de Lordano, auquel je suis associ. Mais +ma haine serait apaise par une vengeance plus douce que celle qu'il +demande, et je voudrais changer en dispositions plus humaines sa haine +trop profonde. Foscari, pour le moment, obtient un court rpit d'une +heure: on l'accorda aux instances des membres les plus gs, plus mus +sans doute par l'apparition de sa femme dans la salle, que par les +tourmens de l'accus.--O ciel! ils approchent: comme ils sont faibles et +dsesprs! je ne puis, dans cette extrmit, arrter sur eux ma vue. +loignons-nous, et allons essayer de ramener Lordano des sentimens +plus doux. + +(Sort Barbarigo.) + +FIN DU PREMIER ACTE. + + + + +ACTE II. + + + +SCNE PREMIRE. + +(Salle dans le palais du Doge.) + +Le DOGE, un SNATEUR. + + +SNATEUR. + +Vous plat-il de signer le rapport maintenant ou de tarder jusqu' +demain? + +LE DOGE. + +Maintenant; hier je l'ai examin: il n'y manque plus que la signature. +Donnez-moi la plume.--(Le Doge s'asseoit et signe le papier.) Le voici, +seigneur. + +SNATEUR, regardant sur le papier. + +Vous avez oubli; il n'est pas sign. + +LE DOGE. + +Pas sign? Ah! je le vois, l'ge commence affaiblir mes yeux. Je ne +m'apercevais pas que j'avais tremp la plume sans la mouiller. + +SNATEUR. Il trempe la plume dans l'encrier, et place le papier devant +le Doge. + +Monseigneur, c'est votre main aussi qui tremble: permettez-moi donc-- + +LE DOGE. + +Je vous remercie; j'ai fait. + +SNATEUR. + +Ainsi confirm par vous et par les Dix, cet acte va donner la paix +Venise. + +LE DOGE. + +Il y a bien long-tems qu'elle n'en a joui; puisse un tems aussi long +s'couler avant qu'elle ne reprenne les armes! + +SNATEUR. + +Voil plus de trente-trois ans de guerres continuelles avec les Turcs ou +les tats de l'Italie; la rpublique sent le besoin de quelque repos. + +LE DOGE. + +Sans doute: je trouvai Venise reine de l'Ocan, je l'ai laisse dame de +la Lombardie. Je me sens heureux d'avoir pu ajouter son diadme les +perles de Ravennes et de Brescia: d'ailleurs Crme et Bergame lui sont +demeurs; et tandis que sa domination a pris sous mon rgne un tel +accroissement, son orgueil maritime ne recevait aucun affront. + +SNATEUR. + +Nous l'avouons tous, et ces bienfaits vous concilient la reconnaissance +de la patrie. + +LE DOGE. + +Peut-tre. + +SNATEUR. + +Elle devrait compltement se manifester. + +LE DOGE. + +Je ne me plains pas, monsieur. + +SNATEUR. + +Mon noble seigneur, pardonnez-moi. + +LE DOGE. + +Pourquoi? + +SNATEUR. + +Ah! mon coeur saigne pour vous. + +LE DOGE. + +Pour moi, seigneur? + +SNATEUR. + +Et pour votre-- + +LE DOGE. + +Arrtez! + +SNATEUR. + +Monseigneur, vous m'entendrez: j'ai trop de liens qui m'attachent +vous, toute votre famille, qui me font un devoir de la reconnaissance, +pour ne pas partager profondment le sort de votre fils. + +LE DOGE. + +Et qu'importe pour la commission dont vous tes charg? + +SNATEUR. + +Comment, monseigneur? + +LE DOGE. + +Vous ignorez ce dont vous parlez; mais le rapport est sign: reportez-le + ceux qui vous envoient. + +SNATEUR. + +J'obis. Le conseil m'avait encore charg de vous prier de fixer l'heure +de sa runion. + +LE DOGE. + +Dites quand ils voudront;--maintenant, l'instant mme si cela leur +convient: je suis le serviteur de l'tat. + +SNATEUR. + +Ils vous accorderont quelque tems pour vous reposer. + +LE DOGE. + +Je ne veux pas de repos; du moins aucun repos qui puisse entraner la +perte d'une heure pour le gouvernement. Qu'ils se runissent quand ils +voudront; je me trouverai _o_ je dois tre, et _ce que_ j'ai toujours +t. + +(Le snateur sort.--Le Doge reste silencieux.--Entre un domestique.) + +LE DOMESTIQUE. + +Prince. + +LE DOGE. + +Parlez. + +LE DOMESTIQUE. + +La noble dame Foscari demande une audience. + +LE DOGE. + +Introduisez-la. Pauvre Marina! + +(Le domestique sort.--Le Doge reste dans le mme silence.--Entre +Marina.) + +MARINA. + +Mon pre, je viens vous poursuivre dans votre intrieur. + +LE DOGE. + +Ma fille, je n'en ai pas pour vous. Disposez de mon tems, quand l'tat +ne l'exige pas. + +MARINA. + +Je voulais _vous_ parler de _lui_. + +LE DOGE. + +De votre poux? + +MARINA. + +De votre fils. + +LE DOGE. + +Je vous coute, ma fille! + +MARINA. + +J'avais obtenu des Dix la permission de rester prs de mon mari pendant +un certain nombre d'heures. + +LE DOGE. + +Cette permission, vous l'avez encore. + +MARINA. + +Elle est rvoque. + +LE DOGE. + +Par qui? + +MARINA. + +Par les Dix.--Quand nous arrivmes au _Pont des Soupirs_, je me +prparais le traverser avec mon cher Foscari, lorsque le brutal +gardien de ce passage m'en ferma l'entre: puis un messager fut envoy +vers les Dix; leur sance tait leve: et comme je n'avais aucune +permission crite, je fus impitoyablement laisse dehors; on m'assura +mme que les murailles de la prison ne cesseraient pas de nous sparer +tant que le suprme tribunal ne serait pas de nouveau runi. + +LE DOGE. + +En effet, l'on avait oubli les formes prescrites, par suite de la hte +avec laquelle la cour s'est ajourne, et le fait reste douteux jusqu' +nouvelle runion. + +MARINA. + +Nouvelle runion! Quand elle aura lieu, ils rappelleront leurs +supplices; et c'est par le renouvellement de la torture que nous +obtiendrons une entrevue de mari et d'pouse, lien sacr, auquel tous +les autres devraient cder sous le ciel.--Grand Dieu! et tu vois cela! + +LE DOGE. + +Ma fille,--ma fille! + +MARINA, avec violence. + +Ne m'appelez pas votre fille! bientt vous n'aurez plus d'enfant.--Et +mritez-vous d'en avoir,--vous qui pouvez parler froidement de votre +fils dans un moment o des larmes de sang couleraient en abondance de +l'oeil d'un Spartiate? Ceux-l ne pleuraient pas leurs fils morts dans +les combats; mais est-il crit qu'en les voyant expirer minute par +minute, ils n'eussent pas tendu la main qui pouvait les sauver? + +LE DOGE. + +Vous le voyez, je ne pleure pas;--et plt Dieu que je le pusse. Ma +fille, s'il y avait dans chaque cheveu blanc de cette tte une source de +jeunesse, si le bonnet ducal donnait l'empire de la terre, si l'anneau +avec lequel j'pousai les flots tait un talisman pour les +gouverner,--je sacrifierais tout encore pour lui. + +MARINA. + +Son salut n'exigerait pas un aussi grand sacrifice. + +LE DOGE. + +Votre rponse prouve que vous ne connaissez pas Venise. Et comment le +pourriez-vous? hlas! elle ne connat pas bien elle-mme tous les +mystres de sa puissance. coutez-moi:--ceux qui poursuivent Foscari en +veulent galement son pre, et la perte du vieillard ne pourrait +sauver le fils. Ils tendent par diffrens sentiers au mme but, +c'est--dire --mais ils ne sont pas encore vainqueurs. + +MARINA. + +Ils vous ont pourtant terrass. + +LE DOGE. + +Non, non,--car je vis encore. + +MARINA. + +Et votre fils, vivra-t-il long-tems encore? + +LE DOGE. + +Je l'espre; malgr les tourmens passs, il verra des annes aussi +nombreuses et plus fortunes que son pre. L'imprudent, dans +l'impatience, digne d'une femme, qui l'entranait revenir, a tout +ruin par la dcouverte de sa lettre. C'est un haut crime; je ne puis le +contester ni l'excuser, comme parent ou comme souverain. Encore quelque +tems, quelques jours de plus d'exil en Candie, j'avais l'espoir--mais il +l'a fait vanouir:--il faut qu'il retourne-- + +MARINA. + +Dans la terre d'exil? + +LE DOGE. + +J'ai dit. + +MARINA. + +Et m'est-il interdit de le suivre? + +LE DOGE. + +Vous savez bien que le conseil des Dix a dj deux fois rejet la mme +prire; il est donc craindre qu'il ne tmoigne pas plus de +bienveillance aujourd'hui que de nouveaux torts de la part de votre mari +les ont rendus plus svres. + +MARINA. + +Svres? dites atroces. Ces vieux dmons de la terre, avec un pied dans +la tombe, avec des yeux teints, trangers d'autres pleurs que ceux +d'une seconde enfance, avec leurs cheveux rares et blanchis, leurs mains +tremblantes, leurs ttes aussi dcolores que leur coeur est insensible, +ces dmons, dis-je, se rassemblent, cabalent, et privent les hommes de +leur vie, comme si cette vie ne comportait rien de plus que les +sentimens depuis long-tems teints dans leurs ames damnes. + +LE DOGE. + +Vous ignorez-- + +MARINA. + +Je sais--je sais--et vous devriez, je pense, savoir qu'ils sont de vrais +dmons. Comment supposer, en effet, que des hommes enfants et allaits +par des femmes,--des hommes qui jadis auraient aim ou du moins entendu +parler d'amour,--qui auraient uni leurs mains pour des engagemens +sacrs,--qui auraient fait danser leurs enfans sur leurs genoux, qui +auraient eu plus d'une fois trembler de leurs dangers, gmir de +leurs peines, se dsesprer de leur mort;--comment, s'ils avaient +seulement les traits de l'homme, agiraient-ils comme ils le font envers +les vtres, envers vous-mme, _vous_ qui les dfendez? + +LE DOGE. + +Je vous pardonne; vous ne connaissez pas ce que vous dites. + +MARINA. + +Vous le connaissez mieux, et vous y compatissez moins. + +LE DOGE. + +Oui; il y a si long-tems que j'existe que les paroles ont cess de +m'mouvoir. + +MARINA. + +Oh! sans doute! car vous avez vu couler le sang de votre fils, et le +vtre n'a pas tressailli! Aprs une pareille preuve, que sont les +paroles d'une femme? Peuvent-elles esprer de vous toucher davantage? + +LE DOGE. + +Femme! la violence de vos plaintes, je vous le dis, ne peut balancer le +poids...--mais je te plains, ma pauvre Marina! + +MARINA. + +Plaignez mon mari; moi, quel besoin ai-je de vos plaintes? Plains ton +fils, vieillard insensible;--_plaindre_! toi! pour ton coeur c'est un mot +bien trange:--comment se prsente-t-il sur tes lvres? + +LE DOGE. + +Je dois supporter ces reproches, quelle que soit leur injustice. Ah! si +tu pouvais lire-- + +MARINA. + +Ou?--ce n'est pas dans tes yeux, sur ton front, dans tes actes +enfin?--O trouverai-je donc la preuve de la compassion dont tu te +vantes? + +LE DOGE, indiquant la terre. + +L. + +MARINA. + +Dans la terre? + +LE DOGE. + +Dans laquelle je vais descendre. Quand elle psera sur ce coeur, plus +lger alors, et moins oppress par le marbre d'une tombe que par les +penses qui m'accablent aujourd'hui, alors vous me connatrez mieux. + +MARINA. + +Serait-il vrai que vous fussiez digne de piti? + +LE DOGE. + +De piti! nul n'aura jamais le droit de fltrir mon nom d'un mot qui +tmoigne, au sein de la prosprit, le triomphe insultant des hommes; +tant que je le porterai, ce nom conservera la dignit qui l'entourait +quand mon pre me le transmit. + +MARINA. + +Mais sans les tristes enfans de celui que tu ne peux ou ne veux pas +sauver, tu serais le dernier qui portt le nom de Foscari. + +LE DOGE. + +Plt Dieu! Mieux et valu pour lui de ne pas natre, mieux pour +moi:--j'ai vu le dshonneur entrer dans notre maison. + +MARINA. + +Cela est faux! jamais souffle de vie n'anima un coeur plus loyal, plus +noble, plus sincre, plus gnreux et plus aimant. Je n'changerais pas +mon poux, exil, perscut et tortur, opprim, mais non fltri, mort +ou vivant, pour le premier hros de l'histoire ou de la fable, pour un +prince dont le douaire serait l'empire du monde. Dshonor! _lui_ +dshonor! Doge! apprends-le de moi, c'est Venise qui est dshonore; +son nom sera l'objet des reproches les plus odieux et les plus justes, +pour ce qu'a souffert ton noble fils, et non pour ce qu'il a fait. C'est +vous qui tous tes des tratres, des tyrans!--Ah! si vous aimiez +seulement votre patrie autant que la victime que vous retenez dans les +fers au milieu des tortures, et qui prfre tout au monde aux ennuis de +l'exil, vous tomberiez ses pieds, et vous imploreriez genoux la +grce de votre infme conduite. + +LE DOGE. + +Oui, il fut tel que vous venez de le peindre. Aussi la mort de deux +enfans que le ciel m'a ravis m'accabla moins que le dshonneur de +Jacopo. + +MARINA. + +Encore ce mot. + +LE DOGE. + +N'a-t-il pas t condamn? + +MARINA. + +Le dshonneur peut-il atteindre d'autres que les coupables? + +LE DOGE. + +Le tems peut relever sa mmoire:--je voudrais l'esprer. Il tait mon +orgueil,--ma--mais oublions--j'ai peu l'habitude des pleurs; cependant, +quand il naquit, je versai des larmes de joie: prsage fatal! + +MARINA. + +Je rpte qu'il est innocent; et ne le serait-il pas, ce n'est pas nos +parens, notre propre sang, qu'il sied bien de nous repousser dans ces +douloureux instans. + +LE DOGE. + +Je ne le repousse pas; mais j'ai d'autres devoirs que ceux d'un pre, +des devoirs dont la rpublique n'admet pas de dispense. Deux fois j'ai +demand de m'en abstenir, deux fois je n'obtins que des refus; il faut +que je les remplisse. + +(Entre un domestique.) + +LE DOMESTIQUE. + +Un message des Dix. + +LE DOGE. + +Qui le porte? + +LE DOMESTIQUE. + +Le noble Lordano. + +LE DOGE. + +Lui!--qu'il entre cependant. + +(Le domestique sort.) + +MARINA. + +Dois-je me retirer? + +LE DOGE. + +Peut-tre n'est-il pas ncessaire quand il s'agirait de votre poux, et +autrement--(A Lordano qui entre.) Eh bien! seigneur, que +souhaitez-vous? + +LORDANO. + +Je viens transmettre ce que souhaitent les Dix. + +LE DOGE. + +Ils ont bien choisi leur organe. + +LORDANO. + +C'est _leur_ choix qui fait que vous me voyez ici. + +LE DOGE. + +Par l, ils tmoignent leur sagesse, non moins que leur +courtoisie.--Parlez. + +LORDANO. + +Nous avons dcid-- + +LE DOGE. + +Nous? + +LORDANO. + +Les Dix en conseil. + +LE DOGE. + +Eh quoi! ils sont de nouveau runis, runis sans m'en avertir? + +LORDANO. + +Ils ont voulu pargner votre coeur non moins que votre ge. + +LE DOGE. + +Cela est nouveau.--Quand pargnrent-ils l'un ou l'autre? Je les +remercie nanmoins. + +LORDANO. + +Ils ont, vous le savez bien, droit d'agir, leur discrtion, en +prsence du Doge ou sans lui. + +LE DOGE. + +Il y a quelques annes, en effet, que je le sais;--long-tems avant +d'tre Doge, ou de songer un pareil honneur. Vous n'avez pas, +seigneur, la prtention de m'instruire; vous tiez bien jeune encore +quand je sigeais dj dans ce conseil. + +LORDANO. + +Oui, dans le tems de mon pre; maintes fois je l'entendis, lui et son +frre l'amiral, rpter la mme chose. Votre altesse doit se souvenir +d'eux: tous deux ils moururent subitement. + +LE DOGE. + +S'ils moururent ainsi, leur sort fut prfrable celui des victimes +d'une agonie prolonge. + +LORDANO. + +Sans doute; nanmoins bien des hommes souhaitent jouir de tous leurs +jours. + +LE DOGE. + +Et n'en ont-ils pas joui? + +LORDANO. + +C'est la tombe le dclarer. Je l'ai dit, ils sont morts subitement. + +LE DOGE. + +Cela est-il donc bien trange, que vous rptiez cette parole avec tant +d'emphase? + +LORDANO. + +Si peu trange, que jamais, mes yeux, il n'y eut de mort aussi +naturelle que la leur. Ne pensez-_vous_ pas ainsi? + +LE DOGE. + +Qu'y a-t-il de certain sur les mortels? + +LORDANO. + +Qu'ils ont des ennemis mortels. + +LE DOGE. + +Je vous entends; vos pres taient les miens, et vous avez recueilli +tout leur hritage. + +LORDANO. + +Vous savez mieux que personne si j'ai d le faire. + +LE DOGE. + +Oui. Vos pres furent mes ennemis; j'ai mme entendu ce sujet +d'tranges rumeurs; j'ai mme lu l'pitaphe qui attribue leur mort au +poison. Peut-tre est-elle aussi vridique que la plupart des +inscriptions funraires: ce n'en est pas moins une fable. + +LORDANO. + +Qui ose parler ainsi? + +LE DOGE. + +Moi!--Vos pres, je le rpte, furent mes ennemis, aussi mortels que +leur fils peut jamais l'tre: moi, j'tais aussi bien le leur, mais je +les dtestais ouvertement; et jamais, ni dans le conseil, ni par les +brigues, ni par d'obscures pratiques, on ne me vit cabaler contre leur +vie, et recourir, pour me venger, au fer ou au poison. La preuve est +dans votre existence mme. + +LORDANO. + +Je suis sans craintes. + +LE DOGE. + +Mon caractre justifie votre scurit; mais si j'tais tel que vous me +supposez, il y a long-tems qu'il ne serait plus en votre pouvoir de +craindre. Cependant, hassez-moi; je n'en ai pas de souci. + +LORDANO. + +Je ne savais pas qu' Venise la vie d'un noble pt dpendre de la +volont d'un Doge; j'entends la volont publiquement exprime. + +LE DOGE. + +Mais moi, mon cher seigneur, je suis, ou j'tais du moins, par ma +famille, mes facults et ma fortune, plus qu'un simple Doge; ils le +savent bien ceux qui songrent me choisir, ceux qui depuis ont tout +fait pour me renverser. Soyez sr qu'avant ou depuis mon lection, si +j'avais fait assez de cas de vous pour vouloir m'en dbarrasser, un seul +mot de ma part et suffi pour vous anantir. Mais, dans toutes les +circonstances, j'ai montr le plus grand respect pour les lois, pour +celles mme que vous avez violes, afin de me dpouiller d'une autorit +que j'aurais pu mon tour fortifier (et je ne parle ici de vous que +comme une des voix coupables). Avec la vnration d'un prtre l'autel, +au prix de mon sang, de mon repos, de ma vie, de tout, except +l'honneur, j'ai flchi le genou devant les dcrets, les avantages, la +gloire, la scurit de la chose publique. Maintenant, j'coute votre +message. + +LORDANO. + +Il est dcrt que, sans rpter une dernire fois la torture, sans +poursuivre une instruction qui ne tendrait qu' mieux prouver +l'endurcissement du coupable (les Dix, se relchant de la svrit des +lois qui prescrivent la question jusqu'au moment d'un aveu complet, et +le prisonnier ayant en partie reconnu son crime en ne dsavouant pas la +lettre au duc de Milan), Jacques Foscari retournera en exil, et partira +sur le mme vaisseau qui l'avait amen. + +MARINA. + +Dieu soit lou! du moins ils ne le tortureront plus devant leur horrible +tribunal. Que ne pense-t-il de mme? cette sentence serait la plus +heureuse que l'on pt prononcer, non-seulement contre lui, mais contre +tous ses compatriotes, auxquels elle permettrait de fuir une terre aussi +odieuse. + +LE DOGE. + +Ma fille, cette pense n'est pas d'une ame vnitienne. + +MARINA. + +En effet, elle est trop compatissante. Mais partagerai-je son exil? + +LORDANO. + +Quant cela, les Dix ont gard le silence. + +MARINA. + +Je le prsumais bien: cette mention et galement t trop +compatissante. Mais il n'y a pas de dfense? + +LORDANO. + +Il n'en a pas t parl. + +MARINA, au Doge. + +Vous pourrez donc, mon pre, obtenir ou m'accorder cette grande faveur; +( Lordano) et vous, seigneur, vous ne vous opposerez pas la demande +que je fais d'accompagner mon poux? + +LE DOGE. + +Je ferai mes efforts. + +MARINA. + +Et vous, seigneur? + +LORDANO. + +Madame! il ne m'appartient pas de prvenir l'agrment du tribunal. + +MARINA. + +L'agrment! quel mot pour exprimer les dcrets de-- + +LE DOGE. + +Femme! savez-vous en prsence de qui vous parlez ainsi? + +MARINA. + +En prsence d'un souverain, et de l'un de ses sujets. + +LORDANO. + +Sujet! + +MARINA. + +Oh! cela vous offense.--Eh bien! vous tes son gal, vous le croyez, j'y +consens; mais ce que vous ne voudriez pas tre, vous ne le seriez pas +s'il n'tait qu'un paysan:--vous tes donc un prince, un sublime prince; +mais que suis-je donc, moi? + +LORDANO. + +La fille d'une noble race. + +MARINA. + +Et l'pouse d'un citoyen aussi noble qu'elle. Qui donc aurait le droit, +par sa prsence, d'imposer silence mes libres penses? + +LORDANO. + +Les juges de votre poux. + +LE DOGE. + +Et le respect d aux plus lgers des mots qui tombent de la bouche des +matres de Venise. + +MARINA. + +Gardez ces maximes pour la masse de vos artisans effrays, pour vos +marchands, vos esclaves de Grce et de Dalmatie, pour vos tributaires, +vos citoyens stupides, votre noblesse masque, vos sbires, vos espions, +vos forats de toute espce. Je le sais, grce vos enlvemens, vos +noyades nocturnes, aux donjons pratiqus sous le toit de vos palais, ou +sous les flots qui les environnent; grce vos mystrieuses assembles, + vos jugemens secrets, vos excutions subites, votre _Pont des +Soupirs_, votre chambre de dernire agonie, vos instrumens de +torture, vous tes parvenus leur faire croire que vous tiez des tres +d'un autre monde plus mchant encore; rservez pour eux ces avis: je ne +les crains pas. Je vous connais; je vous ai vus pires que tout cela dans +l'infernal procs de mon pauvre mari! Traitez-moi comme vous l'avez +trait:--vous l'avez dj fait d'ailleurs en vous attaquant sa +personne. Que puis-je donc avoir craindre de vous, quand mme je +serais craintive de mon naturel, ce qui, je l'espre, n'est pas? + +LE DOGE. + +Vous l'entendez, elle a perdu la raison. + +MARINA. + +La prudence, peut-tre, mais non pas la raison. + +LORDANO. + +Madame! je n'emporterai pas au-del du seuil de ces portes le souvenir +des paroles prononces dans cette enceinte: j'en excepte celles qui +concernent le service de l'tat, et prononces entre le Doge et moi. +Doge! avez-vous quelque rponse faire? + +LE DOGE. + +Oui, comme Doge, et peut-tre aussi comme pre. + +LORDANO. + +Ma mission dans ces lieux ne se rapporte qu'au _Doge_. + +LE DOGE. + +Dites donc que le Doge fera choix d'un ambassadeur spcial, ou qu'il +exposera lui-mme ses intentions; quant au pre.-- + +LORDANO. + +Je n'oublierai pas ce qui me concerne.--Adieu! je baise les mains de +l'illustre dame, et je m'incline devant le Doge. + +(Lordano sort.) + +MARINA. + +tes-vous content? + +LE DOGE. + +Je suis tel que vous voyez. + +MARINA. + +Et cela est encore un mystre. + +LE DOGE. + +Pour les mortels, tout est mystre; qui peut les claircir, sauf celui +qui les fit? Si parfois ils y parviennent, c'est quelques esprits +privilgis qui long-tems ont tudi le fastidieux volume de l'humanit, +qui, sur chacune de ses pages noires ou sanglantes, ont fatigu leur +intelligence et leur coeur: encore le fatal grimoire retombe-t-il sur +l'adepte qui l'tudie; tous les vices que nous trouvons dans les autres +sont de l'essence de notre nature, tous nos avantages appartiennent la +fortune. C'est elle que nous devons remercier de la beaut, de la +naissance, de la richesse, de la sant; et quand nous nous plaignons du +destin, nous devrions nous rappeler qu'il ne nous a repris que ce qu'il +nous avait _donn_. Pour le reste, la nudit, les passions basses, les +frivoles vanits, c'est l'hritage universel, c'est l ce qu'il nous +faut combattre dans toutes les positions; et si nous devons moins les +craindre dans le plus humble sort, c'est que l, la faim rend sourd +tout autre besoin, c'est que l'homme a reu l'ordre de suer pour obtenir +sa nourriture; c'est que l, toutes les passions se taisent devant la +crainte de la famine. Tout est vil, faux et trompeur,--de la premire +crature jusqu' la dernire. Notre gloire, l'urne du prince comme celle +du mendiant, dpend du souffle des hommes; notre vie de quelque chose +plus lger encore que leur souffle; notre existence tient des jours, +les jours des saisons, et tout notre tre sur ce qui est indpendant +de _nous_.--Ainsi, du plus grand au plus petit, nous sommes des +esclaves:--rien ne dpend de notre volont; un ftu de paille peut +branler cette volont aussi bien qu'un orage. Quand nous croyons +conduire, c'est nous que l'on trane,--jusqu' la mort, fantme qui se +prsente comme le reste sans notre participation ou notre influence, tel +enfin que notre premier jour. Ah! sans doute il faut que nous ayons +pch dans quelque autre monde antrieur, et que _celui-ci_ en soit +l'enfer! Heureusement, il n'est point ternel. + +MARINA. + +Tout cela, nous ne pouvons en tre juges sur terre. + +LE DOGE. + +Pourquoi donc faut-il que nous nous jugions les uns les autres, nous +enfans de la terre; et que moi, je sois forc de juger mon propre fils? +J'ai administr mon pays loyalement, au sein de la victoire,--j'en +atteste l'tat dans lequel je l'ai trouv, dans lequel je le laisse: mon +rgne a doubl sa puissance; en rcompense, Venise, dans sa gratitude, +me laisse ou s'apprte me laisser isol sur la terre. + +MARINA. + +Et Foscari? Ah! qu'on me laisse avec lui, et je ne songerai plus mes +maux. + +LE DOGE. + +Vous le suivrez, du moins ils ne peuvent gure vous le refuser. + +MARINA. + +Et s'ils le refusent, je m'enfuirai avec lui. + +LE DOGE. + +Impossible. O vous enfuiriez-vous? + +MARINA. + +Je l'ignore, et ne m'en inquite pas:--en Syrie, en gypte, chez les +Turcs, partout o nous pourrons respirer libres, et vivre loin de l'oeil +des espions, affranchis des dits de vos inquisiteurs d'tat. + +LE DOGE. + +Ainsi vous consentiriez faire de votre poux un rengat, le +transformer en tratre? + +MARINA. + +Non, il ne l'est pas! c'est la patrie qui se trahit elle-mme en +rejetant son meilleur, son plus intrpide citoyen. La pire des +trahisons, c'est la tyrannie. Penses-tu donc qu'il n'y ait de rebelles +que les esclaves? Le prince qui viole ou nglige ses devoirs est un +brigand plus juste titre qu'un chef de bandits. + +LE DOGE. + +Je ne puis me reprocher quelque dloyaut de ce genre. + +MARINA. + +Non; car tu observes et respectes des lois prs desquelles celles du +vieux Dracon seraient un code de misricorde. + +LE DOGE. + +Ces lois existaient avant moi: je ne les ai pas faites. Si je n'tais +qu'un sujet, je trouverais moyen de rclamer quelque amlioration parmi +elles; mais comme prince, jamais je ne songerai, au prix de ma vie et du +salut des miens, changer la charte dont nos pres m'ont transmis le +dpt. + +MARINA. + +Est-ce donc pour la ruine de leurs enfans qu'ils te l'ont transmis? + +LE DOGE. + +Venise, sous le joug de pareilles lois s'est leve au point o nous la +voyons,-- celui d'une rpublique digne de rivaliser en hauts faits, en +dure, en puissance, et je puis ajouter en gloire (car nous avons eu +aussi parmi nous des ames romaines), avec tout ce que l'histoire nous +rappelle des plus beaux tems de Carthage et de Rome, alors que le peuple +rgnait par le snat. + +MARINA. + +Dites plutt, flchissait sous la verge implacable de l'oligarchie. + +LE DOGE. + +Peut-tre; mais enfin c'est ainsi qu'il parvint rduire le monde. Or, +dans un tel tat, qu'un individu soit le plus riche de son rang, ou le +plus humble de ses concitoyens, son importance disparat devant le grand +but que l'on se propose, tant qu'on ne l'a pas perdu de vue. + +MARINA. + +Cela veut dire que vous tes plutt Doge que pre. + +LE DOGE. + +Cela veut dire que je suis citoyen avant d'tre l'un ou l'autre. Si +pendant nombre de sicles nous n'avions pas eu des milliers de pareils +citoyens, si nous n'en avions plus, Venise aurait cess d'tre une cit. + +MARINA. + +Maudite la cit o la voix des lois touffe celle de la nature! + +LE DOGE. + +J'aurais autant de fils que j'ai d'annes, je les donnerais tous, non +sans douleur, mais je les donnerais dans l'intrt de l'tat, et pour +obir ses exigences; je les sacrifierais sur les flots, sur les champs +de bataille, ou s'il le fallait, hlas! comme dj il l'a fallu, je les +abandonnerais l'ostracisme, l'exil, aux chanes, en un mot tout ce +qu'on pourrait leur imposer de pire. + +MARINA. + +Et c'est l du patriotisme! pour moi, je n'y vois que la plus odieuse +barbarie. Laissez-moi rejoindre mon mari; avec tous leurs soupons, le +sage conseil des Dix aura peine combattre contre la faiblesse d'une +femme, et lui refuser un moment d'accs dans sa prison. + +LE DOGE. + +Je puis prendre sur moi d'ordonner que l'on vous laisse pntrer jusqu' +lui. + +MARINA. + +Et que dirai-je Foscari de son pre? + +LE DOGE. + +Qu'il sait obir aux lois. + +MARINA. + +Rien de plus? Ne voulez-vous pas le voir avant qu'il ne parte? ce serait +peut-tre pour la dernire fois. + +LE DOGE + +La dernire!--mon enfant!--le dernier de mes enfans; la dernire fois +que je le verrai! Dites-lui que je me rendrai prs de lui. + +(Ils sortent.) + +FIN DU DEUXIME ACTE. + + + + +ACTE III. + + + +SCNE PREMIRE. + +(La prison de Jacopo Foscari.) + + +JACOPO FOSCARI, seul. + +Pas de jour, si ce n'est cette faible lueur qui me laisse apercevoir des +murs o ne retentirent jamais que les accens de la douleur, les soupirs +des prisonniers, le bruit des pieds chargs de fers, l'agonie de la +mort, les imprcations du dsespoir! Voil donc pourquoi je revins +Venise, soutenu, il est vrai, par une sorte d'esprance que le tems, qui +ronge jusqu'au marbre, aurait arrach la haine du coeur des hommes. +Hlas! j'prouvai qu'il n'en tait rien; c'est ici que le mien va se +consumer, lui qui ne battit jamais sans regretter Venise, et soupirer +aprs elle comme la colombe loigne de son nid, alors qu'elle s'lance +dans l'air pour rejoindre sa jeune famille. Mais quels caractres sont +tracs sur ces inexorables murailles? (Il s'approche du mur.) Le rayon +de jour me permettra-t-il de les distinguer? Ah! ce sont des noms; ceux +de mes tristes prdcesseurs dans ces lieux, l'poque de leur dsespoir, +la courte expression d'un chagrin insupportable pour la plupart. Comme +une pitaphe, cette page de pierre reproduit leur histoire, et le rcit +du malheureux captif est grav sur les barreaux de sa prison, comme les +souvenirs de l'amant sur l'corce de quelque grand arbre confident de +son nom et de celui de sa matresse. Hlas! plusieurs de ces noms me +sont connus; ils sont nfastes comme le mien que je vais mettre leur +suite, bien digne de figurer dans une chronique que ne peuvent jamais +lire ou crire d'autres tres que des infortuns. + +(Il trace son nom.--Entre un familier des Dix.) + +LE FAMILIER. + +Je vous apporte de la nourriture. + +JACOPO FOSCARI. + +Dposez-la, je vous prie; je n'ai pas faim; mais je sens mes lvres +dessches:--de l'eau! + +LE FAMILIER. + +En voici. + +JACOPO FOSCARI, aprs avoir bu. + +Je vous remercie; je suis mieux. + +LE FAMILIER. + +J'ai ordre de vous apprendre que l'on a sursis votre jugement +dfinitif. + +JACOPO FOSCARI. + +Jusqu' quand? + +LE FAMILIER. + +Je l'ignore.--J'ai de plus reu l'ordre de laisser parvenir jusqu' vous +votre noble pouse. + +JACOPO FOSCARI. + +Ah! ils se ralentissent donc?--j'avais cess de l'esprer: il tait +tems. + +(Entre Marina.) + +MARINA. + +Mon bien-aim! + +JACOPO FOSCARI, l'embrassant. + +Ma chre femme, ma seule amie! quel bonheur! + +MARINA. + +Nous ne nous sparerons plus. + +JACOPO FOSCARI. + +Comment! voudrais-tu partager un cachot? + +MARINA. + +Oui; la torture, la tombe, tout!--tout avec toi; mais la tombe la +dernire de toutes, car l nous ne saurions plus que nous sommes runis: +nanmoins je la partagerais plutt encore qu'une sparation nouvelle; +c'est dj trop d'avoir survcu la premire. Comment te trouves-tu? +tes pauvres membres? Hlas! pourquoi le demander? ta pleur-- + +JACOPO FOSCARI. + +C'est la joie de te revoir sitt, et sans m'y attendre encore, qui a +fait refluer le sang vers mon coeur, et rendu mes joues comme les +tiennes; car toi aussi, tu es ple, chre Marina. + +MARINA. + +C'est le reflet de cette ternelle prison, o jamais ne pntra un rayon +de soleil; c'est la triste et mourante lueur de la torche du familier, +qui semble favoriser l'obscurit au lieu de la dissiper, en ajoutant aux +vapeurs du cachot un nuage sulfureux qui ternit tous les objets, mme +tes yeux;--mais non, tes yeux brillent--oh! comme ils tincellent! + +JACOPO FOSCARI. + +Et les tiens!--mais cette torche m'empche de voir. + +MARINA. + +Et sans elle j'aurais encore moins vu. Peux-tu donc distinguer ici +quelque chose? + +JACOPO FOSCARI. + +D'abord rien; mais le tems et l'habitude m'ont rendu familier avec +l'obscurit: la plus faible lueur qui pntre travers les crevasses de +ces murs battus des vents, enivre plus mes yeux que tout l'clat du +soleil quand il dore orgueilleusement toutes les tourelles du monde, +sauf pourtant celles de Venise. l'instant mme o tu es entre, +j'tais occup crire. + +MARINA. + +Quoi donc? + +JACOPO FOSCARI. + +Mon nom. Regarde, le voici, plac la suite du nom de celui qui m'a +prcd dans ces lieux, si les dates de cachot ne sont pas trompeuses. + +MARINA. + +Et celui-l, qu'est-il devenu? + +JACOPO FOSCARI. + +Ces murs gardent le silence sur la fin de leurs victimes, et par l ils +semblent nous en avertir. Jamais murs plus insensibles ne pesrent sur +les mortels, si ce n'est sur les morts, ou sur ceux qui ne vont pas +tarder l'tre. Tu demandes ce qu'il est devenu? que serai-je devenu +moi-mme? on le demandera bientt, on n'obtiendra que la mme +rponse:--un doute, un soupon douloureux,-- moins que tu ne racontes +mes infortunes. + +MARINA. + +Moi, _parler_ de toi? + +JACOPO FOSCARI. + +Pourquoi non? alors mon nom serait dans toutes les bouches. La tyrannie +du silence n'est pas ternelle; on peut touffer la vrit, mais le +murmure des hommes justes soulve bientt toutes les entrailles, mme +celles d'un vivant tombeau. Je n'ai pas d'incertitude sur ma mmoire, +mais sur ma mort, et je ne redoute ni l'une ni l'autre. + +MARINA. + +Ta vie est en sret. + +JACOPO FOSCARI. + +Et ma libert? + +MARINA. + +C'est l'ame qui seule devrait pouvoir la donner. + +JACOPO FOSCARI. + +Voil un beau mot, mais ce n'est qu'un mot; une mlodie bien pntrante, +mais aussi bien passagre. L'ame sans doute est beaucoup, mais ce n'est +pas tout. C'est l'ame qui m'a donn la force de courir le risque de la +mort, et de subir des tortures bien plus cruelles que la mort (si la +mort n'est qu'un profond sommeil), sans un gmissement, ou du moins avec +un cri qui faisait plir mes juges encore plus que moi. Mais enfin ce +n'est pas tout; il est des choses dont l'ame ne peut temprer +l'horreur,--et tel est cet troit cachot, o je dois respirer pendant +longues annes. + +MARINA. + +Hlas! un troit cachot, voil tout ce qui t'appartient de ce vaste +empire dont ton pre est le souverain. + +JACOPO FOSCARI. + +Cette pense ajoute encore mes souffrances. Mon sort est commun +plusieurs: les captifs ne sont pas rares; mais il n'en est pas qui +languissent comme moi aussi prs du palais de leur pre. Quelquefois +cependant, mon coeur, cette ide, se relve; l'esprance glisse jusqu' +moi de ces paisses lueurs peuples de poudreux atmes, le seul jour que +je connaisse; car, except la torche du geolier et une sorte de +lampyris, qui la dernire nuit est venue se prendre dans les filets de +cette norme araigne, je n'ai rien vu qui et quelque apparence de +rayon. Hlas! je sais quelle force l'ame peut nous communiquer; je le +sais, j'en ai fait preuve devant les hommes; mais elle ne rsiste pas +la solitude, et je sens que mon esprit est fait pour la socit. + +MARINA. + +Je ne te quitterai plus. + +JACOPO FOSCARI. + +Ah! s'il en tait ainsi! mais jamais ils ne l'ont accord,--ils ne +l'accorderont pas, et je resterai seul. Pas d'tres vivans,--pas de +livres,--cette image trompeuse des mortels trompeurs. J'aurais voulu que +ces vestiges de l'espce humaine, qu'ils appellent annales, histoires, +ce que vous voudrez, et ce qu'ils lguent aux gnrations suivantes +comme autant de portraits fidles; j'aurais voulu, dis-je, qu'elles +s'ouvrissent pour moi: on me l'a refus. Aussi j'ai dirig mon tude +vers ces murailles, peinture de l'histoire vnitienne plus fidle, avec +toutes ses lacunes, ses obscurits sinistres, que n'est la salle btie +quelques pas de l, o sont renferms les cent portraits des Doges et le +rcit de leurs actions. + +MARINA. + +Je viens t'apprendre ce qu'ils viennent de dcider dans leur dernier +conseil. + +JACOPO FOSCARI. + +Je le sais:--regarde. + +(Il indique du doigt ses membres, comme pour rappeler la question qu'il +a subie.) + +MARINA. + +Non, non,--ce n'est plus cela: leur cruaut mme s'est ralentie. + +JACOPO FOSCARI. + +En quoi donc? + +MARINA. + +Tu retournes Candie. + +JACOPO FOSCARI. + +Adieu donc ma dernire esprance! Je pouvais endurer mon cachot: c'tait +encore Venise; je pouvais supporter la torture: il y avait dans mon air +natal quelque chose qui ranimait mes forces, comme, sur l'ocan, le +vaisseau battu des orages se soutient pourtant encore la hauteur des +vagues, et continue firement sa course. Mais _l-bas_, dans cette le +maudite d'esclaves, de prisonniers et de mcrans, mon ame, telle qu'un +btiment naufrag, se brise dans mon sein; et si l'on m'y renvoie, je +prirai dans une cruelle agonie. + +MARINA. + +Mais _ici_? + +JACOPO FOSCARI. + +Je prirai de mme;--mais en moins de tems, et moins pniblement. Eh +quoi! prtendent-ils donc me refuser le tombeau de mes pres, aussi bien +que leur demeure et leur hritage? + +MARINA. + +coute, Foscari: j'ai sollicit la permission de t'accompagner dans ton +exil, mais je ne partage pas ton dsespoir. Cet amour que tu conserves +pour une terre ingrate et tyrannique est une passion, et non du +patriotisme. Pour moi, si je pouvais revoir le calme dans tes traits, +s'il nous tait permis de profiter de la douce libert de l'air et de la +terre, peu m'importeraient les climats et les pays. Cette multitude de +palais et de prisons n'est pas un den; ses premiers habitans taient de +misrables proscrits. + +JACOPO FOSCARI. + +Oui, je sens qu'ils devaient tre bien misrables! + +MARINA. + +Et cependant, vois: refouls par les Tartares dans ces les troites, et +soutenus par cette nergie antique (tout ce qui leur restait de +l'hritage de Rome), ils parvinrent crer, par degrs, une Rome +flottante. Ton courage sera-t-il donc au-dessous d'une infortune qui +tant de fois devint l'occasion d'une grande prosprit? + +JACOPO FOSCARI. + +Ah! si j'tais sorti de ma patrie, cherchant, comme les anciens +patriarches, une autre contre, suivi comme eux de leurs familles et de +leurs troupeaux; si j'avais t exil, comme les juifs, de Sion, ou, +comme nos pres chasss par Attila, des belles campagnes de l'Italie, +j'aurais sans doute encore donn quelques pleurs mon ancienne contre, +quelques penses amres: mais bientt je me serais relev; et de concert +avec les miens, qui n'auraient pas cess de m'entourer, j'aurais cr +une nouvelle patrie, une autre chose publique: peut-tre alors aurais-je +support mon sort--bien que je n'ose l'assurer! + +MARINA. + +Pourquoi pas? c'est le sort de tant de milliers d'hommes! tant d'autres +le supporteront encore! + +JACOPO FOSCARI. + +Oui;--mais l'on nous parle uniquement de ceux qui, dans une nouvelle +terre, ont survcu leurs maux; de leur nombre, de leur succs: qui +aurait pu compter les coeurs briss en silence par cet exil? Qui pourrait +compter les victimes de cette maladie[1] qui, de l'impitoyable mer, +semble tout d'un coup faire jaillir les belles campagnes de la patrie; +qui les reprsente si fidlement aux yeux malades du malheureux +proscrit, qu'on peut difficilement l'empcher de se prcipiter devant +l'image trompeuse? Rappelez-vous cette mlodie tranante[2] qui, tout +d'un coup, ranime les regrets passionns du montagnard loign de ses +hauteurs couronnes de neige et de nuages; il s'abandonne ses regrets, +mais il porte le poison dans ses veines, et bientt il expire de +dsespoir. Vous appelez cela de _la faiblesse_! c'est de la force; c'est +la source de tous les sentimens gnreux: qui n'aime pas sa patrie est +incapable de rien aimer. + +[Note 1: La calenture.] + +[Note 2: Allusion l'air suisse (le _ranz des vaches_) et ses +effets.] + +MARINA. + +Obis-lui donc, car c'est elle qui te proscrit. + +JACOPO FOSCARI. + +Oui, c'est elle: et son arrt pse sur mon coeur comme la maldiction +d'une mre;--l'empreinte en brle mon front. Ces exils dont vous me +parlez, ils s'loignaient en foule les mains presses l'une dans +l'autre, pendant la route; et leurs tentes runies et confondues:--moi, +je suis seul. + +MARINA. + +Non, tu ne le seras plus:--ne vais-je pas avec toi? + +JACOPO FOSCARI. + +Chre Marina!--et nos enfans? + +MARINA. + +Pour eux, je crains bien que les soupons de votre odieuse politique +(qui se joue de tous les liens et les brise son plaisir) ne nous +permettent pas de les emmener avec nous. + +JACOPO FOSCARI. + +Et toi, peux-tu donc les quitter? + +MARINA. + +Oui, avec bien de la peine; mais je puis les laisser, enfans comme ils +sont, pour vous apprendre l'tre moins vous-mme; apprenez par-l +touffer des sentimens sacrs, quand d'autres devoirs plus sacrs encore +le commandent: dans ce monde, d'ailleurs, notre premier devoir est de +savoir souffrir. + +JACOPO FOSCARI. + +N'ai-je encore rien support? + +MARINA. + +Beaucoup trop d'une injuste tyrannie, et assez pour vous apprendre ne +pas tre pouvant d'une perspective qui n'a plus rien de pnible, +compare tout ce que vous avez dj souffert. + +JACOPO FOSCARI. + +Ah! je le vois, vous n'avez jamais t proscrite loin de Venise; vous +n'avez jamais vu s'loigner progressivement ses ravissantes tourelles, +alors que chaque sillon creus dans la mer par le vaisseau semble +frapper et entr'ouvrir votre coeur; vous n'avez jamais vu le jour +s'abaisser sur nos rivages, et les couvrir de son aurole calme et +rougissante; puis, ayant rv qu'ils vous apparaissaient dans toute leur +beaut, vous ne vous tes jamais rveille sans les retrouver. + +MARINA. + +Je partagerai avec vous tout cela. Faisons-nous l'ide de quitter +cette ville bien-aime (car elle le mrite bien sans doute), et cette +prison d'tat que vous devez ses bonts. Nos enfans recevront les +soins du Doge et de mes oncles: il faut que nous mettions la voile +avant la nuit. + +JACOPO FOSCARI. + +Ce terme est bien court. Ne verrai-je donc pas mon pre? + +MARINA. + +Vous le verrez. + +JACOPO FOSCARI. + +O? + +MARINA. + +Ici ou dans l'appartement ducal:--il n'a pas dit o. Que ne +supportez-vous votre exil comme il le supporte! + +JACOPO FOSCARI. + +Oh! ne le blmez pas. Quelquefois il m'est arriv de murmurer un +instant; mais il ne pouvait pas autrement agir. Le moindre tmoignage de +piti ou de sympathie de sa part n'et fait que rejeter sur ses cheveux +blancs le soupon des Dix, et sur ma tte des malheurs accumuls. + +MARINA. + +Accumuls! Quels sont donc les tourmens qu'ils vous ont pargns? + +JACOPO FOSCARI. + +Celui de quitter Venise sans vous voir, lui ou toi; ils m'auraient +interdit ce bonheur, comme la premire fois qu'ils m'exilrent. + +MARINA. + +Cela est vrai; oui, pour cela, j'avoue ma dette envers la rpublique, et +je lui devrai davantage encore quand tous deux nous flotterons sur les +libres vagues.--Partons! ah! partons aux extrmits du monde, s'il le +faut; mais loin de cette horrible, injuste et-- + +JACOPO FOSCARI. + +Ne la maudissez pas. Quand je me tais, qui ose accuser ma patrie? + +MARINA. + +Ciel et terre! qui ose l'accuser? le sang de plusieurs millions d'hommes +s'levant au ciel contre elle; les accens de dsespoir des esclaves +enchans, des citoyens dans les cachots, des mres, des pouses, des +enfans, des pres, et de tous les sujets courbs sous le joug de dix +vieilles ttes; enfin, jusqu' _ton silence_. Et quand tu pourrais +encore allguer quelque chose en sa faveur, quel autre, dis-moi, +voudrait le faire ta place? + +JACOPO FOSCARI. + +Songeons, puisqu'il le faut, notre dpart. Mais qui vient ici? + +(Entre Lordano suivi de familiers.) + +LORDANO, aux familiers. + +Retirez-vous, et laissez-moi le flambeau. + +(Les familiers se retirent.) + +JACOPO FOSCARI. + +Noble signor, soyez le bien-venu; je ne croyais pas que ces tristes +lieux recevraient jamais l'honneur d'une pareille visite. + +LORDANO. + +Ce n'est pas la premire fois que je me trouve dans ces sortes de lieux. + +MARINA. + +Ni la dernire, si la rcompense suivait le mrite. Venez-vous ici pour +nous insulter, pour faire l'office d'espion, ou pour demeurer en otage +auprs de nous? + +LORDANO. + +Telle n'est pas ma mission, noble dame! je suis envoy vers votre mari +pour lui apprendre le dcret des Dix. + +MARINA. + +L'on a prvenu cet acte de bont: il le connat. + +LORDANO. + +Et comment? + +MARINA. + +Je l'ai inform de l'indulgence de vos collgues, non sans doute avec +les dlicates prcautions que vous aurait suggres votre nave +sensibilit; mais enfin il la connat. Si vous venez recevoir nos +remerciemens, prenez-les et sortez! L'horreur du cachot est assez +profonde sans vous; il s'y rencontre assez de reptiles non moins +malfaisans, bien que leur venin soit moins lche. + +JACOPO FOSCARI. + +Calmez-vous, je vous prie. quoi servent de telles paroles? + +MARINA. + + lui faire connatre qu'il est connu. + +LORDANO. + +La belle dame doit conserver les privilges de son sexe. + +MARINA. + +Signor, j'ai des fils: un jour ils sauront mieux vous remercier. + +LORDANO. + +Vous ferez bien de les lever dans de bons sentimens. Foscari,--vous +connaissez donc votre sentence? + +JACOPO FOSCARI. + +Je retourne Candie? + +LORDANO. + +Oui,--pour la vie. + +JACOPO FOSCARI. + +Pour peu de tems. + +LORDANO. + +J'ai dit--pour _la vie_. + +JACOPO FOSCARI. + +Et je rpte--pour peu de tems. + +LORDANO. + +Une anne d'emprisonnement la Canne,--ensuite la libert de l'le +entire. + +JACOPO FOSCARI. + +C'est tout un pour moi: cette libert est mes yeux comme la prison qui +doit la prcder. Est-il vrai que ma femme m'accompagne? + +LORDANO. + +Oui, si elle le veut. + +MARINA. + +Qui a rclam pour moi cette justice? + +LORDANO. + +Quelqu'un qui ne fait pas la guerre aux femmes. + +MARINA. + +Mais qui opprime les hommes. Quoi qu'il en soit, je le remercie de la +seule faveur que j'aurais voulu demander ou recevoir de lui ou de ses +semblables. + +LORDANO. + +Il reoit ces remerciemens avec les sentimens de celle qui les lui +offre. + +MARINA. + +Et puissent-ils lui servir en proportion de leur sincrit!--Mais assez. + +JACOPO FOSCARI. + +Est-ce l, signor, toute votre mission? Songez qu'il nous reste peu de +tems pour nous prparer, et que votre prsence est pnible pour cette +dame, dont la famille est noble comme la vtre. + +MARINA. + +Plus noble. + +LORDANO. + +Comment, plus noble? + +MARINA. + +Oui, car plus gnreuse! Nous disons d'un coursier qu'il est _gnreux_, +quand nous voulons exprimer la puret de sa race. Je le sais, bien que +ne Venise o l'on ne connat gure que des coursiers de bronze; mais +je l'ai appris de ces Vnitiens qui ont abord sur les ctes d'gypte, +et de l'Arabie leur voisine. Pourquoi donc ne dirions-nous mieux encore: +l'_homme gnreux_? Si la famille est quelque chose, c'est pour les +vertus, plutt que pour les annes qu'elle rappelle; et la mienne, aussi +ancienne que la vtre, est plus recommandable dans ses rejetons. Oh! +n'affectez pas de l'indignation,--mais reportez vos yeux en arrire; +considrez votre arbre gnalogique aux feuillages si verts, aux fruits +si mrs: alors vous serez forc de rougir d'anctres qui rougiraient +eux-mmes d'un fils tel que vous,--coeur aride et dvor de haine! + +JACOPO FOSCARI. + +Encore, Marina! + +MARINA. + +Encore! Ne voyez-vous pas qu'il vient ici pour assouvir sa rage, en +reposant sur nos malheurs un dernier regard? laissez-le les partager. + +JACOPO FOSCARI. + +Cela serait difficile. + +MARINA. + +Nullement. Il les partage dj:--c'est en vain qu'il cherche drober +ses angoisses sous un front de marbre et sous un ddaigneux sourire; il +les partage. Quelques mots prcis de vrit confondent les suppts de +l'enfer aussi bien que leur matre; j'ai mis un instant son ame +l'preuve, comme le fera avant peu le feu ternel qui le rclame. Vois +comme il recule ma voix! et cependant il porte en ses mains la mort, +les fers et l'exil, qu'il dverse volont sur ses semblables. Mais ces +armes ne sont pas dfensives, car j'ai perc du premier coup son coeur +glac. Je brave ses furieux regards. Nous ne pouvons que mourir; il est +plus plaindre que nous, car il ne peut que vivre, et chaque jour +avance l'heure invitable de son chtiment. + +JACOPO FOSCARI. + +Vous avez perdu la raison. + +MARINA. + +Cela peut tre; mais quelle est la cause de ce _dlire_? + +LORDANO. + +Laissez-la poursuivre; elle ne m'atteint pas. + +MARINA. + +Vous mentez! Vous veniez ici pour savourer un lche triomphe, la vue +de notre dplorable situation. Vous veniez pour couter froidement nos +prires,--pour compter nos pleurs et nos sanglots,--pour contempler le +naufrage auquel vous aviez rduit mon poux, le fils de votre souverain; +en un mot, vous veniez fouler aux pieds la victime,--ide devant +laquelle le bourreau recule, lui qui fait horreur tous les hommes! +Qu'en est-il rsult? Nous sommes malheureux, signor; malheureux autant +que votre sclratesse et votre soif de vengeance pouvaient le dsirer: +et cependant, comment _vous trouvez-vous_? + +LORDANO. + +Comme un roc. + +MARINA. + +Oui, mais frapp de la foudre: ils sont insensibles, mais ils demeurent +sillonns. Allons, Foscari! loignons-nous, et laissons cet tre vil, le +seul digne d'habiter ces lieux qu'il a tant de fois peupls de victimes, +mais qui ne seront purifis qu' l'instant o ils se fermeront sur lui. + +(Entre le Doge.) + +JACOPO FOSCARI. + +Mon pre! + +LE DOGE, l'embrassant. + +Jacopo! mon fils!--mon fils! + +JACOPO FOSCARI. + +Encore une fois, mon pre! Qu'il y a long-tems que je ne t'avais entendu +prononcer mon nom--_notre_ nom! + +LE DOGE. + +Mon enfant! que ne peux-tu savoir-- + +JACOPO FOSCARI. + +Il m'est chapp rarement des murmures. + +LE DOGE. + +C'est ton silence que j'ai senti le plus vivement. + +MARINA. + +Doge! regardez--l! (Elle indique Lordano.) + +LE DOGE. + +Je vois cet homme--eh bien? + +MARINA. + +De la prudence! + +LORDANO. + +Cette vertu tant celle dont la noble dame aurait le plus besoin, il est +naturel qu'elle la recommande aux autres. + +MARINA. + +Misrable! ce n'est pas une vertu: c'est la politique des hommes de bien +forcs de se trouver en face du vice; c'est auprs de tes semblables que +je la recommande, comme je le ferais celui dont le pied serait prt de +toucher une vipre. + +LE DOGE. + +Cela est superflu ma fille; depuis long-tems je connais Lordano. + +LORDANO. + +Vous pouvez le connatre mieux encore. + +MARINA. + +Oui, mais non pas plus pervers sans doute. + +JACOPO FOSCARI. + +Mon pre, ne perdons pas ces dernires heures dans de striles +reproches. Est-ce bien en effet maintenant notre dernire entrevue? + +LE DOGE. + +Tu vois ces cheveux blancs. + +JACOPO FOSCARI. + +Et de plus, je sens que les miens ne blanchiront jamais ainsi. Mon pre, +embrassez-moi! je vous ai toujours aim,--jamais plus qu'aujourd'hui. +Ayez soin de mes enfans,--ceux de votre dernier enfant; qu'ils soient +pour vous tout ce que je fus long-tems moi-mme, et jamais ce que je +suis aujourd'hui. Ne puis-je donc pas _les_ voir aussi? + +MARINA. + +Non,--pas _ici_. + +JACOPO FOSCARI. + +Partout ils peuvent embrasser leurs parens. + +MARINA. + +Je ne voudrais pas qu'ils vissent leur pre dans un lieu qui pourrait +mler leur tendresse des sentimens de crainte, et troubler le cours +naturel de leur sang jeune et gnreux. Ils sont heureux; ils dorment +tranquilles; ils ignorent que leur pre n'est qu'un malheureux proscrit. +Je sais bien que leur destine sera la mme un jour; mais qu'ils ne la +reoivent qu' titre de succession, et non pas comme un droit de leur +enfance mme. Leurs sens ouverts aux inspirations de l'amour le sont +galement celles de la terreur; et cette obscure humidit, et ces eaux +verdtres et fangeuses qui flottent au-dessus de cet horrible asile,--ce +cachot lui-mme, creus au-dessous de la source des eaux, et enfermant +dans chaque crevasse un germe pestilentiel; tout cela pourrait tre +craindre pour eux: ce n'est pas _leur_ atmosphre, bien que vous,--vous +aussi,--et avant tous les autres, et comme en tant le plus +digne,--_vous_, noble Lordano, vous puissiez respirer ici sans le +moindre danger. + +JACOPO FOSCARI. + +Je n'avais pas fait ces rflexions; je les approuve. Ainsi, je +m'loignerai sans les avoir vus. + +LE DOGE. + +Non; il n'en sera rien: vous les verrez dans mon appartement. + +JACOPO FOSCARI. + +Et faudra-t-il _tous_ les quitter? + +LORDANO. + +Il le faut. + +JACOPO FOSCARI. + +Sans une seule exception? + +LORDANO. + +Ils sont le bien de l'tat. + +MARINA. + +Je supposais qu'ils taient le mien. + +LORDANO. + +Ils le sont, en effet, dans tout ce qui se rapporte la puissance +maternelle. + +MARINA. + +C'est--dire, dans tous les soins pnibles. Sont-ils malades? on me les +confiera pour les soigner; meurent-ils? c'est moi qu'il appartiendra +de les pleurer, de les ensevelir; mais s'ils vivent, vous en ferez des +soldats, des snateurs, des esclaves, des proscrits,--ce que vous +voudrez; ou s'ils sont de l'autre sexe et dous d'un patrimoine, des +pouses et des courtisanes! Admirable sollicitude de l'tat pour ses +fils et les mres de ses fils! + +LORDANO. + +L'heure approche, et les vents sont favorables. + +JACOPO FOSCARI. + +Qu'en savez-vous ici, o jamais les vents n'ont souffl dans leur +libert? + +LORDANO. + +Ils l'taient quand j'entrai ici. La galre flottait une porte d'arc +de _la riva di Schiavoni_. + +JACOPO FOSCARI. + +Mon pre, prcdez-moi, je vous prie, et prparez mes enfans voir leur +pre. + +LE DOGE. + +Allons, mon fils, du courage! + +JACOPO FOSCARI. + +Je ferai tous mes efforts. + +MARINA. + +Adieu, du moins, cet infme donjon, et celui aux bons offices duquel +nous sommes en partie redevables de notre captivit passe. + +LORDANO. + +Et de la dlivrance prsente. + +LE DOGE. + +Il dit vrai. + +JACOPO FOSCARI. + +Sans doute; mais je ne lui dois qu'un change de mes chanes pour des +chanes plus pesantes. Il le savait bien, ou il ne l'et pas sollicit; +mais je ne lui reproche rien. + +LORDANO. + +Le tems presse, signor. + +JACOPO FOSCARI. + +Hlas! pouvais-je penser que je quitterais jamais avec douleur un pareil +sjour! Mais quand je sais que chaque pas qui m'en loigne m'loigne en +mme tems de Venise, j'prouve des regrets en regardant pour la dernire +fois ces murailles humides et-- + +LE DOGE. + +Enfant! pas de pleurs. + +MARINA. + +Laissez-les plutt couler; il n'a pas pleur au milieu des tortures, +elles ne peuvent ici le dshonorer. Elles soulageront son coeur,--ce coeur +trop sensible,--et je _saurai_ essuyer ces larmes amres ou y joindre +les miennes; je pourrais pleurer maintenant, mais je ne veux pas faire +tant de plaisir au mchant qui nous contemple. Sortons. Doge! +conduisez-nous. + +LORDANO, aux familiers. + +La torche! + +MARINA. + +Oui, clairez-nous comme dans une pompe funbre, suivie par Lordano, +pleurant comme un avide hritier. + +LE DOGE. + +Mon fils! vous tes faible: prenez cette main. + +JACOPO FOSCARI. + +Hlas! faut-il que la jeunesse s'appuie sur les annes! c'tait moi qui +devais tre votre soutien. + +LORDANO. + +Prenez mon bras. + +MARINA. + +Foscari! Foscari! ne le touchez pas; c'est un dard vnneux. Signor, +arrtez! nous savons bien que si la main des vtres devait nous sortir +du gouffre o nous sommes plongs, vous vous garderiez bien de nous la +prsenter. Viens, Foscari! prends la main que l'autel a jointe la +tienne; elle n'a pu te sauver, elle te soutiendra du moins toujours. + +(Ils sortent.) + +FIN DU TROISIME ACTE. + + + + +ACTE IV. + + + +SCNE PREMIRE. + +(Une salle dans le palais du Doge.) + +Entrent LORDANO et BARBARIGO. + + +BARBARIGO. + +Avez-vous confiance dans un pareil projet? + +LORDANO. + +Oui. + +BARBARIGO. + +Sa vieillesse en sera bien afflige. + +LORDANO. + +Dites plutt qu'elle se trouvera heureuse d'tre ainsi dlivre du +fardeau de l'tat. + +BARBARIGO. + +Son coeur en sera bris. + +LORDANO. + +La vieillesse n'a plus de coeur briser. Il a vu celui de son fils sur +le point de l'tre, et, si l'on excepte un clair d'attendrissement, en +le voyant dans son cachot, il n'a pas t mu. + +BARBARIGO. + +Dans sa contenance, je l'avoue; mais quelquefois je l'ai vu en proie +un tel dcouragement intrieur, que le plus bruyant dsespoir ne pouvait +rien trouver lui envier. O est-il? + +LORDANO. + +Dans ses appartemens, avec son fils, et toute la race des Foscari. + +BARBARIGO. + +Ils se disent adieu. + +LORDANO. + +Un dernier adieu, comme celui que le vieillard fera bientt la dignit +de Doge. + +BARBARIGO. + +Et quand le fils met-il la voile? + +LORDANO. + +Tout de suite, et quand ils en auront fini avec leurs longs adieux. Il +est tems de les avertir. + +BARBARIGO. + +Arrtez! Voulez-vous encore abrger de pareils momens? + +LORDANO. + +Ce n'est pas moi; nous avons des soins plus importans. Il faut que ce +jour soit en mme tems le dernier du rgne du vieux Doge et le premier +du dernier bannissement de son fils. Et voil la vengeance. + +BARBARIGO. + + mes yeux trop cruelle. + +LORDANO. + +Elle est trop douce.--Ce n'est pas mme vie pour vie, cette loi de +reprsailles admise dans tous les ges: ils me doivent encore la mort de +mon pre et de mon oncle. + +BARBARIGO. + +Mais cette dette, le Doge ne l'a-t-il pas hautement nie? + +LORDANO. + +Sans doute. + +BARBARIGO. + +Et ce dsaveu n'a-t-il pas branl vos doutes? + +LORDANO. + +Non. + +BARBARIGO. + +Quoi qu'il en soit, si la dchance doit tre obtenue par notre +influence runie dans le conseil, il faut que ce soit avec toute la +dfrence due ses cheveux blancs, son rang et ses services. + +LORDANO. + +Avec toutes les crmonies qu'il vous plaira, pourvu que la chose se +fasse. Vous pouvez, je m'en soucie peu, lui dputer le conseil, pour lui +demander, les genoux en terre (comme Barberousse au pape), d'avoir +l'extrme courtoisie d'abdiquer. + +BARBARIGO. + +Et s'il ne veut pas? + +LORDANO. + +Alors, nous en choisirons un autre, et nous annulerons son lection. + +BARBARIGO. + +Mais les lois?-- + +LORDANO. + +Quelles lois?--Les Dix, voil les lois; et s'ils n'existaient pas, je +serais, dans cette circonstance, lgislateur. + +BARBARIGO. + + vos propres prils? + +LORDANO. + +Ce n'est pas ici le cas,--vous dis-je; nous en avons le droit. + +BARBARIGO. + +Mais dj, deux reprises, il a sollicit la permission de se retirer, +et deux fois on la lui a refuse. + +LORDANO. + +Excellente raison pour la lui accorder une troisime fois. + +BARBARIGO. + +Sans qu'il le demande? + +LORDANO. + +Pour lui prouver que ses premires instances ont fait impression. Si +elles partaient du coeur, il nous devra des remerciemens: sinon, il est +juste de punir son hypocrisie. Allons, ils ont eu le tems de se runir, +il faut les rejoindre; et sur ce point-l seulement, montrez une +rsolution inbranlable. Les argumens que j'ai prpars sont de nature +les branler et renverser le vieillard. N'allez pas, avec vos +scrupules ordinaires, et quand nous sommes srs de leurs dispositions et +de leur volont, nous arrter au moment de la russite. + +BARBARIGO. + +Si j'tais sr que la dchance du pre ne sera pas le prlude d'une +perscution acharne comme celle dont son fils est la victime, je vous +appuierais sans hsiter. + +LORDANO. + +Il n'a rien craindre, vous dis-je; ses quatre-vingt-cinq ans +continueront autant qu'il pourra les traner: il ne s'agit que de son +trne. + +BARBARIGO. + +Les princes dposs ont rarement beaucoup de tems vivre. + +LORDANO. + +Plus rarement encore les octognaires. + +BARBARIGO. + +Pourquoi donc ne pas attendre quelques jours? + +LORDANO. + +Parce que nous avons dj bien assez attendu, et qu'il vit plus qu'il ne +convient. Allons! rendons-nous au conseil! + +(Lordano et Barbarigo sortent.--Entrent Memmo et un snateur.) + +SNATEUR. + +Un ordre de nous rendre au conseil des Dix! quel en peut tre le motif? + +MEMMO. + +Les Dix seuls peuvent rpondre: rarement ils manifestent leurs penses +d'avance. Nous sommes cits;--il suffit. + +SNATEUR. + +Il suffit pour eux, mais non pour nous; je voudrais savoir pourquoi. + +MEMMO. + +En obissant vous le saurez; autrement, vous n'en apprendrez pas moins +pourquoi vous auriez d obir. + +SNATEUR. + +Je ne prtends pas m'opposer, _mais_-- + +MEMMO. + +Dans Venise, _mais_ dsigne un tratre. Ne hasardez pas de _mais_, +moins que vous ne vouliez passer sur le pont que l'on repasse bien +rarement. + +SNATEUR. + +Je me tais. + +MEMMO. + +Pourquoi d'ailleurs cette agitation?--Les Dix invoquent, dans leurs +dlibrations, l'assistance de vingt-cinq patriciens;--vous tes l'un de +ceux qu'ils ont choisis, j'en suis un autre; et le choix, ou la chance +qui nous runit une assemble si auguste, me parat galement +honorable pour nous deux. + +SNATEUR. + +Sans doute. Je n'ajoute rien. + +MEMMO. + +Comme nous avons l'espoir (et tout le monde, seigneur, peut honntement +le caresser, je veux dire tous ceux d'une noble famille), l'espoir qu'un +jour nous pourrons tre dcemvirs, c'est sans doute comme une cole de +sagesse pour les dlgus du snat qu'une pareille initiation comme +novice dans les plus profonds mystres de l'tat. + +SNATEUR. + +Connaissons-les donc: ils mritent certainement toute notre attention. + +MEMMO. + +Comme nous ne pourrions les divulguer sans exposer nos vies, ils +mritent en effet quelque intrt de notre part. + +SNATEUR. + +Je ne demande pas une place dans le sanctuaire; mais puisque l'on m'a +choisi, et non pas sans rpugnance de ma part, je ferai mon devoir. + +MEMMO. + +Ne soyons pas les derniers obir la sommation des Dix. + +SNATEUR. + +Tous ne sont pas encore arrivs; mais je suis de votre avis.--Entrons. + +MEMMO. + +Les plus presss sont les mieux venus dans les conseils d'urgence,--et +du moins nous ne serons pas les derniers. + +(Entrent le Doge, Jacopo Foscari et Marina.) + +JACOPO FOSCARI. + +Ah! mon pre! je sens qu'il faut partir, j'y suis dcid. Cependant, je +vous en conjure, obtenez pour moi qu'un jour je sois rappel dans mes +foyers, un jour, quelqu'loign qu'il puisse tre: qu'il y ait dans +l'espace un point qui soit pour mon coeur comme une sorte de phare; +j'accepte tous les tourmens qu'ils voudront m'infliger; mais, que je +puisse revenir! + +LE DOGE. + +Fils Jacopo, va, obis aux volonts de notre pays: nous ne devons rien +voir au-del. + +JACOPO FOSCARI. + +Mais du moins puis-je regarder derrire moi. Je vous prie, ne m'oubliez +pas. + +LE DOGE. + +Hlas! quand j'avais de nombreux enfans, vous tiez celui que je +chrissais davantage; en peut-il tre autrement aujourd'hui, o vous me +restez seul de tous? Mais quand l'tat demanderait que l'on exhumt la +cendre de vos trois excellens frres, quand leurs ombres indignes +s'lveraient pour s'opposer un pareil acte, et dfendre leur dernire +demeure dans la terre de la patrie, je n'en obirais pas moins un +devoir plus imprieux encore. + +MARINA. + +Partons, cher poux! tout cela ne fait que prolonger notre douleur. + +JACOPO FOSCARI. + +L'on ne nous a pas encore prvenus; les voiles du vaisseau ne sont pas +dployes:--qui sait? le vent peut changer. + +MARINA. + +Il peut changer, mais leurs coeurs et votre destine sont immuables; et +la rame des galriens supplera au calme des vents, et nous loignera +rapidement du havre. + +JACOPO FOSCARI. + + mers! o sont donc vos orages? + +MARINA. + +Dans le coeur des hommes. Hlas! rien ne peut-il vous calmer? + +JACOPO FOSCARI. + +Jamais marinier n'invoqua son patron pour des vents doux et prospres, +comme je vous implore aujourd'hui, vous, patron tutlaire d'une patrie +que, dans votre saint amour, vous ne pouvez chrir plus tendrement que +moi! Soulevez les vagues furieuses de l'Adriatique; rveillez l'Auster, +souverain des temptes! Que l'Ocan boulevers rejette bientt sur les +rivages dserts du Lido mon cadavre sans vie; que j'y puisse embrasser +encore les sables qui bordent cette terre tant aime, et que je ne dois +plus jamais revoir! + +MARINA. + +Et sans doute vous formez les mmes voeux pour moi qui ne vous quitte +plus? + +JACOPO FOSCARI. + +Non;--ah! non pour toi, chre et pieuse Marina! puisses-tu long-tems me +survivre, et protger les tendres annes de ces enfans, que ton sublime +dvouement va priver aujourd'hui de tes soins. Mais pour moi seul, +puissent tous les vents se dchaner contre le vaisseau et mugir dans le +golfe; puissent tous les marins tourner sur moi leurs visages ples et +dsesprs; puissent-ils m'accuser, comme autrefois les Phniciens +accusrent Jonas d'appeler seul les temptes, et me prcipiter dans les +flots comme une offrande pour les apaiser! L'abme qui me dtruira sera +plus compatissant que les hommes; il me transportera sans vie, mais +enfin il me transportera jusqu'aux rivages natals: je devrai une tombe +aux mains des pcheurs, sur un sable dsol, qui jamais, dans la foule +innombrable des naufrags, n'aura recueilli un coeur aussi dchir que le +mien ne l'aura t.--Mais pourquoi ne se brise-t-il pas? Comment se +fait-il que je vive? + +MARINA. + +Pour te dompter toi-mme, je pense, et pour matriser avec le tems ce +vain dsespoir. Jusqu'alors tu souffrais; mais les plaintes n'taient +pas bruyantes. Que souffres-tu donc au prix de ce qui n'a pu t'arracher +un seul cri,--la prison et la torture? + +JACOPO FOSCARI. + +Ah! je souffre une double, une vingt fois plus cruelle torture! Mais +vous dites vrai, il faut la supporter. Votre bndiction, mon pre. + +LE DOGE. + +Que ne peut-elle te protger! je te la donne pourtant. + +JACOPO FOSCARI. + +Pardonnez-- + +LE DOGE. + +Eh quoi! mon fils? + +JACOPO FOSCARI. + +Ma naissance ma pauvre mre, moi d'avoir vcu, et vous-mme, comme +je vous le pardonne, le don que vous m'avez fait de la vie. + +MARINA. + +De quoi pourrais-tu t'accuser? + +JACOPO FOSCARI. + +De rien. Ma mmoire n'est ouverte qu' la douleur. Mais aprs avoir si +horriblement souffert, je ne puis m'empcher de croire que je l'ai +mrit. S'il en est ainsi, puissent mes souffrances sur la terre adoucir +celles que l'avenir me rserve! + +MARINA. + +Ne crains rien, l'enfer est rserv tes oppresseurs. + +JACOPO FOSCARI. + +J'espre que non. + +MARINA. + +Tu l'espres? + +JACOPO FOSCARI. + +Non, je ne puis leur souhaiter tous les maux qu'ils m'ont infligs. + +MARINA. + +Quoi! ces dmons incarns! Ah! puissent-ils mille fois les subir leur +tour; et puissent les vers ternellement rongeurs les dvorer! + +JACOPO FOSCARI. + +Ils peuvent se repentir. + +MARINA. + +Dans ce cas-l mme, leurs remords seraient trop tardifs; Dieu n'accepte +pas ceux des dmons. + +(Entrent un officier et des gardes.) + +OFFICIER. + +Signor! la barque est sur le rivage;--le vent est lev: nous n'attendons +plus que vous. + +JACOPO FOSCARI. + +Je suis prt. Mon pre, encore votre main. + +LE DOGE. + +La voici. Hlas! comme la tienne tremble! + +JACOPO FOSCARI. + +Non, vous vous trompez: c'est la vtre, mon pre. Adieu. + +LE DOGE. + +Adieu. N'as-tu plus rien recommander? + +JACOPO FOSCARI. + +Non--rien. ( l'officier.) Donnez-moi votre bras, cher signor. + +OFFICIER. + +Vous devenez ple,--laissez-moi vous soutenir,--plus ple!--hol! +quelque aide! de l'eau! + +MARINA. + +Il se meurt! + +JACOPO FOSCARI. + +Je suis prt maintenant.--Un nuage trange couvre mes yeux;--o est la +porte? + +MARINA. + +loignez-vous! c'est moi de le soutenir.--Mon bien-aim! ciel! comme +le mouvement de son coeur est faible! + +JACOPO FOSCARI. + +De la lumire! Est-ce l de la lumire?--je me meurs. (L'officier lui +prsente de l'eau.) + +OFFICIER. + +Peut-tre sera-t-il mieux au grand air. + +JACOPO FOSCARI. + +Je n'en doute pas. Vos mains, mon pre, ma femme-- + +MARINA. + +La mort est dans cette treinte glace. ciel!--mon Foscari, comment +vous trouvez-vous? + +JACOPO FOSCARI. + +Bien! (Il expire.) + +OFFICIER. + +Il est pass. + +LE DOGE. + +Il est libre. + +MARINA. + +Non,--non, il n'est pas mort; il doit encore y avoir de la vie dans ce +coeur:--il n'aurait pu me laisser ainsi. + +LE DOGE. + +Ma fille! + +MARINA. + +Silence, vieillard! je ne suis plus ta fille:--tu n'as plus de fils. +Foscari! + +OFFICIER. + +Il nous faut emporter le corps. + +MARINA. + +Ne le touchez pas, odieux bourreau! avec sa vie cessent vos viles +fonctions; et vos lois homicides elles-mmes ne les continuent pas +au-del du meurtre. Laissez sa dpouille mortelle ceux qui seuls +peuvent honorer sa mmoire. + +OFFICIER. + +Je dois prvenir la seigneurie, et attendre sa volont. + +LE DOGE. + +Informez la seigneurie de ma part, de la part du Doge, qu'ils n'ont plus +le moindre droit sur ces cendres. Pendant sa vie, il leur appartenait, +comme tant leur sujet:--maintenant il m'appartient.--Mon dplorable +fils! + +(L'officier sort.) + +MARINA. + +Et je vis encore! + +LE DOGE. + +Marina! vos enfans vivent. + +MARINA. + +Mes enfans! oui--ils vivent, et moi aussi je dois vivre pour leur +apprendre servir l'tat, mourir comme mourut leur pre. Combien on +doit dsirer et bnir dans Venise la strilit! Pourquoi ma mre +m'a-t-elle mis au monde! + +LE DOGE. + +Mes malheureux enfans! + +MARINA. + +Quoi? vous aussi, vous tes enfin sensible!--vous! Qu'est donc devenu le +stocisme de l'homme d'tat? + +LE DOGE, se jetant sur le corps. + +L! + +MARINA. + +Vous pleurez! je pensais que vos yeux n'avaient pas de larmes:--vous les +rserviez pour l'instant o elles sont superflues. Mais pleurez! lui ne +pleurera plus jamais--jamais, ciel! jamais! + +(Entrent Lordano et Barbarigo.) + +LORDANO. + +Qu'y a-t-il ici? + +MARINA. + +Ah! le dmon venant insulter la mort! Fuis! Satan incarn! cette terre +est sainte, les cendres d'un martyr y reposent et en font un autel. +Retourne au sjour des tourmens! + +BARBARIGO. + +Madame, nous ignorions ce triste vnement; nous allions au conseil, et +nous ne faisons que passer. + +MARINA. + +Passez donc! + +LORDANO. + +Nous cherchons le Doge. + +MARINA, indiquant le Doge, toujours tendu sur le corps de son fils. + +Il est occup, vous le voyez, des affaires que vous lui avez prpares. +tes-vous contens? + +BARBARIGO. + + Dieu ne plaise que nous troublions la douleur d'un pre! + +MARINA. + +Non; il vous a suffi de la causer: votre rle est fini. + +LE DOGE, se levant. + +Signor, je suis prt. + +BARBARIGO. + +Non,--pas maintenant. + +LORDANO. + +Cependant, il importe beaucoup. + +LE DOGE. + +S'il en est ainsi, je le rpte encore,--je suis prt. + +BARBARIGO. + +Il n'en sera pas ainsi maintenant; dt Venise, comme un frle vaisseau, +s'engloutir dans l'abme! Je respecte votre douleur. + +LE DOGE. + +Je vous remercie. Mais si les nouvelles que vous apportez sont +fcheuses, parlez, rien ne peut me frapper plus vivement que l'objet que +vous avez devant les yeux. Si elles sont bonnes, parlez; vous n'avez pas + _craindre_ qu'elles me _consolent_. + +BARBARIGO. + +Je voudrais qu'elles le pussent. + +LE DOGE. + +Je ne m'adresse pas _vous_, mais Lordano. _Il_ me comprend. + +MARINA. + +Je le prvoyais bien. + +LE DOGE. + +Que voulez-vous dire? + +MARINA. + +Voyez! le sang commence rougir de nouveau les lvres glaces de +Foscari;--le corps saigne la vue de l'assassin. ( Lordano.) Vil +meurtrier juridique, regarde! la mort elle-mme rend tmoignage de ton +forfait. + +LE DOGE. + +Ma fille! c'est une illusion de la douleur. (Aux suivans.) Emportez le +corps. Signor, si vous le dsirez, je vous couterai dans une heure. + +(Sortent le Doge, Marina et suivans avec le corps.--Lordano et +Barbarigo demeurent sur la scne.) + +BARBARIGO. + +On ne peut dans ce moment le troubler. + +LORDANO. + +Lui-mme ne dit-il pas que dsormais rien ne pourrait le troubler? + +BARBARIGO. + +Le chagrin aime la solitude, et la rompre est une barbarie. + +LORDANO. + +La solitude est l'aliment de tout chagrin; et rien n'est plus capable de +dissiper les sombres visions de l'autre monde que le retour des vives +impressions de celui-ci. Les affaires ne comportent pas les pleurs. + +BARBARIGO. + +Et c'est pour cela que vous voulez carter ce vieillard de toutes les +affaires? + +LORDANO. + +La chose est dcrte. La giunta et les Dix l'ont convertie en loi. Qui +oserait braver la loi? + +BARBARIGO. + +L'humanit! + +LORDANO. + +Quoi! parce que son fils est mort? + +BARBARIGO. + +Et qu'il n'est pas encore enseveli. + +LORDANO. + +Si, quand nous vous avons propos la mesure, nous avions connu cet +incident, nous en aurions suspendu l'adoption; mais une fois pass, rien +ne peut en arrter l'effet. + +BARBARIGO. + +Non, je ne consentirai jamais. + +LORDANO. + +Vous avez consenti l'essentiel,--remettez-vous moi du reste. + +BARBARIGO. + +Son abdication presse-t-elle donc tant? + +LORDANO. + +L'impression d'un sentiment particulier n'a pas droit d'arrter ce qui +importe la rpublique; et un malheur simple et naturel ne peut +retarder d'un jour l'excution d'une loi. + +BARBARIGO. + +Vous avez un fils. + +LORDANO. + +Oui,--et mme j'_avais_ un pre. + +BARBARIGO. + +Cependant, toujours aussi inexorable? + +LORDANO. + +Toujours. + +BARBARIGO. + +Mais du moins, avant de presser l'excution de l'dit qui le dpose, +laissez-le enterrer son fils. + +LORDANO. + +Qu'il rappelle donc la vie mon oncle et mon pre,--et j'y consens. Les +hommes peuvent, dans leur vieillesse mme, devenir, ou paratre devenir +pres d'une centaine d'enfans; mais ils ne peuvent rallumer l'existence +d'un seul de leurs anctres. Le sacrifice n'est pas gal: il a vu ses +enfans expirer d'une mort naturelle; mes pres sont tombs victimes de +maladies violentes et mystrieuses. Je n'ai pas eu recours au poison; je +n'ai pas soudoy quelque subtil oprateur dans l'art destructeur de +gurir, pour abrger leur route vers la gurison ternelle. Ses fils, et +il en avait quatre, sont morts sans que j'invoquasse le secours de +drogues homicides. + +BARBARIGO. + +Et tes-vous sur qu'il soit plus coupable que vous? + +LORDANO. + +Trs-sr. + +BARBARIGO. + +Il semble pourtant la loyaut mme. + +LORDANO. + +Ainsi le jugeait Carmagnuola, il n'y a pas long-tems encore. + +BARBARIGO. + +Quoi! cet tranger convaincu de trahison? + +LORDANO. + +Lui-mme. Vous vous rappelez la nuit dans laquelle les Dix runis au +Doge dcidrent de sa perte? Le lendemain, l'heure du crpuscule, +Carmagnuola rencontre le Doge, et lui demande, en plaisantant, s'il doit +lui souhaiter le bonjour ou le bonsoir. Sa seigneurie rpondit qu'en +effet il avait veill toute la nuit dernire: Et, ajouta-t-il avec le +plus gracieux sourire, dans cette nuit il a souvent t question de +vous[3]. Il disait vrai; on y avait rsolu la mort de Carmagnuola huit +mois avant sa mort. Et cependant le vieux Doge, qui connaissait l'arrt, +l'accueillait avec une hypocrite bienveillance avant +l'excution;--certes, quatre-vingts annes peuvent seules apprendre une +pareille dissimulation. Le brave Carmagnuola est mort; le jeune Foscari +et ses frres le sont galement:--jamais ils ne m'ont fait sourire. + +[Note 3: Fait historique.] + +BARBARIGO. + +tiez-vous donc l'ami de Carmagnuola? + +LORDANO. + +Il tait la sauve-garde de Venise. Dans sa jeunesse, il avait t son +ennemi; mais dans sa virilit il fut son sauveur d'abord, et puis sa +victime. + +BARBARIGO. + +Tel est le chtiment de ceux qui sauvent les rpubliques. Celui que nous +poursuivons maintenant, non-seulement a sauv la ntre, il en a rduit +d'autres sous son pouvoir. + +LORDANO. + +Les Romains (et nous sommes leurs mules) donnaient une couronne qui +prenait une ville: ils en donnaient galement une celui qui parvenait + sauver un citoyen dans le combat. La rcompense tait la mme. Que si +nous comparons aujourd'hui le nombre des cits prises par le Doge +Foscari, celui des citoyens mis mort par lui, ou durant son +gouvernement, la balance sera terriblement contre lui, quand on se +bornerait aux dsastres particuliers, ns de sa haine pour mon +malheureux pre. + +BARBARIGO. + +Ainsi vous tes inbranlable? + +LORDANO. + +Qui donc aurait pu m'branler? + +BARBARIGO. + +Ce qui m'a branl moi-mme. Pour vous, je le sais, vous tes de marbre +dans votre haine. Mais quand tout sera accompli, quand le vieillard sera +dpos, son nom fltri, sa famille dshonore, tous ses enfans morts, +vous et les vtres triomphans, comment dormirez-vous? + +LORDANO. + +Plus profondment. + +BARBARIGO. + +Vous vous abusez, et vous serez forc de le reconnatre avant de vous +assoupir prs de vos pres. + +LORDANO. + +Ils ne sommeillent pas dans leurs tombes prmatures; ils ne le veulent +pas tant que Foscari ne remplit pas la sienne. Chaque nuit je les vois +se lever en sourcillant autour de ma couche, dsigner le palais ducal, +et m'exhorter la vengeance. + +BARBARIGO. + +Erreur de l'imagination! Aucune passion n'voque comme la haine les +spectres et les fantmes; l'amour lui-mme ne peuple pas les airs +d'illusions comme cette maladie du coeur. + +(Un officier entre.) + +LORDANO. + +O allez-vous? + +OFFICIER. + +Disposer, par l'ordre du Doge, la crmonie des funrailles du dernier +Foscari. + +BARBARIGO. + +Depuis quelques annes les votes de leur spulture se sont ouvertes +bien souvent. + +LORDANO. + +Elles seront bientt combles, et cesseront jamais de s'ouvrir. + +OFFICIER. + +Puis-je continuer? + +LORDANO. + +Passez. + +BARBARIGO. + +Mais comment le Doge supporte-t-il cette dernire calamit? + +OFFICIER. + +Avec une fermet dsespre. Il parle peu en prsence de tmoins, mais +j'ai vu ses lvres s'entr'ouvrir de tems en tems; une ou deux fois mme +je l'ai entendu, de l'appartement voisin, murmurer ces paroles: _Mon +fils_! Je dois m'loigner. + +(L'officier sort.) + +BARBARIGO. + +Cette catastrophe va mettre tout Venise de son ct. + +LORDANO. + +Sans doute. Il faut nous hter: runissons les membres dlgus pour +faire connatre la rsolution du conseil. + +BARBARIGO. + +Je proteste ds maintenant contre elle. + +LORDANO. + + votre aise:--je n'en recueillerai pas moins les voix; et voyons qui de +nous deux aura le plus d'influence sur les esprits. + +(Sortent Barbarigo et Lordano.) + +FIN DU QUATRIME ACTE. + + + + +ACTE V. + + + +SCNE PREMIRE. + +(Les appartemens du Doge.) + +Le DOGE, DOMESTIQUE. + + +DOMESTIQUE. + +Monseigneur, la dputation attend; mais elle ajoute que si vous dsiriez +la recevoir une autre heure elle attendrait votre plaisir. + +LE DOGE. + +Pour moi toutes les heures sont gales. Qu'ils entrent. + +(Le domestique sort.) + +OFFICIER. + +Prince! j'ai rempli votre ordre. + +LE DOGE. + +Quel ordre? + +OFFICIER. + +Un bien triste.--J'ai dispos le convoi de-- + +LE DOGE. + +Oui--oui--oui,--pardon. Je commence perdre la mmoire; je me fais trop +vieux,--aussi vieux que l'annoncent mes annes. Jusqu' prsent j'avais +lutt contre elles; mais elles commencent l'emporter sur moi. + +(Entre la dputation compose de six de la seigneurie et du chef des +Dix.) + +LE DOGE. + +Soyez les bien-venus, nobles seigneurs! + +LE CHEF DES DIX. + +Avant tout, le conseil partage avec le Doge le chagrin de son dernier +malheur priv. + +LE DOGE. + +Assez--assez de cela. + +LE CHEF DES DIX. + +Le Doge refuse-t-il cet hommage de respect? + +LE DOGE. + +Je le reois comme on le prsente.--Poursuivez. + +LE CHEF DES DIX. + +Les Dix, runis une giunta tire du snat, et compose de vingt-cinq +des plus nobles patriciens, ayant dlibr sur l'tat de la rpublique, +et sur les soucis qui, en ce moment, doivent doublement oppresser vos +annes depuis si long-tems dvoues la patrie, ont jug convenable de +solliciter humblement de votre sagesse (qui ne pourra s'empcher d'y +consentir) la rsignation de l'anneau ducal, que vous avez si long-tems +et si glorieusement port. Et pour tmoigner qu'ils ne sont ingrats ni +insensibles envers vos annes et vos services, ils vous destinent un +apanage de deux mille ducats d'or, pour entourer votre retraite d'un +clat digne de celle d'un prince. + +LE DOGE. + +L'ai-je bien entendu? + +LE CHEF DES DIX. + +Ai-je besoin de rpter? + +LE DOGE. + +Non.--Avez-vous fait? + +LE CHEF DES DIX. + +J'ai parl. Vingt-quatre heures vous sont accordes pour rendre rponse. + +LE DOGE. + +Je n'aurais pas besoin du mme nombre de secondes. + +LE CHEF DES DIX. + +Nous n'avons plus qu' nous retirer. + +LE DOGE. + +Restez! vingt-quatre heures ne changeront rien ce que j'ai dire. + +LE CHEF DES DIX. + +Parlez! + +LE DOGE. + +Quand par deux fois j'ai exprim le voeu d'abdiquer, on m'en a refus la +libert; et non-seulement on me l'a refuse, mais vous m'avez arrach le +serment de ne plus jamais l'avenir renouveler cette demande. J'ai +alors jur de mourir dans l'exercice des fonctions que ma patrie m'avait +ici confies; je dois couter la voix de l'honneur, de ma +conscience:--je ne puis violer _mon_ serment. + +LE CHEF DES DIX. + +Ne nous rduisez pas recourir la ncessit d'un dcret, dfaut de +votre assentiment. + +LE DOGE. + +La Providence se plat prolonger mes jours pour m'prouver et me +punir; mais vous, avez-vous quelque droit d'accuser la longueur d'une +vie dont chaque heure fut consacre au service de l'tat? Je suis prt +sacrifier encore ma vie pour lui, comme je lui ai dj sacrifi d'autres +objets mille fois plus chers que la vie. Mais quant ma dignit,--je la +tiens de _toute_ la rpublique; quand la volont _gnrale_ sera +consulte, alors je pourrai vous donner une rponse. + +LE CHEF DES DIX. + +Celle que vous nous faites nous afflige, mais elle ne peut avoir le +moindre poids. + +LE DOGE. + +Je suis prt tout; mais rien ne changera ma volont, mme pour un +moment. Dcrtez--ce qu'il vous plaira. + +LE CHEF DES DIX. + +Voici donc la rponse que nous devons transmettre ceux qui nous +envoient? + +LE DOGE. + +Vous m'avez entendu. + +LE CHEF DES DIX. + +Nous nous retirons respectueusement. + +(La dputation sort.--Un domestique entre.) + +LE DOMESTIQUE. + +Monseigneur, la noble dame Marina demande une audience. + +LE DOGE. + +Mon tems est elle. + +(Entre Marina.) + +MARINA. + +Pardonnez, monseigneur, si je vous trouble;--peut-tre souhaitiez-vous +d'tre seul? + +LE DOGE. + +Seul? Quand tout le monde se presserait autour de moi, je n'en resterai +pas moins seul aujourd'hui et dsormais. Mais nous avons des forces. + +MARINA. + +Oui, conservons-les pour les objets--Oh! mon cher Jacopo! + +LE DOGE. + +Ne te contrains pas! je n'ai pas de consolations t'offrir. + +MARINA. + +Ah! s'il avait vcu dans une autre contre; dou de tous les avantages, +si chri, si accompli, qui pouvait tre plus heureux, plus envi que mon +pauvre Foscari? Rien n'et manqu son bonheur et au mien; rien, s'il +n'et pas t de Venise. + +LE DOGE. + +Ou le fils d'un prince. + +MARINA. + +Oui; tout ce que les autres hommes souhaitent dans leur vanit ou dans +leurs illusions de bonheur, tout, par une destine trange, lui est +devenu fatal. La patrie, le peuple qui l'idoltrait, le prince dont il +tait le fils an, et-- + +LE DOGE. + +Le prince? il n'a plus long-tems l'tre. + +MARINA. + +Comment? + +LE DOGE. + +Ils m'ont ravi mon fils, maintenant ils songent me ravir un anneau et +un diadme trop long-tems ports. Ah! laissons-leur reprendre ces vains +hochets! + +MARINA. + +Les tyrans! et dans un tel jour encore! + +LE DOGE. + +Ils n'en pouvaient choisir un plus favorable: une heure plus tt j'y +eusse t sensible. + +MARINA. + +Quoi! n'avez-vous pas de ressentiment?-- vengeance! mais hlas! celui +qui vous et protg si lui-mme l'avait t, mon cher Foscari, ne peut +plus aider son pre. + +LE DOGE. + +Il ne l'et jamais aid contre son pays, quand il aurait eu mille vies +au lieu de celle-- + +MARINA. + +Qu'ils lui arrachrent dans les supplices. Vous appelez cela du +patriotisme? Mais je suis femme; et mon mari, mes enfans, voil ma +patrie et mon bonheur. Je l'ai aim,--je l'ai idoltr! et je l'ai vu +supporter des preuves qui eussent glac d'pouvante les plus intrpides +martyrs. Il n'est plus; et moi, qui aurais voulu donner tout mon sang +pour lui, je n'ai rien lui donner que des larmes! Que ne puis-je +esprer de le voir venger?--Mais j'ai des fils: un jour ils seront des +hommes. + +LE DOGE. + +Le malheur vous gare. + +MARINA. + +Je croyais pouvoir le supporter quand je le voyais en proie +d'horribles tourmens; oui, je pensais que mieux et valu le voir mort +que victime d'une captivit plus longue:--je reois la punition d'une +pareille pense. Que ne suis-je dans son tombeau! + +LE DOGE. + +Il faut que je le voie encore une fois. + +MARINA. + +Venez avec moi. + +LE DOGE. + +Est-il-- + +MARINA. + +Son monument aujourd'hui est notre lit nuptial. + +LE DOGE. + +Mais est-il dans son linceul? + +MARINA. + +Viens, vieillard, viens! + +(Le Doge et Marina sortent.--Entrent Barbarigo et Lordano.) + +BARBARIGO, un domestique. + +O est le Doge? + +LE DOMESTIQUE. + +Il vient de se retirer l'instant avec l'illustre dame, veuve de son +fils. + +LORDANO. + +O? + +LE DOMESTIQUE. + +Dans la chambre o le corps est dpos. + +BARBARIGO. + +Il ne nous reste donc qu' retourner. + +LORDANO. + +Vous oubliez que vous ne le pouvez. Nous avons l'ordre implicite de la +junte d'attendre qu'elle se prsente ici, et de l'assister: elle ne +tardera pas arriver. + +BARBARIGO. + +Et la junte se htera-t-elle de faire entendre au Doge sa rponse? + +LORDANO. + +Elle exprime le voeu d'une grande clrit. Le Doge avait rpondu +vivement, il faut qu'on lui rplique de mme. On a gard sa dignit; +on s'est occup de son sort:--que peut-il dsirer de plus? + +BARBARIGO. + +De mourir dans ses vtemens de Doge. Certes, il ne peut survivre +long-tems encore; mais j'ai fait de mon mieux pour dfendre son rang; et +jusqu' la fin j'ai combattu la proposition, bien que sans succs. +Pourquoi me forcer ici exprimer le vote de la majorit? + +LORDANO. + +Il tait important d'appeler tmoins quelques opinions diffrentes des +ntres, afin d'empcher la calomnie d'insinuer qu'une majorit +tyrannique redoutait pour ses actes l'assistance des autres. + +BARBARIGO. + +Dites aussi, car je dois le croire, que vous avez voulu me faire rougir +de l'inutilit de ma rsistance. Lordano! dans vos moyens de vengeance, +vous tes ingnieux, potique mme, un vritable Ovide dans _l'art de +har_; c'est donc vous--(car la haine porte un oeil microscopique, mme +dans les objets secondaires) que je dois, pour mieux faire ressortir le +zle des autres, d'avoir t associ involontairement aux travaux de +votre junte. + +LORDANO. + +Comment! ma junte? + +BARBARIGO. + +Oui, la _vtre_! Ils parlent d'aprs vous, ourdissent vos trames, +adoptent vos plans et excutent votre ouvrage; ne sont-ils pas les +vtres? + +LORDANO. + +Vous oubliez la prudence:--souhaitez qu'ils ne vous entendent pas. + +BARBARIGO. + +Oh! viendra le jour qu'ils entendront des voix plus terribles que la +mienne: ils ont outrepass tous leurs excs; et quand on montre une +telle audace dans les tats les plus vils et les plus mpriss, +l'humanit s'y relve encore pour les punir. + +LORDANO. + +Vous parlez avec peu de sagesse. + +BARBARIGO. + +C'est ce qu'il faudrait prouver. Mais voici nos collgues. + +(Entre la dputation de la junte.) + +LE CHEF DES DIX. + +Le Doge sait-il que nous dsirons le voir? + +LE DOMESTIQUE. + +On va le lui apprendre. + +(Le domestique sort.) + +BARBARIGO. + +Le Doge est avec son fils. + +LE CHEF DES DIX. + +S'il en est ainsi, nous remettrons l'affaire aprs la crmonie. +Sortons; nous avons encore jusqu'au soir assez de tems. + +LORDANO, part, Barbarigo. + +Que le feu de l'enfer dessche ton indiscrte langue! Je l'arracherai de +cette imprudente et sotte bouche, et je saurai bien ainsi vous ter le +pouvoir d'exprimer autre chose que des sanglots. (Haut, ses autres +collgues.) Sages signors, un instant de retard, je vous prie. + +BARBARIGO. + +Soyons humains! + +LORDANO. + +Voyez, le duc approche! + +(Entre le Doge.) + +LE DOGE. + +J'obis votre sommation. + +LE CHEF DES DIX. + +Nous venons encore une fois pour vous faire agrer notre dernire +demande. + +LE DOGE. + +Et moi pour vous dire-- + +LE CHEF DES DIX. + +Quoi? + +LE DOGE. + +La mme chose. Vous m'avez entendu. + +LE CHEF DES DIX. + +Vous allez donc entendre le dcret absolu et dfinitif que nous venons +de rendre. + +LE DOGE. + +Au fait--au fait! Je connais les vieilles formes de votre justice, et +les gracieux prludes de vos actes tyranniques. Poursuivez! + +LE CHEF DES DIX. + +Vous n'tes plus Doge; vous tes dli de votre imprial serment comme +souverain; vous dposerez la robe ducale; mais, par gard pour vos +services, l'tat vous alloue l'apanage dont nous vous avons parl dans +notre prcdente entrevue. Vous avez trois jours pour quitter ces lieux, +sous peine de voir confisquer vos biens, et toute votre fortune +particulire. + +LE DOGE. + +Cette dernire clause, et je suis fier de le dire, n'enrichira pas le +trsor. + +LE CHEF DES DIX. + +Doge! votre rponse. + +LORDANO. + +Rpondez, Franois Foscari! + +LE DOGE. + +Si j'avais pu jamais prvoir que mon ge portt quelque prjudice la +chose publique, je n'aurais pas, chef de l'tat, tmoign assez +d'ingratitude pour prfrer la dignit suprme l'intrt de ma patrie. +Mais cette _vie_, que vous abreuvez d'amertume, ne lui fut pas inutile +pendant de longues annes; et je devais esprer que mes derniers momens +pourraient encore lui tre consacrs. Mais le dcret tant rendu, +j'obis. + +LE CHEF DES DIX. + +Si vous aviez dsir prolonger le dlai des trois jours, nous l'aurions +volontiers, comme tmoignage de notre estime, tendu jusqu' huit. + +LE DOGE. + +Pas mme huit heures, signor; pas mme huit minutes.--(Dposant son +anneau et son bonnet.) Voici l'anneau ducal et voici le ducal diadme. +Ainsi l'Adriatique est libre d'en pouser un autre. + +LE CHEF DES DIX. + +Veuillez montrer moins d'empressement. + +LE DOGE. + +Ah! signor, je suis vieux; et pour vous donner le tems de me dposer, je +dois moi-mme ne pas en perdre. Je crois voir parmi vous une figure que +je ne connais pas.--Snateur! votre nom? votre costume m'annonce que +vous tes le chef des Quarante? + +MEMMO. + +Signor, je suis le fils de Marco Memmo. + +LE DOGE. + +Ah! votre pre tait mon ami;--les _fils_ et les pres... Mais qu'y +a-t-il? mes gens ici! + +LE DOMESTIQUE. + +Mon prince! + +LE DOGE. + +Je ne suis plus prince:--voici les princes du prince! (Montrant la +dputation des Dix.) Disposez-vous quitter ces lieux sur-le-champ. + +LE CHEF DES DIX. + +Pourquoi si brusquement? ce sera veiller le scandale. + +LE DOGE, aux Dix. + +Vous en rpondrez; c'est votre affaire.--(Aux domestiques.) Pour vous, +il est une charge que je remets encore vos soins les plus grands, +quoique je n'en aie plus le droit;--mais non, je dois m'occuper +moi-mme-- + +BARBARIGO. + +Il entend le corps de son fils. + +LE DOGE. + +Appelez Marina, ma fille. + +(Entre Marina.) + +LE DOGE. + +Disposez-vous, ma fille; nous pouvons aller pleurer ailleurs. + +MARINA. + +Ah! dans tous les lieux. + +LE DOGE. + +Oui; mais en libert, et non plus devant les yeux jaloux de ces espions +de la grandeur. Signors, vous pouvez partir. Que voudriez-vous de plus? +nous allons sortir. Craignez-vous que nous n'emportions avec nous le +palais? Ces murs, dix fois aussi vieux que moi, et je le suis pourtant +assez, vous ont servis comme je vous ai servis moi-mme; eux et moi nous +pourrions mme vous rappeler quelques souvenirs: mais je ne les conjure +pas de vous craser, comme autrefois les colonnes du temple de Dagon se +dtachrent sur l'Isralite et les Philistins ses ennemis! Le pouvoir de +les branler appartiendrait, je pense, une maldiction comme la +mienne, provoque par des tres tels que vous; mais je ne maudis point. +Adieu! gnreux signors! puisse le Doge suivant tre meilleur que le +Doge actuel! + +LORDANO. + +Le Doge _actuel_ est Pascal Malipiero. + +LE DOGE. + +Non, tant que je n'ai pas franchi le seuil de ces portes. + +LORDANO. + +La grande cloche de Saint-Marc doit bientt retentir pour son +inauguration. + +LE DOGE. + +Ciel et terre! vous oserez donner ce signal de mort, et je vivrai pour +l'entendre!--moi, le premier Doge qui l'aura jamais entendu pour son +successeur! Plus heureux cent fois mon coupable prdcesseur, le fier +Marino Faliero:--cette insulte du moins lui fut pargne. + +LORDANO. + +Eh quoi! regretteriez-vous un tratre? + +LE DOGE. + +Non;--mais j'envie le sort d'un mort. + +LE CHEF DES DIX. + +Monseigneur, si vous tes dcid quitter aussi brusquement le palais +ducal, retirez-vous du moins par l'escalier particulier qui conduit sur +les bords du canal. + +LE DOGE. + +Non. Je descendrai les escaliers par lesquels j'arrivai autrefois la +souverainet:--l'escalier du Gant, au sommet duquel je reus +l'investiture de Doge. Mes services me l'avaient fait gravir, les +odieuses pratiques de mes ennemis vont m'en faire descendre. C'est l +que je fus install, il y a trente-cinq ans, et que je traversai les +appartemens que je ne devais plus craindre de quitter, si ce n'est comme +cadavre,--cadavre luttant peut-tre pour les protger encore,--mais non +chass honteusement par mes propres concitoyens. Allons, cependant; mon +fils et moi nous en sortirons ensemble,--lui pour sa dernire demeure, +moi pour la demander au ciel. + +LE CHEF DES DIX. + +Quoi! en public? + +LE DOGE. + +Je fus lu publiquement, je veux tre dpos de mme. Marina! es-tu +prte? + +MARINA. + +Voici mon bras. + +LE DOGE. + +Oui, mon bton de vieillesse! Grce ce soutien, je puis partir. + +LE CHEF DES DIX. + +Cela ne peut tre:--le peuple vous verrait. + +LE DOGE. + +Le peuple!--il n'y a pas ici de peuple; vous le savez: autrement vous +n'auriez pas os insulter ainsi lui et moi. Il est peut-tre une +_populace_ dont l'aspect vous fera rougir; mais ne craignez pas qu'elle +ose murmurer ou vous maudire, si ce n'est du fond du coeur, et par leurs +muets regards. + +LE CHEF DES DIX. + +Vous parlez ainsi par emportement, autrement-- + +LE DOGE. + +Vous avez raison. J'ai parl plus que je n'en ai l'habitude; c'est un +faible qui n'est pas le mien, et qui vous excuse le mieux, en ce qu'il +semble indiquer que les annes affaiblissent ma raison. Adieu! +seigneurs. + +BARBARIGO. + +Vous ne vous loignerez pas sans une escorte convenable votre rang +pass et actuel. Nous accompagnerons le Doge, avec le respect qui lui +est d, jusqu' son palais particulier. N'est-ce pas l votre avis, mes +collgues? + +PLUSIEURS VOIX. + +Oui, oui. + +LE DOGE. + +Vous ne marcherez pas du moins ma suite. J'entrai ici souverain;--je +sortirai par les mmes portes, mais comme citoyen. Toutes ces vaines +crmonies sont autant de lches insultes qui ne font qu'ulcrer le coeur +davantage, et lui offrir, au lieu d'antidote, de nouveaux poisons. La +pompe est faite pour les princes;--je ne le suis pas!--il est faux mme +que je sois quelque chose avant de franchir ces portes.--Ah! + +LORDANO. + +coutez! + +(On entend sonner la grande cloche de Saint-Marc.) + +BARBARIGO. + +La cloche! + +LE CHEF DES DIX. + +Oui, de Saint-Marc, qui s'branle pour l'lection de Malipiero. + +LE DOGE. + +Je reconnais le son! je l'entendis une fois, une fois seulement, et il y +a de cela trente-cinq annes. Ds-lors j'avais cess d'tre jeune. + +BARBARIGO. + +Asseyez-vous, monseigneur! vous tremblez. + +LE DOGE. + +C'est le signal de mes funrailles! Mon coeur souffre horriblement. + +BARBARIGO. + +Asseyez-vous, je vous prie. + +LE DOGE. + +Non; mon sige tait jusqu' prsent un trne. Marina! allons. + +MARINA. + +Oui, le plus promptement possible. + +LE DOGE. Il fait quelques pas, puis s'arrte. + +Je sens une soif dvorante.--Qui m'apportera un peu d'eau? + +BARBARIGO. + +Moi-- + +MARINA. + +Moi-- + +LORDANO. + +Moi-- + +(Le Doge prend un gobelet de la main de Lordano.) + +LE DOGE. + +Je le reois de vous, Lordano, de la main la plus digne de m'assister +une pareille heure. + +LORDANO. + +Par quel motif? + +LE DOGE. + +Il est dit que le cristal de Venise a pour les poisons une telle +antipathie, qu'il vient se briser ds qu'on y dpose le moindre venin. +Cependant vous portez ce gobelet, il n'clate pas. + +LORDANO. + +Eh bien? + +LE DOGE. + +Le cristal est donc faux ou vous tes loyal. Pour moi, je ne crois l'un +ni l'autre; c'est une lgende mensongre. + +MARINA. + +Vous parlez beaucoup; mieux vaudrait vous asseoir, et ne pas encore +partir. ciel! vos regards ressemblent aux derniers de mon mari! + +BARBARIGO. + +Il tombe!--supportez-le!--Un sige! + +LE DOGE. + +La cloche sonne!--Laissez-moi!--ma tte est en feu! + +BARBARIGO. + +Appuyez-vous sur nous, je vous en conjure. + +LE DOGE. + +Non! un souverain doit mourir debout. Soutenez-moi, ma pauvre +fille!--Ah! _cette cloche_! + +(Le Doge retombe et meurt.) + +MARINA. + +Mon Dieu! mon Dieu! + +BARBARIGO, Lordano. + +Contemplez votre ouvrage; il est complet. + +LE CHEF DES DIX. + +N'a-t-on aucun secours? Appelez l'aide. + +LE DOMESTIQUE. + +Il n'y a plus d'esprance. + +LE CHEF DES DIX. + +S'il en est ainsi, qu'au moins ses obsques soient dignes de son nom, de +sa patrie, de son rang, de son dvouement aux devoirs que lui imposait +la rpublique, tant que son ge lui permettait de s'y livrer. Mes +collgues, parlez; n'tes-vous pas de cet avis? + +BARBARIGO. + +Il n'a pas eu le malheur de mourir sujet aux lieux o il avait rgn: il +faut donc que ses funrailles soient celles d'un prince. + +LE CHEF DES DIX. + +Ainsi on nous approuve? + +TOUS, l'exception de Lordano, rpondent: + +Oui. + +LE CHEF DES DIX. + +La paix du ciel soit avec lui. + +MARINA. + +Veuillez m'excuser, signors; c'est une raillerie. Ne plaisantez pas +davantage avec ces tristes restes, qui, lorsqu'ils taient le sjour +d'une ame (une ame sur laquelle vous avez exerc tout votre empire), +furent par vous insults avec une rage aussi glorieuse pour vous que sa +vertu l'tait pour lui; vous avez banni Foscari de son palais, vous +l'avez arrach impitoyablement de son trne; et maintenant, quand il ne +peut plus apprcier vos marques de respect, quand il ne voudrait plus +les accepter s'il voulait encore quelque chose, vous prparez, signors, +une pompe vaine et superflue, pour honorer la mmoire de celui que vous +avez foul aux pieds. De royales funrailles n'ajouteraient rien son +honneur, et ne pourraient que mieux faire ressortir votre crime. + +LE CHEF DES DIX. + +Madame, nous ne changeons pas aussi promptement de projet. + +MARINA. + +Je le sais, du moins quand il s'agit de torturer les vivans; mais je +pensais que les morts n'taient plus sous votre empire, et qu'ils +taient confis des tres suprieurs, dont l'office, il faut l'avouer, +ressemble beaucoup celui que vous exercez sur la terre. Laissez-le +mes soins; vous me l'auriez abandonn si vous n'eussiez port le dernier +coup ce vieillard infortun: c'est mon dernier devoir, et, dans mon +malheur, il peut m'offrir une sorte de consolation. Le dsespoir est +fantastique, il recherche les images de mort et l'appareil des +funrailles. + +LE CHEF DES DIX. + +Prtendez-vous encore cet office? + +MARINA. + +Oui, seigneur, j'y prtends. Sa fortune, il est vrai, fut dissipe au +service de l'tat; mais il me reste mon douaire, et je le consacre ses +obsques et celles de--(Elle s'arrte agite.) + +LE CHEF DES DIX. + +Gardez-le plutt pour vos enfans. + +MARINA. + +Oui; en effet, ils sont orphelins: je vous remercie. + +LE CHEF DES DIX. + +Quant votre requte, nous ne pouvons y souscrire. Ces restes seront +exposs avec la pompe accoutume; ils seront accompagns leur dernier +gte par le nouveau Doge, non pas revtu des insignes de sa dignit mais +de la simple robe des snateurs. + +MARINA. + +L'on m'a cit des meurtriers qui avaient enterr leurs victimes; mais +jusqu' prsent je n'avais jamais entendu parler d'une apparence +hypocrite de splendeur semblable celle que les assassins de Faliero +veulent prparer. L'on m'a cit des veuves en larmes,--hlas! j'en ai +vers quelques-unes,--et toujours grce vous! L'on m'a cit des +hritiers la tte du deuil;--et sans doute, n'en ayant pas laiss au +dfunt, vous prtendez aujourd'hui en remplir le rle. Fort bien, +seigneurs; votre volont sera faite, comme un jour, je l'espre, le sera +la volont du ciel! + +LE CHEF DES DIX. + +Songez-vous, madame, qui vous parlez, et tout le danger d'un pareil +discours? + +MARINA. + +Quant au premier point, je le connais mieux, et quant au dernier, aussi +bien que vous-mmes; je puis les envisager. Souhaitez-vous quelques +funrailles de plus? + +BARBARIGO. + +Ne relevez pas ces expressions passionnes; sa position doit lui servir +d'excuse. + +LE CHEF DES DIX. + +Nous n'en tiendrons donc pas compte. + +BARBARIGO, Lordano qui trace quelques mots sur ses tablettes. + +Qu'crivez-vous donc l avec tant d'empressement? + +LORDANO, montrant du doigt le corps du Doge. + +Qu'_il_ m'a pay[4]. + +[Note 4: _L'ha pagata_, fait historique. Voyez l'_Histoire de Venise_, +par Pierre Daru, page 411, vol. II.] + +LE CHEF DES DIX. + +Quelle dette vous devait-il? + +LORDANO. + +Une dette ancienne et juste; la dette de la nature et la _mienne_. + +(La toile tombe.) + +FIN DES DEUX FOSCARI. + + + + +APPENDICE. + +EXTRAIT +DE L'HISTOIRE DE LA RPUBLIQUE DE VENISE, +PAR P. DARU, DE L'ACADMIE FRANAISE. + + +Depuis trente ans, la rpublique n'avait pas dpos les armes. Elle +avait acquis les provinces de Brescia, de Bergame, de Crme, et la +principaut de Ravenne. + +Mais ces guerres continuelles faisaient beaucoup de malheureux et de +mcontens. Le Doge Franois Foscari, qui on ne pouvait pardonner d'en +avoir t le promoteur, manifesta une seconde fois, en 1442, et +probablement avec plus de sincrit que la premire, l'intention +d'abdiquer sa dignit. Le conseil s'y refusa encore. On avait exig de +lui le serment de ne plus quitter le dogat. Il tait dj avanc dans la +vieillesse, conservant toujours beaucoup de force de tte et de +caractre, et jouissant de la gloire d'avoir vu la rpublique tendre au +loin les limites de ses domaines pendant son administration. + +Au milieu de ses prosprits, de grands chagrins vinrent mettre +l'preuve la fermet de son ame. + +Son fils, Jacques Foscari, fut accus, en 1445 d'avoir reu des prsens +de quelques princes ou seigneurs trangers, notamment, disait-on, du duc +de Milan, Philippe Visconti. C'tait non-seulement une bassesse, mais +une infraction des lois positives de la rpublique. + +Le conseil des Dix traita cette affaire comme s'il se ft agi d'un dlit +commis par un particulier obscur. L'accus fut amen devant ses juges, +devant le Doge, qui ne crut pas pouvoir s'abstenir de prsider le +tribunal. L, il fut interrog, appliqu la question[5], dclar +coupable; et il entendit, de la bouche de son pre, l'arrt qui le +condamnait au bannissement perptuel, et le relguait Naples de +Romanie, pour y finir ses jours. + +[Note 5: _E datagli la corda per avere da lui la verita; chiamato il +consiglio de' Dieci colla giunta, nel quale f messer lo Doge, f +sentenziato_. (Marin Sanuto, _Vite de' Duchi, F. Foscari_.)] + +Embarqu sur une galre pour se rendre au lieu de son exil, il tomba +malade Trieste. Les sollicitations du Doge obtinrent, non sans +difficult, qu'on lui assignt une autre rsidence. Enfin le conseil des +Dix lui permit de se retirer Trvise, en lui imposant l'obligation d'y +rester sous peine de mort, et de se prsenter tous les jours devant le +gouverneur. + +Il y tait depuis cinq ans, lorsqu'un des chefs du conseil des Dix fut +assassin. Les soupons se portrent sur lui: un de ses domestiques +qu'on avait vu Venise fut arrt et subit la torture. Les bourreaux ne +purent lui arracher aucun aveu. Ce terrible tribunal se fit amener son +matre, le soumit aux mmes preuves; il rsista tous les tourmens, ne +cessant d'attester son innocence[6]. Mais on ne vit dans cette constance +que de l'obstination; de ce qu'il taisait le fait, on conclut que ce +fait existait: on attribua sa fermet la magie, et on le relgua la +Cane. De cette terre lointaine, le banni, digne alors de quelque piti, +ne cessait d'crire son pre, ses amis, pour obtenir quelque +adoucissement sa dportation. N'obtenant rien, et sachant que la +terreur qu'inspirait le conseil des Dix ne lui permettait pas d'esprer +de trouver dans Venise une seule voix qui s'levt en sa faveur, il fit +une lettre pour le nouveau duc de Milan, par laquelle, au nom des bons +offices que Sforce avait reus du chef de la rpublique, il implorait +son intervention en faveur d'un innocent, du fils du Doge. + +[Note 6: _E f tormentato n mai confess cosa alcuna, pure parve al +consiglio de' Dieci di confinarlo in vita alla Canea_. (Ibid.) Voici le +texte du jugement: _Cm Jacobus Foscari, per occasioneni percussionis +et mortis Hermolai Donati, fuit retentus et examinatus, et propter +significationes, testificationes, et scripturas quoe habentur contra eum, +clare apparet ipsum esse reum criminis proedicti; sed propter +incantationes et verba quoe sibi reperta sunt, de quibus exsistit indicia +manifesta, videtur, propter obstinatam mentem suam, non esse possibile +extrahere ab ipso illam veritatem, quoe clara est per scripturas et per +testificationes, quoniam in fune aliquam nec vocem, nec gemitum, sed +solum intra dentes voces ipse videtur et auditur infra se loqui_, +etc.... _Tamen non est standum in istis terminis, propter honorem status +nostri et pro multis respectibus, proesertm qud regimen nostrum +occupatur in hac re, et qui interdictum est amplis progredere; vadit +pars qud dictus Jacobus Foscari, propter ea quoe habentur de illo, +mittatur in confinium in civitate Caneoe_, etc. Notice sur le procs de +Jacques Foscari, dans un volume intitul, _Raccolta di memorie storiche +e annedote, per formar la Storia dell' eccellentissimo consiglio de' +Dieci dalla sua prima istituzione sino a' giorni nostri, con le diverse +variazioni e riforme nelle varie epoche successe_. (Archives de +Venise.)] + +Cette lettre, selon quelques historiens, fut confie un marchand qui +avait promis de la faire parvenir au duc, mais qui, trop averti de ce +qu'il avait craindre en se rendant l'intermdiaire d'une pareille +correspondance, se hta, en dbarquant Venise, de la remettre au chef +du tribunal. Une autre version, qui parat plus sre, rapporte que la +lettre fut surprise par un espion, attach aux pas de l'exil[7]. + +[Note 7: La notice cite ci-dessus, qui rapporte les actes de cette +procdure.] + +Ce fut un nouveau dlit dont on eut punir Jacques Foscari. Rclamer la +protection d'un prince tranger tait un crime dans un sujet de la +rpublique. Une galre partit sur-le-champ pour l'amener dans les +prisons de Venise. son arrive, il fut soumis l'estrapade[8]. +C'tait une singulire destine pour le citoyen d'une rpublique et pour +le fils d'un prince, d'tre trois fois dans sa vie appliqu la +question. Cette fois la torture tait d'autant plus odieuse, qu'elle +n'avait point d'objet, le fait qu'on avait lui reprocher tant +incontestable. + +[Note 8: _Ebbe prima par sapere la verit trenta squassi di corda_. +(Marin Sanuto, _Vite de' Duchi, F. Foscari_.)] + +Quand on demanda l'accus, dans les intervalles que les bourreaux lui +accordaient, pourquoi il avait crit la lettre qu'on lui produisait, il +rpondit que c'tait prcisment parce qu'il ne doutait pas qu'elle ne +tombt entre les mains du tribunal, que toute autre voie lui avait t +ferme pour faire parvenir ses rclamations, qu'il s'attendait bien +qu'on le ferait amener Venise, mais qu'il avait tout risqu pour avoir +la consolation de voir sa femme, son pre et sa mre encore une fois. + +Sur cette nave dclaration, on confirma sa sentence d'exil; mais on +l'aggrava, en ajoutant qu'il serait retenu en prison pendant un an. +Cette rigueur dont on usait envers un malheureux, tait sans doute +odieuse; mais cette politique, qui dfendait tous les citoyens de +faire intervenir des trangers dans les affaires intrieures de la +rpublique, tait sage. Elle tait chez eux une maxime de gouvernement +et une maxime inflexible. L'historien Paul Morosini[9] a cont que +l'empereur Frdric III, pendant qu'il tait l'hte des Vnitiens, +demanda, comme une faveur particulire, l'admission d'un citoyen dans le +grand conseil, et la grce d'un ancien gouverneur de Candie; gendre du +Doge, et banni par sa mauvaise administration, sans pouvoir obtenir ni +l'une ni l'autre. + +[Note 9: _Historia di Venezia_, lib. 23.] + +Cependant on ne put refuser au condamn la permission de voir sa femme, +ses enfans, ses parens, qu'il allait quitter pour toujours. Cette +dernire entrevue mme fut accompagne de cruaut, par la svre +circonspection qui retenait les panchemens de la douleur paternelle et +conjugale. Ce ne fut point dans l'intrieur de leur appartement, ce fut +dans une des grandes salles du palais, qu'une femme, accompagne de ses +quatre fils, vint faire les derniers adieux son mari; qu'un pre +octognaire, et la dogaresse accable d'infirmits, jouirent un moment +de la triste consolation de mler leurs larmes celles de leur exil. +Il se jeta leurs genoux en leur tendant des mains disloques par la +torture, pour les supplier de solliciter quelque adoucissement la +sentence qui venait d'tre prononce contre lui. Son pre eut le courage +de lui rpondre: Non, mon fils, respectez votre arrt, et obissez sans +murmure la seigneurie[10]. ces mots, il se spara de l'infortun, +qui fut sur-le-champ embarqu pour Candie. + +[Note 10: Marin Sanuto, dans sa Chronique, _Vite de' Duchi_, se sert +ici, sans en avoir eu l'intention, d'une expression assez nergique: +_Il Doge era vecchio, in decrepita eta, et camminava con una mazzetta: + quando gli ando parlogli molto constantemente che parea che non fosse +suo figliuolo, licet fosse figliuolo unico, e Jacopo disse, Messer +padre, vi prego che procuriate per me, acciocch io torni a casa mia. Il +Doge disse: Jacopo, va e obbedisci a quello che vuole la terra, e non +cercar pi oltre_.] + +L'antiquit vit avec autant d'horreur que d'admiration un pre +condamnant ses fils videmment coupables. Elle hsita pour qualifier de +vertu sublime ou de frocit cet effort qui parat au-dessus de la +nature humaine[11]; mais ici, o la premire faute n'tait qu'une +faiblesse, o la seconde n'tait pas prouve, o la troisime n'avait +rien de criminel, comment concevoir la constance d'un pre qui voit +torturer trois fois son fils unique, qui l'entend condamner sans +preuves, et qui n'clate pas en plaintes; qui ne l'aborde que pour lui +montrer un visage plus austre qu'attendri, et qui, au moment de s'en +sparer pour jamais, lui interdit les murmures et jusqu' l'esprance? +Comment expliquer une si cruelle circonspection, si ce n'est en avouant, + notre honte, que la tyrannie peut obtenir de l'espce humaine les +mmes efforts que la vertu? La servitude aurait-elle son hrosme comme +la libert? + +[Note 11: Cela fut un acte que l'on ne saurait ni suffisament louer, +ny assez blasmer: car, ou c'estait une excellence de vertu qui rendait +ainsi son coeur impassible, ou une violence de passion qui le rendait +insensible; dont ne l'une ne l'autre n'est chose petite, ains surpassant +l'ordinaire d'humaine nature, et tenant ou de la divinit ou de la +bestialit. Mais il est plus raisonnable que le jugement des hommes +s'accorde sa gloire, que la faiblesse des jugeants fasse descroire sa +vertu. Mais pour lors'quand il se fut retir, tout le monde demoura sur +la place; comme transy d'horreur et de frayeur par un long temps sans +mot dire, pour avoir veu ce qui avait t fait. + +(PLUTARQUE, _Valrius Publicola_.)] + +Quelque tems aprs ce jugement, on dcouvrit le vritable auteur de +l'assassinat dont Jacques Foscari portait la peine; mais il n'tait plus +tems de rparer cette atroce injustice, le malheureux tait mort dans sa +prison. + +Il me reste raconter les suites des malheurs du pre. L'histoire les +attribue l'impatience qu'avaient ses ennemis et ses rivaux de voir +vaquer sa place. Elle accuse formellement Jacques Lordan, l'un des +chefs du conseil des Dix, de s'tre livr contre ce vieillard aux +conseils d'une haine hrditaire, et qui depuis long-tems divisait leurs +maisons[12]. + +[Note 12: Je suis principalement dans ce rcit une relation manuscrite +de la dposition de Franois Foscari, qui est dans le volume intitul, +_Raccolta di memorie storiche e annedote, per formar la Storia dell' +eccellentissimo consiglio de' Dieci_. (Archives de Venise.)] + +Franois Foscari avait essay de la faire cesser, en offrant sa fille +l'illustre amiral P. Lordano, pour un de ses fils. L'alliance avait t +rejete, et l'inimiti s'en tait accrue. Dans tous les conseils, dans +toutes les affaires, le Doge trouvait toujours les Lordano prts +combattre ses propositions ou ses intrts. Il lui chappa un jour de +dire qu'il ne se croirait rellement prince que lorsque Pierre Lordano +aurait cess de vivre. Cet amiral mourut quelque tems aprs d'une +incommodit assez prompte qu'on ne put expliquer. Il n'en fallut pas +davantage aux malveillans pour insinuer que Franois Foscari, ayant +dsir cette mort, pouvait bien l'avoir hte. + +Ces bruits s'accrditrent encore lorsqu'on vit aussi mourir subitement +Marc Lordan, frre de Pierre, et cela dans le moment o, en sa qualit +d'avogador, il instruisait un procs contre Andr Donato, gendre du +Doge, accus de pculat. On crivit sur la tombe de l'amiral, qu'il +avait t enlev la patrie par le poison. + +Il n'y avait aucune preuve, aucun indice contre Franois Foscari, aucune +raison mme de le souponner. Quand sa vie entire n'aurait pas dmenti +une imputation aussi odieuse, il savait que son rang ne lui promettait +ni l'impunit ni mme l'indulgence. La mort tragique de l'un de ses +prdcesseurs l'en avertissait, et il n'avait que trop d'exemples +domestiques du soin que le conseil des Dix prenait d'humilier le chef de +la rpublique. + +Cependant Jacques Lordan, fils de Pierre, croyait ou feignait de croire +avoir venger les pertes de sa famille[13]. Dans ses livres de comptes +(car il faisait le commerce, comme cette poque presque tous les +patriciens), il avait inscrit de sa propre main le Doge au nombre de ses +dbiteurs, pour la mort, y tait-il dit, de mon pre et de mon +oncle[14]. De l'autre ct du registre, il avait laiss une page en +blanc, pour y faire mention du recouvrement de cette dette; et en effet, +aprs la perte du Doge, il crivit sur son registre: Il me l'a paye, +_l'ha pagata_. + +[Note 13: _Hasce tamen injurias, quamvis imaginarias, non tam ad animum +revocaverat Jacobus Lauredanus defunctorum nepos, quam in abecedarium +vindictam opportunam_. + +(PALAZZI, _Fasti ducales_.)] + +[Note 14: Note ci-contre, et l'histoire vnitienne de Vianolo.] + +Jacques Lordan fut lu membre du conseil des Dix, en devint un des +trois chefs, et se promit bien de profiter de cette occasion pour +accomplir la vengeance qu'il mditait. + +Le Doge, en sortant de la terrible preuve qu'il venait de subir pendant +le procs de son fils, s'tait retir au fond de son palais; incapable +de se livrer aux affaires, consum de chagrins, accabl de vieillesse, +il ne se montrait plus en public, ni mme dans les conseils. Cette +retraite, si facile expliquer dans un vieillard octognaire si +malheureux, dplut aux dcemvirs, qui voulurent y voir un murmure contre +leurs arrts. + +Lordan commena par se plaindre devant ses collgues du tort que les +infirmits du Doge, son absence dans le conseil, apportaient +l'expdition des affaires; il finit par hasarder, et russit faire la +proposition de le dposer. Ce n'tait pas la premire fois que Venise +avait pour prince un homme dans la caducit; l'usage et les lois y +avaient pourvu: dans ces circonstances, le Doge tait suppl par le +plus ancien du conseil. Ici, cela ne suffisait pas aux ennemis de +Foscari. Pour donner plus de solennit la dlibration, le conseil des +Dix demanda une adjonction de vingt-cinq snateurs; mais comme on n'en +nonait pas l'objet, et que le grand conseil tait loin de le +souponner, il se trouva que Marc Foscari, frre du Doge, leur fut donn +pour l'un des adjoints. Au lieu de l'admettre la dlibration, on +enferma ce snateur dans une chambre spare, et on lui fit jurer de ne +jamais parler de cette exclusion qu'il prouvait, en lui dclarant qu'il +y allait de sa vie; ce qui n'empcha pas qu'on n'inscrivit son nom au +bas du dcret, comme s'il y et pris part[15]. + +[Note 15: Il faut cependant remarquer que, dans la notice o l'on +raconte ce fait, la dlibration est rapporte, que les vingt-cinq +adjoints y sont nomms, et que le nom de Marc Foscari ne s'y trouve +pas.] + +Quand on en vint la dlibration, Lordan la provoqua en ces +termes[16]: Si l'utilit publique doit imposer silence tous les +intrts privs, je ne doute pas que nous ne prenions aujourd'hui une +mesure que la patrie rclame, que nous lui devons. Les tats ne peuvent +se maintenir dans un ordre de choses immuable: vous n'avez qu' voir +comme le ntre est chang, et combien il le serait davantage s'il n'y +avait une autorit assez ferme pour y porter remde. J'ai honte de vous +faire remarquer la confusion qui rgne dans les conseils, le dsordre +des dlibrations, l'encombrement des affaires, et la lgret avec +laquelle les plus importantes sont dcides; la licence de notre +jeunesse, le peu d'assiduit des magistrats, l'introduction de +nouveauts dangereuses. Quel est l'effet de ces dsordres? de +compromettre notre considration. Quelle en est la cause? l'absence d'un +chef capable de modrer les uns, de diriger les autres, de donner +l'exemple tous, et de maintenir la force des lois. + +[Note 16: Cette harangue se lit dans la notice cite ci-dessus.] + +O est le tems o nos dcrets taient aussitt excuts que rendus; o +Franois Carrare se trouvait investi dans Padoue, avant de pouvoir tre +seulement inform que nous voulions lui faire la guerre? Nous avons vu +tout le contraire dans la dernire guerre contre le duc de Milan. +Malheureuse la rpublique qui est sans chef! + +Je ne vous rappelle pas tous ces inconvniens et leurs suites +dplorables pour vous affliger, pour vous effrayer; mais pour vous faire +souvenir que vous tes les matres, les conservateurs de cet tat fond +par vos pres, et de la libert que nous devons leurs travaux, leurs +institutions. Ici, le mal indique le remde. Nous n'avons point de chef, +il nous en faut un. Notre prince est notre ouvrage, nous avons donc le +droit de juger son mrite quand il s'agit de l'lire, et son incapacit +quand elle se manifeste. J'ajouterai que le peuple, encore bien qu'il +n'ait pas le droit de prononcer sur les actions de ses matres, +apprendra ce changement avec transport. C'est la Providence, je n'en +doute pas, qui lui inspire elle-mme ces dispositions, pour vous avertir +que la rpublique rclame cette rsolution, et que le sort de l'tat est +en vos mains. + +Ce discours n'prouva que de timides contradictions; cependant la +dlibration dura huit jours. L'assemble, ne se jugeant pas aussi sre +de l'approbation universelle que l'orateur voulait le lui faire croire, +dsirait que le Doge donnt lui-mme sa dmission. Il l'avait dj +propose deux fois, et on n'avait pas voulu l'accepter. + +Aucune loi ne portait que le prince ft rvocable: il tait au contraire + vie; et les exemples qu'on pouvait citer de plusieurs Doges dposs +prouvaient que de telles rvolutions avaient t le rsultat d'un +mouvement populaire. + +Mais, d'ailleurs, si le Doge pouvait tre dpos, ce n'tait pas +assurment par un tribunal compos d'un petit nombre de membres, +institu pour punir les crimes, et nullement investi du droit de +rvoquer ce que le corps souverain de l'tat avait fait. + +Cependant le tribunal arrta que les six conseillers de la seigneurie, +et les chefs du conseil des Dix, se transporteraient auprs du Doge, +pour lui signifier que l'excellentissime conseil avait jug convenable +qu'il abdiqut une dignit dont son ge ne lui permettait plus de +remplir les fonctions. On lui donnait 1500 ducats d'or pour son +entretien, et vingt-quatre heures pour se dcider[17]. + +Foscari rpondit sur-le-champ avec beaucoup de gravit, que deux fois il +avait voulu se dmettre de sa charge; qu'au lieu de le lui permettre, on +avait exig de lui le serment de ne plus ritrer cette demande; que la +Providence avait prolong ses jours pour l'prouver et pour l'affliger, +et que cependant on n'tait pas en droit de reprocher sa longue vie un +homme qui avait employ quatre-vingt-quatre ans au service de la +rpublique; qu'il tait prt encore lui sacrifier sa vie; mais que, +pour sa dignit, il la tenait de la rpublique entire, et qu'il se +rservait de rpondre sur ce sujet quand la volont gnrale serait +lgalement manifeste. + +Le lendemain, l'heure indique, les conseillers et les chefs des Dix +se prsentrent. Il ne voulut pas leur donner d'autre rponse. Le +conseil s'assembla sur-le-champ, lui envoya demander encore une fois sa +rsolution, sance tenante; et, la rponse ayant t la mme, on +pronona que le Doge tait relev de son serment et dpos de sa +dignit; on lui assignait une pension de 1500 ducats d'or, en lui +enjoignant de sortir du palais dans huit jours, sous peine de voir tous +ses biens confisqus[18]. + +[Note 17: Ce dcret est rapport textuellement dans la notice.] + +[Note 18: La notice rapporte aussi ce dcret.] + +Le lendemain, ce dcret fut port au Doge, et ce fut Jacques Lordan qui +eut la cruelle joie de le lui prsenter. Il rpondit: Si j'avais pu +prvoir que ma vieillesse ft prjudiciable l'tat, le chef de la +rpublique ne se serait pas montr assez ingrat pour prfrer sa dignit + la patrie; mais cette vie lui ayant t utile pendant tant d'annes, +je voulais lui en consacrer jusqu'au dernier moment. Le dcret est +rendu, je m'y conformerai. Aprs avoir parl ainsi, il se dpouilla des +marques de sa dignit, remit l'anneau ducal, qui fut bris en sa +prsence; et ds le jour suivant, il quitta ce palais, qu'il avait +habit pendant trente-cinq ans, accompagn de son frre, de ses parens +et de ses amis. Un secrtaire qui se trouva sur le perron, l'invita +descendre par un escalier drob, afin d'viter la foule du peuple, qui +s'tait rassembl dans les cours; mais il s'y refusa, disant qu'il +voulait descendre par o il tait mont; et quand il fut au bas de +l'escalier des Gans, il se retourna, appuy sur sa bquille, vers le +palais, en profrant ces paroles: Mes services m'y avaient appel, la +malice de mes ennemis m'en fait sortir. + +La foule qui s'ouvrait sur son passage, et qui avait peut-tre dsir sa +mort, tait mue de respect et d'attendrissement[19]. Rentr dans sa +maison, il recommanda sa famille d'oublier les injures de ses ennemis. +Personne, dans les divers corps de l'tat, ne se crut en droit de +s'tonner qu'un prince inamovible et t dpos sans qu'on lui +reprocht rien; que l'tat et perdu son chef, l'insu du snat et du +corps souverain lui-mme. Le peuple seul laissa chapper quelques +regrets: une proclamation du conseil des Dix prescrivit le silence le +plus absolu sur cette affaire, sous peine de mort. + +[Note 19: On lit dans la notice ces propres mots: _Se fosse stato in +loro potere, volentieri lo avrebbero restituito_.] + +Avant de donner un successeur Franois Foscari, une nouvelle loi fut +rendue, qui dfendait au Doge d'ouvrir et de lire, autrement qu'en +prsence de ses conseillers, les dpches des ambassadeurs de la +rpublique, et les lettres des princes trangers[20]. + +Les lecteurs entrrent au conclave, et nommrent au dogat Pascal +Malipior, le 30 octobre 1457. La cloche de Saint-Marc, qui annonait +Venise son nouveau prince, vint frapper l'oreille de Franois Foscari; +cette fois sa fermet l'abandonna: il prouva un tel saisissement, qu'il +mourut le lendemain[21]. + +[Note 20: _Hist. di Venezia, di Paolo Morosini_, lib. 24.] + +[Note 21: _Hist. di Pietro Justiniani_, lib. 8.] + +La rpublique arrta qu'on lui rendrait les mmes honneurs funbres que +s'il ft mort dans l'exercice de sa dignit. Mais lorsqu'on se prsenta +pour enlever ses restes, sa veuve, qui de son nom tait Marine Nani, +dclara qu'elle ne le souffrirait point; qu'on ne devait pas traiter en +prince, aprs sa mort, celui que, vivant, on avait dpouill de la +couronne; et que, puisqu'il avait consum ses biens au service de +l'tat, elle saurait consacrer sa dot lui faire rendre les derniers +honneurs[22]. On ne tint aucun compte de cette rsistance; et, malgr +les protestations de l'ancienne dogaresse, le corps fut enlev, revtu +des ornemens ducaux, expos en public, et les obsques furent clbres +avec la pompe accoutume. Le nouveau Doge assista au convoi en robe de +snateur. + +La piti qu'avait inspire le malheur de ce vieillard, ne fut pas +tout--fait strile. Un an aprs, on osa dire que le conseil des Dix +avait outrepass ses pouvoirs; et il lui fut dfendu, par une loi du +grand conseil, de s'ingrer l'avenir de juger le prince, moins que +ce ne ft pour cause de flonie[23]. + +[Note 22: _Hist. d'Egnatio_, lib. 6, cap. 7.] + +[Note 23: Ce dcret est du 25 octobre 1458. La notice le rapporte.] + +Un acte d'autorit tel que la dposition d'un Doge inamovible de sa +nature aurait pu exciter un soulvement gnral, ou au moins occasionner +une division dans une rpublique autrement constitue que Venise. Mais, +depuis trois ans, il existait dans celle-ci une magistrature, ou plutt +une autorit, devant laquelle tout devait se taire. + + + + +EXTRAIT +DE L'HISTOIRE DES RPUBLIQUES DU MOYEN AGE, +PAR J.C.L. SIMONDE DE SISMONDI, TOME X. + + +Le Doge de Venise, qui avait prvu par ce trait une guerre non moins +dangereuse que celle qu'il avait termine presque en mme tems par le +trait de Lodi, tait alors parvenu une extrme vieillesse. Franois +Foscari occupait cette premire dignit de l'tat ds le 13 avril 1423. +Quoiqu'il ft dj g de plus de cinquante-et-un ans l'poque de son +lection, il tait cependant le plus jeune des quarante-et-un lecteurs. +Il avait eu beaucoup de peine parvenir au rang qu'il convoitait, et +son lection avait t conduite avec beaucoup d'adresse. Pendant +plusieurs tours de scrutin ses amis les plus zls s'taient abstenus de +lui donner leur suffrage, pour que les autres ne le considrassent pas +comme un concurrent redoutable[24]. Le conseil des Dix craignait son +crdit parmi la noblesse pauvre, parce qu'il avait cherch se la +rendre favorable, tandis qu'il tait procurateur de Saint-Marc, en +faisant employer plus de trente mille ducats doter les jeunes filles +de bonne maison, ou tablir de jeunes gentilshommes. On craignait +encore sa nombreuse famille; car alors il tait pre de quatre enfans, +et mari de nouveau; enfin on redoutait son ambition et son got pour la +guerre. L'opinion que ses adversaires s'taient forme de lui fut +vrifie par les vnemens; pendant trente-quatre ans que Foscari fut +la tte de la rpublique, elle ne cessa point de combattre. Si les +hostilits taient suspendues durant quelques mois, c'tait pour +recommencer avec plus de vigueur. Ce fut l'poque o Venise tendit son +empire sur Brescia, Bergame, Ravenne et Crme; o elle fonda sa +domination de Lombardie, et parut sans cesse sur le point d'asservir +toute cette province. Profond, courageux, inbranlable, Foscari +communiqua aux conseils son propre caractre; et ses talens lui firent +obtenir plus d'influence sur la rpublique que n'avaient exerc la +plupart de ses prdcesseurs. Mais si son ambition avait eu pour but +l'agrandissement de sa famille, elle fut cruellement trompe: trois de +ses fils moururent dans les huit annes qui suivirent son lection; le +quatrime, Jacob, par lequel la maison Foscari s'est perptue, fut +victime de la jalousie du conseil des Dix, et empoisonna par ses +malheurs les jours de son pre[25]. + +[Note 24: Marin Sanuto, _Vite de' Duchi di Venezia_, p. 967.] + +[Note 25: Marin Sanuto, page 968.] + +En effet, le conseil des Dix, redoublant de dfiance envers le chef de +l'tat, lorsqu'il le voyait plus fort par ses talens et sa popularit, +veillait sans cesse sur Foscari, pour le punir de son crdit et de sa +gloire. Au mois de fvrier 1445, Michel Bevilacqua, Florentin, exil +Venise, accusa en secret Jacques Foscari, auprs des inquisiteurs +d'tat, d'avoir reu du duc Philippe Visconti des prsens d'argent et de +joyaux, par les mains des gens de sa maison. Telle tait l'odieuse +procdure adopte Venise, que, sur cette accusation secrte, le fils +du Doge, du reprsentant de la majest de la rpublique, fut mis la +torture. On lui arracha par l'estrapade l'aveu des charges portes +contre lui; il fut relgu pour le reste de ses jours Napoli de +Romanie, avec obligation de se prsenter tous les matins au commandant +de la place[26]. Cependant le vaisseau qui le portait ayant touch +Trieste, Jacob, grivement malade de la torture, et plus encore de +l'humiliation qu'il avait prouve, demanda en grce au conseil des Dix +de n'tre pas envoy plus loin. Il obtint cette faveur, par une +dlibration du 28 dcembre 1446; il fut rappel Trvise, et il eut la +libert d'habiter tout le Trvisan indiffremment[27]. + +[Note 26: Marin Sanuto, p. 968.] + +[Note 27: _Ibid. Vite_, p. 1123.] + +Il vivait en paix Trvise, et la fille de Lonard Contarini, qu'il +avait pouse le 10 fvrier 1441, tait venue le joindre dans son exil, +lorsque, le 5 novembre 1450, Almoro Donato, chef du conseil des Dix, fut +assassin. Les deux autres inquisiteurs d'tat, Triadano Gritti et +Antonio Venieri, portrent leurs soupons sur Jacob Foscari, parce qu'un +domestique lui, nomm Olivier, avait t vu ce soir-l mme Venise, +et avait des premiers donn la nouvelle de cet assassinat. Olivier fut +mis la torture; mais il nia jusqu' la fin, avec un courage +inbranlable, le crime dont on l'accusait, quoique ses juges eussent la +barbarie de lui faire donner jusqu' quatre-vingts tours d'estrapade. +Cependant, comme Jacob Foscari avait de puissans motifs d'inimiti +contre le conseil des Dix qui l'avait condamn, et qui tmoignait de la +haine au Doge son pre, on essaya de mettre son tour Jacob la +torture, et l'on prolongea contre lui ces affreux tourmens, sans russir + en tirer aucune confession. Malgr sa dngation, le conseil des Dix +le condamna tre transport la Cane, et accorda une rcompense +son dlateur. Mais les horribles douleurs que Jacob Foscari avait +prouves, avaient troubl sa raison; ses perscuteurs, touchs de ce +dernier malheur, permirent qu'on le rament Venise le 26 mai 1451. Il +embrassa son pre, il puisa dans ses exhortations quelque courage et +quelque calme, et il fut reconduit immdiatement la Cane[28]. Sur ces +entrefaites, Nicolas Erizzo, homme dj not pour un prcdent crime, +confessa, en mourant, que c'tait lui qui avait tu Almoro Donato[29]. + +[Note 28: Marin Sanuto, p. 1138.--M. Ant. Sabellico, Dec. III, lib. VI, +fol. 187.] + +[Note 29: Marin Sanuto, p. 1139.] + +Le malheureux Doge, Franois Foscari, avait dj cherch, plusieurs +reprises, abdiquer une dignit si funeste lui-mme et sa famille. +Il lui semblait que, redescendu au rang de simple citoyen, comme il +n'inspirerait plus de crainte ou de jalousie, on n'accablerait plus son +fils par ces effroyables perscutions. Abattu par la mort de ses +premiers enfans, il avait voulu, ds le 26 juin 1433, dposer une +dignit durant l'exercice de laquelle sa patrie avait t tourmente par +la guerre, par la peste, et par des malheurs de tout genre[30]. Il +renouvela cette proposition aprs les jugemens rendus contre son fils; +mais le conseil des Dix le retenait forcment sur le trne, comme il +retenait son fils dans les fers. + +[Note 30: _Ibid._, p. 1032.] + +En vain Jacob Foscari, oblig de se prsenter chaque jour au gouverneur +de la Cane, rclamait contre l'injustice de sa dernire sentence, sur +laquelle la confession d'Erizzo ne laissait plus de doutes. En vain il +demandait grce au farouche conseil des Dix; il ne pouvait obtenir +aucune rponse. Le dsir de revoir son pre et sa mre, arrivs tous +deux au dernier terme de la vieillesse, le dsir de revoir une patrie +dont la cruaut ne mritait pas un si tendre amour, se changrent en lui +en une vraie fureur. Ne pouvant retourner Venise pour y vivre libre, +il voulut du moins y aller chercher un supplice. Il crivit au duc de +Milan, la fin de mai 1456, pour implorer sa protection auprs du +snat: et sachant qu'une telle lettre serait considre comme un crime, +il l'exposa lui-mme dans un lieu o il tait sr qu'elle serait saisie +par les espions qui l'entouraient. En effet, la lettre tant dfre au +conseil des Dix, on l'envoya chercher aussitt, et il fut conduit +Venise le 19 juillet 1456[31]. + +[Note 31: Marin Sanuto, p. 1162.] + +Jacob Foscari ne nia point sa lettre; il raconta en mme tems dans quel +but il l'avait crite, et comment il l'avait fait tomber entre les mains +de son dlateur. Malgr ces aveux, Foscari fut remis la torture, et on +lui donna trente tours d'estrapade, pour voir s'il confirmerait ensuite +ses dpositions. Quand on le dtacha de la corde, on le trouva dchir +par ces horribles secousses. Les juges permirent alors son pre, sa +mre, sa femme et ses fils, d'aller le voir dans sa prison. Le vieux +Foscari, appuy sur un bton, ne se trana qu'avec peine dans la chambre +o son fils unique tait pans de ses blessures. Ce fils demandait +encore la grce de mourir dans sa maison.--Retourne ton exil, mon +fils, puisque ta patrie l'ordonne, lui dit le Doge, et soumets-toi sa +volont. Mais, en rentrant dans son palais, ce malheureux vieillard +s'vanouit, puis par la violence qu'il s'tait faite. Jacob devait +encore passer une anne en prison la Cane, avant qu'on lui rendt la +mme libert limite laquelle il tait rduit avant cet vnement; +mais peine fut-il dbarqu sur cette terre d'exil, qu'il y mourut de +douleur[32]. + +[Note 32: _Ibid._, p. 1163.--Navagiero, _Storia Venez._, p. 1118.] + +Ds-lors, et pendant quinze mois, le vieux Doge, accabl d'annes et de +chagrins, ne recouvra plus la force de son corps ou celle de son ame; il +n'assistait plus aucun des conseils, et il ne pouvait plus remplir +aucune des fonctions de sa dignit. Il tait entr dans sa +quatre-vingt-sixime anne; et si le conseil des Dix avait t +susceptible de quelque piti, il aurait attendu en silence la fin, sans +doute prochaine, d'une carrire marque par tant de gloire et de +malheurs. Mais le chef du conseil des Dix tait alors Jacques Lordano, +fils de Marc, et neveu de Pierre, le grand amiral, qui, toute leur vie, +avaient t ennemis acharns du vieux Doge. Ils avaient transmis leur +haine leurs enfans, et cette vieille rancune n'tait pas encore +satisfaite[33]. A l'instigation de Lordano, Jrme Barbarigo, +inquisiteur d'tat, proposa au conseil des Dix, au mois d'octobre 1457, +de soumettre Foscari une nouvelle humiliation. Ds que ce magistrat ne +pouvait plus remplir ses fonctions, Barbarigo demanda qu'on nommt un +autre Doge. Le conseil, qui avait refus par deux fois l'abdication de +Foscari, parce que la constitution ne pouvait la permettre, hsita avant +de se mettre en contradiction avec ses propres dcrets. Les discussions +dans le conseil et la junte se prolongrent pendant huit jours, jusque +fort avant dans la nuit. Cependant on fit entrer dans l'assemble Marco +Foscari, procurateur de Saint-Marc, et frre du Doge, pour qu'il ft li +par le redoutable serment du secret, et qu'il ne pt arrter les menes +de ses ennemis. Enfin, le conseil se rendit auprs du Doge, et lui +demanda d'abdiquer volontairement un emploi qu'il ne pouvait plus +exercer. J'ai jur, rpondit le vieillard, de remplir jusqu' ma mort, +selon mon honneur et ma conscience, les fonctions auxquelles ma patrie +m'a appel. Je ne puis me dlier moi-mme de mon serment; qu'un ordre +des conseils dispose de moi, je m'y soumettrai, mais je ne le devancerai +pas. Alors une nouvelle dlibration du conseil dlia Franois Foscari +de son serment ducal, lui assura une pension de 2,000 ducats pour le +reste de sa vie, et lui ordonna d'vacuer en trois jours le palais, et +de dposer les ornemens de sa dignit. Le Doge ayant remarqu parmi les +conseillers qui lui portrent cet ordre, un chef de la Quarantie, qu'il +ne connaissait pas, demanda son nom: Je suis le fils de Marco Memmo, +lui dit le conseiller. Ah! ton pre tait mon ami, lui dit le vieux +Doge en soupirant. Il donna aussitt des ordres pour qu'on transportt +ses effets dans une maison lui; et le lendemain, 23 octobre, on le +vit, se soutenant peine, et appuy sur son vieux frre, redescendre +ces mmes escaliers sur lesquels, trente-quatre ans auparavant, on +l'avait vu install avec tant de pompe, et traverser ces mmes salles o +la rpublique avait reu ses sermens. Le peuple entier parut indign de +tant de duret exerce contre un vieillard qu'il respectait et qu'il +aimait; mais le conseil des Dix fit publier une dfense de parler de +cette rvolution, sous peine d'tre traduit devant les inquisiteurs +d'tat. Le 20 octobre, Pascal Malipieri, procurateur de Saint-Marc, fut +lu pour successeur de Foscari; celui-ci n'eut pas nanmoins +l'humiliation de vivre sujet l o il avait rgn. En entendant le son +des cloches qui sonnaient en actions de grces pour cette lection, il +mourut subitement d'une hmorragie cause par une veine qui s'clata +dans sa poitrine[34]. + +[Note 33: Vettor Sandi, _Storia civile Venez._, pt. II, lib. VIII, p. +715-717.] + +[Note 34: Marin Sanuto, _Vite de' Duchi di Venezia_, p. +1164.--_Chronicon Eugubinum_, t. XXI, p. 992.--Cristoforo de Soldo, +_Istoria Bresciana_, t. XXI, p. 891.--Novigero, _Storia Veneziana_, t. +XXIII, p. 1120.--M.A. Sabellico, Dec. III, lib. VIII, f. 201.] + +Le Doge, bless de trouver constamment un contradicteur et un censeur +si amer dans son frre, lui dit un jour en plein conseil: Messire +Augustin, vous faites tout votre possible pour hter ma mort: vous vous +flattez de me succder; mais si les autres vous connaissent aussi bien +que je vous connais, ils n'auront garde de vous lire. L-dessus il se +leva, mu de colre, rentra dans son appartement, et mourut quelques +jours aprs. Ce frre, contre lequel il s'tait emport, fut prcisment +le successeur qu'on lui donna. C'tait un mrite dont on aimait tenir +compt, surtout un parent, de s'tre mis en opposition avec le chef de +la rpublique. + +(DARU, _Histoire de Venise_; vol. II, sect. XI, p. 533.) + +FIN DE L'APPENDICE. + + + +NOTE DE LORD BYRON. + +Dans l'excellent et courageux ouvrage sur l'Italie, de lady Morgan, je +remarque que l'expression _Rome de l'Ocan_ est applique Venise; la +mme phrase se retrouve dans _les Deux Foscari_. Heureusement mon +diteur peut attester en mon nom que la tragdie fut compose et envoye +en Angleterre avant que j'eusse vu l'ouvrage de lady Morgan, que je +reus seulement le 16 d'aot. Mais je m'empresse de remarquer cette +concidence, et de cder l'originalit de la phrase celle qui l'a pour +la premire fois prsente au public. Et je le fais avec d'autant plus +d'empressement, que l'on m'apprend (car je me suis peu donn la peine de +m'en assurer par moi-mme) que je viens d'tre l'objet d'une accusation +de plagiat. Dj l'on m'avait envoy sous le voile de l'anonyme une +dclaration menaante de la mme espce, sans doute dans le but +d'arracher de moi quelque argent. Quoi qu'il en soit, je n'ai rien +rpondre aux imputations de ce genre. L'on m'accuse d'avoir compos la +description d'un voyage en vers d'aprs le rcit de plusieurs naufrages +rels _en prose_, en prenant cette source tous les matriaux qui me +semblaient le plus importans. Gibbon fait un mrite au Tasse d'avoir +copi dans les chroniqueurs les plus minutieux dtails du sige de +Jrusalem. La mme chose est peut-tre blmer chez moi; je m'en +soucie fort peu. + +Pendant que je travaillais dfendre le caractre de Pope, la troupe +famlique des crivains de _Grub-Street_ semble avoir voulu attaquer _le +mien_: rien de mieux, pour eux et pour moi. Une des accusations portes +dans leur ptre anonyme est surtout fort amusante: on y pose en fait +srieusement que j'ai reu 500 livres sterling pour avoir annonc le +cirage patent de Day et Martin. Voil le compliment le plus flatteur +que l'on ait jamais accord la puissance de mon style. On y voit +encore la preuve qu'une personne a tent de faire connaissance avec M. +Townsend (homme de lois, qui vint, il y a trois ans, me trouver Venise +pour affaire), dans l'intention de recevoir de ce visiteur accidentel la +confidence de quelques diffamations particulires sur mon compte. M. +Townsend est libre de dire ce qu'il sait. Je ne rappelle cette +circonstance que pour indiquer quel misrable monde se trouve renferm +au milieu du monde littraire, et comment ces honntes gens-l +travaillent. On me fait un autre crime, m'a-t-on dit, dans la _Gazette +littraire_, d'avoir crit des notes pour la _Reine Mab_, ouvrage que je +n'avais jamais vu avant sa publication, et que je me souviens d'avoir +alors montr M. Sotheby comme un pome d'un mrite et d'une +imagination remarquable. Je n'ai pas crit une seule de ces notes; je ne +les ai jamais vues manuscrites. Personne mme ne sait mieux que leur +vritable auteur combien nous diffrons tous deux matriellement +d'opinion quant la partie mtaphysique de l'ouvrage; mais je n'en +admire pas moins hautement, avec tout ce qui n'est pas aveugl par la +bassesse et la bigotterie, ce qu'il y a de posie dans cette production +et dans les autres du mme auteur. + +M. Southey aussi, dans la pieuse prface d'un pome o l'irrligion est +aussi inoffensive que dans Wat-Tyler l'esprit de sdition, attendu que +l'un et l'autre restent galement absurdes, invoque contre moi la +svrit des lois, attendu que la tolrance de pareils crits aurait +conduit la rvolution franaise: _non pas_ des crits dans le genre de +Wat-Tyler, mais de ceux de l'_cole satanique_. Cela est faux, et M. +Southey sait fort bien que cela est faux. Tous les crivains franais de +quelqu'indpendance furent perscuts; Voltaire et Rousseau furent +exils, Marmontel et Diderot furent mis la Bastille; et le despotisme +de ce tems fit une guerre continuelle tous les crivains de la mme +secte. En second lieu, la rvolution franaise ne fut pas occasionne +par un crit quelconque; elle serait arrive quand mme aucun de ces +crits n'et exist. C'est la mode d'attribuer tout la rvolution +franaise, et la rvolution franaise tout, except sa relle cause. +Cette cause est vidente:--le gouvernement exigeait trop, et le peuple +ne pouvait _donner_ ni _supporter davantage_; sans cela, les +encyclopdistes auraient inutilement us toutes les plumes du monde. Et +la rvolution _anglaise_--(la premire, j'entends), par qui fut-elle +occasionne? Certes, les puritains taient aussi pieux, aussi svres +que Wesley ou son biographe! Je le rpte donc; les actes,--les actes de +la part du gouvernement, et non pas les crits qui les attaquent, ont +caus les tourmentes passes, et causeront celles qui se prparent. + +Je ne suis pas rvolutionnaire, mais je les regarde comme invitables. +Mon voeu serait de voir la constitution anglaise restaure plutt que +renverse. Aristocrate par ma naissance, et j'ajouterai par mon +caractre, j'ai encore la plus grande partie de ma fortune dans les +fonds publics; qu'aurais-je donc gagner une rvolution? Peut-tre +ai-je plus y perdre, en tous cas, que M. Southey, avec toutes ses +places, ses gratifications, pour ses pangyriques et ses calomnies. +Mais, je le rpte, une rvolution est invitable. Que le gouvernement +soit fier d'avoir rprim quelques misrables tumultes; ils ne sont que +de faibles vagues repousses pour un instant du rivage, tandis que la +grande mare roule cependant, et gagne chaque minute un nouveau +terrain. M. Southey nous accuse de saper la religion du pays; croit-il +donc la soutenir en crivant des vies telle que celle de Wesley? Jamais +un culte ne tombe sans qu'un autre ne le remplace. Il n'y eut, il n'y +aura jamais de contre sans religion. On nous citera encore la France; +mais ce fut dans Paris seulement un parti frntique, qui soutint, et +pour un instant encore, la dogmatique absurdit de la thophilantropie. +Si l'glise d'Angleterre est renverse, elle tombera sous les coups des +sectaires, et non pas des sceptiques. Les hommes sont aujourd'hui trop +sages, trop clairs, trop convaincus de leur immense importance dans +les royaumes de la mtaphysique, pour jamais se soumettre l'impit du +doute. Il peut y avoir quelques spculateurs incrdules; mais c'est +comme quelques rares gouttes d'eau dans le ple rayon de la raison +humaine. Ils sont en fort petit nombre; et leurs opinions, dpouilles +d'enthousiasme et sans aliment pour les passions, ne feront jamais de +proslytes,-- moins toutefois qu'on ne les perscute: cette +circonstance, sans doute, pourrait leur donner quelque importance. + +M. Southey triomphe avec une lche frocit, en prvoyant le _repentir +du lit de mort_ des objets de sa haine; il a form lui-mme une +charmante _vision du jugement_ en prose aussi bien qu'en vers, et +remplie de la plus impudente impit. Quelles seront les sensations de +M. Southey ou les miennes, dans l'instant terrible o il faudra quitter +la vie? c'est ce que ni lui ni moi ne devrions songer dcider. Je n'ai +pas attendu _mon lit de mort_ pour me repentir d'une foule d'actions; +j'ai cela de commun avec la plupart des hommes, tant soit peu rflchis, +et en dpit de l'_orgueil diabolique_ que, dans sa fureur, ce misrable +rengat attribue ceux qui _le_ mprisent. Sans doute il ne +m'appartient pas de peser et de dterminer ce que j'ai pu faire de bien +ou de mal; mais du moins je puis borner ma dfense l'assertion +trs-facile prouver, que, dans ma position, j'ai toujours fait plus de +bien rel dans une seule anne, depuis que j'ai atteint ma vingtime, +que n'en a fait M. Southey dans tout le cours de sa mprisable et mobile +existence. Il est quelques actions que je puis me rappeler avec un noble +orgueil, et que les calomnies d'un crivain vendu ne sauraient +atteindre. Il en est d'autres auxquelles je me reporte avec douleur et +repentir; mais le seul acte de ma vie que M. Southey puisse rellement +connatre, puisqu'il me mit en rapport avec l'un de ses amis intimes, ne +saurait certainement tre une occasion de dshonneur pour cet ami ni +pour moi-mme. + +Je n'ignore pas les autres calomnies de M. Southey; je sais tout ce +qu'il osa publier, son retour de Suisse, contre moi et d'autres +personnes honorables: dans ce monde, cette conduite lui a fait peu de +profit, et si sa croyance est la bonne, elle doit lui en faire encore +moins dans l'autre. Il ne m'appartient pas de prjuger quel sera _son +lit de mort_: c'est une affaire entre lui et son crateur. Mais, certes, +il est plaisant et odieux de voir l'arrogance de ce prdicateur +indiffrent de toutes les doctrines, dsignant la damnation ternelle, +ses frres, quand il a dans son pupitre des productions telles que +_Wat-Tyler_, l'_Apothose de George III_, et l'_lgie sur Martin le +rgicide_. Il semble que l'une de ses consolations soit une certaine +note latine d'un certain ouvrage d'un certain M. Landor, pour lequel +l'amiti de Robert Southey sera, dit-il, _un honneur, quand les disputes +phmres et les phmres rputations du jour seront oublies_. Pour +moi, je n'envie pas une amiti ni une gloire rversible, avec les +intrts, comme la fortune de M. Thlusson, la troisime et quatrime +gnration.--Cette amiti sera probablement aussi mmorable que les +popes de M. Southey, desquelles Porson a dit (comme je l'ai rpt, il +y a dix ou douze ans, dans _les Bardes anglais_), qu'on s'en +souviendrait quand Homre et Virgile seront oublis, et non pas avant. +Je le laisse pour le prsent. + +FIN DE LA NOTE. + + + + +CAN, + +MYSTRE. + + Or le serpent tait le plus malin + des animaux que le Seigneur Dieu + avait faits. + + (_Gense_, chap. III, vers. I.) + + +A +SIR WALTER SCOTT, BARONNET, +_Ce Mystre de Can_ est ddi, par son oblig ami et dvou serviteur, + +L'AUTEUR. + + + + +PRFACE. + + +Les scnes suivantes sont intitules _Mystre_, par allusion l'ancien +titre de _mystre_ ou _moralit_ donn aux drames dont le sujet tait +analogue. L'auteur n'a cependant pas pris les mmes liberts qui jadis +taient tolres dans les ouvrages de ce genre, comme peut s'en +convaincre tout lecteur curieux de consulter ces productions +trs-profanes, en anglais, en franais, en italien ou en espagnol. +L'auteur s'est efforc de conserver le langage qui convenait le mieux +ses personnages; et quand il a cru devoir emprunter celui de +l'_criture_, il l'a reproduit en l'altrant aussi peu, mme quant aux +paroles, que pouvait le permettre le rhythme potique. Le lecteur se +souviendra que la _Gense_ ne dit pas qu've fut tente par un dmon, +mais par _le serpent_; et cela, uniquement parce qu'il tait le plus +subtil des animaux. Quelle que soit l'interprtation que les rabbins et +les pres aient donne ce passage, j'ai d prendre les mots comme je +les ai trouvs, et rpliquer avec l'vque Watson, quand on lui citait +en pareille occasion les Pres, tandis qu'il tait recteur de Cambridge: +Voyez le livre, entendant parler de l'criture. Il faut encore se +rappeler que mon sujet n'a rien de commun avec le _Nouveau-Testament_, +et que l'on ne pourrait, sans anachronisme, s'y reporter le moins du +monde. + +Depuis long-tems je n'ai lu de pomes sur des sujets religieux. Je n'ai +pas relu Milton depuis l'ge de vingt ans; mais avant cet ge, je +l'avais tant de fois parcouru, que l'impression ne s'en est jamais +efface. Je n'ai pas lu _la Mort d'Abel_ de Gessner depuis l'ge de huit +ans, Aberdeen. Le souvenir que j'en ai conserv est en gnral +agrable; mais quant aux dtails, je me souviens seulement que la femme +de Can s'appelait Meala.--Dans mon ouvrage, je les appelle Adah et +Zillah, les premiers noms fminins qui soient crits dans la _Gense_; +c'tait celui des femmes de Lamech: celles de Can et d'Abel ne sont pas +dsignes par leurs noms. Ainsi, dans le cas o le mme sujet nous +aurait inspir quelques ides analogues, je puis dire que je l'ignore, +et je ne m'en soucie que lgrement. + +Le lecteur n'oubliera pas non plus qu'on ne trouve pas une seule +allusion la vie future dans les ouvrages de Mose, ni mme dans tout +le vieux Testament. Les raisons de cette singulire omission sont +dveloppes dans le livre de Warburton, de _la Lgation divine_; elles +sont, ou elles ne sont pas satisfaisantes: mais il est certain qu'on +n'en a pas trouv de meilleures. J'ai pu supposer, dans tous les cas, +que Can n'en avait pas encore pris connaissance, sans avoir eu besoin, +je l'espre, de falsifier l'criture-Sainte. + +Quant au langage de Lucifer, je ne pouvais gure le modeler sur celui +d'un prdicateur chrtien; mais j'ai fait ce qui tait en mon pouvoir +pour le maintenir dans les bornes de la politesse spiritualiste. + +S'il se dfend d'avoir tent ve sous la forme du serpent, c'est +uniquement parce que la _Gense_ n'offre pas la plus indirecte allusion + quelque chose de ce genre, et qu'elle ne met en scne le serpent que +dans le cercle de ses facults serpentines. + +NOTA.--Le lecteur remarquera que l'auteur adopte dans ce pome l'opinion +de Cuvier, que le monde, avant la cration de l'homme, avait t dj +plusieurs fois dtruit. Cette hypothse, fonde sur l'tude des +diffrentes couches de terre, et sur les ossemens des normes animaux +dont la race est perdue, et que l'on a trouvs parmi elles, n'est pas +contraire au rcit de Mose, et sert plutt le confirmer. Nul ossement +humain n'a t dcouvert, bien que ceux d'autres animaux dont la race +est encore aujourd'hui conserve se retrouvent mls aux squelettes des +races disparues. L'assertion de Lucifer, que le monde pradamite fut +aussi peupl d'tres raisonnables, d'une intelligence suprieure celle +de l'homme, et dous d'une force comparable celle du mammoth, etc., +etc., est d'ailleurs une fiction potique destine le servir dans ses +projets de sduction. + +Je dois ajouter qu'Alfieri a fait une _tramlogdie_ intitule _Abel_. +Je ne l'ai jamais lue, non plus qu'aucun des autres ouvrages posthumes +de cet crivain, l'exception de sa Vie. + +PERSONNAGES. + + HOMMES. + + ADAM. + CAN. + ABEL. + + FEMMES + + VE. + ADAH. + ZILLAH. + + ESPRITS + + L'ANGE DU SEIGNEUR. + LUCIFER. + + + + +CAN. + + + + +ACTE PREMIER. + + + +SCNE PREMIRE. + +(La scne se passe hors du Paradis.--Le soleil se lve.) + +ADAM, VE, CAN, ABEL, ADAH, ZILLAH, offrant un sacrifice. + + +ADAM. + +O Dieu, l'ternel, l'infini, le trs-sage!--toi qui d'une parole fis +jaillir des tnbres la lumire sur l'abme des eaux:--salut, Jhovah! +salut encore au retour de la lumire! + +VE. + +O Dieu! qui nommas le jour, et sparas pour la premire fois le matin de +la nuit;--toi qui divisas les flots, et donnas le nom de firmament une +partie de ton ouvrage,-- jamais, salut! + +ABEL. + +O Dieu! qui transformas les lmens en terre, en eau, en air et en +flamme; toi, pre des jours et des nuits, et avec eux des mondes +clairs de leurs flambeaux, ou voils de leurs tnbres; toi qui +communiques l'existence des tres faits pour en jouir et pour les +aimer aussi bien que toi,--salut, mille fois salut! + +ADAH. + +Dieu ternel! pre de toutes choses! qui cras ces tres excellens et +brillans de beaut, pour tre aims plus que toutes choses, +l'exception de toi,--permets-moi de les confondre avec toi dans le mme +amour.--Salut! mille fois salut! + +ZILLAH. + +O Dieu! qui, malgr ton amour, ta puissance et ta bont, permis au +serpent de nous sduire, et d'arracher mon pre au paradis terrestre, +prserve-nous aujourd'hui d'autres malheurs.--Salut! mille fois salut! + +ADAM. + +Can, mon fils, mon premier n, pourquoi gardes-tu le silence? + +CAN. + +Pourquoi parlerais-je? + +ADAM. + +Pour prier. + +CAN. + +N'avez-vous pas pri vous-mme? + +ADAM. + +Oui, et de la plus grande ferveur. + +CAN. + +Et trs-haut: je vous ai entendus. + +ADAM. + +Puisse Dieu nous avoir galement entendus! + +ABEL. + +Ainsi soit-il! + +ADAM. + +Et cependant mon fils an se tait encore. + +CAN. + +Mieux vaut que je reste silencieux. + +ADAM. + +Pourquoi? + +CAN. + +Je n'ai rien demander. + +ADAM. + +Rien dont tu puisses rendre grce? + +CAN. + +Non. + +ADAM. + +Ne vis-tu pas? + +CAN. + +Ne dois-je pas mourir? + +VE. + +Hlas! le fruit dfendu de l'arbre commence tomber devant nous. + +ADAM. + +Et nous devons le recueillir. O Dieu! pourquoi as-tu plant l'arbre de +la science? + +CAN. + +Et pourquoi n'avez-vous pas cueilli le fruit de l'arbre de vie? alors +vous auriez pu le braver! + +ADAM. + +O mon fils! ne blasphme pas: c'est ainsi que parlait le serpent. + +CAN. + +Pourquoi pas? le reptile parlait bien. Vous aviez l'arbre de la science, +vous aviez celui de la vie:--la science est bonne et la vie est bonne; +comment donc toutes deux peuvent-elles tre mauvaises? + +VE. + +Mon fils, tu parles comme l'instant o je pchai, alors que tu n'tais +pas encore n. Ne me rappelle pas mon malheur par le tien. Je me suis +repentie. Ne m'offre pas la vue de l'un de mes enfans succombant aux +inspirations du serpent devant les murs mmes du paradis qu'il a pour +jamais ferm tes parens. Sois satisfait de ce qui est. Sans notre +curiosit fatale, tu serais heureux dans ce moment,-- mon cher fils! + +ADAM. + +Nos prires sont termines, sparons-nous, et reprenons nos travaux: ils +sont ncessaires sans tre pnibles. La terre est jeune encore; elle +rcompense volontiers, par le don de ses fruits, notre lger travail. + +VE. + +Can, vois ton pre calme et rsign: fais comme lui. + +(Adam et ve sortent.) + +ZILLAH. + +Ne le veux-tu pas, mon frre? + +ABEL. + +Pourquoi ce nuage qui obscurcit ton front? il ne peut te servir de rien, +si ce n'est rveiller le courroux de l'ternel. + +ADAH. + +Mon cher Can, serais-je galement l'objet de ton courroux? + +CAN. + +Non, Adah! seulement je voulais tre seul un instant. Abel! je souffre; +mais ce mal sera passager. Devance mes pas, mon frre,--je ne tarderai +pas te suivre; et vous aussi, mes soeurs, ne tardez pas davantage: vous +ne devez pas recevoir un repoussant accueil. Je vous suis. + +ADAH. + +Mais je reviendrai, si tu tardes quelque tems. + +ABEL. + +La paix du Seigneur soit dans votre ame, mon frre! + +(Sortent Abel, Zillah, Adah.) + +CAN, seul. + +Et c'est l la vie!--Travailler! et pourquoi travailler?--parce que mon +pre n'a pu conserver sa place dans l'den. Mais en suis-je cause?--je +n'tais pas n; je ne cherchais pas natre, et je ne tiens nullement +au sort dans lequel m'a plac cette naissance. Pourquoi faut-il qu'il +ait cd au serpent et la femme? ou pourquoi souffrir d'avoir cd? +Quel crime dans cette faiblesse? L'arbre tait plant, pourquoi ne +l'tait-il pas pour lui? et sinon, pourquoi le placer prs de lui, au +centre de l'den, et le plus beau de tous les arbres? A toutes mes +questions, ils n'ont qu'une rponse: Il l'a voulu; il est bon. Et +comment puis-je le savoir? Parce qu'il est tout-puissant, s'ensuit-il +qu'il soit souverainement bon? Je ne le juge que par les rsultats:--ils +sont amers.--Faut-il que je les subisse pour une faute qui n'est pas la +mienne? Mais qu'aperois-je prs d'ici?--une forme comme celle des +anges; mais l'aspect plus triste et plus svre que le leur. Je frmis +malgr moi; pourquoi cependant le craindrais-je plus que les autres +esprits dont je vois tous les jours, dans le crpuscule, les pes +flamboyantes, alors qu'errant autour des portes dont l'entre nous est +interdite, je cherche saisir quelque chose des jardins qui devaient +tre mon hritage, avant que la nuit n'en obscurcisse les murailles et +les arbres immortels? Si les chrubins arms ne m'effraient pas, +pourquoi frmirais-je l'aspect de celui qui maintenant s'approche? +Cependant, il semble plus puissant qu'eux tous; leur gal en beaut, et +cependant moins radieux qu'il ne fut ou pourrait tre. Le chagrin semble +une partie de son immortalit; se pourrait-il? et la douleur ne +serait-elle pas le partage exclusif des hommes? Le voici. + +(Entre Lucifer.) + +LUCIFER. + +Mortel! + +CAN. + +Ange! quel es-tu? + +LUCIFER. + +Le matre des anges. + +CAN. + +S'il est ainsi, peux-tu les abandonner, et descendre prs d'une vile +poussire? + +LUCIFER. + +Je connais les penses de la poussire; j'y compatis, ainsi qu'aux +vtres. + +CAN. + +Eh quoi! vous connaissez mes penses? + +LUCIFER. + +Elles sont celles de tout tre digne de penser;--c'est la partie +immortelle de votre substance qui parle en vous. + +CAN. + +Quelle partie immortelle? cela ne nous a pas t rvl. L'arbre de vie +nous fut enlev par la folie de mon pre, et celui de la science fut +trop tt dpouill par l'avidit de ma mre; tout le fruit qui nous en +soit rest est la mort! + +LUCIFER. + +Ils t'ont tromp; tu vivras. + +CAN. + +Je vis, mais je vis pour mourir. Je ne vois rien dans la mort qui +m'effraie, si ce n'est que je sens un frisson invincible, un aveugle et +naturel instinct de vie que j'abhorre, autant que je me mprise +moi-mme, et cependant que je ne puis dompter:--voil pourquoi je vis +encore. Pourquoi suis-je, hlas! n? + +LUCIFER. + +Tu vis, et tu vivras jamais. Ne crois pas que la terre qui forme ton +enveloppe soit la condition de ton existence:--elle te quittera, et tu +seras encore le mme. + +CAN. + +Le _mme_! et pourquoi pas mieux? + +LUCIFER. + +Il se pourra que tu sois comme nous. + +CAN. + +Et vous? + +LUCIFER. + +Nous sommes ternels. + +CAN. + +tes-vous heureux? + +LUCIFER. + +Nous sommes puissans. + +CAN. + +tes-vous heureux? + +LUCIFER. + +Non: l'es-tu? + +CAN. + +Comment le serais-je? Regarde-moi. + +LUCIFER. + +Pauvre argile! Et tu as la prtention d'tre malheureux! toi! + +CAN. + +Je le suis.--Mais toi, avec toute ta puissance, qui es-tu? + +LUCIFER. + +Un tre qui aspire au rang de ton crateur, et qui ne t'aurait pas fait +ce que tu es. + +CAN. + +Ah! tu me sembles presque un dieu, et-- + +LUCIFER. + +Je ne le suis pas; et n'ayant pu le devenir, je ne veux tre que ce que +je suis. Il a vaincu; qu'il rgne! + +CAN. + +Qui? + +LUCIFER. + +Le crateur de ton pre et celui de la terre. + +CAN. + +Et du ciel, de tout ce qu'il renferme. J'ai entendu ses anges le +chanter, et mon pre le redire. + +LUCIFER. + +Ils disent--ce qu'ils sont forcs de chanter et de dire, sous peine +d'tre ce que je suis,--ce que tu es: des esprits et des hommes. + +CAN. + +Et que sommes-nous? + +LUCIFER. + +Des ames qui osent jouir de leur immortalit,--des ames qui osent +regarder en face leur ternel tyran, et lui dire que son mal n'est pas +bon. Si, comme il le dit, il nous a crs--ce que je ne sais ni ne +crois;--quoi qu'il en soit--il ne peut nous anantir: nous sommes +immortels!--Bien plus, il en est ravi, afin de nous torturer davantage. +Qu'il le fasse donc: il est tout-puissant;--mais dans sa grandeur, il +n'est pas plus heureux que nous au milieu de nos tourmens. La bont +n'aurait pas fait le mal; et qu'a-t-il fait autre chose? Laissons-le +cependant reposer sur son trne immense et solitaire; qu'il cre des +mondes nouveaux pour adoucir l'ennui d'une insipide ternit et d'une +immense solitude! Qu'il lance dans l'espace globes sur globes: le tyran +n'en est pas moins seul; et s'il pouvait donner la facult de le +combattre, il serait moins malheureux. Mais qu'il rgne, et que sans +cesse il multiplie sa misre. Esprits et hommes, nous devons entre nous +sympathiser: nos souffrances sont communes; apprenons les supporter, +en runissant jamais notre misre, tandis que lui, accabl sous le +poids de sa grandeur, il ne pourra que crer encore, et toujours +crer.-- + +CAN. + +Tu me parles de choses qui, depuis long-tems, flottent comme autant de +visions travers mes penses: je ne pouvais concilier ce que je vois +avec ce que j'entends. Mon pre et ma mre me parlent de serpent, +d'arbres et de fruits; je vois les portes de ce qu'ils nomment leur +paradis gardes par l'pe flamboyante de chrubins qui nous repoussent, +eux et moi; je sens le poids d'un travail journalier et d'une constante +pense; je contemple un monde o je ne semble rien, avec des ides qui +semblent capables de tout matriser:--mais je me croyais seul en proie +ce genre de misre.--Mon pre est abattu; ma mre n'a plus cette ame qui +lui faisait aspirer aprs la science, au risque d'une maldiction +ternelle; mon frre est un jeune gardeur de troupeaux, qui offre les +premiers ns de ses brebis celui qui ne permet pas la terre de rien +donner qui ne soit arros de nos sueurs; ma soeur Zillah chante un hymne +d'actions de grces avant les oiseaux du matin; et mon Adah, ma +bien-aime, elle ne comprend rien aux soucis qui me dvorent: en un mot, +jusqu'alors, aucun tre n'avait sympathis avec moi. Eh bien!--je suis +ravi de m'associer aux esprits. + +LUCIFER. + +Si ton ame ne te rendait pas digne d'une pareille association, je +n'apparatrais pas maintenant tes yeux. Comme la premire fois, un +serpent et suffi pour te charmer. + +CAN. + +Oh! serait-ce donc toi qui tentas ma mre? + +LUCIFER. + +Je ne tente qu'avec l'appt de la vrit. N'y avait-il pas l'arbre de la +science? l'arbre de vie n'tait-il pas encore charg de fruits? Suis-je +cause qu'elle trembla d'y toucher? Est-ce moi qui plaai des objets +dfendus la porte d'tres innocens, et que leur innocence mme devait +rendre curieux? Moi, je vous aurais crs des dieux; et celui qui vous a +exils ne l'a fait que pour vous empcher de manger le fruit de vie, et +de devenir des dieux comme nous. N'taient-ce pas l ses paroles? + +CAN. + +Oui; et je les entendis de ceux qui les avaient entendues au milieu des +clairs. + +LUCIFER. + +Quel tait donc le dmon, de celui qui vous dfendait de vivre, ou de +celui qui voulait vous faire vivre jamais dans le bonheur et le +pouvoir de la science? + +CAN. + +Pourquoi n'ont-ils pas ravi le fruit de l'un et de l'autre arbre, ou +n'ont-ils pas laiss tous les deux? + +LUCIFER. + +L'un vous appartient dj, l'autre peut vous appartenir encore. + +CAN. + +Et par quel moyen? + +LUCIFER. + +En rsistant; en demeurant vous-mmes. L'ame est suprieure tout, +quand l'ame veut bien se comprendre, quand elle se fait le point central +du cercle qui l'entoure,--et qu'elle est faite pour matriser. + +CAN. + +Mais n'as-tu pas tent mes parens? + +LUCIFER. + +Moi? misrable poussire! et pourquoi, comment les aurais-je tents? + +CAN. + +Le serpent, disent-ils, tait un esprit. + +LUCIFER. + +Qui l'a dit? cela n'est pas crit l-haut. L'homme, dans ses craintes +immenses et sa petite vanit, peut bien rejeter sur les substances +spirituelles le tort de sa propre chute; mais notre orgueilleux despote +ne voudrait pas falsifier ainsi les faits. Le serpent tait le +serpent,--rien de plus, et cependant l'gal de ceux qu'il tenta, par sa +nature terrestre comme la leur;--leur suprieur en sagesse, puisqu'il +put les sduire, et leur donner la connaissance qui devait dtruire +leurs insipides plaisirs. Crois-tu que je voulusse revtir l'enveloppe +des tres qui doivent mourir? + +CAN. + +Mais, enfin, le reptile avait-il un dmon en lui? + +LUCIFER. + +Il ne fit qu'en veiller un dans ceux qu'entranait sa langue venimeuse. +Je te rpte que le serpent n'tait rien de plus qu'un serpent: +demande-le au chrubin qui garde l'arbre sducteur. Quand des milliers +de sicles auront roul sur vos cendres disperses et sur celles de +votre race, les habitans de la terre pourront bien alors cacher sous les +fables leurs fautes primitives, m'attribuant un dguisement que je +mprise, comme je mprise tout ce qui plie le genou devant celui qui ne +fit des tres que pour les courber devant sa triste et solitaire +ternit; mais nous qui voyons la vrit en face, nous devons la +reproduire. Tes malheureux parens coutrent les conseils d'un reptile; +ils tombrent. Et pourquoi les esprits les auraient-ils tents? Quel +objet digne d'envie, que les bornes troites de votre paradis, pour des +intelligences qui peuvent traverser l'espace!--Mais je te parle de +choses que tu ignores, avec ton arbre de la science. + +CAN. + +Mais du moins tu ne peux parler d'une nouvelle science sans m'inspirer +le dsir de la pntrer, la soif de m'en abreuver; oui, mon ame est +digne de la comprendre. + +LUCIFER. + +En aurais-tu le courage? + +CAN. + +Tu peux l'prouver. + +LUCIFER. + +Oserais-tu contempler la mort? + +CAN. + +Je ne l'ai pas encore vue. + +LUCIFER. + +Mais tu devras la subir. + +CAN. + +Mon pre dit que c'est une chose terrible, ma mre pleure en l'entendant +nommer: Abel, alors, lve les yeux au ciel; Zillah laisse retomber les +siens vers la terre, en soupirant une prire; Adah me regarde, et se +tait. + +LUCIFER. + +Mais toi? + +CAN. + +D'indicibles penses pntrent dans mon coeur embras, quand j'entends +parler de cette toute-puissante mort qui semble invitable. Ne +pourrais-je lutter contre elle? J'ai lutt avec le lion, quand j'tais +encore enfant; je jouais avec lui, jusqu' ce qu'il s'chappt de mes +bras en rugissant. + +LUCIFER. + +Elle n'a pas de forme; mais elle anantira tous les tres, enfans de la +terre, qui sont revtus d'une forme. + +CAN. + +Ah! je croyais que c'tait un tre; et quel autre qu'un tre pouvait +crer quelque chose d'aussi fatal aux tres? + +LUCIFER. + +Demande au destructeur. + +CAN. + +Quel est-il? + +LUCIFER. + +Le crateur.--Donne-lui le nom qu'il te plaira; il ne cre que pour +dtruire. + +CAN. + +Je ne le savais pas; cependant, au nom de la mort, je le conjecturais: +je ne la connais pas, mais elle me semble horrible. Dans la vaste +dsolation des nuits, je l'ai recherche, j'ai tent de la surprendre; +et quand je voyais les formes gigantesques que l'ombrage jetait sur les +murs d'den, et que traversait le glaive tincelant des chrubins, +j'attendais aprs ce que je croyais elle: car, en mme tems que la +crainte, naissait dans mon coeur le dsir de connatre ce qui devait tous +nous subjuguer;--mais rien ne se prsentait. Alors je dtachais mes yeux +accabls de la vue du paradis dfendu, notre premire patrie; je les +reportais aux flambeaux rpandus sur nos ttes, si nombreux et si +ravissans: eux aussi devront-ils donc mourir? + +LUCIFER. + +Peut-tre;--mais long-tems aprs que vous ne serez plus, toi et les +tiens. + +CAN. + +J'en suis ravi; je n'aurais pas voulu les voir mourir: ils sont trop +beaux. Qu'est-ce que la mort? Je sens, et je le crains, que c'est une +chose terrible; mais, pourquoi? je ne puis le comprendre. On nous l'a +dnonce comme un mal, nous, ceux qui pchrent, ceux qui ne +pchrent pas:--ce mal, quel est-il? + +LUCIFER. + +On l'apprend dans la terre. + +CAN. + +Mais pourrai-je le connatre? + +LUCIFER. + +Comme je n'ai rien de commun avec la mort, je ne puis rpondre. + +CAN. + +Je ne serais qu'une poussire tranquille, il n'y aurait pas de mal; et +que n'ai-je jamais t autre chose! + +LUCIFER. + +Ce voeu est ignoble; il est mme indigne de ton pre: car, du moins, il +souhaita de connatre. + +CAN. + +Mais non pas de vivre; car il et dpouill l'arbre de vie. + +LUCIFER. + +Il en fut empch. + +CAN. + +Erreur mortelle, de n'avoir pas d'abord cueilli ce fruit; mais avant de +ravir la science, il ne connaissait pas la mort. Hlas! peine si +j'entrevois ce qu'elle est, et pourtant je la redoute:--je tremble +devant ce que j'ignore! + +LUCIFER. + +Et moi, je ne crains rien, parce que je connais tout: voil quelle est +la vraie science. + +CAN. + +Veux-tu m'apprendre tout? + +LUCIFER. + +Oui, une condition. + +CAN. + +Dsigne-la. + +LUCIFER. + +C'est que tu t'inclineras pour adorer en moi--ton seigneur. + +CAN. + +Tu n'es pas le seigneur que mon pre adore. + +LUCIFER. + +Non. + +CAN. + +Es-tu son gal? + +LUCIFER. + +Non;--je n'ai rien de commun avec lui! je ne le voudrais pas. Je veux +tre au-dessus,--au-dessous, tout enfin, plutt que de partager ou de +reconnatre son pouvoir. Je reste part, mais pourtant je suis +grand;--il en est beaucoup qui m'adorent, un plus grand nombre encore +m'adorera dans la suite:--sois au nombre des premiers. + +CAN. + +Jusqu' prsent, je ne me suis pas inclin devant le Dieu de mon pre, +bien que mon frre Abel me conjurt souvent de me joindre lui dans un +commun sacrifice:--pourquoi flchirais-je devant toi? + +LUCIFER. + +N'as-tu jamais flchi le genou devant lui? + +CAN. + +Je te l'ai dit;--et quel besoin de le dire? ta science suprme ne +doit-elle pas te l'apprendre? + +LUCIFER. + +Celui qui n'a pas flchi devant lui s'incline devant moi! + +CAN. + +Je ne flchis devant personne. + +LUCIFER. + +Tu n'en es pas moins mon adorateur: lui refuser son hommage, c'est par +cela mme me l'accorder. + +CAN. + +Que veux-tu dire? + +LUCIFER. + +Tu le sauras--et bientt. + +CAN. + +Dcouvre-moi du moins le mystre de mon existence. + +LUCIFER. + +Suis-moi o je te conduirai. + +CAN. + +Mais je dois retourner pour travailler la terre;--j'ai promis-- + +LUCIFER. + +Quoi? + +CAN. + +De cueillir les prmices de quelques fruits. + +LUCIFER. + +Pourquoi? + +CAN. + +Pour les offrir sur un autel avec Abel. + +LUCIFER. + +N'as-tu pas dit que jamais tu n'avais flchi devant celui qui t'a cr? + +CAN. + +Oui;--mais les vives instances d'Abel m'ont entran: l'offrande est +plutt la sienne que la mienne,--et Adah-- + +LUCIFER. + +Pourquoi hsiter ainsi? + +CAN. + +C'est ma soeur, ne le mme jour, des mmes entrailles; elle m'a arrach + force de pleurs cette promesse: car pour ne pas la voir pleurer, il me +semble que je supporterais tout, et que j'adorerais tout. + +LUCIFER. + +Alors, suis-moi! + +CAN. + +Volontiers. + +(Entre Adah.) + +ADAH. + +Mon frre, je viens vers toi; c'est l'heure du repos et du bonheur,--et +nous en jouissons moins en ton absence. Tu n'as pas travaill ce matin; +mais j'ai fait nos deux tches. Viens! les fruits sont mrs; ils sont +colors comme la lumire laquelle ils doivent leur saveur: viens! + +CAN. + +Ne vois-tu pas? + +ADAH. + +Je vois un ange; nous en avons vu beaucoup. Voudrait-il partager nos +instans de repos?--il est le bien-venu. + +CAN. + +Il ne ressemble pas aux anges que nous avons vus. + +ADAH. + +Est-ce qu'il en est d'autres? Il est le bien-venu, s'il leur ressemble. +Ils n'ont pas ddaign de s'asseoir quelquefois notre table.--Que +veut-il? + +CAN, Lucifer. + +Le veux-tu? + +LUCIFER. + +Et toi, veux-tu tre moi? + +CAN. + +Il faut que je m'loigne avec lui. + +ADAH. + +Quoi! nous laisser? + +CAN. + +Oui. + +ADAH. + +Moi! + +CAN. + +Chre Adah! + +ADAH. + +Laisse-moi te suivre. + +LUCIFER. + +Non! elle ne le doit pas. + +ADAH. + +Qui es-tu pour te mettre ainsi entre nos deux coeurs? + +CAN. + +C'est un dieu. + +ADAH. + +Comment le sais-tu? + +CAN. + +Il parle comme un dieu. + +ADAH. + +Le serpent aussi, et il mentait. + +LUCIFER. + +Tu te trompes, Adah!--L'arbre dont il parlait n'tait-il pas celui de la +science? + +ADAH. + +Oui,--pour notre malheur ternel. + +LUCIFER. + +Encore ce malheur tait-il la science:--il n'a donc pas menti. S'il vous +a perdus, il n'a pas, du moins, trahi la vrit; et l'essence de la +vrit ne peut tre que bonne. + +ADAH. + +Tout ce que nous savons d'elle, c'est qu'elle a runi sur nos ttes tous +les maux: expulsion de notre patrie, terreur, travail, sueur et +lassitude; regrets du pass, esprance de ce qui ne se ralise pas. +Can! ne va pas avec cet esprit; souffre encore ce que nous avons dj +souffert, et aime-moi.--Je t'aime. + +LUCIFER. + +Tu l'aimes? Quoi! plus que ta mre et que ton pre? + +ADAH. + +Oui; est-ce un pch encore? + +LUCIFER. + +Non,--pas encore; mais plus tard c'en sera un--pour vos enfans. + +ADAH. + +Comment! ma fille ne pourra-t-elle pas aimer son frre noch? + +LUCIFER. + +Comme tu aimes Can? non. + +ADAH. + +O mon Dieu! ils ne s'aimeraient pas? ils ne reproduiraient pas des tres +aimans comme eux? N'ont-ils pas suc le lait du mme sein? Leur pre +n'tait-il pas sorti des mmes flancs, et la mme heure que moi? Ne +nous aimons-nous pas l'un l'autre? et multipliant notre existence, ne +multiplions-nous pas des tres qui se chriront encore, et comme je te +chris, mon Can? Oh! ne va pas avec cet esprit; il n'est pas des +ntres. + +LUCIFER. + +Le pch dont je parle n'est pas de mon oeuvre; en vous, il ne peut tre +un pch,--bien qu'il le paraisse dans ceux auxquels vous transmettrez +votre humanit. + +ADAH. + +Qu'est-ce qu'un pch qui n'est pas pch en lui-mme? Les circonstances +peuvent-elles tour tour transformer le pch en vertu?--S'il en est +ainsi, nous sommes donc les esclaves de-- + +LUCIFER. + +Des tres plus levs que vous sont esclaves; et de plus levs qu'eux +ont prfr la libert des tortures aux lentes agonies d'une adulation +qui s'exhalait en hymnes, en concerts, en prires intresses vers le +Tout-Puissant, non parce qu'il inspirait de l'amour, mais parce qu'il +tait tout-puissant, parce qu'il veillait leur ambition ou leur +terreur. + +ADAH. + +La toute-puissance doit s'unir la toute-bont. + +LUCIFER. + +Alors, que signifie den? + +ADAH. + +Dmon! ne me tente pas par ta beaut; plus que le serpent, tu es beau: +tu es aussi menteur que lui. + +LUCIFER. + +Aussi sincre. Demandez ve, votre mre; n'a-t-elle pas conquis la +science du bien et du mal? + +ADAH. + +O ma mre! tu as cueilli un fruit plus fatal tes descendans qu' +toi-mme. Toi, du moins, tu as pass ta jeunesse dans le paradis, +jouissant de l'innocence et du bonheur de converser avec des esprits +bienheureux; pour nous, tes enfans, ignorans de l'den, nous vivons +environns par les dmons qui, s'emparant des paroles de Dieu, nous +sduisent, en profitant de nos propres penses, de nos regrets et de +notre curiosit.--Ainsi devins-tu la proie du serpent dans tes plus +beaux jours de simplicit, de candeur et de joie. Je ne sais que +rpondre l'tre immortel qui se tient devant moi; je ne puis le +dtester; je le contemple avec une inquitude qui n'est pas sans charme, +et pourtant je ne puis m'loigner de lui. Dans son regard est une +attraction magique qui fixe sur les siens mes yeux blouis; mon coeur bat +avec rapidit; je tremble, et pourtant je me rapproche plus +prs,--toujours plus prs. Can! Can! dfends-moi de lui! + +CAN. + +Pourquoi craindre, mon Adah? ce n'est pas un mauvais ange. + +ADAH. + +Ce n'est pas Dieu;--il n'est pas Dieu. J'ai vu les chrubins et les +sraphins: il ne regarde pas comme eux. + +CAN. + +Mais il est des esprits plus levs encore:--les archanges. + +LUCIFER. + +De plus levs encore que les archanges. + +ADAH. + +Oui;--mais ils ne sont pas heureux. + +LUCIFER. + +Si le bonheur consiste dans l'esclavage,--non. + +ADAH. + +J'ai entendu dire que les sraphins _aimaient le plus_,--les chrubins +_connaissaient le mieux_:--celui-ci doit tre un chrubin,--car il +n'aime pas. + +LUCIFER. + +Et si la science la plus leve affaiblit l'amour, comment se fait-il +que vous cessiez d'aimer en commenant connatre? Puisque les +chrubins qui savent tout, aiment le moins, l'amour des sraphins ne +peut tre que l'ignorance: qu'ils soient incompatibles, la sentence +porte contre tes malheureux parens le prouve assez. Choisissez donc +entre l'amour et la science:--il n'est pas d'autre choix. Votre pre +s'est dj dcid: son culte n'est que de la peur. + +ADAH. + +O Can! choisis l'amour. + +CAN. + +Oui, pour toi, chre Adah! mais le choix est inutile:--il est n avec +moi;--je n'aime rien de plus. + +ADAH. + +Et nos parens? + +CAN. + +Nous aimaient-ils quand ils enlevrent de l'arbre ce qui nous exila tous +du paradis? + +ADAH. + +Alors nous n'tions pas ne;--et quand nous l'aurions t, ne +devrions-nous pas les aimer, ainsi que nos enfans, Can? + +CAN. + +Mon petit noch! et sa soeur encore bgayante! Ah! si je pouvais les +croire heureux, j'oublierais demi--mais jamais on ne l'oubliera, mme +aprs trois milliers de gnrations! jamais les hommes ne chriront la +mmoire de l'homme qui, dans la mme heure, perptua la source du mal et +de l'humanit. Ils se sont empars de l'arbre de la science et du +pch;--non contens de leur propre infortune, ils nous ont impos, +moi,-- toi, au petit nombre des tres aujourd'hui vivans, la +multitude innombrable des tres venir, l'obligation d'hriter d'une +agonie que le tems ne peut qu'accrotre encore!--Et je serai le pre de +tant d'infortuns! et ta beaut, ton amour,--ma tendresse, les momens +ravissans couls dans tes bras; tout ce que nous aimons dans nous-mmes +et dans nos enfans, doit les conduire, aprs de longues annes de pchs +et de douleur,--ou mme aprs quelques instans galement pnibles, et +mls peine d'une courte lueur de plaisir; tout cela doit les mener +la mort,--ce fantme inconnu! Non! l'arbre de la science n'a pas +acquitt sa promesse:--s'ils ont pch, ils devaient du moins, en +change, savoir tout ce qui est du domaine de la science, et, par +consquent, les mystres qui environnent la mort! Que +savent-ils?--qu'ils sont misrables. Quel besoin de serpens et de fruits +pour nous l'apprendre? + +ADAH. + +Je ne serais pas plaindre, Can, si tu tais heureux.-- + +CAN. + +Sois donc heureuse seule:--je ne veux pas d'un bonheur qui m'avilit, moi +et les miens. + +ADAH. + +Seule, je ne pourrais, je ne _voudrais_ pas tre heureuse; mais je pense +qu'entoure de leurs bras je puis l'tre, en dpit de la mort que je ne +redoute pas, puisque je l'ignore, bien qu'elle paraisse un fantme +terrible,--si j'en juge d'aprs ce que j'en entends dire. + +LUCIFER. + +Et, dis-tu, tu pourrais tre heureuse _seule_? + +ADAH. + +Seule! O mon Dieu! qui pourrait tre heureux ou bon dans la solitude? +L'isolement est mes yeux un pch; si ce n'est quand je pense que +bientt je reverrai mon frre, son frre, nos enfans et nos parens. + +LUCIFER. + +Ton Dieu est pourtant seul: est-il heureux, est-il bon? + +ADAH. + +Tu te trompes; il a les anges et les mortels rendre heureux: son +bonheur consiste le rpandre autour de lui; et quel bonheur peut-il +exister qu'on ne cherche rpandre? + +LUCIFER. + +Interrogez votre pre sur son exil d'den,--sur son +premier-n;--interrogez votre propre coeur: il n'est pas tranquille. + +ADAH. + +Hlas! non; et vous--tes-vous du ciel? + +LUCIFER. + +Si je n'en suis pas, jugez quel est ce bonheur universel que se plat +rpandre (comme vous le dites) ce crateur tout-puissant et +souverainement bon de la vie et des choses vivantes; c'est l son +secret, et il le garde. Nous devons souffrir, quelques-uns de nous +doivent rsister, et le tout en vain, entendre ces sraphins. Mais il +faut en faire l'preuve, puisque d'ailleurs nous ne serions pas mieux. +Il y a dans les esprits un sens qui leur indique toujours le juste, +comme au sein des nuits vos yeux, jeunes mortels, se dirigent +naturellement vers l'toile vigilante qui annonce le matin. + +ADAH. + +C'est une ravissante toile; sa beaut me force l'aimer. + +LUCIFER. + +Et pourquoi ne l'adorez-vous pas? + +ADAH. + +Notre pre n'adore que l'tre invisible. + +LUCIFER. + +Le symbole de l'invisible est ce qu'il y a de plus ravissant dans ce qui +est visible; et cet astre brillant est le conducteur de l'arme cleste. + +ADAH. + +Notre pre dit qu'il a vu le Dieu mme qui le cra, lui et ma mre. + +LUCIFER. + +_Toi_, l'as-tu vu! + +ADAH. + +Oui,--dans ses oeuvres. + +LUCIFER. + +Mais en lui-mme? + +ADAH. + +Non,--si ce n'est dans mon pre qui est l'image de Dieu, ou dans ses +anges qui te ressemblent,--plus brillans encore, mais moins beaux, et +d'un aspect moins imposant. Ils nous apparaissent clatans comme le +silencieux milieu du jour; mais pour toi, tu ressembles la nuit +thre, quand de longs et blancs nuages croisent l'immensit violette, +quand d'innombrables toiles tincellent sur l'admirable et mystrieuse +vote entoure d'objets qui semblent tents de briller comme le soleil; +leur beaut, leur multitude, leurs mouvemens, leurs doux rayons, tout +nous entrane vers eux: ils remplissent mes yeux de larmes; tu produis +sur moi le mme effet. Tu ne sembles pas heureux; ah! ne nous entrane +pas dans ton malheur, et je pleurerai sur toi. + +LUCIFER. + +Hlas! ces pleurs! tu ne sais pas quels ocans doivent en tre +rpandus-- + +ADAH. + +Par moi? + +LUCIFER. + +Par tous. + +ADAH. + +Comment, tous? + +LUCIFER. + +Par des millions, des myriades,--par toute la terre peuple,--la terre +non peuple,--par l'enfer toujours encombr des tres dont ton sein doit +tre le germe. + +ADAH. + +O Can! cet esprit nous maudit. + +CAN. + +Laisse-le dire; je veux le suivre. + +ADAH. + +O? + +LUCIFER. + +Dans un endroit d'o il pourra revenir vers toi dans une heure; mais +d'ici l, il verra des objets de plusieurs sicles. + +ADAH. + +Comment cela peut-il tre? + +LUCIFER. + +Votre crateur n'a-t-il pas fait en quelques jours, du dbris des +anciens mondes, celui que vous habitez? et moi qui l'ai aid dans cette +oeuvre, ne pourrais-je montrer dans une heure ce qu'il a fait en +plusieurs, ou dtruit en moins de tems encore? + +CAN. + +Je suis prt te suivre. + +ADAH. + +Mais dans une heure, reviendra-t-il sain et sauf? + +LUCIFER. + +Oui. Pour nous, les actes sont indpendans des entraves du tems; nous +pouvons franchir en une heure l'ternit, ou bien transporter dans le +cercle d'une heure tout ce que l'ternit renferme. Notre souffle ne se +rgle pas comme celui des mortels--mais cela est un mystre. Can, viens +avec moi. + +ADAH. + +Reviendra-t-il? + +LUCIFER. + +Oui, femme! lui seul entre tous les mortels (le premier et le dernier, +l'exception d'un.....) reviendra de ces lieux, et te sera rendu pour +peupler avec toi cette contre silencieuse et aride, comme le sera votre +monde, aujourd'hui born quelques habitans. + +ADAH. + +O demeures-tu? + +LUCIFER. + +Au milieu des espaces. O devrais-je demeurer? prs de ton ou tes +dieux:--il n'en est rien. C'est en ma prsence que toutes les divisions +s'oprent; la vie et la mort,--le tems et l'ternit,--le ciel et la +terre.--Ce qui n'est ni ciel ni terre est habit de l'ombre de ceux qui +jadis l'habitaient ou plus tard l'habiteront:--voil mes domaines! Du +moins puis-je les sparer de _son_ empire, et possder un royaume qui +n'est pas _sien_; et si je n'tais pas ce que je dis, pourrais-je +demeurer en ces lieux? vous ne faites qu'entrevoir ses anges. + +ADAH. + +En effet; ils apparurent quand le beau serpent parla pour la premire +fois notre mre. + +LUCIFER. + +Can! tu m'as entendu. Soupires-tu aprs la science? je puis assouvir ta +soif: je ne te demande pas de partager des fruits qui pourraient te +ravir un seul des biens que vous ait laisss le vainqueur. Suis-moi. + +CAN. + +Esprit! je l'ai dit. + +(Can et Lucifer sortent.) + +ADAH s'crie en les suivant: + +Can! Can! mon frre! + +FIN DU PREMIER ACTE. + + + + +ACTE II. + + + +SCNE PREMIRE. + +(L'abme de l'espace.) + +CAN, LUCIFER. + + +CAN. + +Je foule l'air et ne tombe pas; cependant je tremble de tomber. + +LUCIFER. + +Si tu as foi en moi, les airs te soutiendront, les airs dont je suis +souverain. + +CAN. + +Mais puis-je le faire sans impit? + +LUCIFER. + +Croire est ne pas tomber, douter est prir! Tel est l'dit que porte +l'autre Dieu, celui qui me donne devant ses anges le nom de Dmon. Ce +nom, ils le rptent en cho des tres misrables qui, ne connaissant +rien au-dessus de leurs sens rtrcis, s'inclinent devant le mot qui +frappe leur oreille, et croient toujours sincrement le bien ou le mal +que l'on proclame devant leur faiblesse. Je n'exige rien de pareil: +honore-moi ou ne m'honore pas, tu franchiras des mondes au-del de ton +petit monde; quelques doutes conus par toi durant ta fragile existence +ne seront pas rcompenss par des tortures de _ma_ conception. Une heure +viendra qu'en planant sur quelques gouttes d'eau, un homme dira un +homme: _Crois en moi, et marche sur les eaux_; alors l'homme pourra +braver les vagues en scurit. Je ne te dirai pas: Crois en moi, comme +la condition de ton salut; mais: Suis mes pas sur le gouffre des +espaces, et je te montrerai ce que tu ne pourras prendre pour un +mensonge, l'histoire des mondes passs, prsens et futurs. + +CAN. + +O dieu, dmon, ou ce que tu peux tre, est-ce l votre terre? + +LUCIFER. + +Eh quoi! tu ne reconnais pas la poussire dont votre pre fut form? + +CAN. + +Se peut-il? Ce petit cercle bleu nageant dans l'espace thr, et prs +de lui un cercle plus troit encore, et dont la lueur rappelle celle de +notre nuit terrestre; est-ce l notre paradis? + +LUCIFER. + +Indique-moi la position de ce paradis. + +CAN. + +Comment le pourrais-je? A mesure que nous avanons, il devient toujours +plus petit; et en diminuant progressivement, il s'entoure d'une aurole +semblable la lumire qui jaillit de la plus belle des toiles, quand +je la contemple des limites du paradis. En nous cartant, je crois les +voir toutes deux se joindre aux innombrables toiles qui nous entourent, +et augmenter ainsi leur multitude infinie. + +LUCIFER. + +Et s'il existait des mondes plus grands que le tien, habits par des +formes plus grandes; si ces mondes taient plus nombreux que la +poussire de la triste terre, multiplie comme elle le sera en atomes +anims, tous vivans, tous condamns au malheur et la mort, que +penserais-tu? + +CAN. + +Je serais fier de la pense qui comprend de telles choses. + +LUCIFER. + +Mais si cette haute pense tait enchane une masse servile de +matire; si, connaissant de telles choses, aspirant aprs elles, et +aprs une science encore plus leve, tu demeurais l'esclave des besoins +les plus grossiers et les plus misrables; si tes plaisirs les plus purs +n'taient qu'un avilissement dguis, une illusion nervante et +honteuse, dont le seul but serait de t'entraner renouveler des corps +et des ames toutes condamnes la mme fragilit, presque toutes la +mme infortune-- + +CAN. + +Esprit! je ne connais pas la mort, si ce n'est que c'est un tre +terrible, un hideux hritage qu'avec la vie je dois mes parens, et +dont je les ai entendu parler; double et triste hritage, autant que +j'en puis juger encore. Mais enfin, si notre sort est tel que tu me le +dpeins (et je sens en moi le douloureux pressentiment de la vrit), +permets-moi de mourir ici; car donner le jour des tres dont le +partage serait de souffrir longues annes, et puis enfin mourir, ce +n'est aprs tout que propager la mort et multiplier le meurtre. + +LUCIFER. + +Tu ne peux pas mourir tout--fait;--il est quelque chose qui doit +survivre. + +CAN. + +L'autre n'en a rien dit mon pre, quand il le chassa du paradis, avec +la mort crite sur son front. Mais au moins laisse-moi dtruire ce qu'il +y a de mortel en moi, pour que je sois, quant au reste, semblable aux +anges. + +LUCIFER. + +Je suis de l'essence anglique: voudrais-tu me ressembler? + +CAN. + +Je ne sais pas ce que tu es: je sens ton pouvoir. Tu me montres des +objets qui surpassent mes facults, et qu'il ne serait pas en ma +puissance de voir; bien qu'ils soient encore infrieurs mes dsirs et + ma conception. + +LUCIFER. + +Quelles sont-elles, ces conceptions d'un orgueil assez humble pour +sjourner avec les vers dans une enveloppe de terre? + +CAN. + +Et toi-mme, qui es-tu pour affecter un esprit si hautain, pour jouir +des privilges des choses cres _et_ des choses immortelles, et qui +cependant sembles dvor de chagrin? + +LUCIFER. + +Je parais ce que je suis; voil pourquoi je te demande si tu voudrais +tre immortel. + +CAN. + +Tu l'as dit; il faut, mme en dpit de moi, que je sois immortel. Je +l'ignorais;--mais puisqu'il le faut, permets-moi, heureux ou malheureux, +d'anticiper aujourd'hui sur mon immortalit. + +LUCIFER. + +Tu l'anticipais avant de me connatre. + +CAN. + +Comment? + +LUCIFER. + +En souffrant. + +CAN. + +Les tourmens seraient-ils immortels? + +LUCIFER. + +Nous verrons, moi et tes fils. Mais regarde maintenant, n'es-tu pas +ravi? + +CAN. + +Que vois-je, et qu'tes-vous, magnifiques espaces que l'imagination +n'aurait pu rver? Qu'tes-vous, globes infinis d'une lumire toujours +plus blouissante? Quel est ce dsert azur, ces champs de l'air sans +bornes o vous roulez, semblables aux feuilles que je voyais flotter sur +les ondes limpides de l'den? Votre course est-elle mesure? ou +parcourez-vous un espace sans bornes, un univers arien toujours +nouveau, auquel mon ame, blouie par l'ide de l'ternit, ne peut +penser sans vertige? O dieu! dieux! ou qui que vous soyez! que vous tes +beaux contempler! quelle merveille dans vos effets ou dans vos +accidens! Que je meure comme un atme (s'il en est qui meurent), ou que +je sois initi au mystre de votre nature! Mes penses, en ce moment, ne +sont pas aussi indignes que la poussire qui les recle, des objets que +je contemple. Esprit! donne-moi la mort, ou laisse-moi approcher +davantage. + +LUCIFER. + +N'es-tu pas assez prs? Baisse les yeux vers votre terre! + +CAN. + +Ou est-elle? je ne vois plus rien qu'une masse d'innombrables lueurs. + +LUCIFER. + +Regarde-l. + +CAN. + +Je ne vois rien. + +LUCIFER. + +Elle brille cependant encore. + +CAN. + +Quoi! ce point imperceptible? + +LUCIFER. + +Oui. + +CAN. + +Se peut-il? J'ai vu des vers luisans et d'autres insectes lumineux +tinceler sur les gazons dans un sombre crpuscule; ils rpandaient un +clat plus vif que le monde qui les contient. + +LUCIFER. + +Eh bien! tu as vu briller des vers et des mondes;--qu'en penses-tu? + +CAN. + +Qu'ils sont beaux chacun dans leur propre sphre; et qu'au milieu des +nuits auxquelles ils doivent leur beaut, l'imperceptible insecte, dans +sa course lumineuse, et l'toile immortelle, dans son immense carrire, +doivent galement tre guids. + +LUCIFER. + +Mais comment et par qui? + +CAN. + +Montre-le-moi. + +LUCIFER. + +Oses-tu le demander? + +CAN. + +N'ai-je pas os connatre ce que j'oserai en ce moment voir? Tu ne m'as +rien montr qui satisfasse encore mon imagination. + +LUCIFER. + +Avance donc avec moi. Veux-tu contempler les objets mortels ou +immortels? + +CAN. + +Que vois-je l? + +LUCIFER. + +Des objets qui participent des deux natures: lequel saisit le plus ton +coeur? + +CAN. + +Les choses que je vois. + +LUCIFER. + +Mais qui te frappe le plus? + +CAN. + +Les choses que je n'ai vues et ne verrai jamais:--les mystres de la +mort. + +LUCIFER. + +Mais si je te montre les choses qui sont mortes, comme je t'ai montr +plusieurs de celles qui ne mourront pas? + +CAN. + +Fais-le. + +LUCIFER. + +Avance donc sur nos ailes puissantes. + +CAN. + +Oh! comme nous fendons les airs! les astres s'teignent peu peu. La +terre! o est ma terre? Laisse-moi, que je la regarde encore; c'est +d'elle que je fus form. + +LUCIFER. + +Elle est aujourd'hui moins que toi dans l'univers. Cependant, ne crois +pas pouvoir lui chapper; bientt tu lui seras rendu et toute sa vile +poussire: c'est une partie de ton ternit et de la mienne. + +CAN. + +O me conduis-tu? + +LUCIFER. + +A ce qui existait avant toi. C'est le fantme d'un monde dont le tien +n'offre que les dbris. + +CAN. + +Eh quoi! notre monde n'est-il pas nouveau? + +LUCIFER. + +Pas plus que ne l'est la vie, et ce qui tait avant que toi ou moi ne +fussions, et les objets qui nous semblent plus grands que moi-mme. +Maintes choses n'auront pas de fin; quelques-unes, prtendant n'avoir +pas eu de commencemens, en ont eu d'aussi misrables que le tien; et si +de plus nobles substances ont t teintes, c'est pour faire place +d'autres plus mprisables que nous ne pourrions l'imaginer: car il n'y a +d'ternellement _immobile_ que les _momens_ et l'_espace_. Le changement +n'est pas la mort, si ce n'est pour la matire; mais tu es matire, et +tu ne peux comprendre que les tres de la mme nature: je t'en +montrerai. + +CAN. + +Matire, esprits, je puis contempler tout ce que tu voudras. + +LUCIFER. + +Avance donc! + +CAN. + +Les astres disparaissent; quelques-uns, au contraire, s'agrandissent +notre approche, et semblent de vritables mondes. + +LUCIFER. + +Ce qu'ils sont en effet. + +CAN. + +Quoi! chacun d'eux aurait-il un den? + +LUCIFER. + +Peut-tre. + +CAN. + +Et des hommes? + +LUCIFER. + +Oui, ou des tres plus grands. + +CAN. + +Ont-ils aussi des serpens? + +LUCIFER. + +Voudrais-tu des hommes sans serpens, et que nul ne pt ramper +l'exception de tes semblables? + +CAN. + +Comme tous les flambeaux disparaissent! O fuyons-nous? + +LUCIFER. + +Vers le monde des fantmes; celui des tres passs, et des ombres qui +n'existent pas encore. + +CAN. + +Mais l'obscurit augmente de plus en plus;--il n'y a plus d'astres. + +LUCIFER. + +Cependant tu vois encore. + +CAN. + +Sinistre lumire! pas de lune, pas de soleil, pas une immensit +d'toiles. L'azur nuanc de pourpre de la nuit disparat lui-mme en un +crpuscule glacial; je vois des masses paisses, mais elles ne +ressemblent pas aux mondes que tu viens de me montrer, et qui, +environns de lumires, semblaient encore pleins de vie, quand avait +disparu leur atmosphre radieuse; droulant alors aux yeux surpris les +formes varies de profondes valles ou de vastes montagnes; quelques-uns +lanant des jets de feu, d'autres dployant de vastes plaines liquides, +d'autres placs quelques pas de comtes tincelantes et de lunes +rgulires qui semblaient prendre les traits capricieux de ces belles +terres:--mais ici, tout est sombre et terrible. + +LUCIFER. + +Rien, toutefois, n'y semble confus. Tu demandes voir la mort et les +objets morts? + +CAN. + +Je ne le demande pas; mais comme je sais qu'il en existe, et que, par le +pch de mon pre, nous sommes condamns, lui, moi, et tous ceux qui +nous remplaceront, la subir, je veux la voir une fois de mon plein +gr, avant d'tre un jour entran la voir malgr moi. + +LUCIFER. + +Regarde. + +CAN. + +C'est la nuit. + +LUCIFER. + +C'est ainsi qu'elle sera toujours; mais franchissons le seuil. + +CAN. + +D'normes nuages l'environnent;--quel est ceci? + +LUCIFER. + +Entre. + +CAN. + +Pourrai-je revenir? + +LUCIFER. + +Revenir! assurment. Comment pourrait tre d'ailleurs peupl cet empire? +Son enceinte actuelle est dserte auprs de ce qu'elle doit tre, grce +aux tiens et toi-mme. + +CAN. + +Les vapeurs s'paississent de plus en plus; elles forment autour de nous +des cercles fantastiques. + +LUCIFER. + +Avance! + +CAN. + +Mais toi? + +LUCIFER. + +Ne crains rien; tu ne pourrais sans moi entrer dans ce royaume. En +avant! + +(Ils disparaissent travers les nuages.) + + + +SCNE II. + +(Le sjour des ombres.) + +Entrent LUCIFER et CAN. + + +CAN. + +Quel silence! quelle obscure immensit! Ils ne semblent former qu'un +seul tre, et cependant ces mondes sont plus peupls que les orbes +brillans et lumineux qui parsment les champs suprieurs de l'air. Telle +tait cependant leur multitude, que je les prenais plutt pour de +lgres tincelles gares dans les clestes espaces, que pour des +mondes habits eux-mmes; mais en m'approchant davantage, je m'aperus +qu'ils se transformaient en autant de mondes matriels, faits plutt +pour servir de demeure la vie, que pour vivre par eux-mmes. Ici, au +contraire, tout est si tnbreux, ou d'une lueur si paisse, qu'on y +reconnat l'image d'un jour qui n'est plus. + +LUCIFER. + +C'est le royaume de la mort.--Dsires-tu la voir maintenant? + +CAN. + +Comment rpondrais-je avant de savoir prcisment ce qu'elle est? Mais +si j'en juge d'aprs les longues homlies de mon pre, c'est une +chose--grand Dieu! je n'ose y penser! Maudit soit celui qui inventa la +vie pour conduire la mort! ou bien maudite la grossire masse de vie +qui ne put retenir ses privilges, et transmit les consquences de son +crime aux innocens eux-mmes! + +LUCIFER. + +Tu maudis ton pre? + +CAN. + +Ne m'a-t-il pas maudit en me donnant le jour? Ne m'a-t-il pas maudit +avant ma naissance, en osant arracher le fruit dfendu? + +LUCIFER. + +Tu dis vrai: entre ton pre et toi la maldiction est mutuelle. Mais tes +enfans et ton frre? + +CAN. + +Qu'ils la partagent avec moi; qu'ils hritent de ce qu'on m'a lgu. +Mais vous, royaumes obscurs, sjour d'ombres ternelles et de formes +immenses, les unes compltement traces, les autres indistinctes, mais +toutes galement imposantes et mlancoliques:--qui tes-vous? +Vivez-vous, ou vctes-vous un jour? + +LUCIFER. + +Quelque chose de l'un et de l'autre. + +CAN. + +Alors, qu'est-ce que la mort? + +LUCIFER. + +Eh quoi! celui qui vous a crs ne vous a-t-il pas dit qu'il existait +une autre vie? + +CAN. + +Jusqu' prsent, il ne nous a dit qu'une chose: c'est que nous devions +tous mourir. + +LUCIFER. + +Peut-tre vous dvoilera-t-il un jour le reste. + +CAN. + +Jour heureux! + +LUCIFER. + +Oui, heureux! quand travers d'inexprimables agonies, avant-courires +d'agonies ternelles, il sera rvl une multitude innombrable d'tres +anims, qu'ils n'ont reu la vie que pour souffrir jamais! + +CAN. + +Quels sont ces fantmes puissans que je vois flotter autour de moi?--Ils +n'ont pas la forme des intelligences que j'ai vu errer autour de notre +regrett paradis; ils n'ont pas celle de l'homme, telle que je l'ai +remarque dans Adam, dans Abel et en moi-mme, ni dans mes soeurs, ni +dans mes enfans. Toutefois, leur aspect, diffrent de celui des hommes +et des anges, rvle des substances qui, s'ils le cdent aux derniers; +semblent l'emporter sur mes semblables; altiers, fiers, d'une beaut et +d'une force remarquable, mais d'une expression inexplicable, jamais rien +de tel ne s'offrit ma vue. Ils n'ont pas l'aile du sraphin, la figure +de l'homme, ou la forme des plus grands animaux; ils n'ont rien de ce +qui respire aujourd'hui: grands, toutefois, et beaux comme les plus +beaux et les plus grands des tres anims, et cependant si diffrens +d'eux, que je puis peine supposer qu'ils existent. + +LUCIFER. + +Ils vcurent cependant. + +CAN. + +O? + +LUCIFER. + +O tu vis toi-mme. + +CAN. + +Quand? + +LUCIFER. + +Ils ont habit sur ce que tu nommes aujourd'hui la terre. + +CAN. + +Adam est pourtant le premier. + +LUCIFER. + +De ta race, je l'avoue;--mais il est en mme tems le dernier de ceux-l. + +CAN. + +Et quels sont-ils? + +LUCIFER. + +Ce que tu seras. + +CAN. + +Mais enfin, qu'taient-ils? + +LUCIFER. + +Vivans, forts, intelligens, bons, grands et glorieux; des tres en tout +aussi suprieurs ton pre, dans l'den, que toi et ton fils le serez +votre soixante-millime gnration, lorsqu'elle aura atteint le dernier +degr de dgradation;--et juge, par ta propre faiblesse, de ce qu'ils +devront tre. + +CAN. + +O ciel! et tous ils ont pri? + +LUCIFER. + +Ils ont quitt leur terre comme tu quitteras la tienne. + +CAN. + +Mais la mienne fut-elle la leur? + +LUCIFER. + +Elle le fut. + +CAN. + +Mais elle tait diffrente: elle est aujourd'hui trop resserre et trop +humble pour porter de pareilles cratures. + +LUCIFER. + +Elle tait en effet plus glorieuse. + +CAN. + +Et pourquoi est-elle dchue? + +LUCIFER. + +Demande celui qui l'atteignit. + +CAN. + +Comment? + +LUCIFER. + +Par la plus rigoureuse et la plus inexorable catastrophe; par le +dsordre des lmens, qui rendirent le inonde au chaos, comme auparavant +le chaos avait vomi un monde: de tels vnemens, rares dans le tems, +sont frquens dans l'ternit.--Passons, et jette les yeux sur le pass! + +CAN. + +Tableau terrible! + +LUCIFER. + +Et vrai. Regarde ces fantmes! ils furent jadis, comme toi, entours de +matire. + +CAN. + +Et serai-je un jour comme eux? + +LUCIFER. + +C'est celui qui te fit te rpondre. Je te montre quels sont tes +prdcesseurs; ce qu'ils taient, tu l'es aujourd'hui, mais dans un +degr infrieur, proportionn tes faibles sentimens, ta faible +portion d'immortalit, d'intelligence et de force terrestre. Ce que vous +avez de commun avec ce qu'ils avaient, c'est la vie; ce qui vous unira +encore--la mort. Quant au reste de vos attributs, ils sont tels qu'ils +conviennent des reptiles engendrs de la fange refroidie d'un puissant +univers, des tres confins dans une plante encore informe, des +tres dont le bonheur devait dpendre de leur aveuglement,--d'un paradis +d'ignorance d'o la science tait proscrite comme une substance +empoisonne. Mais regarde quels sont o quels taient ces tres +suprieurs; ou, si tu n'en as pas le courage, recule, et reprends sur la +terre ta tche ordinaire:--je t'y transporterai en scurit. + +CAN. + +Non! je veux rester ici. + +LUCIFER. + +Combien de tems? + +CAN. + +Pour toujours. Aussi bien, puisqu'il faut que j'y retourne de la terre, +je prfre rester; je suis las de tout ce que la matire m'a +dcouvert:--laisse-moi rester parmi les ombres. + +LUCIFER. + +Cela ne peut tre: ce que tu prends pour la ralit, n'est prsent +qu'une vision. Pour te disposer cette demeure, il te faut passer par +le mme chemin que ceux que tu vois,--par les portes de la mort. + +CAN. + +Mais par quelle porte venons-nous d'y entrer? + +LUCIFER. + +Par les miennes. Mais je me suis engag te ramener, et mon esprit te +soutient dans des rgions o tout, l'exception de toi-mme, est priv +de souffle. Regarde, mais n'espre pas demeurer ici avant que ton tour +soit venu. + +CAN. + +Et ceux-ci, ne peuvent-ils plus revenir sur la terre? + +LUCIFER. + +_Leur_ terre est pour jamais vanouie;--elle est tellement change, +qu'ils ne voudraient pas respirer une seconde fois dans le plus agrable +lieu de sa surface aujourd'hui dcharne.--C'tait--oh! quel beau monde +c'tait alors! + +CAN. + +Et c'est encore. Je le sens, ce n'est pas la terre contre laquelle je +suis en guerre; je me plains seulement de ne pouvoir jouir de ce qu'elle +offre de beau, sans l'acheter par le travail; je me plains de ne pouvoir +assouvir ma soif dvorante de connaissance, et de ne pouvoir dompter mes +mille craintes de mort et de vie. + +LUCIFER. + +Tu vois ce qu'est ton monde; mais il ne t'est pas donn de concevoir +l'ombre de ce qu'il fut. + +CAN. + +Mais ces normes cratures, fantmes infrieurs en intelligence (du +moins tels paraissent-ils) aux tres que nous avons dj vus; +comparables, en quelque chose, aux sauvages habitans des forts de la +terre, aux monstres dont les rugissemens font retentir les bois, mais +dix fois plus grands et plus terribles encore; leur taille est plus +leve que les murailles dfendues de l'den, leurs yeux tincellent +comme les pes flamboyantes dont les anges sont arms, et leurs +dfenses se projettent comme des troncs d'arbres dpouills de leurs +branches et de leurs corces:--qu'taient-ils? + +LUCIFER. + +Ce qu'est le mammoth dans votre monde;--mais ces derniers-l mme gisent +tendus par myriades sous sa surface. + +CAN. + +Et non pas comme nous sur le sol? + +LUCIFER. + +Non. En faisant la guerre ta fragile race, ils rendraient inutile la +maldiction lance contre elle,--ils l'extermineraient trop promptement. + +CAN. + +Mais pourquoi la guerre? + +LUCIFER. + +Vous avez oubli l'arrt qui vous a chasss de l'den,--guerre avec +tous, mort tous, maladie, douleur, amertume pour tous; tels ont t +les fruits de l'arbre dfendu. + +CAN. + +Mais les animaux--en ont-ils donc mang, qu'ils doivent aussi mourir? + +LUCIFER. + +Votre crateur vous l'a dit; _ils_ furent faits pour vous, comme vous +pour lui.--Vous ne voudriez pas que leur sort ft prfrable au vtre? +Sans la chute d'Adam, ils seraient comme lui rests debout. + +CAN. + +Malheureuses cratures! ils partagent le destin de mon pre, de mme que +ses enfans; comme eux, sans avoir partag le fruit fatal: comme eux +aussi, sans avoir atteint le rameau dsir de la _science_! arbre de +mensonge:--car nous ne savons rien. Au prix de la mort, il nous avait du +moins promis la connaissance; mais qu'est-ce que l'homme connat? + +LUCIFER. + +Il se peut que la mort conduise la plus haute science; comme elle est +de toutes les choses la seule certaine, elle mne, du moins, une +science assure. L'arbre tait donc vridique, bien qu'il donne la mort. + +CAN. + +Mais ces obscures contres, je les vois sans les comprendre. + +LUCIFER. + +Parce que ton heure est encore loin, et que la matire ne peut concevoir +parfaitement ce qu'est l'esprit;--mais c'est quelque chose de savoir +qu'il existe de telles contres. + +CAN. + +Nous savions dj que la mort existait. + +LUCIFER. + +Mais non pas ce qui tait aprs elle. + +CAN. + +Et je l'ignore encore. + +LUCIFER. + +Tu as appris qu'il est, au-del de ton existence, une et plusieurs +autres existences,--et tu l'ignorais ce matin. + +CAN. + +Mais tout mes yeux reste obscur et charg de nuages. + +LUCIFER. + +Sois satisfait; tout s'claircira devant ton immortalit. + +CAN. + +Et cet immense et liquide espace azur, dont les flots radieux, lancs +devant nous, ressemblent des ondes, et que je prendrais pour les +sources de notre paradis, si l'azur thr de sa surface n'tait pas +sans bornes et sans rivages:--quel est-il? + +LUCIFER. + +Son image se retrouve encore en petit sur la terre, et tes enfans +habiteront prs d'elle--c'est le fantme d'un ocan. + +CAN. + +On dirait un autre univers, un soleil liquide.--Et ces cratures +informes qui se jouent sur sa lumineuse surface? + +LUCIFER. + +Tu vois en eux ses habitans, les Lviathans d'autrefois. + +CAN. + +Et cet immense serpent qui prolonge ses replis tortueux et sa tte +norme, dix fois plus haut que le cdre le plus lev, regardant comme +s'il voulait atteindre les globes que nous avons auparavant +contempls?--n'est-il pas de l'espce de celui qui glissait dans le +feuillage de l'arbre de la science? + +LUCIFER. + +ve, ta mre, peut dire mieux que personne quelle espce de serpent la +sduisit. + +CAN. + +Celui-ci est trop effrayant. L'autre, sans doute, avait plus de beaut. + +LUCIFER. + +Toi-mme, ne l'as-tu jamais vu? + +CAN. + +J'en ai vu plusieurs appels du mme nom, mais jamais prcisment celui +qui persuada de cueillir le fruit fatal. + +LUCIFER. + +Votre pre ne le vit-il pas? + +CAN. + +Non: ce fut ma mre qui le tenta. Elle-mme l'avait t par le serpent. + +LUCIFER. + +Honnte homme! toutes les fois que ta femme, les femmes de tes enfans +vous entraneront, toi ou bien eux, vers quelque chose d'trange ou de +nouveau, sois persuad que tu auras vu la premire source de la +sduction. + +CAN. + +Ton conseil vient trop tard: il n'est plus de serpent pour tenter nos +femmes. + +LUCIFER. + +Mais il reste encore pour les femmes des motifs de tenter les hommes, et +pour l'homme de tenter la femme.--Que tes enfans y songent! ce conseil +est bienveillant: je le donne surtout mon dtriment; mais il est vrai +qu'il ne sera pas suivi, et qu'ainsi je cours peu de risques. + +CAN. + +Je n'entends pas cela. + +LUCIFER. + +O le plus heureux des hommes!--ton monde et toi-mme tes encore trop +jeunes! Tu te crois trs-malheureux et le plus criminel, n'est-il pas +vrai? + +CAN. + +Quant au crime, je l'ignore; mais quant aux souffrances, j'en ai dj +trop senti. + +LUCIFER. + +Premier n du premier homme! ton tat prsent de pch--car tu es +coupable; de douleur--car tu souffres, est une sorte d'den dans toute +son innocence, compar l'tat dans lequel tu seras bientt; et cet +tat prochain, ces crimes, ces souffrances redoubles seront encore un +paradis, compars tout ce que doivent souffrir tes enfans et les +enfans de tes enfans.--Maintenant, retournons sur la terre. + +CAN. + +Et n'est-ce que pour m'apprendre cela que tu m'as tran jusqu'ici? + +LUCIFER. + +Ne cherchais-tu pas la science? + +CAN. + +Oui, mais la science qui conduit au bonheur. + +LUCIFER. + +Tu as russi, s'il est vrai que la vrit y conduise. + +CAN. + +Ainsi donc le Dieu de mon pre avait bien fait de dfendre l'approche de +l'arbre fatal. + +LUCIFER. + +Il et mieux fait de ne pas le planter. Mais l'ignorance du mal ne vous +a pas prservs du mal; il en sera toujours de mme, le mal se +retrouvera dans tout. + +CAN. + +Non, je ne te crois pas.--J'aspire aprs le bien. + +LUCIFER. + +Et qui ne le fait pas? qui aspire aprs le mal? qui ne recule pas devant +ses fruits amers? personne--rien au monde: le mal est la terreur de tout +ce qui vit. + +CAN. + +Dans ces orbes glorieux et innombrables, dont nous avons admir le +lointain clat, avant de descendre dans cet abme fantastique, le mal ne +peut tre; ils sont trop beaux. + +LUCIFER. + +Tu les as vus de loin. + +CAN. + +Et qu'importe? la distance ne peut ternir que leur clat;--vus de plus +prs, ils doivent tre plus radieux encore. + +LUCIFER. + +Vois de prs les plus beaux objets de la terre, et juge alors de leur +beaut. + +CAN. + +Je l'ai fait;--les choses les plus belles m'ont paru de prs plus +ravissantes. + +LUCIFER. + +Ce doit tre une illusion.--Quel est donc l'objet qui, frappant la vue +de plus prs, a pu t'offrir plus de charmes que contempl dans le +lointain? + +CAN. + +C'est ma soeur Adah.--Toutes les toiles du ciel, la nuance de la mer aux +approches de la nuit, quand elle est claire par le globe qui semble +lui-mme un esprit, ou le sjour d'un esprit;--les couleurs du +crpuscule,--le lever pompeux du soleil,--son lvation sublime, son +coucher qui remplit mes yeux de dlicieuses larmes, et semble entraner +doucement mon coeur avec lui au-del des eclatans nuages de +l'horizon;--l'ombrage des forts,--les bourgeons naissans,--la voix des +oiseaux,--les soupirs du rossignol qui semble parler d'amour, et se +joindre aux chants des chrubins, l'instant o le jour s'vanouit des +murailles d'den;--tout cela n'est rien mes yeux et pour mon coeur +comme la figure d'Adah: pour la contempler, je sacrifierais et la terre +et les cieux! + +LUCIFER. + +Dans sa fragilit, elle est belle comme une substance mortelle pouvait +l'enfanter au premier instant de la cration, et par l'effet du premier +et du plus tendre amour: ce n'en est pas moins une illusion. + +CAN. + +Vous le pensez; vous n'tes pas son frre. + +LUCIFER. + +Mortel! apprends que mes pareils n'ont pas de frres. + +CAN. + +Quelle alliance veux-tu donc contracter avec nous? + +LUCIFER. + +Il se peut que tu en contractes une ternelle avec moi. Mais enfin, si +tu possdes un tre plus beau mille fois que tous les objets qui +t'environnent, pourquoi es-tu malheureux? + +CAN. + +Demande-moi pourquoi j'existe? pourquoi toi-mme, pourquoi toutes choses +connaissent-elles le malheur? Ah! celui qui nous a crs doit lui-mme +tre malheureux comme son ouvrage! Ce n'est pas dans un instant de +bonheur que l'on peut enfanter la dsolation; et pourtant, si j'en crois +mon pre, il est tout-puissant. Pourquoi donc le mal--si lui-mme est +bon? J'ai fait cette question mon pre; il m'a rpondu que le mal +tait la seule route qui pt conduire au bien. trange bien qui doit +provenir de son plus grand ennemi! J'ai vu dernirement un agneau piqu +par un reptile: la malheureuse victime se roulait en cumant sur la +terre, vainement protge par les tristes et inquiets blemens de sa +mre. Mon pre cueillit quelques herbes, et les tendit sur la blessure; +par degrs, le petit animal revint la vie, souleva sa tte vers la +mamelle de sa mre, qui marquait sa joie en ranimant de son lait ses +forces affaiblies. Mon fils, dit alors Adam, voil comme du mal peut +natre le bien. + +LUCIFER. + +Que rpondis-tu? + +CAN. + +Rien: car il est mon pre; mais je pensais qu'il et mieux valu pour +l'animal n'avoir jamais t piqu, que d'acheter le retour de sa frle +existence par une agonie horrible. + +LUCIFER. + +Mais tu m'as dit que tu n'aimais rien autant que celle qui partagea le +lait de ta mre, et qui le donne tes enfans?-- + +CAN. + +Certainement. Que pourrais-je tre sans elle? + +LUCIFER. + +Et que suis-je, moi? + +CAN. + +Est-ce que tu n'aimes rien? + +LUCIFER. + +Qu'est-ce que ton Dieu aime? + +CAN. + +Toutes choses, dit mon pre. Mais, je l'avoue, je ne le vois pas dans le +sort auquel il nous soumet. + +LUCIFER. + +C'est pourquoi tu ne peux pas voir davantage si moi j'aime ou n'aime +pas; si je tiens quelqu'autre chose qu' un vaste projet, devant +lequel les individus disparaissent comme de la neige. + +CAN. + +De la neige! qu'est-ce que cela? + +LUCIFER. + +Tu es heureux d'ignorer ce que tes descendans doivent souffrir; jouis +encore d'un climat qui ne connat pas d'hiver! + +CAN. + +Mais n'aimes-tu rien autant que toi-mme? + +LUCIFER. + +Et Can s'aime-t-il lui-mme? + +CAN. + +Oui, mais j'aime plus encore celle qui me fait supporter mes +souffrances, et il ne dpend pas de moi de ne pas la chrir. + +LUCIFER. + +Tu la chris parce qu'elle est belle, comme fut la pomme aux yeux de ta +mre; et quand elle cessera de l'tre, ton amour cessera, comme aurait +cess tout autre dsir. + +CAN. + +Elle cessera d'tre belle! Comment cela pourrait-il tre? + +LUCIFER. + +Avec le tems. + +CAN. + +Mais le tems a dj pass; et, jusqu' prsent, Adam et ma mre ont +gard leur beaut: une beaut relle, bien qu'elle n'gale plus celle +d'Adah et des sraphins.-- + +LUCIFER. + +Tout cela doit passer en eux et en elles. + +CAN. + +J'en suis afflig; mais pour cela, je ne puis concevoir que mon amour +s'affaiblisse jamais. Et si je voyais sa beaut s'vanouir, je croirais +que le crateur de toute beaut perdrait plus que moi, en perdant son +plus bel ouvrage. + +LUCIFER. + +Je te plains d'aimer ce qui doit prir. + +CAN. + +Je te plains de ne rien aimer. + +LUCIFER. + +Et ton frre,--est-il galement cher ton coeur? + +CAN. + +Pourquoi ne le serait-il pas? + +LUCIFER. + +Ton pre l'aime beaucoup,--ton Dieu aussi. + +CAN. + +Et je les imite. + +LUCIFER. + +C'est une action bonne et gnreuse. + +CAN. + +Gnreuse! + +LUCIFER. + +C'est le second n de la chair; c'est le favori de sa mre. + +CAN. + +Qu'il garde des faveurs dont le serpent eut les prmices. + +LUCIFER. + +Mais l'amour de son pre. + +CAN. + +Que m'importe? Faut-il que je n'aime pas ce que tout le monde aime? + +LUCIFER. + +Oui; celui que Jhovah,--le seigneur indulgent, le misricordieux +constructeur du paradis dfendu,--regarde toujours en souriant. + +CAN. + +Moi, je n'ai jamais vu Lui; je ne sais pas si Il sourit. + +LUCIFER. + +Mais vous avez vu ses anges. + +CAN. + +Rarement. + +LUCIFER. + +Assez cependant pour remarquer qu'ils aiment ton frre, et que ses +sacrifices sont agrables. + +CAN. + +Qu'ils le soient! Pourquoi me parler de cela? + +LUCIFER. + +Parce que tu y pensais auparavant. + +CAN. + +Et si j'y ai pens, quel besoin de me rappeler une pense.....--- (Il +s'arrte comme agit.)--Esprit! nous sommes ici dans _ton_ monde; ne +parle pas du mien. Tu m'as montr des merveilles; tu m'as montr ces +puissans pradamites qui habitaient la terre dont la ntre est un +dbris; tu m'as fait distinguer des myriades de mondes clestes, dont le +ntre est le triste et lointain compagnon dans l'immensit des tres; tu +as dcouvert mes regards des ombres frappes de la terrible treinte, +de celle que nous apporta mon pre,--la mort; tu m'as fait voir +beaucoup, mais non pas tout: montre-moi o demeure Jhovah, son paradis +spcial--le _tien_; o est-il? + +LUCIFER. + +Ici, et dans tout l'espace. + +CAN. + +Mais comme toutes les choses, vous avez une demeure particulire; la +chair a la terre, les autres mondes ont galement leurs habitans. Toutes +les cratures ont un lment dans lequel elles respirent; et les tres +qui ne respirent plus de notre souffle ont le leur, comme tu l'as dit: +Jhovah et toi-mme vous avez le vtre.--N'habitez-vous pas ensemble? + +LUCIFER. + +Non; nous rgnons ensemble, mais nos demeures sont divises. + +CAN. + +Pourquoi n'tes-vous pas un seul! peut-tre l'unit de vos projets +ferait l'union des lmens, aujourd'hui le jouet des temptes. Comment +s'est-il fait que vous, tant des esprits sages et infinis, vous soyez +spars? N'tes-vous pas comme des frres dans votre essence, votre +nature et votre gloire? + +LUCIFER. + +N'es-tu pas le frre d'Abel? + +CAN. + +Nous sommes frres, nous resterons frres; mais s'il n'en tait pas +ainsi, qu'est-ce que la chair auprs de l'esprit? Ce dernier peut-il +tomber? L'immortalit n'est-elle pas une condition de l'infini? et se +quereller, remplir l'espace de sa misre,--pourquoi? + +LUCIFER. + +Pour rgner. + +CAN. + +Ne m'as-tu pas dit que tous deux vous tes ternels? + +LUCIFER. + +Oui. + +CAN. + +Et que cette immensit d'azur que j'ai vue est sans bornes? + +LUCIFER. + +Oui. + +CAN. + +Comment donc ne pouvez-vous tous les deux _rgner_?--N'avez-vous pas +assez? Pourquoi vous sparer? + +LUCIFER. + +Nous rgnons _tous les deux_. + +CAN. + +Mais l'un de vous fait le mal. + +LUCIFER. + +Lequel? + +CAN. + +Toi! car si tu pouvais donner l'homme le bien, pourquoi ne le fais-tu? + +LUCIFER. + +Et pourquoi pas celui qui les cra? Je ne vous ai pas faits; vous tes +ses cratures et non les miennes. + +CAN. + +Alors laisse-nous _ses_ cratures, comme tu dis que nous le sommes, ou +bien montre-moi ta demeure ou la _sienne_. + +LUCIFER. + +Je pourrais toutes deux te les montrer; mais un tems viendra que tu +verras pour toujours l'une d'elles. + +CAN. + +Et pourquoi pas cette heure? + +LUCIFER. + +Ton esprit d'homme a eu de la peine concentrer dans une pense nette +et calme le peu que je t'ai montr, et dj tu voudrais aspirer au plus +grand des mystres! celui des _deux principes_! Tu voudrais les +contempler sur leurs trnes les plus secrets! Poussire! apprends +limiter ton ambition; car pour toi, voir l'une ou l'autre serait prir! + +CAN. + +Laisse-moi prir pourvu que je les voie! + +LUCIFER. + +Voil bien le langage du fils de celle qui cueillit la pomme! Mais tu +prirais seulement, et tu ne les verrais pas; cette vue t'est rserve +dans un autre tat. + +CAN. + +Celui de mort. + +LUCIFER. + +Du moins le prlude de la mort. + +CAN. + +Je la crains donc moins, puisque je sais qu'elle conduit quelque chose +de dfini. + +LUCIFER. + +Maintenant je vais te ramener dans ton monde, o tu pourras multiplier +la race d'Adam, manger, boire, travailler, trembler, rire, pleurer, +sommeiller et mourir. + +CAN. + +Et que me servira d'avoir vu les choses que tu m'as montres? + +LUCIFER. + +N'as-tu pas demand la connaissance? et dans ce que j'ai montr, ne +t'ai-je pas appris te connatre toi-mme? + +CAN. + +Hlas! je ne distingue rien encore. + +LUCIFER. + +Et justement, la somme des connaissances humaines devrait tre la +conscience du nant de l'humaine nature; transmets cette science tes +enfans, elle leur pargnera maintes tortures. + +CAN. + +Orgueilleux esprit! ta parole est ddaigneuse; mais toi-mme, malgr ton +arrogance, tu reconnais un suprieur. + +LUCIFER. + +Non! par le ciel qu'il gouverne, par l'abme, par l'infinit de mondes +et de vies que je tiens avec lui en commun.--Non! j'ai un vainqueur, je +l'avoue; mais je ne reconnais pas de matre. Il reoit l'hommage de +tous;--mais il n'a pas le mien. Je combats contre lui aujourd'hui, comme +je combattis au plus haut des cieux. A travers toute ternit, parmi les +gouffres informes des enfers, dans les interminables royaumes de +l'espace, dans les sicles des sicles, je disputerai tout, tout avec +lui! et tour tour, chaque monde, chaque toile, chaque univers +trembleront dans la balance, jusqu'au jour o cessera le grand combat, +si jamais il cesse, c'est--dire si jamais lui ou moi pouvons tre +crass! Et qui pourra exterminer notre immortalit, notre haine +irrvocable et mutuelle? Il pourra, titre de vainqueur, appeler le +vaincu gnie du mal; mais quel sera donc le _bien_ qu'il prtend donner? +Si j'tais le vainqueur, ses oeuvres seraient juges les seules +mauvaises. Et vous, mortels, peine ns, quels dons avez-vous reus de +lui dans votre misrable monde? + +CAN. + +Ils sont faibles, et quelques-uns bien amers. + +LUCIFER. + +Redescends donc avec moi sur cette terre; retourne prouver le reste des +faveurs que toi et les tiens devez au ciel. Les choses sont bonnes ou +mauvaises dans leur essence, et non pas d'aprs le nom de celui qui les +rpand. S'il vous donne le bien,--appelez le principe du bien; si le mal +dcoule de _lui_, apprenez ne pas m'en rendre responsable, avant de +savoir mieux sa vritable source. Ce n'est pas aux paroles des anges +eux-mmes qu'il faut croire, c'est aux fruits de votre existence, tels +que vous les savourez. La pomme fatale vous a fait un don +prcieux,--celui de la _raison_.--Que des menaces tyranniques ne +l'crasent point, et ne vous rduisent pas croire aveuglment, en +dpit de vos sens extrieurs et de vos sentimens intimes:--examinez et +souffrez,--crez-vous un monde intrieur dans votre propre sein, o +viendront expirer les impressions du dehors. C'est ainsi que vous vous +rapprocherez le plus de la nature des esprits et que vous parviendrez +triompher de votre enveloppe grossire. + +(Ils disparaissent.) + +FIN DU DEUXIME ACTE. + + + + +ACTE III. + + + +SCNE PREMIRE. + +(La terre prs d'den, comme dans l'acte premier.) + +Entrent CAN et ADAH. + + +ADAH. + +Silence, Can; marche doucement. + +CAN. + +J'y consens; mais pourquoi? + +ADAH. + +Notre petit noch dort sur un lit de feuilles, l'ombre de ce cyprs. + +CAN. + +Un cyprs! c'est un arbre mlancolique; on dirait qu'il pleure sur ceux +qu'il protge de son ombre. Pourquoi l'as-tu choisi pour reposer notre +enfant? + +ADAH. + +Parce que ses branches interceptent le soleil comme la nuit, et qu'elles +paraissent ainsi faites pour inviter au sommeil. + +CAN. + +Oui, au dernier,--au plus long sommeil; mais n'importe,--mne-moi lui. +(Ils s'approchent de l'enfant.) Comme il est beau! Ses petites joues, +dans leur pur incarnat, semblent vouloir lutter avec les roses +effeuilles sous lui. + +ADAH. + +Et ses lvres, comme elles sont gracieusement entr'ouvertes! Non! +garde-toi de les baiser, du moins en ce moment: il s'veillerait.--Son +heure de repos est, il est vrai, presque coule; mais ce serait dommage +de l'interrompre volontairement. + +CAN. + +Vous dites bien; je contiendrai mes dsirs. Il dort, il sourit!--Ah! +dors et souris, toi le fragile et jeune hritier d'un monde presque +aussi jeune: dors et souris! les heures et les jours d'innocence et de +bonheur t'appartiennent encore! _Tu_ n'as pas drob le fruit,--tu ne +sais pas que tu es nu! Le tems viendra o tu recevras le chtiment de +crimes inconnus, dont ni toi ni moi ne furent coupables. Mais +aujourd'hui sommeille en paix! Voil que ses joues se colorent d'un vif +sourire, ses cils brillent au-dessous de ses longues paupires noires +comme le cyprs qui se balance sur elles: le sommeil ne peut cacher +entirement le limpide azur de ses yeux. Sans doute il rve;--de quoi? +du paradis!--oui! Rve, mon enfant, de cet hritage qui t'est ravi! ce +n'est qu'un songe! car jamais, l'avenir, ni toi, ni tes enfans, ni tes +pres, ne franchiront le seuil de ces lieux de bonheur! + +ADAH. + +Cher Can! ne souffle pas dans l'oreille de notre enfant des regrets +aussi mlancoliques. Pourquoi toujours regretter le paradis? N'en +pouvons-nous crer un autre? + +CAN. + +O? + +ADAH. + +Ici, o tu voudras: partout o tu seras, je ne sens pas la perte de cet +den trop pleur. N'ai-je pas et toi et notre enfant, mon pre, mon +frre et Zillah notre douce soeur, et notre ve, qui nous devons bien +plus que la naissance? + +CAN. + +Oui, la mort est aussi l'une des dettes que nous lui devons. + +ADAH. + +Can! cet esprit orgueilleux qui t'a entran loin d'ici a contribu +te rendre encore plus sombre. J'esprais que les merveilles qu'il avait +promis de te montrer, que ces visions, comme tu les appelles, de mondes +passs et prsens rendraient ton esprit le calme d'une curiosit +satisfaite; mais, je le vois, ton guide a redoubl tes maux. Cependant, +je le remercie et je lui pardonne tout, en songeant qu'il t'a sitt +rendu nos voeux. + +CAN. + +Sitt? + +ADAH. + +A peine s'il y a deux heures que vous vous tes loigns: heures longues +pour moi; mais enfin deux heures seulement, en consultant le soleil. + +CAN. + +Et pourtant ce soleil, je m'en suis approch; j'ai vu des mondes qu'il +clairait jadis, et qu'il n'clairera plus; j'en ai vu que sa lumire ne +pntrera jamais: j'aurais cru que mon absence avait dur des annes. + +ADAH. + +A peine une heure. + +CAN. + +C'est donc l'esprit qui dispose du tems, et qui le mesure suivant que +les objets qu'il contemple sont plaisans ou pnibles, sublimes ou +mprisables. J'ai vu des infinits de mondes; j'ai franchi des univers +disparus; j'ai contempl l'ternit, et je croyais que quelques gouttes +de l'ocan des ges m'avaient donn quelque chose de son immensit; mais + prsent, je reconnais ma faiblesse: l'esprit avait raison de dire que +je n'tais rien. + +ADAH. + +Pourquoi le disait-il? Jhovah n'en a pas parl. + +CAN. + +Non; il s'est content de nous rduire ce que nous sommes. Aprs avoir +flatt la poussire avec quelques rayons d'den et d'immortalit, il +nous fait de nouveau retourner en poussire:--et pourquoi? + +ADAH. + +Tu le sais:--c'est la faute de nos parens. + +CAN. + +Qu'a de commun avec nous leur faute? Ils ont pch, c'est eux de +mourir. + +ADAH. + +Tu ne parles pas bien, Can: cette pense n'est pas la tienne, mais +celle de l'esprit qui tait avec toi. Plt Dieu que je mourusse pour +eux, si je pouvais ainsi les conserver la vie! + +CAN. + +Tels seraient aussi mes voeux, si une seule victime devait assouvir la +colre insatiable du destructeur de la vie, et si notre enfant qui +repose ne devait jamais connatre la mort ni le chagrin, ni les +transmettre ceux qui natront de lui. + +ADAH. + +Ne savons-nous pas qu'un jour viendra o notre race sera rachete! + +CAN. + +Oui, par le sacrifice de l'innocent la place du coupable. Quelle +expiation que celle-l! Ne sommes-nous pas innocens? Nous n'avons rien +fait pour tre les victimes d'une faute commise avant notre naissance, +ou pour tre forcs d'expier un crime inou et mystrieux,--si c'est un +crime que de poursuivre la science. + +ADAH. + +Hlas! mon cher Can, tu pches en ce moment; tes paroles frappent mes +oreilles comme autant d'impits. + +CAN. + +Alors laisse-moi! + +ADAH. + +Jamais, quand ton Dieu te laisserait. + +CAN. + +Dis-moi, qu'y a-t-il ici? + +ADAH. + +Deux autels que, pendant ton absence, a dresss notre frre Abel, afin +d'y offrir un sacrifice au Seigneur, au moment de ton retour. + +CAN. + +Et qui _lui_ a dit que je m'empresserais de concourir aux offrandes +qu'il lve chaque jour vers le Crateur, avec un front dont l'indigne +et lche humilit rvle mille fois plus de crainte que d'amour? + +ADAH. + +Certes, il fait bien. + +CAN. + +Un autel suffit: je n'ai rien offrir. + +ADAH. + +Les fruits de la terre, le calice, le bouton et la tige des fleurs: +voil pour notre Dieu de douces offrandes, quand elles sont prsentes +d'un coeur satisfait et contrit. + +CAN. + +J'ai travaill, j'ai creus la terre; la sueur a coul de mon front: en +un mot, j'ai accompli sa maldiction;--que faut-il de plus encore? +Pourquoi serais-je satisfait? sans doute parce qu'il m'a fallu lutter +avec tous les lmens, pour en arracher le pain qui me nourrit? Pourquoi +serais-je reconnaissant? parce que je suis poudre, que je m'agite dans +la poudre, et que je retournerai en poudre? Ah! si je ne suis rien,--du +moins, pour rien au monde, ne serai-je un lche hypocrite, affectant la +joie, quand intrieurement le chagrin me dvore. Pourquoi serais-je +contrit? Pour la faute de mon pre? Mais dj tous nos maux l'ont +suffisamment expie, et les prophties nous apprennent que nos enfans +l'expieront encore bien au-del de ce qu'elle mrite. Il ne sait pas, +notre jeune enfant, prsent livr au sommeil, il ne sait pas qu'il +doit transmettre des multitudes innombrables le germe d'une misre +ternelle: mieux vaudrait l'touffer au milieu de ses doux rves, et +craser sa tte contre les rochers, plutt que de le laisser vivre +pour-- + +ADAH. + +O mon Dieu! ne le touche pas!--mon--ton enfant! Can! + +CAN. + +Ne crains rien. Pour tous les globes clestes, et le pouvoir qui les +gouverne, je ne voudrais pas dposer autre chose qu'un baiser de pre +sur les lvres de cet enfant. + +ADAH. + +Alors, pourquoi ces horribles paroles? + +CAN. + +Mieux vaudrait, disais-je, qu'il cesst de vivre, au lieu de transmettre + d'autres descendans des chagrins plus insupportables encore que ceux +auxquels il sera soumis. Mais puisque ces paroles vous dplaisent, je me +contente de dire--qu'il et mieux valu pour lui de ne pas natre. + +ADAH. + +Oh! ne parle pas ainsi. O seraient donc mes joies, ces joies +maternelles que j'prouve le veiller, le nourrir et l'aimer? Silence! +il s'veille. Doux noch! (Elle s'approche de l'enfant.) Can, viens le +voir! regarde comme il est plein de vie, de force, de fracheur, de +beaut, de bonheur; comme il me ressemble, comme il est semblable toi, +quand tu souris: car _alors_ nous sommes _tout_ autres. N'est-il pas +vrai, Can? Mre, pre, enfant, chacun de nous rflchit les traits de +l'autre, comme le fait une claire fontaine, quand elle est calme, et +quand ton ame est calme comme elle. Aime-nous, mon cher Can! Aime-toi +cause de nous, qui te chrissons tant! Vois comme il sourit! comme il +tend ses bras, comme il arrte ses grands yeux bleus sur les tiens +comme pour saluer son pre, tandis que son petit corps s'agite et semble +tressaillir de plaisir. Que nous parles-tu de peines? les chrubins qui +n'ont pas d'enfans t'envieraient les joies de la paternit. Can! +bnis-le! il n'a pas de parole pour te remercier, mais son coeur lui +indique ta prsence comme le tien la sienne. + +CAN. + +Enfant, sois bni! si toutefois la bndiction d'un mortel peut te +garantir de la maldiction du serpent. + +ADAH. + +Elle le peut. Sans doute la fourberie d'un reptile ne peut l'emporter +sur la bndiction d'un pre. + +CAN. + +Oh! pour cela, j'en doute; toutefois, je le bnis. + +ADAH. + +Notre frre approche. + +CAN. + +Ton frre Abel. + +(Entre Abel.) + +ABEL. + +Bonjour, Can! la paix de Dieu soit avec toi, mon frre. + +CAN. + +Abel! salut! + +ABEL. + +Notre soeur m'a dit que tu avais voyag avec un esprit, bien au-del des +limites que nous ne sommes pas habitus franchir. Etait-il de ceux que +nous avons dj vus, auxquels nous avons parl comme notre pre? + +CAN. + +Non. + +ABEL. + +Pourquoi donc rester avec lui? c'est peut-tre l'ennemi du Trs-Haut. + +CAN. + +Et l'ami de l'homme. Le Trs-Haut, comme vous le nommez, le fut-il +jamais? + +ABEL. + +_Nous le nommons_! vos paroles sont tranges aujourd'hui. Adah, ma soeur, +laisse-nous pour un instant:--nous voulons offrir un sacrifice. + +ADAH. + +Adieu, mon Can; mais auparavant, embrasse ton fils. Puisse le calme de +son ame, et les pieux efforts d'Abel, te rendre l'innocence et au +bonheur! + +(Adah sort avec son enfant.) + +ABEL. + +O as-tu t? + +CAN. + +Je ne sais pas. + +ABEL. + +Quoi? ni ce que tu as vu? + +CAN. + +Les morts, les immortels; les immenses, les tout-puissans, les +inconcevables mystres de l'espace;--les univers sans nombre qui furent +ou sont encore;--un abme d'objets tourdissans, des soleils, des lunes +et des terres roulant comme un tonnerre autour de moi; tout cela m'a +rendu incapable de suivre une conversation mortelle: Abel, laisse-moi. + +ABEL. + +Tes yeux sont anims d'un clat surnaturel; une rougeur surnaturelle +couvre tes joues; un accent surnaturel exprime tes paroles.--Que +signifie tout cela? + +CAN. + +Cela signifie--je te prie, laisse-moi. + +ABEL. + +Non pas, jusqu' ce que nous ayons pri et sacrifi ensemble. + +CAN. + +Abel, je te prie, sacrifie seul.--Jhovah t'aime bien. + +ABEL. + +Bien _tous les deux_, j'espre. + +CAN. + +Mais toi le mieux. Peu m'importe pourquoi; tu as mieux trouv grce que +moi: respecte-le donc,--mais respecte seul,--ou du moins sans moi. + +ABEL. + +Mon frre, je serais indigne d'tre le fils de notre commun pre, si je +ne te respectais pas comme le premier-n, et si je ne te priais pas de +te joindre moi, de me prcder mme dans les pieux sacrifices que nous +offrons Dieu:--c'est l ta place. + +CAN. + +Je ne l'ai jamais rclame. + +ABEL. + +Et c'est l ce qui m'afflige. Je t'en prie, consens ce que je demande +de toi. Ton ame semble oppresse de je ne sais quelle trange illusion; +cela te rendra le calme. + +CAN. + +Non; rien ne peut me calmer dsormais. Que dis-je, me _calmer_? jamais +je n'ai senti le calme dans mon coeur, mme dans le silence complet des +lmens. Cher Abel, laisse-moi! ou permets-moi de ne pas troubler plus +long-tems tes pieuses intentions. + +ABEL. + +Non, non: il faut que nous fassions ensemble notre devoir. Ne me +repousse pas. + +CAN. + +Puisqu'il le faut--eh bien donc, qu'ai-je faire? + +ABEL. + +Choisis l'un de ces deux autels. + +CAN. + +Choisis pour moi. Ils ne sont tous les deux, pour moi, que de la pierre +et du gazon. + +ABEL. + +Cependant, choisis! + +CAN. + +Je l'ai fait. + +ABEL. + +C'est le plus lev, celui qui te convenait le mieux, comme l'an. +Maintenant, prpare tes offrandes. + +CAN. + +Et les tiennes, o sont-elles? + +ABEL. + +Les voici.--Les premiers-ns, les plus gras du troupeau:--c'est l'humble +don d'un pasteur. + +CAN. + +Je n'ai pas d'agneaux; mon sort est de creuser la terre: je ne puis +offrir que ce qu'elle accorde mes sueurs,--des fruits. (Il cueille des +fruits.) Les voici dans leur fracheur, dans leur maturit. + +(Ils dressent leurs autels, et allument une flamme au-dessous.) + +ABEL. + +Mon frre, tu es l'an; offre d'abord, avec le sacrifice, ta prire et +tes actions de grce. + +CAN. + +Non.--Je n'ai pas l'habitude de cela;--donne-moi l'exemple, je le +suivrai--comme je pourrai. + +ABEL, s'agenouillant. + +O Dieu! toi qui nous cras, et dposas dans nos narines le souffle de la +vie; qui nous as bni, et qui, en dpit de la faute de notre pre, as +bien voulu ne pas perdre tous ses enfans, comme ils eussent t perdus, +si ta justice n'et pas t tempre par la bont dans laquelle tu te +complais; toi qui nous accordas le pardon, comme un autre paradis, si on +le compare l'normit de notre crime;--seul matre de la lumire, du +bien, de la gloire, de l'ternit; sans qui tout serait mal, avec qui +rien ne peut faillir, si ce n'est dans un but louable et prvu par ton +impntrable et toute-puissante bont,--accepte le premier des prmices +du troupeau de ton humble pasteur:--cette offrande n'est rien en +elle-mme;--et quelle offrande serait quelque chose auprs de toi?--Mais +pourtant accepte-la, comme une action de grce de celui qui la dpose +la face sublime de tes cieux, en inclinant son front jusque dans la +poussire dont il est lui-mme form, pour mieux, et jamais, rendre +hommage toi et ton nom! + +CAN, demeur debout. + +Esprit! quelque tu sois;--tout-puissant, il se peut;--bon, comme doivent +l'tre toutes tes crations; Jhovah sur la terre, et Dieu dans le ciel! +dcor d'autres noms encore, peut-tre, car tes attributs semblent aussi +multiplis que tes ouvrages: si les prires peuvent te rendre propice, +reois les miennes. Si tu dois tre honor par des autels, adouci par +des sacrifices, accueille ceux que je te prsente! Deux cratures +viennent en riger de concert vers toi. Si tu aimes le sang, l'autel du +pasteur, qui fume mes cts, en a rpandu devant toi, et les membres +de ses agneaux, palpitans encore, lvent vers les cieux un encens +ensanglant; ou si les fruits doux et parfums de la terre, prsents +devant toi, la face du soleil qui les a mris, peuvent t'agrer, en +cela qu'ils sont aussi beaux encore que tu nous les as donns, et +semblent dposs ici plutt pour tmoigner de la beaut de tes ouvrages +que pour attirer l'un de tes regards sur les ntres; si l'autel priv de +victimes et l'autel non rougi de sang peuvent obtenir tes faveurs, +regarde le mien; et quant celui qui l'leva,--il est tel que tu l'as +fait: il ne sait rien solliciter genoux. S'il est mchant, frappe-le! +tu es tout-puissant, et tu le peux;--qui pourrait en effet s'y opposer? +S'il est bon, frappe ou pargne-le, comme il te plaira! puisque tout +dpend de toi; puisque le bon et le mauvais sont eux-mmes sans pouvoir, +quand tu ne les soutiens pas. Que ta volont elle-mme soit juste ou +partiale, je l'ignore; n'tant pas tout-puissant, ne pouvant juger la +toute-puissance, mais seulement subir les arrts, hlas! dj trop +cruellement subis! + +(Le feu allum sous l'autel d'Abel s'lve en colonne, et s'lance +lumineusement vers le ciel; un ouragan renverse l'autel de Can, et +disperse les fruits sur la terre.) + +ABEL, s'agenouillant. + +O mon frre, prie! Jhovah est irrit contre toi. + +CAN. + +Et pourquoi? + +ABEL. + +Tes fruits sont pars sur la terre. + +CAN. + +Ils viennent de la terre; laisse-les y retourner: leur graine portera de +nouveaux fruits avant l't. Quant ton offrande carnassire, elle +plat davantage; vois comme le ciel suce la flamme que le sang a +engraisse. + +ABEL. + +Ne songe pas au succs de mon offrande; mais hte-toi d'en prparer une +autre, avant qu'il ne soit trop tard. + +CAN. + +Je ne veux plus lever d'autels, ni souffrir qu'on en lve.-- + +ABEL, se levant. + +Can! que prtends-tu? + +CAN. + +Renverser ce lche courtisan des nuages, cet enfum rceptacle de tes +sottes prires,--ton autel enfin, rougi du sang des faibles agneaux que +leur mre a nourris de lait pour qu'ils fussent gorgs ton Dieu. + +ABEL, le retenant. + +Tu ne le feras pas.--N'ajoute pas des actions impies des paroles +impies! N'branle pas l'autel,--il est sacr maintenant, par le bon +plaisir de Jhovah, puisqu'il en a daign accepter les offrandes. + +CAN. + +_Son plaisir_! Le met-il donc, ce plaisir, dans le parfum des chairs +pantelantes et du sang encore bouillant? dans le blement des mres +dsoles, qui redemandent leurs expirans nourrissons? dans l'agonie des +tristes et innocentes victimes sous le couteau sacr? Va-t'en! aussi +bien ce trophe sanglant n'pouvantera pas long-tems le soleil, et ne +restera pas la honte de la cration. + +ABEL. + +Mon frre, arrte-toi. Tu ne veux pas employer la violence contre mon +autel; si tu en es jaloux, il est toi: consomme-s-y un autre +sacrifice. + +CAN. + +Un autre sacrifice? Va-t'en, ou ce sacrifice peut en effet-- + +ABEL. + +Que veux-tu dire? + +CAN. + +Va--va-t'en.--Ton Dieu, n'est-ce pas, aime le sang?--songe-s-y.--Va-t'en +avant qu'il n'y en ait _davantage_! + +ABEL. + +Je me place, en son divin nom, entre toi et l'autel qui l'a sanctifi. + +CAN. + +Si tu te chris toi-mme, recule, jusqu' ce que j'aie rendu ce gazon +son sol naturel;--autrement-- + +ABEL, le retenant. + +J'aime Dieu bien plus que la vie. + +CAN. Il le frappe sur les tempes, avec l'un des tisons qu'il enlve de +l'autel. + +Offre donc ton Dieu le sacrifice de ta vie, puisqu'il aime ceux de ce +genre. + +ABEL. Il tombe. + +Qu'as-tu fait, mon frre? + +CAN. + +Frre? + +ABEL. + +O Dieu! reois ton serviteur, et pardonne son assassin; il n'a pas su +ce qu'il faisait.--Can, donne, donne-moi ta main, et dis la pauvre +Zillah-- + +CAN, aprs un instant de stupeur. + +_Ma_ main! elle est rouge, et du--de quoi? (Long silence. Il jette les +yeux autour de lui.) O suis-je? Seul! O est Abel? o Can? Se peut-il +que je sois Can? Mon frre, rveille-toi!--Pourquoi restes-tu couch +sur l'herbe? ce n'est pas l'heure du sommeil.--Pourquoi si +ple?--qu'as-tu?--ce matin, tu tais plein de vie! Abel! ah! je t'en +prie, ne te joue pas de moi! Je t'ai frapp trop fort, mais non pour +toujours! Pourquoi as-tu voulu me rsister? C'est un jeu! tu veux +m'pouvanter.--Un coup--un seul coup!--Remue,--oh! remue--une seule +fois;--oui, comme cela!--bien!--tu respires! souffle sur moi! O Dieu! +Dieu! + +ABEL, d'une voix mourante. + +Qui parle ici de Dieu? + +CAN. + +Ton meurtrier. + +ABEL. + +Alors,--puisse Dieu lui pardonner! Can, console la pauvre Zillah;--elle +n'a plus maintenant qu'un frre. (Il expire.) + +CAN. + +Et moi, plus! Qui m'a enlev le mien,--mon frre?--Ses yeux sont +ouverts! donc il n'est pas mort! La mort ressemble au sommeil,--et le +sommeil ferme nos paupires. Ses lvres aussi sont ouvertes; il respire +donc! et pourtant je ne le sens pas.--Son coeur!--son coeur!--que je voie +s'il bat.--Il me semble:--non!--non!--c'est une illusion; il faut que je +sois pass dans un autre monde pire que le premier. La terre tourne +autour de moi:--qu'est-ce cela? de l'eau! (Il porte la main son front, +puis la regarde.) Pourtant, il ne pleut pas! C'est du sang!--le sang de +mon frre, le mien lui-mme, et rpandu par moi! Qu'a de commun encore +avec moi la vie, puisque j'ai pris celle de ma propre chair? Non, il ne +peut tre mort!--Est-ce la mort que le silence? Non; il s'veillera: je +vais attendre ses cts. Se pourrait-il que la vie ft assez fragile +pour tre si facilement anantie?--Depuis, il m'a parl;--que lui +dirai-je maintenant?--Mon frre!--non; il ne rpondra pas ce nom: les +frres ne se frappent pas l'un l'autre. Cependant--encore--parle-moi, +Abel! Un mot, un seul mot encore de ta douce voix, pour m'aider +supporter le bruit de la mienne! + +(Entre Zillah.) + +ZILLAH. + +J'ai cru entendre un son douloureux; qu'est-ce donc? c'est Can; il +veille auprs de mon poux. Que fais-tu l, mon frre? Est-ce qu'il +dort?--O ciel! que signifie cette pleur et ce flot?--Non! non! ce n'est +pas du sang; qui l'aurait rpandu, ce sang? Abel! qu'y a-t-il?--qui t'a +fait cela? Il ne remue pas; il ne respire pas; ses mains tombent sur les +miennes, froides et insensibles comme les pierres! Ah! cruel Can! +n'as-tu pu le garantir tems de cette violence? Quel qu'ait t +l'agresseur, un tranger lui-mme se serait plac entre lui et le +meurtrier! Mon pre!--ve!--Adah!--venez, approchez! la mort est dans le +monde! + +(Zillah sort en appelant ses parens.) + +CAN, seul. + +Dans le monde!--Et qui l'y a introduite? moi!--moi qui abhorre tellement +ce nom de mort, que lui seul empoisonnait toute ma vie avant que je +connusse son aspect.--Je l'ai conduite ici; j'ai livr mon frre ses +froids et terribles embrassemens, comme si, sans mon aide, elle n'et +pas assez haut rclam ses droits inexorables! Du moins, je suis +veill,--un rve douloureux m'a rendu fou;--mais lui, il ne s'veillera +donc plus! + +(Entrent Adam, ve, Adah et Zillah.) + +ADAM. + +Une voix de douleur, celle de Zillah, m'a conduit ici.--Que vois-je? +Est-il vrai?--Mon fils!--mon fils! Femme, voil l'ouvrage du serpent; +voil ton ouvrage! + +VE. + +Oh! ne parle pas ainsi: l'aiguillon du serpent est dans mon coeur. Abel! +mon bien-aim! C'est un chtiment, Jhovah, au-dessus du crime, de +_l_'avoir enlev sa mre! + +ADAM. + +Quel est le coupable de ce crime?--Parle, Can; tu tais prsent. Est-ce +quelqu'un de ces anges ennemis qui ne marchent pas avec Jhovah? quelque +sauvage et froce habitant des bois? + +VE. + +Ah! une lumire livide me pntre comme un clat de foudre! ce tison +lourd et sanglant arrach de l'autel, noirci par la fume, et rougi du-- + +ADAM. + +Parle, mon fils! parle; et malheureux comme nous le sommes, assure-nous +que nous ne sommes pas plus dplorables encore. + +ADAH. + +Parle, Can! et dis que ce n'est pas _toi_! + +VE. + +C'est lui. Je le vois maintenant;--il baisse la tte; il cache ses yeux +froces de ses mains rouges de sang. + +ADAH. + +Ma mre, tu l'outrages;--et toi, Can, claircis donc cette horrible +accusation que nos parens, dans leur dsespoir, font peser sur toi. + +VE. + +coute, Jhovah! Puisse l'ternelle maldiction du serpent tre sur lui! +elle est faite pour sa race plutt que pour nous. Puissent tous ses +jours tre dsols! puisse-- + +ADAH. + +Arrte! c'est ton fils; ne le maudis pas, ma mre: ne le maudis pas, +mre! il est mon frre, mon poux. + +VE. + +Il t'a enlev ton frre!--Zillah, il t'a ravi ton poux:--pour moi, +_plus de fils_!--A jamais je le maudis; je renonce le voir! Tous les +liens sont rompus entre nous, comme lui-mme a rompu ceux de la +nature.--O mort, mort! pourquoi ne m'as-tu pas prise, moi laquelle tu +fus d'abord inflige? Qu'attends-tu encore? + +ADAM. + +ve, prends garde que ta douleur, hlas! trop lgitime, ne te conduise +l'impit. Une douloureuse destine nous a t prdite; maintenant +qu'elle commence, il faut la supporter de manire prouver notre Dieu +que nous sommes entirement soumis sa sainte volont. + +VE, dsignant Can. + +_Sa volont_!--c'est celle de cet esprit incarn de mort, que j'ai mis +sur la terre pour y faire entrer la mort. Puissent toutes les +maldictions de la vie peser sur lui! ses tourmens le chasser au fond +des dserts, comme les ntres nous ont chasss d'den, jusqu' ce que +ses enfans lui rendent ce qu'il a donn son frre! Que jour et nuit le +glaive et les ailes des chrubins le poursuivent;--que les serpens se +dressent sous ses pas!--que les fruits de la terre deviennent cendre +dans sa bouche! que les feuilles dont il entoure sa tte pour reposer +soient le sjour des scorpions! qu'il rve sans cesse de son innocente +victime! que ses veilles ne soient qu'un autre rve prolong de mort! +que les claires fontaines se tournent en sang ds qu'il voudra les +souiller de l'impur contact de ses lvres avides! que les lmens +reculent ou se transforment devant lui! qu'il vive au sein de l'agonie +qui accompagnera les derniers instans des autres hommes! et que la mort +soit pour lui, qui le premier l'introduisit dans le monde, quelque chose +de pire que la mort! Va-t'en, fratricide! Dsormais ton nom, le mot +Can, sera pour le genre humain un objet d'horreur, mme pour ceux dont +tu dois tre le pre! Que l'herbe se dessche sous tes pieds! que les +bois te refusent leur abri, la terre une couche, la poussire une tombe, +le soleil ses rayons et le ciel son Dieu! + +(ve sort.) + +ADAM. + +Can! loigne-toi: nous ne pouvons plus demeurer ensemble. Fuis! laisse +le mort mes soins;--dsormais je suis seul:--nous ne nous reverrons +plus. + +ADAH. + +O mon pre! ne le quitte pas ainsi. Ne va pas ajouter la terrible +maldiction d've sur sa tte! + +ADAM. + +Je ne le maudis pas: son esprit est sa maldiction. Viens, Zillah! + +ZILLAH. + +Je dois veiller sur le corps de mon poux. + +ADAM. + +Nous reviendrons quand celui qui nous a prpar ce douloureux devoir +aura disparu. Viens, Zillah! + +ZILLAH. + +Auparavant un baiser sur cette ple figure, sur ces lvres autrefois si +animes.--O mon coeur! mon coeur! + +(Adam et Zillah sortent en pleurant.) + +ADAH. + +Can! vous avez entendu; il faut nous loigner. Je suis prte, nos +enfans aussi! Je porterai noch, et vous sa soeur. Partons avant que le +soleil ne tombe, et n'attendons pas l'obscurit de la nuit pour +traverser le dsert.--Eh bien! parle, parle-moi, _moi_--qui suis toi. + +CAN. + +Laisse-moi! + +ADAH. + +Pourquoi? tout le monde t'a quitt. + +CAN. + +Et que tardes-tu de te runir eux? Ne crains-tu pas de rester avec +l'auteur d'une pareille action? + +ADAH. + +Aprs la crainte de t'abandonner, il n'en est pas de plus grande pour +moi que celle que m'inspire le crime qui te prive d'un frre. Je n'en +dois pas parler:--c'est entre toi et le Tout-Puissant.-- + +UNE VOIX D'EN HAUT. + +Can! Can! + +ADAH. + +Entends-tu cette voix? + +LA VOIX D'EN HAUT. + +Can! Can! + +ADAH. + +Elle retentit comme celle d'un ange. + +(Entre l'ange du Seigneur.) + +L'ANGE. + +O est ton frre Abel? + +CAN. + +Suis-je donc le gardien de mon frre? + +L'ANGE. + +Can! qu'as-tu fait? La voix du sang de ton frre crie de la terre vers +le Seigneur!--Maintenant, tu es maudit de la terre, qui vient d'ouvrir +sa bouche pour boire le sang vers par ta main fratricide. Dsormais, +quand tu creuseras la terre, elle demeurera strile; tu resteras fugitif +et vagabond dans le monde! + +ADAH. + +Le chtiment est au-del de ses forces. Vois! tu lui drobes la face de +la terre; il reste priv de la face de Dieu. Vagabond et fugitif, il +arrivera que ceux qui le trouveront le tueront. + +CAN. + +Que ne le peuvent-ils! Mais o sont ceux qui me tueront? o sont-ils sur +cette terre encore dserte et inhabite? + +L'ANGE. + +Tu as tu ton frre, qui te garantira de ton fils? + +ADAH. + +Ange de lumire! sois misricordieux; ne dis pas que mon sein dchir +nourrisse maintenant dans mon fils un meurtrier, un meurtrier de son +pre. + +L'ANGE. + +Il ne ferait que suivre les traces de Can. Le lait d've n'a-t-il pas +nourri celui que tu vois maintenant noy dans le sang? Le fratricide +peut bien engendrer le parricide;--mais il n'en sera pas ainsi.--Le +Seigneur, ton Dieu et le mien, m'a command d'imprimer son sceau sur +Can, pour qu'il puisse errer en sret. Qui tuera Can attirera sur sa +tte une punition sept fois plus forte. Approche! + +CAN. + +Que veux-tu de moi? + +L'ANGE. + +Marquer sur ton front l'affranchissement du crime que tu as commis +toi-mme. + +CAN. + +Non, laisse-moi mourir! + +L'ANGE. + +Cela ne peut tre. + +(L'ange imprime une marque sur le front de Can.) + +CAN. + +Je sens mon front brl, mais ce n'est rien auprs du feu intrieur; que +faut-il encore? accable-moi de tout ce que je puis supporter. + +L'ANGE. + +Tu as t sombre et farouche ds le sein de ta mre, semblable la +terre que tu as jusqu' prsent creuse; mais celui que tu as immol +tait doux comme les troupeaux qu'il paissait. + +CAN. + +Je fus enfant trop tt aprs la chute; l'esprit de ma mre tait encore +fascin par le serpent, et mon pre pleurait encore sur den. Je suis ce +que je suis; je n'ai pas demand la vie; je ne me la suis pas donne +moi-mme. Que ne puis-je seulement de mon sang racheter celui--et +pourquoi pas? Qu'Abel renaisse, et que je sois ray du livre de vie! +Ainsi l'existence sera rendue par Dieu au bien-aim de Dieu, et je +perdrai un don qui n'eut jamais d'attrait pour moi. + +L'ANGE. + +Qui pourrait anantir le meurtre? ce qui est fait est fait. loigne-toi! +accomplis tes jours! et puissent tes actions ne pas ressembler celle +que tu viens de commettre! + +(L'ange disparat.) + +ADAH. + +Il est parti; loignons-nous. J'entends les cris de notre petit noch +dans son berceau. + +CAN. + +Ah! il ignore pourquoi il pleure! et moi qui rpandis le sang, je ne +puis rpandre de larmes; mais les quatre rivires ne pourraient laver +mon ame[35]. Crois-tu que mon fils puisse jamais me regarder? + +[Note 35: Les quatre rivires qui entouraient l'den, les seules, par +consquent, que connt Can sur la terre.] + +ADAH. + +Si je croyais qu'il ne le voult pas, je voudrais-- + +CAN, l'interrompant. + +Non, non! plus de menace: nous en avons trop subi. Va prendre ton +enfant; je vous suivrai. + +ADAH. + +Je ne te laisse pas seul avec le mort; quittons ces lieux ensemble. + +CAN. + +O toi, image inanime et toujours prsente! toi dont le sang doit voiler +de deuil la terre et les cieux! J'ignore ce que tu es _maintenant_! mais +si _tu_ vois ce que _je_ suis, je crois que tu me pardonnes ce que ne +pardonnera jamais ni ton Dieu ni mon propre coeur.--Adieu! je ne dois, je +n'ose toucher ce que j'ai fait. Je sortis des mmes entrailles que toi; +j'ai suc le mme sein; je t'ai souvent press dans mes bras; souvent +nos jeux enfantins se confondirent; et voil que je ne puis plus +t'approcher, que je n'ose pas mme faire pour toi ce que tu aurais fait +pour moi:--runir tes membres dans leur tombeau,--le premier tombeau +creus pour les mortels. Mais ce tombeau, qui l'a creus? O terre! +terre! voil le trsor que je dpose dans ton sein, en rcompense de +tous ceux que j'ai reus de toi.--Au dsert maintenant! + +(Adah s'incline, et baise le corps d'Abel.) + +ADAH. + +Cruelle et prmature fut ta mort, mon frre! et moi seule, de tous +ceux qui pleurent sur toi, je ne puis verser de larmes. Mon devoir est +dsormais de scher des pleurs, et non pas d'en rpandre. Mais pourtant, +de tous ceux qui gmissent, nul ne gmit comme moi, non-seulement sur +toi, mais sur celui qui t'a frapp. Allons, Can! je supporterai la +moiti de ton fardeau. + +CAN. + +Nous marcherons l'orient d'den; cette ligne est plus dsole: elle me +convient davantage. + +ADAH. + +Marche le premier! tu seras mon guide, et puisse tre le tien notre +Dieu! Allons chercher nos enfans. + +CAN. + +Celui qui repose ici n'en avait pas; j'ai tari la source d'une race +vertueuse qui et bientt charm les noeuds d'une union rcente. Hlas! +en les joignant plus tard aux enfans d'Abel, la duret de mon naturel se +ft adoucie chez eux! Abel! + +ADAH. + +La paix soit avec lui. + +CAN. + +Mais avec _moi_!-- + +(Ils sortent.) + +FIN DE CAN. + + + + +L'ILE, +OU +CHRISTIAN ET SES CAMARADES. + + + + +AVERTISSEMENT. + +Le morceau suivant est fond en partie sur la relation du soulvement de +l'quipage _la Bont_, dans les mers du Sud, en 1789, et en partie sur +la _Relation des les Tonga_, par Marnier. + + + +Chant Premier. + +1. L'instant de la veille matinale tait arriv. Le vaisseau avanait +avec grce, traant sur les flots un sentier mobile. La vague +entr'ouverte par la proue se courbait en sillons complaisans devant la +majestueuse charrue. L'onde immense embrassait toute la perspective, et +derrire s'vanouissaient maints rivages de la Mer du Sud. La nuit +paisible, dj nuance d'argent, opposait encore sa mourante obscurit +aux atteintes de l'aube naissante. Les dauphins, avertis de l'approche +du jour, s'lanaient au-dessus des flots, comme pour aspirer plus tt +ses premires lueurs. Les toiles dtournaient de l'ocan leurs +scintillans regards, et disparaissaient devant une clart plus radieuse. +La voile reprenait sa blancheur nagure obscurcie; une brise +rafrachissante glissait sur les vents. Dj mme la pourpre de l'Ocan +annonait la venue du soleil;--mais un coup sera tent avant qu'il +n'apparaisse. + +2. Le vaillant chef dormait dans sa cabine, confiant dans ceux qui +faisaient la veille. Il rvait des rivages dsirs de la vieille +Angleterre, de ses travaux rcompenss, de ses dangers vanouis; son nom +tait ajout la liste glorieuse de ceux qui avaient visit les ples, +sjour des orages. Le plus difficile tait pass, rien ne pouvait +justifier de nouvelles inquitudes; pourquoi donc le sommeil avait-il +pour lui des dangers? Hlas! son tillac tait foul par un pied +indisciplin; des mains plus inhabiles voulaient diriger la voile du +vaisseau; de jeunes coeurs, languissant aprs je ne sais quelle le +favorise du soleil, o l't dure toute l'anne, o les femmes sourient +pendant tout l't; des hommes loigns de leur patrie, et qui, trop +long-tems voyageurs, n'avaient jamais revu la maison natale, ou +l'avaient trouve toute change, et demi-barbare, prfraient une +frache et douce grotte sauvage l'incertitude des flots.--Puis le +souvenir des fruits savoureux que donnait une terre incultive; des +forts qui ne connaissaient d'autres sentiers que ceux qu'ils y +frayrent; des champs sur lesquels l'abondance tendait sa corne +fortune; des terres, domaine commun et indpendant d'un seul +possesseur..... Puis le voeu que les sicles n'ont jamais touff dans le +coeur de l'homme--de ne connatre d'autre matre que sa volont; la terre +offrant sa surface des mines non exploites; la libert qu'on y +trouvait d'appeler chaque grotte sa propre demeure; ce jardin commun +ouvert devant tous les pas, o la nature traite en tendre mre tout un +peuple charm des dlices du dsert; leurs coquillages, leurs fruits, +seule opulence qu'ils connaissent; leurs canots toujours retenus +l'entour des rivages; leur chasse, leur gibier, leurs armes, leur aspect +enfin si trange aux yeux d'un Europen:--tels taient les objets et la +contre qui rveillaient les dsirs de ces marins,--dsirs qu'ils +devaient chrement expier. + +3. Debout, brave Bligh! l'ennemi est la porte! debout! debout!--Hlas! +il est trop tard! derrire ta case se tient le froce rebelle proclamant +dj le rgne de la rage et de la terreur. Tes membres sont enchans, +la baonnette touche ton sein, les mains qui tremblaient ta voix te +saisissent; tran sur le tillac, tu ne verras plus l'obissant +gouvernail ou la voile attentive attendre tes ordres pour suivre une +direction, ou se dvelopper; cet esprit sauvage qui voudrait touffer +force de dlire le sentiment de sa rvolte, fait briller autour de toi +les yeux encore tonns de ceux qui redoutent le chef qu'ils sacrifient: +car jamais l'homme ne peut tourdir le cri de la conscience, s'il ne +porte ses lvres la coupe passionne de la rage. + +4. C'est en vain que, bravant l'oeil de la mort, ta poitrine menace +implore ceux de tes compagnons rests loyaux:--ils ne viennent pas; ils +sont rares: il faut qu'ils consentent ce qu'applaudissent des coeurs +plus indociles. En vain tu cherches la cause: la maldiction est leur +seule rponse, ou la menace de quelque chose de pire. A tes yeux brille +le poignard homicide; sur ta gorge reste suspendue la baonnette +effile; les mousquets chargs t'environnent, et semblent prts +terminer tes jours. Tu les y encourages, en leur criant: Feu! Mais des +coeurs impitoyables admirent encore, et quelque souvenir de leur ancien +respect les arrte, plutt que la voix mconnue de leurs devoirs; ils ne +voudraient pas perdre leur ame en rpandant le sang: ils prfrent +t'abandonner la merci des flots. + +5. Disposez la chaloupe! c'est le cri du nouveau chef; et qui jamais +osa dire _non_ la rvolte dans la premire imptuosit de son ivresse, +dans les saturnales d'un pouvoir inattendu? La chaloupe est dispose +avec tout l'empressement de la haine; et dj de lgres planches te +sparent seules de l'abme qui doit t'engloutir; de faibles provisions +te promettent une fin que leurs mains te refusent: c'est justement ce +qu'il faut d'eau et de pain pour garantir quelques jours le moribond de +la mort; de plus, quelques cornes, un peu de toile, des livres, unique +trsor des hermites de l'Ocan; quelques cordages sont ensuite ajouts, +aux instances de ceux qui n'espraient plus pour toi que dans l'air et +les flots; puis enfin ce mobile et tremblant vassal des ples, cette +aiguille sensible, ame de la navigation. + +6. Et maintenant, le chef lu par lui-mme juge propos d'touffer le +premier sentiment de son crime; il rveille ainsi ses compagnons:--A +boire! tant il craint que la passion ne cde bientt la voix de la +raison! De l'eau-de-vie pour les hros! Ainsi jadis s'tait cri +Burke;--et sans doute cette liqueur peut conduire la gloire. Nos hros +partagrent cette opinion; au milieu de bruyans applaudissemens, ils +vidrent la coupe. Huzza! huzza! Otati! tel fut leur cri; trange +exclamation de la part des fils de la rvolte! Comment cette le +dlicieuse, cette terre chrie de la nature, des coeurs aimans, des ftes +sans prils, des moeurs aimables, trangres l'art, cette opulence +commune, cet amour sans inquitude; comment tout cela pouvait-il avoir +des charmes pour de grossiers marins ballotts sous leurs mts par +chaque souffle de vent? Et maintenant, par quels nouveaux crimes se +prparent-ils raliser les vains dsirs de la vertu, le repos? Hlas! +telle est notre nature! notre but est le mme tous, seulement nous +suivons des routes diverses; nos moyens, notre naissance, notre pays, +notre gloire, notre fortune, nos gots, tout cela est plus puissant sur +notre faible poussire que tout ce qui est en dehors du misrable cercle +de notre gosme. Cependant murmure encore au-dedans de nous-mmes une +faible voix troublant le silence de l'intrt ou le tumulte de la +gloire; quelle que soit notre foi, quelque terre que nous foulions, Dieu +fait toujours entendre son oracle, la conscience de l'homme! + +7. La chaloupe est charge du brave et triste petit nombre demeur +fidle au chef; quelques-uns, rests sur le tillac du +vaisseau--maintenant jouet d'un moral naufrage--faisaient des voeux +tardifs pour partager le sort d'un capitaine que leurs yeux voyaient +s'loigner; d'autres calculaient pour lui de nouveaux malheurs, +plaisantaient la vue lointaine de sa faible voile, l'ide de cette +faible barque, si fragile et si charge. Oh! combien il est plus assur, +plus tranquille, le tendre nautile[36], pilote maritime de sa couche +imperceptible, la fe, le gnie de la mer. Lui, quand l'ouragan siffle +et jaillit en clairs sur les ondes, demeure en sret,--son port est +dans la ville,--il triomphe sur les _armadas_ du genre humain, qui +branlent le monde, et flchissent sous la verge des vents. + +[Note 36: Espce de coquillage.] + +8. Quand tout fut prt sur le vaisseau, qui maintenant avouait un +rvolt pour son matre,--un matelot, moins endurci que ses compagnons, +tmoigna cette piti inutile, faite seulement pour irriter le malheur. +D'un regard inquiet, il veillait sur les mouvemens de son ancien chef, +et cherchait mme, force de signes, lui exprimer son compatissant +repentir. Dj mme il avanait un humide flacon jusqu' ses lvres +arides et dessches; mais bientt, observ lui-mme, ce gardien fut +loign, et la piti cessa de percer le nuage que la sdition tendait +autour du brave chef. Alors s'approcha l'audacieux et sombre jeune homme +que, pour son malheur, avait trop aim le capitaine; il s'cria, en +dsignant la chaloupe abandonne: Partez! tout retard coterait la +vie! Et pourtant, mme en ce dernier instant, il n'avait pas touff +toute sympathie. Un mot pouvait encore ramener le remords dans cette ame +violente et passionne; et ce que les autres ne souponnaient pas, la +victime put le reconnatre. Quand Bligh, avec un ton de reproche amer, +lui demanda qu'tait devenu le souvenir des anciens +bienfaits;--qu'taient devenues ses esprances d'une gloire suprieure +celle des mille cussons pompeux de la Grande-Bretagne? ses lvres +tremblantes semblrent cder devant une force invincible. C'est cela! +c'est cela! pronona-t-il; je suis damn! damn! Il n'en dit pas +davantage; mais, poussant dans sa barque son matre, il le confia au +faible esquif. Sa langue ne put articuler d'autres accens; mais combien +d'ides dans ses brusques adieux! + +9. Le large soleil des rgions arctiques s'levait sur les ondes; la +brise tantt s'engouffrait, tantt ressortait de ses humides grottes. +Son aile capricieuse s'loignait, puis revenait effleurer les sillons de +l'Ocan, comme les cordes d'une harpe olienne. D'une rame dsespre et +presque silencieuse, dj l'esquif se creusait un chemin redout vers +une roche peine visible, qui dressait, comme un lointain nuage, son +front au-dessus des flots. La chaloupe et le vaisseau ne se runiront +plus! mais ce n'est pas moi de dire les infortunes de Bligh, leurs +dangers continuels, leurs rares esprances; leurs jours de pril, leurs +nuits de dsespoir; leur courage toujours le mme, quand il semblait le +plus inutile; la famine dvorante, rendant un fils mconnaissable +l'oeil mme de sa mre; les autres maux, assez horribles pour faire trve + la faim, jusqu' ce qu'elle n'et plus sur eux de prise; les fureurs +et les gards de la mer, tantt les couvrant de son abme, tantt les +laissant briser de leurs rames fatigues les vagues qui ne cdaient qu' +tous leurs efforts runis.--Une fivre continue, une soif sche, qui +leur faisait saluer, comme un bonheur, les nuages qui glaaient leurs os +nus, savourer avec dlices la froide humidit des nuits orageuses, et +presser avidement la toile tendue sur leur tte, pour recueillir +quelques gouttes de pluie. Il leur fallut fuir mainte horde sauvage, +pour redemander un asile plus sr encore aux flots impitoyables. Et +pourtant, il fut accord ces spectres anims de raconter leurs dangers +passs, et des angoisses telles que jamais les annales de l'humide abme +n'en avaient retraces, pour arracher de la terreur aux hommes, aux +femmes des larmes. + +10. Laissons-les leur destin, il ne sera ignor ni impuni. La justice +aura son jour; la discipline viole prendra leur dfense, et la marine +insulte proclamera le cri des lois. Nous allons suivre les pas du +rebelle, qu'une vengeance loigne ne saurait pouvanter. Arrire! +arrire! sur les vagues! ses yeux reverront la baie dsire; et les +rivages heureux o les lois ne sont pas connues recevront les matelots +mis hors la loi de leur pays.--La nature, et cette desse de la +nature--la femme--les rappelle vers une terre o rien, sauf leur +conscience, ne songera les accuser; o tout le monde jouit sans +querelle des biens de la terre; o le pain lui-mme est cueilli comme un +fruit[37]; o nul ne squestre pour lui seul les champs, les forts, les +rivires:--ge sans or, o ce mtal ne trouble pas les songes, et n'a +pas, ou n'avait pas alors, envahi ces rivages. Depuis, l'Europe y porta +ses vastes connaissances, ses coutumes, ses moeurs, mais au prix d'une +multitude de vices qu'elle enseigna aux fils de ces contres. Mais loin +de nous ces images! Voyons les insulaires tels qu'ils taient; bons par +les leons de la nature, vicieux sous ses inspirations. _Huzza_! +_Otati_! tel fut le cri lanc d'un commun accord par le rapide +vaisseau. La brise s'lve; la voile, nagure dtendue, et maintenant +gonfle, prcde joyeusement le souffle des vents. En plus rapides +rubans se pressent les ondes autour du vaisseau; la vague jaillit plus +haute sous les coups de la proue. Ainsi _l'Argo_ soulevait-il la +virginale cume de l'Euxin; mais ceux qu'il portait jetaient vers leurs +foyers un regard de regret:--ceux-l renoncent pour jamais la leur, et +leur barque rebelle s'en loigne aussi rapidement que le corbeau en +s'envolant de l'arche sainte. Et pourtant leur projet est d'aller +partager de nouveau le nid de la colombe, et de courber sous le joug de +l'amour leur front indomptable. + +[Note 37: _L'arbre pain_, si fameux, et que l'expdition du capitaine +Bligh avait pour but de transplanter.] + + + +Chant Deuxime. + +1. Combien doux taient les chants de Toobonai, alors que le soleil +d't descendait sur la baie de corail[38]! Viens, disaient les jeunes +filles; avanons vers le plus frais ombrage de l'lette: nous y +couterons le ramage des oiseaux! la colombe des bois enverra, du milieu +des arbres, son roucoulement, semblable la voix des dieux partie de +Bolotoo; nous cueillerons les fleurs qui naissent sur la couche des +morts: les plus fraches s'lvent o repose la tte des guerriers. Nous +nous assirons en face du crpuscule; nous verrons les suaves rayons de +la lune glisser au travers des branches du tooa, et le bruissement lger +de leurs soupirs charmera nos oreilles, quand nous nous reposerons sous +leur abri. Ou bien gravissons le prcipice: nous contemplerons les flots +venant combattre le gigantesque rocher, qui bientt les repousse +ddaigneusement en cumantes colonnes. Qu'elles sont belles! et qu'ils +sont heureux ceux qui, libres des travaux et du tumulte de l'existence, +se contentent de regarder du rivage l'espace que l'Ocan remplit tout +entier! L'Ocan lui-mme se complat dans l'azur de sa surface; et +souvent il vient, la clart de la lune, peigner en cet endroit sa +flottante chevelure. + +[Note 38: Les trois premiers couplets sont emprunts une chanson +favorite des insulaires de Tonga, traduite en prose dans la _Relation +des les Tonga_, par Mariner. Toobonai n'est cependant pas l'une de ces +les; mais elle fut l'une de celles o se rfugirent les mutins. J'ai +altr et ajout; cependant j'ai conserv de l'original tout ce que j'ai +pu. + +(_Note de Lord Byron_.)] + +2. Oui,--nous cueillerons les fleurs du spulcre; nous rivaliserons de +plaisir avec les esprits des bocages promis; puis nous plongerons, et +nous jouirons au sein des vagues; puis nous dposerons nos membres sur +le tendre gazon; bientt, humides encore de nos premiers jeux, nous +oindrons nos corps de l'huile embaume; nous laisserons les fleurs +cueillies sur les tombes, et nous nous parerons des guirlandes +empreintes du souvenir des braves. Mais voici la nuit; le _Mooa_ dissipe +nos projets: dj, prs de nous, retentit le bruissement des mts. Et +pourtant le flambeau, signal de la danse, rpand ses tincelles +cadences sur le gazon de Marli. Nous aussi, courons-y; l, nous nous +rappellerons l'heureux souvenir de maintes ftes, avant que Fiji n'et +souffl dans la trompe guerrire, avant que les ennemis ne parussent +dans leurs canots la porte de nos rivages. Hlas! par eux se fltrit +la fleur du genre humain; hlas! par eux les ronces se dressent l'envi +dans nos champs; et par eux est oubli le ravissement que nous +prouvions errer la lueur de la lune, avec l'amour pour unique +compagnon de nos pas. Rsignons-nous:--ils nous ont appris manier une +massue, inonder nos champs d'une pluie de flches. Qu'ils recueillent +la moisson qu'ils nous ont forc de semer. Mais cette nuit doit tre +toute entire aux ftes; demain il nous faudra partir. Frappez la danse! +emplissez la large coupe!--demain nous pouvons mourir. Enveloppons nos +membres dans des vtemens d't; autour de nos reins dployons le blanc +de Tappa; que des guirlandes fraches comme le printems mme forment +notre couronne, et qu'autour de nos paules brillent les grains de +l'hooni: ses vives couleurs contrasteront avec la teinte de feu des +poitrines qui battent sous elles. + +3. Mais la danse a cess.--Ah! restez encore! arrtez! ne dposez pas le +sourire de fte. C'est demain que nous partons pour le Mooa; demain, non +pas cette nuit:--la nuit appartient encore la tendresse. Jeunes +enchanteresses de la joyeuse Licoo, rendez-nous les guirlandes que nous +prfrons au sein du plaisir! Que vos formes sont charmantes! comme +chacun de nos sens excit, ravi et doubl, rend hommage votre beaut! +Ainsi les fleurs qui parsment le rocher de Mataloco, portent leurs +parfums jusqu'aux bornes de l'humide horizon. Nous aussi, nous nous +rendrons Licoo; mais, mon coeur, que dis-je? nous irons?--et demain +il nous faut partir! + +4. Tels taient les chants--harmonie des jours que l'approche des +flottes europennes n'avait pas encore infects. Sans doute, ces +insulaires avaient leurs vices--ceux que la nature tolre--et rsultats +de la barbarie.--Nous avons les uns et les autres: ceux qui naissent de +l'excs de la civilisation, ceux qui, chez les peuples sauvages, +inspirent le plus d'horreur. Qui n'a pas vu le rgne de +l'hypocrisie,--les prires d'Abel runies aux forfaits de Can, qui ne +les a pas vus, dis-je, peut, de son balcon, voir la preuve que notre +vieux monde est mille fois plus perverti que le _nouveau_;--mais il +n'est plus de _nouveau_ monde, si ce n'est aux lieux o Colombie vient +de voir natre deux gigantesques enfans de la libert; o le Chimborao +peut son gr promener son regard de Titan sur les flots, les airs et +la terre, sans y rencontrer un esclave! + +5. Telle tait l'pope des jours de tradition; les chants auxquels se +rattachait la gloire des morts, quand la gloire n'avait d'autre +expression que celle d'une mlodie presque divine. Ces chants ne +satisfont pas l'oeil glac du sceptique, mais ils livrent la puissance +de l'harmonie une histoire entire. C'est un Achille enfant, qui, la +lyre du Centaure en main, apprend surpasser la vertu des tems passs. +Le simple couplet d'une vieille et chre ballade, rpt par les roches, +se confondant avec le vagissement des ondes, parti de la pelouse +humecte par un murmurant ruisseau, ou multipli par les chos prolongs +des montagnes, a, sur les coeurs nafs, plus de pouvoir que toutes les +colonnes riges par les favoris de la victoire. Il garde son loquence, +quand les hiroglyphes ne sont plus qu'une source de conjectures ou de +rveries pour les sages ou les savans. Primitive et virginale expression +du coeur, il nous attendrit, quand les monumens de l'histoire nous +fatiguent. Telle tait cette chanson barbare,--car le chant est n chez +les barbares;--telle en inspirait la solitude des hommes du nord, qui +vinrent nous conqurir, et telle en inspirera toujours la contre que +nul ennemi lointain ne sera venu dtruire ou civiliser. Quelle +impression plus vive et plus puissante produiraient aujourd'hui sur les +coeurs les artifices de notre savante musique? + +6. Alors ces mlodies, inconnues aujourd'hui, traversaient suavement le +gracieux silence des airs, la douce sieste d'une journe d't, le calme +aprs-midi de Toobonai; alors chaque fleur tait panouie, l'air tait +un immense parfum, un lger souffle commenait balancer le palmier, la +premire impression de la brise encore silencieuse effleurait les ondes +comme pour transporter la fracheur dans la grotte avide. C'tait +l'asile de la chanteuse et du jeune tranger qui lui avait appris les +douloureux plaisirs de l'amour, plaisirs toujours enivrans, mais surtout +pour les coeurs qui ne savent pas encore qu'on puisse les perdre, et qui +s'lancent comme des martyrs sur leur bcher funraire, tellement ravis +dans leur dlirant enthousiasme, que rien dans la vie ne leur semblerait +comparable aux joies de cette mort: aussi meurent-ils rellement. +Qu'est-ce, en effet, pour eux, que les autres promesses de la vie, +ct de l'ide seule de cet entranement, de cette exaltation de toutes +les forces de la nature? Aussi nos rves d'une meilleure vie sont-ils +renferms dans l'espoir d'aimer ternellement encore. + +7. L tait assise l'aimable sauvage du dsert, enfant par les annes, +femme par les formes, quand on se reporte l'enfance de nos froids +climats, o rien n'atteint une prompte maturit, l'exception du crime. +Mais c'tait l'enfant d'un monde enfant, et comme la nature, charmante, +anime et nave; noire comme la nuit, mais la nuit avec tous ses astres, +ou comme la grotte tincelante de stalactites. Ses yeux taient un +langage et un charme; ses contours, ceux d'Aphrodite sur son char de +coquillage, et au milieu d'un riant cortge d'Amours. Voluptueuse comme +la premire approche du sommeil, et pourtant pleine de vie,--car ses +joues, brunies par les feux du tropique, se nuanaient souvent d'une +aimable rougeur; le sang des brlans climats colorait son cou, et +traait un sillon radieux sur la pleur obscure de ses paules, comme on +voit dans l'onde tnbreuse les rameaux du corail attirer le plongeur +vers les grottes qu'ils rougissent. Telle tait la fille des mers du +Sud. Telle qu'une vague dont la force pouvait soulever la barque +fortune des autres, heureuse de leur bonheur, triste de leurs seules +peines; son sein brlant, nergique, et pourtant fidle, ne recelait pas +de joie gale celle qu'elle donnait. Ses esprances n'allaient pas +au-del de l'exprience, cette pierre de touche glaciale, dont le +contact dpouille ordinairement tous les objets de leurs radieuses +couleurs. Elle ne redoutait pas les maux; elle n'en connaissait aucun, +ou, si elle en connaissait, ils taient bientt--trop tt--oublis. Ses +souris et ses larmes passaient avec la rapidit du vent ridant la +surface des lacs, et troublant, sans le briser, leur dlicat miroir. +Bientt la srnit remontera d'une profondeur non sonde, ou descendra +des sources pures de la montagne, jusqu' ce qu'enfin un tremblement de +terre, bouleversant la grotte de la Naade, en dissipera les ondes, les +chassera devant lui dans quelque cavit dserte, devenue le rceptacle +d'un marais ftide. La fille des les partagera-t-elle leur destin? +Hlas! le changement ternel agite la vague incertaine de l'humanit; +mais ceux qui tombent, comme tomberont les mondes eux-mmes, renatront +du moins, s'ils ont bien vcu, en esprits suprieurs l'univers cras. + +8. Et lui, quel est-il, cet enfant du Nord aux yeux bleus, venu d'les +moins inconnues l'homme, mais presqu'aussi sauvages? Quel est ce jeune +homme aux cheveux blonds, sorti des Hbrides, l o grondent les vagues +agites du Pentland? Balanc dans son berceau par les vents mugissans; +n au milieu des orages, avec un corps et une ame crs pour les orages; +le premier objet sur lequel s'ouvrirent ses jeunes yeux fut la blanche +cume de l'ocan, et depuis ce moment l'ocan fut sa patrie. Compagnon +gigantesque de ses rveries et de son pre solitude, ce fut le seul +Mentor de sa jeunesse partout o les flots portrent sa barque. Quant +lui, jouet des vagues et des vents, c'tait un tre insouciant qui +s'abandonnait au hasard. Nourri des lgendes merveilleuses de son pays +natal, se livrant avec ardeur l'esprance, mais ferme dans les revers, +le dsespoir tait la seule des sensations qu'il ne connt pas. Sous le +ciel de l'Arabie, il et t le plus intrpide des enfans errans de ces +dserts de sable, ses lvres immobiles endurant la soif avec autant de +patience qu'Ismal lui-mme port sur le vaisseau du dsert[39]; sur les +rivages du Chili. Cacique orgueilleux; dans les montagnes d'Hellas, Grec +rebelle; n sous une tente, peut-tre un nouveau Tamerlan; lev pour le +trne, qui sait s'il et t digne de rgner? car l'ame ambitieuse qui, +pour s'lever la domination, a dtruit la route qu'elle devait +parcourir; cre pour le pouvoir, et n'ayant d'autre proie qu'elle-mme, +est force de rtrograder[40], et de se plonger dans la douleur pour y +chercher le plaisir. Dans une condition plus humble, avec une ducation +vertueuse, ce mme esprit qui fit un Nron, la honte de Rome, aurait pu +devenir l'imitateur du hros qui porta si glorieusement son nom[41]; +mais laissez-lui encore tous ses vices, quel troit thtre pour eux si +vous ne leur donnez un trne! + +[Note 39: Le vaisseau du dsert est une figure orientale, en parlant +d'un chameau ou d'un dromadaire: et ils mritent bien cette mtaphore; +le premier par sa patience, le second par sa lgret la course.] + +[Note 40: Lucullus, ayant trouv des charmes dans la frugalit, prodigua +les navets dans sa ferme sabine. + +(POPE.)] + +[Note 41: Le consul Nron qui fit cette marche incomparable dont Annibal +fut la dupe, et qui dfit Asdrubal, accomplissant ainsi un fait d'armes +presque sans exemple dans les annales militaires. La premire nouvelle +qu'Annibal eut de son retour fut par la tte d'Asdrubal jete dans son +camp. Annibal, en la voyant, s'cria, avec un soupir, que Rome allait +maintenant devenir la matresse du monde. Et cependant, c'est peut-tre +grce cette victoire du consul Nron que l'empereur du mme nom rgna +par la suite; mais l'infamie de l'un a surpass la gloire de l'autre. +Quand on entend prononcer le nom de Nron, qui songe au consul? telles +sont les choses humaines!] + +9. Tu souris, lecteur.--Pour celui qui voit les choses d'un oeil facile +se laisser blouir, de telles comparaisons semblent prises bien haut +propos du nom obscur d'un tre dont le sort n'a rien de commun avec la +gloire, Rome, le Chili, Hellas ou l'Arabie. Tu souris? j'y consens: il +vaut mieux sourire que de soupirer; cependant il aurait pu tre tout ce +que j'ai dit. C'tait un homme dont l'esprit ambitieux l'entranait +toujours en avant, form pour devenir un hros patriote ou un chef +despotique; pour faire la gloire ou le malheur d'une nation. Il tait n +sous des auspices qui font l'homme plus grand ou plus abject que +l'imagination mme n'a os le rver. Mais tout ceci n'est que chimres; +dites enfin, qu'est-il dans ces lieux?--c'est un frais adolescent, un +jeune mutin affranchi par la rvolte; c'est le blond Torquil, qui ne +connat pas plus d'entraves que les vagues cumeuses de l'ocan,--c'est +l'poux de la fiance de Toobona. + +10. Les yeux fixs sur les flots, il tait assis auprs de Neuah, de +Neuah qui, parmi les filles de l'le, est comparable cette plante qui, +sans cesse tourne vers le soleil, en a reu le nom. Noble, mais d'une +noblesse qui fait sourire nos gnalogistes qui n'ont pas d'armoiries +pour ces contres inconnues; issue d'une longue race d'hommes libres et +vaillans, race de preux ne connaissant pas l'usage des vtemens, et +formant une chevalerie sauvage dont les huttes couvertes de mousse +s'lvent le long des rivages de la mer. J'ai vu la tienne, Achille, et +n'ai pas vu autre chose! Mais quand ces trangers porteurs de la foudre +arrivrent dans leurs vastes canots ceints de traits de flamme, hrisss +de grands arbres qui, plus hauts que le palmier, semblaient, pendant le +calme, avoir pris racine dans les profondeurs de l'ocan, et, lorsque +les vents se rveillaient, dployaient des ailes aussi larges que le +nuage qui s'tend l'horizon; et, semblables des cits de la mer, +commandaient aux flots, et enchanaient presque les vagues turbulentes, +la jeune sauvage, dans son lger esquif, agitant mollement sa pagae, +s'lana sur la surface des ondes, comme les rennes travers les +neiges, glissant doucement sur le bord cumeux des brisans, lgre comme +une Nride sur son char marin[42], elle contempla, pleine d'tonnement +et d'admiration, cette construction gigantesque refoulant chaque vague +sous sa pesante masse. L'ancre est jete, le vaisseau repose au sein de +l'ocan; et tandis qu'une foule d'embarcations lgres forment autour de +lui une chane mobile, il semble un lion majestueux endormi aux rayons +du soleil, et dont un essaim d'abeilles bourdonnantes entourent la +flottante crinire. + +[Note 42: Il y a dans le texte: _sur son traneau marin_.] + +11. Les hommes blancs dbarqurent. Est-il besoin de dire le reste? le +nouveau monde tendit sa main noire l'ancien. Chacun d'eux tait une +merveille pour l'autre, et l'attrait de la surprise et de l'admiration +fit bientt place un sentiment plus bienveillant. Parmi ces enfans du +soleil, l'accueil des pres fut affectueux; celui des filles, agites +par de plus douces passions, le fut bien plus encore. Ils s'unirent par +de tendres liens. Les enfans des temptes s'aperurent que la beaut +peut tre jointe une peau noire, et les filles de l'le admirrent +leur tour cette teinte plus ple, qui parat si blanche aux climats qui +ne connaissent pas la neige. La course, la chasse, la libert d'errer +sur ce sol, o chaque cabane tait la leur; le plaisir de jeter un filet + la mer, de s'lancer dans ces lgers canots qui voguent sur cet +archipel, au sein bleutre duquel s'lvent ces les heureuses; ce +sommeil rafrachissant obtenu par de joyeux travaux; ce palmier qui nous +reprsente la plus majestueuse Dryade des forts, o l'enfance du jeune +Bacchus fut cache, et dont la cime, ombrageant la _vigne renferme_ +dans son sein, est si leve que l'aigle btit rarement son nid plus +haut; le festin compos de caviar et d'ignames; ce cocotier qui porte +la fois la coupe, le lait et le fruit; l'arbre pain qui, sans le +secours de la charrue et du moissonneur, donne l'abondant produit d'un +champ cultiv, tandis que ses pains, offrandes de la nature, cuisant +sans l'aide d'un feu artificiel, dans des forts qui ne sont encore ni +achetes ni vendues, chassent la famine de leur sein fertile, et offrent +une denre sans prix l'homme qui la recueille. Tous ces trsors, et +les douces volupts des eaux et des bois, les joies foltres de ces +solitudes peuples, adoucirent les moeurs de ces farouches aventuriers, +et les disposant sympathiser avec un peuple moins clair, mais plus +heureux, firent plus que l'ducation europenne n'avait pu faire en +civilisant les enfans de la civilisation! + +12. Parmi eux, on remarquait plus d'un couple amoureux, et entre +ceux-ci, Neuah et Torquil n'taient pas le moins aimable. Tous deux +enfans des les, quoique d'les bien loignes l'une de l'autre; tous +deux ns sous cette toile qui prside la mer, ils avaient t nourris +tous deux au milieu de ces beauts primitives de la nature qu'on chrit +jusqu'au tombeau lorsqu'elles ont attir nos premiers regards, et excit +notre intrt dans l'enfance. Celui dont les monts bleutres de l'cosse +frapprent d'abord les yeux, aimera chaque cime qui lui offrira une +teinte semblable; il saluera dans chaque rocher la figure bien connue +d'un ami; et l'aspect d'une montagne, ses bras s'ouvriront comme pour +l'treindre contre son coeur. Long-tems j'ai err dans des pays qui ne +sont pas le mien, adorant les Alpes, chrissant les Apennins, prostern +devant le Parnasse et devant la cime escarpe du mont Ida, berceau de +Jupiter, et de l'Olympe dominant majestueusement la mer. Mais ce n'tait +pas seulement les souvenirs de l'antiquit ni cette belle nature qui me +jetaient dans des ravissemens extatiques:--les motions de l'enfance lui +avaient survcu dans le jeune homme; et sur le mont Ida, cherchant des +yeux Troie et Loch na Gar, ma mmoire attachait des souvenirs celtiques +aux monts Phrygiens, et confondait les cascades d'cosse avec la +fontaine limpide de Castalie. Pardonne, ombre universelle d'Homre! +pardonne, Phbus! aux carts de mon imagination:--ce fut dans le nord +que je puisai le premier sentiment des beauts de la nature, et que +j'appris adorer vos scnes sublimes[43]. + +[Note 43: tant trs-enfant (j'avais a peu prs huit ans), ayant t +attaqu de la fivre scarlatine, Aberdeen, je fus transport dans les +montagnes par le conseil des mdecins. L, il m'arriva quelquefois de +passer l't, et c'est de ce moment que je date mon penchant pour les +pays montagneux. Je n'oublierai jamais l'effet que produisit sur moi, +quelques annes aprs, en Angleterre, le spectacle d'un objet que je +n'avais pas vu depuis long-tems, mme en miniature, d'une montagne de la +chane des Malvernes. mon retour Cheltenham, je la contemplais tous +les soirs, au coucher du soleil, avec une motion que je ne puis +dcrire. Ceci tait bien d'un enfant; mais je n'avais que treize ans, et +c'tait pendant les vacances.] + +13. L'amour qui embellit et attendrit tous les tres; la jeunesse qui +colore l'air qui l'entoure; le ciel qui la couvre des nuances brillantes +de l'arc-en-ciel; le souvenir des prils passs, qui fait que l'homme +lui-mme jouit de l'intervalle o il cesse de dtruire;--l'attrait +rciproque de cette beaut qui se fait sentir au coeur le plus farouche, +et le frappe comme l'clair frappe l'acier: tout contribua unir +l'homme demi civilis et la fille sauvage, et confondre, dans une +seule ame absorbe par la passion, l'adolescent et la jeune fille. Les +souvenirs tumultueux des combats avaient cess de remplir d'une joie +sombre un coeur qui commenait se dtacher d'eux. Il ne ressentait plus +cet ennui, cette impatience du repos qui le troublait nagure, comme +l'aigle dans son nid, dont le bec aiguis et l'oeil perant cherchent une +victime dans la vaste tendue des cieux:--son ame s'tait amollie dans +cet tat voluptueux, o il gotait ces douceurs effmines de l'lyse, +qui ne promettent pas de lauriers la tombe des hros; mais, hlas! ces +lauriers se fltrissent s'ils ne sont arross de sang.--Et lorsque les +cendres d'un mortel sont dposes dans l'urne funbre, le myrte ne leur +prte-t-il pas un aussi doux ombrage? Si Csar n'et connu que les +baisers de Cloptre, Rome et t libre, et le monde ne ft pas devenu +sa conqute. Eh! qu'ont fait pour le monde les exploits de Csar, la +renomme de Csar? Nous le sentons dans notre avilissement: cette gloire +a pos son cachet sanglant sur nos chanes, elle y a fait natre la +rouille que nos tyrans se plaisent y entretenir. Eh quoi! la gloire, +la nature, la raison et la libert runies ordonneront des millions +d'hommes exasprs de faire ce que Brutus excuta seul!--Elles leur +commanderont de renverser du poste lev qu'ils occupent depuis trop +long-tems, ces vils imitateurs d'un despote, qui, semblables l'oiseau +moqueur, rptent le chant de la tyrannie! et cependant nous +continuerons tre traqus par ces chats-huans ignobles, dignes +seulement de la chasse aux souris, et que nous nous obstinons prendre +pour de nobles faucons, tandis que le premier mot de libert suffirait +pour chasser ces pouvantails: car leur effroi nous prouve assez qu'ils +ne sont pas autre chose! + +14. Plonge dans les ravissemens de la passion, et oubliant doucement la +vie, Neuah, la fille de la mer du Sud, tait tout ce qu'une femme peut +tre pour un poux lorsqu'aucune distraction du monde ne la dtourne de +son amour; loin d'une socit railleuse, toujours prte se moquer +d'une flamme nouvelle et passagre, et de cet essaim bourdonnant de +fats, qui fait bruyamment clater son admiration, ou murmure son +oreille les expressions d'une flamme adultre, qui en veut son devoir, + sa gloire et son bonheur. Son ame et toutes les sensations qui +l'agitaient taient nu comme ses belles formes. On pouvait la comparer + l'arc-en-ciel pendant l'orage:--ses nuances mobiles offrent une +brillante varit, mais colorent toujours les cieux du plus doux clat; +son arc a beau s'tendre, ses couleurs changer, ce n'est pas moins le +nuage qui porte la messagre des amours. + +15. C'est l, c'est dans cette grotte du rivage battu par les vagues +qu'ils passaient les matines brlantes du tropique. Les heures +n'existaient pas pour eux:--ils ne calculaient pas le tems. Leurs +oreilles n'taient pas frappes du son lugubre de l'horloge, qui nous +distribue la portion journalire de la vie, et avertit l'homme, en s'en +moquant, avec un rire d'airain. Que leur importait le pass ou l'avenir? +Le prsent, comme un tyran, les tenait enchans;--leur sablier tait le +sable du rivage, et la mer voyait s'couler leurs doux momens ainsi que +ses vagues paisibles; leur horloge, c'tait le soleil dans son immense +horizon. Ils ne comptaient pas, eux pour qui la journe n'tait qu'une +heure. Le rossignol remplaait pour eux la cloche du soir, lorsqu'il +chantait mlodieusement la rose les adieux du jour[44]. Ils voyaient +se coucher leur large soleil, non comme dans le nord, d'une marche lente +et gradue, et affaiblissant son clat mesure qu'il descend sur +l'ocan; mais ardent, enflamm, conservant toute sa plnitude, et comme +s'il abandonnait pour jamais le monde, et le privait de lumire, +plongeant dans les flots son front tincelant, tel qu'un hros, qui se +prcipite dans la tombe. Alors ils se levaient tous deux, regardaient +d'abord le firmament, puis revenaient chercher la lumire dans les yeux +l'un de l'autre; et s'tonnant qu'un soleil d't durt si peu, ils se +demandaient si en effet le jour tait sa fin. + +[Note 44: On n'a besoin de rien ajouter cette allusion la fable bien +connue des amours du rossignol et de la rose, qui est devenue maintenant +aussi familire au lecteur de l'Occident qu' celui de l'Orient.] + +16. Et pourquoi ceci paratrait-il trange?--Le dvot ne vit pas sur la +terre; dans son extase, les jours et les mondes passeraient devant lui +sans tre aperus: son ame a pris son vol vers le ciel avant sa +poussire.--L'amour est-il donc moins puissant? Non; sa route est +glorieusement trace, et c'est aussi vers Dieu qu'elle le conduit. Tout +ce que nous connaissons ici-bas des dlices du ciel est attach cette +autre meilleure moiti de nous-mmes, dont nous ressentons la joie ou la +douleur bien plus que celle qui nous est propre. Cette flamme qui +absorbe tout, et qui, jointe celle qui l'allume, ne forme plus qu'un +seul feu, feu pur, semblable au bcher funbre des Indiens, o les coeurs +tendres brlent sans exhaler un soupir. Combien de fois n'avons-nous pas +oubli le tems, lorsque, dans la solitude, nous admirions le trne +universel de la nature, ses forts, ses dserts, ses eaux, cette rponse +loquente et profonde qu'elle fait notre intelligence? N'y a-t-il pas +de la vie dans les toiles et les montagnes? Une ame n'anime-t-elle pas +les vagues de la mer? Les larmes muettes qui dgouttent de ces humides +rochers n'expriment-elles pas un sentiment?--Non, non! elles nous +appellent, elles nous ouvrent leurs sphres, elles nous invitent nous +affranchir avant l'heure du poids de cette enveloppe d'argile, plonger +notre ame dans l'immensit, nous dpouiller de cette forme trompeuse +et fragile qui nous est si chre!--Qui peut encore songer soi en +contemplant les cieux? Et sans porter si haut ses regards, quel est +celui qui, dans les frais momens de la jeunesse, avant d'avoir reu les +leons du tems, a jamais pens la dpravation de l'homme et la +sienne? cette heureuse poque de la vie, la nature entire est son +royaume et l'amour son trne. + +17. Neuah et Torquil se levrent. Les teintes douces et mlancoliques du +crpuscule avaient pntr dans la grotte qui leur servait d'asile, et +dont la vote, tapisse de spar humide de rose, joignait son faible +clat celui des toiles qui se rassemblaient sur le firmament. Le +couple heureux, partageant le calme de la nature, prit lentement le +chemin de sa cabane leve au pied d'un palmier, tantt souriant, tantt +silencieux comme tout ce qui les entourait. Que l'ame est belle dans cet +tat de srnit; elle est belle comme l'amour mme! Le murmure des +flots de l'ocan tait presque aussi faible que celui du coquillage +imitateur de leur bruissement[45], et qui, tel que l'enfant n dans les +profondeurs des mers et spar du sein maternel, crie sans cesse et ne +veut pas dormir, faisant entendre sa petite plainte, et se dsesprant +en vain dans le vaste sein de la vague sa nourrice. Les forts +disparaissaient insensiblement dans l'obscurit, comme pour aller se +livrer au repos; l'oiseau du tropique regagnait son nid par le chemin +des rochers, et le ciel d'azur qui les entourait semblait un lac +paisible o l'ardente pit pouvait tancher sa soif. + +[Note 45: Si le lecteur veut appliquer son oreille le coquillage qui +est sur sa chemine, il comprendra l'allusion qu'on veut faire ici. Si +ce passage lui parat obscur, il trouvera dans _Gbir_ la mme ide, +mieux exprime en deux lignes. Je n'ai jamais lu ce pome; mais j'ai +entendu citer ces deux vers par un lecteur plus profond, et qui parait +tre d'une opinion bien diffrente de celle exprime par l'diteur de la +_Revue du trimestre_, qui, dans sa rponse au rdacteur charg de la +critique de son _Juvnal_, pronona qu'on ne pouvait rien lire de plus +mauvais et de plus absurde. C'est M. Landor, l'auteur de _Gbir_, qui +fut ainsi jug, et de quelques autres pomes latins qui rivalisent +d'obscnit avec Martial et Catulle, que l'immacul M. Southey a adress +ses dclamations contre l'impuret.] + +18. Mais coutez! travers les palmiers et les plantains, une voix se +fait entendre; non telle qu'un amant l'et choisie pour venir +interrompre, une telle heure, le silence d'une nuit si calme. Ce +n'tait pas la brise du soir passant sur la montagne, et faisant frmir +les rochers et les arbres, ces cordes sonores de la nature, le premier +et le plus harmonieux des instrumens, et puis leur servant elle-mme +d'cho. Ce n'tait pas non plus l'alarme du bruyant cri de guerre, qui +venait de rompre le charme, ni le soliloque plaintif du hibou hermite, +anachorte ail aux grands yeux, la vue faible, qui entonne la nuit +son hymne lugubre, dans laquelle s'exhale son ame solitaire:--c'tait le +sifflet d'un marin, fort et prolong, aussi perant que le sifflement +d'un oiseau de mer. Il y eut une pause; puis une voix rauque cria: +Hol! Torquil! mon garon! Quelles nouvelles! Hol! frre, hol! Qui +appelle? s'cria Torquil, en suivant des yeux le son de la voix. +Quelqu'un, rpondit-on brivement. + +19. En ce moment, celui dont on venait d'entendre la voix parut +lui-mme, et avec lui la brise aromatique du sud se chargea, non de ces +parfums qu'elle recueille en passant sur une couche de violettes, mais +de ces tourbillons de fume qui aiment se mler aux vapeurs de +l'eau-de-vie et du vin. Ils s'chappaient alors d'une pipe courte et +fragile, mais qui avait port ses manations odorantes dans les deux +zones, et toujours en action l o les vents soufflent et o la mer +roule ses flots, avait exhal sa fume de Portsmouth au ple, et +opposant sa vapeur la lueur blouissante des clairs, toujours calme +et paisible, au milieu des montagnes de vagues, et dans toutes les +variations d'un ciel inconstant, n'avait cess d'offrir ole un +perptuel sacrifice. Et quel tait celui qui la portait? Je puis me +tromper, mais je le prendrais pour un marin ou pour un philosophe[46]. +sublime tabac, qui de l'est l'ouest charmes les travaux du marin et le +repos des enfans de Mahomet; toi qui, sur l'ottomane du musulman, +partages ses heures entre l'opium et ses femmes dont tu es devenu le +rival; magnifique Stamboul, moins noble mais non moins chri dans +Wapping ou le Strand, divin en _Hookas_, superbe dans une riche et +brillante pipe dont l'ambre orne le bout; comme tant d'autres objets qui +nous charment, si tu attires plus gnralement les hommages revtu de +tout l'clat de la parure, tes vrais adorateurs admirent bien davantage +tes beauts sans dguisement. Donnez-moi un cigarre. + +[Note 46: Hobbes, qui nous devons Locke et d'autres philosophes, tait +un fumeur dtermin,--mme jusqu' fumer plus de pipes qu'on n'en +pourrait compter.] + +20. Une figure humaine s'approche au milieu de l'obscurit de la fort +dont elle vient troubler la solitude. Son aspect a quelque chose de +fantastique; on dirait un marin revtu d'un dguisement de sauvage, et +tel qu'il parat sortant des flots de l'ocan lorsque les joyeux +vaisseaux traversent la ligne et qu'une foule de matelots, se livrant +ces bruyantes saturnales, se rassemblent sur le tillac dans le char +emprunte de Neptune. Le dieu de l'ocan sourit de voir son nom revivre +encore une fois, ne ft-ce que dans la pantomime grotesque de ses +fidles enfans qui s'abandonnent la joie au milieu de vents inconnus +ses Cyclades natales. Cependant le vieux Neptune se rjouit de voir +reparatre sur l'ocan quelques faibles traces de son rgne antique. La +veste que porte notre marin, quoique presque en lambeaux; sa pipe qu'il +ne quitte pas et qui ne cesse jamais de fumer; quelque chose dans son +air et dans sa taille qui ressemble un mt de misaine, et un certain +balancement dans sa dmarche, semblable celui de son vaisseau chri, +indiquent assez son premier tat: cependant l'espce de mouchoir dont sa +tte est enveloppe avec si peu d'lgance et de soin, et le morceau +d'toffe trop exigu qui remplace un pantalon trop tt la proie des +pines (car les plus belles forts ont aussi les leurs), et lui tient +lieu de ce vtement pour lequel les Anglais n'ont pas trouv +d'expression[47]; ses pieds et sa poitrine nus, et cette figure brle +par le soleil, pourraient annoncer un sauvage aussi bien qu'un homme de +mer. Mais ces armes sont celles de sa profession, et les produits de +cette Europe que deux mondes bnissent pour la civilisation qu'ils lui +doivent. Son fusil est suspendu derrire ses larges paules, un peu +courbes par le sjour de la mer, mais robustes comme celles du +sanglier. + +[Note 47: Il y a dans le texte: _qui lui servent d'inexpressible_.] + +Son coutelas priv de sa gane, perdue ou use par le tems, pend son +ct: et sa ceinture est une paire de pistolets, qu'on pourrait +comparer un couple d'poux (que cette mtaphore ne soit pas prise pour +un sarcasme), car si l'un manque son feu, l'autre n'en part pas moins +l'instant. Tout ceci, avec une baonnette un peu moins exempte de +rouille que lorsqu'elle tait sortie pour la premire fois du fourreau, +complte l'accoutrement de cet homme qui s'avance au milieu des ombres +de la nuit, muette spectatrice de ce costume bizarre. + +21. Quelles nouvelles, Ben Bunting? s'cria notre nouvel ami Torquil, +lorsqu'il vit le marin en face. Y a-t-il quelque chose de neuf? Oui, +oui, rpondit Ben, rien de neuf, mais assez de nouvelles; une trange +voile s'est montre au large. Une voile! qu'entends-je? Mais comment +avez-vous pu la dcouvrir? C'est impossible. Je n'ai pas vu sur la mer +le moindre lambeau de toile. Cela se peut, dit Ben, vous avez pu ne +pas la voir de la baie; mais moi, du haut du rocher o j'ai fait le +quart aujourd'hui, je l'ai aperue dans le bassin, car le vent tait +frais et propice. Et lorsque le soleil s'est couch, o tait-elle? +Avait-elle jet l'ancre? Non, mais elle a continu de se diriger sur +nous jusqu' ce que le vent soit tomb. Et son pavillon? Je n'avais +pas de lunette; mais, de par Dieu, tout loin qu'elle ft, la sorcire ne +m'a pas paru nous vouloir du bien. Est-elle arme? Je m'y attends; +on a envoy la dcouverte; il est tems, ce me semble, pour nous de +mettre la mer. la mer? Quel que soit celui qui nous donne +maintenant la chasse, nous ne fuirons pas le combat, car ce serait une +lchet; nous mourrons notre poste comme des braves. Oui, oui; quant + cela, c'est tout--fait gal Ben. Christian sait-il cette +nouvelle? Oui, et il a mis tous les bras en rquisition, et rassembl +tous nos gens au quartier. Ils sont occups fourbir leurs armes, et +nous avons des canons transporter et mettre en tat; on vous +demande. C'est trop juste, et ne le serait-ce pas, je n'ai pas une ame +capable d'abandonner mes camarades sans secours pendant l'orage. Ma +Neuah! ah! pourquoi le sort ne poursuit-il pas que moi seul? Pourquoi +doit-il perscuter aussi un tre si tendre et si fidle? Mais quoi qu'il +arrive, ah! Neuah, n'amollis pas mon courage. Le tems presse et ne me +permet pas une seule larme.--Mais quoi qu'il advienne, je suis +toi.--Il a raison, ajouta Ben. C'est bon pour la marine[48]. + +[Note 48: _C'est bon pour la marine, mais les matelots ne veulent pas le +croire_, est un vieux dicton, et une des dernires traces qui subsistent +encore (mais en plaisanterie seulement) de la jalousie qui exista jadis +entre deux armes galement braves.] + + + +Chant Troisime. + +1. Le combat tait termin. Cette lueur fatale qui enveloppe le canon +lorsqu'il porte la mort, avait aussi cess d'clairer les tnbres; la +vapeur sulfureuse des armes feu avait abandonn la terre, et, chasse +vers le ciel, en avait souill un moment l'clat. Le bruit effroyable de +chaque dcharge ne faisait plus retentir les chos, de nouveau livrs +leur paisible mlancolie. On n'entendait plus de cris d'horreur rpts +de part et d'autre. La lutte avait cess. Les vaincus subissaient leur +sort. Les rvolts taient crass, disperss ou pris, ou, si +quelques-uns survivaient, c'tait pour envier le destin des morts. Un +petit nombre, un bien petit nombre s'tait chapp, et ceux-ci taient +poursuivis dans toute cette le qu'ils avaient aime par-dessus leur +pays natal. Ils n'avaient plus, sur la terre, d'asile et de patrie, +aprs avoir reni celle qui les avait vus natre. Traqus comme des +btes sauvages, comme elles ils cherchaient le dsert, de mme que +l'enfant se rfugie dans le sein de sa mre. Mais en vain les loups et +les lions, poursuivis par le chasseur, cherchent leur antre, et plus +vainement encore l'homme voudrait chapper l'homme. + +2. Il est un rocher dont la base saillante se projette au loin dans +l'ocan, et brave les plus terribles accs de sa fureur. Lorsque la +vague irrite escalade ses flancs normes, aussitt elle en est +prcipite, comme le brave qui s'lance le premier l'assaut, et +retombe sur cette masse de flots cumeux qui combattent sous les +bannires du vent. C'est l que se rassemblent quelques malheureux +chapps au combat, faibles, sanglans, brlans de soif, mais tenant +encore leurs armes, et conservant un reste d'orgueil de leur ancienne +rsolution, qui annonce en eux des hommes plus habitus lutter contre +le sort qu' s'en laisser surprendre. Ils semblaient avoir prvu et +dfi leur destine, comme un vnement probable. Et cependant une lueur +d'espoir, non celui d'tre pardonnes, mais de rester dans l'oubli, ou +d'chapper aux recherches sur ce rocher loign, au milieu de cet ocan +de vagues, avait en partie effac de leurs penses qu'ils venaient de +contempler et de subir la vengeance des lois de leur pays. Leur le, +verdtre comme les flots de la mer, ce paradis gagn au prix d'un crime, +ne pouvait plus servir d'asile leurs vices et leurs vertus. Leurs +sentimens honntes, s'ils en avaient encore, taient perdus pour +eux:--leurs fautes leur restaient seules. Proscrits jusque dans leur +seconde patrie, ils taient perdus. En vain le monde s'ouvrait devant +eux, toutes les portes leur en paraissaient fermes. Leurs nouveaux +allis avaient combattu, avaient vers leur sang dans ce sacrifice +mutuel; mais quoi leur avaient servi la massue, la lance et le bras +d'Hercule contre la puissance magique de ce talisman destructeur, de ce +tonnerre qui crase le guerrier avant qu'il puisse faire l'emploi de sa +force; et, semblable ce flau pestilentiel dont on ne peut arrter les +ravages, creuse en mme tems la tombe du brave et celle de la valeur +humaine[49]? Ce peu de guerriers avaient fait tout ce que des hommes +dtermins ont souvent os et fait contre le nombre, mais quoique le +choix naturel de l'homme semble tre de mourir libre, la Grce +elle-mme, la Grce n'avait vu qu'une fois les Thermopyles, jusqu' ce +jour o, se forgeant un glaive de ses chanes brises, elle expire pour +revivre encore. + +[Note 49: Archidamus, roi de Sparte, et fils d'Agsilas, en voyant une +machine invente pour lancer des pierres et des dards, s'cria que +c'tait le tombeau de la valeur. La mme anecdote a t attribue +quelques chevaliers, lorsqu'on fit pour la premire fois usage de la +poudre canon; mais le fait original se trouve dans Plutarque.] + +3. Au pied de ce roc immense, ce petit nombre d'hommes ressemblait aux +restes fugitifs d'une troupe de daims.--Leurs yeux taient +enflamms,--leur aspect indiquait l'puisement de leurs forces; +cependant ils taient encore teints du sang de ceux qui les +poursuivaient. Une petite source, tombant du haut du rocher, prcipitait +en bouillonnant, de cime en cime, son onde douce et frache, qui, +foltre et vagabonde, allait garer son cristal limpide et tincelant +aux rayons du jour, dans le vaste sein de la mer. Runie l'immense, au +farouche ocan, mais encore pure et frache comme l'innocence, et +courant moins de dangers qu'elle, son onde argente brillait encore d'un +doux clat sur la surface des flots, semblable au timide chamois qui +contemple sans s'effrayer, le prcipice au-dessous duquel mugissent, +s'lvent et s'abaissent les vagues bleutres de la vaste mer. Ce fut +cette frache source qu'ils coururent:--toutes leurs sensations tant +absorbes en ce moment par cet imprieux besoin de la nature, la soif +brlante qui les dvorait. Ils burent comme ceux qui croient boire pour +la dernire fois, et se dbarrassrent de leurs armes pour mieux +savourer cette rose dlicieuse. Ils rafrachirent leurs gosiers +desschs, et lavrent le sang de leurs blessures qui ne devaient +peut-tre avoir d'autres bandages que des chanes. Aprs avoir tanch +leur soif, ils regardrent tristement autour d'eux, et comme tonns de +retrouver encore autant des leurs vivans et libres. Mais chacun, gardant +le silence, semblait interroger les yeux de son camarade pour y chercher +un langage que ses lvres lui refusaient, comme si leur voix et expir +avec leur cause. + +4. Sombre, et un peu spar du reste, se tenait Christian, les bras +croiss sur sa poitrine. Ce coloris anim, jadis rpandu sur ses joues, +et que rien n'y faisait jamais plir, avait t remplac par la teinte +livide du plomb. Ces cheveux d'un brun clair, flottant avec tant de +grce, se dressaient maintenant sur son front comme autant de vipres. +Immobile comme une statue, les lvres serres comme pour comprimer +jusqu'au souffle qui soulevait encore sa poitrine, muet et menaant, il +tait debout appuy contre le rocher; et l'exception d'un faible +battement de pied qui, de tems autre, laissait une impression plus +profonde sur le sable, on aurait pu le croire chang en pierre. +quelques pas de l, Torquil, la tte appuye contre un banc de roc, ne +parlait pas, mais perdait son sang par une blessure qui pourtant n'tait +pas mortelle:--la plus dangereuse tait celle dont il souffrait +intrieurement. Son front tait ple, ses yeux bleus caves; et les +gouttes de sang dont sa blonde chevelure tait teinte indiquaient assez +que son abattement n'tait pas l'effet du dsespoir, mais de +l'puisement de la nature. ct de lui tait un homme aussi farouche +qu'un ours, et cependant plein de la bonne volont d'un frre: c'tait +Ben Bunting, qui, ayant essay d'tancher, de laver et de bander sa +blessure, se mit ensuite allumer tranquillement sa pipe, ce trophe +qui avait survcu cent combats, ce phare qui l'avait rjoui pendant +mille et mille nuits. Le quatrime et le dernier de ce groupe solitaire +marchait de long en large, s'arrtant de tems autre, et se baissant +comme pour ramasser un caillou; puis le rejetant, et recommenant +marcher la hte; puis s'arrtant tout--coup pour jeter les yeux sur +ses compagnons, et sifflant demi la moiti d'un air; aprs quoi il +reprenait sa marche prcipite, avec quelque chose qui indiquait en lui +un mlange d'insouciance et d'inquitude. Voici une longue description, +quoiqu'elle s'applique une scne qui peine dura cinq minutes; mais +quelles minutes! des momens semblables changent la vie des hommes en +ternit! + +5. la fin, Jack Skyserape, homme actif et mobile comme le vif-argent, +effleurant tout comme le souffle lger de l'ventail, plus brave que +ferme, plus dispos affronter la mort et la subir tout d'un coup, +qu' lutter contre le dsespoir, s'cria: _God damn_[50]! ces syllabes +nergiques, qui servent de base l'loquence anglaise, comme l'_Allah_ +du Turc ou l'exclamation payenne du Romain: _de par Jupiter_! servaient +autrefois, dans des cas embarrassans, pour exhaler la premire +impression.--Jack tait donc embarrass: jamais hros ne le fut +davantage; et, ne sachant que dire, il se mit jurer. Ces sons +long-tems familiers arrachrent Ben aux mditations de la pipe. Il l'ta +de sa bouche; et, d'un air grave et important, ajouta seulement au +juron: _His eyes_[51]! compltant ainsi cette phrase reste +imparfaite, et que je ne crois pas avoir besoin de rpter. + +[Note 50: _Dieu damne_.--Il me semble que ce jurement intraduisible, et +d'ailleurs bien connu des Franais, sera mieux ici en anglais. + +(_N. du Tr._)] + +[Note 51: _Ses yeux_. God damn his eyes, _Dieu damne ses yeux_.--Ce +juron est familier la classe la plus grossire du peuple anglais. + +(_N. du Tr._)] + +6. Mais Christian, d'une nature plus noble, offrait l'image d'un volcan +teint. Silencieux, morne et farouche, les traces brlantes des passions +subsistaient encore sur ses traits obscurcis de sombres nuages. Enfin, +portant devant lui un oeil austre, son regard tomba sur Torquil, qui, +dans sa faiblesse, tait forc de s'appuyer. En est-il donc ainsi? +s'cria-t-il; et toi aussi, malheureux enfant, et toi aussi, il faut que +ma dmence te perde! Il dit, et s'avana grands pas vers le lieu o +tait le jeune Torquil, encore teint du sang qu'il venait de perdre. Il +saisit sa main avec ardeur, mais ne la pressa pas comme redoutant pour +lui-mme l'effet de cette caresse. Puis il s'informa de son tat, et +lorsqu'il apprit que la blessure tait plus lgre qu'il ne l'avait +imagin ou craint, son front parut s'claircir autant qu'un tel moment +le lui permettait. Oui, s'cria-t-il, nous avons succomb dans le +combat; mais notre dfaite n'a pas t celle de lches: elle n'a pas +offert nos ennemis un triomphe facile.--Ils nous ont chrement +achets; ils peuvent nous payer plus cher encore, car j'y perdrai la +vie. Mais vous, avez-vous la force de fuir? Ce serait encore une +consolation pour moi si vous pouviez me survivre; notre troupe affaiblie +est rduite un trop petit nombre pour rsister. Oh! un canot, un seul +canot; ne ft-ce qu'une coquille, pour vous transporter loin d'ici, aux +lieux o l'esprance peut encore habiter avec vous.--Quant moi, mon +sort est tel que je l'ai voulu; j'ai vcu, et je mourrai libre et sans +peur. + +7. Comme il parlait, au bord du promontoire qui lve au-dessus des +flots sa tte haute et gristre, une tache noire se fit apercevoir sur +l'ocan, volant avec rapidit et ressemblant l'ombre d'une +mouette.--Oh ciel! elle est suivie d'une seconde; et toutes deux, tantt +en vue, tantt caches, suivant les sinuosits de l'ocan, s'approchent +enfin d'assez prs pour qu'on puisse reconnatre les traits bien connus +de leur noir quipage, pour qu'on puisse distinguer leurs agiles +pagaes, lgres comme une paire d'ailes, se jouant sur les brisans et +fuyant travers les ondes, tantt perches au sommet de la vague +houleuse, tantt se plongeant dans l'cume mugissante qui surgit en +bouillonnant et couvre successivement le sein de la mer de blanches +nappes qui se divisent bientt en gros flocons, formant leur tour une +neige fine et subtile. Cependant les barques, comme de petits oiseaux +traversant un ciel menaant, continuent de voguer en dpit des brisans +et des vagues, et approchent enfin du rivage. Leur art leur semble +enseign par la nature, tant est remarquable l'adresse avec laquelle ces +sauvages fendent les flots de l'ocan avec lequel ds l'enfance ils sont +habitus jouer! + +8. Et quelle est celle qui, sautant la premire sur le rivage, s'lance +comme une Nride de sa conque marine? Sa peau est noire, mais brillante +comme l'bne, ses yeux humides respirent l'amour, l'espoir et la +constance. C'est Neuah! Neuah! tendre, fidle, adore.--Son coeur +s'panche dans celui de Torquil comme un torrent: elle sourit, elle +pleure, elle le presse plus troitement encore sur son sein comme pour +s'assurer que c'est bien lui, frmit en apercevant sa blessure encore +tide de sang; puis, en s'assurant qu'elle est lgre, elle sourit de +nouveau, et de nouveau verse des larmes. Neuah est la fille d'un +guerrier; elle peut supporter un tel spectacle, le comprendre, en gmir, +mais non se livrer au dsespoir. Son amant vit;--aucun ennemi, aucune +crainte ne peut troubler les dlices que voit clore un tel moment. La +joie brille travers ses larmes. C'est encore la joie qui gonfle son +sein de sanglots et agite si violemment son coeur qu'on en pourrait +presque entendre les battemens: et le ciel lui-mme est dans le soupir +qu'exhale l'enfant de la nature livre ses plus douces extases. + +9. Les tres plus austres, tmoins de cette entrevue, n'y furent pas +insensibles. Et qui pourrait l'tre en voyant ainsi deux coeurs s'lancer +l'un vers l'autre? Christian lui-mme contempla la jeune fille et le +jeune homme, d'un oeil sec, mais brillant d'une joie sombre et o se +peignait toute l'amertume que les souvenirs d'un tems meilleur rpandent +dans notre ame, alors que tout est perdu sans espoir jusqu'au dernier +rayon de l'arc-en-ciel.--Et sans moi! s'cria-t-il; puis il s'arrta +et se dtourna, puis regarda encore le jeune couple de la mme manire +que, dans son antre, le lion contemple ses petits. Aprs quoi il retomba +dans sa sombre indiffrence, comme insensible sa destine future. + +10. Mais le tems ne permettait pas de se livrer long-tems de bonnes ou +de mauvaises penses.--Les vagues ne tardrent pas apporter autour du +promontoire le bruit des rames ennemies.--Hlas! qui rendait ce bruit si +effrayant? Tout le monde se prpara la dfense, tous, except la +fiance de Toobona, elle qui la premire avait aperu, dans la baie, +les chaloupes armes qui se htaient de presser leurs voiles pour +achever la destruction du petit nombre qui leur tait chapp; elle, +dis-je, fit signe ses compatriotes de retourner leur proue, fit +embarquer ses htes, et lancer la mer leurs fragiles canots. Dans l'un +elle avait plac Christian et ses deux camarades: mais Torquil et elle +ne pouvaient plus se sparer; elle l'tablit dans le sien. Au large! au +large! Ils sortent des brisans, s'lancent le long de la baie vers un +groupe de petites les, retraite des oiseaux de mer qui y forment leurs +nids, et du veau marin qui vient creuser son lit dans le sable du +rivage. Ils rasent la cime azure des vagues, fuient rapidement, et sont +rapidement poursuivis par leurs cruels perscuteurs. Ces derniers +obtiennent de l'avantage, puis le reperdent, puis le regagnent et les +menacent sur l'ocan; bientt les deux canots ainsi chasss se sparent +et prennent chacun une route diffrente sur les flots pour djouer les +poursuites. Vite! vite! chaque pagae aujourd'hui dcide de la vie d'un +homme; mais il s'agit de bien autre chose pour Neuah que de la vie ou de +plusieurs vies.--L'amour a frt sa frle barque, et c'est lui qui la +pousse vers la baie; et maintenant l'ennemi et le port sont proches.--Un +moment!... un seul moment encore!--Fuis, barque lgre! Fuis! + + + +Chant Quatrime. + +1. Le dernier rayon d'espoir dans l'homme rduit aux abois ressemble +la blanche voile livre une mer orageuse, lorsque la moiti de +l'horizon est obscurcie de nuages et que l'autre moiti en est dgage. +Flottante entre le ciel et la sombre vague, son ancre l'a abandonne, +mais sa voile de neige, au milieu de la violence des vents, continue +d'attirer nos yeux, et quoique chaque flot qu'elle surmonte l'loigne de +plus en plus de nous, le coeur se plat la suivre des plus lointains +rivages. + +2. Non loin de l'le de Toobona un noir rocher lve son sein au-dessus +des flots. Sauvage demeure des oiseaux dserte par les hommes, c'est l +que le veau marin farouche se met l'abri du vent, et repose sa masse +pesante dans son obscure caverne, ou qu'il gambade lourdement aux +brlans rayons du soleil. C'est l que la barque son passage entend +l'cho rpter le cri perant de l'oiseau de l'ocan qui lve sur cette +cime nue sa jeune couve, destine devenir son tour les pcheurs +ails de cette solitude. Une troite portion de sable jaune, s'avanant +dans la mer en demi-cercle, forme d'un ct le contour d'une espce de +plage. Ici la jeune tortue, rampant hors de sa coquille, se trane vers +les flots, demeure de ceux qui lui donnrent la vie; nourrisson d'un +jour, un rayon vivifiant du soleil la fit clore pour la rendre +l'ocan. Tout le reste n'tait qu'un prcipice affreux, le plus affreux +o les matelots aient jamais trouv un asile et le dsespoir; lieu +capable de faire regretter aux chapps du naufrage le vaisseau qu'ils +ont vu s'engloutir, et de leur faire envier le sort des victimes de la +tempte. Tel tait le triste refuge que Neuah avait choisi pour son +amant. Mais tous ses secrets n'taient pas rvls, et elle y +connaissait un trsor cach tous les yeux. + +3. Avant que les canots se sparassent dans ce mme endroit, les hommes +qui dirigeaient celui auquel tait confi le sort de son cher Torquil +furent envoys par ses ordres dans la barque de Christian, afin de +runir leurs forces pour presser sa fuite.--Vainement ce dernier tenta +de s'y opposer.--Elle lui montra en souriant et d'un air calme l'le +rocailleuse et lui dit: Htez-vous et soyez sauv! Quant elle, elle +rpondait du reste, pour l'amour de Torquil. Le canot partit avec ce +renfort de bras, s'lana comme une toile qui file, et fut bientt loin +de l'ennemi qui se dirigeait alors tout droit sur le rocher dont +s'approchaient Neuah et Torquil. Ils firent force de rames. Le bras de +la jeune sauvage, quoique dlicat, tait agile et vigoureux lutter +contre la mer, et le cdait peine la force masculine de Torquil; +leur canot n'tait plus qu' la distance de sa longueur du front +escarp, impraticable, du rocher qui n'avait sa base que des eaux sans +fond; l'ennemi n'tait plus spar d'eux que par la longueur d'une +centaine de barques, et maintenant quel refuge tait offert leur +fragile canot? Ce fut la question que Torquil adressa Neuah avec un +regard qui exprimait presque un reproche et semblait dire: Neuah +m'a-t-elle amen ici pour y mourir? Est-ce ici un lieu d'asile ou un +tombeau, et cet immense rocher est-il le spulcre des victimes des +vagues? + +4. Ils taient appuys sur leurs pagaes. Neuah se lve, et lui montrant +l'ennemi qui s'approchait, s'crie: Suis-moi, Torquil, et suis-moi sans +crainte! Soudain elle se plonge dans les profondeurs de l'ocan. Il n'y +avait pas une minute perdre;--les ennemis taient proches, offrant des +chanes ses yeux et exhalant des menaces ses oreilles. Ils ramaient +avec vigueur, et, en s'approchant, lui criaient de se rendre au nom de +son _honneur_ perdu. Torquil se prcipite dans les flots.--L'art du +nageur lui tait familier ds l'enfance, et c'tait de lui maintenant +qu'allait dpendre tout son espoir.--Mais o va-t-il?--Il s'enfonce et +ne reparat plus? L'quipage de la chaloupe regarde avec consternation +la mer et le rivage. Il n'y avait pas d'endroit o l'on pt dbarquer +sur ce prcipice escarp, nu et glissant comme une montagne de glace. +Ils regardrent quelque tems, s'attendant le voir flotter au-dessus +des flots; mais nulle trace ne sillonna la mer. La vague continua de +s'couler aprs qu'ils se furent plongs dans son sein, sans qu'aucun +bouillonnement en rappelt le moindre indice. Le faible reflux de l'eau; +la lgre cume qui, semblable un blanc spulcre, s'tait leve sur +l'endroit qui semblait le dernier gte de ce jeune couple, qui ne +laissait pas aprs lui de monument fastueusement triste comme un +hritier; la barque paisible ballotte par les flots: voil tout ce qui +parlait encore de Torquil et de son pouse; et, sans cette petite +barque, tout ceci aurait pu passer pour le fantme vanoui du rve d'un +marin. Ils s'arrtrent, et cherchrent en vain; puis se remirent +ramer pour s'en retourner, la superstition mme leur dfendant de +s'arrter l plus long-tems. Quelques-uns dirent qu'il ne s'tait pas +plong dans les vagues, mais qu'il s'tait vanoui comme un esprit +follet; d'autres que quelque chose de surnaturel les avait frapps dans +sa figure et dans sa taille au-dessus de l'humaine; tandis que tous +convenaient que ses joues et ses yeux offraient la teinte cadavreuse de +la mort. Cependant, tout en s'loignant du rocher, ils s'arrtaient +auprs de chaque plante marine, s'attendant trouver quelque trace de +leur proie.--Mais non, elle s'tait dissipe leurs yeux comme l'cume +marine. + +5. Et o tait-il ce plerin de l'ocan? Suivait-il sa Nride? Tous +deux avaient-ils cess pour jamais de souffrir, ou, reus dans des +grottes de corail, avaient-ils arrach quelque piti aux vagues +attendries, et en avaient-ils obtenu la vie? Habitaient-ils parmi les +mystrieux souverains de l'ocan? faisaient-ils rsonner avec _Mermen_ +le coquillage fantastique? Neuah, au milieu des sirnes, peignait-elle +ses longs cheveux alors flottans sur l'ocan comme ils l'avaient jadis +t dans l'air? Ou bien avaient-ils pri, et dormaient-ils du sommeil de +la mort sous ce gouffre dans lequel ils s'taient lancs avec tant +d'intrpidit? + +6. La jeune Neuah s'tait plonge dans les flots, et il l'avait suivie. + la manire dont elle traversait les profondeurs de sa mer natale, on +l'et cru ne au sein de cet lment, tant elle avait d'aisance, de +grce et de fermet! Une trace lumineuse marquait son passage; on et +dit qu'il sortait des tincelles de ses pieds, comme d'un acier +_amphibie_. Ne la perdant pas de vue, et presque aussi habile qu'elle +explorer les abmes o les plongeurs vont la recherche des perles, +Torquil, le nourrisson des mers du Nord, suivait ses pas liquides avec +adresse et facilit. Pendant un moment, Neuah s'enfona plus bas; puis +se relevant, elle reparut, tendit les bras, secoua sa noire chevelure +pleine d'cume, et fit rsonner les rochers d'un rire joyeux. Ils +avaient de nouveau atteint un royaume central de la terre, mais c'est en +vain qu'on y aurait cherch un arbre, des champs et un ciel.--Elle +indiqua du doigt son poux une grotte spacieuse[52], dont la vague +mobile tait le seul portique; cavit profonde, que le soleil ne voit +jamais, si ce n'est travers le voile verdtre des flots, dans ces +jours de fte de l'ocan o son onde est claire et transparente, et o +tout le peuple poisson se livre de foltres jeux. Avec ses cheveux, +Neuah essuya l'eau qui dcoulait des yeux de Torquil, puis elle frappa +dans ses mains de joie en voyant son tonnement. Elle le conduisit dans +un endroit o le roc paraissait s'avancer en saillie et former une +espce de hutte semblable celle d'un triton. Du moins ce qu'il leur +parut, car pendant quelque tems ils se trouvrent dans les tnbres, +jusqu' ce que le jour, pntrant par les fentes du rocher, y et +rpandu une faible clart, telle que celle qui luit dans l'aile d'une +vieille cathdrale o d'antiques monumens poudreux fuient l'clat de la +lumire: de mme la vote de leur grotte marine ne laissait entrer +qu'une lueur mlancolique. + +[Note 52: La description de cette cave (qui n'est pas une fiction) se +trouvera dans le neuvime chapitre du _Rapport_ fait sur les les de +Tonga, par Mariner. J'ai pris la libert potique de la transplanter +Toobona, le dernier endroit o l'on ait eu quelque nouvelle certaine de +Christian et de ses camarades.] + +7. La jeune sauvage tira de son sein une torche de pin, entoure de +gnatoo, et recouverte d'une feuille de plantain, afin de mieux prserver +de l'humidit des flots sa dernire tincelle. Cette enveloppe l'avait +tenue sche; puis, tirant de la mme feuille de plantain une pierre et +quelques petits branchages de bois sec, elle en fit jaillir du feu avec +la lame du couteau de Torquil, et allumant sa torche, elle en claira la +grotte. Cette dernire apparut alors vaste et leve; c'tait une vote +gothique qui s'tait cre elle-mme. La nature tait l'architecte qui +avait lev ses arceaux; les architraves taient peut-tre dus quelque +tremblement de terre. Les arcs-boutans avaient pu tre prcipits du +sein de quelque montagne, alors que les ples craquaient, et que le +monde tait couvert d'eau; ou peut-tre calcins par un feu concentr +dans les entrailles de la terre, tandis qu' peine chapp de son bcher +funbre, les dbris du globe fumaient encore. Rien n'y manquait, ni le +fate orn de ciselures et de reliefs, ni les ailes[53], ni la nef. L, +tout semblait avoir t creus des mains de l'obscurit pour y faire son +temple. L, aussi, en se livrant quelque peu aux fantaisies de +l'imagination, on croyait voir la vote peuple de figures bizarres, +tristes ou grimaantes. Une mitre, une chsse attiraient l'oeil qui se +reportait bientt sur l'image d'un crucifix. C'est ainsi que la nature, +se jouant avec les stalactites, s'tait lev une chapelle au sein des +mers. + +[Note 53: Ces dtails peuvent paratre trop minutieux par rapport la +description gnrale d'o ils sont puiss (dans Mariner); mais il y a +peu d'hommes qui aient voyag sans voir quelque chose de semblable, sur +terre c'est--dire, et sans parler d'_Ellora_, dont il est question dans +le dernier journal de _Mungo-Park_ (si ma mmoire ne me trompe pas, car +il y a huit ans que j'ai lu cet ouvrage) Il dit aussi avoir rencontr un +rocher, ou une montagne, dont l'intrieur ressemblait tellement une +cathdrale gothique, qu'il fallut le plus minutieux examen pour le +convaincre qu'elle tait l'oeuvre de la nature.] + +8. Neuah prit alors son Torquil par la main; et agitant le long de la +vote sa torche allume--elle le conduisit dans chaque enfoncement, et +lui montra tous les endroits secrets de leur nouvelle demeure. Elle n'en +resta pas l; tout avait t ds long-tems prpar par elle pour adoucir +le sort qu'elle devait partager avec son amant. Il y trouva une natte +pour se livrer au repos; le frais _gnatoo_ pour lui servir de vtement, +et l'huile de sandale pour se garantir de la rose. Pour aliment, la +noix de coco, l'igname et le pain produit de l'arbre. Pour table, le +plantain tendant ses larges feuilles, et l'caille de la tortue qui +offre un banquet dlicieux dans la chair qu'elle renferme. La gourde +remplie d'eau frachement puise la source, la mre banane cueillie +sur la fertile montagne, une pile de branches de pin, pour entretenir +sous ces votes une clart perptuelle; enfin, Neuah elle-mme, belle +comme la nuit, venait animer de son ame tout ce qui les entourait, et +rpandre la srnit et la lumire dans ce monde souterrain. Depuis que +l'tranger avait dbarqu pour la premire fois dans son le, elle avait +prvu que la force ou la fuite pouvait les trahir. Alors elle avait +form un asile de cet antre rocailleux o Torquil put tre en sret +contre ses compatriotes. Chaque aurore, la brise matinale avait +transport vers ces lieux son lger canot charg de tous les fruits +dors qui mrissent dans ces beaux climats. Chaque soir l'avait vue s'y +diriger encore avec tout ce qui pouvait embellir et gayer leur grotte +de spath. Et maintenant elle talait ses yeux ses petits trsors avec +un sourire qui indiquait assez que Neuah tait la plus heureuse des +filles de ces les hospitalires. + +9. Tandis qu'il la regardait avec admiration et reconnaissance, elle, +pressant sur son coeur passionn l'amant qu'elle venait de sauver, +accompagnait ses douces caresses d'un ancien conte d'amour; car l'amour +est vieux, vieux comme l'ternit, quoiqu'il ne soit pas us par tous +les tres qui furent, sont, ou seront un jour[54]. Elle lui raconta +comment il y avait bien mille lunes, un jeune chef, s'tant plong dans +ces profondeurs la recherche de la tortue, en suivant les traces de sa +proie, s'tait trouv dans la grotte qui leur servait d'asile; comment, +quelque tems aprs, la suite d'un combat sanglant, il y avait cach +une fille du sol, qui devait la naissance ses ennemis, ennemie trop +chre, sauve par sa tribu pour subir le sort des captifs; comment, +lorsque les orages de la guerre furent calms, il avait conduit sa tribu +insulaire l'endroit o les ondes tendent leur ombre paisse et +verdtre sur l'entre rocailleuse de la grotte, puis s'tait enfonc +dans les flots comme pour n'en ressortir jamais, tandis que ses +compagnons consterns, dans leurs barques, le croyaient fou, et +tremblaient de le voir la proie du bleu requin. Plongs dans +l'affliction, ils ramrent tristement autour du rocher qu'entourait la +mer, puis se reposrent sur leurs pagaies avec abattement, lorsque +tout--coup ils voient surgir des flots une frache desse, telle elle +leur apparut, du moins, dans la surprise et l'admiration dont ils furent +frapps. Leur chef tait ses cts, relevant la tte avec orgueil, +heureux et fier de sa jeune sirne, de sa belle pouse, et comment, +lorsque ses compatriotes reconnurent leur erreur, ils portrent les deux +poux sur le rivage, au son des conques marines, et de mille +acclamations joyeuses; enfin, comment ils vcurent heureux et moururent +en paix. Et pourquoi n'en serait-il pas de mme de Torquil et de son +pouse? Il ne m'appartient pas de dcrire les caresses imptueuses, +passionnes, qui suivirent ce rcit, et qui firent de cet asile sauvage +un sjour d'ivresse. Il suffit de dire que tout tait amour, dans cette +grotte aussi souterraine, aussi loigne des regards des humains, que la +tombe o Abailard, vingt ans aprs sa mort, ouvrit encore les bras pour +recevoir le corps d'Hlose descendu sous la vote nuptiale, et presser +contre son coeur ranim ses restes de nouveau palpitans[55]. Les vagues +avaient beau murmurer autour de leur couche, leur mugissement n'tait +pas plus entendu que si la vie les et abandonns. Au-dedans d'eux, +leurs coeurs formaient une dlicieuse harmonie qui s'exhalait dans le +murmure et les soupirs entrecoups de l'amour. + +[Note 54: Le lecteur se rappellera ici l'pigramme de l'anthologie +grecque, ou sa traduction dans la plupart des langues modernes: + + Qui que tu sois, voici ton matre; + Il le fut, il l'est, ou doit l'tre. +] + +[Note 55: La tradition attache l'histoire d'Hlose rapporte que, +lorsque l'on descendit son corps dans le tombeau d'Abailard (enterr +vingt ans auparavant) ses bras s'ouvrirent pour la recevoir.] + +10. Et ceux qui avaient caus et partag ce dsastre; ceux qui les +livraient l'exil dans la cavit d'un roc, qu'taient-ils devenus +leur tour? Ramant comme lorsqu'il y va de la vie, ils demandaient au +ciel l'asile que les hommes leur refusaient. Libres de leur choix, ils +eussent suivi une autre route; mais o se diriger! le flot qui les +portait portait aussi leurs ennemis! Ceux-ci, tromps dans leurs +premiers efforts, s'taient remis de nouveau la poursuite; enflamms +de colre, comme des vautours privs de leur proie, leurs bras vigoureux +fendaient les flots. Bientt ils gagnrent de l'avantage sur ceux qui ne +pouvaient plus trouver de salut que sur quelque roc aride ou dans +quelque baie enfonce et inconnue:--nulle autre chance, nul autre espoir +ne leur restait.--Ils se dirigrent donc vers le premier rocher qui +frappa leurs regards, pour prendre leur dernier cong de la terre, et +cder comme des victimes ou mourir le glaive la main. L, Christian +renvoya les sauvages et leur canot, quoique ceux-ci eussent encore voulu +se battre pour ce petit nombre d'hommes; mais il leur commanda de +retourner dans leur le, et de ne pas ajouter tout ce qu'ils avaient +dj fait un sacrifice inutile: car que pouvaient l'arc et la lance +grossire contre les armes qui allaient tre employes? + +11. Ils dbarqurent sur une plage troite et sauvage, o l'on avait +rarement vu d'autres traces que celles de la nature, et avec ce regard +sombre, fixe et farouche de l'homme parvenu aux dernires extrmits du +malheur, alors que tout espoir est perdu, que la gloire elle-mme ne lui +reste pas pour animer sa rsistance contre la mort ou les fers, ils +attendirent tous trois, comme attendirent jadis les trois cents braves +qui teignirent les Thermopyles de leur sang hroque.--Mais quelle +diffrence entre eux! c'est la cause qui fait tout; c'est elle qui +dgrade ou consacre le courage qui succombe. Sur ces trois hommes, aucun +rayon de gloire, aucune promesse d'immortalit ne brillait travers les +nuages pais de la mort. Une patrie reconnaissante, souriant travers +ses larmes, n'entonnait pas pour eux cet hymne de louanges rpt +pendant plus de mille ans. Les yeux d'aucune nation ne devaient se fixer +sur leur tombe;--aucun monument funbre, lev leur mmoire, ne devait +exciter l'envie des hros. Avec quelqu'intrpidit qu'ils rpandissent +les derniers flots de leur sang, leur vie tait un opprobre,--leur +pitaphe devait contenir un crime. Et tout ceci, ils le savaient et le +comprenaient, du moins le chef de la troupe qu'il avait entrane sa +perte, lui qui, n peut-tre pour quelque chose de mieux, avait plac sa +vie sur une chance long-tems incertaine; mais le d allait tre jet, et +toutes les probabilits se runissaient pour annoncer sa chute. Et +quelle chute! Toutefois, il envisageait la catastrophe d'un coeur aussi +endurci que le rocher sur lequel il se tenait, et o il avait point son +fusil, sombre lui-mme comme le nuage pais qui se montre ct du +soleil. + +12. La chaloupe s'approchait: elle tait bien arme, elle avait un +quipage ferme et prt faire ce que le devoir lui commanderait, +indiffrent aux dangers comme le vent d'automne l'est la chute des +feuilles qu'il fait tomber. Et cependant ces hommes auraient peut-tre +prfr marcher contre une nation trangre que contre un ennemi natal, +et sentaient que cette malheureuse victime de ses passions, pour avoir +cess d'tre Anglais, n'en avait pas moins t un enfant de +l'Angleterre. Ils lui crient de se rendre;--pas de rponse; leurs armes +sont pointes, elles tincellent aux rayons du jour. Le mme cri est +rpt,--pas de rponse; et cependant, une troisime fois, et plus haut +que les deux premires,--on lui offre encore quartier.--L'cho rsonnant +du rocher rpta seul les sons mourans de leurs voix.--Alors une lueur +jaillit, et l'on vit briller la dcharge meurtrire: un nuage de fume +s'leva entre les deux partis, tandis que le roc retentissait du bruit +des balles qui sifflaient en vain et allaient s'aplatir en tombant. Ce +fut alors que partit la seule rponse qui pt tre faite par ceux qui +avaient perdu tout espoir sur la terre ou dans le ciel. Aprs la +premire dcharge, s'tant approchs de plus prs, les Anglais +entendirent la voix de Christian crier:--Maintenant feu! et avant que +l'cho et achev de redire ces mots, deux hommes taient tombs. Les +autres assaillirent les pres flancs du rocher, et, furieux de la +dmence de leur ennemi, ddaignrent toute autre tentative pour en venir +aux mains. Mais le roc tait escarp, et ne prsentait aucun sentier +fray. chaque pas, un nouveau rempart s'opposait leur fureur; tandis +que, debout au milieu des sommits les plus inaccessibles que l'oeil de +Christian tait bien habitu distinguer, nos trois rebelles +soutenaient un combat mort aux lieux que l'aigle a choisis pour +construire son nid. Chacun de leurs coups portait, tandis que les +assaillans tombaient briss comme le coquillage rampant qui s'attache +aux flancs du rocher. Cependant il en survivait encore assez qui ne se +lassaient pas d'escalader et de se disperser et l, jusqu' ce +qu'enfin cern et environn de toutes parts, non d'assez prs pour tre +pris, mais assez pour y prir, le trio dsespr, comme des requins qui +se sont gorgs de leur proie, vit que son sort ne tenait plus qu' un +fil. Quoi qu'il en soit, jusqu'au dernier moment ils se battirent bien, +et aucun gmissement n'apprit l'ennemi quel tait celui qui venait de +tomber. Christian succomba le dernier.--Deux fois bless, on lui offrit +encore merci en voyant son sang couler. Mais il tait trop tard pour +vivre et non pour mourir avec une main ennemie pour lui fermer les yeux. +Un de ses membres tait rompu et tomba le long du rocher comme un faucon +priv de ses petits. Ce bruit le ranima et parut rveiller en lui +quelque sentiment exprim dans son faible geste. Il fit signe aux plus +avancs, qui s'approchrent en ce moment: il leva son arme, sa dernire +balle avait t tire; mais, arrachant le premier bouton de sa +veste[56], il l'enfona dans le canon, ajusta, fit feu et sourit en +voyant son ennemi tomber; puis, repliant comme un serpent son corps +mutil et puis, il se mit ramper vers l'endroit o le prcipice, +s'levant pic au-dessus des flots, offrait comme lui l'image du +dsespoir.--L, jetant un dernier regard derrire lui, il serra +convulsivement le poing, dchargea pour la dernire fois sa rage contre +cette terre qu'il allait quitter, et se laissa rouler dans l'abme. Le +rocher reut en bas son corps bris comme du verre, et ne formant plus +qu'une masse sanglante dont il restait peine un fragment qui part +avoir appartenu une forme humaine, et qui pt servir de proie +l'oiseau marin o au ver. Un crne cheveux blonds souill de sang et +d'herbes de mer fumait encore. C'tait tout ce qui restait de cet homme +et de ses actions. On vit briller un instant encore dans le lointain +quelques dbris de ses armes que sa main avait tenues serres jusqu'au +dernier moment; mais bientt, entrans dans les flots, ils allrent se +couvrir de rouille sous les ondes cumeuses qui les engloutissaient: +voil toutes les traces qu'il laissa de lui, si l'on en excepte une vie +mal employe, et une ame;--mais qui osera dire o elle alla? C'est +nous de pardonner et non de juger les morts, et ceux qui les condamnent +si lgrement l'enfer, en sont eux-mmes sur la route, moins que ces +espces de fanfarons, qui se plaisent exagrer les peines ternelles, +n'obtiennent grce pour leur mauvais coeur, en faveur de leur plus +mauvaise tte. + +[Note 56: Dans l'ouvrage de Thibault, sur Frdric II de Prusse, il y a +une singulire histoire d'un jeune Franais et de sa matresse, qui +paraissaient tre de quelque distinction. Il s'tait engag, et avait +dsert Sweidnitz, et fut pris aprs une rsistance dsespre; il +avait tu un officier qui avait essay de le saisir, tant dj bless +lui-mme par la dcharge de son fusil, dans lequel il avait mis un +bouton de son uniforme en guise de balle. Quelques circonstances de son +procs, devant la cour martiale, excitrent un grand intrt parmi ses +juges, qui dsirrent connatre sa vritable situation. Il offrit de la +rvler, mais au roi seulement, auquel il demandait permission d'crire. +Cette permission lui fut refuse, et Frdric fut rempli de la plus +grande indignation, soit de voir sa curiosit trompe, ou par +quelqu'autre motif, quand il apprit qu'on avait rejet sa requte. +(Voyez l'ouvrage de Thibault, vol. II.--Je cite de mmoire.) + +(_Note de Lord Byron_.)] + +13. L'action tait termine! tout tait pris ou dtruit, fugitif, captif +ou mort. Le peu de malheureux qui avaient survcu l'escarmouche de +l'le taient enchans sur ce vaisseau, aprs avoir fait autrefois +honorablement partie de son brave quipage. Mais le dernier rocher +n'avait pas vu de dpouilles vivantes. Couchs l'endroit o ils +taient tombs, froids, nageant dans leur sang, le vorace oiseau de mer +agitait sur eux son aile humide, et quelquefois, se rapprochant de la +vague voisine avec des cris perans et discords, entonnait l'hymne +funbre. Mais, calme et insouciante, la vague continuait de se soulever, +et poursuivait son cours avec son ternelle indiffrence. Les dauphins +se jouaient sur sa surface et le poisson-volant s'lanait vers le +soleil, jusqu' ce que son aile dessche le ft retomber de sa hauteur +phmre, et plonger de nouveau dans l'onde pour se prparer prendre +un nouvel essor. + +14. Le matin avait paru; et Neuah, qui ds l'aurore s'tait mollement +plonge dans l'onde pour recueillir les rayons naissans du jour, et +examiner si personne ne s'approchait de l'antre amphibie o reposait son +amant, aperut une voile en mer: elle s'agitait, se gonflait, et +courbait son arc flottant sous le joug de la brise naissante. Le souffle +commena lui manquer, tant elle se sentit trouble par la +crainte!--son coeur se gonfla et palpita violemment, tandis qu'elle +doutait encore de quel ct se dirigeait sa course.--Mais non, le +vaisseau ne s'avance pas,--il s'loigne au contraire rapidement. Il est +dj loin, et son ombre s'efface mesure qu'il sort de la baie. Elle +regarde, elle secoue l'cume de mer qui couvre ses yeux, afin de le +contempler comme elle contemple les cieux quand elle espre y voir +paratre l'arc-en-ciel. Le btiment, parvenu au dernier point de +l'horizon, diminue, et bientt ne prsente plus qu'un point noir qui +bientt s'vanouit. Tout est ocan, tout est bonheur. De nouveau elle se +plonge la mer pour aller rveiller son jeune amant, lui dit ce qu'elle +a vu, ce qu'elle espre, enfin tout ce que l'amour heureux peut former +de rians prsages, s'lanant encore une fois avec Torquil, qui suit +gament sa Nride, bondissante au milieu de la vaste mer,--nageant +autour du rocher vers un creux qui cachait le canot que Neuah y avait +laiss flottant avec la mare, sans une rame, le soir o les trangers +les avaient chasss du rivage. Mais ceux-ci ont disparu; elle va la +recherche de sa pagaie, la retrouve, en reprend possession, et jamais, +jamais, jamais barque fragile ne porta tant d'amour et de bonheur que +celle-ci n'en contient en ce moment. + +15. Leur rivage chri parat encore une fois leurs yeux, non plus +souill par des couleurs hostiles; plus de vaisseau menaant, de prison +flottante firement arrte sur ses bords: tout est espoir et patrie! +Mille embarcations s'lancent dans la baie, en sonnant dans des conques +marines, et annoncent leur retour. Les chefs s'assemblrent, le peuple +se rpandit en flots; tous accueillirent Torquil comme un fils qui leur +tait rendu. Les femmes se pressrent en foule pour embrasser Neuah, qui +les embrassait son tour; lui demandrent comment ils avaient t +poursuivis, et comment ils s'taient chapps? Le rcit en fut fait, et +une seule acclamation retentit jusqu'au ciel; et depuis ce moment, une +nouvelle tradition donna leur asile le nom de _Grotte de Neuah_. Mille +feux flamboyant sur les hauteurs clairrent les rjouissances gnrales +de cette nuit, et la fte donne en l'honneur de l'hte rendu au repos +et des plaisirs gagns au prix de tant de dangers; et cette nuit +succdrent ces jours de bonheur, tels que peut seul en offrir un monde +encore enfant. + +FIN DE L'ILE. + + + + +APPENDICE. + +EXTRAIT DU VOYAGE DU CAPITAINE BLIGH. + + +Le 27 dcembre, il souffla un vent d'est trs-violent, pendant lequel +nous souffrmes beaucoup. Une lame emporta la vergue de rechange et les +esparres des chanes de haubans du grand mt sur le tribord; une autre +entra dans le vaisseau et couvrit toutes les chaloupes; plusieurs +tonneaux de bire, qui avaient t amarrs sur le pont, se dfoncrent +et furent emports, et ce ne fut pas sans beaucoup de risque et de +danger que nous parvnmes attacher les embarcations pour empcher +qu'elles n'eussent le mme sort. Une grande quantit de notre provision +de biscuit fut aussi gte de manire ne plus pouvoir en faire usage; +car la mer avait pntr dans l'arrire du btiment et avait rempli la +cabine d'eau. + +Le 5 janvier 1788, nous vmes l'le de Tnriffe environ douze lieues +de nous, et le lendemain tant un dimanche, nous jetmes l'ancre dans la +rade de Santa-Cruz. L, nous renouvelmes nos provisions, et aprs avoir +termin nos affaires, nous mmes la voile le 10. + +Je divisai alors nos gens en trois quarts, et je chargeai du troisime +quart M. Fletcher Christian, un des lieutenans. J'ai toujours pens +qu'il tait dsirer que ce rglement ft tabli lorsque les +circonstances le permettaient, et je suis persuad qu'un sommeil non +interrompu contribue non-seulement beaucoup la sant de l'quipage +d'un vaisseau, mais mme le rend bien plus capable de supporter la +fatigue en cas d'un vnement imprvu. + +Comme je dsirais me rendre Otati sans m'arrter, je rduisis d'un +tiers la portion de biscuit, et je fis filtrer l'eau destine la +boisson dans des pierres filtrantes que j'avais achetes Tnriffe +cet effet. J'appris alors l'quipage du vaisseau le but de notre +voyage, et donnai l'assurance d'un avancement certain quiconque le +mriterait par ses efforts. + +Le mardi 26 fvrier, tant dans une latitude sud 29 38', et dans une +longitude ouest 44 38', nous envergumes de nouvelles voiles, et fmes +d'autres prparatifs ncessaires contre le tems que nous devions nous +attendre avoir dans cette haute latitude. Nous n'tions loigns de la +cte du Brsil que d'environ 100 lieues. + +Dans la matine du dimanche 2 mars, aprs m'tre assur que tout le +monde tait propre et en bonne tenue, le service divin fut clbr, +comme c'tait toujours l'usage, ce jour-l: je donnai M. Christian +Fletcher, que j'avais prcdemment charg du troisime quart, une +autorisation crite de remplir les fonctions de lieutenant. + +Le changement de temprature commena bientt se faire sentir d'une +manire remarquable, et afin que nos gens ne souffrissent pas par +ngligence de leur part, je leur fis donner des vtemens plus chauds et +plus convenables au climat. Le 11, nous vmes un grand nombre de +baleines d'une immense grosseur, avec deux trous derrire la tte, d'o +l'eau jaillissait. + +Le contre-matre m'ayant port plainte, je jugeai qu'il tait ncessaire +de punir de vingt-quatre coups de fouet Mathieu Quintal, un des +matelots, cause de son insolence et de son insubordination. C'tait la +premire fois que je me trouvais dans la ncessit d'ordonner un +chtiment depuis que nous tions bord. + +Nous nous trouvions la hauteur du cap San-Digo, l'est de la Terre +de Feu, et le vent ne nous tant pas favorable, je jugeai plus prudent +de tourner l'est de la terre de Stalen, que de traverser le dtroit de +Lemaire. Nous passmes le port de la Nouvelle-Anne et le cap +Saint-Jean, et le lundi 31 nous arrivmes au 60 1' de latitude sud; +mais le vent devint variable, et nous emes du mauvais tems. + +Des orages, accompagns d'une grosse mer, continurent jusqu'au 12 +avril. Le vaisseau commena faire eau, ce qui exigeait que l'on pompt +toutes les heures, et nous ne devions pas nous attendre moins, aprs +une telle continuit de vents et de grosses mers. Les ponts aussi firent +eau de telle sorte qu'il fut ncessaire d'abandonner la grande cabine, +dont je ne faisais pas grand usage, except quand il faisait beau, +ceux qui n'avaient pas de place pour y suspendre leurs hamacs, et par ce +moyen les entre-ponts furent moins obstrus. + +Joint tout ce mauvais tems, nous avions encore le chagrin de nous +apercevoir, la fin de chaque jour, que nous rtrogradions; car, malgr +tous nos efforts pour louvoyer, nous ne faisions gure que driver sous +le vent. Le mardi 22 avril, nous avions huit hommes sur la liste des +malades, et le reste de notre monde, quoiqu'en bonne sant, tait +trs-fatigu; mais je vis avec beaucoup de chagrin qu'il nous serait +impossible d'arriver de ce ct aux les de la Socit, car il y avait +trente jours que nous tions dans une mer orageuse. La saison tait trop +avance pour que nous pussions esprer qu'un meilleur tems nous permt +de doubler le cap Horn. D'aprs ces considrations, jointes d'autres +encore, je fis gouverner au vent et porter sur le cap de +Bonne-Esprance, la grande satisfaction de tous ceux qui taient +bord. + +Nous jetmes l'ancre, le vendredi 23 mai, dans la baie de Sunon, au Cap, +aprs une assez bonne navigation. Le vaisseau avait besoin d'tre +compltement calfat, car il faisait tellement eau que nous avions t +obligs de pomper toutes les heures pendant la traverse depuis le cap +Horn.--Les voiles et les agrs avaient aussi besoin de rparations, et +en examinant les provisions on en trouva une quantit considrable +avarie. + +Aprs tre rests trente-huit jours dans ce mouillage, et lorsque mon +quipage eut recueilli tout l'avantage qu'on pouvait attendre des +rafrachissemens de toute espce qui s'y trouvaient, nous appareillmes +le 1er juillet. + +Un vent frais souffla: le 20 la mer devint houleuse, et dans +l'aprs-midi il augmenta avec tant de violence que le vaisseau fut +presque chass sur le gaillard d'avant, avant que nous pussions carguer +nos voiles. On abaissa les basses vergues et on descendit le mt de +perroquet sur le pont, ce qui soulagea beaucoup le btiment. Le vaisseau +se tint sur le ct. Toute la nuit et le matin nous fmes route +vent-arrire aprs avoir pris des ris dans notre voile de misaine. La +mer tant encore grosse, il devint trs-dangereux dans l'aprs-midi de +redresser le btiment. Nous restmes donc encore sur le ct toute la +nuit, sans prouver d'accident, l'exception d'un homme qui, tant au +gouvernail, fut jet par-dessus la roue, et en sortit trs-meurtri. Vers +midi la violence du vent diminuant, nous continumes notre route sous la +voile de misaine avec les ris que nous avions pris. + +En peu de jours nous dpassmes l'le de Saint-Paul, o l'on trouve de +bonne eau comme je l'ai appris d'un capitaine hollandais, ainsi qu'une +source chaude dans laquelle on peut faire bouillir le poisson aussi +compltement que sur le feu. En approchant de la terre de Van-Dimen, +nous emes un trs-mauvais tems accompagn de neige et de grle, mais +nous ne vmes rien qui pt nous indiquer notre position exacte le 13 +aot, l'exception d'un veau marin qui parut la distance de vingt +lieues. Nous jetmes l'ancre dans la baie de l'Aventure le mercredi 20. + +Pendant notre traverse, depuis le cap de Bonne-Esprance, nous emes +presque toujours le vent l'ouest avec un trs-gros tems. L'approche +d'un vent violent du sud est annonce par des nues d'oiseaux de la +famille des albatross ou des peterels, et la baisse ou le changement du +vent quand il tourne au nord, par l'loignement o ils se tiennent. Le +thermomtre aussi varie de cinq ou six degrs dans sa hauteur quand on +doit s'attendre un de ces changemens de vent. + +Dans le pays qui environne la baie de l'Aventure, il y a dans les forts +beaucoup d'arbres de cent-cinquante pieds de hauteur. Nous remarqumes +plusieurs aigles, quelques hrons d'un magnifique plumage, et une grande +varit de perroquets. + +Les indignes ne paraissant pas, nous allmes leur recherche vers le +cap Frdric-Henri. Bientt ayant jet le grapin prs du rivage, car il +tait impossible d'aborder, nous entendmes leurs voix semblables au +gloussement des oies, et nous en vmes une vingtaine sortir du bois. +Nous leur jetmes des paquets de menues quincailleries qu'ils ne +voulurent pas ouvrir qu'ils ne m'eussent vu faire signe de les quitter; +alors ils s'y dcidrent, et tirant ces objets, ils les mirent sur leur +tte. En nous apercevant, ils s'taient mis parler avec une grande +volubilit et d'une manire trs-bruyante, levant leurs bras au-dessus +de leur tte. Ils parlaient si vite qu'il tait impossible de distinguer +un seul des mots qu'ils prononaient. Leur couleur est d'un noir +terne.--Leur peau est tatoue sur la poitrine et sur les paules. L'un +d'eux se distinguait par la couleur de son corps peint en ocre rouge; +mais tous les autres taient enduits de noir avec une espce de suie, +dont ils avaient une couche si paisse sur la figure et sur les paules, +qu'il tait difficile de dire quoi ils ressemblaient. + +Le jeudi 4 septembre, nous sortmes de la baie de l'Aventure, gouvernant +d'abord vers l'est-sud-est, puis au nord-est, et le 19 nous arrivmes en +vue d'un groupe de petites les rocailleuses que je nommai les les +Bont. Peu de tems aprs, nous remarqumes que la mer tait souvent +couverte, pendant la nuit, d'une quantit tonnante de petites mduses +qui rpandent une clart semblable celle d'une chandelle par des +fibres phosphorescentes qui s'tendent sur une partie de leur corps, et +laissent le reste dans l'obscurit. + +Nous dcouvrmes l'le d'Otati le 15, et avant de jeter l'ancre le +lendemain matin dans la baie de Matava, un si grand nombre de canots +tait venu notre rencontre, qu'aprs que les naturels se furent +assurs que nous tions des amis, ils vinrent bord, et obstrurent +tellement le pont, que j'avais de la peine trouver les gens de mon +quipage. La distance que le vaisseau avait parcourue, depuis qu'il +tait parti d'Angleterre jusqu' son arrive Otati, tant en courses +directes qu'en courses contraires, tait en tout de 27,086 milles, ce +qui fait, l'un dans l'autre, 108 milles par 24 heures. + +Nous perdmes ici notre chirurgien le 9 dcembre. Depuis peu il ne +sortait presque plus de la cabine, quoiqu'on ne regardt pas son tat +comme dangereux. Nanmoins, comme il parut plus mal le soir, on le +transporta dans un lieu o il avait plus d'air, mais sans aucun succs, +puisqu'il mourut une heure aprs. Ce malheureux homme buvait beaucoup, +et aimait si peu faire de l'exercice, qu'on ne put jamais le dcider +faire une douzaine de tours sur le pont pendant tout le tems que dura la +traverse. + +Le lundi 5 juin, on ne trouva pas le petit cutter, ce dont on me fit +part immdiatement; l'quipage du vaisseau ayant t rassembl, on +s'aperut qu'il manquait trois hommes qui l'avaient emmen. + +Ils avaient pris avec eux huit armemens complets et des munitions; mais +quant leur plan, tout le monde bord paraissait en tre compltement +ignorant. Je descendis terre et j'engageai tous les chefs m'aider +ratrapper la chaloupe et les dserteurs. Effectivement, le cutter fut +ramen dans le courant de la journe par cinq des indignes; mais les +hommes ne furent pris que prs de trois semaines plus tard. Ayant appris +qu'il taient dans une partie diffrente de l'le d'Otati, j'y allai +dans la chaloupe, pensant qu'il ne serait pas trs-difficile de s'en +assurer avec le secours des naturels. Cependant ils apprirent mon +arrive, et lorsque je fus prs de l'habitation o ils taient, ils +vinrent sans armes et se rendirent. Quelques-uns des chefs avaient dj +saisi, une fois auparavant, ces dserteurs, et les avaient enchans; +mais ils s'taient laisss persuader de leur rendre la libert, par les +belles promesses qu'ils leur avaient faites de retourner au vaisseau; +aprs quoi, ayant trouv moyen de s'emparer de nouveau des armes, ils +avaient nargu les indignes. + +L'objet de ce voyage tait accompli, puisque j'avais fait porter bord, +le mardi 31 mars, 115 plants de l'arbre pain: outre cela, nous avions +recueilli plusieurs autres plantes, dont quelques-unes portaient les +plus beaux fruits du monde, et taient prcieuses pour les diffrentes +teintures qu'elles pouvaient offrir et les proprits qu'elles +possdaient. Le 4 avril, au coucher du soleil, nous appareillmes +d'Otati et dmes adieu une le o, pendant vingt-trois semaines, nous +avions t traits avec une amiti et des gards qui semblaient crotre +en proportion de la longueur de notre sjour. Les circonstances +suivantes prouveront assez que nous n'avions pas t insensibles +l'hospitalit de ce peuple; car c'est ses manires affectueuses et +attachantes qu'on doit attribuer les causes de l'vnement qui amena la +ruine d'une expdition qui, selon toutes les apparences, devait avoir le +rsultat le plus favorable. + +Le lendemain, nous arrivmes en vue de l'le Huaheine, et un double +canot, contenant dix indignes, tant venu sur nos bordages, je vis +parmi eux un jeune homme qui me reconnut; j'y tais venu en 1780, avec +le capitaine Cook, bord de _la Rsolution_. Quelques jours aprs avoir +quitt cette le, le tems devint sujet aux rafales, et une masse paisse +de nuages obscurs se forma l'est. Bientt aprs nous apermes une +trombe d'eau qui ressortait en proportion de l'obscurit des nuages qui +taient derrire. Autant que je pus en juger, la partie suprieure +pouvait avoir deux pieds de diamtre et la base environ huit pouces. +peine avais-je fait ces remarques, que j'observai qu'elle s'avanait +rapidement vers le vaisseau. Nous changemes immdiatement de direction, +et dploymes toutes nos voiles, except celle de misaine. Bientt +aprs, elle passa trente pieds de l'arrire avec un frmissement, mais +sans que personne en ressentt aucun effet, quoiqu'elle ft aussi +rapproche. Elle semblait marcher de la vitesse environ de dix milles +l'heure, et elle se dissipa un quart-d'heure aprs nous avoir dpasss. +Il est impossible de dire le mal qu'elle aurait pu nous faire si elle +ft passe directement sur nous. Nos mts, ce que j'imagine, auraient +pu en tre emports; mais je ne crois pas qu'elle et occasionn la +perte du vaisseau. + +Laissant plusieurs les sur notre route, nous jetmes l'ancre +Anamooka, le 23 avril; un vieillard infirme, nomm Tapa, que j'y avais +connu en 1777, et que je reconnus sur-le-champ, vint bord avec +d'autres de diffrentes les du voisinage. Ils dsiraient voir le +vaisseau; et lorsqu'on les mena en bas, o les plants de l'arbre pain +taient arrangs, ils tmoignrent une grande surprise. Quelques-uns de +ces plants taient morts; nous fmes terre pour nous en procurer +d'autres. + +Nous remarqumes chez les indignes de nombreuses marques du deuil +trs-profond auquel ils se livrent quand ils perdent leurs parens, +telles que des tempes ensanglantes, des ttes dpouilles de cheveux, +et, ce qui est pis encore, dans la plupart d'entre eux, des mains +prives de plusieurs doigts. De beaux petits garons, qui n'avaient pas +plus de six ans, avaient perdu le petit doigt des deux mains, et +plusieurs des hommes s'taient en outre coup le doigt du milieu de la +main droite. + +Les chefs vinrent dner avec moi, et nous traitmes ensemble pour +l'achat d'une grande quantit d'ignames: nous en obtnmes aussi des +plantains et des fruits de l'arbre pain. Mais les ignames surtout +taient en trs-grande abondance chez eux, et d'une grosseur +remarquable; une entre autres pesait quarante-cinq livres. Il vint des +canots voile, dont quelques-uns ne contenaient pas moins de +quatre-vingt-dix passagers; et il en arriva successivement un si grand +nombre des les diffrentes, qu'il devint impossible de rien faire au +milieu d'une telle multitude qui n'avait aucun chef revtu d'une +autorit suffisante pour la commander. J'ordonnai donc une de leurs +bandes, qui se disposait venir bord, d'aller faire de l'eau, et nous +levmes l'ancre le samedi 26 avril. + +Nous nous tnmes prs de l'le de Kotoo, pendant la plus grande partie +de l'aprs-midi du lundi, dans l'espoir que quelque canot viendrait au +vaisseau; mais cet espoir fut tromp. Le vent tant au nord, nous +gouvernmes l'ouest dans la soire pour passer au sud de Tofoa, et je +donnai des ordres pour que l'on continut toute la nuit de suivre cette +direction. Le matre eut le premier quart, le canonnier eut le second, +et M. Christian le quart du matin: tel tait l'ordre de la nuit. + +Jusque-l, le voyage s'tait continu avec une prosprit dont rien +n'avait troubl le cours, et il avait t accompagn de circonstances +la fois agrables et satisfaisantes; mais la scne allait changer, et se +prsenter sous un aspect bien diffrent. Il s'tait form une +conspiration qui devait dtruire le fruit de nos travaux passs, et ne +produire que malheur et dtresse; et elle avait t concerte avec tant +de mystre et de circonspection, qu'il n'en transpira aucune +circonstance capable de nous avertir du danger qui nous menaait. + +La nuit du lundi, le quart avait t distribu comme je viens de le +dire. Le mardi, avant le lever du soleil, pendant que je dormais encore, +M. Christian avec le capitaine d'armes, le second canonnier et Thomas +Burkits, matelot, entrrent dans ma cabine, et s'emparant de moi, me +lirent les mains derrire le dos avec une corde, me menaant d'une mort +immdiate si je parlais ou faisais le moindre bruit. Cela ne m'empcha +pas de crier aussi haut que je pus, dans l'espoir d'obtenir du secours; +mais les officiers qui n'taient pas du complot taient dj gards par +des sentinelles places leur porte: celle de ma cabine, on avait +post trois hommes, indpendamment des quatre qui taient dans +l'intrieur. Tous, except Christian, avaient des fusils et des +baonnettes, lui seul un coutelas. Je fus tran hors du lit, en +chemise, sur le tillac, souffrant beaucoup de la manire dont on m'avait +serr les mains en les attachant. Lorsque je demandai les motifs d'une +telle violence, la seule rponse que je reus fut des injures pour ne +pas garder le silence. Le matre, le canonnier, le chirurgien, le second +matre et Nelson, le jardinier, taient renferms dans les soutes, et +l'coutille de la fosse aux cbles tait garde par des sentinelles. Le +matre d'quipage, le charpentier et l'ecclsiastique eurent la +permission de venir sur le tillac, o ils me virent debout, en arrire +du mt de misaine, les mains lies derrire le dos, entour de gardes, +la tte desquels tait Christian. Le matre d'quipage reut alors +l'ordre de mettre la chaloupe la mer, avec la menace de prendre garde + lui, s'il n'obissait pas immdiatement. + +La chaloupe ayant t hisse, M. Heyward et M. Mallet, deux des +aspirans, et M. Samuel, l'ecclsiastique, reurent l'ordre d'y entrer. +Je demandai le motif de cet ordre, et cherchai persuader aux gens qui +m'entouraient de ne pas persvrer dans ces actes de violence, mais ce +fut en vain.--Leur rponse fut constamment: Taisez-vous, ou vous tes +mort. + +Le matre avait envoy demander la permission de venir sur le tillac; et +elle lui avait t accorde; mais on lui commanda bientt de retourner +dans sa cabine. Je ne discontinuais pas mes efforts pour changer la face +des affaires, lorsque Christian remplaant le coutelas qu'il tenait par +une baonnette, et me saisissant fortement par la corde qui liait mes +mains me menaa d'une mort immdiate si je ne me tenais pas tranquille; +et les sclrats qui m'entouraient avaient leurs fusils arms, la +baonnette au bout. + +D'autres individus furent appels pour entrer dans la chaloupe, et on +les entrana par-dessus le bordage, d'o je conclus que je devais tre +abandonn la mer avec eux. Une autre tentative pour changer les +esprits n'amena que la menace de me brler la cervelle. + +On permit au matre d'quipage et ceux des matelots qui devaient tre +mis dans la chaloupe de prendre de la ficelle, de la toile, des lignes, +des voiles, des cordages et une tonne d'eau de vingt-huit gallons. M. +Samuel obtint cent-cinquante livres de biscuit avec une petite quantit +de rum et de vin, ainsi qu'un octant et une boussole. Mais on lui +dfendit, sous peine de mort, de toucher aucune carte, aucun livre +ou instrument d'astronomie, et surtout mes dessins et mes +observations. + +Les mutins ayant ainsi jet dans la chaloupe les matelots dont ils +voulaient se dbarrasser, Christian ordonna qu'on donnt un verre +d'eau-de-vie chaque homme de son quipage. Les officiers furent +ensuite appels sur le tillac et jets par-dessus l'abordage dans la +chaloupe, tandis qu'on me tenait spar de tout le monde en arrire du +mt de misaine. Christian, arm d'une baonnette, tenait la corde qui +liait mes mains, et les gardes qui m'entouraient avaient leurs fusils en +joue; mais lorsque je dfiai ces misrables ingrats de tirer, ils les +remirent au repos. Je m'aperus que l'un d'eux, Isaac Martin, tait +dispos me secourir, et comme il me faisait manger du shaddock, mes +lvres tant entirement dessches, nos regards nous firent comprendre +mutuellement nos sentimens; mais ceci fut remarqu et on l'emmena. Il +entra alors dans la chaloupe, essayant de quitter le vaisseau; cependant +il fut oblig d'y retourner. Quelques autres y furent aussi retenus +contre leur inclination. + +Je crus remarquer que Christian balana quelque tems s'il garderait le +charpentier, ou ses aides. la fin il se dtermina pour ces derniers, +et le charpentier fut conduit dans la chaloupe.--On lui laissa prendre +sa caisse outils, non pourtant sans de grandes difficults. + +M. Samuel sauva mon journal et ma commission, avec quelques autres +papiers trs-importans relatifs au vaisseau. Il excuta ceci avec +beaucoup de courage, quoique svrement surveill. Il tenta aussi de +sauver le garde-tems et une bote contenant mes plans, dessins et +observations depuis quinze ans, qui taient en grand nombre, mais on +l'entrana en lui disant: Maldiction! vous tes bien heureux d'en +avoir autant. + +D'assez vives altercations eurent lieu parmi l'quipage rvolt pendant +que tout ceci se passait. Quelques-uns s'criaient en jurant: Je veux +tre damn s'il ne trouve pas moyen de s'en retourner en Angleterre, si +on lui laisse emporter quelque chose. Ils voulaient parler de moi; et +lorsqu'ils virent le charpentier emporter sa bote outils: +Maldiction! dans un mois il aura un autre vaisseau; tandis que +d'autres tournaient en ridicule la situation malheureuse de la chaloupe, +qui tirait beaucoup d'eau et offrait si peu de place pour tous ceux qui +y taient contenus. Quant Christian, on aurait dit qu'il mditait sa +destruction et celle du monde entier. + +Je demandai des armes, mais les mutins se moqurent de moi en disant que +je connaissais bien les gens chez lesquels j'allais. Quatre coutelas, +cependant, nous furent jets dans la chaloupe aprs que nous emes vir +de bord. + +Les officiers et les matelots tant dans la chaloupe, on n'attendait +plus que moi. Le capitaine d'armes en informa Christian, qui dit alors: +Allons, capitaine Bligh, vos officiers et vos hommes sont maintenant +dans la chaloupe, et il faut que vous alliez avec eux. Si vous essayez +de faire la moindre rsistance, vous serez immdiatement mis mort. Et +sans plus de crmonie, je fus jet par-dessus le bordage, par une +troupe de sclrats arms. Alors on me dlia les mains. Une fois dans la +chaloupe, on nous fit virer sur l'arrire, au moyen de la corde qui nous +tenait amarrs. Alors on nous jeta quelques morceaux de porc, ainsi que +les quatre coutelas. L'armurier et le charpentier m'appelrent alors +pour me dire de ne pas oublier qu'ils n'avaient pris aucune part dans +toute cette affaire. Aprs tre rests quelque tems servir de jouet +ces malheureux sans compassion, et en butte leurs railleries, nous +fmes la fin pousss au large, et abandonns aux flots de l'Ocan. + +Dix-huit personnes taient avec moi dans la chaloupe: le matre, le +premier chirurgien, le botaniste, le canonnier, le matre d'quipage, le +charpentier, le matre timonier et le quartier-matre en second; deux +quartier-matres, le voilier, deux cuisiniers, l'ecclsiastique, le +boucher et un garon. Il restait bord Fletcher Christian, le matre en +second, Pierre Haywood, Edward Young, George Stewart, aspirans; le +capitaine d'armes, le second canonnier, le second matre d'quipage, le +jardinier, l'armurier, le second charpentier et ses ouvriers, et +quatorze matelots: c'tait, tout prendre, les hommes les plus +capables. + +Ayant peu ou pas de vent, nous vogumes assez vite vers l'le de Tofoa, +qui tait au nord-est, environ dix lieues de distance. Tant que le +vaisseau resta en vue, il gouverna ouest ouest-nord; mais je regardai +ceci comme une feinte, car lorsqu'on nous loigna, les mutins rptrent +plusieurs fois, par acclamations: Otati! Otati! + +Christian, leur chef, tait d'une famille respectable du nord de +l'Angleterre: c'tait le troisime voyage qu'il faisait avec moi. Malgr +la duret avec laquelle il me traita, le souvenir d'anciens bienfaits +produisit en lui quelques remords. Lorsque l'on m'entrana hors du +vaisseau, je lui demandai si c'tait ainsi qu'il rpondait aux marques +nombreuses qu'il avait eues de mon amiti. Il parut troubl de cette +question, et me rpondit avec une grande motion: Capitaine Bligh, vous +avez frapp juste: je suis dans l'enfer; je suis dans l'enfer! Ses +talens le rendaient parfaitement capable de se charger du troisime +quart, d'aprs la manire dont j'avais divis l'quipage du vaisseau. + +Haywood tait aussi d'une famille respectable du nord de l'Angleterre; +et, ainsi que Christian, c'tait un jeune homme de talent. Ces deux +jeunes gens avaient t les objets particuliers de mes soins, et je +m'tais donn beaucoup de peine pour les instruire, ayant conu l'espoir +qu'ils feraient un jour honneur leur pays dans cette profession. Young +m'tait bien recommand, et Stewart appartenait des parens des +Orkneys, pays o nous avions t si bien accueillis notre retour des +mers du Sud, en 1780, que, d'aprs cette seule considration, je +l'aurais pris volontiers avec moi; mais d'ailleurs il avait toujours +joui d'une bonne rputation. + +Lorsque j'eus le loisir de rflchir, une satisfaction secrte m'empcha +de me livrer l'abattement. Et cependant, quelques heures auparavant, +je me trouvais dans la situation la plus satisfaisante: commandant un +vaisseau dans le meilleur tat possible, pourvu de tout ce qui pouvait +tre ncessaire la sant et au service de l'quipage; le but de notre +voyage tait atteint, nous en avions accompli les deux tiers, et le +reste de la traverse n'offrait qu'une perspective de succs. + +On demandera naturellement quelle pouvait tre la cause d'une pareille +rvolte? En rponse cette question, je ne puis donner que mes +conjectures.--J'ai souvent pens que les mutins s'taient flatts de +l'espoir de passer une vie plus heureuse parmi les Otatiens qu'il ne +leur serait jamais possible de se la procurer en Angleterre: ceci, joint + quelques liaisons qu'ils avaient formes avec des femmes du pays, +occasionna trs-probablement toute cette affaire. + +Les femmes d'Otati sont belles, douces, enjoues dans leur conversation +et leurs manires, et ont assez de dlicatesse pour se faire admirer et +chrir. Les chefs taient si attachs nos gens, qu'ils les +encourageaient, en quelque sorte, rester avec eux, et leur +promettaient de vastes possessions. Dans des circonstances semblables, +auxquelles s'en joignirent d'autres encore, on ne peut gure s'tonner +qu'une troupe de matelots, dont la plupart n'avaient pas de famille, se +soient laisss entraner, lorsqu'il ne dpendait que d'eux de s'tablir +au milieu de l'abondance, dans une des plus belles les du monde, o il +n'y avait pas de ncessit de se livrer au travail, et qui leur offrait +l'attrait de plaisirs dont il est impossible de se former une ide. +Cependant, tout ce qu'un commandant pouvait craindre tait la dsertion, +telle qu'il y en a plus ou moins d'exemples dans les mers du Sud, et non +une rvolte complte. + +Mais le secret qui accompagna ce complot surpasse toute croyance. Treize +de ceux qui partageaient mon sort avaient toujours vcu avec les +matelots; et cependant, ni eux, ni les camarades de Christian, de +Stewart, d'Heywood et de Young n'avaient jamais remarqu aucune +circonstance qui pt faire souponner ce qui se tramait. Il n'est donc +pas tonnant que j'en sois devenu victime, mon esprit tant compltement +exempt de mfiance. Peut-tre la chose ne serait-elle pas arrive s'il y +et eu des troupes bord et une sentinelle la porte de ma cabine, que +je laissais toujours ouverte pendant la nuit, afin que l'officier de +quart put entrer chez moi toutes les fois qu'il en avait besoin. Si +cette rvolte et t occasionne par quelque sujet de mcontentement, +fond ou non, j'en aurais dcouvert des symptmes, ce qui m'aurait mis +sur mes gardes; mais il en tait bien autrement. Je vivais, surtout avec +Christian, de la manire la plus amicale; ce jour mme, il tait engag + dner avec moi, et la veille au soir, il s'tait excus de partager +mon souper, sous prtexte d'une indisposition dont j'avais tmoign de +l'inquitude, tant bien loin de souponner son intgrit ou son +honneur. + +FIN DE L'APPENDICE. + + + + +LA VISION +DU JUGEMENT, + +PAR QUEVEDO REDIVIVUS. + +POME INSPIR PAR UNE COMPOSITION DU MME TITRE, +PAR L'AUTEUR DE WAT-TYLER. + + C'est un Daniel venu pour prononcer le jugement! oui, un + vrai Daniel! Je te remercie, Juif, de m'avoir enseign ce + mot. + + + + +LA VISION DU JUGEMENT. + + +1. Saint Pierre tait assis auprs de la porte du ciel; les clefs en +taient rouilles et la serrure un _peu_ dure, par suite du _peu_ +d'usage qu'on en avait fait depuis quelque tems: non, beaucoup prs, +que le paradis ft plein; mais, depuis l're gallique quatre-vingt-huit, +les diables s'taient tellement dmens, ils avaient si bien conduit +leur barque, comme le dirait un marin, qu'ils avaient entran presque +toutes les ames de leur ct. + +2. Les anges chantaient faux, et s'taient enrous force d'exercer +leur voix, car ils n'avaient presque autre chose faire qu' remonter +le soleil et la lune, et contenir dans le devoir quelqu'toile +vagabonde, ou quelque comte tourdie, qui, s'mancipant trop tt sur +l'azur thr, avait pourfendu quelque plante en foltrant avec sa +queue, comme la baleine en use quelquefois l'gard des petits +btimens, dans ses accs de gat. + +3. Les sraphins, nos anges gardiens, voyant qu'ils ne pouvaient suffire + leur emploi ici-bas, s'taient retirs l-haut; les affaires +terrestres n'occupaient plus aucune place dans le ciel, si ce n'est sur +le noir bureau de l'ange charg de nos archives. Celui-ci, voyant les +exemples de vices et de malheur se multiplier avec une telle rapidit, +avait arrach toutes les plumes de ses deux ailes sans pouvoir encore +finir d'enregistrer les misres humaines. + +4. Ses occupations avaient tellement augment depuis quelques annes, +que (contre sa volont, sans doute, et comme ces chrubins ministres +terrestres) il avait t forc de chercher des ressources autour de lui, +et de rclamer l'aide de ses pairs clestes, avant que le besoin +croissant qu'on avait de son ministre et achev de l'puiser. En +consquence, six anges et douze saints lui furent donns pour commis. + +5. C'tait l un fameux bureau,--du moins pour le ciel; et cependant, +tous tant qu'ils taient, ils ne manquaient pas de besogne. On voyait +tous les jours le triomphe de tant de conqurans et tant de royaumes +remis neuf! chaque jour aussi avait son carnage de six ou sept mille +hommes, jusqu' ce que celui de Waterloo arrivant pour couronner le +tout, les esprits clestes jetrent leurs plumes, saisis d'un divin +dgot, tant cette dernire page tait barbouille de fange et de sang! + +6. Par parenthse, ce n'est pas moi redire ce qui fit frmir les +anges.--Le diable lui-mme, dans cette occasion, abhorra son propre +ouvrage, tant il tait rassasi du banquet infernal! Et quoique ce ft +lui-mme qui et aiguis chaque glaive, sa soif inne du mal en tait +presque teinte. Ici, la seule bonne oeuvre de Satan mrite bien d'tre +cite: c'est qu'il s'tait rserv les deux gnraux, en toute +proprit, aprs leur mort. + +7. Sautons par-dessus quelques annes d'une paix factice, pendant +lesquelles la terre ne fut ni plus ni moins bien peuple, l'enfer comme +de coutume, et le ciel pas du tout. Elles forment le bail des tyrans, +seulement ce sont de nouveaux noms qui l'ont sign.--Cela finira quelque +jour; en attendant ils vont toujours augmentant, avec leurs sept ttes +et leurs dix cornes, comme la bte prdite par l'Apocalypse.--Quant aux +ntres[57], elles sont moins redoutables par la tte que par les cornes. + +[Note 57: Ce pronom se rapporte probablement au mot _bte_. + +(_N. du Tr._)] + +8. La seconde aurore de la premire anne de la libert, Georges III +mourut. Sans tre un tyran, il avait protg les tyrans, jusqu'au moment +o, chaque sens lui tant ravi, il avait perdu et la lumire +intellectuelle, et la lumire extrieure. Jamais meilleur fermier +n'avait fait valoir un pr; jamais plus mauvais roi n'avait laiss un +royaume livr sa perte. Il mourut, et laissa la moiti de ses sujets +aussi fous, et l'autre moiti aussi aveugles que lui. + +9. Il mourut!--sa mort ne fit pas beaucoup de bruit sur la terre. Ses +funrailles eurent quelque clat;--le velours, les dorures, le cuivre y +furent en profusion. Il n'y manqua que des larmes, except celles de +convention: car cette espce de marchandise peut s'acheter sa vraie +valeur.--Quant aux lgies, il y eut un nombre convenable de ces +inspirations, bien entendu qu'elles furent aussi payes. Puis vinrent +les torches, les manteaux, les bannires, les hrauts d'armes, et tous +ces restes des vieilles coutumes gothiques. + +10. Cela formait un mlodrame vraiment spulcral. De tous les fous +accourus pour augmenter et contempler ce spectacle, qui se souciait du +dfunt? La pompe des funrailles tait le seul motif d'attraction, et le +noir composait tout le deuil. L, pas une pense qui s'lant au-del +du drap mortuaire; et lorsque le magnifique cercueil fut enseveli, on +et dit une drision de l'enfer, qui renfermait ainsi dans l'or une +pourriture de quatre-vingts ans. + +11. C'est ainsi que son corps fut ml la poussire! Il aurait pu +redevenir bien plus tt ce qu'il faut qu'il soit un jour, si ses lmens +naturels eussent t livrs eux-mmes pour s'incorporer de nouveau +avec la terre, l'eau et le feu. Mais ces parfums trangers ne font que +contrarier les intentions de la nature, qui le cra aussi nu que ces +millions d'hommes dont on n'embaume pas l'argile vulgaire. Et cependant, +toutes ces pices ne russissent qu' prolonger sa corruption. + +12. Il est mort! la terre extrieure n'a plus rien dmler avec lui. +Il est enterr, et, l'exception du mmoire des funrailles et du +griffonnage du lapidaire, il ne sera plus question de lui dans le monde, + moins qu'il n'ait fait son testament tout entier;--mais quel est le +procureur qui le demandera son fils, son fils en qui nous voyons ses +qualits briller encore, except cette vertu domestique, si rare +aujourd'hui, la fidlit envers une femme laide et mchante? + +13. Dieu sauve le roi[58]! Ce serait une grande conomie pour Dieu que +d'pargner cette race-l; mais s'il veut tre d'humeur misricordieuse, +tant mieux. Je ne suis pas de ceux qui prchent pour la damnation;--je +ne sais pas trop mme si je ne suis pas, peu prs, le seul qui, dans +le faible espoir d'adoucir la perspective de nos maux futurs, ait mis, +quelques lgres restrictions prs, des bornes aussi troites +l'infernale juridiction des peines ternelles. + +[Note 58: _God save the king!_ acclamation nationale des Anglais, qui +rpond notre cri de: Vive le roi! _Save_ vent dire aussi _pargner_; +de l l'espce de jeu de mot du commencement de cette stance. + +(_N. du Tr._)] + +14. Je sais que cette opinion n'est pas populaire; je sais que c'est un +blasphme; je sais que l'on peut tre damn pour avoir espr que +personne ne le serait jamais; je sais que, ds l'enfance, l'on nous +gorge des meilleures doctrines, jusqu' ce que nous soyons prts en +dborder;--je sais qu'except l'glise anglicane, toutes, sans +exception, nous en ont fait accroire, et que les trois ou quatre cents +autres qui restent, ainsi que les synagogues, ont fait une maudite +acquisition. + +15. Dieu nous soit en aide tous! Dieu me soit en aide moi surtout +qui suis, Dieu le sait, aussi fragile que le diable peut le souhaiter, +et non plus difficile damner qu'un poisson qui a aval l'hameon ne +l'est amener au rivage, ou que l'agneau servir de proie au boucher: +non pourtant que je sois prt encore faire partie du noble mets que +formera un jour cette immortelle friture compose de presque tous les +tres crs pour mourir. + +16. Saint Pierre donc tait assis auprs de la porte cleste, et +s'endormait sur ses clefs, lorsque tout--coup survient un bruit +merveilleux qu'il n'avait pas entendu depuis long-tems. C'tait le +bruissement du vent, des flots et des flammes, bref un mlange de bruits +extrmement imposans, et qui et arrach une exclamation tout autre +qu' un saint; mais celui-ci se contenta de faire un saut sur sa chaise, +et de dire en clignotant de l'oeil: Je crois que voil encore une toile +qui file! + +17. Mais avant qu'il pt se rendormir, un chrubin lui effleura les yeux +du bout de son aile droite, sur quoi Saint Pierre billa et se gratta le +nez. Saint portier, dit l'ange en agitant une aile sacre, brillante de +couleur cleste, comme brille sur la terre la queue blouissante du +paon; saint portier, lve-toi, je te prie. quoi le saint rpondit: +Eh bien, que veut dire tout cela? Est-ce Lucifer qui revient avec tout +ce tintamarre? + +18. Non, rpondit le chrubin,--George III est mort. Et quel est ce +George III? demanda l'aptre. Quel George? quel trois? C'est un roi +d'Angleterre, dit l'ange. Bon, il ne trouvera pas ici de rois pour le +coudoyer sur sa route. Mais a-t-il sa tte sur ses paules? car le... +dernier que nous vmes ici n'avait qu'un tronc, et jamais il n'aurait +obtenu les bonnes grces du ciel s'il ne nous avait jet sa tte au +visage. + +19. Il tait, si je me le rappelle bien, roi d'***. Et cette tte, qui +n'avait pas su conserver une couronne sur la terre, osa, mon nez, +venir rclamer des droits semblables aux miens, celle de martyr. Si +j'avais eu le sabre que je portais jadis quand je coupais des oreilles, +je l'aurais pourfendue; mais n'ayant que mes clefs et pas de glaive, je +me contentai de lui faire sauter sa tte des mains. + +20. Alors il poussa des cris si tourdissans[59] que tous les saints +sortirent et le firent entrer. Et le voil depuis lors qui sige auprs +de saint Paul, de pair et compagnon avec ce Paul le parvenu! La peau de +saint Barthlemy, qui lui sert d'aurole dans les cieux, aprs avoir +rachet ses pchs sur la terre par le martyre, ne fit pas mieux que +cette tte faible et sans cervelle. + +[Note 59: Il y a dans le texte _headless_, qui veut dire aussi _sans +tte_; mais cette double acception est perdue en franais. + +(_N. du Tr._)] + +21. Mais s'il l'et apporte ici sur ses paules, la chose se serait +diffremment passe.--Le sentiment de compassion sympathique +qu'prouvrent les saints, produisit sur eux l'effet d'un charme. Ainsi +le ciel souda de nouveau cette tte sur son corps.--Cela peut tre fort +bien, mais il semble que ce soit chez nous la coutume de renverser tout +ce qui se fait de sage l-bas. + +22. L'ange rpondit: Allons, Pierre, ne boudez pas; le roi qui nous +arrive a sa tte et tout le reste.--Il n'a jamais trs-bien compris ce +qu'il faisait, et agissait peu prs comme une marionnette qui se meut +par des fils. Il sera jug comme tout le reste sans doute, ce n'est ni +mon affaire ni la vtre de nous mler de cela; bornons-nous remplir +notre rle, qui consiste faire ce qui nous est ordonn. + +23. Pendant qu'ils parlaient ainsi, la caravane cleste arriva comme un +tourbillon de vent traverse les champs de l'espace, ou comme le cygne +fend quelque rivire argente, comme qui dirait le Gange, le Nil, +l'Indus, la Tamise ou la Tweed. Au milieu d'elle, un vieux homme avec +une vieille ame, l'un et l'autre extrmement aveugles, s'arrta devant +la porte, et les anges firent asseoir sur un nuage leur compagnon de +voyage envelopp de son drap mortuaire. + +24. Mais, derrire cette troupe brillante, dont il fermait la marche, un +esprit d'un aspect bien diffrent agitait ses ailes semblables des +nuages orageux planant sur quelque plage dserte souvent jonche de +dbris de naufrage; son front ressemblait l'ocan agit par la +tempte. Des penses sombres et impntrables avaient imprim le sceau +d'un ternel courroux sur ses traits immortels, et l o s'arrtait son +regard, tout devenait tnbres. + +25. En s'approchant il jeta sur cette porte, dont, ainsi que le pch, +il ne devait jamais passer le seuil, un regard plein d'une haine si +implacable et tellement surnaturelle, que saint Pierre aurait bien voulu +tre au-dedans. Ce dernier se mit chercher dans ses clefs avec +beaucoup d'application, suant grosses gouttes dans sa peau +apostolique: bien entendu que sa transpiration n'tait que de l'ichor ou +quelqu'autre fluide spirituel du mme genre. + +26. Les chrubins eux-mmes se rassemblrent en foule comme des oiseaux +qui voyent le faucon prendre son essor, et ils sentirent un frmissement +jusqu'au bout de chacune de leurs plumes. Formant un cercle comme la +ceinture d'Orion, ils entourrent leur vieux protg qui savait peine +o ses gardes clestes l'avaient conduit, quoique ceux-ci en usent +poliment avec les ombres royales, car nous avons pu apprendre par plus +d'une vridique histoire que les anges taient tous torys. + +27. Les choses tant dans cet tat, la porte s'ouvrit tout--coup, et la +clart qui en jaillit rpandit dans l'espace une teinte de flammes de +plusieurs couleurs, dont les reflets arrivant jusqu' notre petite +plante, on vit natre une nouvelle aurore borale sur le ple arctique, +la mme qui apparut au milieu des glaces l'quipage du capitaine Parry +dans le dtroit de Melville. + +28. Et de cette porte ouverte on vit sortir tout rayonnant un esprit de +lumire, majestueux par sa puissance et sa beaut, radieux de gloire +comme la bannire flottante revenant victorieuse d'un de ces combats qui +changent la face du monde. Il faut que mes humbles comparaisons se +composent d'images terrestres, car ici-bas les tnbres de la chair +obscurcissent nos meilleures conceptions, exceptez-en les rveries de +Johanna Southcote ou de Robert Southey. + +29. C'tait l'archange Michel. Tout le monde sait comment sont faits les +anges et les archanges, car il n'y a presque pas un crivailleur qui +n'ait le sien nous offrir, depuis le chef des dmons jusqu'au prince +des anges. Nous les voyons aussi sur quelques tableaux d'autels, +quoiqu'en vrit ceux-ci ne prouvent gure que personne ait jamais eu de +notions antrieures sur ces esprits immortels. Mais c'est aux +connaisseurs indiquer leur mrite. + +30. Michel parut donc rayonnant de gloire et de beaut, oeuvre digne de +celui d'o drive toute beaut et toute gloire. Il traversa le seuil et +s'arrta; devant lui taient les jeunes chrubins et le saint tte +grise (quand je dis jeunes, entendons-nous; c'est--dire jeunes de +figures et non d'ge; car je serais bien fch d'avancer qu'ils +n'taient pas plus vieux que saint Pierre; je voulais dire seulement +qu'ils taient un peu plus jolis que lui.) + +31. Les chrubins et les saints s'inclinrent devant le chef de la +hirarchie cleste, le premier des esprits angliques qui et revtu +l'aspect d'un Dieu saint, sans qu'aucun orgueil se ft gliss dans son +coeur divin, au fond duquel aucune pense, hors celle du service de son +crateur, n'osa pntrer jamais. Tout exalt, tout combl de gloire +qu'il ft, il savait bien n'tre que le vice-roi du ciel. + +32. Lui et le taciturne esprit des tnbres se trouvrent en face. Ils +se connaissaient tous deux en bien et en mal, et, malgr leur puissance, +aucun des deux ne pouvait oublier dans l'autre son ancien ami et son +ennemi futur. Il y avait dans les regards de chacun un mlange de +hauteur, d'orgueil et de regret, comme si c'tait moins leur volont que +le destin qui les condamnt la guerre pendant l'ternit, et leur +donnait les sphres pour champ clos. + +33. Mais ici ils taient sur un terrain neutre: nous savons par Job que +Satan a la facult de rendre visite au ciel deux ou trois fois par an, +et que les fils de Dieu, comme ceux de la terre, doivent lui tenir +compagnie. Nous pourrions aussi faire voir d'aprs le mme livre, quelle +politesse rgne dans la conversation qui a lieu entre les puissances du +bien et du mal.--Mais il faudrait pour cela des heures. + +34. Et comme ceci n'est pas un trait de thologie, pour discuter, +l'aide de l'hbreu et de l'arabe, si le livre de Job est une allgorie +ou un fait, mais bien une narration vridique; je n'emprunte et l +que ce qui peut carter le plus lger soupon d'imposture d'un ouvrage +qui est de toute vrit d'un bout l'autre et aussi exact que toute +autre vision. + +35. Donc les esprits immortels taient sur un terrain neutre et devant +la porte, de mme que sur le seuil de l'Orient se discute la grande +cause de la mort, et que c'est de l qu'on expdie les ames dans un +monde ou dans l'autre. Michel et son antagoniste avaient donc un air +fort civil, quoique cela n'allt pas jusqu' s'embrasser; mais son +altesse tnbreuse et son altesse lumineuse changrent mutuellement des +regards pleins de politesse. + +36. L'archange salua, non comme salue un petit matre de nos jours, mais +en s'inclinant gracieusement, la mode de l'Orient, et portant un de +ses bras rayonnans sur l'endroit o l'on suppose que le coeur est plac +chez les gens de bien. Il salua Satan comme un gal, pas trop bas, mais +avec affabilit. Quant celui-ci, il aborda son ancien ami avec plus de +hauteur, et comme un vieux et pauvre seigneur castillan pourrait aborder +un riche bourgeois parvenu. + +37. Il ne fit qu'incliner un moment son front diabolique; puis le +relevant, il se prpara soutenir ses droits, et dmontrer comme quoi +le roi Georges ne pouvait justifier de ses titres tre exempt des +peines ternelles plus que tant d'autres rois cits dans l'histoire, +dous d'un meilleur sens et d'un meilleur coeur, et qui, depuis +long-tems[60], pavaient l'enfer de leurs bonnes intentions. + +[Note 60: Cette dernire ligne est une citation. + +(_N. du Tr._)] + +38. Michel rpondit: Pourquoi en veux-tu cet homme qui est mort, et +amen devant le Seigneur? Quel mal a-t-il fait depuis le commencement de +sa vie mortelle? qui te donne le droit de le rclamer? Parle, et que ta +volont soit faite si elle est juste.--Dis; et si, pendant sa carrire +terrestre, il a manqu gravement l'accomplissement de ses devoirs, +comme roi et comme homme, il est toi; sinon, laisse-le passer. + +39. Michel, rpondit le prince de l'air, jusqu'en ces lieux mmes, et +devant la porte de celui que tu sers, je viens rclamer mon sujet; et je +prouverai que, de mme qu'il fut mon adorateur dans sa poussire, il le +sera en esprit: quoique chri de toi et des tiens, parce qu'aucun +penchant pour le vin et la volupt ne se mla ses faiblesses, du trne +o il tait plac, il ne rgna sur des millions d'hommes que pour me +servir seul. + +40. Regarde cette terre, notre domaine, ou plutt le mien; jadis elle +appartenait ton matre. Mais je ne m'enorgueillis pas de la conqute +de cette misrable plante, et celui que tu sers ne doit pas, hlas! +m'envier non plus mon lot. Au milieu de ces myriades de mondes lumineux +qui passent devant lui pour lui rendre hommage, il a pu oublier cette +pitoyable cration d'tres chtifs dont bien peu me semblent mriter la +damnation, except leurs rois. + +41. Et mme je ne regarde ceux-ci que comme une espce de redevance +pour soutenir mes droits de seigneur; et euss-je des inclinations +contraires, elles seraient, vous le savez bien, superflues. Les hommes +sont devenus si mchans que l'enfer lui-mme n'a rien de mieux faire +que de les abandonner eux-mmes, plus tourments et plus frntiques +cent fois par les maldictions qu'ils se donnent. Le ciel ne peut pas +les faire meilleurs et je ne saurais les rendre pires. + +42. Regarde sur la terre, te dis-je encore.--Lorsque ce misrable ver +de terre, ce vieillard faible, infirme, aveugle et insens, commena son +rgne dans tout l'clat et la fracheur de la jeunesse, le monde et lui +se prsentaient tous deux sous un aspect bien diffrent. Une grande +partie de la terre et des plaines liquides de l'ocan le reconnaissaient +pour roi.-- travers plus d'une tempte, ses les avaient surnag sur +l'abme du tems, car elles taient l'asile des vertus austres. + +43. Jeune, il arriva au trne; vieux, il le quitte: vois dans quel tat +il trouva son royaume, et comment il le laissa; consulte ses annales: +vois d'abord comment il abandonna le pouvoir un favori; puis comment +la soif de l'or, ce vice du mendiant, qui ne peut remplir que les ames +basses, s'empara graduellement de son coeur.--Et quant au reste, jette +seulement un coup d'oeil sur l'Amrique et la France. + +44. Il est vrai de dire que, depuis le commencement jusqu' la fin, il +ne fut qu'un instrument, et j'ai mis en lieu de sret ceux qui s'en +servirent. Eh bien! ainsi qu'un instrument qu'il soit consum! Fouillez +dans tous les sicles passs depuis que le genre humain a pli devant un +monarque, parcourez toutes les annales sanglantes qui consacrent le +crime et le carnage, choisissez le plus criminel des disciples de Csar, +et citez-moi un rgne plus abreuv de sang, plus encombr de morts. + +45. Il ne cessa de faire la guerre la libert et aux hommes libres. +Les nations comme les particuliers, ses propres sujets, ses ennemis +trangers, tout ce qui pronona le mot de libert eut George III pour +adversaire. Quelle histoire sera jamais plus souille que la sienne de +malheurs publics et individuels! Je lui accorde la continence +domestique. Je lui accorde ces vertus passives qui manquent la plupart +des monarques. + +46. Je sais qu'il fut mari constant; je conviens que c'tait un homme +sobre et dcent et un assez bon matre. Tout cela est beaucoup, et bien +plus encore sur un trne; de mme que la temprance a bien plus de +mrite observe au banquet d'Apicius qu' la table de l'anachorte. Je +lui accorde tout ce que les plus indulgens peuvent lui accorder;--tout +cela fut bien quant lui, mais non pour les millions d'hommes qui le +trouvrent toujours tel que l'oppression pouvait le dsirer. + +47. Le Nouveau-Monde se dbarrassa de lui. L'ancien gmit encore du +sort que lui et les siens lui prparrent du moins, s'ils ne purent +entirement l'accomplir. Il laissa sur plusieurs trnes des hritiers de +ses vices, sans l'tre de ses vertus domestiques, qui ont inspir la +compassion pour lui.--Rois fainans endormis sur le trne de la terre, +ou despotes veillant au mme poste et qui ont oubli dj une leon +qu'on leur apprendra de nouveau.--Qu'ils tremblent! + +48. Cinq millions d'hommes de l'glise primitive, conservant cette foi +qui vous rend puissans sur la terre, implorrent une partie de ce tout +immense qu'ils possdaient jadis--la libert de leur +culte.--Non-seulement votre matre, Michel, mais vous-mme, et vous +aussi, saint Pierre, il faut que vous ayez une ame de glace si vous +n'abhorrez pas l'ennemi de la participation des catholiques toutes les +liberts d'une nation chrtienne. + +49. la vrit, il leur permit de prier Dieu; mais, comme une +consquence de la prire, il leur refusa la loi qui les aurait placs +sur la mme base que ceux qui n'adoraient pas les saints. Ici saint +Pierre, faisant un bond hors de sa place, s'cria: Vous pouvez emmener +le prisonnier. Avant que le ciel ouvre ses portes ce Guelfe, tandis +que je suis de garde, je veux tre damn moi-mme. + +50. J'aimerais mieux changer de place avec Cerbre (et la sienne n'est +pas une sincure), que de voir ce vieux fou, ce vieux bigot de roi +parcourir les plaines azures du ciel. Saint, rpondit Satan, vous +ferez bien de vous venger des maux qu'il a fait souffrir vos +satellites; et si vous tiez dispos l'change en question, je +tcherais d'apprivoiser notre Cerbre avec le ciel. + +51. Mais ici Michel intervint: Bon saint, dit-il, et dmon! je vous +prie, n'allez pas si vite; vous passez tous deux les bornes de la +discrtion. Saint Pierre! vous aviez coutume d'tre plus poli, et vous, +Satan, excusez la chaleur de ses expressions, et cette condescendance +qui le fait descendre au niveau du vulgaire: les saints eux-mmes +quelquefois s'oublient leur tour.--Avez-vous autre chose dire? +Non. Eh bien, je vous prierai d'appeler vos tmoins.-- + +52. Satan se retourna, et agita sa main basane dont les facults +lectriques attirent les nuages de plus loin que nous ne pouvons le +comprendre, quoique nous le retrouvions souvent dans notre ciel. Soudain +le tonnerre infernal fit trembler la mer et la terre dans toutes les +plantes, et les batteries de l'enfer firent jouer cette artillerie dont +parle Milton comme d'une des plus sublimes inventions de Satan. + +53. Ceci fut un signal pour ces ames damnes qui voient s'tendre les +privilges de leur damnation au-del du contrle ordinaire des mondes +passs, prsens ou futurs. Aucune place ne leur est particulirement +assigne dans les archives de l'enfer; mais ils sont libres d'aller o +leur inclination les porte la poursuite du gibier,--n'en tant ni plus +ni moins damns. + +54. Ils sont fiers de ce privilge, et ils ont raison de l'tre.--C'est +une espce de chevalerie, ou de clef d'or attache leur ceinture, ou +quelqu'association du mme genre, ou bien encore une entre dans les +petits appartemens. J'emprunte mes comparaisons la chair tant chair +moi-mme. Que les esprits immortels ne soient pas choqus de ces +similitudes basses et vulgaires! Nous savons qu'ils occupent l-haut des +postes bien plus exalts. + +55. Lorsque le formidable signal vola du ciel l'enfer, spars par une +distance dix millions de fois plus grande environ que celle qui existe +entre notre globe et le soleil, et il nous est facile de calculer une +seconde prs combien de tems il fallut pour cela, car chaque rayon qui +se fraye une voie pour dissiper les brouillards de Londres et qui dore +faiblement ses clochers peu prs trois fois par an, quand l't n'est +pas trop rigoureux. + +56. J'ai dit que je pouvais faire ce calcul.--Il fallut donc une +demi-minute.--Je sais qu'il faut plus de tems aux rayons solaires pour +faire leurs prparatifs de voyage et se mettre en route, mais aussi leur +tlgraphe est bien moins sublime, et s'ils joutaient la course contre +les courriers de Satan partis pour leurs climats, ils ne gagneraient +pas: Il faut au soleil des annes pour que chacun de ses rayons regagne +le point d'o il est parti, il ne faut pas au diable une demi-journe. + +57. l'extrmit de l'horizon parut une petite tache, de la grandeur +environ d'une demi-couronne; j'ai vu quelquefois dans les cieux quelque +chose de semblable tant sur la mer ge, avant une rafale. Bientt +grossissant, cet objet changea de forme, et, semblable un vaisseau +arien, paraissait louvoyer, et _se gouvernait_ ou _tait gouvern_, je +ne suis pas bien sr de la correction de cette dernire phrase qui fait +clocher la stance. + +58. Au surplus, choisissez entre les deux. Bientt cet objet ressembla +un nuage, et c'en tait un en effet, un nuage de tmoins, et quel nuage! +La terre ne vit jamais de nues de sauterelles aussi nombreuses que +celles qui couvraient en ce moment le ciel, et en obscurcissaient +l'espace de leurs myriades. Leurs cris perans et varis ressemblaient +ceux d'une troupe d'oies sauvages (si toutefois on peut comparer les +nations des oies), et ralisaient l'expression de l'enfer dchan. + +59. Ici rsonnait le bon juron du gros John Bull qui damnait ses +yeux[61] comme de par le pass. Puis Paddy[62], dans son patois, +s'criait: De par Jsus. Venait ensuite le flegmatique cossais, +demandant d'un ton plus calme: Quel est votre bon plaisir? Puis l'ame +du Franais jurait en certains termes que je ne traduirai pas +littralement, le premier cocher pouvant le faire pour moi. Et au milieu +de tout ce vacarme, on entendait la voix de Jonathan[63], qui +disait:--Notre prsident va faire la guerre, ce qu'il parat. + +[Note 61: _Who damned his eyes_. Juron favori de la dernire classe du +peuple anglais.] + +[Note 62: Nom donn par les Anglais la nation irlandaise, comme celui +de John Bull au peuple anglais.] + +[Note 63: Les Amricains des tats-Unis. + +(_N. du Tr._)] + +60. Il y avait en outre des Espagnols, des Hollandais et des Danois, +bref une multitude universelle d'ombres, depuis l'le d'Otati jusqu'aux +plaines de Salisbury, de tous les climats et professions, de tous les +ges et de tous les mtiers, prts dposer contre le rgne du bon roi, +aussi acharns que les trfles le sont contre les piques, et tous cits +par le grand _sub poena_ pour essayer de prouver que les rois peuvent +tre damns comme vous ou moi. + +61. Quand Michel vit toute cette arme, il plit d'abord autant que les +anges peuvent plir.--Puis devint de toutes les couleurs, comme un +crpuscule d'Italie, ou la queue d'un paon, ou les rayons du soleil +couchant vus travers les gothiques vitraux d'une vieille abbaye, ou +comme une truite encore frache, ou comme l'clair qui brille la nuit +sur le lointain horizon, ou comme l'arc-en-ciel son premier aspect, ou +comme une grande revue de trente rgimens habills de rouge, de vert et +de bleu. + +62. Puis, s'adressant Satan: Pourquoi, dit-il, mon bon vieil ami, car +je vous tiens pour tel, quoiqu'tant de diffrens partis, nous soyons +obligs de nous faire la guerre, je ne vous ai jamais regard comme un +ennemi personnel; nos diffrends sont tout politiques, et j'espre que, +quoi qu'il puisse arriver l-bas, vous connaissez ma grande estime pour +vous, et c'est par cette raison que je regrette de vous trouver des +torts-- + +63. Pourquoi donc, dis-je, mon cher Lucifer, voulez-vous abuser de la +demande que j'ai faite des tmoins? Mon intention n'tait pas que vous +fissiez venir la moiti de la terre et de l'enfer; cela est mme inutile +puisque deux tmoins honntes, dcens et vridiques nous suffisent. Nous +perdons notre tems, que dis-je? notre ternit, entre l'accusation et la +dfense: si nous coutons l'une et l'autre, cela prolongera notre +immortalit. + +64. Satan rpondit: Cette affaire m'est fort indiffrente sous un point +de vue personnel.--Je puis avoir cinquante ames meilleures que celle-ci +avec la moiti moins de peine qu'elle ne m'en a dj donn, et je n'ai +discut avec vous la cause de feu sa majest britannique que comme un +point de droit. Vous pouvez disposer de lui.--Dieu sait que j'ai assez +de rois l-bas. + +65. Ainsi parla le dmon, appel dernirement _ plusieurs faces_ par +l'crivain Southey. Alors, reprit Michel, nous appellerons une ou deux +personnes des myriades qui entourent notre congrs, et nous donnerons +cong au reste.--Qui aura l'honneur de parler le premier? Il y a de quoi +choisir. Qui prendrons-nous? Satan rpondit: Il n'en manque pas; mais +quant choisir, autant vaut Jack Wilkes qu'un autre. + +66. l'instant on vit sortir de la foule un esprit l'aspect bizarre +et joyeux et l'oeil perant, vtu d'une manire tout--fait oublie +maintenant, car les gens de l'autre monde conservent long-tems les modes +de celui-ci; ce qui fait qu'on y trouve runis tous les costumes bons ou +mauvais qui ont paru depuis Adam, commencer par la feuille de figuier +de notre mre ve jusqu'au jupon presqu'aussi rtrci d'une poque plus +rcente. + +67. L'esprit, jetant les yeux sur les foules assembles, s'cria: Mes +amis de toutes les sphres, nous courons risque de nous enrhumer au +milieu de ces nuages; occupons-nous donc d'affaires. Pourquoi cette +assemble gnrale? Sont-ce des lecteurs que j'aperois l couvert? +Si c'est pour une lection qu'ils font tout ce tapage, voyez en moi un +candidat qui n'a pas tourn casaque.--Saint Pierre, puis-je compter sur +votre vote? + +68. Monsieur, rpondit Michel, vous vous mprenez, ces choses-l +appartiennent la vie humaine, nous nous occupons ici d'affaires plus +augustes: Le tribunal est assembl pour juger des rois; vous voil au +fait maintenant. Alors, dit Wilkes, je prsume que ces messieurs qui +ont des ailes sont des chrubins, et cet esprit l-bas me parat +ressembler fort George III. Mais, dans mon opinion, il est beaucoup +plus vieux.--Dieu me pardonne, il est aveugle. + +69. Il est, dit l'ange, tel que vous le voyez, et son sort va dpendre +de ses actions. Si vous avez quelque chose lui reprocher, songez que +la tombe permet au plus humble mendiant de lever la tte en prsence du +potentat le plus superbe. Il y a des gens, dit Wilkes, qui n'attendent +pas que les rois soient dposs dans leur cercueil de plomb, pour +prendre cette libert, et moi, par exemple; je leur ai toujours dit ce +que je pensais la face du soleil. + +70. Eh bien donc, au-dessus du soleil, rptez ce que vous avez faire +valoir contre lui, dit l'archange. Eh quoi, rpliqua l'esprit, quand +depuis si long-tems il n'est plus question de tout cela, faut-il que je +devienne un tmoin accusateur? Non, de par ma foi. D'ailleurs j'avais +fini par le battre plates coutures devant ses pairs et ses communes. +Je ne me plais pas faire revivre de vieilles histoires dans le ciel, +d'autant plus que sa conduite tait toute naturelle dans un prince. + +71. C'tait une sottise sans doute, et une mauvaise action d'opprimer +un pauvre diable qui ne possdait pas un schelling: mais j'en veux moins + l'homme lui-mme qu' Bute et Graftan, et je ne voudrais pas le voir +puni de leur crime, d'autant plus qu'ils sont damns depuis +long-tems.--Quant moi, j'ai pardonn, et je vote pour son _habeas +corpus_ dans le ciel. + +72. Wilkes, dit le diable, je comprends tout ceci; vous tiez devenu +moiti courtisan avant votre mort, et il parat que vous avez envie de +le devenir tout--fait de l'autre ct de la barque de Caron. Vous +oubliez que le rgne de cet homme est fini, et que, quoi qu'il puisse +tre d'ailleurs, il ne sera plus souverain. Vous avez perdu vos peines, +car le mieux qui puisse lui arriver est de se trouver votre voisin. + +73. Mais j'ai su tout de suite qu'en penser, lorsque je vous ai vu, +avec votre air goguenard, voltiger et chuchoter autour de la broche, o +Blial, qui tait de service ce jour-l, arrosait, avec la graisse de +Fox, Guillaume Pitt, son lve. Je sus qu'en penser, dis-je; cet homme, +mme dans l'enfer, trouve encore le moyen de faire du mal.--Je le ferai +billonner: voici l'effet d'un de ses bills. + +74. Qu'on appelle Junius! Une ombre s'avana grands pas hors de la +foule; et ce nom, il y eut une telle presse, que les esprits cessrent +de se mouvoir commodment et leur aise arienne. Mais ils se +heurtrent et se bousculrent, se poussant des bras et des genoux (et +tout cela pour rien, comme nous le verrons tout--l'heure), de telle +sorte qu'on et dit du vent comprim et renferm dans une vessie, ou, ce +qui est bien pis, une colique humaine. + +75. L'ombre parut: c'tait une grande figure maigre, cheveux gris, qui +semblait n'avoir t autre chose qu'une ombre sur la terre. Ses +mouvemens taient vifs, et ne manquaient pas de vigueur; mais rien ne +pouvait indiquer son origine: tantt elle diminuait, tantt elle +grossissait, ayant tantt un air sombre, tantt celui d'une gat +sauvage. Mais en contemplant ses traits, on les voyait changer tous +momens, et ressembler--personne ne pouvait dire quoi. + +76. Plus les esprits le fixaient avec attention, moins ils pouvaient +distinguer qui ses traits appartenaient. Le diable lui-mme semblait +embarrass de le deviner. Ils variaient comme un rve, offrant tantt +une forme, tantt une autre. Plusieurs personnes de la foule jurrent +qu'elles le connaissaient parfaitement; l'un affirmait qu'il tait son +pre; sur quoi un autre rpondait qu'il tait le frre du cousin de sa +mre. + +77. D'autres prtendaient que c'tait un duc, un chevalier, un orateur, +un avocat, un prtre, un nabab, un accoucheur; mais l'tre mystrieux +changeait au moins aussi souvent de visage qu'ils changeaient d'opinion. +Et quoiqu'il se tnt devant eux de faon ce qu'ils en eussent la vue +tout entire, leur embarras ne faisait que s'en accrotre. Cet homme +tait une vritable fantasmagorie, tant il tait mince et volatil! + +78. Ds que vous aviez dcid que c'tait un tel, _presto_, la figure +changeait, et c'tait un autre; et peine la mtamorphose tait-elle +bien accomplie, qu'il variait encore, tellement que je ne pense pas que +sa propre mre (si toutefois il en avait une) et pu reconnatre son +fils, tant il prenait de formes diffrentes!--Si bien que le plaisir de +deviner ce _masque de fer_ pistolaire finissait par se changer en une +tche pnible. + +79. Quelquefois, comme le triple Cerbre, il reprsentait trois +gentilshommes la fois (comme le dit trs-bien la bonne madame +Malaprop[64]); puis ensuite, il n'en tait pas mme un. Tantt des +rayons de lumire jaillissaient autour de lui; tantt une vapeur paisse +le drobait tous les yeux, comme le brouillard de Londres y cache le +jour. Aujourd'hui c'tait Burke, demain Tooke, au gr du caprice des +gens; et certes, plus d'une fois il ressembla sir Philippe Francis. + +[Note 64: Personnage ridicule de la comdie des _Rivaux_ de Shridan. + +(_N. du Tr._)] + +80. J'ai fait une supposition qui vient entirement de moi.--Je ne l'ai +communique personne jusqu' prsent, de crainte de faire du tort +ceux qui entourent le trne, ou quelque ministre ou pair, sur lequel +la honte pourrait en rejaillir. C'est... ami lecteur, prte-moi une +oreille attentive: c'est que ce que nous avons continu d'appeler Junius +n'tait rellement, et en vrit, rien du tout. + +81. Je ne vois pas pourquoi des lettres ne seraient pas crites sans +mains, puisque nous les voyons tous les jours crites sans tte, et sans +que les livres en soient moins bien remplis pour cela. Et en vrit, +jusqu' ce que nous ayons trouv quelqu'un qui ait le droit +incontestable de les rclamer, le nom de leur auteur, comme l'embouchure +du Niger, ne cessera d'embarrasser le monde, incertain de dcider s'il y +a une embouchure au fleuve, et s'il y a un auteur des lettres. + +82. Et qui es-tu? demanda l'archange. Vous pouvez consulter le titre +de mon livre pour cela, rpondit cette ombre majestueuse d'une ombre; +car si j'ai gard mon secret pendant un demi-sicle, il n'est pas +probable que je vous le dise aujourd'hui. As-tu rien dire contre +Georges _rex_, continua Michel, ou quelque charge porter contre lui? +Vous ferez mieux, rpondit Junius, de lui demander d'abord sa rponse +mes lettres. + +83. Les charges qu'elles renferment contre lui survivront, dans les +annales du tems, au marbre de son pitaphe et de sa tombe. N'as-tu pas + te repentir, dit Michel, de quelque exagration dans le pass, de +quelque accusation qui pourrait amener ta condamnation ternelle, si +elle tait fausse, ou la sienne, si elle tait vraie? N'as-tu pas mis +trop d'amertume dans tes crits? la passion ne t'emporta-t-elle pas trop +loin? La passion? interrompit le sombre fantme; j'aimais mon pays, et +lui, je le hassais. + +84. Ce que j'ai crit, je l'ai crit: que le reste retombe sur sa tte +ou sur la mienne! Ainsi parla le vieux _Nominis umbra_; et peine +avait-il fini, qu'il se dissipa en une fume cleste. Alors Satan dit +Michel: N'oubliez pas d'appeler Georges Washington, John Horne Tooke et +Franklin.--Mais en ce moment on entendit crier: Place! place! quoique +pas un fantme ne bouget. + +85. la fin, force de pousser et de coudoyer, et avec le secours des +chrubins chargs de cet emploi, le diable Asmode arriva jusqu'au +cercle, d'un air qui annonait que le voyage lui avait cot quelque +fatigue. Lorsqu'il dposa le fardeau dont il tait charg:--Qu'est-ce +ceci? s'cria Michel: comment donc, mais ce n'est pas une ombre?--Je +le sais, rpondit l'incube; mais il en sera bientt une, si vous +m'abandonnez cette affaire. + +86. La peste soit du rengat! Je me suis foul l'aile gauche; il est si +lourd, qu'on croirait qu'il porte quelqu'un de ses ouvrages pendu son +cou. Mais venons au fait. Tandis que je planais sur les bords du +Skiddaw, o, comme l'ordinaire, il pleut; je vis la faible lueur d'une +lumire au-dessous de moi, et me baissant, je surpris cet homme crivant +un libelle, non moins contre l'histoire que contre la sainte Bible. + +87. La premire est la sainte criture du diable, la seconde est la +vtre, bon Michel. Ainsi, comme vous voyez, l'affaire vous regarde tous +deux. Je l'ai saisi dans l'tat o il est l, et l'ai apport ici +incontinent pour y tre jug. Je n'ai pas t dix minutes dans les airs, +ou du moins peine un quart d'heure: je gagerais que sa femme est +encore prendre le th. + +88. Ici, Satan dit: Il y a dj long-tems que je connais cet homme, et +que je l'attendais ici; vous ne trouverez gure d'tre plus sot et plus +prsomptueux dans sa petite sphre. Assurment ce n'tait pas la peine +de mettre cela sous votre aile, mon cher Asmode; nous ne pouvions +manquer d'avoir ici ce pauvre misrable, sans se charger de le +porter;--il y serait venu de son plein gr. + +89. Mais puisqu'il est ici, voyons, qu'a-t-il fait? Ce qu'il a fait? +s'cria Asmode;--il s'est ml d'avance de l'affaire dont vous vous +occupez aujourd'hui, et griffonne comme s'il tait premier commis du +Destin. Qui sait quoi l'on pourrait encore s'attendre, quand on voit +un ne tel que celui-ci parler comme celui de Balaam? coutons, +rpondit Michel, ce qu'il peut avoir nous dire; vous savez que c'est +une obligation dont nous ne pouvons nous dispenser. + +90. Alors le pote, joyeux d'avoir un auditoire, chose laquelle il +n'tait pas accoutum dans le monde l-bas, commena tousser, +cracher, se drouiller la voix, et prendre cet accent lamentable si +redout des malheureux auditeurs qui se trouvent la porte des potes, +quand ils laissent dborder le torrent de leur verve. Mais celui-ci se +trouva arrt ds le premier hexamtre, dont les pieds goutteux ne +purent jamais cheminer. + +91. Et avant qu'il pt presser la marche de ses dactyles boiteux et en +former un rcitatif, on entendit un murmure d'pouvante et de +dcouragement dans la longue file des chrubins et des sraphins; et +Michel s'tant lev avant que le pote et pu retrouver un seul de ses +hmistiches rests en chemin, s'cria: Pour l'amour de Dieu, arrtez, +mon ami! il vaut mieux _non d, non homines_; vous savez le reste. + +92. Il y eut alors un grand tumulte dans la foule, qui paraissait avoir +toute espce de vers en horreur. Les anges, bien entendu, avaient assez +de leurs chansons quand ils taient de service, et la gnration des +ombres en avait trop entendu pendant la vie pour se soucier de profiter +de cette nouvelle occasion. Le monarque, jusque-l muet, s'cria alors: +Eh quoi! encore du pt? c'est assez, c'est assez comme a! + +93. Le tumulte redoubla de toutes parts; une toux universelle fit +retentir les cieux, comme pendant un dbat o Castlereagh aurait eu +quelque tems la parole (avant qu'il fut ministre d'tat, pourtant +_maintenant les esclaves coutent_). Il y en eut qui crirent: bas! +bas! comme la comdie. Jusqu' ce qu'enfin le pote saint Pierre, +presque dsespr, en qualit d'auteur, demanda grce pour la prose +seulement. + +94. Le drle n'tait pas trop disgraci de la nature. Sa figure ne +ressemblait pas mal celle d'un vautour, avec un nez recourb et un oeil +de faucon qui donnait un air de vivacit et de pntration toute sa +personne qui, quoique grave, tait loin d'tre aussi vilaine que son +affaire, car cette dernire tait aussi dsespre que possible: c'tait +une espce de flonie _de se_. + +95. Alors Michel sonna de sa trompette, et apaisa le bruit en en faisant +un plus grand, comme c'est encore la mode prsent chez nous. +l'exception de quelque voix grommelante qui se permettra de tems en tems +d'interrompre le dcorum du silence, il y a peu de gens qui exercent +deux fois leurs poumons, quand ils voient qu'on crie plus fort qu'eux. +Ainsi donc le barde eut la facult de plaider sa mauvaise cause, avec +toutes les attitudes de l'homme le plus satisfait de lui-mme. + +96. Il dit (je ne rapporte ici que les principaux points de son +discours), il dit que de mauvaises intentions ne guidaient pas sa +plume;--que sa coutume tait d'crire sur tous les sujets; que c'tait +de plus son pain, qu'il n'aimait pas manger sec; qu'il retiendrait +l'assemble trop long-tems (du moins il avait quelque raison de le +craindre), et qu'il lui faudrait plus d'un jour entier s'il voulait +nommer tous ses ouvrages! il n'en citerait donc que quelques-uns: +Wat-Tyler,--des vers sur Blenheim et Waterloo. + +97. Il avait crit les louanges d'un rgicide; il avait crit les +louanges de tous les rois quelconques. Il avait crit pour les +rpubliques voisines et lointaines; puis ensuite contre elles, avec une +verve plus mordante que jamais. Il avait jadis proclam _un_ plan plus +ingnieux que moral en faveur de la Pantisocratie; puis tait devenu un +vritable anti-jacobin,--aprs quoi il avait tourn casaque: s'il l'et +fallu, il aurait chang de peau. + +98. Il avait tonn dans ses vers contre la guerre et les batailles; puis +il avait chant des louanges en leur honneur. Il avait appel la +critique un mtier malhonnte[65], et lui-mme tait devenu de tous les +critiques le plus bas et le plus rampant, nourri, pay et choy par les +mmes hommes qui avaient dchir ses moeurs et sa muse.--Il avait crit +beaucoup de vers blancs et de prose encore plus ple, et en plus grande +quantit que personne ne l'imaginait. + +[Note 65: Voyez la _Vie de H. Kirke White_.] + +99. Il avait crit la vie de Wesley.--Ici, se tournant vers Satan: +Monsieur, continua-t-il, je suis prt crire la vtre, en deux +volumes in-octavo, lgamment relis, avec des notes et une prface, +enfin tout ce qui peut attirer le pieux acheteur. Et vous n'avez aucun +motif de crainte, car je puis choisir parmi les critiques celui qui +rendra compte de mon ouvrage.--Veuillez donc me donner les documens +ncessaires, que je puisse ajouter votre nom celui de mes autres +saints. + +100. Satan s'inclina, et garda le silence. Eh bien! si, par une aimable +modestie, vous refusez mon offre, voyons ce qu'en dira Michel? Il y a +peu de mmoires susceptibles de devenir aussi parfaits. Ma plume se +prte tout: elle est un peu moins neuve que jadis, mais je vous ferai +briller comme brille votre trompette, par parenthse. Il y a plus de +cuivre dans la mienne; elle rend d'aussi beaux sons. + +101. Mais, propos de trompettes, voici ma vision! Maintenant vous +allez en juger, tous tant que vous tes; oui, vous allez juger d'aprs +mon jugement, et apprendre, d'aprs ma dcision, qui entrera dans le +ciel, et qui en sera repouss.--Je dcide de tout cela par intuition, et +prononce sur le prsent, le pass, l'avenir, le ciel, l'enfer, enfin sur +tout, de mme que le roi Alphonse[66]! Quand je suis en train de voir +double, j'pargne la divinit des peines incroyables. + +[Note 66: Le roi Alphonse, en parlant du systme de Ptolme, disait +que, s'il avait t consult la cration du monde, il aurait vit au +crateur bien des absurdits.] + +102. Il s'arrta pour tirer un manuscrit de sa poche; et aucune +persuasion de la part des diables, des saints ou des anges ne put +arrter ce torrent. Il lut les trois premires lignes du contenu; mais +la quatrime, tout le cortge spirituel s'vanouit en laissant une +varit d'odeurs ambroisiennes ou sulfureuses; chappant avec la +rapidit de l'clair son mlodieux charivari[67]. + +[Note 67: Voyez la _Description_ d'Aubray d'une apparition qui +s'vanouit en rpandant d'tranges parfums et un mlodieux +charivari;--ou voyez le Ier vol. de _l'Antiquaire_. + +(_Note de Lord Byron_.)] + +103. Les vers hroques avaient eu l'effet d'un charme. Les anges +s'taient bouch les oreilles, et avaient jou des ailes.--Les diables +assourdis avaient pris leur course en hurlant vers l'enfer.--Les ombres +s'taient enfuies en baragouinant dans leurs domaines (car on n'est pas +encore bien sr du lieu o elles font leur sjour, et je laisse chaque +homme son opinion l-dessus). Pour Michel, il eut recoure sa +trompette; mais hlas! il grinait tellement des dents qu'il n'en put +sonner. + +104. Saint Pierre, qui a toujours pass pour un saint un peu vif, agita +ses clefs en l'air, et au cinquime vers renversa notre pote, qui tomba +comme Phaton dans son lac, mais plus commodment, car il ne se noya +pas; la destine ayant dcrt une autre fin pour le pote laurat, et +lui rservant autre chose pour sa dernire couronne, lorsque la rforme +arrivera dans un lieu ou dans l'autre. + +105. Il tomba d'abord, et coula fond comme ses ouvrages; mais bientt +il reparut sur la surface, semblable lui-mme, car tout ce qui est +corrompu flotte comme le lige[68], la corruption rendant un objet lger +comme un esprit follet, ou une poigne de paille surnageant sur une mare +d'eau. Peut-tre se tient-il encore cach dans son antre, comme des +livres ennuyeux oublis sur une tablette, griffonner quelque vie ou +quelque vision, et ralisant, comme dit Wellborn, le diable devenu +ermite. + +[Note 68: Le corps d'un noy reste au fond jusqu' ce qu'il soit +corrompu; alors il flotte, comme on le sait gnralement.] + +106. Quant ce qui est du reste, pour en venir la conclusion de ce +rve vridique, je dirai que j'ai perdu le tlescope qui permettait +mes yeux de voir les objets sans prestige, et qui me dvoilait ce que +j'ai dvoil mon tour. La dernire chose que je vis au milieu de toute +cette confusion, fut le roi Georges se glisser enfin, pour tout de bon, +dans le ciel; et lorsque le tumulte s'affaiblissant fut suivi du calme, +je le laissai tudiant le centime psaume. + +FIN DE LA VISION DU JUGEMENT. + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Oeuvres compltes de lord Byron, +Volume 8, by George Gordon Byron + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE LORD BYRON, VOL 8 *** + +***** This file should be named 28828-8.txt or 28828-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/8/8/2/28828/ + +Produced by Mireille Harmelin, Rnald Lvesque and the +Online Distributed Proofreaders Europe at +http://dp.rastko.net. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Oeuvres complètes de lord Byron, Volume 8 + comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore + +Author: George Gordon Byron + +Annotator: Thomas Moore + +Translator: Paulin Paris + +Release Date: May 15, 2009 [EBook #28828] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE LORD BYRON, VOL 8 *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreaders Europe at +http://dp.rastko.net. This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + + + + + +</pre> + + + + +<br><br> + +<h2>ŒUVRES COMPLÈTES</h2> + +<h4>DE</h4> + +<h1>LORD BYRON,</h1> + +<h4>AVEC NOTES ET COMMENTAIRES,</h4> + +<h5>COMPRENANT</h5> + +<h3>SES MÉMOIRES PUBLIÉS PAR THOMAS MOORE,</h3> + +<h5>ET ORNÉES D'UN BEAU PORTRAIT DE L'AUTEUR.</h5> + +<p class="mid"><i>Traduction Nouvelle</i></p> + +<h3>PAR M. PAULIN PARIS,</h3> + +<h5>DE LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI.</h5> + +<hr class="short"> +<h3>TOME HUITIÈME.</h3> +<hr class="short"> + +<p class="mid"><i>Paris.</i><br> +DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, IMPR.-LIBR., ÉDITEURS,<br> +RUE SAINT-LOUIS, N° 46, <br> +ET RUE RICHELIEU, N° 47 <i>bis.</i></p> + +<hr class="short"> + +<h4>1831.</h4> + +<br><br><br> + +<h1>LES DEUX FOSCARI.</h1> + +<h3>TRAGÉDIE HISTORIQUE.</h3> + +<p class="rig">Le <i>père</i> est touché, mais le<br> <i>gouverneur</i> +est inflexible.<br> + +(<i>Le Critique</i>.)</p> + +<br><br><br><br><br> + +<h3>PERSONNAGES.</h3> + +<hr class="short"> + +<p class="mid">HOMMES.</p> + +<p>FRANCIS FOSCARI, Doge de Venise.<br> + +JACOPO FOSCARI, fils du Doge.<br> + +JACQUES LORÉDANO, patricien.<br> + +MARCO MEMMO, chef des Quarante.<br> + +BARBARIGO, sénateur.<br> + +AUTRES SÉNATEURS, LE CONSEIL DES DIX, GARDES, SUIVANS, +etc., etc.</p> + +<p class="mid">FEMMES.</p> + +<p class="mid">MARINA, épouse du jeune Foscari.</p> +<br> +<hr class="short"> + +<p class="mid">La scène est à Venise, dans le palais ducal.</p> + +<hr class="short"> + +<br><br><br> +<h2>LES DEUX FOSCARI.</h2> + +<h5>TRAGÉDIE HISTORIQUE.</h5> + +<hr class="full"> +<br><br> + +<h3>ACTE PREMIER.</h3> +<br><br> +<h4>SCÈNE PREMIÈRE.</h4> + +<p class="stage1">(Une salle du palais ducal.)</p> + +<p class="stage1">Entrent LORÉDANO et BARBARIGO, de côtés opposés.</p> +<br> +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Où est le prisonnier?</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Il se remet de la question.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>L'heure fixée hier pour la reprise de son jugement +est passée.--Hâtons-nous de rejoindre nos +collègues dans la salle du conseil, et de proposer +son rappel.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Pour moi je pense qu'il serait bon de donner à +ses membres torturés un relâche de quelques minutes; +la question l'avait hier épuisé, et si on l'y +replaçait de suite, il pourrait expirer dans les tourmens.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Eh bien?</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Comme vous, j'aime la justice; autant que vous +je déteste les ambitieux Foscari, père et fils, et toute +leur race dangereuse; mais le malheureux a souffert +au-delà des forces de la nature avec la constance la +plus stoïque.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Sans faire l'aveu de ses crimes.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Et peut-être sans en avoir commis. Seulement il +a avoué la lettre au duc de Milan, et ce qu'il vient +de souffrir peut être considéré comme un châtiment +presque suffisant d'une pareille faiblesse.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>C'est ce que nous verrons.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Loréano! vous suivez trop loin les inspirations +d'une haine héréditaire.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Jusqu'où?</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Jusqu'à l'extermination.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Quand les Foscari seront éteints, vous pourrez +parler ainsi; mais allons au conseil.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Encore un instant:--nos collègues ne sont pas +en nombre; deux autres doivent encore venir avant +que la délibération puisse être reprise.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Et le président, le Doge?</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Oh! pour lui, avec un courage plus que romain, +il est toujours le premier à son poste dans ce déplorable +procès contre son dernier et unique fils.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Oui,--oui--son <i>dernier</i>.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Rien ne peut-il vous toucher?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p><i>Souffre-t-il</i>? croyez-vous?</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Il ne le témoigne pas.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Je l'avais déjà remarqué,--le misérable!</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Mais hier, comme il rentrait dans l'appartement +ducal et qu'il en passait le seuil, on ma dit que +le pauvre vieillard s'était trouvé mal.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Il commence donc à sentir?</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>C'est à vous qu'il le doit en partie.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Je devrais en être la seule cause:--mon père et +mon oncle ne sont plus.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>D'après leur épitaphe que j'ai lue, ils sont morts +empoisonnés.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Oui: à peine le Doge avait-il déclaré qu'il ne se +croirait jamais souverain, tant que vivrait Péter Lorédano, +que les deux frères tombèrent malades:--il +<i>est</i> souverain.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Bien déplorable!</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Et ceux qu'il a rendus orphelins?</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Mais pouvez-vous en accuser le Doge?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Oui.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Quelle preuve?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Quand les princes ourdissent en secret leurs trames, +il est difficile de retrouver contre eux des +preuves et de leur faire leur procès; mais je crois +avoir assez recueilli des premières pour me passer +des délais du second.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Vous en appelez cependant aux lois.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Oui, aux seules lois qu'il voulut nous laisser.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Dans notre république il est plus facile d'obtenir +réparation que chez les nations étrangères. Est-il +vrai que, sur vos livres de commerce (source de l'opulence +de nos plus illustres patriciens), vous ayez +écrit ces mots: «Doit le doge Foscari la mort de +Marco et celle de Piétro Lorédano, mes père et +oncle?»</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Oui, cela est écrit.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Mais ne l'effacerez-vous pas?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>J'attendrai la balance.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Par quel moyen?</p> + +<p class="stage1">(Deux sénateurs traversent la scène en se dirigeant vers la salle +du conseil des Dix.)</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Vous voyez que nous sommes en nombre. Suivez-moi.</p> + +<p class="stage1">(Sort Lorédo.)</p> + +<p class="mid">BARBARIGO, seul.</p> + +<p><i>Te</i> suivre! je n'ai que trop long-tems suivi la +trace de tes fureurs, semblable à la vague soulevée +à la suite d'une autre vague, et frappant également +le vaisseau qu'entr'ouvrent les vents déchaînés, et +l'infortuné qui remplit de ses cris l'asile où commencent +à pénétrer les flots. Mais ce fils, mais son +père, seraient capables d'attendrir les élémens eux-mêmes, +et devrais-je, après tout, imiter leur inexorable +furie?--Oh! que ne suis-je comme eux aveugle +et sans remords!--Mais le voici!--Contiens-toi, +mon cœur! ils sont tes ennemis; il faut qu'ils tombent +tes victimes: voudrais-tu t'attendrir pour ceux qui +furent sur le point de te briser?</p> + +<p class="stage1">(Entrent des gardes, entourant le jeune Foscari.)</p> + +<p class="mid">GARDE.</p> + +<p>Laissez-le reposer. Arrêtons-nous, seigneur.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Ami, je te remercie; je suis faible; mais ce retard +pourrait t'être reproché.</p> + +<p class="mid">GARDE.</p> + +<p>J'en courrai les chances.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Quoi! de la bienveillance!--Jusqu'alors j'avais +trouvé quelques indices de pitié, mais de miséricorde, +jamais; voici le premier.</p> + +<p class="mid">GARDE.</p> + +<p>Et le dernier peut-être, si ceux qui gouvernent +nous entendaient.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO, s'avançant vers le garde.</p> + +<p>Il en est un qui vous entend: ne crains rien cependant, +je ne veux être ton juge ni ton accusateur; +et bien que l'heure soit passée, attends ici leur dernier +appel.--Je suis des Dix, et je ne m'arrête ici +que pour justifier votre retard: quand le dernier +avis te parviendra, j'aurai franchi la porte du conseil.--Surveille +exactement le prisonnier.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Quelle est cette voix?--celle de Barbarigo! Ciel! +l'ennemi de notre maison est du petit nombre de mes +juges!</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Mais pour balancer l'influence d'un tel ennemi, +si toutefois il mérite ce nom, ton père n'est-il pas +également au nombre de tes juges?</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>En effet, il juge.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>N'accuse donc pas la rigueur des lois, quand +elles vont jusqu'à permettre à un père de déposer +son vote dans une affaire qui intéresse si gravement +le salut de l'état.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Oui, et de son fils. Je me trouve mal; permettez-moi, +je vous prie, de prendre un instant l'air à cette +fenêtre qui donne sur les flots.</p> + +<p class="stage1">(Entre un officier qui parle bas à Barbarigo.)</p> + +<p class="mid">BARBARIGO, au garde.</p> + +<p>Laissez-le approcher. Je ne dois pas m'arrêter près +de lui davantage; j'ai même, dans ce court entretien, +oublié mes devoirs; il faut que j'aille me racheter +dans la chambre du conseil.</p> + +<p class="stage1">(Barbarigo sort.--Le garde conduit à la fenêtre Jacopo Foscari.)</p> + +<p class="mid">GARDE.</p> + +<p>La voilà ouverte, seigneur.--Comment vous +trouvez-vous?</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Comme un enfant.--O Venise! Venise!</p> + +<p class="mid">GARDE.</p> + +<p>Et vos membres?</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Mes membres! Oh! que de fois ils m'ont soutenu +sur cette plaine d'azur, où je devançais le rapide +sillon de la gondole! Que de fois, masqué comme +un jeune batelier, entouré de mes compagnons, +gais et nobles comme moi, nous nous plaisions à +lutter sur ces flots d'enjouement et de bonne grâce! +Alors mille beautés ravissantes nous animaient de +leurs aimables sourires; nous entendions leurs vœux +passionnés; nous distinguions, de nos brillans esquifs, +leurs mouchoirs ondoyans, leurs mains retentissantes! +Oh! que de fois, d'un bras plus robuste, +d'un sein plus téméraire encore, j'ai fendu ces vagues +impétueuses! Alors, avec l'adresse du nageur, +je secouais mon humide chevelure; en riant, je +chassais loin de mes lèvres les vagues qui semblaient, +en les pressant, caresser une coupe. Plus elles s'élevaient, +plus je semblais aisément les surmonter, et +plus j'étais fier de l'espèce de trône qu'elles me dressaient. +Souvent, dans mon ardeur téméraire, je plongeais +dans leurs gouffres de verdure et de cristal; +je m'ouvrais un chemin jusqu'aux coquillages, jusqu'aux +algues marines, que les spectateurs n'apercevaient +du rivage qu'à l'instant où ils ne tremblaient +plus pour moi: puis je revenais la main chargée +des preuves irrécusables de ma longue course; d'un +élan rapide et vigoureux je reparaissais à la surface, +je tirais un profond soupir emprisonné si long-tems +dans ma poitrine; j'essuyais l'écume qui bouillonnait +autour de moi, et, comme un oiseau de mer, +je reprenais tranquillement ma course.--J'étais +alors un enfant.</p> + +<p class="mid">GARDE.</p> + +<p>Soyez homme maintenant: jamais vous n'avez eu +plus besoin d'un mâle courage.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI, regardant du balcon.</p> + +<p>O Venise! ma belle, mon unique patrie!--Je +sens donc que je respire! comme ta brise, ta brise +adriatique caresse délicieusement mon visage! Tes +vents eux-mêmes portent dans mes veines l'impression +du pays natal; ils les rafraîchissent, ils calment +mon sang. Qu'il est différent, le vent brûlant des +horribles Cyclades qui mugissaient en Candie autour +de ma prison, et qui portaient dans mon cœur le désespoir!</p> + +<p class="mid">GARDE.</p> + +<p>En effet, vos joues reprennent leur coloris: puisse +le ciel vous donner la force de supporter ce qui peut +encore vous attendre!--Je frémis d'y penser.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Ils ne me banniront pas une seconde fois.--Non, +non, ils peuvent briser mes membres, j'ai de la +force.</p> + +<p class="mid">GARDE.</p> + +<p>Avouez, et la torture vous sera épargnée.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>J'ai déjà avoué une fois--deux fois: et deux +fois ils m'ont exilé!</p> + +<p class="mid">GARDE.</p> + +<p>Et la troisième fois ils vous tueront.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Eh bien! qu'ils me tuent, pourvu que je sois enseveli +aux lieux où je suis né; mieux valent ici des +cendres que l'existence ailleurs.</p> + +<p class="mid">GARDE.</p> + +<p>Pouvez-vous tant chérir la terre qui vous déteste?</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>La terre!--Oh! non, ce sont les enfans de la +terre qui seuls me persécutent: mais le sol natal +me pressera de nouveau comme une tendre mère +dans ses bras: un tombeau vénitien, c'est là ce que +je demande; ou du moins un cachot, tout ce qu'ils +voudront enfin, pourvu que ce soit ici.</p> + +<p class="stage1">(Entre un officier.)</p> + +<p class="mid">OFFICIER.</p> + +<p>Emmenez le prisonnier!</p> + +<p class="mid">GARDE.</p> + +<p>Seigneur, vous entendez l'ordre.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>J'y suis habitué; c'est la troisième fois qu'ils m'ont +torturé. (Au garde.) Donnez-moi donc le bras.</p> + +<p class="mid">OFFICIER.</p> + +<p>Prenez le mien; il m'est recommandé de rester le +plus près de votre personne.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Vous!--C'est vous qui dirigiez hier mes bourreaux.--Arrière!--Je +marcherai seul.</p> + +<p class="mid">OFFICIER.</p> + +<p>Comme il vous plaira, seigneur; ce n'est pas moi +qui signai la sentence, et je ne pouvais désobéir au +conseil, quand ils--</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Oui, quand ils t'ordonnaient de m'étendre sur +leurs horribles chevalets. Ne me touche pas, je te +prie, du moins pour le moment; le tems viendra +qu'ils renouvelleront leurs ordres; mais jusque-là +éloigne-toi de moi. A la vue de tes mains, mes membres +frémissent et se glacent, en songeant aux nouveaux +supplices qui m'attendent, et mon front se +couvre tout à coup d'une sueur froide, comme si--mais +loin de nous ces terreurs--j'ai déjà supporté +la torture,--je la supporterai bien encore.--De +quel œil mon père voit-il tout cela?</p> + +<p class="mid">OFFICIER.</p> + +<p>Avec son calme ordinaire.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Oui; la terre, le ciel, l'azur de l'océan, l'éclat +de notre ville et de ses dômes, les jeux de la place +Saint-Marc, et même le bourdonnement des nations, +tout porte les indices de calme et de plaisir jusque +dans ces salles où gouvernent des inconnus, où d'innombrables +inconnus sont chaque jour jugés et immolés +en silence.--Tout garde le même aspect, +jusqu'à mon propre père! Et rien n'éprouve la moindre +sympathie pour Foscari, pas même un Foscari.--(A +l'officier.) Je vous suis.</p> + +<p class="stage1">(Sortent Jacopo Foscari, officier, etc.--Entrent Memmo et un +autre sénateur.)</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Il est parti.--Nous avons trop tardé.--Pensez-vous +que les Dix demeurent long-tems assemblés aujourd'hui?</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>Le prisonnier, dit-on, est fort endurci; il persiste +toujours dans sa première déposition; voilà tout +ce que je sais.</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Et cela est beaucoup; pour nous, premiers patriciens +de la république, les secrets de cette terrible +chambre sont des mystères comme pour le dernier +citoyen.</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>Seulement, quelques rumeurs qui (semblables aux +contes de revenans reconnus dans l'ombre des bâtimens +en ruines) n'ont jamais été prouvées ni entièrement +démenties: ici les hommes connaissent aussi +peu les véritables actes du pouvoir que les mystères +informes de la tombe.</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Mais, avec le tems, nous faisons un pas dans cette +initiation; et j'ai l'espoir un jour d'être décemvir.</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>Ou même doge...</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Pourquoi pas? non, cependant, si je puis m'en +dispenser.</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>C'est la première magistrature de l'état; on peut +y aspirer légitimement, et de nobles rivaux peuvent +se glorifier d'y atteindre.</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Je leur laisse cette prétention. Né patricien, mon +ambition toutefois a des limites: j'aimerais mieux être +l'un des membres égaux de l'impérial conseil des +Dix, que de briller d'un éclat solitaire et comme un +zéro couronné.--Mais qui s'approche? la femme +de Foscari.</p> + +<p class="stage1">(Entre Marina avec une suivante.)</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Eh quoi! personne?--Je me trompe, ils sont +encore deux; mais ce sont des sénateurs.</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Qu'ordonnez-vous de nous, noble dame?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Moi, ordonner! hélas! ma vie n'a été qu'une longue +prière, et une prière inutile.</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Je comprends, mais je ne dois pas répondre.</p> + +<p class="mid">MARINA, avec dédain.</p> + +<p>En effet,--on n'ose répondre ici qu'à la torture, +on n'ose interroger que ceux--</p> + +<p class="mid">MEMMO, l'interrompant.</p> + +<p>Femme imprudente! songez-vous où vous êtes en +ce moment?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>En ce moment!--je suis où fut le palais du père +de mon époux.</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Vous êtes dans le palais du Doge.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Et dans la prison de son fils.--Non, je ne l'ai +pas oublié; et si je n'en trouvais pas ici des souvenirs +plus intimes et plus amers, je rendrais grâce à +l'illustre Memmo de me rappeler les délices de cet +endroit.</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Soyez calme!</p> + +<p class="mid">MARINA, levant les yeux au ciel.</p> + +<p>Je le suis; mais toi, Dieu tout-puissant, peux-tu +bien l'être également, en voyant un monde pareil?</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Votre mari peut encore être absous.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Il l'est, mais dans le ciel. Je vous en prie, seigneur +sénateur, ne parlez pas de cela. Vous êtes un +homme d'état, ainsi que le Doge; en ce moment +même il a sur le chevalet un fils, et moi un époux: +ils sont là, face à face, l'un comme juge, l'autre +comme accusé.--Pensez-vous qu'<i>il le</i> condamne?</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Je ne le crois pas.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Mais s'il ne le fait pas, les autres ne les condamneront-ils +pas tous deux?</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Ils le peuvent.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Et pour eux, quand il s'agit d'un crime exécrable, +pouvoir et vouloir sont la même chose:--mon époux +est perdu!</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Ne dites pas cela; à Venise, c'est la justice qui +juge.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Ah! s'il en était ainsi, il n'y aurait plus aujourd'hui +de Venise! Qu'elle existe, mais du moins que les +hommes de bien ne meurent pas avant l'heure prescrite +par la nature. Pourquoi faut-il que les Dix soient +plus impatiens qu'elle, et qu'ils décident en ce moment +de notre sort? Ah ciel! un cri de détresse!</p> + +<p class="stage1">(On entend un cri douloureux.)</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>Écoutez!</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>C'est un cri de--Non, non, ce n'est pas mon +mari, ce n'est pas la voix de Foscari.</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Cependant--</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Non, ce n'est pas la sienne. Non, non; lui, pousser +des cris! c'est le rôle de son père: mais lui--il +mourra en silence.</p> + +<p class="stage1">(On entend un nouveau hurlement.)</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Comment! encore?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p><i>C'est bien sa voix</i>! je crois la reconnaître: je ne +l'aurais pas cru. Toutefois se plaindrait-il, je ne puis +cesser de l'aimer; mais--non, non.--Hélas! ce +doit être une bien terrible angoisse, celle qui put lui +arracher un gémissement.</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>Mais vous qui sentez les injures de votre mari +comme les vôtres, voudriez-vous qu'il supportât en +silence des douleurs plus que mortelles?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Chacun de nous a ses douleurs. Grâce à moi, et +quand ils arracheraient la vie au Doge et à son fils, +la grande maison de Foscari ne s'éteindra pas. En +donnant la vie à ceux qui leur succéderont, j'ai enduré +des douleurs comparables à celles qui la leur +feront perdre: mais les miennes étaient de douces +angoisses; et cependant, telle était leur violence +que j'aurais pu jeter des cris. Je ne l'ai pas fait, car +j'avais l'espoir d'enfanter un héros, et je n'aurais +pas voulu l'accueillir avec des larmes.</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Tout se tait maintenant.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Tout est fini peut-être; mais je ne veux pas le +croire: il a réuni toutes ses forces, et sans doute il +les défie en ce moment.</p> + +<p class="stage1">(Un officier entre brusquement.)</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Eh quoi! mon ami, que cherchez-vous?</p> + +<p class="mid">OFFICIER.</p> + +<p>Un médecin. Le prisonnier s'est trouvé mal.</p> + +<p class="stage1">(L'officier sort.)</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Vous feriez bien, madame, de vous retirer.</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR, lui offrant son bras.</p> + +<p>Je vous en prie, suivez ce conseil.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Non, non; je veux le secourir.</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Vous, madame? oubliez-vous que personne n'a +le droit de pénétrer dans ces chambres, à l'exception +des Dix et de leurs familiers?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Oui, je sais que nul de ceux qui entrent ne revient +comme il est entré,--que la plupart ne retournent +jamais; mais ils ne pourront refuser de me voir.</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Hélas! vous n'éprouverez qu'un dur refus, une +incertitude plus grande encore.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Et qui m'arrêtera?</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Ceux que leur devoir y oblige.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Est-ce <i>leur</i> devoir de fouler aux pieds tous les sentimens +de l'humanité, et tous les liens qui enchaînent +l'homme à l'homme; de rivaliser ici-bas avec +les démons qui plus tard réclameront le droit de les +plonger dans un abîme de tortures! Quoi qu'il en +soit, j'avancerai.</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>C'est impossible.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>C'est ce que l'on verra. Le désespoir peut défier +jusqu'au despotisme. Il y a quelque chose dans mon +cœur qui braverait les fers croisés d'une armée entière; +et vous croyez qu'une poignée de geôliers +pourront arrêter mes pas? Laissez-moi passer. C'est +ici le palais du Doge; je suis la femme du fils du +Doge, de l'<i>innocent</i> fils du Doge: il faudra bien +qu'ils m'entendent!</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Vous ne parviendrez ainsi qu'à irriter ses juges +davantage.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Eh quoi! ceux qui le forcent à gémir sont des +<i>juges</i>! ils ne sont que des assassins. Laissez-moi +passer.</p> + +<p class="stage1">(Marina sort.)</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>Pauvre dame!</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>C'est l'effet de son désespoir; elle ne sera pas admise.</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>Elle le serait qu'elle ne parviendrait pas à sauver +son mari. Mais voyez, l'officier revient.</p> + +<p class="stage1">(L'officier traverse la scène suivi d'une autre personne.)</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>A peine si j'eusse supposé que les Dix eussent +assez de pitié pour permettre qu'on portât quelque +assistance au patient.</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>De la pitié! c'est une pitié qui consiste à rappeler +au sentiment l'infortuné trop heureux d'échapper +à la mort, par cette faiblesse, dernière ressource +de notre pauvre nature contre la tyrannie de la +peine.</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Je suis surpris qu'ils tardent tant à le condamner.</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>Ce n'est pas là leur politique: ils le retiennent +vivant parce qu'il ne redoute pas la mort; ils l'avaient +banni, parce que toute la terre, à l'exception +de sa patrie, est pour lui une immense prison, parce +que chaque souffle d'air étranger semble pour sa +poitrine un <i>dévorant</i> poison, qui, sans le tuer, le consume.</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>L'ensemble des circonstances atteste ses crimes, +cependant il n'en fait pas l'aveu.</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>On ne peut lui opposer que la lettre qu'il a écrite, +et qu'il n'a, dit-il, adressée au duc de Milan que dans +la pleine conviction qu'elle tomberait entre les mains +du sénat, et qu'elle déciderait ses juges à le transporter +à Venise.</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Comme accusé?</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>Oui; mais enfin dans sa chère patrie: c'est là, +s'il faut l'en croire, tout ce qu'il désirait.</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>L'imputation des présens est bien prouvée.</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>Non entièrement, et la charge d'homicide a été +annulée par la confession de Nicolas Erizzo, qui déclara +à son lit de mort avoir assassiné le dernier chef +des Dix.</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Pourquoi donc tarder à l'absoudre?</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>C'est à eux de vous répondre; car il est bien +connu, comme je l'ai dit, qu'Almoro Donato fut +tué par Erizzo, par vengeance particulière.</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Il doit y avoir dans cet étrange procès d'autres +crimes que n'en divulgue l'acte d'accusation. Mais +j'aperçois deux des Dix qui s'approchent; éloignons-nous.</p> + +<p class="stage1">(Sortent Memmo et le sénateur.--Entrent Lorédano et Barbarigo.)</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>C'en était trop: croyez-moi, il n'était pas convenable +de poursuivre le jugement dans un pareil +moment.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Ainsi donc il faudra rompre le conseil, arrêter la +justice au milieu de sa carrière, parce qu'une femme +viendra troubler nos délibérations?</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Non, ce n'est pas le motif; mais vous avez vu +l'état du prisonnier.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>N'avait-il pas recouvré ses sens?</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Pour les reperdre à la première épreuve.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>On la lui a épargnée.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Vos murmures furent inutiles; la majorité dans +le conseil était contre vous.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Oui, grâce à vous, monsieur, et grâce à notre +vieux barbon de Doge, qui sut réunir les voix généreuses +qui rendirent la mienne inutile.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Je suis juge; mais, je le confesse, cette portion +de nos pénibles devoirs qui, en prescrivant la torture, +nous ordonne de rester en présence du malheureux +qu'elle déchire, me fait désirer--</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Quoi?</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Que vous puissiez une fois <i>sentir</i> ce que je sens +toutes les fois.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Allez! vous êtes un enfant, faible de résolution +comme de sensibilité, ballotté par le moindre souffle, +ébranlé par un soupir, et attendri par une larme. +Précieux juge, admirable homme d'état pour prêter +son concours à ma politique!</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Pour des larmes, il n'en a pas répandu.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>N'a-t-il pas crié deux fois?</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Un saint même, ayant déjà sous les yeux l'auréole +du martyre, n'aurait pu s'en défendre, en présence +du cruel raffinement de supplice qu'on lui infligeait. +Mais était-ce la pitié que réclamaient ces cris? pas un +mot, pas un murmure ne lui échappèrent, et ces +deux hurlemens étaient arrachés par la douleur +cruelle: aucune prière ne les accompagna.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Plusieurs fois il murmurait entre ses dents des +sons inarticulés.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Je ne m'en suis pas aperçu; mais vous étiez plus +près de lui.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Aussi l'ai-je entendu.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>J'ai cru voir, et à ma grande surprise, que vous +ressentiez quelque pitié, et que vous fûtes le premier +à invoquer des secours quand il se trouva mal.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Je croyais qu'il allait expirer.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Mais souvent je vous ai entendu dire que sa mort +et celle de son père était votre vœu le plus ardent.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>J'en serais désolé, s'il mourait innocent, c'est-à-dire +avant d'avoir fait l'aveu de son crime.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Eh quoi! seriez-vous aussi acharné contre sa mémoire?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Et vous, voudriez-vous que son rang passât à +ses enfans, comme il arriverait s'il mourait non +jugé?</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Ainsi donc, guerre à eux tous!</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>A toute leur maison, jusqu'à ce que les leurs et +les miens ne soient plus.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Ainsi, la profonde agonie de sa femme, les convulsions +réprimées sur le noble front de son vieux +père, dont la douleur s'échappait en faibles gémissemens, +ou bien en quelques sanglots bientôt étouffés +sous l'ascendant d'une grave sérénité, rien n'a +pu vous toucher?</p> + +<p class="stage1">(Sort Lorédano.)</p> + +<p class="mid">BARBARIGO, seul.</p> + +<p>Sa haine est silencieuse, comme la souffrance +dans l'ame de Foscari. L'infortuné! il m'a plus ému +par son silence que n'auraient pu le faire des milliers +de hurlemens. Spectacle déchirant que celui +de sa femme franchissant tous les obstacles, pénétrant +dans la salle du tribunal, et forçant les juges, +accoutumés à de pareilles scènes, à baisser les +yeux devant elle! Mais n'y pensons plus, oublions +cette compassion; en plaignant le sort de nos ennemis, +j'oublierais leurs premières injures, et je déconcerterais +les plans de Lorédano, auquel je suis +associé. Mais ma haine serait apaisée par une vengeance +plus douce que celle qu'il demande, et je +voudrais changer en dispositions plus humaines sa +haine trop profonde. Foscari, pour le moment, obtient +un court répit d'une heure: on l'accorda aux +instances des membres les plus âgés, plus émus sans +doute par l'apparition de sa femme dans la salle, +que par les tourmens de l'accusé.--O ciel! ils approchent: +comme ils sont faibles et désespérés! je +ne puis, dans cette extrémité, arrêter sur eux ma +vue. Éloignons-nous, et allons essayer de ramener +Lorédano à des sentimens plus doux.</p> + +<p class="stage1">(Sort Barbarigo.)</p> + +<p>FIN DU PREMIER ACTE.</p> +<br><br><br> +<h2>ACTE II.</h2> +<br><br> +<h3>SCÈNE PREMIÈRE.</h3> + +<p class="stage1">(Salle dans le palais du Doge.)</p> + +<p class="stage1">LE DOGE, un SÉNATEUR.</p> +<br> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>Vous plaît-il de signer le rapport maintenant ou +de tarder jusqu'à demain?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Maintenant; hier je l'ai examiné: il n'y manque +plus que la signature. Donnez-moi la plume.--(Le +Doge s'asseoit et signe le papier.) Le voici, seigneur.</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR, regardant sur le papier.</p> + +<p>Vous avez oublié; il n'est pas signé.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Pas signé? Ah! je le vois, l'âge commence à affaiblir +mes yeux. Je ne m'apercevais pas que j'avais +trempé la plume sans la mouiller.</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR. Il trempe la plume dans l'encrier, et place le papier +devant le Doge.</p> + +<p>Monseigneur, c'est votre main aussi qui tremble: +permettez-moi donc--</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Je vous remercie; j'ai fait.</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>Ainsi confirmé par vous et par les Dix, cet acte +va donner la paix à Venise.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Il y a bien long-tems qu'elle n'en a joui; puisse un +tems aussi long s'écouler avant qu'elle ne reprenne +les armes!</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>Voilà plus de trente-trois ans de guerres continuelles +avec les Turcs ou les états de l'Italie; la république +sent le besoin de quelque repos.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Sans doute: je trouvai Venise reine de l'Océan, +je l'ai laissée dame de la Lombardie. Je me sens heureux +d'avoir pu ajouter à son diadême les perles de +Ravennes et de Brescia: d'ailleurs Crême et Bergame +lui sont demeurés; et tandis que sa domination +a pris sous mon règne un tel accroissement, son +orgueil maritime ne recevait aucun affront.</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>Nous l'avouons tous, et ces bienfaits vous concilient +la reconnaissance de la patrie.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Peut-être.</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>Elle devrait complètement se manifester.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Je ne me plains pas, monsieur.</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>Mon noble seigneur, pardonnez-moi.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Pourquoi?</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>Ah! mon cœur saigne pour vous.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Pour moi, seigneur?</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>Et pour votre--</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Arrêtez!</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>Monseigneur, vous m'entendrez: j'ai trop de liens +qui m'attachent à vous, à toute votre famille, qui +me font un devoir de la reconnaissance, pour ne pas +partager profondément le sort de votre fils.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Et qu'importe pour la commission dont vous êtes +chargé?</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>Comment, monseigneur?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Vous ignorez ce dont vous parlez; mais le rapport +est signé: reportez-le à ceux qui vous envoient.</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>J'obéis. Le conseil m'avait encore chargé de vous +prier de fixer l'heure de sa réunion.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Dites quand ils voudront;--maintenant, à l'instant +même si cela leur convient: je suis le serviteur +de l'état.</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>Ils vous accorderont quelque tems pour vous reposer.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Je ne veux pas de repos; du moins aucun repos +qui puisse entraîner la perte d'une heure pour le +gouvernement. Qu'ils se réunissent quand ils voudront; +je me trouverai <i>où</i> je dois être, et <i>ce que</i> j'ai +toujours été.</p> + +<p class="stage1">(Le sénateur sort.--Le Doge reste silencieux.--Entre un +domestique.)</p> + +<p class="mid">LE DOMESTIQUE.</p> + +<p>Prince.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Parlez.</p> + +<p class="mid">LE DOMESTIQUE.</p> + +<p>La noble dame Foscari demande une audience.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Introduisez-la. Pauvre Marina!</p> + +<p class="stage1">(Le domestique sort.--Le Doge reste dans le même silence.--Entre +Marina.)</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Mon père, je viens vous poursuivre dans votre +intérieur.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Ma fille, je n'en ai pas pour vous. Disposez de +mon tems, quand l'état ne l'exige pas.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Je voulais <i>vous</i> parler de <i>lui</i>.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>De votre époux?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>De votre fils.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Je vous écoute, ma fille!</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>J'avais obtenu des Dix la permission de rester près +de mon mari pendant un certain nombre d'heures.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Cette permission, vous l'avez encore.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Elle est révoquée.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Par qui?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Par les Dix.--Quand nous arrivâmes au <i>Pont +des Soupirs</i>, je me préparais à le traverser avec mon +cher Foscari, lorsque le brutal gardien de ce passage +m'en ferma l'entrée: puis un messager fut envoyé +vers les Dix; leur séance était levée: et comme +je n'avais aucune permission écrite, je fus impitoyablement +laissée dehors; on m'assura même que +les murailles de la prison ne cesseraient pas de nous +séparer tant que le suprême tribunal ne serait pas +de nouveau réuni.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>En effet, l'on avait oublié les formes prescrites, +par suite de la hâte avec laquelle la cour s'est ajournée, +et le fait reste douteux jusqu'à nouvelle réunion.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Nouvelle réunion! Quand elle aura lieu, ils +rappelleront leurs supplices; et c'est par le renouvellement +de la torture que nous obtiendrons une +entrevue de mari et d'épouse, lien sacré, auquel tous +les autres devraient céder sous le ciel.--Grand +Dieu! et tu vois cela!</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Ma fille,--ma fille!</p> + +<p class="mid">MARINA, avec violence.</p> + +<p>Ne m'appelez pas votre fille! bientôt vous n'aurez +plus d'enfant.--Et méritez-vous d'en avoir,--vous +qui pouvez parler froidement de votre fils +dans un moment où des larmes de sang couleraient +en abondance de l'œil d'un Spartiate? Ceux-là ne +pleuraient pas leurs fils morts dans les combats; +mais est-il écrit qu'en les voyant expirer minute par +minute, ils n'eussent pas tendu la main qui pouvait +les sauver?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Vous le voyez, je ne pleure pas;--et plût à +Dieu que je le pusse. Ma fille, s'il y avait dans chaque +cheveu blanc de cette tête une source de jeunesse, +si le bonnet ducal donnait l'empire de la terre, +si l'anneau avec lequel j'épousai les flots était un talisman +pour les gouverner,--je sacrifierais tout encore +pour lui.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Son salut n'exigerait pas un aussi grand sacrifice.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Votre réponse prouve que vous ne connaissez pas +Venise. Et comment le pourriez-vous? hélas! elle ne +connaît pas bien elle-même tous les mystères de sa +puissance. Écoutez-moi:--ceux qui poursuivent +Foscari en veulent également à son père, et la perte +du vieillard ne pourrait sauver le fils. Ils tendent +par différens sentiers au même but, c'est-à-dire à--mais +ils ne sont pas encore vainqueurs.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Ils vous ont pourtant terrassé.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Non, non,--car je vis encore.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Et votre fils, vivra-t-il long-tems encore?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Je l'espère; malgré les tourmens passés, il verra +des années aussi nombreuses et plus fortunées que +son père. L'imprudent, dans l'impatience, digne +d'une femme, qui l'entraînait à revenir, a tout ruiné +par la découverte de sa lettre. C'est un haut crime; +je ne puis le contester ni l'excuser, comme parent ou +comme souverain. Encore quelque tems, quelques +jours de plus d'exil en Candie, j'avais l'espoir--mais +il l'a fait évanouir:--il faut qu'il retourne--</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Dans la terre d'exil?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>J'ai dit.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Et m'est-il interdit de le suivre?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Vous savez bien que le conseil des Dix a déjà deux +fois rejeté la même prière; il est donc à craindre +qu'il ne témoigne pas plus de bienveillance aujourd'hui +que de nouveaux torts de la part de votre +mari les ont rendus plus sévères.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Sévères? dites atroces. Ces vieux démons de la +terre, avec un pied dans la tombe, avec des yeux +éteints, étrangers à d'autres pleurs que ceux d'une +seconde enfance, avec leurs cheveux rares et blanchis, +leurs mains tremblantes, leurs têtes aussi décolorées +que leur cœur est insensible, ces démons, +dis-je, se rassemblent, cabalent, et privent les hommes +de leur vie, comme si cette vie ne comportait +rien de plus que les sentimens depuis long-tems +éteints dans leurs ames damnées.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Vous ignorez--</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Je sais--je sais--et vous devriez, je pense, +savoir qu'ils sont de vrais démons. Comment supposer, +en effet, que des hommes enfantés et allaités +par des femmes,--des hommes qui jadis auraient +aimé ou du moins entendu parler d'amour,--qui +auraient uni leurs mains pour des engagemens sacrés,--qui +auraient fait danser leurs enfans sur +leurs genoux, qui auraient eu plus d'une fois à trembler +de leurs dangers, à gémir de leurs peines, à se +désespérer de leur mort;--comment, s'ils avaient +seulement les traits de l'homme, agiraient-ils comme +ils le font envers les vôtres, envers vous-même, +<i>vous</i> qui les défendez?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Je vous pardonne; vous ne connaissez pas ce que +vous dites.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Vous le connaissez mieux, et vous y compatissez +moins.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Oui; il y a si long-tems que j'existe que les paroles +ont cessé de m'émouvoir.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Oh! sans doute! car vous avez vu couler le sang +de votre fils, et le vôtre n'a pas tressailli! Après +une pareille épreuve, que sont les paroles d'une +femme? Peuvent-elles espérer de vous toucher davantage?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Femme! la violence de vos plaintes, je vous le +dis, ne peut balancer le poids...--mais je te plains, +ma pauvre Marina!</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Plaignez mon mari; moi, quel besoin ai-je de vos +plaintes? Plains ton fils, vieillard insensible;--<i>plaindre</i>! +toi! pour ton cœur c'est un mot bien +étrange:--comment se présente-t-il sur tes lèvres?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Je dois supporter ces reproches, quelle que soit +leur injustice. Ah! si tu pouvais lire--</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Ou?--ce n'est pas dans tes yeux, sur ton front, +dans tes actes enfin?--Où trouverai-je donc la +preuve de la compassion dont tu te vantes?</p> + +<p class="mid">LE DOGE, indiquant la terre.</p> + +<p>Là.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Dans la terre?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Dans laquelle je vais descendre. Quand elle pèsera +sur ce cœur, plus léger alors, et moins oppressé +par le marbre d'une tombe que par les pensées qui +m'accablent aujourd'hui, alors vous me connaîtrez +mieux.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Serait-il vrai que vous fussiez digne de pitié?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>De pitié! nul n'aura jamais le droit de flétrir mon +nom d'un mot qui témoigne, au sein de la prospérité, +le triomphe insultant des hommes; tant que je +le porterai, ce nom conservera la dignité qui l'entourait +quand mon père me le transmit.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Mais sans les tristes enfans de celui que tu ne +peux ou ne veux pas sauver, tu serais le dernier qui +portât le nom de Foscari.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Plût à Dieu! Mieux eût valu pour lui de ne pas +naître, mieux pour moi:--j'ai vu le déshonneur +entrer dans notre maison.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Cela est faux! jamais souffle de vie n'anima un +cœur plus loyal, plus noble, plus sincère, plus généreux +et plus aimant. Je n'échangerais pas mon +époux, exilé, persécuté et torturé, opprimé, mais +non flétri, mort ou vivant, pour le premier héros +de l'histoire ou de la fable, pour un prince dont le +douaire serait l'empire du monde. Déshonoré! <i>lui</i> +déshonoré! Doge! apprends-le de moi, c'est Venise +qui est déshonorée; son nom sera l'objet des +reproches les plus odieux et les plus justes, pour ce +qu'a souffert ton noble fils, et non pour ce qu'il a +fait. C'est vous qui tous êtes des traîtres, des tyrans!--Ah! +si vous aimiez seulement votre patrie autant +que la victime que vous retenez dans les fers au milieu +des tortures, et qui préfère tout au monde aux +ennuis de l'exil, vous tomberiez à ses pieds, et vous +imploreriez à genoux la grâce de votre infâme conduite.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Oui, il fut tel que vous venez de le peindre. +Aussi la mort de deux enfans que le ciel m'a ravis +m'accabla moins que le déshonneur de Jacopo.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Encore ce mot.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>N'a-t-il pas été condamné?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Le déshonneur peut-il atteindre d'autres que les +coupables?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Le tems peut relever sa mémoire:--je voudrais +l'espérer. Il était mon orgueil,--ma--mais oublions--j'ai +peu l'habitude des pleurs; cependant, +quand il naquit, je versai des larmes de joie: présage +fatal!</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Je répète qu'il est innocent; et ne le serait-il pas, +ce n'est pas à nos parens, à notre propre sang, qu'il +sied bien de nous repousser dans ces douloureux +instans.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Je ne le repousse pas; mais j'ai d'autres devoirs +que ceux d'un père, des devoirs dont la république +n'admet pas de dispense. Deux fois j'ai demandé de +m'en abstenir, deux fois je n'obtins que des refus; +il faut que je les remplisse.</p> + +<p class="stage1">(Entre un domestique.)</p> + +<p class="mid">LE DOMESTIQUE.</p> + +<p>Un message des Dix.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Qui le porte?</p> + +<p class="mid">LE DOMESTIQUE.</p> + +<p>Le noble Lorédano.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Lui!--qu'il entre cependant.</p> + +<p class="stage1">(Le domestique sort.)</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Dois-je me retirer?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Peut-être n'est-il pas nécessaire quand il s'agirait +de votre époux, et autrement--(A Lorédano qui +entre.) Eh bien! seigneur, que souhaitez-vous?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Je viens transmettre ce que souhaitent les Dix.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Ils ont bien choisi leur organe.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>C'est <i>leur</i> choix qui fait que vous me voyez ici.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Par là, ils témoignent leur sagesse, non moins +que leur courtoisie.--Parlez.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Nous avons décidé--</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Nous?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Les Dix en conseil.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Eh quoi! ils sont de nouveau réunis, réunis sans +m'en avertir?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Ils ont voulu épargner votre cœur non moins que +votre âge.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Cela est nouveau.--Quand épargnèrent-ils l'un +ou l'autre? Je les remercie néanmoins.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Ils ont, vous le savez bien, droit d'agir, à leur +discrétion, en présence du Doge ou sans lui.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Il y a quelques années, en effet, que je le sais;--long-tems +avant d'être Doge, ou de songer à un pareil +honneur. Vous n'avez pas, seigneur, la prétention +de m'instruire; vous étiez bien jeune encore +quand je siégeais déjà dans ce conseil.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Oui, dans le tems de mon père; maintes fois je +l'entendis, lui et son frère l'amiral, répéter la même +chose. Votre altesse doit se souvenir d'eux: tous +deux ils moururent subitement.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>S'ils moururent ainsi, leur sort fut préférable à +celui des victimes d'une agonie prolongée.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Sans doute; néanmoins bien des hommes souhaitent +jouir de tous leurs jours.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Et n'en ont-ils pas joui?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>C'est à la tombe à le déclarer. Je l'ai dit, ils sont +morts subitement.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Cela est-il donc bien étrange, que vous répétiez +cette parole avec tant d'emphase?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Si peu étrange, que jamais, à mes yeux, il n'y +eut de mort aussi naturelle que la leur. Ne pensez-<i>vous</i> +pas ainsi?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Qu'y a-t-il de certain sur les mortels?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Qu'ils ont des ennemis mortels.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Je vous entends; vos pères étaient les miens, et +vous avez recueilli tout leur héritage.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Vous savez mieux que personne si j'ai dû le faire.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Oui. Vos pères furent mes ennemis; j'ai même +entendu à ce sujet d'étranges rumeurs; j'ai même +lu l'épitaphe qui attribue leur mort au poison. Peut-être +est-elle aussi véridique que la plupart des +inscriptions funéraires: ce n'en est pas moins une +fable.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Qui ose parler ainsi?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Moi!--Vos pères, je le répète, furent mes ennemis, +aussi mortels que leur fils peut jamais l'être: +moi, j'étais aussi bien le leur, mais je les détestais +ouvertement; et jamais, ni dans le conseil, ni par +les brigues, ni par d'obscures pratiques, on ne me +vit cabaler contre leur vie, et recourir, pour me +venger, au fer ou au poison. La preuve est dans +votre existence même.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Je suis sans craintes.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Mon caractère justifie votre sécurité; mais si j'étais +tel que vous me supposez, il y a long-tems qu'il +ne serait plus en votre pouvoir de craindre. Cependant, +haïssez-moi; je n'en ai pas de souci.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Je ne savais pas qu'à Venise la vie d'un noble pût +dépendre de la volonté d'un Doge; j'entends la volonté +publiquement exprimée.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Mais moi, mon cher seigneur, je suis, ou j'étais +du moins, par ma famille, mes facultés et ma fortune, +plus qu'un simple Doge; ils le savent bien +ceux qui songèrent à me choisir, ceux qui depuis +ont tout fait pour me renverser. Soyez sûr qu'avant +ou depuis mon élection, si j'avais fait assez de cas +de vous pour vouloir m'en débarrasser, un seul mot +de ma part eût suffi pour vous anéantir. Mais, dans +toutes les circonstances, j'ai montré le plus grand +respect pour les lois, pour celles même que vous +avez violées, afin de me dépouiller d'une autorité +que j'aurais pu à mon tour fortifier (et je ne parle +ici de vous que comme une des voix coupables). +Avec la vénération d'un prêtre à l'autel, au prix de +mon sang, de mon repos, de ma vie, de tout, excepté +l'honneur, j'ai fléchi le genou devant les décrets, +les avantages, la gloire, la sécurité de la +chose publique. Maintenant, j'écoute votre message.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Il est décrété que, sans répéter une dernière fois +la torture, sans poursuivre une instruction qui ne +tendrait qu'à mieux prouver l'endurcissement du +coupable (les Dix, se relâchant de la sévérité des +lois qui prescrivent la question jusqu'au moment +d'un aveu complet, et le prisonnier ayant en partie +reconnu son crime en ne désavouant pas la lettre au +duc de Milan), Jacques Foscari retournera en exil, +et partira sur le même vaisseau qui l'avait amené.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Dieu soit loué! du moins ils ne le tortureront plus +devant leur horrible tribunal. Que ne pense-t-il de +même? cette sentence serait la plus heureuse que +l'on pût prononcer, non-seulement contre lui, mais +contre tous ses compatriotes, auxquels elle permettrait +de fuir une terre aussi odieuse.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Ma fille, cette pensée n'est pas d'une ame vénitienne.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>En effet, elle est trop compatissante. Mais partagerai-je +son exil?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Quant à cela, les Dix ont gardé le silence.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Je le présumais bien: cette mention eût également +été trop compatissante. Mais il n'y a pas de défense?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Il n'en a pas été parlé.</p> + +<p class="mid">MARINA, au Doge.</p> + +<p>Vous pourrez donc, mon père, obtenir ou m'accorder +cette grande faveur; (à Lorédano) et vous, seigneur, +vous ne vous opposerez pas à la demande +que je fais d'accompagner mon époux?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Je ferai mes efforts.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Et vous, seigneur?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Madame! il ne m'appartient pas de prévenir l'agrément +du tribunal.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>L'agrément! quel mot pour exprimer les décrets +de--</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Femme! savez-vous en présence de qui vous parlez +ainsi?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>En présence d'un souverain, et de l'un de ses +sujets.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Sujet!</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Oh! cela vous offense.--Eh bien! vous êtes son +égal, vous le croyez, j'y consens; mais ce que vous +ne voudriez pas être, vous ne le seriez pas s'il n'était +qu'un paysan:--vous êtes donc un prince, un +sublime prince; mais que suis-je donc, moi?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>La fille d'une noble race.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Et l'épouse d'un citoyen aussi noble qu'elle. Qui +donc aurait le droit, par sa présence, d'imposer silence +à mes libres pensées?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Les juges de votre époux.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Et le respect dû aux plus légers des mots qui +tombent de la bouche des maîtres de Venise.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<P>Gardez ces maximes pour la masse de vos artisans +effrayés, pour vos marchands, vos esclaves de Grèce +et de Dalmatie, pour vos tributaires, vos citoyens +stupides, votre noblesse masquée, vos sbires, vos +espions, vos forçats de toute espèce. Je le sais, +grâce à vos enlèvemens, à vos noyades nocturnes, +aux donjons pratiqués sous le toit de vos palais, ou +sous les flots qui les environnent; grâce à vos mystérieuses +assemblées, à vos jugemens secrets, à vos +exécutions subites, à votre <i>Pont des Soupirs</i>, à votre +chambre de dernière agonie, à vos instrumens de +torture, vous êtes parvenus à leur faire croire que +vous étiez des êtres d'un autre monde plus méchant +encore; réservez pour eux ces avis: je ne les crains +pas. Je vous connais; je vous ai vus pires que tout +cela dans l'infernal procès de mon pauvre mari! +Traitez-moi comme vous l'avez traité:--vous l'avez +déjà fait d'ailleurs en vous attaquant à sa personne. +Que puis-je donc avoir à craindre de vous, quand +même je serais craintive de mon naturel, ce qui, je +l'espère, n'est pas?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Vous l'entendez, elle a perdu la raison.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>La prudence, peut-être, mais non pas la raison.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Madame! je n'emporterai pas au-delà du seuil de +ces portes le souvenir des paroles prononcées dans +cette enceinte: j'en excepte celles qui concernent le +service de l'état, et prononcées entre le Doge et moi. +Doge! avez-vous quelque réponse à faire?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Oui, comme Doge, et peut-être aussi comme père.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Ma mission dans ces lieux ne se rapporte qu'au +<i>Doge</i>.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Dites donc que le Doge fera choix d'un ambassadeur +spécial, ou qu'il exposera lui-même ses intentions; +quant au père.--</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Je n'oublierai pas ce qui me concerne.--Adieu! +je baise les mains de l'illustre dame, et je m'incline +devant le Doge.</p> + +<p class="stage1">(Lorédano sort.)</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Êtes-vous content?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Je suis tel que vous voyez.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Et cela est encore un mystère.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Pour les mortels, tout est mystère; qui peut les +éclaircir, sauf celui qui les fit? Si parfois ils y parviennent, +c'est quelques esprits privilégiés qui +long-tems ont étudié le fastidieux volume de l'humanité, +qui, sur chacune de ses pages noires ou sanglantes, +ont fatigué leur intelligence et leur cœur: +encore le fatal grimoire retombe-t-il sur l'adepte qui +l'étudie; tous les vices que nous trouvons dans les +autres sont de l'essence de notre nature, tous nos +avantages appartiennent à la fortune. C'est elle que +nous devons remercier de la beauté, de la naissance, +de la richesse, de la santé; et quand nous nous plaignons +du destin, nous devrions nous rappeler qu'il +ne nous a repris que ce qu'il nous avait <i>donné</i>. Pour +le reste, la nudité, les passions basses, les frivoles +vanités, c'est l'héritage universel, c'est là ce qu'il +nous faut combattre dans toutes les positions; et si +nous devons moins les craindre dans le plus humble +sort, c'est que là, la faim rend sourd à tout autre +besoin, c'est que l'homme a reçu l'ordre de suer +pour obtenir sa nourriture; c'est que là, toutes les +passions se taisent devant la crainte de la famine. +Tout est vil, faux et trompeur,--de la première +créature jusqu'à la dernière. Notre gloire, l'urne du +prince comme celle du mendiant, dépend du souffle +des hommes; notre vie de quelque chose plus léger +encore que leur souffle; notre existence tient à des +jours, les jours à des saisons, et tout notre être sur ce +qui est indépendant de <i>nous</i>.--Ainsi, du plus grand +au plus petit, nous sommes des esclaves:--rien +ne dépend de notre volonté; un fétu de paille peut +ébranler cette volonté aussi bien qu'un orage. Quand +nous croyons conduire, c'est nous que l'on traîne,--jusqu'à +la mort, fantôme qui se présente comme +le reste sans notre participation ou notre influence, +tel enfin que notre premier jour. Ah! sans doute il +faut que nous ayons péché dans quelque autre monde +antérieur, et que <i>celui-ci</i> en soit l'enfer! Heureusement, +il n'est point éternel.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Tout cela, nous ne pouvons en être juges sur terre.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Pourquoi donc faut-il que nous nous jugions les +uns les autres, nous enfans de la terre; et que moi, +je sois forcé de juger mon propre fils? J'ai administré +mon pays loyalement, au sein de la victoire,--j'en +atteste l'état dans lequel je l'ai trouvé, dans +lequel je le laisse: mon règne a doublé sa puissance; +en récompense, Venise, dans sa gratitude, me laisse +ou s'apprête à me laisser isolé sur la terre.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Et Foscari? Ah! qu'on me laisse avec lui, et je +ne songerai plus à mes maux.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Vous le suivrez, du moins ils ne peuvent guère +vous le refuser.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Et s'ils le refusent, je m'enfuirai avec lui.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Impossible. Où vous enfuiriez-vous?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Je l'ignore, et ne m'en inquiète pas:--en Syrie, +en Égypte, chez les Turcs, partout où nous pourrons +respirer libres, et vivre loin de l'œil des espions, +affranchis des édits de vos inquisiteurs d'état.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Ainsi vous consentiriez à faire de votre époux un +renégat, à le transformer en traître?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Non, il ne l'est pas! c'est la patrie qui se trahit +elle-même en rejetant son meilleur, son plus intrépide +citoyen. La pire des trahisons, c'est la tyrannie. +Penses-tu donc qu'il n'y ait de rebelles que les +esclaves? Le prince qui viole ou néglige ses devoirs +est un brigand à plus juste titre qu'un chef de +bandits.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Je ne puis me reprocher quelque déloyauté de ce +genre.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Non; car tu observes et respectes des lois près +desquelles celles du vieux Dracon seraient un code +de miséricorde.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Ces lois existaient avant moi: je ne les ai pas +faites. Si je n'étais qu'un sujet, je trouverais moyen +de réclamer quelque amélioration parmi elles; mais +comme prince, jamais je ne songerai, au prix de ma +vie et du salut des miens, à changer la charte dont +nos pères m'ont transmis le dépôt.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Est-ce donc pour la ruine de leurs enfans qu'ils +te l'ont transmis?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Venise, sous le joug de pareilles lois s'est élevée +au point où nous la voyons,--à celui d'une république +digne de rivaliser en hauts faits, en durée, +en puissance, et je puis ajouter en gloire (car nous +avons eu aussi parmi nous des ames romaines), avec +tout ce que l'histoire nous rappelle des plus beaux +tems de Carthage et de Rome, alors que le peuple +régnait par le sénat.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Dites plutôt, fléchissait sous la verge implacable +de l'oligarchie.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Peut-être; mais enfin c'est ainsi qu'il parvint à +réduire le monde. Or, dans un tel état, qu'un individu +soit le plus riche de son rang, ou le plus humble +de ses concitoyens, son importance disparaît +devant le grand but que l'on se propose, tant qu'on +ne l'a pas perdu de vue.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Cela veut dire que vous êtes plutôt Doge que père.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Cela veut dire que je suis citoyen avant d'être l'un +ou l'autre. Si pendant nombre de siècles nous n'avions +pas eu des milliers de pareils citoyens, si +nous n'en avions plus, Venise aurait cessé d'être +une cité.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Maudite la cité où la voix des lois étouffe celle de +la nature!</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>J'aurais autant de fils que j'ai d'années, je les +donnerais tous, non sans douleur, mais je les donnerais +dans l'intérêt de l'état, et pour obéir à ses +exigences; je les sacrifierais sur les flots, sur les +champs de bataille, ou s'il le fallait, hélas! comme +déjà il l'a fallu, je les abandonnerais à l'ostracisme, +à l'exil, aux chaînes, en un mot à tout ce qu'on +pourrait leur imposer de pire.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Et c'est là du patriotisme! pour moi, je n'y vois +que la plus odieuse barbarie. Laissez-moi rejoindre +mon mari; avec tous leurs soupçons, le sage conseil +des Dix aura peine à combattre contre la faiblesse +d'une femme, et à lui refuser un moment d'accès +dans sa prison.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Je puis prendre sur moi d'ordonner que l'on vous +laisse pénétrer jusqu'à lui.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Et que dirai-je à Foscari de son père?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Qu'il sait obéir aux lois.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Rien de plus? Ne voulez-vous pas le voir avant +qu'il ne parte? ce serait peut-être pour la dernière +fois.</p> + +<p class="mid">LE DOGE</p> + +<p>La dernière!--mon enfant!--le dernier de mes +enfans; la dernière fois que je le verrai! Dites-lui +que je me rendrai près de lui.</p> + +<p class="stage1">(Ils sortent.)</p> + +<p>FIN DU DEUXIÈME ACTE.</p> +<br><br><br> +<h2>ACTE III.</h2> +<br><br> + +<h3>SCÈNE PREMIÈRE.</h3> + +<p class="stage1">(La prison de Jacopo Foscari.)</p> +<br> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI, seul.</p> + +<p>Pas de jour, si ce n'est cette faible lueur qui me +laisse apercevoir des murs où ne retentirent jamais +que les accens de la douleur, les soupirs des prisonniers, +le bruit des pieds chargés de fers, l'agonie +de la mort, les imprécations du désespoir! Voilà +donc pourquoi je revins à Venise, soutenu, il est +vrai, par une sorte d'espérance que le tems, qui +ronge jusqu'au marbre, aurait arraché la haine du +cœur des hommes. Hélas! j'éprouvai qu'il n'en était +rien; c'est ici que le mien va se consumer, lui qui +ne battit jamais sans regretter Venise, et soupirer +après elle comme la colombe éloignée de son nid, +alors qu'elle s'élance dans l'air pour rejoindre sa +jeune famille. Mais quels caractères sont tracés sur +ces inexorables murailles? (Il s'approche du mur.) Le +rayon de jour me permettra-t-il de les distinguer? +Ah! ce sont des noms; ceux de mes tristes prédécesseurs +dans ces lieux, l'époque de leur désespoir, +la courte expression d'un chagrin insupportable +pour la plupart. Comme une épitaphe, cette page +de pierre reproduit leur histoire, et le récit du malheureux +captif est gravé sur les barreaux de sa prison, +comme les souvenirs de l'amant sur l'écorce +de quelque grand arbre confident de son nom et de +celui de sa maîtresse. Hélas! plusieurs de ces noms +me sont connus; ils sont néfastes comme le mien que +je vais mettre à leur suite, bien digne de figurer +dans une chronique que ne peuvent jamais lire ou +écrire d'autres êtres que des infortunés.</p> + +<p class="stage1">(Il trace son nom.--Entre un familier des Dix.)</p> + +<p class="mid">LE FAMILIER.</p> + +<p>Je vous apporte de la nourriture.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Déposez-la, je vous prie; je n'ai pas faim; mais +je sens mes lèvres desséchées:--de l'eau!</p> + +<p class="mid">LE FAMILIER.</p> + +<p>En voici.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI, après avoir bu.</p> + +<p>Je vous remercie; je suis mieux.</p> + +<p class="mid">LE FAMILIER.</p> + +<p>J'ai ordre de vous apprendre que l'on a sursis à +votre jugement définitif.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Jusqu'à quand?</p> + +<p class="mid">LE FAMILIER.</p> + +<p>Je l'ignore.--J'ai de plus reçu l'ordre de laisser +parvenir jusqu'à vous votre noble épouse.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Ah! ils se ralentissent donc?--j'avais cessé de +l'espérer: il était tems.</p> + +<p class="stage1">(Entre Marina.)</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Mon bien-aimé!</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI, l'embrassant.</p> + +<p>Ma chère femme, ma seule amie! quel bonheur!</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Nous ne nous séparerons plus.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Comment! voudrais-tu partager un cachot?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Oui; la torture, la tombe, tout!--tout avec toi; +mais la tombe la dernière de toutes, car là nous ne +saurions plus que nous sommes réunis: néanmoins +je la partagerais plutôt encore qu'une séparation +nouvelle; c'est déjà trop d'avoir survécu à la première. +Comment te trouves-tu? tes pauvres membres? +Hélas! pourquoi le demander? ta pâleur--</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>C'est la joie de te revoir sitôt, et sans m'y attendre +encore, qui a fait refluer le sang vers mon cœur, +et rendu mes joues comme les tiennes; car toi aussi, +tu es pâle, chère Marina.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>C'est le reflet de cette éternelle prison, où jamais +ne pénétra un rayon de soleil; c'est la triste et mourante +lueur de la torche du familier, qui semble +favoriser l'obscurité au lieu de la dissiper, en ajoutant +aux vapeurs du cachot un nuage sulfureux qui +ternit tous les objets, même tes yeux;--mais non, +tes yeux brillent--oh! comme ils étincellent!</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Et les tiens!--mais cette torche m'empêche de +voir.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Et sans elle j'aurais encore moins vu. Peux-tu +donc distinguer ici quelque chose?</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>D'abord rien; mais le tems et l'habitude m'ont +rendu familier avec l'obscurité: la plus faible lueur +qui pénètre à travers les crevasses de ces murs battus +des vents, enivre plus mes yeux que tout l'éclat +du soleil quand il dore orgueilleusement toutes les +tourelles du monde, sauf pourtant celles de Venise. +À l'instant même où tu es entrée, j'étais occupé à +écrire.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Quoi donc?</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Mon nom. Regarde, le voici, placé à la suite du +nom de celui qui m'a précédé dans ces lieux, si les +dates de cachot ne sont pas trompeuses.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Et celui-là, qu'est-il devenu?</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Ces murs gardent le silence sur la fin de leurs +victimes, et par là ils semblent nous en avertir. Jamais +murs plus insensibles ne pesèrent sur les mortels, +si ce n'est sur les morts, ou sur ceux qui ne +vont pas tarder à l'être. Tu demandes ce qu'il est +devenu? que serai-je devenu moi-même? on le demandera +bientôt, on n'obtiendra que la même réponse:--un +doute, un soupçon douloureux,--à +moins que tu ne racontes mes infortunes.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Moi, <i>parler</i> de toi?</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Pourquoi non? alors mon nom serait dans toutes +les bouches. La tyrannie du silence n'est pas éternelle; +on peut étouffer la vérité, mais le murmure +des hommes justes soulève bientôt toutes les entrailles, +même celles d'un vivant tombeau. Je n'ai +pas d'incertitude sur ma mémoire, mais sur ma +mort, et je ne redoute ni l'une ni l'autre.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Ta vie est en sûreté.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Et ma liberté?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>C'est l'ame qui seule devrait pouvoir la donner.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Voilà un beau mot, mais ce n'est qu'un mot; une +mélodie bien pénétrante, mais aussi bien passagère. +L'ame sans doute est beaucoup, mais ce n'est pas +tout. C'est l'ame qui m'a donné la force de courir +le risque de la mort, et de subir des tortures bien +plus cruelles que la mort (si la mort n'est qu'un +profond sommeil), sans un gémissement, ou du +moins avec un cri qui faisait pâlir mes juges encore +plus que moi. Mais enfin ce n'est pas tout; il est +des choses dont l'ame ne peut tempérer l'horreur,--et +tel est cet étroit cachot, où je dois respirer +pendant longues années.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Hélas! un étroit cachot, voilà tout ce qui t'appartient +de ce vaste empire dont ton père est le souverain.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Cette pensée ajoute encore à mes souffrances. +Mon sort est commun à plusieurs: les captifs ne +sont pas rares; mais il n'en est pas qui languissent +comme moi aussi près du palais de leur père. Quelquefois +cependant, mon cœur, à cette idée, se relève; +l'espérance glisse jusqu'à moi de ces épaisses +lueurs peuplées de poudreux atômes, le seul jour +que je connaisse; car, excepté la torche du geolier +et une sorte de lampyris, qui la dernière nuit est +venue se prendre dans les filets de cette énorme +araignée, je n'ai rien vu qui eût quelque apparence +de rayon. Hélas! je sais quelle force l'ame +peut nous communiquer; je le sais, j'en ai fait +preuve devant les hommes; mais elle ne résiste pas +à la solitude, et je sens que mon esprit est fait pour +la société.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Je ne te quitterai plus.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Ah! s'il en était ainsi! mais jamais ils ne l'ont +accordé,--ils ne l'accorderont pas, et je resterai +seul. Pas d'êtres vivans,--pas de livres,--cette +image trompeuse des mortels trompeurs. J'aurais +voulu que ces vestiges de l'espèce humaine, qu'ils +appellent annales, histoires, ce que vous voudrez, +et ce qu'ils lèguent aux générations suivantes comme +autant de portraits fidèles; j'aurais voulu, dis-je, +qu'elles s'ouvrissent pour moi: on me l'a refusé. +Aussi j'ai dirigé mon étude vers ces murailles, peinture +de l'histoire vénitienne plus fidèle, avec toutes +ses lacunes, ses obscurités sinistres, que n'est la +salle bâtie à quelques pas de là, où sont renfermés +les cent portraits des Doges et le récit de leurs actions.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Je viens t'apprendre ce qu'ils viennent de décider +dans leur dernier conseil.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Je le sais:--regarde.</p> + +<p class="stage1">(Il indique du doigt ses membres, comme pour rappeler la +question qu'il a subie.)</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Non, non,--ce n'est plus cela: leur cruauté +même s'est ralentie.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>En quoi donc?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Tu retournes à Candie.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Adieu donc ma dernière espérance! Je pouvais +endurer mon cachot: c'était encore Venise; je pouvais +supporter la torture: il y avait dans mon air +natal quelque chose qui ranimait mes forces, comme, +sur l'océan, le vaisseau battu des orages se soutient +pourtant encore à la hauteur des vagues, et continue +fièrement sa course. Mais <i>là-bas</i>, dans cette +île maudite d'esclaves, de prisonniers et de mécréans, +mon ame, telle qu'un bâtiment naufragé, se +brise dans mon sein; et si l'on m'y renvoie, je périrai +dans une cruelle agonie.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Mais <i>ici</i>?</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Je périrai de même;--mais en moins de tems, +et moins péniblement. Eh quoi! prétendent-ils donc +me refuser le tombeau de mes pères, aussi bien que +leur demeure et leur héritage?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Écoute, Foscari: j'ai sollicité la permission de +t'accompagner dans ton exil, mais je ne partage pas +ton désespoir. Cet amour que tu conserves pour une +terre ingrate et tyrannique est une passion, et non +du patriotisme. Pour moi, si je pouvais revoir le +calme dans tes traits, s'il nous était permis de profiter +de la douce liberté de l'air et de la terre, peu +m'importeraient les climats et les pays. Cette multitude +de palais et de prisons n'est pas un Éden; ses +premiers habitans étaient de misérables proscrits.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Oui, je sens qu'ils devaient être bien misérables!</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Et cependant, vois: refoulés par les Tartares +dans ces îles étroites, et soutenus par cette énergie +antique (tout ce qui leur restait de l'héritage de +Rome), ils parvinrent à créer, par degrés, une Rome +flottante. Ton courage sera-t-il donc au-dessous d'une +infortune qui tant de fois devint l'occasion d'une +grande prospérité?</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Ah! si j'étais sorti de ma patrie, cherchant, comme +les anciens patriarches, une autre contrée, suivi +comme eux de leurs familles et de leurs troupeaux; +si j'avais été exilé, comme les juifs, de Sion, ou, +comme nos pères chassés par Attila, des belles campagnes +de l'Italie, j'aurais sans doute encore donné +quelques pleurs à mon ancienne contrée, quelques +pensées amères: mais bientôt je me serais relevé; et +de concert avec les miens, qui n'auraient pas cessé de +m'entourer, j'aurais créé une nouvelle patrie, une +autre chose publique: peut-être alors aurais-je supporté +mon sort--bien que je n'ose l'assurer!</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Pourquoi pas? c'est le sort de tant de milliers +d'hommes! tant d'autres le supporteront encore!</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Oui;--mais l'on nous parle uniquement de ceux +qui, dans une nouvelle terre, ont survécu à leurs +maux; de leur nombre, de leur succès: qui aurait pu +compter les cœurs brisés en silence par cet exil? +Qui pourrait compter les victimes de cette maladie<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a> +<a href="#footnote1"><sup class="sml">1</sup></a> +qui, de l'impitoyable mer, semble tout d'un coup +faire jaillir les belles campagnes de la patrie; qui les +représente si fidèlement aux yeux malades du malheureux +proscrit, qu'on peut difficilement l'empêcher +de se précipiter devant l'image trompeuse? +Rappelez-vous cette mélodie traînante<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a> +<a href="#footnote2"><sup class="sml">2</sup></a> qui, tout +d'un coup, ranime les regrets passionnés du montagnard +éloigné de ses hauteurs couronnées de +neige et de nuages; il s'abandonne à ses regrets, +mais il porte le poison dans ses veines, et bientôt il +expire de désespoir. Vous appelez cela de <i>la faiblesse</i>! +c'est de la force; c'est la source de tous les +sentimens généreux: qui n'aime pas sa patrie est +incapable de rien aimer.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" +name="footnote1"><b>Note 1: </b></a><a href="#footnotetag1"> +(retour) </a> La calenture.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" +name="footnote2"><b>Note 2: </b></a><a href="#footnotetag2"> +(retour) </a> Allusion à l'air suisse (le <i>ranz des vaches</i>) et à ses effets.</blockquote> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Obéis-lui donc, car c'est elle qui te proscrit.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Oui, c'est elle: et son arrêt pèse sur mon cœur +comme la malédiction d'une mère;--l'empreinte +en brûle mon front. Ces exilés dont vous me parlez, +ils s'éloignaient en foule les mains pressées l'une +dans l'autre, pendant la route; et leurs tentes réunies +et confondues:--moi, je suis seul.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Non, tu ne le seras plus:--ne vais-je pas avec +toi?</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Chère Marina!--et nos enfans?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Pour eux, je crains bien que les soupçons de votre +odieuse politique (qui se joue de tous les liens et +les brise à son plaisir) ne nous permettent pas de les +emmener avec nous.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Et toi, peux-tu donc les quitter?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Oui, avec bien de la peine; mais je puis les laisser, +enfans comme ils sont, pour vous apprendre à +l'être moins vous-même; apprenez par-là à étouffer +des sentimens sacrés, quand d'autres devoirs plus +sacrés encore le commandent: dans ce monde, d'ailleurs, +notre premier devoir est de savoir souffrir.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>N'ai-je encore rien supporté?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Beaucoup trop d'une injuste tyrannie, et assez +pour vous apprendre à ne pas être épouvanté d'une +perspective qui n'a plus rien de pénible, comparée à +tout ce que vous avez déjà souffert.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Ah! je le vois, vous n'avez jamais été proscrite +loin de Venise; vous n'avez jamais vu s'éloigner +progressivement ses ravissantes tourelles, alors que +chaque sillon creusé dans la mer par le vaisseau +semble frapper et entr'ouvrir votre cœur; vous n'avez +jamais vu le jour s'abaisser sur nos rivages, et +les couvrir de son auréole calme et rougissante; puis, +ayant rêvé qu'ils vous apparaissaient dans toute leur +beauté, vous ne vous êtes jamais réveillée sans les +retrouver.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Je partagerai avec vous tout cela. Faisons-nous à +l'idée de quitter cette ville bien-aimée (car elle le +mérite bien sans doute), et cette prison d'état que +vous devez à ses bontés. Nos enfans recevront les +soins du Doge et de mes oncles: il faut que nous +mettions à la voile avant la nuit.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Ce terme est bien court. Ne verrai-je donc pas +mon père?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Vous le verrez.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Où?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Ici ou dans l'appartement ducal:--il n'a pas dit +où. Que ne supportez-vous votre exil comme il le +supporte!</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Oh! ne le blâmez pas. Quelquefois il m'est arrivé +de murmurer un instant; mais il ne pouvait pas autrement +agir. Le moindre témoignage de pitié ou +de sympathie de sa part n'eût fait que rejeter sur +ses cheveux blancs le soupçon des Dix, et sur ma +tête des malheurs accumulés.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Accumulés! Quels sont donc les tourmens qu'ils +vous ont épargnés?</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Celui de quitter Venise sans vous voir, lui ou toi; +ils m'auraient interdit ce bonheur, comme la première +fois qu'ils m'exilèrent.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Cela est vrai; oui, pour cela, j'avoue ma dette +envers la république, et je lui devrai davantage encore +quand tous deux nous flotterons sur les libres +vagues.--Partons! ah! partons aux extrémités du +monde, s'il le faut; mais loin de cette horrible, injuste +et--</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Ne la maudissez pas. Quand je me tais, qui ose +accuser ma patrie?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Ciel et terre! qui ose l'accuser? le sang de plusieurs +millions d'hommes s'élevant au ciel contre +elle; les accens de désespoir des esclaves enchaînés, +des citoyens dans les cachots, des mères, des épouses, +des enfans, des pères, et de tous les sujets +courbés sous le joug de dix vieilles têtes; enfin, jusqu'à +<i>ton silence</i>. Et quand tu pourrais encore alléguer +quelque chose en sa faveur, quel autre, dis-moi, +voudrait le faire à ta place?</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Songeons, puisqu'il le faut, à notre départ. Mais +qui vient ici?</p> + +<p class="stage1">(Entre Lorédano suivi de familiers.)</p> + +<p class="mid">LORÉDANO, aux familiers.</p> + +<p>Retirez-vous, et laissez-moi le flambeau.</p> + +<p class="stage1">(Les familiers se retirent.)</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Noble signor, soyez le bien-venu; je ne croyais +pas que ces tristes lieux recevraient jamais l'honneur +d'une pareille visite.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Ce n'est pas la première fois que je me trouve +dans ces sortes de lieux.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Ni la dernière, si la récompense suivait le mérite. +Venez-vous ici pour nous insulter, pour faire l'office +d'espion, ou pour demeurer en otage auprès de +nous?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Telle n'est pas ma mission, noble dame! je suis +envoyé vers votre mari pour lui apprendre le décret +des Dix.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>L'on a prévenu cet acte de bonté: il le connaît.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Et comment?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Je l'ai informé de l'indulgence de vos collègues, +non sans doute avec les délicates précautions que +vous aurait suggérées votre naïve sensibilité; mais +enfin il la connaît. Si vous venez recevoir nos remerciemens, +prenez-les et sortez! L'horreur du cachot +est assez profonde sans vous; il s'y rencontre +assez de reptiles non moins malfaisans, bien que leur +venin soit moins lâche.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Calmez-vous, je vous prie. À quoi servent de +telles paroles?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>À lui faire connaître qu'il est connu.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>La belle dame doit conserver les priviléges de +son sexe.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Signor, j'ai des fils: un jour ils sauront mieux +vous remercier.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Vous ferez bien de les élever dans de bons sentimens. +Foscari,--vous connaissez donc votre sentence?</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Je retourne à Candie?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Oui,--pour la vie.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Pour peu de tems.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>J'ai dit--pour <i>la vie</i>.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Et je répète--pour peu de tems.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Une année d'emprisonnement à la Cannée,--ensuite +la liberté de l'île entière.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>C'est tout un pour moi: cette liberté est à mes +yeux comme la prison qui doit la précéder. Est-il +vrai que ma femme m'accompagne?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Oui, si elle le veut.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Qui a réclamé pour moi cette justice?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Quelqu'un qui ne fait pas la guerre aux femmes.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Mais qui opprime les hommes. Quoi qu'il en soit, +je le remercie de la seule faveur que j'aurais voulu +demander ou recevoir de lui ou de ses semblables.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Il reçoit ces remerciemens avec les sentimens de +celle qui les lui offre.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Et puissent-ils lui servir en proportion de leur sincérité!--Mais +assez.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Est-ce là, signor, toute votre mission? Songez +qu'il nous reste peu de tems pour nous préparer, et +que votre présence est pénible pour cette dame, +dont la famille est noble comme la vôtre.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Plus noble.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Comment, plus noble?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Oui, car plus généreuse! Nous disons d'un coursier +qu'il est <i>généreux</i>, quand nous voulons exprimer +la pureté de sa race. Je le sais, bien que née à Venise +où l'on ne connaît guère que des coursiers de +bronze; mais je l'ai appris de ces Vénitiens qui ont +abordé sur les côtes d'Égypte, et de l'Arabie leur +voisine. Pourquoi donc ne dirions-nous mieux encore: +l'<i>homme généreux</i>? Si la famille est quelque +chose, c'est pour les vertus, plutôt que pour les années +qu'elle rappelle; et la mienne, aussi ancienne +que la vôtre, est plus recommandable dans ses rejetons. +Oh! n'affectez pas de l'indignation,--mais +reportez vos yeux en arrière; considérez votre arbre +généalogique aux feuillages si verts, aux fruits si +mûrs: alors vous serez forcé de rougir d'ancêtres +qui rougiraient eux-mêmes d'un fils tel que vous,--cœur +aride et dévoré de haine!</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Encore, Marina!</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Encore! Ne voyez-vous pas qu'il vient ici pour +assouvir sa rage, en reposant sur nos malheurs un +dernier regard? laissez-le les partager.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Cela serait difficile.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Nullement. Il les partage déjà:--c'est en vain +qu'il cherche à dérober ses angoisses sous un front +de marbre et sous un dédaigneux sourire; il les partage. +Quelques mots précis de vérité confondent les +suppôts de l'enfer aussi bien que leur maître; j'ai +mis un instant son ame à l'épreuve, comme le fera +avant peu le feu éternel qui le réclame. Vois comme +il recule à ma voix! et cependant il porte en ses mains +la mort, les fers et l'exil, qu'il déverse à volonté sur +ses semblables. Mais ces armes ne sont pas défensives, +car j'ai percé du premier coup son cœur glacé. +Je brave ses furieux regards. Nous ne pouvons que +mourir; il est plus à plaindre que nous, car il ne +peut que vivre, et chaque jour avance l'heure inévitable +de son châtiment.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Vous avez perdu la raison.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Cela peut être; mais quelle est la cause de ce <i>délire</i>?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Laissez-la poursuivre; elle ne m'atteint pas.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Vous mentez! Vous veniez ici pour savourer un +lâche triomphe, à la vue de notre déplorable situation. +Vous veniez pour écouter froidement nos prières,--pour +compter nos pleurs et nos sanglots,--pour +contempler le naufrage auquel vous aviez réduit mon +époux, le fils de votre souverain; en un mot, vous +veniez fouler aux pieds la victime,--idée devant +laquelle le bourreau recule, lui qui fait horreur à +tous les hommes! Qu'en est-il résulté? Nous sommes +malheureux, signor; malheureux autant que votre +scélératesse et votre soif de vengeance pouvaient le +désirer: et cependant, comment <i>vous trouvez-vous</i>?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Comme un roc.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Oui, mais frappé de la foudre: ils sont insensibles, +mais ils demeurent sillonnés. Allons, Foscari! +éloignons-nous, et laissons cet être vil, le seul digne +d'habiter ces lieux qu'il a tant de fois peuplés de victimes, +mais qui ne seront purifiés qu'à l'instant où +ils se fermeront sur lui.</p> + +<p class="stage1">(Entre le Doge.)</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Mon père!</p> + +<p class="mid">LE DOGE, l'embrassant.</p> + +<p>Jacopo! mon fils!--mon fils!</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Encore une fois, mon père! Qu'il y a long-tems +que je ne t'avais entendu prononcer mon nom--<i>notre</i> +nom!</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Mon enfant! que ne peux-tu savoir--</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Il m'est échappé rarement des murmures.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>C'est ton silence que j'ai senti le plus vivement.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Doge! regardez--là! (Elle indique Lorédano.)</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Je vois cet homme--eh bien?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>De la prudence!</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Cette vertu étant celle dont la noble dame aurait +le plus besoin, il est naturel qu'elle la recommande +aux autres.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Misérable! ce n'est pas une vertu: c'est la politique +des hommes de bien forcés de se trouver en +face du vice; c'est auprès de tes semblables que je +la recommande, comme je le ferais à celui dont le +pied serait prêt de toucher une vipère.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Cela est superflu à ma fille; depuis long-tems je +connais Lorédano.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Vous pouvez le connaître mieux encore.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Oui, mais non pas plus pervers sans doute.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Mon père, ne perdons pas ces dernières heures +dans de stériles reproches. Est-ce bien en effet maintenant +notre dernière entrevue?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Tu vois ces cheveux blancs.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Et de plus, je sens que les miens ne blanchiront +jamais ainsi. Mon père, embrassez-moi! je vous ai +toujours aimé,--jamais plus qu'aujourd'hui. Ayez +soin de mes enfans,--ceux de votre dernier enfant; +qu'ils soient pour vous tout ce que je fus long-tems +moi-même, et jamais ce que je suis aujourd'hui. +Ne puis-je donc pas <i>les</i> voir aussi?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Non,--pas <i>ici</i>.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Partout ils peuvent embrasser leurs parens.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Je ne voudrais pas qu'ils vissent leur père dans +un lieu qui pourrait mêler à leur tendresse des sentimens +de crainte, et troubler le cours naturel de +leur sang jeune et généreux. Ils sont heureux; ils +dorment tranquilles; ils ignorent que leur père n'est +qu'un malheureux proscrit. Je sais bien que leur +destinée sera la même un jour; mais qu'ils ne la reçoivent +qu'à titre de succession, et non pas comme +un droit de leur enfance même. Leurs sens ouverts +aux inspirations de l'amour le sont également à celles +de la terreur; et cette obscure humidité, et ces eaux +verdâtres et fangeuses qui flottent au-dessus de cet +horrible asile,--ce cachot lui-même, creusé au-dessous +de la source des eaux, et enfermant dans +chaque crevasse un germe pestilentiel; tout cela +pourrait être à craindre pour eux: ce n'est pas <i>leur</i> +atmosphère, bien que vous,--vous aussi,--et +avant tous les autres, et comme en étant le plus digne,--<i>vous</i>, +noble Lorédano, vous puissiez respirer +ici sans le moindre danger.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Je n'avais pas fait ces réflexions; je les approuve. +Ainsi, je m'éloignerai sans les avoir vus.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Non; il n'en sera rien: vous les verrez dans mon +appartement.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Et faudra-t-il <i>tous</i> les quitter?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Il le faut.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Sans une seule exception?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Ils sont le bien de l'état.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Je supposais qu'ils étaient le mien.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Ils le sont, en effet, dans tout ce qui se rapporte +à la puissance maternelle.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>C'est-à-dire, dans tous les soins pénibles. Sont-ils +malades? on me les confiera pour les soigner; +meurent-ils? c'est à moi qu'il appartiendra de les +pleurer, de les ensevelir; mais s'ils vivent, vous en +ferez des soldats, des sénateurs, des esclaves, des +proscrits,--ce que vous voudrez; ou s'ils sont de +l'autre sexe et doués d'un patrimoine, des épouses +et des courtisanes! Admirable sollicitude de l'état +pour ses fils et les mères de ses fils!</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>L'heure approche, et les vents sont favorables.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Qu'en savez-vous ici, où jamais les vents n'ont +soufflé dans leur liberté?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Ils l'étaient quand j'entrai ici. La galère flottait +à une portée d'arc de <i>la riva di Schiavoni</i>.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Mon père, précédez-moi, je vous prie, et préparez +mes enfans à voir leur père.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Allons, mon fils, du courage!</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Je ferai tous mes efforts.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Adieu, du moins, à cet infâme donjon, et à celui +aux bons offices duquel nous sommes en partie redevables +de notre captivité passée.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Et de la délivrance présente.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Il dit vrai.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Sans doute; mais je ne lui dois qu'un échange de +mes chaînes pour des chaînes plus pesantes. Il le savait +bien, ou il ne l'eût pas sollicité; mais je ne lui +reproche rien.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Le tems presse, signor.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Hélas! pouvais-je penser que je quitterais jamais +avec douleur un pareil séjour! Mais quand je sais +que chaque pas qui m'en éloigne m'éloigne en +même tems de Venise, j'éprouve des regrets en regardant +pour la dernière fois ces murailles humides +et--</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Enfant! pas de pleurs.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Laissez-les plutôt couler; il n'a pas pleuré au milieu +des tortures, elles ne peuvent ici le déshonorer. +Elles soulageront son cœur,--ce cœur trop +sensible,--et je <i>saurai</i> essuyer ces larmes amères +ou y joindre les miennes; je pourrais pleurer maintenant, +mais je ne veux pas faire tant de plaisir au +méchant qui nous contemple. Sortons. Doge! conduisez-nous.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO, aux familiers.</p> + +<p>La torche!</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Oui, éclairez-nous comme dans une pompe funèbre, +suivie par Lorédano, pleurant comme un +avide héritier.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Mon fils! vous êtes faible: prenez cette main.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Hélas! faut-il que la jeunesse s'appuie sur les années! +c'était moi qui devais être votre soutien.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Prenez mon bras.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Foscari! Foscari! ne le touchez pas; c'est un dard +vénéneux. Signor, arrêtez! nous savons bien que si +la main des vôtres devait nous sortir du gouffre où +nous sommes plongés, vous vous garderiez bien de +nous la présenter. Viens, Foscari! prends la main +que l'autel a jointe à la tienne; elle n'a pu te sauver, +elle te soutiendra du moins toujours.</p> + +<p class="stage1">(Ils sortent.)</p> + +<p>FIN DU TROISIÈME ACTE.</p> +<br><br><br> +<h2>ACTE IV.</h2> +<br><br> +<h3>SCÈNE PREMIÈRE.</h3> + +<p class="stage1">(Une salle dans le palais du Doge.)</p> + +<p class="stage1">Entrent LORÉDANO et BARBARIGO.</p> +<br> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Avez-vous confiance dans un pareil projet?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Oui.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Sa vieillesse en sera bien affligée.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Dites plutôt qu'elle se trouvera heureuse d'être +ainsi délivrée du fardeau de l'état.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Son cœur en sera brisé.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>La vieillesse n'a plus de cœur à briser. Il a vu celui +de son fils sur le point de l'être, et, si l'on excepte +un éclair d'attendrissement, en le voyant dans +son cachot, il n'a pas été ému.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Dans sa contenance, je l'avoue; mais quelquefois +je l'ai vu en proie à un tel découragement intérieur, +que le plus bruyant désespoir ne pouvait rien trouver +à lui envier. Où est-il?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Dans ses appartemens, avec son fils, et toute la +race des Foscari.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Ils se disent adieu.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Un dernier adieu, comme celui que le vieillard +fera bientôt à la dignité de Doge.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Et quand le fils met-il à la voile?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Tout de suite, et quand ils en auront fini avec +leurs longs adieux. Il est tems de les avertir.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Arrêtez! Voulez-vous encore abréger de pareils +momens?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Ce n'est pas moi; nous avons des soins plus importans. +Il faut que ce jour soit en même tems le dernier +du règne du vieux Doge et le premier du dernier +bannissement de son fils. Et voilà la vengeance.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>À mes yeux trop cruelle.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Elle est trop douce.--Ce n'est pas même vie +pour vie, cette loi de représailles admise dans tous +les âges: ils me doivent encore la mort de mon père +et de mon oncle.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Mais cette dette, le Doge ne l'a-t-il pas hautement +niée?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Sans doute.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Et ce désaveu n'a-t-il pas ébranlé vos doutes?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Non.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, si la déchéance doit être obtenue +par notre influence réunie dans le conseil, il +faut que ce soit avec toute la déférence due à ses +cheveux blancs, à son rang et à ses services.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Avec toutes les cérémonies qu'il vous plaira, +pourvu que la chose se fasse. Vous pouvez, je m'en +soucie peu, lui députer le conseil, pour lui demander, +les genoux en terre (comme Barberousse au +pape), d'avoir l'extrême courtoisie d'abdiquer.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Et s'il ne veut pas?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Alors, nous en choisirons un autre, et nous annulerons +son élection.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Mais les lois?--</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Quelles lois?--Les Dix, voilà les lois; et s'ils +n'existaient pas, je serais, dans cette circonstance, +législateur.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>À vos propres périls?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Ce n'est pas ici le cas,--vous dis-je; nous en avons +le droit.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Mais déjà, à deux reprises, il a sollicité la permission +de se retirer, et deux fois on la lui a refusée.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Excellente raison pour la lui accorder une troisième +fois.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Sans qu'il le demande?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Pour lui prouver que ses premières instances ont +fait impression. Si elles partaient du cœur, il nous +devra des remerciemens: sinon, il est juste de punir +son hypocrisie. Allons, ils ont eu le tems de se réunir, +il faut les rejoindre; et sur ce point-là seulement, +montrez une résolution inébranlable. Les +argumens que j'ai préparés sont de nature à les +ébranler et à renverser le vieillard. N'allez pas, avec +vos scrupules ordinaires, et quand nous sommes +sûrs de leurs dispositions et de leur volonté, nous +arrêter au moment de la réussite.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Si j'étais sûr que la déchéance du père ne sera +pas le prélude d'une persécution acharnée comme +celle dont son fils est la victime, je vous appuierais +sans hésiter.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Il n'a rien à craindre, vous dis-je; ses quatre-vingt-cinq +ans continueront autant qu'il pourra les +traîner: il ne s'agit que de son trône.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Les princes déposés ont rarement beaucoup de +tems à vivre.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Plus rarement encore les octogénaires.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Pourquoi donc ne pas attendre quelques jours?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Parce que nous avons déjà bien assez attendu, et +qu'il vit plus qu'il ne convient. Allons! rendons-nous +au conseil!</p> + +<p class="stage1">(Lorédano et Barbarigo sortent.--Entrent Memmo et un sénateur.)</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>Un ordre de nous rendre au conseil des Dix! quel +en peut être le motif?</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Les Dix seuls peuvent répondre: rarement ils +manifestent leurs pensées d'avance. Nous sommes +cités;--il suffit.</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>Il suffit pour eux, mais non pour nous; je voudrais +savoir pourquoi.</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>En obéissant vous le saurez; autrement, vous n'en +apprendrez pas moins pourquoi vous auriez dû +obéir.</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>Je ne prétends pas m'opposer, <i>mais</i>--</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Dans Venise, <i>mais</i> désigne un traître. Ne hasardez +pas de <i>mais</i>, à moins que vous ne vouliez passer +sur le pont que l'on repasse bien rarement.</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>Je me tais.</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Pourquoi d'ailleurs cette agitation?--Les Dix +invoquent, dans leurs délibérations, l'assistance de +vingt-cinq patriciens;--vous êtes l'un de ceux +qu'ils ont choisis, j'en suis un autre; et le choix, ou +la chance qui nous réunit à une assemblée si auguste, +me paraît également honorable pour nous +deux.</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>Sans doute. Je n'ajoute rien.</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Comme nous avons l'espoir (et tout le monde, +seigneur, peut honnêtement le caresser, je veux dire +tous ceux d'une noble famille), l'espoir qu'un jour +nous pourrons être décemvirs, c'est sans doute +comme une école de sagesse pour les délégués du +sénat qu'une pareille initiation comme novice dans +les plus profonds mystères de l'état.</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>Connaissons-les donc: ils méritent certainement +toute notre attention.</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Comme nous ne pourrions les divulguer sans exposer +nos vies, ils méritent en effet quelque intérêt +de notre part.</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>Je ne demande pas une place dans le sanctuaire; +mais puisque l'on m'a choisi, et non pas sans répugnance +de ma part, je ferai mon devoir.</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Ne soyons pas les derniers à obéir à la sommation +des Dix.</p> + +<p class="mid">SÉNATEUR.</p> + +<p>Tous ne sont pas encore arrivés; mais je suis de +votre avis.--Entrons.</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Les plus pressés sont les mieux venus dans les +conseils d'urgence,--et du moins nous ne serons +pas les derniers.</p> + +<p class="stage1">(Entrent le Doge, Jacopo Foscari et Marina.)</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Ah! mon père! je sens qu'il faut partir, j'y suis +décidé. Cependant, je vous en conjure, obtenez pour +moi qu'un jour je sois rappelé dans mes foyers, un +jour, quelqu'éloigné qu'il puisse être: qu'il y ait +dans l'espace un point qui soit pour mon cœur comme +une sorte de phare; j'accepte tous les tourmens qu'ils +voudront m'infliger; mais, que je puisse revenir!</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Fils Jacopo, va, obéis aux volontés de notre pays: +nous ne devons rien voir au-delà.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Mais du moins puis-je regarder derrière moi. Je +vous prie, ne m'oubliez pas.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Hélas! quand j'avais de nombreux enfans, vous +étiez celui que je chérissais davantage; en peut-il +être autrement aujourd'hui, où vous me restez seul +de tous? Mais quand l'état demanderait que l'on exhumât +la cendre de vos trois excellens frères, quand +leurs ombres indignées s'élèveraient pour s'opposer +à un pareil acte, et défendre leur dernière demeure +dans la terre de la patrie, je n'en obéirais pas moins +à un devoir plus impérieux encore.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Partons, cher époux! tout cela ne fait que prolonger +notre douleur.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>L'on ne nous a pas encore prévenus; les voiles +du vaisseau ne sont pas déployées:--qui sait? le +vent peut changer.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Il peut changer, mais leurs cœurs et votre destinée +sont immuables; et la rame des galériens suppléera +au calme des vents, et nous éloignera rapidement +du havre.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Ô mers! où sont donc vos orages?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Dans le cœur des hommes. Hélas! rien ne peut-il +vous calmer?</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Jamais marinier n'invoqua son patron pour des +vents doux et prospères, comme je vous implore +aujourd'hui, ô vous, patron tutélaire d'une patrie +que, dans votre saint amour, vous ne pouvez chérir +plus tendrement que moi! Soulevez les vagues furieuses +de l'Adriatique; réveillez l'Auster, souverain +des tempêtes! Que l'Océan bouleversé rejette bientôt +sur les rivages déserts du Lido mon cadavre sans +vie; que j'y puisse embrasser encore les sables qui +bordent cette terre tant aimée, et que je ne dois plus +jamais revoir!</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Et sans doute vous formez les mêmes vœux pour +moi qui ne vous quitte plus?</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Non;--ah! non pour toi, chère et pieuse Marina! +puisses-tu long-tems me survivre, et protéger +les tendres années de ces enfans, que ton sublime +dévouement va priver aujourd'hui de tes soins. Mais +pour moi seul, puissent tous les vents se déchaîner +contre le vaisseau et mugir dans le golfe; puissent +tous les marins tourner sur moi leurs visages pâles +et désespérés; puissent-ils m'accuser, comme autrefois +les Phéniciens accusèrent Jonas d'appeler seul +les tempêtes, et me précipiter dans les flots comme +une offrande pour les apaiser! L'abîme qui me détruira +sera plus compatissant que les hommes; il me +transportera sans vie, mais enfin il me transportera +jusqu'aux rivages natals: je devrai une tombe aux +mains des pêcheurs, sur un sable désolé, qui jamais, +dans la foule innombrable des naufragés, n'aura +recueilli un cœur aussi déchiré que le mien ne l'aura +été.--Mais pourquoi ne se brise-t-il pas? Comment +se fait-il que je vive?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Pour te dompter toi-même, je pense, et pour maîtriser +avec le tems ce vain désespoir. Jusqu'alors tu +souffrais; mais les plaintes n'étaient pas bruyantes. +Que souffres-tu donc au prix de ce qui n'a pu t'arracher +un seul cri,--la prison et la torture?</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Ah! je souffre une double, une vingt fois plus +cruelle torture! Mais vous dites vrai, il faut la supporter. +Votre bénédiction, mon père.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Que ne peut-elle te protéger! je te la donne pourtant.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Pardonnez--</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Eh quoi! mon fils?</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Ma naissance à ma pauvre mère, à moi d'avoir +vécu, et à vous-même, comme je vous le pardonne, +le don que vous m'avez fait de la vie.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>De quoi pourrais-tu t'accuser?</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>De rien. Ma mémoire n'est ouverte qu'à la douleur. +Mais après avoir si horriblement souffert, je +ne puis m'empêcher de croire que je l'ai mérité. +S'il en est ainsi, puissent mes souffrances sur la terre +adoucir celles que l'avenir me réserve!</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Ne crains rien, l'enfer est réservé à tes oppresseurs.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>J'espère que non.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Tu l'espères?</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Non, je ne puis leur souhaiter tous les maux qu'ils +m'ont infligés.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Quoi! ces démons incarnés! Ah! puissent-ils mille +fois les subir à leur tour; et puissent les vers éternellement +rongeurs les dévorer!</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Ils peuvent se repentir.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Dans ce cas-là même, leurs remords seraient trop +tardifs; Dieu n'accepte pas ceux des démons.</p> + +<p class="stage1">(Entrent un officier et des gardes.)</p> + +<p class="mid">OFFICIER.</p> + +<p>Signor! la barque est sur le rivage;--le vent +est levé: nous n'attendons plus que vous.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Je suis prêt. Mon père, encore votre main.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>La voici. Hélas! comme la tienne tremble!</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Non, vous vous trompez: c'est la vôtre, mon +père. Adieu.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Adieu. N'as-tu plus rien à recommander?</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Non--rien. (À l'officier.) Donnez-moi votre bras, +cher signor.</p> + +<p class="mid">OFFICIER.</p> + +<p>Vous devenez pâle,--laissez-moi vous soutenir,--plus +pâle!--holà! quelque aide! de l'eau!</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Il se meurt!</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Je suis prêt maintenant.--Un nuage étrange +couvre mes yeux;--où est la porte?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Éloignez-vous! c'est à moi de le soutenir.--Mon +bien-aimé! ô ciel! comme le mouvement de son +cœur est faible!</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>De la lumière! Est-ce là de la lumière?--je me +meurs. (L'officier lui présente de l'eau.)</p> + +<p class="mid">OFFICIER.</p> + +<p>Peut-être sera-t-il mieux au grand air.</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Je n'en doute pas. Vos mains, mon père, ma +femme--</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>La mort est dans cette étreinte glacée. Ô ciel!--mon +Foscari, comment vous trouvez-vous?</p> + +<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p> + +<p>Bien! (Il expire.)</p> + +<p class="mid">OFFICIER.</p> + +<p>Il est passé.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Il est libre.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Non,--non, il n'est pas mort; il doit encore y +avoir de la vie dans ce cœur:--il n'aurait pu me +laisser ainsi.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Ma fille!</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Silence, vieillard! je ne suis plus ta fille:--tu +n'as plus de fils. Ô Foscari!</p> + +<p class="mid">OFFICIER.</p> + +<p>Il nous faut emporter le corps.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Ne le touchez pas, odieux bourreau! avec sa vie +cessent vos viles fonctions; et vos lois homicides +elles-mêmes ne les continuent pas au-delà du meurtre. +Laissez sa dépouille mortelle à ceux qui seuls +peuvent honorer sa mémoire.</p> + +<p class="mid">OFFICIER.</p> + +<p>Je dois prévenir la seigneurie, et attendre sa volonté.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Informez la seigneurie de ma part, de la part du +Doge, qu'ils n'ont plus le moindre droit sur ces +cendres. Pendant sa vie, il leur appartenait, comme +étant leur sujet:--maintenant il m'appartient.--Mon +déplorable fils!</p> + +<p class="stage1">(L'officier sort.)</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Et je vis encore!</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Marina! vos enfans vivent.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Mes enfans! oui--ils vivent, et moi aussi je +dois vivre pour leur apprendre à servir l'état, à +mourir comme mourut leur père. Combien on doit +désirer et bénir dans Venise la stérilité! Pourquoi +ma mère m'a-t-elle mis au monde!</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Mes malheureux enfans!</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Quoi? vous aussi, vous êtes enfin sensible!--vous! +Qu'est donc devenu le stoïcisme de l'homme +d'état?</p> + +<p class="mid">LE DOGE, se jetant sur le corps.</p> + +<p>Là!</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Vous pleurez! je pensais que vos yeux n'avaient +pas de larmes:--vous les réserviez pour l'instant +où elles sont superflues. Mais pleurez! lui ne pleurera +plus jamais--jamais, ô ciel! jamais!</p> + +<p class="stage1">(Entrent Lorédano et Barbarigo.)</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Qu'y a-t-il ici?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Ah! le démon venant insulter à la mort! Fuis! +Satan incarné! cette terre est sainte, les cendres +d'un martyr y reposent et en font un autel. Retourne +au séjour des tourmens!</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Madame, nous ignorions ce triste événement; +nous allions au conseil, et nous ne faisons que passer.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Passez donc!</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Nous cherchons le Doge.</p> + +<p class="mid">MARINA, indiquant le Doge, toujours étendu sur le corps de son +fils.</p> + +<p>Il est occupé, vous le voyez, des affaires que vous +lui avez préparées. Êtes-vous contens?</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>À Dieu ne plaise que nous troublions la douleur +d'un père!</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Non; il vous a suffi de la causer: votre rôle est +fini.</p> + +<p class="mid">LE DOGE, se levant.</p> + +<p>Signor, je suis prêt.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Non,--pas maintenant.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Cependant, il importe beaucoup.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>S'il en est ainsi, je le répète encore,--je suis +prêt.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Il n'en sera pas ainsi maintenant; dût Venise, +comme un frêle vaisseau, s'engloutir dans l'abîme! +Je respecte votre douleur.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Je vous remercie. Mais si les nouvelles que vous +apportez sont fâcheuses, parlez, rien ne peut me +frapper plus vivement que l'objet que vous avez devant +les yeux. Si elles sont bonnes, parlez; vous n'avez +pas à <i>craindre</i> qu'elles me <i>consolent</i>.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Je voudrais qu'elles le pussent.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Je ne m'adresse pas à <i>vous</i>, mais à Lorédano. <i>Il</i> +me comprend.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Je le prévoyais bien.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Que voulez-vous dire?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Voyez! le sang commence à rougir de nouveau +les lèvres glacées de Foscari;--le corps saigne à la +vue de l'assassin. (À Lorédano.) Vil meurtrier juridique, +regarde! la mort elle-même rend témoignage +de ton forfait.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Ma fille! c'est une illusion de la douleur. (Aux suivans.) +Emportez le corps. Signor, si vous le désirez, +je vous écouterai dans une heure.</p> + +<p class="stage1">(Sortent le Doge, Marina et suivans avec le corps.--Lorédano<br> +et Barbarigo demeurent sur la scène.)</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>On ne peut dans ce moment le troubler.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Lui-même ne dit-il pas que désormais rien ne +pourrait le troubler?</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Le chagrin aime la solitude, et la rompre est une +barbarie.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>La solitude est l'aliment de tout chagrin; et rien +n'est plus capable de dissiper les sombres visions +de l'autre monde que le retour des vives impressions +de celui-ci. Les affaires ne comportent pas les +pleurs.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Et c'est pour cela que vous voulez écarter ce vieillard +de toutes les affaires?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>La chose est décrétée. La giunta et les Dix l'ont +convertie en loi. Qui oserait braver la loi?</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>L'humanité!</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Quoi! parce que son fils est mort?</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Et qu'il n'est pas encore enseveli.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Si, quand nous vous avons proposé la mesure, +nous avions connu cet incident, nous en aurions suspendu +l'adoption; mais une fois passé, rien ne peut +en arrêter l'effet.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Non, je ne consentirai jamais.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Vous avez consenti à l'essentiel,--remettez-vous +à moi du reste.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Son abdication presse-t-elle donc tant?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>L'impression d'un sentiment particulier n'a pas +droit d'arrêter ce qui importe à la république; et un +malheur simple et naturel ne peut retarder d'un jour +l'exécution d'une loi.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Vous avez un fils.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Oui,--et même j'<i>avais</i> un père.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Cependant, toujours aussi inexorable?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Toujours.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Mais du moins, avant de presser l'exécution de +l'édit qui le dépose, laissez-le enterrer son fils.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Qu'il rappelle donc à la vie mon oncle et mon +père,--et j'y consens. Les hommes peuvent, dans +leur vieillesse même, devenir, ou paraître devenir +pères d'une centaine d'enfans; mais ils ne peuvent +rallumer l'existence d'un seul de leurs ancêtres. Le +sacrifice n'est pas égal: il a vu ses enfans expirer +d'une mort naturelle; mes pères sont tombés victimes +de maladies violentes et mystérieuses. Je n'ai +pas eu recours au poison; je n'ai pas soudoyé quelque +subtil opérateur dans l'art destructeur de guérir, +pour abréger leur route vers la guérison éternelle. +Ses fils, et il en avait quatre, sont morts sans +que j'invoquasse le secours de drogues homicides.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Et êtes-vous sur qu'il soit plus coupable que vous?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Très-sûr.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Il semble pourtant la loyauté même.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Ainsi le jugeait Carmagnuola, il n'y a pas long-tems +encore.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Quoi! cet étranger convaincu de trahison?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Lui-même. Vous vous rappelez la nuit dans laquelle +les Dix réunis au Doge décidèrent de sa perte? +Le lendemain, à l'heure du crépuscule, Carmagnuola +rencontre le Doge, et lui demande, en plaisantant, +s'il doit lui souhaiter le bonjour ou le bonsoir. +Sa seigneurie répondit qu'en effet il avait veillé +toute la nuit dernière: «Et, ajouta-t-il avec le plus +gracieux sourire, dans cette nuit il a souvent été +question de vous<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a> +<a href="#footnote3"><sup class="sml">3</sup></a>.» Il disait vrai; on y avait résolu +la mort de Carmagnuola huit mois avant sa mort. +Et cependant le vieux Doge, qui connaissait l'arrêt, +l'accueillait avec une hypocrite bienveillance avant +l'exécution;--certes, quatre-vingts années peuvent +seules apprendre une pareille dissimulation. +Le brave Carmagnuola est mort; le jeune Foscari et +ses frères le sont également:--jamais ils ne m'ont +fait sourire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" +name="footnote3"><b>Note 3: </b></a><a href="#footnotetag3"> +(retour) </a> Fait historique.</blockquote> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Étiez-vous donc l'ami de Carmagnuola?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Il était la sauve-garde de Venise. Dans sa jeunesse, +il avait été son ennemi; mais dans sa virilité +il fut son sauveur d'abord, et puis sa victime.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Tel est le châtiment de ceux qui sauvent les républiques. +Celui que nous poursuivons maintenant, +non-seulement a sauvé la nôtre, il en a réduit d'autres +sous son pouvoir.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Les Romains (et nous sommes leurs émules) donnaient +une couronne à qui prenait une ville: ils en +donnaient également une à celui qui parvenait à sauver +un citoyen dans le combat. La récompense était +la même. Que si nous comparons aujourd'hui le +nombre des cités prises par le Doge Foscari, à celui +des citoyens mis à mort par lui, ou durant son gouvernement, +la balance sera terriblement contre lui, +quand on se bornerait aux désastres particuliers, +nés de sa haine pour mon malheureux père.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Ainsi vous êtes inébranlable?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Qui donc aurait pu m'ébranler?</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Ce qui m'a ébranlé moi-même. Pour vous, je le +sais, vous êtes de marbre dans votre haine. Mais +quand tout sera accompli, quand le vieillard sera +déposé, son nom flétri, sa famille déshonorée, tous +ses enfans morts, vous et les vôtres triomphans, +comment dormirez-vous?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Plus profondément.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Vous vous abusez, et vous serez forcé de le reconnaître +avant de vous assoupir près de vos pères.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Ils ne sommeillent pas dans leurs tombes prématurées; +ils ne le veulent pas tant que Foscari ne remplit +pas la sienne. Chaque nuit je les vois se lever en +sourcillant autour de ma couche, désigner le palais +ducal, et m'exhorter à la vengeance.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Erreur de l'imagination! Aucune passion n'évoque +comme la haine les spectres et les fantômes; +l'amour lui-même ne peuple pas les airs d'illusions +comme cette maladie du cœur.</p> + +<p class="stage1">(Un officier entre.)</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Où allez-vous?</p> + +<p class="mid">OFFICIER.</p> + +<p>Disposer, par l'ordre du Doge, la cérémonie des +funérailles du dernier Foscari.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Depuis quelques années les voûtes de leur sépulture +se sont ouvertes bien souvent.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Elles seront bientôt comblées, et cesseront à jamais +de s'ouvrir.</p> + +<p class="mid">OFFICIER.</p> + +<p>Puis-je continuer?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Passez.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Mais comment le Doge supporte-t-il cette dernière +calamité?</p> + +<p class="mid">OFFICIER.</p> + +<p>Avec une fermeté désespérée. Il parle peu en +présence de témoins, mais j'ai vu ses lèvres s'entr'ouvrir +de tems en tems; une ou deux fois même +je l'ai entendu, de l'appartement voisin, murmurer +ces paroles: <i>Mon fils</i>! Je dois m'éloigner.</p> + +<p class="stage1">(L'officier sort.)</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Cette catastrophe va mettre tout Venise de son +côté.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Sans doute. Il faut nous hâter: réunissons les +membres délégués pour faire connaître la résolution +du conseil.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Je proteste dès maintenant contre elle.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>À votre aise:--je n'en recueillerai pas moins les +voix; et voyons qui de nous deux aura le plus d'influence +sur les esprits.</p> + +<p class="stage1">(Sortent Barbarigo et Lorédano.)</p> + +<p>FIN DU QUATRIÈME ACTE.</p> +<br><br><br> +<h2>ACTE V.</h2> +<br><br> +<h3>SCÈNE PREMIÈRE.</h3> + +<p class="stage1">(Les appartemens du Doge.)</p> + +<p class="stage1">LE DOGE, DOMESTIQUE.</p> +<br> + +<p class="mid">DOMESTIQUE.</p> + +<p>Monseigneur, la députation attend; mais elle +ajoute que si vous désiriez la recevoir à une autre +heure elle attendrait votre plaisir.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Pour moi toutes les heures sont égales. Qu'ils entrent.</p> + +<p class="stage1">(Le domestique sort.)</p> + +<p class="mid">OFFICIER.</p> + +<p>Prince! j'ai rempli votre ordre.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Quel ordre?</p> + +<p class="mid">OFFICIER.</p> + +<p>Un bien triste.--J'ai disposé le convoi de--</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Oui--oui--oui,--pardon. Je commence à +perdre la mémoire; je me fais trop vieux,--aussi +vieux que l'annoncent mes années. Jusqu'à présent +j'avais lutté contre elles; mais elles commencent à +l'emporter sur moi.</p> + +<p class="stage1">(Entre la députation composée de six de la seigneurie et du chef +des Dix.)</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Soyez les bien-venus, nobles seigneurs!</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Avant tout, le conseil partage avec le Doge le chagrin +de son dernier malheur privé.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Assez--assez de cela.</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Le Doge refuse-t-il cet hommage de respect?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Je le reçois comme on le présente.--Poursuivez.</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Les Dix, réunis à une giunta tirée du sénat, et +composée de vingt-cinq des plus nobles patriciens, +ayant délibéré sur l'état de la république, et sur les +soucis qui, en ce moment, doivent doublement oppresser +vos années depuis si long-tems dévouées à +la patrie, ont jugé convenable de solliciter humblement +de votre sagesse (qui ne pourra s'empêcher +d'y consentir) la résignation de l'anneau ducal, que +vous avez si long-tems et si glorieusement porté. Et +pour témoigner qu'ils ne sont ingrats ni insensibles +envers vos années et vos services, ils vous destinent +un apanage de deux mille ducats d'or, pour entourer +votre retraite d'un éclat digne de celle d'un +prince.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>L'ai-je bien entendu?</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Ai-je besoin de répéter?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Non.--Avez-vous fait?</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>J'ai parlé. Vingt-quatre heures vous sont accordées +pour rendre réponse.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Je n'aurais pas besoin du même nombre de secondes.</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Nous n'avons plus qu'à nous retirer.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Restez! vingt-quatre heures ne changeront rien +à ce que j'ai à dire.</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Parlez!</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Quand par deux fois j'ai exprimé le vœu d'abdiquer, +on m'en a refusé la liberté; et non-seulement +on me l'a refusée, mais vous m'avez arraché le serment +de ne plus jamais à l'avenir renouveler cette +demande. J'ai alors juré de mourir dans l'exercice +des fonctions que ma patrie m'avait ici confiées; je +dois écouter la voix de l'honneur, de ma conscience:--je +ne puis violer <i>mon</i> serment.</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Ne nous réduisez pas à recourir à la nécessité d'un +décret, à défaut de votre assentiment.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>La Providence se plaît à prolonger mes jours pour +m'éprouver et me punir; mais vous, avez-vous quelque +droit d'accuser la longueur d'une vie dont chaque +heure fut consacrée au service de l'état? Je suis +prêt à sacrifier encore ma vie pour lui, comme je +lui ai déjà sacrifié d'autres objets mille fois plus +chers que la vie. Mais quant à ma dignité,--je la +tiens de <i>toute</i> la république; quand la volonté <i>générale</i> +sera consultée, alors je pourrai vous donner +une réponse.</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Celle que vous nous faites nous afflige, mais elle +ne peut avoir le moindre poids.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Je suis prêt à tout; mais rien ne changera ma volonté, +même pour un moment. Décrétez--ce qu'il +vous plaira.</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Voici donc la réponse que nous devons transmettre +à ceux qui nous envoient?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Vous m'avez entendu.</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Nous nous retirons respectueusement.</p> + +<p class="stage1">(La députation sort.--Un domestique entre.)</p> + +<p class="mid">LE DOMESTIQUE.</p> + +<p>Monseigneur, la noble dame Marina demande une +audience.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Mon tems est à elle.</p> + +<p class="stage1">(Entre Marina.)</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Pardonnez, monseigneur, si je vous trouble;--peut-être +souhaitiez-vous d'être seul?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Seul? Quand tout le monde se presserait autour +de moi, je n'en resterai pas moins seul aujourd'hui +et désormais. Mais nous avons des forces.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Oui, conservons-les pour les objets--Oh! mon +cher Jacopo!</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Ne te contrains pas! je n'ai pas de consolations à +t'offrir.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Ah! s'il avait vécu dans une autre contrée; doué +de tous les avantages, si chéri, si accompli, qui +pouvait être plus heureux, plus envié que mon pauvre +Foscari? Rien n'eût manqué à son bonheur et +au mien; rien, s'il n'eût pas été de Venise.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Ou le fils d'un prince.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Oui; tout ce que les autres hommes souhaitent +dans leur vanité ou dans leurs illusions de bonheur, +tout, par une destinée étrange, lui est devenu fatal. +La patrie, le peuple qui l'idolâtrait, le prince +dont il était le fils aîné, et--</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Le prince? il n'a plus long-tems à l'être.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Comment?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Ils m'ont ravi mon fils, maintenant ils songent à +me ravir un anneau et un diadême trop long-tems +portés. Ah! laissons-leur reprendre ces vains hochets!</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Les tyrans! et dans un tel jour encore!</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Ils n'en pouvaient choisir un plus favorable: une +heure plus tôt j'y eusse été sensible.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Quoi! n'avez-vous pas de ressentiment?--Ô vengeance! +mais hélas! celui qui vous eût protégé si lui-même +l'avait été, mon cher Foscari, ne peut plus +aider son père.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Il ne l'eût jamais aidé contre son pays, quand il +aurait eu mille vies au lieu de celle--</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Qu'ils lui arrachèrent dans les supplices. Vous +appelez cela du patriotisme? Mais je suis femme; et +mon mari, mes enfans, voilà ma patrie et mon bonheur. +Je l'ai aimé,--je l'ai idolâtré! et je l'ai vu +supporter des épreuves qui eussent glacé d'épouvante +les plus intrépides martyrs. Il n'est plus; et +moi, qui aurais voulu donner tout mon sang pour +lui, je n'ai rien à lui donner que des larmes! Que +ne puis-je espérer de le voir venger?--Mais j'ai +des fils: un jour ils seront des hommes.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Le malheur vous égare.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Je croyais pouvoir le supporter quand je le voyais +en proie à d'horribles tourmens; oui, je pensais que +mieux eût valu le voir mort que victime d'une captivité +plus longue:--je reçois la punition d'une +pareille pensée. Que ne suis-je dans son tombeau!</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Il faut que je le voie encore une fois.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Venez avec moi.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Est-il--</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Son monument aujourd'hui est notre lit nuptial.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Mais est-il dans son linceul?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Viens, vieillard, viens!</p> + +<p class="stage1">(Le Doge et Marina sortent.--Entrent Barbarigo et Lorédano.)</p> + +<p class="mid">BARBARIGO, à un domestique.</p> + +<p>Où est le Doge?</p> + +<p class="mid">LE DOMESTIQUE.</p> + +<p>Il vient de se retirer à l'instant avec l'illustre +dame, veuve de son fils.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Où?</p> + +<p class="mid">LE DOMESTIQUE.</p> + +<p>Dans la chambre où le corps est déposé.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Il ne nous reste donc qu'à retourner.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Vous oubliez que vous ne le pouvez. Nous avons +l'ordre implicite de la junte d'attendre qu'elle se +présente ici, et de l'assister: elle ne tardera pas à +arriver.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Et la junte se hâtera-t-elle de faire entendre au +Doge sa réponse?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Elle exprime le vœu d'une grande célérité. Le +Doge avait répondu vivement, il faut qu'on lui réplique +de même. On a égard à sa dignité; on s'est +occupé de son sort:--que peut-il désirer de plus?</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>De mourir dans ses vêtemens de Doge. Certes, +il ne peut survivre long-tems encore; mais j'ai fait +de mon mieux pour défendre son rang; et jusqu'à +la fin j'ai combattu la proposition, bien que sans +succès. Pourquoi me forcer ici à exprimer le vote de +la majorité?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Il était important d'appeler à témoins quelques +opinions différentes des nôtres, afin d'empêcher la +calomnie d'insinuer qu'une majorité tyrannique redoutait +pour ses actes l'assistance des autres.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Dites aussi, car je dois le croire, que vous avez +voulu me faire rougir de l'inutilité de ma résistance. +Lorédano! dans vos moyens de vengeance, +vous êtes ingénieux, poétique même, un véritable +Ovide dans <i>l'art de haïr</i>; c'est donc à vous--(car +la haine porte un œil microscopique, même dans les +objets secondaires) que je dois, pour mieux faire +ressortir le zèle des autres, d'avoir été associé involontairement +aux travaux de votre junte.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Comment! ma junte?</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Oui, la <i>vôtre</i>! Ils parlent d'après vous, ourdissent +vos trames, adoptent vos plans et exécutent +votre ouvrage; ne sont-ils pas les vôtres?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Vous oubliez la prudence:--souhaitez qu'ils ne +vous entendent pas.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Oh! viendra le jour qu'ils entendront des voix +plus terribles que la mienne: ils ont outrepassé tous +leurs excès; et quand on montre une telle audace +dans les états les plus vils et les plus méprisés, +l'humanité s'y relève encore pour les punir.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Vous parlez avec peu de sagesse.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>C'est ce qu'il faudrait prouver. Mais voici nos +collègues.</p> + +<p class="stage1">(Entre la députation de la junte.)</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Lw Doge sait-il que nous désirons le voir?</p> + +<p class="mid">LE DOMESTIQUE.</p> + +<p>On va le lui apprendre.</p> + +<p class="stage1">(Le domestique sort.)</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Le Doge est avec son fils.</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>S'il en est ainsi, nous remettrons l'affaire après +la cérémonie. Sortons; nous avons encore jusqu'au +soir assez de tems.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO, à part, à Barbarigo.</p> + +<p>Que le feu de l'enfer dessèche ton indiscrète langue! +Je l'arracherai de cette imprudente et sotte +bouche, et je saurai bien ainsi vous ôter le pouvoir +d'exprimer autre chose que des sanglots. (Haut, +à ses autres collègues.) Sages signors, un instant de retard, +je vous prie.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Soyons humains!</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Voyez, le duc approche!</p> + +<p class="stage1">(Entre le Doge.)</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>J'obéis à votre sommation.</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Nous venons encore une fois pour vous faire +agréer notre dernière demande.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Et moi pour vous dire--</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Quoi?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>La même chose. Vous m'avez entendu.</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Vous allez donc entendre le décret absolu et définitif +que nous venons de rendre.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Au fait--au fait! Je connais les vieilles formes +de votre justice, et les gracieux préludes de vos +actes tyranniques. Poursuivez!</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Vous n'êtes plus Doge; vous êtes délié de votre +impérial serment comme souverain; vous déposerez +la robe ducale; mais, par égard pour vos services, +l'état vous alloue l'apanage dont nous vous avons +parlé dans notre précédente entrevue. Vous avez +trois jours pour quitter ces lieux, sous peine de +voir confisquer vos biens, et toute votre fortune +particulière.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Cette dernière clause, et je suis fier de le dire, +n'enrichira pas le trésor.</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Doge! votre réponse.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Répondez, François Foscari!</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Si j'avais pu jamais prévoir que mon âge portât +quelque préjudice à la chose publique, je n'aurais +pas, chef de l'état, témoigné assez d'ingratitude +pour préférer la dignité suprême à l'intérêt de ma +patrie. Mais cette <i>vie</i>, que vous abreuvez d'amertume, +ne lui fut pas inutile pendant de longues années; +et je devais espérer que mes derniers momens +pourraient encore lui être consacrés. Mais le décret +étant rendu, j'obéis.</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Si vous aviez désiré prolonger le délai des trois +jours, nous l'aurions volontiers, comme témoignage +de notre estime, étendu jusqu'à huit.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Pas même huit heures, signor; pas même huit +minutes.--(Déposant son anneau et son bonnet.) Voici l'anneau +ducal et voici le ducal diadême. Ainsi l'Adriatique +est libre d'en épouser un autre.</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Veuillez montrer moins d'empressement.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Ah! signor, je suis vieux; et pour vous donner +le tems de me déposer, je dois moi-même ne pas en +perdre. Je crois voir parmi vous une figure que je +ne connais pas.--Sénateur! votre nom? votre costume +m'annonce que vous êtes le chef des Quarante?</p> + +<p class="mid">MEMMO.</p> + +<p>Signor, je suis le fils de Marco Memmo.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Ah! votre père était mon ami;--les <i>fils</i> et les +pères... Mais qu'y a-t-il? mes gens ici!</p> + +<p class="mid">LE DOMESTIQUE.</p> + +<p>Mon prince!</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Je ne suis plus prince:--voici les princes du +prince! (Montrant la députation des Dix.) Disposez-vous à +quitter ces lieux sur-le-champ.</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Pourquoi si brusquement? ce sera éveiller le scandale.</p> + +<p class="mid">LE DOGE, aux Dix.</p> + +<p>Vous en répondrez; c'est votre affaire.--(Aux +domestiques.) Pour vous, il est une charge que je remets +encore à vos soins les plus grands, quoique je +n'en aie plus le droit;--mais non, je dois m'occuper +moi-même--</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Il entend le corps de son fils.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Appelez Marina, ma fille.</p> + +<p class="stage1">(Entre Marina.)</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Disposez-vous, ma fille; nous pouvons aller pleurer +ailleurs.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Ah! dans tous les lieux.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Oui; mais en liberté, et non plus devant les yeux +jaloux de ces espions de la grandeur. Signors, vous +pouvez partir. Que voudriez-vous de plus? nous allons +sortir. Craignez-vous que nous n'emportions +avec nous le palais? Ces murs, dix fois aussi vieux +que moi, et je le suis pourtant assez, vous ont servis +comme je vous ai servis moi-même; eux et moi +nous pourrions même vous rappeler quelques souvenirs: +mais je ne les conjure pas de vous écraser, +comme autrefois les colonnes du temple de Dagon se +détachèrent sur l'Israélite et les Philistins ses ennemis! +Le pouvoir de les ébranler appartiendrait, je +pense, à une malédiction comme la mienne, provoquée +par des êtres tels que vous; mais je ne maudis +point. Adieu! généreux signors! puisse le Doge suivant +être meilleur que le Doge actuel!</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p class="mid">LE DOGE <i>actuel</i> est Pascal Malipiero.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Non, tant que je n'ai pas franchi le seuil de ces +portes.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>La grande cloche de Saint-Marc doit bientôt retentir +pour son inauguration.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Ciel et terre! vous oserez donner ce signal de +mort, et je vivrai pour l'entendre!--moi, le premier +Doge qui l'aura jamais entendu pour son successeur! +Plus heureux cent fois mon coupable prédécesseur, +le fier Marino Faliero:--cette insulte +du moins lui fut épargnée.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Eh quoi! regretteriez-vous un traître?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Non;--mais j'envie le sort d'un mort.</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Monseigneur, si vous êtes décidé à quitter aussi +brusquement le palais ducal, retirez-vous du moins +par l'escalier particulier qui conduit sur les bords +du canal.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Non. Je descendrai les escaliers par lesquels j'arrivai +autrefois à la souveraineté:--l'escalier du +Géant, au sommet duquel je reçus l'investiture de +Doge. Mes services me l'avaient fait gravir, les +odieuses pratiques de mes ennemis vont m'en faire +descendre. C'est là que je fus installé, il y a trente-cinq +ans, et que je traversai les appartemens que je +ne devais plus craindre de quitter, si ce n'est comme +cadavre,--cadavre luttant peut-être pour les protéger +encore,--mais non chassé honteusement par +mes propres concitoyens. Allons, cependant; mon +fils et moi nous en sortirons ensemble,--lui pour +sa dernière demeure, moi pour la demander au ciel.</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Quoi! en public?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Je fus élu publiquement, je veux être déposé de +même. Marina! es-tu prête?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Voici mon bras.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Oui, mon bâton de vieillesse! Grâce à ce soutien, +je puis partir.</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Cela ne peut être:--le peuple vous verrait.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Le peuple!--il n'y a pas ici de peuple; vous le +savez: autrement vous n'auriez pas osé insulter ainsi +lui et moi. Il est peut-être une <i>populace</i> dont l'aspect +vous fera rougir; mais ne craignez pas qu'elle ose +murmurer ou vous maudire, si ce n'est du fond du +cœur, et par leurs muets regards.</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Vous parlez ainsi par emportement, autrement--</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Vous avez raison. J'ai parlé plus que je n'en ai +l'habitude; c'est un faible qui n'est pas le mien, et +qui vous excuse le mieux, en ce qu'il semble indiquer +que les années affaiblissent ma raison. Adieu! +seigneurs.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Vous ne vous éloignerez pas sans une escorte +convenable à votre rang passé et actuel. Nous accompagnerons +le Doge, avec le respect qui lui est +dû, jusqu'à son palais particulier. N'est-ce pas là +votre avis, mes collègues?</p> + +<p class="mid">PLUSIEURS VOIX.</p> + +<p>Oui, oui.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Vous ne marcherez pas du moins à ma suite. +J'entrai ici souverain;--je sortirai par les mêmes +portes, mais comme citoyen. Toutes ces vaines cérémonies +sont autant de lâches insultes qui ne font +qu'ulcérer le cœur davantage, et lui offrir, au lieu +d'antidote, de nouveaux poisons. La pompe est faite +pour les princes;--je ne le suis pas!--il est faux +même que je sois quelque chose avant de franchir +ces portes.--Ah!</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Écoutez!</p> + +<p class="stage1">(On entend sonner la grande cloche de Saint-Marc.)</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>La cloche!</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Oui, de Saint-Marc, qui s'ébranle pour l'élection +de Malipiero.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Je reconnais le son! je l'entendis une fois, une +fois seulement, et il y a de cela trente-cinq années. +Dès-lors j'avais cessé d'être jeune.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Asseyez-vous, monseigneur! vous tremblez.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>C'est le signal de mes funérailles! Mon cœur souffre +horriblement.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Asseyez-vous, je vous prie.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Non; mon siége était jusqu'à présent un trône. +Marina! allons.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Oui, le plus promptement possible.</p> + +<p class="mid">LE DOGE. Il fait quelques pas, puis s'arrête.</p> + +<p>Je sens une soif dévorante.--Qui m'apportera +un peu d'eau?</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Moi--</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Moi--</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Moi--</p> + +<p class="stage1">(Le Doge prend un gobelet de la main de Lorédano.)</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Je le reçois de vous, Lorédano, de la main la +plus digne de m'assister à une pareille heure.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Par quel motif?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Il est dit que le cristal de Venise a pour les poisons +une telle antipathie, qu'il vient à se briser dès +qu'on y dépose le moindre venin. Cependant vous +portez ce gobelet, il n'éclate pas.</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Eh bien?</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Le cristal est donc faux ou vous êtes loyal. Pour +moi, je ne crois l'un ni l'autre; c'est une légende +mensongère.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Vous parlez beaucoup; mieux vaudrait vous asseoir, +et ne pas encore partir. Ô ciel! vos regards +ressemblent aux derniers de mon mari!</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Il tombe!--supportez-le!--Un siége!</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>La cloche sonne!--Laissez-moi!--ma tête est +en feu!</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Appuyez-vous sur nous, je vous en conjure.</p> + +<p class="mid">LE DOGE.</p> + +<p>Non! un souverain doit mourir debout. Soutenez-moi, +ma pauvre fille!--Ah! <i>cette cloche</i>!</p> + +<p class="stage1">(Le Doge retombe et meurt.)</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Mon Dieu! mon Dieu!</p> + +<p class="mid">BARBARIGO, à Lorédano.</p> + +<p>Contemplez votre ouvrage; il est complet.</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>N'a-t-on aucun secours? Appelez à l'aide.</p> + +<p class="mid">LE DOMESTIQUE.</p> + +<p>Il n'y a plus d'espérance.</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>S'il en est ainsi, qu'au moins ses obsèques soient +dignes de son nom, de sa patrie, de son rang, de +son dévouement aux devoirs que lui imposait la république, +tant que son âge lui permettait de s'y livrer. +Mes collègues, parlez; n'êtes-vous pas de cet +avis?</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Il n'a pas eu le malheur de mourir sujet aux lieux +où il avait régné: il faut donc que ses funérailles +soient celles d'un prince.</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Ainsi on nous approuve?</p> + +<p class="mid">TOUS, à l'exception de Lorédano, répondent:</p> + +<p>Oui.</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>La paix du ciel soit avec lui.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Veuillez m'excuser, signors; c'est une raillerie. +Ne plaisantez pas davantage avec ces tristes restes, +qui, lorsqu'ils étaient le séjour d'une ame (une ame +sur laquelle vous avez exercé tout votre empire), furent +par vous insultés avec une rage aussi glorieuse +pour vous que sa vertu l'était pour lui; vous avez +banni Foscari de son palais, vous l'avez arraché +impitoyablement de son trône; et maintenant, quand +il ne peut plus apprécier vos marques de respect, +quand il ne voudrait plus les accepter s'il voulait +encore quelque chose, vous préparez, signors, une +pompe vaine et superflue, pour honorer la mémoire +de celui que vous avez foulé aux pieds. De royales +funérailles n'ajouteraient rien à son honneur, et +ne pourraient que mieux faire ressortir votre crime.</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Madame, nous ne changeons pas aussi promptement +de projet.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Je le sais, du moins quand il s'agit de torturer les +vivans; mais je pensais que les morts n'étaient plus +sous votre empire, et qu'ils étaient confiés à des êtres +supérieurs, dont l'office, il faut l'avouer, ressemble +beaucoup à celui que vous exercez sur la terre. Laissez-le +à mes soins; vous me l'auriez abandonné si +vous n'eussiez porté le dernier coup à ce vieillard +infortuné: c'est mon dernier devoir, et, dans mon +malheur, il peut m'offrir une sorte de consolation. +Le désespoir est fantastique, il recherche les images +de mort et l'appareil des funérailles.</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Prétendez-vous encore à cet office?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Oui, seigneur, j'y prétends. Sa fortune, il est +vrai, fut dissipée au service de l'état; mais il me +reste mon douaire, et je le consacre à ses obsèques +et à celles de--(Elle s'arrête agitée.)</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Gardez-le plutôt pour vos enfans.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Oui; en effet, ils sont orphelins: je vous remercie.</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Quant à votre requête, nous ne pouvons y souscrire. +Ces restes seront exposés avec la pompe accoutumée; +ils seront accompagnés à leur dernier +gîte par le nouveau Doge, non pas revêtu des insignes +de sa dignité mais de la simple robe des sénateurs.</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>L'on m'a cité des meurtriers qui avaient enterré +leurs victimes; mais jusqu'à présent je n'avais jamais +entendu parler d'une apparence hypocrite de +splendeur semblable à celle que les assassins de Faliero +veulent préparer. L'on m'a cité des veuves en +larmes,--hélas! j'en ai versé quelques-unes,--et +toujours grâce à vous! L'on m'a cité des héritiers +à la tête du deuil;--et sans doute, n'en ayant pas +laissé au défunt, vous prétendez aujourd'hui en remplir +le rôle. Fort bien, seigneurs; votre volonté sera +faite, comme un jour, je l'espère, le sera la volonté +du ciel!</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Songez-vous, madame, à qui vous parlez, et tout +le danger d'un pareil discours?</p> + +<p class="mid">MARINA.</p> + +<p>Quant au premier point, je le connais mieux, et +quant au dernier, aussi bien que vous-mêmes; je puis +les envisager. Souhaitez-vous quelques funérailles +de plus?</p> + +<p class="mid">BARBARIGO.</p> + +<p>Ne relevez pas ces expressions passionnées; sa position +doit lui servir d'excuse.</p> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Nous n'en tiendrons donc pas compte.</p> + +<p class="mid">BARBARIGO, à Lorédano qui trace quelques mots sur ses +tablettes.</p> + +<p>Qu'écrivez-vous donc là avec tant d'empressement?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO, montrant du doigt le corps du Doge.</p> + +<p>Qu'<i>il</i> m'a payé<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a> +<a href="#footnote4"><sup class="sml">4</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote4" +name="footnote4"><b>Note 4: </b></a><a href="#footnotetag4"> +(retour) </a> <i>L'ha pagata</i>, fait historique. Voyez l'<i>Histoire de Venise</i>, par +Pierre Daru, page 411, vol. II.</blockquote> + +<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p> + +<p>Quelle dette vous devait-il?</p> + +<p class="mid">LORÉDANO.</p> + +<p>Une dette ancienne et juste; la dette de la nature +et la <i>mienne</i>.</p> + +<p class="stage1">(La toile tombe.)</p> + +<p>FIN DES DEUX FOSCARI.</p> + +<br><br><br> + +<h3>APPENDICE.</h3> + +<h4>EXTRAIT<br> + +DE L'HISTOIRE DE LA RÉPUBLIQUE DE VENISE,<br> + +PAR P. DARU, DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE.</h4> +<br> + +<p>Depuis trente ans, la république n'avait pas déposé les +armes. Elle avait acquis les provinces de Brescia, de Bergame, +de Crême, et la principauté de Ravenne.</p> + +<p>Mais ces guerres continuelles faisaient beaucoup de malheureux +et de mécontens. Le Doge François Foscari, à qui on ne +pouvait pardonner d'en avoir été le promoteur, manifesta une +seconde fois, en 1442, et probablement avec plus de sincérité +que la première, l'intention d'abdiquer sa dignité. Le +conseil s'y refusa encore. On avait exigé de lui le serment de +ne plus quitter le dogat. Il était déjà avancé dans la vieillesse, +conservant toujours beaucoup de force de tête et de +caractère, et jouissant de la gloire d'avoir vu la république +étendre au loin les limites de ses domaines pendant son administration.</p> + +<p>Au milieu de ses prospérités, de grands chagrins vinrent +mettre à l'épreuve la fermeté de son ame.</p> + +<p>Son fils, Jacques Foscari, fut accusé, en 1445 d'avoir +reçu des présens de quelques princes ou seigneurs étrangers, +notamment, disait-on, du duc de Milan, Philippe Visconti. +C'était non-seulement une bassesse, mais une infraction des +lois positives de la république.</p> + +<p>Le conseil des Dix traita cette affaire comme s'il se fût agi +d'un délit commis par un particulier obscur. L'accusé fut +amené devant ses juges, devant le Doge, qui ne crut pas pouvoir +s'abstenir de présider le tribunal. Là, il fut interrogé, +appliqué à la question<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a> +<a href="#footnote5"><sup class="sml">5</sup></a>, déclaré coupable; et il entendit, de +la bouche de son père, l'arrêt qui le condamnait au bannissement +perpétuel, et le reléguait à Naples de Romanie, pour +y finir ses jours.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote5" +name="footnote5"><b>Note 5: </b></a><a href="#footnotetag5"> +(retour) </a> <i>E datagli la corda per avere da lui la verita; chiamato il consiglio +de' Dieci colla giunta, nel quale fù messer lo Doge, fù sentenziato</i>. +(Marin Sanuto, <i>Vite de' Duchi, F. Foscari</i>.)</blockquote> + +<p>Embarqué sur une galère pour se rendre au lieu de son +exil, il tomba malade à Trieste. Les sollicitations du Doge +obtinrent, non sans difficulté, qu'on lui assignât une autre +résidence. Enfin le conseil des Dix lui permit de se retirer à +Trévise, en lui imposant l'obligation d'y rester sous peine de +mort, et de se présenter tous les jours devant le gouverneur.</p> + +<p>Il y était depuis cinq ans, lorsqu'un des chefs du conseil +des Dix fut assassiné. Les soupçons se portèrent sur lui: un +de ses domestiques qu'on avait vu à Venise fut arrêté et subit +la torture. Les bourreaux ne purent lui arracher aucun aveu. +Ce terrible tribunal se fit amener son maître, le soumit aux +mêmes épreuves; il résista à tous les tourmens, ne cessant +d'attester son innocence<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a> +<a href="#footnote6"><sup class="sml">6</sup></a>. Mais on ne vit dans cette constance +que de l'obstination; de ce qu'il taisait le fait, on conclut que +ce fait existait: on attribua sa fermeté à la magie, et on le +relégua à la Canée. De cette terre lointaine, le banni, digne +alors de quelque pitié, ne cessait d'écrire à son père, à ses +amis, pour obtenir quelque adoucissement à sa déportation. +N'obtenant rien, et sachant que la terreur qu'inspirait le conseil +des Dix ne lui permettait pas d'espérer de trouver dans +Venise une seule voix qui s'élevât en sa faveur, il fit une lettre +pour le nouveau duc de Milan, par laquelle, au nom des +bons offices que Sforce avait reçus du chef de la république, +il implorait son intervention en faveur d'un innocent, du fils +du Doge.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote6" +name="footnote6"><b>Note 6: </b></a><a href="#footnotetag6"> +(retour) </a> <i>E fù tormentato nè mai confessò cosa alcuna, pure parve al +consiglio de' Dieci di confinarlo in vita alla Canea</i>. (Ibid.) Voici le +texte du jugement: <i>«Cùm Jacobus Foscari, per occasioneni percussionis +et mortis Hermolai Donati, fuit retentus et examinatus, et +propter significationes, testificationes, et scripturas quœ habentur +contra eum, clare apparet ipsum esse reum criminis prœdicti; sed +propter incantationes et verba quœ sibi reperta sunt, de quibus exsistit +indicia manifesta, videtur, propter obstinatam mentem suam, +non esse possibile extrahere ab ipso illam veritatem, quœ clara est +per scripturas et per testificationes, quoniam in fune aliquam nec +vocem, nec gemitum, sed solum intra dentes voces ipse videtur et +auditur infra se loqui</i>, etc.... <i>Tamen non est standum in istis terminis, +propter honorem status nostri et pro multis respectibus, prœsertìm +quòd regimen nostrum occupatur in hac re, et qui interdictum +est ampliùs progredere; vadit pars quòd dictus Jacobus Foscari, +propter ea quœ habentur de illo, mittatur in confinium in civitate +Caneœ</i>, etc.» Notice sur le procès de Jacques Foscari, dans un volume +intitulé, <i>Raccolta di memorie storiche e annedote, per formar la +Storia dell' eccellentissimo consiglio de' Dieci dalla sua prima istituzione +sino a' giorni nostri, con le diverse variazioni e riforme nelle +varie epoche successe</i>. (Archives de Venise.)</blockquote> + +<p>Cette lettre, selon quelques historiens, fut confiée à un +marchand qui avait promis de la faire parvenir au duc, mais +qui, trop averti de ce qu'il avait à craindre en se rendant l'intermédiaire +d'une pareille correspondance, se hâta, en débarquant +à Venise, de la remettre au chef du tribunal. Une autre +version, qui paraît plus sûre, rapporte que la lettre fut surprise +par un espion, attaché aux pas de l'exilé<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a> +<a href="#footnote7"><sup class="sml">7</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote7" +name="footnote7"><b>Note 7: </b></a><a href="#footnotetag7"> +(retour) </a> La notice citée ci-dessus, qui rapporte les actes de cette procédure.</blockquote> + +<p>Ce fut un nouveau délit dont on eut à punir Jacques Foscari. +Réclamer la protection d'un prince étranger était un +crime dans un sujet de la république. Une galère partit sur-le-champ +pour l'amener dans les prisons de Venise. À son +arrivée, il fut soumis à l'estrapade<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a> +<a href="#footnote8"><sup class="sml">8</sup></a>. C'était une singulière +destinée pour le citoyen d'une république et pour le fils d'un +prince, d'être trois fois dans sa vie appliqué à la question. +Cette fois la torture était d'autant plus odieuse, qu'elle n'avait +point d'objet, le fait qu'on avait à lui reprocher étant incontestable.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote8" +name="footnote8"><b>Note 8: </b></a><a href="#footnotetag8"> +(retour) </a> <i>Ebbe prima par sapere la verità trenta squassi di corda</i>. (Marin +Sanuto, <i>Vite de' Duchi, F. Foscari</i>.)</blockquote> + +<p>Quand on demanda à l'accusé, dans les intervalles que les +bourreaux lui accordaient, pourquoi il avait écrit la lettre +qu'on lui produisait, il répondit que c'était précisément parce +qu'il ne doutait pas qu'elle ne tombât entre les mains du tribunal, +que toute autre voie lui avait été fermée pour faire +parvenir ses réclamations, qu'il s'attendait bien qu'on le ferait +amener à Venise, mais qu'il avait tout risqué pour avoir la +consolation de voir sa femme, son père et sa mère encore une +fois.</p> + +<p>Sur cette naïve déclaration, on confirma sa sentence d'exil; +mais on l'aggrava, en ajoutant qu'il serait retenu en prison +pendant un an. Cette rigueur dont on usait envers un malheureux, +était sans doute odieuse; mais cette politique, qui +défendait à tous les citoyens de faire intervenir des étrangers +dans les affaires intérieures de la république, était sage. Elle +était chez eux une maxime de gouvernement et une maxime +inflexible. L'historien Paul Morosini<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a> +<a href="#footnote9"><sup class="sml">9</sup></a> a conté que l'empereur +Frédéric III, pendant qu'il était l'hôte des Vénitiens, demanda, +comme une faveur particulière, l'admission d'un citoyen +dans le grand conseil, et la grâce d'un ancien gouverneur +de Candie; gendre du Doge, et banni par sa mauvaise +administration, sans pouvoir obtenir ni l'une ni l'autre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote9" +name="footnote9"><b>Note 9: </b></a><a href="#footnotetag9"> +(retour) </a> <i>Historia di Venezia</i>, lib. 23.</blockquote> + +<p>Cependant on ne put refuser au condamné la permission de +voir sa femme, ses enfans, ses parens, qu'il allait quitter +pour toujours. Cette dernière entrevue même fut accompagnée +de cruauté, par la sévère circonspection qui retenait les +épanchemens de la douleur paternelle et conjugale. Ce ne fut +point dans l'intérieur de leur appartement, ce fut dans une +des grandes salles du palais, qu'une femme, accompagnée de +ses quatre fils, vint faire les derniers adieux à son mari; qu'un +père octogénaire, et la dogaresse accablée d'infirmités, jouirent +un moment de la triste consolation de mêler leurs larmes +à celles de leur exilé. Il se jeta à leurs genoux en leur tendant +des mains disloquées par la torture, pour les supplier de solliciter +quelque adoucissement à la sentence qui venait d'être +prononcée contre lui. Son père eut le courage de lui répondre: +«Non, mon fils, respectez votre arrêt, et obéissez sans murmure +à la seigneurie<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a> +<a href="#footnote10"><sup class="sml">10</sup></a>.» À ces mots, il se sépara de l'infortuné, +qui fut sur-le-champ embarqué pour Candie.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote10" +name="footnote10"><b>Note 10: </b></a><a href="#footnotetag10"> +(retour) </a> + Marin Sanuto, dans sa Chronique, <i>Vite de' Duchi</i>, se sert ici, +sans en avoir eu l'intention, d'une expression assez énergique: «<i>Il +Doge era vecchio, in decrepita eta, et camminava con una mazzetta: +É quando gli ando parlogli molto constantemente che parea che non +fosse suo figliuolo, licet fosse figliuolo unico, e Jacopo disse, Messer +padre, vi prego che procuriate per me, acciocchè io torni a casa +mia. Il Doge disse: Jacopo, va e obbedisci a quello che vuole la +terra, e non cercar più oltre</i>.»</blockquote> + +<p>L'antiquité vit avec autant d'horreur que d'admiration un +père condamnant ses fils évidemment coupables. Elle hésita +pour qualifier de vertu sublime ou de férocité cet effort qui +paraît au-dessus de la nature humaine<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a> +<a href="#footnote11"><sup class="sml">11</sup></a>; mais ici, où la +première faute n'était qu'une faiblesse, où la seconde n'était +pas prouvée, où la troisième n'avait rien de criminel, comment +concevoir la constance d'un père qui voit torturer trois +fois son fils unique, qui l'entend condamner sans preuves, et +qui n'éclate pas en plaintes; qui ne l'aborde que pour lui +montrer un visage plus austère qu'attendri, et qui, au moment +de s'en séparer pour jamais, lui interdit les murmures +et jusqu'à l'espérance? Comment expliquer une si cruelle circonspection, +si ce n'est en avouant, à notre honte, que la +tyrannie peut obtenir de l'espèce humaine les mêmes efforts +que la vertu? La servitude aurait-elle son héroïsme comme la +liberté?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote11" +name="footnote11"><b>Note 11: </b></a><a href="#footnotetag11"> +(retour) </a> + «Cela fut un acte que l'on ne sçaurait ni suffisament louer, ny assez +blasmer: car, ou c'estait une excellence de vertu qui rendait ainsi son +cœur impassible, ou une violence de passion qui le rendait insensible; +dont ne l'une ne l'autre n'est chose petite, ains surpassant l'ordinaire +d'humaine nature, et tenant ou de la divinité ou de la bestialité. Mais il +est plus raisonnable que le jugement des hommes s'accorde à sa gloire, +que la faiblesse des jugeants fasse descroire sa vertu. Mais pour lors'quand +il se fut retiré, tout le monde demoura sur la place; comme +transy d'horreur et de frayeur par un long temps sans mot dire, pour +avoir veu ce qui avait été fait.» + +<p>(<span class="sc">Plutarque</span>, <i>Valérius Publicola</i>.)</blockquote> + +<p>Quelque tems après ce jugement, on découvrit le véritable +auteur de l'assassinat dont Jacques Foscari portait la peine; +mais il n'était plus tems de réparer cette atroce injustice, le +malheureux était mort dans sa prison.</p> + +<p>Il me reste à raconter les suites des malheurs du père. L'histoire +les attribue à l'impatience qu'avaient ses ennemis et ses +rivaux de voir vaquer sa place. Elle accuse formellement Jacques +Lorédan, l'un des chefs du conseil des Dix, de s'être +livré contre ce vieillard aux conseils d'une haine héréditaire, +et qui depuis long-tems divisait leurs maisons<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a> +<a href="#footnote12"><sup class="sml">12</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote12" +name="footnote12"><b>Note 12: </b></a><a href="#footnotetag12"> +(retour) </a> Je suis principalement dans ce récit une relation manuscrite de la +déposition de François Foscari, qui est dans le volume intitulé, <i>Raccolta +di memorie storiche e annedote, per formar la Storia dell' eccellentissimo +consiglio de' Dieci</i>. (Archives de Venise.)</blockquote> + +<p>François Foscari avait essayé de la faire cesser, en offrant +sa fille à l'illustre amiral P. Lorédano, pour un de ses fils. +L'alliance avait été rejetée, et l'inimitié s'en était accrue. +Dans tous les conseils, dans toutes les affaires, le Doge trouvait +toujours les Lorédano prêts à combattre ses propositions +ou ses intérêts. Il lui échappa un jour de dire qu'il ne se +croirait réellement prince que lorsque Pierre Lorédano aurait +cessé de vivre. Cet amiral mourut quelque tems après d'une +incommodité assez prompte qu'on ne put expliquer. Il n'en +fallut pas davantage aux malveillans pour insinuer que François +Foscari, ayant désiré cette mort, pouvait bien l'avoir +hâtée.</p> + +<p>Ces bruits s'accréditèrent encore lorsqu'on vit aussi mourir +subitement Marc Lorédan, frère de Pierre, et cela dans le moment +où, en sa qualité d'avogador, il instruisait un procès +contre André Donato, gendre du Doge, accusé de péculat. On +écrivit sur la tombe de l'amiral, qu'il avait été enlevé à la patrie +par le poison.</p> + +<p>Il n'y avait aucune preuve, aucun indice contre François +Foscari, aucune raison même de le soupçonner. Quand sa vie +entière n'aurait pas démenti une imputation aussi odieuse, il +savait que son rang ne lui promettait ni l'impunité ni même +l'indulgence. La mort tragique de l'un de ses prédécesseurs +l'en avertissait, et il n'avait que trop d'exemples domestiques +du soin que le conseil des Dix prenait d'humilier le chef de la +république.</p> + +<p>Cependant Jacques Lorédan, fils de Pierre, croyait ou feignait +de croire avoir à venger les pertes de sa famille<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a> +<a href="#footnote13"><sup class="sml">13</sup></a>. Dans +ses livres de comptes (car il faisait le commerce, comme à +cette époque presque tous les patriciens), il avait inscrit de +sa propre main le Doge au nombre de ses débiteurs, «pour la +mort, y était-il dit, de mon père et de mon oncle<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a> +<a href="#footnote14"><sup class="sml">14</sup></a>». De l'autre +côté du registre, il avait laissé une page en blanc, pour y +faire mention du recouvrement de cette dette; et en effet, +après la perte du Doge, il écrivit sur son registre: «Il me l'a +payée, <i>l'ha pagata</i>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote13" +name="footnote13"><b>Note 13: </b></a><a href="#footnotetag13"> +(retour) </a> <i>Hasce tamen injurias, quamvis imaginarias, non tam ad animum +revocaverat Jacobus Lauredanus defunctorum nepos, quam in +abecedarium vindictam opportunam</i>. + +<p>(<span class="sc">Palazzi</span>, <i>Fasti ducales</i>.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote14" +name="footnote14"><b>Note 14: </b></a><a href="#footnotetag14"> +(retour) </a> Note ci-contre, et l'histoire vénitienne de Vianolo.</blockquote> + +<p>Jacques Lorédan fut élu membre du conseil des Dix, en devint +un des trois chefs, et se promit bien de profiter de cette +occasion pour accomplir la vengeance qu'il méditait.</p> + +<p>Le Doge, en sortant de la terrible épreuve qu'il venait de +subir pendant le procès de son fils, s'était retiré au fond de +son palais; incapable de se livrer aux affaires, consumé de +chagrins, accablé de vieillesse, il ne se montrait plus en public, +ni même dans les conseils. Cette retraite, si facile à expliquer +dans un vieillard octogénaire si malheureux, déplut +aux décemvirs, qui voulurent y voir un murmure contre leurs +arrêts.</p> + +<p>Lorédan commença par se plaindre devant ses collègues du +tort que les infirmités du Doge, son absence dans le conseil, +apportaient à l'expédition des affaires; il finit par hasarder, +et réussit à faire la proposition de le déposer. Ce n'était pas la +première fois que Venise avait pour prince un homme dans la +caducité; l'usage et les lois y avaient pourvu: dans ces circonstances, +le Doge était suppléé par le plus ancien du conseil. +Ici, cela ne suffisait pas aux ennemis de Foscari. Pour +donner plus de solennité à la délibération, le conseil des Dix +demanda une adjonction de vingt-cinq sénateurs; mais comme +on n'en énonçait pas l'objet, et que le grand conseil était loin +de le soupçonner, il se trouva que Marc Foscari, frère du +Doge, leur fut donné pour l'un des adjoints. Au lieu de l'admettre +à la délibération, on enferma ce sénateur dans une +chambre séparée, et on lui fit jurer de ne jamais parler de +cette exclusion qu'il éprouvait, en lui déclarant qu'il y allait +de sa vie; ce qui n'empêcha pas qu'on n'inscrivit son nom au +bas du décret, comme s'il y eût pris part<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a> +<a href="#footnote15"><sup class="sml">15</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote15" +name="footnote15"><b>Note 15: </b></a><a href="#footnotetag15"> +(retour) </a> Il faut cependant remarquer que, dans la notice où l'on raconte ce +fait, la délibération est rapportée, que les vingt-cinq adjoints y sont +nommés, et que le nom de Marc Foscari ne s'y trouve pas.</blockquote> + +<p>Quand on en vint à la délibération, Lorédan la provoqua +en ces termes<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a> +<a href="#footnote16"><sup class="sml">16</sup></a>: «Si l'utilité publique doit imposer silence +à tous les intérêts privés, je ne doute pas que nous ne prenions +aujourd'hui une mesure que la patrie réclame, que +nous lui devons. Les états ne peuvent se maintenir dans un +ordre de choses immuable: vous n'avez qu'à voir comme le +nôtre est changé, et combien il le serait davantage s'il n'y +avait une autorité assez ferme pour y porter remède. J'ai +honte de vous faire remarquer la confusion qui règne dans les +conseils, le désordre des délibérations, l'encombrement des +affaires, et la légèreté avec laquelle les plus importantes sont +décidées; la licence de notre jeunesse, le peu d'assiduité des +magistrats, l'introduction de nouveautés dangereuses. Quel +est l'effet de ces désordres? de compromettre notre considération. +Quelle en est la cause? l'absence d'un chef capable de +modérer les uns, de diriger les autres, de donner l'exemple à +tous, et de maintenir la force des lois.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote16" +name="footnote16"><b>Note 16: </b></a><a href="#footnotetag16"> +(retour) </a> Cette harangue se lit dans la notice citée ci-dessus.</blockquote> + +<p>«Où est le tems où nos décrets étaient aussitôt exécutés +que rendus; où François Carrare se trouvait investi dans Padoue, +avant de pouvoir être seulement informé que nous voulions +lui faire la guerre? Nous avons vu tout le contraire dans +la dernière guerre contre le duc de Milan. Malheureuse la république +qui est sans chef!</p> + +<p>«Je ne vous rappelle pas tous ces inconvéniens et leurs +suites déplorables pour vous affliger, pour vous effrayer; mais +pour vous faire souvenir que vous êtes les maîtres, les conservateurs +de cet état fondé par vos pères, et de la liberté que +nous devons à leurs travaux, à leurs institutions. Ici, le mal +indique le remède. Nous n'avons point de chef, il nous en +faut un. Notre prince est notre ouvrage, nous avons donc le +droit de juger son mérite quand il s'agit de l'élire, et son incapacité +quand elle se manifeste. J'ajouterai que le peuple, +encore bien qu'il n'ait pas le droit de prononcer sur les actions +de ses maîtres, apprendra ce changement avec transport. +C'est la Providence, je n'en doute pas, qui lui inspire +elle-même ces dispositions, pour vous avertir que la république +réclame cette résolution, et que le sort de l'état est en vos +mains.»</p> + +<p>Ce discours n'éprouva que de timides contradictions; cependant +la délibération dura huit jours. L'assemblée, ne se +jugeant pas aussi sûre de l'approbation universelle que l'orateur +voulait le lui faire croire, désirait que le Doge donnât lui-même +sa démission. Il l'avait déjà proposée deux fois, et on +n'avait pas voulu l'accepter.</p> + +<p>Aucune loi ne portait que le prince fût révocable: il était +au contraire à vie; et les exemples qu'on pouvait citer de plusieurs +Doges déposés prouvaient que de telles révolutions +avaient été le résultat d'un mouvement populaire.</p> + +<p>Mais, d'ailleurs, si le Doge pouvait être déposé, ce n'était +pas assurément par un tribunal composé d'un petit nombre de +membres, institué pour punir les crimes, et nullement investi +du droit de révoquer ce que le corps souverain de l'état avait +fait.</p> + +<p>Cependant le tribunal arrêta que les six conseillers de la +seigneurie, et les chefs du conseil des Dix, se transporteraient +auprès du Doge, pour lui signifier que l'excellentissime conseil +avait jugé convenable qu'il abdiquât une dignité dont son âge +ne lui permettait plus de remplir les fonctions. On lui donnait +1500 ducats d'or pour son entretien, et vingt-quatre heures +pour se décider<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a> +<a href="#footnote17"><sup class="sml">17</sup></a>.</p> + +<p>Foscari répondit sur-le-champ avec beaucoup de gravité, +que deux fois il avait voulu se démettre de sa charge; qu'au +lieu de le lui permettre, on avait exigé de lui le serment de ne +plus réitérer cette demande; que la Providence avait prolongé +ses jours pour l'éprouver et pour l'affliger, et que cependant +on n'était pas en droit de reprocher sa longue vie à un homme +qui avait employé quatre-vingt-quatre ans au service de la république; +qu'il était prêt encore à lui sacrifier sa vie; mais +que, pour sa dignité, il la tenait de la république entière, et +qu'il se réservait de répondre sur ce sujet quand la volonté générale +serait légalement manifestée.</p> + +<p>Le lendemain, à l'heure indiquée, les conseillers et les chefs +des Dix se présentèrent. Il ne voulut pas leur donner d'autre +réponse. Le conseil s'assembla sur-le-champ, lui envoya demander +encore une fois sa résolution, séance tenante; et, la +réponse ayant été la même, on prononça que le Doge était relevé +de son serment et déposé de sa dignité; on lui assignait +une pension de 1500 ducats d'or, en lui enjoignant de sortir +du palais dans huit jours, sous peine de voir tous ses biens +confisqués<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a> +<a href="#footnote18"><sup class="sml">18</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote17" +name="footnote17"><b>Note 17: </b></a><a href="#footnotetag17"> +(retour) </a> Ce décret est rapporté textuellement dans la notice.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote18" +name="footnote18"><b>Note 18: </b></a><a href="#footnotetag18"> +(retour) </a> La notice rapporte aussi ce décret.</blockquote> + +<p>Le lendemain, ce décret fut porté au Doge, et ce fut Jacques +Lorédan qui eut la cruelle joie de le lui présenter. Il +répondit: «Si j'avais pu prévoir que ma vieillesse fût préjudiciable +à l'état, le chef de la république ne se serait pas +montré assez ingrat pour préférer sa dignité à la patrie; mais +cette vie lui ayant été utile pendant tant d'années, je voulais +lui en consacrer jusqu'au dernier moment. Le décret est +rendu, je m'y conformerai.» Après avoir parlé ainsi, il se +dépouilla des marques de sa dignité, remit l'anneau ducal, +qui fut brisé en sa présence; et dès le jour suivant, il quitta +ce palais, qu'il avait habité pendant trente-cinq ans, accompagné +de son frère, de ses parens et de ses amis. Un secrétaire +qui se trouva sur le perron, l'invita à descendre par +un escalier dérobé, afin d'éviter la foule du peuple, qui s'était +rassemblé dans les cours; mais il s'y refusa, disant qu'il +voulait descendre par où il était monté; et quand il fut au +bas de l'escalier des Géans, il se retourna, appuyé sur sa +béquille, vers le palais, en proférant ces paroles: «Mes services +m'y avaient appelé, la malice de mes ennemis m'en +fait sortir.»</p> + +<p>La foule qui s'ouvrait sur son passage, et qui avait peut-être +désiré sa mort, était émue de respect et d'attendrissement<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a> +<a href="#footnote19"><sup class="sml">19</sup></a>. +Rentré dans sa maison, il recommanda à sa famille +d'oublier les injures de ses ennemis. Personne, dans les divers +corps de l'état, ne se crut en droit de s'étonner qu'un prince +inamovible eût été déposé sans qu'on lui reprochât rien; que +l'état eût perdu son chef, à l'insu du sénat et du corps souverain +lui-même. Le peuple seul laissa échapper quelques regrets: +une proclamation du conseil des Dix prescrivit le silence +le plus absolu sur cette affaire, sous peine de mort.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote19" +name="footnote19"><b>Note 19: </b></a><a href="#footnotetag19"> +(retour) </a> On lit dans la notice ces propres mots: «<i>Se fosse stato in loro +potere, volentieri lo avrebbero restituito</i>.»</blockquote> + +<p>Avant de donner un successeur à François Foscari, une +nouvelle loi fut rendue, qui défendait au Doge d'ouvrir et de +lire, autrement qu'en présence de ses conseillers, les dépêches +des ambassadeurs de la république, et les lettres des princes +étrangers<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a> +<a href="#footnote20"><sup class="sml">20</sup></a>.</p> + +<p>Les électeurs entrèrent au conclave, et nommèrent au dogat +Pascal Malipior, le 30 octobre 1457. La cloche de Saint-Marc, +qui annonçait à Venise son nouveau prince, vint +frapper l'oreille de François Foscari; cette fois sa fermeté l'abandonna: +il éprouva un tel saisissement, qu'il mourut le +lendemain<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a> +<a href="#footnote21"><sup class="sml">21</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote20" +name="footnote20"><b>Note 20: </b></a><a href="#footnotetag20"> +(retour) </a> <i>Hist. di Venezia, di Paolo Morosini</i>, lib. 24.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote21" +name="footnote21"><b>Note 21: </b></a><a href="#footnotetag21"> +(retour) </a> <i>Hist. di Pietro Justiniani</i>, lib. 8.</blockquote> + +<p>La république arrêta qu'on lui rendrait les mêmes honneurs +funèbres que s'il fût mort dans l'exercice de sa dignité. Mais +lorsqu'on se présenta pour enlever ses restes, sa veuve, qui +de son nom était Marine Nani, déclara qu'elle ne le souffrirait +point; qu'on ne devait pas traiter en prince, après sa mort, +celui que, vivant, on avait dépouillé de la couronne; et que, +puisqu'il avait consumé ses biens au service de l'état, elle saurait +consacrer sa dot à lui faire rendre les derniers honneurs<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a> +<a href="#footnote22"><sup class="sml">22</sup></a>. +On ne tint aucun compte de cette résistance; et, malgré les +protestations de l'ancienne dogaresse, le corps fut enlevé, +revêtu des ornemens ducaux, exposé en public, et les obsèques +furent célébrées avec la pompe accoutumée. Le nouveau +Doge assista au convoi en robe de sénateur.</p> + +<p>La pitié qu'avait inspirée le malheur de ce vieillard, ne +fut pas tout-à-fait stérile. Un an après, on osa dire que le +conseil des Dix avait outrepassé ses pouvoirs; et il lui fut +défendu, par une loi du grand conseil, de s'ingérer à l'avenir +de juger le prince, à moins que ce ne fût pour cause de +félonie<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a> +<a href="#footnote23"><sup class="sml">23</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote22" +name="footnote22"><b>Note 22: </b></a><a href="#footnotetag22"> +(retour) </a> <i>Hist. d'Egnatio</i>, lib. 6, cap. 7.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote23" +name="footnote23"><b>Note 23: </b></a><a href="#footnotetag23"> +(retour) </a> Ce décret est du 25 octobre 1458. La notice le rapporte.</blockquote> + +<p>Un acte d'autorité tel que la déposition d'un Doge inamovible +de sa nature aurait pu exciter un soulèvement général, +ou au moins occasionner une division dans une république +autrement constituée que Venise. Mais, depuis trois ans, il +existait dans celle-ci une magistrature, ou plutôt une autorité, +devant laquelle tout devait se taire.</p> + +<h4>EXTRAIT<br> + +DE L'HISTOIRE DES RÉPUBLIQUES DU MOYEN AGE,<br> + +PAR J.C.L. SIMONDE DE SISMONDI, TOME X.</h4> + +<p>Le Doge de Venise, qui avait prévu par ce traité une guerre +non moins dangereuse que celle qu'il avait terminée presque +en même tems par le traité de Lodi, était alors parvenu à une +extrême vieillesse. François Foscari occupait cette première +dignité de l'état dès le 13 avril 1423. Quoiqu'il fût déjà âgé de +plus de cinquante-et-un ans à l'époque de son élection, il était +cependant le plus jeune des quarante-et-un électeurs. Il avait +eu beaucoup de peine à parvenir au rang qu'il convoitait, et +son élection avait été conduite avec beaucoup d'adresse. Pendant +plusieurs tours de scrutin ses amis les plus zélés s'étaient +abstenus de lui donner leur suffrage, pour que les autres ne +le considérassent pas comme un concurrent redoutable<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a> +<a href="#footnote24"><sup class="sml">24</sup></a>. Le +conseil des Dix craignait son crédit parmi la noblesse pauvre, +parce qu'il avait cherché à se la rendre favorable, tandis qu'il +était procurateur de Saint-Marc, en faisant employer plus de +trente mille ducats à doter les jeunes filles de bonne maison, +ou à établir de jeunes gentilshommes. On craignait encore sa +nombreuse famille; car alors il était père de quatre enfans, +et marié de nouveau; enfin on redoutait son ambition et son +goût pour la guerre. L'opinion que ses adversaires s'étaient +formée de lui fut vérifiée par les événemens; pendant trente-quatre +ans que Foscari fut à la tête de la république, elle ne +cessa point de combattre. Si les hostilités étaient suspendues +durant quelques mois, c'était pour recommencer avec plus de +vigueur. Ce fut l'époque où Venise étendit son empire sur +Brescia, Bergame, Ravenne et Crême; où elle fonda sa domination +de Lombardie, et parut sans cesse sur le point d'asservir +toute cette province. Profond, courageux, inébranlable, +Foscari communiqua aux conseils son propre caractère; et ses +talens lui firent obtenir plus d'influence sur la république que +n'avaient exercé la plupart de ses prédécesseurs. Mais si son +ambition avait eu pour but l'agrandissement de sa famille, +elle fut cruellement trompée: trois de ses fils moururent dans +les huit années qui suivirent son élection; le quatrième, Jacob, +par lequel la maison Foscari s'est perpétuée, fut victime de +la jalousie du conseil des Dix, et empoisonna par ses malheurs +les jours de son père<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a> +<a href="#footnote25"><sup class="sml">25</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote24" +name="footnote24"><b>Note 24: </b></a><a href="#footnotetag24"> +(retour) </a> Marin Sanuto, <i>Vite de' Duchi di Venezia</i>, p. 967.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote25" +name="footnote25"><b>Note 25: </b></a><a href="#footnotetag25"> +(retour) </a> Marin Sanuto, page 968.</blockquote> + +<p>En effet, le conseil des Dix, redoublant de défiance envers +le chef de l'état, lorsqu'il le voyait plus fort par ses talens et +sa popularité, veillait sans cesse sur Foscari, pour le punir +de son crédit et de sa gloire. Au mois de février 1445, Michel +Bevilacqua, Florentin, exilé à Venise, accusa en secret Jacques +Foscari, auprès des inquisiteurs d'état, d'avoir reçu du +duc Philippe Visconti des présens d'argent et de joyaux, +par les mains des gens de sa maison. Telle était l'odieuse procédure +adoptée à Venise, que, sur cette accusation secrète, le +fils du Doge, du représentant de la majesté de la république, +fut mis à la torture. On lui arracha par l'estrapade l'aveu +des charges portées contre lui; il fut relégué pour le reste de +ses jours à Napoli de Romanie, avec obligation de se présenter +tous les matins au commandant de la place<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a> +<a href="#footnote26"><sup class="sml">26</sup></a>. Cependant le +vaisseau qui le portait ayant touché à Trieste, Jacob, grièvement +malade de la torture, et plus encore de l'humiliation +qu'il avait éprouvée, demanda en grâce au conseil des Dix +de n'être pas envoyé plus loin. Il obtint cette faveur, par une +délibération du 28 décembre 1446; il fut rappelé à Trévise, +et il eut la liberté d'habiter tout le Trévisan indifféremment<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a> +<a href="#footnote27"><sup class="sml">27</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote26" +name="footnote26"><b>Note 26: </b></a><a href="#footnotetag26"> +(retour) </a> Marin Sanuto, p. 968.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote27" +name="footnote27"><b>Note 27: </b></a><a href="#footnotetag27"> +(retour) </a> <i>Ibid. Vite</i>, p. 1123.</blockquote> + +<p>Il vivait en paix à Trévise, et la fille de Léonard Contarini, +qu'il avait épousée le 10 février 1441, était venue le joindre +dans son exil, lorsque, le 5 novembre 1450, Almoro Donato, +chef du conseil des Dix, fut assassiné. Les deux autres inquisiteurs +d'état, Triadano Gritti et Antonio Venieri, portèrent +leurs soupçons sur Jacob Foscari, parce qu'un domestique à +lui, nommé Olivier, avait été vu ce soir-là même à Venise, +et avait des premiers donné la nouvelle de cet assassinat. Olivier +fut mis à la torture; mais il nia jusqu'à la fin, avec un +courage inébranlable, le crime dont on l'accusait, quoique +ses juges eussent la barbarie de lui faire donner jusqu'à quatre-vingts +tours d'estrapade. Cependant, comme Jacob Foscari +avait de puissans motifs d'inimitié contre le conseil des Dix +qui l'avait condamné, et qui témoignait de la haine au Doge +son père, on essaya de mettre à son tour Jacob à la torture, +et l'on prolongea contre lui ces affreux tourmens, sans réussir +à en tirer aucune confession. Malgré sa dénégation, le conseil +des Dix le condamna à être transporté à la Canée, et +accorda une récompense à son délateur. Mais les horribles +douleurs que Jacob Foscari avait éprouvées, avaient troublé +sa raison; ses persécuteurs, touchés de ce dernier malheur, +permirent qu'on le ramenât à Venise le 26 mai 1451. Il embrassa +son père, il puisa dans ses exhortations quelque courage +et quelque calme, et il fut reconduit immédiatement à la +Canée<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a> +<a href="#footnote28"><sup class="sml">28</sup></a>. Sur ces entrefaites, Nicolas Erizzo, homme déjà +noté pour un précédent crime, confessa, en mourant, que +c'était lui qui avait tué Almoro Donato<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a> +<a href="#footnote29"><sup class="sml">29</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote28" +name="footnote28"><b>Note 28: </b></a><a href="#footnotetag28"> +(retour) </a> Marin Sanuto, p. 1138.--M. Ant. Sabellico, Dec. III, lib. VI, +fol. 187.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote29" +name="footnote29"><b>Note 29: </b></a><a href="#footnotetag29"> +(retour) </a> Marin Sanuto, p. 1139.</blockquote> + +<p>Le malheureux Doge, François Foscari, avait déjà cherché, +à plusieurs reprises, à abdiquer une dignité si funeste +à lui-même et à sa famille. Il lui semblait que, redescendu +au rang de simple citoyen, comme il n'inspirerait plus de +crainte ou de jalousie, on n'accablerait plus son fils par ces +effroyables persécutions. Abattu par la mort de ses premiers +enfans, il avait voulu, dès le 26 juin 1433, déposer une dignité +durant l'exercice de laquelle sa patrie avait été tourmentée +par la guerre, par la peste, et par des malheurs de +tout genre<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a> +<a href="#footnote30"><sup class="sml">30</sup></a>. Il renouvela cette proposition après les jugemens +rendus contre son fils; mais le conseil des Dix le retenait +forcément sur le trône, comme il retenait son fils dans +les fers.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote30" +name="footnote30"><b>Note 30: </b></a><a href="#footnotetag30"> +(retour) </a> <i>Ibid.</i>, p. 1032.</blockquote> + +<p>En vain Jacob Foscari, obligé de se présenter chaque jour +au gouverneur de la Canée, réclamait contre l'injustice de sa +dernière sentence, sur laquelle la confession d'Erizzo ne laissait +plus de doutes. En vain il demandait grâce au farouche +conseil des Dix; il ne pouvait obtenir aucune réponse. Le désir +de revoir son père et sa mère, arrivés tous deux au dernier +terme de la vieillesse, le désir de revoir une patrie dont la +cruauté ne méritait pas un si tendre amour, se changèrent en +lui en une vraie fureur. Ne pouvant retourner à Venise pour +y vivre libre, il voulut du moins y aller chercher un supplice. +Il écrivit au duc de Milan, à la fin de mai 1456, pour implorer +sa protection auprès du sénat: et sachant qu'une telle lettre +serait considérée comme un crime, il l'exposa lui-même dans +un lieu où il était sûr qu'elle serait saisie par les espions qui +l'entouraient. En effet, la lettre étant déférée au conseil des +Dix, on l'envoya chercher aussitôt, et il fut conduit à Venise +le 19 juillet 1456<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a> +<a href="#footnote31"><sup class="sml">31</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote31" +name="footnote31"><b>Note 31: </b></a><a href="#footnotetag31"> +(retour) </a> Marin Sanuto, p. 1162.</blockquote> + +<p>Jacob Foscari ne nia point sa lettre; il raconta en même +tems dans quel but il l'avait écrite, et comment il l'avait fait +tomber entre les mains de son délateur. Malgré ces aveux, +Foscari fut remis à la torture, et on lui donna trente tours +d'estrapade, pour voir s'il confirmerait ensuite ses dépositions. +Quand on le détacha de la corde, on le trouva déchiré par +ces horribles secousses. Les juges permirent alors à son père, +à sa mère, à sa femme et à ses fils, d'aller le voir dans sa +prison. Le vieux Foscari, appuyé sur un bâton, ne se traîna +qu'avec peine dans la chambre où son fils unique était pansé +de ses blessures. Ce fils demandait encore la grâce de mourir +dans sa maison.--«Retourne à ton exil, mon fils, puisque +ta patrie l'ordonne, lui dit le Doge, et soumets-toi à sa volonté.» +Mais, en rentrant dans son palais, ce malheureux +vieillard s'évanouit, épuisé par la violence qu'il s'était faite. +Jacob devait encore passer une année en prison à la Canée, +avant qu'on lui rendît la même liberté limitée à laquelle il +était réduit avant cet événement; mais à peine fut-il débarqué +sur cette terre d'exil, qu'il y mourut de douleur<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a> +<a href="#footnote32"><sup class="sml">32</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote32" +name="footnote32"><b>Note 32: </b></a><a href="#footnotetag32"> +(retour) </a> <i>Ibid.</i>, p. 1163.--Navagiero, <i>Storia Venez.</i>, p. 1118.</blockquote> + +<p>Dès-lors, et pendant quinze mois, le vieux Doge, accablé +d'années et de chagrins, ne recouvra plus la force de son corps +ou celle de son ame; il n'assistait plus à aucun des conseils, +et il ne pouvait plus remplir aucune des fonctions de sa dignité. +Il était entré dans sa quatre-vingt-sixième année; et +si le conseil des Dix avait été susceptible de quelque pitié, +il aurait attendu en silence la fin, sans doute prochaine, d'une +carrière marquée par tant de gloire et de malheurs. Mais le +chef du conseil des Dix était alors Jacques Lorédano, fils de +Marc, et neveu de Pierre, le grand amiral, qui, toute leur +vie, avaient été ennemis acharnés du vieux Doge. Ils avaient +transmis leur haine à leurs enfans, et cette vieille rancune +n'était pas encore satisfaite<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a> +<a href="#footnote33"><sup class="sml">33</sup></a>. A l'instigation de Lorédano, +Jérôme Barbarigo, inquisiteur d'état, proposa au conseil des +Dix, au mois d'octobre 1457, de soumettre Foscari à une +nouvelle humiliation. Dès que ce magistrat ne pouvait plus +remplir ses fonctions, Barbarigo demanda qu'on nommât un +autre Doge. Le conseil, qui avait refusé par deux fois l'abdication +de Foscari, parce que la constitution ne pouvait la permettre, +hésita avant de se mettre en contradiction avec ses +propres décrets. Les discussions dans le conseil et la junte se +prolongèrent pendant huit jours, jusque fort avant dans la +nuit. Cependant on fit entrer dans l'assemblée Marco Foscari, +procurateur de Saint-Marc, et frère du Doge, pour +qu'il fût lié par le redoutable serment du secret, et qu'il ne +pût arrêter les menées de ses ennemis. Enfin, le conseil se +rendit auprès du Doge, et lui demanda d'abdiquer volontairement +un emploi qu'il ne pouvait plus exercer. «J'ai juré, +répondit le vieillard, de remplir jusqu'à ma mort, selon mon +honneur et ma conscience, les fonctions auxquelles ma patrie +m'a appelé. Je ne puis me délier moi-même de mon serment; +qu'un ordre des conseils dispose de moi, je m'y soumettrai, +mais je ne le devancerai pas.» Alors une nouvelle +délibération du conseil délia François Foscari de son serment +ducal, lui assura une pension de 2,000 ducats pour le reste +de sa vie, et lui ordonna d'évacuer en trois jours le palais, +et de déposer les ornemens de sa dignité. Le Doge ayant remarqué +parmi les conseillers qui lui portèrent cet ordre, un +chef de la Quarantie, qu'il ne connaissait pas, demanda son +nom: «Je suis le fils de Marco Memmo,» lui dit le conseiller. +«Ah! ton père était mon ami,» lui dit le vieux Doge en +soupirant. Il donna aussitôt des ordres pour qu'on transportât +ses effets dans une maison à lui; et le lendemain, 23 octobre, +on le vit, se soutenant à peine, et appuyé sur son vieux +frère, redescendre ces mêmes escaliers sur lesquels, trente-quatre +ans auparavant, on l'avait vu installé avec tant de +pompe, et traverser ces mêmes salles où la république avait +reçu ses sermens. Le peuple entier parut indigné de tant de +dureté exercée contre un vieillard qu'il respectait et qu'il aimait; +mais le conseil des Dix fit publier une défense de parler +de cette révolution, sous peine d'être traduit devant les +inquisiteurs d'état. Le 20 octobre, Pascal Malipieri, procurateur +de Saint-Marc, fut élu pour successeur de Foscari; +celui-ci n'eut pas néanmoins l'humiliation de vivre sujet là +où il avait régné. En entendant le son des cloches qui sonnaient +en actions de grâces pour cette élection, il mourut subitement +d'une hémorragie causée par une veine qui s'éclata +dans sa poitrine<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a> +<a href="#footnote34"><sup class="sml">34</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote33" +name="footnote33"><b>Note 33: </b></a><a href="#footnotetag33"> +(retour) </a> Vettor Sandi, <i>Storia civile Venez.</i>, pt. II, lib. VIII, p. 715-717.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote34" +name="footnote34"><b>Note 34: </b></a><a href="#footnotetag34"> +(retour) </a> Marin Sanuto, <i>Vite de' Duchi di Venezia</i>, p. 1164.--<i>Chronicon +Eugubinum</i>, t. XXI, p. 992.--Cristoforo de Soldo, <i>Istoria +Bresciana</i>, t. XXI, p. 891.--Novigero, <i>Storia Veneziana</i>, t. XXIII, +p. 1120.--M.A. Sabellico, Dec. III, lib. VIII, f. 201.</blockquote> + +<p>«Le Doge, blessé de trouver constamment un contradicteur +et un censeur si amer dans son frère, lui dit un jour en plein +conseil: «Messire Augustin, vous faites tout votre possible +pour hâter ma mort: vous vous flattez de me succéder; mais +si les autres vous connaissent aussi bien que je vous connais, +ils n'auront garde de vous élire.» Là-dessus il se leva, ému +de colère, rentra dans son appartement, et mourut quelques +jours après. Ce frère, contre lequel il s'était emporté, fut précisément +le successeur qu'on lui donna. C'était un mérite dont +on aimait à tenir compté, surtout à un parent, de s'être mis +en opposition avec le chef de la république.»</p> + +<p>(<span class="sc">Daru</span>, <i>Histoire de Venise</i>; vol. II, sect. +<span class="sc">xi</span>, p. 533.)</p> + +<p>FIN DE L'APPENDICE.</p> +<br> + +<h4>NOTE DE LORD BYRON.</h4> + +<p>Dans l'excellent et courageux ouvrage sur l'Italie, de lady +Morgan, je remarque que l'expression <i>Rome de l'Océan</i> est +appliquée à Venise; la même phrase se retrouve dans <i>les +Deux Foscari</i>. Heureusement mon éditeur peut attester en +mon nom que la tragédie fut composée et envoyée en Angleterre +avant que j'eusse vu l'ouvrage de lady Morgan, que je +reçus seulement le 16 d'août. Mais je m'empresse de remarquer +cette coïncidence, et de céder l'originalité de la phrase à +celle qui l'a pour la première fois présentée au public. Et je le +fais avec d'autant plus d'empressement, que l'on m'apprend +(car je me suis peu donné la peine de m'en assurer par moi-même) +que je viens d'être l'objet d'une accusation de plagiat. +Déjà l'on m'avait envoyé sous le voile de l'anonyme une +déclaration menaçante de la même espèce, sans doute dans +le but d'arracher de moi quelque argent. Quoi qu'il en soit, +je n'ai rien à répondre aux imputations de ce genre. L'on +m'accuse d'avoir composé la description d'un voyage en vers +d'après le récit de plusieurs naufrages réels <i>en prose</i>, en +prenant à cette source tous les matériaux qui me semblaient +le plus importans. Gibbon fait un mérite au Tasse «d'avoir +copié dans les chroniqueurs les plus minutieux détails du +siége de Jérusalem.» La même chose est peut-être à blâmer +chez moi; je m'en soucie fort peu.</p> + +<p>Pendant que je travaillais à défendre le caractère de Pope, +la troupe famélique des écrivains de <i>Grub-Street</i> semble avoir +voulu attaquer <i>le mien</i>: rien de mieux, pour eux et pour +moi. Une des accusations portées dans leur épître anonyme +est surtout fort amusante: on y pose en fait sérieusement que +«j'ai reçu 500 livres sterling pour avoir annoncé le cirage +patenté de Day et Martin.» Voilà le compliment le plus flatteur +que l'on ait jamais accordé à la puissance de mon style. +On y voit encore la preuve qu'une personne a tenté de faire +connaissance avec M. Townsend (homme de lois, qui vint, +il y a trois ans, me trouver à Venise pour affaire), dans l'intention +de recevoir de ce visiteur accidentel la confidence de +quelques diffamations particulières sur mon compte. M. Townsend +est libre de dire ce qu'il sait. Je ne rappelle cette circonstance +que pour indiquer quel misérable monde se trouve +renfermé au milieu du monde littéraire, et comment ces honnêtes +gens-là travaillent. On me fait un autre crime, m'a-t-on +dit, dans la <i>Gazette littéraire</i>, d'avoir écrit des notes +pour la <i>Reine Mab</i>, ouvrage que je n'avais jamais vu avant +sa publication, et que je me souviens d'avoir alors montré à +M. Sotheby comme un poème d'un mérite et d'une imagination +remarquable. Je n'ai pas écrit une seule de ces notes; je +ne les ai jamais vues manuscrites. Personne même ne sait +mieux que leur véritable auteur combien nous différons tous +deux matériellement d'opinion quant à la partie métaphysique +de l'ouvrage; mais je n'en admire pas moins hautement, +avec tout ce qui n'est pas aveuglé par la bassesse et la bigotterie, +ce qu'il y a de poésie dans cette production et dans les +autres du même auteur.</p> + +<p>M. Southey aussi, dans la pieuse préface d'un poème où +l'irréligion est aussi inoffensive que dans Wat-Tyler l'esprit +de sédition, attendu que l'un et l'autre restent également absurdes, +invoque contre moi la sévérité des lois, attendu que +la tolérance de pareils écrits aurait conduit à la révolution +française: <i>non pas</i> des écrits dans le genre de Wat-Tyler, +mais de ceux de l'<i>école satanique</i>. Cela est faux, et M. Southey +sait fort bien que cela est faux. Tous les écrivains français +de quelqu'indépendance furent persécutés; Voltaire et +Rousseau furent exilés, Marmontel et Diderot furent mis à la +Bastille; et le despotisme de ce tems fit une guerre continuelle +à tous les écrivains de la même secte. En second lieu, la révolution +française ne fut pas occasionnée par un écrit quelconque; +elle serait arrivée quand même aucun de ces écrits +n'eût existé. C'est la mode d'attribuer tout à la révolution +française, et la révolution française à tout, excepté à sa réelle +cause. Cette cause est évidente:--le gouvernement exigeait +trop, et le peuple ne pouvait <i>donner</i> ni <i>supporter davantage</i>; +sans cela, les encyclopédistes auraient inutilement usé toutes +les plumes du monde. Et la révolution <i>anglaise</i>--(la première, +j'entends), par qui fut-elle occasionnée? Certes, les +puritains étaient aussi pieux, aussi sévères que Wesley ou +son biographe! Je le répète donc; les actes,--les actes de +la part du gouvernement, et non pas les écrits qui les attaquent, +ont causé les tourmentes passées, et causeront celles +qui se préparent.</p> + +<p>Je ne suis pas révolutionnaire, mais je les regarde comme +inévitables. Mon vœu serait de voir la constitution anglaise +restaurée plutôt que renversée. Aristocrate par ma naissance, +et j'ajouterai par mon caractère, j'ai encore la plus grande +partie de ma fortune dans les fonds publics; qu'aurais-je donc +à gagner à une révolution? Peut-être ai-je plus à y perdre, +en tous cas, que M. Southey, avec toutes ses places, ses gratifications, +pour ses panégyriques et ses calomnies. Mais, je +le répète, une révolution est inévitable. Que le gouvernement +soit fier d'avoir réprimé quelques misérables tumultes; ils ne +sont que de faibles vagues repoussées pour un instant du rivage, +tandis que la grande marée roule cependant, et gagne +à chaque minute un nouveau terrain. M. Southey nous accuse +de saper la religion du pays; croit-il donc la soutenir en écrivant +des vies telle que celle de Wesley? Jamais un culte ne +tombe sans qu'un autre ne le remplace. Il n'y eut, il n'y +aura jamais de contrée sans religion. On nous citera encore +la France; mais ce fut dans Paris seulement un parti frénétique, +qui soutint, et pour un instant encore, la dogmatique +absurdité de la théophilantropie. Si l'église d'Angleterre est +renversée, elle tombera sous les coups des sectaires, et non +pas des sceptiques. Les hommes sont aujourd'hui trop sages, +trop éclairés, trop convaincus de leur immense importance +dans les royaumes de la métaphysique, pour jamais se soumettre +à l'impiété du doute. Il peut y avoir quelques spéculateurs +incrédules; mais c'est comme quelques rares gouttes +d'eau dans le pâle rayon de la raison humaine. Ils sont en +fort petit nombre; et leurs opinions, dépouillées d'enthousiasme +et sans aliment pour les passions, ne feront jamais de +prosélytes,--à moins toutefois qu'on ne les persécute: +cette circonstance, sans doute, pourrait leur donner quelque +importance.</p> + +<p>M. Southey triomphe avec une lâche férocité, en prévoyant +le <i>repentir du lit de mort</i> des objets de sa haine; il a +formé lui-même une charmante <i>vision du jugement</i> en prose +aussi bien qu'en vers, et remplie de la plus impudente impiété. +Quelles seront les sensations de M. Southey ou les +miennes, dans l'instant terrible où il faudra quitter la vie? +c'est ce que ni lui ni moi ne devrions songer à décider. Je n'ai +pas attendu <i>mon lit de mort</i> pour me repentir d'une foule +d'actions; j'ai cela de commun avec la plupart des hommes, +tant soit peu réfléchis, et en dépit de l'<i>orgueil diabolique</i> que, +dans sa fureur, ce misérable renégat attribue à ceux qui <i>le</i> +méprisent. Sans doute il ne m'appartient pas de peser et de +déterminer ce que j'ai pu faire de bien ou de mal; mais du +moins je puis borner ma défense à l'assertion très-facile à +prouver, que, dans ma position, j'ai toujours fait plus de +bien réel dans une seule année, depuis que j'ai atteint ma +vingtième, que n'en a fait M. Southey dans tout le cours de +sa méprisable et mobile existence. Il est quelques actions +que je puis me rappeler avec un noble orgueil, et que les calomnies +d'un écrivain vendu ne sauraient atteindre. Il en est +d'autres auxquelles je me reporte avec douleur et repentir; +mais le seul acte de ma vie que M. Southey puisse réellement +connaître, puisqu'il me mit en rapport avec l'un de ses amis +intimes, ne saurait certainement être une occasion de déshonneur +pour cet ami ni pour moi-même.</p> + +<p>Je n'ignore pas les autres calomnies de M. Southey; je sais +tout ce qu'il osa publier, à son retour de Suisse, contre moi et +d'autres personnes honorables: dans ce monde, cette conduite +lui a fait peu de profit, et si sa croyance est la bonne, elle doit +lui en faire encore moins dans l'autre. Il ne m'appartient pas +de préjuger quel sera <i>son lit de mort</i>: c'est une affaire entre +lui et son créateur. Mais, certes, il est plaisant et odieux de +voir l'arrogance de ce prédicateur indifférent de toutes les +doctrines, désignant à la damnation éternelle, ses frères, +quand il a dans son pupitre des productions telles que <i>Wat-Tyler</i>, +l'<i>Apothéose de George III</i>, et l'<i>Élégie sur Martin le +régicide</i>. Il semble que l'une de ses consolations soit une certaine +note latine d'un certain ouvrage d'un certain M. Landor, +pour lequel l'amitié de Robert Southey sera, dit-il, <i>un honneur, +quand les disputes éphémères et les éphémères réputations +du jour seront oubliées</i>. Pour moi, je n'envie pas une amitié +ni une gloire réversible, avec les intérêts, comme la fortune +de M. Thélusson, à la troisième et quatrième génération.--Cette +amitié sera probablement aussi mémorable que les épopées +de M. Southey, desquelles Porson a dit (comme je l'ai +répété, il y a dix ou douze ans, dans <i>les Bardes anglais</i>), +qu'on s'en souviendrait quand Homère et Virgile seront oubliés, +et non pas avant. Je le laisse pour le présent.</p> + +<p>FIN DE LA NOTE.</p> + +<br><br><br> + +<h1>CAÏN,</h1> + +<h3>MYSTÈRE.</h3> + +<p class="rig">«Or le serpent était le plus malin<br> +des animaux que le Seigneur Dieu<br> +avait faits.»<br> +(<i>Genèse</i>, chap. III, vers. I.)</p> + +<br><br><br><br><br><br><br> + + +<h5>A</h5> + +<h3>SIR WALTER SCOTT, BARONNET,</h3> +<br><br> + +<p><i>Ce Mystère de Caïn</i> est dédié, par son obligé ami et dévoué +serviteur,</p> + +<p class="rig">L'AUTEUR.</p> + +<br><br><br><br> +<h3>PRÉFACE.</h3> +<br> +<p>Les scènes suivantes sont intitulées <i>Mystère</i>, +par allusion à l'ancien titre de <i>mystère</i> ou <i>moralité</i> +donné aux drames dont le sujet était analogue. +L'auteur n'a cependant pas pris les +mêmes libertés qui jadis étaient tolérées dans +les ouvrages de ce genre, comme peut s'en +convaincre tout lecteur curieux de consulter +ces productions très-profanes, en anglais, en +français, en italien ou en espagnol. L'auteur +s'est efforcé de conserver le langage qui convenait +le mieux à ses personnages; et quand il a +cru devoir emprunter celui de l'<i>Écriture</i>, il +l'a reproduit en l'altérant aussi peu, même +quant aux paroles, que pouvait le permettre +le rhythme poétique. Le lecteur se souviendra +que la <i>Genèse</i> ne dit pas qu'Ève fut tentée par +un démon, mais par <i>le serpent</i>; et cela, uniquement +parce qu'il était le plus subtil des animaux. +Quelle que soit l'interprétation que les +rabbins et les pères aient donnée à ce passage, +j'ai dû prendre les mots comme je les ai trouvés, +et répliquer avec l'évêque Watson, quand +on lui citait en pareille occasion les Pères, tandis +qu'il était recteur de Cambridge: «Voyez +le livre,» entendant parler de l'Écriture. Il +faut encore se rappeler que mon sujet n'a rien +de commun avec le <i>Nouveau-Testament</i>, et que +l'on ne pourrait, sans anachronisme, s'y reporter +le moins du monde.</p> + +<p>Depuis long-tems je n'ai lu de poèmes sur +des sujets religieux. Je n'ai pas relu Milton depuis +l'âge de vingt ans; mais avant cet âge, je +l'avais tant de fois parcouru, que l'impression +ne s'en est jamais effacée. Je n'ai pas lu <i>la Mort +d'Abel</i> de Gessner depuis l'âge de huit ans, à +Aberdeen. Le souvenir que j'en ai conservé est +en général agréable; mais quant aux détails, je +me souviens seulement que la femme de Caïn +s'appelait Meala.--Dans mon ouvrage, je les +appelle Adah et Zillah, les premiers noms féminins +qui soient écrits dans la <i>Genèse</i>; c'était +celui des femmes de Lamech: celles de Caïn et +d'Abel ne sont pas désignées par leurs noms. +Ainsi, dans le cas où le même sujet nous aurait +inspiré quelques idées analogues, je puis dire +que je l'ignore, et je ne m'en soucie que légèrement.</p> + +<p>Le lecteur n'oubliera pas non plus qu'on ne +trouve pas une seule allusion à la vie future +dans les ouvrages de Moïse, ni même dans tout +le vieux Testament. Les raisons de cette singulière +omission sont développées dans le livre de +Warburton, de <i>la Légation divine</i>; elles sont, +ou elles ne sont pas satisfaisantes: mais il est +certain qu'on n'en a pas trouvé de meilleures. +J'ai pu supposer, dans tous les cas, que Caïn +n'en avait pas encore pris connaissance, sans +avoir eu besoin, je l'espère, de falsifier l'Écriture-Sainte.</p> + +<p>Quant au langage de Lucifer, je ne pouvais +guère le modeler sur celui d'un prédicateur +chrétien; mais j'ai fait ce qui était en mon pouvoir +pour le maintenir dans les bornes de la politesse +spiritualiste.</p> + +<p>S'il se défend d'avoir tenté Ève sous la forme +du serpent, c'est uniquement parce que la <i>Genèse</i> +n'offre pas la plus indirecte allusion à quelque +chose de ce genre, et qu'elle ne met en +scène le serpent que dans le cercle de ses facultés +serpentines.</p> + +<br> + +<p>NOTA.--Le lecteur remarquera que l'auteur +adopte dans ce poème l'opinion de Cuvier, que +le monde, avant la création de l'homme, avait +été déjà plusieurs fois détruit. Cette hypothèse, +fondée sur l'étude des différentes couches de +terre, et sur les ossemens des énormes animaux +dont la race est perdue, et que l'on a trouvés +parmi elles, n'est pas contraire au récit de +Moïse, et sert plutôt à le confirmer. Nul ossement +humain n'a été découvert, bien que ceux +d'autres animaux dont la race est encore aujourd'hui +conservée se retrouvent mêlés aux +squelettes des races disparues. L'assertion de +Lucifer, que le monde préadamite fut aussi +peuplé d'êtres raisonnables, d'une intelligence +supérieure à celle de l'homme, et doués d'une +force comparable à celle du mammoth, etc., etc., +est d'ailleurs une fiction poétique destinée à le +servir dans ses projets de séduction.</p> + +<p>Je dois ajouter qu'Alfieri a fait une <i>tramélogédie</i> +intitulée <i>Abel</i>. Je ne l'ai jamais lue, non +plus qu'aucun des autres ouvrages posthumes +de cet écrivain, à l'exception de sa Vie.</p> + +<br><br> + +<h4>PERSONNAGES.</h4> + +<p class="mid">HOMMES.</p> + +<p>ADAM.<br> +CAÏN.<br> +ABEL.</p> + +<p class="mid">FEMMES</p> + +<p>ÈVE.<br> +ADAH.<br> +ZILLAH.</p> + +<p class="mid">ESPRITS</p> + +<p>L'ANGE DU SEIGNEUR.<br> +LUCIFER.</p> +<br><br><br> + + +<h1>CAÏN.</h1> +<br><br><br> +<h2>ACTE PREMIER.</h2> +<br><br> +<h3>SCÈNE PREMIÈRE.</h3> + +<p class="stage1">(La scène se passe hors du Paradis.--Le soleil se lève.)</p> + +<p class="stage1">ADAM, ÈVE, CAÏN, ABEL, ADAH, ZILLAH,<br> +offrant un sacrifice.</p> +<br> +<p class="mid">ADAM.</p> + +<p>O Dieu, l'éternel, l'infini, le très-sage!--toi +qui d'une parole fis jaillir des ténèbres la lumière +sur l'abîme des eaux:--salut, Jéhovah! salut encore +au retour de la lumière!</p> + +<p class="mid">ÈVE.</p> + +<p>O Dieu! qui nommas le jour, et séparas pour la +première fois le matin de la nuit;--toi qui divisas +les flots, et donnas le nom de firmament à une partie +de ton ouvrage,--à jamais, salut!</p> + +<p class="mid">ABEL.</p> + +<p>O Dieu! qui transformas les élémens en terre, en +eau, en air et en flamme; toi, père des jours et des +nuits, et avec eux des mondes éclairés de leurs flambeaux, +ou voilés de leurs ténèbres; toi qui communiques +l'existence à des êtres faits pour en jouir et +pour les aimer aussi bien que toi,--salut, mille +fois salut!</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Dieu éternel! père de toutes choses! qui créas ces +êtres excellens et brillans de beauté, pour être aimés +plus que toutes choses, à l'exception de toi,--permets-moi +de les confondre avec toi dans le même +amour.--Salut! mille fois salut!</p> + +<p class="mid">ZILLAH.</p> + +<p>O Dieu! qui, malgré ton amour, ta puissance et +ta bonté, permis au serpent de nous séduire, et +d'arracher mon père au paradis terrestre, préserve-nous +aujourd'hui d'autres malheurs.--Salut! mille +fois salut!</p> + +<p class="mid">ADAM.</p> + +<p>Caïn, mon fils, mon premier né, pourquoi gardes-tu +le silence?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Pourquoi parlerais-je?</p> + +<p class="mid">ADAM.</p> + +<p>Pour prier.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>N'avez-vous pas prié vous-même?</p> + +<p class="mid">ADAM.</p> + +<p>Oui, et de la plus grande ferveur.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Et très-haut: je vous ai entendus.</p> + +<p class="mid">ADAM.</p> + +<p>Puisse Dieu nous avoir également entendus!</p> + +<p class="mid">ABEL.</p> + +<p>Ainsi soit-il!</p> + +<p class="mid">ADAM.</p> + +<p>Et cependant mon fils aîné se tait encore.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Mieux vaut que je reste silencieux.</p> + +<p class="mid">ADAM.</p> + +<p>Pourquoi?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Je n'ai rien à demander.</p> + +<p class="mid">ADAM.</p> + +<p>Rien dont tu puisses rendre grâce?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Non.</p> + +<p class="mid">ADAM.</p> + +<p>Ne vis-tu pas?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Ne dois-je pas mourir?</p> + +<p class="mid">ÈVE.</p> + +<p>Hélas! le fruit défendu de l'arbre commence à +tomber devant nous.</p> + +<p class="mid">ADAM.</p> + +<p>Et nous devons le recueillir. O Dieu! pourquoi as-tu +planté l'arbre de la science?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Et pourquoi n'avez-vous pas cueilli le fruit de +l'arbre de vie? alors vous auriez pu le braver!</p> + +<p class="mid">ADAM.</p> + +<p>O mon fils! ne blasphème pas: c'est ainsi que +parlait le serpent.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Pourquoi pas? le reptile parlait bien. Vous aviez +l'arbre de la science, vous aviez celui de la vie:--la +science est bonne et la vie est bonne; comment +donc toutes deux peuvent-elles être mauvaises?</p> + +<p class="mid">ÈVE.</p> + +<p>Mon fils, tu parles comme à l'instant où je péchai, +alors que tu n'étais pas encore né. Ne me rappelle +pas mon malheur par le tien. Je me suis repentie. +Ne m'offre pas la vue de l'un de mes enfans +succombant aux inspirations du serpent devant les +murs mêmes du paradis qu'il a pour jamais fermé à +tes parens. Sois satisfait de ce qui est. Sans notre +curiosité fatale, tu serais heureux dans ce moment,--ô +mon cher fils!</p> + +<p class="mid">ADAM.</p> + +<p>Nos prières sont terminées, séparons-nous, et +reprenons nos travaux: ils sont nécessaires sans être +pénibles. La terre est jeune encore; elle récompense +volontiers, par le don de ses fruits, notre léger +travail.</p> + +<p class="mid">ÈVE.</p> + +<p>Caïn, vois ton père calme et résigné: fais comme +lui.</p> + +<p class="stage1">(Adam et Ève sortent.)</p> + +<p class="mid">ZILLAH.</p> + +<p>Ne le veux-tu pas, mon frère?</p> + +<p class="mid">ABEL.</p> + +<p>Pourquoi ce nuage qui obscurcit ton front? il ne +peut te servir de rien, si ce n'est à réveiller le courroux +de l'Éternel.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Mon cher Caïn, serais-je également l'objet de ton +courroux?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Non, Adah! seulement je voulais être seul un +instant. Abel! je souffre; mais ce mal sera passager. +Devance mes pas, mon frère,--je ne tarderai pas +à te suivre; et vous aussi, mes sœurs, ne tardez +pas davantage: vous ne devez pas recevoir un repoussant +accueil. Je vous suis.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Mais je reviendrai, si tu tardes quelque tems.</p> + +<p class="mid">ABEL.</p> + +<p>La paix du Seigneur soit dans votre ame, mon +frère!</p> + +<p class="stage1">(Sortent Abel, Zillah, Adah.)</p> + +<p class="mid">CAÏN, seul.</p> + +<p>Et c'est là la vie!--Travailler! et pourquoi travailler?--parce +que mon père n'a pu conserver sa +place dans l'Éden. Mais en suis-je cause?--je n'étais +pas né; je ne cherchais pas à naître, et je ne +tiens nullement au sort dans lequel m'a placé cette +naissance. Pourquoi faut-il qu'il ait cédé au serpent +et à la femme? ou pourquoi souffrir d'avoir cédé? +Quel crime dans cette faiblesse? L'arbre était planté, +pourquoi ne l'était-il pas pour lui? et sinon, pourquoi +le placer près de lui, au centre de l'Éden, et +le plus beau de tous les arbres? A toutes mes questions, +ils n'ont qu'une réponse: «Il l'a voulu; il +est bon.» Et comment puis-je le savoir? Parce qu'il +est tout-puissant, s'ensuit-il qu'il soit souverainement +bon? Je ne le juge que par les résultats:--ils +sont amers.--Faut-il que je les subisse pour +une faute qui n'est pas la mienne? Mais qu'aperçois-je +près d'ici?--une forme comme celle des anges; +mais l'aspect plus triste et plus sévère que le leur. +Je frémis malgré moi; pourquoi cependant le craindrais-je +plus que les autres esprits dont je vois tous +les jours, dans le crépuscule, les épées flamboyantes, +alors qu'errant autour des portes dont l'entrée nous +est interdite, je cherche à saisir quelque chose des +jardins qui devaient être mon héritage, avant que la +nuit n'en obscurcisse les murailles et les arbres immortels? +Si les chérubins armés ne m'effraient pas, +pourquoi frémirais-je à l'aspect de celui qui maintenant +s'approche? Cependant, il semble plus puissant +qu'eux tous; leur égal en beauté, et cependant moins +radieux qu'il ne fut ou pourrait être. Le chagrin +semble une partie de son immortalité; se pourrait-il? +et la douleur ne serait-elle pas le partage exclusif +des hommes? Le voici.</p> + +<p class="stage1">(Entre Lucifer.)</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Mortel!</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Ange! quel es-tu?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Le maître des anges.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>S'il est ainsi, peux-tu les abandonner, et descendre +près d'une vile poussière?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Je connais les pensées de la poussière; j'y compatis, +ainsi qu'aux vôtres.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Eh quoi! vous connaissez mes pensées?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Elles sont celles de tout être digne de penser;--c'est +la partie immortelle de votre substance qui +parle en vous.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Quelle partie immortelle? cela ne nous a pas été +révélé. L'arbre de vie nous fut enlevé par la folie +de mon père, et celui de la science fut trop tôt dépouillé +par l'avidité de ma mère; tout le fruit qui +nous en soit resté est la mort!</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Ils t'ont trompé; tu vivras.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Je vis, mais je vis pour mourir. Je ne vois rien +dans la mort qui m'effraie, si ce n'est que je sens un +frisson invincible, un aveugle et naturel instinct de +vie que j'abhorre, autant que je me méprise moi-même, +et cependant que je ne puis dompter:--voilà +pourquoi je vis encore. Pourquoi suis-je, hélas! +né?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Tu vis, et tu vivras à jamais. Ne crois pas que la +terre qui forme ton enveloppe soit la condition de +ton existence:--elle te quittera, et tu seras encore +le même.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Le <i>même</i>! et pourquoi pas mieux?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Il se pourra que tu sois comme nous.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Et vous?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Nous sommes éternels.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Êtes-vous heureux?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Nous sommes puissans.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Êtes-vous heureux?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Non: l'es-tu?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Comment le serais-je? Regarde-moi.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Pauvre argile! Et tu as la prétention d'être malheureux! +toi!</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Je le suis.--Mais toi, avec toute ta puissance, +qui es-tu?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Un être qui aspire au rang de ton créateur, et qui +ne t'aurait pas fait ce que tu es.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Ah! tu me sembles presque un dieu, et--</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Je ne le suis pas; et n'ayant pu le devenir, je ne +veux être que ce que je suis. Il a vaincu; qu'il +règne!</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Qui?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Le créateur de ton père et celui de la terre.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Et du ciel, de tout ce qu'il renferme. J'ai entendu +ses anges le chanter, et mon père le redire.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Ils disent--ce qu'ils sont forcés de chanter et de +dire, sous peine d'être ce que je suis,--ce que tu +es: des esprits et des hommes.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Et que sommes-nous?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Des ames qui osent jouir de leur immortalité,--des +ames qui osent regarder en face leur éternel +tyran, et lui dire que son mal n'est pas bon. Si, +comme il le dit, il nous a créés--ce que je ne sais +ni ne crois;--quoi qu'il en soit--il ne peut nous +anéantir: nous sommes immortels!--Bien plus, il +en est ravi, afin de nous torturer davantage. Qu'il +le fasse donc: il est tout-puissant;--mais dans sa +grandeur, il n'est pas plus heureux que nous au milieu +de nos tourmens. La bonté n'aurait pas fait le +mal; et qu'a-t-il fait autre chose? Laissons-le cependant +reposer sur son trône immense et solitaire; +qu'il crée des mondes nouveaux pour adoucir l'ennui +d'une insipide éternité et d'une immense solitude! +Qu'il lance dans l'espace globes sur globes: +le tyran n'en est pas moins seul; et s'il pouvait donner +la faculté de le combattre, il serait moins malheureux. +Mais qu'il règne, et que sans cesse il multiplie +sa misère. Esprits et hommes, nous devons +entre nous sympathiser: nos souffrances sont communes; +apprenons à les supporter, en réunissant à +jamais notre misère, tandis que lui, accablé sous le +poids de sa grandeur, il ne pourra que créer encore, +et toujours créer.--</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Tu me parles de choses qui, depuis long-tems, flottent +comme autant de visions à travers mes pensées: +je ne pouvais concilier ce que je vois avec ce que +j'entends. Mon père et ma mère me parlent de serpent, +d'arbres et de fruits; je vois les portes de ce +qu'ils nomment leur paradis gardées par l'épée flamboyante +de chérubins qui nous repoussent, eux et +moi; je sens le poids d'un travail journalier et d'une +constante pensée; je contemple un monde où je ne +semble rien, avec des idées qui semblent capables +de tout maîtriser:--mais je me croyais seul en +proie à ce genre de misère.--Mon père est abattu; +ma mère n'a plus cette ame qui lui faisait aspirer +après la science, au risque d'une malédiction éternelle; +mon frère est un jeune gardeur de troupeaux, +qui offre les premiers nés de ses brebis à celui qui +ne permet pas à la terre de rien donner qui ne soit +arrosé de nos sueurs; ma sœur Zillah chante un +hymne d'actions de grâces avant les oiseaux du matin; +et mon Adah, ma bien-aimée, elle ne comprend +rien aux soucis qui me dévorent: en un mot, jusqu'alors, +aucun être n'avait sympathisé avec moi. +Eh bien!--je suis ravi de m'associer aux esprits.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Si ton ame ne te rendait pas digne d'une pareille +association, je n'apparaîtrais pas maintenant à tes +yeux. Comme la première fois, un serpent eût suffi +pour te charmer.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Oh! serait-ce donc toi qui tentas ma mère?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Je ne tente qu'avec l'appât de la vérité. N'y avait-il +pas l'arbre de la science? l'arbre de vie n'était-il +pas encore chargé de fruits? Suis-je cause qu'elle +trembla d'y toucher? Est-ce moi qui plaçai des objets +défendus à la portée d'êtres innocens, et que leur +innocence même devait rendre curieux? Moi, je +vous aurais créés des dieux; et celui qui vous a exilés +ne l'a fait que pour vous empêcher «de manger le +fruit de vie, et de devenir des dieux comme nous.» +N'étaient-ce pas là ses paroles?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Oui; et je les entendis de ceux qui les avaient +entendues au milieu des éclairs.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Quel était donc le démon, de celui qui vous défendait +de vivre, ou de celui qui voulait vous faire +vivre à jamais dans le bonheur et le pouvoir de la +science?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Pourquoi n'ont-ils pas ravi le fruit de l'un et de +l'autre arbre, ou n'ont-ils pas laissé tous les deux?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>L'un vous appartient déjà, l'autre peut vous appartenir +encore.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Et par quel moyen?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>En résistant; en demeurant vous-mêmes. L'ame +est supérieure à tout, quand l'ame veut bien se comprendre, +quand elle se fait le point central du cercle +qui l'entoure,--et qu'elle est faite pour maîtriser.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Mais n'as-tu pas tenté mes parens?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Moi? misérable poussière! et pourquoi, comment +les aurais-je tentés?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Le serpent, disent-ils, était un esprit.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Qui l'a dit? cela n'est pas écrit là-haut. L'homme, +dans ses craintes immenses et sa petite vanité, peut +bien rejeter sur les substances spirituelles le tort de +sa propre chute; mais notre orgueilleux despote ne +voudrait pas falsifier ainsi les faits. Le serpent était +le serpent,--rien de plus, et cependant l'égal de +ceux qu'il tenta, par sa nature terrestre comme la +leur;--leur supérieur en sagesse, puisqu'il put les +séduire, et leur donner la connaissance qui devait +détruire leurs insipides plaisirs. Crois-tu que je +voulusse revêtir l'enveloppe des êtres qui doivent +mourir?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Mais, enfin, le reptile avait-il un démon en lui?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Il ne fit qu'en éveiller un dans ceux qu'entraînait +sa langue venimeuse. Je te répète que le serpent +n'était rien de plus qu'un serpent: demande-le +au chérubin qui garde l'arbre séducteur. Quand des +milliers de siècles auront roulé sur vos cendres dispersées +et sur celles de votre race, les habitans de +la terre pourront bien alors cacher sous les fables +leurs fautes primitives, m'attribuant un déguisement +que je méprise, comme je méprise tout ce qui plie +le genou devant celui qui ne fit des êtres que pour +les courber devant sa triste et solitaire éternité; mais +nous qui voyons la vérité en face, nous devons la +reproduire. Tes malheureux parens écoutèrent les +conseils d'un reptile; ils tombèrent. Et pourquoi les +esprits les auraient-ils tentés? Quel objet digne d'envie, +que les bornes étroites de votre paradis, pour +des intelligences qui peuvent traverser l'espace!--Mais +je te parle de choses que tu ignores, avec ton +arbre de la science.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Mais du moins tu ne peux parler d'une nouvelle +science sans m'inspirer le désir de la pénétrer, la +soif de m'en abreuver; oui, mon ame est digne de +la comprendre.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>En aurais-tu le courage?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Tu peux l'éprouver.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Oserais-tu contempler la mort?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Je ne l'ai pas encore vue.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Mais tu devras la subir.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Mon père dit que c'est une chose terrible, ma +mère pleure en l'entendant nommer: Abel, alors, +lève les yeux au ciel; Zillah laisse retomber les siens +vers la terre, en soupirant une prière; Adah me regarde, +et se tait.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Mais toi?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>D'indicibles pensées pénètrent dans mon cœur embrasé, +quand j'entends parler de cette toute-puissante +mort qui semble inévitable. Ne pourrais-je +lutter contre elle? J'ai lutté avec le lion, quand j'étais +encore enfant; je jouais avec lui, jusqu'à ce +qu'il s'échappât de mes bras en rugissant.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Elle n'a pas de forme; mais elle anéantira tous +les êtres, enfans de la terre, qui sont revêtus d'une +forme.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Ah! je croyais que c'était un être; et quel autre +qu'un être pouvait créer quelque chose d'aussi fatal +aux êtres?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Demande au destructeur.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Quel est-il?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Le créateur.--Donne-lui le nom qu'il te plaira; +il ne crée que pour détruire.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Je ne le savais pas; cependant, au nom de la mort, +je le conjecturais: je ne la connais pas, mais elle +me semble horrible. Dans la vaste désolation des +nuits, je l'ai recherchée, j'ai tenté de la surprendre; +et quand je voyais les formes gigantesques que l'ombrage +jetait sur les murs d'Éden, et que traversait +le glaive étincelant des chérubins, j'attendais après +ce que je croyais elle: car, en même tems que la +crainte, naissait dans mon cœur le désir de connaître +ce qui devait tous nous subjuguer;--mais rien +ne se présentait. Alors je détachais mes yeux accablés +de la vue du paradis défendu, notre première +patrie; je les reportais aux flambeaux répandus sur +nos têtes, si nombreux et si ravissans: eux aussi devront-ils +donc mourir?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Peut-être;--mais long-tems après que vous ne +serez plus, toi et les tiens.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>J'en suis ravi; je n'aurais pas voulu les voir mourir: +ils sont trop beaux. Qu'est-ce que la mort? Je +sens, et je le crains, que c'est une chose terrible; +mais, pourquoi? je ne puis le comprendre. On nous +l'a dénoncée comme un mal, à nous, à ceux qui péchèrent, +à ceux qui ne péchèrent pas:--ce mal, +quel est-il?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>On l'apprend dans la terre.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Mais pourrai-je le connaître?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Comme je n'ai rien de commun avec la mort, je +ne puis répondre.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Je ne serais qu'une poussière tranquille, il n'y +aurait pas de mal; et que n'ai-je jamais été autre +chose!</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Ce vœu est ignoble; il est même indigne de ton +père: car, du moins, il souhaita de connaître.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Mais non pas de vivre; car il eût dépouillé l'arbre +de vie.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Il en fut empêché.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Erreur mortelle, de n'avoir pas d'abord cueilli +ce fruit; mais avant de ravir la science, il ne connaissait +pas la mort. Hélas! à peine si j'entrevois ce +qu'elle est, et pourtant je la redoute:--je tremble +devant ce que j'ignore!</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Et moi, je ne crains rien, parce que je connais +tout: voilà quelle est la vraie science.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Veux-tu m'apprendre tout?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Oui, à une condition.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Désigne-la.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>C'est que tu t'inclineras pour adorer en moi--ton +seigneur.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Tu n'es pas le seigneur que mon père adore.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Non.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Es-tu son égal?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Non;--je n'ai rien de commun avec lui! je ne +le voudrais pas. Je veux être au-dessus,--au-dessous, +tout enfin, plutôt que de partager ou de reconnaître +son pouvoir. Je reste à part, mais pourtant +je suis grand;--il en est beaucoup qui m'adorent, +un plus grand nombre encore m'adorera dans la +suite:--sois au nombre des premiers.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Jusqu'à présent, je ne me suis pas incliné devant +le Dieu de mon père, bien que mon frère Abel me +conjurât souvent de me joindre à lui dans un commun +sacrifice:--pourquoi fléchirais-je devant toi?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>N'as-tu jamais fléchi le genou devant lui?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Je te l'ai dit;--et quel besoin de le dire? ta +science suprême ne doit-elle pas te l'apprendre?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Celui qui n'a pas fléchi devant lui s'incline devant +moi!</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Je ne fléchis devant personne.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Tu n'en es pas moins mon adorateur: lui refuser +son hommage, c'est par cela même me l'accorder.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Que veux-tu dire?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Tu le sauras--et bientôt.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Découvre-moi du moins le mystère de mon existence.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Suis-moi où je te conduirai.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Mais je dois retourner pour travailler à la terre;--j'ai +promis--</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Quoi?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>De cueillir les prémices de quelques fruits.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Pourquoi?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Pour les offrir sur un autel avec Abel.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>N'as-tu pas dit que jamais tu n'avais fléchi devant +celui qui t'a créé?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Oui;--mais les vives instances d'Abel m'ont entraîné: +l'offrande est plutôt la sienne que la mienne,--et +Adah--</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Pourquoi hésiter ainsi?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>C'est ma sœur, née le même jour, des mêmes entrailles; +elle m'a arraché à force de pleurs cette promesse: +car pour ne pas la voir pleurer, il me semble +que je supporterais tout, et que j'adorerais tout.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Alors, suis-moi!</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Volontiers.</p> + +<p class="stage1">(Entre Adah.)</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Mon frère, je viens vers toi; c'est l'heure du repos +et du bonheur,--et nous en jouissons moins +en ton absence. Tu n'as pas travaillé ce matin; mais +j'ai fait nos deux tâches. Viens! les fruits sont mûrs; +ils sont colorés comme la lumière à laquelle ils doivent +leur saveur: viens!</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Ne vois-tu pas?</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Je vois un ange; nous en avons vu beaucoup. +Voudrait-il partager nos instans de repos?--il est +le bien-venu.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Il ne ressemble pas aux anges que nous avons vus.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Est-ce qu'il en est d'autres? Il est le bien-venu, +s'il leur ressemble. Ils n'ont pas dédaigné de s'asseoir +quelquefois à notre table.--Que veut-il?</p> + +<p class="mid">CAÏN, à Lucifer.</p> + +<p>Le veux-tu?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Et toi, veux-tu être à moi?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Il faut que je m'éloigne avec lui.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Quoi! nous laisser?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Oui.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Moi!</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Chère Adah!</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Laisse-moi te suivre.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Non! elle ne le doit pas.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Qui es-tu pour te mettre ainsi entre nos deux +cœurs?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>C'est un dieu.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Comment le sais-tu?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Il parle comme un dieu.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Le serpent aussi, et il mentait.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Tu te trompes, Adah!--L'arbre dont il parlait +n'était-il pas celui de la science?</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Oui,--pour notre malheur éternel.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Encore ce malheur était-il la science:--il n'a +donc pas menti. S'il vous a perdus, il n'a pas, du +moins, trahi la vérité; et l'essence de la vérité ne +peut être que bonne.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Tout ce que nous savons d'elle, c'est qu'elle a +réuni sur nos têtes tous les maux: expulsion de notre +patrie, terreur, travail, sueur et lassitude; regrets +du passé, espérance de ce qui ne se réalise pas. +Caïn! ne va pas avec cet esprit; souffre encore ce +que nous avons déjà souffert, et aime-moi.--Je +t'aime.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Tu l'aimes? Quoi! plus que ta mère et que ton +père?</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Oui; est-ce un péché encore?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Non,--pas encore; mais plus tard c'en sera un--pour +vos enfans.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Comment! ma fille ne pourra-t-elle pas aimer son +frère Énoch?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Comme tu aimes Caïn? non.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>O mon Dieu! ils ne s'aimeraient pas? ils ne reproduiraient +pas des êtres aimans comme eux? N'ont-ils +pas sucé le lait du même sein? Leur père n'était-il +pas sorti des mêmes flancs, et à la même heure que +moi? Ne nous aimons-nous pas l'un l'autre? et multipliant +notre existence, ne multiplions-nous pas des +êtres qui se chériront encore, et comme je te chéris, +mon Caïn? Oh! ne va pas avec cet esprit; il n'est +pas des nôtres.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Le péché dont je parle n'est pas de mon œuvre; +en vous, il ne peut être un péché,--bien qu'il le +paraisse dans ceux auxquels vous transmettrez votre +humanité.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Qu'est-ce qu'un péché qui n'est pas péché en lui-même? +Les circonstances peuvent-elles tour à tour +transformer le péché en vertu?--S'il en est ainsi, +nous sommes donc les esclaves de--</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Des êtres plus élevés que vous sont esclaves; et +de plus élevés qu'eux ont préféré la liberté des tortures +aux lentes agonies d'une adulation qui s'exhalait +en hymnes, en concerts, en prières intéressées +vers le Tout-Puissant, non parce qu'il inspirait de +l'amour, mais parce qu'il était tout-puissant, parce +qu'il éveillait leur ambition ou leur terreur.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>La toute-puissance doit s'unir à la toute-bonté.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Alors, que signifie Éden?</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Démon! ne me tente pas par ta beauté; plus que +le serpent, tu es beau: tu es aussi menteur que lui.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Aussi sincère. Demandez à Ève, votre mère; n'a-t-elle +pas conquis la science du bien et du mal?</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>O ma mère! tu as cueilli un fruit plus fatal à +tes descendans qu'à toi-même. Toi, du moins, tu as +passé ta jeunesse dans le paradis, jouissant de l'innocence +et du bonheur de converser avec des esprits +bienheureux; pour nous, tes enfans, ignorans de +l'Éden, nous vivons environnés par les démons qui, +s'emparant des paroles de Dieu, nous séduisent, en +profitant de nos propres pensées, de nos regrets et +de notre curiosité.--Ainsi devins-tu la proie du +serpent dans tes plus beaux jours de simplicité, de +candeur et de joie. Je ne sais que répondre à l'être +immortel qui se tient devant moi; je ne puis le détester; +je le contemple avec une inquiétude qui n'est +pas sans charme, et pourtant je ne puis m'éloigner +de lui. Dans son regard est une attraction magique +qui fixe sur les siens mes yeux éblouis; mon cœur +bat avec rapidité; je tremble, et pourtant je me rapproche +plus près,--toujours plus près. Caïn! ô +Caïn! défends-moi de lui!</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Pourquoi craindre, mon Adah? ce n'est pas un +mauvais ange.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Ce n'est pas Dieu;--il n'est pas à Dieu. J'ai vu +les chérubins et les séraphins: il ne regarde pas +comme eux.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Mais il est des esprits plus élevés encore:--les +archanges.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>De plus élevés encore que les archanges.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Oui;--mais ils ne sont pas heureux.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Si le bonheur consiste dans l'esclavage,--non.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>J'ai entendu dire que les séraphins <i>aimaient le +plus</i>,--les chérubins <i>connaissaient le mieux</i>:--celui-ci +doit être un chérubin,--car il n'aime pas.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Et si la science la plus élevée affaiblit l'amour, +comment se fait-il que vous cessiez d'aimer en commençant +à connaître? Puisque les chérubins qui savent +tout, aiment le moins, l'amour des séraphins +ne peut être que l'ignorance: qu'ils soient incompatibles, +la sentence portée contre tes malheureux parens +le prouve assez. Choisissez donc entre l'amour +et la science:--il n'est pas d'autre choix. Votre +père s'est déjà décidé: son culte n'est que de la +peur.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>O Caïn! choisis l'amour.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Oui, pour toi, chère Adah! mais le choix est inutile:--il +est né avec moi;--je n'aime rien de plus.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Et nos parens?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Nous aimaient-ils quand ils enlevèrent de l'arbre +ce qui nous exila tous du paradis?</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Alors nous n'étions pas née;--et quand nous +l'aurions été, ne devrions-nous pas les aimer, ainsi +que nos enfans, Caïn?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Mon petit Énoch! et sa sœur encore bégayante! +Ah! si je pouvais les croire heureux, j'oublierais à +demi--mais jamais on ne l'oubliera, même après +trois milliers de générations! jamais les hommes ne +chériront la mémoire de l'homme qui, dans la même +heure, perpétua la source du mal et de l'humanité. +Ils se sont emparés de l'arbre de la science et du +péché;--non contens de leur propre infortune, +ils nous ont imposé, à moi,--à toi, au petit nombre +des êtres aujourd'hui vivans, à la multitude innombrable +des êtres à venir, l'obligation d'hériter d'une +agonie que le tems ne peut qu'accroître encore!--Et +je serai le père de tant d'infortunés! et ta beauté, +ton amour,--ma tendresse, les momens ravissans +écoulés dans tes bras; tout ce que nous aimons +dans nous-mêmes et dans nos enfans, doit les conduire, +après de longues années de péchés et de douleur,--ou +même après quelques instans également +pénibles, et mêlés à peine d'une courte lueur de +plaisir; tout cela doit les mener à la mort,--ce +fantôme inconnu! Non! l'arbre de la science n'a pas +acquitté sa promesse:--s'ils ont péché, ils devaient +du moins, en échange, savoir tout ce qui est +du domaine de la science, et, par conséquent, les +mystères qui environnent la mort! Que savent-ils?--qu'ils +sont misérables. Quel besoin de serpens et +de fruits pour nous l'apprendre?</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Je ne serais pas à plaindre, Caïn, si tu étais heureux.--</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Sois donc heureuse seule:--je ne veux pas d'un +bonheur qui m'avilit, moi et les miens.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Seule, je ne pourrais, je ne <i>voudrais</i> pas être +heureuse; mais je pense qu'entourée de leurs bras +je puis l'être, en dépit de la mort que je ne redoute +pas, puisque je l'ignore, bien qu'elle paraisse un +fantôme terrible,--si j'en juge d'après ce que j'en +entends dire.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Et, dis-tu, tu pourrais être heureuse <i>seule</i>?</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Seule! O mon Dieu! qui pourrait être heureux +ou bon dans la solitude? L'isolement est à mes yeux +un péché; si ce n'est quand je pense que bientôt je +reverrai mon frère, son frère, nos enfans et nos +parens.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Ton Dieu est pourtant seul: est-il heureux, est-il +bon?</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Tu te trompes; il a les anges et les mortels à rendre +heureux: son bonheur consiste à le répandre +autour de lui; et quel bonheur peut-il exister qu'on +ne cherche à répandre?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Interrogez votre père sur son exil d'Éden,--sur +son premier-né;--interrogez votre propre cœur: +il n'est pas tranquille.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Hélas! non; et vous--êtes-vous du ciel?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Si je n'en suis pas, jugez quel est ce bonheur universel +que se plaît à répandre (comme vous le dites) +ce créateur tout-puissant et souverainement bon de +la vie et des choses vivantes; c'est là son secret, et +il le garde. Nous devons souffrir, quelques-uns de +nous doivent résister, et le tout en vain, à entendre +ces séraphins. Mais il faut en faire l'épreuve, puisque +d'ailleurs nous ne serions pas mieux. Il y a dans +les esprits un sens qui leur indique toujours le juste, +comme au sein des nuits vos yeux, jeunes mortels, +se dirigent naturellement vers l'étoile vigilante qui +annonce le matin.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>C'est une ravissante étoile; sa beauté me force à +l'aimer.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Et pourquoi ne l'adorez-vous pas?</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Notre père n'adore que l'être invisible.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Le symbole de l'invisible est ce qu'il y a de plus +ravissant dans ce qui est visible; et cet astre brillant +est le conducteur de l'armée céleste.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Notre père dit qu'il a vu le Dieu même qui le +créa, lui et ma mère.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p><i>Toi</i>, l'as-tu vu!</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Oui,--dans ses œuvres.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Mais en lui-même?</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Non,--si ce n'est dans mon père qui est l'image +de Dieu, ou dans ses anges qui te ressemblent,--plus +brillans encore, mais moins beaux, et d'un aspect +moins imposant. Ils nous apparaissent éclatans +comme le silencieux milieu du jour; mais pour toi, +tu ressembles à la nuit éthérée, quand de longs et +blancs nuages croisent l'immensité violette, quand +d'innombrables étoiles étincellent sur l'admirable et +mystérieuse voûte entourée d'objets qui semblent +tentés de briller comme le soleil; leur beauté, leur +multitude, leurs mouvemens, leurs doux rayons, +tout nous entraîne vers eux: ils remplissent mes +yeux de larmes; tu produis sur moi le même effet. +Tu ne sembles pas heureux; ah! ne nous entraîne +pas dans ton malheur, et je pleurerai sur toi.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Hélas! ces pleurs! tu ne sais pas quels océans +doivent en être répandus--</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Par moi?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Par tous.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Comment, tous?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Par des millions, des myriades,--par toute la +terre peuplée,--la terre non peuplée,--par l'enfer +toujours encombré des êtres dont ton sein doit +être le germe.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>O Caïn! cet esprit nous maudit.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Laisse-le dire; je veux le suivre.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Où?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Dans un endroit d'où il pourra revenir vers toi +dans une heure; mais d'ici là, il verra des objets +de plusieurs siècles.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Comment cela peut-il être?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Votre créateur n'a-t-il pas fait en quelques jours, +du débris des anciens mondes, celui que vous habitez? +et moi qui l'ai aidé dans cette œuvre, ne pourrais-je +montrer dans une heure ce qu'il a fait en plusieurs, +ou détruit en moins de tems encore?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Je suis prêt à te suivre.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Mais dans une heure, reviendra-t-il sain et sauf?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Oui. Pour nous, les actes sont indépendans des +entraves du tems; nous pouvons franchir en une +heure l'éternité, ou bien transporter dans le cercle +d'une heure tout ce que l'éternité renferme. Notre +souffle ne se règle pas comme celui des mortels--mais +cela est un mystère. Caïn, viens avec moi.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Reviendra-t-il?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Oui, femme! lui seul entre tous les mortels (le +premier et le dernier, à l'exception d'un.....) reviendra +de ces lieux, et te sera rendu pour peupler +avec toi cette contrée silencieuse et aride, comme +le sera votre monde, aujourd'hui borné à quelques +habitans.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Où demeures-tu?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Au milieu des espaces. Où devrais-je demeurer? +près de ton ou tes dieux:--il n'en est rien. C'est +en ma présence que toutes les divisions s'opèrent; la +vie et la mort,--le tems et l'éternité,--le ciel et +la terre.--Ce qui n'est ni ciel ni terre est habité +de l'ombre de ceux qui jadis l'habitaient ou plus +tard l'habiteront:--voilà mes domaines! Du moins +puis-je les séparer de <i>son</i> empire, et posséder un +royaume qui n'est pas <i>sien</i>; et si je n'étais pas ce +que je dis, pourrais-je demeurer en ces lieux? vous +ne faites qu'entrevoir ses anges.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>En effet; ils apparurent quand le beau serpent +parla pour la première fois à notre mère.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Caïn! tu m'as entendu. Soupires-tu après la +science? je puis assouvir ta soif: je ne te demande +pas de partager des fruits qui pourraient te ravir +un seul des biens que vous ait laissés le vainqueur. +Suis-moi.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Esprit! je l'ai dit.</p> + +<p class="stage1">(Caïn et Lucifer sortent.)</p> + +<p class="mid">ADAH s'écrie en les suivant:</p> + +<p>Caïn! Caïn! mon frère!</p> + +<p>FIN DU PREMIER ACTE.</p> +<br><br><br> + +<h2>ACTE II.</h2> +<br><br> + +<h3>SCÈNE PREMIÈRE.</h3> + +<p class="stage1">(L'abîme de l'espace.)</p> + +<p class="stage1">CAÏN, LUCIFER.</p> +<br> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Je foule l'air et ne tombe pas; cependant je tremble +de tomber.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Si tu as foi en moi, les airs te soutiendront, les +airs dont je suis souverain.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Mais puis-je le faire sans impiété?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Croire est ne pas tomber, douter est périr! Tel +est l'édit que porte l'autre Dieu, celui qui me donne +devant ses anges le nom de Démon. Ce nom, ils le +répètent en écho à des êtres misérables qui, ne connaissant +rien au-dessus de leurs sens rétrécis, s'inclinent +devant le mot qui frappe leur oreille, et +croient toujours sincèrement le bien ou le mal que +l'on proclame devant leur faiblesse. Je n'exige rien +de pareil: honore-moi ou ne m'honore pas, tu +franchiras des mondes au-delà de ton petit monde; +quelques doutes conçus par toi durant ta fragile existence +ne seront pas récompensés par des tortures +de <i>ma</i> conception. Une heure viendra qu'en planant +sur quelques gouttes d'eau, un homme dira à un +homme: <i>Crois en moi, et marche sur les eaux</i>; alors +l'homme pourra braver les vagues en sécurité. Je +ne te dirai pas: Crois en moi, comme la condition +de ton salut; mais: Suis mes pas sur le gouffre des +espaces, et je te montrerai ce que tu ne pourras +prendre pour un mensonge, l'histoire des mondes +passés, présens et futurs.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>O dieu, démon, ou ce que tu peux être, est-ce là +votre terre?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Eh quoi! tu ne reconnais pas la poussière dont +votre père fut formé?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Se peut-il? Ce petit cercle bleu nageant dans l'espace +éthéré, et près de lui un cercle plus étroit +encore, et dont la lueur rappelle celle de notre nuit +terrestre; est-ce là notre paradis?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Indique-moi la position de ce paradis.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Comment le pourrais-je? A mesure que nous avançons, +il devient toujours plus petit; et en diminuant +progressivement, il s'entoure d'une auréole semblable +à la lumière qui jaillit de la plus belle des étoiles, +quand je la contemple des limites du paradis. En +nous écartant, je crois les voir toutes deux se joindre +aux innombrables étoiles qui nous entourent, et +augmenter ainsi leur multitude infinie.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Et s'il existait des mondes plus grands que le +tien, habités par des formes plus grandes; si ces +mondes étaient plus nombreux que la poussière de +la triste terre, multipliée comme elle le sera en +atomes animés, tous vivans, tous condamnés au +malheur et à la mort, que penserais-tu?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Je serais fier de la pensée qui comprend de telles +choses.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Mais si cette haute pensée était enchaînée à une +masse servile de matière; si, connaissant de telles +choses, aspirant après elles, et après une science +encore plus élevée, tu demeurais l'esclave des besoins +les plus grossiers et les plus misérables; si tes +plaisirs les plus purs n'étaient qu'un avilissement +déguisé, une illusion énervante et honteuse, dont le +seul but serait de t'entraîner à renouveler des corps +et des ames toutes condamnées à la même fragilité, +presque toutes à la même infortune--</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Esprit! je ne connais pas la mort, si ce n'est que +c'est un être terrible, un hideux héritage qu'avec la +vie je dois à mes parens, et dont je les ai entendu +parler; double et triste héritage, autant que j'en +puis juger encore. Mais enfin, si notre sort est tel +que tu me le dépeins (et je sens en moi le douloureux +pressentiment de la vérité), permets-moi de +mourir ici; car donner le jour à des êtres dont le +partage serait de souffrir longues années, et puis +enfin mourir, ce n'est après tout que propager la +mort et multiplier le meurtre.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Tu ne peux pas mourir tout-à-fait;--il est quelque +chose qui doit survivre.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>L'autre n'en a rien dit à mon père, quand il le +chassa du paradis, avec la mort écrite sur son front. +Mais au moins laisse-moi détruire ce qu'il y a de +mortel en moi, pour que je sois, quant au reste, +semblable aux anges.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Je suis de l'essence angélique: voudrais-tu me +ressembler?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Je ne sais pas ce que tu es: je sens ton pouvoir. +Tu me montres des objets qui surpassent mes facultés, +et qu'il ne serait pas en ma puissance de voir; +bien qu'ils soient encore inférieurs à mes désirs et à +ma conception.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Quelles sont-elles, ces conceptions d'un orgueil +assez humble pour séjourner avec les vers dans une +enveloppe de terre?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Et toi-même, qui es-tu pour affecter un esprit si +hautain, pour jouir des priviléges des choses créées +<i>et</i> des choses immortelles, et qui cependant sembles +dévoré de chagrin?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Je parais ce que je suis; voilà pourquoi je te demande +si tu voudrais être immortel.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Tu l'as dit; il faut, même en dépit de moi, que +je sois immortel. Je l'ignorais;--mais puisqu'il le +faut, permets-moi, heureux ou malheureux, d'anticiper +aujourd'hui sur mon immortalité.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Tu l'anticipais avant de me connaître.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Comment?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>En souffrant.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Les tourmens seraient-ils immortels?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Nous verrons, moi et tes fils. Mais regarde maintenant, +n'es-tu pas ravi?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Que vois-je, et qu'êtes-vous, magnifiques espaces +que l'imagination n'aurait pu rêver? Qu'êtes-vous, +globes infinis d'une lumière toujours plus éblouissante? +Quel est ce désert azuré, ces champs de l'air +sans bornes où vous roulez, semblables aux feuilles +que je voyais flotter sur les ondes limpides de l'Éden? +Votre course est-elle mesurée? ou parcourez-vous +un espace sans bornes, un univers aérien toujours +nouveau, auquel mon ame, éblouie par l'idée de l'éternité, +ne peut penser sans vertige? O dieu! dieux! +ou qui que vous soyez! que vous êtes beaux à contempler! +quelle merveille dans vos effets ou dans vos +accidens! Que je meure comme un atôme (s'il en +est qui meurent), ou que je sois initié au mystère +de votre nature! Mes pensées, en ce moment, ne +sont pas aussi indignes que la poussière qui les recèle, +des objets que je contemple. Esprit! donne-moi +la mort, ou laisse-moi approcher davantage.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>N'es-tu pas assez près? Baisse les yeux vers votre +terre!</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Ou est-elle? je ne vois plus rien qu'une masse +d'innombrables lueurs.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Regarde-là.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Je ne vois rien.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Elle brille cependant encore.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Quoi! ce point imperceptible?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Oui.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Se peut-il? J'ai vu des vers luisans et d'autres insectes +lumineux étinceler sur les gazons dans un +sombre crépuscule; ils répandaient un éclat plus vif +que le monde qui les contient.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Eh bien! tu as vu briller des vers et des mondes;--qu'en +penses-tu?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Qu'ils sont beaux chacun dans leur propre sphère; +et qu'au milieu des nuits auxquelles ils doivent leur +beauté, l'imperceptible insecte, dans sa course lumineuse, +et l'étoile immortelle, dans son immense +carrière, doivent également être guidés.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Mais comment et par qui?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Montre-le-moi.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Oses-tu le demander?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>N'ai-je pas osé connaître ce que j'oserai en ce +moment voir? Tu ne m'as rien montré qui satisfasse +encore mon imagination.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Avance donc avec moi. Veux-tu contempler les +objets mortels ou immortels?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Que vois-je là?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Des objets qui participent des deux natures: lequel +saisit le plus ton cœur?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Les choses que je vois.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Mais qui te frappe le plus?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Les choses que je n'ai vues et ne verrai jamais:--les +mystères de la mort.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Mais si je te montre les choses qui sont mortes, +comme je t'ai montré plusieurs de celles qui ne mourront +pas?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Fais-le.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Avance donc sur nos ailes puissantes.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Oh! comme nous fendons les airs! les astres s'éteignent +peu à peu. La terre! où est ma terre? Laisse-moi, +que je la regarde encore; c'est d'elle que je fus +formé.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Elle est aujourd'hui moins que toi dans l'univers. +Cependant, ne crois pas pouvoir lui échapper; +bientôt tu lui seras rendu et à toute sa vile poussière: +c'est une partie de ton éternité et de la +mienne.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Où me conduis-tu?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>A ce qui existait avant toi. C'est le fantôme d'un +monde dont le tien n'offre que les débris.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Eh quoi! notre monde n'est-il pas nouveau?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Pas plus que ne l'est la vie, et ce qui était avant +que toi ou moi ne fussions, et les objets qui nous +semblent plus grands que moi-même. Maintes choses +n'auront pas de fin; quelques-unes, prétendant n'avoir +pas eu de commencemens, en ont eu d'aussi +misérables que le tien; et si de plus nobles substances +ont été éteintes, c'est pour faire place à d'autres +plus méprisables que nous ne pourrions l'imaginer: +car il n'y a d'éternellement <i>immobile</i> que les <i>momens</i> +et l'<i>espace</i>. Le changement n'est pas la mort, si ce +n'est pour la matière; mais tu es matière, et tu ne +peux comprendre que les êtres de la même nature: +je t'en montrerai.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Matière, esprits, je puis contempler tout ce que +tu voudras.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Avance donc!</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Les astres disparaissent; quelques-uns, au contraire, +s'agrandissent à notre approche, et semblent +de véritables mondes.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Ce qu'ils sont en effet.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Quoi! chacun d'eux aurait-il un Éden?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Peut-être.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Et des hommes?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Oui, ou des êtres plus grands.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Ont-ils aussi des serpens?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Voudrais-tu des hommes sans serpens, et que nul +ne pût ramper à l'exception de tes semblables?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Comme tous les flambeaux disparaissent! Où +fuyons-nous?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Vers le monde des fantômes; celui des êtres passés, +et des ombres qui n'existent pas encore.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Mais l'obscurité augmente de plus en plus;--il +n'y a plus d'astres.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Cependant tu vois encore.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Sinistre lumière! pas de lune, pas de soleil, pas +une immensité d'étoiles. L'azur nuancé de pourpre +de la nuit disparaît lui-même en un crépuscule glacial; +je vois des masses épaisses, mais elles ne ressemblent +pas aux mondes que tu viens de me montrer, +et qui, environnés de lumières, semblaient +encore pleins de vie, quand avait disparu leur atmosphère +radieuse; déroulant alors aux yeux surpris +les formes variées de profondes vallées ou de vastes +montagnes; quelques-uns lançant des jets de feu, +d'autres déployant de vastes plaines liquides, d'autres +placés à quelques pas de comètes étincelantes et +de lunes régulières qui semblaient prendre les traits +capricieux de ces belles terres:--mais ici, tout +est sombre et terrible.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Rien, toutefois, n'y semble confus. Tu demandes +à voir la mort et les objets morts?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Je ne le demande pas; mais comme je sais qu'il +en existe, et que, par le péché de mon père, nous +sommes condamnés, lui, moi, et tous ceux qui nous +remplaceront, à la subir, je veux la voir une fois +de mon plein gré, avant d'être un jour entraîné à la +voir malgré moi.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Regarde.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>C'est la nuit.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>C'est ainsi qu'elle sera toujours; mais franchissons +le seuil.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>D'énormes nuages l'environnent;--quel est ceci?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Entre.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Pourrai-je revenir?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Revenir! assurément. Comment pourrait être +d'ailleurs peuplé cet empire? Son enceinte actuelle +est déserte auprès de ce qu'elle doit être, grâce aux +tiens et à toi-même.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Les vapeurs s'épaississent de plus en plus; elles +forment autour de nous des cercles fantastiques.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Avance!</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Mais toi?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Ne crains rien; tu ne pourrais sans moi entrer +dans ce royaume. En avant!</p> + +<p class="stage1">(Ils disparaissent à travers les nuages.)</p> +<br><br> +<h3>SCÈNE II.</h3> + +<p class="stage1">(Le séjour des ombres.)</p> + +<p class="stage1">Entrent LUCIFER et CAÏN.</p> +<br> +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Quel silence! quelle obscure immensité! Ils ne +semblent former qu'un seul être, et cependant ces +mondes sont plus peuplés que les orbes brillans et +lumineux qui parsèment les champs supérieurs de +l'air. Telle était cependant leur multitude, que je +les prenais plutôt pour de légères étincelles égarées +dans les célestes espaces, que pour des mondes habités +eux-mêmes; mais en m'approchant davantage, +je m'aperçus qu'ils se transformaient en autant de +mondes matériels, faits plutôt pour servir de demeure +à la vie, que pour vivre par eux-mêmes. Ici, +au contraire, tout est si ténébreux, ou d'une lueur +si épaisse, qu'on y reconnaît l'image d'un jour qui +n'est plus.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>C'est le royaume de la mort.--Désires-tu la voir +maintenant?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Comment répondrais-je avant de savoir précisément +ce qu'elle est? Mais si j'en juge d'après les longues +homélies de mon père, c'est une chose--grand +Dieu! je n'ose y penser! Maudit soit celui +qui inventa la vie pour conduire à la mort! ou bien +maudite la grossière masse de vie qui ne put retenir +ses priviléges, et transmit les conséquences de son +crime aux innocens eux-mêmes!</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Tu maudis ton père?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Ne m'a-t-il pas maudit en me donnant le jour? +Ne m'a-t-il pas maudit avant ma naissance, en osant +arracher le fruit défendu?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Tu dis vrai: entre ton père et toi la malédiction +est mutuelle. Mais tes enfans et ton frère?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Qu'ils la partagent avec moi; qu'ils héritent de ce +qu'on m'a légué. Mais vous, royaumes obscurs, séjour +d'ombres éternelles et de formes immenses, les +unes complètement tracées, les autres indistinctes, +mais toutes également imposantes et mélancoliques:--qui +êtes-vous? Vivez-vous, ou vécûtes-vous un +jour?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Quelque chose de l'un et de l'autre.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Alors, qu'est-ce que la mort?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Eh quoi! celui qui vous a créés ne vous a-t-il pas +dit qu'il existait une autre vie?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Jusqu'à présent, il ne nous a dit qu'une chose: +c'est que nous devions tous mourir.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Peut-être vous dévoilera-t-il un jour le reste.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Jour heureux!</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Oui, heureux! quand à travers d'inexprimables +agonies, avant-courières d'agonies éternelles, il sera +révélé à une multitude innombrable d'êtres animés, +qu'ils n'ont reçu la vie que pour souffrir à jamais!</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Quels sont ces fantômes puissans que je vois flotter +autour de moi?--Ils n'ont pas la forme des intelligences +que j'ai vu errer autour de notre regretté +paradis; ils n'ont pas celle de l'homme, telle que je +l'ai remarquée dans Adam, dans Abel et en moi-même, +ni dans mes sœurs, ni dans mes enfans. +Toutefois, leur aspect, différent de celui des hommes +et des anges, révèle des substances qui, s'ils le cèdent +aux derniers; semblent l'emporter sur mes +semblables; altiers, fiers, d'une beauté et d'une +force remarquable, mais d'une expression inexplicable, +jamais rien de tel ne s'offrit à ma vue. Ils +n'ont pas l'aile du séraphin, la figure de l'homme, +ou la forme des plus grands animaux; ils n'ont rien +de ce qui respire aujourd'hui: grands, toutefois, et +beaux comme les plus beaux et les plus grands des +êtres animés, et cependant si différens d'eux, que je +puis à peine supposer qu'ils existent.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Ils vécurent cependant.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Où?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Où tu vis toi-même.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Quand?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Ils ont habité sur ce que tu nommes aujourd'hui +la terre.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Adam est pourtant le premier.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>De ta race, je l'avoue;--mais il est en même +tems le dernier de ceux-là.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Et quels sont-ils?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Ce que tu seras.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Mais enfin, qu'étaient-ils?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Vivans, forts, intelligens, bons, grands et glorieux; +des êtres en tout aussi supérieurs à ton père, +dans l'Éden, que toi et ton fils le serez à votre +soixante-millième génération, lorsqu'elle aura atteint +le dernier degré de dégradation;--et juge, par ta +propre faiblesse, de ce qu'ils devront être.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>O ciel! et tous ils ont péri?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Ils ont quitté leur terre comme tu quitteras la +tienne.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Mais la mienne fut-elle la leur?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Elle le fut.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Mais elle était différente: elle est aujourd'hui +trop resserrée et trop humble pour porter de pareilles +créatures.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Elle était en effet plus glorieuse.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Et pourquoi est-elle déchue?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Demande à celui qui l'atteignit.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Comment?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Par la plus rigoureuse et la plus inexorable catastrophe; +par le désordre des élémens, qui rendirent +le inonde au chaos, comme auparavant le chaos avait +vomi un monde: de tels événemens, rares dans le +tems, sont fréquens dans l'éternité.--Passons, et +jette les yeux sur le passé!</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Tableau terrible!</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Et vrai. Regarde ces fantômes! ils furent jadis, +comme toi, entourés de matière.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Et serai-je un jour comme eux?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>C'est à celui qui te fit à te répondre. Je te montre +quels sont tes prédécesseurs; ce qu'ils étaient, tu +l'es aujourd'hui, mais dans un degré inférieur, proportionné +à tes faibles sentimens, à ta faible portion +d'immortalité, d'intelligence et de force terrestre. +Ce que vous avez de commun avec ce qu'ils avaient, +c'est la vie; ce qui vous unira encore--la mort. +Quant au reste de vos attributs, ils sont tels qu'ils +conviennent à des reptiles engendrés de la fange refroidie +d'un puissant univers, à des êtres confinés +dans une planète encore informe, à des êtres dont le +bonheur devait dépendre de leur aveuglement,--d'un +paradis d'ignorance d'où la science était proscrite +comme une substance empoisonnée. Mais regarde +quels sont où quels étaient ces êtres supérieurs; +ou, si tu n'en as pas le courage, recule, et +reprends sur la terre ta tâche ordinaire:--je t'y +transporterai en sécurité.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Non! je veux rester ici.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Combien de tems?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Pour toujours. Aussi bien, puisqu'il faut que j'y +retourne de la terre, je préfère rester; je suis las de +tout ce que la matière m'a découvert:--laisse-moi +rester parmi les ombres.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Cela ne peut être: ce que tu prends pour la réalité, +n'est à présent qu'une vision. Pour te disposer +à cette demeure, il te faut passer par le même chemin +que ceux que tu vois,--par les portes de la +mort.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Mais par quelle porte venons-nous d'y entrer?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Par les miennes. Mais je me suis engagé à te ramener, +et mon esprit te soutient dans des régions +où tout, à l'exception de toi-même, est privé de +souffle. Regarde, mais n'espère pas demeurer ici +avant que ton tour soit venu.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Et ceux-ci, ne peuvent-ils plus revenir sur la +terre?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p><i>Leur</i> terre est pour jamais évanouie;--elle est +tellement changée, qu'ils ne voudraient pas respirer +une seconde fois dans le plus agréable lieu de sa surface +aujourd'hui décharnée.--C'était--oh! quel +beau monde c'était alors!</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Et c'est encore. Je le sens, ce n'est pas la terre +contre laquelle je suis en guerre; je me plains seulement +de ne pouvoir jouir de ce qu'elle offre de +beau, sans l'acheter par le travail; je me plains de +ne pouvoir assouvir ma soif dévorante de connaissance, +et de ne pouvoir dompter mes mille craintes +de mort et de vie.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Tu vois ce qu'est ton monde; mais il ne t'est pas +donné de concevoir l'ombre de ce qu'il fut.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Mais ces énormes créatures, fantômes inférieurs +en intelligence (du moins tels paraissent-ils) aux +êtres que nous avons déjà vus; comparables, en quelque +chose, aux sauvages habitans des forêts de la +terre, aux monstres dont les rugissemens font retentir +les bois, mais dix fois plus grands et plus terribles +encore; leur taille est plus élevée que les murailles +défendues de l'Éden, leurs yeux étincellent +comme les épées flamboyantes dont les anges sont +armés, et leurs défenses se projettent comme des +troncs d'arbres dépouillés de leurs branches et de +leurs écorces:--qu'étaient-ils?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Ce qu'est le mammoth dans votre monde;--mais +ces derniers-là même gisent étendus par myriades +sous sa surface.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Et non pas comme nous sur le sol?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Non. En faisant la guerre à ta fragile race, ils +rendraient inutile la malédiction lancée contre elle,--ils +l'extermineraient trop promptement.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Mais pourquoi la guerre?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Vous avez oublié l'arrêt qui vous a chassés de +l'Éden,--guerre avec tous, mort à tous, maladie, +douleur, amertume pour tous; tels ont été les fruits +de l'arbre défendu.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Mais les animaux--en ont-ils donc mangé, qu'ils +doivent aussi mourir?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Votre créateur vous l'a dit; <i>ils</i> furent faits pour +vous, comme vous pour lui.--Vous ne voudriez +pas que leur sort fût préférable au vôtre? Sans la +chute d'Adam, ils seraient comme lui restés debout.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Malheureuses créatures! ils partagent le destin +de mon père, de même que ses enfans; comme eux, +sans avoir partagé le fruit fatal: comme eux aussi, +sans avoir atteint le rameau désiré de la <i>science</i>! +arbre de mensonge:--car nous ne savons rien. +Au prix de la mort, il nous avait du moins promis +la connaissance; mais qu'est-ce que l'homme connaît?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Il se peut que la mort conduise à la plus haute +science; comme elle est de toutes les choses la seule +certaine, elle mène, du moins, à une science assurée. +L'arbre était donc véridique, bien qu'il donne +la mort.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Mais ces obscures contrées, je les vois sans les +comprendre.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Parce que ton heure est encore loin, et que la +matière ne peut concevoir parfaitement ce qu'est +l'esprit;--mais c'est quelque chose de savoir qu'il +existe de telles contrées.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Nous savions déjà que la mort existait.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Mais non pas ce qui était après elle.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Et je l'ignore encore.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Tu as appris qu'il est, au-delà de ton existence, +une et plusieurs autres existences,--et tu l'ignorais +ce matin.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Mais tout à mes yeux reste obscur et chargé de +nuages.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Sois satisfait; tout s'éclaircira devant ton immortalité.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Et cet immense et liquide espace azuré, dont les +flots radieux, élancés devant nous, ressemblent à des +ondes, et que je prendrais pour les sources de notre +paradis, si l'azur éthéré de sa surface n'était pas +sans bornes et sans rivages:--quel est-il?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Son image se retrouve encore en petit sur la terre, +et tes enfans habiteront près d'elle--c'est le fantôme +d'un océan.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>On dirait un autre univers, un soleil liquide.--Et +ces créatures informes qui se jouent sur sa lumineuse +surface?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Tu vois en eux ses habitans, les Léviathans d'autrefois.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Et cet immense serpent qui prolonge ses replis +tortueux et sa tête énorme, dix fois plus haut que +le cèdre le plus élevé, regardant comme s'il voulait +atteindre les globes que nous avons auparavant contemplés?--n'est-il +pas de l'espèce de celui qui glissait +dans le feuillage de l'arbre de la science?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Ève, ta mère, peut dire mieux que personne quelle +espèce de serpent la séduisit.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Celui-ci est trop effrayant. L'autre, sans doute, +avait plus de beauté.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Toi-même, ne l'as-tu jamais vu?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>J'en ai vu plusieurs appelés du même nom, mais +jamais précisément celui qui persuada de cueillir le +fruit fatal.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Votre père ne le vit-il pas?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Non: ce fut ma mère qui le tenta. Elle-même l'avait +été par le serpent.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Honnête homme! toutes les fois que ta femme, +les femmes de tes enfans vous entraîneront, toi ou +bien eux, vers quelque chose d'étrange ou de nouveau, +sois persuadé que tu auras vu la première +source de la séduction.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Ton conseil vient trop tard: il n'est plus de serpent +pour tenter nos femmes.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Mais il reste encore pour les femmes des motifs de +tenter les hommes, et pour l'homme de tenter la +femme.--Que tes enfans y songent! ce conseil est +bienveillant: je le donne surtout à mon détriment; +mais il est vrai qu'il ne sera pas suivi, et qu'ainsi je +cours peu de risques.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Je n'entends pas cela.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>O le plus heureux des hommes!--ton monde et +toi-même êtes encore trop jeunes! Tu te crois très-malheureux +et le plus criminel, n'est-il pas vrai?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Quant au crime, je l'ignore; mais quant aux souffrances, +j'en ai déjà trop senti.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Premier né du premier homme! ton état présent +de péché--car tu es coupable; de douleur--car +tu souffres, est une sorte d'Éden dans toute son innocence, +comparé à l'état dans lequel tu seras bientôt; +et cet état prochain, ces crimes, ces souffrances +redoublées seront encore un paradis, comparés à tout +ce que doivent souffrir tes enfans et les enfans de +tes enfans.--Maintenant, retournons sur la terre.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Et n'est-ce que pour m'apprendre cela que tu m'as +traîné jusqu'ici?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Ne cherchais-tu pas la science?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Oui, mais la science qui conduit au bonheur.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Tu as réussi, s'il est vrai que la vérité y conduise.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Ainsi donc le Dieu de mon père avait bien fait de +défendre l'approche de l'arbre fatal.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Il eût mieux fait de ne pas le planter. Mais l'ignorance +du mal ne vous a pas préservés du mal; il en +sera toujours de même, le mal se retrouvera dans +tout.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Non, je ne te crois pas.--J'aspire après le bien.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Et qui ne le fait pas? qui aspire après le mal? +qui ne recule pas devant ses fruits amers? personne--rien +au monde: le mal est la terreur de tout ce +qui vit.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Dans ces orbes glorieux et innombrables, dont +nous avons admiré le lointain éclat, avant de descendre +dans cet abîme fantastique, le mal ne peut +être; ils sont trop beaux.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Tu les as vus de loin.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Et qu'importe? la distance ne peut ternir que leur +éclat;--vus de plus près, ils doivent être plus radieux +encore.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Vois de près les plus beaux objets de la terre, et +juge alors de leur beauté.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Je l'ai fait;--les choses les plus belles m'ont +paru de près plus ravissantes.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Ce doit être une illusion.--Quel est donc l'objet +qui, frappant la vue de plus près, a pu t'offrir +plus de charmes que contemplé dans le lointain?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>C'est ma sœur Adah.--Toutes les étoiles du ciel, +la nuance de la mer aux approches de la nuit, quand +elle est éclairée par le globe qui semble lui-même +un esprit, ou le séjour d'un esprit;--les couleurs +du crépuscule,--le lever pompeux du soleil,--son +élévation sublime, son coucher qui remplit mes +yeux de délicieuses larmes, et semble entraîner doucement +mon cœur avec lui au-delà des eclatans nuages +de l'horizon;--l'ombrage des forêts,--les bourgeons +naissans,--la voix des oiseaux,--les soupirs +du rossignol qui semble parler d'amour, et se +joindre aux chants des chérubins, à l'instant où le +jour s'évanouit des murailles d'Éden;--tout cela +n'est rien à mes yeux et pour mon cœur comme la +figure d'Adah: pour la contempler, je sacrifierais +et la terre et les cieux!</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Dans sa fragilité, elle est belle comme une substance +mortelle pouvait l'enfanter au premier instant +de la création, et par l'effet du premier et du plus +tendre amour: ce n'en est pas moins une illusion.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Vous le pensez; vous n'êtes pas son frère.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Mortel! apprends que mes pareils n'ont pas de +frères.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Quelle alliance veux-tu donc contracter avec nous?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Il se peut que tu en contractes une éternelle avec +moi. Mais enfin, si tu possèdes un être plus beau +mille fois que tous les objets qui t'environnent, pourquoi +es-tu malheureux?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Demande-moi pourquoi j'existe? pourquoi toi-même, +pourquoi toutes choses connaissent-elles le +malheur? Ah! celui qui nous a créés doit lui-même +être malheureux comme son ouvrage! Ce n'est pas +dans un instant de bonheur que l'on peut enfanter +la désolation; et pourtant, si j'en crois mon père, +il est tout-puissant. Pourquoi donc le mal--si lui-même +est bon? J'ai fait cette question à mon père; +il m'a répondu que le mal était la seule route qui +pût conduire au bien. Étrange bien qui doit provenir +de son plus grand ennemi! J'ai vu dernièrement +un agneau piqué par un reptile: la malheureuse +victime se roulait en écumant sur la terre, vainement +protégée par les tristes et inquiets bêlemens de +sa mère. Mon père cueillit quelques herbes, et les +étendit sur la blessure; par degrés, le petit animal +revint à la vie, souleva sa tête vers la mamelle de sa +mère, qui marquait sa joie en ranimant de son lait +ses forces affaiblies. Mon fils, dit alors Adam, voilà +comme du mal peut naître le bien.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Que répondis-tu?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Rien: car il est mon père; mais je pensais qu'il +eût mieux valu pour l'animal n'avoir jamais été piqué, +que d'acheter le retour de sa frêle existence +par une agonie horrible.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Mais tu m'as dit que tu n'aimais rien autant que +celle qui partagea le lait de ta mère, et qui le donne +à tes enfans?--</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Certainement. Que pourrais-je être sans elle?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Et que suis-je, moi?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Est-ce que tu n'aimes rien?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Qu'est-ce que ton Dieu aime?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Toutes choses, dit mon père. Mais, je l'avoue, +je ne le vois pas dans le sort auquel il nous soumet.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>C'est pourquoi tu ne peux pas voir davantage si +moi j'aime ou n'aime pas; si je tiens à quelqu'autre +chose qu'à un vaste projet, devant lequel les individus +disparaissent comme de la neige.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>De la neige! qu'est-ce que cela?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Tu es heureux d'ignorer ce que tes descendans +doivent souffrir; jouis encore d'un climat qui ne +connaît pas d'hiver!</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Mais n'aimes-tu rien autant que toi-même?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Et Caïn s'aime-t-il lui-même?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Oui, mais j'aime plus encore celle qui me fait +supporter mes souffrances, et il ne dépend pas de +moi de ne pas la chérir.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Tu la chéris parce qu'elle est belle, comme fut la +pomme aux yeux de ta mère; et quand elle cessera +de l'être, ton amour cessera, comme aurait cessé +tout autre désir.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Elle cessera d'être belle! Comment cela pourrait-il +être?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Avec le tems.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Mais le tems a déjà passé; et, jusqu'à présent, +Adam et ma mère ont gardé leur beauté: une beauté +réelle, bien qu'elle n'égale plus celle d'Adah et des +séraphins.--</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Tout cela doit passer en eux et en elles.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>J'en suis affligé; mais pour cela, je ne puis concevoir +que mon amour s'affaiblisse jamais. Et si je +voyais sa beauté s'évanouir, je croirais que le créateur +de toute beauté perdrait plus que moi, en perdant +son plus bel ouvrage.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Je te plains d'aimer ce qui doit périr.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Je te plains de ne rien aimer.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Et ton frère,--est-il également cher à ton cœur?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Pourquoi ne le serait-il pas?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Ton père l'aime beaucoup,--ton Dieu aussi.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Et je les imite.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>C'est une action bonne et généreuse.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Généreuse!</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>C'est le second né de la chair; c'est le favori de +sa mère.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Qu'il garde des faveurs dont le serpent eut les +prémices.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Mais l'amour de son père.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Que m'importe? Faut-il que je n'aime pas ce que +tout le monde aime?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Oui; celui que Jéhovah,--le seigneur indulgent, +le miséricordieux constructeur du paradis défendu,--regarde +toujours en souriant.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Moi, je n'ai jamais vu Lui; je ne sais pas si Il +sourit.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Mais vous avez vu ses anges.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Rarement.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Assez cependant pour remarquer qu'ils aiment ton +frère, et que ses sacrifices sont agréables.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Qu'ils le soient! Pourquoi me parler de cela?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Parce que tu y pensais auparavant.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Et si j'y ai pensé, quel besoin de me rappeler +une pensée.....--- (Il s'arrête comme agité.)--Esprit! +nous sommes ici dans <i>ton</i> monde; ne parle pas du +mien. Tu m'as montré des merveilles; tu m'as montré +ces puissans préadamites qui habitaient la terre +dont la nôtre est un débris; tu m'as fait distinguer +des myriades de mondes célestes, dont le nôtre est +le triste et lointain compagnon dans l'immensité des +êtres; tu as découvert à mes regards des ombres +frappées de la terrible étreinte, de celle que nous +apporta mon père,--la mort; tu m'as fait voir +beaucoup, mais non pas tout: montre-moi où demeure +Jéhovah, son paradis spécial--le <i>tien</i>; où +est-il?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Ici, et dans tout l'espace.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Mais comme toutes les choses, vous avez une demeure +particulière; la chair a la terre, les autres +mondes ont également leurs habitans. Toutes les +créatures ont un élément dans lequel elles respirent; +et les êtres qui ne respirent plus de notre +souffle ont le leur, comme tu l'as dit: Jéhovah et +toi-même vous avez le vôtre.--N'habitez-vous pas +ensemble?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Non; nous régnons ensemble, mais nos demeures +sont divisées.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Pourquoi n'êtes-vous pas un seul! peut-être l'unité +de vos projets ferait l'union des élémens, aujourd'hui +le jouet des tempêtes. Comment s'est-il fait +que vous, étant des esprits sages et infinis, vous +soyez séparés? N'êtes-vous pas comme des frères +dans votre essence, votre nature et votre gloire?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>N'es-tu pas le frère d'Abel?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Nous sommes frères, nous resterons frères; mais +s'il n'en était pas ainsi, qu'est-ce que la chair auprès +de l'esprit? Ce dernier peut-il tomber? L'immortalité +n'est-elle pas une condition de l'infini? et +se quereller, remplir l'espace de sa misère,--pourquoi?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Pour régner.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Ne m'as-tu pas dit que tous deux vous êtes éternels?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Oui.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Et que cette immensité d'azur que j'ai vue est sans +bornes?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Oui.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Comment donc ne pouvez-vous tous les deux <i>régner</i>?--N'avez-vous +pas assez? Pourquoi vous séparer?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Nous régnons <i>tous les deux</i>.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Mais l'un de vous fait le mal.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Lequel?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Toi! car si tu pouvais donner à l'homme le bien, +pourquoi ne le fais-tu?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Et pourquoi pas celui qui les créa? Je ne vous ai +pas faits; vous êtes ses créatures et non les miennes.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Alors laisse-nous <i>ses</i> créatures, comme tu dis que +nous le sommes, ou bien montre-moi ta demeure ou +la <i>sienne</i>.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Je pourrais toutes deux te les montrer; mais un +tems viendra que tu verras pour toujours l'une +d'elles.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Et pourquoi pas à cette heure?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Ton esprit d'homme a eu de la peine à concentrer +dans une pensée nette et calme le peu que je +t'ai montré, et déjà tu voudrais aspirer au plus grand +des mystères! à celui des <i>deux principes</i>! Tu voudrais +les contempler sur leurs trônes les plus secrets! +Poussière! apprends à limiter ton ambition; car pour +toi, voir l'une ou l'autre serait périr!</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Laisse-moi périr pourvu que je les voie!</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Voilà bien le langage du fils de celle qui cueillit +la pomme! Mais tu périrais seulement, et tu ne les +verrais pas; cette vue t'est réservée dans un autre +état.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Celui de mort.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Du moins le prélude de la mort.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Je la crains donc moins, puisque je sais qu'elle +conduit à quelque chose de défini.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Maintenant je vais te ramener dans ton monde, +où tu pourras multiplier la race d'Adam, manger, +boire, travailler, trembler, rire, pleurer, sommeiller +et mourir.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Et que me servira d'avoir vu les choses que tu +m'as montrées?</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>N'as-tu pas demandé la connaissance? et dans ce +que j'ai montré, ne t'ai-je pas appris à te connaître +toi-même?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Hélas! je ne distingue rien encore.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Et justement, la somme des connaissances humaines +devrait être la conscience du néant de l'humaine +nature; transmets cette science à tes enfans, +elle leur épargnera maintes tortures.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Orgueilleux esprit! ta parole est dédaigneuse; +mais toi-même, malgré ton arrogance, tu reconnais +un supérieur.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Non! par le ciel qu'il gouverne, par l'abîme, par +l'infinité de mondes et de vies que je tiens avec lui +en commun.--Non! j'ai un vainqueur, je l'avoue; +mais je ne reconnais pas de maître. Il reçoit l'hommage +de tous;--mais il n'a pas le mien. Je combats +contre lui aujourd'hui, comme je combattis au +plus haut des cieux. A travers toute éternité, parmi +les gouffres informes des enfers, dans les interminables +royaumes de l'espace, dans les siècles des +siècles, je disputerai tout, tout avec lui! et tour à +tour, chaque monde, chaque étoile, chaque univers +trembleront dans la balance, jusqu'au jour où cessera +le grand combat, si jamais il cesse, c'est-à-dire +si jamais lui ou moi pouvons être écrasés! Et +qui pourra exterminer notre immortalité, notre haine +irrévocable et mutuelle? Il pourra, à titre de vainqueur, +appeler le vaincu génie du mal; mais quel +sera donc le <i>bien</i> qu'il prétend donner? Si j'étais le +vainqueur, ses œuvres seraient jugées les seules +mauvaises. Et vous, mortels, à peine nés, quels +dons avez-vous reçus de lui dans votre misérable +monde?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Ils sont faibles, et quelques-uns bien amers.</p> + +<p class="mid">LUCIFER.</p> + +<p>Redescends donc avec moi sur cette terre; retourne +éprouver le reste des faveurs que toi et les +tiens devez au ciel. Les choses sont bonnes ou mauvaises +dans leur essence, et non pas d'après le nom +de celui qui les répand. S'il vous donne le bien,--appelez +le principe du bien; si le mal découle de +<i>lui</i>, apprenez à ne pas m'en rendre responsable, +avant de savoir mieux sa véritable source. Ce n'est +pas aux paroles des anges eux-mêmes qu'il faut +croire, c'est aux fruits de votre existence, tels que +vous les savourez. La pomme fatale vous a fait un +don précieux,--celui de la <i>raison</i>.--Que des menaces +tyranniques ne l'écrasent point, et ne vous +réduisent pas à croire aveuglément, en dépit de vos +sens extérieurs et de vos sentimens intimes:--examinez +et souffrez,--créez-vous un monde intérieur +dans votre propre sein, où viendront expirer les impressions +du dehors. C'est ainsi que vous vous rapprocherez +le plus de la nature des esprits et que +vous parviendrez à triompher de votre enveloppe +grossière.</p> + +<p class="stage1">(Ils disparaissent.)</p> + +<p>FIN DU DEUXIÈME ACTE.</p> +<br><br><br> +<h2>ACTE III.</h2> +<br><br> +<h3>SCÈNE PREMIÈRE.</h3> + +<p class="stage1">(La terre près d'Éden, comme dans l'acte premier.)</p> + +<p class="stage1">Entrent CAÏN et ADAH.</p> +<br> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Silence, Caïn; marche doucement.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>J'y consens; mais pourquoi?</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Notre petit Énoch dort sur un lit de feuilles, à +l'ombre de ce cyprès.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Un cyprès! c'est un arbre mélancolique; on dirait +qu'il pleure sur ceux qu'il protége de son ombre. +Pourquoi l'as-tu choisi pour reposer notre enfant?</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Parce que ses branches interceptent le soleil +comme la nuit, et qu'elles paraissent ainsi faites +pour inviter au sommeil.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Oui, au dernier,--au plus long sommeil; mais +n'importe,--mène-moi à lui. (Ils s'approchent de l'enfant.) +Comme il est beau! Ses petites joues, dans leur +pur incarnat, semblent vouloir lutter avec les roses +effeuillées sous lui.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Et ses lèvres, comme elles sont gracieusement entr'ouvertes! +Non! garde-toi de les baiser, du moins +en ce moment: il s'éveillerait.--Son heure de repos +est, il est vrai, presque écoulée; mais ce serait +dommage de l'interrompre volontairement.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Vous dites bien; je contiendrai mes désirs. Il +dort, il sourit!--Ah! dors et souris, toi le fragile +et jeune héritier d'un monde presque aussi jeune: +dors et souris! les heures et les jours d'innocence +et de bonheur t'appartiennent encore! <i>Tu</i> n'as pas +dérobé le fruit,--tu ne sais pas que tu es nu! Le +tems viendra où tu recevras le châtiment de crimes +inconnus, dont ni toi ni moi ne furent coupables. +Mais aujourd'hui sommeille en paix! Voilà que ses +joues se colorent d'un vif sourire, ses cils brillent au-dessous +de ses longues paupières noires comme le +cyprès qui se balance sur elles: le sommeil ne peut +cacher entièrement le limpide azur de ses yeux. +Sans doute il rêve;--de quoi? du paradis!--oui! +Rêve, mon enfant, de cet héritage qui t'est ravi! ce +n'est qu'un songe! car jamais, à l'avenir, ni toi, ni +tes enfans, ni tes pères, ne franchiront le seuil de +ces lieux de bonheur!</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Cher Caïn! ne souffle pas dans l'oreille de notre +enfant des regrets aussi mélancoliques. Pourquoi +toujours regretter le paradis? N'en pouvons-nous +créer un autre?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Où?</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Ici, où tu voudras: partout où tu seras, je ne +sens pas la perte de cet Éden trop pleuré. N'ai-je +pas et toi et notre enfant, mon père, mon frère et +Zillah notre douce sœur, et notre Ève, à qui nous +devons bien plus que la naissance?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Oui, la mort est aussi l'une des dettes que nous +lui devons.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Caïn! cet esprit orgueilleux qui t'a entraîné loin +d'ici a contribué à te rendre encore plus sombre. +J'espérais que les merveilles qu'il avait promis de +te montrer, que ces visions, comme tu les appelles, +de mondes passés et présens rendraient à ton esprit +le calme d'une curiosité satisfaite; mais, je le vois, +ton guide a redoublé tes maux. Cependant, je le remercie +et je lui pardonne tout, en songeant qu'il t'a +sitôt rendu à nos vœux.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Sitôt?</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>A peine s'il y a deux heures que vous vous êtes +éloignés: heures longues pour moi; mais enfin deux +heures seulement, en consultant le soleil.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Et pourtant ce soleil, je m'en suis approché; j'ai +vu des mondes qu'il éclairait jadis, et qu'il n'éclairera +plus; j'en ai vu que sa lumière ne pénétrera +jamais: j'aurais cru que mon absence avait duré +des années.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>A peine une heure.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>C'est donc l'esprit qui dispose du tems, et qui le +mesure suivant que les objets qu'il contemple sont +plaisans ou pénibles, sublimes ou méprisables. J'ai +vu des infinités de mondes; j'ai franchi des univers +disparus; j'ai contemplé l'éternité, et je croyais que +quelques gouttes de l'océan des âges m'avaient donné +quelque chose de son immensité; mais à présent, je +reconnais ma faiblesse: l'esprit avait raison de dire +que je n'étais rien.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Pourquoi le disait-il? Jéhovah n'en a pas parlé.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Non; il s'est contenté de nous réduire à ce que +nous sommes. Après avoir flatté la poussière avec +quelques rayons d'Éden et d'immortalité, il nous fait +de nouveau retourner en poussière:--et pourquoi?</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Tu le sais:--c'est la faute de nos parens.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Qu'a de commun avec nous leur faute? Ils ont +péché, c'est à eux de mourir.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Tu ne parles pas bien, Caïn: cette pensée n'est +pas la tienne, mais celle de l'esprit qui était avec +toi. Plût à Dieu que je mourusse pour eux, si je +pouvais ainsi les conserver à la vie!</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Tels seraient aussi mes vœux, si une seule victime +devait assouvir la colère insatiable du destructeur +de la vie, et si notre enfant qui repose ne devait jamais +connaître la mort ni le chagrin, ni les transmettre +à ceux qui naîtront de lui.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Ne savons-nous pas qu'un jour viendra où notre +race sera rachetée!</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Oui, par le sacrifice de l'innocent à la place du +coupable. Quelle expiation que celle-là! Ne sommes-nous +pas innocens? Nous n'avons rien fait pour être +les victimes d'une faute commise avant notre naissance, +ou pour être forcés d'expier un crime inouï +et mystérieux,--si c'est un crime que de poursuivre +la science.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Hélas! mon cher Caïn, tu pèches en ce moment; +tes paroles frappent mes oreilles comme autant d'impiétés.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Alors laisse-moi!</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Jamais, quand ton Dieu te laisserait.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Dis-moi, qu'y a-t-il ici?</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Deux autels que, pendant ton absence, a dressés +notre frère Abel, afin d'y offrir un sacrifice au Seigneur, +au moment de ton retour.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Et qui <i>lui</i> a dit que je m'empresserais de concourir +aux offrandes qu'il élève chaque jour vers le +Créateur, avec un front dont l'indigne et lâche humilité +révèle mille fois plus de crainte que d'amour?</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Certes, il fait bien.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Un autel suffit: je n'ai rien à offrir.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Les fruits de la terre, le calice, le bouton et la +tige des fleurs: voilà pour notre Dieu de douces offrandes, +quand elles sont présentées d'un cœur satisfait +et contrit.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>J'ai travaillé, j'ai creusé la terre; la sueur a coulé +de mon front: en un mot, j'ai accompli sa malédiction;--que +faut-il de plus encore? Pourquoi serais-je +satisfait? sans doute parce qu'il m'a fallu lutter +avec tous les élémens, pour en arracher le pain qui +me nourrit? Pourquoi serais-je reconnaissant? parce +que je suis poudre, que je m'agite dans la poudre, +et que je retournerai en poudre? Ah! si je ne suis +rien,--du moins, pour rien au monde, ne serai-je +un lâche hypocrite, affectant la joie, quand intérieurement +le chagrin me dévore. Pourquoi serais-je +contrit? Pour la faute de mon père? Mais +déjà tous nos maux l'ont suffisamment expiée, et les +prophéties nous apprennent que nos enfans l'expieront +encore bien au-delà de ce qu'elle mérite. Il ne +sait pas, notre jeune enfant, à présent livré au sommeil, +il ne sait pas qu'il doit transmettre à des multitudes +innombrables le germe d'une misère éternelle: +mieux vaudrait l'étouffer au milieu de ses doux +rêves, et écraser sa tête contre les rochers, plutôt que +de le laisser vivre pour--</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>O mon Dieu! ne le touche pas!--mon--ton +enfant! Caïn!</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Ne crains rien. Pour tous les globes célestes, et +le pouvoir qui les gouverne, je ne voudrais pas déposer +autre chose qu'un baiser de père sur les lèvres +de cet enfant.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Alors, pourquoi ces horribles paroles?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Mieux vaudrait, disais-je, qu'il cessât de vivre, +au lieu de transmettre à d'autres descendans des chagrins +plus insupportables encore que ceux auxquels +il sera soumis. Mais puisque ces paroles vous déplaisent, +je me contente de dire--qu'il eût mieux +valu pour lui de ne pas naître.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Oh! ne parle pas ainsi. Où seraient donc mes +joies, ces joies maternelles que j'éprouve à le veiller, +le nourrir et l'aimer? Silence! il s'éveille. Doux +Énoch! (Elle s'approche de l'enfant.) Caïn, viens le voir! +regarde comme il est plein de vie, de force, de fraîcheur, +de beauté, de bonheur; comme il me ressemble, +comme il est semblable à toi, quand tu souris: +car <i>alors</i> nous sommes <i>tout</i> autres. N'est-il pas +vrai, Caïn? Mère, père, enfant, chacun de nous réfléchit +les traits de l'autre, comme le fait une claire +fontaine, quand elle est calme, et quand ton ame est +calme comme elle. Aime-nous, mon cher Caïn! +Aime-toi à cause de nous, qui te chérissons tant! +Vois comme il sourit! comme il étend ses bras, +comme il arrête ses grands yeux bleus sur les tiens +comme pour saluer son père, tandis que son petit +corps s'agite et semble tressaillir de plaisir. Que +nous parles-tu de peines? les chérubins qui n'ont +pas d'enfans t'envieraient les joies de la paternité. +Caïn! bénis-le! il n'a pas de parole pour te remercier, +mais son cœur lui indique ta présence comme +le tien la sienne.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Enfant, sois béni! si toutefois la bénédiction d'un +mortel peut te garantir de la malédiction du serpent.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Elle le peut. Sans doute la fourberie d'un reptile +ne peut l'emporter sur la bénédiction d'un père.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Oh! pour cela, j'en doute; toutefois, je le bénis.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Notre frère approche.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Ton frère Abel.</p> + +<p>(Entre Abel.)</p> + +<p class="mid">ABEL.</p> + +<p>Bonjour, Caïn! la paix de Dieu soit avec toi, mon +frère.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Abel! salut!</p> + +<p class="mid">ABEL.</p> + +<p>Notre sœur m'a dit que tu avais voyagé avec un +esprit, bien au-delà des limites que nous ne sommes +pas habitués à franchir. Etait-il de ceux que nous +avons déjà vus, auxquels nous avons parlé comme à +notre père?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Non.</p> + +<p class="mid">ABEL.</p> + +<p>Pourquoi donc rester avec lui? c'est peut-être +l'ennemi du Très-Haut.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Et l'ami de l'homme. Le Très-Haut, comme vous +le nommez, le fut-il jamais?</p> + +<p class="mid">ABEL.</p> + +<p><i>Nous le nommons</i>! vos paroles sont étranges aujourd'hui. +Adah, ma sœur, laisse-nous pour un instant:--nous +voulons offrir un sacrifice.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Adieu, mon Caïn; mais auparavant, embrasse ton +fils. Puisse le calme de son ame, et les pieux efforts +d'Abel, te rendre à l'innocence et au bonheur!</p> + +<p>(Adah sort avec son enfant.)</p> + +<p class="mid">ABEL.</p> + +<p>Où as-tu été?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Je ne sais pas.</p> + +<p class="mid">ABEL.</p> + +<p>Quoi? ni ce que tu as vu?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Les morts, les immortels; les immenses, les tout-puissans, +les inconcevables mystères de l'espace; +--les univers sans nombre qui furent ou sont encore;--un +abîme d'objets étourdissans, des soleils, +des lunes et des terres roulant comme un tonnerre +autour de moi; tout cela m'a rendu incapable de +suivre une conversation mortelle: Abel, laisse-moi.</p> + +<p class="mid">ABEL.</p> + +<p>Tes yeux sont animés d'un éclat surnaturel; une +rougeur surnaturelle couvre tes joues; un accent +surnaturel exprime tes paroles.--Que signifie tout +cela?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Cela signifie--je te prie, laisse-moi.</p> + +<p class="mid">ABEL.</p> + +<p>Non pas, jusqu'à ce que nous ayons prié et sacrifié +ensemble.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Abel, je te prie, sacrifie seul.--Jéhovah t'aime +bien.</p> + +<p class="mid">ABEL.</p> + +<p>Bien <i>tous les deux</i>, j'espère.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Mais toi le mieux. Peu m'importe pourquoi; tu +as mieux trouvé grâce que moi: respecte-le donc,--mais +respecte seul,--ou du moins sans moi.</p> + +<p class="mid">ABEL.</p> + +<p>Mon frère, je serais indigne d'être le fils de notre +commun père, si je ne te respectais pas comme le +premier-né, et si je ne te priais pas de te joindre à +moi, de me précéder même dans les pieux sacrifices +que nous offrons à Dieu:--c'est là ta place.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Je ne l'ai jamais réclamée.</p> + +<p class="mid">ABEL.</p> + +<p>Et c'est là ce qui m'afflige. Je t'en prie, consens +à ce que je demande de toi. Ton ame semble oppressée +de je ne sais quelle étrange illusion; cela te +rendra le calme.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Non; rien ne peut me calmer désormais. Que +dis-je, me <i>calmer</i>? jamais je n'ai senti le calme dans +mon cœur, même dans le silence complet des élémens. +Cher Abel, laisse-moi! ou permets-moi de ne +pas troubler plus long-tems tes pieuses intentions.</p> + +<p class="mid">ABEL.</p> + +<p>Non, non: il faut que nous fassions ensemble +notre devoir. Ne me repousse pas.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Puisqu'il le faut--eh bien donc, qu'ai-je à faire?</p> + +<p class="mid">ABEL.</p> + +<p>Choisis l'un de ces deux autels.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Choisis pour moi. Ils ne sont tous les deux, pour +moi, que de la pierre et du gazon.</p> + +<p class="mid">ABEL.</p> + +<p>Cependant, choisis!</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Je l'ai fait.</p> + +<p class="mid">ABEL.</p> + +<p>C'est le plus élevé, celui qui te convenait le mieux, +comme à l'aîné. Maintenant, prépare tes offrandes.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Et les tiennes, où sont-elles?</p> + +<p class="mid">ABEL.</p> + +<p>Les voici.--Les premiers-nés, les plus gras du +troupeau:--c'est l'humble don d'un pasteur.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Je n'ai pas d'agneaux; mon sort est de creuser la +terre: je ne puis offrir que ce qu'elle accorde à mes +sueurs,--des fruits. (Il cueille des fruits.) Les voici dans +leur fraîcheur, dans leur maturité.</p> + +<p class="stage1">(Ils dressent leurs autels, et allument une flamme au-dessous.)</p> + +<p class="mid">ABEL.</p> + +<p>Mon frère, tu es l'aîné; offre d'abord, avec le sacrifice, +ta prière et tes actions de grâce.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Non.--Je n'ai pas l'habitude de cela;--donne-moi +l'exemple, je le suivrai--comme je pourrai.</p> + +<p class="mid">ABEL, s'agenouillant.</p> + +<p>O Dieu! toi qui nous créas, et déposas dans nos +narines le souffle de la vie; qui nous as béni, et qui, +en dépit de la faute de notre père, as bien voulu ne +pas perdre tous ses enfans, comme ils eussent été +perdus, si ta justice n'eût pas été tempérée par la +bonté dans laquelle tu te complais; toi qui nous accordas +le pardon, comme un autre paradis, si on le +compare à l'énormité de notre crime;--seul maître +de la lumière, du bien, de la gloire, de l'éternité; +sans qui tout serait mal, avec qui rien ne peut +faillir, si ce n'est dans un but louable et prévu par +ton impénétrable et toute-puissante bonté,--accepte +le premier des prémices du troupeau de ton humble +pasteur:--cette offrande n'est rien en elle-même;--et +quelle offrande serait quelque chose auprès de +toi?--Mais pourtant accepte-la, comme une action +de grâce de celui qui la dépose à la face sublime de +tes cieux, en inclinant son front jusque dans la poussière +dont il est lui-même formé, pour mieux, et à +jamais, rendre hommage à toi et à ton nom!</p> + +<p class="mid">CAÏN, demeuré debout.</p> + +<p>Esprit! quelque tu sois;--tout-puissant, il se +peut;--bon, comme doivent l'être toutes tes créations; +Jéhovah sur la terre, et Dieu dans le ciel! décoré +d'autres noms encore, peut-être, car tes attributs +semblent aussi multipliés que tes ouvrages: si +les prières peuvent te rendre propice, reçois les +miennes. Si tu dois être honoré par des autels, adouci +par des sacrifices, accueille ceux que je te présente! +Deux créatures viennent en ériger de concert vers +toi. Si tu aimes le sang, l'autel du pasteur, qui fume +à mes côtés, en a répandu devant toi, et les membres +de ses agneaux, palpitans encore, élèvent vers +les cieux un encens ensanglanté; ou si les fruits +doux et parfumés de la terre, présentés devant toi, +à la face du soleil qui les a mûris, peuvent t'agréer, +en cela qu'ils sont aussi beaux encore que tu nous +les as donnés, et semblent déposés ici plutôt pour +témoigner de la beauté de tes ouvrages que pour attirer +l'un de tes regards sur les nôtres; si l'autel +privé de victimes et l'autel non rougi de sang peuvent +obtenir tes faveurs, regarde le mien; et quant +à celui qui l'éleva,--il est tel que tu l'as fait: il ne +sait rien solliciter à genoux. S'il est méchant, frappe-le! +tu es tout-puissant, et tu le peux;--qui pourrait +en effet s'y opposer? S'il est bon, frappe ou +épargne-le, comme il te plaira! puisque tout dépend +de toi; puisque le bon et le mauvais sont eux-mêmes +sans pouvoir, quand tu ne les soutiens pas. Que ta +volonté elle-même soit juste ou partiale, je l'ignore; +n'étant pas tout-puissant, ne pouvant juger la toute-puissance, +mais seulement subir les arrêts, hélas! +déjà trop cruellement subis!</p> + +<p class="stage1">(Le feu allumé sous l'autel d'Abel s'élève en colonne, et s'élance<br> +lumineusement vers le ciel; un ouragan renverse l'autel de Caïn,<br> +et disperse les fruits sur la terre.)</p> + +<p class="mid">ABEL, s'agenouillant.</p> + +<p>O mon frère, prie! Jéhovah est irrité contre toi.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Et pourquoi?</p> + +<p class="mid">ABEL.</p> + +<p>Tes fruits sont épars sur la terre.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Ils viennent de la terre; laisse-les y retourner: +leur graine portera de nouveaux fruits avant l'été. +Quant à ton offrande carnassière, elle plaît davantage; +vois comme le ciel suce la flamme que le sang +a engraissée.</p> + +<p class="mid">ABEL.</p> + +<p>Ne songe pas au succès de mon offrande; mais +hâte-toi d'en préparer une autre, avant qu'il ne soit +trop tard.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Je ne veux plus élever d'autels, ni souffrir qu'on +en élève.--</p> + +<p class="mid">ABEL, se levant.</p> + +<p>Caïn! que prétends-tu?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Renverser ce lâche courtisan des nuages, cet enfumé +réceptacle de tes sottes prières,--ton autel +enfin, rougi du sang des faibles agneaux que leur +mère a nourris de lait pour qu'ils fussent égorgés à +ton Dieu.</p> + +<p class="mid">ABEL, le retenant.</p> + +<p>Tu ne le feras pas.--N'ajoute pas à des actions +impies des paroles impies! N'ébranle pas l'autel,--il +est sacré maintenant, par le bon plaisir de Jéhovah, +puisqu'il en a daigné accepter les offrandes.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p><i>Son plaisir</i>! Le met-il donc, ce plaisir, dans le parfum +des chairs pantelantes et du sang encore bouillant? +dans le bêlement des mères désolées, qui redemandent +leurs expirans nourrissons? dans l'agonie +des tristes et innocentes victimes sous le couteau sacré? +Va-t'en! aussi bien ce trophée sanglant n'épouvantera +pas long-tems le soleil, et ne restera pas la +honte de la création.</p> + +<p class="mid">ABEL.</p> + +<p>Mon frère, arrête-toi. Tu ne veux pas employer +la violence contre mon autel; si tu en es jaloux, il +est à toi: consomme-s-y un autre sacrifice.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Un autre sacrifice? Va-t'en, ou ce sacrifice peut +en effet--</p> + +<p class="mid">ABEL.</p> + +<p>Que veux-tu dire?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Va--va-t'en.--Ton Dieu, n'est-ce pas, aime +le sang?--songe-s-y.--Va-t'en avant qu'il n'y +en ait <i>davantage</i>!</p> + +<p class="mid">ABEL.</p> + +<p>Je me place, en son divin nom, entre toi et l'autel +qui l'a sanctifié.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Si tu te chéris toi-même, recule, jusqu'à ce que +j'aie rendu ce gazon à son sol naturel;--autrement--</p> + +<p class="mid">ABEL, le retenant.</p> + +<p>J'aime Dieu bien plus que la vie.</p> + +<p class="mid">CAÏN. Il le frappe sur les tempes, avec l'un des tisons qu'il enlève +de l'autel.</p> + +<p>Offre donc à ton Dieu le sacrifice de ta vie, puisqu'il +aime ceux de ce genre.</p> + +<p class="mid">ABEL. Il tombe.</p> + +<p>Qu'as-tu fait, mon frère?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Frère?</p> + +<p class="mid">ABEL.</p> + +<p>O Dieu! reçois ton serviteur, et pardonne à son +assassin; il n'a pas su ce qu'il faisait.--Caïn, +donne, donne-moi ta main, et dis à la pauvre Zillah--</p> + +<p class="mid">CAÏN, après un instant de stupeur.</p> + +<p><i>Ma</i> main! elle est rouge, et du--de quoi? (Long +silence. Il jette les yeux autour de lui.) Où suis-je? Seul! Où +est Abel? où Caïn? Se peut-il que je sois Caïn? Mon +frère, réveille-toi!--Pourquoi restes-tu couché sur +l'herbe? ce n'est pas l'heure du sommeil.--Pourquoi +si pâle?--qu'as-tu?--ce matin, tu étais plein +de vie! Abel! ah! je t'en prie, ne te joue pas de +moi! Je t'ai frappé trop fort, mais non pour toujours! +Pourquoi as-tu voulu me résister? C'est un +jeu! tu veux m'épouvanter.--Un coup--un seul +coup!--Remue,--oh! remue--une seule fois;--oui, +comme cela!--bien!--tu respires! souffle +sur moi! O Dieu! Dieu!</p> + +<p class="mid">ABEL, d'une voix mourante.</p> + +<p>Qui parle ici de Dieu?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Ton meurtrier.</p> + +<p class="mid">ABEL.</p> + +<p>Alors,--puisse Dieu lui pardonner! Caïn, console +la pauvre Zillah;--elle n'a plus maintenant +qu'un frère. (Il expire.)</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Et moi, plus! Qui m'a enlevé le mien,--mon +frère?--Ses yeux sont ouverts! donc il n'est pas +mort! La mort ressemble au sommeil,--et le sommeil +ferme nos paupières. Ses lèvres aussi sont ouvertes; +il respire donc! et pourtant je ne le sens +pas.--Son cœur!--son cœur!--que je voie s'il +bat.--Il me semble:--non!--non!--c'est une +illusion; il faut que je sois passé dans un autre +monde pire que le premier. La terre tourne autour +de moi:--qu'est-ce cela? de l'eau! (Il porte la main +à son front, puis la regarde.) Pourtant, il ne pleut pas! C'est +du sang!--le sang de mon frère, le mien lui-même, +et répandu par moi! Qu'a de commun encore avec +moi la vie, puisque j'ai pris celle de ma propre +chair? Non, il ne peut être mort!--Est-ce la mort +que le silence? Non; il s'éveillera: je vais attendre +à ses côtés. Se pourrait-il que la vie fût assez fragile +pour être si facilement anéantie?--Depuis, il m'a +parlé;--que lui dirai-je maintenant?--Mon frère!--non; +il ne répondra pas à ce nom: les frères ne +se frappent pas l'un l'autre. Cependant--encore--parle-moi, +Abel! Un mot, un seul mot encore de +ta douce voix, pour m'aider à supporter le bruit de +la mienne!</p> + +<p class="stage1">(Entre Zillah.)</p> + +<p class="mid">ZILLAH.</p> + +<p>J'ai cru entendre un son douloureux; qu'est-ce +donc? c'est Caïn; il veille auprès de mon époux. +Que fais-tu là, mon frère? Est-ce qu'il dort?--O +ciel! que signifie cette pâleur et ce flot?--Non! +non! ce n'est pas du sang; qui l'aurait répandu, ce +sang? Abel! qu'y a-t-il?--qui t'a fait cela? Il ne +remue pas; il ne respire pas; ses mains tombent sur +les miennes, froides et insensibles comme les pierres! +Ah! cruel Caïn! n'as-tu pu le garantir à tems de +cette violence? Quel qu'ait été l'agresseur, un étranger +lui-même se serait placé entre lui et le meurtrier! +Mon père!--Ève!--Adah!--venez, approchez! +la mort est dans le monde!</p> + +<p class="stage1">(Zillah sort en appelant ses parens.)</p> + +<p class="mid">CAÏN, seul.</p> + +<p>Dans le monde!--Et qui l'y a introduite? moi!--moi +qui abhorre tellement ce nom de mort, que +lui seul empoisonnait toute ma vie avant que je connusse +son aspect.--Je l'ai conduite ici; j'ai livré +mon frère à ses froids et terribles embrassemens, +comme si, sans mon aide, elle n'eût pas assez haut +réclamé ses droits inexorables! Du moins, je suis +éveillé,--un rêve douloureux m'a rendu fou;--mais +lui, il ne s'éveillera donc plus!</p> + +<p class="stage1">(Entrent Adam, Ève, Adah et Zillah.)</p> + +<p class="mid">ADAM.</p> + +<p>Une voix de douleur, celle de Zillah, m'a conduit +ici.--Que vois-je? Est-il vrai?--Mon fils!--mon +fils! Femme, voilà l'ouvrage du serpent; +voilà ton ouvrage!</p> + +<p class="mid">ÈVE.</p> + +<p>Oh! ne parle pas ainsi: l'aiguillon du serpent est +dans mon cœur. Abel! mon bien-aimé! C'est un châtiment, +Jéhovah, au-dessus du crime, de <i>l</i>'avoir enlevé +à sa mère!</p> + +<p class="mid">ADAM.</p> + +<p>Quel est le coupable de ce crime?--Parle, Caïn; +tu étais présent. Est-ce quelqu'un de ces anges ennemis +qui ne marchent pas avec Jéhovah? quelque +sauvage et féroce habitant des bois?</p> + +<p class="mid">ÈVE.</p> + +<p>Ah! une lumière livide me pénètre comme un +éclat de foudre! ce tison lourd et sanglant arraché +de l'autel, noirci par la fumée, et rougi du--</p> + +<p class="mid">ADAM.</p> + +<p>Parle, mon fils! parle; et malheureux comme +nous le sommes, assure-nous que nous ne sommes +pas plus déplorables encore.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Parle, Caïn! et dis que ce n'est pas <i>toi</i>!</p> + +<p class="mid">ÈVE.</p> + +<p>C'est lui. Je le vois maintenant;--il baisse la +tête; il cache ses yeux féroces de ses mains rouges +de sang.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Ma mère, tu l'outrages;--et toi, Caïn, éclaircis +donc cette horrible accusation que nos parens, dans +leur désespoir, font peser sur toi.</p> + +<p class="mid">ÈVE.</p> + +<p>Écoute, Jéhovah! Puisse l'éternelle malédiction +du serpent être sur lui! elle est faite pour sa race +plutôt que pour nous. Puissent tous ses jours être +désolés! puisse--</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Arrête! c'est ton fils; ne le maudis pas, ma mère: +ne le maudis pas, mère! il est mon frère, mon +époux.</p> + +<p class="mid">ÈVE.</p> + +<p>Il t'a enlevé ton frère!--Zillah, il t'a ravi ton +époux:--pour moi, <i>plus de fils</i>!--A jamais je le +maudis; je renonce à le voir! Tous les liens sont +rompus entre nous, comme lui-même a rompu ceux +de la nature.--O mort, mort! pourquoi ne m'as-tu +pas prise, moi à laquelle tu fus d'abord infligée? +Qu'attends-tu encore?</p> + +<p class="mid">ADAM.</p> + +<p>Ève, prends garde que ta douleur, hélas! trop légitime, +ne te conduise à l'impiété. Une douloureuse +destinée nous a été prédite; maintenant qu'elle commence, +il faut la supporter de manière à prouver à +notre Dieu que nous sommes entièrement soumis à +sa sainte volonté.</p> + +<p class="mid">ÈVE, désignant Caïn.</p> + +<p><i>Sa volonté</i>!--c'est celle de cet esprit incarné de +mort, que j'ai mis sur la terre pour y faire entrer +la mort. Puissent toutes les malédictions de la vie +peser sur lui! ses tourmens le chasser au fond des +déserts, comme les nôtres nous ont chassés d'Éden, +jusqu'à ce que ses enfans lui rendent ce qu'il a donné +à son frère! Que jour et nuit le glaive et les ailes +des chérubins le poursuivent;--que les serpens se +dressent sous ses pas!--que les fruits de la terre +deviennent cendre dans sa bouche! que les feuilles +dont il entoure sa tête pour reposer soient le séjour +des scorpions! qu'il rêve sans cesse de son innocente +victime! que ses veilles ne soient qu'un autre rêve +prolongé de mort! que les claires fontaines se tournent +en sang dès qu'il voudra les souiller de l'impur +contact de ses lèvres avides! que les élémens +reculent ou se transforment devant lui! qu'il vive +au sein de l'agonie qui accompagnera les derniers +instans des autres hommes! et que la mort soit pour +lui, qui le premier l'introduisit dans le monde, quelque +chose de pire que la mort! Va-t'en, fratricide! +Désormais ton nom, le mot Caïn, sera pour le genre +humain un objet d'horreur, même pour ceux dont +tu dois être le père! Que l'herbe se dessèche sous +tes pieds! que les bois te refusent leur abri, la terre +une couche, la poussière une tombe, le soleil ses +rayons et le ciel son Dieu!</p> + +<p class="stage1">(Ève sort.)</p> + +<p class="mid">ADAM.</p> + +<p>Caïn! éloigne-toi: nous ne pouvons plus demeurer +ensemble. Fuis! laisse le mort à mes soins;--désormais +je suis seul:--nous ne nous reverrons +plus.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>O mon père! ne le quitte pas ainsi. Ne va pas +ajouter à la terrible malédiction d'Ève sur sa tête!</p> + +<p class="mid">ADAM.</p> + +<p>Je ne le maudis pas: son esprit est sa malédiction. +Viens, Zillah!</p> + +<p class="mid">ZILLAH.</p> + +<p>Je dois veiller sur le corps de mon époux.</p> + +<p class="mid">ADAM.</p> + +<p>Nous reviendrons quand celui qui nous a préparé +ce douloureux devoir aura disparu. Viens, Zillah!</p> + +<p class="mid">ZILLAH.</p> + +<p>Auparavant un baiser sur cette pâle figure, sur +ces lèvres autrefois si animées.--O mon cœur! +mon cœur!</p> + +<p class="stage1">(Adam et Zillah sortent en pleurant.)</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Caïn! vous avez entendu; il faut nous éloigner. +Je suis prête, nos enfans aussi! Je porterai Énoch, +et vous sa sœur. Partons avant que le soleil ne tombe, +et n'attendons pas l'obscurité de la nuit pour traverser +le désert.--Eh bien! parle, parle-moi, <i>moi</i>--qui +suis à toi.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Laisse-moi!</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Pourquoi? tout le monde t'a quitté.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Et que tardes-tu de te réunir à eux? Ne crains-tu +pas de rester avec l'auteur d'une pareille action?</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Après la crainte de t'abandonner, il n'en est pas +de plus grande pour moi que celle que m'inspire le +crime qui te prive d'un frère. Je n'en dois pas parler:--c'est +entre toi et le Tout-Puissant.--</p> + +<p class="mid">UNE VOIX D'EN HAUT.</p> + +<p>Caïn! Caïn!</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Entends-tu cette voix?</p> + +<p class="mid">LA VOIX D'EN HAUT.</p> + +<p>Caïn! Caïn!</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Elle retentit comme celle d'un ange.</p> + +<p class="stage1">(Entre l'ange du Seigneur.)</p> + +<p class="mid">L'ANGE.</p> + +<p>Où est ton frère Abel?</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Suis-je donc le gardien de mon frère?</p> + +<p class="mid">L'ANGE.</p> + +<p>Caïn! qu'as-tu fait? La voix du sang de ton frère +crie de la terre vers le Seigneur!--Maintenant, tu +es maudit de la terre, qui vient d'ouvrir sa bouche +pour boire le sang versé par ta main fratricide. Désormais, +quand tu creuseras la terre, elle demeurera +stérile; tu resteras fugitif et vagabond dans le +monde!</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Le châtiment est au-delà de ses forces. Vois! tu +lui dérobes la face de la terre; il reste privé de la +face de Dieu. Vagabond et fugitif, il arrivera que +ceux qui le trouveront le tueront.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Que ne le peuvent-ils! Mais où sont ceux qui me +tueront? où sont-ils sur cette terre encore déserte et +inhabitée?</p> + +<p class="mid">L'ANGE.</p> + +<p>Tu as tué ton frère, qui te garantira de ton fils?</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Ange de lumière! sois miséricordieux; ne dis pas +que mon sein déchiré nourrisse maintenant dans +mon fils un meurtrier, un meurtrier de son père.</p> + +<p class="mid">L'ANGE.</p> + +<p>Il ne ferait que suivre les traces de Caïn. Le lait +d'Ève n'a-t-il pas nourri celui que tu vois maintenant +noyé dans le sang? Le fratricide peut bien engendrer +le parricide;--mais il n'en sera pas ainsi. +--Le Seigneur, ton Dieu et le mien, m'a commandé +d'imprimer son sceau sur Caïn, pour qu'il puisse +errer en sûreté. Qui tuera Caïn attirera sur sa tête +une punition sept fois plus forte. Approche!</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Que veux-tu de moi?</p> + +<p class="mid">L'ANGE.</p> + +<p>Marquer sur ton front l'affranchissement du crime +que tu as commis toi-même.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Non, laisse-moi mourir!</p> + +<p class="mid">L'ANGE.</p> + +<p>Cela ne peut être.</p> + +<p class="stage1">(L'ange imprime une marque sur le front de Caïn.)</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Je sens mon front brûlé, mais ce n'est rien auprès +du feu intérieur; que faut-il encore? accable-moi de +tout ce que je puis supporter.</p> + +<p class="mid">L'ANGE.</p> + +<p>Tu as été sombre et farouche dès le sein de ta +mère, semblable à la terre que tu as jusqu'à présent +creusée; mais celui que tu as immolé était doux comme +les troupeaux qu'il paissait.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Je fus enfanté trop tôt après la chute; l'esprit de +ma mère était encore fasciné par le serpent, et mon +père pleurait encore sur Éden. Je suis ce que je suis; +je n'ai pas demandé la vie; je ne me la suis pas +donnée moi-même. Que ne puis-je seulement de mon +sang racheter celui--et pourquoi pas? Qu'Abel +renaisse, et que je sois rayé du livre de vie! Ainsi +l'existence sera rendue par Dieu au bien-aimé de +Dieu, et je perdrai un don qui n'eut jamais d'attrait +pour moi.</p> + +<p class="mid">L'ANGE.</p> + +<p>Qui pourrait anéantir le meurtre? ce qui est fait +est fait. Éloigne-toi! accomplis tes jours! et puissent +tes actions ne pas ressembler à celle que tu +viens de commettre!</p> + +<p class="stage1">(L'ange disparaît.)</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Il est parti; éloignons-nous. J'entends les cris de +notre petit Énoch dans son berceau.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Ah! il ignore pourquoi il pleure! et moi qui répandis +le sang, je ne puis répandre de larmes; mais +les quatre rivières ne pourraient laver mon ame<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a> +<a href="#footnote35"><sup class="sml">35</sup></a>. +Crois-tu que mon fils puisse jamais me regarder?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote35" +name="footnote35"><b>Note 35: </b></a><a href="#footnotetag35"> +(retour) </a> Les quatre rivières qui entouraient l'Éden, les seules, par conséquent, +que connût Caïn sur la terre.</blockquote> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Si je croyais qu'il ne le voulût pas, je voudrais--</p> + +<p class="mid">CAÏN, l'interrompant.</p> + +<p>Non, non! plus de menace: nous en avons trop +subi. Va prendre ton enfant; je vous suivrai.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Je ne te laisse pas seul avec le mort; quittons ces +lieux ensemble.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>O toi, image inanimée et toujours présente! toi +dont le sang doit voiler de deuil la terre et les cieux! +J'ignore ce que tu es <i>maintenant</i>! mais si <i>tu</i> vois ce +que <i>je</i> suis, je crois que tu me pardonnes ce que ne +pardonnera jamais ni ton Dieu ni mon propre cœur.--Adieu! +je ne dois, je n'ose toucher ce que j'ai +fait. Je sortis des mêmes entrailles que toi; j'ai sucé +le même sein; je t'ai souvent pressé dans mes bras; +souvent nos jeux enfantins se confondirent; et voilà +que je ne puis plus t'approcher, que je n'ose pas +même faire pour toi ce que tu aurais fait pour moi:--réunir +tes membres dans leur tombeau,--le +premier tombeau creusé pour les mortels. Mais ce +tombeau, qui l'a creusé? O terre! ô terre! voilà le +trésor que je dépose dans ton sein, en récompense +de tous ceux que j'ai reçus de toi.--Au désert maintenant!</p> + +<p class="stage1">(Adah s'incline, et baise le corps d'Abel.)</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Cruelle et prématurée fut ta mort, ô mon frère! +et moi seule, de tous ceux qui pleurent sur toi, je +ne puis verser de larmes. Mon devoir est désormais +de sécher des pleurs, et non pas d'en répandre. +Mais pourtant, de tous ceux qui gémissent, nul ne +gémit comme moi, non-seulement sur toi, mais sur +celui qui t'a frappé. Allons, Caïn! je supporterai la +moitié de ton fardeau.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Nous marcherons à l'orient d'Éden; cette ligne +est plus désolée: elle me convient davantage.</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>Marche le premier! tu seras mon guide, et puisse +être le tien notre Dieu! Allons chercher nos enfans.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Celui qui repose ici n'en avait pas; j'ai tari la +source d'une race vertueuse qui eût bientôt charmé +les nœuds d'une union récente. Hélas! en les joignant plus +tard aux enfans d'Abel, la dureté de mon +naturel se fût adoucie chez eux! Abel!</p> + +<p class="mid">ADAH.</p> + +<p>La paix soit avec lui.</p> + +<p class="mid">CAÏN.</p> + +<p>Mais avec <i>moi</i>!--</p> + +<p class="stage1">(Ils sortent.)</p> + +<p>FIN DE CAÏN.</p> + +<br><br><br> + +<h1>L'ILE,</h1> + +<h5>OU</h5> + +<h3>CHRISTIAN ET SES CAMARADES.</h3> + +<br><br><br> + +<h4>AVERTISSEMENT.</h4> + +<p>Le morceau suivant est fondé en partie sur la relation du soulèvement +de l'équipage <i>la Bonté</i>, dans les mers du Sud, en 1789, et en partie +sur la <i>Relation des îles Tonga</i>, par Marnier.</p> +<br><br> +<h3>Chant Premier.</h3> +<br> +<p>1. L'instant de la veille matinale était arrivé. Le +vaisseau avançait avec grâce, traçant sur les flots +un sentier mobile. La vague entr'ouverte par la +proue se courbait en sillons complaisans devant la +majestueuse charrue. L'onde immense embrassait +toute la perspective, et derrière s'évanouissaient +maints rivages de la Mer du Sud. La nuit paisible, +déjà nuancée d'argent, opposait encore sa mourante +obscurité aux atteintes de l'aube naissante. Les dauphins, +avertis de l'approche du jour, s'élançaient +au-dessus des flots, comme pour aspirer plus tôt ses +premières lueurs. Les étoiles détournaient de l'océan +leurs scintillans regards, et disparaissaient devant +une clarté plus radieuse. La voile reprenait sa blancheur +naguère obscurcie; une brise rafraîchissante +glissait sur les vents. Déjà même la pourpre de l'Océan +annonçait la venue du soleil;--mais un coup +sera tenté avant qu'il n'apparaisse.</p> + +<p>2. Le vaillant chef dormait dans sa cabine, confiant +dans ceux qui faisaient la veille. Il rêvait des +rivages désirés de la vieille Angleterre, de ses travaux +récompensés, de ses dangers évanouis; son +nom était ajouté à la liste glorieuse de ceux qui +avaient visité les pôles, séjour des orages. Le plus +difficile était passé, rien ne pouvait justifier de +nouvelles inquiétudes; pourquoi donc le sommeil +avait-il pour lui des dangers? Hélas! son tillac était +foulé par un pied indiscipliné; des mains plus inhabiles +voulaient diriger la voile du vaisseau; de jeunes +cœurs, languissant après je ne sais quelle île +favorisée du soleil, où l'été dure toute l'année, où +les femmes sourient pendant tout l'été; des hommes +éloignés de leur patrie, et qui, trop long-tems voyageurs, +n'avaient jamais revu la maison natale, ou +l'avaient trouvée toute changée, et demi-barbare, +préféraient une fraîche et douce grotte sauvage à +l'incertitude des flots.--Puis le souvenir des fruits +savoureux que donnait une terre incultivée; des forêts +qui ne connaissaient d'autres sentiers que ceux +qu'ils y frayèrent; des champs sur lesquels l'abondance +étendait sa corne fortunée; des terres, domaine +commun et indépendant d'un seul possesseur..... +Puis le vœu que les siècles n'ont jamais +étouffé dans le cœur de l'homme--de ne connaître +d'autre maître que sa volonté; la terre offrant à sa +surface des mines non exploitées; la liberté qu'on +y trouvait d'appeler chaque grotte sa propre demeure; +ce jardin commun ouvert devant tous les pas, +où la nature traite en tendre mère tout un peuple +charmé des délices du désert; leurs coquillages, leurs +fruits, seule opulence qu'ils connaissent; leurs canots +toujours retenus à l'entour des rivages; leur +chasse, leur gibier, leurs armes, leur aspect enfin +si étrange aux yeux d'un Européen:--tels étaient +les objets et la contrée qui réveillaient les désirs de +ces marins,--désirs qu'ils devaient chèrement +expier.</p> + +<p>3. Debout, brave Bligh! l'ennemi est à la porte! +debout! debout!--Hélas! il est trop tard! derrière +ta case se tient le féroce rebelle proclamant +déjà le règne de la rage et de la terreur. Tes membres +sont enchaînés, la baïonnette touche ton sein, +les mains qui tremblaient à ta voix te saisissent; +traîné sur le tillac, tu ne verras plus l'obéissant +gouvernail ou la voile attentive attendre tes ordres +pour suivre une direction, ou se développer; cet +esprit sauvage qui voudrait étouffer à force de délire +le sentiment de sa révolte, fait briller autour de +toi les yeux encore étonnés de ceux qui redoutent le +chef qu'ils sacrifient: car jamais l'homme ne peut +étourdir le cri de la conscience, s'il ne porte à ses +lèvres la coupe passionnée de la rage.</p> + +<p>4. C'est en vain que, bravant l'œil de la mort, ta +poitrine menacée implore ceux de tes compagnons +restés loyaux:--ils ne viennent pas; ils sont rares: +il faut qu'ils consentent à ce qu'applaudissent des +cœurs plus indociles. En vain tu cherches la cause: +la malédiction est leur seule réponse, ou la menace +de quelque chose de pire. A tes yeux brille le poignard +homicide; sur ta gorge reste suspendue la +baïonnette effilée; les mousquets chargés t'environnent, +et semblent prêts à terminer tes jours. Tu les +y encourages, en leur criant: Feu! Mais des cœurs +impitoyables admirent encore, et quelque souvenir +de leur ancien respect les arrête, plutôt que la voix +méconnue de leurs devoirs; ils ne voudraient pas +perdre leur ame en répandant le sang: ils préfèrent +t'abandonner à la merci des flots.</p> + +<p>5. «Disposez la chaloupe!» c'est le cri du nouveau +chef; et qui jamais osa dire <i>non</i> à la révolte +dans la première impétuosité de son ivresse, dans +les saturnales d'un pouvoir inattendu? La chaloupe +est disposée avec tout l'empressement de la haine; +et déjà de légères planches te séparent seules de l'abîme +qui doit t'engloutir; de faibles provisions te +promettent une fin que leurs mains te refusent: c'est +justement ce qu'il faut d'eau et de pain pour garantir +quelques jours le moribond de la mort; de plus, +quelques cornes, un peu de toile, des livres, unique +trésor des hermites de l'Océan; quelques cordages +sont ensuite ajoutés, aux instances de ceux +qui n'espéraient plus pour toi que dans l'air et les +flots; puis enfin ce mobile et tremblant vassal des +pôles, cette aiguille sensible, ame de la navigation.</p> + +<p>6. Et maintenant, le chef élu par lui-même juge +à propos d'étouffer le premier sentiment de son +crime; il réveille ainsi ses compagnons:--«A +boire!» tant il craint que la passion ne cède bientôt +à la voix de la raison! «De l'eau-de-vie pour les +héros!» Ainsi jadis s'était écrié Burke;--et sans +doute cette liqueur peut conduire à la gloire. Nos +héros partagèrent cette opinion; au milieu de bruyans +applaudissemens, ils vidèrent la coupe. Huzza! +huzza! Otaïti! tel fut leur cri; étrange exclamation +de la part des fils de la révolte! Comment cette île +délicieuse, cette terre chérie de la nature, des cœurs +aimans, des fêtes sans périls, des mœurs aimables, +étrangères à l'art, cette opulence commune, cet +amour sans inquiétude; comment tout cela pouvait-il +avoir des charmes pour de grossiers marins ballottés +sous leurs mâts par chaque souffle de vent? Et +maintenant, par quels nouveaux crimes se préparent-ils +à réaliser les vains désirs de la vertu, le repos? +Hélas! telle est notre nature! notre but est le +même à tous, seulement nous suivons des routes diverses; +nos moyens, notre naissance, notre pays, +notre gloire, notre fortune, nos goûts, tout cela est +plus puissant sur notre faible poussière que tout ce +qui est en dehors du misérable cercle de notre +égoïsme. Cependant murmure encore au-dedans de +nous-mêmes une faible voix troublant le silence de +l'intérêt ou le tumulte de la gloire; quelle que soit +notre foi, quelque terre que nous foulions, Dieu +fait toujours entendre son oracle, la conscience de +l'homme!</p> + +<p>7. La chaloupe est chargée du brave et triste petit +nombre demeuré fidèle au chef; quelques-uns, +restés sur le tillac du vaisseau--maintenant jouet +d'un moral naufrage--faisaient des vœux tardifs +pour partager le sort d'un capitaine que leurs yeux +voyaient s'éloigner; d'autres calculaient pour lui de +nouveaux malheurs, plaisantaient à la vue lointaine +de sa faible voile, à l'idée de cette faible barque, +si fragile et si chargée. Oh! combien il est plus assuré, +plus tranquille, le tendre nautile<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a> +<a href="#footnote36"><sup class="sml">36</sup></a>, pilote maritime +de sa couche imperceptible, la fée, le génie +de la mer. Lui, quand l'ouragan siffle et jaillit en +éclairs sur les ondes, demeure en sûreté,--son port +est dans la ville,--il triomphe sur les <i>armadas</i> du +genre humain, qui ébranlent le monde, et fléchissent +sous la verge des vents.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote36" +name="footnote36"><b>Note 36: </b></a><a href="#footnotetag36"> +(retour) </a> Espèce de coquillage.</blockquote> + +<p>8. Quand tout fut prêt sur le vaisseau, qui maintenant +avouait un révolté pour son maître,--un matelot, +moins endurci que ses compagnons, témoigna +cette pitié inutile, faite seulement pour irriter le +malheur. D'un regard inquiet, il veillait sur les mouvemens +de son ancien chef, et cherchait même, à +force de signes, à lui exprimer son compatissant repentir. +Déjà même il avançait un humide flacon +jusqu'à ses lèvres arides et desséchées; mais bientôt, +observé lui-même, ce gardien fut éloigné, et la pitié +cessa de percer le nuage que la sédition étendait +autour du brave chef. Alors s'approcha l'audacieux +et sombre jeune homme que, pour son malheur, +avait trop aimé le capitaine; il s'écria, en désignant +la chaloupe abandonnée: «Partez! tout retard coûterait +la vie!» Et pourtant, même en ce dernier instant, +il n'avait pas étouffé toute sympathie. Un mot +pouvait encore ramener le remords dans cette ame +violente et passionnée; et ce que les autres ne soupçonnaient +pas, la victime put le reconnaître. Quand +Bligh, avec un ton de reproche amer, lui demanda +qu'était devenu le souvenir des anciens bienfaits;--qu'étaient +devenues ses espérances d'une gloire +supérieure à celle des mille écussons pompeux de la +Grande-Bretagne? ses lèvres tremblantes semblèrent +céder devant une force invincible. «C'est cela! c'est +cela! prononça-t-il; je suis damné! damné!» Il +n'en dit pas davantage; mais, poussant dans sa barque +son maître, il le confia au faible esquif. Sa langue +ne put articuler d'autres accens; mais combien +d'idées dans ses brusques adieux!</p> + +<p>9. Le large soleil des régions arctiques s'élevait +sur les ondes; la brise tantôt s'engouffrait, tantôt +ressortait de ses humides grottes. Son aile capricieuse +s'éloignait, puis revenait effleurer les sillons +de l'Océan, comme les cordes d'une harpe éolienne. +D'une rame désespérée et presque silencieuse, déjà +l'esquif se creusait un chemin redouté vers une roche +à peine visible, qui dressait, comme un lointain +nuage, son front au-dessus des flots. La chaloupe et +le vaisseau ne se réuniront plus! mais ce n'est pas +à moi de dire les infortunes de Bligh, leurs dangers +continuels, leurs rares espérances; leurs jours de +péril, leurs nuits de désespoir; leur courage toujours +le même, quand il semblait le plus inutile; la +famine dévorante, rendant un fils méconnaissable à +l'œil même de sa mère; les autres maux, assez horribles +pour faire trêve à la faim, jusqu'à ce qu'elle +n'eût plus sur eux de prise; les fureurs et les égards +de la mer, tantôt les couvrant de son abîme, tantôt +les laissant briser de leurs rames fatiguées les vagues +qui ne cédaient qu'à tous leurs efforts réunis.--Une +fièvre continue, une soif sèche, qui leur faisait +saluer, comme un bonheur, les nuages qui glaçaient +leurs os nus, savourer avec délices la froide +humidité des nuits orageuses, et presser avidement +la toile tendue sur leur tête, pour recueillir quelques +gouttes de pluie. Il leur fallut fuir mainte horde +sauvage, pour redemander un asile plus sûr encore +aux flots impitoyables. Et pourtant, il fut accordé à +ces spectres animés de raconter leurs dangers passés, +et des angoisses telles que jamais les annales +de l'humide abîme n'en avaient retracées, pour arracher +de la terreur aux hommes, aux femmes des +larmes.</p> + +<p>10. Laissons-les à leur destin, il ne sera ignoré +ni impuni. La justice aura son jour; la discipline +violée prendra leur défense, et la marine insultée +proclamera le cri des lois. Nous allons suivre les pas +du rebelle, qu'une vengeance éloignée ne saurait +épouvanter. Arrière! arrière! sur les vagues! ses +yeux reverront la baie désirée; et les rivages heureux +où les lois ne sont pas connues recevront les +matelots mis hors la loi de leur pays.--La nature, +et cette déesse de la nature--la femme--les rappelle +vers une terre où rien, sauf leur conscience, +ne songera à les accuser; où tout le monde jouit +sans querelle des biens de la terre; où le pain lui-même +est cueilli comme un fruit<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a> +<a href="#footnote37"><sup class="sml">37</sup></a>; où nul ne séquestre +pour lui seul les champs, les forêts, les rivières:--âge +sans or, où ce métal ne trouble pas +les songes, et n'a pas, ou n'avait pas alors, envahi +ces rivages. Depuis, l'Europe y porta ses vastes connaissances, +ses coutumes, ses mœurs, mais au prix +d'une multitude de vices qu'elle enseigna aux fils de +ces contrées. Mais loin de nous ces images! Voyons +les insulaires tels qu'ils étaient; bons par les leçons +de la nature, vicieux sous ses inspirations. <i>Huzza</i>! +<i>Otaïti</i>! tel fut le cri lancé d'un commun accord par +le rapide vaisseau. La brise s'élève; la voile, naguère +détendue, et maintenant gonflée, précède joyeusement +le souffle des vents. En plus rapides rubans se +pressent les ondes autour du vaisseau; la vague +jaillit plus haute sous les coups de la proue. Ainsi +<i>l'Argo</i> soulevait-il la virginale écume de l'Euxin; +mais ceux qu'il portait jetaient vers leurs foyers un +regard de regret:--ceux-là renoncent pour jamais +à la leur, et leur barque rebelle s'en éloigne aussi +rapidement que le corbeau en s'envolant de l'arche +sainte. Et pourtant leur projet est d'aller partager +de nouveau le nid de la colombe, et de courber +sous le joug de l'amour leur front indomptable.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote37" +name="footnote37"><b>Note 37: </b></a><a href="#footnotetag37"> +(retour) </a> <i>L'arbre à pain</i>, si fameux, et que l'expédition du capitaine Bligh +avait pour but de transplanter.</blockquote> + +<br><br> +<h3>Chant Deuxième.</h3> +<br> +<p>1. Combien doux étaient les chants de Toobonai, +alors que le soleil d'été descendait sur la baie de corail<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a> +<a href="#footnote38"><sup class="sml">38</sup></a>! +Viens, disaient les jeunes filles; avançons vers +le plus frais ombrage de l'îlette: nous y écouterons +le ramage des oiseaux! la colombe des bois enverra, +du milieu des arbres, son roucoulement, semblable +à la voix des dieux partie de Bolotoo; nous cueillerons +les fleurs qui naissent sur la couche des morts: +les plus fraîches s'élèvent où repose la tête des guerriers. +Nous nous assiérons en face du crépuscule; +nous verrons les suaves rayons de la lune glisser au +travers des branches du tooa, et le bruissement léger +de leurs soupirs charmera nos oreilles, quand +nous nous reposerons sous leur abri. Ou bien gravissons +le précipice: nous contemplerons les flots +venant combattre le gigantesque rocher, qui bientôt +les repousse dédaigneusement en écumantes colonnes. +Qu'elles sont belles! et qu'ils sont heureux +ceux qui, libres des travaux et du tumulte de l'existence, +se contentent de regarder du rivage l'espace +que l'Océan remplit tout entier! L'Océan lui-même +se complaît dans l'azur de sa surface; et souvent il +vient, à la clarté de la lune, peigner en cet endroit +sa flottante chevelure.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote38" +name="footnote38"><b>Note 38: </b></a><a href="#footnotetag38"> +(retour) </a> Les trois premiers couplets sont empruntés à une chanson favorite +des insulaires de Tonga, traduite en prose dans la <i>Relation des îles +Tonga</i>, par Mariner. Toobonai n'est cependant pas l'une de ces îles; mais +elle fut l'une de celles où se réfugièrent les mutins. J'ai altéré et ajouté; +cependant j'ai conservé de l'original tout ce que j'ai pu.<span class="rig"> +(<i>Note de Lord Byron</i>.)</span></blockquote><br> + +<p>2. Oui,--nous cueillerons les fleurs du sépulcre; +nous rivaliserons de plaisir avec les esprits des +bocages promis; puis nous plongerons, et nous jouirons +au sein des vagues; puis nous déposerons nos +membres sur le tendre gazon; bientôt, humides encore +de nos premiers jeux, nous oindrons nos corps +de l'huile embaumée; nous laisserons les fleurs cueillies +sur les tombes, et nous nous parerons des guirlandes +empreintes du souvenir des braves. Mais +voici la nuit; le <i>Mooa</i> dissipe nos projets: déjà, +près de nous, retentit le bruissement des mâts. Et +pourtant le flambeau, signal de la danse, répand ses +étincelles cadencées sur le gazon de Marli. Nous +aussi, courons-y; là, nous nous rappellerons l'heureux +souvenir de maintes fêtes, avant que Fiji n'eût +soufflé dans la trompe guerrière, avant que les ennemis +ne parussent dans leurs canots à la portée +de nos rivages. Hélas! par eux se flétrit la fleur du +genre humain; hélas! par eux les ronces se dressent +à l'envi dans nos champs; et par eux est oublié le +ravissement que nous éprouvions à errer à la lueur +de la lune, avec l'amour pour unique compagnon de +nos pas. Résignons-nous:--ils nous ont appris à +manier une massue, à inonder nos champs d'une +pluie de flèches. Qu'ils recueillent la moisson qu'ils +nous ont forcé de semer. Mais cette nuit doit être +toute entière aux fêtes; demain il nous faudra partir. +Frappez la danse! emplissez la large coupe!--demain +nous pouvons mourir. Enveloppons nos +membres dans des vêtemens d'été; autour de nos +reins déployons le blanc de Tappa; que des guirlandes +fraîches comme le printems même forment +notre couronne, et qu'autour de nos épaules brillent +les grains de l'hooni: ses vives couleurs contrasteront +avec la teinte de feu des poitrines qui battent +sous elles.</p> + +<p>3. Mais la danse a cessé.--Ah! restez encore! +arrêtez! ne déposez pas le sourire de fête. C'est demain +que nous partons pour le Mooa; demain, non +pas cette nuit:--la nuit appartient encore à la tendresse. +Jeunes enchanteresses de la joyeuse Licoo, +rendez-nous les guirlandes que nous préférons au +sein du plaisir! Que vos formes sont charmantes! +comme chacun de nos sens excité, ravi et doublé, +rend hommage à votre beauté! Ainsi les fleurs qui +parsèment le rocher de Mataloco, portent leurs parfums +jusqu'aux bornes de l'humide horizon. Nous +aussi, nous nous rendrons à Licoo; mais, ô mon +cœur, que dis-je? nous irons?--et demain il nous +faut partir!</p> + +<p>4. Tels étaient les chants--harmonie des jours +que l'approche des flottes européennes n'avait pas +encore infectés. Sans doute, ces insulaires avaient +leurs vices--ceux que la nature tolère--et résultats +de la barbarie.--Nous avons les uns et les autres: +ceux qui naissent de l'excès de la civilisation, +ceux qui, chez les peuples sauvages, inspirent le +plus d'horreur. Qui n'a pas vu le règne de l'hypocrisie,--les +prières d'Abel réunies aux forfaits de +Caïn, qui ne les a pas vus, dis-je, peut, de son +balcon, voir la preuve que notre vieux monde est +mille fois plus perverti que le <i>nouveau</i>;--mais il +n'est plus de <i>nouveau</i> monde, si ce n'est aux lieux +où Colombie vient de voir naître deux gigantesques +enfans de la liberté; où le Chimboraço peut à son +gré promener son regard de Titan sur les flots, les +airs et la terre, sans y rencontrer un esclave!</p> + +<p>5. Telle était l'épopée des jours de tradition; les +chants auxquels se rattachait la gloire des morts, +quand la gloire n'avait d'autre expression que celle +d'une mélodie presque divine. Ces chants ne satisfont +pas l'œil glacé du sceptique, mais ils livrent à +la puissance de l'harmonie une histoire entière. +C'est un Achille enfant, qui, la lyre du Centaure en +main, apprend à surpasser la vertu des tems passés. +Le simple couplet d'une vieille et chère ballade, +répété par les roches, se confondant avec le +vagissement des ondes, parti de la pelouse humectée +par un murmurant ruisseau, ou multiplié par les +échos prolongés des montagnes, a, sur les cœurs +naïfs, plus de pouvoir que toutes les colonnes érigées +par les favoris de la victoire. Il garde son éloquence, +quand les hiéroglyphes ne sont plus qu'une +source de conjectures ou de rêveries pour les sages +ou les savans. Primitive et virginale expression du +cœur, il nous attendrit, quand les monumens de +l'histoire nous fatiguent. Telle était cette chanson +barbare,--car le chant est né chez les barbares;--telle +en inspirait la solitude des hommes du nord, +qui vinrent nous conquérir, et telle en inspirera +toujours la contrée que nul ennemi lointain ne sera +venu détruire ou civiliser. Quelle impression plus +vive et plus puissante produiraient aujourd'hui sur +les cœurs les artifices de notre savante musique?</p> + +<p>6. Alors ces mélodies, inconnues aujourd'hui, +traversaient suavement le gracieux silence des airs, +la douce sieste d'une journée d'été, le calme après-midi +de Toobonai; alors chaque fleur était épanouie, +l'air était un immense parfum, un léger souffle commençait +à balancer le palmier, la première impression +de la brise encore silencieuse effleurait les ondes +comme pour transporter la fraîcheur dans la grotte +avide. C'était l'asile de la chanteuse et du jeune +étranger qui lui avait appris les douloureux plaisirs +de l'amour, plaisirs toujours enivrans, mais surtout +pour les cœurs qui ne savent pas encore qu'on +puisse les perdre, et qui s'élancent comme des martyrs +sur leur bûcher funéraire, tellement ravis dans +leur délirant enthousiasme, que rien dans la vie ne +leur semblerait comparable aux joies de cette mort: +aussi meurent-ils réellement. Qu'est-ce, en effet, +pour eux, que les autres promesses de la vie, à +côté de l'idée seule de cet entraînement, de cette +exaltation de toutes les forces de la nature? Aussi +nos rêves d'une meilleure vie sont-ils renfermés dans +l'espoir d'aimer éternellement encore.</p> + +<p>7. Là était assise l'aimable sauvage du désert, +enfant par les années, femme par les formes, quand +on se reporte à l'enfance de nos froids climats, où +rien n'atteint une prompte maturité, à l'exception +du crime. Mais c'était l'enfant d'un monde enfant, +et comme la nature, charmante, animée et naïve; +noire comme la nuit, mais la nuit avec tous ses astres, +ou comme la grotte étincelante de stalactites. +Ses yeux étaient un langage et un charme; ses contours, +ceux d'Aphrodite sur son char de coquillage, +et au milieu d'un riant cortége d'Amours. Voluptueuse +comme la première approche du sommeil, et +pourtant pleine de vie,--car ses joues, brunies par +les feux du tropique, se nuançaient souvent d'une aimable +rougeur; le sang des brûlans climats colorait +son cou, et traçait un sillon radieux sur la pâleur +obscure de ses épaules, comme on voit dans l'onde +ténébreuse les rameaux du corail attirer le plongeur +vers les grottes qu'ils rougissent. Telle était la fille +des mers du Sud. Telle qu'une vague dont la force +pouvait soulever la barque fortunée des autres, heureuse +de leur bonheur, triste de leurs seules peines; +son sein brûlant, énergique, et pourtant fidèle, ne +recelait pas de joie égale à celle qu'elle donnait. Ses +espérances n'allaient pas au-delà de l'expérience, +cette pierre de touche glaciale, dont le contact dépouille +ordinairement tous les objets de leurs radieuses +couleurs. Elle ne redoutait pas les maux; +elle n'en connaissait aucun, ou, si elle en connaissait, +ils étaient bientôt--trop tôt--oubliés. Ses +souris et ses larmes passaient avec la rapidité du +vent ridant la surface des lacs, et troublant, sans le +briser, leur délicat miroir. Bientôt la sérénité remontera +d'une profondeur non sondée, ou descendra +des sources pures de la montagne, jusqu'à ce qu'enfin +un tremblement de terre, bouleversant la grotte +de la Naïade, en dissipera les ondes, les chassera +devant lui dans quelque cavité déserte, devenue le +réceptacle d'un marais fétide. La fille des îles partagera-t-elle +leur destin? Hélas! le changement éternel +agite la vague incertaine de l'humanité; mais +ceux qui tombent, comme tomberont les mondes eux-mêmes, +renaîtront du moins, s'ils ont bien vécu, en +esprits supérieurs à l'univers écrasé.</p> + +<p>8. Et lui, quel est-il, cet enfant du Nord aux yeux +bleus, venu d'îles moins inconnues à l'homme, mais +presqu'aussi sauvages? Quel est ce jeune homme aux +cheveux blonds, sorti des Hébrides, là où grondent +les vagues agitées du Pentland? Balancé dans son +berceau par les vents mugissans; né au milieu des +orages, avec un corps et une ame créés pour les +orages; le premier objet sur lequel s'ouvrirent ses +jeunes yeux fut la blanche écume de l'océan, et depuis +ce moment l'océan fut sa patrie. Compagnon +gigantesque de ses rêveries et de son âpre solitude, +ce fut le seul Mentor de sa jeunesse partout où les +flots portèrent sa barque. Quant à lui, jouet des vagues +et des vents, c'était un être insouciant qui s'abandonnait +au hasard. Nourri des légendes merveilleuses +de son pays natal, se livrant avec ardeur à +l'espérance, mais ferme dans les revers, le désespoir +était la seule des sensations qu'il ne connût pas. +Sous le ciel de l'Arabie, il eût été le plus intrépide +des enfans errans de ces déserts de sable, ses lèvres +immobiles endurant la soif avec autant de patience +qu'Ismaël lui-même porté sur le vaisseau du désert<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a> +<a href="#footnote39"><sup class="sml">39</sup></a>; +sur les rivages du Chili. Cacique orgueilleux; dans +les montagnes d'Hellas, Grec rebelle; né sous une +tente, peut-être un nouveau Tamerlan; élevé pour +le trône, qui sait s'il eût été digne de régner? car +l'ame ambitieuse qui, pour s'élever à la domination, +a détruit la route qu'elle devait parcourir; créée +pour le pouvoir, et n'ayant d'autre proie qu'elle-même, +est forcée de rétrograder<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a> +<a href="#footnote40"><sup class="sml">40</sup></a>, et de se plonger +dans la douleur pour y chercher le plaisir. Dans une +condition plus humble, avec une éducation vertueuse, +ce même esprit qui fit un Néron, la honte de Rome, +aurait pu devenir l'imitateur du héros qui porta si +glorieusement son nom<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a> +<a href="#footnote41"><sup class="sml">41</sup></a>; mais laissez-lui encore +tous ses vices, quel étroit théâtre pour eux si vous +ne leur donnez un trône!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote39" +name="footnote39"><b>Note 39: </b></a><a href="#footnotetag39"> +(retour) </a> + Le vaisseau du désert est une figure orientale, en parlant d'un chameau +ou d'un dromadaire: et ils méritent bien cette métaphore; le premier +par sa patience, le second par sa légèreté à la course.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote40" +name="footnote40"><b>Note 40: </b></a><a href="#footnotetag40"> +(retour) </a> + Lucullus, ayant trouvé des charmes dans la frugalité, prodigua les +navets dans sa ferme sabine.<span class="rig"> +(POPE.)</span></blockquote><br> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote41" +name="footnote41"><b>Note 41: </b></a><a href="#footnotetag41"> +(retour) </a> + Le consul Néron qui fit cette marche incomparable dont Annibal +fut la dupe, et qui défit Asdrubal, accomplissant ainsi un fait d'armes +presque sans exemple dans les annales militaires. La première nouvelle +qu'Annibal eut de son retour fut par la tête d'Asdrubal jetée dans son +camp. Annibal, en la voyant, s'écria, avec un soupir, que Rome allait +maintenant devenir la maîtresse du monde. Et cependant, c'est peut-être +grâce à cette victoire du consul Néron que l'empereur du même nom +régna par la suite; mais l'infamie de l'un a surpassé la gloire de l'autre. +Quand on entend prononcer le nom de Néron, qui songe au consul? +telles sont les choses humaines!</blockquote> + +<p>9. Tu souris, lecteur.--Pour celui qui voit les +choses d'un œil facile à se laisser éblouir, de telles +comparaisons semblent prises bien haut à propos du +nom obscur d'un être dont le sort n'a rien de commun +avec la gloire, Rome, le Chili, Hellas ou l'Arabie. +Tu souris? j'y consens: il vaut mieux sourire +que de soupirer; cependant il aurait pu être tout ce +que j'ai dit. C'était un homme dont l'esprit ambitieux +l'entraînait toujours en avant, formé pour devenir +un héros patriote ou un chef despotique; pour +faire la gloire ou le malheur d'une nation. Il était né +sous des auspices qui font l'homme plus grand ou +plus abject que l'imagination même n'a osé le rêver. +Mais tout ceci n'est que chimères; dites enfin, qu'est-il +dans ces lieux?--c'est un frais adolescent, un +jeune mutin affranchi par la révolte; c'est le blond +Torquil, qui ne connaît pas plus d'entraves que les +vagues écumeuses de l'océan,--c'est l'époux de la +fiancée de Toobonaï.</p> + +<p>10. Les yeux fixés sur les flots, il était assis auprès +de Neuah, de Neuah qui, parmi les filles de +l'île, est comparable à cette plante qui, sans cesse +tournée vers le soleil, en a reçu le nom. Noble, mais +d'une noblesse qui fait sourire nos généalogistes qui +n'ont pas d'armoiries pour ces contrées inconnues; +issue d'une longue race d'hommes libres et vaillans, +race de preux ne connaissant pas l'usage des vêtemens, +et formant une chevalerie sauvage dont les +huttes couvertes de mousse s'élèvent le long des rivages +de la mer. J'ai vu la tienne, Achille, et n'ai +pas vu autre chose! Mais quand ces étrangers porteurs +de la foudre arrivèrent dans leurs vastes canots +ceints de traits de flamme, hérissés de grands +arbres qui, plus hauts que le palmier, semblaient, +pendant le calme, avoir pris racine dans les profondeurs +de l'océan, et, lorsque les vents se réveillaient, +déployaient des ailes aussi larges que le nuage qui +s'étend à l'horizon; et, semblables à des cités de +la mer, commandaient aux flots, et enchaînaient +presque les vagues turbulentes, la jeune sauvage, +dans son léger esquif, agitant mollement sa pagaïe, +s'élança sur la surface des ondes, comme les rennes +à travers les neiges, glissant doucement sur le bord +écumeux des brisans, légère comme une Néréide sur +son char marin<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a> +<a href="#footnote42"><sup class="sml">42</sup></a>, elle contempla, pleine d'étonnement +et d'admiration, cette construction gigantesque +refoulant chaque vague sous sa pesante masse. +L'ancre est jetée, le vaisseau repose au sein de l'océan; +et tandis qu'une foule d'embarcations légères +forment autour de lui une chaîne mobile, il semble +un lion majestueux endormi aux rayons du soleil, et +dont un essaim d'abeilles bourdonnantes entourent +la flottante crinière.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote42" +name="footnote42"><b>Note 42: </b></a><a href="#footnotetag42"> +(retour) </a> + Il y a dans le texte: <i>sur son traîneau marin</i>.</blockquote> + +<p>11. Les hommes blancs débarquèrent. Est-il besoin +de dire le reste? le nouveau monde étendit sa +main noire à l'ancien. Chacun d'eux était une merveille +pour l'autre, et l'attrait de la surprise et de +l'admiration fit bientôt place à un sentiment plus +bienveillant. Parmi ces enfans du soleil, l'accueil +des pères fut affectueux; celui des filles, agitées par +de plus douces passions, le fut bien plus encore. Ils +s'unirent par de tendres liens. Les enfans des tempêtes +s'aperçurent que la beauté peut être jointe à +une peau noire, et les filles de l'île admirèrent à +leur tour cette teinte plus pâle, qui paraît si blanche +aux climats qui ne connaissent pas la neige. La +course, la chasse, la liberté d'errer sur ce sol, où +chaque cabane était la leur; le plaisir de jeter un +filet à la mer, de s'élancer dans ces légers canots qui +voguent sur cet archipel, au sein bleuâtre duquel +s'élèvent ces îles heureuses; ce sommeil rafraîchissant +obtenu par de joyeux travaux; ce palmier qui +nous représente la plus majestueuse Dryade des forêts, +où l'enfance du jeune Bacchus fut cachée, et +dont la cime, ombrageant la <i>vigne renfermée</i> dans +son sein, est si élevée que l'aigle bâtit rarement son +nid plus haut; le festin composé de caviar et d'ignames; +ce cocotier qui porte à la fois la coupe, le lait +et le fruit; l'arbre à pain qui, sans le secours de la +charrue et du moissonneur, donne l'abondant produit +d'un champ cultivé, tandis que ses pains, offrandes +de la nature, cuisant sans l'aide d'un feu +artificiel, dans des forêts qui ne sont encore ni achetées +ni vendues, chassent la famine de leur sein fertile, +et offrent une denrée sans prix à l'homme qui +la recueille. Tous ces trésors, et les douces voluptés +des eaux et des bois, les joies folâtres de ces solitudes +peuplées, adoucirent les mœurs de ces farouches +aventuriers, et les disposant à sympathiser avec +un peuple moins éclairé, mais plus heureux, firent +plus que l'éducation européenne n'avait pu faire en +civilisant les enfans de la civilisation!</p> + +<p>12. Parmi eux, on remarquait plus d'un couple +amoureux, et entre ceux-ci, Neuah et Torquil n'étaient +pas le moins aimable. Tous deux enfans des +îles, quoique d'îles bien éloignées l'une de l'autre; +tous deux nés sous cette étoile qui préside à la mer, ils +avaient été nourris tous deux au milieu de ces beautés +primitives de la nature qu'on chérit jusqu'au tombeau +lorsqu'elles ont attiré nos premiers regards, et excité +notre intérêt dans l'enfance. Celui dont les monts +bleuâtres de l'Écosse frappèrent d'abord les yeux, +aimera chaque cime qui lui offrira une teinte semblable; +il saluera dans chaque rocher la figure bien +connue d'un ami; et à l'aspect d'une montagne, ses +bras s'ouvriront comme pour l'étreindre contre son +cœur. Long-tems j'ai erré dans des pays qui ne sont +pas le mien, adorant les Alpes, chérissant les Apennins, +prosterné devant le Parnasse et devant la cime +escarpée du mont Ida, berceau de Jupiter, et de +l'Olympe dominant majestueusement la mer. Mais +ce n'était pas seulement les souvenirs de l'antiquité +ni cette belle nature qui me jetaient dans des ravissemens +extatiques:--les émotions de l'enfance lui +avaient survécu dans le jeune homme; et sur le mont +Ida, cherchant des yeux Troie et Loch na Gar, ma +mémoire attachait des souvenirs celtiques aux monts +Phrygiens, et confondait les cascades d'Écosse avec +la fontaine limpide de Castalie. Pardonne, ombre +universelle d'Homère! pardonne, ô Phébus! aux +écarts de mon imagination:--ce fut dans le nord +que je puisai le premier sentiment des beautés de la +nature, et que j'appris à adorer vos scènes sublimes<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a> +<a href="#footnote43"><sup class="sml">43</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote43" +name="footnote43"><b>Note 43: </b></a><a href="#footnotetag43"> +(retour) </a> Étant très-enfant (j'avais a peu près huit ans), ayant été attaqué de la +fièvre scarlatine, à Aberdeen, je fus transporté dans les montagnes par +le conseil des médecins. Là, il m'arriva quelquefois de passer l'été, et +c'est de ce moment que je date mon penchant pour les pays montagneux. +Je n'oublierai jamais l'effet que produisit sur moi, quelques années après, +en Angleterre, le spectacle d'un objet que je n'avais pas vu depuis long-tems, +même en miniature, d'une montagne de la chaîne des Malvernes. +À mon retour à Cheltenham, je la contemplais tous les soirs, au coucher +du soleil, avec une émotion que je ne puis décrire. Ceci était bien d'un +enfant; mais je n'avais que treize ans, et c'était pendant les vacances.</blockquote> + +<p>13. L'amour qui embellit et attendrit tous les +êtres; la jeunesse qui colore l'air qui l'entoure; le +ciel qui la couvre des nuances brillantes de l'arc-en-ciel; +le souvenir des périls passés, qui fait que +l'homme lui-même jouit de l'intervalle où il cesse de +détruire;--l'attrait réciproque de cette beauté qui +se fait sentir au cœur le plus farouche, et le frappe +comme l'éclair frappe l'acier: tout contribua à unir +l'homme à demi civilisé et la fille sauvage, et à confondre, +dans une seule ame absorbée par la passion, +l'adolescent et la jeune fille. Les souvenirs tumultueux +des combats avaient cessé de remplir d'une +joie sombre un cœur qui commençait à se détacher +d'eux. Il ne ressentait plus cet ennui, cette impatience +du repos qui le troublait naguère, comme +l'aigle dans son nid, dont le bec aiguisé et l'œil perçant +cherchent une victime dans la vaste étendue +des cieux:--son ame s'était amollie dans cet état +voluptueux, où il goûtait ces douceurs efféminées de +l'Élysée, qui ne promettent pas de lauriers à la +tombe des héros; mais, hélas! ces lauriers se flétrissent +s'ils ne sont arrosés de sang.--Et lorsque les +cendres d'un mortel sont déposées dans l'urne funèbre, +le myrte ne leur prête-t-il pas un aussi doux +ombrage? Si César n'eût connu que les baisers de +Cléopâtre, Rome eût été libre, et le monde ne fût +pas devenu sa conquête. Eh! qu'ont fait pour le +monde les exploits de César, la renommée de César? +Nous le sentons dans notre avilissement: cette gloire +a posé son cachet sanglant sur nos chaînes, elle y a +fait naître la rouille que nos tyrans se plaisent à y +entretenir. Eh quoi! la gloire, la nature, la raison +et la liberté réunies ordonneront à des millions +d'hommes exaspérés de faire ce que Brutus exécuta +seul!--Elles leur commanderont de renverser du +poste élevé qu'ils occupent depuis trop long-tems, +ces vils imitateurs d'un despote, qui, semblables à +l'oiseau moqueur, répètent le chant de la tyrannie! +et cependant nous continuerons à être traqués par ces +chats-huans ignobles, dignes seulement de la chasse +aux souris, et que nous nous obstinons à prendre +pour de nobles faucons, tandis que le premier mot +de liberté suffirait pour chasser ces épouvantails: +car leur effroi nous prouve assez qu'ils ne sont pas +autre chose!</p> + +<p>14. Plongée dans les ravissemens de la passion, +et oubliant doucement la vie, Neuah, la fille de la mer +du Sud, était tout ce qu'une femme peut être pour +un époux lorsqu'aucune distraction du monde ne la +détourne de son amour; loin d'une société railleuse, +toujours prête à se moquer d'une flamme nouvelle +et passagère, et de cet essaim bourdonnant de fats, +qui fait bruyamment éclater son admiration, ou murmure +à son oreille les expressions d'une flamme adultère, +qui en veut à son devoir, à sa gloire et à son +bonheur. Son ame et toutes les sensations qui l'agitaient +étaient à nu comme ses belles formes. On pouvait +la comparer à l'arc-en-ciel pendant l'orage:--ses +nuances mobiles offrent une brillante variété, +mais colorent toujours les cieux du plus doux éclat; +son arc a beau s'étendre, ses couleurs changer, ce +n'est pas moins le nuage qui porte la messagère des +amours.</p> + +<p>15. C'est là, c'est dans cette grotte du rivage battu +par les vagues qu'ils passaient les matinées brûlantes +du tropique. Les heures n'existaient pas pour eux:--ils +ne calculaient pas le tems. Leurs oreilles n'étaient +pas frappées du son lugubre de l'horloge, qui +nous distribue la portion journalière de la vie, et +avertit l'homme, en s'en moquant, avec un rire d'airain. +Que leur importait le passé ou l'avenir? Le +présent, comme un tyran, les tenait enchaînés;--leur +sablier était le sable du rivage, et la mer voyait +s'écouler leurs doux momens ainsi que ses vagues paisibles; +leur horloge, c'était le soleil dans son immense +horizon. Ils ne comptaient pas, eux pour qui +la journée n'était qu'une heure. Le rossignol remplaçait +pour eux la cloche du soir, lorsqu'il chantait +mélodieusement à la rose les adieux du jour<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a> +<a href="#footnote44"><sup class="sml">44</sup></a>. Ils +voyaient se coucher leur large soleil, non comme +dans le nord, d'une marche lente et graduée, et affaiblissant +son éclat à mesure qu'il descend sur l'océan; +mais ardent, enflammé, conservant toute sa +plénitude, et comme s'il abandonnait pour jamais le +monde, et le privait de lumière, plongeant dans +les flots son front étincelant, tel qu'un héros, qui se +précipite dans la tombe. Alors ils se levaient tous +deux, regardaient d'abord le firmament, puis revenaient +chercher la lumière dans les yeux l'un de +l'autre; et s'étonnant qu'un soleil d'été durât si peu, +ils se demandaient si en effet le jour était à sa fin.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote44" +name="footnote44"><b>Note 44: </b></a><a href="#footnotetag44"> +(retour) </a> On n'a besoin de rien ajouter à cette allusion à la fable bien connue +des amours du rossignol et de la rose, qui est devenue maintenant aussi +familière au lecteur de l'Occident qu'à celui de l'Orient.</blockquote> + +<p>16. Et pourquoi ceci paraîtrait-il étrange?--Le +dévot ne vit pas sur la terre; dans son extase, les +jours et les mondes passeraient devant lui sans être +aperçus: son ame a pris son vol vers le ciel avant sa +poussière.--L'amour est-il donc moins puissant? +Non; sa route est glorieusement tracée, et c'est aussi +vers Dieu qu'elle le conduit. Tout ce que nous connaissons +ici-bas des délices du ciel est attaché à cette +autre meilleure moitié de nous-mêmes, dont nous +ressentons la joie ou la douleur bien plus que celle +qui nous est propre. Cette flamme qui absorbe tout, +et qui, jointe à celle qui l'allume, ne forme plus +qu'un seul feu, feu pur, semblable au bûcher funèbre +des Indiens, où les cœurs tendres brûlent sans +exhaler un soupir. Combien de fois n'avons-nous +pas oublié le tems, lorsque, dans la solitude, nous +admirions le trône universel de la nature, ses forêts, +ses déserts, ses eaux, cette réponse éloquente et profonde +qu'elle fait à notre intelligence? N'y a-t-il pas +de la vie dans les étoiles et les montagnes? Une ame +n'anime-t-elle pas les vagues de la mer? Les larmes +muettes qui dégouttent de ces humides rochers n'expriment-elles +pas un sentiment?--Non, non! elles +nous appellent, elles nous ouvrent leurs sphères, +elles nous invitent à nous affranchir avant l'heure +du poids de cette enveloppe d'argile, à plonger +notre ame dans l'immensité, à nous dépouiller de +cette forme trompeuse et fragile qui nous est si chère!--Qui +peut encore songer à soi en contemplant les +cieux? Et sans porter si haut ses regards, quel est +celui qui, dans les frais momens de la jeunesse, avant +d'avoir reçu les leçons du tems, a jamais pensé à la +dépravation de l'homme et à la sienne? À cette heureuse +époque de la vie, la nature entière est son +royaume et l'amour son trône.</p> + +<p>17. Neuah et Torquil se levèrent. Les teintes +douces et mélancoliques du crépuscule avaient pénétré +dans la grotte qui leur servait d'asile, et dont la +voûte, tapissée de spar humide de rosée, joignait +son faible éclat à celui des étoiles qui se rassemblaient +sur le firmament. Le couple heureux, partageant le +calme de la nature, prit lentement le chemin de sa +cabane élevée au pied d'un palmier, tantôt souriant, +tantôt silencieux comme tout ce qui les entourait. +Que l'ame est belle dans cet état de sérénité; elle +est belle comme l'amour même! Le murmure des +flots de l'océan était presque aussi faible que celui +du coquillage imitateur de leur bruissement<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a> +<a href="#footnote45"><sup class="sml">45</sup></a>, et qui, +tel que l'enfant né dans les profondeurs des mers et +séparé du sein maternel, crie sans cesse et ne veut +pas dormir, faisant entendre sa petite plainte, et se +désespérant en vain dans le vaste sein de la vague sa +nourrice. Les forêts disparaissaient insensiblement +dans l'obscurité, comme pour aller se livrer au repos; +l'oiseau du tropique regagnait son nid par le +chemin des rochers, et le ciel d'azur qui les entourait +semblait un lac paisible où l'ardente piété pouvait +étancher sa soif.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote45" +name="footnote45"><b>Note 45: </b></a><a href="#footnotetag45"> +(retour) </a> Si le lecteur veut appliquer à son oreille le coquillage qui est sur +sa cheminée, il comprendra l'allusion qu'on veut faire ici. Si ce passage +lui paraît obscur, il trouvera dans <i>Gébir</i> la même idée, mieux exprimée +en deux lignes. Je n'ai jamais lu ce poème; mais j'ai entendu citer ces +deux vers par un lecteur plus profond, et qui parait être d'une opinion +bien différente de celle exprimée par l'éditeur de la <i>Revue du trimestre</i>, +qui, dans sa réponse au rédacteur chargé de la critique de son <i>Juvénal</i>, +prononça qu'on ne pouvait rien lire de plus mauvais et de plus absurde. +C'est à M. Landor, l'auteur de <i>Gébir</i>, qui fut ainsi jugé, et de +quelques autres poèmes latins qui rivalisent d'obscénité avec Martial et +Catulle, que l'immaculé M. Southey a adressé ses déclamations contre +l'impureté.</blockquote> + +<p>18. Mais écoutez! À travers les palmiers et les +plantains, une voix se fait entendre; non telle qu'un +amant l'eût choisie pour venir interrompre, à une +telle heure, le silence d'une nuit si calme. Ce n'était +pas la brise du soir passant sur la montagne, et faisant +frémir les rochers et les arbres, ces cordes sonores +de la nature, le premier et le plus harmonieux +des instrumens, et puis leur servant elle-même d'écho. +Ce n'était pas non plus l'alarme du bruyant cri +de guerre, qui venait de rompre le charme, ni le +soliloque plaintif du hibou hermite, anachorète ailé +aux grands yeux, à la vue faible, qui entonne la +nuit son hymne lugubre, dans laquelle s'exhale son +ame solitaire:--c'était le sifflet d'un marin, fort +et prolongé, aussi perçant que le sifflement d'un +oiseau de mer. Il y eut une pause; puis une voix +rauque cria: «Holà! Torquil! mon garçon! Quelles +nouvelles! Holà! frère, holà!» «Qui appelle?» +s'écria Torquil, en suivant des yeux le son de la +voix. «Quelqu'un,» répondit-on brièvement.</p> + +<p>19. En ce moment, celui dont on venait d'entendre +la voix parut lui-même, et avec lui la brise aromatique +du sud se chargea, non de ces parfums qu'elle +recueille en passant sur une couche de violettes, mais +de ces tourbillons de fumée qui aiment à se mêler aux +vapeurs de l'eau-de-vie et du vin. Ils s'échappaient +alors d'une pipe courte et fragile, mais qui avait +porté ses émanations odorantes dans les deux zones, +et toujours en action là où les vents soufflent et où +la mer roule ses flots, avait exhalé sa fumée de Portsmouth +au pôle, et opposant sa vapeur à la lueur +éblouissante des éclairs, toujours calme et paisible, +au milieu des montagnes de vagues, et dans toutes +les variations d'un ciel inconstant, n'avait cessé d'offrir +à Éole un perpétuel sacrifice. Et quel était celui +qui la portait? Je puis me tromper, mais je le +prendrais pour un marin ou pour un philosophe<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a> +<a href="#footnote46"><sup class="sml">46</sup></a>. +Ô sublime tabac, qui de l'est à l'ouest charmes les +travaux du marin et le repos des enfans de Mahomet; +toi qui, sur l'ottomane du musulman, partages ses heures +entre l'opium et ses femmes dont tu es devenu +le rival; magnifique à Stamboul, moins noble mais +non moins chéri dans Wapping ou le Strand, divin +en <i>Hookas</i>, superbe dans une riche et brillante pipe +dont l'ambre orne le bout; comme tant d'autres objets +qui nous charment, si tu attires plus généralement +les hommages revêtu de tout l'éclat de la parure, +tes vrais adorateurs admirent bien davantage tes +beautés sans déguisement. Donnez-moi un cigarre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote46" +name="footnote46"><b>Note 46: </b></a><a href="#footnotetag46"> +(retour) </a> Hobbes, à qui nous devons Locke et d'autres philosophes, était un +fumeur déterminé,--même jusqu'à fumer plus de pipes qu'on n'en +pourrait compter.</blockquote> + +<p>20. Une figure humaine s'approche au milieu de +l'obscurité de la forêt dont elle vient troubler la solitude. +Son aspect a quelque chose de fantastique; +on dirait un marin revêtu d'un déguisement de sauvage, +et tel qu'il paraît sortant des flots de l'océan +lorsque les joyeux vaisseaux traversent la ligne et +qu'une foule de matelots, se livrant à ces bruyantes +saturnales, se rassemblent sur le tillac dans le char +emprunte de Neptune. Le dieu de l'océan sourit de +voir son nom revivre encore une fois, ne fût-ce que +dans la pantomime grotesque de ses fidèles enfans +qui s'abandonnent à la joie au milieu de vents inconnus +à ses Cyclades natales. Cependant le vieux +Neptune se réjouit de voir reparaître sur l'océan +quelques faibles traces de son règne antique. La veste +que porte notre marin, quoique presque en lambeaux; +sa pipe qu'il ne quitte pas et qui ne cesse jamais de +fumer; quelque chose dans son air et dans sa taille +qui ressemble à un mât de misaine, et un certain +balancement dans sa démarche, semblable à celui +de son vaisseau chéri, indiquent assez son premier +état: cependant l'espèce de mouchoir dont sa tête est +enveloppée avec si peu d'élégance et de soin, et le +morceau d'étoffe trop exigu qui remplace un pantalon +trop tôt la proie des épines (car les plus belles +forêts ont aussi les leurs), et lui tient lieu de ce vêtement +pour lequel les Anglais n'ont pas trouvé d'expression<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a> +<a href="#footnote47"><sup class="sml">47</sup></a>; +ses pieds et sa poitrine nus, et cette figure +brûlée par le soleil, pourraient annoncer un +sauvage aussi bien qu'un homme de mer. Mais ces +armes sont celles de sa profession, et les produits de +cette Europe que deux mondes bénissent pour la civilisation +qu'ils lui doivent. Son fusil est suspendu derrière +ses larges épaules, un peu courbées par le séjour +de la mer, mais robustes comme celles du sanglier.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote47" +name="footnote47"><b>Note 47: </b></a><a href="#footnotetag47"> +(retour) </a> Il y a dans le texte: <i>qui lui servent d'inexpressible</i>.</blockquote> + +<p>Son coutelas privé de sa gaîne, perdue ou usée par +le tems, pend à son côté: et à sa ceinture est une +paire de pistolets, qu'on pourrait comparer à un couple +d'époux (que cette métaphore ne soit pas prise +pour un sarcasme), car si l'un manque son feu, l'autre +n'en part pas moins à l'instant. Tout ceci, avec +une baïonnette un peu moins exempte de rouille que +lorsqu'elle était sortie pour la première fois du fourreau, +complète l'accoutrement de cet homme qui s'avance +au milieu des ombres de la nuit, muette spectatrice +de ce costume bizarre.</p> + +<p>21. «Quelles nouvelles, Ben Bunting? s'écria +notre nouvel ami Torquil, lorsqu'il vit le marin en +face. Y a-t-il quelque chose de neuf?» «Oui, oui, +répondit Ben, rien de neuf, mais assez de nouvelles; +une étrange voile s'est montrée au large.» +«Une voile! qu'entends-je? Mais comment avez-vous +pu la découvrir? C'est impossible. Je n'ai pas vu sur la +mer le moindre lambeau de toile.» «Cela se peut, dit +Ben, vous avez pu ne pas la voir de la baie; mais moi, +du haut du rocher où j'ai fait le quart aujourd'hui, +je l'ai aperçue dans le bassin, car le vent était frais +et propice.» «Et lorsque le soleil s'est couché, où était-elle? +Avait-elle jeté l'ancre?» «Non, mais elle a +continué de se diriger sur nous jusqu'à ce que le vent +soit tombé.» «Et son pavillon?» «Je n'avais pas de +lunette; mais, de par Dieu, tout loin qu'elle fût, la +sorcière ne m'a pas paru nous vouloir du bien.» +«Est-elle armée?» «Je m'y attends; on a envoyé à +la découverte; il est tems, ce me semble, pour nous +de mettre à la mer.» «À la mer? Quel que soit celui +qui nous donne maintenant la chasse, nous ne fuirons +pas le combat, car ce serait une lâcheté; nous mourrons +à notre poste comme des braves.» «Oui, oui; +quant à cela, c'est tout-à-fait égal à Ben.» «Christian +sait-il cette nouvelle?» «Oui, et il a mis tous +les bras en réquisition, et rassemblé tous nos gens +au quartier. Ils sont occupés à fourbir leurs armes, +et nous avons des canons à transporter et à mettre en +état; on vous demande.» «C'est trop juste, et ne le +serait-ce pas, je n'ai pas une ame capable d'abandonner +mes camarades sans secours pendant l'orage. +Ma Neuah! ah! pourquoi le sort ne poursuit-il pas +que moi seul? Pourquoi doit-il persécuter aussi un +être si tendre et si fidèle? Mais quoi qu'il arrive, ah! +Neuah, n'amollis pas mon courage. Le tems presse +et ne me permet pas une seule larme.--Mais quoi +qu'il advienne, je suis à toi.»--«Il a raison, ajouta +Ben. C'est bon pour la marine<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a> +<a href="#footnote48"><sup class="sml">48</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote48" +name="footnote48"><b>Note 48: </b></a><a href="#footnotetag48"> +(retour) </a> <i>C'est bon pour la marine, mais les matelots ne veulent pas le +croire</i>, est un vieux dicton, et une des dernières traces qui subsistent +encore (mais en plaisanterie seulement) de la jalousie qui exista jadis +entre deux armées également braves.</blockquote> +<br> +<h3>Chant Troisième.</h3> +<br> +<p>1. Le combat était terminé. Cette lueur fatale qui +enveloppe le canon lorsqu'il porte la mort, avait +aussi cessé d'éclairer les ténèbres; la vapeur sulfureuse +des armes à feu avait abandonné la terre, et, +chassée vers le ciel, en avait souillé un moment +l'éclat. Le bruit effroyable de chaque décharge ne +faisait plus retentir les échos, de nouveau livrés à +leur paisible mélancolie. On n'entendait plus de cris +d'horreur répétés de part et d'autre. La lutte avait +cessé. Les vaincus subissaient leur sort. Les révoltés +étaient écrasés, dispersés ou pris, ou, si quelques-uns +survivaient, c'était pour envier le destin des morts. +Un petit nombre, un bien petit nombre s'était +échappé, et ceux-ci étaient poursuivis dans toute +cette île qu'ils avaient aimée par-dessus leur pays +natal. Ils n'avaient plus, sur la terre, d'asile et de +patrie, après avoir renié celle qui les avait vus naître. +Traqués comme des bêtes sauvages, comme elles +ils cherchaient le désert, de même que l'enfant se +réfugie dans le sein de sa mère. Mais en vain les +loups et les lions, poursuivis par le chasseur, cherchent +leur antre, et plus vainement encore l'homme +voudrait échapper à l'homme.</p> + +<p>2. Il est un rocher dont la base saillante se projette +au loin dans l'océan, et brave les plus terribles +accès de sa fureur. Lorsque la vague irritée escalade +ses flancs énormes, aussitôt elle en est précipitée, +comme le brave qui s'élance le premier à l'assaut, +et retombe sur cette masse de flots écumeux qui combattent +sous les bannières du vent. C'est là que se +rassemblent quelques malheureux échappés au combat, +faibles, sanglans, brûlans de soif, mais tenant +encore leurs armes, et conservant un reste d'orgueil +de leur ancienne résolution, qui annonce en eux des +hommes plus habitués à lutter contre le sort qu'à s'en +laisser surprendre. Ils semblaient avoir prévu et défié +leur destinée, comme un événement probable. +Et cependant une lueur d'espoir, non celui d'être +pardonnes, mais de rester dans l'oubli, ou d'échapper +aux recherches sur ce rocher éloigné, au milieu +de cet océan de vagues, avait en partie effacé de +leurs pensées qu'ils venaient de contempler et de subir +la vengeance des lois de leur pays. Leur île, +verdâtre comme les flots de la mer, ce paradis gagné +au prix d'un crime, ne pouvait plus servir d'asile à +leurs vices et à leurs vertus. Leurs sentimens honnêtes, +s'ils en avaient encore, étaient perdus pour +eux:--leurs fautes leur restaient seules. Proscrits +jusque dans leur seconde patrie, ils étaient perdus. +En vain le monde s'ouvrait devant eux, toutes les +portes leur en paraissaient fermées. Leurs nouveaux +alliés avaient combattu, avaient versé leur sang dans +ce sacrifice mutuel; mais à quoi leur avaient servi la +massue, la lance et le bras d'Hercule contre la puissance +magique de ce talisman destructeur, de ce +tonnerre qui écrase le guerrier avant qu'il puisse +faire l'emploi de sa force; et, semblable à ce fléau +pestilentiel dont on ne peut arrêter les ravages, +creuse en même tems la tombe du brave et celle de +la valeur humaine<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a> +<a href="#footnote49"><sup class="sml">49</sup></a>? Ce peu de guerriers avaient fait +tout ce que des hommes déterminés ont souvent osé +et fait contre le nombre, mais quoique le choix naturel +de l'homme semble être de mourir libre, la Grèce +elle-même, la Grèce n'avait vu qu'une fois les Thermopyles, +jusqu'à ce jour où, se forgeant un glaive de +ses chaînes brisées, elle expire pour revivre encore.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote49" +name="footnote49"><b>Note 49: </b></a><a href="#footnotetag49"> +(retour) </a> Archidamus, roi de Sparte, et fils d'Agésilas, en voyant une machine +inventée pour lancer des pierres et des dards, s'écria que c'était le +tombeau de la valeur. La même anecdote a été attribuée à quelques chevaliers, +lorsqu'on fit pour la première fois usage de la poudre à canon; +mais le fait original se trouve dans Plutarque.</blockquote> + +<p>3. Au pied de ce roc immense, ce petit nombre +d'hommes ressemblait aux restes fugitifs d'une troupe +de daims.--Leurs yeux étaient enflammés,--leur +aspect indiquait l'épuisement de leurs forces; cependant +ils étaient encore teints du sang de ceux qui les +poursuivaient. Une petite source, tombant du haut du +rocher, précipitait en bouillonnant, de cime en +cime, son onde douce et fraîche, qui, folâtre et vagabonde, +allait égarer son cristal limpide et étincelant +aux rayons du jour, dans le vaste sein de la +mer. Réunie à l'immense, au farouche océan, mais +encore pure et fraîche comme l'innocence, et courant +moins de dangers qu'elle, son onde argentée +brillait encore d'un doux éclat sur la surface des +flots, semblable au timide chamois qui contemple +sans s'effrayer, le précipice au-dessous duquel +mugissent, s'élèvent et s'abaissent les vagues bleuâtres +de la vaste mer. Ce fut à cette fraîche source +qu'ils coururent:--toutes leurs sensations étant +absorbées en ce moment par cet impérieux besoin de +la nature, la soif brûlante qui les dévorait. Ils burent +comme ceux qui croient boire pour la dernière +fois, et se débarrassèrent de leurs armes pour mieux +savourer cette rosée délicieuse. Ils rafraîchirent leurs +gosiers desséchés, et lavèrent le sang de leurs blessures +qui ne devaient peut-être avoir d'autres bandages +que des chaînes. Après avoir étanché leur +soif, ils regardèrent tristement autour d'eux, et +comme étonnés de retrouver encore autant des leurs +vivans et libres. Mais chacun, gardant le silence, +semblait interroger les yeux de son camarade pour +y chercher un langage que ses lèvres lui refusaient, +comme si leur voix eût expiré avec leur cause.</p> + +<p>4. Sombre, et un peu séparé du reste, se tenait +Christian, les bras croisés sur sa poitrine. Ce coloris +animé, jadis répandu sur ses joues, et que rien +n'y faisait jamais pâlir, avait été remplacé par la +teinte livide du plomb. Ces cheveux d'un brun clair, +flottant avec tant de grâce, se dressaient maintenant +sur son front comme autant de vipères. Immobile +comme une statue, les lèvres serrées comme pour +comprimer jusqu'au souffle qui soulevait encore sa +poitrine, muet et menaçant, il était debout appuyé +contre le rocher; et à l'exception d'un faible battement +de pied qui, de tems à autre, laissait une impression +plus profonde sur le sable, on aurait pu le +croire changé en pierre. À quelques pas de là, Torquil, +la tête appuyée contre un banc de roc, ne parlait +pas, mais perdait son sang par une blessure qui +pourtant n'était pas mortelle:--la plus dangereuse +était celle dont il souffrait intérieurement. Son front +était pâle, ses yeux bleus caves; et les gouttes de +sang dont sa blonde chevelure était teinte indiquaient +assez que son abattement n'était pas l'effet du désespoir, +mais de l'épuisement de la nature. À côté de +lui était un homme aussi farouche qu'un ours, et +cependant plein de la bonne volonté d'un frère: +c'était Ben Bunting, qui, ayant essayé d'étancher, de +laver et de bander sa blessure, se mit ensuite à allumer +tranquillement sa pipe, ce trophée qui avait +survécu à cent combats, ce phare qui l'avait réjoui +pendant mille et mille nuits. Le quatrième et le dernier +de ce groupe solitaire marchait de long en +large, s'arrêtant de tems à autre, et se baissant +comme pour ramasser un caillou; puis le rejetant, +et recommençant à marcher à la hâte; puis s'arrêtant +tout-à-coup pour jeter les yeux sur ses compagnons, +et sifflant à demi la moitié d'un air; après +quoi il reprenait sa marche précipitée, avec quelque +chose qui indiquait en lui un mélange d'insouciance +et d'inquiétude. Voici une longue description, quoiqu'elle +s'applique à une scène qui à peine dura cinq +minutes; mais quelles minutes! des momens semblables +changent la vie des hommes en éternité!</p> + +<p>5. À la fin, Jack Skyserape, homme actif et mobile +comme le vif-argent, effleurant tout comme le +souffle léger de l'éventail, plus brave que ferme, +plus disposé à affronter la mort et à la subir tout +d'un coup, qu'à lutter contre le désespoir, s'écria: +«<i>God damn</i><a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a> +<a href="#footnote50"><sup class="sml">50</sup></a>!» ces syllabes énergiques, +qui servent de base à l'éloquence anglaise, comme +l'<i>Allah</i> du Turc ou l'exclamation payenne du Romain: +<i>de par Jupiter</i>! servaient autrefois, dans des +cas embarrassans, pour exhaler la première impression.--Jack +était donc embarrassé: jamais héros +ne le fut davantage; et, ne sachant que dire, il +se mit à jurer. Ces sons long-tems familiers arrachèrent +Ben aux méditations de la pipe. Il l'ôta de +sa bouche; et, d'un air grave et important, ajouta +seulement au juron: «<i>His eyes</i><a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a> +<a href="#footnote51"><sup class="sml">51</sup></a>!» complétant ainsi +cette phrase restée imparfaite, et que je ne crois pas +avoir besoin de répéter.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote50" +name="footnote50"><b>Note 50: </b></a><a href="#footnotetag50"> +(retour) </a> <i>Dieu damne</i>.--Il me semble que ce jurement intraduisible, et +d'ailleurs bien connu des Français, sera mieux ici en anglais.<span class="rig"> + +(<i>N. du Tr.</i>)</span></blockquote><br> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote51" +name="footnote51"><b>Note 51: </b></a><a href="#footnotetag51"> +(retour) </a> <i>Ses yeux</i>. God damn his eyes, <i>Dieu damne ses yeux</i>.--Ce juron +est familier à la classe la plus grossière du peuple anglais.<span class="rig"> + +(<i>N. du Tr.</i>)</span></blockquote><br> + +<p>6. Mais Christian, d'une nature plus noble, offrait +l'image d'un volcan éteint. Silencieux, morne +et farouche, les traces brûlantes des passions subsistaient +encore sur ses traits obscurcis de sombres +nuages. Enfin, portant devant lui un œil austère, +son regard tomba sur Torquil, qui, dans sa faiblesse, +était forcé de s'appuyer. «En est-il donc ainsi? s'écria-t-il; +et toi aussi, malheureux enfant, et toi aussi, +il faut que ma démence te perde!» Il dit, et s'avança +à grands pas vers le lieu où était le jeune Torquil, +encore teint du sang qu'il venait de perdre. Il saisit +sa main avec ardeur, mais ne la pressa pas comme +redoutant pour lui-même l'effet de cette caresse. +Puis il s'informa de son état, et lorsqu'il apprit que +la blessure était plus légère qu'il ne l'avait imaginé +ou craint, son front parut s'éclaircir autant qu'un +tel moment le lui permettait. «Oui, s'écria-t-il, nous +avons succombé dans le combat; mais notre défaite +n'a pas été celle de lâches: elle n'a pas offert à nos ennemis +un triomphe facile.--Ils nous ont chèrement +achetés; ils peuvent nous payer plus cher encore, +car j'y perdrai la vie. Mais vous, avez-vous la force +de fuir? Ce serait encore une consolation pour moi +si vous pouviez me survivre; notre troupe affaiblie +est réduite à un trop petit nombre pour résister. +Oh! un canot, un seul canot; ne fût-ce qu'une coquille, +pour vous transporter loin d'ici, aux lieux +où l'espérance peut encore habiter avec vous.--Quant +à moi, mon sort est tel que je l'ai voulu; j'ai +vécu, et je mourrai libre et sans peur.»</p> + +<p>7. Comme il parlait, au bord du promontoire qui +élève au-dessus des flots sa tête haute et grisâtre, +une tache noire se fit apercevoir sur l'océan, volant +avec rapidité et ressemblant à l'ombre d'une mouette.--Oh +ciel! elle est suivie d'une seconde; et toutes +deux, tantôt en vue, tantôt cachées, suivant les sinuosités +de l'océan, s'approchent enfin d'assez près pour +qu'on puisse reconnaître les traits bien connus de +leur noir équipage, pour qu'on puisse distinguer +leurs agiles pagaïes, légères comme une paire d'ailes, +se jouant sur les brisans et fuyant à travers les ondes, +tantôt perchées au sommet de la vague houleuse, tantôt +se plongeant dans l'écume mugissante qui surgit +en bouillonnant et couvre successivement le sein de +la mer de blanches nappes qui se divisent bientôt +en gros flocons, formant à leur tour une neige fine +et subtile. Cependant les barques, comme de petits +oiseaux traversant un ciel menaçant, continuent de +voguer en dépit des brisans et des vagues, et approchent +enfin du rivage. Leur art leur semble enseigné +par la nature, tant est remarquable l'adresse avec +laquelle ces sauvages fendent les flots de l'océan avec +lequel dès l'enfance ils sont habitués à jouer!</p> + +<p>8. Et quelle est celle qui, sautant la première sur +le rivage, s'élance comme une Néréide de sa conque +marine? Sa peau est noire, mais brillante comme +l'ébène, ses yeux humides respirent l'amour, l'espoir +et la constance. C'est Neuah! Neuah! tendre, +fidèle, adorée.--Son cœur s'épanche dans celui de +Torquil comme un torrent: elle sourit, elle pleure, +elle le presse plus étroitement encore sur son sein +comme pour s'assurer que c'est bien lui, frémit en +apercevant sa blessure encore tiède de sang; puis, +en s'assurant qu'elle est légère, elle sourit de nouveau, +et de nouveau verse des larmes. Neuah est la +fille d'un guerrier; elle peut supporter un tel spectacle, +le comprendre, en gémir, mais non se livrer +au désespoir. Son amant vit;--aucun ennemi, aucune +crainte ne peut troubler les délices que voit éclore +un tel moment. La joie brille à travers ses larmes. +C'est encore la joie qui gonfle son sein de sanglots +et agite si violemment son cœur qu'on en pourrait +presque entendre les battemens: et le ciel lui-même +est dans le soupir qu'exhale l'enfant de la nature livrée +à ses plus douces extases.</p> + +<p>9. Les êtres plus austères, témoins de cette entrevue, +n'y furent pas insensibles. Et qui pourrait +l'être en voyant ainsi deux cœurs s'élancer l'un vers +l'autre? Christian lui-même contempla la jeune fille +et le jeune homme, d'un œil sec, mais brillant d'une +joie sombre et où se peignait toute l'amertume que +les souvenirs d'un tems meilleur répandent dans +notre ame, alors que tout est perdu sans espoir jusqu'au +dernier rayon de l'arc-en-ciel.--«Et sans moi!» +s'écria-t-il; puis il s'arrêta et se détourna, puis regarda +encore le jeune couple de la même manière +que, dans son antre, le lion contemple ses petits. +Après quoi il retomba dans sa sombre indifférence, +comme insensible à sa destinée future.</p> + +<p>10. Mais le tems ne permettait pas de se livrer +long-tems à de bonnes ou de mauvaises pensées.--Les +vagues ne tardèrent pas à apporter autour du +promontoire le bruit des rames ennemies.--Hélas! +qui rendait ce bruit si effrayant? Tout le monde se +prépara à la défense, tous, excepté la fiancée de +Toobonaï, elle qui la première avait aperçu, dans +la baie, les chaloupes armées qui se hâtaient de +presser leurs voiles pour achever la destruction du +petit nombre qui leur était échappé; elle, dis-je, +fit signe à ses compatriotes de retourner à leur proue, +fit embarquer ses hôtes, et lancer à la mer leurs fragiles +canots. Dans l'un elle avait placé Christian et +ses deux camarades: mais Torquil et elle ne pouvaient +plus se séparer; elle l'établit dans le sien. +Au large! au large! Ils sortent des brisans, s'élancent +le long de la baie vers un groupe de petites +îles, retraite des oiseaux de mer qui y forment leurs +nids, et du veau marin qui vient creuser son lit dans +le sable du rivage. Ils rasent la cime azurée des vagues, +fuient rapidement, et sont rapidement poursuivis +par leurs cruels persécuteurs. Ces derniers +obtiennent de l'avantage, puis le reperdent, puis le +regagnent et les menacent sur l'océan; bientôt les +deux canots ainsi chassés se séparent et prennent +chacun une route différente sur les flots pour déjouer +les poursuites. Vite! vite! chaque pagaïe aujourd'hui +décide de la vie d'un homme; mais il s'agit +de bien autre chose pour Neuah que de la vie ou +de plusieurs vies.--L'amour a frété sa frêle barque, +et c'est lui qui la pousse vers la baie; et maintenant +l'ennemi et le port sont proches.--Un moment!... +un seul moment encore!--Fuis, barque légère! +Fuis!</p> +<br> +<h3>Chant Quatrième.</h3> +<br> +<p>1. Le dernier rayon d'espoir dans l'homme réduit +aux abois ressemble à la blanche voile livrée à +une mer orageuse, lorsque la moitié de l'horizon est +obscurcie de nuages et que l'autre moitié en est dégagée. +Flottante entre le ciel et la sombre vague, +son ancre l'a abandonnée, mais sa voile de neige, au +milieu de la violence des vents, continue d'attirer nos +yeux, et quoique chaque flot qu'elle surmonte l'éloigne +de plus en plus de nous, le cœur se plaît à la +suivre des plus lointains rivages.</p> + +<p>2. Non loin de l'île de Toobonaï un noir rocher +élève son sein au-dessus des flots. Sauvage demeure +des oiseaux désertée par les hommes, c'est là que +le veau marin farouche se met à l'abri du vent, et +repose sa masse pesante dans son obscure caverne, +ou qu'il gambade lourdement aux brûlans rayons du +soleil. C'est là que la barque à son passage entend +l'écho répéter le cri perçant de l'oiseau de l'océan +qui élève sur cette cime nue sa jeune couvée, destinée +à devenir à son tour les pêcheurs ailés de cette +solitude. Une étroite portion de sable jaune, s'avançant +dans la mer en demi-cercle, forme d'un côté le +contour d'une espèce de plage. Ici la jeune tortue, +rampant hors de sa coquille, se traîne vers les flots, +demeure de ceux qui lui donnèrent la vie; nourrisson +d'un jour, un rayon vivifiant du soleil la fit +éclore pour la rendre à l'océan. Tout le reste n'était +qu'un précipice affreux, le plus affreux où les +matelots aient jamais trouvé un asile et le désespoir; +lieu capable de faire regretter aux échappés +du naufrage le vaisseau qu'ils ont vu s'engloutir, et +de leur faire envier le sort des victimes de la tempête. +Tel était le triste refuge que Neuah avait choisi +pour son amant. Mais tous ses secrets n'étaient +pas révélés, et elle y connaissait un trésor caché à +tous les yeux.</p> + +<p>3. Avant que les canots se séparassent dans ce même +endroit, les hommes qui dirigeaient celui auquel était +confié le sort de son cher Torquil furent envoyés +par ses ordres dans la barque de Christian, afin de +réunir leurs forces pour presser sa fuite.--Vainement +ce dernier tenta de s'y opposer.--Elle lui montra +en souriant et d'un air calme l'île rocailleuse et +lui dit: «Hâtez-vous et soyez sauvé!» Quant à elle, +elle répondait du reste, pour l'amour de Torquil. +Le canot partit avec ce renfort de bras, s'élança +comme une étoile qui file, et fut bientôt loin de l'ennemi +qui se dirigeait alors tout droit sur le rocher +dont s'approchaient Neuah et Torquil. Ils firent force +de rames. Le bras de la jeune sauvage, quoique délicat, +était agile et vigoureux à lutter contre la mer, +et le cédait à peine à la force masculine de Torquil; +leur canot n'était plus qu'à la distance de sa longueur +du front escarpé, impraticable, du rocher qui n'avait +à sa base que des eaux sans fond; l'ennemi n'était plus +séparé d'eux que par la longueur d'une centaine de +barques, et maintenant quel refuge était offert à leur +fragile canot? Ce fut la question que Torquil adressa à +Neuah avec un regard qui exprimait presque un reproche +et semblait dire: «Neuah m'a-t-elle amené ici +pour y mourir? Est-ce ici un lieu d'asile ou un tombeau, +et cet immense rocher est-il le sépulcre des +victimes des vagues?»</p> + +<p>4. Ils étaient appuyés sur leurs pagaïes. Neuah +se lève, et lui montrant l'ennemi qui s'approchait, +s'écrie: «Suis-moi, Torquil, et suis-moi sans crainte!» +Soudain elle se plonge dans les profondeurs de l'océan. +Il n'y avait pas une minute à perdre;--les +ennemis étaient proches, offrant des chaînes à ses +yeux et exhalant des menaces à ses oreilles. Ils ramaient +avec vigueur, et, en s'approchant, lui criaient +de se rendre au nom de son <i>honneur</i> perdu. Torquil +se précipite dans les flots.--L'art du nageur lui +était familier dès l'enfance, et c'était de lui maintenant +qu'allait dépendre tout son espoir.--Mais où +va-t-il?--Il s'enfonce et ne reparaît plus? L'équipage +de la chaloupe regarde avec consternation la +mer et le rivage. Il n'y avait pas d'endroit où l'on +pût débarquer sur ce précipice escarpé, nu et glissant +comme une montagne de glace. Ils regardèrent +quelque tems, s'attendant à le voir flotter au-dessus +des flots; mais nulle trace ne sillonna la mer. La +vague continua de s'écouler après qu'ils se furent +plongés dans son sein, sans qu'aucun bouillonnement +en rappelât le moindre indice. Le faible reflux de +l'eau; la légère écume qui, semblable à un blanc sépulcre, +s'était élevée sur l'endroit qui semblait le +dernier gîte de ce jeune couple, qui ne laissait pas +après lui de monument fastueusement triste comme +un héritier; la barque paisible ballottée par les flots: +voilà tout ce qui parlait encore de Torquil et de son +épouse; et, sans cette petite barque, tout ceci aurait +pu passer pour le fantôme évanoui du rêve d'un marin. +Ils s'arrêtèrent, et cherchèrent en vain; puis se +remirent à ramer pour s'en retourner, la superstition +même leur défendant de s'arrêter là plus long-tems. +Quelques-uns dirent qu'il ne s'était pas plongé +dans les vagues, mais qu'il s'était évanoui comme +un esprit follet; d'autres que quelque chose de surnaturel +les avait frappés dans sa figure et dans sa +taille au-dessus de l'humaine; tandis que tous convenaient +que ses joues et ses yeux offraient la teinte +cadavéreuse de la mort. Cependant, tout en s'éloignant +du rocher, ils s'arrêtaient auprès de chaque +plante marine, s'attendant à trouver quelque trace +de leur proie.--Mais non, elle s'était dissipée à +leurs yeux comme l'écume marine.</p> + +<p>5. Et où était-il ce pèlerin de l'océan? Suivait-il +sa Néréide? Tous deux avaient-ils cessé pour jamais +de souffrir, ou, reçus dans des grottes de corail, +avaient-ils arraché quelque pitié aux vagues attendries, +et en avaient-ils obtenu la vie? Habitaient-ils +parmi les mystérieux souverains de l'océan? faisaient-ils +résonner avec <i>Mermen</i> le coquillage fantastique? +Neuah, au milieu des sirènes, peignait-elle ses longs +cheveux alors flottans sur l'océan comme ils l'avaient +jadis été dans l'air? Ou bien avaient-ils péri, et dormaient-ils +du sommeil de la mort sous ce gouffre +dans lequel ils s'étaient élancés avec tant d'intrépidité?</p> + +<p>6. La jeune Neuah s'était plongée dans les flots, +et il l'avait suivie. À la manière dont elle traversait +les profondeurs de sa mer natale, on l'eût cru née +au sein de cet élément, tant elle avait d'aisance, de +grâce et de fermeté! Une trace lumineuse marquait +son passage; on eût dit qu'il sortait des étincelles de +ses pieds, comme d'un acier <i>amphibie</i>. Ne la perdant +pas de vue, et presque aussi habile qu'elle à +explorer les abîmes où les plongeurs vont à la recherche +des perles, Torquil, le nourrisson des mers +du Nord, suivait ses pas liquides avec adresse et facilité. +Pendant un moment, Neuah s'enfonça plus bas; +puis se relevant, elle reparut, étendit les bras, secoua +sa noire chevelure pleine d'écume, et fit résonner +les rochers d'un rire joyeux. Ils avaient de +nouveau atteint un royaume central de la terre, mais +c'est en vain qu'on y aurait cherché un arbre, des +champs et un ciel.--Elle indiqua du doigt à son +époux une grotte spacieuse<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a> +<a href="#footnote52"><sup class="sml">52</sup></a>, dont la vague mobile +était le seul portique; cavité profonde, que le soleil +ne voit jamais, si ce n'est à travers le voile verdâtre +des flots, dans ces jours de fête de l'océan où son +onde est claire et transparente, et où tout le peuple +poisson se livre à de folâtres jeux. Avec ses cheveux, +Neuah essuya l'eau qui découlait des yeux de +Torquil, puis elle frappa dans ses mains de joie en +voyant son étonnement. Elle le conduisit dans un +endroit où le roc paraissait s'avancer en saillie et +former une espèce de hutte semblable à celle d'un +triton. Du moins à ce qu'il leur parut, car pendant +quelque tems ils se trouvèrent dans les ténèbres, +jusqu'à ce que le jour, pénétrant par les fentes du rocher, +y eût répandu une faible clarté, telle que celle +qui luit dans l'aile d'une vieille cathédrale où d'antiques +monumens poudreux fuient l'éclat de la lumière: +de même la voûte de leur grotte marine ne +laissait entrer qu'une lueur mélancolique.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote52" +name="footnote52"><b>Note 52: </b></a><a href="#footnotetag52"> +(retour) </a> La description de cette cave (qui n'est pas une fiction) se trouvera +dans le neuvième chapitre du <i>Rapport</i> fait sur les îles de Tonga, par +Mariner. J'ai pris la liberté poétique de la transplanter à Toobonaï, le +dernier endroit où l'on ait eu quelque nouvelle certaine de Christian et +de ses camarades.</blockquote> + +<p>7. La jeune sauvage tira de son sein une torche de +pin, entourée de gnatoo, et recouverte d'une feuille +de plantain, afin de mieux préserver de l'humidité +des flots sa dernière étincelle. Cette enveloppe l'avait +tenue sèche; puis, tirant de la même feuille de plantain +une pierre et quelques petits branchages de bois +sec, elle en fit jaillir du feu avec la lame du couteau +de Torquil, et allumant sa torche, elle en éclaira la +grotte. Cette dernière apparut alors vaste et élevée; +c'était une voûte gothique qui s'était créée elle-même. +La nature était l'architecte qui avait élevé ses arceaux; +les architraves étaient peut-être dus à quelque +tremblement de terre. Les arcs-boutans avaient pu +être précipités du sein de quelque montagne, alors +que les pôles craquaient, et que le monde était couvert d'eau; +ou peut-être calcinés par un feu concentré +dans les entrailles de la terre, tandis qu'à +peine échappé de son bûcher funèbre, les débris du +globe fumaient encore. Rien n'y manquait, ni le +faîte orné de ciselures et de reliefs, ni les ailes<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a> +<a href="#footnote53"><sup class="sml">53</sup></a>, ni +la nef. Là, tout semblait avoir été creusé des mains +de l'obscurité pour y faire son temple. Là, aussi, +en se livrant quelque peu aux fantaisies de l'imagination, +on croyait voir la voûte peuplée de figures +bizarres, tristes ou grimaçantes. Une mitre, une +châsse attiraient l'œil qui se reportait bientôt sur +l'image d'un crucifix. C'est ainsi que la nature, se +jouant avec les stalactites, s'était élevé une chapelle +au sein des mers.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote53" +name="footnote53"><b>Note 53: </b></a><a href="#footnotetag53"> +(retour) </a> Ces détails peuvent paraître trop minutieux par rapport à la description +générale d'où ils sont puisés (dans Mariner); mais il y a peu d'hommes +qui aient voyagé sans voir quelque chose de semblable, sur terre c'est-à-dire, +et sans parler d'<i>Ellora</i>, dont il est question dans le dernier journal +de <i>Mungo-Park</i> (si ma mémoire ne me trompe pas, car il y a huit +ans que j'ai lu cet ouvrage) Il dit aussi avoir rencontré un rocher, ou +une montagne, dont l'intérieur ressemblait tellement à une cathédrale +gothique, qu'il fallut le plus minutieux examen pour le convaincre qu'elle +était l'œuvre de la nature.</blockquote> + +<p>8. Neuah prit alors son Torquil par la main; et +agitant le long de la voûte sa torche allumée--elle +le conduisit dans chaque enfoncement, et lui montra +tous les endroits secrets de leur nouvelle demeure. +Elle n'en resta pas là; tout avait été dès long-tems +préparé par elle pour adoucir le sort qu'elle devait +partager avec son amant. Il y trouva une natte +pour se livrer au repos; le frais <i>gnatoo</i> pour lui +servir de vêtement, et l'huile de sandale pour se +garantir de la rosée. Pour aliment, la noix de coco, +l'igname et le pain produit de l'arbre. Pour table, +le plantain étendant ses larges feuilles, et l'écaille +de la tortue qui offre un banquet délicieux dans la +chair qu'elle renferme. La gourde remplie d'eau +fraîchement puisée à la source, la mûre banane +cueillie sur la fertile montagne, une pile de branches +de pin, pour entretenir sous ces voûtes une clarté +perpétuelle; enfin, Neuah elle-même, belle comme +la nuit, venait animer de son ame tout ce qui les entourait, +et répandre la sérénité et la lumière dans +ce monde souterrain. Depuis que l'étranger avait +débarqué pour la première fois dans son île, elle +avait prévu que la force ou la fuite pouvait les trahir. +Alors elle avait formé un asile de cet antre rocailleux +où Torquil put être en sûreté contre ses +compatriotes. Chaque aurore, la brise matinale avait +transporté vers ces lieux son léger canot chargé de +tous les fruits dorés qui mûrissent dans ces beaux +climats. Chaque soir l'avait vue s'y diriger encore +avec tout ce qui pouvait embellir et égayer leur +grotte de spath. Et maintenant elle étalait à ses yeux +ses petits trésors avec un sourire qui indiquait assez +que Neuah était la plus heureuse des filles de ces +îles hospitalières.</p> + +<p>9. Tandis qu'il la regardait avec admiration et +reconnaissance, elle, pressant sur son cœur passionné +l'amant qu'elle venait de sauver, accompagnait +ses douces caresses d'un ancien conte d'amour; +car l'amour est vieux, vieux comme l'éternité, quoiqu'il +ne soit pas usé par tous les êtres qui furent, +sont, ou seront un jour<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a> +<a href="#footnote54"><sup class="sml">54</sup></a>. Elle lui raconta comment +il y avait bien mille lunes, un jeune chef, s'étant +plongé dans ces profondeurs à la recherche de la tortue, +en suivant les traces de sa proie, s'était trouvé +dans la grotte qui leur servait d'asile; comment, +quelque tems après, à la suite d'un combat sanglant, +il y avait caché une fille du sol, qui devait la naissance +à ses ennemis, ennemie trop chère, sauvée +par sa tribu pour subir le sort des captifs; comment, +lorsque les orages de la guerre furent calmés, il +avait conduit sa tribu insulaire à l'endroit où les +ondes étendent leur ombre épaisse et verdâtre sur +l'entrée rocailleuse de la grotte, puis s'était enfoncé +dans les flots comme pour n'en ressortir jamais, +tandis que ses compagnons consternés, dans leurs +barques, le croyaient fou, et tremblaient de le voir +la proie du bleu requin. Plongés dans l'affliction, ils +ramèrent tristement autour du rocher qu'entourait +la mer, puis se reposèrent sur leurs pagaies avec +abattement, lorsque tout-à-coup ils voient surgir des +flots une fraîche déesse, telle elle leur apparut, du +moins, dans la surprise et l'admiration dont ils furent +frappés. Leur chef était à ses côtés, relevant +la tête avec orgueil, heureux et fier de sa jeune sirène, +de sa belle épouse, et comment, lorsque ses +compatriotes reconnurent leur erreur, ils portèrent +les deux époux sur le rivage, au son des conques +marines, et de mille acclamations joyeuses; enfin, +comment ils vécurent heureux et moururent en paix. +Et pourquoi n'en serait-il pas de même de Torquil +et de son épouse? Il ne m'appartient pas de décrire +les caresses impétueuses, passionnées, qui suivirent +ce récit, et qui firent de cet asile sauvage un séjour +d'ivresse. Il suffit de dire que tout était amour, +dans cette grotte aussi souterraine, aussi éloignée +des regards des humains, que la tombe où Abailard, +vingt ans après sa mort, ouvrit encore les +bras pour recevoir le corps d'Héloïse descendu sous +la voûte nuptiale, et presser contre son cœur ranimé +ses restes de nouveau palpitans<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a> +<a href="#footnote55"><sup class="sml">55</sup></a>. Les vagues +avaient beau murmurer autour de leur couche, leur +mugissement n'était pas plus entendu que si la vie les +eût abandonnés. Au-dedans d'eux, leurs cœurs formaient +une délicieuse harmonie qui s'exhalait dans +le murmure et les soupirs entrecoupés de l'amour.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote54" +name="footnote54"><b>Note 54: </b></a><a href="#footnotetag54"> +(retour) </a> Le lecteur se rappellera ici l'épigramme de l'anthologie grecque, ou +sa traduction dans la plupart des langues modernes: + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i16">Qui que tu sois, voici ton maître;</p> +<p class="i16">Il le fut, il l'est, ou doit l'être.</p> +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote55" +name="footnote55"><b>Note 55: </b></a><a href="#footnotetag55"> +(retour) </a> La tradition attachée à l'histoire d'Héloïse rapporte que, lorsque l'on +descendit son corps dans le tombeau d'Abailard (enterré vingt ans auparavant) +ses bras s'ouvrirent pour la recevoir.</blockquote> + +<p>10. Et ceux qui avaient causé et partagé ce désastre; +ceux qui les livraient à l'exil dans la cavité +d'un roc, qu'étaient-ils devenus à leur tour? Ramant +comme lorsqu'il y va de la vie, ils demandaient au +ciel l'asile que les hommes leur refusaient. Libres de +leur choix, ils eussent suivi une autre route; mais +où se diriger! le flot qui les portait portait aussi leurs +ennemis! Ceux-ci, trompés dans leurs premiers efforts, +s'étaient remis de nouveau à la poursuite; enflammés +de colère, comme des vautours privés de +leur proie, leurs bras vigoureux fendaient les flots. +Bientôt ils gagnèrent de l'avantage sur ceux qui ne +pouvaient plus trouver de salut que sur quelque roc +aride ou dans quelque baie enfoncée et inconnue:--nulle +autre chance, nul autre espoir ne leur restait.--Ils +se dirigèrent donc vers le premier rocher +qui frappa leurs regards, pour prendre leur +dernier congé de la terre, et céder comme des victimes +ou mourir le glaive à la main. Là, Christian +renvoya les sauvages et leur canot, quoique ceux-ci +eussent encore voulu se battre pour ce petit nombre +d'hommes; mais il leur commanda de retourner dans +leur île, et de ne pas ajouter à tout ce qu'ils avaient +déjà fait un sacrifice inutile: car que pouvaient l'arc +et la lance grossière contre les armes qui allaient +être employées?</p> + +<p>11. Ils débarquèrent sur une plage étroite et sauvage, +où l'on avait rarement vu d'autres traces que +celles de la nature, et avec ce regard sombre, fixe +et farouche de l'homme parvenu aux dernières extrémités +du malheur, alors que tout espoir est perdu, +que la gloire elle-même ne lui reste pas pour animer +sa résistance contre la mort ou les fers, ils attendirent +tous trois, comme attendirent jadis les trois cents +braves qui teignirent les Thermopyles de leur sang +héroïque.--Mais quelle différence entre eux! c'est +la cause qui fait tout; c'est elle qui dégrade ou consacre +le courage qui succombe. Sur ces trois hommes, +aucun rayon de gloire, aucune promesse d'immortalité +ne brillait à travers les nuages épais de la +mort. Une patrie reconnaissante, souriant à travers +ses larmes, n'entonnait pas pour eux cet hymne de +louanges répété pendant plus de mille ans. Les yeux +d'aucune nation ne devaient se fixer sur leur tombe;--aucun +monument funèbre, élevé à leur mémoire, +ne devait exciter l'envie des héros. Avec quelqu'intrépidité +qu'ils répandissent les derniers flots de leur +sang, leur vie était un opprobre,--leur épitaphe +devait contenir un crime. Et tout ceci, ils le savaient +et le comprenaient, du moins le chef de la +troupe qu'il avait entraînée à sa perte, lui qui, né +peut-être pour quelque chose de mieux, avait placé +sa vie sur une chance long-tems incertaine; mais le +dé allait être jeté, et toutes les probabilités se réunissaient +pour annoncer sa chute. Et quelle chute! +Toutefois, il envisageait la catastrophe d'un cœur +aussi endurci que le rocher sur lequel il se tenait, +et où il avait pointé son fusil, sombre lui-même +comme le nuage épais qui se montre à côté du soleil.</p> + +<p>12. La chaloupe s'approchait: elle était bien armée, +elle avait un équipage ferme et prêt à faire ce +que le devoir lui commanderait, indifférent aux dangers +comme le vent d'automne l'est à la chute des +feuilles qu'il fait tomber. Et cependant ces hommes +auraient peut-être préféré marcher contre une nation +étrangère que contre un ennemi natal, et sentaient +que cette malheureuse victime de ses passions, +pour avoir cessé d'être Anglais, n'en avait pas moins +été un enfant de l'Angleterre. Ils lui crient de se +rendre;--pas de réponse; leurs armes sont pointées, +elles étincellent aux rayons du jour. Le même +cri est répété,--pas de réponse; et cependant, une +troisième fois, et plus haut que les deux premières,--on +lui offre encore quartier.--L'écho résonnant +du rocher répéta seul les sons mourans de leurs +voix.--Alors une lueur jaillit, et l'on vit briller +la décharge meurtrière: un nuage de fumée s'éleva +entre les deux partis, tandis que le roc retentissait +du bruit des balles qui sifflaient en vain et allaient +s'aplatir en tombant. Ce fut alors que partit la seule +réponse qui pût être faite par ceux qui avaient perdu +tout espoir sur la terre ou dans le ciel. Après la +première décharge, s'étant approchés de plus près, +les Anglais entendirent la voix de Christian crier:--Maintenant +feu! et avant que l'écho eût achevé +de redire ces mots, deux hommes étaient tombés. +Les autres assaillirent les âpres flancs du rocher, et, +furieux de la démence de leur ennemi, dédaignèrent +toute autre tentative pour en venir aux mains. Mais +le roc était escarpé, et ne présentait aucun sentier +frayé. À chaque pas, un nouveau rempart s'opposait +à leur fureur; tandis que, debout au milieu des sommités +les plus inaccessibles que l'œil de Christian +était bien habitué à distinguer, nos trois rebelles +soutenaient un combat à mort aux lieux que l'aigle +a choisis pour construire son nid. Chacun de leurs +coups portait, tandis que les assaillans tombaient +brisés comme le coquillage rampant qui s'attache aux +flancs du rocher. Cependant il en survivait encore +assez qui ne se lassaient pas d'escalader et de se disperser +çà et là, jusqu'à ce qu'enfin cerné et environné +de toutes parts, non d'assez près pour être pris, mais +assez pour y périr, le trio désespéré, comme des +requins qui se sont gorgés de leur proie, vit que son +sort ne tenait plus qu'à un fil. Quoi qu'il en soit, +jusqu'au dernier moment ils se battirent bien, et +aucun gémissement n'apprit à l'ennemi quel était +celui qui venait de tomber. Christian succomba le +dernier.--Deux fois blessé, on lui offrit encore +merci en voyant son sang couler. Mais il était trop +tard pour vivre et non pour mourir avec une main +ennemie pour lui fermer les yeux. Un de ses membres +était rompu et tomba le long du rocher comme +un faucon privé de ses petits. Ce bruit le ranima et +parut réveiller en lui quelque sentiment exprimé +dans son faible geste. Il fit signe aux plus avancés, +qui s'approchèrent en ce moment: il éleva son arme, +sa dernière balle avait été tirée; mais, arrachant +le premier bouton de sa veste<a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a> +<a href="#footnote56"><sup class="sml">56</sup></a>, il l'enfonça dans +le canon, ajusta, fit feu et sourit en voyant son ennemi +tomber; puis, repliant comme un serpent son +corps mutilé et épuisé, il se mit à ramper vers l'endroit +où le précipice, s'élevant à pic au-dessus des +flots, offrait comme lui l'image du désespoir.--Là, +jetant un dernier regard derrière lui, il serra convulsivement +le poing, déchargea pour la dernière +fois sa rage contre cette terre qu'il allait quitter, et +se laissa rouler dans l'abîme. Le rocher reçut en bas +son corps brisé comme du verre, et ne formant plus +qu'une masse sanglante dont il restait à peine un +fragment qui parût avoir appartenu à une forme humaine, +et qui pût servir de proie à l'oiseau marin où +au ver. Un crâne à cheveux blonds souillé de sang et +d'herbes de mer fumait encore. C'était tout ce qui +restait de cet homme et de ses actions. On vit briller +un instant encore dans le lointain quelques débris +de ses armes que sa main avait tenues serrées +jusqu'au dernier moment; mais bientôt, entraînés +dans les flots, ils allèrent se couvrir de rouille sous les +ondes écumeuses qui les engloutissaient: voilà toutes +les traces qu'il laissa de lui, si l'on en excepte une +vie mal employée, et une ame;--mais qui osera +dire où elle alla? C'est à nous de pardonner et non +de juger les morts, et ceux qui les condamnent si légèrement +à l'enfer, en sont eux-mêmes sur la route, +à moins que ces espèces de fanfarons, qui se plaisent +à exagérer les peines éternelles, n'obtiennent grâce +pour leur mauvais cœur, en faveur de leur plus mauvaise +tête.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote56" +name="footnote56"><b>Note 56: </b></a><a href="#footnotetag56"> +(retour) </a> Dans l'ouvrage de Thibault, sur Frédéric II de Prusse, il y a une +singulière histoire d'un jeune Français et de sa maîtresse, qui paraissaient +être de quelque distinction. Il s'était engagé, et avait déserté à +Sweidnitz, et fut pris après une résistance désespérée; il avait tué un +officier qui avait essayé de le saisir, étant déjà blessé lui-même par la +décharge de son fusil, dans lequel il avait mis un bouton de son uniforme +en guise de balle. Quelques circonstances de son procès, devant la cour +martiale, excitèrent un grand intérêt parmi ses juges, qui désirèrent connaître +sa véritable situation. Il offrit de la révéler, mais au roi seulement, +auquel il demandait permission d'écrire. Cette permission lui fut refusée, +et Frédéric fut rempli de la plus grande indignation, soit de voir sa curiosité +trompée, ou par quelqu'autre motif, quand il apprit qu'on avait +rejeté sa requête. (Voyez l'ouvrage de Thibault, vol. II.--Je cite de +mémoire.)<span class="rig"> +(<i>Note de Lord Byron</i>.)</span></blockquote><br> + +<p>13. L'action était terminée! tout était pris ou détruit, +fugitif, captif ou mort. Le peu de malheureux +qui avaient survécu à l'escarmouche de l'île étaient enchaînés +sur ce vaisseau, après avoir fait autrefois honorablement +partie de son brave équipage. Mais le +dernier rocher n'avait pas vu de dépouilles vivantes. +Couchés à l'endroit où ils étaient tombés, froids, nageant +dans leur sang, le vorace oiseau de mer agitait +sur eux son aile humide, et quelquefois, se rapprochant +de la vague voisine avec des cris perçans et discords, +entonnait l'hymne funèbre. Mais, calme et insouciante, +la vague continuait de se soulever, et poursuivait +son cours avec son éternelle indifférence. Les +dauphins se jouaient sur sa surface et le poisson-volant +s'élançait vers le soleil, jusqu'à ce que son aile +desséchée le fît retomber de sa hauteur éphémère, +et plonger de nouveau dans l'onde pour se préparer +à prendre un nouvel essor.</p> + +<p>14. Le matin avait paru; et Neuah, qui dès l'aurore +s'était mollement plongée dans l'onde pour recueillir +les rayons naissans du jour, et examiner si +personne ne s'approchait de l'antre amphibie où reposait +son amant, aperçut une voile en mer: elle +s'agitait, se gonflait, et courbait son arc flottant sous +le joug de la brise naissante. Le souffle commença +à lui manquer, tant elle se sentit troublée par la +crainte!--son cœur se gonfla et palpita violemment, +tandis qu'elle doutait encore de quel côté se dirigeait +sa course.--Mais non, le vaisseau ne s'avance +pas,--il s'éloigne au contraire rapidement. Il est +déjà loin, et son ombre s'efface à mesure qu'il sort +de la baie. Elle regarde, elle secoue l'écume de mer +qui couvre ses yeux, afin de le contempler comme +elle contemple les cieux quand elle espère y voir paraître +l'arc-en-ciel. Le bâtiment, parvenu au dernier +point de l'horizon, diminue, et bientôt ne présente +plus qu'un point noir qui bientôt s'évanouit. +Tout est océan, tout est bonheur. De nouveau elle +se plonge à la mer pour aller réveiller son jeune +amant, lui dit ce qu'elle a vu, ce qu'elle espère, +enfin tout ce que l'amour heureux peut former de +rians présages, s'élançant encore une fois avec Torquil, +qui suit gaîment sa Néréide, bondissante au +milieu de la vaste mer,--nageant autour du rocher +vers un creux qui cachait le canot que Neuah y avait +laissé flottant avec la marée, sans une rame, le soir +où les étrangers les avaient chassés du rivage. Mais +ceux-ci ont disparu; elle va à la recherche de sa +pagaie, la retrouve, en reprend possession, et jamais, +jamais, jamais barque fragile ne porta tant +d'amour et de bonheur que celle-ci n'en contient en +ce moment.</p> + +<p>15. Leur rivage chéri paraît encore une fois à +leurs yeux, non plus souillé par des couleurs hostiles; +plus de vaisseau menaçant, de prison flottante +fièrement arrêtée sur ses bords: tout est espoir et +patrie! Mille embarcations s'élancent dans la baie, +en sonnant dans des conques marines, et annoncent +leur retour. Les chefs s'assemblèrent, le peuple se +répandit en flots; tous accueillirent Torquil comme +un fils qui leur était rendu. Les femmes se pressèrent +en foule pour embrasser Neuah, qui les embrassait +à son tour; lui demandèrent comment ils avaient été +poursuivis, et comment ils s'étaient échappés? Le +récit en fut fait, et une seule acclamation retentit +jusqu'au ciel; et depuis ce moment, une nouvelle +tradition donna à leur asile le nom de <i>Grotte de +Neuah</i>. Mille feux flamboyant sur les hauteurs éclairèrent +les réjouissances générales de cette nuit, et +la fête donnée en l'honneur de l'hôte rendu au repos +et à des plaisirs gagnés au prix de tant de dangers; +et à cette nuit succédèrent ces jours de bonheur, +tels que peut seul en offrir un monde encore enfant.</p> + +<p>FIN DE L'ILE.</p> +<br><br> +<h2>APPENDICE.</h2> + +<h4>EXTRAIT DU VOYAGE DU CAPITAINE BLIGH.</h4> +<br> +<p>Le 27 décembre, il souffla un vent d'est très-violent, pendant +lequel nous souffrîmes beaucoup. Une lame emporta la +vergue de rechange et les esparres des chaînes de haubans du +grand mât sur le tribord; une autre entra dans le vaisseau et +couvrit toutes les chaloupes; plusieurs tonneaux de bière, qui +avaient été amarrés sur le pont, se défoncèrent et furent emportés, +et ce ne fut pas sans beaucoup de risque et de danger +que nous parvînmes à attacher les embarcations pour empêcher +qu'elles n'eussent le même sort. Une grande quantité de +notre provision de biscuit fut aussi gâtée de manière à ne plus +pouvoir en faire usage; car la mer avait pénétré dans l'arrière +du bâtiment et avait rempli la cabine d'eau.</p> + +<p>Le 5 janvier 1788, nous vîmes l'île de Ténériffe à environ +douze lieues de nous, et le lendemain étant un dimanche, +nous jetâmes l'ancre dans la rade de Santa-Cruz. Là, nous +renouvelâmes nos provisions, et après avoir terminé nos affaires, +nous mîmes à la voile le 10.</p> + +<p>Je divisai alors nos gens en trois quarts, et je chargeai du +troisième quart M. Fletcher Christian, un des lieutenans. J'ai +toujours pensé qu'il était à désirer que ce réglement fût établi +lorsque les circonstances le permettaient, et je suis persuadé +qu'un sommeil non interrompu contribue non-seulement beaucoup +à la santé de l'équipage d'un vaisseau, mais même le +rend bien plus capable de supporter la fatigue en cas d'un +événement imprévu.</p> + +<p>Comme je désirais me rendre à Otaïti sans m'arrêter, je +réduisis d'un tiers la portion de biscuit, et je fis filtrer l'eau +destinée à la boisson dans des pierres filtrantes que j'avais +achetées à Ténériffe à cet effet. J'appris alors à l'équipage du +vaisseau le but de notre voyage, et donnai l'assurance d'un +avancement certain à quiconque le mériterait par ses efforts.</p> + +<p>Le mardi 26 février, étant dans une latitude sud 29° 38', +et dans une longitude ouest 44° 38', nous enverguâmes de +nouvelles voiles, et fîmes d'autres préparatifs nécessaires contre +le tems que nous devions nous attendre à avoir dans cette +haute latitude. Nous n'étions éloignés de la côte du Brésil que +d'environ 100 lieues.</p> + +<p>Dans la matinée du dimanche 2 mars, après m'être assuré +que tout le monde était propre et en bonne tenue, le service +divin fut célébré, comme c'était toujours l'usage, ce jour-là: +je donnai à M. Christian Fletcher, que j'avais précédemment +chargé du troisième quart, une autorisation écrite de remplir +les fonctions de lieutenant.</p> + +<p>Le changement de température commença bientôt à se faire +sentir d'une manière remarquable, et afin que nos gens ne +souffrissent pas par négligence de leur part, je leur fis donner +des vêtemens plus chauds et plus convenables au climat. Le +11, nous vîmes un grand nombre de baleines d'une immense +grosseur, avec deux trous derrière la tête, d'où l'eau jaillissait.</p> + +<p>Le contre-maître m'ayant porté plainte, je jugeai qu'il était +nécessaire de punir de vingt-quatre coups de fouet Mathieu +Quintal, un des matelots, à cause de son insolence et de son +insubordination. C'était la première fois que je me trouvais +dans la nécessité d'ordonner un châtiment depuis que nous +étions à bord.</p> + +<p>Nous nous trouvions à la hauteur du cap San-Diégo, à l'est +de la Terre de Feu, et le vent ne nous étant pas favorable, +je jugeai plus prudent de tourner à l'est de la terre de Stalen, +que de traverser le détroit de Lemaire. Nous passâmes le port +de la Nouvelle-Année et le cap Saint-Jean, et le lundi 31 nous +arrivâmes au 60° 1' de latitude sud; mais le vent devint variable, +et nous eûmes du mauvais tems.</p> + +<p>Des orages, accompagnés d'une grosse mer, continuèrent +jusqu'au 12 avril. Le vaisseau commença à faire eau, ce qui +exigeait que l'on pompât toutes les heures, et nous ne devions +pas nous attendre à moins, après une telle continuité de vents +et de grosses mers. Les ponts aussi firent eau de telle sorte +qu'il fut nécessaire d'abandonner la grande cabine, dont je ne +faisais pas grand usage, excepté quand il faisait beau, à ceux +qui n'avaient pas de place pour y suspendre leurs hamacs, et +par ce moyen les entre-ponts furent moins obstrués.</p> + +<p>Joint à tout ce mauvais tems, nous avions encore le chagrin +de nous apercevoir, à la fin de chaque jour, que nous +rétrogradions; car, malgré tous nos efforts pour louvoyer, nous +ne faisions guère que dériver sous le vent. Le mardi 22 avril, +nous avions huit hommes sur la liste des malades, et le reste +de notre monde, quoiqu'en bonne santé, était très-fatigué; +mais je vis avec beaucoup de chagrin qu'il nous serait impossible +d'arriver de ce côté aux îles de la Société, car il y avait +trente jours que nous étions dans une mer orageuse. La saison +était trop avancée pour que nous pussions espérer qu'un meilleur +tems nous permît de doubler le cap Horn. D'après ces +considérations, jointes à d'autres encore, je fis gouverner au +vent et porter sur le cap de Bonne-Espérance, à la grande +satisfaction de tous ceux qui étaient à bord.</p> + +<p>Nous jetâmes l'ancre, le vendredi 23 mai, dans la baie de +Sunon, au Cap, après une assez bonne navigation. Le vaisseau +avait besoin d'être complètement calfaté, car il faisait tellement +eau que nous avions été obligés de pomper toutes les +heures pendant la traversée depuis le cap Horn.--Les voiles +et les agrès avaient aussi besoin de réparations, et en examinant +les provisions on en trouva une quantité considérable +avariée.</p> + +<p>Après être restés trente-huit jours dans ce mouillage, et +lorsque mon équipage eut recueilli tout l'avantage qu'on pouvait +attendre des rafraîchissemens de toute espèce qui s'y trouvaient, +nous appareillâmes le 1er juillet.</p> + +<p>Un vent frais souffla: le 20 la mer devint houleuse, et dans +l'après-midi il augmenta avec tant de violence que le vaisseau +fut presque chassé sur le gaillard d'avant, avant que +nous pussions carguer nos voiles. On abaissa les basses vergues +et on descendit le mât de perroquet sur le pont, ce qui +soulagea beaucoup le bâtiment. Le vaisseau se tint sur le côté. +Toute la nuit et le matin nous fîmes route vent-arrière après +avoir pris des ris dans notre voile de misaine. La mer étant +encore grosse, il devint très-dangereux dans l'après-midi de +redresser le bâtiment. Nous restâmes donc encore sur le côté +toute la nuit, sans éprouver d'accident, à l'exception d'un +homme qui, étant au gouvernail, fut jeté par-dessus la roue, +et en sortit très-meurtri. Vers midi la violence du vent diminuant, +nous continuâmes notre route sous la voile de misaine +avec les ris que nous avions pris.</p> + +<p>En peu de jours nous dépassâmes l'île de Saint-Paul, où +l'on trouve de bonne eau comme je l'ai appris d'un capitaine +hollandais, ainsi qu'une source chaude dans laquelle on peut +faire bouillir le poisson aussi complètement que sur le feu. En +approchant de la terre de Van-Diémen, nous eûmes un très-mauvais +tems accompagné de neige et de grêle, mais nous +ne vîmes rien qui pût nous indiquer notre position exacte le +13 août, à l'exception d'un veau marin qui parut à la distance +de vingt lieues. Nous jetâmes l'ancre dans la baie de +l'Aventure le mercredi 20.</p> + +<p>Pendant notre traversée, depuis le cap de Bonne-Espérance, +nous eûmes presque toujours le vent à l'ouest avec un très-gros +tems. L'approche d'un vent violent du sud est annoncée +par des nuées d'oiseaux de la famille des albatross ou des peterels, +et la baisse ou le changement du vent quand il tourne +au nord, par l'éloignement où ils se tiennent. Le thermomètre +aussi varie de cinq ou six degrés dans sa hauteur quand on doit +s'attendre à un de ces changemens de vent.</p> + +<p>Dans le pays qui environne la baie de l'Aventure, il y a +dans les forêts beaucoup d'arbres de cent-cinquante pieds de +hauteur. Nous remarquâmes plusieurs aigles, quelques hérons +d'un magnifique plumage, et une grande variété de perroquets.</p> + +<p>Les indigènes ne paraissant pas, nous allâmes à leur recherche +vers le cap Frédéric-Henri. Bientôt ayant jeté le +grapin près du rivage, car il était impossible d'aborder, nous +entendîmes leurs voix semblables au gloussement des oies, et +nous en vîmes une vingtaine sortir du bois. Nous leur jetâmes +des paquets de menues quincailleries qu'ils ne voulurent pas +ouvrir qu'ils ne m'eussent vu faire signe de les quitter; alors +ils s'y décidèrent, et tirant ces objets, ils les mirent sur leur +tête. En nous apercevant, ils s'étaient mis à parler avec une +grande volubilité et d'une manière très-bruyante, élevant +leurs bras au-dessus de leur tête. Ils parlaient si vite qu'il +était impossible de distinguer un seul des mots qu'ils prononçaient. +Leur couleur est d'un noir terne.--Leur peau est tatouée +sur la poitrine et sur les épaules. L'un d'eux se distinguait +par la couleur de son corps peint en ocre rouge; mais +tous les autres étaient enduits de noir avec une espèce de suie, +dont ils avaient une couche si épaisse sur la figure et sur les +épaules, qu'il était difficile de dire à quoi ils ressemblaient.</p> + +<p>Le jeudi 4 septembre, nous sortîmes de la baie de l'Aventure, +gouvernant d'abord vers l'est-sud-est, puis au nord-est, +et le 19 nous arrivâmes en vue d'un groupe de petites îles +rocailleuses que je nommai les îles Bonté. Peu de tems après, +nous remarquâmes que la mer était souvent couverte, pendant +la nuit, d'une quantité étonnante de petites méduses qui répandent +une clarté semblable à celle d'une chandelle par des +fibres phosphorescentes qui s'étendent sur une partie de leur +corps, et laissent le reste dans l'obscurité.</p> + +<p>Nous découvrîmes l'île d'Otaïti le 15, et avant de jeter +l'ancre le lendemain matin dans la baie de Matavaï, un si +grand nombre de canots était venu à notre rencontre, qu'après +que les naturels se furent assurés que nous étions des amis, +ils vinrent à bord, et obstruèrent tellement le pont, que j'avais +de la peine à trouver les gens de mon équipage. La distance +que le vaisseau avait parcourue, depuis qu'il était parti +d'Angleterre jusqu'à son arrivée à Otaïti, tant en courses directes +qu'en courses contraires, était en tout de 27,086 milles, +ce qui fait, l'un dans l'autre, 108 milles par 24 heures.</p> + +<p>Nous perdîmes ici notre chirurgien le 9 décembre. Depuis +peu il ne sortait presque plus de la cabine, quoiqu'on ne regardât +pas son état comme dangereux. Néanmoins, comme il +parut plus mal le soir, on le transporta dans un lieu où il +avait plus d'air, mais sans aucun succès, puisqu'il mourut une +heure après. Ce malheureux homme buvait beaucoup, et aimait +si peu à faire de l'exercice, qu'on ne put jamais le décider +à faire une douzaine de tours sur le pont pendant tout le +tems que dura la traversée.</p> + +<p>Le lundi 5 juin, on ne trouva pas le petit cutter, ce dont +on me fit part immédiatement; l'équipage du vaisseau ayant +été rassemblé, on s'aperçut qu'il manquait trois hommes qui +l'avaient emmené.</p> + +<p>Ils avaient pris avec eux huit armemens complets et des +munitions; mais quant à leur plan, tout le monde à bord paraissait +en être complètement ignorant. Je descendis à terre et +j'engageai tous les chefs à m'aider à ratrapper la chaloupe et +les déserteurs. Effectivement, le cutter fut ramené dans le +courant de la journée par cinq des indigènes; mais les hommes +ne furent pris que près de trois semaines plus tard. Ayant appris +qu'il étaient dans une partie différente de l'île d'Otaïti, +j'y allai dans la chaloupe, pensant qu'il ne serait pas très-difficile +de s'en assurer avec le secours des naturels. Cependant +ils apprirent mon arrivée, et lorsque je fus près de l'habitation +où ils étaient, ils vinrent sans armes et se rendirent. +Quelques-uns des chefs avaient déjà saisi, une fois auparavant, +ces déserteurs, et les avaient enchaînés; mais ils s'étaient +laissés persuader de leur rendre la liberté, par les belles promesses +qu'ils leur avaient faites de retourner au vaisseau; +après quoi, ayant trouvé moyen de s'emparer de nouveau des +armes, ils avaient nargué les indigènes.</p> + +<p>L'objet de ce voyage était accompli, puisque j'avais fait +porter à bord, le mardi 31 mars, 115 plants de l'arbre à +pain: outre cela, nous avions recueilli plusieurs autres plantes, +dont quelques-unes portaient les plus beaux fruits du +monde, et étaient précieuses pour les différentes teintures +qu'elles pouvaient offrir et les propriétés qu'elles possédaient. +Le 4 avril, au coucher du soleil, nous appareillâmes d'Otaïti +et dîmes adieu à une île où, pendant vingt-trois semaines, +nous avions été traités avec une amitié et des égards qui +semblaient croître en proportion de la longueur de notre séjour. +Les circonstances suivantes prouveront assez que nous +n'avions pas été insensibles à l'hospitalité de ce peuple; car +c'est à ses manières affectueuses et attachantes qu'on doit attribuer +les causes de l'événement qui amena la ruine d'une expédition +qui, selon toutes les apparences, devait avoir le résultat +le plus favorable.</p> + +<p>Le lendemain, nous arrivâmes en vue de l'île Huaheine, +et un double canot, contenant dix indigènes, étant venu sur +nos bordages, je vis parmi eux un jeune homme qui me reconnut; +j'y étais venu en 1780, avec le capitaine Cook, à +bord de <i>la Résolution</i>. Quelques jours après avoir quitté cette +île, le tems devint sujet aux rafales, et une masse épaisse de +nuages obscurs se forma à l'est. Bientôt après nous aperçûmes +une trombe d'eau qui ressortait en proportion de l'obscurité +des nuages qui étaient derrière. Autant que je pus en juger, +la partie supérieure pouvait avoir deux pieds de diamètre et +la base environ huit pouces. À peine avais-je fait ces remarques, +que j'observai qu'elle s'avançait rapidement vers le +vaisseau. Nous changeâmes immédiatement de direction, et +déployâmes toutes nos voiles, excepté celle de misaine. Bientôt +après, elle passa à trente pieds de l'arrière avec un frémissement, +mais sans que personne en ressentît aucun effet, +quoiqu'elle fût aussi rapprochée. Elle semblait marcher de la +vitesse environ de dix milles à l'heure, et elle se dissipa un +quart-d'heure après nous avoir dépassés. Il est impossible de +dire le mal qu'elle aurait pu nous faire si elle fût passée directement +sur nous. Nos mâts, à ce que j'imagine, auraient +pu en être emportés; mais je ne crois pas qu'elle eût occasionné +la perte du vaisseau.</p> + +<p>Laissant plusieurs îles sur notre route, nous jetâmes l'ancre +à Anamooka, le 23 avril; un vieillard infirme, nommé Tapa, +que j'y avais connu en 1777, et que je reconnus sur-le-champ, +vint à bord avec d'autres de différentes îles du voisinage. Ils +désiraient voir le vaisseau; et lorsqu'on les mena en bas, où +les plants de l'arbre à pain étaient arrangés, ils témoignèrent +une grande surprise. Quelques-uns de ces plants étaient morts; +nous fûmes à terre pour nous en procurer d'autres.</p> + +<p>Nous remarquâmes chez les indigènes de nombreuses marques +du deuil très-profond auquel ils se livrent quand ils +perdent leurs parens, telles que des tempes ensanglantées, des +têtes dépouillées de cheveux, et, ce qui est pis encore, dans +la plupart d'entre eux, des mains privées de plusieurs doigts. +De beaux petits garçons, qui n'avaient pas plus de six ans, +avaient perdu le petit doigt des deux mains, et plusieurs des +hommes s'étaient en outre coupé le doigt du milieu de la main +droite.</p> + +<p>Les chefs vinrent dîner avec moi, et nous traitâmes ensemble +pour l'achat d'une grande quantité d'ignames: nous en +obtînmes aussi des plantains et des fruits de l'arbre à pain. +Mais les ignames surtout étaient en très-grande abondance +chez eux, et d'une grosseur remarquable; une entre autres +pesait quarante-cinq livres. Il vint des canots à voile, dont +quelques-uns ne contenaient pas moins de quatre-vingt-dix +passagers; et il en arriva successivement un si grand nombre +des îles différentes, qu'il devint impossible de rien faire au +milieu d'une telle multitude qui n'avait aucun chef revêtu +d'une autorité suffisante pour la commander. J'ordonnai donc +à une de leurs bandes, qui se disposait à venir à bord, d'aller +faire de l'eau, et nous levâmes l'ancre le samedi 26 avril.</p> + +<p>Nous nous tînmes près de l'île de Kotoo, pendant la plus +grande partie de l'après-midi du lundi, dans l'espoir que +quelque canot viendrait au vaisseau; mais cet espoir fut trompé. +Le vent étant au nord, nous gouvernâmes à l'ouest dans la +soirée pour passer au sud de Tofoa, et je donnai des ordres +pour que l'on continuât toute la nuit de suivre cette direction. +Le maître eut le premier quart, le canonnier eut le second, +et M. Christian le quart du matin: tel était l'ordre de la nuit.</p> + +<p>Jusque-là, le voyage s'était continué avec une prospérité +dont rien n'avait troublé le cours, et il avait été accompagné +de circonstances à la fois agréables et satisfaisantes; mais la +scène allait changer, et se présenter sous un aspect bien différent. +Il s'était formé une conspiration qui devait détruire le +fruit de nos travaux passés, et ne produire que malheur et +détresse; et elle avait été concertée avec tant de mystère et +de circonspection, qu'il n'en transpira aucune circonstance +capable de nous avertir du danger qui nous menaçait.</p> + +<p>La nuit du lundi, le quart avait été distribué comme je viens +de le dire. Le mardi, avant le lever du soleil, pendant que +je dormais encore, M. Christian avec le capitaine d'armes, le +second canonnier et Thomas Burkits, matelot, entrèrent dans +ma cabine, et s'emparant de moi, me lièrent les mains derrière +le dos avec une corde, me menaçant d'une mort immédiate +si je parlais ou faisais le moindre bruit. Cela ne m'empêcha +pas de crier aussi haut que je pus, dans l'espoir +d'obtenir du secours; mais les officiers qui n'étaient pas du +complot étaient déjà gardés par des sentinelles placées à leur +porte: à celle de ma cabine, on avait posté trois hommes, indépendamment +des quatre qui étaient dans l'intérieur. Tous, +excepté Christian, avaient des fusils et des baïonnettes, lui +seul un coutelas. Je fus traîné hors du lit, en chemise, sur le +tillac, souffrant beaucoup de la manière dont on m'avait serré +les mains en les attachant. Lorsque je demandai les motifs +d'une telle violence, la seule réponse que je reçus fut des injures +pour ne pas garder le silence. Le maître, le canonnier, +le chirurgien, le second maître et Nelson, le jardinier, étaient +renfermés dans les soutes, et l'écoutille de la fosse aux câbles +était gardée par des sentinelles. Le maître d'équipage, le +charpentier et l'ecclésiastique eurent la permission de venir +sur le tillac, où ils me virent debout, en arrière du mât de +misaine, les mains liées derrière le dos, entouré de gardes, à +la tête desquels était Christian. Le maître d'équipage reçut +alors l'ordre de mettre la chaloupe à la mer, avec la menace +de prendre garde à lui, s'il n'obéissait pas immédiatement.</p> + +<p>La chaloupe ayant été hissée, M. Heyward et M. Mallet, +deux des aspirans, et M. Samuel, l'ecclésiastique, reçurent +l'ordre d'y entrer. Je demandai le motif de cet ordre, et cherchai +à persuader aux gens qui m'entouraient de ne pas persévérer +dans ces actes de violence, mais ce fut en vain.--Leur +réponse fut constamment: «Taisez-vous, ou vous êtes +mort.»</p> + +<p>Le maître avait envoyé demander la permission de venir +sur le tillac; et elle lui avait été accordée; mais on lui commanda +bientôt de retourner dans sa cabine. Je ne discontinuais +pas mes efforts pour changer la face des affaires, lorsque +Christian remplaçant le coutelas qu'il tenait par une +baïonnette, et me saisissant fortement par la corde qui liait mes +mains me menaça d'une mort immédiate si je ne me tenais +pas tranquille; et les scélérats qui m'entouraient avaient leurs +fusils armés, la baïonnette au bout.</p> + +<p>D'autres individus furent appelés pour entrer dans la chaloupe, +et on les entraîna par-dessus le bordage, d'où je conclus +que je devais être abandonné à la mer avec eux. Une autre +tentative pour changer les esprits n'amena que la menace +de me brûler la cervelle.</p> + +<p>On permit au maître d'équipage et à ceux des matelots qui +devaient être mis dans la chaloupe de prendre de la ficelle, +de la toile, des lignes, des voiles, des cordages et une tonne +d'eau de vingt-huit gallons. M. Samuel obtint cent-cinquante +livres de biscuit avec une petite quantité de rum et de vin, +ainsi qu'un octant et une boussole. Mais on lui défendit, sous +peine de mort, de toucher à aucune carte, à aucun livre ou +instrument d'astronomie, et surtout à mes dessins et à mes +observations.</p> + +<p>Les mutins ayant ainsi jeté dans la chaloupe les matelots dont +ils voulaient se débarrasser, Christian ordonna qu'on donnât +un verre d'eau-de-vie à chaque homme de son équipage. +Les officiers furent ensuite appelés sur le tillac et jetés par-dessus +l'abordage dans la chaloupe, tandis qu'on me tenait séparé +de tout le monde en arrière du mât de misaine. Christian, +armé d'une baïonnette, tenait la corde qui liait mes mains, +et les gardes qui m'entouraient avaient leurs fusils en joue; +mais lorsque je défiai ces misérables ingrats de tirer, ils les remirent +au repos. Je m'aperçus que l'un d'eux, Isaac Martin, +était disposé à me secourir, et comme il me faisait manger +du shaddock, mes lèvres étant entièrement desséchées, nos +regards nous firent comprendre mutuellement nos sentimens; +mais ceci fut remarqué et on l'emmena. Il entra alors dans la +chaloupe, essayant de quitter le vaisseau; cependant il fut +obligé d'y retourner. Quelques autres y furent aussi retenus +contre leur inclination.</p> + +<p>Je crus remarquer que Christian balança quelque tems s'il +garderait le charpentier, ou ses aides. À la fin il se détermina +pour ces derniers, et le charpentier fut conduit dans la chaloupe.--On +lui laissa prendre sa caisse à outils, non pourtant +sans de grandes difficultés.</p> + +<p>M. Samuel sauva mon journal et ma commission, avec quelques +autres papiers très-importans relatifs au vaisseau. Il +exécuta ceci avec beaucoup de courage, quoique sévèrement +surveillé. Il tenta aussi de sauver le garde-tems et une boîte +contenant mes plans, dessins et observations depuis quinze +ans, qui étaient en grand nombre, mais on l'entraîna en lui +disant: «Malédiction! vous êtes bien heureux d'en avoir autant.»</p> + +<p>D'assez vives altercations eurent lieu parmi l'équipage révolté +pendant que tout ceci se passait. Quelques-uns s'écriaient +en jurant: «Je veux être damné s'il ne trouve pas moyen de +s'en retourner en Angleterre, si on lui laisse emporter quelque +chose.» Ils voulaient parler de moi; et lorsqu'ils virent +le charpentier emporter sa boîte à outils: «Malédiction! +dans un mois il aura un autre vaisseau;» tandis que d'autres +tournaient en ridicule la situation malheureuse de la chaloupe, +qui tirait beaucoup d'eau et offrait si peu de place +pour tous ceux qui y étaient contenus. Quant à Christian, on +aurait dit qu'il méditait sa destruction et celle du monde +entier.</p> + +<p>Je demandai des armes, mais les mutins se moquèrent de +moi en disant que je connaissais bien les gens chez lesquels +j'allais. Quatre coutelas, cependant, nous furent jetés dans la +chaloupe après que nous eûmes viré de bord.</p> + +<p>Les officiers et les matelots étant dans la chaloupe, on n'attendait +plus que moi. Le capitaine d'armes en informa Christian, +qui dit alors: «Allons, capitaine Bligh, vos officiers et +vos hommes sont maintenant dans la chaloupe, et il faut que +vous alliez avec eux. Si vous essayez de faire la moindre résistance, +vous serez immédiatement mis à mort.» Et sans +plus de cérémonie, je fus jeté par-dessus le bordage, par +une troupe de scélérats armés. Alors on me délia les mains. +Une fois dans la chaloupe, on nous fit virer sur l'arrière, au +moyen de la corde qui nous tenait amarrés. Alors on nous +jeta quelques morceaux de porc, ainsi que les quatre coutelas. +L'armurier et le charpentier m'appelèrent alors pour me dire +de ne pas oublier qu'ils n'avaient pris aucune part dans toute +cette affaire. Après être restés quelque tems à servir de jouet +à ces malheureux sans compassion, et en butte à leurs railleries, +nous fûmes à la fin poussés au large, et abandonnés aux +flots de l'Océan.</p> + +<p>Dix-huit personnes étaient avec moi dans la chaloupe: le +maître, le premier chirurgien, le botaniste, le canonnier, le +maître d'équipage, le charpentier, le maître timonier et le +quartier-maître en second; deux quartier-maîtres, le voilier, +deux cuisiniers, l'ecclésiastique, le boucher et un garçon. Il +restait à bord Fletcher Christian, le maître en second, Pierre +Haywood, Edward Young, George Stewart, aspirans; le capitaine +d'armes, le second canonnier, le second maître d'équipage, +le jardinier, l'armurier, le second charpentier et ses +ouvriers, et quatorze matelots: c'était, à tout prendre, les +hommes les plus capables.</p> + +<p>Ayant peu ou pas de vent, nous voguâmes assez vite vers +l'île de Tofoa, qui était au nord-est, à environ dix lieues de +distance. Tant que le vaisseau resta en vue, il gouverna ouest +ouest-nord; mais je regardai ceci comme une feinte, car +lorsqu'on nous éloigna, les mutins répétèrent plusieurs fois, +par acclamations: «Otaïti! Otaïti!»</p> + +<p>Christian, leur chef, était d'une famille respectable du +nord de l'Angleterre: c'était le troisième voyage qu'il faisait +avec moi. Malgré la dureté avec laquelle il me traita, le +souvenir d'anciens bienfaits produisit en lui quelques remords. +Lorsque l'on m'entraîna hors du vaisseau, je lui demandai si +c'était ainsi qu'il répondait aux marques nombreuses qu'il +avait eues de mon amitié. Il parut troublé de cette question, +et me répondit avec une grande émotion: «Capitaine Bligh, +vous avez frappé juste: je suis dans l'enfer; je suis dans l'enfer!» +Ses talens le rendaient parfaitement capable de se charger +du troisième quart, d'après la manière dont j'avais divisé +l'équipage du vaisseau.</p> + +<p>Haywood était aussi d'une famille respectable du nord de +l'Angleterre; et, ainsi que Christian, c'était un jeune homme +de talent. Ces deux jeunes gens avaient été les objets particuliers +de mes soins, et je m'étais donné beaucoup de peine +pour les instruire, ayant conçu l'espoir qu'ils feraient un +jour honneur à leur pays dans cette profession. Young m'était +bien recommandé, et Stewart appartenait à des parens des +Orkneys, pays où nous avions été si bien accueillis à notre +retour des mers du Sud, en 1780, que, d'après cette seule +considération, je l'aurais pris volontiers avec moi; mais d'ailleurs +il avait toujours joui d'une bonne réputation.</p> + +<p>Lorsque j'eus le loisir de réfléchir, une satisfaction secrète +m'empêcha de me livrer à l'abattement. Et cependant, quelques +heures auparavant, je me trouvais dans la situation la +plus satisfaisante: commandant un vaisseau dans le meilleur +état possible, pourvu de tout ce qui pouvait être nécessaire +à la santé et au service de l'équipage; le but de notre voyage +était atteint, nous en avions accompli les deux tiers, et le +reste de la traversée n'offrait qu'une perspective de succès.</p> + +<p>On demandera naturellement quelle pouvait être la cause +d'une pareille révolte? En réponse à cette question, je ne +puis donner que mes conjectures.--J'ai souvent pensé que +les mutins s'étaient flattés de l'espoir de passer une vie plus +heureuse parmi les Otaïtiens qu'il ne leur serait jamais possible +de se la procurer en Angleterre: ceci, joint à quelques +liaisons qu'ils avaient formées avec des femmes du pays, occasionna +très-probablement toute cette affaire.</p> + +<p>Les femmes d'Otaïti sont belles, douces, enjouées dans +leur conversation et leurs manières, et ont assez de délicatesse +pour se faire admirer et chérir. Les chefs étaient si attachés +à nos gens, qu'ils les encourageaient, en quelque sorte, à +rester avec eux, et leur promettaient de vastes possessions. +Dans des circonstances semblables, auxquelles s'en joignirent +d'autres encore, on ne peut guère s'étonner qu'une troupe de +matelots, dont la plupart n'avaient pas de famille, se soient +laissés entraîner, lorsqu'il ne dépendait que d'eux de s'établir +au milieu de l'abondance, dans une des plus belles îles du +monde, où il n'y avait pas de nécessité de se livrer au travail, +et qui leur offrait l'attrait de plaisirs dont il est impossible +de se former une idée. Cependant, tout ce qu'un commandant +pouvait craindre était la désertion, telle qu'il y en a +plus ou moins d'exemples dans les mers du Sud, et non une +révolte complète.</p> + +<p>Mais le secret qui accompagna ce complot surpasse toute +croyance. Treize de ceux qui partageaient mon sort avaient +toujours vécu avec les matelots; et cependant, ni eux, ni les +camarades de Christian, de Stewart, d'Heywood et de Young +n'avaient jamais remarqué aucune circonstance qui pût faire +soupçonner ce qui se tramait. Il n'est donc pas étonnant que +j'en sois devenu victime, mon esprit étant complètement +exempt de méfiance. Peut-être la chose ne serait-elle pas arrivée +s'il y eût eu des troupes à bord et une sentinelle à la +porte de ma cabine, que je laissais toujours ouverte pendant +la nuit, afin que l'officier de quart put entrer chez moi toutes +les fois qu'il en avait besoin. Si cette révolte eût été occasionnée +par quelque sujet de mécontentement, fondé ou non, +j'en aurais découvert des symptômes, ce qui m'aurait mis sur +mes gardes; mais il en était bien autrement. Je vivais, surtout +avec Christian, de la manière la plus amicale; ce jour +même, il était engagé à dîner avec moi, et la veille au soir, +il s'était excusé de partager mon souper, sous prétexte d'une +indisposition dont j'avais témoigné de l'inquiétude, étant bien +loin de soupçonner son intégrité ou son honneur.</p> + +<p>FIN DE L'APPENDICE.</p> +<br><br><br> + + +<h1>LA VISION</h1> + +<h2>DU JUGEMENT,</h2> + +<h3>PAR QUEVEDO REDIVIVUS.</h3> + +<h4>POÈME INSPIRÉ PAR UNE COMPOSITION DU MÊME TITRE,</h4> + +<h5>PAR L'AUTEUR DE WAT-TYLER.</h5> +<br><br> + +<p><span class="rig">«C'est un Daniel venu pour prononcer<br> +le jugement! oui, un vrai Daniel! Je te<br> +remercie, Juif, de m'avoir enseigné ce<br> +mot.»</span></p> + + +<br><br><br><br><br><br><br><br> + +<h2>LA VISION DU JUGEMENT.</h2> +<br> + +<p>1. Saint Pierre était assis auprès de la porte du +ciel; les clefs en étaient rouillées et la serrure un +<i>peu</i> dure, par suite du <i>peu</i> d'usage qu'on en avait fait +depuis quelque tems: non, à beaucoup près, que le +paradis fût plein; mais, depuis l'ère gallique quatre-vingt-huit, +les diables s'étaient tellement démenés, +ils avaient si bien conduit leur barque, comme le +dirait un marin, qu'ils avaient entraîné presque toutes +les ames de leur côté.</p> + +<p>2. Les anges chantaient faux, et s'étaient enroués +à force d'exercer leur voix, car ils n'avaient presque +autre chose à faire qu'à remonter le soleil et la lune, +et contenir dans le devoir quelqu'étoile vagabonde, +ou quelque comète étourdie, qui, s'émancipant trop +tôt sur l'azur éthéré, avait pourfendu quelque planète +en folâtrant avec sa queue, comme la baleine +en use quelquefois à l'égard des petits bâtimens, dans +ses accès de gaîté.</p> + +<p>3. Les séraphins, nos anges gardiens, voyant +qu'ils ne pouvaient suffire à leur emploi ici-bas, s'étaient +retirés là-haut; les affaires terrestres n'occupaient +plus aucune place dans le ciel, si ce n'est sur +le noir bureau de l'ange chargé de nos archives. +Celui-ci, voyant les exemples de vices et de malheur +se multiplier avec une telle rapidité, avait arraché +toutes les plumes de ses deux ailes sans pouvoir encore +finir d'enregistrer les misères humaines.</p> + +<p>4. Ses occupations avaient tellement augmenté +depuis quelques années, que (contre sa volonté, sans +doute, et comme ces chérubins ministres terrestres) il +avait été forcé de chercher des ressources autour de +lui, et de réclamer l'aide de ses pairs célestes, avant +que le besoin croissant qu'on avait de son ministère +eût achevé de l'épuiser. En conséquence, six anges +et douze saints lui furent donnés pour commis.</p> + +<p>5. C'était là un fameux bureau,--du moins pour +le ciel; et cependant, tous tant qu'ils étaient, ils ne +manquaient pas de besogne. On voyait tous les jours +le triomphe de tant de conquérans et tant de royaumes +remis à neuf! chaque jour aussi avait son carnage +de six ou sept mille hommes, jusqu'à ce que celui +de Waterloo arrivant pour couronner le tout, les +esprits célestes jetèrent leurs plumes, saisis d'un divin +dégoût, tant cette dernière page était barbouillée +de fange et de sang!</p> + +<p>6. Par parenthèse, ce n'est pas à moi à redire ce +qui fit frémir les anges.--Le diable lui-même, +dans cette occasion, abhorra son propre ouvrage, +tant il était rassasié du banquet infernal! Et quoique +ce fût lui-même qui eût aiguisé chaque glaive, sa +soif innée du mal en était presque éteinte. Ici, la +seule bonne œuvre de Satan mérite bien d'être citée: +c'est qu'il s'était réservé les deux généraux, en toute +propriété, après leur mort.</p> + +<p>7. Sautons par-dessus quelques années d'une paix +factice, pendant lesquelles la terre ne fut ni plus ni +moins bien peuplée, l'enfer comme de coutume, et +le ciel pas du tout. Elles forment le bail des tyrans, +seulement ce sont de nouveaux noms qui l'ont signé.--Cela +finira quelque jour; en attendant ils vont +toujours augmentant, avec leurs sept têtes et leurs +dix cornes, comme la bête prédite par l'Apocalypse.--Quant +aux nôtres<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a> +<a href="#footnote57"><sup class="sml">57</sup></a>, elles sont moins redoutables +par la tête que par les cornes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote57" +name="footnote57"><b>Note 57: </b></a><a href="#footnotetag57"> +(retour) </a> Ce pronom se rapporte probablement au mot <i>bête</i>.<span class="rig"> +(<i>N. du Tr.</i>)</span></blockquote> +<br> + +<p>8. La seconde aurore de la première année de la +liberté, Georges III mourut. Sans être un tyran, il +avait protégé les tyrans, jusqu'au moment où, chaque +sens lui étant ravi, il avait perdu et la lumière intellectuelle, +et la lumière extérieure. Jamais meilleur +fermier n'avait fait valoir un pré; jamais plus mauvais +roi n'avait laissé un royaume livré à sa perte. +Il mourut, et laissa la moitié de ses sujets aussi fous, +et l'autre moitié aussi aveugles que lui.</p> + +<p>9. Il mourut!--sa mort ne fit pas beaucoup de +bruit sur la terre. Ses funérailles eurent quelque +éclat;--le velours, les dorures, le cuivre y furent +en profusion. Il n'y manqua que des larmes, excepté +celles de convention: car cette espèce de marchandise +peut s'acheter à sa vraie valeur.--Quant aux +élégies, il y eut un nombre convenable de ces inspirations, +bien entendu qu'elles furent aussi payées. +Puis vinrent les torches, les manteaux, les bannières, +les hérauts d'armes, et tous ces restes des vieilles +coutumes gothiques.</p> + +<p>10. Cela formait un mélodrame vraiment sépulcral. +De tous les fous accourus pour augmenter et +contempler ce spectacle, qui se souciait du défunt? +La pompe des funérailles était le seul motif d'attraction, +et le noir composait tout le deuil. Là, pas une +pensée qui s'élançât au-delà du drap mortuaire; et +lorsque le magnifique cercueil fut enseveli, on eût +dit une dérision de l'enfer, qui renfermait ainsi dans +l'or une pourriture de quatre-vingts ans.</p> + +<p>11. C'est ainsi que son corps fut mêlé à la poussière! +Il aurait pu redevenir bien plus tôt ce qu'il faut +qu'il soit un jour, si ses élémens naturels eussent +été livrés à eux-mêmes pour s'incorporer de nouveau +avec la terre, l'eau et le feu. Mais ces parfums +étrangers ne font que contrarier les intentions de la +nature, qui le créa aussi nu que ces millions d'hommes +dont on n'embaume pas l'argile vulgaire. Et +cependant, toutes ces épices ne réussissent qu'à prolonger +sa corruption.</p> + +<p>12. Il est mort! la terre extérieure n'a plus rien +à démêler avec lui. Il est enterré, et, à l'exception +du mémoire des funérailles et du griffonnage du lapidaire, +il ne sera plus question de lui dans le monde, +à moins qu'il n'ait fait son testament tout entier;--mais +quel est le procureur qui le demandera à son +fils, à son fils en qui nous voyons ses qualités briller +encore, excepté cette vertu domestique, si rare aujourd'hui, +la fidélité envers une femme laide et méchante?</p> + +<p>13. Dieu sauve le roi<a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a> +<a href="#footnote58"><sup class="sml">58</sup></a>! Ce serait une grande économie +pour Dieu que d'épargner cette race-là; mais +s'il veut être d'humeur miséricordieuse, tant mieux. +Je ne suis pas de ceux qui prêchent pour la damnation;--je +ne sais pas trop même si je ne suis pas, +à peu près, le seul qui, dans le faible espoir d'adoucir +la perspective de nos maux futurs, ait mis, à +quelques légères restrictions près, des bornes aussi +étroites à l'infernale juridiction des peines éternelles.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote58" +name="footnote58"><b>Note 58: </b></a><a href="#footnotetag58"> +(retour) </a> <i>God save the king!</i> acclamation nationale des Anglais, qui répond +à notre cri de: «Vive le roi!» <i>Save</i> vent dire aussi <i>épargner</i>; de là +l'espèce de jeu de mot du commencement de cette stance.<span class="rig"> +(<i>N. du Tr.</i>)</span></blockquote><br> + +<p>14. Je sais que cette opinion n'est pas populaire; +je sais que c'est un blasphême; je sais que l'on peut +être damné pour avoir espéré que personne ne le +serait jamais; je sais que, dès l'enfance, l'on nous +gorge des meilleures doctrines, jusqu'à ce que nous +soyons prêts à en déborder;--je sais qu'excepté +l'église anglicane, toutes, sans exception, nous en +ont fait accroire, et que les trois ou quatre cents autres +qui restent, ainsi que les synagogues, ont fait +une maudite acquisition.</p> + +<p>15. Dieu nous soit en aide à tous! Dieu me soit +en aide à moi surtout qui suis, Dieu le sait, aussi +fragile que le diable peut le souhaiter, et non plus +difficile à damner qu'un poisson qui a avalé l'hameçon +ne l'est à amener au rivage, ou que l'agneau à +servir de proie au boucher: non pourtant que je sois +prêt encore à faire partie du noble mets que formera +un jour cette immortelle friture composée de presque +tous les êtres créés pour mourir.</p> + +<p>16. Saint Pierre donc était assis auprès de la +porte céleste, et s'endormait sur ses clefs, lorsque +tout-à-coup survient un bruit merveilleux qu'il n'avait +pas entendu depuis long-tems. C'était le bruissement +du vent, des flots et des flammes, bref un +mélange de bruits extrêmement imposans, et qui eût +arraché une exclamation à tout autre qu'à un saint; +mais celui-ci se contenta de faire un saut sur sa +chaise, et de dire en clignotant de l'œil: «Je crois +que voilà encore une étoile qui file!»</p> + +<p>17. Mais avant qu'il pût se rendormir, un chérubin +lui effleura les yeux du bout de son aile droite, sur +quoi Saint Pierre bâilla et se gratta le nez. «Saint +portier, dit l'ange en agitant une aile sacrée, brillante +de couleur céleste, comme brille sur la terre +la queue éblouissante du paon; saint portier, lève-toi, +je te prie.» À quoi le saint répondit: «Eh bien, +que veut dire tout cela? Est-ce Lucifer qui revient +avec tout ce tintamarre?»</p> + +<p>18. «Non, répondit le chérubin,--George III +est mort.» «Et quel est ce George III? demanda +l'apôtre. Quel George? quel trois?» «C'est un roi +d'Angleterre, dit l'ange.» «Bon, il ne trouvera pas +ici de rois pour le coudoyer sur sa route. Mais a-t-il +sa tête sur ses épaules? car le... dernier que +nous vîmes ici n'avait qu'un tronc, et jamais il n'aurait +obtenu les bonnes grâces du ciel s'il ne nous +avait jeté sa tête au visage.</p> + +<p>19. «Il était, si je me le rappelle bien, roi d'***. +Et cette tête, qui n'avait pas su conserver une couronne +sur la terre, osa, à mon nez, venir réclamer +des droits semblables aux miens, à celle de martyr. +Si j'avais eu le sabre que je portais jadis quand je +coupais des oreilles, je l'aurais pourfendue; mais +n'ayant que mes clefs et pas de glaive, je me contentai +de lui faire sauter sa tête des mains.</p> + +<p>20. «Alors il poussa des cris si étourdissans<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a> +<a href="#footnote59"><sup class="sml">59</sup></a> que +tous les saints sortirent et le firent entrer. Et le voilà +depuis lors qui siége auprès de saint Paul, de pair +et compagnon avec ce Paul le parvenu! La peau de +saint Barthélemy, qui lui sert d'auréole dans les cieux, +après avoir racheté ses péchés sur la terre par le +martyre, ne fit pas mieux que cette tête faible et sans +cervelle.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote59" +name="footnote59"><b>Note 59: </b></a><a href="#footnotetag59"> +(retour) </a> Il y a dans le texte <i>headless</i>, qui veut dire aussi <i>sans tête</i>; mais +cette double acception est perdue en français.<span class="rig"> +(<i>N. du Tr.</i>)</span></blockquote><br> + +<p>21. «Mais s'il l'eût apportée ici sur ses épaules, la +chose se serait différemment passée.--Le sentiment +de compassion sympathique qu'éprouvèrent les saints, +produisit sur eux l'effet d'un charme. Ainsi le ciel +souda de nouveau cette tête sur son corps.--Cela +peut être fort bien, mais il semble que ce soit chez +nous la coutume de renverser tout ce qui se fait de +sage là-bas.»</p> + +<p>22. L'ange répondit: «Allons, Pierre, ne boudez +pas; le roi qui nous arrive a sa tête et tout le reste.--Il +n'a jamais très-bien compris ce qu'il faisait, +et agissait à peu près comme une marionnette qui +se meut par des fils. Il sera jugé comme tout le reste +sans doute, ce n'est ni mon affaire ni la vôtre de nous +mêler de cela; bornons-nous à remplir notre rôle, +qui consiste à faire ce qui nous est ordonné.»</p> + +<p>23. Pendant qu'ils parlaient ainsi, la caravane céleste +arriva comme un tourbillon de vent traverse +les champs de l'espace, ou comme le cygne fend quelque +rivière argentée, comme qui dirait le Gange, +le Nil, l'Indus, la Tamise ou la Tweed. Au milieu +d'elle, un vieux homme avec une vieille ame, l'un +et l'autre extrêmement aveugles, s'arrêta devant la +porte, et les anges firent asseoir sur un nuage leur +compagnon de voyage enveloppé de son drap mortuaire.</p> + +<p>24. Mais, derrière cette troupe brillante, dont il +fermait la marche, un esprit d'un aspect bien différent +agitait ses ailes semblables à des nuages orageux +planant sur quelque plage déserte souvent jonchée +de débris de naufrage; son front ressemblait à +l'océan agité par la tempête. Des pensées sombres +et impénétrables avaient imprimé le sceau d'un +éternel courroux sur ses traits immortels, et là où +s'arrêtait son regard, tout devenait ténèbres.</p> + +<p>25. En s'approchant il jeta sur cette porte, dont, +ainsi que le péché, il ne devait jamais passer le seuil, +un regard plein d'une haine si implacable et tellement +surnaturelle, que saint Pierre aurait bien voulu +être au-dedans. Ce dernier se mit à chercher dans +ses clefs avec beaucoup d'application, suant à grosses +gouttes dans sa peau apostolique: bien entendu +que sa transpiration n'était que de l'ichor ou quelqu'autre +fluide spirituel du même genre.</p> + +<p>26. Les chérubins eux-mêmes se rassemblèrent +en foule comme des oiseaux qui voyent le faucon prendre +son essor, et ils sentirent un frémissement jusqu'au +bout de chacune de leurs plumes. Formant un +cercle comme la ceinture d'Orion, ils entourèrent +leur vieux protégé qui savait à peine où ses gardes +célestes l'avaient conduit, quoique ceux-ci en usent +poliment avec les ombres royales, car nous avons +pu apprendre par plus d'une véridique histoire que +les anges étaient tous torys.</p> + +<p>27. Les choses étant dans cet état, la porte s'ouvrit +tout-à-coup, et la clarté qui en jaillit répandit +dans l'espace une teinte de flammes de plusieurs couleurs, +dont les reflets arrivant jusqu'à notre petite +planète, on vit naître une nouvelle aurore boréale +sur le pôle arctique, la même qui apparut au milieu +des glaces à l'équipage du capitaine Parry dans le détroit +de Melville.</p> + +<p>28. Et de cette porte ouverte on vit sortir tout +rayonnant un esprit de lumière, majestueux par sa +puissance et sa beauté, radieux de gloire comme la +bannière flottante revenant victorieuse d'un de ces +combats qui changent la face du monde. Il faut que +mes humbles comparaisons se composent d'images +terrestres, car ici-bas les ténèbres de la chair obscurcissent +nos meilleures conceptions, exceptez-en +les rêveries de Johanna Southcote ou de Robert +Southey.</p> + +<p>29. C'était l'archange Michel. Tout le monde sait +comment sont faits les anges et les archanges, car +il n'y a presque pas un écrivailleur qui n'ait le sien +à nous offrir, depuis le chef des démons jusqu'au +prince des anges. Nous les voyons aussi sur quelques +tableaux d'autels, quoiqu'en vérité ceux-ci ne prouvent +guère que personne ait jamais eu de notions +antérieures sur ces esprits immortels. Mais c'est aux +connaisseurs à indiquer leur mérite.</p> + +<p>30. Michel parut donc rayonnant de gloire et de +beauté, œuvre digne de celui d'où dérive toute +beauté et toute gloire. Il traversa le seuil et s'arrêta; +devant lui étaient les jeunes chérubins et le saint à +tête grise (quand je dis jeunes, entendons-nous; c'est-à-dire +jeunes de figures et non d'âge; car je serais +bien fâché d'avancer qu'ils n'étaient pas plus vieux +que saint Pierre; je voulais dire seulement qu'ils +étaient un peu plus jolis que lui.)</p> + +<p>31. Les chérubins et les saints s'inclinèrent devant +le chef de la hiérarchie céleste, le premier des +esprits angéliques qui eût revêtu l'aspect d'un Dieu +saint, sans qu'aucun orgueil se fût glissé dans son +cœur divin, au fond duquel aucune pensée, hors +celle du service de son créateur, n'osa pénétrer jamais. +Tout exalté, tout comblé de gloire qu'il fût, +il savait bien n'être que le vice-roi du ciel.</p> + +<p>32. Lui et le taciturne esprit des ténèbres se trouvèrent +en face. Ils se connaissaient tous deux en bien +et en mal, et, malgré leur puissance, aucun des deux +ne pouvait oublier dans l'autre son ancien ami et +son ennemi futur. Il y avait dans les regards de chacun +un mélange de hauteur, d'orgueil et de regret, +comme si c'était moins leur volonté que le destin +qui les condamnât à la guerre pendant l'éternité, et +leur donnait les sphères pour champ clos.</p> + +<p>33. Mais ici ils étaient sur un terrain neutre: +nous savons par Job que Satan a la faculté de rendre +visite au ciel deux ou trois fois par an, et que les +fils de Dieu, comme ceux de la terre, doivent lui tenir +compagnie. Nous pourrions aussi faire voir d'après +le même livre, quelle politesse règne dans la +conversation qui a lieu entre les puissances du bien +et du mal.--Mais il faudrait pour cela des heures.</p> + +<p>34. Et comme ceci n'est pas un traité de théologie, +pour discuter, à l'aide de l'hébreu et de l'arabe, +si le livre de Job est une allégorie ou un fait, +mais bien une narration véridique; je n'emprunte +çà et là que ce qui peut écarter le plus léger soupçon +d'imposture d'un ouvrage qui est de toute vérité d'un +bout à l'autre et aussi exact que toute autre vision.</p> + +<p>35. Donc les esprits immortels étaient sur un terrain +neutre et devant la porte, de même que sur le +seuil de l'Orient se discute la grande cause de la +mort, et que c'est de là qu'on expédie les ames dans +un monde ou dans l'autre. Michel et son antagoniste +avaient donc un air fort civil, quoique cela n'allât +pas jusqu'à s'embrasser; mais son altesse ténébreuse +et son altesse lumineuse échangèrent mutuellement +des regards pleins de politesse.</p> + +<p>36. L'archange salua, non comme salue un petit +maître de nos jours, mais en s'inclinant gracieusement, +à la mode de l'Orient, et portant un de ses +bras rayonnans sur l'endroit où l'on suppose que le +cœur est placé chez les gens de bien. Il salua Satan +comme un égal, pas trop bas, mais avec affabilité. +Quant à celui-ci, il aborda son ancien ami avec plus +de hauteur, et comme un vieux et pauvre seigneur +castillan pourrait aborder un riche bourgeois parvenu.</p> + +<p>37. Il ne fit qu'incliner un moment son front diabolique; +puis le relevant, il se prépara à soutenir +ses droits, et à démontrer comme quoi le roi Georges +ne pouvait justifier de ses titres à être exempt des +peines éternelles plus que tant d'autres rois cités dans +l'histoire, doués d'un meilleur sens et d'un meilleur +cœur, et qui, depuis long-tems<a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a> +<a href="#footnote60"><sup class="sml">60</sup></a>, «pavaient l'enfer +de leurs bonnes intentions.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote60" +name="footnote60"><b>Note 60: </b></a><a href="#footnotetag60"> +(retour) </a> + Cette dernière ligne est une citation.<span class="rig"> +(<i>N. du Tr.</i>)</span></blockquote><br> + +<p>38. Michel répondit: «Pourquoi en veux-tu à +cet homme qui est mort, et amené devant le Seigneur? +Quel mal a-t-il fait depuis le commencement de +sa vie mortelle? qui te donne le droit de le réclamer? +Parle, et que ta volonté soit faite si elle est juste.--Dis; +et si, pendant sa carrière terrestre, il a manqué +gravement à l'accomplissement de ses devoirs, +comme roi et comme homme, il est à toi; sinon, +laisse-le passer.»</p> + +<p>39. «Michel, répondit le prince de l'air, jusqu'en +ces lieux mêmes, et devant la porte de celui +que tu sers, je viens réclamer mon sujet; et je prouverai +que, de même qu'il fut mon adorateur dans sa +poussière, il le sera en esprit: quoique chéri de toi +et des tiens, parce qu'aucun penchant pour le vin +et la volupté ne se mêla à ses faiblesses, du trône +où il était placé, il ne régna sur des millions d'hommes +que pour me servir seul.</p> + +<p>40. «Regarde cette terre, notre domaine, ou +plutôt le mien; jadis elle appartenait à ton maître. +Mais je ne m'enorgueillis pas de la conquête de cette +misérable planète, et celui que tu sers ne doit pas, +hélas! m'envier non plus mon lot. Au milieu de ces +myriades de mondes lumineux qui passent devant +lui pour lui rendre hommage, il a pu oublier cette +pitoyable création d'êtres chétifs dont bien peu +me semblent mériter la damnation, excepté leurs +rois.</p> + +<p>41. «Et même je ne regarde ceux-ci que comme +une espèce de redevance pour soutenir mes droits de +seigneur; et eussé-je des inclinations contraires, elles +seraient, vous le savez bien, superflues. Les hommes +sont devenus si méchans que l'enfer lui-même n'a +rien de mieux à faire que de les abandonner à eux-mêmes, +plus tourmentés et plus frénétiques cent fois +par les malédictions qu'ils se donnent. Le ciel ne +peut pas les faire meilleurs et je ne saurais les rendre +pires.</p> + +<p>42. «Regarde sur la terre, te dis-je encore.--Lorsque +ce misérable ver de terre, ce vieillard faible, +infirme, aveugle et insensé, commença son règne +dans tout l'éclat et la fraîcheur de la jeunesse, +le monde et lui se présentaient tous deux sous un aspect +bien différent. Une grande partie de la terre +et des plaines liquides de l'océan le reconnaissaient +pour roi.--À travers plus d'une tempête, ses îles +avaient surnagé sur l'abîme du tems, car elles étaient +l'asile des vertus austères.</p> + +<p>43. «Jeune, il arriva au trône; vieux, il le quitte: +vois dans quel état il trouva son royaume, et comment +il le laissa; consulte ses annales: vois d'abord +comment il abandonna le pouvoir à un favori; puis +comment la soif de l'or, ce vice du mendiant, qui +ne peut remplir que les ames basses, s'empara graduellement +de son cœur.--Et quant au reste, jette +seulement un coup d'œil sur l'Amérique et la France.</p> + +<p>44. «Il est vrai de dire que, depuis le commencement +jusqu'à la fin, il ne fut qu'un instrument, et +j'ai mis en lieu de sûreté ceux qui s'en servirent. Eh +bien! ainsi qu'un instrument qu'il soit consumé! Fouillez +dans tous les siècles passés depuis que le genre +humain a plié devant un monarque, parcourez toutes +les annales sanglantes qui consacrent le crime et le +carnage, choisissez le plus criminel des disciples de +César, et citez-moi un règne plus abreuvé de sang, +plus encombré de morts.</p> + +<p>45. «Il ne cessa de faire la guerre à la liberté et +aux hommes libres. Les nations comme les particuliers, +ses propres sujets, ses ennemis étrangers, +tout ce qui prononça le mot de liberté eut George III +pour adversaire. Quelle histoire sera jamais plus +souillée que la sienne de malheurs publics et individuels! +Je lui accorde la continence domestique. Je +lui accorde ces vertus passives qui manquent à la +plupart des monarques.</p> + +<p>46. «Je sais qu'il fut mari constant; je conviens +que c'était un homme sobre et décent et un assez +bon maître. Tout cela est beaucoup, et bien plus encore +sur un trône; de même que la tempérance a bien +plus de mérite observée au banquet d'Apicius qu'à +la table de l'anachorète. Je lui accorde tout ce que +les plus indulgens peuvent lui accorder;--tout cela +fut bien quant à lui, mais non pour les millions +d'hommes qui le trouvèrent toujours tel que l'oppression +pouvait le désirer.</p> + +<p>47. «Le Nouveau-Monde se débarrassa de lui. L'ancien +gémit encore du sort que lui et les siens lui préparèrent +du moins, s'ils ne purent entièrement +l'accomplir. Il laissa sur plusieurs trônes des héritiers +de ses vices, sans l'être de ses vertus domestiques, +qui ont inspiré la compassion pour lui.--Rois +fainéans endormis sur le trône de la terre, ou +despotes veillant au même poste et qui ont oublié +déjà une leçon qu'on leur apprendra de nouveau.--Qu'ils +tremblent!</p> + +<p>48. «Cinq millions d'hommes de l'église primitive, +conservant cette foi qui vous rend puissans sur la +terre, implorèrent une partie de ce tout immense +qu'ils possédaient jadis--la liberté de leur culte.--Non-seulement +votre maître, Michel, mais vous-même, +et vous aussi, saint Pierre, il faut que vous +ayez une ame de glace si vous n'abhorrez pas l'ennemi +de la participation des catholiques à toutes les +libertés d'une nation chrétienne.</p> + +<p>49. «À la vérité, il leur permit de prier Dieu; +mais, comme une conséquence de la prière, il leur +refusa la loi qui les aurait placés sur la même base +que ceux qui n'adoraient pas les saints.» Ici saint +Pierre, faisant un bond hors de sa place, s'écria: +«Vous pouvez emmener le prisonnier. Avant que le +ciel ouvre ses portes à ce Guelfe, tandis que je suis +de garde, je veux être damné moi-même.</p> + +<p>50. «J'aimerais mieux changer de place avec +Cerbère (et la sienne n'est pas une sinécure), que +de voir ce vieux fou, ce vieux bigot de roi parcourir +les plaines azurées du ciel.» «Saint, répondit Satan, +vous ferez bien de vous venger des maux qu'il +a fait souffrir à vos satellites; et si vous étiez disposé +à l'échange en question, je tâcherais d'apprivoiser +notre Cerbère avec le ciel.»</p> + +<p>51. Mais ici Michel intervint: «Bon saint, dit-il, +et démon! je vous prie, n'allez pas si vite; vous +passez tous deux les bornes de la discrétion. Saint +Pierre! vous aviez coutume d'être plus poli, et vous, +Satan, excusez la chaleur de ses expressions, et cette +condescendance qui le fait descendre au niveau du +vulgaire: les saints eux-mêmes quelquefois s'oublient +à leur tour.--Avez-vous autre chose à dire?» +«Non.» «Eh bien, je vous prierai d'appeler vos +témoins.»--</p> + +<p>52. Satan se retourna, et agita sa main basanée +dont les facultés électriques attirent les nuages de +plus loin que nous ne pouvons le comprendre, quoique +nous le retrouvions souvent dans notre ciel. +Soudain le tonnerre infernal fit trembler la mer et +la terre dans toutes les planètes, et les batteries de +l'enfer firent jouer cette artillerie dont parle Milton +comme d'une des plus sublimes inventions de Satan.</p> + +<p>53. Ceci fut un signal pour ces ames damnées +qui voient s'étendre les priviléges de leur damnation +au-delà du contrôle ordinaire des mondes passés, présens +ou futurs. Aucune place ne leur est particulièrement +assignée dans les archives de l'enfer; mais ils sont +libres d'aller où leur inclination les porte à la poursuite +du gibier,--n'en étant ni plus ni moins damnés.</p> + +<p>54. Ils sont fiers de ce privilége, et ils ont raison +de l'être.--C'est une espèce de chevalerie, ou de +clef d'or attachée à leur ceinture, ou quelqu'association +du même genre, ou bien encore une entrée dans +les petits appartemens. J'emprunte mes comparaisons +à la chair étant chair moi-même. Que les esprits immortels +ne soient pas choqués de ces similitudes basses +et vulgaires! Nous savons qu'ils occupent là-haut +des postes bien plus exaltés.</p> + +<p>55. Lorsque le formidable signal vola du ciel à +l'enfer, séparés par une distance dix millions de fois +plus grande environ que celle qui existe entre notre +globe et le soleil, et il nous est facile de calculer à +une seconde près combien de tems il fallut pour cela, +car chaque rayon qui se fraye une voie pour dissiper +les brouillards de Londres et qui dore faiblement ses +clochers à peu près trois fois par an, quand l'été n'est +pas trop rigoureux.</p> + +<p>56. J'ai dit que je pouvais faire ce calcul.--Il fallut +donc une demi-minute.--Je sais qu'il faut plus de +tems aux rayons solaires pour faire leurs préparatifs +de voyage et se mettre en route, mais aussi leur +télégraphe est bien moins sublime, et s'ils joutaient +à la course contre les courriers de Satan partis pour +leurs climats, ils ne gagneraient pas: Il faut au soleil +des années pour que chacun de ses rayons regagne +le point d'où il est parti, il ne faut pas au diable +une demi-journée.</p> + +<p>57. À l'extrémité de l'horizon parut une petite +tache, de la grandeur environ d'une demi-couronne; +j'ai vu quelquefois dans les cieux quelque chose de +semblable étant sur la mer Égée, avant une rafale. +Bientôt grossissant, cet objet changea de forme, et, +semblable à un vaisseau aérien, paraissait louvoyer, +et <i>se gouvernait</i> ou <i>était gouverné</i>, je ne suis pas bien +sûr de la correction de cette dernière phrase qui +fait clocher la stance.</p> + +<p>58. Au surplus, choisissez entre les deux. Bientôt +cet objet ressembla à un nuage, et c'en était un +en effet, un nuage de témoins, et quel nuage! La +terre ne vit jamais de nuées de sauterelles aussi nombreuses +que celles qui couvraient en ce moment le +ciel, et en obscurcissaient l'espace de leurs myriades. +Leurs cris perçans et variés ressemblaient à ceux +d'une troupe d'oies sauvages (si toutefois on peut +comparer les nations à des oies), et réalisaient l'expression +de l'enfer déchaîné.</p> + +<p>59. Ici résonnait le bon juron du gros John Bull +qui damnait ses yeux<a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a> +<a href="#footnote61"><sup class="sml">61</sup></a> comme de par le passé. Puis +Paddy<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a> +<a href="#footnote62"><sup class="sml">62</sup></a>, dans son patois, s'écriait: «De par Jésus.» +Venait ensuite le flegmatique Écossais, demandant +d'un ton plus calme: «Quel est votre bon plaisir?» +Puis l'ame du Français jurait en certains +termes que je ne traduirai pas littéralement, le premier +cocher pouvant le faire pour moi. Et au milieu +de tout ce vacarme, on entendait la voix de Jonathan<a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a> +<a href="#footnote63"><sup class="sml">63</sup></a>, +qui disait:--«Notre président va faire la +guerre, à ce qu'il paraît.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote61" +name="footnote61"><b>Note 61: </b></a><a href="#footnotetag61"> +(retour) </a> <i>Who damned his eyes</i>. Juron favori de la dernière classe du peuple +anglais.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote62" +name="footnote62"><b>Note 62: </b></a><a href="#footnotetag62"> +(retour) </a> Nom donné par les Anglais à la nation irlandaise, comme celui de +John Bull au peuple anglais.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote63" +name="footnote63"><b>Note 63: </b></a><a href="#footnotetag63"> +(retour) </a> Les Américains des États-Unis.<span class="rig"> +(<i>N. du Tr.</i>)</span></blockquote><br> + +<p>60. Il y avait en outre des Espagnols, des Hollandais +et des Danois, bref une multitude universelle +d'ombres, depuis l'île d'Otaïti jusqu'aux plaines +de Salisbury, de tous les climats et professions, +de tous les âges et de tous les métiers, prêts à déposer +contre le règne du bon roi, aussi acharnés +que les trèfles le sont contre les piques, et tous cités +par le grand <i>sub pœna</i> pour essayer de prouver +que les rois peuvent être damnés comme vous ou +moi.</p> + +<p>61. Quand Michel vit toute cette armée, il pâlit +d'abord autant que les anges peuvent pâlir.--Puis +devint de toutes les couleurs, comme un crépuscule +d'Italie, ou la queue d'un paon, ou les rayons du +soleil couchant vus à travers les gothiques vitraux +d'une vieille abbaye, ou comme une truite encore +fraîche, ou comme l'éclair qui brille la nuit +sur le lointain horizon, ou comme l'arc-en-ciel à +son premier aspect, ou comme une grande revue +de trente régimens habillés de rouge, de vert et de +bleu.</p> + +<p>62. Puis, s'adressant à Satan: «Pourquoi, dit-il, +mon bon vieil ami, car je vous tiens pour tel, quoiqu'étant +de différens partis, nous soyons obligés de +nous faire la guerre, je ne vous ai jamais regardé +comme un ennemi personnel; nos différends sont tout +politiques, et j'espère que, quoi qu'il puisse arriver +là-bas, vous connaissez ma grande estime pour vous, +et c'est par cette raison que je regrette de vous trouver +des torts--</p> + +<p>63. «Pourquoi donc, dis-je, mon cher Lucifer, +voulez-vous abuser de la demande que j'ai faite des +témoins? Mon intention n'était pas que vous fissiez +venir la moitié de la terre et de l'enfer; cela est +même inutile puisque deux témoins honnêtes, décens +et véridiques nous suffisent. Nous perdons notre +tems, que dis-je? notre éternité, entre l'accusation +et la défense: si nous écoutons l'une et l'autre, +cela prolongera notre immortalité.»</p> + +<p>64. Satan répondit: «Cette affaire m'est fort indifférente +sous un point de vue personnel.--Je puis +avoir cinquante ames meilleures que celle-ci avec la +moitié moins de peine qu'elle ne m'en a déjà donné, +et je n'ai discuté avec vous la cause de feu sa majesté +britannique que comme un point de droit. Vous +pouvez disposer de lui.--Dieu sait que j'ai assez de +rois là-bas.»</p> + +<p>65. Ainsi parla le démon, appelé dernièrement <i>à +plusieurs faces</i> par l'écrivain Southey. «Alors, reprit +Michel, nous appellerons une ou deux personnes +des myriades qui entourent notre congrès, et +nous donnerons congé au reste.--Qui aura l'honneur +de parler le premier? Il y a de quoi choisir. +Qui prendrons-nous?» Satan répondit: «Il n'en manque pas; +mais quant à choisir, autant vaut Jack Wilkes +qu'un autre.»</p> + +<p>66. À l'instant on vit sortir de la foule un esprit +à l'aspect bizarre et joyeux et à l'œil perçant, vêtu +d'une manière tout-à-fait oubliée maintenant, car +les gens de l'autre monde conservent long-tems les +modes de celui-ci; ce qui fait qu'on y trouve réunis +tous les costumes bons ou mauvais qui ont paru depuis +Adam, à commencer par la feuille de figuier +de notre mère Ève jusqu'au jupon presqu'aussi rétréci +d'une époque plus récente.</p> + +<p>67. L'esprit, jetant les yeux sur les foules assemblées, +s'écria: «Mes amis de toutes les sphères, +nous courons risque de nous enrhumer au milieu de +ces nuages; occupons-nous donc d'affaires. Pourquoi +cette assemblée générale? Sont-ce des électeurs +que j'aperçois là à couvert? Si c'est pour une élection +qu'ils font tout ce tapage, voyez en moi un candidat +qui n'a pas tourné casaque.--Saint Pierre, +puis-je compter sur votre vote?»</p> + +<p>68. «Monsieur, répondit Michel, vous vous méprenez, +ces choses-là appartiennent à la vie humaine, +nous nous occupons ici d'affaires plus augustes: Le +tribunal est assemblé pour juger des rois; vous voilà +au fait maintenant.» «Alors, dit Wilkes, je présume +que ces messieurs qui ont des ailes sont des chérubins, +et cet esprit là-bas me paraît ressembler fort à +George III. Mais, dans mon opinion, il est beaucoup +plus vieux.--Dieu me pardonne, il est aveugle.»</p> + +<p>69. «Il est, dit l'ange, tel que vous le voyez, et +son sort va dépendre de ses actions. Si vous avez +quelque chose à lui reprocher, songez que la tombe +permet au plus humble mendiant de lever la tête en +présence du potentat le plus superbe.» «Il y a des +gens, dit Wilkes, qui n'attendent pas que les rois +soient déposés dans leur cercueil de plomb, pour +prendre cette liberté, et moi, par exemple; je leur +ai toujours dit ce que je pensais à la face du soleil.»</p> + +<p>70. «Eh bien donc, au-dessus du soleil, répétez ce +que vous avez à faire valoir contre lui,» dit l'archange. +«Eh quoi, répliqua l'esprit, quand depuis si long-tems +il n'est plus question de tout cela, faut-il que je devienne +un témoin accusateur? Non, de par ma foi. +D'ailleurs j'avais fini par le battre à plates coutures +devant ses pairs et ses communes. Je ne me plais +pas à faire revivre de vieilles histoires dans le ciel, +d'autant plus que sa conduite était toute naturelle +dans un prince.</p> + +<p>71. «C'était une sottise sans doute, et une mauvaise +action d'opprimer un pauvre diable qui ne possédait +pas un schelling: mais j'en veux moins à l'homme +lui-même qu'à Bute et à Graftan, et je ne voudrais +pas le voir puni de leur crime, d'autant plus qu'ils +sont damnés depuis long-tems.--Quant à moi, j'ai +pardonné, et je vote pour son <i>habeas corpus</i> dans le +ciel.»</p> + +<p>72. «Wilkes, dit le diable, je comprends tout +ceci; vous étiez devenu à moitié courtisan avant +votre mort, et il paraît que vous avez envie de le devenir +tout-à-fait de l'autre côté de la barque de Caron. +Vous oubliez que le règne de cet homme est +fini, et que, quoi qu'il puisse être d'ailleurs, il ne +sera plus souverain. Vous avez perdu vos peines, +car le mieux qui puisse lui arriver est de se trouver +votre voisin.</p> + +<p>73. «Mais j'ai su tout de suite qu'en penser, lorsque +je vous ai vu, avec votre air goguenard, voltiger +et chuchoter autour de la broche, où Bélial, qui +était de service ce jour-là, arrosait, avec la graisse +de Fox, Guillaume Pitt, son élève. Je sus qu'en penser, +dis-je; cet homme, même dans l'enfer, trouve +encore le moyen de faire du mal.--Je le ferai bâillonner: +voici l'effet d'un de ses bills.</p> + +<p>74. «Qu'on appelle Junius!» Une ombre s'avança +à grands pas hors de la foule; et à ce nom, il +y eut une telle presse, que les esprits cessèrent de +se mouvoir commodément et à leur aise aérienne. +Mais ils se heurtèrent et se bousculèrent, se poussant +des bras et des genoux (et tout cela pour rien, +comme nous le verrons tout-à-l'heure), de telle sorte +qu'on eût dit du vent comprimé et renfermé dans +une vessie, ou, ce qui est bien pis, une colique humaine.</p> + +<p>75. L'ombre parut: c'était une grande figure +maigre, à cheveux gris, qui semblait n'avoir été autre +chose qu'une ombre sur la terre. Ses mouvemens +étaient vifs, et ne manquaient pas de vigueur; mais +rien ne pouvait indiquer son origine: tantôt elle diminuait, +tantôt elle grossissait, ayant tantôt un air +sombre, tantôt celui d'une gaîté sauvage. Mais en +contemplant ses traits, on les voyait changer à tous +momens, et ressembler--personne ne pouvait dire +à quoi.</p> + +<p>76. Plus les esprits le fixaient avec attention, +moins ils pouvaient distinguer à qui ses traits appartenaient. +Le diable lui-même semblait embarrassé +de le deviner. Ils variaient comme un rêve, offrant +tantôt une forme, tantôt une autre. Plusieurs personnes +de la foule jurèrent qu'elles le connaissaient +parfaitement; l'un affirmait qu'il était son père; sur +quoi un autre répondait qu'il était le frère du cousin +de sa mère.</p> + +<p>77. D'autres prétendaient que c'était un duc, un +chevalier, un orateur, un avocat, un prêtre, un +nabab, un accoucheur; mais l'être mystérieux changeait +au moins aussi souvent de visage qu'ils changeaient +d'opinion. Et quoiqu'il se tînt devant eux de +façon à ce qu'ils en eussent la vue tout entière, leur +embarras ne faisait que s'en accroître. Cet homme +était une véritable fantasmagorie, tant il était mince +et volatil!</p> + +<p>78. Dès que vous aviez décidé que c'était un tel, +<i>presto</i>, la figure changeait, et c'était un autre; et à +peine la métamorphose était-elle bien accomplie, +qu'il variait encore, tellement que je ne pense pas +que sa propre mère (si toutefois il en avait une) eût +pu reconnaître son fils, tant il prenait de formes différentes!--Si +bien que le plaisir de deviner ce <i>masque +de fer</i> épistolaire finissait par se changer en une +tâche pénible.</p> + +<p>79. Quelquefois, comme le triple Cerbère, il représentait +trois gentilshommes à la fois (comme le +dit très-bien la bonne madame Malaprop<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a> +<a href="#footnote64"><sup class="sml">64</sup></a>); puis +ensuite, il n'en était pas même un. Tantôt des rayons +de lumière jaillissaient autour de lui; tantôt une vapeur +épaisse le dérobait à tous les yeux, comme le +brouillard de Londres y cache le jour. Aujourd'hui +c'était Burke, demain Tooke, au gré du caprice des +gens; et certes, plus d'une fois il ressembla à sir +Philippe Francis.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote64" +name="footnote64"><b>Note 64: </b></a><a href="#footnotetag64"> +(retour) </a> Personnage ridicule de la comédie des <i>Rivaux</i> de Shéridan.<span class="rig"> +(<i>N. du Tr.</i>)</span></blockquote><br> + +<p>80. J'ai fait une supposition qui vient entièrement +de moi.--Je ne l'ai communiquée à personne +jusqu'à présent, de crainte de faire du tort à ceux +qui entourent le trône, ou à quelque ministre ou +pair, sur lequel la honte pourrait en rejaillir. C'est... +ami lecteur, prête-moi une oreille attentive: c'est +que ce que nous avons continué d'appeler Junius +n'était réellement, et en vérité, rien du tout.</p> + +<p>81. Je ne vois pas pourquoi des lettres ne seraient +pas écrites sans mains, puisque nous les voyons tous +les jours écrites sans tête, et sans que les livres en +soient moins bien remplis pour cela. Et en vérité, +jusqu'à ce que nous ayons trouvé quelqu'un qui ait +le droit incontestable de les réclamer, le nom de +leur auteur, comme l'embouchure du Niger, ne cessera +d'embarrasser le monde, incertain de décider +s'il y a une embouchure au fleuve, et s'il y a un auteur +des lettres.</p> + +<p>82. «Et qui es-tu?» demanda l'archange. «Vous +pouvez consulter le titre de mon livre pour cela, répondit +cette ombre majestueuse d'une ombre; car +si j'ai gardé mon secret pendant un demi-siècle, il +n'est pas probable que je vous le dise aujourd'hui.» +«As-tu rien à dire contre Georges <i>rex</i>, continua +Michel, ou quelque charge à porter contre lui?» +«Vous ferez mieux, répondit Junius, de lui demander +d'abord sa réponse à mes lettres.</p> + +<p>83. «Les charges qu'elles renferment contre lui +survivront, dans les annales du tems, au marbre de +son épitaphe et de sa tombe.» «N'as-tu pas à te repentir, +dit Michel, de quelque exagération dans le +passé, de quelque accusation qui pourrait amener ta +condamnation éternelle, si elle était fausse, ou la +sienne, si elle était vraie? N'as-tu pas mis trop d'amertume +dans tes écrits? la passion ne t'emporta-t-elle +pas trop loin?» «La passion? interrompit le sombre +fantôme; j'aimais mon pays, et lui, je le haïssais.</p> + +<p>84. «Ce que j'ai écrit, je l'ai écrit: que le reste +retombe sur sa tête ou sur la mienne!» Ainsi parla le +vieux <i>Nominis umbra</i>; et à peine avait-il fini, qu'il +se dissipa en une fumée céleste. Alors Satan dit à +Michel: «N'oubliez pas d'appeler Georges Washington, +John Horne Tooke et Franklin.»--Mais en +ce moment on entendit crier: «Place! place!» quoique +pas un fantôme ne bougeât.</p> + +<p>85. À la fin, à force de pousser et de coudoyer, +et avec le secours des chérubins chargés de cet emploi, +le diable Asmodée arriva jusqu'au cercle, d'un +air qui annonçait que le voyage lui avait coûté quelque +fatigue. Lorsqu'il déposa le fardeau dont il était +chargé:--«Qu'est-ce ceci? s'écria Michel: comment +donc, mais ce n'est pas une ombre?»--«Je +le sais, répondit l'incube; mais il en sera bientôt +une, si vous m'abandonnez cette affaire.</p> + +<p>86. «La peste soit du renégat! Je me suis foulé +l'aile gauche; il est si lourd, qu'on croirait qu'il +porte quelqu'un de ses ouvrages pendu à son cou. +Mais venons au fait. Tandis que je planais sur les +bords du Skiddaw, où, comme à l'ordinaire, il pleut; +je vis la faible lueur d'une lumière au-dessous de +moi, et me baissant, je surpris cet homme écrivant +un libelle, non moins contre l'histoire que contre la +sainte Bible.</p> + +<p>87. «La première est la sainte écriture du diable, +la seconde est la vôtre, bon Michel. Ainsi, +comme vous voyez, l'affaire vous regarde tous deux. +Je l'ai saisi dans l'état où il est là, et l'ai apporté ici +incontinent pour y être jugé. Je n'ai pas été dix minutes +dans les airs, ou du moins à peine un quart +d'heure: je gagerais que sa femme est encore à prendre +le thé.»</p> + +<p>88. Ici, Satan dit: «Il y a déjà long-tems que je +connais cet homme, et que je l'attendais ici; vous +ne trouverez guère d'être plus sot et plus présomptueux +dans sa petite sphère. Assurément ce n'était +pas la peine de mettre cela sous votre aile, mon cher +Asmodée; nous ne pouvions manquer d'avoir ici ce +pauvre misérable, sans se charger de le porter;--il +y serait venu de son plein gré.</p> + +<p>89. «Mais puisqu'il est ici, voyons, qu'a-t-il +fait?» «Ce qu'il a fait? s'écria Asmodée;--il s'est +mêlé d'avance de l'affaire dont vous vous occupez +aujourd'hui, et griffonne comme s'il était premier +commis du Destin. Qui sait à quoi l'on pourrait encore +s'attendre, quand on voit un âne tel que celui-ci +parler comme celui de Balaam?» «Écoutons, répondit +Michel, ce qu'il peut avoir à nous dire; vous +savez que c'est une obligation dont nous ne pouvons +nous dispenser.»</p> + +<p>90. Alors le poète, joyeux d'avoir un auditoire, +chose à laquelle il n'était pas accoutumé dans le +monde là-bas, commença à tousser, à cracher, à se +dérouiller la voix, et à prendre cet accent lamentable +si redouté des malheureux auditeurs qui se trouvent +à la portée des poètes, quand ils laissent déborder +le torrent de leur verve. Mais celui-ci se +trouva arrêté dès le premier hexamètre, dont les +pieds goutteux ne purent jamais cheminer.</p> + +<p>91. Et avant qu'il pût presser la marche de ses +dactyles boiteux et en former un récitatif, on entendit +un murmure d'épouvante et de découragement +dans la longue file des chérubins et des séraphins; et +Michel s'étant levé avant que le poète eût pu retrouver +un seul de ses hémistiches restés en chemin, +s'écria: «Pour l'amour de Dieu, arrêtez, mon ami! +il vaut mieux <i>non dî, non homines</i>; vous savez le +reste.»</p> + +<p>92. Il y eut alors un grand tumulte dans la foule, +qui paraissait avoir toute espèce de vers en horreur. +Les anges, bien entendu, avaient assez de leurs +chansons quand ils étaient de service, et la génération +des ombres en avait trop entendu pendant la +vie pour se soucier de profiter de cette nouvelle occasion. +Le monarque, jusque-là muet, s'écria alors: +«Eh quoi! encore du pâté? c'est assez, c'est assez +comme ça!</p> + +<p>93. Le tumulte redoubla de toutes parts; une toux +universelle fit retentir les cieux, comme pendant un +débat où Castlereagh aurait eu quelque tems la parole +(avant qu'il fut ministre d'état, pourtant <i>maintenant +les esclaves écoutent</i>). Il y en eut qui crièrent: +«À bas! à bas!» comme à la comédie. Jusqu'à +ce qu'enfin le poète saint Pierre, presque désespéré, +en qualité d'auteur, demanda grâce pour la prose +seulement.</p> + +<p>94. Le drôle n'était pas trop disgracié de la nature. +Sa figure ne ressemblait pas mal à celle d'un +vautour, avec un nez recourbé et un œil de faucon +qui donnait un air de vivacité et de pénétration à +toute sa personne qui, quoique grave, était loin +d'être aussi vilaine que son affaire, car cette dernière +était aussi désespérée que possible: c'était +une espèce de félonie <i>de se</i>.</p> + +<p>95. Alors Michel sonna de sa trompette, et apaisa +le bruit en en faisant un plus grand, comme +c'est encore la mode à présent chez nous. À l'exception +de quelque voix grommelante qui se permettra +de tems en tems d'interrompre le décorum du silence, +il y a peu de gens qui exercent deux fois leurs +poumons, quand ils voient qu'on crie plus fort +qu'eux. Ainsi donc le barde eut la faculté de plaider +sa mauvaise cause, avec toutes les attitudes de +l'homme le plus satisfait de lui-même.</p> + +<p>96. Il dit (je ne rapporte ici que les principaux +points de son discours), il dit que de mauvaises intentions +ne guidaient pas sa plume;--que sa coutume +était d'écrire sur tous les sujets; que c'était +de plus son pain, qu'il n'aimait pas à manger sec; +qu'il retiendrait l'assemblée trop long-tems (du +moins il avait quelque raison de le craindre), et qu'il +lui faudrait plus d'un jour entier s'il voulait nommer +tous ses ouvrages! il n'en citerait donc que quelques-uns: +Wat-Tyler,--des vers sur Blenheim et +Waterloo.</p> + +<p>97. Il avait écrit les louanges d'un régicide; il +avait écrit les louanges de tous les rois quelconques. +Il avait écrit pour les républiques voisines et lointaines; +puis ensuite contre elles, avec une verve plus +mordante que jamais. Il avait jadis proclamé <i>un</i> plan +plus ingénieux que moral en faveur de la Pantisocratie; +puis était devenu un véritable anti-jacobin,--après +quoi il avait tourné casaque: s'il l'eût fallu, +il aurait changé de peau.</p> + +<p>98. Il avait tonné dans ses vers contre la guerre +et les batailles; puis il avait chanté des louanges en +leur honneur. Il avait appelé la critique un métier +malhonnête<a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a> +<a href="#footnote65"><sup class="sml">65</sup></a>, et lui-même était devenu de tous les +critiques le plus bas et le plus rampant, nourri, payé +et choyé par les mêmes hommes qui avaient déchiré +ses mœurs et sa muse.--Il avait écrit beaucoup de +vers blancs et de prose encore plus pâle, et en plus +grande quantité que personne ne l'imaginait.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote65" +name="footnote65"><b>Note 65: </b></a><a href="#footnotetag65"> +(retour) </a> Voyez la <i>Vie de H. Kirke White</i>.</blockquote> + +<p>99. Il avait écrit la vie de Wesley.--Ici, se +tournant vers Satan: «Monsieur, continua-t-il, je +suis prêt à écrire la vôtre, en deux volumes in-octavo, +élégamment reliés, avec des notes et une préface, +enfin tout ce qui peut attirer le pieux acheteur. +Et vous n'avez aucun motif de crainte, car je puis +choisir parmi les critiques celui qui rendra compte +de mon ouvrage.--Veuillez donc me donner les +documens nécessaires, que je puisse ajouter votre +nom à celui de mes autres saints.»</p> + +<p>100. Satan s'inclina, et garda le silence. «Eh +bien! si, par une aimable modestie, vous refusez mon +offre, voyons ce qu'en dira Michel? Il y a peu de +mémoires susceptibles de devenir aussi parfaits. Ma +plume se prête à tout: elle est un peu moins neuve +que jadis, mais je vous ferai briller comme brille +votre trompette, par parenthèse. Il y a plus de cuivre +dans la mienne; elle rend d'aussi beaux sons.</p> + +<p>101. «Mais, à propos de trompettes, voici ma +vision! Maintenant vous allez en juger, tous tant +que vous êtes; oui, vous allez juger d'après mon jugement, +et apprendre, d'après ma décision, qui entrera +dans le ciel, et qui en sera repoussé.--Je +décide de tout cela par intuition, et prononce sur le +présent, le passé, l'avenir, le ciel, l'enfer, enfin sur +tout, de même que le roi Alphonse<a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a> +<a href="#footnote66"><sup class="sml">66</sup></a>! Quand je suis +en train de voir double, j'épargne à la divinité des +peines incroyables.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote66" +name="footnote66"><b>Note 66: </b></a><a href="#footnotetag66"> +(retour) </a> Le roi Alphonse, en parlant du système de Ptolémée, disait que, +s'il avait été consulté à la création du monde, il aurait évité au créateur +bien des absurdités.</blockquote> + +<p>102. Il s'arrêta pour tirer un manuscrit de sa poche; +et aucune persuasion de la part des diables, +des saints ou des anges ne put arrêter ce torrent. Il +lut les trois premières lignes du contenu; mais à la +quatrième, tout le cortége spirituel s'évanouit en +laissant une variété d'odeurs ambroisiennes ou sulfureuses; +échappant avec la rapidité de l'éclair à +son mélodieux charivari<a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a> +<a href="#footnote67"><sup class="sml">67</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote67" +name="footnote67"><b>Note 67: </b></a><a href="#footnotetag67"> +(retour) </a> Voyez la <i>Description</i> d'Aubray d'une apparition qui s'évanouit en +répandant d'étranges parfums et un mélodieux charivari;--ou voyez le +Ier vol. de <i>l'Antiquaire</i>.<span class="rig"> +(<i>Note de Lord Byron</i>.)</span></blockquote><br> + +<p>103. Les vers héroïques avaient eu l'effet d'un +charme. Les anges s'étaient bouché les oreilles, et +avaient joué des ailes.--Les diables assourdis +avaient pris leur course en hurlant vers l'enfer.--Les +ombres s'étaient enfuies en baragouinant dans +leurs domaines (car on n'est pas encore bien sûr du +lieu où elles font leur séjour, et je laisse à chaque +homme son opinion là-dessus). Pour Michel, il eut +recoure à sa trompette; mais hélas! il grinçait tellement +des dents qu'il n'en put sonner.</p> + +<p>104. Saint Pierre, qui a toujours passé pour un +saint un peu vif, agita ses clefs en l'air, et au cinquième +vers renversa notre poète, qui tomba comme +Phaéton dans son lac, mais plus commodément, car +il ne se noya pas; la destinée ayant décrété une autre +fin pour le poète lauréat, et lui réservant autre +chose pour sa dernière couronne, lorsque la réforme +arrivera dans un lieu ou dans l'autre.</p> + +<p>105. Il tomba d'abord, et coula à fond comme +ses ouvrages; mais bientôt il reparut sur la surface, +semblable à lui-même, car tout ce qui est corrompu +flotte comme le liége<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a> +<a href="#footnote68"><sup class="sml">68</sup></a>, la corruption rendant un +objet léger comme un esprit follet, ou une poignée +de paille surnageant sur une mare d'eau. Peut-être +se tient-il encore caché dans son antre, comme des +livres ennuyeux oubliés sur une tablette, à griffonner +quelque vie ou quelque vision, et réalisant, comme +dit Wellborn, le diable devenu ermite.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote68" +name="footnote68"><b>Note 68: </b></a><a href="#footnotetag68"> +(retour) </a> Le corps d'un noyé reste au fond jusqu'à ce qu'il soit corrompu; +alors il flotte, comme on le sait généralement.</blockquote> + +<p>106. Quant à ce qui est du reste, pour en venir +à la conclusion de ce rêve véridique, je dirai que +j'ai perdu le télescope qui permettait à mes yeux de +voir les objets sans prestige, et qui me dévoilait ce +que j'ai dévoilé à mon tour. La dernière chose que +je vis au milieu de toute cette confusion, fut le roi +Georges se glisser enfin, pour tout de bon, dans le +ciel; et lorsque le tumulte s'affaiblissant fut suivi du +calme, je le laissai étudiant le centième psaume.</p> + +<p>FIN DE LA VISION DU JUGEMENT.</p> + + + + + + + +<br><br> + + + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de lord Byron + Volume 8, by George Gordon Byron + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE LORD BYRON, VOL 8 *** + +***** This file should be named 28828-h.htm or 28828-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/8/8/2/28828/ + +Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreaders Europe at +http://dp.rastko.net. This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> + + + diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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