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+The Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de lord Byron, Volume 8, by
+George Gordon Byron
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Oeuvres complètes de lord Byron, Volume 8
+ comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore
+
+Author: George Gordon Byron
+
+Annotator: Thomas Moore
+
+Translator: Paulin Paris
+
+Release Date: May 15, 2009 [EBook #28828]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE LORD BYRON, VOL 8 ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the
+Online Distributed Proofreaders Europe at
+http://dp.rastko.net. This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+
+
+OEUVRES COMPLÈTES
+DE
+LORD BYRON,
+AVEC NOTES ET COMMENTAIRES,
+COMPRENANT
+SES MÉMOIRES PUBLIÉS PAR THOMAS MOORE,
+ET ORNÉS D'UN BEAU PORTRAIT DE L'AUTEUR.
+
+_Traduction Nouvelle_
+
+PAR M. PAULIN PARIS,
+DE LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI.
+
+
+
+TOME HUITIÈME.
+
+Paris.
+DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, IMPR.-LIB. RUE SAINT-LOUIS, N° 46, ET RUE
+RICHELIEU, N° 47 _bis._
+
+1831.
+
+
+
+
+LES DEUX FOSCARI.
+
+TRAGÉDIE HISTORIQUE.
+
+ Le _père_ est touché, mais le _gouverneur_
+ est inflexible.
+
+ (_Le Critique_.)
+
+
+
+PERSONNAGES.
+
+ HOMMES.
+
+ FRANCIS FOSCARI, Doge de Venise.
+ JACOPO FOSCARI, fils du Doge.
+ JACQUES LORÉDANO, patricien.
+ MARCO MEMMO, chef des Quarante.
+ BARBARIGO, sénateur.
+ AUTRES SÉNATEURS, LE CONSEIL DES DIX, GARDES, SUIVANS,
+ etc., etc.
+
+ FEMMES.
+
+ MARINA, épouse du jeune Foscari.
+
+
+La scène est à Venise, dans le palais ducal.
+
+
+
+
+LES DEUX FOSCARI.
+
+TRAGÉDIE HISTORIQUE.
+
+
+
+ACTE PREMIER.
+
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE.
+
+(Une salle du palais ducal.)
+
+Entrent LORÉDANO et BARBARIGO, de côtés opposés.
+
+
+LORÉDANO.
+
+Où est le prisonnier?
+
+BARBARIGO.
+
+Il se remet de la question.
+
+LORÉDANO.
+
+L'heure fixée hier pour la reprise de son jugement est
+passée.--Hâtons-nous de rejoindre nos collègues dans la salle du
+conseil, et de proposer son rappel.
+
+BARBARIGO.
+
+Pour moi je pense qu'il serait bon de donner à ses membres torturés un
+relâche de quelques minutes; la question l'avait hier épuisé, et si on
+l'y replaçait de suite, il pourrait expirer dans les tourmens.
+
+LORÉDANO.
+
+Eh bien?
+
+BARBARIGO.
+
+Comme vous, j'aime la justice; autant que vous je déteste les ambitieux
+Foscari, père et fils, et toute leur race dangereuse; mais le malheureux
+a souffert au-delà des forces de la nature avec la constance la plus
+stoïque.
+
+LORÉDANO.
+
+Sans faire l'aveu de ses crimes.
+
+BARBARIGO.
+
+Et peut-être sans en avoir commis. Seulement il a avoué la lettre au duc
+de Milan, et ce qu'il vient de souffrir peut être considéré comme un
+châtiment presque suffisant d'une pareille faiblesse.
+
+LORÉDANO.
+
+C'est ce que nous verrons.
+
+BARBARIGO.
+
+Lorédano! vous suivez trop loin les inspirations d'une haine
+héréditaire.
+
+LORÉDANO.
+
+Jusqu'où?
+
+BARBARIGO.
+
+Jusqu'à l'extermination.
+
+LORÉDANO.
+
+Quand les Foscari seront éteints, vous pourrez parler ainsi; mais allons
+au conseil.
+
+BARBARIGO.
+
+Encore un instant:--nos collègues ne sont pas en nombre; deux autres
+doivent encore venir avant que la délibération puisse être reprise.
+
+LORÉDANO.
+
+Et le président, le Doge?
+
+BARBARIGO.
+
+Oh! pour lui, avec un courage plus que romain, il est toujours le
+premier à son poste dans ce déplorable procès contre son dernier et
+unique fils.
+
+LORÉDANO.
+
+Oui,--oui--son _dernier_.
+
+BARBARIGO.
+
+Rien ne peut-il vous toucher?
+
+LORÉDANO.
+
+_Souffre-t-il_? croyez-vous?
+
+BARBARIGO.
+
+Il ne le témoigne pas.
+
+LORÉDANO.
+
+Je l'avais déjà remarqué,--le misérable!
+
+BARBARIGO.
+
+Mais hier, comme il rentrait dans l'appartement ducal et qu'il en
+passait le seuil, on ma dit que le pauvre vieillard s'était trouvé mal.
+
+LORÉDANO.
+
+Il commence donc à sentir?
+
+BARBARIGO.
+
+C'est à vous qu'il le doit en partie.
+
+LORÉDANO.
+
+Je devrais en être la seule cause:--mon père et mon oncle ne sont plus.
+
+BARBARIGO.
+
+D'après leur épitaphe que j'ai lue, ils sont morts empoisonnés.
+
+LORÉDANO.
+
+Oui: à peine le Doge avait-il déclaré qu'il ne se croirait jamais
+souverain, tant que vivrait Péter Lorédano, que les deux frères
+tombèrent malades:--il _est_ souverain.
+
+BARBARIGO.
+
+Bien déplorable!
+
+LORÉDANO.
+
+Et ceux qu'il a rendus orphelins?
+
+BARBARIGO.
+
+Mais pouvez-vous en accuser le Doge?
+
+LORÉDANO.
+
+Oui.
+
+BARBARIGO.
+
+Quelle preuve?
+
+LORÉDANO.
+
+Quand les princes ourdissent en secret leurs trames, il est difficile de
+retrouver contre eux des preuves et de leur faire leur procès; mais je
+crois avoir assez recueilli des premières pour me passer des délais du
+second.
+
+BARBARIGO.
+
+Vous en appelez cependant aux lois.
+
+LORÉDANO.
+
+Oui, aux seules lois qu'il voulut nous laisser.
+
+BARBARIGO.
+
+Dans notre république il est plus facile d'obtenir réparation que chez
+les nations étrangères. Est-il vrai que, sur vos livres de commerce
+(source de l'opulence de nos plus illustres patriciens), vous ayez écrit
+ces mots: «Doit le doge Foscari la mort de Marco et celle de Piétro
+Lorédano, mes père et oncle?»
+
+LORÉDANO.
+
+Oui, cela est écrit.
+
+BARBARIGO.
+
+Mais ne l'effacerez-vous pas?
+
+LORÉDANO.
+
+J'attendrai la balance.
+
+BARBARIGO.
+
+Par quel moyen?
+
+(Deux sénateurs traversent la scène en se dirigeant vers la salle du
+conseil des Dix.)
+
+LORÉDANO.
+
+Vous voyez que nous sommes en nombre. Suivez-moi.
+
+(Sort Lorédo.)
+
+BARBARIGO, seul.
+
+_Te_ suivre! je n'ai que trop long-tems suivi la trace de tes fureurs,
+semblable à la vague soulevée à la suite d'une autre vague, et frappant
+également le vaisseau qu'entr'ouvrent les vents déchaînés, et
+l'infortuné qui remplit de ses cris l'asile où commencent à pénétrer les
+flots. Mais ce fils, mais son père, seraient capables d'attendrir les
+élémens eux-mêmes, et devrais-je, après tout, imiter leur inexorable
+furie?--Oh! que ne suis-je comme eux aveugle et sans remords!--Mais le
+voici!--Contiens-toi, mon coeur! ils sont tes ennemis; il faut qu'ils
+tombent tes victimes: voudrais-tu t'attendrir pour ceux qui furent sur
+le point de te briser?
+
+(Entrent des gardes, entourant le jeune Foscari.)
+
+GARDE.
+
+Laissez-le reposer. Arrêtons-nous, seigneur.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ami, je te remercie; je suis faible; mais ce retard pourrait t'être
+reproché.
+
+GARDE.
+
+J'en courrai les chances.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Quoi! de la bienveillance!--Jusqu'alors j'avais trouvé quelques indices
+de pitié, mais de miséricorde, jamais; voici le premier.
+
+GARDE.
+
+Et le dernier peut-être, si ceux qui gouvernent nous entendaient.
+
+BARBARIGO, s'avançant vers le garde.
+
+Il en est un qui vous entend: ne crains rien cependant, je ne veux être
+ton juge ni ton accusateur; et bien que l'heure soit passée, attends ici
+leur dernier appel.--Je suis des Dix, et je ne m'arrête ici que pour
+justifier votre retard: quand le dernier avis te parviendra, j'aurai
+franchi la porte du conseil.--Surveille exactement le prisonnier.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Quelle est cette voix?--celle de Barbarigo! Ciel! l'ennemi de notre
+maison est du petit nombre de mes juges!
+
+BARBARIGO.
+
+Mais pour balancer l'influence d'un tel ennemi, si toutefois il mérite
+ce nom, ton père n'est-il pas également au nombre de tes juges?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+En effet, il juge.
+
+BARBARIGO.
+
+N'accuse donc pas la rigueur des lois, quand elles vont jusqu'à
+permettre à un père de déposer son vote dans une affaire qui intéresse
+si gravement le salut de l'état.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Oui, et de son fils. Je me trouve mal; permettez-moi, je vous prie, de
+prendre un instant l'air à cette fenêtre qui donne sur les flots.
+
+(Entre un officier qui parle bas à Barbarigo.)
+
+BARBARIGO, au garde.
+
+Laissez-le approcher. Je ne dois pas m'arrêter près de lui davantage;
+j'ai même, dans ce court entretien, oublié mes devoirs; il faut que
+j'aille me racheter dans la chambre du conseil.
+
+(Barbarigo sort.--Le garde conduit à la fenêtre Jacopo Foscari.)
+
+GARDE.
+
+La voilà ouverte, seigneur.--Comment vous trouvez-vous?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Comme un enfant.--O Venise! Venise!
+
+GARDE.
+
+Et vos membres?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Mes membres! Oh! que de fois ils m'ont soutenu sur cette plaine d'azur,
+où je devançais le rapide sillon de la gondole! Que de fois, masqué
+comme un jeune batelier, entouré de mes compagnons, gais et nobles comme
+moi, nous nous plaisions à lutter sur ces flots d'enjouement et de bonne
+grâce! Alors mille beautés ravissantes nous animaient de leurs aimables
+sourires; nous entendions leurs voeux passionnés; nous distinguions, de
+nos brillans esquifs, leurs mouchoirs ondoyans, leurs mains
+retentissantes! Oh! que de fois, d'un bras plus robuste, d'un sein plus
+téméraire encore, j'ai fendu ces vagues impétueuses! Alors, avec
+l'adresse du nageur, je secouais mon humide chevelure; en riant, je
+chassais loin de mes lèvres les vagues qui semblaient, en les pressant,
+caresser une coupe. Plus elles s'élevaient, plus je semblais aisément
+les surmonter, et plus j'étais fier de l'espèce de trône qu'elles me
+dressaient. Souvent, dans mon ardeur téméraire, je plongeais dans leurs
+gouffres de verdure et de cristal; je m'ouvrais un chemin jusqu'aux
+coquillages, jusqu'aux algues marines, que les spectateurs
+n'apercevaient du rivage qu'à l'instant où ils ne tremblaient plus pour
+moi: puis je revenais la main chargée des preuves irrécusables de ma
+longue course; d'un élan rapide et vigoureux je reparaissais à la
+surface, je tirais un profond soupir emprisonné si long-tems dans ma
+poitrine; j'essuyais l'écume qui bouillonnait autour de moi, et, comme
+un oiseau de mer, je reprenais tranquillement ma course.--J'étais alors
+un enfant.
+
+GARDE.
+
+Soyez homme maintenant: jamais vous n'avez eu plus besoin d'un mâle
+courage.
+
+JACOPO FOSCARI, regardant du balcon.
+
+O Venise! ma belle, mon unique patrie!--Je sens donc que je respire!
+comme ta brise, ta brise adriatique caresse délicieusement mon visage!
+Tes vents eux-mêmes portent dans mes veines l'impression du pays natal;
+ils les rafraîchissent, ils calment mon sang. Qu'il est différent, le
+vent brûlant des horribles Cyclades qui mugissaient en Candie autour de
+ma prison, et qui portaient dans mon coeur le désespoir!
+
+GARDE.
+
+En effet, vos joues reprennent leur coloris: puisse le ciel vous donner
+la force de supporter ce qui peut encore vous attendre!--Je frémis d'y
+penser.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ils ne me banniront pas une seconde fois.--Non, non, ils peuvent briser
+mes membres, j'ai de la force.
+
+GARDE.
+
+Avouez, et la torture vous sera épargnée.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+J'ai déjà avoué une fois--deux fois: et deux fois ils m'ont exilé!
+
+GARDE.
+
+Et la troisième fois ils vous tueront.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Eh bien! qu'ils me tuent, pourvu que je sois enseveli aux lieux où je
+suis né; mieux valent ici des cendres que l'existence ailleurs.
+
+GARDE.
+
+Pouvez-vous tant chérir la terre qui vous déteste?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+La terre!--Oh! non, ce sont les enfans de la terre qui seuls me
+persécutent: mais le sol natal me pressera de nouveau comme une tendre
+mère dans ses bras: un tombeau vénitien, c'est là ce que je demande; ou
+du moins un cachot, tout ce qu'ils voudront enfin, pourvu que ce soit
+ici.
+
+(Entre un officier.)
+
+OFFICIER.
+
+Emmenez le prisonnier!
+
+GARDE.
+
+Seigneur, vous entendez l'ordre.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+J'y suis habitué; c'est la troisième fois qu'ils m'ont torturé. (Au
+garde.) Donnez-moi donc le bras.
+
+OFFICIER.
+
+Prenez le mien; il m'est recommandé de rester le plus près de votre
+personne.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Vous!--C'est vous qui dirigiez hier mes bourreaux.--Arrière!--Je
+marcherai seul.
+
+OFFICIER.
+
+Comme il vous plaira, seigneur; ce n'est pas moi qui signai la sentence,
+et je ne pouvais désobéir au conseil, quand ils--
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Oui, quand ils t'ordonnaient de m'étendre sur leurs horribles chevalets.
+Ne me touche pas, je te prie, du moins pour le moment; le tems viendra
+qu'ils renouvelleront leurs ordres; mais jusque-là éloigne-toi de moi. A
+la vue de tes mains, mes membres frémissent et se glacent, en songeant
+aux nouveaux supplices qui m'attendent, et mon front se couvre tout à
+coup d'une sueur froide, comme si--mais loin de nous ces terreurs--j'ai
+déjà supporté la torture,--je la supporterai bien encore.--De quel oeil
+mon père voit-il tout cela?
+
+OFFICIER.
+
+Avec son calme ordinaire.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Oui; la terre, le ciel, l'azur de l'océan, l'éclat de notre ville et de
+ses dômes, les jeux de la place Saint-Marc, et même le bourdonnement des
+nations, tout porte les indices de calme et de plaisir jusque dans ces
+salles où gouvernent des inconnus, où d'innombrables inconnus sont
+chaque jour jugés et immolés en silence.--Tout garde le même aspect,
+jusqu'à mon propre père! Et rien n'éprouve la moindre sympathie pour
+Foscari, pas même un Foscari.--(A l'officier.) Je vous suis.
+
+(Sortent Jacopo Foscari, officier, etc.--Entrent Memmo et un autre
+sénateur.)
+
+MEMMO.
+
+Il est parti.--Nous avons trop tardé.--Pensez-vous que les Dix demeurent
+long-tems assemblés aujourd'hui?
+
+SÉNATEUR.
+
+Le prisonnier, dit-on, est fort endurci; il persiste toujours dans sa
+première déposition; voilà tout ce que je sais.
+
+MEMMO.
+
+Et cela est beaucoup; pour nous, premiers patriciens de la république,
+les secrets de cette terrible chambre sont des mystères comme pour le
+dernier citoyen.
+
+SÉNATEUR.
+
+Seulement, quelques rumeurs qui (semblables aux contes de revenans
+reconnus dans l'ombre des bâtimens en ruines) n'ont jamais été prouvées
+ni entièrement démenties: ici les hommes connaissent aussi peu les
+véritables actes du pouvoir que les mystères informes de la tombe.
+
+MEMMO.
+
+Mais, avec le tems, nous faisons un pas dans cette initiation; et j'ai
+l'espoir un jour d'être décemvir.
+
+SÉNATEUR.
+
+Ou même doge...
+
+MEMMO.
+
+Pourquoi pas? non, cependant, si je puis m'en dispenser.
+
+SÉNATEUR.
+
+C'est la première magistrature de l'état; on peut y aspirer
+légitimement, et de nobles rivaux peuvent se glorifier d'y atteindre.
+
+MEMMO.
+
+Je leur laisse cette prétention. Né patricien, mon ambition toutefois a
+des limites: j'aimerais mieux être l'un des membres égaux de l'impérial
+conseil des Dix, que de briller d'un éclat solitaire et comme un zéro
+couronné.--Mais qui s'approche? la femme de Foscari.
+
+(Entre Marina avec une suivante.)
+
+MARINA.
+
+Eh quoi! personne?--Je me trompe, ils sont encore deux; mais ce sont des
+sénateurs.
+
+MEMMO.
+
+Qu'ordonnez-vous de nous, noble dame?
+
+MARINA.
+
+Moi, ordonner! hélas! ma vie n'a été qu'une longue prière, et une prière
+inutile.
+
+MEMMO.
+
+Je comprends, mais je ne dois pas répondre.
+
+MARINA, avec dédain.
+
+En effet,--on n'ose répondre ici qu'à la torture, on n'ose interroger
+que ceux--
+
+MEMMO, l'interrompant.
+
+Femme imprudente! songez-vous où vous êtes en ce moment?
+
+MARINA.
+
+En ce moment!--je suis où fut le palais du père de mon époux.
+
+MEMMO.
+
+Vous êtes dans le palais du Doge.
+
+MARINA.
+
+Et dans la prison de son fils.--Non, je ne l'ai pas oublié; et si je
+n'en trouvais pas ici des souvenirs plus intimes et plus amers, je
+rendrais grâce à l'illustre Memmo de me rappeler les délices de cet
+endroit.
+
+MEMMO.
+
+Soyez calme!
+
+MARINA, levant les yeux au ciel.
+
+Je le suis; mais toi, Dieu tout-puissant, peux-tu bien l'être également,
+en voyant un monde pareil?
+
+MEMMO.
+
+Votre mari peut encore être absous.
+
+MARINA.
+
+Il l'est, mais dans le ciel. Je vous en prie, seigneur sénateur, ne
+parlez pas de cela. Vous êtes un homme d'état, ainsi que le Doge; en ce
+moment même il a sur le chevalet un fils, et moi un époux: ils sont là,
+face à face, l'un comme juge, l'autre comme accusé.--Pensez-vous qu'_il
+le_ condamne?
+
+MEMMO.
+
+Je ne le crois pas.
+
+MARINA.
+
+Mais s'il ne le fait pas, les autres ne les condamneront-ils pas tous
+deux?
+
+MEMMO.
+
+Ils le peuvent.
+
+MARINA.
+
+Et pour eux, quand il s'agit d'un crime exécrable, pouvoir et vouloir
+sont la même chose:--mon époux est perdu!
+
+MEMMO.
+
+Ne dites pas cela; à Venise, c'est la justice qui juge.
+
+MARINA.
+
+Ah! s'il en était ainsi, il n'y aurait plus aujourd'hui de Venise!
+Qu'elle existe, mais du moins que les hommes de bien ne meurent pas
+avant l'heure prescrite par la nature. Pourquoi faut-il que les Dix
+soient plus impatiens qu'elle, et qu'ils décident en ce moment de notre
+sort? Ah ciel! un cri de détresse!
+
+(On entend un cri douloureux.)
+
+SÉNATEUR.
+
+Écoutez!
+
+MARINA.
+
+C'est un cri de--Non, non, ce n'est pas mon mari, ce n'est pas la voix
+de Foscari.
+
+MEMMO.
+
+Cependant--
+
+MARINA.
+
+Non, ce n'est pas la sienne. Non, non; lui, pousser des cris! c'est le
+rôle de son père: mais lui--il mourra en silence.
+
+(On entend un nouveau hurlement.)
+
+MEMMO.
+
+Comment! encore?
+
+MARINA.
+
+_C'est bien sa voix_! je crois la reconnaître: je ne l'aurais pas cru.
+Toutefois se plaindrait-il, je ne puis cesser de l'aimer; mais--non,
+non.--Hélas! ce doit être une bien terrible angoisse, celle qui put lui
+arracher un gémissement.
+
+SÉNATEUR.
+
+Mais vous qui sentez les injures de votre mari comme les vôtres,
+voudriez-vous qu'il supportât en silence des douleurs plus que
+mortelles?
+
+MARINA.
+
+Chacun de nous a ses douleurs. Grâce à moi, et quand ils arracheraient
+la vie au Doge et à son fils, la grande maison de Foscari ne s'éteindra
+pas. En donnant la vie à ceux qui leur succéderont, j'ai enduré des
+douleurs comparables à celles qui la leur feront perdre: mais les
+miennes étaient de douces angoisses; et cependant, telle était leur
+violence que j'aurais pu jeter des cris. Je ne l'ai pas fait, car
+j'avais l'espoir d'enfanter un héros, et je n'aurais pas voulu
+l'accueillir avec des larmes.
+
+MEMMO.
+
+Tout se tait maintenant.
+
+MARINA.
+
+Tout est fini peut-être; mais je ne veux pas le croire: il a réuni
+toutes ses forces, et sans doute il les défie en ce moment.
+
+(Un officier entre brusquement.)
+
+MEMMO.
+
+Eh quoi! mon ami, que cherchez-vous?
+
+OFFICIER.
+
+Un médecin. Le prisonnier s'est trouvé mal.
+
+(L'officier sort.)
+
+MEMMO.
+
+Vous feriez bien, madame, de vous retirer.
+
+SÉNATEUR, lui offrant son bras.
+
+Je vous en prie, suivez ce conseil.
+
+MARINA.
+
+Non, non; je veux le secourir.
+
+MEMMO.
+
+Vous, madame? oubliez-vous que personne n'a le droit de pénétrer dans
+ces chambres, à l'exception des Dix et de leurs familiers?
+
+MARINA.
+
+Oui, je sais que nul de ceux qui entrent ne revient comme il est
+entré,--que la plupart ne retournent jamais; mais ils ne pourront
+refuser de me voir.
+
+MEMMO.
+
+Hélas! vous n'éprouverez qu'un dur refus, une incertitude plus grande
+encore.
+
+MARINA.
+
+Et qui m'arrêtera?
+
+MEMMO.
+
+Ceux que leur devoir y oblige.
+
+MARINA.
+
+Est-ce _leur_ devoir de fouler aux pieds tous les sentimens de
+l'humanité, et tous les liens qui enchaînent l'homme à l'homme; de
+rivaliser ici-bas avec les démons qui plus tard réclameront le droit de
+les plonger dans un abîme de tortures! Quoi qu'il en soit, j'avancerai.
+
+MEMMO.
+
+C'est impossible.
+
+MARINA.
+
+C'est ce que l'on verra. Le désespoir peut défier jusqu'au despotisme.
+Il y a quelque chose dans mon coeur qui braverait les fers croisés d'une
+armée entière; et vous croyez qu'une poignée de geôliers pourront
+arrêter mes pas? Laissez-moi passer. C'est ici le palais du Doge; je
+suis la femme du fils du Doge, de l'_innocent_ fils du Doge: il faudra
+bien qu'ils m'entendent!
+
+MEMMO.
+
+Vous ne parviendrez ainsi qu'à irriter ses juges davantage.
+
+MARINA.
+
+Eh quoi! ceux qui le forcent à gémir sont des _juges_! ils ne sont que
+des assassins. Laissez-moi passer.
+
+(Marina sort.)
+
+SÉNATEUR.
+
+Pauvre dame!
+
+MEMMO.
+
+C'est l'effet de son désespoir; elle ne sera pas admise.
+
+SÉNATEUR.
+
+Elle le serait qu'elle ne parviendrait pas à sauver son mari. Mais
+voyez, l'officier revient.
+
+(L'officier traverse la scène suivi d'une autre personne.)
+
+MEMMO.
+
+A peine si j'eusse supposé que les Dix eussent assez de pitié pour
+permettre qu'on portât quelque assistance au patient.
+
+SÉNATEUR.
+
+De la pitié! c'est une pitié qui consiste à rappeler au sentiment
+l'infortuné trop heureux d'échapper à la mort, par cette faiblesse,
+dernière ressource de notre pauvre nature contre la tyrannie de la
+peine.
+
+MEMMO.
+
+Je suis surpris qu'ils tardent tant à le condamner.
+
+SÉNATEUR.
+
+Ce n'est pas là leur politique: ils le retiennent vivant parce qu'il ne
+redoute pas la mort; ils l'avaient banni, parce que toute la terre, à
+l'exception de sa patrie, est pour lui une immense prison, parce que
+chaque souffle d'air étranger semble pour sa poitrine un _dévorant_
+poison, qui, sans le tuer, le consume.
+
+MEMMO.
+
+L'ensemble des circonstances atteste ses crimes, cependant il n'en fait
+pas l'aveu.
+
+SÉNATEUR.
+
+On ne peut lui opposer que la lettre qu'il a écrite, et qu'il n'a,
+dit-il, adressée au duc de Milan que dans la pleine conviction qu'elle
+tomberait entre les mains du sénat, et qu'elle déciderait ses juges à le
+transporter à Venise.
+
+MEMMO.
+
+Comme accusé?
+
+SÉNATEUR.
+
+Oui; mais enfin dans sa chère patrie: c'est là, s'il faut l'en croire,
+tout ce qu'il désirait.
+
+MEMMO.
+
+L'imputation des présens est bien prouvée.
+
+SÉNATEUR.
+
+Non entièrement, et la charge d'homicide a été annulée par la confession
+de Nicolas Erizzo, qui déclara à son lit de mort avoir assassiné le
+dernier chef des Dix.
+
+MEMMO.
+
+Pourquoi donc tarder à l'absoudre?
+
+SÉNATEUR.
+
+C'est à eux de vous répondre; car il est bien connu, comme je l'ai dit,
+qu'Almoro Donato fut tué par Erizzo, par vengeance particulière.
+
+MEMMO.
+
+Il doit y avoir dans cet étrange procès d'autres crimes que n'en
+divulgue l'acte d'accusation. Mais j'aperçois deux des Dix qui
+s'approchent; éloignons-nous.
+
+(Sortent Memmo et le sénateur.--Entrent Lorédano et Barbarigo.)
+
+BARBARIGO.
+
+C'en était trop: croyez-moi, il n'était pas convenable de poursuivre le
+jugement dans un pareil moment.
+
+LORÉDANO.
+
+Ainsi donc il faudra rompre le conseil, arrêter la justice au milieu de
+sa carrière, parce qu'une femme viendra troubler nos délibérations?
+
+BARBARIGO.
+
+Non, ce n'est pas le motif; mais vous avez vu l'état du prisonnier.
+
+LORÉDANO.
+
+N'avait-il pas recouvré ses sens?
+
+BARBARIGO.
+
+Pour les reperdre à la première épreuve.
+
+LORÉDANO.
+
+On la lui a épargnée.
+
+BARBARIGO.
+
+Vos murmures furent inutiles; la majorité dans le conseil était contre
+vous.
+
+LORÉDANO.
+
+Oui, grâce à vous, monsieur, et grâce à notre vieux barbon de Doge, qui
+sut réunir les voix généreuses qui rendirent la mienne inutile.
+
+BARBARIGO.
+
+Je suis juge; mais, je le confesse, cette portion de nos pénibles
+devoirs qui, en prescrivant la torture, nous ordonne de rester en
+présence du malheureux qu'elle déchire, me fait désirer--
+
+LORÉDANO.
+
+Quoi?
+
+BARBARIGO.
+
+Que vous puissiez une fois _sentir_ ce que je sens toutes les fois.
+
+LORÉDANO.
+
+Allez! vous êtes un enfant, faible de résolution comme de sensibilité,
+ballotté par le moindre souffle, ébranlé par un soupir, et attendri par
+une larme. Précieux juge, admirable homme d'état pour prêter son
+concours à ma politique!
+
+BARBARIGO.
+
+Pour des larmes, il n'en a pas répandu.
+
+LORÉDANO.
+
+N'a-t-il pas crié deux fois?
+
+BARBARIGO.
+
+Un saint même, ayant déjà sous les yeux l'auréole du martyre, n'aurait
+pu s'en défendre, en présence du cruel raffinement de supplice qu'on lui
+infligeait. Mais était-ce la pitié que réclamaient ces cris? pas un mot,
+pas un murmure ne lui échappèrent, et ces deux hurlemens étaient
+arrachés par la douleur cruelle: aucune prière ne les accompagna.
+
+LORÉDANO.
+
+Plusieurs fois il murmurait entre ses dents des sons inarticulés.
+
+BARBARIGO.
+
+Je ne m'en suis pas aperçu; mais vous étiez plus près de lui.
+
+LORÉDANO.
+
+Aussi l'ai-je entendu.
+
+BARBARIGO.
+
+J'ai cru voir, et à ma grande surprise, que vous ressentiez quelque
+pitié, et que vous fûtes le premier à invoquer des secours quand il se
+trouva mal.
+
+LORÉDANO.
+
+Je croyais qu'il allait expirer.
+
+BARBARIGO.
+
+Mais souvent je vous ai entendu dire que sa mort et celle de son père
+était votre voeu le plus ardent.
+
+LORÉDANO.
+
+J'en serais désolé, s'il mourait innocent, c'est-à-dire avant d'avoir
+fait l'aveu de son crime.
+
+BARBARIGO.
+
+Eh quoi! seriez-vous aussi acharné contre sa mémoire?
+
+LORÉDANO.
+
+Et vous, voudriez-vous que son rang passât à ses enfans, comme il
+arriverait s'il mourait non jugé?
+
+BARBARIGO.
+
+Ainsi donc, guerre à eux tous!
+
+LORÉDANO.
+
+A toute leur maison, jusqu'à ce que les leurs et les miens ne soient
+plus.
+
+BARBARIGO.
+
+Ainsi, la profonde agonie de sa femme, les convulsions réprimées sur le
+noble front de son vieux père, dont la douleur s'échappait en faibles
+gémissemens, ou bien en quelques sanglots bientôt étouffés sous
+l'ascendant d'une grave sérénité, rien n'a pu vous toucher?
+
+(Sort Lorédano.)
+
+BARBARIGO, seul.
+
+Sa haine est silencieuse, comme la souffrance dans l'ame de Foscari.
+L'infortuné! il m'a plus ému par son silence que n'auraient pu le faire
+des milliers de hurlemens. Spectacle déchirant que celui de sa femme
+franchissant tous les obstacles, pénétrant dans la salle du tribunal, et
+forçant les juges, accoutumés à de pareilles scènes, à baisser les yeux
+devant elle! Mais n'y pensons plus, oublions cette compassion; en
+plaignant le sort de nos ennemis, j'oublierais leurs premières injures,
+et je déconcerterais les plans de Lorédano, auquel je suis associé. Mais
+ma haine serait apaisée par une vengeance plus douce que celle qu'il
+demande, et je voudrais changer en dispositions plus humaines sa haine
+trop profonde. Foscari, pour le moment, obtient un court répit d'une
+heure: on l'accorda aux instances des membres les plus âgés, plus émus
+sans doute par l'apparition de sa femme dans la salle, que par les
+tourmens de l'accusé.--O ciel! ils approchent: comme ils sont faibles et
+désespérés! je ne puis, dans cette extrémité, arrêter sur eux ma vue.
+Éloignons-nous, et allons essayer de ramener Lorédano à des sentimens
+plus doux.
+
+(Sort Barbarigo.)
+
+FIN DU PREMIER ACTE.
+
+
+
+
+ACTE II.
+
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE.
+
+(Salle dans le palais du Doge.)
+
+Le DOGE, un SÉNATEUR.
+
+
+SÉNATEUR.
+
+Vous plaît-il de signer le rapport maintenant ou de tarder jusqu'à
+demain?
+
+LE DOGE.
+
+Maintenant; hier je l'ai examiné: il n'y manque plus que la signature.
+Donnez-moi la plume.--(Le Doge s'asseoit et signe le papier.) Le voici,
+seigneur.
+
+SÉNATEUR, regardant sur le papier.
+
+Vous avez oublié; il n'est pas signé.
+
+LE DOGE.
+
+Pas signé? Ah! je le vois, l'âge commence à affaiblir mes yeux. Je ne
+m'apercevais pas que j'avais trempé la plume sans la mouiller.
+
+SÉNATEUR. Il trempe la plume dans l'encrier, et place le papier devant
+le Doge.
+
+Monseigneur, c'est votre main aussi qui tremble: permettez-moi donc--
+
+LE DOGE.
+
+Je vous remercie; j'ai fait.
+
+SÉNATEUR.
+
+Ainsi confirmé par vous et par les Dix, cet acte va donner la paix à
+Venise.
+
+LE DOGE.
+
+Il y a bien long-tems qu'elle n'en a joui; puisse un tems aussi long
+s'écouler avant qu'elle ne reprenne les armes!
+
+SÉNATEUR.
+
+Voilà plus de trente-trois ans de guerres continuelles avec les Turcs ou
+les états de l'Italie; la république sent le besoin de quelque repos.
+
+LE DOGE.
+
+Sans doute: je trouvai Venise reine de l'Océan, je l'ai laissée dame de
+la Lombardie. Je me sens heureux d'avoir pu ajouter à son diadême les
+perles de Ravennes et de Brescia: d'ailleurs Crême et Bergame lui sont
+demeurés; et tandis que sa domination a pris sous mon règne un tel
+accroissement, son orgueil maritime ne recevait aucun affront.
+
+SÉNATEUR.
+
+Nous l'avouons tous, et ces bienfaits vous concilient la reconnaissance
+de la patrie.
+
+LE DOGE.
+
+Peut-être.
+
+SÉNATEUR.
+
+Elle devrait complètement se manifester.
+
+LE DOGE.
+
+Je ne me plains pas, monsieur.
+
+SÉNATEUR.
+
+Mon noble seigneur, pardonnez-moi.
+
+LE DOGE.
+
+Pourquoi?
+
+SÉNATEUR.
+
+Ah! mon coeur saigne pour vous.
+
+LE DOGE.
+
+Pour moi, seigneur?
+
+SÉNATEUR.
+
+Et pour votre--
+
+LE DOGE.
+
+Arrêtez!
+
+SÉNATEUR.
+
+Monseigneur, vous m'entendrez: j'ai trop de liens qui m'attachent à
+vous, à toute votre famille, qui me font un devoir de la reconnaissance,
+pour ne pas partager profondément le sort de votre fils.
+
+LE DOGE.
+
+Et qu'importe pour la commission dont vous êtes chargé?
+
+SÉNATEUR.
+
+Comment, monseigneur?
+
+LE DOGE.
+
+Vous ignorez ce dont vous parlez; mais le rapport est signé: reportez-le
+à ceux qui vous envoient.
+
+SÉNATEUR.
+
+J'obéis. Le conseil m'avait encore chargé de vous prier de fixer l'heure
+de sa réunion.
+
+LE DOGE.
+
+Dites quand ils voudront;--maintenant, à l'instant même si cela leur
+convient: je suis le serviteur de l'état.
+
+SÉNATEUR.
+
+Ils vous accorderont quelque tems pour vous reposer.
+
+LE DOGE.
+
+Je ne veux pas de repos; du moins aucun repos qui puisse entraîner la
+perte d'une heure pour le gouvernement. Qu'ils se réunissent quand ils
+voudront; je me trouverai _où_ je dois être, et _ce que_ j'ai toujours
+été.
+
+(Le sénateur sort.--Le Doge reste silencieux.--Entre un domestique.)
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+Prince.
+
+LE DOGE.
+
+Parlez.
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+La noble dame Foscari demande une audience.
+
+LE DOGE.
+
+Introduisez-la. Pauvre Marina!
+
+(Le domestique sort.--Le Doge reste dans le même silence.--Entre
+Marina.)
+
+MARINA.
+
+Mon père, je viens vous poursuivre dans votre intérieur.
+
+LE DOGE.
+
+Ma fille, je n'en ai pas pour vous. Disposez de mon tems, quand l'état
+ne l'exige pas.
+
+MARINA.
+
+Je voulais _vous_ parler de _lui_.
+
+LE DOGE.
+
+De votre époux?
+
+MARINA.
+
+De votre fils.
+
+LE DOGE.
+
+Je vous écoute, ma fille!
+
+MARINA.
+
+J'avais obtenu des Dix la permission de rester près de mon mari pendant
+un certain nombre d'heures.
+
+LE DOGE.
+
+Cette permission, vous l'avez encore.
+
+MARINA.
+
+Elle est révoquée.
+
+LE DOGE.
+
+Par qui?
+
+MARINA.
+
+Par les Dix.--Quand nous arrivâmes au _Pont des Soupirs_, je me
+préparais à le traverser avec mon cher Foscari, lorsque le brutal
+gardien de ce passage m'en ferma l'entrée: puis un messager fut envoyé
+vers les Dix; leur séance était levée: et comme je n'avais aucune
+permission écrite, je fus impitoyablement laissée dehors; on m'assura
+même que les murailles de la prison ne cesseraient pas de nous séparer
+tant que le suprême tribunal ne serait pas de nouveau réuni.
+
+LE DOGE.
+
+En effet, l'on avait oublié les formes prescrites, par suite de la hâte
+avec laquelle la cour s'est ajournée, et le fait reste douteux jusqu'à
+nouvelle réunion.
+
+MARINA.
+
+Nouvelle réunion! Quand elle aura lieu, ils rappelleront leurs
+supplices; et c'est par le renouvellement de la torture que nous
+obtiendrons une entrevue de mari et d'épouse, lien sacré, auquel tous
+les autres devraient céder sous le ciel.--Grand Dieu! et tu vois cela!
+
+LE DOGE.
+
+Ma fille,--ma fille!
+
+MARINA, avec violence.
+
+Ne m'appelez pas votre fille! bientôt vous n'aurez plus d'enfant.--Et
+méritez-vous d'en avoir,--vous qui pouvez parler froidement de votre
+fils dans un moment où des larmes de sang couleraient en abondance de
+l'oeil d'un Spartiate? Ceux-là ne pleuraient pas leurs fils morts dans
+les combats; mais est-il écrit qu'en les voyant expirer minute par
+minute, ils n'eussent pas tendu la main qui pouvait les sauver?
+
+LE DOGE.
+
+Vous le voyez, je ne pleure pas;--et plût à Dieu que je le pusse. Ma
+fille, s'il y avait dans chaque cheveu blanc de cette tête une source de
+jeunesse, si le bonnet ducal donnait l'empire de la terre, si l'anneau
+avec lequel j'épousai les flots était un talisman pour les
+gouverner,--je sacrifierais tout encore pour lui.
+
+MARINA.
+
+Son salut n'exigerait pas un aussi grand sacrifice.
+
+LE DOGE.
+
+Votre réponse prouve que vous ne connaissez pas Venise. Et comment le
+pourriez-vous? hélas! elle ne connaît pas bien elle-même tous les
+mystères de sa puissance. Écoutez-moi:--ceux qui poursuivent Foscari en
+veulent également à son père, et la perte du vieillard ne pourrait
+sauver le fils. Ils tendent par différens sentiers au même but,
+c'est-à-dire à--mais ils ne sont pas encore vainqueurs.
+
+MARINA.
+
+Ils vous ont pourtant terrassé.
+
+LE DOGE.
+
+Non, non,--car je vis encore.
+
+MARINA.
+
+Et votre fils, vivra-t-il long-tems encore?
+
+LE DOGE.
+
+Je l'espère; malgré les tourmens passés, il verra des années aussi
+nombreuses et plus fortunées que son père. L'imprudent, dans
+l'impatience, digne d'une femme, qui l'entraînait à revenir, a tout
+ruiné par la découverte de sa lettre. C'est un haut crime; je ne puis le
+contester ni l'excuser, comme parent ou comme souverain. Encore quelque
+tems, quelques jours de plus d'exil en Candie, j'avais l'espoir--mais il
+l'a fait évanouir:--il faut qu'il retourne--
+
+MARINA.
+
+Dans la terre d'exil?
+
+LE DOGE.
+
+J'ai dit.
+
+MARINA.
+
+Et m'est-il interdit de le suivre?
+
+LE DOGE.
+
+Vous savez bien que le conseil des Dix a déjà deux fois rejeté la même
+prière; il est donc à craindre qu'il ne témoigne pas plus de
+bienveillance aujourd'hui que de nouveaux torts de la part de votre mari
+les ont rendus plus sévères.
+
+MARINA.
+
+Sévères? dites atroces. Ces vieux démons de la terre, avec un pied dans
+la tombe, avec des yeux éteints, étrangers à d'autres pleurs que ceux
+d'une seconde enfance, avec leurs cheveux rares et blanchis, leurs mains
+tremblantes, leurs têtes aussi décolorées que leur coeur est insensible,
+ces démons, dis-je, se rassemblent, cabalent, et privent les hommes de
+leur vie, comme si cette vie ne comportait rien de plus que les
+sentimens depuis long-tems éteints dans leurs ames damnées.
+
+LE DOGE.
+
+Vous ignorez--
+
+MARINA.
+
+Je sais--je sais--et vous devriez, je pense, savoir qu'ils sont de vrais
+démons. Comment supposer, en effet, que des hommes enfantés et allaités
+par des femmes,--des hommes qui jadis auraient aimé ou du moins entendu
+parler d'amour,--qui auraient uni leurs mains pour des engagemens
+sacrés,--qui auraient fait danser leurs enfans sur leurs genoux, qui
+auraient eu plus d'une fois à trembler de leurs dangers, à gémir de
+leurs peines, à se désespérer de leur mort;--comment, s'ils avaient
+seulement les traits de l'homme, agiraient-ils comme ils le font envers
+les vôtres, envers vous-même, _vous_ qui les défendez?
+
+LE DOGE.
+
+Je vous pardonne; vous ne connaissez pas ce que vous dites.
+
+MARINA.
+
+Vous le connaissez mieux, et vous y compatissez moins.
+
+LE DOGE.
+
+Oui; il y a si long-tems que j'existe que les paroles ont cessé de
+m'émouvoir.
+
+MARINA.
+
+Oh! sans doute! car vous avez vu couler le sang de votre fils, et le
+vôtre n'a pas tressailli! Après une pareille épreuve, que sont les
+paroles d'une femme? Peuvent-elles espérer de vous toucher davantage?
+
+LE DOGE.
+
+Femme! la violence de vos plaintes, je vous le dis, ne peut balancer le
+poids...--mais je te plains, ma pauvre Marina!
+
+MARINA.
+
+Plaignez mon mari; moi, quel besoin ai-je de vos plaintes? Plains ton
+fils, vieillard insensible;--_plaindre_! toi! pour ton coeur c'est un mot
+bien étrange:--comment se présente-t-il sur tes lèvres?
+
+LE DOGE.
+
+Je dois supporter ces reproches, quelle que soit leur injustice. Ah! si
+tu pouvais lire--
+
+MARINA.
+
+Ou?--ce n'est pas dans tes yeux, sur ton front, dans tes actes
+enfin?--Où trouverai-je donc la preuve de la compassion dont tu te
+vantes?
+
+LE DOGE, indiquant la terre.
+
+Là.
+
+MARINA.
+
+Dans la terre?
+
+LE DOGE.
+
+Dans laquelle je vais descendre. Quand elle pèsera sur ce coeur, plus
+léger alors, et moins oppressé par le marbre d'une tombe que par les
+pensées qui m'accablent aujourd'hui, alors vous me connaîtrez mieux.
+
+MARINA.
+
+Serait-il vrai que vous fussiez digne de pitié?
+
+LE DOGE.
+
+De pitié! nul n'aura jamais le droit de flétrir mon nom d'un mot qui
+témoigne, au sein de la prospérité, le triomphe insultant des hommes;
+tant que je le porterai, ce nom conservera la dignité qui l'entourait
+quand mon père me le transmit.
+
+MARINA.
+
+Mais sans les tristes enfans de celui que tu ne peux ou ne veux pas
+sauver, tu serais le dernier qui portât le nom de Foscari.
+
+LE DOGE.
+
+Plût à Dieu! Mieux eût valu pour lui de ne pas naître, mieux pour
+moi:--j'ai vu le déshonneur entrer dans notre maison.
+
+MARINA.
+
+Cela est faux! jamais souffle de vie n'anima un coeur plus loyal, plus
+noble, plus sincère, plus généreux et plus aimant. Je n'échangerais pas
+mon époux, exilé, persécuté et torturé, opprimé, mais non flétri, mort
+ou vivant, pour le premier héros de l'histoire ou de la fable, pour un
+prince dont le douaire serait l'empire du monde. Déshonoré! _lui_
+déshonoré! Doge! apprends-le de moi, c'est Venise qui est déshonorée;
+son nom sera l'objet des reproches les plus odieux et les plus justes,
+pour ce qu'a souffert ton noble fils, et non pour ce qu'il a fait. C'est
+vous qui tous êtes des traîtres, des tyrans!--Ah! si vous aimiez
+seulement votre patrie autant que la victime que vous retenez dans les
+fers au milieu des tortures, et qui préfère tout au monde aux ennuis de
+l'exil, vous tomberiez à ses pieds, et vous imploreriez à genoux la
+grâce de votre infâme conduite.
+
+LE DOGE.
+
+Oui, il fut tel que vous venez de le peindre. Aussi la mort de deux
+enfans que le ciel m'a ravis m'accabla moins que le déshonneur de
+Jacopo.
+
+MARINA.
+
+Encore ce mot.
+
+LE DOGE.
+
+N'a-t-il pas été condamné?
+
+MARINA.
+
+Le déshonneur peut-il atteindre d'autres que les coupables?
+
+LE DOGE.
+
+Le tems peut relever sa mémoire:--je voudrais l'espérer. Il était mon
+orgueil,--ma--mais oublions--j'ai peu l'habitude des pleurs; cependant,
+quand il naquit, je versai des larmes de joie: présage fatal!
+
+MARINA.
+
+Je répète qu'il est innocent; et ne le serait-il pas, ce n'est pas à nos
+parens, à notre propre sang, qu'il sied bien de nous repousser dans ces
+douloureux instans.
+
+LE DOGE.
+
+Je ne le repousse pas; mais j'ai d'autres devoirs que ceux d'un père,
+des devoirs dont la république n'admet pas de dispense. Deux fois j'ai
+demandé de m'en abstenir, deux fois je n'obtins que des refus; il faut
+que je les remplisse.
+
+(Entre un domestique.)
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+Un message des Dix.
+
+LE DOGE.
+
+Qui le porte?
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+Le noble Lorédano.
+
+LE DOGE.
+
+Lui!--qu'il entre cependant.
+
+(Le domestique sort.)
+
+MARINA.
+
+Dois-je me retirer?
+
+LE DOGE.
+
+Peut-être n'est-il pas nécessaire quand il s'agirait de votre époux, et
+autrement--(A Lorédano qui entre.) Eh bien! seigneur, que
+souhaitez-vous?
+
+LORÉDANO.
+
+Je viens transmettre ce que souhaitent les Dix.
+
+LE DOGE.
+
+Ils ont bien choisi leur organe.
+
+LORÉDANO.
+
+C'est _leur_ choix qui fait que vous me voyez ici.
+
+LE DOGE.
+
+Par là, ils témoignent leur sagesse, non moins que leur
+courtoisie.--Parlez.
+
+LORÉDANO.
+
+Nous avons décidé--
+
+LE DOGE.
+
+Nous?
+
+LORÉDANO.
+
+Les Dix en conseil.
+
+LE DOGE.
+
+Eh quoi! ils sont de nouveau réunis, réunis sans m'en avertir?
+
+LORÉDANO.
+
+Ils ont voulu épargner votre coeur non moins que votre âge.
+
+LE DOGE.
+
+Cela est nouveau.--Quand épargnèrent-ils l'un ou l'autre? Je les
+remercie néanmoins.
+
+LORÉDANO.
+
+Ils ont, vous le savez bien, droit d'agir, à leur discrétion, en
+présence du Doge ou sans lui.
+
+LE DOGE.
+
+Il y a quelques années, en effet, que je le sais;--long-tems avant
+d'être Doge, ou de songer à un pareil honneur. Vous n'avez pas,
+seigneur, la prétention de m'instruire; vous étiez bien jeune encore
+quand je siégeais déjà dans ce conseil.
+
+LORÉDANO.
+
+Oui, dans le tems de mon père; maintes fois je l'entendis, lui et son
+frère l'amiral, répéter la même chose. Votre altesse doit se souvenir
+d'eux: tous deux ils moururent subitement.
+
+LE DOGE.
+
+S'ils moururent ainsi, leur sort fut préférable à celui des victimes
+d'une agonie prolongée.
+
+LORÉDANO.
+
+Sans doute; néanmoins bien des hommes souhaitent jouir de tous leurs
+jours.
+
+LE DOGE.
+
+Et n'en ont-ils pas joui?
+
+LORÉDANO.
+
+C'est à la tombe à le déclarer. Je l'ai dit, ils sont morts subitement.
+
+LE DOGE.
+
+Cela est-il donc bien étrange, que vous répétiez cette parole avec tant
+d'emphase?
+
+LORÉDANO.
+
+Si peu étrange, que jamais, à mes yeux, il n'y eut de mort aussi
+naturelle que la leur. Ne pensez-_vous_ pas ainsi?
+
+LE DOGE.
+
+Qu'y a-t-il de certain sur les mortels?
+
+LORÉDANO.
+
+Qu'ils ont des ennemis mortels.
+
+LE DOGE.
+
+Je vous entends; vos pères étaient les miens, et vous avez recueilli
+tout leur héritage.
+
+LORÉDANO.
+
+Vous savez mieux que personne si j'ai dû le faire.
+
+LE DOGE.
+
+Oui. Vos pères furent mes ennemis; j'ai même entendu à ce sujet
+d'étranges rumeurs; j'ai même lu l'épitaphe qui attribue leur mort au
+poison. Peut-être est-elle aussi véridique que la plupart des
+inscriptions funéraires: ce n'en est pas moins une fable.
+
+LORÉDANO.
+
+Qui ose parler ainsi?
+
+LE DOGE.
+
+Moi!--Vos pères, je le répète, furent mes ennemis, aussi mortels que
+leur fils peut jamais l'être: moi, j'étais aussi bien le leur, mais je
+les détestais ouvertement; et jamais, ni dans le conseil, ni par les
+brigues, ni par d'obscures pratiques, on ne me vit cabaler contre leur
+vie, et recourir, pour me venger, au fer ou au poison. La preuve est
+dans votre existence même.
+
+LORÉDANO.
+
+Je suis sans craintes.
+
+LE DOGE.
+
+Mon caractère justifie votre sécurité; mais si j'étais tel que vous me
+supposez, il y a long-tems qu'il ne serait plus en votre pouvoir de
+craindre. Cependant, haïssez-moi; je n'en ai pas de souci.
+
+LORÉDANO.
+
+Je ne savais pas qu'à Venise la vie d'un noble pût dépendre de la
+volonté d'un Doge; j'entends la volonté publiquement exprimée.
+
+LE DOGE.
+
+Mais moi, mon cher seigneur, je suis, ou j'étais du moins, par ma
+famille, mes facultés et ma fortune, plus qu'un simple Doge; ils le
+savent bien ceux qui songèrent à me choisir, ceux qui depuis ont tout
+fait pour me renverser. Soyez sûr qu'avant ou depuis mon élection, si
+j'avais fait assez de cas de vous pour vouloir m'en débarrasser, un seul
+mot de ma part eût suffi pour vous anéantir. Mais, dans toutes les
+circonstances, j'ai montré le plus grand respect pour les lois, pour
+celles même que vous avez violées, afin de me dépouiller d'une autorité
+que j'aurais pu à mon tour fortifier (et je ne parle ici de vous que
+comme une des voix coupables). Avec la vénération d'un prêtre à l'autel,
+au prix de mon sang, de mon repos, de ma vie, de tout, excepté
+l'honneur, j'ai fléchi le genou devant les décrets, les avantages, la
+gloire, la sécurité de la chose publique. Maintenant, j'écoute votre
+message.
+
+LORÉDANO.
+
+Il est décrété que, sans répéter une dernière fois la torture, sans
+poursuivre une instruction qui ne tendrait qu'à mieux prouver
+l'endurcissement du coupable (les Dix, se relâchant de la sévérité des
+lois qui prescrivent la question jusqu'au moment d'un aveu complet, et
+le prisonnier ayant en partie reconnu son crime en ne désavouant pas la
+lettre au duc de Milan), Jacques Foscari retournera en exil, et partira
+sur le même vaisseau qui l'avait amené.
+
+MARINA.
+
+Dieu soit loué! du moins ils ne le tortureront plus devant leur horrible
+tribunal. Que ne pense-t-il de même? cette sentence serait la plus
+heureuse que l'on pût prononcer, non-seulement contre lui, mais contre
+tous ses compatriotes, auxquels elle permettrait de fuir une terre aussi
+odieuse.
+
+LE DOGE.
+
+Ma fille, cette pensée n'est pas d'une ame vénitienne.
+
+MARINA.
+
+En effet, elle est trop compatissante. Mais partagerai-je son exil?
+
+LORÉDANO.
+
+Quant à cela, les Dix ont gardé le silence.
+
+MARINA.
+
+Je le présumais bien: cette mention eût également été trop
+compatissante. Mais il n'y a pas de défense?
+
+LORÉDANO.
+
+Il n'en a pas été parlé.
+
+MARINA, au Doge.
+
+Vous pourrez donc, mon père, obtenir ou m'accorder cette grande faveur;
+(à Lorédano) et vous, seigneur, vous ne vous opposerez pas à la demande
+que je fais d'accompagner mon époux?
+
+LE DOGE.
+
+Je ferai mes efforts.
+
+MARINA.
+
+Et vous, seigneur?
+
+LORÉDANO.
+
+Madame! il ne m'appartient pas de prévenir l'agrément du tribunal.
+
+MARINA.
+
+L'agrément! quel mot pour exprimer les décrets de--
+
+LE DOGE.
+
+Femme! savez-vous en présence de qui vous parlez ainsi?
+
+MARINA.
+
+En présence d'un souverain, et de l'un de ses sujets.
+
+LORÉDANO.
+
+Sujet!
+
+MARINA.
+
+Oh! cela vous offense.--Eh bien! vous êtes son égal, vous le croyez, j'y
+consens; mais ce que vous ne voudriez pas être, vous ne le seriez pas
+s'il n'était qu'un paysan:--vous êtes donc un prince, un sublime prince;
+mais que suis-je donc, moi?
+
+LORÉDANO.
+
+La fille d'une noble race.
+
+MARINA.
+
+Et l'épouse d'un citoyen aussi noble qu'elle. Qui donc aurait le droit,
+par sa présence, d'imposer silence à mes libres pensées?
+
+LORÉDANO.
+
+Les juges de votre époux.
+
+LE DOGE.
+
+Et le respect dû aux plus légers des mots qui tombent de la bouche des
+maîtres de Venise.
+
+MARINA.
+
+Gardez ces maximes pour la masse de vos artisans effrayés, pour vos
+marchands, vos esclaves de Grèce et de Dalmatie, pour vos tributaires,
+vos citoyens stupides, votre noblesse masquée, vos sbires, vos espions,
+vos forçats de toute espèce. Je le sais, grâce à vos enlèvemens, à vos
+noyades nocturnes, aux donjons pratiqués sous le toit de vos palais, ou
+sous les flots qui les environnent; grâce à vos mystérieuses assemblées,
+à vos jugemens secrets, à vos exécutions subites, à votre _Pont des
+Soupirs_, à votre chambre de dernière agonie, à vos instrumens de
+torture, vous êtes parvenus à leur faire croire que vous étiez des êtres
+d'un autre monde plus méchant encore; réservez pour eux ces avis: je ne
+les crains pas. Je vous connais; je vous ai vus pires que tout cela dans
+l'infernal procès de mon pauvre mari! Traitez-moi comme vous l'avez
+traité:--vous l'avez déjà fait d'ailleurs en vous attaquant à sa
+personne. Que puis-je donc avoir à craindre de vous, quand même je
+serais craintive de mon naturel, ce qui, je l'espère, n'est pas?
+
+LE DOGE.
+
+Vous l'entendez, elle a perdu la raison.
+
+MARINA.
+
+La prudence, peut-être, mais non pas la raison.
+
+LORÉDANO.
+
+Madame! je n'emporterai pas au-delà du seuil de ces portes le souvenir
+des paroles prononcées dans cette enceinte: j'en excepte celles qui
+concernent le service de l'état, et prononcées entre le Doge et moi.
+Doge! avez-vous quelque réponse à faire?
+
+LE DOGE.
+
+Oui, comme Doge, et peut-être aussi comme père.
+
+LORÉDANO.
+
+Ma mission dans ces lieux ne se rapporte qu'au _Doge_.
+
+LE DOGE.
+
+Dites donc que le Doge fera choix d'un ambassadeur spécial, ou qu'il
+exposera lui-même ses intentions; quant au père.--
+
+LORÉDANO.
+
+Je n'oublierai pas ce qui me concerne.--Adieu! je baise les mains de
+l'illustre dame, et je m'incline devant le Doge.
+
+(Lorédano sort.)
+
+MARINA.
+
+Êtes-vous content?
+
+LE DOGE.
+
+Je suis tel que vous voyez.
+
+MARINA.
+
+Et cela est encore un mystère.
+
+LE DOGE.
+
+Pour les mortels, tout est mystère; qui peut les éclaircir, sauf celui
+qui les fit? Si parfois ils y parviennent, c'est quelques esprits
+privilégiés qui long-tems ont étudié le fastidieux volume de l'humanité,
+qui, sur chacune de ses pages noires ou sanglantes, ont fatigué leur
+intelligence et leur coeur: encore le fatal grimoire retombe-t-il sur
+l'adepte qui l'étudie; tous les vices que nous trouvons dans les autres
+sont de l'essence de notre nature, tous nos avantages appartiennent à la
+fortune. C'est elle que nous devons remercier de la beauté, de la
+naissance, de la richesse, de la santé; et quand nous nous plaignons du
+destin, nous devrions nous rappeler qu'il ne nous a repris que ce qu'il
+nous avait _donné_. Pour le reste, la nudité, les passions basses, les
+frivoles vanités, c'est l'héritage universel, c'est là ce qu'il nous
+faut combattre dans toutes les positions; et si nous devons moins les
+craindre dans le plus humble sort, c'est que là, la faim rend sourd à
+tout autre besoin, c'est que l'homme a reçu l'ordre de suer pour obtenir
+sa nourriture; c'est que là, toutes les passions se taisent devant la
+crainte de la famine. Tout est vil, faux et trompeur,--de la première
+créature jusqu'à la dernière. Notre gloire, l'urne du prince comme celle
+du mendiant, dépend du souffle des hommes; notre vie de quelque chose
+plus léger encore que leur souffle; notre existence tient à des jours,
+les jours à des saisons, et tout notre être sur ce qui est indépendant
+de _nous_.--Ainsi, du plus grand au plus petit, nous sommes des
+esclaves:--rien ne dépend de notre volonté; un fétu de paille peut
+ébranler cette volonté aussi bien qu'un orage. Quand nous croyons
+conduire, c'est nous que l'on traîne,--jusqu'à la mort, fantôme qui se
+présente comme le reste sans notre participation ou notre influence, tel
+enfin que notre premier jour. Ah! sans doute il faut que nous ayons
+péché dans quelque autre monde antérieur, et que _celui-ci_ en soit
+l'enfer! Heureusement, il n'est point éternel.
+
+MARINA.
+
+Tout cela, nous ne pouvons en être juges sur terre.
+
+LE DOGE.
+
+Pourquoi donc faut-il que nous nous jugions les uns les autres, nous
+enfans de la terre; et que moi, je sois forcé de juger mon propre fils?
+J'ai administré mon pays loyalement, au sein de la victoire,--j'en
+atteste l'état dans lequel je l'ai trouvé, dans lequel je le laisse: mon
+règne a doublé sa puissance; en récompense, Venise, dans sa gratitude,
+me laisse ou s'apprête à me laisser isolé sur la terre.
+
+MARINA.
+
+Et Foscari? Ah! qu'on me laisse avec lui, et je ne songerai plus à mes
+maux.
+
+LE DOGE.
+
+Vous le suivrez, du moins ils ne peuvent guère vous le refuser.
+
+MARINA.
+
+Et s'ils le refusent, je m'enfuirai avec lui.
+
+LE DOGE.
+
+Impossible. Où vous enfuiriez-vous?
+
+MARINA.
+
+Je l'ignore, et ne m'en inquiète pas:--en Syrie, en Égypte, chez les
+Turcs, partout où nous pourrons respirer libres, et vivre loin de l'oeil
+des espions, affranchis des édits de vos inquisiteurs d'état.
+
+LE DOGE.
+
+Ainsi vous consentiriez à faire de votre époux un renégat, à le
+transformer en traître?
+
+MARINA.
+
+Non, il ne l'est pas! c'est la patrie qui se trahit elle-même en
+rejetant son meilleur, son plus intrépide citoyen. La pire des
+trahisons, c'est la tyrannie. Penses-tu donc qu'il n'y ait de rebelles
+que les esclaves? Le prince qui viole ou néglige ses devoirs est un
+brigand à plus juste titre qu'un chef de bandits.
+
+LE DOGE.
+
+Je ne puis me reprocher quelque déloyauté de ce genre.
+
+MARINA.
+
+Non; car tu observes et respectes des lois près desquelles celles du
+vieux Dracon seraient un code de miséricorde.
+
+LE DOGE.
+
+Ces lois existaient avant moi: je ne les ai pas faites. Si je n'étais
+qu'un sujet, je trouverais moyen de réclamer quelque amélioration parmi
+elles; mais comme prince, jamais je ne songerai, au prix de ma vie et du
+salut des miens, à changer la charte dont nos pères m'ont transmis le
+dépôt.
+
+MARINA.
+
+Est-ce donc pour la ruine de leurs enfans qu'ils te l'ont transmis?
+
+LE DOGE.
+
+Venise, sous le joug de pareilles lois s'est élevée au point où nous la
+voyons,--à celui d'une république digne de rivaliser en hauts faits, en
+durée, en puissance, et je puis ajouter en gloire (car nous avons eu
+aussi parmi nous des ames romaines), avec tout ce que l'histoire nous
+rappelle des plus beaux tems de Carthage et de Rome, alors que le peuple
+régnait par le sénat.
+
+MARINA.
+
+Dites plutôt, fléchissait sous la verge implacable de l'oligarchie.
+
+LE DOGE.
+
+Peut-être; mais enfin c'est ainsi qu'il parvint à réduire le monde. Or,
+dans un tel état, qu'un individu soit le plus riche de son rang, ou le
+plus humble de ses concitoyens, son importance disparaît devant le grand
+but que l'on se propose, tant qu'on ne l'a pas perdu de vue.
+
+MARINA.
+
+Cela veut dire que vous êtes plutôt Doge que père.
+
+LE DOGE.
+
+Cela veut dire que je suis citoyen avant d'être l'un ou l'autre. Si
+pendant nombre de siècles nous n'avions pas eu des milliers de pareils
+citoyens, si nous n'en avions plus, Venise aurait cessé d'être une cité.
+
+MARINA.
+
+Maudite la cité où la voix des lois étouffe celle de la nature!
+
+LE DOGE.
+
+J'aurais autant de fils que j'ai d'années, je les donnerais tous, non
+sans douleur, mais je les donnerais dans l'intérêt de l'état, et pour
+obéir à ses exigences; je les sacrifierais sur les flots, sur les champs
+de bataille, ou s'il le fallait, hélas! comme déjà il l'a fallu, je les
+abandonnerais à l'ostracisme, à l'exil, aux chaînes, en un mot à tout ce
+qu'on pourrait leur imposer de pire.
+
+MARINA.
+
+Et c'est là du patriotisme! pour moi, je n'y vois que la plus odieuse
+barbarie. Laissez-moi rejoindre mon mari; avec tous leurs soupçons, le
+sage conseil des Dix aura peine à combattre contre la faiblesse d'une
+femme, et à lui refuser un moment d'accès dans sa prison.
+
+LE DOGE.
+
+Je puis prendre sur moi d'ordonner que l'on vous laisse pénétrer jusqu'à
+lui.
+
+MARINA.
+
+Et que dirai-je à Foscari de son père?
+
+LE DOGE.
+
+Qu'il sait obéir aux lois.
+
+MARINA.
+
+Rien de plus? Ne voulez-vous pas le voir avant qu'il ne parte? ce serait
+peut-être pour la dernière fois.
+
+LE DOGE
+
+La dernière!--mon enfant!--le dernier de mes enfans; la dernière fois
+que je le verrai! Dites-lui que je me rendrai près de lui.
+
+(Ils sortent.)
+
+FIN DU DEUXIÈME ACTE.
+
+
+
+
+ACTE III.
+
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE.
+
+(La prison de Jacopo Foscari.)
+
+
+JACOPO FOSCARI, seul.
+
+Pas de jour, si ce n'est cette faible lueur qui me laisse apercevoir des
+murs où ne retentirent jamais que les accens de la douleur, les soupirs
+des prisonniers, le bruit des pieds chargés de fers, l'agonie de la
+mort, les imprécations du désespoir! Voilà donc pourquoi je revins à
+Venise, soutenu, il est vrai, par une sorte d'espérance que le tems, qui
+ronge jusqu'au marbre, aurait arraché la haine du coeur des hommes.
+Hélas! j'éprouvai qu'il n'en était rien; c'est ici que le mien va se
+consumer, lui qui ne battit jamais sans regretter Venise, et soupirer
+après elle comme la colombe éloignée de son nid, alors qu'elle s'élance
+dans l'air pour rejoindre sa jeune famille. Mais quels caractères sont
+tracés sur ces inexorables murailles? (Il s'approche du mur.) Le rayon
+de jour me permettra-t-il de les distinguer? Ah! ce sont des noms; ceux
+de mes tristes prédécesseurs dans ces lieux, l'époque de leur désespoir,
+la courte expression d'un chagrin insupportable pour la plupart. Comme
+une épitaphe, cette page de pierre reproduit leur histoire, et le récit
+du malheureux captif est gravé sur les barreaux de sa prison, comme les
+souvenirs de l'amant sur l'écorce de quelque grand arbre confident de
+son nom et de celui de sa maîtresse. Hélas! plusieurs de ces noms me
+sont connus; ils sont néfastes comme le mien que je vais mettre à leur
+suite, bien digne de figurer dans une chronique que ne peuvent jamais
+lire ou écrire d'autres êtres que des infortunés.
+
+(Il trace son nom.--Entre un familier des Dix.)
+
+LE FAMILIER.
+
+Je vous apporte de la nourriture.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Déposez-la, je vous prie; je n'ai pas faim; mais je sens mes lèvres
+desséchées:--de l'eau!
+
+LE FAMILIER.
+
+En voici.
+
+JACOPO FOSCARI, après avoir bu.
+
+Je vous remercie; je suis mieux.
+
+LE FAMILIER.
+
+J'ai ordre de vous apprendre que l'on a sursis à votre jugement
+définitif.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Jusqu'à quand?
+
+LE FAMILIER.
+
+Je l'ignore.--J'ai de plus reçu l'ordre de laisser parvenir jusqu'à vous
+votre noble épouse.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ah! ils se ralentissent donc?--j'avais cessé de l'espérer: il était
+tems.
+
+(Entre Marina.)
+
+MARINA.
+
+Mon bien-aimé!
+
+JACOPO FOSCARI, l'embrassant.
+
+Ma chère femme, ma seule amie! quel bonheur!
+
+MARINA.
+
+Nous ne nous séparerons plus.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Comment! voudrais-tu partager un cachot?
+
+MARINA.
+
+Oui; la torture, la tombe, tout!--tout avec toi; mais la tombe la
+dernière de toutes, car là nous ne saurions plus que nous sommes réunis:
+néanmoins je la partagerais plutôt encore qu'une séparation nouvelle;
+c'est déjà trop d'avoir survécu à la première. Comment te trouves-tu?
+tes pauvres membres? Hélas! pourquoi le demander? ta pâleur--
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+C'est la joie de te revoir sitôt, et sans m'y attendre encore, qui a
+fait refluer le sang vers mon coeur, et rendu mes joues comme les
+tiennes; car toi aussi, tu es pâle, chère Marina.
+
+MARINA.
+
+C'est le reflet de cette éternelle prison, où jamais ne pénétra un rayon
+de soleil; c'est la triste et mourante lueur de la torche du familier,
+qui semble favoriser l'obscurité au lieu de la dissiper, en ajoutant aux
+vapeurs du cachot un nuage sulfureux qui ternit tous les objets, même
+tes yeux;--mais non, tes yeux brillent--oh! comme ils étincellent!
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Et les tiens!--mais cette torche m'empêche de voir.
+
+MARINA.
+
+Et sans elle j'aurais encore moins vu. Peux-tu donc distinguer ici
+quelque chose?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+D'abord rien; mais le tems et l'habitude m'ont rendu familier avec
+l'obscurité: la plus faible lueur qui pénètre à travers les crevasses de
+ces murs battus des vents, enivre plus mes yeux que tout l'éclat du
+soleil quand il dore orgueilleusement toutes les tourelles du monde,
+sauf pourtant celles de Venise. À l'instant même où tu es entrée,
+j'étais occupé à écrire.
+
+MARINA.
+
+Quoi donc?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Mon nom. Regarde, le voici, placé à la suite du nom de celui qui m'a
+précédé dans ces lieux, si les dates de cachot ne sont pas trompeuses.
+
+MARINA.
+
+Et celui-là, qu'est-il devenu?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ces murs gardent le silence sur la fin de leurs victimes, et par là ils
+semblent nous en avertir. Jamais murs plus insensibles ne pesèrent sur
+les mortels, si ce n'est sur les morts, ou sur ceux qui ne vont pas
+tarder à l'être. Tu demandes ce qu'il est devenu? que serai-je devenu
+moi-même? on le demandera bientôt, on n'obtiendra que la même
+réponse:--un doute, un soupçon douloureux,--à moins que tu ne racontes
+mes infortunes.
+
+MARINA.
+
+Moi, _parler_ de toi?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Pourquoi non? alors mon nom serait dans toutes les bouches. La tyrannie
+du silence n'est pas éternelle; on peut étouffer la vérité, mais le
+murmure des hommes justes soulève bientôt toutes les entrailles, même
+celles d'un vivant tombeau. Je n'ai pas d'incertitude sur ma mémoire,
+mais sur ma mort, et je ne redoute ni l'une ni l'autre.
+
+MARINA.
+
+Ta vie est en sûreté.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Et ma liberté?
+
+MARINA.
+
+C'est l'ame qui seule devrait pouvoir la donner.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Voilà un beau mot, mais ce n'est qu'un mot; une mélodie bien pénétrante,
+mais aussi bien passagère. L'ame sans doute est beaucoup, mais ce n'est
+pas tout. C'est l'ame qui m'a donné la force de courir le risque de la
+mort, et de subir des tortures bien plus cruelles que la mort (si la
+mort n'est qu'un profond sommeil), sans un gémissement, ou du moins avec
+un cri qui faisait pâlir mes juges encore plus que moi. Mais enfin ce
+n'est pas tout; il est des choses dont l'ame ne peut tempérer
+l'horreur,--et tel est cet étroit cachot, où je dois respirer pendant
+longues années.
+
+MARINA.
+
+Hélas! un étroit cachot, voilà tout ce qui t'appartient de ce vaste
+empire dont ton père est le souverain.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Cette pensée ajoute encore à mes souffrances. Mon sort est commun à
+plusieurs: les captifs ne sont pas rares; mais il n'en est pas qui
+languissent comme moi aussi près du palais de leur père. Quelquefois
+cependant, mon coeur, à cette idée, se relève; l'espérance glisse jusqu'à
+moi de ces épaisses lueurs peuplées de poudreux atômes, le seul jour que
+je connaisse; car, excepté la torche du geolier et une sorte de
+lampyris, qui la dernière nuit est venue se prendre dans les filets de
+cette énorme araignée, je n'ai rien vu qui eût quelque apparence de
+rayon. Hélas! je sais quelle force l'ame peut nous communiquer; je le
+sais, j'en ai fait preuve devant les hommes; mais elle ne résiste pas à
+la solitude, et je sens que mon esprit est fait pour la société.
+
+MARINA.
+
+Je ne te quitterai plus.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ah! s'il en était ainsi! mais jamais ils ne l'ont accordé,--ils ne
+l'accorderont pas, et je resterai seul. Pas d'êtres vivans,--pas de
+livres,--cette image trompeuse des mortels trompeurs. J'aurais voulu que
+ces vestiges de l'espèce humaine, qu'ils appellent annales, histoires,
+ce que vous voudrez, et ce qu'ils lèguent aux générations suivantes
+comme autant de portraits fidèles; j'aurais voulu, dis-je, qu'elles
+s'ouvrissent pour moi: on me l'a refusé. Aussi j'ai dirigé mon étude
+vers ces murailles, peinture de l'histoire vénitienne plus fidèle, avec
+toutes ses lacunes, ses obscurités sinistres, que n'est la salle bâtie à
+quelques pas de là, où sont renfermés les cent portraits des Doges et le
+récit de leurs actions.
+
+MARINA.
+
+Je viens t'apprendre ce qu'ils viennent de décider dans leur dernier
+conseil.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Je le sais:--regarde.
+
+(Il indique du doigt ses membres, comme pour rappeler la question qu'il
+a subie.)
+
+MARINA.
+
+Non, non,--ce n'est plus cela: leur cruauté même s'est ralentie.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+En quoi donc?
+
+MARINA.
+
+Tu retournes à Candie.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Adieu donc ma dernière espérance! Je pouvais endurer mon cachot: c'était
+encore Venise; je pouvais supporter la torture: il y avait dans mon air
+natal quelque chose qui ranimait mes forces, comme, sur l'océan, le
+vaisseau battu des orages se soutient pourtant encore à la hauteur des
+vagues, et continue fièrement sa course. Mais _là-bas_, dans cette île
+maudite d'esclaves, de prisonniers et de mécréans, mon ame, telle qu'un
+bâtiment naufragé, se brise dans mon sein; et si l'on m'y renvoie, je
+périrai dans une cruelle agonie.
+
+MARINA.
+
+Mais _ici_?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Je périrai de même;--mais en moins de tems, et moins péniblement. Eh
+quoi! prétendent-ils donc me refuser le tombeau de mes pères, aussi bien
+que leur demeure et leur héritage?
+
+MARINA.
+
+Écoute, Foscari: j'ai sollicité la permission de t'accompagner dans ton
+exil, mais je ne partage pas ton désespoir. Cet amour que tu conserves
+pour une terre ingrate et tyrannique est une passion, et non du
+patriotisme. Pour moi, si je pouvais revoir le calme dans tes traits,
+s'il nous était permis de profiter de la douce liberté de l'air et de la
+terre, peu m'importeraient les climats et les pays. Cette multitude de
+palais et de prisons n'est pas un Éden; ses premiers habitans étaient de
+misérables proscrits.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Oui, je sens qu'ils devaient être bien misérables!
+
+MARINA.
+
+Et cependant, vois: refoulés par les Tartares dans ces îles étroites, et
+soutenus par cette énergie antique (tout ce qui leur restait de
+l'héritage de Rome), ils parvinrent à créer, par degrés, une Rome
+flottante. Ton courage sera-t-il donc au-dessous d'une infortune qui
+tant de fois devint l'occasion d'une grande prospérité?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ah! si j'étais sorti de ma patrie, cherchant, comme les anciens
+patriarches, une autre contrée, suivi comme eux de leurs familles et de
+leurs troupeaux; si j'avais été exilé, comme les juifs, de Sion, ou,
+comme nos pères chassés par Attila, des belles campagnes de l'Italie,
+j'aurais sans doute encore donné quelques pleurs à mon ancienne contrée,
+quelques pensées amères: mais bientôt je me serais relevé; et de concert
+avec les miens, qui n'auraient pas cessé de m'entourer, j'aurais créé
+une nouvelle patrie, une autre chose publique: peut-être alors aurais-je
+supporté mon sort--bien que je n'ose l'assurer!
+
+MARINA.
+
+Pourquoi pas? c'est le sort de tant de milliers d'hommes! tant d'autres
+le supporteront encore!
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Oui;--mais l'on nous parle uniquement de ceux qui, dans une nouvelle
+terre, ont survécu à leurs maux; de leur nombre, de leur succès: qui
+aurait pu compter les coeurs brisés en silence par cet exil? Qui pourrait
+compter les victimes de cette maladie[1] qui, de l'impitoyable mer,
+semble tout d'un coup faire jaillir les belles campagnes de la patrie;
+qui les représente si fidèlement aux yeux malades du malheureux
+proscrit, qu'on peut difficilement l'empêcher de se précipiter devant
+l'image trompeuse? Rappelez-vous cette mélodie traînante[2] qui, tout
+d'un coup, ranime les regrets passionnés du montagnard éloigné de ses
+hauteurs couronnées de neige et de nuages; il s'abandonne à ses regrets,
+mais il porte le poison dans ses veines, et bientôt il expire de
+désespoir. Vous appelez cela de _la faiblesse_! c'est de la force; c'est
+la source de tous les sentimens généreux: qui n'aime pas sa patrie est
+incapable de rien aimer.
+
+[Note 1: La calenture.]
+
+[Note 2: Allusion à l'air suisse (le _ranz des vaches_) et à ses
+effets.]
+
+MARINA.
+
+Obéis-lui donc, car c'est elle qui te proscrit.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Oui, c'est elle: et son arrêt pèse sur mon coeur comme la malédiction
+d'une mère;--l'empreinte en brûle mon front. Ces exilés dont vous me
+parlez, ils s'éloignaient en foule les mains pressées l'une dans
+l'autre, pendant la route; et leurs tentes réunies et confondues:--moi,
+je suis seul.
+
+MARINA.
+
+Non, tu ne le seras plus:--ne vais-je pas avec toi?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Chère Marina!--et nos enfans?
+
+MARINA.
+
+Pour eux, je crains bien que les soupçons de votre odieuse politique
+(qui se joue de tous les liens et les brise à son plaisir) ne nous
+permettent pas de les emmener avec nous.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Et toi, peux-tu donc les quitter?
+
+MARINA.
+
+Oui, avec bien de la peine; mais je puis les laisser, enfans comme ils
+sont, pour vous apprendre à l'être moins vous-même; apprenez par-là à
+étouffer des sentimens sacrés, quand d'autres devoirs plus sacrés encore
+le commandent: dans ce monde, d'ailleurs, notre premier devoir est de
+savoir souffrir.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+N'ai-je encore rien supporté?
+
+MARINA.
+
+Beaucoup trop d'une injuste tyrannie, et assez pour vous apprendre à ne
+pas être épouvanté d'une perspective qui n'a plus rien de pénible,
+comparée à tout ce que vous avez déjà souffert.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ah! je le vois, vous n'avez jamais été proscrite loin de Venise; vous
+n'avez jamais vu s'éloigner progressivement ses ravissantes tourelles,
+alors que chaque sillon creusé dans la mer par le vaisseau semble
+frapper et entr'ouvrir votre coeur; vous n'avez jamais vu le jour
+s'abaisser sur nos rivages, et les couvrir de son auréole calme et
+rougissante; puis, ayant rêvé qu'ils vous apparaissaient dans toute leur
+beauté, vous ne vous êtes jamais réveillée sans les retrouver.
+
+MARINA.
+
+Je partagerai avec vous tout cela. Faisons-nous à l'idée de quitter
+cette ville bien-aimée (car elle le mérite bien sans doute), et cette
+prison d'état que vous devez à ses bontés. Nos enfans recevront les
+soins du Doge et de mes oncles: il faut que nous mettions à la voile
+avant la nuit.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ce terme est bien court. Ne verrai-je donc pas mon père?
+
+MARINA.
+
+Vous le verrez.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Où?
+
+MARINA.
+
+Ici ou dans l'appartement ducal:--il n'a pas dit où. Que ne
+supportez-vous votre exil comme il le supporte!
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Oh! ne le blâmez pas. Quelquefois il m'est arrivé de murmurer un
+instant; mais il ne pouvait pas autrement agir. Le moindre témoignage de
+pitié ou de sympathie de sa part n'eût fait que rejeter sur ses cheveux
+blancs le soupçon des Dix, et sur ma tête des malheurs accumulés.
+
+MARINA.
+
+Accumulés! Quels sont donc les tourmens qu'ils vous ont épargnés?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Celui de quitter Venise sans vous voir, lui ou toi; ils m'auraient
+interdit ce bonheur, comme la première fois qu'ils m'exilèrent.
+
+MARINA.
+
+Cela est vrai; oui, pour cela, j'avoue ma dette envers la république, et
+je lui devrai davantage encore quand tous deux nous flotterons sur les
+libres vagues.--Partons! ah! partons aux extrémités du monde, s'il le
+faut; mais loin de cette horrible, injuste et--
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ne la maudissez pas. Quand je me tais, qui ose accuser ma patrie?
+
+MARINA.
+
+Ciel et terre! qui ose l'accuser? le sang de plusieurs millions d'hommes
+s'élevant au ciel contre elle; les accens de désespoir des esclaves
+enchaînés, des citoyens dans les cachots, des mères, des épouses, des
+enfans, des pères, et de tous les sujets courbés sous le joug de dix
+vieilles têtes; enfin, jusqu'à _ton silence_. Et quand tu pourrais
+encore alléguer quelque chose en sa faveur, quel autre, dis-moi,
+voudrait le faire à ta place?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Songeons, puisqu'il le faut, à notre départ. Mais qui vient ici?
+
+(Entre Lorédano suivi de familiers.)
+
+LORÉDANO, aux familiers.
+
+Retirez-vous, et laissez-moi le flambeau.
+
+(Les familiers se retirent.)
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Noble signor, soyez le bien-venu; je ne croyais pas que ces tristes
+lieux recevraient jamais l'honneur d'une pareille visite.
+
+LORÉDANO.
+
+Ce n'est pas la première fois que je me trouve dans ces sortes de lieux.
+
+MARINA.
+
+Ni la dernière, si la récompense suivait le mérite. Venez-vous ici pour
+nous insulter, pour faire l'office d'espion, ou pour demeurer en otage
+auprès de nous?
+
+LORÉDANO.
+
+Telle n'est pas ma mission, noble dame! je suis envoyé vers votre mari
+pour lui apprendre le décret des Dix.
+
+MARINA.
+
+L'on a prévenu cet acte de bonté: il le connaît.
+
+LORÉDANO.
+
+Et comment?
+
+MARINA.
+
+Je l'ai informé de l'indulgence de vos collègues, non sans doute avec
+les délicates précautions que vous aurait suggérées votre naïve
+sensibilité; mais enfin il la connaît. Si vous venez recevoir nos
+remerciemens, prenez-les et sortez! L'horreur du cachot est assez
+profonde sans vous; il s'y rencontre assez de reptiles non moins
+malfaisans, bien que leur venin soit moins lâche.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Calmez-vous, je vous prie. À quoi servent de telles paroles?
+
+MARINA.
+
+À lui faire connaître qu'il est connu.
+
+LORÉDANO.
+
+La belle dame doit conserver les priviléges de son sexe.
+
+MARINA.
+
+Signor, j'ai des fils: un jour ils sauront mieux vous remercier.
+
+LORÉDANO.
+
+Vous ferez bien de les élever dans de bons sentimens. Foscari,--vous
+connaissez donc votre sentence?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Je retourne à Candie?
+
+LORÉDANO.
+
+Oui,--pour la vie.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Pour peu de tems.
+
+LORÉDANO.
+
+J'ai dit--pour _la vie_.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Et je répète--pour peu de tems.
+
+LORÉDANO.
+
+Une année d'emprisonnement à la Cannée,--ensuite la liberté de l'île
+entière.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+C'est tout un pour moi: cette liberté est à mes yeux comme la prison qui
+doit la précéder. Est-il vrai que ma femme m'accompagne?
+
+LORÉDANO.
+
+Oui, si elle le veut.
+
+MARINA.
+
+Qui a réclamé pour moi cette justice?
+
+LORÉDANO.
+
+Quelqu'un qui ne fait pas la guerre aux femmes.
+
+MARINA.
+
+Mais qui opprime les hommes. Quoi qu'il en soit, je le remercie de la
+seule faveur que j'aurais voulu demander ou recevoir de lui ou de ses
+semblables.
+
+LORÉDANO.
+
+Il reçoit ces remerciemens avec les sentimens de celle qui les lui
+offre.
+
+MARINA.
+
+Et puissent-ils lui servir en proportion de leur sincérité!--Mais assez.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Est-ce là, signor, toute votre mission? Songez qu'il nous reste peu de
+tems pour nous préparer, et que votre présence est pénible pour cette
+dame, dont la famille est noble comme la vôtre.
+
+MARINA.
+
+Plus noble.
+
+LORÉDANO.
+
+Comment, plus noble?
+
+MARINA.
+
+Oui, car plus généreuse! Nous disons d'un coursier qu'il est _généreux_,
+quand nous voulons exprimer la pureté de sa race. Je le sais, bien que
+née à Venise où l'on ne connaît guère que des coursiers de bronze; mais
+je l'ai appris de ces Vénitiens qui ont abordé sur les côtes d'Égypte,
+et de l'Arabie leur voisine. Pourquoi donc ne dirions-nous mieux encore:
+l'_homme généreux_? Si la famille est quelque chose, c'est pour les
+vertus, plutôt que pour les années qu'elle rappelle; et la mienne, aussi
+ancienne que la vôtre, est plus recommandable dans ses rejetons. Oh!
+n'affectez pas de l'indignation,--mais reportez vos yeux en arrière;
+considérez votre arbre généalogique aux feuillages si verts, aux fruits
+si mûrs: alors vous serez forcé de rougir d'ancêtres qui rougiraient
+eux-mêmes d'un fils tel que vous,--coeur aride et dévoré de haine!
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Encore, Marina!
+
+MARINA.
+
+Encore! Ne voyez-vous pas qu'il vient ici pour assouvir sa rage, en
+reposant sur nos malheurs un dernier regard? laissez-le les partager.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Cela serait difficile.
+
+MARINA.
+
+Nullement. Il les partage déjà:--c'est en vain qu'il cherche à dérober
+ses angoisses sous un front de marbre et sous un dédaigneux sourire; il
+les partage. Quelques mots précis de vérité confondent les suppôts de
+l'enfer aussi bien que leur maître; j'ai mis un instant son ame à
+l'épreuve, comme le fera avant peu le feu éternel qui le réclame. Vois
+comme il recule à ma voix! et cependant il porte en ses mains la mort,
+les fers et l'exil, qu'il déverse à volonté sur ses semblables. Mais ces
+armes ne sont pas défensives, car j'ai percé du premier coup son coeur
+glacé. Je brave ses furieux regards. Nous ne pouvons que mourir; il est
+plus à plaindre que nous, car il ne peut que vivre, et chaque jour
+avance l'heure inévitable de son châtiment.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Vous avez perdu la raison.
+
+MARINA.
+
+Cela peut être; mais quelle est la cause de ce _délire_?
+
+LORÉDANO.
+
+Laissez-la poursuivre; elle ne m'atteint pas.
+
+MARINA.
+
+Vous mentez! Vous veniez ici pour savourer un lâche triomphe, à la vue
+de notre déplorable situation. Vous veniez pour écouter froidement nos
+prières,--pour compter nos pleurs et nos sanglots,--pour contempler le
+naufrage auquel vous aviez réduit mon époux, le fils de votre souverain;
+en un mot, vous veniez fouler aux pieds la victime,--idée devant
+laquelle le bourreau recule, lui qui fait horreur à tous les hommes!
+Qu'en est-il résulté? Nous sommes malheureux, signor; malheureux autant
+que votre scélératesse et votre soif de vengeance pouvaient le désirer:
+et cependant, comment _vous trouvez-vous_?
+
+LORÉDANO.
+
+Comme un roc.
+
+MARINA.
+
+Oui, mais frappé de la foudre: ils sont insensibles, mais ils demeurent
+sillonnés. Allons, Foscari! éloignons-nous, et laissons cet être vil, le
+seul digne d'habiter ces lieux qu'il a tant de fois peuplés de victimes,
+mais qui ne seront purifiés qu'à l'instant où ils se fermeront sur lui.
+
+(Entre le Doge.)
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Mon père!
+
+LE DOGE, l'embrassant.
+
+Jacopo! mon fils!--mon fils!
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Encore une fois, mon père! Qu'il y a long-tems que je ne t'avais entendu
+prononcer mon nom--_notre_ nom!
+
+LE DOGE.
+
+Mon enfant! que ne peux-tu savoir--
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Il m'est échappé rarement des murmures.
+
+LE DOGE.
+
+C'est ton silence que j'ai senti le plus vivement.
+
+MARINA.
+
+Doge! regardez--là! (Elle indique Lorédano.)
+
+LE DOGE.
+
+Je vois cet homme--eh bien?
+
+MARINA.
+
+De la prudence!
+
+LORÉDANO.
+
+Cette vertu étant celle dont la noble dame aurait le plus besoin, il est
+naturel qu'elle la recommande aux autres.
+
+MARINA.
+
+Misérable! ce n'est pas une vertu: c'est la politique des hommes de bien
+forcés de se trouver en face du vice; c'est auprès de tes semblables que
+je la recommande, comme je le ferais à celui dont le pied serait prêt de
+toucher une vipère.
+
+LE DOGE.
+
+Cela est superflu à ma fille; depuis long-tems je connais Lorédano.
+
+LORÉDANO.
+
+Vous pouvez le connaître mieux encore.
+
+MARINA.
+
+Oui, mais non pas plus pervers sans doute.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Mon père, ne perdons pas ces dernières heures dans de stériles
+reproches. Est-ce bien en effet maintenant notre dernière entrevue?
+
+LE DOGE.
+
+Tu vois ces cheveux blancs.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Et de plus, je sens que les miens ne blanchiront jamais ainsi. Mon père,
+embrassez-moi! je vous ai toujours aimé,--jamais plus qu'aujourd'hui.
+Ayez soin de mes enfans,--ceux de votre dernier enfant; qu'ils soient
+pour vous tout ce que je fus long-tems moi-même, et jamais ce que je
+suis aujourd'hui. Ne puis-je donc pas _les_ voir aussi?
+
+MARINA.
+
+Non,--pas _ici_.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Partout ils peuvent embrasser leurs parens.
+
+MARINA.
+
+Je ne voudrais pas qu'ils vissent leur père dans un lieu qui pourrait
+mêler à leur tendresse des sentimens de crainte, et troubler le cours
+naturel de leur sang jeune et généreux. Ils sont heureux; ils dorment
+tranquilles; ils ignorent que leur père n'est qu'un malheureux proscrit.
+Je sais bien que leur destinée sera la même un jour; mais qu'ils ne la
+reçoivent qu'à titre de succession, et non pas comme un droit de leur
+enfance même. Leurs sens ouverts aux inspirations de l'amour le sont
+également à celles de la terreur; et cette obscure humidité, et ces eaux
+verdâtres et fangeuses qui flottent au-dessus de cet horrible asile,--ce
+cachot lui-même, creusé au-dessous de la source des eaux, et enfermant
+dans chaque crevasse un germe pestilentiel; tout cela pourrait être à
+craindre pour eux: ce n'est pas _leur_ atmosphère, bien que vous,--vous
+aussi,--et avant tous les autres, et comme en étant le plus
+digne,--_vous_, noble Lorédano, vous puissiez respirer ici sans le
+moindre danger.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Je n'avais pas fait ces réflexions; je les approuve. Ainsi, je
+m'éloignerai sans les avoir vus.
+
+LE DOGE.
+
+Non; il n'en sera rien: vous les verrez dans mon appartement.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Et faudra-t-il _tous_ les quitter?
+
+LORÉDANO.
+
+Il le faut.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Sans une seule exception?
+
+LORÉDANO.
+
+Ils sont le bien de l'état.
+
+MARINA.
+
+Je supposais qu'ils étaient le mien.
+
+LORÉDANO.
+
+Ils le sont, en effet, dans tout ce qui se rapporte à la puissance
+maternelle.
+
+MARINA.
+
+C'est-à-dire, dans tous les soins pénibles. Sont-ils malades? on me les
+confiera pour les soigner; meurent-ils? c'est à moi qu'il appartiendra
+de les pleurer, de les ensevelir; mais s'ils vivent, vous en ferez des
+soldats, des sénateurs, des esclaves, des proscrits,--ce que vous
+voudrez; ou s'ils sont de l'autre sexe et doués d'un patrimoine, des
+épouses et des courtisanes! Admirable sollicitude de l'état pour ses
+fils et les mères de ses fils!
+
+LORÉDANO.
+
+L'heure approche, et les vents sont favorables.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Qu'en savez-vous ici, où jamais les vents n'ont soufflé dans leur
+liberté?
+
+LORÉDANO.
+
+Ils l'étaient quand j'entrai ici. La galère flottait à une portée d'arc
+de _la riva di Schiavoni_.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Mon père, précédez-moi, je vous prie, et préparez mes enfans à voir leur
+père.
+
+LE DOGE.
+
+Allons, mon fils, du courage!
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Je ferai tous mes efforts.
+
+MARINA.
+
+Adieu, du moins, à cet infâme donjon, et à celui aux bons offices duquel
+nous sommes en partie redevables de notre captivité passée.
+
+LORÉDANO.
+
+Et de la délivrance présente.
+
+LE DOGE.
+
+Il dit vrai.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Sans doute; mais je ne lui dois qu'un échange de mes chaînes pour des
+chaînes plus pesantes. Il le savait bien, ou il ne l'eût pas sollicité;
+mais je ne lui reproche rien.
+
+LORÉDANO.
+
+Le tems presse, signor.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Hélas! pouvais-je penser que je quitterais jamais avec douleur un pareil
+séjour! Mais quand je sais que chaque pas qui m'en éloigne m'éloigne en
+même tems de Venise, j'éprouve des regrets en regardant pour la dernière
+fois ces murailles humides et--
+
+LE DOGE.
+
+Enfant! pas de pleurs.
+
+MARINA.
+
+Laissez-les plutôt couler; il n'a pas pleuré au milieu des tortures,
+elles ne peuvent ici le déshonorer. Elles soulageront son coeur,--ce coeur
+trop sensible,--et je _saurai_ essuyer ces larmes amères ou y joindre
+les miennes; je pourrais pleurer maintenant, mais je ne veux pas faire
+tant de plaisir au méchant qui nous contemple. Sortons. Doge!
+conduisez-nous.
+
+LORÉDANO, aux familiers.
+
+La torche!
+
+MARINA.
+
+Oui, éclairez-nous comme dans une pompe funèbre, suivie par Lorédano,
+pleurant comme un avide héritier.
+
+LE DOGE.
+
+Mon fils! vous êtes faible: prenez cette main.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Hélas! faut-il que la jeunesse s'appuie sur les années! c'était moi qui
+devais être votre soutien.
+
+LORÉDANO.
+
+Prenez mon bras.
+
+MARINA.
+
+Foscari! Foscari! ne le touchez pas; c'est un dard vénéneux. Signor,
+arrêtez! nous savons bien que si la main des vôtres devait nous sortir
+du gouffre où nous sommes plongés, vous vous garderiez bien de nous la
+présenter. Viens, Foscari! prends la main que l'autel a jointe à la
+tienne; elle n'a pu te sauver, elle te soutiendra du moins toujours.
+
+(Ils sortent.)
+
+FIN DU TROISIÈME ACTE.
+
+
+
+
+ACTE IV.
+
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE.
+
+(Une salle dans le palais du Doge.)
+
+Entrent LORÉDANO et BARBARIGO.
+
+
+BARBARIGO.
+
+Avez-vous confiance dans un pareil projet?
+
+LORÉDANO.
+
+Oui.
+
+BARBARIGO.
+
+Sa vieillesse en sera bien affligée.
+
+LORÉDANO.
+
+Dites plutôt qu'elle se trouvera heureuse d'être ainsi délivrée du
+fardeau de l'état.
+
+BARBARIGO.
+
+Son coeur en sera brisé.
+
+LORÉDANO.
+
+La vieillesse n'a plus de coeur à briser. Il a vu celui de son fils sur
+le point de l'être, et, si l'on excepte un éclair d'attendrissement, en
+le voyant dans son cachot, il n'a pas été ému.
+
+BARBARIGO.
+
+Dans sa contenance, je l'avoue; mais quelquefois je l'ai vu en proie à
+un tel découragement intérieur, que le plus bruyant désespoir ne pouvait
+rien trouver à lui envier. Où est-il?
+
+LORÉDANO.
+
+Dans ses appartemens, avec son fils, et toute la race des Foscari.
+
+BARBARIGO.
+
+Ils se disent adieu.
+
+LORÉDANO.
+
+Un dernier adieu, comme celui que le vieillard fera bientôt à la dignité
+de Doge.
+
+BARBARIGO.
+
+Et quand le fils met-il à la voile?
+
+LORÉDANO.
+
+Tout de suite, et quand ils en auront fini avec leurs longs adieux. Il
+est tems de les avertir.
+
+BARBARIGO.
+
+Arrêtez! Voulez-vous encore abréger de pareils momens?
+
+LORÉDANO.
+
+Ce n'est pas moi; nous avons des soins plus importans. Il faut que ce
+jour soit en même tems le dernier du règne du vieux Doge et le premier
+du dernier bannissement de son fils. Et voilà la vengeance.
+
+BARBARIGO.
+
+À mes yeux trop cruelle.
+
+LORÉDANO.
+
+Elle est trop douce.--Ce n'est pas même vie pour vie, cette loi de
+représailles admise dans tous les âges: ils me doivent encore la mort de
+mon père et de mon oncle.
+
+BARBARIGO.
+
+Mais cette dette, le Doge ne l'a-t-il pas hautement niée?
+
+LORÉDANO.
+
+Sans doute.
+
+BARBARIGO.
+
+Et ce désaveu n'a-t-il pas ébranlé vos doutes?
+
+LORÉDANO.
+
+Non.
+
+BARBARIGO.
+
+Quoi qu'il en soit, si la déchéance doit être obtenue par notre
+influence réunie dans le conseil, il faut que ce soit avec toute la
+déférence due à ses cheveux blancs, à son rang et à ses services.
+
+LORÉDANO.
+
+Avec toutes les cérémonies qu'il vous plaira, pourvu que la chose se
+fasse. Vous pouvez, je m'en soucie peu, lui députer le conseil, pour lui
+demander, les genoux en terre (comme Barberousse au pape), d'avoir
+l'extrême courtoisie d'abdiquer.
+
+BARBARIGO.
+
+Et s'il ne veut pas?
+
+LORÉDANO.
+
+Alors, nous en choisirons un autre, et nous annulerons son élection.
+
+BARBARIGO.
+
+Mais les lois?--
+
+LORÉDANO.
+
+Quelles lois?--Les Dix, voilà les lois; et s'ils n'existaient pas, je
+serais, dans cette circonstance, législateur.
+
+BARBARIGO.
+
+À vos propres périls?
+
+LORÉDANO.
+
+Ce n'est pas ici le cas,--vous dis-je; nous en avons le droit.
+
+BARBARIGO.
+
+Mais déjà, à deux reprises, il a sollicité la permission de se retirer,
+et deux fois on la lui a refusée.
+
+LORÉDANO.
+
+Excellente raison pour la lui accorder une troisième fois.
+
+BARBARIGO.
+
+Sans qu'il le demande?
+
+LORÉDANO.
+
+Pour lui prouver que ses premières instances ont fait impression. Si
+elles partaient du coeur, il nous devra des remerciemens: sinon, il est
+juste de punir son hypocrisie. Allons, ils ont eu le tems de se réunir,
+il faut les rejoindre; et sur ce point-là seulement, montrez une
+résolution inébranlable. Les argumens que j'ai préparés sont de nature à
+les ébranler et à renverser le vieillard. N'allez pas, avec vos
+scrupules ordinaires, et quand nous sommes sûrs de leurs dispositions et
+de leur volonté, nous arrêter au moment de la réussite.
+
+BARBARIGO.
+
+Si j'étais sûr que la déchéance du père ne sera pas le prélude d'une
+persécution acharnée comme celle dont son fils est la victime, je vous
+appuierais sans hésiter.
+
+LORÉDANO.
+
+Il n'a rien à craindre, vous dis-je; ses quatre-vingt-cinq ans
+continueront autant qu'il pourra les traîner: il ne s'agit que de son
+trône.
+
+BARBARIGO.
+
+Les princes déposés ont rarement beaucoup de tems à vivre.
+
+LORÉDANO.
+
+Plus rarement encore les octogénaires.
+
+BARBARIGO.
+
+Pourquoi donc ne pas attendre quelques jours?
+
+LORÉDANO.
+
+Parce que nous avons déjà bien assez attendu, et qu'il vit plus qu'il ne
+convient. Allons! rendons-nous au conseil!
+
+(Lorédano et Barbarigo sortent.--Entrent Memmo et un sénateur.)
+
+SÉNATEUR.
+
+Un ordre de nous rendre au conseil des Dix! quel en peut être le motif?
+
+MEMMO.
+
+Les Dix seuls peuvent répondre: rarement ils manifestent leurs pensées
+d'avance. Nous sommes cités;--il suffit.
+
+SÉNATEUR.
+
+Il suffit pour eux, mais non pour nous; je voudrais savoir pourquoi.
+
+MEMMO.
+
+En obéissant vous le saurez; autrement, vous n'en apprendrez pas moins
+pourquoi vous auriez dû obéir.
+
+SÉNATEUR.
+
+Je ne prétends pas m'opposer, _mais_--
+
+MEMMO.
+
+Dans Venise, _mais_ désigne un traître. Ne hasardez pas de _mais_, à
+moins que vous ne vouliez passer sur le pont que l'on repasse bien
+rarement.
+
+SÉNATEUR.
+
+Je me tais.
+
+MEMMO.
+
+Pourquoi d'ailleurs cette agitation?--Les Dix invoquent, dans leurs
+délibérations, l'assistance de vingt-cinq patriciens;--vous êtes l'un de
+ceux qu'ils ont choisis, j'en suis un autre; et le choix, ou la chance
+qui nous réunit à une assemblée si auguste, me paraît également
+honorable pour nous deux.
+
+SÉNATEUR.
+
+Sans doute. Je n'ajoute rien.
+
+MEMMO.
+
+Comme nous avons l'espoir (et tout le monde, seigneur, peut honnêtement
+le caresser, je veux dire tous ceux d'une noble famille), l'espoir qu'un
+jour nous pourrons être décemvirs, c'est sans doute comme une école de
+sagesse pour les délégués du sénat qu'une pareille initiation comme
+novice dans les plus profonds mystères de l'état.
+
+SÉNATEUR.
+
+Connaissons-les donc: ils méritent certainement toute notre attention.
+
+MEMMO.
+
+Comme nous ne pourrions les divulguer sans exposer nos vies, ils
+méritent en effet quelque intérêt de notre part.
+
+SÉNATEUR.
+
+Je ne demande pas une place dans le sanctuaire; mais puisque l'on m'a
+choisi, et non pas sans répugnance de ma part, je ferai mon devoir.
+
+MEMMO.
+
+Ne soyons pas les derniers à obéir à la sommation des Dix.
+
+SÉNATEUR.
+
+Tous ne sont pas encore arrivés; mais je suis de votre avis.--Entrons.
+
+MEMMO.
+
+Les plus pressés sont les mieux venus dans les conseils d'urgence,--et
+du moins nous ne serons pas les derniers.
+
+(Entrent le Doge, Jacopo Foscari et Marina.)
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ah! mon père! je sens qu'il faut partir, j'y suis décidé. Cependant, je
+vous en conjure, obtenez pour moi qu'un jour je sois rappelé dans mes
+foyers, un jour, quelqu'éloigné qu'il puisse être: qu'il y ait dans
+l'espace un point qui soit pour mon coeur comme une sorte de phare;
+j'accepte tous les tourmens qu'ils voudront m'infliger; mais, que je
+puisse revenir!
+
+LE DOGE.
+
+Fils Jacopo, va, obéis aux volontés de notre pays: nous ne devons rien
+voir au-delà.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Mais du moins puis-je regarder derrière moi. Je vous prie, ne m'oubliez
+pas.
+
+LE DOGE.
+
+Hélas! quand j'avais de nombreux enfans, vous étiez celui que je
+chérissais davantage; en peut-il être autrement aujourd'hui, où vous me
+restez seul de tous? Mais quand l'état demanderait que l'on exhumât la
+cendre de vos trois excellens frères, quand leurs ombres indignées
+s'élèveraient pour s'opposer à un pareil acte, et défendre leur dernière
+demeure dans la terre de la patrie, je n'en obéirais pas moins à un
+devoir plus impérieux encore.
+
+MARINA.
+
+Partons, cher époux! tout cela ne fait que prolonger notre douleur.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+L'on ne nous a pas encore prévenus; les voiles du vaisseau ne sont pas
+déployées:--qui sait? le vent peut changer.
+
+MARINA.
+
+Il peut changer, mais leurs coeurs et votre destinée sont immuables; et
+la rame des galériens suppléera au calme des vents, et nous éloignera
+rapidement du havre.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ô mers! où sont donc vos orages?
+
+MARINA.
+
+Dans le coeur des hommes. Hélas! rien ne peut-il vous calmer?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Jamais marinier n'invoqua son patron pour des vents doux et prospères,
+comme je vous implore aujourd'hui, ô vous, patron tutélaire d'une patrie
+que, dans votre saint amour, vous ne pouvez chérir plus tendrement que
+moi! Soulevez les vagues furieuses de l'Adriatique; réveillez l'Auster,
+souverain des tempêtes! Que l'Océan bouleversé rejette bientôt sur les
+rivages déserts du Lido mon cadavre sans vie; que j'y puisse embrasser
+encore les sables qui bordent cette terre tant aimée, et que je ne dois
+plus jamais revoir!
+
+MARINA.
+
+Et sans doute vous formez les mêmes voeux pour moi qui ne vous quitte
+plus?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Non;--ah! non pour toi, chère et pieuse Marina! puisses-tu long-tems me
+survivre, et protéger les tendres années de ces enfans, que ton sublime
+dévouement va priver aujourd'hui de tes soins. Mais pour moi seul,
+puissent tous les vents se déchaîner contre le vaisseau et mugir dans le
+golfe; puissent tous les marins tourner sur moi leurs visages pâles et
+désespérés; puissent-ils m'accuser, comme autrefois les Phéniciens
+accusèrent Jonas d'appeler seul les tempêtes, et me précipiter dans les
+flots comme une offrande pour les apaiser! L'abîme qui me détruira sera
+plus compatissant que les hommes; il me transportera sans vie, mais
+enfin il me transportera jusqu'aux rivages natals: je devrai une tombe
+aux mains des pêcheurs, sur un sable désolé, qui jamais, dans la foule
+innombrable des naufragés, n'aura recueilli un coeur aussi déchiré que le
+mien ne l'aura été.--Mais pourquoi ne se brise-t-il pas? Comment se
+fait-il que je vive?
+
+MARINA.
+
+Pour te dompter toi-même, je pense, et pour maîtriser avec le tems ce
+vain désespoir. Jusqu'alors tu souffrais; mais les plaintes n'étaient
+pas bruyantes. Que souffres-tu donc au prix de ce qui n'a pu t'arracher
+un seul cri,--la prison et la torture?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ah! je souffre une double, une vingt fois plus cruelle torture! Mais
+vous dites vrai, il faut la supporter. Votre bénédiction, mon père.
+
+LE DOGE.
+
+Que ne peut-elle te protéger! je te la donne pourtant.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Pardonnez--
+
+LE DOGE.
+
+Eh quoi! mon fils?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ma naissance à ma pauvre mère, à moi d'avoir vécu, et à vous-même, comme
+je vous le pardonne, le don que vous m'avez fait de la vie.
+
+MARINA.
+
+De quoi pourrais-tu t'accuser?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+De rien. Ma mémoire n'est ouverte qu'à la douleur. Mais après avoir si
+horriblement souffert, je ne puis m'empêcher de croire que je l'ai
+mérité. S'il en est ainsi, puissent mes souffrances sur la terre adoucir
+celles que l'avenir me réserve!
+
+MARINA.
+
+Ne crains rien, l'enfer est réservé à tes oppresseurs.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+J'espère que non.
+
+MARINA.
+
+Tu l'espères?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Non, je ne puis leur souhaiter tous les maux qu'ils m'ont infligés.
+
+MARINA.
+
+Quoi! ces démons incarnés! Ah! puissent-ils mille fois les subir à leur
+tour; et puissent les vers éternellement rongeurs les dévorer!
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Ils peuvent se repentir.
+
+MARINA.
+
+Dans ce cas-là même, leurs remords seraient trop tardifs; Dieu n'accepte
+pas ceux des démons.
+
+(Entrent un officier et des gardes.)
+
+OFFICIER.
+
+Signor! la barque est sur le rivage;--le vent est levé: nous n'attendons
+plus que vous.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Je suis prêt. Mon père, encore votre main.
+
+LE DOGE.
+
+La voici. Hélas! comme la tienne tremble!
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Non, vous vous trompez: c'est la vôtre, mon père. Adieu.
+
+LE DOGE.
+
+Adieu. N'as-tu plus rien à recommander?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Non--rien. (À l'officier.) Donnez-moi votre bras, cher signor.
+
+OFFICIER.
+
+Vous devenez pâle,--laissez-moi vous soutenir,--plus pâle!--holà!
+quelque aide! de l'eau!
+
+MARINA.
+
+Il se meurt!
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Je suis prêt maintenant.--Un nuage étrange couvre mes yeux;--où est la
+porte?
+
+MARINA.
+
+Éloignez-vous! c'est à moi de le soutenir.--Mon bien-aimé! ô ciel! comme
+le mouvement de son coeur est faible!
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+De la lumière! Est-ce là de la lumière?--je me meurs. (L'officier lui
+présente de l'eau.)
+
+OFFICIER.
+
+Peut-être sera-t-il mieux au grand air.
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Je n'en doute pas. Vos mains, mon père, ma femme--
+
+MARINA.
+
+La mort est dans cette étreinte glacée. Ô ciel!--mon Foscari, comment
+vous trouvez-vous?
+
+JACOPO FOSCARI.
+
+Bien! (Il expire.)
+
+OFFICIER.
+
+Il est passé.
+
+LE DOGE.
+
+Il est libre.
+
+MARINA.
+
+Non,--non, il n'est pas mort; il doit encore y avoir de la vie dans ce
+coeur:--il n'aurait pu me laisser ainsi.
+
+LE DOGE.
+
+Ma fille!
+
+MARINA.
+
+Silence, vieillard! je ne suis plus ta fille:--tu n'as plus de fils. Ô
+Foscari!
+
+OFFICIER.
+
+Il nous faut emporter le corps.
+
+MARINA.
+
+Ne le touchez pas, odieux bourreau! avec sa vie cessent vos viles
+fonctions; et vos lois homicides elles-mêmes ne les continuent pas
+au-delà du meurtre. Laissez sa dépouille mortelle à ceux qui seuls
+peuvent honorer sa mémoire.
+
+OFFICIER.
+
+Je dois prévenir la seigneurie, et attendre sa volonté.
+
+LE DOGE.
+
+Informez la seigneurie de ma part, de la part du Doge, qu'ils n'ont plus
+le moindre droit sur ces cendres. Pendant sa vie, il leur appartenait,
+comme étant leur sujet:--maintenant il m'appartient.--Mon déplorable
+fils!
+
+(L'officier sort.)
+
+MARINA.
+
+Et je vis encore!
+
+LE DOGE.
+
+Marina! vos enfans vivent.
+
+MARINA.
+
+Mes enfans! oui--ils vivent, et moi aussi je dois vivre pour leur
+apprendre à servir l'état, à mourir comme mourut leur père. Combien on
+doit désirer et bénir dans Venise la stérilité! Pourquoi ma mère
+m'a-t-elle mis au monde!
+
+LE DOGE.
+
+Mes malheureux enfans!
+
+MARINA.
+
+Quoi? vous aussi, vous êtes enfin sensible!--vous! Qu'est donc devenu le
+stoïcisme de l'homme d'état?
+
+LE DOGE, se jetant sur le corps.
+
+Là!
+
+MARINA.
+
+Vous pleurez! je pensais que vos yeux n'avaient pas de larmes:--vous les
+réserviez pour l'instant où elles sont superflues. Mais pleurez! lui ne
+pleurera plus jamais--jamais, ô ciel! jamais!
+
+(Entrent Lorédano et Barbarigo.)
+
+LORÉDANO.
+
+Qu'y a-t-il ici?
+
+MARINA.
+
+Ah! le démon venant insulter à la mort! Fuis! Satan incarné! cette terre
+est sainte, les cendres d'un martyr y reposent et en font un autel.
+Retourne au séjour des tourmens!
+
+BARBARIGO.
+
+Madame, nous ignorions ce triste événement; nous allions au conseil, et
+nous ne faisons que passer.
+
+MARINA.
+
+Passez donc!
+
+LORÉDANO.
+
+Nous cherchons le Doge.
+
+MARINA, indiquant le Doge, toujours étendu sur le corps de son fils.
+
+Il est occupé, vous le voyez, des affaires que vous lui avez préparées.
+Êtes-vous contens?
+
+BARBARIGO.
+
+À Dieu ne plaise que nous troublions la douleur d'un père!
+
+MARINA.
+
+Non; il vous a suffi de la causer: votre rôle est fini.
+
+LE DOGE, se levant.
+
+Signor, je suis prêt.
+
+BARBARIGO.
+
+Non,--pas maintenant.
+
+LORÉDANO.
+
+Cependant, il importe beaucoup.
+
+LE DOGE.
+
+S'il en est ainsi, je le répète encore,--je suis prêt.
+
+BARBARIGO.
+
+Il n'en sera pas ainsi maintenant; dût Venise, comme un frêle vaisseau,
+s'engloutir dans l'abîme! Je respecte votre douleur.
+
+LE DOGE.
+
+Je vous remercie. Mais si les nouvelles que vous apportez sont
+fâcheuses, parlez, rien ne peut me frapper plus vivement que l'objet que
+vous avez devant les yeux. Si elles sont bonnes, parlez; vous n'avez pas
+à _craindre_ qu'elles me _consolent_.
+
+BARBARIGO.
+
+Je voudrais qu'elles le pussent.
+
+LE DOGE.
+
+Je ne m'adresse pas à _vous_, mais à Lorédano. _Il_ me comprend.
+
+MARINA.
+
+Je le prévoyais bien.
+
+LE DOGE.
+
+Que voulez-vous dire?
+
+MARINA.
+
+Voyez! le sang commence à rougir de nouveau les lèvres glacées de
+Foscari;--le corps saigne à la vue de l'assassin. (À Lorédano.) Vil
+meurtrier juridique, regarde! la mort elle-même rend témoignage de ton
+forfait.
+
+LE DOGE.
+
+Ma fille! c'est une illusion de la douleur. (Aux suivans.) Emportez le
+corps. Signor, si vous le désirez, je vous écouterai dans une heure.
+
+(Sortent le Doge, Marina et suivans avec le corps.--Lorédano et
+Barbarigo demeurent sur la scène.)
+
+BARBARIGO.
+
+On ne peut dans ce moment le troubler.
+
+LORÉDANO.
+
+Lui-même ne dit-il pas que désormais rien ne pourrait le troubler?
+
+BARBARIGO.
+
+Le chagrin aime la solitude, et la rompre est une barbarie.
+
+LORÉDANO.
+
+La solitude est l'aliment de tout chagrin; et rien n'est plus capable de
+dissiper les sombres visions de l'autre monde que le retour des vives
+impressions de celui-ci. Les affaires ne comportent pas les pleurs.
+
+BARBARIGO.
+
+Et c'est pour cela que vous voulez écarter ce vieillard de toutes les
+affaires?
+
+LORÉDANO.
+
+La chose est décrétée. La giunta et les Dix l'ont convertie en loi. Qui
+oserait braver la loi?
+
+BARBARIGO.
+
+L'humanité!
+
+LORÉDANO.
+
+Quoi! parce que son fils est mort?
+
+BARBARIGO.
+
+Et qu'il n'est pas encore enseveli.
+
+LORÉDANO.
+
+Si, quand nous vous avons proposé la mesure, nous avions connu cet
+incident, nous en aurions suspendu l'adoption; mais une fois passé, rien
+ne peut en arrêter l'effet.
+
+BARBARIGO.
+
+Non, je ne consentirai jamais.
+
+LORÉDANO.
+
+Vous avez consenti à l'essentiel,--remettez-vous à moi du reste.
+
+BARBARIGO.
+
+Son abdication presse-t-elle donc tant?
+
+LORÉDANO.
+
+L'impression d'un sentiment particulier n'a pas droit d'arrêter ce qui
+importe à la république; et un malheur simple et naturel ne peut
+retarder d'un jour l'exécution d'une loi.
+
+BARBARIGO.
+
+Vous avez un fils.
+
+LORÉDANO.
+
+Oui,--et même j'_avais_ un père.
+
+BARBARIGO.
+
+Cependant, toujours aussi inexorable?
+
+LORÉDANO.
+
+Toujours.
+
+BARBARIGO.
+
+Mais du moins, avant de presser l'exécution de l'édit qui le dépose,
+laissez-le enterrer son fils.
+
+LORÉDANO.
+
+Qu'il rappelle donc à la vie mon oncle et mon père,--et j'y consens. Les
+hommes peuvent, dans leur vieillesse même, devenir, ou paraître devenir
+pères d'une centaine d'enfans; mais ils ne peuvent rallumer l'existence
+d'un seul de leurs ancêtres. Le sacrifice n'est pas égal: il a vu ses
+enfans expirer d'une mort naturelle; mes pères sont tombés victimes de
+maladies violentes et mystérieuses. Je n'ai pas eu recours au poison; je
+n'ai pas soudoyé quelque subtil opérateur dans l'art destructeur de
+guérir, pour abréger leur route vers la guérison éternelle. Ses fils, et
+il en avait quatre, sont morts sans que j'invoquasse le secours de
+drogues homicides.
+
+BARBARIGO.
+
+Et êtes-vous sur qu'il soit plus coupable que vous?
+
+LORÉDANO.
+
+Très-sûr.
+
+BARBARIGO.
+
+Il semble pourtant la loyauté même.
+
+LORÉDANO.
+
+Ainsi le jugeait Carmagnuola, il n'y a pas long-tems encore.
+
+BARBARIGO.
+
+Quoi! cet étranger convaincu de trahison?
+
+LORÉDANO.
+
+Lui-même. Vous vous rappelez la nuit dans laquelle les Dix réunis au
+Doge décidèrent de sa perte? Le lendemain, à l'heure du crépuscule,
+Carmagnuola rencontre le Doge, et lui demande, en plaisantant, s'il doit
+lui souhaiter le bonjour ou le bonsoir. Sa seigneurie répondit qu'en
+effet il avait veillé toute la nuit dernière: «Et, ajouta-t-il avec le
+plus gracieux sourire, dans cette nuit il a souvent été question de
+vous[3].» Il disait vrai; on y avait résolu la mort de Carmagnuola huit
+mois avant sa mort. Et cependant le vieux Doge, qui connaissait l'arrêt,
+l'accueillait avec une hypocrite bienveillance avant
+l'exécution;--certes, quatre-vingts années peuvent seules apprendre une
+pareille dissimulation. Le brave Carmagnuola est mort; le jeune Foscari
+et ses frères le sont également:--jamais ils ne m'ont fait sourire.
+
+[Note 3: Fait historique.]
+
+BARBARIGO.
+
+Étiez-vous donc l'ami de Carmagnuola?
+
+LORÉDANO.
+
+Il était la sauve-garde de Venise. Dans sa jeunesse, il avait été son
+ennemi; mais dans sa virilité il fut son sauveur d'abord, et puis sa
+victime.
+
+BARBARIGO.
+
+Tel est le châtiment de ceux qui sauvent les républiques. Celui que nous
+poursuivons maintenant, non-seulement a sauvé la nôtre, il en a réduit
+d'autres sous son pouvoir.
+
+LORÉDANO.
+
+Les Romains (et nous sommes leurs émules) donnaient une couronne à qui
+prenait une ville: ils en donnaient également une à celui qui parvenait
+à sauver un citoyen dans le combat. La récompense était la même. Que si
+nous comparons aujourd'hui le nombre des cités prises par le Doge
+Foscari, à celui des citoyens mis à mort par lui, ou durant son
+gouvernement, la balance sera terriblement contre lui, quand on se
+bornerait aux désastres particuliers, nés de sa haine pour mon
+malheureux père.
+
+BARBARIGO.
+
+Ainsi vous êtes inébranlable?
+
+LORÉDANO.
+
+Qui donc aurait pu m'ébranler?
+
+BARBARIGO.
+
+Ce qui m'a ébranlé moi-même. Pour vous, je le sais, vous êtes de marbre
+dans votre haine. Mais quand tout sera accompli, quand le vieillard sera
+déposé, son nom flétri, sa famille déshonorée, tous ses enfans morts,
+vous et les vôtres triomphans, comment dormirez-vous?
+
+LORÉDANO.
+
+Plus profondément.
+
+BARBARIGO.
+
+Vous vous abusez, et vous serez forcé de le reconnaître avant de vous
+assoupir près de vos pères.
+
+LORÉDANO.
+
+Ils ne sommeillent pas dans leurs tombes prématurées; ils ne le veulent
+pas tant que Foscari ne remplit pas la sienne. Chaque nuit je les vois
+se lever en sourcillant autour de ma couche, désigner le palais ducal,
+et m'exhorter à la vengeance.
+
+BARBARIGO.
+
+Erreur de l'imagination! Aucune passion n'évoque comme la haine les
+spectres et les fantômes; l'amour lui-même ne peuple pas les airs
+d'illusions comme cette maladie du coeur.
+
+(Un officier entre.)
+
+LORÉDANO.
+
+Où allez-vous?
+
+OFFICIER.
+
+Disposer, par l'ordre du Doge, la cérémonie des funérailles du dernier
+Foscari.
+
+BARBARIGO.
+
+Depuis quelques années les voûtes de leur sépulture se sont ouvertes
+bien souvent.
+
+LORÉDANO.
+
+Elles seront bientôt comblées, et cesseront à jamais de s'ouvrir.
+
+OFFICIER.
+
+Puis-je continuer?
+
+LORÉDANO.
+
+Passez.
+
+BARBARIGO.
+
+Mais comment le Doge supporte-t-il cette dernière calamité?
+
+OFFICIER.
+
+Avec une fermeté désespérée. Il parle peu en présence de témoins, mais
+j'ai vu ses lèvres s'entr'ouvrir de tems en tems; une ou deux fois même
+je l'ai entendu, de l'appartement voisin, murmurer ces paroles: _Mon
+fils_! Je dois m'éloigner.
+
+(L'officier sort.)
+
+BARBARIGO.
+
+Cette catastrophe va mettre tout Venise de son côté.
+
+LORÉDANO.
+
+Sans doute. Il faut nous hâter: réunissons les membres délégués pour
+faire connaître la résolution du conseil.
+
+BARBARIGO.
+
+Je proteste dès maintenant contre elle.
+
+LORÉDANO.
+
+À votre aise:--je n'en recueillerai pas moins les voix; et voyons qui de
+nous deux aura le plus d'influence sur les esprits.
+
+(Sortent Barbarigo et Lorédano.)
+
+FIN DU QUATRIÈME ACTE.
+
+
+
+
+ACTE V.
+
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE.
+
+(Les appartemens du Doge.)
+
+Le DOGE, DOMESTIQUE.
+
+
+DOMESTIQUE.
+
+Monseigneur, la députation attend; mais elle ajoute que si vous désiriez
+la recevoir à une autre heure elle attendrait votre plaisir.
+
+LE DOGE.
+
+Pour moi toutes les heures sont égales. Qu'ils entrent.
+
+(Le domestique sort.)
+
+OFFICIER.
+
+Prince! j'ai rempli votre ordre.
+
+LE DOGE.
+
+Quel ordre?
+
+OFFICIER.
+
+Un bien triste.--J'ai disposé le convoi de--
+
+LE DOGE.
+
+Oui--oui--oui,--pardon. Je commence à perdre la mémoire; je me fais trop
+vieux,--aussi vieux que l'annoncent mes années. Jusqu'à présent j'avais
+lutté contre elles; mais elles commencent à l'emporter sur moi.
+
+(Entre la députation composée de six de la seigneurie et du chef des
+Dix.)
+
+LE DOGE.
+
+Soyez les bien-venus, nobles seigneurs!
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Avant tout, le conseil partage avec le Doge le chagrin de son dernier
+malheur privé.
+
+LE DOGE.
+
+Assez--assez de cela.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Le Doge refuse-t-il cet hommage de respect?
+
+LE DOGE.
+
+Je le reçois comme on le présente.--Poursuivez.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Les Dix, réunis à une giunta tirée du sénat, et composée de vingt-cinq
+des plus nobles patriciens, ayant délibéré sur l'état de la république,
+et sur les soucis qui, en ce moment, doivent doublement oppresser vos
+années depuis si long-tems dévouées à la patrie, ont jugé convenable de
+solliciter humblement de votre sagesse (qui ne pourra s'empêcher d'y
+consentir) la résignation de l'anneau ducal, que vous avez si long-tems
+et si glorieusement porté. Et pour témoigner qu'ils ne sont ingrats ni
+insensibles envers vos années et vos services, ils vous destinent un
+apanage de deux mille ducats d'or, pour entourer votre retraite d'un
+éclat digne de celle d'un prince.
+
+LE DOGE.
+
+L'ai-je bien entendu?
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Ai-je besoin de répéter?
+
+LE DOGE.
+
+Non.--Avez-vous fait?
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+J'ai parlé. Vingt-quatre heures vous sont accordées pour rendre réponse.
+
+LE DOGE.
+
+Je n'aurais pas besoin du même nombre de secondes.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Nous n'avons plus qu'à nous retirer.
+
+LE DOGE.
+
+Restez! vingt-quatre heures ne changeront rien à ce que j'ai à dire.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Parlez!
+
+LE DOGE.
+
+Quand par deux fois j'ai exprimé le voeu d'abdiquer, on m'en a refusé la
+liberté; et non-seulement on me l'a refusée, mais vous m'avez arraché le
+serment de ne plus jamais à l'avenir renouveler cette demande. J'ai
+alors juré de mourir dans l'exercice des fonctions que ma patrie m'avait
+ici confiées; je dois écouter la voix de l'honneur, de ma
+conscience:--je ne puis violer _mon_ serment.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Ne nous réduisez pas à recourir à la nécessité d'un décret, à défaut de
+votre assentiment.
+
+LE DOGE.
+
+La Providence se plaît à prolonger mes jours pour m'éprouver et me
+punir; mais vous, avez-vous quelque droit d'accuser la longueur d'une
+vie dont chaque heure fut consacrée au service de l'état? Je suis prêt à
+sacrifier encore ma vie pour lui, comme je lui ai déjà sacrifié d'autres
+objets mille fois plus chers que la vie. Mais quant à ma dignité,--je la
+tiens de _toute_ la république; quand la volonté _générale_ sera
+consultée, alors je pourrai vous donner une réponse.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Celle que vous nous faites nous afflige, mais elle ne peut avoir le
+moindre poids.
+
+LE DOGE.
+
+Je suis prêt à tout; mais rien ne changera ma volonté, même pour un
+moment. Décrétez--ce qu'il vous plaira.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Voici donc la réponse que nous devons transmettre à ceux qui nous
+envoient?
+
+LE DOGE.
+
+Vous m'avez entendu.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Nous nous retirons respectueusement.
+
+(La députation sort.--Un domestique entre.)
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+Monseigneur, la noble dame Marina demande une audience.
+
+LE DOGE.
+
+Mon tems est à elle.
+
+(Entre Marina.)
+
+MARINA.
+
+Pardonnez, monseigneur, si je vous trouble;--peut-être souhaitiez-vous
+d'être seul?
+
+LE DOGE.
+
+Seul? Quand tout le monde se presserait autour de moi, je n'en resterai
+pas moins seul aujourd'hui et désormais. Mais nous avons des forces.
+
+MARINA.
+
+Oui, conservons-les pour les objets--Oh! mon cher Jacopo!
+
+LE DOGE.
+
+Ne te contrains pas! je n'ai pas de consolations à t'offrir.
+
+MARINA.
+
+Ah! s'il avait vécu dans une autre contrée; doué de tous les avantages,
+si chéri, si accompli, qui pouvait être plus heureux, plus envié que mon
+pauvre Foscari? Rien n'eût manqué à son bonheur et au mien; rien, s'il
+n'eût pas été de Venise.
+
+LE DOGE.
+
+Ou le fils d'un prince.
+
+MARINA.
+
+Oui; tout ce que les autres hommes souhaitent dans leur vanité ou dans
+leurs illusions de bonheur, tout, par une destinée étrange, lui est
+devenu fatal. La patrie, le peuple qui l'idolâtrait, le prince dont il
+était le fils aîné, et--
+
+LE DOGE.
+
+Le prince? il n'a plus long-tems à l'être.
+
+MARINA.
+
+Comment?
+
+LE DOGE.
+
+Ils m'ont ravi mon fils, maintenant ils songent à me ravir un anneau et
+un diadême trop long-tems portés. Ah! laissons-leur reprendre ces vains
+hochets!
+
+MARINA.
+
+Les tyrans! et dans un tel jour encore!
+
+LE DOGE.
+
+Ils n'en pouvaient choisir un plus favorable: une heure plus tôt j'y
+eusse été sensible.
+
+MARINA.
+
+Quoi! n'avez-vous pas de ressentiment?--Ô vengeance! mais hélas! celui
+qui vous eût protégé si lui-même l'avait été, mon cher Foscari, ne peut
+plus aider son père.
+
+LE DOGE.
+
+Il ne l'eût jamais aidé contre son pays, quand il aurait eu mille vies
+au lieu de celle--
+
+MARINA.
+
+Qu'ils lui arrachèrent dans les supplices. Vous appelez cela du
+patriotisme? Mais je suis femme; et mon mari, mes enfans, voilà ma
+patrie et mon bonheur. Je l'ai aimé,--je l'ai idolâtré! et je l'ai vu
+supporter des épreuves qui eussent glacé d'épouvante les plus intrépides
+martyrs. Il n'est plus; et moi, qui aurais voulu donner tout mon sang
+pour lui, je n'ai rien à lui donner que des larmes! Que ne puis-je
+espérer de le voir venger?--Mais j'ai des fils: un jour ils seront des
+hommes.
+
+LE DOGE.
+
+Le malheur vous égare.
+
+MARINA.
+
+Je croyais pouvoir le supporter quand je le voyais en proie à
+d'horribles tourmens; oui, je pensais que mieux eût valu le voir mort
+que victime d'une captivité plus longue:--je reçois la punition d'une
+pareille pensée. Que ne suis-je dans son tombeau!
+
+LE DOGE.
+
+Il faut que je le voie encore une fois.
+
+MARINA.
+
+Venez avec moi.
+
+LE DOGE.
+
+Est-il--
+
+MARINA.
+
+Son monument aujourd'hui est notre lit nuptial.
+
+LE DOGE.
+
+Mais est-il dans son linceul?
+
+MARINA.
+
+Viens, vieillard, viens!
+
+(Le Doge et Marina sortent.--Entrent Barbarigo et Lorédano.)
+
+BARBARIGO, à un domestique.
+
+Où est le Doge?
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+Il vient de se retirer à l'instant avec l'illustre dame, veuve de son
+fils.
+
+LORÉDANO.
+
+Où?
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+Dans la chambre où le corps est déposé.
+
+BARBARIGO.
+
+Il ne nous reste donc qu'à retourner.
+
+LORÉDANO.
+
+Vous oubliez que vous ne le pouvez. Nous avons l'ordre implicite de la
+junte d'attendre qu'elle se présente ici, et de l'assister: elle ne
+tardera pas à arriver.
+
+BARBARIGO.
+
+Et la junte se hâtera-t-elle de faire entendre au Doge sa réponse?
+
+LORÉDANO.
+
+Elle exprime le voeu d'une grande célérité. Le Doge avait répondu
+vivement, il faut qu'on lui réplique de même. On a égard à sa dignité;
+on s'est occupé de son sort:--que peut-il désirer de plus?
+
+BARBARIGO.
+
+De mourir dans ses vêtemens de Doge. Certes, il ne peut survivre
+long-tems encore; mais j'ai fait de mon mieux pour défendre son rang; et
+jusqu'à la fin j'ai combattu la proposition, bien que sans succès.
+Pourquoi me forcer ici à exprimer le vote de la majorité?
+
+LORÉDANO.
+
+Il était important d'appeler à témoins quelques opinions différentes des
+nôtres, afin d'empêcher la calomnie d'insinuer qu'une majorité
+tyrannique redoutait pour ses actes l'assistance des autres.
+
+BARBARIGO.
+
+Dites aussi, car je dois le croire, que vous avez voulu me faire rougir
+de l'inutilité de ma résistance. Lorédano! dans vos moyens de vengeance,
+vous êtes ingénieux, poétique même, un véritable Ovide dans _l'art de
+haïr_; c'est donc à vous--(car la haine porte un oeil microscopique, même
+dans les objets secondaires) que je dois, pour mieux faire ressortir le
+zèle des autres, d'avoir été associé involontairement aux travaux de
+votre junte.
+
+LORÉDANO.
+
+Comment! ma junte?
+
+BARBARIGO.
+
+Oui, la _vôtre_! Ils parlent d'après vous, ourdissent vos trames,
+adoptent vos plans et exécutent votre ouvrage; ne sont-ils pas les
+vôtres?
+
+LORÉDANO.
+
+Vous oubliez la prudence:--souhaitez qu'ils ne vous entendent pas.
+
+BARBARIGO.
+
+Oh! viendra le jour qu'ils entendront des voix plus terribles que la
+mienne: ils ont outrepassé tous leurs excès; et quand on montre une
+telle audace dans les états les plus vils et les plus méprisés,
+l'humanité s'y relève encore pour les punir.
+
+LORÉDANO.
+
+Vous parlez avec peu de sagesse.
+
+BARBARIGO.
+
+C'est ce qu'il faudrait prouver. Mais voici nos collègues.
+
+(Entre la députation de la junte.)
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Le Doge sait-il que nous désirons le voir?
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+On va le lui apprendre.
+
+(Le domestique sort.)
+
+BARBARIGO.
+
+Le Doge est avec son fils.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+S'il en est ainsi, nous remettrons l'affaire après la cérémonie.
+Sortons; nous avons encore jusqu'au soir assez de tems.
+
+LORÉDANO, à part, à Barbarigo.
+
+Que le feu de l'enfer dessèche ton indiscrète langue! Je l'arracherai de
+cette imprudente et sotte bouche, et je saurai bien ainsi vous ôter le
+pouvoir d'exprimer autre chose que des sanglots. (Haut, à ses autres
+collègues.) Sages signors, un instant de retard, je vous prie.
+
+BARBARIGO.
+
+Soyons humains!
+
+LORÉDANO.
+
+Voyez, le duc approche!
+
+(Entre le Doge.)
+
+LE DOGE.
+
+J'obéis à votre sommation.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Nous venons encore une fois pour vous faire agréer notre dernière
+demande.
+
+LE DOGE.
+
+Et moi pour vous dire--
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Quoi?
+
+LE DOGE.
+
+La même chose. Vous m'avez entendu.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Vous allez donc entendre le décret absolu et définitif que nous venons
+de rendre.
+
+LE DOGE.
+
+Au fait--au fait! Je connais les vieilles formes de votre justice, et
+les gracieux préludes de vos actes tyranniques. Poursuivez!
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Vous n'êtes plus Doge; vous êtes délié de votre impérial serment comme
+souverain; vous déposerez la robe ducale; mais, par égard pour vos
+services, l'état vous alloue l'apanage dont nous vous avons parlé dans
+notre précédente entrevue. Vous avez trois jours pour quitter ces lieux,
+sous peine de voir confisquer vos biens, et toute votre fortune
+particulière.
+
+LE DOGE.
+
+Cette dernière clause, et je suis fier de le dire, n'enrichira pas le
+trésor.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Doge! votre réponse.
+
+LORÉDANO.
+
+Répondez, François Foscari!
+
+LE DOGE.
+
+Si j'avais pu jamais prévoir que mon âge portât quelque préjudice à la
+chose publique, je n'aurais pas, chef de l'état, témoigné assez
+d'ingratitude pour préférer la dignité suprême à l'intérêt de ma patrie.
+Mais cette _vie_, que vous abreuvez d'amertume, ne lui fut pas inutile
+pendant de longues années; et je devais espérer que mes derniers momens
+pourraient encore lui être consacrés. Mais le décret étant rendu,
+j'obéis.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Si vous aviez désiré prolonger le délai des trois jours, nous l'aurions
+volontiers, comme témoignage de notre estime, étendu jusqu'à huit.
+
+LE DOGE.
+
+Pas même huit heures, signor; pas même huit minutes.--(Déposant son
+anneau et son bonnet.) Voici l'anneau ducal et voici le ducal diadême.
+Ainsi l'Adriatique est libre d'en épouser un autre.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Veuillez montrer moins d'empressement.
+
+LE DOGE.
+
+Ah! signor, je suis vieux; et pour vous donner le tems de me déposer, je
+dois moi-même ne pas en perdre. Je crois voir parmi vous une figure que
+je ne connais pas.--Sénateur! votre nom? votre costume m'annonce que
+vous êtes le chef des Quarante?
+
+MEMMO.
+
+Signor, je suis le fils de Marco Memmo.
+
+LE DOGE.
+
+Ah! votre père était mon ami;--les _fils_ et les pères... Mais qu'y
+a-t-il? mes gens ici!
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+Mon prince!
+
+LE DOGE.
+
+Je ne suis plus prince:--voici les princes du prince! (Montrant la
+députation des Dix.) Disposez-vous à quitter ces lieux sur-le-champ.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Pourquoi si brusquement? ce sera éveiller le scandale.
+
+LE DOGE, aux Dix.
+
+Vous en répondrez; c'est votre affaire.--(Aux domestiques.) Pour vous,
+il est une charge que je remets encore à vos soins les plus grands,
+quoique je n'en aie plus le droit;--mais non, je dois m'occuper
+moi-même--
+
+BARBARIGO.
+
+Il entend le corps de son fils.
+
+LE DOGE.
+
+Appelez Marina, ma fille.
+
+(Entre Marina.)
+
+LE DOGE.
+
+Disposez-vous, ma fille; nous pouvons aller pleurer ailleurs.
+
+MARINA.
+
+Ah! dans tous les lieux.
+
+LE DOGE.
+
+Oui; mais en liberté, et non plus devant les yeux jaloux de ces espions
+de la grandeur. Signors, vous pouvez partir. Que voudriez-vous de plus?
+nous allons sortir. Craignez-vous que nous n'emportions avec nous le
+palais? Ces murs, dix fois aussi vieux que moi, et je le suis pourtant
+assez, vous ont servis comme je vous ai servis moi-même; eux et moi nous
+pourrions même vous rappeler quelques souvenirs: mais je ne les conjure
+pas de vous écraser, comme autrefois les colonnes du temple de Dagon se
+détachèrent sur l'Israélite et les Philistins ses ennemis! Le pouvoir de
+les ébranler appartiendrait, je pense, à une malédiction comme la
+mienne, provoquée par des êtres tels que vous; mais je ne maudis point.
+Adieu! généreux signors! puisse le Doge suivant être meilleur que le
+Doge actuel!
+
+LORÉDANO.
+
+Le Doge _actuel_ est Pascal Malipiero.
+
+LE DOGE.
+
+Non, tant que je n'ai pas franchi le seuil de ces portes.
+
+LORÉDANO.
+
+La grande cloche de Saint-Marc doit bientôt retentir pour son
+inauguration.
+
+LE DOGE.
+
+Ciel et terre! vous oserez donner ce signal de mort, et je vivrai pour
+l'entendre!--moi, le premier Doge qui l'aura jamais entendu pour son
+successeur! Plus heureux cent fois mon coupable prédécesseur, le fier
+Marino Faliero:--cette insulte du moins lui fut épargnée.
+
+LORÉDANO.
+
+Eh quoi! regretteriez-vous un traître?
+
+LE DOGE.
+
+Non;--mais j'envie le sort d'un mort.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Monseigneur, si vous êtes décidé à quitter aussi brusquement le palais
+ducal, retirez-vous du moins par l'escalier particulier qui conduit sur
+les bords du canal.
+
+LE DOGE.
+
+Non. Je descendrai les escaliers par lesquels j'arrivai autrefois à la
+souveraineté:--l'escalier du Géant, au sommet duquel je reçus
+l'investiture de Doge. Mes services me l'avaient fait gravir, les
+odieuses pratiques de mes ennemis vont m'en faire descendre. C'est là
+que je fus installé, il y a trente-cinq ans, et que je traversai les
+appartemens que je ne devais plus craindre de quitter, si ce n'est comme
+cadavre,--cadavre luttant peut-être pour les protéger encore,--mais non
+chassé honteusement par mes propres concitoyens. Allons, cependant; mon
+fils et moi nous en sortirons ensemble,--lui pour sa dernière demeure,
+moi pour la demander au ciel.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Quoi! en public?
+
+LE DOGE.
+
+Je fus élu publiquement, je veux être déposé de même. Marina! es-tu
+prête?
+
+MARINA.
+
+Voici mon bras.
+
+LE DOGE.
+
+Oui, mon bâton de vieillesse! Grâce à ce soutien, je puis partir.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Cela ne peut être:--le peuple vous verrait.
+
+LE DOGE.
+
+Le peuple!--il n'y a pas ici de peuple; vous le savez: autrement vous
+n'auriez pas osé insulter ainsi lui et moi. Il est peut-être une
+_populace_ dont l'aspect vous fera rougir; mais ne craignez pas qu'elle
+ose murmurer ou vous maudire, si ce n'est du fond du coeur, et par leurs
+muets regards.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Vous parlez ainsi par emportement, autrement--
+
+LE DOGE.
+
+Vous avez raison. J'ai parlé plus que je n'en ai l'habitude; c'est un
+faible qui n'est pas le mien, et qui vous excuse le mieux, en ce qu'il
+semble indiquer que les années affaiblissent ma raison. Adieu!
+seigneurs.
+
+BARBARIGO.
+
+Vous ne vous éloignerez pas sans une escorte convenable à votre rang
+passé et actuel. Nous accompagnerons le Doge, avec le respect qui lui
+est dû, jusqu'à son palais particulier. N'est-ce pas là votre avis, mes
+collègues?
+
+PLUSIEURS VOIX.
+
+Oui, oui.
+
+LE DOGE.
+
+Vous ne marcherez pas du moins à ma suite. J'entrai ici souverain;--je
+sortirai par les mêmes portes, mais comme citoyen. Toutes ces vaines
+cérémonies sont autant de lâches insultes qui ne font qu'ulcérer le coeur
+davantage, et lui offrir, au lieu d'antidote, de nouveaux poisons. La
+pompe est faite pour les princes;--je ne le suis pas!--il est faux même
+que je sois quelque chose avant de franchir ces portes.--Ah!
+
+LORÉDANO.
+
+Écoutez!
+
+(On entend sonner la grande cloche de Saint-Marc.)
+
+BARBARIGO.
+
+La cloche!
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Oui, de Saint-Marc, qui s'ébranle pour l'élection de Malipiero.
+
+LE DOGE.
+
+Je reconnais le son! je l'entendis une fois, une fois seulement, et il y
+a de cela trente-cinq années. Dès-lors j'avais cessé d'être jeune.
+
+BARBARIGO.
+
+Asseyez-vous, monseigneur! vous tremblez.
+
+LE DOGE.
+
+C'est le signal de mes funérailles! Mon coeur souffre horriblement.
+
+BARBARIGO.
+
+Asseyez-vous, je vous prie.
+
+LE DOGE.
+
+Non; mon siége était jusqu'à présent un trône. Marina! allons.
+
+MARINA.
+
+Oui, le plus promptement possible.
+
+LE DOGE. Il fait quelques pas, puis s'arrête.
+
+Je sens une soif dévorante.--Qui m'apportera un peu d'eau?
+
+BARBARIGO.
+
+Moi--
+
+MARINA.
+
+Moi--
+
+LORÉDANO.
+
+Moi--
+
+(Le Doge prend un gobelet de la main de Lorédano.)
+
+LE DOGE.
+
+Je le reçois de vous, Lorédano, de la main la plus digne de m'assister à
+une pareille heure.
+
+LORÉDANO.
+
+Par quel motif?
+
+LE DOGE.
+
+Il est dit que le cristal de Venise a pour les poisons une telle
+antipathie, qu'il vient à se briser dès qu'on y dépose le moindre venin.
+Cependant vous portez ce gobelet, il n'éclate pas.
+
+LORÉDANO.
+
+Eh bien?
+
+LE DOGE.
+
+Le cristal est donc faux ou vous êtes loyal. Pour moi, je ne crois l'un
+ni l'autre; c'est une légende mensongère.
+
+MARINA.
+
+Vous parlez beaucoup; mieux vaudrait vous asseoir, et ne pas encore
+partir. Ô ciel! vos regards ressemblent aux derniers de mon mari!
+
+BARBARIGO.
+
+Il tombe!--supportez-le!--Un siége!
+
+LE DOGE.
+
+La cloche sonne!--Laissez-moi!--ma tête est en feu!
+
+BARBARIGO.
+
+Appuyez-vous sur nous, je vous en conjure.
+
+LE DOGE.
+
+Non! un souverain doit mourir debout. Soutenez-moi, ma pauvre
+fille!--Ah! _cette cloche_!
+
+(Le Doge retombe et meurt.)
+
+MARINA.
+
+Mon Dieu! mon Dieu!
+
+BARBARIGO, à Lorédano.
+
+Contemplez votre ouvrage; il est complet.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+N'a-t-on aucun secours? Appelez à l'aide.
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+Il n'y a plus d'espérance.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+S'il en est ainsi, qu'au moins ses obsèques soient dignes de son nom, de
+sa patrie, de son rang, de son dévouement aux devoirs que lui imposait
+la république, tant que son âge lui permettait de s'y livrer. Mes
+collègues, parlez; n'êtes-vous pas de cet avis?
+
+BARBARIGO.
+
+Il n'a pas eu le malheur de mourir sujet aux lieux où il avait régné: il
+faut donc que ses funérailles soient celles d'un prince.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Ainsi on nous approuve?
+
+TOUS, à l'exception de Lorédano, répondent:
+
+Oui.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+La paix du ciel soit avec lui.
+
+MARINA.
+
+Veuillez m'excuser, signors; c'est une raillerie. Ne plaisantez pas
+davantage avec ces tristes restes, qui, lorsqu'ils étaient le séjour
+d'une ame (une ame sur laquelle vous avez exercé tout votre empire),
+furent par vous insultés avec une rage aussi glorieuse pour vous que sa
+vertu l'était pour lui; vous avez banni Foscari de son palais, vous
+l'avez arraché impitoyablement de son trône; et maintenant, quand il ne
+peut plus apprécier vos marques de respect, quand il ne voudrait plus
+les accepter s'il voulait encore quelque chose, vous préparez, signors,
+une pompe vaine et superflue, pour honorer la mémoire de celui que vous
+avez foulé aux pieds. De royales funérailles n'ajouteraient rien à son
+honneur, et ne pourraient que mieux faire ressortir votre crime.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Madame, nous ne changeons pas aussi promptement de projet.
+
+MARINA.
+
+Je le sais, du moins quand il s'agit de torturer les vivans; mais je
+pensais que les morts n'étaient plus sous votre empire, et qu'ils
+étaient confiés à des êtres supérieurs, dont l'office, il faut l'avouer,
+ressemble beaucoup à celui que vous exercez sur la terre. Laissez-le à
+mes soins; vous me l'auriez abandonné si vous n'eussiez porté le dernier
+coup à ce vieillard infortuné: c'est mon dernier devoir, et, dans mon
+malheur, il peut m'offrir une sorte de consolation. Le désespoir est
+fantastique, il recherche les images de mort et l'appareil des
+funérailles.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Prétendez-vous encore à cet office?
+
+MARINA.
+
+Oui, seigneur, j'y prétends. Sa fortune, il est vrai, fut dissipée au
+service de l'état; mais il me reste mon douaire, et je le consacre à ses
+obsèques et à celles de--(Elle s'arrête agitée.)
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Gardez-le plutôt pour vos enfans.
+
+MARINA.
+
+Oui; en effet, ils sont orphelins: je vous remercie.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Quant à votre requête, nous ne pouvons y souscrire. Ces restes seront
+exposés avec la pompe accoutumée; ils seront accompagnés à leur dernier
+gîte par le nouveau Doge, non pas revêtu des insignes de sa dignité mais
+de la simple robe des sénateurs.
+
+MARINA.
+
+L'on m'a cité des meurtriers qui avaient enterré leurs victimes; mais
+jusqu'à présent je n'avais jamais entendu parler d'une apparence
+hypocrite de splendeur semblable à celle que les assassins de Faliero
+veulent préparer. L'on m'a cité des veuves en larmes,--hélas! j'en ai
+versé quelques-unes,--et toujours grâce à vous! L'on m'a cité des
+héritiers à la tête du deuil;--et sans doute, n'en ayant pas laissé au
+défunt, vous prétendez aujourd'hui en remplir le rôle. Fort bien,
+seigneurs; votre volonté sera faite, comme un jour, je l'espère, le sera
+la volonté du ciel!
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Songez-vous, madame, à qui vous parlez, et tout le danger d'un pareil
+discours?
+
+MARINA.
+
+Quant au premier point, je le connais mieux, et quant au dernier, aussi
+bien que vous-mêmes; je puis les envisager. Souhaitez-vous quelques
+funérailles de plus?
+
+BARBARIGO.
+
+Ne relevez pas ces expressions passionnées; sa position doit lui servir
+d'excuse.
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Nous n'en tiendrons donc pas compte.
+
+BARBARIGO, à Lorédano qui trace quelques mots sur ses tablettes.
+
+Qu'écrivez-vous donc là avec tant d'empressement?
+
+LORÉDANO, montrant du doigt le corps du Doge.
+
+Qu'_il_ m'a payé[4].
+
+[Note 4: _L'ha pagata_, fait historique. Voyez l'_Histoire de Venise_,
+par Pierre Daru, page 411, vol. II.]
+
+LE CHEF DES DIX.
+
+Quelle dette vous devait-il?
+
+LORÉDANO.
+
+Une dette ancienne et juste; la dette de la nature et la _mienne_.
+
+(La toile tombe.)
+
+FIN DES DEUX FOSCARI.
+
+
+
+
+APPENDICE.
+
+EXTRAIT
+DE L'HISTOIRE DE LA RÉPUBLIQUE DE VENISE,
+PAR P. DARU, DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE.
+
+
+Depuis trente ans, la république n'avait pas déposé les armes. Elle
+avait acquis les provinces de Brescia, de Bergame, de Crême, et la
+principauté de Ravenne.
+
+Mais ces guerres continuelles faisaient beaucoup de malheureux et de
+mécontens. Le Doge François Foscari, à qui on ne pouvait pardonner d'en
+avoir été le promoteur, manifesta une seconde fois, en 1442, et
+probablement avec plus de sincérité que la première, l'intention
+d'abdiquer sa dignité. Le conseil s'y refusa encore. On avait exigé de
+lui le serment de ne plus quitter le dogat. Il était déjà avancé dans la
+vieillesse, conservant toujours beaucoup de force de tête et de
+caractère, et jouissant de la gloire d'avoir vu la république étendre au
+loin les limites de ses domaines pendant son administration.
+
+Au milieu de ses prospérités, de grands chagrins vinrent mettre à
+l'épreuve la fermeté de son ame.
+
+Son fils, Jacques Foscari, fut accusé, en 1445 d'avoir reçu des présens
+de quelques princes ou seigneurs étrangers, notamment, disait-on, du duc
+de Milan, Philippe Visconti. C'était non-seulement une bassesse, mais
+une infraction des lois positives de la république.
+
+Le conseil des Dix traita cette affaire comme s'il se fût agi d'un délit
+commis par un particulier obscur. L'accusé fut amené devant ses juges,
+devant le Doge, qui ne crut pas pouvoir s'abstenir de présider le
+tribunal. Là, il fut interrogé, appliqué à la question[5], déclaré
+coupable; et il entendit, de la bouche de son père, l'arrêt qui le
+condamnait au bannissement perpétuel, et le reléguait à Naples de
+Romanie, pour y finir ses jours.
+
+[Note 5: _E datagli la corda per avere da lui la verita; chiamato il
+consiglio de' Dieci colla giunta, nel quale fù messer lo Doge, fù
+sentenziato_. (Marin Sanuto, _Vite de' Duchi, F. Foscari_.)]
+
+Embarqué sur une galère pour se rendre au lieu de son exil, il tomba
+malade à Trieste. Les sollicitations du Doge obtinrent, non sans
+difficulté, qu'on lui assignât une autre résidence. Enfin le conseil des
+Dix lui permit de se retirer à Trévise, en lui imposant l'obligation d'y
+rester sous peine de mort, et de se présenter tous les jours devant le
+gouverneur.
+
+Il y était depuis cinq ans, lorsqu'un des chefs du conseil des Dix fut
+assassiné. Les soupçons se portèrent sur lui: un de ses domestiques
+qu'on avait vu à Venise fut arrêté et subit la torture. Les bourreaux ne
+purent lui arracher aucun aveu. Ce terrible tribunal se fit amener son
+maître, le soumit aux mêmes épreuves; il résista à tous les tourmens, ne
+cessant d'attester son innocence[6]. Mais on ne vit dans cette constance
+que de l'obstination; de ce qu'il taisait le fait, on conclut que ce
+fait existait: on attribua sa fermeté à la magie, et on le relégua à la
+Canée. De cette terre lointaine, le banni, digne alors de quelque pitié,
+ne cessait d'écrire à son père, à ses amis, pour obtenir quelque
+adoucissement à sa déportation. N'obtenant rien, et sachant que la
+terreur qu'inspirait le conseil des Dix ne lui permettait pas d'espérer
+de trouver dans Venise une seule voix qui s'élevât en sa faveur, il fit
+une lettre pour le nouveau duc de Milan, par laquelle, au nom des bons
+offices que Sforce avait reçus du chef de la république, il implorait
+son intervention en faveur d'un innocent, du fils du Doge.
+
+[Note 6: _E fù tormentato nè mai confessò cosa alcuna, pure parve al
+consiglio de' Dieci di confinarlo in vita alla Canea_. (Ibid.) Voici le
+texte du jugement: _«Cùm Jacobus Foscari, per occasioneni percussionis
+et mortis Hermolai Donati, fuit retentus et examinatus, et propter
+significationes, testificationes, et scripturas quoe habentur contra eum,
+clare apparet ipsum esse reum criminis proedicti; sed propter
+incantationes et verba quoe sibi reperta sunt, de quibus exsistit indicia
+manifesta, videtur, propter obstinatam mentem suam, non esse possibile
+extrahere ab ipso illam veritatem, quoe clara est per scripturas et per
+testificationes, quoniam in fune aliquam nec vocem, nec gemitum, sed
+solum intra dentes voces ipse videtur et auditur infra se loqui_,
+etc.... _Tamen non est standum in istis terminis, propter honorem status
+nostri et pro multis respectibus, proesertìm quòd regimen nostrum
+occupatur in hac re, et qui interdictum est ampliùs progredere; vadit
+pars quòd dictus Jacobus Foscari, propter ea quoe habentur de illo,
+mittatur in confinium in civitate Caneoe_, etc.» Notice sur le procès de
+Jacques Foscari, dans un volume intitulé, _Raccolta di memorie storiche
+e annedote, per formar la Storia dell' eccellentissimo consiglio de'
+Dieci dalla sua prima istituzione sino a' giorni nostri, con le diverse
+variazioni e riforme nelle varie epoche successe_. (Archives de
+Venise.)]
+
+Cette lettre, selon quelques historiens, fut confiée à un marchand qui
+avait promis de la faire parvenir au duc, mais qui, trop averti de ce
+qu'il avait à craindre en se rendant l'intermédiaire d'une pareille
+correspondance, se hâta, en débarquant à Venise, de la remettre au chef
+du tribunal. Une autre version, qui paraît plus sûre, rapporte que la
+lettre fut surprise par un espion, attaché aux pas de l'exilé[7].
+
+[Note 7: La notice citée ci-dessus, qui rapporte les actes de cette
+procédure.]
+
+Ce fut un nouveau délit dont on eut à punir Jacques Foscari. Réclamer la
+protection d'un prince étranger était un crime dans un sujet de la
+république. Une galère partit sur-le-champ pour l'amener dans les
+prisons de Venise. À son arrivée, il fut soumis à l'estrapade[8].
+C'était une singulière destinée pour le citoyen d'une république et pour
+le fils d'un prince, d'être trois fois dans sa vie appliqué à la
+question. Cette fois la torture était d'autant plus odieuse, qu'elle
+n'avait point d'objet, le fait qu'on avait à lui reprocher étant
+incontestable.
+
+[Note 8: _Ebbe prima par sapere la verità trenta squassi di corda_.
+(Marin Sanuto, _Vite de' Duchi, F. Foscari_.)]
+
+Quand on demanda à l'accusé, dans les intervalles que les bourreaux lui
+accordaient, pourquoi il avait écrit la lettre qu'on lui produisait, il
+répondit que c'était précisément parce qu'il ne doutait pas qu'elle ne
+tombât entre les mains du tribunal, que toute autre voie lui avait été
+fermée pour faire parvenir ses réclamations, qu'il s'attendait bien
+qu'on le ferait amener à Venise, mais qu'il avait tout risqué pour avoir
+la consolation de voir sa femme, son père et sa mère encore une fois.
+
+Sur cette naïve déclaration, on confirma sa sentence d'exil; mais on
+l'aggrava, en ajoutant qu'il serait retenu en prison pendant un an.
+Cette rigueur dont on usait envers un malheureux, était sans doute
+odieuse; mais cette politique, qui défendait à tous les citoyens de
+faire intervenir des étrangers dans les affaires intérieures de la
+république, était sage. Elle était chez eux une maxime de gouvernement
+et une maxime inflexible. L'historien Paul Morosini[9] a conté que
+l'empereur Frédéric III, pendant qu'il était l'hôte des Vénitiens,
+demanda, comme une faveur particulière, l'admission d'un citoyen dans le
+grand conseil, et la grâce d'un ancien gouverneur de Candie; gendre du
+Doge, et banni par sa mauvaise administration, sans pouvoir obtenir ni
+l'une ni l'autre.
+
+[Note 9: _Historia di Venezia_, lib. 23.]
+
+Cependant on ne put refuser au condamné la permission de voir sa femme,
+ses enfans, ses parens, qu'il allait quitter pour toujours. Cette
+dernière entrevue même fut accompagnée de cruauté, par la sévère
+circonspection qui retenait les épanchemens de la douleur paternelle et
+conjugale. Ce ne fut point dans l'intérieur de leur appartement, ce fut
+dans une des grandes salles du palais, qu'une femme, accompagnée de ses
+quatre fils, vint faire les derniers adieux à son mari; qu'un père
+octogénaire, et la dogaresse accablée d'infirmités, jouirent un moment
+de la triste consolation de mêler leurs larmes à celles de leur exilé.
+Il se jeta à leurs genoux en leur tendant des mains disloquées par la
+torture, pour les supplier de solliciter quelque adoucissement à la
+sentence qui venait d'être prononcée contre lui. Son père eut le courage
+de lui répondre: «Non, mon fils, respectez votre arrêt, et obéissez sans
+murmure à la seigneurie[10].» À ces mots, il se sépara de l'infortuné,
+qui fut sur-le-champ embarqué pour Candie.
+
+[Note 10: Marin Sanuto, dans sa Chronique, _Vite de' Duchi_, se sert
+ici, sans en avoir eu l'intention, d'une expression assez énergique:
+«_Il Doge era vecchio, in decrepita eta, et camminava con una mazzetta:
+É quando gli ando parlogli molto constantemente che parea che non fosse
+suo figliuolo, licet fosse figliuolo unico, e Jacopo disse, Messer
+padre, vi prego che procuriate per me, acciocchè io torni a casa mia. Il
+Doge disse: Jacopo, va e obbedisci a quello che vuole la terra, e non
+cercar più oltre_.»]
+
+L'antiquité vit avec autant d'horreur que d'admiration un père
+condamnant ses fils évidemment coupables. Elle hésita pour qualifier de
+vertu sublime ou de férocité cet effort qui paraît au-dessus de la
+nature humaine[11]; mais ici, où la première faute n'était qu'une
+faiblesse, où la seconde n'était pas prouvée, où la troisième n'avait
+rien de criminel, comment concevoir la constance d'un père qui voit
+torturer trois fois son fils unique, qui l'entend condamner sans
+preuves, et qui n'éclate pas en plaintes; qui ne l'aborde que pour lui
+montrer un visage plus austère qu'attendri, et qui, au moment de s'en
+séparer pour jamais, lui interdit les murmures et jusqu'à l'espérance?
+Comment expliquer une si cruelle circonspection, si ce n'est en avouant,
+à notre honte, que la tyrannie peut obtenir de l'espèce humaine les
+mêmes efforts que la vertu? La servitude aurait-elle son héroïsme comme
+la liberté?
+
+[Note 11: «Cela fut un acte que l'on ne sçaurait ni suffisament louer,
+ny assez blasmer: car, ou c'estait une excellence de vertu qui rendait
+ainsi son coeur impassible, ou une violence de passion qui le rendait
+insensible; dont ne l'une ne l'autre n'est chose petite, ains surpassant
+l'ordinaire d'humaine nature, et tenant ou de la divinité ou de la
+bestialité. Mais il est plus raisonnable que le jugement des hommes
+s'accorde à sa gloire, que la faiblesse des jugeants fasse descroire sa
+vertu. Mais pour lors'quand il se fut retiré, tout le monde demoura sur
+la place; comme transy d'horreur et de frayeur par un long temps sans
+mot dire, pour avoir veu ce qui avait été fait.»
+
+(PLUTARQUE, _Valérius Publicola_.)]
+
+Quelque tems après ce jugement, on découvrit le véritable auteur de
+l'assassinat dont Jacques Foscari portait la peine; mais il n'était plus
+tems de réparer cette atroce injustice, le malheureux était mort dans sa
+prison.
+
+Il me reste à raconter les suites des malheurs du père. L'histoire les
+attribue à l'impatience qu'avaient ses ennemis et ses rivaux de voir
+vaquer sa place. Elle accuse formellement Jacques Lorédan, l'un des
+chefs du conseil des Dix, de s'être livré contre ce vieillard aux
+conseils d'une haine héréditaire, et qui depuis long-tems divisait leurs
+maisons[12].
+
+[Note 12: Je suis principalement dans ce récit une relation manuscrite
+de la déposition de François Foscari, qui est dans le volume intitulé,
+_Raccolta di memorie storiche e annedote, per formar la Storia dell'
+eccellentissimo consiglio de' Dieci_. (Archives de Venise.)]
+
+François Foscari avait essayé de la faire cesser, en offrant sa fille à
+l'illustre amiral P. Lorédano, pour un de ses fils. L'alliance avait été
+rejetée, et l'inimitié s'en était accrue. Dans tous les conseils, dans
+toutes les affaires, le Doge trouvait toujours les Lorédano prêts à
+combattre ses propositions ou ses intérêts. Il lui échappa un jour de
+dire qu'il ne se croirait réellement prince que lorsque Pierre Lorédano
+aurait cessé de vivre. Cet amiral mourut quelque tems après d'une
+incommodité assez prompte qu'on ne put expliquer. Il n'en fallut pas
+davantage aux malveillans pour insinuer que François Foscari, ayant
+désiré cette mort, pouvait bien l'avoir hâtée.
+
+Ces bruits s'accréditèrent encore lorsqu'on vit aussi mourir subitement
+Marc Lorédan, frère de Pierre, et cela dans le moment où, en sa qualité
+d'avogador, il instruisait un procès contre André Donato, gendre du
+Doge, accusé de péculat. On écrivit sur la tombe de l'amiral, qu'il
+avait été enlevé à la patrie par le poison.
+
+Il n'y avait aucune preuve, aucun indice contre François Foscari, aucune
+raison même de le soupçonner. Quand sa vie entière n'aurait pas démenti
+une imputation aussi odieuse, il savait que son rang ne lui promettait
+ni l'impunité ni même l'indulgence. La mort tragique de l'un de ses
+prédécesseurs l'en avertissait, et il n'avait que trop d'exemples
+domestiques du soin que le conseil des Dix prenait d'humilier le chef de
+la république.
+
+Cependant Jacques Lorédan, fils de Pierre, croyait ou feignait de croire
+avoir à venger les pertes de sa famille[13]. Dans ses livres de comptes
+(car il faisait le commerce, comme à cette époque presque tous les
+patriciens), il avait inscrit de sa propre main le Doge au nombre de ses
+débiteurs, «pour la mort, y était-il dit, de mon père et de mon
+oncle[14]». De l'autre côté du registre, il avait laissé une page en
+blanc, pour y faire mention du recouvrement de cette dette; et en effet,
+après la perte du Doge, il écrivit sur son registre: «Il me l'a payée,
+_l'ha pagata_.»
+
+[Note 13: _Hasce tamen injurias, quamvis imaginarias, non tam ad animum
+revocaverat Jacobus Lauredanus defunctorum nepos, quam in abecedarium
+vindictam opportunam_.
+
+(PALAZZI, _Fasti ducales_.)]
+
+[Note 14: Note ci-contre, et l'histoire vénitienne de Vianolo.]
+
+Jacques Lorédan fut élu membre du conseil des Dix, en devint un des
+trois chefs, et se promit bien de profiter de cette occasion pour
+accomplir la vengeance qu'il méditait.
+
+Le Doge, en sortant de la terrible épreuve qu'il venait de subir pendant
+le procès de son fils, s'était retiré au fond de son palais; incapable
+de se livrer aux affaires, consumé de chagrins, accablé de vieillesse,
+il ne se montrait plus en public, ni même dans les conseils. Cette
+retraite, si facile à expliquer dans un vieillard octogénaire si
+malheureux, déplut aux décemvirs, qui voulurent y voir un murmure contre
+leurs arrêts.
+
+Lorédan commença par se plaindre devant ses collègues du tort que les
+infirmités du Doge, son absence dans le conseil, apportaient à
+l'expédition des affaires; il finit par hasarder, et réussit à faire la
+proposition de le déposer. Ce n'était pas la première fois que Venise
+avait pour prince un homme dans la caducité; l'usage et les lois y
+avaient pourvu: dans ces circonstances, le Doge était suppléé par le
+plus ancien du conseil. Ici, cela ne suffisait pas aux ennemis de
+Foscari. Pour donner plus de solennité à la délibération, le conseil des
+Dix demanda une adjonction de vingt-cinq sénateurs; mais comme on n'en
+énonçait pas l'objet, et que le grand conseil était loin de le
+soupçonner, il se trouva que Marc Foscari, frère du Doge, leur fut donné
+pour l'un des adjoints. Au lieu de l'admettre à la délibération, on
+enferma ce sénateur dans une chambre séparée, et on lui fit jurer de ne
+jamais parler de cette exclusion qu'il éprouvait, en lui déclarant qu'il
+y allait de sa vie; ce qui n'empêcha pas qu'on n'inscrivit son nom au
+bas du décret, comme s'il y eût pris part[15].
+
+[Note 15: Il faut cependant remarquer que, dans la notice où l'on
+raconte ce fait, la délibération est rapportée, que les vingt-cinq
+adjoints y sont nommés, et que le nom de Marc Foscari ne s'y trouve
+pas.]
+
+Quand on en vint à la délibération, Lorédan la provoqua en ces
+termes[16]: «Si l'utilité publique doit imposer silence à tous les
+intérêts privés, je ne doute pas que nous ne prenions aujourd'hui une
+mesure que la patrie réclame, que nous lui devons. Les états ne peuvent
+se maintenir dans un ordre de choses immuable: vous n'avez qu'à voir
+comme le nôtre est changé, et combien il le serait davantage s'il n'y
+avait une autorité assez ferme pour y porter remède. J'ai honte de vous
+faire remarquer la confusion qui règne dans les conseils, le désordre
+des délibérations, l'encombrement des affaires, et la légèreté avec
+laquelle les plus importantes sont décidées; la licence de notre
+jeunesse, le peu d'assiduité des magistrats, l'introduction de
+nouveautés dangereuses. Quel est l'effet de ces désordres? de
+compromettre notre considération. Quelle en est la cause? l'absence d'un
+chef capable de modérer les uns, de diriger les autres, de donner
+l'exemple à tous, et de maintenir la force des lois.
+
+[Note 16: Cette harangue se lit dans la notice citée ci-dessus.]
+
+«Où est le tems où nos décrets étaient aussitôt exécutés que rendus; où
+François Carrare se trouvait investi dans Padoue, avant de pouvoir être
+seulement informé que nous voulions lui faire la guerre? Nous avons vu
+tout le contraire dans la dernière guerre contre le duc de Milan.
+Malheureuse la république qui est sans chef!
+
+«Je ne vous rappelle pas tous ces inconvéniens et leurs suites
+déplorables pour vous affliger, pour vous effrayer; mais pour vous faire
+souvenir que vous êtes les maîtres, les conservateurs de cet état fondé
+par vos pères, et de la liberté que nous devons à leurs travaux, à leurs
+institutions. Ici, le mal indique le remède. Nous n'avons point de chef,
+il nous en faut un. Notre prince est notre ouvrage, nous avons donc le
+droit de juger son mérite quand il s'agit de l'élire, et son incapacité
+quand elle se manifeste. J'ajouterai que le peuple, encore bien qu'il
+n'ait pas le droit de prononcer sur les actions de ses maîtres,
+apprendra ce changement avec transport. C'est la Providence, je n'en
+doute pas, qui lui inspire elle-même ces dispositions, pour vous avertir
+que la république réclame cette résolution, et que le sort de l'état est
+en vos mains.»
+
+Ce discours n'éprouva que de timides contradictions; cependant la
+délibération dura huit jours. L'assemblée, ne se jugeant pas aussi sûre
+de l'approbation universelle que l'orateur voulait le lui faire croire,
+désirait que le Doge donnât lui-même sa démission. Il l'avait déjà
+proposée deux fois, et on n'avait pas voulu l'accepter.
+
+Aucune loi ne portait que le prince fût révocable: il était au contraire
+à vie; et les exemples qu'on pouvait citer de plusieurs Doges déposés
+prouvaient que de telles révolutions avaient été le résultat d'un
+mouvement populaire.
+
+Mais, d'ailleurs, si le Doge pouvait être déposé, ce n'était pas
+assurément par un tribunal composé d'un petit nombre de membres,
+institué pour punir les crimes, et nullement investi du droit de
+révoquer ce que le corps souverain de l'état avait fait.
+
+Cependant le tribunal arrêta que les six conseillers de la seigneurie,
+et les chefs du conseil des Dix, se transporteraient auprès du Doge,
+pour lui signifier que l'excellentissime conseil avait jugé convenable
+qu'il abdiquât une dignité dont son âge ne lui permettait plus de
+remplir les fonctions. On lui donnait 1500 ducats d'or pour son
+entretien, et vingt-quatre heures pour se décider[17].
+
+Foscari répondit sur-le-champ avec beaucoup de gravité, que deux fois il
+avait voulu se démettre de sa charge; qu'au lieu de le lui permettre, on
+avait exigé de lui le serment de ne plus réitérer cette demande; que la
+Providence avait prolongé ses jours pour l'éprouver et pour l'affliger,
+et que cependant on n'était pas en droit de reprocher sa longue vie à un
+homme qui avait employé quatre-vingt-quatre ans au service de la
+république; qu'il était prêt encore à lui sacrifier sa vie; mais que,
+pour sa dignité, il la tenait de la république entière, et qu'il se
+réservait de répondre sur ce sujet quand la volonté générale serait
+légalement manifestée.
+
+Le lendemain, à l'heure indiquée, les conseillers et les chefs des Dix
+se présentèrent. Il ne voulut pas leur donner d'autre réponse. Le
+conseil s'assembla sur-le-champ, lui envoya demander encore une fois sa
+résolution, séance tenante; et, la réponse ayant été la même, on
+prononça que le Doge était relevé de son serment et déposé de sa
+dignité; on lui assignait une pension de 1500 ducats d'or, en lui
+enjoignant de sortir du palais dans huit jours, sous peine de voir tous
+ses biens confisqués[18].
+
+[Note 17: Ce décret est rapporté textuellement dans la notice.]
+
+[Note 18: La notice rapporte aussi ce décret.]
+
+Le lendemain, ce décret fut porté au Doge, et ce fut Jacques Lorédan qui
+eut la cruelle joie de le lui présenter. Il répondit: «Si j'avais pu
+prévoir que ma vieillesse fût préjudiciable à l'état, le chef de la
+république ne se serait pas montré assez ingrat pour préférer sa dignité
+à la patrie; mais cette vie lui ayant été utile pendant tant d'années,
+je voulais lui en consacrer jusqu'au dernier moment. Le décret est
+rendu, je m'y conformerai.» Après avoir parlé ainsi, il se dépouilla des
+marques de sa dignité, remit l'anneau ducal, qui fut brisé en sa
+présence; et dès le jour suivant, il quitta ce palais, qu'il avait
+habité pendant trente-cinq ans, accompagné de son frère, de ses parens
+et de ses amis. Un secrétaire qui se trouva sur le perron, l'invita à
+descendre par un escalier dérobé, afin d'éviter la foule du peuple, qui
+s'était rassemblé dans les cours; mais il s'y refusa, disant qu'il
+voulait descendre par où il était monté; et quand il fut au bas de
+l'escalier des Géans, il se retourna, appuyé sur sa béquille, vers le
+palais, en proférant ces paroles: «Mes services m'y avaient appelé, la
+malice de mes ennemis m'en fait sortir.»
+
+La foule qui s'ouvrait sur son passage, et qui avait peut-être désiré sa
+mort, était émue de respect et d'attendrissement[19]. Rentré dans sa
+maison, il recommanda à sa famille d'oublier les injures de ses ennemis.
+Personne, dans les divers corps de l'état, ne se crut en droit de
+s'étonner qu'un prince inamovible eût été déposé sans qu'on lui
+reprochât rien; que l'état eût perdu son chef, à l'insu du sénat et du
+corps souverain lui-même. Le peuple seul laissa échapper quelques
+regrets: une proclamation du conseil des Dix prescrivit le silence le
+plus absolu sur cette affaire, sous peine de mort.
+
+[Note 19: On lit dans la notice ces propres mots: «_Se fosse stato in
+loro potere, volentieri lo avrebbero restituito_.»]
+
+Avant de donner un successeur à François Foscari, une nouvelle loi fut
+rendue, qui défendait au Doge d'ouvrir et de lire, autrement qu'en
+présence de ses conseillers, les dépêches des ambassadeurs de la
+république, et les lettres des princes étrangers[20].
+
+Les électeurs entrèrent au conclave, et nommèrent au dogat Pascal
+Malipior, le 30 octobre 1457. La cloche de Saint-Marc, qui annonçait à
+Venise son nouveau prince, vint frapper l'oreille de François Foscari;
+cette fois sa fermeté l'abandonna: il éprouva un tel saisissement, qu'il
+mourut le lendemain[21].
+
+[Note 20: _Hist. di Venezia, di Paolo Morosini_, lib. 24.]
+
+[Note 21: _Hist. di Pietro Justiniani_, lib. 8.]
+
+La république arrêta qu'on lui rendrait les mêmes honneurs funèbres que
+s'il fût mort dans l'exercice de sa dignité. Mais lorsqu'on se présenta
+pour enlever ses restes, sa veuve, qui de son nom était Marine Nani,
+déclara qu'elle ne le souffrirait point; qu'on ne devait pas traiter en
+prince, après sa mort, celui que, vivant, on avait dépouillé de la
+couronne; et que, puisqu'il avait consumé ses biens au service de
+l'état, elle saurait consacrer sa dot à lui faire rendre les derniers
+honneurs[22]. On ne tint aucun compte de cette résistance; et, malgré
+les protestations de l'ancienne dogaresse, le corps fut enlevé, revêtu
+des ornemens ducaux, exposé en public, et les obsèques furent célébrées
+avec la pompe accoutumée. Le nouveau Doge assista au convoi en robe de
+sénateur.
+
+La pitié qu'avait inspirée le malheur de ce vieillard, ne fut pas
+tout-à-fait stérile. Un an après, on osa dire que le conseil des Dix
+avait outrepassé ses pouvoirs; et il lui fut défendu, par une loi du
+grand conseil, de s'ingérer à l'avenir de juger le prince, à moins que
+ce ne fût pour cause de félonie[23].
+
+[Note 22: _Hist. d'Egnatio_, lib. 6, cap. 7.]
+
+[Note 23: Ce décret est du 25 octobre 1458. La notice le rapporte.]
+
+Un acte d'autorité tel que la déposition d'un Doge inamovible de sa
+nature aurait pu exciter un soulèvement général, ou au moins occasionner
+une division dans une république autrement constituée que Venise. Mais,
+depuis trois ans, il existait dans celle-ci une magistrature, ou plutôt
+une autorité, devant laquelle tout devait se taire.
+
+
+
+
+EXTRAIT
+DE L'HISTOIRE DES RÉPUBLIQUES DU MOYEN AGE,
+PAR J.C.L. SIMONDE DE SISMONDI, TOME X.
+
+
+Le Doge de Venise, qui avait prévu par ce traité une guerre non moins
+dangereuse que celle qu'il avait terminée presque en même tems par le
+traité de Lodi, était alors parvenu à une extrême vieillesse. François
+Foscari occupait cette première dignité de l'état dès le 13 avril 1423.
+Quoiqu'il fût déjà âgé de plus de cinquante-et-un ans à l'époque de son
+élection, il était cependant le plus jeune des quarante-et-un électeurs.
+Il avait eu beaucoup de peine à parvenir au rang qu'il convoitait, et
+son élection avait été conduite avec beaucoup d'adresse. Pendant
+plusieurs tours de scrutin ses amis les plus zélés s'étaient abstenus de
+lui donner leur suffrage, pour que les autres ne le considérassent pas
+comme un concurrent redoutable[24]. Le conseil des Dix craignait son
+crédit parmi la noblesse pauvre, parce qu'il avait cherché à se la
+rendre favorable, tandis qu'il était procurateur de Saint-Marc, en
+faisant employer plus de trente mille ducats à doter les jeunes filles
+de bonne maison, ou à établir de jeunes gentilshommes. On craignait
+encore sa nombreuse famille; car alors il était père de quatre enfans,
+et marié de nouveau; enfin on redoutait son ambition et son goût pour la
+guerre. L'opinion que ses adversaires s'étaient formée de lui fut
+vérifiée par les événemens; pendant trente-quatre ans que Foscari fut à
+la tête de la république, elle ne cessa point de combattre. Si les
+hostilités étaient suspendues durant quelques mois, c'était pour
+recommencer avec plus de vigueur. Ce fut l'époque où Venise étendit son
+empire sur Brescia, Bergame, Ravenne et Crême; où elle fonda sa
+domination de Lombardie, et parut sans cesse sur le point d'asservir
+toute cette province. Profond, courageux, inébranlable, Foscari
+communiqua aux conseils son propre caractère; et ses talens lui firent
+obtenir plus d'influence sur la république que n'avaient exercé la
+plupart de ses prédécesseurs. Mais si son ambition avait eu pour but
+l'agrandissement de sa famille, elle fut cruellement trompée: trois de
+ses fils moururent dans les huit années qui suivirent son élection; le
+quatrième, Jacob, par lequel la maison Foscari s'est perpétuée, fut
+victime de la jalousie du conseil des Dix, et empoisonna par ses
+malheurs les jours de son père[25].
+
+[Note 24: Marin Sanuto, _Vite de' Duchi di Venezia_, p. 967.]
+
+[Note 25: Marin Sanuto, page 968.]
+
+En effet, le conseil des Dix, redoublant de défiance envers le chef de
+l'état, lorsqu'il le voyait plus fort par ses talens et sa popularité,
+veillait sans cesse sur Foscari, pour le punir de son crédit et de sa
+gloire. Au mois de février 1445, Michel Bevilacqua, Florentin, exilé à
+Venise, accusa en secret Jacques Foscari, auprès des inquisiteurs
+d'état, d'avoir reçu du duc Philippe Visconti des présens d'argent et de
+joyaux, par les mains des gens de sa maison. Telle était l'odieuse
+procédure adoptée à Venise, que, sur cette accusation secrète, le fils
+du Doge, du représentant de la majesté de la république, fut mis à la
+torture. On lui arracha par l'estrapade l'aveu des charges portées
+contre lui; il fut relégué pour le reste de ses jours à Napoli de
+Romanie, avec obligation de se présenter tous les matins au commandant
+de la place[26]. Cependant le vaisseau qui le portait ayant touché à
+Trieste, Jacob, grièvement malade de la torture, et plus encore de
+l'humiliation qu'il avait éprouvée, demanda en grâce au conseil des Dix
+de n'être pas envoyé plus loin. Il obtint cette faveur, par une
+délibération du 28 décembre 1446; il fut rappelé à Trévise, et il eut la
+liberté d'habiter tout le Trévisan indifféremment[27].
+
+[Note 26: Marin Sanuto, p. 968.]
+
+[Note 27: _Ibid. Vite_, p. 1123.]
+
+Il vivait en paix à Trévise, et la fille de Léonard Contarini, qu'il
+avait épousée le 10 février 1441, était venue le joindre dans son exil,
+lorsque, le 5 novembre 1450, Almoro Donato, chef du conseil des Dix, fut
+assassiné. Les deux autres inquisiteurs d'état, Triadano Gritti et
+Antonio Venieri, portèrent leurs soupçons sur Jacob Foscari, parce qu'un
+domestique à lui, nommé Olivier, avait été vu ce soir-là même à Venise,
+et avait des premiers donné la nouvelle de cet assassinat. Olivier fut
+mis à la torture; mais il nia jusqu'à la fin, avec un courage
+inébranlable, le crime dont on l'accusait, quoique ses juges eussent la
+barbarie de lui faire donner jusqu'à quatre-vingts tours d'estrapade.
+Cependant, comme Jacob Foscari avait de puissans motifs d'inimitié
+contre le conseil des Dix qui l'avait condamné, et qui témoignait de la
+haine au Doge son père, on essaya de mettre à son tour Jacob à la
+torture, et l'on prolongea contre lui ces affreux tourmens, sans réussir
+à en tirer aucune confession. Malgré sa dénégation, le conseil des Dix
+le condamna à être transporté à la Canée, et accorda une récompense à
+son délateur. Mais les horribles douleurs que Jacob Foscari avait
+éprouvées, avaient troublé sa raison; ses persécuteurs, touchés de ce
+dernier malheur, permirent qu'on le ramenât à Venise le 26 mai 1451. Il
+embrassa son père, il puisa dans ses exhortations quelque courage et
+quelque calme, et il fut reconduit immédiatement à la Canée[28]. Sur ces
+entrefaites, Nicolas Erizzo, homme déjà noté pour un précédent crime,
+confessa, en mourant, que c'était lui qui avait tué Almoro Donato[29].
+
+[Note 28: Marin Sanuto, p. 1138.--M. Ant. Sabellico, Dec. III, lib. VI,
+fol. 187.]
+
+[Note 29: Marin Sanuto, p. 1139.]
+
+Le malheureux Doge, François Foscari, avait déjà cherché, à plusieurs
+reprises, à abdiquer une dignité si funeste à lui-même et à sa famille.
+Il lui semblait que, redescendu au rang de simple citoyen, comme il
+n'inspirerait plus de crainte ou de jalousie, on n'accablerait plus son
+fils par ces effroyables persécutions. Abattu par la mort de ses
+premiers enfans, il avait voulu, dès le 26 juin 1433, déposer une
+dignité durant l'exercice de laquelle sa patrie avait été tourmentée par
+la guerre, par la peste, et par des malheurs de tout genre[30]. Il
+renouvela cette proposition après les jugemens rendus contre son fils;
+mais le conseil des Dix le retenait forcément sur le trône, comme il
+retenait son fils dans les fers.
+
+[Note 30: _Ibid._, p. 1032.]
+
+En vain Jacob Foscari, obligé de se présenter chaque jour au gouverneur
+de la Canée, réclamait contre l'injustice de sa dernière sentence, sur
+laquelle la confession d'Erizzo ne laissait plus de doutes. En vain il
+demandait grâce au farouche conseil des Dix; il ne pouvait obtenir
+aucune réponse. Le désir de revoir son père et sa mère, arrivés tous
+deux au dernier terme de la vieillesse, le désir de revoir une patrie
+dont la cruauté ne méritait pas un si tendre amour, se changèrent en lui
+en une vraie fureur. Ne pouvant retourner à Venise pour y vivre libre,
+il voulut du moins y aller chercher un supplice. Il écrivit au duc de
+Milan, à la fin de mai 1456, pour implorer sa protection auprès du
+sénat: et sachant qu'une telle lettre serait considérée comme un crime,
+il l'exposa lui-même dans un lieu où il était sûr qu'elle serait saisie
+par les espions qui l'entouraient. En effet, la lettre étant déférée au
+conseil des Dix, on l'envoya chercher aussitôt, et il fut conduit à
+Venise le 19 juillet 1456[31].
+
+[Note 31: Marin Sanuto, p. 1162.]
+
+Jacob Foscari ne nia point sa lettre; il raconta en même tems dans quel
+but il l'avait écrite, et comment il l'avait fait tomber entre les mains
+de son délateur. Malgré ces aveux, Foscari fut remis à la torture, et on
+lui donna trente tours d'estrapade, pour voir s'il confirmerait ensuite
+ses dépositions. Quand on le détacha de la corde, on le trouva déchiré
+par ces horribles secousses. Les juges permirent alors à son père, à sa
+mère, à sa femme et à ses fils, d'aller le voir dans sa prison. Le vieux
+Foscari, appuyé sur un bâton, ne se traîna qu'avec peine dans la chambre
+où son fils unique était pansé de ses blessures. Ce fils demandait
+encore la grâce de mourir dans sa maison.--«Retourne à ton exil, mon
+fils, puisque ta patrie l'ordonne, lui dit le Doge, et soumets-toi à sa
+volonté.» Mais, en rentrant dans son palais, ce malheureux vieillard
+s'évanouit, épuisé par la violence qu'il s'était faite. Jacob devait
+encore passer une année en prison à la Canée, avant qu'on lui rendît la
+même liberté limitée à laquelle il était réduit avant cet événement;
+mais à peine fut-il débarqué sur cette terre d'exil, qu'il y mourut de
+douleur[32].
+
+[Note 32: _Ibid._, p. 1163.--Navagiero, _Storia Venez._, p. 1118.]
+
+Dès-lors, et pendant quinze mois, le vieux Doge, accablé d'années et de
+chagrins, ne recouvra plus la force de son corps ou celle de son ame; il
+n'assistait plus à aucun des conseils, et il ne pouvait plus remplir
+aucune des fonctions de sa dignité. Il était entré dans sa
+quatre-vingt-sixième année; et si le conseil des Dix avait été
+susceptible de quelque pitié, il aurait attendu en silence la fin, sans
+doute prochaine, d'une carrière marquée par tant de gloire et de
+malheurs. Mais le chef du conseil des Dix était alors Jacques Lorédano,
+fils de Marc, et neveu de Pierre, le grand amiral, qui, toute leur vie,
+avaient été ennemis acharnés du vieux Doge. Ils avaient transmis leur
+haine à leurs enfans, et cette vieille rancune n'était pas encore
+satisfaite[33]. A l'instigation de Lorédano, Jérôme Barbarigo,
+inquisiteur d'état, proposa au conseil des Dix, au mois d'octobre 1457,
+de soumettre Foscari à une nouvelle humiliation. Dès que ce magistrat ne
+pouvait plus remplir ses fonctions, Barbarigo demanda qu'on nommât un
+autre Doge. Le conseil, qui avait refusé par deux fois l'abdication de
+Foscari, parce que la constitution ne pouvait la permettre, hésita avant
+de se mettre en contradiction avec ses propres décrets. Les discussions
+dans le conseil et la junte se prolongèrent pendant huit jours, jusque
+fort avant dans la nuit. Cependant on fit entrer dans l'assemblée Marco
+Foscari, procurateur de Saint-Marc, et frère du Doge, pour qu'il fût lié
+par le redoutable serment du secret, et qu'il ne pût arrêter les menées
+de ses ennemis. Enfin, le conseil se rendit auprès du Doge, et lui
+demanda d'abdiquer volontairement un emploi qu'il ne pouvait plus
+exercer. «J'ai juré, répondit le vieillard, de remplir jusqu'à ma mort,
+selon mon honneur et ma conscience, les fonctions auxquelles ma patrie
+m'a appelé. Je ne puis me délier moi-même de mon serment; qu'un ordre
+des conseils dispose de moi, je m'y soumettrai, mais je ne le devancerai
+pas.» Alors une nouvelle délibération du conseil délia François Foscari
+de son serment ducal, lui assura une pension de 2,000 ducats pour le
+reste de sa vie, et lui ordonna d'évacuer en trois jours le palais, et
+de déposer les ornemens de sa dignité. Le Doge ayant remarqué parmi les
+conseillers qui lui portèrent cet ordre, un chef de la Quarantie, qu'il
+ne connaissait pas, demanda son nom: «Je suis le fils de Marco Memmo,»
+lui dit le conseiller. «Ah! ton père était mon ami,» lui dit le vieux
+Doge en soupirant. Il donna aussitôt des ordres pour qu'on transportât
+ses effets dans une maison à lui; et le lendemain, 23 octobre, on le
+vit, se soutenant à peine, et appuyé sur son vieux frère, redescendre
+ces mêmes escaliers sur lesquels, trente-quatre ans auparavant, on
+l'avait vu installé avec tant de pompe, et traverser ces mêmes salles où
+la république avait reçu ses sermens. Le peuple entier parut indigné de
+tant de dureté exercée contre un vieillard qu'il respectait et qu'il
+aimait; mais le conseil des Dix fit publier une défense de parler de
+cette révolution, sous peine d'être traduit devant les inquisiteurs
+d'état. Le 20 octobre, Pascal Malipieri, procurateur de Saint-Marc, fut
+élu pour successeur de Foscari; celui-ci n'eut pas néanmoins
+l'humiliation de vivre sujet là où il avait régné. En entendant le son
+des cloches qui sonnaient en actions de grâces pour cette élection, il
+mourut subitement d'une hémorragie causée par une veine qui s'éclata
+dans sa poitrine[34].
+
+[Note 33: Vettor Sandi, _Storia civile Venez._, pt. II, lib. VIII, p.
+715-717.]
+
+[Note 34: Marin Sanuto, _Vite de' Duchi di Venezia_, p.
+1164.--_Chronicon Eugubinum_, t. XXI, p. 992.--Cristoforo de Soldo,
+_Istoria Bresciana_, t. XXI, p. 891.--Novigero, _Storia Veneziana_, t.
+XXIII, p. 1120.--M.A. Sabellico, Dec. III, lib. VIII, f. 201.]
+
+«Le Doge, blessé de trouver constamment un contradicteur et un censeur
+si amer dans son frère, lui dit un jour en plein conseil: «Messire
+Augustin, vous faites tout votre possible pour hâter ma mort: vous vous
+flattez de me succéder; mais si les autres vous connaissent aussi bien
+que je vous connais, ils n'auront garde de vous élire.» Là-dessus il se
+leva, ému de colère, rentra dans son appartement, et mourut quelques
+jours après. Ce frère, contre lequel il s'était emporté, fut précisément
+le successeur qu'on lui donna. C'était un mérite dont on aimait à tenir
+compté, surtout à un parent, de s'être mis en opposition avec le chef de
+la république.»
+
+(DARU, _Histoire de Venise_; vol. II, sect. XI, p. 533.)
+
+FIN DE L'APPENDICE.
+
+
+
+NOTE DE LORD BYRON.
+
+Dans l'excellent et courageux ouvrage sur l'Italie, de lady Morgan, je
+remarque que l'expression _Rome de l'Océan_ est appliquée à Venise; la
+même phrase se retrouve dans _les Deux Foscari_. Heureusement mon
+éditeur peut attester en mon nom que la tragédie fut composée et envoyée
+en Angleterre avant que j'eusse vu l'ouvrage de lady Morgan, que je
+reçus seulement le 16 d'août. Mais je m'empresse de remarquer cette
+coïncidence, et de céder l'originalité de la phrase à celle qui l'a pour
+la première fois présentée au public. Et je le fais avec d'autant plus
+d'empressement, que l'on m'apprend (car je me suis peu donné la peine de
+m'en assurer par moi-même) que je viens d'être l'objet d'une accusation
+de plagiat. Déjà l'on m'avait envoyé sous le voile de l'anonyme une
+déclaration menaçante de la même espèce, sans doute dans le but
+d'arracher de moi quelque argent. Quoi qu'il en soit, je n'ai rien à
+répondre aux imputations de ce genre. L'on m'accuse d'avoir composé la
+description d'un voyage en vers d'après le récit de plusieurs naufrages
+réels _en prose_, en prenant à cette source tous les matériaux qui me
+semblaient le plus importans. Gibbon fait un mérite au Tasse «d'avoir
+copié dans les chroniqueurs les plus minutieux détails du siége de
+Jérusalem.» La même chose est peut-être à blâmer chez moi; je m'en
+soucie fort peu.
+
+Pendant que je travaillais à défendre le caractère de Pope, la troupe
+famélique des écrivains de _Grub-Street_ semble avoir voulu attaquer _le
+mien_: rien de mieux, pour eux et pour moi. Une des accusations portées
+dans leur épître anonyme est surtout fort amusante: on y pose en fait
+sérieusement que «j'ai reçu 500 livres sterling pour avoir annoncé le
+cirage patenté de Day et Martin.» Voilà le compliment le plus flatteur
+que l'on ait jamais accordé à la puissance de mon style. On y voit
+encore la preuve qu'une personne a tenté de faire connaissance avec M.
+Townsend (homme de lois, qui vint, il y a trois ans, me trouver à Venise
+pour affaire), dans l'intention de recevoir de ce visiteur accidentel la
+confidence de quelques diffamations particulières sur mon compte. M.
+Townsend est libre de dire ce qu'il sait. Je ne rappelle cette
+circonstance que pour indiquer quel misérable monde se trouve renfermé
+au milieu du monde littéraire, et comment ces honnêtes gens-là
+travaillent. On me fait un autre crime, m'a-t-on dit, dans la _Gazette
+littéraire_, d'avoir écrit des notes pour la _Reine Mab_, ouvrage que je
+n'avais jamais vu avant sa publication, et que je me souviens d'avoir
+alors montré à M. Sotheby comme un poème d'un mérite et d'une
+imagination remarquable. Je n'ai pas écrit une seule de ces notes; je ne
+les ai jamais vues manuscrites. Personne même ne sait mieux que leur
+véritable auteur combien nous différons tous deux matériellement
+d'opinion quant à la partie métaphysique de l'ouvrage; mais je n'en
+admire pas moins hautement, avec tout ce qui n'est pas aveuglé par la
+bassesse et la bigotterie, ce qu'il y a de poésie dans cette production
+et dans les autres du même auteur.
+
+M. Southey aussi, dans la pieuse préface d'un poème où l'irréligion est
+aussi inoffensive que dans Wat-Tyler l'esprit de sédition, attendu que
+l'un et l'autre restent également absurdes, invoque contre moi la
+sévérité des lois, attendu que la tolérance de pareils écrits aurait
+conduit à la révolution française: _non pas_ des écrits dans le genre de
+Wat-Tyler, mais de ceux de l'_école satanique_. Cela est faux, et M.
+Southey sait fort bien que cela est faux. Tous les écrivains français de
+quelqu'indépendance furent persécutés; Voltaire et Rousseau furent
+exilés, Marmontel et Diderot furent mis à la Bastille; et le despotisme
+de ce tems fit une guerre continuelle à tous les écrivains de la même
+secte. En second lieu, la révolution française ne fut pas occasionnée
+par un écrit quelconque; elle serait arrivée quand même aucun de ces
+écrits n'eût existé. C'est la mode d'attribuer tout à la révolution
+française, et la révolution française à tout, excepté à sa réelle cause.
+Cette cause est évidente:--le gouvernement exigeait trop, et le peuple
+ne pouvait _donner_ ni _supporter davantage_; sans cela, les
+encyclopédistes auraient inutilement usé toutes les plumes du monde. Et
+la révolution _anglaise_--(la première, j'entends), par qui fut-elle
+occasionnée? Certes, les puritains étaient aussi pieux, aussi sévères
+que Wesley ou son biographe! Je le répète donc; les actes,--les actes de
+la part du gouvernement, et non pas les écrits qui les attaquent, ont
+causé les tourmentes passées, et causeront celles qui se préparent.
+
+Je ne suis pas révolutionnaire, mais je les regarde comme inévitables.
+Mon voeu serait de voir la constitution anglaise restaurée plutôt que
+renversée. Aristocrate par ma naissance, et j'ajouterai par mon
+caractère, j'ai encore la plus grande partie de ma fortune dans les
+fonds publics; qu'aurais-je donc à gagner à une révolution? Peut-être
+ai-je plus à y perdre, en tous cas, que M. Southey, avec toutes ses
+places, ses gratifications, pour ses panégyriques et ses calomnies.
+Mais, je le répète, une révolution est inévitable. Que le gouvernement
+soit fier d'avoir réprimé quelques misérables tumultes; ils ne sont que
+de faibles vagues repoussées pour un instant du rivage, tandis que la
+grande marée roule cependant, et gagne à chaque minute un nouveau
+terrain. M. Southey nous accuse de saper la religion du pays; croit-il
+donc la soutenir en écrivant des vies telle que celle de Wesley? Jamais
+un culte ne tombe sans qu'un autre ne le remplace. Il n'y eut, il n'y
+aura jamais de contrée sans religion. On nous citera encore la France;
+mais ce fut dans Paris seulement un parti frénétique, qui soutint, et
+pour un instant encore, la dogmatique absurdité de la théophilantropie.
+Si l'église d'Angleterre est renversée, elle tombera sous les coups des
+sectaires, et non pas des sceptiques. Les hommes sont aujourd'hui trop
+sages, trop éclairés, trop convaincus de leur immense importance dans
+les royaumes de la métaphysique, pour jamais se soumettre à l'impiété du
+doute. Il peut y avoir quelques spéculateurs incrédules; mais c'est
+comme quelques rares gouttes d'eau dans le pâle rayon de la raison
+humaine. Ils sont en fort petit nombre; et leurs opinions, dépouillées
+d'enthousiasme et sans aliment pour les passions, ne feront jamais de
+prosélytes,--à moins toutefois qu'on ne les persécute: cette
+circonstance, sans doute, pourrait leur donner quelque importance.
+
+M. Southey triomphe avec une lâche férocité, en prévoyant le _repentir
+du lit de mort_ des objets de sa haine; il a formé lui-même une
+charmante _vision du jugement_ en prose aussi bien qu'en vers, et
+remplie de la plus impudente impiété. Quelles seront les sensations de
+M. Southey ou les miennes, dans l'instant terrible où il faudra quitter
+la vie? c'est ce que ni lui ni moi ne devrions songer à décider. Je n'ai
+pas attendu _mon lit de mort_ pour me repentir d'une foule d'actions;
+j'ai cela de commun avec la plupart des hommes, tant soit peu réfléchis,
+et en dépit de l'_orgueil diabolique_ que, dans sa fureur, ce misérable
+renégat attribue à ceux qui _le_ méprisent. Sans doute il ne
+m'appartient pas de peser et de déterminer ce que j'ai pu faire de bien
+ou de mal; mais du moins je puis borner ma défense à l'assertion
+très-facile à prouver, que, dans ma position, j'ai toujours fait plus de
+bien réel dans une seule année, depuis que j'ai atteint ma vingtième,
+que n'en a fait M. Southey dans tout le cours de sa méprisable et mobile
+existence. Il est quelques actions que je puis me rappeler avec un noble
+orgueil, et que les calomnies d'un écrivain vendu ne sauraient
+atteindre. Il en est d'autres auxquelles je me reporte avec douleur et
+repentir; mais le seul acte de ma vie que M. Southey puisse réellement
+connaître, puisqu'il me mit en rapport avec l'un de ses amis intimes, ne
+saurait certainement être une occasion de déshonneur pour cet ami ni
+pour moi-même.
+
+Je n'ignore pas les autres calomnies de M. Southey; je sais tout ce
+qu'il osa publier, à son retour de Suisse, contre moi et d'autres
+personnes honorables: dans ce monde, cette conduite lui a fait peu de
+profit, et si sa croyance est la bonne, elle doit lui en faire encore
+moins dans l'autre. Il ne m'appartient pas de préjuger quel sera _son
+lit de mort_: c'est une affaire entre lui et son créateur. Mais, certes,
+il est plaisant et odieux de voir l'arrogance de ce prédicateur
+indifférent de toutes les doctrines, désignant à la damnation éternelle,
+ses frères, quand il a dans son pupitre des productions telles que
+_Wat-Tyler_, l'_Apothéose de George III_, et l'_Élégie sur Martin le
+régicide_. Il semble que l'une de ses consolations soit une certaine
+note latine d'un certain ouvrage d'un certain M. Landor, pour lequel
+l'amitié de Robert Southey sera, dit-il, _un honneur, quand les disputes
+éphémères et les éphémères réputations du jour seront oubliées_. Pour
+moi, je n'envie pas une amitié ni une gloire réversible, avec les
+intérêts, comme la fortune de M. Thélusson, à la troisième et quatrième
+génération.--Cette amitié sera probablement aussi mémorable que les
+épopées de M. Southey, desquelles Porson a dit (comme je l'ai répété, il
+y a dix ou douze ans, dans _les Bardes anglais_), qu'on s'en
+souviendrait quand Homère et Virgile seront oubliés, et non pas avant.
+Je le laisse pour le présent.
+
+FIN DE LA NOTE.
+
+
+
+
+CAÏN,
+
+MYSTÈRE.
+
+ «Or le serpent était le plus malin
+ des animaux que le Seigneur Dieu
+ avait faits.»
+
+ (_Genèse_, chap. III, vers. I.)
+
+
+A
+SIR WALTER SCOTT, BARONNET,
+_Ce Mystère de Caïn_ est dédié, par son obligé ami et dévoué serviteur,
+
+L'AUTEUR.
+
+
+
+
+PRÉFACE.
+
+
+Les scènes suivantes sont intitulées _Mystère_, par allusion à l'ancien
+titre de _mystère_ ou _moralité_ donné aux drames dont le sujet était
+analogue. L'auteur n'a cependant pas pris les mêmes libertés qui jadis
+étaient tolérées dans les ouvrages de ce genre, comme peut s'en
+convaincre tout lecteur curieux de consulter ces productions
+très-profanes, en anglais, en français, en italien ou en espagnol.
+L'auteur s'est efforcé de conserver le langage qui convenait le mieux à
+ses personnages; et quand il a cru devoir emprunter celui de
+l'_Écriture_, il l'a reproduit en l'altérant aussi peu, même quant aux
+paroles, que pouvait le permettre le rhythme poétique. Le lecteur se
+souviendra que la _Genèse_ ne dit pas qu'Ève fut tentée par un démon,
+mais par _le serpent_; et cela, uniquement parce qu'il était le plus
+subtil des animaux. Quelle que soit l'interprétation que les rabbins et
+les pères aient donnée à ce passage, j'ai dû prendre les mots comme je
+les ai trouvés, et répliquer avec l'évêque Watson, quand on lui citait
+en pareille occasion les Pères, tandis qu'il était recteur de Cambridge:
+«Voyez le livre,» entendant parler de l'Écriture. Il faut encore se
+rappeler que mon sujet n'a rien de commun avec le _Nouveau-Testament_,
+et que l'on ne pourrait, sans anachronisme, s'y reporter le moins du
+monde.
+
+Depuis long-tems je n'ai lu de poèmes sur des sujets religieux. Je n'ai
+pas relu Milton depuis l'âge de vingt ans; mais avant cet âge, je
+l'avais tant de fois parcouru, que l'impression ne s'en est jamais
+effacée. Je n'ai pas lu _la Mort d'Abel_ de Gessner depuis l'âge de huit
+ans, à Aberdeen. Le souvenir que j'en ai conservé est en général
+agréable; mais quant aux détails, je me souviens seulement que la femme
+de Caïn s'appelait Meala.--Dans mon ouvrage, je les appelle Adah et
+Zillah, les premiers noms féminins qui soient écrits dans la _Genèse_;
+c'était celui des femmes de Lamech: celles de Caïn et d'Abel ne sont pas
+désignées par leurs noms. Ainsi, dans le cas où le même sujet nous
+aurait inspiré quelques idées analogues, je puis dire que je l'ignore,
+et je ne m'en soucie que légèrement.
+
+Le lecteur n'oubliera pas non plus qu'on ne trouve pas une seule
+allusion à la vie future dans les ouvrages de Moïse, ni même dans tout
+le vieux Testament. Les raisons de cette singulière omission sont
+développées dans le livre de Warburton, de _la Légation divine_; elles
+sont, ou elles ne sont pas satisfaisantes: mais il est certain qu'on
+n'en a pas trouvé de meilleures. J'ai pu supposer, dans tous les cas,
+que Caïn n'en avait pas encore pris connaissance, sans avoir eu besoin,
+je l'espère, de falsifier l'Écriture-Sainte.
+
+Quant au langage de Lucifer, je ne pouvais guère le modeler sur celui
+d'un prédicateur chrétien; mais j'ai fait ce qui était en mon pouvoir
+pour le maintenir dans les bornes de la politesse spiritualiste.
+
+S'il se défend d'avoir tenté Ève sous la forme du serpent, c'est
+uniquement parce que la _Genèse_ n'offre pas la plus indirecte allusion
+à quelque chose de ce genre, et qu'elle ne met en scène le serpent que
+dans le cercle de ses facultés serpentines.
+
+NOTA.--Le lecteur remarquera que l'auteur adopte dans ce poème l'opinion
+de Cuvier, que le monde, avant la création de l'homme, avait été déjà
+plusieurs fois détruit. Cette hypothèse, fondée sur l'étude des
+différentes couches de terre, et sur les ossemens des énormes animaux
+dont la race est perdue, et que l'on a trouvés parmi elles, n'est pas
+contraire au récit de Moïse, et sert plutôt à le confirmer. Nul ossement
+humain n'a été découvert, bien que ceux d'autres animaux dont la race
+est encore aujourd'hui conservée se retrouvent mêlés aux squelettes des
+races disparues. L'assertion de Lucifer, que le monde préadamite fut
+aussi peuplé d'êtres raisonnables, d'une intelligence supérieure à celle
+de l'homme, et doués d'une force comparable à celle du mammoth, etc.,
+etc., est d'ailleurs une fiction poétique destinée à le servir dans ses
+projets de séduction.
+
+Je dois ajouter qu'Alfieri a fait une _tramélogédie_ intitulée _Abel_.
+Je ne l'ai jamais lue, non plus qu'aucun des autres ouvrages posthumes
+de cet écrivain, à l'exception de sa Vie.
+
+PERSONNAGES.
+
+ HOMMES.
+
+ ADAM.
+ CAÏN.
+ ABEL.
+
+ FEMMES
+
+ ÈVE.
+ ADAH.
+ ZILLAH.
+
+ ESPRITS
+
+ L'ANGE DU SEIGNEUR.
+ LUCIFER.
+
+
+
+
+CAÏN.
+
+
+
+
+ACTE PREMIER.
+
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE.
+
+(La scène se passe hors du Paradis.--Le soleil se lève.)
+
+ADAM, ÈVE, CAÏN, ABEL, ADAH, ZILLAH, offrant un sacrifice.
+
+
+ADAM.
+
+O Dieu, l'éternel, l'infini, le très-sage!--toi qui d'une parole fis
+jaillir des ténèbres la lumière sur l'abîme des eaux:--salut, Jéhovah!
+salut encore au retour de la lumière!
+
+ÈVE.
+
+O Dieu! qui nommas le jour, et séparas pour la première fois le matin de
+la nuit;--toi qui divisas les flots, et donnas le nom de firmament à une
+partie de ton ouvrage,--à jamais, salut!
+
+ABEL.
+
+O Dieu! qui transformas les élémens en terre, en eau, en air et en
+flamme; toi, père des jours et des nuits, et avec eux des mondes
+éclairés de leurs flambeaux, ou voilés de leurs ténèbres; toi qui
+communiques l'existence à des êtres faits pour en jouir et pour les
+aimer aussi bien que toi,--salut, mille fois salut!
+
+ADAH.
+
+Dieu éternel! père de toutes choses! qui créas ces êtres excellens et
+brillans de beauté, pour être aimés plus que toutes choses, à
+l'exception de toi,--permets-moi de les confondre avec toi dans le même
+amour.--Salut! mille fois salut!
+
+ZILLAH.
+
+O Dieu! qui, malgré ton amour, ta puissance et ta bonté, permis au
+serpent de nous séduire, et d'arracher mon père au paradis terrestre,
+préserve-nous aujourd'hui d'autres malheurs.--Salut! mille fois salut!
+
+ADAM.
+
+Caïn, mon fils, mon premier né, pourquoi gardes-tu le silence?
+
+CAÏN.
+
+Pourquoi parlerais-je?
+
+ADAM.
+
+Pour prier.
+
+CAÏN.
+
+N'avez-vous pas prié vous-même?
+
+ADAM.
+
+Oui, et de la plus grande ferveur.
+
+CAÏN.
+
+Et très-haut: je vous ai entendus.
+
+ADAM.
+
+Puisse Dieu nous avoir également entendus!
+
+ABEL.
+
+Ainsi soit-il!
+
+ADAM.
+
+Et cependant mon fils aîné se tait encore.
+
+CAÏN.
+
+Mieux vaut que je reste silencieux.
+
+ADAM.
+
+Pourquoi?
+
+CAÏN.
+
+Je n'ai rien à demander.
+
+ADAM.
+
+Rien dont tu puisses rendre grâce?
+
+CAÏN.
+
+Non.
+
+ADAM.
+
+Ne vis-tu pas?
+
+CAÏN.
+
+Ne dois-je pas mourir?
+
+ÈVE.
+
+Hélas! le fruit défendu de l'arbre commence à tomber devant nous.
+
+ADAM.
+
+Et nous devons le recueillir. O Dieu! pourquoi as-tu planté l'arbre de
+la science?
+
+CAÏN.
+
+Et pourquoi n'avez-vous pas cueilli le fruit de l'arbre de vie? alors
+vous auriez pu le braver!
+
+ADAM.
+
+O mon fils! ne blasphème pas: c'est ainsi que parlait le serpent.
+
+CAÏN.
+
+Pourquoi pas? le reptile parlait bien. Vous aviez l'arbre de la science,
+vous aviez celui de la vie:--la science est bonne et la vie est bonne;
+comment donc toutes deux peuvent-elles être mauvaises?
+
+ÈVE.
+
+Mon fils, tu parles comme à l'instant où je péchai, alors que tu n'étais
+pas encore né. Ne me rappelle pas mon malheur par le tien. Je me suis
+repentie. Ne m'offre pas la vue de l'un de mes enfans succombant aux
+inspirations du serpent devant les murs mêmes du paradis qu'il a pour
+jamais fermé à tes parens. Sois satisfait de ce qui est. Sans notre
+curiosité fatale, tu serais heureux dans ce moment,--ô mon cher fils!
+
+ADAM.
+
+Nos prières sont terminées, séparons-nous, et reprenons nos travaux: ils
+sont nécessaires sans être pénibles. La terre est jeune encore; elle
+récompense volontiers, par le don de ses fruits, notre léger travail.
+
+ÈVE.
+
+Caïn, vois ton père calme et résigné: fais comme lui.
+
+(Adam et Ève sortent.)
+
+ZILLAH.
+
+Ne le veux-tu pas, mon frère?
+
+ABEL.
+
+Pourquoi ce nuage qui obscurcit ton front? il ne peut te servir de rien,
+si ce n'est à réveiller le courroux de l'Éternel.
+
+ADAH.
+
+Mon cher Caïn, serais-je également l'objet de ton courroux?
+
+CAÏN.
+
+Non, Adah! seulement je voulais être seul un instant. Abel! je souffre;
+mais ce mal sera passager. Devance mes pas, mon frère,--je ne tarderai
+pas à te suivre; et vous aussi, mes soeurs, ne tardez pas davantage: vous
+ne devez pas recevoir un repoussant accueil. Je vous suis.
+
+ADAH.
+
+Mais je reviendrai, si tu tardes quelque tems.
+
+ABEL.
+
+La paix du Seigneur soit dans votre ame, mon frère!
+
+(Sortent Abel, Zillah, Adah.)
+
+CAÏN, seul.
+
+Et c'est là la vie!--Travailler! et pourquoi travailler?--parce que mon
+père n'a pu conserver sa place dans l'Éden. Mais en suis-je cause?--je
+n'étais pas né; je ne cherchais pas à naître, et je ne tiens nullement
+au sort dans lequel m'a placé cette naissance. Pourquoi faut-il qu'il
+ait cédé au serpent et à la femme? ou pourquoi souffrir d'avoir cédé?
+Quel crime dans cette faiblesse? L'arbre était planté, pourquoi ne
+l'était-il pas pour lui? et sinon, pourquoi le placer près de lui, au
+centre de l'Éden, et le plus beau de tous les arbres? A toutes mes
+questions, ils n'ont qu'une réponse: «Il l'a voulu; il est bon.» Et
+comment puis-je le savoir? Parce qu'il est tout-puissant, s'ensuit-il
+qu'il soit souverainement bon? Je ne le juge que par les résultats:--ils
+sont amers.--Faut-il que je les subisse pour une faute qui n'est pas la
+mienne? Mais qu'aperçois-je près d'ici?--une forme comme celle des
+anges; mais l'aspect plus triste et plus sévère que le leur. Je frémis
+malgré moi; pourquoi cependant le craindrais-je plus que les autres
+esprits dont je vois tous les jours, dans le crépuscule, les épées
+flamboyantes, alors qu'errant autour des portes dont l'entrée nous est
+interdite, je cherche à saisir quelque chose des jardins qui devaient
+être mon héritage, avant que la nuit n'en obscurcisse les murailles et
+les arbres immortels? Si les chérubins armés ne m'effraient pas,
+pourquoi frémirais-je à l'aspect de celui qui maintenant s'approche?
+Cependant, il semble plus puissant qu'eux tous; leur égal en beauté, et
+cependant moins radieux qu'il ne fut ou pourrait être. Le chagrin semble
+une partie de son immortalité; se pourrait-il? et la douleur ne
+serait-elle pas le partage exclusif des hommes? Le voici.
+
+(Entre Lucifer.)
+
+LUCIFER.
+
+Mortel!
+
+CAÏN.
+
+Ange! quel es-tu?
+
+LUCIFER.
+
+Le maître des anges.
+
+CAÏN.
+
+S'il est ainsi, peux-tu les abandonner, et descendre près d'une vile
+poussière?
+
+LUCIFER.
+
+Je connais les pensées de la poussière; j'y compatis, ainsi qu'aux
+vôtres.
+
+CAÏN.
+
+Eh quoi! vous connaissez mes pensées?
+
+LUCIFER.
+
+Elles sont celles de tout être digne de penser;--c'est la partie
+immortelle de votre substance qui parle en vous.
+
+CAÏN.
+
+Quelle partie immortelle? cela ne nous a pas été révélé. L'arbre de vie
+nous fut enlevé par la folie de mon père, et celui de la science fut
+trop tôt dépouillé par l'avidité de ma mère; tout le fruit qui nous en
+soit resté est la mort!
+
+LUCIFER.
+
+Ils t'ont trompé; tu vivras.
+
+CAÏN.
+
+Je vis, mais je vis pour mourir. Je ne vois rien dans la mort qui
+m'effraie, si ce n'est que je sens un frisson invincible, un aveugle et
+naturel instinct de vie que j'abhorre, autant que je me méprise
+moi-même, et cependant que je ne puis dompter:--voilà pourquoi je vis
+encore. Pourquoi suis-je, hélas! né?
+
+LUCIFER.
+
+Tu vis, et tu vivras à jamais. Ne crois pas que la terre qui forme ton
+enveloppe soit la condition de ton existence:--elle te quittera, et tu
+seras encore le même.
+
+CAÏN.
+
+Le _même_! et pourquoi pas mieux?
+
+LUCIFER.
+
+Il se pourra que tu sois comme nous.
+
+CAÏN.
+
+Et vous?
+
+LUCIFER.
+
+Nous sommes éternels.
+
+CAÏN.
+
+Êtes-vous heureux?
+
+LUCIFER.
+
+Nous sommes puissans.
+
+CAÏN.
+
+Êtes-vous heureux?
+
+LUCIFER.
+
+Non: l'es-tu?
+
+CAÏN.
+
+Comment le serais-je? Regarde-moi.
+
+LUCIFER.
+
+Pauvre argile! Et tu as la prétention d'être malheureux! toi!
+
+CAÏN.
+
+Je le suis.--Mais toi, avec toute ta puissance, qui es-tu?
+
+LUCIFER.
+
+Un être qui aspire au rang de ton créateur, et qui ne t'aurait pas fait
+ce que tu es.
+
+CAÏN.
+
+Ah! tu me sembles presque un dieu, et--
+
+LUCIFER.
+
+Je ne le suis pas; et n'ayant pu le devenir, je ne veux être que ce que
+je suis. Il a vaincu; qu'il règne!
+
+CAÏN.
+
+Qui?
+
+LUCIFER.
+
+Le créateur de ton père et celui de la terre.
+
+CAÏN.
+
+Et du ciel, de tout ce qu'il renferme. J'ai entendu ses anges le
+chanter, et mon père le redire.
+
+LUCIFER.
+
+Ils disent--ce qu'ils sont forcés de chanter et de dire, sous peine
+d'être ce que je suis,--ce que tu es: des esprits et des hommes.
+
+CAÏN.
+
+Et que sommes-nous?
+
+LUCIFER.
+
+Des ames qui osent jouir de leur immortalité,--des ames qui osent
+regarder en face leur éternel tyran, et lui dire que son mal n'est pas
+bon. Si, comme il le dit, il nous a créés--ce que je ne sais ni ne
+crois;--quoi qu'il en soit--il ne peut nous anéantir: nous sommes
+immortels!--Bien plus, il en est ravi, afin de nous torturer davantage.
+Qu'il le fasse donc: il est tout-puissant;--mais dans sa grandeur, il
+n'est pas plus heureux que nous au milieu de nos tourmens. La bonté
+n'aurait pas fait le mal; et qu'a-t-il fait autre chose? Laissons-le
+cependant reposer sur son trône immense et solitaire; qu'il crée des
+mondes nouveaux pour adoucir l'ennui d'une insipide éternité et d'une
+immense solitude! Qu'il lance dans l'espace globes sur globes: le tyran
+n'en est pas moins seul; et s'il pouvait donner la faculté de le
+combattre, il serait moins malheureux. Mais qu'il règne, et que sans
+cesse il multiplie sa misère. Esprits et hommes, nous devons entre nous
+sympathiser: nos souffrances sont communes; apprenons à les supporter,
+en réunissant à jamais notre misère, tandis que lui, accablé sous le
+poids de sa grandeur, il ne pourra que créer encore, et toujours
+créer.--
+
+CAÏN.
+
+Tu me parles de choses qui, depuis long-tems, flottent comme autant de
+visions à travers mes pensées: je ne pouvais concilier ce que je vois
+avec ce que j'entends. Mon père et ma mère me parlent de serpent,
+d'arbres et de fruits; je vois les portes de ce qu'ils nomment leur
+paradis gardées par l'épée flamboyante de chérubins qui nous repoussent,
+eux et moi; je sens le poids d'un travail journalier et d'une constante
+pensée; je contemple un monde où je ne semble rien, avec des idées qui
+semblent capables de tout maîtriser:--mais je me croyais seul en proie à
+ce genre de misère.--Mon père est abattu; ma mère n'a plus cette ame qui
+lui faisait aspirer après la science, au risque d'une malédiction
+éternelle; mon frère est un jeune gardeur de troupeaux, qui offre les
+premiers nés de ses brebis à celui qui ne permet pas à la terre de rien
+donner qui ne soit arrosé de nos sueurs; ma soeur Zillah chante un hymne
+d'actions de grâces avant les oiseaux du matin; et mon Adah, ma
+bien-aimée, elle ne comprend rien aux soucis qui me dévorent: en un mot,
+jusqu'alors, aucun être n'avait sympathisé avec moi. Eh bien!--je suis
+ravi de m'associer aux esprits.
+
+LUCIFER.
+
+Si ton ame ne te rendait pas digne d'une pareille association, je
+n'apparaîtrais pas maintenant à tes yeux. Comme la première fois, un
+serpent eût suffi pour te charmer.
+
+CAÏN.
+
+Oh! serait-ce donc toi qui tentas ma mère?
+
+LUCIFER.
+
+Je ne tente qu'avec l'appât de la vérité. N'y avait-il pas l'arbre de la
+science? l'arbre de vie n'était-il pas encore chargé de fruits? Suis-je
+cause qu'elle trembla d'y toucher? Est-ce moi qui plaçai des objets
+défendus à la portée d'êtres innocens, et que leur innocence même devait
+rendre curieux? Moi, je vous aurais créés des dieux; et celui qui vous a
+exilés ne l'a fait que pour vous empêcher «de manger le fruit de vie, et
+de devenir des dieux comme nous.» N'étaient-ce pas là ses paroles?
+
+CAÏN.
+
+Oui; et je les entendis de ceux qui les avaient entendues au milieu des
+éclairs.
+
+LUCIFER.
+
+Quel était donc le démon, de celui qui vous défendait de vivre, ou de
+celui qui voulait vous faire vivre à jamais dans le bonheur et le
+pouvoir de la science?
+
+CAÏN.
+
+Pourquoi n'ont-ils pas ravi le fruit de l'un et de l'autre arbre, ou
+n'ont-ils pas laissé tous les deux?
+
+LUCIFER.
+
+L'un vous appartient déjà, l'autre peut vous appartenir encore.
+
+CAÏN.
+
+Et par quel moyen?
+
+LUCIFER.
+
+En résistant; en demeurant vous-mêmes. L'ame est supérieure à tout,
+quand l'ame veut bien se comprendre, quand elle se fait le point central
+du cercle qui l'entoure,--et qu'elle est faite pour maîtriser.
+
+CAÏN.
+
+Mais n'as-tu pas tenté mes parens?
+
+LUCIFER.
+
+Moi? misérable poussière! et pourquoi, comment les aurais-je tentés?
+
+CAÏN.
+
+Le serpent, disent-ils, était un esprit.
+
+LUCIFER.
+
+Qui l'a dit? cela n'est pas écrit là-haut. L'homme, dans ses craintes
+immenses et sa petite vanité, peut bien rejeter sur les substances
+spirituelles le tort de sa propre chute; mais notre orgueilleux despote
+ne voudrait pas falsifier ainsi les faits. Le serpent était le
+serpent,--rien de plus, et cependant l'égal de ceux qu'il tenta, par sa
+nature terrestre comme la leur;--leur supérieur en sagesse, puisqu'il
+put les séduire, et leur donner la connaissance qui devait détruire
+leurs insipides plaisirs. Crois-tu que je voulusse revêtir l'enveloppe
+des êtres qui doivent mourir?
+
+CAÏN.
+
+Mais, enfin, le reptile avait-il un démon en lui?
+
+LUCIFER.
+
+Il ne fit qu'en éveiller un dans ceux qu'entraînait sa langue venimeuse.
+Je te répète que le serpent n'était rien de plus qu'un serpent:
+demande-le au chérubin qui garde l'arbre séducteur. Quand des milliers
+de siècles auront roulé sur vos cendres dispersées et sur celles de
+votre race, les habitans de la terre pourront bien alors cacher sous les
+fables leurs fautes primitives, m'attribuant un déguisement que je
+méprise, comme je méprise tout ce qui plie le genou devant celui qui ne
+fit des êtres que pour les courber devant sa triste et solitaire
+éternité; mais nous qui voyons la vérité en face, nous devons la
+reproduire. Tes malheureux parens écoutèrent les conseils d'un reptile;
+ils tombèrent. Et pourquoi les esprits les auraient-ils tentés? Quel
+objet digne d'envie, que les bornes étroites de votre paradis, pour des
+intelligences qui peuvent traverser l'espace!--Mais je te parle de
+choses que tu ignores, avec ton arbre de la science.
+
+CAÏN.
+
+Mais du moins tu ne peux parler d'une nouvelle science sans m'inspirer
+le désir de la pénétrer, la soif de m'en abreuver; oui, mon ame est
+digne de la comprendre.
+
+LUCIFER.
+
+En aurais-tu le courage?
+
+CAÏN.
+
+Tu peux l'éprouver.
+
+LUCIFER.
+
+Oserais-tu contempler la mort?
+
+CAÏN.
+
+Je ne l'ai pas encore vue.
+
+LUCIFER.
+
+Mais tu devras la subir.
+
+CAÏN.
+
+Mon père dit que c'est une chose terrible, ma mère pleure en l'entendant
+nommer: Abel, alors, lève les yeux au ciel; Zillah laisse retomber les
+siens vers la terre, en soupirant une prière; Adah me regarde, et se
+tait.
+
+LUCIFER.
+
+Mais toi?
+
+CAÏN.
+
+D'indicibles pensées pénètrent dans mon coeur embrasé, quand j'entends
+parler de cette toute-puissante mort qui semble inévitable. Ne
+pourrais-je lutter contre elle? J'ai lutté avec le lion, quand j'étais
+encore enfant; je jouais avec lui, jusqu'à ce qu'il s'échappât de mes
+bras en rugissant.
+
+LUCIFER.
+
+Elle n'a pas de forme; mais elle anéantira tous les êtres, enfans de la
+terre, qui sont revêtus d'une forme.
+
+CAÏN.
+
+Ah! je croyais que c'était un être; et quel autre qu'un être pouvait
+créer quelque chose d'aussi fatal aux êtres?
+
+LUCIFER.
+
+Demande au destructeur.
+
+CAÏN.
+
+Quel est-il?
+
+LUCIFER.
+
+Le créateur.--Donne-lui le nom qu'il te plaira; il ne crée que pour
+détruire.
+
+CAÏN.
+
+Je ne le savais pas; cependant, au nom de la mort, je le conjecturais:
+je ne la connais pas, mais elle me semble horrible. Dans la vaste
+désolation des nuits, je l'ai recherchée, j'ai tenté de la surprendre;
+et quand je voyais les formes gigantesques que l'ombrage jetait sur les
+murs d'Éden, et que traversait le glaive étincelant des chérubins,
+j'attendais après ce que je croyais elle: car, en même tems que la
+crainte, naissait dans mon coeur le désir de connaître ce qui devait tous
+nous subjuguer;--mais rien ne se présentait. Alors je détachais mes yeux
+accablés de la vue du paradis défendu, notre première patrie; je les
+reportais aux flambeaux répandus sur nos têtes, si nombreux et si
+ravissans: eux aussi devront-ils donc mourir?
+
+LUCIFER.
+
+Peut-être;--mais long-tems après que vous ne serez plus, toi et les
+tiens.
+
+CAÏN.
+
+J'en suis ravi; je n'aurais pas voulu les voir mourir: ils sont trop
+beaux. Qu'est-ce que la mort? Je sens, et je le crains, que c'est une
+chose terrible; mais, pourquoi? je ne puis le comprendre. On nous l'a
+dénoncée comme un mal, à nous, à ceux qui péchèrent, à ceux qui ne
+péchèrent pas:--ce mal, quel est-il?
+
+LUCIFER.
+
+On l'apprend dans la terre.
+
+CAÏN.
+
+Mais pourrai-je le connaître?
+
+LUCIFER.
+
+Comme je n'ai rien de commun avec la mort, je ne puis répondre.
+
+CAÏN.
+
+Je ne serais qu'une poussière tranquille, il n'y aurait pas de mal; et
+que n'ai-je jamais été autre chose!
+
+LUCIFER.
+
+Ce voeu est ignoble; il est même indigne de ton père: car, du moins, il
+souhaita de connaître.
+
+CAÏN.
+
+Mais non pas de vivre; car il eût dépouillé l'arbre de vie.
+
+LUCIFER.
+
+Il en fut empêché.
+
+CAÏN.
+
+Erreur mortelle, de n'avoir pas d'abord cueilli ce fruit; mais avant de
+ravir la science, il ne connaissait pas la mort. Hélas! à peine si
+j'entrevois ce qu'elle est, et pourtant je la redoute:--je tremble
+devant ce que j'ignore!
+
+LUCIFER.
+
+Et moi, je ne crains rien, parce que je connais tout: voilà quelle est
+la vraie science.
+
+CAÏN.
+
+Veux-tu m'apprendre tout?
+
+LUCIFER.
+
+Oui, à une condition.
+
+CAÏN.
+
+Désigne-la.
+
+LUCIFER.
+
+C'est que tu t'inclineras pour adorer en moi--ton seigneur.
+
+CAÏN.
+
+Tu n'es pas le seigneur que mon père adore.
+
+LUCIFER.
+
+Non.
+
+CAÏN.
+
+Es-tu son égal?
+
+LUCIFER.
+
+Non;--je n'ai rien de commun avec lui! je ne le voudrais pas. Je veux
+être au-dessus,--au-dessous, tout enfin, plutôt que de partager ou de
+reconnaître son pouvoir. Je reste à part, mais pourtant je suis
+grand;--il en est beaucoup qui m'adorent, un plus grand nombre encore
+m'adorera dans la suite:--sois au nombre des premiers.
+
+CAÏN.
+
+Jusqu'à présent, je ne me suis pas incliné devant le Dieu de mon père,
+bien que mon frère Abel me conjurât souvent de me joindre à lui dans un
+commun sacrifice:--pourquoi fléchirais-je devant toi?
+
+LUCIFER.
+
+N'as-tu jamais fléchi le genou devant lui?
+
+CAÏN.
+
+Je te l'ai dit;--et quel besoin de le dire? ta science suprême ne
+doit-elle pas te l'apprendre?
+
+LUCIFER.
+
+Celui qui n'a pas fléchi devant lui s'incline devant moi!
+
+CAÏN.
+
+Je ne fléchis devant personne.
+
+LUCIFER.
+
+Tu n'en es pas moins mon adorateur: lui refuser son hommage, c'est par
+cela même me l'accorder.
+
+CAÏN.
+
+Que veux-tu dire?
+
+LUCIFER.
+
+Tu le sauras--et bientôt.
+
+CAÏN.
+
+Découvre-moi du moins le mystère de mon existence.
+
+LUCIFER.
+
+Suis-moi où je te conduirai.
+
+CAÏN.
+
+Mais je dois retourner pour travailler à la terre;--j'ai promis--
+
+LUCIFER.
+
+Quoi?
+
+CAÏN.
+
+De cueillir les prémices de quelques fruits.
+
+LUCIFER.
+
+Pourquoi?
+
+CAÏN.
+
+Pour les offrir sur un autel avec Abel.
+
+LUCIFER.
+
+N'as-tu pas dit que jamais tu n'avais fléchi devant celui qui t'a créé?
+
+CAÏN.
+
+Oui;--mais les vives instances d'Abel m'ont entraîné: l'offrande est
+plutôt la sienne que la mienne,--et Adah--
+
+LUCIFER.
+
+Pourquoi hésiter ainsi?
+
+CAÏN.
+
+C'est ma soeur, née le même jour, des mêmes entrailles; elle m'a arraché
+à force de pleurs cette promesse: car pour ne pas la voir pleurer, il me
+semble que je supporterais tout, et que j'adorerais tout.
+
+LUCIFER.
+
+Alors, suis-moi!
+
+CAÏN.
+
+Volontiers.
+
+(Entre Adah.)
+
+ADAH.
+
+Mon frère, je viens vers toi; c'est l'heure du repos et du bonheur,--et
+nous en jouissons moins en ton absence. Tu n'as pas travaillé ce matin;
+mais j'ai fait nos deux tâches. Viens! les fruits sont mûrs; ils sont
+colorés comme la lumière à laquelle ils doivent leur saveur: viens!
+
+CAÏN.
+
+Ne vois-tu pas?
+
+ADAH.
+
+Je vois un ange; nous en avons vu beaucoup. Voudrait-il partager nos
+instans de repos?--il est le bien-venu.
+
+CAÏN.
+
+Il ne ressemble pas aux anges que nous avons vus.
+
+ADAH.
+
+Est-ce qu'il en est d'autres? Il est le bien-venu, s'il leur ressemble.
+Ils n'ont pas dédaigné de s'asseoir quelquefois à notre table.--Que
+veut-il?
+
+CAÏN, à Lucifer.
+
+Le veux-tu?
+
+LUCIFER.
+
+Et toi, veux-tu être à moi?
+
+CAÏN.
+
+Il faut que je m'éloigne avec lui.
+
+ADAH.
+
+Quoi! nous laisser?
+
+CAÏN.
+
+Oui.
+
+ADAH.
+
+Moi!
+
+CAÏN.
+
+Chère Adah!
+
+ADAH.
+
+Laisse-moi te suivre.
+
+LUCIFER.
+
+Non! elle ne le doit pas.
+
+ADAH.
+
+Qui es-tu pour te mettre ainsi entre nos deux coeurs?
+
+CAÏN.
+
+C'est un dieu.
+
+ADAH.
+
+Comment le sais-tu?
+
+CAÏN.
+
+Il parle comme un dieu.
+
+ADAH.
+
+Le serpent aussi, et il mentait.
+
+LUCIFER.
+
+Tu te trompes, Adah!--L'arbre dont il parlait n'était-il pas celui de la
+science?
+
+ADAH.
+
+Oui,--pour notre malheur éternel.
+
+LUCIFER.
+
+Encore ce malheur était-il la science:--il n'a donc pas menti. S'il vous
+a perdus, il n'a pas, du moins, trahi la vérité; et l'essence de la
+vérité ne peut être que bonne.
+
+ADAH.
+
+Tout ce que nous savons d'elle, c'est qu'elle a réuni sur nos têtes tous
+les maux: expulsion de notre patrie, terreur, travail, sueur et
+lassitude; regrets du passé, espérance de ce qui ne se réalise pas.
+Caïn! ne va pas avec cet esprit; souffre encore ce que nous avons déjà
+souffert, et aime-moi.--Je t'aime.
+
+LUCIFER.
+
+Tu l'aimes? Quoi! plus que ta mère et que ton père?
+
+ADAH.
+
+Oui; est-ce un péché encore?
+
+LUCIFER.
+
+Non,--pas encore; mais plus tard c'en sera un--pour vos enfans.
+
+ADAH.
+
+Comment! ma fille ne pourra-t-elle pas aimer son frère Énoch?
+
+LUCIFER.
+
+Comme tu aimes Caïn? non.
+
+ADAH.
+
+O mon Dieu! ils ne s'aimeraient pas? ils ne reproduiraient pas des êtres
+aimans comme eux? N'ont-ils pas sucé le lait du même sein? Leur père
+n'était-il pas sorti des mêmes flancs, et à la même heure que moi? Ne
+nous aimons-nous pas l'un l'autre? et multipliant notre existence, ne
+multiplions-nous pas des êtres qui se chériront encore, et comme je te
+chéris, mon Caïn? Oh! ne va pas avec cet esprit; il n'est pas des
+nôtres.
+
+LUCIFER.
+
+Le péché dont je parle n'est pas de mon oeuvre; en vous, il ne peut être
+un péché,--bien qu'il le paraisse dans ceux auxquels vous transmettrez
+votre humanité.
+
+ADAH.
+
+Qu'est-ce qu'un péché qui n'est pas péché en lui-même? Les circonstances
+peuvent-elles tour à tour transformer le péché en vertu?--S'il en est
+ainsi, nous sommes donc les esclaves de--
+
+LUCIFER.
+
+Des êtres plus élevés que vous sont esclaves; et de plus élevés qu'eux
+ont préféré la liberté des tortures aux lentes agonies d'une adulation
+qui s'exhalait en hymnes, en concerts, en prières intéressées vers le
+Tout-Puissant, non parce qu'il inspirait de l'amour, mais parce qu'il
+était tout-puissant, parce qu'il éveillait leur ambition ou leur
+terreur.
+
+ADAH.
+
+La toute-puissance doit s'unir à la toute-bonté.
+
+LUCIFER.
+
+Alors, que signifie Éden?
+
+ADAH.
+
+Démon! ne me tente pas par ta beauté; plus que le serpent, tu es beau:
+tu es aussi menteur que lui.
+
+LUCIFER.
+
+Aussi sincère. Demandez à Ève, votre mère; n'a-t-elle pas conquis la
+science du bien et du mal?
+
+ADAH.
+
+O ma mère! tu as cueilli un fruit plus fatal à tes descendans qu'à
+toi-même. Toi, du moins, tu as passé ta jeunesse dans le paradis,
+jouissant de l'innocence et du bonheur de converser avec des esprits
+bienheureux; pour nous, tes enfans, ignorans de l'Éden, nous vivons
+environnés par les démons qui, s'emparant des paroles de Dieu, nous
+séduisent, en profitant de nos propres pensées, de nos regrets et de
+notre curiosité.--Ainsi devins-tu la proie du serpent dans tes plus
+beaux jours de simplicité, de candeur et de joie. Je ne sais que
+répondre à l'être immortel qui se tient devant moi; je ne puis le
+détester; je le contemple avec une inquiétude qui n'est pas sans charme,
+et pourtant je ne puis m'éloigner de lui. Dans son regard est une
+attraction magique qui fixe sur les siens mes yeux éblouis; mon coeur bat
+avec rapidité; je tremble, et pourtant je me rapproche plus
+près,--toujours plus près. Caïn! ô Caïn! défends-moi de lui!
+
+CAÏN.
+
+Pourquoi craindre, mon Adah? ce n'est pas un mauvais ange.
+
+ADAH.
+
+Ce n'est pas Dieu;--il n'est pas à Dieu. J'ai vu les chérubins et les
+séraphins: il ne regarde pas comme eux.
+
+CAÏN.
+
+Mais il est des esprits plus élevés encore:--les archanges.
+
+LUCIFER.
+
+De plus élevés encore que les archanges.
+
+ADAH.
+
+Oui;--mais ils ne sont pas heureux.
+
+LUCIFER.
+
+Si le bonheur consiste dans l'esclavage,--non.
+
+ADAH.
+
+J'ai entendu dire que les séraphins _aimaient le plus_,--les chérubins
+_connaissaient le mieux_:--celui-ci doit être un chérubin,--car il
+n'aime pas.
+
+LUCIFER.
+
+Et si la science la plus élevée affaiblit l'amour, comment se fait-il
+que vous cessiez d'aimer en commençant à connaître? Puisque les
+chérubins qui savent tout, aiment le moins, l'amour des séraphins ne
+peut être que l'ignorance: qu'ils soient incompatibles, la sentence
+portée contre tes malheureux parens le prouve assez. Choisissez donc
+entre l'amour et la science:--il n'est pas d'autre choix. Votre père
+s'est déjà décidé: son culte n'est que de la peur.
+
+ADAH.
+
+O Caïn! choisis l'amour.
+
+CAÏN.
+
+Oui, pour toi, chère Adah! mais le choix est inutile:--il est né avec
+moi;--je n'aime rien de plus.
+
+ADAH.
+
+Et nos parens?
+
+CAÏN.
+
+Nous aimaient-ils quand ils enlevèrent de l'arbre ce qui nous exila tous
+du paradis?
+
+ADAH.
+
+Alors nous n'étions pas née;--et quand nous l'aurions été, ne
+devrions-nous pas les aimer, ainsi que nos enfans, Caïn?
+
+CAÏN.
+
+Mon petit Énoch! et sa soeur encore bégayante! Ah! si je pouvais les
+croire heureux, j'oublierais à demi--mais jamais on ne l'oubliera, même
+après trois milliers de générations! jamais les hommes ne chériront la
+mémoire de l'homme qui, dans la même heure, perpétua la source du mal et
+de l'humanité. Ils se sont emparés de l'arbre de la science et du
+péché;--non contens de leur propre infortune, ils nous ont imposé, à
+moi,--à toi, au petit nombre des êtres aujourd'hui vivans, à la
+multitude innombrable des êtres à venir, l'obligation d'hériter d'une
+agonie que le tems ne peut qu'accroître encore!--Et je serai le père de
+tant d'infortunés! et ta beauté, ton amour,--ma tendresse, les momens
+ravissans écoulés dans tes bras; tout ce que nous aimons dans nous-mêmes
+et dans nos enfans, doit les conduire, après de longues années de péchés
+et de douleur,--ou même après quelques instans également pénibles, et
+mêlés à peine d'une courte lueur de plaisir; tout cela doit les mener à
+la mort,--ce fantôme inconnu! Non! l'arbre de la science n'a pas
+acquitté sa promesse:--s'ils ont péché, ils devaient du moins, en
+échange, savoir tout ce qui est du domaine de la science, et, par
+conséquent, les mystères qui environnent la mort! Que
+savent-ils?--qu'ils sont misérables. Quel besoin de serpens et de fruits
+pour nous l'apprendre?
+
+ADAH.
+
+Je ne serais pas à plaindre, Caïn, si tu étais heureux.--
+
+CAÏN.
+
+Sois donc heureuse seule:--je ne veux pas d'un bonheur qui m'avilit, moi
+et les miens.
+
+ADAH.
+
+Seule, je ne pourrais, je ne _voudrais_ pas être heureuse; mais je pense
+qu'entourée de leurs bras je puis l'être, en dépit de la mort que je ne
+redoute pas, puisque je l'ignore, bien qu'elle paraisse un fantôme
+terrible,--si j'en juge d'après ce que j'en entends dire.
+
+LUCIFER.
+
+Et, dis-tu, tu pourrais être heureuse _seule_?
+
+ADAH.
+
+Seule! O mon Dieu! qui pourrait être heureux ou bon dans la solitude?
+L'isolement est à mes yeux un péché; si ce n'est quand je pense que
+bientôt je reverrai mon frère, son frère, nos enfans et nos parens.
+
+LUCIFER.
+
+Ton Dieu est pourtant seul: est-il heureux, est-il bon?
+
+ADAH.
+
+Tu te trompes; il a les anges et les mortels à rendre heureux: son
+bonheur consiste à le répandre autour de lui; et quel bonheur peut-il
+exister qu'on ne cherche à répandre?
+
+LUCIFER.
+
+Interrogez votre père sur son exil d'Éden,--sur son
+premier-né;--interrogez votre propre coeur: il n'est pas tranquille.
+
+ADAH.
+
+Hélas! non; et vous--êtes-vous du ciel?
+
+LUCIFER.
+
+Si je n'en suis pas, jugez quel est ce bonheur universel que se plaît à
+répandre (comme vous le dites) ce créateur tout-puissant et
+souverainement bon de la vie et des choses vivantes; c'est là son
+secret, et il le garde. Nous devons souffrir, quelques-uns de nous
+doivent résister, et le tout en vain, à entendre ces séraphins. Mais il
+faut en faire l'épreuve, puisque d'ailleurs nous ne serions pas mieux.
+Il y a dans les esprits un sens qui leur indique toujours le juste,
+comme au sein des nuits vos yeux, jeunes mortels, se dirigent
+naturellement vers l'étoile vigilante qui annonce le matin.
+
+ADAH.
+
+C'est une ravissante étoile; sa beauté me force à l'aimer.
+
+LUCIFER.
+
+Et pourquoi ne l'adorez-vous pas?
+
+ADAH.
+
+Notre père n'adore que l'être invisible.
+
+LUCIFER.
+
+Le symbole de l'invisible est ce qu'il y a de plus ravissant dans ce qui
+est visible; et cet astre brillant est le conducteur de l'armée céleste.
+
+ADAH.
+
+Notre père dit qu'il a vu le Dieu même qui le créa, lui et ma mère.
+
+LUCIFER.
+
+_Toi_, l'as-tu vu!
+
+ADAH.
+
+Oui,--dans ses oeuvres.
+
+LUCIFER.
+
+Mais en lui-même?
+
+ADAH.
+
+Non,--si ce n'est dans mon père qui est l'image de Dieu, ou dans ses
+anges qui te ressemblent,--plus brillans encore, mais moins beaux, et
+d'un aspect moins imposant. Ils nous apparaissent éclatans comme le
+silencieux milieu du jour; mais pour toi, tu ressembles à la nuit
+éthérée, quand de longs et blancs nuages croisent l'immensité violette,
+quand d'innombrables étoiles étincellent sur l'admirable et mystérieuse
+voûte entourée d'objets qui semblent tentés de briller comme le soleil;
+leur beauté, leur multitude, leurs mouvemens, leurs doux rayons, tout
+nous entraîne vers eux: ils remplissent mes yeux de larmes; tu produis
+sur moi le même effet. Tu ne sembles pas heureux; ah! ne nous entraîne
+pas dans ton malheur, et je pleurerai sur toi.
+
+LUCIFER.
+
+Hélas! ces pleurs! tu ne sais pas quels océans doivent en être
+répandus--
+
+ADAH.
+
+Par moi?
+
+LUCIFER.
+
+Par tous.
+
+ADAH.
+
+Comment, tous?
+
+LUCIFER.
+
+Par des millions, des myriades,--par toute la terre peuplée,--la terre
+non peuplée,--par l'enfer toujours encombré des êtres dont ton sein doit
+être le germe.
+
+ADAH.
+
+O Caïn! cet esprit nous maudit.
+
+CAÏN.
+
+Laisse-le dire; je veux le suivre.
+
+ADAH.
+
+Où?
+
+LUCIFER.
+
+Dans un endroit d'où il pourra revenir vers toi dans une heure; mais
+d'ici là, il verra des objets de plusieurs siècles.
+
+ADAH.
+
+Comment cela peut-il être?
+
+LUCIFER.
+
+Votre créateur n'a-t-il pas fait en quelques jours, du débris des
+anciens mondes, celui que vous habitez? et moi qui l'ai aidé dans cette
+oeuvre, ne pourrais-je montrer dans une heure ce qu'il a fait en
+plusieurs, ou détruit en moins de tems encore?
+
+CAÏN.
+
+Je suis prêt à te suivre.
+
+ADAH.
+
+Mais dans une heure, reviendra-t-il sain et sauf?
+
+LUCIFER.
+
+Oui. Pour nous, les actes sont indépendans des entraves du tems; nous
+pouvons franchir en une heure l'éternité, ou bien transporter dans le
+cercle d'une heure tout ce que l'éternité renferme. Notre souffle ne se
+règle pas comme celui des mortels--mais cela est un mystère. Caïn, viens
+avec moi.
+
+ADAH.
+
+Reviendra-t-il?
+
+LUCIFER.
+
+Oui, femme! lui seul entre tous les mortels (le premier et le dernier, à
+l'exception d'un.....) reviendra de ces lieux, et te sera rendu pour
+peupler avec toi cette contrée silencieuse et aride, comme le sera votre
+monde, aujourd'hui borné à quelques habitans.
+
+ADAH.
+
+Où demeures-tu?
+
+LUCIFER.
+
+Au milieu des espaces. Où devrais-je demeurer? près de ton ou tes
+dieux:--il n'en est rien. C'est en ma présence que toutes les divisions
+s'opèrent; la vie et la mort,--le tems et l'éternité,--le ciel et la
+terre.--Ce qui n'est ni ciel ni terre est habité de l'ombre de ceux qui
+jadis l'habitaient ou plus tard l'habiteront:--voilà mes domaines! Du
+moins puis-je les séparer de _son_ empire, et posséder un royaume qui
+n'est pas _sien_; et si je n'étais pas ce que je dis, pourrais-je
+demeurer en ces lieux? vous ne faites qu'entrevoir ses anges.
+
+ADAH.
+
+En effet; ils apparurent quand le beau serpent parla pour la première
+fois à notre mère.
+
+LUCIFER.
+
+Caïn! tu m'as entendu. Soupires-tu après la science? je puis assouvir ta
+soif: je ne te demande pas de partager des fruits qui pourraient te
+ravir un seul des biens que vous ait laissés le vainqueur. Suis-moi.
+
+CAÏN.
+
+Esprit! je l'ai dit.
+
+(Caïn et Lucifer sortent.)
+
+ADAH s'écrie en les suivant:
+
+Caïn! Caïn! mon frère!
+
+FIN DU PREMIER ACTE.
+
+
+
+
+ACTE II.
+
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE.
+
+(L'abîme de l'espace.)
+
+CAÏN, LUCIFER.
+
+
+CAÏN.
+
+Je foule l'air et ne tombe pas; cependant je tremble de tomber.
+
+LUCIFER.
+
+Si tu as foi en moi, les airs te soutiendront, les airs dont je suis
+souverain.
+
+CAÏN.
+
+Mais puis-je le faire sans impiété?
+
+LUCIFER.
+
+Croire est ne pas tomber, douter est périr! Tel est l'édit que porte
+l'autre Dieu, celui qui me donne devant ses anges le nom de Démon. Ce
+nom, ils le répètent en écho à des êtres misérables qui, ne connaissant
+rien au-dessus de leurs sens rétrécis, s'inclinent devant le mot qui
+frappe leur oreille, et croient toujours sincèrement le bien ou le mal
+que l'on proclame devant leur faiblesse. Je n'exige rien de pareil:
+honore-moi ou ne m'honore pas, tu franchiras des mondes au-delà de ton
+petit monde; quelques doutes conçus par toi durant ta fragile existence
+ne seront pas récompensés par des tortures de _ma_ conception. Une heure
+viendra qu'en planant sur quelques gouttes d'eau, un homme dira à un
+homme: _Crois en moi, et marche sur les eaux_; alors l'homme pourra
+braver les vagues en sécurité. Je ne te dirai pas: Crois en moi, comme
+la condition de ton salut; mais: Suis mes pas sur le gouffre des
+espaces, et je te montrerai ce que tu ne pourras prendre pour un
+mensonge, l'histoire des mondes passés, présens et futurs.
+
+CAÏN.
+
+O dieu, démon, ou ce que tu peux être, est-ce là votre terre?
+
+LUCIFER.
+
+Eh quoi! tu ne reconnais pas la poussière dont votre père fut formé?
+
+CAÏN.
+
+Se peut-il? Ce petit cercle bleu nageant dans l'espace éthéré, et près
+de lui un cercle plus étroit encore, et dont la lueur rappelle celle de
+notre nuit terrestre; est-ce là notre paradis?
+
+LUCIFER.
+
+Indique-moi la position de ce paradis.
+
+CAÏN.
+
+Comment le pourrais-je? A mesure que nous avançons, il devient toujours
+plus petit; et en diminuant progressivement, il s'entoure d'une auréole
+semblable à la lumière qui jaillit de la plus belle des étoiles, quand
+je la contemple des limites du paradis. En nous écartant, je crois les
+voir toutes deux se joindre aux innombrables étoiles qui nous entourent,
+et augmenter ainsi leur multitude infinie.
+
+LUCIFER.
+
+Et s'il existait des mondes plus grands que le tien, habités par des
+formes plus grandes; si ces mondes étaient plus nombreux que la
+poussière de la triste terre, multipliée comme elle le sera en atomes
+animés, tous vivans, tous condamnés au malheur et à la mort, que
+penserais-tu?
+
+CAÏN.
+
+Je serais fier de la pensée qui comprend de telles choses.
+
+LUCIFER.
+
+Mais si cette haute pensée était enchaînée à une masse servile de
+matière; si, connaissant de telles choses, aspirant après elles, et
+après une science encore plus élevée, tu demeurais l'esclave des besoins
+les plus grossiers et les plus misérables; si tes plaisirs les plus purs
+n'étaient qu'un avilissement déguisé, une illusion énervante et
+honteuse, dont le seul but serait de t'entraîner à renouveler des corps
+et des ames toutes condamnées à la même fragilité, presque toutes à la
+même infortune--
+
+CAÏN.
+
+Esprit! je ne connais pas la mort, si ce n'est que c'est un être
+terrible, un hideux héritage qu'avec la vie je dois à mes parens, et
+dont je les ai entendu parler; double et triste héritage, autant que
+j'en puis juger encore. Mais enfin, si notre sort est tel que tu me le
+dépeins (et je sens en moi le douloureux pressentiment de la vérité),
+permets-moi de mourir ici; car donner le jour à des êtres dont le
+partage serait de souffrir longues années, et puis enfin mourir, ce
+n'est après tout que propager la mort et multiplier le meurtre.
+
+LUCIFER.
+
+Tu ne peux pas mourir tout-à-fait;--il est quelque chose qui doit
+survivre.
+
+CAÏN.
+
+L'autre n'en a rien dit à mon père, quand il le chassa du paradis, avec
+la mort écrite sur son front. Mais au moins laisse-moi détruire ce qu'il
+y a de mortel en moi, pour que je sois, quant au reste, semblable aux
+anges.
+
+LUCIFER.
+
+Je suis de l'essence angélique: voudrais-tu me ressembler?
+
+CAÏN.
+
+Je ne sais pas ce que tu es: je sens ton pouvoir. Tu me montres des
+objets qui surpassent mes facultés, et qu'il ne serait pas en ma
+puissance de voir; bien qu'ils soient encore inférieurs à mes désirs et
+à ma conception.
+
+LUCIFER.
+
+Quelles sont-elles, ces conceptions d'un orgueil assez humble pour
+séjourner avec les vers dans une enveloppe de terre?
+
+CAÏN.
+
+Et toi-même, qui es-tu pour affecter un esprit si hautain, pour jouir
+des priviléges des choses créées _et_ des choses immortelles, et qui
+cependant sembles dévoré de chagrin?
+
+LUCIFER.
+
+Je parais ce que je suis; voilà pourquoi je te demande si tu voudrais
+être immortel.
+
+CAÏN.
+
+Tu l'as dit; il faut, même en dépit de moi, que je sois immortel. Je
+l'ignorais;--mais puisqu'il le faut, permets-moi, heureux ou malheureux,
+d'anticiper aujourd'hui sur mon immortalité.
+
+LUCIFER.
+
+Tu l'anticipais avant de me connaître.
+
+CAÏN.
+
+Comment?
+
+LUCIFER.
+
+En souffrant.
+
+CAÏN.
+
+Les tourmens seraient-ils immortels?
+
+LUCIFER.
+
+Nous verrons, moi et tes fils. Mais regarde maintenant, n'es-tu pas
+ravi?
+
+CAÏN.
+
+Que vois-je, et qu'êtes-vous, magnifiques espaces que l'imagination
+n'aurait pu rêver? Qu'êtes-vous, globes infinis d'une lumière toujours
+plus éblouissante? Quel est ce désert azuré, ces champs de l'air sans
+bornes où vous roulez, semblables aux feuilles que je voyais flotter sur
+les ondes limpides de l'Éden? Votre course est-elle mesurée? ou
+parcourez-vous un espace sans bornes, un univers aérien toujours
+nouveau, auquel mon ame, éblouie par l'idée de l'éternité, ne peut
+penser sans vertige? O dieu! dieux! ou qui que vous soyez! que vous êtes
+beaux à contempler! quelle merveille dans vos effets ou dans vos
+accidens! Que je meure comme un atôme (s'il en est qui meurent), ou que
+je sois initié au mystère de votre nature! Mes pensées, en ce moment, ne
+sont pas aussi indignes que la poussière qui les recèle, des objets que
+je contemple. Esprit! donne-moi la mort, ou laisse-moi approcher
+davantage.
+
+LUCIFER.
+
+N'es-tu pas assez près? Baisse les yeux vers votre terre!
+
+CAÏN.
+
+Ou est-elle? je ne vois plus rien qu'une masse d'innombrables lueurs.
+
+LUCIFER.
+
+Regarde-là.
+
+CAÏN.
+
+Je ne vois rien.
+
+LUCIFER.
+
+Elle brille cependant encore.
+
+CAÏN.
+
+Quoi! ce point imperceptible?
+
+LUCIFER.
+
+Oui.
+
+CAÏN.
+
+Se peut-il? J'ai vu des vers luisans et d'autres insectes lumineux
+étinceler sur les gazons dans un sombre crépuscule; ils répandaient un
+éclat plus vif que le monde qui les contient.
+
+LUCIFER.
+
+Eh bien! tu as vu briller des vers et des mondes;--qu'en penses-tu?
+
+CAÏN.
+
+Qu'ils sont beaux chacun dans leur propre sphère; et qu'au milieu des
+nuits auxquelles ils doivent leur beauté, l'imperceptible insecte, dans
+sa course lumineuse, et l'étoile immortelle, dans son immense carrière,
+doivent également être guidés.
+
+LUCIFER.
+
+Mais comment et par qui?
+
+CAÏN.
+
+Montre-le-moi.
+
+LUCIFER.
+
+Oses-tu le demander?
+
+CAÏN.
+
+N'ai-je pas osé connaître ce que j'oserai en ce moment voir? Tu ne m'as
+rien montré qui satisfasse encore mon imagination.
+
+LUCIFER.
+
+Avance donc avec moi. Veux-tu contempler les objets mortels ou
+immortels?
+
+CAÏN.
+
+Que vois-je là?
+
+LUCIFER.
+
+Des objets qui participent des deux natures: lequel saisit le plus ton
+coeur?
+
+CAÏN.
+
+Les choses que je vois.
+
+LUCIFER.
+
+Mais qui te frappe le plus?
+
+CAÏN.
+
+Les choses que je n'ai vues et ne verrai jamais:--les mystères de la
+mort.
+
+LUCIFER.
+
+Mais si je te montre les choses qui sont mortes, comme je t'ai montré
+plusieurs de celles qui ne mourront pas?
+
+CAÏN.
+
+Fais-le.
+
+LUCIFER.
+
+Avance donc sur nos ailes puissantes.
+
+CAÏN.
+
+Oh! comme nous fendons les airs! les astres s'éteignent peu à peu. La
+terre! où est ma terre? Laisse-moi, que je la regarde encore; c'est
+d'elle que je fus formé.
+
+LUCIFER.
+
+Elle est aujourd'hui moins que toi dans l'univers. Cependant, ne crois
+pas pouvoir lui échapper; bientôt tu lui seras rendu et à toute sa vile
+poussière: c'est une partie de ton éternité et de la mienne.
+
+CAÏN.
+
+Où me conduis-tu?
+
+LUCIFER.
+
+A ce qui existait avant toi. C'est le fantôme d'un monde dont le tien
+n'offre que les débris.
+
+CAÏN.
+
+Eh quoi! notre monde n'est-il pas nouveau?
+
+LUCIFER.
+
+Pas plus que ne l'est la vie, et ce qui était avant que toi ou moi ne
+fussions, et les objets qui nous semblent plus grands que moi-même.
+Maintes choses n'auront pas de fin; quelques-unes, prétendant n'avoir
+pas eu de commencemens, en ont eu d'aussi misérables que le tien; et si
+de plus nobles substances ont été éteintes, c'est pour faire place à
+d'autres plus méprisables que nous ne pourrions l'imaginer: car il n'y a
+d'éternellement _immobile_ que les _momens_ et l'_espace_. Le changement
+n'est pas la mort, si ce n'est pour la matière; mais tu es matière, et
+tu ne peux comprendre que les êtres de la même nature: je t'en
+montrerai.
+
+CAÏN.
+
+Matière, esprits, je puis contempler tout ce que tu voudras.
+
+LUCIFER.
+
+Avance donc!
+
+CAÏN.
+
+Les astres disparaissent; quelques-uns, au contraire, s'agrandissent à
+notre approche, et semblent de véritables mondes.
+
+LUCIFER.
+
+Ce qu'ils sont en effet.
+
+CAÏN.
+
+Quoi! chacun d'eux aurait-il un Éden?
+
+LUCIFER.
+
+Peut-être.
+
+CAÏN.
+
+Et des hommes?
+
+LUCIFER.
+
+Oui, ou des êtres plus grands.
+
+CAÏN.
+
+Ont-ils aussi des serpens?
+
+LUCIFER.
+
+Voudrais-tu des hommes sans serpens, et que nul ne pût ramper à
+l'exception de tes semblables?
+
+CAÏN.
+
+Comme tous les flambeaux disparaissent! Où fuyons-nous?
+
+LUCIFER.
+
+Vers le monde des fantômes; celui des êtres passés, et des ombres qui
+n'existent pas encore.
+
+CAÏN.
+
+Mais l'obscurité augmente de plus en plus;--il n'y a plus d'astres.
+
+LUCIFER.
+
+Cependant tu vois encore.
+
+CAÏN.
+
+Sinistre lumière! pas de lune, pas de soleil, pas une immensité
+d'étoiles. L'azur nuancé de pourpre de la nuit disparaît lui-même en un
+crépuscule glacial; je vois des masses épaisses, mais elles ne
+ressemblent pas aux mondes que tu viens de me montrer, et qui,
+environnés de lumières, semblaient encore pleins de vie, quand avait
+disparu leur atmosphère radieuse; déroulant alors aux yeux surpris les
+formes variées de profondes vallées ou de vastes montagnes; quelques-uns
+lançant des jets de feu, d'autres déployant de vastes plaines liquides,
+d'autres placés à quelques pas de comètes étincelantes et de lunes
+régulières qui semblaient prendre les traits capricieux de ces belles
+terres:--mais ici, tout est sombre et terrible.
+
+LUCIFER.
+
+Rien, toutefois, n'y semble confus. Tu demandes à voir la mort et les
+objets morts?
+
+CAÏN.
+
+Je ne le demande pas; mais comme je sais qu'il en existe, et que, par le
+péché de mon père, nous sommes condamnés, lui, moi, et tous ceux qui
+nous remplaceront, à la subir, je veux la voir une fois de mon plein
+gré, avant d'être un jour entraîné à la voir malgré moi.
+
+LUCIFER.
+
+Regarde.
+
+CAÏN.
+
+C'est la nuit.
+
+LUCIFER.
+
+C'est ainsi qu'elle sera toujours; mais franchissons le seuil.
+
+CAÏN.
+
+D'énormes nuages l'environnent;--quel est ceci?
+
+LUCIFER.
+
+Entre.
+
+CAÏN.
+
+Pourrai-je revenir?
+
+LUCIFER.
+
+Revenir! assurément. Comment pourrait être d'ailleurs peuplé cet empire?
+Son enceinte actuelle est déserte auprès de ce qu'elle doit être, grâce
+aux tiens et à toi-même.
+
+CAÏN.
+
+Les vapeurs s'épaississent de plus en plus; elles forment autour de nous
+des cercles fantastiques.
+
+LUCIFER.
+
+Avance!
+
+CAÏN.
+
+Mais toi?
+
+LUCIFER.
+
+Ne crains rien; tu ne pourrais sans moi entrer dans ce royaume. En
+avant!
+
+(Ils disparaissent à travers les nuages.)
+
+
+
+SCÈNE II.
+
+(Le séjour des ombres.)
+
+Entrent LUCIFER et CAÏN.
+
+
+CAÏN.
+
+Quel silence! quelle obscure immensité! Ils ne semblent former qu'un
+seul être, et cependant ces mondes sont plus peuplés que les orbes
+brillans et lumineux qui parsèment les champs supérieurs de l'air. Telle
+était cependant leur multitude, que je les prenais plutôt pour de
+légères étincelles égarées dans les célestes espaces, que pour des
+mondes habités eux-mêmes; mais en m'approchant davantage, je m'aperçus
+qu'ils se transformaient en autant de mondes matériels, faits plutôt
+pour servir de demeure à la vie, que pour vivre par eux-mêmes. Ici, au
+contraire, tout est si ténébreux, ou d'une lueur si épaisse, qu'on y
+reconnaît l'image d'un jour qui n'est plus.
+
+LUCIFER.
+
+C'est le royaume de la mort.--Désires-tu la voir maintenant?
+
+CAÏN.
+
+Comment répondrais-je avant de savoir précisément ce qu'elle est? Mais
+si j'en juge d'après les longues homélies de mon père, c'est une
+chose--grand Dieu! je n'ose y penser! Maudit soit celui qui inventa la
+vie pour conduire à la mort! ou bien maudite la grossière masse de vie
+qui ne put retenir ses priviléges, et transmit les conséquences de son
+crime aux innocens eux-mêmes!
+
+LUCIFER.
+
+Tu maudis ton père?
+
+CAÏN.
+
+Ne m'a-t-il pas maudit en me donnant le jour? Ne m'a-t-il pas maudit
+avant ma naissance, en osant arracher le fruit défendu?
+
+LUCIFER.
+
+Tu dis vrai: entre ton père et toi la malédiction est mutuelle. Mais tes
+enfans et ton frère?
+
+CAÏN.
+
+Qu'ils la partagent avec moi; qu'ils héritent de ce qu'on m'a légué.
+Mais vous, royaumes obscurs, séjour d'ombres éternelles et de formes
+immenses, les unes complètement tracées, les autres indistinctes, mais
+toutes également imposantes et mélancoliques:--qui êtes-vous?
+Vivez-vous, ou vécûtes-vous un jour?
+
+LUCIFER.
+
+Quelque chose de l'un et de l'autre.
+
+CAÏN.
+
+Alors, qu'est-ce que la mort?
+
+LUCIFER.
+
+Eh quoi! celui qui vous a créés ne vous a-t-il pas dit qu'il existait
+une autre vie?
+
+CAÏN.
+
+Jusqu'à présent, il ne nous a dit qu'une chose: c'est que nous devions
+tous mourir.
+
+LUCIFER.
+
+Peut-être vous dévoilera-t-il un jour le reste.
+
+CAÏN.
+
+Jour heureux!
+
+LUCIFER.
+
+Oui, heureux! quand à travers d'inexprimables agonies, avant-courières
+d'agonies éternelles, il sera révélé à une multitude innombrable d'êtres
+animés, qu'ils n'ont reçu la vie que pour souffrir à jamais!
+
+CAÏN.
+
+Quels sont ces fantômes puissans que je vois flotter autour de moi?--Ils
+n'ont pas la forme des intelligences que j'ai vu errer autour de notre
+regretté paradis; ils n'ont pas celle de l'homme, telle que je l'ai
+remarquée dans Adam, dans Abel et en moi-même, ni dans mes soeurs, ni
+dans mes enfans. Toutefois, leur aspect, différent de celui des hommes
+et des anges, révèle des substances qui, s'ils le cèdent aux derniers;
+semblent l'emporter sur mes semblables; altiers, fiers, d'une beauté et
+d'une force remarquable, mais d'une expression inexplicable, jamais rien
+de tel ne s'offrit à ma vue. Ils n'ont pas l'aile du séraphin, la figure
+de l'homme, ou la forme des plus grands animaux; ils n'ont rien de ce
+qui respire aujourd'hui: grands, toutefois, et beaux comme les plus
+beaux et les plus grands des êtres animés, et cependant si différens
+d'eux, que je puis à peine supposer qu'ils existent.
+
+LUCIFER.
+
+Ils vécurent cependant.
+
+CAÏN.
+
+Où?
+
+LUCIFER.
+
+Où tu vis toi-même.
+
+CAÏN.
+
+Quand?
+
+LUCIFER.
+
+Ils ont habité sur ce que tu nommes aujourd'hui la terre.
+
+CAÏN.
+
+Adam est pourtant le premier.
+
+LUCIFER.
+
+De ta race, je l'avoue;--mais il est en même tems le dernier de ceux-là.
+
+CAÏN.
+
+Et quels sont-ils?
+
+LUCIFER.
+
+Ce que tu seras.
+
+CAÏN.
+
+Mais enfin, qu'étaient-ils?
+
+LUCIFER.
+
+Vivans, forts, intelligens, bons, grands et glorieux; des êtres en tout
+aussi supérieurs à ton père, dans l'Éden, que toi et ton fils le serez à
+votre soixante-millième génération, lorsqu'elle aura atteint le dernier
+degré de dégradation;--et juge, par ta propre faiblesse, de ce qu'ils
+devront être.
+
+CAÏN.
+
+O ciel! et tous ils ont péri?
+
+LUCIFER.
+
+Ils ont quitté leur terre comme tu quitteras la tienne.
+
+CAÏN.
+
+Mais la mienne fut-elle la leur?
+
+LUCIFER.
+
+Elle le fut.
+
+CAÏN.
+
+Mais elle était différente: elle est aujourd'hui trop resserrée et trop
+humble pour porter de pareilles créatures.
+
+LUCIFER.
+
+Elle était en effet plus glorieuse.
+
+CAÏN.
+
+Et pourquoi est-elle déchue?
+
+LUCIFER.
+
+Demande à celui qui l'atteignit.
+
+CAÏN.
+
+Comment?
+
+LUCIFER.
+
+Par la plus rigoureuse et la plus inexorable catastrophe; par le
+désordre des élémens, qui rendirent le inonde au chaos, comme auparavant
+le chaos avait vomi un monde: de tels événemens, rares dans le tems,
+sont fréquens dans l'éternité.--Passons, et jette les yeux sur le passé!
+
+CAÏN.
+
+Tableau terrible!
+
+LUCIFER.
+
+Et vrai. Regarde ces fantômes! ils furent jadis, comme toi, entourés de
+matière.
+
+CAÏN.
+
+Et serai-je un jour comme eux?
+
+LUCIFER.
+
+C'est à celui qui te fit à te répondre. Je te montre quels sont tes
+prédécesseurs; ce qu'ils étaient, tu l'es aujourd'hui, mais dans un
+degré inférieur, proportionné à tes faibles sentimens, à ta faible
+portion d'immortalité, d'intelligence et de force terrestre. Ce que vous
+avez de commun avec ce qu'ils avaient, c'est la vie; ce qui vous unira
+encore--la mort. Quant au reste de vos attributs, ils sont tels qu'ils
+conviennent à des reptiles engendrés de la fange refroidie d'un puissant
+univers, à des êtres confinés dans une planète encore informe, à des
+êtres dont le bonheur devait dépendre de leur aveuglement,--d'un paradis
+d'ignorance d'où la science était proscrite comme une substance
+empoisonnée. Mais regarde quels sont où quels étaient ces êtres
+supérieurs; ou, si tu n'en as pas le courage, recule, et reprends sur la
+terre ta tâche ordinaire:--je t'y transporterai en sécurité.
+
+CAÏN.
+
+Non! je veux rester ici.
+
+LUCIFER.
+
+Combien de tems?
+
+CAÏN.
+
+Pour toujours. Aussi bien, puisqu'il faut que j'y retourne de la terre,
+je préfère rester; je suis las de tout ce que la matière m'a
+découvert:--laisse-moi rester parmi les ombres.
+
+LUCIFER.
+
+Cela ne peut être: ce que tu prends pour la réalité, n'est à présent
+qu'une vision. Pour te disposer à cette demeure, il te faut passer par
+le même chemin que ceux que tu vois,--par les portes de la mort.
+
+CAÏN.
+
+Mais par quelle porte venons-nous d'y entrer?
+
+LUCIFER.
+
+Par les miennes. Mais je me suis engagé à te ramener, et mon esprit te
+soutient dans des régions où tout, à l'exception de toi-même, est privé
+de souffle. Regarde, mais n'espère pas demeurer ici avant que ton tour
+soit venu.
+
+CAÏN.
+
+Et ceux-ci, ne peuvent-ils plus revenir sur la terre?
+
+LUCIFER.
+
+_Leur_ terre est pour jamais évanouie;--elle est tellement changée,
+qu'ils ne voudraient pas respirer une seconde fois dans le plus agréable
+lieu de sa surface aujourd'hui décharnée.--C'était--oh! quel beau monde
+c'était alors!
+
+CAÏN.
+
+Et c'est encore. Je le sens, ce n'est pas la terre contre laquelle je
+suis en guerre; je me plains seulement de ne pouvoir jouir de ce qu'elle
+offre de beau, sans l'acheter par le travail; je me plains de ne pouvoir
+assouvir ma soif dévorante de connaissance, et de ne pouvoir dompter mes
+mille craintes de mort et de vie.
+
+LUCIFER.
+
+Tu vois ce qu'est ton monde; mais il ne t'est pas donné de concevoir
+l'ombre de ce qu'il fut.
+
+CAÏN.
+
+Mais ces énormes créatures, fantômes inférieurs en intelligence (du
+moins tels paraissent-ils) aux êtres que nous avons déjà vus;
+comparables, en quelque chose, aux sauvages habitans des forêts de la
+terre, aux monstres dont les rugissemens font retentir les bois, mais
+dix fois plus grands et plus terribles encore; leur taille est plus
+élevée que les murailles défendues de l'Éden, leurs yeux étincellent
+comme les épées flamboyantes dont les anges sont armés, et leurs
+défenses se projettent comme des troncs d'arbres dépouillés de leurs
+branches et de leurs écorces:--qu'étaient-ils?
+
+LUCIFER.
+
+Ce qu'est le mammoth dans votre monde;--mais ces derniers-là même gisent
+étendus par myriades sous sa surface.
+
+CAÏN.
+
+Et non pas comme nous sur le sol?
+
+LUCIFER.
+
+Non. En faisant la guerre à ta fragile race, ils rendraient inutile la
+malédiction lancée contre elle,--ils l'extermineraient trop promptement.
+
+CAÏN.
+
+Mais pourquoi la guerre?
+
+LUCIFER.
+
+Vous avez oublié l'arrêt qui vous a chassés de l'Éden,--guerre avec
+tous, mort à tous, maladie, douleur, amertume pour tous; tels ont été
+les fruits de l'arbre défendu.
+
+CAÏN.
+
+Mais les animaux--en ont-ils donc mangé, qu'ils doivent aussi mourir?
+
+LUCIFER.
+
+Votre créateur vous l'a dit; _ils_ furent faits pour vous, comme vous
+pour lui.--Vous ne voudriez pas que leur sort fût préférable au vôtre?
+Sans la chute d'Adam, ils seraient comme lui restés debout.
+
+CAÏN.
+
+Malheureuses créatures! ils partagent le destin de mon père, de même que
+ses enfans; comme eux, sans avoir partagé le fruit fatal: comme eux
+aussi, sans avoir atteint le rameau désiré de la _science_! arbre de
+mensonge:--car nous ne savons rien. Au prix de la mort, il nous avait du
+moins promis la connaissance; mais qu'est-ce que l'homme connaît?
+
+LUCIFER.
+
+Il se peut que la mort conduise à la plus haute science; comme elle est
+de toutes les choses la seule certaine, elle mène, du moins, à une
+science assurée. L'arbre était donc véridique, bien qu'il donne la mort.
+
+CAÏN.
+
+Mais ces obscures contrées, je les vois sans les comprendre.
+
+LUCIFER.
+
+Parce que ton heure est encore loin, et que la matière ne peut concevoir
+parfaitement ce qu'est l'esprit;--mais c'est quelque chose de savoir
+qu'il existe de telles contrées.
+
+CAÏN.
+
+Nous savions déjà que la mort existait.
+
+LUCIFER.
+
+Mais non pas ce qui était après elle.
+
+CAÏN.
+
+Et je l'ignore encore.
+
+LUCIFER.
+
+Tu as appris qu'il est, au-delà de ton existence, une et plusieurs
+autres existences,--et tu l'ignorais ce matin.
+
+CAÏN.
+
+Mais tout à mes yeux reste obscur et chargé de nuages.
+
+LUCIFER.
+
+Sois satisfait; tout s'éclaircira devant ton immortalité.
+
+CAÏN.
+
+Et cet immense et liquide espace azuré, dont les flots radieux, élancés
+devant nous, ressemblent à des ondes, et que je prendrais pour les
+sources de notre paradis, si l'azur éthéré de sa surface n'était pas
+sans bornes et sans rivages:--quel est-il?
+
+LUCIFER.
+
+Son image se retrouve encore en petit sur la terre, et tes enfans
+habiteront près d'elle--c'est le fantôme d'un océan.
+
+CAÏN.
+
+On dirait un autre univers, un soleil liquide.--Et ces créatures
+informes qui se jouent sur sa lumineuse surface?
+
+LUCIFER.
+
+Tu vois en eux ses habitans, les Léviathans d'autrefois.
+
+CAÏN.
+
+Et cet immense serpent qui prolonge ses replis tortueux et sa tête
+énorme, dix fois plus haut que le cèdre le plus élevé, regardant comme
+s'il voulait atteindre les globes que nous avons auparavant
+contemplés?--n'est-il pas de l'espèce de celui qui glissait dans le
+feuillage de l'arbre de la science?
+
+LUCIFER.
+
+Ève, ta mère, peut dire mieux que personne quelle espèce de serpent la
+séduisit.
+
+CAÏN.
+
+Celui-ci est trop effrayant. L'autre, sans doute, avait plus de beauté.
+
+LUCIFER.
+
+Toi-même, ne l'as-tu jamais vu?
+
+CAÏN.
+
+J'en ai vu plusieurs appelés du même nom, mais jamais précisément celui
+qui persuada de cueillir le fruit fatal.
+
+LUCIFER.
+
+Votre père ne le vit-il pas?
+
+CAÏN.
+
+Non: ce fut ma mère qui le tenta. Elle-même l'avait été par le serpent.
+
+LUCIFER.
+
+Honnête homme! toutes les fois que ta femme, les femmes de tes enfans
+vous entraîneront, toi ou bien eux, vers quelque chose d'étrange ou de
+nouveau, sois persuadé que tu auras vu la première source de la
+séduction.
+
+CAÏN.
+
+Ton conseil vient trop tard: il n'est plus de serpent pour tenter nos
+femmes.
+
+LUCIFER.
+
+Mais il reste encore pour les femmes des motifs de tenter les hommes, et
+pour l'homme de tenter la femme.--Que tes enfans y songent! ce conseil
+est bienveillant: je le donne surtout à mon détriment; mais il est vrai
+qu'il ne sera pas suivi, et qu'ainsi je cours peu de risques.
+
+CAÏN.
+
+Je n'entends pas cela.
+
+LUCIFER.
+
+O le plus heureux des hommes!--ton monde et toi-même êtes encore trop
+jeunes! Tu te crois très-malheureux et le plus criminel, n'est-il pas
+vrai?
+
+CAÏN.
+
+Quant au crime, je l'ignore; mais quant aux souffrances, j'en ai déjà
+trop senti.
+
+LUCIFER.
+
+Premier né du premier homme! ton état présent de péché--car tu es
+coupable; de douleur--car tu souffres, est une sorte d'Éden dans toute
+son innocence, comparé à l'état dans lequel tu seras bientôt; et cet
+état prochain, ces crimes, ces souffrances redoublées seront encore un
+paradis, comparés à tout ce que doivent souffrir tes enfans et les
+enfans de tes enfans.--Maintenant, retournons sur la terre.
+
+CAÏN.
+
+Et n'est-ce que pour m'apprendre cela que tu m'as traîné jusqu'ici?
+
+LUCIFER.
+
+Ne cherchais-tu pas la science?
+
+CAÏN.
+
+Oui, mais la science qui conduit au bonheur.
+
+LUCIFER.
+
+Tu as réussi, s'il est vrai que la vérité y conduise.
+
+CAÏN.
+
+Ainsi donc le Dieu de mon père avait bien fait de défendre l'approche de
+l'arbre fatal.
+
+LUCIFER.
+
+Il eût mieux fait de ne pas le planter. Mais l'ignorance du mal ne vous
+a pas préservés du mal; il en sera toujours de même, le mal se
+retrouvera dans tout.
+
+CAÏN.
+
+Non, je ne te crois pas.--J'aspire après le bien.
+
+LUCIFER.
+
+Et qui ne le fait pas? qui aspire après le mal? qui ne recule pas devant
+ses fruits amers? personne--rien au monde: le mal est la terreur de tout
+ce qui vit.
+
+CAÏN.
+
+Dans ces orbes glorieux et innombrables, dont nous avons admiré le
+lointain éclat, avant de descendre dans cet abîme fantastique, le mal ne
+peut être; ils sont trop beaux.
+
+LUCIFER.
+
+Tu les as vus de loin.
+
+CAÏN.
+
+Et qu'importe? la distance ne peut ternir que leur éclat;--vus de plus
+près, ils doivent être plus radieux encore.
+
+LUCIFER.
+
+Vois de près les plus beaux objets de la terre, et juge alors de leur
+beauté.
+
+CAÏN.
+
+Je l'ai fait;--les choses les plus belles m'ont paru de près plus
+ravissantes.
+
+LUCIFER.
+
+Ce doit être une illusion.--Quel est donc l'objet qui, frappant la vue
+de plus près, a pu t'offrir plus de charmes que contemplé dans le
+lointain?
+
+CAÏN.
+
+C'est ma soeur Adah.--Toutes les étoiles du ciel, la nuance de la mer aux
+approches de la nuit, quand elle est éclairée par le globe qui semble
+lui-même un esprit, ou le séjour d'un esprit;--les couleurs du
+crépuscule,--le lever pompeux du soleil,--son élévation sublime, son
+coucher qui remplit mes yeux de délicieuses larmes, et semble entraîner
+doucement mon coeur avec lui au-delà des eclatans nuages de
+l'horizon;--l'ombrage des forêts,--les bourgeons naissans,--la voix des
+oiseaux,--les soupirs du rossignol qui semble parler d'amour, et se
+joindre aux chants des chérubins, à l'instant où le jour s'évanouit des
+murailles d'Éden;--tout cela n'est rien à mes yeux et pour mon coeur
+comme la figure d'Adah: pour la contempler, je sacrifierais et la terre
+et les cieux!
+
+LUCIFER.
+
+Dans sa fragilité, elle est belle comme une substance mortelle pouvait
+l'enfanter au premier instant de la création, et par l'effet du premier
+et du plus tendre amour: ce n'en est pas moins une illusion.
+
+CAÏN.
+
+Vous le pensez; vous n'êtes pas son frère.
+
+LUCIFER.
+
+Mortel! apprends que mes pareils n'ont pas de frères.
+
+CAÏN.
+
+Quelle alliance veux-tu donc contracter avec nous?
+
+LUCIFER.
+
+Il se peut que tu en contractes une éternelle avec moi. Mais enfin, si
+tu possèdes un être plus beau mille fois que tous les objets qui
+t'environnent, pourquoi es-tu malheureux?
+
+CAÏN.
+
+Demande-moi pourquoi j'existe? pourquoi toi-même, pourquoi toutes choses
+connaissent-elles le malheur? Ah! celui qui nous a créés doit lui-même
+être malheureux comme son ouvrage! Ce n'est pas dans un instant de
+bonheur que l'on peut enfanter la désolation; et pourtant, si j'en crois
+mon père, il est tout-puissant. Pourquoi donc le mal--si lui-même est
+bon? J'ai fait cette question à mon père; il m'a répondu que le mal
+était la seule route qui pût conduire au bien. Étrange bien qui doit
+provenir de son plus grand ennemi! J'ai vu dernièrement un agneau piqué
+par un reptile: la malheureuse victime se roulait en écumant sur la
+terre, vainement protégée par les tristes et inquiets bêlemens de sa
+mère. Mon père cueillit quelques herbes, et les étendit sur la blessure;
+par degrés, le petit animal revint à la vie, souleva sa tête vers la
+mamelle de sa mère, qui marquait sa joie en ranimant de son lait ses
+forces affaiblies. Mon fils, dit alors Adam, voilà comme du mal peut
+naître le bien.
+
+LUCIFER.
+
+Que répondis-tu?
+
+CAÏN.
+
+Rien: car il est mon père; mais je pensais qu'il eût mieux valu pour
+l'animal n'avoir jamais été piqué, que d'acheter le retour de sa frêle
+existence par une agonie horrible.
+
+LUCIFER.
+
+Mais tu m'as dit que tu n'aimais rien autant que celle qui partagea le
+lait de ta mère, et qui le donne à tes enfans?--
+
+CAÏN.
+
+Certainement. Que pourrais-je être sans elle?
+
+LUCIFER.
+
+Et que suis-je, moi?
+
+CAÏN.
+
+Est-ce que tu n'aimes rien?
+
+LUCIFER.
+
+Qu'est-ce que ton Dieu aime?
+
+CAÏN.
+
+Toutes choses, dit mon père. Mais, je l'avoue, je ne le vois pas dans le
+sort auquel il nous soumet.
+
+LUCIFER.
+
+C'est pourquoi tu ne peux pas voir davantage si moi j'aime ou n'aime
+pas; si je tiens à quelqu'autre chose qu'à un vaste projet, devant
+lequel les individus disparaissent comme de la neige.
+
+CAÏN.
+
+De la neige! qu'est-ce que cela?
+
+LUCIFER.
+
+Tu es heureux d'ignorer ce que tes descendans doivent souffrir; jouis
+encore d'un climat qui ne connaît pas d'hiver!
+
+CAÏN.
+
+Mais n'aimes-tu rien autant que toi-même?
+
+LUCIFER.
+
+Et Caïn s'aime-t-il lui-même?
+
+CAÏN.
+
+Oui, mais j'aime plus encore celle qui me fait supporter mes
+souffrances, et il ne dépend pas de moi de ne pas la chérir.
+
+LUCIFER.
+
+Tu la chéris parce qu'elle est belle, comme fut la pomme aux yeux de ta
+mère; et quand elle cessera de l'être, ton amour cessera, comme aurait
+cessé tout autre désir.
+
+CAÏN.
+
+Elle cessera d'être belle! Comment cela pourrait-il être?
+
+LUCIFER.
+
+Avec le tems.
+
+CAÏN.
+
+Mais le tems a déjà passé; et, jusqu'à présent, Adam et ma mère ont
+gardé leur beauté: une beauté réelle, bien qu'elle n'égale plus celle
+d'Adah et des séraphins.--
+
+LUCIFER.
+
+Tout cela doit passer en eux et en elles.
+
+CAÏN.
+
+J'en suis affligé; mais pour cela, je ne puis concevoir que mon amour
+s'affaiblisse jamais. Et si je voyais sa beauté s'évanouir, je croirais
+que le créateur de toute beauté perdrait plus que moi, en perdant son
+plus bel ouvrage.
+
+LUCIFER.
+
+Je te plains d'aimer ce qui doit périr.
+
+CAÏN.
+
+Je te plains de ne rien aimer.
+
+LUCIFER.
+
+Et ton frère,--est-il également cher à ton coeur?
+
+CAÏN.
+
+Pourquoi ne le serait-il pas?
+
+LUCIFER.
+
+Ton père l'aime beaucoup,--ton Dieu aussi.
+
+CAÏN.
+
+Et je les imite.
+
+LUCIFER.
+
+C'est une action bonne et généreuse.
+
+CAÏN.
+
+Généreuse!
+
+LUCIFER.
+
+C'est le second né de la chair; c'est le favori de sa mère.
+
+CAÏN.
+
+Qu'il garde des faveurs dont le serpent eut les prémices.
+
+LUCIFER.
+
+Mais l'amour de son père.
+
+CAÏN.
+
+Que m'importe? Faut-il que je n'aime pas ce que tout le monde aime?
+
+LUCIFER.
+
+Oui; celui que Jéhovah,--le seigneur indulgent, le miséricordieux
+constructeur du paradis défendu,--regarde toujours en souriant.
+
+CAÏN.
+
+Moi, je n'ai jamais vu Lui; je ne sais pas si Il sourit.
+
+LUCIFER.
+
+Mais vous avez vu ses anges.
+
+CAÏN.
+
+Rarement.
+
+LUCIFER.
+
+Assez cependant pour remarquer qu'ils aiment ton frère, et que ses
+sacrifices sont agréables.
+
+CAÏN.
+
+Qu'ils le soient! Pourquoi me parler de cela?
+
+LUCIFER.
+
+Parce que tu y pensais auparavant.
+
+CAÏN.
+
+Et si j'y ai pensé, quel besoin de me rappeler une pensée.....--- (Il
+s'arrête comme agité.)--Esprit! nous sommes ici dans _ton_ monde; ne
+parle pas du mien. Tu m'as montré des merveilles; tu m'as montré ces
+puissans préadamites qui habitaient la terre dont la nôtre est un
+débris; tu m'as fait distinguer des myriades de mondes célestes, dont le
+nôtre est le triste et lointain compagnon dans l'immensité des êtres; tu
+as découvert à mes regards des ombres frappées de la terrible étreinte,
+de celle que nous apporta mon père,--la mort; tu m'as fait voir
+beaucoup, mais non pas tout: montre-moi où demeure Jéhovah, son paradis
+spécial--le _tien_; où est-il?
+
+LUCIFER.
+
+Ici, et dans tout l'espace.
+
+CAÏN.
+
+Mais comme toutes les choses, vous avez une demeure particulière; la
+chair a la terre, les autres mondes ont également leurs habitans. Toutes
+les créatures ont un élément dans lequel elles respirent; et les êtres
+qui ne respirent plus de notre souffle ont le leur, comme tu l'as dit:
+Jéhovah et toi-même vous avez le vôtre.--N'habitez-vous pas ensemble?
+
+LUCIFER.
+
+Non; nous régnons ensemble, mais nos demeures sont divisées.
+
+CAÏN.
+
+Pourquoi n'êtes-vous pas un seul! peut-être l'unité de vos projets
+ferait l'union des élémens, aujourd'hui le jouet des tempêtes. Comment
+s'est-il fait que vous, étant des esprits sages et infinis, vous soyez
+séparés? N'êtes-vous pas comme des frères dans votre essence, votre
+nature et votre gloire?
+
+LUCIFER.
+
+N'es-tu pas le frère d'Abel?
+
+CAÏN.
+
+Nous sommes frères, nous resterons frères; mais s'il n'en était pas
+ainsi, qu'est-ce que la chair auprès de l'esprit? Ce dernier peut-il
+tomber? L'immortalité n'est-elle pas une condition de l'infini? et se
+quereller, remplir l'espace de sa misère,--pourquoi?
+
+LUCIFER.
+
+Pour régner.
+
+CAÏN.
+
+Ne m'as-tu pas dit que tous deux vous êtes éternels?
+
+LUCIFER.
+
+Oui.
+
+CAÏN.
+
+Et que cette immensité d'azur que j'ai vue est sans bornes?
+
+LUCIFER.
+
+Oui.
+
+CAÏN.
+
+Comment donc ne pouvez-vous tous les deux _régner_?--N'avez-vous pas
+assez? Pourquoi vous séparer?
+
+LUCIFER.
+
+Nous régnons _tous les deux_.
+
+CAÏN.
+
+Mais l'un de vous fait le mal.
+
+LUCIFER.
+
+Lequel?
+
+CAÏN.
+
+Toi! car si tu pouvais donner à l'homme le bien, pourquoi ne le fais-tu?
+
+LUCIFER.
+
+Et pourquoi pas celui qui les créa? Je ne vous ai pas faits; vous êtes
+ses créatures et non les miennes.
+
+CAÏN.
+
+Alors laisse-nous _ses_ créatures, comme tu dis que nous le sommes, ou
+bien montre-moi ta demeure ou la _sienne_.
+
+LUCIFER.
+
+Je pourrais toutes deux te les montrer; mais un tems viendra que tu
+verras pour toujours l'une d'elles.
+
+CAÏN.
+
+Et pourquoi pas à cette heure?
+
+LUCIFER.
+
+Ton esprit d'homme a eu de la peine à concentrer dans une pensée nette
+et calme le peu que je t'ai montré, et déjà tu voudrais aspirer au plus
+grand des mystères! à celui des _deux principes_! Tu voudrais les
+contempler sur leurs trônes les plus secrets! Poussière! apprends à
+limiter ton ambition; car pour toi, voir l'une ou l'autre serait périr!
+
+CAÏN.
+
+Laisse-moi périr pourvu que je les voie!
+
+LUCIFER.
+
+Voilà bien le langage du fils de celle qui cueillit la pomme! Mais tu
+périrais seulement, et tu ne les verrais pas; cette vue t'est réservée
+dans un autre état.
+
+CAÏN.
+
+Celui de mort.
+
+LUCIFER.
+
+Du moins le prélude de la mort.
+
+CAÏN.
+
+Je la crains donc moins, puisque je sais qu'elle conduit à quelque chose
+de défini.
+
+LUCIFER.
+
+Maintenant je vais te ramener dans ton monde, où tu pourras multiplier
+la race d'Adam, manger, boire, travailler, trembler, rire, pleurer,
+sommeiller et mourir.
+
+CAÏN.
+
+Et que me servira d'avoir vu les choses que tu m'as montrées?
+
+LUCIFER.
+
+N'as-tu pas demandé la connaissance? et dans ce que j'ai montré, ne
+t'ai-je pas appris à te connaître toi-même?
+
+CAÏN.
+
+Hélas! je ne distingue rien encore.
+
+LUCIFER.
+
+Et justement, la somme des connaissances humaines devrait être la
+conscience du néant de l'humaine nature; transmets cette science à tes
+enfans, elle leur épargnera maintes tortures.
+
+CAÏN.
+
+Orgueilleux esprit! ta parole est dédaigneuse; mais toi-même, malgré ton
+arrogance, tu reconnais un supérieur.
+
+LUCIFER.
+
+Non! par le ciel qu'il gouverne, par l'abîme, par l'infinité de mondes
+et de vies que je tiens avec lui en commun.--Non! j'ai un vainqueur, je
+l'avoue; mais je ne reconnais pas de maître. Il reçoit l'hommage de
+tous;--mais il n'a pas le mien. Je combats contre lui aujourd'hui, comme
+je combattis au plus haut des cieux. A travers toute éternité, parmi les
+gouffres informes des enfers, dans les interminables royaumes de
+l'espace, dans les siècles des siècles, je disputerai tout, tout avec
+lui! et tour à tour, chaque monde, chaque étoile, chaque univers
+trembleront dans la balance, jusqu'au jour où cessera le grand combat,
+si jamais il cesse, c'est-à-dire si jamais lui ou moi pouvons être
+écrasés! Et qui pourra exterminer notre immortalité, notre haine
+irrévocable et mutuelle? Il pourra, à titre de vainqueur, appeler le
+vaincu génie du mal; mais quel sera donc le _bien_ qu'il prétend donner?
+Si j'étais le vainqueur, ses oeuvres seraient jugées les seules
+mauvaises. Et vous, mortels, à peine nés, quels dons avez-vous reçus de
+lui dans votre misérable monde?
+
+CAÏN.
+
+Ils sont faibles, et quelques-uns bien amers.
+
+LUCIFER.
+
+Redescends donc avec moi sur cette terre; retourne éprouver le reste des
+faveurs que toi et les tiens devez au ciel. Les choses sont bonnes ou
+mauvaises dans leur essence, et non pas d'après le nom de celui qui les
+répand. S'il vous donne le bien,--appelez le principe du bien; si le mal
+découle de _lui_, apprenez à ne pas m'en rendre responsable, avant de
+savoir mieux sa véritable source. Ce n'est pas aux paroles des anges
+eux-mêmes qu'il faut croire, c'est aux fruits de votre existence, tels
+que vous les savourez. La pomme fatale vous a fait un don
+précieux,--celui de la _raison_.--Que des menaces tyranniques ne
+l'écrasent point, et ne vous réduisent pas à croire aveuglément, en
+dépit de vos sens extérieurs et de vos sentimens intimes:--examinez et
+souffrez,--créez-vous un monde intérieur dans votre propre sein, où
+viendront expirer les impressions du dehors. C'est ainsi que vous vous
+rapprocherez le plus de la nature des esprits et que vous parviendrez à
+triompher de votre enveloppe grossière.
+
+(Ils disparaissent.)
+
+FIN DU DEUXIÈME ACTE.
+
+
+
+
+ACTE III.
+
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE.
+
+(La terre près d'Éden, comme dans l'acte premier.)
+
+Entrent CAÏN et ADAH.
+
+
+ADAH.
+
+Silence, Caïn; marche doucement.
+
+CAÏN.
+
+J'y consens; mais pourquoi?
+
+ADAH.
+
+Notre petit Énoch dort sur un lit de feuilles, à l'ombre de ce cyprès.
+
+CAÏN.
+
+Un cyprès! c'est un arbre mélancolique; on dirait qu'il pleure sur ceux
+qu'il protége de son ombre. Pourquoi l'as-tu choisi pour reposer notre
+enfant?
+
+ADAH.
+
+Parce que ses branches interceptent le soleil comme la nuit, et qu'elles
+paraissent ainsi faites pour inviter au sommeil.
+
+CAÏN.
+
+Oui, au dernier,--au plus long sommeil; mais n'importe,--mène-moi à lui.
+(Ils s'approchent de l'enfant.) Comme il est beau! Ses petites joues,
+dans leur pur incarnat, semblent vouloir lutter avec les roses
+effeuillées sous lui.
+
+ADAH.
+
+Et ses lèvres, comme elles sont gracieusement entr'ouvertes! Non!
+garde-toi de les baiser, du moins en ce moment: il s'éveillerait.--Son
+heure de repos est, il est vrai, presque écoulée; mais ce serait dommage
+de l'interrompre volontairement.
+
+CAÏN.
+
+Vous dites bien; je contiendrai mes désirs. Il dort, il sourit!--Ah!
+dors et souris, toi le fragile et jeune héritier d'un monde presque
+aussi jeune: dors et souris! les heures et les jours d'innocence et de
+bonheur t'appartiennent encore! _Tu_ n'as pas dérobé le fruit,--tu ne
+sais pas que tu es nu! Le tems viendra où tu recevras le châtiment de
+crimes inconnus, dont ni toi ni moi ne furent coupables. Mais
+aujourd'hui sommeille en paix! Voilà que ses joues se colorent d'un vif
+sourire, ses cils brillent au-dessous de ses longues paupières noires
+comme le cyprès qui se balance sur elles: le sommeil ne peut cacher
+entièrement le limpide azur de ses yeux. Sans doute il rêve;--de quoi?
+du paradis!--oui! Rêve, mon enfant, de cet héritage qui t'est ravi! ce
+n'est qu'un songe! car jamais, à l'avenir, ni toi, ni tes enfans, ni tes
+pères, ne franchiront le seuil de ces lieux de bonheur!
+
+ADAH.
+
+Cher Caïn! ne souffle pas dans l'oreille de notre enfant des regrets
+aussi mélancoliques. Pourquoi toujours regretter le paradis? N'en
+pouvons-nous créer un autre?
+
+CAÏN.
+
+Où?
+
+ADAH.
+
+Ici, où tu voudras: partout où tu seras, je ne sens pas la perte de cet
+Éden trop pleuré. N'ai-je pas et toi et notre enfant, mon père, mon
+frère et Zillah notre douce soeur, et notre Ève, à qui nous devons bien
+plus que la naissance?
+
+CAÏN.
+
+Oui, la mort est aussi l'une des dettes que nous lui devons.
+
+ADAH.
+
+Caïn! cet esprit orgueilleux qui t'a entraîné loin d'ici a contribué à
+te rendre encore plus sombre. J'espérais que les merveilles qu'il avait
+promis de te montrer, que ces visions, comme tu les appelles, de mondes
+passés et présens rendraient à ton esprit le calme d'une curiosité
+satisfaite; mais, je le vois, ton guide a redoublé tes maux. Cependant,
+je le remercie et je lui pardonne tout, en songeant qu'il t'a sitôt
+rendu à nos voeux.
+
+CAÏN.
+
+Sitôt?
+
+ADAH.
+
+A peine s'il y a deux heures que vous vous êtes éloignés: heures longues
+pour moi; mais enfin deux heures seulement, en consultant le soleil.
+
+CAÏN.
+
+Et pourtant ce soleil, je m'en suis approché; j'ai vu des mondes qu'il
+éclairait jadis, et qu'il n'éclairera plus; j'en ai vu que sa lumière ne
+pénétrera jamais: j'aurais cru que mon absence avait duré des années.
+
+ADAH.
+
+A peine une heure.
+
+CAÏN.
+
+C'est donc l'esprit qui dispose du tems, et qui le mesure suivant que
+les objets qu'il contemple sont plaisans ou pénibles, sublimes ou
+méprisables. J'ai vu des infinités de mondes; j'ai franchi des univers
+disparus; j'ai contemplé l'éternité, et je croyais que quelques gouttes
+de l'océan des âges m'avaient donné quelque chose de son immensité; mais
+à présent, je reconnais ma faiblesse: l'esprit avait raison de dire que
+je n'étais rien.
+
+ADAH.
+
+Pourquoi le disait-il? Jéhovah n'en a pas parlé.
+
+CAÏN.
+
+Non; il s'est contenté de nous réduire à ce que nous sommes. Après avoir
+flatté la poussière avec quelques rayons d'Éden et d'immortalité, il
+nous fait de nouveau retourner en poussière:--et pourquoi?
+
+ADAH.
+
+Tu le sais:--c'est la faute de nos parens.
+
+CAÏN.
+
+Qu'a de commun avec nous leur faute? Ils ont péché, c'est à eux de
+mourir.
+
+ADAH.
+
+Tu ne parles pas bien, Caïn: cette pensée n'est pas la tienne, mais
+celle de l'esprit qui était avec toi. Plût à Dieu que je mourusse pour
+eux, si je pouvais ainsi les conserver à la vie!
+
+CAÏN.
+
+Tels seraient aussi mes voeux, si une seule victime devait assouvir la
+colère insatiable du destructeur de la vie, et si notre enfant qui
+repose ne devait jamais connaître la mort ni le chagrin, ni les
+transmettre à ceux qui naîtront de lui.
+
+ADAH.
+
+Ne savons-nous pas qu'un jour viendra où notre race sera rachetée!
+
+CAÏN.
+
+Oui, par le sacrifice de l'innocent à la place du coupable. Quelle
+expiation que celle-là! Ne sommes-nous pas innocens? Nous n'avons rien
+fait pour être les victimes d'une faute commise avant notre naissance,
+ou pour être forcés d'expier un crime inouï et mystérieux,--si c'est un
+crime que de poursuivre la science.
+
+ADAH.
+
+Hélas! mon cher Caïn, tu pèches en ce moment; tes paroles frappent mes
+oreilles comme autant d'impiétés.
+
+CAÏN.
+
+Alors laisse-moi!
+
+ADAH.
+
+Jamais, quand ton Dieu te laisserait.
+
+CAÏN.
+
+Dis-moi, qu'y a-t-il ici?
+
+ADAH.
+
+Deux autels que, pendant ton absence, a dressés notre frère Abel, afin
+d'y offrir un sacrifice au Seigneur, au moment de ton retour.
+
+CAÏN.
+
+Et qui _lui_ a dit que je m'empresserais de concourir aux offrandes
+qu'il élève chaque jour vers le Créateur, avec un front dont l'indigne
+et lâche humilité révèle mille fois plus de crainte que d'amour?
+
+ADAH.
+
+Certes, il fait bien.
+
+CAÏN.
+
+Un autel suffit: je n'ai rien à offrir.
+
+ADAH.
+
+Les fruits de la terre, le calice, le bouton et la tige des fleurs:
+voilà pour notre Dieu de douces offrandes, quand elles sont présentées
+d'un coeur satisfait et contrit.
+
+CAÏN.
+
+J'ai travaillé, j'ai creusé la terre; la sueur a coulé de mon front: en
+un mot, j'ai accompli sa malédiction;--que faut-il de plus encore?
+Pourquoi serais-je satisfait? sans doute parce qu'il m'a fallu lutter
+avec tous les élémens, pour en arracher le pain qui me nourrit? Pourquoi
+serais-je reconnaissant? parce que je suis poudre, que je m'agite dans
+la poudre, et que je retournerai en poudre? Ah! si je ne suis rien,--du
+moins, pour rien au monde, ne serai-je un lâche hypocrite, affectant la
+joie, quand intérieurement le chagrin me dévore. Pourquoi serais-je
+contrit? Pour la faute de mon père? Mais déjà tous nos maux l'ont
+suffisamment expiée, et les prophéties nous apprennent que nos enfans
+l'expieront encore bien au-delà de ce qu'elle mérite. Il ne sait pas,
+notre jeune enfant, à présent livré au sommeil, il ne sait pas qu'il
+doit transmettre à des multitudes innombrables le germe d'une misère
+éternelle: mieux vaudrait l'étouffer au milieu de ses doux rêves, et
+écraser sa tête contre les rochers, plutôt que de le laisser vivre
+pour--
+
+ADAH.
+
+O mon Dieu! ne le touche pas!--mon--ton enfant! Caïn!
+
+CAÏN.
+
+Ne crains rien. Pour tous les globes célestes, et le pouvoir qui les
+gouverne, je ne voudrais pas déposer autre chose qu'un baiser de père
+sur les lèvres de cet enfant.
+
+ADAH.
+
+Alors, pourquoi ces horribles paroles?
+
+CAÏN.
+
+Mieux vaudrait, disais-je, qu'il cessât de vivre, au lieu de transmettre
+à d'autres descendans des chagrins plus insupportables encore que ceux
+auxquels il sera soumis. Mais puisque ces paroles vous déplaisent, je me
+contente de dire--qu'il eût mieux valu pour lui de ne pas naître.
+
+ADAH.
+
+Oh! ne parle pas ainsi. Où seraient donc mes joies, ces joies
+maternelles que j'éprouve à le veiller, le nourrir et l'aimer? Silence!
+il s'éveille. Doux Énoch! (Elle s'approche de l'enfant.) Caïn, viens le
+voir! regarde comme il est plein de vie, de force, de fraîcheur, de
+beauté, de bonheur; comme il me ressemble, comme il est semblable à toi,
+quand tu souris: car _alors_ nous sommes _tout_ autres. N'est-il pas
+vrai, Caïn? Mère, père, enfant, chacun de nous réfléchit les traits de
+l'autre, comme le fait une claire fontaine, quand elle est calme, et
+quand ton ame est calme comme elle. Aime-nous, mon cher Caïn! Aime-toi à
+cause de nous, qui te chérissons tant! Vois comme il sourit! comme il
+étend ses bras, comme il arrête ses grands yeux bleus sur les tiens
+comme pour saluer son père, tandis que son petit corps s'agite et semble
+tressaillir de plaisir. Que nous parles-tu de peines? les chérubins qui
+n'ont pas d'enfans t'envieraient les joies de la paternité. Caïn!
+bénis-le! il n'a pas de parole pour te remercier, mais son coeur lui
+indique ta présence comme le tien la sienne.
+
+CAÏN.
+
+Enfant, sois béni! si toutefois la bénédiction d'un mortel peut te
+garantir de la malédiction du serpent.
+
+ADAH.
+
+Elle le peut. Sans doute la fourberie d'un reptile ne peut l'emporter
+sur la bénédiction d'un père.
+
+CAÏN.
+
+Oh! pour cela, j'en doute; toutefois, je le bénis.
+
+ADAH.
+
+Notre frère approche.
+
+CAÏN.
+
+Ton frère Abel.
+
+(Entre Abel.)
+
+ABEL.
+
+Bonjour, Caïn! la paix de Dieu soit avec toi, mon frère.
+
+CAÏN.
+
+Abel! salut!
+
+ABEL.
+
+Notre soeur m'a dit que tu avais voyagé avec un esprit, bien au-delà des
+limites que nous ne sommes pas habitués à franchir. Etait-il de ceux que
+nous avons déjà vus, auxquels nous avons parlé comme à notre père?
+
+CAÏN.
+
+Non.
+
+ABEL.
+
+Pourquoi donc rester avec lui? c'est peut-être l'ennemi du Très-Haut.
+
+CAÏN.
+
+Et l'ami de l'homme. Le Très-Haut, comme vous le nommez, le fut-il
+jamais?
+
+ABEL.
+
+_Nous le nommons_! vos paroles sont étranges aujourd'hui. Adah, ma soeur,
+laisse-nous pour un instant:--nous voulons offrir un sacrifice.
+
+ADAH.
+
+Adieu, mon Caïn; mais auparavant, embrasse ton fils. Puisse le calme de
+son ame, et les pieux efforts d'Abel, te rendre à l'innocence et au
+bonheur!
+
+(Adah sort avec son enfant.)
+
+ABEL.
+
+Où as-tu été?
+
+CAÏN.
+
+Je ne sais pas.
+
+ABEL.
+
+Quoi? ni ce que tu as vu?
+
+CAÏN.
+
+Les morts, les immortels; les immenses, les tout-puissans, les
+inconcevables mystères de l'espace;--les univers sans nombre qui furent
+ou sont encore;--un abîme d'objets étourdissans, des soleils, des lunes
+et des terres roulant comme un tonnerre autour de moi; tout cela m'a
+rendu incapable de suivre une conversation mortelle: Abel, laisse-moi.
+
+ABEL.
+
+Tes yeux sont animés d'un éclat surnaturel; une rougeur surnaturelle
+couvre tes joues; un accent surnaturel exprime tes paroles.--Que
+signifie tout cela?
+
+CAÏN.
+
+Cela signifie--je te prie, laisse-moi.
+
+ABEL.
+
+Non pas, jusqu'à ce que nous ayons prié et sacrifié ensemble.
+
+CAÏN.
+
+Abel, je te prie, sacrifie seul.--Jéhovah t'aime bien.
+
+ABEL.
+
+Bien _tous les deux_, j'espère.
+
+CAÏN.
+
+Mais toi le mieux. Peu m'importe pourquoi; tu as mieux trouvé grâce que
+moi: respecte-le donc,--mais respecte seul,--ou du moins sans moi.
+
+ABEL.
+
+Mon frère, je serais indigne d'être le fils de notre commun père, si je
+ne te respectais pas comme le premier-né, et si je ne te priais pas de
+te joindre à moi, de me précéder même dans les pieux sacrifices que nous
+offrons à Dieu:--c'est là ta place.
+
+CAÏN.
+
+Je ne l'ai jamais réclamée.
+
+ABEL.
+
+Et c'est là ce qui m'afflige. Je t'en prie, consens à ce que je demande
+de toi. Ton ame semble oppressée de je ne sais quelle étrange illusion;
+cela te rendra le calme.
+
+CAÏN.
+
+Non; rien ne peut me calmer désormais. Que dis-je, me _calmer_? jamais
+je n'ai senti le calme dans mon coeur, même dans le silence complet des
+élémens. Cher Abel, laisse-moi! ou permets-moi de ne pas troubler plus
+long-tems tes pieuses intentions.
+
+ABEL.
+
+Non, non: il faut que nous fassions ensemble notre devoir. Ne me
+repousse pas.
+
+CAÏN.
+
+Puisqu'il le faut--eh bien donc, qu'ai-je à faire?
+
+ABEL.
+
+Choisis l'un de ces deux autels.
+
+CAÏN.
+
+Choisis pour moi. Ils ne sont tous les deux, pour moi, que de la pierre
+et du gazon.
+
+ABEL.
+
+Cependant, choisis!
+
+CAÏN.
+
+Je l'ai fait.
+
+ABEL.
+
+C'est le plus élevé, celui qui te convenait le mieux, comme à l'aîné.
+Maintenant, prépare tes offrandes.
+
+CAÏN.
+
+Et les tiennes, où sont-elles?
+
+ABEL.
+
+Les voici.--Les premiers-nés, les plus gras du troupeau:--c'est l'humble
+don d'un pasteur.
+
+CAÏN.
+
+Je n'ai pas d'agneaux; mon sort est de creuser la terre: je ne puis
+offrir que ce qu'elle accorde à mes sueurs,--des fruits. (Il cueille des
+fruits.) Les voici dans leur fraîcheur, dans leur maturité.
+
+(Ils dressent leurs autels, et allument une flamme au-dessous.)
+
+ABEL.
+
+Mon frère, tu es l'aîné; offre d'abord, avec le sacrifice, ta prière et
+tes actions de grâce.
+
+CAÏN.
+
+Non.--Je n'ai pas l'habitude de cela;--donne-moi l'exemple, je le
+suivrai--comme je pourrai.
+
+ABEL, s'agenouillant.
+
+O Dieu! toi qui nous créas, et déposas dans nos narines le souffle de la
+vie; qui nous as béni, et qui, en dépit de la faute de notre père, as
+bien voulu ne pas perdre tous ses enfans, comme ils eussent été perdus,
+si ta justice n'eût pas été tempérée par la bonté dans laquelle tu te
+complais; toi qui nous accordas le pardon, comme un autre paradis, si on
+le compare à l'énormité de notre crime;--seul maître de la lumière, du
+bien, de la gloire, de l'éternité; sans qui tout serait mal, avec qui
+rien ne peut faillir, si ce n'est dans un but louable et prévu par ton
+impénétrable et toute-puissante bonté,--accepte le premier des prémices
+du troupeau de ton humble pasteur:--cette offrande n'est rien en
+elle-même;--et quelle offrande serait quelque chose auprès de toi?--Mais
+pourtant accepte-la, comme une action de grâce de celui qui la dépose à
+la face sublime de tes cieux, en inclinant son front jusque dans la
+poussière dont il est lui-même formé, pour mieux, et à jamais, rendre
+hommage à toi et à ton nom!
+
+CAÏN, demeuré debout.
+
+Esprit! quelque tu sois;--tout-puissant, il se peut;--bon, comme doivent
+l'être toutes tes créations; Jéhovah sur la terre, et Dieu dans le ciel!
+décoré d'autres noms encore, peut-être, car tes attributs semblent aussi
+multipliés que tes ouvrages: si les prières peuvent te rendre propice,
+reçois les miennes. Si tu dois être honoré par des autels, adouci par
+des sacrifices, accueille ceux que je te présente! Deux créatures
+viennent en ériger de concert vers toi. Si tu aimes le sang, l'autel du
+pasteur, qui fume à mes côtés, en a répandu devant toi, et les membres
+de ses agneaux, palpitans encore, élèvent vers les cieux un encens
+ensanglanté; ou si les fruits doux et parfumés de la terre, présentés
+devant toi, à la face du soleil qui les a mûris, peuvent t'agréer, en
+cela qu'ils sont aussi beaux encore que tu nous les as donnés, et
+semblent déposés ici plutôt pour témoigner de la beauté de tes ouvrages
+que pour attirer l'un de tes regards sur les nôtres; si l'autel privé de
+victimes et l'autel non rougi de sang peuvent obtenir tes faveurs,
+regarde le mien; et quant à celui qui l'éleva,--il est tel que tu l'as
+fait: il ne sait rien solliciter à genoux. S'il est méchant, frappe-le!
+tu es tout-puissant, et tu le peux;--qui pourrait en effet s'y opposer?
+S'il est bon, frappe ou épargne-le, comme il te plaira! puisque tout
+dépend de toi; puisque le bon et le mauvais sont eux-mêmes sans pouvoir,
+quand tu ne les soutiens pas. Que ta volonté elle-même soit juste ou
+partiale, je l'ignore; n'étant pas tout-puissant, ne pouvant juger la
+toute-puissance, mais seulement subir les arrêts, hélas! déjà trop
+cruellement subis!
+
+(Le feu allumé sous l'autel d'Abel s'élève en colonne, et s'élance
+lumineusement vers le ciel; un ouragan renverse l'autel de Caïn, et
+disperse les fruits sur la terre.)
+
+ABEL, s'agenouillant.
+
+O mon frère, prie! Jéhovah est irrité contre toi.
+
+CAÏN.
+
+Et pourquoi?
+
+ABEL.
+
+Tes fruits sont épars sur la terre.
+
+CAÏN.
+
+Ils viennent de la terre; laisse-les y retourner: leur graine portera de
+nouveaux fruits avant l'été. Quant à ton offrande carnassière, elle
+plaît davantage; vois comme le ciel suce la flamme que le sang a
+engraissée.
+
+ABEL.
+
+Ne songe pas au succès de mon offrande; mais hâte-toi d'en préparer une
+autre, avant qu'il ne soit trop tard.
+
+CAÏN.
+
+Je ne veux plus élever d'autels, ni souffrir qu'on en élève.--
+
+ABEL, se levant.
+
+Caïn! que prétends-tu?
+
+CAÏN.
+
+Renverser ce lâche courtisan des nuages, cet enfumé réceptacle de tes
+sottes prières,--ton autel enfin, rougi du sang des faibles agneaux que
+leur mère a nourris de lait pour qu'ils fussent égorgés à ton Dieu.
+
+ABEL, le retenant.
+
+Tu ne le feras pas.--N'ajoute pas à des actions impies des paroles
+impies! N'ébranle pas l'autel,--il est sacré maintenant, par le bon
+plaisir de Jéhovah, puisqu'il en a daigné accepter les offrandes.
+
+CAÏN.
+
+_Son plaisir_! Le met-il donc, ce plaisir, dans le parfum des chairs
+pantelantes et du sang encore bouillant? dans le bêlement des mères
+désolées, qui redemandent leurs expirans nourrissons? dans l'agonie des
+tristes et innocentes victimes sous le couteau sacré? Va-t'en! aussi
+bien ce trophée sanglant n'épouvantera pas long-tems le soleil, et ne
+restera pas la honte de la création.
+
+ABEL.
+
+Mon frère, arrête-toi. Tu ne veux pas employer la violence contre mon
+autel; si tu en es jaloux, il est à toi: consomme-s-y un autre
+sacrifice.
+
+CAÏN.
+
+Un autre sacrifice? Va-t'en, ou ce sacrifice peut en effet--
+
+ABEL.
+
+Que veux-tu dire?
+
+CAÏN.
+
+Va--va-t'en.--Ton Dieu, n'est-ce pas, aime le sang?--songe-s-y.--Va-t'en
+avant qu'il n'y en ait _davantage_!
+
+ABEL.
+
+Je me place, en son divin nom, entre toi et l'autel qui l'a sanctifié.
+
+CAÏN.
+
+Si tu te chéris toi-même, recule, jusqu'à ce que j'aie rendu ce gazon à
+son sol naturel;--autrement--
+
+ABEL, le retenant.
+
+J'aime Dieu bien plus que la vie.
+
+CAÏN. Il le frappe sur les tempes, avec l'un des tisons qu'il enlève de
+l'autel.
+
+Offre donc à ton Dieu le sacrifice de ta vie, puisqu'il aime ceux de ce
+genre.
+
+ABEL. Il tombe.
+
+Qu'as-tu fait, mon frère?
+
+CAÏN.
+
+Frère?
+
+ABEL.
+
+O Dieu! reçois ton serviteur, et pardonne à son assassin; il n'a pas su
+ce qu'il faisait.--Caïn, donne, donne-moi ta main, et dis à la pauvre
+Zillah--
+
+CAÏN, après un instant de stupeur.
+
+_Ma_ main! elle est rouge, et du--de quoi? (Long silence. Il jette les
+yeux autour de lui.) Où suis-je? Seul! Où est Abel? où Caïn? Se peut-il
+que je sois Caïn? Mon frère, réveille-toi!--Pourquoi restes-tu couché
+sur l'herbe? ce n'est pas l'heure du sommeil.--Pourquoi si
+pâle?--qu'as-tu?--ce matin, tu étais plein de vie! Abel! ah! je t'en
+prie, ne te joue pas de moi! Je t'ai frappé trop fort, mais non pour
+toujours! Pourquoi as-tu voulu me résister? C'est un jeu! tu veux
+m'épouvanter.--Un coup--un seul coup!--Remue,--oh! remue--une seule
+fois;--oui, comme cela!--bien!--tu respires! souffle sur moi! O Dieu!
+Dieu!
+
+ABEL, d'une voix mourante.
+
+Qui parle ici de Dieu?
+
+CAÏN.
+
+Ton meurtrier.
+
+ABEL.
+
+Alors,--puisse Dieu lui pardonner! Caïn, console la pauvre Zillah;--elle
+n'a plus maintenant qu'un frère. (Il expire.)
+
+CAÏN.
+
+Et moi, plus! Qui m'a enlevé le mien,--mon frère?--Ses yeux sont
+ouverts! donc il n'est pas mort! La mort ressemble au sommeil,--et le
+sommeil ferme nos paupières. Ses lèvres aussi sont ouvertes; il respire
+donc! et pourtant je ne le sens pas.--Son coeur!--son coeur!--que je voie
+s'il bat.--Il me semble:--non!--non!--c'est une illusion; il faut que je
+sois passé dans un autre monde pire que le premier. La terre tourne
+autour de moi:--qu'est-ce cela? de l'eau! (Il porte la main à son front,
+puis la regarde.) Pourtant, il ne pleut pas! C'est du sang!--le sang de
+mon frère, le mien lui-même, et répandu par moi! Qu'a de commun encore
+avec moi la vie, puisque j'ai pris celle de ma propre chair? Non, il ne
+peut être mort!--Est-ce la mort que le silence? Non; il s'éveillera: je
+vais attendre à ses côtés. Se pourrait-il que la vie fût assez fragile
+pour être si facilement anéantie?--Depuis, il m'a parlé;--que lui
+dirai-je maintenant?--Mon frère!--non; il ne répondra pas à ce nom: les
+frères ne se frappent pas l'un l'autre. Cependant--encore--parle-moi,
+Abel! Un mot, un seul mot encore de ta douce voix, pour m'aider à
+supporter le bruit de la mienne!
+
+(Entre Zillah.)
+
+ZILLAH.
+
+J'ai cru entendre un son douloureux; qu'est-ce donc? c'est Caïn; il
+veille auprès de mon époux. Que fais-tu là, mon frère? Est-ce qu'il
+dort?--O ciel! que signifie cette pâleur et ce flot?--Non! non! ce n'est
+pas du sang; qui l'aurait répandu, ce sang? Abel! qu'y a-t-il?--qui t'a
+fait cela? Il ne remue pas; il ne respire pas; ses mains tombent sur les
+miennes, froides et insensibles comme les pierres! Ah! cruel Caïn!
+n'as-tu pu le garantir à tems de cette violence? Quel qu'ait été
+l'agresseur, un étranger lui-même se serait placé entre lui et le
+meurtrier! Mon père!--Ève!--Adah!--venez, approchez! la mort est dans le
+monde!
+
+(Zillah sort en appelant ses parens.)
+
+CAÏN, seul.
+
+Dans le monde!--Et qui l'y a introduite? moi!--moi qui abhorre tellement
+ce nom de mort, que lui seul empoisonnait toute ma vie avant que je
+connusse son aspect.--Je l'ai conduite ici; j'ai livré mon frère à ses
+froids et terribles embrassemens, comme si, sans mon aide, elle n'eût
+pas assez haut réclamé ses droits inexorables! Du moins, je suis
+éveillé,--un rêve douloureux m'a rendu fou;--mais lui, il ne s'éveillera
+donc plus!
+
+(Entrent Adam, Ève, Adah et Zillah.)
+
+ADAM.
+
+Une voix de douleur, celle de Zillah, m'a conduit ici.--Que vois-je?
+Est-il vrai?--Mon fils!--mon fils! Femme, voilà l'ouvrage du serpent;
+voilà ton ouvrage!
+
+ÈVE.
+
+Oh! ne parle pas ainsi: l'aiguillon du serpent est dans mon coeur. Abel!
+mon bien-aimé! C'est un châtiment, Jéhovah, au-dessus du crime, de
+_l_'avoir enlevé à sa mère!
+
+ADAM.
+
+Quel est le coupable de ce crime?--Parle, Caïn; tu étais présent. Est-ce
+quelqu'un de ces anges ennemis qui ne marchent pas avec Jéhovah? quelque
+sauvage et féroce habitant des bois?
+
+ÈVE.
+
+Ah! une lumière livide me pénètre comme un éclat de foudre! ce tison
+lourd et sanglant arraché de l'autel, noirci par la fumée, et rougi du--
+
+ADAM.
+
+Parle, mon fils! parle; et malheureux comme nous le sommes, assure-nous
+que nous ne sommes pas plus déplorables encore.
+
+ADAH.
+
+Parle, Caïn! et dis que ce n'est pas _toi_!
+
+ÈVE.
+
+C'est lui. Je le vois maintenant;--il baisse la tête; il cache ses yeux
+féroces de ses mains rouges de sang.
+
+ADAH.
+
+Ma mère, tu l'outrages;--et toi, Caïn, éclaircis donc cette horrible
+accusation que nos parens, dans leur désespoir, font peser sur toi.
+
+ÈVE.
+
+Écoute, Jéhovah! Puisse l'éternelle malédiction du serpent être sur lui!
+elle est faite pour sa race plutôt que pour nous. Puissent tous ses
+jours être désolés! puisse--
+
+ADAH.
+
+Arrête! c'est ton fils; ne le maudis pas, ma mère: ne le maudis pas,
+mère! il est mon frère, mon époux.
+
+ÈVE.
+
+Il t'a enlevé ton frère!--Zillah, il t'a ravi ton époux:--pour moi,
+_plus de fils_!--A jamais je le maudis; je renonce à le voir! Tous les
+liens sont rompus entre nous, comme lui-même a rompu ceux de la
+nature.--O mort, mort! pourquoi ne m'as-tu pas prise, moi à laquelle tu
+fus d'abord infligée? Qu'attends-tu encore?
+
+ADAM.
+
+Ève, prends garde que ta douleur, hélas! trop légitime, ne te conduise à
+l'impiété. Une douloureuse destinée nous a été prédite; maintenant
+qu'elle commence, il faut la supporter de manière à prouver à notre Dieu
+que nous sommes entièrement soumis à sa sainte volonté.
+
+ÈVE, désignant Caïn.
+
+_Sa volonté_!--c'est celle de cet esprit incarné de mort, que j'ai mis
+sur la terre pour y faire entrer la mort. Puissent toutes les
+malédictions de la vie peser sur lui! ses tourmens le chasser au fond
+des déserts, comme les nôtres nous ont chassés d'Éden, jusqu'à ce que
+ses enfans lui rendent ce qu'il a donné à son frère! Que jour et nuit le
+glaive et les ailes des chérubins le poursuivent;--que les serpens se
+dressent sous ses pas!--que les fruits de la terre deviennent cendre
+dans sa bouche! que les feuilles dont il entoure sa tête pour reposer
+soient le séjour des scorpions! qu'il rêve sans cesse de son innocente
+victime! que ses veilles ne soient qu'un autre rêve prolongé de mort!
+que les claires fontaines se tournent en sang dès qu'il voudra les
+souiller de l'impur contact de ses lèvres avides! que les élémens
+reculent ou se transforment devant lui! qu'il vive au sein de l'agonie
+qui accompagnera les derniers instans des autres hommes! et que la mort
+soit pour lui, qui le premier l'introduisit dans le monde, quelque chose
+de pire que la mort! Va-t'en, fratricide! Désormais ton nom, le mot
+Caïn, sera pour le genre humain un objet d'horreur, même pour ceux dont
+tu dois être le père! Que l'herbe se dessèche sous tes pieds! que les
+bois te refusent leur abri, la terre une couche, la poussière une tombe,
+le soleil ses rayons et le ciel son Dieu!
+
+(Ève sort.)
+
+ADAM.
+
+Caïn! éloigne-toi: nous ne pouvons plus demeurer ensemble. Fuis! laisse
+le mort à mes soins;--désormais je suis seul:--nous ne nous reverrons
+plus.
+
+ADAH.
+
+O mon père! ne le quitte pas ainsi. Ne va pas ajouter à la terrible
+malédiction d'Ève sur sa tête!
+
+ADAM.
+
+Je ne le maudis pas: son esprit est sa malédiction. Viens, Zillah!
+
+ZILLAH.
+
+Je dois veiller sur le corps de mon époux.
+
+ADAM.
+
+Nous reviendrons quand celui qui nous a préparé ce douloureux devoir
+aura disparu. Viens, Zillah!
+
+ZILLAH.
+
+Auparavant un baiser sur cette pâle figure, sur ces lèvres autrefois si
+animées.--O mon coeur! mon coeur!
+
+(Adam et Zillah sortent en pleurant.)
+
+ADAH.
+
+Caïn! vous avez entendu; il faut nous éloigner. Je suis prête, nos
+enfans aussi! Je porterai Énoch, et vous sa soeur. Partons avant que le
+soleil ne tombe, et n'attendons pas l'obscurité de la nuit pour
+traverser le désert.--Eh bien! parle, parle-moi, _moi_--qui suis à toi.
+
+CAÏN.
+
+Laisse-moi!
+
+ADAH.
+
+Pourquoi? tout le monde t'a quitté.
+
+CAÏN.
+
+Et que tardes-tu de te réunir à eux? Ne crains-tu pas de rester avec
+l'auteur d'une pareille action?
+
+ADAH.
+
+Après la crainte de t'abandonner, il n'en est pas de plus grande pour
+moi que celle que m'inspire le crime qui te prive d'un frère. Je n'en
+dois pas parler:--c'est entre toi et le Tout-Puissant.--
+
+UNE VOIX D'EN HAUT.
+
+Caïn! Caïn!
+
+ADAH.
+
+Entends-tu cette voix?
+
+LA VOIX D'EN HAUT.
+
+Caïn! Caïn!
+
+ADAH.
+
+Elle retentit comme celle d'un ange.
+
+(Entre l'ange du Seigneur.)
+
+L'ANGE.
+
+Où est ton frère Abel?
+
+CAÏN.
+
+Suis-je donc le gardien de mon frère?
+
+L'ANGE.
+
+Caïn! qu'as-tu fait? La voix du sang de ton frère crie de la terre vers
+le Seigneur!--Maintenant, tu es maudit de la terre, qui vient d'ouvrir
+sa bouche pour boire le sang versé par ta main fratricide. Désormais,
+quand tu creuseras la terre, elle demeurera stérile; tu resteras fugitif
+et vagabond dans le monde!
+
+ADAH.
+
+Le châtiment est au-delà de ses forces. Vois! tu lui dérobes la face de
+la terre; il reste privé de la face de Dieu. Vagabond et fugitif, il
+arrivera que ceux qui le trouveront le tueront.
+
+CAÏN.
+
+Que ne le peuvent-ils! Mais où sont ceux qui me tueront? où sont-ils sur
+cette terre encore déserte et inhabitée?
+
+L'ANGE.
+
+Tu as tué ton frère, qui te garantira de ton fils?
+
+ADAH.
+
+Ange de lumière! sois miséricordieux; ne dis pas que mon sein déchiré
+nourrisse maintenant dans mon fils un meurtrier, un meurtrier de son
+père.
+
+L'ANGE.
+
+Il ne ferait que suivre les traces de Caïn. Le lait d'Ève n'a-t-il pas
+nourri celui que tu vois maintenant noyé dans le sang? Le fratricide
+peut bien engendrer le parricide;--mais il n'en sera pas ainsi.--Le
+Seigneur, ton Dieu et le mien, m'a commandé d'imprimer son sceau sur
+Caïn, pour qu'il puisse errer en sûreté. Qui tuera Caïn attirera sur sa
+tête une punition sept fois plus forte. Approche!
+
+CAÏN.
+
+Que veux-tu de moi?
+
+L'ANGE.
+
+Marquer sur ton front l'affranchissement du crime que tu as commis
+toi-même.
+
+CAÏN.
+
+Non, laisse-moi mourir!
+
+L'ANGE.
+
+Cela ne peut être.
+
+(L'ange imprime une marque sur le front de Caïn.)
+
+CAÏN.
+
+Je sens mon front brûlé, mais ce n'est rien auprès du feu intérieur; que
+faut-il encore? accable-moi de tout ce que je puis supporter.
+
+L'ANGE.
+
+Tu as été sombre et farouche dès le sein de ta mère, semblable à la
+terre que tu as jusqu'à présent creusée; mais celui que tu as immolé
+était doux comme les troupeaux qu'il paissait.
+
+CAÏN.
+
+Je fus enfanté trop tôt après la chute; l'esprit de ma mère était encore
+fasciné par le serpent, et mon père pleurait encore sur Éden. Je suis ce
+que je suis; je n'ai pas demandé la vie; je ne me la suis pas donnée
+moi-même. Que ne puis-je seulement de mon sang racheter celui--et
+pourquoi pas? Qu'Abel renaisse, et que je sois rayé du livre de vie!
+Ainsi l'existence sera rendue par Dieu au bien-aimé de Dieu, et je
+perdrai un don qui n'eut jamais d'attrait pour moi.
+
+L'ANGE.
+
+Qui pourrait anéantir le meurtre? ce qui est fait est fait. Éloigne-toi!
+accomplis tes jours! et puissent tes actions ne pas ressembler à celle
+que tu viens de commettre!
+
+(L'ange disparaît.)
+
+ADAH.
+
+Il est parti; éloignons-nous. J'entends les cris de notre petit Énoch
+dans son berceau.
+
+CAÏN.
+
+Ah! il ignore pourquoi il pleure! et moi qui répandis le sang, je ne
+puis répandre de larmes; mais les quatre rivières ne pourraient laver
+mon ame[35]. Crois-tu que mon fils puisse jamais me regarder?
+
+[Note 35: Les quatre rivières qui entouraient l'Éden, les seules, par
+conséquent, que connût Caïn sur la terre.]
+
+ADAH.
+
+Si je croyais qu'il ne le voulût pas, je voudrais--
+
+CAÏN, l'interrompant.
+
+Non, non! plus de menace: nous en avons trop subi. Va prendre ton
+enfant; je vous suivrai.
+
+ADAH.
+
+Je ne te laisse pas seul avec le mort; quittons ces lieux ensemble.
+
+CAÏN.
+
+O toi, image inanimée et toujours présente! toi dont le sang doit voiler
+de deuil la terre et les cieux! J'ignore ce que tu es _maintenant_! mais
+si _tu_ vois ce que _je_ suis, je crois que tu me pardonnes ce que ne
+pardonnera jamais ni ton Dieu ni mon propre coeur.--Adieu! je ne dois, je
+n'ose toucher ce que j'ai fait. Je sortis des mêmes entrailles que toi;
+j'ai sucé le même sein; je t'ai souvent pressé dans mes bras; souvent
+nos jeux enfantins se confondirent; et voilà que je ne puis plus
+t'approcher, que je n'ose pas même faire pour toi ce que tu aurais fait
+pour moi:--réunir tes membres dans leur tombeau,--le premier tombeau
+creusé pour les mortels. Mais ce tombeau, qui l'a creusé? O terre! ô
+terre! voilà le trésor que je dépose dans ton sein, en récompense de
+tous ceux que j'ai reçus de toi.--Au désert maintenant!
+
+(Adah s'incline, et baise le corps d'Abel.)
+
+ADAH.
+
+Cruelle et prématurée fut ta mort, ô mon frère! et moi seule, de tous
+ceux qui pleurent sur toi, je ne puis verser de larmes. Mon devoir est
+désormais de sécher des pleurs, et non pas d'en répandre. Mais pourtant,
+de tous ceux qui gémissent, nul ne gémit comme moi, non-seulement sur
+toi, mais sur celui qui t'a frappé. Allons, Caïn! je supporterai la
+moitié de ton fardeau.
+
+CAÏN.
+
+Nous marcherons à l'orient d'Éden; cette ligne est plus désolée: elle me
+convient davantage.
+
+ADAH.
+
+Marche le premier! tu seras mon guide, et puisse être le tien notre
+Dieu! Allons chercher nos enfans.
+
+CAÏN.
+
+Celui qui repose ici n'en avait pas; j'ai tari la source d'une race
+vertueuse qui eût bientôt charmé les noeuds d'une union récente. Hélas!
+en les joignant plus tard aux enfans d'Abel, la dureté de mon naturel se
+fût adoucie chez eux! Abel!
+
+ADAH.
+
+La paix soit avec lui.
+
+CAÏN.
+
+Mais avec _moi_!--
+
+(Ils sortent.)
+
+FIN DE CAÏN.
+
+
+
+
+L'ILE,
+OU
+CHRISTIAN ET SES CAMARADES.
+
+
+
+
+AVERTISSEMENT.
+
+Le morceau suivant est fondé en partie sur la relation du soulèvement de
+l'équipage _la Bonté_, dans les mers du Sud, en 1789, et en partie sur
+la _Relation des îles Tonga_, par Marnier.
+
+
+
+Chant Premier.
+
+1. L'instant de la veille matinale était arrivé. Le vaisseau avançait
+avec grâce, traçant sur les flots un sentier mobile. La vague
+entr'ouverte par la proue se courbait en sillons complaisans devant la
+majestueuse charrue. L'onde immense embrassait toute la perspective, et
+derrière s'évanouissaient maints rivages de la Mer du Sud. La nuit
+paisible, déjà nuancée d'argent, opposait encore sa mourante obscurité
+aux atteintes de l'aube naissante. Les dauphins, avertis de l'approche
+du jour, s'élançaient au-dessus des flots, comme pour aspirer plus tôt
+ses premières lueurs. Les étoiles détournaient de l'océan leurs
+scintillans regards, et disparaissaient devant une clarté plus radieuse.
+La voile reprenait sa blancheur naguère obscurcie; une brise
+rafraîchissante glissait sur les vents. Déjà même la pourpre de l'Océan
+annonçait la venue du soleil;--mais un coup sera tenté avant qu'il
+n'apparaisse.
+
+2. Le vaillant chef dormait dans sa cabine, confiant dans ceux qui
+faisaient la veille. Il rêvait des rivages désirés de la vieille
+Angleterre, de ses travaux récompensés, de ses dangers évanouis; son nom
+était ajouté à la liste glorieuse de ceux qui avaient visité les pôles,
+séjour des orages. Le plus difficile était passé, rien ne pouvait
+justifier de nouvelles inquiétudes; pourquoi donc le sommeil avait-il
+pour lui des dangers? Hélas! son tillac était foulé par un pied
+indiscipliné; des mains plus inhabiles voulaient diriger la voile du
+vaisseau; de jeunes coeurs, languissant après je ne sais quelle île
+favorisée du soleil, où l'été dure toute l'année, où les femmes sourient
+pendant tout l'été; des hommes éloignés de leur patrie, et qui, trop
+long-tems voyageurs, n'avaient jamais revu la maison natale, ou
+l'avaient trouvée toute changée, et demi-barbare, préféraient une
+fraîche et douce grotte sauvage à l'incertitude des flots.--Puis le
+souvenir des fruits savoureux que donnait une terre incultivée; des
+forêts qui ne connaissaient d'autres sentiers que ceux qu'ils y
+frayèrent; des champs sur lesquels l'abondance étendait sa corne
+fortunée; des terres, domaine commun et indépendant d'un seul
+possesseur..... Puis le voeu que les siècles n'ont jamais étouffé dans le
+coeur de l'homme--de ne connaître d'autre maître que sa volonté; la terre
+offrant à sa surface des mines non exploitées; la liberté qu'on y
+trouvait d'appeler chaque grotte sa propre demeure; ce jardin commun
+ouvert devant tous les pas, où la nature traite en tendre mère tout un
+peuple charmé des délices du désert; leurs coquillages, leurs fruits,
+seule opulence qu'ils connaissent; leurs canots toujours retenus à
+l'entour des rivages; leur chasse, leur gibier, leurs armes, leur aspect
+enfin si étrange aux yeux d'un Européen:--tels étaient les objets et la
+contrée qui réveillaient les désirs de ces marins,--désirs qu'ils
+devaient chèrement expier.
+
+3. Debout, brave Bligh! l'ennemi est à la porte! debout! debout!--Hélas!
+il est trop tard! derrière ta case se tient le féroce rebelle proclamant
+déjà le règne de la rage et de la terreur. Tes membres sont enchaînés,
+la baïonnette touche ton sein, les mains qui tremblaient à ta voix te
+saisissent; traîné sur le tillac, tu ne verras plus l'obéissant
+gouvernail ou la voile attentive attendre tes ordres pour suivre une
+direction, ou se développer; cet esprit sauvage qui voudrait étouffer à
+force de délire le sentiment de sa révolte, fait briller autour de toi
+les yeux encore étonnés de ceux qui redoutent le chef qu'ils sacrifient:
+car jamais l'homme ne peut étourdir le cri de la conscience, s'il ne
+porte à ses lèvres la coupe passionnée de la rage.
+
+4. C'est en vain que, bravant l'oeil de la mort, ta poitrine menacée
+implore ceux de tes compagnons restés loyaux:--ils ne viennent pas; ils
+sont rares: il faut qu'ils consentent à ce qu'applaudissent des coeurs
+plus indociles. En vain tu cherches la cause: la malédiction est leur
+seule réponse, ou la menace de quelque chose de pire. A tes yeux brille
+le poignard homicide; sur ta gorge reste suspendue la baïonnette
+effilée; les mousquets chargés t'environnent, et semblent prêts à
+terminer tes jours. Tu les y encourages, en leur criant: Feu! Mais des
+coeurs impitoyables admirent encore, et quelque souvenir de leur ancien
+respect les arrête, plutôt que la voix méconnue de leurs devoirs; ils ne
+voudraient pas perdre leur ame en répandant le sang: ils préfèrent
+t'abandonner à la merci des flots.
+
+5. «Disposez la chaloupe!» c'est le cri du nouveau chef; et qui jamais
+osa dire _non_ à la révolte dans la première impétuosité de son ivresse,
+dans les saturnales d'un pouvoir inattendu? La chaloupe est disposée
+avec tout l'empressement de la haine; et déjà de légères planches te
+séparent seules de l'abîme qui doit t'engloutir; de faibles provisions
+te promettent une fin que leurs mains te refusent: c'est justement ce
+qu'il faut d'eau et de pain pour garantir quelques jours le moribond de
+la mort; de plus, quelques cornes, un peu de toile, des livres, unique
+trésor des hermites de l'Océan; quelques cordages sont ensuite ajoutés,
+aux instances de ceux qui n'espéraient plus pour toi que dans l'air et
+les flots; puis enfin ce mobile et tremblant vassal des pôles, cette
+aiguille sensible, ame de la navigation.
+
+6. Et maintenant, le chef élu par lui-même juge à propos d'étouffer le
+premier sentiment de son crime; il réveille ainsi ses compagnons:--«A
+boire!» tant il craint que la passion ne cède bientôt à la voix de la
+raison! «De l'eau-de-vie pour les héros!» Ainsi jadis s'était écrié
+Burke;--et sans doute cette liqueur peut conduire à la gloire. Nos héros
+partagèrent cette opinion; au milieu de bruyans applaudissemens, ils
+vidèrent la coupe. Huzza! huzza! Otaïti! tel fut leur cri; étrange
+exclamation de la part des fils de la révolte! Comment cette île
+délicieuse, cette terre chérie de la nature, des coeurs aimans, des fêtes
+sans périls, des moeurs aimables, étrangères à l'art, cette opulence
+commune, cet amour sans inquiétude; comment tout cela pouvait-il avoir
+des charmes pour de grossiers marins ballottés sous leurs mâts par
+chaque souffle de vent? Et maintenant, par quels nouveaux crimes se
+préparent-ils à réaliser les vains désirs de la vertu, le repos? Hélas!
+telle est notre nature! notre but est le même à tous, seulement nous
+suivons des routes diverses; nos moyens, notre naissance, notre pays,
+notre gloire, notre fortune, nos goûts, tout cela est plus puissant sur
+notre faible poussière que tout ce qui est en dehors du misérable cercle
+de notre égoïsme. Cependant murmure encore au-dedans de nous-mêmes une
+faible voix troublant le silence de l'intérêt ou le tumulte de la
+gloire; quelle que soit notre foi, quelque terre que nous foulions, Dieu
+fait toujours entendre son oracle, la conscience de l'homme!
+
+7. La chaloupe est chargée du brave et triste petit nombre demeuré
+fidèle au chef; quelques-uns, restés sur le tillac du
+vaisseau--maintenant jouet d'un moral naufrage--faisaient des voeux
+tardifs pour partager le sort d'un capitaine que leurs yeux voyaient
+s'éloigner; d'autres calculaient pour lui de nouveaux malheurs,
+plaisantaient à la vue lointaine de sa faible voile, à l'idée de cette
+faible barque, si fragile et si chargée. Oh! combien il est plus assuré,
+plus tranquille, le tendre nautile[36], pilote maritime de sa couche
+imperceptible, la fée, le génie de la mer. Lui, quand l'ouragan siffle
+et jaillit en éclairs sur les ondes, demeure en sûreté,--son port est
+dans la ville,--il triomphe sur les _armadas_ du genre humain, qui
+ébranlent le monde, et fléchissent sous la verge des vents.
+
+[Note 36: Espèce de coquillage.]
+
+8. Quand tout fut prêt sur le vaisseau, qui maintenant avouait un
+révolté pour son maître,--un matelot, moins endurci que ses compagnons,
+témoigna cette pitié inutile, faite seulement pour irriter le malheur.
+D'un regard inquiet, il veillait sur les mouvemens de son ancien chef,
+et cherchait même, à force de signes, à lui exprimer son compatissant
+repentir. Déjà même il avançait un humide flacon jusqu'à ses lèvres
+arides et desséchées; mais bientôt, observé lui-même, ce gardien fut
+éloigné, et la pitié cessa de percer le nuage que la sédition étendait
+autour du brave chef. Alors s'approcha l'audacieux et sombre jeune homme
+que, pour son malheur, avait trop aimé le capitaine; il s'écria, en
+désignant la chaloupe abandonnée: «Partez! tout retard coûterait la
+vie!» Et pourtant, même en ce dernier instant, il n'avait pas étouffé
+toute sympathie. Un mot pouvait encore ramener le remords dans cette ame
+violente et passionnée; et ce que les autres ne soupçonnaient pas, la
+victime put le reconnaître. Quand Bligh, avec un ton de reproche amer,
+lui demanda qu'était devenu le souvenir des anciens
+bienfaits;--qu'étaient devenues ses espérances d'une gloire supérieure à
+celle des mille écussons pompeux de la Grande-Bretagne? ses lèvres
+tremblantes semblèrent céder devant une force invincible. «C'est cela!
+c'est cela! prononça-t-il; je suis damné! damné!» Il n'en dit pas
+davantage; mais, poussant dans sa barque son maître, il le confia au
+faible esquif. Sa langue ne put articuler d'autres accens; mais combien
+d'idées dans ses brusques adieux!
+
+9. Le large soleil des régions arctiques s'élevait sur les ondes; la
+brise tantôt s'engouffrait, tantôt ressortait de ses humides grottes.
+Son aile capricieuse s'éloignait, puis revenait effleurer les sillons de
+l'Océan, comme les cordes d'une harpe éolienne. D'une rame désespérée et
+presque silencieuse, déjà l'esquif se creusait un chemin redouté vers
+une roche à peine visible, qui dressait, comme un lointain nuage, son
+front au-dessus des flots. La chaloupe et le vaisseau ne se réuniront
+plus! mais ce n'est pas à moi de dire les infortunes de Bligh, leurs
+dangers continuels, leurs rares espérances; leurs jours de péril, leurs
+nuits de désespoir; leur courage toujours le même, quand il semblait le
+plus inutile; la famine dévorante, rendant un fils méconnaissable à
+l'oeil même de sa mère; les autres maux, assez horribles pour faire trêve
+à la faim, jusqu'à ce qu'elle n'eût plus sur eux de prise; les fureurs
+et les égards de la mer, tantôt les couvrant de son abîme, tantôt les
+laissant briser de leurs rames fatiguées les vagues qui ne cédaient qu'à
+tous leurs efforts réunis.--Une fièvre continue, une soif sèche, qui
+leur faisait saluer, comme un bonheur, les nuages qui glaçaient leurs os
+nus, savourer avec délices la froide humidité des nuits orageuses, et
+presser avidement la toile tendue sur leur tête, pour recueillir
+quelques gouttes de pluie. Il leur fallut fuir mainte horde sauvage,
+pour redemander un asile plus sûr encore aux flots impitoyables. Et
+pourtant, il fut accordé à ces spectres animés de raconter leurs dangers
+passés, et des angoisses telles que jamais les annales de l'humide abîme
+n'en avaient retracées, pour arracher de la terreur aux hommes, aux
+femmes des larmes.
+
+10. Laissons-les à leur destin, il ne sera ignoré ni impuni. La justice
+aura son jour; la discipline violée prendra leur défense, et la marine
+insultée proclamera le cri des lois. Nous allons suivre les pas du
+rebelle, qu'une vengeance éloignée ne saurait épouvanter. Arrière!
+arrière! sur les vagues! ses yeux reverront la baie désirée; et les
+rivages heureux où les lois ne sont pas connues recevront les matelots
+mis hors la loi de leur pays.--La nature, et cette déesse de la
+nature--la femme--les rappelle vers une terre où rien, sauf leur
+conscience, ne songera à les accuser; où tout le monde jouit sans
+querelle des biens de la terre; où le pain lui-même est cueilli comme un
+fruit[37]; où nul ne séquestre pour lui seul les champs, les forêts, les
+rivières:--âge sans or, où ce métal ne trouble pas les songes, et n'a
+pas, ou n'avait pas alors, envahi ces rivages. Depuis, l'Europe y porta
+ses vastes connaissances, ses coutumes, ses moeurs, mais au prix d'une
+multitude de vices qu'elle enseigna aux fils de ces contrées. Mais loin
+de nous ces images! Voyons les insulaires tels qu'ils étaient; bons par
+les leçons de la nature, vicieux sous ses inspirations. _Huzza_!
+_Otaïti_! tel fut le cri lancé d'un commun accord par le rapide
+vaisseau. La brise s'élève; la voile, naguère détendue, et maintenant
+gonflée, précède joyeusement le souffle des vents. En plus rapides
+rubans se pressent les ondes autour du vaisseau; la vague jaillit plus
+haute sous les coups de la proue. Ainsi _l'Argo_ soulevait-il la
+virginale écume de l'Euxin; mais ceux qu'il portait jetaient vers leurs
+foyers un regard de regret:--ceux-là renoncent pour jamais à la leur, et
+leur barque rebelle s'en éloigne aussi rapidement que le corbeau en
+s'envolant de l'arche sainte. Et pourtant leur projet est d'aller
+partager de nouveau le nid de la colombe, et de courber sous le joug de
+l'amour leur front indomptable.
+
+[Note 37: _L'arbre à pain_, si fameux, et que l'expédition du capitaine
+Bligh avait pour but de transplanter.]
+
+
+
+Chant Deuxième.
+
+1. Combien doux étaient les chants de Toobonai, alors que le soleil
+d'été descendait sur la baie de corail[38]! Viens, disaient les jeunes
+filles; avançons vers le plus frais ombrage de l'îlette: nous y
+écouterons le ramage des oiseaux! la colombe des bois enverra, du milieu
+des arbres, son roucoulement, semblable à la voix des dieux partie de
+Bolotoo; nous cueillerons les fleurs qui naissent sur la couche des
+morts: les plus fraîches s'élèvent où repose la tête des guerriers. Nous
+nous assiérons en face du crépuscule; nous verrons les suaves rayons de
+la lune glisser au travers des branches du tooa, et le bruissement léger
+de leurs soupirs charmera nos oreilles, quand nous nous reposerons sous
+leur abri. Ou bien gravissons le précipice: nous contemplerons les flots
+venant combattre le gigantesque rocher, qui bientôt les repousse
+dédaigneusement en écumantes colonnes. Qu'elles sont belles! et qu'ils
+sont heureux ceux qui, libres des travaux et du tumulte de l'existence,
+se contentent de regarder du rivage l'espace que l'Océan remplit tout
+entier! L'Océan lui-même se complaît dans l'azur de sa surface; et
+souvent il vient, à la clarté de la lune, peigner en cet endroit sa
+flottante chevelure.
+
+[Note 38: Les trois premiers couplets sont empruntés à une chanson
+favorite des insulaires de Tonga, traduite en prose dans la _Relation
+des îles Tonga_, par Mariner. Toobonai n'est cependant pas l'une de ces
+îles; mais elle fut l'une de celles où se réfugièrent les mutins. J'ai
+altéré et ajouté; cependant j'ai conservé de l'original tout ce que j'ai
+pu.
+
+(_Note de Lord Byron_.)]
+
+2. Oui,--nous cueillerons les fleurs du sépulcre; nous rivaliserons de
+plaisir avec les esprits des bocages promis; puis nous plongerons, et
+nous jouirons au sein des vagues; puis nous déposerons nos membres sur
+le tendre gazon; bientôt, humides encore de nos premiers jeux, nous
+oindrons nos corps de l'huile embaumée; nous laisserons les fleurs
+cueillies sur les tombes, et nous nous parerons des guirlandes
+empreintes du souvenir des braves. Mais voici la nuit; le _Mooa_ dissipe
+nos projets: déjà, près de nous, retentit le bruissement des mâts. Et
+pourtant le flambeau, signal de la danse, répand ses étincelles
+cadencées sur le gazon de Marli. Nous aussi, courons-y; là, nous nous
+rappellerons l'heureux souvenir de maintes fêtes, avant que Fiji n'eût
+soufflé dans la trompe guerrière, avant que les ennemis ne parussent
+dans leurs canots à la portée de nos rivages. Hélas! par eux se flétrit
+la fleur du genre humain; hélas! par eux les ronces se dressent à l'envi
+dans nos champs; et par eux est oublié le ravissement que nous
+éprouvions à errer à la lueur de la lune, avec l'amour pour unique
+compagnon de nos pas. Résignons-nous:--ils nous ont appris à manier une
+massue, à inonder nos champs d'une pluie de flèches. Qu'ils recueillent
+la moisson qu'ils nous ont forcé de semer. Mais cette nuit doit être
+toute entière aux fêtes; demain il nous faudra partir. Frappez la danse!
+emplissez la large coupe!--demain nous pouvons mourir. Enveloppons nos
+membres dans des vêtemens d'été; autour de nos reins déployons le blanc
+de Tappa; que des guirlandes fraîches comme le printems même forment
+notre couronne, et qu'autour de nos épaules brillent les grains de
+l'hooni: ses vives couleurs contrasteront avec la teinte de feu des
+poitrines qui battent sous elles.
+
+3. Mais la danse a cessé.--Ah! restez encore! arrêtez! ne déposez pas le
+sourire de fête. C'est demain que nous partons pour le Mooa; demain, non
+pas cette nuit:--la nuit appartient encore à la tendresse. Jeunes
+enchanteresses de la joyeuse Licoo, rendez-nous les guirlandes que nous
+préférons au sein du plaisir! Que vos formes sont charmantes! comme
+chacun de nos sens excité, ravi et doublé, rend hommage à votre beauté!
+Ainsi les fleurs qui parsèment le rocher de Mataloco, portent leurs
+parfums jusqu'aux bornes de l'humide horizon. Nous aussi, nous nous
+rendrons à Licoo; mais, ô mon coeur, que dis-je? nous irons?--et demain
+il nous faut partir!
+
+4. Tels étaient les chants--harmonie des jours que l'approche des
+flottes européennes n'avait pas encore infectés. Sans doute, ces
+insulaires avaient leurs vices--ceux que la nature tolère--et résultats
+de la barbarie.--Nous avons les uns et les autres: ceux qui naissent de
+l'excès de la civilisation, ceux qui, chez les peuples sauvages,
+inspirent le plus d'horreur. Qui n'a pas vu le règne de
+l'hypocrisie,--les prières d'Abel réunies aux forfaits de Caïn, qui ne
+les a pas vus, dis-je, peut, de son balcon, voir la preuve que notre
+vieux monde est mille fois plus perverti que le _nouveau_;--mais il
+n'est plus de _nouveau_ monde, si ce n'est aux lieux où Colombie vient
+de voir naître deux gigantesques enfans de la liberté; où le Chimboraço
+peut à son gré promener son regard de Titan sur les flots, les airs et
+la terre, sans y rencontrer un esclave!
+
+5. Telle était l'épopée des jours de tradition; les chants auxquels se
+rattachait la gloire des morts, quand la gloire n'avait d'autre
+expression que celle d'une mélodie presque divine. Ces chants ne
+satisfont pas l'oeil glacé du sceptique, mais ils livrent à la puissance
+de l'harmonie une histoire entière. C'est un Achille enfant, qui, la
+lyre du Centaure en main, apprend à surpasser la vertu des tems passés.
+Le simple couplet d'une vieille et chère ballade, répété par les roches,
+se confondant avec le vagissement des ondes, parti de la pelouse
+humectée par un murmurant ruisseau, ou multiplié par les échos prolongés
+des montagnes, a, sur les coeurs naïfs, plus de pouvoir que toutes les
+colonnes érigées par les favoris de la victoire. Il garde son éloquence,
+quand les hiéroglyphes ne sont plus qu'une source de conjectures ou de
+rêveries pour les sages ou les savans. Primitive et virginale expression
+du coeur, il nous attendrit, quand les monumens de l'histoire nous
+fatiguent. Telle était cette chanson barbare,--car le chant est né chez
+les barbares;--telle en inspirait la solitude des hommes du nord, qui
+vinrent nous conquérir, et telle en inspirera toujours la contrée que
+nul ennemi lointain ne sera venu détruire ou civiliser. Quelle
+impression plus vive et plus puissante produiraient aujourd'hui sur les
+coeurs les artifices de notre savante musique?
+
+6. Alors ces mélodies, inconnues aujourd'hui, traversaient suavement le
+gracieux silence des airs, la douce sieste d'une journée d'été, le calme
+après-midi de Toobonai; alors chaque fleur était épanouie, l'air était
+un immense parfum, un léger souffle commençait à balancer le palmier, la
+première impression de la brise encore silencieuse effleurait les ondes
+comme pour transporter la fraîcheur dans la grotte avide. C'était
+l'asile de la chanteuse et du jeune étranger qui lui avait appris les
+douloureux plaisirs de l'amour, plaisirs toujours enivrans, mais surtout
+pour les coeurs qui ne savent pas encore qu'on puisse les perdre, et qui
+s'élancent comme des martyrs sur leur bûcher funéraire, tellement ravis
+dans leur délirant enthousiasme, que rien dans la vie ne leur semblerait
+comparable aux joies de cette mort: aussi meurent-ils réellement.
+Qu'est-ce, en effet, pour eux, que les autres promesses de la vie, à
+côté de l'idée seule de cet entraînement, de cette exaltation de toutes
+les forces de la nature? Aussi nos rêves d'une meilleure vie sont-ils
+renfermés dans l'espoir d'aimer éternellement encore.
+
+7. Là était assise l'aimable sauvage du désert, enfant par les années,
+femme par les formes, quand on se reporte à l'enfance de nos froids
+climats, où rien n'atteint une prompte maturité, à l'exception du crime.
+Mais c'était l'enfant d'un monde enfant, et comme la nature, charmante,
+animée et naïve; noire comme la nuit, mais la nuit avec tous ses astres,
+ou comme la grotte étincelante de stalactites. Ses yeux étaient un
+langage et un charme; ses contours, ceux d'Aphrodite sur son char de
+coquillage, et au milieu d'un riant cortége d'Amours. Voluptueuse comme
+la première approche du sommeil, et pourtant pleine de vie,--car ses
+joues, brunies par les feux du tropique, se nuançaient souvent d'une
+aimable rougeur; le sang des brûlans climats colorait son cou, et
+traçait un sillon radieux sur la pâleur obscure de ses épaules, comme on
+voit dans l'onde ténébreuse les rameaux du corail attirer le plongeur
+vers les grottes qu'ils rougissent. Telle était la fille des mers du
+Sud. Telle qu'une vague dont la force pouvait soulever la barque
+fortunée des autres, heureuse de leur bonheur, triste de leurs seules
+peines; son sein brûlant, énergique, et pourtant fidèle, ne recelait pas
+de joie égale à celle qu'elle donnait. Ses espérances n'allaient pas
+au-delà de l'expérience, cette pierre de touche glaciale, dont le
+contact dépouille ordinairement tous les objets de leurs radieuses
+couleurs. Elle ne redoutait pas les maux; elle n'en connaissait aucun,
+ou, si elle en connaissait, ils étaient bientôt--trop tôt--oubliés. Ses
+souris et ses larmes passaient avec la rapidité du vent ridant la
+surface des lacs, et troublant, sans le briser, leur délicat miroir.
+Bientôt la sérénité remontera d'une profondeur non sondée, ou descendra
+des sources pures de la montagne, jusqu'à ce qu'enfin un tremblement de
+terre, bouleversant la grotte de la Naïade, en dissipera les ondes, les
+chassera devant lui dans quelque cavité déserte, devenue le réceptacle
+d'un marais fétide. La fille des îles partagera-t-elle leur destin?
+Hélas! le changement éternel agite la vague incertaine de l'humanité;
+mais ceux qui tombent, comme tomberont les mondes eux-mêmes, renaîtront
+du moins, s'ils ont bien vécu, en esprits supérieurs à l'univers écrasé.
+
+8. Et lui, quel est-il, cet enfant du Nord aux yeux bleus, venu d'îles
+moins inconnues à l'homme, mais presqu'aussi sauvages? Quel est ce jeune
+homme aux cheveux blonds, sorti des Hébrides, là où grondent les vagues
+agitées du Pentland? Balancé dans son berceau par les vents mugissans;
+né au milieu des orages, avec un corps et une ame créés pour les orages;
+le premier objet sur lequel s'ouvrirent ses jeunes yeux fut la blanche
+écume de l'océan, et depuis ce moment l'océan fut sa patrie. Compagnon
+gigantesque de ses rêveries et de son âpre solitude, ce fut le seul
+Mentor de sa jeunesse partout où les flots portèrent sa barque. Quant à
+lui, jouet des vagues et des vents, c'était un être insouciant qui
+s'abandonnait au hasard. Nourri des légendes merveilleuses de son pays
+natal, se livrant avec ardeur à l'espérance, mais ferme dans les revers,
+le désespoir était la seule des sensations qu'il ne connût pas. Sous le
+ciel de l'Arabie, il eût été le plus intrépide des enfans errans de ces
+déserts de sable, ses lèvres immobiles endurant la soif avec autant de
+patience qu'Ismaël lui-même porté sur le vaisseau du désert[39]; sur les
+rivages du Chili. Cacique orgueilleux; dans les montagnes d'Hellas, Grec
+rebelle; né sous une tente, peut-être un nouveau Tamerlan; élevé pour le
+trône, qui sait s'il eût été digne de régner? car l'ame ambitieuse qui,
+pour s'élever à la domination, a détruit la route qu'elle devait
+parcourir; créée pour le pouvoir, et n'ayant d'autre proie qu'elle-même,
+est forcée de rétrograder[40], et de se plonger dans la douleur pour y
+chercher le plaisir. Dans une condition plus humble, avec une éducation
+vertueuse, ce même esprit qui fit un Néron, la honte de Rome, aurait pu
+devenir l'imitateur du héros qui porta si glorieusement son nom[41];
+mais laissez-lui encore tous ses vices, quel étroit théâtre pour eux si
+vous ne leur donnez un trône!
+
+[Note 39: Le vaisseau du désert est une figure orientale, en parlant
+d'un chameau ou d'un dromadaire: et ils méritent bien cette métaphore;
+le premier par sa patience, le second par sa légèreté à la course.]
+
+[Note 40: Lucullus, ayant trouvé des charmes dans la frugalité, prodigua
+les navets dans sa ferme sabine.
+
+(POPE.)]
+
+[Note 41: Le consul Néron qui fit cette marche incomparable dont Annibal
+fut la dupe, et qui défit Asdrubal, accomplissant ainsi un fait d'armes
+presque sans exemple dans les annales militaires. La première nouvelle
+qu'Annibal eut de son retour fut par la tête d'Asdrubal jetée dans son
+camp. Annibal, en la voyant, s'écria, avec un soupir, que Rome allait
+maintenant devenir la maîtresse du monde. Et cependant, c'est peut-être
+grâce à cette victoire du consul Néron que l'empereur du même nom régna
+par la suite; mais l'infamie de l'un a surpassé la gloire de l'autre.
+Quand on entend prononcer le nom de Néron, qui songe au consul? telles
+sont les choses humaines!]
+
+9. Tu souris, lecteur.--Pour celui qui voit les choses d'un oeil facile à
+se laisser éblouir, de telles comparaisons semblent prises bien haut à
+propos du nom obscur d'un être dont le sort n'a rien de commun avec la
+gloire, Rome, le Chili, Hellas ou l'Arabie. Tu souris? j'y consens: il
+vaut mieux sourire que de soupirer; cependant il aurait pu être tout ce
+que j'ai dit. C'était un homme dont l'esprit ambitieux l'entraînait
+toujours en avant, formé pour devenir un héros patriote ou un chef
+despotique; pour faire la gloire ou le malheur d'une nation. Il était né
+sous des auspices qui font l'homme plus grand ou plus abject que
+l'imagination même n'a osé le rêver. Mais tout ceci n'est que chimères;
+dites enfin, qu'est-il dans ces lieux?--c'est un frais adolescent, un
+jeune mutin affranchi par la révolte; c'est le blond Torquil, qui ne
+connaît pas plus d'entraves que les vagues écumeuses de l'océan,--c'est
+l'époux de la fiancée de Toobonaï.
+
+10. Les yeux fixés sur les flots, il était assis auprès de Neuah, de
+Neuah qui, parmi les filles de l'île, est comparable à cette plante qui,
+sans cesse tournée vers le soleil, en a reçu le nom. Noble, mais d'une
+noblesse qui fait sourire nos généalogistes qui n'ont pas d'armoiries
+pour ces contrées inconnues; issue d'une longue race d'hommes libres et
+vaillans, race de preux ne connaissant pas l'usage des vêtemens, et
+formant une chevalerie sauvage dont les huttes couvertes de mousse
+s'élèvent le long des rivages de la mer. J'ai vu la tienne, Achille, et
+n'ai pas vu autre chose! Mais quand ces étrangers porteurs de la foudre
+arrivèrent dans leurs vastes canots ceints de traits de flamme, hérissés
+de grands arbres qui, plus hauts que le palmier, semblaient, pendant le
+calme, avoir pris racine dans les profondeurs de l'océan, et, lorsque
+les vents se réveillaient, déployaient des ailes aussi larges que le
+nuage qui s'étend à l'horizon; et, semblables à des cités de la mer,
+commandaient aux flots, et enchaînaient presque les vagues turbulentes,
+la jeune sauvage, dans son léger esquif, agitant mollement sa pagaïe,
+s'élança sur la surface des ondes, comme les rennes à travers les
+neiges, glissant doucement sur le bord écumeux des brisans, légère comme
+une Néréide sur son char marin[42], elle contempla, pleine d'étonnement
+et d'admiration, cette construction gigantesque refoulant chaque vague
+sous sa pesante masse. L'ancre est jetée, le vaisseau repose au sein de
+l'océan; et tandis qu'une foule d'embarcations légères forment autour de
+lui une chaîne mobile, il semble un lion majestueux endormi aux rayons
+du soleil, et dont un essaim d'abeilles bourdonnantes entourent la
+flottante crinière.
+
+[Note 42: Il y a dans le texte: _sur son traîneau marin_.]
+
+11. Les hommes blancs débarquèrent. Est-il besoin de dire le reste? le
+nouveau monde étendit sa main noire à l'ancien. Chacun d'eux était une
+merveille pour l'autre, et l'attrait de la surprise et de l'admiration
+fit bientôt place à un sentiment plus bienveillant. Parmi ces enfans du
+soleil, l'accueil des pères fut affectueux; celui des filles, agitées
+par de plus douces passions, le fut bien plus encore. Ils s'unirent par
+de tendres liens. Les enfans des tempêtes s'aperçurent que la beauté
+peut être jointe à une peau noire, et les filles de l'île admirèrent à
+leur tour cette teinte plus pâle, qui paraît si blanche aux climats qui
+ne connaissent pas la neige. La course, la chasse, la liberté d'errer
+sur ce sol, où chaque cabane était la leur; le plaisir de jeter un filet
+à la mer, de s'élancer dans ces légers canots qui voguent sur cet
+archipel, au sein bleuâtre duquel s'élèvent ces îles heureuses; ce
+sommeil rafraîchissant obtenu par de joyeux travaux; ce palmier qui nous
+représente la plus majestueuse Dryade des forêts, où l'enfance du jeune
+Bacchus fut cachée, et dont la cime, ombrageant la _vigne renfermée_
+dans son sein, est si élevée que l'aigle bâtit rarement son nid plus
+haut; le festin composé de caviar et d'ignames; ce cocotier qui porte à
+la fois la coupe, le lait et le fruit; l'arbre à pain qui, sans le
+secours de la charrue et du moissonneur, donne l'abondant produit d'un
+champ cultivé, tandis que ses pains, offrandes de la nature, cuisant
+sans l'aide d'un feu artificiel, dans des forêts qui ne sont encore ni
+achetées ni vendues, chassent la famine de leur sein fertile, et offrent
+une denrée sans prix à l'homme qui la recueille. Tous ces trésors, et
+les douces voluptés des eaux et des bois, les joies folâtres de ces
+solitudes peuplées, adoucirent les moeurs de ces farouches aventuriers,
+et les disposant à sympathiser avec un peuple moins éclairé, mais plus
+heureux, firent plus que l'éducation européenne n'avait pu faire en
+civilisant les enfans de la civilisation!
+
+12. Parmi eux, on remarquait plus d'un couple amoureux, et entre
+ceux-ci, Neuah et Torquil n'étaient pas le moins aimable. Tous deux
+enfans des îles, quoique d'îles bien éloignées l'une de l'autre; tous
+deux nés sous cette étoile qui préside à la mer, ils avaient été nourris
+tous deux au milieu de ces beautés primitives de la nature qu'on chérit
+jusqu'au tombeau lorsqu'elles ont attiré nos premiers regards, et excité
+notre intérêt dans l'enfance. Celui dont les monts bleuâtres de l'Écosse
+frappèrent d'abord les yeux, aimera chaque cime qui lui offrira une
+teinte semblable; il saluera dans chaque rocher la figure bien connue
+d'un ami; et à l'aspect d'une montagne, ses bras s'ouvriront comme pour
+l'étreindre contre son coeur. Long-tems j'ai erré dans des pays qui ne
+sont pas le mien, adorant les Alpes, chérissant les Apennins, prosterné
+devant le Parnasse et devant la cime escarpée du mont Ida, berceau de
+Jupiter, et de l'Olympe dominant majestueusement la mer. Mais ce n'était
+pas seulement les souvenirs de l'antiquité ni cette belle nature qui me
+jetaient dans des ravissemens extatiques:--les émotions de l'enfance lui
+avaient survécu dans le jeune homme; et sur le mont Ida, cherchant des
+yeux Troie et Loch na Gar, ma mémoire attachait des souvenirs celtiques
+aux monts Phrygiens, et confondait les cascades d'Écosse avec la
+fontaine limpide de Castalie. Pardonne, ombre universelle d'Homère!
+pardonne, ô Phébus! aux écarts de mon imagination:--ce fut dans le nord
+que je puisai le premier sentiment des beautés de la nature, et que
+j'appris à adorer vos scènes sublimes[43].
+
+[Note 43: Étant très-enfant (j'avais a peu près huit ans), ayant été
+attaqué de la fièvre scarlatine, à Aberdeen, je fus transporté dans les
+montagnes par le conseil des médecins. Là, il m'arriva quelquefois de
+passer l'été, et c'est de ce moment que je date mon penchant pour les
+pays montagneux. Je n'oublierai jamais l'effet que produisit sur moi,
+quelques années après, en Angleterre, le spectacle d'un objet que je
+n'avais pas vu depuis long-tems, même en miniature, d'une montagne de la
+chaîne des Malvernes. À mon retour à Cheltenham, je la contemplais tous
+les soirs, au coucher du soleil, avec une émotion que je ne puis
+décrire. Ceci était bien d'un enfant; mais je n'avais que treize ans, et
+c'était pendant les vacances.]
+
+13. L'amour qui embellit et attendrit tous les êtres; la jeunesse qui
+colore l'air qui l'entoure; le ciel qui la couvre des nuances brillantes
+de l'arc-en-ciel; le souvenir des périls passés, qui fait que l'homme
+lui-même jouit de l'intervalle où il cesse de détruire;--l'attrait
+réciproque de cette beauté qui se fait sentir au coeur le plus farouche,
+et le frappe comme l'éclair frappe l'acier: tout contribua à unir
+l'homme à demi civilisé et la fille sauvage, et à confondre, dans une
+seule ame absorbée par la passion, l'adolescent et la jeune fille. Les
+souvenirs tumultueux des combats avaient cessé de remplir d'une joie
+sombre un coeur qui commençait à se détacher d'eux. Il ne ressentait plus
+cet ennui, cette impatience du repos qui le troublait naguère, comme
+l'aigle dans son nid, dont le bec aiguisé et l'oeil perçant cherchent une
+victime dans la vaste étendue des cieux:--son ame s'était amollie dans
+cet état voluptueux, où il goûtait ces douceurs efféminées de l'Élysée,
+qui ne promettent pas de lauriers à la tombe des héros; mais, hélas! ces
+lauriers se flétrissent s'ils ne sont arrosés de sang.--Et lorsque les
+cendres d'un mortel sont déposées dans l'urne funèbre, le myrte ne leur
+prête-t-il pas un aussi doux ombrage? Si César n'eût connu que les
+baisers de Cléopâtre, Rome eût été libre, et le monde ne fût pas devenu
+sa conquête. Eh! qu'ont fait pour le monde les exploits de César, la
+renommée de César? Nous le sentons dans notre avilissement: cette gloire
+a posé son cachet sanglant sur nos chaînes, elle y a fait naître la
+rouille que nos tyrans se plaisent à y entretenir. Eh quoi! la gloire,
+la nature, la raison et la liberté réunies ordonneront à des millions
+d'hommes exaspérés de faire ce que Brutus exécuta seul!--Elles leur
+commanderont de renverser du poste élevé qu'ils occupent depuis trop
+long-tems, ces vils imitateurs d'un despote, qui, semblables à l'oiseau
+moqueur, répètent le chant de la tyrannie! et cependant nous
+continuerons à être traqués par ces chats-huans ignobles, dignes
+seulement de la chasse aux souris, et que nous nous obstinons à prendre
+pour de nobles faucons, tandis que le premier mot de liberté suffirait
+pour chasser ces épouvantails: car leur effroi nous prouve assez qu'ils
+ne sont pas autre chose!
+
+14. Plongée dans les ravissemens de la passion, et oubliant doucement la
+vie, Neuah, la fille de la mer du Sud, était tout ce qu'une femme peut
+être pour un époux lorsqu'aucune distraction du monde ne la détourne de
+son amour; loin d'une société railleuse, toujours prête à se moquer
+d'une flamme nouvelle et passagère, et de cet essaim bourdonnant de
+fats, qui fait bruyamment éclater son admiration, ou murmure à son
+oreille les expressions d'une flamme adultère, qui en veut à son devoir,
+à sa gloire et à son bonheur. Son ame et toutes les sensations qui
+l'agitaient étaient à nu comme ses belles formes. On pouvait la comparer
+à l'arc-en-ciel pendant l'orage:--ses nuances mobiles offrent une
+brillante variété, mais colorent toujours les cieux du plus doux éclat;
+son arc a beau s'étendre, ses couleurs changer, ce n'est pas moins le
+nuage qui porte la messagère des amours.
+
+15. C'est là, c'est dans cette grotte du rivage battu par les vagues
+qu'ils passaient les matinées brûlantes du tropique. Les heures
+n'existaient pas pour eux:--ils ne calculaient pas le tems. Leurs
+oreilles n'étaient pas frappées du son lugubre de l'horloge, qui nous
+distribue la portion journalière de la vie, et avertit l'homme, en s'en
+moquant, avec un rire d'airain. Que leur importait le passé ou l'avenir?
+Le présent, comme un tyran, les tenait enchaînés;--leur sablier était le
+sable du rivage, et la mer voyait s'écouler leurs doux momens ainsi que
+ses vagues paisibles; leur horloge, c'était le soleil dans son immense
+horizon. Ils ne comptaient pas, eux pour qui la journée n'était qu'une
+heure. Le rossignol remplaçait pour eux la cloche du soir, lorsqu'il
+chantait mélodieusement à la rose les adieux du jour[44]. Ils voyaient
+se coucher leur large soleil, non comme dans le nord, d'une marche lente
+et graduée, et affaiblissant son éclat à mesure qu'il descend sur
+l'océan; mais ardent, enflammé, conservant toute sa plénitude, et comme
+s'il abandonnait pour jamais le monde, et le privait de lumière,
+plongeant dans les flots son front étincelant, tel qu'un héros, qui se
+précipite dans la tombe. Alors ils se levaient tous deux, regardaient
+d'abord le firmament, puis revenaient chercher la lumière dans les yeux
+l'un de l'autre; et s'étonnant qu'un soleil d'été durât si peu, ils se
+demandaient si en effet le jour était à sa fin.
+
+[Note 44: On n'a besoin de rien ajouter à cette allusion à la fable bien
+connue des amours du rossignol et de la rose, qui est devenue maintenant
+aussi familière au lecteur de l'Occident qu'à celui de l'Orient.]
+
+16. Et pourquoi ceci paraîtrait-il étrange?--Le dévot ne vit pas sur la
+terre; dans son extase, les jours et les mondes passeraient devant lui
+sans être aperçus: son ame a pris son vol vers le ciel avant sa
+poussière.--L'amour est-il donc moins puissant? Non; sa route est
+glorieusement tracée, et c'est aussi vers Dieu qu'elle le conduit. Tout
+ce que nous connaissons ici-bas des délices du ciel est attaché à cette
+autre meilleure moitié de nous-mêmes, dont nous ressentons la joie ou la
+douleur bien plus que celle qui nous est propre. Cette flamme qui
+absorbe tout, et qui, jointe à celle qui l'allume, ne forme plus qu'un
+seul feu, feu pur, semblable au bûcher funèbre des Indiens, où les coeurs
+tendres brûlent sans exhaler un soupir. Combien de fois n'avons-nous pas
+oublié le tems, lorsque, dans la solitude, nous admirions le trône
+universel de la nature, ses forêts, ses déserts, ses eaux, cette réponse
+éloquente et profonde qu'elle fait à notre intelligence? N'y a-t-il pas
+de la vie dans les étoiles et les montagnes? Une ame n'anime-t-elle pas
+les vagues de la mer? Les larmes muettes qui dégouttent de ces humides
+rochers n'expriment-elles pas un sentiment?--Non, non! elles nous
+appellent, elles nous ouvrent leurs sphères, elles nous invitent à nous
+affranchir avant l'heure du poids de cette enveloppe d'argile, à plonger
+notre ame dans l'immensité, à nous dépouiller de cette forme trompeuse
+et fragile qui nous est si chère!--Qui peut encore songer à soi en
+contemplant les cieux? Et sans porter si haut ses regards, quel est
+celui qui, dans les frais momens de la jeunesse, avant d'avoir reçu les
+leçons du tems, a jamais pensé à la dépravation de l'homme et à la
+sienne? À cette heureuse époque de la vie, la nature entière est son
+royaume et l'amour son trône.
+
+17. Neuah et Torquil se levèrent. Les teintes douces et mélancoliques du
+crépuscule avaient pénétré dans la grotte qui leur servait d'asile, et
+dont la voûte, tapissée de spar humide de rosée, joignait son faible
+éclat à celui des étoiles qui se rassemblaient sur le firmament. Le
+couple heureux, partageant le calme de la nature, prit lentement le
+chemin de sa cabane élevée au pied d'un palmier, tantôt souriant, tantôt
+silencieux comme tout ce qui les entourait. Que l'ame est belle dans cet
+état de sérénité; elle est belle comme l'amour même! Le murmure des
+flots de l'océan était presque aussi faible que celui du coquillage
+imitateur de leur bruissement[45], et qui, tel que l'enfant né dans les
+profondeurs des mers et séparé du sein maternel, crie sans cesse et ne
+veut pas dormir, faisant entendre sa petite plainte, et se désespérant
+en vain dans le vaste sein de la vague sa nourrice. Les forêts
+disparaissaient insensiblement dans l'obscurité, comme pour aller se
+livrer au repos; l'oiseau du tropique regagnait son nid par le chemin
+des rochers, et le ciel d'azur qui les entourait semblait un lac
+paisible où l'ardente piété pouvait étancher sa soif.
+
+[Note 45: Si le lecteur veut appliquer à son oreille le coquillage qui
+est sur sa cheminée, il comprendra l'allusion qu'on veut faire ici. Si
+ce passage lui paraît obscur, il trouvera dans _Gébir_ la même idée,
+mieux exprimée en deux lignes. Je n'ai jamais lu ce poème; mais j'ai
+entendu citer ces deux vers par un lecteur plus profond, et qui parait
+être d'une opinion bien différente de celle exprimée par l'éditeur de la
+_Revue du trimestre_, qui, dans sa réponse au rédacteur chargé de la
+critique de son _Juvénal_, prononça qu'on ne pouvait rien lire de plus
+mauvais et de plus absurde. C'est à M. Landor, l'auteur de _Gébir_, qui
+fut ainsi jugé, et de quelques autres poèmes latins qui rivalisent
+d'obscénité avec Martial et Catulle, que l'immaculé M. Southey a adressé
+ses déclamations contre l'impureté.]
+
+18. Mais écoutez! À travers les palmiers et les plantains, une voix se
+fait entendre; non telle qu'un amant l'eût choisie pour venir
+interrompre, à une telle heure, le silence d'une nuit si calme. Ce
+n'était pas la brise du soir passant sur la montagne, et faisant frémir
+les rochers et les arbres, ces cordes sonores de la nature, le premier
+et le plus harmonieux des instrumens, et puis leur servant elle-même
+d'écho. Ce n'était pas non plus l'alarme du bruyant cri de guerre, qui
+venait de rompre le charme, ni le soliloque plaintif du hibou hermite,
+anachorète ailé aux grands yeux, à la vue faible, qui entonne la nuit
+son hymne lugubre, dans laquelle s'exhale son ame solitaire:--c'était le
+sifflet d'un marin, fort et prolongé, aussi perçant que le sifflement
+d'un oiseau de mer. Il y eut une pause; puis une voix rauque cria:
+«Holà! Torquil! mon garçon! Quelles nouvelles! Holà! frère, holà!» «Qui
+appelle?» s'écria Torquil, en suivant des yeux le son de la voix.
+«Quelqu'un,» répondit-on brièvement.
+
+19. En ce moment, celui dont on venait d'entendre la voix parut
+lui-même, et avec lui la brise aromatique du sud se chargea, non de ces
+parfums qu'elle recueille en passant sur une couche de violettes, mais
+de ces tourbillons de fumée qui aiment à se mêler aux vapeurs de
+l'eau-de-vie et du vin. Ils s'échappaient alors d'une pipe courte et
+fragile, mais qui avait porté ses émanations odorantes dans les deux
+zones, et toujours en action là où les vents soufflent et où la mer
+roule ses flots, avait exhalé sa fumée de Portsmouth au pôle, et
+opposant sa vapeur à la lueur éblouissante des éclairs, toujours calme
+et paisible, au milieu des montagnes de vagues, et dans toutes les
+variations d'un ciel inconstant, n'avait cessé d'offrir à Éole un
+perpétuel sacrifice. Et quel était celui qui la portait? Je puis me
+tromper, mais je le prendrais pour un marin ou pour un philosophe[46]. Ô
+sublime tabac, qui de l'est à l'ouest charmes les travaux du marin et le
+repos des enfans de Mahomet; toi qui, sur l'ottomane du musulman,
+partages ses heures entre l'opium et ses femmes dont tu es devenu le
+rival; magnifique à Stamboul, moins noble mais non moins chéri dans
+Wapping ou le Strand, divin en _Hookas_, superbe dans une riche et
+brillante pipe dont l'ambre orne le bout; comme tant d'autres objets qui
+nous charment, si tu attires plus généralement les hommages revêtu de
+tout l'éclat de la parure, tes vrais adorateurs admirent bien davantage
+tes beautés sans déguisement. Donnez-moi un cigarre.
+
+[Note 46: Hobbes, à qui nous devons Locke et d'autres philosophes, était
+un fumeur déterminé,--même jusqu'à fumer plus de pipes qu'on n'en
+pourrait compter.]
+
+20. Une figure humaine s'approche au milieu de l'obscurité de la forêt
+dont elle vient troubler la solitude. Son aspect a quelque chose de
+fantastique; on dirait un marin revêtu d'un déguisement de sauvage, et
+tel qu'il paraît sortant des flots de l'océan lorsque les joyeux
+vaisseaux traversent la ligne et qu'une foule de matelots, se livrant à
+ces bruyantes saturnales, se rassemblent sur le tillac dans le char
+emprunte de Neptune. Le dieu de l'océan sourit de voir son nom revivre
+encore une fois, ne fût-ce que dans la pantomime grotesque de ses
+fidèles enfans qui s'abandonnent à la joie au milieu de vents inconnus à
+ses Cyclades natales. Cependant le vieux Neptune se réjouit de voir
+reparaître sur l'océan quelques faibles traces de son règne antique. La
+veste que porte notre marin, quoique presque en lambeaux; sa pipe qu'il
+ne quitte pas et qui ne cesse jamais de fumer; quelque chose dans son
+air et dans sa taille qui ressemble à un mât de misaine, et un certain
+balancement dans sa démarche, semblable à celui de son vaisseau chéri,
+indiquent assez son premier état: cependant l'espèce de mouchoir dont sa
+tête est enveloppée avec si peu d'élégance et de soin, et le morceau
+d'étoffe trop exigu qui remplace un pantalon trop tôt la proie des
+épines (car les plus belles forêts ont aussi les leurs), et lui tient
+lieu de ce vêtement pour lequel les Anglais n'ont pas trouvé
+d'expression[47]; ses pieds et sa poitrine nus, et cette figure brûlée
+par le soleil, pourraient annoncer un sauvage aussi bien qu'un homme de
+mer. Mais ces armes sont celles de sa profession, et les produits de
+cette Europe que deux mondes bénissent pour la civilisation qu'ils lui
+doivent. Son fusil est suspendu derrière ses larges épaules, un peu
+courbées par le séjour de la mer, mais robustes comme celles du
+sanglier.
+
+[Note 47: Il y a dans le texte: _qui lui servent d'inexpressible_.]
+
+Son coutelas privé de sa gaîne, perdue ou usée par le tems, pend à son
+côté: et à sa ceinture est une paire de pistolets, qu'on pourrait
+comparer à un couple d'époux (que cette métaphore ne soit pas prise pour
+un sarcasme), car si l'un manque son feu, l'autre n'en part pas moins à
+l'instant. Tout ceci, avec une baïonnette un peu moins exempte de
+rouille que lorsqu'elle était sortie pour la première fois du fourreau,
+complète l'accoutrement de cet homme qui s'avance au milieu des ombres
+de la nuit, muette spectatrice de ce costume bizarre.
+
+21. «Quelles nouvelles, Ben Bunting? s'écria notre nouvel ami Torquil,
+lorsqu'il vit le marin en face. Y a-t-il quelque chose de neuf?» «Oui,
+oui, répondit Ben, rien de neuf, mais assez de nouvelles; une étrange
+voile s'est montrée au large.» «Une voile! qu'entends-je? Mais comment
+avez-vous pu la découvrir? C'est impossible. Je n'ai pas vu sur la mer
+le moindre lambeau de toile.» «Cela se peut, dit Ben, vous avez pu ne
+pas la voir de la baie; mais moi, du haut du rocher où j'ai fait le
+quart aujourd'hui, je l'ai aperçue dans le bassin, car le vent était
+frais et propice.» «Et lorsque le soleil s'est couché, où était-elle?
+Avait-elle jeté l'ancre?» «Non, mais elle a continué de se diriger sur
+nous jusqu'à ce que le vent soit tombé.» «Et son pavillon?» «Je n'avais
+pas de lunette; mais, de par Dieu, tout loin qu'elle fût, la sorcière ne
+m'a pas paru nous vouloir du bien.» «Est-elle armée?» «Je m'y attends;
+on a envoyé à la découverte; il est tems, ce me semble, pour nous de
+mettre à la mer.» «À la mer? Quel que soit celui qui nous donne
+maintenant la chasse, nous ne fuirons pas le combat, car ce serait une
+lâcheté; nous mourrons à notre poste comme des braves.» «Oui, oui; quant
+à cela, c'est tout-à-fait égal à Ben.» «Christian sait-il cette
+nouvelle?» «Oui, et il a mis tous les bras en réquisition, et rassemblé
+tous nos gens au quartier. Ils sont occupés à fourbir leurs armes, et
+nous avons des canons à transporter et à mettre en état; on vous
+demande.» «C'est trop juste, et ne le serait-ce pas, je n'ai pas une ame
+capable d'abandonner mes camarades sans secours pendant l'orage. Ma
+Neuah! ah! pourquoi le sort ne poursuit-il pas que moi seul? Pourquoi
+doit-il persécuter aussi un être si tendre et si fidèle? Mais quoi qu'il
+arrive, ah! Neuah, n'amollis pas mon courage. Le tems presse et ne me
+permet pas une seule larme.--Mais quoi qu'il advienne, je suis à
+toi.»--«Il a raison, ajouta Ben. C'est bon pour la marine[48].»
+
+[Note 48: _C'est bon pour la marine, mais les matelots ne veulent pas le
+croire_, est un vieux dicton, et une des dernières traces qui subsistent
+encore (mais en plaisanterie seulement) de la jalousie qui exista jadis
+entre deux armées également braves.]
+
+
+
+Chant Troisième.
+
+1. Le combat était terminé. Cette lueur fatale qui enveloppe le canon
+lorsqu'il porte la mort, avait aussi cessé d'éclairer les ténèbres; la
+vapeur sulfureuse des armes à feu avait abandonné la terre, et, chassée
+vers le ciel, en avait souillé un moment l'éclat. Le bruit effroyable de
+chaque décharge ne faisait plus retentir les échos, de nouveau livrés à
+leur paisible mélancolie. On n'entendait plus de cris d'horreur répétés
+de part et d'autre. La lutte avait cessé. Les vaincus subissaient leur
+sort. Les révoltés étaient écrasés, dispersés ou pris, ou, si
+quelques-uns survivaient, c'était pour envier le destin des morts. Un
+petit nombre, un bien petit nombre s'était échappé, et ceux-ci étaient
+poursuivis dans toute cette île qu'ils avaient aimée par-dessus leur
+pays natal. Ils n'avaient plus, sur la terre, d'asile et de patrie,
+après avoir renié celle qui les avait vus naître. Traqués comme des
+bêtes sauvages, comme elles ils cherchaient le désert, de même que
+l'enfant se réfugie dans le sein de sa mère. Mais en vain les loups et
+les lions, poursuivis par le chasseur, cherchent leur antre, et plus
+vainement encore l'homme voudrait échapper à l'homme.
+
+2. Il est un rocher dont la base saillante se projette au loin dans
+l'océan, et brave les plus terribles accès de sa fureur. Lorsque la
+vague irritée escalade ses flancs énormes, aussitôt elle en est
+précipitée, comme le brave qui s'élance le premier à l'assaut, et
+retombe sur cette masse de flots écumeux qui combattent sous les
+bannières du vent. C'est là que se rassemblent quelques malheureux
+échappés au combat, faibles, sanglans, brûlans de soif, mais tenant
+encore leurs armes, et conservant un reste d'orgueil de leur ancienne
+résolution, qui annonce en eux des hommes plus habitués à lutter contre
+le sort qu'à s'en laisser surprendre. Ils semblaient avoir prévu et
+défié leur destinée, comme un événement probable. Et cependant une lueur
+d'espoir, non celui d'être pardonnes, mais de rester dans l'oubli, ou
+d'échapper aux recherches sur ce rocher éloigné, au milieu de cet océan
+de vagues, avait en partie effacé de leurs pensées qu'ils venaient de
+contempler et de subir la vengeance des lois de leur pays. Leur île,
+verdâtre comme les flots de la mer, ce paradis gagné au prix d'un crime,
+ne pouvait plus servir d'asile à leurs vices et à leurs vertus. Leurs
+sentimens honnêtes, s'ils en avaient encore, étaient perdus pour
+eux:--leurs fautes leur restaient seules. Proscrits jusque dans leur
+seconde patrie, ils étaient perdus. En vain le monde s'ouvrait devant
+eux, toutes les portes leur en paraissaient fermées. Leurs nouveaux
+alliés avaient combattu, avaient versé leur sang dans ce sacrifice
+mutuel; mais à quoi leur avaient servi la massue, la lance et le bras
+d'Hercule contre la puissance magique de ce talisman destructeur, de ce
+tonnerre qui écrase le guerrier avant qu'il puisse faire l'emploi de sa
+force; et, semblable à ce fléau pestilentiel dont on ne peut arrêter les
+ravages, creuse en même tems la tombe du brave et celle de la valeur
+humaine[49]? Ce peu de guerriers avaient fait tout ce que des hommes
+déterminés ont souvent osé et fait contre le nombre, mais quoique le
+choix naturel de l'homme semble être de mourir libre, la Grèce
+elle-même, la Grèce n'avait vu qu'une fois les Thermopyles, jusqu'à ce
+jour où, se forgeant un glaive de ses chaînes brisées, elle expire pour
+revivre encore.
+
+[Note 49: Archidamus, roi de Sparte, et fils d'Agésilas, en voyant une
+machine inventée pour lancer des pierres et des dards, s'écria que
+c'était le tombeau de la valeur. La même anecdote a été attribuée à
+quelques chevaliers, lorsqu'on fit pour la première fois usage de la
+poudre à canon; mais le fait original se trouve dans Plutarque.]
+
+3. Au pied de ce roc immense, ce petit nombre d'hommes ressemblait aux
+restes fugitifs d'une troupe de daims.--Leurs yeux étaient
+enflammés,--leur aspect indiquait l'épuisement de leurs forces;
+cependant ils étaient encore teints du sang de ceux qui les
+poursuivaient. Une petite source, tombant du haut du rocher, précipitait
+en bouillonnant, de cime en cime, son onde douce et fraîche, qui,
+folâtre et vagabonde, allait égarer son cristal limpide et étincelant
+aux rayons du jour, dans le vaste sein de la mer. Réunie à l'immense, au
+farouche océan, mais encore pure et fraîche comme l'innocence, et
+courant moins de dangers qu'elle, son onde argentée brillait encore d'un
+doux éclat sur la surface des flots, semblable au timide chamois qui
+contemple sans s'effrayer, le précipice au-dessous duquel mugissent,
+s'élèvent et s'abaissent les vagues bleuâtres de la vaste mer. Ce fut à
+cette fraîche source qu'ils coururent:--toutes leurs sensations étant
+absorbées en ce moment par cet impérieux besoin de la nature, la soif
+brûlante qui les dévorait. Ils burent comme ceux qui croient boire pour
+la dernière fois, et se débarrassèrent de leurs armes pour mieux
+savourer cette rosée délicieuse. Ils rafraîchirent leurs gosiers
+desséchés, et lavèrent le sang de leurs blessures qui ne devaient
+peut-être avoir d'autres bandages que des chaînes. Après avoir étanché
+leur soif, ils regardèrent tristement autour d'eux, et comme étonnés de
+retrouver encore autant des leurs vivans et libres. Mais chacun, gardant
+le silence, semblait interroger les yeux de son camarade pour y chercher
+un langage que ses lèvres lui refusaient, comme si leur voix eût expiré
+avec leur cause.
+
+4. Sombre, et un peu séparé du reste, se tenait Christian, les bras
+croisés sur sa poitrine. Ce coloris animé, jadis répandu sur ses joues,
+et que rien n'y faisait jamais pâlir, avait été remplacé par la teinte
+livide du plomb. Ces cheveux d'un brun clair, flottant avec tant de
+grâce, se dressaient maintenant sur son front comme autant de vipères.
+Immobile comme une statue, les lèvres serrées comme pour comprimer
+jusqu'au souffle qui soulevait encore sa poitrine, muet et menaçant, il
+était debout appuyé contre le rocher; et à l'exception d'un faible
+battement de pied qui, de tems à autre, laissait une impression plus
+profonde sur le sable, on aurait pu le croire changé en pierre. À
+quelques pas de là, Torquil, la tête appuyée contre un banc de roc, ne
+parlait pas, mais perdait son sang par une blessure qui pourtant n'était
+pas mortelle:--la plus dangereuse était celle dont il souffrait
+intérieurement. Son front était pâle, ses yeux bleus caves; et les
+gouttes de sang dont sa blonde chevelure était teinte indiquaient assez
+que son abattement n'était pas l'effet du désespoir, mais de
+l'épuisement de la nature. À côté de lui était un homme aussi farouche
+qu'un ours, et cependant plein de la bonne volonté d'un frère: c'était
+Ben Bunting, qui, ayant essayé d'étancher, de laver et de bander sa
+blessure, se mit ensuite à allumer tranquillement sa pipe, ce trophée
+qui avait survécu à cent combats, ce phare qui l'avait réjoui pendant
+mille et mille nuits. Le quatrième et le dernier de ce groupe solitaire
+marchait de long en large, s'arrêtant de tems à autre, et se baissant
+comme pour ramasser un caillou; puis le rejetant, et recommençant à
+marcher à la hâte; puis s'arrêtant tout-à-coup pour jeter les yeux sur
+ses compagnons, et sifflant à demi la moitié d'un air; après quoi il
+reprenait sa marche précipitée, avec quelque chose qui indiquait en lui
+un mélange d'insouciance et d'inquiétude. Voici une longue description,
+quoiqu'elle s'applique à une scène qui à peine dura cinq minutes; mais
+quelles minutes! des momens semblables changent la vie des hommes en
+éternité!
+
+5. À la fin, Jack Skyserape, homme actif et mobile comme le vif-argent,
+effleurant tout comme le souffle léger de l'éventail, plus brave que
+ferme, plus disposé à affronter la mort et à la subir tout d'un coup,
+qu'à lutter contre le désespoir, s'écria: «_God damn_[50]!» ces syllabes
+énergiques, qui servent de base à l'éloquence anglaise, comme l'_Allah_
+du Turc ou l'exclamation payenne du Romain: _de par Jupiter_! servaient
+autrefois, dans des cas embarrassans, pour exhaler la première
+impression.--Jack était donc embarrassé: jamais héros ne le fut
+davantage; et, ne sachant que dire, il se mit à jurer. Ces sons
+long-tems familiers arrachèrent Ben aux méditations de la pipe. Il l'ôta
+de sa bouche; et, d'un air grave et important, ajouta seulement au
+juron: «_His eyes_[51]!» complétant ainsi cette phrase restée
+imparfaite, et que je ne crois pas avoir besoin de répéter.
+
+[Note 50: _Dieu damne_.--Il me semble que ce jurement intraduisible, et
+d'ailleurs bien connu des Français, sera mieux ici en anglais.
+
+(_N. du Tr._)]
+
+[Note 51: _Ses yeux_. God damn his eyes, _Dieu damne ses yeux_.--Ce
+juron est familier à la classe la plus grossière du peuple anglais.
+
+(_N. du Tr._)]
+
+6. Mais Christian, d'une nature plus noble, offrait l'image d'un volcan
+éteint. Silencieux, morne et farouche, les traces brûlantes des passions
+subsistaient encore sur ses traits obscurcis de sombres nuages. Enfin,
+portant devant lui un oeil austère, son regard tomba sur Torquil, qui,
+dans sa faiblesse, était forcé de s'appuyer. «En est-il donc ainsi?
+s'écria-t-il; et toi aussi, malheureux enfant, et toi aussi, il faut que
+ma démence te perde!» Il dit, et s'avança à grands pas vers le lieu où
+était le jeune Torquil, encore teint du sang qu'il venait de perdre. Il
+saisit sa main avec ardeur, mais ne la pressa pas comme redoutant pour
+lui-même l'effet de cette caresse. Puis il s'informa de son état, et
+lorsqu'il apprit que la blessure était plus légère qu'il ne l'avait
+imaginé ou craint, son front parut s'éclaircir autant qu'un tel moment
+le lui permettait. «Oui, s'écria-t-il, nous avons succombé dans le
+combat; mais notre défaite n'a pas été celle de lâches: elle n'a pas
+offert à nos ennemis un triomphe facile.--Ils nous ont chèrement
+achetés; ils peuvent nous payer plus cher encore, car j'y perdrai la
+vie. Mais vous, avez-vous la force de fuir? Ce serait encore une
+consolation pour moi si vous pouviez me survivre; notre troupe affaiblie
+est réduite à un trop petit nombre pour résister. Oh! un canot, un seul
+canot; ne fût-ce qu'une coquille, pour vous transporter loin d'ici, aux
+lieux où l'espérance peut encore habiter avec vous.--Quant à moi, mon
+sort est tel que je l'ai voulu; j'ai vécu, et je mourrai libre et sans
+peur.»
+
+7. Comme il parlait, au bord du promontoire qui élève au-dessus des
+flots sa tête haute et grisâtre, une tache noire se fit apercevoir sur
+l'océan, volant avec rapidité et ressemblant à l'ombre d'une
+mouette.--Oh ciel! elle est suivie d'une seconde; et toutes deux, tantôt
+en vue, tantôt cachées, suivant les sinuosités de l'océan, s'approchent
+enfin d'assez près pour qu'on puisse reconnaître les traits bien connus
+de leur noir équipage, pour qu'on puisse distinguer leurs agiles
+pagaïes, légères comme une paire d'ailes, se jouant sur les brisans et
+fuyant à travers les ondes, tantôt perchées au sommet de la vague
+houleuse, tantôt se plongeant dans l'écume mugissante qui surgit en
+bouillonnant et couvre successivement le sein de la mer de blanches
+nappes qui se divisent bientôt en gros flocons, formant à leur tour une
+neige fine et subtile. Cependant les barques, comme de petits oiseaux
+traversant un ciel menaçant, continuent de voguer en dépit des brisans
+et des vagues, et approchent enfin du rivage. Leur art leur semble
+enseigné par la nature, tant est remarquable l'adresse avec laquelle ces
+sauvages fendent les flots de l'océan avec lequel dès l'enfance ils sont
+habitués à jouer!
+
+8. Et quelle est celle qui, sautant la première sur le rivage, s'élance
+comme une Néréide de sa conque marine? Sa peau est noire, mais brillante
+comme l'ébène, ses yeux humides respirent l'amour, l'espoir et la
+constance. C'est Neuah! Neuah! tendre, fidèle, adorée.--Son coeur
+s'épanche dans celui de Torquil comme un torrent: elle sourit, elle
+pleure, elle le presse plus étroitement encore sur son sein comme pour
+s'assurer que c'est bien lui, frémit en apercevant sa blessure encore
+tiède de sang; puis, en s'assurant qu'elle est légère, elle sourit de
+nouveau, et de nouveau verse des larmes. Neuah est la fille d'un
+guerrier; elle peut supporter un tel spectacle, le comprendre, en gémir,
+mais non se livrer au désespoir. Son amant vit;--aucun ennemi, aucune
+crainte ne peut troubler les délices que voit éclore un tel moment. La
+joie brille à travers ses larmes. C'est encore la joie qui gonfle son
+sein de sanglots et agite si violemment son coeur qu'on en pourrait
+presque entendre les battemens: et le ciel lui-même est dans le soupir
+qu'exhale l'enfant de la nature livrée à ses plus douces extases.
+
+9. Les êtres plus austères, témoins de cette entrevue, n'y furent pas
+insensibles. Et qui pourrait l'être en voyant ainsi deux coeurs s'élancer
+l'un vers l'autre? Christian lui-même contempla la jeune fille et le
+jeune homme, d'un oeil sec, mais brillant d'une joie sombre et où se
+peignait toute l'amertume que les souvenirs d'un tems meilleur répandent
+dans notre ame, alors que tout est perdu sans espoir jusqu'au dernier
+rayon de l'arc-en-ciel.--«Et sans moi!» s'écria-t-il; puis il s'arrêta
+et se détourna, puis regarda encore le jeune couple de la même manière
+que, dans son antre, le lion contemple ses petits. Après quoi il retomba
+dans sa sombre indifférence, comme insensible à sa destinée future.
+
+10. Mais le tems ne permettait pas de se livrer long-tems à de bonnes ou
+de mauvaises pensées.--Les vagues ne tardèrent pas à apporter autour du
+promontoire le bruit des rames ennemies.--Hélas! qui rendait ce bruit si
+effrayant? Tout le monde se prépara à la défense, tous, excepté la
+fiancée de Toobonaï, elle qui la première avait aperçu, dans la baie,
+les chaloupes armées qui se hâtaient de presser leurs voiles pour
+achever la destruction du petit nombre qui leur était échappé; elle,
+dis-je, fit signe à ses compatriotes de retourner à leur proue, fit
+embarquer ses hôtes, et lancer à la mer leurs fragiles canots. Dans l'un
+elle avait placé Christian et ses deux camarades: mais Torquil et elle
+ne pouvaient plus se séparer; elle l'établit dans le sien. Au large! au
+large! Ils sortent des brisans, s'élancent le long de la baie vers un
+groupe de petites îles, retraite des oiseaux de mer qui y forment leurs
+nids, et du veau marin qui vient creuser son lit dans le sable du
+rivage. Ils rasent la cime azurée des vagues, fuient rapidement, et sont
+rapidement poursuivis par leurs cruels persécuteurs. Ces derniers
+obtiennent de l'avantage, puis le reperdent, puis le regagnent et les
+menacent sur l'océan; bientôt les deux canots ainsi chassés se séparent
+et prennent chacun une route différente sur les flots pour déjouer les
+poursuites. Vite! vite! chaque pagaïe aujourd'hui décide de la vie d'un
+homme; mais il s'agit de bien autre chose pour Neuah que de la vie ou de
+plusieurs vies.--L'amour a frété sa frêle barque, et c'est lui qui la
+pousse vers la baie; et maintenant l'ennemi et le port sont proches.--Un
+moment!... un seul moment encore!--Fuis, barque légère! Fuis!
+
+
+
+Chant Quatrième.
+
+1. Le dernier rayon d'espoir dans l'homme réduit aux abois ressemble à
+la blanche voile livrée à une mer orageuse, lorsque la moitié de
+l'horizon est obscurcie de nuages et que l'autre moitié en est dégagée.
+Flottante entre le ciel et la sombre vague, son ancre l'a abandonnée,
+mais sa voile de neige, au milieu de la violence des vents, continue
+d'attirer nos yeux, et quoique chaque flot qu'elle surmonte l'éloigne de
+plus en plus de nous, le coeur se plaît à la suivre des plus lointains
+rivages.
+
+2. Non loin de l'île de Toobonaï un noir rocher élève son sein au-dessus
+des flots. Sauvage demeure des oiseaux désertée par les hommes, c'est là
+que le veau marin farouche se met à l'abri du vent, et repose sa masse
+pesante dans son obscure caverne, ou qu'il gambade lourdement aux
+brûlans rayons du soleil. C'est là que la barque à son passage entend
+l'écho répéter le cri perçant de l'oiseau de l'océan qui élève sur cette
+cime nue sa jeune couvée, destinée à devenir à son tour les pêcheurs
+ailés de cette solitude. Une étroite portion de sable jaune, s'avançant
+dans la mer en demi-cercle, forme d'un côté le contour d'une espèce de
+plage. Ici la jeune tortue, rampant hors de sa coquille, se traîne vers
+les flots, demeure de ceux qui lui donnèrent la vie; nourrisson d'un
+jour, un rayon vivifiant du soleil la fit éclore pour la rendre à
+l'océan. Tout le reste n'était qu'un précipice affreux, le plus affreux
+où les matelots aient jamais trouvé un asile et le désespoir; lieu
+capable de faire regretter aux échappés du naufrage le vaisseau qu'ils
+ont vu s'engloutir, et de leur faire envier le sort des victimes de la
+tempête. Tel était le triste refuge que Neuah avait choisi pour son
+amant. Mais tous ses secrets n'étaient pas révélés, et elle y
+connaissait un trésor caché à tous les yeux.
+
+3. Avant que les canots se séparassent dans ce même endroit, les hommes
+qui dirigeaient celui auquel était confié le sort de son cher Torquil
+furent envoyés par ses ordres dans la barque de Christian, afin de
+réunir leurs forces pour presser sa fuite.--Vainement ce dernier tenta
+de s'y opposer.--Elle lui montra en souriant et d'un air calme l'île
+rocailleuse et lui dit: «Hâtez-vous et soyez sauvé!» Quant à elle, elle
+répondait du reste, pour l'amour de Torquil. Le canot partit avec ce
+renfort de bras, s'élança comme une étoile qui file, et fut bientôt loin
+de l'ennemi qui se dirigeait alors tout droit sur le rocher dont
+s'approchaient Neuah et Torquil. Ils firent force de rames. Le bras de
+la jeune sauvage, quoique délicat, était agile et vigoureux à lutter
+contre la mer, et le cédait à peine à la force masculine de Torquil;
+leur canot n'était plus qu'à la distance de sa longueur du front
+escarpé, impraticable, du rocher qui n'avait à sa base que des eaux sans
+fond; l'ennemi n'était plus séparé d'eux que par la longueur d'une
+centaine de barques, et maintenant quel refuge était offert à leur
+fragile canot? Ce fut la question que Torquil adressa à Neuah avec un
+regard qui exprimait presque un reproche et semblait dire: «Neuah
+m'a-t-elle amené ici pour y mourir? Est-ce ici un lieu d'asile ou un
+tombeau, et cet immense rocher est-il le sépulcre des victimes des
+vagues?»
+
+4. Ils étaient appuyés sur leurs pagaïes. Neuah se lève, et lui montrant
+l'ennemi qui s'approchait, s'écrie: «Suis-moi, Torquil, et suis-moi sans
+crainte!» Soudain elle se plonge dans les profondeurs de l'océan. Il n'y
+avait pas une minute à perdre;--les ennemis étaient proches, offrant des
+chaînes à ses yeux et exhalant des menaces à ses oreilles. Ils ramaient
+avec vigueur, et, en s'approchant, lui criaient de se rendre au nom de
+son _honneur_ perdu. Torquil se précipite dans les flots.--L'art du
+nageur lui était familier dès l'enfance, et c'était de lui maintenant
+qu'allait dépendre tout son espoir.--Mais où va-t-il?--Il s'enfonce et
+ne reparaît plus? L'équipage de la chaloupe regarde avec consternation
+la mer et le rivage. Il n'y avait pas d'endroit où l'on pût débarquer
+sur ce précipice escarpé, nu et glissant comme une montagne de glace.
+Ils regardèrent quelque tems, s'attendant à le voir flotter au-dessus
+des flots; mais nulle trace ne sillonna la mer. La vague continua de
+s'écouler après qu'ils se furent plongés dans son sein, sans qu'aucun
+bouillonnement en rappelât le moindre indice. Le faible reflux de l'eau;
+la légère écume qui, semblable à un blanc sépulcre, s'était élevée sur
+l'endroit qui semblait le dernier gîte de ce jeune couple, qui ne
+laissait pas après lui de monument fastueusement triste comme un
+héritier; la barque paisible ballottée par les flots: voilà tout ce qui
+parlait encore de Torquil et de son épouse; et, sans cette petite
+barque, tout ceci aurait pu passer pour le fantôme évanoui du rêve d'un
+marin. Ils s'arrêtèrent, et cherchèrent en vain; puis se remirent à
+ramer pour s'en retourner, la superstition même leur défendant de
+s'arrêter là plus long-tems. Quelques-uns dirent qu'il ne s'était pas
+plongé dans les vagues, mais qu'il s'était évanoui comme un esprit
+follet; d'autres que quelque chose de surnaturel les avait frappés dans
+sa figure et dans sa taille au-dessus de l'humaine; tandis que tous
+convenaient que ses joues et ses yeux offraient la teinte cadavéreuse de
+la mort. Cependant, tout en s'éloignant du rocher, ils s'arrêtaient
+auprès de chaque plante marine, s'attendant à trouver quelque trace de
+leur proie.--Mais non, elle s'était dissipée à leurs yeux comme l'écume
+marine.
+
+5. Et où était-il ce pèlerin de l'océan? Suivait-il sa Néréide? Tous
+deux avaient-ils cessé pour jamais de souffrir, ou, reçus dans des
+grottes de corail, avaient-ils arraché quelque pitié aux vagues
+attendries, et en avaient-ils obtenu la vie? Habitaient-ils parmi les
+mystérieux souverains de l'océan? faisaient-ils résonner avec _Mermen_
+le coquillage fantastique? Neuah, au milieu des sirènes, peignait-elle
+ses longs cheveux alors flottans sur l'océan comme ils l'avaient jadis
+été dans l'air? Ou bien avaient-ils péri, et dormaient-ils du sommeil de
+la mort sous ce gouffre dans lequel ils s'étaient élancés avec tant
+d'intrépidité?
+
+6. La jeune Neuah s'était plongée dans les flots, et il l'avait suivie.
+À la manière dont elle traversait les profondeurs de sa mer natale, on
+l'eût cru née au sein de cet élément, tant elle avait d'aisance, de
+grâce et de fermeté! Une trace lumineuse marquait son passage; on eût
+dit qu'il sortait des étincelles de ses pieds, comme d'un acier
+_amphibie_. Ne la perdant pas de vue, et presque aussi habile qu'elle à
+explorer les abîmes où les plongeurs vont à la recherche des perles,
+Torquil, le nourrisson des mers du Nord, suivait ses pas liquides avec
+adresse et facilité. Pendant un moment, Neuah s'enfonça plus bas; puis
+se relevant, elle reparut, étendit les bras, secoua sa noire chevelure
+pleine d'écume, et fit résonner les rochers d'un rire joyeux. Ils
+avaient de nouveau atteint un royaume central de la terre, mais c'est en
+vain qu'on y aurait cherché un arbre, des champs et un ciel.--Elle
+indiqua du doigt à son époux une grotte spacieuse[52], dont la vague
+mobile était le seul portique; cavité profonde, que le soleil ne voit
+jamais, si ce n'est à travers le voile verdâtre des flots, dans ces
+jours de fête de l'océan où son onde est claire et transparente, et où
+tout le peuple poisson se livre à de folâtres jeux. Avec ses cheveux,
+Neuah essuya l'eau qui découlait des yeux de Torquil, puis elle frappa
+dans ses mains de joie en voyant son étonnement. Elle le conduisit dans
+un endroit où le roc paraissait s'avancer en saillie et former une
+espèce de hutte semblable à celle d'un triton. Du moins à ce qu'il leur
+parut, car pendant quelque tems ils se trouvèrent dans les ténèbres,
+jusqu'à ce que le jour, pénétrant par les fentes du rocher, y eût
+répandu une faible clarté, telle que celle qui luit dans l'aile d'une
+vieille cathédrale où d'antiques monumens poudreux fuient l'éclat de la
+lumière: de même la voûte de leur grotte marine ne laissait entrer
+qu'une lueur mélancolique.
+
+[Note 52: La description de cette cave (qui n'est pas une fiction) se
+trouvera dans le neuvième chapitre du _Rapport_ fait sur les îles de
+Tonga, par Mariner. J'ai pris la liberté poétique de la transplanter à
+Toobonaï, le dernier endroit où l'on ait eu quelque nouvelle certaine de
+Christian et de ses camarades.]
+
+7. La jeune sauvage tira de son sein une torche de pin, entourée de
+gnatoo, et recouverte d'une feuille de plantain, afin de mieux préserver
+de l'humidité des flots sa dernière étincelle. Cette enveloppe l'avait
+tenue sèche; puis, tirant de la même feuille de plantain une pierre et
+quelques petits branchages de bois sec, elle en fit jaillir du feu avec
+la lame du couteau de Torquil, et allumant sa torche, elle en éclaira la
+grotte. Cette dernière apparut alors vaste et élevée; c'était une voûte
+gothique qui s'était créée elle-même. La nature était l'architecte qui
+avait élevé ses arceaux; les architraves étaient peut-être dus à quelque
+tremblement de terre. Les arcs-boutans avaient pu être précipités du
+sein de quelque montagne, alors que les pôles craquaient, et que le
+monde était couvert d'eau; ou peut-être calcinés par un feu concentré
+dans les entrailles de la terre, tandis qu'à peine échappé de son bûcher
+funèbre, les débris du globe fumaient encore. Rien n'y manquait, ni le
+faîte orné de ciselures et de reliefs, ni les ailes[53], ni la nef. Là,
+tout semblait avoir été creusé des mains de l'obscurité pour y faire son
+temple. Là, aussi, en se livrant quelque peu aux fantaisies de
+l'imagination, on croyait voir la voûte peuplée de figures bizarres,
+tristes ou grimaçantes. Une mitre, une châsse attiraient l'oeil qui se
+reportait bientôt sur l'image d'un crucifix. C'est ainsi que la nature,
+se jouant avec les stalactites, s'était élevé une chapelle au sein des
+mers.
+
+[Note 53: Ces détails peuvent paraître trop minutieux par rapport à la
+description générale d'où ils sont puisés (dans Mariner); mais il y a
+peu d'hommes qui aient voyagé sans voir quelque chose de semblable, sur
+terre c'est-à-dire, et sans parler d'_Ellora_, dont il est question dans
+le dernier journal de _Mungo-Park_ (si ma mémoire ne me trompe pas, car
+il y a huit ans que j'ai lu cet ouvrage) Il dit aussi avoir rencontré un
+rocher, ou une montagne, dont l'intérieur ressemblait tellement à une
+cathédrale gothique, qu'il fallut le plus minutieux examen pour le
+convaincre qu'elle était l'oeuvre de la nature.]
+
+8. Neuah prit alors son Torquil par la main; et agitant le long de la
+voûte sa torche allumée--elle le conduisit dans chaque enfoncement, et
+lui montra tous les endroits secrets de leur nouvelle demeure. Elle n'en
+resta pas là; tout avait été dès long-tems préparé par elle pour adoucir
+le sort qu'elle devait partager avec son amant. Il y trouva une natte
+pour se livrer au repos; le frais _gnatoo_ pour lui servir de vêtement,
+et l'huile de sandale pour se garantir de la rosée. Pour aliment, la
+noix de coco, l'igname et le pain produit de l'arbre. Pour table, le
+plantain étendant ses larges feuilles, et l'écaille de la tortue qui
+offre un banquet délicieux dans la chair qu'elle renferme. La gourde
+remplie d'eau fraîchement puisée à la source, la mûre banane cueillie
+sur la fertile montagne, une pile de branches de pin, pour entretenir
+sous ces voûtes une clarté perpétuelle; enfin, Neuah elle-même, belle
+comme la nuit, venait animer de son ame tout ce qui les entourait, et
+répandre la sérénité et la lumière dans ce monde souterrain. Depuis que
+l'étranger avait débarqué pour la première fois dans son île, elle avait
+prévu que la force ou la fuite pouvait les trahir. Alors elle avait
+formé un asile de cet antre rocailleux où Torquil put être en sûreté
+contre ses compatriotes. Chaque aurore, la brise matinale avait
+transporté vers ces lieux son léger canot chargé de tous les fruits
+dorés qui mûrissent dans ces beaux climats. Chaque soir l'avait vue s'y
+diriger encore avec tout ce qui pouvait embellir et égayer leur grotte
+de spath. Et maintenant elle étalait à ses yeux ses petits trésors avec
+un sourire qui indiquait assez que Neuah était la plus heureuse des
+filles de ces îles hospitalières.
+
+9. Tandis qu'il la regardait avec admiration et reconnaissance, elle,
+pressant sur son coeur passionné l'amant qu'elle venait de sauver,
+accompagnait ses douces caresses d'un ancien conte d'amour; car l'amour
+est vieux, vieux comme l'éternité, quoiqu'il ne soit pas usé par tous
+les êtres qui furent, sont, ou seront un jour[54]. Elle lui raconta
+comment il y avait bien mille lunes, un jeune chef, s'étant plongé dans
+ces profondeurs à la recherche de la tortue, en suivant les traces de sa
+proie, s'était trouvé dans la grotte qui leur servait d'asile; comment,
+quelque tems après, à la suite d'un combat sanglant, il y avait caché
+une fille du sol, qui devait la naissance à ses ennemis, ennemie trop
+chère, sauvée par sa tribu pour subir le sort des captifs; comment,
+lorsque les orages de la guerre furent calmés, il avait conduit sa tribu
+insulaire à l'endroit où les ondes étendent leur ombre épaisse et
+verdâtre sur l'entrée rocailleuse de la grotte, puis s'était enfoncé
+dans les flots comme pour n'en ressortir jamais, tandis que ses
+compagnons consternés, dans leurs barques, le croyaient fou, et
+tremblaient de le voir la proie du bleu requin. Plongés dans
+l'affliction, ils ramèrent tristement autour du rocher qu'entourait la
+mer, puis se reposèrent sur leurs pagaies avec abattement, lorsque
+tout-à-coup ils voient surgir des flots une fraîche déesse, telle elle
+leur apparut, du moins, dans la surprise et l'admiration dont ils furent
+frappés. Leur chef était à ses côtés, relevant la tête avec orgueil,
+heureux et fier de sa jeune sirène, de sa belle épouse, et comment,
+lorsque ses compatriotes reconnurent leur erreur, ils portèrent les deux
+époux sur le rivage, au son des conques marines, et de mille
+acclamations joyeuses; enfin, comment ils vécurent heureux et moururent
+en paix. Et pourquoi n'en serait-il pas de même de Torquil et de son
+épouse? Il ne m'appartient pas de décrire les caresses impétueuses,
+passionnées, qui suivirent ce récit, et qui firent de cet asile sauvage
+un séjour d'ivresse. Il suffit de dire que tout était amour, dans cette
+grotte aussi souterraine, aussi éloignée des regards des humains, que la
+tombe où Abailard, vingt ans après sa mort, ouvrit encore les bras pour
+recevoir le corps d'Héloïse descendu sous la voûte nuptiale, et presser
+contre son coeur ranimé ses restes de nouveau palpitans[55]. Les vagues
+avaient beau murmurer autour de leur couche, leur mugissement n'était
+pas plus entendu que si la vie les eût abandonnés. Au-dedans d'eux,
+leurs coeurs formaient une délicieuse harmonie qui s'exhalait dans le
+murmure et les soupirs entrecoupés de l'amour.
+
+[Note 54: Le lecteur se rappellera ici l'épigramme de l'anthologie
+grecque, ou sa traduction dans la plupart des langues modernes:
+
+ Qui que tu sois, voici ton maître;
+ Il le fut, il l'est, ou doit l'être.
+]
+
+[Note 55: La tradition attachée à l'histoire d'Héloïse rapporte que,
+lorsque l'on descendit son corps dans le tombeau d'Abailard (enterré
+vingt ans auparavant) ses bras s'ouvrirent pour la recevoir.]
+
+10. Et ceux qui avaient causé et partagé ce désastre; ceux qui les
+livraient à l'exil dans la cavité d'un roc, qu'étaient-ils devenus à
+leur tour? Ramant comme lorsqu'il y va de la vie, ils demandaient au
+ciel l'asile que les hommes leur refusaient. Libres de leur choix, ils
+eussent suivi une autre route; mais où se diriger! le flot qui les
+portait portait aussi leurs ennemis! Ceux-ci, trompés dans leurs
+premiers efforts, s'étaient remis de nouveau à la poursuite; enflammés
+de colère, comme des vautours privés de leur proie, leurs bras vigoureux
+fendaient les flots. Bientôt ils gagnèrent de l'avantage sur ceux qui ne
+pouvaient plus trouver de salut que sur quelque roc aride ou dans
+quelque baie enfoncée et inconnue:--nulle autre chance, nul autre espoir
+ne leur restait.--Ils se dirigèrent donc vers le premier rocher qui
+frappa leurs regards, pour prendre leur dernier congé de la terre, et
+céder comme des victimes ou mourir le glaive à la main. Là, Christian
+renvoya les sauvages et leur canot, quoique ceux-ci eussent encore voulu
+se battre pour ce petit nombre d'hommes; mais il leur commanda de
+retourner dans leur île, et de ne pas ajouter à tout ce qu'ils avaient
+déjà fait un sacrifice inutile: car que pouvaient l'arc et la lance
+grossière contre les armes qui allaient être employées?
+
+11. Ils débarquèrent sur une plage étroite et sauvage, où l'on avait
+rarement vu d'autres traces que celles de la nature, et avec ce regard
+sombre, fixe et farouche de l'homme parvenu aux dernières extrémités du
+malheur, alors que tout espoir est perdu, que la gloire elle-même ne lui
+reste pas pour animer sa résistance contre la mort ou les fers, ils
+attendirent tous trois, comme attendirent jadis les trois cents braves
+qui teignirent les Thermopyles de leur sang héroïque.--Mais quelle
+différence entre eux! c'est la cause qui fait tout; c'est elle qui
+dégrade ou consacre le courage qui succombe. Sur ces trois hommes, aucun
+rayon de gloire, aucune promesse d'immortalité ne brillait à travers les
+nuages épais de la mort. Une patrie reconnaissante, souriant à travers
+ses larmes, n'entonnait pas pour eux cet hymne de louanges répété
+pendant plus de mille ans. Les yeux d'aucune nation ne devaient se fixer
+sur leur tombe;--aucun monument funèbre, élevé à leur mémoire, ne devait
+exciter l'envie des héros. Avec quelqu'intrépidité qu'ils répandissent
+les derniers flots de leur sang, leur vie était un opprobre,--leur
+épitaphe devait contenir un crime. Et tout ceci, ils le savaient et le
+comprenaient, du moins le chef de la troupe qu'il avait entraînée à sa
+perte, lui qui, né peut-être pour quelque chose de mieux, avait placé sa
+vie sur une chance long-tems incertaine; mais le dé allait être jeté, et
+toutes les probabilités se réunissaient pour annoncer sa chute. Et
+quelle chute! Toutefois, il envisageait la catastrophe d'un coeur aussi
+endurci que le rocher sur lequel il se tenait, et où il avait pointé son
+fusil, sombre lui-même comme le nuage épais qui se montre à côté du
+soleil.
+
+12. La chaloupe s'approchait: elle était bien armée, elle avait un
+équipage ferme et prêt à faire ce que le devoir lui commanderait,
+indifférent aux dangers comme le vent d'automne l'est à la chute des
+feuilles qu'il fait tomber. Et cependant ces hommes auraient peut-être
+préféré marcher contre une nation étrangère que contre un ennemi natal,
+et sentaient que cette malheureuse victime de ses passions, pour avoir
+cessé d'être Anglais, n'en avait pas moins été un enfant de
+l'Angleterre. Ils lui crient de se rendre;--pas de réponse; leurs armes
+sont pointées, elles étincellent aux rayons du jour. Le même cri est
+répété,--pas de réponse; et cependant, une troisième fois, et plus haut
+que les deux premières,--on lui offre encore quartier.--L'écho résonnant
+du rocher répéta seul les sons mourans de leurs voix.--Alors une lueur
+jaillit, et l'on vit briller la décharge meurtrière: un nuage de fumée
+s'éleva entre les deux partis, tandis que le roc retentissait du bruit
+des balles qui sifflaient en vain et allaient s'aplatir en tombant. Ce
+fut alors que partit la seule réponse qui pût être faite par ceux qui
+avaient perdu tout espoir sur la terre ou dans le ciel. Après la
+première décharge, s'étant approchés de plus près, les Anglais
+entendirent la voix de Christian crier:--Maintenant feu! et avant que
+l'écho eût achevé de redire ces mots, deux hommes étaient tombés. Les
+autres assaillirent les âpres flancs du rocher, et, furieux de la
+démence de leur ennemi, dédaignèrent toute autre tentative pour en venir
+aux mains. Mais le roc était escarpé, et ne présentait aucun sentier
+frayé. À chaque pas, un nouveau rempart s'opposait à leur fureur; tandis
+que, debout au milieu des sommités les plus inaccessibles que l'oeil de
+Christian était bien habitué à distinguer, nos trois rebelles
+soutenaient un combat à mort aux lieux que l'aigle a choisis pour
+construire son nid. Chacun de leurs coups portait, tandis que les
+assaillans tombaient brisés comme le coquillage rampant qui s'attache
+aux flancs du rocher. Cependant il en survivait encore assez qui ne se
+lassaient pas d'escalader et de se disperser çà et là, jusqu'à ce
+qu'enfin cerné et environné de toutes parts, non d'assez près pour être
+pris, mais assez pour y périr, le trio désespéré, comme des requins qui
+se sont gorgés de leur proie, vit que son sort ne tenait plus qu'à un
+fil. Quoi qu'il en soit, jusqu'au dernier moment ils se battirent bien,
+et aucun gémissement n'apprit à l'ennemi quel était celui qui venait de
+tomber. Christian succomba le dernier.--Deux fois blessé, on lui offrit
+encore merci en voyant son sang couler. Mais il était trop tard pour
+vivre et non pour mourir avec une main ennemie pour lui fermer les yeux.
+Un de ses membres était rompu et tomba le long du rocher comme un faucon
+privé de ses petits. Ce bruit le ranima et parut réveiller en lui
+quelque sentiment exprimé dans son faible geste. Il fit signe aux plus
+avancés, qui s'approchèrent en ce moment: il éleva son arme, sa dernière
+balle avait été tirée; mais, arrachant le premier bouton de sa
+veste[56], il l'enfonça dans le canon, ajusta, fit feu et sourit en
+voyant son ennemi tomber; puis, repliant comme un serpent son corps
+mutilé et épuisé, il se mit à ramper vers l'endroit où le précipice,
+s'élevant à pic au-dessus des flots, offrait comme lui l'image du
+désespoir.--Là, jetant un dernier regard derrière lui, il serra
+convulsivement le poing, déchargea pour la dernière fois sa rage contre
+cette terre qu'il allait quitter, et se laissa rouler dans l'abîme. Le
+rocher reçut en bas son corps brisé comme du verre, et ne formant plus
+qu'une masse sanglante dont il restait à peine un fragment qui parût
+avoir appartenu à une forme humaine, et qui pût servir de proie à
+l'oiseau marin où au ver. Un crâne à cheveux blonds souillé de sang et
+d'herbes de mer fumait encore. C'était tout ce qui restait de cet homme
+et de ses actions. On vit briller un instant encore dans le lointain
+quelques débris de ses armes que sa main avait tenues serrées jusqu'au
+dernier moment; mais bientôt, entraînés dans les flots, ils allèrent se
+couvrir de rouille sous les ondes écumeuses qui les engloutissaient:
+voilà toutes les traces qu'il laissa de lui, si l'on en excepte une vie
+mal employée, et une ame;--mais qui osera dire où elle alla? C'est à
+nous de pardonner et non de juger les morts, et ceux qui les condamnent
+si légèrement à l'enfer, en sont eux-mêmes sur la route, à moins que ces
+espèces de fanfarons, qui se plaisent à exagérer les peines éternelles,
+n'obtiennent grâce pour leur mauvais coeur, en faveur de leur plus
+mauvaise tête.
+
+[Note 56: Dans l'ouvrage de Thibault, sur Frédéric II de Prusse, il y a
+une singulière histoire d'un jeune Français et de sa maîtresse, qui
+paraissaient être de quelque distinction. Il s'était engagé, et avait
+déserté à Sweidnitz, et fut pris après une résistance désespérée; il
+avait tué un officier qui avait essayé de le saisir, étant déjà blessé
+lui-même par la décharge de son fusil, dans lequel il avait mis un
+bouton de son uniforme en guise de balle. Quelques circonstances de son
+procès, devant la cour martiale, excitèrent un grand intérêt parmi ses
+juges, qui désirèrent connaître sa véritable situation. Il offrit de la
+révéler, mais au roi seulement, auquel il demandait permission d'écrire.
+Cette permission lui fut refusée, et Frédéric fut rempli de la plus
+grande indignation, soit de voir sa curiosité trompée, ou par
+quelqu'autre motif, quand il apprit qu'on avait rejeté sa requête.
+(Voyez l'ouvrage de Thibault, vol. II.--Je cite de mémoire.)
+
+(_Note de Lord Byron_.)]
+
+13. L'action était terminée! tout était pris ou détruit, fugitif, captif
+ou mort. Le peu de malheureux qui avaient survécu à l'escarmouche de
+l'île étaient enchaînés sur ce vaisseau, après avoir fait autrefois
+honorablement partie de son brave équipage. Mais le dernier rocher
+n'avait pas vu de dépouilles vivantes. Couchés à l'endroit où ils
+étaient tombés, froids, nageant dans leur sang, le vorace oiseau de mer
+agitait sur eux son aile humide, et quelquefois, se rapprochant de la
+vague voisine avec des cris perçans et discords, entonnait l'hymne
+funèbre. Mais, calme et insouciante, la vague continuait de se soulever,
+et poursuivait son cours avec son éternelle indifférence. Les dauphins
+se jouaient sur sa surface et le poisson-volant s'élançait vers le
+soleil, jusqu'à ce que son aile desséchée le fît retomber de sa hauteur
+éphémère, et plonger de nouveau dans l'onde pour se préparer à prendre
+un nouvel essor.
+
+14. Le matin avait paru; et Neuah, qui dès l'aurore s'était mollement
+plongée dans l'onde pour recueillir les rayons naissans du jour, et
+examiner si personne ne s'approchait de l'antre amphibie où reposait son
+amant, aperçut une voile en mer: elle s'agitait, se gonflait, et
+courbait son arc flottant sous le joug de la brise naissante. Le souffle
+commença à lui manquer, tant elle se sentit troublée par la
+crainte!--son coeur se gonfla et palpita violemment, tandis qu'elle
+doutait encore de quel côté se dirigeait sa course.--Mais non, le
+vaisseau ne s'avance pas,--il s'éloigne au contraire rapidement. Il est
+déjà loin, et son ombre s'efface à mesure qu'il sort de la baie. Elle
+regarde, elle secoue l'écume de mer qui couvre ses yeux, afin de le
+contempler comme elle contemple les cieux quand elle espère y voir
+paraître l'arc-en-ciel. Le bâtiment, parvenu au dernier point de
+l'horizon, diminue, et bientôt ne présente plus qu'un point noir qui
+bientôt s'évanouit. Tout est océan, tout est bonheur. De nouveau elle se
+plonge à la mer pour aller réveiller son jeune amant, lui dit ce qu'elle
+a vu, ce qu'elle espère, enfin tout ce que l'amour heureux peut former
+de rians présages, s'élançant encore une fois avec Torquil, qui suit
+gaîment sa Néréide, bondissante au milieu de la vaste mer,--nageant
+autour du rocher vers un creux qui cachait le canot que Neuah y avait
+laissé flottant avec la marée, sans une rame, le soir où les étrangers
+les avaient chassés du rivage. Mais ceux-ci ont disparu; elle va à la
+recherche de sa pagaie, la retrouve, en reprend possession, et jamais,
+jamais, jamais barque fragile ne porta tant d'amour et de bonheur que
+celle-ci n'en contient en ce moment.
+
+15. Leur rivage chéri paraît encore une fois à leurs yeux, non plus
+souillé par des couleurs hostiles; plus de vaisseau menaçant, de prison
+flottante fièrement arrêtée sur ses bords: tout est espoir et patrie!
+Mille embarcations s'élancent dans la baie, en sonnant dans des conques
+marines, et annoncent leur retour. Les chefs s'assemblèrent, le peuple
+se répandit en flots; tous accueillirent Torquil comme un fils qui leur
+était rendu. Les femmes se pressèrent en foule pour embrasser Neuah, qui
+les embrassait à son tour; lui demandèrent comment ils avaient été
+poursuivis, et comment ils s'étaient échappés? Le récit en fut fait, et
+une seule acclamation retentit jusqu'au ciel; et depuis ce moment, une
+nouvelle tradition donna à leur asile le nom de _Grotte de Neuah_. Mille
+feux flamboyant sur les hauteurs éclairèrent les réjouissances générales
+de cette nuit, et la fête donnée en l'honneur de l'hôte rendu au repos
+et à des plaisirs gagnés au prix de tant de dangers; et à cette nuit
+succédèrent ces jours de bonheur, tels que peut seul en offrir un monde
+encore enfant.
+
+FIN DE L'ILE.
+
+
+
+
+APPENDICE.
+
+EXTRAIT DU VOYAGE DU CAPITAINE BLIGH.
+
+
+Le 27 décembre, il souffla un vent d'est très-violent, pendant lequel
+nous souffrîmes beaucoup. Une lame emporta la vergue de rechange et les
+esparres des chaînes de haubans du grand mât sur le tribord; une autre
+entra dans le vaisseau et couvrit toutes les chaloupes; plusieurs
+tonneaux de bière, qui avaient été amarrés sur le pont, se défoncèrent
+et furent emportés, et ce ne fut pas sans beaucoup de risque et de
+danger que nous parvînmes à attacher les embarcations pour empêcher
+qu'elles n'eussent le même sort. Une grande quantité de notre provision
+de biscuit fut aussi gâtée de manière à ne plus pouvoir en faire usage;
+car la mer avait pénétré dans l'arrière du bâtiment et avait rempli la
+cabine d'eau.
+
+Le 5 janvier 1788, nous vîmes l'île de Ténériffe à environ douze lieues
+de nous, et le lendemain étant un dimanche, nous jetâmes l'ancre dans la
+rade de Santa-Cruz. Là, nous renouvelâmes nos provisions, et après avoir
+terminé nos affaires, nous mîmes à la voile le 10.
+
+Je divisai alors nos gens en trois quarts, et je chargeai du troisième
+quart M. Fletcher Christian, un des lieutenans. J'ai toujours pensé
+qu'il était à désirer que ce réglement fût établi lorsque les
+circonstances le permettaient, et je suis persuadé qu'un sommeil non
+interrompu contribue non-seulement beaucoup à la santé de l'équipage
+d'un vaisseau, mais même le rend bien plus capable de supporter la
+fatigue en cas d'un événement imprévu.
+
+Comme je désirais me rendre à Otaïti sans m'arrêter, je réduisis d'un
+tiers la portion de biscuit, et je fis filtrer l'eau destinée à la
+boisson dans des pierres filtrantes que j'avais achetées à Ténériffe à
+cet effet. J'appris alors à l'équipage du vaisseau le but de notre
+voyage, et donnai l'assurance d'un avancement certain à quiconque le
+mériterait par ses efforts.
+
+Le mardi 26 février, étant dans une latitude sud 29° 38', et dans une
+longitude ouest 44° 38', nous enverguâmes de nouvelles voiles, et fîmes
+d'autres préparatifs nécessaires contre le tems que nous devions nous
+attendre à avoir dans cette haute latitude. Nous n'étions éloignés de la
+côte du Brésil que d'environ 100 lieues.
+
+Dans la matinée du dimanche 2 mars, après m'être assuré que tout le
+monde était propre et en bonne tenue, le service divin fut célébré,
+comme c'était toujours l'usage, ce jour-là: je donnai à M. Christian
+Fletcher, que j'avais précédemment chargé du troisième quart, une
+autorisation écrite de remplir les fonctions de lieutenant.
+
+Le changement de température commença bientôt à se faire sentir d'une
+manière remarquable, et afin que nos gens ne souffrissent pas par
+négligence de leur part, je leur fis donner des vêtemens plus chauds et
+plus convenables au climat. Le 11, nous vîmes un grand nombre de
+baleines d'une immense grosseur, avec deux trous derrière la tête, d'où
+l'eau jaillissait.
+
+Le contre-maître m'ayant porté plainte, je jugeai qu'il était nécessaire
+de punir de vingt-quatre coups de fouet Mathieu Quintal, un des
+matelots, à cause de son insolence et de son insubordination. C'était la
+première fois que je me trouvais dans la nécessité d'ordonner un
+châtiment depuis que nous étions à bord.
+
+Nous nous trouvions à la hauteur du cap San-Diégo, à l'est de la Terre
+de Feu, et le vent ne nous étant pas favorable, je jugeai plus prudent
+de tourner à l'est de la terre de Stalen, que de traverser le détroit de
+Lemaire. Nous passâmes le port de la Nouvelle-Année et le cap
+Saint-Jean, et le lundi 31 nous arrivâmes au 60° 1' de latitude sud;
+mais le vent devint variable, et nous eûmes du mauvais tems.
+
+Des orages, accompagnés d'une grosse mer, continuèrent jusqu'au 12
+avril. Le vaisseau commença à faire eau, ce qui exigeait que l'on pompât
+toutes les heures, et nous ne devions pas nous attendre à moins, après
+une telle continuité de vents et de grosses mers. Les ponts aussi firent
+eau de telle sorte qu'il fut nécessaire d'abandonner la grande cabine,
+dont je ne faisais pas grand usage, excepté quand il faisait beau, à
+ceux qui n'avaient pas de place pour y suspendre leurs hamacs, et par ce
+moyen les entre-ponts furent moins obstrués.
+
+Joint à tout ce mauvais tems, nous avions encore le chagrin de nous
+apercevoir, à la fin de chaque jour, que nous rétrogradions; car, malgré
+tous nos efforts pour louvoyer, nous ne faisions guère que dériver sous
+le vent. Le mardi 22 avril, nous avions huit hommes sur la liste des
+malades, et le reste de notre monde, quoiqu'en bonne santé, était
+très-fatigué; mais je vis avec beaucoup de chagrin qu'il nous serait
+impossible d'arriver de ce côté aux îles de la Société, car il y avait
+trente jours que nous étions dans une mer orageuse. La saison était trop
+avancée pour que nous pussions espérer qu'un meilleur tems nous permît
+de doubler le cap Horn. D'après ces considérations, jointes à d'autres
+encore, je fis gouverner au vent et porter sur le cap de
+Bonne-Espérance, à la grande satisfaction de tous ceux qui étaient à
+bord.
+
+Nous jetâmes l'ancre, le vendredi 23 mai, dans la baie de Sunon, au Cap,
+après une assez bonne navigation. Le vaisseau avait besoin d'être
+complètement calfaté, car il faisait tellement eau que nous avions été
+obligés de pomper toutes les heures pendant la traversée depuis le cap
+Horn.--Les voiles et les agrès avaient aussi besoin de réparations, et
+en examinant les provisions on en trouva une quantité considérable
+avariée.
+
+Après être restés trente-huit jours dans ce mouillage, et lorsque mon
+équipage eut recueilli tout l'avantage qu'on pouvait attendre des
+rafraîchissemens de toute espèce qui s'y trouvaient, nous appareillâmes
+le 1er juillet.
+
+Un vent frais souffla: le 20 la mer devint houleuse, et dans
+l'après-midi il augmenta avec tant de violence que le vaisseau fut
+presque chassé sur le gaillard d'avant, avant que nous pussions carguer
+nos voiles. On abaissa les basses vergues et on descendit le mât de
+perroquet sur le pont, ce qui soulagea beaucoup le bâtiment. Le vaisseau
+se tint sur le côté. Toute la nuit et le matin nous fîmes route
+vent-arrière après avoir pris des ris dans notre voile de misaine. La
+mer étant encore grosse, il devint très-dangereux dans l'après-midi de
+redresser le bâtiment. Nous restâmes donc encore sur le côté toute la
+nuit, sans éprouver d'accident, à l'exception d'un homme qui, étant au
+gouvernail, fut jeté par-dessus la roue, et en sortit très-meurtri. Vers
+midi la violence du vent diminuant, nous continuâmes notre route sous la
+voile de misaine avec les ris que nous avions pris.
+
+En peu de jours nous dépassâmes l'île de Saint-Paul, où l'on trouve de
+bonne eau comme je l'ai appris d'un capitaine hollandais, ainsi qu'une
+source chaude dans laquelle on peut faire bouillir le poisson aussi
+complètement que sur le feu. En approchant de la terre de Van-Diémen,
+nous eûmes un très-mauvais tems accompagné de neige et de grêle, mais
+nous ne vîmes rien qui pût nous indiquer notre position exacte le 13
+août, à l'exception d'un veau marin qui parut à la distance de vingt
+lieues. Nous jetâmes l'ancre dans la baie de l'Aventure le mercredi 20.
+
+Pendant notre traversée, depuis le cap de Bonne-Espérance, nous eûmes
+presque toujours le vent à l'ouest avec un très-gros tems. L'approche
+d'un vent violent du sud est annoncée par des nuées d'oiseaux de la
+famille des albatross ou des peterels, et la baisse ou le changement du
+vent quand il tourne au nord, par l'éloignement où ils se tiennent. Le
+thermomètre aussi varie de cinq ou six degrés dans sa hauteur quand on
+doit s'attendre à un de ces changemens de vent.
+
+Dans le pays qui environne la baie de l'Aventure, il y a dans les forêts
+beaucoup d'arbres de cent-cinquante pieds de hauteur. Nous remarquâmes
+plusieurs aigles, quelques hérons d'un magnifique plumage, et une grande
+variété de perroquets.
+
+Les indigènes ne paraissant pas, nous allâmes à leur recherche vers le
+cap Frédéric-Henri. Bientôt ayant jeté le grapin près du rivage, car il
+était impossible d'aborder, nous entendîmes leurs voix semblables au
+gloussement des oies, et nous en vîmes une vingtaine sortir du bois.
+Nous leur jetâmes des paquets de menues quincailleries qu'ils ne
+voulurent pas ouvrir qu'ils ne m'eussent vu faire signe de les quitter;
+alors ils s'y décidèrent, et tirant ces objets, ils les mirent sur leur
+tête. En nous apercevant, ils s'étaient mis à parler avec une grande
+volubilité et d'une manière très-bruyante, élevant leurs bras au-dessus
+de leur tête. Ils parlaient si vite qu'il était impossible de distinguer
+un seul des mots qu'ils prononçaient. Leur couleur est d'un noir
+terne.--Leur peau est tatouée sur la poitrine et sur les épaules. L'un
+d'eux se distinguait par la couleur de son corps peint en ocre rouge;
+mais tous les autres étaient enduits de noir avec une espèce de suie,
+dont ils avaient une couche si épaisse sur la figure et sur les épaules,
+qu'il était difficile de dire à quoi ils ressemblaient.
+
+Le jeudi 4 septembre, nous sortîmes de la baie de l'Aventure, gouvernant
+d'abord vers l'est-sud-est, puis au nord-est, et le 19 nous arrivâmes en
+vue d'un groupe de petites îles rocailleuses que je nommai les îles
+Bonté. Peu de tems après, nous remarquâmes que la mer était souvent
+couverte, pendant la nuit, d'une quantité étonnante de petites méduses
+qui répandent une clarté semblable à celle d'une chandelle par des
+fibres phosphorescentes qui s'étendent sur une partie de leur corps, et
+laissent le reste dans l'obscurité.
+
+Nous découvrîmes l'île d'Otaïti le 15, et avant de jeter l'ancre le
+lendemain matin dans la baie de Matavaï, un si grand nombre de canots
+était venu à notre rencontre, qu'après que les naturels se furent
+assurés que nous étions des amis, ils vinrent à bord, et obstruèrent
+tellement le pont, que j'avais de la peine à trouver les gens de mon
+équipage. La distance que le vaisseau avait parcourue, depuis qu'il
+était parti d'Angleterre jusqu'à son arrivée à Otaïti, tant en courses
+directes qu'en courses contraires, était en tout de 27,086 milles, ce
+qui fait, l'un dans l'autre, 108 milles par 24 heures.
+
+Nous perdîmes ici notre chirurgien le 9 décembre. Depuis peu il ne
+sortait presque plus de la cabine, quoiqu'on ne regardât pas son état
+comme dangereux. Néanmoins, comme il parut plus mal le soir, on le
+transporta dans un lieu où il avait plus d'air, mais sans aucun succès,
+puisqu'il mourut une heure après. Ce malheureux homme buvait beaucoup,
+et aimait si peu à faire de l'exercice, qu'on ne put jamais le décider à
+faire une douzaine de tours sur le pont pendant tout le tems que dura la
+traversée.
+
+Le lundi 5 juin, on ne trouva pas le petit cutter, ce dont on me fit
+part immédiatement; l'équipage du vaisseau ayant été rassemblé, on
+s'aperçut qu'il manquait trois hommes qui l'avaient emmené.
+
+Ils avaient pris avec eux huit armemens complets et des munitions; mais
+quant à leur plan, tout le monde à bord paraissait en être complètement
+ignorant. Je descendis à terre et j'engageai tous les chefs à m'aider à
+ratrapper la chaloupe et les déserteurs. Effectivement, le cutter fut
+ramené dans le courant de la journée par cinq des indigènes; mais les
+hommes ne furent pris que près de trois semaines plus tard. Ayant appris
+qu'il étaient dans une partie différente de l'île d'Otaïti, j'y allai
+dans la chaloupe, pensant qu'il ne serait pas très-difficile de s'en
+assurer avec le secours des naturels. Cependant ils apprirent mon
+arrivée, et lorsque je fus près de l'habitation où ils étaient, ils
+vinrent sans armes et se rendirent. Quelques-uns des chefs avaient déjà
+saisi, une fois auparavant, ces déserteurs, et les avaient enchaînés;
+mais ils s'étaient laissés persuader de leur rendre la liberté, par les
+belles promesses qu'ils leur avaient faites de retourner au vaisseau;
+après quoi, ayant trouvé moyen de s'emparer de nouveau des armes, ils
+avaient nargué les indigènes.
+
+L'objet de ce voyage était accompli, puisque j'avais fait porter à bord,
+le mardi 31 mars, 115 plants de l'arbre à pain: outre cela, nous avions
+recueilli plusieurs autres plantes, dont quelques-unes portaient les
+plus beaux fruits du monde, et étaient précieuses pour les différentes
+teintures qu'elles pouvaient offrir et les propriétés qu'elles
+possédaient. Le 4 avril, au coucher du soleil, nous appareillâmes
+d'Otaïti et dîmes adieu à une île où, pendant vingt-trois semaines, nous
+avions été traités avec une amitié et des égards qui semblaient croître
+en proportion de la longueur de notre séjour. Les circonstances
+suivantes prouveront assez que nous n'avions pas été insensibles à
+l'hospitalité de ce peuple; car c'est à ses manières affectueuses et
+attachantes qu'on doit attribuer les causes de l'événement qui amena la
+ruine d'une expédition qui, selon toutes les apparences, devait avoir le
+résultat le plus favorable.
+
+Le lendemain, nous arrivâmes en vue de l'île Huaheine, et un double
+canot, contenant dix indigènes, étant venu sur nos bordages, je vis
+parmi eux un jeune homme qui me reconnut; j'y étais venu en 1780, avec
+le capitaine Cook, à bord de _la Résolution_. Quelques jours après avoir
+quitté cette île, le tems devint sujet aux rafales, et une masse épaisse
+de nuages obscurs se forma à l'est. Bientôt après nous aperçûmes une
+trombe d'eau qui ressortait en proportion de l'obscurité des nuages qui
+étaient derrière. Autant que je pus en juger, la partie supérieure
+pouvait avoir deux pieds de diamètre et la base environ huit pouces. À
+peine avais-je fait ces remarques, que j'observai qu'elle s'avançait
+rapidement vers le vaisseau. Nous changeâmes immédiatement de direction,
+et déployâmes toutes nos voiles, excepté celle de misaine. Bientôt
+après, elle passa à trente pieds de l'arrière avec un frémissement, mais
+sans que personne en ressentît aucun effet, quoiqu'elle fût aussi
+rapprochée. Elle semblait marcher de la vitesse environ de dix milles à
+l'heure, et elle se dissipa un quart-d'heure après nous avoir dépassés.
+Il est impossible de dire le mal qu'elle aurait pu nous faire si elle
+fût passée directement sur nous. Nos mâts, à ce que j'imagine, auraient
+pu en être emportés; mais je ne crois pas qu'elle eût occasionné la
+perte du vaisseau.
+
+Laissant plusieurs îles sur notre route, nous jetâmes l'ancre à
+Anamooka, le 23 avril; un vieillard infirme, nommé Tapa, que j'y avais
+connu en 1777, et que je reconnus sur-le-champ, vint à bord avec
+d'autres de différentes îles du voisinage. Ils désiraient voir le
+vaisseau; et lorsqu'on les mena en bas, où les plants de l'arbre à pain
+étaient arrangés, ils témoignèrent une grande surprise. Quelques-uns de
+ces plants étaient morts; nous fûmes à terre pour nous en procurer
+d'autres.
+
+Nous remarquâmes chez les indigènes de nombreuses marques du deuil
+très-profond auquel ils se livrent quand ils perdent leurs parens,
+telles que des tempes ensanglantées, des têtes dépouillées de cheveux,
+et, ce qui est pis encore, dans la plupart d'entre eux, des mains
+privées de plusieurs doigts. De beaux petits garçons, qui n'avaient pas
+plus de six ans, avaient perdu le petit doigt des deux mains, et
+plusieurs des hommes s'étaient en outre coupé le doigt du milieu de la
+main droite.
+
+Les chefs vinrent dîner avec moi, et nous traitâmes ensemble pour
+l'achat d'une grande quantité d'ignames: nous en obtînmes aussi des
+plantains et des fruits de l'arbre à pain. Mais les ignames surtout
+étaient en très-grande abondance chez eux, et d'une grosseur
+remarquable; une entre autres pesait quarante-cinq livres. Il vint des
+canots à voile, dont quelques-uns ne contenaient pas moins de
+quatre-vingt-dix passagers; et il en arriva successivement un si grand
+nombre des îles différentes, qu'il devint impossible de rien faire au
+milieu d'une telle multitude qui n'avait aucun chef revêtu d'une
+autorité suffisante pour la commander. J'ordonnai donc à une de leurs
+bandes, qui se disposait à venir à bord, d'aller faire de l'eau, et nous
+levâmes l'ancre le samedi 26 avril.
+
+Nous nous tînmes près de l'île de Kotoo, pendant la plus grande partie
+de l'après-midi du lundi, dans l'espoir que quelque canot viendrait au
+vaisseau; mais cet espoir fut trompé. Le vent étant au nord, nous
+gouvernâmes à l'ouest dans la soirée pour passer au sud de Tofoa, et je
+donnai des ordres pour que l'on continuât toute la nuit de suivre cette
+direction. Le maître eut le premier quart, le canonnier eut le second,
+et M. Christian le quart du matin: tel était l'ordre de la nuit.
+
+Jusque-là, le voyage s'était continué avec une prospérité dont rien
+n'avait troublé le cours, et il avait été accompagné de circonstances à
+la fois agréables et satisfaisantes; mais la scène allait changer, et se
+présenter sous un aspect bien différent. Il s'était formé une
+conspiration qui devait détruire le fruit de nos travaux passés, et ne
+produire que malheur et détresse; et elle avait été concertée avec tant
+de mystère et de circonspection, qu'il n'en transpira aucune
+circonstance capable de nous avertir du danger qui nous menaçait.
+
+La nuit du lundi, le quart avait été distribué comme je viens de le
+dire. Le mardi, avant le lever du soleil, pendant que je dormais encore,
+M. Christian avec le capitaine d'armes, le second canonnier et Thomas
+Burkits, matelot, entrèrent dans ma cabine, et s'emparant de moi, me
+lièrent les mains derrière le dos avec une corde, me menaçant d'une mort
+immédiate si je parlais ou faisais le moindre bruit. Cela ne m'empêcha
+pas de crier aussi haut que je pus, dans l'espoir d'obtenir du secours;
+mais les officiers qui n'étaient pas du complot étaient déjà gardés par
+des sentinelles placées à leur porte: à celle de ma cabine, on avait
+posté trois hommes, indépendamment des quatre qui étaient dans
+l'intérieur. Tous, excepté Christian, avaient des fusils et des
+baïonnettes, lui seul un coutelas. Je fus traîné hors du lit, en
+chemise, sur le tillac, souffrant beaucoup de la manière dont on m'avait
+serré les mains en les attachant. Lorsque je demandai les motifs d'une
+telle violence, la seule réponse que je reçus fut des injures pour ne
+pas garder le silence. Le maître, le canonnier, le chirurgien, le second
+maître et Nelson, le jardinier, étaient renfermés dans les soutes, et
+l'écoutille de la fosse aux câbles était gardée par des sentinelles. Le
+maître d'équipage, le charpentier et l'ecclésiastique eurent la
+permission de venir sur le tillac, où ils me virent debout, en arrière
+du mât de misaine, les mains liées derrière le dos, entouré de gardes, à
+la tête desquels était Christian. Le maître d'équipage reçut alors
+l'ordre de mettre la chaloupe à la mer, avec la menace de prendre garde
+à lui, s'il n'obéissait pas immédiatement.
+
+La chaloupe ayant été hissée, M. Heyward et M. Mallet, deux des
+aspirans, et M. Samuel, l'ecclésiastique, reçurent l'ordre d'y entrer.
+Je demandai le motif de cet ordre, et cherchai à persuader aux gens qui
+m'entouraient de ne pas persévérer dans ces actes de violence, mais ce
+fut en vain.--Leur réponse fut constamment: «Taisez-vous, ou vous êtes
+mort.»
+
+Le maître avait envoyé demander la permission de venir sur le tillac; et
+elle lui avait été accordée; mais on lui commanda bientôt de retourner
+dans sa cabine. Je ne discontinuais pas mes efforts pour changer la face
+des affaires, lorsque Christian remplaçant le coutelas qu'il tenait par
+une baïonnette, et me saisissant fortement par la corde qui liait mes
+mains me menaça d'une mort immédiate si je ne me tenais pas tranquille;
+et les scélérats qui m'entouraient avaient leurs fusils armés, la
+baïonnette au bout.
+
+D'autres individus furent appelés pour entrer dans la chaloupe, et on
+les entraîna par-dessus le bordage, d'où je conclus que je devais être
+abandonné à la mer avec eux. Une autre tentative pour changer les
+esprits n'amena que la menace de me brûler la cervelle.
+
+On permit au maître d'équipage et à ceux des matelots qui devaient être
+mis dans la chaloupe de prendre de la ficelle, de la toile, des lignes,
+des voiles, des cordages et une tonne d'eau de vingt-huit gallons. M.
+Samuel obtint cent-cinquante livres de biscuit avec une petite quantité
+de rum et de vin, ainsi qu'un octant et une boussole. Mais on lui
+défendit, sous peine de mort, de toucher à aucune carte, à aucun livre
+ou instrument d'astronomie, et surtout à mes dessins et à mes
+observations.
+
+Les mutins ayant ainsi jeté dans la chaloupe les matelots dont ils
+voulaient se débarrasser, Christian ordonna qu'on donnât un verre
+d'eau-de-vie à chaque homme de son équipage. Les officiers furent
+ensuite appelés sur le tillac et jetés par-dessus l'abordage dans la
+chaloupe, tandis qu'on me tenait séparé de tout le monde en arrière du
+mât de misaine. Christian, armé d'une baïonnette, tenait la corde qui
+liait mes mains, et les gardes qui m'entouraient avaient leurs fusils en
+joue; mais lorsque je défiai ces misérables ingrats de tirer, ils les
+remirent au repos. Je m'aperçus que l'un d'eux, Isaac Martin, était
+disposé à me secourir, et comme il me faisait manger du shaddock, mes
+lèvres étant entièrement desséchées, nos regards nous firent comprendre
+mutuellement nos sentimens; mais ceci fut remarqué et on l'emmena. Il
+entra alors dans la chaloupe, essayant de quitter le vaisseau; cependant
+il fut obligé d'y retourner. Quelques autres y furent aussi retenus
+contre leur inclination.
+
+Je crus remarquer que Christian balança quelque tems s'il garderait le
+charpentier, ou ses aides. À la fin il se détermina pour ces derniers,
+et le charpentier fut conduit dans la chaloupe.--On lui laissa prendre
+sa caisse à outils, non pourtant sans de grandes difficultés.
+
+M. Samuel sauva mon journal et ma commission, avec quelques autres
+papiers très-importans relatifs au vaisseau. Il exécuta ceci avec
+beaucoup de courage, quoique sévèrement surveillé. Il tenta aussi de
+sauver le garde-tems et une boîte contenant mes plans, dessins et
+observations depuis quinze ans, qui étaient en grand nombre, mais on
+l'entraîna en lui disant: «Malédiction! vous êtes bien heureux d'en
+avoir autant.»
+
+D'assez vives altercations eurent lieu parmi l'équipage révolté pendant
+que tout ceci se passait. Quelques-uns s'écriaient en jurant: «Je veux
+être damné s'il ne trouve pas moyen de s'en retourner en Angleterre, si
+on lui laisse emporter quelque chose.» Ils voulaient parler de moi; et
+lorsqu'ils virent le charpentier emporter sa boîte à outils:
+«Malédiction! dans un mois il aura un autre vaisseau;» tandis que
+d'autres tournaient en ridicule la situation malheureuse de la chaloupe,
+qui tirait beaucoup d'eau et offrait si peu de place pour tous ceux qui
+y étaient contenus. Quant à Christian, on aurait dit qu'il méditait sa
+destruction et celle du monde entier.
+
+Je demandai des armes, mais les mutins se moquèrent de moi en disant que
+je connaissais bien les gens chez lesquels j'allais. Quatre coutelas,
+cependant, nous furent jetés dans la chaloupe après que nous eûmes viré
+de bord.
+
+Les officiers et les matelots étant dans la chaloupe, on n'attendait
+plus que moi. Le capitaine d'armes en informa Christian, qui dit alors:
+«Allons, capitaine Bligh, vos officiers et vos hommes sont maintenant
+dans la chaloupe, et il faut que vous alliez avec eux. Si vous essayez
+de faire la moindre résistance, vous serez immédiatement mis à mort.» Et
+sans plus de cérémonie, je fus jeté par-dessus le bordage, par une
+troupe de scélérats armés. Alors on me délia les mains. Une fois dans la
+chaloupe, on nous fit virer sur l'arrière, au moyen de la corde qui nous
+tenait amarrés. Alors on nous jeta quelques morceaux de porc, ainsi que
+les quatre coutelas. L'armurier et le charpentier m'appelèrent alors
+pour me dire de ne pas oublier qu'ils n'avaient pris aucune part dans
+toute cette affaire. Après être restés quelque tems à servir de jouet à
+ces malheureux sans compassion, et en butte à leurs railleries, nous
+fûmes à la fin poussés au large, et abandonnés aux flots de l'Océan.
+
+Dix-huit personnes étaient avec moi dans la chaloupe: le maître, le
+premier chirurgien, le botaniste, le canonnier, le maître d'équipage, le
+charpentier, le maître timonier et le quartier-maître en second; deux
+quartier-maîtres, le voilier, deux cuisiniers, l'ecclésiastique, le
+boucher et un garçon. Il restait à bord Fletcher Christian, le maître en
+second, Pierre Haywood, Edward Young, George Stewart, aspirans; le
+capitaine d'armes, le second canonnier, le second maître d'équipage, le
+jardinier, l'armurier, le second charpentier et ses ouvriers, et
+quatorze matelots: c'était, à tout prendre, les hommes les plus
+capables.
+
+Ayant peu ou pas de vent, nous voguâmes assez vite vers l'île de Tofoa,
+qui était au nord-est, à environ dix lieues de distance. Tant que le
+vaisseau resta en vue, il gouverna ouest ouest-nord; mais je regardai
+ceci comme une feinte, car lorsqu'on nous éloigna, les mutins répétèrent
+plusieurs fois, par acclamations: «Otaïti! Otaïti!»
+
+Christian, leur chef, était d'une famille respectable du nord de
+l'Angleterre: c'était le troisième voyage qu'il faisait avec moi. Malgré
+la dureté avec laquelle il me traita, le souvenir d'anciens bienfaits
+produisit en lui quelques remords. Lorsque l'on m'entraîna hors du
+vaisseau, je lui demandai si c'était ainsi qu'il répondait aux marques
+nombreuses qu'il avait eues de mon amitié. Il parut troublé de cette
+question, et me répondit avec une grande émotion: «Capitaine Bligh, vous
+avez frappé juste: je suis dans l'enfer; je suis dans l'enfer!» Ses
+talens le rendaient parfaitement capable de se charger du troisième
+quart, d'après la manière dont j'avais divisé l'équipage du vaisseau.
+
+Haywood était aussi d'une famille respectable du nord de l'Angleterre;
+et, ainsi que Christian, c'était un jeune homme de talent. Ces deux
+jeunes gens avaient été les objets particuliers de mes soins, et je
+m'étais donné beaucoup de peine pour les instruire, ayant conçu l'espoir
+qu'ils feraient un jour honneur à leur pays dans cette profession. Young
+m'était bien recommandé, et Stewart appartenait à des parens des
+Orkneys, pays où nous avions été si bien accueillis à notre retour des
+mers du Sud, en 1780, que, d'après cette seule considération, je
+l'aurais pris volontiers avec moi; mais d'ailleurs il avait toujours
+joui d'une bonne réputation.
+
+Lorsque j'eus le loisir de réfléchir, une satisfaction secrète m'empêcha
+de me livrer à l'abattement. Et cependant, quelques heures auparavant,
+je me trouvais dans la situation la plus satisfaisante: commandant un
+vaisseau dans le meilleur état possible, pourvu de tout ce qui pouvait
+être nécessaire à la santé et au service de l'équipage; le but de notre
+voyage était atteint, nous en avions accompli les deux tiers, et le
+reste de la traversée n'offrait qu'une perspective de succès.
+
+On demandera naturellement quelle pouvait être la cause d'une pareille
+révolte? En réponse à cette question, je ne puis donner que mes
+conjectures.--J'ai souvent pensé que les mutins s'étaient flattés de
+l'espoir de passer une vie plus heureuse parmi les Otaïtiens qu'il ne
+leur serait jamais possible de se la procurer en Angleterre: ceci, joint
+à quelques liaisons qu'ils avaient formées avec des femmes du pays,
+occasionna très-probablement toute cette affaire.
+
+Les femmes d'Otaïti sont belles, douces, enjouées dans leur conversation
+et leurs manières, et ont assez de délicatesse pour se faire admirer et
+chérir. Les chefs étaient si attachés à nos gens, qu'ils les
+encourageaient, en quelque sorte, à rester avec eux, et leur
+promettaient de vastes possessions. Dans des circonstances semblables,
+auxquelles s'en joignirent d'autres encore, on ne peut guère s'étonner
+qu'une troupe de matelots, dont la plupart n'avaient pas de famille, se
+soient laissés entraîner, lorsqu'il ne dépendait que d'eux de s'établir
+au milieu de l'abondance, dans une des plus belles îles du monde, où il
+n'y avait pas de nécessité de se livrer au travail, et qui leur offrait
+l'attrait de plaisirs dont il est impossible de se former une idée.
+Cependant, tout ce qu'un commandant pouvait craindre était la désertion,
+telle qu'il y en a plus ou moins d'exemples dans les mers du Sud, et non
+une révolte complète.
+
+Mais le secret qui accompagna ce complot surpasse toute croyance. Treize
+de ceux qui partageaient mon sort avaient toujours vécu avec les
+matelots; et cependant, ni eux, ni les camarades de Christian, de
+Stewart, d'Heywood et de Young n'avaient jamais remarqué aucune
+circonstance qui pût faire soupçonner ce qui se tramait. Il n'est donc
+pas étonnant que j'en sois devenu victime, mon esprit étant complètement
+exempt de méfiance. Peut-être la chose ne serait-elle pas arrivée s'il y
+eût eu des troupes à bord et une sentinelle à la porte de ma cabine, que
+je laissais toujours ouverte pendant la nuit, afin que l'officier de
+quart put entrer chez moi toutes les fois qu'il en avait besoin. Si
+cette révolte eût été occasionnée par quelque sujet de mécontentement,
+fondé ou non, j'en aurais découvert des symptômes, ce qui m'aurait mis
+sur mes gardes; mais il en était bien autrement. Je vivais, surtout avec
+Christian, de la manière la plus amicale; ce jour même, il était engagé
+à dîner avec moi, et la veille au soir, il s'était excusé de partager
+mon souper, sous prétexte d'une indisposition dont j'avais témoigné de
+l'inquiétude, étant bien loin de soupçonner son intégrité ou son
+honneur.
+
+FIN DE L'APPENDICE.
+
+
+
+
+LA VISION
+DU JUGEMENT,
+
+PAR QUEVEDO REDIVIVUS.
+
+POÈME INSPIRÉ PAR UNE COMPOSITION DU MÊME TITRE,
+PAR L'AUTEUR DE WAT-TYLER.
+
+ «C'est un Daniel venu pour prononcer le jugement! oui, un
+ vrai Daniel! Je te remercie, Juif, de m'avoir enseigné ce
+ mot.»
+
+
+
+
+LA VISION DU JUGEMENT.
+
+
+1. Saint Pierre était assis auprès de la porte du ciel; les clefs en
+étaient rouillées et la serrure un _peu_ dure, par suite du _peu_
+d'usage qu'on en avait fait depuis quelque tems: non, à beaucoup près,
+que le paradis fût plein; mais, depuis l'ère gallique quatre-vingt-huit,
+les diables s'étaient tellement démenés, ils avaient si bien conduit
+leur barque, comme le dirait un marin, qu'ils avaient entraîné presque
+toutes les ames de leur côté.
+
+2. Les anges chantaient faux, et s'étaient enroués à force d'exercer
+leur voix, car ils n'avaient presque autre chose à faire qu'à remonter
+le soleil et la lune, et contenir dans le devoir quelqu'étoile
+vagabonde, ou quelque comète étourdie, qui, s'émancipant trop tôt sur
+l'azur éthéré, avait pourfendu quelque planète en folâtrant avec sa
+queue, comme la baleine en use quelquefois à l'égard des petits
+bâtimens, dans ses accès de gaîté.
+
+3. Les séraphins, nos anges gardiens, voyant qu'ils ne pouvaient suffire
+à leur emploi ici-bas, s'étaient retirés là-haut; les affaires
+terrestres n'occupaient plus aucune place dans le ciel, si ce n'est sur
+le noir bureau de l'ange chargé de nos archives. Celui-ci, voyant les
+exemples de vices et de malheur se multiplier avec une telle rapidité,
+avait arraché toutes les plumes de ses deux ailes sans pouvoir encore
+finir d'enregistrer les misères humaines.
+
+4. Ses occupations avaient tellement augmenté depuis quelques années,
+que (contre sa volonté, sans doute, et comme ces chérubins ministres
+terrestres) il avait été forcé de chercher des ressources autour de lui,
+et de réclamer l'aide de ses pairs célestes, avant que le besoin
+croissant qu'on avait de son ministère eût achevé de l'épuiser. En
+conséquence, six anges et douze saints lui furent donnés pour commis.
+
+5. C'était là un fameux bureau,--du moins pour le ciel; et cependant,
+tous tant qu'ils étaient, ils ne manquaient pas de besogne. On voyait
+tous les jours le triomphe de tant de conquérans et tant de royaumes
+remis à neuf! chaque jour aussi avait son carnage de six ou sept mille
+hommes, jusqu'à ce que celui de Waterloo arrivant pour couronner le
+tout, les esprits célestes jetèrent leurs plumes, saisis d'un divin
+dégoût, tant cette dernière page était barbouillée de fange et de sang!
+
+6. Par parenthèse, ce n'est pas à moi à redire ce qui fit frémir les
+anges.--Le diable lui-même, dans cette occasion, abhorra son propre
+ouvrage, tant il était rassasié du banquet infernal! Et quoique ce fût
+lui-même qui eût aiguisé chaque glaive, sa soif innée du mal en était
+presque éteinte. Ici, la seule bonne oeuvre de Satan mérite bien d'être
+citée: c'est qu'il s'était réservé les deux généraux, en toute
+propriété, après leur mort.
+
+7. Sautons par-dessus quelques années d'une paix factice, pendant
+lesquelles la terre ne fut ni plus ni moins bien peuplée, l'enfer comme
+de coutume, et le ciel pas du tout. Elles forment le bail des tyrans,
+seulement ce sont de nouveaux noms qui l'ont signé.--Cela finira quelque
+jour; en attendant ils vont toujours augmentant, avec leurs sept têtes
+et leurs dix cornes, comme la bête prédite par l'Apocalypse.--Quant aux
+nôtres[57], elles sont moins redoutables par la tête que par les cornes.
+
+[Note 57: Ce pronom se rapporte probablement au mot _bête_.
+
+(_N. du Tr._)]
+
+8. La seconde aurore de la première année de la liberté, Georges III
+mourut. Sans être un tyran, il avait protégé les tyrans, jusqu'au moment
+où, chaque sens lui étant ravi, il avait perdu et la lumière
+intellectuelle, et la lumière extérieure. Jamais meilleur fermier
+n'avait fait valoir un pré; jamais plus mauvais roi n'avait laissé un
+royaume livré à sa perte. Il mourut, et laissa la moitié de ses sujets
+aussi fous, et l'autre moitié aussi aveugles que lui.
+
+9. Il mourut!--sa mort ne fit pas beaucoup de bruit sur la terre. Ses
+funérailles eurent quelque éclat;--le velours, les dorures, le cuivre y
+furent en profusion. Il n'y manqua que des larmes, excepté celles de
+convention: car cette espèce de marchandise peut s'acheter à sa vraie
+valeur.--Quant aux élégies, il y eut un nombre convenable de ces
+inspirations, bien entendu qu'elles furent aussi payées. Puis vinrent
+les torches, les manteaux, les bannières, les hérauts d'armes, et tous
+ces restes des vieilles coutumes gothiques.
+
+10. Cela formait un mélodrame vraiment sépulcral. De tous les fous
+accourus pour augmenter et contempler ce spectacle, qui se souciait du
+défunt? La pompe des funérailles était le seul motif d'attraction, et le
+noir composait tout le deuil. Là, pas une pensée qui s'élançât au-delà
+du drap mortuaire; et lorsque le magnifique cercueil fut enseveli, on
+eût dit une dérision de l'enfer, qui renfermait ainsi dans l'or une
+pourriture de quatre-vingts ans.
+
+11. C'est ainsi que son corps fut mêlé à la poussière! Il aurait pu
+redevenir bien plus tôt ce qu'il faut qu'il soit un jour, si ses élémens
+naturels eussent été livrés à eux-mêmes pour s'incorporer de nouveau
+avec la terre, l'eau et le feu. Mais ces parfums étrangers ne font que
+contrarier les intentions de la nature, qui le créa aussi nu que ces
+millions d'hommes dont on n'embaume pas l'argile vulgaire. Et cependant,
+toutes ces épices ne réussissent qu'à prolonger sa corruption.
+
+12. Il est mort! la terre extérieure n'a plus rien à démêler avec lui.
+Il est enterré, et, à l'exception du mémoire des funérailles et du
+griffonnage du lapidaire, il ne sera plus question de lui dans le monde,
+à moins qu'il n'ait fait son testament tout entier;--mais quel est le
+procureur qui le demandera à son fils, à son fils en qui nous voyons ses
+qualités briller encore, excepté cette vertu domestique, si rare
+aujourd'hui, la fidélité envers une femme laide et méchante?
+
+13. Dieu sauve le roi[58]! Ce serait une grande économie pour Dieu que
+d'épargner cette race-là; mais s'il veut être d'humeur miséricordieuse,
+tant mieux. Je ne suis pas de ceux qui prêchent pour la damnation;--je
+ne sais pas trop même si je ne suis pas, à peu près, le seul qui, dans
+le faible espoir d'adoucir la perspective de nos maux futurs, ait mis, à
+quelques légères restrictions près, des bornes aussi étroites à
+l'infernale juridiction des peines éternelles.
+
+[Note 58: _God save the king!_ acclamation nationale des Anglais, qui
+répond à notre cri de: «Vive le roi!» _Save_ vent dire aussi _épargner_;
+de là l'espèce de jeu de mot du commencement de cette stance.
+
+(_N. du Tr._)]
+
+14. Je sais que cette opinion n'est pas populaire; je sais que c'est un
+blasphême; je sais que l'on peut être damné pour avoir espéré que
+personne ne le serait jamais; je sais que, dès l'enfance, l'on nous
+gorge des meilleures doctrines, jusqu'à ce que nous soyons prêts à en
+déborder;--je sais qu'excepté l'église anglicane, toutes, sans
+exception, nous en ont fait accroire, et que les trois ou quatre cents
+autres qui restent, ainsi que les synagogues, ont fait une maudite
+acquisition.
+
+15. Dieu nous soit en aide à tous! Dieu me soit en aide à moi surtout
+qui suis, Dieu le sait, aussi fragile que le diable peut le souhaiter,
+et non plus difficile à damner qu'un poisson qui a avalé l'hameçon ne
+l'est à amener au rivage, ou que l'agneau à servir de proie au boucher:
+non pourtant que je sois prêt encore à faire partie du noble mets que
+formera un jour cette immortelle friture composée de presque tous les
+êtres créés pour mourir.
+
+16. Saint Pierre donc était assis auprès de la porte céleste, et
+s'endormait sur ses clefs, lorsque tout-à-coup survient un bruit
+merveilleux qu'il n'avait pas entendu depuis long-tems. C'était le
+bruissement du vent, des flots et des flammes, bref un mélange de bruits
+extrêmement imposans, et qui eût arraché une exclamation à tout autre
+qu'à un saint; mais celui-ci se contenta de faire un saut sur sa chaise,
+et de dire en clignotant de l'oeil: «Je crois que voilà encore une étoile
+qui file!»
+
+17. Mais avant qu'il pût se rendormir, un chérubin lui effleura les yeux
+du bout de son aile droite, sur quoi Saint Pierre bâilla et se gratta le
+nez. «Saint portier, dit l'ange en agitant une aile sacrée, brillante de
+couleur céleste, comme brille sur la terre la queue éblouissante du
+paon; saint portier, lève-toi, je te prie.» À quoi le saint répondit:
+«Eh bien, que veut dire tout cela? Est-ce Lucifer qui revient avec tout
+ce tintamarre?»
+
+18. «Non, répondit le chérubin,--George III est mort.» «Et quel est ce
+George III? demanda l'apôtre. Quel George? quel trois?» «C'est un roi
+d'Angleterre, dit l'ange.» «Bon, il ne trouvera pas ici de rois pour le
+coudoyer sur sa route. Mais a-t-il sa tête sur ses épaules? car le...
+dernier que nous vîmes ici n'avait qu'un tronc, et jamais il n'aurait
+obtenu les bonnes grâces du ciel s'il ne nous avait jeté sa tête au
+visage.
+
+19. «Il était, si je me le rappelle bien, roi d'***. Et cette tête, qui
+n'avait pas su conserver une couronne sur la terre, osa, à mon nez,
+venir réclamer des droits semblables aux miens, à celle de martyr. Si
+j'avais eu le sabre que je portais jadis quand je coupais des oreilles,
+je l'aurais pourfendue; mais n'ayant que mes clefs et pas de glaive, je
+me contentai de lui faire sauter sa tête des mains.
+
+20. «Alors il poussa des cris si étourdissans[59] que tous les saints
+sortirent et le firent entrer. Et le voilà depuis lors qui siége auprès
+de saint Paul, de pair et compagnon avec ce Paul le parvenu! La peau de
+saint Barthélemy, qui lui sert d'auréole dans les cieux, après avoir
+racheté ses péchés sur la terre par le martyre, ne fit pas mieux que
+cette tête faible et sans cervelle.
+
+[Note 59: Il y a dans le texte _headless_, qui veut dire aussi _sans
+tête_; mais cette double acception est perdue en français.
+
+(_N. du Tr._)]
+
+21. «Mais s'il l'eût apportée ici sur ses épaules, la chose se serait
+différemment passée.--Le sentiment de compassion sympathique
+qu'éprouvèrent les saints, produisit sur eux l'effet d'un charme. Ainsi
+le ciel souda de nouveau cette tête sur son corps.--Cela peut être fort
+bien, mais il semble que ce soit chez nous la coutume de renverser tout
+ce qui se fait de sage là-bas.»
+
+22. L'ange répondit: «Allons, Pierre, ne boudez pas; le roi qui nous
+arrive a sa tête et tout le reste.--Il n'a jamais très-bien compris ce
+qu'il faisait, et agissait à peu près comme une marionnette qui se meut
+par des fils. Il sera jugé comme tout le reste sans doute, ce n'est ni
+mon affaire ni la vôtre de nous mêler de cela; bornons-nous à remplir
+notre rôle, qui consiste à faire ce qui nous est ordonné.»
+
+23. Pendant qu'ils parlaient ainsi, la caravane céleste arriva comme un
+tourbillon de vent traverse les champs de l'espace, ou comme le cygne
+fend quelque rivière argentée, comme qui dirait le Gange, le Nil,
+l'Indus, la Tamise ou la Tweed. Au milieu d'elle, un vieux homme avec
+une vieille ame, l'un et l'autre extrêmement aveugles, s'arrêta devant
+la porte, et les anges firent asseoir sur un nuage leur compagnon de
+voyage enveloppé de son drap mortuaire.
+
+24. Mais, derrière cette troupe brillante, dont il fermait la marche, un
+esprit d'un aspect bien différent agitait ses ailes semblables à des
+nuages orageux planant sur quelque plage déserte souvent jonchée de
+débris de naufrage; son front ressemblait à l'océan agité par la
+tempête. Des pensées sombres et impénétrables avaient imprimé le sceau
+d'un éternel courroux sur ses traits immortels, et là où s'arrêtait son
+regard, tout devenait ténèbres.
+
+25. En s'approchant il jeta sur cette porte, dont, ainsi que le péché,
+il ne devait jamais passer le seuil, un regard plein d'une haine si
+implacable et tellement surnaturelle, que saint Pierre aurait bien voulu
+être au-dedans. Ce dernier se mit à chercher dans ses clefs avec
+beaucoup d'application, suant à grosses gouttes dans sa peau
+apostolique: bien entendu que sa transpiration n'était que de l'ichor ou
+quelqu'autre fluide spirituel du même genre.
+
+26. Les chérubins eux-mêmes se rassemblèrent en foule comme des oiseaux
+qui voyent le faucon prendre son essor, et ils sentirent un frémissement
+jusqu'au bout de chacune de leurs plumes. Formant un cercle comme la
+ceinture d'Orion, ils entourèrent leur vieux protégé qui savait à peine
+où ses gardes célestes l'avaient conduit, quoique ceux-ci en usent
+poliment avec les ombres royales, car nous avons pu apprendre par plus
+d'une véridique histoire que les anges étaient tous torys.
+
+27. Les choses étant dans cet état, la porte s'ouvrit tout-à-coup, et la
+clarté qui en jaillit répandit dans l'espace une teinte de flammes de
+plusieurs couleurs, dont les reflets arrivant jusqu'à notre petite
+planète, on vit naître une nouvelle aurore boréale sur le pôle arctique,
+la même qui apparut au milieu des glaces à l'équipage du capitaine Parry
+dans le détroit de Melville.
+
+28. Et de cette porte ouverte on vit sortir tout rayonnant un esprit de
+lumière, majestueux par sa puissance et sa beauté, radieux de gloire
+comme la bannière flottante revenant victorieuse d'un de ces combats qui
+changent la face du monde. Il faut que mes humbles comparaisons se
+composent d'images terrestres, car ici-bas les ténèbres de la chair
+obscurcissent nos meilleures conceptions, exceptez-en les rêveries de
+Johanna Southcote ou de Robert Southey.
+
+29. C'était l'archange Michel. Tout le monde sait comment sont faits les
+anges et les archanges, car il n'y a presque pas un écrivailleur qui
+n'ait le sien à nous offrir, depuis le chef des démons jusqu'au prince
+des anges. Nous les voyons aussi sur quelques tableaux d'autels,
+quoiqu'en vérité ceux-ci ne prouvent guère que personne ait jamais eu de
+notions antérieures sur ces esprits immortels. Mais c'est aux
+connaisseurs à indiquer leur mérite.
+
+30. Michel parut donc rayonnant de gloire et de beauté, oeuvre digne de
+celui d'où dérive toute beauté et toute gloire. Il traversa le seuil et
+s'arrêta; devant lui étaient les jeunes chérubins et le saint à tête
+grise (quand je dis jeunes, entendons-nous; c'est-à-dire jeunes de
+figures et non d'âge; car je serais bien fâché d'avancer qu'ils
+n'étaient pas plus vieux que saint Pierre; je voulais dire seulement
+qu'ils étaient un peu plus jolis que lui.)
+
+31. Les chérubins et les saints s'inclinèrent devant le chef de la
+hiérarchie céleste, le premier des esprits angéliques qui eût revêtu
+l'aspect d'un Dieu saint, sans qu'aucun orgueil se fût glissé dans son
+coeur divin, au fond duquel aucune pensée, hors celle du service de son
+créateur, n'osa pénétrer jamais. Tout exalté, tout comblé de gloire
+qu'il fût, il savait bien n'être que le vice-roi du ciel.
+
+32. Lui et le taciturne esprit des ténèbres se trouvèrent en face. Ils
+se connaissaient tous deux en bien et en mal, et, malgré leur puissance,
+aucun des deux ne pouvait oublier dans l'autre son ancien ami et son
+ennemi futur. Il y avait dans les regards de chacun un mélange de
+hauteur, d'orgueil et de regret, comme si c'était moins leur volonté que
+le destin qui les condamnât à la guerre pendant l'éternité, et leur
+donnait les sphères pour champ clos.
+
+33. Mais ici ils étaient sur un terrain neutre: nous savons par Job que
+Satan a la faculté de rendre visite au ciel deux ou trois fois par an,
+et que les fils de Dieu, comme ceux de la terre, doivent lui tenir
+compagnie. Nous pourrions aussi faire voir d'après le même livre, quelle
+politesse règne dans la conversation qui a lieu entre les puissances du
+bien et du mal.--Mais il faudrait pour cela des heures.
+
+34. Et comme ceci n'est pas un traité de théologie, pour discuter, à
+l'aide de l'hébreu et de l'arabe, si le livre de Job est une allégorie
+ou un fait, mais bien une narration véridique; je n'emprunte çà et là
+que ce qui peut écarter le plus léger soupçon d'imposture d'un ouvrage
+qui est de toute vérité d'un bout à l'autre et aussi exact que toute
+autre vision.
+
+35. Donc les esprits immortels étaient sur un terrain neutre et devant
+la porte, de même que sur le seuil de l'Orient se discute la grande
+cause de la mort, et que c'est de là qu'on expédie les ames dans un
+monde ou dans l'autre. Michel et son antagoniste avaient donc un air
+fort civil, quoique cela n'allât pas jusqu'à s'embrasser; mais son
+altesse ténébreuse et son altesse lumineuse échangèrent mutuellement des
+regards pleins de politesse.
+
+36. L'archange salua, non comme salue un petit maître de nos jours, mais
+en s'inclinant gracieusement, à la mode de l'Orient, et portant un de
+ses bras rayonnans sur l'endroit où l'on suppose que le coeur est placé
+chez les gens de bien. Il salua Satan comme un égal, pas trop bas, mais
+avec affabilité. Quant à celui-ci, il aborda son ancien ami avec plus de
+hauteur, et comme un vieux et pauvre seigneur castillan pourrait aborder
+un riche bourgeois parvenu.
+
+37. Il ne fit qu'incliner un moment son front diabolique; puis le
+relevant, il se prépara à soutenir ses droits, et à démontrer comme quoi
+le roi Georges ne pouvait justifier de ses titres à être exempt des
+peines éternelles plus que tant d'autres rois cités dans l'histoire,
+doués d'un meilleur sens et d'un meilleur coeur, et qui, depuis
+long-tems[60], «pavaient l'enfer de leurs bonnes intentions.»
+
+[Note 60: Cette dernière ligne est une citation.
+
+(_N. du Tr._)]
+
+38. Michel répondit: «Pourquoi en veux-tu à cet homme qui est mort, et
+amené devant le Seigneur? Quel mal a-t-il fait depuis le commencement de
+sa vie mortelle? qui te donne le droit de le réclamer? Parle, et que ta
+volonté soit faite si elle est juste.--Dis; et si, pendant sa carrière
+terrestre, il a manqué gravement à l'accomplissement de ses devoirs,
+comme roi et comme homme, il est à toi; sinon, laisse-le passer.»
+
+39. «Michel, répondit le prince de l'air, jusqu'en ces lieux mêmes, et
+devant la porte de celui que tu sers, je viens réclamer mon sujet; et je
+prouverai que, de même qu'il fut mon adorateur dans sa poussière, il le
+sera en esprit: quoique chéri de toi et des tiens, parce qu'aucun
+penchant pour le vin et la volupté ne se mêla à ses faiblesses, du trône
+où il était placé, il ne régna sur des millions d'hommes que pour me
+servir seul.
+
+40. «Regarde cette terre, notre domaine, ou plutôt le mien; jadis elle
+appartenait à ton maître. Mais je ne m'enorgueillis pas de la conquête
+de cette misérable planète, et celui que tu sers ne doit pas, hélas!
+m'envier non plus mon lot. Au milieu de ces myriades de mondes lumineux
+qui passent devant lui pour lui rendre hommage, il a pu oublier cette
+pitoyable création d'êtres chétifs dont bien peu me semblent mériter la
+damnation, excepté leurs rois.
+
+41. «Et même je ne regarde ceux-ci que comme une espèce de redevance
+pour soutenir mes droits de seigneur; et eussé-je des inclinations
+contraires, elles seraient, vous le savez bien, superflues. Les hommes
+sont devenus si méchans que l'enfer lui-même n'a rien de mieux à faire
+que de les abandonner à eux-mêmes, plus tourmentés et plus frénétiques
+cent fois par les malédictions qu'ils se donnent. Le ciel ne peut pas
+les faire meilleurs et je ne saurais les rendre pires.
+
+42. «Regarde sur la terre, te dis-je encore.--Lorsque ce misérable ver
+de terre, ce vieillard faible, infirme, aveugle et insensé, commença son
+règne dans tout l'éclat et la fraîcheur de la jeunesse, le monde et lui
+se présentaient tous deux sous un aspect bien différent. Une grande
+partie de la terre et des plaines liquides de l'océan le reconnaissaient
+pour roi.--À travers plus d'une tempête, ses îles avaient surnagé sur
+l'abîme du tems, car elles étaient l'asile des vertus austères.
+
+43. «Jeune, il arriva au trône; vieux, il le quitte: vois dans quel état
+il trouva son royaume, et comment il le laissa; consulte ses annales:
+vois d'abord comment il abandonna le pouvoir à un favori; puis comment
+la soif de l'or, ce vice du mendiant, qui ne peut remplir que les ames
+basses, s'empara graduellement de son coeur.--Et quant au reste, jette
+seulement un coup d'oeil sur l'Amérique et la France.
+
+44. «Il est vrai de dire que, depuis le commencement jusqu'à la fin, il
+ne fut qu'un instrument, et j'ai mis en lieu de sûreté ceux qui s'en
+servirent. Eh bien! ainsi qu'un instrument qu'il soit consumé! Fouillez
+dans tous les siècles passés depuis que le genre humain a plié devant un
+monarque, parcourez toutes les annales sanglantes qui consacrent le
+crime et le carnage, choisissez le plus criminel des disciples de César,
+et citez-moi un règne plus abreuvé de sang, plus encombré de morts.
+
+45. «Il ne cessa de faire la guerre à la liberté et aux hommes libres.
+Les nations comme les particuliers, ses propres sujets, ses ennemis
+étrangers, tout ce qui prononça le mot de liberté eut George III pour
+adversaire. Quelle histoire sera jamais plus souillée que la sienne de
+malheurs publics et individuels! Je lui accorde la continence
+domestique. Je lui accorde ces vertus passives qui manquent à la plupart
+des monarques.
+
+46. «Je sais qu'il fut mari constant; je conviens que c'était un homme
+sobre et décent et un assez bon maître. Tout cela est beaucoup, et bien
+plus encore sur un trône; de même que la tempérance a bien plus de
+mérite observée au banquet d'Apicius qu'à la table de l'anachorète. Je
+lui accorde tout ce que les plus indulgens peuvent lui accorder;--tout
+cela fut bien quant à lui, mais non pour les millions d'hommes qui le
+trouvèrent toujours tel que l'oppression pouvait le désirer.
+
+47. «Le Nouveau-Monde se débarrassa de lui. L'ancien gémit encore du
+sort que lui et les siens lui préparèrent du moins, s'ils ne purent
+entièrement l'accomplir. Il laissa sur plusieurs trônes des héritiers de
+ses vices, sans l'être de ses vertus domestiques, qui ont inspiré la
+compassion pour lui.--Rois fainéans endormis sur le trône de la terre,
+ou despotes veillant au même poste et qui ont oublié déjà une leçon
+qu'on leur apprendra de nouveau.--Qu'ils tremblent!
+
+48. «Cinq millions d'hommes de l'église primitive, conservant cette foi
+qui vous rend puissans sur la terre, implorèrent une partie de ce tout
+immense qu'ils possédaient jadis--la liberté de leur
+culte.--Non-seulement votre maître, Michel, mais vous-même, et vous
+aussi, saint Pierre, il faut que vous ayez une ame de glace si vous
+n'abhorrez pas l'ennemi de la participation des catholiques à toutes les
+libertés d'une nation chrétienne.
+
+49. «À la vérité, il leur permit de prier Dieu; mais, comme une
+conséquence de la prière, il leur refusa la loi qui les aurait placés
+sur la même base que ceux qui n'adoraient pas les saints.» Ici saint
+Pierre, faisant un bond hors de sa place, s'écria: «Vous pouvez emmener
+le prisonnier. Avant que le ciel ouvre ses portes à ce Guelfe, tandis
+que je suis de garde, je veux être damné moi-même.
+
+50. «J'aimerais mieux changer de place avec Cerbère (et la sienne n'est
+pas une sinécure), que de voir ce vieux fou, ce vieux bigot de roi
+parcourir les plaines azurées du ciel.» «Saint, répondit Satan, vous
+ferez bien de vous venger des maux qu'il a fait souffrir à vos
+satellites; et si vous étiez disposé à l'échange en question, je
+tâcherais d'apprivoiser notre Cerbère avec le ciel.»
+
+51. Mais ici Michel intervint: «Bon saint, dit-il, et démon! je vous
+prie, n'allez pas si vite; vous passez tous deux les bornes de la
+discrétion. Saint Pierre! vous aviez coutume d'être plus poli, et vous,
+Satan, excusez la chaleur de ses expressions, et cette condescendance
+qui le fait descendre au niveau du vulgaire: les saints eux-mêmes
+quelquefois s'oublient à leur tour.--Avez-vous autre chose à dire?»
+«Non.» «Eh bien, je vous prierai d'appeler vos témoins.»--
+
+52. Satan se retourna, et agita sa main basanée dont les facultés
+électriques attirent les nuages de plus loin que nous ne pouvons le
+comprendre, quoique nous le retrouvions souvent dans notre ciel. Soudain
+le tonnerre infernal fit trembler la mer et la terre dans toutes les
+planètes, et les batteries de l'enfer firent jouer cette artillerie dont
+parle Milton comme d'une des plus sublimes inventions de Satan.
+
+53. Ceci fut un signal pour ces ames damnées qui voient s'étendre les
+priviléges de leur damnation au-delà du contrôle ordinaire des mondes
+passés, présens ou futurs. Aucune place ne leur est particulièrement
+assignée dans les archives de l'enfer; mais ils sont libres d'aller où
+leur inclination les porte à la poursuite du gibier,--n'en étant ni plus
+ni moins damnés.
+
+54. Ils sont fiers de ce privilége, et ils ont raison de l'être.--C'est
+une espèce de chevalerie, ou de clef d'or attachée à leur ceinture, ou
+quelqu'association du même genre, ou bien encore une entrée dans les
+petits appartemens. J'emprunte mes comparaisons à la chair étant chair
+moi-même. Que les esprits immortels ne soient pas choqués de ces
+similitudes basses et vulgaires! Nous savons qu'ils occupent là-haut des
+postes bien plus exaltés.
+
+55. Lorsque le formidable signal vola du ciel à l'enfer, séparés par une
+distance dix millions de fois plus grande environ que celle qui existe
+entre notre globe et le soleil, et il nous est facile de calculer à une
+seconde près combien de tems il fallut pour cela, car chaque rayon qui
+se fraye une voie pour dissiper les brouillards de Londres et qui dore
+faiblement ses clochers à peu près trois fois par an, quand l'été n'est
+pas trop rigoureux.
+
+56. J'ai dit que je pouvais faire ce calcul.--Il fallut donc une
+demi-minute.--Je sais qu'il faut plus de tems aux rayons solaires pour
+faire leurs préparatifs de voyage et se mettre en route, mais aussi leur
+télégraphe est bien moins sublime, et s'ils joutaient à la course contre
+les courriers de Satan partis pour leurs climats, ils ne gagneraient
+pas: Il faut au soleil des années pour que chacun de ses rayons regagne
+le point d'où il est parti, il ne faut pas au diable une demi-journée.
+
+57. À l'extrémité de l'horizon parut une petite tache, de la grandeur
+environ d'une demi-couronne; j'ai vu quelquefois dans les cieux quelque
+chose de semblable étant sur la mer Égée, avant une rafale. Bientôt
+grossissant, cet objet changea de forme, et, semblable à un vaisseau
+aérien, paraissait louvoyer, et _se gouvernait_ ou _était gouverné_, je
+ne suis pas bien sûr de la correction de cette dernière phrase qui fait
+clocher la stance.
+
+58. Au surplus, choisissez entre les deux. Bientôt cet objet ressembla à
+un nuage, et c'en était un en effet, un nuage de témoins, et quel nuage!
+La terre ne vit jamais de nuées de sauterelles aussi nombreuses que
+celles qui couvraient en ce moment le ciel, et en obscurcissaient
+l'espace de leurs myriades. Leurs cris perçans et variés ressemblaient à
+ceux d'une troupe d'oies sauvages (si toutefois on peut comparer les
+nations à des oies), et réalisaient l'expression de l'enfer déchaîné.
+
+59. Ici résonnait le bon juron du gros John Bull qui damnait ses
+yeux[61] comme de par le passé. Puis Paddy[62], dans son patois,
+s'écriait: «De par Jésus.» Venait ensuite le flegmatique Écossais,
+demandant d'un ton plus calme: «Quel est votre bon plaisir?» Puis l'ame
+du Français jurait en certains termes que je ne traduirai pas
+littéralement, le premier cocher pouvant le faire pour moi. Et au milieu
+de tout ce vacarme, on entendait la voix de Jonathan[63], qui
+disait:--«Notre président va faire la guerre, à ce qu'il paraît.»
+
+[Note 61: _Who damned his eyes_. Juron favori de la dernière classe du
+peuple anglais.]
+
+[Note 62: Nom donné par les Anglais à la nation irlandaise, comme celui
+de John Bull au peuple anglais.]
+
+[Note 63: Les Américains des États-Unis.
+
+(_N. du Tr._)]
+
+60. Il y avait en outre des Espagnols, des Hollandais et des Danois,
+bref une multitude universelle d'ombres, depuis l'île d'Otaïti jusqu'aux
+plaines de Salisbury, de tous les climats et professions, de tous les
+âges et de tous les métiers, prêts à déposer contre le règne du bon roi,
+aussi acharnés que les trèfles le sont contre les piques, et tous cités
+par le grand _sub poena_ pour essayer de prouver que les rois peuvent
+être damnés comme vous ou moi.
+
+61. Quand Michel vit toute cette armée, il pâlit d'abord autant que les
+anges peuvent pâlir.--Puis devint de toutes les couleurs, comme un
+crépuscule d'Italie, ou la queue d'un paon, ou les rayons du soleil
+couchant vus à travers les gothiques vitraux d'une vieille abbaye, ou
+comme une truite encore fraîche, ou comme l'éclair qui brille la nuit
+sur le lointain horizon, ou comme l'arc-en-ciel à son premier aspect, ou
+comme une grande revue de trente régimens habillés de rouge, de vert et
+de bleu.
+
+62. Puis, s'adressant à Satan: «Pourquoi, dit-il, mon bon vieil ami, car
+je vous tiens pour tel, quoiqu'étant de différens partis, nous soyons
+obligés de nous faire la guerre, je ne vous ai jamais regardé comme un
+ennemi personnel; nos différends sont tout politiques, et j'espère que,
+quoi qu'il puisse arriver là-bas, vous connaissez ma grande estime pour
+vous, et c'est par cette raison que je regrette de vous trouver des
+torts--
+
+63. «Pourquoi donc, dis-je, mon cher Lucifer, voulez-vous abuser de la
+demande que j'ai faite des témoins? Mon intention n'était pas que vous
+fissiez venir la moitié de la terre et de l'enfer; cela est même inutile
+puisque deux témoins honnêtes, décens et véridiques nous suffisent. Nous
+perdons notre tems, que dis-je? notre éternité, entre l'accusation et la
+défense: si nous écoutons l'une et l'autre, cela prolongera notre
+immortalité.»
+
+64. Satan répondit: «Cette affaire m'est fort indifférente sous un point
+de vue personnel.--Je puis avoir cinquante ames meilleures que celle-ci
+avec la moitié moins de peine qu'elle ne m'en a déjà donné, et je n'ai
+discuté avec vous la cause de feu sa majesté britannique que comme un
+point de droit. Vous pouvez disposer de lui.--Dieu sait que j'ai assez
+de rois là-bas.»
+
+65. Ainsi parla le démon, appelé dernièrement _à plusieurs faces_ par
+l'écrivain Southey. «Alors, reprit Michel, nous appellerons une ou deux
+personnes des myriades qui entourent notre congrès, et nous donnerons
+congé au reste.--Qui aura l'honneur de parler le premier? Il y a de quoi
+choisir. Qui prendrons-nous?» Satan répondit: «Il n'en manque pas; mais
+quant à choisir, autant vaut Jack Wilkes qu'un autre.»
+
+66. À l'instant on vit sortir de la foule un esprit à l'aspect bizarre
+et joyeux et à l'oeil perçant, vêtu d'une manière tout-à-fait oubliée
+maintenant, car les gens de l'autre monde conservent long-tems les modes
+de celui-ci; ce qui fait qu'on y trouve réunis tous les costumes bons ou
+mauvais qui ont paru depuis Adam, à commencer par la feuille de figuier
+de notre mère Ève jusqu'au jupon presqu'aussi rétréci d'une époque plus
+récente.
+
+67. L'esprit, jetant les yeux sur les foules assemblées, s'écria: «Mes
+amis de toutes les sphères, nous courons risque de nous enrhumer au
+milieu de ces nuages; occupons-nous donc d'affaires. Pourquoi cette
+assemblée générale? Sont-ce des électeurs que j'aperçois là à couvert?
+Si c'est pour une élection qu'ils font tout ce tapage, voyez en moi un
+candidat qui n'a pas tourné casaque.--Saint Pierre, puis-je compter sur
+votre vote?»
+
+68. «Monsieur, répondit Michel, vous vous méprenez, ces choses-là
+appartiennent à la vie humaine, nous nous occupons ici d'affaires plus
+augustes: Le tribunal est assemblé pour juger des rois; vous voilà au
+fait maintenant.» «Alors, dit Wilkes, je présume que ces messieurs qui
+ont des ailes sont des chérubins, et cet esprit là-bas me paraît
+ressembler fort à George III. Mais, dans mon opinion, il est beaucoup
+plus vieux.--Dieu me pardonne, il est aveugle.»
+
+69. «Il est, dit l'ange, tel que vous le voyez, et son sort va dépendre
+de ses actions. Si vous avez quelque chose à lui reprocher, songez que
+la tombe permet au plus humble mendiant de lever la tête en présence du
+potentat le plus superbe.» «Il y a des gens, dit Wilkes, qui n'attendent
+pas que les rois soient déposés dans leur cercueil de plomb, pour
+prendre cette liberté, et moi, par exemple; je leur ai toujours dit ce
+que je pensais à la face du soleil.»
+
+70. «Eh bien donc, au-dessus du soleil, répétez ce que vous avez à faire
+valoir contre lui,» dit l'archange. «Eh quoi, répliqua l'esprit, quand
+depuis si long-tems il n'est plus question de tout cela, faut-il que je
+devienne un témoin accusateur? Non, de par ma foi. D'ailleurs j'avais
+fini par le battre à plates coutures devant ses pairs et ses communes.
+Je ne me plais pas à faire revivre de vieilles histoires dans le ciel,
+d'autant plus que sa conduite était toute naturelle dans un prince.
+
+71. «C'était une sottise sans doute, et une mauvaise action d'opprimer
+un pauvre diable qui ne possédait pas un schelling: mais j'en veux moins
+à l'homme lui-même qu'à Bute et à Graftan, et je ne voudrais pas le voir
+puni de leur crime, d'autant plus qu'ils sont damnés depuis
+long-tems.--Quant à moi, j'ai pardonné, et je vote pour son _habeas
+corpus_ dans le ciel.»
+
+72. «Wilkes, dit le diable, je comprends tout ceci; vous étiez devenu à
+moitié courtisan avant votre mort, et il paraît que vous avez envie de
+le devenir tout-à-fait de l'autre côté de la barque de Caron. Vous
+oubliez que le règne de cet homme est fini, et que, quoi qu'il puisse
+être d'ailleurs, il ne sera plus souverain. Vous avez perdu vos peines,
+car le mieux qui puisse lui arriver est de se trouver votre voisin.
+
+73. «Mais j'ai su tout de suite qu'en penser, lorsque je vous ai vu,
+avec votre air goguenard, voltiger et chuchoter autour de la broche, où
+Bélial, qui était de service ce jour-là, arrosait, avec la graisse de
+Fox, Guillaume Pitt, son élève. Je sus qu'en penser, dis-je; cet homme,
+même dans l'enfer, trouve encore le moyen de faire du mal.--Je le ferai
+bâillonner: voici l'effet d'un de ses bills.
+
+74. «Qu'on appelle Junius!» Une ombre s'avança à grands pas hors de la
+foule; et à ce nom, il y eut une telle presse, que les esprits cessèrent
+de se mouvoir commodément et à leur aise aérienne. Mais ils se
+heurtèrent et se bousculèrent, se poussant des bras et des genoux (et
+tout cela pour rien, comme nous le verrons tout-à-l'heure), de telle
+sorte qu'on eût dit du vent comprimé et renfermé dans une vessie, ou, ce
+qui est bien pis, une colique humaine.
+
+75. L'ombre parut: c'était une grande figure maigre, à cheveux gris, qui
+semblait n'avoir été autre chose qu'une ombre sur la terre. Ses
+mouvemens étaient vifs, et ne manquaient pas de vigueur; mais rien ne
+pouvait indiquer son origine: tantôt elle diminuait, tantôt elle
+grossissait, ayant tantôt un air sombre, tantôt celui d'une gaîté
+sauvage. Mais en contemplant ses traits, on les voyait changer à tous
+momens, et ressembler--personne ne pouvait dire à quoi.
+
+76. Plus les esprits le fixaient avec attention, moins ils pouvaient
+distinguer à qui ses traits appartenaient. Le diable lui-même semblait
+embarrassé de le deviner. Ils variaient comme un rêve, offrant tantôt
+une forme, tantôt une autre. Plusieurs personnes de la foule jurèrent
+qu'elles le connaissaient parfaitement; l'un affirmait qu'il était son
+père; sur quoi un autre répondait qu'il était le frère du cousin de sa
+mère.
+
+77. D'autres prétendaient que c'était un duc, un chevalier, un orateur,
+un avocat, un prêtre, un nabab, un accoucheur; mais l'être mystérieux
+changeait au moins aussi souvent de visage qu'ils changeaient d'opinion.
+Et quoiqu'il se tînt devant eux de façon à ce qu'ils en eussent la vue
+tout entière, leur embarras ne faisait que s'en accroître. Cet homme
+était une véritable fantasmagorie, tant il était mince et volatil!
+
+78. Dès que vous aviez décidé que c'était un tel, _presto_, la figure
+changeait, et c'était un autre; et à peine la métamorphose était-elle
+bien accomplie, qu'il variait encore, tellement que je ne pense pas que
+sa propre mère (si toutefois il en avait une) eût pu reconnaître son
+fils, tant il prenait de formes différentes!--Si bien que le plaisir de
+deviner ce _masque de fer_ épistolaire finissait par se changer en une
+tâche pénible.
+
+79. Quelquefois, comme le triple Cerbère, il représentait trois
+gentilshommes à la fois (comme le dit très-bien la bonne madame
+Malaprop[64]); puis ensuite, il n'en était pas même un. Tantôt des
+rayons de lumière jaillissaient autour de lui; tantôt une vapeur épaisse
+le dérobait à tous les yeux, comme le brouillard de Londres y cache le
+jour. Aujourd'hui c'était Burke, demain Tooke, au gré du caprice des
+gens; et certes, plus d'une fois il ressembla à sir Philippe Francis.
+
+[Note 64: Personnage ridicule de la comédie des _Rivaux_ de Shéridan.
+
+(_N. du Tr._)]
+
+80. J'ai fait une supposition qui vient entièrement de moi.--Je ne l'ai
+communiquée à personne jusqu'à présent, de crainte de faire du tort à
+ceux qui entourent le trône, ou à quelque ministre ou pair, sur lequel
+la honte pourrait en rejaillir. C'est... ami lecteur, prête-moi une
+oreille attentive: c'est que ce que nous avons continué d'appeler Junius
+n'était réellement, et en vérité, rien du tout.
+
+81. Je ne vois pas pourquoi des lettres ne seraient pas écrites sans
+mains, puisque nous les voyons tous les jours écrites sans tête, et sans
+que les livres en soient moins bien remplis pour cela. Et en vérité,
+jusqu'à ce que nous ayons trouvé quelqu'un qui ait le droit
+incontestable de les réclamer, le nom de leur auteur, comme l'embouchure
+du Niger, ne cessera d'embarrasser le monde, incertain de décider s'il y
+a une embouchure au fleuve, et s'il y a un auteur des lettres.
+
+82. «Et qui es-tu?» demanda l'archange. «Vous pouvez consulter le titre
+de mon livre pour cela, répondit cette ombre majestueuse d'une ombre;
+car si j'ai gardé mon secret pendant un demi-siècle, il n'est pas
+probable que je vous le dise aujourd'hui.» «As-tu rien à dire contre
+Georges _rex_, continua Michel, ou quelque charge à porter contre lui?»
+«Vous ferez mieux, répondit Junius, de lui demander d'abord sa réponse à
+mes lettres.
+
+83. «Les charges qu'elles renferment contre lui survivront, dans les
+annales du tems, au marbre de son épitaphe et de sa tombe.» «N'as-tu pas
+à te repentir, dit Michel, de quelque exagération dans le passé, de
+quelque accusation qui pourrait amener ta condamnation éternelle, si
+elle était fausse, ou la sienne, si elle était vraie? N'as-tu pas mis
+trop d'amertume dans tes écrits? la passion ne t'emporta-t-elle pas trop
+loin?» «La passion? interrompit le sombre fantôme; j'aimais mon pays, et
+lui, je le haïssais.
+
+84. «Ce que j'ai écrit, je l'ai écrit: que le reste retombe sur sa tête
+ou sur la mienne!» Ainsi parla le vieux _Nominis umbra_; et à peine
+avait-il fini, qu'il se dissipa en une fumée céleste. Alors Satan dit à
+Michel: «N'oubliez pas d'appeler Georges Washington, John Horne Tooke et
+Franklin.»--Mais en ce moment on entendit crier: «Place! place!» quoique
+pas un fantôme ne bougeât.
+
+85. À la fin, à force de pousser et de coudoyer, et avec le secours des
+chérubins chargés de cet emploi, le diable Asmodée arriva jusqu'au
+cercle, d'un air qui annonçait que le voyage lui avait coûté quelque
+fatigue. Lorsqu'il déposa le fardeau dont il était chargé:--«Qu'est-ce
+ceci? s'écria Michel: comment donc, mais ce n'est pas une ombre?»--«Je
+le sais, répondit l'incube; mais il en sera bientôt une, si vous
+m'abandonnez cette affaire.
+
+86. «La peste soit du renégat! Je me suis foulé l'aile gauche; il est si
+lourd, qu'on croirait qu'il porte quelqu'un de ses ouvrages pendu à son
+cou. Mais venons au fait. Tandis que je planais sur les bords du
+Skiddaw, où, comme à l'ordinaire, il pleut; je vis la faible lueur d'une
+lumière au-dessous de moi, et me baissant, je surpris cet homme écrivant
+un libelle, non moins contre l'histoire que contre la sainte Bible.
+
+87. «La première est la sainte écriture du diable, la seconde est la
+vôtre, bon Michel. Ainsi, comme vous voyez, l'affaire vous regarde tous
+deux. Je l'ai saisi dans l'état où il est là, et l'ai apporté ici
+incontinent pour y être jugé. Je n'ai pas été dix minutes dans les airs,
+ou du moins à peine un quart d'heure: je gagerais que sa femme est
+encore à prendre le thé.»
+
+88. Ici, Satan dit: «Il y a déjà long-tems que je connais cet homme, et
+que je l'attendais ici; vous ne trouverez guère d'être plus sot et plus
+présomptueux dans sa petite sphère. Assurément ce n'était pas la peine
+de mettre cela sous votre aile, mon cher Asmodée; nous ne pouvions
+manquer d'avoir ici ce pauvre misérable, sans se charger de le
+porter;--il y serait venu de son plein gré.
+
+89. «Mais puisqu'il est ici, voyons, qu'a-t-il fait?» «Ce qu'il a fait?
+s'écria Asmodée;--il s'est mêlé d'avance de l'affaire dont vous vous
+occupez aujourd'hui, et griffonne comme s'il était premier commis du
+Destin. Qui sait à quoi l'on pourrait encore s'attendre, quand on voit
+un âne tel que celui-ci parler comme celui de Balaam?» «Écoutons,
+répondit Michel, ce qu'il peut avoir à nous dire; vous savez que c'est
+une obligation dont nous ne pouvons nous dispenser.»
+
+90. Alors le poète, joyeux d'avoir un auditoire, chose à laquelle il
+n'était pas accoutumé dans le monde là-bas, commença à tousser, à
+cracher, à se dérouiller la voix, et à prendre cet accent lamentable si
+redouté des malheureux auditeurs qui se trouvent à la portée des poètes,
+quand ils laissent déborder le torrent de leur verve. Mais celui-ci se
+trouva arrêté dès le premier hexamètre, dont les pieds goutteux ne
+purent jamais cheminer.
+
+91. Et avant qu'il pût presser la marche de ses dactyles boiteux et en
+former un récitatif, on entendit un murmure d'épouvante et de
+découragement dans la longue file des chérubins et des séraphins; et
+Michel s'étant levé avant que le poète eût pu retrouver un seul de ses
+hémistiches restés en chemin, s'écria: «Pour l'amour de Dieu, arrêtez,
+mon ami! il vaut mieux _non dî, non homines_; vous savez le reste.»
+
+92. Il y eut alors un grand tumulte dans la foule, qui paraissait avoir
+toute espèce de vers en horreur. Les anges, bien entendu, avaient assez
+de leurs chansons quand ils étaient de service, et la génération des
+ombres en avait trop entendu pendant la vie pour se soucier de profiter
+de cette nouvelle occasion. Le monarque, jusque-là muet, s'écria alors:
+«Eh quoi! encore du pâté? c'est assez, c'est assez comme ça!
+
+93. Le tumulte redoubla de toutes parts; une toux universelle fit
+retentir les cieux, comme pendant un débat où Castlereagh aurait eu
+quelque tems la parole (avant qu'il fut ministre d'état, pourtant
+_maintenant les esclaves écoutent_). Il y en eut qui crièrent: «À bas! à
+bas!» comme à la comédie. Jusqu'à ce qu'enfin le poète saint Pierre,
+presque désespéré, en qualité d'auteur, demanda grâce pour la prose
+seulement.
+
+94. Le drôle n'était pas trop disgracié de la nature. Sa figure ne
+ressemblait pas mal à celle d'un vautour, avec un nez recourbé et un oeil
+de faucon qui donnait un air de vivacité et de pénétration à toute sa
+personne qui, quoique grave, était loin d'être aussi vilaine que son
+affaire, car cette dernière était aussi désespérée que possible: c'était
+une espèce de félonie _de se_.
+
+95. Alors Michel sonna de sa trompette, et apaisa le bruit en en faisant
+un plus grand, comme c'est encore la mode à présent chez nous. À
+l'exception de quelque voix grommelante qui se permettra de tems en tems
+d'interrompre le décorum du silence, il y a peu de gens qui exercent
+deux fois leurs poumons, quand ils voient qu'on crie plus fort qu'eux.
+Ainsi donc le barde eut la faculté de plaider sa mauvaise cause, avec
+toutes les attitudes de l'homme le plus satisfait de lui-même.
+
+96. Il dit (je ne rapporte ici que les principaux points de son
+discours), il dit que de mauvaises intentions ne guidaient pas sa
+plume;--que sa coutume était d'écrire sur tous les sujets; que c'était
+de plus son pain, qu'il n'aimait pas à manger sec; qu'il retiendrait
+l'assemblée trop long-tems (du moins il avait quelque raison de le
+craindre), et qu'il lui faudrait plus d'un jour entier s'il voulait
+nommer tous ses ouvrages! il n'en citerait donc que quelques-uns:
+Wat-Tyler,--des vers sur Blenheim et Waterloo.
+
+97. Il avait écrit les louanges d'un régicide; il avait écrit les
+louanges de tous les rois quelconques. Il avait écrit pour les
+républiques voisines et lointaines; puis ensuite contre elles, avec une
+verve plus mordante que jamais. Il avait jadis proclamé _un_ plan plus
+ingénieux que moral en faveur de la Pantisocratie; puis était devenu un
+véritable anti-jacobin,--après quoi il avait tourné casaque: s'il l'eût
+fallu, il aurait changé de peau.
+
+98. Il avait tonné dans ses vers contre la guerre et les batailles; puis
+il avait chanté des louanges en leur honneur. Il avait appelé la
+critique un métier malhonnête[65], et lui-même était devenu de tous les
+critiques le plus bas et le plus rampant, nourri, payé et choyé par les
+mêmes hommes qui avaient déchiré ses moeurs et sa muse.--Il avait écrit
+beaucoup de vers blancs et de prose encore plus pâle, et en plus grande
+quantité que personne ne l'imaginait.
+
+[Note 65: Voyez la _Vie de H. Kirke White_.]
+
+99. Il avait écrit la vie de Wesley.--Ici, se tournant vers Satan:
+«Monsieur, continua-t-il, je suis prêt à écrire la vôtre, en deux
+volumes in-octavo, élégamment reliés, avec des notes et une préface,
+enfin tout ce qui peut attirer le pieux acheteur. Et vous n'avez aucun
+motif de crainte, car je puis choisir parmi les critiques celui qui
+rendra compte de mon ouvrage.--Veuillez donc me donner les documens
+nécessaires, que je puisse ajouter votre nom à celui de mes autres
+saints.»
+
+100. Satan s'inclina, et garda le silence. «Eh bien! si, par une aimable
+modestie, vous refusez mon offre, voyons ce qu'en dira Michel? Il y a
+peu de mémoires susceptibles de devenir aussi parfaits. Ma plume se
+prête à tout: elle est un peu moins neuve que jadis, mais je vous ferai
+briller comme brille votre trompette, par parenthèse. Il y a plus de
+cuivre dans la mienne; elle rend d'aussi beaux sons.
+
+101. «Mais, à propos de trompettes, voici ma vision! Maintenant vous
+allez en juger, tous tant que vous êtes; oui, vous allez juger d'après
+mon jugement, et apprendre, d'après ma décision, qui entrera dans le
+ciel, et qui en sera repoussé.--Je décide de tout cela par intuition, et
+prononce sur le présent, le passé, l'avenir, le ciel, l'enfer, enfin sur
+tout, de même que le roi Alphonse[66]! Quand je suis en train de voir
+double, j'épargne à la divinité des peines incroyables.»
+
+[Note 66: Le roi Alphonse, en parlant du système de Ptolémée, disait
+que, s'il avait été consulté à la création du monde, il aurait évité au
+créateur bien des absurdités.]
+
+102. Il s'arrêta pour tirer un manuscrit de sa poche; et aucune
+persuasion de la part des diables, des saints ou des anges ne put
+arrêter ce torrent. Il lut les trois premières lignes du contenu; mais à
+la quatrième, tout le cortége spirituel s'évanouit en laissant une
+variété d'odeurs ambroisiennes ou sulfureuses; échappant avec la
+rapidité de l'éclair à son mélodieux charivari[67].
+
+[Note 67: Voyez la _Description_ d'Aubray d'une apparition qui
+s'évanouit en répandant d'étranges parfums et un mélodieux
+charivari;--ou voyez le Ier vol. de _l'Antiquaire_.
+
+(_Note de Lord Byron_.)]
+
+103. Les vers héroïques avaient eu l'effet d'un charme. Les anges
+s'étaient bouché les oreilles, et avaient joué des ailes.--Les diables
+assourdis avaient pris leur course en hurlant vers l'enfer.--Les ombres
+s'étaient enfuies en baragouinant dans leurs domaines (car on n'est pas
+encore bien sûr du lieu où elles font leur séjour, et je laisse à chaque
+homme son opinion là-dessus). Pour Michel, il eut recoure à sa
+trompette; mais hélas! il grinçait tellement des dents qu'il n'en put
+sonner.
+
+104. Saint Pierre, qui a toujours passé pour un saint un peu vif, agita
+ses clefs en l'air, et au cinquième vers renversa notre poète, qui tomba
+comme Phaéton dans son lac, mais plus commodément, car il ne se noya
+pas; la destinée ayant décrété une autre fin pour le poète lauréat, et
+lui réservant autre chose pour sa dernière couronne, lorsque la réforme
+arrivera dans un lieu ou dans l'autre.
+
+105. Il tomba d'abord, et coula à fond comme ses ouvrages; mais bientôt
+il reparut sur la surface, semblable à lui-même, car tout ce qui est
+corrompu flotte comme le liége[68], la corruption rendant un objet léger
+comme un esprit follet, ou une poignée de paille surnageant sur une mare
+d'eau. Peut-être se tient-il encore caché dans son antre, comme des
+livres ennuyeux oubliés sur une tablette, à griffonner quelque vie ou
+quelque vision, et réalisant, comme dit Wellborn, le diable devenu
+ermite.
+
+[Note 68: Le corps d'un noyé reste au fond jusqu'à ce qu'il soit
+corrompu; alors il flotte, comme on le sait généralement.]
+
+106. Quant à ce qui est du reste, pour en venir à la conclusion de ce
+rêve véridique, je dirai que j'ai perdu le télescope qui permettait à
+mes yeux de voir les objets sans prestige, et qui me dévoilait ce que
+j'ai dévoilé à mon tour. La dernière chose que je vis au milieu de toute
+cette confusion, fut le roi Georges se glisser enfin, pour tout de bon,
+dans le ciel; et lorsque le tumulte s'affaiblissant fut suivi du calme,
+je le laissai étudiant le centième psaume.
+
+FIN DE LA VISION DU JUGEMENT.
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de lord Byron,
+Volume 8, by George Gordon Byron
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE LORD BYRON, VOL 8 ***
+
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+de France (BnF/Gallica)
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+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
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+
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+throughout numerous locations. Its business office is located at
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+Literary Archive Foundation
+
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+increasing the number of public domain and licensed works that can be
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+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
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+status with the IRS.
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+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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+approach us with offers to donate.
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+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
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+concept of a library of electronic works that could be freely shared
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