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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 02:42:23 -0700
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+The Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de lord Byron, Volume 8, by
+George Gordon Byron
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Oeuvres complètes de lord Byron, Volume 8
+ comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore
+
+Author: George Gordon Byron
+
+Annotator: Thomas Moore
+
+Translator: Paulin Paris
+
+Release Date: May 15, 2009 [EBook #28828]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE LORD BYRON, VOL 8 ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the
+Online Distributed Proofreaders Europe at
+http://dp.rastko.net. This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+
+
+ŒUVRES COMPLÈTES
+DE
+LORD BYRON,
+AVEC NOTES ET COMMENTAIRES,
+COMPRENANT
+SES MÉMOIRES PUBLIÉS PAR THOMAS MOORE,
+ET ORNÉS D'UN BEAU PORTRAIT DE L'AUTEUR.
+
+_Traduction Nouvelle_
+
+PAR M. PAULIN PARIS,
+DE LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI.
+
+
+
+TOME HUITIÈME.
+
+Paris.
+DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, IMPR.-LIB. RUE SAINT-LOUIS, N° 46, ET RUE
+RICHELIEU, N° 47 _bis._
+
+1831.
+
+
+
+
+LES DEUX FOSCARI.
+
+TRAGÉDIE HISTORIQUE.
+
+ Le _père_ est touché, mais le _gouverneur_
+ est inflexible.
+
+ (_Le Critique_.)
+
+
+
+PERSONNAGES.
+
+ HOMMES.
+
+ FRANCIS FOSCARI, Doge de Venise.
+ JACOPO FOSCARI, fils du Doge.
+ JACQUES LORÉDANO, patricien.
+ MARCO MEMMO, chef des Quarante.
+ BARBARIGO, sénateur.
+ AUTRES SÉNATEURS, LE CONSEIL DES DIX, GARDES, SUIVANS,
+ etc., etc.
+
+ FEMMES.
+
+ MARINA, épouse du jeune Foscari.
+
+
+La scène est à Venise, dans le palais ducal.
+
+
+
+
+LES DEUX FOSCARI.
+
+TRAGÉDIE HISTORIQUE.
+
+
+
+ACTE PREMIER.
+
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE.
+
+(Une salle du palais ducal.)
+
+Entrent LORÉDANO et BARBARIGO, de côtés opposés.
+
+
+LORÉDANO.
+
+Où est le prisonnier?
+
+BARBARIGO.
+
+Il se remet de la question.
+
+LORÉDANO.
+
+L'heure fixée hier pour la reprise de son jugement est
+passée.--Hâtons-nous de rejoindre nos collègues dans la salle du
+conseil, et de proposer son rappel.
+
+BARBARIGO.
+
+Pour moi je pense qu'il serait bon de donner à ses membres torturés un
+relâche de quelques minutes; la question l'avait hier épuisé, et si on
+l'y replaçait de suite, il pourrait expirer dans les tourmens.
+
+LORÉDANO.
+
+Eh bien?
+
+BARBARIGO.
+
+Comme vous, j'aime la justice; autant que vous je déteste les ambitieux
+Foscari, père et fils, et toute leur race dangereuse; mais le malheureux
+a souffert au-delà des forces de la nature avec la constance la plus
+stoïque.
+
+LORÉDANO.
+
+Sans faire l'aveu de ses crimes.
+
+BARBARIGO.
+
+Et peut-être sans en avoir commis. Seulement il a avoué la lettre au duc
+de Milan, et ce qu'il vient de souffrir peut être considéré comme un
+châtiment presque suffisant d'une pareille faiblesse.
+
+LORÉDANO.
+
+C'est ce que nous verrons.
+
+BARBARIGO.
+
+Lorédano! vous suivez trop loin les inspirations d'une haine
+héréditaire.
+
+LORÉDANO.
+
+Jusqu'où?
+
+BARBARIGO.
+
+Jusqu'à l'extermination.
+
+LORÉDANO.
+
+Quand les Foscari seront éteints, vous pourrez parler ainsi; mais allons
+au conseil.
+
+BARBARIGO.
+
+Encore un instant:--nos collègues ne sont pas en nombre; deux autres
+doivent encore venir avant que la délibération puisse être reprise.
+
+LORÉDANO.
+
+Et le président, le Doge?
+
+BARBARIGO.
+
+Oh! pour lui, avec un courage plus que romain, il est toujours le
+premier à son poste dans ce déplorable procès contre son dernier et
+unique fils.
+
+LORÉDANO.
+
+Oui,--oui--son _dernier_.
+
+BARBARIGO.
+
+Rien ne peut-il vous toucher?
+
+LORÉDANO.
+
+_Souffre-t-il_? croyez-vous?
+
+BARBARIGO.
+
+Il ne le témoigne pas.
+
+LORÉDANO.
+
+Je l'avais déjà remarqué,--le misérable!
+
+BARBARIGO.
+
+Mais hier, comme il rentrait dans l'appartement ducal et qu'il en
+passait le seuil, on ma dit que le pauvre vieillard s'était trouvé mal.
+
+LORÉDANO.
+
+Il commence donc à sentir?
+
+BARBARIGO.
+
+C'est à vous qu'il le doit en partie.
+
+LORÉDANO.
+
+Je devrais en être la seule cause:--mon père et mon oncle ne sont plus.
+
+BARBARIGO.
+
+D'après leur épitaphe que j'ai lue, ils sont morts empoisonnés.
+
+LORÉDANO.
+
+Oui: à peine le Doge avait-il déclaré qu'il ne se croirait jamais
+souverain, tant que vivrait Péter Lorédano, que les deux frères
+tombèrent malades:--il _est_ souverain.
+
+BARBARIGO.
+
+Bien déplorable!
+
+LORÉDANO.
+
+Et ceux qu'il a rendus orphelins?
+
+BARBARIGO.
+
+Mais pouvez-vous en accuser le Doge?
+
+LORÉDANO.
+
+Oui.
+
+BARBARIGO.
+
+Quelle preuve?
+
+LORÉDANO.
+
+Quand les princes ourdissent en secret leurs trames, il est difficile de
+retrouver contre eux des preuves et de leur faire leur procès; mais je
+crois avoir assez recueilli des premières pour me passer des délais du
+second.
+
+BARBARIGO.
+
+Vous en appelez cependant aux lois.
+
+LORÉDANO.
+
+Oui, aux seules lois qu'il voulut nous laisser.
+
+BARBARIGO.
+
+Dans notre république il est plus facile d'obtenir réparation que chez
+les nations étrangères. Est-il vrai que, sur vos livres de commerce
+(source de l'opulence de nos plus illustres patriciens), vous ayez écrit
+ces mots: «Doit le doge Foscari la mort de Marco et celle de Piétro
+Lorédano, mes père et oncle?»
+
+LORÉDANO.
+
+Oui, cela est écrit.
+
+BARBARIGO.
+
+Mais ne l'effacerez-vous pas?
+
+LORÉDANO.
+
+J'attendrai la balance.
+
+BARBARIGO.
+
+Par quel moyen?
+
+(Deux sénateurs traversent la scène en se dirigeant vers la salle du
+conseil des Dix.)
+
+LORÉDANO.
+
+Vous voyez que nous sommes en nombre. Suivez-moi.
+
+(Sort Lorédo.)
+
+BARBARIGO, seul.
+
+_Te_ suivre! je n'ai que trop long-tems suivi la trace de tes fureurs,
+semblable à la vague soulevée à la suite d'une autre vague, et frappant
+également le vaisseau qu'entr'ouvrent les vents déchaînés, et
+l'infortuné qui remplit de ses cris l'asile où commencent à pénétrer les
+flots. Mais ce fils, mais son père, seraient capables d'attendrir les
+élémens eux-mêmes, et devrais-je, après tout, imiter leur inexorable
+furie?--Oh! que ne suis-je comme eux aveugle et sans remords!--Mais le
+voici!--Contiens-toi, mon cœur! ils sont tes ennemis; il faut qu'ils
+tombent tes victimes: voudrais-tu t'attendrir pour ceux qui furent sur
+le point de te briser?
+
+(Entrent des gardes, entourant le jeune Foscari.)
+
+GARDE.
+
+Laissez-le reposer. Arrêtons-nous, seigneur.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ami, je te remercie; je suis faible; mais ce retard pourrait t'être
+reproché.
+
+GARDE.
+
+J'en courrai les chances.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Quoi! de la bienveillance!--Jusqu'alors j'avais trouvé quelques indices
+de pitié, mais de miséricorde, jamais; voici le premier.
+
+GARDE.
+
+Et le dernier peut-être, si ceux qui gouvernent nous entendaient.
+
+BARBARIGO, s'avançant vers le garde.
+
+Il en est un qui vous entend: ne crains rien cependant, je ne veux être
+ton juge ni ton accusateur; et bien que l'heure soit passée, attends ici
+leur dernier appel.--Je suis des Dix, et je ne m'arrête ici que pour
+justifier votre retard: quand le dernier avis te parviendra, j'aurai
+franchi la porte du conseil.--Surveille exactement le prisonnier.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Quelle est cette voix?--celle de Barbarigo! Ciel! l'ennemi de notre
+maison est du petit nombre de mes juges!
+
+BARBARIGO.
+
+Mais pour balancer l'influence d'un tel ennemi, si toutefois il mérite
+ce nom, ton père n'est-il pas également au nombre de tes juges?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+En effet, il juge.
+
+BARBARIGO.
+
+N'accuse donc pas la rigueur des lois, quand elles vont jusqu'à
+permettre à un père de déposer son vote dans une affaire qui intéresse
+si gravement le salut de l'état.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Oui, et de son fils. Je me trouve mal; permettez-moi, je vous prie, de
+prendre un instant l'air à cette fenêtre qui donne sur les flots.
+
+(Entre un officier qui parle bas à Barbarigo.)
+
+BARBARIGO, au garde.
+
+Laissez-le approcher. Je ne dois pas m'arrêter près de lui davantage;
+j'ai même, dans ce court entretien, oublié mes devoirs; il faut que
+j'aille me racheter dans la chambre du conseil.
+
+(Barbarigo sort.--Le garde conduit à la fenêtre Jacopo Foscari.)
+
+GARDE.
+
+La voilà ouverte, seigneur.--Comment vous trouvez-vous?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Comme un enfant.--O Venise! Venise!
+
+GARDE.
+
+Et vos membres?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Mes membres! Oh! que de fois ils m'ont soutenu sur cette plaine d'azur,
+où je devançais le rapide sillon de la gondole! Que de fois, masqué
+comme un jeune batelier, entouré de mes compagnons, gais et nobles comme
+moi, nous nous plaisions à lutter sur ces flots d'enjouement et de bonne
+grâce! Alors mille beautés ravissantes nous animaient de leurs aimables
+sourires; nous entendions leurs vœux passionnés; nous distinguions, de
+nos brillans esquifs, leurs mouchoirs ondoyans, leurs mains
+retentissantes! Oh! que de fois, d'un bras plus robuste, d'un sein plus
+téméraire encore, j'ai fendu ces vagues impétueuses! Alors, avec
+l'adresse du nageur, je secouais mon humide chevelure; en riant, je
+chassais loin de mes lèvres les vagues qui semblaient, en les pressant,
+caresser une coupe. Plus elles s'élevaient, plus je semblais aisément
+les surmonter, et plus j'étais fier de l'espèce de trône qu'elles me
+dressaient. Souvent, dans mon ardeur téméraire, je plongeais dans leurs
+gouffres de verdure et de cristal; je m'ouvrais un chemin jusqu'aux
+coquillages, jusqu'aux algues marines, que les spectateurs
+n'apercevaient du rivage qu'à l'instant où ils ne tremblaient plus pour
+moi: puis je revenais la main chargée des preuves irrécusables de ma
+longue course; d'un élan rapide et vigoureux je reparaissais à la
+surface, je tirais un profond soupir emprisonné si long-tems dans ma
+poitrine; j'essuyais l'écume qui bouillonnait autour de moi, et, comme
+un oiseau de mer, je reprenais tranquillement ma course.--J'étais alors
+un enfant.
+
+GARDE.
+
+Soyez homme maintenant: jamais vous n'avez eu plus besoin d'un mâle
+courage.
+
+JACOPO FOSCARI, regardant du balcon.
+
+O Venise! ma belle, mon unique patrie!--Je sens donc que je respire!
+comme ta brise, ta brise adriatique caresse délicieusement mon visage!
+Tes vents eux-mêmes portent dans mes veines l'impression du pays natal;
+ils les rafraîchissent, ils calment mon sang. Qu'il est différent, le
+vent brûlant des horribles Cyclades qui mugissaient en Candie autour de
+ma prison, et qui portaient dans mon cœur le désespoir!
+
+GARDE.
+
+En effet, vos joues reprennent leur coloris: puisse le ciel vous donner
+la force de supporter ce qui peut encore vous attendre!--Je frémis d'y
+penser.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ils ne me banniront pas une seconde fois.--Non, non, ils peuvent briser
+mes membres, j'ai de la force.
+
+GARDE.
+
+Avouez, et la torture vous sera épargnée.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+J'ai déjà avoué une fois--deux fois: et deux fois ils m'ont exilé!
+
+GARDE.
+
+Et la troisième fois ils vous tueront.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Eh bien! qu'ils me tuent, pourvu que je sois enseveli aux lieux où je
+suis né; mieux valent ici des cendres que l'existence ailleurs.
+
+GARDE.
+
+Pouvez-vous tant chérir la terre qui vous déteste?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+La terre!--Oh! non, ce sont les enfans de la terre qui seuls me
+persécutent: mais le sol natal me pressera de nouveau comme une tendre
+mère dans ses bras: un tombeau vénitien, c'est là ce que je demande; ou
+du moins un cachot, tout ce qu'ils voudront enfin, pourvu que ce soit
+ici.
+
+(Entre un officier.)
+
+OFFICIER.
+
+Emmenez le prisonnier!
+
+GARDE.
+
+Seigneur, vous entendez l'ordre.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+J'y suis habitué; c'est la troisième fois qu'ils m'ont torturé. (Au
+garde.) Donnez-moi donc le bras.
+
+OFFICIER.
+
+Prenez le mien; il m'est recommandé de rester le plus près de votre
+personne.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Vous!--C'est vous qui dirigiez hier mes bourreaux.--Arrière!--Je
+marcherai seul.
+
+OFFICIER.
+
+Comme il vous plaira, seigneur; ce n'est pas moi qui signai la sentence,
+et je ne pouvais désobéir au conseil, quand ils--
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Oui, quand ils t'ordonnaient de m'étendre sur leurs horribles chevalets.
+Ne me touche pas, je te prie, du moins pour le moment; le tems viendra
+qu'ils renouvelleront leurs ordres; mais jusque-là éloigne-toi de moi. A
+la vue de tes mains, mes membres frémissent et se glacent, en songeant
+aux nouveaux supplices qui m'attendent, et mon front se couvre tout à
+coup d'une sueur froide, comme si--mais loin de nous ces terreurs--j'ai
+déjà supporté la torture,--je la supporterai bien encore.--De quel œil
+mon père voit-il tout cela?
+
+OFFICIER.
+
+Avec son calme ordinaire.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Oui; la terre, le ciel, l'azur de l'océan, l'éclat de notre ville et de
+ses dômes, les jeux de la place Saint-Marc, et même le bourdonnement des
+nations, tout porte les indices de calme et de plaisir jusque dans ces
+salles où gouvernent des inconnus, où d'innombrables inconnus sont
+chaque jour jugés et immolés en silence.--Tout garde le même aspect,
+jusqu'à mon propre père! Et rien n'éprouve la moindre sympathie pour
+Foscari, pas même un Foscari.--(A l'officier.) Je vous suis.
+
+(Sortent Jacopo Foscari, officier, etc.--Entrent Memmo et un autre
+sénateur.)
+
+MEMMO.
+
+Il est parti.--Nous avons trop tardé.--Pensez-vous que les Dix demeurent
+long-tems assemblés aujourd'hui?
+
+SÉNATEUR.
+
+Le prisonnier, dit-on, est fort endurci; il persiste toujours dans sa
+première déposition; voilà tout ce que je sais.
+
+MEMMO.
+
+Et cela est beaucoup; pour nous, premiers patriciens de la république,
+les secrets de cette terrible chambre sont des mystères comme pour le
+dernier citoyen.
+
+SÉNATEUR.
+
+Seulement, quelques rumeurs qui (semblables aux contes de revenans
+reconnus dans l'ombre des bâtimens en ruines) n'ont jamais été prouvées
+ni entièrement démenties: ici les hommes connaissent aussi peu les
+véritables actes du pouvoir que les mystères informes de la tombe.
+
+MEMMO.
+
+Mais, avec le tems, nous faisons un pas dans cette initiation; et j'ai
+l'espoir un jour d'être décemvir.
+
+SÉNATEUR.
+
+Ou même doge...
+
+MEMMO.
+
+Pourquoi pas? non, cependant, si je puis m'en dispenser.
+
+SÉNATEUR.
+
+C'est la première magistrature de l'état; on peut y aspirer
+légitimement, et de nobles rivaux peuvent se glorifier d'y atteindre.
+
+MEMMO.
+
+Je leur laisse cette prétention. Né patricien, mon ambition toutefois a
+des limites: j'aimerais mieux être l'un des membres égaux de l'impérial
+conseil des Dix, que de briller d'un éclat solitaire et comme un zéro
+couronné.--Mais qui s'approche? la femme de Foscari.
+
+(Entre Marina avec une suivante.)
+
+MARINA.
+
+Eh quoi! personne?--Je me trompe, ils sont encore deux; mais ce sont des
+sénateurs.
+
+MEMMO.
+
+Qu'ordonnez-vous de nous, noble dame?
+
+MARINA.
+
+Moi, ordonner! hélas! ma vie n'a été qu'une longue prière, et une prière
+inutile.
+
+MEMMO.
+
+Je comprends, mais je ne dois pas répondre.
+
+MARINA, avec dédain.
+
+En effet,--on n'ose répondre ici qu'à la torture, on n'ose interroger
+que ceux--
+
+MEMMO, l'interrompant.
+
+Femme imprudente! songez-vous où vous êtes en ce moment?
+
+MARINA.
+
+En ce moment!--je suis où fut le palais du père de mon époux.
+
+MEMMO.
+
+Vous êtes dans le palais du Doge.
+
+MARINA.
+
+Et dans la prison de son fils.--Non, je ne l'ai pas oublié; et si je
+n'en trouvais pas ici des souvenirs plus intimes et plus amers, je
+rendrais grâce à l'illustre Memmo de me rappeler les délices de cet
+endroit.
+
+MEMMO.
+
+Soyez calme!
+
+MARINA, levant les yeux au ciel.
+
+Je le suis; mais toi, Dieu tout-puissant, peux-tu bien l'être également,
+en voyant un monde pareil?
+
+MEMMO.
+
+Votre mari peut encore être absous.
+
+MARINA.
+
+Il l'est, mais dans le ciel. Je vous en prie, seigneur sénateur, ne
+parlez pas de cela. Vous êtes un homme d'état, ainsi que le Doge; en ce
+moment même il a sur le chevalet un fils, et moi un époux: ils sont là,
+face à face, l'un comme juge, l'autre comme accusé.--Pensez-vous qu'_il
+le_ condamne?
+
+MEMMO.
+
+Je ne le crois pas.
+
+MARINA.
+
+Mais s'il ne le fait pas, les autres ne les condamneront-ils pas tous
+deux?
+
+MEMMO.
+
+Ils le peuvent.
+
+MARINA.
+
+Et pour eux, quand il s'agit d'un crime exécrable, pouvoir et vouloir
+sont la même chose:--mon époux est perdu!
+
+MEMMO.
+
+Ne dites pas cela; à Venise, c'est la justice qui juge.
+
+MARINA.
+
+Ah! s'il en était ainsi, il n'y aurait plus aujourd'hui de Venise!
+Qu'elle existe, mais du moins que les hommes de bien ne meurent pas
+avant l'heure prescrite par la nature. Pourquoi faut-il que les Dix
+soient plus impatiens qu'elle, et qu'ils décident en ce moment de notre
+sort? Ah ciel! un cri de détresse!
+
+(On entend un cri douloureux.)
+
+SÉNATEUR.
+
+Écoutez!
+
+MARINA.
+
+C'est un cri de--Non, non, ce n'est pas mon mari, ce n'est pas la voix
+de Foscari.
+
+MEMMO.
+
+Cependant--
+
+MARINA.
+
+Non, ce n'est pas la sienne. Non, non; lui, pousser des cris! c'est le
+rôle de son père: mais lui--il mourra en silence.
+
+(On entend un nouveau hurlement.)
+
+MEMMO.
+
+Comment! encore?
+
+MARINA.
+
+_C'est bien sa voix_! je crois la reconnaître: je ne l'aurais pas cru.
+Toutefois se plaindrait-il, je ne puis cesser de l'aimer; mais--non,
+non.--Hélas! ce doit être une bien terrible angoisse, celle qui put lui
+arracher un gémissement.
+
+SÉNATEUR.
+
+Mais vous qui sentez les injures de votre mari comme les vôtres,
+voudriez-vous qu'il supportât en silence des douleurs plus que
+mortelles?
+
+MARINA.
+
+Chacun de nous a ses douleurs. Grâce à moi, et quand ils arracheraient
+la vie au Doge et à son fils, la grande maison de Foscari ne s'éteindra
+pas. En donnant la vie à ceux qui leur succéderont, j'ai enduré des
+douleurs comparables à celles qui la leur feront perdre: mais les
+miennes étaient de douces angoisses; et cependant, telle était leur
+violence que j'aurais pu jeter des cris. Je ne l'ai pas fait, car
+j'avais l'espoir d'enfanter un héros, et je n'aurais pas voulu
+l'accueillir avec des larmes.
+
+MEMMO.
+
+Tout se tait maintenant.
+
+MARINA.
+
+Tout est fini peut-être; mais je ne veux pas le croire: il a réuni
+toutes ses forces, et sans doute il les défie en ce moment.
+
+(Un officier entre brusquement.)
+
+MEMMO.
+
+Eh quoi! mon ami, que cherchez-vous?
+
+OFFICIER.
+
+Un médecin. Le prisonnier s'est trouvé mal.
+
+(L'officier sort.)
+
+MEMMO.
+
+Vous feriez bien, madame, de vous retirer.
+
+SÉNATEUR, lui offrant son bras.
+
+Je vous en prie, suivez ce conseil.
+
+MARINA.
+
+Non, non; je veux le secourir.
+
+MEMMO.
+
+Vous, madame? oubliez-vous que personne n'a le droit de pénétrer dans
+ces chambres, à l'exception des Dix et de leurs familiers?
+
+MARINA.
+
+Oui, je sais que nul de ceux qui entrent ne revient comme il est
+entré,--que la plupart ne retournent jamais; mais ils ne pourront
+refuser de me voir.
+
+MEMMO.
+
+Hélas! vous n'éprouverez qu'un dur refus, une incertitude plus grande
+encore.
+
+MARINA.
+
+Et qui m'arrêtera?
+
+MEMMO.
+
+Ceux que leur devoir y oblige.
+
+MARINA.
+
+Est-ce _leur_ devoir de fouler aux pieds tous les sentimens de
+l'humanité, et tous les liens qui enchaînent l'homme à l'homme; de
+rivaliser ici-bas avec les démons qui plus tard réclameront le droit de
+les plonger dans un abîme de tortures! Quoi qu'il en soit, j'avancerai.
+
+MEMMO.
+
+C'est impossible.
+
+MARINA.
+
+C'est ce que l'on verra. Le désespoir peut défier jusqu'au despotisme.
+Il y a quelque chose dans mon cœur qui braverait les fers croisés d'une
+armée entière; et vous croyez qu'une poignée de geôliers pourront
+arrêter mes pas? Laissez-moi passer. C'est ici le palais du Doge; je
+suis la femme du fils du Doge, de l'_innocent_ fils du Doge: il faudra
+bien qu'ils m'entendent!
+
+MEMMO.
+
+Vous ne parviendrez ainsi qu'à irriter ses juges davantage.
+
+MARINA.
+
+Eh quoi! ceux qui le forcent à gémir sont des _juges_! ils ne sont que
+des assassins. Laissez-moi passer.
+
+(Marina sort.)
+
+SÉNATEUR.
+
+Pauvre dame!
+
+MEMMO.
+
+C'est l'effet de son désespoir; elle ne sera pas admise.
+
+SÉNATEUR.
+
+Elle le serait qu'elle ne parviendrait pas à sauver son mari. Mais
+voyez, l'officier revient.
+
+(L'officier traverse la scène suivi d'une autre personne.)
+
+MEMMO.
+
+A peine si j'eusse supposé que les Dix eussent assez de pitié pour
+permettre qu'on portât quelque assistance au patient.
+
+SÉNATEUR.
+
+De la pitié! c'est une pitié qui consiste à rappeler au sentiment
+l'infortuné trop heureux d'échapper à la mort, par cette faiblesse,
+dernière ressource de notre pauvre nature contre la tyrannie de la
+peine.
+
+MEMMO.
+
+Je suis surpris qu'ils tardent tant à le condamner.
+
+SÉNATEUR.
+
+Ce n'est pas là leur politique: ils le retiennent vivant parce qu'il ne
+redoute pas la mort; ils l'avaient banni, parce que toute la terre, à
+l'exception de sa patrie, est pour lui une immense prison, parce que
+chaque souffle d'air étranger semble pour sa poitrine un _dévorant_
+poison, qui, sans le tuer, le consume.
+
+MEMMO.
+
+L'ensemble des circonstances atteste ses crimes, cependant il n'en fait
+pas l'aveu.
+
+SÉNATEUR.
+
+On ne peut lui opposer que la lettre qu'il a écrite, et qu'il n'a,
+dit-il, adressée au duc de Milan que dans la pleine conviction qu'elle
+tomberait entre les mains du sénat, et qu'elle déciderait ses juges à le
+transporter à Venise.
+
+MEMMO.
+
+Comme accusé?
+
+SÉNATEUR.
+
+Oui; mais enfin dans sa chère patrie: c'est là, s'il faut l'en croire,
+tout ce qu'il désirait.
+
+MEMMO.
+
+L'imputation des présens est bien prouvée.
+
+SÉNATEUR.
+
+Non entièrement, et la charge d'homicide a été annulée par la confession
+de Nicolas Erizzo, qui déclara à son lit de mort avoir assassiné le
+dernier chef des Dix.
+
+MEMMO.
+
+Pourquoi donc tarder à l'absoudre?
+
+SÉNATEUR.
+
+C'est à eux de vous répondre; car il est bien connu, comme je l'ai dit,
+qu'Almoro Donato fut tué par Erizzo, par vengeance particulière.
+
+MEMMO.
+
+Il doit y avoir dans cet étrange procès d'autres crimes que n'en
+divulgue l'acte d'accusation. Mais j'aperçois deux des Dix qui
+s'approchent; éloignons-nous.
+
+(Sortent Memmo et le sénateur.--Entrent Lorédano et Barbarigo.)
+
+BARBARIGO.
+
+C'en était trop: croyez-moi, il n'était pas convenable de poursuivre le
+jugement dans un pareil moment.
+
+LORÉDANO.
+
+Ainsi donc il faudra rompre le conseil, arrêter la justice au milieu de
+sa carrière, parce qu'une femme viendra troubler nos délibérations?
+
+BARBARIGO.
+
+Non, ce n'est pas le motif; mais vous avez vu l'état du prisonnier.
+
+LORÉDANO.
+
+N'avait-il pas recouvré ses sens?
+
+BARBARIGO.
+
+Pour les reperdre à la première épreuve.
+
+LORÉDANO.
+
+On la lui a épargnée.
+
+BARBARIGO.
+
+Vos murmures furent inutiles; la majorité dans le conseil était contre
+vous.
+
+LORÉDANO.
+
+Oui, grâce à vous, monsieur, et grâce à notre vieux barbon de Doge, qui
+sut réunir les voix généreuses qui rendirent la mienne inutile.
+
+BARBARIGO.
+
+Je suis juge; mais, je le confesse, cette portion de nos pénibles
+devoirs qui, en prescrivant la torture, nous ordonne de rester en
+présence du malheureux qu'elle déchire, me fait désirer--
+
+LORÉDANO.
+
+Quoi?
+
+BARBARIGO.
+
+Que vous puissiez une fois _sentir_ ce que je sens toutes les fois.
+
+LORÉDANO.
+
+Allez! vous êtes un enfant, faible de résolution comme de sensibilité,
+ballotté par le moindre souffle, ébranlé par un soupir, et attendri par
+une larme. Précieux juge, admirable homme d'état pour prêter son
+concours à ma politique!
+
+BARBARIGO.
+
+Pour des larmes, il n'en a pas répandu.
+
+LORÉDANO.
+
+N'a-t-il pas crié deux fois?
+
+BARBARIGO.
+
+Un saint même, ayant déjà sous les yeux l'auréole du martyre, n'aurait
+pu s'en défendre, en présence du cruel raffinement de supplice qu'on lui
+infligeait. Mais était-ce la pitié que réclamaient ces cris? pas un mot,
+pas un murmure ne lui échappèrent, et ces deux hurlemens étaient
+arrachés par la douleur cruelle: aucune prière ne les accompagna.
+
+LORÉDANO.
+
+Plusieurs fois il murmurait entre ses dents des sons inarticulés.
+
+BARBARIGO.
+
+Je ne m'en suis pas aperçu; mais vous étiez plus près de lui.
+
+LORÉDANO.
+
+Aussi l'ai-je entendu.
+
+BARBARIGO.
+
+J'ai cru voir, et à ma grande surprise, que vous ressentiez quelque
+pitié, et que vous fûtes le premier à invoquer des secours quand il se
+trouva mal.
+
+LORÉDANO.
+
+Je croyais qu'il allait expirer.
+
+BARBARIGO.
+
+Mais souvent je vous ai entendu dire que sa mort et celle de son père
+était votre vœu le plus ardent.
+
+LORÉDANO.
+
+J'en serais désolé, s'il mourait innocent, c'est-à-dire avant d'avoir
+fait l'aveu de son crime.
+
+BARBARIGO.
+
+Eh quoi! seriez-vous aussi acharné contre sa mémoire?
+
+LORÉDANO.
+
+Et vous, voudriez-vous que son rang passât à ses enfans, comme il
+arriverait s'il mourait non jugé?
+
+BARBARIGO.
+
+Ainsi donc, guerre à eux tous!
+
+LORÉDANO.
+
+A toute leur maison, jusqu'à ce que les leurs et les miens ne soient
+plus.
+
+BARBARIGO.
+
+Ainsi, la profonde agonie de sa femme, les convulsions réprimées sur le
+noble front de son vieux père, dont la douleur s'échappait en faibles
+gémissemens, ou bien en quelques sanglots bientôt étouffés sous
+l'ascendant d'une grave sérénité, rien n'a pu vous toucher?
+
+(Sort Lorédano.)
+
+BARBARIGO, seul.
+
+Sa haine est silencieuse, comme la souffrance dans l'ame de Foscari.
+L'infortuné! il m'a plus ému par son silence que n'auraient pu le faire
+des milliers de hurlemens. Spectacle déchirant que celui de sa femme
+franchissant tous les obstacles, pénétrant dans la salle du tribunal, et
+forçant les juges, accoutumés à de pareilles scènes, à baisser les yeux
+devant elle! Mais n'y pensons plus, oublions cette compassion; en
+plaignant le sort de nos ennemis, j'oublierais leurs premières injures,
+et je déconcerterais les plans de Lorédano, auquel je suis associé. Mais
+ma haine serait apaisée par une vengeance plus douce que celle qu'il
+demande, et je voudrais changer en dispositions plus humaines sa haine
+trop profonde. Foscari, pour le moment, obtient un court répit d'une
+heure: on l'accorda aux instances des membres les plus âgés, plus émus
+sans doute par l'apparition de sa femme dans la salle, que par les
+tourmens de l'accusé.--O ciel! ils approchent: comme ils sont faibles et
+désespérés! je ne puis, dans cette extrémité, arrêter sur eux ma vue.
+Éloignons-nous, et allons essayer de ramener Lorédano à des sentimens
+plus doux.
+
+(Sort Barbarigo.)
+
+FIN DU PREMIER ACTE.
+
+
+
+
+ACTE II.
+
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE.
+
+(Salle dans le palais du Doge.)
+
+Le DOGE, un SÉNATEUR.
+
+
+SÉNATEUR.
+
+Vous plaît-il de signer le rapport maintenant ou de tarder jusqu'à
+demain?
+
+LE DOGE.
+
+Maintenant; hier je l'ai examiné: il n'y manque plus que la signature.
+Donnez-moi la plume.--(Le Doge s'asseoit et signe le papier.) Le voici,
+seigneur.
+
+SÉNATEUR, regardant sur le papier.
+
+Vous avez oublié; il n'est pas signé.
+
+LE DOGE.
+
+Pas signé? Ah! je le vois, l'âge commence à affaiblir mes yeux. Je ne
+m'apercevais pas que j'avais trempé la plume sans la mouiller.
+
+SÉNATEUR. Il trempe la plume dans l'encrier, et place le papier devant
+le Doge.
+
+Monseigneur, c'est votre main aussi qui tremble: permettez-moi donc--
+
+LE DOGE.
+
+Je vous remercie; j'ai fait.
+
+SÉNATEUR.
+
+Ainsi confirmé par vous et par les Dix, cet acte va donner la paix à
+Venise.
+
+LE DOGE.
+
+Il y a bien long-tems qu'elle n'en a joui; puisse un tems aussi long
+s'écouler avant qu'elle ne reprenne les armes!
+
+SÉNATEUR.
+
+Voilà plus de trente-trois ans de guerres continuelles avec les Turcs ou
+les états de l'Italie; la république sent le besoin de quelque repos.
+
+LE DOGE.
+
+Sans doute: je trouvai Venise reine de l'Océan, je l'ai laissée dame de
+la Lombardie. Je me sens heureux d'avoir pu ajouter à son diadême les
+perles de Ravennes et de Brescia: d'ailleurs Crême et Bergame lui sont
+demeurés; et tandis que sa domination a pris sous mon règne un tel
+accroissement, son orgueil maritime ne recevait aucun affront.
+
+SÉNATEUR.
+
+Nous l'avouons tous, et ces bienfaits vous concilient la reconnaissance
+de la patrie.
+
+LE DOGE.
+
+Peut-être.
+
+SÉNATEUR.
+
+Elle devrait complètement se manifester.
+
+LE DOGE.
+
+Je ne me plains pas, monsieur.
+
+SÉNATEUR.
+
+Mon noble seigneur, pardonnez-moi.
+
+LE DOGE.
+
+Pourquoi?
+
+SÉNATEUR.
+
+Ah! mon cœur saigne pour vous.
+
+LE DOGE.
+
+Pour moi, seigneur?
+
+SÉNATEUR.
+
+Et pour votre--
+
+LE DOGE.
+
+Arrêtez!
+
+SÉNATEUR.
+
+Monseigneur, vous m'entendrez: j'ai trop de liens qui m'attachent à
+vous, à toute votre famille, qui me font un devoir de la reconnaissance,
+pour ne pas partager profondément le sort de votre fils.
+
+LE DOGE.
+
+Et qu'importe pour la commission dont vous êtes chargé?
+
+SÉNATEUR.
+
+Comment, monseigneur?
+
+LE DOGE.
+
+Vous ignorez ce dont vous parlez; mais le rapport est signé: reportez-le
+à ceux qui vous envoient.
+
+SÉNATEUR.
+
+J'obéis. Le conseil m'avait encore chargé de vous prier de fixer l'heure
+de sa réunion.
+
+LE DOGE.
+
+Dites quand ils voudront;--maintenant, à l'instant même si cela leur
+convient: je suis le serviteur de l'état.
+
+SÉNATEUR.
+
+Ils vous accorderont quelque tems pour vous reposer.
+
+LE DOGE.
+
+Je ne veux pas de repos; du moins aucun repos qui puisse entraîner la
+perte d'une heure pour le gouvernement. Qu'ils se réunissent quand ils
+voudront; je me trouverai _où_ je dois être, et _ce que_ j'ai toujours
+été.
+
+(Le sénateur sort.--Le Doge reste silencieux.--Entre un domestique.)
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+Prince.
+
+LE DOGE.
+
+Parlez.
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+La noble dame Foscari demande une audience.
+
+LE DOGE.
+
+Introduisez-la. Pauvre Marina!
+
+(Le domestique sort.--Le Doge reste dans le même silence.--Entre
+Marina.)
+
+MARINA.
+
+Mon père, je viens vous poursuivre dans votre intérieur.
+
+LE DOGE.
+
+Ma fille, je n'en ai pas pour vous. Disposez de mon tems, quand l'état
+ne l'exige pas.
+
+MARINA.
+
+Je voulais _vous_ parler de _lui_.
+
+LE DOGE.
+
+De votre époux?
+
+MARINA.
+
+De votre fils.
+
+LE DOGE.
+
+Je vous écoute, ma fille!
+
+MARINA.
+
+J'avais obtenu des Dix la permission de rester près de mon mari pendant
+un certain nombre d'heures.
+
+LE DOGE.
+
+Cette permission, vous l'avez encore.
+
+MARINA.
+
+Elle est révoquée.
+
+LE DOGE.
+
+Par qui?
+
+MARINA.
+
+Par les Dix.--Quand nous arrivâmes au _Pont des Soupirs_, je me
+préparais à le traverser avec mon cher Foscari, lorsque le brutal
+gardien de ce passage m'en ferma l'entrée: puis un messager fut envoyé
+vers les Dix; leur séance était levée: et comme je n'avais aucune
+permission écrite, je fus impitoyablement laissée dehors; on m'assura
+même que les murailles de la prison ne cesseraient pas de nous séparer
+tant que le suprême tribunal ne serait pas de nouveau réuni.
+
+LE DOGE.
+
+En effet, l'on avait oublié les formes prescrites, par suite de la hâte
+avec laquelle la cour s'est ajournée, et le fait reste douteux jusqu'à
+nouvelle réunion.
+
+MARINA.
+
+Nouvelle réunion! Quand elle aura lieu, ils rappelleront leurs
+supplices; et c'est par le renouvellement de la torture que nous
+obtiendrons une entrevue de mari et d'épouse, lien sacré, auquel tous
+les autres devraient céder sous le ciel.--Grand Dieu! et tu vois cela!
+
+LE DOGE.
+
+Ma fille,--ma fille!
+
+MARINA, avec violence.
+
+Ne m'appelez pas votre fille! bientôt vous n'aurez plus d'enfant.--Et
+méritez-vous d'en avoir,--vous qui pouvez parler froidement de votre
+fils dans un moment où des larmes de sang couleraient en abondance de
+l'œil d'un Spartiate? Ceux-là ne pleuraient pas leurs fils morts dans
+les combats; mais est-il écrit qu'en les voyant expirer minute par
+minute, ils n'eussent pas tendu la main qui pouvait les sauver?
+
+LE DOGE.
+
+Vous le voyez, je ne pleure pas;--et plût à Dieu que je le pusse. Ma
+fille, s'il y avait dans chaque cheveu blanc de cette tête une source de
+jeunesse, si le bonnet ducal donnait l'empire de la terre, si l'anneau
+avec lequel j'épousai les flots était un talisman pour les
+gouverner,--je sacrifierais tout encore pour lui.
+
+MARINA.
+
+Son salut n'exigerait pas un aussi grand sacrifice.
+
+LE DOGE.
+
+Votre réponse prouve que vous ne connaissez pas Venise. Et comment le
+pourriez-vous? hélas! elle ne connaît pas bien elle-même tous les
+mystères de sa puissance. Écoutez-moi:--ceux qui poursuivent Foscari en
+veulent également à son père, et la perte du vieillard ne pourrait
+sauver le fils. Ils tendent par différens sentiers au même but,
+c'est-à-dire à--mais ils ne sont pas encore vainqueurs.
+
+MARINA.
+
+Ils vous ont pourtant terrassé.
+
+LE DOGE.
+
+Non, non,--car je vis encore.
+
+MARINA.
+
+Et votre fils, vivra-t-il long-tems encore?
+
+LE DOGE.
+
+Je l'espère; malgré les tourmens passés, il verra des années aussi
+nombreuses et plus fortunées que son père. L'imprudent, dans
+l'impatience, digne d'une femme, qui l'entraînait à revenir, a tout
+ruiné par la découverte de sa lettre. C'est un haut crime; je ne puis le
+contester ni l'excuser, comme parent ou comme souverain. Encore quelque
+tems, quelques jours de plus d'exil en Candie, j'avais l'espoir--mais il
+l'a fait évanouir:--il faut qu'il retourne--
+
+MARINA.
+
+Dans la terre d'exil?
+
+LE DOGE.
+
+J'ai dit.
+
+MARINA.
+
+Et m'est-il interdit de le suivre?
+
+LE DOGE.
+
+Vous savez bien que le conseil des Dix a déjà deux fois rejeté la même
+prière; il est donc à craindre qu'il ne témoigne pas plus de
+bienveillance aujourd'hui que de nouveaux torts de la part de votre mari
+les ont rendus plus sévères.
+
+MARINA.
+
+Sévères? dites atroces. Ces vieux démons de la terre, avec un pied dans
+la tombe, avec des yeux éteints, étrangers à d'autres pleurs que ceux
+d'une seconde enfance, avec leurs cheveux rares et blanchis, leurs mains
+tremblantes, leurs têtes aussi décolorées que leur cœur est insensible,
+ces démons, dis-je, se rassemblent, cabalent, et privent les hommes de
+leur vie, comme si cette vie ne comportait rien de plus que les
+sentimens depuis long-tems éteints dans leurs ames damnées.
+
+LE DOGE.
+
+Vous ignorez--
+
+MARINA.
+
+Je sais--je sais--et vous devriez, je pense, savoir qu'ils sont de vrais
+démons. Comment supposer, en effet, que des hommes enfantés et allaités
+par des femmes,--des hommes qui jadis auraient aimé ou du moins entendu
+parler d'amour,--qui auraient uni leurs mains pour des engagemens
+sacrés,--qui auraient fait danser leurs enfans sur leurs genoux, qui
+auraient eu plus d'une fois à trembler de leurs dangers, à gémir de
+leurs peines, à se désespérer de leur mort;--comment, s'ils avaient
+seulement les traits de l'homme, agiraient-ils comme ils le font envers
+les vôtres, envers vous-même, _vous_ qui les défendez?
+
+LE DOGE.
+
+Je vous pardonne; vous ne connaissez pas ce que vous dites.
+
+MARINA.
+
+Vous le connaissez mieux, et vous y compatissez moins.
+
+LE DOGE.
+
+Oui; il y a si long-tems que j'existe que les paroles ont cessé de
+m'émouvoir.
+
+MARINA.
+
+Oh! sans doute! car vous avez vu couler le sang de votre fils, et le
+vôtre n'a pas tressailli! Après une pareille épreuve, que sont les
+paroles d'une femme? Peuvent-elles espérer de vous toucher davantage?
+
+LE DOGE.
+
+Femme! la violence de vos plaintes, je vous le dis, ne peut balancer le
+poids...--mais je te plains, ma pauvre Marina!
+
+MARINA.
+
+Plaignez mon mari; moi, quel besoin ai-je de vos plaintes? Plains ton
+fils, vieillard insensible;--_plaindre_! toi! pour ton cœur c'est un mot
+bien étrange:--comment se présente-t-il sur tes lèvres?
+
+LE DOGE.
+
+Je dois supporter ces reproches, quelle que soit leur injustice. Ah! si
+tu pouvais lire--
+
+MARINA.
+
+Ou?--ce n'est pas dans tes yeux, sur ton front, dans tes actes
+enfin?--Où trouverai-je donc la preuve de la compassion dont tu te
+vantes?
+
+LE DOGE, indiquant la terre.
+
+Là.
+
+MARINA.
+
+Dans la terre?
+
+LE DOGE.
+
+Dans laquelle je vais descendre. Quand elle pèsera sur ce cœur, plus
+léger alors, et moins oppressé par le marbre d'une tombe que par les
+pensées qui m'accablent aujourd'hui, alors vous me connaîtrez mieux.
+
+MARINA.
+
+Serait-il vrai que vous fussiez digne de pitié?
+
+LE DOGE.
+
+De pitié! nul n'aura jamais le droit de flétrir mon nom d'un mot qui
+témoigne, au sein de la prospérité, le triomphe insultant des hommes;
+tant que je le porterai, ce nom conservera la dignité qui l'entourait
+quand mon père me le transmit.
+
+MARINA.
+
+Mais sans les tristes enfans de celui que tu ne peux ou ne veux pas
+sauver, tu serais le dernier qui portât le nom de Foscari.
+
+LE DOGE.
+
+Plût à Dieu! Mieux eût valu pour lui de ne pas naître, mieux pour
+moi:--j'ai vu le déshonneur entrer dans notre maison.
+
+MARINA.
+
+Cela est faux! jamais souffle de vie n'anima un cœur plus loyal, plus
+noble, plus sincère, plus généreux et plus aimant. Je n'échangerais pas
+mon époux, exilé, persécuté et torturé, opprimé, mais non flétri, mort
+ou vivant, pour le premier héros de l'histoire ou de la fable, pour un
+prince dont le douaire serait l'empire du monde. Déshonoré! _lui_
+déshonoré! Doge! apprends-le de moi, c'est Venise qui est déshonorée;
+son nom sera l'objet des reproches les plus odieux et les plus justes,
+pour ce qu'a souffert ton noble fils, et non pour ce qu'il a fait. C'est
+vous qui tous êtes des traîtres, des tyrans!--Ah! si vous aimiez
+seulement votre patrie autant que la victime que vous retenez dans les
+fers au milieu des tortures, et qui préfère tout au monde aux ennuis de
+l'exil, vous tomberiez à ses pieds, et vous imploreriez à genoux la
+grâce de votre infâme conduite.
+
+LE DOGE.
+
+Oui, il fut tel que vous venez de le peindre. Aussi la mort de deux
+enfans que le ciel m'a ravis m'accabla moins que le déshonneur de
+Jacopo.
+
+MARINA.
+
+Encore ce mot.
+
+LE DOGE.
+
+N'a-t-il pas été condamné?
+
+MARINA.
+
+Le déshonneur peut-il atteindre d'autres que les coupables?
+
+LE DOGE.
+
+Le tems peut relever sa mémoire:--je voudrais l'espérer. Il était mon
+orgueil,--ma--mais oublions--j'ai peu l'habitude des pleurs; cependant,
+quand il naquit, je versai des larmes de joie: présage fatal!
+
+MARINA.
+
+Je répète qu'il est innocent; et ne le serait-il pas, ce n'est pas à nos
+parens, à notre propre sang, qu'il sied bien de nous repousser dans ces
+douloureux instans.
+
+LE DOGE.
+
+Je ne le repousse pas; mais j'ai d'autres devoirs que ceux d'un père,
+des devoirs dont la république n'admet pas de dispense. Deux fois j'ai
+demandé de m'en abstenir, deux fois je n'obtins que des refus; il faut
+que je les remplisse.
+
+(Entre un domestique.)
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+Un message des Dix.
+
+LE DOGE.
+
+Qui le porte?
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+Le noble Lorédano.
+
+LE DOGE.
+
+Lui!--qu'il entre cependant.
+
+(Le domestique sort.)
+
+MARINA.
+
+Dois-je me retirer?
+
+LE DOGE.
+
+Peut-être n'est-il pas nécessaire quand il s'agirait de votre époux, et
+autrement--(A Lorédano qui entre.) Eh bien! seigneur, que
+souhaitez-vous?
+
+LORÉDANO.
+
+Je viens transmettre ce que souhaitent les Dix.
+
+LE DOGE.
+
+Ils ont bien choisi leur organe.
+
+LORÉDANO.
+
+C'est _leur_ choix qui fait que vous me voyez ici.
+
+LE DOGE.
+
+Par là, ils témoignent leur sagesse, non moins que leur
+courtoisie.--Parlez.
+
+LORÉDANO.
+
+Nous avons décidé--
+
+LE DOGE.
+
+Nous?
+
+LORÉDANO.
+
+Les Dix en conseil.
+
+LE DOGE.
+
+Eh quoi! ils sont de nouveau réunis, réunis sans m'en avertir?
+
+LORÉDANO.
+
+Ils ont voulu épargner votre cœur non moins que votre âge.
+
+LE DOGE.
+
+Cela est nouveau.--Quand épargnèrent-ils l'un ou l'autre? Je les
+remercie néanmoins.
+
+LORÉDANO.
+
+Ils ont, vous le savez bien, droit d'agir, à leur discrétion, en
+présence du Doge ou sans lui.
+
+LE DOGE.
+
+Il y a quelques années, en effet, que je le sais;--long-tems avant
+d'être Doge, ou de songer à un pareil honneur. Vous n'avez pas,
+seigneur, la prétention de m'instruire; vous étiez bien jeune encore
+quand je siégeais déjà dans ce conseil.
+
+LORÉDANO.
+
+Oui, dans le tems de mon père; maintes fois je l'entendis, lui et son
+frère l'amiral, répéter la même chose. Votre altesse doit se souvenir
+d'eux: tous deux ils moururent subitement.
+
+LE DOGE.
+
+S'ils moururent ainsi, leur sort fut préférable à celui des victimes
+d'une agonie prolongée.
+
+LORÉDANO.
+
+Sans doute; néanmoins bien des hommes souhaitent jouir de tous leurs
+jours.
+
+LE DOGE.
+
+Et n'en ont-ils pas joui?
+
+LORÉDANO.
+
+C'est à la tombe à le déclarer. Je l'ai dit, ils sont morts subitement.
+
+LE DOGE.
+
+Cela est-il donc bien étrange, que vous répétiez cette parole avec tant
+d'emphase?
+
+LORÉDANO.
+
+Si peu étrange, que jamais, à mes yeux, il n'y eut de mort aussi
+naturelle que la leur. Ne pensez-_vous_ pas ainsi?
+
+LE DOGE.
+
+Qu'y a-t-il de certain sur les mortels?
+
+LORÉDANO.
+
+Qu'ils ont des ennemis mortels.
+
+LE DOGE.
+
+Je vous entends; vos pères étaient les miens, et vous avez recueilli
+tout leur héritage.
+
+LORÉDANO.
+
+Vous savez mieux que personne si j'ai dû le faire.
+
+LE DOGE.
+
+Oui. Vos pères furent mes ennemis; j'ai même entendu à ce sujet
+d'étranges rumeurs; j'ai même lu l'épitaphe qui attribue leur mort au
+poison. Peut-être est-elle aussi véridique que la plupart des
+inscriptions funéraires: ce n'en est pas moins une fable.
+
+LORÉDANO.
+
+Qui ose parler ainsi?
+
+LE DOGE.
+
+Moi!--Vos pères, je le répète, furent mes ennemis, aussi mortels que
+leur fils peut jamais l'être: moi, j'étais aussi bien le leur, mais je
+les détestais ouvertement; et jamais, ni dans le conseil, ni par les
+brigues, ni par d'obscures pratiques, on ne me vit cabaler contre leur
+vie, et recourir, pour me venger, au fer ou au poison. La preuve est
+dans votre existence même.
+
+LORÉDANO.
+
+Je suis sans craintes.
+
+LE DOGE.
+
+Mon caractère justifie votre sécurité; mais si j'étais tel que vous me
+supposez, il y a long-tems qu'il ne serait plus en votre pouvoir de
+craindre. Cependant, haïssez-moi; je n'en ai pas de souci.
+
+LORÉDANO.
+
+Je ne savais pas qu'à Venise la vie d'un noble pût dépendre de la
+volonté d'un Doge; j'entends la volonté publiquement exprimée.
+
+LE DOGE.
+
+Mais moi, mon cher seigneur, je suis, ou j'étais du moins, par ma
+famille, mes facultés et ma fortune, plus qu'un simple Doge; ils le
+savent bien ceux qui songèrent à me choisir, ceux qui depuis ont tout
+fait pour me renverser. Soyez sûr qu'avant ou depuis mon élection, si
+j'avais fait assez de cas de vous pour vouloir m'en débarrasser, un seul
+mot de ma part eût suffi pour vous anéantir. Mais, dans toutes les
+circonstances, j'ai montré le plus grand respect pour les lois, pour
+celles même que vous avez violées, afin de me dépouiller d'une autorité
+que j'aurais pu à mon tour fortifier (et je ne parle ici de vous que
+comme une des voix coupables). Avec la vénération d'un prêtre à l'autel,
+au prix de mon sang, de mon repos, de ma vie, de tout, excepté
+l'honneur, j'ai fléchi le genou devant les décrets, les avantages, la
+gloire, la sécurité de la chose publique. Maintenant, j'écoute votre
+message.
+
+LORÉDANO.
+
+Il est décrété que, sans répéter une dernière fois la torture, sans
+poursuivre une instruction qui ne tendrait qu'à mieux prouver
+l'endurcissement du coupable (les Dix, se relâchant de la sévérité des
+lois qui prescrivent la question jusqu'au moment d'un aveu complet, et
+le prisonnier ayant en partie reconnu son crime en ne désavouant pas la
+lettre au duc de Milan), Jacques Foscari retournera en exil, et partira
+sur le même vaisseau qui l'avait amené.
+
+MARINA.
+
+Dieu soit loué! du moins ils ne le tortureront plus devant leur horrible
+tribunal. Que ne pense-t-il de même? cette sentence serait la plus
+heureuse que l'on pût prononcer, non-seulement contre lui, mais contre
+tous ses compatriotes, auxquels elle permettrait de fuir une terre aussi
+odieuse.
+
+LE DOGE.
+
+Ma fille, cette pensée n'est pas d'une ame vénitienne.
+
+MARINA.
+
+En effet, elle est trop compatissante. Mais partagerai-je son exil?
+
+LORÉDANO.
+
+Quant à cela, les Dix ont gardé le silence.
+
+MARINA.
+
+Je le présumais bien: cette mention eût également été trop
+compatissante. Mais il n'y a pas de défense?
+
+LORÉDANO.
+
+Il n'en a pas été parlé.
+
+MARINA, au Doge.
+
+Vous pourrez donc, mon père, obtenir ou m'accorder cette grande faveur;
+(à Lorédano) et vous, seigneur, vous ne vous opposerez pas à la demande
+que je fais d'accompagner mon époux?
+
+LE DOGE.
+
+Je ferai mes efforts.
+
+MARINA.
+
+Et vous, seigneur?
+
+LORÉDANO.
+
+Madame! il ne m'appartient pas de prévenir l'agrément du tribunal.
+
+MARINA.
+
+L'agrément! quel mot pour exprimer les décrets de--
+
+LE DOGE.
+
+Femme! savez-vous en présence de qui vous parlez ainsi?
+
+MARINA.
+
+En présence d'un souverain, et de l'un de ses sujets.
+
+LORÉDANO.
+
+Sujet!
+
+MARINA.
+
+Oh! cela vous offense.--Eh bien! vous êtes son égal, vous le croyez, j'y
+consens; mais ce que vous ne voudriez pas être, vous ne le seriez pas
+s'il n'était qu'un paysan:--vous êtes donc un prince, un sublime prince;
+mais que suis-je donc, moi?
+
+LORÉDANO.
+
+La fille d'une noble race.
+
+MARINA.
+
+Et l'épouse d'un citoyen aussi noble qu'elle. Qui donc aurait le droit,
+par sa présence, d'imposer silence à mes libres pensées?
+
+LORÉDANO.
+
+Les juges de votre époux.
+
+LE DOGE.
+
+Et le respect dû aux plus légers des mots qui tombent de la bouche des
+maîtres de Venise.
+
+MARINA.
+
+Gardez ces maximes pour la masse de vos artisans effrayés, pour vos
+marchands, vos esclaves de Grèce et de Dalmatie, pour vos tributaires,
+vos citoyens stupides, votre noblesse masquée, vos sbires, vos espions,
+vos forçats de toute espèce. Je le sais, grâce à vos enlèvemens, à vos
+noyades nocturnes, aux donjons pratiqués sous le toit de vos palais, ou
+sous les flots qui les environnent; grâce à vos mystérieuses assemblées,
+à vos jugemens secrets, à vos exécutions subites, à votre _Pont des
+Soupirs_, à votre chambre de dernière agonie, à vos instrumens de
+torture, vous êtes parvenus à leur faire croire que vous étiez des êtres
+d'un autre monde plus méchant encore; réservez pour eux ces avis: je ne
+les crains pas. Je vous connais; je vous ai vus pires que tout cela dans
+l'infernal procès de mon pauvre mari! Traitez-moi comme vous l'avez
+traité:--vous l'avez déjà fait d'ailleurs en vous attaquant à sa
+personne. Que puis-je donc avoir à craindre de vous, quand même je
+serais craintive de mon naturel, ce qui, je l'espère, n'est pas?
+
+LE DOGE.
+
+Vous l'entendez, elle a perdu la raison.
+
+MARINA.
+
+La prudence, peut-être, mais non pas la raison.
+
+LORÉDANO.
+
+Madame! je n'emporterai pas au-delà du seuil de ces portes le souvenir
+des paroles prononcées dans cette enceinte: j'en excepte celles qui
+concernent le service de l'état, et prononcées entre le Doge et moi.
+Doge! avez-vous quelque réponse à faire?
+
+LE DOGE.
+
+Oui, comme Doge, et peut-être aussi comme père.
+
+LORÉDANO.
+
+Ma mission dans ces lieux ne se rapporte qu'au _Doge_.
+
+LE DOGE.
+
+Dites donc que le Doge fera choix d'un ambassadeur spécial, ou qu'il
+exposera lui-même ses intentions; quant au père.--
+
+LORÉDANO.
+
+Je n'oublierai pas ce qui me concerne.--Adieu! je baise les mains de
+l'illustre dame, et je m'incline devant le Doge.
+
+(Lorédano sort.)
+
+MARINA.
+
+Êtes-vous content?
+
+LE DOGE.
+
+Je suis tel que vous voyez.
+
+MARINA.
+
+Et cela est encore un mystère.
+
+LE DOGE.
+
+Pour les mortels, tout est mystère; qui peut les éclaircir, sauf celui
+qui les fit? Si parfois ils y parviennent, c'est quelques esprits
+privilégiés qui long-tems ont étudié le fastidieux volume de l'humanité,
+qui, sur chacune de ses pages noires ou sanglantes, ont fatigué leur
+intelligence et leur cœur: encore le fatal grimoire retombe-t-il sur
+l'adepte qui l'étudie; tous les vices que nous trouvons dans les autres
+sont de l'essence de notre nature, tous nos avantages appartiennent à la
+fortune. C'est elle que nous devons remercier de la beauté, de la
+naissance, de la richesse, de la santé; et quand nous nous plaignons du
+destin, nous devrions nous rappeler qu'il ne nous a repris que ce qu'il
+nous avait _donné_. Pour le reste, la nudité, les passions basses, les
+frivoles vanités, c'est l'héritage universel, c'est là ce qu'il nous
+faut combattre dans toutes les positions; et si nous devons moins les
+craindre dans le plus humble sort, c'est que là, la faim rend sourd à
+tout autre besoin, c'est que l'homme a reçu l'ordre de suer pour obtenir
+sa nourriture; c'est que là, toutes les passions se taisent devant la
+crainte de la famine. Tout est vil, faux et trompeur,--de la première
+créature jusqu'à la dernière. Notre gloire, l'urne du prince comme celle
+du mendiant, dépend du souffle des hommes; notre vie de quelque chose
+plus léger encore que leur souffle; notre existence tient à des jours,
+les jours à des saisons, et tout notre être sur ce qui est indépendant
+de _nous_.--Ainsi, du plus grand au plus petit, nous sommes des
+esclaves:--rien ne dépend de notre volonté; un fétu de paille peut
+ébranler cette volonté aussi bien qu'un orage. Quand nous croyons
+conduire, c'est nous que l'on traîne,--jusqu'à la mort, fantôme qui se
+présente comme le reste sans notre participation ou notre influence, tel
+enfin que notre premier jour. Ah! sans doute il faut que nous ayons
+péché dans quelque autre monde antérieur, et que _celui-ci_ en soit
+l'enfer! Heureusement, il n'est point éternel.
+
+MARINA.
+
+Tout cela, nous ne pouvons en être juges sur terre.
+
+LE DOGE.
+
+Pourquoi donc faut-il que nous nous jugions les uns les autres, nous
+enfans de la terre; et que moi, je sois forcé de juger mon propre fils?
+J'ai administré mon pays loyalement, au sein de la victoire,--j'en
+atteste l'état dans lequel je l'ai trouvé, dans lequel je le laisse: mon
+règne a doublé sa puissance; en récompense, Venise, dans sa gratitude,
+me laisse ou s'apprête à me laisser isolé sur la terre.
+
+MARINA.
+
+Et Foscari? Ah! qu'on me laisse avec lui, et je ne songerai plus à mes
+maux.
+
+LE DOGE.
+
+Vous le suivrez, du moins ils ne peuvent guère vous le refuser.
+
+MARINA.
+
+Et s'ils le refusent, je m'enfuirai avec lui.
+
+LE DOGE.
+
+Impossible. Où vous enfuiriez-vous?
+
+MARINA.
+
+Je l'ignore, et ne m'en inquiète pas:--en Syrie, en Égypte, chez les
+Turcs, partout où nous pourrons respirer libres, et vivre loin de l'œil
+des espions, affranchis des édits de vos inquisiteurs d'état.
+
+LE DOGE.
+
+Ainsi vous consentiriez à faire de votre époux un renégat, à le
+transformer en traître?
+
+MARINA.
+
+Non, il ne l'est pas! c'est la patrie qui se trahit elle-même en
+rejetant son meilleur, son plus intrépide citoyen. La pire des
+trahisons, c'est la tyrannie. Penses-tu donc qu'il n'y ait de rebelles
+que les esclaves? Le prince qui viole ou néglige ses devoirs est un
+brigand à plus juste titre qu'un chef de bandits.
+
+LE DOGE.
+
+Je ne puis me reprocher quelque déloyauté de ce genre.
+
+MARINA.
+
+Non; car tu observes et respectes des lois près desquelles celles du
+vieux Dracon seraient un code de miséricorde.
+
+LE DOGE.
+
+Ces lois existaient avant moi: je ne les ai pas faites. Si je n'étais
+qu'un sujet, je trouverais moyen de réclamer quelque amélioration parmi
+elles; mais comme prince, jamais je ne songerai, au prix de ma vie et du
+salut des miens, à changer la charte dont nos pères m'ont transmis le
+dépôt.
+
+MARINA.
+
+Est-ce donc pour la ruine de leurs enfans qu'ils te l'ont transmis?
+
+LE DOGE.
+
+Venise, sous le joug de pareilles lois s'est élevée au point où nous la
+voyons,--à celui d'une république digne de rivaliser en hauts faits, en
+durée, en puissance, et je puis ajouter en gloire (car nous avons eu
+aussi parmi nous des ames romaines), avec tout ce que l'histoire nous
+rappelle des plus beaux tems de Carthage et de Rome, alors que le peuple
+régnait par le sénat.
+
+MARINA.
+
+Dites plutôt, fléchissait sous la verge implacable de l'oligarchie.
+
+LE DOGE.
+
+Peut-être; mais enfin c'est ainsi qu'il parvint à réduire le monde. Or,
+dans un tel état, qu'un individu soit le plus riche de son rang, ou le
+plus humble de ses concitoyens, son importance disparaît devant le grand
+but que l'on se propose, tant qu'on ne l'a pas perdu de vue.
+
+MARINA.
+
+Cela veut dire que vous êtes plutôt Doge que père.
+
+LE DOGE.
+
+Cela veut dire que je suis citoyen avant d'être l'un ou l'autre. Si
+pendant nombre de siècles nous n'avions pas eu des milliers de pareils
+citoyens, si nous n'en avions plus, Venise aurait cessé d'être une cité.
+
+MARINA.
+
+Maudite la cité où la voix des lois étouffe celle de la nature!
+
+LE DOGE.
+
+J'aurais autant de fils que j'ai d'années, je les donnerais tous, non
+sans douleur, mais je les donnerais dans l'intérêt de l'état, et pour
+obéir à ses exigences; je les sacrifierais sur les flots, sur les champs
+de bataille, ou s'il le fallait, hélas! comme déjà il l'a fallu, je les
+abandonnerais à l'ostracisme, à l'exil, aux chaînes, en un mot à tout ce
+qu'on pourrait leur imposer de pire.
+
+MARINA.
+
+Et c'est là du patriotisme! pour moi, je n'y vois que la plus odieuse
+barbarie. Laissez-moi rejoindre mon mari; avec tous leurs soupçons, le
+sage conseil des Dix aura peine à combattre contre la faiblesse d'une
+femme, et à lui refuser un moment d'accès dans sa prison.
+
+LE DOGE.
+
+Je puis prendre sur moi d'ordonner que l'on vous laisse pénétrer jusqu'à
+lui.
+
+MARINA.
+
+Et que dirai-je à Foscari de son père?
+
+LE DOGE.
+
+Qu'il sait obéir aux lois.
+
+MARINA.
+
+Rien de plus? Ne voulez-vous pas le voir avant qu'il ne parte? ce serait
+peut-être pour la dernière fois.
+
+LE DOGE
+
+La dernière!--mon enfant!--le dernier de mes enfans; la dernière fois
+que je le verrai! Dites-lui que je me rendrai près de lui.
+
+(Ils sortent.)
+
+FIN DU DEUXIÈME ACTE.
+
+
+
+
+ACTE III.
+
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE.
+
+(La prison de Jacopo Foscari.)
+
+
+JACOPO FOSCARI, seul.
+
+Pas de jour, si ce n'est cette faible lueur qui me laisse apercevoir des
+murs où ne retentirent jamais que les accens de la douleur, les soupirs
+des prisonniers, le bruit des pieds chargés de fers, l'agonie de la
+mort, les imprécations du désespoir! Voilà donc pourquoi je revins à
+Venise, soutenu, il est vrai, par une sorte d'espérance que le tems, qui
+ronge jusqu'au marbre, aurait arraché la haine du cœur des hommes.
+Hélas! j'éprouvai qu'il n'en était rien; c'est ici que le mien va se
+consumer, lui qui ne battit jamais sans regretter Venise, et soupirer
+après elle comme la colombe éloignée de son nid, alors qu'elle s'élance
+dans l'air pour rejoindre sa jeune famille. Mais quels caractères sont
+tracés sur ces inexorables murailles? (Il s'approche du mur.) Le rayon
+de jour me permettra-t-il de les distinguer? Ah! ce sont des noms; ceux
+de mes tristes prédécesseurs dans ces lieux, l'époque de leur désespoir,
+la courte expression d'un chagrin insupportable pour la plupart. Comme
+une épitaphe, cette page de pierre reproduit leur histoire, et le récit
+du malheureux captif est gravé sur les barreaux de sa prison, comme les
+souvenirs de l'amant sur l'écorce de quelque grand arbre confident de
+son nom et de celui de sa maîtresse. Hélas! plusieurs de ces noms me
+sont connus; ils sont néfastes comme le mien que je vais mettre à leur
+suite, bien digne de figurer dans une chronique que ne peuvent jamais
+lire ou écrire d'autres êtres que des infortunés.
+
+(Il trace son nom.--Entre un familier des Dix.)
+
+LE FAMILIER.
+
+Je vous apporte de la nourriture.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Déposez-la, je vous prie; je n'ai pas faim; mais je sens mes lèvres
+desséchées:--de l'eau!
+
+LE FAMILIER.
+
+En voici.
+
+JACOPO FOSCARI, après avoir bu.
+
+Je vous remercie; je suis mieux.
+
+LE FAMILIER.
+
+J'ai ordre de vous apprendre que l'on a sursis à votre jugement
+définitif.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Jusqu'à quand?
+
+LE FAMILIER.
+
+Je l'ignore.--J'ai de plus reçu l'ordre de laisser parvenir jusqu'à vous
+votre noble épouse.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ah! ils se ralentissent donc?--j'avais cessé de l'espérer: il était
+tems.
+
+(Entre Marina.)
+
+MARINA.
+
+Mon bien-aimé!
+
+JACOPO FOSCARI, l'embrassant.
+
+Ma chère femme, ma seule amie! quel bonheur!
+
+MARINA.
+
+Nous ne nous séparerons plus.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Comment! voudrais-tu partager un cachot?
+
+MARINA.
+
+Oui; la torture, la tombe, tout!--tout avec toi; mais la tombe la
+dernière de toutes, car là nous ne saurions plus que nous sommes réunis:
+néanmoins je la partagerais plutôt encore qu'une séparation nouvelle;
+c'est déjà trop d'avoir survécu à la première. Comment te trouves-tu?
+tes pauvres membres? Hélas! pourquoi le demander? ta pâleur--
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+C'est la joie de te revoir sitôt, et sans m'y attendre encore, qui a
+fait refluer le sang vers mon cœur, et rendu mes joues comme les
+tiennes; car toi aussi, tu es pâle, chère Marina.
+
+MARINA.
+
+C'est le reflet de cette éternelle prison, où jamais ne pénétra un rayon
+de soleil; c'est la triste et mourante lueur de la torche du familier,
+qui semble favoriser l'obscurité au lieu de la dissiper, en ajoutant aux
+vapeurs du cachot un nuage sulfureux qui ternit tous les objets, même
+tes yeux;--mais non, tes yeux brillent--oh! comme ils étincellent!
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Et les tiens!--mais cette torche m'empêche de voir.
+
+MARINA.
+
+Et sans elle j'aurais encore moins vu. Peux-tu donc distinguer ici
+quelque chose?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+D'abord rien; mais le tems et l'habitude m'ont rendu familier avec
+l'obscurité: la plus faible lueur qui pénètre à travers les crevasses de
+ces murs battus des vents, enivre plus mes yeux que tout l'éclat du
+soleil quand il dore orgueilleusement toutes les tourelles du monde,
+sauf pourtant celles de Venise. À l'instant même où tu es entrée,
+j'étais occupé à écrire.
+
+MARINA.
+
+Quoi donc?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Mon nom. Regarde, le voici, placé à la suite du nom de celui qui m'a
+précédé dans ces lieux, si les dates de cachot ne sont pas trompeuses.
+
+MARINA.
+
+Et celui-là, qu'est-il devenu?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ces murs gardent le silence sur la fin de leurs victimes, et par là ils
+semblent nous en avertir. Jamais murs plus insensibles ne pesèrent sur
+les mortels, si ce n'est sur les morts, ou sur ceux qui ne vont pas
+tarder à l'être. Tu demandes ce qu'il est devenu? que serai-je devenu
+moi-même? on le demandera bientôt, on n'obtiendra que la même
+réponse:--un doute, un soupçon douloureux,--à moins que tu ne racontes
+mes infortunes.
+
+MARINA.
+
+Moi, _parler_ de toi?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Pourquoi non? alors mon nom serait dans toutes les bouches. La tyrannie
+du silence n'est pas éternelle; on peut étouffer la vérité, mais le
+murmure des hommes justes soulève bientôt toutes les entrailles, même
+celles d'un vivant tombeau. Je n'ai pas d'incertitude sur ma mémoire,
+mais sur ma mort, et je ne redoute ni l'une ni l'autre.
+
+MARINA.
+
+Ta vie est en sûreté.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Et ma liberté?
+
+MARINA.
+
+C'est l'ame qui seule devrait pouvoir la donner.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Voilà un beau mot, mais ce n'est qu'un mot; une mélodie bien pénétrante,
+mais aussi bien passagère. L'ame sans doute est beaucoup, mais ce n'est
+pas tout. C'est l'ame qui m'a donné la force de courir le risque de la
+mort, et de subir des tortures bien plus cruelles que la mort (si la
+mort n'est qu'un profond sommeil), sans un gémissement, ou du moins avec
+un cri qui faisait pâlir mes juges encore plus que moi. Mais enfin ce
+n'est pas tout; il est des choses dont l'ame ne peut tempérer
+l'horreur,--et tel est cet étroit cachot, où je dois respirer pendant
+longues années.
+
+MARINA.
+
+Hélas! un étroit cachot, voilà tout ce qui t'appartient de ce vaste
+empire dont ton père est le souverain.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Cette pensée ajoute encore à mes souffrances. Mon sort est commun à
+plusieurs: les captifs ne sont pas rares; mais il n'en est pas qui
+languissent comme moi aussi près du palais de leur père. Quelquefois
+cependant, mon cœur, à cette idée, se relève; l'espérance glisse jusqu'à
+moi de ces épaisses lueurs peuplées de poudreux atômes, le seul jour que
+je connaisse; car, excepté la torche du geolier et une sorte de
+lampyris, qui la dernière nuit est venue se prendre dans les filets de
+cette énorme araignée, je n'ai rien vu qui eût quelque apparence de
+rayon. Hélas! je sais quelle force l'ame peut nous communiquer; je le
+sais, j'en ai fait preuve devant les hommes; mais elle ne résiste pas à
+la solitude, et je sens que mon esprit est fait pour la société.
+
+MARINA.
+
+Je ne te quitterai plus.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ah! s'il en était ainsi! mais jamais ils ne l'ont accordé,--ils ne
+l'accorderont pas, et je resterai seul. Pas d'êtres vivans,--pas de
+livres,--cette image trompeuse des mortels trompeurs. J'aurais voulu que
+ces vestiges de l'espèce humaine, qu'ils appellent annales, histoires,
+ce que vous voudrez, et ce qu'ils lèguent aux générations suivantes
+comme autant de portraits fidèles; j'aurais voulu, dis-je, qu'elles
+s'ouvrissent pour moi: on me l'a refusé. Aussi j'ai dirigé mon étude
+vers ces murailles, peinture de l'histoire vénitienne plus fidèle, avec
+toutes ses lacunes, ses obscurités sinistres, que n'est la salle bâtie à
+quelques pas de là, où sont renfermés les cent portraits des Doges et le
+récit de leurs actions.
+
+MARINA.
+
+Je viens t'apprendre ce qu'ils viennent de décider dans leur dernier
+conseil.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Je le sais:--regarde.
+
+(Il indique du doigt ses membres, comme pour rappeler la question qu'il
+a subie.)
+
+MARINA.
+
+Non, non,--ce n'est plus cela: leur cruauté même s'est ralentie.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+En quoi donc?
+
+MARINA.
+
+Tu retournes à Candie.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Adieu donc ma dernière espérance! Je pouvais endurer mon cachot: c'était
+encore Venise; je pouvais supporter la torture: il y avait dans mon air
+natal quelque chose qui ranimait mes forces, comme, sur l'océan, le
+vaisseau battu des orages se soutient pourtant encore à la hauteur des
+vagues, et continue fièrement sa course. Mais _là-bas_, dans cette île
+maudite d'esclaves, de prisonniers et de mécréans, mon ame, telle qu'un
+bâtiment naufragé, se brise dans mon sein; et si l'on m'y renvoie, je
+périrai dans une cruelle agonie.
+
+MARINA.
+
+Mais _ici_?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Je périrai de même;--mais en moins de tems, et moins péniblement. Eh
+quoi! prétendent-ils donc me refuser le tombeau de mes pères, aussi bien
+que leur demeure et leur héritage?
+
+MARINA.
+
+Écoute, Foscari: j'ai sollicité la permission de t'accompagner dans ton
+exil, mais je ne partage pas ton désespoir. Cet amour que tu conserves
+pour une terre ingrate et tyrannique est une passion, et non du
+patriotisme. Pour moi, si je pouvais revoir le calme dans tes traits,
+s'il nous était permis de profiter de la douce liberté de l'air et de la
+terre, peu m'importeraient les climats et les pays. Cette multitude de
+palais et de prisons n'est pas un Éden; ses premiers habitans étaient de
+misérables proscrits.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Oui, je sens qu'ils devaient être bien misérables!
+
+MARINA.
+
+Et cependant, vois: refoulés par les Tartares dans ces îles étroites, et
+soutenus par cette énergie antique (tout ce qui leur restait de
+l'héritage de Rome), ils parvinrent à créer, par degrés, une Rome
+flottante. Ton courage sera-t-il donc au-dessous d'une infortune qui
+tant de fois devint l'occasion d'une grande prospérité?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ah! si j'étais sorti de ma patrie, cherchant, comme les anciens
+patriarches, une autre contrée, suivi comme eux de leurs familles et de
+leurs troupeaux; si j'avais été exilé, comme les juifs, de Sion, ou,
+comme nos pères chassés par Attila, des belles campagnes de l'Italie,
+j'aurais sans doute encore donné quelques pleurs à mon ancienne contrée,
+quelques pensées amères: mais bientôt je me serais relevé; et de concert
+avec les miens, qui n'auraient pas cessé de m'entourer, j'aurais créé
+une nouvelle patrie, une autre chose publique: peut-être alors aurais-je
+supporté mon sort--bien que je n'ose l'assurer!
+
+MARINA.
+
+Pourquoi pas? c'est le sort de tant de milliers d'hommes! tant d'autres
+le supporteront encore!
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Oui;--mais l'on nous parle uniquement de ceux qui, dans une nouvelle
+terre, ont survécu à leurs maux; de leur nombre, de leur succès: qui
+aurait pu compter les cœurs brisés en silence par cet exil? Qui pourrait
+compter les victimes de cette maladie[1] qui, de l'impitoyable mer,
+semble tout d'un coup faire jaillir les belles campagnes de la patrie;
+qui les représente si fidèlement aux yeux malades du malheureux
+proscrit, qu'on peut difficilement l'empêcher de se précipiter devant
+l'image trompeuse? Rappelez-vous cette mélodie traînante[2] qui, tout
+d'un coup, ranime les regrets passionnés du montagnard éloigné de ses
+hauteurs couronnées de neige et de nuages; il s'abandonne à ses regrets,
+mais il porte le poison dans ses veines, et bientôt il expire de
+désespoir. Vous appelez cela de _la faiblesse_! c'est de la force; c'est
+la source de tous les sentimens généreux: qui n'aime pas sa patrie est
+incapable de rien aimer.
+
+[Note 1: La calenture.]
+
+[Note 2: Allusion à l'air suisse (le _ranz des vaches_) et à ses
+effets.]
+
+MARINA.
+
+Obéis-lui donc, car c'est elle qui te proscrit.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Oui, c'est elle: et son arrêt pèse sur mon cœur comme la malédiction
+d'une mère;--l'empreinte en brûle mon front. Ces exilés dont vous me
+parlez, ils s'éloignaient en foule les mains pressées l'une dans
+l'autre, pendant la route; et leurs tentes réunies et confondues:--moi,
+je suis seul.
+
+MARINA.
+
+Non, tu ne le seras plus:--ne vais-je pas avec toi?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Chère Marina!--et nos enfans?
+
+MARINA.
+
+Pour eux, je crains bien que les soupçons de votre odieuse politique
+(qui se joue de tous les liens et les brise à son plaisir) ne nous
+permettent pas de les emmener avec nous.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Et toi, peux-tu donc les quitter?
+
+MARINA.
+
+Oui, avec bien de la peine; mais je puis les laisser, enfans comme ils
+sont, pour vous apprendre à l'être moins vous-même; apprenez par-là à
+étouffer des sentimens sacrés, quand d'autres devoirs plus sacrés encore
+le commandent: dans ce monde, d'ailleurs, notre premier devoir est de
+savoir souffrir.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+N'ai-je encore rien supporté?
+
+MARINA.
+
+Beaucoup trop d'une injuste tyrannie, et assez pour vous apprendre à ne
+pas être épouvanté d'une perspective qui n'a plus rien de pénible,
+comparée à tout ce que vous avez déjà souffert.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ah! je le vois, vous n'avez jamais été proscrite loin de Venise; vous
+n'avez jamais vu s'éloigner progressivement ses ravissantes tourelles,
+alors que chaque sillon creusé dans la mer par le vaisseau semble
+frapper et entr'ouvrir votre cœur; vous n'avez jamais vu le jour
+s'abaisser sur nos rivages, et les couvrir de son auréole calme et
+rougissante; puis, ayant rêvé qu'ils vous apparaissaient dans toute leur
+beauté, vous ne vous êtes jamais réveillée sans les retrouver.
+
+MARINA.
+
+Je partagerai avec vous tout cela. Faisons-nous à l'idée de quitter
+cette ville bien-aimée (car elle le mérite bien sans doute), et cette
+prison d'état que vous devez à ses bontés. Nos enfans recevront les
+soins du Doge et de mes oncles: il faut que nous mettions à la voile
+avant la nuit.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ce terme est bien court. Ne verrai-je donc pas mon père?
+
+MARINA.
+
+Vous le verrez.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Où?
+
+MARINA.
+
+Ici ou dans l'appartement ducal:--il n'a pas dit où. Que ne
+supportez-vous votre exil comme il le supporte!
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Oh! ne le blâmez pas. Quelquefois il m'est arrivé de murmurer un
+instant; mais il ne pouvait pas autrement agir. Le moindre témoignage de
+pitié ou de sympathie de sa part n'eût fait que rejeter sur ses cheveux
+blancs le soupçon des Dix, et sur ma tête des malheurs accumulés.
+
+MARINA.
+
+Accumulés! Quels sont donc les tourmens qu'ils vous ont épargnés?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Celui de quitter Venise sans vous voir, lui ou toi; ils m'auraient
+interdit ce bonheur, comme la première fois qu'ils m'exilèrent.
+
+MARINA.
+
+Cela est vrai; oui, pour cela, j'avoue ma dette envers la république, et
+je lui devrai davantage encore quand tous deux nous flotterons sur les
+libres vagues.--Partons! ah! partons aux extrémités du monde, s'il le
+faut; mais loin de cette horrible, injuste et--
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ne la maudissez pas. Quand je me tais, qui ose accuser ma patrie?
+
+MARINA.
+
+Ciel et terre! qui ose l'accuser? le sang de plusieurs millions d'hommes
+s'élevant au ciel contre elle; les accens de désespoir des esclaves
+enchaînés, des citoyens dans les cachots, des mères, des épouses, des
+enfans, des pères, et de tous les sujets courbés sous le joug de dix
+vieilles têtes; enfin, jusqu'à _ton silence_. Et quand tu pourrais
+encore alléguer quelque chose en sa faveur, quel autre, dis-moi,
+voudrait le faire à ta place?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Songeons, puisqu'il le faut, à notre départ. Mais qui vient ici?
+
+(Entre Lorédano suivi de familiers.)
+
+LORÉDANO, aux familiers.
+
+Retirez-vous, et laissez-moi le flambeau.
+
+(Les familiers se retirent.)
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Noble signor, soyez le bien-venu; je ne croyais pas que ces tristes
+lieux recevraient jamais l'honneur d'une pareille visite.
+
+LORÉDANO.
+
+Ce n'est pas la première fois que je me trouve dans ces sortes de lieux.
+
+MARINA.
+
+Ni la dernière, si la récompense suivait le mérite. Venez-vous ici pour
+nous insulter, pour faire l'office d'espion, ou pour demeurer en otage
+auprès de nous?
+
+LORÉDANO.
+
+Telle n'est pas ma mission, noble dame! je suis envoyé vers votre mari
+pour lui apprendre le décret des Dix.
+
+MARINA.
+
+L'on a prévenu cet acte de bonté: il le connaît.
+
+LORÉDANO.
+
+Et comment?
+
+MARINA.
+
+Je l'ai informé de l'indulgence de vos collègues, non sans doute avec
+les délicates précautions que vous aurait suggérées votre naïve
+sensibilité; mais enfin il la connaît. Si vous venez recevoir nos
+remerciemens, prenez-les et sortez! L'horreur du cachot est assez
+profonde sans vous; il s'y rencontre assez de reptiles non moins
+malfaisans, bien que leur venin soit moins lâche.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Calmez-vous, je vous prie. À quoi servent de telles paroles?
+
+MARINA.
+
+À lui faire connaître qu'il est connu.
+
+LORÉDANO.
+
+La belle dame doit conserver les priviléges de son sexe.
+
+MARINA.
+
+Signor, j'ai des fils: un jour ils sauront mieux vous remercier.
+
+LORÉDANO.
+
+Vous ferez bien de les élever dans de bons sentimens. Foscari,--vous
+connaissez donc votre sentence?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Je retourne à Candie?
+
+LORÉDANO.
+
+Oui,--pour la vie.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Pour peu de tems.
+
+LORÉDANO.
+
+J'ai dit--pour _la vie_.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Et je répète--pour peu de tems.
+
+LORÉDANO.
+
+Une année d'emprisonnement à la Cannée,--ensuite la liberté de l'île
+entière.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+C'est tout un pour moi: cette liberté est à mes yeux comme la prison qui
+doit la précéder. Est-il vrai que ma femme m'accompagne?
+
+LORÉDANO.
+
+Oui, si elle le veut.
+
+MARINA.
+
+Qui a réclamé pour moi cette justice?
+
+LORÉDANO.
+
+Quelqu'un qui ne fait pas la guerre aux femmes.
+
+MARINA.
+
+Mais qui opprime les hommes. Quoi qu'il en soit, je le remercie de la
+seule faveur que j'aurais voulu demander ou recevoir de lui ou de ses
+semblables.
+
+LORÉDANO.
+
+Il reçoit ces remerciemens avec les sentimens de celle qui les lui
+offre.
+
+MARINA.
+
+Et puissent-ils lui servir en proportion de leur sincérité!--Mais assez.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Est-ce là, signor, toute votre mission? Songez qu'il nous reste peu de
+tems pour nous préparer, et que votre présence est pénible pour cette
+dame, dont la famille est noble comme la vôtre.
+
+MARINA.
+
+Plus noble.
+
+LORÉDANO.
+
+Comment, plus noble?
+
+MARINA.
+
+Oui, car plus généreuse! Nous disons d'un coursier qu'il est _généreux_,
+quand nous voulons exprimer la pureté de sa race. Je le sais, bien que
+née à Venise où l'on ne connaît guère que des coursiers de bronze; mais
+je l'ai appris de ces Vénitiens qui ont abordé sur les côtes d'Égypte,
+et de l'Arabie leur voisine. Pourquoi donc ne dirions-nous mieux encore:
+l'_homme généreux_? Si la famille est quelque chose, c'est pour les
+vertus, plutôt que pour les années qu'elle rappelle; et la mienne, aussi
+ancienne que la vôtre, est plus recommandable dans ses rejetons. Oh!
+n'affectez pas de l'indignation,--mais reportez vos yeux en arrière;
+considérez votre arbre généalogique aux feuillages si verts, aux fruits
+si mûrs: alors vous serez forcé de rougir d'ancêtres qui rougiraient
+eux-mêmes d'un fils tel que vous,--cœur aride et dévoré de haine!
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Encore, Marina!
+
+MARINA.
+
+Encore! Ne voyez-vous pas qu'il vient ici pour assouvir sa rage, en
+reposant sur nos malheurs un dernier regard? laissez-le les partager.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Cela serait difficile.
+
+MARINA.
+
+Nullement. Il les partage déjà:--c'est en vain qu'il cherche à dérober
+ses angoisses sous un front de marbre et sous un dédaigneux sourire; il
+les partage. Quelques mots précis de vérité confondent les suppôts de
+l'enfer aussi bien que leur maître; j'ai mis un instant son ame à
+l'épreuve, comme le fera avant peu le feu éternel qui le réclame. Vois
+comme il recule à ma voix! et cependant il porte en ses mains la mort,
+les fers et l'exil, qu'il déverse à volonté sur ses semblables. Mais ces
+armes ne sont pas défensives, car j'ai percé du premier coup son cœur
+glacé. Je brave ses furieux regards. Nous ne pouvons que mourir; il est
+plus à plaindre que nous, car il ne peut que vivre, et chaque jour
+avance l'heure inévitable de son châtiment.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Vous avez perdu la raison.
+
+MARINA.
+
+Cela peut être; mais quelle est la cause de ce _délire_?
+
+LORÉDANO.
+
+Laissez-la poursuivre; elle ne m'atteint pas.
+
+MARINA.
+
+Vous mentez! Vous veniez ici pour savourer un lâche triomphe, à la vue
+de notre déplorable situation. Vous veniez pour écouter froidement nos
+prières,--pour compter nos pleurs et nos sanglots,--pour contempler le
+naufrage auquel vous aviez réduit mon époux, le fils de votre souverain;
+en un mot, vous veniez fouler aux pieds la victime,--idée devant
+laquelle le bourreau recule, lui qui fait horreur à tous les hommes!
+Qu'en est-il résulté? Nous sommes malheureux, signor; malheureux autant
+que votre scélératesse et votre soif de vengeance pouvaient le désirer:
+et cependant, comment _vous trouvez-vous_?
+
+LORÉDANO.
+
+Comme un roc.
+
+MARINA.
+
+Oui, mais frappé de la foudre: ils sont insensibles, mais ils demeurent
+sillonnés. Allons, Foscari! éloignons-nous, et laissons cet être vil, le
+seul digne d'habiter ces lieux qu'il a tant de fois peuplés de victimes,
+mais qui ne seront purifiés qu'à l'instant où ils se fermeront sur lui.
+
+(Entre le Doge.)
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Mon père!
+
+LE DOGE, l'embrassant.
+
+Jacopo! mon fils!--mon fils!
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Encore une fois, mon père! Qu'il y a long-tems que je ne t'avais entendu
+prononcer mon nom--_notre_ nom!
+
+LE DOGE.
+
+Mon enfant! que ne peux-tu savoir--
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Il m'est échappé rarement des murmures.
+
+LE DOGE.
+
+C'est ton silence que j'ai senti le plus vivement.
+
+MARINA.
+
+Doge! regardez--là! (Elle indique Lorédano.)
+
+LE DOGE.
+
+Je vois cet homme--eh bien?
+
+MARINA.
+
+De la prudence!
+
+LORÉDANO.
+
+Cette vertu étant celle dont la noble dame aurait le plus besoin, il est
+naturel qu'elle la recommande aux autres.
+
+MARINA.
+
+Misérable! ce n'est pas une vertu: c'est la politique des hommes de bien
+forcés de se trouver en face du vice; c'est auprès de tes semblables que
+je la recommande, comme je le ferais à celui dont le pied serait prêt de
+toucher une vipère.
+
+LE DOGE.
+
+Cela est superflu à ma fille; depuis long-tems je connais Lorédano.
+
+LORÉDANO.
+
+Vous pouvez le connaître mieux encore.
+
+MARINA.
+
+Oui, mais non pas plus pervers sans doute.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Mon père, ne perdons pas ces dernières heures dans de stériles
+reproches. Est-ce bien en effet maintenant notre dernière entrevue?
+
+LE DOGE.
+
+Tu vois ces cheveux blancs.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Et de plus, je sens que les miens ne blanchiront jamais ainsi. Mon père,
+embrassez-moi! je vous ai toujours aimé,--jamais plus qu'aujourd'hui.
+Ayez soin de mes enfans,--ceux de votre dernier enfant; qu'ils soient
+pour vous tout ce que je fus long-tems moi-même, et jamais ce que je
+suis aujourd'hui. Ne puis-je donc pas _les_ voir aussi?
+
+MARINA.
+
+Non,--pas _ici_.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Partout ils peuvent embrasser leurs parens.
+
+MARINA.
+
+Je ne voudrais pas qu'ils vissent leur père dans un lieu qui pourrait
+mêler à leur tendresse des sentimens de crainte, et troubler le cours
+naturel de leur sang jeune et généreux. Ils sont heureux; ils dorment
+tranquilles; ils ignorent que leur père n'est qu'un malheureux proscrit.
+Je sais bien que leur destinée sera la même un jour; mais qu'ils ne la
+reçoivent qu'à titre de succession, et non pas comme un droit de leur
+enfance même. Leurs sens ouverts aux inspirations de l'amour le sont
+également à celles de la terreur; et cette obscure humidité, et ces eaux
+verdâtres et fangeuses qui flottent au-dessus de cet horrible asile,--ce
+cachot lui-même, creusé au-dessous de la source des eaux, et enfermant
+dans chaque crevasse un germe pestilentiel; tout cela pourrait être à
+craindre pour eux: ce n'est pas _leur_ atmosphère, bien que vous,--vous
+aussi,--et avant tous les autres, et comme en étant le plus
+digne,--_vous_, noble Lorédano, vous puissiez respirer ici sans le
+moindre danger.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Je n'avais pas fait ces réflexions; je les approuve. Ainsi, je
+m'éloignerai sans les avoir vus.
+
+LE DOGE.
+
+Non; il n'en sera rien: vous les verrez dans mon appartement.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Et faudra-t-il _tous_ les quitter?
+
+LORÉDANO.
+
+Il le faut.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Sans une seule exception?
+
+LORÉDANO.
+
+Ils sont le bien de l'état.
+
+MARINA.
+
+Je supposais qu'ils étaient le mien.
+
+LORÉDANO.
+
+Ils le sont, en effet, dans tout ce qui se rapporte à la puissance
+maternelle.
+
+MARINA.
+
+C'est-à-dire, dans tous les soins pénibles. Sont-ils malades? on me les
+confiera pour les soigner; meurent-ils? c'est à moi qu'il appartiendra
+de les pleurer, de les ensevelir; mais s'ils vivent, vous en ferez des
+soldats, des sénateurs, des esclaves, des proscrits,--ce que vous
+voudrez; ou s'ils sont de l'autre sexe et doués d'un patrimoine, des
+épouses et des courtisanes! Admirable sollicitude de l'état pour ses
+fils et les mères de ses fils!
+
+LORÉDANO.
+
+L'heure approche, et les vents sont favorables.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Qu'en savez-vous ici, où jamais les vents n'ont soufflé dans leur
+liberté?
+
+LORÉDANO.
+
+Ils l'étaient quand j'entrai ici. La galère flottait à une portée d'arc
+de _la riva di Schiavoni_.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Mon père, précédez-moi, je vous prie, et préparez mes enfans à voir leur
+père.
+
+LE DOGE.
+
+Allons, mon fils, du courage!
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Je ferai tous mes efforts.
+
+MARINA.
+
+Adieu, du moins, à cet infâme donjon, et à celui aux bons offices duquel
+nous sommes en partie redevables de notre captivité passée.
+
+LORÉDANO.
+
+Et de la délivrance présente.
+
+LE DOGE.
+
+Il dit vrai.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Sans doute; mais je ne lui dois qu'un échange de mes chaînes pour des
+chaînes plus pesantes. Il le savait bien, ou il ne l'eût pas sollicité;
+mais je ne lui reproche rien.
+
+LORÉDANO.
+
+Le tems presse, signor.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Hélas! pouvais-je penser que je quitterais jamais avec douleur un pareil
+séjour! Mais quand je sais que chaque pas qui m'en éloigne m'éloigne en
+même tems de Venise, j'éprouve des regrets en regardant pour la dernière
+fois ces murailles humides et--
+
+LE DOGE.
+
+Enfant! pas de pleurs.
+
+MARINA.
+
+Laissez-les plutôt couler; il n'a pas pleuré au milieu des tortures,
+elles ne peuvent ici le déshonorer. Elles soulageront son cœur,--ce cœur
+trop sensible,--et je _saurai_ essuyer ces larmes amères ou y joindre
+les miennes; je pourrais pleurer maintenant, mais je ne veux pas faire
+tant de plaisir au méchant qui nous contemple. Sortons. Doge!
+conduisez-nous.
+
+LORÉDANO, aux familiers.
+
+La torche!
+
+MARINA.
+
+Oui, éclairez-nous comme dans une pompe funèbre, suivie par Lorédano,
+pleurant comme un avide héritier.
+
+LE DOGE.
+
+Mon fils! vous êtes faible: prenez cette main.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Hélas! faut-il que la jeunesse s'appuie sur les années! c'était moi qui
+devais être votre soutien.
+
+LORÉDANO.
+
+Prenez mon bras.
+
+MARINA.
+
+Foscari! Foscari! ne le touchez pas; c'est un dard vénéneux. Signor,
+arrêtez! nous savons bien que si la main des vôtres devait nous sortir
+du gouffre où nous sommes plongés, vous vous garderiez bien de nous la
+présenter. Viens, Foscari! prends la main que l'autel a jointe à la
+tienne; elle n'a pu te sauver, elle te soutiendra du moins toujours.
+
+(Ils sortent.)
+
+FIN DU TROISIÈME ACTE.
+
+
+
+
+ACTE IV.
+
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE.
+
+(Une salle dans le palais du Doge.)
+
+Entrent LORÉDANO et BARBARIGO.
+
+
+BARBARIGO.
+
+Avez-vous confiance dans un pareil projet?
+
+LORÉDANO.
+
+Oui.
+
+BARBARIGO.
+
+Sa vieillesse en sera bien affligée.
+
+LORÉDANO.
+
+Dites plutôt qu'elle se trouvera heureuse d'être ainsi délivrée du
+fardeau de l'état.
+
+BARBARIGO.
+
+Son cœur en sera brisé.
+
+LORÉDANO.
+
+La vieillesse n'a plus de cœur à briser. Il a vu celui de son fils sur
+le point de l'être, et, si l'on excepte un éclair d'attendrissement, en
+le voyant dans son cachot, il n'a pas été ému.
+
+BARBARIGO.
+
+Dans sa contenance, je l'avoue; mais quelquefois je l'ai vu en proie à
+un tel découragement intérieur, que le plus bruyant désespoir ne pouvait
+rien trouver à lui envier. Où est-il?
+
+LORÉDANO.
+
+Dans ses appartemens, avec son fils, et toute la race des Foscari.
+
+BARBARIGO.
+
+Ils se disent adieu.
+
+LORÉDANO.
+
+Un dernier adieu, comme celui que le vieillard fera bientôt à la dignité
+de Doge.
+
+BARBARIGO.
+
+Et quand le fils met-il à la voile?
+
+LORÉDANO.
+
+Tout de suite, et quand ils en auront fini avec leurs longs adieux. Il
+est tems de les avertir.
+
+BARBARIGO.
+
+Arrêtez! Voulez-vous encore abréger de pareils momens?
+
+LORÉDANO.
+
+Ce n'est pas moi; nous avons des soins plus importans. Il faut que ce
+jour soit en même tems le dernier du règne du vieux Doge et le premier
+du dernier bannissement de son fils. Et voilà la vengeance.
+
+BARBARIGO.
+
+À mes yeux trop cruelle.
+
+LORÉDANO.
+
+Elle est trop douce.--Ce n'est pas même vie pour vie, cette loi de
+représailles admise dans tous les âges: ils me doivent encore la mort de
+mon père et de mon oncle.
+
+BARBARIGO.
+
+Mais cette dette, le Doge ne l'a-t-il pas hautement niée?
+
+LORÉDANO.
+
+Sans doute.
+
+BARBARIGO.
+
+Et ce désaveu n'a-t-il pas ébranlé vos doutes?
+
+LORÉDANO.
+
+Non.
+
+BARBARIGO.
+
+Quoi qu'il en soit, si la déchéance doit être obtenue par notre
+influence réunie dans le conseil, il faut que ce soit avec toute la
+déférence due à ses cheveux blancs, à son rang et à ses services.
+
+LORÉDANO.
+
+Avec toutes les cérémonies qu'il vous plaira, pourvu que la chose se
+fasse. Vous pouvez, je m'en soucie peu, lui députer le conseil, pour lui
+demander, les genoux en terre (comme Barberousse au pape), d'avoir
+l'extrême courtoisie d'abdiquer.
+
+BARBARIGO.
+
+Et s'il ne veut pas?
+
+LORÉDANO.
+
+Alors, nous en choisirons un autre, et nous annulerons son élection.
+
+BARBARIGO.
+
+Mais les lois?--
+
+LORÉDANO.
+
+Quelles lois?--Les Dix, voilà les lois; et s'ils n'existaient pas, je
+serais, dans cette circonstance, législateur.
+
+BARBARIGO.
+
+À vos propres périls?
+
+LORÉDANO.
+
+Ce n'est pas ici le cas,--vous dis-je; nous en avons le droit.
+
+BARBARIGO.
+
+Mais déjà, à deux reprises, il a sollicité la permission de se retirer,
+et deux fois on la lui a refusée.
+
+LORÉDANO.
+
+Excellente raison pour la lui accorder une troisième fois.
+
+BARBARIGO.
+
+Sans qu'il le demande?
+
+LORÉDANO.
+
+Pour lui prouver que ses premières instances ont fait impression. Si
+elles partaient du cœur, il nous devra des remerciemens: sinon, il est
+juste de punir son hypocrisie. Allons, ils ont eu le tems de se réunir,
+il faut les rejoindre; et sur ce point-là seulement, montrez une
+résolution inébranlable. Les argumens que j'ai préparés sont de nature à
+les ébranler et à renverser le vieillard. N'allez pas, avec vos
+scrupules ordinaires, et quand nous sommes sûrs de leurs dispositions et
+de leur volonté, nous arrêter au moment de la réussite.
+
+BARBARIGO.
+
+Si j'étais sûr que la déchéance du père ne sera pas le prélude d'une
+persécution acharnée comme celle dont son fils est la victime, je vous
+appuierais sans hésiter.
+
+LORÉDANO.
+
+Il n'a rien à craindre, vous dis-je; ses quatre-vingt-cinq ans
+continueront autant qu'il pourra les traîner: il ne s'agit que de son
+trône.
+
+BARBARIGO.
+
+Les princes déposés ont rarement beaucoup de tems à vivre.
+
+LORÉDANO.
+
+Plus rarement encore les octogénaires.
+
+BARBARIGO.
+
+Pourquoi donc ne pas attendre quelques jours?
+
+LORÉDANO.
+
+Parce que nous avons déjà bien assez attendu, et qu'il vit plus qu'il ne
+convient. Allons! rendons-nous au conseil!
+
+(Lorédano et Barbarigo sortent.--Entrent Memmo et un sénateur.)
+
+SÉNATEUR.
+
+Un ordre de nous rendre au conseil des Dix! quel en peut être le motif?
+
+MEMMO.
+
+Les Dix seuls peuvent répondre: rarement ils manifestent leurs pensées
+d'avance. Nous sommes cités;--il suffit.
+
+SÉNATEUR.
+
+Il suffit pour eux, mais non pour nous; je voudrais savoir pourquoi.
+
+MEMMO.
+
+En obéissant vous le saurez; autrement, vous n'en apprendrez pas moins
+pourquoi vous auriez dû obéir.
+
+SÉNATEUR.
+
+Je ne prétends pas m'opposer, _mais_--
+
+MEMMO.
+
+Dans Venise, _mais_ désigne un traître. Ne hasardez pas de _mais_, à
+moins que vous ne vouliez passer sur le pont que l'on repasse bien
+rarement.
+
+SÉNATEUR.
+
+Je me tais.
+
+MEMMO.
+
+Pourquoi d'ailleurs cette agitation?--Les Dix invoquent, dans leurs
+délibérations, l'assistance de vingt-cinq patriciens;--vous êtes l'un de
+ceux qu'ils ont choisis, j'en suis un autre; et le choix, ou la chance
+qui nous réunit à une assemblée si auguste, me paraît également
+honorable pour nous deux.
+
+SÉNATEUR.
+
+Sans doute. Je n'ajoute rien.
+
+MEMMO.
+
+Comme nous avons l'espoir (et tout le monde, seigneur, peut honnêtement
+le caresser, je veux dire tous ceux d'une noble famille), l'espoir qu'un
+jour nous pourrons être décemvirs, c'est sans doute comme une école de
+sagesse pour les délégués du sénat qu'une pareille initiation comme
+novice dans les plus profonds mystères de l'état.
+
+SÉNATEUR.
+
+Connaissons-les donc: ils méritent certainement toute notre attention.
+
+MEMMO.
+
+Comme nous ne pourrions les divulguer sans exposer nos vies, ils
+méritent en effet quelque intérêt de notre part.
+
+SÉNATEUR.
+
+Je ne demande pas une place dans le sanctuaire; mais puisque l'on m'a
+choisi, et non pas sans répugnance de ma part, je ferai mon devoir.
+
+MEMMO.
+
+Ne soyons pas les derniers à obéir à la sommation des Dix.
+
+SÉNATEUR.
+
+Tous ne sont pas encore arrivés; mais je suis de votre avis.--Entrons.
+
+MEMMO.
+
+Les plus pressés sont les mieux venus dans les conseils d'urgence,--et
+du moins nous ne serons pas les derniers.
+
+(Entrent le Doge, Jacopo Foscari et Marina.)
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ah! mon père! je sens qu'il faut partir, j'y suis décidé. Cependant, je
+vous en conjure, obtenez pour moi qu'un jour je sois rappelé dans mes
+foyers, un jour, quelqu'éloigné qu'il puisse être: qu'il y ait dans
+l'espace un point qui soit pour mon cœur comme une sorte de phare;
+j'accepte tous les tourmens qu'ils voudront m'infliger; mais, que je
+puisse revenir!
+
+LE DOGE.
+
+Fils Jacopo, va, obéis aux volontés de notre pays: nous ne devons rien
+voir au-delà.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Mais du moins puis-je regarder derrière moi. Je vous prie, ne m'oubliez
+pas.
+
+LE DOGE.
+
+Hélas! quand j'avais de nombreux enfans, vous étiez celui que je
+chérissais davantage; en peut-il être autrement aujourd'hui, où vous me
+restez seul de tous? Mais quand l'état demanderait que l'on exhumât la
+cendre de vos trois excellens frères, quand leurs ombres indignées
+s'élèveraient pour s'opposer à un pareil acte, et défendre leur dernière
+demeure dans la terre de la patrie, je n'en obéirais pas moins à un
+devoir plus impérieux encore.
+
+MARINA.
+
+Partons, cher époux! tout cela ne fait que prolonger notre douleur.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+L'on ne nous a pas encore prévenus; les voiles du vaisseau ne sont pas
+déployées:--qui sait? le vent peut changer.
+
+MARINA.
+
+Il peut changer, mais leurs cœurs et votre destinée sont immuables; et
+la rame des galériens suppléera au calme des vents, et nous éloignera
+rapidement du havre.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ô mers! où sont donc vos orages?
+
+MARINA.
+
+Dans le cœur des hommes. Hélas! rien ne peut-il vous calmer?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Jamais marinier n'invoqua son patron pour des vents doux et prospères,
+comme je vous implore aujourd'hui, ô vous, patron tutélaire d'une patrie
+que, dans votre saint amour, vous ne pouvez chérir plus tendrement que
+moi! Soulevez les vagues furieuses de l'Adriatique; réveillez l'Auster,
+souverain des tempêtes! Que l'Océan bouleversé rejette bientôt sur les
+rivages déserts du Lido mon cadavre sans vie; que j'y puisse embrasser
+encore les sables qui bordent cette terre tant aimée, et que je ne dois
+plus jamais revoir!
+
+MARINA.
+
+Et sans doute vous formez les mêmes vœux pour moi qui ne vous quitte
+plus?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Non;--ah! non pour toi, chère et pieuse Marina! puisses-tu long-tems me
+survivre, et protéger les tendres années de ces enfans, que ton sublime
+dévouement va priver aujourd'hui de tes soins. Mais pour moi seul,
+puissent tous les vents se déchaîner contre le vaisseau et mugir dans le
+golfe; puissent tous les marins tourner sur moi leurs visages pâles et
+désespérés; puissent-ils m'accuser, comme autrefois les Phéniciens
+accusèrent Jonas d'appeler seul les tempêtes, et me précipiter dans les
+flots comme une offrande pour les apaiser! L'abîme qui me détruira sera
+plus compatissant que les hommes; il me transportera sans vie, mais
+enfin il me transportera jusqu'aux rivages natals: je devrai une tombe
+aux mains des pêcheurs, sur un sable désolé, qui jamais, dans la foule
+innombrable des naufragés, n'aura recueilli un cœur aussi déchiré que le
+mien ne l'aura été.--Mais pourquoi ne se brise-t-il pas? Comment se
+fait-il que je vive?
+
+MARINA.
+
+Pour te dompter toi-même, je pense, et pour maîtriser avec le tems ce
+vain désespoir. Jusqu'alors tu souffrais; mais les plaintes n'étaient
+pas bruyantes. Que souffres-tu donc au prix de ce qui n'a pu t'arracher
+un seul cri,--la prison et la torture?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ah! je souffre une double, une vingt fois plus cruelle torture! Mais
+vous dites vrai, il faut la supporter. Votre bénédiction, mon père.
+
+LE DOGE.
+
+Que ne peut-elle te protéger! je te la donne pourtant.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Pardonnez--
+
+LE DOGE.
+
+Eh quoi! mon fils?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ma naissance à ma pauvre mère, à moi d'avoir vécu, et à vous-même, comme
+je vous le pardonne, le don que vous m'avez fait de la vie.
+
+MARINA.
+
+De quoi pourrais-tu t'accuser?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+De rien. Ma mémoire n'est ouverte qu'à la douleur. Mais après avoir si
+horriblement souffert, je ne puis m'empêcher de croire que je l'ai
+mérité. S'il en est ainsi, puissent mes souffrances sur la terre adoucir
+celles que l'avenir me réserve!
+
+MARINA.
+
+Ne crains rien, l'enfer est réservé à tes oppresseurs.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+J'espère que non.
+
+MARINA.
+
+Tu l'espères?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Non, je ne puis leur souhaiter tous les maux qu'ils m'ont infligés.
+
+MARINA.
+
+Quoi! ces démons incarnés! Ah! puissent-ils mille fois les subir à leur
+tour; et puissent les vers éternellement rongeurs les dévorer!
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ils peuvent se repentir.
+
+MARINA.
+
+Dans ce cas-là même, leurs remords seraient trop tardifs; Dieu n'accepte
+pas ceux des démons.
+
+(Entrent un officier et des gardes.)
+
+OFFICIER.
+
+Signor! la barque est sur le rivage;--le vent est levé: nous n'attendons
+plus que vous.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Je suis prêt. Mon père, encore votre main.
+
+LE DOGE.
+
+La voici. Hélas! comme la tienne tremble!
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Non, vous vous trompez: c'est la vôtre, mon père. Adieu.
+
+LE DOGE.
+
+Adieu. N'as-tu plus rien à recommander?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Non--rien. (À l'officier.) Donnez-moi votre bras, cher signor.
+
+OFFICIER.
+
+Vous devenez pâle,--laissez-moi vous soutenir,--plus pâle!--holà!
+quelque aide! de l'eau!
+
+MARINA.
+
+Il se meurt!
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Je suis prêt maintenant.--Un nuage étrange couvre mes yeux;--où est la
+porte?
+
+MARINA.
+
+Éloignez-vous! c'est à moi de le soutenir.--Mon bien-aimé! ô ciel! comme
+le mouvement de son cœur est faible!
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+De la lumière! Est-ce là de la lumière?--je me meurs. (L'officier lui
+présente de l'eau.)
+
+OFFICIER.
+
+Peut-être sera-t-il mieux au grand air.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Je n'en doute pas. Vos mains, mon père, ma femme--
+
+MARINA.
+
+La mort est dans cette étreinte glacée. Ô ciel!--mon Foscari, comment
+vous trouvez-vous?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Bien! (Il expire.)
+
+OFFICIER.
+
+Il est passé.
+
+LE DOGE.
+
+Il est libre.
+
+MARINA.
+
+Non,--non, il n'est pas mort; il doit encore y avoir de la vie dans ce
+cœur:--il n'aurait pu me laisser ainsi.
+
+LE DOGE.
+
+Ma fille!
+
+MARINA.
+
+Silence, vieillard! je ne suis plus ta fille:--tu n'as plus de fils. Ô
+Foscari!
+
+OFFICIER.
+
+Il nous faut emporter le corps.
+
+MARINA.
+
+Ne le touchez pas, odieux bourreau! avec sa vie cessent vos viles
+fonctions; et vos lois homicides elles-mêmes ne les continuent pas
+au-delà du meurtre. Laissez sa dépouille mortelle à ceux qui seuls
+peuvent honorer sa mémoire.
+
+OFFICIER.
+
+Je dois prévenir la seigneurie, et attendre sa volonté.
+
+LE DOGE.
+
+Informez la seigneurie de ma part, de la part du Doge, qu'ils n'ont plus
+le moindre droit sur ces cendres. Pendant sa vie, il leur appartenait,
+comme étant leur sujet:--maintenant il m'appartient.--Mon déplorable
+fils!
+
+(L'officier sort.)
+
+MARINA.
+
+Et je vis encore!
+
+LE DOGE.
+
+Marina! vos enfans vivent.
+
+MARINA.
+
+Mes enfans! oui--ils vivent, et moi aussi je dois vivre pour leur
+apprendre à servir l'état, à mourir comme mourut leur père. Combien on
+doit désirer et bénir dans Venise la stérilité! Pourquoi ma mère
+m'a-t-elle mis au monde!
+
+LE DOGE.
+
+Mes malheureux enfans!
+
+MARINA.
+
+Quoi? vous aussi, vous êtes enfin sensible!--vous! Qu'est donc devenu le
+stoïcisme de l'homme d'état?
+
+LE DOGE, se jetant sur le corps.
+
+Là!
+
+MARINA.
+
+Vous pleurez! je pensais que vos yeux n'avaient pas de larmes:--vous les
+réserviez pour l'instant où elles sont superflues. Mais pleurez! lui ne
+pleurera plus jamais--jamais, ô ciel! jamais!
+
+(Entrent Lorédano et Barbarigo.)
+
+LORÉDANO.
+
+Qu'y a-t-il ici?
+
+MARINA.
+
+Ah! le démon venant insulter à la mort! Fuis! Satan incarné! cette terre
+est sainte, les cendres d'un martyr y reposent et en font un autel.
+Retourne au séjour des tourmens!
+
+BARBARIGO.
+
+Madame, nous ignorions ce triste événement; nous allions au conseil, et
+nous ne faisons que passer.
+
+MARINA.
+
+Passez donc!
+
+LORÉDANO.
+
+Nous cherchons le Doge.
+
+MARINA, indiquant le Doge, toujours étendu sur le corps de son fils.
+
+Il est occupé, vous le voyez, des affaires que vous lui avez préparées.
+Êtes-vous contens?
+
+BARBARIGO.
+
+À Dieu ne plaise que nous troublions la douleur d'un père!
+
+MARINA.
+
+Non; il vous a suffi de la causer: votre rôle est fini.
+
+LE DOGE, se levant.
+
+Signor, je suis prêt.
+
+BARBARIGO.
+
+Non,--pas maintenant.
+
+LORÉDANO.
+
+Cependant, il importe beaucoup.
+
+LE DOGE.
+
+S'il en est ainsi, je le répète encore,--je suis prêt.
+
+BARBARIGO.
+
+Il n'en sera pas ainsi maintenant; dût Venise, comme un frêle vaisseau,
+s'engloutir dans l'abîme! Je respecte votre douleur.
+
+LE DOGE.
+
+Je vous remercie. Mais si les nouvelles que vous apportez sont
+fâcheuses, parlez, rien ne peut me frapper plus vivement que l'objet que
+vous avez devant les yeux. Si elles sont bonnes, parlez; vous n'avez pas
+à _craindre_ qu'elles me _consolent_.
+
+BARBARIGO.
+
+Je voudrais qu'elles le pussent.
+
+LE DOGE.
+
+Je ne m'adresse pas à _vous_, mais à Lorédano. _Il_ me comprend.
+
+MARINA.
+
+Je le prévoyais bien.
+
+LE DOGE.
+
+Que voulez-vous dire?
+
+MARINA.
+
+Voyez! le sang commence à rougir de nouveau les lèvres glacées de
+Foscari;--le corps saigne à la vue de l'assassin. (À Lorédano.) Vil
+meurtrier juridique, regarde! la mort elle-même rend témoignage de ton
+forfait.
+
+LE DOGE.
+
+Ma fille! c'est une illusion de la douleur. (Aux suivans.) Emportez le
+corps. Signor, si vous le désirez, je vous écouterai dans une heure.
+
+(Sortent le Doge, Marina et suivans avec le corps.--Lorédano et
+Barbarigo demeurent sur la scène.)
+
+BARBARIGO.
+
+On ne peut dans ce moment le troubler.
+
+LORÉDANO.
+
+Lui-même ne dit-il pas que désormais rien ne pourrait le troubler?
+
+BARBARIGO.
+
+Le chagrin aime la solitude, et la rompre est une barbarie.
+
+LORÉDANO.
+
+La solitude est l'aliment de tout chagrin; et rien n'est plus capable de
+dissiper les sombres visions de l'autre monde que le retour des vives
+impressions de celui-ci. Les affaires ne comportent pas les pleurs.
+
+BARBARIGO.
+
+Et c'est pour cela que vous voulez écarter ce vieillard de toutes les
+affaires?
+
+LORÉDANO.
+
+La chose est décrétée. La giunta et les Dix l'ont convertie en loi. Qui
+oserait braver la loi?
+
+BARBARIGO.
+
+L'humanité!
+
+LORÉDANO.
+
+Quoi! parce que son fils est mort?
+
+BARBARIGO.
+
+Et qu'il n'est pas encore enseveli.
+
+LORÉDANO.
+
+Si, quand nous vous avons proposé la mesure, nous avions connu cet
+incident, nous en aurions suspendu l'adoption; mais une fois passé, rien
+ne peut en arrêter l'effet.
+
+BARBARIGO.
+
+Non, je ne consentirai jamais.
+
+LORÉDANO.
+
+Vous avez consenti à l'essentiel,--remettez-vous à moi du reste.
+
+BARBARIGO.
+
+Son abdication presse-t-elle donc tant?
+
+LORÉDANO.
+
+L'impression d'un sentiment particulier n'a pas droit d'arrêter ce qui
+importe à la république; et un malheur simple et naturel ne peut
+retarder d'un jour l'exécution d'une loi.
+
+BARBARIGO.
+
+Vous avez un fils.
+
+LORÉDANO.
+
+Oui,--et même j'_avais_ un père.
+
+BARBARIGO.
+
+Cependant, toujours aussi inexorable?
+
+LORÉDANO.
+
+Toujours.
+
+BARBARIGO.
+
+Mais du moins, avant de presser l'exécution de l'édit qui le dépose,
+laissez-le enterrer son fils.
+
+LORÉDANO.
+
+Qu'il rappelle donc à la vie mon oncle et mon père,--et j'y consens. Les
+hommes peuvent, dans leur vieillesse même, devenir, ou paraître devenir
+pères d'une centaine d'enfans; mais ils ne peuvent rallumer l'existence
+d'un seul de leurs ancêtres. Le sacrifice n'est pas égal: il a vu ses
+enfans expirer d'une mort naturelle; mes pères sont tombés victimes de
+maladies violentes et mystérieuses. Je n'ai pas eu recours au poison; je
+n'ai pas soudoyé quelque subtil opérateur dans l'art destructeur de
+guérir, pour abréger leur route vers la guérison éternelle. Ses fils, et
+il en avait quatre, sont morts sans que j'invoquasse le secours de
+drogues homicides.
+
+BARBARIGO.
+
+Et êtes-vous sur qu'il soit plus coupable que vous?
+
+LORÉDANO.
+
+Très-sûr.
+
+BARBARIGO.
+
+Il semble pourtant la loyauté même.
+
+LORÉDANO.
+
+Ainsi le jugeait Carmagnuola, il n'y a pas long-tems encore.
+
+BARBARIGO.
+
+Quoi! cet étranger convaincu de trahison?
+
+LORÉDANO.
+
+Lui-même. Vous vous rappelez la nuit dans laquelle les Dix réunis au
+Doge décidèrent de sa perte? Le lendemain, à l'heure du crépuscule,
+Carmagnuola rencontre le Doge, et lui demande, en plaisantant, s'il doit
+lui souhaiter le bonjour ou le bonsoir. Sa seigneurie répondit qu'en
+effet il avait veillé toute la nuit dernière: «Et, ajouta-t-il avec le
+plus gracieux sourire, dans cette nuit il a souvent été question de
+vous[3].» Il disait vrai; on y avait résolu la mort de Carmagnuola huit
+mois avant sa mort. Et cependant le vieux Doge, qui connaissait l'arrêt,
+l'accueillait avec une hypocrite bienveillance avant
+l'exécution;--certes, quatre-vingts années peuvent seules apprendre une
+pareille dissimulation. Le brave Carmagnuola est mort; le jeune Foscari
+et ses frères le sont également:--jamais ils ne m'ont fait sourire.
+
+[Note 3: Fait historique.]
+
+BARBARIGO.
+
+Étiez-vous donc l'ami de Carmagnuola?
+
+LORÉDANO.
+
+Il était la sauve-garde de Venise. Dans sa jeunesse, il avait été son
+ennemi; mais dans sa virilité il fut son sauveur d'abord, et puis sa
+victime.
+
+BARBARIGO.
+
+Tel est le châtiment de ceux qui sauvent les républiques. Celui que nous
+poursuivons maintenant, non-seulement a sauvé la nôtre, il en a réduit
+d'autres sous son pouvoir.
+
+LORÉDANO.
+
+Les Romains (et nous sommes leurs émules) donnaient une couronne à qui
+prenait une ville: ils en donnaient également une à celui qui parvenait
+à sauver un citoyen dans le combat. La récompense était la même. Que si
+nous comparons aujourd'hui le nombre des cités prises par le Doge
+Foscari, à celui des citoyens mis à mort par lui, ou durant son
+gouvernement, la balance sera terriblement contre lui, quand on se
+bornerait aux désastres particuliers, nés de sa haine pour mon
+malheureux père.
+
+BARBARIGO.
+
+Ainsi vous êtes inébranlable?
+
+LORÉDANO.
+
+Qui donc aurait pu m'ébranler?
+
+BARBARIGO.
+
+Ce qui m'a ébranlé moi-même. Pour vous, je le sais, vous êtes de marbre
+dans votre haine. Mais quand tout sera accompli, quand le vieillard sera
+déposé, son nom flétri, sa famille déshonorée, tous ses enfans morts,
+vous et les vôtres triomphans, comment dormirez-vous?
+
+LORÉDANO.
+
+Plus profondément.
+
+BARBARIGO.
+
+Vous vous abusez, et vous serez forcé de le reconnaître avant de vous
+assoupir près de vos pères.
+
+LORÉDANO.
+
+Ils ne sommeillent pas dans leurs tombes prématurées; ils ne le veulent
+pas tant que Foscari ne remplit pas la sienne. Chaque nuit je les vois
+se lever en sourcillant autour de ma couche, désigner le palais ducal,
+et m'exhorter à la vengeance.
+
+BARBARIGO.
+
+Erreur de l'imagination! Aucune passion n'évoque comme la haine les
+spectres et les fantômes; l'amour lui-même ne peuple pas les airs
+d'illusions comme cette maladie du cœur.
+
+(Un officier entre.)
+
+LORÉDANO.
+
+Où allez-vous?
+
+OFFICIER.
+
+Disposer, par l'ordre du Doge, la cérémonie des funérailles du dernier
+Foscari.
+
+BARBARIGO.
+
+Depuis quelques années les voûtes de leur sépulture se sont ouvertes
+bien souvent.
+
+LORÉDANO.
+
+Elles seront bientôt comblées, et cesseront à jamais de s'ouvrir.
+
+OFFICIER.
+
+Puis-je continuer?
+
+LORÉDANO.
+
+Passez.
+
+BARBARIGO.
+
+Mais comment le Doge supporte-t-il cette dernière calamité?
+
+OFFICIER.
+
+Avec une fermeté désespérée. Il parle peu en présence de témoins, mais
+j'ai vu ses lèvres s'entr'ouvrir de tems en tems; une ou deux fois même
+je l'ai entendu, de l'appartement voisin, murmurer ces paroles: _Mon
+fils_! Je dois m'éloigner.
+
+(L'officier sort.)
+
+BARBARIGO.
+
+Cette catastrophe va mettre tout Venise de son côté.
+
+LORÉDANO.
+
+Sans doute. Il faut nous hâter: réunissons les membres délégués pour
+faire connaître la résolution du conseil.
+
+BARBARIGO.
+
+Je proteste dès maintenant contre elle.
+
+LORÉDANO.
+
+À votre aise:--je n'en recueillerai pas moins les voix; et voyons qui de
+nous deux aura le plus d'influence sur les esprits.
+
+(Sortent Barbarigo et Lorédano.)
+
+FIN DU QUATRIÈME ACTE.
+
+
+
+
+ACTE V.
+
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE.
+
+(Les appartemens du Doge.)
+
+Le DOGE, DOMESTIQUE.
+
+
+DOMESTIQUE.
+
+Monseigneur, la députation attend; mais elle ajoute que si vous désiriez
+la recevoir à une autre heure elle attendrait votre plaisir.
+
+LE DOGE.
+
+Pour moi toutes les heures sont égales. Qu'ils entrent.
+
+(Le domestique sort.)
+
+OFFICIER.
+
+Prince! j'ai rempli votre ordre.
+
+LE DOGE.
+
+Quel ordre?
+
+OFFICIER.
+
+Un bien triste.--J'ai disposé le convoi de--
+
+LE DOGE.
+
+Oui--oui--oui,--pardon. Je commence à perdre la mémoire; je me fais trop
+vieux,--aussi vieux que l'annoncent mes années. Jusqu'à présent j'avais
+lutté contre elles; mais elles commencent à l'emporter sur moi.
+
+(Entre la députation composée de six de la seigneurie et du chef des
+Dix.)
+
+LE DOGE.
+
+Soyez les bien-venus, nobles seigneurs!
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Avant tout, le conseil partage avec le Doge le chagrin de son dernier
+malheur privé.
+
+LE DOGE.
+
+Assez--assez de cela.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Le Doge refuse-t-il cet hommage de respect?
+
+LE DOGE.
+
+Je le reçois comme on le présente.--Poursuivez.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Les Dix, réunis à une giunta tirée du sénat, et composée de vingt-cinq
+des plus nobles patriciens, ayant délibéré sur l'état de la république,
+et sur les soucis qui, en ce moment, doivent doublement oppresser vos
+années depuis si long-tems dévouées à la patrie, ont jugé convenable de
+solliciter humblement de votre sagesse (qui ne pourra s'empêcher d'y
+consentir) la résignation de l'anneau ducal, que vous avez si long-tems
+et si glorieusement porté. Et pour témoigner qu'ils ne sont ingrats ni
+insensibles envers vos années et vos services, ils vous destinent un
+apanage de deux mille ducats d'or, pour entourer votre retraite d'un
+éclat digne de celle d'un prince.
+
+LE DOGE.
+
+L'ai-je bien entendu?
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Ai-je besoin de répéter?
+
+LE DOGE.
+
+Non.--Avez-vous fait?
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+J'ai parlé. Vingt-quatre heures vous sont accordées pour rendre réponse.
+
+LE DOGE.
+
+Je n'aurais pas besoin du même nombre de secondes.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Nous n'avons plus qu'à nous retirer.
+
+LE DOGE.
+
+Restez! vingt-quatre heures ne changeront rien à ce que j'ai à dire.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Parlez!
+
+LE DOGE.
+
+Quand par deux fois j'ai exprimé le vœu d'abdiquer, on m'en a refusé la
+liberté; et non-seulement on me l'a refusée, mais vous m'avez arraché le
+serment de ne plus jamais à l'avenir renouveler cette demande. J'ai
+alors juré de mourir dans l'exercice des fonctions que ma patrie m'avait
+ici confiées; je dois écouter la voix de l'honneur, de ma
+conscience:--je ne puis violer _mon_ serment.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Ne nous réduisez pas à recourir à la nécessité d'un décret, à défaut de
+votre assentiment.
+
+LE DOGE.
+
+La Providence se plaît à prolonger mes jours pour m'éprouver et me
+punir; mais vous, avez-vous quelque droit d'accuser la longueur d'une
+vie dont chaque heure fut consacrée au service de l'état? Je suis prêt à
+sacrifier encore ma vie pour lui, comme je lui ai déjà sacrifié d'autres
+objets mille fois plus chers que la vie. Mais quant à ma dignité,--je la
+tiens de _toute_ la république; quand la volonté _générale_ sera
+consultée, alors je pourrai vous donner une réponse.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Celle que vous nous faites nous afflige, mais elle ne peut avoir le
+moindre poids.
+
+LE DOGE.
+
+Je suis prêt à tout; mais rien ne changera ma volonté, même pour un
+moment. Décrétez--ce qu'il vous plaira.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Voici donc la réponse que nous devons transmettre à ceux qui nous
+envoient?
+
+LE DOGE.
+
+Vous m'avez entendu.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Nous nous retirons respectueusement.
+
+(La députation sort.--Un domestique entre.)
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+Monseigneur, la noble dame Marina demande une audience.
+
+LE DOGE.
+
+Mon tems est à elle.
+
+(Entre Marina.)
+
+MARINA.
+
+Pardonnez, monseigneur, si je vous trouble;--peut-être souhaitiez-vous
+d'être seul?
+
+LE DOGE.
+
+Seul? Quand tout le monde se presserait autour de moi, je n'en resterai
+pas moins seul aujourd'hui et désormais. Mais nous avons des forces.
+
+MARINA.
+
+Oui, conservons-les pour les objets--Oh! mon cher Jacopo!
+
+LE DOGE.
+
+Ne te contrains pas! je n'ai pas de consolations à t'offrir.
+
+MARINA.
+
+Ah! s'il avait vécu dans une autre contrée; doué de tous les avantages,
+si chéri, si accompli, qui pouvait être plus heureux, plus envié que mon
+pauvre Foscari? Rien n'eût manqué à son bonheur et au mien; rien, s'il
+n'eût pas été de Venise.
+
+LE DOGE.
+
+Ou le fils d'un prince.
+
+MARINA.
+
+Oui; tout ce que les autres hommes souhaitent dans leur vanité ou dans
+leurs illusions de bonheur, tout, par une destinée étrange, lui est
+devenu fatal. La patrie, le peuple qui l'idolâtrait, le prince dont il
+était le fils aîné, et--
+
+LE DOGE.
+
+Le prince? il n'a plus long-tems à l'être.
+
+MARINA.
+
+Comment?
+
+LE DOGE.
+
+Ils m'ont ravi mon fils, maintenant ils songent à me ravir un anneau et
+un diadême trop long-tems portés. Ah! laissons-leur reprendre ces vains
+hochets!
+
+MARINA.
+
+Les tyrans! et dans un tel jour encore!
+
+LE DOGE.
+
+Ils n'en pouvaient choisir un plus favorable: une heure plus tôt j'y
+eusse été sensible.
+
+MARINA.
+
+Quoi! n'avez-vous pas de ressentiment?--Ô vengeance! mais hélas! celui
+qui vous eût protégé si lui-même l'avait été, mon cher Foscari, ne peut
+plus aider son père.
+
+LE DOGE.
+
+Il ne l'eût jamais aidé contre son pays, quand il aurait eu mille vies
+au lieu de celle--
+
+MARINA.
+
+Qu'ils lui arrachèrent dans les supplices. Vous appelez cela du
+patriotisme? Mais je suis femme; et mon mari, mes enfans, voilà ma
+patrie et mon bonheur. Je l'ai aimé,--je l'ai idolâtré! et je l'ai vu
+supporter des épreuves qui eussent glacé d'épouvante les plus intrépides
+martyrs. Il n'est plus; et moi, qui aurais voulu donner tout mon sang
+pour lui, je n'ai rien à lui donner que des larmes! Que ne puis-je
+espérer de le voir venger?--Mais j'ai des fils: un jour ils seront des
+hommes.
+
+LE DOGE.
+
+Le malheur vous égare.
+
+MARINA.
+
+Je croyais pouvoir le supporter quand je le voyais en proie à
+d'horribles tourmens; oui, je pensais que mieux eût valu le voir mort
+que victime d'une captivité plus longue:--je reçois la punition d'une
+pareille pensée. Que ne suis-je dans son tombeau!
+
+LE DOGE.
+
+Il faut que je le voie encore une fois.
+
+MARINA.
+
+Venez avec moi.
+
+LE DOGE.
+
+Est-il--
+
+MARINA.
+
+Son monument aujourd'hui est notre lit nuptial.
+
+LE DOGE.
+
+Mais est-il dans son linceul?
+
+MARINA.
+
+Viens, vieillard, viens!
+
+(Le Doge et Marina sortent.--Entrent Barbarigo et Lorédano.)
+
+BARBARIGO, à un domestique.
+
+Où est le Doge?
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+Il vient de se retirer à l'instant avec l'illustre dame, veuve de son
+fils.
+
+LORÉDANO.
+
+Où?
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+Dans la chambre où le corps est déposé.
+
+BARBARIGO.
+
+Il ne nous reste donc qu'à retourner.
+
+LORÉDANO.
+
+Vous oubliez que vous ne le pouvez. Nous avons l'ordre implicite de la
+junte d'attendre qu'elle se présente ici, et de l'assister: elle ne
+tardera pas à arriver.
+
+BARBARIGO.
+
+Et la junte se hâtera-t-elle de faire entendre au Doge sa réponse?
+
+LORÉDANO.
+
+Elle exprime le vœu d'une grande célérité. Le Doge avait répondu
+vivement, il faut qu'on lui réplique de même. On a égard à sa dignité;
+on s'est occupé de son sort:--que peut-il désirer de plus?
+
+BARBARIGO.
+
+De mourir dans ses vêtemens de Doge. Certes, il ne peut survivre
+long-tems encore; mais j'ai fait de mon mieux pour défendre son rang; et
+jusqu'à la fin j'ai combattu la proposition, bien que sans succès.
+Pourquoi me forcer ici à exprimer le vote de la majorité?
+
+LORÉDANO.
+
+Il était important d'appeler à témoins quelques opinions différentes des
+nôtres, afin d'empêcher la calomnie d'insinuer qu'une majorité
+tyrannique redoutait pour ses actes l'assistance des autres.
+
+BARBARIGO.
+
+Dites aussi, car je dois le croire, que vous avez voulu me faire rougir
+de l'inutilité de ma résistance. Lorédano! dans vos moyens de vengeance,
+vous êtes ingénieux, poétique même, un véritable Ovide dans _l'art de
+haïr_; c'est donc à vous--(car la haine porte un œil microscopique, même
+dans les objets secondaires) que je dois, pour mieux faire ressortir le
+zèle des autres, d'avoir été associé involontairement aux travaux de
+votre junte.
+
+LORÉDANO.
+
+Comment! ma junte?
+
+BARBARIGO.
+
+Oui, la _vôtre_! Ils parlent d'après vous, ourdissent vos trames,
+adoptent vos plans et exécutent votre ouvrage; ne sont-ils pas les
+vôtres?
+
+LORÉDANO.
+
+Vous oubliez la prudence:--souhaitez qu'ils ne vous entendent pas.
+
+BARBARIGO.
+
+Oh! viendra le jour qu'ils entendront des voix plus terribles que la
+mienne: ils ont outrepassé tous leurs excès; et quand on montre une
+telle audace dans les états les plus vils et les plus méprisés,
+l'humanité s'y relève encore pour les punir.
+
+LORÉDANO.
+
+Vous parlez avec peu de sagesse.
+
+BARBARIGO.
+
+C'est ce qu'il faudrait prouver. Mais voici nos collègues.
+
+(Entre la députation de la junte.)
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Le Doge sait-il que nous désirons le voir?
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+On va le lui apprendre.
+
+(Le domestique sort.)
+
+BARBARIGO.
+
+Le Doge est avec son fils.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+S'il en est ainsi, nous remettrons l'affaire après la cérémonie.
+Sortons; nous avons encore jusqu'au soir assez de tems.
+
+LORÉDANO, à part, à Barbarigo.
+
+Que le feu de l'enfer dessèche ton indiscrète langue! Je l'arracherai de
+cette imprudente et sotte bouche, et je saurai bien ainsi vous ôter le
+pouvoir d'exprimer autre chose que des sanglots. (Haut, à ses autres
+collègues.) Sages signors, un instant de retard, je vous prie.
+
+BARBARIGO.
+
+Soyons humains!
+
+LORÉDANO.
+
+Voyez, le duc approche!
+
+(Entre le Doge.)
+
+LE DOGE.
+
+J'obéis à votre sommation.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Nous venons encore une fois pour vous faire agréer notre dernière
+demande.
+
+LE DOGE.
+
+Et moi pour vous dire--
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Quoi?
+
+LE DOGE.
+
+La même chose. Vous m'avez entendu.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Vous allez donc entendre le décret absolu et définitif que nous venons
+de rendre.
+
+LE DOGE.
+
+Au fait--au fait! Je connais les vieilles formes de votre justice, et
+les gracieux préludes de vos actes tyranniques. Poursuivez!
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Vous n'êtes plus Doge; vous êtes délié de votre impérial serment comme
+souverain; vous déposerez la robe ducale; mais, par égard pour vos
+services, l'état vous alloue l'apanage dont nous vous avons parlé dans
+notre précédente entrevue. Vous avez trois jours pour quitter ces lieux,
+sous peine de voir confisquer vos biens, et toute votre fortune
+particulière.
+
+LE DOGE.
+
+Cette dernière clause, et je suis fier de le dire, n'enrichira pas le
+trésor.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Doge! votre réponse.
+
+LORÉDANO.
+
+Répondez, François Foscari!
+
+LE DOGE.
+
+Si j'avais pu jamais prévoir que mon âge portât quelque préjudice à la
+chose publique, je n'aurais pas, chef de l'état, témoigné assez
+d'ingratitude pour préférer la dignité suprême à l'intérêt de ma patrie.
+Mais cette _vie_, que vous abreuvez d'amertume, ne lui fut pas inutile
+pendant de longues années; et je devais espérer que mes derniers momens
+pourraient encore lui être consacrés. Mais le décret étant rendu,
+j'obéis.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Si vous aviez désiré prolonger le délai des trois jours, nous l'aurions
+volontiers, comme témoignage de notre estime, étendu jusqu'à huit.
+
+LE DOGE.
+
+Pas même huit heures, signor; pas même huit minutes.--(Déposant son
+anneau et son bonnet.) Voici l'anneau ducal et voici le ducal diadême.
+Ainsi l'Adriatique est libre d'en épouser un autre.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Veuillez montrer moins d'empressement.
+
+LE DOGE.
+
+Ah! signor, je suis vieux; et pour vous donner le tems de me déposer, je
+dois moi-même ne pas en perdre. Je crois voir parmi vous une figure que
+je ne connais pas.--Sénateur! votre nom? votre costume m'annonce que
+vous êtes le chef des Quarante?
+
+MEMMO.
+
+Signor, je suis le fils de Marco Memmo.
+
+LE DOGE.
+
+Ah! votre père était mon ami;--les _fils_ et les pères... Mais qu'y
+a-t-il? mes gens ici!
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+Mon prince!
+
+LE DOGE.
+
+Je ne suis plus prince:--voici les princes du prince! (Montrant la
+députation des Dix.) Disposez-vous à quitter ces lieux sur-le-champ.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Pourquoi si brusquement? ce sera éveiller le scandale.
+
+LE DOGE, aux Dix.
+
+Vous en répondrez; c'est votre affaire.--(Aux domestiques.) Pour vous,
+il est une charge que je remets encore à vos soins les plus grands,
+quoique je n'en aie plus le droit;--mais non, je dois m'occuper
+moi-même--
+
+BARBARIGO.
+
+Il entend le corps de son fils.
+
+LE DOGE.
+
+Appelez Marina, ma fille.
+
+(Entre Marina.)
+
+LE DOGE.
+
+Disposez-vous, ma fille; nous pouvons aller pleurer ailleurs.
+
+MARINA.
+
+Ah! dans tous les lieux.
+
+LE DOGE.
+
+Oui; mais en liberté, et non plus devant les yeux jaloux de ces espions
+de la grandeur. Signors, vous pouvez partir. Que voudriez-vous de plus?
+nous allons sortir. Craignez-vous que nous n'emportions avec nous le
+palais? Ces murs, dix fois aussi vieux que moi, et je le suis pourtant
+assez, vous ont servis comme je vous ai servis moi-même; eux et moi nous
+pourrions même vous rappeler quelques souvenirs: mais je ne les conjure
+pas de vous écraser, comme autrefois les colonnes du temple de Dagon se
+détachèrent sur l'Israélite et les Philistins ses ennemis! Le pouvoir de
+les ébranler appartiendrait, je pense, à une malédiction comme la
+mienne, provoquée par des êtres tels que vous; mais je ne maudis point.
+Adieu! généreux signors! puisse le Doge suivant être meilleur que le
+Doge actuel!
+
+LORÉDANO.
+
+Le Doge _actuel_ est Pascal Malipiero.
+
+LE DOGE.
+
+Non, tant que je n'ai pas franchi le seuil de ces portes.
+
+LORÉDANO.
+
+La grande cloche de Saint-Marc doit bientôt retentir pour son
+inauguration.
+
+LE DOGE.
+
+Ciel et terre! vous oserez donner ce signal de mort, et je vivrai pour
+l'entendre!--moi, le premier Doge qui l'aura jamais entendu pour son
+successeur! Plus heureux cent fois mon coupable prédécesseur, le fier
+Marino Faliero:--cette insulte du moins lui fut épargnée.
+
+LORÉDANO.
+
+Eh quoi! regretteriez-vous un traître?
+
+LE DOGE.
+
+Non;--mais j'envie le sort d'un mort.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Monseigneur, si vous êtes décidé à quitter aussi brusquement le palais
+ducal, retirez-vous du moins par l'escalier particulier qui conduit sur
+les bords du canal.
+
+LE DOGE.
+
+Non. Je descendrai les escaliers par lesquels j'arrivai autrefois à la
+souveraineté:--l'escalier du Géant, au sommet duquel je reçus
+l'investiture de Doge. Mes services me l'avaient fait gravir, les
+odieuses pratiques de mes ennemis vont m'en faire descendre. C'est là
+que je fus installé, il y a trente-cinq ans, et que je traversai les
+appartemens que je ne devais plus craindre de quitter, si ce n'est comme
+cadavre,--cadavre luttant peut-être pour les protéger encore,--mais non
+chassé honteusement par mes propres concitoyens. Allons, cependant; mon
+fils et moi nous en sortirons ensemble,--lui pour sa dernière demeure,
+moi pour la demander au ciel.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Quoi! en public?
+
+LE DOGE.
+
+Je fus élu publiquement, je veux être déposé de même. Marina! es-tu
+prête?
+
+MARINA.
+
+Voici mon bras.
+
+LE DOGE.
+
+Oui, mon bâton de vieillesse! Grâce à ce soutien, je puis partir.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Cela ne peut être:--le peuple vous verrait.
+
+LE DOGE.
+
+Le peuple!--il n'y a pas ici de peuple; vous le savez: autrement vous
+n'auriez pas osé insulter ainsi lui et moi. Il est peut-être une
+_populace_ dont l'aspect vous fera rougir; mais ne craignez pas qu'elle
+ose murmurer ou vous maudire, si ce n'est du fond du cœur, et par leurs
+muets regards.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Vous parlez ainsi par emportement, autrement--
+
+LE DOGE.
+
+Vous avez raison. J'ai parlé plus que je n'en ai l'habitude; c'est un
+faible qui n'est pas le mien, et qui vous excuse le mieux, en ce qu'il
+semble indiquer que les années affaiblissent ma raison. Adieu!
+seigneurs.
+
+BARBARIGO.
+
+Vous ne vous éloignerez pas sans une escorte convenable à votre rang
+passé et actuel. Nous accompagnerons le Doge, avec le respect qui lui
+est dû, jusqu'à son palais particulier. N'est-ce pas là votre avis, mes
+collègues?
+
+PLUSIEURS VOIX.
+
+Oui, oui.
+
+LE DOGE.
+
+Vous ne marcherez pas du moins à ma suite. J'entrai ici souverain;--je
+sortirai par les mêmes portes, mais comme citoyen. Toutes ces vaines
+cérémonies sont autant de lâches insultes qui ne font qu'ulcérer le cœur
+davantage, et lui offrir, au lieu d'antidote, de nouveaux poisons. La
+pompe est faite pour les princes;--je ne le suis pas!--il est faux même
+que je sois quelque chose avant de franchir ces portes.--Ah!
+
+LORÉDANO.
+
+Écoutez!
+
+(On entend sonner la grande cloche de Saint-Marc.)
+
+BARBARIGO.
+
+La cloche!
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Oui, de Saint-Marc, qui s'ébranle pour l'élection de Malipiero.
+
+LE DOGE.
+
+Je reconnais le son! je l'entendis une fois, une fois seulement, et il y
+a de cela trente-cinq années. Dès-lors j'avais cessé d'être jeune.
+
+BARBARIGO.
+
+Asseyez-vous, monseigneur! vous tremblez.
+
+LE DOGE.
+
+C'est le signal de mes funérailles! Mon cœur souffre horriblement.
+
+BARBARIGO.
+
+Asseyez-vous, je vous prie.
+
+LE DOGE.
+
+Non; mon siége était jusqu'à présent un trône. Marina! allons.
+
+MARINA.
+
+Oui, le plus promptement possible.
+
+LE DOGE. Il fait quelques pas, puis s'arrête.
+
+Je sens une soif dévorante.--Qui m'apportera un peu d'eau?
+
+BARBARIGO.
+
+Moi--
+
+MARINA.
+
+Moi--
+
+LORÉDANO.
+
+Moi--
+
+(Le Doge prend un gobelet de la main de Lorédano.)
+
+LE DOGE.
+
+Je le reçois de vous, Lorédano, de la main la plus digne de m'assister à
+une pareille heure.
+
+LORÉDANO.
+
+Par quel motif?
+
+LE DOGE.
+
+Il est dit que le cristal de Venise a pour les poisons une telle
+antipathie, qu'il vient à se briser dès qu'on y dépose le moindre venin.
+Cependant vous portez ce gobelet, il n'éclate pas.
+
+LORÉDANO.
+
+Eh bien?
+
+LE DOGE.
+
+Le cristal est donc faux ou vous êtes loyal. Pour moi, je ne crois l'un
+ni l'autre; c'est une légende mensongère.
+
+MARINA.
+
+Vous parlez beaucoup; mieux vaudrait vous asseoir, et ne pas encore
+partir. Ô ciel! vos regards ressemblent aux derniers de mon mari!
+
+BARBARIGO.
+
+Il tombe!--supportez-le!--Un siége!
+
+LE DOGE.
+
+La cloche sonne!--Laissez-moi!--ma tête est en feu!
+
+BARBARIGO.
+
+Appuyez-vous sur nous, je vous en conjure.
+
+LE DOGE.
+
+Non! un souverain doit mourir debout. Soutenez-moi, ma pauvre
+fille!--Ah! _cette cloche_!
+
+(Le Doge retombe et meurt.)
+
+MARINA.
+
+Mon Dieu! mon Dieu!
+
+BARBARIGO, à Lorédano.
+
+Contemplez votre ouvrage; il est complet.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+N'a-t-on aucun secours? Appelez à l'aide.
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+Il n'y a plus d'espérance.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+S'il en est ainsi, qu'au moins ses obsèques soient dignes de son nom, de
+sa patrie, de son rang, de son dévouement aux devoirs que lui imposait
+la république, tant que son âge lui permettait de s'y livrer. Mes
+collègues, parlez; n'êtes-vous pas de cet avis?
+
+BARBARIGO.
+
+Il n'a pas eu le malheur de mourir sujet aux lieux où il avait régné: il
+faut donc que ses funérailles soient celles d'un prince.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Ainsi on nous approuve?
+
+TOUS, à l'exception de Lorédano, répondent:
+
+Oui.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+La paix du ciel soit avec lui.
+
+MARINA.
+
+Veuillez m'excuser, signors; c'est une raillerie. Ne plaisantez pas
+davantage avec ces tristes restes, qui, lorsqu'ils étaient le séjour
+d'une ame (une ame sur laquelle vous avez exercé tout votre empire),
+furent par vous insultés avec une rage aussi glorieuse pour vous que sa
+vertu l'était pour lui; vous avez banni Foscari de son palais, vous
+l'avez arraché impitoyablement de son trône; et maintenant, quand il ne
+peut plus apprécier vos marques de respect, quand il ne voudrait plus
+les accepter s'il voulait encore quelque chose, vous préparez, signors,
+une pompe vaine et superflue, pour honorer la mémoire de celui que vous
+avez foulé aux pieds. De royales funérailles n'ajouteraient rien à son
+honneur, et ne pourraient que mieux faire ressortir votre crime.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Madame, nous ne changeons pas aussi promptement de projet.
+
+MARINA.
+
+Je le sais, du moins quand il s'agit de torturer les vivans; mais je
+pensais que les morts n'étaient plus sous votre empire, et qu'ils
+étaient confiés à des êtres supérieurs, dont l'office, il faut l'avouer,
+ressemble beaucoup à celui que vous exercez sur la terre. Laissez-le à
+mes soins; vous me l'auriez abandonné si vous n'eussiez porté le dernier
+coup à ce vieillard infortuné: c'est mon dernier devoir, et, dans mon
+malheur, il peut m'offrir une sorte de consolation. Le désespoir est
+fantastique, il recherche les images de mort et l'appareil des
+funérailles.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Prétendez-vous encore à cet office?
+
+MARINA.
+
+Oui, seigneur, j'y prétends. Sa fortune, il est vrai, fut dissipée au
+service de l'état; mais il me reste mon douaire, et je le consacre à ses
+obsèques et à celles de--(Elle s'arrête agitée.)
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Gardez-le plutôt pour vos enfans.
+
+MARINA.
+
+Oui; en effet, ils sont orphelins: je vous remercie.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Quant à votre requête, nous ne pouvons y souscrire. Ces restes seront
+exposés avec la pompe accoutumée; ils seront accompagnés à leur dernier
+gîte par le nouveau Doge, non pas revêtu des insignes de sa dignité mais
+de la simple robe des sénateurs.
+
+MARINA.
+
+L'on m'a cité des meurtriers qui avaient enterré leurs victimes; mais
+jusqu'à présent je n'avais jamais entendu parler d'une apparence
+hypocrite de splendeur semblable à celle que les assassins de Faliero
+veulent préparer. L'on m'a cité des veuves en larmes,--hélas! j'en ai
+versé quelques-unes,--et toujours grâce à vous! L'on m'a cité des
+héritiers à la tête du deuil;--et sans doute, n'en ayant pas laissé au
+défunt, vous prétendez aujourd'hui en remplir le rôle. Fort bien,
+seigneurs; votre volonté sera faite, comme un jour, je l'espère, le sera
+la volonté du ciel!
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Songez-vous, madame, à qui vous parlez, et tout le danger d'un pareil
+discours?
+
+MARINA.
+
+Quant au premier point, je le connais mieux, et quant au dernier, aussi
+bien que vous-mêmes; je puis les envisager. Souhaitez-vous quelques
+funérailles de plus?
+
+BARBARIGO.
+
+Ne relevez pas ces expressions passionnées; sa position doit lui servir
+d'excuse.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Nous n'en tiendrons donc pas compte.
+
+BARBARIGO, à Lorédano qui trace quelques mots sur ses tablettes.
+
+Qu'écrivez-vous donc là avec tant d'empressement?
+
+LORÉDANO, montrant du doigt le corps du Doge.
+
+Qu'_il_ m'a payé[4].
+
+[Note 4: _L'ha pagata_, fait historique. Voyez l'_Histoire de Venise_,
+par Pierre Daru, page 411, vol. II.]
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Quelle dette vous devait-il?
+
+LORÉDANO.
+
+Une dette ancienne et juste; la dette de la nature et la _mienne_.
+
+(La toile tombe.)
+
+FIN DES DEUX FOSCARI.
+
+
+
+
+APPENDICE.
+
+EXTRAIT
+DE L'HISTOIRE DE LA RÉPUBLIQUE DE VENISE,
+PAR P. DARU, DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE.
+
+
+Depuis trente ans, la république n'avait pas déposé les armes. Elle
+avait acquis les provinces de Brescia, de Bergame, de Crême, et la
+principauté de Ravenne.
+
+Mais ces guerres continuelles faisaient beaucoup de malheureux et de
+mécontens. Le Doge François Foscari, à qui on ne pouvait pardonner d'en
+avoir été le promoteur, manifesta une seconde fois, en 1442, et
+probablement avec plus de sincérité que la première, l'intention
+d'abdiquer sa dignité. Le conseil s'y refusa encore. On avait exigé de
+lui le serment de ne plus quitter le dogat. Il était déjà avancé dans la
+vieillesse, conservant toujours beaucoup de force de tête et de
+caractère, et jouissant de la gloire d'avoir vu la république étendre au
+loin les limites de ses domaines pendant son administration.
+
+Au milieu de ses prospérités, de grands chagrins vinrent mettre à
+l'épreuve la fermeté de son ame.
+
+Son fils, Jacques Foscari, fut accusé, en 1445 d'avoir reçu des présens
+de quelques princes ou seigneurs étrangers, notamment, disait-on, du duc
+de Milan, Philippe Visconti. C'était non-seulement une bassesse, mais
+une infraction des lois positives de la république.
+
+Le conseil des Dix traita cette affaire comme s'il se fût agi d'un délit
+commis par un particulier obscur. L'accusé fut amené devant ses juges,
+devant le Doge, qui ne crut pas pouvoir s'abstenir de présider le
+tribunal. Là, il fut interrogé, appliqué à la question[5], déclaré
+coupable; et il entendit, de la bouche de son père, l'arrêt qui le
+condamnait au bannissement perpétuel, et le reléguait à Naples de
+Romanie, pour y finir ses jours.
+
+[Note 5: _E datagli la corda per avere da lui la verita; chiamato il
+consiglio de' Dieci colla giunta, nel quale fù messer lo Doge, fù
+sentenziato_. (Marin Sanuto, _Vite de' Duchi, F. Foscari_.)]
+
+Embarqué sur une galère pour se rendre au lieu de son exil, il tomba
+malade à Trieste. Les sollicitations du Doge obtinrent, non sans
+difficulté, qu'on lui assignât une autre résidence. Enfin le conseil des
+Dix lui permit de se retirer à Trévise, en lui imposant l'obligation d'y
+rester sous peine de mort, et de se présenter tous les jours devant le
+gouverneur.
+
+Il y était depuis cinq ans, lorsqu'un des chefs du conseil des Dix fut
+assassiné. Les soupçons se portèrent sur lui: un de ses domestiques
+qu'on avait vu à Venise fut arrêté et subit la torture. Les bourreaux ne
+purent lui arracher aucun aveu. Ce terrible tribunal se fit amener son
+maître, le soumit aux mêmes épreuves; il résista à tous les tourmens, ne
+cessant d'attester son innocence[6]. Mais on ne vit dans cette constance
+que de l'obstination; de ce qu'il taisait le fait, on conclut que ce
+fait existait: on attribua sa fermeté à la magie, et on le relégua à la
+Canée. De cette terre lointaine, le banni, digne alors de quelque pitié,
+ne cessait d'écrire à son père, à ses amis, pour obtenir quelque
+adoucissement à sa déportation. N'obtenant rien, et sachant que la
+terreur qu'inspirait le conseil des Dix ne lui permettait pas d'espérer
+de trouver dans Venise une seule voix qui s'élevât en sa faveur, il fit
+une lettre pour le nouveau duc de Milan, par laquelle, au nom des bons
+offices que Sforce avait reçus du chef de la république, il implorait
+son intervention en faveur d'un innocent, du fils du Doge.
+
+[Note 6: _E fù tormentato nè mai confessò cosa alcuna, pure parve al
+consiglio de' Dieci di confinarlo in vita alla Canea_. (Ibid.) Voici le
+texte du jugement: _«Cùm Jacobus Foscari, per occasioneni percussionis
+et mortis Hermolai Donati, fuit retentus et examinatus, et propter
+significationes, testificationes, et scripturas quœ habentur contra eum,
+clare apparet ipsum esse reum criminis prœdicti; sed propter
+incantationes et verba quœ sibi reperta sunt, de quibus exsistit indicia
+manifesta, videtur, propter obstinatam mentem suam, non esse possibile
+extrahere ab ipso illam veritatem, quœ clara est per scripturas et per
+testificationes, quoniam in fune aliquam nec vocem, nec gemitum, sed
+solum intra dentes voces ipse videtur et auditur infra se loqui_,
+etc.... _Tamen non est standum in istis terminis, propter honorem status
+nostri et pro multis respectibus, prœsertìm quòd regimen nostrum
+occupatur in hac re, et qui interdictum est ampliùs progredere; vadit
+pars quòd dictus Jacobus Foscari, propter ea quœ habentur de illo,
+mittatur in confinium in civitate Caneœ_, etc.» Notice sur le procès de
+Jacques Foscari, dans un volume intitulé, _Raccolta di memorie storiche
+e annedote, per formar la Storia dell' eccellentissimo consiglio de'
+Dieci dalla sua prima istituzione sino a' giorni nostri, con le diverse
+variazioni e riforme nelle varie epoche successe_. (Archives de
+Venise.)]
+
+Cette lettre, selon quelques historiens, fut confiée à un marchand qui
+avait promis de la faire parvenir au duc, mais qui, trop averti de ce
+qu'il avait à craindre en se rendant l'intermédiaire d'une pareille
+correspondance, se hâta, en débarquant à Venise, de la remettre au chef
+du tribunal. Une autre version, qui paraît plus sûre, rapporte que la
+lettre fut surprise par un espion, attaché aux pas de l'exilé[7].
+
+[Note 7: La notice citée ci-dessus, qui rapporte les actes de cette
+procédure.]
+
+Ce fut un nouveau délit dont on eut à punir Jacques Foscari. Réclamer la
+protection d'un prince étranger était un crime dans un sujet de la
+république. Une galère partit sur-le-champ pour l'amener dans les
+prisons de Venise. À son arrivée, il fut soumis à l'estrapade[8].
+C'était une singulière destinée pour le citoyen d'une république et pour
+le fils d'un prince, d'être trois fois dans sa vie appliqué à la
+question. Cette fois la torture était d'autant plus odieuse, qu'elle
+n'avait point d'objet, le fait qu'on avait à lui reprocher étant
+incontestable.
+
+[Note 8: _Ebbe prima par sapere la verità trenta squassi di corda_.
+(Marin Sanuto, _Vite de' Duchi, F. Foscari_.)]
+
+Quand on demanda à l'accusé, dans les intervalles que les bourreaux lui
+accordaient, pourquoi il avait écrit la lettre qu'on lui produisait, il
+répondit que c'était précisément parce qu'il ne doutait pas qu'elle ne
+tombât entre les mains du tribunal, que toute autre voie lui avait été
+fermée pour faire parvenir ses réclamations, qu'il s'attendait bien
+qu'on le ferait amener à Venise, mais qu'il avait tout risqué pour avoir
+la consolation de voir sa femme, son père et sa mère encore une fois.
+
+Sur cette naïve déclaration, on confirma sa sentence d'exil; mais on
+l'aggrava, en ajoutant qu'il serait retenu en prison pendant un an.
+Cette rigueur dont on usait envers un malheureux, était sans doute
+odieuse; mais cette politique, qui défendait à tous les citoyens de
+faire intervenir des étrangers dans les affaires intérieures de la
+république, était sage. Elle était chez eux une maxime de gouvernement
+et une maxime inflexible. L'historien Paul Morosini[9] a conté que
+l'empereur Frédéric III, pendant qu'il était l'hôte des Vénitiens,
+demanda, comme une faveur particulière, l'admission d'un citoyen dans le
+grand conseil, et la grâce d'un ancien gouverneur de Candie; gendre du
+Doge, et banni par sa mauvaise administration, sans pouvoir obtenir ni
+l'une ni l'autre.
+
+[Note 9: _Historia di Venezia_, lib. 23.]
+
+Cependant on ne put refuser au condamné la permission de voir sa femme,
+ses enfans, ses parens, qu'il allait quitter pour toujours. Cette
+dernière entrevue même fut accompagnée de cruauté, par la sévère
+circonspection qui retenait les épanchemens de la douleur paternelle et
+conjugale. Ce ne fut point dans l'intérieur de leur appartement, ce fut
+dans une des grandes salles du palais, qu'une femme, accompagnée de ses
+quatre fils, vint faire les derniers adieux à son mari; qu'un père
+octogénaire, et la dogaresse accablée d'infirmités, jouirent un moment
+de la triste consolation de mêler leurs larmes à celles de leur exilé.
+Il se jeta à leurs genoux en leur tendant des mains disloquées par la
+torture, pour les supplier de solliciter quelque adoucissement à la
+sentence qui venait d'être prononcée contre lui. Son père eut le courage
+de lui répondre: «Non, mon fils, respectez votre arrêt, et obéissez sans
+murmure à la seigneurie[10].» À ces mots, il se sépara de l'infortuné,
+qui fut sur-le-champ embarqué pour Candie.
+
+[Note 10: Marin Sanuto, dans sa Chronique, _Vite de' Duchi_, se sert
+ici, sans en avoir eu l'intention, d'une expression assez énergique:
+«_Il Doge era vecchio, in decrepita eta, et camminava con una mazzetta:
+É quando gli ando parlogli molto constantemente che parea che non fosse
+suo figliuolo, licet fosse figliuolo unico, e Jacopo disse, Messer
+padre, vi prego che procuriate per me, acciocchè io torni a casa mia. Il
+Doge disse: Jacopo, va e obbedisci a quello che vuole la terra, e non
+cercar più oltre_.»]
+
+L'antiquité vit avec autant d'horreur que d'admiration un père
+condamnant ses fils évidemment coupables. Elle hésita pour qualifier de
+vertu sublime ou de férocité cet effort qui paraît au-dessus de la
+nature humaine[11]; mais ici, où la première faute n'était qu'une
+faiblesse, où la seconde n'était pas prouvée, où la troisième n'avait
+rien de criminel, comment concevoir la constance d'un père qui voit
+torturer trois fois son fils unique, qui l'entend condamner sans
+preuves, et qui n'éclate pas en plaintes; qui ne l'aborde que pour lui
+montrer un visage plus austère qu'attendri, et qui, au moment de s'en
+séparer pour jamais, lui interdit les murmures et jusqu'à l'espérance?
+Comment expliquer une si cruelle circonspection, si ce n'est en avouant,
+à notre honte, que la tyrannie peut obtenir de l'espèce humaine les
+mêmes efforts que la vertu? La servitude aurait-elle son héroïsme comme
+la liberté?
+
+[Note 11: «Cela fut un acte que l'on ne sçaurait ni suffisament louer,
+ny assez blasmer: car, ou c'estait une excellence de vertu qui rendait
+ainsi son cœur impassible, ou une violence de passion qui le rendait
+insensible; dont ne l'une ne l'autre n'est chose petite, ains surpassant
+l'ordinaire d'humaine nature, et tenant ou de la divinité ou de la
+bestialité. Mais il est plus raisonnable que le jugement des hommes
+s'accorde à sa gloire, que la faiblesse des jugeants fasse descroire sa
+vertu. Mais pour lors'quand il se fut retiré, tout le monde demoura sur
+la place; comme transy d'horreur et de frayeur par un long temps sans
+mot dire, pour avoir veu ce qui avait été fait.»
+
+(PLUTARQUE, _Valérius Publicola_.)]
+
+Quelque tems après ce jugement, on découvrit le véritable auteur de
+l'assassinat dont Jacques Foscari portait la peine; mais il n'était plus
+tems de réparer cette atroce injustice, le malheureux était mort dans sa
+prison.
+
+Il me reste à raconter les suites des malheurs du père. L'histoire les
+attribue à l'impatience qu'avaient ses ennemis et ses rivaux de voir
+vaquer sa place. Elle accuse formellement Jacques Lorédan, l'un des
+chefs du conseil des Dix, de s'être livré contre ce vieillard aux
+conseils d'une haine héréditaire, et qui depuis long-tems divisait leurs
+maisons[12].
+
+[Note 12: Je suis principalement dans ce récit une relation manuscrite
+de la déposition de François Foscari, qui est dans le volume intitulé,
+_Raccolta di memorie storiche e annedote, per formar la Storia dell'
+eccellentissimo consiglio de' Dieci_. (Archives de Venise.)]
+
+François Foscari avait essayé de la faire cesser, en offrant sa fille à
+l'illustre amiral P. Lorédano, pour un de ses fils. L'alliance avait été
+rejetée, et l'inimitié s'en était accrue. Dans tous les conseils, dans
+toutes les affaires, le Doge trouvait toujours les Lorédano prêts à
+combattre ses propositions ou ses intérêts. Il lui échappa un jour de
+dire qu'il ne se croirait réellement prince que lorsque Pierre Lorédano
+aurait cessé de vivre. Cet amiral mourut quelque tems après d'une
+incommodité assez prompte qu'on ne put expliquer. Il n'en fallut pas
+davantage aux malveillans pour insinuer que François Foscari, ayant
+désiré cette mort, pouvait bien l'avoir hâtée.
+
+Ces bruits s'accréditèrent encore lorsqu'on vit aussi mourir subitement
+Marc Lorédan, frère de Pierre, et cela dans le moment où, en sa qualité
+d'avogador, il instruisait un procès contre André Donato, gendre du
+Doge, accusé de péculat. On écrivit sur la tombe de l'amiral, qu'il
+avait été enlevé à la patrie par le poison.
+
+Il n'y avait aucune preuve, aucun indice contre François Foscari, aucune
+raison même de le soupçonner. Quand sa vie entière n'aurait pas démenti
+une imputation aussi odieuse, il savait que son rang ne lui promettait
+ni l'impunité ni même l'indulgence. La mort tragique de l'un de ses
+prédécesseurs l'en avertissait, et il n'avait que trop d'exemples
+domestiques du soin que le conseil des Dix prenait d'humilier le chef de
+la république.
+
+Cependant Jacques Lorédan, fils de Pierre, croyait ou feignait de croire
+avoir à venger les pertes de sa famille[13]. Dans ses livres de comptes
+(car il faisait le commerce, comme à cette époque presque tous les
+patriciens), il avait inscrit de sa propre main le Doge au nombre de ses
+débiteurs, «pour la mort, y était-il dit, de mon père et de mon
+oncle[14]». De l'autre côté du registre, il avait laissé une page en
+blanc, pour y faire mention du recouvrement de cette dette; et en effet,
+après la perte du Doge, il écrivit sur son registre: «Il me l'a payée,
+_l'ha pagata_.»
+
+[Note 13: _Hasce tamen injurias, quamvis imaginarias, non tam ad animum
+revocaverat Jacobus Lauredanus defunctorum nepos, quam in abecedarium
+vindictam opportunam_.
+
+(PALAZZI, _Fasti ducales_.)]
+
+[Note 14: Note ci-contre, et l'histoire vénitienne de Vianolo.]
+
+Jacques Lorédan fut élu membre du conseil des Dix, en devint un des
+trois chefs, et se promit bien de profiter de cette occasion pour
+accomplir la vengeance qu'il méditait.
+
+Le Doge, en sortant de la terrible épreuve qu'il venait de subir pendant
+le procès de son fils, s'était retiré au fond de son palais; incapable
+de se livrer aux affaires, consumé de chagrins, accablé de vieillesse,
+il ne se montrait plus en public, ni même dans les conseils. Cette
+retraite, si facile à expliquer dans un vieillard octogénaire si
+malheureux, déplut aux décemvirs, qui voulurent y voir un murmure contre
+leurs arrêts.
+
+Lorédan commença par se plaindre devant ses collègues du tort que les
+infirmités du Doge, son absence dans le conseil, apportaient à
+l'expédition des affaires; il finit par hasarder, et réussit à faire la
+proposition de le déposer. Ce n'était pas la première fois que Venise
+avait pour prince un homme dans la caducité; l'usage et les lois y
+avaient pourvu: dans ces circonstances, le Doge était suppléé par le
+plus ancien du conseil. Ici, cela ne suffisait pas aux ennemis de
+Foscari. Pour donner plus de solennité à la délibération, le conseil des
+Dix demanda une adjonction de vingt-cinq sénateurs; mais comme on n'en
+énonçait pas l'objet, et que le grand conseil était loin de le
+soupçonner, il se trouva que Marc Foscari, frère du Doge, leur fut donné
+pour l'un des adjoints. Au lieu de l'admettre à la délibération, on
+enferma ce sénateur dans une chambre séparée, et on lui fit jurer de ne
+jamais parler de cette exclusion qu'il éprouvait, en lui déclarant qu'il
+y allait de sa vie; ce qui n'empêcha pas qu'on n'inscrivit son nom au
+bas du décret, comme s'il y eût pris part[15].
+
+[Note 15: Il faut cependant remarquer que, dans la notice où l'on
+raconte ce fait, la délibération est rapportée, que les vingt-cinq
+adjoints y sont nommés, et que le nom de Marc Foscari ne s'y trouve
+pas.]
+
+Quand on en vint à la délibération, Lorédan la provoqua en ces
+termes[16]: «Si l'utilité publique doit imposer silence à tous les
+intérêts privés, je ne doute pas que nous ne prenions aujourd'hui une
+mesure que la patrie réclame, que nous lui devons. Les états ne peuvent
+se maintenir dans un ordre de choses immuable: vous n'avez qu'à voir
+comme le nôtre est changé, et combien il le serait davantage s'il n'y
+avait une autorité assez ferme pour y porter remède. J'ai honte de vous
+faire remarquer la confusion qui règne dans les conseils, le désordre
+des délibérations, l'encombrement des affaires, et la légèreté avec
+laquelle les plus importantes sont décidées; la licence de notre
+jeunesse, le peu d'assiduité des magistrats, l'introduction de
+nouveautés dangereuses. Quel est l'effet de ces désordres? de
+compromettre notre considération. Quelle en est la cause? l'absence d'un
+chef capable de modérer les uns, de diriger les autres, de donner
+l'exemple à tous, et de maintenir la force des lois.
+
+[Note 16: Cette harangue se lit dans la notice citée ci-dessus.]
+
+«Où est le tems où nos décrets étaient aussitôt exécutés que rendus; où
+François Carrare se trouvait investi dans Padoue, avant de pouvoir être
+seulement informé que nous voulions lui faire la guerre? Nous avons vu
+tout le contraire dans la dernière guerre contre le duc de Milan.
+Malheureuse la république qui est sans chef!
+
+«Je ne vous rappelle pas tous ces inconvéniens et leurs suites
+déplorables pour vous affliger, pour vous effrayer; mais pour vous faire
+souvenir que vous êtes les maîtres, les conservateurs de cet état fondé
+par vos pères, et de la liberté que nous devons à leurs travaux, à leurs
+institutions. Ici, le mal indique le remède. Nous n'avons point de chef,
+il nous en faut un. Notre prince est notre ouvrage, nous avons donc le
+droit de juger son mérite quand il s'agit de l'élire, et son incapacité
+quand elle se manifeste. J'ajouterai que le peuple, encore bien qu'il
+n'ait pas le droit de prononcer sur les actions de ses maîtres,
+apprendra ce changement avec transport. C'est la Providence, je n'en
+doute pas, qui lui inspire elle-même ces dispositions, pour vous avertir
+que la république réclame cette résolution, et que le sort de l'état est
+en vos mains.»
+
+Ce discours n'éprouva que de timides contradictions; cependant la
+délibération dura huit jours. L'assemblée, ne se jugeant pas aussi sûre
+de l'approbation universelle que l'orateur voulait le lui faire croire,
+désirait que le Doge donnât lui-même sa démission. Il l'avait déjà
+proposée deux fois, et on n'avait pas voulu l'accepter.
+
+Aucune loi ne portait que le prince fût révocable: il était au contraire
+à vie; et les exemples qu'on pouvait citer de plusieurs Doges déposés
+prouvaient que de telles révolutions avaient été le résultat d'un
+mouvement populaire.
+
+Mais, d'ailleurs, si le Doge pouvait être déposé, ce n'était pas
+assurément par un tribunal composé d'un petit nombre de membres,
+institué pour punir les crimes, et nullement investi du droit de
+révoquer ce que le corps souverain de l'état avait fait.
+
+Cependant le tribunal arrêta que les six conseillers de la seigneurie,
+et les chefs du conseil des Dix, se transporteraient auprès du Doge,
+pour lui signifier que l'excellentissime conseil avait jugé convenable
+qu'il abdiquât une dignité dont son âge ne lui permettait plus de
+remplir les fonctions. On lui donnait 1500 ducats d'or pour son
+entretien, et vingt-quatre heures pour se décider[17].
+
+Foscari répondit sur-le-champ avec beaucoup de gravité, que deux fois il
+avait voulu se démettre de sa charge; qu'au lieu de le lui permettre, on
+avait exigé de lui le serment de ne plus réitérer cette demande; que la
+Providence avait prolongé ses jours pour l'éprouver et pour l'affliger,
+et que cependant on n'était pas en droit de reprocher sa longue vie à un
+homme qui avait employé quatre-vingt-quatre ans au service de la
+république; qu'il était prêt encore à lui sacrifier sa vie; mais que,
+pour sa dignité, il la tenait de la république entière, et qu'il se
+réservait de répondre sur ce sujet quand la volonté générale serait
+légalement manifestée.
+
+Le lendemain, à l'heure indiquée, les conseillers et les chefs des Dix
+se présentèrent. Il ne voulut pas leur donner d'autre réponse. Le
+conseil s'assembla sur-le-champ, lui envoya demander encore une fois sa
+résolution, séance tenante; et, la réponse ayant été la même, on
+prononça que le Doge était relevé de son serment et déposé de sa
+dignité; on lui assignait une pension de 1500 ducats d'or, en lui
+enjoignant de sortir du palais dans huit jours, sous peine de voir tous
+ses biens confisqués[18].
+
+[Note 17: Ce décret est rapporté textuellement dans la notice.]
+
+[Note 18: La notice rapporte aussi ce décret.]
+
+Le lendemain, ce décret fut porté au Doge, et ce fut Jacques Lorédan qui
+eut la cruelle joie de le lui présenter. Il répondit: «Si j'avais pu
+prévoir que ma vieillesse fût préjudiciable à l'état, le chef de la
+république ne se serait pas montré assez ingrat pour préférer sa dignité
+à la patrie; mais cette vie lui ayant été utile pendant tant d'années,
+je voulais lui en consacrer jusqu'au dernier moment. Le décret est
+rendu, je m'y conformerai.» Après avoir parlé ainsi, il se dépouilla des
+marques de sa dignité, remit l'anneau ducal, qui fut brisé en sa
+présence; et dès le jour suivant, il quitta ce palais, qu'il avait
+habité pendant trente-cinq ans, accompagné de son frère, de ses parens
+et de ses amis. Un secrétaire qui se trouva sur le perron, l'invita à
+descendre par un escalier dérobé, afin d'éviter la foule du peuple, qui
+s'était rassemblé dans les cours; mais il s'y refusa, disant qu'il
+voulait descendre par où il était monté; et quand il fut au bas de
+l'escalier des Géans, il se retourna, appuyé sur sa béquille, vers le
+palais, en proférant ces paroles: «Mes services m'y avaient appelé, la
+malice de mes ennemis m'en fait sortir.»
+
+La foule qui s'ouvrait sur son passage, et qui avait peut-être désiré sa
+mort, était émue de respect et d'attendrissement[19]. Rentré dans sa
+maison, il recommanda à sa famille d'oublier les injures de ses ennemis.
+Personne, dans les divers corps de l'état, ne se crut en droit de
+s'étonner qu'un prince inamovible eût été déposé sans qu'on lui
+reprochât rien; que l'état eût perdu son chef, à l'insu du sénat et du
+corps souverain lui-même. Le peuple seul laissa échapper quelques
+regrets: une proclamation du conseil des Dix prescrivit le silence le
+plus absolu sur cette affaire, sous peine de mort.
+
+[Note 19: On lit dans la notice ces propres mots: «_Se fosse stato in
+loro potere, volentieri lo avrebbero restituito_.»]
+
+Avant de donner un successeur à François Foscari, une nouvelle loi fut
+rendue, qui défendait au Doge d'ouvrir et de lire, autrement qu'en
+présence de ses conseillers, les dépêches des ambassadeurs de la
+république, et les lettres des princes étrangers[20].
+
+Les électeurs entrèrent au conclave, et nommèrent au dogat Pascal
+Malipior, le 30 octobre 1457. La cloche de Saint-Marc, qui annonçait à
+Venise son nouveau prince, vint frapper l'oreille de François Foscari;
+cette fois sa fermeté l'abandonna: il éprouva un tel saisissement, qu'il
+mourut le lendemain[21].
+
+[Note 20: _Hist. di Venezia, di Paolo Morosini_, lib. 24.]
+
+[Note 21: _Hist. di Pietro Justiniani_, lib. 8.]
+
+La république arrêta qu'on lui rendrait les mêmes honneurs funèbres que
+s'il fût mort dans l'exercice de sa dignité. Mais lorsqu'on se présenta
+pour enlever ses restes, sa veuve, qui de son nom était Marine Nani,
+déclara qu'elle ne le souffrirait point; qu'on ne devait pas traiter en
+prince, après sa mort, celui que, vivant, on avait dépouillé de la
+couronne; et que, puisqu'il avait consumé ses biens au service de
+l'état, elle saurait consacrer sa dot à lui faire rendre les derniers
+honneurs[22]. On ne tint aucun compte de cette résistance; et, malgré
+les protestations de l'ancienne dogaresse, le corps fut enlevé, revêtu
+des ornemens ducaux, exposé en public, et les obsèques furent célébrées
+avec la pompe accoutumée. Le nouveau Doge assista au convoi en robe de
+sénateur.
+
+La pitié qu'avait inspirée le malheur de ce vieillard, ne fut pas
+tout-à-fait stérile. Un an après, on osa dire que le conseil des Dix
+avait outrepassé ses pouvoirs; et il lui fut défendu, par une loi du
+grand conseil, de s'ingérer à l'avenir de juger le prince, à moins que
+ce ne fût pour cause de félonie[23].
+
+[Note 22: _Hist. d'Egnatio_, lib. 6, cap. 7.]
+
+[Note 23: Ce décret est du 25 octobre 1458. La notice le rapporte.]
+
+Un acte d'autorité tel que la déposition d'un Doge inamovible de sa
+nature aurait pu exciter un soulèvement général, ou au moins occasionner
+une division dans une république autrement constituée que Venise. Mais,
+depuis trois ans, il existait dans celle-ci une magistrature, ou plutôt
+une autorité, devant laquelle tout devait se taire.
+
+
+
+
+EXTRAIT
+DE L'HISTOIRE DES RÉPUBLIQUES DU MOYEN AGE,
+PAR J.C.L. SIMONDE DE SISMONDI, TOME X.
+
+
+Le Doge de Venise, qui avait prévu par ce traité une guerre non moins
+dangereuse que celle qu'il avait terminée presque en même tems par le
+traité de Lodi, était alors parvenu à une extrême vieillesse. François
+Foscari occupait cette première dignité de l'état dès le 13 avril 1423.
+Quoiqu'il fût déjà âgé de plus de cinquante-et-un ans à l'époque de son
+élection, il était cependant le plus jeune des quarante-et-un électeurs.
+Il avait eu beaucoup de peine à parvenir au rang qu'il convoitait, et
+son élection avait été conduite avec beaucoup d'adresse. Pendant
+plusieurs tours de scrutin ses amis les plus zélés s'étaient abstenus de
+lui donner leur suffrage, pour que les autres ne le considérassent pas
+comme un concurrent redoutable[24]. Le conseil des Dix craignait son
+crédit parmi la noblesse pauvre, parce qu'il avait cherché à se la
+rendre favorable, tandis qu'il était procurateur de Saint-Marc, en
+faisant employer plus de trente mille ducats à doter les jeunes filles
+de bonne maison, ou à établir de jeunes gentilshommes. On craignait
+encore sa nombreuse famille; car alors il était père de quatre enfans,
+et marié de nouveau; enfin on redoutait son ambition et son goût pour la
+guerre. L'opinion que ses adversaires s'étaient formée de lui fut
+vérifiée par les événemens; pendant trente-quatre ans que Foscari fut à
+la tête de la république, elle ne cessa point de combattre. Si les
+hostilités étaient suspendues durant quelques mois, c'était pour
+recommencer avec plus de vigueur. Ce fut l'époque où Venise étendit son
+empire sur Brescia, Bergame, Ravenne et Crême; où elle fonda sa
+domination de Lombardie, et parut sans cesse sur le point d'asservir
+toute cette province. Profond, courageux, inébranlable, Foscari
+communiqua aux conseils son propre caractère; et ses talens lui firent
+obtenir plus d'influence sur la république que n'avaient exercé la
+plupart de ses prédécesseurs. Mais si son ambition avait eu pour but
+l'agrandissement de sa famille, elle fut cruellement trompée: trois de
+ses fils moururent dans les huit années qui suivirent son élection; le
+quatrième, Jacob, par lequel la maison Foscari s'est perpétuée, fut
+victime de la jalousie du conseil des Dix, et empoisonna par ses
+malheurs les jours de son père[25].
+
+[Note 24: Marin Sanuto, _Vite de' Duchi di Venezia_, p. 967.]
+
+[Note 25: Marin Sanuto, page 968.]
+
+En effet, le conseil des Dix, redoublant de défiance envers le chef de
+l'état, lorsqu'il le voyait plus fort par ses talens et sa popularité,
+veillait sans cesse sur Foscari, pour le punir de son crédit et de sa
+gloire. Au mois de février 1445, Michel Bevilacqua, Florentin, exilé à
+Venise, accusa en secret Jacques Foscari, auprès des inquisiteurs
+d'état, d'avoir reçu du duc Philippe Visconti des présens d'argent et de
+joyaux, par les mains des gens de sa maison. Telle était l'odieuse
+procédure adoptée à Venise, que, sur cette accusation secrète, le fils
+du Doge, du représentant de la majesté de la république, fut mis à la
+torture. On lui arracha par l'estrapade l'aveu des charges portées
+contre lui; il fut relégué pour le reste de ses jours à Napoli de
+Romanie, avec obligation de se présenter tous les matins au commandant
+de la place[26]. Cependant le vaisseau qui le portait ayant touché à
+Trieste, Jacob, grièvement malade de la torture, et plus encore de
+l'humiliation qu'il avait éprouvée, demanda en grâce au conseil des Dix
+de n'être pas envoyé plus loin. Il obtint cette faveur, par une
+délibération du 28 décembre 1446; il fut rappelé à Trévise, et il eut la
+liberté d'habiter tout le Trévisan indifféremment[27].
+
+[Note 26: Marin Sanuto, p. 968.]
+
+[Note 27: _Ibid. Vite_, p. 1123.]
+
+Il vivait en paix à Trévise, et la fille de Léonard Contarini, qu'il
+avait épousée le 10 février 1441, était venue le joindre dans son exil,
+lorsque, le 5 novembre 1450, Almoro Donato, chef du conseil des Dix, fut
+assassiné. Les deux autres inquisiteurs d'état, Triadano Gritti et
+Antonio Venieri, portèrent leurs soupçons sur Jacob Foscari, parce qu'un
+domestique à lui, nommé Olivier, avait été vu ce soir-là même à Venise,
+et avait des premiers donné la nouvelle de cet assassinat. Olivier fut
+mis à la torture; mais il nia jusqu'à la fin, avec un courage
+inébranlable, le crime dont on l'accusait, quoique ses juges eussent la
+barbarie de lui faire donner jusqu'à quatre-vingts tours d'estrapade.
+Cependant, comme Jacob Foscari avait de puissans motifs d'inimitié
+contre le conseil des Dix qui l'avait condamné, et qui témoignait de la
+haine au Doge son père, on essaya de mettre à son tour Jacob à la
+torture, et l'on prolongea contre lui ces affreux tourmens, sans réussir
+à en tirer aucune confession. Malgré sa dénégation, le conseil des Dix
+le condamna à être transporté à la Canée, et accorda une récompense à
+son délateur. Mais les horribles douleurs que Jacob Foscari avait
+éprouvées, avaient troublé sa raison; ses persécuteurs, touchés de ce
+dernier malheur, permirent qu'on le ramenât à Venise le 26 mai 1451. Il
+embrassa son père, il puisa dans ses exhortations quelque courage et
+quelque calme, et il fut reconduit immédiatement à la Canée[28]. Sur ces
+entrefaites, Nicolas Erizzo, homme déjà noté pour un précédent crime,
+confessa, en mourant, que c'était lui qui avait tué Almoro Donato[29].
+
+[Note 28: Marin Sanuto, p. 1138.--M. Ant. Sabellico, Dec. III, lib. VI,
+fol. 187.]
+
+[Note 29: Marin Sanuto, p. 1139.]
+
+Le malheureux Doge, François Foscari, avait déjà cherché, à plusieurs
+reprises, à abdiquer une dignité si funeste à lui-même et à sa famille.
+Il lui semblait que, redescendu au rang de simple citoyen, comme il
+n'inspirerait plus de crainte ou de jalousie, on n'accablerait plus son
+fils par ces effroyables persécutions. Abattu par la mort de ses
+premiers enfans, il avait voulu, dès le 26 juin 1433, déposer une
+dignité durant l'exercice de laquelle sa patrie avait été tourmentée par
+la guerre, par la peste, et par des malheurs de tout genre[30]. Il
+renouvela cette proposition après les jugemens rendus contre son fils;
+mais le conseil des Dix le retenait forcément sur le trône, comme il
+retenait son fils dans les fers.
+
+[Note 30: _Ibid._, p. 1032.]
+
+En vain Jacob Foscari, obligé de se présenter chaque jour au gouverneur
+de la Canée, réclamait contre l'injustice de sa dernière sentence, sur
+laquelle la confession d'Erizzo ne laissait plus de doutes. En vain il
+demandait grâce au farouche conseil des Dix; il ne pouvait obtenir
+aucune réponse. Le désir de revoir son père et sa mère, arrivés tous
+deux au dernier terme de la vieillesse, le désir de revoir une patrie
+dont la cruauté ne méritait pas un si tendre amour, se changèrent en lui
+en une vraie fureur. Ne pouvant retourner à Venise pour y vivre libre,
+il voulut du moins y aller chercher un supplice. Il écrivit au duc de
+Milan, à la fin de mai 1456, pour implorer sa protection auprès du
+sénat: et sachant qu'une telle lettre serait considérée comme un crime,
+il l'exposa lui-même dans un lieu où il était sûr qu'elle serait saisie
+par les espions qui l'entouraient. En effet, la lettre étant déférée au
+conseil des Dix, on l'envoya chercher aussitôt, et il fut conduit à
+Venise le 19 juillet 1456[31].
+
+[Note 31: Marin Sanuto, p. 1162.]
+
+Jacob Foscari ne nia point sa lettre; il raconta en même tems dans quel
+but il l'avait écrite, et comment il l'avait fait tomber entre les mains
+de son délateur. Malgré ces aveux, Foscari fut remis à la torture, et on
+lui donna trente tours d'estrapade, pour voir s'il confirmerait ensuite
+ses dépositions. Quand on le détacha de la corde, on le trouva déchiré
+par ces horribles secousses. Les juges permirent alors à son père, à sa
+mère, à sa femme et à ses fils, d'aller le voir dans sa prison. Le vieux
+Foscari, appuyé sur un bâton, ne se traîna qu'avec peine dans la chambre
+où son fils unique était pansé de ses blessures. Ce fils demandait
+encore la grâce de mourir dans sa maison.--«Retourne à ton exil, mon
+fils, puisque ta patrie l'ordonne, lui dit le Doge, et soumets-toi à sa
+volonté.» Mais, en rentrant dans son palais, ce malheureux vieillard
+s'évanouit, épuisé par la violence qu'il s'était faite. Jacob devait
+encore passer une année en prison à la Canée, avant qu'on lui rendît la
+même liberté limitée à laquelle il était réduit avant cet événement;
+mais à peine fut-il débarqué sur cette terre d'exil, qu'il y mourut de
+douleur[32].
+
+[Note 32: _Ibid._, p. 1163.--Navagiero, _Storia Venez._, p. 1118.]
+
+Dès-lors, et pendant quinze mois, le vieux Doge, accablé d'années et de
+chagrins, ne recouvra plus la force de son corps ou celle de son ame; il
+n'assistait plus à aucun des conseils, et il ne pouvait plus remplir
+aucune des fonctions de sa dignité. Il était entré dans sa
+quatre-vingt-sixième année; et si le conseil des Dix avait été
+susceptible de quelque pitié, il aurait attendu en silence la fin, sans
+doute prochaine, d'une carrière marquée par tant de gloire et de
+malheurs. Mais le chef du conseil des Dix était alors Jacques Lorédano,
+fils de Marc, et neveu de Pierre, le grand amiral, qui, toute leur vie,
+avaient été ennemis acharnés du vieux Doge. Ils avaient transmis leur
+haine à leurs enfans, et cette vieille rancune n'était pas encore
+satisfaite[33]. A l'instigation de Lorédano, Jérôme Barbarigo,
+inquisiteur d'état, proposa au conseil des Dix, au mois d'octobre 1457,
+de soumettre Foscari à une nouvelle humiliation. Dès que ce magistrat ne
+pouvait plus remplir ses fonctions, Barbarigo demanda qu'on nommât un
+autre Doge. Le conseil, qui avait refusé par deux fois l'abdication de
+Foscari, parce que la constitution ne pouvait la permettre, hésita avant
+de se mettre en contradiction avec ses propres décrets. Les discussions
+dans le conseil et la junte se prolongèrent pendant huit jours, jusque
+fort avant dans la nuit. Cependant on fit entrer dans l'assemblée Marco
+Foscari, procurateur de Saint-Marc, et frère du Doge, pour qu'il fût lié
+par le redoutable serment du secret, et qu'il ne pût arrêter les menées
+de ses ennemis. Enfin, le conseil se rendit auprès du Doge, et lui
+demanda d'abdiquer volontairement un emploi qu'il ne pouvait plus
+exercer. «J'ai juré, répondit le vieillard, de remplir jusqu'à ma mort,
+selon mon honneur et ma conscience, les fonctions auxquelles ma patrie
+m'a appelé. Je ne puis me délier moi-même de mon serment; qu'un ordre
+des conseils dispose de moi, je m'y soumettrai, mais je ne le devancerai
+pas.» Alors une nouvelle délibération du conseil délia François Foscari
+de son serment ducal, lui assura une pension de 2,000 ducats pour le
+reste de sa vie, et lui ordonna d'évacuer en trois jours le palais, et
+de déposer les ornemens de sa dignité. Le Doge ayant remarqué parmi les
+conseillers qui lui portèrent cet ordre, un chef de la Quarantie, qu'il
+ne connaissait pas, demanda son nom: «Je suis le fils de Marco Memmo,»
+lui dit le conseiller. «Ah! ton père était mon ami,» lui dit le vieux
+Doge en soupirant. Il donna aussitôt des ordres pour qu'on transportât
+ses effets dans une maison à lui; et le lendemain, 23 octobre, on le
+vit, se soutenant à peine, et appuyé sur son vieux frère, redescendre
+ces mêmes escaliers sur lesquels, trente-quatre ans auparavant, on
+l'avait vu installé avec tant de pompe, et traverser ces mêmes salles où
+la république avait reçu ses sermens. Le peuple entier parut indigné de
+tant de dureté exercée contre un vieillard qu'il respectait et qu'il
+aimait; mais le conseil des Dix fit publier une défense de parler de
+cette révolution, sous peine d'être traduit devant les inquisiteurs
+d'état. Le 20 octobre, Pascal Malipieri, procurateur de Saint-Marc, fut
+élu pour successeur de Foscari; celui-ci n'eut pas néanmoins
+l'humiliation de vivre sujet là où il avait régné. En entendant le son
+des cloches qui sonnaient en actions de grâces pour cette élection, il
+mourut subitement d'une hémorragie causée par une veine qui s'éclata
+dans sa poitrine[34].
+
+[Note 33: Vettor Sandi, _Storia civile Venez._, pt. II, lib. VIII, p.
+715-717.]
+
+[Note 34: Marin Sanuto, _Vite de' Duchi di Venezia_, p.
+1164.--_Chronicon Eugubinum_, t. XXI, p. 992.--Cristoforo de Soldo,
+_Istoria Bresciana_, t. XXI, p. 891.--Novigero, _Storia Veneziana_, t.
+XXIII, p. 1120.--M.A. Sabellico, Dec. III, lib. VIII, f. 201.]
+
+«Le Doge, blessé de trouver constamment un contradicteur et un censeur
+si amer dans son frère, lui dit un jour en plein conseil: «Messire
+Augustin, vous faites tout votre possible pour hâter ma mort: vous vous
+flattez de me succéder; mais si les autres vous connaissent aussi bien
+que je vous connais, ils n'auront garde de vous élire.» Là-dessus il se
+leva, ému de colère, rentra dans son appartement, et mourut quelques
+jours après. Ce frère, contre lequel il s'était emporté, fut précisément
+le successeur qu'on lui donna. C'était un mérite dont on aimait à tenir
+compté, surtout à un parent, de s'être mis en opposition avec le chef de
+la république.»
+
+(DARU, _Histoire de Venise_; vol. II, sect. XI, p. 533.)
+
+FIN DE L'APPENDICE.
+
+
+
+NOTE DE LORD BYRON.
+
+Dans l'excellent et courageux ouvrage sur l'Italie, de lady Morgan, je
+remarque que l'expression _Rome de l'Océan_ est appliquée à Venise; la
+même phrase se retrouve dans _les Deux Foscari_. Heureusement mon
+éditeur peut attester en mon nom que la tragédie fut composée et envoyée
+en Angleterre avant que j'eusse vu l'ouvrage de lady Morgan, que je
+reçus seulement le 16 d'août. Mais je m'empresse de remarquer cette
+coïncidence, et de céder l'originalité de la phrase à celle qui l'a pour
+la première fois présentée au public. Et je le fais avec d'autant plus
+d'empressement, que l'on m'apprend (car je me suis peu donné la peine de
+m'en assurer par moi-même) que je viens d'être l'objet d'une accusation
+de plagiat. Déjà l'on m'avait envoyé sous le voile de l'anonyme une
+déclaration menaçante de la même espèce, sans doute dans le but
+d'arracher de moi quelque argent. Quoi qu'il en soit, je n'ai rien à
+répondre aux imputations de ce genre. L'on m'accuse d'avoir composé la
+description d'un voyage en vers d'après le récit de plusieurs naufrages
+réels _en prose_, en prenant à cette source tous les matériaux qui me
+semblaient le plus importans. Gibbon fait un mérite au Tasse «d'avoir
+copié dans les chroniqueurs les plus minutieux détails du siége de
+Jérusalem.» La même chose est peut-être à blâmer chez moi; je m'en
+soucie fort peu.
+
+Pendant que je travaillais à défendre le caractère de Pope, la troupe
+famélique des écrivains de _Grub-Street_ semble avoir voulu attaquer _le
+mien_: rien de mieux, pour eux et pour moi. Une des accusations portées
+dans leur épître anonyme est surtout fort amusante: on y pose en fait
+sérieusement que «j'ai reçu 500 livres sterling pour avoir annoncé le
+cirage patenté de Day et Martin.» Voilà le compliment le plus flatteur
+que l'on ait jamais accordé à la puissance de mon style. On y voit
+encore la preuve qu'une personne a tenté de faire connaissance avec M.
+Townsend (homme de lois, qui vint, il y a trois ans, me trouver à Venise
+pour affaire), dans l'intention de recevoir de ce visiteur accidentel la
+confidence de quelques diffamations particulières sur mon compte. M.
+Townsend est libre de dire ce qu'il sait. Je ne rappelle cette
+circonstance que pour indiquer quel misérable monde se trouve renfermé
+au milieu du monde littéraire, et comment ces honnêtes gens-là
+travaillent. On me fait un autre crime, m'a-t-on dit, dans la _Gazette
+littéraire_, d'avoir écrit des notes pour la _Reine Mab_, ouvrage que je
+n'avais jamais vu avant sa publication, et que je me souviens d'avoir
+alors montré à M. Sotheby comme un poème d'un mérite et d'une
+imagination remarquable. Je n'ai pas écrit une seule de ces notes; je ne
+les ai jamais vues manuscrites. Personne même ne sait mieux que leur
+véritable auteur combien nous différons tous deux matériellement
+d'opinion quant à la partie métaphysique de l'ouvrage; mais je n'en
+admire pas moins hautement, avec tout ce qui n'est pas aveuglé par la
+bassesse et la bigotterie, ce qu'il y a de poésie dans cette production
+et dans les autres du même auteur.
+
+M. Southey aussi, dans la pieuse préface d'un poème où l'irréligion est
+aussi inoffensive que dans Wat-Tyler l'esprit de sédition, attendu que
+l'un et l'autre restent également absurdes, invoque contre moi la
+sévérité des lois, attendu que la tolérance de pareils écrits aurait
+conduit à la révolution française: _non pas_ des écrits dans le genre de
+Wat-Tyler, mais de ceux de l'_école satanique_. Cela est faux, et M.
+Southey sait fort bien que cela est faux. Tous les écrivains français de
+quelqu'indépendance furent persécutés; Voltaire et Rousseau furent
+exilés, Marmontel et Diderot furent mis à la Bastille; et le despotisme
+de ce tems fit une guerre continuelle à tous les écrivains de la même
+secte. En second lieu, la révolution française ne fut pas occasionnée
+par un écrit quelconque; elle serait arrivée quand même aucun de ces
+écrits n'eût existé. C'est la mode d'attribuer tout à la révolution
+française, et la révolution française à tout, excepté à sa réelle cause.
+Cette cause est évidente:--le gouvernement exigeait trop, et le peuple
+ne pouvait _donner_ ni _supporter davantage_; sans cela, les
+encyclopédistes auraient inutilement usé toutes les plumes du monde. Et
+la révolution _anglaise_--(la première, j'entends), par qui fut-elle
+occasionnée? Certes, les puritains étaient aussi pieux, aussi sévères
+que Wesley ou son biographe! Je le répète donc; les actes,--les actes de
+la part du gouvernement, et non pas les écrits qui les attaquent, ont
+causé les tourmentes passées, et causeront celles qui se préparent.
+
+Je ne suis pas révolutionnaire, mais je les regarde comme inévitables.
+Mon vœu serait de voir la constitution anglaise restaurée plutôt que
+renversée. Aristocrate par ma naissance, et j'ajouterai par mon
+caractère, j'ai encore la plus grande partie de ma fortune dans les
+fonds publics; qu'aurais-je donc à gagner à une révolution? Peut-être
+ai-je plus à y perdre, en tous cas, que M. Southey, avec toutes ses
+places, ses gratifications, pour ses panégyriques et ses calomnies.
+Mais, je le répète, une révolution est inévitable. Que le gouvernement
+soit fier d'avoir réprimé quelques misérables tumultes; ils ne sont que
+de faibles vagues repoussées pour un instant du rivage, tandis que la
+grande marée roule cependant, et gagne à chaque minute un nouveau
+terrain. M. Southey nous accuse de saper la religion du pays; croit-il
+donc la soutenir en écrivant des vies telle que celle de Wesley? Jamais
+un culte ne tombe sans qu'un autre ne le remplace. Il n'y eut, il n'y
+aura jamais de contrée sans religion. On nous citera encore la France;
+mais ce fut dans Paris seulement un parti frénétique, qui soutint, et
+pour un instant encore, la dogmatique absurdité de la théophilantropie.
+Si l'église d'Angleterre est renversée, elle tombera sous les coups des
+sectaires, et non pas des sceptiques. Les hommes sont aujourd'hui trop
+sages, trop éclairés, trop convaincus de leur immense importance dans
+les royaumes de la métaphysique, pour jamais se soumettre à l'impiété du
+doute. Il peut y avoir quelques spéculateurs incrédules; mais c'est
+comme quelques rares gouttes d'eau dans le pâle rayon de la raison
+humaine. Ils sont en fort petit nombre; et leurs opinions, dépouillées
+d'enthousiasme et sans aliment pour les passions, ne feront jamais de
+prosélytes,--à moins toutefois qu'on ne les persécute: cette
+circonstance, sans doute, pourrait leur donner quelque importance.
+
+M. Southey triomphe avec une lâche férocité, en prévoyant le _repentir
+du lit de mort_ des objets de sa haine; il a formé lui-même une
+charmante _vision du jugement_ en prose aussi bien qu'en vers, et
+remplie de la plus impudente impiété. Quelles seront les sensations de
+M. Southey ou les miennes, dans l'instant terrible où il faudra quitter
+la vie? c'est ce que ni lui ni moi ne devrions songer à décider. Je n'ai
+pas attendu _mon lit de mort_ pour me repentir d'une foule d'actions;
+j'ai cela de commun avec la plupart des hommes, tant soit peu réfléchis,
+et en dépit de l'_orgueil diabolique_ que, dans sa fureur, ce misérable
+renégat attribue à ceux qui _le_ méprisent. Sans doute il ne
+m'appartient pas de peser et de déterminer ce que j'ai pu faire de bien
+ou de mal; mais du moins je puis borner ma défense à l'assertion
+très-facile à prouver, que, dans ma position, j'ai toujours fait plus de
+bien réel dans une seule année, depuis que j'ai atteint ma vingtième,
+que n'en a fait M. Southey dans tout le cours de sa méprisable et mobile
+existence. Il est quelques actions que je puis me rappeler avec un noble
+orgueil, et que les calomnies d'un écrivain vendu ne sauraient
+atteindre. Il en est d'autres auxquelles je me reporte avec douleur et
+repentir; mais le seul acte de ma vie que M. Southey puisse réellement
+connaître, puisqu'il me mit en rapport avec l'un de ses amis intimes, ne
+saurait certainement être une occasion de déshonneur pour cet ami ni
+pour moi-même.
+
+Je n'ignore pas les autres calomnies de M. Southey; je sais tout ce
+qu'il osa publier, à son retour de Suisse, contre moi et d'autres
+personnes honorables: dans ce monde, cette conduite lui a fait peu de
+profit, et si sa croyance est la bonne, elle doit lui en faire encore
+moins dans l'autre. Il ne m'appartient pas de préjuger quel sera _son
+lit de mort_: c'est une affaire entre lui et son créateur. Mais, certes,
+il est plaisant et odieux de voir l'arrogance de ce prédicateur
+indifférent de toutes les doctrines, désignant à la damnation éternelle,
+ses frères, quand il a dans son pupitre des productions telles que
+_Wat-Tyler_, l'_Apothéose de George III_, et l'_Élégie sur Martin le
+régicide_. Il semble que l'une de ses consolations soit une certaine
+note latine d'un certain ouvrage d'un certain M. Landor, pour lequel
+l'amitié de Robert Southey sera, dit-il, _un honneur, quand les disputes
+éphémères et les éphémères réputations du jour seront oubliées_. Pour
+moi, je n'envie pas une amitié ni une gloire réversible, avec les
+intérêts, comme la fortune de M. Thélusson, à la troisième et quatrième
+génération.--Cette amitié sera probablement aussi mémorable que les
+épopées de M. Southey, desquelles Porson a dit (comme je l'ai répété, il
+y a dix ou douze ans, dans _les Bardes anglais_), qu'on s'en
+souviendrait quand Homère et Virgile seront oubliés, et non pas avant.
+Je le laisse pour le présent.
+
+FIN DE LA NOTE.
+
+
+
+
+CAÏN,
+
+MYSTÈRE.
+
+ «Or le serpent était le plus malin
+ des animaux que le Seigneur Dieu
+ avait faits.»
+
+ (_Genèse_, chap. III, vers. I.)
+
+
+A
+SIR WALTER SCOTT, BARONNET,
+_Ce Mystère de Caïn_ est dédié, par son obligé ami et dévoué serviteur,
+
+L'AUTEUR.
+
+
+
+
+PRÉFACE.
+
+
+Les scènes suivantes sont intitulées _Mystère_, par allusion à l'ancien
+titre de _mystère_ ou _moralité_ donné aux drames dont le sujet était
+analogue. L'auteur n'a cependant pas pris les mêmes libertés qui jadis
+étaient tolérées dans les ouvrages de ce genre, comme peut s'en
+convaincre tout lecteur curieux de consulter ces productions
+très-profanes, en anglais, en français, en italien ou en espagnol.
+L'auteur s'est efforcé de conserver le langage qui convenait le mieux à
+ses personnages; et quand il a cru devoir emprunter celui de
+l'_Écriture_, il l'a reproduit en l'altérant aussi peu, même quant aux
+paroles, que pouvait le permettre le rhythme poétique. Le lecteur se
+souviendra que la _Genèse_ ne dit pas qu'Ève fut tentée par un démon,
+mais par _le serpent_; et cela, uniquement parce qu'il était le plus
+subtil des animaux. Quelle que soit l'interprétation que les rabbins et
+les pères aient donnée à ce passage, j'ai dû prendre les mots comme je
+les ai trouvés, et répliquer avec l'évêque Watson, quand on lui citait
+en pareille occasion les Pères, tandis qu'il était recteur de Cambridge:
+«Voyez le livre,» entendant parler de l'Écriture. Il faut encore se
+rappeler que mon sujet n'a rien de commun avec le _Nouveau-Testament_,
+et que l'on ne pourrait, sans anachronisme, s'y reporter le moins du
+monde.
+
+Depuis long-tems je n'ai lu de poèmes sur des sujets religieux. Je n'ai
+pas relu Milton depuis l'âge de vingt ans; mais avant cet âge, je
+l'avais tant de fois parcouru, que l'impression ne s'en est jamais
+effacée. Je n'ai pas lu _la Mort d'Abel_ de Gessner depuis l'âge de huit
+ans, à Aberdeen. Le souvenir que j'en ai conservé est en général
+agréable; mais quant aux détails, je me souviens seulement que la femme
+de Caïn s'appelait Meala.--Dans mon ouvrage, je les appelle Adah et
+Zillah, les premiers noms féminins qui soient écrits dans la _Genèse_;
+c'était celui des femmes de Lamech: celles de Caïn et d'Abel ne sont pas
+désignées par leurs noms. Ainsi, dans le cas où le même sujet nous
+aurait inspiré quelques idées analogues, je puis dire que je l'ignore,
+et je ne m'en soucie que légèrement.
+
+Le lecteur n'oubliera pas non plus qu'on ne trouve pas une seule
+allusion à la vie future dans les ouvrages de Moïse, ni même dans tout
+le vieux Testament. Les raisons de cette singulière omission sont
+développées dans le livre de Warburton, de _la Légation divine_; elles
+sont, ou elles ne sont pas satisfaisantes: mais il est certain qu'on
+n'en a pas trouvé de meilleures. J'ai pu supposer, dans tous les cas,
+que Caïn n'en avait pas encore pris connaissance, sans avoir eu besoin,
+je l'espère, de falsifier l'Écriture-Sainte.
+
+Quant au langage de Lucifer, je ne pouvais guère le modeler sur celui
+d'un prédicateur chrétien; mais j'ai fait ce qui était en mon pouvoir
+pour le maintenir dans les bornes de la politesse spiritualiste.
+
+S'il se défend d'avoir tenté Ève sous la forme du serpent, c'est
+uniquement parce que la _Genèse_ n'offre pas la plus indirecte allusion
+à quelque chose de ce genre, et qu'elle ne met en scène le serpent que
+dans le cercle de ses facultés serpentines.
+
+NOTA.--Le lecteur remarquera que l'auteur adopte dans ce poème l'opinion
+de Cuvier, que le monde, avant la création de l'homme, avait été déjà
+plusieurs fois détruit. Cette hypothèse, fondée sur l'étude des
+différentes couches de terre, et sur les ossemens des énormes animaux
+dont la race est perdue, et que l'on a trouvés parmi elles, n'est pas
+contraire au récit de Moïse, et sert plutôt à le confirmer. Nul ossement
+humain n'a été découvert, bien que ceux d'autres animaux dont la race
+est encore aujourd'hui conservée se retrouvent mêlés aux squelettes des
+races disparues. L'assertion de Lucifer, que le monde préadamite fut
+aussi peuplé d'êtres raisonnables, d'une intelligence supérieure à celle
+de l'homme, et doués d'une force comparable à celle du mammoth, etc.,
+etc., est d'ailleurs une fiction poétique destinée à le servir dans ses
+projets de séduction.
+
+Je dois ajouter qu'Alfieri a fait une _tramélogédie_ intitulée _Abel_.
+Je ne l'ai jamais lue, non plus qu'aucun des autres ouvrages posthumes
+de cet écrivain, à l'exception de sa Vie.
+
+PERSONNAGES.
+
+ HOMMES.
+
+ ADAM.
+ CAÏN.
+ ABEL.
+
+ FEMMES
+
+ ÈVE.
+ ADAH.
+ ZILLAH.
+
+ ESPRITS
+
+ L'ANGE DU SEIGNEUR.
+ LUCIFER.
+
+
+
+
+CAÏN.
+
+
+
+
+ACTE PREMIER.
+
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE.
+
+(La scène se passe hors du Paradis.--Le soleil se lève.)
+
+ADAM, ÈVE, CAÏN, ABEL, ADAH, ZILLAH, offrant un sacrifice.
+
+
+ADAM.
+
+O Dieu, l'éternel, l'infini, le très-sage!--toi qui d'une parole fis
+jaillir des ténèbres la lumière sur l'abîme des eaux:--salut, Jéhovah!
+salut encore au retour de la lumière!
+
+ÈVE.
+
+O Dieu! qui nommas le jour, et séparas pour la première fois le matin de
+la nuit;--toi qui divisas les flots, et donnas le nom de firmament à une
+partie de ton ouvrage,--à jamais, salut!
+
+ABEL.
+
+O Dieu! qui transformas les élémens en terre, en eau, en air et en
+flamme; toi, père des jours et des nuits, et avec eux des mondes
+éclairés de leurs flambeaux, ou voilés de leurs ténèbres; toi qui
+communiques l'existence à des êtres faits pour en jouir et pour les
+aimer aussi bien que toi,--salut, mille fois salut!
+
+ADAH.
+
+Dieu éternel! père de toutes choses! qui créas ces êtres excellens et
+brillans de beauté, pour être aimés plus que toutes choses, à
+l'exception de toi,--permets-moi de les confondre avec toi dans le même
+amour.--Salut! mille fois salut!
+
+ZILLAH.
+
+O Dieu! qui, malgré ton amour, ta puissance et ta bonté, permis au
+serpent de nous séduire, et d'arracher mon père au paradis terrestre,
+préserve-nous aujourd'hui d'autres malheurs.--Salut! mille fois salut!
+
+ADAM.
+
+Caïn, mon fils, mon premier né, pourquoi gardes-tu le silence?
+
+CAÏN.
+
+Pourquoi parlerais-je?
+
+ADAM.
+
+Pour prier.
+
+CAÏN.
+
+N'avez-vous pas prié vous-même?
+
+ADAM.
+
+Oui, et de la plus grande ferveur.
+
+CAÏN.
+
+Et très-haut: je vous ai entendus.
+
+ADAM.
+
+Puisse Dieu nous avoir également entendus!
+
+ABEL.
+
+Ainsi soit-il!
+
+ADAM.
+
+Et cependant mon fils aîné se tait encore.
+
+CAÏN.
+
+Mieux vaut que je reste silencieux.
+
+ADAM.
+
+Pourquoi?
+
+CAÏN.
+
+Je n'ai rien à demander.
+
+ADAM.
+
+Rien dont tu puisses rendre grâce?
+
+CAÏN.
+
+Non.
+
+ADAM.
+
+Ne vis-tu pas?
+
+CAÏN.
+
+Ne dois-je pas mourir?
+
+ÈVE.
+
+Hélas! le fruit défendu de l'arbre commence à tomber devant nous.
+
+ADAM.
+
+Et nous devons le recueillir. O Dieu! pourquoi as-tu planté l'arbre de
+la science?
+
+CAÏN.
+
+Et pourquoi n'avez-vous pas cueilli le fruit de l'arbre de vie? alors
+vous auriez pu le braver!
+
+ADAM.
+
+O mon fils! ne blasphème pas: c'est ainsi que parlait le serpent.
+
+CAÏN.
+
+Pourquoi pas? le reptile parlait bien. Vous aviez l'arbre de la science,
+vous aviez celui de la vie:--la science est bonne et la vie est bonne;
+comment donc toutes deux peuvent-elles être mauvaises?
+
+ÈVE.
+
+Mon fils, tu parles comme à l'instant où je péchai, alors que tu n'étais
+pas encore né. Ne me rappelle pas mon malheur par le tien. Je me suis
+repentie. Ne m'offre pas la vue de l'un de mes enfans succombant aux
+inspirations du serpent devant les murs mêmes du paradis qu'il a pour
+jamais fermé à tes parens. Sois satisfait de ce qui est. Sans notre
+curiosité fatale, tu serais heureux dans ce moment,--ô mon cher fils!
+
+ADAM.
+
+Nos prières sont terminées, séparons-nous, et reprenons nos travaux: ils
+sont nécessaires sans être pénibles. La terre est jeune encore; elle
+récompense volontiers, par le don de ses fruits, notre léger travail.
+
+ÈVE.
+
+Caïn, vois ton père calme et résigné: fais comme lui.
+
+(Adam et Ève sortent.)
+
+ZILLAH.
+
+Ne le veux-tu pas, mon frère?
+
+ABEL.
+
+Pourquoi ce nuage qui obscurcit ton front? il ne peut te servir de rien,
+si ce n'est à réveiller le courroux de l'Éternel.
+
+ADAH.
+
+Mon cher Caïn, serais-je également l'objet de ton courroux?
+
+CAÏN.
+
+Non, Adah! seulement je voulais être seul un instant. Abel! je souffre;
+mais ce mal sera passager. Devance mes pas, mon frère,--je ne tarderai
+pas à te suivre; et vous aussi, mes sœurs, ne tardez pas davantage: vous
+ne devez pas recevoir un repoussant accueil. Je vous suis.
+
+ADAH.
+
+Mais je reviendrai, si tu tardes quelque tems.
+
+ABEL.
+
+La paix du Seigneur soit dans votre ame, mon frère!
+
+(Sortent Abel, Zillah, Adah.)
+
+CAÏN, seul.
+
+Et c'est là la vie!--Travailler! et pourquoi travailler?--parce que mon
+père n'a pu conserver sa place dans l'Éden. Mais en suis-je cause?--je
+n'étais pas né; je ne cherchais pas à naître, et je ne tiens nullement
+au sort dans lequel m'a placé cette naissance. Pourquoi faut-il qu'il
+ait cédé au serpent et à la femme? ou pourquoi souffrir d'avoir cédé?
+Quel crime dans cette faiblesse? L'arbre était planté, pourquoi ne
+l'était-il pas pour lui? et sinon, pourquoi le placer près de lui, au
+centre de l'Éden, et le plus beau de tous les arbres? A toutes mes
+questions, ils n'ont qu'une réponse: «Il l'a voulu; il est bon.» Et
+comment puis-je le savoir? Parce qu'il est tout-puissant, s'ensuit-il
+qu'il soit souverainement bon? Je ne le juge que par les résultats:--ils
+sont amers.--Faut-il que je les subisse pour une faute qui n'est pas la
+mienne? Mais qu'aperçois-je près d'ici?--une forme comme celle des
+anges; mais l'aspect plus triste et plus sévère que le leur. Je frémis
+malgré moi; pourquoi cependant le craindrais-je plus que les autres
+esprits dont je vois tous les jours, dans le crépuscule, les épées
+flamboyantes, alors qu'errant autour des portes dont l'entrée nous est
+interdite, je cherche à saisir quelque chose des jardins qui devaient
+être mon héritage, avant que la nuit n'en obscurcisse les murailles et
+les arbres immortels? Si les chérubins armés ne m'effraient pas,
+pourquoi frémirais-je à l'aspect de celui qui maintenant s'approche?
+Cependant, il semble plus puissant qu'eux tous; leur égal en beauté, et
+cependant moins radieux qu'il ne fut ou pourrait être. Le chagrin semble
+une partie de son immortalité; se pourrait-il? et la douleur ne
+serait-elle pas le partage exclusif des hommes? Le voici.
+
+(Entre Lucifer.)
+
+LUCIFER.
+
+Mortel!
+
+CAÏN.
+
+Ange! quel es-tu?
+
+LUCIFER.
+
+Le maître des anges.
+
+CAÏN.
+
+S'il est ainsi, peux-tu les abandonner, et descendre près d'une vile
+poussière?
+
+LUCIFER.
+
+Je connais les pensées de la poussière; j'y compatis, ainsi qu'aux
+vôtres.
+
+CAÏN.
+
+Eh quoi! vous connaissez mes pensées?
+
+LUCIFER.
+
+Elles sont celles de tout être digne de penser;--c'est la partie
+immortelle de votre substance qui parle en vous.
+
+CAÏN.
+
+Quelle partie immortelle? cela ne nous a pas été révélé. L'arbre de vie
+nous fut enlevé par la folie de mon père, et celui de la science fut
+trop tôt dépouillé par l'avidité de ma mère; tout le fruit qui nous en
+soit resté est la mort!
+
+LUCIFER.
+
+Ils t'ont trompé; tu vivras.
+
+CAÏN.
+
+Je vis, mais je vis pour mourir. Je ne vois rien dans la mort qui
+m'effraie, si ce n'est que je sens un frisson invincible, un aveugle et
+naturel instinct de vie que j'abhorre, autant que je me méprise
+moi-même, et cependant que je ne puis dompter:--voilà pourquoi je vis
+encore. Pourquoi suis-je, hélas! né?
+
+LUCIFER.
+
+Tu vis, et tu vivras à jamais. Ne crois pas que la terre qui forme ton
+enveloppe soit la condition de ton existence:--elle te quittera, et tu
+seras encore le même.
+
+CAÏN.
+
+Le _même_! et pourquoi pas mieux?
+
+LUCIFER.
+
+Il se pourra que tu sois comme nous.
+
+CAÏN.
+
+Et vous?
+
+LUCIFER.
+
+Nous sommes éternels.
+
+CAÏN.
+
+Êtes-vous heureux?
+
+LUCIFER.
+
+Nous sommes puissans.
+
+CAÏN.
+
+Êtes-vous heureux?
+
+LUCIFER.
+
+Non: l'es-tu?
+
+CAÏN.
+
+Comment le serais-je? Regarde-moi.
+
+LUCIFER.
+
+Pauvre argile! Et tu as la prétention d'être malheureux! toi!
+
+CAÏN.
+
+Je le suis.--Mais toi, avec toute ta puissance, qui es-tu?
+
+LUCIFER.
+
+Un être qui aspire au rang de ton créateur, et qui ne t'aurait pas fait
+ce que tu es.
+
+CAÏN.
+
+Ah! tu me sembles presque un dieu, et--
+
+LUCIFER.
+
+Je ne le suis pas; et n'ayant pu le devenir, je ne veux être que ce que
+je suis. Il a vaincu; qu'il règne!
+
+CAÏN.
+
+Qui?
+
+LUCIFER.
+
+Le créateur de ton père et celui de la terre.
+
+CAÏN.
+
+Et du ciel, de tout ce qu'il renferme. J'ai entendu ses anges le
+chanter, et mon père le redire.
+
+LUCIFER.
+
+Ils disent--ce qu'ils sont forcés de chanter et de dire, sous peine
+d'être ce que je suis,--ce que tu es: des esprits et des hommes.
+
+CAÏN.
+
+Et que sommes-nous?
+
+LUCIFER.
+
+Des ames qui osent jouir de leur immortalité,--des ames qui osent
+regarder en face leur éternel tyran, et lui dire que son mal n'est pas
+bon. Si, comme il le dit, il nous a créés--ce que je ne sais ni ne
+crois;--quoi qu'il en soit--il ne peut nous anéantir: nous sommes
+immortels!--Bien plus, il en est ravi, afin de nous torturer davantage.
+Qu'il le fasse donc: il est tout-puissant;--mais dans sa grandeur, il
+n'est pas plus heureux que nous au milieu de nos tourmens. La bonté
+n'aurait pas fait le mal; et qu'a-t-il fait autre chose? Laissons-le
+cependant reposer sur son trône immense et solitaire; qu'il crée des
+mondes nouveaux pour adoucir l'ennui d'une insipide éternité et d'une
+immense solitude! Qu'il lance dans l'espace globes sur globes: le tyran
+n'en est pas moins seul; et s'il pouvait donner la faculté de le
+combattre, il serait moins malheureux. Mais qu'il règne, et que sans
+cesse il multiplie sa misère. Esprits et hommes, nous devons entre nous
+sympathiser: nos souffrances sont communes; apprenons à les supporter,
+en réunissant à jamais notre misère, tandis que lui, accablé sous le
+poids de sa grandeur, il ne pourra que créer encore, et toujours
+créer.--
+
+CAÏN.
+
+Tu me parles de choses qui, depuis long-tems, flottent comme autant de
+visions à travers mes pensées: je ne pouvais concilier ce que je vois
+avec ce que j'entends. Mon père et ma mère me parlent de serpent,
+d'arbres et de fruits; je vois les portes de ce qu'ils nomment leur
+paradis gardées par l'épée flamboyante de chérubins qui nous repoussent,
+eux et moi; je sens le poids d'un travail journalier et d'une constante
+pensée; je contemple un monde où je ne semble rien, avec des idées qui
+semblent capables de tout maîtriser:--mais je me croyais seul en proie à
+ce genre de misère.--Mon père est abattu; ma mère n'a plus cette ame qui
+lui faisait aspirer après la science, au risque d'une malédiction
+éternelle; mon frère est un jeune gardeur de troupeaux, qui offre les
+premiers nés de ses brebis à celui qui ne permet pas à la terre de rien
+donner qui ne soit arrosé de nos sueurs; ma sœur Zillah chante un hymne
+d'actions de grâces avant les oiseaux du matin; et mon Adah, ma
+bien-aimée, elle ne comprend rien aux soucis qui me dévorent: en un mot,
+jusqu'alors, aucun être n'avait sympathisé avec moi. Eh bien!--je suis
+ravi de m'associer aux esprits.
+
+LUCIFER.
+
+Si ton ame ne te rendait pas digne d'une pareille association, je
+n'apparaîtrais pas maintenant à tes yeux. Comme la première fois, un
+serpent eût suffi pour te charmer.
+
+CAÏN.
+
+Oh! serait-ce donc toi qui tentas ma mère?
+
+LUCIFER.
+
+Je ne tente qu'avec l'appât de la vérité. N'y avait-il pas l'arbre de la
+science? l'arbre de vie n'était-il pas encore chargé de fruits? Suis-je
+cause qu'elle trembla d'y toucher? Est-ce moi qui plaçai des objets
+défendus à la portée d'êtres innocens, et que leur innocence même devait
+rendre curieux? Moi, je vous aurais créés des dieux; et celui qui vous a
+exilés ne l'a fait que pour vous empêcher «de manger le fruit de vie, et
+de devenir des dieux comme nous.» N'étaient-ce pas là ses paroles?
+
+CAÏN.
+
+Oui; et je les entendis de ceux qui les avaient entendues au milieu des
+éclairs.
+
+LUCIFER.
+
+Quel était donc le démon, de celui qui vous défendait de vivre, ou de
+celui qui voulait vous faire vivre à jamais dans le bonheur et le
+pouvoir de la science?
+
+CAÏN.
+
+Pourquoi n'ont-ils pas ravi le fruit de l'un et de l'autre arbre, ou
+n'ont-ils pas laissé tous les deux?
+
+LUCIFER.
+
+L'un vous appartient déjà, l'autre peut vous appartenir encore.
+
+CAÏN.
+
+Et par quel moyen?
+
+LUCIFER.
+
+En résistant; en demeurant vous-mêmes. L'ame est supérieure à tout,
+quand l'ame veut bien se comprendre, quand elle se fait le point central
+du cercle qui l'entoure,--et qu'elle est faite pour maîtriser.
+
+CAÏN.
+
+Mais n'as-tu pas tenté mes parens?
+
+LUCIFER.
+
+Moi? misérable poussière! et pourquoi, comment les aurais-je tentés?
+
+CAÏN.
+
+Le serpent, disent-ils, était un esprit.
+
+LUCIFER.
+
+Qui l'a dit? cela n'est pas écrit là-haut. L'homme, dans ses craintes
+immenses et sa petite vanité, peut bien rejeter sur les substances
+spirituelles le tort de sa propre chute; mais notre orgueilleux despote
+ne voudrait pas falsifier ainsi les faits. Le serpent était le
+serpent,--rien de plus, et cependant l'égal de ceux qu'il tenta, par sa
+nature terrestre comme la leur;--leur supérieur en sagesse, puisqu'il
+put les séduire, et leur donner la connaissance qui devait détruire
+leurs insipides plaisirs. Crois-tu que je voulusse revêtir l'enveloppe
+des êtres qui doivent mourir?
+
+CAÏN.
+
+Mais, enfin, le reptile avait-il un démon en lui?
+
+LUCIFER.
+
+Il ne fit qu'en éveiller un dans ceux qu'entraînait sa langue venimeuse.
+Je te répète que le serpent n'était rien de plus qu'un serpent:
+demande-le au chérubin qui garde l'arbre séducteur. Quand des milliers
+de siècles auront roulé sur vos cendres dispersées et sur celles de
+votre race, les habitans de la terre pourront bien alors cacher sous les
+fables leurs fautes primitives, m'attribuant un déguisement que je
+méprise, comme je méprise tout ce qui plie le genou devant celui qui ne
+fit des êtres que pour les courber devant sa triste et solitaire
+éternité; mais nous qui voyons la vérité en face, nous devons la
+reproduire. Tes malheureux parens écoutèrent les conseils d'un reptile;
+ils tombèrent. Et pourquoi les esprits les auraient-ils tentés? Quel
+objet digne d'envie, que les bornes étroites de votre paradis, pour des
+intelligences qui peuvent traverser l'espace!--Mais je te parle de
+choses que tu ignores, avec ton arbre de la science.
+
+CAÏN.
+
+Mais du moins tu ne peux parler d'une nouvelle science sans m'inspirer
+le désir de la pénétrer, la soif de m'en abreuver; oui, mon ame est
+digne de la comprendre.
+
+LUCIFER.
+
+En aurais-tu le courage?
+
+CAÏN.
+
+Tu peux l'éprouver.
+
+LUCIFER.
+
+Oserais-tu contempler la mort?
+
+CAÏN.
+
+Je ne l'ai pas encore vue.
+
+LUCIFER.
+
+Mais tu devras la subir.
+
+CAÏN.
+
+Mon père dit que c'est une chose terrible, ma mère pleure en l'entendant
+nommer: Abel, alors, lève les yeux au ciel; Zillah laisse retomber les
+siens vers la terre, en soupirant une prière; Adah me regarde, et se
+tait.
+
+LUCIFER.
+
+Mais toi?
+
+CAÏN.
+
+D'indicibles pensées pénètrent dans mon cœur embrasé, quand j'entends
+parler de cette toute-puissante mort qui semble inévitable. Ne
+pourrais-je lutter contre elle? J'ai lutté avec le lion, quand j'étais
+encore enfant; je jouais avec lui, jusqu'à ce qu'il s'échappât de mes
+bras en rugissant.
+
+LUCIFER.
+
+Elle n'a pas de forme; mais elle anéantira tous les êtres, enfans de la
+terre, qui sont revêtus d'une forme.
+
+CAÏN.
+
+Ah! je croyais que c'était un être; et quel autre qu'un être pouvait
+créer quelque chose d'aussi fatal aux êtres?
+
+LUCIFER.
+
+Demande au destructeur.
+
+CAÏN.
+
+Quel est-il?
+
+LUCIFER.
+
+Le créateur.--Donne-lui le nom qu'il te plaira; il ne crée que pour
+détruire.
+
+CAÏN.
+
+Je ne le savais pas; cependant, au nom de la mort, je le conjecturais:
+je ne la connais pas, mais elle me semble horrible. Dans la vaste
+désolation des nuits, je l'ai recherchée, j'ai tenté de la surprendre;
+et quand je voyais les formes gigantesques que l'ombrage jetait sur les
+murs d'Éden, et que traversait le glaive étincelant des chérubins,
+j'attendais après ce que je croyais elle: car, en même tems que la
+crainte, naissait dans mon cœur le désir de connaître ce qui devait tous
+nous subjuguer;--mais rien ne se présentait. Alors je détachais mes yeux
+accablés de la vue du paradis défendu, notre première patrie; je les
+reportais aux flambeaux répandus sur nos têtes, si nombreux et si
+ravissans: eux aussi devront-ils donc mourir?
+
+LUCIFER.
+
+Peut-être;--mais long-tems après que vous ne serez plus, toi et les
+tiens.
+
+CAÏN.
+
+J'en suis ravi; je n'aurais pas voulu les voir mourir: ils sont trop
+beaux. Qu'est-ce que la mort? Je sens, et je le crains, que c'est une
+chose terrible; mais, pourquoi? je ne puis le comprendre. On nous l'a
+dénoncée comme un mal, à nous, à ceux qui péchèrent, à ceux qui ne
+péchèrent pas:--ce mal, quel est-il?
+
+LUCIFER.
+
+On l'apprend dans la terre.
+
+CAÏN.
+
+Mais pourrai-je le connaître?
+
+LUCIFER.
+
+Comme je n'ai rien de commun avec la mort, je ne puis répondre.
+
+CAÏN.
+
+Je ne serais qu'une poussière tranquille, il n'y aurait pas de mal; et
+que n'ai-je jamais été autre chose!
+
+LUCIFER.
+
+Ce vœu est ignoble; il est même indigne de ton père: car, du moins, il
+souhaita de connaître.
+
+CAÏN.
+
+Mais non pas de vivre; car il eût dépouillé l'arbre de vie.
+
+LUCIFER.
+
+Il en fut empêché.
+
+CAÏN.
+
+Erreur mortelle, de n'avoir pas d'abord cueilli ce fruit; mais avant de
+ravir la science, il ne connaissait pas la mort. Hélas! à peine si
+j'entrevois ce qu'elle est, et pourtant je la redoute:--je tremble
+devant ce que j'ignore!
+
+LUCIFER.
+
+Et moi, je ne crains rien, parce que je connais tout: voilà quelle est
+la vraie science.
+
+CAÏN.
+
+Veux-tu m'apprendre tout?
+
+LUCIFER.
+
+Oui, à une condition.
+
+CAÏN.
+
+Désigne-la.
+
+LUCIFER.
+
+C'est que tu t'inclineras pour adorer en moi--ton seigneur.
+
+CAÏN.
+
+Tu n'es pas le seigneur que mon père adore.
+
+LUCIFER.
+
+Non.
+
+CAÏN.
+
+Es-tu son égal?
+
+LUCIFER.
+
+Non;--je n'ai rien de commun avec lui! je ne le voudrais pas. Je veux
+être au-dessus,--au-dessous, tout enfin, plutôt que de partager ou de
+reconnaître son pouvoir. Je reste à part, mais pourtant je suis
+grand;--il en est beaucoup qui m'adorent, un plus grand nombre encore
+m'adorera dans la suite:--sois au nombre des premiers.
+
+CAÏN.
+
+Jusqu'à présent, je ne me suis pas incliné devant le Dieu de mon père,
+bien que mon frère Abel me conjurât souvent de me joindre à lui dans un
+commun sacrifice:--pourquoi fléchirais-je devant toi?
+
+LUCIFER.
+
+N'as-tu jamais fléchi le genou devant lui?
+
+CAÏN.
+
+Je te l'ai dit;--et quel besoin de le dire? ta science suprême ne
+doit-elle pas te l'apprendre?
+
+LUCIFER.
+
+Celui qui n'a pas fléchi devant lui s'incline devant moi!
+
+CAÏN.
+
+Je ne fléchis devant personne.
+
+LUCIFER.
+
+Tu n'en es pas moins mon adorateur: lui refuser son hommage, c'est par
+cela même me l'accorder.
+
+CAÏN.
+
+Que veux-tu dire?
+
+LUCIFER.
+
+Tu le sauras--et bientôt.
+
+CAÏN.
+
+Découvre-moi du moins le mystère de mon existence.
+
+LUCIFER.
+
+Suis-moi où je te conduirai.
+
+CAÏN.
+
+Mais je dois retourner pour travailler à la terre;--j'ai promis--
+
+LUCIFER.
+
+Quoi?
+
+CAÏN.
+
+De cueillir les prémices de quelques fruits.
+
+LUCIFER.
+
+Pourquoi?
+
+CAÏN.
+
+Pour les offrir sur un autel avec Abel.
+
+LUCIFER.
+
+N'as-tu pas dit que jamais tu n'avais fléchi devant celui qui t'a créé?
+
+CAÏN.
+
+Oui;--mais les vives instances d'Abel m'ont entraîné: l'offrande est
+plutôt la sienne que la mienne,--et Adah--
+
+LUCIFER.
+
+Pourquoi hésiter ainsi?
+
+CAÏN.
+
+C'est ma sœur, née le même jour, des mêmes entrailles; elle m'a arraché
+à force de pleurs cette promesse: car pour ne pas la voir pleurer, il me
+semble que je supporterais tout, et que j'adorerais tout.
+
+LUCIFER.
+
+Alors, suis-moi!
+
+CAÏN.
+
+Volontiers.
+
+(Entre Adah.)
+
+ADAH.
+
+Mon frère, je viens vers toi; c'est l'heure du repos et du bonheur,--et
+nous en jouissons moins en ton absence. Tu n'as pas travaillé ce matin;
+mais j'ai fait nos deux tâches. Viens! les fruits sont mûrs; ils sont
+colorés comme la lumière à laquelle ils doivent leur saveur: viens!
+
+CAÏN.
+
+Ne vois-tu pas?
+
+ADAH.
+
+Je vois un ange; nous en avons vu beaucoup. Voudrait-il partager nos
+instans de repos?--il est le bien-venu.
+
+CAÏN.
+
+Il ne ressemble pas aux anges que nous avons vus.
+
+ADAH.
+
+Est-ce qu'il en est d'autres? Il est le bien-venu, s'il leur ressemble.
+Ils n'ont pas dédaigné de s'asseoir quelquefois à notre table.--Que
+veut-il?
+
+CAÏN, à Lucifer.
+
+Le veux-tu?
+
+LUCIFER.
+
+Et toi, veux-tu être à moi?
+
+CAÏN.
+
+Il faut que je m'éloigne avec lui.
+
+ADAH.
+
+Quoi! nous laisser?
+
+CAÏN.
+
+Oui.
+
+ADAH.
+
+Moi!
+
+CAÏN.
+
+Chère Adah!
+
+ADAH.
+
+Laisse-moi te suivre.
+
+LUCIFER.
+
+Non! elle ne le doit pas.
+
+ADAH.
+
+Qui es-tu pour te mettre ainsi entre nos deux cœurs?
+
+CAÏN.
+
+C'est un dieu.
+
+ADAH.
+
+Comment le sais-tu?
+
+CAÏN.
+
+Il parle comme un dieu.
+
+ADAH.
+
+Le serpent aussi, et il mentait.
+
+LUCIFER.
+
+Tu te trompes, Adah!--L'arbre dont il parlait n'était-il pas celui de la
+science?
+
+ADAH.
+
+Oui,--pour notre malheur éternel.
+
+LUCIFER.
+
+Encore ce malheur était-il la science:--il n'a donc pas menti. S'il vous
+a perdus, il n'a pas, du moins, trahi la vérité; et l'essence de la
+vérité ne peut être que bonne.
+
+ADAH.
+
+Tout ce que nous savons d'elle, c'est qu'elle a réuni sur nos têtes tous
+les maux: expulsion de notre patrie, terreur, travail, sueur et
+lassitude; regrets du passé, espérance de ce qui ne se réalise pas.
+Caïn! ne va pas avec cet esprit; souffre encore ce que nous avons déjà
+souffert, et aime-moi.--Je t'aime.
+
+LUCIFER.
+
+Tu l'aimes? Quoi! plus que ta mère et que ton père?
+
+ADAH.
+
+Oui; est-ce un péché encore?
+
+LUCIFER.
+
+Non,--pas encore; mais plus tard c'en sera un--pour vos enfans.
+
+ADAH.
+
+Comment! ma fille ne pourra-t-elle pas aimer son frère Énoch?
+
+LUCIFER.
+
+Comme tu aimes Caïn? non.
+
+ADAH.
+
+O mon Dieu! ils ne s'aimeraient pas? ils ne reproduiraient pas des êtres
+aimans comme eux? N'ont-ils pas sucé le lait du même sein? Leur père
+n'était-il pas sorti des mêmes flancs, et à la même heure que moi? Ne
+nous aimons-nous pas l'un l'autre? et multipliant notre existence, ne
+multiplions-nous pas des êtres qui se chériront encore, et comme je te
+chéris, mon Caïn? Oh! ne va pas avec cet esprit; il n'est pas des
+nôtres.
+
+LUCIFER.
+
+Le péché dont je parle n'est pas de mon œuvre; en vous, il ne peut être
+un péché,--bien qu'il le paraisse dans ceux auxquels vous transmettrez
+votre humanité.
+
+ADAH.
+
+Qu'est-ce qu'un péché qui n'est pas péché en lui-même? Les circonstances
+peuvent-elles tour à tour transformer le péché en vertu?--S'il en est
+ainsi, nous sommes donc les esclaves de--
+
+LUCIFER.
+
+Des êtres plus élevés que vous sont esclaves; et de plus élevés qu'eux
+ont préféré la liberté des tortures aux lentes agonies d'une adulation
+qui s'exhalait en hymnes, en concerts, en prières intéressées vers le
+Tout-Puissant, non parce qu'il inspirait de l'amour, mais parce qu'il
+était tout-puissant, parce qu'il éveillait leur ambition ou leur
+terreur.
+
+ADAH.
+
+La toute-puissance doit s'unir à la toute-bonté.
+
+LUCIFER.
+
+Alors, que signifie Éden?
+
+ADAH.
+
+Démon! ne me tente pas par ta beauté; plus que le serpent, tu es beau:
+tu es aussi menteur que lui.
+
+LUCIFER.
+
+Aussi sincère. Demandez à Ève, votre mère; n'a-t-elle pas conquis la
+science du bien et du mal?
+
+ADAH.
+
+O ma mère! tu as cueilli un fruit plus fatal à tes descendans qu'à
+toi-même. Toi, du moins, tu as passé ta jeunesse dans le paradis,
+jouissant de l'innocence et du bonheur de converser avec des esprits
+bienheureux; pour nous, tes enfans, ignorans de l'Éden, nous vivons
+environnés par les démons qui, s'emparant des paroles de Dieu, nous
+séduisent, en profitant de nos propres pensées, de nos regrets et de
+notre curiosité.--Ainsi devins-tu la proie du serpent dans tes plus
+beaux jours de simplicité, de candeur et de joie. Je ne sais que
+répondre à l'être immortel qui se tient devant moi; je ne puis le
+détester; je le contemple avec une inquiétude qui n'est pas sans charme,
+et pourtant je ne puis m'éloigner de lui. Dans son regard est une
+attraction magique qui fixe sur les siens mes yeux éblouis; mon cœur bat
+avec rapidité; je tremble, et pourtant je me rapproche plus
+près,--toujours plus près. Caïn! ô Caïn! défends-moi de lui!
+
+CAÏN.
+
+Pourquoi craindre, mon Adah? ce n'est pas un mauvais ange.
+
+ADAH.
+
+Ce n'est pas Dieu;--il n'est pas à Dieu. J'ai vu les chérubins et les
+séraphins: il ne regarde pas comme eux.
+
+CAÏN.
+
+Mais il est des esprits plus élevés encore:--les archanges.
+
+LUCIFER.
+
+De plus élevés encore que les archanges.
+
+ADAH.
+
+Oui;--mais ils ne sont pas heureux.
+
+LUCIFER.
+
+Si le bonheur consiste dans l'esclavage,--non.
+
+ADAH.
+
+J'ai entendu dire que les séraphins _aimaient le plus_,--les chérubins
+_connaissaient le mieux_:--celui-ci doit être un chérubin,--car il
+n'aime pas.
+
+LUCIFER.
+
+Et si la science la plus élevée affaiblit l'amour, comment se fait-il
+que vous cessiez d'aimer en commençant à connaître? Puisque les
+chérubins qui savent tout, aiment le moins, l'amour des séraphins ne
+peut être que l'ignorance: qu'ils soient incompatibles, la sentence
+portée contre tes malheureux parens le prouve assez. Choisissez donc
+entre l'amour et la science:--il n'est pas d'autre choix. Votre père
+s'est déjà décidé: son culte n'est que de la peur.
+
+ADAH.
+
+O Caïn! choisis l'amour.
+
+CAÏN.
+
+Oui, pour toi, chère Adah! mais le choix est inutile:--il est né avec
+moi;--je n'aime rien de plus.
+
+ADAH.
+
+Et nos parens?
+
+CAÏN.
+
+Nous aimaient-ils quand ils enlevèrent de l'arbre ce qui nous exila tous
+du paradis?
+
+ADAH.
+
+Alors nous n'étions pas née;--et quand nous l'aurions été, ne
+devrions-nous pas les aimer, ainsi que nos enfans, Caïn?
+
+CAÏN.
+
+Mon petit Énoch! et sa sœur encore bégayante! Ah! si je pouvais les
+croire heureux, j'oublierais à demi--mais jamais on ne l'oubliera, même
+après trois milliers de générations! jamais les hommes ne chériront la
+mémoire de l'homme qui, dans la même heure, perpétua la source du mal et
+de l'humanité. Ils se sont emparés de l'arbre de la science et du
+péché;--non contens de leur propre infortune, ils nous ont imposé, à
+moi,--à toi, au petit nombre des êtres aujourd'hui vivans, à la
+multitude innombrable des êtres à venir, l'obligation d'hériter d'une
+agonie que le tems ne peut qu'accroître encore!--Et je serai le père de
+tant d'infortunés! et ta beauté, ton amour,--ma tendresse, les momens
+ravissans écoulés dans tes bras; tout ce que nous aimons dans nous-mêmes
+et dans nos enfans, doit les conduire, après de longues années de péchés
+et de douleur,--ou même après quelques instans également pénibles, et
+mêlés à peine d'une courte lueur de plaisir; tout cela doit les mener à
+la mort,--ce fantôme inconnu! Non! l'arbre de la science n'a pas
+acquitté sa promesse:--s'ils ont péché, ils devaient du moins, en
+échange, savoir tout ce qui est du domaine de la science, et, par
+conséquent, les mystères qui environnent la mort! Que
+savent-ils?--qu'ils sont misérables. Quel besoin de serpens et de fruits
+pour nous l'apprendre?
+
+ADAH.
+
+Je ne serais pas à plaindre, Caïn, si tu étais heureux.--
+
+CAÏN.
+
+Sois donc heureuse seule:--je ne veux pas d'un bonheur qui m'avilit, moi
+et les miens.
+
+ADAH.
+
+Seule, je ne pourrais, je ne _voudrais_ pas être heureuse; mais je pense
+qu'entourée de leurs bras je puis l'être, en dépit de la mort que je ne
+redoute pas, puisque je l'ignore, bien qu'elle paraisse un fantôme
+terrible,--si j'en juge d'après ce que j'en entends dire.
+
+LUCIFER.
+
+Et, dis-tu, tu pourrais être heureuse _seule_?
+
+ADAH.
+
+Seule! O mon Dieu! qui pourrait être heureux ou bon dans la solitude?
+L'isolement est à mes yeux un péché; si ce n'est quand je pense que
+bientôt je reverrai mon frère, son frère, nos enfans et nos parens.
+
+LUCIFER.
+
+Ton Dieu est pourtant seul: est-il heureux, est-il bon?
+
+ADAH.
+
+Tu te trompes; il a les anges et les mortels à rendre heureux: son
+bonheur consiste à le répandre autour de lui; et quel bonheur peut-il
+exister qu'on ne cherche à répandre?
+
+LUCIFER.
+
+Interrogez votre père sur son exil d'Éden,--sur son
+premier-né;--interrogez votre propre cœur: il n'est pas tranquille.
+
+ADAH.
+
+Hélas! non; et vous--êtes-vous du ciel?
+
+LUCIFER.
+
+Si je n'en suis pas, jugez quel est ce bonheur universel que se plaît à
+répandre (comme vous le dites) ce créateur tout-puissant et
+souverainement bon de la vie et des choses vivantes; c'est là son
+secret, et il le garde. Nous devons souffrir, quelques-uns de nous
+doivent résister, et le tout en vain, à entendre ces séraphins. Mais il
+faut en faire l'épreuve, puisque d'ailleurs nous ne serions pas mieux.
+Il y a dans les esprits un sens qui leur indique toujours le juste,
+comme au sein des nuits vos yeux, jeunes mortels, se dirigent
+naturellement vers l'étoile vigilante qui annonce le matin.
+
+ADAH.
+
+C'est une ravissante étoile; sa beauté me force à l'aimer.
+
+LUCIFER.
+
+Et pourquoi ne l'adorez-vous pas?
+
+ADAH.
+
+Notre père n'adore que l'être invisible.
+
+LUCIFER.
+
+Le symbole de l'invisible est ce qu'il y a de plus ravissant dans ce qui
+est visible; et cet astre brillant est le conducteur de l'armée céleste.
+
+ADAH.
+
+Notre père dit qu'il a vu le Dieu même qui le créa, lui et ma mère.
+
+LUCIFER.
+
+_Toi_, l'as-tu vu!
+
+ADAH.
+
+Oui,--dans ses œuvres.
+
+LUCIFER.
+
+Mais en lui-même?
+
+ADAH.
+
+Non,--si ce n'est dans mon père qui est l'image de Dieu, ou dans ses
+anges qui te ressemblent,--plus brillans encore, mais moins beaux, et
+d'un aspect moins imposant. Ils nous apparaissent éclatans comme le
+silencieux milieu du jour; mais pour toi, tu ressembles à la nuit
+éthérée, quand de longs et blancs nuages croisent l'immensité violette,
+quand d'innombrables étoiles étincellent sur l'admirable et mystérieuse
+voûte entourée d'objets qui semblent tentés de briller comme le soleil;
+leur beauté, leur multitude, leurs mouvemens, leurs doux rayons, tout
+nous entraîne vers eux: ils remplissent mes yeux de larmes; tu produis
+sur moi le même effet. Tu ne sembles pas heureux; ah! ne nous entraîne
+pas dans ton malheur, et je pleurerai sur toi.
+
+LUCIFER.
+
+Hélas! ces pleurs! tu ne sais pas quels océans doivent en être
+répandus--
+
+ADAH.
+
+Par moi?
+
+LUCIFER.
+
+Par tous.
+
+ADAH.
+
+Comment, tous?
+
+LUCIFER.
+
+Par des millions, des myriades,--par toute la terre peuplée,--la terre
+non peuplée,--par l'enfer toujours encombré des êtres dont ton sein doit
+être le germe.
+
+ADAH.
+
+O Caïn! cet esprit nous maudit.
+
+CAÏN.
+
+Laisse-le dire; je veux le suivre.
+
+ADAH.
+
+Où?
+
+LUCIFER.
+
+Dans un endroit d'où il pourra revenir vers toi dans une heure; mais
+d'ici là, il verra des objets de plusieurs siècles.
+
+ADAH.
+
+Comment cela peut-il être?
+
+LUCIFER.
+
+Votre créateur n'a-t-il pas fait en quelques jours, du débris des
+anciens mondes, celui que vous habitez? et moi qui l'ai aidé dans cette
+œuvre, ne pourrais-je montrer dans une heure ce qu'il a fait en
+plusieurs, ou détruit en moins de tems encore?
+
+CAÏN.
+
+Je suis prêt à te suivre.
+
+ADAH.
+
+Mais dans une heure, reviendra-t-il sain et sauf?
+
+LUCIFER.
+
+Oui. Pour nous, les actes sont indépendans des entraves du tems; nous
+pouvons franchir en une heure l'éternité, ou bien transporter dans le
+cercle d'une heure tout ce que l'éternité renferme. Notre souffle ne se
+règle pas comme celui des mortels--mais cela est un mystère. Caïn, viens
+avec moi.
+
+ADAH.
+
+Reviendra-t-il?
+
+LUCIFER.
+
+Oui, femme! lui seul entre tous les mortels (le premier et le dernier, à
+l'exception d'un.....) reviendra de ces lieux, et te sera rendu pour
+peupler avec toi cette contrée silencieuse et aride, comme le sera votre
+monde, aujourd'hui borné à quelques habitans.
+
+ADAH.
+
+Où demeures-tu?
+
+LUCIFER.
+
+Au milieu des espaces. Où devrais-je demeurer? près de ton ou tes
+dieux:--il n'en est rien. C'est en ma présence que toutes les divisions
+s'opèrent; la vie et la mort,--le tems et l'éternité,--le ciel et la
+terre.--Ce qui n'est ni ciel ni terre est habité de l'ombre de ceux qui
+jadis l'habitaient ou plus tard l'habiteront:--voilà mes domaines! Du
+moins puis-je les séparer de _son_ empire, et posséder un royaume qui
+n'est pas _sien_; et si je n'étais pas ce que je dis, pourrais-je
+demeurer en ces lieux? vous ne faites qu'entrevoir ses anges.
+
+ADAH.
+
+En effet; ils apparurent quand le beau serpent parla pour la première
+fois à notre mère.
+
+LUCIFER.
+
+Caïn! tu m'as entendu. Soupires-tu après la science? je puis assouvir ta
+soif: je ne te demande pas de partager des fruits qui pourraient te
+ravir un seul des biens que vous ait laissés le vainqueur. Suis-moi.
+
+CAÏN.
+
+Esprit! je l'ai dit.
+
+(Caïn et Lucifer sortent.)
+
+ADAH s'écrie en les suivant:
+
+Caïn! Caïn! mon frère!
+
+FIN DU PREMIER ACTE.
+
+
+
+
+ACTE II.
+
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE.
+
+(L'abîme de l'espace.)
+
+CAÏN, LUCIFER.
+
+
+CAÏN.
+
+Je foule l'air et ne tombe pas; cependant je tremble de tomber.
+
+LUCIFER.
+
+Si tu as foi en moi, les airs te soutiendront, les airs dont je suis
+souverain.
+
+CAÏN.
+
+Mais puis-je le faire sans impiété?
+
+LUCIFER.
+
+Croire est ne pas tomber, douter est périr! Tel est l'édit que porte
+l'autre Dieu, celui qui me donne devant ses anges le nom de Démon. Ce
+nom, ils le répètent en écho à des êtres misérables qui, ne connaissant
+rien au-dessus de leurs sens rétrécis, s'inclinent devant le mot qui
+frappe leur oreille, et croient toujours sincèrement le bien ou le mal
+que l'on proclame devant leur faiblesse. Je n'exige rien de pareil:
+honore-moi ou ne m'honore pas, tu franchiras des mondes au-delà de ton
+petit monde; quelques doutes conçus par toi durant ta fragile existence
+ne seront pas récompensés par des tortures de _ma_ conception. Une heure
+viendra qu'en planant sur quelques gouttes d'eau, un homme dira à un
+homme: _Crois en moi, et marche sur les eaux_; alors l'homme pourra
+braver les vagues en sécurité. Je ne te dirai pas: Crois en moi, comme
+la condition de ton salut; mais: Suis mes pas sur le gouffre des
+espaces, et je te montrerai ce que tu ne pourras prendre pour un
+mensonge, l'histoire des mondes passés, présens et futurs.
+
+CAÏN.
+
+O dieu, démon, ou ce que tu peux être, est-ce là votre terre?
+
+LUCIFER.
+
+Eh quoi! tu ne reconnais pas la poussière dont votre père fut formé?
+
+CAÏN.
+
+Se peut-il? Ce petit cercle bleu nageant dans l'espace éthéré, et près
+de lui un cercle plus étroit encore, et dont la lueur rappelle celle de
+notre nuit terrestre; est-ce là notre paradis?
+
+LUCIFER.
+
+Indique-moi la position de ce paradis.
+
+CAÏN.
+
+Comment le pourrais-je? A mesure que nous avançons, il devient toujours
+plus petit; et en diminuant progressivement, il s'entoure d'une auréole
+semblable à la lumière qui jaillit de la plus belle des étoiles, quand
+je la contemple des limites du paradis. En nous écartant, je crois les
+voir toutes deux se joindre aux innombrables étoiles qui nous entourent,
+et augmenter ainsi leur multitude infinie.
+
+LUCIFER.
+
+Et s'il existait des mondes plus grands que le tien, habités par des
+formes plus grandes; si ces mondes étaient plus nombreux que la
+poussière de la triste terre, multipliée comme elle le sera en atomes
+animés, tous vivans, tous condamnés au malheur et à la mort, que
+penserais-tu?
+
+CAÏN.
+
+Je serais fier de la pensée qui comprend de telles choses.
+
+LUCIFER.
+
+Mais si cette haute pensée était enchaînée à une masse servile de
+matière; si, connaissant de telles choses, aspirant après elles, et
+après une science encore plus élevée, tu demeurais l'esclave des besoins
+les plus grossiers et les plus misérables; si tes plaisirs les plus purs
+n'étaient qu'un avilissement déguisé, une illusion énervante et
+honteuse, dont le seul but serait de t'entraîner à renouveler des corps
+et des ames toutes condamnées à la même fragilité, presque toutes à la
+même infortune--
+
+CAÏN.
+
+Esprit! je ne connais pas la mort, si ce n'est que c'est un être
+terrible, un hideux héritage qu'avec la vie je dois à mes parens, et
+dont je les ai entendu parler; double et triste héritage, autant que
+j'en puis juger encore. Mais enfin, si notre sort est tel que tu me le
+dépeins (et je sens en moi le douloureux pressentiment de la vérité),
+permets-moi de mourir ici; car donner le jour à des êtres dont le
+partage serait de souffrir longues années, et puis enfin mourir, ce
+n'est après tout que propager la mort et multiplier le meurtre.
+
+LUCIFER.
+
+Tu ne peux pas mourir tout-à-fait;--il est quelque chose qui doit
+survivre.
+
+CAÏN.
+
+L'autre n'en a rien dit à mon père, quand il le chassa du paradis, avec
+la mort écrite sur son front. Mais au moins laisse-moi détruire ce qu'il
+y a de mortel en moi, pour que je sois, quant au reste, semblable aux
+anges.
+
+LUCIFER.
+
+Je suis de l'essence angélique: voudrais-tu me ressembler?
+
+CAÏN.
+
+Je ne sais pas ce que tu es: je sens ton pouvoir. Tu me montres des
+objets qui surpassent mes facultés, et qu'il ne serait pas en ma
+puissance de voir; bien qu'ils soient encore inférieurs à mes désirs et
+à ma conception.
+
+LUCIFER.
+
+Quelles sont-elles, ces conceptions d'un orgueil assez humble pour
+séjourner avec les vers dans une enveloppe de terre?
+
+CAÏN.
+
+Et toi-même, qui es-tu pour affecter un esprit si hautain, pour jouir
+des priviléges des choses créées _et_ des choses immortelles, et qui
+cependant sembles dévoré de chagrin?
+
+LUCIFER.
+
+Je parais ce que je suis; voilà pourquoi je te demande si tu voudrais
+être immortel.
+
+CAÏN.
+
+Tu l'as dit; il faut, même en dépit de moi, que je sois immortel. Je
+l'ignorais;--mais puisqu'il le faut, permets-moi, heureux ou malheureux,
+d'anticiper aujourd'hui sur mon immortalité.
+
+LUCIFER.
+
+Tu l'anticipais avant de me connaître.
+
+CAÏN.
+
+Comment?
+
+LUCIFER.
+
+En souffrant.
+
+CAÏN.
+
+Les tourmens seraient-ils immortels?
+
+LUCIFER.
+
+Nous verrons, moi et tes fils. Mais regarde maintenant, n'es-tu pas
+ravi?
+
+CAÏN.
+
+Que vois-je, et qu'êtes-vous, magnifiques espaces que l'imagination
+n'aurait pu rêver? Qu'êtes-vous, globes infinis d'une lumière toujours
+plus éblouissante? Quel est ce désert azuré, ces champs de l'air sans
+bornes où vous roulez, semblables aux feuilles que je voyais flotter sur
+les ondes limpides de l'Éden? Votre course est-elle mesurée? ou
+parcourez-vous un espace sans bornes, un univers aérien toujours
+nouveau, auquel mon ame, éblouie par l'idée de l'éternité, ne peut
+penser sans vertige? O dieu! dieux! ou qui que vous soyez! que vous êtes
+beaux à contempler! quelle merveille dans vos effets ou dans vos
+accidens! Que je meure comme un atôme (s'il en est qui meurent), ou que
+je sois initié au mystère de votre nature! Mes pensées, en ce moment, ne
+sont pas aussi indignes que la poussière qui les recèle, des objets que
+je contemple. Esprit! donne-moi la mort, ou laisse-moi approcher
+davantage.
+
+LUCIFER.
+
+N'es-tu pas assez près? Baisse les yeux vers votre terre!
+
+CAÏN.
+
+Ou est-elle? je ne vois plus rien qu'une masse d'innombrables lueurs.
+
+LUCIFER.
+
+Regarde-là.
+
+CAÏN.
+
+Je ne vois rien.
+
+LUCIFER.
+
+Elle brille cependant encore.
+
+CAÏN.
+
+Quoi! ce point imperceptible?
+
+LUCIFER.
+
+Oui.
+
+CAÏN.
+
+Se peut-il? J'ai vu des vers luisans et d'autres insectes lumineux
+étinceler sur les gazons dans un sombre crépuscule; ils répandaient un
+éclat plus vif que le monde qui les contient.
+
+LUCIFER.
+
+Eh bien! tu as vu briller des vers et des mondes;--qu'en penses-tu?
+
+CAÏN.
+
+Qu'ils sont beaux chacun dans leur propre sphère; et qu'au milieu des
+nuits auxquelles ils doivent leur beauté, l'imperceptible insecte, dans
+sa course lumineuse, et l'étoile immortelle, dans son immense carrière,
+doivent également être guidés.
+
+LUCIFER.
+
+Mais comment et par qui?
+
+CAÏN.
+
+Montre-le-moi.
+
+LUCIFER.
+
+Oses-tu le demander?
+
+CAÏN.
+
+N'ai-je pas osé connaître ce que j'oserai en ce moment voir? Tu ne m'as
+rien montré qui satisfasse encore mon imagination.
+
+LUCIFER.
+
+Avance donc avec moi. Veux-tu contempler les objets mortels ou
+immortels?
+
+CAÏN.
+
+Que vois-je là?
+
+LUCIFER.
+
+Des objets qui participent des deux natures: lequel saisit le plus ton
+cœur?
+
+CAÏN.
+
+Les choses que je vois.
+
+LUCIFER.
+
+Mais qui te frappe le plus?
+
+CAÏN.
+
+Les choses que je n'ai vues et ne verrai jamais:--les mystères de la
+mort.
+
+LUCIFER.
+
+Mais si je te montre les choses qui sont mortes, comme je t'ai montré
+plusieurs de celles qui ne mourront pas?
+
+CAÏN.
+
+Fais-le.
+
+LUCIFER.
+
+Avance donc sur nos ailes puissantes.
+
+CAÏN.
+
+Oh! comme nous fendons les airs! les astres s'éteignent peu à peu. La
+terre! où est ma terre? Laisse-moi, que je la regarde encore; c'est
+d'elle que je fus formé.
+
+LUCIFER.
+
+Elle est aujourd'hui moins que toi dans l'univers. Cependant, ne crois
+pas pouvoir lui échapper; bientôt tu lui seras rendu et à toute sa vile
+poussière: c'est une partie de ton éternité et de la mienne.
+
+CAÏN.
+
+Où me conduis-tu?
+
+LUCIFER.
+
+A ce qui existait avant toi. C'est le fantôme d'un monde dont le tien
+n'offre que les débris.
+
+CAÏN.
+
+Eh quoi! notre monde n'est-il pas nouveau?
+
+LUCIFER.
+
+Pas plus que ne l'est la vie, et ce qui était avant que toi ou moi ne
+fussions, et les objets qui nous semblent plus grands que moi-même.
+Maintes choses n'auront pas de fin; quelques-unes, prétendant n'avoir
+pas eu de commencemens, en ont eu d'aussi misérables que le tien; et si
+de plus nobles substances ont été éteintes, c'est pour faire place à
+d'autres plus méprisables que nous ne pourrions l'imaginer: car il n'y a
+d'éternellement _immobile_ que les _momens_ et l'_espace_. Le changement
+n'est pas la mort, si ce n'est pour la matière; mais tu es matière, et
+tu ne peux comprendre que les êtres de la même nature: je t'en
+montrerai.
+
+CAÏN.
+
+Matière, esprits, je puis contempler tout ce que tu voudras.
+
+LUCIFER.
+
+Avance donc!
+
+CAÏN.
+
+Les astres disparaissent; quelques-uns, au contraire, s'agrandissent à
+notre approche, et semblent de véritables mondes.
+
+LUCIFER.
+
+Ce qu'ils sont en effet.
+
+CAÏN.
+
+Quoi! chacun d'eux aurait-il un Éden?
+
+LUCIFER.
+
+Peut-être.
+
+CAÏN.
+
+Et des hommes?
+
+LUCIFER.
+
+Oui, ou des êtres plus grands.
+
+CAÏN.
+
+Ont-ils aussi des serpens?
+
+LUCIFER.
+
+Voudrais-tu des hommes sans serpens, et que nul ne pût ramper à
+l'exception de tes semblables?
+
+CAÏN.
+
+Comme tous les flambeaux disparaissent! Où fuyons-nous?
+
+LUCIFER.
+
+Vers le monde des fantômes; celui des êtres passés, et des ombres qui
+n'existent pas encore.
+
+CAÏN.
+
+Mais l'obscurité augmente de plus en plus;--il n'y a plus d'astres.
+
+LUCIFER.
+
+Cependant tu vois encore.
+
+CAÏN.
+
+Sinistre lumière! pas de lune, pas de soleil, pas une immensité
+d'étoiles. L'azur nuancé de pourpre de la nuit disparaît lui-même en un
+crépuscule glacial; je vois des masses épaisses, mais elles ne
+ressemblent pas aux mondes que tu viens de me montrer, et qui,
+environnés de lumières, semblaient encore pleins de vie, quand avait
+disparu leur atmosphère radieuse; déroulant alors aux yeux surpris les
+formes variées de profondes vallées ou de vastes montagnes; quelques-uns
+lançant des jets de feu, d'autres déployant de vastes plaines liquides,
+d'autres placés à quelques pas de comètes étincelantes et de lunes
+régulières qui semblaient prendre les traits capricieux de ces belles
+terres:--mais ici, tout est sombre et terrible.
+
+LUCIFER.
+
+Rien, toutefois, n'y semble confus. Tu demandes à voir la mort et les
+objets morts?
+
+CAÏN.
+
+Je ne le demande pas; mais comme je sais qu'il en existe, et que, par le
+péché de mon père, nous sommes condamnés, lui, moi, et tous ceux qui
+nous remplaceront, à la subir, je veux la voir une fois de mon plein
+gré, avant d'être un jour entraîné à la voir malgré moi.
+
+LUCIFER.
+
+Regarde.
+
+CAÏN.
+
+C'est la nuit.
+
+LUCIFER.
+
+C'est ainsi qu'elle sera toujours; mais franchissons le seuil.
+
+CAÏN.
+
+D'énormes nuages l'environnent;--quel est ceci?
+
+LUCIFER.
+
+Entre.
+
+CAÏN.
+
+Pourrai-je revenir?
+
+LUCIFER.
+
+Revenir! assurément. Comment pourrait être d'ailleurs peuplé cet empire?
+Son enceinte actuelle est déserte auprès de ce qu'elle doit être, grâce
+aux tiens et à toi-même.
+
+CAÏN.
+
+Les vapeurs s'épaississent de plus en plus; elles forment autour de nous
+des cercles fantastiques.
+
+LUCIFER.
+
+Avance!
+
+CAÏN.
+
+Mais toi?
+
+LUCIFER.
+
+Ne crains rien; tu ne pourrais sans moi entrer dans ce royaume. En
+avant!
+
+(Ils disparaissent à travers les nuages.)
+
+
+
+SCÈNE II.
+
+(Le séjour des ombres.)
+
+Entrent LUCIFER et CAÏN.
+
+
+CAÏN.
+
+Quel silence! quelle obscure immensité! Ils ne semblent former qu'un
+seul être, et cependant ces mondes sont plus peuplés que les orbes
+brillans et lumineux qui parsèment les champs supérieurs de l'air. Telle
+était cependant leur multitude, que je les prenais plutôt pour de
+légères étincelles égarées dans les célestes espaces, que pour des
+mondes habités eux-mêmes; mais en m'approchant davantage, je m'aperçus
+qu'ils se transformaient en autant de mondes matériels, faits plutôt
+pour servir de demeure à la vie, que pour vivre par eux-mêmes. Ici, au
+contraire, tout est si ténébreux, ou d'une lueur si épaisse, qu'on y
+reconnaît l'image d'un jour qui n'est plus.
+
+LUCIFER.
+
+C'est le royaume de la mort.--Désires-tu la voir maintenant?
+
+CAÏN.
+
+Comment répondrais-je avant de savoir précisément ce qu'elle est? Mais
+si j'en juge d'après les longues homélies de mon père, c'est une
+chose--grand Dieu! je n'ose y penser! Maudit soit celui qui inventa la
+vie pour conduire à la mort! ou bien maudite la grossière masse de vie
+qui ne put retenir ses priviléges, et transmit les conséquences de son
+crime aux innocens eux-mêmes!
+
+LUCIFER.
+
+Tu maudis ton père?
+
+CAÏN.
+
+Ne m'a-t-il pas maudit en me donnant le jour? Ne m'a-t-il pas maudit
+avant ma naissance, en osant arracher le fruit défendu?
+
+LUCIFER.
+
+Tu dis vrai: entre ton père et toi la malédiction est mutuelle. Mais tes
+enfans et ton frère?
+
+CAÏN.
+
+Qu'ils la partagent avec moi; qu'ils héritent de ce qu'on m'a légué.
+Mais vous, royaumes obscurs, séjour d'ombres éternelles et de formes
+immenses, les unes complètement tracées, les autres indistinctes, mais
+toutes également imposantes et mélancoliques:--qui êtes-vous?
+Vivez-vous, ou vécûtes-vous un jour?
+
+LUCIFER.
+
+Quelque chose de l'un et de l'autre.
+
+CAÏN.
+
+Alors, qu'est-ce que la mort?
+
+LUCIFER.
+
+Eh quoi! celui qui vous a créés ne vous a-t-il pas dit qu'il existait
+une autre vie?
+
+CAÏN.
+
+Jusqu'à présent, il ne nous a dit qu'une chose: c'est que nous devions
+tous mourir.
+
+LUCIFER.
+
+Peut-être vous dévoilera-t-il un jour le reste.
+
+CAÏN.
+
+Jour heureux!
+
+LUCIFER.
+
+Oui, heureux! quand à travers d'inexprimables agonies, avant-courières
+d'agonies éternelles, il sera révélé à une multitude innombrable d'êtres
+animés, qu'ils n'ont reçu la vie que pour souffrir à jamais!
+
+CAÏN.
+
+Quels sont ces fantômes puissans que je vois flotter autour de moi?--Ils
+n'ont pas la forme des intelligences que j'ai vu errer autour de notre
+regretté paradis; ils n'ont pas celle de l'homme, telle que je l'ai
+remarquée dans Adam, dans Abel et en moi-même, ni dans mes sœurs, ni
+dans mes enfans. Toutefois, leur aspect, différent de celui des hommes
+et des anges, révèle des substances qui, s'ils le cèdent aux derniers;
+semblent l'emporter sur mes semblables; altiers, fiers, d'une beauté et
+d'une force remarquable, mais d'une expression inexplicable, jamais rien
+de tel ne s'offrit à ma vue. Ils n'ont pas l'aile du séraphin, la figure
+de l'homme, ou la forme des plus grands animaux; ils n'ont rien de ce
+qui respire aujourd'hui: grands, toutefois, et beaux comme les plus
+beaux et les plus grands des êtres animés, et cependant si différens
+d'eux, que je puis à peine supposer qu'ils existent.
+
+LUCIFER.
+
+Ils vécurent cependant.
+
+CAÏN.
+
+Où?
+
+LUCIFER.
+
+Où tu vis toi-même.
+
+CAÏN.
+
+Quand?
+
+LUCIFER.
+
+Ils ont habité sur ce que tu nommes aujourd'hui la terre.
+
+CAÏN.
+
+Adam est pourtant le premier.
+
+LUCIFER.
+
+De ta race, je l'avoue;--mais il est en même tems le dernier de ceux-là.
+
+CAÏN.
+
+Et quels sont-ils?
+
+LUCIFER.
+
+Ce que tu seras.
+
+CAÏN.
+
+Mais enfin, qu'étaient-ils?
+
+LUCIFER.
+
+Vivans, forts, intelligens, bons, grands et glorieux; des êtres en tout
+aussi supérieurs à ton père, dans l'Éden, que toi et ton fils le serez à
+votre soixante-millième génération, lorsqu'elle aura atteint le dernier
+degré de dégradation;--et juge, par ta propre faiblesse, de ce qu'ils
+devront être.
+
+CAÏN.
+
+O ciel! et tous ils ont péri?
+
+LUCIFER.
+
+Ils ont quitté leur terre comme tu quitteras la tienne.
+
+CAÏN.
+
+Mais la mienne fut-elle la leur?
+
+LUCIFER.
+
+Elle le fut.
+
+CAÏN.
+
+Mais elle était différente: elle est aujourd'hui trop resserrée et trop
+humble pour porter de pareilles créatures.
+
+LUCIFER.
+
+Elle était en effet plus glorieuse.
+
+CAÏN.
+
+Et pourquoi est-elle déchue?
+
+LUCIFER.
+
+Demande à celui qui l'atteignit.
+
+CAÏN.
+
+Comment?
+
+LUCIFER.
+
+Par la plus rigoureuse et la plus inexorable catastrophe; par le
+désordre des élémens, qui rendirent le inonde au chaos, comme auparavant
+le chaos avait vomi un monde: de tels événemens, rares dans le tems,
+sont fréquens dans l'éternité.--Passons, et jette les yeux sur le passé!
+
+CAÏN.
+
+Tableau terrible!
+
+LUCIFER.
+
+Et vrai. Regarde ces fantômes! ils furent jadis, comme toi, entourés de
+matière.
+
+CAÏN.
+
+Et serai-je un jour comme eux?
+
+LUCIFER.
+
+C'est à celui qui te fit à te répondre. Je te montre quels sont tes
+prédécesseurs; ce qu'ils étaient, tu l'es aujourd'hui, mais dans un
+degré inférieur, proportionné à tes faibles sentimens, à ta faible
+portion d'immortalité, d'intelligence et de force terrestre. Ce que vous
+avez de commun avec ce qu'ils avaient, c'est la vie; ce qui vous unira
+encore--la mort. Quant au reste de vos attributs, ils sont tels qu'ils
+conviennent à des reptiles engendrés de la fange refroidie d'un puissant
+univers, à des êtres confinés dans une planète encore informe, à des
+êtres dont le bonheur devait dépendre de leur aveuglement,--d'un paradis
+d'ignorance d'où la science était proscrite comme une substance
+empoisonnée. Mais regarde quels sont où quels étaient ces êtres
+supérieurs; ou, si tu n'en as pas le courage, recule, et reprends sur la
+terre ta tâche ordinaire:--je t'y transporterai en sécurité.
+
+CAÏN.
+
+Non! je veux rester ici.
+
+LUCIFER.
+
+Combien de tems?
+
+CAÏN.
+
+Pour toujours. Aussi bien, puisqu'il faut que j'y retourne de la terre,
+je préfère rester; je suis las de tout ce que la matière m'a
+découvert:--laisse-moi rester parmi les ombres.
+
+LUCIFER.
+
+Cela ne peut être: ce que tu prends pour la réalité, n'est à présent
+qu'une vision. Pour te disposer à cette demeure, il te faut passer par
+le même chemin que ceux que tu vois,--par les portes de la mort.
+
+CAÏN.
+
+Mais par quelle porte venons-nous d'y entrer?
+
+LUCIFER.
+
+Par les miennes. Mais je me suis engagé à te ramener, et mon esprit te
+soutient dans des régions où tout, à l'exception de toi-même, est privé
+de souffle. Regarde, mais n'espère pas demeurer ici avant que ton tour
+soit venu.
+
+CAÏN.
+
+Et ceux-ci, ne peuvent-ils plus revenir sur la terre?
+
+LUCIFER.
+
+_Leur_ terre est pour jamais évanouie;--elle est tellement changée,
+qu'ils ne voudraient pas respirer une seconde fois dans le plus agréable
+lieu de sa surface aujourd'hui décharnée.--C'était--oh! quel beau monde
+c'était alors!
+
+CAÏN.
+
+Et c'est encore. Je le sens, ce n'est pas la terre contre laquelle je
+suis en guerre; je me plains seulement de ne pouvoir jouir de ce qu'elle
+offre de beau, sans l'acheter par le travail; je me plains de ne pouvoir
+assouvir ma soif dévorante de connaissance, et de ne pouvoir dompter mes
+mille craintes de mort et de vie.
+
+LUCIFER.
+
+Tu vois ce qu'est ton monde; mais il ne t'est pas donné de concevoir
+l'ombre de ce qu'il fut.
+
+CAÏN.
+
+Mais ces énormes créatures, fantômes inférieurs en intelligence (du
+moins tels paraissent-ils) aux êtres que nous avons déjà vus;
+comparables, en quelque chose, aux sauvages habitans des forêts de la
+terre, aux monstres dont les rugissemens font retentir les bois, mais
+dix fois plus grands et plus terribles encore; leur taille est plus
+élevée que les murailles défendues de l'Éden, leurs yeux étincellent
+comme les épées flamboyantes dont les anges sont armés, et leurs
+défenses se projettent comme des troncs d'arbres dépouillés de leurs
+branches et de leurs écorces:--qu'étaient-ils?
+
+LUCIFER.
+
+Ce qu'est le mammoth dans votre monde;--mais ces derniers-là même gisent
+étendus par myriades sous sa surface.
+
+CAÏN.
+
+Et non pas comme nous sur le sol?
+
+LUCIFER.
+
+Non. En faisant la guerre à ta fragile race, ils rendraient inutile la
+malédiction lancée contre elle,--ils l'extermineraient trop promptement.
+
+CAÏN.
+
+Mais pourquoi la guerre?
+
+LUCIFER.
+
+Vous avez oublié l'arrêt qui vous a chassés de l'Éden,--guerre avec
+tous, mort à tous, maladie, douleur, amertume pour tous; tels ont été
+les fruits de l'arbre défendu.
+
+CAÏN.
+
+Mais les animaux--en ont-ils donc mangé, qu'ils doivent aussi mourir?
+
+LUCIFER.
+
+Votre créateur vous l'a dit; _ils_ furent faits pour vous, comme vous
+pour lui.--Vous ne voudriez pas que leur sort fût préférable au vôtre?
+Sans la chute d'Adam, ils seraient comme lui restés debout.
+
+CAÏN.
+
+Malheureuses créatures! ils partagent le destin de mon père, de même que
+ses enfans; comme eux, sans avoir partagé le fruit fatal: comme eux
+aussi, sans avoir atteint le rameau désiré de la _science_! arbre de
+mensonge:--car nous ne savons rien. Au prix de la mort, il nous avait du
+moins promis la connaissance; mais qu'est-ce que l'homme connaît?
+
+LUCIFER.
+
+Il se peut que la mort conduise à la plus haute science; comme elle est
+de toutes les choses la seule certaine, elle mène, du moins, à une
+science assurée. L'arbre était donc véridique, bien qu'il donne la mort.
+
+CAÏN.
+
+Mais ces obscures contrées, je les vois sans les comprendre.
+
+LUCIFER.
+
+Parce que ton heure est encore loin, et que la matière ne peut concevoir
+parfaitement ce qu'est l'esprit;--mais c'est quelque chose de savoir
+qu'il existe de telles contrées.
+
+CAÏN.
+
+Nous savions déjà que la mort existait.
+
+LUCIFER.
+
+Mais non pas ce qui était après elle.
+
+CAÏN.
+
+Et je l'ignore encore.
+
+LUCIFER.
+
+Tu as appris qu'il est, au-delà de ton existence, une et plusieurs
+autres existences,--et tu l'ignorais ce matin.
+
+CAÏN.
+
+Mais tout à mes yeux reste obscur et chargé de nuages.
+
+LUCIFER.
+
+Sois satisfait; tout s'éclaircira devant ton immortalité.
+
+CAÏN.
+
+Et cet immense et liquide espace azuré, dont les flots radieux, élancés
+devant nous, ressemblent à des ondes, et que je prendrais pour les
+sources de notre paradis, si l'azur éthéré de sa surface n'était pas
+sans bornes et sans rivages:--quel est-il?
+
+LUCIFER.
+
+Son image se retrouve encore en petit sur la terre, et tes enfans
+habiteront près d'elle--c'est le fantôme d'un océan.
+
+CAÏN.
+
+On dirait un autre univers, un soleil liquide.--Et ces créatures
+informes qui se jouent sur sa lumineuse surface?
+
+LUCIFER.
+
+Tu vois en eux ses habitans, les Léviathans d'autrefois.
+
+CAÏN.
+
+Et cet immense serpent qui prolonge ses replis tortueux et sa tête
+énorme, dix fois plus haut que le cèdre le plus élevé, regardant comme
+s'il voulait atteindre les globes que nous avons auparavant
+contemplés?--n'est-il pas de l'espèce de celui qui glissait dans le
+feuillage de l'arbre de la science?
+
+LUCIFER.
+
+Ève, ta mère, peut dire mieux que personne quelle espèce de serpent la
+séduisit.
+
+CAÏN.
+
+Celui-ci est trop effrayant. L'autre, sans doute, avait plus de beauté.
+
+LUCIFER.
+
+Toi-même, ne l'as-tu jamais vu?
+
+CAÏN.
+
+J'en ai vu plusieurs appelés du même nom, mais jamais précisément celui
+qui persuada de cueillir le fruit fatal.
+
+LUCIFER.
+
+Votre père ne le vit-il pas?
+
+CAÏN.
+
+Non: ce fut ma mère qui le tenta. Elle-même l'avait été par le serpent.
+
+LUCIFER.
+
+Honnête homme! toutes les fois que ta femme, les femmes de tes enfans
+vous entraîneront, toi ou bien eux, vers quelque chose d'étrange ou de
+nouveau, sois persuadé que tu auras vu la première source de la
+séduction.
+
+CAÏN.
+
+Ton conseil vient trop tard: il n'est plus de serpent pour tenter nos
+femmes.
+
+LUCIFER.
+
+Mais il reste encore pour les femmes des motifs de tenter les hommes, et
+pour l'homme de tenter la femme.--Que tes enfans y songent! ce conseil
+est bienveillant: je le donne surtout à mon détriment; mais il est vrai
+qu'il ne sera pas suivi, et qu'ainsi je cours peu de risques.
+
+CAÏN.
+
+Je n'entends pas cela.
+
+LUCIFER.
+
+O le plus heureux des hommes!--ton monde et toi-même êtes encore trop
+jeunes! Tu te crois très-malheureux et le plus criminel, n'est-il pas
+vrai?
+
+CAÏN.
+
+Quant au crime, je l'ignore; mais quant aux souffrances, j'en ai déjà
+trop senti.
+
+LUCIFER.
+
+Premier né du premier homme! ton état présent de péché--car tu es
+coupable; de douleur--car tu souffres, est une sorte d'Éden dans toute
+son innocence, comparé à l'état dans lequel tu seras bientôt; et cet
+état prochain, ces crimes, ces souffrances redoublées seront encore un
+paradis, comparés à tout ce que doivent souffrir tes enfans et les
+enfans de tes enfans.--Maintenant, retournons sur la terre.
+
+CAÏN.
+
+Et n'est-ce que pour m'apprendre cela que tu m'as traîné jusqu'ici?
+
+LUCIFER.
+
+Ne cherchais-tu pas la science?
+
+CAÏN.
+
+Oui, mais la science qui conduit au bonheur.
+
+LUCIFER.
+
+Tu as réussi, s'il est vrai que la vérité y conduise.
+
+CAÏN.
+
+Ainsi donc le Dieu de mon père avait bien fait de défendre l'approche de
+l'arbre fatal.
+
+LUCIFER.
+
+Il eût mieux fait de ne pas le planter. Mais l'ignorance du mal ne vous
+a pas préservés du mal; il en sera toujours de même, le mal se
+retrouvera dans tout.
+
+CAÏN.
+
+Non, je ne te crois pas.--J'aspire après le bien.
+
+LUCIFER.
+
+Et qui ne le fait pas? qui aspire après le mal? qui ne recule pas devant
+ses fruits amers? personne--rien au monde: le mal est la terreur de tout
+ce qui vit.
+
+CAÏN.
+
+Dans ces orbes glorieux et innombrables, dont nous avons admiré le
+lointain éclat, avant de descendre dans cet abîme fantastique, le mal ne
+peut être; ils sont trop beaux.
+
+LUCIFER.
+
+Tu les as vus de loin.
+
+CAÏN.
+
+Et qu'importe? la distance ne peut ternir que leur éclat;--vus de plus
+près, ils doivent être plus radieux encore.
+
+LUCIFER.
+
+Vois de près les plus beaux objets de la terre, et juge alors de leur
+beauté.
+
+CAÏN.
+
+Je l'ai fait;--les choses les plus belles m'ont paru de près plus
+ravissantes.
+
+LUCIFER.
+
+Ce doit être une illusion.--Quel est donc l'objet qui, frappant la vue
+de plus près, a pu t'offrir plus de charmes que contemplé dans le
+lointain?
+
+CAÏN.
+
+C'est ma sœur Adah.--Toutes les étoiles du ciel, la nuance de la mer aux
+approches de la nuit, quand elle est éclairée par le globe qui semble
+lui-même un esprit, ou le séjour d'un esprit;--les couleurs du
+crépuscule,--le lever pompeux du soleil,--son élévation sublime, son
+coucher qui remplit mes yeux de délicieuses larmes, et semble entraîner
+doucement mon cœur avec lui au-delà des eclatans nuages de
+l'horizon;--l'ombrage des forêts,--les bourgeons naissans,--la voix des
+oiseaux,--les soupirs du rossignol qui semble parler d'amour, et se
+joindre aux chants des chérubins, à l'instant où le jour s'évanouit des
+murailles d'Éden;--tout cela n'est rien à mes yeux et pour mon cœur
+comme la figure d'Adah: pour la contempler, je sacrifierais et la terre
+et les cieux!
+
+LUCIFER.
+
+Dans sa fragilité, elle est belle comme une substance mortelle pouvait
+l'enfanter au premier instant de la création, et par l'effet du premier
+et du plus tendre amour: ce n'en est pas moins une illusion.
+
+CAÏN.
+
+Vous le pensez; vous n'êtes pas son frère.
+
+LUCIFER.
+
+Mortel! apprends que mes pareils n'ont pas de frères.
+
+CAÏN.
+
+Quelle alliance veux-tu donc contracter avec nous?
+
+LUCIFER.
+
+Il se peut que tu en contractes une éternelle avec moi. Mais enfin, si
+tu possèdes un être plus beau mille fois que tous les objets qui
+t'environnent, pourquoi es-tu malheureux?
+
+CAÏN.
+
+Demande-moi pourquoi j'existe? pourquoi toi-même, pourquoi toutes choses
+connaissent-elles le malheur? Ah! celui qui nous a créés doit lui-même
+être malheureux comme son ouvrage! Ce n'est pas dans un instant de
+bonheur que l'on peut enfanter la désolation; et pourtant, si j'en crois
+mon père, il est tout-puissant. Pourquoi donc le mal--si lui-même est
+bon? J'ai fait cette question à mon père; il m'a répondu que le mal
+était la seule route qui pût conduire au bien. Étrange bien qui doit
+provenir de son plus grand ennemi! J'ai vu dernièrement un agneau piqué
+par un reptile: la malheureuse victime se roulait en écumant sur la
+terre, vainement protégée par les tristes et inquiets bêlemens de sa
+mère. Mon père cueillit quelques herbes, et les étendit sur la blessure;
+par degrés, le petit animal revint à la vie, souleva sa tête vers la
+mamelle de sa mère, qui marquait sa joie en ranimant de son lait ses
+forces affaiblies. Mon fils, dit alors Adam, voilà comme du mal peut
+naître le bien.
+
+LUCIFER.
+
+Que répondis-tu?
+
+CAÏN.
+
+Rien: car il est mon père; mais je pensais qu'il eût mieux valu pour
+l'animal n'avoir jamais été piqué, que d'acheter le retour de sa frêle
+existence par une agonie horrible.
+
+LUCIFER.
+
+Mais tu m'as dit que tu n'aimais rien autant que celle qui partagea le
+lait de ta mère, et qui le donne à tes enfans?--
+
+CAÏN.
+
+Certainement. Que pourrais-je être sans elle?
+
+LUCIFER.
+
+Et que suis-je, moi?
+
+CAÏN.
+
+Est-ce que tu n'aimes rien?
+
+LUCIFER.
+
+Qu'est-ce que ton Dieu aime?
+
+CAÏN.
+
+Toutes choses, dit mon père. Mais, je l'avoue, je ne le vois pas dans le
+sort auquel il nous soumet.
+
+LUCIFER.
+
+C'est pourquoi tu ne peux pas voir davantage si moi j'aime ou n'aime
+pas; si je tiens à quelqu'autre chose qu'à un vaste projet, devant
+lequel les individus disparaissent comme de la neige.
+
+CAÏN.
+
+De la neige! qu'est-ce que cela?
+
+LUCIFER.
+
+Tu es heureux d'ignorer ce que tes descendans doivent souffrir; jouis
+encore d'un climat qui ne connaît pas d'hiver!
+
+CAÏN.
+
+Mais n'aimes-tu rien autant que toi-même?
+
+LUCIFER.
+
+Et Caïn s'aime-t-il lui-même?
+
+CAÏN.
+
+Oui, mais j'aime plus encore celle qui me fait supporter mes
+souffrances, et il ne dépend pas de moi de ne pas la chérir.
+
+LUCIFER.
+
+Tu la chéris parce qu'elle est belle, comme fut la pomme aux yeux de ta
+mère; et quand elle cessera de l'être, ton amour cessera, comme aurait
+cessé tout autre désir.
+
+CAÏN.
+
+Elle cessera d'être belle! Comment cela pourrait-il être?
+
+LUCIFER.
+
+Avec le tems.
+
+CAÏN.
+
+Mais le tems a déjà passé; et, jusqu'à présent, Adam et ma mère ont
+gardé leur beauté: une beauté réelle, bien qu'elle n'égale plus celle
+d'Adah et des séraphins.--
+
+LUCIFER.
+
+Tout cela doit passer en eux et en elles.
+
+CAÏN.
+
+J'en suis affligé; mais pour cela, je ne puis concevoir que mon amour
+s'affaiblisse jamais. Et si je voyais sa beauté s'évanouir, je croirais
+que le créateur de toute beauté perdrait plus que moi, en perdant son
+plus bel ouvrage.
+
+LUCIFER.
+
+Je te plains d'aimer ce qui doit périr.
+
+CAÏN.
+
+Je te plains de ne rien aimer.
+
+LUCIFER.
+
+Et ton frère,--est-il également cher à ton cœur?
+
+CAÏN.
+
+Pourquoi ne le serait-il pas?
+
+LUCIFER.
+
+Ton père l'aime beaucoup,--ton Dieu aussi.
+
+CAÏN.
+
+Et je les imite.
+
+LUCIFER.
+
+C'est une action bonne et généreuse.
+
+CAÏN.
+
+Généreuse!
+
+LUCIFER.
+
+C'est le second né de la chair; c'est le favori de sa mère.
+
+CAÏN.
+
+Qu'il garde des faveurs dont le serpent eut les prémices.
+
+LUCIFER.
+
+Mais l'amour de son père.
+
+CAÏN.
+
+Que m'importe? Faut-il que je n'aime pas ce que tout le monde aime?
+
+LUCIFER.
+
+Oui; celui que Jéhovah,--le seigneur indulgent, le miséricordieux
+constructeur du paradis défendu,--regarde toujours en souriant.
+
+CAÏN.
+
+Moi, je n'ai jamais vu Lui; je ne sais pas si Il sourit.
+
+LUCIFER.
+
+Mais vous avez vu ses anges.
+
+CAÏN.
+
+Rarement.
+
+LUCIFER.
+
+Assez cependant pour remarquer qu'ils aiment ton frère, et que ses
+sacrifices sont agréables.
+
+CAÏN.
+
+Qu'ils le soient! Pourquoi me parler de cela?
+
+LUCIFER.
+
+Parce que tu y pensais auparavant.
+
+CAÏN.
+
+Et si j'y ai pensé, quel besoin de me rappeler une pensée.....--- (Il
+s'arrête comme agité.)--Esprit! nous sommes ici dans _ton_ monde; ne
+parle pas du mien. Tu m'as montré des merveilles; tu m'as montré ces
+puissans préadamites qui habitaient la terre dont la nôtre est un
+débris; tu m'as fait distinguer des myriades de mondes célestes, dont le
+nôtre est le triste et lointain compagnon dans l'immensité des êtres; tu
+as découvert à mes regards des ombres frappées de la terrible étreinte,
+de celle que nous apporta mon père,--la mort; tu m'as fait voir
+beaucoup, mais non pas tout: montre-moi où demeure Jéhovah, son paradis
+spécial--le _tien_; où est-il?
+
+LUCIFER.
+
+Ici, et dans tout l'espace.
+
+CAÏN.
+
+Mais comme toutes les choses, vous avez une demeure particulière; la
+chair a la terre, les autres mondes ont également leurs habitans. Toutes
+les créatures ont un élément dans lequel elles respirent; et les êtres
+qui ne respirent plus de notre souffle ont le leur, comme tu l'as dit:
+Jéhovah et toi-même vous avez le vôtre.--N'habitez-vous pas ensemble?
+
+LUCIFER.
+
+Non; nous régnons ensemble, mais nos demeures sont divisées.
+
+CAÏN.
+
+Pourquoi n'êtes-vous pas un seul! peut-être l'unité de vos projets
+ferait l'union des élémens, aujourd'hui le jouet des tempêtes. Comment
+s'est-il fait que vous, étant des esprits sages et infinis, vous soyez
+séparés? N'êtes-vous pas comme des frères dans votre essence, votre
+nature et votre gloire?
+
+LUCIFER.
+
+N'es-tu pas le frère d'Abel?
+
+CAÏN.
+
+Nous sommes frères, nous resterons frères; mais s'il n'en était pas
+ainsi, qu'est-ce que la chair auprès de l'esprit? Ce dernier peut-il
+tomber? L'immortalité n'est-elle pas une condition de l'infini? et se
+quereller, remplir l'espace de sa misère,--pourquoi?
+
+LUCIFER.
+
+Pour régner.
+
+CAÏN.
+
+Ne m'as-tu pas dit que tous deux vous êtes éternels?
+
+LUCIFER.
+
+Oui.
+
+CAÏN.
+
+Et que cette immensité d'azur que j'ai vue est sans bornes?
+
+LUCIFER.
+
+Oui.
+
+CAÏN.
+
+Comment donc ne pouvez-vous tous les deux _régner_?--N'avez-vous pas
+assez? Pourquoi vous séparer?
+
+LUCIFER.
+
+Nous régnons _tous les deux_.
+
+CAÏN.
+
+Mais l'un de vous fait le mal.
+
+LUCIFER.
+
+Lequel?
+
+CAÏN.
+
+Toi! car si tu pouvais donner à l'homme le bien, pourquoi ne le fais-tu?
+
+LUCIFER.
+
+Et pourquoi pas celui qui les créa? Je ne vous ai pas faits; vous êtes
+ses créatures et non les miennes.
+
+CAÏN.
+
+Alors laisse-nous _ses_ créatures, comme tu dis que nous le sommes, ou
+bien montre-moi ta demeure ou la _sienne_.
+
+LUCIFER.
+
+Je pourrais toutes deux te les montrer; mais un tems viendra que tu
+verras pour toujours l'une d'elles.
+
+CAÏN.
+
+Et pourquoi pas à cette heure?
+
+LUCIFER.
+
+Ton esprit d'homme a eu de la peine à concentrer dans une pensée nette
+et calme le peu que je t'ai montré, et déjà tu voudrais aspirer au plus
+grand des mystères! à celui des _deux principes_! Tu voudrais les
+contempler sur leurs trônes les plus secrets! Poussière! apprends à
+limiter ton ambition; car pour toi, voir l'une ou l'autre serait périr!
+
+CAÏN.
+
+Laisse-moi périr pourvu que je les voie!
+
+LUCIFER.
+
+Voilà bien le langage du fils de celle qui cueillit la pomme! Mais tu
+périrais seulement, et tu ne les verrais pas; cette vue t'est réservée
+dans un autre état.
+
+CAÏN.
+
+Celui de mort.
+
+LUCIFER.
+
+Du moins le prélude de la mort.
+
+CAÏN.
+
+Je la crains donc moins, puisque je sais qu'elle conduit à quelque chose
+de défini.
+
+LUCIFER.
+
+Maintenant je vais te ramener dans ton monde, où tu pourras multiplier
+la race d'Adam, manger, boire, travailler, trembler, rire, pleurer,
+sommeiller et mourir.
+
+CAÏN.
+
+Et que me servira d'avoir vu les choses que tu m'as montrées?
+
+LUCIFER.
+
+N'as-tu pas demandé la connaissance? et dans ce que j'ai montré, ne
+t'ai-je pas appris à te connaître toi-même?
+
+CAÏN.
+
+Hélas! je ne distingue rien encore.
+
+LUCIFER.
+
+Et justement, la somme des connaissances humaines devrait être la
+conscience du néant de l'humaine nature; transmets cette science à tes
+enfans, elle leur épargnera maintes tortures.
+
+CAÏN.
+
+Orgueilleux esprit! ta parole est dédaigneuse; mais toi-même, malgré ton
+arrogance, tu reconnais un supérieur.
+
+LUCIFER.
+
+Non! par le ciel qu'il gouverne, par l'abîme, par l'infinité de mondes
+et de vies que je tiens avec lui en commun.--Non! j'ai un vainqueur, je
+l'avoue; mais je ne reconnais pas de maître. Il reçoit l'hommage de
+tous;--mais il n'a pas le mien. Je combats contre lui aujourd'hui, comme
+je combattis au plus haut des cieux. A travers toute éternité, parmi les
+gouffres informes des enfers, dans les interminables royaumes de
+l'espace, dans les siècles des siècles, je disputerai tout, tout avec
+lui! et tour à tour, chaque monde, chaque étoile, chaque univers
+trembleront dans la balance, jusqu'au jour où cessera le grand combat,
+si jamais il cesse, c'est-à-dire si jamais lui ou moi pouvons être
+écrasés! Et qui pourra exterminer notre immortalité, notre haine
+irrévocable et mutuelle? Il pourra, à titre de vainqueur, appeler le
+vaincu génie du mal; mais quel sera donc le _bien_ qu'il prétend donner?
+Si j'étais le vainqueur, ses œuvres seraient jugées les seules
+mauvaises. Et vous, mortels, à peine nés, quels dons avez-vous reçus de
+lui dans votre misérable monde?
+
+CAÏN.
+
+Ils sont faibles, et quelques-uns bien amers.
+
+LUCIFER.
+
+Redescends donc avec moi sur cette terre; retourne éprouver le reste des
+faveurs que toi et les tiens devez au ciel. Les choses sont bonnes ou
+mauvaises dans leur essence, et non pas d'après le nom de celui qui les
+répand. S'il vous donne le bien,--appelez le principe du bien; si le mal
+découle de _lui_, apprenez à ne pas m'en rendre responsable, avant de
+savoir mieux sa véritable source. Ce n'est pas aux paroles des anges
+eux-mêmes qu'il faut croire, c'est aux fruits de votre existence, tels
+que vous les savourez. La pomme fatale vous a fait un don
+précieux,--celui de la _raison_.--Que des menaces tyranniques ne
+l'écrasent point, et ne vous réduisent pas à croire aveuglément, en
+dépit de vos sens extérieurs et de vos sentimens intimes:--examinez et
+souffrez,--créez-vous un monde intérieur dans votre propre sein, où
+viendront expirer les impressions du dehors. C'est ainsi que vous vous
+rapprocherez le plus de la nature des esprits et que vous parviendrez à
+triompher de votre enveloppe grossière.
+
+(Ils disparaissent.)
+
+FIN DU DEUXIÈME ACTE.
+
+
+
+
+ACTE III.
+
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE.
+
+(La terre près d'Éden, comme dans l'acte premier.)
+
+Entrent CAÏN et ADAH.
+
+
+ADAH.
+
+Silence, Caïn; marche doucement.
+
+CAÏN.
+
+J'y consens; mais pourquoi?
+
+ADAH.
+
+Notre petit Énoch dort sur un lit de feuilles, à l'ombre de ce cyprès.
+
+CAÏN.
+
+Un cyprès! c'est un arbre mélancolique; on dirait qu'il pleure sur ceux
+qu'il protége de son ombre. Pourquoi l'as-tu choisi pour reposer notre
+enfant?
+
+ADAH.
+
+Parce que ses branches interceptent le soleil comme la nuit, et qu'elles
+paraissent ainsi faites pour inviter au sommeil.
+
+CAÏN.
+
+Oui, au dernier,--au plus long sommeil; mais n'importe,--mène-moi à lui.
+(Ils s'approchent de l'enfant.) Comme il est beau! Ses petites joues,
+dans leur pur incarnat, semblent vouloir lutter avec les roses
+effeuillées sous lui.
+
+ADAH.
+
+Et ses lèvres, comme elles sont gracieusement entr'ouvertes! Non!
+garde-toi de les baiser, du moins en ce moment: il s'éveillerait.--Son
+heure de repos est, il est vrai, presque écoulée; mais ce serait dommage
+de l'interrompre volontairement.
+
+CAÏN.
+
+Vous dites bien; je contiendrai mes désirs. Il dort, il sourit!--Ah!
+dors et souris, toi le fragile et jeune héritier d'un monde presque
+aussi jeune: dors et souris! les heures et les jours d'innocence et de
+bonheur t'appartiennent encore! _Tu_ n'as pas dérobé le fruit,--tu ne
+sais pas que tu es nu! Le tems viendra où tu recevras le châtiment de
+crimes inconnus, dont ni toi ni moi ne furent coupables. Mais
+aujourd'hui sommeille en paix! Voilà que ses joues se colorent d'un vif
+sourire, ses cils brillent au-dessous de ses longues paupières noires
+comme le cyprès qui se balance sur elles: le sommeil ne peut cacher
+entièrement le limpide azur de ses yeux. Sans doute il rêve;--de quoi?
+du paradis!--oui! Rêve, mon enfant, de cet héritage qui t'est ravi! ce
+n'est qu'un songe! car jamais, à l'avenir, ni toi, ni tes enfans, ni tes
+pères, ne franchiront le seuil de ces lieux de bonheur!
+
+ADAH.
+
+Cher Caïn! ne souffle pas dans l'oreille de notre enfant des regrets
+aussi mélancoliques. Pourquoi toujours regretter le paradis? N'en
+pouvons-nous créer un autre?
+
+CAÏN.
+
+Où?
+
+ADAH.
+
+Ici, où tu voudras: partout où tu seras, je ne sens pas la perte de cet
+Éden trop pleuré. N'ai-je pas et toi et notre enfant, mon père, mon
+frère et Zillah notre douce sœur, et notre Ève, à qui nous devons bien
+plus que la naissance?
+
+CAÏN.
+
+Oui, la mort est aussi l'une des dettes que nous lui devons.
+
+ADAH.
+
+Caïn! cet esprit orgueilleux qui t'a entraîné loin d'ici a contribué à
+te rendre encore plus sombre. J'espérais que les merveilles qu'il avait
+promis de te montrer, que ces visions, comme tu les appelles, de mondes
+passés et présens rendraient à ton esprit le calme d'une curiosité
+satisfaite; mais, je le vois, ton guide a redoublé tes maux. Cependant,
+je le remercie et je lui pardonne tout, en songeant qu'il t'a sitôt
+rendu à nos vœux.
+
+CAÏN.
+
+Sitôt?
+
+ADAH.
+
+A peine s'il y a deux heures que vous vous êtes éloignés: heures longues
+pour moi; mais enfin deux heures seulement, en consultant le soleil.
+
+CAÏN.
+
+Et pourtant ce soleil, je m'en suis approché; j'ai vu des mondes qu'il
+éclairait jadis, et qu'il n'éclairera plus; j'en ai vu que sa lumière ne
+pénétrera jamais: j'aurais cru que mon absence avait duré des années.
+
+ADAH.
+
+A peine une heure.
+
+CAÏN.
+
+C'est donc l'esprit qui dispose du tems, et qui le mesure suivant que
+les objets qu'il contemple sont plaisans ou pénibles, sublimes ou
+méprisables. J'ai vu des infinités de mondes; j'ai franchi des univers
+disparus; j'ai contemplé l'éternité, et je croyais que quelques gouttes
+de l'océan des âges m'avaient donné quelque chose de son immensité; mais
+à présent, je reconnais ma faiblesse: l'esprit avait raison de dire que
+je n'étais rien.
+
+ADAH.
+
+Pourquoi le disait-il? Jéhovah n'en a pas parlé.
+
+CAÏN.
+
+Non; il s'est contenté de nous réduire à ce que nous sommes. Après avoir
+flatté la poussière avec quelques rayons d'Éden et d'immortalité, il
+nous fait de nouveau retourner en poussière:--et pourquoi?
+
+ADAH.
+
+Tu le sais:--c'est la faute de nos parens.
+
+CAÏN.
+
+Qu'a de commun avec nous leur faute? Ils ont péché, c'est à eux de
+mourir.
+
+ADAH.
+
+Tu ne parles pas bien, Caïn: cette pensée n'est pas la tienne, mais
+celle de l'esprit qui était avec toi. Plût à Dieu que je mourusse pour
+eux, si je pouvais ainsi les conserver à la vie!
+
+CAÏN.
+
+Tels seraient aussi mes vœux, si une seule victime devait assouvir la
+colère insatiable du destructeur de la vie, et si notre enfant qui
+repose ne devait jamais connaître la mort ni le chagrin, ni les
+transmettre à ceux qui naîtront de lui.
+
+ADAH.
+
+Ne savons-nous pas qu'un jour viendra où notre race sera rachetée!
+
+CAÏN.
+
+Oui, par le sacrifice de l'innocent à la place du coupable. Quelle
+expiation que celle-là! Ne sommes-nous pas innocens? Nous n'avons rien
+fait pour être les victimes d'une faute commise avant notre naissance,
+ou pour être forcés d'expier un crime inouï et mystérieux,--si c'est un
+crime que de poursuivre la science.
+
+ADAH.
+
+Hélas! mon cher Caïn, tu pèches en ce moment; tes paroles frappent mes
+oreilles comme autant d'impiétés.
+
+CAÏN.
+
+Alors laisse-moi!
+
+ADAH.
+
+Jamais, quand ton Dieu te laisserait.
+
+CAÏN.
+
+Dis-moi, qu'y a-t-il ici?
+
+ADAH.
+
+Deux autels que, pendant ton absence, a dressés notre frère Abel, afin
+d'y offrir un sacrifice au Seigneur, au moment de ton retour.
+
+CAÏN.
+
+Et qui _lui_ a dit que je m'empresserais de concourir aux offrandes
+qu'il élève chaque jour vers le Créateur, avec un front dont l'indigne
+et lâche humilité révèle mille fois plus de crainte que d'amour?
+
+ADAH.
+
+Certes, il fait bien.
+
+CAÏN.
+
+Un autel suffit: je n'ai rien à offrir.
+
+ADAH.
+
+Les fruits de la terre, le calice, le bouton et la tige des fleurs:
+voilà pour notre Dieu de douces offrandes, quand elles sont présentées
+d'un cœur satisfait et contrit.
+
+CAÏN.
+
+J'ai travaillé, j'ai creusé la terre; la sueur a coulé de mon front: en
+un mot, j'ai accompli sa malédiction;--que faut-il de plus encore?
+Pourquoi serais-je satisfait? sans doute parce qu'il m'a fallu lutter
+avec tous les élémens, pour en arracher le pain qui me nourrit? Pourquoi
+serais-je reconnaissant? parce que je suis poudre, que je m'agite dans
+la poudre, et que je retournerai en poudre? Ah! si je ne suis rien,--du
+moins, pour rien au monde, ne serai-je un lâche hypocrite, affectant la
+joie, quand intérieurement le chagrin me dévore. Pourquoi serais-je
+contrit? Pour la faute de mon père? Mais déjà tous nos maux l'ont
+suffisamment expiée, et les prophéties nous apprennent que nos enfans
+l'expieront encore bien au-delà de ce qu'elle mérite. Il ne sait pas,
+notre jeune enfant, à présent livré au sommeil, il ne sait pas qu'il
+doit transmettre à des multitudes innombrables le germe d'une misère
+éternelle: mieux vaudrait l'étouffer au milieu de ses doux rêves, et
+écraser sa tête contre les rochers, plutôt que de le laisser vivre
+pour--
+
+ADAH.
+
+O mon Dieu! ne le touche pas!--mon--ton enfant! Caïn!
+
+CAÏN.
+
+Ne crains rien. Pour tous les globes célestes, et le pouvoir qui les
+gouverne, je ne voudrais pas déposer autre chose qu'un baiser de père
+sur les lèvres de cet enfant.
+
+ADAH.
+
+Alors, pourquoi ces horribles paroles?
+
+CAÏN.
+
+Mieux vaudrait, disais-je, qu'il cessât de vivre, au lieu de transmettre
+à d'autres descendans des chagrins plus insupportables encore que ceux
+auxquels il sera soumis. Mais puisque ces paroles vous déplaisent, je me
+contente de dire--qu'il eût mieux valu pour lui de ne pas naître.
+
+ADAH.
+
+Oh! ne parle pas ainsi. Où seraient donc mes joies, ces joies
+maternelles que j'éprouve à le veiller, le nourrir et l'aimer? Silence!
+il s'éveille. Doux Énoch! (Elle s'approche de l'enfant.) Caïn, viens le
+voir! regarde comme il est plein de vie, de force, de fraîcheur, de
+beauté, de bonheur; comme il me ressemble, comme il est semblable à toi,
+quand tu souris: car _alors_ nous sommes _tout_ autres. N'est-il pas
+vrai, Caïn? Mère, père, enfant, chacun de nous réfléchit les traits de
+l'autre, comme le fait une claire fontaine, quand elle est calme, et
+quand ton ame est calme comme elle. Aime-nous, mon cher Caïn! Aime-toi à
+cause de nous, qui te chérissons tant! Vois comme il sourit! comme il
+étend ses bras, comme il arrête ses grands yeux bleus sur les tiens
+comme pour saluer son père, tandis que son petit corps s'agite et semble
+tressaillir de plaisir. Que nous parles-tu de peines? les chérubins qui
+n'ont pas d'enfans t'envieraient les joies de la paternité. Caïn!
+bénis-le! il n'a pas de parole pour te remercier, mais son cœur lui
+indique ta présence comme le tien la sienne.
+
+CAÏN.
+
+Enfant, sois béni! si toutefois la bénédiction d'un mortel peut te
+garantir de la malédiction du serpent.
+
+ADAH.
+
+Elle le peut. Sans doute la fourberie d'un reptile ne peut l'emporter
+sur la bénédiction d'un père.
+
+CAÏN.
+
+Oh! pour cela, j'en doute; toutefois, je le bénis.
+
+ADAH.
+
+Notre frère approche.
+
+CAÏN.
+
+Ton frère Abel.
+
+(Entre Abel.)
+
+ABEL.
+
+Bonjour, Caïn! la paix de Dieu soit avec toi, mon frère.
+
+CAÏN.
+
+Abel! salut!
+
+ABEL.
+
+Notre sœur m'a dit que tu avais voyagé avec un esprit, bien au-delà des
+limites que nous ne sommes pas habitués à franchir. Etait-il de ceux que
+nous avons déjà vus, auxquels nous avons parlé comme à notre père?
+
+CAÏN.
+
+Non.
+
+ABEL.
+
+Pourquoi donc rester avec lui? c'est peut-être l'ennemi du Très-Haut.
+
+CAÏN.
+
+Et l'ami de l'homme. Le Très-Haut, comme vous le nommez, le fut-il
+jamais?
+
+ABEL.
+
+_Nous le nommons_! vos paroles sont étranges aujourd'hui. Adah, ma sœur,
+laisse-nous pour un instant:--nous voulons offrir un sacrifice.
+
+ADAH.
+
+Adieu, mon Caïn; mais auparavant, embrasse ton fils. Puisse le calme de
+son ame, et les pieux efforts d'Abel, te rendre à l'innocence et au
+bonheur!
+
+(Adah sort avec son enfant.)
+
+ABEL.
+
+Où as-tu été?
+
+CAÏN.
+
+Je ne sais pas.
+
+ABEL.
+
+Quoi? ni ce que tu as vu?
+
+CAÏN.
+
+Les morts, les immortels; les immenses, les tout-puissans, les
+inconcevables mystères de l'espace;--les univers sans nombre qui furent
+ou sont encore;--un abîme d'objets étourdissans, des soleils, des lunes
+et des terres roulant comme un tonnerre autour de moi; tout cela m'a
+rendu incapable de suivre une conversation mortelle: Abel, laisse-moi.
+
+ABEL.
+
+Tes yeux sont animés d'un éclat surnaturel; une rougeur surnaturelle
+couvre tes joues; un accent surnaturel exprime tes paroles.--Que
+signifie tout cela?
+
+CAÏN.
+
+Cela signifie--je te prie, laisse-moi.
+
+ABEL.
+
+Non pas, jusqu'à ce que nous ayons prié et sacrifié ensemble.
+
+CAÏN.
+
+Abel, je te prie, sacrifie seul.--Jéhovah t'aime bien.
+
+ABEL.
+
+Bien _tous les deux_, j'espère.
+
+CAÏN.
+
+Mais toi le mieux. Peu m'importe pourquoi; tu as mieux trouvé grâce que
+moi: respecte-le donc,--mais respecte seul,--ou du moins sans moi.
+
+ABEL.
+
+Mon frère, je serais indigne d'être le fils de notre commun père, si je
+ne te respectais pas comme le premier-né, et si je ne te priais pas de
+te joindre à moi, de me précéder même dans les pieux sacrifices que nous
+offrons à Dieu:--c'est là ta place.
+
+CAÏN.
+
+Je ne l'ai jamais réclamée.
+
+ABEL.
+
+Et c'est là ce qui m'afflige. Je t'en prie, consens à ce que je demande
+de toi. Ton ame semble oppressée de je ne sais quelle étrange illusion;
+cela te rendra le calme.
+
+CAÏN.
+
+Non; rien ne peut me calmer désormais. Que dis-je, me _calmer_? jamais
+je n'ai senti le calme dans mon cœur, même dans le silence complet des
+élémens. Cher Abel, laisse-moi! ou permets-moi de ne pas troubler plus
+long-tems tes pieuses intentions.
+
+ABEL.
+
+Non, non: il faut que nous fassions ensemble notre devoir. Ne me
+repousse pas.
+
+CAÏN.
+
+Puisqu'il le faut--eh bien donc, qu'ai-je à faire?
+
+ABEL.
+
+Choisis l'un de ces deux autels.
+
+CAÏN.
+
+Choisis pour moi. Ils ne sont tous les deux, pour moi, que de la pierre
+et du gazon.
+
+ABEL.
+
+Cependant, choisis!
+
+CAÏN.
+
+Je l'ai fait.
+
+ABEL.
+
+C'est le plus élevé, celui qui te convenait le mieux, comme à l'aîné.
+Maintenant, prépare tes offrandes.
+
+CAÏN.
+
+Et les tiennes, où sont-elles?
+
+ABEL.
+
+Les voici.--Les premiers-nés, les plus gras du troupeau:--c'est l'humble
+don d'un pasteur.
+
+CAÏN.
+
+Je n'ai pas d'agneaux; mon sort est de creuser la terre: je ne puis
+offrir que ce qu'elle accorde à mes sueurs,--des fruits. (Il cueille des
+fruits.) Les voici dans leur fraîcheur, dans leur maturité.
+
+(Ils dressent leurs autels, et allument une flamme au-dessous.)
+
+ABEL.
+
+Mon frère, tu es l'aîné; offre d'abord, avec le sacrifice, ta prière et
+tes actions de grâce.
+
+CAÏN.
+
+Non.--Je n'ai pas l'habitude de cela;--donne-moi l'exemple, je le
+suivrai--comme je pourrai.
+
+ABEL, s'agenouillant.
+
+O Dieu! toi qui nous créas, et déposas dans nos narines le souffle de la
+vie; qui nous as béni, et qui, en dépit de la faute de notre père, as
+bien voulu ne pas perdre tous ses enfans, comme ils eussent été perdus,
+si ta justice n'eût pas été tempérée par la bonté dans laquelle tu te
+complais; toi qui nous accordas le pardon, comme un autre paradis, si on
+le compare à l'énormité de notre crime;--seul maître de la lumière, du
+bien, de la gloire, de l'éternité; sans qui tout serait mal, avec qui
+rien ne peut faillir, si ce n'est dans un but louable et prévu par ton
+impénétrable et toute-puissante bonté,--accepte le premier des prémices
+du troupeau de ton humble pasteur:--cette offrande n'est rien en
+elle-même;--et quelle offrande serait quelque chose auprès de toi?--Mais
+pourtant accepte-la, comme une action de grâce de celui qui la dépose à
+la face sublime de tes cieux, en inclinant son front jusque dans la
+poussière dont il est lui-même formé, pour mieux, et à jamais, rendre
+hommage à toi et à ton nom!
+
+CAÏN, demeuré debout.
+
+Esprit! quelque tu sois;--tout-puissant, il se peut;--bon, comme doivent
+l'être toutes tes créations; Jéhovah sur la terre, et Dieu dans le ciel!
+décoré d'autres noms encore, peut-être, car tes attributs semblent aussi
+multipliés que tes ouvrages: si les prières peuvent te rendre propice,
+reçois les miennes. Si tu dois être honoré par des autels, adouci par
+des sacrifices, accueille ceux que je te présente! Deux créatures
+viennent en ériger de concert vers toi. Si tu aimes le sang, l'autel du
+pasteur, qui fume à mes côtés, en a répandu devant toi, et les membres
+de ses agneaux, palpitans encore, élèvent vers les cieux un encens
+ensanglanté; ou si les fruits doux et parfumés de la terre, présentés
+devant toi, à la face du soleil qui les a mûris, peuvent t'agréer, en
+cela qu'ils sont aussi beaux encore que tu nous les as donnés, et
+semblent déposés ici plutôt pour témoigner de la beauté de tes ouvrages
+que pour attirer l'un de tes regards sur les nôtres; si l'autel privé de
+victimes et l'autel non rougi de sang peuvent obtenir tes faveurs,
+regarde le mien; et quant à celui qui l'éleva,--il est tel que tu l'as
+fait: il ne sait rien solliciter à genoux. S'il est méchant, frappe-le!
+tu es tout-puissant, et tu le peux;--qui pourrait en effet s'y opposer?
+S'il est bon, frappe ou épargne-le, comme il te plaira! puisque tout
+dépend de toi; puisque le bon et le mauvais sont eux-mêmes sans pouvoir,
+quand tu ne les soutiens pas. Que ta volonté elle-même soit juste ou
+partiale, je l'ignore; n'étant pas tout-puissant, ne pouvant juger la
+toute-puissance, mais seulement subir les arrêts, hélas! déjà trop
+cruellement subis!
+
+(Le feu allumé sous l'autel d'Abel s'élève en colonne, et s'élance
+lumineusement vers le ciel; un ouragan renverse l'autel de Caïn, et
+disperse les fruits sur la terre.)
+
+ABEL, s'agenouillant.
+
+O mon frère, prie! Jéhovah est irrité contre toi.
+
+CAÏN.
+
+Et pourquoi?
+
+ABEL.
+
+Tes fruits sont épars sur la terre.
+
+CAÏN.
+
+Ils viennent de la terre; laisse-les y retourner: leur graine portera de
+nouveaux fruits avant l'été. Quant à ton offrande carnassière, elle
+plaît davantage; vois comme le ciel suce la flamme que le sang a
+engraissée.
+
+ABEL.
+
+Ne songe pas au succès de mon offrande; mais hâte-toi d'en préparer une
+autre, avant qu'il ne soit trop tard.
+
+CAÏN.
+
+Je ne veux plus élever d'autels, ni souffrir qu'on en élève.--
+
+ABEL, se levant.
+
+Caïn! que prétends-tu?
+
+CAÏN.
+
+Renverser ce lâche courtisan des nuages, cet enfumé réceptacle de tes
+sottes prières,--ton autel enfin, rougi du sang des faibles agneaux que
+leur mère a nourris de lait pour qu'ils fussent égorgés à ton Dieu.
+
+ABEL, le retenant.
+
+Tu ne le feras pas.--N'ajoute pas à des actions impies des paroles
+impies! N'ébranle pas l'autel,--il est sacré maintenant, par le bon
+plaisir de Jéhovah, puisqu'il en a daigné accepter les offrandes.
+
+CAÏN.
+
+_Son plaisir_! Le met-il donc, ce plaisir, dans le parfum des chairs
+pantelantes et du sang encore bouillant? dans le bêlement des mères
+désolées, qui redemandent leurs expirans nourrissons? dans l'agonie des
+tristes et innocentes victimes sous le couteau sacré? Va-t'en! aussi
+bien ce trophée sanglant n'épouvantera pas long-tems le soleil, et ne
+restera pas la honte de la création.
+
+ABEL.
+
+Mon frère, arrête-toi. Tu ne veux pas employer la violence contre mon
+autel; si tu en es jaloux, il est à toi: consomme-s-y un autre
+sacrifice.
+
+CAÏN.
+
+Un autre sacrifice? Va-t'en, ou ce sacrifice peut en effet--
+
+ABEL.
+
+Que veux-tu dire?
+
+CAÏN.
+
+Va--va-t'en.--Ton Dieu, n'est-ce pas, aime le sang?--songe-s-y.--Va-t'en
+avant qu'il n'y en ait _davantage_!
+
+ABEL.
+
+Je me place, en son divin nom, entre toi et l'autel qui l'a sanctifié.
+
+CAÏN.
+
+Si tu te chéris toi-même, recule, jusqu'à ce que j'aie rendu ce gazon à
+son sol naturel;--autrement--
+
+ABEL, le retenant.
+
+J'aime Dieu bien plus que la vie.
+
+CAÏN. Il le frappe sur les tempes, avec l'un des tisons qu'il enlève de
+l'autel.
+
+Offre donc à ton Dieu le sacrifice de ta vie, puisqu'il aime ceux de ce
+genre.
+
+ABEL. Il tombe.
+
+Qu'as-tu fait, mon frère?
+
+CAÏN.
+
+Frère?
+
+ABEL.
+
+O Dieu! reçois ton serviteur, et pardonne à son assassin; il n'a pas su
+ce qu'il faisait.--Caïn, donne, donne-moi ta main, et dis à la pauvre
+Zillah--
+
+CAÏN, après un instant de stupeur.
+
+_Ma_ main! elle est rouge, et du--de quoi? (Long silence. Il jette les
+yeux autour de lui.) Où suis-je? Seul! Où est Abel? où Caïn? Se peut-il
+que je sois Caïn? Mon frère, réveille-toi!--Pourquoi restes-tu couché
+sur l'herbe? ce n'est pas l'heure du sommeil.--Pourquoi si
+pâle?--qu'as-tu?--ce matin, tu étais plein de vie! Abel! ah! je t'en
+prie, ne te joue pas de moi! Je t'ai frappé trop fort, mais non pour
+toujours! Pourquoi as-tu voulu me résister? C'est un jeu! tu veux
+m'épouvanter.--Un coup--un seul coup!--Remue,--oh! remue--une seule
+fois;--oui, comme cela!--bien!--tu respires! souffle sur moi! O Dieu!
+Dieu!
+
+ABEL, d'une voix mourante.
+
+Qui parle ici de Dieu?
+
+CAÏN.
+
+Ton meurtrier.
+
+ABEL.
+
+Alors,--puisse Dieu lui pardonner! Caïn, console la pauvre Zillah;--elle
+n'a plus maintenant qu'un frère. (Il expire.)
+
+CAÏN.
+
+Et moi, plus! Qui m'a enlevé le mien,--mon frère?--Ses yeux sont
+ouverts! donc il n'est pas mort! La mort ressemble au sommeil,--et le
+sommeil ferme nos paupières. Ses lèvres aussi sont ouvertes; il respire
+donc! et pourtant je ne le sens pas.--Son cœur!--son cœur!--que je voie
+s'il bat.--Il me semble:--non!--non!--c'est une illusion; il faut que je
+sois passé dans un autre monde pire que le premier. La terre tourne
+autour de moi:--qu'est-ce cela? de l'eau! (Il porte la main à son front,
+puis la regarde.) Pourtant, il ne pleut pas! C'est du sang!--le sang de
+mon frère, le mien lui-même, et répandu par moi! Qu'a de commun encore
+avec moi la vie, puisque j'ai pris celle de ma propre chair? Non, il ne
+peut être mort!--Est-ce la mort que le silence? Non; il s'éveillera: je
+vais attendre à ses côtés. Se pourrait-il que la vie fût assez fragile
+pour être si facilement anéantie?--Depuis, il m'a parlé;--que lui
+dirai-je maintenant?--Mon frère!--non; il ne répondra pas à ce nom: les
+frères ne se frappent pas l'un l'autre. Cependant--encore--parle-moi,
+Abel! Un mot, un seul mot encore de ta douce voix, pour m'aider à
+supporter le bruit de la mienne!
+
+(Entre Zillah.)
+
+ZILLAH.
+
+J'ai cru entendre un son douloureux; qu'est-ce donc? c'est Caïn; il
+veille auprès de mon époux. Que fais-tu là, mon frère? Est-ce qu'il
+dort?--O ciel! que signifie cette pâleur et ce flot?--Non! non! ce n'est
+pas du sang; qui l'aurait répandu, ce sang? Abel! qu'y a-t-il?--qui t'a
+fait cela? Il ne remue pas; il ne respire pas; ses mains tombent sur les
+miennes, froides et insensibles comme les pierres! Ah! cruel Caïn!
+n'as-tu pu le garantir à tems de cette violence? Quel qu'ait été
+l'agresseur, un étranger lui-même se serait placé entre lui et le
+meurtrier! Mon père!--Ève!--Adah!--venez, approchez! la mort est dans le
+monde!
+
+(Zillah sort en appelant ses parens.)
+
+CAÏN, seul.
+
+Dans le monde!--Et qui l'y a introduite? moi!--moi qui abhorre tellement
+ce nom de mort, que lui seul empoisonnait toute ma vie avant que je
+connusse son aspect.--Je l'ai conduite ici; j'ai livré mon frère à ses
+froids et terribles embrassemens, comme si, sans mon aide, elle n'eût
+pas assez haut réclamé ses droits inexorables! Du moins, je suis
+éveillé,--un rêve douloureux m'a rendu fou;--mais lui, il ne s'éveillera
+donc plus!
+
+(Entrent Adam, Ève, Adah et Zillah.)
+
+ADAM.
+
+Une voix de douleur, celle de Zillah, m'a conduit ici.--Que vois-je?
+Est-il vrai?--Mon fils!--mon fils! Femme, voilà l'ouvrage du serpent;
+voilà ton ouvrage!
+
+ÈVE.
+
+Oh! ne parle pas ainsi: l'aiguillon du serpent est dans mon cœur. Abel!
+mon bien-aimé! C'est un châtiment, Jéhovah, au-dessus du crime, de
+_l_'avoir enlevé à sa mère!
+
+ADAM.
+
+Quel est le coupable de ce crime?--Parle, Caïn; tu étais présent. Est-ce
+quelqu'un de ces anges ennemis qui ne marchent pas avec Jéhovah? quelque
+sauvage et féroce habitant des bois?
+
+ÈVE.
+
+Ah! une lumière livide me pénètre comme un éclat de foudre! ce tison
+lourd et sanglant arraché de l'autel, noirci par la fumée, et rougi du--
+
+ADAM.
+
+Parle, mon fils! parle; et malheureux comme nous le sommes, assure-nous
+que nous ne sommes pas plus déplorables encore.
+
+ADAH.
+
+Parle, Caïn! et dis que ce n'est pas _toi_!
+
+ÈVE.
+
+C'est lui. Je le vois maintenant;--il baisse la tête; il cache ses yeux
+féroces de ses mains rouges de sang.
+
+ADAH.
+
+Ma mère, tu l'outrages;--et toi, Caïn, éclaircis donc cette horrible
+accusation que nos parens, dans leur désespoir, font peser sur toi.
+
+ÈVE.
+
+Écoute, Jéhovah! Puisse l'éternelle malédiction du serpent être sur lui!
+elle est faite pour sa race plutôt que pour nous. Puissent tous ses
+jours être désolés! puisse--
+
+ADAH.
+
+Arrête! c'est ton fils; ne le maudis pas, ma mère: ne le maudis pas,
+mère! il est mon frère, mon époux.
+
+ÈVE.
+
+Il t'a enlevé ton frère!--Zillah, il t'a ravi ton époux:--pour moi,
+_plus de fils_!--A jamais je le maudis; je renonce à le voir! Tous les
+liens sont rompus entre nous, comme lui-même a rompu ceux de la
+nature.--O mort, mort! pourquoi ne m'as-tu pas prise, moi à laquelle tu
+fus d'abord infligée? Qu'attends-tu encore?
+
+ADAM.
+
+Ève, prends garde que ta douleur, hélas! trop légitime, ne te conduise à
+l'impiété. Une douloureuse destinée nous a été prédite; maintenant
+qu'elle commence, il faut la supporter de manière à prouver à notre Dieu
+que nous sommes entièrement soumis à sa sainte volonté.
+
+ÈVE, désignant Caïn.
+
+_Sa volonté_!--c'est celle de cet esprit incarné de mort, que j'ai mis
+sur la terre pour y faire entrer la mort. Puissent toutes les
+malédictions de la vie peser sur lui! ses tourmens le chasser au fond
+des déserts, comme les nôtres nous ont chassés d'Éden, jusqu'à ce que
+ses enfans lui rendent ce qu'il a donné à son frère! Que jour et nuit le
+glaive et les ailes des chérubins le poursuivent;--que les serpens se
+dressent sous ses pas!--que les fruits de la terre deviennent cendre
+dans sa bouche! que les feuilles dont il entoure sa tête pour reposer
+soient le séjour des scorpions! qu'il rêve sans cesse de son innocente
+victime! que ses veilles ne soient qu'un autre rêve prolongé de mort!
+que les claires fontaines se tournent en sang dès qu'il voudra les
+souiller de l'impur contact de ses lèvres avides! que les élémens
+reculent ou se transforment devant lui! qu'il vive au sein de l'agonie
+qui accompagnera les derniers instans des autres hommes! et que la mort
+soit pour lui, qui le premier l'introduisit dans le monde, quelque chose
+de pire que la mort! Va-t'en, fratricide! Désormais ton nom, le mot
+Caïn, sera pour le genre humain un objet d'horreur, même pour ceux dont
+tu dois être le père! Que l'herbe se dessèche sous tes pieds! que les
+bois te refusent leur abri, la terre une couche, la poussière une tombe,
+le soleil ses rayons et le ciel son Dieu!
+
+(Ève sort.)
+
+ADAM.
+
+Caïn! éloigne-toi: nous ne pouvons plus demeurer ensemble. Fuis! laisse
+le mort à mes soins;--désormais je suis seul:--nous ne nous reverrons
+plus.
+
+ADAH.
+
+O mon père! ne le quitte pas ainsi. Ne va pas ajouter à la terrible
+malédiction d'Ève sur sa tête!
+
+ADAM.
+
+Je ne le maudis pas: son esprit est sa malédiction. Viens, Zillah!
+
+ZILLAH.
+
+Je dois veiller sur le corps de mon époux.
+
+ADAM.
+
+Nous reviendrons quand celui qui nous a préparé ce douloureux devoir
+aura disparu. Viens, Zillah!
+
+ZILLAH.
+
+Auparavant un baiser sur cette pâle figure, sur ces lèvres autrefois si
+animées.--O mon cœur! mon cœur!
+
+(Adam et Zillah sortent en pleurant.)
+
+ADAH.
+
+Caïn! vous avez entendu; il faut nous éloigner. Je suis prête, nos
+enfans aussi! Je porterai Énoch, et vous sa sœur. Partons avant que le
+soleil ne tombe, et n'attendons pas l'obscurité de la nuit pour
+traverser le désert.--Eh bien! parle, parle-moi, _moi_--qui suis à toi.
+
+CAÏN.
+
+Laisse-moi!
+
+ADAH.
+
+Pourquoi? tout le monde t'a quitté.
+
+CAÏN.
+
+Et que tardes-tu de te réunir à eux? Ne crains-tu pas de rester avec
+l'auteur d'une pareille action?
+
+ADAH.
+
+Après la crainte de t'abandonner, il n'en est pas de plus grande pour
+moi que celle que m'inspire le crime qui te prive d'un frère. Je n'en
+dois pas parler:--c'est entre toi et le Tout-Puissant.--
+
+UNE VOIX D'EN HAUT.
+
+Caïn! Caïn!
+
+ADAH.
+
+Entends-tu cette voix?
+
+LA VOIX D'EN HAUT.
+
+Caïn! Caïn!
+
+ADAH.
+
+Elle retentit comme celle d'un ange.
+
+(Entre l'ange du Seigneur.)
+
+L'ANGE.
+
+Où est ton frère Abel?
+
+CAÏN.
+
+Suis-je donc le gardien de mon frère?
+
+L'ANGE.
+
+Caïn! qu'as-tu fait? La voix du sang de ton frère crie de la terre vers
+le Seigneur!--Maintenant, tu es maudit de la terre, qui vient d'ouvrir
+sa bouche pour boire le sang versé par ta main fratricide. Désormais,
+quand tu creuseras la terre, elle demeurera stérile; tu resteras fugitif
+et vagabond dans le monde!
+
+ADAH.
+
+Le châtiment est au-delà de ses forces. Vois! tu lui dérobes la face de
+la terre; il reste privé de la face de Dieu. Vagabond et fugitif, il
+arrivera que ceux qui le trouveront le tueront.
+
+CAÏN.
+
+Que ne le peuvent-ils! Mais où sont ceux qui me tueront? où sont-ils sur
+cette terre encore déserte et inhabitée?
+
+L'ANGE.
+
+Tu as tué ton frère, qui te garantira de ton fils?
+
+ADAH.
+
+Ange de lumière! sois miséricordieux; ne dis pas que mon sein déchiré
+nourrisse maintenant dans mon fils un meurtrier, un meurtrier de son
+père.
+
+L'ANGE.
+
+Il ne ferait que suivre les traces de Caïn. Le lait d'Ève n'a-t-il pas
+nourri celui que tu vois maintenant noyé dans le sang? Le fratricide
+peut bien engendrer le parricide;--mais il n'en sera pas ainsi.--Le
+Seigneur, ton Dieu et le mien, m'a commandé d'imprimer son sceau sur
+Caïn, pour qu'il puisse errer en sûreté. Qui tuera Caïn attirera sur sa
+tête une punition sept fois plus forte. Approche!
+
+CAÏN.
+
+Que veux-tu de moi?
+
+L'ANGE.
+
+Marquer sur ton front l'affranchissement du crime que tu as commis
+toi-même.
+
+CAÏN.
+
+Non, laisse-moi mourir!
+
+L'ANGE.
+
+Cela ne peut être.
+
+(L'ange imprime une marque sur le front de Caïn.)
+
+CAÏN.
+
+Je sens mon front brûlé, mais ce n'est rien auprès du feu intérieur; que
+faut-il encore? accable-moi de tout ce que je puis supporter.
+
+L'ANGE.
+
+Tu as été sombre et farouche dès le sein de ta mère, semblable à la
+terre que tu as jusqu'à présent creusée; mais celui que tu as immolé
+était doux comme les troupeaux qu'il paissait.
+
+CAÏN.
+
+Je fus enfanté trop tôt après la chute; l'esprit de ma mère était encore
+fasciné par le serpent, et mon père pleurait encore sur Éden. Je suis ce
+que je suis; je n'ai pas demandé la vie; je ne me la suis pas donnée
+moi-même. Que ne puis-je seulement de mon sang racheter celui--et
+pourquoi pas? Qu'Abel renaisse, et que je sois rayé du livre de vie!
+Ainsi l'existence sera rendue par Dieu au bien-aimé de Dieu, et je
+perdrai un don qui n'eut jamais d'attrait pour moi.
+
+L'ANGE.
+
+Qui pourrait anéantir le meurtre? ce qui est fait est fait. Éloigne-toi!
+accomplis tes jours! et puissent tes actions ne pas ressembler à celle
+que tu viens de commettre!
+
+(L'ange disparaît.)
+
+ADAH.
+
+Il est parti; éloignons-nous. J'entends les cris de notre petit Énoch
+dans son berceau.
+
+CAÏN.
+
+Ah! il ignore pourquoi il pleure! et moi qui répandis le sang, je ne
+puis répandre de larmes; mais les quatre rivières ne pourraient laver
+mon ame[35]. Crois-tu que mon fils puisse jamais me regarder?
+
+[Note 35: Les quatre rivières qui entouraient l'Éden, les seules, par
+conséquent, que connût Caïn sur la terre.]
+
+ADAH.
+
+Si je croyais qu'il ne le voulût pas, je voudrais--
+
+CAÏN, l'interrompant.
+
+Non, non! plus de menace: nous en avons trop subi. Va prendre ton
+enfant; je vous suivrai.
+
+ADAH.
+
+Je ne te laisse pas seul avec le mort; quittons ces lieux ensemble.
+
+CAÏN.
+
+O toi, image inanimée et toujours présente! toi dont le sang doit voiler
+de deuil la terre et les cieux! J'ignore ce que tu es _maintenant_! mais
+si _tu_ vois ce que _je_ suis, je crois que tu me pardonnes ce que ne
+pardonnera jamais ni ton Dieu ni mon propre cœur.--Adieu! je ne dois, je
+n'ose toucher ce que j'ai fait. Je sortis des mêmes entrailles que toi;
+j'ai sucé le même sein; je t'ai souvent pressé dans mes bras; souvent
+nos jeux enfantins se confondirent; et voilà que je ne puis plus
+t'approcher, que je n'ose pas même faire pour toi ce que tu aurais fait
+pour moi:--réunir tes membres dans leur tombeau,--le premier tombeau
+creusé pour les mortels. Mais ce tombeau, qui l'a creusé? O terre! ô
+terre! voilà le trésor que je dépose dans ton sein, en récompense de
+tous ceux que j'ai reçus de toi.--Au désert maintenant!
+
+(Adah s'incline, et baise le corps d'Abel.)
+
+ADAH.
+
+Cruelle et prématurée fut ta mort, ô mon frère! et moi seule, de tous
+ceux qui pleurent sur toi, je ne puis verser de larmes. Mon devoir est
+désormais de sécher des pleurs, et non pas d'en répandre. Mais pourtant,
+de tous ceux qui gémissent, nul ne gémit comme moi, non-seulement sur
+toi, mais sur celui qui t'a frappé. Allons, Caïn! je supporterai la
+moitié de ton fardeau.
+
+CAÏN.
+
+Nous marcherons à l'orient d'Éden; cette ligne est plus désolée: elle me
+convient davantage.
+
+ADAH.
+
+Marche le premier! tu seras mon guide, et puisse être le tien notre
+Dieu! Allons chercher nos enfans.
+
+CAÏN.
+
+Celui qui repose ici n'en avait pas; j'ai tari la source d'une race
+vertueuse qui eût bientôt charmé les nœuds d'une union récente. Hélas!
+en les joignant plus tard aux enfans d'Abel, la dureté de mon naturel se
+fût adoucie chez eux! Abel!
+
+ADAH.
+
+La paix soit avec lui.
+
+CAÏN.
+
+Mais avec _moi_!--
+
+(Ils sortent.)
+
+FIN DE CAÏN.
+
+
+
+
+L'ILE,
+OU
+CHRISTIAN ET SES CAMARADES.
+
+
+
+
+AVERTISSEMENT.
+
+Le morceau suivant est fondé en partie sur la relation du soulèvement de
+l'équipage _la Bonté_, dans les mers du Sud, en 1789, et en partie sur
+la _Relation des îles Tonga_, par Marnier.
+
+
+
+Chant Premier.
+
+1. L'instant de la veille matinale était arrivé. Le vaisseau avançait
+avec grâce, traçant sur les flots un sentier mobile. La vague
+entr'ouverte par la proue se courbait en sillons complaisans devant la
+majestueuse charrue. L'onde immense embrassait toute la perspective, et
+derrière s'évanouissaient maints rivages de la Mer du Sud. La nuit
+paisible, déjà nuancée d'argent, opposait encore sa mourante obscurité
+aux atteintes de l'aube naissante. Les dauphins, avertis de l'approche
+du jour, s'élançaient au-dessus des flots, comme pour aspirer plus tôt
+ses premières lueurs. Les étoiles détournaient de l'océan leurs
+scintillans regards, et disparaissaient devant une clarté plus radieuse.
+La voile reprenait sa blancheur naguère obscurcie; une brise
+rafraîchissante glissait sur les vents. Déjà même la pourpre de l'Océan
+annonçait la venue du soleil;--mais un coup sera tenté avant qu'il
+n'apparaisse.
+
+2. Le vaillant chef dormait dans sa cabine, confiant dans ceux qui
+faisaient la veille. Il rêvait des rivages désirés de la vieille
+Angleterre, de ses travaux récompensés, de ses dangers évanouis; son nom
+était ajouté à la liste glorieuse de ceux qui avaient visité les pôles,
+séjour des orages. Le plus difficile était passé, rien ne pouvait
+justifier de nouvelles inquiétudes; pourquoi donc le sommeil avait-il
+pour lui des dangers? Hélas! son tillac était foulé par un pied
+indiscipliné; des mains plus inhabiles voulaient diriger la voile du
+vaisseau; de jeunes cœurs, languissant après je ne sais quelle île
+favorisée du soleil, où l'été dure toute l'année, où les femmes sourient
+pendant tout l'été; des hommes éloignés de leur patrie, et qui, trop
+long-tems voyageurs, n'avaient jamais revu la maison natale, ou
+l'avaient trouvée toute changée, et demi-barbare, préféraient une
+fraîche et douce grotte sauvage à l'incertitude des flots.--Puis le
+souvenir des fruits savoureux que donnait une terre incultivée; des
+forêts qui ne connaissaient d'autres sentiers que ceux qu'ils y
+frayèrent; des champs sur lesquels l'abondance étendait sa corne
+fortunée; des terres, domaine commun et indépendant d'un seul
+possesseur..... Puis le vœu que les siècles n'ont jamais étouffé dans le
+cœur de l'homme--de ne connaître d'autre maître que sa volonté; la terre
+offrant à sa surface des mines non exploitées; la liberté qu'on y
+trouvait d'appeler chaque grotte sa propre demeure; ce jardin commun
+ouvert devant tous les pas, où la nature traite en tendre mère tout un
+peuple charmé des délices du désert; leurs coquillages, leurs fruits,
+seule opulence qu'ils connaissent; leurs canots toujours retenus à
+l'entour des rivages; leur chasse, leur gibier, leurs armes, leur aspect
+enfin si étrange aux yeux d'un Européen:--tels étaient les objets et la
+contrée qui réveillaient les désirs de ces marins,--désirs qu'ils
+devaient chèrement expier.
+
+3. Debout, brave Bligh! l'ennemi est à la porte! debout! debout!--Hélas!
+il est trop tard! derrière ta case se tient le féroce rebelle proclamant
+déjà le règne de la rage et de la terreur. Tes membres sont enchaînés,
+la baïonnette touche ton sein, les mains qui tremblaient à ta voix te
+saisissent; traîné sur le tillac, tu ne verras plus l'obéissant
+gouvernail ou la voile attentive attendre tes ordres pour suivre une
+direction, ou se développer; cet esprit sauvage qui voudrait étouffer à
+force de délire le sentiment de sa révolte, fait briller autour de toi
+les yeux encore étonnés de ceux qui redoutent le chef qu'ils sacrifient:
+car jamais l'homme ne peut étourdir le cri de la conscience, s'il ne
+porte à ses lèvres la coupe passionnée de la rage.
+
+4. C'est en vain que, bravant l'œil de la mort, ta poitrine menacée
+implore ceux de tes compagnons restés loyaux:--ils ne viennent pas; ils
+sont rares: il faut qu'ils consentent à ce qu'applaudissent des cœurs
+plus indociles. En vain tu cherches la cause: la malédiction est leur
+seule réponse, ou la menace de quelque chose de pire. A tes yeux brille
+le poignard homicide; sur ta gorge reste suspendue la baïonnette
+effilée; les mousquets chargés t'environnent, et semblent prêts à
+terminer tes jours. Tu les y encourages, en leur criant: Feu! Mais des
+cœurs impitoyables admirent encore, et quelque souvenir de leur ancien
+respect les arrête, plutôt que la voix méconnue de leurs devoirs; ils ne
+voudraient pas perdre leur ame en répandant le sang: ils préfèrent
+t'abandonner à la merci des flots.
+
+5. «Disposez la chaloupe!» c'est le cri du nouveau chef; et qui jamais
+osa dire _non_ à la révolte dans la première impétuosité de son ivresse,
+dans les saturnales d'un pouvoir inattendu? La chaloupe est disposée
+avec tout l'empressement de la haine; et déjà de légères planches te
+séparent seules de l'abîme qui doit t'engloutir; de faibles provisions
+te promettent une fin que leurs mains te refusent: c'est justement ce
+qu'il faut d'eau et de pain pour garantir quelques jours le moribond de
+la mort; de plus, quelques cornes, un peu de toile, des livres, unique
+trésor des hermites de l'Océan; quelques cordages sont ensuite ajoutés,
+aux instances de ceux qui n'espéraient plus pour toi que dans l'air et
+les flots; puis enfin ce mobile et tremblant vassal des pôles, cette
+aiguille sensible, ame de la navigation.
+
+6. Et maintenant, le chef élu par lui-même juge à propos d'étouffer le
+premier sentiment de son crime; il réveille ainsi ses compagnons:--«A
+boire!» tant il craint que la passion ne cède bientôt à la voix de la
+raison! «De l'eau-de-vie pour les héros!» Ainsi jadis s'était écrié
+Burke;--et sans doute cette liqueur peut conduire à la gloire. Nos héros
+partagèrent cette opinion; au milieu de bruyans applaudissemens, ils
+vidèrent la coupe. Huzza! huzza! Otaïti! tel fut leur cri; étrange
+exclamation de la part des fils de la révolte! Comment cette île
+délicieuse, cette terre chérie de la nature, des cœurs aimans, des fêtes
+sans périls, des mœurs aimables, étrangères à l'art, cette opulence
+commune, cet amour sans inquiétude; comment tout cela pouvait-il avoir
+des charmes pour de grossiers marins ballottés sous leurs mâts par
+chaque souffle de vent? Et maintenant, par quels nouveaux crimes se
+préparent-ils à réaliser les vains désirs de la vertu, le repos? Hélas!
+telle est notre nature! notre but est le même à tous, seulement nous
+suivons des routes diverses; nos moyens, notre naissance, notre pays,
+notre gloire, notre fortune, nos goûts, tout cela est plus puissant sur
+notre faible poussière que tout ce qui est en dehors du misérable cercle
+de notre égoïsme. Cependant murmure encore au-dedans de nous-mêmes une
+faible voix troublant le silence de l'intérêt ou le tumulte de la
+gloire; quelle que soit notre foi, quelque terre que nous foulions, Dieu
+fait toujours entendre son oracle, la conscience de l'homme!
+
+7. La chaloupe est chargée du brave et triste petit nombre demeuré
+fidèle au chef; quelques-uns, restés sur le tillac du
+vaisseau--maintenant jouet d'un moral naufrage--faisaient des vœux
+tardifs pour partager le sort d'un capitaine que leurs yeux voyaient
+s'éloigner; d'autres calculaient pour lui de nouveaux malheurs,
+plaisantaient à la vue lointaine de sa faible voile, à l'idée de cette
+faible barque, si fragile et si chargée. Oh! combien il est plus assuré,
+plus tranquille, le tendre nautile[36], pilote maritime de sa couche
+imperceptible, la fée, le génie de la mer. Lui, quand l'ouragan siffle
+et jaillit en éclairs sur les ondes, demeure en sûreté,--son port est
+dans la ville,--il triomphe sur les _armadas_ du genre humain, qui
+ébranlent le monde, et fléchissent sous la verge des vents.
+
+[Note 36: Espèce de coquillage.]
+
+8. Quand tout fut prêt sur le vaisseau, qui maintenant avouait un
+révolté pour son maître,--un matelot, moins endurci que ses compagnons,
+témoigna cette pitié inutile, faite seulement pour irriter le malheur.
+D'un regard inquiet, il veillait sur les mouvemens de son ancien chef,
+et cherchait même, à force de signes, à lui exprimer son compatissant
+repentir. Déjà même il avançait un humide flacon jusqu'à ses lèvres
+arides et desséchées; mais bientôt, observé lui-même, ce gardien fut
+éloigné, et la pitié cessa de percer le nuage que la sédition étendait
+autour du brave chef. Alors s'approcha l'audacieux et sombre jeune homme
+que, pour son malheur, avait trop aimé le capitaine; il s'écria, en
+désignant la chaloupe abandonnée: «Partez! tout retard coûterait la
+vie!» Et pourtant, même en ce dernier instant, il n'avait pas étouffé
+toute sympathie. Un mot pouvait encore ramener le remords dans cette ame
+violente et passionnée; et ce que les autres ne soupçonnaient pas, la
+victime put le reconnaître. Quand Bligh, avec un ton de reproche amer,
+lui demanda qu'était devenu le souvenir des anciens
+bienfaits;--qu'étaient devenues ses espérances d'une gloire supérieure à
+celle des mille écussons pompeux de la Grande-Bretagne? ses lèvres
+tremblantes semblèrent céder devant une force invincible. «C'est cela!
+c'est cela! prononça-t-il; je suis damné! damné!» Il n'en dit pas
+davantage; mais, poussant dans sa barque son maître, il le confia au
+faible esquif. Sa langue ne put articuler d'autres accens; mais combien
+d'idées dans ses brusques adieux!
+
+9. Le large soleil des régions arctiques s'élevait sur les ondes; la
+brise tantôt s'engouffrait, tantôt ressortait de ses humides grottes.
+Son aile capricieuse s'éloignait, puis revenait effleurer les sillons de
+l'Océan, comme les cordes d'une harpe éolienne. D'une rame désespérée et
+presque silencieuse, déjà l'esquif se creusait un chemin redouté vers
+une roche à peine visible, qui dressait, comme un lointain nuage, son
+front au-dessus des flots. La chaloupe et le vaisseau ne se réuniront
+plus! mais ce n'est pas à moi de dire les infortunes de Bligh, leurs
+dangers continuels, leurs rares espérances; leurs jours de péril, leurs
+nuits de désespoir; leur courage toujours le même, quand il semblait le
+plus inutile; la famine dévorante, rendant un fils méconnaissable à
+l'œil même de sa mère; les autres maux, assez horribles pour faire trêve
+à la faim, jusqu'à ce qu'elle n'eût plus sur eux de prise; les fureurs
+et les égards de la mer, tantôt les couvrant de son abîme, tantôt les
+laissant briser de leurs rames fatiguées les vagues qui ne cédaient qu'à
+tous leurs efforts réunis.--Une fièvre continue, une soif sèche, qui
+leur faisait saluer, comme un bonheur, les nuages qui glaçaient leurs os
+nus, savourer avec délices la froide humidité des nuits orageuses, et
+presser avidement la toile tendue sur leur tête, pour recueillir
+quelques gouttes de pluie. Il leur fallut fuir mainte horde sauvage,
+pour redemander un asile plus sûr encore aux flots impitoyables. Et
+pourtant, il fut accordé à ces spectres animés de raconter leurs dangers
+passés, et des angoisses telles que jamais les annales de l'humide abîme
+n'en avaient retracées, pour arracher de la terreur aux hommes, aux
+femmes des larmes.
+
+10. Laissons-les à leur destin, il ne sera ignoré ni impuni. La justice
+aura son jour; la discipline violée prendra leur défense, et la marine
+insultée proclamera le cri des lois. Nous allons suivre les pas du
+rebelle, qu'une vengeance éloignée ne saurait épouvanter. Arrière!
+arrière! sur les vagues! ses yeux reverront la baie désirée; et les
+rivages heureux où les lois ne sont pas connues recevront les matelots
+mis hors la loi de leur pays.--La nature, et cette déesse de la
+nature--la femme--les rappelle vers une terre où rien, sauf leur
+conscience, ne songera à les accuser; où tout le monde jouit sans
+querelle des biens de la terre; où le pain lui-même est cueilli comme un
+fruit[37]; où nul ne séquestre pour lui seul les champs, les forêts, les
+rivières:--âge sans or, où ce métal ne trouble pas les songes, et n'a
+pas, ou n'avait pas alors, envahi ces rivages. Depuis, l'Europe y porta
+ses vastes connaissances, ses coutumes, ses mœurs, mais au prix d'une
+multitude de vices qu'elle enseigna aux fils de ces contrées. Mais loin
+de nous ces images! Voyons les insulaires tels qu'ils étaient; bons par
+les leçons de la nature, vicieux sous ses inspirations. _Huzza_!
+_Otaïti_! tel fut le cri lancé d'un commun accord par le rapide
+vaisseau. La brise s'élève; la voile, naguère détendue, et maintenant
+gonflée, précède joyeusement le souffle des vents. En plus rapides
+rubans se pressent les ondes autour du vaisseau; la vague jaillit plus
+haute sous les coups de la proue. Ainsi _l'Argo_ soulevait-il la
+virginale écume de l'Euxin; mais ceux qu'il portait jetaient vers leurs
+foyers un regard de regret:--ceux-là renoncent pour jamais à la leur, et
+leur barque rebelle s'en éloigne aussi rapidement que le corbeau en
+s'envolant de l'arche sainte. Et pourtant leur projet est d'aller
+partager de nouveau le nid de la colombe, et de courber sous le joug de
+l'amour leur front indomptable.
+
+[Note 37: _L'arbre à pain_, si fameux, et que l'expédition du capitaine
+Bligh avait pour but de transplanter.]
+
+
+
+Chant Deuxième.
+
+1. Combien doux étaient les chants de Toobonai, alors que le soleil
+d'été descendait sur la baie de corail[38]! Viens, disaient les jeunes
+filles; avançons vers le plus frais ombrage de l'îlette: nous y
+écouterons le ramage des oiseaux! la colombe des bois enverra, du milieu
+des arbres, son roucoulement, semblable à la voix des dieux partie de
+Bolotoo; nous cueillerons les fleurs qui naissent sur la couche des
+morts: les plus fraîches s'élèvent où repose la tête des guerriers. Nous
+nous assiérons en face du crépuscule; nous verrons les suaves rayons de
+la lune glisser au travers des branches du tooa, et le bruissement léger
+de leurs soupirs charmera nos oreilles, quand nous nous reposerons sous
+leur abri. Ou bien gravissons le précipice: nous contemplerons les flots
+venant combattre le gigantesque rocher, qui bientôt les repousse
+dédaigneusement en écumantes colonnes. Qu'elles sont belles! et qu'ils
+sont heureux ceux qui, libres des travaux et du tumulte de l'existence,
+se contentent de regarder du rivage l'espace que l'Océan remplit tout
+entier! L'Océan lui-même se complaît dans l'azur de sa surface; et
+souvent il vient, à la clarté de la lune, peigner en cet endroit sa
+flottante chevelure.
+
+[Note 38: Les trois premiers couplets sont empruntés à une chanson
+favorite des insulaires de Tonga, traduite en prose dans la _Relation
+des îles Tonga_, par Mariner. Toobonai n'est cependant pas l'une de ces
+îles; mais elle fut l'une de celles où se réfugièrent les mutins. J'ai
+altéré et ajouté; cependant j'ai conservé de l'original tout ce que j'ai
+pu.
+
+(_Note de Lord Byron_.)]
+
+2. Oui,--nous cueillerons les fleurs du sépulcre; nous rivaliserons de
+plaisir avec les esprits des bocages promis; puis nous plongerons, et
+nous jouirons au sein des vagues; puis nous déposerons nos membres sur
+le tendre gazon; bientôt, humides encore de nos premiers jeux, nous
+oindrons nos corps de l'huile embaumée; nous laisserons les fleurs
+cueillies sur les tombes, et nous nous parerons des guirlandes
+empreintes du souvenir des braves. Mais voici la nuit; le _Mooa_ dissipe
+nos projets: déjà, près de nous, retentit le bruissement des mâts. Et
+pourtant le flambeau, signal de la danse, répand ses étincelles
+cadencées sur le gazon de Marli. Nous aussi, courons-y; là, nous nous
+rappellerons l'heureux souvenir de maintes fêtes, avant que Fiji n'eût
+soufflé dans la trompe guerrière, avant que les ennemis ne parussent
+dans leurs canots à la portée de nos rivages. Hélas! par eux se flétrit
+la fleur du genre humain; hélas! par eux les ronces se dressent à l'envi
+dans nos champs; et par eux est oublié le ravissement que nous
+éprouvions à errer à la lueur de la lune, avec l'amour pour unique
+compagnon de nos pas. Résignons-nous:--ils nous ont appris à manier une
+massue, à inonder nos champs d'une pluie de flèches. Qu'ils recueillent
+la moisson qu'ils nous ont forcé de semer. Mais cette nuit doit être
+toute entière aux fêtes; demain il nous faudra partir. Frappez la danse!
+emplissez la large coupe!--demain nous pouvons mourir. Enveloppons nos
+membres dans des vêtemens d'été; autour de nos reins déployons le blanc
+de Tappa; que des guirlandes fraîches comme le printems même forment
+notre couronne, et qu'autour de nos épaules brillent les grains de
+l'hooni: ses vives couleurs contrasteront avec la teinte de feu des
+poitrines qui battent sous elles.
+
+3. Mais la danse a cessé.--Ah! restez encore! arrêtez! ne déposez pas le
+sourire de fête. C'est demain que nous partons pour le Mooa; demain, non
+pas cette nuit:--la nuit appartient encore à la tendresse. Jeunes
+enchanteresses de la joyeuse Licoo, rendez-nous les guirlandes que nous
+préférons au sein du plaisir! Que vos formes sont charmantes! comme
+chacun de nos sens excité, ravi et doublé, rend hommage à votre beauté!
+Ainsi les fleurs qui parsèment le rocher de Mataloco, portent leurs
+parfums jusqu'aux bornes de l'humide horizon. Nous aussi, nous nous
+rendrons à Licoo; mais, ô mon cœur, que dis-je? nous irons?--et demain
+il nous faut partir!
+
+4. Tels étaient les chants--harmonie des jours que l'approche des
+flottes européennes n'avait pas encore infectés. Sans doute, ces
+insulaires avaient leurs vices--ceux que la nature tolère--et résultats
+de la barbarie.--Nous avons les uns et les autres: ceux qui naissent de
+l'excès de la civilisation, ceux qui, chez les peuples sauvages,
+inspirent le plus d'horreur. Qui n'a pas vu le règne de
+l'hypocrisie,--les prières d'Abel réunies aux forfaits de Caïn, qui ne
+les a pas vus, dis-je, peut, de son balcon, voir la preuve que notre
+vieux monde est mille fois plus perverti que le _nouveau_;--mais il
+n'est plus de _nouveau_ monde, si ce n'est aux lieux où Colombie vient
+de voir naître deux gigantesques enfans de la liberté; où le Chimboraço
+peut à son gré promener son regard de Titan sur les flots, les airs et
+la terre, sans y rencontrer un esclave!
+
+5. Telle était l'épopée des jours de tradition; les chants auxquels se
+rattachait la gloire des morts, quand la gloire n'avait d'autre
+expression que celle d'une mélodie presque divine. Ces chants ne
+satisfont pas l'œil glacé du sceptique, mais ils livrent à la puissance
+de l'harmonie une histoire entière. C'est un Achille enfant, qui, la
+lyre du Centaure en main, apprend à surpasser la vertu des tems passés.
+Le simple couplet d'une vieille et chère ballade, répété par les roches,
+se confondant avec le vagissement des ondes, parti de la pelouse
+humectée par un murmurant ruisseau, ou multiplié par les échos prolongés
+des montagnes, a, sur les cœurs naïfs, plus de pouvoir que toutes les
+colonnes érigées par les favoris de la victoire. Il garde son éloquence,
+quand les hiéroglyphes ne sont plus qu'une source de conjectures ou de
+rêveries pour les sages ou les savans. Primitive et virginale expression
+du cœur, il nous attendrit, quand les monumens de l'histoire nous
+fatiguent. Telle était cette chanson barbare,--car le chant est né chez
+les barbares;--telle en inspirait la solitude des hommes du nord, qui
+vinrent nous conquérir, et telle en inspirera toujours la contrée que
+nul ennemi lointain ne sera venu détruire ou civiliser. Quelle
+impression plus vive et plus puissante produiraient aujourd'hui sur les
+cœurs les artifices de notre savante musique?
+
+6. Alors ces mélodies, inconnues aujourd'hui, traversaient suavement le
+gracieux silence des airs, la douce sieste d'une journée d'été, le calme
+après-midi de Toobonai; alors chaque fleur était épanouie, l'air était
+un immense parfum, un léger souffle commençait à balancer le palmier, la
+première impression de la brise encore silencieuse effleurait les ondes
+comme pour transporter la fraîcheur dans la grotte avide. C'était
+l'asile de la chanteuse et du jeune étranger qui lui avait appris les
+douloureux plaisirs de l'amour, plaisirs toujours enivrans, mais surtout
+pour les cœurs qui ne savent pas encore qu'on puisse les perdre, et qui
+s'élancent comme des martyrs sur leur bûcher funéraire, tellement ravis
+dans leur délirant enthousiasme, que rien dans la vie ne leur semblerait
+comparable aux joies de cette mort: aussi meurent-ils réellement.
+Qu'est-ce, en effet, pour eux, que les autres promesses de la vie, à
+côté de l'idée seule de cet entraînement, de cette exaltation de toutes
+les forces de la nature? Aussi nos rêves d'une meilleure vie sont-ils
+renfermés dans l'espoir d'aimer éternellement encore.
+
+7. Là était assise l'aimable sauvage du désert, enfant par les années,
+femme par les formes, quand on se reporte à l'enfance de nos froids
+climats, où rien n'atteint une prompte maturité, à l'exception du crime.
+Mais c'était l'enfant d'un monde enfant, et comme la nature, charmante,
+animée et naïve; noire comme la nuit, mais la nuit avec tous ses astres,
+ou comme la grotte étincelante de stalactites. Ses yeux étaient un
+langage et un charme; ses contours, ceux d'Aphrodite sur son char de
+coquillage, et au milieu d'un riant cortége d'Amours. Voluptueuse comme
+la première approche du sommeil, et pourtant pleine de vie,--car ses
+joues, brunies par les feux du tropique, se nuançaient souvent d'une
+aimable rougeur; le sang des brûlans climats colorait son cou, et
+traçait un sillon radieux sur la pâleur obscure de ses épaules, comme on
+voit dans l'onde ténébreuse les rameaux du corail attirer le plongeur
+vers les grottes qu'ils rougissent. Telle était la fille des mers du
+Sud. Telle qu'une vague dont la force pouvait soulever la barque
+fortunée des autres, heureuse de leur bonheur, triste de leurs seules
+peines; son sein brûlant, énergique, et pourtant fidèle, ne recelait pas
+de joie égale à celle qu'elle donnait. Ses espérances n'allaient pas
+au-delà de l'expérience, cette pierre de touche glaciale, dont le
+contact dépouille ordinairement tous les objets de leurs radieuses
+couleurs. Elle ne redoutait pas les maux; elle n'en connaissait aucun,
+ou, si elle en connaissait, ils étaient bientôt--trop tôt--oubliés. Ses
+souris et ses larmes passaient avec la rapidité du vent ridant la
+surface des lacs, et troublant, sans le briser, leur délicat miroir.
+Bientôt la sérénité remontera d'une profondeur non sondée, ou descendra
+des sources pures de la montagne, jusqu'à ce qu'enfin un tremblement de
+terre, bouleversant la grotte de la Naïade, en dissipera les ondes, les
+chassera devant lui dans quelque cavité déserte, devenue le réceptacle
+d'un marais fétide. La fille des îles partagera-t-elle leur destin?
+Hélas! le changement éternel agite la vague incertaine de l'humanité;
+mais ceux qui tombent, comme tomberont les mondes eux-mêmes, renaîtront
+du moins, s'ils ont bien vécu, en esprits supérieurs à l'univers écrasé.
+
+8. Et lui, quel est-il, cet enfant du Nord aux yeux bleus, venu d'îles
+moins inconnues à l'homme, mais presqu'aussi sauvages? Quel est ce jeune
+homme aux cheveux blonds, sorti des Hébrides, là où grondent les vagues
+agitées du Pentland? Balancé dans son berceau par les vents mugissans;
+né au milieu des orages, avec un corps et une ame créés pour les orages;
+le premier objet sur lequel s'ouvrirent ses jeunes yeux fut la blanche
+écume de l'océan, et depuis ce moment l'océan fut sa patrie. Compagnon
+gigantesque de ses rêveries et de son âpre solitude, ce fut le seul
+Mentor de sa jeunesse partout où les flots portèrent sa barque. Quant à
+lui, jouet des vagues et des vents, c'était un être insouciant qui
+s'abandonnait au hasard. Nourri des légendes merveilleuses de son pays
+natal, se livrant avec ardeur à l'espérance, mais ferme dans les revers,
+le désespoir était la seule des sensations qu'il ne connût pas. Sous le
+ciel de l'Arabie, il eût été le plus intrépide des enfans errans de ces
+déserts de sable, ses lèvres immobiles endurant la soif avec autant de
+patience qu'Ismaël lui-même porté sur le vaisseau du désert[39]; sur les
+rivages du Chili. Cacique orgueilleux; dans les montagnes d'Hellas, Grec
+rebelle; né sous une tente, peut-être un nouveau Tamerlan; élevé pour le
+trône, qui sait s'il eût été digne de régner? car l'ame ambitieuse qui,
+pour s'élever à la domination, a détruit la route qu'elle devait
+parcourir; créée pour le pouvoir, et n'ayant d'autre proie qu'elle-même,
+est forcée de rétrograder[40], et de se plonger dans la douleur pour y
+chercher le plaisir. Dans une condition plus humble, avec une éducation
+vertueuse, ce même esprit qui fit un Néron, la honte de Rome, aurait pu
+devenir l'imitateur du héros qui porta si glorieusement son nom[41];
+mais laissez-lui encore tous ses vices, quel étroit théâtre pour eux si
+vous ne leur donnez un trône!
+
+[Note 39: Le vaisseau du désert est une figure orientale, en parlant
+d'un chameau ou d'un dromadaire: et ils méritent bien cette métaphore;
+le premier par sa patience, le second par sa légèreté à la course.]
+
+[Note 40: Lucullus, ayant trouvé des charmes dans la frugalité, prodigua
+les navets dans sa ferme sabine.
+
+(POPE.)]
+
+[Note 41: Le consul Néron qui fit cette marche incomparable dont Annibal
+fut la dupe, et qui défit Asdrubal, accomplissant ainsi un fait d'armes
+presque sans exemple dans les annales militaires. La première nouvelle
+qu'Annibal eut de son retour fut par la tête d'Asdrubal jetée dans son
+camp. Annibal, en la voyant, s'écria, avec un soupir, que Rome allait
+maintenant devenir la maîtresse du monde. Et cependant, c'est peut-être
+grâce à cette victoire du consul Néron que l'empereur du même nom régna
+par la suite; mais l'infamie de l'un a surpassé la gloire de l'autre.
+Quand on entend prononcer le nom de Néron, qui songe au consul? telles
+sont les choses humaines!]
+
+9. Tu souris, lecteur.--Pour celui qui voit les choses d'un œil facile à
+se laisser éblouir, de telles comparaisons semblent prises bien haut à
+propos du nom obscur d'un être dont le sort n'a rien de commun avec la
+gloire, Rome, le Chili, Hellas ou l'Arabie. Tu souris? j'y consens: il
+vaut mieux sourire que de soupirer; cependant il aurait pu être tout ce
+que j'ai dit. C'était un homme dont l'esprit ambitieux l'entraînait
+toujours en avant, formé pour devenir un héros patriote ou un chef
+despotique; pour faire la gloire ou le malheur d'une nation. Il était né
+sous des auspices qui font l'homme plus grand ou plus abject que
+l'imagination même n'a osé le rêver. Mais tout ceci n'est que chimères;
+dites enfin, qu'est-il dans ces lieux?--c'est un frais adolescent, un
+jeune mutin affranchi par la révolte; c'est le blond Torquil, qui ne
+connaît pas plus d'entraves que les vagues écumeuses de l'océan,--c'est
+l'époux de la fiancée de Toobonaï.
+
+10. Les yeux fixés sur les flots, il était assis auprès de Neuah, de
+Neuah qui, parmi les filles de l'île, est comparable à cette plante qui,
+sans cesse tournée vers le soleil, en a reçu le nom. Noble, mais d'une
+noblesse qui fait sourire nos généalogistes qui n'ont pas d'armoiries
+pour ces contrées inconnues; issue d'une longue race d'hommes libres et
+vaillans, race de preux ne connaissant pas l'usage des vêtemens, et
+formant une chevalerie sauvage dont les huttes couvertes de mousse
+s'élèvent le long des rivages de la mer. J'ai vu la tienne, Achille, et
+n'ai pas vu autre chose! Mais quand ces étrangers porteurs de la foudre
+arrivèrent dans leurs vastes canots ceints de traits de flamme, hérissés
+de grands arbres qui, plus hauts que le palmier, semblaient, pendant le
+calme, avoir pris racine dans les profondeurs de l'océan, et, lorsque
+les vents se réveillaient, déployaient des ailes aussi larges que le
+nuage qui s'étend à l'horizon; et, semblables à des cités de la mer,
+commandaient aux flots, et enchaînaient presque les vagues turbulentes,
+la jeune sauvage, dans son léger esquif, agitant mollement sa pagaïe,
+s'élança sur la surface des ondes, comme les rennes à travers les
+neiges, glissant doucement sur le bord écumeux des brisans, légère comme
+une Néréide sur son char marin[42], elle contempla, pleine d'étonnement
+et d'admiration, cette construction gigantesque refoulant chaque vague
+sous sa pesante masse. L'ancre est jetée, le vaisseau repose au sein de
+l'océan; et tandis qu'une foule d'embarcations légères forment autour de
+lui une chaîne mobile, il semble un lion majestueux endormi aux rayons
+du soleil, et dont un essaim d'abeilles bourdonnantes entourent la
+flottante crinière.
+
+[Note 42: Il y a dans le texte: _sur son traîneau marin_.]
+
+11. Les hommes blancs débarquèrent. Est-il besoin de dire le reste? le
+nouveau monde étendit sa main noire à l'ancien. Chacun d'eux était une
+merveille pour l'autre, et l'attrait de la surprise et de l'admiration
+fit bientôt place à un sentiment plus bienveillant. Parmi ces enfans du
+soleil, l'accueil des pères fut affectueux; celui des filles, agitées
+par de plus douces passions, le fut bien plus encore. Ils s'unirent par
+de tendres liens. Les enfans des tempêtes s'aperçurent que la beauté
+peut être jointe à une peau noire, et les filles de l'île admirèrent à
+leur tour cette teinte plus pâle, qui paraît si blanche aux climats qui
+ne connaissent pas la neige. La course, la chasse, la liberté d'errer
+sur ce sol, où chaque cabane était la leur; le plaisir de jeter un filet
+à la mer, de s'élancer dans ces légers canots qui voguent sur cet
+archipel, au sein bleuâtre duquel s'élèvent ces îles heureuses; ce
+sommeil rafraîchissant obtenu par de joyeux travaux; ce palmier qui nous
+représente la plus majestueuse Dryade des forêts, où l'enfance du jeune
+Bacchus fut cachée, et dont la cime, ombrageant la _vigne renfermée_
+dans son sein, est si élevée que l'aigle bâtit rarement son nid plus
+haut; le festin composé de caviar et d'ignames; ce cocotier qui porte à
+la fois la coupe, le lait et le fruit; l'arbre à pain qui, sans le
+secours de la charrue et du moissonneur, donne l'abondant produit d'un
+champ cultivé, tandis que ses pains, offrandes de la nature, cuisant
+sans l'aide d'un feu artificiel, dans des forêts qui ne sont encore ni
+achetées ni vendues, chassent la famine de leur sein fertile, et offrent
+une denrée sans prix à l'homme qui la recueille. Tous ces trésors, et
+les douces voluptés des eaux et des bois, les joies folâtres de ces
+solitudes peuplées, adoucirent les mœurs de ces farouches aventuriers,
+et les disposant à sympathiser avec un peuple moins éclairé, mais plus
+heureux, firent plus que l'éducation européenne n'avait pu faire en
+civilisant les enfans de la civilisation!
+
+12. Parmi eux, on remarquait plus d'un couple amoureux, et entre
+ceux-ci, Neuah et Torquil n'étaient pas le moins aimable. Tous deux
+enfans des îles, quoique d'îles bien éloignées l'une de l'autre; tous
+deux nés sous cette étoile qui préside à la mer, ils avaient été nourris
+tous deux au milieu de ces beautés primitives de la nature qu'on chérit
+jusqu'au tombeau lorsqu'elles ont attiré nos premiers regards, et excité
+notre intérêt dans l'enfance. Celui dont les monts bleuâtres de l'Écosse
+frappèrent d'abord les yeux, aimera chaque cime qui lui offrira une
+teinte semblable; il saluera dans chaque rocher la figure bien connue
+d'un ami; et à l'aspect d'une montagne, ses bras s'ouvriront comme pour
+l'étreindre contre son cœur. Long-tems j'ai erré dans des pays qui ne
+sont pas le mien, adorant les Alpes, chérissant les Apennins, prosterné
+devant le Parnasse et devant la cime escarpée du mont Ida, berceau de
+Jupiter, et de l'Olympe dominant majestueusement la mer. Mais ce n'était
+pas seulement les souvenirs de l'antiquité ni cette belle nature qui me
+jetaient dans des ravissemens extatiques:--les émotions de l'enfance lui
+avaient survécu dans le jeune homme; et sur le mont Ida, cherchant des
+yeux Troie et Loch na Gar, ma mémoire attachait des souvenirs celtiques
+aux monts Phrygiens, et confondait les cascades d'Écosse avec la
+fontaine limpide de Castalie. Pardonne, ombre universelle d'Homère!
+pardonne, ô Phébus! aux écarts de mon imagination:--ce fut dans le nord
+que je puisai le premier sentiment des beautés de la nature, et que
+j'appris à adorer vos scènes sublimes[43].
+
+[Note 43: Étant très-enfant (j'avais a peu près huit ans), ayant été
+attaqué de la fièvre scarlatine, à Aberdeen, je fus transporté dans les
+montagnes par le conseil des médecins. Là, il m'arriva quelquefois de
+passer l'été, et c'est de ce moment que je date mon penchant pour les
+pays montagneux. Je n'oublierai jamais l'effet que produisit sur moi,
+quelques années après, en Angleterre, le spectacle d'un objet que je
+n'avais pas vu depuis long-tems, même en miniature, d'une montagne de la
+chaîne des Malvernes. À mon retour à Cheltenham, je la contemplais tous
+les soirs, au coucher du soleil, avec une émotion que je ne puis
+décrire. Ceci était bien d'un enfant; mais je n'avais que treize ans, et
+c'était pendant les vacances.]
+
+13. L'amour qui embellit et attendrit tous les êtres; la jeunesse qui
+colore l'air qui l'entoure; le ciel qui la couvre des nuances brillantes
+de l'arc-en-ciel; le souvenir des périls passés, qui fait que l'homme
+lui-même jouit de l'intervalle où il cesse de détruire;--l'attrait
+réciproque de cette beauté qui se fait sentir au cœur le plus farouche,
+et le frappe comme l'éclair frappe l'acier: tout contribua à unir
+l'homme à demi civilisé et la fille sauvage, et à confondre, dans une
+seule ame absorbée par la passion, l'adolescent et la jeune fille. Les
+souvenirs tumultueux des combats avaient cessé de remplir d'une joie
+sombre un cœur qui commençait à se détacher d'eux. Il ne ressentait plus
+cet ennui, cette impatience du repos qui le troublait naguère, comme
+l'aigle dans son nid, dont le bec aiguisé et l'œil perçant cherchent une
+victime dans la vaste étendue des cieux:--son ame s'était amollie dans
+cet état voluptueux, où il goûtait ces douceurs efféminées de l'Élysée,
+qui ne promettent pas de lauriers à la tombe des héros; mais, hélas! ces
+lauriers se flétrissent s'ils ne sont arrosés de sang.--Et lorsque les
+cendres d'un mortel sont déposées dans l'urne funèbre, le myrte ne leur
+prête-t-il pas un aussi doux ombrage? Si César n'eût connu que les
+baisers de Cléopâtre, Rome eût été libre, et le monde ne fût pas devenu
+sa conquête. Eh! qu'ont fait pour le monde les exploits de César, la
+renommée de César? Nous le sentons dans notre avilissement: cette gloire
+a posé son cachet sanglant sur nos chaînes, elle y a fait naître la
+rouille que nos tyrans se plaisent à y entretenir. Eh quoi! la gloire,
+la nature, la raison et la liberté réunies ordonneront à des millions
+d'hommes exaspérés de faire ce que Brutus exécuta seul!--Elles leur
+commanderont de renverser du poste élevé qu'ils occupent depuis trop
+long-tems, ces vils imitateurs d'un despote, qui, semblables à l'oiseau
+moqueur, répètent le chant de la tyrannie! et cependant nous
+continuerons à être traqués par ces chats-huans ignobles, dignes
+seulement de la chasse aux souris, et que nous nous obstinons à prendre
+pour de nobles faucons, tandis que le premier mot de liberté suffirait
+pour chasser ces épouvantails: car leur effroi nous prouve assez qu'ils
+ne sont pas autre chose!
+
+14. Plongée dans les ravissemens de la passion, et oubliant doucement la
+vie, Neuah, la fille de la mer du Sud, était tout ce qu'une femme peut
+être pour un époux lorsqu'aucune distraction du monde ne la détourne de
+son amour; loin d'une société railleuse, toujours prête à se moquer
+d'une flamme nouvelle et passagère, et de cet essaim bourdonnant de
+fats, qui fait bruyamment éclater son admiration, ou murmure à son
+oreille les expressions d'une flamme adultère, qui en veut à son devoir,
+à sa gloire et à son bonheur. Son ame et toutes les sensations qui
+l'agitaient étaient à nu comme ses belles formes. On pouvait la comparer
+à l'arc-en-ciel pendant l'orage:--ses nuances mobiles offrent une
+brillante variété, mais colorent toujours les cieux du plus doux éclat;
+son arc a beau s'étendre, ses couleurs changer, ce n'est pas moins le
+nuage qui porte la messagère des amours.
+
+15. C'est là, c'est dans cette grotte du rivage battu par les vagues
+qu'ils passaient les matinées brûlantes du tropique. Les heures
+n'existaient pas pour eux:--ils ne calculaient pas le tems. Leurs
+oreilles n'étaient pas frappées du son lugubre de l'horloge, qui nous
+distribue la portion journalière de la vie, et avertit l'homme, en s'en
+moquant, avec un rire d'airain. Que leur importait le passé ou l'avenir?
+Le présent, comme un tyran, les tenait enchaînés;--leur sablier était le
+sable du rivage, et la mer voyait s'écouler leurs doux momens ainsi que
+ses vagues paisibles; leur horloge, c'était le soleil dans son immense
+horizon. Ils ne comptaient pas, eux pour qui la journée n'était qu'une
+heure. Le rossignol remplaçait pour eux la cloche du soir, lorsqu'il
+chantait mélodieusement à la rose les adieux du jour[44]. Ils voyaient
+se coucher leur large soleil, non comme dans le nord, d'une marche lente
+et graduée, et affaiblissant son éclat à mesure qu'il descend sur
+l'océan; mais ardent, enflammé, conservant toute sa plénitude, et comme
+s'il abandonnait pour jamais le monde, et le privait de lumière,
+plongeant dans les flots son front étincelant, tel qu'un héros, qui se
+précipite dans la tombe. Alors ils se levaient tous deux, regardaient
+d'abord le firmament, puis revenaient chercher la lumière dans les yeux
+l'un de l'autre; et s'étonnant qu'un soleil d'été durât si peu, ils se
+demandaient si en effet le jour était à sa fin.
+
+[Note 44: On n'a besoin de rien ajouter à cette allusion à la fable bien
+connue des amours du rossignol et de la rose, qui est devenue maintenant
+aussi familière au lecteur de l'Occident qu'à celui de l'Orient.]
+
+16. Et pourquoi ceci paraîtrait-il étrange?--Le dévot ne vit pas sur la
+terre; dans son extase, les jours et les mondes passeraient devant lui
+sans être aperçus: son ame a pris son vol vers le ciel avant sa
+poussière.--L'amour est-il donc moins puissant? Non; sa route est
+glorieusement tracée, et c'est aussi vers Dieu qu'elle le conduit. Tout
+ce que nous connaissons ici-bas des délices du ciel est attaché à cette
+autre meilleure moitié de nous-mêmes, dont nous ressentons la joie ou la
+douleur bien plus que celle qui nous est propre. Cette flamme qui
+absorbe tout, et qui, jointe à celle qui l'allume, ne forme plus qu'un
+seul feu, feu pur, semblable au bûcher funèbre des Indiens, où les cœurs
+tendres brûlent sans exhaler un soupir. Combien de fois n'avons-nous pas
+oublié le tems, lorsque, dans la solitude, nous admirions le trône
+universel de la nature, ses forêts, ses déserts, ses eaux, cette réponse
+éloquente et profonde qu'elle fait à notre intelligence? N'y a-t-il pas
+de la vie dans les étoiles et les montagnes? Une ame n'anime-t-elle pas
+les vagues de la mer? Les larmes muettes qui dégouttent de ces humides
+rochers n'expriment-elles pas un sentiment?--Non, non! elles nous
+appellent, elles nous ouvrent leurs sphères, elles nous invitent à nous
+affranchir avant l'heure du poids de cette enveloppe d'argile, à plonger
+notre ame dans l'immensité, à nous dépouiller de cette forme trompeuse
+et fragile qui nous est si chère!--Qui peut encore songer à soi en
+contemplant les cieux? Et sans porter si haut ses regards, quel est
+celui qui, dans les frais momens de la jeunesse, avant d'avoir reçu les
+leçons du tems, a jamais pensé à la dépravation de l'homme et à la
+sienne? À cette heureuse époque de la vie, la nature entière est son
+royaume et l'amour son trône.
+
+17. Neuah et Torquil se levèrent. Les teintes douces et mélancoliques du
+crépuscule avaient pénétré dans la grotte qui leur servait d'asile, et
+dont la voûte, tapissée de spar humide de rosée, joignait son faible
+éclat à celui des étoiles qui se rassemblaient sur le firmament. Le
+couple heureux, partageant le calme de la nature, prit lentement le
+chemin de sa cabane élevée au pied d'un palmier, tantôt souriant, tantôt
+silencieux comme tout ce qui les entourait. Que l'ame est belle dans cet
+état de sérénité; elle est belle comme l'amour même! Le murmure des
+flots de l'océan était presque aussi faible que celui du coquillage
+imitateur de leur bruissement[45], et qui, tel que l'enfant né dans les
+profondeurs des mers et séparé du sein maternel, crie sans cesse et ne
+veut pas dormir, faisant entendre sa petite plainte, et se désespérant
+en vain dans le vaste sein de la vague sa nourrice. Les forêts
+disparaissaient insensiblement dans l'obscurité, comme pour aller se
+livrer au repos; l'oiseau du tropique regagnait son nid par le chemin
+des rochers, et le ciel d'azur qui les entourait semblait un lac
+paisible où l'ardente piété pouvait étancher sa soif.
+
+[Note 45: Si le lecteur veut appliquer à son oreille le coquillage qui
+est sur sa cheminée, il comprendra l'allusion qu'on veut faire ici. Si
+ce passage lui paraît obscur, il trouvera dans _Gébir_ la même idée,
+mieux exprimée en deux lignes. Je n'ai jamais lu ce poème; mais j'ai
+entendu citer ces deux vers par un lecteur plus profond, et qui parait
+être d'une opinion bien différente de celle exprimée par l'éditeur de la
+_Revue du trimestre_, qui, dans sa réponse au rédacteur chargé de la
+critique de son _Juvénal_, prononça qu'on ne pouvait rien lire de plus
+mauvais et de plus absurde. C'est à M. Landor, l'auteur de _Gébir_, qui
+fut ainsi jugé, et de quelques autres poèmes latins qui rivalisent
+d'obscénité avec Martial et Catulle, que l'immaculé M. Southey a adressé
+ses déclamations contre l'impureté.]
+
+18. Mais écoutez! À travers les palmiers et les plantains, une voix se
+fait entendre; non telle qu'un amant l'eût choisie pour venir
+interrompre, à une telle heure, le silence d'une nuit si calme. Ce
+n'était pas la brise du soir passant sur la montagne, et faisant frémir
+les rochers et les arbres, ces cordes sonores de la nature, le premier
+et le plus harmonieux des instrumens, et puis leur servant elle-même
+d'écho. Ce n'était pas non plus l'alarme du bruyant cri de guerre, qui
+venait de rompre le charme, ni le soliloque plaintif du hibou hermite,
+anachorète ailé aux grands yeux, à la vue faible, qui entonne la nuit
+son hymne lugubre, dans laquelle s'exhale son ame solitaire:--c'était le
+sifflet d'un marin, fort et prolongé, aussi perçant que le sifflement
+d'un oiseau de mer. Il y eut une pause; puis une voix rauque cria:
+«Holà! Torquil! mon garçon! Quelles nouvelles! Holà! frère, holà!» «Qui
+appelle?» s'écria Torquil, en suivant des yeux le son de la voix.
+«Quelqu'un,» répondit-on brièvement.
+
+19. En ce moment, celui dont on venait d'entendre la voix parut
+lui-même, et avec lui la brise aromatique du sud se chargea, non de ces
+parfums qu'elle recueille en passant sur une couche de violettes, mais
+de ces tourbillons de fumée qui aiment à se mêler aux vapeurs de
+l'eau-de-vie et du vin. Ils s'échappaient alors d'une pipe courte et
+fragile, mais qui avait porté ses émanations odorantes dans les deux
+zones, et toujours en action là où les vents soufflent et où la mer
+roule ses flots, avait exhalé sa fumée de Portsmouth au pôle, et
+opposant sa vapeur à la lueur éblouissante des éclairs, toujours calme
+et paisible, au milieu des montagnes de vagues, et dans toutes les
+variations d'un ciel inconstant, n'avait cessé d'offrir à Éole un
+perpétuel sacrifice. Et quel était celui qui la portait? Je puis me
+tromper, mais je le prendrais pour un marin ou pour un philosophe[46]. Ô
+sublime tabac, qui de l'est à l'ouest charmes les travaux du marin et le
+repos des enfans de Mahomet; toi qui, sur l'ottomane du musulman,
+partages ses heures entre l'opium et ses femmes dont tu es devenu le
+rival; magnifique à Stamboul, moins noble mais non moins chéri dans
+Wapping ou le Strand, divin en _Hookas_, superbe dans une riche et
+brillante pipe dont l'ambre orne le bout; comme tant d'autres objets qui
+nous charment, si tu attires plus généralement les hommages revêtu de
+tout l'éclat de la parure, tes vrais adorateurs admirent bien davantage
+tes beautés sans déguisement. Donnez-moi un cigarre.
+
+[Note 46: Hobbes, à qui nous devons Locke et d'autres philosophes, était
+un fumeur déterminé,--même jusqu'à fumer plus de pipes qu'on n'en
+pourrait compter.]
+
+20. Une figure humaine s'approche au milieu de l'obscurité de la forêt
+dont elle vient troubler la solitude. Son aspect a quelque chose de
+fantastique; on dirait un marin revêtu d'un déguisement de sauvage, et
+tel qu'il paraît sortant des flots de l'océan lorsque les joyeux
+vaisseaux traversent la ligne et qu'une foule de matelots, se livrant à
+ces bruyantes saturnales, se rassemblent sur le tillac dans le char
+emprunte de Neptune. Le dieu de l'océan sourit de voir son nom revivre
+encore une fois, ne fût-ce que dans la pantomime grotesque de ses
+fidèles enfans qui s'abandonnent à la joie au milieu de vents inconnus à
+ses Cyclades natales. Cependant le vieux Neptune se réjouit de voir
+reparaître sur l'océan quelques faibles traces de son règne antique. La
+veste que porte notre marin, quoique presque en lambeaux; sa pipe qu'il
+ne quitte pas et qui ne cesse jamais de fumer; quelque chose dans son
+air et dans sa taille qui ressemble à un mât de misaine, et un certain
+balancement dans sa démarche, semblable à celui de son vaisseau chéri,
+indiquent assez son premier état: cependant l'espèce de mouchoir dont sa
+tête est enveloppée avec si peu d'élégance et de soin, et le morceau
+d'étoffe trop exigu qui remplace un pantalon trop tôt la proie des
+épines (car les plus belles forêts ont aussi les leurs), et lui tient
+lieu de ce vêtement pour lequel les Anglais n'ont pas trouvé
+d'expression[47]; ses pieds et sa poitrine nus, et cette figure brûlée
+par le soleil, pourraient annoncer un sauvage aussi bien qu'un homme de
+mer. Mais ces armes sont celles de sa profession, et les produits de
+cette Europe que deux mondes bénissent pour la civilisation qu'ils lui
+doivent. Son fusil est suspendu derrière ses larges épaules, un peu
+courbées par le séjour de la mer, mais robustes comme celles du
+sanglier.
+
+[Note 47: Il y a dans le texte: _qui lui servent d'inexpressible_.]
+
+Son coutelas privé de sa gaîne, perdue ou usée par le tems, pend à son
+côté: et à sa ceinture est une paire de pistolets, qu'on pourrait
+comparer à un couple d'époux (que cette métaphore ne soit pas prise pour
+un sarcasme), car si l'un manque son feu, l'autre n'en part pas moins à
+l'instant. Tout ceci, avec une baïonnette un peu moins exempte de
+rouille que lorsqu'elle était sortie pour la première fois du fourreau,
+complète l'accoutrement de cet homme qui s'avance au milieu des ombres
+de la nuit, muette spectatrice de ce costume bizarre.
+
+21. «Quelles nouvelles, Ben Bunting? s'écria notre nouvel ami Torquil,
+lorsqu'il vit le marin en face. Y a-t-il quelque chose de neuf?» «Oui,
+oui, répondit Ben, rien de neuf, mais assez de nouvelles; une étrange
+voile s'est montrée au large.» «Une voile! qu'entends-je? Mais comment
+avez-vous pu la découvrir? C'est impossible. Je n'ai pas vu sur la mer
+le moindre lambeau de toile.» «Cela se peut, dit Ben, vous avez pu ne
+pas la voir de la baie; mais moi, du haut du rocher où j'ai fait le
+quart aujourd'hui, je l'ai aperçue dans le bassin, car le vent était
+frais et propice.» «Et lorsque le soleil s'est couché, où était-elle?
+Avait-elle jeté l'ancre?» «Non, mais elle a continué de se diriger sur
+nous jusqu'à ce que le vent soit tombé.» «Et son pavillon?» «Je n'avais
+pas de lunette; mais, de par Dieu, tout loin qu'elle fût, la sorcière ne
+m'a pas paru nous vouloir du bien.» «Est-elle armée?» «Je m'y attends;
+on a envoyé à la découverte; il est tems, ce me semble, pour nous de
+mettre à la mer.» «À la mer? Quel que soit celui qui nous donne
+maintenant la chasse, nous ne fuirons pas le combat, car ce serait une
+lâcheté; nous mourrons à notre poste comme des braves.» «Oui, oui; quant
+à cela, c'est tout-à-fait égal à Ben.» «Christian sait-il cette
+nouvelle?» «Oui, et il a mis tous les bras en réquisition, et rassemblé
+tous nos gens au quartier. Ils sont occupés à fourbir leurs armes, et
+nous avons des canons à transporter et à mettre en état; on vous
+demande.» «C'est trop juste, et ne le serait-ce pas, je n'ai pas une ame
+capable d'abandonner mes camarades sans secours pendant l'orage. Ma
+Neuah! ah! pourquoi le sort ne poursuit-il pas que moi seul? Pourquoi
+doit-il persécuter aussi un être si tendre et si fidèle? Mais quoi qu'il
+arrive, ah! Neuah, n'amollis pas mon courage. Le tems presse et ne me
+permet pas une seule larme.--Mais quoi qu'il advienne, je suis à
+toi.»--«Il a raison, ajouta Ben. C'est bon pour la marine[48].»
+
+[Note 48: _C'est bon pour la marine, mais les matelots ne veulent pas le
+croire_, est un vieux dicton, et une des dernières traces qui subsistent
+encore (mais en plaisanterie seulement) de la jalousie qui exista jadis
+entre deux armées également braves.]
+
+
+
+Chant Troisième.
+
+1. Le combat était terminé. Cette lueur fatale qui enveloppe le canon
+lorsqu'il porte la mort, avait aussi cessé d'éclairer les ténèbres; la
+vapeur sulfureuse des armes à feu avait abandonné la terre, et, chassée
+vers le ciel, en avait souillé un moment l'éclat. Le bruit effroyable de
+chaque décharge ne faisait plus retentir les échos, de nouveau livrés à
+leur paisible mélancolie. On n'entendait plus de cris d'horreur répétés
+de part et d'autre. La lutte avait cessé. Les vaincus subissaient leur
+sort. Les révoltés étaient écrasés, dispersés ou pris, ou, si
+quelques-uns survivaient, c'était pour envier le destin des morts. Un
+petit nombre, un bien petit nombre s'était échappé, et ceux-ci étaient
+poursuivis dans toute cette île qu'ils avaient aimée par-dessus leur
+pays natal. Ils n'avaient plus, sur la terre, d'asile et de patrie,
+après avoir renié celle qui les avait vus naître. Traqués comme des
+bêtes sauvages, comme elles ils cherchaient le désert, de même que
+l'enfant se réfugie dans le sein de sa mère. Mais en vain les loups et
+les lions, poursuivis par le chasseur, cherchent leur antre, et plus
+vainement encore l'homme voudrait échapper à l'homme.
+
+2. Il est un rocher dont la base saillante se projette au loin dans
+l'océan, et brave les plus terribles accès de sa fureur. Lorsque la
+vague irritée escalade ses flancs énormes, aussitôt elle en est
+précipitée, comme le brave qui s'élance le premier à l'assaut, et
+retombe sur cette masse de flots écumeux qui combattent sous les
+bannières du vent. C'est là que se rassemblent quelques malheureux
+échappés au combat, faibles, sanglans, brûlans de soif, mais tenant
+encore leurs armes, et conservant un reste d'orgueil de leur ancienne
+résolution, qui annonce en eux des hommes plus habitués à lutter contre
+le sort qu'à s'en laisser surprendre. Ils semblaient avoir prévu et
+défié leur destinée, comme un événement probable. Et cependant une lueur
+d'espoir, non celui d'être pardonnes, mais de rester dans l'oubli, ou
+d'échapper aux recherches sur ce rocher éloigné, au milieu de cet océan
+de vagues, avait en partie effacé de leurs pensées qu'ils venaient de
+contempler et de subir la vengeance des lois de leur pays. Leur île,
+verdâtre comme les flots de la mer, ce paradis gagné au prix d'un crime,
+ne pouvait plus servir d'asile à leurs vices et à leurs vertus. Leurs
+sentimens honnêtes, s'ils en avaient encore, étaient perdus pour
+eux:--leurs fautes leur restaient seules. Proscrits jusque dans leur
+seconde patrie, ils étaient perdus. En vain le monde s'ouvrait devant
+eux, toutes les portes leur en paraissaient fermées. Leurs nouveaux
+alliés avaient combattu, avaient versé leur sang dans ce sacrifice
+mutuel; mais à quoi leur avaient servi la massue, la lance et le bras
+d'Hercule contre la puissance magique de ce talisman destructeur, de ce
+tonnerre qui écrase le guerrier avant qu'il puisse faire l'emploi de sa
+force; et, semblable à ce fléau pestilentiel dont on ne peut arrêter les
+ravages, creuse en même tems la tombe du brave et celle de la valeur
+humaine[49]? Ce peu de guerriers avaient fait tout ce que des hommes
+déterminés ont souvent osé et fait contre le nombre, mais quoique le
+choix naturel de l'homme semble être de mourir libre, la Grèce
+elle-même, la Grèce n'avait vu qu'une fois les Thermopyles, jusqu'à ce
+jour où, se forgeant un glaive de ses chaînes brisées, elle expire pour
+revivre encore.
+
+[Note 49: Archidamus, roi de Sparte, et fils d'Agésilas, en voyant une
+machine inventée pour lancer des pierres et des dards, s'écria que
+c'était le tombeau de la valeur. La même anecdote a été attribuée à
+quelques chevaliers, lorsqu'on fit pour la première fois usage de la
+poudre à canon; mais le fait original se trouve dans Plutarque.]
+
+3. Au pied de ce roc immense, ce petit nombre d'hommes ressemblait aux
+restes fugitifs d'une troupe de daims.--Leurs yeux étaient
+enflammés,--leur aspect indiquait l'épuisement de leurs forces;
+cependant ils étaient encore teints du sang de ceux qui les
+poursuivaient. Une petite source, tombant du haut du rocher, précipitait
+en bouillonnant, de cime en cime, son onde douce et fraîche, qui,
+folâtre et vagabonde, allait égarer son cristal limpide et étincelant
+aux rayons du jour, dans le vaste sein de la mer. Réunie à l'immense, au
+farouche océan, mais encore pure et fraîche comme l'innocence, et
+courant moins de dangers qu'elle, son onde argentée brillait encore d'un
+doux éclat sur la surface des flots, semblable au timide chamois qui
+contemple sans s'effrayer, le précipice au-dessous duquel mugissent,
+s'élèvent et s'abaissent les vagues bleuâtres de la vaste mer. Ce fut à
+cette fraîche source qu'ils coururent:--toutes leurs sensations étant
+absorbées en ce moment par cet impérieux besoin de la nature, la soif
+brûlante qui les dévorait. Ils burent comme ceux qui croient boire pour
+la dernière fois, et se débarrassèrent de leurs armes pour mieux
+savourer cette rosée délicieuse. Ils rafraîchirent leurs gosiers
+desséchés, et lavèrent le sang de leurs blessures qui ne devaient
+peut-être avoir d'autres bandages que des chaînes. Après avoir étanché
+leur soif, ils regardèrent tristement autour d'eux, et comme étonnés de
+retrouver encore autant des leurs vivans et libres. Mais chacun, gardant
+le silence, semblait interroger les yeux de son camarade pour y chercher
+un langage que ses lèvres lui refusaient, comme si leur voix eût expiré
+avec leur cause.
+
+4. Sombre, et un peu séparé du reste, se tenait Christian, les bras
+croisés sur sa poitrine. Ce coloris animé, jadis répandu sur ses joues,
+et que rien n'y faisait jamais pâlir, avait été remplacé par la teinte
+livide du plomb. Ces cheveux d'un brun clair, flottant avec tant de
+grâce, se dressaient maintenant sur son front comme autant de vipères.
+Immobile comme une statue, les lèvres serrées comme pour comprimer
+jusqu'au souffle qui soulevait encore sa poitrine, muet et menaçant, il
+était debout appuyé contre le rocher; et à l'exception d'un faible
+battement de pied qui, de tems à autre, laissait une impression plus
+profonde sur le sable, on aurait pu le croire changé en pierre. À
+quelques pas de là, Torquil, la tête appuyée contre un banc de roc, ne
+parlait pas, mais perdait son sang par une blessure qui pourtant n'était
+pas mortelle:--la plus dangereuse était celle dont il souffrait
+intérieurement. Son front était pâle, ses yeux bleus caves; et les
+gouttes de sang dont sa blonde chevelure était teinte indiquaient assez
+que son abattement n'était pas l'effet du désespoir, mais de
+l'épuisement de la nature. À côté de lui était un homme aussi farouche
+qu'un ours, et cependant plein de la bonne volonté d'un frère: c'était
+Ben Bunting, qui, ayant essayé d'étancher, de laver et de bander sa
+blessure, se mit ensuite à allumer tranquillement sa pipe, ce trophée
+qui avait survécu à cent combats, ce phare qui l'avait réjoui pendant
+mille et mille nuits. Le quatrième et le dernier de ce groupe solitaire
+marchait de long en large, s'arrêtant de tems à autre, et se baissant
+comme pour ramasser un caillou; puis le rejetant, et recommençant à
+marcher à la hâte; puis s'arrêtant tout-à-coup pour jeter les yeux sur
+ses compagnons, et sifflant à demi la moitié d'un air; après quoi il
+reprenait sa marche précipitée, avec quelque chose qui indiquait en lui
+un mélange d'insouciance et d'inquiétude. Voici une longue description,
+quoiqu'elle s'applique à une scène qui à peine dura cinq minutes; mais
+quelles minutes! des momens semblables changent la vie des hommes en
+éternité!
+
+5. À la fin, Jack Skyserape, homme actif et mobile comme le vif-argent,
+effleurant tout comme le souffle léger de l'éventail, plus brave que
+ferme, plus disposé à affronter la mort et à la subir tout d'un coup,
+qu'à lutter contre le désespoir, s'écria: «_God damn_[50]!» ces syllabes
+énergiques, qui servent de base à l'éloquence anglaise, comme l'_Allah_
+du Turc ou l'exclamation payenne du Romain: _de par Jupiter_! servaient
+autrefois, dans des cas embarrassans, pour exhaler la première
+impression.--Jack était donc embarrassé: jamais héros ne le fut
+davantage; et, ne sachant que dire, il se mit à jurer. Ces sons
+long-tems familiers arrachèrent Ben aux méditations de la pipe. Il l'ôta
+de sa bouche; et, d'un air grave et important, ajouta seulement au
+juron: «_His eyes_[51]!» complétant ainsi cette phrase restée
+imparfaite, et que je ne crois pas avoir besoin de répéter.
+
+[Note 50: _Dieu damne_.--Il me semble que ce jurement intraduisible, et
+d'ailleurs bien connu des Français, sera mieux ici en anglais.
+
+(_N. du Tr._)]
+
+[Note 51: _Ses yeux_. God damn his eyes, _Dieu damne ses yeux_.--Ce
+juron est familier à la classe la plus grossière du peuple anglais.
+
+(_N. du Tr._)]
+
+6. Mais Christian, d'une nature plus noble, offrait l'image d'un volcan
+éteint. Silencieux, morne et farouche, les traces brûlantes des passions
+subsistaient encore sur ses traits obscurcis de sombres nuages. Enfin,
+portant devant lui un œil austère, son regard tomba sur Torquil, qui,
+dans sa faiblesse, était forcé de s'appuyer. «En est-il donc ainsi?
+s'écria-t-il; et toi aussi, malheureux enfant, et toi aussi, il faut que
+ma démence te perde!» Il dit, et s'avança à grands pas vers le lieu où
+était le jeune Torquil, encore teint du sang qu'il venait de perdre. Il
+saisit sa main avec ardeur, mais ne la pressa pas comme redoutant pour
+lui-même l'effet de cette caresse. Puis il s'informa de son état, et
+lorsqu'il apprit que la blessure était plus légère qu'il ne l'avait
+imaginé ou craint, son front parut s'éclaircir autant qu'un tel moment
+le lui permettait. «Oui, s'écria-t-il, nous avons succombé dans le
+combat; mais notre défaite n'a pas été celle de lâches: elle n'a pas
+offert à nos ennemis un triomphe facile.--Ils nous ont chèrement
+achetés; ils peuvent nous payer plus cher encore, car j'y perdrai la
+vie. Mais vous, avez-vous la force de fuir? Ce serait encore une
+consolation pour moi si vous pouviez me survivre; notre troupe affaiblie
+est réduite à un trop petit nombre pour résister. Oh! un canot, un seul
+canot; ne fût-ce qu'une coquille, pour vous transporter loin d'ici, aux
+lieux où l'espérance peut encore habiter avec vous.--Quant à moi, mon
+sort est tel que je l'ai voulu; j'ai vécu, et je mourrai libre et sans
+peur.»
+
+7. Comme il parlait, au bord du promontoire qui élève au-dessus des
+flots sa tête haute et grisâtre, une tache noire se fit apercevoir sur
+l'océan, volant avec rapidité et ressemblant à l'ombre d'une
+mouette.--Oh ciel! elle est suivie d'une seconde; et toutes deux, tantôt
+en vue, tantôt cachées, suivant les sinuosités de l'océan, s'approchent
+enfin d'assez près pour qu'on puisse reconnaître les traits bien connus
+de leur noir équipage, pour qu'on puisse distinguer leurs agiles
+pagaïes, légères comme une paire d'ailes, se jouant sur les brisans et
+fuyant à travers les ondes, tantôt perchées au sommet de la vague
+houleuse, tantôt se plongeant dans l'écume mugissante qui surgit en
+bouillonnant et couvre successivement le sein de la mer de blanches
+nappes qui se divisent bientôt en gros flocons, formant à leur tour une
+neige fine et subtile. Cependant les barques, comme de petits oiseaux
+traversant un ciel menaçant, continuent de voguer en dépit des brisans
+et des vagues, et approchent enfin du rivage. Leur art leur semble
+enseigné par la nature, tant est remarquable l'adresse avec laquelle ces
+sauvages fendent les flots de l'océan avec lequel dès l'enfance ils sont
+habitués à jouer!
+
+8. Et quelle est celle qui, sautant la première sur le rivage, s'élance
+comme une Néréide de sa conque marine? Sa peau est noire, mais brillante
+comme l'ébène, ses yeux humides respirent l'amour, l'espoir et la
+constance. C'est Neuah! Neuah! tendre, fidèle, adorée.--Son cœur
+s'épanche dans celui de Torquil comme un torrent: elle sourit, elle
+pleure, elle le presse plus étroitement encore sur son sein comme pour
+s'assurer que c'est bien lui, frémit en apercevant sa blessure encore
+tiède de sang; puis, en s'assurant qu'elle est légère, elle sourit de
+nouveau, et de nouveau verse des larmes. Neuah est la fille d'un
+guerrier; elle peut supporter un tel spectacle, le comprendre, en gémir,
+mais non se livrer au désespoir. Son amant vit;--aucun ennemi, aucune
+crainte ne peut troubler les délices que voit éclore un tel moment. La
+joie brille à travers ses larmes. C'est encore la joie qui gonfle son
+sein de sanglots et agite si violemment son cœur qu'on en pourrait
+presque entendre les battemens: et le ciel lui-même est dans le soupir
+qu'exhale l'enfant de la nature livrée à ses plus douces extases.
+
+9. Les êtres plus austères, témoins de cette entrevue, n'y furent pas
+insensibles. Et qui pourrait l'être en voyant ainsi deux cœurs s'élancer
+l'un vers l'autre? Christian lui-même contempla la jeune fille et le
+jeune homme, d'un œil sec, mais brillant d'une joie sombre et où se
+peignait toute l'amertume que les souvenirs d'un tems meilleur répandent
+dans notre ame, alors que tout est perdu sans espoir jusqu'au dernier
+rayon de l'arc-en-ciel.--«Et sans moi!» s'écria-t-il; puis il s'arrêta
+et se détourna, puis regarda encore le jeune couple de la même manière
+que, dans son antre, le lion contemple ses petits. Après quoi il retomba
+dans sa sombre indifférence, comme insensible à sa destinée future.
+
+10. Mais le tems ne permettait pas de se livrer long-tems à de bonnes ou
+de mauvaises pensées.--Les vagues ne tardèrent pas à apporter autour du
+promontoire le bruit des rames ennemies.--Hélas! qui rendait ce bruit si
+effrayant? Tout le monde se prépara à la défense, tous, excepté la
+fiancée de Toobonaï, elle qui la première avait aperçu, dans la baie,
+les chaloupes armées qui se hâtaient de presser leurs voiles pour
+achever la destruction du petit nombre qui leur était échappé; elle,
+dis-je, fit signe à ses compatriotes de retourner à leur proue, fit
+embarquer ses hôtes, et lancer à la mer leurs fragiles canots. Dans l'un
+elle avait placé Christian et ses deux camarades: mais Torquil et elle
+ne pouvaient plus se séparer; elle l'établit dans le sien. Au large! au
+large! Ils sortent des brisans, s'élancent le long de la baie vers un
+groupe de petites îles, retraite des oiseaux de mer qui y forment leurs
+nids, et du veau marin qui vient creuser son lit dans le sable du
+rivage. Ils rasent la cime azurée des vagues, fuient rapidement, et sont
+rapidement poursuivis par leurs cruels persécuteurs. Ces derniers
+obtiennent de l'avantage, puis le reperdent, puis le regagnent et les
+menacent sur l'océan; bientôt les deux canots ainsi chassés se séparent
+et prennent chacun une route différente sur les flots pour déjouer les
+poursuites. Vite! vite! chaque pagaïe aujourd'hui décide de la vie d'un
+homme; mais il s'agit de bien autre chose pour Neuah que de la vie ou de
+plusieurs vies.--L'amour a frété sa frêle barque, et c'est lui qui la
+pousse vers la baie; et maintenant l'ennemi et le port sont proches.--Un
+moment!... un seul moment encore!--Fuis, barque légère! Fuis!
+
+
+
+Chant Quatrième.
+
+1. Le dernier rayon d'espoir dans l'homme réduit aux abois ressemble à
+la blanche voile livrée à une mer orageuse, lorsque la moitié de
+l'horizon est obscurcie de nuages et que l'autre moitié en est dégagée.
+Flottante entre le ciel et la sombre vague, son ancre l'a abandonnée,
+mais sa voile de neige, au milieu de la violence des vents, continue
+d'attirer nos yeux, et quoique chaque flot qu'elle surmonte l'éloigne de
+plus en plus de nous, le cœur se plaît à la suivre des plus lointains
+rivages.
+
+2. Non loin de l'île de Toobonaï un noir rocher élève son sein au-dessus
+des flots. Sauvage demeure des oiseaux désertée par les hommes, c'est là
+que le veau marin farouche se met à l'abri du vent, et repose sa masse
+pesante dans son obscure caverne, ou qu'il gambade lourdement aux
+brûlans rayons du soleil. C'est là que la barque à son passage entend
+l'écho répéter le cri perçant de l'oiseau de l'océan qui élève sur cette
+cime nue sa jeune couvée, destinée à devenir à son tour les pêcheurs
+ailés de cette solitude. Une étroite portion de sable jaune, s'avançant
+dans la mer en demi-cercle, forme d'un côté le contour d'une espèce de
+plage. Ici la jeune tortue, rampant hors de sa coquille, se traîne vers
+les flots, demeure de ceux qui lui donnèrent la vie; nourrisson d'un
+jour, un rayon vivifiant du soleil la fit éclore pour la rendre à
+l'océan. Tout le reste n'était qu'un précipice affreux, le plus affreux
+où les matelots aient jamais trouvé un asile et le désespoir; lieu
+capable de faire regretter aux échappés du naufrage le vaisseau qu'ils
+ont vu s'engloutir, et de leur faire envier le sort des victimes de la
+tempête. Tel était le triste refuge que Neuah avait choisi pour son
+amant. Mais tous ses secrets n'étaient pas révélés, et elle y
+connaissait un trésor caché à tous les yeux.
+
+3. Avant que les canots se séparassent dans ce même endroit, les hommes
+qui dirigeaient celui auquel était confié le sort de son cher Torquil
+furent envoyés par ses ordres dans la barque de Christian, afin de
+réunir leurs forces pour presser sa fuite.--Vainement ce dernier tenta
+de s'y opposer.--Elle lui montra en souriant et d'un air calme l'île
+rocailleuse et lui dit: «Hâtez-vous et soyez sauvé!» Quant à elle, elle
+répondait du reste, pour l'amour de Torquil. Le canot partit avec ce
+renfort de bras, s'élança comme une étoile qui file, et fut bientôt loin
+de l'ennemi qui se dirigeait alors tout droit sur le rocher dont
+s'approchaient Neuah et Torquil. Ils firent force de rames. Le bras de
+la jeune sauvage, quoique délicat, était agile et vigoureux à lutter
+contre la mer, et le cédait à peine à la force masculine de Torquil;
+leur canot n'était plus qu'à la distance de sa longueur du front
+escarpé, impraticable, du rocher qui n'avait à sa base que des eaux sans
+fond; l'ennemi n'était plus séparé d'eux que par la longueur d'une
+centaine de barques, et maintenant quel refuge était offert à leur
+fragile canot? Ce fut la question que Torquil adressa à Neuah avec un
+regard qui exprimait presque un reproche et semblait dire: «Neuah
+m'a-t-elle amené ici pour y mourir? Est-ce ici un lieu d'asile ou un
+tombeau, et cet immense rocher est-il le sépulcre des victimes des
+vagues?»
+
+4. Ils étaient appuyés sur leurs pagaïes. Neuah se lève, et lui montrant
+l'ennemi qui s'approchait, s'écrie: «Suis-moi, Torquil, et suis-moi sans
+crainte!» Soudain elle se plonge dans les profondeurs de l'océan. Il n'y
+avait pas une minute à perdre;--les ennemis étaient proches, offrant des
+chaînes à ses yeux et exhalant des menaces à ses oreilles. Ils ramaient
+avec vigueur, et, en s'approchant, lui criaient de se rendre au nom de
+son _honneur_ perdu. Torquil se précipite dans les flots.--L'art du
+nageur lui était familier dès l'enfance, et c'était de lui maintenant
+qu'allait dépendre tout son espoir.--Mais où va-t-il?--Il s'enfonce et
+ne reparaît plus? L'équipage de la chaloupe regarde avec consternation
+la mer et le rivage. Il n'y avait pas d'endroit où l'on pût débarquer
+sur ce précipice escarpé, nu et glissant comme une montagne de glace.
+Ils regardèrent quelque tems, s'attendant à le voir flotter au-dessus
+des flots; mais nulle trace ne sillonna la mer. La vague continua de
+s'écouler après qu'ils se furent plongés dans son sein, sans qu'aucun
+bouillonnement en rappelât le moindre indice. Le faible reflux de l'eau;
+la légère écume qui, semblable à un blanc sépulcre, s'était élevée sur
+l'endroit qui semblait le dernier gîte de ce jeune couple, qui ne
+laissait pas après lui de monument fastueusement triste comme un
+héritier; la barque paisible ballottée par les flots: voilà tout ce qui
+parlait encore de Torquil et de son épouse; et, sans cette petite
+barque, tout ceci aurait pu passer pour le fantôme évanoui du rêve d'un
+marin. Ils s'arrêtèrent, et cherchèrent en vain; puis se remirent à
+ramer pour s'en retourner, la superstition même leur défendant de
+s'arrêter là plus long-tems. Quelques-uns dirent qu'il ne s'était pas
+plongé dans les vagues, mais qu'il s'était évanoui comme un esprit
+follet; d'autres que quelque chose de surnaturel les avait frappés dans
+sa figure et dans sa taille au-dessus de l'humaine; tandis que tous
+convenaient que ses joues et ses yeux offraient la teinte cadavéreuse de
+la mort. Cependant, tout en s'éloignant du rocher, ils s'arrêtaient
+auprès de chaque plante marine, s'attendant à trouver quelque trace de
+leur proie.--Mais non, elle s'était dissipée à leurs yeux comme l'écume
+marine.
+
+5. Et où était-il ce pèlerin de l'océan? Suivait-il sa Néréide? Tous
+deux avaient-ils cessé pour jamais de souffrir, ou, reçus dans des
+grottes de corail, avaient-ils arraché quelque pitié aux vagues
+attendries, et en avaient-ils obtenu la vie? Habitaient-ils parmi les
+mystérieux souverains de l'océan? faisaient-ils résonner avec _Mermen_
+le coquillage fantastique? Neuah, au milieu des sirènes, peignait-elle
+ses longs cheveux alors flottans sur l'océan comme ils l'avaient jadis
+été dans l'air? Ou bien avaient-ils péri, et dormaient-ils du sommeil de
+la mort sous ce gouffre dans lequel ils s'étaient élancés avec tant
+d'intrépidité?
+
+6. La jeune Neuah s'était plongée dans les flots, et il l'avait suivie.
+À la manière dont elle traversait les profondeurs de sa mer natale, on
+l'eût cru née au sein de cet élément, tant elle avait d'aisance, de
+grâce et de fermeté! Une trace lumineuse marquait son passage; on eût
+dit qu'il sortait des étincelles de ses pieds, comme d'un acier
+_amphibie_. Ne la perdant pas de vue, et presque aussi habile qu'elle à
+explorer les abîmes où les plongeurs vont à la recherche des perles,
+Torquil, le nourrisson des mers du Nord, suivait ses pas liquides avec
+adresse et facilité. Pendant un moment, Neuah s'enfonça plus bas; puis
+se relevant, elle reparut, étendit les bras, secoua sa noire chevelure
+pleine d'écume, et fit résonner les rochers d'un rire joyeux. Ils
+avaient de nouveau atteint un royaume central de la terre, mais c'est en
+vain qu'on y aurait cherché un arbre, des champs et un ciel.--Elle
+indiqua du doigt à son époux une grotte spacieuse[52], dont la vague
+mobile était le seul portique; cavité profonde, que le soleil ne voit
+jamais, si ce n'est à travers le voile verdâtre des flots, dans ces
+jours de fête de l'océan où son onde est claire et transparente, et où
+tout le peuple poisson se livre à de folâtres jeux. Avec ses cheveux,
+Neuah essuya l'eau qui découlait des yeux de Torquil, puis elle frappa
+dans ses mains de joie en voyant son étonnement. Elle le conduisit dans
+un endroit où le roc paraissait s'avancer en saillie et former une
+espèce de hutte semblable à celle d'un triton. Du moins à ce qu'il leur
+parut, car pendant quelque tems ils se trouvèrent dans les ténèbres,
+jusqu'à ce que le jour, pénétrant par les fentes du rocher, y eût
+répandu une faible clarté, telle que celle qui luit dans l'aile d'une
+vieille cathédrale où d'antiques monumens poudreux fuient l'éclat de la
+lumière: de même la voûte de leur grotte marine ne laissait entrer
+qu'une lueur mélancolique.
+
+[Note 52: La description de cette cave (qui n'est pas une fiction) se
+trouvera dans le neuvième chapitre du _Rapport_ fait sur les îles de
+Tonga, par Mariner. J'ai pris la liberté poétique de la transplanter à
+Toobonaï, le dernier endroit où l'on ait eu quelque nouvelle certaine de
+Christian et de ses camarades.]
+
+7. La jeune sauvage tira de son sein une torche de pin, entourée de
+gnatoo, et recouverte d'une feuille de plantain, afin de mieux préserver
+de l'humidité des flots sa dernière étincelle. Cette enveloppe l'avait
+tenue sèche; puis, tirant de la même feuille de plantain une pierre et
+quelques petits branchages de bois sec, elle en fit jaillir du feu avec
+la lame du couteau de Torquil, et allumant sa torche, elle en éclaira la
+grotte. Cette dernière apparut alors vaste et élevée; c'était une voûte
+gothique qui s'était créée elle-même. La nature était l'architecte qui
+avait élevé ses arceaux; les architraves étaient peut-être dus à quelque
+tremblement de terre. Les arcs-boutans avaient pu être précipités du
+sein de quelque montagne, alors que les pôles craquaient, et que le
+monde était couvert d'eau; ou peut-être calcinés par un feu concentré
+dans les entrailles de la terre, tandis qu'à peine échappé de son bûcher
+funèbre, les débris du globe fumaient encore. Rien n'y manquait, ni le
+faîte orné de ciselures et de reliefs, ni les ailes[53], ni la nef. Là,
+tout semblait avoir été creusé des mains de l'obscurité pour y faire son
+temple. Là, aussi, en se livrant quelque peu aux fantaisies de
+l'imagination, on croyait voir la voûte peuplée de figures bizarres,
+tristes ou grimaçantes. Une mitre, une châsse attiraient l'œil qui se
+reportait bientôt sur l'image d'un crucifix. C'est ainsi que la nature,
+se jouant avec les stalactites, s'était élevé une chapelle au sein des
+mers.
+
+[Note 53: Ces détails peuvent paraître trop minutieux par rapport à la
+description générale d'où ils sont puisés (dans Mariner); mais il y a
+peu d'hommes qui aient voyagé sans voir quelque chose de semblable, sur
+terre c'est-à-dire, et sans parler d'_Ellora_, dont il est question dans
+le dernier journal de _Mungo-Park_ (si ma mémoire ne me trompe pas, car
+il y a huit ans que j'ai lu cet ouvrage) Il dit aussi avoir rencontré un
+rocher, ou une montagne, dont l'intérieur ressemblait tellement à une
+cathédrale gothique, qu'il fallut le plus minutieux examen pour le
+convaincre qu'elle était l'œuvre de la nature.]
+
+8. Neuah prit alors son Torquil par la main; et agitant le long de la
+voûte sa torche allumée--elle le conduisit dans chaque enfoncement, et
+lui montra tous les endroits secrets de leur nouvelle demeure. Elle n'en
+resta pas là; tout avait été dès long-tems préparé par elle pour adoucir
+le sort qu'elle devait partager avec son amant. Il y trouva une natte
+pour se livrer au repos; le frais _gnatoo_ pour lui servir de vêtement,
+et l'huile de sandale pour se garantir de la rosée. Pour aliment, la
+noix de coco, l'igname et le pain produit de l'arbre. Pour table, le
+plantain étendant ses larges feuilles, et l'écaille de la tortue qui
+offre un banquet délicieux dans la chair qu'elle renferme. La gourde
+remplie d'eau fraîchement puisée à la source, la mûre banane cueillie
+sur la fertile montagne, une pile de branches de pin, pour entretenir
+sous ces voûtes une clarté perpétuelle; enfin, Neuah elle-même, belle
+comme la nuit, venait animer de son ame tout ce qui les entourait, et
+répandre la sérénité et la lumière dans ce monde souterrain. Depuis que
+l'étranger avait débarqué pour la première fois dans son île, elle avait
+prévu que la force ou la fuite pouvait les trahir. Alors elle avait
+formé un asile de cet antre rocailleux où Torquil put être en sûreté
+contre ses compatriotes. Chaque aurore, la brise matinale avait
+transporté vers ces lieux son léger canot chargé de tous les fruits
+dorés qui mûrissent dans ces beaux climats. Chaque soir l'avait vue s'y
+diriger encore avec tout ce qui pouvait embellir et égayer leur grotte
+de spath. Et maintenant elle étalait à ses yeux ses petits trésors avec
+un sourire qui indiquait assez que Neuah était la plus heureuse des
+filles de ces îles hospitalières.
+
+9. Tandis qu'il la regardait avec admiration et reconnaissance, elle,
+pressant sur son cœur passionné l'amant qu'elle venait de sauver,
+accompagnait ses douces caresses d'un ancien conte d'amour; car l'amour
+est vieux, vieux comme l'éternité, quoiqu'il ne soit pas usé par tous
+les êtres qui furent, sont, ou seront un jour[54]. Elle lui raconta
+comment il y avait bien mille lunes, un jeune chef, s'étant plongé dans
+ces profondeurs à la recherche de la tortue, en suivant les traces de sa
+proie, s'était trouvé dans la grotte qui leur servait d'asile; comment,
+quelque tems après, à la suite d'un combat sanglant, il y avait caché
+une fille du sol, qui devait la naissance à ses ennemis, ennemie trop
+chère, sauvée par sa tribu pour subir le sort des captifs; comment,
+lorsque les orages de la guerre furent calmés, il avait conduit sa tribu
+insulaire à l'endroit où les ondes étendent leur ombre épaisse et
+verdâtre sur l'entrée rocailleuse de la grotte, puis s'était enfoncé
+dans les flots comme pour n'en ressortir jamais, tandis que ses
+compagnons consternés, dans leurs barques, le croyaient fou, et
+tremblaient de le voir la proie du bleu requin. Plongés dans
+l'affliction, ils ramèrent tristement autour du rocher qu'entourait la
+mer, puis se reposèrent sur leurs pagaies avec abattement, lorsque
+tout-à-coup ils voient surgir des flots une fraîche déesse, telle elle
+leur apparut, du moins, dans la surprise et l'admiration dont ils furent
+frappés. Leur chef était à ses côtés, relevant la tête avec orgueil,
+heureux et fier de sa jeune sirène, de sa belle épouse, et comment,
+lorsque ses compatriotes reconnurent leur erreur, ils portèrent les deux
+époux sur le rivage, au son des conques marines, et de mille
+acclamations joyeuses; enfin, comment ils vécurent heureux et moururent
+en paix. Et pourquoi n'en serait-il pas de même de Torquil et de son
+épouse? Il ne m'appartient pas de décrire les caresses impétueuses,
+passionnées, qui suivirent ce récit, et qui firent de cet asile sauvage
+un séjour d'ivresse. Il suffit de dire que tout était amour, dans cette
+grotte aussi souterraine, aussi éloignée des regards des humains, que la
+tombe où Abailard, vingt ans après sa mort, ouvrit encore les bras pour
+recevoir le corps d'Héloïse descendu sous la voûte nuptiale, et presser
+contre son cœur ranimé ses restes de nouveau palpitans[55]. Les vagues
+avaient beau murmurer autour de leur couche, leur mugissement n'était
+pas plus entendu que si la vie les eût abandonnés. Au-dedans d'eux,
+leurs cœurs formaient une délicieuse harmonie qui s'exhalait dans le
+murmure et les soupirs entrecoupés de l'amour.
+
+[Note 54: Le lecteur se rappellera ici l'épigramme de l'anthologie
+grecque, ou sa traduction dans la plupart des langues modernes:
+
+ Qui que tu sois, voici ton maître;
+ Il le fut, il l'est, ou doit l'être.
+]
+
+[Note 55: La tradition attachée à l'histoire d'Héloïse rapporte que,
+lorsque l'on descendit son corps dans le tombeau d'Abailard (enterré
+vingt ans auparavant) ses bras s'ouvrirent pour la recevoir.]
+
+10. Et ceux qui avaient causé et partagé ce désastre; ceux qui les
+livraient à l'exil dans la cavité d'un roc, qu'étaient-ils devenus à
+leur tour? Ramant comme lorsqu'il y va de la vie, ils demandaient au
+ciel l'asile que les hommes leur refusaient. Libres de leur choix, ils
+eussent suivi une autre route; mais où se diriger! le flot qui les
+portait portait aussi leurs ennemis! Ceux-ci, trompés dans leurs
+premiers efforts, s'étaient remis de nouveau à la poursuite; enflammés
+de colère, comme des vautours privés de leur proie, leurs bras vigoureux
+fendaient les flots. Bientôt ils gagnèrent de l'avantage sur ceux qui ne
+pouvaient plus trouver de salut que sur quelque roc aride ou dans
+quelque baie enfoncée et inconnue:--nulle autre chance, nul autre espoir
+ne leur restait.--Ils se dirigèrent donc vers le premier rocher qui
+frappa leurs regards, pour prendre leur dernier congé de la terre, et
+céder comme des victimes ou mourir le glaive à la main. Là, Christian
+renvoya les sauvages et leur canot, quoique ceux-ci eussent encore voulu
+se battre pour ce petit nombre d'hommes; mais il leur commanda de
+retourner dans leur île, et de ne pas ajouter à tout ce qu'ils avaient
+déjà fait un sacrifice inutile: car que pouvaient l'arc et la lance
+grossière contre les armes qui allaient être employées?
+
+11. Ils débarquèrent sur une plage étroite et sauvage, où l'on avait
+rarement vu d'autres traces que celles de la nature, et avec ce regard
+sombre, fixe et farouche de l'homme parvenu aux dernières extrémités du
+malheur, alors que tout espoir est perdu, que la gloire elle-même ne lui
+reste pas pour animer sa résistance contre la mort ou les fers, ils
+attendirent tous trois, comme attendirent jadis les trois cents braves
+qui teignirent les Thermopyles de leur sang héroïque.--Mais quelle
+différence entre eux! c'est la cause qui fait tout; c'est elle qui
+dégrade ou consacre le courage qui succombe. Sur ces trois hommes, aucun
+rayon de gloire, aucune promesse d'immortalité ne brillait à travers les
+nuages épais de la mort. Une patrie reconnaissante, souriant à travers
+ses larmes, n'entonnait pas pour eux cet hymne de louanges répété
+pendant plus de mille ans. Les yeux d'aucune nation ne devaient se fixer
+sur leur tombe;--aucun monument funèbre, élevé à leur mémoire, ne devait
+exciter l'envie des héros. Avec quelqu'intrépidité qu'ils répandissent
+les derniers flots de leur sang, leur vie était un opprobre,--leur
+épitaphe devait contenir un crime. Et tout ceci, ils le savaient et le
+comprenaient, du moins le chef de la troupe qu'il avait entraînée à sa
+perte, lui qui, né peut-être pour quelque chose de mieux, avait placé sa
+vie sur une chance long-tems incertaine; mais le dé allait être jeté, et
+toutes les probabilités se réunissaient pour annoncer sa chute. Et
+quelle chute! Toutefois, il envisageait la catastrophe d'un cœur aussi
+endurci que le rocher sur lequel il se tenait, et où il avait pointé son
+fusil, sombre lui-même comme le nuage épais qui se montre à côté du
+soleil.
+
+12. La chaloupe s'approchait: elle était bien armée, elle avait un
+équipage ferme et prêt à faire ce que le devoir lui commanderait,
+indifférent aux dangers comme le vent d'automne l'est à la chute des
+feuilles qu'il fait tomber. Et cependant ces hommes auraient peut-être
+préféré marcher contre une nation étrangère que contre un ennemi natal,
+et sentaient que cette malheureuse victime de ses passions, pour avoir
+cessé d'être Anglais, n'en avait pas moins été un enfant de
+l'Angleterre. Ils lui crient de se rendre;--pas de réponse; leurs armes
+sont pointées, elles étincellent aux rayons du jour. Le même cri est
+répété,--pas de réponse; et cependant, une troisième fois, et plus haut
+que les deux premières,--on lui offre encore quartier.--L'écho résonnant
+du rocher répéta seul les sons mourans de leurs voix.--Alors une lueur
+jaillit, et l'on vit briller la décharge meurtrière: un nuage de fumée
+s'éleva entre les deux partis, tandis que le roc retentissait du bruit
+des balles qui sifflaient en vain et allaient s'aplatir en tombant. Ce
+fut alors que partit la seule réponse qui pût être faite par ceux qui
+avaient perdu tout espoir sur la terre ou dans le ciel. Après la
+première décharge, s'étant approchés de plus près, les Anglais
+entendirent la voix de Christian crier:--Maintenant feu! et avant que
+l'écho eût achevé de redire ces mots, deux hommes étaient tombés. Les
+autres assaillirent les âpres flancs du rocher, et, furieux de la
+démence de leur ennemi, dédaignèrent toute autre tentative pour en venir
+aux mains. Mais le roc était escarpé, et ne présentait aucun sentier
+frayé. À chaque pas, un nouveau rempart s'opposait à leur fureur; tandis
+que, debout au milieu des sommités les plus inaccessibles que l'œil de
+Christian était bien habitué à distinguer, nos trois rebelles
+soutenaient un combat à mort aux lieux que l'aigle a choisis pour
+construire son nid. Chacun de leurs coups portait, tandis que les
+assaillans tombaient brisés comme le coquillage rampant qui s'attache
+aux flancs du rocher. Cependant il en survivait encore assez qui ne se
+lassaient pas d'escalader et de se disperser çà et là, jusqu'à ce
+qu'enfin cerné et environné de toutes parts, non d'assez près pour être
+pris, mais assez pour y périr, le trio désespéré, comme des requins qui
+se sont gorgés de leur proie, vit que son sort ne tenait plus qu'à un
+fil. Quoi qu'il en soit, jusqu'au dernier moment ils se battirent bien,
+et aucun gémissement n'apprit à l'ennemi quel était celui qui venait de
+tomber. Christian succomba le dernier.--Deux fois blessé, on lui offrit
+encore merci en voyant son sang couler. Mais il était trop tard pour
+vivre et non pour mourir avec une main ennemie pour lui fermer les yeux.
+Un de ses membres était rompu et tomba le long du rocher comme un faucon
+privé de ses petits. Ce bruit le ranima et parut réveiller en lui
+quelque sentiment exprimé dans son faible geste. Il fit signe aux plus
+avancés, qui s'approchèrent en ce moment: il éleva son arme, sa dernière
+balle avait été tirée; mais, arrachant le premier bouton de sa
+veste[56], il l'enfonça dans le canon, ajusta, fit feu et sourit en
+voyant son ennemi tomber; puis, repliant comme un serpent son corps
+mutilé et épuisé, il se mit à ramper vers l'endroit où le précipice,
+s'élevant à pic au-dessus des flots, offrait comme lui l'image du
+désespoir.--Là, jetant un dernier regard derrière lui, il serra
+convulsivement le poing, déchargea pour la dernière fois sa rage contre
+cette terre qu'il allait quitter, et se laissa rouler dans l'abîme. Le
+rocher reçut en bas son corps brisé comme du verre, et ne formant plus
+qu'une masse sanglante dont il restait à peine un fragment qui parût
+avoir appartenu à une forme humaine, et qui pût servir de proie à
+l'oiseau marin où au ver. Un crâne à cheveux blonds souillé de sang et
+d'herbes de mer fumait encore. C'était tout ce qui restait de cet homme
+et de ses actions. On vit briller un instant encore dans le lointain
+quelques débris de ses armes que sa main avait tenues serrées jusqu'au
+dernier moment; mais bientôt, entraînés dans les flots, ils allèrent se
+couvrir de rouille sous les ondes écumeuses qui les engloutissaient:
+voilà toutes les traces qu'il laissa de lui, si l'on en excepte une vie
+mal employée, et une ame;--mais qui osera dire où elle alla? C'est à
+nous de pardonner et non de juger les morts, et ceux qui les condamnent
+si légèrement à l'enfer, en sont eux-mêmes sur la route, à moins que ces
+espèces de fanfarons, qui se plaisent à exagérer les peines éternelles,
+n'obtiennent grâce pour leur mauvais cœur, en faveur de leur plus
+mauvaise tête.
+
+[Note 56: Dans l'ouvrage de Thibault, sur Frédéric II de Prusse, il y a
+une singulière histoire d'un jeune Français et de sa maîtresse, qui
+paraissaient être de quelque distinction. Il s'était engagé, et avait
+déserté à Sweidnitz, et fut pris après une résistance désespérée; il
+avait tué un officier qui avait essayé de le saisir, étant déjà blessé
+lui-même par la décharge de son fusil, dans lequel il avait mis un
+bouton de son uniforme en guise de balle. Quelques circonstances de son
+procès, devant la cour martiale, excitèrent un grand intérêt parmi ses
+juges, qui désirèrent connaître sa véritable situation. Il offrit de la
+révéler, mais au roi seulement, auquel il demandait permission d'écrire.
+Cette permission lui fut refusée, et Frédéric fut rempli de la plus
+grande indignation, soit de voir sa curiosité trompée, ou par
+quelqu'autre motif, quand il apprit qu'on avait rejeté sa requête.
+(Voyez l'ouvrage de Thibault, vol. II.--Je cite de mémoire.)
+
+(_Note de Lord Byron_.)]
+
+13. L'action était terminée! tout était pris ou détruit, fugitif, captif
+ou mort. Le peu de malheureux qui avaient survécu à l'escarmouche de
+l'île étaient enchaînés sur ce vaisseau, après avoir fait autrefois
+honorablement partie de son brave équipage. Mais le dernier rocher
+n'avait pas vu de dépouilles vivantes. Couchés à l'endroit où ils
+étaient tombés, froids, nageant dans leur sang, le vorace oiseau de mer
+agitait sur eux son aile humide, et quelquefois, se rapprochant de la
+vague voisine avec des cris perçans et discords, entonnait l'hymne
+funèbre. Mais, calme et insouciante, la vague continuait de se soulever,
+et poursuivait son cours avec son éternelle indifférence. Les dauphins
+se jouaient sur sa surface et le poisson-volant s'élançait vers le
+soleil, jusqu'à ce que son aile desséchée le fît retomber de sa hauteur
+éphémère, et plonger de nouveau dans l'onde pour se préparer à prendre
+un nouvel essor.
+
+14. Le matin avait paru; et Neuah, qui dès l'aurore s'était mollement
+plongée dans l'onde pour recueillir les rayons naissans du jour, et
+examiner si personne ne s'approchait de l'antre amphibie où reposait son
+amant, aperçut une voile en mer: elle s'agitait, se gonflait, et
+courbait son arc flottant sous le joug de la brise naissante. Le souffle
+commença à lui manquer, tant elle se sentit troublée par la
+crainte!--son cœur se gonfla et palpita violemment, tandis qu'elle
+doutait encore de quel côté se dirigeait sa course.--Mais non, le
+vaisseau ne s'avance pas,--il s'éloigne au contraire rapidement. Il est
+déjà loin, et son ombre s'efface à mesure qu'il sort de la baie. Elle
+regarde, elle secoue l'écume de mer qui couvre ses yeux, afin de le
+contempler comme elle contemple les cieux quand elle espère y voir
+paraître l'arc-en-ciel. Le bâtiment, parvenu au dernier point de
+l'horizon, diminue, et bientôt ne présente plus qu'un point noir qui
+bientôt s'évanouit. Tout est océan, tout est bonheur. De nouveau elle se
+plonge à la mer pour aller réveiller son jeune amant, lui dit ce qu'elle
+a vu, ce qu'elle espère, enfin tout ce que l'amour heureux peut former
+de rians présages, s'élançant encore une fois avec Torquil, qui suit
+gaîment sa Néréide, bondissante au milieu de la vaste mer,--nageant
+autour du rocher vers un creux qui cachait le canot que Neuah y avait
+laissé flottant avec la marée, sans une rame, le soir où les étrangers
+les avaient chassés du rivage. Mais ceux-ci ont disparu; elle va à la
+recherche de sa pagaie, la retrouve, en reprend possession, et jamais,
+jamais, jamais barque fragile ne porta tant d'amour et de bonheur que
+celle-ci n'en contient en ce moment.
+
+15. Leur rivage chéri paraît encore une fois à leurs yeux, non plus
+souillé par des couleurs hostiles; plus de vaisseau menaçant, de prison
+flottante fièrement arrêtée sur ses bords: tout est espoir et patrie!
+Mille embarcations s'élancent dans la baie, en sonnant dans des conques
+marines, et annoncent leur retour. Les chefs s'assemblèrent, le peuple
+se répandit en flots; tous accueillirent Torquil comme un fils qui leur
+était rendu. Les femmes se pressèrent en foule pour embrasser Neuah, qui
+les embrassait à son tour; lui demandèrent comment ils avaient été
+poursuivis, et comment ils s'étaient échappés? Le récit en fut fait, et
+une seule acclamation retentit jusqu'au ciel; et depuis ce moment, une
+nouvelle tradition donna à leur asile le nom de _Grotte de Neuah_. Mille
+feux flamboyant sur les hauteurs éclairèrent les réjouissances générales
+de cette nuit, et la fête donnée en l'honneur de l'hôte rendu au repos
+et à des plaisirs gagnés au prix de tant de dangers; et à cette nuit
+succédèrent ces jours de bonheur, tels que peut seul en offrir un monde
+encore enfant.
+
+FIN DE L'ILE.
+
+
+
+
+APPENDICE.
+
+EXTRAIT DU VOYAGE DU CAPITAINE BLIGH.
+
+
+Le 27 décembre, il souffla un vent d'est très-violent, pendant lequel
+nous souffrîmes beaucoup. Une lame emporta la vergue de rechange et les
+esparres des chaînes de haubans du grand mât sur le tribord; une autre
+entra dans le vaisseau et couvrit toutes les chaloupes; plusieurs
+tonneaux de bière, qui avaient été amarrés sur le pont, se défoncèrent
+et furent emportés, et ce ne fut pas sans beaucoup de risque et de
+danger que nous parvînmes à attacher les embarcations pour empêcher
+qu'elles n'eussent le même sort. Une grande quantité de notre provision
+de biscuit fut aussi gâtée de manière à ne plus pouvoir en faire usage;
+car la mer avait pénétré dans l'arrière du bâtiment et avait rempli la
+cabine d'eau.
+
+Le 5 janvier 1788, nous vîmes l'île de Ténériffe à environ douze lieues
+de nous, et le lendemain étant un dimanche, nous jetâmes l'ancre dans la
+rade de Santa-Cruz. Là, nous renouvelâmes nos provisions, et après avoir
+terminé nos affaires, nous mîmes à la voile le 10.
+
+Je divisai alors nos gens en trois quarts, et je chargeai du troisième
+quart M. Fletcher Christian, un des lieutenans. J'ai toujours pensé
+qu'il était à désirer que ce réglement fût établi lorsque les
+circonstances le permettaient, et je suis persuadé qu'un sommeil non
+interrompu contribue non-seulement beaucoup à la santé de l'équipage
+d'un vaisseau, mais même le rend bien plus capable de supporter la
+fatigue en cas d'un événement imprévu.
+
+Comme je désirais me rendre à Otaïti sans m'arrêter, je réduisis d'un
+tiers la portion de biscuit, et je fis filtrer l'eau destinée à la
+boisson dans des pierres filtrantes que j'avais achetées à Ténériffe à
+cet effet. J'appris alors à l'équipage du vaisseau le but de notre
+voyage, et donnai l'assurance d'un avancement certain à quiconque le
+mériterait par ses efforts.
+
+Le mardi 26 février, étant dans une latitude sud 29° 38', et dans une
+longitude ouest 44° 38', nous enverguâmes de nouvelles voiles, et fîmes
+d'autres préparatifs nécessaires contre le tems que nous devions nous
+attendre à avoir dans cette haute latitude. Nous n'étions éloignés de la
+côte du Brésil que d'environ 100 lieues.
+
+Dans la matinée du dimanche 2 mars, après m'être assuré que tout le
+monde était propre et en bonne tenue, le service divin fut célébré,
+comme c'était toujours l'usage, ce jour-là: je donnai à M. Christian
+Fletcher, que j'avais précédemment chargé du troisième quart, une
+autorisation écrite de remplir les fonctions de lieutenant.
+
+Le changement de température commença bientôt à se faire sentir d'une
+manière remarquable, et afin que nos gens ne souffrissent pas par
+négligence de leur part, je leur fis donner des vêtemens plus chauds et
+plus convenables au climat. Le 11, nous vîmes un grand nombre de
+baleines d'une immense grosseur, avec deux trous derrière la tête, d'où
+l'eau jaillissait.
+
+Le contre-maître m'ayant porté plainte, je jugeai qu'il était nécessaire
+de punir de vingt-quatre coups de fouet Mathieu Quintal, un des
+matelots, à cause de son insolence et de son insubordination. C'était la
+première fois que je me trouvais dans la nécessité d'ordonner un
+châtiment depuis que nous étions à bord.
+
+Nous nous trouvions à la hauteur du cap San-Diégo, à l'est de la Terre
+de Feu, et le vent ne nous étant pas favorable, je jugeai plus prudent
+de tourner à l'est de la terre de Stalen, que de traverser le détroit de
+Lemaire. Nous passâmes le port de la Nouvelle-Année et le cap
+Saint-Jean, et le lundi 31 nous arrivâmes au 60° 1' de latitude sud;
+mais le vent devint variable, et nous eûmes du mauvais tems.
+
+Des orages, accompagnés d'une grosse mer, continuèrent jusqu'au 12
+avril. Le vaisseau commença à faire eau, ce qui exigeait que l'on pompât
+toutes les heures, et nous ne devions pas nous attendre à moins, après
+une telle continuité de vents et de grosses mers. Les ponts aussi firent
+eau de telle sorte qu'il fut nécessaire d'abandonner la grande cabine,
+dont je ne faisais pas grand usage, excepté quand il faisait beau, à
+ceux qui n'avaient pas de place pour y suspendre leurs hamacs, et par ce
+moyen les entre-ponts furent moins obstrués.
+
+Joint à tout ce mauvais tems, nous avions encore le chagrin de nous
+apercevoir, à la fin de chaque jour, que nous rétrogradions; car, malgré
+tous nos efforts pour louvoyer, nous ne faisions guère que dériver sous
+le vent. Le mardi 22 avril, nous avions huit hommes sur la liste des
+malades, et le reste de notre monde, quoiqu'en bonne santé, était
+très-fatigué; mais je vis avec beaucoup de chagrin qu'il nous serait
+impossible d'arriver de ce côté aux îles de la Société, car il y avait
+trente jours que nous étions dans une mer orageuse. La saison était trop
+avancée pour que nous pussions espérer qu'un meilleur tems nous permît
+de doubler le cap Horn. D'après ces considérations, jointes à d'autres
+encore, je fis gouverner au vent et porter sur le cap de
+Bonne-Espérance, à la grande satisfaction de tous ceux qui étaient à
+bord.
+
+Nous jetâmes l'ancre, le vendredi 23 mai, dans la baie de Sunon, au Cap,
+après une assez bonne navigation. Le vaisseau avait besoin d'être
+complètement calfaté, car il faisait tellement eau que nous avions été
+obligés de pomper toutes les heures pendant la traversée depuis le cap
+Horn.--Les voiles et les agrès avaient aussi besoin de réparations, et
+en examinant les provisions on en trouva une quantité considérable
+avariée.
+
+Après être restés trente-huit jours dans ce mouillage, et lorsque mon
+équipage eut recueilli tout l'avantage qu'on pouvait attendre des
+rafraîchissemens de toute espèce qui s'y trouvaient, nous appareillâmes
+le 1er juillet.
+
+Un vent frais souffla: le 20 la mer devint houleuse, et dans
+l'après-midi il augmenta avec tant de violence que le vaisseau fut
+presque chassé sur le gaillard d'avant, avant que nous pussions carguer
+nos voiles. On abaissa les basses vergues et on descendit le mât de
+perroquet sur le pont, ce qui soulagea beaucoup le bâtiment. Le vaisseau
+se tint sur le côté. Toute la nuit et le matin nous fîmes route
+vent-arrière après avoir pris des ris dans notre voile de misaine. La
+mer étant encore grosse, il devint très-dangereux dans l'après-midi de
+redresser le bâtiment. Nous restâmes donc encore sur le côté toute la
+nuit, sans éprouver d'accident, à l'exception d'un homme qui, étant au
+gouvernail, fut jeté par-dessus la roue, et en sortit très-meurtri. Vers
+midi la violence du vent diminuant, nous continuâmes notre route sous la
+voile de misaine avec les ris que nous avions pris.
+
+En peu de jours nous dépassâmes l'île de Saint-Paul, où l'on trouve de
+bonne eau comme je l'ai appris d'un capitaine hollandais, ainsi qu'une
+source chaude dans laquelle on peut faire bouillir le poisson aussi
+complètement que sur le feu. En approchant de la terre de Van-Diémen,
+nous eûmes un très-mauvais tems accompagné de neige et de grêle, mais
+nous ne vîmes rien qui pût nous indiquer notre position exacte le 13
+août, à l'exception d'un veau marin qui parut à la distance de vingt
+lieues. Nous jetâmes l'ancre dans la baie de l'Aventure le mercredi 20.
+
+Pendant notre traversée, depuis le cap de Bonne-Espérance, nous eûmes
+presque toujours le vent à l'ouest avec un très-gros tems. L'approche
+d'un vent violent du sud est annoncée par des nuées d'oiseaux de la
+famille des albatross ou des peterels, et la baisse ou le changement du
+vent quand il tourne au nord, par l'éloignement où ils se tiennent. Le
+thermomètre aussi varie de cinq ou six degrés dans sa hauteur quand on
+doit s'attendre à un de ces changemens de vent.
+
+Dans le pays qui environne la baie de l'Aventure, il y a dans les forêts
+beaucoup d'arbres de cent-cinquante pieds de hauteur. Nous remarquâmes
+plusieurs aigles, quelques hérons d'un magnifique plumage, et une grande
+variété de perroquets.
+
+Les indigènes ne paraissant pas, nous allâmes à leur recherche vers le
+cap Frédéric-Henri. Bientôt ayant jeté le grapin près du rivage, car il
+était impossible d'aborder, nous entendîmes leurs voix semblables au
+gloussement des oies, et nous en vîmes une vingtaine sortir du bois.
+Nous leur jetâmes des paquets de menues quincailleries qu'ils ne
+voulurent pas ouvrir qu'ils ne m'eussent vu faire signe de les quitter;
+alors ils s'y décidèrent, et tirant ces objets, ils les mirent sur leur
+tête. En nous apercevant, ils s'étaient mis à parler avec une grande
+volubilité et d'une manière très-bruyante, élevant leurs bras au-dessus
+de leur tête. Ils parlaient si vite qu'il était impossible de distinguer
+un seul des mots qu'ils prononçaient. Leur couleur est d'un noir
+terne.--Leur peau est tatouée sur la poitrine et sur les épaules. L'un
+d'eux se distinguait par la couleur de son corps peint en ocre rouge;
+mais tous les autres étaient enduits de noir avec une espèce de suie,
+dont ils avaient une couche si épaisse sur la figure et sur les épaules,
+qu'il était difficile de dire à quoi ils ressemblaient.
+
+Le jeudi 4 septembre, nous sortîmes de la baie de l'Aventure, gouvernant
+d'abord vers l'est-sud-est, puis au nord-est, et le 19 nous arrivâmes en
+vue d'un groupe de petites îles rocailleuses que je nommai les îles
+Bonté. Peu de tems après, nous remarquâmes que la mer était souvent
+couverte, pendant la nuit, d'une quantité étonnante de petites méduses
+qui répandent une clarté semblable à celle d'une chandelle par des
+fibres phosphorescentes qui s'étendent sur une partie de leur corps, et
+laissent le reste dans l'obscurité.
+
+Nous découvrîmes l'île d'Otaïti le 15, et avant de jeter l'ancre le
+lendemain matin dans la baie de Matavaï, un si grand nombre de canots
+était venu à notre rencontre, qu'après que les naturels se furent
+assurés que nous étions des amis, ils vinrent à bord, et obstruèrent
+tellement le pont, que j'avais de la peine à trouver les gens de mon
+équipage. La distance que le vaisseau avait parcourue, depuis qu'il
+était parti d'Angleterre jusqu'à son arrivée à Otaïti, tant en courses
+directes qu'en courses contraires, était en tout de 27,086 milles, ce
+qui fait, l'un dans l'autre, 108 milles par 24 heures.
+
+Nous perdîmes ici notre chirurgien le 9 décembre. Depuis peu il ne
+sortait presque plus de la cabine, quoiqu'on ne regardât pas son état
+comme dangereux. Néanmoins, comme il parut plus mal le soir, on le
+transporta dans un lieu où il avait plus d'air, mais sans aucun succès,
+puisqu'il mourut une heure après. Ce malheureux homme buvait beaucoup,
+et aimait si peu à faire de l'exercice, qu'on ne put jamais le décider à
+faire une douzaine de tours sur le pont pendant tout le tems que dura la
+traversée.
+
+Le lundi 5 juin, on ne trouva pas le petit cutter, ce dont on me fit
+part immédiatement; l'équipage du vaisseau ayant été rassemblé, on
+s'aperçut qu'il manquait trois hommes qui l'avaient emmené.
+
+Ils avaient pris avec eux huit armemens complets et des munitions; mais
+quant à leur plan, tout le monde à bord paraissait en être complètement
+ignorant. Je descendis à terre et j'engageai tous les chefs à m'aider à
+ratrapper la chaloupe et les déserteurs. Effectivement, le cutter fut
+ramené dans le courant de la journée par cinq des indigènes; mais les
+hommes ne furent pris que près de trois semaines plus tard. Ayant appris
+qu'il étaient dans une partie différente de l'île d'Otaïti, j'y allai
+dans la chaloupe, pensant qu'il ne serait pas très-difficile de s'en
+assurer avec le secours des naturels. Cependant ils apprirent mon
+arrivée, et lorsque je fus près de l'habitation où ils étaient, ils
+vinrent sans armes et se rendirent. Quelques-uns des chefs avaient déjà
+saisi, une fois auparavant, ces déserteurs, et les avaient enchaînés;
+mais ils s'étaient laissés persuader de leur rendre la liberté, par les
+belles promesses qu'ils leur avaient faites de retourner au vaisseau;
+après quoi, ayant trouvé moyen de s'emparer de nouveau des armes, ils
+avaient nargué les indigènes.
+
+L'objet de ce voyage était accompli, puisque j'avais fait porter à bord,
+le mardi 31 mars, 115 plants de l'arbre à pain: outre cela, nous avions
+recueilli plusieurs autres plantes, dont quelques-unes portaient les
+plus beaux fruits du monde, et étaient précieuses pour les différentes
+teintures qu'elles pouvaient offrir et les propriétés qu'elles
+possédaient. Le 4 avril, au coucher du soleil, nous appareillâmes
+d'Otaïti et dîmes adieu à une île où, pendant vingt-trois semaines, nous
+avions été traités avec une amitié et des égards qui semblaient croître
+en proportion de la longueur de notre séjour. Les circonstances
+suivantes prouveront assez que nous n'avions pas été insensibles à
+l'hospitalité de ce peuple; car c'est à ses manières affectueuses et
+attachantes qu'on doit attribuer les causes de l'événement qui amena la
+ruine d'une expédition qui, selon toutes les apparences, devait avoir le
+résultat le plus favorable.
+
+Le lendemain, nous arrivâmes en vue de l'île Huaheine, et un double
+canot, contenant dix indigènes, étant venu sur nos bordages, je vis
+parmi eux un jeune homme qui me reconnut; j'y étais venu en 1780, avec
+le capitaine Cook, à bord de _la Résolution_. Quelques jours après avoir
+quitté cette île, le tems devint sujet aux rafales, et une masse épaisse
+de nuages obscurs se forma à l'est. Bientôt après nous aperçûmes une
+trombe d'eau qui ressortait en proportion de l'obscurité des nuages qui
+étaient derrière. Autant que je pus en juger, la partie supérieure
+pouvait avoir deux pieds de diamètre et la base environ huit pouces. À
+peine avais-je fait ces remarques, que j'observai qu'elle s'avançait
+rapidement vers le vaisseau. Nous changeâmes immédiatement de direction,
+et déployâmes toutes nos voiles, excepté celle de misaine. Bientôt
+après, elle passa à trente pieds de l'arrière avec un frémissement, mais
+sans que personne en ressentît aucun effet, quoiqu'elle fût aussi
+rapprochée. Elle semblait marcher de la vitesse environ de dix milles à
+l'heure, et elle se dissipa un quart-d'heure après nous avoir dépassés.
+Il est impossible de dire le mal qu'elle aurait pu nous faire si elle
+fût passée directement sur nous. Nos mâts, à ce que j'imagine, auraient
+pu en être emportés; mais je ne crois pas qu'elle eût occasionné la
+perte du vaisseau.
+
+Laissant plusieurs îles sur notre route, nous jetâmes l'ancre à
+Anamooka, le 23 avril; un vieillard infirme, nommé Tapa, que j'y avais
+connu en 1777, et que je reconnus sur-le-champ, vint à bord avec
+d'autres de différentes îles du voisinage. Ils désiraient voir le
+vaisseau; et lorsqu'on les mena en bas, où les plants de l'arbre à pain
+étaient arrangés, ils témoignèrent une grande surprise. Quelques-uns de
+ces plants étaient morts; nous fûmes à terre pour nous en procurer
+d'autres.
+
+Nous remarquâmes chez les indigènes de nombreuses marques du deuil
+très-profond auquel ils se livrent quand ils perdent leurs parens,
+telles que des tempes ensanglantées, des têtes dépouillées de cheveux,
+et, ce qui est pis encore, dans la plupart d'entre eux, des mains
+privées de plusieurs doigts. De beaux petits garçons, qui n'avaient pas
+plus de six ans, avaient perdu le petit doigt des deux mains, et
+plusieurs des hommes s'étaient en outre coupé le doigt du milieu de la
+main droite.
+
+Les chefs vinrent dîner avec moi, et nous traitâmes ensemble pour
+l'achat d'une grande quantité d'ignames: nous en obtînmes aussi des
+plantains et des fruits de l'arbre à pain. Mais les ignames surtout
+étaient en très-grande abondance chez eux, et d'une grosseur
+remarquable; une entre autres pesait quarante-cinq livres. Il vint des
+canots à voile, dont quelques-uns ne contenaient pas moins de
+quatre-vingt-dix passagers; et il en arriva successivement un si grand
+nombre des îles différentes, qu'il devint impossible de rien faire au
+milieu d'une telle multitude qui n'avait aucun chef revêtu d'une
+autorité suffisante pour la commander. J'ordonnai donc à une de leurs
+bandes, qui se disposait à venir à bord, d'aller faire de l'eau, et nous
+levâmes l'ancre le samedi 26 avril.
+
+Nous nous tînmes près de l'île de Kotoo, pendant la plus grande partie
+de l'après-midi du lundi, dans l'espoir que quelque canot viendrait au
+vaisseau; mais cet espoir fut trompé. Le vent étant au nord, nous
+gouvernâmes à l'ouest dans la soirée pour passer au sud de Tofoa, et je
+donnai des ordres pour que l'on continuât toute la nuit de suivre cette
+direction. Le maître eut le premier quart, le canonnier eut le second,
+et M. Christian le quart du matin: tel était l'ordre de la nuit.
+
+Jusque-là, le voyage s'était continué avec une prospérité dont rien
+n'avait troublé le cours, et il avait été accompagné de circonstances à
+la fois agréables et satisfaisantes; mais la scène allait changer, et se
+présenter sous un aspect bien différent. Il s'était formé une
+conspiration qui devait détruire le fruit de nos travaux passés, et ne
+produire que malheur et détresse; et elle avait été concertée avec tant
+de mystère et de circonspection, qu'il n'en transpira aucune
+circonstance capable de nous avertir du danger qui nous menaçait.
+
+La nuit du lundi, le quart avait été distribué comme je viens de le
+dire. Le mardi, avant le lever du soleil, pendant que je dormais encore,
+M. Christian avec le capitaine d'armes, le second canonnier et Thomas
+Burkits, matelot, entrèrent dans ma cabine, et s'emparant de moi, me
+lièrent les mains derrière le dos avec une corde, me menaçant d'une mort
+immédiate si je parlais ou faisais le moindre bruit. Cela ne m'empêcha
+pas de crier aussi haut que je pus, dans l'espoir d'obtenir du secours;
+mais les officiers qui n'étaient pas du complot étaient déjà gardés par
+des sentinelles placées à leur porte: à celle de ma cabine, on avait
+posté trois hommes, indépendamment des quatre qui étaient dans
+l'intérieur. Tous, excepté Christian, avaient des fusils et des
+baïonnettes, lui seul un coutelas. Je fus traîné hors du lit, en
+chemise, sur le tillac, souffrant beaucoup de la manière dont on m'avait
+serré les mains en les attachant. Lorsque je demandai les motifs d'une
+telle violence, la seule réponse que je reçus fut des injures pour ne
+pas garder le silence. Le maître, le canonnier, le chirurgien, le second
+maître et Nelson, le jardinier, étaient renfermés dans les soutes, et
+l'écoutille de la fosse aux câbles était gardée par des sentinelles. Le
+maître d'équipage, le charpentier et l'ecclésiastique eurent la
+permission de venir sur le tillac, où ils me virent debout, en arrière
+du mât de misaine, les mains liées derrière le dos, entouré de gardes, à
+la tête desquels était Christian. Le maître d'équipage reçut alors
+l'ordre de mettre la chaloupe à la mer, avec la menace de prendre garde
+à lui, s'il n'obéissait pas immédiatement.
+
+La chaloupe ayant été hissée, M. Heyward et M. Mallet, deux des
+aspirans, et M. Samuel, l'ecclésiastique, reçurent l'ordre d'y entrer.
+Je demandai le motif de cet ordre, et cherchai à persuader aux gens qui
+m'entouraient de ne pas persévérer dans ces actes de violence, mais ce
+fut en vain.--Leur réponse fut constamment: «Taisez-vous, ou vous êtes
+mort.»
+
+Le maître avait envoyé demander la permission de venir sur le tillac; et
+elle lui avait été accordée; mais on lui commanda bientôt de retourner
+dans sa cabine. Je ne discontinuais pas mes efforts pour changer la face
+des affaires, lorsque Christian remplaçant le coutelas qu'il tenait par
+une baïonnette, et me saisissant fortement par la corde qui liait mes
+mains me menaça d'une mort immédiate si je ne me tenais pas tranquille;
+et les scélérats qui m'entouraient avaient leurs fusils armés, la
+baïonnette au bout.
+
+D'autres individus furent appelés pour entrer dans la chaloupe, et on
+les entraîna par-dessus le bordage, d'où je conclus que je devais être
+abandonné à la mer avec eux. Une autre tentative pour changer les
+esprits n'amena que la menace de me brûler la cervelle.
+
+On permit au maître d'équipage et à ceux des matelots qui devaient être
+mis dans la chaloupe de prendre de la ficelle, de la toile, des lignes,
+des voiles, des cordages et une tonne d'eau de vingt-huit gallons. M.
+Samuel obtint cent-cinquante livres de biscuit avec une petite quantité
+de rum et de vin, ainsi qu'un octant et une boussole. Mais on lui
+défendit, sous peine de mort, de toucher à aucune carte, à aucun livre
+ou instrument d'astronomie, et surtout à mes dessins et à mes
+observations.
+
+Les mutins ayant ainsi jeté dans la chaloupe les matelots dont ils
+voulaient se débarrasser, Christian ordonna qu'on donnât un verre
+d'eau-de-vie à chaque homme de son équipage. Les officiers furent
+ensuite appelés sur le tillac et jetés par-dessus l'abordage dans la
+chaloupe, tandis qu'on me tenait séparé de tout le monde en arrière du
+mât de misaine. Christian, armé d'une baïonnette, tenait la corde qui
+liait mes mains, et les gardes qui m'entouraient avaient leurs fusils en
+joue; mais lorsque je défiai ces misérables ingrats de tirer, ils les
+remirent au repos. Je m'aperçus que l'un d'eux, Isaac Martin, était
+disposé à me secourir, et comme il me faisait manger du shaddock, mes
+lèvres étant entièrement desséchées, nos regards nous firent comprendre
+mutuellement nos sentimens; mais ceci fut remarqué et on l'emmena. Il
+entra alors dans la chaloupe, essayant de quitter le vaisseau; cependant
+il fut obligé d'y retourner. Quelques autres y furent aussi retenus
+contre leur inclination.
+
+Je crus remarquer que Christian balança quelque tems s'il garderait le
+charpentier, ou ses aides. À la fin il se détermina pour ces derniers,
+et le charpentier fut conduit dans la chaloupe.--On lui laissa prendre
+sa caisse à outils, non pourtant sans de grandes difficultés.
+
+M. Samuel sauva mon journal et ma commission, avec quelques autres
+papiers très-importans relatifs au vaisseau. Il exécuta ceci avec
+beaucoup de courage, quoique sévèrement surveillé. Il tenta aussi de
+sauver le garde-tems et une boîte contenant mes plans, dessins et
+observations depuis quinze ans, qui étaient en grand nombre, mais on
+l'entraîna en lui disant: «Malédiction! vous êtes bien heureux d'en
+avoir autant.»
+
+D'assez vives altercations eurent lieu parmi l'équipage révolté pendant
+que tout ceci se passait. Quelques-uns s'écriaient en jurant: «Je veux
+être damné s'il ne trouve pas moyen de s'en retourner en Angleterre, si
+on lui laisse emporter quelque chose.» Ils voulaient parler de moi; et
+lorsqu'ils virent le charpentier emporter sa boîte à outils:
+«Malédiction! dans un mois il aura un autre vaisseau;» tandis que
+d'autres tournaient en ridicule la situation malheureuse de la chaloupe,
+qui tirait beaucoup d'eau et offrait si peu de place pour tous ceux qui
+y étaient contenus. Quant à Christian, on aurait dit qu'il méditait sa
+destruction et celle du monde entier.
+
+Je demandai des armes, mais les mutins se moquèrent de moi en disant que
+je connaissais bien les gens chez lesquels j'allais. Quatre coutelas,
+cependant, nous furent jetés dans la chaloupe après que nous eûmes viré
+de bord.
+
+Les officiers et les matelots étant dans la chaloupe, on n'attendait
+plus que moi. Le capitaine d'armes en informa Christian, qui dit alors:
+«Allons, capitaine Bligh, vos officiers et vos hommes sont maintenant
+dans la chaloupe, et il faut que vous alliez avec eux. Si vous essayez
+de faire la moindre résistance, vous serez immédiatement mis à mort.» Et
+sans plus de cérémonie, je fus jeté par-dessus le bordage, par une
+troupe de scélérats armés. Alors on me délia les mains. Une fois dans la
+chaloupe, on nous fit virer sur l'arrière, au moyen de la corde qui nous
+tenait amarrés. Alors on nous jeta quelques morceaux de porc, ainsi que
+les quatre coutelas. L'armurier et le charpentier m'appelèrent alors
+pour me dire de ne pas oublier qu'ils n'avaient pris aucune part dans
+toute cette affaire. Après être restés quelque tems à servir de jouet à
+ces malheureux sans compassion, et en butte à leurs railleries, nous
+fûmes à la fin poussés au large, et abandonnés aux flots de l'Océan.
+
+Dix-huit personnes étaient avec moi dans la chaloupe: le maître, le
+premier chirurgien, le botaniste, le canonnier, le maître d'équipage, le
+charpentier, le maître timonier et le quartier-maître en second; deux
+quartier-maîtres, le voilier, deux cuisiniers, l'ecclésiastique, le
+boucher et un garçon. Il restait à bord Fletcher Christian, le maître en
+second, Pierre Haywood, Edward Young, George Stewart, aspirans; le
+capitaine d'armes, le second canonnier, le second maître d'équipage, le
+jardinier, l'armurier, le second charpentier et ses ouvriers, et
+quatorze matelots: c'était, à tout prendre, les hommes les plus
+capables.
+
+Ayant peu ou pas de vent, nous voguâmes assez vite vers l'île de Tofoa,
+qui était au nord-est, à environ dix lieues de distance. Tant que le
+vaisseau resta en vue, il gouverna ouest ouest-nord; mais je regardai
+ceci comme une feinte, car lorsqu'on nous éloigna, les mutins répétèrent
+plusieurs fois, par acclamations: «Otaïti! Otaïti!»
+
+Christian, leur chef, était d'une famille respectable du nord de
+l'Angleterre: c'était le troisième voyage qu'il faisait avec moi. Malgré
+la dureté avec laquelle il me traita, le souvenir d'anciens bienfaits
+produisit en lui quelques remords. Lorsque l'on m'entraîna hors du
+vaisseau, je lui demandai si c'était ainsi qu'il répondait aux marques
+nombreuses qu'il avait eues de mon amitié. Il parut troublé de cette
+question, et me répondit avec une grande émotion: «Capitaine Bligh, vous
+avez frappé juste: je suis dans l'enfer; je suis dans l'enfer!» Ses
+talens le rendaient parfaitement capable de se charger du troisième
+quart, d'après la manière dont j'avais divisé l'équipage du vaisseau.
+
+Haywood était aussi d'une famille respectable du nord de l'Angleterre;
+et, ainsi que Christian, c'était un jeune homme de talent. Ces deux
+jeunes gens avaient été les objets particuliers de mes soins, et je
+m'étais donné beaucoup de peine pour les instruire, ayant conçu l'espoir
+qu'ils feraient un jour honneur à leur pays dans cette profession. Young
+m'était bien recommandé, et Stewart appartenait à des parens des
+Orkneys, pays où nous avions été si bien accueillis à notre retour des
+mers du Sud, en 1780, que, d'après cette seule considération, je
+l'aurais pris volontiers avec moi; mais d'ailleurs il avait toujours
+joui d'une bonne réputation.
+
+Lorsque j'eus le loisir de réfléchir, une satisfaction secrète m'empêcha
+de me livrer à l'abattement. Et cependant, quelques heures auparavant,
+je me trouvais dans la situation la plus satisfaisante: commandant un
+vaisseau dans le meilleur état possible, pourvu de tout ce qui pouvait
+être nécessaire à la santé et au service de l'équipage; le but de notre
+voyage était atteint, nous en avions accompli les deux tiers, et le
+reste de la traversée n'offrait qu'une perspective de succès.
+
+On demandera naturellement quelle pouvait être la cause d'une pareille
+révolte? En réponse à cette question, je ne puis donner que mes
+conjectures.--J'ai souvent pensé que les mutins s'étaient flattés de
+l'espoir de passer une vie plus heureuse parmi les Otaïtiens qu'il ne
+leur serait jamais possible de se la procurer en Angleterre: ceci, joint
+à quelques liaisons qu'ils avaient formées avec des femmes du pays,
+occasionna très-probablement toute cette affaire.
+
+Les femmes d'Otaïti sont belles, douces, enjouées dans leur conversation
+et leurs manières, et ont assez de délicatesse pour se faire admirer et
+chérir. Les chefs étaient si attachés à nos gens, qu'ils les
+encourageaient, en quelque sorte, à rester avec eux, et leur
+promettaient de vastes possessions. Dans des circonstances semblables,
+auxquelles s'en joignirent d'autres encore, on ne peut guère s'étonner
+qu'une troupe de matelots, dont la plupart n'avaient pas de famille, se
+soient laissés entraîner, lorsqu'il ne dépendait que d'eux de s'établir
+au milieu de l'abondance, dans une des plus belles îles du monde, où il
+n'y avait pas de nécessité de se livrer au travail, et qui leur offrait
+l'attrait de plaisirs dont il est impossible de se former une idée.
+Cependant, tout ce qu'un commandant pouvait craindre était la désertion,
+telle qu'il y en a plus ou moins d'exemples dans les mers du Sud, et non
+une révolte complète.
+
+Mais le secret qui accompagna ce complot surpasse toute croyance. Treize
+de ceux qui partageaient mon sort avaient toujours vécu avec les
+matelots; et cependant, ni eux, ni les camarades de Christian, de
+Stewart, d'Heywood et de Young n'avaient jamais remarqué aucune
+circonstance qui pût faire soupçonner ce qui se tramait. Il n'est donc
+pas étonnant que j'en sois devenu victime, mon esprit étant complètement
+exempt de méfiance. Peut-être la chose ne serait-elle pas arrivée s'il y
+eût eu des troupes à bord et une sentinelle à la porte de ma cabine, que
+je laissais toujours ouverte pendant la nuit, afin que l'officier de
+quart put entrer chez moi toutes les fois qu'il en avait besoin. Si
+cette révolte eût été occasionnée par quelque sujet de mécontentement,
+fondé ou non, j'en aurais découvert des symptômes, ce qui m'aurait mis
+sur mes gardes; mais il en était bien autrement. Je vivais, surtout avec
+Christian, de la manière la plus amicale; ce jour même, il était engagé
+à dîner avec moi, et la veille au soir, il s'était excusé de partager
+mon souper, sous prétexte d'une indisposition dont j'avais témoigné de
+l'inquiétude, étant bien loin de soupçonner son intégrité ou son
+honneur.
+
+FIN DE L'APPENDICE.
+
+
+
+
+LA VISION
+DU JUGEMENT,
+
+PAR QUEVEDO REDIVIVUS.
+
+POÈME INSPIRÉ PAR UNE COMPOSITION DU MÊME TITRE,
+PAR L'AUTEUR DE WAT-TYLER.
+
+ «C'est un Daniel venu pour prononcer le jugement! oui, un
+ vrai Daniel! Je te remercie, Juif, de m'avoir enseigné ce
+ mot.»
+
+
+
+
+LA VISION DU JUGEMENT.
+
+
+1. Saint Pierre était assis auprès de la porte du ciel; les clefs en
+étaient rouillées et la serrure un _peu_ dure, par suite du _peu_
+d'usage qu'on en avait fait depuis quelque tems: non, à beaucoup près,
+que le paradis fût plein; mais, depuis l'ère gallique quatre-vingt-huit,
+les diables s'étaient tellement démenés, ils avaient si bien conduit
+leur barque, comme le dirait un marin, qu'ils avaient entraîné presque
+toutes les ames de leur côté.
+
+2. Les anges chantaient faux, et s'étaient enroués à force d'exercer
+leur voix, car ils n'avaient presque autre chose à faire qu'à remonter
+le soleil et la lune, et contenir dans le devoir quelqu'étoile
+vagabonde, ou quelque comète étourdie, qui, s'émancipant trop tôt sur
+l'azur éthéré, avait pourfendu quelque planète en folâtrant avec sa
+queue, comme la baleine en use quelquefois à l'égard des petits
+bâtimens, dans ses accès de gaîté.
+
+3. Les séraphins, nos anges gardiens, voyant qu'ils ne pouvaient suffire
+à leur emploi ici-bas, s'étaient retirés là-haut; les affaires
+terrestres n'occupaient plus aucune place dans le ciel, si ce n'est sur
+le noir bureau de l'ange chargé de nos archives. Celui-ci, voyant les
+exemples de vices et de malheur se multiplier avec une telle rapidité,
+avait arraché toutes les plumes de ses deux ailes sans pouvoir encore
+finir d'enregistrer les misères humaines.
+
+4. Ses occupations avaient tellement augmenté depuis quelques années,
+que (contre sa volonté, sans doute, et comme ces chérubins ministres
+terrestres) il avait été forcé de chercher des ressources autour de lui,
+et de réclamer l'aide de ses pairs célestes, avant que le besoin
+croissant qu'on avait de son ministère eût achevé de l'épuiser. En
+conséquence, six anges et douze saints lui furent donnés pour commis.
+
+5. C'était là un fameux bureau,--du moins pour le ciel; et cependant,
+tous tant qu'ils étaient, ils ne manquaient pas de besogne. On voyait
+tous les jours le triomphe de tant de conquérans et tant de royaumes
+remis à neuf! chaque jour aussi avait son carnage de six ou sept mille
+hommes, jusqu'à ce que celui de Waterloo arrivant pour couronner le
+tout, les esprits célestes jetèrent leurs plumes, saisis d'un divin
+dégoût, tant cette dernière page était barbouillée de fange et de sang!
+
+6. Par parenthèse, ce n'est pas à moi à redire ce qui fit frémir les
+anges.--Le diable lui-même, dans cette occasion, abhorra son propre
+ouvrage, tant il était rassasié du banquet infernal! Et quoique ce fût
+lui-même qui eût aiguisé chaque glaive, sa soif innée du mal en était
+presque éteinte. Ici, la seule bonne œuvre de Satan mérite bien d'être
+citée: c'est qu'il s'était réservé les deux généraux, en toute
+propriété, après leur mort.
+
+7. Sautons par-dessus quelques années d'une paix factice, pendant
+lesquelles la terre ne fut ni plus ni moins bien peuplée, l'enfer comme
+de coutume, et le ciel pas du tout. Elles forment le bail des tyrans,
+seulement ce sont de nouveaux noms qui l'ont signé.--Cela finira quelque
+jour; en attendant ils vont toujours augmentant, avec leurs sept têtes
+et leurs dix cornes, comme la bête prédite par l'Apocalypse.--Quant aux
+nôtres[57], elles sont moins redoutables par la tête que par les cornes.
+
+[Note 57: Ce pronom se rapporte probablement au mot _bête_.
+
+(_N. du Tr._)]
+
+8. La seconde aurore de la première année de la liberté, Georges III
+mourut. Sans être un tyran, il avait protégé les tyrans, jusqu'au moment
+où, chaque sens lui étant ravi, il avait perdu et la lumière
+intellectuelle, et la lumière extérieure. Jamais meilleur fermier
+n'avait fait valoir un pré; jamais plus mauvais roi n'avait laissé un
+royaume livré à sa perte. Il mourut, et laissa la moitié de ses sujets
+aussi fous, et l'autre moitié aussi aveugles que lui.
+
+9. Il mourut!--sa mort ne fit pas beaucoup de bruit sur la terre. Ses
+funérailles eurent quelque éclat;--le velours, les dorures, le cuivre y
+furent en profusion. Il n'y manqua que des larmes, excepté celles de
+convention: car cette espèce de marchandise peut s'acheter à sa vraie
+valeur.--Quant aux élégies, il y eut un nombre convenable de ces
+inspirations, bien entendu qu'elles furent aussi payées. Puis vinrent
+les torches, les manteaux, les bannières, les hérauts d'armes, et tous
+ces restes des vieilles coutumes gothiques.
+
+10. Cela formait un mélodrame vraiment sépulcral. De tous les fous
+accourus pour augmenter et contempler ce spectacle, qui se souciait du
+défunt? La pompe des funérailles était le seul motif d'attraction, et le
+noir composait tout le deuil. Là, pas une pensée qui s'élançât au-delà
+du drap mortuaire; et lorsque le magnifique cercueil fut enseveli, on
+eût dit une dérision de l'enfer, qui renfermait ainsi dans l'or une
+pourriture de quatre-vingts ans.
+
+11. C'est ainsi que son corps fut mêlé à la poussière! Il aurait pu
+redevenir bien plus tôt ce qu'il faut qu'il soit un jour, si ses élémens
+naturels eussent été livrés à eux-mêmes pour s'incorporer de nouveau
+avec la terre, l'eau et le feu. Mais ces parfums étrangers ne font que
+contrarier les intentions de la nature, qui le créa aussi nu que ces
+millions d'hommes dont on n'embaume pas l'argile vulgaire. Et cependant,
+toutes ces épices ne réussissent qu'à prolonger sa corruption.
+
+12. Il est mort! la terre extérieure n'a plus rien à démêler avec lui.
+Il est enterré, et, à l'exception du mémoire des funérailles et du
+griffonnage du lapidaire, il ne sera plus question de lui dans le monde,
+à moins qu'il n'ait fait son testament tout entier;--mais quel est le
+procureur qui le demandera à son fils, à son fils en qui nous voyons ses
+qualités briller encore, excepté cette vertu domestique, si rare
+aujourd'hui, la fidélité envers une femme laide et méchante?
+
+13. Dieu sauve le roi[58]! Ce serait une grande économie pour Dieu que
+d'épargner cette race-là; mais s'il veut être d'humeur miséricordieuse,
+tant mieux. Je ne suis pas de ceux qui prêchent pour la damnation;--je
+ne sais pas trop même si je ne suis pas, à peu près, le seul qui, dans
+le faible espoir d'adoucir la perspective de nos maux futurs, ait mis, à
+quelques légères restrictions près, des bornes aussi étroites à
+l'infernale juridiction des peines éternelles.
+
+[Note 58: _God save the king!_ acclamation nationale des Anglais, qui
+répond à notre cri de: «Vive le roi!» _Save_ vent dire aussi _épargner_;
+de là l'espèce de jeu de mot du commencement de cette stance.
+
+(_N. du Tr._)]
+
+14. Je sais que cette opinion n'est pas populaire; je sais que c'est un
+blasphême; je sais que l'on peut être damné pour avoir espéré que
+personne ne le serait jamais; je sais que, dès l'enfance, l'on nous
+gorge des meilleures doctrines, jusqu'à ce que nous soyons prêts à en
+déborder;--je sais qu'excepté l'église anglicane, toutes, sans
+exception, nous en ont fait accroire, et que les trois ou quatre cents
+autres qui restent, ainsi que les synagogues, ont fait une maudite
+acquisition.
+
+15. Dieu nous soit en aide à tous! Dieu me soit en aide à moi surtout
+qui suis, Dieu le sait, aussi fragile que le diable peut le souhaiter,
+et non plus difficile à damner qu'un poisson qui a avalé l'hameçon ne
+l'est à amener au rivage, ou que l'agneau à servir de proie au boucher:
+non pourtant que je sois prêt encore à faire partie du noble mets que
+formera un jour cette immortelle friture composée de presque tous les
+êtres créés pour mourir.
+
+16. Saint Pierre donc était assis auprès de la porte céleste, et
+s'endormait sur ses clefs, lorsque tout-à-coup survient un bruit
+merveilleux qu'il n'avait pas entendu depuis long-tems. C'était le
+bruissement du vent, des flots et des flammes, bref un mélange de bruits
+extrêmement imposans, et qui eût arraché une exclamation à tout autre
+qu'à un saint; mais celui-ci se contenta de faire un saut sur sa chaise,
+et de dire en clignotant de l'œil: «Je crois que voilà encore une étoile
+qui file!»
+
+17. Mais avant qu'il pût se rendormir, un chérubin lui effleura les yeux
+du bout de son aile droite, sur quoi Saint Pierre bâilla et se gratta le
+nez. «Saint portier, dit l'ange en agitant une aile sacrée, brillante de
+couleur céleste, comme brille sur la terre la queue éblouissante du
+paon; saint portier, lève-toi, je te prie.» À quoi le saint répondit:
+«Eh bien, que veut dire tout cela? Est-ce Lucifer qui revient avec tout
+ce tintamarre?»
+
+18. «Non, répondit le chérubin,--George III est mort.» «Et quel est ce
+George III? demanda l'apôtre. Quel George? quel trois?» «C'est un roi
+d'Angleterre, dit l'ange.» «Bon, il ne trouvera pas ici de rois pour le
+coudoyer sur sa route. Mais a-t-il sa tête sur ses épaules? car le...
+dernier que nous vîmes ici n'avait qu'un tronc, et jamais il n'aurait
+obtenu les bonnes grâces du ciel s'il ne nous avait jeté sa tête au
+visage.
+
+19. «Il était, si je me le rappelle bien, roi d'***. Et cette tête, qui
+n'avait pas su conserver une couronne sur la terre, osa, à mon nez,
+venir réclamer des droits semblables aux miens, à celle de martyr. Si
+j'avais eu le sabre que je portais jadis quand je coupais des oreilles,
+je l'aurais pourfendue; mais n'ayant que mes clefs et pas de glaive, je
+me contentai de lui faire sauter sa tête des mains.
+
+20. «Alors il poussa des cris si étourdissans[59] que tous les saints
+sortirent et le firent entrer. Et le voilà depuis lors qui siége auprès
+de saint Paul, de pair et compagnon avec ce Paul le parvenu! La peau de
+saint Barthélemy, qui lui sert d'auréole dans les cieux, après avoir
+racheté ses péchés sur la terre par le martyre, ne fit pas mieux que
+cette tête faible et sans cervelle.
+
+[Note 59: Il y a dans le texte _headless_, qui veut dire aussi _sans
+tête_; mais cette double acception est perdue en français.
+
+(_N. du Tr._)]
+
+21. «Mais s'il l'eût apportée ici sur ses épaules, la chose se serait
+différemment passée.--Le sentiment de compassion sympathique
+qu'éprouvèrent les saints, produisit sur eux l'effet d'un charme. Ainsi
+le ciel souda de nouveau cette tête sur son corps.--Cela peut être fort
+bien, mais il semble que ce soit chez nous la coutume de renverser tout
+ce qui se fait de sage là-bas.»
+
+22. L'ange répondit: «Allons, Pierre, ne boudez pas; le roi qui nous
+arrive a sa tête et tout le reste.--Il n'a jamais très-bien compris ce
+qu'il faisait, et agissait à peu près comme une marionnette qui se meut
+par des fils. Il sera jugé comme tout le reste sans doute, ce n'est ni
+mon affaire ni la vôtre de nous mêler de cela; bornons-nous à remplir
+notre rôle, qui consiste à faire ce qui nous est ordonné.»
+
+23. Pendant qu'ils parlaient ainsi, la caravane céleste arriva comme un
+tourbillon de vent traverse les champs de l'espace, ou comme le cygne
+fend quelque rivière argentée, comme qui dirait le Gange, le Nil,
+l'Indus, la Tamise ou la Tweed. Au milieu d'elle, un vieux homme avec
+une vieille ame, l'un et l'autre extrêmement aveugles, s'arrêta devant
+la porte, et les anges firent asseoir sur un nuage leur compagnon de
+voyage enveloppé de son drap mortuaire.
+
+24. Mais, derrière cette troupe brillante, dont il fermait la marche, un
+esprit d'un aspect bien différent agitait ses ailes semblables à des
+nuages orageux planant sur quelque plage déserte souvent jonchée de
+débris de naufrage; son front ressemblait à l'océan agité par la
+tempête. Des pensées sombres et impénétrables avaient imprimé le sceau
+d'un éternel courroux sur ses traits immortels, et là où s'arrêtait son
+regard, tout devenait ténèbres.
+
+25. En s'approchant il jeta sur cette porte, dont, ainsi que le péché,
+il ne devait jamais passer le seuil, un regard plein d'une haine si
+implacable et tellement surnaturelle, que saint Pierre aurait bien voulu
+être au-dedans. Ce dernier se mit à chercher dans ses clefs avec
+beaucoup d'application, suant à grosses gouttes dans sa peau
+apostolique: bien entendu que sa transpiration n'était que de l'ichor ou
+quelqu'autre fluide spirituel du même genre.
+
+26. Les chérubins eux-mêmes se rassemblèrent en foule comme des oiseaux
+qui voyent le faucon prendre son essor, et ils sentirent un frémissement
+jusqu'au bout de chacune de leurs plumes. Formant un cercle comme la
+ceinture d'Orion, ils entourèrent leur vieux protégé qui savait à peine
+où ses gardes célestes l'avaient conduit, quoique ceux-ci en usent
+poliment avec les ombres royales, car nous avons pu apprendre par plus
+d'une véridique histoire que les anges étaient tous torys.
+
+27. Les choses étant dans cet état, la porte s'ouvrit tout-à-coup, et la
+clarté qui en jaillit répandit dans l'espace une teinte de flammes de
+plusieurs couleurs, dont les reflets arrivant jusqu'à notre petite
+planète, on vit naître une nouvelle aurore boréale sur le pôle arctique,
+la même qui apparut au milieu des glaces à l'équipage du capitaine Parry
+dans le détroit de Melville.
+
+28. Et de cette porte ouverte on vit sortir tout rayonnant un esprit de
+lumière, majestueux par sa puissance et sa beauté, radieux de gloire
+comme la bannière flottante revenant victorieuse d'un de ces combats qui
+changent la face du monde. Il faut que mes humbles comparaisons se
+composent d'images terrestres, car ici-bas les ténèbres de la chair
+obscurcissent nos meilleures conceptions, exceptez-en les rêveries de
+Johanna Southcote ou de Robert Southey.
+
+29. C'était l'archange Michel. Tout le monde sait comment sont faits les
+anges et les archanges, car il n'y a presque pas un écrivailleur qui
+n'ait le sien à nous offrir, depuis le chef des démons jusqu'au prince
+des anges. Nous les voyons aussi sur quelques tableaux d'autels,
+quoiqu'en vérité ceux-ci ne prouvent guère que personne ait jamais eu de
+notions antérieures sur ces esprits immortels. Mais c'est aux
+connaisseurs à indiquer leur mérite.
+
+30. Michel parut donc rayonnant de gloire et de beauté, œuvre digne de
+celui d'où dérive toute beauté et toute gloire. Il traversa le seuil et
+s'arrêta; devant lui étaient les jeunes chérubins et le saint à tête
+grise (quand je dis jeunes, entendons-nous; c'est-à-dire jeunes de
+figures et non d'âge; car je serais bien fâché d'avancer qu'ils
+n'étaient pas plus vieux que saint Pierre; je voulais dire seulement
+qu'ils étaient un peu plus jolis que lui.)
+
+31. Les chérubins et les saints s'inclinèrent devant le chef de la
+hiérarchie céleste, le premier des esprits angéliques qui eût revêtu
+l'aspect d'un Dieu saint, sans qu'aucun orgueil se fût glissé dans son
+cœur divin, au fond duquel aucune pensée, hors celle du service de son
+créateur, n'osa pénétrer jamais. Tout exalté, tout comblé de gloire
+qu'il fût, il savait bien n'être que le vice-roi du ciel.
+
+32. Lui et le taciturne esprit des ténèbres se trouvèrent en face. Ils
+se connaissaient tous deux en bien et en mal, et, malgré leur puissance,
+aucun des deux ne pouvait oublier dans l'autre son ancien ami et son
+ennemi futur. Il y avait dans les regards de chacun un mélange de
+hauteur, d'orgueil et de regret, comme si c'était moins leur volonté que
+le destin qui les condamnât à la guerre pendant l'éternité, et leur
+donnait les sphères pour champ clos.
+
+33. Mais ici ils étaient sur un terrain neutre: nous savons par Job que
+Satan a la faculté de rendre visite au ciel deux ou trois fois par an,
+et que les fils de Dieu, comme ceux de la terre, doivent lui tenir
+compagnie. Nous pourrions aussi faire voir d'après le même livre, quelle
+politesse règne dans la conversation qui a lieu entre les puissances du
+bien et du mal.--Mais il faudrait pour cela des heures.
+
+34. Et comme ceci n'est pas un traité de théologie, pour discuter, à
+l'aide de l'hébreu et de l'arabe, si le livre de Job est une allégorie
+ou un fait, mais bien une narration véridique; je n'emprunte çà et là
+que ce qui peut écarter le plus léger soupçon d'imposture d'un ouvrage
+qui est de toute vérité d'un bout à l'autre et aussi exact que toute
+autre vision.
+
+35. Donc les esprits immortels étaient sur un terrain neutre et devant
+la porte, de même que sur le seuil de l'Orient se discute la grande
+cause de la mort, et que c'est de là qu'on expédie les ames dans un
+monde ou dans l'autre. Michel et son antagoniste avaient donc un air
+fort civil, quoique cela n'allât pas jusqu'à s'embrasser; mais son
+altesse ténébreuse et son altesse lumineuse échangèrent mutuellement des
+regards pleins de politesse.
+
+36. L'archange salua, non comme salue un petit maître de nos jours, mais
+en s'inclinant gracieusement, à la mode de l'Orient, et portant un de
+ses bras rayonnans sur l'endroit où l'on suppose que le cœur est placé
+chez les gens de bien. Il salua Satan comme un égal, pas trop bas, mais
+avec affabilité. Quant à celui-ci, il aborda son ancien ami avec plus de
+hauteur, et comme un vieux et pauvre seigneur castillan pourrait aborder
+un riche bourgeois parvenu.
+
+37. Il ne fit qu'incliner un moment son front diabolique; puis le
+relevant, il se prépara à soutenir ses droits, et à démontrer comme quoi
+le roi Georges ne pouvait justifier de ses titres à être exempt des
+peines éternelles plus que tant d'autres rois cités dans l'histoire,
+doués d'un meilleur sens et d'un meilleur cœur, et qui, depuis
+long-tems[60], «pavaient l'enfer de leurs bonnes intentions.»
+
+[Note 60: Cette dernière ligne est une citation.
+
+(_N. du Tr._)]
+
+38. Michel répondit: «Pourquoi en veux-tu à cet homme qui est mort, et
+amené devant le Seigneur? Quel mal a-t-il fait depuis le commencement de
+sa vie mortelle? qui te donne le droit de le réclamer? Parle, et que ta
+volonté soit faite si elle est juste.--Dis; et si, pendant sa carrière
+terrestre, il a manqué gravement à l'accomplissement de ses devoirs,
+comme roi et comme homme, il est à toi; sinon, laisse-le passer.»
+
+39. «Michel, répondit le prince de l'air, jusqu'en ces lieux mêmes, et
+devant la porte de celui que tu sers, je viens réclamer mon sujet; et je
+prouverai que, de même qu'il fut mon adorateur dans sa poussière, il le
+sera en esprit: quoique chéri de toi et des tiens, parce qu'aucun
+penchant pour le vin et la volupté ne se mêla à ses faiblesses, du trône
+où il était placé, il ne régna sur des millions d'hommes que pour me
+servir seul.
+
+40. «Regarde cette terre, notre domaine, ou plutôt le mien; jadis elle
+appartenait à ton maître. Mais je ne m'enorgueillis pas de la conquête
+de cette misérable planète, et celui que tu sers ne doit pas, hélas!
+m'envier non plus mon lot. Au milieu de ces myriades de mondes lumineux
+qui passent devant lui pour lui rendre hommage, il a pu oublier cette
+pitoyable création d'êtres chétifs dont bien peu me semblent mériter la
+damnation, excepté leurs rois.
+
+41. «Et même je ne regarde ceux-ci que comme une espèce de redevance
+pour soutenir mes droits de seigneur; et eussé-je des inclinations
+contraires, elles seraient, vous le savez bien, superflues. Les hommes
+sont devenus si méchans que l'enfer lui-même n'a rien de mieux à faire
+que de les abandonner à eux-mêmes, plus tourmentés et plus frénétiques
+cent fois par les malédictions qu'ils se donnent. Le ciel ne peut pas
+les faire meilleurs et je ne saurais les rendre pires.
+
+42. «Regarde sur la terre, te dis-je encore.--Lorsque ce misérable ver
+de terre, ce vieillard faible, infirme, aveugle et insensé, commença son
+règne dans tout l'éclat et la fraîcheur de la jeunesse, le monde et lui
+se présentaient tous deux sous un aspect bien différent. Une grande
+partie de la terre et des plaines liquides de l'océan le reconnaissaient
+pour roi.--À travers plus d'une tempête, ses îles avaient surnagé sur
+l'abîme du tems, car elles étaient l'asile des vertus austères.
+
+43. «Jeune, il arriva au trône; vieux, il le quitte: vois dans quel état
+il trouva son royaume, et comment il le laissa; consulte ses annales:
+vois d'abord comment il abandonna le pouvoir à un favori; puis comment
+la soif de l'or, ce vice du mendiant, qui ne peut remplir que les ames
+basses, s'empara graduellement de son cœur.--Et quant au reste, jette
+seulement un coup d'œil sur l'Amérique et la France.
+
+44. «Il est vrai de dire que, depuis le commencement jusqu'à la fin, il
+ne fut qu'un instrument, et j'ai mis en lieu de sûreté ceux qui s'en
+servirent. Eh bien! ainsi qu'un instrument qu'il soit consumé! Fouillez
+dans tous les siècles passés depuis que le genre humain a plié devant un
+monarque, parcourez toutes les annales sanglantes qui consacrent le
+crime et le carnage, choisissez le plus criminel des disciples de César,
+et citez-moi un règne plus abreuvé de sang, plus encombré de morts.
+
+45. «Il ne cessa de faire la guerre à la liberté et aux hommes libres.
+Les nations comme les particuliers, ses propres sujets, ses ennemis
+étrangers, tout ce qui prononça le mot de liberté eut George III pour
+adversaire. Quelle histoire sera jamais plus souillée que la sienne de
+malheurs publics et individuels! Je lui accorde la continence
+domestique. Je lui accorde ces vertus passives qui manquent à la plupart
+des monarques.
+
+46. «Je sais qu'il fut mari constant; je conviens que c'était un homme
+sobre et décent et un assez bon maître. Tout cela est beaucoup, et bien
+plus encore sur un trône; de même que la tempérance a bien plus de
+mérite observée au banquet d'Apicius qu'à la table de l'anachorète. Je
+lui accorde tout ce que les plus indulgens peuvent lui accorder;--tout
+cela fut bien quant à lui, mais non pour les millions d'hommes qui le
+trouvèrent toujours tel que l'oppression pouvait le désirer.
+
+47. «Le Nouveau-Monde se débarrassa de lui. L'ancien gémit encore du
+sort que lui et les siens lui préparèrent du moins, s'ils ne purent
+entièrement l'accomplir. Il laissa sur plusieurs trônes des héritiers de
+ses vices, sans l'être de ses vertus domestiques, qui ont inspiré la
+compassion pour lui.--Rois fainéans endormis sur le trône de la terre,
+ou despotes veillant au même poste et qui ont oublié déjà une leçon
+qu'on leur apprendra de nouveau.--Qu'ils tremblent!
+
+48. «Cinq millions d'hommes de l'église primitive, conservant cette foi
+qui vous rend puissans sur la terre, implorèrent une partie de ce tout
+immense qu'ils possédaient jadis--la liberté de leur
+culte.--Non-seulement votre maître, Michel, mais vous-même, et vous
+aussi, saint Pierre, il faut que vous ayez une ame de glace si vous
+n'abhorrez pas l'ennemi de la participation des catholiques à toutes les
+libertés d'une nation chrétienne.
+
+49. «À la vérité, il leur permit de prier Dieu; mais, comme une
+conséquence de la prière, il leur refusa la loi qui les aurait placés
+sur la même base que ceux qui n'adoraient pas les saints.» Ici saint
+Pierre, faisant un bond hors de sa place, s'écria: «Vous pouvez emmener
+le prisonnier. Avant que le ciel ouvre ses portes à ce Guelfe, tandis
+que je suis de garde, je veux être damné moi-même.
+
+50. «J'aimerais mieux changer de place avec Cerbère (et la sienne n'est
+pas une sinécure), que de voir ce vieux fou, ce vieux bigot de roi
+parcourir les plaines azurées du ciel.» «Saint, répondit Satan, vous
+ferez bien de vous venger des maux qu'il a fait souffrir à vos
+satellites; et si vous étiez disposé à l'échange en question, je
+tâcherais d'apprivoiser notre Cerbère avec le ciel.»
+
+51. Mais ici Michel intervint: «Bon saint, dit-il, et démon! je vous
+prie, n'allez pas si vite; vous passez tous deux les bornes de la
+discrétion. Saint Pierre! vous aviez coutume d'être plus poli, et vous,
+Satan, excusez la chaleur de ses expressions, et cette condescendance
+qui le fait descendre au niveau du vulgaire: les saints eux-mêmes
+quelquefois s'oublient à leur tour.--Avez-vous autre chose à dire?»
+«Non.» «Eh bien, je vous prierai d'appeler vos témoins.»--
+
+52. Satan se retourna, et agita sa main basanée dont les facultés
+électriques attirent les nuages de plus loin que nous ne pouvons le
+comprendre, quoique nous le retrouvions souvent dans notre ciel. Soudain
+le tonnerre infernal fit trembler la mer et la terre dans toutes les
+planètes, et les batteries de l'enfer firent jouer cette artillerie dont
+parle Milton comme d'une des plus sublimes inventions de Satan.
+
+53. Ceci fut un signal pour ces ames damnées qui voient s'étendre les
+priviléges de leur damnation au-delà du contrôle ordinaire des mondes
+passés, présens ou futurs. Aucune place ne leur est particulièrement
+assignée dans les archives de l'enfer; mais ils sont libres d'aller où
+leur inclination les porte à la poursuite du gibier,--n'en étant ni plus
+ni moins damnés.
+
+54. Ils sont fiers de ce privilége, et ils ont raison de l'être.--C'est
+une espèce de chevalerie, ou de clef d'or attachée à leur ceinture, ou
+quelqu'association du même genre, ou bien encore une entrée dans les
+petits appartemens. J'emprunte mes comparaisons à la chair étant chair
+moi-même. Que les esprits immortels ne soient pas choqués de ces
+similitudes basses et vulgaires! Nous savons qu'ils occupent là-haut des
+postes bien plus exaltés.
+
+55. Lorsque le formidable signal vola du ciel à l'enfer, séparés par une
+distance dix millions de fois plus grande environ que celle qui existe
+entre notre globe et le soleil, et il nous est facile de calculer à une
+seconde près combien de tems il fallut pour cela, car chaque rayon qui
+se fraye une voie pour dissiper les brouillards de Londres et qui dore
+faiblement ses clochers à peu près trois fois par an, quand l'été n'est
+pas trop rigoureux.
+
+56. J'ai dit que je pouvais faire ce calcul.--Il fallut donc une
+demi-minute.--Je sais qu'il faut plus de tems aux rayons solaires pour
+faire leurs préparatifs de voyage et se mettre en route, mais aussi leur
+télégraphe est bien moins sublime, et s'ils joutaient à la course contre
+les courriers de Satan partis pour leurs climats, ils ne gagneraient
+pas: Il faut au soleil des années pour que chacun de ses rayons regagne
+le point d'où il est parti, il ne faut pas au diable une demi-journée.
+
+57. À l'extrémité de l'horizon parut une petite tache, de la grandeur
+environ d'une demi-couronne; j'ai vu quelquefois dans les cieux quelque
+chose de semblable étant sur la mer Égée, avant une rafale. Bientôt
+grossissant, cet objet changea de forme, et, semblable à un vaisseau
+aérien, paraissait louvoyer, et _se gouvernait_ ou _était gouverné_, je
+ne suis pas bien sûr de la correction de cette dernière phrase qui fait
+clocher la stance.
+
+58. Au surplus, choisissez entre les deux. Bientôt cet objet ressembla à
+un nuage, et c'en était un en effet, un nuage de témoins, et quel nuage!
+La terre ne vit jamais de nuées de sauterelles aussi nombreuses que
+celles qui couvraient en ce moment le ciel, et en obscurcissaient
+l'espace de leurs myriades. Leurs cris perçans et variés ressemblaient à
+ceux d'une troupe d'oies sauvages (si toutefois on peut comparer les
+nations à des oies), et réalisaient l'expression de l'enfer déchaîné.
+
+59. Ici résonnait le bon juron du gros John Bull qui damnait ses
+yeux[61] comme de par le passé. Puis Paddy[62], dans son patois,
+s'écriait: «De par Jésus.» Venait ensuite le flegmatique Écossais,
+demandant d'un ton plus calme: «Quel est votre bon plaisir?» Puis l'ame
+du Français jurait en certains termes que je ne traduirai pas
+littéralement, le premier cocher pouvant le faire pour moi. Et au milieu
+de tout ce vacarme, on entendait la voix de Jonathan[63], qui
+disait:--«Notre président va faire la guerre, à ce qu'il paraît.»
+
+[Note 61: _Who damned his eyes_. Juron favori de la dernière classe du
+peuple anglais.]
+
+[Note 62: Nom donné par les Anglais à la nation irlandaise, comme celui
+de John Bull au peuple anglais.]
+
+[Note 63: Les Américains des États-Unis.
+
+(_N. du Tr._)]
+
+60. Il y avait en outre des Espagnols, des Hollandais et des Danois,
+bref une multitude universelle d'ombres, depuis l'île d'Otaïti jusqu'aux
+plaines de Salisbury, de tous les climats et professions, de tous les
+âges et de tous les métiers, prêts à déposer contre le règne du bon roi,
+aussi acharnés que les trèfles le sont contre les piques, et tous cités
+par le grand _sub pœna_ pour essayer de prouver que les rois peuvent
+être damnés comme vous ou moi.
+
+61. Quand Michel vit toute cette armée, il pâlit d'abord autant que les
+anges peuvent pâlir.--Puis devint de toutes les couleurs, comme un
+crépuscule d'Italie, ou la queue d'un paon, ou les rayons du soleil
+couchant vus à travers les gothiques vitraux d'une vieille abbaye, ou
+comme une truite encore fraîche, ou comme l'éclair qui brille la nuit
+sur le lointain horizon, ou comme l'arc-en-ciel à son premier aspect, ou
+comme une grande revue de trente régimens habillés de rouge, de vert et
+de bleu.
+
+62. Puis, s'adressant à Satan: «Pourquoi, dit-il, mon bon vieil ami, car
+je vous tiens pour tel, quoiqu'étant de différens partis, nous soyons
+obligés de nous faire la guerre, je ne vous ai jamais regardé comme un
+ennemi personnel; nos différends sont tout politiques, et j'espère que,
+quoi qu'il puisse arriver là-bas, vous connaissez ma grande estime pour
+vous, et c'est par cette raison que je regrette de vous trouver des
+torts--
+
+63. «Pourquoi donc, dis-je, mon cher Lucifer, voulez-vous abuser de la
+demande que j'ai faite des témoins? Mon intention n'était pas que vous
+fissiez venir la moitié de la terre et de l'enfer; cela est même inutile
+puisque deux témoins honnêtes, décens et véridiques nous suffisent. Nous
+perdons notre tems, que dis-je? notre éternité, entre l'accusation et la
+défense: si nous écoutons l'une et l'autre, cela prolongera notre
+immortalité.»
+
+64. Satan répondit: «Cette affaire m'est fort indifférente sous un point
+de vue personnel.--Je puis avoir cinquante ames meilleures que celle-ci
+avec la moitié moins de peine qu'elle ne m'en a déjà donné, et je n'ai
+discuté avec vous la cause de feu sa majesté britannique que comme un
+point de droit. Vous pouvez disposer de lui.--Dieu sait que j'ai assez
+de rois là-bas.»
+
+65. Ainsi parla le démon, appelé dernièrement _à plusieurs faces_ par
+l'écrivain Southey. «Alors, reprit Michel, nous appellerons une ou deux
+personnes des myriades qui entourent notre congrès, et nous donnerons
+congé au reste.--Qui aura l'honneur de parler le premier? Il y a de quoi
+choisir. Qui prendrons-nous?» Satan répondit: «Il n'en manque pas; mais
+quant à choisir, autant vaut Jack Wilkes qu'un autre.»
+
+66. À l'instant on vit sortir de la foule un esprit à l'aspect bizarre
+et joyeux et à l'œil perçant, vêtu d'une manière tout-à-fait oubliée
+maintenant, car les gens de l'autre monde conservent long-tems les modes
+de celui-ci; ce qui fait qu'on y trouve réunis tous les costumes bons ou
+mauvais qui ont paru depuis Adam, à commencer par la feuille de figuier
+de notre mère Ève jusqu'au jupon presqu'aussi rétréci d'une époque plus
+récente.
+
+67. L'esprit, jetant les yeux sur les foules assemblées, s'écria: «Mes
+amis de toutes les sphères, nous courons risque de nous enrhumer au
+milieu de ces nuages; occupons-nous donc d'affaires. Pourquoi cette
+assemblée générale? Sont-ce des électeurs que j'aperçois là à couvert?
+Si c'est pour une élection qu'ils font tout ce tapage, voyez en moi un
+candidat qui n'a pas tourné casaque.--Saint Pierre, puis-je compter sur
+votre vote?»
+
+68. «Monsieur, répondit Michel, vous vous méprenez, ces choses-là
+appartiennent à la vie humaine, nous nous occupons ici d'affaires plus
+augustes: Le tribunal est assemblé pour juger des rois; vous voilà au
+fait maintenant.» «Alors, dit Wilkes, je présume que ces messieurs qui
+ont des ailes sont des chérubins, et cet esprit là-bas me paraît
+ressembler fort à George III. Mais, dans mon opinion, il est beaucoup
+plus vieux.--Dieu me pardonne, il est aveugle.»
+
+69. «Il est, dit l'ange, tel que vous le voyez, et son sort va dépendre
+de ses actions. Si vous avez quelque chose à lui reprocher, songez que
+la tombe permet au plus humble mendiant de lever la tête en présence du
+potentat le plus superbe.» «Il y a des gens, dit Wilkes, qui n'attendent
+pas que les rois soient déposés dans leur cercueil de plomb, pour
+prendre cette liberté, et moi, par exemple; je leur ai toujours dit ce
+que je pensais à la face du soleil.»
+
+70. «Eh bien donc, au-dessus du soleil, répétez ce que vous avez à faire
+valoir contre lui,» dit l'archange. «Eh quoi, répliqua l'esprit, quand
+depuis si long-tems il n'est plus question de tout cela, faut-il que je
+devienne un témoin accusateur? Non, de par ma foi. D'ailleurs j'avais
+fini par le battre à plates coutures devant ses pairs et ses communes.
+Je ne me plais pas à faire revivre de vieilles histoires dans le ciel,
+d'autant plus que sa conduite était toute naturelle dans un prince.
+
+71. «C'était une sottise sans doute, et une mauvaise action d'opprimer
+un pauvre diable qui ne possédait pas un schelling: mais j'en veux moins
+à l'homme lui-même qu'à Bute et à Graftan, et je ne voudrais pas le voir
+puni de leur crime, d'autant plus qu'ils sont damnés depuis
+long-tems.--Quant à moi, j'ai pardonné, et je vote pour son _habeas
+corpus_ dans le ciel.»
+
+72. «Wilkes, dit le diable, je comprends tout ceci; vous étiez devenu à
+moitié courtisan avant votre mort, et il paraît que vous avez envie de
+le devenir tout-à-fait de l'autre côté de la barque de Caron. Vous
+oubliez que le règne de cet homme est fini, et que, quoi qu'il puisse
+être d'ailleurs, il ne sera plus souverain. Vous avez perdu vos peines,
+car le mieux qui puisse lui arriver est de se trouver votre voisin.
+
+73. «Mais j'ai su tout de suite qu'en penser, lorsque je vous ai vu,
+avec votre air goguenard, voltiger et chuchoter autour de la broche, où
+Bélial, qui était de service ce jour-là, arrosait, avec la graisse de
+Fox, Guillaume Pitt, son élève. Je sus qu'en penser, dis-je; cet homme,
+même dans l'enfer, trouve encore le moyen de faire du mal.--Je le ferai
+bâillonner: voici l'effet d'un de ses bills.
+
+74. «Qu'on appelle Junius!» Une ombre s'avança à grands pas hors de la
+foule; et à ce nom, il y eut une telle presse, que les esprits cessèrent
+de se mouvoir commodément et à leur aise aérienne. Mais ils se
+heurtèrent et se bousculèrent, se poussant des bras et des genoux (et
+tout cela pour rien, comme nous le verrons tout-à-l'heure), de telle
+sorte qu'on eût dit du vent comprimé et renfermé dans une vessie, ou, ce
+qui est bien pis, une colique humaine.
+
+75. L'ombre parut: c'était une grande figure maigre, à cheveux gris, qui
+semblait n'avoir été autre chose qu'une ombre sur la terre. Ses
+mouvemens étaient vifs, et ne manquaient pas de vigueur; mais rien ne
+pouvait indiquer son origine: tantôt elle diminuait, tantôt elle
+grossissait, ayant tantôt un air sombre, tantôt celui d'une gaîté
+sauvage. Mais en contemplant ses traits, on les voyait changer à tous
+momens, et ressembler--personne ne pouvait dire à quoi.
+
+76. Plus les esprits le fixaient avec attention, moins ils pouvaient
+distinguer à qui ses traits appartenaient. Le diable lui-même semblait
+embarrassé de le deviner. Ils variaient comme un rêve, offrant tantôt
+une forme, tantôt une autre. Plusieurs personnes de la foule jurèrent
+qu'elles le connaissaient parfaitement; l'un affirmait qu'il était son
+père; sur quoi un autre répondait qu'il était le frère du cousin de sa
+mère.
+
+77. D'autres prétendaient que c'était un duc, un chevalier, un orateur,
+un avocat, un prêtre, un nabab, un accoucheur; mais l'être mystérieux
+changeait au moins aussi souvent de visage qu'ils changeaient d'opinion.
+Et quoiqu'il se tînt devant eux de façon à ce qu'ils en eussent la vue
+tout entière, leur embarras ne faisait que s'en accroître. Cet homme
+était une véritable fantasmagorie, tant il était mince et volatil!
+
+78. Dès que vous aviez décidé que c'était un tel, _presto_, la figure
+changeait, et c'était un autre; et à peine la métamorphose était-elle
+bien accomplie, qu'il variait encore, tellement que je ne pense pas que
+sa propre mère (si toutefois il en avait une) eût pu reconnaître son
+fils, tant il prenait de formes différentes!--Si bien que le plaisir de
+deviner ce _masque de fer_ épistolaire finissait par se changer en une
+tâche pénible.
+
+79. Quelquefois, comme le triple Cerbère, il représentait trois
+gentilshommes à la fois (comme le dit très-bien la bonne madame
+Malaprop[64]); puis ensuite, il n'en était pas même un. Tantôt des
+rayons de lumière jaillissaient autour de lui; tantôt une vapeur épaisse
+le dérobait à tous les yeux, comme le brouillard de Londres y cache le
+jour. Aujourd'hui c'était Burke, demain Tooke, au gré du caprice des
+gens; et certes, plus d'une fois il ressembla à sir Philippe Francis.
+
+[Note 64: Personnage ridicule de la comédie des _Rivaux_ de Shéridan.
+
+(_N. du Tr._)]
+
+80. J'ai fait une supposition qui vient entièrement de moi.--Je ne l'ai
+communiquée à personne jusqu'à présent, de crainte de faire du tort à
+ceux qui entourent le trône, ou à quelque ministre ou pair, sur lequel
+la honte pourrait en rejaillir. C'est... ami lecteur, prête-moi une
+oreille attentive: c'est que ce que nous avons continué d'appeler Junius
+n'était réellement, et en vérité, rien du tout.
+
+81. Je ne vois pas pourquoi des lettres ne seraient pas écrites sans
+mains, puisque nous les voyons tous les jours écrites sans tête, et sans
+que les livres en soient moins bien remplis pour cela. Et en vérité,
+jusqu'à ce que nous ayons trouvé quelqu'un qui ait le droit
+incontestable de les réclamer, le nom de leur auteur, comme l'embouchure
+du Niger, ne cessera d'embarrasser le monde, incertain de décider s'il y
+a une embouchure au fleuve, et s'il y a un auteur des lettres.
+
+82. «Et qui es-tu?» demanda l'archange. «Vous pouvez consulter le titre
+de mon livre pour cela, répondit cette ombre majestueuse d'une ombre;
+car si j'ai gardé mon secret pendant un demi-siècle, il n'est pas
+probable que je vous le dise aujourd'hui.» «As-tu rien à dire contre
+Georges _rex_, continua Michel, ou quelque charge à porter contre lui?»
+«Vous ferez mieux, répondit Junius, de lui demander d'abord sa réponse à
+mes lettres.
+
+83. «Les charges qu'elles renferment contre lui survivront, dans les
+annales du tems, au marbre de son épitaphe et de sa tombe.» «N'as-tu pas
+à te repentir, dit Michel, de quelque exagération dans le passé, de
+quelque accusation qui pourrait amener ta condamnation éternelle, si
+elle était fausse, ou la sienne, si elle était vraie? N'as-tu pas mis
+trop d'amertume dans tes écrits? la passion ne t'emporta-t-elle pas trop
+loin?» «La passion? interrompit le sombre fantôme; j'aimais mon pays, et
+lui, je le haïssais.
+
+84. «Ce que j'ai écrit, je l'ai écrit: que le reste retombe sur sa tête
+ou sur la mienne!» Ainsi parla le vieux _Nominis umbra_; et à peine
+avait-il fini, qu'il se dissipa en une fumée céleste. Alors Satan dit à
+Michel: «N'oubliez pas d'appeler Georges Washington, John Horne Tooke et
+Franklin.»--Mais en ce moment on entendit crier: «Place! place!» quoique
+pas un fantôme ne bougeât.
+
+85. À la fin, à force de pousser et de coudoyer, et avec le secours des
+chérubins chargés de cet emploi, le diable Asmodée arriva jusqu'au
+cercle, d'un air qui annonçait que le voyage lui avait coûté quelque
+fatigue. Lorsqu'il déposa le fardeau dont il était chargé:--«Qu'est-ce
+ceci? s'écria Michel: comment donc, mais ce n'est pas une ombre?»--«Je
+le sais, répondit l'incube; mais il en sera bientôt une, si vous
+m'abandonnez cette affaire.
+
+86. «La peste soit du renégat! Je me suis foulé l'aile gauche; il est si
+lourd, qu'on croirait qu'il porte quelqu'un de ses ouvrages pendu à son
+cou. Mais venons au fait. Tandis que je planais sur les bords du
+Skiddaw, où, comme à l'ordinaire, il pleut; je vis la faible lueur d'une
+lumière au-dessous de moi, et me baissant, je surpris cet homme écrivant
+un libelle, non moins contre l'histoire que contre la sainte Bible.
+
+87. «La première est la sainte écriture du diable, la seconde est la
+vôtre, bon Michel. Ainsi, comme vous voyez, l'affaire vous regarde tous
+deux. Je l'ai saisi dans l'état où il est là, et l'ai apporté ici
+incontinent pour y être jugé. Je n'ai pas été dix minutes dans les airs,
+ou du moins à peine un quart d'heure: je gagerais que sa femme est
+encore à prendre le thé.»
+
+88. Ici, Satan dit: «Il y a déjà long-tems que je connais cet homme, et
+que je l'attendais ici; vous ne trouverez guère d'être plus sot et plus
+présomptueux dans sa petite sphère. Assurément ce n'était pas la peine
+de mettre cela sous votre aile, mon cher Asmodée; nous ne pouvions
+manquer d'avoir ici ce pauvre misérable, sans se charger de le
+porter;--il y serait venu de son plein gré.
+
+89. «Mais puisqu'il est ici, voyons, qu'a-t-il fait?» «Ce qu'il a fait?
+s'écria Asmodée;--il s'est mêlé d'avance de l'affaire dont vous vous
+occupez aujourd'hui, et griffonne comme s'il était premier commis du
+Destin. Qui sait à quoi l'on pourrait encore s'attendre, quand on voit
+un âne tel que celui-ci parler comme celui de Balaam?» «Écoutons,
+répondit Michel, ce qu'il peut avoir à nous dire; vous savez que c'est
+une obligation dont nous ne pouvons nous dispenser.»
+
+90. Alors le poète, joyeux d'avoir un auditoire, chose à laquelle il
+n'était pas accoutumé dans le monde là-bas, commença à tousser, à
+cracher, à se dérouiller la voix, et à prendre cet accent lamentable si
+redouté des malheureux auditeurs qui se trouvent à la portée des poètes,
+quand ils laissent déborder le torrent de leur verve. Mais celui-ci se
+trouva arrêté dès le premier hexamètre, dont les pieds goutteux ne
+purent jamais cheminer.
+
+91. Et avant qu'il pût presser la marche de ses dactyles boiteux et en
+former un récitatif, on entendit un murmure d'épouvante et de
+découragement dans la longue file des chérubins et des séraphins; et
+Michel s'étant levé avant que le poète eût pu retrouver un seul de ses
+hémistiches restés en chemin, s'écria: «Pour l'amour de Dieu, arrêtez,
+mon ami! il vaut mieux _non dî, non homines_; vous savez le reste.»
+
+92. Il y eut alors un grand tumulte dans la foule, qui paraissait avoir
+toute espèce de vers en horreur. Les anges, bien entendu, avaient assez
+de leurs chansons quand ils étaient de service, et la génération des
+ombres en avait trop entendu pendant la vie pour se soucier de profiter
+de cette nouvelle occasion. Le monarque, jusque-là muet, s'écria alors:
+«Eh quoi! encore du pâté? c'est assez, c'est assez comme ça!
+
+93. Le tumulte redoubla de toutes parts; une toux universelle fit
+retentir les cieux, comme pendant un débat où Castlereagh aurait eu
+quelque tems la parole (avant qu'il fut ministre d'état, pourtant
+_maintenant les esclaves écoutent_). Il y en eut qui crièrent: «À bas! à
+bas!» comme à la comédie. Jusqu'à ce qu'enfin le poète saint Pierre,
+presque désespéré, en qualité d'auteur, demanda grâce pour la prose
+seulement.
+
+94. Le drôle n'était pas trop disgracié de la nature. Sa figure ne
+ressemblait pas mal à celle d'un vautour, avec un nez recourbé et un œil
+de faucon qui donnait un air de vivacité et de pénétration à toute sa
+personne qui, quoique grave, était loin d'être aussi vilaine que son
+affaire, car cette dernière était aussi désespérée que possible: c'était
+une espèce de félonie _de se_.
+
+95. Alors Michel sonna de sa trompette, et apaisa le bruit en en faisant
+un plus grand, comme c'est encore la mode à présent chez nous. À
+l'exception de quelque voix grommelante qui se permettra de tems en tems
+d'interrompre le décorum du silence, il y a peu de gens qui exercent
+deux fois leurs poumons, quand ils voient qu'on crie plus fort qu'eux.
+Ainsi donc le barde eut la faculté de plaider sa mauvaise cause, avec
+toutes les attitudes de l'homme le plus satisfait de lui-même.
+
+96. Il dit (je ne rapporte ici que les principaux points de son
+discours), il dit que de mauvaises intentions ne guidaient pas sa
+plume;--que sa coutume était d'écrire sur tous les sujets; que c'était
+de plus son pain, qu'il n'aimait pas à manger sec; qu'il retiendrait
+l'assemblée trop long-tems (du moins il avait quelque raison de le
+craindre), et qu'il lui faudrait plus d'un jour entier s'il voulait
+nommer tous ses ouvrages! il n'en citerait donc que quelques-uns:
+Wat-Tyler,--des vers sur Blenheim et Waterloo.
+
+97. Il avait écrit les louanges d'un régicide; il avait écrit les
+louanges de tous les rois quelconques. Il avait écrit pour les
+républiques voisines et lointaines; puis ensuite contre elles, avec une
+verve plus mordante que jamais. Il avait jadis proclamé _un_ plan plus
+ingénieux que moral en faveur de la Pantisocratie; puis était devenu un
+véritable anti-jacobin,--après quoi il avait tourné casaque: s'il l'eût
+fallu, il aurait changé de peau.
+
+98. Il avait tonné dans ses vers contre la guerre et les batailles; puis
+il avait chanté des louanges en leur honneur. Il avait appelé la
+critique un métier malhonnête[65], et lui-même était devenu de tous les
+critiques le plus bas et le plus rampant, nourri, payé et choyé par les
+mêmes hommes qui avaient déchiré ses mœurs et sa muse.--Il avait écrit
+beaucoup de vers blancs et de prose encore plus pâle, et en plus grande
+quantité que personne ne l'imaginait.
+
+[Note 65: Voyez la _Vie de H. Kirke White_.]
+
+99. Il avait écrit la vie de Wesley.--Ici, se tournant vers Satan:
+«Monsieur, continua-t-il, je suis prêt à écrire la vôtre, en deux
+volumes in-octavo, élégamment reliés, avec des notes et une préface,
+enfin tout ce qui peut attirer le pieux acheteur. Et vous n'avez aucun
+motif de crainte, car je puis choisir parmi les critiques celui qui
+rendra compte de mon ouvrage.--Veuillez donc me donner les documens
+nécessaires, que je puisse ajouter votre nom à celui de mes autres
+saints.»
+
+100. Satan s'inclina, et garda le silence. «Eh bien! si, par une aimable
+modestie, vous refusez mon offre, voyons ce qu'en dira Michel? Il y a
+peu de mémoires susceptibles de devenir aussi parfaits. Ma plume se
+prête à tout: elle est un peu moins neuve que jadis, mais je vous ferai
+briller comme brille votre trompette, par parenthèse. Il y a plus de
+cuivre dans la mienne; elle rend d'aussi beaux sons.
+
+101. «Mais, à propos de trompettes, voici ma vision! Maintenant vous
+allez en juger, tous tant que vous êtes; oui, vous allez juger d'après
+mon jugement, et apprendre, d'après ma décision, qui entrera dans le
+ciel, et qui en sera repoussé.--Je décide de tout cela par intuition, et
+prononce sur le présent, le passé, l'avenir, le ciel, l'enfer, enfin sur
+tout, de même que le roi Alphonse[66]! Quand je suis en train de voir
+double, j'épargne à la divinité des peines incroyables.»
+
+[Note 66: Le roi Alphonse, en parlant du système de Ptolémée, disait
+que, s'il avait été consulté à la création du monde, il aurait évité au
+créateur bien des absurdités.]
+
+102. Il s'arrêta pour tirer un manuscrit de sa poche; et aucune
+persuasion de la part des diables, des saints ou des anges ne put
+arrêter ce torrent. Il lut les trois premières lignes du contenu; mais à
+la quatrième, tout le cortége spirituel s'évanouit en laissant une
+variété d'odeurs ambroisiennes ou sulfureuses; échappant avec la
+rapidité de l'éclair à son mélodieux charivari[67].
+
+[Note 67: Voyez la _Description_ d'Aubray d'une apparition qui
+s'évanouit en répandant d'étranges parfums et un mélodieux
+charivari;--ou voyez le Ier vol. de _l'Antiquaire_.
+
+(_Note de Lord Byron_.)]
+
+103. Les vers héroïques avaient eu l'effet d'un charme. Les anges
+s'étaient bouché les oreilles, et avaient joué des ailes.--Les diables
+assourdis avaient pris leur course en hurlant vers l'enfer.--Les ombres
+s'étaient enfuies en baragouinant dans leurs domaines (car on n'est pas
+encore bien sûr du lieu où elles font leur séjour, et je laisse à chaque
+homme son opinion là-dessus). Pour Michel, il eut recoure à sa
+trompette; mais hélas! il grinçait tellement des dents qu'il n'en put
+sonner.
+
+104. Saint Pierre, qui a toujours passé pour un saint un peu vif, agita
+ses clefs en l'air, et au cinquième vers renversa notre poète, qui tomba
+comme Phaéton dans son lac, mais plus commodément, car il ne se noya
+pas; la destinée ayant décrété une autre fin pour le poète lauréat, et
+lui réservant autre chose pour sa dernière couronne, lorsque la réforme
+arrivera dans un lieu ou dans l'autre.
+
+105. Il tomba d'abord, et coula à fond comme ses ouvrages; mais bientôt
+il reparut sur la surface, semblable à lui-même, car tout ce qui est
+corrompu flotte comme le liége[68], la corruption rendant un objet léger
+comme un esprit follet, ou une poignée de paille surnageant sur une mare
+d'eau. Peut-être se tient-il encore caché dans son antre, comme des
+livres ennuyeux oubliés sur une tablette, à griffonner quelque vie ou
+quelque vision, et réalisant, comme dit Wellborn, le diable devenu
+ermite.
+
+[Note 68: Le corps d'un noyé reste au fond jusqu'à ce qu'il soit
+corrompu; alors il flotte, comme on le sait généralement.]
+
+106. Quant à ce qui est du reste, pour en venir à la conclusion de ce
+rêve véridique, je dirai que j'ai perdu le télescope qui permettait à
+mes yeux de voir les objets sans prestige, et qui me dévoilait ce que
+j'ai dévoilé à mon tour. La dernière chose que je vis au milieu de toute
+cette confusion, fut le roi Georges se glisser enfin, pour tout de bon,
+dans le ciel; et lorsque le tumulte s'affaiblissant fut suivi du calme,
+je le laissai étudiant le centième psaume.
+
+FIN DE LA VISION DU JUGEMENT.
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de lord Byron
+ Volume 8, by George Gordon Byron
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE LORD BYRON, VOL 8 ***
+
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+Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the
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+de France (BnF/Gallica)
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+will be renamed.
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+such as creation of derivative works, reports, performances and
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+works. See paragraph 1.E below.
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+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
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+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
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+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
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+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
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+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
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+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
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+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
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+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+The Project Gutenberg EBook of Oeuvres compltes de lord Byron, Volume 8, by
+George Gordon Byron
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Oeuvres compltes de lord Byron, Volume 8
+ comprenant ses mmoires publis par Thomas Moore
+
+Author: George Gordon Byron
+
+Annotator: Thomas Moore
+
+Translator: Paulin Paris
+
+Release Date: May 15, 2009 [EBook #28828]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE LORD BYRON, VOL 8 ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Rnald Lvesque and the
+Online Distributed Proofreaders Europe at
+http://dp.rastko.net. This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothque nationale
+de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+
+
+OEUVRES COMPLTES
+DE
+LORD BYRON,
+AVEC NOTES ET COMMENTAIRES,
+COMPRENANT
+SES MMOIRES PUBLIS PAR THOMAS MOORE,
+ET ORNS D'UN BEAU PORTRAIT DE L'AUTEUR.
+
+_Traduction Nouvelle_
+
+PAR M. PAULIN PARIS,
+DE LA BIBLIOTHQUE DU ROI.
+
+
+
+TOME HUITIME.
+
+Paris.
+DONDEY-DUPR PRE ET FILS, IMPR.-LIB. RUE SAINT-LOUIS, N 46, ET RUE
+RICHELIEU, N 47 _bis._
+
+1831.
+
+
+
+
+LES DEUX FOSCARI.
+
+TRAGDIE HISTORIQUE.
+
+ Le _pre_ est touch, mais le _gouverneur_
+ est inflexible.
+
+ (_Le Critique_.)
+
+
+
+PERSONNAGES.
+
+ HOMMES.
+
+ FRANCIS FOSCARI, Doge de Venise.
+ JACOPO FOSCARI, fils du Doge.
+ JACQUES LORDANO, patricien.
+ MARCO MEMMO, chef des Quarante.
+ BARBARIGO, snateur.
+ AUTRES SNATEURS, LE CONSEIL DES DIX, GARDES, SUIVANS,
+ etc., etc.
+
+ FEMMES.
+
+ MARINA, pouse du jeune Foscari.
+
+
+La scne est Venise, dans le palais ducal.
+
+
+
+
+LES DEUX FOSCARI.
+
+TRAGDIE HISTORIQUE.
+
+
+
+ACTE PREMIER.
+
+
+
+SCNE PREMIRE.
+
+(Une salle du palais ducal.)
+
+Entrent LORDANO et BARBARIGO, de cts opposs.
+
+
+LORDANO.
+
+O est le prisonnier?
+
+BARBARIGO.
+
+Il se remet de la question.
+
+LORDANO.
+
+L'heure fixe hier pour la reprise de son jugement est
+passe.--Htons-nous de rejoindre nos collgues dans la salle du
+conseil, et de proposer son rappel.
+
+BARBARIGO.
+
+Pour moi je pense qu'il serait bon de donner ses membres torturs un
+relche de quelques minutes; la question l'avait hier puis, et si on
+l'y replaait de suite, il pourrait expirer dans les tourmens.
+
+LORDANO.
+
+Eh bien?
+
+BARBARIGO.
+
+Comme vous, j'aime la justice; autant que vous je dteste les ambitieux
+Foscari, pre et fils, et toute leur race dangereuse; mais le malheureux
+a souffert au-del des forces de la nature avec la constance la plus
+stoque.
+
+LORDANO.
+
+Sans faire l'aveu de ses crimes.
+
+BARBARIGO.
+
+Et peut-tre sans en avoir commis. Seulement il a avou la lettre au duc
+de Milan, et ce qu'il vient de souffrir peut tre considr comme un
+chtiment presque suffisant d'une pareille faiblesse.
+
+LORDANO.
+
+C'est ce que nous verrons.
+
+BARBARIGO.
+
+Lordano! vous suivez trop loin les inspirations d'une haine
+hrditaire.
+
+LORDANO.
+
+Jusqu'o?
+
+BARBARIGO.
+
+Jusqu' l'extermination.
+
+LORDANO.
+
+Quand les Foscari seront teints, vous pourrez parler ainsi; mais allons
+au conseil.
+
+BARBARIGO.
+
+Encore un instant:--nos collgues ne sont pas en nombre; deux autres
+doivent encore venir avant que la dlibration puisse tre reprise.
+
+LORDANO.
+
+Et le prsident, le Doge?
+
+BARBARIGO.
+
+Oh! pour lui, avec un courage plus que romain, il est toujours le
+premier son poste dans ce dplorable procs contre son dernier et
+unique fils.
+
+LORDANO.
+
+Oui,--oui--son _dernier_.
+
+BARBARIGO.
+
+Rien ne peut-il vous toucher?
+
+LORDANO.
+
+_Souffre-t-il_? croyez-vous?
+
+BARBARIGO.
+
+Il ne le tmoigne pas.
+
+LORDANO.
+
+Je l'avais dj remarqu,--le misrable!
+
+BARBARIGO.
+
+Mais hier, comme il rentrait dans l'appartement ducal et qu'il en
+passait le seuil, on ma dit que le pauvre vieillard s'tait trouv mal.
+
+LORDANO.
+
+Il commence donc sentir?
+
+BARBARIGO.
+
+C'est vous qu'il le doit en partie.
+
+LORDANO.
+
+Je devrais en tre la seule cause:--mon pre et mon oncle ne sont plus.
+
+BARBARIGO.
+
+D'aprs leur pitaphe que j'ai lue, ils sont morts empoisonns.
+
+LORDANO.
+
+Oui: peine le Doge avait-il dclar qu'il ne se croirait jamais
+souverain, tant que vivrait Pter Lordano, que les deux frres
+tombrent malades:--il _est_ souverain.
+
+BARBARIGO.
+
+Bien dplorable!
+
+LORDANO.
+
+Et ceux qu'il a rendus orphelins?
+
+BARBARIGO.
+
+Mais pouvez-vous en accuser le Doge?
+
+LORDANO.
+
+Oui.
+
+BARBARIGO.
+
+Quelle preuve?
+
+LORDANO.
+
+Quand les princes ourdissent en secret leurs trames, il est difficile de
+retrouver contre eux des preuves et de leur faire leur procs; mais je
+crois avoir assez recueilli des premires pour me passer des dlais du
+second.
+
+BARBARIGO.
+
+Vous en appelez cependant aux lois.
+
+LORDANO.
+
+Oui, aux seules lois qu'il voulut nous laisser.
+
+BARBARIGO.
+
+Dans notre rpublique il est plus facile d'obtenir rparation que chez
+les nations trangres. Est-il vrai que, sur vos livres de commerce
+(source de l'opulence de nos plus illustres patriciens), vous ayez crit
+ces mots: Doit le doge Foscari la mort de Marco et celle de Pitro
+Lordano, mes pre et oncle?
+
+LORDANO.
+
+Oui, cela est crit.
+
+BARBARIGO.
+
+Mais ne l'effacerez-vous pas?
+
+LORDANO.
+
+J'attendrai la balance.
+
+BARBARIGO.
+
+Par quel moyen?
+
+(Deux snateurs traversent la scne en se dirigeant vers la salle du
+conseil des Dix.)
+
+LORDANO.
+
+Vous voyez que nous sommes en nombre. Suivez-moi.
+
+(Sort Lordo.)
+
+BARBARIGO, seul.
+
+_Te_ suivre! je n'ai que trop long-tems suivi la trace de tes fureurs,
+semblable la vague souleve la suite d'une autre vague, et frappant
+galement le vaisseau qu'entr'ouvrent les vents dchans, et
+l'infortun qui remplit de ses cris l'asile o commencent pntrer les
+flots. Mais ce fils, mais son pre, seraient capables d'attendrir les
+lmens eux-mmes, et devrais-je, aprs tout, imiter leur inexorable
+furie?--Oh! que ne suis-je comme eux aveugle et sans remords!--Mais le
+voici!--Contiens-toi, mon coeur! ils sont tes ennemis; il faut qu'ils
+tombent tes victimes: voudrais-tu t'attendrir pour ceux qui furent sur
+le point de te briser?
+
+(Entrent des gardes, entourant le jeune Foscari.)
+
+GARDE.
+
+Laissez-le reposer. Arrtons-nous, seigneur.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ami, je te remercie; je suis faible; mais ce retard pourrait t'tre
+reproch.
+
+GARDE.
+
+J'en courrai les chances.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Quoi! de la bienveillance!--Jusqu'alors j'avais trouv quelques indices
+de piti, mais de misricorde, jamais; voici le premier.
+
+GARDE.
+
+Et le dernier peut-tre, si ceux qui gouvernent nous entendaient.
+
+BARBARIGO, s'avanant vers le garde.
+
+Il en est un qui vous entend: ne crains rien cependant, je ne veux tre
+ton juge ni ton accusateur; et bien que l'heure soit passe, attends ici
+leur dernier appel.--Je suis des Dix, et je ne m'arrte ici que pour
+justifier votre retard: quand le dernier avis te parviendra, j'aurai
+franchi la porte du conseil.--Surveille exactement le prisonnier.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Quelle est cette voix?--celle de Barbarigo! Ciel! l'ennemi de notre
+maison est du petit nombre de mes juges!
+
+BARBARIGO.
+
+Mais pour balancer l'influence d'un tel ennemi, si toutefois il mrite
+ce nom, ton pre n'est-il pas galement au nombre de tes juges?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+En effet, il juge.
+
+BARBARIGO.
+
+N'accuse donc pas la rigueur des lois, quand elles vont jusqu'
+permettre un pre de dposer son vote dans une affaire qui intresse
+si gravement le salut de l'tat.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Oui, et de son fils. Je me trouve mal; permettez-moi, je vous prie, de
+prendre un instant l'air cette fentre qui donne sur les flots.
+
+(Entre un officier qui parle bas Barbarigo.)
+
+BARBARIGO, au garde.
+
+Laissez-le approcher. Je ne dois pas m'arrter prs de lui davantage;
+j'ai mme, dans ce court entretien, oubli mes devoirs; il faut que
+j'aille me racheter dans la chambre du conseil.
+
+(Barbarigo sort.--Le garde conduit la fentre Jacopo Foscari.)
+
+GARDE.
+
+La voil ouverte, seigneur.--Comment vous trouvez-vous?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Comme un enfant.--O Venise! Venise!
+
+GARDE.
+
+Et vos membres?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Mes membres! Oh! que de fois ils m'ont soutenu sur cette plaine d'azur,
+o je devanais le rapide sillon de la gondole! Que de fois, masqu
+comme un jeune batelier, entour de mes compagnons, gais et nobles comme
+moi, nous nous plaisions lutter sur ces flots d'enjouement et de bonne
+grce! Alors mille beauts ravissantes nous animaient de leurs aimables
+sourires; nous entendions leurs voeux passionns; nous distinguions, de
+nos brillans esquifs, leurs mouchoirs ondoyans, leurs mains
+retentissantes! Oh! que de fois, d'un bras plus robuste, d'un sein plus
+tmraire encore, j'ai fendu ces vagues imptueuses! Alors, avec
+l'adresse du nageur, je secouais mon humide chevelure; en riant, je
+chassais loin de mes lvres les vagues qui semblaient, en les pressant,
+caresser une coupe. Plus elles s'levaient, plus je semblais aisment
+les surmonter, et plus j'tais fier de l'espce de trne qu'elles me
+dressaient. Souvent, dans mon ardeur tmraire, je plongeais dans leurs
+gouffres de verdure et de cristal; je m'ouvrais un chemin jusqu'aux
+coquillages, jusqu'aux algues marines, que les spectateurs
+n'apercevaient du rivage qu' l'instant o ils ne tremblaient plus pour
+moi: puis je revenais la main charge des preuves irrcusables de ma
+longue course; d'un lan rapide et vigoureux je reparaissais la
+surface, je tirais un profond soupir emprisonn si long-tems dans ma
+poitrine; j'essuyais l'cume qui bouillonnait autour de moi, et, comme
+un oiseau de mer, je reprenais tranquillement ma course.--J'tais alors
+un enfant.
+
+GARDE.
+
+Soyez homme maintenant: jamais vous n'avez eu plus besoin d'un mle
+courage.
+
+JACOPO FOSCARI, regardant du balcon.
+
+O Venise! ma belle, mon unique patrie!--Je sens donc que je respire!
+comme ta brise, ta brise adriatique caresse dlicieusement mon visage!
+Tes vents eux-mmes portent dans mes veines l'impression du pays natal;
+ils les rafrachissent, ils calment mon sang. Qu'il est diffrent, le
+vent brlant des horribles Cyclades qui mugissaient en Candie autour de
+ma prison, et qui portaient dans mon coeur le dsespoir!
+
+GARDE.
+
+En effet, vos joues reprennent leur coloris: puisse le ciel vous donner
+la force de supporter ce qui peut encore vous attendre!--Je frmis d'y
+penser.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ils ne me banniront pas une seconde fois.--Non, non, ils peuvent briser
+mes membres, j'ai de la force.
+
+GARDE.
+
+Avouez, et la torture vous sera pargne.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+J'ai dj avou une fois--deux fois: et deux fois ils m'ont exil!
+
+GARDE.
+
+Et la troisime fois ils vous tueront.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Eh bien! qu'ils me tuent, pourvu que je sois enseveli aux lieux o je
+suis n; mieux valent ici des cendres que l'existence ailleurs.
+
+GARDE.
+
+Pouvez-vous tant chrir la terre qui vous dteste?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+La terre!--Oh! non, ce sont les enfans de la terre qui seuls me
+perscutent: mais le sol natal me pressera de nouveau comme une tendre
+mre dans ses bras: un tombeau vnitien, c'est l ce que je demande; ou
+du moins un cachot, tout ce qu'ils voudront enfin, pourvu que ce soit
+ici.
+
+(Entre un officier.)
+
+OFFICIER.
+
+Emmenez le prisonnier!
+
+GARDE.
+
+Seigneur, vous entendez l'ordre.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+J'y suis habitu; c'est la troisime fois qu'ils m'ont tortur. (Au
+garde.) Donnez-moi donc le bras.
+
+OFFICIER.
+
+Prenez le mien; il m'est recommand de rester le plus prs de votre
+personne.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Vous!--C'est vous qui dirigiez hier mes bourreaux.--Arrire!--Je
+marcherai seul.
+
+OFFICIER.
+
+Comme il vous plaira, seigneur; ce n'est pas moi qui signai la sentence,
+et je ne pouvais dsobir au conseil, quand ils--
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Oui, quand ils t'ordonnaient de m'tendre sur leurs horribles chevalets.
+Ne me touche pas, je te prie, du moins pour le moment; le tems viendra
+qu'ils renouvelleront leurs ordres; mais jusque-l loigne-toi de moi. A
+la vue de tes mains, mes membres frmissent et se glacent, en songeant
+aux nouveaux supplices qui m'attendent, et mon front se couvre tout
+coup d'une sueur froide, comme si--mais loin de nous ces terreurs--j'ai
+dj support la torture,--je la supporterai bien encore.--De quel oeil
+mon pre voit-il tout cela?
+
+OFFICIER.
+
+Avec son calme ordinaire.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Oui; la terre, le ciel, l'azur de l'ocan, l'clat de notre ville et de
+ses dmes, les jeux de la place Saint-Marc, et mme le bourdonnement des
+nations, tout porte les indices de calme et de plaisir jusque dans ces
+salles o gouvernent des inconnus, o d'innombrables inconnus sont
+chaque jour jugs et immols en silence.--Tout garde le mme aspect,
+jusqu' mon propre pre! Et rien n'prouve la moindre sympathie pour
+Foscari, pas mme un Foscari.--(A l'officier.) Je vous suis.
+
+(Sortent Jacopo Foscari, officier, etc.--Entrent Memmo et un autre
+snateur.)
+
+MEMMO.
+
+Il est parti.--Nous avons trop tard.--Pensez-vous que les Dix demeurent
+long-tems assembls aujourd'hui?
+
+SNATEUR.
+
+Le prisonnier, dit-on, est fort endurci; il persiste toujours dans sa
+premire dposition; voil tout ce que je sais.
+
+MEMMO.
+
+Et cela est beaucoup; pour nous, premiers patriciens de la rpublique,
+les secrets de cette terrible chambre sont des mystres comme pour le
+dernier citoyen.
+
+SNATEUR.
+
+Seulement, quelques rumeurs qui (semblables aux contes de revenans
+reconnus dans l'ombre des btimens en ruines) n'ont jamais t prouves
+ni entirement dmenties: ici les hommes connaissent aussi peu les
+vritables actes du pouvoir que les mystres informes de la tombe.
+
+MEMMO.
+
+Mais, avec le tems, nous faisons un pas dans cette initiation; et j'ai
+l'espoir un jour d'tre dcemvir.
+
+SNATEUR.
+
+Ou mme doge...
+
+MEMMO.
+
+Pourquoi pas? non, cependant, si je puis m'en dispenser.
+
+SNATEUR.
+
+C'est la premire magistrature de l'tat; on peut y aspirer
+lgitimement, et de nobles rivaux peuvent se glorifier d'y atteindre.
+
+MEMMO.
+
+Je leur laisse cette prtention. N patricien, mon ambition toutefois a
+des limites: j'aimerais mieux tre l'un des membres gaux de l'imprial
+conseil des Dix, que de briller d'un clat solitaire et comme un zro
+couronn.--Mais qui s'approche? la femme de Foscari.
+
+(Entre Marina avec une suivante.)
+
+MARINA.
+
+Eh quoi! personne?--Je me trompe, ils sont encore deux; mais ce sont des
+snateurs.
+
+MEMMO.
+
+Qu'ordonnez-vous de nous, noble dame?
+
+MARINA.
+
+Moi, ordonner! hlas! ma vie n'a t qu'une longue prire, et une prire
+inutile.
+
+MEMMO.
+
+Je comprends, mais je ne dois pas rpondre.
+
+MARINA, avec ddain.
+
+En effet,--on n'ose rpondre ici qu' la torture, on n'ose interroger
+que ceux--
+
+MEMMO, l'interrompant.
+
+Femme imprudente! songez-vous o vous tes en ce moment?
+
+MARINA.
+
+En ce moment!--je suis o fut le palais du pre de mon poux.
+
+MEMMO.
+
+Vous tes dans le palais du Doge.
+
+MARINA.
+
+Et dans la prison de son fils.--Non, je ne l'ai pas oubli; et si je
+n'en trouvais pas ici des souvenirs plus intimes et plus amers, je
+rendrais grce l'illustre Memmo de me rappeler les dlices de cet
+endroit.
+
+MEMMO.
+
+Soyez calme!
+
+MARINA, levant les yeux au ciel.
+
+Je le suis; mais toi, Dieu tout-puissant, peux-tu bien l'tre galement,
+en voyant un monde pareil?
+
+MEMMO.
+
+Votre mari peut encore tre absous.
+
+MARINA.
+
+Il l'est, mais dans le ciel. Je vous en prie, seigneur snateur, ne
+parlez pas de cela. Vous tes un homme d'tat, ainsi que le Doge; en ce
+moment mme il a sur le chevalet un fils, et moi un poux: ils sont l,
+face face, l'un comme juge, l'autre comme accus.--Pensez-vous qu'_il
+le_ condamne?
+
+MEMMO.
+
+Je ne le crois pas.
+
+MARINA.
+
+Mais s'il ne le fait pas, les autres ne les condamneront-ils pas tous
+deux?
+
+MEMMO.
+
+Ils le peuvent.
+
+MARINA.
+
+Et pour eux, quand il s'agit d'un crime excrable, pouvoir et vouloir
+sont la mme chose:--mon poux est perdu!
+
+MEMMO.
+
+Ne dites pas cela; Venise, c'est la justice qui juge.
+
+MARINA.
+
+Ah! s'il en tait ainsi, il n'y aurait plus aujourd'hui de Venise!
+Qu'elle existe, mais du moins que les hommes de bien ne meurent pas
+avant l'heure prescrite par la nature. Pourquoi faut-il que les Dix
+soient plus impatiens qu'elle, et qu'ils dcident en ce moment de notre
+sort? Ah ciel! un cri de dtresse!
+
+(On entend un cri douloureux.)
+
+SNATEUR.
+
+coutez!
+
+MARINA.
+
+C'est un cri de--Non, non, ce n'est pas mon mari, ce n'est pas la voix
+de Foscari.
+
+MEMMO.
+
+Cependant--
+
+MARINA.
+
+Non, ce n'est pas la sienne. Non, non; lui, pousser des cris! c'est le
+rle de son pre: mais lui--il mourra en silence.
+
+(On entend un nouveau hurlement.)
+
+MEMMO.
+
+Comment! encore?
+
+MARINA.
+
+_C'est bien sa voix_! je crois la reconnatre: je ne l'aurais pas cru.
+Toutefois se plaindrait-il, je ne puis cesser de l'aimer; mais--non,
+non.--Hlas! ce doit tre une bien terrible angoisse, celle qui put lui
+arracher un gmissement.
+
+SNATEUR.
+
+Mais vous qui sentez les injures de votre mari comme les vtres,
+voudriez-vous qu'il supportt en silence des douleurs plus que
+mortelles?
+
+MARINA.
+
+Chacun de nous a ses douleurs. Grce moi, et quand ils arracheraient
+la vie au Doge et son fils, la grande maison de Foscari ne s'teindra
+pas. En donnant la vie ceux qui leur succderont, j'ai endur des
+douleurs comparables celles qui la leur feront perdre: mais les
+miennes taient de douces angoisses; et cependant, telle tait leur
+violence que j'aurais pu jeter des cris. Je ne l'ai pas fait, car
+j'avais l'espoir d'enfanter un hros, et je n'aurais pas voulu
+l'accueillir avec des larmes.
+
+MEMMO.
+
+Tout se tait maintenant.
+
+MARINA.
+
+Tout est fini peut-tre; mais je ne veux pas le croire: il a runi
+toutes ses forces, et sans doute il les dfie en ce moment.
+
+(Un officier entre brusquement.)
+
+MEMMO.
+
+Eh quoi! mon ami, que cherchez-vous?
+
+OFFICIER.
+
+Un mdecin. Le prisonnier s'est trouv mal.
+
+(L'officier sort.)
+
+MEMMO.
+
+Vous feriez bien, madame, de vous retirer.
+
+SNATEUR, lui offrant son bras.
+
+Je vous en prie, suivez ce conseil.
+
+MARINA.
+
+Non, non; je veux le secourir.
+
+MEMMO.
+
+Vous, madame? oubliez-vous que personne n'a le droit de pntrer dans
+ces chambres, l'exception des Dix et de leurs familiers?
+
+MARINA.
+
+Oui, je sais que nul de ceux qui entrent ne revient comme il est
+entr,--que la plupart ne retournent jamais; mais ils ne pourront
+refuser de me voir.
+
+MEMMO.
+
+Hlas! vous n'prouverez qu'un dur refus, une incertitude plus grande
+encore.
+
+MARINA.
+
+Et qui m'arrtera?
+
+MEMMO.
+
+Ceux que leur devoir y oblige.
+
+MARINA.
+
+Est-ce _leur_ devoir de fouler aux pieds tous les sentimens de
+l'humanit, et tous les liens qui enchanent l'homme l'homme; de
+rivaliser ici-bas avec les dmons qui plus tard rclameront le droit de
+les plonger dans un abme de tortures! Quoi qu'il en soit, j'avancerai.
+
+MEMMO.
+
+C'est impossible.
+
+MARINA.
+
+C'est ce que l'on verra. Le dsespoir peut dfier jusqu'au despotisme.
+Il y a quelque chose dans mon coeur qui braverait les fers croiss d'une
+arme entire; et vous croyez qu'une poigne de geliers pourront
+arrter mes pas? Laissez-moi passer. C'est ici le palais du Doge; je
+suis la femme du fils du Doge, de l'_innocent_ fils du Doge: il faudra
+bien qu'ils m'entendent!
+
+MEMMO.
+
+Vous ne parviendrez ainsi qu' irriter ses juges davantage.
+
+MARINA.
+
+Eh quoi! ceux qui le forcent gmir sont des _juges_! ils ne sont que
+des assassins. Laissez-moi passer.
+
+(Marina sort.)
+
+SNATEUR.
+
+Pauvre dame!
+
+MEMMO.
+
+C'est l'effet de son dsespoir; elle ne sera pas admise.
+
+SNATEUR.
+
+Elle le serait qu'elle ne parviendrait pas sauver son mari. Mais
+voyez, l'officier revient.
+
+(L'officier traverse la scne suivi d'une autre personne.)
+
+MEMMO.
+
+A peine si j'eusse suppos que les Dix eussent assez de piti pour
+permettre qu'on portt quelque assistance au patient.
+
+SNATEUR.
+
+De la piti! c'est une piti qui consiste rappeler au sentiment
+l'infortun trop heureux d'chapper la mort, par cette faiblesse,
+dernire ressource de notre pauvre nature contre la tyrannie de la
+peine.
+
+MEMMO.
+
+Je suis surpris qu'ils tardent tant le condamner.
+
+SNATEUR.
+
+Ce n'est pas l leur politique: ils le retiennent vivant parce qu'il ne
+redoute pas la mort; ils l'avaient banni, parce que toute la terre,
+l'exception de sa patrie, est pour lui une immense prison, parce que
+chaque souffle d'air tranger semble pour sa poitrine un _dvorant_
+poison, qui, sans le tuer, le consume.
+
+MEMMO.
+
+L'ensemble des circonstances atteste ses crimes, cependant il n'en fait
+pas l'aveu.
+
+SNATEUR.
+
+On ne peut lui opposer que la lettre qu'il a crite, et qu'il n'a,
+dit-il, adresse au duc de Milan que dans la pleine conviction qu'elle
+tomberait entre les mains du snat, et qu'elle dciderait ses juges le
+transporter Venise.
+
+MEMMO.
+
+Comme accus?
+
+SNATEUR.
+
+Oui; mais enfin dans sa chre patrie: c'est l, s'il faut l'en croire,
+tout ce qu'il dsirait.
+
+MEMMO.
+
+L'imputation des prsens est bien prouve.
+
+SNATEUR.
+
+Non entirement, et la charge d'homicide a t annule par la confession
+de Nicolas Erizzo, qui dclara son lit de mort avoir assassin le
+dernier chef des Dix.
+
+MEMMO.
+
+Pourquoi donc tarder l'absoudre?
+
+SNATEUR.
+
+C'est eux de vous rpondre; car il est bien connu, comme je l'ai dit,
+qu'Almoro Donato fut tu par Erizzo, par vengeance particulire.
+
+MEMMO.
+
+Il doit y avoir dans cet trange procs d'autres crimes que n'en
+divulgue l'acte d'accusation. Mais j'aperois deux des Dix qui
+s'approchent; loignons-nous.
+
+(Sortent Memmo et le snateur.--Entrent Lordano et Barbarigo.)
+
+BARBARIGO.
+
+C'en tait trop: croyez-moi, il n'tait pas convenable de poursuivre le
+jugement dans un pareil moment.
+
+LORDANO.
+
+Ainsi donc il faudra rompre le conseil, arrter la justice au milieu de
+sa carrire, parce qu'une femme viendra troubler nos dlibrations?
+
+BARBARIGO.
+
+Non, ce n'est pas le motif; mais vous avez vu l'tat du prisonnier.
+
+LORDANO.
+
+N'avait-il pas recouvr ses sens?
+
+BARBARIGO.
+
+Pour les reperdre la premire preuve.
+
+LORDANO.
+
+On la lui a pargne.
+
+BARBARIGO.
+
+Vos murmures furent inutiles; la majorit dans le conseil tait contre
+vous.
+
+LORDANO.
+
+Oui, grce vous, monsieur, et grce notre vieux barbon de Doge, qui
+sut runir les voix gnreuses qui rendirent la mienne inutile.
+
+BARBARIGO.
+
+Je suis juge; mais, je le confesse, cette portion de nos pnibles
+devoirs qui, en prescrivant la torture, nous ordonne de rester en
+prsence du malheureux qu'elle dchire, me fait dsirer--
+
+LORDANO.
+
+Quoi?
+
+BARBARIGO.
+
+Que vous puissiez une fois _sentir_ ce que je sens toutes les fois.
+
+LORDANO.
+
+Allez! vous tes un enfant, faible de rsolution comme de sensibilit,
+ballott par le moindre souffle, branl par un soupir, et attendri par
+une larme. Prcieux juge, admirable homme d'tat pour prter son
+concours ma politique!
+
+BARBARIGO.
+
+Pour des larmes, il n'en a pas rpandu.
+
+LORDANO.
+
+N'a-t-il pas cri deux fois?
+
+BARBARIGO.
+
+Un saint mme, ayant dj sous les yeux l'aurole du martyre, n'aurait
+pu s'en dfendre, en prsence du cruel raffinement de supplice qu'on lui
+infligeait. Mais tait-ce la piti que rclamaient ces cris? pas un mot,
+pas un murmure ne lui chapprent, et ces deux hurlemens taient
+arrachs par la douleur cruelle: aucune prire ne les accompagna.
+
+LORDANO.
+
+Plusieurs fois il murmurait entre ses dents des sons inarticuls.
+
+BARBARIGO.
+
+Je ne m'en suis pas aperu; mais vous tiez plus prs de lui.
+
+LORDANO.
+
+Aussi l'ai-je entendu.
+
+BARBARIGO.
+
+J'ai cru voir, et ma grande surprise, que vous ressentiez quelque
+piti, et que vous ftes le premier invoquer des secours quand il se
+trouva mal.
+
+LORDANO.
+
+Je croyais qu'il allait expirer.
+
+BARBARIGO.
+
+Mais souvent je vous ai entendu dire que sa mort et celle de son pre
+tait votre voeu le plus ardent.
+
+LORDANO.
+
+J'en serais dsol, s'il mourait innocent, c'est--dire avant d'avoir
+fait l'aveu de son crime.
+
+BARBARIGO.
+
+Eh quoi! seriez-vous aussi acharn contre sa mmoire?
+
+LORDANO.
+
+Et vous, voudriez-vous que son rang passt ses enfans, comme il
+arriverait s'il mourait non jug?
+
+BARBARIGO.
+
+Ainsi donc, guerre eux tous!
+
+LORDANO.
+
+A toute leur maison, jusqu' ce que les leurs et les miens ne soient
+plus.
+
+BARBARIGO.
+
+Ainsi, la profonde agonie de sa femme, les convulsions rprimes sur le
+noble front de son vieux pre, dont la douleur s'chappait en faibles
+gmissemens, ou bien en quelques sanglots bientt touffs sous
+l'ascendant d'une grave srnit, rien n'a pu vous toucher?
+
+(Sort Lordano.)
+
+BARBARIGO, seul.
+
+Sa haine est silencieuse, comme la souffrance dans l'ame de Foscari.
+L'infortun! il m'a plus mu par son silence que n'auraient pu le faire
+des milliers de hurlemens. Spectacle dchirant que celui de sa femme
+franchissant tous les obstacles, pntrant dans la salle du tribunal, et
+forant les juges, accoutums de pareilles scnes, baisser les yeux
+devant elle! Mais n'y pensons plus, oublions cette compassion; en
+plaignant le sort de nos ennemis, j'oublierais leurs premires injures,
+et je dconcerterais les plans de Lordano, auquel je suis associ. Mais
+ma haine serait apaise par une vengeance plus douce que celle qu'il
+demande, et je voudrais changer en dispositions plus humaines sa haine
+trop profonde. Foscari, pour le moment, obtient un court rpit d'une
+heure: on l'accorda aux instances des membres les plus gs, plus mus
+sans doute par l'apparition de sa femme dans la salle, que par les
+tourmens de l'accus.--O ciel! ils approchent: comme ils sont faibles et
+dsesprs! je ne puis, dans cette extrmit, arrter sur eux ma vue.
+loignons-nous, et allons essayer de ramener Lordano des sentimens
+plus doux.
+
+(Sort Barbarigo.)
+
+FIN DU PREMIER ACTE.
+
+
+
+
+ACTE II.
+
+
+
+SCNE PREMIRE.
+
+(Salle dans le palais du Doge.)
+
+Le DOGE, un SNATEUR.
+
+
+SNATEUR.
+
+Vous plat-il de signer le rapport maintenant ou de tarder jusqu'
+demain?
+
+LE DOGE.
+
+Maintenant; hier je l'ai examin: il n'y manque plus que la signature.
+Donnez-moi la plume.--(Le Doge s'asseoit et signe le papier.) Le voici,
+seigneur.
+
+SNATEUR, regardant sur le papier.
+
+Vous avez oubli; il n'est pas sign.
+
+LE DOGE.
+
+Pas sign? Ah! je le vois, l'ge commence affaiblir mes yeux. Je ne
+m'apercevais pas que j'avais tremp la plume sans la mouiller.
+
+SNATEUR. Il trempe la plume dans l'encrier, et place le papier devant
+le Doge.
+
+Monseigneur, c'est votre main aussi qui tremble: permettez-moi donc--
+
+LE DOGE.
+
+Je vous remercie; j'ai fait.
+
+SNATEUR.
+
+Ainsi confirm par vous et par les Dix, cet acte va donner la paix
+Venise.
+
+LE DOGE.
+
+Il y a bien long-tems qu'elle n'en a joui; puisse un tems aussi long
+s'couler avant qu'elle ne reprenne les armes!
+
+SNATEUR.
+
+Voil plus de trente-trois ans de guerres continuelles avec les Turcs ou
+les tats de l'Italie; la rpublique sent le besoin de quelque repos.
+
+LE DOGE.
+
+Sans doute: je trouvai Venise reine de l'Ocan, je l'ai laisse dame de
+la Lombardie. Je me sens heureux d'avoir pu ajouter son diadme les
+perles de Ravennes et de Brescia: d'ailleurs Crme et Bergame lui sont
+demeurs; et tandis que sa domination a pris sous mon rgne un tel
+accroissement, son orgueil maritime ne recevait aucun affront.
+
+SNATEUR.
+
+Nous l'avouons tous, et ces bienfaits vous concilient la reconnaissance
+de la patrie.
+
+LE DOGE.
+
+Peut-tre.
+
+SNATEUR.
+
+Elle devrait compltement se manifester.
+
+LE DOGE.
+
+Je ne me plains pas, monsieur.
+
+SNATEUR.
+
+Mon noble seigneur, pardonnez-moi.
+
+LE DOGE.
+
+Pourquoi?
+
+SNATEUR.
+
+Ah! mon coeur saigne pour vous.
+
+LE DOGE.
+
+Pour moi, seigneur?
+
+SNATEUR.
+
+Et pour votre--
+
+LE DOGE.
+
+Arrtez!
+
+SNATEUR.
+
+Monseigneur, vous m'entendrez: j'ai trop de liens qui m'attachent
+vous, toute votre famille, qui me font un devoir de la reconnaissance,
+pour ne pas partager profondment le sort de votre fils.
+
+LE DOGE.
+
+Et qu'importe pour la commission dont vous tes charg?
+
+SNATEUR.
+
+Comment, monseigneur?
+
+LE DOGE.
+
+Vous ignorez ce dont vous parlez; mais le rapport est sign: reportez-le
+ ceux qui vous envoient.
+
+SNATEUR.
+
+J'obis. Le conseil m'avait encore charg de vous prier de fixer l'heure
+de sa runion.
+
+LE DOGE.
+
+Dites quand ils voudront;--maintenant, l'instant mme si cela leur
+convient: je suis le serviteur de l'tat.
+
+SNATEUR.
+
+Ils vous accorderont quelque tems pour vous reposer.
+
+LE DOGE.
+
+Je ne veux pas de repos; du moins aucun repos qui puisse entraner la
+perte d'une heure pour le gouvernement. Qu'ils se runissent quand ils
+voudront; je me trouverai _o_ je dois tre, et _ce que_ j'ai toujours
+t.
+
+(Le snateur sort.--Le Doge reste silencieux.--Entre un domestique.)
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+Prince.
+
+LE DOGE.
+
+Parlez.
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+La noble dame Foscari demande une audience.
+
+LE DOGE.
+
+Introduisez-la. Pauvre Marina!
+
+(Le domestique sort.--Le Doge reste dans le mme silence.--Entre
+Marina.)
+
+MARINA.
+
+Mon pre, je viens vous poursuivre dans votre intrieur.
+
+LE DOGE.
+
+Ma fille, je n'en ai pas pour vous. Disposez de mon tems, quand l'tat
+ne l'exige pas.
+
+MARINA.
+
+Je voulais _vous_ parler de _lui_.
+
+LE DOGE.
+
+De votre poux?
+
+MARINA.
+
+De votre fils.
+
+LE DOGE.
+
+Je vous coute, ma fille!
+
+MARINA.
+
+J'avais obtenu des Dix la permission de rester prs de mon mari pendant
+un certain nombre d'heures.
+
+LE DOGE.
+
+Cette permission, vous l'avez encore.
+
+MARINA.
+
+Elle est rvoque.
+
+LE DOGE.
+
+Par qui?
+
+MARINA.
+
+Par les Dix.--Quand nous arrivmes au _Pont des Soupirs_, je me
+prparais le traverser avec mon cher Foscari, lorsque le brutal
+gardien de ce passage m'en ferma l'entre: puis un messager fut envoy
+vers les Dix; leur sance tait leve: et comme je n'avais aucune
+permission crite, je fus impitoyablement laisse dehors; on m'assura
+mme que les murailles de la prison ne cesseraient pas de nous sparer
+tant que le suprme tribunal ne serait pas de nouveau runi.
+
+LE DOGE.
+
+En effet, l'on avait oubli les formes prescrites, par suite de la hte
+avec laquelle la cour s'est ajourne, et le fait reste douteux jusqu'
+nouvelle runion.
+
+MARINA.
+
+Nouvelle runion! Quand elle aura lieu, ils rappelleront leurs
+supplices; et c'est par le renouvellement de la torture que nous
+obtiendrons une entrevue de mari et d'pouse, lien sacr, auquel tous
+les autres devraient cder sous le ciel.--Grand Dieu! et tu vois cela!
+
+LE DOGE.
+
+Ma fille,--ma fille!
+
+MARINA, avec violence.
+
+Ne m'appelez pas votre fille! bientt vous n'aurez plus d'enfant.--Et
+mritez-vous d'en avoir,--vous qui pouvez parler froidement de votre
+fils dans un moment o des larmes de sang couleraient en abondance de
+l'oeil d'un Spartiate? Ceux-l ne pleuraient pas leurs fils morts dans
+les combats; mais est-il crit qu'en les voyant expirer minute par
+minute, ils n'eussent pas tendu la main qui pouvait les sauver?
+
+LE DOGE.
+
+Vous le voyez, je ne pleure pas;--et plt Dieu que je le pusse. Ma
+fille, s'il y avait dans chaque cheveu blanc de cette tte une source de
+jeunesse, si le bonnet ducal donnait l'empire de la terre, si l'anneau
+avec lequel j'pousai les flots tait un talisman pour les
+gouverner,--je sacrifierais tout encore pour lui.
+
+MARINA.
+
+Son salut n'exigerait pas un aussi grand sacrifice.
+
+LE DOGE.
+
+Votre rponse prouve que vous ne connaissez pas Venise. Et comment le
+pourriez-vous? hlas! elle ne connat pas bien elle-mme tous les
+mystres de sa puissance. coutez-moi:--ceux qui poursuivent Foscari en
+veulent galement son pre, et la perte du vieillard ne pourrait
+sauver le fils. Ils tendent par diffrens sentiers au mme but,
+c'est--dire --mais ils ne sont pas encore vainqueurs.
+
+MARINA.
+
+Ils vous ont pourtant terrass.
+
+LE DOGE.
+
+Non, non,--car je vis encore.
+
+MARINA.
+
+Et votre fils, vivra-t-il long-tems encore?
+
+LE DOGE.
+
+Je l'espre; malgr les tourmens passs, il verra des annes aussi
+nombreuses et plus fortunes que son pre. L'imprudent, dans
+l'impatience, digne d'une femme, qui l'entranait revenir, a tout
+ruin par la dcouverte de sa lettre. C'est un haut crime; je ne puis le
+contester ni l'excuser, comme parent ou comme souverain. Encore quelque
+tems, quelques jours de plus d'exil en Candie, j'avais l'espoir--mais il
+l'a fait vanouir:--il faut qu'il retourne--
+
+MARINA.
+
+Dans la terre d'exil?
+
+LE DOGE.
+
+J'ai dit.
+
+MARINA.
+
+Et m'est-il interdit de le suivre?
+
+LE DOGE.
+
+Vous savez bien que le conseil des Dix a dj deux fois rejet la mme
+prire; il est donc craindre qu'il ne tmoigne pas plus de
+bienveillance aujourd'hui que de nouveaux torts de la part de votre mari
+les ont rendus plus svres.
+
+MARINA.
+
+Svres? dites atroces. Ces vieux dmons de la terre, avec un pied dans
+la tombe, avec des yeux teints, trangers d'autres pleurs que ceux
+d'une seconde enfance, avec leurs cheveux rares et blanchis, leurs mains
+tremblantes, leurs ttes aussi dcolores que leur coeur est insensible,
+ces dmons, dis-je, se rassemblent, cabalent, et privent les hommes de
+leur vie, comme si cette vie ne comportait rien de plus que les
+sentimens depuis long-tems teints dans leurs ames damnes.
+
+LE DOGE.
+
+Vous ignorez--
+
+MARINA.
+
+Je sais--je sais--et vous devriez, je pense, savoir qu'ils sont de vrais
+dmons. Comment supposer, en effet, que des hommes enfants et allaits
+par des femmes,--des hommes qui jadis auraient aim ou du moins entendu
+parler d'amour,--qui auraient uni leurs mains pour des engagemens
+sacrs,--qui auraient fait danser leurs enfans sur leurs genoux, qui
+auraient eu plus d'une fois trembler de leurs dangers, gmir de
+leurs peines, se dsesprer de leur mort;--comment, s'ils avaient
+seulement les traits de l'homme, agiraient-ils comme ils le font envers
+les vtres, envers vous-mme, _vous_ qui les dfendez?
+
+LE DOGE.
+
+Je vous pardonne; vous ne connaissez pas ce que vous dites.
+
+MARINA.
+
+Vous le connaissez mieux, et vous y compatissez moins.
+
+LE DOGE.
+
+Oui; il y a si long-tems que j'existe que les paroles ont cess de
+m'mouvoir.
+
+MARINA.
+
+Oh! sans doute! car vous avez vu couler le sang de votre fils, et le
+vtre n'a pas tressailli! Aprs une pareille preuve, que sont les
+paroles d'une femme? Peuvent-elles esprer de vous toucher davantage?
+
+LE DOGE.
+
+Femme! la violence de vos plaintes, je vous le dis, ne peut balancer le
+poids...--mais je te plains, ma pauvre Marina!
+
+MARINA.
+
+Plaignez mon mari; moi, quel besoin ai-je de vos plaintes? Plains ton
+fils, vieillard insensible;--_plaindre_! toi! pour ton coeur c'est un mot
+bien trange:--comment se prsente-t-il sur tes lvres?
+
+LE DOGE.
+
+Je dois supporter ces reproches, quelle que soit leur injustice. Ah! si
+tu pouvais lire--
+
+MARINA.
+
+Ou?--ce n'est pas dans tes yeux, sur ton front, dans tes actes
+enfin?--O trouverai-je donc la preuve de la compassion dont tu te
+vantes?
+
+LE DOGE, indiquant la terre.
+
+L.
+
+MARINA.
+
+Dans la terre?
+
+LE DOGE.
+
+Dans laquelle je vais descendre. Quand elle psera sur ce coeur, plus
+lger alors, et moins oppress par le marbre d'une tombe que par les
+penses qui m'accablent aujourd'hui, alors vous me connatrez mieux.
+
+MARINA.
+
+Serait-il vrai que vous fussiez digne de piti?
+
+LE DOGE.
+
+De piti! nul n'aura jamais le droit de fltrir mon nom d'un mot qui
+tmoigne, au sein de la prosprit, le triomphe insultant des hommes;
+tant que je le porterai, ce nom conservera la dignit qui l'entourait
+quand mon pre me le transmit.
+
+MARINA.
+
+Mais sans les tristes enfans de celui que tu ne peux ou ne veux pas
+sauver, tu serais le dernier qui portt le nom de Foscari.
+
+LE DOGE.
+
+Plt Dieu! Mieux et valu pour lui de ne pas natre, mieux pour
+moi:--j'ai vu le dshonneur entrer dans notre maison.
+
+MARINA.
+
+Cela est faux! jamais souffle de vie n'anima un coeur plus loyal, plus
+noble, plus sincre, plus gnreux et plus aimant. Je n'changerais pas
+mon poux, exil, perscut et tortur, opprim, mais non fltri, mort
+ou vivant, pour le premier hros de l'histoire ou de la fable, pour un
+prince dont le douaire serait l'empire du monde. Dshonor! _lui_
+dshonor! Doge! apprends-le de moi, c'est Venise qui est dshonore;
+son nom sera l'objet des reproches les plus odieux et les plus justes,
+pour ce qu'a souffert ton noble fils, et non pour ce qu'il a fait. C'est
+vous qui tous tes des tratres, des tyrans!--Ah! si vous aimiez
+seulement votre patrie autant que la victime que vous retenez dans les
+fers au milieu des tortures, et qui prfre tout au monde aux ennuis de
+l'exil, vous tomberiez ses pieds, et vous imploreriez genoux la
+grce de votre infme conduite.
+
+LE DOGE.
+
+Oui, il fut tel que vous venez de le peindre. Aussi la mort de deux
+enfans que le ciel m'a ravis m'accabla moins que le dshonneur de
+Jacopo.
+
+MARINA.
+
+Encore ce mot.
+
+LE DOGE.
+
+N'a-t-il pas t condamn?
+
+MARINA.
+
+Le dshonneur peut-il atteindre d'autres que les coupables?
+
+LE DOGE.
+
+Le tems peut relever sa mmoire:--je voudrais l'esprer. Il tait mon
+orgueil,--ma--mais oublions--j'ai peu l'habitude des pleurs; cependant,
+quand il naquit, je versai des larmes de joie: prsage fatal!
+
+MARINA.
+
+Je rpte qu'il est innocent; et ne le serait-il pas, ce n'est pas nos
+parens, notre propre sang, qu'il sied bien de nous repousser dans ces
+douloureux instans.
+
+LE DOGE.
+
+Je ne le repousse pas; mais j'ai d'autres devoirs que ceux d'un pre,
+des devoirs dont la rpublique n'admet pas de dispense. Deux fois j'ai
+demand de m'en abstenir, deux fois je n'obtins que des refus; il faut
+que je les remplisse.
+
+(Entre un domestique.)
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+Un message des Dix.
+
+LE DOGE.
+
+Qui le porte?
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+Le noble Lordano.
+
+LE DOGE.
+
+Lui!--qu'il entre cependant.
+
+(Le domestique sort.)
+
+MARINA.
+
+Dois-je me retirer?
+
+LE DOGE.
+
+Peut-tre n'est-il pas ncessaire quand il s'agirait de votre poux, et
+autrement--(A Lordano qui entre.) Eh bien! seigneur, que
+souhaitez-vous?
+
+LORDANO.
+
+Je viens transmettre ce que souhaitent les Dix.
+
+LE DOGE.
+
+Ils ont bien choisi leur organe.
+
+LORDANO.
+
+C'est _leur_ choix qui fait que vous me voyez ici.
+
+LE DOGE.
+
+Par l, ils tmoignent leur sagesse, non moins que leur
+courtoisie.--Parlez.
+
+LORDANO.
+
+Nous avons dcid--
+
+LE DOGE.
+
+Nous?
+
+LORDANO.
+
+Les Dix en conseil.
+
+LE DOGE.
+
+Eh quoi! ils sont de nouveau runis, runis sans m'en avertir?
+
+LORDANO.
+
+Ils ont voulu pargner votre coeur non moins que votre ge.
+
+LE DOGE.
+
+Cela est nouveau.--Quand pargnrent-ils l'un ou l'autre? Je les
+remercie nanmoins.
+
+LORDANO.
+
+Ils ont, vous le savez bien, droit d'agir, leur discrtion, en
+prsence du Doge ou sans lui.
+
+LE DOGE.
+
+Il y a quelques annes, en effet, que je le sais;--long-tems avant
+d'tre Doge, ou de songer un pareil honneur. Vous n'avez pas,
+seigneur, la prtention de m'instruire; vous tiez bien jeune encore
+quand je sigeais dj dans ce conseil.
+
+LORDANO.
+
+Oui, dans le tems de mon pre; maintes fois je l'entendis, lui et son
+frre l'amiral, rpter la mme chose. Votre altesse doit se souvenir
+d'eux: tous deux ils moururent subitement.
+
+LE DOGE.
+
+S'ils moururent ainsi, leur sort fut prfrable celui des victimes
+d'une agonie prolonge.
+
+LORDANO.
+
+Sans doute; nanmoins bien des hommes souhaitent jouir de tous leurs
+jours.
+
+LE DOGE.
+
+Et n'en ont-ils pas joui?
+
+LORDANO.
+
+C'est la tombe le dclarer. Je l'ai dit, ils sont morts subitement.
+
+LE DOGE.
+
+Cela est-il donc bien trange, que vous rptiez cette parole avec tant
+d'emphase?
+
+LORDANO.
+
+Si peu trange, que jamais, mes yeux, il n'y eut de mort aussi
+naturelle que la leur. Ne pensez-_vous_ pas ainsi?
+
+LE DOGE.
+
+Qu'y a-t-il de certain sur les mortels?
+
+LORDANO.
+
+Qu'ils ont des ennemis mortels.
+
+LE DOGE.
+
+Je vous entends; vos pres taient les miens, et vous avez recueilli
+tout leur hritage.
+
+LORDANO.
+
+Vous savez mieux que personne si j'ai d le faire.
+
+LE DOGE.
+
+Oui. Vos pres furent mes ennemis; j'ai mme entendu ce sujet
+d'tranges rumeurs; j'ai mme lu l'pitaphe qui attribue leur mort au
+poison. Peut-tre est-elle aussi vridique que la plupart des
+inscriptions funraires: ce n'en est pas moins une fable.
+
+LORDANO.
+
+Qui ose parler ainsi?
+
+LE DOGE.
+
+Moi!--Vos pres, je le rpte, furent mes ennemis, aussi mortels que
+leur fils peut jamais l'tre: moi, j'tais aussi bien le leur, mais je
+les dtestais ouvertement; et jamais, ni dans le conseil, ni par les
+brigues, ni par d'obscures pratiques, on ne me vit cabaler contre leur
+vie, et recourir, pour me venger, au fer ou au poison. La preuve est
+dans votre existence mme.
+
+LORDANO.
+
+Je suis sans craintes.
+
+LE DOGE.
+
+Mon caractre justifie votre scurit; mais si j'tais tel que vous me
+supposez, il y a long-tems qu'il ne serait plus en votre pouvoir de
+craindre. Cependant, hassez-moi; je n'en ai pas de souci.
+
+LORDANO.
+
+Je ne savais pas qu' Venise la vie d'un noble pt dpendre de la
+volont d'un Doge; j'entends la volont publiquement exprime.
+
+LE DOGE.
+
+Mais moi, mon cher seigneur, je suis, ou j'tais du moins, par ma
+famille, mes facults et ma fortune, plus qu'un simple Doge; ils le
+savent bien ceux qui songrent me choisir, ceux qui depuis ont tout
+fait pour me renverser. Soyez sr qu'avant ou depuis mon lection, si
+j'avais fait assez de cas de vous pour vouloir m'en dbarrasser, un seul
+mot de ma part et suffi pour vous anantir. Mais, dans toutes les
+circonstances, j'ai montr le plus grand respect pour les lois, pour
+celles mme que vous avez violes, afin de me dpouiller d'une autorit
+que j'aurais pu mon tour fortifier (et je ne parle ici de vous que
+comme une des voix coupables). Avec la vnration d'un prtre l'autel,
+au prix de mon sang, de mon repos, de ma vie, de tout, except
+l'honneur, j'ai flchi le genou devant les dcrets, les avantages, la
+gloire, la scurit de la chose publique. Maintenant, j'coute votre
+message.
+
+LORDANO.
+
+Il est dcrt que, sans rpter une dernire fois la torture, sans
+poursuivre une instruction qui ne tendrait qu' mieux prouver
+l'endurcissement du coupable (les Dix, se relchant de la svrit des
+lois qui prescrivent la question jusqu'au moment d'un aveu complet, et
+le prisonnier ayant en partie reconnu son crime en ne dsavouant pas la
+lettre au duc de Milan), Jacques Foscari retournera en exil, et partira
+sur le mme vaisseau qui l'avait amen.
+
+MARINA.
+
+Dieu soit lou! du moins ils ne le tortureront plus devant leur horrible
+tribunal. Que ne pense-t-il de mme? cette sentence serait la plus
+heureuse que l'on pt prononcer, non-seulement contre lui, mais contre
+tous ses compatriotes, auxquels elle permettrait de fuir une terre aussi
+odieuse.
+
+LE DOGE.
+
+Ma fille, cette pense n'est pas d'une ame vnitienne.
+
+MARINA.
+
+En effet, elle est trop compatissante. Mais partagerai-je son exil?
+
+LORDANO.
+
+Quant cela, les Dix ont gard le silence.
+
+MARINA.
+
+Je le prsumais bien: cette mention et galement t trop
+compatissante. Mais il n'y a pas de dfense?
+
+LORDANO.
+
+Il n'en a pas t parl.
+
+MARINA, au Doge.
+
+Vous pourrez donc, mon pre, obtenir ou m'accorder cette grande faveur;
+( Lordano) et vous, seigneur, vous ne vous opposerez pas la demande
+que je fais d'accompagner mon poux?
+
+LE DOGE.
+
+Je ferai mes efforts.
+
+MARINA.
+
+Et vous, seigneur?
+
+LORDANO.
+
+Madame! il ne m'appartient pas de prvenir l'agrment du tribunal.
+
+MARINA.
+
+L'agrment! quel mot pour exprimer les dcrets de--
+
+LE DOGE.
+
+Femme! savez-vous en prsence de qui vous parlez ainsi?
+
+MARINA.
+
+En prsence d'un souverain, et de l'un de ses sujets.
+
+LORDANO.
+
+Sujet!
+
+MARINA.
+
+Oh! cela vous offense.--Eh bien! vous tes son gal, vous le croyez, j'y
+consens; mais ce que vous ne voudriez pas tre, vous ne le seriez pas
+s'il n'tait qu'un paysan:--vous tes donc un prince, un sublime prince;
+mais que suis-je donc, moi?
+
+LORDANO.
+
+La fille d'une noble race.
+
+MARINA.
+
+Et l'pouse d'un citoyen aussi noble qu'elle. Qui donc aurait le droit,
+par sa prsence, d'imposer silence mes libres penses?
+
+LORDANO.
+
+Les juges de votre poux.
+
+LE DOGE.
+
+Et le respect d aux plus lgers des mots qui tombent de la bouche des
+matres de Venise.
+
+MARINA.
+
+Gardez ces maximes pour la masse de vos artisans effrays, pour vos
+marchands, vos esclaves de Grce et de Dalmatie, pour vos tributaires,
+vos citoyens stupides, votre noblesse masque, vos sbires, vos espions,
+vos forats de toute espce. Je le sais, grce vos enlvemens, vos
+noyades nocturnes, aux donjons pratiqus sous le toit de vos palais, ou
+sous les flots qui les environnent; grce vos mystrieuses assembles,
+ vos jugemens secrets, vos excutions subites, votre _Pont des
+Soupirs_, votre chambre de dernire agonie, vos instrumens de
+torture, vous tes parvenus leur faire croire que vous tiez des tres
+d'un autre monde plus mchant encore; rservez pour eux ces avis: je ne
+les crains pas. Je vous connais; je vous ai vus pires que tout cela dans
+l'infernal procs de mon pauvre mari! Traitez-moi comme vous l'avez
+trait:--vous l'avez dj fait d'ailleurs en vous attaquant sa
+personne. Que puis-je donc avoir craindre de vous, quand mme je
+serais craintive de mon naturel, ce qui, je l'espre, n'est pas?
+
+LE DOGE.
+
+Vous l'entendez, elle a perdu la raison.
+
+MARINA.
+
+La prudence, peut-tre, mais non pas la raison.
+
+LORDANO.
+
+Madame! je n'emporterai pas au-del du seuil de ces portes le souvenir
+des paroles prononces dans cette enceinte: j'en excepte celles qui
+concernent le service de l'tat, et prononces entre le Doge et moi.
+Doge! avez-vous quelque rponse faire?
+
+LE DOGE.
+
+Oui, comme Doge, et peut-tre aussi comme pre.
+
+LORDANO.
+
+Ma mission dans ces lieux ne se rapporte qu'au _Doge_.
+
+LE DOGE.
+
+Dites donc que le Doge fera choix d'un ambassadeur spcial, ou qu'il
+exposera lui-mme ses intentions; quant au pre.--
+
+LORDANO.
+
+Je n'oublierai pas ce qui me concerne.--Adieu! je baise les mains de
+l'illustre dame, et je m'incline devant le Doge.
+
+(Lordano sort.)
+
+MARINA.
+
+tes-vous content?
+
+LE DOGE.
+
+Je suis tel que vous voyez.
+
+MARINA.
+
+Et cela est encore un mystre.
+
+LE DOGE.
+
+Pour les mortels, tout est mystre; qui peut les claircir, sauf celui
+qui les fit? Si parfois ils y parviennent, c'est quelques esprits
+privilgis qui long-tems ont tudi le fastidieux volume de l'humanit,
+qui, sur chacune de ses pages noires ou sanglantes, ont fatigu leur
+intelligence et leur coeur: encore le fatal grimoire retombe-t-il sur
+l'adepte qui l'tudie; tous les vices que nous trouvons dans les autres
+sont de l'essence de notre nature, tous nos avantages appartiennent la
+fortune. C'est elle que nous devons remercier de la beaut, de la
+naissance, de la richesse, de la sant; et quand nous nous plaignons du
+destin, nous devrions nous rappeler qu'il ne nous a repris que ce qu'il
+nous avait _donn_. Pour le reste, la nudit, les passions basses, les
+frivoles vanits, c'est l'hritage universel, c'est l ce qu'il nous
+faut combattre dans toutes les positions; et si nous devons moins les
+craindre dans le plus humble sort, c'est que l, la faim rend sourd
+tout autre besoin, c'est que l'homme a reu l'ordre de suer pour obtenir
+sa nourriture; c'est que l, toutes les passions se taisent devant la
+crainte de la famine. Tout est vil, faux et trompeur,--de la premire
+crature jusqu' la dernire. Notre gloire, l'urne du prince comme celle
+du mendiant, dpend du souffle des hommes; notre vie de quelque chose
+plus lger encore que leur souffle; notre existence tient des jours,
+les jours des saisons, et tout notre tre sur ce qui est indpendant
+de _nous_.--Ainsi, du plus grand au plus petit, nous sommes des
+esclaves:--rien ne dpend de notre volont; un ftu de paille peut
+branler cette volont aussi bien qu'un orage. Quand nous croyons
+conduire, c'est nous que l'on trane,--jusqu' la mort, fantme qui se
+prsente comme le reste sans notre participation ou notre influence, tel
+enfin que notre premier jour. Ah! sans doute il faut que nous ayons
+pch dans quelque autre monde antrieur, et que _celui-ci_ en soit
+l'enfer! Heureusement, il n'est point ternel.
+
+MARINA.
+
+Tout cela, nous ne pouvons en tre juges sur terre.
+
+LE DOGE.
+
+Pourquoi donc faut-il que nous nous jugions les uns les autres, nous
+enfans de la terre; et que moi, je sois forc de juger mon propre fils?
+J'ai administr mon pays loyalement, au sein de la victoire,--j'en
+atteste l'tat dans lequel je l'ai trouv, dans lequel je le laisse: mon
+rgne a doubl sa puissance; en rcompense, Venise, dans sa gratitude,
+me laisse ou s'apprte me laisser isol sur la terre.
+
+MARINA.
+
+Et Foscari? Ah! qu'on me laisse avec lui, et je ne songerai plus mes
+maux.
+
+LE DOGE.
+
+Vous le suivrez, du moins ils ne peuvent gure vous le refuser.
+
+MARINA.
+
+Et s'ils le refusent, je m'enfuirai avec lui.
+
+LE DOGE.
+
+Impossible. O vous enfuiriez-vous?
+
+MARINA.
+
+Je l'ignore, et ne m'en inquite pas:--en Syrie, en gypte, chez les
+Turcs, partout o nous pourrons respirer libres, et vivre loin de l'oeil
+des espions, affranchis des dits de vos inquisiteurs d'tat.
+
+LE DOGE.
+
+Ainsi vous consentiriez faire de votre poux un rengat, le
+transformer en tratre?
+
+MARINA.
+
+Non, il ne l'est pas! c'est la patrie qui se trahit elle-mme en
+rejetant son meilleur, son plus intrpide citoyen. La pire des
+trahisons, c'est la tyrannie. Penses-tu donc qu'il n'y ait de rebelles
+que les esclaves? Le prince qui viole ou nglige ses devoirs est un
+brigand plus juste titre qu'un chef de bandits.
+
+LE DOGE.
+
+Je ne puis me reprocher quelque dloyaut de ce genre.
+
+MARINA.
+
+Non; car tu observes et respectes des lois prs desquelles celles du
+vieux Dracon seraient un code de misricorde.
+
+LE DOGE.
+
+Ces lois existaient avant moi: je ne les ai pas faites. Si je n'tais
+qu'un sujet, je trouverais moyen de rclamer quelque amlioration parmi
+elles; mais comme prince, jamais je ne songerai, au prix de ma vie et du
+salut des miens, changer la charte dont nos pres m'ont transmis le
+dpt.
+
+MARINA.
+
+Est-ce donc pour la ruine de leurs enfans qu'ils te l'ont transmis?
+
+LE DOGE.
+
+Venise, sous le joug de pareilles lois s'est leve au point o nous la
+voyons,-- celui d'une rpublique digne de rivaliser en hauts faits, en
+dure, en puissance, et je puis ajouter en gloire (car nous avons eu
+aussi parmi nous des ames romaines), avec tout ce que l'histoire nous
+rappelle des plus beaux tems de Carthage et de Rome, alors que le peuple
+rgnait par le snat.
+
+MARINA.
+
+Dites plutt, flchissait sous la verge implacable de l'oligarchie.
+
+LE DOGE.
+
+Peut-tre; mais enfin c'est ainsi qu'il parvint rduire le monde. Or,
+dans un tel tat, qu'un individu soit le plus riche de son rang, ou le
+plus humble de ses concitoyens, son importance disparat devant le grand
+but que l'on se propose, tant qu'on ne l'a pas perdu de vue.
+
+MARINA.
+
+Cela veut dire que vous tes plutt Doge que pre.
+
+LE DOGE.
+
+Cela veut dire que je suis citoyen avant d'tre l'un ou l'autre. Si
+pendant nombre de sicles nous n'avions pas eu des milliers de pareils
+citoyens, si nous n'en avions plus, Venise aurait cess d'tre une cit.
+
+MARINA.
+
+Maudite la cit o la voix des lois touffe celle de la nature!
+
+LE DOGE.
+
+J'aurais autant de fils que j'ai d'annes, je les donnerais tous, non
+sans douleur, mais je les donnerais dans l'intrt de l'tat, et pour
+obir ses exigences; je les sacrifierais sur les flots, sur les champs
+de bataille, ou s'il le fallait, hlas! comme dj il l'a fallu, je les
+abandonnerais l'ostracisme, l'exil, aux chanes, en un mot tout ce
+qu'on pourrait leur imposer de pire.
+
+MARINA.
+
+Et c'est l du patriotisme! pour moi, je n'y vois que la plus odieuse
+barbarie. Laissez-moi rejoindre mon mari; avec tous leurs soupons, le
+sage conseil des Dix aura peine combattre contre la faiblesse d'une
+femme, et lui refuser un moment d'accs dans sa prison.
+
+LE DOGE.
+
+Je puis prendre sur moi d'ordonner que l'on vous laisse pntrer jusqu'
+lui.
+
+MARINA.
+
+Et que dirai-je Foscari de son pre?
+
+LE DOGE.
+
+Qu'il sait obir aux lois.
+
+MARINA.
+
+Rien de plus? Ne voulez-vous pas le voir avant qu'il ne parte? ce serait
+peut-tre pour la dernire fois.
+
+LE DOGE
+
+La dernire!--mon enfant!--le dernier de mes enfans; la dernire fois
+que je le verrai! Dites-lui que je me rendrai prs de lui.
+
+(Ils sortent.)
+
+FIN DU DEUXIME ACTE.
+
+
+
+
+ACTE III.
+
+
+
+SCNE PREMIRE.
+
+(La prison de Jacopo Foscari.)
+
+
+JACOPO FOSCARI, seul.
+
+Pas de jour, si ce n'est cette faible lueur qui me laisse apercevoir des
+murs o ne retentirent jamais que les accens de la douleur, les soupirs
+des prisonniers, le bruit des pieds chargs de fers, l'agonie de la
+mort, les imprcations du dsespoir! Voil donc pourquoi je revins
+Venise, soutenu, il est vrai, par une sorte d'esprance que le tems, qui
+ronge jusqu'au marbre, aurait arrach la haine du coeur des hommes.
+Hlas! j'prouvai qu'il n'en tait rien; c'est ici que le mien va se
+consumer, lui qui ne battit jamais sans regretter Venise, et soupirer
+aprs elle comme la colombe loigne de son nid, alors qu'elle s'lance
+dans l'air pour rejoindre sa jeune famille. Mais quels caractres sont
+tracs sur ces inexorables murailles? (Il s'approche du mur.) Le rayon
+de jour me permettra-t-il de les distinguer? Ah! ce sont des noms; ceux
+de mes tristes prdcesseurs dans ces lieux, l'poque de leur dsespoir,
+la courte expression d'un chagrin insupportable pour la plupart. Comme
+une pitaphe, cette page de pierre reproduit leur histoire, et le rcit
+du malheureux captif est grav sur les barreaux de sa prison, comme les
+souvenirs de l'amant sur l'corce de quelque grand arbre confident de
+son nom et de celui de sa matresse. Hlas! plusieurs de ces noms me
+sont connus; ils sont nfastes comme le mien que je vais mettre leur
+suite, bien digne de figurer dans une chronique que ne peuvent jamais
+lire ou crire d'autres tres que des infortuns.
+
+(Il trace son nom.--Entre un familier des Dix.)
+
+LE FAMILIER.
+
+Je vous apporte de la nourriture.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Dposez-la, je vous prie; je n'ai pas faim; mais je sens mes lvres
+dessches:--de l'eau!
+
+LE FAMILIER.
+
+En voici.
+
+JACOPO FOSCARI, aprs avoir bu.
+
+Je vous remercie; je suis mieux.
+
+LE FAMILIER.
+
+J'ai ordre de vous apprendre que l'on a sursis votre jugement
+dfinitif.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Jusqu' quand?
+
+LE FAMILIER.
+
+Je l'ignore.--J'ai de plus reu l'ordre de laisser parvenir jusqu' vous
+votre noble pouse.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ah! ils se ralentissent donc?--j'avais cess de l'esprer: il tait
+tems.
+
+(Entre Marina.)
+
+MARINA.
+
+Mon bien-aim!
+
+JACOPO FOSCARI, l'embrassant.
+
+Ma chre femme, ma seule amie! quel bonheur!
+
+MARINA.
+
+Nous ne nous sparerons plus.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Comment! voudrais-tu partager un cachot?
+
+MARINA.
+
+Oui; la torture, la tombe, tout!--tout avec toi; mais la tombe la
+dernire de toutes, car l nous ne saurions plus que nous sommes runis:
+nanmoins je la partagerais plutt encore qu'une sparation nouvelle;
+c'est dj trop d'avoir survcu la premire. Comment te trouves-tu?
+tes pauvres membres? Hlas! pourquoi le demander? ta pleur--
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+C'est la joie de te revoir sitt, et sans m'y attendre encore, qui a
+fait refluer le sang vers mon coeur, et rendu mes joues comme les
+tiennes; car toi aussi, tu es ple, chre Marina.
+
+MARINA.
+
+C'est le reflet de cette ternelle prison, o jamais ne pntra un rayon
+de soleil; c'est la triste et mourante lueur de la torche du familier,
+qui semble favoriser l'obscurit au lieu de la dissiper, en ajoutant aux
+vapeurs du cachot un nuage sulfureux qui ternit tous les objets, mme
+tes yeux;--mais non, tes yeux brillent--oh! comme ils tincellent!
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Et les tiens!--mais cette torche m'empche de voir.
+
+MARINA.
+
+Et sans elle j'aurais encore moins vu. Peux-tu donc distinguer ici
+quelque chose?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+D'abord rien; mais le tems et l'habitude m'ont rendu familier avec
+l'obscurit: la plus faible lueur qui pntre travers les crevasses de
+ces murs battus des vents, enivre plus mes yeux que tout l'clat du
+soleil quand il dore orgueilleusement toutes les tourelles du monde,
+sauf pourtant celles de Venise. l'instant mme o tu es entre,
+j'tais occup crire.
+
+MARINA.
+
+Quoi donc?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Mon nom. Regarde, le voici, plac la suite du nom de celui qui m'a
+prcd dans ces lieux, si les dates de cachot ne sont pas trompeuses.
+
+MARINA.
+
+Et celui-l, qu'est-il devenu?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ces murs gardent le silence sur la fin de leurs victimes, et par l ils
+semblent nous en avertir. Jamais murs plus insensibles ne pesrent sur
+les mortels, si ce n'est sur les morts, ou sur ceux qui ne vont pas
+tarder l'tre. Tu demandes ce qu'il est devenu? que serai-je devenu
+moi-mme? on le demandera bientt, on n'obtiendra que la mme
+rponse:--un doute, un soupon douloureux,-- moins que tu ne racontes
+mes infortunes.
+
+MARINA.
+
+Moi, _parler_ de toi?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Pourquoi non? alors mon nom serait dans toutes les bouches. La tyrannie
+du silence n'est pas ternelle; on peut touffer la vrit, mais le
+murmure des hommes justes soulve bientt toutes les entrailles, mme
+celles d'un vivant tombeau. Je n'ai pas d'incertitude sur ma mmoire,
+mais sur ma mort, et je ne redoute ni l'une ni l'autre.
+
+MARINA.
+
+Ta vie est en sret.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Et ma libert?
+
+MARINA.
+
+C'est l'ame qui seule devrait pouvoir la donner.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Voil un beau mot, mais ce n'est qu'un mot; une mlodie bien pntrante,
+mais aussi bien passagre. L'ame sans doute est beaucoup, mais ce n'est
+pas tout. C'est l'ame qui m'a donn la force de courir le risque de la
+mort, et de subir des tortures bien plus cruelles que la mort (si la
+mort n'est qu'un profond sommeil), sans un gmissement, ou du moins avec
+un cri qui faisait plir mes juges encore plus que moi. Mais enfin ce
+n'est pas tout; il est des choses dont l'ame ne peut temprer
+l'horreur,--et tel est cet troit cachot, o je dois respirer pendant
+longues annes.
+
+MARINA.
+
+Hlas! un troit cachot, voil tout ce qui t'appartient de ce vaste
+empire dont ton pre est le souverain.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Cette pense ajoute encore mes souffrances. Mon sort est commun
+plusieurs: les captifs ne sont pas rares; mais il n'en est pas qui
+languissent comme moi aussi prs du palais de leur pre. Quelquefois
+cependant, mon coeur, cette ide, se relve; l'esprance glisse jusqu'
+moi de ces paisses lueurs peuples de poudreux atmes, le seul jour que
+je connaisse; car, except la torche du geolier et une sorte de
+lampyris, qui la dernire nuit est venue se prendre dans les filets de
+cette norme araigne, je n'ai rien vu qui et quelque apparence de
+rayon. Hlas! je sais quelle force l'ame peut nous communiquer; je le
+sais, j'en ai fait preuve devant les hommes; mais elle ne rsiste pas
+la solitude, et je sens que mon esprit est fait pour la socit.
+
+MARINA.
+
+Je ne te quitterai plus.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ah! s'il en tait ainsi! mais jamais ils ne l'ont accord,--ils ne
+l'accorderont pas, et je resterai seul. Pas d'tres vivans,--pas de
+livres,--cette image trompeuse des mortels trompeurs. J'aurais voulu que
+ces vestiges de l'espce humaine, qu'ils appellent annales, histoires,
+ce que vous voudrez, et ce qu'ils lguent aux gnrations suivantes
+comme autant de portraits fidles; j'aurais voulu, dis-je, qu'elles
+s'ouvrissent pour moi: on me l'a refus. Aussi j'ai dirig mon tude
+vers ces murailles, peinture de l'histoire vnitienne plus fidle, avec
+toutes ses lacunes, ses obscurits sinistres, que n'est la salle btie
+quelques pas de l, o sont renferms les cent portraits des Doges et le
+rcit de leurs actions.
+
+MARINA.
+
+Je viens t'apprendre ce qu'ils viennent de dcider dans leur dernier
+conseil.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Je le sais:--regarde.
+
+(Il indique du doigt ses membres, comme pour rappeler la question qu'il
+a subie.)
+
+MARINA.
+
+Non, non,--ce n'est plus cela: leur cruaut mme s'est ralentie.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+En quoi donc?
+
+MARINA.
+
+Tu retournes Candie.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Adieu donc ma dernire esprance! Je pouvais endurer mon cachot: c'tait
+encore Venise; je pouvais supporter la torture: il y avait dans mon air
+natal quelque chose qui ranimait mes forces, comme, sur l'ocan, le
+vaisseau battu des orages se soutient pourtant encore la hauteur des
+vagues, et continue firement sa course. Mais _l-bas_, dans cette le
+maudite d'esclaves, de prisonniers et de mcrans, mon ame, telle qu'un
+btiment naufrag, se brise dans mon sein; et si l'on m'y renvoie, je
+prirai dans une cruelle agonie.
+
+MARINA.
+
+Mais _ici_?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Je prirai de mme;--mais en moins de tems, et moins pniblement. Eh
+quoi! prtendent-ils donc me refuser le tombeau de mes pres, aussi bien
+que leur demeure et leur hritage?
+
+MARINA.
+
+coute, Foscari: j'ai sollicit la permission de t'accompagner dans ton
+exil, mais je ne partage pas ton dsespoir. Cet amour que tu conserves
+pour une terre ingrate et tyrannique est une passion, et non du
+patriotisme. Pour moi, si je pouvais revoir le calme dans tes traits,
+s'il nous tait permis de profiter de la douce libert de l'air et de la
+terre, peu m'importeraient les climats et les pays. Cette multitude de
+palais et de prisons n'est pas un den; ses premiers habitans taient de
+misrables proscrits.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Oui, je sens qu'ils devaient tre bien misrables!
+
+MARINA.
+
+Et cependant, vois: refouls par les Tartares dans ces les troites, et
+soutenus par cette nergie antique (tout ce qui leur restait de
+l'hritage de Rome), ils parvinrent crer, par degrs, une Rome
+flottante. Ton courage sera-t-il donc au-dessous d'une infortune qui
+tant de fois devint l'occasion d'une grande prosprit?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ah! si j'tais sorti de ma patrie, cherchant, comme les anciens
+patriarches, une autre contre, suivi comme eux de leurs familles et de
+leurs troupeaux; si j'avais t exil, comme les juifs, de Sion, ou,
+comme nos pres chasss par Attila, des belles campagnes de l'Italie,
+j'aurais sans doute encore donn quelques pleurs mon ancienne contre,
+quelques penses amres: mais bientt je me serais relev; et de concert
+avec les miens, qui n'auraient pas cess de m'entourer, j'aurais cr
+une nouvelle patrie, une autre chose publique: peut-tre alors aurais-je
+support mon sort--bien que je n'ose l'assurer!
+
+MARINA.
+
+Pourquoi pas? c'est le sort de tant de milliers d'hommes! tant d'autres
+le supporteront encore!
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Oui;--mais l'on nous parle uniquement de ceux qui, dans une nouvelle
+terre, ont survcu leurs maux; de leur nombre, de leur succs: qui
+aurait pu compter les coeurs briss en silence par cet exil? Qui pourrait
+compter les victimes de cette maladie[1] qui, de l'impitoyable mer,
+semble tout d'un coup faire jaillir les belles campagnes de la patrie;
+qui les reprsente si fidlement aux yeux malades du malheureux
+proscrit, qu'on peut difficilement l'empcher de se prcipiter devant
+l'image trompeuse? Rappelez-vous cette mlodie tranante[2] qui, tout
+d'un coup, ranime les regrets passionns du montagnard loign de ses
+hauteurs couronnes de neige et de nuages; il s'abandonne ses regrets,
+mais il porte le poison dans ses veines, et bientt il expire de
+dsespoir. Vous appelez cela de _la faiblesse_! c'est de la force; c'est
+la source de tous les sentimens gnreux: qui n'aime pas sa patrie est
+incapable de rien aimer.
+
+[Note 1: La calenture.]
+
+[Note 2: Allusion l'air suisse (le _ranz des vaches_) et ses
+effets.]
+
+MARINA.
+
+Obis-lui donc, car c'est elle qui te proscrit.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Oui, c'est elle: et son arrt pse sur mon coeur comme la maldiction
+d'une mre;--l'empreinte en brle mon front. Ces exils dont vous me
+parlez, ils s'loignaient en foule les mains presses l'une dans
+l'autre, pendant la route; et leurs tentes runies et confondues:--moi,
+je suis seul.
+
+MARINA.
+
+Non, tu ne le seras plus:--ne vais-je pas avec toi?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Chre Marina!--et nos enfans?
+
+MARINA.
+
+Pour eux, je crains bien que les soupons de votre odieuse politique
+(qui se joue de tous les liens et les brise son plaisir) ne nous
+permettent pas de les emmener avec nous.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Et toi, peux-tu donc les quitter?
+
+MARINA.
+
+Oui, avec bien de la peine; mais je puis les laisser, enfans comme ils
+sont, pour vous apprendre l'tre moins vous-mme; apprenez par-l
+touffer des sentimens sacrs, quand d'autres devoirs plus sacrs encore
+le commandent: dans ce monde, d'ailleurs, notre premier devoir est de
+savoir souffrir.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+N'ai-je encore rien support?
+
+MARINA.
+
+Beaucoup trop d'une injuste tyrannie, et assez pour vous apprendre ne
+pas tre pouvant d'une perspective qui n'a plus rien de pnible,
+compare tout ce que vous avez dj souffert.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ah! je le vois, vous n'avez jamais t proscrite loin de Venise; vous
+n'avez jamais vu s'loigner progressivement ses ravissantes tourelles,
+alors que chaque sillon creus dans la mer par le vaisseau semble
+frapper et entr'ouvrir votre coeur; vous n'avez jamais vu le jour
+s'abaisser sur nos rivages, et les couvrir de son aurole calme et
+rougissante; puis, ayant rv qu'ils vous apparaissaient dans toute leur
+beaut, vous ne vous tes jamais rveille sans les retrouver.
+
+MARINA.
+
+Je partagerai avec vous tout cela. Faisons-nous l'ide de quitter
+cette ville bien-aime (car elle le mrite bien sans doute), et cette
+prison d'tat que vous devez ses bonts. Nos enfans recevront les
+soins du Doge et de mes oncles: il faut que nous mettions la voile
+avant la nuit.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ce terme est bien court. Ne verrai-je donc pas mon pre?
+
+MARINA.
+
+Vous le verrez.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+O?
+
+MARINA.
+
+Ici ou dans l'appartement ducal:--il n'a pas dit o. Que ne
+supportez-vous votre exil comme il le supporte!
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Oh! ne le blmez pas. Quelquefois il m'est arriv de murmurer un
+instant; mais il ne pouvait pas autrement agir. Le moindre tmoignage de
+piti ou de sympathie de sa part n'et fait que rejeter sur ses cheveux
+blancs le soupon des Dix, et sur ma tte des malheurs accumuls.
+
+MARINA.
+
+Accumuls! Quels sont donc les tourmens qu'ils vous ont pargns?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Celui de quitter Venise sans vous voir, lui ou toi; ils m'auraient
+interdit ce bonheur, comme la premire fois qu'ils m'exilrent.
+
+MARINA.
+
+Cela est vrai; oui, pour cela, j'avoue ma dette envers la rpublique, et
+je lui devrai davantage encore quand tous deux nous flotterons sur les
+libres vagues.--Partons! ah! partons aux extrmits du monde, s'il le
+faut; mais loin de cette horrible, injuste et--
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ne la maudissez pas. Quand je me tais, qui ose accuser ma patrie?
+
+MARINA.
+
+Ciel et terre! qui ose l'accuser? le sang de plusieurs millions d'hommes
+s'levant au ciel contre elle; les accens de dsespoir des esclaves
+enchans, des citoyens dans les cachots, des mres, des pouses, des
+enfans, des pres, et de tous les sujets courbs sous le joug de dix
+vieilles ttes; enfin, jusqu' _ton silence_. Et quand tu pourrais
+encore allguer quelque chose en sa faveur, quel autre, dis-moi,
+voudrait le faire ta place?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Songeons, puisqu'il le faut, notre dpart. Mais qui vient ici?
+
+(Entre Lordano suivi de familiers.)
+
+LORDANO, aux familiers.
+
+Retirez-vous, et laissez-moi le flambeau.
+
+(Les familiers se retirent.)
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Noble signor, soyez le bien-venu; je ne croyais pas que ces tristes
+lieux recevraient jamais l'honneur d'une pareille visite.
+
+LORDANO.
+
+Ce n'est pas la premire fois que je me trouve dans ces sortes de lieux.
+
+MARINA.
+
+Ni la dernire, si la rcompense suivait le mrite. Venez-vous ici pour
+nous insulter, pour faire l'office d'espion, ou pour demeurer en otage
+auprs de nous?
+
+LORDANO.
+
+Telle n'est pas ma mission, noble dame! je suis envoy vers votre mari
+pour lui apprendre le dcret des Dix.
+
+MARINA.
+
+L'on a prvenu cet acte de bont: il le connat.
+
+LORDANO.
+
+Et comment?
+
+MARINA.
+
+Je l'ai inform de l'indulgence de vos collgues, non sans doute avec
+les dlicates prcautions que vous aurait suggres votre nave
+sensibilit; mais enfin il la connat. Si vous venez recevoir nos
+remerciemens, prenez-les et sortez! L'horreur du cachot est assez
+profonde sans vous; il s'y rencontre assez de reptiles non moins
+malfaisans, bien que leur venin soit moins lche.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Calmez-vous, je vous prie. quoi servent de telles paroles?
+
+MARINA.
+
+ lui faire connatre qu'il est connu.
+
+LORDANO.
+
+La belle dame doit conserver les privilges de son sexe.
+
+MARINA.
+
+Signor, j'ai des fils: un jour ils sauront mieux vous remercier.
+
+LORDANO.
+
+Vous ferez bien de les lever dans de bons sentimens. Foscari,--vous
+connaissez donc votre sentence?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Je retourne Candie?
+
+LORDANO.
+
+Oui,--pour la vie.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Pour peu de tems.
+
+LORDANO.
+
+J'ai dit--pour _la vie_.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Et je rpte--pour peu de tems.
+
+LORDANO.
+
+Une anne d'emprisonnement la Canne,--ensuite la libert de l'le
+entire.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+C'est tout un pour moi: cette libert est mes yeux comme la prison qui
+doit la prcder. Est-il vrai que ma femme m'accompagne?
+
+LORDANO.
+
+Oui, si elle le veut.
+
+MARINA.
+
+Qui a rclam pour moi cette justice?
+
+LORDANO.
+
+Quelqu'un qui ne fait pas la guerre aux femmes.
+
+MARINA.
+
+Mais qui opprime les hommes. Quoi qu'il en soit, je le remercie de la
+seule faveur que j'aurais voulu demander ou recevoir de lui ou de ses
+semblables.
+
+LORDANO.
+
+Il reoit ces remerciemens avec les sentimens de celle qui les lui
+offre.
+
+MARINA.
+
+Et puissent-ils lui servir en proportion de leur sincrit!--Mais assez.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Est-ce l, signor, toute votre mission? Songez qu'il nous reste peu de
+tems pour nous prparer, et que votre prsence est pnible pour cette
+dame, dont la famille est noble comme la vtre.
+
+MARINA.
+
+Plus noble.
+
+LORDANO.
+
+Comment, plus noble?
+
+MARINA.
+
+Oui, car plus gnreuse! Nous disons d'un coursier qu'il est _gnreux_,
+quand nous voulons exprimer la puret de sa race. Je le sais, bien que
+ne Venise o l'on ne connat gure que des coursiers de bronze; mais
+je l'ai appris de ces Vnitiens qui ont abord sur les ctes d'gypte,
+et de l'Arabie leur voisine. Pourquoi donc ne dirions-nous mieux encore:
+l'_homme gnreux_? Si la famille est quelque chose, c'est pour les
+vertus, plutt que pour les annes qu'elle rappelle; et la mienne, aussi
+ancienne que la vtre, est plus recommandable dans ses rejetons. Oh!
+n'affectez pas de l'indignation,--mais reportez vos yeux en arrire;
+considrez votre arbre gnalogique aux feuillages si verts, aux fruits
+si mrs: alors vous serez forc de rougir d'anctres qui rougiraient
+eux-mmes d'un fils tel que vous,--coeur aride et dvor de haine!
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Encore, Marina!
+
+MARINA.
+
+Encore! Ne voyez-vous pas qu'il vient ici pour assouvir sa rage, en
+reposant sur nos malheurs un dernier regard? laissez-le les partager.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Cela serait difficile.
+
+MARINA.
+
+Nullement. Il les partage dj:--c'est en vain qu'il cherche drober
+ses angoisses sous un front de marbre et sous un ddaigneux sourire; il
+les partage. Quelques mots prcis de vrit confondent les suppts de
+l'enfer aussi bien que leur matre; j'ai mis un instant son ame
+l'preuve, comme le fera avant peu le feu ternel qui le rclame. Vois
+comme il recule ma voix! et cependant il porte en ses mains la mort,
+les fers et l'exil, qu'il dverse volont sur ses semblables. Mais ces
+armes ne sont pas dfensives, car j'ai perc du premier coup son coeur
+glac. Je brave ses furieux regards. Nous ne pouvons que mourir; il est
+plus plaindre que nous, car il ne peut que vivre, et chaque jour
+avance l'heure invitable de son chtiment.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Vous avez perdu la raison.
+
+MARINA.
+
+Cela peut tre; mais quelle est la cause de ce _dlire_?
+
+LORDANO.
+
+Laissez-la poursuivre; elle ne m'atteint pas.
+
+MARINA.
+
+Vous mentez! Vous veniez ici pour savourer un lche triomphe, la vue
+de notre dplorable situation. Vous veniez pour couter froidement nos
+prires,--pour compter nos pleurs et nos sanglots,--pour contempler le
+naufrage auquel vous aviez rduit mon poux, le fils de votre souverain;
+en un mot, vous veniez fouler aux pieds la victime,--ide devant
+laquelle le bourreau recule, lui qui fait horreur tous les hommes!
+Qu'en est-il rsult? Nous sommes malheureux, signor; malheureux autant
+que votre sclratesse et votre soif de vengeance pouvaient le dsirer:
+et cependant, comment _vous trouvez-vous_?
+
+LORDANO.
+
+Comme un roc.
+
+MARINA.
+
+Oui, mais frapp de la foudre: ils sont insensibles, mais ils demeurent
+sillonns. Allons, Foscari! loignons-nous, et laissons cet tre vil, le
+seul digne d'habiter ces lieux qu'il a tant de fois peupls de victimes,
+mais qui ne seront purifis qu' l'instant o ils se fermeront sur lui.
+
+(Entre le Doge.)
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Mon pre!
+
+LE DOGE, l'embrassant.
+
+Jacopo! mon fils!--mon fils!
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Encore une fois, mon pre! Qu'il y a long-tems que je ne t'avais entendu
+prononcer mon nom--_notre_ nom!
+
+LE DOGE.
+
+Mon enfant! que ne peux-tu savoir--
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Il m'est chapp rarement des murmures.
+
+LE DOGE.
+
+C'est ton silence que j'ai senti le plus vivement.
+
+MARINA.
+
+Doge! regardez--l! (Elle indique Lordano.)
+
+LE DOGE.
+
+Je vois cet homme--eh bien?
+
+MARINA.
+
+De la prudence!
+
+LORDANO.
+
+Cette vertu tant celle dont la noble dame aurait le plus besoin, il est
+naturel qu'elle la recommande aux autres.
+
+MARINA.
+
+Misrable! ce n'est pas une vertu: c'est la politique des hommes de bien
+forcs de se trouver en face du vice; c'est auprs de tes semblables que
+je la recommande, comme je le ferais celui dont le pied serait prt de
+toucher une vipre.
+
+LE DOGE.
+
+Cela est superflu ma fille; depuis long-tems je connais Lordano.
+
+LORDANO.
+
+Vous pouvez le connatre mieux encore.
+
+MARINA.
+
+Oui, mais non pas plus pervers sans doute.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Mon pre, ne perdons pas ces dernires heures dans de striles
+reproches. Est-ce bien en effet maintenant notre dernire entrevue?
+
+LE DOGE.
+
+Tu vois ces cheveux blancs.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Et de plus, je sens que les miens ne blanchiront jamais ainsi. Mon pre,
+embrassez-moi! je vous ai toujours aim,--jamais plus qu'aujourd'hui.
+Ayez soin de mes enfans,--ceux de votre dernier enfant; qu'ils soient
+pour vous tout ce que je fus long-tems moi-mme, et jamais ce que je
+suis aujourd'hui. Ne puis-je donc pas _les_ voir aussi?
+
+MARINA.
+
+Non,--pas _ici_.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Partout ils peuvent embrasser leurs parens.
+
+MARINA.
+
+Je ne voudrais pas qu'ils vissent leur pre dans un lieu qui pourrait
+mler leur tendresse des sentimens de crainte, et troubler le cours
+naturel de leur sang jeune et gnreux. Ils sont heureux; ils dorment
+tranquilles; ils ignorent que leur pre n'est qu'un malheureux proscrit.
+Je sais bien que leur destine sera la mme un jour; mais qu'ils ne la
+reoivent qu' titre de succession, et non pas comme un droit de leur
+enfance mme. Leurs sens ouverts aux inspirations de l'amour le sont
+galement celles de la terreur; et cette obscure humidit, et ces eaux
+verdtres et fangeuses qui flottent au-dessus de cet horrible asile,--ce
+cachot lui-mme, creus au-dessous de la source des eaux, et enfermant
+dans chaque crevasse un germe pestilentiel; tout cela pourrait tre
+craindre pour eux: ce n'est pas _leur_ atmosphre, bien que vous,--vous
+aussi,--et avant tous les autres, et comme en tant le plus
+digne,--_vous_, noble Lordano, vous puissiez respirer ici sans le
+moindre danger.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Je n'avais pas fait ces rflexions; je les approuve. Ainsi, je
+m'loignerai sans les avoir vus.
+
+LE DOGE.
+
+Non; il n'en sera rien: vous les verrez dans mon appartement.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Et faudra-t-il _tous_ les quitter?
+
+LORDANO.
+
+Il le faut.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Sans une seule exception?
+
+LORDANO.
+
+Ils sont le bien de l'tat.
+
+MARINA.
+
+Je supposais qu'ils taient le mien.
+
+LORDANO.
+
+Ils le sont, en effet, dans tout ce qui se rapporte la puissance
+maternelle.
+
+MARINA.
+
+C'est--dire, dans tous les soins pnibles. Sont-ils malades? on me les
+confiera pour les soigner; meurent-ils? c'est moi qu'il appartiendra
+de les pleurer, de les ensevelir; mais s'ils vivent, vous en ferez des
+soldats, des snateurs, des esclaves, des proscrits,--ce que vous
+voudrez; ou s'ils sont de l'autre sexe et dous d'un patrimoine, des
+pouses et des courtisanes! Admirable sollicitude de l'tat pour ses
+fils et les mres de ses fils!
+
+LORDANO.
+
+L'heure approche, et les vents sont favorables.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Qu'en savez-vous ici, o jamais les vents n'ont souffl dans leur
+libert?
+
+LORDANO.
+
+Ils l'taient quand j'entrai ici. La galre flottait une porte d'arc
+de _la riva di Schiavoni_.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Mon pre, prcdez-moi, je vous prie, et prparez mes enfans voir leur
+pre.
+
+LE DOGE.
+
+Allons, mon fils, du courage!
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Je ferai tous mes efforts.
+
+MARINA.
+
+Adieu, du moins, cet infme donjon, et celui aux bons offices duquel
+nous sommes en partie redevables de notre captivit passe.
+
+LORDANO.
+
+Et de la dlivrance prsente.
+
+LE DOGE.
+
+Il dit vrai.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Sans doute; mais je ne lui dois qu'un change de mes chanes pour des
+chanes plus pesantes. Il le savait bien, ou il ne l'et pas sollicit;
+mais je ne lui reproche rien.
+
+LORDANO.
+
+Le tems presse, signor.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Hlas! pouvais-je penser que je quitterais jamais avec douleur un pareil
+sjour! Mais quand je sais que chaque pas qui m'en loigne m'loigne en
+mme tems de Venise, j'prouve des regrets en regardant pour la dernire
+fois ces murailles humides et--
+
+LE DOGE.
+
+Enfant! pas de pleurs.
+
+MARINA.
+
+Laissez-les plutt couler; il n'a pas pleur au milieu des tortures,
+elles ne peuvent ici le dshonorer. Elles soulageront son coeur,--ce coeur
+trop sensible,--et je _saurai_ essuyer ces larmes amres ou y joindre
+les miennes; je pourrais pleurer maintenant, mais je ne veux pas faire
+tant de plaisir au mchant qui nous contemple. Sortons. Doge!
+conduisez-nous.
+
+LORDANO, aux familiers.
+
+La torche!
+
+MARINA.
+
+Oui, clairez-nous comme dans une pompe funbre, suivie par Lordano,
+pleurant comme un avide hritier.
+
+LE DOGE.
+
+Mon fils! vous tes faible: prenez cette main.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Hlas! faut-il que la jeunesse s'appuie sur les annes! c'tait moi qui
+devais tre votre soutien.
+
+LORDANO.
+
+Prenez mon bras.
+
+MARINA.
+
+Foscari! Foscari! ne le touchez pas; c'est un dard vnneux. Signor,
+arrtez! nous savons bien que si la main des vtres devait nous sortir
+du gouffre o nous sommes plongs, vous vous garderiez bien de nous la
+prsenter. Viens, Foscari! prends la main que l'autel a jointe la
+tienne; elle n'a pu te sauver, elle te soutiendra du moins toujours.
+
+(Ils sortent.)
+
+FIN DU TROISIME ACTE.
+
+
+
+
+ACTE IV.
+
+
+
+SCNE PREMIRE.
+
+(Une salle dans le palais du Doge.)
+
+Entrent LORDANO et BARBARIGO.
+
+
+BARBARIGO.
+
+Avez-vous confiance dans un pareil projet?
+
+LORDANO.
+
+Oui.
+
+BARBARIGO.
+
+Sa vieillesse en sera bien afflige.
+
+LORDANO.
+
+Dites plutt qu'elle se trouvera heureuse d'tre ainsi dlivre du
+fardeau de l'tat.
+
+BARBARIGO.
+
+Son coeur en sera bris.
+
+LORDANO.
+
+La vieillesse n'a plus de coeur briser. Il a vu celui de son fils sur
+le point de l'tre, et, si l'on excepte un clair d'attendrissement, en
+le voyant dans son cachot, il n'a pas t mu.
+
+BARBARIGO.
+
+Dans sa contenance, je l'avoue; mais quelquefois je l'ai vu en proie
+un tel dcouragement intrieur, que le plus bruyant dsespoir ne pouvait
+rien trouver lui envier. O est-il?
+
+LORDANO.
+
+Dans ses appartemens, avec son fils, et toute la race des Foscari.
+
+BARBARIGO.
+
+Ils se disent adieu.
+
+LORDANO.
+
+Un dernier adieu, comme celui que le vieillard fera bientt la dignit
+de Doge.
+
+BARBARIGO.
+
+Et quand le fils met-il la voile?
+
+LORDANO.
+
+Tout de suite, et quand ils en auront fini avec leurs longs adieux. Il
+est tems de les avertir.
+
+BARBARIGO.
+
+Arrtez! Voulez-vous encore abrger de pareils momens?
+
+LORDANO.
+
+Ce n'est pas moi; nous avons des soins plus importans. Il faut que ce
+jour soit en mme tems le dernier du rgne du vieux Doge et le premier
+du dernier bannissement de son fils. Et voil la vengeance.
+
+BARBARIGO.
+
+ mes yeux trop cruelle.
+
+LORDANO.
+
+Elle est trop douce.--Ce n'est pas mme vie pour vie, cette loi de
+reprsailles admise dans tous les ges: ils me doivent encore la mort de
+mon pre et de mon oncle.
+
+BARBARIGO.
+
+Mais cette dette, le Doge ne l'a-t-il pas hautement nie?
+
+LORDANO.
+
+Sans doute.
+
+BARBARIGO.
+
+Et ce dsaveu n'a-t-il pas branl vos doutes?
+
+LORDANO.
+
+Non.
+
+BARBARIGO.
+
+Quoi qu'il en soit, si la dchance doit tre obtenue par notre
+influence runie dans le conseil, il faut que ce soit avec toute la
+dfrence due ses cheveux blancs, son rang et ses services.
+
+LORDANO.
+
+Avec toutes les crmonies qu'il vous plaira, pourvu que la chose se
+fasse. Vous pouvez, je m'en soucie peu, lui dputer le conseil, pour lui
+demander, les genoux en terre (comme Barberousse au pape), d'avoir
+l'extrme courtoisie d'abdiquer.
+
+BARBARIGO.
+
+Et s'il ne veut pas?
+
+LORDANO.
+
+Alors, nous en choisirons un autre, et nous annulerons son lection.
+
+BARBARIGO.
+
+Mais les lois?--
+
+LORDANO.
+
+Quelles lois?--Les Dix, voil les lois; et s'ils n'existaient pas, je
+serais, dans cette circonstance, lgislateur.
+
+BARBARIGO.
+
+ vos propres prils?
+
+LORDANO.
+
+Ce n'est pas ici le cas,--vous dis-je; nous en avons le droit.
+
+BARBARIGO.
+
+Mais dj, deux reprises, il a sollicit la permission de se retirer,
+et deux fois on la lui a refuse.
+
+LORDANO.
+
+Excellente raison pour la lui accorder une troisime fois.
+
+BARBARIGO.
+
+Sans qu'il le demande?
+
+LORDANO.
+
+Pour lui prouver que ses premires instances ont fait impression. Si
+elles partaient du coeur, il nous devra des remerciemens: sinon, il est
+juste de punir son hypocrisie. Allons, ils ont eu le tems de se runir,
+il faut les rejoindre; et sur ce point-l seulement, montrez une
+rsolution inbranlable. Les argumens que j'ai prpars sont de nature
+les branler et renverser le vieillard. N'allez pas, avec vos
+scrupules ordinaires, et quand nous sommes srs de leurs dispositions et
+de leur volont, nous arrter au moment de la russite.
+
+BARBARIGO.
+
+Si j'tais sr que la dchance du pre ne sera pas le prlude d'une
+perscution acharne comme celle dont son fils est la victime, je vous
+appuierais sans hsiter.
+
+LORDANO.
+
+Il n'a rien craindre, vous dis-je; ses quatre-vingt-cinq ans
+continueront autant qu'il pourra les traner: il ne s'agit que de son
+trne.
+
+BARBARIGO.
+
+Les princes dposs ont rarement beaucoup de tems vivre.
+
+LORDANO.
+
+Plus rarement encore les octognaires.
+
+BARBARIGO.
+
+Pourquoi donc ne pas attendre quelques jours?
+
+LORDANO.
+
+Parce que nous avons dj bien assez attendu, et qu'il vit plus qu'il ne
+convient. Allons! rendons-nous au conseil!
+
+(Lordano et Barbarigo sortent.--Entrent Memmo et un snateur.)
+
+SNATEUR.
+
+Un ordre de nous rendre au conseil des Dix! quel en peut tre le motif?
+
+MEMMO.
+
+Les Dix seuls peuvent rpondre: rarement ils manifestent leurs penses
+d'avance. Nous sommes cits;--il suffit.
+
+SNATEUR.
+
+Il suffit pour eux, mais non pour nous; je voudrais savoir pourquoi.
+
+MEMMO.
+
+En obissant vous le saurez; autrement, vous n'en apprendrez pas moins
+pourquoi vous auriez d obir.
+
+SNATEUR.
+
+Je ne prtends pas m'opposer, _mais_--
+
+MEMMO.
+
+Dans Venise, _mais_ dsigne un tratre. Ne hasardez pas de _mais_,
+moins que vous ne vouliez passer sur le pont que l'on repasse bien
+rarement.
+
+SNATEUR.
+
+Je me tais.
+
+MEMMO.
+
+Pourquoi d'ailleurs cette agitation?--Les Dix invoquent, dans leurs
+dlibrations, l'assistance de vingt-cinq patriciens;--vous tes l'un de
+ceux qu'ils ont choisis, j'en suis un autre; et le choix, ou la chance
+qui nous runit une assemble si auguste, me parat galement
+honorable pour nous deux.
+
+SNATEUR.
+
+Sans doute. Je n'ajoute rien.
+
+MEMMO.
+
+Comme nous avons l'espoir (et tout le monde, seigneur, peut honntement
+le caresser, je veux dire tous ceux d'une noble famille), l'espoir qu'un
+jour nous pourrons tre dcemvirs, c'est sans doute comme une cole de
+sagesse pour les dlgus du snat qu'une pareille initiation comme
+novice dans les plus profonds mystres de l'tat.
+
+SNATEUR.
+
+Connaissons-les donc: ils mritent certainement toute notre attention.
+
+MEMMO.
+
+Comme nous ne pourrions les divulguer sans exposer nos vies, ils
+mritent en effet quelque intrt de notre part.
+
+SNATEUR.
+
+Je ne demande pas une place dans le sanctuaire; mais puisque l'on m'a
+choisi, et non pas sans rpugnance de ma part, je ferai mon devoir.
+
+MEMMO.
+
+Ne soyons pas les derniers obir la sommation des Dix.
+
+SNATEUR.
+
+Tous ne sont pas encore arrivs; mais je suis de votre avis.--Entrons.
+
+MEMMO.
+
+Les plus presss sont les mieux venus dans les conseils d'urgence,--et
+du moins nous ne serons pas les derniers.
+
+(Entrent le Doge, Jacopo Foscari et Marina.)
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ah! mon pre! je sens qu'il faut partir, j'y suis dcid. Cependant, je
+vous en conjure, obtenez pour moi qu'un jour je sois rappel dans mes
+foyers, un jour, quelqu'loign qu'il puisse tre: qu'il y ait dans
+l'espace un point qui soit pour mon coeur comme une sorte de phare;
+j'accepte tous les tourmens qu'ils voudront m'infliger; mais, que je
+puisse revenir!
+
+LE DOGE.
+
+Fils Jacopo, va, obis aux volonts de notre pays: nous ne devons rien
+voir au-del.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Mais du moins puis-je regarder derrire moi. Je vous prie, ne m'oubliez
+pas.
+
+LE DOGE.
+
+Hlas! quand j'avais de nombreux enfans, vous tiez celui que je
+chrissais davantage; en peut-il tre autrement aujourd'hui, o vous me
+restez seul de tous? Mais quand l'tat demanderait que l'on exhumt la
+cendre de vos trois excellens frres, quand leurs ombres indignes
+s'lveraient pour s'opposer un pareil acte, et dfendre leur dernire
+demeure dans la terre de la patrie, je n'en obirais pas moins un
+devoir plus imprieux encore.
+
+MARINA.
+
+Partons, cher poux! tout cela ne fait que prolonger notre douleur.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+L'on ne nous a pas encore prvenus; les voiles du vaisseau ne sont pas
+dployes:--qui sait? le vent peut changer.
+
+MARINA.
+
+Il peut changer, mais leurs coeurs et votre destine sont immuables; et
+la rame des galriens supplera au calme des vents, et nous loignera
+rapidement du havre.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+ mers! o sont donc vos orages?
+
+MARINA.
+
+Dans le coeur des hommes. Hlas! rien ne peut-il vous calmer?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Jamais marinier n'invoqua son patron pour des vents doux et prospres,
+comme je vous implore aujourd'hui, vous, patron tutlaire d'une patrie
+que, dans votre saint amour, vous ne pouvez chrir plus tendrement que
+moi! Soulevez les vagues furieuses de l'Adriatique; rveillez l'Auster,
+souverain des temptes! Que l'Ocan boulevers rejette bientt sur les
+rivages dserts du Lido mon cadavre sans vie; que j'y puisse embrasser
+encore les sables qui bordent cette terre tant aime, et que je ne dois
+plus jamais revoir!
+
+MARINA.
+
+Et sans doute vous formez les mmes voeux pour moi qui ne vous quitte
+plus?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Non;--ah! non pour toi, chre et pieuse Marina! puisses-tu long-tems me
+survivre, et protger les tendres annes de ces enfans, que ton sublime
+dvouement va priver aujourd'hui de tes soins. Mais pour moi seul,
+puissent tous les vents se dchaner contre le vaisseau et mugir dans le
+golfe; puissent tous les marins tourner sur moi leurs visages ples et
+dsesprs; puissent-ils m'accuser, comme autrefois les Phniciens
+accusrent Jonas d'appeler seul les temptes, et me prcipiter dans les
+flots comme une offrande pour les apaiser! L'abme qui me dtruira sera
+plus compatissant que les hommes; il me transportera sans vie, mais
+enfin il me transportera jusqu'aux rivages natals: je devrai une tombe
+aux mains des pcheurs, sur un sable dsol, qui jamais, dans la foule
+innombrable des naufrags, n'aura recueilli un coeur aussi dchir que le
+mien ne l'aura t.--Mais pourquoi ne se brise-t-il pas? Comment se
+fait-il que je vive?
+
+MARINA.
+
+Pour te dompter toi-mme, je pense, et pour matriser avec le tems ce
+vain dsespoir. Jusqu'alors tu souffrais; mais les plaintes n'taient
+pas bruyantes. Que souffres-tu donc au prix de ce qui n'a pu t'arracher
+un seul cri,--la prison et la torture?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ah! je souffre une double, une vingt fois plus cruelle torture! Mais
+vous dites vrai, il faut la supporter. Votre bndiction, mon pre.
+
+LE DOGE.
+
+Que ne peut-elle te protger! je te la donne pourtant.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Pardonnez--
+
+LE DOGE.
+
+Eh quoi! mon fils?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ma naissance ma pauvre mre, moi d'avoir vcu, et vous-mme, comme
+je vous le pardonne, le don que vous m'avez fait de la vie.
+
+MARINA.
+
+De quoi pourrais-tu t'accuser?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+De rien. Ma mmoire n'est ouverte qu' la douleur. Mais aprs avoir si
+horriblement souffert, je ne puis m'empcher de croire que je l'ai
+mrit. S'il en est ainsi, puissent mes souffrances sur la terre adoucir
+celles que l'avenir me rserve!
+
+MARINA.
+
+Ne crains rien, l'enfer est rserv tes oppresseurs.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+J'espre que non.
+
+MARINA.
+
+Tu l'espres?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Non, je ne puis leur souhaiter tous les maux qu'ils m'ont infligs.
+
+MARINA.
+
+Quoi! ces dmons incarns! Ah! puissent-ils mille fois les subir leur
+tour; et puissent les vers ternellement rongeurs les dvorer!
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ils peuvent se repentir.
+
+MARINA.
+
+Dans ce cas-l mme, leurs remords seraient trop tardifs; Dieu n'accepte
+pas ceux des dmons.
+
+(Entrent un officier et des gardes.)
+
+OFFICIER.
+
+Signor! la barque est sur le rivage;--le vent est lev: nous n'attendons
+plus que vous.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Je suis prt. Mon pre, encore votre main.
+
+LE DOGE.
+
+La voici. Hlas! comme la tienne tremble!
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Non, vous vous trompez: c'est la vtre, mon pre. Adieu.
+
+LE DOGE.
+
+Adieu. N'as-tu plus rien recommander?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Non--rien. ( l'officier.) Donnez-moi votre bras, cher signor.
+
+OFFICIER.
+
+Vous devenez ple,--laissez-moi vous soutenir,--plus ple!--hol!
+quelque aide! de l'eau!
+
+MARINA.
+
+Il se meurt!
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Je suis prt maintenant.--Un nuage trange couvre mes yeux;--o est la
+porte?
+
+MARINA.
+
+loignez-vous! c'est moi de le soutenir.--Mon bien-aim! ciel! comme
+le mouvement de son coeur est faible!
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+De la lumire! Est-ce l de la lumire?--je me meurs. (L'officier lui
+prsente de l'eau.)
+
+OFFICIER.
+
+Peut-tre sera-t-il mieux au grand air.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Je n'en doute pas. Vos mains, mon pre, ma femme--
+
+MARINA.
+
+La mort est dans cette treinte glace. ciel!--mon Foscari, comment
+vous trouvez-vous?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Bien! (Il expire.)
+
+OFFICIER.
+
+Il est pass.
+
+LE DOGE.
+
+Il est libre.
+
+MARINA.
+
+Non,--non, il n'est pas mort; il doit encore y avoir de la vie dans ce
+coeur:--il n'aurait pu me laisser ainsi.
+
+LE DOGE.
+
+Ma fille!
+
+MARINA.
+
+Silence, vieillard! je ne suis plus ta fille:--tu n'as plus de fils.
+Foscari!
+
+OFFICIER.
+
+Il nous faut emporter le corps.
+
+MARINA.
+
+Ne le touchez pas, odieux bourreau! avec sa vie cessent vos viles
+fonctions; et vos lois homicides elles-mmes ne les continuent pas
+au-del du meurtre. Laissez sa dpouille mortelle ceux qui seuls
+peuvent honorer sa mmoire.
+
+OFFICIER.
+
+Je dois prvenir la seigneurie, et attendre sa volont.
+
+LE DOGE.
+
+Informez la seigneurie de ma part, de la part du Doge, qu'ils n'ont plus
+le moindre droit sur ces cendres. Pendant sa vie, il leur appartenait,
+comme tant leur sujet:--maintenant il m'appartient.--Mon dplorable
+fils!
+
+(L'officier sort.)
+
+MARINA.
+
+Et je vis encore!
+
+LE DOGE.
+
+Marina! vos enfans vivent.
+
+MARINA.
+
+Mes enfans! oui--ils vivent, et moi aussi je dois vivre pour leur
+apprendre servir l'tat, mourir comme mourut leur pre. Combien on
+doit dsirer et bnir dans Venise la strilit! Pourquoi ma mre
+m'a-t-elle mis au monde!
+
+LE DOGE.
+
+Mes malheureux enfans!
+
+MARINA.
+
+Quoi? vous aussi, vous tes enfin sensible!--vous! Qu'est donc devenu le
+stocisme de l'homme d'tat?
+
+LE DOGE, se jetant sur le corps.
+
+L!
+
+MARINA.
+
+Vous pleurez! je pensais que vos yeux n'avaient pas de larmes:--vous les
+rserviez pour l'instant o elles sont superflues. Mais pleurez! lui ne
+pleurera plus jamais--jamais, ciel! jamais!
+
+(Entrent Lordano et Barbarigo.)
+
+LORDANO.
+
+Qu'y a-t-il ici?
+
+MARINA.
+
+Ah! le dmon venant insulter la mort! Fuis! Satan incarn! cette terre
+est sainte, les cendres d'un martyr y reposent et en font un autel.
+Retourne au sjour des tourmens!
+
+BARBARIGO.
+
+Madame, nous ignorions ce triste vnement; nous allions au conseil, et
+nous ne faisons que passer.
+
+MARINA.
+
+Passez donc!
+
+LORDANO.
+
+Nous cherchons le Doge.
+
+MARINA, indiquant le Doge, toujours tendu sur le corps de son fils.
+
+Il est occup, vous le voyez, des affaires que vous lui avez prpares.
+tes-vous contens?
+
+BARBARIGO.
+
+ Dieu ne plaise que nous troublions la douleur d'un pre!
+
+MARINA.
+
+Non; il vous a suffi de la causer: votre rle est fini.
+
+LE DOGE, se levant.
+
+Signor, je suis prt.
+
+BARBARIGO.
+
+Non,--pas maintenant.
+
+LORDANO.
+
+Cependant, il importe beaucoup.
+
+LE DOGE.
+
+S'il en est ainsi, je le rpte encore,--je suis prt.
+
+BARBARIGO.
+
+Il n'en sera pas ainsi maintenant; dt Venise, comme un frle vaisseau,
+s'engloutir dans l'abme! Je respecte votre douleur.
+
+LE DOGE.
+
+Je vous remercie. Mais si les nouvelles que vous apportez sont
+fcheuses, parlez, rien ne peut me frapper plus vivement que l'objet que
+vous avez devant les yeux. Si elles sont bonnes, parlez; vous n'avez pas
+ _craindre_ qu'elles me _consolent_.
+
+BARBARIGO.
+
+Je voudrais qu'elles le pussent.
+
+LE DOGE.
+
+Je ne m'adresse pas _vous_, mais Lordano. _Il_ me comprend.
+
+MARINA.
+
+Je le prvoyais bien.
+
+LE DOGE.
+
+Que voulez-vous dire?
+
+MARINA.
+
+Voyez! le sang commence rougir de nouveau les lvres glaces de
+Foscari;--le corps saigne la vue de l'assassin. ( Lordano.) Vil
+meurtrier juridique, regarde! la mort elle-mme rend tmoignage de ton
+forfait.
+
+LE DOGE.
+
+Ma fille! c'est une illusion de la douleur. (Aux suivans.) Emportez le
+corps. Signor, si vous le dsirez, je vous couterai dans une heure.
+
+(Sortent le Doge, Marina et suivans avec le corps.--Lordano et
+Barbarigo demeurent sur la scne.)
+
+BARBARIGO.
+
+On ne peut dans ce moment le troubler.
+
+LORDANO.
+
+Lui-mme ne dit-il pas que dsormais rien ne pourrait le troubler?
+
+BARBARIGO.
+
+Le chagrin aime la solitude, et la rompre est une barbarie.
+
+LORDANO.
+
+La solitude est l'aliment de tout chagrin; et rien n'est plus capable de
+dissiper les sombres visions de l'autre monde que le retour des vives
+impressions de celui-ci. Les affaires ne comportent pas les pleurs.
+
+BARBARIGO.
+
+Et c'est pour cela que vous voulez carter ce vieillard de toutes les
+affaires?
+
+LORDANO.
+
+La chose est dcrte. La giunta et les Dix l'ont convertie en loi. Qui
+oserait braver la loi?
+
+BARBARIGO.
+
+L'humanit!
+
+LORDANO.
+
+Quoi! parce que son fils est mort?
+
+BARBARIGO.
+
+Et qu'il n'est pas encore enseveli.
+
+LORDANO.
+
+Si, quand nous vous avons propos la mesure, nous avions connu cet
+incident, nous en aurions suspendu l'adoption; mais une fois pass, rien
+ne peut en arrter l'effet.
+
+BARBARIGO.
+
+Non, je ne consentirai jamais.
+
+LORDANO.
+
+Vous avez consenti l'essentiel,--remettez-vous moi du reste.
+
+BARBARIGO.
+
+Son abdication presse-t-elle donc tant?
+
+LORDANO.
+
+L'impression d'un sentiment particulier n'a pas droit d'arrter ce qui
+importe la rpublique; et un malheur simple et naturel ne peut
+retarder d'un jour l'excution d'une loi.
+
+BARBARIGO.
+
+Vous avez un fils.
+
+LORDANO.
+
+Oui,--et mme j'_avais_ un pre.
+
+BARBARIGO.
+
+Cependant, toujours aussi inexorable?
+
+LORDANO.
+
+Toujours.
+
+BARBARIGO.
+
+Mais du moins, avant de presser l'excution de l'dit qui le dpose,
+laissez-le enterrer son fils.
+
+LORDANO.
+
+Qu'il rappelle donc la vie mon oncle et mon pre,--et j'y consens. Les
+hommes peuvent, dans leur vieillesse mme, devenir, ou paratre devenir
+pres d'une centaine d'enfans; mais ils ne peuvent rallumer l'existence
+d'un seul de leurs anctres. Le sacrifice n'est pas gal: il a vu ses
+enfans expirer d'une mort naturelle; mes pres sont tombs victimes de
+maladies violentes et mystrieuses. Je n'ai pas eu recours au poison; je
+n'ai pas soudoy quelque subtil oprateur dans l'art destructeur de
+gurir, pour abrger leur route vers la gurison ternelle. Ses fils, et
+il en avait quatre, sont morts sans que j'invoquasse le secours de
+drogues homicides.
+
+BARBARIGO.
+
+Et tes-vous sur qu'il soit plus coupable que vous?
+
+LORDANO.
+
+Trs-sr.
+
+BARBARIGO.
+
+Il semble pourtant la loyaut mme.
+
+LORDANO.
+
+Ainsi le jugeait Carmagnuola, il n'y a pas long-tems encore.
+
+BARBARIGO.
+
+Quoi! cet tranger convaincu de trahison?
+
+LORDANO.
+
+Lui-mme. Vous vous rappelez la nuit dans laquelle les Dix runis au
+Doge dcidrent de sa perte? Le lendemain, l'heure du crpuscule,
+Carmagnuola rencontre le Doge, et lui demande, en plaisantant, s'il doit
+lui souhaiter le bonjour ou le bonsoir. Sa seigneurie rpondit qu'en
+effet il avait veill toute la nuit dernire: Et, ajouta-t-il avec le
+plus gracieux sourire, dans cette nuit il a souvent t question de
+vous[3]. Il disait vrai; on y avait rsolu la mort de Carmagnuola huit
+mois avant sa mort. Et cependant le vieux Doge, qui connaissait l'arrt,
+l'accueillait avec une hypocrite bienveillance avant
+l'excution;--certes, quatre-vingts annes peuvent seules apprendre une
+pareille dissimulation. Le brave Carmagnuola est mort; le jeune Foscari
+et ses frres le sont galement:--jamais ils ne m'ont fait sourire.
+
+[Note 3: Fait historique.]
+
+BARBARIGO.
+
+tiez-vous donc l'ami de Carmagnuola?
+
+LORDANO.
+
+Il tait la sauve-garde de Venise. Dans sa jeunesse, il avait t son
+ennemi; mais dans sa virilit il fut son sauveur d'abord, et puis sa
+victime.
+
+BARBARIGO.
+
+Tel est le chtiment de ceux qui sauvent les rpubliques. Celui que nous
+poursuivons maintenant, non-seulement a sauv la ntre, il en a rduit
+d'autres sous son pouvoir.
+
+LORDANO.
+
+Les Romains (et nous sommes leurs mules) donnaient une couronne qui
+prenait une ville: ils en donnaient galement une celui qui parvenait
+ sauver un citoyen dans le combat. La rcompense tait la mme. Que si
+nous comparons aujourd'hui le nombre des cits prises par le Doge
+Foscari, celui des citoyens mis mort par lui, ou durant son
+gouvernement, la balance sera terriblement contre lui, quand on se
+bornerait aux dsastres particuliers, ns de sa haine pour mon
+malheureux pre.
+
+BARBARIGO.
+
+Ainsi vous tes inbranlable?
+
+LORDANO.
+
+Qui donc aurait pu m'branler?
+
+BARBARIGO.
+
+Ce qui m'a branl moi-mme. Pour vous, je le sais, vous tes de marbre
+dans votre haine. Mais quand tout sera accompli, quand le vieillard sera
+dpos, son nom fltri, sa famille dshonore, tous ses enfans morts,
+vous et les vtres triomphans, comment dormirez-vous?
+
+LORDANO.
+
+Plus profondment.
+
+BARBARIGO.
+
+Vous vous abusez, et vous serez forc de le reconnatre avant de vous
+assoupir prs de vos pres.
+
+LORDANO.
+
+Ils ne sommeillent pas dans leurs tombes prmatures; ils ne le veulent
+pas tant que Foscari ne remplit pas la sienne. Chaque nuit je les vois
+se lever en sourcillant autour de ma couche, dsigner le palais ducal,
+et m'exhorter la vengeance.
+
+BARBARIGO.
+
+Erreur de l'imagination! Aucune passion n'voque comme la haine les
+spectres et les fantmes; l'amour lui-mme ne peuple pas les airs
+d'illusions comme cette maladie du coeur.
+
+(Un officier entre.)
+
+LORDANO.
+
+O allez-vous?
+
+OFFICIER.
+
+Disposer, par l'ordre du Doge, la crmonie des funrailles du dernier
+Foscari.
+
+BARBARIGO.
+
+Depuis quelques annes les votes de leur spulture se sont ouvertes
+bien souvent.
+
+LORDANO.
+
+Elles seront bientt combles, et cesseront jamais de s'ouvrir.
+
+OFFICIER.
+
+Puis-je continuer?
+
+LORDANO.
+
+Passez.
+
+BARBARIGO.
+
+Mais comment le Doge supporte-t-il cette dernire calamit?
+
+OFFICIER.
+
+Avec une fermet dsespre. Il parle peu en prsence de tmoins, mais
+j'ai vu ses lvres s'entr'ouvrir de tems en tems; une ou deux fois mme
+je l'ai entendu, de l'appartement voisin, murmurer ces paroles: _Mon
+fils_! Je dois m'loigner.
+
+(L'officier sort.)
+
+BARBARIGO.
+
+Cette catastrophe va mettre tout Venise de son ct.
+
+LORDANO.
+
+Sans doute. Il faut nous hter: runissons les membres dlgus pour
+faire connatre la rsolution du conseil.
+
+BARBARIGO.
+
+Je proteste ds maintenant contre elle.
+
+LORDANO.
+
+ votre aise:--je n'en recueillerai pas moins les voix; et voyons qui de
+nous deux aura le plus d'influence sur les esprits.
+
+(Sortent Barbarigo et Lordano.)
+
+FIN DU QUATRIME ACTE.
+
+
+
+
+ACTE V.
+
+
+
+SCNE PREMIRE.
+
+(Les appartemens du Doge.)
+
+Le DOGE, DOMESTIQUE.
+
+
+DOMESTIQUE.
+
+Monseigneur, la dputation attend; mais elle ajoute que si vous dsiriez
+la recevoir une autre heure elle attendrait votre plaisir.
+
+LE DOGE.
+
+Pour moi toutes les heures sont gales. Qu'ils entrent.
+
+(Le domestique sort.)
+
+OFFICIER.
+
+Prince! j'ai rempli votre ordre.
+
+LE DOGE.
+
+Quel ordre?
+
+OFFICIER.
+
+Un bien triste.--J'ai dispos le convoi de--
+
+LE DOGE.
+
+Oui--oui--oui,--pardon. Je commence perdre la mmoire; je me fais trop
+vieux,--aussi vieux que l'annoncent mes annes. Jusqu' prsent j'avais
+lutt contre elles; mais elles commencent l'emporter sur moi.
+
+(Entre la dputation compose de six de la seigneurie et du chef des
+Dix.)
+
+LE DOGE.
+
+Soyez les bien-venus, nobles seigneurs!
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Avant tout, le conseil partage avec le Doge le chagrin de son dernier
+malheur priv.
+
+LE DOGE.
+
+Assez--assez de cela.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Le Doge refuse-t-il cet hommage de respect?
+
+LE DOGE.
+
+Je le reois comme on le prsente.--Poursuivez.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Les Dix, runis une giunta tire du snat, et compose de vingt-cinq
+des plus nobles patriciens, ayant dlibr sur l'tat de la rpublique,
+et sur les soucis qui, en ce moment, doivent doublement oppresser vos
+annes depuis si long-tems dvoues la patrie, ont jug convenable de
+solliciter humblement de votre sagesse (qui ne pourra s'empcher d'y
+consentir) la rsignation de l'anneau ducal, que vous avez si long-tems
+et si glorieusement port. Et pour tmoigner qu'ils ne sont ingrats ni
+insensibles envers vos annes et vos services, ils vous destinent un
+apanage de deux mille ducats d'or, pour entourer votre retraite d'un
+clat digne de celle d'un prince.
+
+LE DOGE.
+
+L'ai-je bien entendu?
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Ai-je besoin de rpter?
+
+LE DOGE.
+
+Non.--Avez-vous fait?
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+J'ai parl. Vingt-quatre heures vous sont accordes pour rendre rponse.
+
+LE DOGE.
+
+Je n'aurais pas besoin du mme nombre de secondes.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Nous n'avons plus qu' nous retirer.
+
+LE DOGE.
+
+Restez! vingt-quatre heures ne changeront rien ce que j'ai dire.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Parlez!
+
+LE DOGE.
+
+Quand par deux fois j'ai exprim le voeu d'abdiquer, on m'en a refus la
+libert; et non-seulement on me l'a refuse, mais vous m'avez arrach le
+serment de ne plus jamais l'avenir renouveler cette demande. J'ai
+alors jur de mourir dans l'exercice des fonctions que ma patrie m'avait
+ici confies; je dois couter la voix de l'honneur, de ma
+conscience:--je ne puis violer _mon_ serment.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Ne nous rduisez pas recourir la ncessit d'un dcret, dfaut de
+votre assentiment.
+
+LE DOGE.
+
+La Providence se plat prolonger mes jours pour m'prouver et me
+punir; mais vous, avez-vous quelque droit d'accuser la longueur d'une
+vie dont chaque heure fut consacre au service de l'tat? Je suis prt
+sacrifier encore ma vie pour lui, comme je lui ai dj sacrifi d'autres
+objets mille fois plus chers que la vie. Mais quant ma dignit,--je la
+tiens de _toute_ la rpublique; quand la volont _gnrale_ sera
+consulte, alors je pourrai vous donner une rponse.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Celle que vous nous faites nous afflige, mais elle ne peut avoir le
+moindre poids.
+
+LE DOGE.
+
+Je suis prt tout; mais rien ne changera ma volont, mme pour un
+moment. Dcrtez--ce qu'il vous plaira.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Voici donc la rponse que nous devons transmettre ceux qui nous
+envoient?
+
+LE DOGE.
+
+Vous m'avez entendu.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Nous nous retirons respectueusement.
+
+(La dputation sort.--Un domestique entre.)
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+Monseigneur, la noble dame Marina demande une audience.
+
+LE DOGE.
+
+Mon tems est elle.
+
+(Entre Marina.)
+
+MARINA.
+
+Pardonnez, monseigneur, si je vous trouble;--peut-tre souhaitiez-vous
+d'tre seul?
+
+LE DOGE.
+
+Seul? Quand tout le monde se presserait autour de moi, je n'en resterai
+pas moins seul aujourd'hui et dsormais. Mais nous avons des forces.
+
+MARINA.
+
+Oui, conservons-les pour les objets--Oh! mon cher Jacopo!
+
+LE DOGE.
+
+Ne te contrains pas! je n'ai pas de consolations t'offrir.
+
+MARINA.
+
+Ah! s'il avait vcu dans une autre contre; dou de tous les avantages,
+si chri, si accompli, qui pouvait tre plus heureux, plus envi que mon
+pauvre Foscari? Rien n'et manqu son bonheur et au mien; rien, s'il
+n'et pas t de Venise.
+
+LE DOGE.
+
+Ou le fils d'un prince.
+
+MARINA.
+
+Oui; tout ce que les autres hommes souhaitent dans leur vanit ou dans
+leurs illusions de bonheur, tout, par une destine trange, lui est
+devenu fatal. La patrie, le peuple qui l'idoltrait, le prince dont il
+tait le fils an, et--
+
+LE DOGE.
+
+Le prince? il n'a plus long-tems l'tre.
+
+MARINA.
+
+Comment?
+
+LE DOGE.
+
+Ils m'ont ravi mon fils, maintenant ils songent me ravir un anneau et
+un diadme trop long-tems ports. Ah! laissons-leur reprendre ces vains
+hochets!
+
+MARINA.
+
+Les tyrans! et dans un tel jour encore!
+
+LE DOGE.
+
+Ils n'en pouvaient choisir un plus favorable: une heure plus tt j'y
+eusse t sensible.
+
+MARINA.
+
+Quoi! n'avez-vous pas de ressentiment?-- vengeance! mais hlas! celui
+qui vous et protg si lui-mme l'avait t, mon cher Foscari, ne peut
+plus aider son pre.
+
+LE DOGE.
+
+Il ne l'et jamais aid contre son pays, quand il aurait eu mille vies
+au lieu de celle--
+
+MARINA.
+
+Qu'ils lui arrachrent dans les supplices. Vous appelez cela du
+patriotisme? Mais je suis femme; et mon mari, mes enfans, voil ma
+patrie et mon bonheur. Je l'ai aim,--je l'ai idoltr! et je l'ai vu
+supporter des preuves qui eussent glac d'pouvante les plus intrpides
+martyrs. Il n'est plus; et moi, qui aurais voulu donner tout mon sang
+pour lui, je n'ai rien lui donner que des larmes! Que ne puis-je
+esprer de le voir venger?--Mais j'ai des fils: un jour ils seront des
+hommes.
+
+LE DOGE.
+
+Le malheur vous gare.
+
+MARINA.
+
+Je croyais pouvoir le supporter quand je le voyais en proie
+d'horribles tourmens; oui, je pensais que mieux et valu le voir mort
+que victime d'une captivit plus longue:--je reois la punition d'une
+pareille pense. Que ne suis-je dans son tombeau!
+
+LE DOGE.
+
+Il faut que je le voie encore une fois.
+
+MARINA.
+
+Venez avec moi.
+
+LE DOGE.
+
+Est-il--
+
+MARINA.
+
+Son monument aujourd'hui est notre lit nuptial.
+
+LE DOGE.
+
+Mais est-il dans son linceul?
+
+MARINA.
+
+Viens, vieillard, viens!
+
+(Le Doge et Marina sortent.--Entrent Barbarigo et Lordano.)
+
+BARBARIGO, un domestique.
+
+O est le Doge?
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+Il vient de se retirer l'instant avec l'illustre dame, veuve de son
+fils.
+
+LORDANO.
+
+O?
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+Dans la chambre o le corps est dpos.
+
+BARBARIGO.
+
+Il ne nous reste donc qu' retourner.
+
+LORDANO.
+
+Vous oubliez que vous ne le pouvez. Nous avons l'ordre implicite de la
+junte d'attendre qu'elle se prsente ici, et de l'assister: elle ne
+tardera pas arriver.
+
+BARBARIGO.
+
+Et la junte se htera-t-elle de faire entendre au Doge sa rponse?
+
+LORDANO.
+
+Elle exprime le voeu d'une grande clrit. Le Doge avait rpondu
+vivement, il faut qu'on lui rplique de mme. On a gard sa dignit;
+on s'est occup de son sort:--que peut-il dsirer de plus?
+
+BARBARIGO.
+
+De mourir dans ses vtemens de Doge. Certes, il ne peut survivre
+long-tems encore; mais j'ai fait de mon mieux pour dfendre son rang; et
+jusqu' la fin j'ai combattu la proposition, bien que sans succs.
+Pourquoi me forcer ici exprimer le vote de la majorit?
+
+LORDANO.
+
+Il tait important d'appeler tmoins quelques opinions diffrentes des
+ntres, afin d'empcher la calomnie d'insinuer qu'une majorit
+tyrannique redoutait pour ses actes l'assistance des autres.
+
+BARBARIGO.
+
+Dites aussi, car je dois le croire, que vous avez voulu me faire rougir
+de l'inutilit de ma rsistance. Lordano! dans vos moyens de vengeance,
+vous tes ingnieux, potique mme, un vritable Ovide dans _l'art de
+har_; c'est donc vous--(car la haine porte un oeil microscopique, mme
+dans les objets secondaires) que je dois, pour mieux faire ressortir le
+zle des autres, d'avoir t associ involontairement aux travaux de
+votre junte.
+
+LORDANO.
+
+Comment! ma junte?
+
+BARBARIGO.
+
+Oui, la _vtre_! Ils parlent d'aprs vous, ourdissent vos trames,
+adoptent vos plans et excutent votre ouvrage; ne sont-ils pas les
+vtres?
+
+LORDANO.
+
+Vous oubliez la prudence:--souhaitez qu'ils ne vous entendent pas.
+
+BARBARIGO.
+
+Oh! viendra le jour qu'ils entendront des voix plus terribles que la
+mienne: ils ont outrepass tous leurs excs; et quand on montre une
+telle audace dans les tats les plus vils et les plus mpriss,
+l'humanit s'y relve encore pour les punir.
+
+LORDANO.
+
+Vous parlez avec peu de sagesse.
+
+BARBARIGO.
+
+C'est ce qu'il faudrait prouver. Mais voici nos collgues.
+
+(Entre la dputation de la junte.)
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Le Doge sait-il que nous dsirons le voir?
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+On va le lui apprendre.
+
+(Le domestique sort.)
+
+BARBARIGO.
+
+Le Doge est avec son fils.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+S'il en est ainsi, nous remettrons l'affaire aprs la crmonie.
+Sortons; nous avons encore jusqu'au soir assez de tems.
+
+LORDANO, part, Barbarigo.
+
+Que le feu de l'enfer dessche ton indiscrte langue! Je l'arracherai de
+cette imprudente et sotte bouche, et je saurai bien ainsi vous ter le
+pouvoir d'exprimer autre chose que des sanglots. (Haut, ses autres
+collgues.) Sages signors, un instant de retard, je vous prie.
+
+BARBARIGO.
+
+Soyons humains!
+
+LORDANO.
+
+Voyez, le duc approche!
+
+(Entre le Doge.)
+
+LE DOGE.
+
+J'obis votre sommation.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Nous venons encore une fois pour vous faire agrer notre dernire
+demande.
+
+LE DOGE.
+
+Et moi pour vous dire--
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Quoi?
+
+LE DOGE.
+
+La mme chose. Vous m'avez entendu.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Vous allez donc entendre le dcret absolu et dfinitif que nous venons
+de rendre.
+
+LE DOGE.
+
+Au fait--au fait! Je connais les vieilles formes de votre justice, et
+les gracieux prludes de vos actes tyranniques. Poursuivez!
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Vous n'tes plus Doge; vous tes dli de votre imprial serment comme
+souverain; vous dposerez la robe ducale; mais, par gard pour vos
+services, l'tat vous alloue l'apanage dont nous vous avons parl dans
+notre prcdente entrevue. Vous avez trois jours pour quitter ces lieux,
+sous peine de voir confisquer vos biens, et toute votre fortune
+particulire.
+
+LE DOGE.
+
+Cette dernire clause, et je suis fier de le dire, n'enrichira pas le
+trsor.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Doge! votre rponse.
+
+LORDANO.
+
+Rpondez, Franois Foscari!
+
+LE DOGE.
+
+Si j'avais pu jamais prvoir que mon ge portt quelque prjudice la
+chose publique, je n'aurais pas, chef de l'tat, tmoign assez
+d'ingratitude pour prfrer la dignit suprme l'intrt de ma patrie.
+Mais cette _vie_, que vous abreuvez d'amertume, ne lui fut pas inutile
+pendant de longues annes; et je devais esprer que mes derniers momens
+pourraient encore lui tre consacrs. Mais le dcret tant rendu,
+j'obis.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Si vous aviez dsir prolonger le dlai des trois jours, nous l'aurions
+volontiers, comme tmoignage de notre estime, tendu jusqu' huit.
+
+LE DOGE.
+
+Pas mme huit heures, signor; pas mme huit minutes.--(Dposant son
+anneau et son bonnet.) Voici l'anneau ducal et voici le ducal diadme.
+Ainsi l'Adriatique est libre d'en pouser un autre.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Veuillez montrer moins d'empressement.
+
+LE DOGE.
+
+Ah! signor, je suis vieux; et pour vous donner le tems de me dposer, je
+dois moi-mme ne pas en perdre. Je crois voir parmi vous une figure que
+je ne connais pas.--Snateur! votre nom? votre costume m'annonce que
+vous tes le chef des Quarante?
+
+MEMMO.
+
+Signor, je suis le fils de Marco Memmo.
+
+LE DOGE.
+
+Ah! votre pre tait mon ami;--les _fils_ et les pres... Mais qu'y
+a-t-il? mes gens ici!
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+Mon prince!
+
+LE DOGE.
+
+Je ne suis plus prince:--voici les princes du prince! (Montrant la
+dputation des Dix.) Disposez-vous quitter ces lieux sur-le-champ.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Pourquoi si brusquement? ce sera veiller le scandale.
+
+LE DOGE, aux Dix.
+
+Vous en rpondrez; c'est votre affaire.--(Aux domestiques.) Pour vous,
+il est une charge que je remets encore vos soins les plus grands,
+quoique je n'en aie plus le droit;--mais non, je dois m'occuper
+moi-mme--
+
+BARBARIGO.
+
+Il entend le corps de son fils.
+
+LE DOGE.
+
+Appelez Marina, ma fille.
+
+(Entre Marina.)
+
+LE DOGE.
+
+Disposez-vous, ma fille; nous pouvons aller pleurer ailleurs.
+
+MARINA.
+
+Ah! dans tous les lieux.
+
+LE DOGE.
+
+Oui; mais en libert, et non plus devant les yeux jaloux de ces espions
+de la grandeur. Signors, vous pouvez partir. Que voudriez-vous de plus?
+nous allons sortir. Craignez-vous que nous n'emportions avec nous le
+palais? Ces murs, dix fois aussi vieux que moi, et je le suis pourtant
+assez, vous ont servis comme je vous ai servis moi-mme; eux et moi nous
+pourrions mme vous rappeler quelques souvenirs: mais je ne les conjure
+pas de vous craser, comme autrefois les colonnes du temple de Dagon se
+dtachrent sur l'Isralite et les Philistins ses ennemis! Le pouvoir de
+les branler appartiendrait, je pense, une maldiction comme la
+mienne, provoque par des tres tels que vous; mais je ne maudis point.
+Adieu! gnreux signors! puisse le Doge suivant tre meilleur que le
+Doge actuel!
+
+LORDANO.
+
+Le Doge _actuel_ est Pascal Malipiero.
+
+LE DOGE.
+
+Non, tant que je n'ai pas franchi le seuil de ces portes.
+
+LORDANO.
+
+La grande cloche de Saint-Marc doit bientt retentir pour son
+inauguration.
+
+LE DOGE.
+
+Ciel et terre! vous oserez donner ce signal de mort, et je vivrai pour
+l'entendre!--moi, le premier Doge qui l'aura jamais entendu pour son
+successeur! Plus heureux cent fois mon coupable prdcesseur, le fier
+Marino Faliero:--cette insulte du moins lui fut pargne.
+
+LORDANO.
+
+Eh quoi! regretteriez-vous un tratre?
+
+LE DOGE.
+
+Non;--mais j'envie le sort d'un mort.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Monseigneur, si vous tes dcid quitter aussi brusquement le palais
+ducal, retirez-vous du moins par l'escalier particulier qui conduit sur
+les bords du canal.
+
+LE DOGE.
+
+Non. Je descendrai les escaliers par lesquels j'arrivai autrefois la
+souverainet:--l'escalier du Gant, au sommet duquel je reus
+l'investiture de Doge. Mes services me l'avaient fait gravir, les
+odieuses pratiques de mes ennemis vont m'en faire descendre. C'est l
+que je fus install, il y a trente-cinq ans, et que je traversai les
+appartemens que je ne devais plus craindre de quitter, si ce n'est comme
+cadavre,--cadavre luttant peut-tre pour les protger encore,--mais non
+chass honteusement par mes propres concitoyens. Allons, cependant; mon
+fils et moi nous en sortirons ensemble,--lui pour sa dernire demeure,
+moi pour la demander au ciel.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Quoi! en public?
+
+LE DOGE.
+
+Je fus lu publiquement, je veux tre dpos de mme. Marina! es-tu
+prte?
+
+MARINA.
+
+Voici mon bras.
+
+LE DOGE.
+
+Oui, mon bton de vieillesse! Grce ce soutien, je puis partir.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Cela ne peut tre:--le peuple vous verrait.
+
+LE DOGE.
+
+Le peuple!--il n'y a pas ici de peuple; vous le savez: autrement vous
+n'auriez pas os insulter ainsi lui et moi. Il est peut-tre une
+_populace_ dont l'aspect vous fera rougir; mais ne craignez pas qu'elle
+ose murmurer ou vous maudire, si ce n'est du fond du coeur, et par leurs
+muets regards.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Vous parlez ainsi par emportement, autrement--
+
+LE DOGE.
+
+Vous avez raison. J'ai parl plus que je n'en ai l'habitude; c'est un
+faible qui n'est pas le mien, et qui vous excuse le mieux, en ce qu'il
+semble indiquer que les annes affaiblissent ma raison. Adieu!
+seigneurs.
+
+BARBARIGO.
+
+Vous ne vous loignerez pas sans une escorte convenable votre rang
+pass et actuel. Nous accompagnerons le Doge, avec le respect qui lui
+est d, jusqu' son palais particulier. N'est-ce pas l votre avis, mes
+collgues?
+
+PLUSIEURS VOIX.
+
+Oui, oui.
+
+LE DOGE.
+
+Vous ne marcherez pas du moins ma suite. J'entrai ici souverain;--je
+sortirai par les mmes portes, mais comme citoyen. Toutes ces vaines
+crmonies sont autant de lches insultes qui ne font qu'ulcrer le coeur
+davantage, et lui offrir, au lieu d'antidote, de nouveaux poisons. La
+pompe est faite pour les princes;--je ne le suis pas!--il est faux mme
+que je sois quelque chose avant de franchir ces portes.--Ah!
+
+LORDANO.
+
+coutez!
+
+(On entend sonner la grande cloche de Saint-Marc.)
+
+BARBARIGO.
+
+La cloche!
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Oui, de Saint-Marc, qui s'branle pour l'lection de Malipiero.
+
+LE DOGE.
+
+Je reconnais le son! je l'entendis une fois, une fois seulement, et il y
+a de cela trente-cinq annes. Ds-lors j'avais cess d'tre jeune.
+
+BARBARIGO.
+
+Asseyez-vous, monseigneur! vous tremblez.
+
+LE DOGE.
+
+C'est le signal de mes funrailles! Mon coeur souffre horriblement.
+
+BARBARIGO.
+
+Asseyez-vous, je vous prie.
+
+LE DOGE.
+
+Non; mon sige tait jusqu' prsent un trne. Marina! allons.
+
+MARINA.
+
+Oui, le plus promptement possible.
+
+LE DOGE. Il fait quelques pas, puis s'arrte.
+
+Je sens une soif dvorante.--Qui m'apportera un peu d'eau?
+
+BARBARIGO.
+
+Moi--
+
+MARINA.
+
+Moi--
+
+LORDANO.
+
+Moi--
+
+(Le Doge prend un gobelet de la main de Lordano.)
+
+LE DOGE.
+
+Je le reois de vous, Lordano, de la main la plus digne de m'assister
+une pareille heure.
+
+LORDANO.
+
+Par quel motif?
+
+LE DOGE.
+
+Il est dit que le cristal de Venise a pour les poisons une telle
+antipathie, qu'il vient se briser ds qu'on y dpose le moindre venin.
+Cependant vous portez ce gobelet, il n'clate pas.
+
+LORDANO.
+
+Eh bien?
+
+LE DOGE.
+
+Le cristal est donc faux ou vous tes loyal. Pour moi, je ne crois l'un
+ni l'autre; c'est une lgende mensongre.
+
+MARINA.
+
+Vous parlez beaucoup; mieux vaudrait vous asseoir, et ne pas encore
+partir. ciel! vos regards ressemblent aux derniers de mon mari!
+
+BARBARIGO.
+
+Il tombe!--supportez-le!--Un sige!
+
+LE DOGE.
+
+La cloche sonne!--Laissez-moi!--ma tte est en feu!
+
+BARBARIGO.
+
+Appuyez-vous sur nous, je vous en conjure.
+
+LE DOGE.
+
+Non! un souverain doit mourir debout. Soutenez-moi, ma pauvre
+fille!--Ah! _cette cloche_!
+
+(Le Doge retombe et meurt.)
+
+MARINA.
+
+Mon Dieu! mon Dieu!
+
+BARBARIGO, Lordano.
+
+Contemplez votre ouvrage; il est complet.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+N'a-t-on aucun secours? Appelez l'aide.
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+Il n'y a plus d'esprance.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+S'il en est ainsi, qu'au moins ses obsques soient dignes de son nom, de
+sa patrie, de son rang, de son dvouement aux devoirs que lui imposait
+la rpublique, tant que son ge lui permettait de s'y livrer. Mes
+collgues, parlez; n'tes-vous pas de cet avis?
+
+BARBARIGO.
+
+Il n'a pas eu le malheur de mourir sujet aux lieux o il avait rgn: il
+faut donc que ses funrailles soient celles d'un prince.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Ainsi on nous approuve?
+
+TOUS, l'exception de Lordano, rpondent:
+
+Oui.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+La paix du ciel soit avec lui.
+
+MARINA.
+
+Veuillez m'excuser, signors; c'est une raillerie. Ne plaisantez pas
+davantage avec ces tristes restes, qui, lorsqu'ils taient le sjour
+d'une ame (une ame sur laquelle vous avez exerc tout votre empire),
+furent par vous insults avec une rage aussi glorieuse pour vous que sa
+vertu l'tait pour lui; vous avez banni Foscari de son palais, vous
+l'avez arrach impitoyablement de son trne; et maintenant, quand il ne
+peut plus apprcier vos marques de respect, quand il ne voudrait plus
+les accepter s'il voulait encore quelque chose, vous prparez, signors,
+une pompe vaine et superflue, pour honorer la mmoire de celui que vous
+avez foul aux pieds. De royales funrailles n'ajouteraient rien son
+honneur, et ne pourraient que mieux faire ressortir votre crime.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Madame, nous ne changeons pas aussi promptement de projet.
+
+MARINA.
+
+Je le sais, du moins quand il s'agit de torturer les vivans; mais je
+pensais que les morts n'taient plus sous votre empire, et qu'ils
+taient confis des tres suprieurs, dont l'office, il faut l'avouer,
+ressemble beaucoup celui que vous exercez sur la terre. Laissez-le
+mes soins; vous me l'auriez abandonn si vous n'eussiez port le dernier
+coup ce vieillard infortun: c'est mon dernier devoir, et, dans mon
+malheur, il peut m'offrir une sorte de consolation. Le dsespoir est
+fantastique, il recherche les images de mort et l'appareil des
+funrailles.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Prtendez-vous encore cet office?
+
+MARINA.
+
+Oui, seigneur, j'y prtends. Sa fortune, il est vrai, fut dissipe au
+service de l'tat; mais il me reste mon douaire, et je le consacre ses
+obsques et celles de--(Elle s'arrte agite.)
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Gardez-le plutt pour vos enfans.
+
+MARINA.
+
+Oui; en effet, ils sont orphelins: je vous remercie.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Quant votre requte, nous ne pouvons y souscrire. Ces restes seront
+exposs avec la pompe accoutume; ils seront accompagns leur dernier
+gte par le nouveau Doge, non pas revtu des insignes de sa dignit mais
+de la simple robe des snateurs.
+
+MARINA.
+
+L'on m'a cit des meurtriers qui avaient enterr leurs victimes; mais
+jusqu' prsent je n'avais jamais entendu parler d'une apparence
+hypocrite de splendeur semblable celle que les assassins de Faliero
+veulent prparer. L'on m'a cit des veuves en larmes,--hlas! j'en ai
+vers quelques-unes,--et toujours grce vous! L'on m'a cit des
+hritiers la tte du deuil;--et sans doute, n'en ayant pas laiss au
+dfunt, vous prtendez aujourd'hui en remplir le rle. Fort bien,
+seigneurs; votre volont sera faite, comme un jour, je l'espre, le sera
+la volont du ciel!
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Songez-vous, madame, qui vous parlez, et tout le danger d'un pareil
+discours?
+
+MARINA.
+
+Quant au premier point, je le connais mieux, et quant au dernier, aussi
+bien que vous-mmes; je puis les envisager. Souhaitez-vous quelques
+funrailles de plus?
+
+BARBARIGO.
+
+Ne relevez pas ces expressions passionnes; sa position doit lui servir
+d'excuse.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Nous n'en tiendrons donc pas compte.
+
+BARBARIGO, Lordano qui trace quelques mots sur ses tablettes.
+
+Qu'crivez-vous donc l avec tant d'empressement?
+
+LORDANO, montrant du doigt le corps du Doge.
+
+Qu'_il_ m'a pay[4].
+
+[Note 4: _L'ha pagata_, fait historique. Voyez l'_Histoire de Venise_,
+par Pierre Daru, page 411, vol. II.]
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Quelle dette vous devait-il?
+
+LORDANO.
+
+Une dette ancienne et juste; la dette de la nature et la _mienne_.
+
+(La toile tombe.)
+
+FIN DES DEUX FOSCARI.
+
+
+
+
+APPENDICE.
+
+EXTRAIT
+DE L'HISTOIRE DE LA RPUBLIQUE DE VENISE,
+PAR P. DARU, DE L'ACADMIE FRANAISE.
+
+
+Depuis trente ans, la rpublique n'avait pas dpos les armes. Elle
+avait acquis les provinces de Brescia, de Bergame, de Crme, et la
+principaut de Ravenne.
+
+Mais ces guerres continuelles faisaient beaucoup de malheureux et de
+mcontens. Le Doge Franois Foscari, qui on ne pouvait pardonner d'en
+avoir t le promoteur, manifesta une seconde fois, en 1442, et
+probablement avec plus de sincrit que la premire, l'intention
+d'abdiquer sa dignit. Le conseil s'y refusa encore. On avait exig de
+lui le serment de ne plus quitter le dogat. Il tait dj avanc dans la
+vieillesse, conservant toujours beaucoup de force de tte et de
+caractre, et jouissant de la gloire d'avoir vu la rpublique tendre au
+loin les limites de ses domaines pendant son administration.
+
+Au milieu de ses prosprits, de grands chagrins vinrent mettre
+l'preuve la fermet de son ame.
+
+Son fils, Jacques Foscari, fut accus, en 1445 d'avoir reu des prsens
+de quelques princes ou seigneurs trangers, notamment, disait-on, du duc
+de Milan, Philippe Visconti. C'tait non-seulement une bassesse, mais
+une infraction des lois positives de la rpublique.
+
+Le conseil des Dix traita cette affaire comme s'il se ft agi d'un dlit
+commis par un particulier obscur. L'accus fut amen devant ses juges,
+devant le Doge, qui ne crut pas pouvoir s'abstenir de prsider le
+tribunal. L, il fut interrog, appliqu la question[5], dclar
+coupable; et il entendit, de la bouche de son pre, l'arrt qui le
+condamnait au bannissement perptuel, et le relguait Naples de
+Romanie, pour y finir ses jours.
+
+[Note 5: _E datagli la corda per avere da lui la verita; chiamato il
+consiglio de' Dieci colla giunta, nel quale f messer lo Doge, f
+sentenziato_. (Marin Sanuto, _Vite de' Duchi, F. Foscari_.)]
+
+Embarqu sur une galre pour se rendre au lieu de son exil, il tomba
+malade Trieste. Les sollicitations du Doge obtinrent, non sans
+difficult, qu'on lui assignt une autre rsidence. Enfin le conseil des
+Dix lui permit de se retirer Trvise, en lui imposant l'obligation d'y
+rester sous peine de mort, et de se prsenter tous les jours devant le
+gouverneur.
+
+Il y tait depuis cinq ans, lorsqu'un des chefs du conseil des Dix fut
+assassin. Les soupons se portrent sur lui: un de ses domestiques
+qu'on avait vu Venise fut arrt et subit la torture. Les bourreaux ne
+purent lui arracher aucun aveu. Ce terrible tribunal se fit amener son
+matre, le soumit aux mmes preuves; il rsista tous les tourmens, ne
+cessant d'attester son innocence[6]. Mais on ne vit dans cette constance
+que de l'obstination; de ce qu'il taisait le fait, on conclut que ce
+fait existait: on attribua sa fermet la magie, et on le relgua la
+Cane. De cette terre lointaine, le banni, digne alors de quelque piti,
+ne cessait d'crire son pre, ses amis, pour obtenir quelque
+adoucissement sa dportation. N'obtenant rien, et sachant que la
+terreur qu'inspirait le conseil des Dix ne lui permettait pas d'esprer
+de trouver dans Venise une seule voix qui s'levt en sa faveur, il fit
+une lettre pour le nouveau duc de Milan, par laquelle, au nom des bons
+offices que Sforce avait reus du chef de la rpublique, il implorait
+son intervention en faveur d'un innocent, du fils du Doge.
+
+[Note 6: _E f tormentato n mai confess cosa alcuna, pure parve al
+consiglio de' Dieci di confinarlo in vita alla Canea_. (Ibid.) Voici le
+texte du jugement: _Cm Jacobus Foscari, per occasioneni percussionis
+et mortis Hermolai Donati, fuit retentus et examinatus, et propter
+significationes, testificationes, et scripturas quoe habentur contra eum,
+clare apparet ipsum esse reum criminis proedicti; sed propter
+incantationes et verba quoe sibi reperta sunt, de quibus exsistit indicia
+manifesta, videtur, propter obstinatam mentem suam, non esse possibile
+extrahere ab ipso illam veritatem, quoe clara est per scripturas et per
+testificationes, quoniam in fune aliquam nec vocem, nec gemitum, sed
+solum intra dentes voces ipse videtur et auditur infra se loqui_,
+etc.... _Tamen non est standum in istis terminis, propter honorem status
+nostri et pro multis respectibus, proesertm qud regimen nostrum
+occupatur in hac re, et qui interdictum est amplis progredere; vadit
+pars qud dictus Jacobus Foscari, propter ea quoe habentur de illo,
+mittatur in confinium in civitate Caneoe_, etc. Notice sur le procs de
+Jacques Foscari, dans un volume intitul, _Raccolta di memorie storiche
+e annedote, per formar la Storia dell' eccellentissimo consiglio de'
+Dieci dalla sua prima istituzione sino a' giorni nostri, con le diverse
+variazioni e riforme nelle varie epoche successe_. (Archives de
+Venise.)]
+
+Cette lettre, selon quelques historiens, fut confie un marchand qui
+avait promis de la faire parvenir au duc, mais qui, trop averti de ce
+qu'il avait craindre en se rendant l'intermdiaire d'une pareille
+correspondance, se hta, en dbarquant Venise, de la remettre au chef
+du tribunal. Une autre version, qui parat plus sre, rapporte que la
+lettre fut surprise par un espion, attach aux pas de l'exil[7].
+
+[Note 7: La notice cite ci-dessus, qui rapporte les actes de cette
+procdure.]
+
+Ce fut un nouveau dlit dont on eut punir Jacques Foscari. Rclamer la
+protection d'un prince tranger tait un crime dans un sujet de la
+rpublique. Une galre partit sur-le-champ pour l'amener dans les
+prisons de Venise. son arrive, il fut soumis l'estrapade[8].
+C'tait une singulire destine pour le citoyen d'une rpublique et pour
+le fils d'un prince, d'tre trois fois dans sa vie appliqu la
+question. Cette fois la torture tait d'autant plus odieuse, qu'elle
+n'avait point d'objet, le fait qu'on avait lui reprocher tant
+incontestable.
+
+[Note 8: _Ebbe prima par sapere la verit trenta squassi di corda_.
+(Marin Sanuto, _Vite de' Duchi, F. Foscari_.)]
+
+Quand on demanda l'accus, dans les intervalles que les bourreaux lui
+accordaient, pourquoi il avait crit la lettre qu'on lui produisait, il
+rpondit que c'tait prcisment parce qu'il ne doutait pas qu'elle ne
+tombt entre les mains du tribunal, que toute autre voie lui avait t
+ferme pour faire parvenir ses rclamations, qu'il s'attendait bien
+qu'on le ferait amener Venise, mais qu'il avait tout risqu pour avoir
+la consolation de voir sa femme, son pre et sa mre encore une fois.
+
+Sur cette nave dclaration, on confirma sa sentence d'exil; mais on
+l'aggrava, en ajoutant qu'il serait retenu en prison pendant un an.
+Cette rigueur dont on usait envers un malheureux, tait sans doute
+odieuse; mais cette politique, qui dfendait tous les citoyens de
+faire intervenir des trangers dans les affaires intrieures de la
+rpublique, tait sage. Elle tait chez eux une maxime de gouvernement
+et une maxime inflexible. L'historien Paul Morosini[9] a cont que
+l'empereur Frdric III, pendant qu'il tait l'hte des Vnitiens,
+demanda, comme une faveur particulire, l'admission d'un citoyen dans le
+grand conseil, et la grce d'un ancien gouverneur de Candie; gendre du
+Doge, et banni par sa mauvaise administration, sans pouvoir obtenir ni
+l'une ni l'autre.
+
+[Note 9: _Historia di Venezia_, lib. 23.]
+
+Cependant on ne put refuser au condamn la permission de voir sa femme,
+ses enfans, ses parens, qu'il allait quitter pour toujours. Cette
+dernire entrevue mme fut accompagne de cruaut, par la svre
+circonspection qui retenait les panchemens de la douleur paternelle et
+conjugale. Ce ne fut point dans l'intrieur de leur appartement, ce fut
+dans une des grandes salles du palais, qu'une femme, accompagne de ses
+quatre fils, vint faire les derniers adieux son mari; qu'un pre
+octognaire, et la dogaresse accable d'infirmits, jouirent un moment
+de la triste consolation de mler leurs larmes celles de leur exil.
+Il se jeta leurs genoux en leur tendant des mains disloques par la
+torture, pour les supplier de solliciter quelque adoucissement la
+sentence qui venait d'tre prononce contre lui. Son pre eut le courage
+de lui rpondre: Non, mon fils, respectez votre arrt, et obissez sans
+murmure la seigneurie[10]. ces mots, il se spara de l'infortun,
+qui fut sur-le-champ embarqu pour Candie.
+
+[Note 10: Marin Sanuto, dans sa Chronique, _Vite de' Duchi_, se sert
+ici, sans en avoir eu l'intention, d'une expression assez nergique:
+_Il Doge era vecchio, in decrepita eta, et camminava con una mazzetta:
+ quando gli ando parlogli molto constantemente che parea che non fosse
+suo figliuolo, licet fosse figliuolo unico, e Jacopo disse, Messer
+padre, vi prego che procuriate per me, acciocch io torni a casa mia. Il
+Doge disse: Jacopo, va e obbedisci a quello che vuole la terra, e non
+cercar pi oltre_.]
+
+L'antiquit vit avec autant d'horreur que d'admiration un pre
+condamnant ses fils videmment coupables. Elle hsita pour qualifier de
+vertu sublime ou de frocit cet effort qui parat au-dessus de la
+nature humaine[11]; mais ici, o la premire faute n'tait qu'une
+faiblesse, o la seconde n'tait pas prouve, o la troisime n'avait
+rien de criminel, comment concevoir la constance d'un pre qui voit
+torturer trois fois son fils unique, qui l'entend condamner sans
+preuves, et qui n'clate pas en plaintes; qui ne l'aborde que pour lui
+montrer un visage plus austre qu'attendri, et qui, au moment de s'en
+sparer pour jamais, lui interdit les murmures et jusqu' l'esprance?
+Comment expliquer une si cruelle circonspection, si ce n'est en avouant,
+ notre honte, que la tyrannie peut obtenir de l'espce humaine les
+mmes efforts que la vertu? La servitude aurait-elle son hrosme comme
+la libert?
+
+[Note 11: Cela fut un acte que l'on ne saurait ni suffisament louer,
+ny assez blasmer: car, ou c'estait une excellence de vertu qui rendait
+ainsi son coeur impassible, ou une violence de passion qui le rendait
+insensible; dont ne l'une ne l'autre n'est chose petite, ains surpassant
+l'ordinaire d'humaine nature, et tenant ou de la divinit ou de la
+bestialit. Mais il est plus raisonnable que le jugement des hommes
+s'accorde sa gloire, que la faiblesse des jugeants fasse descroire sa
+vertu. Mais pour lors'quand il se fut retir, tout le monde demoura sur
+la place; comme transy d'horreur et de frayeur par un long temps sans
+mot dire, pour avoir veu ce qui avait t fait.
+
+(PLUTARQUE, _Valrius Publicola_.)]
+
+Quelque tems aprs ce jugement, on dcouvrit le vritable auteur de
+l'assassinat dont Jacques Foscari portait la peine; mais il n'tait plus
+tems de rparer cette atroce injustice, le malheureux tait mort dans sa
+prison.
+
+Il me reste raconter les suites des malheurs du pre. L'histoire les
+attribue l'impatience qu'avaient ses ennemis et ses rivaux de voir
+vaquer sa place. Elle accuse formellement Jacques Lordan, l'un des
+chefs du conseil des Dix, de s'tre livr contre ce vieillard aux
+conseils d'une haine hrditaire, et qui depuis long-tems divisait leurs
+maisons[12].
+
+[Note 12: Je suis principalement dans ce rcit une relation manuscrite
+de la dposition de Franois Foscari, qui est dans le volume intitul,
+_Raccolta di memorie storiche e annedote, per formar la Storia dell'
+eccellentissimo consiglio de' Dieci_. (Archives de Venise.)]
+
+Franois Foscari avait essay de la faire cesser, en offrant sa fille
+l'illustre amiral P. Lordano, pour un de ses fils. L'alliance avait t
+rejete, et l'inimiti s'en tait accrue. Dans tous les conseils, dans
+toutes les affaires, le Doge trouvait toujours les Lordano prts
+combattre ses propositions ou ses intrts. Il lui chappa un jour de
+dire qu'il ne se croirait rellement prince que lorsque Pierre Lordano
+aurait cess de vivre. Cet amiral mourut quelque tems aprs d'une
+incommodit assez prompte qu'on ne put expliquer. Il n'en fallut pas
+davantage aux malveillans pour insinuer que Franois Foscari, ayant
+dsir cette mort, pouvait bien l'avoir hte.
+
+Ces bruits s'accrditrent encore lorsqu'on vit aussi mourir subitement
+Marc Lordan, frre de Pierre, et cela dans le moment o, en sa qualit
+d'avogador, il instruisait un procs contre Andr Donato, gendre du
+Doge, accus de pculat. On crivit sur la tombe de l'amiral, qu'il
+avait t enlev la patrie par le poison.
+
+Il n'y avait aucune preuve, aucun indice contre Franois Foscari, aucune
+raison mme de le souponner. Quand sa vie entire n'aurait pas dmenti
+une imputation aussi odieuse, il savait que son rang ne lui promettait
+ni l'impunit ni mme l'indulgence. La mort tragique de l'un de ses
+prdcesseurs l'en avertissait, et il n'avait que trop d'exemples
+domestiques du soin que le conseil des Dix prenait d'humilier le chef de
+la rpublique.
+
+Cependant Jacques Lordan, fils de Pierre, croyait ou feignait de croire
+avoir venger les pertes de sa famille[13]. Dans ses livres de comptes
+(car il faisait le commerce, comme cette poque presque tous les
+patriciens), il avait inscrit de sa propre main le Doge au nombre de ses
+dbiteurs, pour la mort, y tait-il dit, de mon pre et de mon
+oncle[14]. De l'autre ct du registre, il avait laiss une page en
+blanc, pour y faire mention du recouvrement de cette dette; et en effet,
+aprs la perte du Doge, il crivit sur son registre: Il me l'a paye,
+_l'ha pagata_.
+
+[Note 13: _Hasce tamen injurias, quamvis imaginarias, non tam ad animum
+revocaverat Jacobus Lauredanus defunctorum nepos, quam in abecedarium
+vindictam opportunam_.
+
+(PALAZZI, _Fasti ducales_.)]
+
+[Note 14: Note ci-contre, et l'histoire vnitienne de Vianolo.]
+
+Jacques Lordan fut lu membre du conseil des Dix, en devint un des
+trois chefs, et se promit bien de profiter de cette occasion pour
+accomplir la vengeance qu'il mditait.
+
+Le Doge, en sortant de la terrible preuve qu'il venait de subir pendant
+le procs de son fils, s'tait retir au fond de son palais; incapable
+de se livrer aux affaires, consum de chagrins, accabl de vieillesse,
+il ne se montrait plus en public, ni mme dans les conseils. Cette
+retraite, si facile expliquer dans un vieillard octognaire si
+malheureux, dplut aux dcemvirs, qui voulurent y voir un murmure contre
+leurs arrts.
+
+Lordan commena par se plaindre devant ses collgues du tort que les
+infirmits du Doge, son absence dans le conseil, apportaient
+l'expdition des affaires; il finit par hasarder, et russit faire la
+proposition de le dposer. Ce n'tait pas la premire fois que Venise
+avait pour prince un homme dans la caducit; l'usage et les lois y
+avaient pourvu: dans ces circonstances, le Doge tait suppl par le
+plus ancien du conseil. Ici, cela ne suffisait pas aux ennemis de
+Foscari. Pour donner plus de solennit la dlibration, le conseil des
+Dix demanda une adjonction de vingt-cinq snateurs; mais comme on n'en
+nonait pas l'objet, et que le grand conseil tait loin de le
+souponner, il se trouva que Marc Foscari, frre du Doge, leur fut donn
+pour l'un des adjoints. Au lieu de l'admettre la dlibration, on
+enferma ce snateur dans une chambre spare, et on lui fit jurer de ne
+jamais parler de cette exclusion qu'il prouvait, en lui dclarant qu'il
+y allait de sa vie; ce qui n'empcha pas qu'on n'inscrivit son nom au
+bas du dcret, comme s'il y et pris part[15].
+
+[Note 15: Il faut cependant remarquer que, dans la notice o l'on
+raconte ce fait, la dlibration est rapporte, que les vingt-cinq
+adjoints y sont nomms, et que le nom de Marc Foscari ne s'y trouve
+pas.]
+
+Quand on en vint la dlibration, Lordan la provoqua en ces
+termes[16]: Si l'utilit publique doit imposer silence tous les
+intrts privs, je ne doute pas que nous ne prenions aujourd'hui une
+mesure que la patrie rclame, que nous lui devons. Les tats ne peuvent
+se maintenir dans un ordre de choses immuable: vous n'avez qu' voir
+comme le ntre est chang, et combien il le serait davantage s'il n'y
+avait une autorit assez ferme pour y porter remde. J'ai honte de vous
+faire remarquer la confusion qui rgne dans les conseils, le dsordre
+des dlibrations, l'encombrement des affaires, et la lgret avec
+laquelle les plus importantes sont dcides; la licence de notre
+jeunesse, le peu d'assiduit des magistrats, l'introduction de
+nouveauts dangereuses. Quel est l'effet de ces dsordres? de
+compromettre notre considration. Quelle en est la cause? l'absence d'un
+chef capable de modrer les uns, de diriger les autres, de donner
+l'exemple tous, et de maintenir la force des lois.
+
+[Note 16: Cette harangue se lit dans la notice cite ci-dessus.]
+
+O est le tems o nos dcrets taient aussitt excuts que rendus; o
+Franois Carrare se trouvait investi dans Padoue, avant de pouvoir tre
+seulement inform que nous voulions lui faire la guerre? Nous avons vu
+tout le contraire dans la dernire guerre contre le duc de Milan.
+Malheureuse la rpublique qui est sans chef!
+
+Je ne vous rappelle pas tous ces inconvniens et leurs suites
+dplorables pour vous affliger, pour vous effrayer; mais pour vous faire
+souvenir que vous tes les matres, les conservateurs de cet tat fond
+par vos pres, et de la libert que nous devons leurs travaux, leurs
+institutions. Ici, le mal indique le remde. Nous n'avons point de chef,
+il nous en faut un. Notre prince est notre ouvrage, nous avons donc le
+droit de juger son mrite quand il s'agit de l'lire, et son incapacit
+quand elle se manifeste. J'ajouterai que le peuple, encore bien qu'il
+n'ait pas le droit de prononcer sur les actions de ses matres,
+apprendra ce changement avec transport. C'est la Providence, je n'en
+doute pas, qui lui inspire elle-mme ces dispositions, pour vous avertir
+que la rpublique rclame cette rsolution, et que le sort de l'tat est
+en vos mains.
+
+Ce discours n'prouva que de timides contradictions; cependant la
+dlibration dura huit jours. L'assemble, ne se jugeant pas aussi sre
+de l'approbation universelle que l'orateur voulait le lui faire croire,
+dsirait que le Doge donnt lui-mme sa dmission. Il l'avait dj
+propose deux fois, et on n'avait pas voulu l'accepter.
+
+Aucune loi ne portait que le prince ft rvocable: il tait au contraire
+ vie; et les exemples qu'on pouvait citer de plusieurs Doges dposs
+prouvaient que de telles rvolutions avaient t le rsultat d'un
+mouvement populaire.
+
+Mais, d'ailleurs, si le Doge pouvait tre dpos, ce n'tait pas
+assurment par un tribunal compos d'un petit nombre de membres,
+institu pour punir les crimes, et nullement investi du droit de
+rvoquer ce que le corps souverain de l'tat avait fait.
+
+Cependant le tribunal arrta que les six conseillers de la seigneurie,
+et les chefs du conseil des Dix, se transporteraient auprs du Doge,
+pour lui signifier que l'excellentissime conseil avait jug convenable
+qu'il abdiqut une dignit dont son ge ne lui permettait plus de
+remplir les fonctions. On lui donnait 1500 ducats d'or pour son
+entretien, et vingt-quatre heures pour se dcider[17].
+
+Foscari rpondit sur-le-champ avec beaucoup de gravit, que deux fois il
+avait voulu se dmettre de sa charge; qu'au lieu de le lui permettre, on
+avait exig de lui le serment de ne plus ritrer cette demande; que la
+Providence avait prolong ses jours pour l'prouver et pour l'affliger,
+et que cependant on n'tait pas en droit de reprocher sa longue vie un
+homme qui avait employ quatre-vingt-quatre ans au service de la
+rpublique; qu'il tait prt encore lui sacrifier sa vie; mais que,
+pour sa dignit, il la tenait de la rpublique entire, et qu'il se
+rservait de rpondre sur ce sujet quand la volont gnrale serait
+lgalement manifeste.
+
+Le lendemain, l'heure indique, les conseillers et les chefs des Dix
+se prsentrent. Il ne voulut pas leur donner d'autre rponse. Le
+conseil s'assembla sur-le-champ, lui envoya demander encore une fois sa
+rsolution, sance tenante; et, la rponse ayant t la mme, on
+pronona que le Doge tait relev de son serment et dpos de sa
+dignit; on lui assignait une pension de 1500 ducats d'or, en lui
+enjoignant de sortir du palais dans huit jours, sous peine de voir tous
+ses biens confisqus[18].
+
+[Note 17: Ce dcret est rapport textuellement dans la notice.]
+
+[Note 18: La notice rapporte aussi ce dcret.]
+
+Le lendemain, ce dcret fut port au Doge, et ce fut Jacques Lordan qui
+eut la cruelle joie de le lui prsenter. Il rpondit: Si j'avais pu
+prvoir que ma vieillesse ft prjudiciable l'tat, le chef de la
+rpublique ne se serait pas montr assez ingrat pour prfrer sa dignit
+ la patrie; mais cette vie lui ayant t utile pendant tant d'annes,
+je voulais lui en consacrer jusqu'au dernier moment. Le dcret est
+rendu, je m'y conformerai. Aprs avoir parl ainsi, il se dpouilla des
+marques de sa dignit, remit l'anneau ducal, qui fut bris en sa
+prsence; et ds le jour suivant, il quitta ce palais, qu'il avait
+habit pendant trente-cinq ans, accompagn de son frre, de ses parens
+et de ses amis. Un secrtaire qui se trouva sur le perron, l'invita
+descendre par un escalier drob, afin d'viter la foule du peuple, qui
+s'tait rassembl dans les cours; mais il s'y refusa, disant qu'il
+voulait descendre par o il tait mont; et quand il fut au bas de
+l'escalier des Gans, il se retourna, appuy sur sa bquille, vers le
+palais, en profrant ces paroles: Mes services m'y avaient appel, la
+malice de mes ennemis m'en fait sortir.
+
+La foule qui s'ouvrait sur son passage, et qui avait peut-tre dsir sa
+mort, tait mue de respect et d'attendrissement[19]. Rentr dans sa
+maison, il recommanda sa famille d'oublier les injures de ses ennemis.
+Personne, dans les divers corps de l'tat, ne se crut en droit de
+s'tonner qu'un prince inamovible et t dpos sans qu'on lui
+reprocht rien; que l'tat et perdu son chef, l'insu du snat et du
+corps souverain lui-mme. Le peuple seul laissa chapper quelques
+regrets: une proclamation du conseil des Dix prescrivit le silence le
+plus absolu sur cette affaire, sous peine de mort.
+
+[Note 19: On lit dans la notice ces propres mots: _Se fosse stato in
+loro potere, volentieri lo avrebbero restituito_.]
+
+Avant de donner un successeur Franois Foscari, une nouvelle loi fut
+rendue, qui dfendait au Doge d'ouvrir et de lire, autrement qu'en
+prsence de ses conseillers, les dpches des ambassadeurs de la
+rpublique, et les lettres des princes trangers[20].
+
+Les lecteurs entrrent au conclave, et nommrent au dogat Pascal
+Malipior, le 30 octobre 1457. La cloche de Saint-Marc, qui annonait
+Venise son nouveau prince, vint frapper l'oreille de Franois Foscari;
+cette fois sa fermet l'abandonna: il prouva un tel saisissement, qu'il
+mourut le lendemain[21].
+
+[Note 20: _Hist. di Venezia, di Paolo Morosini_, lib. 24.]
+
+[Note 21: _Hist. di Pietro Justiniani_, lib. 8.]
+
+La rpublique arrta qu'on lui rendrait les mmes honneurs funbres que
+s'il ft mort dans l'exercice de sa dignit. Mais lorsqu'on se prsenta
+pour enlever ses restes, sa veuve, qui de son nom tait Marine Nani,
+dclara qu'elle ne le souffrirait point; qu'on ne devait pas traiter en
+prince, aprs sa mort, celui que, vivant, on avait dpouill de la
+couronne; et que, puisqu'il avait consum ses biens au service de
+l'tat, elle saurait consacrer sa dot lui faire rendre les derniers
+honneurs[22]. On ne tint aucun compte de cette rsistance; et, malgr
+les protestations de l'ancienne dogaresse, le corps fut enlev, revtu
+des ornemens ducaux, expos en public, et les obsques furent clbres
+avec la pompe accoutume. Le nouveau Doge assista au convoi en robe de
+snateur.
+
+La piti qu'avait inspire le malheur de ce vieillard, ne fut pas
+tout--fait strile. Un an aprs, on osa dire que le conseil des Dix
+avait outrepass ses pouvoirs; et il lui fut dfendu, par une loi du
+grand conseil, de s'ingrer l'avenir de juger le prince, moins que
+ce ne ft pour cause de flonie[23].
+
+[Note 22: _Hist. d'Egnatio_, lib. 6, cap. 7.]
+
+[Note 23: Ce dcret est du 25 octobre 1458. La notice le rapporte.]
+
+Un acte d'autorit tel que la dposition d'un Doge inamovible de sa
+nature aurait pu exciter un soulvement gnral, ou au moins occasionner
+une division dans une rpublique autrement constitue que Venise. Mais,
+depuis trois ans, il existait dans celle-ci une magistrature, ou plutt
+une autorit, devant laquelle tout devait se taire.
+
+
+
+
+EXTRAIT
+DE L'HISTOIRE DES RPUBLIQUES DU MOYEN AGE,
+PAR J.C.L. SIMONDE DE SISMONDI, TOME X.
+
+
+Le Doge de Venise, qui avait prvu par ce trait une guerre non moins
+dangereuse que celle qu'il avait termine presque en mme tems par le
+trait de Lodi, tait alors parvenu une extrme vieillesse. Franois
+Foscari occupait cette premire dignit de l'tat ds le 13 avril 1423.
+Quoiqu'il ft dj g de plus de cinquante-et-un ans l'poque de son
+lection, il tait cependant le plus jeune des quarante-et-un lecteurs.
+Il avait eu beaucoup de peine parvenir au rang qu'il convoitait, et
+son lection avait t conduite avec beaucoup d'adresse. Pendant
+plusieurs tours de scrutin ses amis les plus zls s'taient abstenus de
+lui donner leur suffrage, pour que les autres ne le considrassent pas
+comme un concurrent redoutable[24]. Le conseil des Dix craignait son
+crdit parmi la noblesse pauvre, parce qu'il avait cherch se la
+rendre favorable, tandis qu'il tait procurateur de Saint-Marc, en
+faisant employer plus de trente mille ducats doter les jeunes filles
+de bonne maison, ou tablir de jeunes gentilshommes. On craignait
+encore sa nombreuse famille; car alors il tait pre de quatre enfans,
+et mari de nouveau; enfin on redoutait son ambition et son got pour la
+guerre. L'opinion que ses adversaires s'taient forme de lui fut
+vrifie par les vnemens; pendant trente-quatre ans que Foscari fut
+la tte de la rpublique, elle ne cessa point de combattre. Si les
+hostilits taient suspendues durant quelques mois, c'tait pour
+recommencer avec plus de vigueur. Ce fut l'poque o Venise tendit son
+empire sur Brescia, Bergame, Ravenne et Crme; o elle fonda sa
+domination de Lombardie, et parut sans cesse sur le point d'asservir
+toute cette province. Profond, courageux, inbranlable, Foscari
+communiqua aux conseils son propre caractre; et ses talens lui firent
+obtenir plus d'influence sur la rpublique que n'avaient exerc la
+plupart de ses prdcesseurs. Mais si son ambition avait eu pour but
+l'agrandissement de sa famille, elle fut cruellement trompe: trois de
+ses fils moururent dans les huit annes qui suivirent son lection; le
+quatrime, Jacob, par lequel la maison Foscari s'est perptue, fut
+victime de la jalousie du conseil des Dix, et empoisonna par ses
+malheurs les jours de son pre[25].
+
+[Note 24: Marin Sanuto, _Vite de' Duchi di Venezia_, p. 967.]
+
+[Note 25: Marin Sanuto, page 968.]
+
+En effet, le conseil des Dix, redoublant de dfiance envers le chef de
+l'tat, lorsqu'il le voyait plus fort par ses talens et sa popularit,
+veillait sans cesse sur Foscari, pour le punir de son crdit et de sa
+gloire. Au mois de fvrier 1445, Michel Bevilacqua, Florentin, exil
+Venise, accusa en secret Jacques Foscari, auprs des inquisiteurs
+d'tat, d'avoir reu du duc Philippe Visconti des prsens d'argent et de
+joyaux, par les mains des gens de sa maison. Telle tait l'odieuse
+procdure adopte Venise, que, sur cette accusation secrte, le fils
+du Doge, du reprsentant de la majest de la rpublique, fut mis la
+torture. On lui arracha par l'estrapade l'aveu des charges portes
+contre lui; il fut relgu pour le reste de ses jours Napoli de
+Romanie, avec obligation de se prsenter tous les matins au commandant
+de la place[26]. Cependant le vaisseau qui le portait ayant touch
+Trieste, Jacob, grivement malade de la torture, et plus encore de
+l'humiliation qu'il avait prouve, demanda en grce au conseil des Dix
+de n'tre pas envoy plus loin. Il obtint cette faveur, par une
+dlibration du 28 dcembre 1446; il fut rappel Trvise, et il eut la
+libert d'habiter tout le Trvisan indiffremment[27].
+
+[Note 26: Marin Sanuto, p. 968.]
+
+[Note 27: _Ibid. Vite_, p. 1123.]
+
+Il vivait en paix Trvise, et la fille de Lonard Contarini, qu'il
+avait pouse le 10 fvrier 1441, tait venue le joindre dans son exil,
+lorsque, le 5 novembre 1450, Almoro Donato, chef du conseil des Dix, fut
+assassin. Les deux autres inquisiteurs d'tat, Triadano Gritti et
+Antonio Venieri, portrent leurs soupons sur Jacob Foscari, parce qu'un
+domestique lui, nomm Olivier, avait t vu ce soir-l mme Venise,
+et avait des premiers donn la nouvelle de cet assassinat. Olivier fut
+mis la torture; mais il nia jusqu' la fin, avec un courage
+inbranlable, le crime dont on l'accusait, quoique ses juges eussent la
+barbarie de lui faire donner jusqu' quatre-vingts tours d'estrapade.
+Cependant, comme Jacob Foscari avait de puissans motifs d'inimiti
+contre le conseil des Dix qui l'avait condamn, et qui tmoignait de la
+haine au Doge son pre, on essaya de mettre son tour Jacob la
+torture, et l'on prolongea contre lui ces affreux tourmens, sans russir
+ en tirer aucune confession. Malgr sa dngation, le conseil des Dix
+le condamna tre transport la Cane, et accorda une rcompense
+son dlateur. Mais les horribles douleurs que Jacob Foscari avait
+prouves, avaient troubl sa raison; ses perscuteurs, touchs de ce
+dernier malheur, permirent qu'on le rament Venise le 26 mai 1451. Il
+embrassa son pre, il puisa dans ses exhortations quelque courage et
+quelque calme, et il fut reconduit immdiatement la Cane[28]. Sur ces
+entrefaites, Nicolas Erizzo, homme dj not pour un prcdent crime,
+confessa, en mourant, que c'tait lui qui avait tu Almoro Donato[29].
+
+[Note 28: Marin Sanuto, p. 1138.--M. Ant. Sabellico, Dec. III, lib. VI,
+fol. 187.]
+
+[Note 29: Marin Sanuto, p. 1139.]
+
+Le malheureux Doge, Franois Foscari, avait dj cherch, plusieurs
+reprises, abdiquer une dignit si funeste lui-mme et sa famille.
+Il lui semblait que, redescendu au rang de simple citoyen, comme il
+n'inspirerait plus de crainte ou de jalousie, on n'accablerait plus son
+fils par ces effroyables perscutions. Abattu par la mort de ses
+premiers enfans, il avait voulu, ds le 26 juin 1433, dposer une
+dignit durant l'exercice de laquelle sa patrie avait t tourmente par
+la guerre, par la peste, et par des malheurs de tout genre[30]. Il
+renouvela cette proposition aprs les jugemens rendus contre son fils;
+mais le conseil des Dix le retenait forcment sur le trne, comme il
+retenait son fils dans les fers.
+
+[Note 30: _Ibid._, p. 1032.]
+
+En vain Jacob Foscari, oblig de se prsenter chaque jour au gouverneur
+de la Cane, rclamait contre l'injustice de sa dernire sentence, sur
+laquelle la confession d'Erizzo ne laissait plus de doutes. En vain il
+demandait grce au farouche conseil des Dix; il ne pouvait obtenir
+aucune rponse. Le dsir de revoir son pre et sa mre, arrivs tous
+deux au dernier terme de la vieillesse, le dsir de revoir une patrie
+dont la cruaut ne mritait pas un si tendre amour, se changrent en lui
+en une vraie fureur. Ne pouvant retourner Venise pour y vivre libre,
+il voulut du moins y aller chercher un supplice. Il crivit au duc de
+Milan, la fin de mai 1456, pour implorer sa protection auprs du
+snat: et sachant qu'une telle lettre serait considre comme un crime,
+il l'exposa lui-mme dans un lieu o il tait sr qu'elle serait saisie
+par les espions qui l'entouraient. En effet, la lettre tant dfre au
+conseil des Dix, on l'envoya chercher aussitt, et il fut conduit
+Venise le 19 juillet 1456[31].
+
+[Note 31: Marin Sanuto, p. 1162.]
+
+Jacob Foscari ne nia point sa lettre; il raconta en mme tems dans quel
+but il l'avait crite, et comment il l'avait fait tomber entre les mains
+de son dlateur. Malgr ces aveux, Foscari fut remis la torture, et on
+lui donna trente tours d'estrapade, pour voir s'il confirmerait ensuite
+ses dpositions. Quand on le dtacha de la corde, on le trouva dchir
+par ces horribles secousses. Les juges permirent alors son pre, sa
+mre, sa femme et ses fils, d'aller le voir dans sa prison. Le vieux
+Foscari, appuy sur un bton, ne se trana qu'avec peine dans la chambre
+o son fils unique tait pans de ses blessures. Ce fils demandait
+encore la grce de mourir dans sa maison.--Retourne ton exil, mon
+fils, puisque ta patrie l'ordonne, lui dit le Doge, et soumets-toi sa
+volont. Mais, en rentrant dans son palais, ce malheureux vieillard
+s'vanouit, puis par la violence qu'il s'tait faite. Jacob devait
+encore passer une anne en prison la Cane, avant qu'on lui rendt la
+mme libert limite laquelle il tait rduit avant cet vnement;
+mais peine fut-il dbarqu sur cette terre d'exil, qu'il y mourut de
+douleur[32].
+
+[Note 32: _Ibid._, p. 1163.--Navagiero, _Storia Venez._, p. 1118.]
+
+Ds-lors, et pendant quinze mois, le vieux Doge, accabl d'annes et de
+chagrins, ne recouvra plus la force de son corps ou celle de son ame; il
+n'assistait plus aucun des conseils, et il ne pouvait plus remplir
+aucune des fonctions de sa dignit. Il tait entr dans sa
+quatre-vingt-sixime anne; et si le conseil des Dix avait t
+susceptible de quelque piti, il aurait attendu en silence la fin, sans
+doute prochaine, d'une carrire marque par tant de gloire et de
+malheurs. Mais le chef du conseil des Dix tait alors Jacques Lordano,
+fils de Marc, et neveu de Pierre, le grand amiral, qui, toute leur vie,
+avaient t ennemis acharns du vieux Doge. Ils avaient transmis leur
+haine leurs enfans, et cette vieille rancune n'tait pas encore
+satisfaite[33]. A l'instigation de Lordano, Jrme Barbarigo,
+inquisiteur d'tat, proposa au conseil des Dix, au mois d'octobre 1457,
+de soumettre Foscari une nouvelle humiliation. Ds que ce magistrat ne
+pouvait plus remplir ses fonctions, Barbarigo demanda qu'on nommt un
+autre Doge. Le conseil, qui avait refus par deux fois l'abdication de
+Foscari, parce que la constitution ne pouvait la permettre, hsita avant
+de se mettre en contradiction avec ses propres dcrets. Les discussions
+dans le conseil et la junte se prolongrent pendant huit jours, jusque
+fort avant dans la nuit. Cependant on fit entrer dans l'assemble Marco
+Foscari, procurateur de Saint-Marc, et frre du Doge, pour qu'il ft li
+par le redoutable serment du secret, et qu'il ne pt arrter les menes
+de ses ennemis. Enfin, le conseil se rendit auprs du Doge, et lui
+demanda d'abdiquer volontairement un emploi qu'il ne pouvait plus
+exercer. J'ai jur, rpondit le vieillard, de remplir jusqu' ma mort,
+selon mon honneur et ma conscience, les fonctions auxquelles ma patrie
+m'a appel. Je ne puis me dlier moi-mme de mon serment; qu'un ordre
+des conseils dispose de moi, je m'y soumettrai, mais je ne le devancerai
+pas. Alors une nouvelle dlibration du conseil dlia Franois Foscari
+de son serment ducal, lui assura une pension de 2,000 ducats pour le
+reste de sa vie, et lui ordonna d'vacuer en trois jours le palais, et
+de dposer les ornemens de sa dignit. Le Doge ayant remarqu parmi les
+conseillers qui lui portrent cet ordre, un chef de la Quarantie, qu'il
+ne connaissait pas, demanda son nom: Je suis le fils de Marco Memmo,
+lui dit le conseiller. Ah! ton pre tait mon ami, lui dit le vieux
+Doge en soupirant. Il donna aussitt des ordres pour qu'on transportt
+ses effets dans une maison lui; et le lendemain, 23 octobre, on le
+vit, se soutenant peine, et appuy sur son vieux frre, redescendre
+ces mmes escaliers sur lesquels, trente-quatre ans auparavant, on
+l'avait vu install avec tant de pompe, et traverser ces mmes salles o
+la rpublique avait reu ses sermens. Le peuple entier parut indign de
+tant de duret exerce contre un vieillard qu'il respectait et qu'il
+aimait; mais le conseil des Dix fit publier une dfense de parler de
+cette rvolution, sous peine d'tre traduit devant les inquisiteurs
+d'tat. Le 20 octobre, Pascal Malipieri, procurateur de Saint-Marc, fut
+lu pour successeur de Foscari; celui-ci n'eut pas nanmoins
+l'humiliation de vivre sujet l o il avait rgn. En entendant le son
+des cloches qui sonnaient en actions de grces pour cette lection, il
+mourut subitement d'une hmorragie cause par une veine qui s'clata
+dans sa poitrine[34].
+
+[Note 33: Vettor Sandi, _Storia civile Venez._, pt. II, lib. VIII, p.
+715-717.]
+
+[Note 34: Marin Sanuto, _Vite de' Duchi di Venezia_, p.
+1164.--_Chronicon Eugubinum_, t. XXI, p. 992.--Cristoforo de Soldo,
+_Istoria Bresciana_, t. XXI, p. 891.--Novigero, _Storia Veneziana_, t.
+XXIII, p. 1120.--M.A. Sabellico, Dec. III, lib. VIII, f. 201.]
+
+Le Doge, bless de trouver constamment un contradicteur et un censeur
+si amer dans son frre, lui dit un jour en plein conseil: Messire
+Augustin, vous faites tout votre possible pour hter ma mort: vous vous
+flattez de me succder; mais si les autres vous connaissent aussi bien
+que je vous connais, ils n'auront garde de vous lire. L-dessus il se
+leva, mu de colre, rentra dans son appartement, et mourut quelques
+jours aprs. Ce frre, contre lequel il s'tait emport, fut prcisment
+le successeur qu'on lui donna. C'tait un mrite dont on aimait tenir
+compt, surtout un parent, de s'tre mis en opposition avec le chef de
+la rpublique.
+
+(DARU, _Histoire de Venise_; vol. II, sect. XI, p. 533.)
+
+FIN DE L'APPENDICE.
+
+
+
+NOTE DE LORD BYRON.
+
+Dans l'excellent et courageux ouvrage sur l'Italie, de lady Morgan, je
+remarque que l'expression _Rome de l'Ocan_ est applique Venise; la
+mme phrase se retrouve dans _les Deux Foscari_. Heureusement mon
+diteur peut attester en mon nom que la tragdie fut compose et envoye
+en Angleterre avant que j'eusse vu l'ouvrage de lady Morgan, que je
+reus seulement le 16 d'aot. Mais je m'empresse de remarquer cette
+concidence, et de cder l'originalit de la phrase celle qui l'a pour
+la premire fois prsente au public. Et je le fais avec d'autant plus
+d'empressement, que l'on m'apprend (car je me suis peu donn la peine de
+m'en assurer par moi-mme) que je viens d'tre l'objet d'une accusation
+de plagiat. Dj l'on m'avait envoy sous le voile de l'anonyme une
+dclaration menaante de la mme espce, sans doute dans le but
+d'arracher de moi quelque argent. Quoi qu'il en soit, je n'ai rien
+rpondre aux imputations de ce genre. L'on m'accuse d'avoir compos la
+description d'un voyage en vers d'aprs le rcit de plusieurs naufrages
+rels _en prose_, en prenant cette source tous les matriaux qui me
+semblaient le plus importans. Gibbon fait un mrite au Tasse d'avoir
+copi dans les chroniqueurs les plus minutieux dtails du sige de
+Jrusalem. La mme chose est peut-tre blmer chez moi; je m'en
+soucie fort peu.
+
+Pendant que je travaillais dfendre le caractre de Pope, la troupe
+famlique des crivains de _Grub-Street_ semble avoir voulu attaquer _le
+mien_: rien de mieux, pour eux et pour moi. Une des accusations portes
+dans leur ptre anonyme est surtout fort amusante: on y pose en fait
+srieusement que j'ai reu 500 livres sterling pour avoir annonc le
+cirage patent de Day et Martin. Voil le compliment le plus flatteur
+que l'on ait jamais accord la puissance de mon style. On y voit
+encore la preuve qu'une personne a tent de faire connaissance avec M.
+Townsend (homme de lois, qui vint, il y a trois ans, me trouver Venise
+pour affaire), dans l'intention de recevoir de ce visiteur accidentel la
+confidence de quelques diffamations particulires sur mon compte. M.
+Townsend est libre de dire ce qu'il sait. Je ne rappelle cette
+circonstance que pour indiquer quel misrable monde se trouve renferm
+au milieu du monde littraire, et comment ces honntes gens-l
+travaillent. On me fait un autre crime, m'a-t-on dit, dans la _Gazette
+littraire_, d'avoir crit des notes pour la _Reine Mab_, ouvrage que je
+n'avais jamais vu avant sa publication, et que je me souviens d'avoir
+alors montr M. Sotheby comme un pome d'un mrite et d'une
+imagination remarquable. Je n'ai pas crit une seule de ces notes; je ne
+les ai jamais vues manuscrites. Personne mme ne sait mieux que leur
+vritable auteur combien nous diffrons tous deux matriellement
+d'opinion quant la partie mtaphysique de l'ouvrage; mais je n'en
+admire pas moins hautement, avec tout ce qui n'est pas aveugl par la
+bassesse et la bigotterie, ce qu'il y a de posie dans cette production
+et dans les autres du mme auteur.
+
+M. Southey aussi, dans la pieuse prface d'un pome o l'irrligion est
+aussi inoffensive que dans Wat-Tyler l'esprit de sdition, attendu que
+l'un et l'autre restent galement absurdes, invoque contre moi la
+svrit des lois, attendu que la tolrance de pareils crits aurait
+conduit la rvolution franaise: _non pas_ des crits dans le genre de
+Wat-Tyler, mais de ceux de l'_cole satanique_. Cela est faux, et M.
+Southey sait fort bien que cela est faux. Tous les crivains franais de
+quelqu'indpendance furent perscuts; Voltaire et Rousseau furent
+exils, Marmontel et Diderot furent mis la Bastille; et le despotisme
+de ce tems fit une guerre continuelle tous les crivains de la mme
+secte. En second lieu, la rvolution franaise ne fut pas occasionne
+par un crit quelconque; elle serait arrive quand mme aucun de ces
+crits n'et exist. C'est la mode d'attribuer tout la rvolution
+franaise, et la rvolution franaise tout, except sa relle cause.
+Cette cause est vidente:--le gouvernement exigeait trop, et le peuple
+ne pouvait _donner_ ni _supporter davantage_; sans cela, les
+encyclopdistes auraient inutilement us toutes les plumes du monde. Et
+la rvolution _anglaise_--(la premire, j'entends), par qui fut-elle
+occasionne? Certes, les puritains taient aussi pieux, aussi svres
+que Wesley ou son biographe! Je le rpte donc; les actes,--les actes de
+la part du gouvernement, et non pas les crits qui les attaquent, ont
+caus les tourmentes passes, et causeront celles qui se prparent.
+
+Je ne suis pas rvolutionnaire, mais je les regarde comme invitables.
+Mon voeu serait de voir la constitution anglaise restaure plutt que
+renverse. Aristocrate par ma naissance, et j'ajouterai par mon
+caractre, j'ai encore la plus grande partie de ma fortune dans les
+fonds publics; qu'aurais-je donc gagner une rvolution? Peut-tre
+ai-je plus y perdre, en tous cas, que M. Southey, avec toutes ses
+places, ses gratifications, pour ses pangyriques et ses calomnies.
+Mais, je le rpte, une rvolution est invitable. Que le gouvernement
+soit fier d'avoir rprim quelques misrables tumultes; ils ne sont que
+de faibles vagues repousses pour un instant du rivage, tandis que la
+grande mare roule cependant, et gagne chaque minute un nouveau
+terrain. M. Southey nous accuse de saper la religion du pays; croit-il
+donc la soutenir en crivant des vies telle que celle de Wesley? Jamais
+un culte ne tombe sans qu'un autre ne le remplace. Il n'y eut, il n'y
+aura jamais de contre sans religion. On nous citera encore la France;
+mais ce fut dans Paris seulement un parti frntique, qui soutint, et
+pour un instant encore, la dogmatique absurdit de la thophilantropie.
+Si l'glise d'Angleterre est renverse, elle tombera sous les coups des
+sectaires, et non pas des sceptiques. Les hommes sont aujourd'hui trop
+sages, trop clairs, trop convaincus de leur immense importance dans
+les royaumes de la mtaphysique, pour jamais se soumettre l'impit du
+doute. Il peut y avoir quelques spculateurs incrdules; mais c'est
+comme quelques rares gouttes d'eau dans le ple rayon de la raison
+humaine. Ils sont en fort petit nombre; et leurs opinions, dpouilles
+d'enthousiasme et sans aliment pour les passions, ne feront jamais de
+proslytes,-- moins toutefois qu'on ne les perscute: cette
+circonstance, sans doute, pourrait leur donner quelque importance.
+
+M. Southey triomphe avec une lche frocit, en prvoyant le _repentir
+du lit de mort_ des objets de sa haine; il a form lui-mme une
+charmante _vision du jugement_ en prose aussi bien qu'en vers, et
+remplie de la plus impudente impit. Quelles seront les sensations de
+M. Southey ou les miennes, dans l'instant terrible o il faudra quitter
+la vie? c'est ce que ni lui ni moi ne devrions songer dcider. Je n'ai
+pas attendu _mon lit de mort_ pour me repentir d'une foule d'actions;
+j'ai cela de commun avec la plupart des hommes, tant soit peu rflchis,
+et en dpit de l'_orgueil diabolique_ que, dans sa fureur, ce misrable
+rengat attribue ceux qui _le_ mprisent. Sans doute il ne
+m'appartient pas de peser et de dterminer ce que j'ai pu faire de bien
+ou de mal; mais du moins je puis borner ma dfense l'assertion
+trs-facile prouver, que, dans ma position, j'ai toujours fait plus de
+bien rel dans une seule anne, depuis que j'ai atteint ma vingtime,
+que n'en a fait M. Southey dans tout le cours de sa mprisable et mobile
+existence. Il est quelques actions que je puis me rappeler avec un noble
+orgueil, et que les calomnies d'un crivain vendu ne sauraient
+atteindre. Il en est d'autres auxquelles je me reporte avec douleur et
+repentir; mais le seul acte de ma vie que M. Southey puisse rellement
+connatre, puisqu'il me mit en rapport avec l'un de ses amis intimes, ne
+saurait certainement tre une occasion de dshonneur pour cet ami ni
+pour moi-mme.
+
+Je n'ignore pas les autres calomnies de M. Southey; je sais tout ce
+qu'il osa publier, son retour de Suisse, contre moi et d'autres
+personnes honorables: dans ce monde, cette conduite lui a fait peu de
+profit, et si sa croyance est la bonne, elle doit lui en faire encore
+moins dans l'autre. Il ne m'appartient pas de prjuger quel sera _son
+lit de mort_: c'est une affaire entre lui et son crateur. Mais, certes,
+il est plaisant et odieux de voir l'arrogance de ce prdicateur
+indiffrent de toutes les doctrines, dsignant la damnation ternelle,
+ses frres, quand il a dans son pupitre des productions telles que
+_Wat-Tyler_, l'_Apothose de George III_, et l'_lgie sur Martin le
+rgicide_. Il semble que l'une de ses consolations soit une certaine
+note latine d'un certain ouvrage d'un certain M. Landor, pour lequel
+l'amiti de Robert Southey sera, dit-il, _un honneur, quand les disputes
+phmres et les phmres rputations du jour seront oublies_. Pour
+moi, je n'envie pas une amiti ni une gloire rversible, avec les
+intrts, comme la fortune de M. Thlusson, la troisime et quatrime
+gnration.--Cette amiti sera probablement aussi mmorable que les
+popes de M. Southey, desquelles Porson a dit (comme je l'ai rpt, il
+y a dix ou douze ans, dans _les Bardes anglais_), qu'on s'en
+souviendrait quand Homre et Virgile seront oublis, et non pas avant.
+Je le laisse pour le prsent.
+
+FIN DE LA NOTE.
+
+
+
+
+CAN,
+
+MYSTRE.
+
+ Or le serpent tait le plus malin
+ des animaux que le Seigneur Dieu
+ avait faits.
+
+ (_Gense_, chap. III, vers. I.)
+
+
+A
+SIR WALTER SCOTT, BARONNET,
+_Ce Mystre de Can_ est ddi, par son oblig ami et dvou serviteur,
+
+L'AUTEUR.
+
+
+
+
+PRFACE.
+
+
+Les scnes suivantes sont intitules _Mystre_, par allusion l'ancien
+titre de _mystre_ ou _moralit_ donn aux drames dont le sujet tait
+analogue. L'auteur n'a cependant pas pris les mmes liberts qui jadis
+taient tolres dans les ouvrages de ce genre, comme peut s'en
+convaincre tout lecteur curieux de consulter ces productions
+trs-profanes, en anglais, en franais, en italien ou en espagnol.
+L'auteur s'est efforc de conserver le langage qui convenait le mieux
+ses personnages; et quand il a cru devoir emprunter celui de
+l'_criture_, il l'a reproduit en l'altrant aussi peu, mme quant aux
+paroles, que pouvait le permettre le rhythme potique. Le lecteur se
+souviendra que la _Gense_ ne dit pas qu've fut tente par un dmon,
+mais par _le serpent_; et cela, uniquement parce qu'il tait le plus
+subtil des animaux. Quelle que soit l'interprtation que les rabbins et
+les pres aient donne ce passage, j'ai d prendre les mots comme je
+les ai trouvs, et rpliquer avec l'vque Watson, quand on lui citait
+en pareille occasion les Pres, tandis qu'il tait recteur de Cambridge:
+Voyez le livre, entendant parler de l'criture. Il faut encore se
+rappeler que mon sujet n'a rien de commun avec le _Nouveau-Testament_,
+et que l'on ne pourrait, sans anachronisme, s'y reporter le moins du
+monde.
+
+Depuis long-tems je n'ai lu de pomes sur des sujets religieux. Je n'ai
+pas relu Milton depuis l'ge de vingt ans; mais avant cet ge, je
+l'avais tant de fois parcouru, que l'impression ne s'en est jamais
+efface. Je n'ai pas lu _la Mort d'Abel_ de Gessner depuis l'ge de huit
+ans, Aberdeen. Le souvenir que j'en ai conserv est en gnral
+agrable; mais quant aux dtails, je me souviens seulement que la femme
+de Can s'appelait Meala.--Dans mon ouvrage, je les appelle Adah et
+Zillah, les premiers noms fminins qui soient crits dans la _Gense_;
+c'tait celui des femmes de Lamech: celles de Can et d'Abel ne sont pas
+dsignes par leurs noms. Ainsi, dans le cas o le mme sujet nous
+aurait inspir quelques ides analogues, je puis dire que je l'ignore,
+et je ne m'en soucie que lgrement.
+
+Le lecteur n'oubliera pas non plus qu'on ne trouve pas une seule
+allusion la vie future dans les ouvrages de Mose, ni mme dans tout
+le vieux Testament. Les raisons de cette singulire omission sont
+dveloppes dans le livre de Warburton, de _la Lgation divine_; elles
+sont, ou elles ne sont pas satisfaisantes: mais il est certain qu'on
+n'en a pas trouv de meilleures. J'ai pu supposer, dans tous les cas,
+que Can n'en avait pas encore pris connaissance, sans avoir eu besoin,
+je l'espre, de falsifier l'criture-Sainte.
+
+Quant au langage de Lucifer, je ne pouvais gure le modeler sur celui
+d'un prdicateur chrtien; mais j'ai fait ce qui tait en mon pouvoir
+pour le maintenir dans les bornes de la politesse spiritualiste.
+
+S'il se dfend d'avoir tent ve sous la forme du serpent, c'est
+uniquement parce que la _Gense_ n'offre pas la plus indirecte allusion
+ quelque chose de ce genre, et qu'elle ne met en scne le serpent que
+dans le cercle de ses facults serpentines.
+
+NOTA.--Le lecteur remarquera que l'auteur adopte dans ce pome l'opinion
+de Cuvier, que le monde, avant la cration de l'homme, avait t dj
+plusieurs fois dtruit. Cette hypothse, fonde sur l'tude des
+diffrentes couches de terre, et sur les ossemens des normes animaux
+dont la race est perdue, et que l'on a trouvs parmi elles, n'est pas
+contraire au rcit de Mose, et sert plutt le confirmer. Nul ossement
+humain n'a t dcouvert, bien que ceux d'autres animaux dont la race
+est encore aujourd'hui conserve se retrouvent mls aux squelettes des
+races disparues. L'assertion de Lucifer, que le monde pradamite fut
+aussi peupl d'tres raisonnables, d'une intelligence suprieure celle
+de l'homme, et dous d'une force comparable celle du mammoth, etc.,
+etc., est d'ailleurs une fiction potique destine le servir dans ses
+projets de sduction.
+
+Je dois ajouter qu'Alfieri a fait une _tramlogdie_ intitule _Abel_.
+Je ne l'ai jamais lue, non plus qu'aucun des autres ouvrages posthumes
+de cet crivain, l'exception de sa Vie.
+
+PERSONNAGES.
+
+ HOMMES.
+
+ ADAM.
+ CAN.
+ ABEL.
+
+ FEMMES
+
+ VE.
+ ADAH.
+ ZILLAH.
+
+ ESPRITS
+
+ L'ANGE DU SEIGNEUR.
+ LUCIFER.
+
+
+
+
+CAN.
+
+
+
+
+ACTE PREMIER.
+
+
+
+SCNE PREMIRE.
+
+(La scne se passe hors du Paradis.--Le soleil se lve.)
+
+ADAM, VE, CAN, ABEL, ADAH, ZILLAH, offrant un sacrifice.
+
+
+ADAM.
+
+O Dieu, l'ternel, l'infini, le trs-sage!--toi qui d'une parole fis
+jaillir des tnbres la lumire sur l'abme des eaux:--salut, Jhovah!
+salut encore au retour de la lumire!
+
+VE.
+
+O Dieu! qui nommas le jour, et sparas pour la premire fois le matin de
+la nuit;--toi qui divisas les flots, et donnas le nom de firmament une
+partie de ton ouvrage,-- jamais, salut!
+
+ABEL.
+
+O Dieu! qui transformas les lmens en terre, en eau, en air et en
+flamme; toi, pre des jours et des nuits, et avec eux des mondes
+clairs de leurs flambeaux, ou voils de leurs tnbres; toi qui
+communiques l'existence des tres faits pour en jouir et pour les
+aimer aussi bien que toi,--salut, mille fois salut!
+
+ADAH.
+
+Dieu ternel! pre de toutes choses! qui cras ces tres excellens et
+brillans de beaut, pour tre aims plus que toutes choses,
+l'exception de toi,--permets-moi de les confondre avec toi dans le mme
+amour.--Salut! mille fois salut!
+
+ZILLAH.
+
+O Dieu! qui, malgr ton amour, ta puissance et ta bont, permis au
+serpent de nous sduire, et d'arracher mon pre au paradis terrestre,
+prserve-nous aujourd'hui d'autres malheurs.--Salut! mille fois salut!
+
+ADAM.
+
+Can, mon fils, mon premier n, pourquoi gardes-tu le silence?
+
+CAN.
+
+Pourquoi parlerais-je?
+
+ADAM.
+
+Pour prier.
+
+CAN.
+
+N'avez-vous pas pri vous-mme?
+
+ADAM.
+
+Oui, et de la plus grande ferveur.
+
+CAN.
+
+Et trs-haut: je vous ai entendus.
+
+ADAM.
+
+Puisse Dieu nous avoir galement entendus!
+
+ABEL.
+
+Ainsi soit-il!
+
+ADAM.
+
+Et cependant mon fils an se tait encore.
+
+CAN.
+
+Mieux vaut que je reste silencieux.
+
+ADAM.
+
+Pourquoi?
+
+CAN.
+
+Je n'ai rien demander.
+
+ADAM.
+
+Rien dont tu puisses rendre grce?
+
+CAN.
+
+Non.
+
+ADAM.
+
+Ne vis-tu pas?
+
+CAN.
+
+Ne dois-je pas mourir?
+
+VE.
+
+Hlas! le fruit dfendu de l'arbre commence tomber devant nous.
+
+ADAM.
+
+Et nous devons le recueillir. O Dieu! pourquoi as-tu plant l'arbre de
+la science?
+
+CAN.
+
+Et pourquoi n'avez-vous pas cueilli le fruit de l'arbre de vie? alors
+vous auriez pu le braver!
+
+ADAM.
+
+O mon fils! ne blasphme pas: c'est ainsi que parlait le serpent.
+
+CAN.
+
+Pourquoi pas? le reptile parlait bien. Vous aviez l'arbre de la science,
+vous aviez celui de la vie:--la science est bonne et la vie est bonne;
+comment donc toutes deux peuvent-elles tre mauvaises?
+
+VE.
+
+Mon fils, tu parles comme l'instant o je pchai, alors que tu n'tais
+pas encore n. Ne me rappelle pas mon malheur par le tien. Je me suis
+repentie. Ne m'offre pas la vue de l'un de mes enfans succombant aux
+inspirations du serpent devant les murs mmes du paradis qu'il a pour
+jamais ferm tes parens. Sois satisfait de ce qui est. Sans notre
+curiosit fatale, tu serais heureux dans ce moment,-- mon cher fils!
+
+ADAM.
+
+Nos prires sont termines, sparons-nous, et reprenons nos travaux: ils
+sont ncessaires sans tre pnibles. La terre est jeune encore; elle
+rcompense volontiers, par le don de ses fruits, notre lger travail.
+
+VE.
+
+Can, vois ton pre calme et rsign: fais comme lui.
+
+(Adam et ve sortent.)
+
+ZILLAH.
+
+Ne le veux-tu pas, mon frre?
+
+ABEL.
+
+Pourquoi ce nuage qui obscurcit ton front? il ne peut te servir de rien,
+si ce n'est rveiller le courroux de l'ternel.
+
+ADAH.
+
+Mon cher Can, serais-je galement l'objet de ton courroux?
+
+CAN.
+
+Non, Adah! seulement je voulais tre seul un instant. Abel! je souffre;
+mais ce mal sera passager. Devance mes pas, mon frre,--je ne tarderai
+pas te suivre; et vous aussi, mes soeurs, ne tardez pas davantage: vous
+ne devez pas recevoir un repoussant accueil. Je vous suis.
+
+ADAH.
+
+Mais je reviendrai, si tu tardes quelque tems.
+
+ABEL.
+
+La paix du Seigneur soit dans votre ame, mon frre!
+
+(Sortent Abel, Zillah, Adah.)
+
+CAN, seul.
+
+Et c'est l la vie!--Travailler! et pourquoi travailler?--parce que mon
+pre n'a pu conserver sa place dans l'den. Mais en suis-je cause?--je
+n'tais pas n; je ne cherchais pas natre, et je ne tiens nullement
+au sort dans lequel m'a plac cette naissance. Pourquoi faut-il qu'il
+ait cd au serpent et la femme? ou pourquoi souffrir d'avoir cd?
+Quel crime dans cette faiblesse? L'arbre tait plant, pourquoi ne
+l'tait-il pas pour lui? et sinon, pourquoi le placer prs de lui, au
+centre de l'den, et le plus beau de tous les arbres? A toutes mes
+questions, ils n'ont qu'une rponse: Il l'a voulu; il est bon. Et
+comment puis-je le savoir? Parce qu'il est tout-puissant, s'ensuit-il
+qu'il soit souverainement bon? Je ne le juge que par les rsultats:--ils
+sont amers.--Faut-il que je les subisse pour une faute qui n'est pas la
+mienne? Mais qu'aperois-je prs d'ici?--une forme comme celle des
+anges; mais l'aspect plus triste et plus svre que le leur. Je frmis
+malgr moi; pourquoi cependant le craindrais-je plus que les autres
+esprits dont je vois tous les jours, dans le crpuscule, les pes
+flamboyantes, alors qu'errant autour des portes dont l'entre nous est
+interdite, je cherche saisir quelque chose des jardins qui devaient
+tre mon hritage, avant que la nuit n'en obscurcisse les murailles et
+les arbres immortels? Si les chrubins arms ne m'effraient pas,
+pourquoi frmirais-je l'aspect de celui qui maintenant s'approche?
+Cependant, il semble plus puissant qu'eux tous; leur gal en beaut, et
+cependant moins radieux qu'il ne fut ou pourrait tre. Le chagrin semble
+une partie de son immortalit; se pourrait-il? et la douleur ne
+serait-elle pas le partage exclusif des hommes? Le voici.
+
+(Entre Lucifer.)
+
+LUCIFER.
+
+Mortel!
+
+CAN.
+
+Ange! quel es-tu?
+
+LUCIFER.
+
+Le matre des anges.
+
+CAN.
+
+S'il est ainsi, peux-tu les abandonner, et descendre prs d'une vile
+poussire?
+
+LUCIFER.
+
+Je connais les penses de la poussire; j'y compatis, ainsi qu'aux
+vtres.
+
+CAN.
+
+Eh quoi! vous connaissez mes penses?
+
+LUCIFER.
+
+Elles sont celles de tout tre digne de penser;--c'est la partie
+immortelle de votre substance qui parle en vous.
+
+CAN.
+
+Quelle partie immortelle? cela ne nous a pas t rvl. L'arbre de vie
+nous fut enlev par la folie de mon pre, et celui de la science fut
+trop tt dpouill par l'avidit de ma mre; tout le fruit qui nous en
+soit rest est la mort!
+
+LUCIFER.
+
+Ils t'ont tromp; tu vivras.
+
+CAN.
+
+Je vis, mais je vis pour mourir. Je ne vois rien dans la mort qui
+m'effraie, si ce n'est que je sens un frisson invincible, un aveugle et
+naturel instinct de vie que j'abhorre, autant que je me mprise
+moi-mme, et cependant que je ne puis dompter:--voil pourquoi je vis
+encore. Pourquoi suis-je, hlas! n?
+
+LUCIFER.
+
+Tu vis, et tu vivras jamais. Ne crois pas que la terre qui forme ton
+enveloppe soit la condition de ton existence:--elle te quittera, et tu
+seras encore le mme.
+
+CAN.
+
+Le _mme_! et pourquoi pas mieux?
+
+LUCIFER.
+
+Il se pourra que tu sois comme nous.
+
+CAN.
+
+Et vous?
+
+LUCIFER.
+
+Nous sommes ternels.
+
+CAN.
+
+tes-vous heureux?
+
+LUCIFER.
+
+Nous sommes puissans.
+
+CAN.
+
+tes-vous heureux?
+
+LUCIFER.
+
+Non: l'es-tu?
+
+CAN.
+
+Comment le serais-je? Regarde-moi.
+
+LUCIFER.
+
+Pauvre argile! Et tu as la prtention d'tre malheureux! toi!
+
+CAN.
+
+Je le suis.--Mais toi, avec toute ta puissance, qui es-tu?
+
+LUCIFER.
+
+Un tre qui aspire au rang de ton crateur, et qui ne t'aurait pas fait
+ce que tu es.
+
+CAN.
+
+Ah! tu me sembles presque un dieu, et--
+
+LUCIFER.
+
+Je ne le suis pas; et n'ayant pu le devenir, je ne veux tre que ce que
+je suis. Il a vaincu; qu'il rgne!
+
+CAN.
+
+Qui?
+
+LUCIFER.
+
+Le crateur de ton pre et celui de la terre.
+
+CAN.
+
+Et du ciel, de tout ce qu'il renferme. J'ai entendu ses anges le
+chanter, et mon pre le redire.
+
+LUCIFER.
+
+Ils disent--ce qu'ils sont forcs de chanter et de dire, sous peine
+d'tre ce que je suis,--ce que tu es: des esprits et des hommes.
+
+CAN.
+
+Et que sommes-nous?
+
+LUCIFER.
+
+Des ames qui osent jouir de leur immortalit,--des ames qui osent
+regarder en face leur ternel tyran, et lui dire que son mal n'est pas
+bon. Si, comme il le dit, il nous a crs--ce que je ne sais ni ne
+crois;--quoi qu'il en soit--il ne peut nous anantir: nous sommes
+immortels!--Bien plus, il en est ravi, afin de nous torturer davantage.
+Qu'il le fasse donc: il est tout-puissant;--mais dans sa grandeur, il
+n'est pas plus heureux que nous au milieu de nos tourmens. La bont
+n'aurait pas fait le mal; et qu'a-t-il fait autre chose? Laissons-le
+cependant reposer sur son trne immense et solitaire; qu'il cre des
+mondes nouveaux pour adoucir l'ennui d'une insipide ternit et d'une
+immense solitude! Qu'il lance dans l'espace globes sur globes: le tyran
+n'en est pas moins seul; et s'il pouvait donner la facult de le
+combattre, il serait moins malheureux. Mais qu'il rgne, et que sans
+cesse il multiplie sa misre. Esprits et hommes, nous devons entre nous
+sympathiser: nos souffrances sont communes; apprenons les supporter,
+en runissant jamais notre misre, tandis que lui, accabl sous le
+poids de sa grandeur, il ne pourra que crer encore, et toujours
+crer.--
+
+CAN.
+
+Tu me parles de choses qui, depuis long-tems, flottent comme autant de
+visions travers mes penses: je ne pouvais concilier ce que je vois
+avec ce que j'entends. Mon pre et ma mre me parlent de serpent,
+d'arbres et de fruits; je vois les portes de ce qu'ils nomment leur
+paradis gardes par l'pe flamboyante de chrubins qui nous repoussent,
+eux et moi; je sens le poids d'un travail journalier et d'une constante
+pense; je contemple un monde o je ne semble rien, avec des ides qui
+semblent capables de tout matriser:--mais je me croyais seul en proie
+ce genre de misre.--Mon pre est abattu; ma mre n'a plus cette ame qui
+lui faisait aspirer aprs la science, au risque d'une maldiction
+ternelle; mon frre est un jeune gardeur de troupeaux, qui offre les
+premiers ns de ses brebis celui qui ne permet pas la terre de rien
+donner qui ne soit arros de nos sueurs; ma soeur Zillah chante un hymne
+d'actions de grces avant les oiseaux du matin; et mon Adah, ma
+bien-aime, elle ne comprend rien aux soucis qui me dvorent: en un mot,
+jusqu'alors, aucun tre n'avait sympathis avec moi. Eh bien!--je suis
+ravi de m'associer aux esprits.
+
+LUCIFER.
+
+Si ton ame ne te rendait pas digne d'une pareille association, je
+n'apparatrais pas maintenant tes yeux. Comme la premire fois, un
+serpent et suffi pour te charmer.
+
+CAN.
+
+Oh! serait-ce donc toi qui tentas ma mre?
+
+LUCIFER.
+
+Je ne tente qu'avec l'appt de la vrit. N'y avait-il pas l'arbre de la
+science? l'arbre de vie n'tait-il pas encore charg de fruits? Suis-je
+cause qu'elle trembla d'y toucher? Est-ce moi qui plaai des objets
+dfendus la porte d'tres innocens, et que leur innocence mme devait
+rendre curieux? Moi, je vous aurais crs des dieux; et celui qui vous a
+exils ne l'a fait que pour vous empcher de manger le fruit de vie, et
+de devenir des dieux comme nous. N'taient-ce pas l ses paroles?
+
+CAN.
+
+Oui; et je les entendis de ceux qui les avaient entendues au milieu des
+clairs.
+
+LUCIFER.
+
+Quel tait donc le dmon, de celui qui vous dfendait de vivre, ou de
+celui qui voulait vous faire vivre jamais dans le bonheur et le
+pouvoir de la science?
+
+CAN.
+
+Pourquoi n'ont-ils pas ravi le fruit de l'un et de l'autre arbre, ou
+n'ont-ils pas laiss tous les deux?
+
+LUCIFER.
+
+L'un vous appartient dj, l'autre peut vous appartenir encore.
+
+CAN.
+
+Et par quel moyen?
+
+LUCIFER.
+
+En rsistant; en demeurant vous-mmes. L'ame est suprieure tout,
+quand l'ame veut bien se comprendre, quand elle se fait le point central
+du cercle qui l'entoure,--et qu'elle est faite pour matriser.
+
+CAN.
+
+Mais n'as-tu pas tent mes parens?
+
+LUCIFER.
+
+Moi? misrable poussire! et pourquoi, comment les aurais-je tents?
+
+CAN.
+
+Le serpent, disent-ils, tait un esprit.
+
+LUCIFER.
+
+Qui l'a dit? cela n'est pas crit l-haut. L'homme, dans ses craintes
+immenses et sa petite vanit, peut bien rejeter sur les substances
+spirituelles le tort de sa propre chute; mais notre orgueilleux despote
+ne voudrait pas falsifier ainsi les faits. Le serpent tait le
+serpent,--rien de plus, et cependant l'gal de ceux qu'il tenta, par sa
+nature terrestre comme la leur;--leur suprieur en sagesse, puisqu'il
+put les sduire, et leur donner la connaissance qui devait dtruire
+leurs insipides plaisirs. Crois-tu que je voulusse revtir l'enveloppe
+des tres qui doivent mourir?
+
+CAN.
+
+Mais, enfin, le reptile avait-il un dmon en lui?
+
+LUCIFER.
+
+Il ne fit qu'en veiller un dans ceux qu'entranait sa langue venimeuse.
+Je te rpte que le serpent n'tait rien de plus qu'un serpent:
+demande-le au chrubin qui garde l'arbre sducteur. Quand des milliers
+de sicles auront roul sur vos cendres disperses et sur celles de
+votre race, les habitans de la terre pourront bien alors cacher sous les
+fables leurs fautes primitives, m'attribuant un dguisement que je
+mprise, comme je mprise tout ce qui plie le genou devant celui qui ne
+fit des tres que pour les courber devant sa triste et solitaire
+ternit; mais nous qui voyons la vrit en face, nous devons la
+reproduire. Tes malheureux parens coutrent les conseils d'un reptile;
+ils tombrent. Et pourquoi les esprits les auraient-ils tents? Quel
+objet digne d'envie, que les bornes troites de votre paradis, pour des
+intelligences qui peuvent traverser l'espace!--Mais je te parle de
+choses que tu ignores, avec ton arbre de la science.
+
+CAN.
+
+Mais du moins tu ne peux parler d'une nouvelle science sans m'inspirer
+le dsir de la pntrer, la soif de m'en abreuver; oui, mon ame est
+digne de la comprendre.
+
+LUCIFER.
+
+En aurais-tu le courage?
+
+CAN.
+
+Tu peux l'prouver.
+
+LUCIFER.
+
+Oserais-tu contempler la mort?
+
+CAN.
+
+Je ne l'ai pas encore vue.
+
+LUCIFER.
+
+Mais tu devras la subir.
+
+CAN.
+
+Mon pre dit que c'est une chose terrible, ma mre pleure en l'entendant
+nommer: Abel, alors, lve les yeux au ciel; Zillah laisse retomber les
+siens vers la terre, en soupirant une prire; Adah me regarde, et se
+tait.
+
+LUCIFER.
+
+Mais toi?
+
+CAN.
+
+D'indicibles penses pntrent dans mon coeur embras, quand j'entends
+parler de cette toute-puissante mort qui semble invitable. Ne
+pourrais-je lutter contre elle? J'ai lutt avec le lion, quand j'tais
+encore enfant; je jouais avec lui, jusqu' ce qu'il s'chappt de mes
+bras en rugissant.
+
+LUCIFER.
+
+Elle n'a pas de forme; mais elle anantira tous les tres, enfans de la
+terre, qui sont revtus d'une forme.
+
+CAN.
+
+Ah! je croyais que c'tait un tre; et quel autre qu'un tre pouvait
+crer quelque chose d'aussi fatal aux tres?
+
+LUCIFER.
+
+Demande au destructeur.
+
+CAN.
+
+Quel est-il?
+
+LUCIFER.
+
+Le crateur.--Donne-lui le nom qu'il te plaira; il ne cre que pour
+dtruire.
+
+CAN.
+
+Je ne le savais pas; cependant, au nom de la mort, je le conjecturais:
+je ne la connais pas, mais elle me semble horrible. Dans la vaste
+dsolation des nuits, je l'ai recherche, j'ai tent de la surprendre;
+et quand je voyais les formes gigantesques que l'ombrage jetait sur les
+murs d'den, et que traversait le glaive tincelant des chrubins,
+j'attendais aprs ce que je croyais elle: car, en mme tems que la
+crainte, naissait dans mon coeur le dsir de connatre ce qui devait tous
+nous subjuguer;--mais rien ne se prsentait. Alors je dtachais mes yeux
+accabls de la vue du paradis dfendu, notre premire patrie; je les
+reportais aux flambeaux rpandus sur nos ttes, si nombreux et si
+ravissans: eux aussi devront-ils donc mourir?
+
+LUCIFER.
+
+Peut-tre;--mais long-tems aprs que vous ne serez plus, toi et les
+tiens.
+
+CAN.
+
+J'en suis ravi; je n'aurais pas voulu les voir mourir: ils sont trop
+beaux. Qu'est-ce que la mort? Je sens, et je le crains, que c'est une
+chose terrible; mais, pourquoi? je ne puis le comprendre. On nous l'a
+dnonce comme un mal, nous, ceux qui pchrent, ceux qui ne
+pchrent pas:--ce mal, quel est-il?
+
+LUCIFER.
+
+On l'apprend dans la terre.
+
+CAN.
+
+Mais pourrai-je le connatre?
+
+LUCIFER.
+
+Comme je n'ai rien de commun avec la mort, je ne puis rpondre.
+
+CAN.
+
+Je ne serais qu'une poussire tranquille, il n'y aurait pas de mal; et
+que n'ai-je jamais t autre chose!
+
+LUCIFER.
+
+Ce voeu est ignoble; il est mme indigne de ton pre: car, du moins, il
+souhaita de connatre.
+
+CAN.
+
+Mais non pas de vivre; car il et dpouill l'arbre de vie.
+
+LUCIFER.
+
+Il en fut empch.
+
+CAN.
+
+Erreur mortelle, de n'avoir pas d'abord cueilli ce fruit; mais avant de
+ravir la science, il ne connaissait pas la mort. Hlas! peine si
+j'entrevois ce qu'elle est, et pourtant je la redoute:--je tremble
+devant ce que j'ignore!
+
+LUCIFER.
+
+Et moi, je ne crains rien, parce que je connais tout: voil quelle est
+la vraie science.
+
+CAN.
+
+Veux-tu m'apprendre tout?
+
+LUCIFER.
+
+Oui, une condition.
+
+CAN.
+
+Dsigne-la.
+
+LUCIFER.
+
+C'est que tu t'inclineras pour adorer en moi--ton seigneur.
+
+CAN.
+
+Tu n'es pas le seigneur que mon pre adore.
+
+LUCIFER.
+
+Non.
+
+CAN.
+
+Es-tu son gal?
+
+LUCIFER.
+
+Non;--je n'ai rien de commun avec lui! je ne le voudrais pas. Je veux
+tre au-dessus,--au-dessous, tout enfin, plutt que de partager ou de
+reconnatre son pouvoir. Je reste part, mais pourtant je suis
+grand;--il en est beaucoup qui m'adorent, un plus grand nombre encore
+m'adorera dans la suite:--sois au nombre des premiers.
+
+CAN.
+
+Jusqu' prsent, je ne me suis pas inclin devant le Dieu de mon pre,
+bien que mon frre Abel me conjurt souvent de me joindre lui dans un
+commun sacrifice:--pourquoi flchirais-je devant toi?
+
+LUCIFER.
+
+N'as-tu jamais flchi le genou devant lui?
+
+CAN.
+
+Je te l'ai dit;--et quel besoin de le dire? ta science suprme ne
+doit-elle pas te l'apprendre?
+
+LUCIFER.
+
+Celui qui n'a pas flchi devant lui s'incline devant moi!
+
+CAN.
+
+Je ne flchis devant personne.
+
+LUCIFER.
+
+Tu n'en es pas moins mon adorateur: lui refuser son hommage, c'est par
+cela mme me l'accorder.
+
+CAN.
+
+Que veux-tu dire?
+
+LUCIFER.
+
+Tu le sauras--et bientt.
+
+CAN.
+
+Dcouvre-moi du moins le mystre de mon existence.
+
+LUCIFER.
+
+Suis-moi o je te conduirai.
+
+CAN.
+
+Mais je dois retourner pour travailler la terre;--j'ai promis--
+
+LUCIFER.
+
+Quoi?
+
+CAN.
+
+De cueillir les prmices de quelques fruits.
+
+LUCIFER.
+
+Pourquoi?
+
+CAN.
+
+Pour les offrir sur un autel avec Abel.
+
+LUCIFER.
+
+N'as-tu pas dit que jamais tu n'avais flchi devant celui qui t'a cr?
+
+CAN.
+
+Oui;--mais les vives instances d'Abel m'ont entran: l'offrande est
+plutt la sienne que la mienne,--et Adah--
+
+LUCIFER.
+
+Pourquoi hsiter ainsi?
+
+CAN.
+
+C'est ma soeur, ne le mme jour, des mmes entrailles; elle m'a arrach
+ force de pleurs cette promesse: car pour ne pas la voir pleurer, il me
+semble que je supporterais tout, et que j'adorerais tout.
+
+LUCIFER.
+
+Alors, suis-moi!
+
+CAN.
+
+Volontiers.
+
+(Entre Adah.)
+
+ADAH.
+
+Mon frre, je viens vers toi; c'est l'heure du repos et du bonheur,--et
+nous en jouissons moins en ton absence. Tu n'as pas travaill ce matin;
+mais j'ai fait nos deux tches. Viens! les fruits sont mrs; ils sont
+colors comme la lumire laquelle ils doivent leur saveur: viens!
+
+CAN.
+
+Ne vois-tu pas?
+
+ADAH.
+
+Je vois un ange; nous en avons vu beaucoup. Voudrait-il partager nos
+instans de repos?--il est le bien-venu.
+
+CAN.
+
+Il ne ressemble pas aux anges que nous avons vus.
+
+ADAH.
+
+Est-ce qu'il en est d'autres? Il est le bien-venu, s'il leur ressemble.
+Ils n'ont pas ddaign de s'asseoir quelquefois notre table.--Que
+veut-il?
+
+CAN, Lucifer.
+
+Le veux-tu?
+
+LUCIFER.
+
+Et toi, veux-tu tre moi?
+
+CAN.
+
+Il faut que je m'loigne avec lui.
+
+ADAH.
+
+Quoi! nous laisser?
+
+CAN.
+
+Oui.
+
+ADAH.
+
+Moi!
+
+CAN.
+
+Chre Adah!
+
+ADAH.
+
+Laisse-moi te suivre.
+
+LUCIFER.
+
+Non! elle ne le doit pas.
+
+ADAH.
+
+Qui es-tu pour te mettre ainsi entre nos deux coeurs?
+
+CAN.
+
+C'est un dieu.
+
+ADAH.
+
+Comment le sais-tu?
+
+CAN.
+
+Il parle comme un dieu.
+
+ADAH.
+
+Le serpent aussi, et il mentait.
+
+LUCIFER.
+
+Tu te trompes, Adah!--L'arbre dont il parlait n'tait-il pas celui de la
+science?
+
+ADAH.
+
+Oui,--pour notre malheur ternel.
+
+LUCIFER.
+
+Encore ce malheur tait-il la science:--il n'a donc pas menti. S'il vous
+a perdus, il n'a pas, du moins, trahi la vrit; et l'essence de la
+vrit ne peut tre que bonne.
+
+ADAH.
+
+Tout ce que nous savons d'elle, c'est qu'elle a runi sur nos ttes tous
+les maux: expulsion de notre patrie, terreur, travail, sueur et
+lassitude; regrets du pass, esprance de ce qui ne se ralise pas.
+Can! ne va pas avec cet esprit; souffre encore ce que nous avons dj
+souffert, et aime-moi.--Je t'aime.
+
+LUCIFER.
+
+Tu l'aimes? Quoi! plus que ta mre et que ton pre?
+
+ADAH.
+
+Oui; est-ce un pch encore?
+
+LUCIFER.
+
+Non,--pas encore; mais plus tard c'en sera un--pour vos enfans.
+
+ADAH.
+
+Comment! ma fille ne pourra-t-elle pas aimer son frre noch?
+
+LUCIFER.
+
+Comme tu aimes Can? non.
+
+ADAH.
+
+O mon Dieu! ils ne s'aimeraient pas? ils ne reproduiraient pas des tres
+aimans comme eux? N'ont-ils pas suc le lait du mme sein? Leur pre
+n'tait-il pas sorti des mmes flancs, et la mme heure que moi? Ne
+nous aimons-nous pas l'un l'autre? et multipliant notre existence, ne
+multiplions-nous pas des tres qui se chriront encore, et comme je te
+chris, mon Can? Oh! ne va pas avec cet esprit; il n'est pas des
+ntres.
+
+LUCIFER.
+
+Le pch dont je parle n'est pas de mon oeuvre; en vous, il ne peut tre
+un pch,--bien qu'il le paraisse dans ceux auxquels vous transmettrez
+votre humanit.
+
+ADAH.
+
+Qu'est-ce qu'un pch qui n'est pas pch en lui-mme? Les circonstances
+peuvent-elles tour tour transformer le pch en vertu?--S'il en est
+ainsi, nous sommes donc les esclaves de--
+
+LUCIFER.
+
+Des tres plus levs que vous sont esclaves; et de plus levs qu'eux
+ont prfr la libert des tortures aux lentes agonies d'une adulation
+qui s'exhalait en hymnes, en concerts, en prires intresses vers le
+Tout-Puissant, non parce qu'il inspirait de l'amour, mais parce qu'il
+tait tout-puissant, parce qu'il veillait leur ambition ou leur
+terreur.
+
+ADAH.
+
+La toute-puissance doit s'unir la toute-bont.
+
+LUCIFER.
+
+Alors, que signifie den?
+
+ADAH.
+
+Dmon! ne me tente pas par ta beaut; plus que le serpent, tu es beau:
+tu es aussi menteur que lui.
+
+LUCIFER.
+
+Aussi sincre. Demandez ve, votre mre; n'a-t-elle pas conquis la
+science du bien et du mal?
+
+ADAH.
+
+O ma mre! tu as cueilli un fruit plus fatal tes descendans qu'
+toi-mme. Toi, du moins, tu as pass ta jeunesse dans le paradis,
+jouissant de l'innocence et du bonheur de converser avec des esprits
+bienheureux; pour nous, tes enfans, ignorans de l'den, nous vivons
+environns par les dmons qui, s'emparant des paroles de Dieu, nous
+sduisent, en profitant de nos propres penses, de nos regrets et de
+notre curiosit.--Ainsi devins-tu la proie du serpent dans tes plus
+beaux jours de simplicit, de candeur et de joie. Je ne sais que
+rpondre l'tre immortel qui se tient devant moi; je ne puis le
+dtester; je le contemple avec une inquitude qui n'est pas sans charme,
+et pourtant je ne puis m'loigner de lui. Dans son regard est une
+attraction magique qui fixe sur les siens mes yeux blouis; mon coeur bat
+avec rapidit; je tremble, et pourtant je me rapproche plus
+prs,--toujours plus prs. Can! Can! dfends-moi de lui!
+
+CAN.
+
+Pourquoi craindre, mon Adah? ce n'est pas un mauvais ange.
+
+ADAH.
+
+Ce n'est pas Dieu;--il n'est pas Dieu. J'ai vu les chrubins et les
+sraphins: il ne regarde pas comme eux.
+
+CAN.
+
+Mais il est des esprits plus levs encore:--les archanges.
+
+LUCIFER.
+
+De plus levs encore que les archanges.
+
+ADAH.
+
+Oui;--mais ils ne sont pas heureux.
+
+LUCIFER.
+
+Si le bonheur consiste dans l'esclavage,--non.
+
+ADAH.
+
+J'ai entendu dire que les sraphins _aimaient le plus_,--les chrubins
+_connaissaient le mieux_:--celui-ci doit tre un chrubin,--car il
+n'aime pas.
+
+LUCIFER.
+
+Et si la science la plus leve affaiblit l'amour, comment se fait-il
+que vous cessiez d'aimer en commenant connatre? Puisque les
+chrubins qui savent tout, aiment le moins, l'amour des sraphins ne
+peut tre que l'ignorance: qu'ils soient incompatibles, la sentence
+porte contre tes malheureux parens le prouve assez. Choisissez donc
+entre l'amour et la science:--il n'est pas d'autre choix. Votre pre
+s'est dj dcid: son culte n'est que de la peur.
+
+ADAH.
+
+O Can! choisis l'amour.
+
+CAN.
+
+Oui, pour toi, chre Adah! mais le choix est inutile:--il est n avec
+moi;--je n'aime rien de plus.
+
+ADAH.
+
+Et nos parens?
+
+CAN.
+
+Nous aimaient-ils quand ils enlevrent de l'arbre ce qui nous exila tous
+du paradis?
+
+ADAH.
+
+Alors nous n'tions pas ne;--et quand nous l'aurions t, ne
+devrions-nous pas les aimer, ainsi que nos enfans, Can?
+
+CAN.
+
+Mon petit noch! et sa soeur encore bgayante! Ah! si je pouvais les
+croire heureux, j'oublierais demi--mais jamais on ne l'oubliera, mme
+aprs trois milliers de gnrations! jamais les hommes ne chriront la
+mmoire de l'homme qui, dans la mme heure, perptua la source du mal et
+de l'humanit. Ils se sont empars de l'arbre de la science et du
+pch;--non contens de leur propre infortune, ils nous ont impos,
+moi,-- toi, au petit nombre des tres aujourd'hui vivans, la
+multitude innombrable des tres venir, l'obligation d'hriter d'une
+agonie que le tems ne peut qu'accrotre encore!--Et je serai le pre de
+tant d'infortuns! et ta beaut, ton amour,--ma tendresse, les momens
+ravissans couls dans tes bras; tout ce que nous aimons dans nous-mmes
+et dans nos enfans, doit les conduire, aprs de longues annes de pchs
+et de douleur,--ou mme aprs quelques instans galement pnibles, et
+mls peine d'une courte lueur de plaisir; tout cela doit les mener
+la mort,--ce fantme inconnu! Non! l'arbre de la science n'a pas
+acquitt sa promesse:--s'ils ont pch, ils devaient du moins, en
+change, savoir tout ce qui est du domaine de la science, et, par
+consquent, les mystres qui environnent la mort! Que
+savent-ils?--qu'ils sont misrables. Quel besoin de serpens et de fruits
+pour nous l'apprendre?
+
+ADAH.
+
+Je ne serais pas plaindre, Can, si tu tais heureux.--
+
+CAN.
+
+Sois donc heureuse seule:--je ne veux pas d'un bonheur qui m'avilit, moi
+et les miens.
+
+ADAH.
+
+Seule, je ne pourrais, je ne _voudrais_ pas tre heureuse; mais je pense
+qu'entoure de leurs bras je puis l'tre, en dpit de la mort que je ne
+redoute pas, puisque je l'ignore, bien qu'elle paraisse un fantme
+terrible,--si j'en juge d'aprs ce que j'en entends dire.
+
+LUCIFER.
+
+Et, dis-tu, tu pourrais tre heureuse _seule_?
+
+ADAH.
+
+Seule! O mon Dieu! qui pourrait tre heureux ou bon dans la solitude?
+L'isolement est mes yeux un pch; si ce n'est quand je pense que
+bientt je reverrai mon frre, son frre, nos enfans et nos parens.
+
+LUCIFER.
+
+Ton Dieu est pourtant seul: est-il heureux, est-il bon?
+
+ADAH.
+
+Tu te trompes; il a les anges et les mortels rendre heureux: son
+bonheur consiste le rpandre autour de lui; et quel bonheur peut-il
+exister qu'on ne cherche rpandre?
+
+LUCIFER.
+
+Interrogez votre pre sur son exil d'den,--sur son
+premier-n;--interrogez votre propre coeur: il n'est pas tranquille.
+
+ADAH.
+
+Hlas! non; et vous--tes-vous du ciel?
+
+LUCIFER.
+
+Si je n'en suis pas, jugez quel est ce bonheur universel que se plat
+rpandre (comme vous le dites) ce crateur tout-puissant et
+souverainement bon de la vie et des choses vivantes; c'est l son
+secret, et il le garde. Nous devons souffrir, quelques-uns de nous
+doivent rsister, et le tout en vain, entendre ces sraphins. Mais il
+faut en faire l'preuve, puisque d'ailleurs nous ne serions pas mieux.
+Il y a dans les esprits un sens qui leur indique toujours le juste,
+comme au sein des nuits vos yeux, jeunes mortels, se dirigent
+naturellement vers l'toile vigilante qui annonce le matin.
+
+ADAH.
+
+C'est une ravissante toile; sa beaut me force l'aimer.
+
+LUCIFER.
+
+Et pourquoi ne l'adorez-vous pas?
+
+ADAH.
+
+Notre pre n'adore que l'tre invisible.
+
+LUCIFER.
+
+Le symbole de l'invisible est ce qu'il y a de plus ravissant dans ce qui
+est visible; et cet astre brillant est le conducteur de l'arme cleste.
+
+ADAH.
+
+Notre pre dit qu'il a vu le Dieu mme qui le cra, lui et ma mre.
+
+LUCIFER.
+
+_Toi_, l'as-tu vu!
+
+ADAH.
+
+Oui,--dans ses oeuvres.
+
+LUCIFER.
+
+Mais en lui-mme?
+
+ADAH.
+
+Non,--si ce n'est dans mon pre qui est l'image de Dieu, ou dans ses
+anges qui te ressemblent,--plus brillans encore, mais moins beaux, et
+d'un aspect moins imposant. Ils nous apparaissent clatans comme le
+silencieux milieu du jour; mais pour toi, tu ressembles la nuit
+thre, quand de longs et blancs nuages croisent l'immensit violette,
+quand d'innombrables toiles tincellent sur l'admirable et mystrieuse
+vote entoure d'objets qui semblent tents de briller comme le soleil;
+leur beaut, leur multitude, leurs mouvemens, leurs doux rayons, tout
+nous entrane vers eux: ils remplissent mes yeux de larmes; tu produis
+sur moi le mme effet. Tu ne sembles pas heureux; ah! ne nous entrane
+pas dans ton malheur, et je pleurerai sur toi.
+
+LUCIFER.
+
+Hlas! ces pleurs! tu ne sais pas quels ocans doivent en tre
+rpandus--
+
+ADAH.
+
+Par moi?
+
+LUCIFER.
+
+Par tous.
+
+ADAH.
+
+Comment, tous?
+
+LUCIFER.
+
+Par des millions, des myriades,--par toute la terre peuple,--la terre
+non peuple,--par l'enfer toujours encombr des tres dont ton sein doit
+tre le germe.
+
+ADAH.
+
+O Can! cet esprit nous maudit.
+
+CAN.
+
+Laisse-le dire; je veux le suivre.
+
+ADAH.
+
+O?
+
+LUCIFER.
+
+Dans un endroit d'o il pourra revenir vers toi dans une heure; mais
+d'ici l, il verra des objets de plusieurs sicles.
+
+ADAH.
+
+Comment cela peut-il tre?
+
+LUCIFER.
+
+Votre crateur n'a-t-il pas fait en quelques jours, du dbris des
+anciens mondes, celui que vous habitez? et moi qui l'ai aid dans cette
+oeuvre, ne pourrais-je montrer dans une heure ce qu'il a fait en
+plusieurs, ou dtruit en moins de tems encore?
+
+CAN.
+
+Je suis prt te suivre.
+
+ADAH.
+
+Mais dans une heure, reviendra-t-il sain et sauf?
+
+LUCIFER.
+
+Oui. Pour nous, les actes sont indpendans des entraves du tems; nous
+pouvons franchir en une heure l'ternit, ou bien transporter dans le
+cercle d'une heure tout ce que l'ternit renferme. Notre souffle ne se
+rgle pas comme celui des mortels--mais cela est un mystre. Can, viens
+avec moi.
+
+ADAH.
+
+Reviendra-t-il?
+
+LUCIFER.
+
+Oui, femme! lui seul entre tous les mortels (le premier et le dernier,
+l'exception d'un.....) reviendra de ces lieux, et te sera rendu pour
+peupler avec toi cette contre silencieuse et aride, comme le sera votre
+monde, aujourd'hui born quelques habitans.
+
+ADAH.
+
+O demeures-tu?
+
+LUCIFER.
+
+Au milieu des espaces. O devrais-je demeurer? prs de ton ou tes
+dieux:--il n'en est rien. C'est en ma prsence que toutes les divisions
+s'oprent; la vie et la mort,--le tems et l'ternit,--le ciel et la
+terre.--Ce qui n'est ni ciel ni terre est habit de l'ombre de ceux qui
+jadis l'habitaient ou plus tard l'habiteront:--voil mes domaines! Du
+moins puis-je les sparer de _son_ empire, et possder un royaume qui
+n'est pas _sien_; et si je n'tais pas ce que je dis, pourrais-je
+demeurer en ces lieux? vous ne faites qu'entrevoir ses anges.
+
+ADAH.
+
+En effet; ils apparurent quand le beau serpent parla pour la premire
+fois notre mre.
+
+LUCIFER.
+
+Can! tu m'as entendu. Soupires-tu aprs la science? je puis assouvir ta
+soif: je ne te demande pas de partager des fruits qui pourraient te
+ravir un seul des biens que vous ait laisss le vainqueur. Suis-moi.
+
+CAN.
+
+Esprit! je l'ai dit.
+
+(Can et Lucifer sortent.)
+
+ADAH s'crie en les suivant:
+
+Can! Can! mon frre!
+
+FIN DU PREMIER ACTE.
+
+
+
+
+ACTE II.
+
+
+
+SCNE PREMIRE.
+
+(L'abme de l'espace.)
+
+CAN, LUCIFER.
+
+
+CAN.
+
+Je foule l'air et ne tombe pas; cependant je tremble de tomber.
+
+LUCIFER.
+
+Si tu as foi en moi, les airs te soutiendront, les airs dont je suis
+souverain.
+
+CAN.
+
+Mais puis-je le faire sans impit?
+
+LUCIFER.
+
+Croire est ne pas tomber, douter est prir! Tel est l'dit que porte
+l'autre Dieu, celui qui me donne devant ses anges le nom de Dmon. Ce
+nom, ils le rptent en cho des tres misrables qui, ne connaissant
+rien au-dessus de leurs sens rtrcis, s'inclinent devant le mot qui
+frappe leur oreille, et croient toujours sincrement le bien ou le mal
+que l'on proclame devant leur faiblesse. Je n'exige rien de pareil:
+honore-moi ou ne m'honore pas, tu franchiras des mondes au-del de ton
+petit monde; quelques doutes conus par toi durant ta fragile existence
+ne seront pas rcompenss par des tortures de _ma_ conception. Une heure
+viendra qu'en planant sur quelques gouttes d'eau, un homme dira un
+homme: _Crois en moi, et marche sur les eaux_; alors l'homme pourra
+braver les vagues en scurit. Je ne te dirai pas: Crois en moi, comme
+la condition de ton salut; mais: Suis mes pas sur le gouffre des
+espaces, et je te montrerai ce que tu ne pourras prendre pour un
+mensonge, l'histoire des mondes passs, prsens et futurs.
+
+CAN.
+
+O dieu, dmon, ou ce que tu peux tre, est-ce l votre terre?
+
+LUCIFER.
+
+Eh quoi! tu ne reconnais pas la poussire dont votre pre fut form?
+
+CAN.
+
+Se peut-il? Ce petit cercle bleu nageant dans l'espace thr, et prs
+de lui un cercle plus troit encore, et dont la lueur rappelle celle de
+notre nuit terrestre; est-ce l notre paradis?
+
+LUCIFER.
+
+Indique-moi la position de ce paradis.
+
+CAN.
+
+Comment le pourrais-je? A mesure que nous avanons, il devient toujours
+plus petit; et en diminuant progressivement, il s'entoure d'une aurole
+semblable la lumire qui jaillit de la plus belle des toiles, quand
+je la contemple des limites du paradis. En nous cartant, je crois les
+voir toutes deux se joindre aux innombrables toiles qui nous entourent,
+et augmenter ainsi leur multitude infinie.
+
+LUCIFER.
+
+Et s'il existait des mondes plus grands que le tien, habits par des
+formes plus grandes; si ces mondes taient plus nombreux que la
+poussire de la triste terre, multiplie comme elle le sera en atomes
+anims, tous vivans, tous condamns au malheur et la mort, que
+penserais-tu?
+
+CAN.
+
+Je serais fier de la pense qui comprend de telles choses.
+
+LUCIFER.
+
+Mais si cette haute pense tait enchane une masse servile de
+matire; si, connaissant de telles choses, aspirant aprs elles, et
+aprs une science encore plus leve, tu demeurais l'esclave des besoins
+les plus grossiers et les plus misrables; si tes plaisirs les plus purs
+n'taient qu'un avilissement dguis, une illusion nervante et
+honteuse, dont le seul but serait de t'entraner renouveler des corps
+et des ames toutes condamnes la mme fragilit, presque toutes la
+mme infortune--
+
+CAN.
+
+Esprit! je ne connais pas la mort, si ce n'est que c'est un tre
+terrible, un hideux hritage qu'avec la vie je dois mes parens, et
+dont je les ai entendu parler; double et triste hritage, autant que
+j'en puis juger encore. Mais enfin, si notre sort est tel que tu me le
+dpeins (et je sens en moi le douloureux pressentiment de la vrit),
+permets-moi de mourir ici; car donner le jour des tres dont le
+partage serait de souffrir longues annes, et puis enfin mourir, ce
+n'est aprs tout que propager la mort et multiplier le meurtre.
+
+LUCIFER.
+
+Tu ne peux pas mourir tout--fait;--il est quelque chose qui doit
+survivre.
+
+CAN.
+
+L'autre n'en a rien dit mon pre, quand il le chassa du paradis, avec
+la mort crite sur son front. Mais au moins laisse-moi dtruire ce qu'il
+y a de mortel en moi, pour que je sois, quant au reste, semblable aux
+anges.
+
+LUCIFER.
+
+Je suis de l'essence anglique: voudrais-tu me ressembler?
+
+CAN.
+
+Je ne sais pas ce que tu es: je sens ton pouvoir. Tu me montres des
+objets qui surpassent mes facults, et qu'il ne serait pas en ma
+puissance de voir; bien qu'ils soient encore infrieurs mes dsirs et
+ ma conception.
+
+LUCIFER.
+
+Quelles sont-elles, ces conceptions d'un orgueil assez humble pour
+sjourner avec les vers dans une enveloppe de terre?
+
+CAN.
+
+Et toi-mme, qui es-tu pour affecter un esprit si hautain, pour jouir
+des privilges des choses cres _et_ des choses immortelles, et qui
+cependant sembles dvor de chagrin?
+
+LUCIFER.
+
+Je parais ce que je suis; voil pourquoi je te demande si tu voudrais
+tre immortel.
+
+CAN.
+
+Tu l'as dit; il faut, mme en dpit de moi, que je sois immortel. Je
+l'ignorais;--mais puisqu'il le faut, permets-moi, heureux ou malheureux,
+d'anticiper aujourd'hui sur mon immortalit.
+
+LUCIFER.
+
+Tu l'anticipais avant de me connatre.
+
+CAN.
+
+Comment?
+
+LUCIFER.
+
+En souffrant.
+
+CAN.
+
+Les tourmens seraient-ils immortels?
+
+LUCIFER.
+
+Nous verrons, moi et tes fils. Mais regarde maintenant, n'es-tu pas
+ravi?
+
+CAN.
+
+Que vois-je, et qu'tes-vous, magnifiques espaces que l'imagination
+n'aurait pu rver? Qu'tes-vous, globes infinis d'une lumire toujours
+plus blouissante? Quel est ce dsert azur, ces champs de l'air sans
+bornes o vous roulez, semblables aux feuilles que je voyais flotter sur
+les ondes limpides de l'den? Votre course est-elle mesure? ou
+parcourez-vous un espace sans bornes, un univers arien toujours
+nouveau, auquel mon ame, blouie par l'ide de l'ternit, ne peut
+penser sans vertige? O dieu! dieux! ou qui que vous soyez! que vous tes
+beaux contempler! quelle merveille dans vos effets ou dans vos
+accidens! Que je meure comme un atme (s'il en est qui meurent), ou que
+je sois initi au mystre de votre nature! Mes penses, en ce moment, ne
+sont pas aussi indignes que la poussire qui les recle, des objets que
+je contemple. Esprit! donne-moi la mort, ou laisse-moi approcher
+davantage.
+
+LUCIFER.
+
+N'es-tu pas assez prs? Baisse les yeux vers votre terre!
+
+CAN.
+
+Ou est-elle? je ne vois plus rien qu'une masse d'innombrables lueurs.
+
+LUCIFER.
+
+Regarde-l.
+
+CAN.
+
+Je ne vois rien.
+
+LUCIFER.
+
+Elle brille cependant encore.
+
+CAN.
+
+Quoi! ce point imperceptible?
+
+LUCIFER.
+
+Oui.
+
+CAN.
+
+Se peut-il? J'ai vu des vers luisans et d'autres insectes lumineux
+tinceler sur les gazons dans un sombre crpuscule; ils rpandaient un
+clat plus vif que le monde qui les contient.
+
+LUCIFER.
+
+Eh bien! tu as vu briller des vers et des mondes;--qu'en penses-tu?
+
+CAN.
+
+Qu'ils sont beaux chacun dans leur propre sphre; et qu'au milieu des
+nuits auxquelles ils doivent leur beaut, l'imperceptible insecte, dans
+sa course lumineuse, et l'toile immortelle, dans son immense carrire,
+doivent galement tre guids.
+
+LUCIFER.
+
+Mais comment et par qui?
+
+CAN.
+
+Montre-le-moi.
+
+LUCIFER.
+
+Oses-tu le demander?
+
+CAN.
+
+N'ai-je pas os connatre ce que j'oserai en ce moment voir? Tu ne m'as
+rien montr qui satisfasse encore mon imagination.
+
+LUCIFER.
+
+Avance donc avec moi. Veux-tu contempler les objets mortels ou
+immortels?
+
+CAN.
+
+Que vois-je l?
+
+LUCIFER.
+
+Des objets qui participent des deux natures: lequel saisit le plus ton
+coeur?
+
+CAN.
+
+Les choses que je vois.
+
+LUCIFER.
+
+Mais qui te frappe le plus?
+
+CAN.
+
+Les choses que je n'ai vues et ne verrai jamais:--les mystres de la
+mort.
+
+LUCIFER.
+
+Mais si je te montre les choses qui sont mortes, comme je t'ai montr
+plusieurs de celles qui ne mourront pas?
+
+CAN.
+
+Fais-le.
+
+LUCIFER.
+
+Avance donc sur nos ailes puissantes.
+
+CAN.
+
+Oh! comme nous fendons les airs! les astres s'teignent peu peu. La
+terre! o est ma terre? Laisse-moi, que je la regarde encore; c'est
+d'elle que je fus form.
+
+LUCIFER.
+
+Elle est aujourd'hui moins que toi dans l'univers. Cependant, ne crois
+pas pouvoir lui chapper; bientt tu lui seras rendu et toute sa vile
+poussire: c'est une partie de ton ternit et de la mienne.
+
+CAN.
+
+O me conduis-tu?
+
+LUCIFER.
+
+A ce qui existait avant toi. C'est le fantme d'un monde dont le tien
+n'offre que les dbris.
+
+CAN.
+
+Eh quoi! notre monde n'est-il pas nouveau?
+
+LUCIFER.
+
+Pas plus que ne l'est la vie, et ce qui tait avant que toi ou moi ne
+fussions, et les objets qui nous semblent plus grands que moi-mme.
+Maintes choses n'auront pas de fin; quelques-unes, prtendant n'avoir
+pas eu de commencemens, en ont eu d'aussi misrables que le tien; et si
+de plus nobles substances ont t teintes, c'est pour faire place
+d'autres plus mprisables que nous ne pourrions l'imaginer: car il n'y a
+d'ternellement _immobile_ que les _momens_ et l'_espace_. Le changement
+n'est pas la mort, si ce n'est pour la matire; mais tu es matire, et
+tu ne peux comprendre que les tres de la mme nature: je t'en
+montrerai.
+
+CAN.
+
+Matire, esprits, je puis contempler tout ce que tu voudras.
+
+LUCIFER.
+
+Avance donc!
+
+CAN.
+
+Les astres disparaissent; quelques-uns, au contraire, s'agrandissent
+notre approche, et semblent de vritables mondes.
+
+LUCIFER.
+
+Ce qu'ils sont en effet.
+
+CAN.
+
+Quoi! chacun d'eux aurait-il un den?
+
+LUCIFER.
+
+Peut-tre.
+
+CAN.
+
+Et des hommes?
+
+LUCIFER.
+
+Oui, ou des tres plus grands.
+
+CAN.
+
+Ont-ils aussi des serpens?
+
+LUCIFER.
+
+Voudrais-tu des hommes sans serpens, et que nul ne pt ramper
+l'exception de tes semblables?
+
+CAN.
+
+Comme tous les flambeaux disparaissent! O fuyons-nous?
+
+LUCIFER.
+
+Vers le monde des fantmes; celui des tres passs, et des ombres qui
+n'existent pas encore.
+
+CAN.
+
+Mais l'obscurit augmente de plus en plus;--il n'y a plus d'astres.
+
+LUCIFER.
+
+Cependant tu vois encore.
+
+CAN.
+
+Sinistre lumire! pas de lune, pas de soleil, pas une immensit
+d'toiles. L'azur nuanc de pourpre de la nuit disparat lui-mme en un
+crpuscule glacial; je vois des masses paisses, mais elles ne
+ressemblent pas aux mondes que tu viens de me montrer, et qui,
+environns de lumires, semblaient encore pleins de vie, quand avait
+disparu leur atmosphre radieuse; droulant alors aux yeux surpris les
+formes varies de profondes valles ou de vastes montagnes; quelques-uns
+lanant des jets de feu, d'autres dployant de vastes plaines liquides,
+d'autres placs quelques pas de comtes tincelantes et de lunes
+rgulires qui semblaient prendre les traits capricieux de ces belles
+terres:--mais ici, tout est sombre et terrible.
+
+LUCIFER.
+
+Rien, toutefois, n'y semble confus. Tu demandes voir la mort et les
+objets morts?
+
+CAN.
+
+Je ne le demande pas; mais comme je sais qu'il en existe, et que, par le
+pch de mon pre, nous sommes condamns, lui, moi, et tous ceux qui
+nous remplaceront, la subir, je veux la voir une fois de mon plein
+gr, avant d'tre un jour entran la voir malgr moi.
+
+LUCIFER.
+
+Regarde.
+
+CAN.
+
+C'est la nuit.
+
+LUCIFER.
+
+C'est ainsi qu'elle sera toujours; mais franchissons le seuil.
+
+CAN.
+
+D'normes nuages l'environnent;--quel est ceci?
+
+LUCIFER.
+
+Entre.
+
+CAN.
+
+Pourrai-je revenir?
+
+LUCIFER.
+
+Revenir! assurment. Comment pourrait tre d'ailleurs peupl cet empire?
+Son enceinte actuelle est dserte auprs de ce qu'elle doit tre, grce
+aux tiens et toi-mme.
+
+CAN.
+
+Les vapeurs s'paississent de plus en plus; elles forment autour de nous
+des cercles fantastiques.
+
+LUCIFER.
+
+Avance!
+
+CAN.
+
+Mais toi?
+
+LUCIFER.
+
+Ne crains rien; tu ne pourrais sans moi entrer dans ce royaume. En
+avant!
+
+(Ils disparaissent travers les nuages.)
+
+
+
+SCNE II.
+
+(Le sjour des ombres.)
+
+Entrent LUCIFER et CAN.
+
+
+CAN.
+
+Quel silence! quelle obscure immensit! Ils ne semblent former qu'un
+seul tre, et cependant ces mondes sont plus peupls que les orbes
+brillans et lumineux qui parsment les champs suprieurs de l'air. Telle
+tait cependant leur multitude, que je les prenais plutt pour de
+lgres tincelles gares dans les clestes espaces, que pour des
+mondes habits eux-mmes; mais en m'approchant davantage, je m'aperus
+qu'ils se transformaient en autant de mondes matriels, faits plutt
+pour servir de demeure la vie, que pour vivre par eux-mmes. Ici, au
+contraire, tout est si tnbreux, ou d'une lueur si paisse, qu'on y
+reconnat l'image d'un jour qui n'est plus.
+
+LUCIFER.
+
+C'est le royaume de la mort.--Dsires-tu la voir maintenant?
+
+CAN.
+
+Comment rpondrais-je avant de savoir prcisment ce qu'elle est? Mais
+si j'en juge d'aprs les longues homlies de mon pre, c'est une
+chose--grand Dieu! je n'ose y penser! Maudit soit celui qui inventa la
+vie pour conduire la mort! ou bien maudite la grossire masse de vie
+qui ne put retenir ses privilges, et transmit les consquences de son
+crime aux innocens eux-mmes!
+
+LUCIFER.
+
+Tu maudis ton pre?
+
+CAN.
+
+Ne m'a-t-il pas maudit en me donnant le jour? Ne m'a-t-il pas maudit
+avant ma naissance, en osant arracher le fruit dfendu?
+
+LUCIFER.
+
+Tu dis vrai: entre ton pre et toi la maldiction est mutuelle. Mais tes
+enfans et ton frre?
+
+CAN.
+
+Qu'ils la partagent avec moi; qu'ils hritent de ce qu'on m'a lgu.
+Mais vous, royaumes obscurs, sjour d'ombres ternelles et de formes
+immenses, les unes compltement traces, les autres indistinctes, mais
+toutes galement imposantes et mlancoliques:--qui tes-vous?
+Vivez-vous, ou vctes-vous un jour?
+
+LUCIFER.
+
+Quelque chose de l'un et de l'autre.
+
+CAN.
+
+Alors, qu'est-ce que la mort?
+
+LUCIFER.
+
+Eh quoi! celui qui vous a crs ne vous a-t-il pas dit qu'il existait
+une autre vie?
+
+CAN.
+
+Jusqu' prsent, il ne nous a dit qu'une chose: c'est que nous devions
+tous mourir.
+
+LUCIFER.
+
+Peut-tre vous dvoilera-t-il un jour le reste.
+
+CAN.
+
+Jour heureux!
+
+LUCIFER.
+
+Oui, heureux! quand travers d'inexprimables agonies, avant-courires
+d'agonies ternelles, il sera rvl une multitude innombrable d'tres
+anims, qu'ils n'ont reu la vie que pour souffrir jamais!
+
+CAN.
+
+Quels sont ces fantmes puissans que je vois flotter autour de moi?--Ils
+n'ont pas la forme des intelligences que j'ai vu errer autour de notre
+regrett paradis; ils n'ont pas celle de l'homme, telle que je l'ai
+remarque dans Adam, dans Abel et en moi-mme, ni dans mes soeurs, ni
+dans mes enfans. Toutefois, leur aspect, diffrent de celui des hommes
+et des anges, rvle des substances qui, s'ils le cdent aux derniers;
+semblent l'emporter sur mes semblables; altiers, fiers, d'une beaut et
+d'une force remarquable, mais d'une expression inexplicable, jamais rien
+de tel ne s'offrit ma vue. Ils n'ont pas l'aile du sraphin, la figure
+de l'homme, ou la forme des plus grands animaux; ils n'ont rien de ce
+qui respire aujourd'hui: grands, toutefois, et beaux comme les plus
+beaux et les plus grands des tres anims, et cependant si diffrens
+d'eux, que je puis peine supposer qu'ils existent.
+
+LUCIFER.
+
+Ils vcurent cependant.
+
+CAN.
+
+O?
+
+LUCIFER.
+
+O tu vis toi-mme.
+
+CAN.
+
+Quand?
+
+LUCIFER.
+
+Ils ont habit sur ce que tu nommes aujourd'hui la terre.
+
+CAN.
+
+Adam est pourtant le premier.
+
+LUCIFER.
+
+De ta race, je l'avoue;--mais il est en mme tems le dernier de ceux-l.
+
+CAN.
+
+Et quels sont-ils?
+
+LUCIFER.
+
+Ce que tu seras.
+
+CAN.
+
+Mais enfin, qu'taient-ils?
+
+LUCIFER.
+
+Vivans, forts, intelligens, bons, grands et glorieux; des tres en tout
+aussi suprieurs ton pre, dans l'den, que toi et ton fils le serez
+votre soixante-millime gnration, lorsqu'elle aura atteint le dernier
+degr de dgradation;--et juge, par ta propre faiblesse, de ce qu'ils
+devront tre.
+
+CAN.
+
+O ciel! et tous ils ont pri?
+
+LUCIFER.
+
+Ils ont quitt leur terre comme tu quitteras la tienne.
+
+CAN.
+
+Mais la mienne fut-elle la leur?
+
+LUCIFER.
+
+Elle le fut.
+
+CAN.
+
+Mais elle tait diffrente: elle est aujourd'hui trop resserre et trop
+humble pour porter de pareilles cratures.
+
+LUCIFER.
+
+Elle tait en effet plus glorieuse.
+
+CAN.
+
+Et pourquoi est-elle dchue?
+
+LUCIFER.
+
+Demande celui qui l'atteignit.
+
+CAN.
+
+Comment?
+
+LUCIFER.
+
+Par la plus rigoureuse et la plus inexorable catastrophe; par le
+dsordre des lmens, qui rendirent le inonde au chaos, comme auparavant
+le chaos avait vomi un monde: de tels vnemens, rares dans le tems,
+sont frquens dans l'ternit.--Passons, et jette les yeux sur le pass!
+
+CAN.
+
+Tableau terrible!
+
+LUCIFER.
+
+Et vrai. Regarde ces fantmes! ils furent jadis, comme toi, entours de
+matire.
+
+CAN.
+
+Et serai-je un jour comme eux?
+
+LUCIFER.
+
+C'est celui qui te fit te rpondre. Je te montre quels sont tes
+prdcesseurs; ce qu'ils taient, tu l'es aujourd'hui, mais dans un
+degr infrieur, proportionn tes faibles sentimens, ta faible
+portion d'immortalit, d'intelligence et de force terrestre. Ce que vous
+avez de commun avec ce qu'ils avaient, c'est la vie; ce qui vous unira
+encore--la mort. Quant au reste de vos attributs, ils sont tels qu'ils
+conviennent des reptiles engendrs de la fange refroidie d'un puissant
+univers, des tres confins dans une plante encore informe, des
+tres dont le bonheur devait dpendre de leur aveuglement,--d'un paradis
+d'ignorance d'o la science tait proscrite comme une substance
+empoisonne. Mais regarde quels sont o quels taient ces tres
+suprieurs; ou, si tu n'en as pas le courage, recule, et reprends sur la
+terre ta tche ordinaire:--je t'y transporterai en scurit.
+
+CAN.
+
+Non! je veux rester ici.
+
+LUCIFER.
+
+Combien de tems?
+
+CAN.
+
+Pour toujours. Aussi bien, puisqu'il faut que j'y retourne de la terre,
+je prfre rester; je suis las de tout ce que la matire m'a
+dcouvert:--laisse-moi rester parmi les ombres.
+
+LUCIFER.
+
+Cela ne peut tre: ce que tu prends pour la ralit, n'est prsent
+qu'une vision. Pour te disposer cette demeure, il te faut passer par
+le mme chemin que ceux que tu vois,--par les portes de la mort.
+
+CAN.
+
+Mais par quelle porte venons-nous d'y entrer?
+
+LUCIFER.
+
+Par les miennes. Mais je me suis engag te ramener, et mon esprit te
+soutient dans des rgions o tout, l'exception de toi-mme, est priv
+de souffle. Regarde, mais n'espre pas demeurer ici avant que ton tour
+soit venu.
+
+CAN.
+
+Et ceux-ci, ne peuvent-ils plus revenir sur la terre?
+
+LUCIFER.
+
+_Leur_ terre est pour jamais vanouie;--elle est tellement change,
+qu'ils ne voudraient pas respirer une seconde fois dans le plus agrable
+lieu de sa surface aujourd'hui dcharne.--C'tait--oh! quel beau monde
+c'tait alors!
+
+CAN.
+
+Et c'est encore. Je le sens, ce n'est pas la terre contre laquelle je
+suis en guerre; je me plains seulement de ne pouvoir jouir de ce qu'elle
+offre de beau, sans l'acheter par le travail; je me plains de ne pouvoir
+assouvir ma soif dvorante de connaissance, et de ne pouvoir dompter mes
+mille craintes de mort et de vie.
+
+LUCIFER.
+
+Tu vois ce qu'est ton monde; mais il ne t'est pas donn de concevoir
+l'ombre de ce qu'il fut.
+
+CAN.
+
+Mais ces normes cratures, fantmes infrieurs en intelligence (du
+moins tels paraissent-ils) aux tres que nous avons dj vus;
+comparables, en quelque chose, aux sauvages habitans des forts de la
+terre, aux monstres dont les rugissemens font retentir les bois, mais
+dix fois plus grands et plus terribles encore; leur taille est plus
+leve que les murailles dfendues de l'den, leurs yeux tincellent
+comme les pes flamboyantes dont les anges sont arms, et leurs
+dfenses se projettent comme des troncs d'arbres dpouills de leurs
+branches et de leurs corces:--qu'taient-ils?
+
+LUCIFER.
+
+Ce qu'est le mammoth dans votre monde;--mais ces derniers-l mme gisent
+tendus par myriades sous sa surface.
+
+CAN.
+
+Et non pas comme nous sur le sol?
+
+LUCIFER.
+
+Non. En faisant la guerre ta fragile race, ils rendraient inutile la
+maldiction lance contre elle,--ils l'extermineraient trop promptement.
+
+CAN.
+
+Mais pourquoi la guerre?
+
+LUCIFER.
+
+Vous avez oubli l'arrt qui vous a chasss de l'den,--guerre avec
+tous, mort tous, maladie, douleur, amertume pour tous; tels ont t
+les fruits de l'arbre dfendu.
+
+CAN.
+
+Mais les animaux--en ont-ils donc mang, qu'ils doivent aussi mourir?
+
+LUCIFER.
+
+Votre crateur vous l'a dit; _ils_ furent faits pour vous, comme vous
+pour lui.--Vous ne voudriez pas que leur sort ft prfrable au vtre?
+Sans la chute d'Adam, ils seraient comme lui rests debout.
+
+CAN.
+
+Malheureuses cratures! ils partagent le destin de mon pre, de mme que
+ses enfans; comme eux, sans avoir partag le fruit fatal: comme eux
+aussi, sans avoir atteint le rameau dsir de la _science_! arbre de
+mensonge:--car nous ne savons rien. Au prix de la mort, il nous avait du
+moins promis la connaissance; mais qu'est-ce que l'homme connat?
+
+LUCIFER.
+
+Il se peut que la mort conduise la plus haute science; comme elle est
+de toutes les choses la seule certaine, elle mne, du moins, une
+science assure. L'arbre tait donc vridique, bien qu'il donne la mort.
+
+CAN.
+
+Mais ces obscures contres, je les vois sans les comprendre.
+
+LUCIFER.
+
+Parce que ton heure est encore loin, et que la matire ne peut concevoir
+parfaitement ce qu'est l'esprit;--mais c'est quelque chose de savoir
+qu'il existe de telles contres.
+
+CAN.
+
+Nous savions dj que la mort existait.
+
+LUCIFER.
+
+Mais non pas ce qui tait aprs elle.
+
+CAN.
+
+Et je l'ignore encore.
+
+LUCIFER.
+
+Tu as appris qu'il est, au-del de ton existence, une et plusieurs
+autres existences,--et tu l'ignorais ce matin.
+
+CAN.
+
+Mais tout mes yeux reste obscur et charg de nuages.
+
+LUCIFER.
+
+Sois satisfait; tout s'claircira devant ton immortalit.
+
+CAN.
+
+Et cet immense et liquide espace azur, dont les flots radieux, lancs
+devant nous, ressemblent des ondes, et que je prendrais pour les
+sources de notre paradis, si l'azur thr de sa surface n'tait pas
+sans bornes et sans rivages:--quel est-il?
+
+LUCIFER.
+
+Son image se retrouve encore en petit sur la terre, et tes enfans
+habiteront prs d'elle--c'est le fantme d'un ocan.
+
+CAN.
+
+On dirait un autre univers, un soleil liquide.--Et ces cratures
+informes qui se jouent sur sa lumineuse surface?
+
+LUCIFER.
+
+Tu vois en eux ses habitans, les Lviathans d'autrefois.
+
+CAN.
+
+Et cet immense serpent qui prolonge ses replis tortueux et sa tte
+norme, dix fois plus haut que le cdre le plus lev, regardant comme
+s'il voulait atteindre les globes que nous avons auparavant
+contempls?--n'est-il pas de l'espce de celui qui glissait dans le
+feuillage de l'arbre de la science?
+
+LUCIFER.
+
+ve, ta mre, peut dire mieux que personne quelle espce de serpent la
+sduisit.
+
+CAN.
+
+Celui-ci est trop effrayant. L'autre, sans doute, avait plus de beaut.
+
+LUCIFER.
+
+Toi-mme, ne l'as-tu jamais vu?
+
+CAN.
+
+J'en ai vu plusieurs appels du mme nom, mais jamais prcisment celui
+qui persuada de cueillir le fruit fatal.
+
+LUCIFER.
+
+Votre pre ne le vit-il pas?
+
+CAN.
+
+Non: ce fut ma mre qui le tenta. Elle-mme l'avait t par le serpent.
+
+LUCIFER.
+
+Honnte homme! toutes les fois que ta femme, les femmes de tes enfans
+vous entraneront, toi ou bien eux, vers quelque chose d'trange ou de
+nouveau, sois persuad que tu auras vu la premire source de la
+sduction.
+
+CAN.
+
+Ton conseil vient trop tard: il n'est plus de serpent pour tenter nos
+femmes.
+
+LUCIFER.
+
+Mais il reste encore pour les femmes des motifs de tenter les hommes, et
+pour l'homme de tenter la femme.--Que tes enfans y songent! ce conseil
+est bienveillant: je le donne surtout mon dtriment; mais il est vrai
+qu'il ne sera pas suivi, et qu'ainsi je cours peu de risques.
+
+CAN.
+
+Je n'entends pas cela.
+
+LUCIFER.
+
+O le plus heureux des hommes!--ton monde et toi-mme tes encore trop
+jeunes! Tu te crois trs-malheureux et le plus criminel, n'est-il pas
+vrai?
+
+CAN.
+
+Quant au crime, je l'ignore; mais quant aux souffrances, j'en ai dj
+trop senti.
+
+LUCIFER.
+
+Premier n du premier homme! ton tat prsent de pch--car tu es
+coupable; de douleur--car tu souffres, est une sorte d'den dans toute
+son innocence, compar l'tat dans lequel tu seras bientt; et cet
+tat prochain, ces crimes, ces souffrances redoubles seront encore un
+paradis, compars tout ce que doivent souffrir tes enfans et les
+enfans de tes enfans.--Maintenant, retournons sur la terre.
+
+CAN.
+
+Et n'est-ce que pour m'apprendre cela que tu m'as tran jusqu'ici?
+
+LUCIFER.
+
+Ne cherchais-tu pas la science?
+
+CAN.
+
+Oui, mais la science qui conduit au bonheur.
+
+LUCIFER.
+
+Tu as russi, s'il est vrai que la vrit y conduise.
+
+CAN.
+
+Ainsi donc le Dieu de mon pre avait bien fait de dfendre l'approche de
+l'arbre fatal.
+
+LUCIFER.
+
+Il et mieux fait de ne pas le planter. Mais l'ignorance du mal ne vous
+a pas prservs du mal; il en sera toujours de mme, le mal se
+retrouvera dans tout.
+
+CAN.
+
+Non, je ne te crois pas.--J'aspire aprs le bien.
+
+LUCIFER.
+
+Et qui ne le fait pas? qui aspire aprs le mal? qui ne recule pas devant
+ses fruits amers? personne--rien au monde: le mal est la terreur de tout
+ce qui vit.
+
+CAN.
+
+Dans ces orbes glorieux et innombrables, dont nous avons admir le
+lointain clat, avant de descendre dans cet abme fantastique, le mal ne
+peut tre; ils sont trop beaux.
+
+LUCIFER.
+
+Tu les as vus de loin.
+
+CAN.
+
+Et qu'importe? la distance ne peut ternir que leur clat;--vus de plus
+prs, ils doivent tre plus radieux encore.
+
+LUCIFER.
+
+Vois de prs les plus beaux objets de la terre, et juge alors de leur
+beaut.
+
+CAN.
+
+Je l'ai fait;--les choses les plus belles m'ont paru de prs plus
+ravissantes.
+
+LUCIFER.
+
+Ce doit tre une illusion.--Quel est donc l'objet qui, frappant la vue
+de plus prs, a pu t'offrir plus de charmes que contempl dans le
+lointain?
+
+CAN.
+
+C'est ma soeur Adah.--Toutes les toiles du ciel, la nuance de la mer aux
+approches de la nuit, quand elle est claire par le globe qui semble
+lui-mme un esprit, ou le sjour d'un esprit;--les couleurs du
+crpuscule,--le lever pompeux du soleil,--son lvation sublime, son
+coucher qui remplit mes yeux de dlicieuses larmes, et semble entraner
+doucement mon coeur avec lui au-del des eclatans nuages de
+l'horizon;--l'ombrage des forts,--les bourgeons naissans,--la voix des
+oiseaux,--les soupirs du rossignol qui semble parler d'amour, et se
+joindre aux chants des chrubins, l'instant o le jour s'vanouit des
+murailles d'den;--tout cela n'est rien mes yeux et pour mon coeur
+comme la figure d'Adah: pour la contempler, je sacrifierais et la terre
+et les cieux!
+
+LUCIFER.
+
+Dans sa fragilit, elle est belle comme une substance mortelle pouvait
+l'enfanter au premier instant de la cration, et par l'effet du premier
+et du plus tendre amour: ce n'en est pas moins une illusion.
+
+CAN.
+
+Vous le pensez; vous n'tes pas son frre.
+
+LUCIFER.
+
+Mortel! apprends que mes pareils n'ont pas de frres.
+
+CAN.
+
+Quelle alliance veux-tu donc contracter avec nous?
+
+LUCIFER.
+
+Il se peut que tu en contractes une ternelle avec moi. Mais enfin, si
+tu possdes un tre plus beau mille fois que tous les objets qui
+t'environnent, pourquoi es-tu malheureux?
+
+CAN.
+
+Demande-moi pourquoi j'existe? pourquoi toi-mme, pourquoi toutes choses
+connaissent-elles le malheur? Ah! celui qui nous a crs doit lui-mme
+tre malheureux comme son ouvrage! Ce n'est pas dans un instant de
+bonheur que l'on peut enfanter la dsolation; et pourtant, si j'en crois
+mon pre, il est tout-puissant. Pourquoi donc le mal--si lui-mme est
+bon? J'ai fait cette question mon pre; il m'a rpondu que le mal
+tait la seule route qui pt conduire au bien. trange bien qui doit
+provenir de son plus grand ennemi! J'ai vu dernirement un agneau piqu
+par un reptile: la malheureuse victime se roulait en cumant sur la
+terre, vainement protge par les tristes et inquiets blemens de sa
+mre. Mon pre cueillit quelques herbes, et les tendit sur la blessure;
+par degrs, le petit animal revint la vie, souleva sa tte vers la
+mamelle de sa mre, qui marquait sa joie en ranimant de son lait ses
+forces affaiblies. Mon fils, dit alors Adam, voil comme du mal peut
+natre le bien.
+
+LUCIFER.
+
+Que rpondis-tu?
+
+CAN.
+
+Rien: car il est mon pre; mais je pensais qu'il et mieux valu pour
+l'animal n'avoir jamais t piqu, que d'acheter le retour de sa frle
+existence par une agonie horrible.
+
+LUCIFER.
+
+Mais tu m'as dit que tu n'aimais rien autant que celle qui partagea le
+lait de ta mre, et qui le donne tes enfans?--
+
+CAN.
+
+Certainement. Que pourrais-je tre sans elle?
+
+LUCIFER.
+
+Et que suis-je, moi?
+
+CAN.
+
+Est-ce que tu n'aimes rien?
+
+LUCIFER.
+
+Qu'est-ce que ton Dieu aime?
+
+CAN.
+
+Toutes choses, dit mon pre. Mais, je l'avoue, je ne le vois pas dans le
+sort auquel il nous soumet.
+
+LUCIFER.
+
+C'est pourquoi tu ne peux pas voir davantage si moi j'aime ou n'aime
+pas; si je tiens quelqu'autre chose qu' un vaste projet, devant
+lequel les individus disparaissent comme de la neige.
+
+CAN.
+
+De la neige! qu'est-ce que cela?
+
+LUCIFER.
+
+Tu es heureux d'ignorer ce que tes descendans doivent souffrir; jouis
+encore d'un climat qui ne connat pas d'hiver!
+
+CAN.
+
+Mais n'aimes-tu rien autant que toi-mme?
+
+LUCIFER.
+
+Et Can s'aime-t-il lui-mme?
+
+CAN.
+
+Oui, mais j'aime plus encore celle qui me fait supporter mes
+souffrances, et il ne dpend pas de moi de ne pas la chrir.
+
+LUCIFER.
+
+Tu la chris parce qu'elle est belle, comme fut la pomme aux yeux de ta
+mre; et quand elle cessera de l'tre, ton amour cessera, comme aurait
+cess tout autre dsir.
+
+CAN.
+
+Elle cessera d'tre belle! Comment cela pourrait-il tre?
+
+LUCIFER.
+
+Avec le tems.
+
+CAN.
+
+Mais le tems a dj pass; et, jusqu' prsent, Adam et ma mre ont
+gard leur beaut: une beaut relle, bien qu'elle n'gale plus celle
+d'Adah et des sraphins.--
+
+LUCIFER.
+
+Tout cela doit passer en eux et en elles.
+
+CAN.
+
+J'en suis afflig; mais pour cela, je ne puis concevoir que mon amour
+s'affaiblisse jamais. Et si je voyais sa beaut s'vanouir, je croirais
+que le crateur de toute beaut perdrait plus que moi, en perdant son
+plus bel ouvrage.
+
+LUCIFER.
+
+Je te plains d'aimer ce qui doit prir.
+
+CAN.
+
+Je te plains de ne rien aimer.
+
+LUCIFER.
+
+Et ton frre,--est-il galement cher ton coeur?
+
+CAN.
+
+Pourquoi ne le serait-il pas?
+
+LUCIFER.
+
+Ton pre l'aime beaucoup,--ton Dieu aussi.
+
+CAN.
+
+Et je les imite.
+
+LUCIFER.
+
+C'est une action bonne et gnreuse.
+
+CAN.
+
+Gnreuse!
+
+LUCIFER.
+
+C'est le second n de la chair; c'est le favori de sa mre.
+
+CAN.
+
+Qu'il garde des faveurs dont le serpent eut les prmices.
+
+LUCIFER.
+
+Mais l'amour de son pre.
+
+CAN.
+
+Que m'importe? Faut-il que je n'aime pas ce que tout le monde aime?
+
+LUCIFER.
+
+Oui; celui que Jhovah,--le seigneur indulgent, le misricordieux
+constructeur du paradis dfendu,--regarde toujours en souriant.
+
+CAN.
+
+Moi, je n'ai jamais vu Lui; je ne sais pas si Il sourit.
+
+LUCIFER.
+
+Mais vous avez vu ses anges.
+
+CAN.
+
+Rarement.
+
+LUCIFER.
+
+Assez cependant pour remarquer qu'ils aiment ton frre, et que ses
+sacrifices sont agrables.
+
+CAN.
+
+Qu'ils le soient! Pourquoi me parler de cela?
+
+LUCIFER.
+
+Parce que tu y pensais auparavant.
+
+CAN.
+
+Et si j'y ai pens, quel besoin de me rappeler une pense.....--- (Il
+s'arrte comme agit.)--Esprit! nous sommes ici dans _ton_ monde; ne
+parle pas du mien. Tu m'as montr des merveilles; tu m'as montr ces
+puissans pradamites qui habitaient la terre dont la ntre est un
+dbris; tu m'as fait distinguer des myriades de mondes clestes, dont le
+ntre est le triste et lointain compagnon dans l'immensit des tres; tu
+as dcouvert mes regards des ombres frappes de la terrible treinte,
+de celle que nous apporta mon pre,--la mort; tu m'as fait voir
+beaucoup, mais non pas tout: montre-moi o demeure Jhovah, son paradis
+spcial--le _tien_; o est-il?
+
+LUCIFER.
+
+Ici, et dans tout l'espace.
+
+CAN.
+
+Mais comme toutes les choses, vous avez une demeure particulire; la
+chair a la terre, les autres mondes ont galement leurs habitans. Toutes
+les cratures ont un lment dans lequel elles respirent; et les tres
+qui ne respirent plus de notre souffle ont le leur, comme tu l'as dit:
+Jhovah et toi-mme vous avez le vtre.--N'habitez-vous pas ensemble?
+
+LUCIFER.
+
+Non; nous rgnons ensemble, mais nos demeures sont divises.
+
+CAN.
+
+Pourquoi n'tes-vous pas un seul! peut-tre l'unit de vos projets
+ferait l'union des lmens, aujourd'hui le jouet des temptes. Comment
+s'est-il fait que vous, tant des esprits sages et infinis, vous soyez
+spars? N'tes-vous pas comme des frres dans votre essence, votre
+nature et votre gloire?
+
+LUCIFER.
+
+N'es-tu pas le frre d'Abel?
+
+CAN.
+
+Nous sommes frres, nous resterons frres; mais s'il n'en tait pas
+ainsi, qu'est-ce que la chair auprs de l'esprit? Ce dernier peut-il
+tomber? L'immortalit n'est-elle pas une condition de l'infini? et se
+quereller, remplir l'espace de sa misre,--pourquoi?
+
+LUCIFER.
+
+Pour rgner.
+
+CAN.
+
+Ne m'as-tu pas dit que tous deux vous tes ternels?
+
+LUCIFER.
+
+Oui.
+
+CAN.
+
+Et que cette immensit d'azur que j'ai vue est sans bornes?
+
+LUCIFER.
+
+Oui.
+
+CAN.
+
+Comment donc ne pouvez-vous tous les deux _rgner_?--N'avez-vous pas
+assez? Pourquoi vous sparer?
+
+LUCIFER.
+
+Nous rgnons _tous les deux_.
+
+CAN.
+
+Mais l'un de vous fait le mal.
+
+LUCIFER.
+
+Lequel?
+
+CAN.
+
+Toi! car si tu pouvais donner l'homme le bien, pourquoi ne le fais-tu?
+
+LUCIFER.
+
+Et pourquoi pas celui qui les cra? Je ne vous ai pas faits; vous tes
+ses cratures et non les miennes.
+
+CAN.
+
+Alors laisse-nous _ses_ cratures, comme tu dis que nous le sommes, ou
+bien montre-moi ta demeure ou la _sienne_.
+
+LUCIFER.
+
+Je pourrais toutes deux te les montrer; mais un tems viendra que tu
+verras pour toujours l'une d'elles.
+
+CAN.
+
+Et pourquoi pas cette heure?
+
+LUCIFER.
+
+Ton esprit d'homme a eu de la peine concentrer dans une pense nette
+et calme le peu que je t'ai montr, et dj tu voudrais aspirer au plus
+grand des mystres! celui des _deux principes_! Tu voudrais les
+contempler sur leurs trnes les plus secrets! Poussire! apprends
+limiter ton ambition; car pour toi, voir l'une ou l'autre serait prir!
+
+CAN.
+
+Laisse-moi prir pourvu que je les voie!
+
+LUCIFER.
+
+Voil bien le langage du fils de celle qui cueillit la pomme! Mais tu
+prirais seulement, et tu ne les verrais pas; cette vue t'est rserve
+dans un autre tat.
+
+CAN.
+
+Celui de mort.
+
+LUCIFER.
+
+Du moins le prlude de la mort.
+
+CAN.
+
+Je la crains donc moins, puisque je sais qu'elle conduit quelque chose
+de dfini.
+
+LUCIFER.
+
+Maintenant je vais te ramener dans ton monde, o tu pourras multiplier
+la race d'Adam, manger, boire, travailler, trembler, rire, pleurer,
+sommeiller et mourir.
+
+CAN.
+
+Et que me servira d'avoir vu les choses que tu m'as montres?
+
+LUCIFER.
+
+N'as-tu pas demand la connaissance? et dans ce que j'ai montr, ne
+t'ai-je pas appris te connatre toi-mme?
+
+CAN.
+
+Hlas! je ne distingue rien encore.
+
+LUCIFER.
+
+Et justement, la somme des connaissances humaines devrait tre la
+conscience du nant de l'humaine nature; transmets cette science tes
+enfans, elle leur pargnera maintes tortures.
+
+CAN.
+
+Orgueilleux esprit! ta parole est ddaigneuse; mais toi-mme, malgr ton
+arrogance, tu reconnais un suprieur.
+
+LUCIFER.
+
+Non! par le ciel qu'il gouverne, par l'abme, par l'infinit de mondes
+et de vies que je tiens avec lui en commun.--Non! j'ai un vainqueur, je
+l'avoue; mais je ne reconnais pas de matre. Il reoit l'hommage de
+tous;--mais il n'a pas le mien. Je combats contre lui aujourd'hui, comme
+je combattis au plus haut des cieux. A travers toute ternit, parmi les
+gouffres informes des enfers, dans les interminables royaumes de
+l'espace, dans les sicles des sicles, je disputerai tout, tout avec
+lui! et tour tour, chaque monde, chaque toile, chaque univers
+trembleront dans la balance, jusqu'au jour o cessera le grand combat,
+si jamais il cesse, c'est--dire si jamais lui ou moi pouvons tre
+crass! Et qui pourra exterminer notre immortalit, notre haine
+irrvocable et mutuelle? Il pourra, titre de vainqueur, appeler le
+vaincu gnie du mal; mais quel sera donc le _bien_ qu'il prtend donner?
+Si j'tais le vainqueur, ses oeuvres seraient juges les seules
+mauvaises. Et vous, mortels, peine ns, quels dons avez-vous reus de
+lui dans votre misrable monde?
+
+CAN.
+
+Ils sont faibles, et quelques-uns bien amers.
+
+LUCIFER.
+
+Redescends donc avec moi sur cette terre; retourne prouver le reste des
+faveurs que toi et les tiens devez au ciel. Les choses sont bonnes ou
+mauvaises dans leur essence, et non pas d'aprs le nom de celui qui les
+rpand. S'il vous donne le bien,--appelez le principe du bien; si le mal
+dcoule de _lui_, apprenez ne pas m'en rendre responsable, avant de
+savoir mieux sa vritable source. Ce n'est pas aux paroles des anges
+eux-mmes qu'il faut croire, c'est aux fruits de votre existence, tels
+que vous les savourez. La pomme fatale vous a fait un don
+prcieux,--celui de la _raison_.--Que des menaces tyranniques ne
+l'crasent point, et ne vous rduisent pas croire aveuglment, en
+dpit de vos sens extrieurs et de vos sentimens intimes:--examinez et
+souffrez,--crez-vous un monde intrieur dans votre propre sein, o
+viendront expirer les impressions du dehors. C'est ainsi que vous vous
+rapprocherez le plus de la nature des esprits et que vous parviendrez
+triompher de votre enveloppe grossire.
+
+(Ils disparaissent.)
+
+FIN DU DEUXIME ACTE.
+
+
+
+
+ACTE III.
+
+
+
+SCNE PREMIRE.
+
+(La terre prs d'den, comme dans l'acte premier.)
+
+Entrent CAN et ADAH.
+
+
+ADAH.
+
+Silence, Can; marche doucement.
+
+CAN.
+
+J'y consens; mais pourquoi?
+
+ADAH.
+
+Notre petit noch dort sur un lit de feuilles, l'ombre de ce cyprs.
+
+CAN.
+
+Un cyprs! c'est un arbre mlancolique; on dirait qu'il pleure sur ceux
+qu'il protge de son ombre. Pourquoi l'as-tu choisi pour reposer notre
+enfant?
+
+ADAH.
+
+Parce que ses branches interceptent le soleil comme la nuit, et qu'elles
+paraissent ainsi faites pour inviter au sommeil.
+
+CAN.
+
+Oui, au dernier,--au plus long sommeil; mais n'importe,--mne-moi lui.
+(Ils s'approchent de l'enfant.) Comme il est beau! Ses petites joues,
+dans leur pur incarnat, semblent vouloir lutter avec les roses
+effeuilles sous lui.
+
+ADAH.
+
+Et ses lvres, comme elles sont gracieusement entr'ouvertes! Non!
+garde-toi de les baiser, du moins en ce moment: il s'veillerait.--Son
+heure de repos est, il est vrai, presque coule; mais ce serait dommage
+de l'interrompre volontairement.
+
+CAN.
+
+Vous dites bien; je contiendrai mes dsirs. Il dort, il sourit!--Ah!
+dors et souris, toi le fragile et jeune hritier d'un monde presque
+aussi jeune: dors et souris! les heures et les jours d'innocence et de
+bonheur t'appartiennent encore! _Tu_ n'as pas drob le fruit,--tu ne
+sais pas que tu es nu! Le tems viendra o tu recevras le chtiment de
+crimes inconnus, dont ni toi ni moi ne furent coupables. Mais
+aujourd'hui sommeille en paix! Voil que ses joues se colorent d'un vif
+sourire, ses cils brillent au-dessous de ses longues paupires noires
+comme le cyprs qui se balance sur elles: le sommeil ne peut cacher
+entirement le limpide azur de ses yeux. Sans doute il rve;--de quoi?
+du paradis!--oui! Rve, mon enfant, de cet hritage qui t'est ravi! ce
+n'est qu'un songe! car jamais, l'avenir, ni toi, ni tes enfans, ni tes
+pres, ne franchiront le seuil de ces lieux de bonheur!
+
+ADAH.
+
+Cher Can! ne souffle pas dans l'oreille de notre enfant des regrets
+aussi mlancoliques. Pourquoi toujours regretter le paradis? N'en
+pouvons-nous crer un autre?
+
+CAN.
+
+O?
+
+ADAH.
+
+Ici, o tu voudras: partout o tu seras, je ne sens pas la perte de cet
+den trop pleur. N'ai-je pas et toi et notre enfant, mon pre, mon
+frre et Zillah notre douce soeur, et notre ve, qui nous devons bien
+plus que la naissance?
+
+CAN.
+
+Oui, la mort est aussi l'une des dettes que nous lui devons.
+
+ADAH.
+
+Can! cet esprit orgueilleux qui t'a entran loin d'ici a contribu
+te rendre encore plus sombre. J'esprais que les merveilles qu'il avait
+promis de te montrer, que ces visions, comme tu les appelles, de mondes
+passs et prsens rendraient ton esprit le calme d'une curiosit
+satisfaite; mais, je le vois, ton guide a redoubl tes maux. Cependant,
+je le remercie et je lui pardonne tout, en songeant qu'il t'a sitt
+rendu nos voeux.
+
+CAN.
+
+Sitt?
+
+ADAH.
+
+A peine s'il y a deux heures que vous vous tes loigns: heures longues
+pour moi; mais enfin deux heures seulement, en consultant le soleil.
+
+CAN.
+
+Et pourtant ce soleil, je m'en suis approch; j'ai vu des mondes qu'il
+clairait jadis, et qu'il n'clairera plus; j'en ai vu que sa lumire ne
+pntrera jamais: j'aurais cru que mon absence avait dur des annes.
+
+ADAH.
+
+A peine une heure.
+
+CAN.
+
+C'est donc l'esprit qui dispose du tems, et qui le mesure suivant que
+les objets qu'il contemple sont plaisans ou pnibles, sublimes ou
+mprisables. J'ai vu des infinits de mondes; j'ai franchi des univers
+disparus; j'ai contempl l'ternit, et je croyais que quelques gouttes
+de l'ocan des ges m'avaient donn quelque chose de son immensit; mais
+ prsent, je reconnais ma faiblesse: l'esprit avait raison de dire que
+je n'tais rien.
+
+ADAH.
+
+Pourquoi le disait-il? Jhovah n'en a pas parl.
+
+CAN.
+
+Non; il s'est content de nous rduire ce que nous sommes. Aprs avoir
+flatt la poussire avec quelques rayons d'den et d'immortalit, il
+nous fait de nouveau retourner en poussire:--et pourquoi?
+
+ADAH.
+
+Tu le sais:--c'est la faute de nos parens.
+
+CAN.
+
+Qu'a de commun avec nous leur faute? Ils ont pch, c'est eux de
+mourir.
+
+ADAH.
+
+Tu ne parles pas bien, Can: cette pense n'est pas la tienne, mais
+celle de l'esprit qui tait avec toi. Plt Dieu que je mourusse pour
+eux, si je pouvais ainsi les conserver la vie!
+
+CAN.
+
+Tels seraient aussi mes voeux, si une seule victime devait assouvir la
+colre insatiable du destructeur de la vie, et si notre enfant qui
+repose ne devait jamais connatre la mort ni le chagrin, ni les
+transmettre ceux qui natront de lui.
+
+ADAH.
+
+Ne savons-nous pas qu'un jour viendra o notre race sera rachete!
+
+CAN.
+
+Oui, par le sacrifice de l'innocent la place du coupable. Quelle
+expiation que celle-l! Ne sommes-nous pas innocens? Nous n'avons rien
+fait pour tre les victimes d'une faute commise avant notre naissance,
+ou pour tre forcs d'expier un crime inou et mystrieux,--si c'est un
+crime que de poursuivre la science.
+
+ADAH.
+
+Hlas! mon cher Can, tu pches en ce moment; tes paroles frappent mes
+oreilles comme autant d'impits.
+
+CAN.
+
+Alors laisse-moi!
+
+ADAH.
+
+Jamais, quand ton Dieu te laisserait.
+
+CAN.
+
+Dis-moi, qu'y a-t-il ici?
+
+ADAH.
+
+Deux autels que, pendant ton absence, a dresss notre frre Abel, afin
+d'y offrir un sacrifice au Seigneur, au moment de ton retour.
+
+CAN.
+
+Et qui _lui_ a dit que je m'empresserais de concourir aux offrandes
+qu'il lve chaque jour vers le Crateur, avec un front dont l'indigne
+et lche humilit rvle mille fois plus de crainte que d'amour?
+
+ADAH.
+
+Certes, il fait bien.
+
+CAN.
+
+Un autel suffit: je n'ai rien offrir.
+
+ADAH.
+
+Les fruits de la terre, le calice, le bouton et la tige des fleurs:
+voil pour notre Dieu de douces offrandes, quand elles sont prsentes
+d'un coeur satisfait et contrit.
+
+CAN.
+
+J'ai travaill, j'ai creus la terre; la sueur a coul de mon front: en
+un mot, j'ai accompli sa maldiction;--que faut-il de plus encore?
+Pourquoi serais-je satisfait? sans doute parce qu'il m'a fallu lutter
+avec tous les lmens, pour en arracher le pain qui me nourrit? Pourquoi
+serais-je reconnaissant? parce que je suis poudre, que je m'agite dans
+la poudre, et que je retournerai en poudre? Ah! si je ne suis rien,--du
+moins, pour rien au monde, ne serai-je un lche hypocrite, affectant la
+joie, quand intrieurement le chagrin me dvore. Pourquoi serais-je
+contrit? Pour la faute de mon pre? Mais dj tous nos maux l'ont
+suffisamment expie, et les prophties nous apprennent que nos enfans
+l'expieront encore bien au-del de ce qu'elle mrite. Il ne sait pas,
+notre jeune enfant, prsent livr au sommeil, il ne sait pas qu'il
+doit transmettre des multitudes innombrables le germe d'une misre
+ternelle: mieux vaudrait l'touffer au milieu de ses doux rves, et
+craser sa tte contre les rochers, plutt que de le laisser vivre
+pour--
+
+ADAH.
+
+O mon Dieu! ne le touche pas!--mon--ton enfant! Can!
+
+CAN.
+
+Ne crains rien. Pour tous les globes clestes, et le pouvoir qui les
+gouverne, je ne voudrais pas dposer autre chose qu'un baiser de pre
+sur les lvres de cet enfant.
+
+ADAH.
+
+Alors, pourquoi ces horribles paroles?
+
+CAN.
+
+Mieux vaudrait, disais-je, qu'il cesst de vivre, au lieu de transmettre
+ d'autres descendans des chagrins plus insupportables encore que ceux
+auxquels il sera soumis. Mais puisque ces paroles vous dplaisent, je me
+contente de dire--qu'il et mieux valu pour lui de ne pas natre.
+
+ADAH.
+
+Oh! ne parle pas ainsi. O seraient donc mes joies, ces joies
+maternelles que j'prouve le veiller, le nourrir et l'aimer? Silence!
+il s'veille. Doux noch! (Elle s'approche de l'enfant.) Can, viens le
+voir! regarde comme il est plein de vie, de force, de fracheur, de
+beaut, de bonheur; comme il me ressemble, comme il est semblable toi,
+quand tu souris: car _alors_ nous sommes _tout_ autres. N'est-il pas
+vrai, Can? Mre, pre, enfant, chacun de nous rflchit les traits de
+l'autre, comme le fait une claire fontaine, quand elle est calme, et
+quand ton ame est calme comme elle. Aime-nous, mon cher Can! Aime-toi
+cause de nous, qui te chrissons tant! Vois comme il sourit! comme il
+tend ses bras, comme il arrte ses grands yeux bleus sur les tiens
+comme pour saluer son pre, tandis que son petit corps s'agite et semble
+tressaillir de plaisir. Que nous parles-tu de peines? les chrubins qui
+n'ont pas d'enfans t'envieraient les joies de la paternit. Can!
+bnis-le! il n'a pas de parole pour te remercier, mais son coeur lui
+indique ta prsence comme le tien la sienne.
+
+CAN.
+
+Enfant, sois bni! si toutefois la bndiction d'un mortel peut te
+garantir de la maldiction du serpent.
+
+ADAH.
+
+Elle le peut. Sans doute la fourberie d'un reptile ne peut l'emporter
+sur la bndiction d'un pre.
+
+CAN.
+
+Oh! pour cela, j'en doute; toutefois, je le bnis.
+
+ADAH.
+
+Notre frre approche.
+
+CAN.
+
+Ton frre Abel.
+
+(Entre Abel.)
+
+ABEL.
+
+Bonjour, Can! la paix de Dieu soit avec toi, mon frre.
+
+CAN.
+
+Abel! salut!
+
+ABEL.
+
+Notre soeur m'a dit que tu avais voyag avec un esprit, bien au-del des
+limites que nous ne sommes pas habitus franchir. Etait-il de ceux que
+nous avons dj vus, auxquels nous avons parl comme notre pre?
+
+CAN.
+
+Non.
+
+ABEL.
+
+Pourquoi donc rester avec lui? c'est peut-tre l'ennemi du Trs-Haut.
+
+CAN.
+
+Et l'ami de l'homme. Le Trs-Haut, comme vous le nommez, le fut-il
+jamais?
+
+ABEL.
+
+_Nous le nommons_! vos paroles sont tranges aujourd'hui. Adah, ma soeur,
+laisse-nous pour un instant:--nous voulons offrir un sacrifice.
+
+ADAH.
+
+Adieu, mon Can; mais auparavant, embrasse ton fils. Puisse le calme de
+son ame, et les pieux efforts d'Abel, te rendre l'innocence et au
+bonheur!
+
+(Adah sort avec son enfant.)
+
+ABEL.
+
+O as-tu t?
+
+CAN.
+
+Je ne sais pas.
+
+ABEL.
+
+Quoi? ni ce que tu as vu?
+
+CAN.
+
+Les morts, les immortels; les immenses, les tout-puissans, les
+inconcevables mystres de l'espace;--les univers sans nombre qui furent
+ou sont encore;--un abme d'objets tourdissans, des soleils, des lunes
+et des terres roulant comme un tonnerre autour de moi; tout cela m'a
+rendu incapable de suivre une conversation mortelle: Abel, laisse-moi.
+
+ABEL.
+
+Tes yeux sont anims d'un clat surnaturel; une rougeur surnaturelle
+couvre tes joues; un accent surnaturel exprime tes paroles.--Que
+signifie tout cela?
+
+CAN.
+
+Cela signifie--je te prie, laisse-moi.
+
+ABEL.
+
+Non pas, jusqu' ce que nous ayons pri et sacrifi ensemble.
+
+CAN.
+
+Abel, je te prie, sacrifie seul.--Jhovah t'aime bien.
+
+ABEL.
+
+Bien _tous les deux_, j'espre.
+
+CAN.
+
+Mais toi le mieux. Peu m'importe pourquoi; tu as mieux trouv grce que
+moi: respecte-le donc,--mais respecte seul,--ou du moins sans moi.
+
+ABEL.
+
+Mon frre, je serais indigne d'tre le fils de notre commun pre, si je
+ne te respectais pas comme le premier-n, et si je ne te priais pas de
+te joindre moi, de me prcder mme dans les pieux sacrifices que nous
+offrons Dieu:--c'est l ta place.
+
+CAN.
+
+Je ne l'ai jamais rclame.
+
+ABEL.
+
+Et c'est l ce qui m'afflige. Je t'en prie, consens ce que je demande
+de toi. Ton ame semble oppresse de je ne sais quelle trange illusion;
+cela te rendra le calme.
+
+CAN.
+
+Non; rien ne peut me calmer dsormais. Que dis-je, me _calmer_? jamais
+je n'ai senti le calme dans mon coeur, mme dans le silence complet des
+lmens. Cher Abel, laisse-moi! ou permets-moi de ne pas troubler plus
+long-tems tes pieuses intentions.
+
+ABEL.
+
+Non, non: il faut que nous fassions ensemble notre devoir. Ne me
+repousse pas.
+
+CAN.
+
+Puisqu'il le faut--eh bien donc, qu'ai-je faire?
+
+ABEL.
+
+Choisis l'un de ces deux autels.
+
+CAN.
+
+Choisis pour moi. Ils ne sont tous les deux, pour moi, que de la pierre
+et du gazon.
+
+ABEL.
+
+Cependant, choisis!
+
+CAN.
+
+Je l'ai fait.
+
+ABEL.
+
+C'est le plus lev, celui qui te convenait le mieux, comme l'an.
+Maintenant, prpare tes offrandes.
+
+CAN.
+
+Et les tiennes, o sont-elles?
+
+ABEL.
+
+Les voici.--Les premiers-ns, les plus gras du troupeau:--c'est l'humble
+don d'un pasteur.
+
+CAN.
+
+Je n'ai pas d'agneaux; mon sort est de creuser la terre: je ne puis
+offrir que ce qu'elle accorde mes sueurs,--des fruits. (Il cueille des
+fruits.) Les voici dans leur fracheur, dans leur maturit.
+
+(Ils dressent leurs autels, et allument une flamme au-dessous.)
+
+ABEL.
+
+Mon frre, tu es l'an; offre d'abord, avec le sacrifice, ta prire et
+tes actions de grce.
+
+CAN.
+
+Non.--Je n'ai pas l'habitude de cela;--donne-moi l'exemple, je le
+suivrai--comme je pourrai.
+
+ABEL, s'agenouillant.
+
+O Dieu! toi qui nous cras, et dposas dans nos narines le souffle de la
+vie; qui nous as bni, et qui, en dpit de la faute de notre pre, as
+bien voulu ne pas perdre tous ses enfans, comme ils eussent t perdus,
+si ta justice n'et pas t tempre par la bont dans laquelle tu te
+complais; toi qui nous accordas le pardon, comme un autre paradis, si on
+le compare l'normit de notre crime;--seul matre de la lumire, du
+bien, de la gloire, de l'ternit; sans qui tout serait mal, avec qui
+rien ne peut faillir, si ce n'est dans un but louable et prvu par ton
+impntrable et toute-puissante bont,--accepte le premier des prmices
+du troupeau de ton humble pasteur:--cette offrande n'est rien en
+elle-mme;--et quelle offrande serait quelque chose auprs de toi?--Mais
+pourtant accepte-la, comme une action de grce de celui qui la dpose
+la face sublime de tes cieux, en inclinant son front jusque dans la
+poussire dont il est lui-mme form, pour mieux, et jamais, rendre
+hommage toi et ton nom!
+
+CAN, demeur debout.
+
+Esprit! quelque tu sois;--tout-puissant, il se peut;--bon, comme doivent
+l'tre toutes tes crations; Jhovah sur la terre, et Dieu dans le ciel!
+dcor d'autres noms encore, peut-tre, car tes attributs semblent aussi
+multiplis que tes ouvrages: si les prires peuvent te rendre propice,
+reois les miennes. Si tu dois tre honor par des autels, adouci par
+des sacrifices, accueille ceux que je te prsente! Deux cratures
+viennent en riger de concert vers toi. Si tu aimes le sang, l'autel du
+pasteur, qui fume mes cts, en a rpandu devant toi, et les membres
+de ses agneaux, palpitans encore, lvent vers les cieux un encens
+ensanglant; ou si les fruits doux et parfums de la terre, prsents
+devant toi, la face du soleil qui les a mris, peuvent t'agrer, en
+cela qu'ils sont aussi beaux encore que tu nous les as donns, et
+semblent dposs ici plutt pour tmoigner de la beaut de tes ouvrages
+que pour attirer l'un de tes regards sur les ntres; si l'autel priv de
+victimes et l'autel non rougi de sang peuvent obtenir tes faveurs,
+regarde le mien; et quant celui qui l'leva,--il est tel que tu l'as
+fait: il ne sait rien solliciter genoux. S'il est mchant, frappe-le!
+tu es tout-puissant, et tu le peux;--qui pourrait en effet s'y opposer?
+S'il est bon, frappe ou pargne-le, comme il te plaira! puisque tout
+dpend de toi; puisque le bon et le mauvais sont eux-mmes sans pouvoir,
+quand tu ne les soutiens pas. Que ta volont elle-mme soit juste ou
+partiale, je l'ignore; n'tant pas tout-puissant, ne pouvant juger la
+toute-puissance, mais seulement subir les arrts, hlas! dj trop
+cruellement subis!
+
+(Le feu allum sous l'autel d'Abel s'lve en colonne, et s'lance
+lumineusement vers le ciel; un ouragan renverse l'autel de Can, et
+disperse les fruits sur la terre.)
+
+ABEL, s'agenouillant.
+
+O mon frre, prie! Jhovah est irrit contre toi.
+
+CAN.
+
+Et pourquoi?
+
+ABEL.
+
+Tes fruits sont pars sur la terre.
+
+CAN.
+
+Ils viennent de la terre; laisse-les y retourner: leur graine portera de
+nouveaux fruits avant l't. Quant ton offrande carnassire, elle
+plat davantage; vois comme le ciel suce la flamme que le sang a
+engraisse.
+
+ABEL.
+
+Ne songe pas au succs de mon offrande; mais hte-toi d'en prparer une
+autre, avant qu'il ne soit trop tard.
+
+CAN.
+
+Je ne veux plus lever d'autels, ni souffrir qu'on en lve.--
+
+ABEL, se levant.
+
+Can! que prtends-tu?
+
+CAN.
+
+Renverser ce lche courtisan des nuages, cet enfum rceptacle de tes
+sottes prires,--ton autel enfin, rougi du sang des faibles agneaux que
+leur mre a nourris de lait pour qu'ils fussent gorgs ton Dieu.
+
+ABEL, le retenant.
+
+Tu ne le feras pas.--N'ajoute pas des actions impies des paroles
+impies! N'branle pas l'autel,--il est sacr maintenant, par le bon
+plaisir de Jhovah, puisqu'il en a daign accepter les offrandes.
+
+CAN.
+
+_Son plaisir_! Le met-il donc, ce plaisir, dans le parfum des chairs
+pantelantes et du sang encore bouillant? dans le blement des mres
+dsoles, qui redemandent leurs expirans nourrissons? dans l'agonie des
+tristes et innocentes victimes sous le couteau sacr? Va-t'en! aussi
+bien ce trophe sanglant n'pouvantera pas long-tems le soleil, et ne
+restera pas la honte de la cration.
+
+ABEL.
+
+Mon frre, arrte-toi. Tu ne veux pas employer la violence contre mon
+autel; si tu en es jaloux, il est toi: consomme-s-y un autre
+sacrifice.
+
+CAN.
+
+Un autre sacrifice? Va-t'en, ou ce sacrifice peut en effet--
+
+ABEL.
+
+Que veux-tu dire?
+
+CAN.
+
+Va--va-t'en.--Ton Dieu, n'est-ce pas, aime le sang?--songe-s-y.--Va-t'en
+avant qu'il n'y en ait _davantage_!
+
+ABEL.
+
+Je me place, en son divin nom, entre toi et l'autel qui l'a sanctifi.
+
+CAN.
+
+Si tu te chris toi-mme, recule, jusqu' ce que j'aie rendu ce gazon
+son sol naturel;--autrement--
+
+ABEL, le retenant.
+
+J'aime Dieu bien plus que la vie.
+
+CAN. Il le frappe sur les tempes, avec l'un des tisons qu'il enlve de
+l'autel.
+
+Offre donc ton Dieu le sacrifice de ta vie, puisqu'il aime ceux de ce
+genre.
+
+ABEL. Il tombe.
+
+Qu'as-tu fait, mon frre?
+
+CAN.
+
+Frre?
+
+ABEL.
+
+O Dieu! reois ton serviteur, et pardonne son assassin; il n'a pas su
+ce qu'il faisait.--Can, donne, donne-moi ta main, et dis la pauvre
+Zillah--
+
+CAN, aprs un instant de stupeur.
+
+_Ma_ main! elle est rouge, et du--de quoi? (Long silence. Il jette les
+yeux autour de lui.) O suis-je? Seul! O est Abel? o Can? Se peut-il
+que je sois Can? Mon frre, rveille-toi!--Pourquoi restes-tu couch
+sur l'herbe? ce n'est pas l'heure du sommeil.--Pourquoi si
+ple?--qu'as-tu?--ce matin, tu tais plein de vie! Abel! ah! je t'en
+prie, ne te joue pas de moi! Je t'ai frapp trop fort, mais non pour
+toujours! Pourquoi as-tu voulu me rsister? C'est un jeu! tu veux
+m'pouvanter.--Un coup--un seul coup!--Remue,--oh! remue--une seule
+fois;--oui, comme cela!--bien!--tu respires! souffle sur moi! O Dieu!
+Dieu!
+
+ABEL, d'une voix mourante.
+
+Qui parle ici de Dieu?
+
+CAN.
+
+Ton meurtrier.
+
+ABEL.
+
+Alors,--puisse Dieu lui pardonner! Can, console la pauvre Zillah;--elle
+n'a plus maintenant qu'un frre. (Il expire.)
+
+CAN.
+
+Et moi, plus! Qui m'a enlev le mien,--mon frre?--Ses yeux sont
+ouverts! donc il n'est pas mort! La mort ressemble au sommeil,--et le
+sommeil ferme nos paupires. Ses lvres aussi sont ouvertes; il respire
+donc! et pourtant je ne le sens pas.--Son coeur!--son coeur!--que je voie
+s'il bat.--Il me semble:--non!--non!--c'est une illusion; il faut que je
+sois pass dans un autre monde pire que le premier. La terre tourne
+autour de moi:--qu'est-ce cela? de l'eau! (Il porte la main son front,
+puis la regarde.) Pourtant, il ne pleut pas! C'est du sang!--le sang de
+mon frre, le mien lui-mme, et rpandu par moi! Qu'a de commun encore
+avec moi la vie, puisque j'ai pris celle de ma propre chair? Non, il ne
+peut tre mort!--Est-ce la mort que le silence? Non; il s'veillera: je
+vais attendre ses cts. Se pourrait-il que la vie ft assez fragile
+pour tre si facilement anantie?--Depuis, il m'a parl;--que lui
+dirai-je maintenant?--Mon frre!--non; il ne rpondra pas ce nom: les
+frres ne se frappent pas l'un l'autre. Cependant--encore--parle-moi,
+Abel! Un mot, un seul mot encore de ta douce voix, pour m'aider
+supporter le bruit de la mienne!
+
+(Entre Zillah.)
+
+ZILLAH.
+
+J'ai cru entendre un son douloureux; qu'est-ce donc? c'est Can; il
+veille auprs de mon poux. Que fais-tu l, mon frre? Est-ce qu'il
+dort?--O ciel! que signifie cette pleur et ce flot?--Non! non! ce n'est
+pas du sang; qui l'aurait rpandu, ce sang? Abel! qu'y a-t-il?--qui t'a
+fait cela? Il ne remue pas; il ne respire pas; ses mains tombent sur les
+miennes, froides et insensibles comme les pierres! Ah! cruel Can!
+n'as-tu pu le garantir tems de cette violence? Quel qu'ait t
+l'agresseur, un tranger lui-mme se serait plac entre lui et le
+meurtrier! Mon pre!--ve!--Adah!--venez, approchez! la mort est dans le
+monde!
+
+(Zillah sort en appelant ses parens.)
+
+CAN, seul.
+
+Dans le monde!--Et qui l'y a introduite? moi!--moi qui abhorre tellement
+ce nom de mort, que lui seul empoisonnait toute ma vie avant que je
+connusse son aspect.--Je l'ai conduite ici; j'ai livr mon frre ses
+froids et terribles embrassemens, comme si, sans mon aide, elle n'et
+pas assez haut rclam ses droits inexorables! Du moins, je suis
+veill,--un rve douloureux m'a rendu fou;--mais lui, il ne s'veillera
+donc plus!
+
+(Entrent Adam, ve, Adah et Zillah.)
+
+ADAM.
+
+Une voix de douleur, celle de Zillah, m'a conduit ici.--Que vois-je?
+Est-il vrai?--Mon fils!--mon fils! Femme, voil l'ouvrage du serpent;
+voil ton ouvrage!
+
+VE.
+
+Oh! ne parle pas ainsi: l'aiguillon du serpent est dans mon coeur. Abel!
+mon bien-aim! C'est un chtiment, Jhovah, au-dessus du crime, de
+_l_'avoir enlev sa mre!
+
+ADAM.
+
+Quel est le coupable de ce crime?--Parle, Can; tu tais prsent. Est-ce
+quelqu'un de ces anges ennemis qui ne marchent pas avec Jhovah? quelque
+sauvage et froce habitant des bois?
+
+VE.
+
+Ah! une lumire livide me pntre comme un clat de foudre! ce tison
+lourd et sanglant arrach de l'autel, noirci par la fume, et rougi du--
+
+ADAM.
+
+Parle, mon fils! parle; et malheureux comme nous le sommes, assure-nous
+que nous ne sommes pas plus dplorables encore.
+
+ADAH.
+
+Parle, Can! et dis que ce n'est pas _toi_!
+
+VE.
+
+C'est lui. Je le vois maintenant;--il baisse la tte; il cache ses yeux
+froces de ses mains rouges de sang.
+
+ADAH.
+
+Ma mre, tu l'outrages;--et toi, Can, claircis donc cette horrible
+accusation que nos parens, dans leur dsespoir, font peser sur toi.
+
+VE.
+
+coute, Jhovah! Puisse l'ternelle maldiction du serpent tre sur lui!
+elle est faite pour sa race plutt que pour nous. Puissent tous ses
+jours tre dsols! puisse--
+
+ADAH.
+
+Arrte! c'est ton fils; ne le maudis pas, ma mre: ne le maudis pas,
+mre! il est mon frre, mon poux.
+
+VE.
+
+Il t'a enlev ton frre!--Zillah, il t'a ravi ton poux:--pour moi,
+_plus de fils_!--A jamais je le maudis; je renonce le voir! Tous les
+liens sont rompus entre nous, comme lui-mme a rompu ceux de la
+nature.--O mort, mort! pourquoi ne m'as-tu pas prise, moi laquelle tu
+fus d'abord inflige? Qu'attends-tu encore?
+
+ADAM.
+
+ve, prends garde que ta douleur, hlas! trop lgitime, ne te conduise
+l'impit. Une douloureuse destine nous a t prdite; maintenant
+qu'elle commence, il faut la supporter de manire prouver notre Dieu
+que nous sommes entirement soumis sa sainte volont.
+
+VE, dsignant Can.
+
+_Sa volont_!--c'est celle de cet esprit incarn de mort, que j'ai mis
+sur la terre pour y faire entrer la mort. Puissent toutes les
+maldictions de la vie peser sur lui! ses tourmens le chasser au fond
+des dserts, comme les ntres nous ont chasss d'den, jusqu' ce que
+ses enfans lui rendent ce qu'il a donn son frre! Que jour et nuit le
+glaive et les ailes des chrubins le poursuivent;--que les serpens se
+dressent sous ses pas!--que les fruits de la terre deviennent cendre
+dans sa bouche! que les feuilles dont il entoure sa tte pour reposer
+soient le sjour des scorpions! qu'il rve sans cesse de son innocente
+victime! que ses veilles ne soient qu'un autre rve prolong de mort!
+que les claires fontaines se tournent en sang ds qu'il voudra les
+souiller de l'impur contact de ses lvres avides! que les lmens
+reculent ou se transforment devant lui! qu'il vive au sein de l'agonie
+qui accompagnera les derniers instans des autres hommes! et que la mort
+soit pour lui, qui le premier l'introduisit dans le monde, quelque chose
+de pire que la mort! Va-t'en, fratricide! Dsormais ton nom, le mot
+Can, sera pour le genre humain un objet d'horreur, mme pour ceux dont
+tu dois tre le pre! Que l'herbe se dessche sous tes pieds! que les
+bois te refusent leur abri, la terre une couche, la poussire une tombe,
+le soleil ses rayons et le ciel son Dieu!
+
+(ve sort.)
+
+ADAM.
+
+Can! loigne-toi: nous ne pouvons plus demeurer ensemble. Fuis! laisse
+le mort mes soins;--dsormais je suis seul:--nous ne nous reverrons
+plus.
+
+ADAH.
+
+O mon pre! ne le quitte pas ainsi. Ne va pas ajouter la terrible
+maldiction d've sur sa tte!
+
+ADAM.
+
+Je ne le maudis pas: son esprit est sa maldiction. Viens, Zillah!
+
+ZILLAH.
+
+Je dois veiller sur le corps de mon poux.
+
+ADAM.
+
+Nous reviendrons quand celui qui nous a prpar ce douloureux devoir
+aura disparu. Viens, Zillah!
+
+ZILLAH.
+
+Auparavant un baiser sur cette ple figure, sur ces lvres autrefois si
+animes.--O mon coeur! mon coeur!
+
+(Adam et Zillah sortent en pleurant.)
+
+ADAH.
+
+Can! vous avez entendu; il faut nous loigner. Je suis prte, nos
+enfans aussi! Je porterai noch, et vous sa soeur. Partons avant que le
+soleil ne tombe, et n'attendons pas l'obscurit de la nuit pour
+traverser le dsert.--Eh bien! parle, parle-moi, _moi_--qui suis toi.
+
+CAN.
+
+Laisse-moi!
+
+ADAH.
+
+Pourquoi? tout le monde t'a quitt.
+
+CAN.
+
+Et que tardes-tu de te runir eux? Ne crains-tu pas de rester avec
+l'auteur d'une pareille action?
+
+ADAH.
+
+Aprs la crainte de t'abandonner, il n'en est pas de plus grande pour
+moi que celle que m'inspire le crime qui te prive d'un frre. Je n'en
+dois pas parler:--c'est entre toi et le Tout-Puissant.--
+
+UNE VOIX D'EN HAUT.
+
+Can! Can!
+
+ADAH.
+
+Entends-tu cette voix?
+
+LA VOIX D'EN HAUT.
+
+Can! Can!
+
+ADAH.
+
+Elle retentit comme celle d'un ange.
+
+(Entre l'ange du Seigneur.)
+
+L'ANGE.
+
+O est ton frre Abel?
+
+CAN.
+
+Suis-je donc le gardien de mon frre?
+
+L'ANGE.
+
+Can! qu'as-tu fait? La voix du sang de ton frre crie de la terre vers
+le Seigneur!--Maintenant, tu es maudit de la terre, qui vient d'ouvrir
+sa bouche pour boire le sang vers par ta main fratricide. Dsormais,
+quand tu creuseras la terre, elle demeurera strile; tu resteras fugitif
+et vagabond dans le monde!
+
+ADAH.
+
+Le chtiment est au-del de ses forces. Vois! tu lui drobes la face de
+la terre; il reste priv de la face de Dieu. Vagabond et fugitif, il
+arrivera que ceux qui le trouveront le tueront.
+
+CAN.
+
+Que ne le peuvent-ils! Mais o sont ceux qui me tueront? o sont-ils sur
+cette terre encore dserte et inhabite?
+
+L'ANGE.
+
+Tu as tu ton frre, qui te garantira de ton fils?
+
+ADAH.
+
+Ange de lumire! sois misricordieux; ne dis pas que mon sein dchir
+nourrisse maintenant dans mon fils un meurtrier, un meurtrier de son
+pre.
+
+L'ANGE.
+
+Il ne ferait que suivre les traces de Can. Le lait d've n'a-t-il pas
+nourri celui que tu vois maintenant noy dans le sang? Le fratricide
+peut bien engendrer le parricide;--mais il n'en sera pas ainsi.--Le
+Seigneur, ton Dieu et le mien, m'a command d'imprimer son sceau sur
+Can, pour qu'il puisse errer en sret. Qui tuera Can attirera sur sa
+tte une punition sept fois plus forte. Approche!
+
+CAN.
+
+Que veux-tu de moi?
+
+L'ANGE.
+
+Marquer sur ton front l'affranchissement du crime que tu as commis
+toi-mme.
+
+CAN.
+
+Non, laisse-moi mourir!
+
+L'ANGE.
+
+Cela ne peut tre.
+
+(L'ange imprime une marque sur le front de Can.)
+
+CAN.
+
+Je sens mon front brl, mais ce n'est rien auprs du feu intrieur; que
+faut-il encore? accable-moi de tout ce que je puis supporter.
+
+L'ANGE.
+
+Tu as t sombre et farouche ds le sein de ta mre, semblable la
+terre que tu as jusqu' prsent creuse; mais celui que tu as immol
+tait doux comme les troupeaux qu'il paissait.
+
+CAN.
+
+Je fus enfant trop tt aprs la chute; l'esprit de ma mre tait encore
+fascin par le serpent, et mon pre pleurait encore sur den. Je suis ce
+que je suis; je n'ai pas demand la vie; je ne me la suis pas donne
+moi-mme. Que ne puis-je seulement de mon sang racheter celui--et
+pourquoi pas? Qu'Abel renaisse, et que je sois ray du livre de vie!
+Ainsi l'existence sera rendue par Dieu au bien-aim de Dieu, et je
+perdrai un don qui n'eut jamais d'attrait pour moi.
+
+L'ANGE.
+
+Qui pourrait anantir le meurtre? ce qui est fait est fait. loigne-toi!
+accomplis tes jours! et puissent tes actions ne pas ressembler celle
+que tu viens de commettre!
+
+(L'ange disparat.)
+
+ADAH.
+
+Il est parti; loignons-nous. J'entends les cris de notre petit noch
+dans son berceau.
+
+CAN.
+
+Ah! il ignore pourquoi il pleure! et moi qui rpandis le sang, je ne
+puis rpandre de larmes; mais les quatre rivires ne pourraient laver
+mon ame[35]. Crois-tu que mon fils puisse jamais me regarder?
+
+[Note 35: Les quatre rivires qui entouraient l'den, les seules, par
+consquent, que connt Can sur la terre.]
+
+ADAH.
+
+Si je croyais qu'il ne le voult pas, je voudrais--
+
+CAN, l'interrompant.
+
+Non, non! plus de menace: nous en avons trop subi. Va prendre ton
+enfant; je vous suivrai.
+
+ADAH.
+
+Je ne te laisse pas seul avec le mort; quittons ces lieux ensemble.
+
+CAN.
+
+O toi, image inanime et toujours prsente! toi dont le sang doit voiler
+de deuil la terre et les cieux! J'ignore ce que tu es _maintenant_! mais
+si _tu_ vois ce que _je_ suis, je crois que tu me pardonnes ce que ne
+pardonnera jamais ni ton Dieu ni mon propre coeur.--Adieu! je ne dois, je
+n'ose toucher ce que j'ai fait. Je sortis des mmes entrailles que toi;
+j'ai suc le mme sein; je t'ai souvent press dans mes bras; souvent
+nos jeux enfantins se confondirent; et voil que je ne puis plus
+t'approcher, que je n'ose pas mme faire pour toi ce que tu aurais fait
+pour moi:--runir tes membres dans leur tombeau,--le premier tombeau
+creus pour les mortels. Mais ce tombeau, qui l'a creus? O terre!
+terre! voil le trsor que je dpose dans ton sein, en rcompense de
+tous ceux que j'ai reus de toi.--Au dsert maintenant!
+
+(Adah s'incline, et baise le corps d'Abel.)
+
+ADAH.
+
+Cruelle et prmature fut ta mort, mon frre! et moi seule, de tous
+ceux qui pleurent sur toi, je ne puis verser de larmes. Mon devoir est
+dsormais de scher des pleurs, et non pas d'en rpandre. Mais pourtant,
+de tous ceux qui gmissent, nul ne gmit comme moi, non-seulement sur
+toi, mais sur celui qui t'a frapp. Allons, Can! je supporterai la
+moiti de ton fardeau.
+
+CAN.
+
+Nous marcherons l'orient d'den; cette ligne est plus dsole: elle me
+convient davantage.
+
+ADAH.
+
+Marche le premier! tu seras mon guide, et puisse tre le tien notre
+Dieu! Allons chercher nos enfans.
+
+CAN.
+
+Celui qui repose ici n'en avait pas; j'ai tari la source d'une race
+vertueuse qui et bientt charm les noeuds d'une union rcente. Hlas!
+en les joignant plus tard aux enfans d'Abel, la duret de mon naturel se
+ft adoucie chez eux! Abel!
+
+ADAH.
+
+La paix soit avec lui.
+
+CAN.
+
+Mais avec _moi_!--
+
+(Ils sortent.)
+
+FIN DE CAN.
+
+
+
+
+L'ILE,
+OU
+CHRISTIAN ET SES CAMARADES.
+
+
+
+
+AVERTISSEMENT.
+
+Le morceau suivant est fond en partie sur la relation du soulvement de
+l'quipage _la Bont_, dans les mers du Sud, en 1789, et en partie sur
+la _Relation des les Tonga_, par Marnier.
+
+
+
+Chant Premier.
+
+1. L'instant de la veille matinale tait arriv. Le vaisseau avanait
+avec grce, traant sur les flots un sentier mobile. La vague
+entr'ouverte par la proue se courbait en sillons complaisans devant la
+majestueuse charrue. L'onde immense embrassait toute la perspective, et
+derrire s'vanouissaient maints rivages de la Mer du Sud. La nuit
+paisible, dj nuance d'argent, opposait encore sa mourante obscurit
+aux atteintes de l'aube naissante. Les dauphins, avertis de l'approche
+du jour, s'lanaient au-dessus des flots, comme pour aspirer plus tt
+ses premires lueurs. Les toiles dtournaient de l'ocan leurs
+scintillans regards, et disparaissaient devant une clart plus radieuse.
+La voile reprenait sa blancheur nagure obscurcie; une brise
+rafrachissante glissait sur les vents. Dj mme la pourpre de l'Ocan
+annonait la venue du soleil;--mais un coup sera tent avant qu'il
+n'apparaisse.
+
+2. Le vaillant chef dormait dans sa cabine, confiant dans ceux qui
+faisaient la veille. Il rvait des rivages dsirs de la vieille
+Angleterre, de ses travaux rcompenss, de ses dangers vanouis; son nom
+tait ajout la liste glorieuse de ceux qui avaient visit les ples,
+sjour des orages. Le plus difficile tait pass, rien ne pouvait
+justifier de nouvelles inquitudes; pourquoi donc le sommeil avait-il
+pour lui des dangers? Hlas! son tillac tait foul par un pied
+indisciplin; des mains plus inhabiles voulaient diriger la voile du
+vaisseau; de jeunes coeurs, languissant aprs je ne sais quelle le
+favorise du soleil, o l't dure toute l'anne, o les femmes sourient
+pendant tout l't; des hommes loigns de leur patrie, et qui, trop
+long-tems voyageurs, n'avaient jamais revu la maison natale, ou
+l'avaient trouve toute change, et demi-barbare, prfraient une
+frache et douce grotte sauvage l'incertitude des flots.--Puis le
+souvenir des fruits savoureux que donnait une terre incultive; des
+forts qui ne connaissaient d'autres sentiers que ceux qu'ils y
+frayrent; des champs sur lesquels l'abondance tendait sa corne
+fortune; des terres, domaine commun et indpendant d'un seul
+possesseur..... Puis le voeu que les sicles n'ont jamais touff dans le
+coeur de l'homme--de ne connatre d'autre matre que sa volont; la terre
+offrant sa surface des mines non exploites; la libert qu'on y
+trouvait d'appeler chaque grotte sa propre demeure; ce jardin commun
+ouvert devant tous les pas, o la nature traite en tendre mre tout un
+peuple charm des dlices du dsert; leurs coquillages, leurs fruits,
+seule opulence qu'ils connaissent; leurs canots toujours retenus
+l'entour des rivages; leur chasse, leur gibier, leurs armes, leur aspect
+enfin si trange aux yeux d'un Europen:--tels taient les objets et la
+contre qui rveillaient les dsirs de ces marins,--dsirs qu'ils
+devaient chrement expier.
+
+3. Debout, brave Bligh! l'ennemi est la porte! debout! debout!--Hlas!
+il est trop tard! derrire ta case se tient le froce rebelle proclamant
+dj le rgne de la rage et de la terreur. Tes membres sont enchans,
+la baonnette touche ton sein, les mains qui tremblaient ta voix te
+saisissent; tran sur le tillac, tu ne verras plus l'obissant
+gouvernail ou la voile attentive attendre tes ordres pour suivre une
+direction, ou se dvelopper; cet esprit sauvage qui voudrait touffer
+force de dlire le sentiment de sa rvolte, fait briller autour de toi
+les yeux encore tonns de ceux qui redoutent le chef qu'ils sacrifient:
+car jamais l'homme ne peut tourdir le cri de la conscience, s'il ne
+porte ses lvres la coupe passionne de la rage.
+
+4. C'est en vain que, bravant l'oeil de la mort, ta poitrine menace
+implore ceux de tes compagnons rests loyaux:--ils ne viennent pas; ils
+sont rares: il faut qu'ils consentent ce qu'applaudissent des coeurs
+plus indociles. En vain tu cherches la cause: la maldiction est leur
+seule rponse, ou la menace de quelque chose de pire. A tes yeux brille
+le poignard homicide; sur ta gorge reste suspendue la baonnette
+effile; les mousquets chargs t'environnent, et semblent prts
+terminer tes jours. Tu les y encourages, en leur criant: Feu! Mais des
+coeurs impitoyables admirent encore, et quelque souvenir de leur ancien
+respect les arrte, plutt que la voix mconnue de leurs devoirs; ils ne
+voudraient pas perdre leur ame en rpandant le sang: ils prfrent
+t'abandonner la merci des flots.
+
+5. Disposez la chaloupe! c'est le cri du nouveau chef; et qui jamais
+osa dire _non_ la rvolte dans la premire imptuosit de son ivresse,
+dans les saturnales d'un pouvoir inattendu? La chaloupe est dispose
+avec tout l'empressement de la haine; et dj de lgres planches te
+sparent seules de l'abme qui doit t'engloutir; de faibles provisions
+te promettent une fin que leurs mains te refusent: c'est justement ce
+qu'il faut d'eau et de pain pour garantir quelques jours le moribond de
+la mort; de plus, quelques cornes, un peu de toile, des livres, unique
+trsor des hermites de l'Ocan; quelques cordages sont ensuite ajouts,
+aux instances de ceux qui n'espraient plus pour toi que dans l'air et
+les flots; puis enfin ce mobile et tremblant vassal des ples, cette
+aiguille sensible, ame de la navigation.
+
+6. Et maintenant, le chef lu par lui-mme juge propos d'touffer le
+premier sentiment de son crime; il rveille ainsi ses compagnons:--A
+boire! tant il craint que la passion ne cde bientt la voix de la
+raison! De l'eau-de-vie pour les hros! Ainsi jadis s'tait cri
+Burke;--et sans doute cette liqueur peut conduire la gloire. Nos hros
+partagrent cette opinion; au milieu de bruyans applaudissemens, ils
+vidrent la coupe. Huzza! huzza! Otati! tel fut leur cri; trange
+exclamation de la part des fils de la rvolte! Comment cette le
+dlicieuse, cette terre chrie de la nature, des coeurs aimans, des ftes
+sans prils, des moeurs aimables, trangres l'art, cette opulence
+commune, cet amour sans inquitude; comment tout cela pouvait-il avoir
+des charmes pour de grossiers marins ballotts sous leurs mts par
+chaque souffle de vent? Et maintenant, par quels nouveaux crimes se
+prparent-ils raliser les vains dsirs de la vertu, le repos? Hlas!
+telle est notre nature! notre but est le mme tous, seulement nous
+suivons des routes diverses; nos moyens, notre naissance, notre pays,
+notre gloire, notre fortune, nos gots, tout cela est plus puissant sur
+notre faible poussire que tout ce qui est en dehors du misrable cercle
+de notre gosme. Cependant murmure encore au-dedans de nous-mmes une
+faible voix troublant le silence de l'intrt ou le tumulte de la
+gloire; quelle que soit notre foi, quelque terre que nous foulions, Dieu
+fait toujours entendre son oracle, la conscience de l'homme!
+
+7. La chaloupe est charge du brave et triste petit nombre demeur
+fidle au chef; quelques-uns, rests sur le tillac du
+vaisseau--maintenant jouet d'un moral naufrage--faisaient des voeux
+tardifs pour partager le sort d'un capitaine que leurs yeux voyaient
+s'loigner; d'autres calculaient pour lui de nouveaux malheurs,
+plaisantaient la vue lointaine de sa faible voile, l'ide de cette
+faible barque, si fragile et si charge. Oh! combien il est plus assur,
+plus tranquille, le tendre nautile[36], pilote maritime de sa couche
+imperceptible, la fe, le gnie de la mer. Lui, quand l'ouragan siffle
+et jaillit en clairs sur les ondes, demeure en sret,--son port est
+dans la ville,--il triomphe sur les _armadas_ du genre humain, qui
+branlent le monde, et flchissent sous la verge des vents.
+
+[Note 36: Espce de coquillage.]
+
+8. Quand tout fut prt sur le vaisseau, qui maintenant avouait un
+rvolt pour son matre,--un matelot, moins endurci que ses compagnons,
+tmoigna cette piti inutile, faite seulement pour irriter le malheur.
+D'un regard inquiet, il veillait sur les mouvemens de son ancien chef,
+et cherchait mme, force de signes, lui exprimer son compatissant
+repentir. Dj mme il avanait un humide flacon jusqu' ses lvres
+arides et dessches; mais bientt, observ lui-mme, ce gardien fut
+loign, et la piti cessa de percer le nuage que la sdition tendait
+autour du brave chef. Alors s'approcha l'audacieux et sombre jeune homme
+que, pour son malheur, avait trop aim le capitaine; il s'cria, en
+dsignant la chaloupe abandonne: Partez! tout retard coterait la
+vie! Et pourtant, mme en ce dernier instant, il n'avait pas touff
+toute sympathie. Un mot pouvait encore ramener le remords dans cette ame
+violente et passionne; et ce que les autres ne souponnaient pas, la
+victime put le reconnatre. Quand Bligh, avec un ton de reproche amer,
+lui demanda qu'tait devenu le souvenir des anciens
+bienfaits;--qu'taient devenues ses esprances d'une gloire suprieure
+celle des mille cussons pompeux de la Grande-Bretagne? ses lvres
+tremblantes semblrent cder devant une force invincible. C'est cela!
+c'est cela! pronona-t-il; je suis damn! damn! Il n'en dit pas
+davantage; mais, poussant dans sa barque son matre, il le confia au
+faible esquif. Sa langue ne put articuler d'autres accens; mais combien
+d'ides dans ses brusques adieux!
+
+9. Le large soleil des rgions arctiques s'levait sur les ondes; la
+brise tantt s'engouffrait, tantt ressortait de ses humides grottes.
+Son aile capricieuse s'loignait, puis revenait effleurer les sillons de
+l'Ocan, comme les cordes d'une harpe olienne. D'une rame dsespre et
+presque silencieuse, dj l'esquif se creusait un chemin redout vers
+une roche peine visible, qui dressait, comme un lointain nuage, son
+front au-dessus des flots. La chaloupe et le vaisseau ne se runiront
+plus! mais ce n'est pas moi de dire les infortunes de Bligh, leurs
+dangers continuels, leurs rares esprances; leurs jours de pril, leurs
+nuits de dsespoir; leur courage toujours le mme, quand il semblait le
+plus inutile; la famine dvorante, rendant un fils mconnaissable
+l'oeil mme de sa mre; les autres maux, assez horribles pour faire trve
+ la faim, jusqu' ce qu'elle n'et plus sur eux de prise; les fureurs
+et les gards de la mer, tantt les couvrant de son abme, tantt les
+laissant briser de leurs rames fatigues les vagues qui ne cdaient qu'
+tous leurs efforts runis.--Une fivre continue, une soif sche, qui
+leur faisait saluer, comme un bonheur, les nuages qui glaaient leurs os
+nus, savourer avec dlices la froide humidit des nuits orageuses, et
+presser avidement la toile tendue sur leur tte, pour recueillir
+quelques gouttes de pluie. Il leur fallut fuir mainte horde sauvage,
+pour redemander un asile plus sr encore aux flots impitoyables. Et
+pourtant, il fut accord ces spectres anims de raconter leurs dangers
+passs, et des angoisses telles que jamais les annales de l'humide abme
+n'en avaient retraces, pour arracher de la terreur aux hommes, aux
+femmes des larmes.
+
+10. Laissons-les leur destin, il ne sera ignor ni impuni. La justice
+aura son jour; la discipline viole prendra leur dfense, et la marine
+insulte proclamera le cri des lois. Nous allons suivre les pas du
+rebelle, qu'une vengeance loigne ne saurait pouvanter. Arrire!
+arrire! sur les vagues! ses yeux reverront la baie dsire; et les
+rivages heureux o les lois ne sont pas connues recevront les matelots
+mis hors la loi de leur pays.--La nature, et cette desse de la
+nature--la femme--les rappelle vers une terre o rien, sauf leur
+conscience, ne songera les accuser; o tout le monde jouit sans
+querelle des biens de la terre; o le pain lui-mme est cueilli comme un
+fruit[37]; o nul ne squestre pour lui seul les champs, les forts, les
+rivires:--ge sans or, o ce mtal ne trouble pas les songes, et n'a
+pas, ou n'avait pas alors, envahi ces rivages. Depuis, l'Europe y porta
+ses vastes connaissances, ses coutumes, ses moeurs, mais au prix d'une
+multitude de vices qu'elle enseigna aux fils de ces contres. Mais loin
+de nous ces images! Voyons les insulaires tels qu'ils taient; bons par
+les leons de la nature, vicieux sous ses inspirations. _Huzza_!
+_Otati_! tel fut le cri lanc d'un commun accord par le rapide
+vaisseau. La brise s'lve; la voile, nagure dtendue, et maintenant
+gonfle, prcde joyeusement le souffle des vents. En plus rapides
+rubans se pressent les ondes autour du vaisseau; la vague jaillit plus
+haute sous les coups de la proue. Ainsi _l'Argo_ soulevait-il la
+virginale cume de l'Euxin; mais ceux qu'il portait jetaient vers leurs
+foyers un regard de regret:--ceux-l renoncent pour jamais la leur, et
+leur barque rebelle s'en loigne aussi rapidement que le corbeau en
+s'envolant de l'arche sainte. Et pourtant leur projet est d'aller
+partager de nouveau le nid de la colombe, et de courber sous le joug de
+l'amour leur front indomptable.
+
+[Note 37: _L'arbre pain_, si fameux, et que l'expdition du capitaine
+Bligh avait pour but de transplanter.]
+
+
+
+Chant Deuxime.
+
+1. Combien doux taient les chants de Toobonai, alors que le soleil
+d't descendait sur la baie de corail[38]! Viens, disaient les jeunes
+filles; avanons vers le plus frais ombrage de l'lette: nous y
+couterons le ramage des oiseaux! la colombe des bois enverra, du milieu
+des arbres, son roucoulement, semblable la voix des dieux partie de
+Bolotoo; nous cueillerons les fleurs qui naissent sur la couche des
+morts: les plus fraches s'lvent o repose la tte des guerriers. Nous
+nous assirons en face du crpuscule; nous verrons les suaves rayons de
+la lune glisser au travers des branches du tooa, et le bruissement lger
+de leurs soupirs charmera nos oreilles, quand nous nous reposerons sous
+leur abri. Ou bien gravissons le prcipice: nous contemplerons les flots
+venant combattre le gigantesque rocher, qui bientt les repousse
+ddaigneusement en cumantes colonnes. Qu'elles sont belles! et qu'ils
+sont heureux ceux qui, libres des travaux et du tumulte de l'existence,
+se contentent de regarder du rivage l'espace que l'Ocan remplit tout
+entier! L'Ocan lui-mme se complat dans l'azur de sa surface; et
+souvent il vient, la clart de la lune, peigner en cet endroit sa
+flottante chevelure.
+
+[Note 38: Les trois premiers couplets sont emprunts une chanson
+favorite des insulaires de Tonga, traduite en prose dans la _Relation
+des les Tonga_, par Mariner. Toobonai n'est cependant pas l'une de ces
+les; mais elle fut l'une de celles o se rfugirent les mutins. J'ai
+altr et ajout; cependant j'ai conserv de l'original tout ce que j'ai
+pu.
+
+(_Note de Lord Byron_.)]
+
+2. Oui,--nous cueillerons les fleurs du spulcre; nous rivaliserons de
+plaisir avec les esprits des bocages promis; puis nous plongerons, et
+nous jouirons au sein des vagues; puis nous dposerons nos membres sur
+le tendre gazon; bientt, humides encore de nos premiers jeux, nous
+oindrons nos corps de l'huile embaume; nous laisserons les fleurs
+cueillies sur les tombes, et nous nous parerons des guirlandes
+empreintes du souvenir des braves. Mais voici la nuit; le _Mooa_ dissipe
+nos projets: dj, prs de nous, retentit le bruissement des mts. Et
+pourtant le flambeau, signal de la danse, rpand ses tincelles
+cadences sur le gazon de Marli. Nous aussi, courons-y; l, nous nous
+rappellerons l'heureux souvenir de maintes ftes, avant que Fiji n'et
+souffl dans la trompe guerrire, avant que les ennemis ne parussent
+dans leurs canots la porte de nos rivages. Hlas! par eux se fltrit
+la fleur du genre humain; hlas! par eux les ronces se dressent l'envi
+dans nos champs; et par eux est oubli le ravissement que nous
+prouvions errer la lueur de la lune, avec l'amour pour unique
+compagnon de nos pas. Rsignons-nous:--ils nous ont appris manier une
+massue, inonder nos champs d'une pluie de flches. Qu'ils recueillent
+la moisson qu'ils nous ont forc de semer. Mais cette nuit doit tre
+toute entire aux ftes; demain il nous faudra partir. Frappez la danse!
+emplissez la large coupe!--demain nous pouvons mourir. Enveloppons nos
+membres dans des vtemens d't; autour de nos reins dployons le blanc
+de Tappa; que des guirlandes fraches comme le printems mme forment
+notre couronne, et qu'autour de nos paules brillent les grains de
+l'hooni: ses vives couleurs contrasteront avec la teinte de feu des
+poitrines qui battent sous elles.
+
+3. Mais la danse a cess.--Ah! restez encore! arrtez! ne dposez pas le
+sourire de fte. C'est demain que nous partons pour le Mooa; demain, non
+pas cette nuit:--la nuit appartient encore la tendresse. Jeunes
+enchanteresses de la joyeuse Licoo, rendez-nous les guirlandes que nous
+prfrons au sein du plaisir! Que vos formes sont charmantes! comme
+chacun de nos sens excit, ravi et doubl, rend hommage votre beaut!
+Ainsi les fleurs qui parsment le rocher de Mataloco, portent leurs
+parfums jusqu'aux bornes de l'humide horizon. Nous aussi, nous nous
+rendrons Licoo; mais, mon coeur, que dis-je? nous irons?--et demain
+il nous faut partir!
+
+4. Tels taient les chants--harmonie des jours que l'approche des
+flottes europennes n'avait pas encore infects. Sans doute, ces
+insulaires avaient leurs vices--ceux que la nature tolre--et rsultats
+de la barbarie.--Nous avons les uns et les autres: ceux qui naissent de
+l'excs de la civilisation, ceux qui, chez les peuples sauvages,
+inspirent le plus d'horreur. Qui n'a pas vu le rgne de
+l'hypocrisie,--les prires d'Abel runies aux forfaits de Can, qui ne
+les a pas vus, dis-je, peut, de son balcon, voir la preuve que notre
+vieux monde est mille fois plus perverti que le _nouveau_;--mais il
+n'est plus de _nouveau_ monde, si ce n'est aux lieux o Colombie vient
+de voir natre deux gigantesques enfans de la libert; o le Chimborao
+peut son gr promener son regard de Titan sur les flots, les airs et
+la terre, sans y rencontrer un esclave!
+
+5. Telle tait l'pope des jours de tradition; les chants auxquels se
+rattachait la gloire des morts, quand la gloire n'avait d'autre
+expression que celle d'une mlodie presque divine. Ces chants ne
+satisfont pas l'oeil glac du sceptique, mais ils livrent la puissance
+de l'harmonie une histoire entire. C'est un Achille enfant, qui, la
+lyre du Centaure en main, apprend surpasser la vertu des tems passs.
+Le simple couplet d'une vieille et chre ballade, rpt par les roches,
+se confondant avec le vagissement des ondes, parti de la pelouse
+humecte par un murmurant ruisseau, ou multipli par les chos prolongs
+des montagnes, a, sur les coeurs nafs, plus de pouvoir que toutes les
+colonnes riges par les favoris de la victoire. Il garde son loquence,
+quand les hiroglyphes ne sont plus qu'une source de conjectures ou de
+rveries pour les sages ou les savans. Primitive et virginale expression
+du coeur, il nous attendrit, quand les monumens de l'histoire nous
+fatiguent. Telle tait cette chanson barbare,--car le chant est n chez
+les barbares;--telle en inspirait la solitude des hommes du nord, qui
+vinrent nous conqurir, et telle en inspirera toujours la contre que
+nul ennemi lointain ne sera venu dtruire ou civiliser. Quelle
+impression plus vive et plus puissante produiraient aujourd'hui sur les
+coeurs les artifices de notre savante musique?
+
+6. Alors ces mlodies, inconnues aujourd'hui, traversaient suavement le
+gracieux silence des airs, la douce sieste d'une journe d't, le calme
+aprs-midi de Toobonai; alors chaque fleur tait panouie, l'air tait
+un immense parfum, un lger souffle commenait balancer le palmier, la
+premire impression de la brise encore silencieuse effleurait les ondes
+comme pour transporter la fracheur dans la grotte avide. C'tait
+l'asile de la chanteuse et du jeune tranger qui lui avait appris les
+douloureux plaisirs de l'amour, plaisirs toujours enivrans, mais surtout
+pour les coeurs qui ne savent pas encore qu'on puisse les perdre, et qui
+s'lancent comme des martyrs sur leur bcher funraire, tellement ravis
+dans leur dlirant enthousiasme, que rien dans la vie ne leur semblerait
+comparable aux joies de cette mort: aussi meurent-ils rellement.
+Qu'est-ce, en effet, pour eux, que les autres promesses de la vie,
+ct de l'ide seule de cet entranement, de cette exaltation de toutes
+les forces de la nature? Aussi nos rves d'une meilleure vie sont-ils
+renferms dans l'espoir d'aimer ternellement encore.
+
+7. L tait assise l'aimable sauvage du dsert, enfant par les annes,
+femme par les formes, quand on se reporte l'enfance de nos froids
+climats, o rien n'atteint une prompte maturit, l'exception du crime.
+Mais c'tait l'enfant d'un monde enfant, et comme la nature, charmante,
+anime et nave; noire comme la nuit, mais la nuit avec tous ses astres,
+ou comme la grotte tincelante de stalactites. Ses yeux taient un
+langage et un charme; ses contours, ceux d'Aphrodite sur son char de
+coquillage, et au milieu d'un riant cortge d'Amours. Voluptueuse comme
+la premire approche du sommeil, et pourtant pleine de vie,--car ses
+joues, brunies par les feux du tropique, se nuanaient souvent d'une
+aimable rougeur; le sang des brlans climats colorait son cou, et
+traait un sillon radieux sur la pleur obscure de ses paules, comme on
+voit dans l'onde tnbreuse les rameaux du corail attirer le plongeur
+vers les grottes qu'ils rougissent. Telle tait la fille des mers du
+Sud. Telle qu'une vague dont la force pouvait soulever la barque
+fortune des autres, heureuse de leur bonheur, triste de leurs seules
+peines; son sein brlant, nergique, et pourtant fidle, ne recelait pas
+de joie gale celle qu'elle donnait. Ses esprances n'allaient pas
+au-del de l'exprience, cette pierre de touche glaciale, dont le
+contact dpouille ordinairement tous les objets de leurs radieuses
+couleurs. Elle ne redoutait pas les maux; elle n'en connaissait aucun,
+ou, si elle en connaissait, ils taient bientt--trop tt--oublis. Ses
+souris et ses larmes passaient avec la rapidit du vent ridant la
+surface des lacs, et troublant, sans le briser, leur dlicat miroir.
+Bientt la srnit remontera d'une profondeur non sonde, ou descendra
+des sources pures de la montagne, jusqu' ce qu'enfin un tremblement de
+terre, bouleversant la grotte de la Naade, en dissipera les ondes, les
+chassera devant lui dans quelque cavit dserte, devenue le rceptacle
+d'un marais ftide. La fille des les partagera-t-elle leur destin?
+Hlas! le changement ternel agite la vague incertaine de l'humanit;
+mais ceux qui tombent, comme tomberont les mondes eux-mmes, renatront
+du moins, s'ils ont bien vcu, en esprits suprieurs l'univers cras.
+
+8. Et lui, quel est-il, cet enfant du Nord aux yeux bleus, venu d'les
+moins inconnues l'homme, mais presqu'aussi sauvages? Quel est ce jeune
+homme aux cheveux blonds, sorti des Hbrides, l o grondent les vagues
+agites du Pentland? Balanc dans son berceau par les vents mugissans;
+n au milieu des orages, avec un corps et une ame crs pour les orages;
+le premier objet sur lequel s'ouvrirent ses jeunes yeux fut la blanche
+cume de l'ocan, et depuis ce moment l'ocan fut sa patrie. Compagnon
+gigantesque de ses rveries et de son pre solitude, ce fut le seul
+Mentor de sa jeunesse partout o les flots portrent sa barque. Quant
+lui, jouet des vagues et des vents, c'tait un tre insouciant qui
+s'abandonnait au hasard. Nourri des lgendes merveilleuses de son pays
+natal, se livrant avec ardeur l'esprance, mais ferme dans les revers,
+le dsespoir tait la seule des sensations qu'il ne connt pas. Sous le
+ciel de l'Arabie, il et t le plus intrpide des enfans errans de ces
+dserts de sable, ses lvres immobiles endurant la soif avec autant de
+patience qu'Ismal lui-mme port sur le vaisseau du dsert[39]; sur les
+rivages du Chili. Cacique orgueilleux; dans les montagnes d'Hellas, Grec
+rebelle; n sous une tente, peut-tre un nouveau Tamerlan; lev pour le
+trne, qui sait s'il et t digne de rgner? car l'ame ambitieuse qui,
+pour s'lever la domination, a dtruit la route qu'elle devait
+parcourir; cre pour le pouvoir, et n'ayant d'autre proie qu'elle-mme,
+est force de rtrograder[40], et de se plonger dans la douleur pour y
+chercher le plaisir. Dans une condition plus humble, avec une ducation
+vertueuse, ce mme esprit qui fit un Nron, la honte de Rome, aurait pu
+devenir l'imitateur du hros qui porta si glorieusement son nom[41];
+mais laissez-lui encore tous ses vices, quel troit thtre pour eux si
+vous ne leur donnez un trne!
+
+[Note 39: Le vaisseau du dsert est une figure orientale, en parlant
+d'un chameau ou d'un dromadaire: et ils mritent bien cette mtaphore;
+le premier par sa patience, le second par sa lgret la course.]
+
+[Note 40: Lucullus, ayant trouv des charmes dans la frugalit, prodigua
+les navets dans sa ferme sabine.
+
+(POPE.)]
+
+[Note 41: Le consul Nron qui fit cette marche incomparable dont Annibal
+fut la dupe, et qui dfit Asdrubal, accomplissant ainsi un fait d'armes
+presque sans exemple dans les annales militaires. La premire nouvelle
+qu'Annibal eut de son retour fut par la tte d'Asdrubal jete dans son
+camp. Annibal, en la voyant, s'cria, avec un soupir, que Rome allait
+maintenant devenir la matresse du monde. Et cependant, c'est peut-tre
+grce cette victoire du consul Nron que l'empereur du mme nom rgna
+par la suite; mais l'infamie de l'un a surpass la gloire de l'autre.
+Quand on entend prononcer le nom de Nron, qui songe au consul? telles
+sont les choses humaines!]
+
+9. Tu souris, lecteur.--Pour celui qui voit les choses d'un oeil facile
+se laisser blouir, de telles comparaisons semblent prises bien haut
+propos du nom obscur d'un tre dont le sort n'a rien de commun avec la
+gloire, Rome, le Chili, Hellas ou l'Arabie. Tu souris? j'y consens: il
+vaut mieux sourire que de soupirer; cependant il aurait pu tre tout ce
+que j'ai dit. C'tait un homme dont l'esprit ambitieux l'entranait
+toujours en avant, form pour devenir un hros patriote ou un chef
+despotique; pour faire la gloire ou le malheur d'une nation. Il tait n
+sous des auspices qui font l'homme plus grand ou plus abject que
+l'imagination mme n'a os le rver. Mais tout ceci n'est que chimres;
+dites enfin, qu'est-il dans ces lieux?--c'est un frais adolescent, un
+jeune mutin affranchi par la rvolte; c'est le blond Torquil, qui ne
+connat pas plus d'entraves que les vagues cumeuses de l'ocan,--c'est
+l'poux de la fiance de Toobona.
+
+10. Les yeux fixs sur les flots, il tait assis auprs de Neuah, de
+Neuah qui, parmi les filles de l'le, est comparable cette plante qui,
+sans cesse tourne vers le soleil, en a reu le nom. Noble, mais d'une
+noblesse qui fait sourire nos gnalogistes qui n'ont pas d'armoiries
+pour ces contres inconnues; issue d'une longue race d'hommes libres et
+vaillans, race de preux ne connaissant pas l'usage des vtemens, et
+formant une chevalerie sauvage dont les huttes couvertes de mousse
+s'lvent le long des rivages de la mer. J'ai vu la tienne, Achille, et
+n'ai pas vu autre chose! Mais quand ces trangers porteurs de la foudre
+arrivrent dans leurs vastes canots ceints de traits de flamme, hrisss
+de grands arbres qui, plus hauts que le palmier, semblaient, pendant le
+calme, avoir pris racine dans les profondeurs de l'ocan, et, lorsque
+les vents se rveillaient, dployaient des ailes aussi larges que le
+nuage qui s'tend l'horizon; et, semblables des cits de la mer,
+commandaient aux flots, et enchanaient presque les vagues turbulentes,
+la jeune sauvage, dans son lger esquif, agitant mollement sa pagae,
+s'lana sur la surface des ondes, comme les rennes travers les
+neiges, glissant doucement sur le bord cumeux des brisans, lgre comme
+une Nride sur son char marin[42], elle contempla, pleine d'tonnement
+et d'admiration, cette construction gigantesque refoulant chaque vague
+sous sa pesante masse. L'ancre est jete, le vaisseau repose au sein de
+l'ocan; et tandis qu'une foule d'embarcations lgres forment autour de
+lui une chane mobile, il semble un lion majestueux endormi aux rayons
+du soleil, et dont un essaim d'abeilles bourdonnantes entourent la
+flottante crinire.
+
+[Note 42: Il y a dans le texte: _sur son traneau marin_.]
+
+11. Les hommes blancs dbarqurent. Est-il besoin de dire le reste? le
+nouveau monde tendit sa main noire l'ancien. Chacun d'eux tait une
+merveille pour l'autre, et l'attrait de la surprise et de l'admiration
+fit bientt place un sentiment plus bienveillant. Parmi ces enfans du
+soleil, l'accueil des pres fut affectueux; celui des filles, agites
+par de plus douces passions, le fut bien plus encore. Ils s'unirent par
+de tendres liens. Les enfans des temptes s'aperurent que la beaut
+peut tre jointe une peau noire, et les filles de l'le admirrent
+leur tour cette teinte plus ple, qui parat si blanche aux climats qui
+ne connaissent pas la neige. La course, la chasse, la libert d'errer
+sur ce sol, o chaque cabane tait la leur; le plaisir de jeter un filet
+ la mer, de s'lancer dans ces lgers canots qui voguent sur cet
+archipel, au sein bleutre duquel s'lvent ces les heureuses; ce
+sommeil rafrachissant obtenu par de joyeux travaux; ce palmier qui nous
+reprsente la plus majestueuse Dryade des forts, o l'enfance du jeune
+Bacchus fut cache, et dont la cime, ombrageant la _vigne renferme_
+dans son sein, est si leve que l'aigle btit rarement son nid plus
+haut; le festin compos de caviar et d'ignames; ce cocotier qui porte
+la fois la coupe, le lait et le fruit; l'arbre pain qui, sans le
+secours de la charrue et du moissonneur, donne l'abondant produit d'un
+champ cultiv, tandis que ses pains, offrandes de la nature, cuisant
+sans l'aide d'un feu artificiel, dans des forts qui ne sont encore ni
+achetes ni vendues, chassent la famine de leur sein fertile, et offrent
+une denre sans prix l'homme qui la recueille. Tous ces trsors, et
+les douces volupts des eaux et des bois, les joies foltres de ces
+solitudes peuples, adoucirent les moeurs de ces farouches aventuriers,
+et les disposant sympathiser avec un peuple moins clair, mais plus
+heureux, firent plus que l'ducation europenne n'avait pu faire en
+civilisant les enfans de la civilisation!
+
+12. Parmi eux, on remarquait plus d'un couple amoureux, et entre
+ceux-ci, Neuah et Torquil n'taient pas le moins aimable. Tous deux
+enfans des les, quoique d'les bien loignes l'une de l'autre; tous
+deux ns sous cette toile qui prside la mer, ils avaient t nourris
+tous deux au milieu de ces beauts primitives de la nature qu'on chrit
+jusqu'au tombeau lorsqu'elles ont attir nos premiers regards, et excit
+notre intrt dans l'enfance. Celui dont les monts bleutres de l'cosse
+frapprent d'abord les yeux, aimera chaque cime qui lui offrira une
+teinte semblable; il saluera dans chaque rocher la figure bien connue
+d'un ami; et l'aspect d'une montagne, ses bras s'ouvriront comme pour
+l'treindre contre son coeur. Long-tems j'ai err dans des pays qui ne
+sont pas le mien, adorant les Alpes, chrissant les Apennins, prostern
+devant le Parnasse et devant la cime escarpe du mont Ida, berceau de
+Jupiter, et de l'Olympe dominant majestueusement la mer. Mais ce n'tait
+pas seulement les souvenirs de l'antiquit ni cette belle nature qui me
+jetaient dans des ravissemens extatiques:--les motions de l'enfance lui
+avaient survcu dans le jeune homme; et sur le mont Ida, cherchant des
+yeux Troie et Loch na Gar, ma mmoire attachait des souvenirs celtiques
+aux monts Phrygiens, et confondait les cascades d'cosse avec la
+fontaine limpide de Castalie. Pardonne, ombre universelle d'Homre!
+pardonne, Phbus! aux carts de mon imagination:--ce fut dans le nord
+que je puisai le premier sentiment des beauts de la nature, et que
+j'appris adorer vos scnes sublimes[43].
+
+[Note 43: tant trs-enfant (j'avais a peu prs huit ans), ayant t
+attaqu de la fivre scarlatine, Aberdeen, je fus transport dans les
+montagnes par le conseil des mdecins. L, il m'arriva quelquefois de
+passer l't, et c'est de ce moment que je date mon penchant pour les
+pays montagneux. Je n'oublierai jamais l'effet que produisit sur moi,
+quelques annes aprs, en Angleterre, le spectacle d'un objet que je
+n'avais pas vu depuis long-tems, mme en miniature, d'une montagne de la
+chane des Malvernes. mon retour Cheltenham, je la contemplais tous
+les soirs, au coucher du soleil, avec une motion que je ne puis
+dcrire. Ceci tait bien d'un enfant; mais je n'avais que treize ans, et
+c'tait pendant les vacances.]
+
+13. L'amour qui embellit et attendrit tous les tres; la jeunesse qui
+colore l'air qui l'entoure; le ciel qui la couvre des nuances brillantes
+de l'arc-en-ciel; le souvenir des prils passs, qui fait que l'homme
+lui-mme jouit de l'intervalle o il cesse de dtruire;--l'attrait
+rciproque de cette beaut qui se fait sentir au coeur le plus farouche,
+et le frappe comme l'clair frappe l'acier: tout contribua unir
+l'homme demi civilis et la fille sauvage, et confondre, dans une
+seule ame absorbe par la passion, l'adolescent et la jeune fille. Les
+souvenirs tumultueux des combats avaient cess de remplir d'une joie
+sombre un coeur qui commenait se dtacher d'eux. Il ne ressentait plus
+cet ennui, cette impatience du repos qui le troublait nagure, comme
+l'aigle dans son nid, dont le bec aiguis et l'oeil perant cherchent une
+victime dans la vaste tendue des cieux:--son ame s'tait amollie dans
+cet tat voluptueux, o il gotait ces douceurs effmines de l'lyse,
+qui ne promettent pas de lauriers la tombe des hros; mais, hlas! ces
+lauriers se fltrissent s'ils ne sont arross de sang.--Et lorsque les
+cendres d'un mortel sont dposes dans l'urne funbre, le myrte ne leur
+prte-t-il pas un aussi doux ombrage? Si Csar n'et connu que les
+baisers de Cloptre, Rome et t libre, et le monde ne ft pas devenu
+sa conqute. Eh! qu'ont fait pour le monde les exploits de Csar, la
+renomme de Csar? Nous le sentons dans notre avilissement: cette gloire
+a pos son cachet sanglant sur nos chanes, elle y a fait natre la
+rouille que nos tyrans se plaisent y entretenir. Eh quoi! la gloire,
+la nature, la raison et la libert runies ordonneront des millions
+d'hommes exasprs de faire ce que Brutus excuta seul!--Elles leur
+commanderont de renverser du poste lev qu'ils occupent depuis trop
+long-tems, ces vils imitateurs d'un despote, qui, semblables l'oiseau
+moqueur, rptent le chant de la tyrannie! et cependant nous
+continuerons tre traqus par ces chats-huans ignobles, dignes
+seulement de la chasse aux souris, et que nous nous obstinons prendre
+pour de nobles faucons, tandis que le premier mot de libert suffirait
+pour chasser ces pouvantails: car leur effroi nous prouve assez qu'ils
+ne sont pas autre chose!
+
+14. Plonge dans les ravissemens de la passion, et oubliant doucement la
+vie, Neuah, la fille de la mer du Sud, tait tout ce qu'une femme peut
+tre pour un poux lorsqu'aucune distraction du monde ne la dtourne de
+son amour; loin d'une socit railleuse, toujours prte se moquer
+d'une flamme nouvelle et passagre, et de cet essaim bourdonnant de
+fats, qui fait bruyamment clater son admiration, ou murmure son
+oreille les expressions d'une flamme adultre, qui en veut son devoir,
+ sa gloire et son bonheur. Son ame et toutes les sensations qui
+l'agitaient taient nu comme ses belles formes. On pouvait la comparer
+ l'arc-en-ciel pendant l'orage:--ses nuances mobiles offrent une
+brillante varit, mais colorent toujours les cieux du plus doux clat;
+son arc a beau s'tendre, ses couleurs changer, ce n'est pas moins le
+nuage qui porte la messagre des amours.
+
+15. C'est l, c'est dans cette grotte du rivage battu par les vagues
+qu'ils passaient les matines brlantes du tropique. Les heures
+n'existaient pas pour eux:--ils ne calculaient pas le tems. Leurs
+oreilles n'taient pas frappes du son lugubre de l'horloge, qui nous
+distribue la portion journalire de la vie, et avertit l'homme, en s'en
+moquant, avec un rire d'airain. Que leur importait le pass ou l'avenir?
+Le prsent, comme un tyran, les tenait enchans;--leur sablier tait le
+sable du rivage, et la mer voyait s'couler leurs doux momens ainsi que
+ses vagues paisibles; leur horloge, c'tait le soleil dans son immense
+horizon. Ils ne comptaient pas, eux pour qui la journe n'tait qu'une
+heure. Le rossignol remplaait pour eux la cloche du soir, lorsqu'il
+chantait mlodieusement la rose les adieux du jour[44]. Ils voyaient
+se coucher leur large soleil, non comme dans le nord, d'une marche lente
+et gradue, et affaiblissant son clat mesure qu'il descend sur
+l'ocan; mais ardent, enflamm, conservant toute sa plnitude, et comme
+s'il abandonnait pour jamais le monde, et le privait de lumire,
+plongeant dans les flots son front tincelant, tel qu'un hros, qui se
+prcipite dans la tombe. Alors ils se levaient tous deux, regardaient
+d'abord le firmament, puis revenaient chercher la lumire dans les yeux
+l'un de l'autre; et s'tonnant qu'un soleil d't durt si peu, ils se
+demandaient si en effet le jour tait sa fin.
+
+[Note 44: On n'a besoin de rien ajouter cette allusion la fable bien
+connue des amours du rossignol et de la rose, qui est devenue maintenant
+aussi familire au lecteur de l'Occident qu' celui de l'Orient.]
+
+16. Et pourquoi ceci paratrait-il trange?--Le dvot ne vit pas sur la
+terre; dans son extase, les jours et les mondes passeraient devant lui
+sans tre aperus: son ame a pris son vol vers le ciel avant sa
+poussire.--L'amour est-il donc moins puissant? Non; sa route est
+glorieusement trace, et c'est aussi vers Dieu qu'elle le conduit. Tout
+ce que nous connaissons ici-bas des dlices du ciel est attach cette
+autre meilleure moiti de nous-mmes, dont nous ressentons la joie ou la
+douleur bien plus que celle qui nous est propre. Cette flamme qui
+absorbe tout, et qui, jointe celle qui l'allume, ne forme plus qu'un
+seul feu, feu pur, semblable au bcher funbre des Indiens, o les coeurs
+tendres brlent sans exhaler un soupir. Combien de fois n'avons-nous pas
+oubli le tems, lorsque, dans la solitude, nous admirions le trne
+universel de la nature, ses forts, ses dserts, ses eaux, cette rponse
+loquente et profonde qu'elle fait notre intelligence? N'y a-t-il pas
+de la vie dans les toiles et les montagnes? Une ame n'anime-t-elle pas
+les vagues de la mer? Les larmes muettes qui dgouttent de ces humides
+rochers n'expriment-elles pas un sentiment?--Non, non! elles nous
+appellent, elles nous ouvrent leurs sphres, elles nous invitent nous
+affranchir avant l'heure du poids de cette enveloppe d'argile, plonger
+notre ame dans l'immensit, nous dpouiller de cette forme trompeuse
+et fragile qui nous est si chre!--Qui peut encore songer soi en
+contemplant les cieux? Et sans porter si haut ses regards, quel est
+celui qui, dans les frais momens de la jeunesse, avant d'avoir reu les
+leons du tems, a jamais pens la dpravation de l'homme et la
+sienne? cette heureuse poque de la vie, la nature entire est son
+royaume et l'amour son trne.
+
+17. Neuah et Torquil se levrent. Les teintes douces et mlancoliques du
+crpuscule avaient pntr dans la grotte qui leur servait d'asile, et
+dont la vote, tapisse de spar humide de rose, joignait son faible
+clat celui des toiles qui se rassemblaient sur le firmament. Le
+couple heureux, partageant le calme de la nature, prit lentement le
+chemin de sa cabane leve au pied d'un palmier, tantt souriant, tantt
+silencieux comme tout ce qui les entourait. Que l'ame est belle dans cet
+tat de srnit; elle est belle comme l'amour mme! Le murmure des
+flots de l'ocan tait presque aussi faible que celui du coquillage
+imitateur de leur bruissement[45], et qui, tel que l'enfant n dans les
+profondeurs des mers et spar du sein maternel, crie sans cesse et ne
+veut pas dormir, faisant entendre sa petite plainte, et se dsesprant
+en vain dans le vaste sein de la vague sa nourrice. Les forts
+disparaissaient insensiblement dans l'obscurit, comme pour aller se
+livrer au repos; l'oiseau du tropique regagnait son nid par le chemin
+des rochers, et le ciel d'azur qui les entourait semblait un lac
+paisible o l'ardente pit pouvait tancher sa soif.
+
+[Note 45: Si le lecteur veut appliquer son oreille le coquillage qui
+est sur sa chemine, il comprendra l'allusion qu'on veut faire ici. Si
+ce passage lui parat obscur, il trouvera dans _Gbir_ la mme ide,
+mieux exprime en deux lignes. Je n'ai jamais lu ce pome; mais j'ai
+entendu citer ces deux vers par un lecteur plus profond, et qui parait
+tre d'une opinion bien diffrente de celle exprime par l'diteur de la
+_Revue du trimestre_, qui, dans sa rponse au rdacteur charg de la
+critique de son _Juvnal_, pronona qu'on ne pouvait rien lire de plus
+mauvais et de plus absurde. C'est M. Landor, l'auteur de _Gbir_, qui
+fut ainsi jug, et de quelques autres pomes latins qui rivalisent
+d'obscnit avec Martial et Catulle, que l'immacul M. Southey a adress
+ses dclamations contre l'impuret.]
+
+18. Mais coutez! travers les palmiers et les plantains, une voix se
+fait entendre; non telle qu'un amant l'et choisie pour venir
+interrompre, une telle heure, le silence d'une nuit si calme. Ce
+n'tait pas la brise du soir passant sur la montagne, et faisant frmir
+les rochers et les arbres, ces cordes sonores de la nature, le premier
+et le plus harmonieux des instrumens, et puis leur servant elle-mme
+d'cho. Ce n'tait pas non plus l'alarme du bruyant cri de guerre, qui
+venait de rompre le charme, ni le soliloque plaintif du hibou hermite,
+anachorte ail aux grands yeux, la vue faible, qui entonne la nuit
+son hymne lugubre, dans laquelle s'exhale son ame solitaire:--c'tait le
+sifflet d'un marin, fort et prolong, aussi perant que le sifflement
+d'un oiseau de mer. Il y eut une pause; puis une voix rauque cria:
+Hol! Torquil! mon garon! Quelles nouvelles! Hol! frre, hol! Qui
+appelle? s'cria Torquil, en suivant des yeux le son de la voix.
+Quelqu'un, rpondit-on brivement.
+
+19. En ce moment, celui dont on venait d'entendre la voix parut
+lui-mme, et avec lui la brise aromatique du sud se chargea, non de ces
+parfums qu'elle recueille en passant sur une couche de violettes, mais
+de ces tourbillons de fume qui aiment se mler aux vapeurs de
+l'eau-de-vie et du vin. Ils s'chappaient alors d'une pipe courte et
+fragile, mais qui avait port ses manations odorantes dans les deux
+zones, et toujours en action l o les vents soufflent et o la mer
+roule ses flots, avait exhal sa fume de Portsmouth au ple, et
+opposant sa vapeur la lueur blouissante des clairs, toujours calme
+et paisible, au milieu des montagnes de vagues, et dans toutes les
+variations d'un ciel inconstant, n'avait cess d'offrir ole un
+perptuel sacrifice. Et quel tait celui qui la portait? Je puis me
+tromper, mais je le prendrais pour un marin ou pour un philosophe[46].
+sublime tabac, qui de l'est l'ouest charmes les travaux du marin et le
+repos des enfans de Mahomet; toi qui, sur l'ottomane du musulman,
+partages ses heures entre l'opium et ses femmes dont tu es devenu le
+rival; magnifique Stamboul, moins noble mais non moins chri dans
+Wapping ou le Strand, divin en _Hookas_, superbe dans une riche et
+brillante pipe dont l'ambre orne le bout; comme tant d'autres objets qui
+nous charment, si tu attires plus gnralement les hommages revtu de
+tout l'clat de la parure, tes vrais adorateurs admirent bien davantage
+tes beauts sans dguisement. Donnez-moi un cigarre.
+
+[Note 46: Hobbes, qui nous devons Locke et d'autres philosophes, tait
+un fumeur dtermin,--mme jusqu' fumer plus de pipes qu'on n'en
+pourrait compter.]
+
+20. Une figure humaine s'approche au milieu de l'obscurit de la fort
+dont elle vient troubler la solitude. Son aspect a quelque chose de
+fantastique; on dirait un marin revtu d'un dguisement de sauvage, et
+tel qu'il parat sortant des flots de l'ocan lorsque les joyeux
+vaisseaux traversent la ligne et qu'une foule de matelots, se livrant
+ces bruyantes saturnales, se rassemblent sur le tillac dans le char
+emprunte de Neptune. Le dieu de l'ocan sourit de voir son nom revivre
+encore une fois, ne ft-ce que dans la pantomime grotesque de ses
+fidles enfans qui s'abandonnent la joie au milieu de vents inconnus
+ses Cyclades natales. Cependant le vieux Neptune se rjouit de voir
+reparatre sur l'ocan quelques faibles traces de son rgne antique. La
+veste que porte notre marin, quoique presque en lambeaux; sa pipe qu'il
+ne quitte pas et qui ne cesse jamais de fumer; quelque chose dans son
+air et dans sa taille qui ressemble un mt de misaine, et un certain
+balancement dans sa dmarche, semblable celui de son vaisseau chri,
+indiquent assez son premier tat: cependant l'espce de mouchoir dont sa
+tte est enveloppe avec si peu d'lgance et de soin, et le morceau
+d'toffe trop exigu qui remplace un pantalon trop tt la proie des
+pines (car les plus belles forts ont aussi les leurs), et lui tient
+lieu de ce vtement pour lequel les Anglais n'ont pas trouv
+d'expression[47]; ses pieds et sa poitrine nus, et cette figure brle
+par le soleil, pourraient annoncer un sauvage aussi bien qu'un homme de
+mer. Mais ces armes sont celles de sa profession, et les produits de
+cette Europe que deux mondes bnissent pour la civilisation qu'ils lui
+doivent. Son fusil est suspendu derrire ses larges paules, un peu
+courbes par le sjour de la mer, mais robustes comme celles du
+sanglier.
+
+[Note 47: Il y a dans le texte: _qui lui servent d'inexpressible_.]
+
+Son coutelas priv de sa gane, perdue ou use par le tems, pend son
+ct: et sa ceinture est une paire de pistolets, qu'on pourrait
+comparer un couple d'poux (que cette mtaphore ne soit pas prise pour
+un sarcasme), car si l'un manque son feu, l'autre n'en part pas moins
+l'instant. Tout ceci, avec une baonnette un peu moins exempte de
+rouille que lorsqu'elle tait sortie pour la premire fois du fourreau,
+complte l'accoutrement de cet homme qui s'avance au milieu des ombres
+de la nuit, muette spectatrice de ce costume bizarre.
+
+21. Quelles nouvelles, Ben Bunting? s'cria notre nouvel ami Torquil,
+lorsqu'il vit le marin en face. Y a-t-il quelque chose de neuf? Oui,
+oui, rpondit Ben, rien de neuf, mais assez de nouvelles; une trange
+voile s'est montre au large. Une voile! qu'entends-je? Mais comment
+avez-vous pu la dcouvrir? C'est impossible. Je n'ai pas vu sur la mer
+le moindre lambeau de toile. Cela se peut, dit Ben, vous avez pu ne
+pas la voir de la baie; mais moi, du haut du rocher o j'ai fait le
+quart aujourd'hui, je l'ai aperue dans le bassin, car le vent tait
+frais et propice. Et lorsque le soleil s'est couch, o tait-elle?
+Avait-elle jet l'ancre? Non, mais elle a continu de se diriger sur
+nous jusqu' ce que le vent soit tomb. Et son pavillon? Je n'avais
+pas de lunette; mais, de par Dieu, tout loin qu'elle ft, la sorcire ne
+m'a pas paru nous vouloir du bien. Est-elle arme? Je m'y attends;
+on a envoy la dcouverte; il est tems, ce me semble, pour nous de
+mettre la mer. la mer? Quel que soit celui qui nous donne
+maintenant la chasse, nous ne fuirons pas le combat, car ce serait une
+lchet; nous mourrons notre poste comme des braves. Oui, oui; quant
+ cela, c'est tout--fait gal Ben. Christian sait-il cette
+nouvelle? Oui, et il a mis tous les bras en rquisition, et rassembl
+tous nos gens au quartier. Ils sont occups fourbir leurs armes, et
+nous avons des canons transporter et mettre en tat; on vous
+demande. C'est trop juste, et ne le serait-ce pas, je n'ai pas une ame
+capable d'abandonner mes camarades sans secours pendant l'orage. Ma
+Neuah! ah! pourquoi le sort ne poursuit-il pas que moi seul? Pourquoi
+doit-il perscuter aussi un tre si tendre et si fidle? Mais quoi qu'il
+arrive, ah! Neuah, n'amollis pas mon courage. Le tems presse et ne me
+permet pas une seule larme.--Mais quoi qu'il advienne, je suis
+toi.--Il a raison, ajouta Ben. C'est bon pour la marine[48].
+
+[Note 48: _C'est bon pour la marine, mais les matelots ne veulent pas le
+croire_, est un vieux dicton, et une des dernires traces qui subsistent
+encore (mais en plaisanterie seulement) de la jalousie qui exista jadis
+entre deux armes galement braves.]
+
+
+
+Chant Troisime.
+
+1. Le combat tait termin. Cette lueur fatale qui enveloppe le canon
+lorsqu'il porte la mort, avait aussi cess d'clairer les tnbres; la
+vapeur sulfureuse des armes feu avait abandonn la terre, et, chasse
+vers le ciel, en avait souill un moment l'clat. Le bruit effroyable de
+chaque dcharge ne faisait plus retentir les chos, de nouveau livrs
+leur paisible mlancolie. On n'entendait plus de cris d'horreur rpts
+de part et d'autre. La lutte avait cess. Les vaincus subissaient leur
+sort. Les rvolts taient crass, disperss ou pris, ou, si
+quelques-uns survivaient, c'tait pour envier le destin des morts. Un
+petit nombre, un bien petit nombre s'tait chapp, et ceux-ci taient
+poursuivis dans toute cette le qu'ils avaient aime par-dessus leur
+pays natal. Ils n'avaient plus, sur la terre, d'asile et de patrie,
+aprs avoir reni celle qui les avait vus natre. Traqus comme des
+btes sauvages, comme elles ils cherchaient le dsert, de mme que
+l'enfant se rfugie dans le sein de sa mre. Mais en vain les loups et
+les lions, poursuivis par le chasseur, cherchent leur antre, et plus
+vainement encore l'homme voudrait chapper l'homme.
+
+2. Il est un rocher dont la base saillante se projette au loin dans
+l'ocan, et brave les plus terribles accs de sa fureur. Lorsque la
+vague irrite escalade ses flancs normes, aussitt elle en est
+prcipite, comme le brave qui s'lance le premier l'assaut, et
+retombe sur cette masse de flots cumeux qui combattent sous les
+bannires du vent. C'est l que se rassemblent quelques malheureux
+chapps au combat, faibles, sanglans, brlans de soif, mais tenant
+encore leurs armes, et conservant un reste d'orgueil de leur ancienne
+rsolution, qui annonce en eux des hommes plus habitus lutter contre
+le sort qu' s'en laisser surprendre. Ils semblaient avoir prvu et
+dfi leur destine, comme un vnement probable. Et cependant une lueur
+d'espoir, non celui d'tre pardonnes, mais de rester dans l'oubli, ou
+d'chapper aux recherches sur ce rocher loign, au milieu de cet ocan
+de vagues, avait en partie effac de leurs penses qu'ils venaient de
+contempler et de subir la vengeance des lois de leur pays. Leur le,
+verdtre comme les flots de la mer, ce paradis gagn au prix d'un crime,
+ne pouvait plus servir d'asile leurs vices et leurs vertus. Leurs
+sentimens honntes, s'ils en avaient encore, taient perdus pour
+eux:--leurs fautes leur restaient seules. Proscrits jusque dans leur
+seconde patrie, ils taient perdus. En vain le monde s'ouvrait devant
+eux, toutes les portes leur en paraissaient fermes. Leurs nouveaux
+allis avaient combattu, avaient vers leur sang dans ce sacrifice
+mutuel; mais quoi leur avaient servi la massue, la lance et le bras
+d'Hercule contre la puissance magique de ce talisman destructeur, de ce
+tonnerre qui crase le guerrier avant qu'il puisse faire l'emploi de sa
+force; et, semblable ce flau pestilentiel dont on ne peut arrter les
+ravages, creuse en mme tems la tombe du brave et celle de la valeur
+humaine[49]? Ce peu de guerriers avaient fait tout ce que des hommes
+dtermins ont souvent os et fait contre le nombre, mais quoique le
+choix naturel de l'homme semble tre de mourir libre, la Grce
+elle-mme, la Grce n'avait vu qu'une fois les Thermopyles, jusqu' ce
+jour o, se forgeant un glaive de ses chanes brises, elle expire pour
+revivre encore.
+
+[Note 49: Archidamus, roi de Sparte, et fils d'Agsilas, en voyant une
+machine invente pour lancer des pierres et des dards, s'cria que
+c'tait le tombeau de la valeur. La mme anecdote a t attribue
+quelques chevaliers, lorsqu'on fit pour la premire fois usage de la
+poudre canon; mais le fait original se trouve dans Plutarque.]
+
+3. Au pied de ce roc immense, ce petit nombre d'hommes ressemblait aux
+restes fugitifs d'une troupe de daims.--Leurs yeux taient
+enflamms,--leur aspect indiquait l'puisement de leurs forces;
+cependant ils taient encore teints du sang de ceux qui les
+poursuivaient. Une petite source, tombant du haut du rocher, prcipitait
+en bouillonnant, de cime en cime, son onde douce et frache, qui,
+foltre et vagabonde, allait garer son cristal limpide et tincelant
+aux rayons du jour, dans le vaste sein de la mer. Runie l'immense, au
+farouche ocan, mais encore pure et frache comme l'innocence, et
+courant moins de dangers qu'elle, son onde argente brillait encore d'un
+doux clat sur la surface des flots, semblable au timide chamois qui
+contemple sans s'effrayer, le prcipice au-dessous duquel mugissent,
+s'lvent et s'abaissent les vagues bleutres de la vaste mer. Ce fut
+cette frache source qu'ils coururent:--toutes leurs sensations tant
+absorbes en ce moment par cet imprieux besoin de la nature, la soif
+brlante qui les dvorait. Ils burent comme ceux qui croient boire pour
+la dernire fois, et se dbarrassrent de leurs armes pour mieux
+savourer cette rose dlicieuse. Ils rafrachirent leurs gosiers
+desschs, et lavrent le sang de leurs blessures qui ne devaient
+peut-tre avoir d'autres bandages que des chanes. Aprs avoir tanch
+leur soif, ils regardrent tristement autour d'eux, et comme tonns de
+retrouver encore autant des leurs vivans et libres. Mais chacun, gardant
+le silence, semblait interroger les yeux de son camarade pour y chercher
+un langage que ses lvres lui refusaient, comme si leur voix et expir
+avec leur cause.
+
+4. Sombre, et un peu spar du reste, se tenait Christian, les bras
+croiss sur sa poitrine. Ce coloris anim, jadis rpandu sur ses joues,
+et que rien n'y faisait jamais plir, avait t remplac par la teinte
+livide du plomb. Ces cheveux d'un brun clair, flottant avec tant de
+grce, se dressaient maintenant sur son front comme autant de vipres.
+Immobile comme une statue, les lvres serres comme pour comprimer
+jusqu'au souffle qui soulevait encore sa poitrine, muet et menaant, il
+tait debout appuy contre le rocher; et l'exception d'un faible
+battement de pied qui, de tems autre, laissait une impression plus
+profonde sur le sable, on aurait pu le croire chang en pierre.
+quelques pas de l, Torquil, la tte appuye contre un banc de roc, ne
+parlait pas, mais perdait son sang par une blessure qui pourtant n'tait
+pas mortelle:--la plus dangereuse tait celle dont il souffrait
+intrieurement. Son front tait ple, ses yeux bleus caves; et les
+gouttes de sang dont sa blonde chevelure tait teinte indiquaient assez
+que son abattement n'tait pas l'effet du dsespoir, mais de
+l'puisement de la nature. ct de lui tait un homme aussi farouche
+qu'un ours, et cependant plein de la bonne volont d'un frre: c'tait
+Ben Bunting, qui, ayant essay d'tancher, de laver et de bander sa
+blessure, se mit ensuite allumer tranquillement sa pipe, ce trophe
+qui avait survcu cent combats, ce phare qui l'avait rjoui pendant
+mille et mille nuits. Le quatrime et le dernier de ce groupe solitaire
+marchait de long en large, s'arrtant de tems autre, et se baissant
+comme pour ramasser un caillou; puis le rejetant, et recommenant
+marcher la hte; puis s'arrtant tout--coup pour jeter les yeux sur
+ses compagnons, et sifflant demi la moiti d'un air; aprs quoi il
+reprenait sa marche prcipite, avec quelque chose qui indiquait en lui
+un mlange d'insouciance et d'inquitude. Voici une longue description,
+quoiqu'elle s'applique une scne qui peine dura cinq minutes; mais
+quelles minutes! des momens semblables changent la vie des hommes en
+ternit!
+
+5. la fin, Jack Skyserape, homme actif et mobile comme le vif-argent,
+effleurant tout comme le souffle lger de l'ventail, plus brave que
+ferme, plus dispos affronter la mort et la subir tout d'un coup,
+qu' lutter contre le dsespoir, s'cria: _God damn_[50]! ces syllabes
+nergiques, qui servent de base l'loquence anglaise, comme l'_Allah_
+du Turc ou l'exclamation payenne du Romain: _de par Jupiter_! servaient
+autrefois, dans des cas embarrassans, pour exhaler la premire
+impression.--Jack tait donc embarrass: jamais hros ne le fut
+davantage; et, ne sachant que dire, il se mit jurer. Ces sons
+long-tems familiers arrachrent Ben aux mditations de la pipe. Il l'ta
+de sa bouche; et, d'un air grave et important, ajouta seulement au
+juron: _His eyes_[51]! compltant ainsi cette phrase reste
+imparfaite, et que je ne crois pas avoir besoin de rpter.
+
+[Note 50: _Dieu damne_.--Il me semble que ce jurement intraduisible, et
+d'ailleurs bien connu des Franais, sera mieux ici en anglais.
+
+(_N. du Tr._)]
+
+[Note 51: _Ses yeux_. God damn his eyes, _Dieu damne ses yeux_.--Ce
+juron est familier la classe la plus grossire du peuple anglais.
+
+(_N. du Tr._)]
+
+6. Mais Christian, d'une nature plus noble, offrait l'image d'un volcan
+teint. Silencieux, morne et farouche, les traces brlantes des passions
+subsistaient encore sur ses traits obscurcis de sombres nuages. Enfin,
+portant devant lui un oeil austre, son regard tomba sur Torquil, qui,
+dans sa faiblesse, tait forc de s'appuyer. En est-il donc ainsi?
+s'cria-t-il; et toi aussi, malheureux enfant, et toi aussi, il faut que
+ma dmence te perde! Il dit, et s'avana grands pas vers le lieu o
+tait le jeune Torquil, encore teint du sang qu'il venait de perdre. Il
+saisit sa main avec ardeur, mais ne la pressa pas comme redoutant pour
+lui-mme l'effet de cette caresse. Puis il s'informa de son tat, et
+lorsqu'il apprit que la blessure tait plus lgre qu'il ne l'avait
+imagin ou craint, son front parut s'claircir autant qu'un tel moment
+le lui permettait. Oui, s'cria-t-il, nous avons succomb dans le
+combat; mais notre dfaite n'a pas t celle de lches: elle n'a pas
+offert nos ennemis un triomphe facile.--Ils nous ont chrement
+achets; ils peuvent nous payer plus cher encore, car j'y perdrai la
+vie. Mais vous, avez-vous la force de fuir? Ce serait encore une
+consolation pour moi si vous pouviez me survivre; notre troupe affaiblie
+est rduite un trop petit nombre pour rsister. Oh! un canot, un seul
+canot; ne ft-ce qu'une coquille, pour vous transporter loin d'ici, aux
+lieux o l'esprance peut encore habiter avec vous.--Quant moi, mon
+sort est tel que je l'ai voulu; j'ai vcu, et je mourrai libre et sans
+peur.
+
+7. Comme il parlait, au bord du promontoire qui lve au-dessus des
+flots sa tte haute et gristre, une tache noire se fit apercevoir sur
+l'ocan, volant avec rapidit et ressemblant l'ombre d'une
+mouette.--Oh ciel! elle est suivie d'une seconde; et toutes deux, tantt
+en vue, tantt caches, suivant les sinuosits de l'ocan, s'approchent
+enfin d'assez prs pour qu'on puisse reconnatre les traits bien connus
+de leur noir quipage, pour qu'on puisse distinguer leurs agiles
+pagaes, lgres comme une paire d'ailes, se jouant sur les brisans et
+fuyant travers les ondes, tantt perches au sommet de la vague
+houleuse, tantt se plongeant dans l'cume mugissante qui surgit en
+bouillonnant et couvre successivement le sein de la mer de blanches
+nappes qui se divisent bientt en gros flocons, formant leur tour une
+neige fine et subtile. Cependant les barques, comme de petits oiseaux
+traversant un ciel menaant, continuent de voguer en dpit des brisans
+et des vagues, et approchent enfin du rivage. Leur art leur semble
+enseign par la nature, tant est remarquable l'adresse avec laquelle ces
+sauvages fendent les flots de l'ocan avec lequel ds l'enfance ils sont
+habitus jouer!
+
+8. Et quelle est celle qui, sautant la premire sur le rivage, s'lance
+comme une Nride de sa conque marine? Sa peau est noire, mais brillante
+comme l'bne, ses yeux humides respirent l'amour, l'espoir et la
+constance. C'est Neuah! Neuah! tendre, fidle, adore.--Son coeur
+s'panche dans celui de Torquil comme un torrent: elle sourit, elle
+pleure, elle le presse plus troitement encore sur son sein comme pour
+s'assurer que c'est bien lui, frmit en apercevant sa blessure encore
+tide de sang; puis, en s'assurant qu'elle est lgre, elle sourit de
+nouveau, et de nouveau verse des larmes. Neuah est la fille d'un
+guerrier; elle peut supporter un tel spectacle, le comprendre, en gmir,
+mais non se livrer au dsespoir. Son amant vit;--aucun ennemi, aucune
+crainte ne peut troubler les dlices que voit clore un tel moment. La
+joie brille travers ses larmes. C'est encore la joie qui gonfle son
+sein de sanglots et agite si violemment son coeur qu'on en pourrait
+presque entendre les battemens: et le ciel lui-mme est dans le soupir
+qu'exhale l'enfant de la nature livre ses plus douces extases.
+
+9. Les tres plus austres, tmoins de cette entrevue, n'y furent pas
+insensibles. Et qui pourrait l'tre en voyant ainsi deux coeurs s'lancer
+l'un vers l'autre? Christian lui-mme contempla la jeune fille et le
+jeune homme, d'un oeil sec, mais brillant d'une joie sombre et o se
+peignait toute l'amertume que les souvenirs d'un tems meilleur rpandent
+dans notre ame, alors que tout est perdu sans espoir jusqu'au dernier
+rayon de l'arc-en-ciel.--Et sans moi! s'cria-t-il; puis il s'arrta
+et se dtourna, puis regarda encore le jeune couple de la mme manire
+que, dans son antre, le lion contemple ses petits. Aprs quoi il retomba
+dans sa sombre indiffrence, comme insensible sa destine future.
+
+10. Mais le tems ne permettait pas de se livrer long-tems de bonnes ou
+de mauvaises penses.--Les vagues ne tardrent pas apporter autour du
+promontoire le bruit des rames ennemies.--Hlas! qui rendait ce bruit si
+effrayant? Tout le monde se prpara la dfense, tous, except la
+fiance de Toobona, elle qui la premire avait aperu, dans la baie,
+les chaloupes armes qui se htaient de presser leurs voiles pour
+achever la destruction du petit nombre qui leur tait chapp; elle,
+dis-je, fit signe ses compatriotes de retourner leur proue, fit
+embarquer ses htes, et lancer la mer leurs fragiles canots. Dans l'un
+elle avait plac Christian et ses deux camarades: mais Torquil et elle
+ne pouvaient plus se sparer; elle l'tablit dans le sien. Au large! au
+large! Ils sortent des brisans, s'lancent le long de la baie vers un
+groupe de petites les, retraite des oiseaux de mer qui y forment leurs
+nids, et du veau marin qui vient creuser son lit dans le sable du
+rivage. Ils rasent la cime azure des vagues, fuient rapidement, et sont
+rapidement poursuivis par leurs cruels perscuteurs. Ces derniers
+obtiennent de l'avantage, puis le reperdent, puis le regagnent et les
+menacent sur l'ocan; bientt les deux canots ainsi chasss se sparent
+et prennent chacun une route diffrente sur les flots pour djouer les
+poursuites. Vite! vite! chaque pagae aujourd'hui dcide de la vie d'un
+homme; mais il s'agit de bien autre chose pour Neuah que de la vie ou de
+plusieurs vies.--L'amour a frt sa frle barque, et c'est lui qui la
+pousse vers la baie; et maintenant l'ennemi et le port sont proches.--Un
+moment!... un seul moment encore!--Fuis, barque lgre! Fuis!
+
+
+
+Chant Quatrime.
+
+1. Le dernier rayon d'espoir dans l'homme rduit aux abois ressemble
+la blanche voile livre une mer orageuse, lorsque la moiti de
+l'horizon est obscurcie de nuages et que l'autre moiti en est dgage.
+Flottante entre le ciel et la sombre vague, son ancre l'a abandonne,
+mais sa voile de neige, au milieu de la violence des vents, continue
+d'attirer nos yeux, et quoique chaque flot qu'elle surmonte l'loigne de
+plus en plus de nous, le coeur se plat la suivre des plus lointains
+rivages.
+
+2. Non loin de l'le de Toobona un noir rocher lve son sein au-dessus
+des flots. Sauvage demeure des oiseaux dserte par les hommes, c'est l
+que le veau marin farouche se met l'abri du vent, et repose sa masse
+pesante dans son obscure caverne, ou qu'il gambade lourdement aux
+brlans rayons du soleil. C'est l que la barque son passage entend
+l'cho rpter le cri perant de l'oiseau de l'ocan qui lve sur cette
+cime nue sa jeune couve, destine devenir son tour les pcheurs
+ails de cette solitude. Une troite portion de sable jaune, s'avanant
+dans la mer en demi-cercle, forme d'un ct le contour d'une espce de
+plage. Ici la jeune tortue, rampant hors de sa coquille, se trane vers
+les flots, demeure de ceux qui lui donnrent la vie; nourrisson d'un
+jour, un rayon vivifiant du soleil la fit clore pour la rendre
+l'ocan. Tout le reste n'tait qu'un prcipice affreux, le plus affreux
+o les matelots aient jamais trouv un asile et le dsespoir; lieu
+capable de faire regretter aux chapps du naufrage le vaisseau qu'ils
+ont vu s'engloutir, et de leur faire envier le sort des victimes de la
+tempte. Tel tait le triste refuge que Neuah avait choisi pour son
+amant. Mais tous ses secrets n'taient pas rvls, et elle y
+connaissait un trsor cach tous les yeux.
+
+3. Avant que les canots se sparassent dans ce mme endroit, les hommes
+qui dirigeaient celui auquel tait confi le sort de son cher Torquil
+furent envoys par ses ordres dans la barque de Christian, afin de
+runir leurs forces pour presser sa fuite.--Vainement ce dernier tenta
+de s'y opposer.--Elle lui montra en souriant et d'un air calme l'le
+rocailleuse et lui dit: Htez-vous et soyez sauv! Quant elle, elle
+rpondait du reste, pour l'amour de Torquil. Le canot partit avec ce
+renfort de bras, s'lana comme une toile qui file, et fut bientt loin
+de l'ennemi qui se dirigeait alors tout droit sur le rocher dont
+s'approchaient Neuah et Torquil. Ils firent force de rames. Le bras de
+la jeune sauvage, quoique dlicat, tait agile et vigoureux lutter
+contre la mer, et le cdait peine la force masculine de Torquil;
+leur canot n'tait plus qu' la distance de sa longueur du front
+escarp, impraticable, du rocher qui n'avait sa base que des eaux sans
+fond; l'ennemi n'tait plus spar d'eux que par la longueur d'une
+centaine de barques, et maintenant quel refuge tait offert leur
+fragile canot? Ce fut la question que Torquil adressa Neuah avec un
+regard qui exprimait presque un reproche et semblait dire: Neuah
+m'a-t-elle amen ici pour y mourir? Est-ce ici un lieu d'asile ou un
+tombeau, et cet immense rocher est-il le spulcre des victimes des
+vagues?
+
+4. Ils taient appuys sur leurs pagaes. Neuah se lve, et lui montrant
+l'ennemi qui s'approchait, s'crie: Suis-moi, Torquil, et suis-moi sans
+crainte! Soudain elle se plonge dans les profondeurs de l'ocan. Il n'y
+avait pas une minute perdre;--les ennemis taient proches, offrant des
+chanes ses yeux et exhalant des menaces ses oreilles. Ils ramaient
+avec vigueur, et, en s'approchant, lui criaient de se rendre au nom de
+son _honneur_ perdu. Torquil se prcipite dans les flots.--L'art du
+nageur lui tait familier ds l'enfance, et c'tait de lui maintenant
+qu'allait dpendre tout son espoir.--Mais o va-t-il?--Il s'enfonce et
+ne reparat plus? L'quipage de la chaloupe regarde avec consternation
+la mer et le rivage. Il n'y avait pas d'endroit o l'on pt dbarquer
+sur ce prcipice escarp, nu et glissant comme une montagne de glace.
+Ils regardrent quelque tems, s'attendant le voir flotter au-dessus
+des flots; mais nulle trace ne sillonna la mer. La vague continua de
+s'couler aprs qu'ils se furent plongs dans son sein, sans qu'aucun
+bouillonnement en rappelt le moindre indice. Le faible reflux de l'eau;
+la lgre cume qui, semblable un blanc spulcre, s'tait leve sur
+l'endroit qui semblait le dernier gte de ce jeune couple, qui ne
+laissait pas aprs lui de monument fastueusement triste comme un
+hritier; la barque paisible ballotte par les flots: voil tout ce qui
+parlait encore de Torquil et de son pouse; et, sans cette petite
+barque, tout ceci aurait pu passer pour le fantme vanoui du rve d'un
+marin. Ils s'arrtrent, et cherchrent en vain; puis se remirent
+ramer pour s'en retourner, la superstition mme leur dfendant de
+s'arrter l plus long-tems. Quelques-uns dirent qu'il ne s'tait pas
+plong dans les vagues, mais qu'il s'tait vanoui comme un esprit
+follet; d'autres que quelque chose de surnaturel les avait frapps dans
+sa figure et dans sa taille au-dessus de l'humaine; tandis que tous
+convenaient que ses joues et ses yeux offraient la teinte cadavreuse de
+la mort. Cependant, tout en s'loignant du rocher, ils s'arrtaient
+auprs de chaque plante marine, s'attendant trouver quelque trace de
+leur proie.--Mais non, elle s'tait dissipe leurs yeux comme l'cume
+marine.
+
+5. Et o tait-il ce plerin de l'ocan? Suivait-il sa Nride? Tous
+deux avaient-ils cess pour jamais de souffrir, ou, reus dans des
+grottes de corail, avaient-ils arrach quelque piti aux vagues
+attendries, et en avaient-ils obtenu la vie? Habitaient-ils parmi les
+mystrieux souverains de l'ocan? faisaient-ils rsonner avec _Mermen_
+le coquillage fantastique? Neuah, au milieu des sirnes, peignait-elle
+ses longs cheveux alors flottans sur l'ocan comme ils l'avaient jadis
+t dans l'air? Ou bien avaient-ils pri, et dormaient-ils du sommeil de
+la mort sous ce gouffre dans lequel ils s'taient lancs avec tant
+d'intrpidit?
+
+6. La jeune Neuah s'tait plonge dans les flots, et il l'avait suivie.
+ la manire dont elle traversait les profondeurs de sa mer natale, on
+l'et cru ne au sein de cet lment, tant elle avait d'aisance, de
+grce et de fermet! Une trace lumineuse marquait son passage; on et
+dit qu'il sortait des tincelles de ses pieds, comme d'un acier
+_amphibie_. Ne la perdant pas de vue, et presque aussi habile qu'elle
+explorer les abmes o les plongeurs vont la recherche des perles,
+Torquil, le nourrisson des mers du Nord, suivait ses pas liquides avec
+adresse et facilit. Pendant un moment, Neuah s'enfona plus bas; puis
+se relevant, elle reparut, tendit les bras, secoua sa noire chevelure
+pleine d'cume, et fit rsonner les rochers d'un rire joyeux. Ils
+avaient de nouveau atteint un royaume central de la terre, mais c'est en
+vain qu'on y aurait cherch un arbre, des champs et un ciel.--Elle
+indiqua du doigt son poux une grotte spacieuse[52], dont la vague
+mobile tait le seul portique; cavit profonde, que le soleil ne voit
+jamais, si ce n'est travers le voile verdtre des flots, dans ces
+jours de fte de l'ocan o son onde est claire et transparente, et o
+tout le peuple poisson se livre de foltres jeux. Avec ses cheveux,
+Neuah essuya l'eau qui dcoulait des yeux de Torquil, puis elle frappa
+dans ses mains de joie en voyant son tonnement. Elle le conduisit dans
+un endroit o le roc paraissait s'avancer en saillie et former une
+espce de hutte semblable celle d'un triton. Du moins ce qu'il leur
+parut, car pendant quelque tems ils se trouvrent dans les tnbres,
+jusqu' ce que le jour, pntrant par les fentes du rocher, y et
+rpandu une faible clart, telle que celle qui luit dans l'aile d'une
+vieille cathdrale o d'antiques monumens poudreux fuient l'clat de la
+lumire: de mme la vote de leur grotte marine ne laissait entrer
+qu'une lueur mlancolique.
+
+[Note 52: La description de cette cave (qui n'est pas une fiction) se
+trouvera dans le neuvime chapitre du _Rapport_ fait sur les les de
+Tonga, par Mariner. J'ai pris la libert potique de la transplanter
+Toobona, le dernier endroit o l'on ait eu quelque nouvelle certaine de
+Christian et de ses camarades.]
+
+7. La jeune sauvage tira de son sein une torche de pin, entoure de
+gnatoo, et recouverte d'une feuille de plantain, afin de mieux prserver
+de l'humidit des flots sa dernire tincelle. Cette enveloppe l'avait
+tenue sche; puis, tirant de la mme feuille de plantain une pierre et
+quelques petits branchages de bois sec, elle en fit jaillir du feu avec
+la lame du couteau de Torquil, et allumant sa torche, elle en claira la
+grotte. Cette dernire apparut alors vaste et leve; c'tait une vote
+gothique qui s'tait cre elle-mme. La nature tait l'architecte qui
+avait lev ses arceaux; les architraves taient peut-tre dus quelque
+tremblement de terre. Les arcs-boutans avaient pu tre prcipits du
+sein de quelque montagne, alors que les ples craquaient, et que le
+monde tait couvert d'eau; ou peut-tre calcins par un feu concentr
+dans les entrailles de la terre, tandis qu' peine chapp de son bcher
+funbre, les dbris du globe fumaient encore. Rien n'y manquait, ni le
+fate orn de ciselures et de reliefs, ni les ailes[53], ni la nef. L,
+tout semblait avoir t creus des mains de l'obscurit pour y faire son
+temple. L, aussi, en se livrant quelque peu aux fantaisies de
+l'imagination, on croyait voir la vote peuple de figures bizarres,
+tristes ou grimaantes. Une mitre, une chsse attiraient l'oeil qui se
+reportait bientt sur l'image d'un crucifix. C'est ainsi que la nature,
+se jouant avec les stalactites, s'tait lev une chapelle au sein des
+mers.
+
+[Note 53: Ces dtails peuvent paratre trop minutieux par rapport la
+description gnrale d'o ils sont puiss (dans Mariner); mais il y a
+peu d'hommes qui aient voyag sans voir quelque chose de semblable, sur
+terre c'est--dire, et sans parler d'_Ellora_, dont il est question dans
+le dernier journal de _Mungo-Park_ (si ma mmoire ne me trompe pas, car
+il y a huit ans que j'ai lu cet ouvrage) Il dit aussi avoir rencontr un
+rocher, ou une montagne, dont l'intrieur ressemblait tellement une
+cathdrale gothique, qu'il fallut le plus minutieux examen pour le
+convaincre qu'elle tait l'oeuvre de la nature.]
+
+8. Neuah prit alors son Torquil par la main; et agitant le long de la
+vote sa torche allume--elle le conduisit dans chaque enfoncement, et
+lui montra tous les endroits secrets de leur nouvelle demeure. Elle n'en
+resta pas l; tout avait t ds long-tems prpar par elle pour adoucir
+le sort qu'elle devait partager avec son amant. Il y trouva une natte
+pour se livrer au repos; le frais _gnatoo_ pour lui servir de vtement,
+et l'huile de sandale pour se garantir de la rose. Pour aliment, la
+noix de coco, l'igname et le pain produit de l'arbre. Pour table, le
+plantain tendant ses larges feuilles, et l'caille de la tortue qui
+offre un banquet dlicieux dans la chair qu'elle renferme. La gourde
+remplie d'eau frachement puise la source, la mre banane cueillie
+sur la fertile montagne, une pile de branches de pin, pour entretenir
+sous ces votes une clart perptuelle; enfin, Neuah elle-mme, belle
+comme la nuit, venait animer de son ame tout ce qui les entourait, et
+rpandre la srnit et la lumire dans ce monde souterrain. Depuis que
+l'tranger avait dbarqu pour la premire fois dans son le, elle avait
+prvu que la force ou la fuite pouvait les trahir. Alors elle avait
+form un asile de cet antre rocailleux o Torquil put tre en sret
+contre ses compatriotes. Chaque aurore, la brise matinale avait
+transport vers ces lieux son lger canot charg de tous les fruits
+dors qui mrissent dans ces beaux climats. Chaque soir l'avait vue s'y
+diriger encore avec tout ce qui pouvait embellir et gayer leur grotte
+de spath. Et maintenant elle talait ses yeux ses petits trsors avec
+un sourire qui indiquait assez que Neuah tait la plus heureuse des
+filles de ces les hospitalires.
+
+9. Tandis qu'il la regardait avec admiration et reconnaissance, elle,
+pressant sur son coeur passionn l'amant qu'elle venait de sauver,
+accompagnait ses douces caresses d'un ancien conte d'amour; car l'amour
+est vieux, vieux comme l'ternit, quoiqu'il ne soit pas us par tous
+les tres qui furent, sont, ou seront un jour[54]. Elle lui raconta
+comment il y avait bien mille lunes, un jeune chef, s'tant plong dans
+ces profondeurs la recherche de la tortue, en suivant les traces de sa
+proie, s'tait trouv dans la grotte qui leur servait d'asile; comment,
+quelque tems aprs, la suite d'un combat sanglant, il y avait cach
+une fille du sol, qui devait la naissance ses ennemis, ennemie trop
+chre, sauve par sa tribu pour subir le sort des captifs; comment,
+lorsque les orages de la guerre furent calms, il avait conduit sa tribu
+insulaire l'endroit o les ondes tendent leur ombre paisse et
+verdtre sur l'entre rocailleuse de la grotte, puis s'tait enfonc
+dans les flots comme pour n'en ressortir jamais, tandis que ses
+compagnons consterns, dans leurs barques, le croyaient fou, et
+tremblaient de le voir la proie du bleu requin. Plongs dans
+l'affliction, ils ramrent tristement autour du rocher qu'entourait la
+mer, puis se reposrent sur leurs pagaies avec abattement, lorsque
+tout--coup ils voient surgir des flots une frache desse, telle elle
+leur apparut, du moins, dans la surprise et l'admiration dont ils furent
+frapps. Leur chef tait ses cts, relevant la tte avec orgueil,
+heureux et fier de sa jeune sirne, de sa belle pouse, et comment,
+lorsque ses compatriotes reconnurent leur erreur, ils portrent les deux
+poux sur le rivage, au son des conques marines, et de mille
+acclamations joyeuses; enfin, comment ils vcurent heureux et moururent
+en paix. Et pourquoi n'en serait-il pas de mme de Torquil et de son
+pouse? Il ne m'appartient pas de dcrire les caresses imptueuses,
+passionnes, qui suivirent ce rcit, et qui firent de cet asile sauvage
+un sjour d'ivresse. Il suffit de dire que tout tait amour, dans cette
+grotte aussi souterraine, aussi loigne des regards des humains, que la
+tombe o Abailard, vingt ans aprs sa mort, ouvrit encore les bras pour
+recevoir le corps d'Hlose descendu sous la vote nuptiale, et presser
+contre son coeur ranim ses restes de nouveau palpitans[55]. Les vagues
+avaient beau murmurer autour de leur couche, leur mugissement n'tait
+pas plus entendu que si la vie les et abandonns. Au-dedans d'eux,
+leurs coeurs formaient une dlicieuse harmonie qui s'exhalait dans le
+murmure et les soupirs entrecoups de l'amour.
+
+[Note 54: Le lecteur se rappellera ici l'pigramme de l'anthologie
+grecque, ou sa traduction dans la plupart des langues modernes:
+
+ Qui que tu sois, voici ton matre;
+ Il le fut, il l'est, ou doit l'tre.
+]
+
+[Note 55: La tradition attache l'histoire d'Hlose rapporte que,
+lorsque l'on descendit son corps dans le tombeau d'Abailard (enterr
+vingt ans auparavant) ses bras s'ouvrirent pour la recevoir.]
+
+10. Et ceux qui avaient caus et partag ce dsastre; ceux qui les
+livraient l'exil dans la cavit d'un roc, qu'taient-ils devenus
+leur tour? Ramant comme lorsqu'il y va de la vie, ils demandaient au
+ciel l'asile que les hommes leur refusaient. Libres de leur choix, ils
+eussent suivi une autre route; mais o se diriger! le flot qui les
+portait portait aussi leurs ennemis! Ceux-ci, tromps dans leurs
+premiers efforts, s'taient remis de nouveau la poursuite; enflamms
+de colre, comme des vautours privs de leur proie, leurs bras vigoureux
+fendaient les flots. Bientt ils gagnrent de l'avantage sur ceux qui ne
+pouvaient plus trouver de salut que sur quelque roc aride ou dans
+quelque baie enfonce et inconnue:--nulle autre chance, nul autre espoir
+ne leur restait.--Ils se dirigrent donc vers le premier rocher qui
+frappa leurs regards, pour prendre leur dernier cong de la terre, et
+cder comme des victimes ou mourir le glaive la main. L, Christian
+renvoya les sauvages et leur canot, quoique ceux-ci eussent encore voulu
+se battre pour ce petit nombre d'hommes; mais il leur commanda de
+retourner dans leur le, et de ne pas ajouter tout ce qu'ils avaient
+dj fait un sacrifice inutile: car que pouvaient l'arc et la lance
+grossire contre les armes qui allaient tre employes?
+
+11. Ils dbarqurent sur une plage troite et sauvage, o l'on avait
+rarement vu d'autres traces que celles de la nature, et avec ce regard
+sombre, fixe et farouche de l'homme parvenu aux dernires extrmits du
+malheur, alors que tout espoir est perdu, que la gloire elle-mme ne lui
+reste pas pour animer sa rsistance contre la mort ou les fers, ils
+attendirent tous trois, comme attendirent jadis les trois cents braves
+qui teignirent les Thermopyles de leur sang hroque.--Mais quelle
+diffrence entre eux! c'est la cause qui fait tout; c'est elle qui
+dgrade ou consacre le courage qui succombe. Sur ces trois hommes, aucun
+rayon de gloire, aucune promesse d'immortalit ne brillait travers les
+nuages pais de la mort. Une patrie reconnaissante, souriant travers
+ses larmes, n'entonnait pas pour eux cet hymne de louanges rpt
+pendant plus de mille ans. Les yeux d'aucune nation ne devaient se fixer
+sur leur tombe;--aucun monument funbre, lev leur mmoire, ne devait
+exciter l'envie des hros. Avec quelqu'intrpidit qu'ils rpandissent
+les derniers flots de leur sang, leur vie tait un opprobre,--leur
+pitaphe devait contenir un crime. Et tout ceci, ils le savaient et le
+comprenaient, du moins le chef de la troupe qu'il avait entrane sa
+perte, lui qui, n peut-tre pour quelque chose de mieux, avait plac sa
+vie sur une chance long-tems incertaine; mais le d allait tre jet, et
+toutes les probabilits se runissaient pour annoncer sa chute. Et
+quelle chute! Toutefois, il envisageait la catastrophe d'un coeur aussi
+endurci que le rocher sur lequel il se tenait, et o il avait point son
+fusil, sombre lui-mme comme le nuage pais qui se montre ct du
+soleil.
+
+12. La chaloupe s'approchait: elle tait bien arme, elle avait un
+quipage ferme et prt faire ce que le devoir lui commanderait,
+indiffrent aux dangers comme le vent d'automne l'est la chute des
+feuilles qu'il fait tomber. Et cependant ces hommes auraient peut-tre
+prfr marcher contre une nation trangre que contre un ennemi natal,
+et sentaient que cette malheureuse victime de ses passions, pour avoir
+cess d'tre Anglais, n'en avait pas moins t un enfant de
+l'Angleterre. Ils lui crient de se rendre;--pas de rponse; leurs armes
+sont pointes, elles tincellent aux rayons du jour. Le mme cri est
+rpt,--pas de rponse; et cependant, une troisime fois, et plus haut
+que les deux premires,--on lui offre encore quartier.--L'cho rsonnant
+du rocher rpta seul les sons mourans de leurs voix.--Alors une lueur
+jaillit, et l'on vit briller la dcharge meurtrire: un nuage de fume
+s'leva entre les deux partis, tandis que le roc retentissait du bruit
+des balles qui sifflaient en vain et allaient s'aplatir en tombant. Ce
+fut alors que partit la seule rponse qui pt tre faite par ceux qui
+avaient perdu tout espoir sur la terre ou dans le ciel. Aprs la
+premire dcharge, s'tant approchs de plus prs, les Anglais
+entendirent la voix de Christian crier:--Maintenant feu! et avant que
+l'cho et achev de redire ces mots, deux hommes taient tombs. Les
+autres assaillirent les pres flancs du rocher, et, furieux de la
+dmence de leur ennemi, ddaignrent toute autre tentative pour en venir
+aux mains. Mais le roc tait escarp, et ne prsentait aucun sentier
+fray. chaque pas, un nouveau rempart s'opposait leur fureur; tandis
+que, debout au milieu des sommits les plus inaccessibles que l'oeil de
+Christian tait bien habitu distinguer, nos trois rebelles
+soutenaient un combat mort aux lieux que l'aigle a choisis pour
+construire son nid. Chacun de leurs coups portait, tandis que les
+assaillans tombaient briss comme le coquillage rampant qui s'attache
+aux flancs du rocher. Cependant il en survivait encore assez qui ne se
+lassaient pas d'escalader et de se disperser et l, jusqu' ce
+qu'enfin cern et environn de toutes parts, non d'assez prs pour tre
+pris, mais assez pour y prir, le trio dsespr, comme des requins qui
+se sont gorgs de leur proie, vit que son sort ne tenait plus qu' un
+fil. Quoi qu'il en soit, jusqu'au dernier moment ils se battirent bien,
+et aucun gmissement n'apprit l'ennemi quel tait celui qui venait de
+tomber. Christian succomba le dernier.--Deux fois bless, on lui offrit
+encore merci en voyant son sang couler. Mais il tait trop tard pour
+vivre et non pour mourir avec une main ennemie pour lui fermer les yeux.
+Un de ses membres tait rompu et tomba le long du rocher comme un faucon
+priv de ses petits. Ce bruit le ranima et parut rveiller en lui
+quelque sentiment exprim dans son faible geste. Il fit signe aux plus
+avancs, qui s'approchrent en ce moment: il leva son arme, sa dernire
+balle avait t tire; mais, arrachant le premier bouton de sa
+veste[56], il l'enfona dans le canon, ajusta, fit feu et sourit en
+voyant son ennemi tomber; puis, repliant comme un serpent son corps
+mutil et puis, il se mit ramper vers l'endroit o le prcipice,
+s'levant pic au-dessus des flots, offrait comme lui l'image du
+dsespoir.--L, jetant un dernier regard derrire lui, il serra
+convulsivement le poing, dchargea pour la dernire fois sa rage contre
+cette terre qu'il allait quitter, et se laissa rouler dans l'abme. Le
+rocher reut en bas son corps bris comme du verre, et ne formant plus
+qu'une masse sanglante dont il restait peine un fragment qui part
+avoir appartenu une forme humaine, et qui pt servir de proie
+l'oiseau marin o au ver. Un crne cheveux blonds souill de sang et
+d'herbes de mer fumait encore. C'tait tout ce qui restait de cet homme
+et de ses actions. On vit briller un instant encore dans le lointain
+quelques dbris de ses armes que sa main avait tenues serres jusqu'au
+dernier moment; mais bientt, entrans dans les flots, ils allrent se
+couvrir de rouille sous les ondes cumeuses qui les engloutissaient:
+voil toutes les traces qu'il laissa de lui, si l'on en excepte une vie
+mal employe, et une ame;--mais qui osera dire o elle alla? C'est
+nous de pardonner et non de juger les morts, et ceux qui les condamnent
+si lgrement l'enfer, en sont eux-mmes sur la route, moins que ces
+espces de fanfarons, qui se plaisent exagrer les peines ternelles,
+n'obtiennent grce pour leur mauvais coeur, en faveur de leur plus
+mauvaise tte.
+
+[Note 56: Dans l'ouvrage de Thibault, sur Frdric II de Prusse, il y a
+une singulire histoire d'un jeune Franais et de sa matresse, qui
+paraissaient tre de quelque distinction. Il s'tait engag, et avait
+dsert Sweidnitz, et fut pris aprs une rsistance dsespre; il
+avait tu un officier qui avait essay de le saisir, tant dj bless
+lui-mme par la dcharge de son fusil, dans lequel il avait mis un
+bouton de son uniforme en guise de balle. Quelques circonstances de son
+procs, devant la cour martiale, excitrent un grand intrt parmi ses
+juges, qui dsirrent connatre sa vritable situation. Il offrit de la
+rvler, mais au roi seulement, auquel il demandait permission d'crire.
+Cette permission lui fut refuse, et Frdric fut rempli de la plus
+grande indignation, soit de voir sa curiosit trompe, ou par
+quelqu'autre motif, quand il apprit qu'on avait rejet sa requte.
+(Voyez l'ouvrage de Thibault, vol. II.--Je cite de mmoire.)
+
+(_Note de Lord Byron_.)]
+
+13. L'action tait termine! tout tait pris ou dtruit, fugitif, captif
+ou mort. Le peu de malheureux qui avaient survcu l'escarmouche de
+l'le taient enchans sur ce vaisseau, aprs avoir fait autrefois
+honorablement partie de son brave quipage. Mais le dernier rocher
+n'avait pas vu de dpouilles vivantes. Couchs l'endroit o ils
+taient tombs, froids, nageant dans leur sang, le vorace oiseau de mer
+agitait sur eux son aile humide, et quelquefois, se rapprochant de la
+vague voisine avec des cris perans et discords, entonnait l'hymne
+funbre. Mais, calme et insouciante, la vague continuait de se soulever,
+et poursuivait son cours avec son ternelle indiffrence. Les dauphins
+se jouaient sur sa surface et le poisson-volant s'lanait vers le
+soleil, jusqu' ce que son aile dessche le ft retomber de sa hauteur
+phmre, et plonger de nouveau dans l'onde pour se prparer prendre
+un nouvel essor.
+
+14. Le matin avait paru; et Neuah, qui ds l'aurore s'tait mollement
+plonge dans l'onde pour recueillir les rayons naissans du jour, et
+examiner si personne ne s'approchait de l'antre amphibie o reposait son
+amant, aperut une voile en mer: elle s'agitait, se gonflait, et
+courbait son arc flottant sous le joug de la brise naissante. Le souffle
+commena lui manquer, tant elle se sentit trouble par la
+crainte!--son coeur se gonfla et palpita violemment, tandis qu'elle
+doutait encore de quel ct se dirigeait sa course.--Mais non, le
+vaisseau ne s'avance pas,--il s'loigne au contraire rapidement. Il est
+dj loin, et son ombre s'efface mesure qu'il sort de la baie. Elle
+regarde, elle secoue l'cume de mer qui couvre ses yeux, afin de le
+contempler comme elle contemple les cieux quand elle espre y voir
+paratre l'arc-en-ciel. Le btiment, parvenu au dernier point de
+l'horizon, diminue, et bientt ne prsente plus qu'un point noir qui
+bientt s'vanouit. Tout est ocan, tout est bonheur. De nouveau elle se
+plonge la mer pour aller rveiller son jeune amant, lui dit ce qu'elle
+a vu, ce qu'elle espre, enfin tout ce que l'amour heureux peut former
+de rians prsages, s'lanant encore une fois avec Torquil, qui suit
+gament sa Nride, bondissante au milieu de la vaste mer,--nageant
+autour du rocher vers un creux qui cachait le canot que Neuah y avait
+laiss flottant avec la mare, sans une rame, le soir o les trangers
+les avaient chasss du rivage. Mais ceux-ci ont disparu; elle va la
+recherche de sa pagaie, la retrouve, en reprend possession, et jamais,
+jamais, jamais barque fragile ne porta tant d'amour et de bonheur que
+celle-ci n'en contient en ce moment.
+
+15. Leur rivage chri parat encore une fois leurs yeux, non plus
+souill par des couleurs hostiles; plus de vaisseau menaant, de prison
+flottante firement arrte sur ses bords: tout est espoir et patrie!
+Mille embarcations s'lancent dans la baie, en sonnant dans des conques
+marines, et annoncent leur retour. Les chefs s'assemblrent, le peuple
+se rpandit en flots; tous accueillirent Torquil comme un fils qui leur
+tait rendu. Les femmes se pressrent en foule pour embrasser Neuah, qui
+les embrassait son tour; lui demandrent comment ils avaient t
+poursuivis, et comment ils s'taient chapps? Le rcit en fut fait, et
+une seule acclamation retentit jusqu'au ciel; et depuis ce moment, une
+nouvelle tradition donna leur asile le nom de _Grotte de Neuah_. Mille
+feux flamboyant sur les hauteurs clairrent les rjouissances gnrales
+de cette nuit, et la fte donne en l'honneur de l'hte rendu au repos
+et des plaisirs gagns au prix de tant de dangers; et cette nuit
+succdrent ces jours de bonheur, tels que peut seul en offrir un monde
+encore enfant.
+
+FIN DE L'ILE.
+
+
+
+
+APPENDICE.
+
+EXTRAIT DU VOYAGE DU CAPITAINE BLIGH.
+
+
+Le 27 dcembre, il souffla un vent d'est trs-violent, pendant lequel
+nous souffrmes beaucoup. Une lame emporta la vergue de rechange et les
+esparres des chanes de haubans du grand mt sur le tribord; une autre
+entra dans le vaisseau et couvrit toutes les chaloupes; plusieurs
+tonneaux de bire, qui avaient t amarrs sur le pont, se dfoncrent
+et furent emports, et ce ne fut pas sans beaucoup de risque et de
+danger que nous parvnmes attacher les embarcations pour empcher
+qu'elles n'eussent le mme sort. Une grande quantit de notre provision
+de biscuit fut aussi gte de manire ne plus pouvoir en faire usage;
+car la mer avait pntr dans l'arrire du btiment et avait rempli la
+cabine d'eau.
+
+Le 5 janvier 1788, nous vmes l'le de Tnriffe environ douze lieues
+de nous, et le lendemain tant un dimanche, nous jetmes l'ancre dans la
+rade de Santa-Cruz. L, nous renouvelmes nos provisions, et aprs avoir
+termin nos affaires, nous mmes la voile le 10.
+
+Je divisai alors nos gens en trois quarts, et je chargeai du troisime
+quart M. Fletcher Christian, un des lieutenans. J'ai toujours pens
+qu'il tait dsirer que ce rglement ft tabli lorsque les
+circonstances le permettaient, et je suis persuad qu'un sommeil non
+interrompu contribue non-seulement beaucoup la sant de l'quipage
+d'un vaisseau, mais mme le rend bien plus capable de supporter la
+fatigue en cas d'un vnement imprvu.
+
+Comme je dsirais me rendre Otati sans m'arrter, je rduisis d'un
+tiers la portion de biscuit, et je fis filtrer l'eau destine la
+boisson dans des pierres filtrantes que j'avais achetes Tnriffe
+cet effet. J'appris alors l'quipage du vaisseau le but de notre
+voyage, et donnai l'assurance d'un avancement certain quiconque le
+mriterait par ses efforts.
+
+Le mardi 26 fvrier, tant dans une latitude sud 29 38', et dans une
+longitude ouest 44 38', nous envergumes de nouvelles voiles, et fmes
+d'autres prparatifs ncessaires contre le tems que nous devions nous
+attendre avoir dans cette haute latitude. Nous n'tions loigns de la
+cte du Brsil que d'environ 100 lieues.
+
+Dans la matine du dimanche 2 mars, aprs m'tre assur que tout le
+monde tait propre et en bonne tenue, le service divin fut clbr,
+comme c'tait toujours l'usage, ce jour-l: je donnai M. Christian
+Fletcher, que j'avais prcdemment charg du troisime quart, une
+autorisation crite de remplir les fonctions de lieutenant.
+
+Le changement de temprature commena bientt se faire sentir d'une
+manire remarquable, et afin que nos gens ne souffrissent pas par
+ngligence de leur part, je leur fis donner des vtemens plus chauds et
+plus convenables au climat. Le 11, nous vmes un grand nombre de
+baleines d'une immense grosseur, avec deux trous derrire la tte, d'o
+l'eau jaillissait.
+
+Le contre-matre m'ayant port plainte, je jugeai qu'il tait ncessaire
+de punir de vingt-quatre coups de fouet Mathieu Quintal, un des
+matelots, cause de son insolence et de son insubordination. C'tait la
+premire fois que je me trouvais dans la ncessit d'ordonner un
+chtiment depuis que nous tions bord.
+
+Nous nous trouvions la hauteur du cap San-Digo, l'est de la Terre
+de Feu, et le vent ne nous tant pas favorable, je jugeai plus prudent
+de tourner l'est de la terre de Stalen, que de traverser le dtroit de
+Lemaire. Nous passmes le port de la Nouvelle-Anne et le cap
+Saint-Jean, et le lundi 31 nous arrivmes au 60 1' de latitude sud;
+mais le vent devint variable, et nous emes du mauvais tems.
+
+Des orages, accompagns d'une grosse mer, continurent jusqu'au 12
+avril. Le vaisseau commena faire eau, ce qui exigeait que l'on pompt
+toutes les heures, et nous ne devions pas nous attendre moins, aprs
+une telle continuit de vents et de grosses mers. Les ponts aussi firent
+eau de telle sorte qu'il fut ncessaire d'abandonner la grande cabine,
+dont je ne faisais pas grand usage, except quand il faisait beau,
+ceux qui n'avaient pas de place pour y suspendre leurs hamacs, et par ce
+moyen les entre-ponts furent moins obstrus.
+
+Joint tout ce mauvais tems, nous avions encore le chagrin de nous
+apercevoir, la fin de chaque jour, que nous rtrogradions; car, malgr
+tous nos efforts pour louvoyer, nous ne faisions gure que driver sous
+le vent. Le mardi 22 avril, nous avions huit hommes sur la liste des
+malades, et le reste de notre monde, quoiqu'en bonne sant, tait
+trs-fatigu; mais je vis avec beaucoup de chagrin qu'il nous serait
+impossible d'arriver de ce ct aux les de la Socit, car il y avait
+trente jours que nous tions dans une mer orageuse. La saison tait trop
+avance pour que nous pussions esprer qu'un meilleur tems nous permt
+de doubler le cap Horn. D'aprs ces considrations, jointes d'autres
+encore, je fis gouverner au vent et porter sur le cap de
+Bonne-Esprance, la grande satisfaction de tous ceux qui taient
+bord.
+
+Nous jetmes l'ancre, le vendredi 23 mai, dans la baie de Sunon, au Cap,
+aprs une assez bonne navigation. Le vaisseau avait besoin d'tre
+compltement calfat, car il faisait tellement eau que nous avions t
+obligs de pomper toutes les heures pendant la traverse depuis le cap
+Horn.--Les voiles et les agrs avaient aussi besoin de rparations, et
+en examinant les provisions on en trouva une quantit considrable
+avarie.
+
+Aprs tre rests trente-huit jours dans ce mouillage, et lorsque mon
+quipage eut recueilli tout l'avantage qu'on pouvait attendre des
+rafrachissemens de toute espce qui s'y trouvaient, nous appareillmes
+le 1er juillet.
+
+Un vent frais souffla: le 20 la mer devint houleuse, et dans
+l'aprs-midi il augmenta avec tant de violence que le vaisseau fut
+presque chass sur le gaillard d'avant, avant que nous pussions carguer
+nos voiles. On abaissa les basses vergues et on descendit le mt de
+perroquet sur le pont, ce qui soulagea beaucoup le btiment. Le vaisseau
+se tint sur le ct. Toute la nuit et le matin nous fmes route
+vent-arrire aprs avoir pris des ris dans notre voile de misaine. La
+mer tant encore grosse, il devint trs-dangereux dans l'aprs-midi de
+redresser le btiment. Nous restmes donc encore sur le ct toute la
+nuit, sans prouver d'accident, l'exception d'un homme qui, tant au
+gouvernail, fut jet par-dessus la roue, et en sortit trs-meurtri. Vers
+midi la violence du vent diminuant, nous continumes notre route sous la
+voile de misaine avec les ris que nous avions pris.
+
+En peu de jours nous dpassmes l'le de Saint-Paul, o l'on trouve de
+bonne eau comme je l'ai appris d'un capitaine hollandais, ainsi qu'une
+source chaude dans laquelle on peut faire bouillir le poisson aussi
+compltement que sur le feu. En approchant de la terre de Van-Dimen,
+nous emes un trs-mauvais tems accompagn de neige et de grle, mais
+nous ne vmes rien qui pt nous indiquer notre position exacte le 13
+aot, l'exception d'un veau marin qui parut la distance de vingt
+lieues. Nous jetmes l'ancre dans la baie de l'Aventure le mercredi 20.
+
+Pendant notre traverse, depuis le cap de Bonne-Esprance, nous emes
+presque toujours le vent l'ouest avec un trs-gros tems. L'approche
+d'un vent violent du sud est annonce par des nues d'oiseaux de la
+famille des albatross ou des peterels, et la baisse ou le changement du
+vent quand il tourne au nord, par l'loignement o ils se tiennent. Le
+thermomtre aussi varie de cinq ou six degrs dans sa hauteur quand on
+doit s'attendre un de ces changemens de vent.
+
+Dans le pays qui environne la baie de l'Aventure, il y a dans les forts
+beaucoup d'arbres de cent-cinquante pieds de hauteur. Nous remarqumes
+plusieurs aigles, quelques hrons d'un magnifique plumage, et une grande
+varit de perroquets.
+
+Les indignes ne paraissant pas, nous allmes leur recherche vers le
+cap Frdric-Henri. Bientt ayant jet le grapin prs du rivage, car il
+tait impossible d'aborder, nous entendmes leurs voix semblables au
+gloussement des oies, et nous en vmes une vingtaine sortir du bois.
+Nous leur jetmes des paquets de menues quincailleries qu'ils ne
+voulurent pas ouvrir qu'ils ne m'eussent vu faire signe de les quitter;
+alors ils s'y dcidrent, et tirant ces objets, ils les mirent sur leur
+tte. En nous apercevant, ils s'taient mis parler avec une grande
+volubilit et d'une manire trs-bruyante, levant leurs bras au-dessus
+de leur tte. Ils parlaient si vite qu'il tait impossible de distinguer
+un seul des mots qu'ils prononaient. Leur couleur est d'un noir
+terne.--Leur peau est tatoue sur la poitrine et sur les paules. L'un
+d'eux se distinguait par la couleur de son corps peint en ocre rouge;
+mais tous les autres taient enduits de noir avec une espce de suie,
+dont ils avaient une couche si paisse sur la figure et sur les paules,
+qu'il tait difficile de dire quoi ils ressemblaient.
+
+Le jeudi 4 septembre, nous sortmes de la baie de l'Aventure, gouvernant
+d'abord vers l'est-sud-est, puis au nord-est, et le 19 nous arrivmes en
+vue d'un groupe de petites les rocailleuses que je nommai les les
+Bont. Peu de tems aprs, nous remarqumes que la mer tait souvent
+couverte, pendant la nuit, d'une quantit tonnante de petites mduses
+qui rpandent une clart semblable celle d'une chandelle par des
+fibres phosphorescentes qui s'tendent sur une partie de leur corps, et
+laissent le reste dans l'obscurit.
+
+Nous dcouvrmes l'le d'Otati le 15, et avant de jeter l'ancre le
+lendemain matin dans la baie de Matava, un si grand nombre de canots
+tait venu notre rencontre, qu'aprs que les naturels se furent
+assurs que nous tions des amis, ils vinrent bord, et obstrurent
+tellement le pont, que j'avais de la peine trouver les gens de mon
+quipage. La distance que le vaisseau avait parcourue, depuis qu'il
+tait parti d'Angleterre jusqu' son arrive Otati, tant en courses
+directes qu'en courses contraires, tait en tout de 27,086 milles, ce
+qui fait, l'un dans l'autre, 108 milles par 24 heures.
+
+Nous perdmes ici notre chirurgien le 9 dcembre. Depuis peu il ne
+sortait presque plus de la cabine, quoiqu'on ne regardt pas son tat
+comme dangereux. Nanmoins, comme il parut plus mal le soir, on le
+transporta dans un lieu o il avait plus d'air, mais sans aucun succs,
+puisqu'il mourut une heure aprs. Ce malheureux homme buvait beaucoup,
+et aimait si peu faire de l'exercice, qu'on ne put jamais le dcider
+faire une douzaine de tours sur le pont pendant tout le tems que dura la
+traverse.
+
+Le lundi 5 juin, on ne trouva pas le petit cutter, ce dont on me fit
+part immdiatement; l'quipage du vaisseau ayant t rassembl, on
+s'aperut qu'il manquait trois hommes qui l'avaient emmen.
+
+Ils avaient pris avec eux huit armemens complets et des munitions; mais
+quant leur plan, tout le monde bord paraissait en tre compltement
+ignorant. Je descendis terre et j'engageai tous les chefs m'aider
+ratrapper la chaloupe et les dserteurs. Effectivement, le cutter fut
+ramen dans le courant de la journe par cinq des indignes; mais les
+hommes ne furent pris que prs de trois semaines plus tard. Ayant appris
+qu'il taient dans une partie diffrente de l'le d'Otati, j'y allai
+dans la chaloupe, pensant qu'il ne serait pas trs-difficile de s'en
+assurer avec le secours des naturels. Cependant ils apprirent mon
+arrive, et lorsque je fus prs de l'habitation o ils taient, ils
+vinrent sans armes et se rendirent. Quelques-uns des chefs avaient dj
+saisi, une fois auparavant, ces dserteurs, et les avaient enchans;
+mais ils s'taient laisss persuader de leur rendre la libert, par les
+belles promesses qu'ils leur avaient faites de retourner au vaisseau;
+aprs quoi, ayant trouv moyen de s'emparer de nouveau des armes, ils
+avaient nargu les indignes.
+
+L'objet de ce voyage tait accompli, puisque j'avais fait porter bord,
+le mardi 31 mars, 115 plants de l'arbre pain: outre cela, nous avions
+recueilli plusieurs autres plantes, dont quelques-unes portaient les
+plus beaux fruits du monde, et taient prcieuses pour les diffrentes
+teintures qu'elles pouvaient offrir et les proprits qu'elles
+possdaient. Le 4 avril, au coucher du soleil, nous appareillmes
+d'Otati et dmes adieu une le o, pendant vingt-trois semaines, nous
+avions t traits avec une amiti et des gards qui semblaient crotre
+en proportion de la longueur de notre sjour. Les circonstances
+suivantes prouveront assez que nous n'avions pas t insensibles
+l'hospitalit de ce peuple; car c'est ses manires affectueuses et
+attachantes qu'on doit attribuer les causes de l'vnement qui amena la
+ruine d'une expdition qui, selon toutes les apparences, devait avoir le
+rsultat le plus favorable.
+
+Le lendemain, nous arrivmes en vue de l'le Huaheine, et un double
+canot, contenant dix indignes, tant venu sur nos bordages, je vis
+parmi eux un jeune homme qui me reconnut; j'y tais venu en 1780, avec
+le capitaine Cook, bord de _la Rsolution_. Quelques jours aprs avoir
+quitt cette le, le tems devint sujet aux rafales, et une masse paisse
+de nuages obscurs se forma l'est. Bientt aprs nous apermes une
+trombe d'eau qui ressortait en proportion de l'obscurit des nuages qui
+taient derrire. Autant que je pus en juger, la partie suprieure
+pouvait avoir deux pieds de diamtre et la base environ huit pouces.
+peine avais-je fait ces remarques, que j'observai qu'elle s'avanait
+rapidement vers le vaisseau. Nous changemes immdiatement de direction,
+et dploymes toutes nos voiles, except celle de misaine. Bientt
+aprs, elle passa trente pieds de l'arrire avec un frmissement, mais
+sans que personne en ressentt aucun effet, quoiqu'elle ft aussi
+rapproche. Elle semblait marcher de la vitesse environ de dix milles
+l'heure, et elle se dissipa un quart-d'heure aprs nous avoir dpasss.
+Il est impossible de dire le mal qu'elle aurait pu nous faire si elle
+ft passe directement sur nous. Nos mts, ce que j'imagine, auraient
+pu en tre emports; mais je ne crois pas qu'elle et occasionn la
+perte du vaisseau.
+
+Laissant plusieurs les sur notre route, nous jetmes l'ancre
+Anamooka, le 23 avril; un vieillard infirme, nomm Tapa, que j'y avais
+connu en 1777, et que je reconnus sur-le-champ, vint bord avec
+d'autres de diffrentes les du voisinage. Ils dsiraient voir le
+vaisseau; et lorsqu'on les mena en bas, o les plants de l'arbre pain
+taient arrangs, ils tmoignrent une grande surprise. Quelques-uns de
+ces plants taient morts; nous fmes terre pour nous en procurer
+d'autres.
+
+Nous remarqumes chez les indignes de nombreuses marques du deuil
+trs-profond auquel ils se livrent quand ils perdent leurs parens,
+telles que des tempes ensanglantes, des ttes dpouilles de cheveux,
+et, ce qui est pis encore, dans la plupart d'entre eux, des mains
+prives de plusieurs doigts. De beaux petits garons, qui n'avaient pas
+plus de six ans, avaient perdu le petit doigt des deux mains, et
+plusieurs des hommes s'taient en outre coup le doigt du milieu de la
+main droite.
+
+Les chefs vinrent dner avec moi, et nous traitmes ensemble pour
+l'achat d'une grande quantit d'ignames: nous en obtnmes aussi des
+plantains et des fruits de l'arbre pain. Mais les ignames surtout
+taient en trs-grande abondance chez eux, et d'une grosseur
+remarquable; une entre autres pesait quarante-cinq livres. Il vint des
+canots voile, dont quelques-uns ne contenaient pas moins de
+quatre-vingt-dix passagers; et il en arriva successivement un si grand
+nombre des les diffrentes, qu'il devint impossible de rien faire au
+milieu d'une telle multitude qui n'avait aucun chef revtu d'une
+autorit suffisante pour la commander. J'ordonnai donc une de leurs
+bandes, qui se disposait venir bord, d'aller faire de l'eau, et nous
+levmes l'ancre le samedi 26 avril.
+
+Nous nous tnmes prs de l'le de Kotoo, pendant la plus grande partie
+de l'aprs-midi du lundi, dans l'espoir que quelque canot viendrait au
+vaisseau; mais cet espoir fut tromp. Le vent tant au nord, nous
+gouvernmes l'ouest dans la soire pour passer au sud de Tofoa, et je
+donnai des ordres pour que l'on continut toute la nuit de suivre cette
+direction. Le matre eut le premier quart, le canonnier eut le second,
+et M. Christian le quart du matin: tel tait l'ordre de la nuit.
+
+Jusque-l, le voyage s'tait continu avec une prosprit dont rien
+n'avait troubl le cours, et il avait t accompagn de circonstances
+la fois agrables et satisfaisantes; mais la scne allait changer, et se
+prsenter sous un aspect bien diffrent. Il s'tait form une
+conspiration qui devait dtruire le fruit de nos travaux passs, et ne
+produire que malheur et dtresse; et elle avait t concerte avec tant
+de mystre et de circonspection, qu'il n'en transpira aucune
+circonstance capable de nous avertir du danger qui nous menaait.
+
+La nuit du lundi, le quart avait t distribu comme je viens de le
+dire. Le mardi, avant le lever du soleil, pendant que je dormais encore,
+M. Christian avec le capitaine d'armes, le second canonnier et Thomas
+Burkits, matelot, entrrent dans ma cabine, et s'emparant de moi, me
+lirent les mains derrire le dos avec une corde, me menaant d'une mort
+immdiate si je parlais ou faisais le moindre bruit. Cela ne m'empcha
+pas de crier aussi haut que je pus, dans l'espoir d'obtenir du secours;
+mais les officiers qui n'taient pas du complot taient dj gards par
+des sentinelles places leur porte: celle de ma cabine, on avait
+post trois hommes, indpendamment des quatre qui taient dans
+l'intrieur. Tous, except Christian, avaient des fusils et des
+baonnettes, lui seul un coutelas. Je fus tran hors du lit, en
+chemise, sur le tillac, souffrant beaucoup de la manire dont on m'avait
+serr les mains en les attachant. Lorsque je demandai les motifs d'une
+telle violence, la seule rponse que je reus fut des injures pour ne
+pas garder le silence. Le matre, le canonnier, le chirurgien, le second
+matre et Nelson, le jardinier, taient renferms dans les soutes, et
+l'coutille de la fosse aux cbles tait garde par des sentinelles. Le
+matre d'quipage, le charpentier et l'ecclsiastique eurent la
+permission de venir sur le tillac, o ils me virent debout, en arrire
+du mt de misaine, les mains lies derrire le dos, entour de gardes,
+la tte desquels tait Christian. Le matre d'quipage reut alors
+l'ordre de mettre la chaloupe la mer, avec la menace de prendre garde
+ lui, s'il n'obissait pas immdiatement.
+
+La chaloupe ayant t hisse, M. Heyward et M. Mallet, deux des
+aspirans, et M. Samuel, l'ecclsiastique, reurent l'ordre d'y entrer.
+Je demandai le motif de cet ordre, et cherchai persuader aux gens qui
+m'entouraient de ne pas persvrer dans ces actes de violence, mais ce
+fut en vain.--Leur rponse fut constamment: Taisez-vous, ou vous tes
+mort.
+
+Le matre avait envoy demander la permission de venir sur le tillac; et
+elle lui avait t accorde; mais on lui commanda bientt de retourner
+dans sa cabine. Je ne discontinuais pas mes efforts pour changer la face
+des affaires, lorsque Christian remplaant le coutelas qu'il tenait par
+une baonnette, et me saisissant fortement par la corde qui liait mes
+mains me menaa d'une mort immdiate si je ne me tenais pas tranquille;
+et les sclrats qui m'entouraient avaient leurs fusils arms, la
+baonnette au bout.
+
+D'autres individus furent appels pour entrer dans la chaloupe, et on
+les entrana par-dessus le bordage, d'o je conclus que je devais tre
+abandonn la mer avec eux. Une autre tentative pour changer les
+esprits n'amena que la menace de me brler la cervelle.
+
+On permit au matre d'quipage et ceux des matelots qui devaient tre
+mis dans la chaloupe de prendre de la ficelle, de la toile, des lignes,
+des voiles, des cordages et une tonne d'eau de vingt-huit gallons. M.
+Samuel obtint cent-cinquante livres de biscuit avec une petite quantit
+de rum et de vin, ainsi qu'un octant et une boussole. Mais on lui
+dfendit, sous peine de mort, de toucher aucune carte, aucun livre
+ou instrument d'astronomie, et surtout mes dessins et mes
+observations.
+
+Les mutins ayant ainsi jet dans la chaloupe les matelots dont ils
+voulaient se dbarrasser, Christian ordonna qu'on donnt un verre
+d'eau-de-vie chaque homme de son quipage. Les officiers furent
+ensuite appels sur le tillac et jets par-dessus l'abordage dans la
+chaloupe, tandis qu'on me tenait spar de tout le monde en arrire du
+mt de misaine. Christian, arm d'une baonnette, tenait la corde qui
+liait mes mains, et les gardes qui m'entouraient avaient leurs fusils en
+joue; mais lorsque je dfiai ces misrables ingrats de tirer, ils les
+remirent au repos. Je m'aperus que l'un d'eux, Isaac Martin, tait
+dispos me secourir, et comme il me faisait manger du shaddock, mes
+lvres tant entirement dessches, nos regards nous firent comprendre
+mutuellement nos sentimens; mais ceci fut remarqu et on l'emmena. Il
+entra alors dans la chaloupe, essayant de quitter le vaisseau; cependant
+il fut oblig d'y retourner. Quelques autres y furent aussi retenus
+contre leur inclination.
+
+Je crus remarquer que Christian balana quelque tems s'il garderait le
+charpentier, ou ses aides. la fin il se dtermina pour ces derniers,
+et le charpentier fut conduit dans la chaloupe.--On lui laissa prendre
+sa caisse outils, non pourtant sans de grandes difficults.
+
+M. Samuel sauva mon journal et ma commission, avec quelques autres
+papiers trs-importans relatifs au vaisseau. Il excuta ceci avec
+beaucoup de courage, quoique svrement surveill. Il tenta aussi de
+sauver le garde-tems et une bote contenant mes plans, dessins et
+observations depuis quinze ans, qui taient en grand nombre, mais on
+l'entrana en lui disant: Maldiction! vous tes bien heureux d'en
+avoir autant.
+
+D'assez vives altercations eurent lieu parmi l'quipage rvolt pendant
+que tout ceci se passait. Quelques-uns s'criaient en jurant: Je veux
+tre damn s'il ne trouve pas moyen de s'en retourner en Angleterre, si
+on lui laisse emporter quelque chose. Ils voulaient parler de moi; et
+lorsqu'ils virent le charpentier emporter sa bote outils:
+Maldiction! dans un mois il aura un autre vaisseau; tandis que
+d'autres tournaient en ridicule la situation malheureuse de la chaloupe,
+qui tirait beaucoup d'eau et offrait si peu de place pour tous ceux qui
+y taient contenus. Quant Christian, on aurait dit qu'il mditait sa
+destruction et celle du monde entier.
+
+Je demandai des armes, mais les mutins se moqurent de moi en disant que
+je connaissais bien les gens chez lesquels j'allais. Quatre coutelas,
+cependant, nous furent jets dans la chaloupe aprs que nous emes vir
+de bord.
+
+Les officiers et les matelots tant dans la chaloupe, on n'attendait
+plus que moi. Le capitaine d'armes en informa Christian, qui dit alors:
+Allons, capitaine Bligh, vos officiers et vos hommes sont maintenant
+dans la chaloupe, et il faut que vous alliez avec eux. Si vous essayez
+de faire la moindre rsistance, vous serez immdiatement mis mort. Et
+sans plus de crmonie, je fus jet par-dessus le bordage, par une
+troupe de sclrats arms. Alors on me dlia les mains. Une fois dans la
+chaloupe, on nous fit virer sur l'arrire, au moyen de la corde qui nous
+tenait amarrs. Alors on nous jeta quelques morceaux de porc, ainsi que
+les quatre coutelas. L'armurier et le charpentier m'appelrent alors
+pour me dire de ne pas oublier qu'ils n'avaient pris aucune part dans
+toute cette affaire. Aprs tre rests quelque tems servir de jouet
+ces malheureux sans compassion, et en butte leurs railleries, nous
+fmes la fin pousss au large, et abandonns aux flots de l'Ocan.
+
+Dix-huit personnes taient avec moi dans la chaloupe: le matre, le
+premier chirurgien, le botaniste, le canonnier, le matre d'quipage, le
+charpentier, le matre timonier et le quartier-matre en second; deux
+quartier-matres, le voilier, deux cuisiniers, l'ecclsiastique, le
+boucher et un garon. Il restait bord Fletcher Christian, le matre en
+second, Pierre Haywood, Edward Young, George Stewart, aspirans; le
+capitaine d'armes, le second canonnier, le second matre d'quipage, le
+jardinier, l'armurier, le second charpentier et ses ouvriers, et
+quatorze matelots: c'tait, tout prendre, les hommes les plus
+capables.
+
+Ayant peu ou pas de vent, nous vogumes assez vite vers l'le de Tofoa,
+qui tait au nord-est, environ dix lieues de distance. Tant que le
+vaisseau resta en vue, il gouverna ouest ouest-nord; mais je regardai
+ceci comme une feinte, car lorsqu'on nous loigna, les mutins rptrent
+plusieurs fois, par acclamations: Otati! Otati!
+
+Christian, leur chef, tait d'une famille respectable du nord de
+l'Angleterre: c'tait le troisime voyage qu'il faisait avec moi. Malgr
+la duret avec laquelle il me traita, le souvenir d'anciens bienfaits
+produisit en lui quelques remords. Lorsque l'on m'entrana hors du
+vaisseau, je lui demandai si c'tait ainsi qu'il rpondait aux marques
+nombreuses qu'il avait eues de mon amiti. Il parut troubl de cette
+question, et me rpondit avec une grande motion: Capitaine Bligh, vous
+avez frapp juste: je suis dans l'enfer; je suis dans l'enfer! Ses
+talens le rendaient parfaitement capable de se charger du troisime
+quart, d'aprs la manire dont j'avais divis l'quipage du vaisseau.
+
+Haywood tait aussi d'une famille respectable du nord de l'Angleterre;
+et, ainsi que Christian, c'tait un jeune homme de talent. Ces deux
+jeunes gens avaient t les objets particuliers de mes soins, et je
+m'tais donn beaucoup de peine pour les instruire, ayant conu l'espoir
+qu'ils feraient un jour honneur leur pays dans cette profession. Young
+m'tait bien recommand, et Stewart appartenait des parens des
+Orkneys, pays o nous avions t si bien accueillis notre retour des
+mers du Sud, en 1780, que, d'aprs cette seule considration, je
+l'aurais pris volontiers avec moi; mais d'ailleurs il avait toujours
+joui d'une bonne rputation.
+
+Lorsque j'eus le loisir de rflchir, une satisfaction secrte m'empcha
+de me livrer l'abattement. Et cependant, quelques heures auparavant,
+je me trouvais dans la situation la plus satisfaisante: commandant un
+vaisseau dans le meilleur tat possible, pourvu de tout ce qui pouvait
+tre ncessaire la sant et au service de l'quipage; le but de notre
+voyage tait atteint, nous en avions accompli les deux tiers, et le
+reste de la traverse n'offrait qu'une perspective de succs.
+
+On demandera naturellement quelle pouvait tre la cause d'une pareille
+rvolte? En rponse cette question, je ne puis donner que mes
+conjectures.--J'ai souvent pens que les mutins s'taient flatts de
+l'espoir de passer une vie plus heureuse parmi les Otatiens qu'il ne
+leur serait jamais possible de se la procurer en Angleterre: ceci, joint
+ quelques liaisons qu'ils avaient formes avec des femmes du pays,
+occasionna trs-probablement toute cette affaire.
+
+Les femmes d'Otati sont belles, douces, enjoues dans leur conversation
+et leurs manires, et ont assez de dlicatesse pour se faire admirer et
+chrir. Les chefs taient si attachs nos gens, qu'ils les
+encourageaient, en quelque sorte, rester avec eux, et leur
+promettaient de vastes possessions. Dans des circonstances semblables,
+auxquelles s'en joignirent d'autres encore, on ne peut gure s'tonner
+qu'une troupe de matelots, dont la plupart n'avaient pas de famille, se
+soient laisss entraner, lorsqu'il ne dpendait que d'eux de s'tablir
+au milieu de l'abondance, dans une des plus belles les du monde, o il
+n'y avait pas de ncessit de se livrer au travail, et qui leur offrait
+l'attrait de plaisirs dont il est impossible de se former une ide.
+Cependant, tout ce qu'un commandant pouvait craindre tait la dsertion,
+telle qu'il y en a plus ou moins d'exemples dans les mers du Sud, et non
+une rvolte complte.
+
+Mais le secret qui accompagna ce complot surpasse toute croyance. Treize
+de ceux qui partageaient mon sort avaient toujours vcu avec les
+matelots; et cependant, ni eux, ni les camarades de Christian, de
+Stewart, d'Heywood et de Young n'avaient jamais remarqu aucune
+circonstance qui pt faire souponner ce qui se tramait. Il n'est donc
+pas tonnant que j'en sois devenu victime, mon esprit tant compltement
+exempt de mfiance. Peut-tre la chose ne serait-elle pas arrive s'il y
+et eu des troupes bord et une sentinelle la porte de ma cabine, que
+je laissais toujours ouverte pendant la nuit, afin que l'officier de
+quart put entrer chez moi toutes les fois qu'il en avait besoin. Si
+cette rvolte et t occasionne par quelque sujet de mcontentement,
+fond ou non, j'en aurais dcouvert des symptmes, ce qui m'aurait mis
+sur mes gardes; mais il en tait bien autrement. Je vivais, surtout avec
+Christian, de la manire la plus amicale; ce jour mme, il tait engag
+ dner avec moi, et la veille au soir, il s'tait excus de partager
+mon souper, sous prtexte d'une indisposition dont j'avais tmoign de
+l'inquitude, tant bien loin de souponner son intgrit ou son
+honneur.
+
+FIN DE L'APPENDICE.
+
+
+
+
+LA VISION
+DU JUGEMENT,
+
+PAR QUEVEDO REDIVIVUS.
+
+POME INSPIR PAR UNE COMPOSITION DU MME TITRE,
+PAR L'AUTEUR DE WAT-TYLER.
+
+ C'est un Daniel venu pour prononcer le jugement! oui, un
+ vrai Daniel! Je te remercie, Juif, de m'avoir enseign ce
+ mot.
+
+
+
+
+LA VISION DU JUGEMENT.
+
+
+1. Saint Pierre tait assis auprs de la porte du ciel; les clefs en
+taient rouilles et la serrure un _peu_ dure, par suite du _peu_
+d'usage qu'on en avait fait depuis quelque tems: non, beaucoup prs,
+que le paradis ft plein; mais, depuis l're gallique quatre-vingt-huit,
+les diables s'taient tellement dmens, ils avaient si bien conduit
+leur barque, comme le dirait un marin, qu'ils avaient entran presque
+toutes les ames de leur ct.
+
+2. Les anges chantaient faux, et s'taient enrous force d'exercer
+leur voix, car ils n'avaient presque autre chose faire qu' remonter
+le soleil et la lune, et contenir dans le devoir quelqu'toile
+vagabonde, ou quelque comte tourdie, qui, s'mancipant trop tt sur
+l'azur thr, avait pourfendu quelque plante en foltrant avec sa
+queue, comme la baleine en use quelquefois l'gard des petits
+btimens, dans ses accs de gat.
+
+3. Les sraphins, nos anges gardiens, voyant qu'ils ne pouvaient suffire
+ leur emploi ici-bas, s'taient retirs l-haut; les affaires
+terrestres n'occupaient plus aucune place dans le ciel, si ce n'est sur
+le noir bureau de l'ange charg de nos archives. Celui-ci, voyant les
+exemples de vices et de malheur se multiplier avec une telle rapidit,
+avait arrach toutes les plumes de ses deux ailes sans pouvoir encore
+finir d'enregistrer les misres humaines.
+
+4. Ses occupations avaient tellement augment depuis quelques annes,
+que (contre sa volont, sans doute, et comme ces chrubins ministres
+terrestres) il avait t forc de chercher des ressources autour de lui,
+et de rclamer l'aide de ses pairs clestes, avant que le besoin
+croissant qu'on avait de son ministre et achev de l'puiser. En
+consquence, six anges et douze saints lui furent donns pour commis.
+
+5. C'tait l un fameux bureau,--du moins pour le ciel; et cependant,
+tous tant qu'ils taient, ils ne manquaient pas de besogne. On voyait
+tous les jours le triomphe de tant de conqurans et tant de royaumes
+remis neuf! chaque jour aussi avait son carnage de six ou sept mille
+hommes, jusqu' ce que celui de Waterloo arrivant pour couronner le
+tout, les esprits clestes jetrent leurs plumes, saisis d'un divin
+dgot, tant cette dernire page tait barbouille de fange et de sang!
+
+6. Par parenthse, ce n'est pas moi redire ce qui fit frmir les
+anges.--Le diable lui-mme, dans cette occasion, abhorra son propre
+ouvrage, tant il tait rassasi du banquet infernal! Et quoique ce ft
+lui-mme qui et aiguis chaque glaive, sa soif inne du mal en tait
+presque teinte. Ici, la seule bonne oeuvre de Satan mrite bien d'tre
+cite: c'est qu'il s'tait rserv les deux gnraux, en toute
+proprit, aprs leur mort.
+
+7. Sautons par-dessus quelques annes d'une paix factice, pendant
+lesquelles la terre ne fut ni plus ni moins bien peuple, l'enfer comme
+de coutume, et le ciel pas du tout. Elles forment le bail des tyrans,
+seulement ce sont de nouveaux noms qui l'ont sign.--Cela finira quelque
+jour; en attendant ils vont toujours augmentant, avec leurs sept ttes
+et leurs dix cornes, comme la bte prdite par l'Apocalypse.--Quant aux
+ntres[57], elles sont moins redoutables par la tte que par les cornes.
+
+[Note 57: Ce pronom se rapporte probablement au mot _bte_.
+
+(_N. du Tr._)]
+
+8. La seconde aurore de la premire anne de la libert, Georges III
+mourut. Sans tre un tyran, il avait protg les tyrans, jusqu'au moment
+o, chaque sens lui tant ravi, il avait perdu et la lumire
+intellectuelle, et la lumire extrieure. Jamais meilleur fermier
+n'avait fait valoir un pr; jamais plus mauvais roi n'avait laiss un
+royaume livr sa perte. Il mourut, et laissa la moiti de ses sujets
+aussi fous, et l'autre moiti aussi aveugles que lui.
+
+9. Il mourut!--sa mort ne fit pas beaucoup de bruit sur la terre. Ses
+funrailles eurent quelque clat;--le velours, les dorures, le cuivre y
+furent en profusion. Il n'y manqua que des larmes, except celles de
+convention: car cette espce de marchandise peut s'acheter sa vraie
+valeur.--Quant aux lgies, il y eut un nombre convenable de ces
+inspirations, bien entendu qu'elles furent aussi payes. Puis vinrent
+les torches, les manteaux, les bannires, les hrauts d'armes, et tous
+ces restes des vieilles coutumes gothiques.
+
+10. Cela formait un mlodrame vraiment spulcral. De tous les fous
+accourus pour augmenter et contempler ce spectacle, qui se souciait du
+dfunt? La pompe des funrailles tait le seul motif d'attraction, et le
+noir composait tout le deuil. L, pas une pense qui s'lant au-del
+du drap mortuaire; et lorsque le magnifique cercueil fut enseveli, on
+et dit une drision de l'enfer, qui renfermait ainsi dans l'or une
+pourriture de quatre-vingts ans.
+
+11. C'est ainsi que son corps fut ml la poussire! Il aurait pu
+redevenir bien plus tt ce qu'il faut qu'il soit un jour, si ses lmens
+naturels eussent t livrs eux-mmes pour s'incorporer de nouveau
+avec la terre, l'eau et le feu. Mais ces parfums trangers ne font que
+contrarier les intentions de la nature, qui le cra aussi nu que ces
+millions d'hommes dont on n'embaume pas l'argile vulgaire. Et cependant,
+toutes ces pices ne russissent qu' prolonger sa corruption.
+
+12. Il est mort! la terre extrieure n'a plus rien dmler avec lui.
+Il est enterr, et, l'exception du mmoire des funrailles et du
+griffonnage du lapidaire, il ne sera plus question de lui dans le monde,
+ moins qu'il n'ait fait son testament tout entier;--mais quel est le
+procureur qui le demandera son fils, son fils en qui nous voyons ses
+qualits briller encore, except cette vertu domestique, si rare
+aujourd'hui, la fidlit envers une femme laide et mchante?
+
+13. Dieu sauve le roi[58]! Ce serait une grande conomie pour Dieu que
+d'pargner cette race-l; mais s'il veut tre d'humeur misricordieuse,
+tant mieux. Je ne suis pas de ceux qui prchent pour la damnation;--je
+ne sais pas trop mme si je ne suis pas, peu prs, le seul qui, dans
+le faible espoir d'adoucir la perspective de nos maux futurs, ait mis,
+quelques lgres restrictions prs, des bornes aussi troites
+l'infernale juridiction des peines ternelles.
+
+[Note 58: _God save the king!_ acclamation nationale des Anglais, qui
+rpond notre cri de: Vive le roi! _Save_ vent dire aussi _pargner_;
+de l l'espce de jeu de mot du commencement de cette stance.
+
+(_N. du Tr._)]
+
+14. Je sais que cette opinion n'est pas populaire; je sais que c'est un
+blasphme; je sais que l'on peut tre damn pour avoir espr que
+personne ne le serait jamais; je sais que, ds l'enfance, l'on nous
+gorge des meilleures doctrines, jusqu' ce que nous soyons prts en
+dborder;--je sais qu'except l'glise anglicane, toutes, sans
+exception, nous en ont fait accroire, et que les trois ou quatre cents
+autres qui restent, ainsi que les synagogues, ont fait une maudite
+acquisition.
+
+15. Dieu nous soit en aide tous! Dieu me soit en aide moi surtout
+qui suis, Dieu le sait, aussi fragile que le diable peut le souhaiter,
+et non plus difficile damner qu'un poisson qui a aval l'hameon ne
+l'est amener au rivage, ou que l'agneau servir de proie au boucher:
+non pourtant que je sois prt encore faire partie du noble mets que
+formera un jour cette immortelle friture compose de presque tous les
+tres crs pour mourir.
+
+16. Saint Pierre donc tait assis auprs de la porte cleste, et
+s'endormait sur ses clefs, lorsque tout--coup survient un bruit
+merveilleux qu'il n'avait pas entendu depuis long-tems. C'tait le
+bruissement du vent, des flots et des flammes, bref un mlange de bruits
+extrmement imposans, et qui et arrach une exclamation tout autre
+qu' un saint; mais celui-ci se contenta de faire un saut sur sa chaise,
+et de dire en clignotant de l'oeil: Je crois que voil encore une toile
+qui file!
+
+17. Mais avant qu'il pt se rendormir, un chrubin lui effleura les yeux
+du bout de son aile droite, sur quoi Saint Pierre billa et se gratta le
+nez. Saint portier, dit l'ange en agitant une aile sacre, brillante de
+couleur cleste, comme brille sur la terre la queue blouissante du
+paon; saint portier, lve-toi, je te prie. quoi le saint rpondit:
+Eh bien, que veut dire tout cela? Est-ce Lucifer qui revient avec tout
+ce tintamarre?
+
+18. Non, rpondit le chrubin,--George III est mort. Et quel est ce
+George III? demanda l'aptre. Quel George? quel trois? C'est un roi
+d'Angleterre, dit l'ange. Bon, il ne trouvera pas ici de rois pour le
+coudoyer sur sa route. Mais a-t-il sa tte sur ses paules? car le...
+dernier que nous vmes ici n'avait qu'un tronc, et jamais il n'aurait
+obtenu les bonnes grces du ciel s'il ne nous avait jet sa tte au
+visage.
+
+19. Il tait, si je me le rappelle bien, roi d'***. Et cette tte, qui
+n'avait pas su conserver une couronne sur la terre, osa, mon nez,
+venir rclamer des droits semblables aux miens, celle de martyr. Si
+j'avais eu le sabre que je portais jadis quand je coupais des oreilles,
+je l'aurais pourfendue; mais n'ayant que mes clefs et pas de glaive, je
+me contentai de lui faire sauter sa tte des mains.
+
+20. Alors il poussa des cris si tourdissans[59] que tous les saints
+sortirent et le firent entrer. Et le voil depuis lors qui sige auprs
+de saint Paul, de pair et compagnon avec ce Paul le parvenu! La peau de
+saint Barthlemy, qui lui sert d'aurole dans les cieux, aprs avoir
+rachet ses pchs sur la terre par le martyre, ne fit pas mieux que
+cette tte faible et sans cervelle.
+
+[Note 59: Il y a dans le texte _headless_, qui veut dire aussi _sans
+tte_; mais cette double acception est perdue en franais.
+
+(_N. du Tr._)]
+
+21. Mais s'il l'et apporte ici sur ses paules, la chose se serait
+diffremment passe.--Le sentiment de compassion sympathique
+qu'prouvrent les saints, produisit sur eux l'effet d'un charme. Ainsi
+le ciel souda de nouveau cette tte sur son corps.--Cela peut tre fort
+bien, mais il semble que ce soit chez nous la coutume de renverser tout
+ce qui se fait de sage l-bas.
+
+22. L'ange rpondit: Allons, Pierre, ne boudez pas; le roi qui nous
+arrive a sa tte et tout le reste.--Il n'a jamais trs-bien compris ce
+qu'il faisait, et agissait peu prs comme une marionnette qui se meut
+par des fils. Il sera jug comme tout le reste sans doute, ce n'est ni
+mon affaire ni la vtre de nous mler de cela; bornons-nous remplir
+notre rle, qui consiste faire ce qui nous est ordonn.
+
+23. Pendant qu'ils parlaient ainsi, la caravane cleste arriva comme un
+tourbillon de vent traverse les champs de l'espace, ou comme le cygne
+fend quelque rivire argente, comme qui dirait le Gange, le Nil,
+l'Indus, la Tamise ou la Tweed. Au milieu d'elle, un vieux homme avec
+une vieille ame, l'un et l'autre extrmement aveugles, s'arrta devant
+la porte, et les anges firent asseoir sur un nuage leur compagnon de
+voyage envelopp de son drap mortuaire.
+
+24. Mais, derrire cette troupe brillante, dont il fermait la marche, un
+esprit d'un aspect bien diffrent agitait ses ailes semblables des
+nuages orageux planant sur quelque plage dserte souvent jonche de
+dbris de naufrage; son front ressemblait l'ocan agit par la
+tempte. Des penses sombres et impntrables avaient imprim le sceau
+d'un ternel courroux sur ses traits immortels, et l o s'arrtait son
+regard, tout devenait tnbres.
+
+25. En s'approchant il jeta sur cette porte, dont, ainsi que le pch,
+il ne devait jamais passer le seuil, un regard plein d'une haine si
+implacable et tellement surnaturelle, que saint Pierre aurait bien voulu
+tre au-dedans. Ce dernier se mit chercher dans ses clefs avec
+beaucoup d'application, suant grosses gouttes dans sa peau
+apostolique: bien entendu que sa transpiration n'tait que de l'ichor ou
+quelqu'autre fluide spirituel du mme genre.
+
+26. Les chrubins eux-mmes se rassemblrent en foule comme des oiseaux
+qui voyent le faucon prendre son essor, et ils sentirent un frmissement
+jusqu'au bout de chacune de leurs plumes. Formant un cercle comme la
+ceinture d'Orion, ils entourrent leur vieux protg qui savait peine
+o ses gardes clestes l'avaient conduit, quoique ceux-ci en usent
+poliment avec les ombres royales, car nous avons pu apprendre par plus
+d'une vridique histoire que les anges taient tous torys.
+
+27. Les choses tant dans cet tat, la porte s'ouvrit tout--coup, et la
+clart qui en jaillit rpandit dans l'espace une teinte de flammes de
+plusieurs couleurs, dont les reflets arrivant jusqu' notre petite
+plante, on vit natre une nouvelle aurore borale sur le ple arctique,
+la mme qui apparut au milieu des glaces l'quipage du capitaine Parry
+dans le dtroit de Melville.
+
+28. Et de cette porte ouverte on vit sortir tout rayonnant un esprit de
+lumire, majestueux par sa puissance et sa beaut, radieux de gloire
+comme la bannire flottante revenant victorieuse d'un de ces combats qui
+changent la face du monde. Il faut que mes humbles comparaisons se
+composent d'images terrestres, car ici-bas les tnbres de la chair
+obscurcissent nos meilleures conceptions, exceptez-en les rveries de
+Johanna Southcote ou de Robert Southey.
+
+29. C'tait l'archange Michel. Tout le monde sait comment sont faits les
+anges et les archanges, car il n'y a presque pas un crivailleur qui
+n'ait le sien nous offrir, depuis le chef des dmons jusqu'au prince
+des anges. Nous les voyons aussi sur quelques tableaux d'autels,
+quoiqu'en vrit ceux-ci ne prouvent gure que personne ait jamais eu de
+notions antrieures sur ces esprits immortels. Mais c'est aux
+connaisseurs indiquer leur mrite.
+
+30. Michel parut donc rayonnant de gloire et de beaut, oeuvre digne de
+celui d'o drive toute beaut et toute gloire. Il traversa le seuil et
+s'arrta; devant lui taient les jeunes chrubins et le saint tte
+grise (quand je dis jeunes, entendons-nous; c'est--dire jeunes de
+figures et non d'ge; car je serais bien fch d'avancer qu'ils
+n'taient pas plus vieux que saint Pierre; je voulais dire seulement
+qu'ils taient un peu plus jolis que lui.)
+
+31. Les chrubins et les saints s'inclinrent devant le chef de la
+hirarchie cleste, le premier des esprits angliques qui et revtu
+l'aspect d'un Dieu saint, sans qu'aucun orgueil se ft gliss dans son
+coeur divin, au fond duquel aucune pense, hors celle du service de son
+crateur, n'osa pntrer jamais. Tout exalt, tout combl de gloire
+qu'il ft, il savait bien n'tre que le vice-roi du ciel.
+
+32. Lui et le taciturne esprit des tnbres se trouvrent en face. Ils
+se connaissaient tous deux en bien et en mal, et, malgr leur puissance,
+aucun des deux ne pouvait oublier dans l'autre son ancien ami et son
+ennemi futur. Il y avait dans les regards de chacun un mlange de
+hauteur, d'orgueil et de regret, comme si c'tait moins leur volont que
+le destin qui les condamnt la guerre pendant l'ternit, et leur
+donnait les sphres pour champ clos.
+
+33. Mais ici ils taient sur un terrain neutre: nous savons par Job que
+Satan a la facult de rendre visite au ciel deux ou trois fois par an,
+et que les fils de Dieu, comme ceux de la terre, doivent lui tenir
+compagnie. Nous pourrions aussi faire voir d'aprs le mme livre, quelle
+politesse rgne dans la conversation qui a lieu entre les puissances du
+bien et du mal.--Mais il faudrait pour cela des heures.
+
+34. Et comme ceci n'est pas un trait de thologie, pour discuter,
+l'aide de l'hbreu et de l'arabe, si le livre de Job est une allgorie
+ou un fait, mais bien une narration vridique; je n'emprunte et l
+que ce qui peut carter le plus lger soupon d'imposture d'un ouvrage
+qui est de toute vrit d'un bout l'autre et aussi exact que toute
+autre vision.
+
+35. Donc les esprits immortels taient sur un terrain neutre et devant
+la porte, de mme que sur le seuil de l'Orient se discute la grande
+cause de la mort, et que c'est de l qu'on expdie les ames dans un
+monde ou dans l'autre. Michel et son antagoniste avaient donc un air
+fort civil, quoique cela n'allt pas jusqu' s'embrasser; mais son
+altesse tnbreuse et son altesse lumineuse changrent mutuellement des
+regards pleins de politesse.
+
+36. L'archange salua, non comme salue un petit matre de nos jours, mais
+en s'inclinant gracieusement, la mode de l'Orient, et portant un de
+ses bras rayonnans sur l'endroit o l'on suppose que le coeur est plac
+chez les gens de bien. Il salua Satan comme un gal, pas trop bas, mais
+avec affabilit. Quant celui-ci, il aborda son ancien ami avec plus de
+hauteur, et comme un vieux et pauvre seigneur castillan pourrait aborder
+un riche bourgeois parvenu.
+
+37. Il ne fit qu'incliner un moment son front diabolique; puis le
+relevant, il se prpara soutenir ses droits, et dmontrer comme quoi
+le roi Georges ne pouvait justifier de ses titres tre exempt des
+peines ternelles plus que tant d'autres rois cits dans l'histoire,
+dous d'un meilleur sens et d'un meilleur coeur, et qui, depuis
+long-tems[60], pavaient l'enfer de leurs bonnes intentions.
+
+[Note 60: Cette dernire ligne est une citation.
+
+(_N. du Tr._)]
+
+38. Michel rpondit: Pourquoi en veux-tu cet homme qui est mort, et
+amen devant le Seigneur? Quel mal a-t-il fait depuis le commencement de
+sa vie mortelle? qui te donne le droit de le rclamer? Parle, et que ta
+volont soit faite si elle est juste.--Dis; et si, pendant sa carrire
+terrestre, il a manqu gravement l'accomplissement de ses devoirs,
+comme roi et comme homme, il est toi; sinon, laisse-le passer.
+
+39. Michel, rpondit le prince de l'air, jusqu'en ces lieux mmes, et
+devant la porte de celui que tu sers, je viens rclamer mon sujet; et je
+prouverai que, de mme qu'il fut mon adorateur dans sa poussire, il le
+sera en esprit: quoique chri de toi et des tiens, parce qu'aucun
+penchant pour le vin et la volupt ne se mla ses faiblesses, du trne
+o il tait plac, il ne rgna sur des millions d'hommes que pour me
+servir seul.
+
+40. Regarde cette terre, notre domaine, ou plutt le mien; jadis elle
+appartenait ton matre. Mais je ne m'enorgueillis pas de la conqute
+de cette misrable plante, et celui que tu sers ne doit pas, hlas!
+m'envier non plus mon lot. Au milieu de ces myriades de mondes lumineux
+qui passent devant lui pour lui rendre hommage, il a pu oublier cette
+pitoyable cration d'tres chtifs dont bien peu me semblent mriter la
+damnation, except leurs rois.
+
+41. Et mme je ne regarde ceux-ci que comme une espce de redevance
+pour soutenir mes droits de seigneur; et euss-je des inclinations
+contraires, elles seraient, vous le savez bien, superflues. Les hommes
+sont devenus si mchans que l'enfer lui-mme n'a rien de mieux faire
+que de les abandonner eux-mmes, plus tourments et plus frntiques
+cent fois par les maldictions qu'ils se donnent. Le ciel ne peut pas
+les faire meilleurs et je ne saurais les rendre pires.
+
+42. Regarde sur la terre, te dis-je encore.--Lorsque ce misrable ver
+de terre, ce vieillard faible, infirme, aveugle et insens, commena son
+rgne dans tout l'clat et la fracheur de la jeunesse, le monde et lui
+se prsentaient tous deux sous un aspect bien diffrent. Une grande
+partie de la terre et des plaines liquides de l'ocan le reconnaissaient
+pour roi.-- travers plus d'une tempte, ses les avaient surnag sur
+l'abme du tems, car elles taient l'asile des vertus austres.
+
+43. Jeune, il arriva au trne; vieux, il le quitte: vois dans quel tat
+il trouva son royaume, et comment il le laissa; consulte ses annales:
+vois d'abord comment il abandonna le pouvoir un favori; puis comment
+la soif de l'or, ce vice du mendiant, qui ne peut remplir que les ames
+basses, s'empara graduellement de son coeur.--Et quant au reste, jette
+seulement un coup d'oeil sur l'Amrique et la France.
+
+44. Il est vrai de dire que, depuis le commencement jusqu' la fin, il
+ne fut qu'un instrument, et j'ai mis en lieu de sret ceux qui s'en
+servirent. Eh bien! ainsi qu'un instrument qu'il soit consum! Fouillez
+dans tous les sicles passs depuis que le genre humain a pli devant un
+monarque, parcourez toutes les annales sanglantes qui consacrent le
+crime et le carnage, choisissez le plus criminel des disciples de Csar,
+et citez-moi un rgne plus abreuv de sang, plus encombr de morts.
+
+45. Il ne cessa de faire la guerre la libert et aux hommes libres.
+Les nations comme les particuliers, ses propres sujets, ses ennemis
+trangers, tout ce qui pronona le mot de libert eut George III pour
+adversaire. Quelle histoire sera jamais plus souille que la sienne de
+malheurs publics et individuels! Je lui accorde la continence
+domestique. Je lui accorde ces vertus passives qui manquent la plupart
+des monarques.
+
+46. Je sais qu'il fut mari constant; je conviens que c'tait un homme
+sobre et dcent et un assez bon matre. Tout cela est beaucoup, et bien
+plus encore sur un trne; de mme que la temprance a bien plus de
+mrite observe au banquet d'Apicius qu' la table de l'anachorte. Je
+lui accorde tout ce que les plus indulgens peuvent lui accorder;--tout
+cela fut bien quant lui, mais non pour les millions d'hommes qui le
+trouvrent toujours tel que l'oppression pouvait le dsirer.
+
+47. Le Nouveau-Monde se dbarrassa de lui. L'ancien gmit encore du
+sort que lui et les siens lui prparrent du moins, s'ils ne purent
+entirement l'accomplir. Il laissa sur plusieurs trnes des hritiers de
+ses vices, sans l'tre de ses vertus domestiques, qui ont inspir la
+compassion pour lui.--Rois fainans endormis sur le trne de la terre,
+ou despotes veillant au mme poste et qui ont oubli dj une leon
+qu'on leur apprendra de nouveau.--Qu'ils tremblent!
+
+48. Cinq millions d'hommes de l'glise primitive, conservant cette foi
+qui vous rend puissans sur la terre, implorrent une partie de ce tout
+immense qu'ils possdaient jadis--la libert de leur
+culte.--Non-seulement votre matre, Michel, mais vous-mme, et vous
+aussi, saint Pierre, il faut que vous ayez une ame de glace si vous
+n'abhorrez pas l'ennemi de la participation des catholiques toutes les
+liberts d'une nation chrtienne.
+
+49. la vrit, il leur permit de prier Dieu; mais, comme une
+consquence de la prire, il leur refusa la loi qui les aurait placs
+sur la mme base que ceux qui n'adoraient pas les saints. Ici saint
+Pierre, faisant un bond hors de sa place, s'cria: Vous pouvez emmener
+le prisonnier. Avant que le ciel ouvre ses portes ce Guelfe, tandis
+que je suis de garde, je veux tre damn moi-mme.
+
+50. J'aimerais mieux changer de place avec Cerbre (et la sienne n'est
+pas une sincure), que de voir ce vieux fou, ce vieux bigot de roi
+parcourir les plaines azures du ciel. Saint, rpondit Satan, vous
+ferez bien de vous venger des maux qu'il a fait souffrir vos
+satellites; et si vous tiez dispos l'change en question, je
+tcherais d'apprivoiser notre Cerbre avec le ciel.
+
+51. Mais ici Michel intervint: Bon saint, dit-il, et dmon! je vous
+prie, n'allez pas si vite; vous passez tous deux les bornes de la
+discrtion. Saint Pierre! vous aviez coutume d'tre plus poli, et vous,
+Satan, excusez la chaleur de ses expressions, et cette condescendance
+qui le fait descendre au niveau du vulgaire: les saints eux-mmes
+quelquefois s'oublient leur tour.--Avez-vous autre chose dire?
+Non. Eh bien, je vous prierai d'appeler vos tmoins.--
+
+52. Satan se retourna, et agita sa main basane dont les facults
+lectriques attirent les nuages de plus loin que nous ne pouvons le
+comprendre, quoique nous le retrouvions souvent dans notre ciel. Soudain
+le tonnerre infernal fit trembler la mer et la terre dans toutes les
+plantes, et les batteries de l'enfer firent jouer cette artillerie dont
+parle Milton comme d'une des plus sublimes inventions de Satan.
+
+53. Ceci fut un signal pour ces ames damnes qui voient s'tendre les
+privilges de leur damnation au-del du contrle ordinaire des mondes
+passs, prsens ou futurs. Aucune place ne leur est particulirement
+assigne dans les archives de l'enfer; mais ils sont libres d'aller o
+leur inclination les porte la poursuite du gibier,--n'en tant ni plus
+ni moins damns.
+
+54. Ils sont fiers de ce privilge, et ils ont raison de l'tre.--C'est
+une espce de chevalerie, ou de clef d'or attache leur ceinture, ou
+quelqu'association du mme genre, ou bien encore une entre dans les
+petits appartemens. J'emprunte mes comparaisons la chair tant chair
+moi-mme. Que les esprits immortels ne soient pas choqus de ces
+similitudes basses et vulgaires! Nous savons qu'ils occupent l-haut des
+postes bien plus exalts.
+
+55. Lorsque le formidable signal vola du ciel l'enfer, spars par une
+distance dix millions de fois plus grande environ que celle qui existe
+entre notre globe et le soleil, et il nous est facile de calculer une
+seconde prs combien de tems il fallut pour cela, car chaque rayon qui
+se fraye une voie pour dissiper les brouillards de Londres et qui dore
+faiblement ses clochers peu prs trois fois par an, quand l't n'est
+pas trop rigoureux.
+
+56. J'ai dit que je pouvais faire ce calcul.--Il fallut donc une
+demi-minute.--Je sais qu'il faut plus de tems aux rayons solaires pour
+faire leurs prparatifs de voyage et se mettre en route, mais aussi leur
+tlgraphe est bien moins sublime, et s'ils joutaient la course contre
+les courriers de Satan partis pour leurs climats, ils ne gagneraient
+pas: Il faut au soleil des annes pour que chacun de ses rayons regagne
+le point d'o il est parti, il ne faut pas au diable une demi-journe.
+
+57. l'extrmit de l'horizon parut une petite tache, de la grandeur
+environ d'une demi-couronne; j'ai vu quelquefois dans les cieux quelque
+chose de semblable tant sur la mer ge, avant une rafale. Bientt
+grossissant, cet objet changea de forme, et, semblable un vaisseau
+arien, paraissait louvoyer, et _se gouvernait_ ou _tait gouvern_, je
+ne suis pas bien sr de la correction de cette dernire phrase qui fait
+clocher la stance.
+
+58. Au surplus, choisissez entre les deux. Bientt cet objet ressembla
+un nuage, et c'en tait un en effet, un nuage de tmoins, et quel nuage!
+La terre ne vit jamais de nues de sauterelles aussi nombreuses que
+celles qui couvraient en ce moment le ciel, et en obscurcissaient
+l'espace de leurs myriades. Leurs cris perans et varis ressemblaient
+ceux d'une troupe d'oies sauvages (si toutefois on peut comparer les
+nations des oies), et ralisaient l'expression de l'enfer dchan.
+
+59. Ici rsonnait le bon juron du gros John Bull qui damnait ses
+yeux[61] comme de par le pass. Puis Paddy[62], dans son patois,
+s'criait: De par Jsus. Venait ensuite le flegmatique cossais,
+demandant d'un ton plus calme: Quel est votre bon plaisir? Puis l'ame
+du Franais jurait en certains termes que je ne traduirai pas
+littralement, le premier cocher pouvant le faire pour moi. Et au milieu
+de tout ce vacarme, on entendait la voix de Jonathan[63], qui
+disait:--Notre prsident va faire la guerre, ce qu'il parat.
+
+[Note 61: _Who damned his eyes_. Juron favori de la dernire classe du
+peuple anglais.]
+
+[Note 62: Nom donn par les Anglais la nation irlandaise, comme celui
+de John Bull au peuple anglais.]
+
+[Note 63: Les Amricains des tats-Unis.
+
+(_N. du Tr._)]
+
+60. Il y avait en outre des Espagnols, des Hollandais et des Danois,
+bref une multitude universelle d'ombres, depuis l'le d'Otati jusqu'aux
+plaines de Salisbury, de tous les climats et professions, de tous les
+ges et de tous les mtiers, prts dposer contre le rgne du bon roi,
+aussi acharns que les trfles le sont contre les piques, et tous cits
+par le grand _sub poena_ pour essayer de prouver que les rois peuvent
+tre damns comme vous ou moi.
+
+61. Quand Michel vit toute cette arme, il plit d'abord autant que les
+anges peuvent plir.--Puis devint de toutes les couleurs, comme un
+crpuscule d'Italie, ou la queue d'un paon, ou les rayons du soleil
+couchant vus travers les gothiques vitraux d'une vieille abbaye, ou
+comme une truite encore frache, ou comme l'clair qui brille la nuit
+sur le lointain horizon, ou comme l'arc-en-ciel son premier aspect, ou
+comme une grande revue de trente rgimens habills de rouge, de vert et
+de bleu.
+
+62. Puis, s'adressant Satan: Pourquoi, dit-il, mon bon vieil ami, car
+je vous tiens pour tel, quoiqu'tant de diffrens partis, nous soyons
+obligs de nous faire la guerre, je ne vous ai jamais regard comme un
+ennemi personnel; nos diffrends sont tout politiques, et j'espre que,
+quoi qu'il puisse arriver l-bas, vous connaissez ma grande estime pour
+vous, et c'est par cette raison que je regrette de vous trouver des
+torts--
+
+63. Pourquoi donc, dis-je, mon cher Lucifer, voulez-vous abuser de la
+demande que j'ai faite des tmoins? Mon intention n'tait pas que vous
+fissiez venir la moiti de la terre et de l'enfer; cela est mme inutile
+puisque deux tmoins honntes, dcens et vridiques nous suffisent. Nous
+perdons notre tems, que dis-je? notre ternit, entre l'accusation et la
+dfense: si nous coutons l'une et l'autre, cela prolongera notre
+immortalit.
+
+64. Satan rpondit: Cette affaire m'est fort indiffrente sous un point
+de vue personnel.--Je puis avoir cinquante ames meilleures que celle-ci
+avec la moiti moins de peine qu'elle ne m'en a dj donn, et je n'ai
+discut avec vous la cause de feu sa majest britannique que comme un
+point de droit. Vous pouvez disposer de lui.--Dieu sait que j'ai assez
+de rois l-bas.
+
+65. Ainsi parla le dmon, appel dernirement _ plusieurs faces_ par
+l'crivain Southey. Alors, reprit Michel, nous appellerons une ou deux
+personnes des myriades qui entourent notre congrs, et nous donnerons
+cong au reste.--Qui aura l'honneur de parler le premier? Il y a de quoi
+choisir. Qui prendrons-nous? Satan rpondit: Il n'en manque pas; mais
+quant choisir, autant vaut Jack Wilkes qu'un autre.
+
+66. l'instant on vit sortir de la foule un esprit l'aspect bizarre
+et joyeux et l'oeil perant, vtu d'une manire tout--fait oublie
+maintenant, car les gens de l'autre monde conservent long-tems les modes
+de celui-ci; ce qui fait qu'on y trouve runis tous les costumes bons ou
+mauvais qui ont paru depuis Adam, commencer par la feuille de figuier
+de notre mre ve jusqu'au jupon presqu'aussi rtrci d'une poque plus
+rcente.
+
+67. L'esprit, jetant les yeux sur les foules assembles, s'cria: Mes
+amis de toutes les sphres, nous courons risque de nous enrhumer au
+milieu de ces nuages; occupons-nous donc d'affaires. Pourquoi cette
+assemble gnrale? Sont-ce des lecteurs que j'aperois l couvert?
+Si c'est pour une lection qu'ils font tout ce tapage, voyez en moi un
+candidat qui n'a pas tourn casaque.--Saint Pierre, puis-je compter sur
+votre vote?
+
+68. Monsieur, rpondit Michel, vous vous mprenez, ces choses-l
+appartiennent la vie humaine, nous nous occupons ici d'affaires plus
+augustes: Le tribunal est assembl pour juger des rois; vous voil au
+fait maintenant. Alors, dit Wilkes, je prsume que ces messieurs qui
+ont des ailes sont des chrubins, et cet esprit l-bas me parat
+ressembler fort George III. Mais, dans mon opinion, il est beaucoup
+plus vieux.--Dieu me pardonne, il est aveugle.
+
+69. Il est, dit l'ange, tel que vous le voyez, et son sort va dpendre
+de ses actions. Si vous avez quelque chose lui reprocher, songez que
+la tombe permet au plus humble mendiant de lever la tte en prsence du
+potentat le plus superbe. Il y a des gens, dit Wilkes, qui n'attendent
+pas que les rois soient dposs dans leur cercueil de plomb, pour
+prendre cette libert, et moi, par exemple; je leur ai toujours dit ce
+que je pensais la face du soleil.
+
+70. Eh bien donc, au-dessus du soleil, rptez ce que vous avez faire
+valoir contre lui, dit l'archange. Eh quoi, rpliqua l'esprit, quand
+depuis si long-tems il n'est plus question de tout cela, faut-il que je
+devienne un tmoin accusateur? Non, de par ma foi. D'ailleurs j'avais
+fini par le battre plates coutures devant ses pairs et ses communes.
+Je ne me plais pas faire revivre de vieilles histoires dans le ciel,
+d'autant plus que sa conduite tait toute naturelle dans un prince.
+
+71. C'tait une sottise sans doute, et une mauvaise action d'opprimer
+un pauvre diable qui ne possdait pas un schelling: mais j'en veux moins
+ l'homme lui-mme qu' Bute et Graftan, et je ne voudrais pas le voir
+puni de leur crime, d'autant plus qu'ils sont damns depuis
+long-tems.--Quant moi, j'ai pardonn, et je vote pour son _habeas
+corpus_ dans le ciel.
+
+72. Wilkes, dit le diable, je comprends tout ceci; vous tiez devenu
+moiti courtisan avant votre mort, et il parat que vous avez envie de
+le devenir tout--fait de l'autre ct de la barque de Caron. Vous
+oubliez que le rgne de cet homme est fini, et que, quoi qu'il puisse
+tre d'ailleurs, il ne sera plus souverain. Vous avez perdu vos peines,
+car le mieux qui puisse lui arriver est de se trouver votre voisin.
+
+73. Mais j'ai su tout de suite qu'en penser, lorsque je vous ai vu,
+avec votre air goguenard, voltiger et chuchoter autour de la broche, o
+Blial, qui tait de service ce jour-l, arrosait, avec la graisse de
+Fox, Guillaume Pitt, son lve. Je sus qu'en penser, dis-je; cet homme,
+mme dans l'enfer, trouve encore le moyen de faire du mal.--Je le ferai
+billonner: voici l'effet d'un de ses bills.
+
+74. Qu'on appelle Junius! Une ombre s'avana grands pas hors de la
+foule; et ce nom, il y eut une telle presse, que les esprits cessrent
+de se mouvoir commodment et leur aise arienne. Mais ils se
+heurtrent et se bousculrent, se poussant des bras et des genoux (et
+tout cela pour rien, comme nous le verrons tout--l'heure), de telle
+sorte qu'on et dit du vent comprim et renferm dans une vessie, ou, ce
+qui est bien pis, une colique humaine.
+
+75. L'ombre parut: c'tait une grande figure maigre, cheveux gris, qui
+semblait n'avoir t autre chose qu'une ombre sur la terre. Ses
+mouvemens taient vifs, et ne manquaient pas de vigueur; mais rien ne
+pouvait indiquer son origine: tantt elle diminuait, tantt elle
+grossissait, ayant tantt un air sombre, tantt celui d'une gat
+sauvage. Mais en contemplant ses traits, on les voyait changer tous
+momens, et ressembler--personne ne pouvait dire quoi.
+
+76. Plus les esprits le fixaient avec attention, moins ils pouvaient
+distinguer qui ses traits appartenaient. Le diable lui-mme semblait
+embarrass de le deviner. Ils variaient comme un rve, offrant tantt
+une forme, tantt une autre. Plusieurs personnes de la foule jurrent
+qu'elles le connaissaient parfaitement; l'un affirmait qu'il tait son
+pre; sur quoi un autre rpondait qu'il tait le frre du cousin de sa
+mre.
+
+77. D'autres prtendaient que c'tait un duc, un chevalier, un orateur,
+un avocat, un prtre, un nabab, un accoucheur; mais l'tre mystrieux
+changeait au moins aussi souvent de visage qu'ils changeaient d'opinion.
+Et quoiqu'il se tnt devant eux de faon ce qu'ils en eussent la vue
+tout entire, leur embarras ne faisait que s'en accrotre. Cet homme
+tait une vritable fantasmagorie, tant il tait mince et volatil!
+
+78. Ds que vous aviez dcid que c'tait un tel, _presto_, la figure
+changeait, et c'tait un autre; et peine la mtamorphose tait-elle
+bien accomplie, qu'il variait encore, tellement que je ne pense pas que
+sa propre mre (si toutefois il en avait une) et pu reconnatre son
+fils, tant il prenait de formes diffrentes!--Si bien que le plaisir de
+deviner ce _masque de fer_ pistolaire finissait par se changer en une
+tche pnible.
+
+79. Quelquefois, comme le triple Cerbre, il reprsentait trois
+gentilshommes la fois (comme le dit trs-bien la bonne madame
+Malaprop[64]); puis ensuite, il n'en tait pas mme un. Tantt des
+rayons de lumire jaillissaient autour de lui; tantt une vapeur paisse
+le drobait tous les yeux, comme le brouillard de Londres y cache le
+jour. Aujourd'hui c'tait Burke, demain Tooke, au gr du caprice des
+gens; et certes, plus d'une fois il ressembla sir Philippe Francis.
+
+[Note 64: Personnage ridicule de la comdie des _Rivaux_ de Shridan.
+
+(_N. du Tr._)]
+
+80. J'ai fait une supposition qui vient entirement de moi.--Je ne l'ai
+communique personne jusqu' prsent, de crainte de faire du tort
+ceux qui entourent le trne, ou quelque ministre ou pair, sur lequel
+la honte pourrait en rejaillir. C'est... ami lecteur, prte-moi une
+oreille attentive: c'est que ce que nous avons continu d'appeler Junius
+n'tait rellement, et en vrit, rien du tout.
+
+81. Je ne vois pas pourquoi des lettres ne seraient pas crites sans
+mains, puisque nous les voyons tous les jours crites sans tte, et sans
+que les livres en soient moins bien remplis pour cela. Et en vrit,
+jusqu' ce que nous ayons trouv quelqu'un qui ait le droit
+incontestable de les rclamer, le nom de leur auteur, comme l'embouchure
+du Niger, ne cessera d'embarrasser le monde, incertain de dcider s'il y
+a une embouchure au fleuve, et s'il y a un auteur des lettres.
+
+82. Et qui es-tu? demanda l'archange. Vous pouvez consulter le titre
+de mon livre pour cela, rpondit cette ombre majestueuse d'une ombre;
+car si j'ai gard mon secret pendant un demi-sicle, il n'est pas
+probable que je vous le dise aujourd'hui. As-tu rien dire contre
+Georges _rex_, continua Michel, ou quelque charge porter contre lui?
+Vous ferez mieux, rpondit Junius, de lui demander d'abord sa rponse
+mes lettres.
+
+83. Les charges qu'elles renferment contre lui survivront, dans les
+annales du tems, au marbre de son pitaphe et de sa tombe. N'as-tu pas
+ te repentir, dit Michel, de quelque exagration dans le pass, de
+quelque accusation qui pourrait amener ta condamnation ternelle, si
+elle tait fausse, ou la sienne, si elle tait vraie? N'as-tu pas mis
+trop d'amertume dans tes crits? la passion ne t'emporta-t-elle pas trop
+loin? La passion? interrompit le sombre fantme; j'aimais mon pays, et
+lui, je le hassais.
+
+84. Ce que j'ai crit, je l'ai crit: que le reste retombe sur sa tte
+ou sur la mienne! Ainsi parla le vieux _Nominis umbra_; et peine
+avait-il fini, qu'il se dissipa en une fume cleste. Alors Satan dit
+Michel: N'oubliez pas d'appeler Georges Washington, John Horne Tooke et
+Franklin.--Mais en ce moment on entendit crier: Place! place! quoique
+pas un fantme ne bouget.
+
+85. la fin, force de pousser et de coudoyer, et avec le secours des
+chrubins chargs de cet emploi, le diable Asmode arriva jusqu'au
+cercle, d'un air qui annonait que le voyage lui avait cot quelque
+fatigue. Lorsqu'il dposa le fardeau dont il tait charg:--Qu'est-ce
+ceci? s'cria Michel: comment donc, mais ce n'est pas une ombre?--Je
+le sais, rpondit l'incube; mais il en sera bientt une, si vous
+m'abandonnez cette affaire.
+
+86. La peste soit du rengat! Je me suis foul l'aile gauche; il est si
+lourd, qu'on croirait qu'il porte quelqu'un de ses ouvrages pendu son
+cou. Mais venons au fait. Tandis que je planais sur les bords du
+Skiddaw, o, comme l'ordinaire, il pleut; je vis la faible lueur d'une
+lumire au-dessous de moi, et me baissant, je surpris cet homme crivant
+un libelle, non moins contre l'histoire que contre la sainte Bible.
+
+87. La premire est la sainte criture du diable, la seconde est la
+vtre, bon Michel. Ainsi, comme vous voyez, l'affaire vous regarde tous
+deux. Je l'ai saisi dans l'tat o il est l, et l'ai apport ici
+incontinent pour y tre jug. Je n'ai pas t dix minutes dans les airs,
+ou du moins peine un quart d'heure: je gagerais que sa femme est
+encore prendre le th.
+
+88. Ici, Satan dit: Il y a dj long-tems que je connais cet homme, et
+que je l'attendais ici; vous ne trouverez gure d'tre plus sot et plus
+prsomptueux dans sa petite sphre. Assurment ce n'tait pas la peine
+de mettre cela sous votre aile, mon cher Asmode; nous ne pouvions
+manquer d'avoir ici ce pauvre misrable, sans se charger de le
+porter;--il y serait venu de son plein gr.
+
+89. Mais puisqu'il est ici, voyons, qu'a-t-il fait? Ce qu'il a fait?
+s'cria Asmode;--il s'est ml d'avance de l'affaire dont vous vous
+occupez aujourd'hui, et griffonne comme s'il tait premier commis du
+Destin. Qui sait quoi l'on pourrait encore s'attendre, quand on voit
+un ne tel que celui-ci parler comme celui de Balaam? coutons,
+rpondit Michel, ce qu'il peut avoir nous dire; vous savez que c'est
+une obligation dont nous ne pouvons nous dispenser.
+
+90. Alors le pote, joyeux d'avoir un auditoire, chose laquelle il
+n'tait pas accoutum dans le monde l-bas, commena tousser,
+cracher, se drouiller la voix, et prendre cet accent lamentable si
+redout des malheureux auditeurs qui se trouvent la porte des potes,
+quand ils laissent dborder le torrent de leur verve. Mais celui-ci se
+trouva arrt ds le premier hexamtre, dont les pieds goutteux ne
+purent jamais cheminer.
+
+91. Et avant qu'il pt presser la marche de ses dactyles boiteux et en
+former un rcitatif, on entendit un murmure d'pouvante et de
+dcouragement dans la longue file des chrubins et des sraphins; et
+Michel s'tant lev avant que le pote et pu retrouver un seul de ses
+hmistiches rests en chemin, s'cria: Pour l'amour de Dieu, arrtez,
+mon ami! il vaut mieux _non d, non homines_; vous savez le reste.
+
+92. Il y eut alors un grand tumulte dans la foule, qui paraissait avoir
+toute espce de vers en horreur. Les anges, bien entendu, avaient assez
+de leurs chansons quand ils taient de service, et la gnration des
+ombres en avait trop entendu pendant la vie pour se soucier de profiter
+de cette nouvelle occasion. Le monarque, jusque-l muet, s'cria alors:
+Eh quoi! encore du pt? c'est assez, c'est assez comme a!
+
+93. Le tumulte redoubla de toutes parts; une toux universelle fit
+retentir les cieux, comme pendant un dbat o Castlereagh aurait eu
+quelque tems la parole (avant qu'il fut ministre d'tat, pourtant
+_maintenant les esclaves coutent_). Il y en eut qui crirent: bas!
+bas! comme la comdie. Jusqu' ce qu'enfin le pote saint Pierre,
+presque dsespr, en qualit d'auteur, demanda grce pour la prose
+seulement.
+
+94. Le drle n'tait pas trop disgraci de la nature. Sa figure ne
+ressemblait pas mal celle d'un vautour, avec un nez recourb et un oeil
+de faucon qui donnait un air de vivacit et de pntration toute sa
+personne qui, quoique grave, tait loin d'tre aussi vilaine que son
+affaire, car cette dernire tait aussi dsespre que possible: c'tait
+une espce de flonie _de se_.
+
+95. Alors Michel sonna de sa trompette, et apaisa le bruit en en faisant
+un plus grand, comme c'est encore la mode prsent chez nous.
+l'exception de quelque voix grommelante qui se permettra de tems en tems
+d'interrompre le dcorum du silence, il y a peu de gens qui exercent
+deux fois leurs poumons, quand ils voient qu'on crie plus fort qu'eux.
+Ainsi donc le barde eut la facult de plaider sa mauvaise cause, avec
+toutes les attitudes de l'homme le plus satisfait de lui-mme.
+
+96. Il dit (je ne rapporte ici que les principaux points de son
+discours), il dit que de mauvaises intentions ne guidaient pas sa
+plume;--que sa coutume tait d'crire sur tous les sujets; que c'tait
+de plus son pain, qu'il n'aimait pas manger sec; qu'il retiendrait
+l'assemble trop long-tems (du moins il avait quelque raison de le
+craindre), et qu'il lui faudrait plus d'un jour entier s'il voulait
+nommer tous ses ouvrages! il n'en citerait donc que quelques-uns:
+Wat-Tyler,--des vers sur Blenheim et Waterloo.
+
+97. Il avait crit les louanges d'un rgicide; il avait crit les
+louanges de tous les rois quelconques. Il avait crit pour les
+rpubliques voisines et lointaines; puis ensuite contre elles, avec une
+verve plus mordante que jamais. Il avait jadis proclam _un_ plan plus
+ingnieux que moral en faveur de la Pantisocratie; puis tait devenu un
+vritable anti-jacobin,--aprs quoi il avait tourn casaque: s'il l'et
+fallu, il aurait chang de peau.
+
+98. Il avait tonn dans ses vers contre la guerre et les batailles; puis
+il avait chant des louanges en leur honneur. Il avait appel la
+critique un mtier malhonnte[65], et lui-mme tait devenu de tous les
+critiques le plus bas et le plus rampant, nourri, pay et choy par les
+mmes hommes qui avaient dchir ses moeurs et sa muse.--Il avait crit
+beaucoup de vers blancs et de prose encore plus ple, et en plus grande
+quantit que personne ne l'imaginait.
+
+[Note 65: Voyez la _Vie de H. Kirke White_.]
+
+99. Il avait crit la vie de Wesley.--Ici, se tournant vers Satan:
+Monsieur, continua-t-il, je suis prt crire la vtre, en deux
+volumes in-octavo, lgamment relis, avec des notes et une prface,
+enfin tout ce qui peut attirer le pieux acheteur. Et vous n'avez aucun
+motif de crainte, car je puis choisir parmi les critiques celui qui
+rendra compte de mon ouvrage.--Veuillez donc me donner les documens
+ncessaires, que je puisse ajouter votre nom celui de mes autres
+saints.
+
+100. Satan s'inclina, et garda le silence. Eh bien! si, par une aimable
+modestie, vous refusez mon offre, voyons ce qu'en dira Michel? Il y a
+peu de mmoires susceptibles de devenir aussi parfaits. Ma plume se
+prte tout: elle est un peu moins neuve que jadis, mais je vous ferai
+briller comme brille votre trompette, par parenthse. Il y a plus de
+cuivre dans la mienne; elle rend d'aussi beaux sons.
+
+101. Mais, propos de trompettes, voici ma vision! Maintenant vous
+allez en juger, tous tant que vous tes; oui, vous allez juger d'aprs
+mon jugement, et apprendre, d'aprs ma dcision, qui entrera dans le
+ciel, et qui en sera repouss.--Je dcide de tout cela par intuition, et
+prononce sur le prsent, le pass, l'avenir, le ciel, l'enfer, enfin sur
+tout, de mme que le roi Alphonse[66]! Quand je suis en train de voir
+double, j'pargne la divinit des peines incroyables.
+
+[Note 66: Le roi Alphonse, en parlant du systme de Ptolme, disait
+que, s'il avait t consult la cration du monde, il aurait vit au
+crateur bien des absurdits.]
+
+102. Il s'arrta pour tirer un manuscrit de sa poche; et aucune
+persuasion de la part des diables, des saints ou des anges ne put
+arrter ce torrent. Il lut les trois premires lignes du contenu; mais
+la quatrime, tout le cortge spirituel s'vanouit en laissant une
+varit d'odeurs ambroisiennes ou sulfureuses; chappant avec la
+rapidit de l'clair son mlodieux charivari[67].
+
+[Note 67: Voyez la _Description_ d'Aubray d'une apparition qui
+s'vanouit en rpandant d'tranges parfums et un mlodieux
+charivari;--ou voyez le Ier vol. de _l'Antiquaire_.
+
+(_Note de Lord Byron_.)]
+
+103. Les vers hroques avaient eu l'effet d'un charme. Les anges
+s'taient bouch les oreilles, et avaient jou des ailes.--Les diables
+assourdis avaient pris leur course en hurlant vers l'enfer.--Les ombres
+s'taient enfuies en baragouinant dans leurs domaines (car on n'est pas
+encore bien sr du lieu o elles font leur sjour, et je laisse chaque
+homme son opinion l-dessus). Pour Michel, il eut recoure sa
+trompette; mais hlas! il grinait tellement des dents qu'il n'en put
+sonner.
+
+104. Saint Pierre, qui a toujours pass pour un saint un peu vif, agita
+ses clefs en l'air, et au cinquime vers renversa notre pote, qui tomba
+comme Phaton dans son lac, mais plus commodment, car il ne se noya
+pas; la destine ayant dcrt une autre fin pour le pote laurat, et
+lui rservant autre chose pour sa dernire couronne, lorsque la rforme
+arrivera dans un lieu ou dans l'autre.
+
+105. Il tomba d'abord, et coula fond comme ses ouvrages; mais bientt
+il reparut sur la surface, semblable lui-mme, car tout ce qui est
+corrompu flotte comme le lige[68], la corruption rendant un objet lger
+comme un esprit follet, ou une poigne de paille surnageant sur une mare
+d'eau. Peut-tre se tient-il encore cach dans son antre, comme des
+livres ennuyeux oublis sur une tablette, griffonner quelque vie ou
+quelque vision, et ralisant, comme dit Wellborn, le diable devenu
+ermite.
+
+[Note 68: Le corps d'un noy reste au fond jusqu' ce qu'il soit
+corrompu; alors il flotte, comme on le sait gnralement.]
+
+106. Quant ce qui est du reste, pour en venir la conclusion de ce
+rve vridique, je dirai que j'ai perdu le tlescope qui permettait
+mes yeux de voir les objets sans prestige, et qui me dvoilait ce que
+j'ai dvoil mon tour. La dernire chose que je vis au milieu de toute
+cette confusion, fut le roi Georges se glisser enfin, pour tout de bon,
+dans le ciel; et lorsque le tumulte s'affaiblissant fut suivi du calme,
+je le laissai tudiant le centime psaume.
+
+FIN DE LA VISION DU JUGEMENT.
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Oeuvres compltes de lord Byron,
+Volume 8, by George Gordon Byron
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE LORD BYRON, VOL 8 ***
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
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+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN">
+<html>
+<head>
+ <meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=UTF-8">
+ <title>The Project Gutenberg eBook of Oeuvres complètes de Lord
+ Byron, Vol. 8, par Paulin Paris</title>
+
+
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+<!--
+
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+
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+
+
+<pre>
+
+The Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de lord Byron, Volume 8, by
+George Gordon Byron
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Oeuvres complètes de lord Byron, Volume 8
+ comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore
+
+Author: George Gordon Byron
+
+Annotator: Thomas Moore
+
+Translator: Paulin Paris
+
+Release Date: May 15, 2009 [EBook #28828]
+
+Language: French
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+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE LORD BYRON, VOL 8 ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the
+Online Distributed Proofreaders Europe at
+http://dp.rastko.net. This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+
+
+<br><br>
+
+<h2>ŒUVRES COMPLÈTES</h2>
+
+<h4>DE</h4>
+
+<h1>LORD BYRON,</h1>
+
+<h4>AVEC NOTES ET COMMENTAIRES,</h4>
+
+<h5>COMPRENANT</h5>
+
+<h3>SES MÉMOIRES PUBLIÉS PAR THOMAS MOORE,</h3>
+
+<h5>ET ORNÉES D'UN BEAU PORTRAIT DE L'AUTEUR.</h5>
+
+<p class="mid"><i>Traduction Nouvelle</i></p>
+
+<h3>PAR M. PAULIN PARIS,</h3>
+
+<h5>DE LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI.</h5>
+
+<hr class="short">
+<h3>TOME HUITIÈME.</h3>
+<hr class="short">
+
+<p class="mid"><i>Paris.</i><br>
+DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, IMPR.-LIBR., ÉDITEURS,<br>
+RUE SAINT-LOUIS, N° 46, <br>
+ET RUE RICHELIEU, N° 47 <i>bis.</i></p>
+
+<hr class="short">
+
+<h4>1831.</h4>
+
+<br><br><br>
+
+<h1>LES DEUX FOSCARI.</h1>
+
+<h3>TRAGÉDIE HISTORIQUE.</h3>
+
+<p class="rig">Le <i>père</i> est touché, mais le<br> <i>gouverneur</i>
+est inflexible.<br>
+
+(<i>Le Critique</i>.)</p>
+
+<br><br><br><br><br>
+
+<h3>PERSONNAGES.</h3>
+
+<hr class="short">
+
+<p class="mid">HOMMES.</p>
+
+<p>FRANCIS FOSCARI, Doge de Venise.<br>
+
+JACOPO FOSCARI, fils du Doge.<br>
+
+JACQUES LORÉDANO, patricien.<br>
+
+MARCO MEMMO, chef des Quarante.<br>
+
+BARBARIGO, sénateur.<br>
+
+AUTRES SÉNATEURS, LE CONSEIL DES DIX, GARDES, SUIVANS,
+etc., etc.</p>
+
+<p class="mid">FEMMES.</p>
+
+<p class="mid">MARINA, épouse du jeune Foscari.</p>
+<br>
+<hr class="short">
+
+<p class="mid">La scène est à Venise, dans le palais ducal.</p>
+
+<hr class="short">
+
+<br><br><br>
+<h2>LES DEUX FOSCARI.</h2>
+
+<h5>TRAGÉDIE HISTORIQUE.</h5>
+
+<hr class="full">
+<br><br>
+
+<h3>ACTE PREMIER.</h3>
+<br><br>
+<h4>SCÈNE PREMIÈRE.</h4>
+
+<p class="stage1">(Une salle du palais ducal.)</p>
+
+<p class="stage1">Entrent LORÉDANO et BARBARIGO, de côtés opposés.</p>
+<br>
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Où est le prisonnier?</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Il se remet de la question.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>L'heure fixée hier pour la reprise de son jugement
+est passée.--Hâtons-nous de rejoindre nos
+collègues dans la salle du conseil, et de proposer
+son rappel.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Pour moi je pense qu'il serait bon de donner à
+ses membres torturés un relâche de quelques minutes;
+la question l'avait hier épuisé, et si on l'y
+replaçait de suite, il pourrait expirer dans les tourmens.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Eh bien?</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Comme vous, j'aime la justice; autant que vous
+je déteste les ambitieux Foscari, père et fils, et toute
+leur race dangereuse; mais le malheureux a souffert
+au-delà des forces de la nature avec la constance la
+plus stoïque.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Sans faire l'aveu de ses crimes.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Et peut-être sans en avoir commis. Seulement il
+a avoué la lettre au duc de Milan, et ce qu'il vient
+de souffrir peut être considéré comme un châtiment
+presque suffisant d'une pareille faiblesse.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>C'est ce que nous verrons.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Loréano! vous suivez trop loin les inspirations
+d'une haine héréditaire.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Jusqu'où?</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Jusqu'à l'extermination.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Quand les Foscari seront éteints, vous pourrez
+parler ainsi; mais allons au conseil.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Encore un instant:--nos collègues ne sont pas
+en nombre; deux autres doivent encore venir avant
+que la délibération puisse être reprise.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Et le président, le Doge?</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Oh! pour lui, avec un courage plus que romain,
+il est toujours le premier à son poste dans ce déplorable
+procès contre son dernier et unique fils.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Oui,--oui--son <i>dernier</i>.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Rien ne peut-il vous toucher?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p><i>Souffre-t-il</i>? croyez-vous?</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Il ne le témoigne pas.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Je l'avais déjà remarqué,--le misérable!</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Mais hier, comme il rentrait dans l'appartement
+ducal et qu'il en passait le seuil, on ma dit que
+le pauvre vieillard s'était trouvé mal.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Il commence donc à sentir?</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>C'est à vous qu'il le doit en partie.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Je devrais en être la seule cause:--mon père et
+mon oncle ne sont plus.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>D'après leur épitaphe que j'ai lue, ils sont morts
+empoisonnés.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Oui: à peine le Doge avait-il déclaré qu'il ne se
+croirait jamais souverain, tant que vivrait Péter Lorédano,
+que les deux frères tombèrent malades:--il
+<i>est</i> souverain.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Bien déplorable!</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Et ceux qu'il a rendus orphelins?</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Mais pouvez-vous en accuser le Doge?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Oui.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Quelle preuve?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Quand les princes ourdissent en secret leurs trames,
+il est difficile de retrouver contre eux des
+preuves et de leur faire leur procès; mais je crois
+avoir assez recueilli des premières pour me passer
+des délais du second.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Vous en appelez cependant aux lois.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Oui, aux seules lois qu'il voulut nous laisser.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Dans notre république il est plus facile d'obtenir
+réparation que chez les nations étrangères. Est-il
+vrai que, sur vos livres de commerce (source de l'opulence
+de nos plus illustres patriciens), vous ayez
+écrit ces mots: «Doit le doge Foscari la mort de
+Marco et celle de Piétro Lorédano, mes père et
+oncle?»</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Oui, cela est écrit.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Mais ne l'effacerez-vous pas?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>J'attendrai la balance.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Par quel moyen?</p>
+
+<p class="stage1">(Deux sénateurs traversent la scène en se dirigeant vers la salle
+du conseil des Dix.)</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Vous voyez que nous sommes en nombre. Suivez-moi.</p>
+
+<p class="stage1">(Sort Lorédo.)</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO, seul.</p>
+
+<p><i>Te</i> suivre! je n'ai que trop long-tems suivi la
+trace de tes fureurs, semblable à la vague soulevée
+à la suite d'une autre vague, et frappant également
+le vaisseau qu'entr'ouvrent les vents déchaînés, et
+l'infortuné qui remplit de ses cris l'asile où commencent
+à pénétrer les flots. Mais ce fils, mais son
+père, seraient capables d'attendrir les élémens eux-mêmes,
+et devrais-je, après tout, imiter leur inexorable
+furie?--Oh! que ne suis-je comme eux aveugle
+et sans remords!--Mais le voici!--Contiens-toi,
+mon cœur! ils sont tes ennemis; il faut qu'ils tombent
+tes victimes: voudrais-tu t'attendrir pour ceux qui
+furent sur le point de te briser?</p>
+
+<p class="stage1">(Entrent des gardes, entourant le jeune Foscari.)</p>
+
+<p class="mid">GARDE.</p>
+
+<p>Laissez-le reposer. Arrêtons-nous, seigneur.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Ami, je te remercie; je suis faible; mais ce retard
+pourrait t'être reproché.</p>
+
+<p class="mid">GARDE.</p>
+
+<p>J'en courrai les chances.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Quoi! de la bienveillance!--Jusqu'alors j'avais
+trouvé quelques indices de pitié, mais de miséricorde,
+jamais; voici le premier.</p>
+
+<p class="mid">GARDE.</p>
+
+<p>Et le dernier peut-être, si ceux qui gouvernent
+nous entendaient.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO, s'avançant vers le garde.</p>
+
+<p>Il en est un qui vous entend: ne crains rien cependant,
+je ne veux être ton juge ni ton accusateur;
+et bien que l'heure soit passée, attends ici leur dernier
+appel.--Je suis des Dix, et je ne m'arrête ici
+que pour justifier votre retard: quand le dernier
+avis te parviendra, j'aurai franchi la porte du conseil.--Surveille
+exactement le prisonnier.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Quelle est cette voix?--celle de Barbarigo! Ciel!
+l'ennemi de notre maison est du petit nombre de mes
+juges!</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Mais pour balancer l'influence d'un tel ennemi,
+si toutefois il mérite ce nom, ton père n'est-il pas
+également au nombre de tes juges?</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>En effet, il juge.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>N'accuse donc pas la rigueur des lois, quand
+elles vont jusqu'à permettre à un père de déposer
+son vote dans une affaire qui intéresse si gravement
+le salut de l'état.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Oui, et de son fils. Je me trouve mal; permettez-moi,
+je vous prie, de prendre un instant l'air à cette
+fenêtre qui donne sur les flots.</p>
+
+<p class="stage1">(Entre un officier qui parle bas à Barbarigo.)</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO, au garde.</p>
+
+<p>Laissez-le approcher. Je ne dois pas m'arrêter près
+de lui davantage; j'ai même, dans ce court entretien,
+oublié mes devoirs; il faut que j'aille me racheter
+dans la chambre du conseil.</p>
+
+<p class="stage1">(Barbarigo sort.--Le garde conduit à la fenêtre Jacopo Foscari.)</p>
+
+<p class="mid">GARDE.</p>
+
+<p>La voilà ouverte, seigneur.--Comment vous
+trouvez-vous?</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Comme un enfant.--O Venise! Venise!</p>
+
+<p class="mid">GARDE.</p>
+
+<p>Et vos membres?</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Mes membres! Oh! que de fois ils m'ont soutenu
+sur cette plaine d'azur, où je devançais le rapide
+sillon de la gondole! Que de fois, masqué comme
+un jeune batelier, entouré de mes compagnons,
+gais et nobles comme moi, nous nous plaisions à
+lutter sur ces flots d'enjouement et de bonne grâce!
+Alors mille beautés ravissantes nous animaient de
+leurs aimables sourires; nous entendions leurs vœux
+passionnés; nous distinguions, de nos brillans esquifs,
+leurs mouchoirs ondoyans, leurs mains retentissantes!
+Oh! que de fois, d'un bras plus robuste,
+d'un sein plus téméraire encore, j'ai fendu ces vagues
+impétueuses! Alors, avec l'adresse du nageur,
+je secouais mon humide chevelure; en riant, je
+chassais loin de mes lèvres les vagues qui semblaient,
+en les pressant, caresser une coupe. Plus elles s'élevaient,
+plus je semblais aisément les surmonter, et
+plus j'étais fier de l'espèce de trône qu'elles me dressaient.
+Souvent, dans mon ardeur téméraire, je plongeais
+dans leurs gouffres de verdure et de cristal;
+je m'ouvrais un chemin jusqu'aux coquillages, jusqu'aux
+algues marines, que les spectateurs n'apercevaient
+du rivage qu'à l'instant où ils ne tremblaient
+plus pour moi: puis je revenais la main chargée
+des preuves irrécusables de ma longue course; d'un
+élan rapide et vigoureux je reparaissais à la surface,
+je tirais un profond soupir emprisonné si long-tems
+dans ma poitrine; j'essuyais l'écume qui bouillonnait
+autour de moi, et, comme un oiseau de mer,
+je reprenais tranquillement ma course.--J'étais
+alors un enfant.</p>
+
+<p class="mid">GARDE.</p>
+
+<p>Soyez homme maintenant: jamais vous n'avez eu
+plus besoin d'un mâle courage.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI, regardant du balcon.</p>
+
+<p>O Venise! ma belle, mon unique patrie!--Je
+sens donc que je respire! comme ta brise, ta brise
+adriatique caresse délicieusement mon visage! Tes
+vents eux-mêmes portent dans mes veines l'impression
+du pays natal; ils les rafraîchissent, ils calment
+mon sang. Qu'il est différent, le vent brûlant des
+horribles Cyclades qui mugissaient en Candie autour
+de ma prison, et qui portaient dans mon cœur le désespoir!</p>
+
+<p class="mid">GARDE.</p>
+
+<p>En effet, vos joues reprennent leur coloris: puisse
+le ciel vous donner la force de supporter ce qui peut
+encore vous attendre!--Je frémis d'y penser.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Ils ne me banniront pas une seconde fois.--Non,
+non, ils peuvent briser mes membres, j'ai de la
+force.</p>
+
+<p class="mid">GARDE.</p>
+
+<p>Avouez, et la torture vous sera épargnée.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>J'ai déjà avoué une fois--deux fois: et deux
+fois ils m'ont exilé!</p>
+
+<p class="mid">GARDE.</p>
+
+<p>Et la troisième fois ils vous tueront.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Eh bien! qu'ils me tuent, pourvu que je sois enseveli
+aux lieux où je suis né; mieux valent ici des
+cendres que l'existence ailleurs.</p>
+
+<p class="mid">GARDE.</p>
+
+<p>Pouvez-vous tant chérir la terre qui vous déteste?</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>La terre!--Oh! non, ce sont les enfans de la
+terre qui seuls me persécutent: mais le sol natal
+me pressera de nouveau comme une tendre mère
+dans ses bras: un tombeau vénitien, c'est là ce que
+je demande; ou du moins un cachot, tout ce qu'ils
+voudront enfin, pourvu que ce soit ici.</p>
+
+<p class="stage1">(Entre un officier.)</p>
+
+<p class="mid">OFFICIER.</p>
+
+<p>Emmenez le prisonnier!</p>
+
+<p class="mid">GARDE.</p>
+
+<p>Seigneur, vous entendez l'ordre.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>J'y suis habitué; c'est la troisième fois qu'ils m'ont
+torturé. (Au garde.) Donnez-moi donc le bras.</p>
+
+<p class="mid">OFFICIER.</p>
+
+<p>Prenez le mien; il m'est recommandé de rester le
+plus près de votre personne.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Vous!--C'est vous qui dirigiez hier mes bourreaux.--Arrière!--Je
+marcherai seul.</p>
+
+<p class="mid">OFFICIER.</p>
+
+<p>Comme il vous plaira, seigneur; ce n'est pas moi
+qui signai la sentence, et je ne pouvais désobéir au
+conseil, quand ils--</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Oui, quand ils t'ordonnaient de m'étendre sur
+leurs horribles chevalets. Ne me touche pas, je te
+prie, du moins pour le moment; le tems viendra
+qu'ils renouvelleront leurs ordres; mais jusque-là
+éloigne-toi de moi. A la vue de tes mains, mes membres
+frémissent et se glacent, en songeant aux nouveaux
+supplices qui m'attendent, et mon front se
+couvre tout à coup d'une sueur froide, comme si--mais
+loin de nous ces terreurs--j'ai déjà supporté
+la torture,--je la supporterai bien encore.--De
+quel œil mon père voit-il tout cela?</p>
+
+<p class="mid">OFFICIER.</p>
+
+<p>Avec son calme ordinaire.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Oui; la terre, le ciel, l'azur de l'océan, l'éclat
+de notre ville et de ses dômes, les jeux de la place
+Saint-Marc, et même le bourdonnement des nations,
+tout porte les indices de calme et de plaisir jusque
+dans ces salles où gouvernent des inconnus, où d'innombrables
+inconnus sont chaque jour jugés et immolés
+en silence.--Tout garde le même aspect,
+jusqu'à mon propre père! Et rien n'éprouve la moindre
+sympathie pour Foscari, pas même un Foscari.--(A
+l'officier.) Je vous suis.</p>
+
+<p class="stage1">(Sortent Jacopo Foscari, officier, etc.--Entrent Memmo et un
+autre sénateur.)</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Il est parti.--Nous avons trop tardé.--Pensez-vous
+que les Dix demeurent long-tems assemblés aujourd'hui?</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>Le prisonnier, dit-on, est fort endurci; il persiste
+toujours dans sa première déposition; voilà tout
+ce que je sais.</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Et cela est beaucoup; pour nous, premiers patriciens
+de la république, les secrets de cette terrible
+chambre sont des mystères comme pour le dernier
+citoyen.</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>Seulement, quelques rumeurs qui (semblables aux
+contes de revenans reconnus dans l'ombre des bâtimens
+en ruines) n'ont jamais été prouvées ni entièrement
+démenties: ici les hommes connaissent aussi
+peu les véritables actes du pouvoir que les mystères
+informes de la tombe.</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Mais, avec le tems, nous faisons un pas dans cette
+initiation; et j'ai l'espoir un jour d'être décemvir.</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>Ou même doge...</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Pourquoi pas? non, cependant, si je puis m'en
+dispenser.</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>C'est la première magistrature de l'état; on peut
+y aspirer légitimement, et de nobles rivaux peuvent
+se glorifier d'y atteindre.</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Je leur laisse cette prétention. Né patricien, mon
+ambition toutefois a des limites: j'aimerais mieux être
+l'un des membres égaux de l'impérial conseil des
+Dix, que de briller d'un éclat solitaire et comme un
+zéro couronné.--Mais qui s'approche? la femme
+de Foscari.</p>
+
+<p class="stage1">(Entre Marina avec une suivante.)</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Eh quoi! personne?--Je me trompe, ils sont
+encore deux; mais ce sont des sénateurs.</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Qu'ordonnez-vous de nous, noble dame?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Moi, ordonner! hélas! ma vie n'a été qu'une longue
+prière, et une prière inutile.</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Je comprends, mais je ne dois pas répondre.</p>
+
+<p class="mid">MARINA, avec dédain.</p>
+
+<p>En effet,--on n'ose répondre ici qu'à la torture,
+on n'ose interroger que ceux--</p>
+
+<p class="mid">MEMMO, l'interrompant.</p>
+
+<p>Femme imprudente! songez-vous où vous êtes en
+ce moment?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>En ce moment!--je suis où fut le palais du père
+de mon époux.</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Vous êtes dans le palais du Doge.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Et dans la prison de son fils.--Non, je ne l'ai
+pas oublié; et si je n'en trouvais pas ici des souvenirs
+plus intimes et plus amers, je rendrais grâce à
+l'illustre Memmo de me rappeler les délices de cet
+endroit.</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Soyez calme!</p>
+
+<p class="mid">MARINA, levant les yeux au ciel.</p>
+
+<p>Je le suis; mais toi, Dieu tout-puissant, peux-tu
+bien l'être également, en voyant un monde pareil?</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Votre mari peut encore être absous.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Il l'est, mais dans le ciel. Je vous en prie, seigneur
+sénateur, ne parlez pas de cela. Vous êtes un
+homme d'état, ainsi que le Doge; en ce moment
+même il a sur le chevalet un fils, et moi un époux:
+ils sont là, face à face, l'un comme juge, l'autre
+comme accusé.--Pensez-vous qu'<i>il le</i> condamne?</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Je ne le crois pas.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Mais s'il ne le fait pas, les autres ne les condamneront-ils
+pas tous deux?</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Ils le peuvent.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Et pour eux, quand il s'agit d'un crime exécrable,
+pouvoir et vouloir sont la même chose:--mon époux
+est perdu!</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Ne dites pas cela; à Venise, c'est la justice qui
+juge.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Ah! s'il en était ainsi, il n'y aurait plus aujourd'hui
+de Venise! Qu'elle existe, mais du moins que les
+hommes de bien ne meurent pas avant l'heure prescrite
+par la nature. Pourquoi faut-il que les Dix soient
+plus impatiens qu'elle, et qu'ils décident en ce moment
+de notre sort? Ah ciel! un cri de détresse!</p>
+
+<p class="stage1">(On entend un cri douloureux.)</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>Écoutez!</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>C'est un cri de--Non, non, ce n'est pas mon
+mari, ce n'est pas la voix de Foscari.</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Cependant--</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Non, ce n'est pas la sienne. Non, non; lui, pousser
+des cris! c'est le rôle de son père: mais lui--il
+mourra en silence.</p>
+
+<p class="stage1">(On entend un nouveau hurlement.)</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Comment! encore?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p><i>C'est bien sa voix</i>! je crois la reconnaître: je ne
+l'aurais pas cru. Toutefois se plaindrait-il, je ne puis
+cesser de l'aimer; mais--non, non.--Hélas! ce
+doit être une bien terrible angoisse, celle qui put lui
+arracher un gémissement.</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>Mais vous qui sentez les injures de votre mari
+comme les vôtres, voudriez-vous qu'il supportât en
+silence des douleurs plus que mortelles?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Chacun de nous a ses douleurs. Grâce à moi, et
+quand ils arracheraient la vie au Doge et à son fils,
+la grande maison de Foscari ne s'éteindra pas. En
+donnant la vie à ceux qui leur succéderont, j'ai enduré
+des douleurs comparables à celles qui la leur
+feront perdre: mais les miennes étaient de douces
+angoisses; et cependant, telle était leur violence
+que j'aurais pu jeter des cris. Je ne l'ai pas fait, car
+j'avais l'espoir d'enfanter un héros, et je n'aurais
+pas voulu l'accueillir avec des larmes.</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Tout se tait maintenant.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Tout est fini peut-être; mais je ne veux pas le
+croire: il a réuni toutes ses forces, et sans doute il
+les défie en ce moment.</p>
+
+<p class="stage1">(Un officier entre brusquement.)</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Eh quoi! mon ami, que cherchez-vous?</p>
+
+<p class="mid">OFFICIER.</p>
+
+<p>Un médecin. Le prisonnier s'est trouvé mal.</p>
+
+<p class="stage1">(L'officier sort.)</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Vous feriez bien, madame, de vous retirer.</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR, lui offrant son bras.</p>
+
+<p>Je vous en prie, suivez ce conseil.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Non, non; je veux le secourir.</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Vous, madame? oubliez-vous que personne n'a
+le droit de pénétrer dans ces chambres, à l'exception
+des Dix et de leurs familiers?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Oui, je sais que nul de ceux qui entrent ne revient
+comme il est entré,--que la plupart ne retournent
+jamais; mais ils ne pourront refuser de me voir.</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Hélas! vous n'éprouverez qu'un dur refus, une
+incertitude plus grande encore.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Et qui m'arrêtera?</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Ceux que leur devoir y oblige.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Est-ce <i>leur</i> devoir de fouler aux pieds tous les sentimens
+de l'humanité, et tous les liens qui enchaînent
+l'homme à l'homme; de rivaliser ici-bas avec
+les démons qui plus tard réclameront le droit de les
+plonger dans un abîme de tortures! Quoi qu'il en
+soit, j'avancerai.</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>C'est impossible.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>C'est ce que l'on verra. Le désespoir peut défier
+jusqu'au despotisme. Il y a quelque chose dans mon
+cœur qui braverait les fers croisés d'une armée entière;
+et vous croyez qu'une poignée de geôliers
+pourront arrêter mes pas? Laissez-moi passer. C'est
+ici le palais du Doge; je suis la femme du fils du
+Doge, de l'<i>innocent</i> fils du Doge: il faudra bien
+qu'ils m'entendent!</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Vous ne parviendrez ainsi qu'à irriter ses juges
+davantage.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Eh quoi! ceux qui le forcent à gémir sont des
+<i>juges</i>! ils ne sont que des assassins. Laissez-moi
+passer.</p>
+
+<p class="stage1">(Marina sort.)</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>Pauvre dame!</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>C'est l'effet de son désespoir; elle ne sera pas admise.</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>Elle le serait qu'elle ne parviendrait pas à sauver
+son mari. Mais voyez, l'officier revient.</p>
+
+<p class="stage1">(L'officier traverse la scène suivi d'une autre personne.)</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>A peine si j'eusse supposé que les Dix eussent
+assez de pitié pour permettre qu'on portât quelque
+assistance au patient.</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>De la pitié! c'est une pitié qui consiste à rappeler
+au sentiment l'infortuné trop heureux d'échapper
+à la mort, par cette faiblesse, dernière ressource
+de notre pauvre nature contre la tyrannie de la
+peine.</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Je suis surpris qu'ils tardent tant à le condamner.</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>Ce n'est pas là leur politique: ils le retiennent
+vivant parce qu'il ne redoute pas la mort; ils l'avaient
+banni, parce que toute la terre, à l'exception
+de sa patrie, est pour lui une immense prison, parce
+que chaque souffle d'air étranger semble pour sa
+poitrine un <i>dévorant</i> poison, qui, sans le tuer, le consume.</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>L'ensemble des circonstances atteste ses crimes,
+cependant il n'en fait pas l'aveu.</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>On ne peut lui opposer que la lettre qu'il a écrite,
+et qu'il n'a, dit-il, adressée au duc de Milan que dans
+la pleine conviction qu'elle tomberait entre les mains
+du sénat, et qu'elle déciderait ses juges à le transporter
+à Venise.</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Comme accusé?</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>Oui; mais enfin dans sa chère patrie: c'est là,
+s'il faut l'en croire, tout ce qu'il désirait.</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>L'imputation des présens est bien prouvée.</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>Non entièrement, et la charge d'homicide a été
+annulée par la confession de Nicolas Erizzo, qui déclara
+à son lit de mort avoir assassiné le dernier chef
+des Dix.</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Pourquoi donc tarder à l'absoudre?</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>C'est à eux de vous répondre; car il est bien
+connu, comme je l'ai dit, qu'Almoro Donato fut
+tué par Erizzo, par vengeance particulière.</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Il doit y avoir dans cet étrange procès d'autres
+crimes que n'en divulgue l'acte d'accusation. Mais
+j'aperçois deux des Dix qui s'approchent; éloignons-nous.</p>
+
+<p class="stage1">(Sortent Memmo et le sénateur.--Entrent Lorédano et Barbarigo.)</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>C'en était trop: croyez-moi, il n'était pas convenable
+de poursuivre le jugement dans un pareil
+moment.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Ainsi donc il faudra rompre le conseil, arrêter la
+justice au milieu de sa carrière, parce qu'une femme
+viendra troubler nos délibérations?</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Non, ce n'est pas le motif; mais vous avez vu
+l'état du prisonnier.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>N'avait-il pas recouvré ses sens?</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Pour les reperdre à la première épreuve.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>On la lui a épargnée.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Vos murmures furent inutiles; la majorité dans
+le conseil était contre vous.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Oui, grâce à vous, monsieur, et grâce à notre
+vieux barbon de Doge, qui sut réunir les voix généreuses
+qui rendirent la mienne inutile.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Je suis juge; mais, je le confesse, cette portion
+de nos pénibles devoirs qui, en prescrivant la torture,
+nous ordonne de rester en présence du malheureux
+qu'elle déchire, me fait désirer--</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Quoi?</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Que vous puissiez une fois <i>sentir</i> ce que je sens
+toutes les fois.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Allez! vous êtes un enfant, faible de résolution
+comme de sensibilité, ballotté par le moindre souffle,
+ébranlé par un soupir, et attendri par une larme.
+Précieux juge, admirable homme d'état pour prêter
+son concours à ma politique!</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Pour des larmes, il n'en a pas répandu.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>N'a-t-il pas crié deux fois?</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Un saint même, ayant déjà sous les yeux l'auréole
+du martyre, n'aurait pu s'en défendre, en présence
+du cruel raffinement de supplice qu'on lui infligeait.
+Mais était-ce la pitié que réclamaient ces cris? pas un
+mot, pas un murmure ne lui échappèrent, et ces
+deux hurlemens étaient arrachés par la douleur
+cruelle: aucune prière ne les accompagna.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Plusieurs fois il murmurait entre ses dents des
+sons inarticulés.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Je ne m'en suis pas aperçu; mais vous étiez plus
+près de lui.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Aussi l'ai-je entendu.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>J'ai cru voir, et à ma grande surprise, que vous
+ressentiez quelque pitié, et que vous fûtes le premier
+à invoquer des secours quand il se trouva mal.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Je croyais qu'il allait expirer.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Mais souvent je vous ai entendu dire que sa mort
+et celle de son père était votre vœu le plus ardent.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>J'en serais désolé, s'il mourait innocent, c'est-à-dire
+avant d'avoir fait l'aveu de son crime.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Eh quoi! seriez-vous aussi acharné contre sa mémoire?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Et vous, voudriez-vous que son rang passât à
+ses enfans, comme il arriverait s'il mourait non
+jugé?</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Ainsi donc, guerre à eux tous!</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>A toute leur maison, jusqu'à ce que les leurs et
+les miens ne soient plus.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Ainsi, la profonde agonie de sa femme, les convulsions
+réprimées sur le noble front de son vieux
+père, dont la douleur s'échappait en faibles gémissemens,
+ou bien en quelques sanglots bientôt étouffés
+sous l'ascendant d'une grave sérénité, rien n'a
+pu vous toucher?</p>
+
+<p class="stage1">(Sort Lorédano.)</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO, seul.</p>
+
+<p>Sa haine est silencieuse, comme la souffrance
+dans l'ame de Foscari. L'infortuné! il m'a plus ému
+par son silence que n'auraient pu le faire des milliers
+de hurlemens. Spectacle déchirant que celui
+de sa femme franchissant tous les obstacles, pénétrant
+dans la salle du tribunal, et forçant les juges,
+accoutumés à de pareilles scènes, à baisser les
+yeux devant elle! Mais n'y pensons plus, oublions
+cette compassion; en plaignant le sort de nos ennemis,
+j'oublierais leurs premières injures, et je déconcerterais
+les plans de Lorédano, auquel je suis
+associé. Mais ma haine serait apaisée par une vengeance
+plus douce que celle qu'il demande, et je
+voudrais changer en dispositions plus humaines sa
+haine trop profonde. Foscari, pour le moment, obtient
+un court répit d'une heure: on l'accorda aux
+instances des membres les plus âgés, plus émus sans
+doute par l'apparition de sa femme dans la salle,
+que par les tourmens de l'accusé.--O ciel! ils approchent:
+comme ils sont faibles et désespérés! je
+ne puis, dans cette extrémité, arrêter sur eux ma
+vue. Éloignons-nous, et allons essayer de ramener
+Lorédano à des sentimens plus doux.</p>
+
+<p class="stage1">(Sort Barbarigo.)</p>
+
+<p>FIN DU PREMIER ACTE.</p>
+<br><br><br>
+<h2>ACTE II.</h2>
+<br><br>
+<h3>SCÈNE PREMIÈRE.</h3>
+
+<p class="stage1">(Salle dans le palais du Doge.)</p>
+
+<p class="stage1">LE DOGE, un SÉNATEUR.</p>
+<br>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>Vous plaît-il de signer le rapport maintenant ou
+de tarder jusqu'à demain?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Maintenant; hier je l'ai examiné: il n'y manque
+plus que la signature. Donnez-moi la plume.--(Le
+Doge s'asseoit et signe le papier.) Le voici, seigneur.</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR, regardant sur le papier.</p>
+
+<p>Vous avez oublié; il n'est pas signé.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Pas signé? Ah! je le vois, l'âge commence à affaiblir
+mes yeux. Je ne m'apercevais pas que j'avais
+trempé la plume sans la mouiller.</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR. Il trempe la plume dans l'encrier, et place le papier
+devant le Doge.</p>
+
+<p>Monseigneur, c'est votre main aussi qui tremble:
+permettez-moi donc--</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Je vous remercie; j'ai fait.</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>Ainsi confirmé par vous et par les Dix, cet acte
+va donner la paix à Venise.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Il y a bien long-tems qu'elle n'en a joui; puisse un
+tems aussi long s'écouler avant qu'elle ne reprenne
+les armes!</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>Voilà plus de trente-trois ans de guerres continuelles
+avec les Turcs ou les états de l'Italie; la république
+sent le besoin de quelque repos.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Sans doute: je trouvai Venise reine de l'Océan,
+je l'ai laissée dame de la Lombardie. Je me sens heureux
+d'avoir pu ajouter à son diadême les perles de
+Ravennes et de Brescia: d'ailleurs Crême et Bergame
+lui sont demeurés; et tandis que sa domination
+a pris sous mon règne un tel accroissement, son
+orgueil maritime ne recevait aucun affront.</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>Nous l'avouons tous, et ces bienfaits vous concilient
+la reconnaissance de la patrie.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Peut-être.</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>Elle devrait complètement se manifester.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Je ne me plains pas, monsieur.</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>Mon noble seigneur, pardonnez-moi.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Pourquoi?</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>Ah! mon cœur saigne pour vous.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Pour moi, seigneur?</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>Et pour votre--</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Arrêtez!</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>Monseigneur, vous m'entendrez: j'ai trop de liens
+qui m'attachent à vous, à toute votre famille, qui
+me font un devoir de la reconnaissance, pour ne pas
+partager profondément le sort de votre fils.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Et qu'importe pour la commission dont vous êtes
+chargé?</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>Comment, monseigneur?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Vous ignorez ce dont vous parlez; mais le rapport
+est signé: reportez-le à ceux qui vous envoient.</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>J'obéis. Le conseil m'avait encore chargé de vous
+prier de fixer l'heure de sa réunion.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Dites quand ils voudront;--maintenant, à l'instant
+même si cela leur convient: je suis le serviteur
+de l'état.</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>Ils vous accorderont quelque tems pour vous reposer.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Je ne veux pas de repos; du moins aucun repos
+qui puisse entraîner la perte d'une heure pour le
+gouvernement. Qu'ils se réunissent quand ils voudront;
+je me trouverai <i>où</i> je dois être, et <i>ce que</i> j'ai
+toujours été.</p>
+
+<p class="stage1">(Le sénateur sort.--Le Doge reste silencieux.--Entre un
+domestique.)</p>
+
+<p class="mid">LE DOMESTIQUE.</p>
+
+<p>Prince.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Parlez.</p>
+
+<p class="mid">LE DOMESTIQUE.</p>
+
+<p>La noble dame Foscari demande une audience.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Introduisez-la. Pauvre Marina!</p>
+
+<p class="stage1">(Le domestique sort.--Le Doge reste dans le même silence.--Entre
+Marina.)</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Mon père, je viens vous poursuivre dans votre
+intérieur.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Ma fille, je n'en ai pas pour vous. Disposez de
+mon tems, quand l'état ne l'exige pas.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Je voulais <i>vous</i> parler de <i>lui</i>.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>De votre époux?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>De votre fils.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Je vous écoute, ma fille!</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>J'avais obtenu des Dix la permission de rester près
+de mon mari pendant un certain nombre d'heures.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Cette permission, vous l'avez encore.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Elle est révoquée.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Par qui?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Par les Dix.--Quand nous arrivâmes au <i>Pont
+des Soupirs</i>, je me préparais à le traverser avec mon
+cher Foscari, lorsque le brutal gardien de ce passage
+m'en ferma l'entrée: puis un messager fut envoyé
+vers les Dix; leur séance était levée: et comme
+je n'avais aucune permission écrite, je fus impitoyablement
+laissée dehors; on m'assura même que
+les murailles de la prison ne cesseraient pas de nous
+séparer tant que le suprême tribunal ne serait pas
+de nouveau réuni.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>En effet, l'on avait oublié les formes prescrites,
+par suite de la hâte avec laquelle la cour s'est ajournée,
+et le fait reste douteux jusqu'à nouvelle réunion.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Nouvelle réunion! Quand elle aura lieu, ils
+rappelleront leurs supplices; et c'est par le renouvellement
+de la torture que nous obtiendrons une
+entrevue de mari et d'épouse, lien sacré, auquel tous
+les autres devraient céder sous le ciel.--Grand
+Dieu! et tu vois cela!</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Ma fille,--ma fille!</p>
+
+<p class="mid">MARINA, avec violence.</p>
+
+<p>Ne m'appelez pas votre fille! bientôt vous n'aurez
+plus d'enfant.--Et méritez-vous d'en avoir,--vous
+qui pouvez parler froidement de votre fils
+dans un moment où des larmes de sang couleraient
+en abondance de l'œil d'un Spartiate? Ceux-là ne
+pleuraient pas leurs fils morts dans les combats;
+mais est-il écrit qu'en les voyant expirer minute par
+minute, ils n'eussent pas tendu la main qui pouvait
+les sauver?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Vous le voyez, je ne pleure pas;--et plût à
+Dieu que je le pusse. Ma fille, s'il y avait dans chaque
+cheveu blanc de cette tête une source de jeunesse,
+si le bonnet ducal donnait l'empire de la terre,
+si l'anneau avec lequel j'épousai les flots était un talisman
+pour les gouverner,--je sacrifierais tout encore
+pour lui.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Son salut n'exigerait pas un aussi grand sacrifice.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Votre réponse prouve que vous ne connaissez pas
+Venise. Et comment le pourriez-vous? hélas! elle ne
+connaît pas bien elle-même tous les mystères de sa
+puissance. Écoutez-moi:--ceux qui poursuivent
+Foscari en veulent également à son père, et la perte
+du vieillard ne pourrait sauver le fils. Ils tendent
+par différens sentiers au même but, c'est-à-dire à--mais
+ils ne sont pas encore vainqueurs.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Ils vous ont pourtant terrassé.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Non, non,--car je vis encore.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Et votre fils, vivra-t-il long-tems encore?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Je l'espère; malgré les tourmens passés, il verra
+des années aussi nombreuses et plus fortunées que
+son père. L'imprudent, dans l'impatience, digne
+d'une femme, qui l'entraînait à revenir, a tout ruiné
+par la découverte de sa lettre. C'est un haut crime;
+je ne puis le contester ni l'excuser, comme parent ou
+comme souverain. Encore quelque tems, quelques
+jours de plus d'exil en Candie, j'avais l'espoir--mais
+il l'a fait évanouir:--il faut qu'il retourne--</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Dans la terre d'exil?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>J'ai dit.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Et m'est-il interdit de le suivre?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Vous savez bien que le conseil des Dix a déjà deux
+fois rejeté la même prière; il est donc à craindre
+qu'il ne témoigne pas plus de bienveillance aujourd'hui
+que de nouveaux torts de la part de votre
+mari les ont rendus plus sévères.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Sévères? dites atroces. Ces vieux démons de la
+terre, avec un pied dans la tombe, avec des yeux
+éteints, étrangers à d'autres pleurs que ceux d'une
+seconde enfance, avec leurs cheveux rares et blanchis,
+leurs mains tremblantes, leurs têtes aussi décolorées
+que leur cœur est insensible, ces démons,
+dis-je, se rassemblent, cabalent, et privent les hommes
+de leur vie, comme si cette vie ne comportait
+rien de plus que les sentimens depuis long-tems
+éteints dans leurs ames damnées.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Vous ignorez--</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Je sais--je sais--et vous devriez, je pense,
+savoir qu'ils sont de vrais démons. Comment supposer,
+en effet, que des hommes enfantés et allaités
+par des femmes,--des hommes qui jadis auraient
+aimé ou du moins entendu parler d'amour,--qui
+auraient uni leurs mains pour des engagemens sacrés,--qui
+auraient fait danser leurs enfans sur
+leurs genoux, qui auraient eu plus d'une fois à trembler
+de leurs dangers, à gémir de leurs peines, à se
+désespérer de leur mort;--comment, s'ils avaient
+seulement les traits de l'homme, agiraient-ils comme
+ils le font envers les vôtres, envers vous-même,
+<i>vous</i> qui les défendez?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Je vous pardonne; vous ne connaissez pas ce que
+vous dites.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Vous le connaissez mieux, et vous y compatissez
+moins.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Oui; il y a si long-tems que j'existe que les paroles
+ont cessé de m'émouvoir.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Oh! sans doute! car vous avez vu couler le sang
+de votre fils, et le vôtre n'a pas tressailli! Après
+une pareille épreuve, que sont les paroles d'une
+femme? Peuvent-elles espérer de vous toucher davantage?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Femme! la violence de vos plaintes, je vous le
+dis, ne peut balancer le poids...--mais je te plains,
+ma pauvre Marina!</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Plaignez mon mari; moi, quel besoin ai-je de vos
+plaintes? Plains ton fils, vieillard insensible;--<i>plaindre</i>!
+toi! pour ton cœur c'est un mot bien
+étrange:--comment se présente-t-il sur tes lèvres?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Je dois supporter ces reproches, quelle que soit
+leur injustice. Ah! si tu pouvais lire--</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Ou?--ce n'est pas dans tes yeux, sur ton front,
+dans tes actes enfin?--Où trouverai-je donc la
+preuve de la compassion dont tu te vantes?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE, indiquant la terre.</p>
+
+<p>Là.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Dans la terre?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Dans laquelle je vais descendre. Quand elle pèsera
+sur ce cœur, plus léger alors, et moins oppressé
+par le marbre d'une tombe que par les pensées qui
+m'accablent aujourd'hui, alors vous me connaîtrez
+mieux.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Serait-il vrai que vous fussiez digne de pitié?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>De pitié! nul n'aura jamais le droit de flétrir mon
+nom d'un mot qui témoigne, au sein de la prospérité,
+le triomphe insultant des hommes; tant que je
+le porterai, ce nom conservera la dignité qui l'entourait
+quand mon père me le transmit.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Mais sans les tristes enfans de celui que tu ne
+peux ou ne veux pas sauver, tu serais le dernier qui
+portât le nom de Foscari.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Plût à Dieu! Mieux eût valu pour lui de ne pas
+naître, mieux pour moi:--j'ai vu le déshonneur
+entrer dans notre maison.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Cela est faux! jamais souffle de vie n'anima un
+cœur plus loyal, plus noble, plus sincère, plus généreux
+et plus aimant. Je n'échangerais pas mon
+époux, exilé, persécuté et torturé, opprimé, mais
+non flétri, mort ou vivant, pour le premier héros
+de l'histoire ou de la fable, pour un prince dont le
+douaire serait l'empire du monde. Déshonoré! <i>lui</i>
+déshonoré! Doge! apprends-le de moi, c'est Venise
+qui est déshonorée; son nom sera l'objet des
+reproches les plus odieux et les plus justes, pour ce
+qu'a souffert ton noble fils, et non pour ce qu'il a
+fait. C'est vous qui tous êtes des traîtres, des tyrans!--Ah!
+si vous aimiez seulement votre patrie autant
+que la victime que vous retenez dans les fers au milieu
+des tortures, et qui préfère tout au monde aux
+ennuis de l'exil, vous tomberiez à ses pieds, et vous
+imploreriez à genoux la grâce de votre infâme conduite.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Oui, il fut tel que vous venez de le peindre.
+Aussi la mort de deux enfans que le ciel m'a ravis
+m'accabla moins que le déshonneur de Jacopo.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Encore ce mot.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>N'a-t-il pas été condamné?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Le déshonneur peut-il atteindre d'autres que les
+coupables?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Le tems peut relever sa mémoire:--je voudrais
+l'espérer. Il était mon orgueil,--ma--mais oublions--j'ai
+peu l'habitude des pleurs; cependant,
+quand il naquit, je versai des larmes de joie: présage
+fatal!</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Je répète qu'il est innocent; et ne le serait-il pas,
+ce n'est pas à nos parens, à notre propre sang, qu'il
+sied bien de nous repousser dans ces douloureux
+instans.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Je ne le repousse pas; mais j'ai d'autres devoirs
+que ceux d'un père, des devoirs dont la république
+n'admet pas de dispense. Deux fois j'ai demandé de
+m'en abstenir, deux fois je n'obtins que des refus;
+il faut que je les remplisse.</p>
+
+<p class="stage1">(Entre un domestique.)</p>
+
+<p class="mid">LE DOMESTIQUE.</p>
+
+<p>Un message des Dix.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Qui le porte?</p>
+
+<p class="mid">LE DOMESTIQUE.</p>
+
+<p>Le noble Lorédano.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Lui!--qu'il entre cependant.</p>
+
+<p class="stage1">(Le domestique sort.)</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Dois-je me retirer?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Peut-être n'est-il pas nécessaire quand il s'agirait
+de votre époux, et autrement--(A Lorédano qui
+entre.) Eh bien! seigneur, que souhaitez-vous?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Je viens transmettre ce que souhaitent les Dix.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Ils ont bien choisi leur organe.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>C'est <i>leur</i> choix qui fait que vous me voyez ici.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Par là, ils témoignent leur sagesse, non moins
+que leur courtoisie.--Parlez.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Nous avons décidé--</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Nous?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Les Dix en conseil.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Eh quoi! ils sont de nouveau réunis, réunis sans
+m'en avertir?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Ils ont voulu épargner votre cœur non moins que
+votre âge.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Cela est nouveau.--Quand épargnèrent-ils l'un
+ou l'autre? Je les remercie néanmoins.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Ils ont, vous le savez bien, droit d'agir, à leur
+discrétion, en présence du Doge ou sans lui.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Il y a quelques années, en effet, que je le sais;--long-tems
+avant d'être Doge, ou de songer à un pareil
+honneur. Vous n'avez pas, seigneur, la prétention
+de m'instruire; vous étiez bien jeune encore
+quand je siégeais déjà dans ce conseil.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Oui, dans le tems de mon père; maintes fois je
+l'entendis, lui et son frère l'amiral, répéter la même
+chose. Votre altesse doit se souvenir d'eux: tous
+deux ils moururent subitement.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>S'ils moururent ainsi, leur sort fut préférable à
+celui des victimes d'une agonie prolongée.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Sans doute; néanmoins bien des hommes souhaitent
+jouir de tous leurs jours.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Et n'en ont-ils pas joui?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>C'est à la tombe à le déclarer. Je l'ai dit, ils sont
+morts subitement.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Cela est-il donc bien étrange, que vous répétiez
+cette parole avec tant d'emphase?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Si peu étrange, que jamais, à mes yeux, il n'y
+eut de mort aussi naturelle que la leur. Ne pensez-<i>vous</i>
+pas ainsi?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Qu'y a-t-il de certain sur les mortels?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Qu'ils ont des ennemis mortels.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Je vous entends; vos pères étaient les miens, et
+vous avez recueilli tout leur héritage.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Vous savez mieux que personne si j'ai dû le faire.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Oui. Vos pères furent mes ennemis; j'ai même
+entendu à ce sujet d'étranges rumeurs; j'ai même
+lu l'épitaphe qui attribue leur mort au poison. Peut-être
+est-elle aussi véridique que la plupart des
+inscriptions funéraires: ce n'en est pas moins une
+fable.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Qui ose parler ainsi?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Moi!--Vos pères, je le répète, furent mes ennemis,
+aussi mortels que leur fils peut jamais l'être:
+moi, j'étais aussi bien le leur, mais je les détestais
+ouvertement; et jamais, ni dans le conseil, ni par
+les brigues, ni par d'obscures pratiques, on ne me
+vit cabaler contre leur vie, et recourir, pour me
+venger, au fer ou au poison. La preuve est dans
+votre existence même.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Je suis sans craintes.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Mon caractère justifie votre sécurité; mais si j'étais
+tel que vous me supposez, il y a long-tems qu'il
+ne serait plus en votre pouvoir de craindre. Cependant,
+haïssez-moi; je n'en ai pas de souci.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Je ne savais pas qu'à Venise la vie d'un noble pût
+dépendre de la volonté d'un Doge; j'entends la volonté
+publiquement exprimée.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Mais moi, mon cher seigneur, je suis, ou j'étais
+du moins, par ma famille, mes facultés et ma fortune,
+plus qu'un simple Doge; ils le savent bien
+ceux qui songèrent à me choisir, ceux qui depuis
+ont tout fait pour me renverser. Soyez sûr qu'avant
+ou depuis mon élection, si j'avais fait assez de cas
+de vous pour vouloir m'en débarrasser, un seul mot
+de ma part eût suffi pour vous anéantir. Mais, dans
+toutes les circonstances, j'ai montré le plus grand
+respect pour les lois, pour celles même que vous
+avez violées, afin de me dépouiller d'une autorité
+que j'aurais pu à mon tour fortifier (et je ne parle
+ici de vous que comme une des voix coupables).
+Avec la vénération d'un prêtre à l'autel, au prix de
+mon sang, de mon repos, de ma vie, de tout, excepté
+l'honneur, j'ai fléchi le genou devant les décrets,
+les avantages, la gloire, la sécurité de la
+chose publique. Maintenant, j'écoute votre message.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Il est décrété que, sans répéter une dernière fois
+la torture, sans poursuivre une instruction qui ne
+tendrait qu'à mieux prouver l'endurcissement du
+coupable (les Dix, se relâchant de la sévérité des
+lois qui prescrivent la question jusqu'au moment
+d'un aveu complet, et le prisonnier ayant en partie
+reconnu son crime en ne désavouant pas la lettre au
+duc de Milan), Jacques Foscari retournera en exil,
+et partira sur le même vaisseau qui l'avait amené.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Dieu soit loué! du moins ils ne le tortureront plus
+devant leur horrible tribunal. Que ne pense-t-il de
+même? cette sentence serait la plus heureuse que
+l'on pût prononcer, non-seulement contre lui, mais
+contre tous ses compatriotes, auxquels elle permettrait
+de fuir une terre aussi odieuse.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Ma fille, cette pensée n'est pas d'une ame vénitienne.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>En effet, elle est trop compatissante. Mais partagerai-je
+son exil?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Quant à cela, les Dix ont gardé le silence.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Je le présumais bien: cette mention eût également
+été trop compatissante. Mais il n'y a pas de défense?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Il n'en a pas été parlé.</p>
+
+<p class="mid">MARINA, au Doge.</p>
+
+<p>Vous pourrez donc, mon père, obtenir ou m'accorder
+cette grande faveur; (à Lorédano) et vous, seigneur,
+vous ne vous opposerez pas à la demande
+que je fais d'accompagner mon époux?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Je ferai mes efforts.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Et vous, seigneur?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Madame! il ne m'appartient pas de prévenir l'agrément
+du tribunal.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>L'agrément! quel mot pour exprimer les décrets
+de--</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Femme! savez-vous en présence de qui vous parlez
+ainsi?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>En présence d'un souverain, et de l'un de ses
+sujets.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Sujet!</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Oh! cela vous offense.--Eh bien! vous êtes son
+égal, vous le croyez, j'y consens; mais ce que vous
+ne voudriez pas être, vous ne le seriez pas s'il n'était
+qu'un paysan:--vous êtes donc un prince, un
+sublime prince; mais que suis-je donc, moi?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>La fille d'une noble race.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Et l'épouse d'un citoyen aussi noble qu'elle. Qui
+donc aurait le droit, par sa présence, d'imposer silence
+à mes libres pensées?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Les juges de votre époux.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Et le respect dû aux plus légers des mots qui
+tombent de la bouche des maîtres de Venise.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<P>Gardez ces maximes pour la masse de vos artisans
+effrayés, pour vos marchands, vos esclaves de Grèce
+et de Dalmatie, pour vos tributaires, vos citoyens
+stupides, votre noblesse masquée, vos sbires, vos
+espions, vos forçats de toute espèce. Je le sais,
+grâce à vos enlèvemens, à vos noyades nocturnes,
+aux donjons pratiqués sous le toit de vos palais, ou
+sous les flots qui les environnent; grâce à vos mystérieuses
+assemblées, à vos jugemens secrets, à vos
+exécutions subites, à votre <i>Pont des Soupirs</i>, à votre
+chambre de dernière agonie, à vos instrumens de
+torture, vous êtes parvenus à leur faire croire que
+vous étiez des êtres d'un autre monde plus méchant
+encore; réservez pour eux ces avis: je ne les crains
+pas. Je vous connais; je vous ai vus pires que tout
+cela dans l'infernal procès de mon pauvre mari!
+Traitez-moi comme vous l'avez traité:--vous l'avez
+déjà fait d'ailleurs en vous attaquant à sa personne.
+Que puis-je donc avoir à craindre de vous, quand
+même je serais craintive de mon naturel, ce qui, je
+l'espère, n'est pas?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Vous l'entendez, elle a perdu la raison.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>La prudence, peut-être, mais non pas la raison.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Madame! je n'emporterai pas au-delà du seuil de
+ces portes le souvenir des paroles prononcées dans
+cette enceinte: j'en excepte celles qui concernent le
+service de l'état, et prononcées entre le Doge et moi.
+Doge! avez-vous quelque réponse à faire?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Oui, comme Doge, et peut-être aussi comme père.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Ma mission dans ces lieux ne se rapporte qu'au
+<i>Doge</i>.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Dites donc que le Doge fera choix d'un ambassadeur
+spécial, ou qu'il exposera lui-même ses intentions;
+quant au père.--</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Je n'oublierai pas ce qui me concerne.--Adieu!
+je baise les mains de l'illustre dame, et je m'incline
+devant le Doge.</p>
+
+<p class="stage1">(Lorédano sort.)</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Êtes-vous content?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Je suis tel que vous voyez.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Et cela est encore un mystère.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Pour les mortels, tout est mystère; qui peut les
+éclaircir, sauf celui qui les fit? Si parfois ils y parviennent,
+c'est quelques esprits privilégiés qui
+long-tems ont étudié le fastidieux volume de l'humanité,
+qui, sur chacune de ses pages noires ou sanglantes,
+ont fatigué leur intelligence et leur cœur:
+encore le fatal grimoire retombe-t-il sur l'adepte qui
+l'étudie; tous les vices que nous trouvons dans les
+autres sont de l'essence de notre nature, tous nos
+avantages appartiennent à la fortune. C'est elle que
+nous devons remercier de la beauté, de la naissance,
+de la richesse, de la santé; et quand nous nous plaignons
+du destin, nous devrions nous rappeler qu'il
+ne nous a repris que ce qu'il nous avait <i>donné</i>. Pour
+le reste, la nudité, les passions basses, les frivoles
+vanités, c'est l'héritage universel, c'est là ce qu'il
+nous faut combattre dans toutes les positions; et si
+nous devons moins les craindre dans le plus humble
+sort, c'est que là, la faim rend sourd à tout autre
+besoin, c'est que l'homme a reçu l'ordre de suer
+pour obtenir sa nourriture; c'est que là, toutes les
+passions se taisent devant la crainte de la famine.
+Tout est vil, faux et trompeur,--de la première
+créature jusqu'à la dernière. Notre gloire, l'urne du
+prince comme celle du mendiant, dépend du souffle
+des hommes; notre vie de quelque chose plus léger
+encore que leur souffle; notre existence tient à des
+jours, les jours à des saisons, et tout notre être sur ce
+qui est indépendant de <i>nous</i>.--Ainsi, du plus grand
+au plus petit, nous sommes des esclaves:--rien
+ne dépend de notre volonté; un fétu de paille peut
+ébranler cette volonté aussi bien qu'un orage. Quand
+nous croyons conduire, c'est nous que l'on traîne,--jusqu'à
+la mort, fantôme qui se présente comme
+le reste sans notre participation ou notre influence,
+tel enfin que notre premier jour. Ah! sans doute il
+faut que nous ayons péché dans quelque autre monde
+antérieur, et que <i>celui-ci</i> en soit l'enfer! Heureusement,
+il n'est point éternel.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Tout cela, nous ne pouvons en être juges sur terre.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Pourquoi donc faut-il que nous nous jugions les
+uns les autres, nous enfans de la terre; et que moi,
+je sois forcé de juger mon propre fils? J'ai administré
+mon pays loyalement, au sein de la victoire,--j'en
+atteste l'état dans lequel je l'ai trouvé, dans
+lequel je le laisse: mon règne a doublé sa puissance;
+en récompense, Venise, dans sa gratitude, me laisse
+ou s'apprête à me laisser isolé sur la terre.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Et Foscari? Ah! qu'on me laisse avec lui, et je
+ne songerai plus à mes maux.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Vous le suivrez, du moins ils ne peuvent guère
+vous le refuser.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Et s'ils le refusent, je m'enfuirai avec lui.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Impossible. Où vous enfuiriez-vous?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Je l'ignore, et ne m'en inquiète pas:--en Syrie,
+en Égypte, chez les Turcs, partout où nous pourrons
+respirer libres, et vivre loin de l'œil des espions,
+affranchis des édits de vos inquisiteurs d'état.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Ainsi vous consentiriez à faire de votre époux un
+renégat, à le transformer en traître?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Non, il ne l'est pas! c'est la patrie qui se trahit
+elle-même en rejetant son meilleur, son plus intrépide
+citoyen. La pire des trahisons, c'est la tyrannie.
+Penses-tu donc qu'il n'y ait de rebelles que les
+esclaves? Le prince qui viole ou néglige ses devoirs
+est un brigand à plus juste titre qu'un chef de
+bandits.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Je ne puis me reprocher quelque déloyauté de ce
+genre.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Non; car tu observes et respectes des lois près
+desquelles celles du vieux Dracon seraient un code
+de miséricorde.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Ces lois existaient avant moi: je ne les ai pas
+faites. Si je n'étais qu'un sujet, je trouverais moyen
+de réclamer quelque amélioration parmi elles; mais
+comme prince, jamais je ne songerai, au prix de ma
+vie et du salut des miens, à changer la charte dont
+nos pères m'ont transmis le dépôt.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Est-ce donc pour la ruine de leurs enfans qu'ils
+te l'ont transmis?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Venise, sous le joug de pareilles lois s'est élevée
+au point où nous la voyons,--à celui d'une république
+digne de rivaliser en hauts faits, en durée,
+en puissance, et je puis ajouter en gloire (car nous
+avons eu aussi parmi nous des ames romaines), avec
+tout ce que l'histoire nous rappelle des plus beaux
+tems de Carthage et de Rome, alors que le peuple
+régnait par le sénat.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Dites plutôt, fléchissait sous la verge implacable
+de l'oligarchie.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Peut-être; mais enfin c'est ainsi qu'il parvint à
+réduire le monde. Or, dans un tel état, qu'un individu
+soit le plus riche de son rang, ou le plus humble
+de ses concitoyens, son importance disparaît
+devant le grand but que l'on se propose, tant qu'on
+ne l'a pas perdu de vue.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Cela veut dire que vous êtes plutôt Doge que père.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Cela veut dire que je suis citoyen avant d'être l'un
+ou l'autre. Si pendant nombre de siècles nous n'avions
+pas eu des milliers de pareils citoyens, si
+nous n'en avions plus, Venise aurait cessé d'être
+une cité.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Maudite la cité où la voix des lois étouffe celle de
+la nature!</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>J'aurais autant de fils que j'ai d'années, je les
+donnerais tous, non sans douleur, mais je les donnerais
+dans l'intérêt de l'état, et pour obéir à ses
+exigences; je les sacrifierais sur les flots, sur les
+champs de bataille, ou s'il le fallait, hélas! comme
+déjà il l'a fallu, je les abandonnerais à l'ostracisme,
+à l'exil, aux chaînes, en un mot à tout ce qu'on
+pourrait leur imposer de pire.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Et c'est là du patriotisme! pour moi, je n'y vois
+que la plus odieuse barbarie. Laissez-moi rejoindre
+mon mari; avec tous leurs soupçons, le sage conseil
+des Dix aura peine à combattre contre la faiblesse
+d'une femme, et à lui refuser un moment d'accès
+dans sa prison.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Je puis prendre sur moi d'ordonner que l'on vous
+laisse pénétrer jusqu'à lui.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Et que dirai-je à Foscari de son père?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Qu'il sait obéir aux lois.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Rien de plus? Ne voulez-vous pas le voir avant
+qu'il ne parte? ce serait peut-être pour la dernière
+fois.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE</p>
+
+<p>La dernière!--mon enfant!--le dernier de mes
+enfans; la dernière fois que je le verrai! Dites-lui
+que je me rendrai près de lui.</p>
+
+<p class="stage1">(Ils sortent.)</p>
+
+<p>FIN DU DEUXIÈME ACTE.</p>
+<br><br><br>
+<h2>ACTE III.</h2>
+<br><br>
+
+<h3>SCÈNE PREMIÈRE.</h3>
+
+<p class="stage1">(La prison de Jacopo Foscari.)</p>
+<br>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI, seul.</p>
+
+<p>Pas de jour, si ce n'est cette faible lueur qui me
+laisse apercevoir des murs où ne retentirent jamais
+que les accens de la douleur, les soupirs des prisonniers,
+le bruit des pieds chargés de fers, l'agonie
+de la mort, les imprécations du désespoir! Voilà
+donc pourquoi je revins à Venise, soutenu, il est
+vrai, par une sorte d'espérance que le tems, qui
+ronge jusqu'au marbre, aurait arraché la haine du
+cœur des hommes. Hélas! j'éprouvai qu'il n'en était
+rien; c'est ici que le mien va se consumer, lui qui
+ne battit jamais sans regretter Venise, et soupirer
+après elle comme la colombe éloignée de son nid,
+alors qu'elle s'élance dans l'air pour rejoindre sa
+jeune famille. Mais quels caractères sont tracés sur
+ces inexorables murailles? (Il s'approche du mur.) Le
+rayon de jour me permettra-t-il de les distinguer?
+Ah! ce sont des noms; ceux de mes tristes prédécesseurs
+dans ces lieux, l'époque de leur désespoir,
+la courte expression d'un chagrin insupportable
+pour la plupart. Comme une épitaphe, cette page
+de pierre reproduit leur histoire, et le récit du malheureux
+captif est gravé sur les barreaux de sa prison,
+comme les souvenirs de l'amant sur l'écorce
+de quelque grand arbre confident de son nom et de
+celui de sa maîtresse. Hélas! plusieurs de ces noms
+me sont connus; ils sont néfastes comme le mien que
+je vais mettre à leur suite, bien digne de figurer
+dans une chronique que ne peuvent jamais lire ou
+écrire d'autres êtres que des infortunés.</p>
+
+<p class="stage1">(Il trace son nom.--Entre un familier des Dix.)</p>
+
+<p class="mid">LE FAMILIER.</p>
+
+<p>Je vous apporte de la nourriture.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Déposez-la, je vous prie; je n'ai pas faim; mais
+je sens mes lèvres desséchées:--de l'eau!</p>
+
+<p class="mid">LE FAMILIER.</p>
+
+<p>En voici.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI, après avoir bu.</p>
+
+<p>Je vous remercie; je suis mieux.</p>
+
+<p class="mid">LE FAMILIER.</p>
+
+<p>J'ai ordre de vous apprendre que l'on a sursis à
+votre jugement définitif.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Jusqu'à quand?</p>
+
+<p class="mid">LE FAMILIER.</p>
+
+<p>Je l'ignore.--J'ai de plus reçu l'ordre de laisser
+parvenir jusqu'à vous votre noble épouse.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Ah! ils se ralentissent donc?--j'avais cessé de
+l'espérer: il était tems.</p>
+
+<p class="stage1">(Entre Marina.)</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Mon bien-aimé!</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI, l'embrassant.</p>
+
+<p>Ma chère femme, ma seule amie! quel bonheur!</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Nous ne nous séparerons plus.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Comment! voudrais-tu partager un cachot?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Oui; la torture, la tombe, tout!--tout avec toi;
+mais la tombe la dernière de toutes, car là nous ne
+saurions plus que nous sommes réunis: néanmoins
+je la partagerais plutôt encore qu'une séparation
+nouvelle; c'est déjà trop d'avoir survécu à la première.
+Comment te trouves-tu? tes pauvres membres?
+Hélas! pourquoi le demander? ta pâleur--</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>C'est la joie de te revoir sitôt, et sans m'y attendre
+encore, qui a fait refluer le sang vers mon cœur,
+et rendu mes joues comme les tiennes; car toi aussi,
+tu es pâle, chère Marina.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>C'est le reflet de cette éternelle prison, où jamais
+ne pénétra un rayon de soleil; c'est la triste et mourante
+lueur de la torche du familier, qui semble
+favoriser l'obscurité au lieu de la dissiper, en ajoutant
+aux vapeurs du cachot un nuage sulfureux qui
+ternit tous les objets, même tes yeux;--mais non,
+tes yeux brillent--oh! comme ils étincellent!</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Et les tiens!--mais cette torche m'empêche de
+voir.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Et sans elle j'aurais encore moins vu. Peux-tu
+donc distinguer ici quelque chose?</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>D'abord rien; mais le tems et l'habitude m'ont
+rendu familier avec l'obscurité: la plus faible lueur
+qui pénètre à travers les crevasses de ces murs battus
+des vents, enivre plus mes yeux que tout l'éclat
+du soleil quand il dore orgueilleusement toutes les
+tourelles du monde, sauf pourtant celles de Venise.
+À l'instant même où tu es entrée, j'étais occupé à
+écrire.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Quoi donc?</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Mon nom. Regarde, le voici, placé à la suite du
+nom de celui qui m'a précédé dans ces lieux, si les
+dates de cachot ne sont pas trompeuses.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Et celui-là, qu'est-il devenu?</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Ces murs gardent le silence sur la fin de leurs
+victimes, et par là ils semblent nous en avertir. Jamais
+murs plus insensibles ne pesèrent sur les mortels,
+si ce n'est sur les morts, ou sur ceux qui ne
+vont pas tarder à l'être. Tu demandes ce qu'il est
+devenu? que serai-je devenu moi-même? on le demandera
+bientôt, on n'obtiendra que la même réponse:--un
+doute, un soupçon douloureux,--à
+moins que tu ne racontes mes infortunes.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Moi, <i>parler</i> de toi?</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Pourquoi non? alors mon nom serait dans toutes
+les bouches. La tyrannie du silence n'est pas éternelle;
+on peut étouffer la vérité, mais le murmure
+des hommes justes soulève bientôt toutes les entrailles,
+même celles d'un vivant tombeau. Je n'ai
+pas d'incertitude sur ma mémoire, mais sur ma
+mort, et je ne redoute ni l'une ni l'autre.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Ta vie est en sûreté.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Et ma liberté?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>C'est l'ame qui seule devrait pouvoir la donner.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Voilà un beau mot, mais ce n'est qu'un mot; une
+mélodie bien pénétrante, mais aussi bien passagère.
+L'ame sans doute est beaucoup, mais ce n'est pas
+tout. C'est l'ame qui m'a donné la force de courir
+le risque de la mort, et de subir des tortures bien
+plus cruelles que la mort (si la mort n'est qu'un
+profond sommeil), sans un gémissement, ou du
+moins avec un cri qui faisait pâlir mes juges encore
+plus que moi. Mais enfin ce n'est pas tout; il est
+des choses dont l'ame ne peut tempérer l'horreur,--et
+tel est cet étroit cachot, où je dois respirer
+pendant longues années.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Hélas! un étroit cachot, voilà tout ce qui t'appartient
+de ce vaste empire dont ton père est le souverain.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Cette pensée ajoute encore à mes souffrances.
+Mon sort est commun à plusieurs: les captifs ne
+sont pas rares; mais il n'en est pas qui languissent
+comme moi aussi près du palais de leur père. Quelquefois
+cependant, mon cœur, à cette idée, se relève;
+l'espérance glisse jusqu'à moi de ces épaisses
+lueurs peuplées de poudreux atômes, le seul jour
+que je connaisse; car, excepté la torche du geolier
+et une sorte de lampyris, qui la dernière nuit est
+venue se prendre dans les filets de cette énorme
+araignée, je n'ai rien vu qui eût quelque apparence
+de rayon. Hélas! je sais quelle force l'ame
+peut nous communiquer; je le sais, j'en ai fait
+preuve devant les hommes; mais elle ne résiste pas
+à la solitude, et je sens que mon esprit est fait pour
+la société.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Je ne te quitterai plus.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Ah! s'il en était ainsi! mais jamais ils ne l'ont
+accordé,--ils ne l'accorderont pas, et je resterai
+seul. Pas d'êtres vivans,--pas de livres,--cette
+image trompeuse des mortels trompeurs. J'aurais
+voulu que ces vestiges de l'espèce humaine, qu'ils
+appellent annales, histoires, ce que vous voudrez,
+et ce qu'ils lèguent aux générations suivantes comme
+autant de portraits fidèles; j'aurais voulu, dis-je,
+qu'elles s'ouvrissent pour moi: on me l'a refusé.
+Aussi j'ai dirigé mon étude vers ces murailles, peinture
+de l'histoire vénitienne plus fidèle, avec toutes
+ses lacunes, ses obscurités sinistres, que n'est la
+salle bâtie à quelques pas de là, où sont renfermés
+les cent portraits des Doges et le récit de leurs actions.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Je viens t'apprendre ce qu'ils viennent de décider
+dans leur dernier conseil.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Je le sais:--regarde.</p>
+
+<p class="stage1">(Il indique du doigt ses membres, comme pour rappeler la
+question qu'il a subie.)</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Non, non,--ce n'est plus cela: leur cruauté
+même s'est ralentie.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>En quoi donc?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Tu retournes à Candie.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Adieu donc ma dernière espérance! Je pouvais
+endurer mon cachot: c'était encore Venise; je pouvais
+supporter la torture: il y avait dans mon air
+natal quelque chose qui ranimait mes forces, comme,
+sur l'océan, le vaisseau battu des orages se soutient
+pourtant encore à la hauteur des vagues, et continue
+fièrement sa course. Mais <i>là-bas</i>, dans cette
+île maudite d'esclaves, de prisonniers et de mécréans,
+mon ame, telle qu'un bâtiment naufragé, se
+brise dans mon sein; et si l'on m'y renvoie, je périrai
+dans une cruelle agonie.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Mais <i>ici</i>?</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Je périrai de même;--mais en moins de tems,
+et moins péniblement. Eh quoi! prétendent-ils donc
+me refuser le tombeau de mes pères, aussi bien que
+leur demeure et leur héritage?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Écoute, Foscari: j'ai sollicité la permission de
+t'accompagner dans ton exil, mais je ne partage pas
+ton désespoir. Cet amour que tu conserves pour une
+terre ingrate et tyrannique est une passion, et non
+du patriotisme. Pour moi, si je pouvais revoir le
+calme dans tes traits, s'il nous était permis de profiter
+de la douce liberté de l'air et de la terre, peu
+m'importeraient les climats et les pays. Cette multitude
+de palais et de prisons n'est pas un Éden; ses
+premiers habitans étaient de misérables proscrits.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Oui, je sens qu'ils devaient être bien misérables!</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Et cependant, vois: refoulés par les Tartares
+dans ces îles étroites, et soutenus par cette énergie
+antique (tout ce qui leur restait de l'héritage de
+Rome), ils parvinrent à créer, par degrés, une Rome
+flottante. Ton courage sera-t-il donc au-dessous d'une
+infortune qui tant de fois devint l'occasion d'une
+grande prospérité?</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Ah! si j'étais sorti de ma patrie, cherchant, comme
+les anciens patriarches, une autre contrée, suivi
+comme eux de leurs familles et de leurs troupeaux;
+si j'avais été exilé, comme les juifs, de Sion, ou,
+comme nos pères chassés par Attila, des belles campagnes
+de l'Italie, j'aurais sans doute encore donné
+quelques pleurs à mon ancienne contrée, quelques
+pensées amères: mais bientôt je me serais relevé; et
+de concert avec les miens, qui n'auraient pas cessé de
+m'entourer, j'aurais créé une nouvelle patrie, une
+autre chose publique: peut-être alors aurais-je supporté
+mon sort--bien que je n'ose l'assurer!</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Pourquoi pas? c'est le sort de tant de milliers
+d'hommes! tant d'autres le supporteront encore!</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Oui;--mais l'on nous parle uniquement de ceux
+qui, dans une nouvelle terre, ont survécu à leurs
+maux; de leur nombre, de leur succès: qui aurait pu
+compter les cœurs brisés en silence par cet exil?
+Qui pourrait compter les victimes de cette maladie<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a>
+<a href="#footnote1"><sup class="sml">1</sup></a>
+qui, de l'impitoyable mer, semble tout d'un coup
+faire jaillir les belles campagnes de la patrie; qui les
+représente si fidèlement aux yeux malades du malheureux
+proscrit, qu'on peut difficilement l'empêcher
+de se précipiter devant l'image trompeuse?
+Rappelez-vous cette mélodie traînante<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a>
+<a href="#footnote2"><sup class="sml">2</sup></a> qui, tout
+d'un coup, ranime les regrets passionnés du montagnard
+éloigné de ses hauteurs couronnées de
+neige et de nuages; il s'abandonne à ses regrets,
+mais il porte le poison dans ses veines, et bientôt il
+expire de désespoir. Vous appelez cela de <i>la faiblesse</i>!
+c'est de la force; c'est la source de tous les
+sentimens généreux: qui n'aime pas sa patrie est
+incapable de rien aimer.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote1"
+name="footnote1"><b>Note 1: </b></a><a href="#footnotetag1">
+(retour) </a> La calenture.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote2"
+name="footnote2"><b>Note 2: </b></a><a href="#footnotetag2">
+(retour) </a> Allusion à l'air suisse (le <i>ranz des vaches</i>) et à ses effets.</blockquote>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Obéis-lui donc, car c'est elle qui te proscrit.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Oui, c'est elle: et son arrêt pèse sur mon cœur
+comme la malédiction d'une mère;--l'empreinte
+en brûle mon front. Ces exilés dont vous me parlez,
+ils s'éloignaient en foule les mains pressées l'une
+dans l'autre, pendant la route; et leurs tentes réunies
+et confondues:--moi, je suis seul.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Non, tu ne le seras plus:--ne vais-je pas avec
+toi?</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Chère Marina!--et nos enfans?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Pour eux, je crains bien que les soupçons de votre
+odieuse politique (qui se joue de tous les liens et
+les brise à son plaisir) ne nous permettent pas de les
+emmener avec nous.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Et toi, peux-tu donc les quitter?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Oui, avec bien de la peine; mais je puis les laisser,
+enfans comme ils sont, pour vous apprendre à
+l'être moins vous-même; apprenez par-là à étouffer
+des sentimens sacrés, quand d'autres devoirs plus
+sacrés encore le commandent: dans ce monde, d'ailleurs,
+notre premier devoir est de savoir souffrir.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>N'ai-je encore rien supporté?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Beaucoup trop d'une injuste tyrannie, et assez
+pour vous apprendre à ne pas être épouvanté d'une
+perspective qui n'a plus rien de pénible, comparée à
+tout ce que vous avez déjà souffert.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Ah! je le vois, vous n'avez jamais été proscrite
+loin de Venise; vous n'avez jamais vu s'éloigner
+progressivement ses ravissantes tourelles, alors que
+chaque sillon creusé dans la mer par le vaisseau
+semble frapper et entr'ouvrir votre cœur; vous n'avez
+jamais vu le jour s'abaisser sur nos rivages, et
+les couvrir de son auréole calme et rougissante; puis,
+ayant rêvé qu'ils vous apparaissaient dans toute leur
+beauté, vous ne vous êtes jamais réveillée sans les
+retrouver.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Je partagerai avec vous tout cela. Faisons-nous à
+l'idée de quitter cette ville bien-aimée (car elle le
+mérite bien sans doute), et cette prison d'état que
+vous devez à ses bontés. Nos enfans recevront les
+soins du Doge et de mes oncles: il faut que nous
+mettions à la voile avant la nuit.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Ce terme est bien court. Ne verrai-je donc pas
+mon père?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Vous le verrez.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Où?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Ici ou dans l'appartement ducal:--il n'a pas dit
+où. Que ne supportez-vous votre exil comme il le
+supporte!</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Oh! ne le blâmez pas. Quelquefois il m'est arrivé
+de murmurer un instant; mais il ne pouvait pas autrement
+agir. Le moindre témoignage de pitié ou
+de sympathie de sa part n'eût fait que rejeter sur
+ses cheveux blancs le soupçon des Dix, et sur ma
+tête des malheurs accumulés.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Accumulés! Quels sont donc les tourmens qu'ils
+vous ont épargnés?</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Celui de quitter Venise sans vous voir, lui ou toi;
+ils m'auraient interdit ce bonheur, comme la première
+fois qu'ils m'exilèrent.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Cela est vrai; oui, pour cela, j'avoue ma dette
+envers la république, et je lui devrai davantage encore
+quand tous deux nous flotterons sur les libres
+vagues.--Partons! ah! partons aux extrémités du
+monde, s'il le faut; mais loin de cette horrible, injuste
+et--</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Ne la maudissez pas. Quand je me tais, qui ose
+accuser ma patrie?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Ciel et terre! qui ose l'accuser? le sang de plusieurs
+millions d'hommes s'élevant au ciel contre
+elle; les accens de désespoir des esclaves enchaînés,
+des citoyens dans les cachots, des mères, des épouses,
+des enfans, des pères, et de tous les sujets
+courbés sous le joug de dix vieilles têtes; enfin, jusqu'à
+<i>ton silence</i>. Et quand tu pourrais encore alléguer
+quelque chose en sa faveur, quel autre, dis-moi,
+voudrait le faire à ta place?</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Songeons, puisqu'il le faut, à notre départ. Mais
+qui vient ici?</p>
+
+<p class="stage1">(Entre Lorédano suivi de familiers.)</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO, aux familiers.</p>
+
+<p>Retirez-vous, et laissez-moi le flambeau.</p>
+
+<p class="stage1">(Les familiers se retirent.)</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Noble signor, soyez le bien-venu; je ne croyais
+pas que ces tristes lieux recevraient jamais l'honneur
+d'une pareille visite.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Ce n'est pas la première fois que je me trouve
+dans ces sortes de lieux.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Ni la dernière, si la récompense suivait le mérite.
+Venez-vous ici pour nous insulter, pour faire l'office
+d'espion, ou pour demeurer en otage auprès de
+nous?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Telle n'est pas ma mission, noble dame! je suis
+envoyé vers votre mari pour lui apprendre le décret
+des Dix.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>L'on a prévenu cet acte de bonté: il le connaît.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Et comment?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Je l'ai informé de l'indulgence de vos collègues,
+non sans doute avec les délicates précautions que
+vous aurait suggérées votre naïve sensibilité; mais
+enfin il la connaît. Si vous venez recevoir nos remerciemens,
+prenez-les et sortez! L'horreur du cachot
+est assez profonde sans vous; il s'y rencontre
+assez de reptiles non moins malfaisans, bien que leur
+venin soit moins lâche.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Calmez-vous, je vous prie. À quoi servent de
+telles paroles?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>À lui faire connaître qu'il est connu.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>La belle dame doit conserver les priviléges de
+son sexe.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Signor, j'ai des fils: un jour ils sauront mieux
+vous remercier.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Vous ferez bien de les élever dans de bons sentimens.
+Foscari,--vous connaissez donc votre sentence?</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Je retourne à Candie?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Oui,--pour la vie.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Pour peu de tems.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>J'ai dit--pour <i>la vie</i>.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Et je répète--pour peu de tems.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Une année d'emprisonnement à la Cannée,--ensuite
+la liberté de l'île entière.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>C'est tout un pour moi: cette liberté est à mes
+yeux comme la prison qui doit la précéder. Est-il
+vrai que ma femme m'accompagne?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Oui, si elle le veut.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Qui a réclamé pour moi cette justice?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Quelqu'un qui ne fait pas la guerre aux femmes.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Mais qui opprime les hommes. Quoi qu'il en soit,
+je le remercie de la seule faveur que j'aurais voulu
+demander ou recevoir de lui ou de ses semblables.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Il reçoit ces remerciemens avec les sentimens de
+celle qui les lui offre.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Et puissent-ils lui servir en proportion de leur sincérité!--Mais
+assez.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Est-ce là, signor, toute votre mission? Songez
+qu'il nous reste peu de tems pour nous préparer, et
+que votre présence est pénible pour cette dame,
+dont la famille est noble comme la vôtre.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Plus noble.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Comment, plus noble?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Oui, car plus généreuse! Nous disons d'un coursier
+qu'il est <i>généreux</i>, quand nous voulons exprimer
+la pureté de sa race. Je le sais, bien que née à Venise
+où l'on ne connaît guère que des coursiers de
+bronze; mais je l'ai appris de ces Vénitiens qui ont
+abordé sur les côtes d'Égypte, et de l'Arabie leur
+voisine. Pourquoi donc ne dirions-nous mieux encore:
+l'<i>homme généreux</i>? Si la famille est quelque
+chose, c'est pour les vertus, plutôt que pour les années
+qu'elle rappelle; et la mienne, aussi ancienne
+que la vôtre, est plus recommandable dans ses rejetons.
+Oh! n'affectez pas de l'indignation,--mais
+reportez vos yeux en arrière; considérez votre arbre
+généalogique aux feuillages si verts, aux fruits si
+mûrs: alors vous serez forcé de rougir d'ancêtres
+qui rougiraient eux-mêmes d'un fils tel que vous,--cœur
+aride et dévoré de haine!</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Encore, Marina!</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Encore! Ne voyez-vous pas qu'il vient ici pour
+assouvir sa rage, en reposant sur nos malheurs un
+dernier regard? laissez-le les partager.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Cela serait difficile.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Nullement. Il les partage déjà:--c'est en vain
+qu'il cherche à dérober ses angoisses sous un front
+de marbre et sous un dédaigneux sourire; il les partage.
+Quelques mots précis de vérité confondent les
+suppôts de l'enfer aussi bien que leur maître; j'ai
+mis un instant son ame à l'épreuve, comme le fera
+avant peu le feu éternel qui le réclame. Vois comme
+il recule à ma voix! et cependant il porte en ses mains
+la mort, les fers et l'exil, qu'il déverse à volonté sur
+ses semblables. Mais ces armes ne sont pas défensives,
+car j'ai percé du premier coup son cœur glacé.
+Je brave ses furieux regards. Nous ne pouvons que
+mourir; il est plus à plaindre que nous, car il ne
+peut que vivre, et chaque jour avance l'heure inévitable
+de son châtiment.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Vous avez perdu la raison.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Cela peut être; mais quelle est la cause de ce <i>délire</i>?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Laissez-la poursuivre; elle ne m'atteint pas.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Vous mentez! Vous veniez ici pour savourer un
+lâche triomphe, à la vue de notre déplorable situation.
+Vous veniez pour écouter froidement nos prières,--pour
+compter nos pleurs et nos sanglots,--pour
+contempler le naufrage auquel vous aviez réduit mon
+époux, le fils de votre souverain; en un mot, vous
+veniez fouler aux pieds la victime,--idée devant
+laquelle le bourreau recule, lui qui fait horreur à
+tous les hommes! Qu'en est-il résulté? Nous sommes
+malheureux, signor; malheureux autant que votre
+scélératesse et votre soif de vengeance pouvaient le
+désirer: et cependant, comment <i>vous trouvez-vous</i>?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Comme un roc.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Oui, mais frappé de la foudre: ils sont insensibles,
+mais ils demeurent sillonnés. Allons, Foscari!
+éloignons-nous, et laissons cet être vil, le seul digne
+d'habiter ces lieux qu'il a tant de fois peuplés de victimes,
+mais qui ne seront purifiés qu'à l'instant où
+ils se fermeront sur lui.</p>
+
+<p class="stage1">(Entre le Doge.)</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Mon père!</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE, l'embrassant.</p>
+
+<p>Jacopo! mon fils!--mon fils!</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Encore une fois, mon père! Qu'il y a long-tems
+que je ne t'avais entendu prononcer mon nom--<i>notre</i>
+nom!</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Mon enfant! que ne peux-tu savoir--</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Il m'est échappé rarement des murmures.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>C'est ton silence que j'ai senti le plus vivement.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Doge! regardez--là! (Elle indique Lorédano.)</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Je vois cet homme--eh bien?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>De la prudence!</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Cette vertu étant celle dont la noble dame aurait
+le plus besoin, il est naturel qu'elle la recommande
+aux autres.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Misérable! ce n'est pas une vertu: c'est la politique
+des hommes de bien forcés de se trouver en
+face du vice; c'est auprès de tes semblables que je
+la recommande, comme je le ferais à celui dont le
+pied serait prêt de toucher une vipère.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Cela est superflu à ma fille; depuis long-tems je
+connais Lorédano.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Vous pouvez le connaître mieux encore.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Oui, mais non pas plus pervers sans doute.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Mon père, ne perdons pas ces dernières heures
+dans de stériles reproches. Est-ce bien en effet maintenant
+notre dernière entrevue?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Tu vois ces cheveux blancs.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Et de plus, je sens que les miens ne blanchiront
+jamais ainsi. Mon père, embrassez-moi! je vous ai
+toujours aimé,--jamais plus qu'aujourd'hui. Ayez
+soin de mes enfans,--ceux de votre dernier enfant;
+qu'ils soient pour vous tout ce que je fus long-tems
+moi-même, et jamais ce que je suis aujourd'hui.
+Ne puis-je donc pas <i>les</i> voir aussi?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Non,--pas <i>ici</i>.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Partout ils peuvent embrasser leurs parens.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Je ne voudrais pas qu'ils vissent leur père dans
+un lieu qui pourrait mêler à leur tendresse des sentimens
+de crainte, et troubler le cours naturel de
+leur sang jeune et généreux. Ils sont heureux; ils
+dorment tranquilles; ils ignorent que leur père n'est
+qu'un malheureux proscrit. Je sais bien que leur
+destinée sera la même un jour; mais qu'ils ne la reçoivent
+qu'à titre de succession, et non pas comme
+un droit de leur enfance même. Leurs sens ouverts
+aux inspirations de l'amour le sont également à celles
+de la terreur; et cette obscure humidité, et ces eaux
+verdâtres et fangeuses qui flottent au-dessus de cet
+horrible asile,--ce cachot lui-même, creusé au-dessous
+de la source des eaux, et enfermant dans
+chaque crevasse un germe pestilentiel; tout cela
+pourrait être à craindre pour eux: ce n'est pas <i>leur</i>
+atmosphère, bien que vous,--vous aussi,--et
+avant tous les autres, et comme en étant le plus digne,--<i>vous</i>,
+noble Lorédano, vous puissiez respirer
+ici sans le moindre danger.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Je n'avais pas fait ces réflexions; je les approuve.
+Ainsi, je m'éloignerai sans les avoir vus.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Non; il n'en sera rien: vous les verrez dans mon
+appartement.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Et faudra-t-il <i>tous</i> les quitter?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Il le faut.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Sans une seule exception?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Ils sont le bien de l'état.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Je supposais qu'ils étaient le mien.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Ils le sont, en effet, dans tout ce qui se rapporte
+à la puissance maternelle.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>C'est-à-dire, dans tous les soins pénibles. Sont-ils
+malades? on me les confiera pour les soigner;
+meurent-ils? c'est à moi qu'il appartiendra de les
+pleurer, de les ensevelir; mais s'ils vivent, vous en
+ferez des soldats, des sénateurs, des esclaves, des
+proscrits,--ce que vous voudrez; ou s'ils sont de
+l'autre sexe et doués d'un patrimoine, des épouses
+et des courtisanes! Admirable sollicitude de l'état
+pour ses fils et les mères de ses fils!</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>L'heure approche, et les vents sont favorables.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Qu'en savez-vous ici, où jamais les vents n'ont
+soufflé dans leur liberté?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Ils l'étaient quand j'entrai ici. La galère flottait
+à une portée d'arc de <i>la riva di Schiavoni</i>.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Mon père, précédez-moi, je vous prie, et préparez
+mes enfans à voir leur père.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Allons, mon fils, du courage!</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Je ferai tous mes efforts.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Adieu, du moins, à cet infâme donjon, et à celui
+aux bons offices duquel nous sommes en partie redevables
+de notre captivité passée.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Et de la délivrance présente.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Il dit vrai.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Sans doute; mais je ne lui dois qu'un échange de
+mes chaînes pour des chaînes plus pesantes. Il le savait
+bien, ou il ne l'eût pas sollicité; mais je ne lui
+reproche rien.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Le tems presse, signor.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Hélas! pouvais-je penser que je quitterais jamais
+avec douleur un pareil séjour! Mais quand je sais
+que chaque pas qui m'en éloigne m'éloigne en
+même tems de Venise, j'éprouve des regrets en regardant
+pour la dernière fois ces murailles humides
+et--</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Enfant! pas de pleurs.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Laissez-les plutôt couler; il n'a pas pleuré au milieu
+des tortures, elles ne peuvent ici le déshonorer.
+Elles soulageront son cœur,--ce cœur trop
+sensible,--et je <i>saurai</i> essuyer ces larmes amères
+ou y joindre les miennes; je pourrais pleurer maintenant,
+mais je ne veux pas faire tant de plaisir au
+méchant qui nous contemple. Sortons. Doge! conduisez-nous.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO, aux familiers.</p>
+
+<p>La torche!</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Oui, éclairez-nous comme dans une pompe funèbre,
+suivie par Lorédano, pleurant comme un
+avide héritier.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Mon fils! vous êtes faible: prenez cette main.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Hélas! faut-il que la jeunesse s'appuie sur les années!
+c'était moi qui devais être votre soutien.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Prenez mon bras.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Foscari! Foscari! ne le touchez pas; c'est un dard
+vénéneux. Signor, arrêtez! nous savons bien que si
+la main des vôtres devait nous sortir du gouffre où
+nous sommes plongés, vous vous garderiez bien de
+nous la présenter. Viens, Foscari! prends la main
+que l'autel a jointe à la tienne; elle n'a pu te sauver,
+elle te soutiendra du moins toujours.</p>
+
+<p class="stage1">(Ils sortent.)</p>
+
+<p>FIN DU TROISIÈME ACTE.</p>
+<br><br><br>
+<h2>ACTE IV.</h2>
+<br><br>
+<h3>SCÈNE PREMIÈRE.</h3>
+
+<p class="stage1">(Une salle dans le palais du Doge.)</p>
+
+<p class="stage1">Entrent LORÉDANO et BARBARIGO.</p>
+<br>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Avez-vous confiance dans un pareil projet?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Oui.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Sa vieillesse en sera bien affligée.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Dites plutôt qu'elle se trouvera heureuse d'être
+ainsi délivrée du fardeau de l'état.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Son cœur en sera brisé.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>La vieillesse n'a plus de cœur à briser. Il a vu celui
+de son fils sur le point de l'être, et, si l'on excepte
+un éclair d'attendrissement, en le voyant dans
+son cachot, il n'a pas été ému.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Dans sa contenance, je l'avoue; mais quelquefois
+je l'ai vu en proie à un tel découragement intérieur,
+que le plus bruyant désespoir ne pouvait rien trouver
+à lui envier. Où est-il?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Dans ses appartemens, avec son fils, et toute la
+race des Foscari.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Ils se disent adieu.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Un dernier adieu, comme celui que le vieillard
+fera bientôt à la dignité de Doge.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Et quand le fils met-il à la voile?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Tout de suite, et quand ils en auront fini avec
+leurs longs adieux. Il est tems de les avertir.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Arrêtez! Voulez-vous encore abréger de pareils
+momens?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Ce n'est pas moi; nous avons des soins plus importans.
+Il faut que ce jour soit en même tems le dernier
+du règne du vieux Doge et le premier du dernier
+bannissement de son fils. Et voilà la vengeance.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>À mes yeux trop cruelle.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Elle est trop douce.--Ce n'est pas même vie
+pour vie, cette loi de représailles admise dans tous
+les âges: ils me doivent encore la mort de mon père
+et de mon oncle.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Mais cette dette, le Doge ne l'a-t-il pas hautement
+niée?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Sans doute.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Et ce désaveu n'a-t-il pas ébranlé vos doutes?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Non.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, si la déchéance doit être obtenue
+par notre influence réunie dans le conseil, il
+faut que ce soit avec toute la déférence due à ses
+cheveux blancs, à son rang et à ses services.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Avec toutes les cérémonies qu'il vous plaira,
+pourvu que la chose se fasse. Vous pouvez, je m'en
+soucie peu, lui députer le conseil, pour lui demander,
+les genoux en terre (comme Barberousse au
+pape), d'avoir l'extrême courtoisie d'abdiquer.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Et s'il ne veut pas?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Alors, nous en choisirons un autre, et nous annulerons
+son élection.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Mais les lois?--</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Quelles lois?--Les Dix, voilà les lois; et s'ils
+n'existaient pas, je serais, dans cette circonstance,
+législateur.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>À vos propres périls?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Ce n'est pas ici le cas,--vous dis-je; nous en avons
+le droit.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Mais déjà, à deux reprises, il a sollicité la permission
+de se retirer, et deux fois on la lui a refusée.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Excellente raison pour la lui accorder une troisième
+fois.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Sans qu'il le demande?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Pour lui prouver que ses premières instances ont
+fait impression. Si elles partaient du cœur, il nous
+devra des remerciemens: sinon, il est juste de punir
+son hypocrisie. Allons, ils ont eu le tems de se réunir,
+il faut les rejoindre; et sur ce point-là seulement,
+montrez une résolution inébranlable. Les
+argumens que j'ai préparés sont de nature à les
+ébranler et à renverser le vieillard. N'allez pas, avec
+vos scrupules ordinaires, et quand nous sommes
+sûrs de leurs dispositions et de leur volonté, nous
+arrêter au moment de la réussite.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Si j'étais sûr que la déchéance du père ne sera
+pas le prélude d'une persécution acharnée comme
+celle dont son fils est la victime, je vous appuierais
+sans hésiter.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Il n'a rien à craindre, vous dis-je; ses quatre-vingt-cinq
+ans continueront autant qu'il pourra les
+traîner: il ne s'agit que de son trône.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Les princes déposés ont rarement beaucoup de
+tems à vivre.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Plus rarement encore les octogénaires.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Pourquoi donc ne pas attendre quelques jours?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Parce que nous avons déjà bien assez attendu, et
+qu'il vit plus qu'il ne convient. Allons! rendons-nous
+au conseil!</p>
+
+<p class="stage1">(Lorédano et Barbarigo sortent.--Entrent Memmo et un sénateur.)</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>Un ordre de nous rendre au conseil des Dix! quel
+en peut être le motif?</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Les Dix seuls peuvent répondre: rarement ils
+manifestent leurs pensées d'avance. Nous sommes
+cités;--il suffit.</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>Il suffit pour eux, mais non pour nous; je voudrais
+savoir pourquoi.</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>En obéissant vous le saurez; autrement, vous n'en
+apprendrez pas moins pourquoi vous auriez dû
+obéir.</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>Je ne prétends pas m'opposer, <i>mais</i>--</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Dans Venise, <i>mais</i> désigne un traître. Ne hasardez
+pas de <i>mais</i>, à moins que vous ne vouliez passer
+sur le pont que l'on repasse bien rarement.</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>Je me tais.</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Pourquoi d'ailleurs cette agitation?--Les Dix
+invoquent, dans leurs délibérations, l'assistance de
+vingt-cinq patriciens;--vous êtes l'un de ceux
+qu'ils ont choisis, j'en suis un autre; et le choix, ou
+la chance qui nous réunit à une assemblée si auguste,
+me paraît également honorable pour nous
+deux.</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>Sans doute. Je n'ajoute rien.</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Comme nous avons l'espoir (et tout le monde,
+seigneur, peut honnêtement le caresser, je veux dire
+tous ceux d'une noble famille), l'espoir qu'un jour
+nous pourrons être décemvirs, c'est sans doute
+comme une école de sagesse pour les délégués du
+sénat qu'une pareille initiation comme novice dans
+les plus profonds mystères de l'état.</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>Connaissons-les donc: ils méritent certainement
+toute notre attention.</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Comme nous ne pourrions les divulguer sans exposer
+nos vies, ils méritent en effet quelque intérêt
+de notre part.</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>Je ne demande pas une place dans le sanctuaire;
+mais puisque l'on m'a choisi, et non pas sans répugnance
+de ma part, je ferai mon devoir.</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Ne soyons pas les derniers à obéir à la sommation
+des Dix.</p>
+
+<p class="mid">SÉNATEUR.</p>
+
+<p>Tous ne sont pas encore arrivés; mais je suis de
+votre avis.--Entrons.</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Les plus pressés sont les mieux venus dans les
+conseils d'urgence,--et du moins nous ne serons
+pas les derniers.</p>
+
+<p class="stage1">(Entrent le Doge, Jacopo Foscari et Marina.)</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Ah! mon père! je sens qu'il faut partir, j'y suis
+décidé. Cependant, je vous en conjure, obtenez pour
+moi qu'un jour je sois rappelé dans mes foyers, un
+jour, quelqu'éloigné qu'il puisse être: qu'il y ait
+dans l'espace un point qui soit pour mon cœur comme
+une sorte de phare; j'accepte tous les tourmens qu'ils
+voudront m'infliger; mais, que je puisse revenir!</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Fils Jacopo, va, obéis aux volontés de notre pays:
+nous ne devons rien voir au-delà.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Mais du moins puis-je regarder derrière moi. Je
+vous prie, ne m'oubliez pas.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Hélas! quand j'avais de nombreux enfans, vous
+étiez celui que je chérissais davantage; en peut-il
+être autrement aujourd'hui, où vous me restez seul
+de tous? Mais quand l'état demanderait que l'on exhumât
+la cendre de vos trois excellens frères, quand
+leurs ombres indignées s'élèveraient pour s'opposer
+à un pareil acte, et défendre leur dernière demeure
+dans la terre de la patrie, je n'en obéirais pas moins
+à un devoir plus impérieux encore.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Partons, cher époux! tout cela ne fait que prolonger
+notre douleur.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>L'on ne nous a pas encore prévenus; les voiles
+du vaisseau ne sont pas déployées:--qui sait? le
+vent peut changer.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Il peut changer, mais leurs cœurs et votre destinée
+sont immuables; et la rame des galériens suppléera
+au calme des vents, et nous éloignera rapidement
+du havre.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Ô mers! où sont donc vos orages?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Dans le cœur des hommes. Hélas! rien ne peut-il
+vous calmer?</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Jamais marinier n'invoqua son patron pour des
+vents doux et prospères, comme je vous implore
+aujourd'hui, ô vous, patron tutélaire d'une patrie
+que, dans votre saint amour, vous ne pouvez chérir
+plus tendrement que moi! Soulevez les vagues furieuses
+de l'Adriatique; réveillez l'Auster, souverain
+des tempêtes! Que l'Océan bouleversé rejette bientôt
+sur les rivages déserts du Lido mon cadavre sans
+vie; que j'y puisse embrasser encore les sables qui
+bordent cette terre tant aimée, et que je ne dois plus
+jamais revoir!</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Et sans doute vous formez les mêmes vœux pour
+moi qui ne vous quitte plus?</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Non;--ah! non pour toi, chère et pieuse Marina!
+puisses-tu long-tems me survivre, et protéger
+les tendres années de ces enfans, que ton sublime
+dévouement va priver aujourd'hui de tes soins. Mais
+pour moi seul, puissent tous les vents se déchaîner
+contre le vaisseau et mugir dans le golfe; puissent
+tous les marins tourner sur moi leurs visages pâles
+et désespérés; puissent-ils m'accuser, comme autrefois
+les Phéniciens accusèrent Jonas d'appeler seul
+les tempêtes, et me précipiter dans les flots comme
+une offrande pour les apaiser! L'abîme qui me détruira
+sera plus compatissant que les hommes; il me
+transportera sans vie, mais enfin il me transportera
+jusqu'aux rivages natals: je devrai une tombe aux
+mains des pêcheurs, sur un sable désolé, qui jamais,
+dans la foule innombrable des naufragés, n'aura
+recueilli un cœur aussi déchiré que le mien ne l'aura
+été.--Mais pourquoi ne se brise-t-il pas? Comment
+se fait-il que je vive?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Pour te dompter toi-même, je pense, et pour maîtriser
+avec le tems ce vain désespoir. Jusqu'alors tu
+souffrais; mais les plaintes n'étaient pas bruyantes.
+Que souffres-tu donc au prix de ce qui n'a pu t'arracher
+un seul cri,--la prison et la torture?</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Ah! je souffre une double, une vingt fois plus
+cruelle torture! Mais vous dites vrai, il faut la supporter.
+Votre bénédiction, mon père.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Que ne peut-elle te protéger! je te la donne pourtant.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Pardonnez--</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Eh quoi! mon fils?</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Ma naissance à ma pauvre mère, à moi d'avoir
+vécu, et à vous-même, comme je vous le pardonne,
+le don que vous m'avez fait de la vie.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>De quoi pourrais-tu t'accuser?</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>De rien. Ma mémoire n'est ouverte qu'à la douleur.
+Mais après avoir si horriblement souffert, je
+ne puis m'empêcher de croire que je l'ai mérité.
+S'il en est ainsi, puissent mes souffrances sur la terre
+adoucir celles que l'avenir me réserve!</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Ne crains rien, l'enfer est réservé à tes oppresseurs.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>J'espère que non.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Tu l'espères?</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Non, je ne puis leur souhaiter tous les maux qu'ils
+m'ont infligés.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Quoi! ces démons incarnés! Ah! puissent-ils mille
+fois les subir à leur tour; et puissent les vers éternellement
+rongeurs les dévorer!</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Ils peuvent se repentir.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Dans ce cas-là même, leurs remords seraient trop
+tardifs; Dieu n'accepte pas ceux des démons.</p>
+
+<p class="stage1">(Entrent un officier et des gardes.)</p>
+
+<p class="mid">OFFICIER.</p>
+
+<p>Signor! la barque est sur le rivage;--le vent
+est levé: nous n'attendons plus que vous.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Je suis prêt. Mon père, encore votre main.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>La voici. Hélas! comme la tienne tremble!</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Non, vous vous trompez: c'est la vôtre, mon
+père. Adieu.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Adieu. N'as-tu plus rien à recommander?</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Non--rien. (À l'officier.) Donnez-moi votre bras,
+cher signor.</p>
+
+<p class="mid">OFFICIER.</p>
+
+<p>Vous devenez pâle,--laissez-moi vous soutenir,--plus
+pâle!--holà! quelque aide! de l'eau!</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Il se meurt!</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Je suis prêt maintenant.--Un nuage étrange
+couvre mes yeux;--où est la porte?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Éloignez-vous! c'est à moi de le soutenir.--Mon
+bien-aimé! ô ciel! comme le mouvement de son
+cœur est faible!</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>De la lumière! Est-ce là de la lumière?--je me
+meurs. (L'officier lui présente de l'eau.)</p>
+
+<p class="mid">OFFICIER.</p>
+
+<p>Peut-être sera-t-il mieux au grand air.</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Je n'en doute pas. Vos mains, mon père, ma
+femme--</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>La mort est dans cette étreinte glacée. Ô ciel!--mon
+Foscari, comment vous trouvez-vous?</p>
+
+<p class="mid">JACOPO FOSCARI.</p>
+
+<p>Bien! (Il expire.)</p>
+
+<p class="mid">OFFICIER.</p>
+
+<p>Il est passé.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Il est libre.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Non,--non, il n'est pas mort; il doit encore y
+avoir de la vie dans ce cœur:--il n'aurait pu me
+laisser ainsi.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Ma fille!</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Silence, vieillard! je ne suis plus ta fille:--tu
+n'as plus de fils. Ô Foscari!</p>
+
+<p class="mid">OFFICIER.</p>
+
+<p>Il nous faut emporter le corps.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Ne le touchez pas, odieux bourreau! avec sa vie
+cessent vos viles fonctions; et vos lois homicides
+elles-mêmes ne les continuent pas au-delà du meurtre.
+Laissez sa dépouille mortelle à ceux qui seuls
+peuvent honorer sa mémoire.</p>
+
+<p class="mid">OFFICIER.</p>
+
+<p>Je dois prévenir la seigneurie, et attendre sa volonté.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Informez la seigneurie de ma part, de la part du
+Doge, qu'ils n'ont plus le moindre droit sur ces
+cendres. Pendant sa vie, il leur appartenait, comme
+étant leur sujet:--maintenant il m'appartient.--Mon
+déplorable fils!</p>
+
+<p class="stage1">(L'officier sort.)</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Et je vis encore!</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Marina! vos enfans vivent.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Mes enfans! oui--ils vivent, et moi aussi je
+dois vivre pour leur apprendre à servir l'état, à
+mourir comme mourut leur père. Combien on doit
+désirer et bénir dans Venise la stérilité! Pourquoi
+ma mère m'a-t-elle mis au monde!</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Mes malheureux enfans!</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Quoi? vous aussi, vous êtes enfin sensible!--vous!
+Qu'est donc devenu le stoïcisme de l'homme
+d'état?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE, se jetant sur le corps.</p>
+
+<p>Là!</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Vous pleurez! je pensais que vos yeux n'avaient
+pas de larmes:--vous les réserviez pour l'instant
+où elles sont superflues. Mais pleurez! lui ne pleurera
+plus jamais--jamais, ô ciel! jamais!</p>
+
+<p class="stage1">(Entrent Lorédano et Barbarigo.)</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Qu'y a-t-il ici?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Ah! le démon venant insulter à la mort! Fuis!
+Satan incarné! cette terre est sainte, les cendres
+d'un martyr y reposent et en font un autel. Retourne
+au séjour des tourmens!</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Madame, nous ignorions ce triste événement;
+nous allions au conseil, et nous ne faisons que passer.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Passez donc!</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Nous cherchons le Doge.</p>
+
+<p class="mid">MARINA, indiquant le Doge, toujours étendu sur le corps de son
+fils.</p>
+
+<p>Il est occupé, vous le voyez, des affaires que vous
+lui avez préparées. Êtes-vous contens?</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>À Dieu ne plaise que nous troublions la douleur
+d'un père!</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Non; il vous a suffi de la causer: votre rôle est
+fini.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE, se levant.</p>
+
+<p>Signor, je suis prêt.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Non,--pas maintenant.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Cependant, il importe beaucoup.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>S'il en est ainsi, je le répète encore,--je suis
+prêt.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Il n'en sera pas ainsi maintenant; dût Venise,
+comme un frêle vaisseau, s'engloutir dans l'abîme!
+Je respecte votre douleur.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Je vous remercie. Mais si les nouvelles que vous
+apportez sont fâcheuses, parlez, rien ne peut me
+frapper plus vivement que l'objet que vous avez devant
+les yeux. Si elles sont bonnes, parlez; vous n'avez
+pas à <i>craindre</i> qu'elles me <i>consolent</i>.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Je voudrais qu'elles le pussent.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Je ne m'adresse pas à <i>vous</i>, mais à Lorédano. <i>Il</i>
+me comprend.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Je le prévoyais bien.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Que voulez-vous dire?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Voyez! le sang commence à rougir de nouveau
+les lèvres glacées de Foscari;--le corps saigne à la
+vue de l'assassin. (À Lorédano.) Vil meurtrier juridique,
+regarde! la mort elle-même rend témoignage
+de ton forfait.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Ma fille! c'est une illusion de la douleur. (Aux suivans.)
+Emportez le corps. Signor, si vous le désirez,
+je vous écouterai dans une heure.</p>
+
+<p class="stage1">(Sortent le Doge, Marina et suivans avec le corps.--Lorédano<br>
+et Barbarigo demeurent sur la scène.)</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>On ne peut dans ce moment le troubler.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Lui-même ne dit-il pas que désormais rien ne
+pourrait le troubler?</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Le chagrin aime la solitude, et la rompre est une
+barbarie.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>La solitude est l'aliment de tout chagrin; et rien
+n'est plus capable de dissiper les sombres visions
+de l'autre monde que le retour des vives impressions
+de celui-ci. Les affaires ne comportent pas les
+pleurs.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Et c'est pour cela que vous voulez écarter ce vieillard
+de toutes les affaires?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>La chose est décrétée. La giunta et les Dix l'ont
+convertie en loi. Qui oserait braver la loi?</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>L'humanité!</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Quoi! parce que son fils est mort?</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Et qu'il n'est pas encore enseveli.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Si, quand nous vous avons proposé la mesure,
+nous avions connu cet incident, nous en aurions suspendu
+l'adoption; mais une fois passé, rien ne peut
+en arrêter l'effet.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Non, je ne consentirai jamais.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Vous avez consenti à l'essentiel,--remettez-vous
+à moi du reste.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Son abdication presse-t-elle donc tant?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>L'impression d'un sentiment particulier n'a pas
+droit d'arrêter ce qui importe à la république; et un
+malheur simple et naturel ne peut retarder d'un jour
+l'exécution d'une loi.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Vous avez un fils.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Oui,--et même j'<i>avais</i> un père.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Cependant, toujours aussi inexorable?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Toujours.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Mais du moins, avant de presser l'exécution de
+l'édit qui le dépose, laissez-le enterrer son fils.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Qu'il rappelle donc à la vie mon oncle et mon
+père,--et j'y consens. Les hommes peuvent, dans
+leur vieillesse même, devenir, ou paraître devenir
+pères d'une centaine d'enfans; mais ils ne peuvent
+rallumer l'existence d'un seul de leurs ancêtres. Le
+sacrifice n'est pas égal: il a vu ses enfans expirer
+d'une mort naturelle; mes pères sont tombés victimes
+de maladies violentes et mystérieuses. Je n'ai
+pas eu recours au poison; je n'ai pas soudoyé quelque
+subtil opérateur dans l'art destructeur de guérir,
+pour abréger leur route vers la guérison éternelle.
+Ses fils, et il en avait quatre, sont morts sans
+que j'invoquasse le secours de drogues homicides.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Et êtes-vous sur qu'il soit plus coupable que vous?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Très-sûr.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Il semble pourtant la loyauté même.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Ainsi le jugeait Carmagnuola, il n'y a pas long-tems
+encore.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Quoi! cet étranger convaincu de trahison?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Lui-même. Vous vous rappelez la nuit dans laquelle
+les Dix réunis au Doge décidèrent de sa perte?
+Le lendemain, à l'heure du crépuscule, Carmagnuola
+rencontre le Doge, et lui demande, en plaisantant,
+s'il doit lui souhaiter le bonjour ou le bonsoir.
+Sa seigneurie répondit qu'en effet il avait veillé
+toute la nuit dernière: «Et, ajouta-t-il avec le plus
+gracieux sourire, dans cette nuit il a souvent été
+question de vous<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a>
+<a href="#footnote3"><sup class="sml">3</sup></a>.» Il disait vrai; on y avait résolu
+la mort de Carmagnuola huit mois avant sa mort.
+Et cependant le vieux Doge, qui connaissait l'arrêt,
+l'accueillait avec une hypocrite bienveillance avant
+l'exécution;--certes, quatre-vingts années peuvent
+seules apprendre une pareille dissimulation.
+Le brave Carmagnuola est mort; le jeune Foscari et
+ses frères le sont également:--jamais ils ne m'ont
+fait sourire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote3"
+name="footnote3"><b>Note 3: </b></a><a href="#footnotetag3">
+(retour) </a> Fait historique.</blockquote>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Étiez-vous donc l'ami de Carmagnuola?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Il était la sauve-garde de Venise. Dans sa jeunesse,
+il avait été son ennemi; mais dans sa virilité
+il fut son sauveur d'abord, et puis sa victime.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Tel est le châtiment de ceux qui sauvent les républiques.
+Celui que nous poursuivons maintenant,
+non-seulement a sauvé la nôtre, il en a réduit d'autres
+sous son pouvoir.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Les Romains (et nous sommes leurs émules) donnaient
+une couronne à qui prenait une ville: ils en
+donnaient également une à celui qui parvenait à sauver
+un citoyen dans le combat. La récompense était
+la même. Que si nous comparons aujourd'hui le
+nombre des cités prises par le Doge Foscari, à celui
+des citoyens mis à mort par lui, ou durant son gouvernement,
+la balance sera terriblement contre lui,
+quand on se bornerait aux désastres particuliers,
+nés de sa haine pour mon malheureux père.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Ainsi vous êtes inébranlable?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Qui donc aurait pu m'ébranler?</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Ce qui m'a ébranlé moi-même. Pour vous, je le
+sais, vous êtes de marbre dans votre haine. Mais
+quand tout sera accompli, quand le vieillard sera
+déposé, son nom flétri, sa famille déshonorée, tous
+ses enfans morts, vous et les vôtres triomphans,
+comment dormirez-vous?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Plus profondément.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Vous vous abusez, et vous serez forcé de le reconnaître
+avant de vous assoupir près de vos pères.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Ils ne sommeillent pas dans leurs tombes prématurées;
+ils ne le veulent pas tant que Foscari ne remplit
+pas la sienne. Chaque nuit je les vois se lever en
+sourcillant autour de ma couche, désigner le palais
+ducal, et m'exhorter à la vengeance.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Erreur de l'imagination! Aucune passion n'évoque
+comme la haine les spectres et les fantômes;
+l'amour lui-même ne peuple pas les airs d'illusions
+comme cette maladie du cœur.</p>
+
+<p class="stage1">(Un officier entre.)</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Où allez-vous?</p>
+
+<p class="mid">OFFICIER.</p>
+
+<p>Disposer, par l'ordre du Doge, la cérémonie des
+funérailles du dernier Foscari.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Depuis quelques années les voûtes de leur sépulture
+se sont ouvertes bien souvent.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Elles seront bientôt comblées, et cesseront à jamais
+de s'ouvrir.</p>
+
+<p class="mid">OFFICIER.</p>
+
+<p>Puis-je continuer?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Passez.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Mais comment le Doge supporte-t-il cette dernière
+calamité?</p>
+
+<p class="mid">OFFICIER.</p>
+
+<p>Avec une fermeté désespérée. Il parle peu en
+présence de témoins, mais j'ai vu ses lèvres s'entr'ouvrir
+de tems en tems; une ou deux fois même
+je l'ai entendu, de l'appartement voisin, murmurer
+ces paroles: <i>Mon fils</i>! Je dois m'éloigner.</p>
+
+<p class="stage1">(L'officier sort.)</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Cette catastrophe va mettre tout Venise de son
+côté.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Sans doute. Il faut nous hâter: réunissons les
+membres délégués pour faire connaître la résolution
+du conseil.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Je proteste dès maintenant contre elle.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>À votre aise:--je n'en recueillerai pas moins les
+voix; et voyons qui de nous deux aura le plus d'influence
+sur les esprits.</p>
+
+<p class="stage1">(Sortent Barbarigo et Lorédano.)</p>
+
+<p>FIN DU QUATRIÈME ACTE.</p>
+<br><br><br>
+<h2>ACTE V.</h2>
+<br><br>
+<h3>SCÈNE PREMIÈRE.</h3>
+
+<p class="stage1">(Les appartemens du Doge.)</p>
+
+<p class="stage1">LE DOGE, DOMESTIQUE.</p>
+<br>
+
+<p class="mid">DOMESTIQUE.</p>
+
+<p>Monseigneur, la députation attend; mais elle
+ajoute que si vous désiriez la recevoir à une autre
+heure elle attendrait votre plaisir.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Pour moi toutes les heures sont égales. Qu'ils entrent.</p>
+
+<p class="stage1">(Le domestique sort.)</p>
+
+<p class="mid">OFFICIER.</p>
+
+<p>Prince! j'ai rempli votre ordre.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Quel ordre?</p>
+
+<p class="mid">OFFICIER.</p>
+
+<p>Un bien triste.--J'ai disposé le convoi de--</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Oui--oui--oui,--pardon. Je commence à
+perdre la mémoire; je me fais trop vieux,--aussi
+vieux que l'annoncent mes années. Jusqu'à présent
+j'avais lutté contre elles; mais elles commencent à
+l'emporter sur moi.</p>
+
+<p class="stage1">(Entre la députation composée de six de la seigneurie et du chef
+des Dix.)</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Soyez les bien-venus, nobles seigneurs!</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Avant tout, le conseil partage avec le Doge le chagrin
+de son dernier malheur privé.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Assez--assez de cela.</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Le Doge refuse-t-il cet hommage de respect?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Je le reçois comme on le présente.--Poursuivez.</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Les Dix, réunis à une giunta tirée du sénat, et
+composée de vingt-cinq des plus nobles patriciens,
+ayant délibéré sur l'état de la république, et sur les
+soucis qui, en ce moment, doivent doublement oppresser
+vos années depuis si long-tems dévouées à
+la patrie, ont jugé convenable de solliciter humblement
+de votre sagesse (qui ne pourra s'empêcher
+d'y consentir) la résignation de l'anneau ducal, que
+vous avez si long-tems et si glorieusement porté. Et
+pour témoigner qu'ils ne sont ingrats ni insensibles
+envers vos années et vos services, ils vous destinent
+un apanage de deux mille ducats d'or, pour entourer
+votre retraite d'un éclat digne de celle d'un
+prince.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>L'ai-je bien entendu?</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Ai-je besoin de répéter?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Non.--Avez-vous fait?</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>J'ai parlé. Vingt-quatre heures vous sont accordées
+pour rendre réponse.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Je n'aurais pas besoin du même nombre de secondes.</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Nous n'avons plus qu'à nous retirer.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Restez! vingt-quatre heures ne changeront rien
+à ce que j'ai à dire.</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Parlez!</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Quand par deux fois j'ai exprimé le vœu d'abdiquer,
+on m'en a refusé la liberté; et non-seulement
+on me l'a refusée, mais vous m'avez arraché le serment
+de ne plus jamais à l'avenir renouveler cette
+demande. J'ai alors juré de mourir dans l'exercice
+des fonctions que ma patrie m'avait ici confiées; je
+dois écouter la voix de l'honneur, de ma conscience:--je
+ne puis violer <i>mon</i> serment.</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Ne nous réduisez pas à recourir à la nécessité d'un
+décret, à défaut de votre assentiment.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>La Providence se plaît à prolonger mes jours pour
+m'éprouver et me punir; mais vous, avez-vous quelque
+droit d'accuser la longueur d'une vie dont chaque
+heure fut consacrée au service de l'état? Je suis
+prêt à sacrifier encore ma vie pour lui, comme je
+lui ai déjà sacrifié d'autres objets mille fois plus
+chers que la vie. Mais quant à ma dignité,--je la
+tiens de <i>toute</i> la république; quand la volonté <i>générale</i>
+sera consultée, alors je pourrai vous donner
+une réponse.</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Celle que vous nous faites nous afflige, mais elle
+ne peut avoir le moindre poids.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Je suis prêt à tout; mais rien ne changera ma volonté,
+même pour un moment. Décrétez--ce qu'il
+vous plaira.</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Voici donc la réponse que nous devons transmettre
+à ceux qui nous envoient?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Vous m'avez entendu.</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Nous nous retirons respectueusement.</p>
+
+<p class="stage1">(La députation sort.--Un domestique entre.)</p>
+
+<p class="mid">LE DOMESTIQUE.</p>
+
+<p>Monseigneur, la noble dame Marina demande une
+audience.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Mon tems est à elle.</p>
+
+<p class="stage1">(Entre Marina.)</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Pardonnez, monseigneur, si je vous trouble;--peut-être
+souhaitiez-vous d'être seul?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Seul? Quand tout le monde se presserait autour
+de moi, je n'en resterai pas moins seul aujourd'hui
+et désormais. Mais nous avons des forces.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Oui, conservons-les pour les objets--Oh! mon
+cher Jacopo!</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Ne te contrains pas! je n'ai pas de consolations à
+t'offrir.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Ah! s'il avait vécu dans une autre contrée; doué
+de tous les avantages, si chéri, si accompli, qui
+pouvait être plus heureux, plus envié que mon pauvre
+Foscari? Rien n'eût manqué à son bonheur et
+au mien; rien, s'il n'eût pas été de Venise.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Ou le fils d'un prince.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Oui; tout ce que les autres hommes souhaitent
+dans leur vanité ou dans leurs illusions de bonheur,
+tout, par une destinée étrange, lui est devenu fatal.
+La patrie, le peuple qui l'idolâtrait, le prince
+dont il était le fils aîné, et--</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Le prince? il n'a plus long-tems à l'être.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Comment?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Ils m'ont ravi mon fils, maintenant ils songent à
+me ravir un anneau et un diadême trop long-tems
+portés. Ah! laissons-leur reprendre ces vains hochets!</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Les tyrans! et dans un tel jour encore!</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Ils n'en pouvaient choisir un plus favorable: une
+heure plus tôt j'y eusse été sensible.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Quoi! n'avez-vous pas de ressentiment?--Ô vengeance!
+mais hélas! celui qui vous eût protégé si lui-même
+l'avait été, mon cher Foscari, ne peut plus
+aider son père.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Il ne l'eût jamais aidé contre son pays, quand il
+aurait eu mille vies au lieu de celle--</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Qu'ils lui arrachèrent dans les supplices. Vous
+appelez cela du patriotisme? Mais je suis femme; et
+mon mari, mes enfans, voilà ma patrie et mon bonheur.
+Je l'ai aimé,--je l'ai idolâtré! et je l'ai vu
+supporter des épreuves qui eussent glacé d'épouvante
+les plus intrépides martyrs. Il n'est plus; et
+moi, qui aurais voulu donner tout mon sang pour
+lui, je n'ai rien à lui donner que des larmes! Que
+ne puis-je espérer de le voir venger?--Mais j'ai
+des fils: un jour ils seront des hommes.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Le malheur vous égare.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Je croyais pouvoir le supporter quand je le voyais
+en proie à d'horribles tourmens; oui, je pensais que
+mieux eût valu le voir mort que victime d'une captivité
+plus longue:--je reçois la punition d'une
+pareille pensée. Que ne suis-je dans son tombeau!</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Il faut que je le voie encore une fois.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Venez avec moi.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Est-il--</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Son monument aujourd'hui est notre lit nuptial.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Mais est-il dans son linceul?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Viens, vieillard, viens!</p>
+
+<p class="stage1">(Le Doge et Marina sortent.--Entrent Barbarigo et Lorédano.)</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO, à un domestique.</p>
+
+<p>Où est le Doge?</p>
+
+<p class="mid">LE DOMESTIQUE.</p>
+
+<p>Il vient de se retirer à l'instant avec l'illustre
+dame, veuve de son fils.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Où?</p>
+
+<p class="mid">LE DOMESTIQUE.</p>
+
+<p>Dans la chambre où le corps est déposé.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Il ne nous reste donc qu'à retourner.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Vous oubliez que vous ne le pouvez. Nous avons
+l'ordre implicite de la junte d'attendre qu'elle se
+présente ici, et de l'assister: elle ne tardera pas à
+arriver.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Et la junte se hâtera-t-elle de faire entendre au
+Doge sa réponse?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Elle exprime le vœu d'une grande célérité. Le
+Doge avait répondu vivement, il faut qu'on lui réplique
+de même. On a égard à sa dignité; on s'est
+occupé de son sort:--que peut-il désirer de plus?</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>De mourir dans ses vêtemens de Doge. Certes,
+il ne peut survivre long-tems encore; mais j'ai fait
+de mon mieux pour défendre son rang; et jusqu'à
+la fin j'ai combattu la proposition, bien que sans
+succès. Pourquoi me forcer ici à exprimer le vote de
+la majorité?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Il était important d'appeler à témoins quelques
+opinions différentes des nôtres, afin d'empêcher la
+calomnie d'insinuer qu'une majorité tyrannique redoutait
+pour ses actes l'assistance des autres.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Dites aussi, car je dois le croire, que vous avez
+voulu me faire rougir de l'inutilité de ma résistance.
+Lorédano! dans vos moyens de vengeance,
+vous êtes ingénieux, poétique même, un véritable
+Ovide dans <i>l'art de haïr</i>; c'est donc à vous--(car
+la haine porte un œil microscopique, même dans les
+objets secondaires) que je dois, pour mieux faire
+ressortir le zèle des autres, d'avoir été associé involontairement
+aux travaux de votre junte.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Comment! ma junte?</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Oui, la <i>vôtre</i>! Ils parlent d'après vous, ourdissent
+vos trames, adoptent vos plans et exécutent
+votre ouvrage; ne sont-ils pas les vôtres?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Vous oubliez la prudence:--souhaitez qu'ils ne
+vous entendent pas.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Oh! viendra le jour qu'ils entendront des voix
+plus terribles que la mienne: ils ont outrepassé tous
+leurs excès; et quand on montre une telle audace
+dans les états les plus vils et les plus méprisés,
+l'humanité s'y relève encore pour les punir.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Vous parlez avec peu de sagesse.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>C'est ce qu'il faudrait prouver. Mais voici nos
+collègues.</p>
+
+<p class="stage1">(Entre la députation de la junte.)</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Lw Doge sait-il que nous désirons le voir?</p>
+
+<p class="mid">LE DOMESTIQUE.</p>
+
+<p>On va le lui apprendre.</p>
+
+<p class="stage1">(Le domestique sort.)</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Le Doge est avec son fils.</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>S'il en est ainsi, nous remettrons l'affaire après
+la cérémonie. Sortons; nous avons encore jusqu'au
+soir assez de tems.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO, à part, à Barbarigo.</p>
+
+<p>Que le feu de l'enfer dessèche ton indiscrète langue!
+Je l'arracherai de cette imprudente et sotte
+bouche, et je saurai bien ainsi vous ôter le pouvoir
+d'exprimer autre chose que des sanglots. (Haut,
+à ses autres collègues.) Sages signors, un instant de retard,
+je vous prie.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Soyons humains!</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Voyez, le duc approche!</p>
+
+<p class="stage1">(Entre le Doge.)</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>J'obéis à votre sommation.</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Nous venons encore une fois pour vous faire
+agréer notre dernière demande.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Et moi pour vous dire--</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Quoi?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>La même chose. Vous m'avez entendu.</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Vous allez donc entendre le décret absolu et définitif
+que nous venons de rendre.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Au fait--au fait! Je connais les vieilles formes
+de votre justice, et les gracieux préludes de vos
+actes tyranniques. Poursuivez!</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Vous n'êtes plus Doge; vous êtes délié de votre
+impérial serment comme souverain; vous déposerez
+la robe ducale; mais, par égard pour vos services,
+l'état vous alloue l'apanage dont nous vous avons
+parlé dans notre précédente entrevue. Vous avez
+trois jours pour quitter ces lieux, sous peine de
+voir confisquer vos biens, et toute votre fortune
+particulière.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Cette dernière clause, et je suis fier de le dire,
+n'enrichira pas le trésor.</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Doge! votre réponse.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Répondez, François Foscari!</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Si j'avais pu jamais prévoir que mon âge portât
+quelque préjudice à la chose publique, je n'aurais
+pas, chef de l'état, témoigné assez d'ingratitude
+pour préférer la dignité suprême à l'intérêt de ma
+patrie. Mais cette <i>vie</i>, que vous abreuvez d'amertume,
+ne lui fut pas inutile pendant de longues années;
+et je devais espérer que mes derniers momens
+pourraient encore lui être consacrés. Mais le décret
+étant rendu, j'obéis.</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Si vous aviez désiré prolonger le délai des trois
+jours, nous l'aurions volontiers, comme témoignage
+de notre estime, étendu jusqu'à huit.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Pas même huit heures, signor; pas même huit
+minutes.--(Déposant son anneau et son bonnet.) Voici l'anneau
+ducal et voici le ducal diadême. Ainsi l'Adriatique
+est libre d'en épouser un autre.</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Veuillez montrer moins d'empressement.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Ah! signor, je suis vieux; et pour vous donner
+le tems de me déposer, je dois moi-même ne pas en
+perdre. Je crois voir parmi vous une figure que je
+ne connais pas.--Sénateur! votre nom? votre costume
+m'annonce que vous êtes le chef des Quarante?</p>
+
+<p class="mid">MEMMO.</p>
+
+<p>Signor, je suis le fils de Marco Memmo.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Ah! votre père était mon ami;--les <i>fils</i> et les
+pères... Mais qu'y a-t-il? mes gens ici!</p>
+
+<p class="mid">LE DOMESTIQUE.</p>
+
+<p>Mon prince!</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Je ne suis plus prince:--voici les princes du
+prince! (Montrant la députation des Dix.) Disposez-vous à
+quitter ces lieux sur-le-champ.</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Pourquoi si brusquement? ce sera éveiller le scandale.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE, aux Dix.</p>
+
+<p>Vous en répondrez; c'est votre affaire.--(Aux
+domestiques.) Pour vous, il est une charge que je remets
+encore à vos soins les plus grands, quoique je
+n'en aie plus le droit;--mais non, je dois m'occuper
+moi-même--</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Il entend le corps de son fils.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Appelez Marina, ma fille.</p>
+
+<p class="stage1">(Entre Marina.)</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Disposez-vous, ma fille; nous pouvons aller pleurer
+ailleurs.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Ah! dans tous les lieux.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Oui; mais en liberté, et non plus devant les yeux
+jaloux de ces espions de la grandeur. Signors, vous
+pouvez partir. Que voudriez-vous de plus? nous allons
+sortir. Craignez-vous que nous n'emportions
+avec nous le palais? Ces murs, dix fois aussi vieux
+que moi, et je le suis pourtant assez, vous ont servis
+comme je vous ai servis moi-même; eux et moi
+nous pourrions même vous rappeler quelques souvenirs:
+mais je ne les conjure pas de vous écraser,
+comme autrefois les colonnes du temple de Dagon se
+détachèrent sur l'Israélite et les Philistins ses ennemis!
+Le pouvoir de les ébranler appartiendrait, je
+pense, à une malédiction comme la mienne, provoquée
+par des êtres tels que vous; mais je ne maudis
+point. Adieu! généreux signors! puisse le Doge suivant
+être meilleur que le Doge actuel!</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE <i>actuel</i> est Pascal Malipiero.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Non, tant que je n'ai pas franchi le seuil de ces
+portes.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>La grande cloche de Saint-Marc doit bientôt retentir
+pour son inauguration.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Ciel et terre! vous oserez donner ce signal de
+mort, et je vivrai pour l'entendre!--moi, le premier
+Doge qui l'aura jamais entendu pour son successeur!
+Plus heureux cent fois mon coupable prédécesseur,
+le fier Marino Faliero:--cette insulte
+du moins lui fut épargnée.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Eh quoi! regretteriez-vous un traître?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Non;--mais j'envie le sort d'un mort.</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Monseigneur, si vous êtes décidé à quitter aussi
+brusquement le palais ducal, retirez-vous du moins
+par l'escalier particulier qui conduit sur les bords
+du canal.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Non. Je descendrai les escaliers par lesquels j'arrivai
+autrefois à la souveraineté:--l'escalier du
+Géant, au sommet duquel je reçus l'investiture de
+Doge. Mes services me l'avaient fait gravir, les
+odieuses pratiques de mes ennemis vont m'en faire
+descendre. C'est là que je fus installé, il y a trente-cinq
+ans, et que je traversai les appartemens que je
+ne devais plus craindre de quitter, si ce n'est comme
+cadavre,--cadavre luttant peut-être pour les protéger
+encore,--mais non chassé honteusement par
+mes propres concitoyens. Allons, cependant; mon
+fils et moi nous en sortirons ensemble,--lui pour
+sa dernière demeure, moi pour la demander au ciel.</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Quoi! en public?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Je fus élu publiquement, je veux être déposé de
+même. Marina! es-tu prête?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Voici mon bras.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Oui, mon bâton de vieillesse! Grâce à ce soutien,
+je puis partir.</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Cela ne peut être:--le peuple vous verrait.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Le peuple!--il n'y a pas ici de peuple; vous le
+savez: autrement vous n'auriez pas osé insulter ainsi
+lui et moi. Il est peut-être une <i>populace</i> dont l'aspect
+vous fera rougir; mais ne craignez pas qu'elle ose
+murmurer ou vous maudire, si ce n'est du fond du
+cœur, et par leurs muets regards.</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Vous parlez ainsi par emportement, autrement--</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Vous avez raison. J'ai parlé plus que je n'en ai
+l'habitude; c'est un faible qui n'est pas le mien, et
+qui vous excuse le mieux, en ce qu'il semble indiquer
+que les années affaiblissent ma raison. Adieu!
+seigneurs.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Vous ne vous éloignerez pas sans une escorte
+convenable à votre rang passé et actuel. Nous accompagnerons
+le Doge, avec le respect qui lui est
+dû, jusqu'à son palais particulier. N'est-ce pas là
+votre avis, mes collègues?</p>
+
+<p class="mid">PLUSIEURS VOIX.</p>
+
+<p>Oui, oui.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Vous ne marcherez pas du moins à ma suite.
+J'entrai ici souverain;--je sortirai par les mêmes
+portes, mais comme citoyen. Toutes ces vaines cérémonies
+sont autant de lâches insultes qui ne font
+qu'ulcérer le cœur davantage, et lui offrir, au lieu
+d'antidote, de nouveaux poisons. La pompe est faite
+pour les princes;--je ne le suis pas!--il est faux
+même que je sois quelque chose avant de franchir
+ces portes.--Ah!</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Écoutez!</p>
+
+<p class="stage1">(On entend sonner la grande cloche de Saint-Marc.)</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>La cloche!</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Oui, de Saint-Marc, qui s'ébranle pour l'élection
+de Malipiero.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Je reconnais le son! je l'entendis une fois, une
+fois seulement, et il y a de cela trente-cinq années.
+Dès-lors j'avais cessé d'être jeune.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Asseyez-vous, monseigneur! vous tremblez.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>C'est le signal de mes funérailles! Mon cœur souffre
+horriblement.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Asseyez-vous, je vous prie.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Non; mon siége était jusqu'à présent un trône.
+Marina! allons.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Oui, le plus promptement possible.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE. Il fait quelques pas, puis s'arrête.</p>
+
+<p>Je sens une soif dévorante.--Qui m'apportera
+un peu d'eau?</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Moi--</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Moi--</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Moi--</p>
+
+<p class="stage1">(Le Doge prend un gobelet de la main de Lorédano.)</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Je le reçois de vous, Lorédano, de la main la
+plus digne de m'assister à une pareille heure.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Par quel motif?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Il est dit que le cristal de Venise a pour les poisons
+une telle antipathie, qu'il vient à se briser dès
+qu'on y dépose le moindre venin. Cependant vous
+portez ce gobelet, il n'éclate pas.</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Eh bien?</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Le cristal est donc faux ou vous êtes loyal. Pour
+moi, je ne crois l'un ni l'autre; c'est une légende
+mensongère.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Vous parlez beaucoup; mieux vaudrait vous asseoir,
+et ne pas encore partir. Ô ciel! vos regards
+ressemblent aux derniers de mon mari!</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Il tombe!--supportez-le!--Un siége!</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>La cloche sonne!--Laissez-moi!--ma tête est
+en feu!</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Appuyez-vous sur nous, je vous en conjure.</p>
+
+<p class="mid">LE DOGE.</p>
+
+<p>Non! un souverain doit mourir debout. Soutenez-moi,
+ma pauvre fille!--Ah! <i>cette cloche</i>!</p>
+
+<p class="stage1">(Le Doge retombe et meurt.)</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Mon Dieu! mon Dieu!</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO, à Lorédano.</p>
+
+<p>Contemplez votre ouvrage; il est complet.</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>N'a-t-on aucun secours? Appelez à l'aide.</p>
+
+<p class="mid">LE DOMESTIQUE.</p>
+
+<p>Il n'y a plus d'espérance.</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>S'il en est ainsi, qu'au moins ses obsèques soient
+dignes de son nom, de sa patrie, de son rang, de
+son dévouement aux devoirs que lui imposait la république,
+tant que son âge lui permettait de s'y livrer.
+Mes collègues, parlez; n'êtes-vous pas de cet
+avis?</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Il n'a pas eu le malheur de mourir sujet aux lieux
+où il avait régné: il faut donc que ses funérailles
+soient celles d'un prince.</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Ainsi on nous approuve?</p>
+
+<p class="mid">TOUS, à l'exception de Lorédano, répondent:</p>
+
+<p>Oui.</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>La paix du ciel soit avec lui.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Veuillez m'excuser, signors; c'est une raillerie.
+Ne plaisantez pas davantage avec ces tristes restes,
+qui, lorsqu'ils étaient le séjour d'une ame (une ame
+sur laquelle vous avez exercé tout votre empire), furent
+par vous insultés avec une rage aussi glorieuse
+pour vous que sa vertu l'était pour lui; vous avez
+banni Foscari de son palais, vous l'avez arraché
+impitoyablement de son trône; et maintenant, quand
+il ne peut plus apprécier vos marques de respect,
+quand il ne voudrait plus les accepter s'il voulait
+encore quelque chose, vous préparez, signors, une
+pompe vaine et superflue, pour honorer la mémoire
+de celui que vous avez foulé aux pieds. De royales
+funérailles n'ajouteraient rien à son honneur, et
+ne pourraient que mieux faire ressortir votre crime.</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Madame, nous ne changeons pas aussi promptement
+de projet.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Je le sais, du moins quand il s'agit de torturer les
+vivans; mais je pensais que les morts n'étaient plus
+sous votre empire, et qu'ils étaient confiés à des êtres
+supérieurs, dont l'office, il faut l'avouer, ressemble
+beaucoup à celui que vous exercez sur la terre. Laissez-le
+à mes soins; vous me l'auriez abandonné si
+vous n'eussiez porté le dernier coup à ce vieillard
+infortuné: c'est mon dernier devoir, et, dans mon
+malheur, il peut m'offrir une sorte de consolation.
+Le désespoir est fantastique, il recherche les images
+de mort et l'appareil des funérailles.</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Prétendez-vous encore à cet office?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Oui, seigneur, j'y prétends. Sa fortune, il est
+vrai, fut dissipée au service de l'état; mais il me
+reste mon douaire, et je le consacre à ses obsèques
+et à celles de--(Elle s'arrête agitée.)</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Gardez-le plutôt pour vos enfans.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Oui; en effet, ils sont orphelins: je vous remercie.</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Quant à votre requête, nous ne pouvons y souscrire.
+Ces restes seront exposés avec la pompe accoutumée;
+ils seront accompagnés à leur dernier
+gîte par le nouveau Doge, non pas revêtu des insignes
+de sa dignité mais de la simple robe des sénateurs.</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>L'on m'a cité des meurtriers qui avaient enterré
+leurs victimes; mais jusqu'à présent je n'avais jamais
+entendu parler d'une apparence hypocrite de
+splendeur semblable à celle que les assassins de Faliero
+veulent préparer. L'on m'a cité des veuves en
+larmes,--hélas! j'en ai versé quelques-unes,--et
+toujours grâce à vous! L'on m'a cité des héritiers
+à la tête du deuil;--et sans doute, n'en ayant pas
+laissé au défunt, vous prétendez aujourd'hui en remplir
+le rôle. Fort bien, seigneurs; votre volonté sera
+faite, comme un jour, je l'espère, le sera la volonté
+du ciel!</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Songez-vous, madame, à qui vous parlez, et tout
+le danger d'un pareil discours?</p>
+
+<p class="mid">MARINA.</p>
+
+<p>Quant au premier point, je le connais mieux, et
+quant au dernier, aussi bien que vous-mêmes; je puis
+les envisager. Souhaitez-vous quelques funérailles
+de plus?</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO.</p>
+
+<p>Ne relevez pas ces expressions passionnées; sa position
+doit lui servir d'excuse.</p>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Nous n'en tiendrons donc pas compte.</p>
+
+<p class="mid">BARBARIGO, à Lorédano qui trace quelques mots sur ses
+tablettes.</p>
+
+<p>Qu'écrivez-vous donc là avec tant d'empressement?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO, montrant du doigt le corps du Doge.</p>
+
+<p>Qu'<i>il</i> m'a payé<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a>
+<a href="#footnote4"><sup class="sml">4</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote4"
+name="footnote4"><b>Note 4: </b></a><a href="#footnotetag4">
+(retour) </a> <i>L'ha pagata</i>, fait historique. Voyez l'<i>Histoire de Venise</i>, par
+Pierre Daru, page 411, vol. II.</blockquote>
+
+<p class="mid">LE CHEF DES DIX.</p>
+
+<p>Quelle dette vous devait-il?</p>
+
+<p class="mid">LORÉDANO.</p>
+
+<p>Une dette ancienne et juste; la dette de la nature
+et la <i>mienne</i>.</p>
+
+<p class="stage1">(La toile tombe.)</p>
+
+<p>FIN DES DEUX FOSCARI.</p>
+
+<br><br><br>
+
+<h3>APPENDICE.</h3>
+
+<h4>EXTRAIT<br>
+
+DE L'HISTOIRE DE LA RÉPUBLIQUE DE VENISE,<br>
+
+PAR P. DARU, DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE.</h4>
+<br>
+
+<p>Depuis trente ans, la république n'avait pas déposé les
+armes. Elle avait acquis les provinces de Brescia, de Bergame,
+de Crême, et la principauté de Ravenne.</p>
+
+<p>Mais ces guerres continuelles faisaient beaucoup de malheureux
+et de mécontens. Le Doge François Foscari, à qui on ne
+pouvait pardonner d'en avoir été le promoteur, manifesta une
+seconde fois, en 1442, et probablement avec plus de sincérité
+que la première, l'intention d'abdiquer sa dignité. Le
+conseil s'y refusa encore. On avait exigé de lui le serment de
+ne plus quitter le dogat. Il était déjà avancé dans la vieillesse,
+conservant toujours beaucoup de force de tête et de
+caractère, et jouissant de la gloire d'avoir vu la république
+étendre au loin les limites de ses domaines pendant son administration.</p>
+
+<p>Au milieu de ses prospérités, de grands chagrins vinrent
+mettre à l'épreuve la fermeté de son ame.</p>
+
+<p>Son fils, Jacques Foscari, fut accusé, en 1445 d'avoir
+reçu des présens de quelques princes ou seigneurs étrangers,
+notamment, disait-on, du duc de Milan, Philippe Visconti.
+C'était non-seulement une bassesse, mais une infraction des
+lois positives de la république.</p>
+
+<p>Le conseil des Dix traita cette affaire comme s'il se fût agi
+d'un délit commis par un particulier obscur. L'accusé fut
+amené devant ses juges, devant le Doge, qui ne crut pas pouvoir
+s'abstenir de présider le tribunal. Là, il fut interrogé,
+appliqué à la question<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a>
+<a href="#footnote5"><sup class="sml">5</sup></a>, déclaré coupable; et il entendit, de
+la bouche de son père, l'arrêt qui le condamnait au bannissement
+perpétuel, et le reléguait à Naples de Romanie, pour
+y finir ses jours.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote5"
+name="footnote5"><b>Note 5: </b></a><a href="#footnotetag5">
+(retour) </a> <i>E datagli la corda per avere da lui la verita; chiamato il consiglio
+de' Dieci colla giunta, nel quale fù messer lo Doge, fù sentenziato</i>.
+(Marin Sanuto, <i>Vite de' Duchi, F. Foscari</i>.)</blockquote>
+
+<p>Embarqué sur une galère pour se rendre au lieu de son
+exil, il tomba malade à Trieste. Les sollicitations du Doge
+obtinrent, non sans difficulté, qu'on lui assignât une autre
+résidence. Enfin le conseil des Dix lui permit de se retirer à
+Trévise, en lui imposant l'obligation d'y rester sous peine de
+mort, et de se présenter tous les jours devant le gouverneur.</p>
+
+<p>Il y était depuis cinq ans, lorsqu'un des chefs du conseil
+des Dix fut assassiné. Les soupçons se portèrent sur lui: un
+de ses domestiques qu'on avait vu à Venise fut arrêté et subit
+la torture. Les bourreaux ne purent lui arracher aucun aveu.
+Ce terrible tribunal se fit amener son maître, le soumit aux
+mêmes épreuves; il résista à tous les tourmens, ne cessant
+d'attester son innocence<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a>
+<a href="#footnote6"><sup class="sml">6</sup></a>. Mais on ne vit dans cette constance
+que de l'obstination; de ce qu'il taisait le fait, on conclut que
+ce fait existait: on attribua sa fermeté à la magie, et on le
+relégua à la Canée. De cette terre lointaine, le banni, digne
+alors de quelque pitié, ne cessait d'écrire à son père, à ses
+amis, pour obtenir quelque adoucissement à sa déportation.
+N'obtenant rien, et sachant que la terreur qu'inspirait le conseil
+des Dix ne lui permettait pas d'espérer de trouver dans
+Venise une seule voix qui s'élevât en sa faveur, il fit une lettre
+pour le nouveau duc de Milan, par laquelle, au nom des
+bons offices que Sforce avait reçus du chef de la république,
+il implorait son intervention en faveur d'un innocent, du fils
+du Doge.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote6"
+name="footnote6"><b>Note 6: </b></a><a href="#footnotetag6">
+(retour) </a> <i>E fù tormentato nè mai confessò cosa alcuna, pure parve al
+consiglio de' Dieci di confinarlo in vita alla Canea</i>. (Ibid.) Voici le
+texte du jugement: <i>«Cùm Jacobus Foscari, per occasioneni percussionis
+et mortis Hermolai Donati, fuit retentus et examinatus, et
+propter significationes, testificationes, et scripturas quœ habentur
+contra eum, clare apparet ipsum esse reum criminis prœdicti; sed
+propter incantationes et verba quœ sibi reperta sunt, de quibus exsistit
+indicia manifesta, videtur, propter obstinatam mentem suam,
+non esse possibile extrahere ab ipso illam veritatem, quœ clara est
+per scripturas et per testificationes, quoniam in fune aliquam nec
+vocem, nec gemitum, sed solum intra dentes voces ipse videtur et
+auditur infra se loqui</i>, etc.... <i>Tamen non est standum in istis terminis,
+propter honorem status nostri et pro multis respectibus, prœsertìm
+quòd regimen nostrum occupatur in hac re, et qui interdictum
+est ampliùs progredere; vadit pars quòd dictus Jacobus Foscari,
+propter ea quœ habentur de illo, mittatur in confinium in civitate
+Caneœ</i>, etc.» Notice sur le procès de Jacques Foscari, dans un volume
+intitulé, <i>Raccolta di memorie storiche e annedote, per formar la
+Storia dell' eccellentissimo consiglio de' Dieci dalla sua prima istituzione
+sino a' giorni nostri, con le diverse variazioni e riforme nelle
+varie epoche successe</i>. (Archives de Venise.)</blockquote>
+
+<p>Cette lettre, selon quelques historiens, fut confiée à un
+marchand qui avait promis de la faire parvenir au duc, mais
+qui, trop averti de ce qu'il avait à craindre en se rendant l'intermédiaire
+d'une pareille correspondance, se hâta, en débarquant
+à Venise, de la remettre au chef du tribunal. Une autre
+version, qui paraît plus sûre, rapporte que la lettre fut surprise
+par un espion, attaché aux pas de l'exilé<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a>
+<a href="#footnote7"><sup class="sml">7</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote7"
+name="footnote7"><b>Note 7: </b></a><a href="#footnotetag7">
+(retour) </a> La notice citée ci-dessus, qui rapporte les actes de cette procédure.</blockquote>
+
+<p>Ce fut un nouveau délit dont on eut à punir Jacques Foscari.
+Réclamer la protection d'un prince étranger était un
+crime dans un sujet de la république. Une galère partit sur-le-champ
+pour l'amener dans les prisons de Venise. À son
+arrivée, il fut soumis à l'estrapade<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a>
+<a href="#footnote8"><sup class="sml">8</sup></a>. C'était une singulière
+destinée pour le citoyen d'une république et pour le fils d'un
+prince, d'être trois fois dans sa vie appliqué à la question.
+Cette fois la torture était d'autant plus odieuse, qu'elle n'avait
+point d'objet, le fait qu'on avait à lui reprocher étant incontestable.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote8"
+name="footnote8"><b>Note 8: </b></a><a href="#footnotetag8">
+(retour) </a> <i>Ebbe prima par sapere la verità trenta squassi di corda</i>. (Marin
+Sanuto, <i>Vite de' Duchi, F. Foscari</i>.)</blockquote>
+
+<p>Quand on demanda à l'accusé, dans les intervalles que les
+bourreaux lui accordaient, pourquoi il avait écrit la lettre
+qu'on lui produisait, il répondit que c'était précisément parce
+qu'il ne doutait pas qu'elle ne tombât entre les mains du tribunal,
+que toute autre voie lui avait été fermée pour faire
+parvenir ses réclamations, qu'il s'attendait bien qu'on le ferait
+amener à Venise, mais qu'il avait tout risqué pour avoir la
+consolation de voir sa femme, son père et sa mère encore une
+fois.</p>
+
+<p>Sur cette naïve déclaration, on confirma sa sentence d'exil;
+mais on l'aggrava, en ajoutant qu'il serait retenu en prison
+pendant un an. Cette rigueur dont on usait envers un malheureux,
+était sans doute odieuse; mais cette politique, qui
+défendait à tous les citoyens de faire intervenir des étrangers
+dans les affaires intérieures de la république, était sage. Elle
+était chez eux une maxime de gouvernement et une maxime
+inflexible. L'historien Paul Morosini<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a>
+<a href="#footnote9"><sup class="sml">9</sup></a> a conté que l'empereur
+Frédéric III, pendant qu'il était l'hôte des Vénitiens, demanda,
+comme une faveur particulière, l'admission d'un citoyen
+dans le grand conseil, et la grâce d'un ancien gouverneur
+de Candie; gendre du Doge, et banni par sa mauvaise
+administration, sans pouvoir obtenir ni l'une ni l'autre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote9"
+name="footnote9"><b>Note 9: </b></a><a href="#footnotetag9">
+(retour) </a> <i>Historia di Venezia</i>, lib. 23.</blockquote>
+
+<p>Cependant on ne put refuser au condamné la permission de
+voir sa femme, ses enfans, ses parens, qu'il allait quitter
+pour toujours. Cette dernière entrevue même fut accompagnée
+de cruauté, par la sévère circonspection qui retenait les
+épanchemens de la douleur paternelle et conjugale. Ce ne fut
+point dans l'intérieur de leur appartement, ce fut dans une
+des grandes salles du palais, qu'une femme, accompagnée de
+ses quatre fils, vint faire les derniers adieux à son mari; qu'un
+père octogénaire, et la dogaresse accablée d'infirmités, jouirent
+un moment de la triste consolation de mêler leurs larmes
+à celles de leur exilé. Il se jeta à leurs genoux en leur tendant
+des mains disloquées par la torture, pour les supplier de solliciter
+quelque adoucissement à la sentence qui venait d'être
+prononcée contre lui. Son père eut le courage de lui répondre:
+«Non, mon fils, respectez votre arrêt, et obéissez sans murmure
+à la seigneurie<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a>
+<a href="#footnote10"><sup class="sml">10</sup></a>.» À ces mots, il se sépara de l'infortuné,
+qui fut sur-le-champ embarqué pour Candie.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote10"
+name="footnote10"><b>Note 10: </b></a><a href="#footnotetag10">
+(retour) </a>
+ Marin Sanuto, dans sa Chronique, <i>Vite de' Duchi</i>, se sert ici,
+sans en avoir eu l'intention, d'une expression assez énergique: «<i>Il
+Doge era vecchio, in decrepita eta, et camminava con una mazzetta:
+É quando gli ando parlogli molto constantemente che parea che non
+fosse suo figliuolo, licet fosse figliuolo unico, e Jacopo disse, Messer
+padre, vi prego che procuriate per me, acciocchè io torni a casa
+mia. Il Doge disse: Jacopo, va e obbedisci a quello che vuole la
+terra, e non cercar più oltre</i>.»</blockquote>
+
+<p>L'antiquité vit avec autant d'horreur que d'admiration un
+père condamnant ses fils évidemment coupables. Elle hésita
+pour qualifier de vertu sublime ou de férocité cet effort qui
+paraît au-dessus de la nature humaine<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a>
+<a href="#footnote11"><sup class="sml">11</sup></a>; mais ici, où la
+première faute n'était qu'une faiblesse, où la seconde n'était
+pas prouvée, où la troisième n'avait rien de criminel, comment
+concevoir la constance d'un père qui voit torturer trois
+fois son fils unique, qui l'entend condamner sans preuves, et
+qui n'éclate pas en plaintes; qui ne l'aborde que pour lui
+montrer un visage plus austère qu'attendri, et qui, au moment
+de s'en séparer pour jamais, lui interdit les murmures
+et jusqu'à l'espérance? Comment expliquer une si cruelle circonspection,
+si ce n'est en avouant, à notre honte, que la
+tyrannie peut obtenir de l'espèce humaine les mêmes efforts
+que la vertu? La servitude aurait-elle son héroïsme comme la
+liberté?</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote11"
+name="footnote11"><b>Note 11: </b></a><a href="#footnotetag11">
+(retour) </a>
+ «Cela fut un acte que l'on ne sçaurait ni suffisament louer, ny assez
+blasmer: car, ou c'estait une excellence de vertu qui rendait ainsi son
+cœur impassible, ou une violence de passion qui le rendait insensible;
+dont ne l'une ne l'autre n'est chose petite, ains surpassant l'ordinaire
+d'humaine nature, et tenant ou de la divinité ou de la bestialité. Mais il
+est plus raisonnable que le jugement des hommes s'accorde à sa gloire,
+que la faiblesse des jugeants fasse descroire sa vertu. Mais pour lors'quand
+il se fut retiré, tout le monde demoura sur la place; comme
+transy d'horreur et de frayeur par un long temps sans mot dire, pour
+avoir veu ce qui avait été fait.»
+
+<p>(<span class="sc">Plutarque</span>, <i>Valérius Publicola</i>.)</blockquote>
+
+<p>Quelque tems après ce jugement, on découvrit le véritable
+auteur de l'assassinat dont Jacques Foscari portait la peine;
+mais il n'était plus tems de réparer cette atroce injustice, le
+malheureux était mort dans sa prison.</p>
+
+<p>Il me reste à raconter les suites des malheurs du père. L'histoire
+les attribue à l'impatience qu'avaient ses ennemis et ses
+rivaux de voir vaquer sa place. Elle accuse formellement Jacques
+Lorédan, l'un des chefs du conseil des Dix, de s'être
+livré contre ce vieillard aux conseils d'une haine héréditaire,
+et qui depuis long-tems divisait leurs maisons<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a>
+<a href="#footnote12"><sup class="sml">12</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote12"
+name="footnote12"><b>Note 12: </b></a><a href="#footnotetag12">
+(retour) </a> Je suis principalement dans ce récit une relation manuscrite de la
+déposition de François Foscari, qui est dans le volume intitulé, <i>Raccolta
+di memorie storiche e annedote, per formar la Storia dell' eccellentissimo
+consiglio de' Dieci</i>. (Archives de Venise.)</blockquote>
+
+<p>François Foscari avait essayé de la faire cesser, en offrant
+sa fille à l'illustre amiral P. Lorédano, pour un de ses fils.
+L'alliance avait été rejetée, et l'inimitié s'en était accrue.
+Dans tous les conseils, dans toutes les affaires, le Doge trouvait
+toujours les Lorédano prêts à combattre ses propositions
+ou ses intérêts. Il lui échappa un jour de dire qu'il ne se
+croirait réellement prince que lorsque Pierre Lorédano aurait
+cessé de vivre. Cet amiral mourut quelque tems après d'une
+incommodité assez prompte qu'on ne put expliquer. Il n'en
+fallut pas davantage aux malveillans pour insinuer que François
+Foscari, ayant désiré cette mort, pouvait bien l'avoir
+hâtée.</p>
+
+<p>Ces bruits s'accréditèrent encore lorsqu'on vit aussi mourir
+subitement Marc Lorédan, frère de Pierre, et cela dans le moment
+où, en sa qualité d'avogador, il instruisait un procès
+contre André Donato, gendre du Doge, accusé de péculat. On
+écrivit sur la tombe de l'amiral, qu'il avait été enlevé à la patrie
+par le poison.</p>
+
+<p>Il n'y avait aucune preuve, aucun indice contre François
+Foscari, aucune raison même de le soupçonner. Quand sa vie
+entière n'aurait pas démenti une imputation aussi odieuse, il
+savait que son rang ne lui promettait ni l'impunité ni même
+l'indulgence. La mort tragique de l'un de ses prédécesseurs
+l'en avertissait, et il n'avait que trop d'exemples domestiques
+du soin que le conseil des Dix prenait d'humilier le chef de la
+république.</p>
+
+<p>Cependant Jacques Lorédan, fils de Pierre, croyait ou feignait
+de croire avoir à venger les pertes de sa famille<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a>
+<a href="#footnote13"><sup class="sml">13</sup></a>. Dans
+ses livres de comptes (car il faisait le commerce, comme à
+cette époque presque tous les patriciens), il avait inscrit de
+sa propre main le Doge au nombre de ses débiteurs, «pour la
+mort, y était-il dit, de mon père et de mon oncle<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a>
+<a href="#footnote14"><sup class="sml">14</sup></a>». De l'autre
+côté du registre, il avait laissé une page en blanc, pour y
+faire mention du recouvrement de cette dette; et en effet,
+après la perte du Doge, il écrivit sur son registre: «Il me l'a
+payée, <i>l'ha pagata</i>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote13"
+name="footnote13"><b>Note 13: </b></a><a href="#footnotetag13">
+(retour) </a> <i>Hasce tamen injurias, quamvis imaginarias, non tam ad animum
+revocaverat Jacobus Lauredanus defunctorum nepos, quam in
+abecedarium vindictam opportunam</i>.
+
+<p>(<span class="sc">Palazzi</span>, <i>Fasti ducales</i>.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote14"
+name="footnote14"><b>Note 14: </b></a><a href="#footnotetag14">
+(retour) </a> Note ci-contre, et l'histoire vénitienne de Vianolo.</blockquote>
+
+<p>Jacques Lorédan fut élu membre du conseil des Dix, en devint
+un des trois chefs, et se promit bien de profiter de cette
+occasion pour accomplir la vengeance qu'il méditait.</p>
+
+<p>Le Doge, en sortant de la terrible épreuve qu'il venait de
+subir pendant le procès de son fils, s'était retiré au fond de
+son palais; incapable de se livrer aux affaires, consumé de
+chagrins, accablé de vieillesse, il ne se montrait plus en public,
+ni même dans les conseils. Cette retraite, si facile à expliquer
+dans un vieillard octogénaire si malheureux, déplut
+aux décemvirs, qui voulurent y voir un murmure contre leurs
+arrêts.</p>
+
+<p>Lorédan commença par se plaindre devant ses collègues du
+tort que les infirmités du Doge, son absence dans le conseil,
+apportaient à l'expédition des affaires; il finit par hasarder,
+et réussit à faire la proposition de le déposer. Ce n'était pas la
+première fois que Venise avait pour prince un homme dans la
+caducité; l'usage et les lois y avaient pourvu: dans ces circonstances,
+le Doge était suppléé par le plus ancien du conseil.
+Ici, cela ne suffisait pas aux ennemis de Foscari. Pour
+donner plus de solennité à la délibération, le conseil des Dix
+demanda une adjonction de vingt-cinq sénateurs; mais comme
+on n'en énonçait pas l'objet, et que le grand conseil était loin
+de le soupçonner, il se trouva que Marc Foscari, frère du
+Doge, leur fut donné pour l'un des adjoints. Au lieu de l'admettre
+à la délibération, on enferma ce sénateur dans une
+chambre séparée, et on lui fit jurer de ne jamais parler de
+cette exclusion qu'il éprouvait, en lui déclarant qu'il y allait
+de sa vie; ce qui n'empêcha pas qu'on n'inscrivit son nom au
+bas du décret, comme s'il y eût pris part<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a>
+<a href="#footnote15"><sup class="sml">15</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote15"
+name="footnote15"><b>Note 15: </b></a><a href="#footnotetag15">
+(retour) </a> Il faut cependant remarquer que, dans la notice où l'on raconte ce
+fait, la délibération est rapportée, que les vingt-cinq adjoints y sont
+nommés, et que le nom de Marc Foscari ne s'y trouve pas.</blockquote>
+
+<p>Quand on en vint à la délibération, Lorédan la provoqua
+en ces termes<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a>
+<a href="#footnote16"><sup class="sml">16</sup></a>: «Si l'utilité publique doit imposer silence
+à tous les intérêts privés, je ne doute pas que nous ne prenions
+aujourd'hui une mesure que la patrie réclame, que
+nous lui devons. Les états ne peuvent se maintenir dans un
+ordre de choses immuable: vous n'avez qu'à voir comme le
+nôtre est changé, et combien il le serait davantage s'il n'y
+avait une autorité assez ferme pour y porter remède. J'ai
+honte de vous faire remarquer la confusion qui règne dans les
+conseils, le désordre des délibérations, l'encombrement des
+affaires, et la légèreté avec laquelle les plus importantes sont
+décidées; la licence de notre jeunesse, le peu d'assiduité des
+magistrats, l'introduction de nouveautés dangereuses. Quel
+est l'effet de ces désordres? de compromettre notre considération.
+Quelle en est la cause? l'absence d'un chef capable de
+modérer les uns, de diriger les autres, de donner l'exemple à
+tous, et de maintenir la force des lois.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote16"
+name="footnote16"><b>Note 16: </b></a><a href="#footnotetag16">
+(retour) </a> Cette harangue se lit dans la notice citée ci-dessus.</blockquote>
+
+<p>«Où est le tems où nos décrets étaient aussitôt exécutés
+que rendus; où François Carrare se trouvait investi dans Padoue,
+avant de pouvoir être seulement informé que nous voulions
+lui faire la guerre? Nous avons vu tout le contraire dans
+la dernière guerre contre le duc de Milan. Malheureuse la république
+qui est sans chef!</p>
+
+<p>«Je ne vous rappelle pas tous ces inconvéniens et leurs
+suites déplorables pour vous affliger, pour vous effrayer; mais
+pour vous faire souvenir que vous êtes les maîtres, les conservateurs
+de cet état fondé par vos pères, et de la liberté que
+nous devons à leurs travaux, à leurs institutions. Ici, le mal
+indique le remède. Nous n'avons point de chef, il nous en
+faut un. Notre prince est notre ouvrage, nous avons donc le
+droit de juger son mérite quand il s'agit de l'élire, et son incapacité
+quand elle se manifeste. J'ajouterai que le peuple,
+encore bien qu'il n'ait pas le droit de prononcer sur les actions
+de ses maîtres, apprendra ce changement avec transport.
+C'est la Providence, je n'en doute pas, qui lui inspire
+elle-même ces dispositions, pour vous avertir que la république
+réclame cette résolution, et que le sort de l'état est en vos
+mains.»</p>
+
+<p>Ce discours n'éprouva que de timides contradictions; cependant
+la délibération dura huit jours. L'assemblée, ne se
+jugeant pas aussi sûre de l'approbation universelle que l'orateur
+voulait le lui faire croire, désirait que le Doge donnât lui-même
+sa démission. Il l'avait déjà proposée deux fois, et on
+n'avait pas voulu l'accepter.</p>
+
+<p>Aucune loi ne portait que le prince fût révocable: il était
+au contraire à vie; et les exemples qu'on pouvait citer de plusieurs
+Doges déposés prouvaient que de telles révolutions
+avaient été le résultat d'un mouvement populaire.</p>
+
+<p>Mais, d'ailleurs, si le Doge pouvait être déposé, ce n'était
+pas assurément par un tribunal composé d'un petit nombre de
+membres, institué pour punir les crimes, et nullement investi
+du droit de révoquer ce que le corps souverain de l'état avait
+fait.</p>
+
+<p>Cependant le tribunal arrêta que les six conseillers de la
+seigneurie, et les chefs du conseil des Dix, se transporteraient
+auprès du Doge, pour lui signifier que l'excellentissime conseil
+avait jugé convenable qu'il abdiquât une dignité dont son âge
+ne lui permettait plus de remplir les fonctions. On lui donnait
+1500 ducats d'or pour son entretien, et vingt-quatre heures
+pour se décider<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a>
+<a href="#footnote17"><sup class="sml">17</sup></a>.</p>
+
+<p>Foscari répondit sur-le-champ avec beaucoup de gravité,
+que deux fois il avait voulu se démettre de sa charge; qu'au
+lieu de le lui permettre, on avait exigé de lui le serment de ne
+plus réitérer cette demande; que la Providence avait prolongé
+ses jours pour l'éprouver et pour l'affliger, et que cependant
+on n'était pas en droit de reprocher sa longue vie à un homme
+qui avait employé quatre-vingt-quatre ans au service de la république;
+qu'il était prêt encore à lui sacrifier sa vie; mais
+que, pour sa dignité, il la tenait de la république entière, et
+qu'il se réservait de répondre sur ce sujet quand la volonté générale
+serait légalement manifestée.</p>
+
+<p>Le lendemain, à l'heure indiquée, les conseillers et les chefs
+des Dix se présentèrent. Il ne voulut pas leur donner d'autre
+réponse. Le conseil s'assembla sur-le-champ, lui envoya demander
+encore une fois sa résolution, séance tenante; et, la
+réponse ayant été la même, on prononça que le Doge était relevé
+de son serment et déposé de sa dignité; on lui assignait
+une pension de 1500 ducats d'or, en lui enjoignant de sortir
+du palais dans huit jours, sous peine de voir tous ses biens
+confisqués<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a>
+<a href="#footnote18"><sup class="sml">18</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote17"
+name="footnote17"><b>Note 17: </b></a><a href="#footnotetag17">
+(retour) </a> Ce décret est rapporté textuellement dans la notice.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote18"
+name="footnote18"><b>Note 18: </b></a><a href="#footnotetag18">
+(retour) </a> La notice rapporte aussi ce décret.</blockquote>
+
+<p>Le lendemain, ce décret fut porté au Doge, et ce fut Jacques
+Lorédan qui eut la cruelle joie de le lui présenter. Il
+répondit: «Si j'avais pu prévoir que ma vieillesse fût préjudiciable
+à l'état, le chef de la république ne se serait pas
+montré assez ingrat pour préférer sa dignité à la patrie; mais
+cette vie lui ayant été utile pendant tant d'années, je voulais
+lui en consacrer jusqu'au dernier moment. Le décret est
+rendu, je m'y conformerai.» Après avoir parlé ainsi, il se
+dépouilla des marques de sa dignité, remit l'anneau ducal,
+qui fut brisé en sa présence; et dès le jour suivant, il quitta
+ce palais, qu'il avait habité pendant trente-cinq ans, accompagné
+de son frère, de ses parens et de ses amis. Un secrétaire
+qui se trouva sur le perron, l'invita à descendre par
+un escalier dérobé, afin d'éviter la foule du peuple, qui s'était
+rassemblé dans les cours; mais il s'y refusa, disant qu'il
+voulait descendre par où il était monté; et quand il fut au
+bas de l'escalier des Géans, il se retourna, appuyé sur sa
+béquille, vers le palais, en proférant ces paroles: «Mes services
+m'y avaient appelé, la malice de mes ennemis m'en
+fait sortir.»</p>
+
+<p>La foule qui s'ouvrait sur son passage, et qui avait peut-être
+désiré sa mort, était émue de respect et d'attendrissement<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a>
+<a href="#footnote19"><sup class="sml">19</sup></a>.
+Rentré dans sa maison, il recommanda à sa famille
+d'oublier les injures de ses ennemis. Personne, dans les divers
+corps de l'état, ne se crut en droit de s'étonner qu'un prince
+inamovible eût été déposé sans qu'on lui reprochât rien; que
+l'état eût perdu son chef, à l'insu du sénat et du corps souverain
+lui-même. Le peuple seul laissa échapper quelques regrets:
+une proclamation du conseil des Dix prescrivit le silence
+le plus absolu sur cette affaire, sous peine de mort.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote19"
+name="footnote19"><b>Note 19: </b></a><a href="#footnotetag19">
+(retour) </a> On lit dans la notice ces propres mots: «<i>Se fosse stato in loro
+potere, volentieri lo avrebbero restituito</i>.»</blockquote>
+
+<p>Avant de donner un successeur à François Foscari, une
+nouvelle loi fut rendue, qui défendait au Doge d'ouvrir et de
+lire, autrement qu'en présence de ses conseillers, les dépêches
+des ambassadeurs de la république, et les lettres des princes
+étrangers<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a>
+<a href="#footnote20"><sup class="sml">20</sup></a>.</p>
+
+<p>Les électeurs entrèrent au conclave, et nommèrent au dogat
+Pascal Malipior, le 30 octobre 1457. La cloche de Saint-Marc,
+qui annonçait à Venise son nouveau prince, vint
+frapper l'oreille de François Foscari; cette fois sa fermeté l'abandonna:
+il éprouva un tel saisissement, qu'il mourut le
+lendemain<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a>
+<a href="#footnote21"><sup class="sml">21</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote20"
+name="footnote20"><b>Note 20: </b></a><a href="#footnotetag20">
+(retour) </a> <i>Hist. di Venezia, di Paolo Morosini</i>, lib. 24.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote21"
+name="footnote21"><b>Note 21: </b></a><a href="#footnotetag21">
+(retour) </a> <i>Hist. di Pietro Justiniani</i>, lib. 8.</blockquote>
+
+<p>La république arrêta qu'on lui rendrait les mêmes honneurs
+funèbres que s'il fût mort dans l'exercice de sa dignité. Mais
+lorsqu'on se présenta pour enlever ses restes, sa veuve, qui
+de son nom était Marine Nani, déclara qu'elle ne le souffrirait
+point; qu'on ne devait pas traiter en prince, après sa mort,
+celui que, vivant, on avait dépouillé de la couronne; et que,
+puisqu'il avait consumé ses biens au service de l'état, elle saurait
+consacrer sa dot à lui faire rendre les derniers honneurs<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a>
+<a href="#footnote22"><sup class="sml">22</sup></a>.
+On ne tint aucun compte de cette résistance; et, malgré les
+protestations de l'ancienne dogaresse, le corps fut enlevé,
+revêtu des ornemens ducaux, exposé en public, et les obsèques
+furent célébrées avec la pompe accoutumée. Le nouveau
+Doge assista au convoi en robe de sénateur.</p>
+
+<p>La pitié qu'avait inspirée le malheur de ce vieillard, ne
+fut pas tout-à-fait stérile. Un an après, on osa dire que le
+conseil des Dix avait outrepassé ses pouvoirs; et il lui fut
+défendu, par une loi du grand conseil, de s'ingérer à l'avenir
+de juger le prince, à moins que ce ne fût pour cause de
+félonie<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a>
+<a href="#footnote23"><sup class="sml">23</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote22"
+name="footnote22"><b>Note 22: </b></a><a href="#footnotetag22">
+(retour) </a> <i>Hist. d'Egnatio</i>, lib. 6, cap. 7.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote23"
+name="footnote23"><b>Note 23: </b></a><a href="#footnotetag23">
+(retour) </a> Ce décret est du 25 octobre 1458. La notice le rapporte.</blockquote>
+
+<p>Un acte d'autorité tel que la déposition d'un Doge inamovible
+de sa nature aurait pu exciter un soulèvement général,
+ou au moins occasionner une division dans une république
+autrement constituée que Venise. Mais, depuis trois ans, il
+existait dans celle-ci une magistrature, ou plutôt une autorité,
+devant laquelle tout devait se taire.</p>
+
+<h4>EXTRAIT<br>
+
+DE L'HISTOIRE DES RÉPUBLIQUES DU MOYEN AGE,<br>
+
+PAR J.C.L. SIMONDE DE SISMONDI, TOME X.</h4>
+
+<p>Le Doge de Venise, qui avait prévu par ce traité une guerre
+non moins dangereuse que celle qu'il avait terminée presque
+en même tems par le traité de Lodi, était alors parvenu à une
+extrême vieillesse. François Foscari occupait cette première
+dignité de l'état dès le 13 avril 1423. Quoiqu'il fût déjà âgé de
+plus de cinquante-et-un ans à l'époque de son élection, il était
+cependant le plus jeune des quarante-et-un électeurs. Il avait
+eu beaucoup de peine à parvenir au rang qu'il convoitait, et
+son élection avait été conduite avec beaucoup d'adresse. Pendant
+plusieurs tours de scrutin ses amis les plus zélés s'étaient
+abstenus de lui donner leur suffrage, pour que les autres ne
+le considérassent pas comme un concurrent redoutable<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a>
+<a href="#footnote24"><sup class="sml">24</sup></a>. Le
+conseil des Dix craignait son crédit parmi la noblesse pauvre,
+parce qu'il avait cherché à se la rendre favorable, tandis qu'il
+était procurateur de Saint-Marc, en faisant employer plus de
+trente mille ducats à doter les jeunes filles de bonne maison,
+ou à établir de jeunes gentilshommes. On craignait encore sa
+nombreuse famille; car alors il était père de quatre enfans,
+et marié de nouveau; enfin on redoutait son ambition et son
+goût pour la guerre. L'opinion que ses adversaires s'étaient
+formée de lui fut vérifiée par les événemens; pendant trente-quatre
+ans que Foscari fut à la tête de la république, elle ne
+cessa point de combattre. Si les hostilités étaient suspendues
+durant quelques mois, c'était pour recommencer avec plus de
+vigueur. Ce fut l'époque où Venise étendit son empire sur
+Brescia, Bergame, Ravenne et Crême; où elle fonda sa domination
+de Lombardie, et parut sans cesse sur le point d'asservir
+toute cette province. Profond, courageux, inébranlable,
+Foscari communiqua aux conseils son propre caractère; et ses
+talens lui firent obtenir plus d'influence sur la république que
+n'avaient exercé la plupart de ses prédécesseurs. Mais si son
+ambition avait eu pour but l'agrandissement de sa famille,
+elle fut cruellement trompée: trois de ses fils moururent dans
+les huit années qui suivirent son élection; le quatrième, Jacob,
+par lequel la maison Foscari s'est perpétuée, fut victime de
+la jalousie du conseil des Dix, et empoisonna par ses malheurs
+les jours de son père<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a>
+<a href="#footnote25"><sup class="sml">25</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote24"
+name="footnote24"><b>Note 24: </b></a><a href="#footnotetag24">
+(retour) </a> Marin Sanuto, <i>Vite de' Duchi di Venezia</i>, p. 967.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote25"
+name="footnote25"><b>Note 25: </b></a><a href="#footnotetag25">
+(retour) </a> Marin Sanuto, page 968.</blockquote>
+
+<p>En effet, le conseil des Dix, redoublant de défiance envers
+le chef de l'état, lorsqu'il le voyait plus fort par ses talens et
+sa popularité, veillait sans cesse sur Foscari, pour le punir
+de son crédit et de sa gloire. Au mois de février 1445, Michel
+Bevilacqua, Florentin, exilé à Venise, accusa en secret Jacques
+Foscari, auprès des inquisiteurs d'état, d'avoir reçu du
+duc Philippe Visconti des présens d'argent et de joyaux,
+par les mains des gens de sa maison. Telle était l'odieuse procédure
+adoptée à Venise, que, sur cette accusation secrète, le
+fils du Doge, du représentant de la majesté de la république,
+fut mis à la torture. On lui arracha par l'estrapade l'aveu
+des charges portées contre lui; il fut relégué pour le reste de
+ses jours à Napoli de Romanie, avec obligation de se présenter
+tous les matins au commandant de la place<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a>
+<a href="#footnote26"><sup class="sml">26</sup></a>. Cependant le
+vaisseau qui le portait ayant touché à Trieste, Jacob, grièvement
+malade de la torture, et plus encore de l'humiliation
+qu'il avait éprouvée, demanda en grâce au conseil des Dix
+de n'être pas envoyé plus loin. Il obtint cette faveur, par une
+délibération du 28 décembre 1446; il fut rappelé à Trévise,
+et il eut la liberté d'habiter tout le Trévisan indifféremment<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a>
+<a href="#footnote27"><sup class="sml">27</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote26"
+name="footnote26"><b>Note 26: </b></a><a href="#footnotetag26">
+(retour) </a> Marin Sanuto, p. 968.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote27"
+name="footnote27"><b>Note 27: </b></a><a href="#footnotetag27">
+(retour) </a> <i>Ibid. Vite</i>, p. 1123.</blockquote>
+
+<p>Il vivait en paix à Trévise, et la fille de Léonard Contarini,
+qu'il avait épousée le 10 février 1441, était venue le joindre
+dans son exil, lorsque, le 5 novembre 1450, Almoro Donato,
+chef du conseil des Dix, fut assassiné. Les deux autres inquisiteurs
+d'état, Triadano Gritti et Antonio Venieri, portèrent
+leurs soupçons sur Jacob Foscari, parce qu'un domestique à
+lui, nommé Olivier, avait été vu ce soir-là même à Venise,
+et avait des premiers donné la nouvelle de cet assassinat. Olivier
+fut mis à la torture; mais il nia jusqu'à la fin, avec un
+courage inébranlable, le crime dont on l'accusait, quoique
+ses juges eussent la barbarie de lui faire donner jusqu'à quatre-vingts
+tours d'estrapade. Cependant, comme Jacob Foscari
+avait de puissans motifs d'inimitié contre le conseil des Dix
+qui l'avait condamné, et qui témoignait de la haine au Doge
+son père, on essaya de mettre à son tour Jacob à la torture,
+et l'on prolongea contre lui ces affreux tourmens, sans réussir
+à en tirer aucune confession. Malgré sa dénégation, le conseil
+des Dix le condamna à être transporté à la Canée, et
+accorda une récompense à son délateur. Mais les horribles
+douleurs que Jacob Foscari avait éprouvées, avaient troublé
+sa raison; ses persécuteurs, touchés de ce dernier malheur,
+permirent qu'on le ramenât à Venise le 26 mai 1451. Il embrassa
+son père, il puisa dans ses exhortations quelque courage
+et quelque calme, et il fut reconduit immédiatement à la
+Canée<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a>
+<a href="#footnote28"><sup class="sml">28</sup></a>. Sur ces entrefaites, Nicolas Erizzo, homme déjà
+noté pour un précédent crime, confessa, en mourant, que
+c'était lui qui avait tué Almoro Donato<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a>
+<a href="#footnote29"><sup class="sml">29</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote28"
+name="footnote28"><b>Note 28: </b></a><a href="#footnotetag28">
+(retour) </a> Marin Sanuto, p. 1138.--M. Ant. Sabellico, Dec. III, lib. VI,
+fol. 187.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote29"
+name="footnote29"><b>Note 29: </b></a><a href="#footnotetag29">
+(retour) </a> Marin Sanuto, p. 1139.</blockquote>
+
+<p>Le malheureux Doge, François Foscari, avait déjà cherché,
+à plusieurs reprises, à abdiquer une dignité si funeste
+à lui-même et à sa famille. Il lui semblait que, redescendu
+au rang de simple citoyen, comme il n'inspirerait plus de
+crainte ou de jalousie, on n'accablerait plus son fils par ces
+effroyables persécutions. Abattu par la mort de ses premiers
+enfans, il avait voulu, dès le 26 juin 1433, déposer une dignité
+durant l'exercice de laquelle sa patrie avait été tourmentée
+par la guerre, par la peste, et par des malheurs de
+tout genre<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a>
+<a href="#footnote30"><sup class="sml">30</sup></a>. Il renouvela cette proposition après les jugemens
+rendus contre son fils; mais le conseil des Dix le retenait
+forcément sur le trône, comme il retenait son fils dans
+les fers.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote30"
+name="footnote30"><b>Note 30: </b></a><a href="#footnotetag30">
+(retour) </a> <i>Ibid.</i>, p. 1032.</blockquote>
+
+<p>En vain Jacob Foscari, obligé de se présenter chaque jour
+au gouverneur de la Canée, réclamait contre l'injustice de sa
+dernière sentence, sur laquelle la confession d'Erizzo ne laissait
+plus de doutes. En vain il demandait grâce au farouche
+conseil des Dix; il ne pouvait obtenir aucune réponse. Le désir
+de revoir son père et sa mère, arrivés tous deux au dernier
+terme de la vieillesse, le désir de revoir une patrie dont la
+cruauté ne méritait pas un si tendre amour, se changèrent en
+lui en une vraie fureur. Ne pouvant retourner à Venise pour
+y vivre libre, il voulut du moins y aller chercher un supplice.
+Il écrivit au duc de Milan, à la fin de mai 1456, pour implorer
+sa protection auprès du sénat: et sachant qu'une telle lettre
+serait considérée comme un crime, il l'exposa lui-même dans
+un lieu où il était sûr qu'elle serait saisie par les espions qui
+l'entouraient. En effet, la lettre étant déférée au conseil des
+Dix, on l'envoya chercher aussitôt, et il fut conduit à Venise
+le 19 juillet 1456<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a>
+<a href="#footnote31"><sup class="sml">31</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote31"
+name="footnote31"><b>Note 31: </b></a><a href="#footnotetag31">
+(retour) </a> Marin Sanuto, p. 1162.</blockquote>
+
+<p>Jacob Foscari ne nia point sa lettre; il raconta en même
+tems dans quel but il l'avait écrite, et comment il l'avait fait
+tomber entre les mains de son délateur. Malgré ces aveux,
+Foscari fut remis à la torture, et on lui donna trente tours
+d'estrapade, pour voir s'il confirmerait ensuite ses dépositions.
+Quand on le détacha de la corde, on le trouva déchiré par
+ces horribles secousses. Les juges permirent alors à son père,
+à sa mère, à sa femme et à ses fils, d'aller le voir dans sa
+prison. Le vieux Foscari, appuyé sur un bâton, ne se traîna
+qu'avec peine dans la chambre où son fils unique était pansé
+de ses blessures. Ce fils demandait encore la grâce de mourir
+dans sa maison.--«Retourne à ton exil, mon fils, puisque
+ta patrie l'ordonne, lui dit le Doge, et soumets-toi à sa volonté.»
+Mais, en rentrant dans son palais, ce malheureux
+vieillard s'évanouit, épuisé par la violence qu'il s'était faite.
+Jacob devait encore passer une année en prison à la Canée,
+avant qu'on lui rendît la même liberté limitée à laquelle il
+était réduit avant cet événement; mais à peine fut-il débarqué
+sur cette terre d'exil, qu'il y mourut de douleur<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a>
+<a href="#footnote32"><sup class="sml">32</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote32"
+name="footnote32"><b>Note 32: </b></a><a href="#footnotetag32">
+(retour) </a> <i>Ibid.</i>, p. 1163.--Navagiero, <i>Storia Venez.</i>, p. 1118.</blockquote>
+
+<p>Dès-lors, et pendant quinze mois, le vieux Doge, accablé
+d'années et de chagrins, ne recouvra plus la force de son corps
+ou celle de son ame; il n'assistait plus à aucun des conseils,
+et il ne pouvait plus remplir aucune des fonctions de sa dignité.
+Il était entré dans sa quatre-vingt-sixième année; et
+si le conseil des Dix avait été susceptible de quelque pitié,
+il aurait attendu en silence la fin, sans doute prochaine, d'une
+carrière marquée par tant de gloire et de malheurs. Mais le
+chef du conseil des Dix était alors Jacques Lorédano, fils de
+Marc, et neveu de Pierre, le grand amiral, qui, toute leur
+vie, avaient été ennemis acharnés du vieux Doge. Ils avaient
+transmis leur haine à leurs enfans, et cette vieille rancune
+n'était pas encore satisfaite<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a>
+<a href="#footnote33"><sup class="sml">33</sup></a>. A l'instigation de Lorédano,
+Jérôme Barbarigo, inquisiteur d'état, proposa au conseil des
+Dix, au mois d'octobre 1457, de soumettre Foscari à une
+nouvelle humiliation. Dès que ce magistrat ne pouvait plus
+remplir ses fonctions, Barbarigo demanda qu'on nommât un
+autre Doge. Le conseil, qui avait refusé par deux fois l'abdication
+de Foscari, parce que la constitution ne pouvait la permettre,
+hésita avant de se mettre en contradiction avec ses
+propres décrets. Les discussions dans le conseil et la junte se
+prolongèrent pendant huit jours, jusque fort avant dans la
+nuit. Cependant on fit entrer dans l'assemblée Marco Foscari,
+procurateur de Saint-Marc, et frère du Doge, pour
+qu'il fût lié par le redoutable serment du secret, et qu'il ne
+pût arrêter les menées de ses ennemis. Enfin, le conseil se
+rendit auprès du Doge, et lui demanda d'abdiquer volontairement
+un emploi qu'il ne pouvait plus exercer. «J'ai juré,
+répondit le vieillard, de remplir jusqu'à ma mort, selon mon
+honneur et ma conscience, les fonctions auxquelles ma patrie
+m'a appelé. Je ne puis me délier moi-même de mon serment;
+qu'un ordre des conseils dispose de moi, je m'y soumettrai,
+mais je ne le devancerai pas.» Alors une nouvelle
+délibération du conseil délia François Foscari de son serment
+ducal, lui assura une pension de 2,000 ducats pour le reste
+de sa vie, et lui ordonna d'évacuer en trois jours le palais,
+et de déposer les ornemens de sa dignité. Le Doge ayant remarqué
+parmi les conseillers qui lui portèrent cet ordre, un
+chef de la Quarantie, qu'il ne connaissait pas, demanda son
+nom: «Je suis le fils de Marco Memmo,» lui dit le conseiller.
+«Ah! ton père était mon ami,» lui dit le vieux Doge en
+soupirant. Il donna aussitôt des ordres pour qu'on transportât
+ses effets dans une maison à lui; et le lendemain, 23 octobre,
+on le vit, se soutenant à peine, et appuyé sur son vieux
+frère, redescendre ces mêmes escaliers sur lesquels, trente-quatre
+ans auparavant, on l'avait vu installé avec tant de
+pompe, et traverser ces mêmes salles où la république avait
+reçu ses sermens. Le peuple entier parut indigné de tant de
+dureté exercée contre un vieillard qu'il respectait et qu'il aimait;
+mais le conseil des Dix fit publier une défense de parler
+de cette révolution, sous peine d'être traduit devant les
+inquisiteurs d'état. Le 20 octobre, Pascal Malipieri, procurateur
+de Saint-Marc, fut élu pour successeur de Foscari;
+celui-ci n'eut pas néanmoins l'humiliation de vivre sujet là
+où il avait régné. En entendant le son des cloches qui sonnaient
+en actions de grâces pour cette élection, il mourut subitement
+d'une hémorragie causée par une veine qui s'éclata
+dans sa poitrine<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a>
+<a href="#footnote34"><sup class="sml">34</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote33"
+name="footnote33"><b>Note 33: </b></a><a href="#footnotetag33">
+(retour) </a> Vettor Sandi, <i>Storia civile Venez.</i>, pt. II, lib. VIII, p. 715-717.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote34"
+name="footnote34"><b>Note 34: </b></a><a href="#footnotetag34">
+(retour) </a> Marin Sanuto, <i>Vite de' Duchi di Venezia</i>, p. 1164.--<i>Chronicon
+Eugubinum</i>, t. XXI, p. 992.--Cristoforo de Soldo, <i>Istoria
+Bresciana</i>, t. XXI, p. 891.--Novigero, <i>Storia Veneziana</i>, t. XXIII,
+p. 1120.--M.A. Sabellico, Dec. III, lib. VIII, f. 201.</blockquote>
+
+<p>«Le Doge, blessé de trouver constamment un contradicteur
+et un censeur si amer dans son frère, lui dit un jour en plein
+conseil: «Messire Augustin, vous faites tout votre possible
+pour hâter ma mort: vous vous flattez de me succéder; mais
+si les autres vous connaissent aussi bien que je vous connais,
+ils n'auront garde de vous élire.» Là-dessus il se leva, ému
+de colère, rentra dans son appartement, et mourut quelques
+jours après. Ce frère, contre lequel il s'était emporté, fut précisément
+le successeur qu'on lui donna. C'était un mérite dont
+on aimait à tenir compté, surtout à un parent, de s'être mis
+en opposition avec le chef de la république.»</p>
+
+<p>(<span class="sc">Daru</span>, <i>Histoire de Venise</i>; vol. II, sect.
+<span class="sc">xi</span>, p. 533.)</p>
+
+<p>FIN DE L'APPENDICE.</p>
+<br>
+
+<h4>NOTE DE LORD BYRON.</h4>
+
+<p>Dans l'excellent et courageux ouvrage sur l'Italie, de lady
+Morgan, je remarque que l'expression <i>Rome de l'Océan</i> est
+appliquée à Venise; la même phrase se retrouve dans <i>les
+Deux Foscari</i>. Heureusement mon éditeur peut attester en
+mon nom que la tragédie fut composée et envoyée en Angleterre
+avant que j'eusse vu l'ouvrage de lady Morgan, que je
+reçus seulement le 16 d'août. Mais je m'empresse de remarquer
+cette coïncidence, et de céder l'originalité de la phrase à
+celle qui l'a pour la première fois présentée au public. Et je le
+fais avec d'autant plus d'empressement, que l'on m'apprend
+(car je me suis peu donné la peine de m'en assurer par moi-même)
+que je viens d'être l'objet d'une accusation de plagiat.
+Déjà l'on m'avait envoyé sous le voile de l'anonyme une
+déclaration menaçante de la même espèce, sans doute dans
+le but d'arracher de moi quelque argent. Quoi qu'il en soit,
+je n'ai rien à répondre aux imputations de ce genre. L'on
+m'accuse d'avoir composé la description d'un voyage en vers
+d'après le récit de plusieurs naufrages réels <i>en prose</i>, en
+prenant à cette source tous les matériaux qui me semblaient
+le plus importans. Gibbon fait un mérite au Tasse «d'avoir
+copié dans les chroniqueurs les plus minutieux détails du
+siége de Jérusalem.» La même chose est peut-être à blâmer
+chez moi; je m'en soucie fort peu.</p>
+
+<p>Pendant que je travaillais à défendre le caractère de Pope,
+la troupe famélique des écrivains de <i>Grub-Street</i> semble avoir
+voulu attaquer <i>le mien</i>: rien de mieux, pour eux et pour
+moi. Une des accusations portées dans leur épître anonyme
+est surtout fort amusante: on y pose en fait sérieusement que
+«j'ai reçu 500 livres sterling pour avoir annoncé le cirage
+patenté de Day et Martin.» Voilà le compliment le plus flatteur
+que l'on ait jamais accordé à la puissance de mon style.
+On y voit encore la preuve qu'une personne a tenté de faire
+connaissance avec M. Townsend (homme de lois, qui vint,
+il y a trois ans, me trouver à Venise pour affaire), dans l'intention
+de recevoir de ce visiteur accidentel la confidence de
+quelques diffamations particulières sur mon compte. M. Townsend
+est libre de dire ce qu'il sait. Je ne rappelle cette circonstance
+que pour indiquer quel misérable monde se trouve
+renfermé au milieu du monde littéraire, et comment ces honnêtes
+gens-là travaillent. On me fait un autre crime, m'a-t-on
+dit, dans la <i>Gazette littéraire</i>, d'avoir écrit des notes
+pour la <i>Reine Mab</i>, ouvrage que je n'avais jamais vu avant
+sa publication, et que je me souviens d'avoir alors montré à
+M. Sotheby comme un poème d'un mérite et d'une imagination
+remarquable. Je n'ai pas écrit une seule de ces notes; je
+ne les ai jamais vues manuscrites. Personne même ne sait
+mieux que leur véritable auteur combien nous différons tous
+deux matériellement d'opinion quant à la partie métaphysique
+de l'ouvrage; mais je n'en admire pas moins hautement,
+avec tout ce qui n'est pas aveuglé par la bassesse et la bigotterie,
+ce qu'il y a de poésie dans cette production et dans les
+autres du même auteur.</p>
+
+<p>M. Southey aussi, dans la pieuse préface d'un poème où
+l'irréligion est aussi inoffensive que dans Wat-Tyler l'esprit
+de sédition, attendu que l'un et l'autre restent également absurdes,
+invoque contre moi la sévérité des lois, attendu que
+la tolérance de pareils écrits aurait conduit à la révolution
+française: <i>non pas</i> des écrits dans le genre de Wat-Tyler,
+mais de ceux de l'<i>école satanique</i>. Cela est faux, et M. Southey
+sait fort bien que cela est faux. Tous les écrivains français
+de quelqu'indépendance furent persécutés; Voltaire et
+Rousseau furent exilés, Marmontel et Diderot furent mis à la
+Bastille; et le despotisme de ce tems fit une guerre continuelle
+à tous les écrivains de la même secte. En second lieu, la révolution
+française ne fut pas occasionnée par un écrit quelconque;
+elle serait arrivée quand même aucun de ces écrits
+n'eût existé. C'est la mode d'attribuer tout à la révolution
+française, et la révolution française à tout, excepté à sa réelle
+cause. Cette cause est évidente:--le gouvernement exigeait
+trop, et le peuple ne pouvait <i>donner</i> ni <i>supporter davantage</i>;
+sans cela, les encyclopédistes auraient inutilement usé toutes
+les plumes du monde. Et la révolution <i>anglaise</i>--(la première,
+j'entends), par qui fut-elle occasionnée? Certes, les
+puritains étaient aussi pieux, aussi sévères que Wesley ou
+son biographe! Je le répète donc; les actes,--les actes de
+la part du gouvernement, et non pas les écrits qui les attaquent,
+ont causé les tourmentes passées, et causeront celles
+qui se préparent.</p>
+
+<p>Je ne suis pas révolutionnaire, mais je les regarde comme
+inévitables. Mon vœu serait de voir la constitution anglaise
+restaurée plutôt que renversée. Aristocrate par ma naissance,
+et j'ajouterai par mon caractère, j'ai encore la plus grande
+partie de ma fortune dans les fonds publics; qu'aurais-je donc
+à gagner à une révolution? Peut-être ai-je plus à y perdre,
+en tous cas, que M. Southey, avec toutes ses places, ses gratifications,
+pour ses panégyriques et ses calomnies. Mais, je
+le répète, une révolution est inévitable. Que le gouvernement
+soit fier d'avoir réprimé quelques misérables tumultes; ils ne
+sont que de faibles vagues repoussées pour un instant du rivage,
+tandis que la grande marée roule cependant, et gagne
+à chaque minute un nouveau terrain. M. Southey nous accuse
+de saper la religion du pays; croit-il donc la soutenir en écrivant
+des vies telle que celle de Wesley? Jamais un culte ne
+tombe sans qu'un autre ne le remplace. Il n'y eut, il n'y
+aura jamais de contrée sans religion. On nous citera encore
+la France; mais ce fut dans Paris seulement un parti frénétique,
+qui soutint, et pour un instant encore, la dogmatique
+absurdité de la théophilantropie. Si l'église d'Angleterre est
+renversée, elle tombera sous les coups des sectaires, et non
+pas des sceptiques. Les hommes sont aujourd'hui trop sages,
+trop éclairés, trop convaincus de leur immense importance
+dans les royaumes de la métaphysique, pour jamais se soumettre
+à l'impiété du doute. Il peut y avoir quelques spéculateurs
+incrédules; mais c'est comme quelques rares gouttes
+d'eau dans le pâle rayon de la raison humaine. Ils sont en
+fort petit nombre; et leurs opinions, dépouillées d'enthousiasme
+et sans aliment pour les passions, ne feront jamais de
+prosélytes,--à moins toutefois qu'on ne les persécute:
+cette circonstance, sans doute, pourrait leur donner quelque
+importance.</p>
+
+<p>M. Southey triomphe avec une lâche férocité, en prévoyant
+le <i>repentir du lit de mort</i> des objets de sa haine; il a
+formé lui-même une charmante <i>vision du jugement</i> en prose
+aussi bien qu'en vers, et remplie de la plus impudente impiété.
+Quelles seront les sensations de M. Southey ou les
+miennes, dans l'instant terrible où il faudra quitter la vie?
+c'est ce que ni lui ni moi ne devrions songer à décider. Je n'ai
+pas attendu <i>mon lit de mort</i> pour me repentir d'une foule
+d'actions; j'ai cela de commun avec la plupart des hommes,
+tant soit peu réfléchis, et en dépit de l'<i>orgueil diabolique</i> que,
+dans sa fureur, ce misérable renégat attribue à ceux qui <i>le</i>
+méprisent. Sans doute il ne m'appartient pas de peser et de
+déterminer ce que j'ai pu faire de bien ou de mal; mais du
+moins je puis borner ma défense à l'assertion très-facile à
+prouver, que, dans ma position, j'ai toujours fait plus de
+bien réel dans une seule année, depuis que j'ai atteint ma
+vingtième, que n'en a fait M. Southey dans tout le cours de
+sa méprisable et mobile existence. Il est quelques actions
+que je puis me rappeler avec un noble orgueil, et que les calomnies
+d'un écrivain vendu ne sauraient atteindre. Il en est
+d'autres auxquelles je me reporte avec douleur et repentir;
+mais le seul acte de ma vie que M. Southey puisse réellement
+connaître, puisqu'il me mit en rapport avec l'un de ses amis
+intimes, ne saurait certainement être une occasion de déshonneur
+pour cet ami ni pour moi-même.</p>
+
+<p>Je n'ignore pas les autres calomnies de M. Southey; je sais
+tout ce qu'il osa publier, à son retour de Suisse, contre moi et
+d'autres personnes honorables: dans ce monde, cette conduite
+lui a fait peu de profit, et si sa croyance est la bonne, elle doit
+lui en faire encore moins dans l'autre. Il ne m'appartient pas
+de préjuger quel sera <i>son lit de mort</i>: c'est une affaire entre
+lui et son créateur. Mais, certes, il est plaisant et odieux de
+voir l'arrogance de ce prédicateur indifférent de toutes les
+doctrines, désignant à la damnation éternelle, ses frères,
+quand il a dans son pupitre des productions telles que <i>Wat-Tyler</i>,
+l'<i>Apothéose de George III</i>, et l'<i>Élégie sur Martin le
+régicide</i>. Il semble que l'une de ses consolations soit une certaine
+note latine d'un certain ouvrage d'un certain M. Landor,
+pour lequel l'amitié de Robert Southey sera, dit-il, <i>un honneur,
+quand les disputes éphémères et les éphémères réputations
+du jour seront oubliées</i>. Pour moi, je n'envie pas une amitié
+ni une gloire réversible, avec les intérêts, comme la fortune
+de M. Thélusson, à la troisième et quatrième génération.--Cette
+amitié sera probablement aussi mémorable que les épopées
+de M. Southey, desquelles Porson a dit (comme je l'ai
+répété, il y a dix ou douze ans, dans <i>les Bardes anglais</i>),
+qu'on s'en souviendrait quand Homère et Virgile seront oubliés,
+et non pas avant. Je le laisse pour le présent.</p>
+
+<p>FIN DE LA NOTE.</p>
+
+<br><br><br>
+
+<h1>CAÏN,</h1>
+
+<h3>MYSTÈRE.</h3>
+
+<p class="rig">«Or le serpent était le plus malin<br>
+des animaux que le Seigneur Dieu<br>
+avait faits.»<br>
+(<i>Genèse</i>, chap. III, vers. I.)</p>
+
+<br><br><br><br><br><br><br>
+
+
+<h5>A</h5>
+
+<h3>SIR WALTER SCOTT, BARONNET,</h3>
+<br><br>
+
+<p><i>Ce Mystère de Caïn</i> est dédié, par son obligé ami et dévoué
+serviteur,</p>
+
+<p class="rig">L'AUTEUR.</p>
+
+<br><br><br><br>
+<h3>PRÉFACE.</h3>
+<br>
+<p>Les scènes suivantes sont intitulées <i>Mystère</i>,
+par allusion à l'ancien titre de <i>mystère</i> ou <i>moralité</i>
+donné aux drames dont le sujet était analogue.
+L'auteur n'a cependant pas pris les
+mêmes libertés qui jadis étaient tolérées dans
+les ouvrages de ce genre, comme peut s'en
+convaincre tout lecteur curieux de consulter
+ces productions très-profanes, en anglais, en
+français, en italien ou en espagnol. L'auteur
+s'est efforcé de conserver le langage qui convenait
+le mieux à ses personnages; et quand il a
+cru devoir emprunter celui de l'<i>Écriture</i>, il
+l'a reproduit en l'altérant aussi peu, même
+quant aux paroles, que pouvait le permettre
+le rhythme poétique. Le lecteur se souviendra
+que la <i>Genèse</i> ne dit pas qu'Ève fut tentée par
+un démon, mais par <i>le serpent</i>; et cela, uniquement
+parce qu'il était le plus subtil des animaux.
+Quelle que soit l'interprétation que les
+rabbins et les pères aient donnée à ce passage,
+j'ai dû prendre les mots comme je les ai trouvés,
+et répliquer avec l'évêque Watson, quand
+on lui citait en pareille occasion les Pères, tandis
+qu'il était recteur de Cambridge: «Voyez
+le livre,» entendant parler de l'Écriture. Il
+faut encore se rappeler que mon sujet n'a rien
+de commun avec le <i>Nouveau-Testament</i>, et que
+l'on ne pourrait, sans anachronisme, s'y reporter
+le moins du monde.</p>
+
+<p>Depuis long-tems je n'ai lu de poèmes sur
+des sujets religieux. Je n'ai pas relu Milton depuis
+l'âge de vingt ans; mais avant cet âge, je
+l'avais tant de fois parcouru, que l'impression
+ne s'en est jamais effacée. Je n'ai pas lu <i>la Mort
+d'Abel</i> de Gessner depuis l'âge de huit ans, à
+Aberdeen. Le souvenir que j'en ai conservé est
+en général agréable; mais quant aux détails, je
+me souviens seulement que la femme de Caïn
+s'appelait Meala.--Dans mon ouvrage, je les
+appelle Adah et Zillah, les premiers noms féminins
+qui soient écrits dans la <i>Genèse</i>; c'était
+celui des femmes de Lamech: celles de Caïn et
+d'Abel ne sont pas désignées par leurs noms.
+Ainsi, dans le cas où le même sujet nous aurait
+inspiré quelques idées analogues, je puis dire
+que je l'ignore, et je ne m'en soucie que légèrement.</p>
+
+<p>Le lecteur n'oubliera pas non plus qu'on ne
+trouve pas une seule allusion à la vie future
+dans les ouvrages de Moïse, ni même dans tout
+le vieux Testament. Les raisons de cette singulière
+omission sont développées dans le livre de
+Warburton, de <i>la Légation divine</i>; elles sont,
+ou elles ne sont pas satisfaisantes: mais il est
+certain qu'on n'en a pas trouvé de meilleures.
+J'ai pu supposer, dans tous les cas, que Caïn
+n'en avait pas encore pris connaissance, sans
+avoir eu besoin, je l'espère, de falsifier l'Écriture-Sainte.</p>
+
+<p>Quant au langage de Lucifer, je ne pouvais
+guère le modeler sur celui d'un prédicateur
+chrétien; mais j'ai fait ce qui était en mon pouvoir
+pour le maintenir dans les bornes de la politesse
+spiritualiste.</p>
+
+<p>S'il se défend d'avoir tenté Ève sous la forme
+du serpent, c'est uniquement parce que la <i>Genèse</i>
+n'offre pas la plus indirecte allusion à quelque
+chose de ce genre, et qu'elle ne met en
+scène le serpent que dans le cercle de ses facultés
+serpentines.</p>
+
+<br>
+
+<p>NOTA.--Le lecteur remarquera que l'auteur
+adopte dans ce poème l'opinion de Cuvier, que
+le monde, avant la création de l'homme, avait
+été déjà plusieurs fois détruit. Cette hypothèse,
+fondée sur l'étude des différentes couches de
+terre, et sur les ossemens des énormes animaux
+dont la race est perdue, et que l'on a trouvés
+parmi elles, n'est pas contraire au récit de
+Moïse, et sert plutôt à le confirmer. Nul ossement
+humain n'a été découvert, bien que ceux
+d'autres animaux dont la race est encore aujourd'hui
+conservée se retrouvent mêlés aux
+squelettes des races disparues. L'assertion de
+Lucifer, que le monde préadamite fut aussi
+peuplé d'êtres raisonnables, d'une intelligence
+supérieure à celle de l'homme, et doués d'une
+force comparable à celle du mammoth, etc., etc.,
+est d'ailleurs une fiction poétique destinée à le
+servir dans ses projets de séduction.</p>
+
+<p>Je dois ajouter qu'Alfieri a fait une <i>tramélogédie</i>
+intitulée <i>Abel</i>. Je ne l'ai jamais lue, non
+plus qu'aucun des autres ouvrages posthumes
+de cet écrivain, à l'exception de sa Vie.</p>
+
+<br><br>
+
+<h4>PERSONNAGES.</h4>
+
+<p class="mid">HOMMES.</p>
+
+<p>ADAM.<br>
+CAÏN.<br>
+ABEL.</p>
+
+<p class="mid">FEMMES</p>
+
+<p>ÈVE.<br>
+ADAH.<br>
+ZILLAH.</p>
+
+<p class="mid">ESPRITS</p>
+
+<p>L'ANGE DU SEIGNEUR.<br>
+LUCIFER.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h1>CAÏN.</h1>
+<br><br><br>
+<h2>ACTE PREMIER.</h2>
+<br><br>
+<h3>SCÈNE PREMIÈRE.</h3>
+
+<p class="stage1">(La scène se passe hors du Paradis.--Le soleil se lève.)</p>
+
+<p class="stage1">ADAM, ÈVE, CAÏN, ABEL, ADAH, ZILLAH,<br>
+offrant un sacrifice.</p>
+<br>
+<p class="mid">ADAM.</p>
+
+<p>O Dieu, l'éternel, l'infini, le très-sage!--toi
+qui d'une parole fis jaillir des ténèbres la lumière
+sur l'abîme des eaux:--salut, Jéhovah! salut encore
+au retour de la lumière!</p>
+
+<p class="mid">ÈVE.</p>
+
+<p>O Dieu! qui nommas le jour, et séparas pour la
+première fois le matin de la nuit;--toi qui divisas
+les flots, et donnas le nom de firmament à une partie
+de ton ouvrage,--à jamais, salut!</p>
+
+<p class="mid">ABEL.</p>
+
+<p>O Dieu! qui transformas les élémens en terre, en
+eau, en air et en flamme; toi, père des jours et des
+nuits, et avec eux des mondes éclairés de leurs flambeaux,
+ou voilés de leurs ténèbres; toi qui communiques
+l'existence à des êtres faits pour en jouir et
+pour les aimer aussi bien que toi,--salut, mille
+fois salut!</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Dieu éternel! père de toutes choses! qui créas ces
+êtres excellens et brillans de beauté, pour être aimés
+plus que toutes choses, à l'exception de toi,--permets-moi
+de les confondre avec toi dans le même
+amour.--Salut! mille fois salut!</p>
+
+<p class="mid">ZILLAH.</p>
+
+<p>O Dieu! qui, malgré ton amour, ta puissance et
+ta bonté, permis au serpent de nous séduire, et
+d'arracher mon père au paradis terrestre, préserve-nous
+aujourd'hui d'autres malheurs.--Salut! mille
+fois salut!</p>
+
+<p class="mid">ADAM.</p>
+
+<p>Caïn, mon fils, mon premier né, pourquoi gardes-tu
+le silence?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Pourquoi parlerais-je?</p>
+
+<p class="mid">ADAM.</p>
+
+<p>Pour prier.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>N'avez-vous pas prié vous-même?</p>
+
+<p class="mid">ADAM.</p>
+
+<p>Oui, et de la plus grande ferveur.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Et très-haut: je vous ai entendus.</p>
+
+<p class="mid">ADAM.</p>
+
+<p>Puisse Dieu nous avoir également entendus!</p>
+
+<p class="mid">ABEL.</p>
+
+<p>Ainsi soit-il!</p>
+
+<p class="mid">ADAM.</p>
+
+<p>Et cependant mon fils aîné se tait encore.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Mieux vaut que je reste silencieux.</p>
+
+<p class="mid">ADAM.</p>
+
+<p>Pourquoi?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Je n'ai rien à demander.</p>
+
+<p class="mid">ADAM.</p>
+
+<p>Rien dont tu puisses rendre grâce?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Non.</p>
+
+<p class="mid">ADAM.</p>
+
+<p>Ne vis-tu pas?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Ne dois-je pas mourir?</p>
+
+<p class="mid">ÈVE.</p>
+
+<p>Hélas! le fruit défendu de l'arbre commence à
+tomber devant nous.</p>
+
+<p class="mid">ADAM.</p>
+
+<p>Et nous devons le recueillir. O Dieu! pourquoi as-tu
+planté l'arbre de la science?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Et pourquoi n'avez-vous pas cueilli le fruit de
+l'arbre de vie? alors vous auriez pu le braver!</p>
+
+<p class="mid">ADAM.</p>
+
+<p>O mon fils! ne blasphème pas: c'est ainsi que
+parlait le serpent.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Pourquoi pas? le reptile parlait bien. Vous aviez
+l'arbre de la science, vous aviez celui de la vie:--la
+science est bonne et la vie est bonne; comment
+donc toutes deux peuvent-elles être mauvaises?</p>
+
+<p class="mid">ÈVE.</p>
+
+<p>Mon fils, tu parles comme à l'instant où je péchai,
+alors que tu n'étais pas encore né. Ne me rappelle
+pas mon malheur par le tien. Je me suis repentie.
+Ne m'offre pas la vue de l'un de mes enfans
+succombant aux inspirations du serpent devant les
+murs mêmes du paradis qu'il a pour jamais fermé à
+tes parens. Sois satisfait de ce qui est. Sans notre
+curiosité fatale, tu serais heureux dans ce moment,--ô
+mon cher fils!</p>
+
+<p class="mid">ADAM.</p>
+
+<p>Nos prières sont terminées, séparons-nous, et
+reprenons nos travaux: ils sont nécessaires sans être
+pénibles. La terre est jeune encore; elle récompense
+volontiers, par le don de ses fruits, notre léger
+travail.</p>
+
+<p class="mid">ÈVE.</p>
+
+<p>Caïn, vois ton père calme et résigné: fais comme
+lui.</p>
+
+<p class="stage1">(Adam et Ève sortent.)</p>
+
+<p class="mid">ZILLAH.</p>
+
+<p>Ne le veux-tu pas, mon frère?</p>
+
+<p class="mid">ABEL.</p>
+
+<p>Pourquoi ce nuage qui obscurcit ton front? il ne
+peut te servir de rien, si ce n'est à réveiller le courroux
+de l'Éternel.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Mon cher Caïn, serais-je également l'objet de ton
+courroux?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Non, Adah! seulement je voulais être seul un
+instant. Abel! je souffre; mais ce mal sera passager.
+Devance mes pas, mon frère,--je ne tarderai pas
+à te suivre; et vous aussi, mes sœurs, ne tardez
+pas davantage: vous ne devez pas recevoir un repoussant
+accueil. Je vous suis.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Mais je reviendrai, si tu tardes quelque tems.</p>
+
+<p class="mid">ABEL.</p>
+
+<p>La paix du Seigneur soit dans votre ame, mon
+frère!</p>
+
+<p class="stage1">(Sortent Abel, Zillah, Adah.)</p>
+
+<p class="mid">CAÏN, seul.</p>
+
+<p>Et c'est là la vie!--Travailler! et pourquoi travailler?--parce
+que mon père n'a pu conserver sa
+place dans l'Éden. Mais en suis-je cause?--je n'étais
+pas né; je ne cherchais pas à naître, et je ne
+tiens nullement au sort dans lequel m'a placé cette
+naissance. Pourquoi faut-il qu'il ait cédé au serpent
+et à la femme? ou pourquoi souffrir d'avoir cédé?
+Quel crime dans cette faiblesse? L'arbre était planté,
+pourquoi ne l'était-il pas pour lui? et sinon, pourquoi
+le placer près de lui, au centre de l'Éden, et
+le plus beau de tous les arbres? A toutes mes questions,
+ils n'ont qu'une réponse: «Il l'a voulu; il
+est bon.» Et comment puis-je le savoir? Parce qu'il
+est tout-puissant, s'ensuit-il qu'il soit souverainement
+bon? Je ne le juge que par les résultats:--ils
+sont amers.--Faut-il que je les subisse pour
+une faute qui n'est pas la mienne? Mais qu'aperçois-je
+près d'ici?--une forme comme celle des anges;
+mais l'aspect plus triste et plus sévère que le leur.
+Je frémis malgré moi; pourquoi cependant le craindrais-je
+plus que les autres esprits dont je vois tous
+les jours, dans le crépuscule, les épées flamboyantes,
+alors qu'errant autour des portes dont l'entrée nous
+est interdite, je cherche à saisir quelque chose des
+jardins qui devaient être mon héritage, avant que la
+nuit n'en obscurcisse les murailles et les arbres immortels?
+Si les chérubins armés ne m'effraient pas,
+pourquoi frémirais-je à l'aspect de celui qui maintenant
+s'approche? Cependant, il semble plus puissant
+qu'eux tous; leur égal en beauté, et cependant moins
+radieux qu'il ne fut ou pourrait être. Le chagrin
+semble une partie de son immortalité; se pourrait-il?
+et la douleur ne serait-elle pas le partage exclusif
+des hommes? Le voici.</p>
+
+<p class="stage1">(Entre Lucifer.)</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Mortel!</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Ange! quel es-tu?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Le maître des anges.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>S'il est ainsi, peux-tu les abandonner, et descendre
+près d'une vile poussière?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Je connais les pensées de la poussière; j'y compatis,
+ainsi qu'aux vôtres.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Eh quoi! vous connaissez mes pensées?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Elles sont celles de tout être digne de penser;--c'est
+la partie immortelle de votre substance qui
+parle en vous.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Quelle partie immortelle? cela ne nous a pas été
+révélé. L'arbre de vie nous fut enlevé par la folie
+de mon père, et celui de la science fut trop tôt dépouillé
+par l'avidité de ma mère; tout le fruit qui
+nous en soit resté est la mort!</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Ils t'ont trompé; tu vivras.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Je vis, mais je vis pour mourir. Je ne vois rien
+dans la mort qui m'effraie, si ce n'est que je sens un
+frisson invincible, un aveugle et naturel instinct de
+vie que j'abhorre, autant que je me méprise moi-même,
+et cependant que je ne puis dompter:--voilà
+pourquoi je vis encore. Pourquoi suis-je, hélas!
+né?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Tu vis, et tu vivras à jamais. Ne crois pas que la
+terre qui forme ton enveloppe soit la condition de
+ton existence:--elle te quittera, et tu seras encore
+le même.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Le <i>même</i>! et pourquoi pas mieux?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Il se pourra que tu sois comme nous.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Et vous?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Nous sommes éternels.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Êtes-vous heureux?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Nous sommes puissans.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Êtes-vous heureux?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Non: l'es-tu?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Comment le serais-je? Regarde-moi.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Pauvre argile! Et tu as la prétention d'être malheureux!
+toi!</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Je le suis.--Mais toi, avec toute ta puissance,
+qui es-tu?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Un être qui aspire au rang de ton créateur, et qui
+ne t'aurait pas fait ce que tu es.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Ah! tu me sembles presque un dieu, et--</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Je ne le suis pas; et n'ayant pu le devenir, je ne
+veux être que ce que je suis. Il a vaincu; qu'il
+règne!</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Qui?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Le créateur de ton père et celui de la terre.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Et du ciel, de tout ce qu'il renferme. J'ai entendu
+ses anges le chanter, et mon père le redire.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Ils disent--ce qu'ils sont forcés de chanter et de
+dire, sous peine d'être ce que je suis,--ce que tu
+es: des esprits et des hommes.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Et que sommes-nous?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Des ames qui osent jouir de leur immortalité,--des
+ames qui osent regarder en face leur éternel
+tyran, et lui dire que son mal n'est pas bon. Si,
+comme il le dit, il nous a créés--ce que je ne sais
+ni ne crois;--quoi qu'il en soit--il ne peut nous
+anéantir: nous sommes immortels!--Bien plus, il
+en est ravi, afin de nous torturer davantage. Qu'il
+le fasse donc: il est tout-puissant;--mais dans sa
+grandeur, il n'est pas plus heureux que nous au milieu
+de nos tourmens. La bonté n'aurait pas fait le
+mal; et qu'a-t-il fait autre chose? Laissons-le cependant
+reposer sur son trône immense et solitaire;
+qu'il crée des mondes nouveaux pour adoucir l'ennui
+d'une insipide éternité et d'une immense solitude!
+Qu'il lance dans l'espace globes sur globes:
+le tyran n'en est pas moins seul; et s'il pouvait donner
+la faculté de le combattre, il serait moins malheureux.
+Mais qu'il règne, et que sans cesse il multiplie
+sa misère. Esprits et hommes, nous devons
+entre nous sympathiser: nos souffrances sont communes;
+apprenons à les supporter, en réunissant à
+jamais notre misère, tandis que lui, accablé sous le
+poids de sa grandeur, il ne pourra que créer encore,
+et toujours créer.--</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Tu me parles de choses qui, depuis long-tems, flottent
+comme autant de visions à travers mes pensées:
+je ne pouvais concilier ce que je vois avec ce que
+j'entends. Mon père et ma mère me parlent de serpent,
+d'arbres et de fruits; je vois les portes de ce
+qu'ils nomment leur paradis gardées par l'épée flamboyante
+de chérubins qui nous repoussent, eux et
+moi; je sens le poids d'un travail journalier et d'une
+constante pensée; je contemple un monde où je ne
+semble rien, avec des idées qui semblent capables
+de tout maîtriser:--mais je me croyais seul en
+proie à ce genre de misère.--Mon père est abattu;
+ma mère n'a plus cette ame qui lui faisait aspirer
+après la science, au risque d'une malédiction éternelle;
+mon frère est un jeune gardeur de troupeaux,
+qui offre les premiers nés de ses brebis à celui qui
+ne permet pas à la terre de rien donner qui ne soit
+arrosé de nos sueurs; ma sœur Zillah chante un
+hymne d'actions de grâces avant les oiseaux du matin;
+et mon Adah, ma bien-aimée, elle ne comprend
+rien aux soucis qui me dévorent: en un mot, jusqu'alors,
+aucun être n'avait sympathisé avec moi.
+Eh bien!--je suis ravi de m'associer aux esprits.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Si ton ame ne te rendait pas digne d'une pareille
+association, je n'apparaîtrais pas maintenant à tes
+yeux. Comme la première fois, un serpent eût suffi
+pour te charmer.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Oh! serait-ce donc toi qui tentas ma mère?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Je ne tente qu'avec l'appât de la vérité. N'y avait-il
+pas l'arbre de la science? l'arbre de vie n'était-il
+pas encore chargé de fruits? Suis-je cause qu'elle
+trembla d'y toucher? Est-ce moi qui plaçai des objets
+défendus à la portée d'êtres innocens, et que leur
+innocence même devait rendre curieux? Moi, je
+vous aurais créés des dieux; et celui qui vous a exilés
+ne l'a fait que pour vous empêcher «de manger le
+fruit de vie, et de devenir des dieux comme nous.»
+N'étaient-ce pas là ses paroles?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Oui; et je les entendis de ceux qui les avaient
+entendues au milieu des éclairs.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Quel était donc le démon, de celui qui vous défendait
+de vivre, ou de celui qui voulait vous faire
+vivre à jamais dans le bonheur et le pouvoir de la
+science?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Pourquoi n'ont-ils pas ravi le fruit de l'un et de
+l'autre arbre, ou n'ont-ils pas laissé tous les deux?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>L'un vous appartient déjà, l'autre peut vous appartenir
+encore.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Et par quel moyen?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>En résistant; en demeurant vous-mêmes. L'ame
+est supérieure à tout, quand l'ame veut bien se comprendre,
+quand elle se fait le point central du cercle
+qui l'entoure,--et qu'elle est faite pour maîtriser.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Mais n'as-tu pas tenté mes parens?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Moi? misérable poussière! et pourquoi, comment
+les aurais-je tentés?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Le serpent, disent-ils, était un esprit.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Qui l'a dit? cela n'est pas écrit là-haut. L'homme,
+dans ses craintes immenses et sa petite vanité, peut
+bien rejeter sur les substances spirituelles le tort de
+sa propre chute; mais notre orgueilleux despote ne
+voudrait pas falsifier ainsi les faits. Le serpent était
+le serpent,--rien de plus, et cependant l'égal de
+ceux qu'il tenta, par sa nature terrestre comme la
+leur;--leur supérieur en sagesse, puisqu'il put les
+séduire, et leur donner la connaissance qui devait
+détruire leurs insipides plaisirs. Crois-tu que je
+voulusse revêtir l'enveloppe des êtres qui doivent
+mourir?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Mais, enfin, le reptile avait-il un démon en lui?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Il ne fit qu'en éveiller un dans ceux qu'entraînait
+sa langue venimeuse. Je te répète que le serpent
+n'était rien de plus qu'un serpent: demande-le
+au chérubin qui garde l'arbre séducteur. Quand des
+milliers de siècles auront roulé sur vos cendres dispersées
+et sur celles de votre race, les habitans de
+la terre pourront bien alors cacher sous les fables
+leurs fautes primitives, m'attribuant un déguisement
+que je méprise, comme je méprise tout ce qui plie
+le genou devant celui qui ne fit des êtres que pour
+les courber devant sa triste et solitaire éternité; mais
+nous qui voyons la vérité en face, nous devons la
+reproduire. Tes malheureux parens écoutèrent les
+conseils d'un reptile; ils tombèrent. Et pourquoi les
+esprits les auraient-ils tentés? Quel objet digne d'envie,
+que les bornes étroites de votre paradis, pour
+des intelligences qui peuvent traverser l'espace!--Mais
+je te parle de choses que tu ignores, avec ton
+arbre de la science.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Mais du moins tu ne peux parler d'une nouvelle
+science sans m'inspirer le désir de la pénétrer, la
+soif de m'en abreuver; oui, mon ame est digne de
+la comprendre.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>En aurais-tu le courage?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Tu peux l'éprouver.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Oserais-tu contempler la mort?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Je ne l'ai pas encore vue.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Mais tu devras la subir.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Mon père dit que c'est une chose terrible, ma
+mère pleure en l'entendant nommer: Abel, alors,
+lève les yeux au ciel; Zillah laisse retomber les siens
+vers la terre, en soupirant une prière; Adah me regarde,
+et se tait.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Mais toi?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>D'indicibles pensées pénètrent dans mon cœur embrasé,
+quand j'entends parler de cette toute-puissante
+mort qui semble inévitable. Ne pourrais-je
+lutter contre elle? J'ai lutté avec le lion, quand j'étais
+encore enfant; je jouais avec lui, jusqu'à ce
+qu'il s'échappât de mes bras en rugissant.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Elle n'a pas de forme; mais elle anéantira tous
+les êtres, enfans de la terre, qui sont revêtus d'une
+forme.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Ah! je croyais que c'était un être; et quel autre
+qu'un être pouvait créer quelque chose d'aussi fatal
+aux êtres?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Demande au destructeur.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Quel est-il?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Le créateur.--Donne-lui le nom qu'il te plaira;
+il ne crée que pour détruire.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Je ne le savais pas; cependant, au nom de la mort,
+je le conjecturais: je ne la connais pas, mais elle
+me semble horrible. Dans la vaste désolation des
+nuits, je l'ai recherchée, j'ai tenté de la surprendre;
+et quand je voyais les formes gigantesques que l'ombrage
+jetait sur les murs d'Éden, et que traversait
+le glaive étincelant des chérubins, j'attendais après
+ce que je croyais elle: car, en même tems que la
+crainte, naissait dans mon cœur le désir de connaître
+ce qui devait tous nous subjuguer;--mais rien
+ne se présentait. Alors je détachais mes yeux accablés
+de la vue du paradis défendu, notre première
+patrie; je les reportais aux flambeaux répandus sur
+nos têtes, si nombreux et si ravissans: eux aussi devront-ils
+donc mourir?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Peut-être;--mais long-tems après que vous ne
+serez plus, toi et les tiens.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>J'en suis ravi; je n'aurais pas voulu les voir mourir:
+ils sont trop beaux. Qu'est-ce que la mort? Je
+sens, et je le crains, que c'est une chose terrible;
+mais, pourquoi? je ne puis le comprendre. On nous
+l'a dénoncée comme un mal, à nous, à ceux qui péchèrent,
+à ceux qui ne péchèrent pas:--ce mal,
+quel est-il?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>On l'apprend dans la terre.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Mais pourrai-je le connaître?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Comme je n'ai rien de commun avec la mort, je
+ne puis répondre.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Je ne serais qu'une poussière tranquille, il n'y
+aurait pas de mal; et que n'ai-je jamais été autre
+chose!</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Ce vœu est ignoble; il est même indigne de ton
+père: car, du moins, il souhaita de connaître.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Mais non pas de vivre; car il eût dépouillé l'arbre
+de vie.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Il en fut empêché.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Erreur mortelle, de n'avoir pas d'abord cueilli
+ce fruit; mais avant de ravir la science, il ne connaissait
+pas la mort. Hélas! à peine si j'entrevois ce
+qu'elle est, et pourtant je la redoute:--je tremble
+devant ce que j'ignore!</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Et moi, je ne crains rien, parce que je connais
+tout: voilà quelle est la vraie science.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Veux-tu m'apprendre tout?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Oui, à une condition.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Désigne-la.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>C'est que tu t'inclineras pour adorer en moi--ton
+seigneur.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Tu n'es pas le seigneur que mon père adore.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Non.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Es-tu son égal?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Non;--je n'ai rien de commun avec lui! je ne
+le voudrais pas. Je veux être au-dessus,--au-dessous,
+tout enfin, plutôt que de partager ou de reconnaître
+son pouvoir. Je reste à part, mais pourtant
+je suis grand;--il en est beaucoup qui m'adorent,
+un plus grand nombre encore m'adorera dans la
+suite:--sois au nombre des premiers.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Jusqu'à présent, je ne me suis pas incliné devant
+le Dieu de mon père, bien que mon frère Abel me
+conjurât souvent de me joindre à lui dans un commun
+sacrifice:--pourquoi fléchirais-je devant toi?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>N'as-tu jamais fléchi le genou devant lui?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Je te l'ai dit;--et quel besoin de le dire? ta
+science suprême ne doit-elle pas te l'apprendre?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Celui qui n'a pas fléchi devant lui s'incline devant
+moi!</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Je ne fléchis devant personne.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Tu n'en es pas moins mon adorateur: lui refuser
+son hommage, c'est par cela même me l'accorder.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Que veux-tu dire?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Tu le sauras--et bientôt.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Découvre-moi du moins le mystère de mon existence.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Suis-moi où je te conduirai.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Mais je dois retourner pour travailler à la terre;--j'ai
+promis--</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Quoi?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>De cueillir les prémices de quelques fruits.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Pourquoi?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Pour les offrir sur un autel avec Abel.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>N'as-tu pas dit que jamais tu n'avais fléchi devant
+celui qui t'a créé?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Oui;--mais les vives instances d'Abel m'ont entraîné:
+l'offrande est plutôt la sienne que la mienne,--et
+Adah--</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Pourquoi hésiter ainsi?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>C'est ma sœur, née le même jour, des mêmes entrailles;
+elle m'a arraché à force de pleurs cette promesse:
+car pour ne pas la voir pleurer, il me semble
+que je supporterais tout, et que j'adorerais tout.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Alors, suis-moi!</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Volontiers.</p>
+
+<p class="stage1">(Entre Adah.)</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Mon frère, je viens vers toi; c'est l'heure du repos
+et du bonheur,--et nous en jouissons moins
+en ton absence. Tu n'as pas travaillé ce matin; mais
+j'ai fait nos deux tâches. Viens! les fruits sont mûrs;
+ils sont colorés comme la lumière à laquelle ils doivent
+leur saveur: viens!</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Ne vois-tu pas?</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Je vois un ange; nous en avons vu beaucoup.
+Voudrait-il partager nos instans de repos?--il est
+le bien-venu.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Il ne ressemble pas aux anges que nous avons vus.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Est-ce qu'il en est d'autres? Il est le bien-venu,
+s'il leur ressemble. Ils n'ont pas dédaigné de s'asseoir
+quelquefois à notre table.--Que veut-il?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN, à Lucifer.</p>
+
+<p>Le veux-tu?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Et toi, veux-tu être à moi?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Il faut que je m'éloigne avec lui.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Quoi! nous laisser?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Oui.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Moi!</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Chère Adah!</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Laisse-moi te suivre.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Non! elle ne le doit pas.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Qui es-tu pour te mettre ainsi entre nos deux
+cœurs?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>C'est un dieu.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Comment le sais-tu?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Il parle comme un dieu.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Le serpent aussi, et il mentait.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Tu te trompes, Adah!--L'arbre dont il parlait
+n'était-il pas celui de la science?</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Oui,--pour notre malheur éternel.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Encore ce malheur était-il la science:--il n'a
+donc pas menti. S'il vous a perdus, il n'a pas, du
+moins, trahi la vérité; et l'essence de la vérité ne
+peut être que bonne.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Tout ce que nous savons d'elle, c'est qu'elle a
+réuni sur nos têtes tous les maux: expulsion de notre
+patrie, terreur, travail, sueur et lassitude; regrets
+du passé, espérance de ce qui ne se réalise pas.
+Caïn! ne va pas avec cet esprit; souffre encore ce
+que nous avons déjà souffert, et aime-moi.--Je
+t'aime.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Tu l'aimes? Quoi! plus que ta mère et que ton
+père?</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Oui; est-ce un péché encore?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Non,--pas encore; mais plus tard c'en sera un--pour
+vos enfans.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Comment! ma fille ne pourra-t-elle pas aimer son
+frère Énoch?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Comme tu aimes Caïn? non.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>O mon Dieu! ils ne s'aimeraient pas? ils ne reproduiraient
+pas des êtres aimans comme eux? N'ont-ils
+pas sucé le lait du même sein? Leur père n'était-il
+pas sorti des mêmes flancs, et à la même heure que
+moi? Ne nous aimons-nous pas l'un l'autre? et multipliant
+notre existence, ne multiplions-nous pas des
+êtres qui se chériront encore, et comme je te chéris,
+mon Caïn? Oh! ne va pas avec cet esprit; il n'est
+pas des nôtres.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Le péché dont je parle n'est pas de mon œuvre;
+en vous, il ne peut être un péché,--bien qu'il le
+paraisse dans ceux auxquels vous transmettrez votre
+humanité.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Qu'est-ce qu'un péché qui n'est pas péché en lui-même?
+Les circonstances peuvent-elles tour à tour
+transformer le péché en vertu?--S'il en est ainsi,
+nous sommes donc les esclaves de--</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Des êtres plus élevés que vous sont esclaves; et
+de plus élevés qu'eux ont préféré la liberté des tortures
+aux lentes agonies d'une adulation qui s'exhalait
+en hymnes, en concerts, en prières intéressées
+vers le Tout-Puissant, non parce qu'il inspirait de
+l'amour, mais parce qu'il était tout-puissant, parce
+qu'il éveillait leur ambition ou leur terreur.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>La toute-puissance doit s'unir à la toute-bonté.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Alors, que signifie Éden?</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Démon! ne me tente pas par ta beauté; plus que
+le serpent, tu es beau: tu es aussi menteur que lui.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Aussi sincère. Demandez à Ève, votre mère; n'a-t-elle
+pas conquis la science du bien et du mal?</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>O ma mère! tu as cueilli un fruit plus fatal à
+tes descendans qu'à toi-même. Toi, du moins, tu as
+passé ta jeunesse dans le paradis, jouissant de l'innocence
+et du bonheur de converser avec des esprits
+bienheureux; pour nous, tes enfans, ignorans de
+l'Éden, nous vivons environnés par les démons qui,
+s'emparant des paroles de Dieu, nous séduisent, en
+profitant de nos propres pensées, de nos regrets et
+de notre curiosité.--Ainsi devins-tu la proie du
+serpent dans tes plus beaux jours de simplicité, de
+candeur et de joie. Je ne sais que répondre à l'être
+immortel qui se tient devant moi; je ne puis le détester;
+je le contemple avec une inquiétude qui n'est
+pas sans charme, et pourtant je ne puis m'éloigner
+de lui. Dans son regard est une attraction magique
+qui fixe sur les siens mes yeux éblouis; mon cœur
+bat avec rapidité; je tremble, et pourtant je me rapproche
+plus près,--toujours plus près. Caïn! ô
+Caïn! défends-moi de lui!</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Pourquoi craindre, mon Adah? ce n'est pas un
+mauvais ange.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Ce n'est pas Dieu;--il n'est pas à Dieu. J'ai vu
+les chérubins et les séraphins: il ne regarde pas
+comme eux.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Mais il est des esprits plus élevés encore:--les
+archanges.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>De plus élevés encore que les archanges.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Oui;--mais ils ne sont pas heureux.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Si le bonheur consiste dans l'esclavage,--non.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>J'ai entendu dire que les séraphins <i>aimaient le
+plus</i>,--les chérubins <i>connaissaient le mieux</i>:--celui-ci
+doit être un chérubin,--car il n'aime pas.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Et si la science la plus élevée affaiblit l'amour,
+comment se fait-il que vous cessiez d'aimer en commençant
+à connaître? Puisque les chérubins qui savent
+tout, aiment le moins, l'amour des séraphins
+ne peut être que l'ignorance: qu'ils soient incompatibles,
+la sentence portée contre tes malheureux parens
+le prouve assez. Choisissez donc entre l'amour
+et la science:--il n'est pas d'autre choix. Votre
+père s'est déjà décidé: son culte n'est que de la
+peur.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>O Caïn! choisis l'amour.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Oui, pour toi, chère Adah! mais le choix est inutile:--il
+est né avec moi;--je n'aime rien de plus.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Et nos parens?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Nous aimaient-ils quand ils enlevèrent de l'arbre
+ce qui nous exila tous du paradis?</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Alors nous n'étions pas née;--et quand nous
+l'aurions été, ne devrions-nous pas les aimer, ainsi
+que nos enfans, Caïn?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Mon petit Énoch! et sa sœur encore bégayante!
+Ah! si je pouvais les croire heureux, j'oublierais à
+demi--mais jamais on ne l'oubliera, même après
+trois milliers de générations! jamais les hommes ne
+chériront la mémoire de l'homme qui, dans la même
+heure, perpétua la source du mal et de l'humanité.
+Ils se sont emparés de l'arbre de la science et du
+péché;--non contens de leur propre infortune,
+ils nous ont imposé, à moi,--à toi, au petit nombre
+des êtres aujourd'hui vivans, à la multitude innombrable
+des êtres à venir, l'obligation d'hériter d'une
+agonie que le tems ne peut qu'accroître encore!--Et
+je serai le père de tant d'infortunés! et ta beauté,
+ton amour,--ma tendresse, les momens ravissans
+écoulés dans tes bras; tout ce que nous aimons
+dans nous-mêmes et dans nos enfans, doit les conduire,
+après de longues années de péchés et de douleur,--ou
+même après quelques instans également
+pénibles, et mêlés à peine d'une courte lueur de
+plaisir; tout cela doit les mener à la mort,--ce
+fantôme inconnu! Non! l'arbre de la science n'a pas
+acquitté sa promesse:--s'ils ont péché, ils devaient
+du moins, en échange, savoir tout ce qui est
+du domaine de la science, et, par conséquent, les
+mystères qui environnent la mort! Que savent-ils?--qu'ils
+sont misérables. Quel besoin de serpens et
+de fruits pour nous l'apprendre?</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Je ne serais pas à plaindre, Caïn, si tu étais heureux.--</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Sois donc heureuse seule:--je ne veux pas d'un
+bonheur qui m'avilit, moi et les miens.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Seule, je ne pourrais, je ne <i>voudrais</i> pas être
+heureuse; mais je pense qu'entourée de leurs bras
+je puis l'être, en dépit de la mort que je ne redoute
+pas, puisque je l'ignore, bien qu'elle paraisse un
+fantôme terrible,--si j'en juge d'après ce que j'en
+entends dire.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Et, dis-tu, tu pourrais être heureuse <i>seule</i>?</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Seule! O mon Dieu! qui pourrait être heureux
+ou bon dans la solitude? L'isolement est à mes yeux
+un péché; si ce n'est quand je pense que bientôt je
+reverrai mon frère, son frère, nos enfans et nos
+parens.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Ton Dieu est pourtant seul: est-il heureux, est-il
+bon?</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Tu te trompes; il a les anges et les mortels à rendre
+heureux: son bonheur consiste à le répandre
+autour de lui; et quel bonheur peut-il exister qu'on
+ne cherche à répandre?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Interrogez votre père sur son exil d'Éden,--sur
+son premier-né;--interrogez votre propre cœur:
+il n'est pas tranquille.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Hélas! non; et vous--êtes-vous du ciel?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Si je n'en suis pas, jugez quel est ce bonheur universel
+que se plaît à répandre (comme vous le dites)
+ce créateur tout-puissant et souverainement bon de
+la vie et des choses vivantes; c'est là son secret, et
+il le garde. Nous devons souffrir, quelques-uns de
+nous doivent résister, et le tout en vain, à entendre
+ces séraphins. Mais il faut en faire l'épreuve, puisque
+d'ailleurs nous ne serions pas mieux. Il y a dans
+les esprits un sens qui leur indique toujours le juste,
+comme au sein des nuits vos yeux, jeunes mortels,
+se dirigent naturellement vers l'étoile vigilante qui
+annonce le matin.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>C'est une ravissante étoile; sa beauté me force à
+l'aimer.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Et pourquoi ne l'adorez-vous pas?</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Notre père n'adore que l'être invisible.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Le symbole de l'invisible est ce qu'il y a de plus
+ravissant dans ce qui est visible; et cet astre brillant
+est le conducteur de l'armée céleste.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Notre père dit qu'il a vu le Dieu même qui le
+créa, lui et ma mère.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p><i>Toi</i>, l'as-tu vu!</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Oui,--dans ses œuvres.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Mais en lui-même?</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Non,--si ce n'est dans mon père qui est l'image
+de Dieu, ou dans ses anges qui te ressemblent,--plus
+brillans encore, mais moins beaux, et d'un aspect
+moins imposant. Ils nous apparaissent éclatans
+comme le silencieux milieu du jour; mais pour toi,
+tu ressembles à la nuit éthérée, quand de longs et
+blancs nuages croisent l'immensité violette, quand
+d'innombrables étoiles étincellent sur l'admirable et
+mystérieuse voûte entourée d'objets qui semblent
+tentés de briller comme le soleil; leur beauté, leur
+multitude, leurs mouvemens, leurs doux rayons,
+tout nous entraîne vers eux: ils remplissent mes
+yeux de larmes; tu produis sur moi le même effet.
+Tu ne sembles pas heureux; ah! ne nous entraîne
+pas dans ton malheur, et je pleurerai sur toi.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Hélas! ces pleurs! tu ne sais pas quels océans
+doivent en être répandus--</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Par moi?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Par tous.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Comment, tous?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Par des millions, des myriades,--par toute la
+terre peuplée,--la terre non peuplée,--par l'enfer
+toujours encombré des êtres dont ton sein doit
+être le germe.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>O Caïn! cet esprit nous maudit.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Laisse-le dire; je veux le suivre.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Où?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Dans un endroit d'où il pourra revenir vers toi
+dans une heure; mais d'ici là, il verra des objets
+de plusieurs siècles.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Comment cela peut-il être?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Votre créateur n'a-t-il pas fait en quelques jours,
+du débris des anciens mondes, celui que vous habitez?
+et moi qui l'ai aidé dans cette œuvre, ne pourrais-je
+montrer dans une heure ce qu'il a fait en plusieurs,
+ou détruit en moins de tems encore?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Je suis prêt à te suivre.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Mais dans une heure, reviendra-t-il sain et sauf?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Oui. Pour nous, les actes sont indépendans des
+entraves du tems; nous pouvons franchir en une
+heure l'éternité, ou bien transporter dans le cercle
+d'une heure tout ce que l'éternité renferme. Notre
+souffle ne se règle pas comme celui des mortels--mais
+cela est un mystère. Caïn, viens avec moi.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Reviendra-t-il?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Oui, femme! lui seul entre tous les mortels (le
+premier et le dernier, à l'exception d'un.....) reviendra
+de ces lieux, et te sera rendu pour peupler
+avec toi cette contrée silencieuse et aride, comme
+le sera votre monde, aujourd'hui borné à quelques
+habitans.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Où demeures-tu?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Au milieu des espaces. Où devrais-je demeurer?
+près de ton ou tes dieux:--il n'en est rien. C'est
+en ma présence que toutes les divisions s'opèrent; la
+vie et la mort,--le tems et l'éternité,--le ciel et
+la terre.--Ce qui n'est ni ciel ni terre est habité
+de l'ombre de ceux qui jadis l'habitaient ou plus
+tard l'habiteront:--voilà mes domaines! Du moins
+puis-je les séparer de <i>son</i> empire, et posséder un
+royaume qui n'est pas <i>sien</i>; et si je n'étais pas ce
+que je dis, pourrais-je demeurer en ces lieux? vous
+ne faites qu'entrevoir ses anges.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>En effet; ils apparurent quand le beau serpent
+parla pour la première fois à notre mère.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Caïn! tu m'as entendu. Soupires-tu après la
+science? je puis assouvir ta soif: je ne te demande
+pas de partager des fruits qui pourraient te ravir
+un seul des biens que vous ait laissés le vainqueur.
+Suis-moi.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Esprit! je l'ai dit.</p>
+
+<p class="stage1">(Caïn et Lucifer sortent.)</p>
+
+<p class="mid">ADAH s'écrie en les suivant:</p>
+
+<p>Caïn! Caïn! mon frère!</p>
+
+<p>FIN DU PREMIER ACTE.</p>
+<br><br><br>
+
+<h2>ACTE II.</h2>
+<br><br>
+
+<h3>SCÈNE PREMIÈRE.</h3>
+
+<p class="stage1">(L'abîme de l'espace.)</p>
+
+<p class="stage1">CAÏN, LUCIFER.</p>
+<br>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Je foule l'air et ne tombe pas; cependant je tremble
+de tomber.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Si tu as foi en moi, les airs te soutiendront, les
+airs dont je suis souverain.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Mais puis-je le faire sans impiété?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Croire est ne pas tomber, douter est périr! Tel
+est l'édit que porte l'autre Dieu, celui qui me donne
+devant ses anges le nom de Démon. Ce nom, ils le
+répètent en écho à des êtres misérables qui, ne connaissant
+rien au-dessus de leurs sens rétrécis, s'inclinent
+devant le mot qui frappe leur oreille, et
+croient toujours sincèrement le bien ou le mal que
+l'on proclame devant leur faiblesse. Je n'exige rien
+de pareil: honore-moi ou ne m'honore pas, tu
+franchiras des mondes au-delà de ton petit monde;
+quelques doutes conçus par toi durant ta fragile existence
+ne seront pas récompensés par des tortures
+de <i>ma</i> conception. Une heure viendra qu'en planant
+sur quelques gouttes d'eau, un homme dira à un
+homme: <i>Crois en moi, et marche sur les eaux</i>; alors
+l'homme pourra braver les vagues en sécurité. Je
+ne te dirai pas: Crois en moi, comme la condition
+de ton salut; mais: Suis mes pas sur le gouffre des
+espaces, et je te montrerai ce que tu ne pourras
+prendre pour un mensonge, l'histoire des mondes
+passés, présens et futurs.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>O dieu, démon, ou ce que tu peux être, est-ce là
+votre terre?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Eh quoi! tu ne reconnais pas la poussière dont
+votre père fut formé?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Se peut-il? Ce petit cercle bleu nageant dans l'espace
+éthéré, et près de lui un cercle plus étroit
+encore, et dont la lueur rappelle celle de notre nuit
+terrestre; est-ce là notre paradis?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Indique-moi la position de ce paradis.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Comment le pourrais-je? A mesure que nous avançons,
+il devient toujours plus petit; et en diminuant
+progressivement, il s'entoure d'une auréole semblable
+à la lumière qui jaillit de la plus belle des étoiles,
+quand je la contemple des limites du paradis. En
+nous écartant, je crois les voir toutes deux se joindre
+aux innombrables étoiles qui nous entourent, et
+augmenter ainsi leur multitude infinie.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Et s'il existait des mondes plus grands que le
+tien, habités par des formes plus grandes; si ces
+mondes étaient plus nombreux que la poussière de
+la triste terre, multipliée comme elle le sera en
+atomes animés, tous vivans, tous condamnés au
+malheur et à la mort, que penserais-tu?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Je serais fier de la pensée qui comprend de telles
+choses.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Mais si cette haute pensée était enchaînée à une
+masse servile de matière; si, connaissant de telles
+choses, aspirant après elles, et après une science
+encore plus élevée, tu demeurais l'esclave des besoins
+les plus grossiers et les plus misérables; si tes
+plaisirs les plus purs n'étaient qu'un avilissement
+déguisé, une illusion énervante et honteuse, dont le
+seul but serait de t'entraîner à renouveler des corps
+et des ames toutes condamnées à la même fragilité,
+presque toutes à la même infortune--</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Esprit! je ne connais pas la mort, si ce n'est que
+c'est un être terrible, un hideux héritage qu'avec la
+vie je dois à mes parens, et dont je les ai entendu
+parler; double et triste héritage, autant que j'en
+puis juger encore. Mais enfin, si notre sort est tel
+que tu me le dépeins (et je sens en moi le douloureux
+pressentiment de la vérité), permets-moi de
+mourir ici; car donner le jour à des êtres dont le
+partage serait de souffrir longues années, et puis
+enfin mourir, ce n'est après tout que propager la
+mort et multiplier le meurtre.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Tu ne peux pas mourir tout-à-fait;--il est quelque
+chose qui doit survivre.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>L'autre n'en a rien dit à mon père, quand il le
+chassa du paradis, avec la mort écrite sur son front.
+Mais au moins laisse-moi détruire ce qu'il y a de
+mortel en moi, pour que je sois, quant au reste,
+semblable aux anges.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Je suis de l'essence angélique: voudrais-tu me
+ressembler?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Je ne sais pas ce que tu es: je sens ton pouvoir.
+Tu me montres des objets qui surpassent mes facultés,
+et qu'il ne serait pas en ma puissance de voir;
+bien qu'ils soient encore inférieurs à mes désirs et à
+ma conception.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Quelles sont-elles, ces conceptions d'un orgueil
+assez humble pour séjourner avec les vers dans une
+enveloppe de terre?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Et toi-même, qui es-tu pour affecter un esprit si
+hautain, pour jouir des priviléges des choses créées
+<i>et</i> des choses immortelles, et qui cependant sembles
+dévoré de chagrin?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Je parais ce que je suis; voilà pourquoi je te demande
+si tu voudrais être immortel.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Tu l'as dit; il faut, même en dépit de moi, que
+je sois immortel. Je l'ignorais;--mais puisqu'il le
+faut, permets-moi, heureux ou malheureux, d'anticiper
+aujourd'hui sur mon immortalité.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Tu l'anticipais avant de me connaître.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Comment?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>En souffrant.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Les tourmens seraient-ils immortels?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Nous verrons, moi et tes fils. Mais regarde maintenant,
+n'es-tu pas ravi?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Que vois-je, et qu'êtes-vous, magnifiques espaces
+que l'imagination n'aurait pu rêver? Qu'êtes-vous,
+globes infinis d'une lumière toujours plus éblouissante?
+Quel est ce désert azuré, ces champs de l'air
+sans bornes où vous roulez, semblables aux feuilles
+que je voyais flotter sur les ondes limpides de l'Éden?
+Votre course est-elle mesurée? ou parcourez-vous
+un espace sans bornes, un univers aérien toujours
+nouveau, auquel mon ame, éblouie par l'idée de l'éternité,
+ne peut penser sans vertige? O dieu! dieux!
+ou qui que vous soyez! que vous êtes beaux à contempler!
+quelle merveille dans vos effets ou dans vos
+accidens! Que je meure comme un atôme (s'il en
+est qui meurent), ou que je sois initié au mystère
+de votre nature! Mes pensées, en ce moment, ne
+sont pas aussi indignes que la poussière qui les recèle,
+des objets que je contemple. Esprit! donne-moi
+la mort, ou laisse-moi approcher davantage.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>N'es-tu pas assez près? Baisse les yeux vers votre
+terre!</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Ou est-elle? je ne vois plus rien qu'une masse
+d'innombrables lueurs.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Regarde-là.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Je ne vois rien.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Elle brille cependant encore.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Quoi! ce point imperceptible?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Oui.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Se peut-il? J'ai vu des vers luisans et d'autres insectes
+lumineux étinceler sur les gazons dans un
+sombre crépuscule; ils répandaient un éclat plus vif
+que le monde qui les contient.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Eh bien! tu as vu briller des vers et des mondes;--qu'en
+penses-tu?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Qu'ils sont beaux chacun dans leur propre sphère;
+et qu'au milieu des nuits auxquelles ils doivent leur
+beauté, l'imperceptible insecte, dans sa course lumineuse,
+et l'étoile immortelle, dans son immense
+carrière, doivent également être guidés.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Mais comment et par qui?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Montre-le-moi.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Oses-tu le demander?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>N'ai-je pas osé connaître ce que j'oserai en ce
+moment voir? Tu ne m'as rien montré qui satisfasse
+encore mon imagination.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Avance donc avec moi. Veux-tu contempler les
+objets mortels ou immortels?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Que vois-je là?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Des objets qui participent des deux natures: lequel
+saisit le plus ton cœur?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Les choses que je vois.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Mais qui te frappe le plus?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Les choses que je n'ai vues et ne verrai jamais:--les
+mystères de la mort.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Mais si je te montre les choses qui sont mortes,
+comme je t'ai montré plusieurs de celles qui ne mourront
+pas?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Fais-le.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Avance donc sur nos ailes puissantes.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Oh! comme nous fendons les airs! les astres s'éteignent
+peu à peu. La terre! où est ma terre? Laisse-moi,
+que je la regarde encore; c'est d'elle que je fus
+formé.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Elle est aujourd'hui moins que toi dans l'univers.
+Cependant, ne crois pas pouvoir lui échapper;
+bientôt tu lui seras rendu et à toute sa vile poussière:
+c'est une partie de ton éternité et de la
+mienne.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Où me conduis-tu?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>A ce qui existait avant toi. C'est le fantôme d'un
+monde dont le tien n'offre que les débris.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Eh quoi! notre monde n'est-il pas nouveau?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Pas plus que ne l'est la vie, et ce qui était avant
+que toi ou moi ne fussions, et les objets qui nous
+semblent plus grands que moi-même. Maintes choses
+n'auront pas de fin; quelques-unes, prétendant n'avoir
+pas eu de commencemens, en ont eu d'aussi
+misérables que le tien; et si de plus nobles substances
+ont été éteintes, c'est pour faire place à d'autres
+plus méprisables que nous ne pourrions l'imaginer:
+car il n'y a d'éternellement <i>immobile</i> que les <i>momens</i>
+et l'<i>espace</i>. Le changement n'est pas la mort, si ce
+n'est pour la matière; mais tu es matière, et tu ne
+peux comprendre que les êtres de la même nature:
+je t'en montrerai.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Matière, esprits, je puis contempler tout ce que
+tu voudras.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Avance donc!</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Les astres disparaissent; quelques-uns, au contraire,
+s'agrandissent à notre approche, et semblent
+de véritables mondes.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Ce qu'ils sont en effet.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Quoi! chacun d'eux aurait-il un Éden?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Peut-être.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Et des hommes?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Oui, ou des êtres plus grands.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Ont-ils aussi des serpens?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Voudrais-tu des hommes sans serpens, et que nul
+ne pût ramper à l'exception de tes semblables?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Comme tous les flambeaux disparaissent! Où
+fuyons-nous?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Vers le monde des fantômes; celui des êtres passés,
+et des ombres qui n'existent pas encore.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Mais l'obscurité augmente de plus en plus;--il
+n'y a plus d'astres.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Cependant tu vois encore.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Sinistre lumière! pas de lune, pas de soleil, pas
+une immensité d'étoiles. L'azur nuancé de pourpre
+de la nuit disparaît lui-même en un crépuscule glacial;
+je vois des masses épaisses, mais elles ne ressemblent
+pas aux mondes que tu viens de me montrer,
+et qui, environnés de lumières, semblaient
+encore pleins de vie, quand avait disparu leur atmosphère
+radieuse; déroulant alors aux yeux surpris
+les formes variées de profondes vallées ou de vastes
+montagnes; quelques-uns lançant des jets de feu,
+d'autres déployant de vastes plaines liquides, d'autres
+placés à quelques pas de comètes étincelantes et
+de lunes régulières qui semblaient prendre les traits
+capricieux de ces belles terres:--mais ici, tout
+est sombre et terrible.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Rien, toutefois, n'y semble confus. Tu demandes
+à voir la mort et les objets morts?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Je ne le demande pas; mais comme je sais qu'il
+en existe, et que, par le péché de mon père, nous
+sommes condamnés, lui, moi, et tous ceux qui nous
+remplaceront, à la subir, je veux la voir une fois
+de mon plein gré, avant d'être un jour entraîné à la
+voir malgré moi.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Regarde.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>C'est la nuit.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>C'est ainsi qu'elle sera toujours; mais franchissons
+le seuil.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>D'énormes nuages l'environnent;--quel est ceci?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Entre.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Pourrai-je revenir?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Revenir! assurément. Comment pourrait être
+d'ailleurs peuplé cet empire? Son enceinte actuelle
+est déserte auprès de ce qu'elle doit être, grâce aux
+tiens et à toi-même.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Les vapeurs s'épaississent de plus en plus; elles
+forment autour de nous des cercles fantastiques.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Avance!</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Mais toi?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Ne crains rien; tu ne pourrais sans moi entrer
+dans ce royaume. En avant!</p>
+
+<p class="stage1">(Ils disparaissent à travers les nuages.)</p>
+<br><br>
+<h3>SCÈNE II.</h3>
+
+<p class="stage1">(Le séjour des ombres.)</p>
+
+<p class="stage1">Entrent LUCIFER et CAÏN.</p>
+<br>
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Quel silence! quelle obscure immensité! Ils ne
+semblent former qu'un seul être, et cependant ces
+mondes sont plus peuplés que les orbes brillans et
+lumineux qui parsèment les champs supérieurs de
+l'air. Telle était cependant leur multitude, que je
+les prenais plutôt pour de légères étincelles égarées
+dans les célestes espaces, que pour des mondes habités
+eux-mêmes; mais en m'approchant davantage,
+je m'aperçus qu'ils se transformaient en autant de
+mondes matériels, faits plutôt pour servir de demeure
+à la vie, que pour vivre par eux-mêmes. Ici,
+au contraire, tout est si ténébreux, ou d'une lueur
+si épaisse, qu'on y reconnaît l'image d'un jour qui
+n'est plus.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>C'est le royaume de la mort.--Désires-tu la voir
+maintenant?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Comment répondrais-je avant de savoir précisément
+ce qu'elle est? Mais si j'en juge d'après les longues
+homélies de mon père, c'est une chose--grand
+Dieu! je n'ose y penser! Maudit soit celui
+qui inventa la vie pour conduire à la mort! ou bien
+maudite la grossière masse de vie qui ne put retenir
+ses priviléges, et transmit les conséquences de son
+crime aux innocens eux-mêmes!</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Tu maudis ton père?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Ne m'a-t-il pas maudit en me donnant le jour?
+Ne m'a-t-il pas maudit avant ma naissance, en osant
+arracher le fruit défendu?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Tu dis vrai: entre ton père et toi la malédiction
+est mutuelle. Mais tes enfans et ton frère?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Qu'ils la partagent avec moi; qu'ils héritent de ce
+qu'on m'a légué. Mais vous, royaumes obscurs, séjour
+d'ombres éternelles et de formes immenses, les
+unes complètement tracées, les autres indistinctes,
+mais toutes également imposantes et mélancoliques:--qui
+êtes-vous? Vivez-vous, ou vécûtes-vous un
+jour?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Quelque chose de l'un et de l'autre.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Alors, qu'est-ce que la mort?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Eh quoi! celui qui vous a créés ne vous a-t-il pas
+dit qu'il existait une autre vie?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Jusqu'à présent, il ne nous a dit qu'une chose:
+c'est que nous devions tous mourir.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Peut-être vous dévoilera-t-il un jour le reste.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Jour heureux!</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Oui, heureux! quand à travers d'inexprimables
+agonies, avant-courières d'agonies éternelles, il sera
+révélé à une multitude innombrable d'êtres animés,
+qu'ils n'ont reçu la vie que pour souffrir à jamais!</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Quels sont ces fantômes puissans que je vois flotter
+autour de moi?--Ils n'ont pas la forme des intelligences
+que j'ai vu errer autour de notre regretté
+paradis; ils n'ont pas celle de l'homme, telle que je
+l'ai remarquée dans Adam, dans Abel et en moi-même,
+ni dans mes sœurs, ni dans mes enfans.
+Toutefois, leur aspect, différent de celui des hommes
+et des anges, révèle des substances qui, s'ils le cèdent
+aux derniers; semblent l'emporter sur mes
+semblables; altiers, fiers, d'une beauté et d'une
+force remarquable, mais d'une expression inexplicable,
+jamais rien de tel ne s'offrit à ma vue. Ils
+n'ont pas l'aile du séraphin, la figure de l'homme,
+ou la forme des plus grands animaux; ils n'ont rien
+de ce qui respire aujourd'hui: grands, toutefois, et
+beaux comme les plus beaux et les plus grands des
+êtres animés, et cependant si différens d'eux, que je
+puis à peine supposer qu'ils existent.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Ils vécurent cependant.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Où?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Où tu vis toi-même.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Quand?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Ils ont habité sur ce que tu nommes aujourd'hui
+la terre.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Adam est pourtant le premier.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>De ta race, je l'avoue;--mais il est en même
+tems le dernier de ceux-là.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Et quels sont-ils?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Ce que tu seras.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Mais enfin, qu'étaient-ils?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Vivans, forts, intelligens, bons, grands et glorieux;
+des êtres en tout aussi supérieurs à ton père,
+dans l'Éden, que toi et ton fils le serez à votre
+soixante-millième génération, lorsqu'elle aura atteint
+le dernier degré de dégradation;--et juge, par ta
+propre faiblesse, de ce qu'ils devront être.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>O ciel! et tous ils ont péri?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Ils ont quitté leur terre comme tu quitteras la
+tienne.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Mais la mienne fut-elle la leur?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Elle le fut.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Mais elle était différente: elle est aujourd'hui
+trop resserrée et trop humble pour porter de pareilles
+créatures.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Elle était en effet plus glorieuse.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Et pourquoi est-elle déchue?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Demande à celui qui l'atteignit.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Comment?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Par la plus rigoureuse et la plus inexorable catastrophe;
+par le désordre des élémens, qui rendirent
+le inonde au chaos, comme auparavant le chaos avait
+vomi un monde: de tels événemens, rares dans le
+tems, sont fréquens dans l'éternité.--Passons, et
+jette les yeux sur le passé!</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Tableau terrible!</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Et vrai. Regarde ces fantômes! ils furent jadis,
+comme toi, entourés de matière.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Et serai-je un jour comme eux?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>C'est à celui qui te fit à te répondre. Je te montre
+quels sont tes prédécesseurs; ce qu'ils étaient, tu
+l'es aujourd'hui, mais dans un degré inférieur, proportionné
+à tes faibles sentimens, à ta faible portion
+d'immortalité, d'intelligence et de force terrestre.
+Ce que vous avez de commun avec ce qu'ils avaient,
+c'est la vie; ce qui vous unira encore--la mort.
+Quant au reste de vos attributs, ils sont tels qu'ils
+conviennent à des reptiles engendrés de la fange refroidie
+d'un puissant univers, à des êtres confinés
+dans une planète encore informe, à des êtres dont le
+bonheur devait dépendre de leur aveuglement,--d'un
+paradis d'ignorance d'où la science était proscrite
+comme une substance empoisonnée. Mais regarde
+quels sont où quels étaient ces êtres supérieurs;
+ou, si tu n'en as pas le courage, recule, et
+reprends sur la terre ta tâche ordinaire:--je t'y
+transporterai en sécurité.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Non! je veux rester ici.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Combien de tems?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Pour toujours. Aussi bien, puisqu'il faut que j'y
+retourne de la terre, je préfère rester; je suis las de
+tout ce que la matière m'a découvert:--laisse-moi
+rester parmi les ombres.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Cela ne peut être: ce que tu prends pour la réalité,
+n'est à présent qu'une vision. Pour te disposer
+à cette demeure, il te faut passer par le même chemin
+que ceux que tu vois,--par les portes de la
+mort.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Mais par quelle porte venons-nous d'y entrer?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Par les miennes. Mais je me suis engagé à te ramener,
+et mon esprit te soutient dans des régions
+où tout, à l'exception de toi-même, est privé de
+souffle. Regarde, mais n'espère pas demeurer ici
+avant que ton tour soit venu.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Et ceux-ci, ne peuvent-ils plus revenir sur la
+terre?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p><i>Leur</i> terre est pour jamais évanouie;--elle est
+tellement changée, qu'ils ne voudraient pas respirer
+une seconde fois dans le plus agréable lieu de sa surface
+aujourd'hui décharnée.--C'était--oh! quel
+beau monde c'était alors!</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Et c'est encore. Je le sens, ce n'est pas la terre
+contre laquelle je suis en guerre; je me plains seulement
+de ne pouvoir jouir de ce qu'elle offre de
+beau, sans l'acheter par le travail; je me plains de
+ne pouvoir assouvir ma soif dévorante de connaissance,
+et de ne pouvoir dompter mes mille craintes
+de mort et de vie.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Tu vois ce qu'est ton monde; mais il ne t'est pas
+donné de concevoir l'ombre de ce qu'il fut.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Mais ces énormes créatures, fantômes inférieurs
+en intelligence (du moins tels paraissent-ils) aux
+êtres que nous avons déjà vus; comparables, en quelque
+chose, aux sauvages habitans des forêts de la
+terre, aux monstres dont les rugissemens font retentir
+les bois, mais dix fois plus grands et plus terribles
+encore; leur taille est plus élevée que les murailles
+défendues de l'Éden, leurs yeux étincellent
+comme les épées flamboyantes dont les anges sont
+armés, et leurs défenses se projettent comme des
+troncs d'arbres dépouillés de leurs branches et de
+leurs écorces:--qu'étaient-ils?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Ce qu'est le mammoth dans votre monde;--mais
+ces derniers-là même gisent étendus par myriades
+sous sa surface.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Et non pas comme nous sur le sol?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Non. En faisant la guerre à ta fragile race, ils
+rendraient inutile la malédiction lancée contre elle,--ils
+l'extermineraient trop promptement.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Mais pourquoi la guerre?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Vous avez oublié l'arrêt qui vous a chassés de
+l'Éden,--guerre avec tous, mort à tous, maladie,
+douleur, amertume pour tous; tels ont été les fruits
+de l'arbre défendu.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Mais les animaux--en ont-ils donc mangé, qu'ils
+doivent aussi mourir?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Votre créateur vous l'a dit; <i>ils</i> furent faits pour
+vous, comme vous pour lui.--Vous ne voudriez
+pas que leur sort fût préférable au vôtre? Sans la
+chute d'Adam, ils seraient comme lui restés debout.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Malheureuses créatures! ils partagent le destin
+de mon père, de même que ses enfans; comme eux,
+sans avoir partagé le fruit fatal: comme eux aussi,
+sans avoir atteint le rameau désiré de la <i>science</i>!
+arbre de mensonge:--car nous ne savons rien.
+Au prix de la mort, il nous avait du moins promis
+la connaissance; mais qu'est-ce que l'homme connaît?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Il se peut que la mort conduise à la plus haute
+science; comme elle est de toutes les choses la seule
+certaine, elle mène, du moins, à une science assurée.
+L'arbre était donc véridique, bien qu'il donne
+la mort.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Mais ces obscures contrées, je les vois sans les
+comprendre.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Parce que ton heure est encore loin, et que la
+matière ne peut concevoir parfaitement ce qu'est
+l'esprit;--mais c'est quelque chose de savoir qu'il
+existe de telles contrées.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Nous savions déjà que la mort existait.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Mais non pas ce qui était après elle.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Et je l'ignore encore.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Tu as appris qu'il est, au-delà de ton existence,
+une et plusieurs autres existences,--et tu l'ignorais
+ce matin.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Mais tout à mes yeux reste obscur et chargé de
+nuages.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Sois satisfait; tout s'éclaircira devant ton immortalité.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Et cet immense et liquide espace azuré, dont les
+flots radieux, élancés devant nous, ressemblent à des
+ondes, et que je prendrais pour les sources de notre
+paradis, si l'azur éthéré de sa surface n'était pas
+sans bornes et sans rivages:--quel est-il?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Son image se retrouve encore en petit sur la terre,
+et tes enfans habiteront près d'elle--c'est le fantôme
+d'un océan.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>On dirait un autre univers, un soleil liquide.--Et
+ces créatures informes qui se jouent sur sa lumineuse
+surface?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Tu vois en eux ses habitans, les Léviathans d'autrefois.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Et cet immense serpent qui prolonge ses replis
+tortueux et sa tête énorme, dix fois plus haut que
+le cèdre le plus élevé, regardant comme s'il voulait
+atteindre les globes que nous avons auparavant contemplés?--n'est-il
+pas de l'espèce de celui qui glissait
+dans le feuillage de l'arbre de la science?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Ève, ta mère, peut dire mieux que personne quelle
+espèce de serpent la séduisit.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Celui-ci est trop effrayant. L'autre, sans doute,
+avait plus de beauté.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Toi-même, ne l'as-tu jamais vu?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>J'en ai vu plusieurs appelés du même nom, mais
+jamais précisément celui qui persuada de cueillir le
+fruit fatal.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Votre père ne le vit-il pas?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Non: ce fut ma mère qui le tenta. Elle-même l'avait
+été par le serpent.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Honnête homme! toutes les fois que ta femme,
+les femmes de tes enfans vous entraîneront, toi ou
+bien eux, vers quelque chose d'étrange ou de nouveau,
+sois persuadé que tu auras vu la première
+source de la séduction.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Ton conseil vient trop tard: il n'est plus de serpent
+pour tenter nos femmes.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Mais il reste encore pour les femmes des motifs de
+tenter les hommes, et pour l'homme de tenter la
+femme.--Que tes enfans y songent! ce conseil est
+bienveillant: je le donne surtout à mon détriment;
+mais il est vrai qu'il ne sera pas suivi, et qu'ainsi je
+cours peu de risques.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Je n'entends pas cela.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>O le plus heureux des hommes!--ton monde et
+toi-même êtes encore trop jeunes! Tu te crois très-malheureux
+et le plus criminel, n'est-il pas vrai?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Quant au crime, je l'ignore; mais quant aux souffrances,
+j'en ai déjà trop senti.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Premier né du premier homme! ton état présent
+de péché--car tu es coupable; de douleur--car
+tu souffres, est une sorte d'Éden dans toute son innocence,
+comparé à l'état dans lequel tu seras bientôt;
+et cet état prochain, ces crimes, ces souffrances
+redoublées seront encore un paradis, comparés à tout
+ce que doivent souffrir tes enfans et les enfans de
+tes enfans.--Maintenant, retournons sur la terre.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Et n'est-ce que pour m'apprendre cela que tu m'as
+traîné jusqu'ici?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Ne cherchais-tu pas la science?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Oui, mais la science qui conduit au bonheur.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Tu as réussi, s'il est vrai que la vérité y conduise.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Ainsi donc le Dieu de mon père avait bien fait de
+défendre l'approche de l'arbre fatal.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Il eût mieux fait de ne pas le planter. Mais l'ignorance
+du mal ne vous a pas préservés du mal; il en
+sera toujours de même, le mal se retrouvera dans
+tout.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Non, je ne te crois pas.--J'aspire après le bien.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Et qui ne le fait pas? qui aspire après le mal?
+qui ne recule pas devant ses fruits amers? personne--rien
+au monde: le mal est la terreur de tout ce
+qui vit.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Dans ces orbes glorieux et innombrables, dont
+nous avons admiré le lointain éclat, avant de descendre
+dans cet abîme fantastique, le mal ne peut
+être; ils sont trop beaux.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Tu les as vus de loin.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Et qu'importe? la distance ne peut ternir que leur
+éclat;--vus de plus près, ils doivent être plus radieux
+encore.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Vois de près les plus beaux objets de la terre, et
+juge alors de leur beauté.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Je l'ai fait;--les choses les plus belles m'ont
+paru de près plus ravissantes.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Ce doit être une illusion.--Quel est donc l'objet
+qui, frappant la vue de plus près, a pu t'offrir
+plus de charmes que contemplé dans le lointain?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>C'est ma sœur Adah.--Toutes les étoiles du ciel,
+la nuance de la mer aux approches de la nuit, quand
+elle est éclairée par le globe qui semble lui-même
+un esprit, ou le séjour d'un esprit;--les couleurs
+du crépuscule,--le lever pompeux du soleil,--son
+élévation sublime, son coucher qui remplit mes
+yeux de délicieuses larmes, et semble entraîner doucement
+mon cœur avec lui au-delà des eclatans nuages
+de l'horizon;--l'ombrage des forêts,--les bourgeons
+naissans,--la voix des oiseaux,--les soupirs
+du rossignol qui semble parler d'amour, et se
+joindre aux chants des chérubins, à l'instant où le
+jour s'évanouit des murailles d'Éden;--tout cela
+n'est rien à mes yeux et pour mon cœur comme la
+figure d'Adah: pour la contempler, je sacrifierais
+et la terre et les cieux!</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Dans sa fragilité, elle est belle comme une substance
+mortelle pouvait l'enfanter au premier instant
+de la création, et par l'effet du premier et du plus
+tendre amour: ce n'en est pas moins une illusion.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Vous le pensez; vous n'êtes pas son frère.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Mortel! apprends que mes pareils n'ont pas de
+frères.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Quelle alliance veux-tu donc contracter avec nous?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Il se peut que tu en contractes une éternelle avec
+moi. Mais enfin, si tu possèdes un être plus beau
+mille fois que tous les objets qui t'environnent, pourquoi
+es-tu malheureux?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Demande-moi pourquoi j'existe? pourquoi toi-même,
+pourquoi toutes choses connaissent-elles le
+malheur? Ah! celui qui nous a créés doit lui-même
+être malheureux comme son ouvrage! Ce n'est pas
+dans un instant de bonheur que l'on peut enfanter
+la désolation; et pourtant, si j'en crois mon père,
+il est tout-puissant. Pourquoi donc le mal--si lui-même
+est bon? J'ai fait cette question à mon père;
+il m'a répondu que le mal était la seule route qui
+pût conduire au bien. Étrange bien qui doit provenir
+de son plus grand ennemi! J'ai vu dernièrement
+un agneau piqué par un reptile: la malheureuse
+victime se roulait en écumant sur la terre, vainement
+protégée par les tristes et inquiets bêlemens de
+sa mère. Mon père cueillit quelques herbes, et les
+étendit sur la blessure; par degrés, le petit animal
+revint à la vie, souleva sa tête vers la mamelle de sa
+mère, qui marquait sa joie en ranimant de son lait
+ses forces affaiblies. Mon fils, dit alors Adam, voilà
+comme du mal peut naître le bien.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Que répondis-tu?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Rien: car il est mon père; mais je pensais qu'il
+eût mieux valu pour l'animal n'avoir jamais été piqué,
+que d'acheter le retour de sa frêle existence
+par une agonie horrible.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Mais tu m'as dit que tu n'aimais rien autant que
+celle qui partagea le lait de ta mère, et qui le donne
+à tes enfans?--</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Certainement. Que pourrais-je être sans elle?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Et que suis-je, moi?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Est-ce que tu n'aimes rien?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Qu'est-ce que ton Dieu aime?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Toutes choses, dit mon père. Mais, je l'avoue,
+je ne le vois pas dans le sort auquel il nous soumet.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>C'est pourquoi tu ne peux pas voir davantage si
+moi j'aime ou n'aime pas; si je tiens à quelqu'autre
+chose qu'à un vaste projet, devant lequel les individus
+disparaissent comme de la neige.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>De la neige! qu'est-ce que cela?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Tu es heureux d'ignorer ce que tes descendans
+doivent souffrir; jouis encore d'un climat qui ne
+connaît pas d'hiver!</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Mais n'aimes-tu rien autant que toi-même?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Et Caïn s'aime-t-il lui-même?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Oui, mais j'aime plus encore celle qui me fait
+supporter mes souffrances, et il ne dépend pas de
+moi de ne pas la chérir.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Tu la chéris parce qu'elle est belle, comme fut la
+pomme aux yeux de ta mère; et quand elle cessera
+de l'être, ton amour cessera, comme aurait cessé
+tout autre désir.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Elle cessera d'être belle! Comment cela pourrait-il
+être?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Avec le tems.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Mais le tems a déjà passé; et, jusqu'à présent,
+Adam et ma mère ont gardé leur beauté: une beauté
+réelle, bien qu'elle n'égale plus celle d'Adah et des
+séraphins.--</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Tout cela doit passer en eux et en elles.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>J'en suis affligé; mais pour cela, je ne puis concevoir
+que mon amour s'affaiblisse jamais. Et si je
+voyais sa beauté s'évanouir, je croirais que le créateur
+de toute beauté perdrait plus que moi, en perdant
+son plus bel ouvrage.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Je te plains d'aimer ce qui doit périr.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Je te plains de ne rien aimer.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Et ton frère,--est-il également cher à ton cœur?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Pourquoi ne le serait-il pas?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Ton père l'aime beaucoup,--ton Dieu aussi.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Et je les imite.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>C'est une action bonne et généreuse.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Généreuse!</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>C'est le second né de la chair; c'est le favori de
+sa mère.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Qu'il garde des faveurs dont le serpent eut les
+prémices.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Mais l'amour de son père.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Que m'importe? Faut-il que je n'aime pas ce que
+tout le monde aime?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Oui; celui que Jéhovah,--le seigneur indulgent,
+le miséricordieux constructeur du paradis défendu,--regarde
+toujours en souriant.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Moi, je n'ai jamais vu Lui; je ne sais pas si Il
+sourit.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Mais vous avez vu ses anges.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Rarement.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Assez cependant pour remarquer qu'ils aiment ton
+frère, et que ses sacrifices sont agréables.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Qu'ils le soient! Pourquoi me parler de cela?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Parce que tu y pensais auparavant.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Et si j'y ai pensé, quel besoin de me rappeler
+une pensée.....--- (Il s'arrête comme agité.)--Esprit!
+nous sommes ici dans <i>ton</i> monde; ne parle pas du
+mien. Tu m'as montré des merveilles; tu m'as montré
+ces puissans préadamites qui habitaient la terre
+dont la nôtre est un débris; tu m'as fait distinguer
+des myriades de mondes célestes, dont le nôtre est
+le triste et lointain compagnon dans l'immensité des
+êtres; tu as découvert à mes regards des ombres
+frappées de la terrible étreinte, de celle que nous
+apporta mon père,--la mort; tu m'as fait voir
+beaucoup, mais non pas tout: montre-moi où demeure
+Jéhovah, son paradis spécial--le <i>tien</i>; où
+est-il?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Ici, et dans tout l'espace.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Mais comme toutes les choses, vous avez une demeure
+particulière; la chair a la terre, les autres
+mondes ont également leurs habitans. Toutes les
+créatures ont un élément dans lequel elles respirent;
+et les êtres qui ne respirent plus de notre
+souffle ont le leur, comme tu l'as dit: Jéhovah et
+toi-même vous avez le vôtre.--N'habitez-vous pas
+ensemble?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Non; nous régnons ensemble, mais nos demeures
+sont divisées.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Pourquoi n'êtes-vous pas un seul! peut-être l'unité
+de vos projets ferait l'union des élémens, aujourd'hui
+le jouet des tempêtes. Comment s'est-il fait
+que vous, étant des esprits sages et infinis, vous
+soyez séparés? N'êtes-vous pas comme des frères
+dans votre essence, votre nature et votre gloire?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>N'es-tu pas le frère d'Abel?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Nous sommes frères, nous resterons frères; mais
+s'il n'en était pas ainsi, qu'est-ce que la chair auprès
+de l'esprit? Ce dernier peut-il tomber? L'immortalité
+n'est-elle pas une condition de l'infini? et
+se quereller, remplir l'espace de sa misère,--pourquoi?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Pour régner.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Ne m'as-tu pas dit que tous deux vous êtes éternels?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Oui.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Et que cette immensité d'azur que j'ai vue est sans
+bornes?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Oui.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Comment donc ne pouvez-vous tous les deux <i>régner</i>?--N'avez-vous
+pas assez? Pourquoi vous séparer?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Nous régnons <i>tous les deux</i>.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Mais l'un de vous fait le mal.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Lequel?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Toi! car si tu pouvais donner à l'homme le bien,
+pourquoi ne le fais-tu?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Et pourquoi pas celui qui les créa? Je ne vous ai
+pas faits; vous êtes ses créatures et non les miennes.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Alors laisse-nous <i>ses</i> créatures, comme tu dis que
+nous le sommes, ou bien montre-moi ta demeure ou
+la <i>sienne</i>.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Je pourrais toutes deux te les montrer; mais un
+tems viendra que tu verras pour toujours l'une
+d'elles.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Et pourquoi pas à cette heure?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Ton esprit d'homme a eu de la peine à concentrer
+dans une pensée nette et calme le peu que je
+t'ai montré, et déjà tu voudrais aspirer au plus grand
+des mystères! à celui des <i>deux principes</i>! Tu voudrais
+les contempler sur leurs trônes les plus secrets!
+Poussière! apprends à limiter ton ambition; car pour
+toi, voir l'une ou l'autre serait périr!</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Laisse-moi périr pourvu que je les voie!</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Voilà bien le langage du fils de celle qui cueillit
+la pomme! Mais tu périrais seulement, et tu ne les
+verrais pas; cette vue t'est réservée dans un autre
+état.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Celui de mort.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Du moins le prélude de la mort.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Je la crains donc moins, puisque je sais qu'elle
+conduit à quelque chose de défini.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Maintenant je vais te ramener dans ton monde,
+où tu pourras multiplier la race d'Adam, manger,
+boire, travailler, trembler, rire, pleurer, sommeiller
+et mourir.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Et que me servira d'avoir vu les choses que tu
+m'as montrées?</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>N'as-tu pas demandé la connaissance? et dans ce
+que j'ai montré, ne t'ai-je pas appris à te connaître
+toi-même?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Hélas! je ne distingue rien encore.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Et justement, la somme des connaissances humaines
+devrait être la conscience du néant de l'humaine
+nature; transmets cette science à tes enfans,
+elle leur épargnera maintes tortures.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Orgueilleux esprit! ta parole est dédaigneuse;
+mais toi-même, malgré ton arrogance, tu reconnais
+un supérieur.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Non! par le ciel qu'il gouverne, par l'abîme, par
+l'infinité de mondes et de vies que je tiens avec lui
+en commun.--Non! j'ai un vainqueur, je l'avoue;
+mais je ne reconnais pas de maître. Il reçoit l'hommage
+de tous;--mais il n'a pas le mien. Je combats
+contre lui aujourd'hui, comme je combattis au
+plus haut des cieux. A travers toute éternité, parmi
+les gouffres informes des enfers, dans les interminables
+royaumes de l'espace, dans les siècles des
+siècles, je disputerai tout, tout avec lui! et tour à
+tour, chaque monde, chaque étoile, chaque univers
+trembleront dans la balance, jusqu'au jour où cessera
+le grand combat, si jamais il cesse, c'est-à-dire
+si jamais lui ou moi pouvons être écrasés! Et
+qui pourra exterminer notre immortalité, notre haine
+irrévocable et mutuelle? Il pourra, à titre de vainqueur,
+appeler le vaincu génie du mal; mais quel
+sera donc le <i>bien</i> qu'il prétend donner? Si j'étais le
+vainqueur, ses œuvres seraient jugées les seules
+mauvaises. Et vous, mortels, à peine nés, quels
+dons avez-vous reçus de lui dans votre misérable
+monde?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Ils sont faibles, et quelques-uns bien amers.</p>
+
+<p class="mid">LUCIFER.</p>
+
+<p>Redescends donc avec moi sur cette terre; retourne
+éprouver le reste des faveurs que toi et les
+tiens devez au ciel. Les choses sont bonnes ou mauvaises
+dans leur essence, et non pas d'après le nom
+de celui qui les répand. S'il vous donne le bien,--appelez
+le principe du bien; si le mal découle de
+<i>lui</i>, apprenez à ne pas m'en rendre responsable,
+avant de savoir mieux sa véritable source. Ce n'est
+pas aux paroles des anges eux-mêmes qu'il faut
+croire, c'est aux fruits de votre existence, tels que
+vous les savourez. La pomme fatale vous a fait un
+don précieux,--celui de la <i>raison</i>.--Que des menaces
+tyranniques ne l'écrasent point, et ne vous
+réduisent pas à croire aveuglément, en dépit de vos
+sens extérieurs et de vos sentimens intimes:--examinez
+et souffrez,--créez-vous un monde intérieur
+dans votre propre sein, où viendront expirer les impressions
+du dehors. C'est ainsi que vous vous rapprocherez
+le plus de la nature des esprits et que
+vous parviendrez à triompher de votre enveloppe
+grossière.</p>
+
+<p class="stage1">(Ils disparaissent.)</p>
+
+<p>FIN DU DEUXIÈME ACTE.</p>
+<br><br><br>
+<h2>ACTE III.</h2>
+<br><br>
+<h3>SCÈNE PREMIÈRE.</h3>
+
+<p class="stage1">(La terre près d'Éden, comme dans l'acte premier.)</p>
+
+<p class="stage1">Entrent CAÏN et ADAH.</p>
+<br>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Silence, Caïn; marche doucement.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>J'y consens; mais pourquoi?</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Notre petit Énoch dort sur un lit de feuilles, à
+l'ombre de ce cyprès.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Un cyprès! c'est un arbre mélancolique; on dirait
+qu'il pleure sur ceux qu'il protége de son ombre.
+Pourquoi l'as-tu choisi pour reposer notre enfant?</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Parce que ses branches interceptent le soleil
+comme la nuit, et qu'elles paraissent ainsi faites
+pour inviter au sommeil.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Oui, au dernier,--au plus long sommeil; mais
+n'importe,--mène-moi à lui. (Ils s'approchent de l'enfant.)
+Comme il est beau! Ses petites joues, dans leur
+pur incarnat, semblent vouloir lutter avec les roses
+effeuillées sous lui.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Et ses lèvres, comme elles sont gracieusement entr'ouvertes!
+Non! garde-toi de les baiser, du moins
+en ce moment: il s'éveillerait.--Son heure de repos
+est, il est vrai, presque écoulée; mais ce serait
+dommage de l'interrompre volontairement.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Vous dites bien; je contiendrai mes désirs. Il
+dort, il sourit!--Ah! dors et souris, toi le fragile
+et jeune héritier d'un monde presque aussi jeune:
+dors et souris! les heures et les jours d'innocence
+et de bonheur t'appartiennent encore! <i>Tu</i> n'as pas
+dérobé le fruit,--tu ne sais pas que tu es nu! Le
+tems viendra où tu recevras le châtiment de crimes
+inconnus, dont ni toi ni moi ne furent coupables.
+Mais aujourd'hui sommeille en paix! Voilà que ses
+joues se colorent d'un vif sourire, ses cils brillent au-dessous
+de ses longues paupières noires comme le
+cyprès qui se balance sur elles: le sommeil ne peut
+cacher entièrement le limpide azur de ses yeux.
+Sans doute il rêve;--de quoi? du paradis!--oui!
+Rêve, mon enfant, de cet héritage qui t'est ravi! ce
+n'est qu'un songe! car jamais, à l'avenir, ni toi, ni
+tes enfans, ni tes pères, ne franchiront le seuil de
+ces lieux de bonheur!</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Cher Caïn! ne souffle pas dans l'oreille de notre
+enfant des regrets aussi mélancoliques. Pourquoi
+toujours regretter le paradis? N'en pouvons-nous
+créer un autre?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Où?</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Ici, où tu voudras: partout où tu seras, je ne
+sens pas la perte de cet Éden trop pleuré. N'ai-je
+pas et toi et notre enfant, mon père, mon frère et
+Zillah notre douce sœur, et notre Ève, à qui nous
+devons bien plus que la naissance?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Oui, la mort est aussi l'une des dettes que nous
+lui devons.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Caïn! cet esprit orgueilleux qui t'a entraîné loin
+d'ici a contribué à te rendre encore plus sombre.
+J'espérais que les merveilles qu'il avait promis de
+te montrer, que ces visions, comme tu les appelles,
+de mondes passés et présens rendraient à ton esprit
+le calme d'une curiosité satisfaite; mais, je le vois,
+ton guide a redoublé tes maux. Cependant, je le remercie
+et je lui pardonne tout, en songeant qu'il t'a
+sitôt rendu à nos vœux.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Sitôt?</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>A peine s'il y a deux heures que vous vous êtes
+éloignés: heures longues pour moi; mais enfin deux
+heures seulement, en consultant le soleil.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Et pourtant ce soleil, je m'en suis approché; j'ai
+vu des mondes qu'il éclairait jadis, et qu'il n'éclairera
+plus; j'en ai vu que sa lumière ne pénétrera
+jamais: j'aurais cru que mon absence avait duré
+des années.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>A peine une heure.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>C'est donc l'esprit qui dispose du tems, et qui le
+mesure suivant que les objets qu'il contemple sont
+plaisans ou pénibles, sublimes ou méprisables. J'ai
+vu des infinités de mondes; j'ai franchi des univers
+disparus; j'ai contemplé l'éternité, et je croyais que
+quelques gouttes de l'océan des âges m'avaient donné
+quelque chose de son immensité; mais à présent, je
+reconnais ma faiblesse: l'esprit avait raison de dire
+que je n'étais rien.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Pourquoi le disait-il? Jéhovah n'en a pas parlé.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Non; il s'est contenté de nous réduire à ce que
+nous sommes. Après avoir flatté la poussière avec
+quelques rayons d'Éden et d'immortalité, il nous fait
+de nouveau retourner en poussière:--et pourquoi?</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Tu le sais:--c'est la faute de nos parens.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Qu'a de commun avec nous leur faute? Ils ont
+péché, c'est à eux de mourir.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Tu ne parles pas bien, Caïn: cette pensée n'est
+pas la tienne, mais celle de l'esprit qui était avec
+toi. Plût à Dieu que je mourusse pour eux, si je
+pouvais ainsi les conserver à la vie!</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Tels seraient aussi mes vœux, si une seule victime
+devait assouvir la colère insatiable du destructeur
+de la vie, et si notre enfant qui repose ne devait jamais
+connaître la mort ni le chagrin, ni les transmettre
+à ceux qui naîtront de lui.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Ne savons-nous pas qu'un jour viendra où notre
+race sera rachetée!</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Oui, par le sacrifice de l'innocent à la place du
+coupable. Quelle expiation que celle-là! Ne sommes-nous
+pas innocens? Nous n'avons rien fait pour être
+les victimes d'une faute commise avant notre naissance,
+ou pour être forcés d'expier un crime inouï
+et mystérieux,--si c'est un crime que de poursuivre
+la science.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Hélas! mon cher Caïn, tu pèches en ce moment;
+tes paroles frappent mes oreilles comme autant d'impiétés.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Alors laisse-moi!</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Jamais, quand ton Dieu te laisserait.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Dis-moi, qu'y a-t-il ici?</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Deux autels que, pendant ton absence, a dressés
+notre frère Abel, afin d'y offrir un sacrifice au Seigneur,
+au moment de ton retour.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Et qui <i>lui</i> a dit que je m'empresserais de concourir
+aux offrandes qu'il élève chaque jour vers le
+Créateur, avec un front dont l'indigne et lâche humilité
+révèle mille fois plus de crainte que d'amour?</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Certes, il fait bien.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Un autel suffit: je n'ai rien à offrir.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Les fruits de la terre, le calice, le bouton et la
+tige des fleurs: voilà pour notre Dieu de douces offrandes,
+quand elles sont présentées d'un cœur satisfait
+et contrit.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>J'ai travaillé, j'ai creusé la terre; la sueur a coulé
+de mon front: en un mot, j'ai accompli sa malédiction;--que
+faut-il de plus encore? Pourquoi serais-je
+satisfait? sans doute parce qu'il m'a fallu lutter
+avec tous les élémens, pour en arracher le pain qui
+me nourrit? Pourquoi serais-je reconnaissant? parce
+que je suis poudre, que je m'agite dans la poudre,
+et que je retournerai en poudre? Ah! si je ne suis
+rien,--du moins, pour rien au monde, ne serai-je
+un lâche hypocrite, affectant la joie, quand intérieurement
+le chagrin me dévore. Pourquoi serais-je
+contrit? Pour la faute de mon père? Mais
+déjà tous nos maux l'ont suffisamment expiée, et les
+prophéties nous apprennent que nos enfans l'expieront
+encore bien au-delà de ce qu'elle mérite. Il ne
+sait pas, notre jeune enfant, à présent livré au sommeil,
+il ne sait pas qu'il doit transmettre à des multitudes
+innombrables le germe d'une misère éternelle:
+mieux vaudrait l'étouffer au milieu de ses doux
+rêves, et écraser sa tête contre les rochers, plutôt que
+de le laisser vivre pour--</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>O mon Dieu! ne le touche pas!--mon--ton
+enfant! Caïn!</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Ne crains rien. Pour tous les globes célestes, et
+le pouvoir qui les gouverne, je ne voudrais pas déposer
+autre chose qu'un baiser de père sur les lèvres
+de cet enfant.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Alors, pourquoi ces horribles paroles?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Mieux vaudrait, disais-je, qu'il cessât de vivre,
+au lieu de transmettre à d'autres descendans des chagrins
+plus insupportables encore que ceux auxquels
+il sera soumis. Mais puisque ces paroles vous déplaisent,
+je me contente de dire--qu'il eût mieux
+valu pour lui de ne pas naître.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Oh! ne parle pas ainsi. Où seraient donc mes
+joies, ces joies maternelles que j'éprouve à le veiller,
+le nourrir et l'aimer? Silence! il s'éveille. Doux
+Énoch! (Elle s'approche de l'enfant.) Caïn, viens le voir!
+regarde comme il est plein de vie, de force, de fraîcheur,
+de beauté, de bonheur; comme il me ressemble,
+comme il est semblable à toi, quand tu souris:
+car <i>alors</i> nous sommes <i>tout</i> autres. N'est-il pas
+vrai, Caïn? Mère, père, enfant, chacun de nous réfléchit
+les traits de l'autre, comme le fait une claire
+fontaine, quand elle est calme, et quand ton ame est
+calme comme elle. Aime-nous, mon cher Caïn!
+Aime-toi à cause de nous, qui te chérissons tant!
+Vois comme il sourit! comme il étend ses bras,
+comme il arrête ses grands yeux bleus sur les tiens
+comme pour saluer son père, tandis que son petit
+corps s'agite et semble tressaillir de plaisir. Que
+nous parles-tu de peines? les chérubins qui n'ont
+pas d'enfans t'envieraient les joies de la paternité.
+Caïn! bénis-le! il n'a pas de parole pour te remercier,
+mais son cœur lui indique ta présence comme
+le tien la sienne.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Enfant, sois béni! si toutefois la bénédiction d'un
+mortel peut te garantir de la malédiction du serpent.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Elle le peut. Sans doute la fourberie d'un reptile
+ne peut l'emporter sur la bénédiction d'un père.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Oh! pour cela, j'en doute; toutefois, je le bénis.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Notre frère approche.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Ton frère Abel.</p>
+
+<p>(Entre Abel.)</p>
+
+<p class="mid">ABEL.</p>
+
+<p>Bonjour, Caïn! la paix de Dieu soit avec toi, mon
+frère.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Abel! salut!</p>
+
+<p class="mid">ABEL.</p>
+
+<p>Notre sœur m'a dit que tu avais voyagé avec un
+esprit, bien au-delà des limites que nous ne sommes
+pas habitués à franchir. Etait-il de ceux que nous
+avons déjà vus, auxquels nous avons parlé comme à
+notre père?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Non.</p>
+
+<p class="mid">ABEL.</p>
+
+<p>Pourquoi donc rester avec lui? c'est peut-être
+l'ennemi du Très-Haut.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Et l'ami de l'homme. Le Très-Haut, comme vous
+le nommez, le fut-il jamais?</p>
+
+<p class="mid">ABEL.</p>
+
+<p><i>Nous le nommons</i>! vos paroles sont étranges aujourd'hui.
+Adah, ma sœur, laisse-nous pour un instant:--nous
+voulons offrir un sacrifice.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Adieu, mon Caïn; mais auparavant, embrasse ton
+fils. Puisse le calme de son ame, et les pieux efforts
+d'Abel, te rendre à l'innocence et au bonheur!</p>
+
+<p>(Adah sort avec son enfant.)</p>
+
+<p class="mid">ABEL.</p>
+
+<p>Où as-tu été?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Je ne sais pas.</p>
+
+<p class="mid">ABEL.</p>
+
+<p>Quoi? ni ce que tu as vu?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Les morts, les immortels; les immenses, les tout-puissans,
+les inconcevables mystères de l'espace;
+--les univers sans nombre qui furent ou sont encore;--un
+abîme d'objets étourdissans, des soleils,
+des lunes et des terres roulant comme un tonnerre
+autour de moi; tout cela m'a rendu incapable de
+suivre une conversation mortelle: Abel, laisse-moi.</p>
+
+<p class="mid">ABEL.</p>
+
+<p>Tes yeux sont animés d'un éclat surnaturel; une
+rougeur surnaturelle couvre tes joues; un accent
+surnaturel exprime tes paroles.--Que signifie tout
+cela?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Cela signifie--je te prie, laisse-moi.</p>
+
+<p class="mid">ABEL.</p>
+
+<p>Non pas, jusqu'à ce que nous ayons prié et sacrifié
+ensemble.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Abel, je te prie, sacrifie seul.--Jéhovah t'aime
+bien.</p>
+
+<p class="mid">ABEL.</p>
+
+<p>Bien <i>tous les deux</i>, j'espère.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Mais toi le mieux. Peu m'importe pourquoi; tu
+as mieux trouvé grâce que moi: respecte-le donc,--mais
+respecte seul,--ou du moins sans moi.</p>
+
+<p class="mid">ABEL.</p>
+
+<p>Mon frère, je serais indigne d'être le fils de notre
+commun père, si je ne te respectais pas comme le
+premier-né, et si je ne te priais pas de te joindre à
+moi, de me précéder même dans les pieux sacrifices
+que nous offrons à Dieu:--c'est là ta place.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Je ne l'ai jamais réclamée.</p>
+
+<p class="mid">ABEL.</p>
+
+<p>Et c'est là ce qui m'afflige. Je t'en prie, consens
+à ce que je demande de toi. Ton ame semble oppressée
+de je ne sais quelle étrange illusion; cela te
+rendra le calme.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Non; rien ne peut me calmer désormais. Que
+dis-je, me <i>calmer</i>? jamais je n'ai senti le calme dans
+mon cœur, même dans le silence complet des élémens.
+Cher Abel, laisse-moi! ou permets-moi de ne
+pas troubler plus long-tems tes pieuses intentions.</p>
+
+<p class="mid">ABEL.</p>
+
+<p>Non, non: il faut que nous fassions ensemble
+notre devoir. Ne me repousse pas.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Puisqu'il le faut--eh bien donc, qu'ai-je à faire?</p>
+
+<p class="mid">ABEL.</p>
+
+<p>Choisis l'un de ces deux autels.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Choisis pour moi. Ils ne sont tous les deux, pour
+moi, que de la pierre et du gazon.</p>
+
+<p class="mid">ABEL.</p>
+
+<p>Cependant, choisis!</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Je l'ai fait.</p>
+
+<p class="mid">ABEL.</p>
+
+<p>C'est le plus élevé, celui qui te convenait le mieux,
+comme à l'aîné. Maintenant, prépare tes offrandes.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Et les tiennes, où sont-elles?</p>
+
+<p class="mid">ABEL.</p>
+
+<p>Les voici.--Les premiers-nés, les plus gras du
+troupeau:--c'est l'humble don d'un pasteur.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Je n'ai pas d'agneaux; mon sort est de creuser la
+terre: je ne puis offrir que ce qu'elle accorde à mes
+sueurs,--des fruits. (Il cueille des fruits.) Les voici dans
+leur fraîcheur, dans leur maturité.</p>
+
+<p class="stage1">(Ils dressent leurs autels, et allument une flamme au-dessous.)</p>
+
+<p class="mid">ABEL.</p>
+
+<p>Mon frère, tu es l'aîné; offre d'abord, avec le sacrifice,
+ta prière et tes actions de grâce.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Non.--Je n'ai pas l'habitude de cela;--donne-moi
+l'exemple, je le suivrai--comme je pourrai.</p>
+
+<p class="mid">ABEL, s'agenouillant.</p>
+
+<p>O Dieu! toi qui nous créas, et déposas dans nos
+narines le souffle de la vie; qui nous as béni, et qui,
+en dépit de la faute de notre père, as bien voulu ne
+pas perdre tous ses enfans, comme ils eussent été
+perdus, si ta justice n'eût pas été tempérée par la
+bonté dans laquelle tu te complais; toi qui nous accordas
+le pardon, comme un autre paradis, si on le
+compare à l'énormité de notre crime;--seul maître
+de la lumière, du bien, de la gloire, de l'éternité;
+sans qui tout serait mal, avec qui rien ne peut
+faillir, si ce n'est dans un but louable et prévu par
+ton impénétrable et toute-puissante bonté,--accepte
+le premier des prémices du troupeau de ton humble
+pasteur:--cette offrande n'est rien en elle-même;--et
+quelle offrande serait quelque chose auprès de
+toi?--Mais pourtant accepte-la, comme une action
+de grâce de celui qui la dépose à la face sublime de
+tes cieux, en inclinant son front jusque dans la poussière
+dont il est lui-même formé, pour mieux, et à
+jamais, rendre hommage à toi et à ton nom!</p>
+
+<p class="mid">CAÏN, demeuré debout.</p>
+
+<p>Esprit! quelque tu sois;--tout-puissant, il se
+peut;--bon, comme doivent l'être toutes tes créations;
+Jéhovah sur la terre, et Dieu dans le ciel! décoré
+d'autres noms encore, peut-être, car tes attributs
+semblent aussi multipliés que tes ouvrages: si
+les prières peuvent te rendre propice, reçois les
+miennes. Si tu dois être honoré par des autels, adouci
+par des sacrifices, accueille ceux que je te présente!
+Deux créatures viennent en ériger de concert vers
+toi. Si tu aimes le sang, l'autel du pasteur, qui fume
+à mes côtés, en a répandu devant toi, et les membres
+de ses agneaux, palpitans encore, élèvent vers
+les cieux un encens ensanglanté; ou si les fruits
+doux et parfumés de la terre, présentés devant toi,
+à la face du soleil qui les a mûris, peuvent t'agréer,
+en cela qu'ils sont aussi beaux encore que tu nous
+les as donnés, et semblent déposés ici plutôt pour
+témoigner de la beauté de tes ouvrages que pour attirer
+l'un de tes regards sur les nôtres; si l'autel
+privé de victimes et l'autel non rougi de sang peuvent
+obtenir tes faveurs, regarde le mien; et quant
+à celui qui l'éleva,--il est tel que tu l'as fait: il ne
+sait rien solliciter à genoux. S'il est méchant, frappe-le!
+tu es tout-puissant, et tu le peux;--qui pourrait
+en effet s'y opposer? S'il est bon, frappe ou
+épargne-le, comme il te plaira! puisque tout dépend
+de toi; puisque le bon et le mauvais sont eux-mêmes
+sans pouvoir, quand tu ne les soutiens pas. Que ta
+volonté elle-même soit juste ou partiale, je l'ignore;
+n'étant pas tout-puissant, ne pouvant juger la toute-puissance,
+mais seulement subir les arrêts, hélas!
+déjà trop cruellement subis!</p>
+
+<p class="stage1">(Le feu allumé sous l'autel d'Abel s'élève en colonne, et s'élance<br>
+lumineusement vers le ciel; un ouragan renverse l'autel de Caïn,<br>
+et disperse les fruits sur la terre.)</p>
+
+<p class="mid">ABEL, s'agenouillant.</p>
+
+<p>O mon frère, prie! Jéhovah est irrité contre toi.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Et pourquoi?</p>
+
+<p class="mid">ABEL.</p>
+
+<p>Tes fruits sont épars sur la terre.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Ils viennent de la terre; laisse-les y retourner:
+leur graine portera de nouveaux fruits avant l'été.
+Quant à ton offrande carnassière, elle plaît davantage;
+vois comme le ciel suce la flamme que le sang
+a engraissée.</p>
+
+<p class="mid">ABEL.</p>
+
+<p>Ne songe pas au succès de mon offrande; mais
+hâte-toi d'en préparer une autre, avant qu'il ne soit
+trop tard.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Je ne veux plus élever d'autels, ni souffrir qu'on
+en élève.--</p>
+
+<p class="mid">ABEL, se levant.</p>
+
+<p>Caïn! que prétends-tu?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Renverser ce lâche courtisan des nuages, cet enfumé
+réceptacle de tes sottes prières,--ton autel
+enfin, rougi du sang des faibles agneaux que leur
+mère a nourris de lait pour qu'ils fussent égorgés à
+ton Dieu.</p>
+
+<p class="mid">ABEL, le retenant.</p>
+
+<p>Tu ne le feras pas.--N'ajoute pas à des actions
+impies des paroles impies! N'ébranle pas l'autel,--il
+est sacré maintenant, par le bon plaisir de Jéhovah,
+puisqu'il en a daigné accepter les offrandes.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p><i>Son plaisir</i>! Le met-il donc, ce plaisir, dans le parfum
+des chairs pantelantes et du sang encore bouillant?
+dans le bêlement des mères désolées, qui redemandent
+leurs expirans nourrissons? dans l'agonie
+des tristes et innocentes victimes sous le couteau sacré?
+Va-t'en! aussi bien ce trophée sanglant n'épouvantera
+pas long-tems le soleil, et ne restera pas la
+honte de la création.</p>
+
+<p class="mid">ABEL.</p>
+
+<p>Mon frère, arrête-toi. Tu ne veux pas employer
+la violence contre mon autel; si tu en es jaloux, il
+est à toi: consomme-s-y un autre sacrifice.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Un autre sacrifice? Va-t'en, ou ce sacrifice peut
+en effet--</p>
+
+<p class="mid">ABEL.</p>
+
+<p>Que veux-tu dire?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Va--va-t'en.--Ton Dieu, n'est-ce pas, aime
+le sang?--songe-s-y.--Va-t'en avant qu'il n'y
+en ait <i>davantage</i>!</p>
+
+<p class="mid">ABEL.</p>
+
+<p>Je me place, en son divin nom, entre toi et l'autel
+qui l'a sanctifié.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Si tu te chéris toi-même, recule, jusqu'à ce que
+j'aie rendu ce gazon à son sol naturel;--autrement--</p>
+
+<p class="mid">ABEL, le retenant.</p>
+
+<p>J'aime Dieu bien plus que la vie.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN. Il le frappe sur les tempes, avec l'un des tisons qu'il enlève
+de l'autel.</p>
+
+<p>Offre donc à ton Dieu le sacrifice de ta vie, puisqu'il
+aime ceux de ce genre.</p>
+
+<p class="mid">ABEL. Il tombe.</p>
+
+<p>Qu'as-tu fait, mon frère?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Frère?</p>
+
+<p class="mid">ABEL.</p>
+
+<p>O Dieu! reçois ton serviteur, et pardonne à son
+assassin; il n'a pas su ce qu'il faisait.--Caïn,
+donne, donne-moi ta main, et dis à la pauvre Zillah--</p>
+
+<p class="mid">CAÏN, après un instant de stupeur.</p>
+
+<p><i>Ma</i> main! elle est rouge, et du--de quoi? (Long
+silence. Il jette les yeux autour de lui.) Où suis-je? Seul! Où
+est Abel? où Caïn? Se peut-il que je sois Caïn? Mon
+frère, réveille-toi!--Pourquoi restes-tu couché sur
+l'herbe? ce n'est pas l'heure du sommeil.--Pourquoi
+si pâle?--qu'as-tu?--ce matin, tu étais plein
+de vie! Abel! ah! je t'en prie, ne te joue pas de
+moi! Je t'ai frappé trop fort, mais non pour toujours!
+Pourquoi as-tu voulu me résister? C'est un
+jeu! tu veux m'épouvanter.--Un coup--un seul
+coup!--Remue,--oh! remue--une seule fois;--oui,
+comme cela!--bien!--tu respires! souffle
+sur moi! O Dieu! Dieu!</p>
+
+<p class="mid">ABEL, d'une voix mourante.</p>
+
+<p>Qui parle ici de Dieu?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Ton meurtrier.</p>
+
+<p class="mid">ABEL.</p>
+
+<p>Alors,--puisse Dieu lui pardonner! Caïn, console
+la pauvre Zillah;--elle n'a plus maintenant
+qu'un frère. (Il expire.)</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Et moi, plus! Qui m'a enlevé le mien,--mon
+frère?--Ses yeux sont ouverts! donc il n'est pas
+mort! La mort ressemble au sommeil,--et le sommeil
+ferme nos paupières. Ses lèvres aussi sont ouvertes;
+il respire donc! et pourtant je ne le sens
+pas.--Son cœur!--son cœur!--que je voie s'il
+bat.--Il me semble:--non!--non!--c'est une
+illusion; il faut que je sois passé dans un autre
+monde pire que le premier. La terre tourne autour
+de moi:--qu'est-ce cela? de l'eau! (Il porte la main
+à son front, puis la regarde.) Pourtant, il ne pleut pas! C'est
+du sang!--le sang de mon frère, le mien lui-même,
+et répandu par moi! Qu'a de commun encore avec
+moi la vie, puisque j'ai pris celle de ma propre
+chair? Non, il ne peut être mort!--Est-ce la mort
+que le silence? Non; il s'éveillera: je vais attendre
+à ses côtés. Se pourrait-il que la vie fût assez fragile
+pour être si facilement anéantie?--Depuis, il m'a
+parlé;--que lui dirai-je maintenant?--Mon frère!--non;
+il ne répondra pas à ce nom: les frères ne
+se frappent pas l'un l'autre. Cependant--encore--parle-moi,
+Abel! Un mot, un seul mot encore de
+ta douce voix, pour m'aider à supporter le bruit de
+la mienne!</p>
+
+<p class="stage1">(Entre Zillah.)</p>
+
+<p class="mid">ZILLAH.</p>
+
+<p>J'ai cru entendre un son douloureux; qu'est-ce
+donc? c'est Caïn; il veille auprès de mon époux.
+Que fais-tu là, mon frère? Est-ce qu'il dort?--O
+ciel! que signifie cette pâleur et ce flot?--Non!
+non! ce n'est pas du sang; qui l'aurait répandu, ce
+sang? Abel! qu'y a-t-il?--qui t'a fait cela? Il ne
+remue pas; il ne respire pas; ses mains tombent sur
+les miennes, froides et insensibles comme les pierres!
+Ah! cruel Caïn! n'as-tu pu le garantir à tems de
+cette violence? Quel qu'ait été l'agresseur, un étranger
+lui-même se serait placé entre lui et le meurtrier!
+Mon père!--Ève!--Adah!--venez, approchez!
+la mort est dans le monde!</p>
+
+<p class="stage1">(Zillah sort en appelant ses parens.)</p>
+
+<p class="mid">CAÏN, seul.</p>
+
+<p>Dans le monde!--Et qui l'y a introduite? moi!--moi
+qui abhorre tellement ce nom de mort, que
+lui seul empoisonnait toute ma vie avant que je connusse
+son aspect.--Je l'ai conduite ici; j'ai livré
+mon frère à ses froids et terribles embrassemens,
+comme si, sans mon aide, elle n'eût pas assez haut
+réclamé ses droits inexorables! Du moins, je suis
+éveillé,--un rêve douloureux m'a rendu fou;--mais
+lui, il ne s'éveillera donc plus!</p>
+
+<p class="stage1">(Entrent Adam, Ève, Adah et Zillah.)</p>
+
+<p class="mid">ADAM.</p>
+
+<p>Une voix de douleur, celle de Zillah, m'a conduit
+ici.--Que vois-je? Est-il vrai?--Mon fils!--mon
+fils! Femme, voilà l'ouvrage du serpent;
+voilà ton ouvrage!</p>
+
+<p class="mid">ÈVE.</p>
+
+<p>Oh! ne parle pas ainsi: l'aiguillon du serpent est
+dans mon cœur. Abel! mon bien-aimé! C'est un châtiment,
+Jéhovah, au-dessus du crime, de <i>l</i>'avoir enlevé
+à sa mère!</p>
+
+<p class="mid">ADAM.</p>
+
+<p>Quel est le coupable de ce crime?--Parle, Caïn;
+tu étais présent. Est-ce quelqu'un de ces anges ennemis
+qui ne marchent pas avec Jéhovah? quelque
+sauvage et féroce habitant des bois?</p>
+
+<p class="mid">ÈVE.</p>
+
+<p>Ah! une lumière livide me pénètre comme un
+éclat de foudre! ce tison lourd et sanglant arraché
+de l'autel, noirci par la fumée, et rougi du--</p>
+
+<p class="mid">ADAM.</p>
+
+<p>Parle, mon fils! parle; et malheureux comme
+nous le sommes, assure-nous que nous ne sommes
+pas plus déplorables encore.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Parle, Caïn! et dis que ce n'est pas <i>toi</i>!</p>
+
+<p class="mid">ÈVE.</p>
+
+<p>C'est lui. Je le vois maintenant;--il baisse la
+tête; il cache ses yeux féroces de ses mains rouges
+de sang.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Ma mère, tu l'outrages;--et toi, Caïn, éclaircis
+donc cette horrible accusation que nos parens, dans
+leur désespoir, font peser sur toi.</p>
+
+<p class="mid">ÈVE.</p>
+
+<p>Écoute, Jéhovah! Puisse l'éternelle malédiction
+du serpent être sur lui! elle est faite pour sa race
+plutôt que pour nous. Puissent tous ses jours être
+désolés! puisse--</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Arrête! c'est ton fils; ne le maudis pas, ma mère:
+ne le maudis pas, mère! il est mon frère, mon
+époux.</p>
+
+<p class="mid">ÈVE.</p>
+
+<p>Il t'a enlevé ton frère!--Zillah, il t'a ravi ton
+époux:--pour moi, <i>plus de fils</i>!--A jamais je le
+maudis; je renonce à le voir! Tous les liens sont
+rompus entre nous, comme lui-même a rompu ceux
+de la nature.--O mort, mort! pourquoi ne m'as-tu
+pas prise, moi à laquelle tu fus d'abord infligée?
+Qu'attends-tu encore?</p>
+
+<p class="mid">ADAM.</p>
+
+<p>Ève, prends garde que ta douleur, hélas! trop légitime,
+ne te conduise à l'impiété. Une douloureuse
+destinée nous a été prédite; maintenant qu'elle commence,
+il faut la supporter de manière à prouver à
+notre Dieu que nous sommes entièrement soumis à
+sa sainte volonté.</p>
+
+<p class="mid">ÈVE, désignant Caïn.</p>
+
+<p><i>Sa volonté</i>!--c'est celle de cet esprit incarné de
+mort, que j'ai mis sur la terre pour y faire entrer
+la mort. Puissent toutes les malédictions de la vie
+peser sur lui! ses tourmens le chasser au fond des
+déserts, comme les nôtres nous ont chassés d'Éden,
+jusqu'à ce que ses enfans lui rendent ce qu'il a donné
+à son frère! Que jour et nuit le glaive et les ailes
+des chérubins le poursuivent;--que les serpens se
+dressent sous ses pas!--que les fruits de la terre
+deviennent cendre dans sa bouche! que les feuilles
+dont il entoure sa tête pour reposer soient le séjour
+des scorpions! qu'il rêve sans cesse de son innocente
+victime! que ses veilles ne soient qu'un autre rêve
+prolongé de mort! que les claires fontaines se tournent
+en sang dès qu'il voudra les souiller de l'impur
+contact de ses lèvres avides! que les élémens
+reculent ou se transforment devant lui! qu'il vive
+au sein de l'agonie qui accompagnera les derniers
+instans des autres hommes! et que la mort soit pour
+lui, qui le premier l'introduisit dans le monde, quelque
+chose de pire que la mort! Va-t'en, fratricide!
+Désormais ton nom, le mot Caïn, sera pour le genre
+humain un objet d'horreur, même pour ceux dont
+tu dois être le père! Que l'herbe se dessèche sous
+tes pieds! que les bois te refusent leur abri, la terre
+une couche, la poussière une tombe, le soleil ses
+rayons et le ciel son Dieu!</p>
+
+<p class="stage1">(Ève sort.)</p>
+
+<p class="mid">ADAM.</p>
+
+<p>Caïn! éloigne-toi: nous ne pouvons plus demeurer
+ensemble. Fuis! laisse le mort à mes soins;--désormais
+je suis seul:--nous ne nous reverrons
+plus.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>O mon père! ne le quitte pas ainsi. Ne va pas
+ajouter à la terrible malédiction d'Ève sur sa tête!</p>
+
+<p class="mid">ADAM.</p>
+
+<p>Je ne le maudis pas: son esprit est sa malédiction.
+Viens, Zillah!</p>
+
+<p class="mid">ZILLAH.</p>
+
+<p>Je dois veiller sur le corps de mon époux.</p>
+
+<p class="mid">ADAM.</p>
+
+<p>Nous reviendrons quand celui qui nous a préparé
+ce douloureux devoir aura disparu. Viens, Zillah!</p>
+
+<p class="mid">ZILLAH.</p>
+
+<p>Auparavant un baiser sur cette pâle figure, sur
+ces lèvres autrefois si animées.--O mon cœur!
+mon cœur!</p>
+
+<p class="stage1">(Adam et Zillah sortent en pleurant.)</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Caïn! vous avez entendu; il faut nous éloigner.
+Je suis prête, nos enfans aussi! Je porterai Énoch,
+et vous sa sœur. Partons avant que le soleil ne tombe,
+et n'attendons pas l'obscurité de la nuit pour traverser
+le désert.--Eh bien! parle, parle-moi, <i>moi</i>--qui
+suis à toi.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Laisse-moi!</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Pourquoi? tout le monde t'a quitté.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Et que tardes-tu de te réunir à eux? Ne crains-tu
+pas de rester avec l'auteur d'une pareille action?</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Après la crainte de t'abandonner, il n'en est pas
+de plus grande pour moi que celle que m'inspire le
+crime qui te prive d'un frère. Je n'en dois pas parler:--c'est
+entre toi et le Tout-Puissant.--</p>
+
+<p class="mid">UNE VOIX D'EN HAUT.</p>
+
+<p>Caïn! Caïn!</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Entends-tu cette voix?</p>
+
+<p class="mid">LA VOIX D'EN HAUT.</p>
+
+<p>Caïn! Caïn!</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Elle retentit comme celle d'un ange.</p>
+
+<p class="stage1">(Entre l'ange du Seigneur.)</p>
+
+<p class="mid">L'ANGE.</p>
+
+<p>Où est ton frère Abel?</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Suis-je donc le gardien de mon frère?</p>
+
+<p class="mid">L'ANGE.</p>
+
+<p>Caïn! qu'as-tu fait? La voix du sang de ton frère
+crie de la terre vers le Seigneur!--Maintenant, tu
+es maudit de la terre, qui vient d'ouvrir sa bouche
+pour boire le sang versé par ta main fratricide. Désormais,
+quand tu creuseras la terre, elle demeurera
+stérile; tu resteras fugitif et vagabond dans le
+monde!</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Le châtiment est au-delà de ses forces. Vois! tu
+lui dérobes la face de la terre; il reste privé de la
+face de Dieu. Vagabond et fugitif, il arrivera que
+ceux qui le trouveront le tueront.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Que ne le peuvent-ils! Mais où sont ceux qui me
+tueront? où sont-ils sur cette terre encore déserte et
+inhabitée?</p>
+
+<p class="mid">L'ANGE.</p>
+
+<p>Tu as tué ton frère, qui te garantira de ton fils?</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Ange de lumière! sois miséricordieux; ne dis pas
+que mon sein déchiré nourrisse maintenant dans
+mon fils un meurtrier, un meurtrier de son père.</p>
+
+<p class="mid">L'ANGE.</p>
+
+<p>Il ne ferait que suivre les traces de Caïn. Le lait
+d'Ève n'a-t-il pas nourri celui que tu vois maintenant
+noyé dans le sang? Le fratricide peut bien engendrer
+le parricide;--mais il n'en sera pas ainsi.
+--Le Seigneur, ton Dieu et le mien, m'a commandé
+d'imprimer son sceau sur Caïn, pour qu'il puisse
+errer en sûreté. Qui tuera Caïn attirera sur sa tête
+une punition sept fois plus forte. Approche!</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Que veux-tu de moi?</p>
+
+<p class="mid">L'ANGE.</p>
+
+<p>Marquer sur ton front l'affranchissement du crime
+que tu as commis toi-même.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Non, laisse-moi mourir!</p>
+
+<p class="mid">L'ANGE.</p>
+
+<p>Cela ne peut être.</p>
+
+<p class="stage1">(L'ange imprime une marque sur le front de Caïn.)</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Je sens mon front brûlé, mais ce n'est rien auprès
+du feu intérieur; que faut-il encore? accable-moi de
+tout ce que je puis supporter.</p>
+
+<p class="mid">L'ANGE.</p>
+
+<p>Tu as été sombre et farouche dès le sein de ta
+mère, semblable à la terre que tu as jusqu'à présent
+creusée; mais celui que tu as immolé était doux comme
+les troupeaux qu'il paissait.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Je fus enfanté trop tôt après la chute; l'esprit de
+ma mère était encore fasciné par le serpent, et mon
+père pleurait encore sur Éden. Je suis ce que je suis;
+je n'ai pas demandé la vie; je ne me la suis pas
+donnée moi-même. Que ne puis-je seulement de mon
+sang racheter celui--et pourquoi pas? Qu'Abel
+renaisse, et que je sois rayé du livre de vie! Ainsi
+l'existence sera rendue par Dieu au bien-aimé de
+Dieu, et je perdrai un don qui n'eut jamais d'attrait
+pour moi.</p>
+
+<p class="mid">L'ANGE.</p>
+
+<p>Qui pourrait anéantir le meurtre? ce qui est fait
+est fait. Éloigne-toi! accomplis tes jours! et puissent
+tes actions ne pas ressembler à celle que tu
+viens de commettre!</p>
+
+<p class="stage1">(L'ange disparaît.)</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Il est parti; éloignons-nous. J'entends les cris de
+notre petit Énoch dans son berceau.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Ah! il ignore pourquoi il pleure! et moi qui répandis
+le sang, je ne puis répandre de larmes; mais
+les quatre rivières ne pourraient laver mon ame<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a>
+<a href="#footnote35"><sup class="sml">35</sup></a>.
+Crois-tu que mon fils puisse jamais me regarder?</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote35"
+name="footnote35"><b>Note 35: </b></a><a href="#footnotetag35">
+(retour) </a> Les quatre rivières qui entouraient l'Éden, les seules, par conséquent,
+que connût Caïn sur la terre.</blockquote>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Si je croyais qu'il ne le voulût pas, je voudrais--</p>
+
+<p class="mid">CAÏN, l'interrompant.</p>
+
+<p>Non, non! plus de menace: nous en avons trop
+subi. Va prendre ton enfant; je vous suivrai.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Je ne te laisse pas seul avec le mort; quittons ces
+lieux ensemble.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>O toi, image inanimée et toujours présente! toi
+dont le sang doit voiler de deuil la terre et les cieux!
+J'ignore ce que tu es <i>maintenant</i>! mais si <i>tu</i> vois ce
+que <i>je</i> suis, je crois que tu me pardonnes ce que ne
+pardonnera jamais ni ton Dieu ni mon propre cœur.--Adieu!
+je ne dois, je n'ose toucher ce que j'ai
+fait. Je sortis des mêmes entrailles que toi; j'ai sucé
+le même sein; je t'ai souvent pressé dans mes bras;
+souvent nos jeux enfantins se confondirent; et voilà
+que je ne puis plus t'approcher, que je n'ose pas
+même faire pour toi ce que tu aurais fait pour moi:--réunir
+tes membres dans leur tombeau,--le
+premier tombeau creusé pour les mortels. Mais ce
+tombeau, qui l'a creusé? O terre! ô terre! voilà le
+trésor que je dépose dans ton sein, en récompense
+de tous ceux que j'ai reçus de toi.--Au désert maintenant!</p>
+
+<p class="stage1">(Adah s'incline, et baise le corps d'Abel.)</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Cruelle et prématurée fut ta mort, ô mon frère!
+et moi seule, de tous ceux qui pleurent sur toi, je
+ne puis verser de larmes. Mon devoir est désormais
+de sécher des pleurs, et non pas d'en répandre.
+Mais pourtant, de tous ceux qui gémissent, nul ne
+gémit comme moi, non-seulement sur toi, mais sur
+celui qui t'a frappé. Allons, Caïn! je supporterai la
+moitié de ton fardeau.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Nous marcherons à l'orient d'Éden; cette ligne
+est plus désolée: elle me convient davantage.</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>Marche le premier! tu seras mon guide, et puisse
+être le tien notre Dieu! Allons chercher nos enfans.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Celui qui repose ici n'en avait pas; j'ai tari la
+source d'une race vertueuse qui eût bientôt charmé
+les nœuds d'une union récente. Hélas! en les joignant plus
+tard aux enfans d'Abel, la dureté de mon
+naturel se fût adoucie chez eux! Abel!</p>
+
+<p class="mid">ADAH.</p>
+
+<p>La paix soit avec lui.</p>
+
+<p class="mid">CAÏN.</p>
+
+<p>Mais avec <i>moi</i>!--</p>
+
+<p class="stage1">(Ils sortent.)</p>
+
+<p>FIN DE CAÏN.</p>
+
+<br><br><br>
+
+<h1>L'ILE,</h1>
+
+<h5>OU</h5>
+
+<h3>CHRISTIAN ET SES CAMARADES.</h3>
+
+<br><br><br>
+
+<h4>AVERTISSEMENT.</h4>
+
+<p>Le morceau suivant est fondé en partie sur la relation du soulèvement
+de l'équipage <i>la Bonté</i>, dans les mers du Sud, en 1789, et en partie
+sur la <i>Relation des îles Tonga</i>, par Marnier.</p>
+<br><br>
+<h3>Chant Premier.</h3>
+<br>
+<p>1. L'instant de la veille matinale était arrivé. Le
+vaisseau avançait avec grâce, traçant sur les flots
+un sentier mobile. La vague entr'ouverte par la
+proue se courbait en sillons complaisans devant la
+majestueuse charrue. L'onde immense embrassait
+toute la perspective, et derrière s'évanouissaient
+maints rivages de la Mer du Sud. La nuit paisible,
+déjà nuancée d'argent, opposait encore sa mourante
+obscurité aux atteintes de l'aube naissante. Les dauphins,
+avertis de l'approche du jour, s'élançaient
+au-dessus des flots, comme pour aspirer plus tôt ses
+premières lueurs. Les étoiles détournaient de l'océan
+leurs scintillans regards, et disparaissaient devant
+une clarté plus radieuse. La voile reprenait sa blancheur
+naguère obscurcie; une brise rafraîchissante
+glissait sur les vents. Déjà même la pourpre de l'Océan
+annonçait la venue du soleil;--mais un coup
+sera tenté avant qu'il n'apparaisse.</p>
+
+<p>2. Le vaillant chef dormait dans sa cabine, confiant
+dans ceux qui faisaient la veille. Il rêvait des
+rivages désirés de la vieille Angleterre, de ses travaux
+récompensés, de ses dangers évanouis; son
+nom était ajouté à la liste glorieuse de ceux qui
+avaient visité les pôles, séjour des orages. Le plus
+difficile était passé, rien ne pouvait justifier de
+nouvelles inquiétudes; pourquoi donc le sommeil
+avait-il pour lui des dangers? Hélas! son tillac était
+foulé par un pied indiscipliné; des mains plus inhabiles
+voulaient diriger la voile du vaisseau; de jeunes
+cœurs, languissant après je ne sais quelle île
+favorisée du soleil, où l'été dure toute l'année, où
+les femmes sourient pendant tout l'été; des hommes
+éloignés de leur patrie, et qui, trop long-tems voyageurs,
+n'avaient jamais revu la maison natale, ou
+l'avaient trouvée toute changée, et demi-barbare,
+préféraient une fraîche et douce grotte sauvage à
+l'incertitude des flots.--Puis le souvenir des fruits
+savoureux que donnait une terre incultivée; des forêts
+qui ne connaissaient d'autres sentiers que ceux
+qu'ils y frayèrent; des champs sur lesquels l'abondance
+étendait sa corne fortunée; des terres, domaine
+commun et indépendant d'un seul possesseur.....
+Puis le vœu que les siècles n'ont jamais
+étouffé dans le cœur de l'homme--de ne connaître
+d'autre maître que sa volonté; la terre offrant à sa
+surface des mines non exploitées; la liberté qu'on
+y trouvait d'appeler chaque grotte sa propre demeure;
+ce jardin commun ouvert devant tous les pas,
+où la nature traite en tendre mère tout un peuple
+charmé des délices du désert; leurs coquillages, leurs
+fruits, seule opulence qu'ils connaissent; leurs canots
+toujours retenus à l'entour des rivages; leur
+chasse, leur gibier, leurs armes, leur aspect enfin
+si étrange aux yeux d'un Européen:--tels étaient
+les objets et la contrée qui réveillaient les désirs de
+ces marins,--désirs qu'ils devaient chèrement
+expier.</p>
+
+<p>3. Debout, brave Bligh! l'ennemi est à la porte!
+debout! debout!--Hélas! il est trop tard! derrière
+ta case se tient le féroce rebelle proclamant
+déjà le règne de la rage et de la terreur. Tes membres
+sont enchaînés, la baïonnette touche ton sein,
+les mains qui tremblaient à ta voix te saisissent;
+traîné sur le tillac, tu ne verras plus l'obéissant
+gouvernail ou la voile attentive attendre tes ordres
+pour suivre une direction, ou se développer; cet
+esprit sauvage qui voudrait étouffer à force de délire
+le sentiment de sa révolte, fait briller autour de
+toi les yeux encore étonnés de ceux qui redoutent le
+chef qu'ils sacrifient: car jamais l'homme ne peut
+étourdir le cri de la conscience, s'il ne porte à ses
+lèvres la coupe passionnée de la rage.</p>
+
+<p>4. C'est en vain que, bravant l'œil de la mort, ta
+poitrine menacée implore ceux de tes compagnons
+restés loyaux:--ils ne viennent pas; ils sont rares:
+il faut qu'ils consentent à ce qu'applaudissent des
+cœurs plus indociles. En vain tu cherches la cause:
+la malédiction est leur seule réponse, ou la menace
+de quelque chose de pire. A tes yeux brille le poignard
+homicide; sur ta gorge reste suspendue la
+baïonnette effilée; les mousquets chargés t'environnent,
+et semblent prêts à terminer tes jours. Tu les
+y encourages, en leur criant: Feu! Mais des cœurs
+impitoyables admirent encore, et quelque souvenir
+de leur ancien respect les arrête, plutôt que la voix
+méconnue de leurs devoirs; ils ne voudraient pas
+perdre leur ame en répandant le sang: ils préfèrent
+t'abandonner à la merci des flots.</p>
+
+<p>5. «Disposez la chaloupe!» c'est le cri du nouveau
+chef; et qui jamais osa dire <i>non</i> à la révolte
+dans la première impétuosité de son ivresse, dans
+les saturnales d'un pouvoir inattendu? La chaloupe
+est disposée avec tout l'empressement de la haine;
+et déjà de légères planches te séparent seules de l'abîme
+qui doit t'engloutir; de faibles provisions te
+promettent une fin que leurs mains te refusent: c'est
+justement ce qu'il faut d'eau et de pain pour garantir
+quelques jours le moribond de la mort; de plus,
+quelques cornes, un peu de toile, des livres, unique
+trésor des hermites de l'Océan; quelques cordages
+sont ensuite ajoutés, aux instances de ceux
+qui n'espéraient plus pour toi que dans l'air et les
+flots; puis enfin ce mobile et tremblant vassal des
+pôles, cette aiguille sensible, ame de la navigation.</p>
+
+<p>6. Et maintenant, le chef élu par lui-même juge
+à propos d'étouffer le premier sentiment de son
+crime; il réveille ainsi ses compagnons:--«A
+boire!» tant il craint que la passion ne cède bientôt
+à la voix de la raison! «De l'eau-de-vie pour les
+héros!» Ainsi jadis s'était écrié Burke;--et sans
+doute cette liqueur peut conduire à la gloire. Nos
+héros partagèrent cette opinion; au milieu de bruyans
+applaudissemens, ils vidèrent la coupe. Huzza!
+huzza! Otaïti! tel fut leur cri; étrange exclamation
+de la part des fils de la révolte! Comment cette île
+délicieuse, cette terre chérie de la nature, des cœurs
+aimans, des fêtes sans périls, des mœurs aimables,
+étrangères à l'art, cette opulence commune, cet
+amour sans inquiétude; comment tout cela pouvait-il
+avoir des charmes pour de grossiers marins ballottés
+sous leurs mâts par chaque souffle de vent? Et
+maintenant, par quels nouveaux crimes se préparent-ils
+à réaliser les vains désirs de la vertu, le repos?
+Hélas! telle est notre nature! notre but est le
+même à tous, seulement nous suivons des routes diverses;
+nos moyens, notre naissance, notre pays,
+notre gloire, notre fortune, nos goûts, tout cela est
+plus puissant sur notre faible poussière que tout ce
+qui est en dehors du misérable cercle de notre
+égoïsme. Cependant murmure encore au-dedans de
+nous-mêmes une faible voix troublant le silence de
+l'intérêt ou le tumulte de la gloire; quelle que soit
+notre foi, quelque terre que nous foulions, Dieu
+fait toujours entendre son oracle, la conscience de
+l'homme!</p>
+
+<p>7. La chaloupe est chargée du brave et triste petit
+nombre demeuré fidèle au chef; quelques-uns,
+restés sur le tillac du vaisseau--maintenant jouet
+d'un moral naufrage--faisaient des vœux tardifs
+pour partager le sort d'un capitaine que leurs yeux
+voyaient s'éloigner; d'autres calculaient pour lui de
+nouveaux malheurs, plaisantaient à la vue lointaine
+de sa faible voile, à l'idée de cette faible barque,
+si fragile et si chargée. Oh! combien il est plus assuré,
+plus tranquille, le tendre nautile<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a>
+<a href="#footnote36"><sup class="sml">36</sup></a>, pilote maritime
+de sa couche imperceptible, la fée, le génie
+de la mer. Lui, quand l'ouragan siffle et jaillit en
+éclairs sur les ondes, demeure en sûreté,--son port
+est dans la ville,--il triomphe sur les <i>armadas</i> du
+genre humain, qui ébranlent le monde, et fléchissent
+sous la verge des vents.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote36"
+name="footnote36"><b>Note 36: </b></a><a href="#footnotetag36">
+(retour) </a> Espèce de coquillage.</blockquote>
+
+<p>8. Quand tout fut prêt sur le vaisseau, qui maintenant
+avouait un révolté pour son maître,--un matelot,
+moins endurci que ses compagnons, témoigna
+cette pitié inutile, faite seulement pour irriter le
+malheur. D'un regard inquiet, il veillait sur les mouvemens
+de son ancien chef, et cherchait même, à
+force de signes, à lui exprimer son compatissant repentir.
+Déjà même il avançait un humide flacon
+jusqu'à ses lèvres arides et desséchées; mais bientôt,
+observé lui-même, ce gardien fut éloigné, et la pitié
+cessa de percer le nuage que la sédition étendait
+autour du brave chef. Alors s'approcha l'audacieux
+et sombre jeune homme que, pour son malheur,
+avait trop aimé le capitaine; il s'écria, en désignant
+la chaloupe abandonnée: «Partez! tout retard coûterait
+la vie!» Et pourtant, même en ce dernier instant,
+il n'avait pas étouffé toute sympathie. Un mot
+pouvait encore ramener le remords dans cette ame
+violente et passionnée; et ce que les autres ne soupçonnaient
+pas, la victime put le reconnaître. Quand
+Bligh, avec un ton de reproche amer, lui demanda
+qu'était devenu le souvenir des anciens bienfaits;--qu'étaient
+devenues ses espérances d'une gloire
+supérieure à celle des mille écussons pompeux de la
+Grande-Bretagne? ses lèvres tremblantes semblèrent
+céder devant une force invincible. «C'est cela! c'est
+cela! prononça-t-il; je suis damné! damné!» Il
+n'en dit pas davantage; mais, poussant dans sa barque
+son maître, il le confia au faible esquif. Sa langue
+ne put articuler d'autres accens; mais combien
+d'idées dans ses brusques adieux!</p>
+
+<p>9. Le large soleil des régions arctiques s'élevait
+sur les ondes; la brise tantôt s'engouffrait, tantôt
+ressortait de ses humides grottes. Son aile capricieuse
+s'éloignait, puis revenait effleurer les sillons
+de l'Océan, comme les cordes d'une harpe éolienne.
+D'une rame désespérée et presque silencieuse, déjà
+l'esquif se creusait un chemin redouté vers une roche
+à peine visible, qui dressait, comme un lointain
+nuage, son front au-dessus des flots. La chaloupe et
+le vaisseau ne se réuniront plus! mais ce n'est pas
+à moi de dire les infortunes de Bligh, leurs dangers
+continuels, leurs rares espérances; leurs jours de
+péril, leurs nuits de désespoir; leur courage toujours
+le même, quand il semblait le plus inutile; la
+famine dévorante, rendant un fils méconnaissable à
+l'œil même de sa mère; les autres maux, assez horribles
+pour faire trêve à la faim, jusqu'à ce qu'elle
+n'eût plus sur eux de prise; les fureurs et les égards
+de la mer, tantôt les couvrant de son abîme, tantôt
+les laissant briser de leurs rames fatiguées les vagues
+qui ne cédaient qu'à tous leurs efforts réunis.--Une
+fièvre continue, une soif sèche, qui leur faisait
+saluer, comme un bonheur, les nuages qui glaçaient
+leurs os nus, savourer avec délices la froide
+humidité des nuits orageuses, et presser avidement
+la toile tendue sur leur tête, pour recueillir quelques
+gouttes de pluie. Il leur fallut fuir mainte horde
+sauvage, pour redemander un asile plus sûr encore
+aux flots impitoyables. Et pourtant, il fut accordé à
+ces spectres animés de raconter leurs dangers passés,
+et des angoisses telles que jamais les annales
+de l'humide abîme n'en avaient retracées, pour arracher
+de la terreur aux hommes, aux femmes des
+larmes.</p>
+
+<p>10. Laissons-les à leur destin, il ne sera ignoré
+ni impuni. La justice aura son jour; la discipline
+violée prendra leur défense, et la marine insultée
+proclamera le cri des lois. Nous allons suivre les pas
+du rebelle, qu'une vengeance éloignée ne saurait
+épouvanter. Arrière! arrière! sur les vagues! ses
+yeux reverront la baie désirée; et les rivages heureux
+où les lois ne sont pas connues recevront les
+matelots mis hors la loi de leur pays.--La nature,
+et cette déesse de la nature--la femme--les rappelle
+vers une terre où rien, sauf leur conscience,
+ne songera à les accuser; où tout le monde jouit
+sans querelle des biens de la terre; où le pain lui-même
+est cueilli comme un fruit<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a>
+<a href="#footnote37"><sup class="sml">37</sup></a>; où nul ne séquestre
+pour lui seul les champs, les forêts, les rivières:--âge
+sans or, où ce métal ne trouble pas
+les songes, et n'a pas, ou n'avait pas alors, envahi
+ces rivages. Depuis, l'Europe y porta ses vastes connaissances,
+ses coutumes, ses mœurs, mais au prix
+d'une multitude de vices qu'elle enseigna aux fils de
+ces contrées. Mais loin de nous ces images! Voyons
+les insulaires tels qu'ils étaient; bons par les leçons
+de la nature, vicieux sous ses inspirations. <i>Huzza</i>!
+<i>Otaïti</i>! tel fut le cri lancé d'un commun accord par
+le rapide vaisseau. La brise s'élève; la voile, naguère
+détendue, et maintenant gonflée, précède joyeusement
+le souffle des vents. En plus rapides rubans se
+pressent les ondes autour du vaisseau; la vague
+jaillit plus haute sous les coups de la proue. Ainsi
+<i>l'Argo</i> soulevait-il la virginale écume de l'Euxin;
+mais ceux qu'il portait jetaient vers leurs foyers un
+regard de regret:--ceux-là renoncent pour jamais
+à la leur, et leur barque rebelle s'en éloigne aussi
+rapidement que le corbeau en s'envolant de l'arche
+sainte. Et pourtant leur projet est d'aller partager
+de nouveau le nid de la colombe, et de courber
+sous le joug de l'amour leur front indomptable.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote37"
+name="footnote37"><b>Note 37: </b></a><a href="#footnotetag37">
+(retour) </a> <i>L'arbre à pain</i>, si fameux, et que l'expédition du capitaine Bligh
+avait pour but de transplanter.</blockquote>
+
+<br><br>
+<h3>Chant Deuxième.</h3>
+<br>
+<p>1. Combien doux étaient les chants de Toobonai,
+alors que le soleil d'été descendait sur la baie de corail<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a>
+<a href="#footnote38"><sup class="sml">38</sup></a>!
+Viens, disaient les jeunes filles; avançons vers
+le plus frais ombrage de l'îlette: nous y écouterons
+le ramage des oiseaux! la colombe des bois enverra,
+du milieu des arbres, son roucoulement, semblable
+à la voix des dieux partie de Bolotoo; nous cueillerons
+les fleurs qui naissent sur la couche des morts:
+les plus fraîches s'élèvent où repose la tête des guerriers.
+Nous nous assiérons en face du crépuscule;
+nous verrons les suaves rayons de la lune glisser au
+travers des branches du tooa, et le bruissement léger
+de leurs soupirs charmera nos oreilles, quand
+nous nous reposerons sous leur abri. Ou bien gravissons
+le précipice: nous contemplerons les flots
+venant combattre le gigantesque rocher, qui bientôt
+les repousse dédaigneusement en écumantes colonnes.
+Qu'elles sont belles! et qu'ils sont heureux
+ceux qui, libres des travaux et du tumulte de l'existence,
+se contentent de regarder du rivage l'espace
+que l'Océan remplit tout entier! L'Océan lui-même
+se complaît dans l'azur de sa surface; et souvent il
+vient, à la clarté de la lune, peigner en cet endroit
+sa flottante chevelure.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote38"
+name="footnote38"><b>Note 38: </b></a><a href="#footnotetag38">
+(retour) </a> Les trois premiers couplets sont empruntés à une chanson favorite
+des insulaires de Tonga, traduite en prose dans la <i>Relation des îles
+Tonga</i>, par Mariner. Toobonai n'est cependant pas l'une de ces îles; mais
+elle fut l'une de celles où se réfugièrent les mutins. J'ai altéré et ajouté;
+cependant j'ai conservé de l'original tout ce que j'ai pu.<span class="rig">
+(<i>Note de Lord Byron</i>.)</span></blockquote><br>
+
+<p>2. Oui,--nous cueillerons les fleurs du sépulcre;
+nous rivaliserons de plaisir avec les esprits des
+bocages promis; puis nous plongerons, et nous jouirons
+au sein des vagues; puis nous déposerons nos
+membres sur le tendre gazon; bientôt, humides encore
+de nos premiers jeux, nous oindrons nos corps
+de l'huile embaumée; nous laisserons les fleurs cueillies
+sur les tombes, et nous nous parerons des guirlandes
+empreintes du souvenir des braves. Mais
+voici la nuit; le <i>Mooa</i> dissipe nos projets: déjà,
+près de nous, retentit le bruissement des mâts. Et
+pourtant le flambeau, signal de la danse, répand ses
+étincelles cadencées sur le gazon de Marli. Nous
+aussi, courons-y; là, nous nous rappellerons l'heureux
+souvenir de maintes fêtes, avant que Fiji n'eût
+soufflé dans la trompe guerrière, avant que les ennemis
+ne parussent dans leurs canots à la portée
+de nos rivages. Hélas! par eux se flétrit la fleur du
+genre humain; hélas! par eux les ronces se dressent
+à l'envi dans nos champs; et par eux est oublié le
+ravissement que nous éprouvions à errer à la lueur
+de la lune, avec l'amour pour unique compagnon de
+nos pas. Résignons-nous:--ils nous ont appris à
+manier une massue, à inonder nos champs d'une
+pluie de flèches. Qu'ils recueillent la moisson qu'ils
+nous ont forcé de semer. Mais cette nuit doit être
+toute entière aux fêtes; demain il nous faudra partir.
+Frappez la danse! emplissez la large coupe!--demain
+nous pouvons mourir. Enveloppons nos
+membres dans des vêtemens d'été; autour de nos
+reins déployons le blanc de Tappa; que des guirlandes
+fraîches comme le printems même forment
+notre couronne, et qu'autour de nos épaules brillent
+les grains de l'hooni: ses vives couleurs contrasteront
+avec la teinte de feu des poitrines qui battent
+sous elles.</p>
+
+<p>3. Mais la danse a cessé.--Ah! restez encore!
+arrêtez! ne déposez pas le sourire de fête. C'est demain
+que nous partons pour le Mooa; demain, non
+pas cette nuit:--la nuit appartient encore à la tendresse.
+Jeunes enchanteresses de la joyeuse Licoo,
+rendez-nous les guirlandes que nous préférons au
+sein du plaisir! Que vos formes sont charmantes!
+comme chacun de nos sens excité, ravi et doublé,
+rend hommage à votre beauté! Ainsi les fleurs qui
+parsèment le rocher de Mataloco, portent leurs parfums
+jusqu'aux bornes de l'humide horizon. Nous
+aussi, nous nous rendrons à Licoo; mais, ô mon
+cœur, que dis-je? nous irons?--et demain il nous
+faut partir!</p>
+
+<p>4. Tels étaient les chants--harmonie des jours
+que l'approche des flottes européennes n'avait pas
+encore infectés. Sans doute, ces insulaires avaient
+leurs vices--ceux que la nature tolère--et résultats
+de la barbarie.--Nous avons les uns et les autres:
+ceux qui naissent de l'excès de la civilisation,
+ceux qui, chez les peuples sauvages, inspirent le
+plus d'horreur. Qui n'a pas vu le règne de l'hypocrisie,--les
+prières d'Abel réunies aux forfaits de
+Caïn, qui ne les a pas vus, dis-je, peut, de son
+balcon, voir la preuve que notre vieux monde est
+mille fois plus perverti que le <i>nouveau</i>;--mais il
+n'est plus de <i>nouveau</i> monde, si ce n'est aux lieux
+où Colombie vient de voir naître deux gigantesques
+enfans de la liberté; où le Chimboraço peut à son
+gré promener son regard de Titan sur les flots, les
+airs et la terre, sans y rencontrer un esclave!</p>
+
+<p>5. Telle était l'épopée des jours de tradition; les
+chants auxquels se rattachait la gloire des morts,
+quand la gloire n'avait d'autre expression que celle
+d'une mélodie presque divine. Ces chants ne satisfont
+pas l'œil glacé du sceptique, mais ils livrent à
+la puissance de l'harmonie une histoire entière.
+C'est un Achille enfant, qui, la lyre du Centaure en
+main, apprend à surpasser la vertu des tems passés.
+Le simple couplet d'une vieille et chère ballade,
+répété par les roches, se confondant avec le
+vagissement des ondes, parti de la pelouse humectée
+par un murmurant ruisseau, ou multiplié par les
+échos prolongés des montagnes, a, sur les cœurs
+naïfs, plus de pouvoir que toutes les colonnes érigées
+par les favoris de la victoire. Il garde son éloquence,
+quand les hiéroglyphes ne sont plus qu'une
+source de conjectures ou de rêveries pour les sages
+ou les savans. Primitive et virginale expression du
+cœur, il nous attendrit, quand les monumens de
+l'histoire nous fatiguent. Telle était cette chanson
+barbare,--car le chant est né chez les barbares;--telle
+en inspirait la solitude des hommes du nord,
+qui vinrent nous conquérir, et telle en inspirera
+toujours la contrée que nul ennemi lointain ne sera
+venu détruire ou civiliser. Quelle impression plus
+vive et plus puissante produiraient aujourd'hui sur
+les cœurs les artifices de notre savante musique?</p>
+
+<p>6. Alors ces mélodies, inconnues aujourd'hui,
+traversaient suavement le gracieux silence des airs,
+la douce sieste d'une journée d'été, le calme après-midi
+de Toobonai; alors chaque fleur était épanouie,
+l'air était un immense parfum, un léger souffle commençait
+à balancer le palmier, la première impression
+de la brise encore silencieuse effleurait les ondes
+comme pour transporter la fraîcheur dans la grotte
+avide. C'était l'asile de la chanteuse et du jeune
+étranger qui lui avait appris les douloureux plaisirs
+de l'amour, plaisirs toujours enivrans, mais surtout
+pour les cœurs qui ne savent pas encore qu'on
+puisse les perdre, et qui s'élancent comme des martyrs
+sur leur bûcher funéraire, tellement ravis dans
+leur délirant enthousiasme, que rien dans la vie ne
+leur semblerait comparable aux joies de cette mort:
+aussi meurent-ils réellement. Qu'est-ce, en effet,
+pour eux, que les autres promesses de la vie, à
+côté de l'idée seule de cet entraînement, de cette
+exaltation de toutes les forces de la nature? Aussi
+nos rêves d'une meilleure vie sont-ils renfermés dans
+l'espoir d'aimer éternellement encore.</p>
+
+<p>7. Là était assise l'aimable sauvage du désert,
+enfant par les années, femme par les formes, quand
+on se reporte à l'enfance de nos froids climats, où
+rien n'atteint une prompte maturité, à l'exception
+du crime. Mais c'était l'enfant d'un monde enfant,
+et comme la nature, charmante, animée et naïve;
+noire comme la nuit, mais la nuit avec tous ses astres,
+ou comme la grotte étincelante de stalactites.
+Ses yeux étaient un langage et un charme; ses contours,
+ceux d'Aphrodite sur son char de coquillage,
+et au milieu d'un riant cortége d'Amours. Voluptueuse
+comme la première approche du sommeil, et
+pourtant pleine de vie,--car ses joues, brunies par
+les feux du tropique, se nuançaient souvent d'une aimable
+rougeur; le sang des brûlans climats colorait
+son cou, et traçait un sillon radieux sur la pâleur
+obscure de ses épaules, comme on voit dans l'onde
+ténébreuse les rameaux du corail attirer le plongeur
+vers les grottes qu'ils rougissent. Telle était la fille
+des mers du Sud. Telle qu'une vague dont la force
+pouvait soulever la barque fortunée des autres, heureuse
+de leur bonheur, triste de leurs seules peines;
+son sein brûlant, énergique, et pourtant fidèle, ne
+recelait pas de joie égale à celle qu'elle donnait. Ses
+espérances n'allaient pas au-delà de l'expérience,
+cette pierre de touche glaciale, dont le contact dépouille
+ordinairement tous les objets de leurs radieuses
+couleurs. Elle ne redoutait pas les maux;
+elle n'en connaissait aucun, ou, si elle en connaissait,
+ils étaient bientôt--trop tôt--oubliés. Ses
+souris et ses larmes passaient avec la rapidité du
+vent ridant la surface des lacs, et troublant, sans le
+briser, leur délicat miroir. Bientôt la sérénité remontera
+d'une profondeur non sondée, ou descendra
+des sources pures de la montagne, jusqu'à ce qu'enfin
+un tremblement de terre, bouleversant la grotte
+de la Naïade, en dissipera les ondes, les chassera
+devant lui dans quelque cavité déserte, devenue le
+réceptacle d'un marais fétide. La fille des îles partagera-t-elle
+leur destin? Hélas! le changement éternel
+agite la vague incertaine de l'humanité; mais
+ceux qui tombent, comme tomberont les mondes eux-mêmes,
+renaîtront du moins, s'ils ont bien vécu, en
+esprits supérieurs à l'univers écrasé.</p>
+
+<p>8. Et lui, quel est-il, cet enfant du Nord aux yeux
+bleus, venu d'îles moins inconnues à l'homme, mais
+presqu'aussi sauvages? Quel est ce jeune homme aux
+cheveux blonds, sorti des Hébrides, là où grondent
+les vagues agitées du Pentland? Balancé dans son
+berceau par les vents mugissans; né au milieu des
+orages, avec un corps et une ame créés pour les
+orages; le premier objet sur lequel s'ouvrirent ses
+jeunes yeux fut la blanche écume de l'océan, et depuis
+ce moment l'océan fut sa patrie. Compagnon
+gigantesque de ses rêveries et de son âpre solitude,
+ce fut le seul Mentor de sa jeunesse partout où les
+flots portèrent sa barque. Quant à lui, jouet des vagues
+et des vents, c'était un être insouciant qui s'abandonnait
+au hasard. Nourri des légendes merveilleuses
+de son pays natal, se livrant avec ardeur à
+l'espérance, mais ferme dans les revers, le désespoir
+était la seule des sensations qu'il ne connût pas.
+Sous le ciel de l'Arabie, il eût été le plus intrépide
+des enfans errans de ces déserts de sable, ses lèvres
+immobiles endurant la soif avec autant de patience
+qu'Ismaël lui-même porté sur le vaisseau du désert<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a>
+<a href="#footnote39"><sup class="sml">39</sup></a>;
+sur les rivages du Chili. Cacique orgueilleux; dans
+les montagnes d'Hellas, Grec rebelle; né sous une
+tente, peut-être un nouveau Tamerlan; élevé pour
+le trône, qui sait s'il eût été digne de régner? car
+l'ame ambitieuse qui, pour s'élever à la domination,
+a détruit la route qu'elle devait parcourir; créée
+pour le pouvoir, et n'ayant d'autre proie qu'elle-même,
+est forcée de rétrograder<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a>
+<a href="#footnote40"><sup class="sml">40</sup></a>, et de se plonger
+dans la douleur pour y chercher le plaisir. Dans une
+condition plus humble, avec une éducation vertueuse,
+ce même esprit qui fit un Néron, la honte de Rome,
+aurait pu devenir l'imitateur du héros qui porta si
+glorieusement son nom<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a>
+<a href="#footnote41"><sup class="sml">41</sup></a>; mais laissez-lui encore
+tous ses vices, quel étroit théâtre pour eux si vous
+ne leur donnez un trône!</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote39"
+name="footnote39"><b>Note 39: </b></a><a href="#footnotetag39">
+(retour) </a>
+ Le vaisseau du désert est une figure orientale, en parlant d'un chameau
+ou d'un dromadaire: et ils méritent bien cette métaphore; le premier
+par sa patience, le second par sa légèreté à la course.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote40"
+name="footnote40"><b>Note 40: </b></a><a href="#footnotetag40">
+(retour) </a>
+ Lucullus, ayant trouvé des charmes dans la frugalité, prodigua les
+navets dans sa ferme sabine.<span class="rig">
+(POPE.)</span></blockquote><br>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote41"
+name="footnote41"><b>Note 41: </b></a><a href="#footnotetag41">
+(retour) </a>
+ Le consul Néron qui fit cette marche incomparable dont Annibal
+fut la dupe, et qui défit Asdrubal, accomplissant ainsi un fait d'armes
+presque sans exemple dans les annales militaires. La première nouvelle
+qu'Annibal eut de son retour fut par la tête d'Asdrubal jetée dans son
+camp. Annibal, en la voyant, s'écria, avec un soupir, que Rome allait
+maintenant devenir la maîtresse du monde. Et cependant, c'est peut-être
+grâce à cette victoire du consul Néron que l'empereur du même nom
+régna par la suite; mais l'infamie de l'un a surpassé la gloire de l'autre.
+Quand on entend prononcer le nom de Néron, qui songe au consul?
+telles sont les choses humaines!</blockquote>
+
+<p>9. Tu souris, lecteur.--Pour celui qui voit les
+choses d'un œil facile à se laisser éblouir, de telles
+comparaisons semblent prises bien haut à propos du
+nom obscur d'un être dont le sort n'a rien de commun
+avec la gloire, Rome, le Chili, Hellas ou l'Arabie.
+Tu souris? j'y consens: il vaut mieux sourire
+que de soupirer; cependant il aurait pu être tout ce
+que j'ai dit. C'était un homme dont l'esprit ambitieux
+l'entraînait toujours en avant, formé pour devenir
+un héros patriote ou un chef despotique; pour
+faire la gloire ou le malheur d'une nation. Il était né
+sous des auspices qui font l'homme plus grand ou
+plus abject que l'imagination même n'a osé le rêver.
+Mais tout ceci n'est que chimères; dites enfin, qu'est-il
+dans ces lieux?--c'est un frais adolescent, un
+jeune mutin affranchi par la révolte; c'est le blond
+Torquil, qui ne connaît pas plus d'entraves que les
+vagues écumeuses de l'océan,--c'est l'époux de la
+fiancée de Toobonaï.</p>
+
+<p>10. Les yeux fixés sur les flots, il était assis auprès
+de Neuah, de Neuah qui, parmi les filles de
+l'île, est comparable à cette plante qui, sans cesse
+tournée vers le soleil, en a reçu le nom. Noble, mais
+d'une noblesse qui fait sourire nos généalogistes qui
+n'ont pas d'armoiries pour ces contrées inconnues;
+issue d'une longue race d'hommes libres et vaillans,
+race de preux ne connaissant pas l'usage des vêtemens,
+et formant une chevalerie sauvage dont les
+huttes couvertes de mousse s'élèvent le long des rivages
+de la mer. J'ai vu la tienne, Achille, et n'ai
+pas vu autre chose! Mais quand ces étrangers porteurs
+de la foudre arrivèrent dans leurs vastes canots
+ceints de traits de flamme, hérissés de grands
+arbres qui, plus hauts que le palmier, semblaient,
+pendant le calme, avoir pris racine dans les profondeurs
+de l'océan, et, lorsque les vents se réveillaient,
+déployaient des ailes aussi larges que le nuage qui
+s'étend à l'horizon; et, semblables à des cités de
+la mer, commandaient aux flots, et enchaînaient
+presque les vagues turbulentes, la jeune sauvage,
+dans son léger esquif, agitant mollement sa pagaïe,
+s'élança sur la surface des ondes, comme les rennes
+à travers les neiges, glissant doucement sur le bord
+écumeux des brisans, légère comme une Néréide sur
+son char marin<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a>
+<a href="#footnote42"><sup class="sml">42</sup></a>, elle contempla, pleine d'étonnement
+et d'admiration, cette construction gigantesque
+refoulant chaque vague sous sa pesante masse.
+L'ancre est jetée, le vaisseau repose au sein de l'océan;
+et tandis qu'une foule d'embarcations légères
+forment autour de lui une chaîne mobile, il semble
+un lion majestueux endormi aux rayons du soleil, et
+dont un essaim d'abeilles bourdonnantes entourent
+la flottante crinière.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote42"
+name="footnote42"><b>Note 42: </b></a><a href="#footnotetag42">
+(retour) </a>
+ Il y a dans le texte: <i>sur son traîneau marin</i>.</blockquote>
+
+<p>11. Les hommes blancs débarquèrent. Est-il besoin
+de dire le reste? le nouveau monde étendit sa
+main noire à l'ancien. Chacun d'eux était une merveille
+pour l'autre, et l'attrait de la surprise et de
+l'admiration fit bientôt place à un sentiment plus
+bienveillant. Parmi ces enfans du soleil, l'accueil
+des pères fut affectueux; celui des filles, agitées par
+de plus douces passions, le fut bien plus encore. Ils
+s'unirent par de tendres liens. Les enfans des tempêtes
+s'aperçurent que la beauté peut être jointe à
+une peau noire, et les filles de l'île admirèrent à
+leur tour cette teinte plus pâle, qui paraît si blanche
+aux climats qui ne connaissent pas la neige. La
+course, la chasse, la liberté d'errer sur ce sol, où
+chaque cabane était la leur; le plaisir de jeter un
+filet à la mer, de s'élancer dans ces légers canots qui
+voguent sur cet archipel, au sein bleuâtre duquel
+s'élèvent ces îles heureuses; ce sommeil rafraîchissant
+obtenu par de joyeux travaux; ce palmier qui
+nous représente la plus majestueuse Dryade des forêts,
+où l'enfance du jeune Bacchus fut cachée, et
+dont la cime, ombrageant la <i>vigne renfermée</i> dans
+son sein, est si élevée que l'aigle bâtit rarement son
+nid plus haut; le festin composé de caviar et d'ignames;
+ce cocotier qui porte à la fois la coupe, le lait
+et le fruit; l'arbre à pain qui, sans le secours de la
+charrue et du moissonneur, donne l'abondant produit
+d'un champ cultivé, tandis que ses pains, offrandes
+de la nature, cuisant sans l'aide d'un feu
+artificiel, dans des forêts qui ne sont encore ni achetées
+ni vendues, chassent la famine de leur sein fertile,
+et offrent une denrée sans prix à l'homme qui
+la recueille. Tous ces trésors, et les douces voluptés
+des eaux et des bois, les joies folâtres de ces solitudes
+peuplées, adoucirent les mœurs de ces farouches
+aventuriers, et les disposant à sympathiser avec
+un peuple moins éclairé, mais plus heureux, firent
+plus que l'éducation européenne n'avait pu faire en
+civilisant les enfans de la civilisation!</p>
+
+<p>12. Parmi eux, on remarquait plus d'un couple
+amoureux, et entre ceux-ci, Neuah et Torquil n'étaient
+pas le moins aimable. Tous deux enfans des
+îles, quoique d'îles bien éloignées l'une de l'autre;
+tous deux nés sous cette étoile qui préside à la mer, ils
+avaient été nourris tous deux au milieu de ces beautés
+primitives de la nature qu'on chérit jusqu'au tombeau
+lorsqu'elles ont attiré nos premiers regards, et excité
+notre intérêt dans l'enfance. Celui dont les monts
+bleuâtres de l'Écosse frappèrent d'abord les yeux,
+aimera chaque cime qui lui offrira une teinte semblable;
+il saluera dans chaque rocher la figure bien
+connue d'un ami; et à l'aspect d'une montagne, ses
+bras s'ouvriront comme pour l'étreindre contre son
+cœur. Long-tems j'ai erré dans des pays qui ne sont
+pas le mien, adorant les Alpes, chérissant les Apennins,
+prosterné devant le Parnasse et devant la cime
+escarpée du mont Ida, berceau de Jupiter, et de
+l'Olympe dominant majestueusement la mer. Mais
+ce n'était pas seulement les souvenirs de l'antiquité
+ni cette belle nature qui me jetaient dans des ravissemens
+extatiques:--les émotions de l'enfance lui
+avaient survécu dans le jeune homme; et sur le mont
+Ida, cherchant des yeux Troie et Loch na Gar, ma
+mémoire attachait des souvenirs celtiques aux monts
+Phrygiens, et confondait les cascades d'Écosse avec
+la fontaine limpide de Castalie. Pardonne, ombre
+universelle d'Homère! pardonne, ô Phébus! aux
+écarts de mon imagination:--ce fut dans le nord
+que je puisai le premier sentiment des beautés de la
+nature, et que j'appris à adorer vos scènes sublimes<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a>
+<a href="#footnote43"><sup class="sml">43</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote43"
+name="footnote43"><b>Note 43: </b></a><a href="#footnotetag43">
+(retour) </a> Étant très-enfant (j'avais a peu près huit ans), ayant été attaqué de la
+fièvre scarlatine, à Aberdeen, je fus transporté dans les montagnes par
+le conseil des médecins. Là, il m'arriva quelquefois de passer l'été, et
+c'est de ce moment que je date mon penchant pour les pays montagneux.
+Je n'oublierai jamais l'effet que produisit sur moi, quelques années après,
+en Angleterre, le spectacle d'un objet que je n'avais pas vu depuis long-tems,
+même en miniature, d'une montagne de la chaîne des Malvernes.
+À mon retour à Cheltenham, je la contemplais tous les soirs, au coucher
+du soleil, avec une émotion que je ne puis décrire. Ceci était bien d'un
+enfant; mais je n'avais que treize ans, et c'était pendant les vacances.</blockquote>
+
+<p>13. L'amour qui embellit et attendrit tous les
+êtres; la jeunesse qui colore l'air qui l'entoure; le
+ciel qui la couvre des nuances brillantes de l'arc-en-ciel;
+le souvenir des périls passés, qui fait que
+l'homme lui-même jouit de l'intervalle où il cesse de
+détruire;--l'attrait réciproque de cette beauté qui
+se fait sentir au cœur le plus farouche, et le frappe
+comme l'éclair frappe l'acier: tout contribua à unir
+l'homme à demi civilisé et la fille sauvage, et à confondre,
+dans une seule ame absorbée par la passion,
+l'adolescent et la jeune fille. Les souvenirs tumultueux
+des combats avaient cessé de remplir d'une
+joie sombre un cœur qui commençait à se détacher
+d'eux. Il ne ressentait plus cet ennui, cette impatience
+du repos qui le troublait naguère, comme
+l'aigle dans son nid, dont le bec aiguisé et l'œil perçant
+cherchent une victime dans la vaste étendue
+des cieux:--son ame s'était amollie dans cet état
+voluptueux, où il goûtait ces douceurs efféminées de
+l'Élysée, qui ne promettent pas de lauriers à la
+tombe des héros; mais, hélas! ces lauriers se flétrissent
+s'ils ne sont arrosés de sang.--Et lorsque les
+cendres d'un mortel sont déposées dans l'urne funèbre,
+le myrte ne leur prête-t-il pas un aussi doux
+ombrage? Si César n'eût connu que les baisers de
+Cléopâtre, Rome eût été libre, et le monde ne fût
+pas devenu sa conquête. Eh! qu'ont fait pour le
+monde les exploits de César, la renommée de César?
+Nous le sentons dans notre avilissement: cette gloire
+a posé son cachet sanglant sur nos chaînes, elle y a
+fait naître la rouille que nos tyrans se plaisent à y
+entretenir. Eh quoi! la gloire, la nature, la raison
+et la liberté réunies ordonneront à des millions
+d'hommes exaspérés de faire ce que Brutus exécuta
+seul!--Elles leur commanderont de renverser du
+poste élevé qu'ils occupent depuis trop long-tems,
+ces vils imitateurs d'un despote, qui, semblables à
+l'oiseau moqueur, répètent le chant de la tyrannie!
+et cependant nous continuerons à être traqués par ces
+chats-huans ignobles, dignes seulement de la chasse
+aux souris, et que nous nous obstinons à prendre
+pour de nobles faucons, tandis que le premier mot
+de liberté suffirait pour chasser ces épouvantails:
+car leur effroi nous prouve assez qu'ils ne sont pas
+autre chose!</p>
+
+<p>14. Plongée dans les ravissemens de la passion,
+et oubliant doucement la vie, Neuah, la fille de la mer
+du Sud, était tout ce qu'une femme peut être pour
+un époux lorsqu'aucune distraction du monde ne la
+détourne de son amour; loin d'une société railleuse,
+toujours prête à se moquer d'une flamme nouvelle
+et passagère, et de cet essaim bourdonnant de fats,
+qui fait bruyamment éclater son admiration, ou murmure
+à son oreille les expressions d'une flamme adultère,
+qui en veut à son devoir, à sa gloire et à son
+bonheur. Son ame et toutes les sensations qui l'agitaient
+étaient à nu comme ses belles formes. On pouvait
+la comparer à l'arc-en-ciel pendant l'orage:--ses
+nuances mobiles offrent une brillante variété,
+mais colorent toujours les cieux du plus doux éclat;
+son arc a beau s'étendre, ses couleurs changer, ce
+n'est pas moins le nuage qui porte la messagère des
+amours.</p>
+
+<p>15. C'est là, c'est dans cette grotte du rivage battu
+par les vagues qu'ils passaient les matinées brûlantes
+du tropique. Les heures n'existaient pas pour eux:--ils
+ne calculaient pas le tems. Leurs oreilles n'étaient
+pas frappées du son lugubre de l'horloge, qui
+nous distribue la portion journalière de la vie, et
+avertit l'homme, en s'en moquant, avec un rire d'airain.
+Que leur importait le passé ou l'avenir? Le
+présent, comme un tyran, les tenait enchaînés;--leur
+sablier était le sable du rivage, et la mer voyait
+s'écouler leurs doux momens ainsi que ses vagues paisibles;
+leur horloge, c'était le soleil dans son immense
+horizon. Ils ne comptaient pas, eux pour qui
+la journée n'était qu'une heure. Le rossignol remplaçait
+pour eux la cloche du soir, lorsqu'il chantait
+mélodieusement à la rose les adieux du jour<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a>
+<a href="#footnote44"><sup class="sml">44</sup></a>. Ils
+voyaient se coucher leur large soleil, non comme
+dans le nord, d'une marche lente et graduée, et affaiblissant
+son éclat à mesure qu'il descend sur l'océan;
+mais ardent, enflammé, conservant toute sa
+plénitude, et comme s'il abandonnait pour jamais le
+monde, et le privait de lumière, plongeant dans
+les flots son front étincelant, tel qu'un héros, qui se
+précipite dans la tombe. Alors ils se levaient tous
+deux, regardaient d'abord le firmament, puis revenaient
+chercher la lumière dans les yeux l'un de
+l'autre; et s'étonnant qu'un soleil d'été durât si peu,
+ils se demandaient si en effet le jour était à sa fin.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote44"
+name="footnote44"><b>Note 44: </b></a><a href="#footnotetag44">
+(retour) </a> On n'a besoin de rien ajouter à cette allusion à la fable bien connue
+des amours du rossignol et de la rose, qui est devenue maintenant aussi
+familière au lecteur de l'Occident qu'à celui de l'Orient.</blockquote>
+
+<p>16. Et pourquoi ceci paraîtrait-il étrange?--Le
+dévot ne vit pas sur la terre; dans son extase, les
+jours et les mondes passeraient devant lui sans être
+aperçus: son ame a pris son vol vers le ciel avant sa
+poussière.--L'amour est-il donc moins puissant?
+Non; sa route est glorieusement tracée, et c'est aussi
+vers Dieu qu'elle le conduit. Tout ce que nous connaissons
+ici-bas des délices du ciel est attaché à cette
+autre meilleure moitié de nous-mêmes, dont nous
+ressentons la joie ou la douleur bien plus que celle
+qui nous est propre. Cette flamme qui absorbe tout,
+et qui, jointe à celle qui l'allume, ne forme plus
+qu'un seul feu, feu pur, semblable au bûcher funèbre
+des Indiens, où les cœurs tendres brûlent sans
+exhaler un soupir. Combien de fois n'avons-nous
+pas oublié le tems, lorsque, dans la solitude, nous
+admirions le trône universel de la nature, ses forêts,
+ses déserts, ses eaux, cette réponse éloquente et profonde
+qu'elle fait à notre intelligence? N'y a-t-il pas
+de la vie dans les étoiles et les montagnes? Une ame
+n'anime-t-elle pas les vagues de la mer? Les larmes
+muettes qui dégouttent de ces humides rochers n'expriment-elles
+pas un sentiment?--Non, non! elles
+nous appellent, elles nous ouvrent leurs sphères,
+elles nous invitent à nous affranchir avant l'heure
+du poids de cette enveloppe d'argile, à plonger
+notre ame dans l'immensité, à nous dépouiller de
+cette forme trompeuse et fragile qui nous est si chère!--Qui
+peut encore songer à soi en contemplant les
+cieux? Et sans porter si haut ses regards, quel est
+celui qui, dans les frais momens de la jeunesse, avant
+d'avoir reçu les leçons du tems, a jamais pensé à la
+dépravation de l'homme et à la sienne? À cette heureuse
+époque de la vie, la nature entière est son
+royaume et l'amour son trône.</p>
+
+<p>17. Neuah et Torquil se levèrent. Les teintes
+douces et mélancoliques du crépuscule avaient pénétré
+dans la grotte qui leur servait d'asile, et dont la
+voûte, tapissée de spar humide de rosée, joignait
+son faible éclat à celui des étoiles qui se rassemblaient
+sur le firmament. Le couple heureux, partageant le
+calme de la nature, prit lentement le chemin de sa
+cabane élevée au pied d'un palmier, tantôt souriant,
+tantôt silencieux comme tout ce qui les entourait.
+Que l'ame est belle dans cet état de sérénité; elle
+est belle comme l'amour même! Le murmure des
+flots de l'océan était presque aussi faible que celui
+du coquillage imitateur de leur bruissement<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a>
+<a href="#footnote45"><sup class="sml">45</sup></a>, et qui,
+tel que l'enfant né dans les profondeurs des mers et
+séparé du sein maternel, crie sans cesse et ne veut
+pas dormir, faisant entendre sa petite plainte, et se
+désespérant en vain dans le vaste sein de la vague sa
+nourrice. Les forêts disparaissaient insensiblement
+dans l'obscurité, comme pour aller se livrer au repos;
+l'oiseau du tropique regagnait son nid par le
+chemin des rochers, et le ciel d'azur qui les entourait
+semblait un lac paisible où l'ardente piété pouvait
+étancher sa soif.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote45"
+name="footnote45"><b>Note 45: </b></a><a href="#footnotetag45">
+(retour) </a> Si le lecteur veut appliquer à son oreille le coquillage qui est sur
+sa cheminée, il comprendra l'allusion qu'on veut faire ici. Si ce passage
+lui paraît obscur, il trouvera dans <i>Gébir</i> la même idée, mieux exprimée
+en deux lignes. Je n'ai jamais lu ce poème; mais j'ai entendu citer ces
+deux vers par un lecteur plus profond, et qui parait être d'une opinion
+bien différente de celle exprimée par l'éditeur de la <i>Revue du trimestre</i>,
+qui, dans sa réponse au rédacteur chargé de la critique de son <i>Juvénal</i>,
+prononça qu'on ne pouvait rien lire de plus mauvais et de plus absurde.
+C'est à M. Landor, l'auteur de <i>Gébir</i>, qui fut ainsi jugé, et de
+quelques autres poèmes latins qui rivalisent d'obscénité avec Martial et
+Catulle, que l'immaculé M. Southey a adressé ses déclamations contre
+l'impureté.</blockquote>
+
+<p>18. Mais écoutez! À travers les palmiers et les
+plantains, une voix se fait entendre; non telle qu'un
+amant l'eût choisie pour venir interrompre, à une
+telle heure, le silence d'une nuit si calme. Ce n'était
+pas la brise du soir passant sur la montagne, et faisant
+frémir les rochers et les arbres, ces cordes sonores
+de la nature, le premier et le plus harmonieux
+des instrumens, et puis leur servant elle-même d'écho.
+Ce n'était pas non plus l'alarme du bruyant cri
+de guerre, qui venait de rompre le charme, ni le
+soliloque plaintif du hibou hermite, anachorète ailé
+aux grands yeux, à la vue faible, qui entonne la
+nuit son hymne lugubre, dans laquelle s'exhale son
+ame solitaire:--c'était le sifflet d'un marin, fort
+et prolongé, aussi perçant que le sifflement d'un
+oiseau de mer. Il y eut une pause; puis une voix
+rauque cria: «Holà! Torquil! mon garçon! Quelles
+nouvelles! Holà! frère, holà!» «Qui appelle?»
+s'écria Torquil, en suivant des yeux le son de la
+voix. «Quelqu'un,» répondit-on brièvement.</p>
+
+<p>19. En ce moment, celui dont on venait d'entendre
+la voix parut lui-même, et avec lui la brise aromatique
+du sud se chargea, non de ces parfums qu'elle
+recueille en passant sur une couche de violettes, mais
+de ces tourbillons de fumée qui aiment à se mêler aux
+vapeurs de l'eau-de-vie et du vin. Ils s'échappaient
+alors d'une pipe courte et fragile, mais qui avait
+porté ses émanations odorantes dans les deux zones,
+et toujours en action là où les vents soufflent et où
+la mer roule ses flots, avait exhalé sa fumée de Portsmouth
+au pôle, et opposant sa vapeur à la lueur
+éblouissante des éclairs, toujours calme et paisible,
+au milieu des montagnes de vagues, et dans toutes
+les variations d'un ciel inconstant, n'avait cessé d'offrir
+à Éole un perpétuel sacrifice. Et quel était celui
+qui la portait? Je puis me tromper, mais je le
+prendrais pour un marin ou pour un philosophe<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a>
+<a href="#footnote46"><sup class="sml">46</sup></a>.
+Ô sublime tabac, qui de l'est à l'ouest charmes les
+travaux du marin et le repos des enfans de Mahomet;
+toi qui, sur l'ottomane du musulman, partages ses heures
+entre l'opium et ses femmes dont tu es devenu
+le rival; magnifique à Stamboul, moins noble mais
+non moins chéri dans Wapping ou le Strand, divin
+en <i>Hookas</i>, superbe dans une riche et brillante pipe
+dont l'ambre orne le bout; comme tant d'autres objets
+qui nous charment, si tu attires plus généralement
+les hommages revêtu de tout l'éclat de la parure,
+tes vrais adorateurs admirent bien davantage tes
+beautés sans déguisement. Donnez-moi un cigarre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote46"
+name="footnote46"><b>Note 46: </b></a><a href="#footnotetag46">
+(retour) </a> Hobbes, à qui nous devons Locke et d'autres philosophes, était un
+fumeur déterminé,--même jusqu'à fumer plus de pipes qu'on n'en
+pourrait compter.</blockquote>
+
+<p>20. Une figure humaine s'approche au milieu de
+l'obscurité de la forêt dont elle vient troubler la solitude.
+Son aspect a quelque chose de fantastique;
+on dirait un marin revêtu d'un déguisement de sauvage,
+et tel qu'il paraît sortant des flots de l'océan
+lorsque les joyeux vaisseaux traversent la ligne et
+qu'une foule de matelots, se livrant à ces bruyantes
+saturnales, se rassemblent sur le tillac dans le char
+emprunte de Neptune. Le dieu de l'océan sourit de
+voir son nom revivre encore une fois, ne fût-ce que
+dans la pantomime grotesque de ses fidèles enfans
+qui s'abandonnent à la joie au milieu de vents inconnus
+à ses Cyclades natales. Cependant le vieux
+Neptune se réjouit de voir reparaître sur l'océan
+quelques faibles traces de son règne antique. La veste
+que porte notre marin, quoique presque en lambeaux;
+sa pipe qu'il ne quitte pas et qui ne cesse jamais de
+fumer; quelque chose dans son air et dans sa taille
+qui ressemble à un mât de misaine, et un certain
+balancement dans sa démarche, semblable à celui
+de son vaisseau chéri, indiquent assez son premier
+état: cependant l'espèce de mouchoir dont sa tête est
+enveloppée avec si peu d'élégance et de soin, et le
+morceau d'étoffe trop exigu qui remplace un pantalon
+trop tôt la proie des épines (car les plus belles
+forêts ont aussi les leurs), et lui tient lieu de ce vêtement
+pour lequel les Anglais n'ont pas trouvé d'expression<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a>
+<a href="#footnote47"><sup class="sml">47</sup></a>;
+ses pieds et sa poitrine nus, et cette figure
+brûlée par le soleil, pourraient annoncer un
+sauvage aussi bien qu'un homme de mer. Mais ces
+armes sont celles de sa profession, et les produits de
+cette Europe que deux mondes bénissent pour la civilisation
+qu'ils lui doivent. Son fusil est suspendu derrière
+ses larges épaules, un peu courbées par le séjour
+de la mer, mais robustes comme celles du sanglier.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote47"
+name="footnote47"><b>Note 47: </b></a><a href="#footnotetag47">
+(retour) </a> Il y a dans le texte: <i>qui lui servent d'inexpressible</i>.</blockquote>
+
+<p>Son coutelas privé de sa gaîne, perdue ou usée par
+le tems, pend à son côté: et à sa ceinture est une
+paire de pistolets, qu'on pourrait comparer à un couple
+d'époux (que cette métaphore ne soit pas prise
+pour un sarcasme), car si l'un manque son feu, l'autre
+n'en part pas moins à l'instant. Tout ceci, avec
+une baïonnette un peu moins exempte de rouille que
+lorsqu'elle était sortie pour la première fois du fourreau,
+complète l'accoutrement de cet homme qui s'avance
+au milieu des ombres de la nuit, muette spectatrice
+de ce costume bizarre.</p>
+
+<p>21. «Quelles nouvelles, Ben Bunting? s'écria
+notre nouvel ami Torquil, lorsqu'il vit le marin en
+face. Y a-t-il quelque chose de neuf?» «Oui, oui,
+répondit Ben, rien de neuf, mais assez de nouvelles;
+une étrange voile s'est montrée au large.»
+«Une voile! qu'entends-je? Mais comment avez-vous
+pu la découvrir? C'est impossible. Je n'ai pas vu sur la
+mer le moindre lambeau de toile.» «Cela se peut, dit
+Ben, vous avez pu ne pas la voir de la baie; mais moi,
+du haut du rocher où j'ai fait le quart aujourd'hui,
+je l'ai aperçue dans le bassin, car le vent était frais
+et propice.» «Et lorsque le soleil s'est couché, où était-elle?
+Avait-elle jeté l'ancre?» «Non, mais elle a
+continué de se diriger sur nous jusqu'à ce que le vent
+soit tombé.» «Et son pavillon?» «Je n'avais pas de
+lunette; mais, de par Dieu, tout loin qu'elle fût, la
+sorcière ne m'a pas paru nous vouloir du bien.»
+«Est-elle armée?» «Je m'y attends; on a envoyé à
+la découverte; il est tems, ce me semble, pour nous
+de mettre à la mer.» «À la mer? Quel que soit celui
+qui nous donne maintenant la chasse, nous ne fuirons
+pas le combat, car ce serait une lâcheté; nous mourrons
+à notre poste comme des braves.» «Oui, oui;
+quant à cela, c'est tout-à-fait égal à Ben.» «Christian
+sait-il cette nouvelle?» «Oui, et il a mis tous
+les bras en réquisition, et rassemblé tous nos gens
+au quartier. Ils sont occupés à fourbir leurs armes,
+et nous avons des canons à transporter et à mettre en
+état; on vous demande.» «C'est trop juste, et ne le
+serait-ce pas, je n'ai pas une ame capable d'abandonner
+mes camarades sans secours pendant l'orage.
+Ma Neuah! ah! pourquoi le sort ne poursuit-il pas
+que moi seul? Pourquoi doit-il persécuter aussi un
+être si tendre et si fidèle? Mais quoi qu'il arrive, ah!
+Neuah, n'amollis pas mon courage. Le tems presse
+et ne me permet pas une seule larme.--Mais quoi
+qu'il advienne, je suis à toi.»--«Il a raison, ajouta
+Ben. C'est bon pour la marine<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a>
+<a href="#footnote48"><sup class="sml">48</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote48"
+name="footnote48"><b>Note 48: </b></a><a href="#footnotetag48">
+(retour) </a> <i>C'est bon pour la marine, mais les matelots ne veulent pas le
+croire</i>, est un vieux dicton, et une des dernières traces qui subsistent
+encore (mais en plaisanterie seulement) de la jalousie qui exista jadis
+entre deux armées également braves.</blockquote>
+<br>
+<h3>Chant Troisième.</h3>
+<br>
+<p>1. Le combat était terminé. Cette lueur fatale qui
+enveloppe le canon lorsqu'il porte la mort, avait
+aussi cessé d'éclairer les ténèbres; la vapeur sulfureuse
+des armes à feu avait abandonné la terre, et,
+chassée vers le ciel, en avait souillé un moment
+l'éclat. Le bruit effroyable de chaque décharge ne
+faisait plus retentir les échos, de nouveau livrés à
+leur paisible mélancolie. On n'entendait plus de cris
+d'horreur répétés de part et d'autre. La lutte avait
+cessé. Les vaincus subissaient leur sort. Les révoltés
+étaient écrasés, dispersés ou pris, ou, si quelques-uns
+survivaient, c'était pour envier le destin des morts.
+Un petit nombre, un bien petit nombre s'était
+échappé, et ceux-ci étaient poursuivis dans toute
+cette île qu'ils avaient aimée par-dessus leur pays
+natal. Ils n'avaient plus, sur la terre, d'asile et de
+patrie, après avoir renié celle qui les avait vus naître.
+Traqués comme des bêtes sauvages, comme elles
+ils cherchaient le désert, de même que l'enfant se
+réfugie dans le sein de sa mère. Mais en vain les
+loups et les lions, poursuivis par le chasseur, cherchent
+leur antre, et plus vainement encore l'homme
+voudrait échapper à l'homme.</p>
+
+<p>2. Il est un rocher dont la base saillante se projette
+au loin dans l'océan, et brave les plus terribles
+accès de sa fureur. Lorsque la vague irritée escalade
+ses flancs énormes, aussitôt elle en est précipitée,
+comme le brave qui s'élance le premier à l'assaut,
+et retombe sur cette masse de flots écumeux qui combattent
+sous les bannières du vent. C'est là que se
+rassemblent quelques malheureux échappés au combat,
+faibles, sanglans, brûlans de soif, mais tenant
+encore leurs armes, et conservant un reste d'orgueil
+de leur ancienne résolution, qui annonce en eux des
+hommes plus habitués à lutter contre le sort qu'à s'en
+laisser surprendre. Ils semblaient avoir prévu et défié
+leur destinée, comme un événement probable.
+Et cependant une lueur d'espoir, non celui d'être
+pardonnes, mais de rester dans l'oubli, ou d'échapper
+aux recherches sur ce rocher éloigné, au milieu
+de cet océan de vagues, avait en partie effacé de
+leurs pensées qu'ils venaient de contempler et de subir
+la vengeance des lois de leur pays. Leur île,
+verdâtre comme les flots de la mer, ce paradis gagné
+au prix d'un crime, ne pouvait plus servir d'asile à
+leurs vices et à leurs vertus. Leurs sentimens honnêtes,
+s'ils en avaient encore, étaient perdus pour
+eux:--leurs fautes leur restaient seules. Proscrits
+jusque dans leur seconde patrie, ils étaient perdus.
+En vain le monde s'ouvrait devant eux, toutes les
+portes leur en paraissaient fermées. Leurs nouveaux
+alliés avaient combattu, avaient versé leur sang dans
+ce sacrifice mutuel; mais à quoi leur avaient servi la
+massue, la lance et le bras d'Hercule contre la puissance
+magique de ce talisman destructeur, de ce
+tonnerre qui écrase le guerrier avant qu'il puisse
+faire l'emploi de sa force; et, semblable à ce fléau
+pestilentiel dont on ne peut arrêter les ravages,
+creuse en même tems la tombe du brave et celle de
+la valeur humaine<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a>
+<a href="#footnote49"><sup class="sml">49</sup></a>? Ce peu de guerriers avaient fait
+tout ce que des hommes déterminés ont souvent osé
+et fait contre le nombre, mais quoique le choix naturel
+de l'homme semble être de mourir libre, la Grèce
+elle-même, la Grèce n'avait vu qu'une fois les Thermopyles,
+jusqu'à ce jour où, se forgeant un glaive de
+ses chaînes brisées, elle expire pour revivre encore.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote49"
+name="footnote49"><b>Note 49: </b></a><a href="#footnotetag49">
+(retour) </a> Archidamus, roi de Sparte, et fils d'Agésilas, en voyant une machine
+inventée pour lancer des pierres et des dards, s'écria que c'était le
+tombeau de la valeur. La même anecdote a été attribuée à quelques chevaliers,
+lorsqu'on fit pour la première fois usage de la poudre à canon;
+mais le fait original se trouve dans Plutarque.</blockquote>
+
+<p>3. Au pied de ce roc immense, ce petit nombre
+d'hommes ressemblait aux restes fugitifs d'une troupe
+de daims.--Leurs yeux étaient enflammés,--leur
+aspect indiquait l'épuisement de leurs forces; cependant
+ils étaient encore teints du sang de ceux qui les
+poursuivaient. Une petite source, tombant du haut du
+rocher, précipitait en bouillonnant, de cime en
+cime, son onde douce et fraîche, qui, folâtre et vagabonde,
+allait égarer son cristal limpide et étincelant
+aux rayons du jour, dans le vaste sein de la
+mer. Réunie à l'immense, au farouche océan, mais
+encore pure et fraîche comme l'innocence, et courant
+moins de dangers qu'elle, son onde argentée
+brillait encore d'un doux éclat sur la surface des
+flots, semblable au timide chamois qui contemple
+sans s'effrayer, le précipice au-dessous duquel
+mugissent, s'élèvent et s'abaissent les vagues bleuâtres
+de la vaste mer. Ce fut à cette fraîche source
+qu'ils coururent:--toutes leurs sensations étant
+absorbées en ce moment par cet impérieux besoin de
+la nature, la soif brûlante qui les dévorait. Ils burent
+comme ceux qui croient boire pour la dernière
+fois, et se débarrassèrent de leurs armes pour mieux
+savourer cette rosée délicieuse. Ils rafraîchirent leurs
+gosiers desséchés, et lavèrent le sang de leurs blessures
+qui ne devaient peut-être avoir d'autres bandages
+que des chaînes. Après avoir étanché leur
+soif, ils regardèrent tristement autour d'eux, et
+comme étonnés de retrouver encore autant des leurs
+vivans et libres. Mais chacun, gardant le silence,
+semblait interroger les yeux de son camarade pour
+y chercher un langage que ses lèvres lui refusaient,
+comme si leur voix eût expiré avec leur cause.</p>
+
+<p>4. Sombre, et un peu séparé du reste, se tenait
+Christian, les bras croisés sur sa poitrine. Ce coloris
+animé, jadis répandu sur ses joues, et que rien
+n'y faisait jamais pâlir, avait été remplacé par la
+teinte livide du plomb. Ces cheveux d'un brun clair,
+flottant avec tant de grâce, se dressaient maintenant
+sur son front comme autant de vipères. Immobile
+comme une statue, les lèvres serrées comme pour
+comprimer jusqu'au souffle qui soulevait encore sa
+poitrine, muet et menaçant, il était debout appuyé
+contre le rocher; et à l'exception d'un faible battement
+de pied qui, de tems à autre, laissait une impression
+plus profonde sur le sable, on aurait pu le
+croire changé en pierre. À quelques pas de là, Torquil,
+la tête appuyée contre un banc de roc, ne parlait
+pas, mais perdait son sang par une blessure qui
+pourtant n'était pas mortelle:--la plus dangereuse
+était celle dont il souffrait intérieurement. Son front
+était pâle, ses yeux bleus caves; et les gouttes de
+sang dont sa blonde chevelure était teinte indiquaient
+assez que son abattement n'était pas l'effet du désespoir,
+mais de l'épuisement de la nature. À côté de
+lui était un homme aussi farouche qu'un ours, et
+cependant plein de la bonne volonté d'un frère:
+c'était Ben Bunting, qui, ayant essayé d'étancher, de
+laver et de bander sa blessure, se mit ensuite à allumer
+tranquillement sa pipe, ce trophée qui avait
+survécu à cent combats, ce phare qui l'avait réjoui
+pendant mille et mille nuits. Le quatrième et le dernier
+de ce groupe solitaire marchait de long en
+large, s'arrêtant de tems à autre, et se baissant
+comme pour ramasser un caillou; puis le rejetant,
+et recommençant à marcher à la hâte; puis s'arrêtant
+tout-à-coup pour jeter les yeux sur ses compagnons,
+et sifflant à demi la moitié d'un air; après
+quoi il reprenait sa marche précipitée, avec quelque
+chose qui indiquait en lui un mélange d'insouciance
+et d'inquiétude. Voici une longue description, quoiqu'elle
+s'applique à une scène qui à peine dura cinq
+minutes; mais quelles minutes! des momens semblables
+changent la vie des hommes en éternité!</p>
+
+<p>5. À la fin, Jack Skyserape, homme actif et mobile
+comme le vif-argent, effleurant tout comme le
+souffle léger de l'éventail, plus brave que ferme,
+plus disposé à affronter la mort et à la subir tout
+d'un coup, qu'à lutter contre le désespoir, s'écria:
+«<i>God damn</i><a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a>
+<a href="#footnote50"><sup class="sml">50</sup></a>!» ces syllabes énergiques,
+qui servent de base à l'éloquence anglaise, comme
+l'<i>Allah</i> du Turc ou l'exclamation payenne du Romain:
+<i>de par Jupiter</i>! servaient autrefois, dans des
+cas embarrassans, pour exhaler la première impression.--Jack
+était donc embarrassé: jamais héros
+ne le fut davantage; et, ne sachant que dire, il
+se mit à jurer. Ces sons long-tems familiers arrachèrent
+Ben aux méditations de la pipe. Il l'ôta de
+sa bouche; et, d'un air grave et important, ajouta
+seulement au juron: «<i>His eyes</i><a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a>
+<a href="#footnote51"><sup class="sml">51</sup></a>!» complétant ainsi
+cette phrase restée imparfaite, et que je ne crois pas
+avoir besoin de répéter.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote50"
+name="footnote50"><b>Note 50: </b></a><a href="#footnotetag50">
+(retour) </a> <i>Dieu damne</i>.--Il me semble que ce jurement intraduisible, et
+d'ailleurs bien connu des Français, sera mieux ici en anglais.<span class="rig">
+
+(<i>N. du Tr.</i>)</span></blockquote><br>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote51"
+name="footnote51"><b>Note 51: </b></a><a href="#footnotetag51">
+(retour) </a> <i>Ses yeux</i>. God damn his eyes, <i>Dieu damne ses yeux</i>.--Ce juron
+est familier à la classe la plus grossière du peuple anglais.<span class="rig">
+
+(<i>N. du Tr.</i>)</span></blockquote><br>
+
+<p>6. Mais Christian, d'une nature plus noble, offrait
+l'image d'un volcan éteint. Silencieux, morne
+et farouche, les traces brûlantes des passions subsistaient
+encore sur ses traits obscurcis de sombres
+nuages. Enfin, portant devant lui un œil austère,
+son regard tomba sur Torquil, qui, dans sa faiblesse,
+était forcé de s'appuyer. «En est-il donc ainsi? s'écria-t-il;
+et toi aussi, malheureux enfant, et toi aussi,
+il faut que ma démence te perde!» Il dit, et s'avança
+à grands pas vers le lieu où était le jeune Torquil,
+encore teint du sang qu'il venait de perdre. Il saisit
+sa main avec ardeur, mais ne la pressa pas comme
+redoutant pour lui-même l'effet de cette caresse.
+Puis il s'informa de son état, et lorsqu'il apprit que
+la blessure était plus légère qu'il ne l'avait imaginé
+ou craint, son front parut s'éclaircir autant qu'un
+tel moment le lui permettait. «Oui, s'écria-t-il, nous
+avons succombé dans le combat; mais notre défaite
+n'a pas été celle de lâches: elle n'a pas offert à nos ennemis
+un triomphe facile.--Ils nous ont chèrement
+achetés; ils peuvent nous payer plus cher encore,
+car j'y perdrai la vie. Mais vous, avez-vous la force
+de fuir? Ce serait encore une consolation pour moi
+si vous pouviez me survivre; notre troupe affaiblie
+est réduite à un trop petit nombre pour résister.
+Oh! un canot, un seul canot; ne fût-ce qu'une coquille,
+pour vous transporter loin d'ici, aux lieux
+où l'espérance peut encore habiter avec vous.--Quant
+à moi, mon sort est tel que je l'ai voulu; j'ai
+vécu, et je mourrai libre et sans peur.»</p>
+
+<p>7. Comme il parlait, au bord du promontoire qui
+élève au-dessus des flots sa tête haute et grisâtre,
+une tache noire se fit apercevoir sur l'océan, volant
+avec rapidité et ressemblant à l'ombre d'une mouette.--Oh
+ciel! elle est suivie d'une seconde; et toutes
+deux, tantôt en vue, tantôt cachées, suivant les sinuosités
+de l'océan, s'approchent enfin d'assez près pour
+qu'on puisse reconnaître les traits bien connus de
+leur noir équipage, pour qu'on puisse distinguer
+leurs agiles pagaïes, légères comme une paire d'ailes,
+se jouant sur les brisans et fuyant à travers les ondes,
+tantôt perchées au sommet de la vague houleuse, tantôt
+se plongeant dans l'écume mugissante qui surgit
+en bouillonnant et couvre successivement le sein de
+la mer de blanches nappes qui se divisent bientôt
+en gros flocons, formant à leur tour une neige fine
+et subtile. Cependant les barques, comme de petits
+oiseaux traversant un ciel menaçant, continuent de
+voguer en dépit des brisans et des vagues, et approchent
+enfin du rivage. Leur art leur semble enseigné
+par la nature, tant est remarquable l'adresse avec
+laquelle ces sauvages fendent les flots de l'océan avec
+lequel dès l'enfance ils sont habitués à jouer!</p>
+
+<p>8. Et quelle est celle qui, sautant la première sur
+le rivage, s'élance comme une Néréide de sa conque
+marine? Sa peau est noire, mais brillante comme
+l'ébène, ses yeux humides respirent l'amour, l'espoir
+et la constance. C'est Neuah! Neuah! tendre,
+fidèle, adorée.--Son cœur s'épanche dans celui de
+Torquil comme un torrent: elle sourit, elle pleure,
+elle le presse plus étroitement encore sur son sein
+comme pour s'assurer que c'est bien lui, frémit en
+apercevant sa blessure encore tiède de sang; puis,
+en s'assurant qu'elle est légère, elle sourit de nouveau,
+et de nouveau verse des larmes. Neuah est la
+fille d'un guerrier; elle peut supporter un tel spectacle,
+le comprendre, en gémir, mais non se livrer
+au désespoir. Son amant vit;--aucun ennemi, aucune
+crainte ne peut troubler les délices que voit éclore
+un tel moment. La joie brille à travers ses larmes.
+C'est encore la joie qui gonfle son sein de sanglots
+et agite si violemment son cœur qu'on en pourrait
+presque entendre les battemens: et le ciel lui-même
+est dans le soupir qu'exhale l'enfant de la nature livrée
+à ses plus douces extases.</p>
+
+<p>9. Les êtres plus austères, témoins de cette entrevue,
+n'y furent pas insensibles. Et qui pourrait
+l'être en voyant ainsi deux cœurs s'élancer l'un vers
+l'autre? Christian lui-même contempla la jeune fille
+et le jeune homme, d'un œil sec, mais brillant d'une
+joie sombre et où se peignait toute l'amertume que
+les souvenirs d'un tems meilleur répandent dans
+notre ame, alors que tout est perdu sans espoir jusqu'au
+dernier rayon de l'arc-en-ciel.--«Et sans moi!»
+s'écria-t-il; puis il s'arrêta et se détourna, puis regarda
+encore le jeune couple de la même manière
+que, dans son antre, le lion contemple ses petits.
+Après quoi il retomba dans sa sombre indifférence,
+comme insensible à sa destinée future.</p>
+
+<p>10. Mais le tems ne permettait pas de se livrer
+long-tems à de bonnes ou de mauvaises pensées.--Les
+vagues ne tardèrent pas à apporter autour du
+promontoire le bruit des rames ennemies.--Hélas!
+qui rendait ce bruit si effrayant? Tout le monde se
+prépara à la défense, tous, excepté la fiancée de
+Toobonaï, elle qui la première avait aperçu, dans
+la baie, les chaloupes armées qui se hâtaient de
+presser leurs voiles pour achever la destruction du
+petit nombre qui leur était échappé; elle, dis-je,
+fit signe à ses compatriotes de retourner à leur proue,
+fit embarquer ses hôtes, et lancer à la mer leurs fragiles
+canots. Dans l'un elle avait placé Christian et
+ses deux camarades: mais Torquil et elle ne pouvaient
+plus se séparer; elle l'établit dans le sien.
+Au large! au large! Ils sortent des brisans, s'élancent
+le long de la baie vers un groupe de petites
+îles, retraite des oiseaux de mer qui y forment leurs
+nids, et du veau marin qui vient creuser son lit dans
+le sable du rivage. Ils rasent la cime azurée des vagues,
+fuient rapidement, et sont rapidement poursuivis
+par leurs cruels persécuteurs. Ces derniers
+obtiennent de l'avantage, puis le reperdent, puis le
+regagnent et les menacent sur l'océan; bientôt les
+deux canots ainsi chassés se séparent et prennent
+chacun une route différente sur les flots pour déjouer
+les poursuites. Vite! vite! chaque pagaïe aujourd'hui
+décide de la vie d'un homme; mais il s'agit
+de bien autre chose pour Neuah que de la vie ou
+de plusieurs vies.--L'amour a frété sa frêle barque,
+et c'est lui qui la pousse vers la baie; et maintenant
+l'ennemi et le port sont proches.--Un moment!...
+un seul moment encore!--Fuis, barque légère!
+Fuis!</p>
+<br>
+<h3>Chant Quatrième.</h3>
+<br>
+<p>1. Le dernier rayon d'espoir dans l'homme réduit
+aux abois ressemble à la blanche voile livrée à
+une mer orageuse, lorsque la moitié de l'horizon est
+obscurcie de nuages et que l'autre moitié en est dégagée.
+Flottante entre le ciel et la sombre vague,
+son ancre l'a abandonnée, mais sa voile de neige, au
+milieu de la violence des vents, continue d'attirer nos
+yeux, et quoique chaque flot qu'elle surmonte l'éloigne
+de plus en plus de nous, le cœur se plaît à la
+suivre des plus lointains rivages.</p>
+
+<p>2. Non loin de l'île de Toobonaï un noir rocher
+élève son sein au-dessus des flots. Sauvage demeure
+des oiseaux désertée par les hommes, c'est là que
+le veau marin farouche se met à l'abri du vent, et
+repose sa masse pesante dans son obscure caverne,
+ou qu'il gambade lourdement aux brûlans rayons du
+soleil. C'est là que la barque à son passage entend
+l'écho répéter le cri perçant de l'oiseau de l'océan
+qui élève sur cette cime nue sa jeune couvée, destinée
+à devenir à son tour les pêcheurs ailés de cette
+solitude. Une étroite portion de sable jaune, s'avançant
+dans la mer en demi-cercle, forme d'un côté le
+contour d'une espèce de plage. Ici la jeune tortue,
+rampant hors de sa coquille, se traîne vers les flots,
+demeure de ceux qui lui donnèrent la vie; nourrisson
+d'un jour, un rayon vivifiant du soleil la fit
+éclore pour la rendre à l'océan. Tout le reste n'était
+qu'un précipice affreux, le plus affreux où les
+matelots aient jamais trouvé un asile et le désespoir;
+lieu capable de faire regretter aux échappés
+du naufrage le vaisseau qu'ils ont vu s'engloutir, et
+de leur faire envier le sort des victimes de la tempête.
+Tel était le triste refuge que Neuah avait choisi
+pour son amant. Mais tous ses secrets n'étaient
+pas révélés, et elle y connaissait un trésor caché à
+tous les yeux.</p>
+
+<p>3. Avant que les canots se séparassent dans ce même
+endroit, les hommes qui dirigeaient celui auquel était
+confié le sort de son cher Torquil furent envoyés
+par ses ordres dans la barque de Christian, afin de
+réunir leurs forces pour presser sa fuite.--Vainement
+ce dernier tenta de s'y opposer.--Elle lui montra
+en souriant et d'un air calme l'île rocailleuse et
+lui dit: «Hâtez-vous et soyez sauvé!» Quant à elle,
+elle répondait du reste, pour l'amour de Torquil.
+Le canot partit avec ce renfort de bras, s'élança
+comme une étoile qui file, et fut bientôt loin de l'ennemi
+qui se dirigeait alors tout droit sur le rocher
+dont s'approchaient Neuah et Torquil. Ils firent force
+de rames. Le bras de la jeune sauvage, quoique délicat,
+était agile et vigoureux à lutter contre la mer,
+et le cédait à peine à la force masculine de Torquil;
+leur canot n'était plus qu'à la distance de sa longueur
+du front escarpé, impraticable, du rocher qui n'avait
+à sa base que des eaux sans fond; l'ennemi n'était plus
+séparé d'eux que par la longueur d'une centaine de
+barques, et maintenant quel refuge était offert à leur
+fragile canot? Ce fut la question que Torquil adressa à
+Neuah avec un regard qui exprimait presque un reproche
+et semblait dire: «Neuah m'a-t-elle amené ici
+pour y mourir? Est-ce ici un lieu d'asile ou un tombeau,
+et cet immense rocher est-il le sépulcre des
+victimes des vagues?»</p>
+
+<p>4. Ils étaient appuyés sur leurs pagaïes. Neuah
+se lève, et lui montrant l'ennemi qui s'approchait,
+s'écrie: «Suis-moi, Torquil, et suis-moi sans crainte!»
+Soudain elle se plonge dans les profondeurs de l'océan.
+Il n'y avait pas une minute à perdre;--les
+ennemis étaient proches, offrant des chaînes à ses
+yeux et exhalant des menaces à ses oreilles. Ils ramaient
+avec vigueur, et, en s'approchant, lui criaient
+de se rendre au nom de son <i>honneur</i> perdu. Torquil
+se précipite dans les flots.--L'art du nageur lui
+était familier dès l'enfance, et c'était de lui maintenant
+qu'allait dépendre tout son espoir.--Mais où
+va-t-il?--Il s'enfonce et ne reparaît plus? L'équipage
+de la chaloupe regarde avec consternation la
+mer et le rivage. Il n'y avait pas d'endroit où l'on
+pût débarquer sur ce précipice escarpé, nu et glissant
+comme une montagne de glace. Ils regardèrent
+quelque tems, s'attendant à le voir flotter au-dessus
+des flots; mais nulle trace ne sillonna la mer. La
+vague continua de s'écouler après qu'ils se furent
+plongés dans son sein, sans qu'aucun bouillonnement
+en rappelât le moindre indice. Le faible reflux de
+l'eau; la légère écume qui, semblable à un blanc sépulcre,
+s'était élevée sur l'endroit qui semblait le
+dernier gîte de ce jeune couple, qui ne laissait pas
+après lui de monument fastueusement triste comme
+un héritier; la barque paisible ballottée par les flots:
+voilà tout ce qui parlait encore de Torquil et de son
+épouse; et, sans cette petite barque, tout ceci aurait
+pu passer pour le fantôme évanoui du rêve d'un marin.
+Ils s'arrêtèrent, et cherchèrent en vain; puis se
+remirent à ramer pour s'en retourner, la superstition
+même leur défendant de s'arrêter là plus long-tems.
+Quelques-uns dirent qu'il ne s'était pas plongé
+dans les vagues, mais qu'il s'était évanoui comme
+un esprit follet; d'autres que quelque chose de surnaturel
+les avait frappés dans sa figure et dans sa
+taille au-dessus de l'humaine; tandis que tous convenaient
+que ses joues et ses yeux offraient la teinte
+cadavéreuse de la mort. Cependant, tout en s'éloignant
+du rocher, ils s'arrêtaient auprès de chaque
+plante marine, s'attendant à trouver quelque trace
+de leur proie.--Mais non, elle s'était dissipée à
+leurs yeux comme l'écume marine.</p>
+
+<p>5. Et où était-il ce pèlerin de l'océan? Suivait-il
+sa Néréide? Tous deux avaient-ils cessé pour jamais
+de souffrir, ou, reçus dans des grottes de corail,
+avaient-ils arraché quelque pitié aux vagues attendries,
+et en avaient-ils obtenu la vie? Habitaient-ils
+parmi les mystérieux souverains de l'océan? faisaient-ils
+résonner avec <i>Mermen</i> le coquillage fantastique?
+Neuah, au milieu des sirènes, peignait-elle ses longs
+cheveux alors flottans sur l'océan comme ils l'avaient
+jadis été dans l'air? Ou bien avaient-ils péri, et dormaient-ils
+du sommeil de la mort sous ce gouffre
+dans lequel ils s'étaient élancés avec tant d'intrépidité?</p>
+
+<p>6. La jeune Neuah s'était plongée dans les flots,
+et il l'avait suivie. À la manière dont elle traversait
+les profondeurs de sa mer natale, on l'eût cru née
+au sein de cet élément, tant elle avait d'aisance, de
+grâce et de fermeté! Une trace lumineuse marquait
+son passage; on eût dit qu'il sortait des étincelles de
+ses pieds, comme d'un acier <i>amphibie</i>. Ne la perdant
+pas de vue, et presque aussi habile qu'elle à
+explorer les abîmes où les plongeurs vont à la recherche
+des perles, Torquil, le nourrisson des mers
+du Nord, suivait ses pas liquides avec adresse et facilité.
+Pendant un moment, Neuah s'enfonça plus bas;
+puis se relevant, elle reparut, étendit les bras, secoua
+sa noire chevelure pleine d'écume, et fit résonner
+les rochers d'un rire joyeux. Ils avaient de
+nouveau atteint un royaume central de la terre, mais
+c'est en vain qu'on y aurait cherché un arbre, des
+champs et un ciel.--Elle indiqua du doigt à son
+époux une grotte spacieuse<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a>
+<a href="#footnote52"><sup class="sml">52</sup></a>, dont la vague mobile
+était le seul portique; cavité profonde, que le soleil
+ne voit jamais, si ce n'est à travers le voile verdâtre
+des flots, dans ces jours de fête de l'océan où son
+onde est claire et transparente, et où tout le peuple
+poisson se livre à de folâtres jeux. Avec ses cheveux,
+Neuah essuya l'eau qui découlait des yeux de
+Torquil, puis elle frappa dans ses mains de joie en
+voyant son étonnement. Elle le conduisit dans un
+endroit où le roc paraissait s'avancer en saillie et
+former une espèce de hutte semblable à celle d'un
+triton. Du moins à ce qu'il leur parut, car pendant
+quelque tems ils se trouvèrent dans les ténèbres,
+jusqu'à ce que le jour, pénétrant par les fentes du rocher,
+y eût répandu une faible clarté, telle que celle
+qui luit dans l'aile d'une vieille cathédrale où d'antiques
+monumens poudreux fuient l'éclat de la lumière:
+de même la voûte de leur grotte marine ne
+laissait entrer qu'une lueur mélancolique.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote52"
+name="footnote52"><b>Note 52: </b></a><a href="#footnotetag52">
+(retour) </a> La description de cette cave (qui n'est pas une fiction) se trouvera
+dans le neuvième chapitre du <i>Rapport</i> fait sur les îles de Tonga, par
+Mariner. J'ai pris la liberté poétique de la transplanter à Toobonaï, le
+dernier endroit où l'on ait eu quelque nouvelle certaine de Christian et
+de ses camarades.</blockquote>
+
+<p>7. La jeune sauvage tira de son sein une torche de
+pin, entourée de gnatoo, et recouverte d'une feuille
+de plantain, afin de mieux préserver de l'humidité
+des flots sa dernière étincelle. Cette enveloppe l'avait
+tenue sèche; puis, tirant de la même feuille de plantain
+une pierre et quelques petits branchages de bois
+sec, elle en fit jaillir du feu avec la lame du couteau
+de Torquil, et allumant sa torche, elle en éclaira la
+grotte. Cette dernière apparut alors vaste et élevée;
+c'était une voûte gothique qui s'était créée elle-même.
+La nature était l'architecte qui avait élevé ses arceaux;
+les architraves étaient peut-être dus à quelque
+tremblement de terre. Les arcs-boutans avaient pu
+être précipités du sein de quelque montagne, alors
+que les pôles craquaient, et que le monde était couvert d'eau;
+ou peut-être calcinés par un feu concentré
+dans les entrailles de la terre, tandis qu'à
+peine échappé de son bûcher funèbre, les débris du
+globe fumaient encore. Rien n'y manquait, ni le
+faîte orné de ciselures et de reliefs, ni les ailes<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a>
+<a href="#footnote53"><sup class="sml">53</sup></a>, ni
+la nef. Là, tout semblait avoir été creusé des mains
+de l'obscurité pour y faire son temple. Là, aussi,
+en se livrant quelque peu aux fantaisies de l'imagination,
+on croyait voir la voûte peuplée de figures
+bizarres, tristes ou grimaçantes. Une mitre, une
+châsse attiraient l'œil qui se reportait bientôt sur
+l'image d'un crucifix. C'est ainsi que la nature, se
+jouant avec les stalactites, s'était élevé une chapelle
+au sein des mers.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote53"
+name="footnote53"><b>Note 53: </b></a><a href="#footnotetag53">
+(retour) </a> Ces détails peuvent paraître trop minutieux par rapport à la description
+générale d'où ils sont puisés (dans Mariner); mais il y a peu d'hommes
+qui aient voyagé sans voir quelque chose de semblable, sur terre c'est-à-dire,
+et sans parler d'<i>Ellora</i>, dont il est question dans le dernier journal
+de <i>Mungo-Park</i> (si ma mémoire ne me trompe pas, car il y a huit
+ans que j'ai lu cet ouvrage) Il dit aussi avoir rencontré un rocher, ou
+une montagne, dont l'intérieur ressemblait tellement à une cathédrale
+gothique, qu'il fallut le plus minutieux examen pour le convaincre qu'elle
+était l'œuvre de la nature.</blockquote>
+
+<p>8. Neuah prit alors son Torquil par la main; et
+agitant le long de la voûte sa torche allumée--elle
+le conduisit dans chaque enfoncement, et lui montra
+tous les endroits secrets de leur nouvelle demeure.
+Elle n'en resta pas là; tout avait été dès long-tems
+préparé par elle pour adoucir le sort qu'elle devait
+partager avec son amant. Il y trouva une natte
+pour se livrer au repos; le frais <i>gnatoo</i> pour lui
+servir de vêtement, et l'huile de sandale pour se
+garantir de la rosée. Pour aliment, la noix de coco,
+l'igname et le pain produit de l'arbre. Pour table,
+le plantain étendant ses larges feuilles, et l'écaille
+de la tortue qui offre un banquet délicieux dans la
+chair qu'elle renferme. La gourde remplie d'eau
+fraîchement puisée à la source, la mûre banane
+cueillie sur la fertile montagne, une pile de branches
+de pin, pour entretenir sous ces voûtes une clarté
+perpétuelle; enfin, Neuah elle-même, belle comme
+la nuit, venait animer de son ame tout ce qui les entourait,
+et répandre la sérénité et la lumière dans
+ce monde souterrain. Depuis que l'étranger avait
+débarqué pour la première fois dans son île, elle
+avait prévu que la force ou la fuite pouvait les trahir.
+Alors elle avait formé un asile de cet antre rocailleux
+où Torquil put être en sûreté contre ses
+compatriotes. Chaque aurore, la brise matinale avait
+transporté vers ces lieux son léger canot chargé de
+tous les fruits dorés qui mûrissent dans ces beaux
+climats. Chaque soir l'avait vue s'y diriger encore
+avec tout ce qui pouvait embellir et égayer leur
+grotte de spath. Et maintenant elle étalait à ses yeux
+ses petits trésors avec un sourire qui indiquait assez
+que Neuah était la plus heureuse des filles de ces
+îles hospitalières.</p>
+
+<p>9. Tandis qu'il la regardait avec admiration et
+reconnaissance, elle, pressant sur son cœur passionné
+l'amant qu'elle venait de sauver, accompagnait
+ses douces caresses d'un ancien conte d'amour;
+car l'amour est vieux, vieux comme l'éternité, quoiqu'il
+ne soit pas usé par tous les êtres qui furent,
+sont, ou seront un jour<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a>
+<a href="#footnote54"><sup class="sml">54</sup></a>. Elle lui raconta comment
+il y avait bien mille lunes, un jeune chef, s'étant
+plongé dans ces profondeurs à la recherche de la tortue,
+en suivant les traces de sa proie, s'était trouvé
+dans la grotte qui leur servait d'asile; comment,
+quelque tems après, à la suite d'un combat sanglant,
+il y avait caché une fille du sol, qui devait la naissance
+à ses ennemis, ennemie trop chère, sauvée
+par sa tribu pour subir le sort des captifs; comment,
+lorsque les orages de la guerre furent calmés, il
+avait conduit sa tribu insulaire à l'endroit où les
+ondes étendent leur ombre épaisse et verdâtre sur
+l'entrée rocailleuse de la grotte, puis s'était enfoncé
+dans les flots comme pour n'en ressortir jamais,
+tandis que ses compagnons consternés, dans leurs
+barques, le croyaient fou, et tremblaient de le voir
+la proie du bleu requin. Plongés dans l'affliction, ils
+ramèrent tristement autour du rocher qu'entourait
+la mer, puis se reposèrent sur leurs pagaies avec
+abattement, lorsque tout-à-coup ils voient surgir des
+flots une fraîche déesse, telle elle leur apparut, du
+moins, dans la surprise et l'admiration dont ils furent
+frappés. Leur chef était à ses côtés, relevant
+la tête avec orgueil, heureux et fier de sa jeune sirène,
+de sa belle épouse, et comment, lorsque ses
+compatriotes reconnurent leur erreur, ils portèrent
+les deux époux sur le rivage, au son des conques
+marines, et de mille acclamations joyeuses; enfin,
+comment ils vécurent heureux et moururent en paix.
+Et pourquoi n'en serait-il pas de même de Torquil
+et de son épouse? Il ne m'appartient pas de décrire
+les caresses impétueuses, passionnées, qui suivirent
+ce récit, et qui firent de cet asile sauvage un séjour
+d'ivresse. Il suffit de dire que tout était amour,
+dans cette grotte aussi souterraine, aussi éloignée
+des regards des humains, que la tombe où Abailard,
+vingt ans après sa mort, ouvrit encore les
+bras pour recevoir le corps d'Héloïse descendu sous
+la voûte nuptiale, et presser contre son cœur ranimé
+ses restes de nouveau palpitans<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a>
+<a href="#footnote55"><sup class="sml">55</sup></a>. Les vagues
+avaient beau murmurer autour de leur couche, leur
+mugissement n'était pas plus entendu que si la vie les
+eût abandonnés. Au-dedans d'eux, leurs cœurs formaient
+une délicieuse harmonie qui s'exhalait dans
+le murmure et les soupirs entrecoupés de l'amour.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote54"
+name="footnote54"><b>Note 54: </b></a><a href="#footnotetag54">
+(retour) </a> Le lecteur se rappellera ici l'épigramme de l'anthologie grecque, ou
+sa traduction dans la plupart des langues modernes:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i16">Qui que tu sois, voici ton maître;</p>
+<p class="i16">Il le fut, il l'est, ou doit l'être.</p>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote55"
+name="footnote55"><b>Note 55: </b></a><a href="#footnotetag55">
+(retour) </a> La tradition attachée à l'histoire d'Héloïse rapporte que, lorsque l'on
+descendit son corps dans le tombeau d'Abailard (enterré vingt ans auparavant)
+ses bras s'ouvrirent pour la recevoir.</blockquote>
+
+<p>10. Et ceux qui avaient causé et partagé ce désastre;
+ceux qui les livraient à l'exil dans la cavité
+d'un roc, qu'étaient-ils devenus à leur tour? Ramant
+comme lorsqu'il y va de la vie, ils demandaient au
+ciel l'asile que les hommes leur refusaient. Libres de
+leur choix, ils eussent suivi une autre route; mais
+où se diriger! le flot qui les portait portait aussi leurs
+ennemis! Ceux-ci, trompés dans leurs premiers efforts,
+s'étaient remis de nouveau à la poursuite; enflammés
+de colère, comme des vautours privés de
+leur proie, leurs bras vigoureux fendaient les flots.
+Bientôt ils gagnèrent de l'avantage sur ceux qui ne
+pouvaient plus trouver de salut que sur quelque roc
+aride ou dans quelque baie enfoncée et inconnue:--nulle
+autre chance, nul autre espoir ne leur restait.--Ils
+se dirigèrent donc vers le premier rocher
+qui frappa leurs regards, pour prendre leur
+dernier congé de la terre, et céder comme des victimes
+ou mourir le glaive à la main. Là, Christian
+renvoya les sauvages et leur canot, quoique ceux-ci
+eussent encore voulu se battre pour ce petit nombre
+d'hommes; mais il leur commanda de retourner dans
+leur île, et de ne pas ajouter à tout ce qu'ils avaient
+déjà fait un sacrifice inutile: car que pouvaient l'arc
+et la lance grossière contre les armes qui allaient
+être employées?</p>
+
+<p>11. Ils débarquèrent sur une plage étroite et sauvage,
+où l'on avait rarement vu d'autres traces que
+celles de la nature, et avec ce regard sombre, fixe
+et farouche de l'homme parvenu aux dernières extrémités
+du malheur, alors que tout espoir est perdu,
+que la gloire elle-même ne lui reste pas pour animer
+sa résistance contre la mort ou les fers, ils attendirent
+tous trois, comme attendirent jadis les trois cents
+braves qui teignirent les Thermopyles de leur sang
+héroïque.--Mais quelle différence entre eux! c'est
+la cause qui fait tout; c'est elle qui dégrade ou consacre
+le courage qui succombe. Sur ces trois hommes,
+aucun rayon de gloire, aucune promesse d'immortalité
+ne brillait à travers les nuages épais de la
+mort. Une patrie reconnaissante, souriant à travers
+ses larmes, n'entonnait pas pour eux cet hymne de
+louanges répété pendant plus de mille ans. Les yeux
+d'aucune nation ne devaient se fixer sur leur tombe;--aucun
+monument funèbre, élevé à leur mémoire,
+ne devait exciter l'envie des héros. Avec quelqu'intrépidité
+qu'ils répandissent les derniers flots de leur
+sang, leur vie était un opprobre,--leur épitaphe
+devait contenir un crime. Et tout ceci, ils le savaient
+et le comprenaient, du moins le chef de la
+troupe qu'il avait entraînée à sa perte, lui qui, né
+peut-être pour quelque chose de mieux, avait placé
+sa vie sur une chance long-tems incertaine; mais le
+dé allait être jeté, et toutes les probabilités se réunissaient
+pour annoncer sa chute. Et quelle chute!
+Toutefois, il envisageait la catastrophe d'un cœur
+aussi endurci que le rocher sur lequel il se tenait,
+et où il avait pointé son fusil, sombre lui-même
+comme le nuage épais qui se montre à côté du soleil.</p>
+
+<p>12. La chaloupe s'approchait: elle était bien armée,
+elle avait un équipage ferme et prêt à faire ce
+que le devoir lui commanderait, indifférent aux dangers
+comme le vent d'automne l'est à la chute des
+feuilles qu'il fait tomber. Et cependant ces hommes
+auraient peut-être préféré marcher contre une nation
+étrangère que contre un ennemi natal, et sentaient
+que cette malheureuse victime de ses passions,
+pour avoir cessé d'être Anglais, n'en avait pas moins
+été un enfant de l'Angleterre. Ils lui crient de se
+rendre;--pas de réponse; leurs armes sont pointées,
+elles étincellent aux rayons du jour. Le même
+cri est répété,--pas de réponse; et cependant, une
+troisième fois, et plus haut que les deux premières,--on
+lui offre encore quartier.--L'écho résonnant
+du rocher répéta seul les sons mourans de leurs
+voix.--Alors une lueur jaillit, et l'on vit briller
+la décharge meurtrière: un nuage de fumée s'éleva
+entre les deux partis, tandis que le roc retentissait
+du bruit des balles qui sifflaient en vain et allaient
+s'aplatir en tombant. Ce fut alors que partit la seule
+réponse qui pût être faite par ceux qui avaient perdu
+tout espoir sur la terre ou dans le ciel. Après la
+première décharge, s'étant approchés de plus près,
+les Anglais entendirent la voix de Christian crier:--Maintenant
+feu! et avant que l'écho eût achevé
+de redire ces mots, deux hommes étaient tombés.
+Les autres assaillirent les âpres flancs du rocher, et,
+furieux de la démence de leur ennemi, dédaignèrent
+toute autre tentative pour en venir aux mains. Mais
+le roc était escarpé, et ne présentait aucun sentier
+frayé. À chaque pas, un nouveau rempart s'opposait
+à leur fureur; tandis que, debout au milieu des sommités
+les plus inaccessibles que l'œil de Christian
+était bien habitué à distinguer, nos trois rebelles
+soutenaient un combat à mort aux lieux que l'aigle
+a choisis pour construire son nid. Chacun de leurs
+coups portait, tandis que les assaillans tombaient
+brisés comme le coquillage rampant qui s'attache aux
+flancs du rocher. Cependant il en survivait encore
+assez qui ne se lassaient pas d'escalader et de se disperser
+çà et là, jusqu'à ce qu'enfin cerné et environné
+de toutes parts, non d'assez près pour être pris, mais
+assez pour y périr, le trio désespéré, comme des
+requins qui se sont gorgés de leur proie, vit que son
+sort ne tenait plus qu'à un fil. Quoi qu'il en soit,
+jusqu'au dernier moment ils se battirent bien, et
+aucun gémissement n'apprit à l'ennemi quel était
+celui qui venait de tomber. Christian succomba le
+dernier.--Deux fois blessé, on lui offrit encore
+merci en voyant son sang couler. Mais il était trop
+tard pour vivre et non pour mourir avec une main
+ennemie pour lui fermer les yeux. Un de ses membres
+était rompu et tomba le long du rocher comme
+un faucon privé de ses petits. Ce bruit le ranima et
+parut réveiller en lui quelque sentiment exprimé
+dans son faible geste. Il fit signe aux plus avancés,
+qui s'approchèrent en ce moment: il éleva son arme,
+sa dernière balle avait été tirée; mais, arrachant
+le premier bouton de sa veste<a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a>
+<a href="#footnote56"><sup class="sml">56</sup></a>, il l'enfonça dans
+le canon, ajusta, fit feu et sourit en voyant son ennemi
+tomber; puis, repliant comme un serpent son
+corps mutilé et épuisé, il se mit à ramper vers l'endroit
+où le précipice, s'élevant à pic au-dessus des
+flots, offrait comme lui l'image du désespoir.--Là,
+jetant un dernier regard derrière lui, il serra convulsivement
+le poing, déchargea pour la dernière
+fois sa rage contre cette terre qu'il allait quitter, et
+se laissa rouler dans l'abîme. Le rocher reçut en bas
+son corps brisé comme du verre, et ne formant plus
+qu'une masse sanglante dont il restait à peine un
+fragment qui parût avoir appartenu à une forme humaine,
+et qui pût servir de proie à l'oiseau marin où
+au ver. Un crâne à cheveux blonds souillé de sang et
+d'herbes de mer fumait encore. C'était tout ce qui
+restait de cet homme et de ses actions. On vit briller
+un instant encore dans le lointain quelques débris
+de ses armes que sa main avait tenues serrées
+jusqu'au dernier moment; mais bientôt, entraînés
+dans les flots, ils allèrent se couvrir de rouille sous les
+ondes écumeuses qui les engloutissaient: voilà toutes
+les traces qu'il laissa de lui, si l'on en excepte une
+vie mal employée, et une ame;--mais qui osera
+dire où elle alla? C'est à nous de pardonner et non
+de juger les morts, et ceux qui les condamnent si légèrement
+à l'enfer, en sont eux-mêmes sur la route,
+à moins que ces espèces de fanfarons, qui se plaisent
+à exagérer les peines éternelles, n'obtiennent grâce
+pour leur mauvais cœur, en faveur de leur plus mauvaise
+tête.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote56"
+name="footnote56"><b>Note 56: </b></a><a href="#footnotetag56">
+(retour) </a> Dans l'ouvrage de Thibault, sur Frédéric II de Prusse, il y a une
+singulière histoire d'un jeune Français et de sa maîtresse, qui paraissaient
+être de quelque distinction. Il s'était engagé, et avait déserté à
+Sweidnitz, et fut pris après une résistance désespérée; il avait tué un
+officier qui avait essayé de le saisir, étant déjà blessé lui-même par la
+décharge de son fusil, dans lequel il avait mis un bouton de son uniforme
+en guise de balle. Quelques circonstances de son procès, devant la cour
+martiale, excitèrent un grand intérêt parmi ses juges, qui désirèrent connaître
+sa véritable situation. Il offrit de la révéler, mais au roi seulement,
+auquel il demandait permission d'écrire. Cette permission lui fut refusée,
+et Frédéric fut rempli de la plus grande indignation, soit de voir sa curiosité
+trompée, ou par quelqu'autre motif, quand il apprit qu'on avait
+rejeté sa requête. (Voyez l'ouvrage de Thibault, vol. II.--Je cite de
+mémoire.)<span class="rig">
+(<i>Note de Lord Byron</i>.)</span></blockquote><br>
+
+<p>13. L'action était terminée! tout était pris ou détruit,
+fugitif, captif ou mort. Le peu de malheureux
+qui avaient survécu à l'escarmouche de l'île étaient enchaînés
+sur ce vaisseau, après avoir fait autrefois honorablement
+partie de son brave équipage. Mais le
+dernier rocher n'avait pas vu de dépouilles vivantes.
+Couchés à l'endroit où ils étaient tombés, froids, nageant
+dans leur sang, le vorace oiseau de mer agitait
+sur eux son aile humide, et quelquefois, se rapprochant
+de la vague voisine avec des cris perçans et discords,
+entonnait l'hymne funèbre. Mais, calme et insouciante,
+la vague continuait de se soulever, et poursuivait
+son cours avec son éternelle indifférence. Les
+dauphins se jouaient sur sa surface et le poisson-volant
+s'élançait vers le soleil, jusqu'à ce que son aile
+desséchée le fît retomber de sa hauteur éphémère,
+et plonger de nouveau dans l'onde pour se préparer
+à prendre un nouvel essor.</p>
+
+<p>14. Le matin avait paru; et Neuah, qui dès l'aurore
+s'était mollement plongée dans l'onde pour recueillir
+les rayons naissans du jour, et examiner si
+personne ne s'approchait de l'antre amphibie où reposait
+son amant, aperçut une voile en mer: elle
+s'agitait, se gonflait, et courbait son arc flottant sous
+le joug de la brise naissante. Le souffle commença
+à lui manquer, tant elle se sentit troublée par la
+crainte!--son cœur se gonfla et palpita violemment,
+tandis qu'elle doutait encore de quel côté se dirigeait
+sa course.--Mais non, le vaisseau ne s'avance
+pas,--il s'éloigne au contraire rapidement. Il est
+déjà loin, et son ombre s'efface à mesure qu'il sort
+de la baie. Elle regarde, elle secoue l'écume de mer
+qui couvre ses yeux, afin de le contempler comme
+elle contemple les cieux quand elle espère y voir paraître
+l'arc-en-ciel. Le bâtiment, parvenu au dernier
+point de l'horizon, diminue, et bientôt ne présente
+plus qu'un point noir qui bientôt s'évanouit.
+Tout est océan, tout est bonheur. De nouveau elle
+se plonge à la mer pour aller réveiller son jeune
+amant, lui dit ce qu'elle a vu, ce qu'elle espère,
+enfin tout ce que l'amour heureux peut former de
+rians présages, s'élançant encore une fois avec Torquil,
+qui suit gaîment sa Néréide, bondissante au
+milieu de la vaste mer,--nageant autour du rocher
+vers un creux qui cachait le canot que Neuah y avait
+laissé flottant avec la marée, sans une rame, le soir
+où les étrangers les avaient chassés du rivage. Mais
+ceux-ci ont disparu; elle va à la recherche de sa
+pagaie, la retrouve, en reprend possession, et jamais,
+jamais, jamais barque fragile ne porta tant
+d'amour et de bonheur que celle-ci n'en contient en
+ce moment.</p>
+
+<p>15. Leur rivage chéri paraît encore une fois à
+leurs yeux, non plus souillé par des couleurs hostiles;
+plus de vaisseau menaçant, de prison flottante
+fièrement arrêtée sur ses bords: tout est espoir et
+patrie! Mille embarcations s'élancent dans la baie,
+en sonnant dans des conques marines, et annoncent
+leur retour. Les chefs s'assemblèrent, le peuple se
+répandit en flots; tous accueillirent Torquil comme
+un fils qui leur était rendu. Les femmes se pressèrent
+en foule pour embrasser Neuah, qui les embrassait
+à son tour; lui demandèrent comment ils avaient été
+poursuivis, et comment ils s'étaient échappés? Le
+récit en fut fait, et une seule acclamation retentit
+jusqu'au ciel; et depuis ce moment, une nouvelle
+tradition donna à leur asile le nom de <i>Grotte de
+Neuah</i>. Mille feux flamboyant sur les hauteurs éclairèrent
+les réjouissances générales de cette nuit, et
+la fête donnée en l'honneur de l'hôte rendu au repos
+et à des plaisirs gagnés au prix de tant de dangers;
+et à cette nuit succédèrent ces jours de bonheur,
+tels que peut seul en offrir un monde encore enfant.</p>
+
+<p>FIN DE L'ILE.</p>
+<br><br>
+<h2>APPENDICE.</h2>
+
+<h4>EXTRAIT DU VOYAGE DU CAPITAINE BLIGH.</h4>
+<br>
+<p>Le 27 décembre, il souffla un vent d'est très-violent, pendant
+lequel nous souffrîmes beaucoup. Une lame emporta la
+vergue de rechange et les esparres des chaînes de haubans du
+grand mât sur le tribord; une autre entra dans le vaisseau et
+couvrit toutes les chaloupes; plusieurs tonneaux de bière, qui
+avaient été amarrés sur le pont, se défoncèrent et furent emportés,
+et ce ne fut pas sans beaucoup de risque et de danger
+que nous parvînmes à attacher les embarcations pour empêcher
+qu'elles n'eussent le même sort. Une grande quantité de
+notre provision de biscuit fut aussi gâtée de manière à ne plus
+pouvoir en faire usage; car la mer avait pénétré dans l'arrière
+du bâtiment et avait rempli la cabine d'eau.</p>
+
+<p>Le 5 janvier 1788, nous vîmes l'île de Ténériffe à environ
+douze lieues de nous, et le lendemain étant un dimanche,
+nous jetâmes l'ancre dans la rade de Santa-Cruz. Là, nous
+renouvelâmes nos provisions, et après avoir terminé nos affaires,
+nous mîmes à la voile le 10.</p>
+
+<p>Je divisai alors nos gens en trois quarts, et je chargeai du
+troisième quart M. Fletcher Christian, un des lieutenans. J'ai
+toujours pensé qu'il était à désirer que ce réglement fût établi
+lorsque les circonstances le permettaient, et je suis persuadé
+qu'un sommeil non interrompu contribue non-seulement beaucoup
+à la santé de l'équipage d'un vaisseau, mais même le
+rend bien plus capable de supporter la fatigue en cas d'un
+événement imprévu.</p>
+
+<p>Comme je désirais me rendre à Otaïti sans m'arrêter, je
+réduisis d'un tiers la portion de biscuit, et je fis filtrer l'eau
+destinée à la boisson dans des pierres filtrantes que j'avais
+achetées à Ténériffe à cet effet. J'appris alors à l'équipage du
+vaisseau le but de notre voyage, et donnai l'assurance d'un
+avancement certain à quiconque le mériterait par ses efforts.</p>
+
+<p>Le mardi 26 février, étant dans une latitude sud 29° 38',
+et dans une longitude ouest 44° 38', nous enverguâmes de
+nouvelles voiles, et fîmes d'autres préparatifs nécessaires contre
+le tems que nous devions nous attendre à avoir dans cette
+haute latitude. Nous n'étions éloignés de la côte du Brésil que
+d'environ 100 lieues.</p>
+
+<p>Dans la matinée du dimanche 2 mars, après m'être assuré
+que tout le monde était propre et en bonne tenue, le service
+divin fut célébré, comme c'était toujours l'usage, ce jour-là:
+je donnai à M. Christian Fletcher, que j'avais précédemment
+chargé du troisième quart, une autorisation écrite de remplir
+les fonctions de lieutenant.</p>
+
+<p>Le changement de température commença bientôt à se faire
+sentir d'une manière remarquable, et afin que nos gens ne
+souffrissent pas par négligence de leur part, je leur fis donner
+des vêtemens plus chauds et plus convenables au climat. Le
+11, nous vîmes un grand nombre de baleines d'une immense
+grosseur, avec deux trous derrière la tête, d'où l'eau jaillissait.</p>
+
+<p>Le contre-maître m'ayant porté plainte, je jugeai qu'il était
+nécessaire de punir de vingt-quatre coups de fouet Mathieu
+Quintal, un des matelots, à cause de son insolence et de son
+insubordination. C'était la première fois que je me trouvais
+dans la nécessité d'ordonner un châtiment depuis que nous
+étions à bord.</p>
+
+<p>Nous nous trouvions à la hauteur du cap San-Diégo, à l'est
+de la Terre de Feu, et le vent ne nous étant pas favorable,
+je jugeai plus prudent de tourner à l'est de la terre de Stalen,
+que de traverser le détroit de Lemaire. Nous passâmes le port
+de la Nouvelle-Année et le cap Saint-Jean, et le lundi 31 nous
+arrivâmes au 60° 1' de latitude sud; mais le vent devint variable,
+et nous eûmes du mauvais tems.</p>
+
+<p>Des orages, accompagnés d'une grosse mer, continuèrent
+jusqu'au 12 avril. Le vaisseau commença à faire eau, ce qui
+exigeait que l'on pompât toutes les heures, et nous ne devions
+pas nous attendre à moins, après une telle continuité de vents
+et de grosses mers. Les ponts aussi firent eau de telle sorte
+qu'il fut nécessaire d'abandonner la grande cabine, dont je ne
+faisais pas grand usage, excepté quand il faisait beau, à ceux
+qui n'avaient pas de place pour y suspendre leurs hamacs, et
+par ce moyen les entre-ponts furent moins obstrués.</p>
+
+<p>Joint à tout ce mauvais tems, nous avions encore le chagrin
+de nous apercevoir, à la fin de chaque jour, que nous
+rétrogradions; car, malgré tous nos efforts pour louvoyer, nous
+ne faisions guère que dériver sous le vent. Le mardi 22 avril,
+nous avions huit hommes sur la liste des malades, et le reste
+de notre monde, quoiqu'en bonne santé, était très-fatigué;
+mais je vis avec beaucoup de chagrin qu'il nous serait impossible
+d'arriver de ce côté aux îles de la Société, car il y avait
+trente jours que nous étions dans une mer orageuse. La saison
+était trop avancée pour que nous pussions espérer qu'un meilleur
+tems nous permît de doubler le cap Horn. D'après ces
+considérations, jointes à d'autres encore, je fis gouverner au
+vent et porter sur le cap de Bonne-Espérance, à la grande
+satisfaction de tous ceux qui étaient à bord.</p>
+
+<p>Nous jetâmes l'ancre, le vendredi 23 mai, dans la baie de
+Sunon, au Cap, après une assez bonne navigation. Le vaisseau
+avait besoin d'être complètement calfaté, car il faisait tellement
+eau que nous avions été obligés de pomper toutes les
+heures pendant la traversée depuis le cap Horn.--Les voiles
+et les agrès avaient aussi besoin de réparations, et en examinant
+les provisions on en trouva une quantité considérable
+avariée.</p>
+
+<p>Après être restés trente-huit jours dans ce mouillage, et
+lorsque mon équipage eut recueilli tout l'avantage qu'on pouvait
+attendre des rafraîchissemens de toute espèce qui s'y trouvaient,
+nous appareillâmes le 1er juillet.</p>
+
+<p>Un vent frais souffla: le 20 la mer devint houleuse, et dans
+l'après-midi il augmenta avec tant de violence que le vaisseau
+fut presque chassé sur le gaillard d'avant, avant que
+nous pussions carguer nos voiles. On abaissa les basses vergues
+et on descendit le mât de perroquet sur le pont, ce qui
+soulagea beaucoup le bâtiment. Le vaisseau se tint sur le côté.
+Toute la nuit et le matin nous fîmes route vent-arrière après
+avoir pris des ris dans notre voile de misaine. La mer étant
+encore grosse, il devint très-dangereux dans l'après-midi de
+redresser le bâtiment. Nous restâmes donc encore sur le côté
+toute la nuit, sans éprouver d'accident, à l'exception d'un
+homme qui, étant au gouvernail, fut jeté par-dessus la roue,
+et en sortit très-meurtri. Vers midi la violence du vent diminuant,
+nous continuâmes notre route sous la voile de misaine
+avec les ris que nous avions pris.</p>
+
+<p>En peu de jours nous dépassâmes l'île de Saint-Paul, où
+l'on trouve de bonne eau comme je l'ai appris d'un capitaine
+hollandais, ainsi qu'une source chaude dans laquelle on peut
+faire bouillir le poisson aussi complètement que sur le feu. En
+approchant de la terre de Van-Diémen, nous eûmes un très-mauvais
+tems accompagné de neige et de grêle, mais nous
+ne vîmes rien qui pût nous indiquer notre position exacte le
+13 août, à l'exception d'un veau marin qui parut à la distance
+de vingt lieues. Nous jetâmes l'ancre dans la baie de
+l'Aventure le mercredi 20.</p>
+
+<p>Pendant notre traversée, depuis le cap de Bonne-Espérance,
+nous eûmes presque toujours le vent à l'ouest avec un très-gros
+tems. L'approche d'un vent violent du sud est annoncée
+par des nuées d'oiseaux de la famille des albatross ou des peterels,
+et la baisse ou le changement du vent quand il tourne
+au nord, par l'éloignement où ils se tiennent. Le thermomètre
+aussi varie de cinq ou six degrés dans sa hauteur quand on doit
+s'attendre à un de ces changemens de vent.</p>
+
+<p>Dans le pays qui environne la baie de l'Aventure, il y a
+dans les forêts beaucoup d'arbres de cent-cinquante pieds de
+hauteur. Nous remarquâmes plusieurs aigles, quelques hérons
+d'un magnifique plumage, et une grande variété de perroquets.</p>
+
+<p>Les indigènes ne paraissant pas, nous allâmes à leur recherche
+vers le cap Frédéric-Henri. Bientôt ayant jeté le
+grapin près du rivage, car il était impossible d'aborder, nous
+entendîmes leurs voix semblables au gloussement des oies, et
+nous en vîmes une vingtaine sortir du bois. Nous leur jetâmes
+des paquets de menues quincailleries qu'ils ne voulurent pas
+ouvrir qu'ils ne m'eussent vu faire signe de les quitter; alors
+ils s'y décidèrent, et tirant ces objets, ils les mirent sur leur
+tête. En nous apercevant, ils s'étaient mis à parler avec une
+grande volubilité et d'une manière très-bruyante, élevant
+leurs bras au-dessus de leur tête. Ils parlaient si vite qu'il
+était impossible de distinguer un seul des mots qu'ils prononçaient.
+Leur couleur est d'un noir terne.--Leur peau est tatouée
+sur la poitrine et sur les épaules. L'un d'eux se distinguait
+par la couleur de son corps peint en ocre rouge; mais
+tous les autres étaient enduits de noir avec une espèce de suie,
+dont ils avaient une couche si épaisse sur la figure et sur les
+épaules, qu'il était difficile de dire à quoi ils ressemblaient.</p>
+
+<p>Le jeudi 4 septembre, nous sortîmes de la baie de l'Aventure,
+gouvernant d'abord vers l'est-sud-est, puis au nord-est,
+et le 19 nous arrivâmes en vue d'un groupe de petites îles
+rocailleuses que je nommai les îles Bonté. Peu de tems après,
+nous remarquâmes que la mer était souvent couverte, pendant
+la nuit, d'une quantité étonnante de petites méduses qui répandent
+une clarté semblable à celle d'une chandelle par des
+fibres phosphorescentes qui s'étendent sur une partie de leur
+corps, et laissent le reste dans l'obscurité.</p>
+
+<p>Nous découvrîmes l'île d'Otaïti le 15, et avant de jeter
+l'ancre le lendemain matin dans la baie de Matavaï, un si
+grand nombre de canots était venu à notre rencontre, qu'après
+que les naturels se furent assurés que nous étions des amis,
+ils vinrent à bord, et obstruèrent tellement le pont, que j'avais
+de la peine à trouver les gens de mon équipage. La distance
+que le vaisseau avait parcourue, depuis qu'il était parti
+d'Angleterre jusqu'à son arrivée à Otaïti, tant en courses directes
+qu'en courses contraires, était en tout de 27,086 milles,
+ce qui fait, l'un dans l'autre, 108 milles par 24 heures.</p>
+
+<p>Nous perdîmes ici notre chirurgien le 9 décembre. Depuis
+peu il ne sortait presque plus de la cabine, quoiqu'on ne regardât
+pas son état comme dangereux. Néanmoins, comme il
+parut plus mal le soir, on le transporta dans un lieu où il
+avait plus d'air, mais sans aucun succès, puisqu'il mourut une
+heure après. Ce malheureux homme buvait beaucoup, et aimait
+si peu à faire de l'exercice, qu'on ne put jamais le décider
+à faire une douzaine de tours sur le pont pendant tout le
+tems que dura la traversée.</p>
+
+<p>Le lundi 5 juin, on ne trouva pas le petit cutter, ce dont
+on me fit part immédiatement; l'équipage du vaisseau ayant
+été rassemblé, on s'aperçut qu'il manquait trois hommes qui
+l'avaient emmené.</p>
+
+<p>Ils avaient pris avec eux huit armemens complets et des
+munitions; mais quant à leur plan, tout le monde à bord paraissait
+en être complètement ignorant. Je descendis à terre et
+j'engageai tous les chefs à m'aider à ratrapper la chaloupe et
+les déserteurs. Effectivement, le cutter fut ramené dans le
+courant de la journée par cinq des indigènes; mais les hommes
+ne furent pris que près de trois semaines plus tard. Ayant appris
+qu'il étaient dans une partie différente de l'île d'Otaïti,
+j'y allai dans la chaloupe, pensant qu'il ne serait pas très-difficile
+de s'en assurer avec le secours des naturels. Cependant
+ils apprirent mon arrivée, et lorsque je fus près de l'habitation
+où ils étaient, ils vinrent sans armes et se rendirent.
+Quelques-uns des chefs avaient déjà saisi, une fois auparavant,
+ces déserteurs, et les avaient enchaînés; mais ils s'étaient
+laissés persuader de leur rendre la liberté, par les belles promesses
+qu'ils leur avaient faites de retourner au vaisseau;
+après quoi, ayant trouvé moyen de s'emparer de nouveau des
+armes, ils avaient nargué les indigènes.</p>
+
+<p>L'objet de ce voyage était accompli, puisque j'avais fait
+porter à bord, le mardi 31 mars, 115 plants de l'arbre à
+pain: outre cela, nous avions recueilli plusieurs autres plantes,
+dont quelques-unes portaient les plus beaux fruits du
+monde, et étaient précieuses pour les différentes teintures
+qu'elles pouvaient offrir et les propriétés qu'elles possédaient.
+Le 4 avril, au coucher du soleil, nous appareillâmes d'Otaïti
+et dîmes adieu à une île où, pendant vingt-trois semaines,
+nous avions été traités avec une amitié et des égards qui
+semblaient croître en proportion de la longueur de notre séjour.
+Les circonstances suivantes prouveront assez que nous
+n'avions pas été insensibles à l'hospitalité de ce peuple; car
+c'est à ses manières affectueuses et attachantes qu'on doit attribuer
+les causes de l'événement qui amena la ruine d'une expédition
+qui, selon toutes les apparences, devait avoir le résultat
+le plus favorable.</p>
+
+<p>Le lendemain, nous arrivâmes en vue de l'île Huaheine,
+et un double canot, contenant dix indigènes, étant venu sur
+nos bordages, je vis parmi eux un jeune homme qui me reconnut;
+j'y étais venu en 1780, avec le capitaine Cook, à
+bord de <i>la Résolution</i>. Quelques jours après avoir quitté cette
+île, le tems devint sujet aux rafales, et une masse épaisse de
+nuages obscurs se forma à l'est. Bientôt après nous aperçûmes
+une trombe d'eau qui ressortait en proportion de l'obscurité
+des nuages qui étaient derrière. Autant que je pus en juger,
+la partie supérieure pouvait avoir deux pieds de diamètre et
+la base environ huit pouces. À peine avais-je fait ces remarques,
+que j'observai qu'elle s'avançait rapidement vers le
+vaisseau. Nous changeâmes immédiatement de direction, et
+déployâmes toutes nos voiles, excepté celle de misaine. Bientôt
+après, elle passa à trente pieds de l'arrière avec un frémissement,
+mais sans que personne en ressentît aucun effet,
+quoiqu'elle fût aussi rapprochée. Elle semblait marcher de la
+vitesse environ de dix milles à l'heure, et elle se dissipa un
+quart-d'heure après nous avoir dépassés. Il est impossible de
+dire le mal qu'elle aurait pu nous faire si elle fût passée directement
+sur nous. Nos mâts, à ce que j'imagine, auraient
+pu en être emportés; mais je ne crois pas qu'elle eût occasionné
+la perte du vaisseau.</p>
+
+<p>Laissant plusieurs îles sur notre route, nous jetâmes l'ancre
+à Anamooka, le 23 avril; un vieillard infirme, nommé Tapa,
+que j'y avais connu en 1777, et que je reconnus sur-le-champ,
+vint à bord avec d'autres de différentes îles du voisinage. Ils
+désiraient voir le vaisseau; et lorsqu'on les mena en bas, où
+les plants de l'arbre à pain étaient arrangés, ils témoignèrent
+une grande surprise. Quelques-uns de ces plants étaient morts;
+nous fûmes à terre pour nous en procurer d'autres.</p>
+
+<p>Nous remarquâmes chez les indigènes de nombreuses marques
+du deuil très-profond auquel ils se livrent quand ils
+perdent leurs parens, telles que des tempes ensanglantées, des
+têtes dépouillées de cheveux, et, ce qui est pis encore, dans
+la plupart d'entre eux, des mains privées de plusieurs doigts.
+De beaux petits garçons, qui n'avaient pas plus de six ans,
+avaient perdu le petit doigt des deux mains, et plusieurs des
+hommes s'étaient en outre coupé le doigt du milieu de la main
+droite.</p>
+
+<p>Les chefs vinrent dîner avec moi, et nous traitâmes ensemble
+pour l'achat d'une grande quantité d'ignames: nous en
+obtînmes aussi des plantains et des fruits de l'arbre à pain.
+Mais les ignames surtout étaient en très-grande abondance
+chez eux, et d'une grosseur remarquable; une entre autres
+pesait quarante-cinq livres. Il vint des canots à voile, dont
+quelques-uns ne contenaient pas moins de quatre-vingt-dix
+passagers; et il en arriva successivement un si grand nombre
+des îles différentes, qu'il devint impossible de rien faire au
+milieu d'une telle multitude qui n'avait aucun chef revêtu
+d'une autorité suffisante pour la commander. J'ordonnai donc
+à une de leurs bandes, qui se disposait à venir à bord, d'aller
+faire de l'eau, et nous levâmes l'ancre le samedi 26 avril.</p>
+
+<p>Nous nous tînmes près de l'île de Kotoo, pendant la plus
+grande partie de l'après-midi du lundi, dans l'espoir que
+quelque canot viendrait au vaisseau; mais cet espoir fut trompé.
+Le vent étant au nord, nous gouvernâmes à l'ouest dans la
+soirée pour passer au sud de Tofoa, et je donnai des ordres
+pour que l'on continuât toute la nuit de suivre cette direction.
+Le maître eut le premier quart, le canonnier eut le second,
+et M. Christian le quart du matin: tel était l'ordre de la nuit.</p>
+
+<p>Jusque-là, le voyage s'était continué avec une prospérité
+dont rien n'avait troublé le cours, et il avait été accompagné
+de circonstances à la fois agréables et satisfaisantes; mais la
+scène allait changer, et se présenter sous un aspect bien différent.
+Il s'était formé une conspiration qui devait détruire le
+fruit de nos travaux passés, et ne produire que malheur et
+détresse; et elle avait été concertée avec tant de mystère et
+de circonspection, qu'il n'en transpira aucune circonstance
+capable de nous avertir du danger qui nous menaçait.</p>
+
+<p>La nuit du lundi, le quart avait été distribué comme je viens
+de le dire. Le mardi, avant le lever du soleil, pendant que
+je dormais encore, M. Christian avec le capitaine d'armes, le
+second canonnier et Thomas Burkits, matelot, entrèrent dans
+ma cabine, et s'emparant de moi, me lièrent les mains derrière
+le dos avec une corde, me menaçant d'une mort immédiate
+si je parlais ou faisais le moindre bruit. Cela ne m'empêcha
+pas de crier aussi haut que je pus, dans l'espoir
+d'obtenir du secours; mais les officiers qui n'étaient pas du
+complot étaient déjà gardés par des sentinelles placées à leur
+porte: à celle de ma cabine, on avait posté trois hommes, indépendamment
+des quatre qui étaient dans l'intérieur. Tous,
+excepté Christian, avaient des fusils et des baïonnettes, lui
+seul un coutelas. Je fus traîné hors du lit, en chemise, sur le
+tillac, souffrant beaucoup de la manière dont on m'avait serré
+les mains en les attachant. Lorsque je demandai les motifs
+d'une telle violence, la seule réponse que je reçus fut des injures
+pour ne pas garder le silence. Le maître, le canonnier,
+le chirurgien, le second maître et Nelson, le jardinier, étaient
+renfermés dans les soutes, et l'écoutille de la fosse aux câbles
+était gardée par des sentinelles. Le maître d'équipage, le
+charpentier et l'ecclésiastique eurent la permission de venir
+sur le tillac, où ils me virent debout, en arrière du mât de
+misaine, les mains liées derrière le dos, entouré de gardes, à
+la tête desquels était Christian. Le maître d'équipage reçut
+alors l'ordre de mettre la chaloupe à la mer, avec la menace
+de prendre garde à lui, s'il n'obéissait pas immédiatement.</p>
+
+<p>La chaloupe ayant été hissée, M. Heyward et M. Mallet,
+deux des aspirans, et M. Samuel, l'ecclésiastique, reçurent
+l'ordre d'y entrer. Je demandai le motif de cet ordre, et cherchai
+à persuader aux gens qui m'entouraient de ne pas persévérer
+dans ces actes de violence, mais ce fut en vain.--Leur
+réponse fut constamment: «Taisez-vous, ou vous êtes
+mort.»</p>
+
+<p>Le maître avait envoyé demander la permission de venir
+sur le tillac; et elle lui avait été accordée; mais on lui commanda
+bientôt de retourner dans sa cabine. Je ne discontinuais
+pas mes efforts pour changer la face des affaires, lorsque
+Christian remplaçant le coutelas qu'il tenait par une
+baïonnette, et me saisissant fortement par la corde qui liait mes
+mains me menaça d'une mort immédiate si je ne me tenais
+pas tranquille; et les scélérats qui m'entouraient avaient leurs
+fusils armés, la baïonnette au bout.</p>
+
+<p>D'autres individus furent appelés pour entrer dans la chaloupe,
+et on les entraîna par-dessus le bordage, d'où je conclus
+que je devais être abandonné à la mer avec eux. Une autre
+tentative pour changer les esprits n'amena que la menace
+de me brûler la cervelle.</p>
+
+<p>On permit au maître d'équipage et à ceux des matelots qui
+devaient être mis dans la chaloupe de prendre de la ficelle,
+de la toile, des lignes, des voiles, des cordages et une tonne
+d'eau de vingt-huit gallons. M. Samuel obtint cent-cinquante
+livres de biscuit avec une petite quantité de rum et de vin,
+ainsi qu'un octant et une boussole. Mais on lui défendit, sous
+peine de mort, de toucher à aucune carte, à aucun livre ou
+instrument d'astronomie, et surtout à mes dessins et à mes
+observations.</p>
+
+<p>Les mutins ayant ainsi jeté dans la chaloupe les matelots dont
+ils voulaient se débarrasser, Christian ordonna qu'on donnât
+un verre d'eau-de-vie à chaque homme de son équipage.
+Les officiers furent ensuite appelés sur le tillac et jetés par-dessus
+l'abordage dans la chaloupe, tandis qu'on me tenait séparé
+de tout le monde en arrière du mât de misaine. Christian,
+armé d'une baïonnette, tenait la corde qui liait mes mains,
+et les gardes qui m'entouraient avaient leurs fusils en joue;
+mais lorsque je défiai ces misérables ingrats de tirer, ils les remirent
+au repos. Je m'aperçus que l'un d'eux, Isaac Martin,
+était disposé à me secourir, et comme il me faisait manger
+du shaddock, mes lèvres étant entièrement desséchées, nos
+regards nous firent comprendre mutuellement nos sentimens;
+mais ceci fut remarqué et on l'emmena. Il entra alors dans la
+chaloupe, essayant de quitter le vaisseau; cependant il fut
+obligé d'y retourner. Quelques autres y furent aussi retenus
+contre leur inclination.</p>
+
+<p>Je crus remarquer que Christian balança quelque tems s'il
+garderait le charpentier, ou ses aides. À la fin il se détermina
+pour ces derniers, et le charpentier fut conduit dans la chaloupe.--On
+lui laissa prendre sa caisse à outils, non pourtant
+sans de grandes difficultés.</p>
+
+<p>M. Samuel sauva mon journal et ma commission, avec quelques
+autres papiers très-importans relatifs au vaisseau. Il
+exécuta ceci avec beaucoup de courage, quoique sévèrement
+surveillé. Il tenta aussi de sauver le garde-tems et une boîte
+contenant mes plans, dessins et observations depuis quinze
+ans, qui étaient en grand nombre, mais on l'entraîna en lui
+disant: «Malédiction! vous êtes bien heureux d'en avoir autant.»</p>
+
+<p>D'assez vives altercations eurent lieu parmi l'équipage révolté
+pendant que tout ceci se passait. Quelques-uns s'écriaient
+en jurant: «Je veux être damné s'il ne trouve pas moyen de
+s'en retourner en Angleterre, si on lui laisse emporter quelque
+chose.» Ils voulaient parler de moi; et lorsqu'ils virent
+le charpentier emporter sa boîte à outils: «Malédiction!
+dans un mois il aura un autre vaisseau;» tandis que d'autres
+tournaient en ridicule la situation malheureuse de la chaloupe,
+qui tirait beaucoup d'eau et offrait si peu de place
+pour tous ceux qui y étaient contenus. Quant à Christian, on
+aurait dit qu'il méditait sa destruction et celle du monde
+entier.</p>
+
+<p>Je demandai des armes, mais les mutins se moquèrent de
+moi en disant que je connaissais bien les gens chez lesquels
+j'allais. Quatre coutelas, cependant, nous furent jetés dans la
+chaloupe après que nous eûmes viré de bord.</p>
+
+<p>Les officiers et les matelots étant dans la chaloupe, on n'attendait
+plus que moi. Le capitaine d'armes en informa Christian,
+qui dit alors: «Allons, capitaine Bligh, vos officiers et
+vos hommes sont maintenant dans la chaloupe, et il faut que
+vous alliez avec eux. Si vous essayez de faire la moindre résistance,
+vous serez immédiatement mis à mort.» Et sans
+plus de cérémonie, je fus jeté par-dessus le bordage, par
+une troupe de scélérats armés. Alors on me délia les mains.
+Une fois dans la chaloupe, on nous fit virer sur l'arrière, au
+moyen de la corde qui nous tenait amarrés. Alors on nous
+jeta quelques morceaux de porc, ainsi que les quatre coutelas.
+L'armurier et le charpentier m'appelèrent alors pour me dire
+de ne pas oublier qu'ils n'avaient pris aucune part dans toute
+cette affaire. Après être restés quelque tems à servir de jouet
+à ces malheureux sans compassion, et en butte à leurs railleries,
+nous fûmes à la fin poussés au large, et abandonnés aux
+flots de l'Océan.</p>
+
+<p>Dix-huit personnes étaient avec moi dans la chaloupe: le
+maître, le premier chirurgien, le botaniste, le canonnier, le
+maître d'équipage, le charpentier, le maître timonier et le
+quartier-maître en second; deux quartier-maîtres, le voilier,
+deux cuisiniers, l'ecclésiastique, le boucher et un garçon. Il
+restait à bord Fletcher Christian, le maître en second, Pierre
+Haywood, Edward Young, George Stewart, aspirans; le capitaine
+d'armes, le second canonnier, le second maître d'équipage,
+le jardinier, l'armurier, le second charpentier et ses
+ouvriers, et quatorze matelots: c'était, à tout prendre, les
+hommes les plus capables.</p>
+
+<p>Ayant peu ou pas de vent, nous voguâmes assez vite vers
+l'île de Tofoa, qui était au nord-est, à environ dix lieues de
+distance. Tant que le vaisseau resta en vue, il gouverna ouest
+ouest-nord; mais je regardai ceci comme une feinte, car
+lorsqu'on nous éloigna, les mutins répétèrent plusieurs fois,
+par acclamations: «Otaïti! Otaïti!»</p>
+
+<p>Christian, leur chef, était d'une famille respectable du
+nord de l'Angleterre: c'était le troisième voyage qu'il faisait
+avec moi. Malgré la dureté avec laquelle il me traita, le
+souvenir d'anciens bienfaits produisit en lui quelques remords.
+Lorsque l'on m'entraîna hors du vaisseau, je lui demandai si
+c'était ainsi qu'il répondait aux marques nombreuses qu'il
+avait eues de mon amitié. Il parut troublé de cette question,
+et me répondit avec une grande émotion: «Capitaine Bligh,
+vous avez frappé juste: je suis dans l'enfer; je suis dans l'enfer!»
+Ses talens le rendaient parfaitement capable de se charger
+du troisième quart, d'après la manière dont j'avais divisé
+l'équipage du vaisseau.</p>
+
+<p>Haywood était aussi d'une famille respectable du nord de
+l'Angleterre; et, ainsi que Christian, c'était un jeune homme
+de talent. Ces deux jeunes gens avaient été les objets particuliers
+de mes soins, et je m'étais donné beaucoup de peine
+pour les instruire, ayant conçu l'espoir qu'ils feraient un
+jour honneur à leur pays dans cette profession. Young m'était
+bien recommandé, et Stewart appartenait à des parens des
+Orkneys, pays où nous avions été si bien accueillis à notre
+retour des mers du Sud, en 1780, que, d'après cette seule
+considération, je l'aurais pris volontiers avec moi; mais d'ailleurs
+il avait toujours joui d'une bonne réputation.</p>
+
+<p>Lorsque j'eus le loisir de réfléchir, une satisfaction secrète
+m'empêcha de me livrer à l'abattement. Et cependant, quelques
+heures auparavant, je me trouvais dans la situation la
+plus satisfaisante: commandant un vaisseau dans le meilleur
+état possible, pourvu de tout ce qui pouvait être nécessaire
+à la santé et au service de l'équipage; le but de notre voyage
+était atteint, nous en avions accompli les deux tiers, et le
+reste de la traversée n'offrait qu'une perspective de succès.</p>
+
+<p>On demandera naturellement quelle pouvait être la cause
+d'une pareille révolte? En réponse à cette question, je ne
+puis donner que mes conjectures.--J'ai souvent pensé que
+les mutins s'étaient flattés de l'espoir de passer une vie plus
+heureuse parmi les Otaïtiens qu'il ne leur serait jamais possible
+de se la procurer en Angleterre: ceci, joint à quelques
+liaisons qu'ils avaient formées avec des femmes du pays, occasionna
+très-probablement toute cette affaire.</p>
+
+<p>Les femmes d'Otaïti sont belles, douces, enjouées dans
+leur conversation et leurs manières, et ont assez de délicatesse
+pour se faire admirer et chérir. Les chefs étaient si attachés
+à nos gens, qu'ils les encourageaient, en quelque sorte, à
+rester avec eux, et leur promettaient de vastes possessions.
+Dans des circonstances semblables, auxquelles s'en joignirent
+d'autres encore, on ne peut guère s'étonner qu'une troupe de
+matelots, dont la plupart n'avaient pas de famille, se soient
+laissés entraîner, lorsqu'il ne dépendait que d'eux de s'établir
+au milieu de l'abondance, dans une des plus belles îles du
+monde, où il n'y avait pas de nécessité de se livrer au travail,
+et qui leur offrait l'attrait de plaisirs dont il est impossible
+de se former une idée. Cependant, tout ce qu'un commandant
+pouvait craindre était la désertion, telle qu'il y en a
+plus ou moins d'exemples dans les mers du Sud, et non une
+révolte complète.</p>
+
+<p>Mais le secret qui accompagna ce complot surpasse toute
+croyance. Treize de ceux qui partageaient mon sort avaient
+toujours vécu avec les matelots; et cependant, ni eux, ni les
+camarades de Christian, de Stewart, d'Heywood et de Young
+n'avaient jamais remarqué aucune circonstance qui pût faire
+soupçonner ce qui se tramait. Il n'est donc pas étonnant que
+j'en sois devenu victime, mon esprit étant complètement
+exempt de méfiance. Peut-être la chose ne serait-elle pas arrivée
+s'il y eût eu des troupes à bord et une sentinelle à la
+porte de ma cabine, que je laissais toujours ouverte pendant
+la nuit, afin que l'officier de quart put entrer chez moi toutes
+les fois qu'il en avait besoin. Si cette révolte eût été occasionnée
+par quelque sujet de mécontentement, fondé ou non,
+j'en aurais découvert des symptômes, ce qui m'aurait mis sur
+mes gardes; mais il en était bien autrement. Je vivais, surtout
+avec Christian, de la manière la plus amicale; ce jour
+même, il était engagé à dîner avec moi, et la veille au soir,
+il s'était excusé de partager mon souper, sous prétexte d'une
+indisposition dont j'avais témoigné de l'inquiétude, étant bien
+loin de soupçonner son intégrité ou son honneur.</p>
+
+<p>FIN DE L'APPENDICE.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h1>LA VISION</h1>
+
+<h2>DU JUGEMENT,</h2>
+
+<h3>PAR QUEVEDO REDIVIVUS.</h3>
+
+<h4>POÈME INSPIRÉ PAR UNE COMPOSITION DU MÊME TITRE,</h4>
+
+<h5>PAR L'AUTEUR DE WAT-TYLER.</h5>
+<br><br>
+
+<p><span class="rig">«C'est un Daniel venu pour prononcer<br>
+le jugement! oui, un vrai Daniel! Je te<br>
+remercie, Juif, de m'avoir enseigné ce<br>
+mot.»</span></p>
+
+
+<br><br><br><br><br><br><br><br>
+
+<h2>LA VISION DU JUGEMENT.</h2>
+<br>
+
+<p>1. Saint Pierre était assis auprès de la porte du
+ciel; les clefs en étaient rouillées et la serrure un
+<i>peu</i> dure, par suite du <i>peu</i> d'usage qu'on en avait fait
+depuis quelque tems: non, à beaucoup près, que le
+paradis fût plein; mais, depuis l'ère gallique quatre-vingt-huit,
+les diables s'étaient tellement démenés,
+ils avaient si bien conduit leur barque, comme le
+dirait un marin, qu'ils avaient entraîné presque toutes
+les ames de leur côté.</p>
+
+<p>2. Les anges chantaient faux, et s'étaient enroués
+à force d'exercer leur voix, car ils n'avaient presque
+autre chose à faire qu'à remonter le soleil et la lune,
+et contenir dans le devoir quelqu'étoile vagabonde,
+ou quelque comète étourdie, qui, s'émancipant trop
+tôt sur l'azur éthéré, avait pourfendu quelque planète
+en folâtrant avec sa queue, comme la baleine
+en use quelquefois à l'égard des petits bâtimens, dans
+ses accès de gaîté.</p>
+
+<p>3. Les séraphins, nos anges gardiens, voyant
+qu'ils ne pouvaient suffire à leur emploi ici-bas, s'étaient
+retirés là-haut; les affaires terrestres n'occupaient
+plus aucune place dans le ciel, si ce n'est sur
+le noir bureau de l'ange chargé de nos archives.
+Celui-ci, voyant les exemples de vices et de malheur
+se multiplier avec une telle rapidité, avait arraché
+toutes les plumes de ses deux ailes sans pouvoir encore
+finir d'enregistrer les misères humaines.</p>
+
+<p>4. Ses occupations avaient tellement augmenté
+depuis quelques années, que (contre sa volonté, sans
+doute, et comme ces chérubins ministres terrestres) il
+avait été forcé de chercher des ressources autour de
+lui, et de réclamer l'aide de ses pairs célestes, avant
+que le besoin croissant qu'on avait de son ministère
+eût achevé de l'épuiser. En conséquence, six anges
+et douze saints lui furent donnés pour commis.</p>
+
+<p>5. C'était là un fameux bureau,--du moins pour
+le ciel; et cependant, tous tant qu'ils étaient, ils ne
+manquaient pas de besogne. On voyait tous les jours
+le triomphe de tant de conquérans et tant de royaumes
+remis à neuf! chaque jour aussi avait son carnage
+de six ou sept mille hommes, jusqu'à ce que celui
+de Waterloo arrivant pour couronner le tout, les
+esprits célestes jetèrent leurs plumes, saisis d'un divin
+dégoût, tant cette dernière page était barbouillée
+de fange et de sang!</p>
+
+<p>6. Par parenthèse, ce n'est pas à moi à redire ce
+qui fit frémir les anges.--Le diable lui-même,
+dans cette occasion, abhorra son propre ouvrage,
+tant il était rassasié du banquet infernal! Et quoique
+ce fût lui-même qui eût aiguisé chaque glaive, sa
+soif innée du mal en était presque éteinte. Ici, la
+seule bonne œuvre de Satan mérite bien d'être citée:
+c'est qu'il s'était réservé les deux généraux, en toute
+propriété, après leur mort.</p>
+
+<p>7. Sautons par-dessus quelques années d'une paix
+factice, pendant lesquelles la terre ne fut ni plus ni
+moins bien peuplée, l'enfer comme de coutume, et
+le ciel pas du tout. Elles forment le bail des tyrans,
+seulement ce sont de nouveaux noms qui l'ont signé.--Cela
+finira quelque jour; en attendant ils vont
+toujours augmentant, avec leurs sept têtes et leurs
+dix cornes, comme la bête prédite par l'Apocalypse.--Quant
+aux nôtres<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a>
+<a href="#footnote57"><sup class="sml">57</sup></a>, elles sont moins redoutables
+par la tête que par les cornes.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote57"
+name="footnote57"><b>Note 57: </b></a><a href="#footnotetag57">
+(retour) </a> Ce pronom se rapporte probablement au mot <i>bête</i>.<span class="rig">
+(<i>N. du Tr.</i>)</span></blockquote>
+<br>
+
+<p>8. La seconde aurore de la première année de la
+liberté, Georges III mourut. Sans être un tyran, il
+avait protégé les tyrans, jusqu'au moment où, chaque
+sens lui étant ravi, il avait perdu et la lumière intellectuelle,
+et la lumière extérieure. Jamais meilleur
+fermier n'avait fait valoir un pré; jamais plus mauvais
+roi n'avait laissé un royaume livré à sa perte.
+Il mourut, et laissa la moitié de ses sujets aussi fous,
+et l'autre moitié aussi aveugles que lui.</p>
+
+<p>9. Il mourut!--sa mort ne fit pas beaucoup de
+bruit sur la terre. Ses funérailles eurent quelque
+éclat;--le velours, les dorures, le cuivre y furent
+en profusion. Il n'y manqua que des larmes, excepté
+celles de convention: car cette espèce de marchandise
+peut s'acheter à sa vraie valeur.--Quant aux
+élégies, il y eut un nombre convenable de ces inspirations,
+bien entendu qu'elles furent aussi payées.
+Puis vinrent les torches, les manteaux, les bannières,
+les hérauts d'armes, et tous ces restes des vieilles
+coutumes gothiques.</p>
+
+<p>10. Cela formait un mélodrame vraiment sépulcral.
+De tous les fous accourus pour augmenter et
+contempler ce spectacle, qui se souciait du défunt?
+La pompe des funérailles était le seul motif d'attraction,
+et le noir composait tout le deuil. Là, pas une
+pensée qui s'élançât au-delà du drap mortuaire; et
+lorsque le magnifique cercueil fut enseveli, on eût
+dit une dérision de l'enfer, qui renfermait ainsi dans
+l'or une pourriture de quatre-vingts ans.</p>
+
+<p>11. C'est ainsi que son corps fut mêlé à la poussière!
+Il aurait pu redevenir bien plus tôt ce qu'il faut
+qu'il soit un jour, si ses élémens naturels eussent
+été livrés à eux-mêmes pour s'incorporer de nouveau
+avec la terre, l'eau et le feu. Mais ces parfums
+étrangers ne font que contrarier les intentions de la
+nature, qui le créa aussi nu que ces millions d'hommes
+dont on n'embaume pas l'argile vulgaire. Et
+cependant, toutes ces épices ne réussissent qu'à prolonger
+sa corruption.</p>
+
+<p>12. Il est mort! la terre extérieure n'a plus rien
+à démêler avec lui. Il est enterré, et, à l'exception
+du mémoire des funérailles et du griffonnage du lapidaire,
+il ne sera plus question de lui dans le monde,
+à moins qu'il n'ait fait son testament tout entier;--mais
+quel est le procureur qui le demandera à son
+fils, à son fils en qui nous voyons ses qualités briller
+encore, excepté cette vertu domestique, si rare aujourd'hui,
+la fidélité envers une femme laide et méchante?</p>
+
+<p>13. Dieu sauve le roi<a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a>
+<a href="#footnote58"><sup class="sml">58</sup></a>! Ce serait une grande économie
+pour Dieu que d'épargner cette race-là; mais
+s'il veut être d'humeur miséricordieuse, tant mieux.
+Je ne suis pas de ceux qui prêchent pour la damnation;--je
+ne sais pas trop même si je ne suis pas,
+à peu près, le seul qui, dans le faible espoir d'adoucir
+la perspective de nos maux futurs, ait mis, à
+quelques légères restrictions près, des bornes aussi
+étroites à l'infernale juridiction des peines éternelles.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote58"
+name="footnote58"><b>Note 58: </b></a><a href="#footnotetag58">
+(retour) </a> <i>God save the king!</i> acclamation nationale des Anglais, qui répond
+à notre cri de: «Vive le roi!» <i>Save</i> vent dire aussi <i>épargner</i>; de là
+l'espèce de jeu de mot du commencement de cette stance.<span class="rig">
+(<i>N. du Tr.</i>)</span></blockquote><br>
+
+<p>14. Je sais que cette opinion n'est pas populaire;
+je sais que c'est un blasphême; je sais que l'on peut
+être damné pour avoir espéré que personne ne le
+serait jamais; je sais que, dès l'enfance, l'on nous
+gorge des meilleures doctrines, jusqu'à ce que nous
+soyons prêts à en déborder;--je sais qu'excepté
+l'église anglicane, toutes, sans exception, nous en
+ont fait accroire, et que les trois ou quatre cents autres
+qui restent, ainsi que les synagogues, ont fait
+une maudite acquisition.</p>
+
+<p>15. Dieu nous soit en aide à tous! Dieu me soit
+en aide à moi surtout qui suis, Dieu le sait, aussi
+fragile que le diable peut le souhaiter, et non plus
+difficile à damner qu'un poisson qui a avalé l'hameçon
+ne l'est à amener au rivage, ou que l'agneau à
+servir de proie au boucher: non pourtant que je sois
+prêt encore à faire partie du noble mets que formera
+un jour cette immortelle friture composée de presque
+tous les êtres créés pour mourir.</p>
+
+<p>16. Saint Pierre donc était assis auprès de la
+porte céleste, et s'endormait sur ses clefs, lorsque
+tout-à-coup survient un bruit merveilleux qu'il n'avait
+pas entendu depuis long-tems. C'était le bruissement
+du vent, des flots et des flammes, bref un
+mélange de bruits extrêmement imposans, et qui eût
+arraché une exclamation à tout autre qu'à un saint;
+mais celui-ci se contenta de faire un saut sur sa
+chaise, et de dire en clignotant de l'œil: «Je crois
+que voilà encore une étoile qui file!»</p>
+
+<p>17. Mais avant qu'il pût se rendormir, un chérubin
+lui effleura les yeux du bout de son aile droite, sur
+quoi Saint Pierre bâilla et se gratta le nez. «Saint
+portier, dit l'ange en agitant une aile sacrée, brillante
+de couleur céleste, comme brille sur la terre
+la queue éblouissante du paon; saint portier, lève-toi,
+je te prie.» À quoi le saint répondit: «Eh bien,
+que veut dire tout cela? Est-ce Lucifer qui revient
+avec tout ce tintamarre?»</p>
+
+<p>18. «Non, répondit le chérubin,--George III
+est mort.» «Et quel est ce George III? demanda
+l'apôtre. Quel George? quel trois?» «C'est un roi
+d'Angleterre, dit l'ange.» «Bon, il ne trouvera pas
+ici de rois pour le coudoyer sur sa route. Mais a-t-il
+sa tête sur ses épaules? car le... dernier que
+nous vîmes ici n'avait qu'un tronc, et jamais il n'aurait
+obtenu les bonnes grâces du ciel s'il ne nous
+avait jeté sa tête au visage.</p>
+
+<p>19. «Il était, si je me le rappelle bien, roi d'***.
+Et cette tête, qui n'avait pas su conserver une couronne
+sur la terre, osa, à mon nez, venir réclamer
+des droits semblables aux miens, à celle de martyr.
+Si j'avais eu le sabre que je portais jadis quand je
+coupais des oreilles, je l'aurais pourfendue; mais
+n'ayant que mes clefs et pas de glaive, je me contentai
+de lui faire sauter sa tête des mains.</p>
+
+<p>20. «Alors il poussa des cris si étourdissans<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a>
+<a href="#footnote59"><sup class="sml">59</sup></a> que
+tous les saints sortirent et le firent entrer. Et le voilà
+depuis lors qui siége auprès de saint Paul, de pair
+et compagnon avec ce Paul le parvenu! La peau de
+saint Barthélemy, qui lui sert d'auréole dans les cieux,
+après avoir racheté ses péchés sur la terre par le
+martyre, ne fit pas mieux que cette tête faible et sans
+cervelle.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote59"
+name="footnote59"><b>Note 59: </b></a><a href="#footnotetag59">
+(retour) </a> Il y a dans le texte <i>headless</i>, qui veut dire aussi <i>sans tête</i>; mais
+cette double acception est perdue en français.<span class="rig">
+(<i>N. du Tr.</i>)</span></blockquote><br>
+
+<p>21. «Mais s'il l'eût apportée ici sur ses épaules, la
+chose se serait différemment passée.--Le sentiment
+de compassion sympathique qu'éprouvèrent les saints,
+produisit sur eux l'effet d'un charme. Ainsi le ciel
+souda de nouveau cette tête sur son corps.--Cela
+peut être fort bien, mais il semble que ce soit chez
+nous la coutume de renverser tout ce qui se fait de
+sage là-bas.»</p>
+
+<p>22. L'ange répondit: «Allons, Pierre, ne boudez
+pas; le roi qui nous arrive a sa tête et tout le reste.--Il
+n'a jamais très-bien compris ce qu'il faisait,
+et agissait à peu près comme une marionnette qui
+se meut par des fils. Il sera jugé comme tout le reste
+sans doute, ce n'est ni mon affaire ni la vôtre de nous
+mêler de cela; bornons-nous à remplir notre rôle,
+qui consiste à faire ce qui nous est ordonné.»</p>
+
+<p>23. Pendant qu'ils parlaient ainsi, la caravane céleste
+arriva comme un tourbillon de vent traverse
+les champs de l'espace, ou comme le cygne fend quelque
+rivière argentée, comme qui dirait le Gange,
+le Nil, l'Indus, la Tamise ou la Tweed. Au milieu
+d'elle, un vieux homme avec une vieille ame, l'un
+et l'autre extrêmement aveugles, s'arrêta devant la
+porte, et les anges firent asseoir sur un nuage leur
+compagnon de voyage enveloppé de son drap mortuaire.</p>
+
+<p>24. Mais, derrière cette troupe brillante, dont il
+fermait la marche, un esprit d'un aspect bien différent
+agitait ses ailes semblables à des nuages orageux
+planant sur quelque plage déserte souvent jonchée
+de débris de naufrage; son front ressemblait à
+l'océan agité par la tempête. Des pensées sombres
+et impénétrables avaient imprimé le sceau d'un
+éternel courroux sur ses traits immortels, et là où
+s'arrêtait son regard, tout devenait ténèbres.</p>
+
+<p>25. En s'approchant il jeta sur cette porte, dont,
+ainsi que le péché, il ne devait jamais passer le seuil,
+un regard plein d'une haine si implacable et tellement
+surnaturelle, que saint Pierre aurait bien voulu
+être au-dedans. Ce dernier se mit à chercher dans
+ses clefs avec beaucoup d'application, suant à grosses
+gouttes dans sa peau apostolique: bien entendu
+que sa transpiration n'était que de l'ichor ou quelqu'autre
+fluide spirituel du même genre.</p>
+
+<p>26. Les chérubins eux-mêmes se rassemblèrent
+en foule comme des oiseaux qui voyent le faucon prendre
+son essor, et ils sentirent un frémissement jusqu'au
+bout de chacune de leurs plumes. Formant un
+cercle comme la ceinture d'Orion, ils entourèrent
+leur vieux protégé qui savait à peine où ses gardes
+célestes l'avaient conduit, quoique ceux-ci en usent
+poliment avec les ombres royales, car nous avons
+pu apprendre par plus d'une véridique histoire que
+les anges étaient tous torys.</p>
+
+<p>27. Les choses étant dans cet état, la porte s'ouvrit
+tout-à-coup, et la clarté qui en jaillit répandit
+dans l'espace une teinte de flammes de plusieurs couleurs,
+dont les reflets arrivant jusqu'à notre petite
+planète, on vit naître une nouvelle aurore boréale
+sur le pôle arctique, la même qui apparut au milieu
+des glaces à l'équipage du capitaine Parry dans le détroit
+de Melville.</p>
+
+<p>28. Et de cette porte ouverte on vit sortir tout
+rayonnant un esprit de lumière, majestueux par sa
+puissance et sa beauté, radieux de gloire comme la
+bannière flottante revenant victorieuse d'un de ces
+combats qui changent la face du monde. Il faut que
+mes humbles comparaisons se composent d'images
+terrestres, car ici-bas les ténèbres de la chair obscurcissent
+nos meilleures conceptions, exceptez-en
+les rêveries de Johanna Southcote ou de Robert
+Southey.</p>
+
+<p>29. C'était l'archange Michel. Tout le monde sait
+comment sont faits les anges et les archanges, car
+il n'y a presque pas un écrivailleur qui n'ait le sien
+à nous offrir, depuis le chef des démons jusqu'au
+prince des anges. Nous les voyons aussi sur quelques
+tableaux d'autels, quoiqu'en vérité ceux-ci ne prouvent
+guère que personne ait jamais eu de notions
+antérieures sur ces esprits immortels. Mais c'est aux
+connaisseurs à indiquer leur mérite.</p>
+
+<p>30. Michel parut donc rayonnant de gloire et de
+beauté, œuvre digne de celui d'où dérive toute
+beauté et toute gloire. Il traversa le seuil et s'arrêta;
+devant lui étaient les jeunes chérubins et le saint à
+tête grise (quand je dis jeunes, entendons-nous; c'est-à-dire
+jeunes de figures et non d'âge; car je serais
+bien fâché d'avancer qu'ils n'étaient pas plus vieux
+que saint Pierre; je voulais dire seulement qu'ils
+étaient un peu plus jolis que lui.)</p>
+
+<p>31. Les chérubins et les saints s'inclinèrent devant
+le chef de la hiérarchie céleste, le premier des
+esprits angéliques qui eût revêtu l'aspect d'un Dieu
+saint, sans qu'aucun orgueil se fût glissé dans son
+cœur divin, au fond duquel aucune pensée, hors
+celle du service de son créateur, n'osa pénétrer jamais.
+Tout exalté, tout comblé de gloire qu'il fût,
+il savait bien n'être que le vice-roi du ciel.</p>
+
+<p>32. Lui et le taciturne esprit des ténèbres se trouvèrent
+en face. Ils se connaissaient tous deux en bien
+et en mal, et, malgré leur puissance, aucun des deux
+ne pouvait oublier dans l'autre son ancien ami et
+son ennemi futur. Il y avait dans les regards de chacun
+un mélange de hauteur, d'orgueil et de regret,
+comme si c'était moins leur volonté que le destin
+qui les condamnât à la guerre pendant l'éternité, et
+leur donnait les sphères pour champ clos.</p>
+
+<p>33. Mais ici ils étaient sur un terrain neutre:
+nous savons par Job que Satan a la faculté de rendre
+visite au ciel deux ou trois fois par an, et que les
+fils de Dieu, comme ceux de la terre, doivent lui tenir
+compagnie. Nous pourrions aussi faire voir d'après
+le même livre, quelle politesse règne dans la
+conversation qui a lieu entre les puissances du bien
+et du mal.--Mais il faudrait pour cela des heures.</p>
+
+<p>34. Et comme ceci n'est pas un traité de théologie,
+pour discuter, à l'aide de l'hébreu et de l'arabe,
+si le livre de Job est une allégorie ou un fait,
+mais bien une narration véridique; je n'emprunte
+çà et là que ce qui peut écarter le plus léger soupçon
+d'imposture d'un ouvrage qui est de toute vérité d'un
+bout à l'autre et aussi exact que toute autre vision.</p>
+
+<p>35. Donc les esprits immortels étaient sur un terrain
+neutre et devant la porte, de même que sur le
+seuil de l'Orient se discute la grande cause de la
+mort, et que c'est de là qu'on expédie les ames dans
+un monde ou dans l'autre. Michel et son antagoniste
+avaient donc un air fort civil, quoique cela n'allât
+pas jusqu'à s'embrasser; mais son altesse ténébreuse
+et son altesse lumineuse échangèrent mutuellement
+des regards pleins de politesse.</p>
+
+<p>36. L'archange salua, non comme salue un petit
+maître de nos jours, mais en s'inclinant gracieusement,
+à la mode de l'Orient, et portant un de ses
+bras rayonnans sur l'endroit où l'on suppose que le
+cœur est placé chez les gens de bien. Il salua Satan
+comme un égal, pas trop bas, mais avec affabilité.
+Quant à celui-ci, il aborda son ancien ami avec plus
+de hauteur, et comme un vieux et pauvre seigneur
+castillan pourrait aborder un riche bourgeois parvenu.</p>
+
+<p>37. Il ne fit qu'incliner un moment son front diabolique;
+puis le relevant, il se prépara à soutenir
+ses droits, et à démontrer comme quoi le roi Georges
+ne pouvait justifier de ses titres à être exempt des
+peines éternelles plus que tant d'autres rois cités dans
+l'histoire, doués d'un meilleur sens et d'un meilleur
+cœur, et qui, depuis long-tems<a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a>
+<a href="#footnote60"><sup class="sml">60</sup></a>, «pavaient l'enfer
+de leurs bonnes intentions.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote60"
+name="footnote60"><b>Note 60: </b></a><a href="#footnotetag60">
+(retour) </a>
+ Cette dernière ligne est une citation.<span class="rig">
+(<i>N. du Tr.</i>)</span></blockquote><br>
+
+<p>38. Michel répondit: «Pourquoi en veux-tu à
+cet homme qui est mort, et amené devant le Seigneur?
+Quel mal a-t-il fait depuis le commencement de
+sa vie mortelle? qui te donne le droit de le réclamer?
+Parle, et que ta volonté soit faite si elle est juste.--Dis;
+et si, pendant sa carrière terrestre, il a manqué
+gravement à l'accomplissement de ses devoirs,
+comme roi et comme homme, il est à toi; sinon,
+laisse-le passer.»</p>
+
+<p>39. «Michel, répondit le prince de l'air, jusqu'en
+ces lieux mêmes, et devant la porte de celui
+que tu sers, je viens réclamer mon sujet; et je prouverai
+que, de même qu'il fut mon adorateur dans sa
+poussière, il le sera en esprit: quoique chéri de toi
+et des tiens, parce qu'aucun penchant pour le vin
+et la volupté ne se mêla à ses faiblesses, du trône
+où il était placé, il ne régna sur des millions d'hommes
+que pour me servir seul.</p>
+
+<p>40. «Regarde cette terre, notre domaine, ou
+plutôt le mien; jadis elle appartenait à ton maître.
+Mais je ne m'enorgueillis pas de la conquête de cette
+misérable planète, et celui que tu sers ne doit pas,
+hélas! m'envier non plus mon lot. Au milieu de ces
+myriades de mondes lumineux qui passent devant
+lui pour lui rendre hommage, il a pu oublier cette
+pitoyable création d'êtres chétifs dont bien peu
+me semblent mériter la damnation, excepté leurs
+rois.</p>
+
+<p>41. «Et même je ne regarde ceux-ci que comme
+une espèce de redevance pour soutenir mes droits de
+seigneur; et eussé-je des inclinations contraires, elles
+seraient, vous le savez bien, superflues. Les hommes
+sont devenus si méchans que l'enfer lui-même n'a
+rien de mieux à faire que de les abandonner à eux-mêmes,
+plus tourmentés et plus frénétiques cent fois
+par les malédictions qu'ils se donnent. Le ciel ne
+peut pas les faire meilleurs et je ne saurais les rendre
+pires.</p>
+
+<p>42. «Regarde sur la terre, te dis-je encore.--Lorsque
+ce misérable ver de terre, ce vieillard faible,
+infirme, aveugle et insensé, commença son règne
+dans tout l'éclat et la fraîcheur de la jeunesse,
+le monde et lui se présentaient tous deux sous un aspect
+bien différent. Une grande partie de la terre
+et des plaines liquides de l'océan le reconnaissaient
+pour roi.--À travers plus d'une tempête, ses îles
+avaient surnagé sur l'abîme du tems, car elles étaient
+l'asile des vertus austères.</p>
+
+<p>43. «Jeune, il arriva au trône; vieux, il le quitte:
+vois dans quel état il trouva son royaume, et comment
+il le laissa; consulte ses annales: vois d'abord
+comment il abandonna le pouvoir à un favori; puis
+comment la soif de l'or, ce vice du mendiant, qui
+ne peut remplir que les ames basses, s'empara graduellement
+de son cœur.--Et quant au reste, jette
+seulement un coup d'œil sur l'Amérique et la France.</p>
+
+<p>44. «Il est vrai de dire que, depuis le commencement
+jusqu'à la fin, il ne fut qu'un instrument, et
+j'ai mis en lieu de sûreté ceux qui s'en servirent. Eh
+bien! ainsi qu'un instrument qu'il soit consumé! Fouillez
+dans tous les siècles passés depuis que le genre
+humain a plié devant un monarque, parcourez toutes
+les annales sanglantes qui consacrent le crime et le
+carnage, choisissez le plus criminel des disciples de
+César, et citez-moi un règne plus abreuvé de sang,
+plus encombré de morts.</p>
+
+<p>45. «Il ne cessa de faire la guerre à la liberté et
+aux hommes libres. Les nations comme les particuliers,
+ses propres sujets, ses ennemis étrangers,
+tout ce qui prononça le mot de liberté eut George III
+pour adversaire. Quelle histoire sera jamais plus
+souillée que la sienne de malheurs publics et individuels!
+Je lui accorde la continence domestique. Je
+lui accorde ces vertus passives qui manquent à la
+plupart des monarques.</p>
+
+<p>46. «Je sais qu'il fut mari constant; je conviens
+que c'était un homme sobre et décent et un assez
+bon maître. Tout cela est beaucoup, et bien plus encore
+sur un trône; de même que la tempérance a bien
+plus de mérite observée au banquet d'Apicius qu'à
+la table de l'anachorète. Je lui accorde tout ce que
+les plus indulgens peuvent lui accorder;--tout cela
+fut bien quant à lui, mais non pour les millions
+d'hommes qui le trouvèrent toujours tel que l'oppression
+pouvait le désirer.</p>
+
+<p>47. «Le Nouveau-Monde se débarrassa de lui. L'ancien
+gémit encore du sort que lui et les siens lui préparèrent
+du moins, s'ils ne purent entièrement
+l'accomplir. Il laissa sur plusieurs trônes des héritiers
+de ses vices, sans l'être de ses vertus domestiques,
+qui ont inspiré la compassion pour lui.--Rois
+fainéans endormis sur le trône de la terre, ou
+despotes veillant au même poste et qui ont oublié
+déjà une leçon qu'on leur apprendra de nouveau.--Qu'ils
+tremblent!</p>
+
+<p>48. «Cinq millions d'hommes de l'église primitive,
+conservant cette foi qui vous rend puissans sur la
+terre, implorèrent une partie de ce tout immense
+qu'ils possédaient jadis--la liberté de leur culte.--Non-seulement
+votre maître, Michel, mais vous-même,
+et vous aussi, saint Pierre, il faut que vous
+ayez une ame de glace si vous n'abhorrez pas l'ennemi
+de la participation des catholiques à toutes les
+libertés d'une nation chrétienne.</p>
+
+<p>49. «À la vérité, il leur permit de prier Dieu;
+mais, comme une conséquence de la prière, il leur
+refusa la loi qui les aurait placés sur la même base
+que ceux qui n'adoraient pas les saints.» Ici saint
+Pierre, faisant un bond hors de sa place, s'écria:
+«Vous pouvez emmener le prisonnier. Avant que le
+ciel ouvre ses portes à ce Guelfe, tandis que je suis
+de garde, je veux être damné moi-même.</p>
+
+<p>50. «J'aimerais mieux changer de place avec
+Cerbère (et la sienne n'est pas une sinécure), que
+de voir ce vieux fou, ce vieux bigot de roi parcourir
+les plaines azurées du ciel.» «Saint, répondit Satan,
+vous ferez bien de vous venger des maux qu'il
+a fait souffrir à vos satellites; et si vous étiez disposé
+à l'échange en question, je tâcherais d'apprivoiser
+notre Cerbère avec le ciel.»</p>
+
+<p>51. Mais ici Michel intervint: «Bon saint, dit-il,
+et démon! je vous prie, n'allez pas si vite; vous
+passez tous deux les bornes de la discrétion. Saint
+Pierre! vous aviez coutume d'être plus poli, et vous,
+Satan, excusez la chaleur de ses expressions, et cette
+condescendance qui le fait descendre au niveau du
+vulgaire: les saints eux-mêmes quelquefois s'oublient
+à leur tour.--Avez-vous autre chose à dire?»
+«Non.» «Eh bien, je vous prierai d'appeler vos
+témoins.»--</p>
+
+<p>52. Satan se retourna, et agita sa main basanée
+dont les facultés électriques attirent les nuages de
+plus loin que nous ne pouvons le comprendre, quoique
+nous le retrouvions souvent dans notre ciel.
+Soudain le tonnerre infernal fit trembler la mer et
+la terre dans toutes les planètes, et les batteries de
+l'enfer firent jouer cette artillerie dont parle Milton
+comme d'une des plus sublimes inventions de Satan.</p>
+
+<p>53. Ceci fut un signal pour ces ames damnées
+qui voient s'étendre les priviléges de leur damnation
+au-delà du contrôle ordinaire des mondes passés, présens
+ou futurs. Aucune place ne leur est particulièrement
+assignée dans les archives de l'enfer; mais ils sont
+libres d'aller où leur inclination les porte à la poursuite
+du gibier,--n'en étant ni plus ni moins damnés.</p>
+
+<p>54. Ils sont fiers de ce privilége, et ils ont raison
+de l'être.--C'est une espèce de chevalerie, ou de
+clef d'or attachée à leur ceinture, ou quelqu'association
+du même genre, ou bien encore une entrée dans
+les petits appartemens. J'emprunte mes comparaisons
+à la chair étant chair moi-même. Que les esprits immortels
+ne soient pas choqués de ces similitudes basses
+et vulgaires! Nous savons qu'ils occupent là-haut
+des postes bien plus exaltés.</p>
+
+<p>55. Lorsque le formidable signal vola du ciel à
+l'enfer, séparés par une distance dix millions de fois
+plus grande environ que celle qui existe entre notre
+globe et le soleil, et il nous est facile de calculer à
+une seconde près combien de tems il fallut pour cela,
+car chaque rayon qui se fraye une voie pour dissiper
+les brouillards de Londres et qui dore faiblement ses
+clochers à peu près trois fois par an, quand l'été n'est
+pas trop rigoureux.</p>
+
+<p>56. J'ai dit que je pouvais faire ce calcul.--Il fallut
+donc une demi-minute.--Je sais qu'il faut plus de
+tems aux rayons solaires pour faire leurs préparatifs
+de voyage et se mettre en route, mais aussi leur
+télégraphe est bien moins sublime, et s'ils joutaient
+à la course contre les courriers de Satan partis pour
+leurs climats, ils ne gagneraient pas: Il faut au soleil
+des années pour que chacun de ses rayons regagne
+le point d'où il est parti, il ne faut pas au diable
+une demi-journée.</p>
+
+<p>57. À l'extrémité de l'horizon parut une petite
+tache, de la grandeur environ d'une demi-couronne;
+j'ai vu quelquefois dans les cieux quelque chose de
+semblable étant sur la mer Égée, avant une rafale.
+Bientôt grossissant, cet objet changea de forme, et,
+semblable à un vaisseau aérien, paraissait louvoyer,
+et <i>se gouvernait</i> ou <i>était gouverné</i>, je ne suis pas bien
+sûr de la correction de cette dernière phrase qui
+fait clocher la stance.</p>
+
+<p>58. Au surplus, choisissez entre les deux. Bientôt
+cet objet ressembla à un nuage, et c'en était un
+en effet, un nuage de témoins, et quel nuage! La
+terre ne vit jamais de nuées de sauterelles aussi nombreuses
+que celles qui couvraient en ce moment le
+ciel, et en obscurcissaient l'espace de leurs myriades.
+Leurs cris perçans et variés ressemblaient à ceux
+d'une troupe d'oies sauvages (si toutefois on peut
+comparer les nations à des oies), et réalisaient l'expression
+de l'enfer déchaîné.</p>
+
+<p>59. Ici résonnait le bon juron du gros John Bull
+qui damnait ses yeux<a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a>
+<a href="#footnote61"><sup class="sml">61</sup></a> comme de par le passé. Puis
+Paddy<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a>
+<a href="#footnote62"><sup class="sml">62</sup></a>, dans son patois, s'écriait: «De par Jésus.»
+Venait ensuite le flegmatique Écossais, demandant
+d'un ton plus calme: «Quel est votre bon plaisir?»
+Puis l'ame du Français jurait en certains
+termes que je ne traduirai pas littéralement, le premier
+cocher pouvant le faire pour moi. Et au milieu
+de tout ce vacarme, on entendait la voix de Jonathan<a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a>
+<a href="#footnote63"><sup class="sml">63</sup></a>,
+qui disait:--«Notre président va faire la
+guerre, à ce qu'il paraît.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote61"
+name="footnote61"><b>Note 61: </b></a><a href="#footnotetag61">
+(retour) </a> <i>Who damned his eyes</i>. Juron favori de la dernière classe du peuple
+anglais.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote62"
+name="footnote62"><b>Note 62: </b></a><a href="#footnotetag62">
+(retour) </a> Nom donné par les Anglais à la nation irlandaise, comme celui de
+John Bull au peuple anglais.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote63"
+name="footnote63"><b>Note 63: </b></a><a href="#footnotetag63">
+(retour) </a> Les Américains des États-Unis.<span class="rig">
+(<i>N. du Tr.</i>)</span></blockquote><br>
+
+<p>60. Il y avait en outre des Espagnols, des Hollandais
+et des Danois, bref une multitude universelle
+d'ombres, depuis l'île d'Otaïti jusqu'aux plaines
+de Salisbury, de tous les climats et professions,
+de tous les âges et de tous les métiers, prêts à déposer
+contre le règne du bon roi, aussi acharnés
+que les trèfles le sont contre les piques, et tous cités
+par le grand <i>sub pœna</i> pour essayer de prouver
+que les rois peuvent être damnés comme vous ou
+moi.</p>
+
+<p>61. Quand Michel vit toute cette armée, il pâlit
+d'abord autant que les anges peuvent pâlir.--Puis
+devint de toutes les couleurs, comme un crépuscule
+d'Italie, ou la queue d'un paon, ou les rayons du
+soleil couchant vus à travers les gothiques vitraux
+d'une vieille abbaye, ou comme une truite encore
+fraîche, ou comme l'éclair qui brille la nuit
+sur le lointain horizon, ou comme l'arc-en-ciel à
+son premier aspect, ou comme une grande revue
+de trente régimens habillés de rouge, de vert et de
+bleu.</p>
+
+<p>62. Puis, s'adressant à Satan: «Pourquoi, dit-il,
+mon bon vieil ami, car je vous tiens pour tel, quoiqu'étant
+de différens partis, nous soyons obligés de
+nous faire la guerre, je ne vous ai jamais regardé
+comme un ennemi personnel; nos différends sont tout
+politiques, et j'espère que, quoi qu'il puisse arriver
+là-bas, vous connaissez ma grande estime pour vous,
+et c'est par cette raison que je regrette de vous trouver
+des torts--</p>
+
+<p>63. «Pourquoi donc, dis-je, mon cher Lucifer,
+voulez-vous abuser de la demande que j'ai faite des
+témoins? Mon intention n'était pas que vous fissiez
+venir la moitié de la terre et de l'enfer; cela est
+même inutile puisque deux témoins honnêtes, décens
+et véridiques nous suffisent. Nous perdons notre
+tems, que dis-je? notre éternité, entre l'accusation
+et la défense: si nous écoutons l'une et l'autre,
+cela prolongera notre immortalité.»</p>
+
+<p>64. Satan répondit: «Cette affaire m'est fort indifférente
+sous un point de vue personnel.--Je puis
+avoir cinquante ames meilleures que celle-ci avec la
+moitié moins de peine qu'elle ne m'en a déjà donné,
+et je n'ai discuté avec vous la cause de feu sa majesté
+britannique que comme un point de droit. Vous
+pouvez disposer de lui.--Dieu sait que j'ai assez de
+rois là-bas.»</p>
+
+<p>65. Ainsi parla le démon, appelé dernièrement <i>à
+plusieurs faces</i> par l'écrivain Southey. «Alors, reprit
+Michel, nous appellerons une ou deux personnes
+des myriades qui entourent notre congrès, et
+nous donnerons congé au reste.--Qui aura l'honneur
+de parler le premier? Il y a de quoi choisir.
+Qui prendrons-nous?» Satan répondit: «Il n'en manque pas;
+mais quant à choisir, autant vaut Jack Wilkes
+qu'un autre.»</p>
+
+<p>66. À l'instant on vit sortir de la foule un esprit
+à l'aspect bizarre et joyeux et à l'œil perçant, vêtu
+d'une manière tout-à-fait oubliée maintenant, car
+les gens de l'autre monde conservent long-tems les
+modes de celui-ci; ce qui fait qu'on y trouve réunis
+tous les costumes bons ou mauvais qui ont paru depuis
+Adam, à commencer par la feuille de figuier
+de notre mère Ève jusqu'au jupon presqu'aussi rétréci
+d'une époque plus récente.</p>
+
+<p>67. L'esprit, jetant les yeux sur les foules assemblées,
+s'écria: «Mes amis de toutes les sphères,
+nous courons risque de nous enrhumer au milieu de
+ces nuages; occupons-nous donc d'affaires. Pourquoi
+cette assemblée générale? Sont-ce des électeurs
+que j'aperçois là à couvert? Si c'est pour une élection
+qu'ils font tout ce tapage, voyez en moi un candidat
+qui n'a pas tourné casaque.--Saint Pierre,
+puis-je compter sur votre vote?»</p>
+
+<p>68. «Monsieur, répondit Michel, vous vous méprenez,
+ces choses-là appartiennent à la vie humaine,
+nous nous occupons ici d'affaires plus augustes: Le
+tribunal est assemblé pour juger des rois; vous voilà
+au fait maintenant.» «Alors, dit Wilkes, je présume
+que ces messieurs qui ont des ailes sont des chérubins,
+et cet esprit là-bas me paraît ressembler fort à
+George III. Mais, dans mon opinion, il est beaucoup
+plus vieux.--Dieu me pardonne, il est aveugle.»</p>
+
+<p>69. «Il est, dit l'ange, tel que vous le voyez, et
+son sort va dépendre de ses actions. Si vous avez
+quelque chose à lui reprocher, songez que la tombe
+permet au plus humble mendiant de lever la tête en
+présence du potentat le plus superbe.» «Il y a des
+gens, dit Wilkes, qui n'attendent pas que les rois
+soient déposés dans leur cercueil de plomb, pour
+prendre cette liberté, et moi, par exemple; je leur
+ai toujours dit ce que je pensais à la face du soleil.»</p>
+
+<p>70. «Eh bien donc, au-dessus du soleil, répétez ce
+que vous avez à faire valoir contre lui,» dit l'archange.
+«Eh quoi, répliqua l'esprit, quand depuis si long-tems
+il n'est plus question de tout cela, faut-il que je devienne
+un témoin accusateur? Non, de par ma foi.
+D'ailleurs j'avais fini par le battre à plates coutures
+devant ses pairs et ses communes. Je ne me plais
+pas à faire revivre de vieilles histoires dans le ciel,
+d'autant plus que sa conduite était toute naturelle
+dans un prince.</p>
+
+<p>71. «C'était une sottise sans doute, et une mauvaise
+action d'opprimer un pauvre diable qui ne possédait
+pas un schelling: mais j'en veux moins à l'homme
+lui-même qu'à Bute et à Graftan, et je ne voudrais
+pas le voir puni de leur crime, d'autant plus qu'ils
+sont damnés depuis long-tems.--Quant à moi, j'ai
+pardonné, et je vote pour son <i>habeas corpus</i> dans le
+ciel.»</p>
+
+<p>72. «Wilkes, dit le diable, je comprends tout
+ceci; vous étiez devenu à moitié courtisan avant
+votre mort, et il paraît que vous avez envie de le devenir
+tout-à-fait de l'autre côté de la barque de Caron.
+Vous oubliez que le règne de cet homme est
+fini, et que, quoi qu'il puisse être d'ailleurs, il ne
+sera plus souverain. Vous avez perdu vos peines,
+car le mieux qui puisse lui arriver est de se trouver
+votre voisin.</p>
+
+<p>73. «Mais j'ai su tout de suite qu'en penser, lorsque
+je vous ai vu, avec votre air goguenard, voltiger
+et chuchoter autour de la broche, où Bélial, qui
+était de service ce jour-là, arrosait, avec la graisse
+de Fox, Guillaume Pitt, son élève. Je sus qu'en penser,
+dis-je; cet homme, même dans l'enfer, trouve
+encore le moyen de faire du mal.--Je le ferai bâillonner:
+voici l'effet d'un de ses bills.</p>
+
+<p>74. «Qu'on appelle Junius!» Une ombre s'avança
+à grands pas hors de la foule; et à ce nom, il
+y eut une telle presse, que les esprits cessèrent de
+se mouvoir commodément et à leur aise aérienne.
+Mais ils se heurtèrent et se bousculèrent, se poussant
+des bras et des genoux (et tout cela pour rien,
+comme nous le verrons tout-à-l'heure), de telle sorte
+qu'on eût dit du vent comprimé et renfermé dans
+une vessie, ou, ce qui est bien pis, une colique humaine.</p>
+
+<p>75. L'ombre parut: c'était une grande figure
+maigre, à cheveux gris, qui semblait n'avoir été autre
+chose qu'une ombre sur la terre. Ses mouvemens
+étaient vifs, et ne manquaient pas de vigueur; mais
+rien ne pouvait indiquer son origine: tantôt elle diminuait,
+tantôt elle grossissait, ayant tantôt un air
+sombre, tantôt celui d'une gaîté sauvage. Mais en
+contemplant ses traits, on les voyait changer à tous
+momens, et ressembler--personne ne pouvait dire
+à quoi.</p>
+
+<p>76. Plus les esprits le fixaient avec attention,
+moins ils pouvaient distinguer à qui ses traits appartenaient.
+Le diable lui-même semblait embarrassé
+de le deviner. Ils variaient comme un rêve, offrant
+tantôt une forme, tantôt une autre. Plusieurs personnes
+de la foule jurèrent qu'elles le connaissaient
+parfaitement; l'un affirmait qu'il était son père; sur
+quoi un autre répondait qu'il était le frère du cousin
+de sa mère.</p>
+
+<p>77. D'autres prétendaient que c'était un duc, un
+chevalier, un orateur, un avocat, un prêtre, un
+nabab, un accoucheur; mais l'être mystérieux changeait
+au moins aussi souvent de visage qu'ils changeaient
+d'opinion. Et quoiqu'il se tînt devant eux de
+façon à ce qu'ils en eussent la vue tout entière, leur
+embarras ne faisait que s'en accroître. Cet homme
+était une véritable fantasmagorie, tant il était mince
+et volatil!</p>
+
+<p>78. Dès que vous aviez décidé que c'était un tel,
+<i>presto</i>, la figure changeait, et c'était un autre; et à
+peine la métamorphose était-elle bien accomplie,
+qu'il variait encore, tellement que je ne pense pas
+que sa propre mère (si toutefois il en avait une) eût
+pu reconnaître son fils, tant il prenait de formes différentes!--Si
+bien que le plaisir de deviner ce <i>masque
+de fer</i> épistolaire finissait par se changer en une
+tâche pénible.</p>
+
+<p>79. Quelquefois, comme le triple Cerbère, il représentait
+trois gentilshommes à la fois (comme le
+dit très-bien la bonne madame Malaprop<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a>
+<a href="#footnote64"><sup class="sml">64</sup></a>); puis
+ensuite, il n'en était pas même un. Tantôt des rayons
+de lumière jaillissaient autour de lui; tantôt une vapeur
+épaisse le dérobait à tous les yeux, comme le
+brouillard de Londres y cache le jour. Aujourd'hui
+c'était Burke, demain Tooke, au gré du caprice des
+gens; et certes, plus d'une fois il ressembla à sir
+Philippe Francis.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote64"
+name="footnote64"><b>Note 64: </b></a><a href="#footnotetag64">
+(retour) </a> Personnage ridicule de la comédie des <i>Rivaux</i> de Shéridan.<span class="rig">
+(<i>N. du Tr.</i>)</span></blockquote><br>
+
+<p>80. J'ai fait une supposition qui vient entièrement
+de moi.--Je ne l'ai communiquée à personne
+jusqu'à présent, de crainte de faire du tort à ceux
+qui entourent le trône, ou à quelque ministre ou
+pair, sur lequel la honte pourrait en rejaillir. C'est...
+ami lecteur, prête-moi une oreille attentive: c'est
+que ce que nous avons continué d'appeler Junius
+n'était réellement, et en vérité, rien du tout.</p>
+
+<p>81. Je ne vois pas pourquoi des lettres ne seraient
+pas écrites sans mains, puisque nous les voyons tous
+les jours écrites sans tête, et sans que les livres en
+soient moins bien remplis pour cela. Et en vérité,
+jusqu'à ce que nous ayons trouvé quelqu'un qui ait
+le droit incontestable de les réclamer, le nom de
+leur auteur, comme l'embouchure du Niger, ne cessera
+d'embarrasser le monde, incertain de décider
+s'il y a une embouchure au fleuve, et s'il y a un auteur
+des lettres.</p>
+
+<p>82. «Et qui es-tu?» demanda l'archange. «Vous
+pouvez consulter le titre de mon livre pour cela, répondit
+cette ombre majestueuse d'une ombre; car
+si j'ai gardé mon secret pendant un demi-siècle, il
+n'est pas probable que je vous le dise aujourd'hui.»
+«As-tu rien à dire contre Georges <i>rex</i>, continua
+Michel, ou quelque charge à porter contre lui?»
+«Vous ferez mieux, répondit Junius, de lui demander
+d'abord sa réponse à mes lettres.</p>
+
+<p>83. «Les charges qu'elles renferment contre lui
+survivront, dans les annales du tems, au marbre de
+son épitaphe et de sa tombe.» «N'as-tu pas à te repentir,
+dit Michel, de quelque exagération dans le
+passé, de quelque accusation qui pourrait amener ta
+condamnation éternelle, si elle était fausse, ou la
+sienne, si elle était vraie? N'as-tu pas mis trop d'amertume
+dans tes écrits? la passion ne t'emporta-t-elle
+pas trop loin?» «La passion? interrompit le sombre
+fantôme; j'aimais mon pays, et lui, je le haïssais.</p>
+
+<p>84. «Ce que j'ai écrit, je l'ai écrit: que le reste
+retombe sur sa tête ou sur la mienne!» Ainsi parla le
+vieux <i>Nominis umbra</i>; et à peine avait-il fini, qu'il
+se dissipa en une fumée céleste. Alors Satan dit à
+Michel: «N'oubliez pas d'appeler Georges Washington,
+John Horne Tooke et Franklin.»--Mais en
+ce moment on entendit crier: «Place! place!» quoique
+pas un fantôme ne bougeât.</p>
+
+<p>85. À la fin, à force de pousser et de coudoyer,
+et avec le secours des chérubins chargés de cet emploi,
+le diable Asmodée arriva jusqu'au cercle, d'un
+air qui annonçait que le voyage lui avait coûté quelque
+fatigue. Lorsqu'il déposa le fardeau dont il était
+chargé:--«Qu'est-ce ceci? s'écria Michel: comment
+donc, mais ce n'est pas une ombre?»--«Je
+le sais, répondit l'incube; mais il en sera bientôt
+une, si vous m'abandonnez cette affaire.</p>
+
+<p>86. «La peste soit du renégat! Je me suis foulé
+l'aile gauche; il est si lourd, qu'on croirait qu'il
+porte quelqu'un de ses ouvrages pendu à son cou.
+Mais venons au fait. Tandis que je planais sur les
+bords du Skiddaw, où, comme à l'ordinaire, il pleut;
+je vis la faible lueur d'une lumière au-dessous de
+moi, et me baissant, je surpris cet homme écrivant
+un libelle, non moins contre l'histoire que contre la
+sainte Bible.</p>
+
+<p>87. «La première est la sainte écriture du diable,
+la seconde est la vôtre, bon Michel. Ainsi,
+comme vous voyez, l'affaire vous regarde tous deux.
+Je l'ai saisi dans l'état où il est là, et l'ai apporté ici
+incontinent pour y être jugé. Je n'ai pas été dix minutes
+dans les airs, ou du moins à peine un quart
+d'heure: je gagerais que sa femme est encore à prendre
+le thé.»</p>
+
+<p>88. Ici, Satan dit: «Il y a déjà long-tems que je
+connais cet homme, et que je l'attendais ici; vous
+ne trouverez guère d'être plus sot et plus présomptueux
+dans sa petite sphère. Assurément ce n'était
+pas la peine de mettre cela sous votre aile, mon cher
+Asmodée; nous ne pouvions manquer d'avoir ici ce
+pauvre misérable, sans se charger de le porter;--il
+y serait venu de son plein gré.</p>
+
+<p>89. «Mais puisqu'il est ici, voyons, qu'a-t-il
+fait?» «Ce qu'il a fait? s'écria Asmodée;--il s'est
+mêlé d'avance de l'affaire dont vous vous occupez
+aujourd'hui, et griffonne comme s'il était premier
+commis du Destin. Qui sait à quoi l'on pourrait encore
+s'attendre, quand on voit un âne tel que celui-ci
+parler comme celui de Balaam?» «Écoutons, répondit
+Michel, ce qu'il peut avoir à nous dire; vous
+savez que c'est une obligation dont nous ne pouvons
+nous dispenser.»</p>
+
+<p>90. Alors le poète, joyeux d'avoir un auditoire,
+chose à laquelle il n'était pas accoutumé dans le
+monde là-bas, commença à tousser, à cracher, à se
+dérouiller la voix, et à prendre cet accent lamentable
+si redouté des malheureux auditeurs qui se trouvent
+à la portée des poètes, quand ils laissent déborder
+le torrent de leur verve. Mais celui-ci se
+trouva arrêté dès le premier hexamètre, dont les
+pieds goutteux ne purent jamais cheminer.</p>
+
+<p>91. Et avant qu'il pût presser la marche de ses
+dactyles boiteux et en former un récitatif, on entendit
+un murmure d'épouvante et de découragement
+dans la longue file des chérubins et des séraphins; et
+Michel s'étant levé avant que le poète eût pu retrouver
+un seul de ses hémistiches restés en chemin,
+s'écria: «Pour l'amour de Dieu, arrêtez, mon ami!
+il vaut mieux <i>non dî, non homines</i>; vous savez le
+reste.»</p>
+
+<p>92. Il y eut alors un grand tumulte dans la foule,
+qui paraissait avoir toute espèce de vers en horreur.
+Les anges, bien entendu, avaient assez de leurs
+chansons quand ils étaient de service, et la génération
+des ombres en avait trop entendu pendant la
+vie pour se soucier de profiter de cette nouvelle occasion.
+Le monarque, jusque-là muet, s'écria alors:
+«Eh quoi! encore du pâté? c'est assez, c'est assez
+comme ça!</p>
+
+<p>93. Le tumulte redoubla de toutes parts; une toux
+universelle fit retentir les cieux, comme pendant un
+débat où Castlereagh aurait eu quelque tems la parole
+(avant qu'il fut ministre d'état, pourtant <i>maintenant
+les esclaves écoutent</i>). Il y en eut qui crièrent:
+«À bas! à bas!» comme à la comédie. Jusqu'à
+ce qu'enfin le poète saint Pierre, presque désespéré,
+en qualité d'auteur, demanda grâce pour la prose
+seulement.</p>
+
+<p>94. Le drôle n'était pas trop disgracié de la nature.
+Sa figure ne ressemblait pas mal à celle d'un
+vautour, avec un nez recourbé et un œil de faucon
+qui donnait un air de vivacité et de pénétration à
+toute sa personne qui, quoique grave, était loin
+d'être aussi vilaine que son affaire, car cette dernière
+était aussi désespérée que possible: c'était
+une espèce de félonie <i>de se</i>.</p>
+
+<p>95. Alors Michel sonna de sa trompette, et apaisa
+le bruit en en faisant un plus grand, comme
+c'est encore la mode à présent chez nous. À l'exception
+de quelque voix grommelante qui se permettra
+de tems en tems d'interrompre le décorum du silence,
+il y a peu de gens qui exercent deux fois leurs
+poumons, quand ils voient qu'on crie plus fort
+qu'eux. Ainsi donc le barde eut la faculté de plaider
+sa mauvaise cause, avec toutes les attitudes de
+l'homme le plus satisfait de lui-même.</p>
+
+<p>96. Il dit (je ne rapporte ici que les principaux
+points de son discours), il dit que de mauvaises intentions
+ne guidaient pas sa plume;--que sa coutume
+était d'écrire sur tous les sujets; que c'était
+de plus son pain, qu'il n'aimait pas à manger sec;
+qu'il retiendrait l'assemblée trop long-tems (du
+moins il avait quelque raison de le craindre), et qu'il
+lui faudrait plus d'un jour entier s'il voulait nommer
+tous ses ouvrages! il n'en citerait donc que quelques-uns:
+Wat-Tyler,--des vers sur Blenheim et
+Waterloo.</p>
+
+<p>97. Il avait écrit les louanges d'un régicide; il
+avait écrit les louanges de tous les rois quelconques.
+Il avait écrit pour les républiques voisines et lointaines;
+puis ensuite contre elles, avec une verve plus
+mordante que jamais. Il avait jadis proclamé <i>un</i> plan
+plus ingénieux que moral en faveur de la Pantisocratie;
+puis était devenu un véritable anti-jacobin,--après
+quoi il avait tourné casaque: s'il l'eût fallu,
+il aurait changé de peau.</p>
+
+<p>98. Il avait tonné dans ses vers contre la guerre
+et les batailles; puis il avait chanté des louanges en
+leur honneur. Il avait appelé la critique un métier
+malhonnête<a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a>
+<a href="#footnote65"><sup class="sml">65</sup></a>, et lui-même était devenu de tous les
+critiques le plus bas et le plus rampant, nourri, payé
+et choyé par les mêmes hommes qui avaient déchiré
+ses mœurs et sa muse.--Il avait écrit beaucoup de
+vers blancs et de prose encore plus pâle, et en plus
+grande quantité que personne ne l'imaginait.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote65"
+name="footnote65"><b>Note 65: </b></a><a href="#footnotetag65">
+(retour) </a> Voyez la <i>Vie de H. Kirke White</i>.</blockquote>
+
+<p>99. Il avait écrit la vie de Wesley.--Ici, se
+tournant vers Satan: «Monsieur, continua-t-il, je
+suis prêt à écrire la vôtre, en deux volumes in-octavo,
+élégamment reliés, avec des notes et une préface,
+enfin tout ce qui peut attirer le pieux acheteur.
+Et vous n'avez aucun motif de crainte, car je puis
+choisir parmi les critiques celui qui rendra compte
+de mon ouvrage.--Veuillez donc me donner les
+documens nécessaires, que je puisse ajouter votre
+nom à celui de mes autres saints.»</p>
+
+<p>100. Satan s'inclina, et garda le silence. «Eh
+bien! si, par une aimable modestie, vous refusez mon
+offre, voyons ce qu'en dira Michel? Il y a peu de
+mémoires susceptibles de devenir aussi parfaits. Ma
+plume se prête à tout: elle est un peu moins neuve
+que jadis, mais je vous ferai briller comme brille
+votre trompette, par parenthèse. Il y a plus de cuivre
+dans la mienne; elle rend d'aussi beaux sons.</p>
+
+<p>101. «Mais, à propos de trompettes, voici ma
+vision! Maintenant vous allez en juger, tous tant
+que vous êtes; oui, vous allez juger d'après mon jugement,
+et apprendre, d'après ma décision, qui entrera
+dans le ciel, et qui en sera repoussé.--Je
+décide de tout cela par intuition, et prononce sur le
+présent, le passé, l'avenir, le ciel, l'enfer, enfin sur
+tout, de même que le roi Alphonse<a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a>
+<a href="#footnote66"><sup class="sml">66</sup></a>! Quand je suis
+en train de voir double, j'épargne à la divinité des
+peines incroyables.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote66"
+name="footnote66"><b>Note 66: </b></a><a href="#footnotetag66">
+(retour) </a> Le roi Alphonse, en parlant du système de Ptolémée, disait que,
+s'il avait été consulté à la création du monde, il aurait évité au créateur
+bien des absurdités.</blockquote>
+
+<p>102. Il s'arrêta pour tirer un manuscrit de sa poche;
+et aucune persuasion de la part des diables,
+des saints ou des anges ne put arrêter ce torrent. Il
+lut les trois premières lignes du contenu; mais à la
+quatrième, tout le cortége spirituel s'évanouit en
+laissant une variété d'odeurs ambroisiennes ou sulfureuses;
+échappant avec la rapidité de l'éclair à
+son mélodieux charivari<a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a>
+<a href="#footnote67"><sup class="sml">67</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote67"
+name="footnote67"><b>Note 67: </b></a><a href="#footnotetag67">
+(retour) </a> Voyez la <i>Description</i> d'Aubray d'une apparition qui s'évanouit en
+répandant d'étranges parfums et un mélodieux charivari;--ou voyez le
+Ier vol. de <i>l'Antiquaire</i>.<span class="rig">
+(<i>Note de Lord Byron</i>.)</span></blockquote><br>
+
+<p>103. Les vers héroïques avaient eu l'effet d'un
+charme. Les anges s'étaient bouché les oreilles, et
+avaient joué des ailes.--Les diables assourdis
+avaient pris leur course en hurlant vers l'enfer.--Les
+ombres s'étaient enfuies en baragouinant dans
+leurs domaines (car on n'est pas encore bien sûr du
+lieu où elles font leur séjour, et je laisse à chaque
+homme son opinion là-dessus). Pour Michel, il eut
+recoure à sa trompette; mais hélas! il grinçait tellement
+des dents qu'il n'en put sonner.</p>
+
+<p>104. Saint Pierre, qui a toujours passé pour un
+saint un peu vif, agita ses clefs en l'air, et au cinquième
+vers renversa notre poète, qui tomba comme
+Phaéton dans son lac, mais plus commodément, car
+il ne se noya pas; la destinée ayant décrété une autre
+fin pour le poète lauréat, et lui réservant autre
+chose pour sa dernière couronne, lorsque la réforme
+arrivera dans un lieu ou dans l'autre.</p>
+
+<p>105. Il tomba d'abord, et coula à fond comme
+ses ouvrages; mais bientôt il reparut sur la surface,
+semblable à lui-même, car tout ce qui est corrompu
+flotte comme le liége<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a>
+<a href="#footnote68"><sup class="sml">68</sup></a>, la corruption rendant un
+objet léger comme un esprit follet, ou une poignée
+de paille surnageant sur une mare d'eau. Peut-être
+se tient-il encore caché dans son antre, comme des
+livres ennuyeux oubliés sur une tablette, à griffonner
+quelque vie ou quelque vision, et réalisant, comme
+dit Wellborn, le diable devenu ermite.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote68"
+name="footnote68"><b>Note 68: </b></a><a href="#footnotetag68">
+(retour) </a> Le corps d'un noyé reste au fond jusqu'à ce qu'il soit corrompu;
+alors il flotte, comme on le sait généralement.</blockquote>
+
+<p>106. Quant à ce qui est du reste, pour en venir
+à la conclusion de ce rêve véridique, je dirai que
+j'ai perdu le télescope qui permettait à mes yeux de
+voir les objets sans prestige, et qui me dévoilait ce
+que j'ai dévoilé à mon tour. La dernière chose que
+je vis au milieu de toute cette confusion, fut le roi
+Georges se glisser enfin, pour tout de bon, dans le
+ciel; et lorsque le tumulte s'affaiblissant fut suivi du
+calme, je le laissai étudiant le centième psaume.</p>
+
+<p>FIN DE LA VISION DU JUGEMENT.</p>
+
+
+
+
+
+
+
+<br><br>
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de lord Byron
+ Volume 8, by George Gordon Byron
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE LORD BYRON, VOL 8 ***
+
+***** This file should be named 28828-h.htm or 28828-h.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ https://www.gutenberg.org/2/8/8/2/28828/
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+Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the
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+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica)
+
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+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
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+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
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+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
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+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
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+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
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+</pre>
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
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+No investigation has been made concerning possible copyrights in
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+this eBook outside of the United States should confirm copyright
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