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diff --git a/28828-8.txt b/28828-8.txt new file mode 100644 index 0000000..eb28754 --- /dev/null +++ b/28828-8.txt @@ -0,0 +1,12752 @@ +The Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de lord Byron, Volume 8, by +George Gordon Byron + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Oeuvres complètes de lord Byron, Volume 8 + comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore + +Author: George Gordon Byron + +Annotator: Thomas Moore + +Translator: Paulin Paris + +Release Date: May 15, 2009 [EBook #28828] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE LORD BYRON, VOL 8 *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreaders Europe at +http://dp.rastko.net. This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + + + + + + +OEUVRES COMPLÈTES +DE +LORD BYRON, +AVEC NOTES ET COMMENTAIRES, +COMPRENANT +SES MÉMOIRES PUBLIÉS PAR THOMAS MOORE, +ET ORNÉS D'UN BEAU PORTRAIT DE L'AUTEUR. + +_Traduction Nouvelle_ + +PAR M. PAULIN PARIS, +DE LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI. + + + +TOME HUITIÈME. + +Paris. +DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, IMPR.-LIB. RUE SAINT-LOUIS, N° 46, ET RUE +RICHELIEU, N° 47 _bis._ + +1831. + + + + +LES DEUX FOSCARI. + +TRAGÉDIE HISTORIQUE. + + Le _père_ est touché, mais le _gouverneur_ + est inflexible. + + (_Le Critique_.) + + + +PERSONNAGES. + + HOMMES. + + FRANCIS FOSCARI, Doge de Venise. + JACOPO FOSCARI, fils du Doge. + JACQUES LORÉDANO, patricien. + MARCO MEMMO, chef des Quarante. + BARBARIGO, sénateur. + AUTRES SÉNATEURS, LE CONSEIL DES DIX, GARDES, SUIVANS, + etc., etc. + + FEMMES. + + MARINA, épouse du jeune Foscari. + + +La scène est à Venise, dans le palais ducal. + + + + +LES DEUX FOSCARI. + +TRAGÉDIE HISTORIQUE. + + + +ACTE PREMIER. + + + +SCÈNE PREMIÈRE. + +(Une salle du palais ducal.) + +Entrent LORÉDANO et BARBARIGO, de côtés opposés. + + +LORÉDANO. + +Où est le prisonnier? + +BARBARIGO. + +Il se remet de la question. + +LORÉDANO. + +L'heure fixée hier pour la reprise de son jugement est +passée.--Hâtons-nous de rejoindre nos collègues dans la salle du +conseil, et de proposer son rappel. + +BARBARIGO. + +Pour moi je pense qu'il serait bon de donner à ses membres torturés un +relâche de quelques minutes; la question l'avait hier épuisé, et si on +l'y replaçait de suite, il pourrait expirer dans les tourmens. + +LORÉDANO. + +Eh bien? + +BARBARIGO. + +Comme vous, j'aime la justice; autant que vous je déteste les ambitieux +Foscari, père et fils, et toute leur race dangereuse; mais le malheureux +a souffert au-delà des forces de la nature avec la constance la plus +stoïque. + +LORÉDANO. + +Sans faire l'aveu de ses crimes. + +BARBARIGO. + +Et peut-être sans en avoir commis. Seulement il a avoué la lettre au duc +de Milan, et ce qu'il vient de souffrir peut être considéré comme un +châtiment presque suffisant d'une pareille faiblesse. + +LORÉDANO. + +C'est ce que nous verrons. + +BARBARIGO. + +Lorédano! vous suivez trop loin les inspirations d'une haine +héréditaire. + +LORÉDANO. + +Jusqu'où? + +BARBARIGO. + +Jusqu'à l'extermination. + +LORÉDANO. + +Quand les Foscari seront éteints, vous pourrez parler ainsi; mais allons +au conseil. + +BARBARIGO. + +Encore un instant:--nos collègues ne sont pas en nombre; deux autres +doivent encore venir avant que la délibération puisse être reprise. + +LORÉDANO. + +Et le président, le Doge? + +BARBARIGO. + +Oh! pour lui, avec un courage plus que romain, il est toujours le +premier à son poste dans ce déplorable procès contre son dernier et +unique fils. + +LORÉDANO. + +Oui,--oui--son _dernier_. + +BARBARIGO. + +Rien ne peut-il vous toucher? + +LORÉDANO. + +_Souffre-t-il_? croyez-vous? + +BARBARIGO. + +Il ne le témoigne pas. + +LORÉDANO. + +Je l'avais déjà remarqué,--le misérable! + +BARBARIGO. + +Mais hier, comme il rentrait dans l'appartement ducal et qu'il en +passait le seuil, on ma dit que le pauvre vieillard s'était trouvé mal. + +LORÉDANO. + +Il commence donc à sentir? + +BARBARIGO. + +C'est à vous qu'il le doit en partie. + +LORÉDANO. + +Je devrais en être la seule cause:--mon père et mon oncle ne sont plus. + +BARBARIGO. + +D'après leur épitaphe que j'ai lue, ils sont morts empoisonnés. + +LORÉDANO. + +Oui: à peine le Doge avait-il déclaré qu'il ne se croirait jamais +souverain, tant que vivrait Péter Lorédano, que les deux frères +tombèrent malades:--il _est_ souverain. + +BARBARIGO. + +Bien déplorable! + +LORÉDANO. + +Et ceux qu'il a rendus orphelins? + +BARBARIGO. + +Mais pouvez-vous en accuser le Doge? + +LORÉDANO. + +Oui. + +BARBARIGO. + +Quelle preuve? + +LORÉDANO. + +Quand les princes ourdissent en secret leurs trames, il est difficile de +retrouver contre eux des preuves et de leur faire leur procès; mais je +crois avoir assez recueilli des premières pour me passer des délais du +second. + +BARBARIGO. + +Vous en appelez cependant aux lois. + +LORÉDANO. + +Oui, aux seules lois qu'il voulut nous laisser. + +BARBARIGO. + +Dans notre république il est plus facile d'obtenir réparation que chez +les nations étrangères. Est-il vrai que, sur vos livres de commerce +(source de l'opulence de nos plus illustres patriciens), vous ayez écrit +ces mots: «Doit le doge Foscari la mort de Marco et celle de Piétro +Lorédano, mes père et oncle?» + +LORÉDANO. + +Oui, cela est écrit. + +BARBARIGO. + +Mais ne l'effacerez-vous pas? + +LORÉDANO. + +J'attendrai la balance. + +BARBARIGO. + +Par quel moyen? + +(Deux sénateurs traversent la scène en se dirigeant vers la salle du +conseil des Dix.) + +LORÉDANO. + +Vous voyez que nous sommes en nombre. Suivez-moi. + +(Sort Lorédo.) + +BARBARIGO, seul. + +_Te_ suivre! je n'ai que trop long-tems suivi la trace de tes fureurs, +semblable à la vague soulevée à la suite d'une autre vague, et frappant +également le vaisseau qu'entr'ouvrent les vents déchaînés, et +l'infortuné qui remplit de ses cris l'asile où commencent à pénétrer les +flots. Mais ce fils, mais son père, seraient capables d'attendrir les +élémens eux-mêmes, et devrais-je, après tout, imiter leur inexorable +furie?--Oh! que ne suis-je comme eux aveugle et sans remords!--Mais le +voici!--Contiens-toi, mon coeur! ils sont tes ennemis; il faut qu'ils +tombent tes victimes: voudrais-tu t'attendrir pour ceux qui furent sur +le point de te briser? + +(Entrent des gardes, entourant le jeune Foscari.) + +GARDE. + +Laissez-le reposer. Arrêtons-nous, seigneur. + +JACOPO FOSCARI. + +Ami, je te remercie; je suis faible; mais ce retard pourrait t'être +reproché. + +GARDE. + +J'en courrai les chances. + +JACOPO FOSCARI. + +Quoi! de la bienveillance!--Jusqu'alors j'avais trouvé quelques indices +de pitié, mais de miséricorde, jamais; voici le premier. + +GARDE. + +Et le dernier peut-être, si ceux qui gouvernent nous entendaient. + +BARBARIGO, s'avançant vers le garde. + +Il en est un qui vous entend: ne crains rien cependant, je ne veux être +ton juge ni ton accusateur; et bien que l'heure soit passée, attends ici +leur dernier appel.--Je suis des Dix, et je ne m'arrête ici que pour +justifier votre retard: quand le dernier avis te parviendra, j'aurai +franchi la porte du conseil.--Surveille exactement le prisonnier. + +JACOPO FOSCARI. + +Quelle est cette voix?--celle de Barbarigo! Ciel! l'ennemi de notre +maison est du petit nombre de mes juges! + +BARBARIGO. + +Mais pour balancer l'influence d'un tel ennemi, si toutefois il mérite +ce nom, ton père n'est-il pas également au nombre de tes juges? + +JACOPO FOSCARI. + +En effet, il juge. + +BARBARIGO. + +N'accuse donc pas la rigueur des lois, quand elles vont jusqu'à +permettre à un père de déposer son vote dans une affaire qui intéresse +si gravement le salut de l'état. + +JACOPO FOSCARI. + +Oui, et de son fils. Je me trouve mal; permettez-moi, je vous prie, de +prendre un instant l'air à cette fenêtre qui donne sur les flots. + +(Entre un officier qui parle bas à Barbarigo.) + +BARBARIGO, au garde. + +Laissez-le approcher. Je ne dois pas m'arrêter près de lui davantage; +j'ai même, dans ce court entretien, oublié mes devoirs; il faut que +j'aille me racheter dans la chambre du conseil. + +(Barbarigo sort.--Le garde conduit à la fenêtre Jacopo Foscari.) + +GARDE. + +La voilà ouverte, seigneur.--Comment vous trouvez-vous? + +JACOPO FOSCARI. + +Comme un enfant.--O Venise! Venise! + +GARDE. + +Et vos membres? + +JACOPO FOSCARI. + +Mes membres! Oh! que de fois ils m'ont soutenu sur cette plaine d'azur, +où je devançais le rapide sillon de la gondole! Que de fois, masqué +comme un jeune batelier, entouré de mes compagnons, gais et nobles comme +moi, nous nous plaisions à lutter sur ces flots d'enjouement et de bonne +grâce! Alors mille beautés ravissantes nous animaient de leurs aimables +sourires; nous entendions leurs voeux passionnés; nous distinguions, de +nos brillans esquifs, leurs mouchoirs ondoyans, leurs mains +retentissantes! Oh! que de fois, d'un bras plus robuste, d'un sein plus +téméraire encore, j'ai fendu ces vagues impétueuses! Alors, avec +l'adresse du nageur, je secouais mon humide chevelure; en riant, je +chassais loin de mes lèvres les vagues qui semblaient, en les pressant, +caresser une coupe. Plus elles s'élevaient, plus je semblais aisément +les surmonter, et plus j'étais fier de l'espèce de trône qu'elles me +dressaient. Souvent, dans mon ardeur téméraire, je plongeais dans leurs +gouffres de verdure et de cristal; je m'ouvrais un chemin jusqu'aux +coquillages, jusqu'aux algues marines, que les spectateurs +n'apercevaient du rivage qu'à l'instant où ils ne tremblaient plus pour +moi: puis je revenais la main chargée des preuves irrécusables de ma +longue course; d'un élan rapide et vigoureux je reparaissais à la +surface, je tirais un profond soupir emprisonné si long-tems dans ma +poitrine; j'essuyais l'écume qui bouillonnait autour de moi, et, comme +un oiseau de mer, je reprenais tranquillement ma course.--J'étais alors +un enfant. + +GARDE. + +Soyez homme maintenant: jamais vous n'avez eu plus besoin d'un mâle +courage. + +JACOPO FOSCARI, regardant du balcon. + +O Venise! ma belle, mon unique patrie!--Je sens donc que je respire! +comme ta brise, ta brise adriatique caresse délicieusement mon visage! +Tes vents eux-mêmes portent dans mes veines l'impression du pays natal; +ils les rafraîchissent, ils calment mon sang. Qu'il est différent, le +vent brûlant des horribles Cyclades qui mugissaient en Candie autour de +ma prison, et qui portaient dans mon coeur le désespoir! + +GARDE. + +En effet, vos joues reprennent leur coloris: puisse le ciel vous donner +la force de supporter ce qui peut encore vous attendre!--Je frémis d'y +penser. + +JACOPO FOSCARI. + +Ils ne me banniront pas une seconde fois.--Non, non, ils peuvent briser +mes membres, j'ai de la force. + +GARDE. + +Avouez, et la torture vous sera épargnée. + +JACOPO FOSCARI. + +J'ai déjà avoué une fois--deux fois: et deux fois ils m'ont exilé! + +GARDE. + +Et la troisième fois ils vous tueront. + +JACOPO FOSCARI. + +Eh bien! qu'ils me tuent, pourvu que je sois enseveli aux lieux où je +suis né; mieux valent ici des cendres que l'existence ailleurs. + +GARDE. + +Pouvez-vous tant chérir la terre qui vous déteste? + +JACOPO FOSCARI. + +La terre!--Oh! non, ce sont les enfans de la terre qui seuls me +persécutent: mais le sol natal me pressera de nouveau comme une tendre +mère dans ses bras: un tombeau vénitien, c'est là ce que je demande; ou +du moins un cachot, tout ce qu'ils voudront enfin, pourvu que ce soit +ici. + +(Entre un officier.) + +OFFICIER. + +Emmenez le prisonnier! + +GARDE. + +Seigneur, vous entendez l'ordre. + +JACOPO FOSCARI. + +J'y suis habitué; c'est la troisième fois qu'ils m'ont torturé. (Au +garde.) Donnez-moi donc le bras. + +OFFICIER. + +Prenez le mien; il m'est recommandé de rester le plus près de votre +personne. + +JACOPO FOSCARI. + +Vous!--C'est vous qui dirigiez hier mes bourreaux.--Arrière!--Je +marcherai seul. + +OFFICIER. + +Comme il vous plaira, seigneur; ce n'est pas moi qui signai la sentence, +et je ne pouvais désobéir au conseil, quand ils-- + +JACOPO FOSCARI. + +Oui, quand ils t'ordonnaient de m'étendre sur leurs horribles chevalets. +Ne me touche pas, je te prie, du moins pour le moment; le tems viendra +qu'ils renouvelleront leurs ordres; mais jusque-là éloigne-toi de moi. A +la vue de tes mains, mes membres frémissent et se glacent, en songeant +aux nouveaux supplices qui m'attendent, et mon front se couvre tout à +coup d'une sueur froide, comme si--mais loin de nous ces terreurs--j'ai +déjà supporté la torture,--je la supporterai bien encore.--De quel oeil +mon père voit-il tout cela? + +OFFICIER. + +Avec son calme ordinaire. + +JACOPO FOSCARI. + +Oui; la terre, le ciel, l'azur de l'océan, l'éclat de notre ville et de +ses dômes, les jeux de la place Saint-Marc, et même le bourdonnement des +nations, tout porte les indices de calme et de plaisir jusque dans ces +salles où gouvernent des inconnus, où d'innombrables inconnus sont +chaque jour jugés et immolés en silence.--Tout garde le même aspect, +jusqu'à mon propre père! Et rien n'éprouve la moindre sympathie pour +Foscari, pas même un Foscari.--(A l'officier.) Je vous suis. + +(Sortent Jacopo Foscari, officier, etc.--Entrent Memmo et un autre +sénateur.) + +MEMMO. + +Il est parti.--Nous avons trop tardé.--Pensez-vous que les Dix demeurent +long-tems assemblés aujourd'hui? + +SÉNATEUR. + +Le prisonnier, dit-on, est fort endurci; il persiste toujours dans sa +première déposition; voilà tout ce que je sais. + +MEMMO. + +Et cela est beaucoup; pour nous, premiers patriciens de la république, +les secrets de cette terrible chambre sont des mystères comme pour le +dernier citoyen. + +SÉNATEUR. + +Seulement, quelques rumeurs qui (semblables aux contes de revenans +reconnus dans l'ombre des bâtimens en ruines) n'ont jamais été prouvées +ni entièrement démenties: ici les hommes connaissent aussi peu les +véritables actes du pouvoir que les mystères informes de la tombe. + +MEMMO. + +Mais, avec le tems, nous faisons un pas dans cette initiation; et j'ai +l'espoir un jour d'être décemvir. + +SÉNATEUR. + +Ou même doge... + +MEMMO. + +Pourquoi pas? non, cependant, si je puis m'en dispenser. + +SÉNATEUR. + +C'est la première magistrature de l'état; on peut y aspirer +légitimement, et de nobles rivaux peuvent se glorifier d'y atteindre. + +MEMMO. + +Je leur laisse cette prétention. Né patricien, mon ambition toutefois a +des limites: j'aimerais mieux être l'un des membres égaux de l'impérial +conseil des Dix, que de briller d'un éclat solitaire et comme un zéro +couronné.--Mais qui s'approche? la femme de Foscari. + +(Entre Marina avec une suivante.) + +MARINA. + +Eh quoi! personne?--Je me trompe, ils sont encore deux; mais ce sont des +sénateurs. + +MEMMO. + +Qu'ordonnez-vous de nous, noble dame? + +MARINA. + +Moi, ordonner! hélas! ma vie n'a été qu'une longue prière, et une prière +inutile. + +MEMMO. + +Je comprends, mais je ne dois pas répondre. + +MARINA, avec dédain. + +En effet,--on n'ose répondre ici qu'à la torture, on n'ose interroger +que ceux-- + +MEMMO, l'interrompant. + +Femme imprudente! songez-vous où vous êtes en ce moment? + +MARINA. + +En ce moment!--je suis où fut le palais du père de mon époux. + +MEMMO. + +Vous êtes dans le palais du Doge. + +MARINA. + +Et dans la prison de son fils.--Non, je ne l'ai pas oublié; et si je +n'en trouvais pas ici des souvenirs plus intimes et plus amers, je +rendrais grâce à l'illustre Memmo de me rappeler les délices de cet +endroit. + +MEMMO. + +Soyez calme! + +MARINA, levant les yeux au ciel. + +Je le suis; mais toi, Dieu tout-puissant, peux-tu bien l'être également, +en voyant un monde pareil? + +MEMMO. + +Votre mari peut encore être absous. + +MARINA. + +Il l'est, mais dans le ciel. Je vous en prie, seigneur sénateur, ne +parlez pas de cela. Vous êtes un homme d'état, ainsi que le Doge; en ce +moment même il a sur le chevalet un fils, et moi un époux: ils sont là, +face à face, l'un comme juge, l'autre comme accusé.--Pensez-vous qu'_il +le_ condamne? + +MEMMO. + +Je ne le crois pas. + +MARINA. + +Mais s'il ne le fait pas, les autres ne les condamneront-ils pas tous +deux? + +MEMMO. + +Ils le peuvent. + +MARINA. + +Et pour eux, quand il s'agit d'un crime exécrable, pouvoir et vouloir +sont la même chose:--mon époux est perdu! + +MEMMO. + +Ne dites pas cela; à Venise, c'est la justice qui juge. + +MARINA. + +Ah! s'il en était ainsi, il n'y aurait plus aujourd'hui de Venise! +Qu'elle existe, mais du moins que les hommes de bien ne meurent pas +avant l'heure prescrite par la nature. Pourquoi faut-il que les Dix +soient plus impatiens qu'elle, et qu'ils décident en ce moment de notre +sort? Ah ciel! un cri de détresse! + +(On entend un cri douloureux.) + +SÉNATEUR. + +Écoutez! + +MARINA. + +C'est un cri de--Non, non, ce n'est pas mon mari, ce n'est pas la voix +de Foscari. + +MEMMO. + +Cependant-- + +MARINA. + +Non, ce n'est pas la sienne. Non, non; lui, pousser des cris! c'est le +rôle de son père: mais lui--il mourra en silence. + +(On entend un nouveau hurlement.) + +MEMMO. + +Comment! encore? + +MARINA. + +_C'est bien sa voix_! je crois la reconnaître: je ne l'aurais pas cru. +Toutefois se plaindrait-il, je ne puis cesser de l'aimer; mais--non, +non.--Hélas! ce doit être une bien terrible angoisse, celle qui put lui +arracher un gémissement. + +SÉNATEUR. + +Mais vous qui sentez les injures de votre mari comme les vôtres, +voudriez-vous qu'il supportât en silence des douleurs plus que +mortelles? + +MARINA. + +Chacun de nous a ses douleurs. Grâce à moi, et quand ils arracheraient +la vie au Doge et à son fils, la grande maison de Foscari ne s'éteindra +pas. En donnant la vie à ceux qui leur succéderont, j'ai enduré des +douleurs comparables à celles qui la leur feront perdre: mais les +miennes étaient de douces angoisses; et cependant, telle était leur +violence que j'aurais pu jeter des cris. Je ne l'ai pas fait, car +j'avais l'espoir d'enfanter un héros, et je n'aurais pas voulu +l'accueillir avec des larmes. + +MEMMO. + +Tout se tait maintenant. + +MARINA. + +Tout est fini peut-être; mais je ne veux pas le croire: il a réuni +toutes ses forces, et sans doute il les défie en ce moment. + +(Un officier entre brusquement.) + +MEMMO. + +Eh quoi! mon ami, que cherchez-vous? + +OFFICIER. + +Un médecin. Le prisonnier s'est trouvé mal. + +(L'officier sort.) + +MEMMO. + +Vous feriez bien, madame, de vous retirer. + +SÉNATEUR, lui offrant son bras. + +Je vous en prie, suivez ce conseil. + +MARINA. + +Non, non; je veux le secourir. + +MEMMO. + +Vous, madame? oubliez-vous que personne n'a le droit de pénétrer dans +ces chambres, à l'exception des Dix et de leurs familiers? + +MARINA. + +Oui, je sais que nul de ceux qui entrent ne revient comme il est +entré,--que la plupart ne retournent jamais; mais ils ne pourront +refuser de me voir. + +MEMMO. + +Hélas! vous n'éprouverez qu'un dur refus, une incertitude plus grande +encore. + +MARINA. + +Et qui m'arrêtera? + +MEMMO. + +Ceux que leur devoir y oblige. + +MARINA. + +Est-ce _leur_ devoir de fouler aux pieds tous les sentimens de +l'humanité, et tous les liens qui enchaînent l'homme à l'homme; de +rivaliser ici-bas avec les démons qui plus tard réclameront le droit de +les plonger dans un abîme de tortures! Quoi qu'il en soit, j'avancerai. + +MEMMO. + +C'est impossible. + +MARINA. + +C'est ce que l'on verra. Le désespoir peut défier jusqu'au despotisme. +Il y a quelque chose dans mon coeur qui braverait les fers croisés d'une +armée entière; et vous croyez qu'une poignée de geôliers pourront +arrêter mes pas? Laissez-moi passer. C'est ici le palais du Doge; je +suis la femme du fils du Doge, de l'_innocent_ fils du Doge: il faudra +bien qu'ils m'entendent! + +MEMMO. + +Vous ne parviendrez ainsi qu'à irriter ses juges davantage. + +MARINA. + +Eh quoi! ceux qui le forcent à gémir sont des _juges_! ils ne sont que +des assassins. Laissez-moi passer. + +(Marina sort.) + +SÉNATEUR. + +Pauvre dame! + +MEMMO. + +C'est l'effet de son désespoir; elle ne sera pas admise. + +SÉNATEUR. + +Elle le serait qu'elle ne parviendrait pas à sauver son mari. Mais +voyez, l'officier revient. + +(L'officier traverse la scène suivi d'une autre personne.) + +MEMMO. + +A peine si j'eusse supposé que les Dix eussent assez de pitié pour +permettre qu'on portât quelque assistance au patient. + +SÉNATEUR. + +De la pitié! c'est une pitié qui consiste à rappeler au sentiment +l'infortuné trop heureux d'échapper à la mort, par cette faiblesse, +dernière ressource de notre pauvre nature contre la tyrannie de la +peine. + +MEMMO. + +Je suis surpris qu'ils tardent tant à le condamner. + +SÉNATEUR. + +Ce n'est pas là leur politique: ils le retiennent vivant parce qu'il ne +redoute pas la mort; ils l'avaient banni, parce que toute la terre, à +l'exception de sa patrie, est pour lui une immense prison, parce que +chaque souffle d'air étranger semble pour sa poitrine un _dévorant_ +poison, qui, sans le tuer, le consume. + +MEMMO. + +L'ensemble des circonstances atteste ses crimes, cependant il n'en fait +pas l'aveu. + +SÉNATEUR. + +On ne peut lui opposer que la lettre qu'il a écrite, et qu'il n'a, +dit-il, adressée au duc de Milan que dans la pleine conviction qu'elle +tomberait entre les mains du sénat, et qu'elle déciderait ses juges à le +transporter à Venise. + +MEMMO. + +Comme accusé? + +SÉNATEUR. + +Oui; mais enfin dans sa chère patrie: c'est là, s'il faut l'en croire, +tout ce qu'il désirait. + +MEMMO. + +L'imputation des présens est bien prouvée. + +SÉNATEUR. + +Non entièrement, et la charge d'homicide a été annulée par la confession +de Nicolas Erizzo, qui déclara à son lit de mort avoir assassiné le +dernier chef des Dix. + +MEMMO. + +Pourquoi donc tarder à l'absoudre? + +SÉNATEUR. + +C'est à eux de vous répondre; car il est bien connu, comme je l'ai dit, +qu'Almoro Donato fut tué par Erizzo, par vengeance particulière. + +MEMMO. + +Il doit y avoir dans cet étrange procès d'autres crimes que n'en +divulgue l'acte d'accusation. Mais j'aperçois deux des Dix qui +s'approchent; éloignons-nous. + +(Sortent Memmo et le sénateur.--Entrent Lorédano et Barbarigo.) + +BARBARIGO. + +C'en était trop: croyez-moi, il n'était pas convenable de poursuivre le +jugement dans un pareil moment. + +LORÉDANO. + +Ainsi donc il faudra rompre le conseil, arrêter la justice au milieu de +sa carrière, parce qu'une femme viendra troubler nos délibérations? + +BARBARIGO. + +Non, ce n'est pas le motif; mais vous avez vu l'état du prisonnier. + +LORÉDANO. + +N'avait-il pas recouvré ses sens? + +BARBARIGO. + +Pour les reperdre à la première épreuve. + +LORÉDANO. + +On la lui a épargnée. + +BARBARIGO. + +Vos murmures furent inutiles; la majorité dans le conseil était contre +vous. + +LORÉDANO. + +Oui, grâce à vous, monsieur, et grâce à notre vieux barbon de Doge, qui +sut réunir les voix généreuses qui rendirent la mienne inutile. + +BARBARIGO. + +Je suis juge; mais, je le confesse, cette portion de nos pénibles +devoirs qui, en prescrivant la torture, nous ordonne de rester en +présence du malheureux qu'elle déchire, me fait désirer-- + +LORÉDANO. + +Quoi? + +BARBARIGO. + +Que vous puissiez une fois _sentir_ ce que je sens toutes les fois. + +LORÉDANO. + +Allez! vous êtes un enfant, faible de résolution comme de sensibilité, +ballotté par le moindre souffle, ébranlé par un soupir, et attendri par +une larme. Précieux juge, admirable homme d'état pour prêter son +concours à ma politique! + +BARBARIGO. + +Pour des larmes, il n'en a pas répandu. + +LORÉDANO. + +N'a-t-il pas crié deux fois? + +BARBARIGO. + +Un saint même, ayant déjà sous les yeux l'auréole du martyre, n'aurait +pu s'en défendre, en présence du cruel raffinement de supplice qu'on lui +infligeait. Mais était-ce la pitié que réclamaient ces cris? pas un mot, +pas un murmure ne lui échappèrent, et ces deux hurlemens étaient +arrachés par la douleur cruelle: aucune prière ne les accompagna. + +LORÉDANO. + +Plusieurs fois il murmurait entre ses dents des sons inarticulés. + +BARBARIGO. + +Je ne m'en suis pas aperçu; mais vous étiez plus près de lui. + +LORÉDANO. + +Aussi l'ai-je entendu. + +BARBARIGO. + +J'ai cru voir, et à ma grande surprise, que vous ressentiez quelque +pitié, et que vous fûtes le premier à invoquer des secours quand il se +trouva mal. + +LORÉDANO. + +Je croyais qu'il allait expirer. + +BARBARIGO. + +Mais souvent je vous ai entendu dire que sa mort et celle de son père +était votre voeu le plus ardent. + +LORÉDANO. + +J'en serais désolé, s'il mourait innocent, c'est-à-dire avant d'avoir +fait l'aveu de son crime. + +BARBARIGO. + +Eh quoi! seriez-vous aussi acharné contre sa mémoire? + +LORÉDANO. + +Et vous, voudriez-vous que son rang passât à ses enfans, comme il +arriverait s'il mourait non jugé? + +BARBARIGO. + +Ainsi donc, guerre à eux tous! + +LORÉDANO. + +A toute leur maison, jusqu'à ce que les leurs et les miens ne soient +plus. + +BARBARIGO. + +Ainsi, la profonde agonie de sa femme, les convulsions réprimées sur le +noble front de son vieux père, dont la douleur s'échappait en faibles +gémissemens, ou bien en quelques sanglots bientôt étouffés sous +l'ascendant d'une grave sérénité, rien n'a pu vous toucher? + +(Sort Lorédano.) + +BARBARIGO, seul. + +Sa haine est silencieuse, comme la souffrance dans l'ame de Foscari. +L'infortuné! il m'a plus ému par son silence que n'auraient pu le faire +des milliers de hurlemens. Spectacle déchirant que celui de sa femme +franchissant tous les obstacles, pénétrant dans la salle du tribunal, et +forçant les juges, accoutumés à de pareilles scènes, à baisser les yeux +devant elle! Mais n'y pensons plus, oublions cette compassion; en +plaignant le sort de nos ennemis, j'oublierais leurs premières injures, +et je déconcerterais les plans de Lorédano, auquel je suis associé. Mais +ma haine serait apaisée par une vengeance plus douce que celle qu'il +demande, et je voudrais changer en dispositions plus humaines sa haine +trop profonde. Foscari, pour le moment, obtient un court répit d'une +heure: on l'accorda aux instances des membres les plus âgés, plus émus +sans doute par l'apparition de sa femme dans la salle, que par les +tourmens de l'accusé.--O ciel! ils approchent: comme ils sont faibles et +désespérés! je ne puis, dans cette extrémité, arrêter sur eux ma vue. +Éloignons-nous, et allons essayer de ramener Lorédano à des sentimens +plus doux. + +(Sort Barbarigo.) + +FIN DU PREMIER ACTE. + + + + +ACTE II. + + + +SCÈNE PREMIÈRE. + +(Salle dans le palais du Doge.) + +Le DOGE, un SÉNATEUR. + + +SÉNATEUR. + +Vous plaît-il de signer le rapport maintenant ou de tarder jusqu'à +demain? + +LE DOGE. + +Maintenant; hier je l'ai examiné: il n'y manque plus que la signature. +Donnez-moi la plume.--(Le Doge s'asseoit et signe le papier.) Le voici, +seigneur. + +SÉNATEUR, regardant sur le papier. + +Vous avez oublié; il n'est pas signé. + +LE DOGE. + +Pas signé? Ah! je le vois, l'âge commence à affaiblir mes yeux. Je ne +m'apercevais pas que j'avais trempé la plume sans la mouiller. + +SÉNATEUR. Il trempe la plume dans l'encrier, et place le papier devant +le Doge. + +Monseigneur, c'est votre main aussi qui tremble: permettez-moi donc-- + +LE DOGE. + +Je vous remercie; j'ai fait. + +SÉNATEUR. + +Ainsi confirmé par vous et par les Dix, cet acte va donner la paix à +Venise. + +LE DOGE. + +Il y a bien long-tems qu'elle n'en a joui; puisse un tems aussi long +s'écouler avant qu'elle ne reprenne les armes! + +SÉNATEUR. + +Voilà plus de trente-trois ans de guerres continuelles avec les Turcs ou +les états de l'Italie; la république sent le besoin de quelque repos. + +LE DOGE. + +Sans doute: je trouvai Venise reine de l'Océan, je l'ai laissée dame de +la Lombardie. Je me sens heureux d'avoir pu ajouter à son diadême les +perles de Ravennes et de Brescia: d'ailleurs Crême et Bergame lui sont +demeurés; et tandis que sa domination a pris sous mon règne un tel +accroissement, son orgueil maritime ne recevait aucun affront. + +SÉNATEUR. + +Nous l'avouons tous, et ces bienfaits vous concilient la reconnaissance +de la patrie. + +LE DOGE. + +Peut-être. + +SÉNATEUR. + +Elle devrait complètement se manifester. + +LE DOGE. + +Je ne me plains pas, monsieur. + +SÉNATEUR. + +Mon noble seigneur, pardonnez-moi. + +LE DOGE. + +Pourquoi? + +SÉNATEUR. + +Ah! mon coeur saigne pour vous. + +LE DOGE. + +Pour moi, seigneur? + +SÉNATEUR. + +Et pour votre-- + +LE DOGE. + +Arrêtez! + +SÉNATEUR. + +Monseigneur, vous m'entendrez: j'ai trop de liens qui m'attachent à +vous, à toute votre famille, qui me font un devoir de la reconnaissance, +pour ne pas partager profondément le sort de votre fils. + +LE DOGE. + +Et qu'importe pour la commission dont vous êtes chargé? + +SÉNATEUR. + +Comment, monseigneur? + +LE DOGE. + +Vous ignorez ce dont vous parlez; mais le rapport est signé: reportez-le +à ceux qui vous envoient. + +SÉNATEUR. + +J'obéis. Le conseil m'avait encore chargé de vous prier de fixer l'heure +de sa réunion. + +LE DOGE. + +Dites quand ils voudront;--maintenant, à l'instant même si cela leur +convient: je suis le serviteur de l'état. + +SÉNATEUR. + +Ils vous accorderont quelque tems pour vous reposer. + +LE DOGE. + +Je ne veux pas de repos; du moins aucun repos qui puisse entraîner la +perte d'une heure pour le gouvernement. Qu'ils se réunissent quand ils +voudront; je me trouverai _où_ je dois être, et _ce que_ j'ai toujours +été. + +(Le sénateur sort.--Le Doge reste silencieux.--Entre un domestique.) + +LE DOMESTIQUE. + +Prince. + +LE DOGE. + +Parlez. + +LE DOMESTIQUE. + +La noble dame Foscari demande une audience. + +LE DOGE. + +Introduisez-la. Pauvre Marina! + +(Le domestique sort.--Le Doge reste dans le même silence.--Entre +Marina.) + +MARINA. + +Mon père, je viens vous poursuivre dans votre intérieur. + +LE DOGE. + +Ma fille, je n'en ai pas pour vous. Disposez de mon tems, quand l'état +ne l'exige pas. + +MARINA. + +Je voulais _vous_ parler de _lui_. + +LE DOGE. + +De votre époux? + +MARINA. + +De votre fils. + +LE DOGE. + +Je vous écoute, ma fille! + +MARINA. + +J'avais obtenu des Dix la permission de rester près de mon mari pendant +un certain nombre d'heures. + +LE DOGE. + +Cette permission, vous l'avez encore. + +MARINA. + +Elle est révoquée. + +LE DOGE. + +Par qui? + +MARINA. + +Par les Dix.--Quand nous arrivâmes au _Pont des Soupirs_, je me +préparais à le traverser avec mon cher Foscari, lorsque le brutal +gardien de ce passage m'en ferma l'entrée: puis un messager fut envoyé +vers les Dix; leur séance était levée: et comme je n'avais aucune +permission écrite, je fus impitoyablement laissée dehors; on m'assura +même que les murailles de la prison ne cesseraient pas de nous séparer +tant que le suprême tribunal ne serait pas de nouveau réuni. + +LE DOGE. + +En effet, l'on avait oublié les formes prescrites, par suite de la hâte +avec laquelle la cour s'est ajournée, et le fait reste douteux jusqu'à +nouvelle réunion. + +MARINA. + +Nouvelle réunion! Quand elle aura lieu, ils rappelleront leurs +supplices; et c'est par le renouvellement de la torture que nous +obtiendrons une entrevue de mari et d'épouse, lien sacré, auquel tous +les autres devraient céder sous le ciel.--Grand Dieu! et tu vois cela! + +LE DOGE. + +Ma fille,--ma fille! + +MARINA, avec violence. + +Ne m'appelez pas votre fille! bientôt vous n'aurez plus d'enfant.--Et +méritez-vous d'en avoir,--vous qui pouvez parler froidement de votre +fils dans un moment où des larmes de sang couleraient en abondance de +l'oeil d'un Spartiate? Ceux-là ne pleuraient pas leurs fils morts dans +les combats; mais est-il écrit qu'en les voyant expirer minute par +minute, ils n'eussent pas tendu la main qui pouvait les sauver? + +LE DOGE. + +Vous le voyez, je ne pleure pas;--et plût à Dieu que je le pusse. Ma +fille, s'il y avait dans chaque cheveu blanc de cette tête une source de +jeunesse, si le bonnet ducal donnait l'empire de la terre, si l'anneau +avec lequel j'épousai les flots était un talisman pour les +gouverner,--je sacrifierais tout encore pour lui. + +MARINA. + +Son salut n'exigerait pas un aussi grand sacrifice. + +LE DOGE. + +Votre réponse prouve que vous ne connaissez pas Venise. Et comment le +pourriez-vous? hélas! elle ne connaît pas bien elle-même tous les +mystères de sa puissance. Écoutez-moi:--ceux qui poursuivent Foscari en +veulent également à son père, et la perte du vieillard ne pourrait +sauver le fils. Ils tendent par différens sentiers au même but, +c'est-à-dire à--mais ils ne sont pas encore vainqueurs. + +MARINA. + +Ils vous ont pourtant terrassé. + +LE DOGE. + +Non, non,--car je vis encore. + +MARINA. + +Et votre fils, vivra-t-il long-tems encore? + +LE DOGE. + +Je l'espère; malgré les tourmens passés, il verra des années aussi +nombreuses et plus fortunées que son père. L'imprudent, dans +l'impatience, digne d'une femme, qui l'entraînait à revenir, a tout +ruiné par la découverte de sa lettre. C'est un haut crime; je ne puis le +contester ni l'excuser, comme parent ou comme souverain. Encore quelque +tems, quelques jours de plus d'exil en Candie, j'avais l'espoir--mais il +l'a fait évanouir:--il faut qu'il retourne-- + +MARINA. + +Dans la terre d'exil? + +LE DOGE. + +J'ai dit. + +MARINA. + +Et m'est-il interdit de le suivre? + +LE DOGE. + +Vous savez bien que le conseil des Dix a déjà deux fois rejeté la même +prière; il est donc à craindre qu'il ne témoigne pas plus de +bienveillance aujourd'hui que de nouveaux torts de la part de votre mari +les ont rendus plus sévères. + +MARINA. + +Sévères? dites atroces. Ces vieux démons de la terre, avec un pied dans +la tombe, avec des yeux éteints, étrangers à d'autres pleurs que ceux +d'une seconde enfance, avec leurs cheveux rares et blanchis, leurs mains +tremblantes, leurs têtes aussi décolorées que leur coeur est insensible, +ces démons, dis-je, se rassemblent, cabalent, et privent les hommes de +leur vie, comme si cette vie ne comportait rien de plus que les +sentimens depuis long-tems éteints dans leurs ames damnées. + +LE DOGE. + +Vous ignorez-- + +MARINA. + +Je sais--je sais--et vous devriez, je pense, savoir qu'ils sont de vrais +démons. Comment supposer, en effet, que des hommes enfantés et allaités +par des femmes,--des hommes qui jadis auraient aimé ou du moins entendu +parler d'amour,--qui auraient uni leurs mains pour des engagemens +sacrés,--qui auraient fait danser leurs enfans sur leurs genoux, qui +auraient eu plus d'une fois à trembler de leurs dangers, à gémir de +leurs peines, à se désespérer de leur mort;--comment, s'ils avaient +seulement les traits de l'homme, agiraient-ils comme ils le font envers +les vôtres, envers vous-même, _vous_ qui les défendez? + +LE DOGE. + +Je vous pardonne; vous ne connaissez pas ce que vous dites. + +MARINA. + +Vous le connaissez mieux, et vous y compatissez moins. + +LE DOGE. + +Oui; il y a si long-tems que j'existe que les paroles ont cessé de +m'émouvoir. + +MARINA. + +Oh! sans doute! car vous avez vu couler le sang de votre fils, et le +vôtre n'a pas tressailli! Après une pareille épreuve, que sont les +paroles d'une femme? Peuvent-elles espérer de vous toucher davantage? + +LE DOGE. + +Femme! la violence de vos plaintes, je vous le dis, ne peut balancer le +poids...--mais je te plains, ma pauvre Marina! + +MARINA. + +Plaignez mon mari; moi, quel besoin ai-je de vos plaintes? Plains ton +fils, vieillard insensible;--_plaindre_! toi! pour ton coeur c'est un mot +bien étrange:--comment se présente-t-il sur tes lèvres? + +LE DOGE. + +Je dois supporter ces reproches, quelle que soit leur injustice. Ah! si +tu pouvais lire-- + +MARINA. + +Ou?--ce n'est pas dans tes yeux, sur ton front, dans tes actes +enfin?--Où trouverai-je donc la preuve de la compassion dont tu te +vantes? + +LE DOGE, indiquant la terre. + +Là. + +MARINA. + +Dans la terre? + +LE DOGE. + +Dans laquelle je vais descendre. Quand elle pèsera sur ce coeur, plus +léger alors, et moins oppressé par le marbre d'une tombe que par les +pensées qui m'accablent aujourd'hui, alors vous me connaîtrez mieux. + +MARINA. + +Serait-il vrai que vous fussiez digne de pitié? + +LE DOGE. + +De pitié! nul n'aura jamais le droit de flétrir mon nom d'un mot qui +témoigne, au sein de la prospérité, le triomphe insultant des hommes; +tant que je le porterai, ce nom conservera la dignité qui l'entourait +quand mon père me le transmit. + +MARINA. + +Mais sans les tristes enfans de celui que tu ne peux ou ne veux pas +sauver, tu serais le dernier qui portât le nom de Foscari. + +LE DOGE. + +Plût à Dieu! Mieux eût valu pour lui de ne pas naître, mieux pour +moi:--j'ai vu le déshonneur entrer dans notre maison. + +MARINA. + +Cela est faux! jamais souffle de vie n'anima un coeur plus loyal, plus +noble, plus sincère, plus généreux et plus aimant. Je n'échangerais pas +mon époux, exilé, persécuté et torturé, opprimé, mais non flétri, mort +ou vivant, pour le premier héros de l'histoire ou de la fable, pour un +prince dont le douaire serait l'empire du monde. Déshonoré! _lui_ +déshonoré! Doge! apprends-le de moi, c'est Venise qui est déshonorée; +son nom sera l'objet des reproches les plus odieux et les plus justes, +pour ce qu'a souffert ton noble fils, et non pour ce qu'il a fait. C'est +vous qui tous êtes des traîtres, des tyrans!--Ah! si vous aimiez +seulement votre patrie autant que la victime que vous retenez dans les +fers au milieu des tortures, et qui préfère tout au monde aux ennuis de +l'exil, vous tomberiez à ses pieds, et vous imploreriez à genoux la +grâce de votre infâme conduite. + +LE DOGE. + +Oui, il fut tel que vous venez de le peindre. Aussi la mort de deux +enfans que le ciel m'a ravis m'accabla moins que le déshonneur de +Jacopo. + +MARINA. + +Encore ce mot. + +LE DOGE. + +N'a-t-il pas été condamné? + +MARINA. + +Le déshonneur peut-il atteindre d'autres que les coupables? + +LE DOGE. + +Le tems peut relever sa mémoire:--je voudrais l'espérer. Il était mon +orgueil,--ma--mais oublions--j'ai peu l'habitude des pleurs; cependant, +quand il naquit, je versai des larmes de joie: présage fatal! + +MARINA. + +Je répète qu'il est innocent; et ne le serait-il pas, ce n'est pas à nos +parens, à notre propre sang, qu'il sied bien de nous repousser dans ces +douloureux instans. + +LE DOGE. + +Je ne le repousse pas; mais j'ai d'autres devoirs que ceux d'un père, +des devoirs dont la république n'admet pas de dispense. Deux fois j'ai +demandé de m'en abstenir, deux fois je n'obtins que des refus; il faut +que je les remplisse. + +(Entre un domestique.) + +LE DOMESTIQUE. + +Un message des Dix. + +LE DOGE. + +Qui le porte? + +LE DOMESTIQUE. + +Le noble Lorédano. + +LE DOGE. + +Lui!--qu'il entre cependant. + +(Le domestique sort.) + +MARINA. + +Dois-je me retirer? + +LE DOGE. + +Peut-être n'est-il pas nécessaire quand il s'agirait de votre époux, et +autrement--(A Lorédano qui entre.) Eh bien! seigneur, que +souhaitez-vous? + +LORÉDANO. + +Je viens transmettre ce que souhaitent les Dix. + +LE DOGE. + +Ils ont bien choisi leur organe. + +LORÉDANO. + +C'est _leur_ choix qui fait que vous me voyez ici. + +LE DOGE. + +Par là, ils témoignent leur sagesse, non moins que leur +courtoisie.--Parlez. + +LORÉDANO. + +Nous avons décidé-- + +LE DOGE. + +Nous? + +LORÉDANO. + +Les Dix en conseil. + +LE DOGE. + +Eh quoi! ils sont de nouveau réunis, réunis sans m'en avertir? + +LORÉDANO. + +Ils ont voulu épargner votre coeur non moins que votre âge. + +LE DOGE. + +Cela est nouveau.--Quand épargnèrent-ils l'un ou l'autre? Je les +remercie néanmoins. + +LORÉDANO. + +Ils ont, vous le savez bien, droit d'agir, à leur discrétion, en +présence du Doge ou sans lui. + +LE DOGE. + +Il y a quelques années, en effet, que je le sais;--long-tems avant +d'être Doge, ou de songer à un pareil honneur. Vous n'avez pas, +seigneur, la prétention de m'instruire; vous étiez bien jeune encore +quand je siégeais déjà dans ce conseil. + +LORÉDANO. + +Oui, dans le tems de mon père; maintes fois je l'entendis, lui et son +frère l'amiral, répéter la même chose. Votre altesse doit se souvenir +d'eux: tous deux ils moururent subitement. + +LE DOGE. + +S'ils moururent ainsi, leur sort fut préférable à celui des victimes +d'une agonie prolongée. + +LORÉDANO. + +Sans doute; néanmoins bien des hommes souhaitent jouir de tous leurs +jours. + +LE DOGE. + +Et n'en ont-ils pas joui? + +LORÉDANO. + +C'est à la tombe à le déclarer. Je l'ai dit, ils sont morts subitement. + +LE DOGE. + +Cela est-il donc bien étrange, que vous répétiez cette parole avec tant +d'emphase? + +LORÉDANO. + +Si peu étrange, que jamais, à mes yeux, il n'y eut de mort aussi +naturelle que la leur. Ne pensez-_vous_ pas ainsi? + +LE DOGE. + +Qu'y a-t-il de certain sur les mortels? + +LORÉDANO. + +Qu'ils ont des ennemis mortels. + +LE DOGE. + +Je vous entends; vos pères étaient les miens, et vous avez recueilli +tout leur héritage. + +LORÉDANO. + +Vous savez mieux que personne si j'ai dû le faire. + +LE DOGE. + +Oui. Vos pères furent mes ennemis; j'ai même entendu à ce sujet +d'étranges rumeurs; j'ai même lu l'épitaphe qui attribue leur mort au +poison. Peut-être est-elle aussi véridique que la plupart des +inscriptions funéraires: ce n'en est pas moins une fable. + +LORÉDANO. + +Qui ose parler ainsi? + +LE DOGE. + +Moi!--Vos pères, je le répète, furent mes ennemis, aussi mortels que +leur fils peut jamais l'être: moi, j'étais aussi bien le leur, mais je +les détestais ouvertement; et jamais, ni dans le conseil, ni par les +brigues, ni par d'obscures pratiques, on ne me vit cabaler contre leur +vie, et recourir, pour me venger, au fer ou au poison. La preuve est +dans votre existence même. + +LORÉDANO. + +Je suis sans craintes. + +LE DOGE. + +Mon caractère justifie votre sécurité; mais si j'étais tel que vous me +supposez, il y a long-tems qu'il ne serait plus en votre pouvoir de +craindre. Cependant, haïssez-moi; je n'en ai pas de souci. + +LORÉDANO. + +Je ne savais pas qu'à Venise la vie d'un noble pût dépendre de la +volonté d'un Doge; j'entends la volonté publiquement exprimée. + +LE DOGE. + +Mais moi, mon cher seigneur, je suis, ou j'étais du moins, par ma +famille, mes facultés et ma fortune, plus qu'un simple Doge; ils le +savent bien ceux qui songèrent à me choisir, ceux qui depuis ont tout +fait pour me renverser. Soyez sûr qu'avant ou depuis mon élection, si +j'avais fait assez de cas de vous pour vouloir m'en débarrasser, un seul +mot de ma part eût suffi pour vous anéantir. Mais, dans toutes les +circonstances, j'ai montré le plus grand respect pour les lois, pour +celles même que vous avez violées, afin de me dépouiller d'une autorité +que j'aurais pu à mon tour fortifier (et je ne parle ici de vous que +comme une des voix coupables). Avec la vénération d'un prêtre à l'autel, +au prix de mon sang, de mon repos, de ma vie, de tout, excepté +l'honneur, j'ai fléchi le genou devant les décrets, les avantages, la +gloire, la sécurité de la chose publique. Maintenant, j'écoute votre +message. + +LORÉDANO. + +Il est décrété que, sans répéter une dernière fois la torture, sans +poursuivre une instruction qui ne tendrait qu'à mieux prouver +l'endurcissement du coupable (les Dix, se relâchant de la sévérité des +lois qui prescrivent la question jusqu'au moment d'un aveu complet, et +le prisonnier ayant en partie reconnu son crime en ne désavouant pas la +lettre au duc de Milan), Jacques Foscari retournera en exil, et partira +sur le même vaisseau qui l'avait amené. + +MARINA. + +Dieu soit loué! du moins ils ne le tortureront plus devant leur horrible +tribunal. Que ne pense-t-il de même? cette sentence serait la plus +heureuse que l'on pût prononcer, non-seulement contre lui, mais contre +tous ses compatriotes, auxquels elle permettrait de fuir une terre aussi +odieuse. + +LE DOGE. + +Ma fille, cette pensée n'est pas d'une ame vénitienne. + +MARINA. + +En effet, elle est trop compatissante. Mais partagerai-je son exil? + +LORÉDANO. + +Quant à cela, les Dix ont gardé le silence. + +MARINA. + +Je le présumais bien: cette mention eût également été trop +compatissante. Mais il n'y a pas de défense? + +LORÉDANO. + +Il n'en a pas été parlé. + +MARINA, au Doge. + +Vous pourrez donc, mon père, obtenir ou m'accorder cette grande faveur; +(à Lorédano) et vous, seigneur, vous ne vous opposerez pas à la demande +que je fais d'accompagner mon époux? + +LE DOGE. + +Je ferai mes efforts. + +MARINA. + +Et vous, seigneur? + +LORÉDANO. + +Madame! il ne m'appartient pas de prévenir l'agrément du tribunal. + +MARINA. + +L'agrément! quel mot pour exprimer les décrets de-- + +LE DOGE. + +Femme! savez-vous en présence de qui vous parlez ainsi? + +MARINA. + +En présence d'un souverain, et de l'un de ses sujets. + +LORÉDANO. + +Sujet! + +MARINA. + +Oh! cela vous offense.--Eh bien! vous êtes son égal, vous le croyez, j'y +consens; mais ce que vous ne voudriez pas être, vous ne le seriez pas +s'il n'était qu'un paysan:--vous êtes donc un prince, un sublime prince; +mais que suis-je donc, moi? + +LORÉDANO. + +La fille d'une noble race. + +MARINA. + +Et l'épouse d'un citoyen aussi noble qu'elle. Qui donc aurait le droit, +par sa présence, d'imposer silence à mes libres pensées? + +LORÉDANO. + +Les juges de votre époux. + +LE DOGE. + +Et le respect dû aux plus légers des mots qui tombent de la bouche des +maîtres de Venise. + +MARINA. + +Gardez ces maximes pour la masse de vos artisans effrayés, pour vos +marchands, vos esclaves de Grèce et de Dalmatie, pour vos tributaires, +vos citoyens stupides, votre noblesse masquée, vos sbires, vos espions, +vos forçats de toute espèce. Je le sais, grâce à vos enlèvemens, à vos +noyades nocturnes, aux donjons pratiqués sous le toit de vos palais, ou +sous les flots qui les environnent; grâce à vos mystérieuses assemblées, +à vos jugemens secrets, à vos exécutions subites, à votre _Pont des +Soupirs_, à votre chambre de dernière agonie, à vos instrumens de +torture, vous êtes parvenus à leur faire croire que vous étiez des êtres +d'un autre monde plus méchant encore; réservez pour eux ces avis: je ne +les crains pas. Je vous connais; je vous ai vus pires que tout cela dans +l'infernal procès de mon pauvre mari! Traitez-moi comme vous l'avez +traité:--vous l'avez déjà fait d'ailleurs en vous attaquant à sa +personne. Que puis-je donc avoir à craindre de vous, quand même je +serais craintive de mon naturel, ce qui, je l'espère, n'est pas? + +LE DOGE. + +Vous l'entendez, elle a perdu la raison. + +MARINA. + +La prudence, peut-être, mais non pas la raison. + +LORÉDANO. + +Madame! je n'emporterai pas au-delà du seuil de ces portes le souvenir +des paroles prononcées dans cette enceinte: j'en excepte celles qui +concernent le service de l'état, et prononcées entre le Doge et moi. +Doge! avez-vous quelque réponse à faire? + +LE DOGE. + +Oui, comme Doge, et peut-être aussi comme père. + +LORÉDANO. + +Ma mission dans ces lieux ne se rapporte qu'au _Doge_. + +LE DOGE. + +Dites donc que le Doge fera choix d'un ambassadeur spécial, ou qu'il +exposera lui-même ses intentions; quant au père.-- + +LORÉDANO. + +Je n'oublierai pas ce qui me concerne.--Adieu! je baise les mains de +l'illustre dame, et je m'incline devant le Doge. + +(Lorédano sort.) + +MARINA. + +Êtes-vous content? + +LE DOGE. + +Je suis tel que vous voyez. + +MARINA. + +Et cela est encore un mystère. + +LE DOGE. + +Pour les mortels, tout est mystère; qui peut les éclaircir, sauf celui +qui les fit? Si parfois ils y parviennent, c'est quelques esprits +privilégiés qui long-tems ont étudié le fastidieux volume de l'humanité, +qui, sur chacune de ses pages noires ou sanglantes, ont fatigué leur +intelligence et leur coeur: encore le fatal grimoire retombe-t-il sur +l'adepte qui l'étudie; tous les vices que nous trouvons dans les autres +sont de l'essence de notre nature, tous nos avantages appartiennent à la +fortune. C'est elle que nous devons remercier de la beauté, de la +naissance, de la richesse, de la santé; et quand nous nous plaignons du +destin, nous devrions nous rappeler qu'il ne nous a repris que ce qu'il +nous avait _donné_. Pour le reste, la nudité, les passions basses, les +frivoles vanités, c'est l'héritage universel, c'est là ce qu'il nous +faut combattre dans toutes les positions; et si nous devons moins les +craindre dans le plus humble sort, c'est que là, la faim rend sourd à +tout autre besoin, c'est que l'homme a reçu l'ordre de suer pour obtenir +sa nourriture; c'est que là, toutes les passions se taisent devant la +crainte de la famine. Tout est vil, faux et trompeur,--de la première +créature jusqu'à la dernière. Notre gloire, l'urne du prince comme celle +du mendiant, dépend du souffle des hommes; notre vie de quelque chose +plus léger encore que leur souffle; notre existence tient à des jours, +les jours à des saisons, et tout notre être sur ce qui est indépendant +de _nous_.--Ainsi, du plus grand au plus petit, nous sommes des +esclaves:--rien ne dépend de notre volonté; un fétu de paille peut +ébranler cette volonté aussi bien qu'un orage. Quand nous croyons +conduire, c'est nous que l'on traîne,--jusqu'à la mort, fantôme qui se +présente comme le reste sans notre participation ou notre influence, tel +enfin que notre premier jour. Ah! sans doute il faut que nous ayons +péché dans quelque autre monde antérieur, et que _celui-ci_ en soit +l'enfer! Heureusement, il n'est point éternel. + +MARINA. + +Tout cela, nous ne pouvons en être juges sur terre. + +LE DOGE. + +Pourquoi donc faut-il que nous nous jugions les uns les autres, nous +enfans de la terre; et que moi, je sois forcé de juger mon propre fils? +J'ai administré mon pays loyalement, au sein de la victoire,--j'en +atteste l'état dans lequel je l'ai trouvé, dans lequel je le laisse: mon +règne a doublé sa puissance; en récompense, Venise, dans sa gratitude, +me laisse ou s'apprête à me laisser isolé sur la terre. + +MARINA. + +Et Foscari? Ah! qu'on me laisse avec lui, et je ne songerai plus à mes +maux. + +LE DOGE. + +Vous le suivrez, du moins ils ne peuvent guère vous le refuser. + +MARINA. + +Et s'ils le refusent, je m'enfuirai avec lui. + +LE DOGE. + +Impossible. Où vous enfuiriez-vous? + +MARINA. + +Je l'ignore, et ne m'en inquiète pas:--en Syrie, en Égypte, chez les +Turcs, partout où nous pourrons respirer libres, et vivre loin de l'oeil +des espions, affranchis des édits de vos inquisiteurs d'état. + +LE DOGE. + +Ainsi vous consentiriez à faire de votre époux un renégat, à le +transformer en traître? + +MARINA. + +Non, il ne l'est pas! c'est la patrie qui se trahit elle-même en +rejetant son meilleur, son plus intrépide citoyen. La pire des +trahisons, c'est la tyrannie. Penses-tu donc qu'il n'y ait de rebelles +que les esclaves? Le prince qui viole ou néglige ses devoirs est un +brigand à plus juste titre qu'un chef de bandits. + +LE DOGE. + +Je ne puis me reprocher quelque déloyauté de ce genre. + +MARINA. + +Non; car tu observes et respectes des lois près desquelles celles du +vieux Dracon seraient un code de miséricorde. + +LE DOGE. + +Ces lois existaient avant moi: je ne les ai pas faites. Si je n'étais +qu'un sujet, je trouverais moyen de réclamer quelque amélioration parmi +elles; mais comme prince, jamais je ne songerai, au prix de ma vie et du +salut des miens, à changer la charte dont nos pères m'ont transmis le +dépôt. + +MARINA. + +Est-ce donc pour la ruine de leurs enfans qu'ils te l'ont transmis? + +LE DOGE. + +Venise, sous le joug de pareilles lois s'est élevée au point où nous la +voyons,--à celui d'une république digne de rivaliser en hauts faits, en +durée, en puissance, et je puis ajouter en gloire (car nous avons eu +aussi parmi nous des ames romaines), avec tout ce que l'histoire nous +rappelle des plus beaux tems de Carthage et de Rome, alors que le peuple +régnait par le sénat. + +MARINA. + +Dites plutôt, fléchissait sous la verge implacable de l'oligarchie. + +LE DOGE. + +Peut-être; mais enfin c'est ainsi qu'il parvint à réduire le monde. Or, +dans un tel état, qu'un individu soit le plus riche de son rang, ou le +plus humble de ses concitoyens, son importance disparaît devant le grand +but que l'on se propose, tant qu'on ne l'a pas perdu de vue. + +MARINA. + +Cela veut dire que vous êtes plutôt Doge que père. + +LE DOGE. + +Cela veut dire que je suis citoyen avant d'être l'un ou l'autre. Si +pendant nombre de siècles nous n'avions pas eu des milliers de pareils +citoyens, si nous n'en avions plus, Venise aurait cessé d'être une cité. + +MARINA. + +Maudite la cité où la voix des lois étouffe celle de la nature! + +LE DOGE. + +J'aurais autant de fils que j'ai d'années, je les donnerais tous, non +sans douleur, mais je les donnerais dans l'intérêt de l'état, et pour +obéir à ses exigences; je les sacrifierais sur les flots, sur les champs +de bataille, ou s'il le fallait, hélas! comme déjà il l'a fallu, je les +abandonnerais à l'ostracisme, à l'exil, aux chaînes, en un mot à tout ce +qu'on pourrait leur imposer de pire. + +MARINA. + +Et c'est là du patriotisme! pour moi, je n'y vois que la plus odieuse +barbarie. Laissez-moi rejoindre mon mari; avec tous leurs soupçons, le +sage conseil des Dix aura peine à combattre contre la faiblesse d'une +femme, et à lui refuser un moment d'accès dans sa prison. + +LE DOGE. + +Je puis prendre sur moi d'ordonner que l'on vous laisse pénétrer jusqu'à +lui. + +MARINA. + +Et que dirai-je à Foscari de son père? + +LE DOGE. + +Qu'il sait obéir aux lois. + +MARINA. + +Rien de plus? Ne voulez-vous pas le voir avant qu'il ne parte? ce serait +peut-être pour la dernière fois. + +LE DOGE + +La dernière!--mon enfant!--le dernier de mes enfans; la dernière fois +que je le verrai! Dites-lui que je me rendrai près de lui. + +(Ils sortent.) + +FIN DU DEUXIÈME ACTE. + + + + +ACTE III. + + + +SCÈNE PREMIÈRE. + +(La prison de Jacopo Foscari.) + + +JACOPO FOSCARI, seul. + +Pas de jour, si ce n'est cette faible lueur qui me laisse apercevoir des +murs où ne retentirent jamais que les accens de la douleur, les soupirs +des prisonniers, le bruit des pieds chargés de fers, l'agonie de la +mort, les imprécations du désespoir! Voilà donc pourquoi je revins à +Venise, soutenu, il est vrai, par une sorte d'espérance que le tems, qui +ronge jusqu'au marbre, aurait arraché la haine du coeur des hommes. +Hélas! j'éprouvai qu'il n'en était rien; c'est ici que le mien va se +consumer, lui qui ne battit jamais sans regretter Venise, et soupirer +après elle comme la colombe éloignée de son nid, alors qu'elle s'élance +dans l'air pour rejoindre sa jeune famille. Mais quels caractères sont +tracés sur ces inexorables murailles? (Il s'approche du mur.) Le rayon +de jour me permettra-t-il de les distinguer? Ah! ce sont des noms; ceux +de mes tristes prédécesseurs dans ces lieux, l'époque de leur désespoir, +la courte expression d'un chagrin insupportable pour la plupart. Comme +une épitaphe, cette page de pierre reproduit leur histoire, et le récit +du malheureux captif est gravé sur les barreaux de sa prison, comme les +souvenirs de l'amant sur l'écorce de quelque grand arbre confident de +son nom et de celui de sa maîtresse. Hélas! plusieurs de ces noms me +sont connus; ils sont néfastes comme le mien que je vais mettre à leur +suite, bien digne de figurer dans une chronique que ne peuvent jamais +lire ou écrire d'autres êtres que des infortunés. + +(Il trace son nom.--Entre un familier des Dix.) + +LE FAMILIER. + +Je vous apporte de la nourriture. + +JACOPO FOSCARI. + +Déposez-la, je vous prie; je n'ai pas faim; mais je sens mes lèvres +desséchées:--de l'eau! + +LE FAMILIER. + +En voici. + +JACOPO FOSCARI, après avoir bu. + +Je vous remercie; je suis mieux. + +LE FAMILIER. + +J'ai ordre de vous apprendre que l'on a sursis à votre jugement +définitif. + +JACOPO FOSCARI. + +Jusqu'à quand? + +LE FAMILIER. + +Je l'ignore.--J'ai de plus reçu l'ordre de laisser parvenir jusqu'à vous +votre noble épouse. + +JACOPO FOSCARI. + +Ah! ils se ralentissent donc?--j'avais cessé de l'espérer: il était +tems. + +(Entre Marina.) + +MARINA. + +Mon bien-aimé! + +JACOPO FOSCARI, l'embrassant. + +Ma chère femme, ma seule amie! quel bonheur! + +MARINA. + +Nous ne nous séparerons plus. + +JACOPO FOSCARI. + +Comment! voudrais-tu partager un cachot? + +MARINA. + +Oui; la torture, la tombe, tout!--tout avec toi; mais la tombe la +dernière de toutes, car là nous ne saurions plus que nous sommes réunis: +néanmoins je la partagerais plutôt encore qu'une séparation nouvelle; +c'est déjà trop d'avoir survécu à la première. Comment te trouves-tu? +tes pauvres membres? Hélas! pourquoi le demander? ta pâleur-- + +JACOPO FOSCARI. + +C'est la joie de te revoir sitôt, et sans m'y attendre encore, qui a +fait refluer le sang vers mon coeur, et rendu mes joues comme les +tiennes; car toi aussi, tu es pâle, chère Marina. + +MARINA. + +C'est le reflet de cette éternelle prison, où jamais ne pénétra un rayon +de soleil; c'est la triste et mourante lueur de la torche du familier, +qui semble favoriser l'obscurité au lieu de la dissiper, en ajoutant aux +vapeurs du cachot un nuage sulfureux qui ternit tous les objets, même +tes yeux;--mais non, tes yeux brillent--oh! comme ils étincellent! + +JACOPO FOSCARI. + +Et les tiens!--mais cette torche m'empêche de voir. + +MARINA. + +Et sans elle j'aurais encore moins vu. Peux-tu donc distinguer ici +quelque chose? + +JACOPO FOSCARI. + +D'abord rien; mais le tems et l'habitude m'ont rendu familier avec +l'obscurité: la plus faible lueur qui pénètre à travers les crevasses de +ces murs battus des vents, enivre plus mes yeux que tout l'éclat du +soleil quand il dore orgueilleusement toutes les tourelles du monde, +sauf pourtant celles de Venise. À l'instant même où tu es entrée, +j'étais occupé à écrire. + +MARINA. + +Quoi donc? + +JACOPO FOSCARI. + +Mon nom. Regarde, le voici, placé à la suite du nom de celui qui m'a +précédé dans ces lieux, si les dates de cachot ne sont pas trompeuses. + +MARINA. + +Et celui-là, qu'est-il devenu? + +JACOPO FOSCARI. + +Ces murs gardent le silence sur la fin de leurs victimes, et par là ils +semblent nous en avertir. Jamais murs plus insensibles ne pesèrent sur +les mortels, si ce n'est sur les morts, ou sur ceux qui ne vont pas +tarder à l'être. Tu demandes ce qu'il est devenu? que serai-je devenu +moi-même? on le demandera bientôt, on n'obtiendra que la même +réponse:--un doute, un soupçon douloureux,--à moins que tu ne racontes +mes infortunes. + +MARINA. + +Moi, _parler_ de toi? + +JACOPO FOSCARI. + +Pourquoi non? alors mon nom serait dans toutes les bouches. La tyrannie +du silence n'est pas éternelle; on peut étouffer la vérité, mais le +murmure des hommes justes soulève bientôt toutes les entrailles, même +celles d'un vivant tombeau. Je n'ai pas d'incertitude sur ma mémoire, +mais sur ma mort, et je ne redoute ni l'une ni l'autre. + +MARINA. + +Ta vie est en sûreté. + +JACOPO FOSCARI. + +Et ma liberté? + +MARINA. + +C'est l'ame qui seule devrait pouvoir la donner. + +JACOPO FOSCARI. + +Voilà un beau mot, mais ce n'est qu'un mot; une mélodie bien pénétrante, +mais aussi bien passagère. L'ame sans doute est beaucoup, mais ce n'est +pas tout. C'est l'ame qui m'a donné la force de courir le risque de la +mort, et de subir des tortures bien plus cruelles que la mort (si la +mort n'est qu'un profond sommeil), sans un gémissement, ou du moins avec +un cri qui faisait pâlir mes juges encore plus que moi. Mais enfin ce +n'est pas tout; il est des choses dont l'ame ne peut tempérer +l'horreur,--et tel est cet étroit cachot, où je dois respirer pendant +longues années. + +MARINA. + +Hélas! un étroit cachot, voilà tout ce qui t'appartient de ce vaste +empire dont ton père est le souverain. + +JACOPO FOSCARI. + +Cette pensée ajoute encore à mes souffrances. Mon sort est commun à +plusieurs: les captifs ne sont pas rares; mais il n'en est pas qui +languissent comme moi aussi près du palais de leur père. Quelquefois +cependant, mon coeur, à cette idée, se relève; l'espérance glisse jusqu'à +moi de ces épaisses lueurs peuplées de poudreux atômes, le seul jour que +je connaisse; car, excepté la torche du geolier et une sorte de +lampyris, qui la dernière nuit est venue se prendre dans les filets de +cette énorme araignée, je n'ai rien vu qui eût quelque apparence de +rayon. Hélas! je sais quelle force l'ame peut nous communiquer; je le +sais, j'en ai fait preuve devant les hommes; mais elle ne résiste pas à +la solitude, et je sens que mon esprit est fait pour la société. + +MARINA. + +Je ne te quitterai plus. + +JACOPO FOSCARI. + +Ah! s'il en était ainsi! mais jamais ils ne l'ont accordé,--ils ne +l'accorderont pas, et je resterai seul. Pas d'êtres vivans,--pas de +livres,--cette image trompeuse des mortels trompeurs. J'aurais voulu que +ces vestiges de l'espèce humaine, qu'ils appellent annales, histoires, +ce que vous voudrez, et ce qu'ils lèguent aux générations suivantes +comme autant de portraits fidèles; j'aurais voulu, dis-je, qu'elles +s'ouvrissent pour moi: on me l'a refusé. Aussi j'ai dirigé mon étude +vers ces murailles, peinture de l'histoire vénitienne plus fidèle, avec +toutes ses lacunes, ses obscurités sinistres, que n'est la salle bâtie à +quelques pas de là, où sont renfermés les cent portraits des Doges et le +récit de leurs actions. + +MARINA. + +Je viens t'apprendre ce qu'ils viennent de décider dans leur dernier +conseil. + +JACOPO FOSCARI. + +Je le sais:--regarde. + +(Il indique du doigt ses membres, comme pour rappeler la question qu'il +a subie.) + +MARINA. + +Non, non,--ce n'est plus cela: leur cruauté même s'est ralentie. + +JACOPO FOSCARI. + +En quoi donc? + +MARINA. + +Tu retournes à Candie. + +JACOPO FOSCARI. + +Adieu donc ma dernière espérance! Je pouvais endurer mon cachot: c'était +encore Venise; je pouvais supporter la torture: il y avait dans mon air +natal quelque chose qui ranimait mes forces, comme, sur l'océan, le +vaisseau battu des orages se soutient pourtant encore à la hauteur des +vagues, et continue fièrement sa course. Mais _là-bas_, dans cette île +maudite d'esclaves, de prisonniers et de mécréans, mon ame, telle qu'un +bâtiment naufragé, se brise dans mon sein; et si l'on m'y renvoie, je +périrai dans une cruelle agonie. + +MARINA. + +Mais _ici_? + +JACOPO FOSCARI. + +Je périrai de même;--mais en moins de tems, et moins péniblement. Eh +quoi! prétendent-ils donc me refuser le tombeau de mes pères, aussi bien +que leur demeure et leur héritage? + +MARINA. + +Écoute, Foscari: j'ai sollicité la permission de t'accompagner dans ton +exil, mais je ne partage pas ton désespoir. Cet amour que tu conserves +pour une terre ingrate et tyrannique est une passion, et non du +patriotisme. Pour moi, si je pouvais revoir le calme dans tes traits, +s'il nous était permis de profiter de la douce liberté de l'air et de la +terre, peu m'importeraient les climats et les pays. Cette multitude de +palais et de prisons n'est pas un Éden; ses premiers habitans étaient de +misérables proscrits. + +JACOPO FOSCARI. + +Oui, je sens qu'ils devaient être bien misérables! + +MARINA. + +Et cependant, vois: refoulés par les Tartares dans ces îles étroites, et +soutenus par cette énergie antique (tout ce qui leur restait de +l'héritage de Rome), ils parvinrent à créer, par degrés, une Rome +flottante. Ton courage sera-t-il donc au-dessous d'une infortune qui +tant de fois devint l'occasion d'une grande prospérité? + +JACOPO FOSCARI. + +Ah! si j'étais sorti de ma patrie, cherchant, comme les anciens +patriarches, une autre contrée, suivi comme eux de leurs familles et de +leurs troupeaux; si j'avais été exilé, comme les juifs, de Sion, ou, +comme nos pères chassés par Attila, des belles campagnes de l'Italie, +j'aurais sans doute encore donné quelques pleurs à mon ancienne contrée, +quelques pensées amères: mais bientôt je me serais relevé; et de concert +avec les miens, qui n'auraient pas cessé de m'entourer, j'aurais créé +une nouvelle patrie, une autre chose publique: peut-être alors aurais-je +supporté mon sort--bien que je n'ose l'assurer! + +MARINA. + +Pourquoi pas? c'est le sort de tant de milliers d'hommes! tant d'autres +le supporteront encore! + +JACOPO FOSCARI. + +Oui;--mais l'on nous parle uniquement de ceux qui, dans une nouvelle +terre, ont survécu à leurs maux; de leur nombre, de leur succès: qui +aurait pu compter les coeurs brisés en silence par cet exil? Qui pourrait +compter les victimes de cette maladie[1] qui, de l'impitoyable mer, +semble tout d'un coup faire jaillir les belles campagnes de la patrie; +qui les représente si fidèlement aux yeux malades du malheureux +proscrit, qu'on peut difficilement l'empêcher de se précipiter devant +l'image trompeuse? Rappelez-vous cette mélodie traînante[2] qui, tout +d'un coup, ranime les regrets passionnés du montagnard éloigné de ses +hauteurs couronnées de neige et de nuages; il s'abandonne à ses regrets, +mais il porte le poison dans ses veines, et bientôt il expire de +désespoir. Vous appelez cela de _la faiblesse_! c'est de la force; c'est +la source de tous les sentimens généreux: qui n'aime pas sa patrie est +incapable de rien aimer. + +[Note 1: La calenture.] + +[Note 2: Allusion à l'air suisse (le _ranz des vaches_) et à ses +effets.] + +MARINA. + +Obéis-lui donc, car c'est elle qui te proscrit. + +JACOPO FOSCARI. + +Oui, c'est elle: et son arrêt pèse sur mon coeur comme la malédiction +d'une mère;--l'empreinte en brûle mon front. Ces exilés dont vous me +parlez, ils s'éloignaient en foule les mains pressées l'une dans +l'autre, pendant la route; et leurs tentes réunies et confondues:--moi, +je suis seul. + +MARINA. + +Non, tu ne le seras plus:--ne vais-je pas avec toi? + +JACOPO FOSCARI. + +Chère Marina!--et nos enfans? + +MARINA. + +Pour eux, je crains bien que les soupçons de votre odieuse politique +(qui se joue de tous les liens et les brise à son plaisir) ne nous +permettent pas de les emmener avec nous. + +JACOPO FOSCARI. + +Et toi, peux-tu donc les quitter? + +MARINA. + +Oui, avec bien de la peine; mais je puis les laisser, enfans comme ils +sont, pour vous apprendre à l'être moins vous-même; apprenez par-là à +étouffer des sentimens sacrés, quand d'autres devoirs plus sacrés encore +le commandent: dans ce monde, d'ailleurs, notre premier devoir est de +savoir souffrir. + +JACOPO FOSCARI. + +N'ai-je encore rien supporté? + +MARINA. + +Beaucoup trop d'une injuste tyrannie, et assez pour vous apprendre à ne +pas être épouvanté d'une perspective qui n'a plus rien de pénible, +comparée à tout ce que vous avez déjà souffert. + +JACOPO FOSCARI. + +Ah! je le vois, vous n'avez jamais été proscrite loin de Venise; vous +n'avez jamais vu s'éloigner progressivement ses ravissantes tourelles, +alors que chaque sillon creusé dans la mer par le vaisseau semble +frapper et entr'ouvrir votre coeur; vous n'avez jamais vu le jour +s'abaisser sur nos rivages, et les couvrir de son auréole calme et +rougissante; puis, ayant rêvé qu'ils vous apparaissaient dans toute leur +beauté, vous ne vous êtes jamais réveillée sans les retrouver. + +MARINA. + +Je partagerai avec vous tout cela. Faisons-nous à l'idée de quitter +cette ville bien-aimée (car elle le mérite bien sans doute), et cette +prison d'état que vous devez à ses bontés. Nos enfans recevront les +soins du Doge et de mes oncles: il faut que nous mettions à la voile +avant la nuit. + +JACOPO FOSCARI. + +Ce terme est bien court. Ne verrai-je donc pas mon père? + +MARINA. + +Vous le verrez. + +JACOPO FOSCARI. + +Où? + +MARINA. + +Ici ou dans l'appartement ducal:--il n'a pas dit où. Que ne +supportez-vous votre exil comme il le supporte! + +JACOPO FOSCARI. + +Oh! ne le blâmez pas. Quelquefois il m'est arrivé de murmurer un +instant; mais il ne pouvait pas autrement agir. Le moindre témoignage de +pitié ou de sympathie de sa part n'eût fait que rejeter sur ses cheveux +blancs le soupçon des Dix, et sur ma tête des malheurs accumulés. + +MARINA. + +Accumulés! Quels sont donc les tourmens qu'ils vous ont épargnés? + +JACOPO FOSCARI. + +Celui de quitter Venise sans vous voir, lui ou toi; ils m'auraient +interdit ce bonheur, comme la première fois qu'ils m'exilèrent. + +MARINA. + +Cela est vrai; oui, pour cela, j'avoue ma dette envers la république, et +je lui devrai davantage encore quand tous deux nous flotterons sur les +libres vagues.--Partons! ah! partons aux extrémités du monde, s'il le +faut; mais loin de cette horrible, injuste et-- + +JACOPO FOSCARI. + +Ne la maudissez pas. Quand je me tais, qui ose accuser ma patrie? + +MARINA. + +Ciel et terre! qui ose l'accuser? le sang de plusieurs millions d'hommes +s'élevant au ciel contre elle; les accens de désespoir des esclaves +enchaînés, des citoyens dans les cachots, des mères, des épouses, des +enfans, des pères, et de tous les sujets courbés sous le joug de dix +vieilles têtes; enfin, jusqu'à _ton silence_. Et quand tu pourrais +encore alléguer quelque chose en sa faveur, quel autre, dis-moi, +voudrait le faire à ta place? + +JACOPO FOSCARI. + +Songeons, puisqu'il le faut, à notre départ. Mais qui vient ici? + +(Entre Lorédano suivi de familiers.) + +LORÉDANO, aux familiers. + +Retirez-vous, et laissez-moi le flambeau. + +(Les familiers se retirent.) + +JACOPO FOSCARI. + +Noble signor, soyez le bien-venu; je ne croyais pas que ces tristes +lieux recevraient jamais l'honneur d'une pareille visite. + +LORÉDANO. + +Ce n'est pas la première fois que je me trouve dans ces sortes de lieux. + +MARINA. + +Ni la dernière, si la récompense suivait le mérite. Venez-vous ici pour +nous insulter, pour faire l'office d'espion, ou pour demeurer en otage +auprès de nous? + +LORÉDANO. + +Telle n'est pas ma mission, noble dame! je suis envoyé vers votre mari +pour lui apprendre le décret des Dix. + +MARINA. + +L'on a prévenu cet acte de bonté: il le connaît. + +LORÉDANO. + +Et comment? + +MARINA. + +Je l'ai informé de l'indulgence de vos collègues, non sans doute avec +les délicates précautions que vous aurait suggérées votre naïve +sensibilité; mais enfin il la connaît. Si vous venez recevoir nos +remerciemens, prenez-les et sortez! L'horreur du cachot est assez +profonde sans vous; il s'y rencontre assez de reptiles non moins +malfaisans, bien que leur venin soit moins lâche. + +JACOPO FOSCARI. + +Calmez-vous, je vous prie. À quoi servent de telles paroles? + +MARINA. + +À lui faire connaître qu'il est connu. + +LORÉDANO. + +La belle dame doit conserver les priviléges de son sexe. + +MARINA. + +Signor, j'ai des fils: un jour ils sauront mieux vous remercier. + +LORÉDANO. + +Vous ferez bien de les élever dans de bons sentimens. Foscari,--vous +connaissez donc votre sentence? + +JACOPO FOSCARI. + +Je retourne à Candie? + +LORÉDANO. + +Oui,--pour la vie. + +JACOPO FOSCARI. + +Pour peu de tems. + +LORÉDANO. + +J'ai dit--pour _la vie_. + +JACOPO FOSCARI. + +Et je répète--pour peu de tems. + +LORÉDANO. + +Une année d'emprisonnement à la Cannée,--ensuite la liberté de l'île +entière. + +JACOPO FOSCARI. + +C'est tout un pour moi: cette liberté est à mes yeux comme la prison qui +doit la précéder. Est-il vrai que ma femme m'accompagne? + +LORÉDANO. + +Oui, si elle le veut. + +MARINA. + +Qui a réclamé pour moi cette justice? + +LORÉDANO. + +Quelqu'un qui ne fait pas la guerre aux femmes. + +MARINA. + +Mais qui opprime les hommes. Quoi qu'il en soit, je le remercie de la +seule faveur que j'aurais voulu demander ou recevoir de lui ou de ses +semblables. + +LORÉDANO. + +Il reçoit ces remerciemens avec les sentimens de celle qui les lui +offre. + +MARINA. + +Et puissent-ils lui servir en proportion de leur sincérité!--Mais assez. + +JACOPO FOSCARI. + +Est-ce là, signor, toute votre mission? Songez qu'il nous reste peu de +tems pour nous préparer, et que votre présence est pénible pour cette +dame, dont la famille est noble comme la vôtre. + +MARINA. + +Plus noble. + +LORÉDANO. + +Comment, plus noble? + +MARINA. + +Oui, car plus généreuse! Nous disons d'un coursier qu'il est _généreux_, +quand nous voulons exprimer la pureté de sa race. Je le sais, bien que +née à Venise où l'on ne connaît guère que des coursiers de bronze; mais +je l'ai appris de ces Vénitiens qui ont abordé sur les côtes d'Égypte, +et de l'Arabie leur voisine. Pourquoi donc ne dirions-nous mieux encore: +l'_homme généreux_? Si la famille est quelque chose, c'est pour les +vertus, plutôt que pour les années qu'elle rappelle; et la mienne, aussi +ancienne que la vôtre, est plus recommandable dans ses rejetons. Oh! +n'affectez pas de l'indignation,--mais reportez vos yeux en arrière; +considérez votre arbre généalogique aux feuillages si verts, aux fruits +si mûrs: alors vous serez forcé de rougir d'ancêtres qui rougiraient +eux-mêmes d'un fils tel que vous,--coeur aride et dévoré de haine! + +JACOPO FOSCARI. + +Encore, Marina! + +MARINA. + +Encore! Ne voyez-vous pas qu'il vient ici pour assouvir sa rage, en +reposant sur nos malheurs un dernier regard? laissez-le les partager. + +JACOPO FOSCARI. + +Cela serait difficile. + +MARINA. + +Nullement. Il les partage déjà:--c'est en vain qu'il cherche à dérober +ses angoisses sous un front de marbre et sous un dédaigneux sourire; il +les partage. Quelques mots précis de vérité confondent les suppôts de +l'enfer aussi bien que leur maître; j'ai mis un instant son ame à +l'épreuve, comme le fera avant peu le feu éternel qui le réclame. Vois +comme il recule à ma voix! et cependant il porte en ses mains la mort, +les fers et l'exil, qu'il déverse à volonté sur ses semblables. Mais ces +armes ne sont pas défensives, car j'ai percé du premier coup son coeur +glacé. Je brave ses furieux regards. Nous ne pouvons que mourir; il est +plus à plaindre que nous, car il ne peut que vivre, et chaque jour +avance l'heure inévitable de son châtiment. + +JACOPO FOSCARI. + +Vous avez perdu la raison. + +MARINA. + +Cela peut être; mais quelle est la cause de ce _délire_? + +LORÉDANO. + +Laissez-la poursuivre; elle ne m'atteint pas. + +MARINA. + +Vous mentez! Vous veniez ici pour savourer un lâche triomphe, à la vue +de notre déplorable situation. Vous veniez pour écouter froidement nos +prières,--pour compter nos pleurs et nos sanglots,--pour contempler le +naufrage auquel vous aviez réduit mon époux, le fils de votre souverain; +en un mot, vous veniez fouler aux pieds la victime,--idée devant +laquelle le bourreau recule, lui qui fait horreur à tous les hommes! +Qu'en est-il résulté? Nous sommes malheureux, signor; malheureux autant +que votre scélératesse et votre soif de vengeance pouvaient le désirer: +et cependant, comment _vous trouvez-vous_? + +LORÉDANO. + +Comme un roc. + +MARINA. + +Oui, mais frappé de la foudre: ils sont insensibles, mais ils demeurent +sillonnés. Allons, Foscari! éloignons-nous, et laissons cet être vil, le +seul digne d'habiter ces lieux qu'il a tant de fois peuplés de victimes, +mais qui ne seront purifiés qu'à l'instant où ils se fermeront sur lui. + +(Entre le Doge.) + +JACOPO FOSCARI. + +Mon père! + +LE DOGE, l'embrassant. + +Jacopo! mon fils!--mon fils! + +JACOPO FOSCARI. + +Encore une fois, mon père! Qu'il y a long-tems que je ne t'avais entendu +prononcer mon nom--_notre_ nom! + +LE DOGE. + +Mon enfant! que ne peux-tu savoir-- + +JACOPO FOSCARI. + +Il m'est échappé rarement des murmures. + +LE DOGE. + +C'est ton silence que j'ai senti le plus vivement. + +MARINA. + +Doge! regardez--là! (Elle indique Lorédano.) + +LE DOGE. + +Je vois cet homme--eh bien? + +MARINA. + +De la prudence! + +LORÉDANO. + +Cette vertu étant celle dont la noble dame aurait le plus besoin, il est +naturel qu'elle la recommande aux autres. + +MARINA. + +Misérable! ce n'est pas une vertu: c'est la politique des hommes de bien +forcés de se trouver en face du vice; c'est auprès de tes semblables que +je la recommande, comme je le ferais à celui dont le pied serait prêt de +toucher une vipère. + +LE DOGE. + +Cela est superflu à ma fille; depuis long-tems je connais Lorédano. + +LORÉDANO. + +Vous pouvez le connaître mieux encore. + +MARINA. + +Oui, mais non pas plus pervers sans doute. + +JACOPO FOSCARI. + +Mon père, ne perdons pas ces dernières heures dans de stériles +reproches. Est-ce bien en effet maintenant notre dernière entrevue? + +LE DOGE. + +Tu vois ces cheveux blancs. + +JACOPO FOSCARI. + +Et de plus, je sens que les miens ne blanchiront jamais ainsi. Mon père, +embrassez-moi! je vous ai toujours aimé,--jamais plus qu'aujourd'hui. +Ayez soin de mes enfans,--ceux de votre dernier enfant; qu'ils soient +pour vous tout ce que je fus long-tems moi-même, et jamais ce que je +suis aujourd'hui. Ne puis-je donc pas _les_ voir aussi? + +MARINA. + +Non,--pas _ici_. + +JACOPO FOSCARI. + +Partout ils peuvent embrasser leurs parens. + +MARINA. + +Je ne voudrais pas qu'ils vissent leur père dans un lieu qui pourrait +mêler à leur tendresse des sentimens de crainte, et troubler le cours +naturel de leur sang jeune et généreux. Ils sont heureux; ils dorment +tranquilles; ils ignorent que leur père n'est qu'un malheureux proscrit. +Je sais bien que leur destinée sera la même un jour; mais qu'ils ne la +reçoivent qu'à titre de succession, et non pas comme un droit de leur +enfance même. Leurs sens ouverts aux inspirations de l'amour le sont +également à celles de la terreur; et cette obscure humidité, et ces eaux +verdâtres et fangeuses qui flottent au-dessus de cet horrible asile,--ce +cachot lui-même, creusé au-dessous de la source des eaux, et enfermant +dans chaque crevasse un germe pestilentiel; tout cela pourrait être à +craindre pour eux: ce n'est pas _leur_ atmosphère, bien que vous,--vous +aussi,--et avant tous les autres, et comme en étant le plus +digne,--_vous_, noble Lorédano, vous puissiez respirer ici sans le +moindre danger. + +JACOPO FOSCARI. + +Je n'avais pas fait ces réflexions; je les approuve. Ainsi, je +m'éloignerai sans les avoir vus. + +LE DOGE. + +Non; il n'en sera rien: vous les verrez dans mon appartement. + +JACOPO FOSCARI. + +Et faudra-t-il _tous_ les quitter? + +LORÉDANO. + +Il le faut. + +JACOPO FOSCARI. + +Sans une seule exception? + +LORÉDANO. + +Ils sont le bien de l'état. + +MARINA. + +Je supposais qu'ils étaient le mien. + +LORÉDANO. + +Ils le sont, en effet, dans tout ce qui se rapporte à la puissance +maternelle. + +MARINA. + +C'est-à-dire, dans tous les soins pénibles. Sont-ils malades? on me les +confiera pour les soigner; meurent-ils? c'est à moi qu'il appartiendra +de les pleurer, de les ensevelir; mais s'ils vivent, vous en ferez des +soldats, des sénateurs, des esclaves, des proscrits,--ce que vous +voudrez; ou s'ils sont de l'autre sexe et doués d'un patrimoine, des +épouses et des courtisanes! Admirable sollicitude de l'état pour ses +fils et les mères de ses fils! + +LORÉDANO. + +L'heure approche, et les vents sont favorables. + +JACOPO FOSCARI. + +Qu'en savez-vous ici, où jamais les vents n'ont soufflé dans leur +liberté? + +LORÉDANO. + +Ils l'étaient quand j'entrai ici. La galère flottait à une portée d'arc +de _la riva di Schiavoni_. + +JACOPO FOSCARI. + +Mon père, précédez-moi, je vous prie, et préparez mes enfans à voir leur +père. + +LE DOGE. + +Allons, mon fils, du courage! + +JACOPO FOSCARI. + +Je ferai tous mes efforts. + +MARINA. + +Adieu, du moins, à cet infâme donjon, et à celui aux bons offices duquel +nous sommes en partie redevables de notre captivité passée. + +LORÉDANO. + +Et de la délivrance présente. + +LE DOGE. + +Il dit vrai. + +JACOPO FOSCARI. + +Sans doute; mais je ne lui dois qu'un échange de mes chaînes pour des +chaînes plus pesantes. Il le savait bien, ou il ne l'eût pas sollicité; +mais je ne lui reproche rien. + +LORÉDANO. + +Le tems presse, signor. + +JACOPO FOSCARI. + +Hélas! pouvais-je penser que je quitterais jamais avec douleur un pareil +séjour! Mais quand je sais que chaque pas qui m'en éloigne m'éloigne en +même tems de Venise, j'éprouve des regrets en regardant pour la dernière +fois ces murailles humides et-- + +LE DOGE. + +Enfant! pas de pleurs. + +MARINA. + +Laissez-les plutôt couler; il n'a pas pleuré au milieu des tortures, +elles ne peuvent ici le déshonorer. Elles soulageront son coeur,--ce coeur +trop sensible,--et je _saurai_ essuyer ces larmes amères ou y joindre +les miennes; je pourrais pleurer maintenant, mais je ne veux pas faire +tant de plaisir au méchant qui nous contemple. Sortons. Doge! +conduisez-nous. + +LORÉDANO, aux familiers. + +La torche! + +MARINA. + +Oui, éclairez-nous comme dans une pompe funèbre, suivie par Lorédano, +pleurant comme un avide héritier. + +LE DOGE. + +Mon fils! vous êtes faible: prenez cette main. + +JACOPO FOSCARI. + +Hélas! faut-il que la jeunesse s'appuie sur les années! c'était moi qui +devais être votre soutien. + +LORÉDANO. + +Prenez mon bras. + +MARINA. + +Foscari! Foscari! ne le touchez pas; c'est un dard vénéneux. Signor, +arrêtez! nous savons bien que si la main des vôtres devait nous sortir +du gouffre où nous sommes plongés, vous vous garderiez bien de nous la +présenter. Viens, Foscari! prends la main que l'autel a jointe à la +tienne; elle n'a pu te sauver, elle te soutiendra du moins toujours. + +(Ils sortent.) + +FIN DU TROISIÈME ACTE. + + + + +ACTE IV. + + + +SCÈNE PREMIÈRE. + +(Une salle dans le palais du Doge.) + +Entrent LORÉDANO et BARBARIGO. + + +BARBARIGO. + +Avez-vous confiance dans un pareil projet? + +LORÉDANO. + +Oui. + +BARBARIGO. + +Sa vieillesse en sera bien affligée. + +LORÉDANO. + +Dites plutôt qu'elle se trouvera heureuse d'être ainsi délivrée du +fardeau de l'état. + +BARBARIGO. + +Son coeur en sera brisé. + +LORÉDANO. + +La vieillesse n'a plus de coeur à briser. Il a vu celui de son fils sur +le point de l'être, et, si l'on excepte un éclair d'attendrissement, en +le voyant dans son cachot, il n'a pas été ému. + +BARBARIGO. + +Dans sa contenance, je l'avoue; mais quelquefois je l'ai vu en proie à +un tel découragement intérieur, que le plus bruyant désespoir ne pouvait +rien trouver à lui envier. Où est-il? + +LORÉDANO. + +Dans ses appartemens, avec son fils, et toute la race des Foscari. + +BARBARIGO. + +Ils se disent adieu. + +LORÉDANO. + +Un dernier adieu, comme celui que le vieillard fera bientôt à la dignité +de Doge. + +BARBARIGO. + +Et quand le fils met-il à la voile? + +LORÉDANO. + +Tout de suite, et quand ils en auront fini avec leurs longs adieux. Il +est tems de les avertir. + +BARBARIGO. + +Arrêtez! Voulez-vous encore abréger de pareils momens? + +LORÉDANO. + +Ce n'est pas moi; nous avons des soins plus importans. Il faut que ce +jour soit en même tems le dernier du règne du vieux Doge et le premier +du dernier bannissement de son fils. Et voilà la vengeance. + +BARBARIGO. + +À mes yeux trop cruelle. + +LORÉDANO. + +Elle est trop douce.--Ce n'est pas même vie pour vie, cette loi de +représailles admise dans tous les âges: ils me doivent encore la mort de +mon père et de mon oncle. + +BARBARIGO. + +Mais cette dette, le Doge ne l'a-t-il pas hautement niée? + +LORÉDANO. + +Sans doute. + +BARBARIGO. + +Et ce désaveu n'a-t-il pas ébranlé vos doutes? + +LORÉDANO. + +Non. + +BARBARIGO. + +Quoi qu'il en soit, si la déchéance doit être obtenue par notre +influence réunie dans le conseil, il faut que ce soit avec toute la +déférence due à ses cheveux blancs, à son rang et à ses services. + +LORÉDANO. + +Avec toutes les cérémonies qu'il vous plaira, pourvu que la chose se +fasse. Vous pouvez, je m'en soucie peu, lui députer le conseil, pour lui +demander, les genoux en terre (comme Barberousse au pape), d'avoir +l'extrême courtoisie d'abdiquer. + +BARBARIGO. + +Et s'il ne veut pas? + +LORÉDANO. + +Alors, nous en choisirons un autre, et nous annulerons son élection. + +BARBARIGO. + +Mais les lois?-- + +LORÉDANO. + +Quelles lois?--Les Dix, voilà les lois; et s'ils n'existaient pas, je +serais, dans cette circonstance, législateur. + +BARBARIGO. + +À vos propres périls? + +LORÉDANO. + +Ce n'est pas ici le cas,--vous dis-je; nous en avons le droit. + +BARBARIGO. + +Mais déjà, à deux reprises, il a sollicité la permission de se retirer, +et deux fois on la lui a refusée. + +LORÉDANO. + +Excellente raison pour la lui accorder une troisième fois. + +BARBARIGO. + +Sans qu'il le demande? + +LORÉDANO. + +Pour lui prouver que ses premières instances ont fait impression. Si +elles partaient du coeur, il nous devra des remerciemens: sinon, il est +juste de punir son hypocrisie. Allons, ils ont eu le tems de se réunir, +il faut les rejoindre; et sur ce point-là seulement, montrez une +résolution inébranlable. Les argumens que j'ai préparés sont de nature à +les ébranler et à renverser le vieillard. N'allez pas, avec vos +scrupules ordinaires, et quand nous sommes sûrs de leurs dispositions et +de leur volonté, nous arrêter au moment de la réussite. + +BARBARIGO. + +Si j'étais sûr que la déchéance du père ne sera pas le prélude d'une +persécution acharnée comme celle dont son fils est la victime, je vous +appuierais sans hésiter. + +LORÉDANO. + +Il n'a rien à craindre, vous dis-je; ses quatre-vingt-cinq ans +continueront autant qu'il pourra les traîner: il ne s'agit que de son +trône. + +BARBARIGO. + +Les princes déposés ont rarement beaucoup de tems à vivre. + +LORÉDANO. + +Plus rarement encore les octogénaires. + +BARBARIGO. + +Pourquoi donc ne pas attendre quelques jours? + +LORÉDANO. + +Parce que nous avons déjà bien assez attendu, et qu'il vit plus qu'il ne +convient. Allons! rendons-nous au conseil! + +(Lorédano et Barbarigo sortent.--Entrent Memmo et un sénateur.) + +SÉNATEUR. + +Un ordre de nous rendre au conseil des Dix! quel en peut être le motif? + +MEMMO. + +Les Dix seuls peuvent répondre: rarement ils manifestent leurs pensées +d'avance. Nous sommes cités;--il suffit. + +SÉNATEUR. + +Il suffit pour eux, mais non pour nous; je voudrais savoir pourquoi. + +MEMMO. + +En obéissant vous le saurez; autrement, vous n'en apprendrez pas moins +pourquoi vous auriez dû obéir. + +SÉNATEUR. + +Je ne prétends pas m'opposer, _mais_-- + +MEMMO. + +Dans Venise, _mais_ désigne un traître. Ne hasardez pas de _mais_, à +moins que vous ne vouliez passer sur le pont que l'on repasse bien +rarement. + +SÉNATEUR. + +Je me tais. + +MEMMO. + +Pourquoi d'ailleurs cette agitation?--Les Dix invoquent, dans leurs +délibérations, l'assistance de vingt-cinq patriciens;--vous êtes l'un de +ceux qu'ils ont choisis, j'en suis un autre; et le choix, ou la chance +qui nous réunit à une assemblée si auguste, me paraît également +honorable pour nous deux. + +SÉNATEUR. + +Sans doute. Je n'ajoute rien. + +MEMMO. + +Comme nous avons l'espoir (et tout le monde, seigneur, peut honnêtement +le caresser, je veux dire tous ceux d'une noble famille), l'espoir qu'un +jour nous pourrons être décemvirs, c'est sans doute comme une école de +sagesse pour les délégués du sénat qu'une pareille initiation comme +novice dans les plus profonds mystères de l'état. + +SÉNATEUR. + +Connaissons-les donc: ils méritent certainement toute notre attention. + +MEMMO. + +Comme nous ne pourrions les divulguer sans exposer nos vies, ils +méritent en effet quelque intérêt de notre part. + +SÉNATEUR. + +Je ne demande pas une place dans le sanctuaire; mais puisque l'on m'a +choisi, et non pas sans répugnance de ma part, je ferai mon devoir. + +MEMMO. + +Ne soyons pas les derniers à obéir à la sommation des Dix. + +SÉNATEUR. + +Tous ne sont pas encore arrivés; mais je suis de votre avis.--Entrons. + +MEMMO. + +Les plus pressés sont les mieux venus dans les conseils d'urgence,--et +du moins nous ne serons pas les derniers. + +(Entrent le Doge, Jacopo Foscari et Marina.) + +JACOPO FOSCARI. + +Ah! mon père! je sens qu'il faut partir, j'y suis décidé. Cependant, je +vous en conjure, obtenez pour moi qu'un jour je sois rappelé dans mes +foyers, un jour, quelqu'éloigné qu'il puisse être: qu'il y ait dans +l'espace un point qui soit pour mon coeur comme une sorte de phare; +j'accepte tous les tourmens qu'ils voudront m'infliger; mais, que je +puisse revenir! + +LE DOGE. + +Fils Jacopo, va, obéis aux volontés de notre pays: nous ne devons rien +voir au-delà. + +JACOPO FOSCARI. + +Mais du moins puis-je regarder derrière moi. Je vous prie, ne m'oubliez +pas. + +LE DOGE. + +Hélas! quand j'avais de nombreux enfans, vous étiez celui que je +chérissais davantage; en peut-il être autrement aujourd'hui, où vous me +restez seul de tous? Mais quand l'état demanderait que l'on exhumât la +cendre de vos trois excellens frères, quand leurs ombres indignées +s'élèveraient pour s'opposer à un pareil acte, et défendre leur dernière +demeure dans la terre de la patrie, je n'en obéirais pas moins à un +devoir plus impérieux encore. + +MARINA. + +Partons, cher époux! tout cela ne fait que prolonger notre douleur. + +JACOPO FOSCARI. + +L'on ne nous a pas encore prévenus; les voiles du vaisseau ne sont pas +déployées:--qui sait? le vent peut changer. + +MARINA. + +Il peut changer, mais leurs coeurs et votre destinée sont immuables; et +la rame des galériens suppléera au calme des vents, et nous éloignera +rapidement du havre. + +JACOPO FOSCARI. + +Ô mers! où sont donc vos orages? + +MARINA. + +Dans le coeur des hommes. Hélas! rien ne peut-il vous calmer? + +JACOPO FOSCARI. + +Jamais marinier n'invoqua son patron pour des vents doux et prospères, +comme je vous implore aujourd'hui, ô vous, patron tutélaire d'une patrie +que, dans votre saint amour, vous ne pouvez chérir plus tendrement que +moi! Soulevez les vagues furieuses de l'Adriatique; réveillez l'Auster, +souverain des tempêtes! Que l'Océan bouleversé rejette bientôt sur les +rivages déserts du Lido mon cadavre sans vie; que j'y puisse embrasser +encore les sables qui bordent cette terre tant aimée, et que je ne dois +plus jamais revoir! + +MARINA. + +Et sans doute vous formez les mêmes voeux pour moi qui ne vous quitte +plus? + +JACOPO FOSCARI. + +Non;--ah! non pour toi, chère et pieuse Marina! puisses-tu long-tems me +survivre, et protéger les tendres années de ces enfans, que ton sublime +dévouement va priver aujourd'hui de tes soins. Mais pour moi seul, +puissent tous les vents se déchaîner contre le vaisseau et mugir dans le +golfe; puissent tous les marins tourner sur moi leurs visages pâles et +désespérés; puissent-ils m'accuser, comme autrefois les Phéniciens +accusèrent Jonas d'appeler seul les tempêtes, et me précipiter dans les +flots comme une offrande pour les apaiser! L'abîme qui me détruira sera +plus compatissant que les hommes; il me transportera sans vie, mais +enfin il me transportera jusqu'aux rivages natals: je devrai une tombe +aux mains des pêcheurs, sur un sable désolé, qui jamais, dans la foule +innombrable des naufragés, n'aura recueilli un coeur aussi déchiré que le +mien ne l'aura été.--Mais pourquoi ne se brise-t-il pas? Comment se +fait-il que je vive? + +MARINA. + +Pour te dompter toi-même, je pense, et pour maîtriser avec le tems ce +vain désespoir. Jusqu'alors tu souffrais; mais les plaintes n'étaient +pas bruyantes. Que souffres-tu donc au prix de ce qui n'a pu t'arracher +un seul cri,--la prison et la torture? + +JACOPO FOSCARI. + +Ah! je souffre une double, une vingt fois plus cruelle torture! Mais +vous dites vrai, il faut la supporter. Votre bénédiction, mon père. + +LE DOGE. + +Que ne peut-elle te protéger! je te la donne pourtant. + +JACOPO FOSCARI. + +Pardonnez-- + +LE DOGE. + +Eh quoi! mon fils? + +JACOPO FOSCARI. + +Ma naissance à ma pauvre mère, à moi d'avoir vécu, et à vous-même, comme +je vous le pardonne, le don que vous m'avez fait de la vie. + +MARINA. + +De quoi pourrais-tu t'accuser? + +JACOPO FOSCARI. + +De rien. Ma mémoire n'est ouverte qu'à la douleur. Mais après avoir si +horriblement souffert, je ne puis m'empêcher de croire que je l'ai +mérité. S'il en est ainsi, puissent mes souffrances sur la terre adoucir +celles que l'avenir me réserve! + +MARINA. + +Ne crains rien, l'enfer est réservé à tes oppresseurs. + +JACOPO FOSCARI. + +J'espère que non. + +MARINA. + +Tu l'espères? + +JACOPO FOSCARI. + +Non, je ne puis leur souhaiter tous les maux qu'ils m'ont infligés. + +MARINA. + +Quoi! ces démons incarnés! Ah! puissent-ils mille fois les subir à leur +tour; et puissent les vers éternellement rongeurs les dévorer! + +JACOPO FOSCARI. + +Ils peuvent se repentir. + +MARINA. + +Dans ce cas-là même, leurs remords seraient trop tardifs; Dieu n'accepte +pas ceux des démons. + +(Entrent un officier et des gardes.) + +OFFICIER. + +Signor! la barque est sur le rivage;--le vent est levé: nous n'attendons +plus que vous. + +JACOPO FOSCARI. + +Je suis prêt. Mon père, encore votre main. + +LE DOGE. + +La voici. Hélas! comme la tienne tremble! + +JACOPO FOSCARI. + +Non, vous vous trompez: c'est la vôtre, mon père. Adieu. + +LE DOGE. + +Adieu. N'as-tu plus rien à recommander? + +JACOPO FOSCARI. + +Non--rien. (À l'officier.) Donnez-moi votre bras, cher signor. + +OFFICIER. + +Vous devenez pâle,--laissez-moi vous soutenir,--plus pâle!--holà! +quelque aide! de l'eau! + +MARINA. + +Il se meurt! + +JACOPO FOSCARI. + +Je suis prêt maintenant.--Un nuage étrange couvre mes yeux;--où est la +porte? + +MARINA. + +Éloignez-vous! c'est à moi de le soutenir.--Mon bien-aimé! ô ciel! comme +le mouvement de son coeur est faible! + +JACOPO FOSCARI. + +De la lumière! Est-ce là de la lumière?--je me meurs. (L'officier lui +présente de l'eau.) + +OFFICIER. + +Peut-être sera-t-il mieux au grand air. + +JACOPO FOSCARI. + +Je n'en doute pas. Vos mains, mon père, ma femme-- + +MARINA. + +La mort est dans cette étreinte glacée. Ô ciel!--mon Foscari, comment +vous trouvez-vous? + +JACOPO FOSCARI. + +Bien! (Il expire.) + +OFFICIER. + +Il est passé. + +LE DOGE. + +Il est libre. + +MARINA. + +Non,--non, il n'est pas mort; il doit encore y avoir de la vie dans ce +coeur:--il n'aurait pu me laisser ainsi. + +LE DOGE. + +Ma fille! + +MARINA. + +Silence, vieillard! je ne suis plus ta fille:--tu n'as plus de fils. Ô +Foscari! + +OFFICIER. + +Il nous faut emporter le corps. + +MARINA. + +Ne le touchez pas, odieux bourreau! avec sa vie cessent vos viles +fonctions; et vos lois homicides elles-mêmes ne les continuent pas +au-delà du meurtre. Laissez sa dépouille mortelle à ceux qui seuls +peuvent honorer sa mémoire. + +OFFICIER. + +Je dois prévenir la seigneurie, et attendre sa volonté. + +LE DOGE. + +Informez la seigneurie de ma part, de la part du Doge, qu'ils n'ont plus +le moindre droit sur ces cendres. Pendant sa vie, il leur appartenait, +comme étant leur sujet:--maintenant il m'appartient.--Mon déplorable +fils! + +(L'officier sort.) + +MARINA. + +Et je vis encore! + +LE DOGE. + +Marina! vos enfans vivent. + +MARINA. + +Mes enfans! oui--ils vivent, et moi aussi je dois vivre pour leur +apprendre à servir l'état, à mourir comme mourut leur père. Combien on +doit désirer et bénir dans Venise la stérilité! Pourquoi ma mère +m'a-t-elle mis au monde! + +LE DOGE. + +Mes malheureux enfans! + +MARINA. + +Quoi? vous aussi, vous êtes enfin sensible!--vous! Qu'est donc devenu le +stoïcisme de l'homme d'état? + +LE DOGE, se jetant sur le corps. + +Là! + +MARINA. + +Vous pleurez! je pensais que vos yeux n'avaient pas de larmes:--vous les +réserviez pour l'instant où elles sont superflues. Mais pleurez! lui ne +pleurera plus jamais--jamais, ô ciel! jamais! + +(Entrent Lorédano et Barbarigo.) + +LORÉDANO. + +Qu'y a-t-il ici? + +MARINA. + +Ah! le démon venant insulter à la mort! Fuis! Satan incarné! cette terre +est sainte, les cendres d'un martyr y reposent et en font un autel. +Retourne au séjour des tourmens! + +BARBARIGO. + +Madame, nous ignorions ce triste événement; nous allions au conseil, et +nous ne faisons que passer. + +MARINA. + +Passez donc! + +LORÉDANO. + +Nous cherchons le Doge. + +MARINA, indiquant le Doge, toujours étendu sur le corps de son fils. + +Il est occupé, vous le voyez, des affaires que vous lui avez préparées. +Êtes-vous contens? + +BARBARIGO. + +À Dieu ne plaise que nous troublions la douleur d'un père! + +MARINA. + +Non; il vous a suffi de la causer: votre rôle est fini. + +LE DOGE, se levant. + +Signor, je suis prêt. + +BARBARIGO. + +Non,--pas maintenant. + +LORÉDANO. + +Cependant, il importe beaucoup. + +LE DOGE. + +S'il en est ainsi, je le répète encore,--je suis prêt. + +BARBARIGO. + +Il n'en sera pas ainsi maintenant; dût Venise, comme un frêle vaisseau, +s'engloutir dans l'abîme! Je respecte votre douleur. + +LE DOGE. + +Je vous remercie. Mais si les nouvelles que vous apportez sont +fâcheuses, parlez, rien ne peut me frapper plus vivement que l'objet que +vous avez devant les yeux. Si elles sont bonnes, parlez; vous n'avez pas +à _craindre_ qu'elles me _consolent_. + +BARBARIGO. + +Je voudrais qu'elles le pussent. + +LE DOGE. + +Je ne m'adresse pas à _vous_, mais à Lorédano. _Il_ me comprend. + +MARINA. + +Je le prévoyais bien. + +LE DOGE. + +Que voulez-vous dire? + +MARINA. + +Voyez! le sang commence à rougir de nouveau les lèvres glacées de +Foscari;--le corps saigne à la vue de l'assassin. (À Lorédano.) Vil +meurtrier juridique, regarde! la mort elle-même rend témoignage de ton +forfait. + +LE DOGE. + +Ma fille! c'est une illusion de la douleur. (Aux suivans.) Emportez le +corps. Signor, si vous le désirez, je vous écouterai dans une heure. + +(Sortent le Doge, Marina et suivans avec le corps.--Lorédano et +Barbarigo demeurent sur la scène.) + +BARBARIGO. + +On ne peut dans ce moment le troubler. + +LORÉDANO. + +Lui-même ne dit-il pas que désormais rien ne pourrait le troubler? + +BARBARIGO. + +Le chagrin aime la solitude, et la rompre est une barbarie. + +LORÉDANO. + +La solitude est l'aliment de tout chagrin; et rien n'est plus capable de +dissiper les sombres visions de l'autre monde que le retour des vives +impressions de celui-ci. Les affaires ne comportent pas les pleurs. + +BARBARIGO. + +Et c'est pour cela que vous voulez écarter ce vieillard de toutes les +affaires? + +LORÉDANO. + +La chose est décrétée. La giunta et les Dix l'ont convertie en loi. Qui +oserait braver la loi? + +BARBARIGO. + +L'humanité! + +LORÉDANO. + +Quoi! parce que son fils est mort? + +BARBARIGO. + +Et qu'il n'est pas encore enseveli. + +LORÉDANO. + +Si, quand nous vous avons proposé la mesure, nous avions connu cet +incident, nous en aurions suspendu l'adoption; mais une fois passé, rien +ne peut en arrêter l'effet. + +BARBARIGO. + +Non, je ne consentirai jamais. + +LORÉDANO. + +Vous avez consenti à l'essentiel,--remettez-vous à moi du reste. + +BARBARIGO. + +Son abdication presse-t-elle donc tant? + +LORÉDANO. + +L'impression d'un sentiment particulier n'a pas droit d'arrêter ce qui +importe à la république; et un malheur simple et naturel ne peut +retarder d'un jour l'exécution d'une loi. + +BARBARIGO. + +Vous avez un fils. + +LORÉDANO. + +Oui,--et même j'_avais_ un père. + +BARBARIGO. + +Cependant, toujours aussi inexorable? + +LORÉDANO. + +Toujours. + +BARBARIGO. + +Mais du moins, avant de presser l'exécution de l'édit qui le dépose, +laissez-le enterrer son fils. + +LORÉDANO. + +Qu'il rappelle donc à la vie mon oncle et mon père,--et j'y consens. Les +hommes peuvent, dans leur vieillesse même, devenir, ou paraître devenir +pères d'une centaine d'enfans; mais ils ne peuvent rallumer l'existence +d'un seul de leurs ancêtres. Le sacrifice n'est pas égal: il a vu ses +enfans expirer d'une mort naturelle; mes pères sont tombés victimes de +maladies violentes et mystérieuses. Je n'ai pas eu recours au poison; je +n'ai pas soudoyé quelque subtil opérateur dans l'art destructeur de +guérir, pour abréger leur route vers la guérison éternelle. Ses fils, et +il en avait quatre, sont morts sans que j'invoquasse le secours de +drogues homicides. + +BARBARIGO. + +Et êtes-vous sur qu'il soit plus coupable que vous? + +LORÉDANO. + +Très-sûr. + +BARBARIGO. + +Il semble pourtant la loyauté même. + +LORÉDANO. + +Ainsi le jugeait Carmagnuola, il n'y a pas long-tems encore. + +BARBARIGO. + +Quoi! cet étranger convaincu de trahison? + +LORÉDANO. + +Lui-même. Vous vous rappelez la nuit dans laquelle les Dix réunis au +Doge décidèrent de sa perte? Le lendemain, à l'heure du crépuscule, +Carmagnuola rencontre le Doge, et lui demande, en plaisantant, s'il doit +lui souhaiter le bonjour ou le bonsoir. Sa seigneurie répondit qu'en +effet il avait veillé toute la nuit dernière: «Et, ajouta-t-il avec le +plus gracieux sourire, dans cette nuit il a souvent été question de +vous[3].» Il disait vrai; on y avait résolu la mort de Carmagnuola huit +mois avant sa mort. Et cependant le vieux Doge, qui connaissait l'arrêt, +l'accueillait avec une hypocrite bienveillance avant +l'exécution;--certes, quatre-vingts années peuvent seules apprendre une +pareille dissimulation. Le brave Carmagnuola est mort; le jeune Foscari +et ses frères le sont également:--jamais ils ne m'ont fait sourire. + +[Note 3: Fait historique.] + +BARBARIGO. + +Étiez-vous donc l'ami de Carmagnuola? + +LORÉDANO. + +Il était la sauve-garde de Venise. Dans sa jeunesse, il avait été son +ennemi; mais dans sa virilité il fut son sauveur d'abord, et puis sa +victime. + +BARBARIGO. + +Tel est le châtiment de ceux qui sauvent les républiques. Celui que nous +poursuivons maintenant, non-seulement a sauvé la nôtre, il en a réduit +d'autres sous son pouvoir. + +LORÉDANO. + +Les Romains (et nous sommes leurs émules) donnaient une couronne à qui +prenait une ville: ils en donnaient également une à celui qui parvenait +à sauver un citoyen dans le combat. La récompense était la même. Que si +nous comparons aujourd'hui le nombre des cités prises par le Doge +Foscari, à celui des citoyens mis à mort par lui, ou durant son +gouvernement, la balance sera terriblement contre lui, quand on se +bornerait aux désastres particuliers, nés de sa haine pour mon +malheureux père. + +BARBARIGO. + +Ainsi vous êtes inébranlable? + +LORÉDANO. + +Qui donc aurait pu m'ébranler? + +BARBARIGO. + +Ce qui m'a ébranlé moi-même. Pour vous, je le sais, vous êtes de marbre +dans votre haine. Mais quand tout sera accompli, quand le vieillard sera +déposé, son nom flétri, sa famille déshonorée, tous ses enfans morts, +vous et les vôtres triomphans, comment dormirez-vous? + +LORÉDANO. + +Plus profondément. + +BARBARIGO. + +Vous vous abusez, et vous serez forcé de le reconnaître avant de vous +assoupir près de vos pères. + +LORÉDANO. + +Ils ne sommeillent pas dans leurs tombes prématurées; ils ne le veulent +pas tant que Foscari ne remplit pas la sienne. Chaque nuit je les vois +se lever en sourcillant autour de ma couche, désigner le palais ducal, +et m'exhorter à la vengeance. + +BARBARIGO. + +Erreur de l'imagination! Aucune passion n'évoque comme la haine les +spectres et les fantômes; l'amour lui-même ne peuple pas les airs +d'illusions comme cette maladie du coeur. + +(Un officier entre.) + +LORÉDANO. + +Où allez-vous? + +OFFICIER. + +Disposer, par l'ordre du Doge, la cérémonie des funérailles du dernier +Foscari. + +BARBARIGO. + +Depuis quelques années les voûtes de leur sépulture se sont ouvertes +bien souvent. + +LORÉDANO. + +Elles seront bientôt comblées, et cesseront à jamais de s'ouvrir. + +OFFICIER. + +Puis-je continuer? + +LORÉDANO. + +Passez. + +BARBARIGO. + +Mais comment le Doge supporte-t-il cette dernière calamité? + +OFFICIER. + +Avec une fermeté désespérée. Il parle peu en présence de témoins, mais +j'ai vu ses lèvres s'entr'ouvrir de tems en tems; une ou deux fois même +je l'ai entendu, de l'appartement voisin, murmurer ces paroles: _Mon +fils_! Je dois m'éloigner. + +(L'officier sort.) + +BARBARIGO. + +Cette catastrophe va mettre tout Venise de son côté. + +LORÉDANO. + +Sans doute. Il faut nous hâter: réunissons les membres délégués pour +faire connaître la résolution du conseil. + +BARBARIGO. + +Je proteste dès maintenant contre elle. + +LORÉDANO. + +À votre aise:--je n'en recueillerai pas moins les voix; et voyons qui de +nous deux aura le plus d'influence sur les esprits. + +(Sortent Barbarigo et Lorédano.) + +FIN DU QUATRIÈME ACTE. + + + + +ACTE V. + + + +SCÈNE PREMIÈRE. + +(Les appartemens du Doge.) + +Le DOGE, DOMESTIQUE. + + +DOMESTIQUE. + +Monseigneur, la députation attend; mais elle ajoute que si vous désiriez +la recevoir à une autre heure elle attendrait votre plaisir. + +LE DOGE. + +Pour moi toutes les heures sont égales. Qu'ils entrent. + +(Le domestique sort.) + +OFFICIER. + +Prince! j'ai rempli votre ordre. + +LE DOGE. + +Quel ordre? + +OFFICIER. + +Un bien triste.--J'ai disposé le convoi de-- + +LE DOGE. + +Oui--oui--oui,--pardon. Je commence à perdre la mémoire; je me fais trop +vieux,--aussi vieux que l'annoncent mes années. Jusqu'à présent j'avais +lutté contre elles; mais elles commencent à l'emporter sur moi. + +(Entre la députation composée de six de la seigneurie et du chef des +Dix.) + +LE DOGE. + +Soyez les bien-venus, nobles seigneurs! + +LE CHEF DES DIX. + +Avant tout, le conseil partage avec le Doge le chagrin de son dernier +malheur privé. + +LE DOGE. + +Assez--assez de cela. + +LE CHEF DES DIX. + +Le Doge refuse-t-il cet hommage de respect? + +LE DOGE. + +Je le reçois comme on le présente.--Poursuivez. + +LE CHEF DES DIX. + +Les Dix, réunis à une giunta tirée du sénat, et composée de vingt-cinq +des plus nobles patriciens, ayant délibéré sur l'état de la république, +et sur les soucis qui, en ce moment, doivent doublement oppresser vos +années depuis si long-tems dévouées à la patrie, ont jugé convenable de +solliciter humblement de votre sagesse (qui ne pourra s'empêcher d'y +consentir) la résignation de l'anneau ducal, que vous avez si long-tems +et si glorieusement porté. Et pour témoigner qu'ils ne sont ingrats ni +insensibles envers vos années et vos services, ils vous destinent un +apanage de deux mille ducats d'or, pour entourer votre retraite d'un +éclat digne de celle d'un prince. + +LE DOGE. + +L'ai-je bien entendu? + +LE CHEF DES DIX. + +Ai-je besoin de répéter? + +LE DOGE. + +Non.--Avez-vous fait? + +LE CHEF DES DIX. + +J'ai parlé. Vingt-quatre heures vous sont accordées pour rendre réponse. + +LE DOGE. + +Je n'aurais pas besoin du même nombre de secondes. + +LE CHEF DES DIX. + +Nous n'avons plus qu'à nous retirer. + +LE DOGE. + +Restez! vingt-quatre heures ne changeront rien à ce que j'ai à dire. + +LE CHEF DES DIX. + +Parlez! + +LE DOGE. + +Quand par deux fois j'ai exprimé le voeu d'abdiquer, on m'en a refusé la +liberté; et non-seulement on me l'a refusée, mais vous m'avez arraché le +serment de ne plus jamais à l'avenir renouveler cette demande. J'ai +alors juré de mourir dans l'exercice des fonctions que ma patrie m'avait +ici confiées; je dois écouter la voix de l'honneur, de ma +conscience:--je ne puis violer _mon_ serment. + +LE CHEF DES DIX. + +Ne nous réduisez pas à recourir à la nécessité d'un décret, à défaut de +votre assentiment. + +LE DOGE. + +La Providence se plaît à prolonger mes jours pour m'éprouver et me +punir; mais vous, avez-vous quelque droit d'accuser la longueur d'une +vie dont chaque heure fut consacrée au service de l'état? Je suis prêt à +sacrifier encore ma vie pour lui, comme je lui ai déjà sacrifié d'autres +objets mille fois plus chers que la vie. Mais quant à ma dignité,--je la +tiens de _toute_ la république; quand la volonté _générale_ sera +consultée, alors je pourrai vous donner une réponse. + +LE CHEF DES DIX. + +Celle que vous nous faites nous afflige, mais elle ne peut avoir le +moindre poids. + +LE DOGE. + +Je suis prêt à tout; mais rien ne changera ma volonté, même pour un +moment. Décrétez--ce qu'il vous plaira. + +LE CHEF DES DIX. + +Voici donc la réponse que nous devons transmettre à ceux qui nous +envoient? + +LE DOGE. + +Vous m'avez entendu. + +LE CHEF DES DIX. + +Nous nous retirons respectueusement. + +(La députation sort.--Un domestique entre.) + +LE DOMESTIQUE. + +Monseigneur, la noble dame Marina demande une audience. + +LE DOGE. + +Mon tems est à elle. + +(Entre Marina.) + +MARINA. + +Pardonnez, monseigneur, si je vous trouble;--peut-être souhaitiez-vous +d'être seul? + +LE DOGE. + +Seul? Quand tout le monde se presserait autour de moi, je n'en resterai +pas moins seul aujourd'hui et désormais. Mais nous avons des forces. + +MARINA. + +Oui, conservons-les pour les objets--Oh! mon cher Jacopo! + +LE DOGE. + +Ne te contrains pas! je n'ai pas de consolations à t'offrir. + +MARINA. + +Ah! s'il avait vécu dans une autre contrée; doué de tous les avantages, +si chéri, si accompli, qui pouvait être plus heureux, plus envié que mon +pauvre Foscari? Rien n'eût manqué à son bonheur et au mien; rien, s'il +n'eût pas été de Venise. + +LE DOGE. + +Ou le fils d'un prince. + +MARINA. + +Oui; tout ce que les autres hommes souhaitent dans leur vanité ou dans +leurs illusions de bonheur, tout, par une destinée étrange, lui est +devenu fatal. La patrie, le peuple qui l'idolâtrait, le prince dont il +était le fils aîné, et-- + +LE DOGE. + +Le prince? il n'a plus long-tems à l'être. + +MARINA. + +Comment? + +LE DOGE. + +Ils m'ont ravi mon fils, maintenant ils songent à me ravir un anneau et +un diadême trop long-tems portés. Ah! laissons-leur reprendre ces vains +hochets! + +MARINA. + +Les tyrans! et dans un tel jour encore! + +LE DOGE. + +Ils n'en pouvaient choisir un plus favorable: une heure plus tôt j'y +eusse été sensible. + +MARINA. + +Quoi! n'avez-vous pas de ressentiment?--Ô vengeance! mais hélas! celui +qui vous eût protégé si lui-même l'avait été, mon cher Foscari, ne peut +plus aider son père. + +LE DOGE. + +Il ne l'eût jamais aidé contre son pays, quand il aurait eu mille vies +au lieu de celle-- + +MARINA. + +Qu'ils lui arrachèrent dans les supplices. Vous appelez cela du +patriotisme? Mais je suis femme; et mon mari, mes enfans, voilà ma +patrie et mon bonheur. Je l'ai aimé,--je l'ai idolâtré! et je l'ai vu +supporter des épreuves qui eussent glacé d'épouvante les plus intrépides +martyrs. Il n'est plus; et moi, qui aurais voulu donner tout mon sang +pour lui, je n'ai rien à lui donner que des larmes! Que ne puis-je +espérer de le voir venger?--Mais j'ai des fils: un jour ils seront des +hommes. + +LE DOGE. + +Le malheur vous égare. + +MARINA. + +Je croyais pouvoir le supporter quand je le voyais en proie à +d'horribles tourmens; oui, je pensais que mieux eût valu le voir mort +que victime d'une captivité plus longue:--je reçois la punition d'une +pareille pensée. Que ne suis-je dans son tombeau! + +LE DOGE. + +Il faut que je le voie encore une fois. + +MARINA. + +Venez avec moi. + +LE DOGE. + +Est-il-- + +MARINA. + +Son monument aujourd'hui est notre lit nuptial. + +LE DOGE. + +Mais est-il dans son linceul? + +MARINA. + +Viens, vieillard, viens! + +(Le Doge et Marina sortent.--Entrent Barbarigo et Lorédano.) + +BARBARIGO, à un domestique. + +Où est le Doge? + +LE DOMESTIQUE. + +Il vient de se retirer à l'instant avec l'illustre dame, veuve de son +fils. + +LORÉDANO. + +Où? + +LE DOMESTIQUE. + +Dans la chambre où le corps est déposé. + +BARBARIGO. + +Il ne nous reste donc qu'à retourner. + +LORÉDANO. + +Vous oubliez que vous ne le pouvez. Nous avons l'ordre implicite de la +junte d'attendre qu'elle se présente ici, et de l'assister: elle ne +tardera pas à arriver. + +BARBARIGO. + +Et la junte se hâtera-t-elle de faire entendre au Doge sa réponse? + +LORÉDANO. + +Elle exprime le voeu d'une grande célérité. Le Doge avait répondu +vivement, il faut qu'on lui réplique de même. On a égard à sa dignité; +on s'est occupé de son sort:--que peut-il désirer de plus? + +BARBARIGO. + +De mourir dans ses vêtemens de Doge. Certes, il ne peut survivre +long-tems encore; mais j'ai fait de mon mieux pour défendre son rang; et +jusqu'à la fin j'ai combattu la proposition, bien que sans succès. +Pourquoi me forcer ici à exprimer le vote de la majorité? + +LORÉDANO. + +Il était important d'appeler à témoins quelques opinions différentes des +nôtres, afin d'empêcher la calomnie d'insinuer qu'une majorité +tyrannique redoutait pour ses actes l'assistance des autres. + +BARBARIGO. + +Dites aussi, car je dois le croire, que vous avez voulu me faire rougir +de l'inutilité de ma résistance. Lorédano! dans vos moyens de vengeance, +vous êtes ingénieux, poétique même, un véritable Ovide dans _l'art de +haïr_; c'est donc à vous--(car la haine porte un oeil microscopique, même +dans les objets secondaires) que je dois, pour mieux faire ressortir le +zèle des autres, d'avoir été associé involontairement aux travaux de +votre junte. + +LORÉDANO. + +Comment! ma junte? + +BARBARIGO. + +Oui, la _vôtre_! Ils parlent d'après vous, ourdissent vos trames, +adoptent vos plans et exécutent votre ouvrage; ne sont-ils pas les +vôtres? + +LORÉDANO. + +Vous oubliez la prudence:--souhaitez qu'ils ne vous entendent pas. + +BARBARIGO. + +Oh! viendra le jour qu'ils entendront des voix plus terribles que la +mienne: ils ont outrepassé tous leurs excès; et quand on montre une +telle audace dans les états les plus vils et les plus méprisés, +l'humanité s'y relève encore pour les punir. + +LORÉDANO. + +Vous parlez avec peu de sagesse. + +BARBARIGO. + +C'est ce qu'il faudrait prouver. Mais voici nos collègues. + +(Entre la députation de la junte.) + +LE CHEF DES DIX. + +Le Doge sait-il que nous désirons le voir? + +LE DOMESTIQUE. + +On va le lui apprendre. + +(Le domestique sort.) + +BARBARIGO. + +Le Doge est avec son fils. + +LE CHEF DES DIX. + +S'il en est ainsi, nous remettrons l'affaire après la cérémonie. +Sortons; nous avons encore jusqu'au soir assez de tems. + +LORÉDANO, à part, à Barbarigo. + +Que le feu de l'enfer dessèche ton indiscrète langue! Je l'arracherai de +cette imprudente et sotte bouche, et je saurai bien ainsi vous ôter le +pouvoir d'exprimer autre chose que des sanglots. (Haut, à ses autres +collègues.) Sages signors, un instant de retard, je vous prie. + +BARBARIGO. + +Soyons humains! + +LORÉDANO. + +Voyez, le duc approche! + +(Entre le Doge.) + +LE DOGE. + +J'obéis à votre sommation. + +LE CHEF DES DIX. + +Nous venons encore une fois pour vous faire agréer notre dernière +demande. + +LE DOGE. + +Et moi pour vous dire-- + +LE CHEF DES DIX. + +Quoi? + +LE DOGE. + +La même chose. Vous m'avez entendu. + +LE CHEF DES DIX. + +Vous allez donc entendre le décret absolu et définitif que nous venons +de rendre. + +LE DOGE. + +Au fait--au fait! Je connais les vieilles formes de votre justice, et +les gracieux préludes de vos actes tyranniques. Poursuivez! + +LE CHEF DES DIX. + +Vous n'êtes plus Doge; vous êtes délié de votre impérial serment comme +souverain; vous déposerez la robe ducale; mais, par égard pour vos +services, l'état vous alloue l'apanage dont nous vous avons parlé dans +notre précédente entrevue. Vous avez trois jours pour quitter ces lieux, +sous peine de voir confisquer vos biens, et toute votre fortune +particulière. + +LE DOGE. + +Cette dernière clause, et je suis fier de le dire, n'enrichira pas le +trésor. + +LE CHEF DES DIX. + +Doge! votre réponse. + +LORÉDANO. + +Répondez, François Foscari! + +LE DOGE. + +Si j'avais pu jamais prévoir que mon âge portât quelque préjudice à la +chose publique, je n'aurais pas, chef de l'état, témoigné assez +d'ingratitude pour préférer la dignité suprême à l'intérêt de ma patrie. +Mais cette _vie_, que vous abreuvez d'amertume, ne lui fut pas inutile +pendant de longues années; et je devais espérer que mes derniers momens +pourraient encore lui être consacrés. Mais le décret étant rendu, +j'obéis. + +LE CHEF DES DIX. + +Si vous aviez désiré prolonger le délai des trois jours, nous l'aurions +volontiers, comme témoignage de notre estime, étendu jusqu'à huit. + +LE DOGE. + +Pas même huit heures, signor; pas même huit minutes.--(Déposant son +anneau et son bonnet.) Voici l'anneau ducal et voici le ducal diadême. +Ainsi l'Adriatique est libre d'en épouser un autre. + +LE CHEF DES DIX. + +Veuillez montrer moins d'empressement. + +LE DOGE. + +Ah! signor, je suis vieux; et pour vous donner le tems de me déposer, je +dois moi-même ne pas en perdre. Je crois voir parmi vous une figure que +je ne connais pas.--Sénateur! votre nom? votre costume m'annonce que +vous êtes le chef des Quarante? + +MEMMO. + +Signor, je suis le fils de Marco Memmo. + +LE DOGE. + +Ah! votre père était mon ami;--les _fils_ et les pères... Mais qu'y +a-t-il? mes gens ici! + +LE DOMESTIQUE. + +Mon prince! + +LE DOGE. + +Je ne suis plus prince:--voici les princes du prince! (Montrant la +députation des Dix.) Disposez-vous à quitter ces lieux sur-le-champ. + +LE CHEF DES DIX. + +Pourquoi si brusquement? ce sera éveiller le scandale. + +LE DOGE, aux Dix. + +Vous en répondrez; c'est votre affaire.--(Aux domestiques.) Pour vous, +il est une charge que je remets encore à vos soins les plus grands, +quoique je n'en aie plus le droit;--mais non, je dois m'occuper +moi-même-- + +BARBARIGO. + +Il entend le corps de son fils. + +LE DOGE. + +Appelez Marina, ma fille. + +(Entre Marina.) + +LE DOGE. + +Disposez-vous, ma fille; nous pouvons aller pleurer ailleurs. + +MARINA. + +Ah! dans tous les lieux. + +LE DOGE. + +Oui; mais en liberté, et non plus devant les yeux jaloux de ces espions +de la grandeur. Signors, vous pouvez partir. Que voudriez-vous de plus? +nous allons sortir. Craignez-vous que nous n'emportions avec nous le +palais? Ces murs, dix fois aussi vieux que moi, et je le suis pourtant +assez, vous ont servis comme je vous ai servis moi-même; eux et moi nous +pourrions même vous rappeler quelques souvenirs: mais je ne les conjure +pas de vous écraser, comme autrefois les colonnes du temple de Dagon se +détachèrent sur l'Israélite et les Philistins ses ennemis! Le pouvoir de +les ébranler appartiendrait, je pense, à une malédiction comme la +mienne, provoquée par des êtres tels que vous; mais je ne maudis point. +Adieu! généreux signors! puisse le Doge suivant être meilleur que le +Doge actuel! + +LORÉDANO. + +Le Doge _actuel_ est Pascal Malipiero. + +LE DOGE. + +Non, tant que je n'ai pas franchi le seuil de ces portes. + +LORÉDANO. + +La grande cloche de Saint-Marc doit bientôt retentir pour son +inauguration. + +LE DOGE. + +Ciel et terre! vous oserez donner ce signal de mort, et je vivrai pour +l'entendre!--moi, le premier Doge qui l'aura jamais entendu pour son +successeur! Plus heureux cent fois mon coupable prédécesseur, le fier +Marino Faliero:--cette insulte du moins lui fut épargnée. + +LORÉDANO. + +Eh quoi! regretteriez-vous un traître? + +LE DOGE. + +Non;--mais j'envie le sort d'un mort. + +LE CHEF DES DIX. + +Monseigneur, si vous êtes décidé à quitter aussi brusquement le palais +ducal, retirez-vous du moins par l'escalier particulier qui conduit sur +les bords du canal. + +LE DOGE. + +Non. Je descendrai les escaliers par lesquels j'arrivai autrefois à la +souveraineté:--l'escalier du Géant, au sommet duquel je reçus +l'investiture de Doge. Mes services me l'avaient fait gravir, les +odieuses pratiques de mes ennemis vont m'en faire descendre. C'est là +que je fus installé, il y a trente-cinq ans, et que je traversai les +appartemens que je ne devais plus craindre de quitter, si ce n'est comme +cadavre,--cadavre luttant peut-être pour les protéger encore,--mais non +chassé honteusement par mes propres concitoyens. Allons, cependant; mon +fils et moi nous en sortirons ensemble,--lui pour sa dernière demeure, +moi pour la demander au ciel. + +LE CHEF DES DIX. + +Quoi! en public? + +LE DOGE. + +Je fus élu publiquement, je veux être déposé de même. Marina! es-tu +prête? + +MARINA. + +Voici mon bras. + +LE DOGE. + +Oui, mon bâton de vieillesse! Grâce à ce soutien, je puis partir. + +LE CHEF DES DIX. + +Cela ne peut être:--le peuple vous verrait. + +LE DOGE. + +Le peuple!--il n'y a pas ici de peuple; vous le savez: autrement vous +n'auriez pas osé insulter ainsi lui et moi. Il est peut-être une +_populace_ dont l'aspect vous fera rougir; mais ne craignez pas qu'elle +ose murmurer ou vous maudire, si ce n'est du fond du coeur, et par leurs +muets regards. + +LE CHEF DES DIX. + +Vous parlez ainsi par emportement, autrement-- + +LE DOGE. + +Vous avez raison. J'ai parlé plus que je n'en ai l'habitude; c'est un +faible qui n'est pas le mien, et qui vous excuse le mieux, en ce qu'il +semble indiquer que les années affaiblissent ma raison. Adieu! +seigneurs. + +BARBARIGO. + +Vous ne vous éloignerez pas sans une escorte convenable à votre rang +passé et actuel. Nous accompagnerons le Doge, avec le respect qui lui +est dû, jusqu'à son palais particulier. N'est-ce pas là votre avis, mes +collègues? + +PLUSIEURS VOIX. + +Oui, oui. + +LE DOGE. + +Vous ne marcherez pas du moins à ma suite. J'entrai ici souverain;--je +sortirai par les mêmes portes, mais comme citoyen. Toutes ces vaines +cérémonies sont autant de lâches insultes qui ne font qu'ulcérer le coeur +davantage, et lui offrir, au lieu d'antidote, de nouveaux poisons. La +pompe est faite pour les princes;--je ne le suis pas!--il est faux même +que je sois quelque chose avant de franchir ces portes.--Ah! + +LORÉDANO. + +Écoutez! + +(On entend sonner la grande cloche de Saint-Marc.) + +BARBARIGO. + +La cloche! + +LE CHEF DES DIX. + +Oui, de Saint-Marc, qui s'ébranle pour l'élection de Malipiero. + +LE DOGE. + +Je reconnais le son! je l'entendis une fois, une fois seulement, et il y +a de cela trente-cinq années. Dès-lors j'avais cessé d'être jeune. + +BARBARIGO. + +Asseyez-vous, monseigneur! vous tremblez. + +LE DOGE. + +C'est le signal de mes funérailles! Mon coeur souffre horriblement. + +BARBARIGO. + +Asseyez-vous, je vous prie. + +LE DOGE. + +Non; mon siége était jusqu'à présent un trône. Marina! allons. + +MARINA. + +Oui, le plus promptement possible. + +LE DOGE. Il fait quelques pas, puis s'arrête. + +Je sens une soif dévorante.--Qui m'apportera un peu d'eau? + +BARBARIGO. + +Moi-- + +MARINA. + +Moi-- + +LORÉDANO. + +Moi-- + +(Le Doge prend un gobelet de la main de Lorédano.) + +LE DOGE. + +Je le reçois de vous, Lorédano, de la main la plus digne de m'assister à +une pareille heure. + +LORÉDANO. + +Par quel motif? + +LE DOGE. + +Il est dit que le cristal de Venise a pour les poisons une telle +antipathie, qu'il vient à se briser dès qu'on y dépose le moindre venin. +Cependant vous portez ce gobelet, il n'éclate pas. + +LORÉDANO. + +Eh bien? + +LE DOGE. + +Le cristal est donc faux ou vous êtes loyal. Pour moi, je ne crois l'un +ni l'autre; c'est une légende mensongère. + +MARINA. + +Vous parlez beaucoup; mieux vaudrait vous asseoir, et ne pas encore +partir. Ô ciel! vos regards ressemblent aux derniers de mon mari! + +BARBARIGO. + +Il tombe!--supportez-le!--Un siége! + +LE DOGE. + +La cloche sonne!--Laissez-moi!--ma tête est en feu! + +BARBARIGO. + +Appuyez-vous sur nous, je vous en conjure. + +LE DOGE. + +Non! un souverain doit mourir debout. Soutenez-moi, ma pauvre +fille!--Ah! _cette cloche_! + +(Le Doge retombe et meurt.) + +MARINA. + +Mon Dieu! mon Dieu! + +BARBARIGO, à Lorédano. + +Contemplez votre ouvrage; il est complet. + +LE CHEF DES DIX. + +N'a-t-on aucun secours? Appelez à l'aide. + +LE DOMESTIQUE. + +Il n'y a plus d'espérance. + +LE CHEF DES DIX. + +S'il en est ainsi, qu'au moins ses obsèques soient dignes de son nom, de +sa patrie, de son rang, de son dévouement aux devoirs que lui imposait +la république, tant que son âge lui permettait de s'y livrer. Mes +collègues, parlez; n'êtes-vous pas de cet avis? + +BARBARIGO. + +Il n'a pas eu le malheur de mourir sujet aux lieux où il avait régné: il +faut donc que ses funérailles soient celles d'un prince. + +LE CHEF DES DIX. + +Ainsi on nous approuve? + +TOUS, à l'exception de Lorédano, répondent: + +Oui. + +LE CHEF DES DIX. + +La paix du ciel soit avec lui. + +MARINA. + +Veuillez m'excuser, signors; c'est une raillerie. Ne plaisantez pas +davantage avec ces tristes restes, qui, lorsqu'ils étaient le séjour +d'une ame (une ame sur laquelle vous avez exercé tout votre empire), +furent par vous insultés avec une rage aussi glorieuse pour vous que sa +vertu l'était pour lui; vous avez banni Foscari de son palais, vous +l'avez arraché impitoyablement de son trône; et maintenant, quand il ne +peut plus apprécier vos marques de respect, quand il ne voudrait plus +les accepter s'il voulait encore quelque chose, vous préparez, signors, +une pompe vaine et superflue, pour honorer la mémoire de celui que vous +avez foulé aux pieds. De royales funérailles n'ajouteraient rien à son +honneur, et ne pourraient que mieux faire ressortir votre crime. + +LE CHEF DES DIX. + +Madame, nous ne changeons pas aussi promptement de projet. + +MARINA. + +Je le sais, du moins quand il s'agit de torturer les vivans; mais je +pensais que les morts n'étaient plus sous votre empire, et qu'ils +étaient confiés à des êtres supérieurs, dont l'office, il faut l'avouer, +ressemble beaucoup à celui que vous exercez sur la terre. Laissez-le à +mes soins; vous me l'auriez abandonné si vous n'eussiez porté le dernier +coup à ce vieillard infortuné: c'est mon dernier devoir, et, dans mon +malheur, il peut m'offrir une sorte de consolation. Le désespoir est +fantastique, il recherche les images de mort et l'appareil des +funérailles. + +LE CHEF DES DIX. + +Prétendez-vous encore à cet office? + +MARINA. + +Oui, seigneur, j'y prétends. Sa fortune, il est vrai, fut dissipée au +service de l'état; mais il me reste mon douaire, et je le consacre à ses +obsèques et à celles de--(Elle s'arrête agitée.) + +LE CHEF DES DIX. + +Gardez-le plutôt pour vos enfans. + +MARINA. + +Oui; en effet, ils sont orphelins: je vous remercie. + +LE CHEF DES DIX. + +Quant à votre requête, nous ne pouvons y souscrire. Ces restes seront +exposés avec la pompe accoutumée; ils seront accompagnés à leur dernier +gîte par le nouveau Doge, non pas revêtu des insignes de sa dignité mais +de la simple robe des sénateurs. + +MARINA. + +L'on m'a cité des meurtriers qui avaient enterré leurs victimes; mais +jusqu'à présent je n'avais jamais entendu parler d'une apparence +hypocrite de splendeur semblable à celle que les assassins de Faliero +veulent préparer. L'on m'a cité des veuves en larmes,--hélas! j'en ai +versé quelques-unes,--et toujours grâce à vous! L'on m'a cité des +héritiers à la tête du deuil;--et sans doute, n'en ayant pas laissé au +défunt, vous prétendez aujourd'hui en remplir le rôle. Fort bien, +seigneurs; votre volonté sera faite, comme un jour, je l'espère, le sera +la volonté du ciel! + +LE CHEF DES DIX. + +Songez-vous, madame, à qui vous parlez, et tout le danger d'un pareil +discours? + +MARINA. + +Quant au premier point, je le connais mieux, et quant au dernier, aussi +bien que vous-mêmes; je puis les envisager. Souhaitez-vous quelques +funérailles de plus? + +BARBARIGO. + +Ne relevez pas ces expressions passionnées; sa position doit lui servir +d'excuse. + +LE CHEF DES DIX. + +Nous n'en tiendrons donc pas compte. + +BARBARIGO, à Lorédano qui trace quelques mots sur ses tablettes. + +Qu'écrivez-vous donc là avec tant d'empressement? + +LORÉDANO, montrant du doigt le corps du Doge. + +Qu'_il_ m'a payé[4]. + +[Note 4: _L'ha pagata_, fait historique. Voyez l'_Histoire de Venise_, +par Pierre Daru, page 411, vol. II.] + +LE CHEF DES DIX. + +Quelle dette vous devait-il? + +LORÉDANO. + +Une dette ancienne et juste; la dette de la nature et la _mienne_. + +(La toile tombe.) + +FIN DES DEUX FOSCARI. + + + + +APPENDICE. + +EXTRAIT +DE L'HISTOIRE DE LA RÉPUBLIQUE DE VENISE, +PAR P. DARU, DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE. + + +Depuis trente ans, la république n'avait pas déposé les armes. Elle +avait acquis les provinces de Brescia, de Bergame, de Crême, et la +principauté de Ravenne. + +Mais ces guerres continuelles faisaient beaucoup de malheureux et de +mécontens. Le Doge François Foscari, à qui on ne pouvait pardonner d'en +avoir été le promoteur, manifesta une seconde fois, en 1442, et +probablement avec plus de sincérité que la première, l'intention +d'abdiquer sa dignité. Le conseil s'y refusa encore. On avait exigé de +lui le serment de ne plus quitter le dogat. Il était déjà avancé dans la +vieillesse, conservant toujours beaucoup de force de tête et de +caractère, et jouissant de la gloire d'avoir vu la république étendre au +loin les limites de ses domaines pendant son administration. + +Au milieu de ses prospérités, de grands chagrins vinrent mettre à +l'épreuve la fermeté de son ame. + +Son fils, Jacques Foscari, fut accusé, en 1445 d'avoir reçu des présens +de quelques princes ou seigneurs étrangers, notamment, disait-on, du duc +de Milan, Philippe Visconti. C'était non-seulement une bassesse, mais +une infraction des lois positives de la république. + +Le conseil des Dix traita cette affaire comme s'il se fût agi d'un délit +commis par un particulier obscur. L'accusé fut amené devant ses juges, +devant le Doge, qui ne crut pas pouvoir s'abstenir de présider le +tribunal. Là, il fut interrogé, appliqué à la question[5], déclaré +coupable; et il entendit, de la bouche de son père, l'arrêt qui le +condamnait au bannissement perpétuel, et le reléguait à Naples de +Romanie, pour y finir ses jours. + +[Note 5: _E datagli la corda per avere da lui la verita; chiamato il +consiglio de' Dieci colla giunta, nel quale fù messer lo Doge, fù +sentenziato_. (Marin Sanuto, _Vite de' Duchi, F. Foscari_.)] + +Embarqué sur une galère pour se rendre au lieu de son exil, il tomba +malade à Trieste. Les sollicitations du Doge obtinrent, non sans +difficulté, qu'on lui assignât une autre résidence. Enfin le conseil des +Dix lui permit de se retirer à Trévise, en lui imposant l'obligation d'y +rester sous peine de mort, et de se présenter tous les jours devant le +gouverneur. + +Il y était depuis cinq ans, lorsqu'un des chefs du conseil des Dix fut +assassiné. Les soupçons se portèrent sur lui: un de ses domestiques +qu'on avait vu à Venise fut arrêté et subit la torture. Les bourreaux ne +purent lui arracher aucun aveu. Ce terrible tribunal se fit amener son +maître, le soumit aux mêmes épreuves; il résista à tous les tourmens, ne +cessant d'attester son innocence[6]. Mais on ne vit dans cette constance +que de l'obstination; de ce qu'il taisait le fait, on conclut que ce +fait existait: on attribua sa fermeté à la magie, et on le relégua à la +Canée. De cette terre lointaine, le banni, digne alors de quelque pitié, +ne cessait d'écrire à son père, à ses amis, pour obtenir quelque +adoucissement à sa déportation. N'obtenant rien, et sachant que la +terreur qu'inspirait le conseil des Dix ne lui permettait pas d'espérer +de trouver dans Venise une seule voix qui s'élevât en sa faveur, il fit +une lettre pour le nouveau duc de Milan, par laquelle, au nom des bons +offices que Sforce avait reçus du chef de la république, il implorait +son intervention en faveur d'un innocent, du fils du Doge. + +[Note 6: _E fù tormentato nè mai confessò cosa alcuna, pure parve al +consiglio de' Dieci di confinarlo in vita alla Canea_. (Ibid.) Voici le +texte du jugement: _«Cùm Jacobus Foscari, per occasioneni percussionis +et mortis Hermolai Donati, fuit retentus et examinatus, et propter +significationes, testificationes, et scripturas quoe habentur contra eum, +clare apparet ipsum esse reum criminis proedicti; sed propter +incantationes et verba quoe sibi reperta sunt, de quibus exsistit indicia +manifesta, videtur, propter obstinatam mentem suam, non esse possibile +extrahere ab ipso illam veritatem, quoe clara est per scripturas et per +testificationes, quoniam in fune aliquam nec vocem, nec gemitum, sed +solum intra dentes voces ipse videtur et auditur infra se loqui_, +etc.... _Tamen non est standum in istis terminis, propter honorem status +nostri et pro multis respectibus, proesertìm quòd regimen nostrum +occupatur in hac re, et qui interdictum est ampliùs progredere; vadit +pars quòd dictus Jacobus Foscari, propter ea quoe habentur de illo, +mittatur in confinium in civitate Caneoe_, etc.» Notice sur le procès de +Jacques Foscari, dans un volume intitulé, _Raccolta di memorie storiche +e annedote, per formar la Storia dell' eccellentissimo consiglio de' +Dieci dalla sua prima istituzione sino a' giorni nostri, con le diverse +variazioni e riforme nelle varie epoche successe_. (Archives de +Venise.)] + +Cette lettre, selon quelques historiens, fut confiée à un marchand qui +avait promis de la faire parvenir au duc, mais qui, trop averti de ce +qu'il avait à craindre en se rendant l'intermédiaire d'une pareille +correspondance, se hâta, en débarquant à Venise, de la remettre au chef +du tribunal. Une autre version, qui paraît plus sûre, rapporte que la +lettre fut surprise par un espion, attaché aux pas de l'exilé[7]. + +[Note 7: La notice citée ci-dessus, qui rapporte les actes de cette +procédure.] + +Ce fut un nouveau délit dont on eut à punir Jacques Foscari. Réclamer la +protection d'un prince étranger était un crime dans un sujet de la +république. Une galère partit sur-le-champ pour l'amener dans les +prisons de Venise. À son arrivée, il fut soumis à l'estrapade[8]. +C'était une singulière destinée pour le citoyen d'une république et pour +le fils d'un prince, d'être trois fois dans sa vie appliqué à la +question. Cette fois la torture était d'autant plus odieuse, qu'elle +n'avait point d'objet, le fait qu'on avait à lui reprocher étant +incontestable. + +[Note 8: _Ebbe prima par sapere la verità trenta squassi di corda_. +(Marin Sanuto, _Vite de' Duchi, F. Foscari_.)] + +Quand on demanda à l'accusé, dans les intervalles que les bourreaux lui +accordaient, pourquoi il avait écrit la lettre qu'on lui produisait, il +répondit que c'était précisément parce qu'il ne doutait pas qu'elle ne +tombât entre les mains du tribunal, que toute autre voie lui avait été +fermée pour faire parvenir ses réclamations, qu'il s'attendait bien +qu'on le ferait amener à Venise, mais qu'il avait tout risqué pour avoir +la consolation de voir sa femme, son père et sa mère encore une fois. + +Sur cette naïve déclaration, on confirma sa sentence d'exil; mais on +l'aggrava, en ajoutant qu'il serait retenu en prison pendant un an. +Cette rigueur dont on usait envers un malheureux, était sans doute +odieuse; mais cette politique, qui défendait à tous les citoyens de +faire intervenir des étrangers dans les affaires intérieures de la +république, était sage. Elle était chez eux une maxime de gouvernement +et une maxime inflexible. L'historien Paul Morosini[9] a conté que +l'empereur Frédéric III, pendant qu'il était l'hôte des Vénitiens, +demanda, comme une faveur particulière, l'admission d'un citoyen dans le +grand conseil, et la grâce d'un ancien gouverneur de Candie; gendre du +Doge, et banni par sa mauvaise administration, sans pouvoir obtenir ni +l'une ni l'autre. + +[Note 9: _Historia di Venezia_, lib. 23.] + +Cependant on ne put refuser au condamné la permission de voir sa femme, +ses enfans, ses parens, qu'il allait quitter pour toujours. Cette +dernière entrevue même fut accompagnée de cruauté, par la sévère +circonspection qui retenait les épanchemens de la douleur paternelle et +conjugale. Ce ne fut point dans l'intérieur de leur appartement, ce fut +dans une des grandes salles du palais, qu'une femme, accompagnée de ses +quatre fils, vint faire les derniers adieux à son mari; qu'un père +octogénaire, et la dogaresse accablée d'infirmités, jouirent un moment +de la triste consolation de mêler leurs larmes à celles de leur exilé. +Il se jeta à leurs genoux en leur tendant des mains disloquées par la +torture, pour les supplier de solliciter quelque adoucissement à la +sentence qui venait d'être prononcée contre lui. Son père eut le courage +de lui répondre: «Non, mon fils, respectez votre arrêt, et obéissez sans +murmure à la seigneurie[10].» À ces mots, il se sépara de l'infortuné, +qui fut sur-le-champ embarqué pour Candie. + +[Note 10: Marin Sanuto, dans sa Chronique, _Vite de' Duchi_, se sert +ici, sans en avoir eu l'intention, d'une expression assez énergique: +«_Il Doge era vecchio, in decrepita eta, et camminava con una mazzetta: +É quando gli ando parlogli molto constantemente che parea che non fosse +suo figliuolo, licet fosse figliuolo unico, e Jacopo disse, Messer +padre, vi prego che procuriate per me, acciocchè io torni a casa mia. Il +Doge disse: Jacopo, va e obbedisci a quello che vuole la terra, e non +cercar più oltre_.»] + +L'antiquité vit avec autant d'horreur que d'admiration un père +condamnant ses fils évidemment coupables. Elle hésita pour qualifier de +vertu sublime ou de férocité cet effort qui paraît au-dessus de la +nature humaine[11]; mais ici, où la première faute n'était qu'une +faiblesse, où la seconde n'était pas prouvée, où la troisième n'avait +rien de criminel, comment concevoir la constance d'un père qui voit +torturer trois fois son fils unique, qui l'entend condamner sans +preuves, et qui n'éclate pas en plaintes; qui ne l'aborde que pour lui +montrer un visage plus austère qu'attendri, et qui, au moment de s'en +séparer pour jamais, lui interdit les murmures et jusqu'à l'espérance? +Comment expliquer une si cruelle circonspection, si ce n'est en avouant, +à notre honte, que la tyrannie peut obtenir de l'espèce humaine les +mêmes efforts que la vertu? La servitude aurait-elle son héroïsme comme +la liberté? + +[Note 11: «Cela fut un acte que l'on ne sçaurait ni suffisament louer, +ny assez blasmer: car, ou c'estait une excellence de vertu qui rendait +ainsi son coeur impassible, ou une violence de passion qui le rendait +insensible; dont ne l'une ne l'autre n'est chose petite, ains surpassant +l'ordinaire d'humaine nature, et tenant ou de la divinité ou de la +bestialité. Mais il est plus raisonnable que le jugement des hommes +s'accorde à sa gloire, que la faiblesse des jugeants fasse descroire sa +vertu. Mais pour lors'quand il se fut retiré, tout le monde demoura sur +la place; comme transy d'horreur et de frayeur par un long temps sans +mot dire, pour avoir veu ce qui avait été fait.» + +(PLUTARQUE, _Valérius Publicola_.)] + +Quelque tems après ce jugement, on découvrit le véritable auteur de +l'assassinat dont Jacques Foscari portait la peine; mais il n'était plus +tems de réparer cette atroce injustice, le malheureux était mort dans sa +prison. + +Il me reste à raconter les suites des malheurs du père. L'histoire les +attribue à l'impatience qu'avaient ses ennemis et ses rivaux de voir +vaquer sa place. Elle accuse formellement Jacques Lorédan, l'un des +chefs du conseil des Dix, de s'être livré contre ce vieillard aux +conseils d'une haine héréditaire, et qui depuis long-tems divisait leurs +maisons[12]. + +[Note 12: Je suis principalement dans ce récit une relation manuscrite +de la déposition de François Foscari, qui est dans le volume intitulé, +_Raccolta di memorie storiche e annedote, per formar la Storia dell' +eccellentissimo consiglio de' Dieci_. (Archives de Venise.)] + +François Foscari avait essayé de la faire cesser, en offrant sa fille à +l'illustre amiral P. Lorédano, pour un de ses fils. L'alliance avait été +rejetée, et l'inimitié s'en était accrue. Dans tous les conseils, dans +toutes les affaires, le Doge trouvait toujours les Lorédano prêts à +combattre ses propositions ou ses intérêts. Il lui échappa un jour de +dire qu'il ne se croirait réellement prince que lorsque Pierre Lorédano +aurait cessé de vivre. Cet amiral mourut quelque tems après d'une +incommodité assez prompte qu'on ne put expliquer. Il n'en fallut pas +davantage aux malveillans pour insinuer que François Foscari, ayant +désiré cette mort, pouvait bien l'avoir hâtée. + +Ces bruits s'accréditèrent encore lorsqu'on vit aussi mourir subitement +Marc Lorédan, frère de Pierre, et cela dans le moment où, en sa qualité +d'avogador, il instruisait un procès contre André Donato, gendre du +Doge, accusé de péculat. On écrivit sur la tombe de l'amiral, qu'il +avait été enlevé à la patrie par le poison. + +Il n'y avait aucune preuve, aucun indice contre François Foscari, aucune +raison même de le soupçonner. Quand sa vie entière n'aurait pas démenti +une imputation aussi odieuse, il savait que son rang ne lui promettait +ni l'impunité ni même l'indulgence. La mort tragique de l'un de ses +prédécesseurs l'en avertissait, et il n'avait que trop d'exemples +domestiques du soin que le conseil des Dix prenait d'humilier le chef de +la république. + +Cependant Jacques Lorédan, fils de Pierre, croyait ou feignait de croire +avoir à venger les pertes de sa famille[13]. Dans ses livres de comptes +(car il faisait le commerce, comme à cette époque presque tous les +patriciens), il avait inscrit de sa propre main le Doge au nombre de ses +débiteurs, «pour la mort, y était-il dit, de mon père et de mon +oncle[14]». De l'autre côté du registre, il avait laissé une page en +blanc, pour y faire mention du recouvrement de cette dette; et en effet, +après la perte du Doge, il écrivit sur son registre: «Il me l'a payée, +_l'ha pagata_.» + +[Note 13: _Hasce tamen injurias, quamvis imaginarias, non tam ad animum +revocaverat Jacobus Lauredanus defunctorum nepos, quam in abecedarium +vindictam opportunam_. + +(PALAZZI, _Fasti ducales_.)] + +[Note 14: Note ci-contre, et l'histoire vénitienne de Vianolo.] + +Jacques Lorédan fut élu membre du conseil des Dix, en devint un des +trois chefs, et se promit bien de profiter de cette occasion pour +accomplir la vengeance qu'il méditait. + +Le Doge, en sortant de la terrible épreuve qu'il venait de subir pendant +le procès de son fils, s'était retiré au fond de son palais; incapable +de se livrer aux affaires, consumé de chagrins, accablé de vieillesse, +il ne se montrait plus en public, ni même dans les conseils. Cette +retraite, si facile à expliquer dans un vieillard octogénaire si +malheureux, déplut aux décemvirs, qui voulurent y voir un murmure contre +leurs arrêts. + +Lorédan commença par se plaindre devant ses collègues du tort que les +infirmités du Doge, son absence dans le conseil, apportaient à +l'expédition des affaires; il finit par hasarder, et réussit à faire la +proposition de le déposer. Ce n'était pas la première fois que Venise +avait pour prince un homme dans la caducité; l'usage et les lois y +avaient pourvu: dans ces circonstances, le Doge était suppléé par le +plus ancien du conseil. Ici, cela ne suffisait pas aux ennemis de +Foscari. Pour donner plus de solennité à la délibération, le conseil des +Dix demanda une adjonction de vingt-cinq sénateurs; mais comme on n'en +énonçait pas l'objet, et que le grand conseil était loin de le +soupçonner, il se trouva que Marc Foscari, frère du Doge, leur fut donné +pour l'un des adjoints. Au lieu de l'admettre à la délibération, on +enferma ce sénateur dans une chambre séparée, et on lui fit jurer de ne +jamais parler de cette exclusion qu'il éprouvait, en lui déclarant qu'il +y allait de sa vie; ce qui n'empêcha pas qu'on n'inscrivit son nom au +bas du décret, comme s'il y eût pris part[15]. + +[Note 15: Il faut cependant remarquer que, dans la notice où l'on +raconte ce fait, la délibération est rapportée, que les vingt-cinq +adjoints y sont nommés, et que le nom de Marc Foscari ne s'y trouve +pas.] + +Quand on en vint à la délibération, Lorédan la provoqua en ces +termes[16]: «Si l'utilité publique doit imposer silence à tous les +intérêts privés, je ne doute pas que nous ne prenions aujourd'hui une +mesure que la patrie réclame, que nous lui devons. Les états ne peuvent +se maintenir dans un ordre de choses immuable: vous n'avez qu'à voir +comme le nôtre est changé, et combien il le serait davantage s'il n'y +avait une autorité assez ferme pour y porter remède. J'ai honte de vous +faire remarquer la confusion qui règne dans les conseils, le désordre +des délibérations, l'encombrement des affaires, et la légèreté avec +laquelle les plus importantes sont décidées; la licence de notre +jeunesse, le peu d'assiduité des magistrats, l'introduction de +nouveautés dangereuses. Quel est l'effet de ces désordres? de +compromettre notre considération. Quelle en est la cause? l'absence d'un +chef capable de modérer les uns, de diriger les autres, de donner +l'exemple à tous, et de maintenir la force des lois. + +[Note 16: Cette harangue se lit dans la notice citée ci-dessus.] + +«Où est le tems où nos décrets étaient aussitôt exécutés que rendus; où +François Carrare se trouvait investi dans Padoue, avant de pouvoir être +seulement informé que nous voulions lui faire la guerre? Nous avons vu +tout le contraire dans la dernière guerre contre le duc de Milan. +Malheureuse la république qui est sans chef! + +«Je ne vous rappelle pas tous ces inconvéniens et leurs suites +déplorables pour vous affliger, pour vous effrayer; mais pour vous faire +souvenir que vous êtes les maîtres, les conservateurs de cet état fondé +par vos pères, et de la liberté que nous devons à leurs travaux, à leurs +institutions. Ici, le mal indique le remède. Nous n'avons point de chef, +il nous en faut un. Notre prince est notre ouvrage, nous avons donc le +droit de juger son mérite quand il s'agit de l'élire, et son incapacité +quand elle se manifeste. J'ajouterai que le peuple, encore bien qu'il +n'ait pas le droit de prononcer sur les actions de ses maîtres, +apprendra ce changement avec transport. C'est la Providence, je n'en +doute pas, qui lui inspire elle-même ces dispositions, pour vous avertir +que la république réclame cette résolution, et que le sort de l'état est +en vos mains.» + +Ce discours n'éprouva que de timides contradictions; cependant la +délibération dura huit jours. L'assemblée, ne se jugeant pas aussi sûre +de l'approbation universelle que l'orateur voulait le lui faire croire, +désirait que le Doge donnât lui-même sa démission. Il l'avait déjà +proposée deux fois, et on n'avait pas voulu l'accepter. + +Aucune loi ne portait que le prince fût révocable: il était au contraire +à vie; et les exemples qu'on pouvait citer de plusieurs Doges déposés +prouvaient que de telles révolutions avaient été le résultat d'un +mouvement populaire. + +Mais, d'ailleurs, si le Doge pouvait être déposé, ce n'était pas +assurément par un tribunal composé d'un petit nombre de membres, +institué pour punir les crimes, et nullement investi du droit de +révoquer ce que le corps souverain de l'état avait fait. + +Cependant le tribunal arrêta que les six conseillers de la seigneurie, +et les chefs du conseil des Dix, se transporteraient auprès du Doge, +pour lui signifier que l'excellentissime conseil avait jugé convenable +qu'il abdiquât une dignité dont son âge ne lui permettait plus de +remplir les fonctions. On lui donnait 1500 ducats d'or pour son +entretien, et vingt-quatre heures pour se décider[17]. + +Foscari répondit sur-le-champ avec beaucoup de gravité, que deux fois il +avait voulu se démettre de sa charge; qu'au lieu de le lui permettre, on +avait exigé de lui le serment de ne plus réitérer cette demande; que la +Providence avait prolongé ses jours pour l'éprouver et pour l'affliger, +et que cependant on n'était pas en droit de reprocher sa longue vie à un +homme qui avait employé quatre-vingt-quatre ans au service de la +république; qu'il était prêt encore à lui sacrifier sa vie; mais que, +pour sa dignité, il la tenait de la république entière, et qu'il se +réservait de répondre sur ce sujet quand la volonté générale serait +légalement manifestée. + +Le lendemain, à l'heure indiquée, les conseillers et les chefs des Dix +se présentèrent. Il ne voulut pas leur donner d'autre réponse. Le +conseil s'assembla sur-le-champ, lui envoya demander encore une fois sa +résolution, séance tenante; et, la réponse ayant été la même, on +prononça que le Doge était relevé de son serment et déposé de sa +dignité; on lui assignait une pension de 1500 ducats d'or, en lui +enjoignant de sortir du palais dans huit jours, sous peine de voir tous +ses biens confisqués[18]. + +[Note 17: Ce décret est rapporté textuellement dans la notice.] + +[Note 18: La notice rapporte aussi ce décret.] + +Le lendemain, ce décret fut porté au Doge, et ce fut Jacques Lorédan qui +eut la cruelle joie de le lui présenter. Il répondit: «Si j'avais pu +prévoir que ma vieillesse fût préjudiciable à l'état, le chef de la +république ne se serait pas montré assez ingrat pour préférer sa dignité +à la patrie; mais cette vie lui ayant été utile pendant tant d'années, +je voulais lui en consacrer jusqu'au dernier moment. Le décret est +rendu, je m'y conformerai.» Après avoir parlé ainsi, il se dépouilla des +marques de sa dignité, remit l'anneau ducal, qui fut brisé en sa +présence; et dès le jour suivant, il quitta ce palais, qu'il avait +habité pendant trente-cinq ans, accompagné de son frère, de ses parens +et de ses amis. Un secrétaire qui se trouva sur le perron, l'invita à +descendre par un escalier dérobé, afin d'éviter la foule du peuple, qui +s'était rassemblé dans les cours; mais il s'y refusa, disant qu'il +voulait descendre par où il était monté; et quand il fut au bas de +l'escalier des Géans, il se retourna, appuyé sur sa béquille, vers le +palais, en proférant ces paroles: «Mes services m'y avaient appelé, la +malice de mes ennemis m'en fait sortir.» + +La foule qui s'ouvrait sur son passage, et qui avait peut-être désiré sa +mort, était émue de respect et d'attendrissement[19]. Rentré dans sa +maison, il recommanda à sa famille d'oublier les injures de ses ennemis. +Personne, dans les divers corps de l'état, ne se crut en droit de +s'étonner qu'un prince inamovible eût été déposé sans qu'on lui +reprochât rien; que l'état eût perdu son chef, à l'insu du sénat et du +corps souverain lui-même. Le peuple seul laissa échapper quelques +regrets: une proclamation du conseil des Dix prescrivit le silence le +plus absolu sur cette affaire, sous peine de mort. + +[Note 19: On lit dans la notice ces propres mots: «_Se fosse stato in +loro potere, volentieri lo avrebbero restituito_.»] + +Avant de donner un successeur à François Foscari, une nouvelle loi fut +rendue, qui défendait au Doge d'ouvrir et de lire, autrement qu'en +présence de ses conseillers, les dépêches des ambassadeurs de la +république, et les lettres des princes étrangers[20]. + +Les électeurs entrèrent au conclave, et nommèrent au dogat Pascal +Malipior, le 30 octobre 1457. La cloche de Saint-Marc, qui annonçait à +Venise son nouveau prince, vint frapper l'oreille de François Foscari; +cette fois sa fermeté l'abandonna: il éprouva un tel saisissement, qu'il +mourut le lendemain[21]. + +[Note 20: _Hist. di Venezia, di Paolo Morosini_, lib. 24.] + +[Note 21: _Hist. di Pietro Justiniani_, lib. 8.] + +La république arrêta qu'on lui rendrait les mêmes honneurs funèbres que +s'il fût mort dans l'exercice de sa dignité. Mais lorsqu'on se présenta +pour enlever ses restes, sa veuve, qui de son nom était Marine Nani, +déclara qu'elle ne le souffrirait point; qu'on ne devait pas traiter en +prince, après sa mort, celui que, vivant, on avait dépouillé de la +couronne; et que, puisqu'il avait consumé ses biens au service de +l'état, elle saurait consacrer sa dot à lui faire rendre les derniers +honneurs[22]. On ne tint aucun compte de cette résistance; et, malgré +les protestations de l'ancienne dogaresse, le corps fut enlevé, revêtu +des ornemens ducaux, exposé en public, et les obsèques furent célébrées +avec la pompe accoutumée. Le nouveau Doge assista au convoi en robe de +sénateur. + +La pitié qu'avait inspirée le malheur de ce vieillard, ne fut pas +tout-à-fait stérile. Un an après, on osa dire que le conseil des Dix +avait outrepassé ses pouvoirs; et il lui fut défendu, par une loi du +grand conseil, de s'ingérer à l'avenir de juger le prince, à moins que +ce ne fût pour cause de félonie[23]. + +[Note 22: _Hist. d'Egnatio_, lib. 6, cap. 7.] + +[Note 23: Ce décret est du 25 octobre 1458. La notice le rapporte.] + +Un acte d'autorité tel que la déposition d'un Doge inamovible de sa +nature aurait pu exciter un soulèvement général, ou au moins occasionner +une division dans une république autrement constituée que Venise. Mais, +depuis trois ans, il existait dans celle-ci une magistrature, ou plutôt +une autorité, devant laquelle tout devait se taire. + + + + +EXTRAIT +DE L'HISTOIRE DES RÉPUBLIQUES DU MOYEN AGE, +PAR J.C.L. SIMONDE DE SISMONDI, TOME X. + + +Le Doge de Venise, qui avait prévu par ce traité une guerre non moins +dangereuse que celle qu'il avait terminée presque en même tems par le +traité de Lodi, était alors parvenu à une extrême vieillesse. François +Foscari occupait cette première dignité de l'état dès le 13 avril 1423. +Quoiqu'il fût déjà âgé de plus de cinquante-et-un ans à l'époque de son +élection, il était cependant le plus jeune des quarante-et-un électeurs. +Il avait eu beaucoup de peine à parvenir au rang qu'il convoitait, et +son élection avait été conduite avec beaucoup d'adresse. Pendant +plusieurs tours de scrutin ses amis les plus zélés s'étaient abstenus de +lui donner leur suffrage, pour que les autres ne le considérassent pas +comme un concurrent redoutable[24]. Le conseil des Dix craignait son +crédit parmi la noblesse pauvre, parce qu'il avait cherché à se la +rendre favorable, tandis qu'il était procurateur de Saint-Marc, en +faisant employer plus de trente mille ducats à doter les jeunes filles +de bonne maison, ou à établir de jeunes gentilshommes. On craignait +encore sa nombreuse famille; car alors il était père de quatre enfans, +et marié de nouveau; enfin on redoutait son ambition et son goût pour la +guerre. L'opinion que ses adversaires s'étaient formée de lui fut +vérifiée par les événemens; pendant trente-quatre ans que Foscari fut à +la tête de la république, elle ne cessa point de combattre. Si les +hostilités étaient suspendues durant quelques mois, c'était pour +recommencer avec plus de vigueur. Ce fut l'époque où Venise étendit son +empire sur Brescia, Bergame, Ravenne et Crême; où elle fonda sa +domination de Lombardie, et parut sans cesse sur le point d'asservir +toute cette province. Profond, courageux, inébranlable, Foscari +communiqua aux conseils son propre caractère; et ses talens lui firent +obtenir plus d'influence sur la république que n'avaient exercé la +plupart de ses prédécesseurs. Mais si son ambition avait eu pour but +l'agrandissement de sa famille, elle fut cruellement trompée: trois de +ses fils moururent dans les huit années qui suivirent son élection; le +quatrième, Jacob, par lequel la maison Foscari s'est perpétuée, fut +victime de la jalousie du conseil des Dix, et empoisonna par ses +malheurs les jours de son père[25]. + +[Note 24: Marin Sanuto, _Vite de' Duchi di Venezia_, p. 967.] + +[Note 25: Marin Sanuto, page 968.] + +En effet, le conseil des Dix, redoublant de défiance envers le chef de +l'état, lorsqu'il le voyait plus fort par ses talens et sa popularité, +veillait sans cesse sur Foscari, pour le punir de son crédit et de sa +gloire. Au mois de février 1445, Michel Bevilacqua, Florentin, exilé à +Venise, accusa en secret Jacques Foscari, auprès des inquisiteurs +d'état, d'avoir reçu du duc Philippe Visconti des présens d'argent et de +joyaux, par les mains des gens de sa maison. Telle était l'odieuse +procédure adoptée à Venise, que, sur cette accusation secrète, le fils +du Doge, du représentant de la majesté de la république, fut mis à la +torture. On lui arracha par l'estrapade l'aveu des charges portées +contre lui; il fut relégué pour le reste de ses jours à Napoli de +Romanie, avec obligation de se présenter tous les matins au commandant +de la place[26]. Cependant le vaisseau qui le portait ayant touché à +Trieste, Jacob, grièvement malade de la torture, et plus encore de +l'humiliation qu'il avait éprouvée, demanda en grâce au conseil des Dix +de n'être pas envoyé plus loin. Il obtint cette faveur, par une +délibération du 28 décembre 1446; il fut rappelé à Trévise, et il eut la +liberté d'habiter tout le Trévisan indifféremment[27]. + +[Note 26: Marin Sanuto, p. 968.] + +[Note 27: _Ibid. Vite_, p. 1123.] + +Il vivait en paix à Trévise, et la fille de Léonard Contarini, qu'il +avait épousée le 10 février 1441, était venue le joindre dans son exil, +lorsque, le 5 novembre 1450, Almoro Donato, chef du conseil des Dix, fut +assassiné. Les deux autres inquisiteurs d'état, Triadano Gritti et +Antonio Venieri, portèrent leurs soupçons sur Jacob Foscari, parce qu'un +domestique à lui, nommé Olivier, avait été vu ce soir-là même à Venise, +et avait des premiers donné la nouvelle de cet assassinat. Olivier fut +mis à la torture; mais il nia jusqu'à la fin, avec un courage +inébranlable, le crime dont on l'accusait, quoique ses juges eussent la +barbarie de lui faire donner jusqu'à quatre-vingts tours d'estrapade. +Cependant, comme Jacob Foscari avait de puissans motifs d'inimitié +contre le conseil des Dix qui l'avait condamné, et qui témoignait de la +haine au Doge son père, on essaya de mettre à son tour Jacob à la +torture, et l'on prolongea contre lui ces affreux tourmens, sans réussir +à en tirer aucune confession. Malgré sa dénégation, le conseil des Dix +le condamna à être transporté à la Canée, et accorda une récompense à +son délateur. Mais les horribles douleurs que Jacob Foscari avait +éprouvées, avaient troublé sa raison; ses persécuteurs, touchés de ce +dernier malheur, permirent qu'on le ramenât à Venise le 26 mai 1451. Il +embrassa son père, il puisa dans ses exhortations quelque courage et +quelque calme, et il fut reconduit immédiatement à la Canée[28]. Sur ces +entrefaites, Nicolas Erizzo, homme déjà noté pour un précédent crime, +confessa, en mourant, que c'était lui qui avait tué Almoro Donato[29]. + +[Note 28: Marin Sanuto, p. 1138.--M. Ant. Sabellico, Dec. III, lib. VI, +fol. 187.] + +[Note 29: Marin Sanuto, p. 1139.] + +Le malheureux Doge, François Foscari, avait déjà cherché, à plusieurs +reprises, à abdiquer une dignité si funeste à lui-même et à sa famille. +Il lui semblait que, redescendu au rang de simple citoyen, comme il +n'inspirerait plus de crainte ou de jalousie, on n'accablerait plus son +fils par ces effroyables persécutions. Abattu par la mort de ses +premiers enfans, il avait voulu, dès le 26 juin 1433, déposer une +dignité durant l'exercice de laquelle sa patrie avait été tourmentée par +la guerre, par la peste, et par des malheurs de tout genre[30]. Il +renouvela cette proposition après les jugemens rendus contre son fils; +mais le conseil des Dix le retenait forcément sur le trône, comme il +retenait son fils dans les fers. + +[Note 30: _Ibid._, p. 1032.] + +En vain Jacob Foscari, obligé de se présenter chaque jour au gouverneur +de la Canée, réclamait contre l'injustice de sa dernière sentence, sur +laquelle la confession d'Erizzo ne laissait plus de doutes. En vain il +demandait grâce au farouche conseil des Dix; il ne pouvait obtenir +aucune réponse. Le désir de revoir son père et sa mère, arrivés tous +deux au dernier terme de la vieillesse, le désir de revoir une patrie +dont la cruauté ne méritait pas un si tendre amour, se changèrent en lui +en une vraie fureur. Ne pouvant retourner à Venise pour y vivre libre, +il voulut du moins y aller chercher un supplice. Il écrivit au duc de +Milan, à la fin de mai 1456, pour implorer sa protection auprès du +sénat: et sachant qu'une telle lettre serait considérée comme un crime, +il l'exposa lui-même dans un lieu où il était sûr qu'elle serait saisie +par les espions qui l'entouraient. En effet, la lettre étant déférée au +conseil des Dix, on l'envoya chercher aussitôt, et il fut conduit à +Venise le 19 juillet 1456[31]. + +[Note 31: Marin Sanuto, p. 1162.] + +Jacob Foscari ne nia point sa lettre; il raconta en même tems dans quel +but il l'avait écrite, et comment il l'avait fait tomber entre les mains +de son délateur. Malgré ces aveux, Foscari fut remis à la torture, et on +lui donna trente tours d'estrapade, pour voir s'il confirmerait ensuite +ses dépositions. Quand on le détacha de la corde, on le trouva déchiré +par ces horribles secousses. Les juges permirent alors à son père, à sa +mère, à sa femme et à ses fils, d'aller le voir dans sa prison. Le vieux +Foscari, appuyé sur un bâton, ne se traîna qu'avec peine dans la chambre +où son fils unique était pansé de ses blessures. Ce fils demandait +encore la grâce de mourir dans sa maison.--«Retourne à ton exil, mon +fils, puisque ta patrie l'ordonne, lui dit le Doge, et soumets-toi à sa +volonté.» Mais, en rentrant dans son palais, ce malheureux vieillard +s'évanouit, épuisé par la violence qu'il s'était faite. Jacob devait +encore passer une année en prison à la Canée, avant qu'on lui rendît la +même liberté limitée à laquelle il était réduit avant cet événement; +mais à peine fut-il débarqué sur cette terre d'exil, qu'il y mourut de +douleur[32]. + +[Note 32: _Ibid._, p. 1163.--Navagiero, _Storia Venez._, p. 1118.] + +Dès-lors, et pendant quinze mois, le vieux Doge, accablé d'années et de +chagrins, ne recouvra plus la force de son corps ou celle de son ame; il +n'assistait plus à aucun des conseils, et il ne pouvait plus remplir +aucune des fonctions de sa dignité. Il était entré dans sa +quatre-vingt-sixième année; et si le conseil des Dix avait été +susceptible de quelque pitié, il aurait attendu en silence la fin, sans +doute prochaine, d'une carrière marquée par tant de gloire et de +malheurs. Mais le chef du conseil des Dix était alors Jacques Lorédano, +fils de Marc, et neveu de Pierre, le grand amiral, qui, toute leur vie, +avaient été ennemis acharnés du vieux Doge. Ils avaient transmis leur +haine à leurs enfans, et cette vieille rancune n'était pas encore +satisfaite[33]. A l'instigation de Lorédano, Jérôme Barbarigo, +inquisiteur d'état, proposa au conseil des Dix, au mois d'octobre 1457, +de soumettre Foscari à une nouvelle humiliation. Dès que ce magistrat ne +pouvait plus remplir ses fonctions, Barbarigo demanda qu'on nommât un +autre Doge. Le conseil, qui avait refusé par deux fois l'abdication de +Foscari, parce que la constitution ne pouvait la permettre, hésita avant +de se mettre en contradiction avec ses propres décrets. Les discussions +dans le conseil et la junte se prolongèrent pendant huit jours, jusque +fort avant dans la nuit. Cependant on fit entrer dans l'assemblée Marco +Foscari, procurateur de Saint-Marc, et frère du Doge, pour qu'il fût lié +par le redoutable serment du secret, et qu'il ne pût arrêter les menées +de ses ennemis. Enfin, le conseil se rendit auprès du Doge, et lui +demanda d'abdiquer volontairement un emploi qu'il ne pouvait plus +exercer. «J'ai juré, répondit le vieillard, de remplir jusqu'à ma mort, +selon mon honneur et ma conscience, les fonctions auxquelles ma patrie +m'a appelé. Je ne puis me délier moi-même de mon serment; qu'un ordre +des conseils dispose de moi, je m'y soumettrai, mais je ne le devancerai +pas.» Alors une nouvelle délibération du conseil délia François Foscari +de son serment ducal, lui assura une pension de 2,000 ducats pour le +reste de sa vie, et lui ordonna d'évacuer en trois jours le palais, et +de déposer les ornemens de sa dignité. Le Doge ayant remarqué parmi les +conseillers qui lui portèrent cet ordre, un chef de la Quarantie, qu'il +ne connaissait pas, demanda son nom: «Je suis le fils de Marco Memmo,» +lui dit le conseiller. «Ah! ton père était mon ami,» lui dit le vieux +Doge en soupirant. Il donna aussitôt des ordres pour qu'on transportât +ses effets dans une maison à lui; et le lendemain, 23 octobre, on le +vit, se soutenant à peine, et appuyé sur son vieux frère, redescendre +ces mêmes escaliers sur lesquels, trente-quatre ans auparavant, on +l'avait vu installé avec tant de pompe, et traverser ces mêmes salles où +la république avait reçu ses sermens. Le peuple entier parut indigné de +tant de dureté exercée contre un vieillard qu'il respectait et qu'il +aimait; mais le conseil des Dix fit publier une défense de parler de +cette révolution, sous peine d'être traduit devant les inquisiteurs +d'état. Le 20 octobre, Pascal Malipieri, procurateur de Saint-Marc, fut +élu pour successeur de Foscari; celui-ci n'eut pas néanmoins +l'humiliation de vivre sujet là où il avait régné. En entendant le son +des cloches qui sonnaient en actions de grâces pour cette élection, il +mourut subitement d'une hémorragie causée par une veine qui s'éclata +dans sa poitrine[34]. + +[Note 33: Vettor Sandi, _Storia civile Venez._, pt. II, lib. VIII, p. +715-717.] + +[Note 34: Marin Sanuto, _Vite de' Duchi di Venezia_, p. +1164.--_Chronicon Eugubinum_, t. XXI, p. 992.--Cristoforo de Soldo, +_Istoria Bresciana_, t. XXI, p. 891.--Novigero, _Storia Veneziana_, t. +XXIII, p. 1120.--M.A. Sabellico, Dec. III, lib. VIII, f. 201.] + +«Le Doge, blessé de trouver constamment un contradicteur et un censeur +si amer dans son frère, lui dit un jour en plein conseil: «Messire +Augustin, vous faites tout votre possible pour hâter ma mort: vous vous +flattez de me succéder; mais si les autres vous connaissent aussi bien +que je vous connais, ils n'auront garde de vous élire.» Là-dessus il se +leva, ému de colère, rentra dans son appartement, et mourut quelques +jours après. Ce frère, contre lequel il s'était emporté, fut précisément +le successeur qu'on lui donna. C'était un mérite dont on aimait à tenir +compté, surtout à un parent, de s'être mis en opposition avec le chef de +la république.» + +(DARU, _Histoire de Venise_; vol. II, sect. XI, p. 533.) + +FIN DE L'APPENDICE. + + + +NOTE DE LORD BYRON. + +Dans l'excellent et courageux ouvrage sur l'Italie, de lady Morgan, je +remarque que l'expression _Rome de l'Océan_ est appliquée à Venise; la +même phrase se retrouve dans _les Deux Foscari_. Heureusement mon +éditeur peut attester en mon nom que la tragédie fut composée et envoyée +en Angleterre avant que j'eusse vu l'ouvrage de lady Morgan, que je +reçus seulement le 16 d'août. Mais je m'empresse de remarquer cette +coïncidence, et de céder l'originalité de la phrase à celle qui l'a pour +la première fois présentée au public. Et je le fais avec d'autant plus +d'empressement, que l'on m'apprend (car je me suis peu donné la peine de +m'en assurer par moi-même) que je viens d'être l'objet d'une accusation +de plagiat. Déjà l'on m'avait envoyé sous le voile de l'anonyme une +déclaration menaçante de la même espèce, sans doute dans le but +d'arracher de moi quelque argent. Quoi qu'il en soit, je n'ai rien à +répondre aux imputations de ce genre. L'on m'accuse d'avoir composé la +description d'un voyage en vers d'après le récit de plusieurs naufrages +réels _en prose_, en prenant à cette source tous les matériaux qui me +semblaient le plus importans. Gibbon fait un mérite au Tasse «d'avoir +copié dans les chroniqueurs les plus minutieux détails du siége de +Jérusalem.» La même chose est peut-être à blâmer chez moi; je m'en +soucie fort peu. + +Pendant que je travaillais à défendre le caractère de Pope, la troupe +famélique des écrivains de _Grub-Street_ semble avoir voulu attaquer _le +mien_: rien de mieux, pour eux et pour moi. Une des accusations portées +dans leur épître anonyme est surtout fort amusante: on y pose en fait +sérieusement que «j'ai reçu 500 livres sterling pour avoir annoncé le +cirage patenté de Day et Martin.» Voilà le compliment le plus flatteur +que l'on ait jamais accordé à la puissance de mon style. On y voit +encore la preuve qu'une personne a tenté de faire connaissance avec M. +Townsend (homme de lois, qui vint, il y a trois ans, me trouver à Venise +pour affaire), dans l'intention de recevoir de ce visiteur accidentel la +confidence de quelques diffamations particulières sur mon compte. M. +Townsend est libre de dire ce qu'il sait. Je ne rappelle cette +circonstance que pour indiquer quel misérable monde se trouve renfermé +au milieu du monde littéraire, et comment ces honnêtes gens-là +travaillent. On me fait un autre crime, m'a-t-on dit, dans la _Gazette +littéraire_, d'avoir écrit des notes pour la _Reine Mab_, ouvrage que je +n'avais jamais vu avant sa publication, et que je me souviens d'avoir +alors montré à M. Sotheby comme un poème d'un mérite et d'une +imagination remarquable. Je n'ai pas écrit une seule de ces notes; je ne +les ai jamais vues manuscrites. Personne même ne sait mieux que leur +véritable auteur combien nous différons tous deux matériellement +d'opinion quant à la partie métaphysique de l'ouvrage; mais je n'en +admire pas moins hautement, avec tout ce qui n'est pas aveuglé par la +bassesse et la bigotterie, ce qu'il y a de poésie dans cette production +et dans les autres du même auteur. + +M. Southey aussi, dans la pieuse préface d'un poème où l'irréligion est +aussi inoffensive que dans Wat-Tyler l'esprit de sédition, attendu que +l'un et l'autre restent également absurdes, invoque contre moi la +sévérité des lois, attendu que la tolérance de pareils écrits aurait +conduit à la révolution française: _non pas_ des écrits dans le genre de +Wat-Tyler, mais de ceux de l'_école satanique_. Cela est faux, et M. +Southey sait fort bien que cela est faux. Tous les écrivains français de +quelqu'indépendance furent persécutés; Voltaire et Rousseau furent +exilés, Marmontel et Diderot furent mis à la Bastille; et le despotisme +de ce tems fit une guerre continuelle à tous les écrivains de la même +secte. En second lieu, la révolution française ne fut pas occasionnée +par un écrit quelconque; elle serait arrivée quand même aucun de ces +écrits n'eût existé. C'est la mode d'attribuer tout à la révolution +française, et la révolution française à tout, excepté à sa réelle cause. +Cette cause est évidente:--le gouvernement exigeait trop, et le peuple +ne pouvait _donner_ ni _supporter davantage_; sans cela, les +encyclopédistes auraient inutilement usé toutes les plumes du monde. Et +la révolution _anglaise_--(la première, j'entends), par qui fut-elle +occasionnée? Certes, les puritains étaient aussi pieux, aussi sévères +que Wesley ou son biographe! Je le répète donc; les actes,--les actes de +la part du gouvernement, et non pas les écrits qui les attaquent, ont +causé les tourmentes passées, et causeront celles qui se préparent. + +Je ne suis pas révolutionnaire, mais je les regarde comme inévitables. +Mon voeu serait de voir la constitution anglaise restaurée plutôt que +renversée. Aristocrate par ma naissance, et j'ajouterai par mon +caractère, j'ai encore la plus grande partie de ma fortune dans les +fonds publics; qu'aurais-je donc à gagner à une révolution? Peut-être +ai-je plus à y perdre, en tous cas, que M. Southey, avec toutes ses +places, ses gratifications, pour ses panégyriques et ses calomnies. +Mais, je le répète, une révolution est inévitable. Que le gouvernement +soit fier d'avoir réprimé quelques misérables tumultes; ils ne sont que +de faibles vagues repoussées pour un instant du rivage, tandis que la +grande marée roule cependant, et gagne à chaque minute un nouveau +terrain. M. Southey nous accuse de saper la religion du pays; croit-il +donc la soutenir en écrivant des vies telle que celle de Wesley? Jamais +un culte ne tombe sans qu'un autre ne le remplace. Il n'y eut, il n'y +aura jamais de contrée sans religion. On nous citera encore la France; +mais ce fut dans Paris seulement un parti frénétique, qui soutint, et +pour un instant encore, la dogmatique absurdité de la théophilantropie. +Si l'église d'Angleterre est renversée, elle tombera sous les coups des +sectaires, et non pas des sceptiques. Les hommes sont aujourd'hui trop +sages, trop éclairés, trop convaincus de leur immense importance dans +les royaumes de la métaphysique, pour jamais se soumettre à l'impiété du +doute. Il peut y avoir quelques spéculateurs incrédules; mais c'est +comme quelques rares gouttes d'eau dans le pâle rayon de la raison +humaine. Ils sont en fort petit nombre; et leurs opinions, dépouillées +d'enthousiasme et sans aliment pour les passions, ne feront jamais de +prosélytes,--à moins toutefois qu'on ne les persécute: cette +circonstance, sans doute, pourrait leur donner quelque importance. + +M. Southey triomphe avec une lâche férocité, en prévoyant le _repentir +du lit de mort_ des objets de sa haine; il a formé lui-même une +charmante _vision du jugement_ en prose aussi bien qu'en vers, et +remplie de la plus impudente impiété. Quelles seront les sensations de +M. Southey ou les miennes, dans l'instant terrible où il faudra quitter +la vie? c'est ce que ni lui ni moi ne devrions songer à décider. Je n'ai +pas attendu _mon lit de mort_ pour me repentir d'une foule d'actions; +j'ai cela de commun avec la plupart des hommes, tant soit peu réfléchis, +et en dépit de l'_orgueil diabolique_ que, dans sa fureur, ce misérable +renégat attribue à ceux qui _le_ méprisent. Sans doute il ne +m'appartient pas de peser et de déterminer ce que j'ai pu faire de bien +ou de mal; mais du moins je puis borner ma défense à l'assertion +très-facile à prouver, que, dans ma position, j'ai toujours fait plus de +bien réel dans une seule année, depuis que j'ai atteint ma vingtième, +que n'en a fait M. Southey dans tout le cours de sa méprisable et mobile +existence. Il est quelques actions que je puis me rappeler avec un noble +orgueil, et que les calomnies d'un écrivain vendu ne sauraient +atteindre. Il en est d'autres auxquelles je me reporte avec douleur et +repentir; mais le seul acte de ma vie que M. Southey puisse réellement +connaître, puisqu'il me mit en rapport avec l'un de ses amis intimes, ne +saurait certainement être une occasion de déshonneur pour cet ami ni +pour moi-même. + +Je n'ignore pas les autres calomnies de M. Southey; je sais tout ce +qu'il osa publier, à son retour de Suisse, contre moi et d'autres +personnes honorables: dans ce monde, cette conduite lui a fait peu de +profit, et si sa croyance est la bonne, elle doit lui en faire encore +moins dans l'autre. Il ne m'appartient pas de préjuger quel sera _son +lit de mort_: c'est une affaire entre lui et son créateur. Mais, certes, +il est plaisant et odieux de voir l'arrogance de ce prédicateur +indifférent de toutes les doctrines, désignant à la damnation éternelle, +ses frères, quand il a dans son pupitre des productions telles que +_Wat-Tyler_, l'_Apothéose de George III_, et l'_Élégie sur Martin le +régicide_. Il semble que l'une de ses consolations soit une certaine +note latine d'un certain ouvrage d'un certain M. Landor, pour lequel +l'amitié de Robert Southey sera, dit-il, _un honneur, quand les disputes +éphémères et les éphémères réputations du jour seront oubliées_. Pour +moi, je n'envie pas une amitié ni une gloire réversible, avec les +intérêts, comme la fortune de M. Thélusson, à la troisième et quatrième +génération.--Cette amitié sera probablement aussi mémorable que les +épopées de M. Southey, desquelles Porson a dit (comme je l'ai répété, il +y a dix ou douze ans, dans _les Bardes anglais_), qu'on s'en +souviendrait quand Homère et Virgile seront oubliés, et non pas avant. +Je le laisse pour le présent. + +FIN DE LA NOTE. + + + + +CAÏN, + +MYSTÈRE. + + «Or le serpent était le plus malin + des animaux que le Seigneur Dieu + avait faits.» + + (_Genèse_, chap. III, vers. I.) + + +A +SIR WALTER SCOTT, BARONNET, +_Ce Mystère de Caïn_ est dédié, par son obligé ami et dévoué serviteur, + +L'AUTEUR. + + + + +PRÉFACE. + + +Les scènes suivantes sont intitulées _Mystère_, par allusion à l'ancien +titre de _mystère_ ou _moralité_ donné aux drames dont le sujet était +analogue. L'auteur n'a cependant pas pris les mêmes libertés qui jadis +étaient tolérées dans les ouvrages de ce genre, comme peut s'en +convaincre tout lecteur curieux de consulter ces productions +très-profanes, en anglais, en français, en italien ou en espagnol. +L'auteur s'est efforcé de conserver le langage qui convenait le mieux à +ses personnages; et quand il a cru devoir emprunter celui de +l'_Écriture_, il l'a reproduit en l'altérant aussi peu, même quant aux +paroles, que pouvait le permettre le rhythme poétique. Le lecteur se +souviendra que la _Genèse_ ne dit pas qu'Ève fut tentée par un démon, +mais par _le serpent_; et cela, uniquement parce qu'il était le plus +subtil des animaux. Quelle que soit l'interprétation que les rabbins et +les pères aient donnée à ce passage, j'ai dû prendre les mots comme je +les ai trouvés, et répliquer avec l'évêque Watson, quand on lui citait +en pareille occasion les Pères, tandis qu'il était recteur de Cambridge: +«Voyez le livre,» entendant parler de l'Écriture. Il faut encore se +rappeler que mon sujet n'a rien de commun avec le _Nouveau-Testament_, +et que l'on ne pourrait, sans anachronisme, s'y reporter le moins du +monde. + +Depuis long-tems je n'ai lu de poèmes sur des sujets religieux. Je n'ai +pas relu Milton depuis l'âge de vingt ans; mais avant cet âge, je +l'avais tant de fois parcouru, que l'impression ne s'en est jamais +effacée. Je n'ai pas lu _la Mort d'Abel_ de Gessner depuis l'âge de huit +ans, à Aberdeen. Le souvenir que j'en ai conservé est en général +agréable; mais quant aux détails, je me souviens seulement que la femme +de Caïn s'appelait Meala.--Dans mon ouvrage, je les appelle Adah et +Zillah, les premiers noms féminins qui soient écrits dans la _Genèse_; +c'était celui des femmes de Lamech: celles de Caïn et d'Abel ne sont pas +désignées par leurs noms. Ainsi, dans le cas où le même sujet nous +aurait inspiré quelques idées analogues, je puis dire que je l'ignore, +et je ne m'en soucie que légèrement. + +Le lecteur n'oubliera pas non plus qu'on ne trouve pas une seule +allusion à la vie future dans les ouvrages de Moïse, ni même dans tout +le vieux Testament. Les raisons de cette singulière omission sont +développées dans le livre de Warburton, de _la Légation divine_; elles +sont, ou elles ne sont pas satisfaisantes: mais il est certain qu'on +n'en a pas trouvé de meilleures. J'ai pu supposer, dans tous les cas, +que Caïn n'en avait pas encore pris connaissance, sans avoir eu besoin, +je l'espère, de falsifier l'Écriture-Sainte. + +Quant au langage de Lucifer, je ne pouvais guère le modeler sur celui +d'un prédicateur chrétien; mais j'ai fait ce qui était en mon pouvoir +pour le maintenir dans les bornes de la politesse spiritualiste. + +S'il se défend d'avoir tenté Ève sous la forme du serpent, c'est +uniquement parce que la _Genèse_ n'offre pas la plus indirecte allusion +à quelque chose de ce genre, et qu'elle ne met en scène le serpent que +dans le cercle de ses facultés serpentines. + +NOTA.--Le lecteur remarquera que l'auteur adopte dans ce poème l'opinion +de Cuvier, que le monde, avant la création de l'homme, avait été déjà +plusieurs fois détruit. Cette hypothèse, fondée sur l'étude des +différentes couches de terre, et sur les ossemens des énormes animaux +dont la race est perdue, et que l'on a trouvés parmi elles, n'est pas +contraire au récit de Moïse, et sert plutôt à le confirmer. Nul ossement +humain n'a été découvert, bien que ceux d'autres animaux dont la race +est encore aujourd'hui conservée se retrouvent mêlés aux squelettes des +races disparues. L'assertion de Lucifer, que le monde préadamite fut +aussi peuplé d'êtres raisonnables, d'une intelligence supérieure à celle +de l'homme, et doués d'une force comparable à celle du mammoth, etc., +etc., est d'ailleurs une fiction poétique destinée à le servir dans ses +projets de séduction. + +Je dois ajouter qu'Alfieri a fait une _tramélogédie_ intitulée _Abel_. +Je ne l'ai jamais lue, non plus qu'aucun des autres ouvrages posthumes +de cet écrivain, à l'exception de sa Vie. + +PERSONNAGES. + + HOMMES. + + ADAM. + CAÏN. + ABEL. + + FEMMES + + ÈVE. + ADAH. + ZILLAH. + + ESPRITS + + L'ANGE DU SEIGNEUR. + LUCIFER. + + + + +CAÏN. + + + + +ACTE PREMIER. + + + +SCÈNE PREMIÈRE. + +(La scène se passe hors du Paradis.--Le soleil se lève.) + +ADAM, ÈVE, CAÏN, ABEL, ADAH, ZILLAH, offrant un sacrifice. + + +ADAM. + +O Dieu, l'éternel, l'infini, le très-sage!--toi qui d'une parole fis +jaillir des ténèbres la lumière sur l'abîme des eaux:--salut, Jéhovah! +salut encore au retour de la lumière! + +ÈVE. + +O Dieu! qui nommas le jour, et séparas pour la première fois le matin de +la nuit;--toi qui divisas les flots, et donnas le nom de firmament à une +partie de ton ouvrage,--à jamais, salut! + +ABEL. + +O Dieu! qui transformas les élémens en terre, en eau, en air et en +flamme; toi, père des jours et des nuits, et avec eux des mondes +éclairés de leurs flambeaux, ou voilés de leurs ténèbres; toi qui +communiques l'existence à des êtres faits pour en jouir et pour les +aimer aussi bien que toi,--salut, mille fois salut! + +ADAH. + +Dieu éternel! père de toutes choses! qui créas ces êtres excellens et +brillans de beauté, pour être aimés plus que toutes choses, à +l'exception de toi,--permets-moi de les confondre avec toi dans le même +amour.--Salut! mille fois salut! + +ZILLAH. + +O Dieu! qui, malgré ton amour, ta puissance et ta bonté, permis au +serpent de nous séduire, et d'arracher mon père au paradis terrestre, +préserve-nous aujourd'hui d'autres malheurs.--Salut! mille fois salut! + +ADAM. + +Caïn, mon fils, mon premier né, pourquoi gardes-tu le silence? + +CAÏN. + +Pourquoi parlerais-je? + +ADAM. + +Pour prier. + +CAÏN. + +N'avez-vous pas prié vous-même? + +ADAM. + +Oui, et de la plus grande ferveur. + +CAÏN. + +Et très-haut: je vous ai entendus. + +ADAM. + +Puisse Dieu nous avoir également entendus! + +ABEL. + +Ainsi soit-il! + +ADAM. + +Et cependant mon fils aîné se tait encore. + +CAÏN. + +Mieux vaut que je reste silencieux. + +ADAM. + +Pourquoi? + +CAÏN. + +Je n'ai rien à demander. + +ADAM. + +Rien dont tu puisses rendre grâce? + +CAÏN. + +Non. + +ADAM. + +Ne vis-tu pas? + +CAÏN. + +Ne dois-je pas mourir? + +ÈVE. + +Hélas! le fruit défendu de l'arbre commence à tomber devant nous. + +ADAM. + +Et nous devons le recueillir. O Dieu! pourquoi as-tu planté l'arbre de +la science? + +CAÏN. + +Et pourquoi n'avez-vous pas cueilli le fruit de l'arbre de vie? alors +vous auriez pu le braver! + +ADAM. + +O mon fils! ne blasphème pas: c'est ainsi que parlait le serpent. + +CAÏN. + +Pourquoi pas? le reptile parlait bien. Vous aviez l'arbre de la science, +vous aviez celui de la vie:--la science est bonne et la vie est bonne; +comment donc toutes deux peuvent-elles être mauvaises? + +ÈVE. + +Mon fils, tu parles comme à l'instant où je péchai, alors que tu n'étais +pas encore né. Ne me rappelle pas mon malheur par le tien. Je me suis +repentie. Ne m'offre pas la vue de l'un de mes enfans succombant aux +inspirations du serpent devant les murs mêmes du paradis qu'il a pour +jamais fermé à tes parens. Sois satisfait de ce qui est. Sans notre +curiosité fatale, tu serais heureux dans ce moment,--ô mon cher fils! + +ADAM. + +Nos prières sont terminées, séparons-nous, et reprenons nos travaux: ils +sont nécessaires sans être pénibles. La terre est jeune encore; elle +récompense volontiers, par le don de ses fruits, notre léger travail. + +ÈVE. + +Caïn, vois ton père calme et résigné: fais comme lui. + +(Adam et Ève sortent.) + +ZILLAH. + +Ne le veux-tu pas, mon frère? + +ABEL. + +Pourquoi ce nuage qui obscurcit ton front? il ne peut te servir de rien, +si ce n'est à réveiller le courroux de l'Éternel. + +ADAH. + +Mon cher Caïn, serais-je également l'objet de ton courroux? + +CAÏN. + +Non, Adah! seulement je voulais être seul un instant. Abel! je souffre; +mais ce mal sera passager. Devance mes pas, mon frère,--je ne tarderai +pas à te suivre; et vous aussi, mes soeurs, ne tardez pas davantage: vous +ne devez pas recevoir un repoussant accueil. Je vous suis. + +ADAH. + +Mais je reviendrai, si tu tardes quelque tems. + +ABEL. + +La paix du Seigneur soit dans votre ame, mon frère! + +(Sortent Abel, Zillah, Adah.) + +CAÏN, seul. + +Et c'est là la vie!--Travailler! et pourquoi travailler?--parce que mon +père n'a pu conserver sa place dans l'Éden. Mais en suis-je cause?--je +n'étais pas né; je ne cherchais pas à naître, et je ne tiens nullement +au sort dans lequel m'a placé cette naissance. Pourquoi faut-il qu'il +ait cédé au serpent et à la femme? ou pourquoi souffrir d'avoir cédé? +Quel crime dans cette faiblesse? L'arbre était planté, pourquoi ne +l'était-il pas pour lui? et sinon, pourquoi le placer près de lui, au +centre de l'Éden, et le plus beau de tous les arbres? A toutes mes +questions, ils n'ont qu'une réponse: «Il l'a voulu; il est bon.» Et +comment puis-je le savoir? Parce qu'il est tout-puissant, s'ensuit-il +qu'il soit souverainement bon? Je ne le juge que par les résultats:--ils +sont amers.--Faut-il que je les subisse pour une faute qui n'est pas la +mienne? Mais qu'aperçois-je près d'ici?--une forme comme celle des +anges; mais l'aspect plus triste et plus sévère que le leur. Je frémis +malgré moi; pourquoi cependant le craindrais-je plus que les autres +esprits dont je vois tous les jours, dans le crépuscule, les épées +flamboyantes, alors qu'errant autour des portes dont l'entrée nous est +interdite, je cherche à saisir quelque chose des jardins qui devaient +être mon héritage, avant que la nuit n'en obscurcisse les murailles et +les arbres immortels? Si les chérubins armés ne m'effraient pas, +pourquoi frémirais-je à l'aspect de celui qui maintenant s'approche? +Cependant, il semble plus puissant qu'eux tous; leur égal en beauté, et +cependant moins radieux qu'il ne fut ou pourrait être. Le chagrin semble +une partie de son immortalité; se pourrait-il? et la douleur ne +serait-elle pas le partage exclusif des hommes? Le voici. + +(Entre Lucifer.) + +LUCIFER. + +Mortel! + +CAÏN. + +Ange! quel es-tu? + +LUCIFER. + +Le maître des anges. + +CAÏN. + +S'il est ainsi, peux-tu les abandonner, et descendre près d'une vile +poussière? + +LUCIFER. + +Je connais les pensées de la poussière; j'y compatis, ainsi qu'aux +vôtres. + +CAÏN. + +Eh quoi! vous connaissez mes pensées? + +LUCIFER. + +Elles sont celles de tout être digne de penser;--c'est la partie +immortelle de votre substance qui parle en vous. + +CAÏN. + +Quelle partie immortelle? cela ne nous a pas été révélé. L'arbre de vie +nous fut enlevé par la folie de mon père, et celui de la science fut +trop tôt dépouillé par l'avidité de ma mère; tout le fruit qui nous en +soit resté est la mort! + +LUCIFER. + +Ils t'ont trompé; tu vivras. + +CAÏN. + +Je vis, mais je vis pour mourir. Je ne vois rien dans la mort qui +m'effraie, si ce n'est que je sens un frisson invincible, un aveugle et +naturel instinct de vie que j'abhorre, autant que je me méprise +moi-même, et cependant que je ne puis dompter:--voilà pourquoi je vis +encore. Pourquoi suis-je, hélas! né? + +LUCIFER. + +Tu vis, et tu vivras à jamais. Ne crois pas que la terre qui forme ton +enveloppe soit la condition de ton existence:--elle te quittera, et tu +seras encore le même. + +CAÏN. + +Le _même_! et pourquoi pas mieux? + +LUCIFER. + +Il se pourra que tu sois comme nous. + +CAÏN. + +Et vous? + +LUCIFER. + +Nous sommes éternels. + +CAÏN. + +Êtes-vous heureux? + +LUCIFER. + +Nous sommes puissans. + +CAÏN. + +Êtes-vous heureux? + +LUCIFER. + +Non: l'es-tu? + +CAÏN. + +Comment le serais-je? Regarde-moi. + +LUCIFER. + +Pauvre argile! Et tu as la prétention d'être malheureux! toi! + +CAÏN. + +Je le suis.--Mais toi, avec toute ta puissance, qui es-tu? + +LUCIFER. + +Un être qui aspire au rang de ton créateur, et qui ne t'aurait pas fait +ce que tu es. + +CAÏN. + +Ah! tu me sembles presque un dieu, et-- + +LUCIFER. + +Je ne le suis pas; et n'ayant pu le devenir, je ne veux être que ce que +je suis. Il a vaincu; qu'il règne! + +CAÏN. + +Qui? + +LUCIFER. + +Le créateur de ton père et celui de la terre. + +CAÏN. + +Et du ciel, de tout ce qu'il renferme. J'ai entendu ses anges le +chanter, et mon père le redire. + +LUCIFER. + +Ils disent--ce qu'ils sont forcés de chanter et de dire, sous peine +d'être ce que je suis,--ce que tu es: des esprits et des hommes. + +CAÏN. + +Et que sommes-nous? + +LUCIFER. + +Des ames qui osent jouir de leur immortalité,--des ames qui osent +regarder en face leur éternel tyran, et lui dire que son mal n'est pas +bon. Si, comme il le dit, il nous a créés--ce que je ne sais ni ne +crois;--quoi qu'il en soit--il ne peut nous anéantir: nous sommes +immortels!--Bien plus, il en est ravi, afin de nous torturer davantage. +Qu'il le fasse donc: il est tout-puissant;--mais dans sa grandeur, il +n'est pas plus heureux que nous au milieu de nos tourmens. La bonté +n'aurait pas fait le mal; et qu'a-t-il fait autre chose? Laissons-le +cependant reposer sur son trône immense et solitaire; qu'il crée des +mondes nouveaux pour adoucir l'ennui d'une insipide éternité et d'une +immense solitude! Qu'il lance dans l'espace globes sur globes: le tyran +n'en est pas moins seul; et s'il pouvait donner la faculté de le +combattre, il serait moins malheureux. Mais qu'il règne, et que sans +cesse il multiplie sa misère. Esprits et hommes, nous devons entre nous +sympathiser: nos souffrances sont communes; apprenons à les supporter, +en réunissant à jamais notre misère, tandis que lui, accablé sous le +poids de sa grandeur, il ne pourra que créer encore, et toujours +créer.-- + +CAÏN. + +Tu me parles de choses qui, depuis long-tems, flottent comme autant de +visions à travers mes pensées: je ne pouvais concilier ce que je vois +avec ce que j'entends. Mon père et ma mère me parlent de serpent, +d'arbres et de fruits; je vois les portes de ce qu'ils nomment leur +paradis gardées par l'épée flamboyante de chérubins qui nous repoussent, +eux et moi; je sens le poids d'un travail journalier et d'une constante +pensée; je contemple un monde où je ne semble rien, avec des idées qui +semblent capables de tout maîtriser:--mais je me croyais seul en proie à +ce genre de misère.--Mon père est abattu; ma mère n'a plus cette ame qui +lui faisait aspirer après la science, au risque d'une malédiction +éternelle; mon frère est un jeune gardeur de troupeaux, qui offre les +premiers nés de ses brebis à celui qui ne permet pas à la terre de rien +donner qui ne soit arrosé de nos sueurs; ma soeur Zillah chante un hymne +d'actions de grâces avant les oiseaux du matin; et mon Adah, ma +bien-aimée, elle ne comprend rien aux soucis qui me dévorent: en un mot, +jusqu'alors, aucun être n'avait sympathisé avec moi. Eh bien!--je suis +ravi de m'associer aux esprits. + +LUCIFER. + +Si ton ame ne te rendait pas digne d'une pareille association, je +n'apparaîtrais pas maintenant à tes yeux. Comme la première fois, un +serpent eût suffi pour te charmer. + +CAÏN. + +Oh! serait-ce donc toi qui tentas ma mère? + +LUCIFER. + +Je ne tente qu'avec l'appât de la vérité. N'y avait-il pas l'arbre de la +science? l'arbre de vie n'était-il pas encore chargé de fruits? Suis-je +cause qu'elle trembla d'y toucher? Est-ce moi qui plaçai des objets +défendus à la portée d'êtres innocens, et que leur innocence même devait +rendre curieux? Moi, je vous aurais créés des dieux; et celui qui vous a +exilés ne l'a fait que pour vous empêcher «de manger le fruit de vie, et +de devenir des dieux comme nous.» N'étaient-ce pas là ses paroles? + +CAÏN. + +Oui; et je les entendis de ceux qui les avaient entendues au milieu des +éclairs. + +LUCIFER. + +Quel était donc le démon, de celui qui vous défendait de vivre, ou de +celui qui voulait vous faire vivre à jamais dans le bonheur et le +pouvoir de la science? + +CAÏN. + +Pourquoi n'ont-ils pas ravi le fruit de l'un et de l'autre arbre, ou +n'ont-ils pas laissé tous les deux? + +LUCIFER. + +L'un vous appartient déjà, l'autre peut vous appartenir encore. + +CAÏN. + +Et par quel moyen? + +LUCIFER. + +En résistant; en demeurant vous-mêmes. L'ame est supérieure à tout, +quand l'ame veut bien se comprendre, quand elle se fait le point central +du cercle qui l'entoure,--et qu'elle est faite pour maîtriser. + +CAÏN. + +Mais n'as-tu pas tenté mes parens? + +LUCIFER. + +Moi? misérable poussière! et pourquoi, comment les aurais-je tentés? + +CAÏN. + +Le serpent, disent-ils, était un esprit. + +LUCIFER. + +Qui l'a dit? cela n'est pas écrit là-haut. L'homme, dans ses craintes +immenses et sa petite vanité, peut bien rejeter sur les substances +spirituelles le tort de sa propre chute; mais notre orgueilleux despote +ne voudrait pas falsifier ainsi les faits. Le serpent était le +serpent,--rien de plus, et cependant l'égal de ceux qu'il tenta, par sa +nature terrestre comme la leur;--leur supérieur en sagesse, puisqu'il +put les séduire, et leur donner la connaissance qui devait détruire +leurs insipides plaisirs. Crois-tu que je voulusse revêtir l'enveloppe +des êtres qui doivent mourir? + +CAÏN. + +Mais, enfin, le reptile avait-il un démon en lui? + +LUCIFER. + +Il ne fit qu'en éveiller un dans ceux qu'entraînait sa langue venimeuse. +Je te répète que le serpent n'était rien de plus qu'un serpent: +demande-le au chérubin qui garde l'arbre séducteur. Quand des milliers +de siècles auront roulé sur vos cendres dispersées et sur celles de +votre race, les habitans de la terre pourront bien alors cacher sous les +fables leurs fautes primitives, m'attribuant un déguisement que je +méprise, comme je méprise tout ce qui plie le genou devant celui qui ne +fit des êtres que pour les courber devant sa triste et solitaire +éternité; mais nous qui voyons la vérité en face, nous devons la +reproduire. Tes malheureux parens écoutèrent les conseils d'un reptile; +ils tombèrent. Et pourquoi les esprits les auraient-ils tentés? Quel +objet digne d'envie, que les bornes étroites de votre paradis, pour des +intelligences qui peuvent traverser l'espace!--Mais je te parle de +choses que tu ignores, avec ton arbre de la science. + +CAÏN. + +Mais du moins tu ne peux parler d'une nouvelle science sans m'inspirer +le désir de la pénétrer, la soif de m'en abreuver; oui, mon ame est +digne de la comprendre. + +LUCIFER. + +En aurais-tu le courage? + +CAÏN. + +Tu peux l'éprouver. + +LUCIFER. + +Oserais-tu contempler la mort? + +CAÏN. + +Je ne l'ai pas encore vue. + +LUCIFER. + +Mais tu devras la subir. + +CAÏN. + +Mon père dit que c'est une chose terrible, ma mère pleure en l'entendant +nommer: Abel, alors, lève les yeux au ciel; Zillah laisse retomber les +siens vers la terre, en soupirant une prière; Adah me regarde, et se +tait. + +LUCIFER. + +Mais toi? + +CAÏN. + +D'indicibles pensées pénètrent dans mon coeur embrasé, quand j'entends +parler de cette toute-puissante mort qui semble inévitable. Ne +pourrais-je lutter contre elle? J'ai lutté avec le lion, quand j'étais +encore enfant; je jouais avec lui, jusqu'à ce qu'il s'échappât de mes +bras en rugissant. + +LUCIFER. + +Elle n'a pas de forme; mais elle anéantira tous les êtres, enfans de la +terre, qui sont revêtus d'une forme. + +CAÏN. + +Ah! je croyais que c'était un être; et quel autre qu'un être pouvait +créer quelque chose d'aussi fatal aux êtres? + +LUCIFER. + +Demande au destructeur. + +CAÏN. + +Quel est-il? + +LUCIFER. + +Le créateur.--Donne-lui le nom qu'il te plaira; il ne crée que pour +détruire. + +CAÏN. + +Je ne le savais pas; cependant, au nom de la mort, je le conjecturais: +je ne la connais pas, mais elle me semble horrible. Dans la vaste +désolation des nuits, je l'ai recherchée, j'ai tenté de la surprendre; +et quand je voyais les formes gigantesques que l'ombrage jetait sur les +murs d'Éden, et que traversait le glaive étincelant des chérubins, +j'attendais après ce que je croyais elle: car, en même tems que la +crainte, naissait dans mon coeur le désir de connaître ce qui devait tous +nous subjuguer;--mais rien ne se présentait. Alors je détachais mes yeux +accablés de la vue du paradis défendu, notre première patrie; je les +reportais aux flambeaux répandus sur nos têtes, si nombreux et si +ravissans: eux aussi devront-ils donc mourir? + +LUCIFER. + +Peut-être;--mais long-tems après que vous ne serez plus, toi et les +tiens. + +CAÏN. + +J'en suis ravi; je n'aurais pas voulu les voir mourir: ils sont trop +beaux. Qu'est-ce que la mort? Je sens, et je le crains, que c'est une +chose terrible; mais, pourquoi? je ne puis le comprendre. On nous l'a +dénoncée comme un mal, à nous, à ceux qui péchèrent, à ceux qui ne +péchèrent pas:--ce mal, quel est-il? + +LUCIFER. + +On l'apprend dans la terre. + +CAÏN. + +Mais pourrai-je le connaître? + +LUCIFER. + +Comme je n'ai rien de commun avec la mort, je ne puis répondre. + +CAÏN. + +Je ne serais qu'une poussière tranquille, il n'y aurait pas de mal; et +que n'ai-je jamais été autre chose! + +LUCIFER. + +Ce voeu est ignoble; il est même indigne de ton père: car, du moins, il +souhaita de connaître. + +CAÏN. + +Mais non pas de vivre; car il eût dépouillé l'arbre de vie. + +LUCIFER. + +Il en fut empêché. + +CAÏN. + +Erreur mortelle, de n'avoir pas d'abord cueilli ce fruit; mais avant de +ravir la science, il ne connaissait pas la mort. Hélas! à peine si +j'entrevois ce qu'elle est, et pourtant je la redoute:--je tremble +devant ce que j'ignore! + +LUCIFER. + +Et moi, je ne crains rien, parce que je connais tout: voilà quelle est +la vraie science. + +CAÏN. + +Veux-tu m'apprendre tout? + +LUCIFER. + +Oui, à une condition. + +CAÏN. + +Désigne-la. + +LUCIFER. + +C'est que tu t'inclineras pour adorer en moi--ton seigneur. + +CAÏN. + +Tu n'es pas le seigneur que mon père adore. + +LUCIFER. + +Non. + +CAÏN. + +Es-tu son égal? + +LUCIFER. + +Non;--je n'ai rien de commun avec lui! je ne le voudrais pas. Je veux +être au-dessus,--au-dessous, tout enfin, plutôt que de partager ou de +reconnaître son pouvoir. Je reste à part, mais pourtant je suis +grand;--il en est beaucoup qui m'adorent, un plus grand nombre encore +m'adorera dans la suite:--sois au nombre des premiers. + +CAÏN. + +Jusqu'à présent, je ne me suis pas incliné devant le Dieu de mon père, +bien que mon frère Abel me conjurât souvent de me joindre à lui dans un +commun sacrifice:--pourquoi fléchirais-je devant toi? + +LUCIFER. + +N'as-tu jamais fléchi le genou devant lui? + +CAÏN. + +Je te l'ai dit;--et quel besoin de le dire? ta science suprême ne +doit-elle pas te l'apprendre? + +LUCIFER. + +Celui qui n'a pas fléchi devant lui s'incline devant moi! + +CAÏN. + +Je ne fléchis devant personne. + +LUCIFER. + +Tu n'en es pas moins mon adorateur: lui refuser son hommage, c'est par +cela même me l'accorder. + +CAÏN. + +Que veux-tu dire? + +LUCIFER. + +Tu le sauras--et bientôt. + +CAÏN. + +Découvre-moi du moins le mystère de mon existence. + +LUCIFER. + +Suis-moi où je te conduirai. + +CAÏN. + +Mais je dois retourner pour travailler à la terre;--j'ai promis-- + +LUCIFER. + +Quoi? + +CAÏN. + +De cueillir les prémices de quelques fruits. + +LUCIFER. + +Pourquoi? + +CAÏN. + +Pour les offrir sur un autel avec Abel. + +LUCIFER. + +N'as-tu pas dit que jamais tu n'avais fléchi devant celui qui t'a créé? + +CAÏN. + +Oui;--mais les vives instances d'Abel m'ont entraîné: l'offrande est +plutôt la sienne que la mienne,--et Adah-- + +LUCIFER. + +Pourquoi hésiter ainsi? + +CAÏN. + +C'est ma soeur, née le même jour, des mêmes entrailles; elle m'a arraché +à force de pleurs cette promesse: car pour ne pas la voir pleurer, il me +semble que je supporterais tout, et que j'adorerais tout. + +LUCIFER. + +Alors, suis-moi! + +CAÏN. + +Volontiers. + +(Entre Adah.) + +ADAH. + +Mon frère, je viens vers toi; c'est l'heure du repos et du bonheur,--et +nous en jouissons moins en ton absence. Tu n'as pas travaillé ce matin; +mais j'ai fait nos deux tâches. Viens! les fruits sont mûrs; ils sont +colorés comme la lumière à laquelle ils doivent leur saveur: viens! + +CAÏN. + +Ne vois-tu pas? + +ADAH. + +Je vois un ange; nous en avons vu beaucoup. Voudrait-il partager nos +instans de repos?--il est le bien-venu. + +CAÏN. + +Il ne ressemble pas aux anges que nous avons vus. + +ADAH. + +Est-ce qu'il en est d'autres? Il est le bien-venu, s'il leur ressemble. +Ils n'ont pas dédaigné de s'asseoir quelquefois à notre table.--Que +veut-il? + +CAÏN, à Lucifer. + +Le veux-tu? + +LUCIFER. + +Et toi, veux-tu être à moi? + +CAÏN. + +Il faut que je m'éloigne avec lui. + +ADAH. + +Quoi! nous laisser? + +CAÏN. + +Oui. + +ADAH. + +Moi! + +CAÏN. + +Chère Adah! + +ADAH. + +Laisse-moi te suivre. + +LUCIFER. + +Non! elle ne le doit pas. + +ADAH. + +Qui es-tu pour te mettre ainsi entre nos deux coeurs? + +CAÏN. + +C'est un dieu. + +ADAH. + +Comment le sais-tu? + +CAÏN. + +Il parle comme un dieu. + +ADAH. + +Le serpent aussi, et il mentait. + +LUCIFER. + +Tu te trompes, Adah!--L'arbre dont il parlait n'était-il pas celui de la +science? + +ADAH. + +Oui,--pour notre malheur éternel. + +LUCIFER. + +Encore ce malheur était-il la science:--il n'a donc pas menti. S'il vous +a perdus, il n'a pas, du moins, trahi la vérité; et l'essence de la +vérité ne peut être que bonne. + +ADAH. + +Tout ce que nous savons d'elle, c'est qu'elle a réuni sur nos têtes tous +les maux: expulsion de notre patrie, terreur, travail, sueur et +lassitude; regrets du passé, espérance de ce qui ne se réalise pas. +Caïn! ne va pas avec cet esprit; souffre encore ce que nous avons déjà +souffert, et aime-moi.--Je t'aime. + +LUCIFER. + +Tu l'aimes? Quoi! plus que ta mère et que ton père? + +ADAH. + +Oui; est-ce un péché encore? + +LUCIFER. + +Non,--pas encore; mais plus tard c'en sera un--pour vos enfans. + +ADAH. + +Comment! ma fille ne pourra-t-elle pas aimer son frère Énoch? + +LUCIFER. + +Comme tu aimes Caïn? non. + +ADAH. + +O mon Dieu! ils ne s'aimeraient pas? ils ne reproduiraient pas des êtres +aimans comme eux? N'ont-ils pas sucé le lait du même sein? Leur père +n'était-il pas sorti des mêmes flancs, et à la même heure que moi? Ne +nous aimons-nous pas l'un l'autre? et multipliant notre existence, ne +multiplions-nous pas des êtres qui se chériront encore, et comme je te +chéris, mon Caïn? Oh! ne va pas avec cet esprit; il n'est pas des +nôtres. + +LUCIFER. + +Le péché dont je parle n'est pas de mon oeuvre; en vous, il ne peut être +un péché,--bien qu'il le paraisse dans ceux auxquels vous transmettrez +votre humanité. + +ADAH. + +Qu'est-ce qu'un péché qui n'est pas péché en lui-même? Les circonstances +peuvent-elles tour à tour transformer le péché en vertu?--S'il en est +ainsi, nous sommes donc les esclaves de-- + +LUCIFER. + +Des êtres plus élevés que vous sont esclaves; et de plus élevés qu'eux +ont préféré la liberté des tortures aux lentes agonies d'une adulation +qui s'exhalait en hymnes, en concerts, en prières intéressées vers le +Tout-Puissant, non parce qu'il inspirait de l'amour, mais parce qu'il +était tout-puissant, parce qu'il éveillait leur ambition ou leur +terreur. + +ADAH. + +La toute-puissance doit s'unir à la toute-bonté. + +LUCIFER. + +Alors, que signifie Éden? + +ADAH. + +Démon! ne me tente pas par ta beauté; plus que le serpent, tu es beau: +tu es aussi menteur que lui. + +LUCIFER. + +Aussi sincère. Demandez à Ève, votre mère; n'a-t-elle pas conquis la +science du bien et du mal? + +ADAH. + +O ma mère! tu as cueilli un fruit plus fatal à tes descendans qu'à +toi-même. Toi, du moins, tu as passé ta jeunesse dans le paradis, +jouissant de l'innocence et du bonheur de converser avec des esprits +bienheureux; pour nous, tes enfans, ignorans de l'Éden, nous vivons +environnés par les démons qui, s'emparant des paroles de Dieu, nous +séduisent, en profitant de nos propres pensées, de nos regrets et de +notre curiosité.--Ainsi devins-tu la proie du serpent dans tes plus +beaux jours de simplicité, de candeur et de joie. Je ne sais que +répondre à l'être immortel qui se tient devant moi; je ne puis le +détester; je le contemple avec une inquiétude qui n'est pas sans charme, +et pourtant je ne puis m'éloigner de lui. Dans son regard est une +attraction magique qui fixe sur les siens mes yeux éblouis; mon coeur bat +avec rapidité; je tremble, et pourtant je me rapproche plus +près,--toujours plus près. Caïn! ô Caïn! défends-moi de lui! + +CAÏN. + +Pourquoi craindre, mon Adah? ce n'est pas un mauvais ange. + +ADAH. + +Ce n'est pas Dieu;--il n'est pas à Dieu. J'ai vu les chérubins et les +séraphins: il ne regarde pas comme eux. + +CAÏN. + +Mais il est des esprits plus élevés encore:--les archanges. + +LUCIFER. + +De plus élevés encore que les archanges. + +ADAH. + +Oui;--mais ils ne sont pas heureux. + +LUCIFER. + +Si le bonheur consiste dans l'esclavage,--non. + +ADAH. + +J'ai entendu dire que les séraphins _aimaient le plus_,--les chérubins +_connaissaient le mieux_:--celui-ci doit être un chérubin,--car il +n'aime pas. + +LUCIFER. + +Et si la science la plus élevée affaiblit l'amour, comment se fait-il +que vous cessiez d'aimer en commençant à connaître? Puisque les +chérubins qui savent tout, aiment le moins, l'amour des séraphins ne +peut être que l'ignorance: qu'ils soient incompatibles, la sentence +portée contre tes malheureux parens le prouve assez. Choisissez donc +entre l'amour et la science:--il n'est pas d'autre choix. Votre père +s'est déjà décidé: son culte n'est que de la peur. + +ADAH. + +O Caïn! choisis l'amour. + +CAÏN. + +Oui, pour toi, chère Adah! mais le choix est inutile:--il est né avec +moi;--je n'aime rien de plus. + +ADAH. + +Et nos parens? + +CAÏN. + +Nous aimaient-ils quand ils enlevèrent de l'arbre ce qui nous exila tous +du paradis? + +ADAH. + +Alors nous n'étions pas née;--et quand nous l'aurions été, ne +devrions-nous pas les aimer, ainsi que nos enfans, Caïn? + +CAÏN. + +Mon petit Énoch! et sa soeur encore bégayante! Ah! si je pouvais les +croire heureux, j'oublierais à demi--mais jamais on ne l'oubliera, même +après trois milliers de générations! jamais les hommes ne chériront la +mémoire de l'homme qui, dans la même heure, perpétua la source du mal et +de l'humanité. Ils se sont emparés de l'arbre de la science et du +péché;--non contens de leur propre infortune, ils nous ont imposé, à +moi,--à toi, au petit nombre des êtres aujourd'hui vivans, à la +multitude innombrable des êtres à venir, l'obligation d'hériter d'une +agonie que le tems ne peut qu'accroître encore!--Et je serai le père de +tant d'infortunés! et ta beauté, ton amour,--ma tendresse, les momens +ravissans écoulés dans tes bras; tout ce que nous aimons dans nous-mêmes +et dans nos enfans, doit les conduire, après de longues années de péchés +et de douleur,--ou même après quelques instans également pénibles, et +mêlés à peine d'une courte lueur de plaisir; tout cela doit les mener à +la mort,--ce fantôme inconnu! Non! l'arbre de la science n'a pas +acquitté sa promesse:--s'ils ont péché, ils devaient du moins, en +échange, savoir tout ce qui est du domaine de la science, et, par +conséquent, les mystères qui environnent la mort! Que +savent-ils?--qu'ils sont misérables. Quel besoin de serpens et de fruits +pour nous l'apprendre? + +ADAH. + +Je ne serais pas à plaindre, Caïn, si tu étais heureux.-- + +CAÏN. + +Sois donc heureuse seule:--je ne veux pas d'un bonheur qui m'avilit, moi +et les miens. + +ADAH. + +Seule, je ne pourrais, je ne _voudrais_ pas être heureuse; mais je pense +qu'entourée de leurs bras je puis l'être, en dépit de la mort que je ne +redoute pas, puisque je l'ignore, bien qu'elle paraisse un fantôme +terrible,--si j'en juge d'après ce que j'en entends dire. + +LUCIFER. + +Et, dis-tu, tu pourrais être heureuse _seule_? + +ADAH. + +Seule! O mon Dieu! qui pourrait être heureux ou bon dans la solitude? +L'isolement est à mes yeux un péché; si ce n'est quand je pense que +bientôt je reverrai mon frère, son frère, nos enfans et nos parens. + +LUCIFER. + +Ton Dieu est pourtant seul: est-il heureux, est-il bon? + +ADAH. + +Tu te trompes; il a les anges et les mortels à rendre heureux: son +bonheur consiste à le répandre autour de lui; et quel bonheur peut-il +exister qu'on ne cherche à répandre? + +LUCIFER. + +Interrogez votre père sur son exil d'Éden,--sur son +premier-né;--interrogez votre propre coeur: il n'est pas tranquille. + +ADAH. + +Hélas! non; et vous--êtes-vous du ciel? + +LUCIFER. + +Si je n'en suis pas, jugez quel est ce bonheur universel que se plaît à +répandre (comme vous le dites) ce créateur tout-puissant et +souverainement bon de la vie et des choses vivantes; c'est là son +secret, et il le garde. Nous devons souffrir, quelques-uns de nous +doivent résister, et le tout en vain, à entendre ces séraphins. Mais il +faut en faire l'épreuve, puisque d'ailleurs nous ne serions pas mieux. +Il y a dans les esprits un sens qui leur indique toujours le juste, +comme au sein des nuits vos yeux, jeunes mortels, se dirigent +naturellement vers l'étoile vigilante qui annonce le matin. + +ADAH. + +C'est une ravissante étoile; sa beauté me force à l'aimer. + +LUCIFER. + +Et pourquoi ne l'adorez-vous pas? + +ADAH. + +Notre père n'adore que l'être invisible. + +LUCIFER. + +Le symbole de l'invisible est ce qu'il y a de plus ravissant dans ce qui +est visible; et cet astre brillant est le conducteur de l'armée céleste. + +ADAH. + +Notre père dit qu'il a vu le Dieu même qui le créa, lui et ma mère. + +LUCIFER. + +_Toi_, l'as-tu vu! + +ADAH. + +Oui,--dans ses oeuvres. + +LUCIFER. + +Mais en lui-même? + +ADAH. + +Non,--si ce n'est dans mon père qui est l'image de Dieu, ou dans ses +anges qui te ressemblent,--plus brillans encore, mais moins beaux, et +d'un aspect moins imposant. Ils nous apparaissent éclatans comme le +silencieux milieu du jour; mais pour toi, tu ressembles à la nuit +éthérée, quand de longs et blancs nuages croisent l'immensité violette, +quand d'innombrables étoiles étincellent sur l'admirable et mystérieuse +voûte entourée d'objets qui semblent tentés de briller comme le soleil; +leur beauté, leur multitude, leurs mouvemens, leurs doux rayons, tout +nous entraîne vers eux: ils remplissent mes yeux de larmes; tu produis +sur moi le même effet. Tu ne sembles pas heureux; ah! ne nous entraîne +pas dans ton malheur, et je pleurerai sur toi. + +LUCIFER. + +Hélas! ces pleurs! tu ne sais pas quels océans doivent en être +répandus-- + +ADAH. + +Par moi? + +LUCIFER. + +Par tous. + +ADAH. + +Comment, tous? + +LUCIFER. + +Par des millions, des myriades,--par toute la terre peuplée,--la terre +non peuplée,--par l'enfer toujours encombré des êtres dont ton sein doit +être le germe. + +ADAH. + +O Caïn! cet esprit nous maudit. + +CAÏN. + +Laisse-le dire; je veux le suivre. + +ADAH. + +Où? + +LUCIFER. + +Dans un endroit d'où il pourra revenir vers toi dans une heure; mais +d'ici là, il verra des objets de plusieurs siècles. + +ADAH. + +Comment cela peut-il être? + +LUCIFER. + +Votre créateur n'a-t-il pas fait en quelques jours, du débris des +anciens mondes, celui que vous habitez? et moi qui l'ai aidé dans cette +oeuvre, ne pourrais-je montrer dans une heure ce qu'il a fait en +plusieurs, ou détruit en moins de tems encore? + +CAÏN. + +Je suis prêt à te suivre. + +ADAH. + +Mais dans une heure, reviendra-t-il sain et sauf? + +LUCIFER. + +Oui. Pour nous, les actes sont indépendans des entraves du tems; nous +pouvons franchir en une heure l'éternité, ou bien transporter dans le +cercle d'une heure tout ce que l'éternité renferme. Notre souffle ne se +règle pas comme celui des mortels--mais cela est un mystère. Caïn, viens +avec moi. + +ADAH. + +Reviendra-t-il? + +LUCIFER. + +Oui, femme! lui seul entre tous les mortels (le premier et le dernier, à +l'exception d'un.....) reviendra de ces lieux, et te sera rendu pour +peupler avec toi cette contrée silencieuse et aride, comme le sera votre +monde, aujourd'hui borné à quelques habitans. + +ADAH. + +Où demeures-tu? + +LUCIFER. + +Au milieu des espaces. Où devrais-je demeurer? près de ton ou tes +dieux:--il n'en est rien. C'est en ma présence que toutes les divisions +s'opèrent; la vie et la mort,--le tems et l'éternité,--le ciel et la +terre.--Ce qui n'est ni ciel ni terre est habité de l'ombre de ceux qui +jadis l'habitaient ou plus tard l'habiteront:--voilà mes domaines! Du +moins puis-je les séparer de _son_ empire, et posséder un royaume qui +n'est pas _sien_; et si je n'étais pas ce que je dis, pourrais-je +demeurer en ces lieux? vous ne faites qu'entrevoir ses anges. + +ADAH. + +En effet; ils apparurent quand le beau serpent parla pour la première +fois à notre mère. + +LUCIFER. + +Caïn! tu m'as entendu. Soupires-tu après la science? je puis assouvir ta +soif: je ne te demande pas de partager des fruits qui pourraient te +ravir un seul des biens que vous ait laissés le vainqueur. Suis-moi. + +CAÏN. + +Esprit! je l'ai dit. + +(Caïn et Lucifer sortent.) + +ADAH s'écrie en les suivant: + +Caïn! Caïn! mon frère! + +FIN DU PREMIER ACTE. + + + + +ACTE II. + + + +SCÈNE PREMIÈRE. + +(L'abîme de l'espace.) + +CAÏN, LUCIFER. + + +CAÏN. + +Je foule l'air et ne tombe pas; cependant je tremble de tomber. + +LUCIFER. + +Si tu as foi en moi, les airs te soutiendront, les airs dont je suis +souverain. + +CAÏN. + +Mais puis-je le faire sans impiété? + +LUCIFER. + +Croire est ne pas tomber, douter est périr! Tel est l'édit que porte +l'autre Dieu, celui qui me donne devant ses anges le nom de Démon. Ce +nom, ils le répètent en écho à des êtres misérables qui, ne connaissant +rien au-dessus de leurs sens rétrécis, s'inclinent devant le mot qui +frappe leur oreille, et croient toujours sincèrement le bien ou le mal +que l'on proclame devant leur faiblesse. Je n'exige rien de pareil: +honore-moi ou ne m'honore pas, tu franchiras des mondes au-delà de ton +petit monde; quelques doutes conçus par toi durant ta fragile existence +ne seront pas récompensés par des tortures de _ma_ conception. Une heure +viendra qu'en planant sur quelques gouttes d'eau, un homme dira à un +homme: _Crois en moi, et marche sur les eaux_; alors l'homme pourra +braver les vagues en sécurité. Je ne te dirai pas: Crois en moi, comme +la condition de ton salut; mais: Suis mes pas sur le gouffre des +espaces, et je te montrerai ce que tu ne pourras prendre pour un +mensonge, l'histoire des mondes passés, présens et futurs. + +CAÏN. + +O dieu, démon, ou ce que tu peux être, est-ce là votre terre? + +LUCIFER. + +Eh quoi! tu ne reconnais pas la poussière dont votre père fut formé? + +CAÏN. + +Se peut-il? Ce petit cercle bleu nageant dans l'espace éthéré, et près +de lui un cercle plus étroit encore, et dont la lueur rappelle celle de +notre nuit terrestre; est-ce là notre paradis? + +LUCIFER. + +Indique-moi la position de ce paradis. + +CAÏN. + +Comment le pourrais-je? A mesure que nous avançons, il devient toujours +plus petit; et en diminuant progressivement, il s'entoure d'une auréole +semblable à la lumière qui jaillit de la plus belle des étoiles, quand +je la contemple des limites du paradis. En nous écartant, je crois les +voir toutes deux se joindre aux innombrables étoiles qui nous entourent, +et augmenter ainsi leur multitude infinie. + +LUCIFER. + +Et s'il existait des mondes plus grands que le tien, habités par des +formes plus grandes; si ces mondes étaient plus nombreux que la +poussière de la triste terre, multipliée comme elle le sera en atomes +animés, tous vivans, tous condamnés au malheur et à la mort, que +penserais-tu? + +CAÏN. + +Je serais fier de la pensée qui comprend de telles choses. + +LUCIFER. + +Mais si cette haute pensée était enchaînée à une masse servile de +matière; si, connaissant de telles choses, aspirant après elles, et +après une science encore plus élevée, tu demeurais l'esclave des besoins +les plus grossiers et les plus misérables; si tes plaisirs les plus purs +n'étaient qu'un avilissement déguisé, une illusion énervante et +honteuse, dont le seul but serait de t'entraîner à renouveler des corps +et des ames toutes condamnées à la même fragilité, presque toutes à la +même infortune-- + +CAÏN. + +Esprit! je ne connais pas la mort, si ce n'est que c'est un être +terrible, un hideux héritage qu'avec la vie je dois à mes parens, et +dont je les ai entendu parler; double et triste héritage, autant que +j'en puis juger encore. Mais enfin, si notre sort est tel que tu me le +dépeins (et je sens en moi le douloureux pressentiment de la vérité), +permets-moi de mourir ici; car donner le jour à des êtres dont le +partage serait de souffrir longues années, et puis enfin mourir, ce +n'est après tout que propager la mort et multiplier le meurtre. + +LUCIFER. + +Tu ne peux pas mourir tout-à-fait;--il est quelque chose qui doit +survivre. + +CAÏN. + +L'autre n'en a rien dit à mon père, quand il le chassa du paradis, avec +la mort écrite sur son front. Mais au moins laisse-moi détruire ce qu'il +y a de mortel en moi, pour que je sois, quant au reste, semblable aux +anges. + +LUCIFER. + +Je suis de l'essence angélique: voudrais-tu me ressembler? + +CAÏN. + +Je ne sais pas ce que tu es: je sens ton pouvoir. Tu me montres des +objets qui surpassent mes facultés, et qu'il ne serait pas en ma +puissance de voir; bien qu'ils soient encore inférieurs à mes désirs et +à ma conception. + +LUCIFER. + +Quelles sont-elles, ces conceptions d'un orgueil assez humble pour +séjourner avec les vers dans une enveloppe de terre? + +CAÏN. + +Et toi-même, qui es-tu pour affecter un esprit si hautain, pour jouir +des priviléges des choses créées _et_ des choses immortelles, et qui +cependant sembles dévoré de chagrin? + +LUCIFER. + +Je parais ce que je suis; voilà pourquoi je te demande si tu voudrais +être immortel. + +CAÏN. + +Tu l'as dit; il faut, même en dépit de moi, que je sois immortel. Je +l'ignorais;--mais puisqu'il le faut, permets-moi, heureux ou malheureux, +d'anticiper aujourd'hui sur mon immortalité. + +LUCIFER. + +Tu l'anticipais avant de me connaître. + +CAÏN. + +Comment? + +LUCIFER. + +En souffrant. + +CAÏN. + +Les tourmens seraient-ils immortels? + +LUCIFER. + +Nous verrons, moi et tes fils. Mais regarde maintenant, n'es-tu pas +ravi? + +CAÏN. + +Que vois-je, et qu'êtes-vous, magnifiques espaces que l'imagination +n'aurait pu rêver? Qu'êtes-vous, globes infinis d'une lumière toujours +plus éblouissante? Quel est ce désert azuré, ces champs de l'air sans +bornes où vous roulez, semblables aux feuilles que je voyais flotter sur +les ondes limpides de l'Éden? Votre course est-elle mesurée? ou +parcourez-vous un espace sans bornes, un univers aérien toujours +nouveau, auquel mon ame, éblouie par l'idée de l'éternité, ne peut +penser sans vertige? O dieu! dieux! ou qui que vous soyez! que vous êtes +beaux à contempler! quelle merveille dans vos effets ou dans vos +accidens! Que je meure comme un atôme (s'il en est qui meurent), ou que +je sois initié au mystère de votre nature! Mes pensées, en ce moment, ne +sont pas aussi indignes que la poussière qui les recèle, des objets que +je contemple. Esprit! donne-moi la mort, ou laisse-moi approcher +davantage. + +LUCIFER. + +N'es-tu pas assez près? Baisse les yeux vers votre terre! + +CAÏN. + +Ou est-elle? je ne vois plus rien qu'une masse d'innombrables lueurs. + +LUCIFER. + +Regarde-là. + +CAÏN. + +Je ne vois rien. + +LUCIFER. + +Elle brille cependant encore. + +CAÏN. + +Quoi! ce point imperceptible? + +LUCIFER. + +Oui. + +CAÏN. + +Se peut-il? J'ai vu des vers luisans et d'autres insectes lumineux +étinceler sur les gazons dans un sombre crépuscule; ils répandaient un +éclat plus vif que le monde qui les contient. + +LUCIFER. + +Eh bien! tu as vu briller des vers et des mondes;--qu'en penses-tu? + +CAÏN. + +Qu'ils sont beaux chacun dans leur propre sphère; et qu'au milieu des +nuits auxquelles ils doivent leur beauté, l'imperceptible insecte, dans +sa course lumineuse, et l'étoile immortelle, dans son immense carrière, +doivent également être guidés. + +LUCIFER. + +Mais comment et par qui? + +CAÏN. + +Montre-le-moi. + +LUCIFER. + +Oses-tu le demander? + +CAÏN. + +N'ai-je pas osé connaître ce que j'oserai en ce moment voir? Tu ne m'as +rien montré qui satisfasse encore mon imagination. + +LUCIFER. + +Avance donc avec moi. Veux-tu contempler les objets mortels ou +immortels? + +CAÏN. + +Que vois-je là? + +LUCIFER. + +Des objets qui participent des deux natures: lequel saisit le plus ton +coeur? + +CAÏN. + +Les choses que je vois. + +LUCIFER. + +Mais qui te frappe le plus? + +CAÏN. + +Les choses que je n'ai vues et ne verrai jamais:--les mystères de la +mort. + +LUCIFER. + +Mais si je te montre les choses qui sont mortes, comme je t'ai montré +plusieurs de celles qui ne mourront pas? + +CAÏN. + +Fais-le. + +LUCIFER. + +Avance donc sur nos ailes puissantes. + +CAÏN. + +Oh! comme nous fendons les airs! les astres s'éteignent peu à peu. La +terre! où est ma terre? Laisse-moi, que je la regarde encore; c'est +d'elle que je fus formé. + +LUCIFER. + +Elle est aujourd'hui moins que toi dans l'univers. Cependant, ne crois +pas pouvoir lui échapper; bientôt tu lui seras rendu et à toute sa vile +poussière: c'est une partie de ton éternité et de la mienne. + +CAÏN. + +Où me conduis-tu? + +LUCIFER. + +A ce qui existait avant toi. C'est le fantôme d'un monde dont le tien +n'offre que les débris. + +CAÏN. + +Eh quoi! notre monde n'est-il pas nouveau? + +LUCIFER. + +Pas plus que ne l'est la vie, et ce qui était avant que toi ou moi ne +fussions, et les objets qui nous semblent plus grands que moi-même. +Maintes choses n'auront pas de fin; quelques-unes, prétendant n'avoir +pas eu de commencemens, en ont eu d'aussi misérables que le tien; et si +de plus nobles substances ont été éteintes, c'est pour faire place à +d'autres plus méprisables que nous ne pourrions l'imaginer: car il n'y a +d'éternellement _immobile_ que les _momens_ et l'_espace_. Le changement +n'est pas la mort, si ce n'est pour la matière; mais tu es matière, et +tu ne peux comprendre que les êtres de la même nature: je t'en +montrerai. + +CAÏN. + +Matière, esprits, je puis contempler tout ce que tu voudras. + +LUCIFER. + +Avance donc! + +CAÏN. + +Les astres disparaissent; quelques-uns, au contraire, s'agrandissent à +notre approche, et semblent de véritables mondes. + +LUCIFER. + +Ce qu'ils sont en effet. + +CAÏN. + +Quoi! chacun d'eux aurait-il un Éden? + +LUCIFER. + +Peut-être. + +CAÏN. + +Et des hommes? + +LUCIFER. + +Oui, ou des êtres plus grands. + +CAÏN. + +Ont-ils aussi des serpens? + +LUCIFER. + +Voudrais-tu des hommes sans serpens, et que nul ne pût ramper à +l'exception de tes semblables? + +CAÏN. + +Comme tous les flambeaux disparaissent! Où fuyons-nous? + +LUCIFER. + +Vers le monde des fantômes; celui des êtres passés, et des ombres qui +n'existent pas encore. + +CAÏN. + +Mais l'obscurité augmente de plus en plus;--il n'y a plus d'astres. + +LUCIFER. + +Cependant tu vois encore. + +CAÏN. + +Sinistre lumière! pas de lune, pas de soleil, pas une immensité +d'étoiles. L'azur nuancé de pourpre de la nuit disparaît lui-même en un +crépuscule glacial; je vois des masses épaisses, mais elles ne +ressemblent pas aux mondes que tu viens de me montrer, et qui, +environnés de lumières, semblaient encore pleins de vie, quand avait +disparu leur atmosphère radieuse; déroulant alors aux yeux surpris les +formes variées de profondes vallées ou de vastes montagnes; quelques-uns +lançant des jets de feu, d'autres déployant de vastes plaines liquides, +d'autres placés à quelques pas de comètes étincelantes et de lunes +régulières qui semblaient prendre les traits capricieux de ces belles +terres:--mais ici, tout est sombre et terrible. + +LUCIFER. + +Rien, toutefois, n'y semble confus. Tu demandes à voir la mort et les +objets morts? + +CAÏN. + +Je ne le demande pas; mais comme je sais qu'il en existe, et que, par le +péché de mon père, nous sommes condamnés, lui, moi, et tous ceux qui +nous remplaceront, à la subir, je veux la voir une fois de mon plein +gré, avant d'être un jour entraîné à la voir malgré moi. + +LUCIFER. + +Regarde. + +CAÏN. + +C'est la nuit. + +LUCIFER. + +C'est ainsi qu'elle sera toujours; mais franchissons le seuil. + +CAÏN. + +D'énormes nuages l'environnent;--quel est ceci? + +LUCIFER. + +Entre. + +CAÏN. + +Pourrai-je revenir? + +LUCIFER. + +Revenir! assurément. Comment pourrait être d'ailleurs peuplé cet empire? +Son enceinte actuelle est déserte auprès de ce qu'elle doit être, grâce +aux tiens et à toi-même. + +CAÏN. + +Les vapeurs s'épaississent de plus en plus; elles forment autour de nous +des cercles fantastiques. + +LUCIFER. + +Avance! + +CAÏN. + +Mais toi? + +LUCIFER. + +Ne crains rien; tu ne pourrais sans moi entrer dans ce royaume. En +avant! + +(Ils disparaissent à travers les nuages.) + + + +SCÈNE II. + +(Le séjour des ombres.) + +Entrent LUCIFER et CAÏN. + + +CAÏN. + +Quel silence! quelle obscure immensité! Ils ne semblent former qu'un +seul être, et cependant ces mondes sont plus peuplés que les orbes +brillans et lumineux qui parsèment les champs supérieurs de l'air. Telle +était cependant leur multitude, que je les prenais plutôt pour de +légères étincelles égarées dans les célestes espaces, que pour des +mondes habités eux-mêmes; mais en m'approchant davantage, je m'aperçus +qu'ils se transformaient en autant de mondes matériels, faits plutôt +pour servir de demeure à la vie, que pour vivre par eux-mêmes. Ici, au +contraire, tout est si ténébreux, ou d'une lueur si épaisse, qu'on y +reconnaît l'image d'un jour qui n'est plus. + +LUCIFER. + +C'est le royaume de la mort.--Désires-tu la voir maintenant? + +CAÏN. + +Comment répondrais-je avant de savoir précisément ce qu'elle est? Mais +si j'en juge d'après les longues homélies de mon père, c'est une +chose--grand Dieu! je n'ose y penser! Maudit soit celui qui inventa la +vie pour conduire à la mort! ou bien maudite la grossière masse de vie +qui ne put retenir ses priviléges, et transmit les conséquences de son +crime aux innocens eux-mêmes! + +LUCIFER. + +Tu maudis ton père? + +CAÏN. + +Ne m'a-t-il pas maudit en me donnant le jour? Ne m'a-t-il pas maudit +avant ma naissance, en osant arracher le fruit défendu? + +LUCIFER. + +Tu dis vrai: entre ton père et toi la malédiction est mutuelle. Mais tes +enfans et ton frère? + +CAÏN. + +Qu'ils la partagent avec moi; qu'ils héritent de ce qu'on m'a légué. +Mais vous, royaumes obscurs, séjour d'ombres éternelles et de formes +immenses, les unes complètement tracées, les autres indistinctes, mais +toutes également imposantes et mélancoliques:--qui êtes-vous? +Vivez-vous, ou vécûtes-vous un jour? + +LUCIFER. + +Quelque chose de l'un et de l'autre. + +CAÏN. + +Alors, qu'est-ce que la mort? + +LUCIFER. + +Eh quoi! celui qui vous a créés ne vous a-t-il pas dit qu'il existait +une autre vie? + +CAÏN. + +Jusqu'à présent, il ne nous a dit qu'une chose: c'est que nous devions +tous mourir. + +LUCIFER. + +Peut-être vous dévoilera-t-il un jour le reste. + +CAÏN. + +Jour heureux! + +LUCIFER. + +Oui, heureux! quand à travers d'inexprimables agonies, avant-courières +d'agonies éternelles, il sera révélé à une multitude innombrable d'êtres +animés, qu'ils n'ont reçu la vie que pour souffrir à jamais! + +CAÏN. + +Quels sont ces fantômes puissans que je vois flotter autour de moi?--Ils +n'ont pas la forme des intelligences que j'ai vu errer autour de notre +regretté paradis; ils n'ont pas celle de l'homme, telle que je l'ai +remarquée dans Adam, dans Abel et en moi-même, ni dans mes soeurs, ni +dans mes enfans. Toutefois, leur aspect, différent de celui des hommes +et des anges, révèle des substances qui, s'ils le cèdent aux derniers; +semblent l'emporter sur mes semblables; altiers, fiers, d'une beauté et +d'une force remarquable, mais d'une expression inexplicable, jamais rien +de tel ne s'offrit à ma vue. Ils n'ont pas l'aile du séraphin, la figure +de l'homme, ou la forme des plus grands animaux; ils n'ont rien de ce +qui respire aujourd'hui: grands, toutefois, et beaux comme les plus +beaux et les plus grands des êtres animés, et cependant si différens +d'eux, que je puis à peine supposer qu'ils existent. + +LUCIFER. + +Ils vécurent cependant. + +CAÏN. + +Où? + +LUCIFER. + +Où tu vis toi-même. + +CAÏN. + +Quand? + +LUCIFER. + +Ils ont habité sur ce que tu nommes aujourd'hui la terre. + +CAÏN. + +Adam est pourtant le premier. + +LUCIFER. + +De ta race, je l'avoue;--mais il est en même tems le dernier de ceux-là. + +CAÏN. + +Et quels sont-ils? + +LUCIFER. + +Ce que tu seras. + +CAÏN. + +Mais enfin, qu'étaient-ils? + +LUCIFER. + +Vivans, forts, intelligens, bons, grands et glorieux; des êtres en tout +aussi supérieurs à ton père, dans l'Éden, que toi et ton fils le serez à +votre soixante-millième génération, lorsqu'elle aura atteint le dernier +degré de dégradation;--et juge, par ta propre faiblesse, de ce qu'ils +devront être. + +CAÏN. + +O ciel! et tous ils ont péri? + +LUCIFER. + +Ils ont quitté leur terre comme tu quitteras la tienne. + +CAÏN. + +Mais la mienne fut-elle la leur? + +LUCIFER. + +Elle le fut. + +CAÏN. + +Mais elle était différente: elle est aujourd'hui trop resserrée et trop +humble pour porter de pareilles créatures. + +LUCIFER. + +Elle était en effet plus glorieuse. + +CAÏN. + +Et pourquoi est-elle déchue? + +LUCIFER. + +Demande à celui qui l'atteignit. + +CAÏN. + +Comment? + +LUCIFER. + +Par la plus rigoureuse et la plus inexorable catastrophe; par le +désordre des élémens, qui rendirent le inonde au chaos, comme auparavant +le chaos avait vomi un monde: de tels événemens, rares dans le tems, +sont fréquens dans l'éternité.--Passons, et jette les yeux sur le passé! + +CAÏN. + +Tableau terrible! + +LUCIFER. + +Et vrai. Regarde ces fantômes! ils furent jadis, comme toi, entourés de +matière. + +CAÏN. + +Et serai-je un jour comme eux? + +LUCIFER. + +C'est à celui qui te fit à te répondre. Je te montre quels sont tes +prédécesseurs; ce qu'ils étaient, tu l'es aujourd'hui, mais dans un +degré inférieur, proportionné à tes faibles sentimens, à ta faible +portion d'immortalité, d'intelligence et de force terrestre. Ce que vous +avez de commun avec ce qu'ils avaient, c'est la vie; ce qui vous unira +encore--la mort. Quant au reste de vos attributs, ils sont tels qu'ils +conviennent à des reptiles engendrés de la fange refroidie d'un puissant +univers, à des êtres confinés dans une planète encore informe, à des +êtres dont le bonheur devait dépendre de leur aveuglement,--d'un paradis +d'ignorance d'où la science était proscrite comme une substance +empoisonnée. Mais regarde quels sont où quels étaient ces êtres +supérieurs; ou, si tu n'en as pas le courage, recule, et reprends sur la +terre ta tâche ordinaire:--je t'y transporterai en sécurité. + +CAÏN. + +Non! je veux rester ici. + +LUCIFER. + +Combien de tems? + +CAÏN. + +Pour toujours. Aussi bien, puisqu'il faut que j'y retourne de la terre, +je préfère rester; je suis las de tout ce que la matière m'a +découvert:--laisse-moi rester parmi les ombres. + +LUCIFER. + +Cela ne peut être: ce que tu prends pour la réalité, n'est à présent +qu'une vision. Pour te disposer à cette demeure, il te faut passer par +le même chemin que ceux que tu vois,--par les portes de la mort. + +CAÏN. + +Mais par quelle porte venons-nous d'y entrer? + +LUCIFER. + +Par les miennes. Mais je me suis engagé à te ramener, et mon esprit te +soutient dans des régions où tout, à l'exception de toi-même, est privé +de souffle. Regarde, mais n'espère pas demeurer ici avant que ton tour +soit venu. + +CAÏN. + +Et ceux-ci, ne peuvent-ils plus revenir sur la terre? + +LUCIFER. + +_Leur_ terre est pour jamais évanouie;--elle est tellement changée, +qu'ils ne voudraient pas respirer une seconde fois dans le plus agréable +lieu de sa surface aujourd'hui décharnée.--C'était--oh! quel beau monde +c'était alors! + +CAÏN. + +Et c'est encore. Je le sens, ce n'est pas la terre contre laquelle je +suis en guerre; je me plains seulement de ne pouvoir jouir de ce qu'elle +offre de beau, sans l'acheter par le travail; je me plains de ne pouvoir +assouvir ma soif dévorante de connaissance, et de ne pouvoir dompter mes +mille craintes de mort et de vie. + +LUCIFER. + +Tu vois ce qu'est ton monde; mais il ne t'est pas donné de concevoir +l'ombre de ce qu'il fut. + +CAÏN. + +Mais ces énormes créatures, fantômes inférieurs en intelligence (du +moins tels paraissent-ils) aux êtres que nous avons déjà vus; +comparables, en quelque chose, aux sauvages habitans des forêts de la +terre, aux monstres dont les rugissemens font retentir les bois, mais +dix fois plus grands et plus terribles encore; leur taille est plus +élevée que les murailles défendues de l'Éden, leurs yeux étincellent +comme les épées flamboyantes dont les anges sont armés, et leurs +défenses se projettent comme des troncs d'arbres dépouillés de leurs +branches et de leurs écorces:--qu'étaient-ils? + +LUCIFER. + +Ce qu'est le mammoth dans votre monde;--mais ces derniers-là même gisent +étendus par myriades sous sa surface. + +CAÏN. + +Et non pas comme nous sur le sol? + +LUCIFER. + +Non. En faisant la guerre à ta fragile race, ils rendraient inutile la +malédiction lancée contre elle,--ils l'extermineraient trop promptement. + +CAÏN. + +Mais pourquoi la guerre? + +LUCIFER. + +Vous avez oublié l'arrêt qui vous a chassés de l'Éden,--guerre avec +tous, mort à tous, maladie, douleur, amertume pour tous; tels ont été +les fruits de l'arbre défendu. + +CAÏN. + +Mais les animaux--en ont-ils donc mangé, qu'ils doivent aussi mourir? + +LUCIFER. + +Votre créateur vous l'a dit; _ils_ furent faits pour vous, comme vous +pour lui.--Vous ne voudriez pas que leur sort fût préférable au vôtre? +Sans la chute d'Adam, ils seraient comme lui restés debout. + +CAÏN. + +Malheureuses créatures! ils partagent le destin de mon père, de même que +ses enfans; comme eux, sans avoir partagé le fruit fatal: comme eux +aussi, sans avoir atteint le rameau désiré de la _science_! arbre de +mensonge:--car nous ne savons rien. Au prix de la mort, il nous avait du +moins promis la connaissance; mais qu'est-ce que l'homme connaît? + +LUCIFER. + +Il se peut que la mort conduise à la plus haute science; comme elle est +de toutes les choses la seule certaine, elle mène, du moins, à une +science assurée. L'arbre était donc véridique, bien qu'il donne la mort. + +CAÏN. + +Mais ces obscures contrées, je les vois sans les comprendre. + +LUCIFER. + +Parce que ton heure est encore loin, et que la matière ne peut concevoir +parfaitement ce qu'est l'esprit;--mais c'est quelque chose de savoir +qu'il existe de telles contrées. + +CAÏN. + +Nous savions déjà que la mort existait. + +LUCIFER. + +Mais non pas ce qui était après elle. + +CAÏN. + +Et je l'ignore encore. + +LUCIFER. + +Tu as appris qu'il est, au-delà de ton existence, une et plusieurs +autres existences,--et tu l'ignorais ce matin. + +CAÏN. + +Mais tout à mes yeux reste obscur et chargé de nuages. + +LUCIFER. + +Sois satisfait; tout s'éclaircira devant ton immortalité. + +CAÏN. + +Et cet immense et liquide espace azuré, dont les flots radieux, élancés +devant nous, ressemblent à des ondes, et que je prendrais pour les +sources de notre paradis, si l'azur éthéré de sa surface n'était pas +sans bornes et sans rivages:--quel est-il? + +LUCIFER. + +Son image se retrouve encore en petit sur la terre, et tes enfans +habiteront près d'elle--c'est le fantôme d'un océan. + +CAÏN. + +On dirait un autre univers, un soleil liquide.--Et ces créatures +informes qui se jouent sur sa lumineuse surface? + +LUCIFER. + +Tu vois en eux ses habitans, les Léviathans d'autrefois. + +CAÏN. + +Et cet immense serpent qui prolonge ses replis tortueux et sa tête +énorme, dix fois plus haut que le cèdre le plus élevé, regardant comme +s'il voulait atteindre les globes que nous avons auparavant +contemplés?--n'est-il pas de l'espèce de celui qui glissait dans le +feuillage de l'arbre de la science? + +LUCIFER. + +Ève, ta mère, peut dire mieux que personne quelle espèce de serpent la +séduisit. + +CAÏN. + +Celui-ci est trop effrayant. L'autre, sans doute, avait plus de beauté. + +LUCIFER. + +Toi-même, ne l'as-tu jamais vu? + +CAÏN. + +J'en ai vu plusieurs appelés du même nom, mais jamais précisément celui +qui persuada de cueillir le fruit fatal. + +LUCIFER. + +Votre père ne le vit-il pas? + +CAÏN. + +Non: ce fut ma mère qui le tenta. Elle-même l'avait été par le serpent. + +LUCIFER. + +Honnête homme! toutes les fois que ta femme, les femmes de tes enfans +vous entraîneront, toi ou bien eux, vers quelque chose d'étrange ou de +nouveau, sois persuadé que tu auras vu la première source de la +séduction. + +CAÏN. + +Ton conseil vient trop tard: il n'est plus de serpent pour tenter nos +femmes. + +LUCIFER. + +Mais il reste encore pour les femmes des motifs de tenter les hommes, et +pour l'homme de tenter la femme.--Que tes enfans y songent! ce conseil +est bienveillant: je le donne surtout à mon détriment; mais il est vrai +qu'il ne sera pas suivi, et qu'ainsi je cours peu de risques. + +CAÏN. + +Je n'entends pas cela. + +LUCIFER. + +O le plus heureux des hommes!--ton monde et toi-même êtes encore trop +jeunes! Tu te crois très-malheureux et le plus criminel, n'est-il pas +vrai? + +CAÏN. + +Quant au crime, je l'ignore; mais quant aux souffrances, j'en ai déjà +trop senti. + +LUCIFER. + +Premier né du premier homme! ton état présent de péché--car tu es +coupable; de douleur--car tu souffres, est une sorte d'Éden dans toute +son innocence, comparé à l'état dans lequel tu seras bientôt; et cet +état prochain, ces crimes, ces souffrances redoublées seront encore un +paradis, comparés à tout ce que doivent souffrir tes enfans et les +enfans de tes enfans.--Maintenant, retournons sur la terre. + +CAÏN. + +Et n'est-ce que pour m'apprendre cela que tu m'as traîné jusqu'ici? + +LUCIFER. + +Ne cherchais-tu pas la science? + +CAÏN. + +Oui, mais la science qui conduit au bonheur. + +LUCIFER. + +Tu as réussi, s'il est vrai que la vérité y conduise. + +CAÏN. + +Ainsi donc le Dieu de mon père avait bien fait de défendre l'approche de +l'arbre fatal. + +LUCIFER. + +Il eût mieux fait de ne pas le planter. Mais l'ignorance du mal ne vous +a pas préservés du mal; il en sera toujours de même, le mal se +retrouvera dans tout. + +CAÏN. + +Non, je ne te crois pas.--J'aspire après le bien. + +LUCIFER. + +Et qui ne le fait pas? qui aspire après le mal? qui ne recule pas devant +ses fruits amers? personne--rien au monde: le mal est la terreur de tout +ce qui vit. + +CAÏN. + +Dans ces orbes glorieux et innombrables, dont nous avons admiré le +lointain éclat, avant de descendre dans cet abîme fantastique, le mal ne +peut être; ils sont trop beaux. + +LUCIFER. + +Tu les as vus de loin. + +CAÏN. + +Et qu'importe? la distance ne peut ternir que leur éclat;--vus de plus +près, ils doivent être plus radieux encore. + +LUCIFER. + +Vois de près les plus beaux objets de la terre, et juge alors de leur +beauté. + +CAÏN. + +Je l'ai fait;--les choses les plus belles m'ont paru de près plus +ravissantes. + +LUCIFER. + +Ce doit être une illusion.--Quel est donc l'objet qui, frappant la vue +de plus près, a pu t'offrir plus de charmes que contemplé dans le +lointain? + +CAÏN. + +C'est ma soeur Adah.--Toutes les étoiles du ciel, la nuance de la mer aux +approches de la nuit, quand elle est éclairée par le globe qui semble +lui-même un esprit, ou le séjour d'un esprit;--les couleurs du +crépuscule,--le lever pompeux du soleil,--son élévation sublime, son +coucher qui remplit mes yeux de délicieuses larmes, et semble entraîner +doucement mon coeur avec lui au-delà des eclatans nuages de +l'horizon;--l'ombrage des forêts,--les bourgeons naissans,--la voix des +oiseaux,--les soupirs du rossignol qui semble parler d'amour, et se +joindre aux chants des chérubins, à l'instant où le jour s'évanouit des +murailles d'Éden;--tout cela n'est rien à mes yeux et pour mon coeur +comme la figure d'Adah: pour la contempler, je sacrifierais et la terre +et les cieux! + +LUCIFER. + +Dans sa fragilité, elle est belle comme une substance mortelle pouvait +l'enfanter au premier instant de la création, et par l'effet du premier +et du plus tendre amour: ce n'en est pas moins une illusion. + +CAÏN. + +Vous le pensez; vous n'êtes pas son frère. + +LUCIFER. + +Mortel! apprends que mes pareils n'ont pas de frères. + +CAÏN. + +Quelle alliance veux-tu donc contracter avec nous? + +LUCIFER. + +Il se peut que tu en contractes une éternelle avec moi. Mais enfin, si +tu possèdes un être plus beau mille fois que tous les objets qui +t'environnent, pourquoi es-tu malheureux? + +CAÏN. + +Demande-moi pourquoi j'existe? pourquoi toi-même, pourquoi toutes choses +connaissent-elles le malheur? Ah! celui qui nous a créés doit lui-même +être malheureux comme son ouvrage! Ce n'est pas dans un instant de +bonheur que l'on peut enfanter la désolation; et pourtant, si j'en crois +mon père, il est tout-puissant. Pourquoi donc le mal--si lui-même est +bon? J'ai fait cette question à mon père; il m'a répondu que le mal +était la seule route qui pût conduire au bien. Étrange bien qui doit +provenir de son plus grand ennemi! J'ai vu dernièrement un agneau piqué +par un reptile: la malheureuse victime se roulait en écumant sur la +terre, vainement protégée par les tristes et inquiets bêlemens de sa +mère. Mon père cueillit quelques herbes, et les étendit sur la blessure; +par degrés, le petit animal revint à la vie, souleva sa tête vers la +mamelle de sa mère, qui marquait sa joie en ranimant de son lait ses +forces affaiblies. Mon fils, dit alors Adam, voilà comme du mal peut +naître le bien. + +LUCIFER. + +Que répondis-tu? + +CAÏN. + +Rien: car il est mon père; mais je pensais qu'il eût mieux valu pour +l'animal n'avoir jamais été piqué, que d'acheter le retour de sa frêle +existence par une agonie horrible. + +LUCIFER. + +Mais tu m'as dit que tu n'aimais rien autant que celle qui partagea le +lait de ta mère, et qui le donne à tes enfans?-- + +CAÏN. + +Certainement. Que pourrais-je être sans elle? + +LUCIFER. + +Et que suis-je, moi? + +CAÏN. + +Est-ce que tu n'aimes rien? + +LUCIFER. + +Qu'est-ce que ton Dieu aime? + +CAÏN. + +Toutes choses, dit mon père. Mais, je l'avoue, je ne le vois pas dans le +sort auquel il nous soumet. + +LUCIFER. + +C'est pourquoi tu ne peux pas voir davantage si moi j'aime ou n'aime +pas; si je tiens à quelqu'autre chose qu'à un vaste projet, devant +lequel les individus disparaissent comme de la neige. + +CAÏN. + +De la neige! qu'est-ce que cela? + +LUCIFER. + +Tu es heureux d'ignorer ce que tes descendans doivent souffrir; jouis +encore d'un climat qui ne connaît pas d'hiver! + +CAÏN. + +Mais n'aimes-tu rien autant que toi-même? + +LUCIFER. + +Et Caïn s'aime-t-il lui-même? + +CAÏN. + +Oui, mais j'aime plus encore celle qui me fait supporter mes +souffrances, et il ne dépend pas de moi de ne pas la chérir. + +LUCIFER. + +Tu la chéris parce qu'elle est belle, comme fut la pomme aux yeux de ta +mère; et quand elle cessera de l'être, ton amour cessera, comme aurait +cessé tout autre désir. + +CAÏN. + +Elle cessera d'être belle! Comment cela pourrait-il être? + +LUCIFER. + +Avec le tems. + +CAÏN. + +Mais le tems a déjà passé; et, jusqu'à présent, Adam et ma mère ont +gardé leur beauté: une beauté réelle, bien qu'elle n'égale plus celle +d'Adah et des séraphins.-- + +LUCIFER. + +Tout cela doit passer en eux et en elles. + +CAÏN. + +J'en suis affligé; mais pour cela, je ne puis concevoir que mon amour +s'affaiblisse jamais. Et si je voyais sa beauté s'évanouir, je croirais +que le créateur de toute beauté perdrait plus que moi, en perdant son +plus bel ouvrage. + +LUCIFER. + +Je te plains d'aimer ce qui doit périr. + +CAÏN. + +Je te plains de ne rien aimer. + +LUCIFER. + +Et ton frère,--est-il également cher à ton coeur? + +CAÏN. + +Pourquoi ne le serait-il pas? + +LUCIFER. + +Ton père l'aime beaucoup,--ton Dieu aussi. + +CAÏN. + +Et je les imite. + +LUCIFER. + +C'est une action bonne et généreuse. + +CAÏN. + +Généreuse! + +LUCIFER. + +C'est le second né de la chair; c'est le favori de sa mère. + +CAÏN. + +Qu'il garde des faveurs dont le serpent eut les prémices. + +LUCIFER. + +Mais l'amour de son père. + +CAÏN. + +Que m'importe? Faut-il que je n'aime pas ce que tout le monde aime? + +LUCIFER. + +Oui; celui que Jéhovah,--le seigneur indulgent, le miséricordieux +constructeur du paradis défendu,--regarde toujours en souriant. + +CAÏN. + +Moi, je n'ai jamais vu Lui; je ne sais pas si Il sourit. + +LUCIFER. + +Mais vous avez vu ses anges. + +CAÏN. + +Rarement. + +LUCIFER. + +Assez cependant pour remarquer qu'ils aiment ton frère, et que ses +sacrifices sont agréables. + +CAÏN. + +Qu'ils le soient! Pourquoi me parler de cela? + +LUCIFER. + +Parce que tu y pensais auparavant. + +CAÏN. + +Et si j'y ai pensé, quel besoin de me rappeler une pensée.....--- (Il +s'arrête comme agité.)--Esprit! nous sommes ici dans _ton_ monde; ne +parle pas du mien. Tu m'as montré des merveilles; tu m'as montré ces +puissans préadamites qui habitaient la terre dont la nôtre est un +débris; tu m'as fait distinguer des myriades de mondes célestes, dont le +nôtre est le triste et lointain compagnon dans l'immensité des êtres; tu +as découvert à mes regards des ombres frappées de la terrible étreinte, +de celle que nous apporta mon père,--la mort; tu m'as fait voir +beaucoup, mais non pas tout: montre-moi où demeure Jéhovah, son paradis +spécial--le _tien_; où est-il? + +LUCIFER. + +Ici, et dans tout l'espace. + +CAÏN. + +Mais comme toutes les choses, vous avez une demeure particulière; la +chair a la terre, les autres mondes ont également leurs habitans. Toutes +les créatures ont un élément dans lequel elles respirent; et les êtres +qui ne respirent plus de notre souffle ont le leur, comme tu l'as dit: +Jéhovah et toi-même vous avez le vôtre.--N'habitez-vous pas ensemble? + +LUCIFER. + +Non; nous régnons ensemble, mais nos demeures sont divisées. + +CAÏN. + +Pourquoi n'êtes-vous pas un seul! peut-être l'unité de vos projets +ferait l'union des élémens, aujourd'hui le jouet des tempêtes. Comment +s'est-il fait que vous, étant des esprits sages et infinis, vous soyez +séparés? N'êtes-vous pas comme des frères dans votre essence, votre +nature et votre gloire? + +LUCIFER. + +N'es-tu pas le frère d'Abel? + +CAÏN. + +Nous sommes frères, nous resterons frères; mais s'il n'en était pas +ainsi, qu'est-ce que la chair auprès de l'esprit? Ce dernier peut-il +tomber? L'immortalité n'est-elle pas une condition de l'infini? et se +quereller, remplir l'espace de sa misère,--pourquoi? + +LUCIFER. + +Pour régner. + +CAÏN. + +Ne m'as-tu pas dit que tous deux vous êtes éternels? + +LUCIFER. + +Oui. + +CAÏN. + +Et que cette immensité d'azur que j'ai vue est sans bornes? + +LUCIFER. + +Oui. + +CAÏN. + +Comment donc ne pouvez-vous tous les deux _régner_?--N'avez-vous pas +assez? Pourquoi vous séparer? + +LUCIFER. + +Nous régnons _tous les deux_. + +CAÏN. + +Mais l'un de vous fait le mal. + +LUCIFER. + +Lequel? + +CAÏN. + +Toi! car si tu pouvais donner à l'homme le bien, pourquoi ne le fais-tu? + +LUCIFER. + +Et pourquoi pas celui qui les créa? Je ne vous ai pas faits; vous êtes +ses créatures et non les miennes. + +CAÏN. + +Alors laisse-nous _ses_ créatures, comme tu dis que nous le sommes, ou +bien montre-moi ta demeure ou la _sienne_. + +LUCIFER. + +Je pourrais toutes deux te les montrer; mais un tems viendra que tu +verras pour toujours l'une d'elles. + +CAÏN. + +Et pourquoi pas à cette heure? + +LUCIFER. + +Ton esprit d'homme a eu de la peine à concentrer dans une pensée nette +et calme le peu que je t'ai montré, et déjà tu voudrais aspirer au plus +grand des mystères! à celui des _deux principes_! Tu voudrais les +contempler sur leurs trônes les plus secrets! Poussière! apprends à +limiter ton ambition; car pour toi, voir l'une ou l'autre serait périr! + +CAÏN. + +Laisse-moi périr pourvu que je les voie! + +LUCIFER. + +Voilà bien le langage du fils de celle qui cueillit la pomme! Mais tu +périrais seulement, et tu ne les verrais pas; cette vue t'est réservée +dans un autre état. + +CAÏN. + +Celui de mort. + +LUCIFER. + +Du moins le prélude de la mort. + +CAÏN. + +Je la crains donc moins, puisque je sais qu'elle conduit à quelque chose +de défini. + +LUCIFER. + +Maintenant je vais te ramener dans ton monde, où tu pourras multiplier +la race d'Adam, manger, boire, travailler, trembler, rire, pleurer, +sommeiller et mourir. + +CAÏN. + +Et que me servira d'avoir vu les choses que tu m'as montrées? + +LUCIFER. + +N'as-tu pas demandé la connaissance? et dans ce que j'ai montré, ne +t'ai-je pas appris à te connaître toi-même? + +CAÏN. + +Hélas! je ne distingue rien encore. + +LUCIFER. + +Et justement, la somme des connaissances humaines devrait être la +conscience du néant de l'humaine nature; transmets cette science à tes +enfans, elle leur épargnera maintes tortures. + +CAÏN. + +Orgueilleux esprit! ta parole est dédaigneuse; mais toi-même, malgré ton +arrogance, tu reconnais un supérieur. + +LUCIFER. + +Non! par le ciel qu'il gouverne, par l'abîme, par l'infinité de mondes +et de vies que je tiens avec lui en commun.--Non! j'ai un vainqueur, je +l'avoue; mais je ne reconnais pas de maître. Il reçoit l'hommage de +tous;--mais il n'a pas le mien. Je combats contre lui aujourd'hui, comme +je combattis au plus haut des cieux. A travers toute éternité, parmi les +gouffres informes des enfers, dans les interminables royaumes de +l'espace, dans les siècles des siècles, je disputerai tout, tout avec +lui! et tour à tour, chaque monde, chaque étoile, chaque univers +trembleront dans la balance, jusqu'au jour où cessera le grand combat, +si jamais il cesse, c'est-à-dire si jamais lui ou moi pouvons être +écrasés! Et qui pourra exterminer notre immortalité, notre haine +irrévocable et mutuelle? Il pourra, à titre de vainqueur, appeler le +vaincu génie du mal; mais quel sera donc le _bien_ qu'il prétend donner? +Si j'étais le vainqueur, ses oeuvres seraient jugées les seules +mauvaises. Et vous, mortels, à peine nés, quels dons avez-vous reçus de +lui dans votre misérable monde? + +CAÏN. + +Ils sont faibles, et quelques-uns bien amers. + +LUCIFER. + +Redescends donc avec moi sur cette terre; retourne éprouver le reste des +faveurs que toi et les tiens devez au ciel. Les choses sont bonnes ou +mauvaises dans leur essence, et non pas d'après le nom de celui qui les +répand. S'il vous donne le bien,--appelez le principe du bien; si le mal +découle de _lui_, apprenez à ne pas m'en rendre responsable, avant de +savoir mieux sa véritable source. Ce n'est pas aux paroles des anges +eux-mêmes qu'il faut croire, c'est aux fruits de votre existence, tels +que vous les savourez. La pomme fatale vous a fait un don +précieux,--celui de la _raison_.--Que des menaces tyranniques ne +l'écrasent point, et ne vous réduisent pas à croire aveuglément, en +dépit de vos sens extérieurs et de vos sentimens intimes:--examinez et +souffrez,--créez-vous un monde intérieur dans votre propre sein, où +viendront expirer les impressions du dehors. C'est ainsi que vous vous +rapprocherez le plus de la nature des esprits et que vous parviendrez à +triompher de votre enveloppe grossière. + +(Ils disparaissent.) + +FIN DU DEUXIÈME ACTE. + + + + +ACTE III. + + + +SCÈNE PREMIÈRE. + +(La terre près d'Éden, comme dans l'acte premier.) + +Entrent CAÏN et ADAH. + + +ADAH. + +Silence, Caïn; marche doucement. + +CAÏN. + +J'y consens; mais pourquoi? + +ADAH. + +Notre petit Énoch dort sur un lit de feuilles, à l'ombre de ce cyprès. + +CAÏN. + +Un cyprès! c'est un arbre mélancolique; on dirait qu'il pleure sur ceux +qu'il protége de son ombre. Pourquoi l'as-tu choisi pour reposer notre +enfant? + +ADAH. + +Parce que ses branches interceptent le soleil comme la nuit, et qu'elles +paraissent ainsi faites pour inviter au sommeil. + +CAÏN. + +Oui, au dernier,--au plus long sommeil; mais n'importe,--mène-moi à lui. +(Ils s'approchent de l'enfant.) Comme il est beau! Ses petites joues, +dans leur pur incarnat, semblent vouloir lutter avec les roses +effeuillées sous lui. + +ADAH. + +Et ses lèvres, comme elles sont gracieusement entr'ouvertes! Non! +garde-toi de les baiser, du moins en ce moment: il s'éveillerait.--Son +heure de repos est, il est vrai, presque écoulée; mais ce serait dommage +de l'interrompre volontairement. + +CAÏN. + +Vous dites bien; je contiendrai mes désirs. Il dort, il sourit!--Ah! +dors et souris, toi le fragile et jeune héritier d'un monde presque +aussi jeune: dors et souris! les heures et les jours d'innocence et de +bonheur t'appartiennent encore! _Tu_ n'as pas dérobé le fruit,--tu ne +sais pas que tu es nu! Le tems viendra où tu recevras le châtiment de +crimes inconnus, dont ni toi ni moi ne furent coupables. Mais +aujourd'hui sommeille en paix! Voilà que ses joues se colorent d'un vif +sourire, ses cils brillent au-dessous de ses longues paupières noires +comme le cyprès qui se balance sur elles: le sommeil ne peut cacher +entièrement le limpide azur de ses yeux. Sans doute il rêve;--de quoi? +du paradis!--oui! Rêve, mon enfant, de cet héritage qui t'est ravi! ce +n'est qu'un songe! car jamais, à l'avenir, ni toi, ni tes enfans, ni tes +pères, ne franchiront le seuil de ces lieux de bonheur! + +ADAH. + +Cher Caïn! ne souffle pas dans l'oreille de notre enfant des regrets +aussi mélancoliques. Pourquoi toujours regretter le paradis? N'en +pouvons-nous créer un autre? + +CAÏN. + +Où? + +ADAH. + +Ici, où tu voudras: partout où tu seras, je ne sens pas la perte de cet +Éden trop pleuré. N'ai-je pas et toi et notre enfant, mon père, mon +frère et Zillah notre douce soeur, et notre Ève, à qui nous devons bien +plus que la naissance? + +CAÏN. + +Oui, la mort est aussi l'une des dettes que nous lui devons. + +ADAH. + +Caïn! cet esprit orgueilleux qui t'a entraîné loin d'ici a contribué à +te rendre encore plus sombre. J'espérais que les merveilles qu'il avait +promis de te montrer, que ces visions, comme tu les appelles, de mondes +passés et présens rendraient à ton esprit le calme d'une curiosité +satisfaite; mais, je le vois, ton guide a redoublé tes maux. Cependant, +je le remercie et je lui pardonne tout, en songeant qu'il t'a sitôt +rendu à nos voeux. + +CAÏN. + +Sitôt? + +ADAH. + +A peine s'il y a deux heures que vous vous êtes éloignés: heures longues +pour moi; mais enfin deux heures seulement, en consultant le soleil. + +CAÏN. + +Et pourtant ce soleil, je m'en suis approché; j'ai vu des mondes qu'il +éclairait jadis, et qu'il n'éclairera plus; j'en ai vu que sa lumière ne +pénétrera jamais: j'aurais cru que mon absence avait duré des années. + +ADAH. + +A peine une heure. + +CAÏN. + +C'est donc l'esprit qui dispose du tems, et qui le mesure suivant que +les objets qu'il contemple sont plaisans ou pénibles, sublimes ou +méprisables. J'ai vu des infinités de mondes; j'ai franchi des univers +disparus; j'ai contemplé l'éternité, et je croyais que quelques gouttes +de l'océan des âges m'avaient donné quelque chose de son immensité; mais +à présent, je reconnais ma faiblesse: l'esprit avait raison de dire que +je n'étais rien. + +ADAH. + +Pourquoi le disait-il? Jéhovah n'en a pas parlé. + +CAÏN. + +Non; il s'est contenté de nous réduire à ce que nous sommes. Après avoir +flatté la poussière avec quelques rayons d'Éden et d'immortalité, il +nous fait de nouveau retourner en poussière:--et pourquoi? + +ADAH. + +Tu le sais:--c'est la faute de nos parens. + +CAÏN. + +Qu'a de commun avec nous leur faute? Ils ont péché, c'est à eux de +mourir. + +ADAH. + +Tu ne parles pas bien, Caïn: cette pensée n'est pas la tienne, mais +celle de l'esprit qui était avec toi. Plût à Dieu que je mourusse pour +eux, si je pouvais ainsi les conserver à la vie! + +CAÏN. + +Tels seraient aussi mes voeux, si une seule victime devait assouvir la +colère insatiable du destructeur de la vie, et si notre enfant qui +repose ne devait jamais connaître la mort ni le chagrin, ni les +transmettre à ceux qui naîtront de lui. + +ADAH. + +Ne savons-nous pas qu'un jour viendra où notre race sera rachetée! + +CAÏN. + +Oui, par le sacrifice de l'innocent à la place du coupable. Quelle +expiation que celle-là! Ne sommes-nous pas innocens? Nous n'avons rien +fait pour être les victimes d'une faute commise avant notre naissance, +ou pour être forcés d'expier un crime inouï et mystérieux,--si c'est un +crime que de poursuivre la science. + +ADAH. + +Hélas! mon cher Caïn, tu pèches en ce moment; tes paroles frappent mes +oreilles comme autant d'impiétés. + +CAÏN. + +Alors laisse-moi! + +ADAH. + +Jamais, quand ton Dieu te laisserait. + +CAÏN. + +Dis-moi, qu'y a-t-il ici? + +ADAH. + +Deux autels que, pendant ton absence, a dressés notre frère Abel, afin +d'y offrir un sacrifice au Seigneur, au moment de ton retour. + +CAÏN. + +Et qui _lui_ a dit que je m'empresserais de concourir aux offrandes +qu'il élève chaque jour vers le Créateur, avec un front dont l'indigne +et lâche humilité révèle mille fois plus de crainte que d'amour? + +ADAH. + +Certes, il fait bien. + +CAÏN. + +Un autel suffit: je n'ai rien à offrir. + +ADAH. + +Les fruits de la terre, le calice, le bouton et la tige des fleurs: +voilà pour notre Dieu de douces offrandes, quand elles sont présentées +d'un coeur satisfait et contrit. + +CAÏN. + +J'ai travaillé, j'ai creusé la terre; la sueur a coulé de mon front: en +un mot, j'ai accompli sa malédiction;--que faut-il de plus encore? +Pourquoi serais-je satisfait? sans doute parce qu'il m'a fallu lutter +avec tous les élémens, pour en arracher le pain qui me nourrit? Pourquoi +serais-je reconnaissant? parce que je suis poudre, que je m'agite dans +la poudre, et que je retournerai en poudre? Ah! si je ne suis rien,--du +moins, pour rien au monde, ne serai-je un lâche hypocrite, affectant la +joie, quand intérieurement le chagrin me dévore. Pourquoi serais-je +contrit? Pour la faute de mon père? Mais déjà tous nos maux l'ont +suffisamment expiée, et les prophéties nous apprennent que nos enfans +l'expieront encore bien au-delà de ce qu'elle mérite. Il ne sait pas, +notre jeune enfant, à présent livré au sommeil, il ne sait pas qu'il +doit transmettre à des multitudes innombrables le germe d'une misère +éternelle: mieux vaudrait l'étouffer au milieu de ses doux rêves, et +écraser sa tête contre les rochers, plutôt que de le laisser vivre +pour-- + +ADAH. + +O mon Dieu! ne le touche pas!--mon--ton enfant! Caïn! + +CAÏN. + +Ne crains rien. Pour tous les globes célestes, et le pouvoir qui les +gouverne, je ne voudrais pas déposer autre chose qu'un baiser de père +sur les lèvres de cet enfant. + +ADAH. + +Alors, pourquoi ces horribles paroles? + +CAÏN. + +Mieux vaudrait, disais-je, qu'il cessât de vivre, au lieu de transmettre +à d'autres descendans des chagrins plus insupportables encore que ceux +auxquels il sera soumis. Mais puisque ces paroles vous déplaisent, je me +contente de dire--qu'il eût mieux valu pour lui de ne pas naître. + +ADAH. + +Oh! ne parle pas ainsi. Où seraient donc mes joies, ces joies +maternelles que j'éprouve à le veiller, le nourrir et l'aimer? Silence! +il s'éveille. Doux Énoch! (Elle s'approche de l'enfant.) Caïn, viens le +voir! regarde comme il est plein de vie, de force, de fraîcheur, de +beauté, de bonheur; comme il me ressemble, comme il est semblable à toi, +quand tu souris: car _alors_ nous sommes _tout_ autres. N'est-il pas +vrai, Caïn? Mère, père, enfant, chacun de nous réfléchit les traits de +l'autre, comme le fait une claire fontaine, quand elle est calme, et +quand ton ame est calme comme elle. Aime-nous, mon cher Caïn! Aime-toi à +cause de nous, qui te chérissons tant! Vois comme il sourit! comme il +étend ses bras, comme il arrête ses grands yeux bleus sur les tiens +comme pour saluer son père, tandis que son petit corps s'agite et semble +tressaillir de plaisir. Que nous parles-tu de peines? les chérubins qui +n'ont pas d'enfans t'envieraient les joies de la paternité. Caïn! +bénis-le! il n'a pas de parole pour te remercier, mais son coeur lui +indique ta présence comme le tien la sienne. + +CAÏN. + +Enfant, sois béni! si toutefois la bénédiction d'un mortel peut te +garantir de la malédiction du serpent. + +ADAH. + +Elle le peut. Sans doute la fourberie d'un reptile ne peut l'emporter +sur la bénédiction d'un père. + +CAÏN. + +Oh! pour cela, j'en doute; toutefois, je le bénis. + +ADAH. + +Notre frère approche. + +CAÏN. + +Ton frère Abel. + +(Entre Abel.) + +ABEL. + +Bonjour, Caïn! la paix de Dieu soit avec toi, mon frère. + +CAÏN. + +Abel! salut! + +ABEL. + +Notre soeur m'a dit que tu avais voyagé avec un esprit, bien au-delà des +limites que nous ne sommes pas habitués à franchir. Etait-il de ceux que +nous avons déjà vus, auxquels nous avons parlé comme à notre père? + +CAÏN. + +Non. + +ABEL. + +Pourquoi donc rester avec lui? c'est peut-être l'ennemi du Très-Haut. + +CAÏN. + +Et l'ami de l'homme. Le Très-Haut, comme vous le nommez, le fut-il +jamais? + +ABEL. + +_Nous le nommons_! vos paroles sont étranges aujourd'hui. Adah, ma soeur, +laisse-nous pour un instant:--nous voulons offrir un sacrifice. + +ADAH. + +Adieu, mon Caïn; mais auparavant, embrasse ton fils. Puisse le calme de +son ame, et les pieux efforts d'Abel, te rendre à l'innocence et au +bonheur! + +(Adah sort avec son enfant.) + +ABEL. + +Où as-tu été? + +CAÏN. + +Je ne sais pas. + +ABEL. + +Quoi? ni ce que tu as vu? + +CAÏN. + +Les morts, les immortels; les immenses, les tout-puissans, les +inconcevables mystères de l'espace;--les univers sans nombre qui furent +ou sont encore;--un abîme d'objets étourdissans, des soleils, des lunes +et des terres roulant comme un tonnerre autour de moi; tout cela m'a +rendu incapable de suivre une conversation mortelle: Abel, laisse-moi. + +ABEL. + +Tes yeux sont animés d'un éclat surnaturel; une rougeur surnaturelle +couvre tes joues; un accent surnaturel exprime tes paroles.--Que +signifie tout cela? + +CAÏN. + +Cela signifie--je te prie, laisse-moi. + +ABEL. + +Non pas, jusqu'à ce que nous ayons prié et sacrifié ensemble. + +CAÏN. + +Abel, je te prie, sacrifie seul.--Jéhovah t'aime bien. + +ABEL. + +Bien _tous les deux_, j'espère. + +CAÏN. + +Mais toi le mieux. Peu m'importe pourquoi; tu as mieux trouvé grâce que +moi: respecte-le donc,--mais respecte seul,--ou du moins sans moi. + +ABEL. + +Mon frère, je serais indigne d'être le fils de notre commun père, si je +ne te respectais pas comme le premier-né, et si je ne te priais pas de +te joindre à moi, de me précéder même dans les pieux sacrifices que nous +offrons à Dieu:--c'est là ta place. + +CAÏN. + +Je ne l'ai jamais réclamée. + +ABEL. + +Et c'est là ce qui m'afflige. Je t'en prie, consens à ce que je demande +de toi. Ton ame semble oppressée de je ne sais quelle étrange illusion; +cela te rendra le calme. + +CAÏN. + +Non; rien ne peut me calmer désormais. Que dis-je, me _calmer_? jamais +je n'ai senti le calme dans mon coeur, même dans le silence complet des +élémens. Cher Abel, laisse-moi! ou permets-moi de ne pas troubler plus +long-tems tes pieuses intentions. + +ABEL. + +Non, non: il faut que nous fassions ensemble notre devoir. Ne me +repousse pas. + +CAÏN. + +Puisqu'il le faut--eh bien donc, qu'ai-je à faire? + +ABEL. + +Choisis l'un de ces deux autels. + +CAÏN. + +Choisis pour moi. Ils ne sont tous les deux, pour moi, que de la pierre +et du gazon. + +ABEL. + +Cependant, choisis! + +CAÏN. + +Je l'ai fait. + +ABEL. + +C'est le plus élevé, celui qui te convenait le mieux, comme à l'aîné. +Maintenant, prépare tes offrandes. + +CAÏN. + +Et les tiennes, où sont-elles? + +ABEL. + +Les voici.--Les premiers-nés, les plus gras du troupeau:--c'est l'humble +don d'un pasteur. + +CAÏN. + +Je n'ai pas d'agneaux; mon sort est de creuser la terre: je ne puis +offrir que ce qu'elle accorde à mes sueurs,--des fruits. (Il cueille des +fruits.) Les voici dans leur fraîcheur, dans leur maturité. + +(Ils dressent leurs autels, et allument une flamme au-dessous.) + +ABEL. + +Mon frère, tu es l'aîné; offre d'abord, avec le sacrifice, ta prière et +tes actions de grâce. + +CAÏN. + +Non.--Je n'ai pas l'habitude de cela;--donne-moi l'exemple, je le +suivrai--comme je pourrai. + +ABEL, s'agenouillant. + +O Dieu! toi qui nous créas, et déposas dans nos narines le souffle de la +vie; qui nous as béni, et qui, en dépit de la faute de notre père, as +bien voulu ne pas perdre tous ses enfans, comme ils eussent été perdus, +si ta justice n'eût pas été tempérée par la bonté dans laquelle tu te +complais; toi qui nous accordas le pardon, comme un autre paradis, si on +le compare à l'énormité de notre crime;--seul maître de la lumière, du +bien, de la gloire, de l'éternité; sans qui tout serait mal, avec qui +rien ne peut faillir, si ce n'est dans un but louable et prévu par ton +impénétrable et toute-puissante bonté,--accepte le premier des prémices +du troupeau de ton humble pasteur:--cette offrande n'est rien en +elle-même;--et quelle offrande serait quelque chose auprès de toi?--Mais +pourtant accepte-la, comme une action de grâce de celui qui la dépose à +la face sublime de tes cieux, en inclinant son front jusque dans la +poussière dont il est lui-même formé, pour mieux, et à jamais, rendre +hommage à toi et à ton nom! + +CAÏN, demeuré debout. + +Esprit! quelque tu sois;--tout-puissant, il se peut;--bon, comme doivent +l'être toutes tes créations; Jéhovah sur la terre, et Dieu dans le ciel! +décoré d'autres noms encore, peut-être, car tes attributs semblent aussi +multipliés que tes ouvrages: si les prières peuvent te rendre propice, +reçois les miennes. Si tu dois être honoré par des autels, adouci par +des sacrifices, accueille ceux que je te présente! Deux créatures +viennent en ériger de concert vers toi. Si tu aimes le sang, l'autel du +pasteur, qui fume à mes côtés, en a répandu devant toi, et les membres +de ses agneaux, palpitans encore, élèvent vers les cieux un encens +ensanglanté; ou si les fruits doux et parfumés de la terre, présentés +devant toi, à la face du soleil qui les a mûris, peuvent t'agréer, en +cela qu'ils sont aussi beaux encore que tu nous les as donnés, et +semblent déposés ici plutôt pour témoigner de la beauté de tes ouvrages +que pour attirer l'un de tes regards sur les nôtres; si l'autel privé de +victimes et l'autel non rougi de sang peuvent obtenir tes faveurs, +regarde le mien; et quant à celui qui l'éleva,--il est tel que tu l'as +fait: il ne sait rien solliciter à genoux. S'il est méchant, frappe-le! +tu es tout-puissant, et tu le peux;--qui pourrait en effet s'y opposer? +S'il est bon, frappe ou épargne-le, comme il te plaira! puisque tout +dépend de toi; puisque le bon et le mauvais sont eux-mêmes sans pouvoir, +quand tu ne les soutiens pas. Que ta volonté elle-même soit juste ou +partiale, je l'ignore; n'étant pas tout-puissant, ne pouvant juger la +toute-puissance, mais seulement subir les arrêts, hélas! déjà trop +cruellement subis! + +(Le feu allumé sous l'autel d'Abel s'élève en colonne, et s'élance +lumineusement vers le ciel; un ouragan renverse l'autel de Caïn, et +disperse les fruits sur la terre.) + +ABEL, s'agenouillant. + +O mon frère, prie! Jéhovah est irrité contre toi. + +CAÏN. + +Et pourquoi? + +ABEL. + +Tes fruits sont épars sur la terre. + +CAÏN. + +Ils viennent de la terre; laisse-les y retourner: leur graine portera de +nouveaux fruits avant l'été. Quant à ton offrande carnassière, elle +plaît davantage; vois comme le ciel suce la flamme que le sang a +engraissée. + +ABEL. + +Ne songe pas au succès de mon offrande; mais hâte-toi d'en préparer une +autre, avant qu'il ne soit trop tard. + +CAÏN. + +Je ne veux plus élever d'autels, ni souffrir qu'on en élève.-- + +ABEL, se levant. + +Caïn! que prétends-tu? + +CAÏN. + +Renverser ce lâche courtisan des nuages, cet enfumé réceptacle de tes +sottes prières,--ton autel enfin, rougi du sang des faibles agneaux que +leur mère a nourris de lait pour qu'ils fussent égorgés à ton Dieu. + +ABEL, le retenant. + +Tu ne le feras pas.--N'ajoute pas à des actions impies des paroles +impies! N'ébranle pas l'autel,--il est sacré maintenant, par le bon +plaisir de Jéhovah, puisqu'il en a daigné accepter les offrandes. + +CAÏN. + +_Son plaisir_! Le met-il donc, ce plaisir, dans le parfum des chairs +pantelantes et du sang encore bouillant? dans le bêlement des mères +désolées, qui redemandent leurs expirans nourrissons? dans l'agonie des +tristes et innocentes victimes sous le couteau sacré? Va-t'en! aussi +bien ce trophée sanglant n'épouvantera pas long-tems le soleil, et ne +restera pas la honte de la création. + +ABEL. + +Mon frère, arrête-toi. Tu ne veux pas employer la violence contre mon +autel; si tu en es jaloux, il est à toi: consomme-s-y un autre +sacrifice. + +CAÏN. + +Un autre sacrifice? Va-t'en, ou ce sacrifice peut en effet-- + +ABEL. + +Que veux-tu dire? + +CAÏN. + +Va--va-t'en.--Ton Dieu, n'est-ce pas, aime le sang?--songe-s-y.--Va-t'en +avant qu'il n'y en ait _davantage_! + +ABEL. + +Je me place, en son divin nom, entre toi et l'autel qui l'a sanctifié. + +CAÏN. + +Si tu te chéris toi-même, recule, jusqu'à ce que j'aie rendu ce gazon à +son sol naturel;--autrement-- + +ABEL, le retenant. + +J'aime Dieu bien plus que la vie. + +CAÏN. Il le frappe sur les tempes, avec l'un des tisons qu'il enlève de +l'autel. + +Offre donc à ton Dieu le sacrifice de ta vie, puisqu'il aime ceux de ce +genre. + +ABEL. Il tombe. + +Qu'as-tu fait, mon frère? + +CAÏN. + +Frère? + +ABEL. + +O Dieu! reçois ton serviteur, et pardonne à son assassin; il n'a pas su +ce qu'il faisait.--Caïn, donne, donne-moi ta main, et dis à la pauvre +Zillah-- + +CAÏN, après un instant de stupeur. + +_Ma_ main! elle est rouge, et du--de quoi? (Long silence. Il jette les +yeux autour de lui.) Où suis-je? Seul! Où est Abel? où Caïn? Se peut-il +que je sois Caïn? Mon frère, réveille-toi!--Pourquoi restes-tu couché +sur l'herbe? ce n'est pas l'heure du sommeil.--Pourquoi si +pâle?--qu'as-tu?--ce matin, tu étais plein de vie! Abel! ah! je t'en +prie, ne te joue pas de moi! Je t'ai frappé trop fort, mais non pour +toujours! Pourquoi as-tu voulu me résister? C'est un jeu! tu veux +m'épouvanter.--Un coup--un seul coup!--Remue,--oh! remue--une seule +fois;--oui, comme cela!--bien!--tu respires! souffle sur moi! O Dieu! +Dieu! + +ABEL, d'une voix mourante. + +Qui parle ici de Dieu? + +CAÏN. + +Ton meurtrier. + +ABEL. + +Alors,--puisse Dieu lui pardonner! Caïn, console la pauvre Zillah;--elle +n'a plus maintenant qu'un frère. (Il expire.) + +CAÏN. + +Et moi, plus! Qui m'a enlevé le mien,--mon frère?--Ses yeux sont +ouverts! donc il n'est pas mort! La mort ressemble au sommeil,--et le +sommeil ferme nos paupières. Ses lèvres aussi sont ouvertes; il respire +donc! et pourtant je ne le sens pas.--Son coeur!--son coeur!--que je voie +s'il bat.--Il me semble:--non!--non!--c'est une illusion; il faut que je +sois passé dans un autre monde pire que le premier. La terre tourne +autour de moi:--qu'est-ce cela? de l'eau! (Il porte la main à son front, +puis la regarde.) Pourtant, il ne pleut pas! C'est du sang!--le sang de +mon frère, le mien lui-même, et répandu par moi! Qu'a de commun encore +avec moi la vie, puisque j'ai pris celle de ma propre chair? Non, il ne +peut être mort!--Est-ce la mort que le silence? Non; il s'éveillera: je +vais attendre à ses côtés. Se pourrait-il que la vie fût assez fragile +pour être si facilement anéantie?--Depuis, il m'a parlé;--que lui +dirai-je maintenant?--Mon frère!--non; il ne répondra pas à ce nom: les +frères ne se frappent pas l'un l'autre. Cependant--encore--parle-moi, +Abel! Un mot, un seul mot encore de ta douce voix, pour m'aider à +supporter le bruit de la mienne! + +(Entre Zillah.) + +ZILLAH. + +J'ai cru entendre un son douloureux; qu'est-ce donc? c'est Caïn; il +veille auprès de mon époux. Que fais-tu là, mon frère? Est-ce qu'il +dort?--O ciel! que signifie cette pâleur et ce flot?--Non! non! ce n'est +pas du sang; qui l'aurait répandu, ce sang? Abel! qu'y a-t-il?--qui t'a +fait cela? Il ne remue pas; il ne respire pas; ses mains tombent sur les +miennes, froides et insensibles comme les pierres! Ah! cruel Caïn! +n'as-tu pu le garantir à tems de cette violence? Quel qu'ait été +l'agresseur, un étranger lui-même se serait placé entre lui et le +meurtrier! Mon père!--Ève!--Adah!--venez, approchez! la mort est dans le +monde! + +(Zillah sort en appelant ses parens.) + +CAÏN, seul. + +Dans le monde!--Et qui l'y a introduite? moi!--moi qui abhorre tellement +ce nom de mort, que lui seul empoisonnait toute ma vie avant que je +connusse son aspect.--Je l'ai conduite ici; j'ai livré mon frère à ses +froids et terribles embrassemens, comme si, sans mon aide, elle n'eût +pas assez haut réclamé ses droits inexorables! Du moins, je suis +éveillé,--un rêve douloureux m'a rendu fou;--mais lui, il ne s'éveillera +donc plus! + +(Entrent Adam, Ève, Adah et Zillah.) + +ADAM. + +Une voix de douleur, celle de Zillah, m'a conduit ici.--Que vois-je? +Est-il vrai?--Mon fils!--mon fils! Femme, voilà l'ouvrage du serpent; +voilà ton ouvrage! + +ÈVE. + +Oh! ne parle pas ainsi: l'aiguillon du serpent est dans mon coeur. Abel! +mon bien-aimé! C'est un châtiment, Jéhovah, au-dessus du crime, de +_l_'avoir enlevé à sa mère! + +ADAM. + +Quel est le coupable de ce crime?--Parle, Caïn; tu étais présent. Est-ce +quelqu'un de ces anges ennemis qui ne marchent pas avec Jéhovah? quelque +sauvage et féroce habitant des bois? + +ÈVE. + +Ah! une lumière livide me pénètre comme un éclat de foudre! ce tison +lourd et sanglant arraché de l'autel, noirci par la fumée, et rougi du-- + +ADAM. + +Parle, mon fils! parle; et malheureux comme nous le sommes, assure-nous +que nous ne sommes pas plus déplorables encore. + +ADAH. + +Parle, Caïn! et dis que ce n'est pas _toi_! + +ÈVE. + +C'est lui. Je le vois maintenant;--il baisse la tête; il cache ses yeux +féroces de ses mains rouges de sang. + +ADAH. + +Ma mère, tu l'outrages;--et toi, Caïn, éclaircis donc cette horrible +accusation que nos parens, dans leur désespoir, font peser sur toi. + +ÈVE. + +Écoute, Jéhovah! Puisse l'éternelle malédiction du serpent être sur lui! +elle est faite pour sa race plutôt que pour nous. Puissent tous ses +jours être désolés! puisse-- + +ADAH. + +Arrête! c'est ton fils; ne le maudis pas, ma mère: ne le maudis pas, +mère! il est mon frère, mon époux. + +ÈVE. + +Il t'a enlevé ton frère!--Zillah, il t'a ravi ton époux:--pour moi, +_plus de fils_!--A jamais je le maudis; je renonce à le voir! Tous les +liens sont rompus entre nous, comme lui-même a rompu ceux de la +nature.--O mort, mort! pourquoi ne m'as-tu pas prise, moi à laquelle tu +fus d'abord infligée? Qu'attends-tu encore? + +ADAM. + +Ève, prends garde que ta douleur, hélas! trop légitime, ne te conduise à +l'impiété. Une douloureuse destinée nous a été prédite; maintenant +qu'elle commence, il faut la supporter de manière à prouver à notre Dieu +que nous sommes entièrement soumis à sa sainte volonté. + +ÈVE, désignant Caïn. + +_Sa volonté_!--c'est celle de cet esprit incarné de mort, que j'ai mis +sur la terre pour y faire entrer la mort. Puissent toutes les +malédictions de la vie peser sur lui! ses tourmens le chasser au fond +des déserts, comme les nôtres nous ont chassés d'Éden, jusqu'à ce que +ses enfans lui rendent ce qu'il a donné à son frère! Que jour et nuit le +glaive et les ailes des chérubins le poursuivent;--que les serpens se +dressent sous ses pas!--que les fruits de la terre deviennent cendre +dans sa bouche! que les feuilles dont il entoure sa tête pour reposer +soient le séjour des scorpions! qu'il rêve sans cesse de son innocente +victime! que ses veilles ne soient qu'un autre rêve prolongé de mort! +que les claires fontaines se tournent en sang dès qu'il voudra les +souiller de l'impur contact de ses lèvres avides! que les élémens +reculent ou se transforment devant lui! qu'il vive au sein de l'agonie +qui accompagnera les derniers instans des autres hommes! et que la mort +soit pour lui, qui le premier l'introduisit dans le monde, quelque chose +de pire que la mort! Va-t'en, fratricide! Désormais ton nom, le mot +Caïn, sera pour le genre humain un objet d'horreur, même pour ceux dont +tu dois être le père! Que l'herbe se dessèche sous tes pieds! que les +bois te refusent leur abri, la terre une couche, la poussière une tombe, +le soleil ses rayons et le ciel son Dieu! + +(Ève sort.) + +ADAM. + +Caïn! éloigne-toi: nous ne pouvons plus demeurer ensemble. Fuis! laisse +le mort à mes soins;--désormais je suis seul:--nous ne nous reverrons +plus. + +ADAH. + +O mon père! ne le quitte pas ainsi. Ne va pas ajouter à la terrible +malédiction d'Ève sur sa tête! + +ADAM. + +Je ne le maudis pas: son esprit est sa malédiction. Viens, Zillah! + +ZILLAH. + +Je dois veiller sur le corps de mon époux. + +ADAM. + +Nous reviendrons quand celui qui nous a préparé ce douloureux devoir +aura disparu. Viens, Zillah! + +ZILLAH. + +Auparavant un baiser sur cette pâle figure, sur ces lèvres autrefois si +animées.--O mon coeur! mon coeur! + +(Adam et Zillah sortent en pleurant.) + +ADAH. + +Caïn! vous avez entendu; il faut nous éloigner. Je suis prête, nos +enfans aussi! Je porterai Énoch, et vous sa soeur. Partons avant que le +soleil ne tombe, et n'attendons pas l'obscurité de la nuit pour +traverser le désert.--Eh bien! parle, parle-moi, _moi_--qui suis à toi. + +CAÏN. + +Laisse-moi! + +ADAH. + +Pourquoi? tout le monde t'a quitté. + +CAÏN. + +Et que tardes-tu de te réunir à eux? Ne crains-tu pas de rester avec +l'auteur d'une pareille action? + +ADAH. + +Après la crainte de t'abandonner, il n'en est pas de plus grande pour +moi que celle que m'inspire le crime qui te prive d'un frère. Je n'en +dois pas parler:--c'est entre toi et le Tout-Puissant.-- + +UNE VOIX D'EN HAUT. + +Caïn! Caïn! + +ADAH. + +Entends-tu cette voix? + +LA VOIX D'EN HAUT. + +Caïn! Caïn! + +ADAH. + +Elle retentit comme celle d'un ange. + +(Entre l'ange du Seigneur.) + +L'ANGE. + +Où est ton frère Abel? + +CAÏN. + +Suis-je donc le gardien de mon frère? + +L'ANGE. + +Caïn! qu'as-tu fait? La voix du sang de ton frère crie de la terre vers +le Seigneur!--Maintenant, tu es maudit de la terre, qui vient d'ouvrir +sa bouche pour boire le sang versé par ta main fratricide. Désormais, +quand tu creuseras la terre, elle demeurera stérile; tu resteras fugitif +et vagabond dans le monde! + +ADAH. + +Le châtiment est au-delà de ses forces. Vois! tu lui dérobes la face de +la terre; il reste privé de la face de Dieu. Vagabond et fugitif, il +arrivera que ceux qui le trouveront le tueront. + +CAÏN. + +Que ne le peuvent-ils! Mais où sont ceux qui me tueront? où sont-ils sur +cette terre encore déserte et inhabitée? + +L'ANGE. + +Tu as tué ton frère, qui te garantira de ton fils? + +ADAH. + +Ange de lumière! sois miséricordieux; ne dis pas que mon sein déchiré +nourrisse maintenant dans mon fils un meurtrier, un meurtrier de son +père. + +L'ANGE. + +Il ne ferait que suivre les traces de Caïn. Le lait d'Ève n'a-t-il pas +nourri celui que tu vois maintenant noyé dans le sang? Le fratricide +peut bien engendrer le parricide;--mais il n'en sera pas ainsi.--Le +Seigneur, ton Dieu et le mien, m'a commandé d'imprimer son sceau sur +Caïn, pour qu'il puisse errer en sûreté. Qui tuera Caïn attirera sur sa +tête une punition sept fois plus forte. Approche! + +CAÏN. + +Que veux-tu de moi? + +L'ANGE. + +Marquer sur ton front l'affranchissement du crime que tu as commis +toi-même. + +CAÏN. + +Non, laisse-moi mourir! + +L'ANGE. + +Cela ne peut être. + +(L'ange imprime une marque sur le front de Caïn.) + +CAÏN. + +Je sens mon front brûlé, mais ce n'est rien auprès du feu intérieur; que +faut-il encore? accable-moi de tout ce que je puis supporter. + +L'ANGE. + +Tu as été sombre et farouche dès le sein de ta mère, semblable à la +terre que tu as jusqu'à présent creusée; mais celui que tu as immolé +était doux comme les troupeaux qu'il paissait. + +CAÏN. + +Je fus enfanté trop tôt après la chute; l'esprit de ma mère était encore +fasciné par le serpent, et mon père pleurait encore sur Éden. Je suis ce +que je suis; je n'ai pas demandé la vie; je ne me la suis pas donnée +moi-même. Que ne puis-je seulement de mon sang racheter celui--et +pourquoi pas? Qu'Abel renaisse, et que je sois rayé du livre de vie! +Ainsi l'existence sera rendue par Dieu au bien-aimé de Dieu, et je +perdrai un don qui n'eut jamais d'attrait pour moi. + +L'ANGE. + +Qui pourrait anéantir le meurtre? ce qui est fait est fait. Éloigne-toi! +accomplis tes jours! et puissent tes actions ne pas ressembler à celle +que tu viens de commettre! + +(L'ange disparaît.) + +ADAH. + +Il est parti; éloignons-nous. J'entends les cris de notre petit Énoch +dans son berceau. + +CAÏN. + +Ah! il ignore pourquoi il pleure! et moi qui répandis le sang, je ne +puis répandre de larmes; mais les quatre rivières ne pourraient laver +mon ame[35]. Crois-tu que mon fils puisse jamais me regarder? + +[Note 35: Les quatre rivières qui entouraient l'Éden, les seules, par +conséquent, que connût Caïn sur la terre.] + +ADAH. + +Si je croyais qu'il ne le voulût pas, je voudrais-- + +CAÏN, l'interrompant. + +Non, non! plus de menace: nous en avons trop subi. Va prendre ton +enfant; je vous suivrai. + +ADAH. + +Je ne te laisse pas seul avec le mort; quittons ces lieux ensemble. + +CAÏN. + +O toi, image inanimée et toujours présente! toi dont le sang doit voiler +de deuil la terre et les cieux! J'ignore ce que tu es _maintenant_! mais +si _tu_ vois ce que _je_ suis, je crois que tu me pardonnes ce que ne +pardonnera jamais ni ton Dieu ni mon propre coeur.--Adieu! je ne dois, je +n'ose toucher ce que j'ai fait. Je sortis des mêmes entrailles que toi; +j'ai sucé le même sein; je t'ai souvent pressé dans mes bras; souvent +nos jeux enfantins se confondirent; et voilà que je ne puis plus +t'approcher, que je n'ose pas même faire pour toi ce que tu aurais fait +pour moi:--réunir tes membres dans leur tombeau,--le premier tombeau +creusé pour les mortels. Mais ce tombeau, qui l'a creusé? O terre! ô +terre! voilà le trésor que je dépose dans ton sein, en récompense de +tous ceux que j'ai reçus de toi.--Au désert maintenant! + +(Adah s'incline, et baise le corps d'Abel.) + +ADAH. + +Cruelle et prématurée fut ta mort, ô mon frère! et moi seule, de tous +ceux qui pleurent sur toi, je ne puis verser de larmes. Mon devoir est +désormais de sécher des pleurs, et non pas d'en répandre. Mais pourtant, +de tous ceux qui gémissent, nul ne gémit comme moi, non-seulement sur +toi, mais sur celui qui t'a frappé. Allons, Caïn! je supporterai la +moitié de ton fardeau. + +CAÏN. + +Nous marcherons à l'orient d'Éden; cette ligne est plus désolée: elle me +convient davantage. + +ADAH. + +Marche le premier! tu seras mon guide, et puisse être le tien notre +Dieu! Allons chercher nos enfans. + +CAÏN. + +Celui qui repose ici n'en avait pas; j'ai tari la source d'une race +vertueuse qui eût bientôt charmé les noeuds d'une union récente. Hélas! +en les joignant plus tard aux enfans d'Abel, la dureté de mon naturel se +fût adoucie chez eux! Abel! + +ADAH. + +La paix soit avec lui. + +CAÏN. + +Mais avec _moi_!-- + +(Ils sortent.) + +FIN DE CAÏN. + + + + +L'ILE, +OU +CHRISTIAN ET SES CAMARADES. + + + + +AVERTISSEMENT. + +Le morceau suivant est fondé en partie sur la relation du soulèvement de +l'équipage _la Bonté_, dans les mers du Sud, en 1789, et en partie sur +la _Relation des îles Tonga_, par Marnier. + + + +Chant Premier. + +1. L'instant de la veille matinale était arrivé. Le vaisseau avançait +avec grâce, traçant sur les flots un sentier mobile. La vague +entr'ouverte par la proue se courbait en sillons complaisans devant la +majestueuse charrue. L'onde immense embrassait toute la perspective, et +derrière s'évanouissaient maints rivages de la Mer du Sud. La nuit +paisible, déjà nuancée d'argent, opposait encore sa mourante obscurité +aux atteintes de l'aube naissante. Les dauphins, avertis de l'approche +du jour, s'élançaient au-dessus des flots, comme pour aspirer plus tôt +ses premières lueurs. Les étoiles détournaient de l'océan leurs +scintillans regards, et disparaissaient devant une clarté plus radieuse. +La voile reprenait sa blancheur naguère obscurcie; une brise +rafraîchissante glissait sur les vents. Déjà même la pourpre de l'Océan +annonçait la venue du soleil;--mais un coup sera tenté avant qu'il +n'apparaisse. + +2. Le vaillant chef dormait dans sa cabine, confiant dans ceux qui +faisaient la veille. Il rêvait des rivages désirés de la vieille +Angleterre, de ses travaux récompensés, de ses dangers évanouis; son nom +était ajouté à la liste glorieuse de ceux qui avaient visité les pôles, +séjour des orages. Le plus difficile était passé, rien ne pouvait +justifier de nouvelles inquiétudes; pourquoi donc le sommeil avait-il +pour lui des dangers? Hélas! son tillac était foulé par un pied +indiscipliné; des mains plus inhabiles voulaient diriger la voile du +vaisseau; de jeunes coeurs, languissant après je ne sais quelle île +favorisée du soleil, où l'été dure toute l'année, où les femmes sourient +pendant tout l'été; des hommes éloignés de leur patrie, et qui, trop +long-tems voyageurs, n'avaient jamais revu la maison natale, ou +l'avaient trouvée toute changée, et demi-barbare, préféraient une +fraîche et douce grotte sauvage à l'incertitude des flots.--Puis le +souvenir des fruits savoureux que donnait une terre incultivée; des +forêts qui ne connaissaient d'autres sentiers que ceux qu'ils y +frayèrent; des champs sur lesquels l'abondance étendait sa corne +fortunée; des terres, domaine commun et indépendant d'un seul +possesseur..... Puis le voeu que les siècles n'ont jamais étouffé dans le +coeur de l'homme--de ne connaître d'autre maître que sa volonté; la terre +offrant à sa surface des mines non exploitées; la liberté qu'on y +trouvait d'appeler chaque grotte sa propre demeure; ce jardin commun +ouvert devant tous les pas, où la nature traite en tendre mère tout un +peuple charmé des délices du désert; leurs coquillages, leurs fruits, +seule opulence qu'ils connaissent; leurs canots toujours retenus à +l'entour des rivages; leur chasse, leur gibier, leurs armes, leur aspect +enfin si étrange aux yeux d'un Européen:--tels étaient les objets et la +contrée qui réveillaient les désirs de ces marins,--désirs qu'ils +devaient chèrement expier. + +3. Debout, brave Bligh! l'ennemi est à la porte! debout! debout!--Hélas! +il est trop tard! derrière ta case se tient le féroce rebelle proclamant +déjà le règne de la rage et de la terreur. Tes membres sont enchaînés, +la baïonnette touche ton sein, les mains qui tremblaient à ta voix te +saisissent; traîné sur le tillac, tu ne verras plus l'obéissant +gouvernail ou la voile attentive attendre tes ordres pour suivre une +direction, ou se développer; cet esprit sauvage qui voudrait étouffer à +force de délire le sentiment de sa révolte, fait briller autour de toi +les yeux encore étonnés de ceux qui redoutent le chef qu'ils sacrifient: +car jamais l'homme ne peut étourdir le cri de la conscience, s'il ne +porte à ses lèvres la coupe passionnée de la rage. + +4. C'est en vain que, bravant l'oeil de la mort, ta poitrine menacée +implore ceux de tes compagnons restés loyaux:--ils ne viennent pas; ils +sont rares: il faut qu'ils consentent à ce qu'applaudissent des coeurs +plus indociles. En vain tu cherches la cause: la malédiction est leur +seule réponse, ou la menace de quelque chose de pire. A tes yeux brille +le poignard homicide; sur ta gorge reste suspendue la baïonnette +effilée; les mousquets chargés t'environnent, et semblent prêts à +terminer tes jours. Tu les y encourages, en leur criant: Feu! Mais des +coeurs impitoyables admirent encore, et quelque souvenir de leur ancien +respect les arrête, plutôt que la voix méconnue de leurs devoirs; ils ne +voudraient pas perdre leur ame en répandant le sang: ils préfèrent +t'abandonner à la merci des flots. + +5. «Disposez la chaloupe!» c'est le cri du nouveau chef; et qui jamais +osa dire _non_ à la révolte dans la première impétuosité de son ivresse, +dans les saturnales d'un pouvoir inattendu? La chaloupe est disposée +avec tout l'empressement de la haine; et déjà de légères planches te +séparent seules de l'abîme qui doit t'engloutir; de faibles provisions +te promettent une fin que leurs mains te refusent: c'est justement ce +qu'il faut d'eau et de pain pour garantir quelques jours le moribond de +la mort; de plus, quelques cornes, un peu de toile, des livres, unique +trésor des hermites de l'Océan; quelques cordages sont ensuite ajoutés, +aux instances de ceux qui n'espéraient plus pour toi que dans l'air et +les flots; puis enfin ce mobile et tremblant vassal des pôles, cette +aiguille sensible, ame de la navigation. + +6. Et maintenant, le chef élu par lui-même juge à propos d'étouffer le +premier sentiment de son crime; il réveille ainsi ses compagnons:--«A +boire!» tant il craint que la passion ne cède bientôt à la voix de la +raison! «De l'eau-de-vie pour les héros!» Ainsi jadis s'était écrié +Burke;--et sans doute cette liqueur peut conduire à la gloire. Nos héros +partagèrent cette opinion; au milieu de bruyans applaudissemens, ils +vidèrent la coupe. Huzza! huzza! Otaïti! tel fut leur cri; étrange +exclamation de la part des fils de la révolte! Comment cette île +délicieuse, cette terre chérie de la nature, des coeurs aimans, des fêtes +sans périls, des moeurs aimables, étrangères à l'art, cette opulence +commune, cet amour sans inquiétude; comment tout cela pouvait-il avoir +des charmes pour de grossiers marins ballottés sous leurs mâts par +chaque souffle de vent? Et maintenant, par quels nouveaux crimes se +préparent-ils à réaliser les vains désirs de la vertu, le repos? Hélas! +telle est notre nature! notre but est le même à tous, seulement nous +suivons des routes diverses; nos moyens, notre naissance, notre pays, +notre gloire, notre fortune, nos goûts, tout cela est plus puissant sur +notre faible poussière que tout ce qui est en dehors du misérable cercle +de notre égoïsme. Cependant murmure encore au-dedans de nous-mêmes une +faible voix troublant le silence de l'intérêt ou le tumulte de la +gloire; quelle que soit notre foi, quelque terre que nous foulions, Dieu +fait toujours entendre son oracle, la conscience de l'homme! + +7. La chaloupe est chargée du brave et triste petit nombre demeuré +fidèle au chef; quelques-uns, restés sur le tillac du +vaisseau--maintenant jouet d'un moral naufrage--faisaient des voeux +tardifs pour partager le sort d'un capitaine que leurs yeux voyaient +s'éloigner; d'autres calculaient pour lui de nouveaux malheurs, +plaisantaient à la vue lointaine de sa faible voile, à l'idée de cette +faible barque, si fragile et si chargée. Oh! combien il est plus assuré, +plus tranquille, le tendre nautile[36], pilote maritime de sa couche +imperceptible, la fée, le génie de la mer. Lui, quand l'ouragan siffle +et jaillit en éclairs sur les ondes, demeure en sûreté,--son port est +dans la ville,--il triomphe sur les _armadas_ du genre humain, qui +ébranlent le monde, et fléchissent sous la verge des vents. + +[Note 36: Espèce de coquillage.] + +8. Quand tout fut prêt sur le vaisseau, qui maintenant avouait un +révolté pour son maître,--un matelot, moins endurci que ses compagnons, +témoigna cette pitié inutile, faite seulement pour irriter le malheur. +D'un regard inquiet, il veillait sur les mouvemens de son ancien chef, +et cherchait même, à force de signes, à lui exprimer son compatissant +repentir. Déjà même il avançait un humide flacon jusqu'à ses lèvres +arides et desséchées; mais bientôt, observé lui-même, ce gardien fut +éloigné, et la pitié cessa de percer le nuage que la sédition étendait +autour du brave chef. Alors s'approcha l'audacieux et sombre jeune homme +que, pour son malheur, avait trop aimé le capitaine; il s'écria, en +désignant la chaloupe abandonnée: «Partez! tout retard coûterait la +vie!» Et pourtant, même en ce dernier instant, il n'avait pas étouffé +toute sympathie. Un mot pouvait encore ramener le remords dans cette ame +violente et passionnée; et ce que les autres ne soupçonnaient pas, la +victime put le reconnaître. Quand Bligh, avec un ton de reproche amer, +lui demanda qu'était devenu le souvenir des anciens +bienfaits;--qu'étaient devenues ses espérances d'une gloire supérieure à +celle des mille écussons pompeux de la Grande-Bretagne? ses lèvres +tremblantes semblèrent céder devant une force invincible. «C'est cela! +c'est cela! prononça-t-il; je suis damné! damné!» Il n'en dit pas +davantage; mais, poussant dans sa barque son maître, il le confia au +faible esquif. Sa langue ne put articuler d'autres accens; mais combien +d'idées dans ses brusques adieux! + +9. Le large soleil des régions arctiques s'élevait sur les ondes; la +brise tantôt s'engouffrait, tantôt ressortait de ses humides grottes. +Son aile capricieuse s'éloignait, puis revenait effleurer les sillons de +l'Océan, comme les cordes d'une harpe éolienne. D'une rame désespérée et +presque silencieuse, déjà l'esquif se creusait un chemin redouté vers +une roche à peine visible, qui dressait, comme un lointain nuage, son +front au-dessus des flots. La chaloupe et le vaisseau ne se réuniront +plus! mais ce n'est pas à moi de dire les infortunes de Bligh, leurs +dangers continuels, leurs rares espérances; leurs jours de péril, leurs +nuits de désespoir; leur courage toujours le même, quand il semblait le +plus inutile; la famine dévorante, rendant un fils méconnaissable à +l'oeil même de sa mère; les autres maux, assez horribles pour faire trêve +à la faim, jusqu'à ce qu'elle n'eût plus sur eux de prise; les fureurs +et les égards de la mer, tantôt les couvrant de son abîme, tantôt les +laissant briser de leurs rames fatiguées les vagues qui ne cédaient qu'à +tous leurs efforts réunis.--Une fièvre continue, une soif sèche, qui +leur faisait saluer, comme un bonheur, les nuages qui glaçaient leurs os +nus, savourer avec délices la froide humidité des nuits orageuses, et +presser avidement la toile tendue sur leur tête, pour recueillir +quelques gouttes de pluie. Il leur fallut fuir mainte horde sauvage, +pour redemander un asile plus sûr encore aux flots impitoyables. Et +pourtant, il fut accordé à ces spectres animés de raconter leurs dangers +passés, et des angoisses telles que jamais les annales de l'humide abîme +n'en avaient retracées, pour arracher de la terreur aux hommes, aux +femmes des larmes. + +10. Laissons-les à leur destin, il ne sera ignoré ni impuni. La justice +aura son jour; la discipline violée prendra leur défense, et la marine +insultée proclamera le cri des lois. Nous allons suivre les pas du +rebelle, qu'une vengeance éloignée ne saurait épouvanter. Arrière! +arrière! sur les vagues! ses yeux reverront la baie désirée; et les +rivages heureux où les lois ne sont pas connues recevront les matelots +mis hors la loi de leur pays.--La nature, et cette déesse de la +nature--la femme--les rappelle vers une terre où rien, sauf leur +conscience, ne songera à les accuser; où tout le monde jouit sans +querelle des biens de la terre; où le pain lui-même est cueilli comme un +fruit[37]; où nul ne séquestre pour lui seul les champs, les forêts, les +rivières:--âge sans or, où ce métal ne trouble pas les songes, et n'a +pas, ou n'avait pas alors, envahi ces rivages. Depuis, l'Europe y porta +ses vastes connaissances, ses coutumes, ses moeurs, mais au prix d'une +multitude de vices qu'elle enseigna aux fils de ces contrées. Mais loin +de nous ces images! Voyons les insulaires tels qu'ils étaient; bons par +les leçons de la nature, vicieux sous ses inspirations. _Huzza_! +_Otaïti_! tel fut le cri lancé d'un commun accord par le rapide +vaisseau. La brise s'élève; la voile, naguère détendue, et maintenant +gonflée, précède joyeusement le souffle des vents. En plus rapides +rubans se pressent les ondes autour du vaisseau; la vague jaillit plus +haute sous les coups de la proue. Ainsi _l'Argo_ soulevait-il la +virginale écume de l'Euxin; mais ceux qu'il portait jetaient vers leurs +foyers un regard de regret:--ceux-là renoncent pour jamais à la leur, et +leur barque rebelle s'en éloigne aussi rapidement que le corbeau en +s'envolant de l'arche sainte. Et pourtant leur projet est d'aller +partager de nouveau le nid de la colombe, et de courber sous le joug de +l'amour leur front indomptable. + +[Note 37: _L'arbre à pain_, si fameux, et que l'expédition du capitaine +Bligh avait pour but de transplanter.] + + + +Chant Deuxième. + +1. Combien doux étaient les chants de Toobonai, alors que le soleil +d'été descendait sur la baie de corail[38]! Viens, disaient les jeunes +filles; avançons vers le plus frais ombrage de l'îlette: nous y +écouterons le ramage des oiseaux! la colombe des bois enverra, du milieu +des arbres, son roucoulement, semblable à la voix des dieux partie de +Bolotoo; nous cueillerons les fleurs qui naissent sur la couche des +morts: les plus fraîches s'élèvent où repose la tête des guerriers. Nous +nous assiérons en face du crépuscule; nous verrons les suaves rayons de +la lune glisser au travers des branches du tooa, et le bruissement léger +de leurs soupirs charmera nos oreilles, quand nous nous reposerons sous +leur abri. Ou bien gravissons le précipice: nous contemplerons les flots +venant combattre le gigantesque rocher, qui bientôt les repousse +dédaigneusement en écumantes colonnes. Qu'elles sont belles! et qu'ils +sont heureux ceux qui, libres des travaux et du tumulte de l'existence, +se contentent de regarder du rivage l'espace que l'Océan remplit tout +entier! L'Océan lui-même se complaît dans l'azur de sa surface; et +souvent il vient, à la clarté de la lune, peigner en cet endroit sa +flottante chevelure. + +[Note 38: Les trois premiers couplets sont empruntés à une chanson +favorite des insulaires de Tonga, traduite en prose dans la _Relation +des îles Tonga_, par Mariner. Toobonai n'est cependant pas l'une de ces +îles; mais elle fut l'une de celles où se réfugièrent les mutins. J'ai +altéré et ajouté; cependant j'ai conservé de l'original tout ce que j'ai +pu. + +(_Note de Lord Byron_.)] + +2. Oui,--nous cueillerons les fleurs du sépulcre; nous rivaliserons de +plaisir avec les esprits des bocages promis; puis nous plongerons, et +nous jouirons au sein des vagues; puis nous déposerons nos membres sur +le tendre gazon; bientôt, humides encore de nos premiers jeux, nous +oindrons nos corps de l'huile embaumée; nous laisserons les fleurs +cueillies sur les tombes, et nous nous parerons des guirlandes +empreintes du souvenir des braves. Mais voici la nuit; le _Mooa_ dissipe +nos projets: déjà, près de nous, retentit le bruissement des mâts. Et +pourtant le flambeau, signal de la danse, répand ses étincelles +cadencées sur le gazon de Marli. Nous aussi, courons-y; là, nous nous +rappellerons l'heureux souvenir de maintes fêtes, avant que Fiji n'eût +soufflé dans la trompe guerrière, avant que les ennemis ne parussent +dans leurs canots à la portée de nos rivages. Hélas! par eux se flétrit +la fleur du genre humain; hélas! par eux les ronces se dressent à l'envi +dans nos champs; et par eux est oublié le ravissement que nous +éprouvions à errer à la lueur de la lune, avec l'amour pour unique +compagnon de nos pas. Résignons-nous:--ils nous ont appris à manier une +massue, à inonder nos champs d'une pluie de flèches. Qu'ils recueillent +la moisson qu'ils nous ont forcé de semer. Mais cette nuit doit être +toute entière aux fêtes; demain il nous faudra partir. Frappez la danse! +emplissez la large coupe!--demain nous pouvons mourir. Enveloppons nos +membres dans des vêtemens d'été; autour de nos reins déployons le blanc +de Tappa; que des guirlandes fraîches comme le printems même forment +notre couronne, et qu'autour de nos épaules brillent les grains de +l'hooni: ses vives couleurs contrasteront avec la teinte de feu des +poitrines qui battent sous elles. + +3. Mais la danse a cessé.--Ah! restez encore! arrêtez! ne déposez pas le +sourire de fête. C'est demain que nous partons pour le Mooa; demain, non +pas cette nuit:--la nuit appartient encore à la tendresse. Jeunes +enchanteresses de la joyeuse Licoo, rendez-nous les guirlandes que nous +préférons au sein du plaisir! Que vos formes sont charmantes! comme +chacun de nos sens excité, ravi et doublé, rend hommage à votre beauté! +Ainsi les fleurs qui parsèment le rocher de Mataloco, portent leurs +parfums jusqu'aux bornes de l'humide horizon. Nous aussi, nous nous +rendrons à Licoo; mais, ô mon coeur, que dis-je? nous irons?--et demain +il nous faut partir! + +4. Tels étaient les chants--harmonie des jours que l'approche des +flottes européennes n'avait pas encore infectés. Sans doute, ces +insulaires avaient leurs vices--ceux que la nature tolère--et résultats +de la barbarie.--Nous avons les uns et les autres: ceux qui naissent de +l'excès de la civilisation, ceux qui, chez les peuples sauvages, +inspirent le plus d'horreur. Qui n'a pas vu le règne de +l'hypocrisie,--les prières d'Abel réunies aux forfaits de Caïn, qui ne +les a pas vus, dis-je, peut, de son balcon, voir la preuve que notre +vieux monde est mille fois plus perverti que le _nouveau_;--mais il +n'est plus de _nouveau_ monde, si ce n'est aux lieux où Colombie vient +de voir naître deux gigantesques enfans de la liberté; où le Chimboraço +peut à son gré promener son regard de Titan sur les flots, les airs et +la terre, sans y rencontrer un esclave! + +5. Telle était l'épopée des jours de tradition; les chants auxquels se +rattachait la gloire des morts, quand la gloire n'avait d'autre +expression que celle d'une mélodie presque divine. Ces chants ne +satisfont pas l'oeil glacé du sceptique, mais ils livrent à la puissance +de l'harmonie une histoire entière. C'est un Achille enfant, qui, la +lyre du Centaure en main, apprend à surpasser la vertu des tems passés. +Le simple couplet d'une vieille et chère ballade, répété par les roches, +se confondant avec le vagissement des ondes, parti de la pelouse +humectée par un murmurant ruisseau, ou multiplié par les échos prolongés +des montagnes, a, sur les coeurs naïfs, plus de pouvoir que toutes les +colonnes érigées par les favoris de la victoire. Il garde son éloquence, +quand les hiéroglyphes ne sont plus qu'une source de conjectures ou de +rêveries pour les sages ou les savans. Primitive et virginale expression +du coeur, il nous attendrit, quand les monumens de l'histoire nous +fatiguent. Telle était cette chanson barbare,--car le chant est né chez +les barbares;--telle en inspirait la solitude des hommes du nord, qui +vinrent nous conquérir, et telle en inspirera toujours la contrée que +nul ennemi lointain ne sera venu détruire ou civiliser. Quelle +impression plus vive et plus puissante produiraient aujourd'hui sur les +coeurs les artifices de notre savante musique? + +6. Alors ces mélodies, inconnues aujourd'hui, traversaient suavement le +gracieux silence des airs, la douce sieste d'une journée d'été, le calme +après-midi de Toobonai; alors chaque fleur était épanouie, l'air était +un immense parfum, un léger souffle commençait à balancer le palmier, la +première impression de la brise encore silencieuse effleurait les ondes +comme pour transporter la fraîcheur dans la grotte avide. C'était +l'asile de la chanteuse et du jeune étranger qui lui avait appris les +douloureux plaisirs de l'amour, plaisirs toujours enivrans, mais surtout +pour les coeurs qui ne savent pas encore qu'on puisse les perdre, et qui +s'élancent comme des martyrs sur leur bûcher funéraire, tellement ravis +dans leur délirant enthousiasme, que rien dans la vie ne leur semblerait +comparable aux joies de cette mort: aussi meurent-ils réellement. +Qu'est-ce, en effet, pour eux, que les autres promesses de la vie, à +côté de l'idée seule de cet entraînement, de cette exaltation de toutes +les forces de la nature? Aussi nos rêves d'une meilleure vie sont-ils +renfermés dans l'espoir d'aimer éternellement encore. + +7. Là était assise l'aimable sauvage du désert, enfant par les années, +femme par les formes, quand on se reporte à l'enfance de nos froids +climats, où rien n'atteint une prompte maturité, à l'exception du crime. +Mais c'était l'enfant d'un monde enfant, et comme la nature, charmante, +animée et naïve; noire comme la nuit, mais la nuit avec tous ses astres, +ou comme la grotte étincelante de stalactites. Ses yeux étaient un +langage et un charme; ses contours, ceux d'Aphrodite sur son char de +coquillage, et au milieu d'un riant cortége d'Amours. Voluptueuse comme +la première approche du sommeil, et pourtant pleine de vie,--car ses +joues, brunies par les feux du tropique, se nuançaient souvent d'une +aimable rougeur; le sang des brûlans climats colorait son cou, et +traçait un sillon radieux sur la pâleur obscure de ses épaules, comme on +voit dans l'onde ténébreuse les rameaux du corail attirer le plongeur +vers les grottes qu'ils rougissent. Telle était la fille des mers du +Sud. Telle qu'une vague dont la force pouvait soulever la barque +fortunée des autres, heureuse de leur bonheur, triste de leurs seules +peines; son sein brûlant, énergique, et pourtant fidèle, ne recelait pas +de joie égale à celle qu'elle donnait. Ses espérances n'allaient pas +au-delà de l'expérience, cette pierre de touche glaciale, dont le +contact dépouille ordinairement tous les objets de leurs radieuses +couleurs. Elle ne redoutait pas les maux; elle n'en connaissait aucun, +ou, si elle en connaissait, ils étaient bientôt--trop tôt--oubliés. Ses +souris et ses larmes passaient avec la rapidité du vent ridant la +surface des lacs, et troublant, sans le briser, leur délicat miroir. +Bientôt la sérénité remontera d'une profondeur non sondée, ou descendra +des sources pures de la montagne, jusqu'à ce qu'enfin un tremblement de +terre, bouleversant la grotte de la Naïade, en dissipera les ondes, les +chassera devant lui dans quelque cavité déserte, devenue le réceptacle +d'un marais fétide. La fille des îles partagera-t-elle leur destin? +Hélas! le changement éternel agite la vague incertaine de l'humanité; +mais ceux qui tombent, comme tomberont les mondes eux-mêmes, renaîtront +du moins, s'ils ont bien vécu, en esprits supérieurs à l'univers écrasé. + +8. Et lui, quel est-il, cet enfant du Nord aux yeux bleus, venu d'îles +moins inconnues à l'homme, mais presqu'aussi sauvages? Quel est ce jeune +homme aux cheveux blonds, sorti des Hébrides, là où grondent les vagues +agitées du Pentland? Balancé dans son berceau par les vents mugissans; +né au milieu des orages, avec un corps et une ame créés pour les orages; +le premier objet sur lequel s'ouvrirent ses jeunes yeux fut la blanche +écume de l'océan, et depuis ce moment l'océan fut sa patrie. Compagnon +gigantesque de ses rêveries et de son âpre solitude, ce fut le seul +Mentor de sa jeunesse partout où les flots portèrent sa barque. Quant à +lui, jouet des vagues et des vents, c'était un être insouciant qui +s'abandonnait au hasard. Nourri des légendes merveilleuses de son pays +natal, se livrant avec ardeur à l'espérance, mais ferme dans les revers, +le désespoir était la seule des sensations qu'il ne connût pas. Sous le +ciel de l'Arabie, il eût été le plus intrépide des enfans errans de ces +déserts de sable, ses lèvres immobiles endurant la soif avec autant de +patience qu'Ismaël lui-même porté sur le vaisseau du désert[39]; sur les +rivages du Chili. Cacique orgueilleux; dans les montagnes d'Hellas, Grec +rebelle; né sous une tente, peut-être un nouveau Tamerlan; élevé pour le +trône, qui sait s'il eût été digne de régner? car l'ame ambitieuse qui, +pour s'élever à la domination, a détruit la route qu'elle devait +parcourir; créée pour le pouvoir, et n'ayant d'autre proie qu'elle-même, +est forcée de rétrograder[40], et de se plonger dans la douleur pour y +chercher le plaisir. Dans une condition plus humble, avec une éducation +vertueuse, ce même esprit qui fit un Néron, la honte de Rome, aurait pu +devenir l'imitateur du héros qui porta si glorieusement son nom[41]; +mais laissez-lui encore tous ses vices, quel étroit théâtre pour eux si +vous ne leur donnez un trône! + +[Note 39: Le vaisseau du désert est une figure orientale, en parlant +d'un chameau ou d'un dromadaire: et ils méritent bien cette métaphore; +le premier par sa patience, le second par sa légèreté à la course.] + +[Note 40: Lucullus, ayant trouvé des charmes dans la frugalité, prodigua +les navets dans sa ferme sabine. + +(POPE.)] + +[Note 41: Le consul Néron qui fit cette marche incomparable dont Annibal +fut la dupe, et qui défit Asdrubal, accomplissant ainsi un fait d'armes +presque sans exemple dans les annales militaires. La première nouvelle +qu'Annibal eut de son retour fut par la tête d'Asdrubal jetée dans son +camp. Annibal, en la voyant, s'écria, avec un soupir, que Rome allait +maintenant devenir la maîtresse du monde. Et cependant, c'est peut-être +grâce à cette victoire du consul Néron que l'empereur du même nom régna +par la suite; mais l'infamie de l'un a surpassé la gloire de l'autre. +Quand on entend prononcer le nom de Néron, qui songe au consul? telles +sont les choses humaines!] + +9. Tu souris, lecteur.--Pour celui qui voit les choses d'un oeil facile à +se laisser éblouir, de telles comparaisons semblent prises bien haut à +propos du nom obscur d'un être dont le sort n'a rien de commun avec la +gloire, Rome, le Chili, Hellas ou l'Arabie. Tu souris? j'y consens: il +vaut mieux sourire que de soupirer; cependant il aurait pu être tout ce +que j'ai dit. C'était un homme dont l'esprit ambitieux l'entraînait +toujours en avant, formé pour devenir un héros patriote ou un chef +despotique; pour faire la gloire ou le malheur d'une nation. Il était né +sous des auspices qui font l'homme plus grand ou plus abject que +l'imagination même n'a osé le rêver. Mais tout ceci n'est que chimères; +dites enfin, qu'est-il dans ces lieux?--c'est un frais adolescent, un +jeune mutin affranchi par la révolte; c'est le blond Torquil, qui ne +connaît pas plus d'entraves que les vagues écumeuses de l'océan,--c'est +l'époux de la fiancée de Toobonaï. + +10. Les yeux fixés sur les flots, il était assis auprès de Neuah, de +Neuah qui, parmi les filles de l'île, est comparable à cette plante qui, +sans cesse tournée vers le soleil, en a reçu le nom. Noble, mais d'une +noblesse qui fait sourire nos généalogistes qui n'ont pas d'armoiries +pour ces contrées inconnues; issue d'une longue race d'hommes libres et +vaillans, race de preux ne connaissant pas l'usage des vêtemens, et +formant une chevalerie sauvage dont les huttes couvertes de mousse +s'élèvent le long des rivages de la mer. J'ai vu la tienne, Achille, et +n'ai pas vu autre chose! Mais quand ces étrangers porteurs de la foudre +arrivèrent dans leurs vastes canots ceints de traits de flamme, hérissés +de grands arbres qui, plus hauts que le palmier, semblaient, pendant le +calme, avoir pris racine dans les profondeurs de l'océan, et, lorsque +les vents se réveillaient, déployaient des ailes aussi larges que le +nuage qui s'étend à l'horizon; et, semblables à des cités de la mer, +commandaient aux flots, et enchaînaient presque les vagues turbulentes, +la jeune sauvage, dans son léger esquif, agitant mollement sa pagaïe, +s'élança sur la surface des ondes, comme les rennes à travers les +neiges, glissant doucement sur le bord écumeux des brisans, légère comme +une Néréide sur son char marin[42], elle contempla, pleine d'étonnement +et d'admiration, cette construction gigantesque refoulant chaque vague +sous sa pesante masse. L'ancre est jetée, le vaisseau repose au sein de +l'océan; et tandis qu'une foule d'embarcations légères forment autour de +lui une chaîne mobile, il semble un lion majestueux endormi aux rayons +du soleil, et dont un essaim d'abeilles bourdonnantes entourent la +flottante crinière. + +[Note 42: Il y a dans le texte: _sur son traîneau marin_.] + +11. Les hommes blancs débarquèrent. Est-il besoin de dire le reste? le +nouveau monde étendit sa main noire à l'ancien. Chacun d'eux était une +merveille pour l'autre, et l'attrait de la surprise et de l'admiration +fit bientôt place à un sentiment plus bienveillant. Parmi ces enfans du +soleil, l'accueil des pères fut affectueux; celui des filles, agitées +par de plus douces passions, le fut bien plus encore. Ils s'unirent par +de tendres liens. Les enfans des tempêtes s'aperçurent que la beauté +peut être jointe à une peau noire, et les filles de l'île admirèrent à +leur tour cette teinte plus pâle, qui paraît si blanche aux climats qui +ne connaissent pas la neige. La course, la chasse, la liberté d'errer +sur ce sol, où chaque cabane était la leur; le plaisir de jeter un filet +à la mer, de s'élancer dans ces légers canots qui voguent sur cet +archipel, au sein bleuâtre duquel s'élèvent ces îles heureuses; ce +sommeil rafraîchissant obtenu par de joyeux travaux; ce palmier qui nous +représente la plus majestueuse Dryade des forêts, où l'enfance du jeune +Bacchus fut cachée, et dont la cime, ombrageant la _vigne renfermée_ +dans son sein, est si élevée que l'aigle bâtit rarement son nid plus +haut; le festin composé de caviar et d'ignames; ce cocotier qui porte à +la fois la coupe, le lait et le fruit; l'arbre à pain qui, sans le +secours de la charrue et du moissonneur, donne l'abondant produit d'un +champ cultivé, tandis que ses pains, offrandes de la nature, cuisant +sans l'aide d'un feu artificiel, dans des forêts qui ne sont encore ni +achetées ni vendues, chassent la famine de leur sein fertile, et offrent +une denrée sans prix à l'homme qui la recueille. Tous ces trésors, et +les douces voluptés des eaux et des bois, les joies folâtres de ces +solitudes peuplées, adoucirent les moeurs de ces farouches aventuriers, +et les disposant à sympathiser avec un peuple moins éclairé, mais plus +heureux, firent plus que l'éducation européenne n'avait pu faire en +civilisant les enfans de la civilisation! + +12. Parmi eux, on remarquait plus d'un couple amoureux, et entre +ceux-ci, Neuah et Torquil n'étaient pas le moins aimable. Tous deux +enfans des îles, quoique d'îles bien éloignées l'une de l'autre; tous +deux nés sous cette étoile qui préside à la mer, ils avaient été nourris +tous deux au milieu de ces beautés primitives de la nature qu'on chérit +jusqu'au tombeau lorsqu'elles ont attiré nos premiers regards, et excité +notre intérêt dans l'enfance. Celui dont les monts bleuâtres de l'Écosse +frappèrent d'abord les yeux, aimera chaque cime qui lui offrira une +teinte semblable; il saluera dans chaque rocher la figure bien connue +d'un ami; et à l'aspect d'une montagne, ses bras s'ouvriront comme pour +l'étreindre contre son coeur. Long-tems j'ai erré dans des pays qui ne +sont pas le mien, adorant les Alpes, chérissant les Apennins, prosterné +devant le Parnasse et devant la cime escarpée du mont Ida, berceau de +Jupiter, et de l'Olympe dominant majestueusement la mer. Mais ce n'était +pas seulement les souvenirs de l'antiquité ni cette belle nature qui me +jetaient dans des ravissemens extatiques:--les émotions de l'enfance lui +avaient survécu dans le jeune homme; et sur le mont Ida, cherchant des +yeux Troie et Loch na Gar, ma mémoire attachait des souvenirs celtiques +aux monts Phrygiens, et confondait les cascades d'Écosse avec la +fontaine limpide de Castalie. Pardonne, ombre universelle d'Homère! +pardonne, ô Phébus! aux écarts de mon imagination:--ce fut dans le nord +que je puisai le premier sentiment des beautés de la nature, et que +j'appris à adorer vos scènes sublimes[43]. + +[Note 43: Étant très-enfant (j'avais a peu près huit ans), ayant été +attaqué de la fièvre scarlatine, à Aberdeen, je fus transporté dans les +montagnes par le conseil des médecins. Là, il m'arriva quelquefois de +passer l'été, et c'est de ce moment que je date mon penchant pour les +pays montagneux. Je n'oublierai jamais l'effet que produisit sur moi, +quelques années après, en Angleterre, le spectacle d'un objet que je +n'avais pas vu depuis long-tems, même en miniature, d'une montagne de la +chaîne des Malvernes. À mon retour à Cheltenham, je la contemplais tous +les soirs, au coucher du soleil, avec une émotion que je ne puis +décrire. Ceci était bien d'un enfant; mais je n'avais que treize ans, et +c'était pendant les vacances.] + +13. L'amour qui embellit et attendrit tous les êtres; la jeunesse qui +colore l'air qui l'entoure; le ciel qui la couvre des nuances brillantes +de l'arc-en-ciel; le souvenir des périls passés, qui fait que l'homme +lui-même jouit de l'intervalle où il cesse de détruire;--l'attrait +réciproque de cette beauté qui se fait sentir au coeur le plus farouche, +et le frappe comme l'éclair frappe l'acier: tout contribua à unir +l'homme à demi civilisé et la fille sauvage, et à confondre, dans une +seule ame absorbée par la passion, l'adolescent et la jeune fille. Les +souvenirs tumultueux des combats avaient cessé de remplir d'une joie +sombre un coeur qui commençait à se détacher d'eux. Il ne ressentait plus +cet ennui, cette impatience du repos qui le troublait naguère, comme +l'aigle dans son nid, dont le bec aiguisé et l'oeil perçant cherchent une +victime dans la vaste étendue des cieux:--son ame s'était amollie dans +cet état voluptueux, où il goûtait ces douceurs efféminées de l'Élysée, +qui ne promettent pas de lauriers à la tombe des héros; mais, hélas! ces +lauriers se flétrissent s'ils ne sont arrosés de sang.--Et lorsque les +cendres d'un mortel sont déposées dans l'urne funèbre, le myrte ne leur +prête-t-il pas un aussi doux ombrage? Si César n'eût connu que les +baisers de Cléopâtre, Rome eût été libre, et le monde ne fût pas devenu +sa conquête. Eh! qu'ont fait pour le monde les exploits de César, la +renommée de César? Nous le sentons dans notre avilissement: cette gloire +a posé son cachet sanglant sur nos chaînes, elle y a fait naître la +rouille que nos tyrans se plaisent à y entretenir. Eh quoi! la gloire, +la nature, la raison et la liberté réunies ordonneront à des millions +d'hommes exaspérés de faire ce que Brutus exécuta seul!--Elles leur +commanderont de renverser du poste élevé qu'ils occupent depuis trop +long-tems, ces vils imitateurs d'un despote, qui, semblables à l'oiseau +moqueur, répètent le chant de la tyrannie! et cependant nous +continuerons à être traqués par ces chats-huans ignobles, dignes +seulement de la chasse aux souris, et que nous nous obstinons à prendre +pour de nobles faucons, tandis que le premier mot de liberté suffirait +pour chasser ces épouvantails: car leur effroi nous prouve assez qu'ils +ne sont pas autre chose! + +14. Plongée dans les ravissemens de la passion, et oubliant doucement la +vie, Neuah, la fille de la mer du Sud, était tout ce qu'une femme peut +être pour un époux lorsqu'aucune distraction du monde ne la détourne de +son amour; loin d'une société railleuse, toujours prête à se moquer +d'une flamme nouvelle et passagère, et de cet essaim bourdonnant de +fats, qui fait bruyamment éclater son admiration, ou murmure à son +oreille les expressions d'une flamme adultère, qui en veut à son devoir, +à sa gloire et à son bonheur. Son ame et toutes les sensations qui +l'agitaient étaient à nu comme ses belles formes. On pouvait la comparer +à l'arc-en-ciel pendant l'orage:--ses nuances mobiles offrent une +brillante variété, mais colorent toujours les cieux du plus doux éclat; +son arc a beau s'étendre, ses couleurs changer, ce n'est pas moins le +nuage qui porte la messagère des amours. + +15. C'est là, c'est dans cette grotte du rivage battu par les vagues +qu'ils passaient les matinées brûlantes du tropique. Les heures +n'existaient pas pour eux:--ils ne calculaient pas le tems. Leurs +oreilles n'étaient pas frappées du son lugubre de l'horloge, qui nous +distribue la portion journalière de la vie, et avertit l'homme, en s'en +moquant, avec un rire d'airain. Que leur importait le passé ou l'avenir? +Le présent, comme un tyran, les tenait enchaînés;--leur sablier était le +sable du rivage, et la mer voyait s'écouler leurs doux momens ainsi que +ses vagues paisibles; leur horloge, c'était le soleil dans son immense +horizon. Ils ne comptaient pas, eux pour qui la journée n'était qu'une +heure. Le rossignol remplaçait pour eux la cloche du soir, lorsqu'il +chantait mélodieusement à la rose les adieux du jour[44]. Ils voyaient +se coucher leur large soleil, non comme dans le nord, d'une marche lente +et graduée, et affaiblissant son éclat à mesure qu'il descend sur +l'océan; mais ardent, enflammé, conservant toute sa plénitude, et comme +s'il abandonnait pour jamais le monde, et le privait de lumière, +plongeant dans les flots son front étincelant, tel qu'un héros, qui se +précipite dans la tombe. Alors ils se levaient tous deux, regardaient +d'abord le firmament, puis revenaient chercher la lumière dans les yeux +l'un de l'autre; et s'étonnant qu'un soleil d'été durât si peu, ils se +demandaient si en effet le jour était à sa fin. + +[Note 44: On n'a besoin de rien ajouter à cette allusion à la fable bien +connue des amours du rossignol et de la rose, qui est devenue maintenant +aussi familière au lecteur de l'Occident qu'à celui de l'Orient.] + +16. Et pourquoi ceci paraîtrait-il étrange?--Le dévot ne vit pas sur la +terre; dans son extase, les jours et les mondes passeraient devant lui +sans être aperçus: son ame a pris son vol vers le ciel avant sa +poussière.--L'amour est-il donc moins puissant? Non; sa route est +glorieusement tracée, et c'est aussi vers Dieu qu'elle le conduit. Tout +ce que nous connaissons ici-bas des délices du ciel est attaché à cette +autre meilleure moitié de nous-mêmes, dont nous ressentons la joie ou la +douleur bien plus que celle qui nous est propre. Cette flamme qui +absorbe tout, et qui, jointe à celle qui l'allume, ne forme plus qu'un +seul feu, feu pur, semblable au bûcher funèbre des Indiens, où les coeurs +tendres brûlent sans exhaler un soupir. Combien de fois n'avons-nous pas +oublié le tems, lorsque, dans la solitude, nous admirions le trône +universel de la nature, ses forêts, ses déserts, ses eaux, cette réponse +éloquente et profonde qu'elle fait à notre intelligence? N'y a-t-il pas +de la vie dans les étoiles et les montagnes? Une ame n'anime-t-elle pas +les vagues de la mer? Les larmes muettes qui dégouttent de ces humides +rochers n'expriment-elles pas un sentiment?--Non, non! elles nous +appellent, elles nous ouvrent leurs sphères, elles nous invitent à nous +affranchir avant l'heure du poids de cette enveloppe d'argile, à plonger +notre ame dans l'immensité, à nous dépouiller de cette forme trompeuse +et fragile qui nous est si chère!--Qui peut encore songer à soi en +contemplant les cieux? Et sans porter si haut ses regards, quel est +celui qui, dans les frais momens de la jeunesse, avant d'avoir reçu les +leçons du tems, a jamais pensé à la dépravation de l'homme et à la +sienne? À cette heureuse époque de la vie, la nature entière est son +royaume et l'amour son trône. + +17. Neuah et Torquil se levèrent. Les teintes douces et mélancoliques du +crépuscule avaient pénétré dans la grotte qui leur servait d'asile, et +dont la voûte, tapissée de spar humide de rosée, joignait son faible +éclat à celui des étoiles qui se rassemblaient sur le firmament. Le +couple heureux, partageant le calme de la nature, prit lentement le +chemin de sa cabane élevée au pied d'un palmier, tantôt souriant, tantôt +silencieux comme tout ce qui les entourait. Que l'ame est belle dans cet +état de sérénité; elle est belle comme l'amour même! Le murmure des +flots de l'océan était presque aussi faible que celui du coquillage +imitateur de leur bruissement[45], et qui, tel que l'enfant né dans les +profondeurs des mers et séparé du sein maternel, crie sans cesse et ne +veut pas dormir, faisant entendre sa petite plainte, et se désespérant +en vain dans le vaste sein de la vague sa nourrice. Les forêts +disparaissaient insensiblement dans l'obscurité, comme pour aller se +livrer au repos; l'oiseau du tropique regagnait son nid par le chemin +des rochers, et le ciel d'azur qui les entourait semblait un lac +paisible où l'ardente piété pouvait étancher sa soif. + +[Note 45: Si le lecteur veut appliquer à son oreille le coquillage qui +est sur sa cheminée, il comprendra l'allusion qu'on veut faire ici. Si +ce passage lui paraît obscur, il trouvera dans _Gébir_ la même idée, +mieux exprimée en deux lignes. Je n'ai jamais lu ce poème; mais j'ai +entendu citer ces deux vers par un lecteur plus profond, et qui parait +être d'une opinion bien différente de celle exprimée par l'éditeur de la +_Revue du trimestre_, qui, dans sa réponse au rédacteur chargé de la +critique de son _Juvénal_, prononça qu'on ne pouvait rien lire de plus +mauvais et de plus absurde. C'est à M. Landor, l'auteur de _Gébir_, qui +fut ainsi jugé, et de quelques autres poèmes latins qui rivalisent +d'obscénité avec Martial et Catulle, que l'immaculé M. Southey a adressé +ses déclamations contre l'impureté.] + +18. Mais écoutez! À travers les palmiers et les plantains, une voix se +fait entendre; non telle qu'un amant l'eût choisie pour venir +interrompre, à une telle heure, le silence d'une nuit si calme. Ce +n'était pas la brise du soir passant sur la montagne, et faisant frémir +les rochers et les arbres, ces cordes sonores de la nature, le premier +et le plus harmonieux des instrumens, et puis leur servant elle-même +d'écho. Ce n'était pas non plus l'alarme du bruyant cri de guerre, qui +venait de rompre le charme, ni le soliloque plaintif du hibou hermite, +anachorète ailé aux grands yeux, à la vue faible, qui entonne la nuit +son hymne lugubre, dans laquelle s'exhale son ame solitaire:--c'était le +sifflet d'un marin, fort et prolongé, aussi perçant que le sifflement +d'un oiseau de mer. Il y eut une pause; puis une voix rauque cria: +«Holà! Torquil! mon garçon! Quelles nouvelles! Holà! frère, holà!» «Qui +appelle?» s'écria Torquil, en suivant des yeux le son de la voix. +«Quelqu'un,» répondit-on brièvement. + +19. En ce moment, celui dont on venait d'entendre la voix parut +lui-même, et avec lui la brise aromatique du sud se chargea, non de ces +parfums qu'elle recueille en passant sur une couche de violettes, mais +de ces tourbillons de fumée qui aiment à se mêler aux vapeurs de +l'eau-de-vie et du vin. Ils s'échappaient alors d'une pipe courte et +fragile, mais qui avait porté ses émanations odorantes dans les deux +zones, et toujours en action là où les vents soufflent et où la mer +roule ses flots, avait exhalé sa fumée de Portsmouth au pôle, et +opposant sa vapeur à la lueur éblouissante des éclairs, toujours calme +et paisible, au milieu des montagnes de vagues, et dans toutes les +variations d'un ciel inconstant, n'avait cessé d'offrir à Éole un +perpétuel sacrifice. Et quel était celui qui la portait? Je puis me +tromper, mais je le prendrais pour un marin ou pour un philosophe[46]. Ô +sublime tabac, qui de l'est à l'ouest charmes les travaux du marin et le +repos des enfans de Mahomet; toi qui, sur l'ottomane du musulman, +partages ses heures entre l'opium et ses femmes dont tu es devenu le +rival; magnifique à Stamboul, moins noble mais non moins chéri dans +Wapping ou le Strand, divin en _Hookas_, superbe dans une riche et +brillante pipe dont l'ambre orne le bout; comme tant d'autres objets qui +nous charment, si tu attires plus généralement les hommages revêtu de +tout l'éclat de la parure, tes vrais adorateurs admirent bien davantage +tes beautés sans déguisement. Donnez-moi un cigarre. + +[Note 46: Hobbes, à qui nous devons Locke et d'autres philosophes, était +un fumeur déterminé,--même jusqu'à fumer plus de pipes qu'on n'en +pourrait compter.] + +20. Une figure humaine s'approche au milieu de l'obscurité de la forêt +dont elle vient troubler la solitude. Son aspect a quelque chose de +fantastique; on dirait un marin revêtu d'un déguisement de sauvage, et +tel qu'il paraît sortant des flots de l'océan lorsque les joyeux +vaisseaux traversent la ligne et qu'une foule de matelots, se livrant à +ces bruyantes saturnales, se rassemblent sur le tillac dans le char +emprunte de Neptune. Le dieu de l'océan sourit de voir son nom revivre +encore une fois, ne fût-ce que dans la pantomime grotesque de ses +fidèles enfans qui s'abandonnent à la joie au milieu de vents inconnus à +ses Cyclades natales. Cependant le vieux Neptune se réjouit de voir +reparaître sur l'océan quelques faibles traces de son règne antique. La +veste que porte notre marin, quoique presque en lambeaux; sa pipe qu'il +ne quitte pas et qui ne cesse jamais de fumer; quelque chose dans son +air et dans sa taille qui ressemble à un mât de misaine, et un certain +balancement dans sa démarche, semblable à celui de son vaisseau chéri, +indiquent assez son premier état: cependant l'espèce de mouchoir dont sa +tête est enveloppée avec si peu d'élégance et de soin, et le morceau +d'étoffe trop exigu qui remplace un pantalon trop tôt la proie des +épines (car les plus belles forêts ont aussi les leurs), et lui tient +lieu de ce vêtement pour lequel les Anglais n'ont pas trouvé +d'expression[47]; ses pieds et sa poitrine nus, et cette figure brûlée +par le soleil, pourraient annoncer un sauvage aussi bien qu'un homme de +mer. Mais ces armes sont celles de sa profession, et les produits de +cette Europe que deux mondes bénissent pour la civilisation qu'ils lui +doivent. Son fusil est suspendu derrière ses larges épaules, un peu +courbées par le séjour de la mer, mais robustes comme celles du +sanglier. + +[Note 47: Il y a dans le texte: _qui lui servent d'inexpressible_.] + +Son coutelas privé de sa gaîne, perdue ou usée par le tems, pend à son +côté: et à sa ceinture est une paire de pistolets, qu'on pourrait +comparer à un couple d'époux (que cette métaphore ne soit pas prise pour +un sarcasme), car si l'un manque son feu, l'autre n'en part pas moins à +l'instant. Tout ceci, avec une baïonnette un peu moins exempte de +rouille que lorsqu'elle était sortie pour la première fois du fourreau, +complète l'accoutrement de cet homme qui s'avance au milieu des ombres +de la nuit, muette spectatrice de ce costume bizarre. + +21. «Quelles nouvelles, Ben Bunting? s'écria notre nouvel ami Torquil, +lorsqu'il vit le marin en face. Y a-t-il quelque chose de neuf?» «Oui, +oui, répondit Ben, rien de neuf, mais assez de nouvelles; une étrange +voile s'est montrée au large.» «Une voile! qu'entends-je? Mais comment +avez-vous pu la découvrir? C'est impossible. Je n'ai pas vu sur la mer +le moindre lambeau de toile.» «Cela se peut, dit Ben, vous avez pu ne +pas la voir de la baie; mais moi, du haut du rocher où j'ai fait le +quart aujourd'hui, je l'ai aperçue dans le bassin, car le vent était +frais et propice.» «Et lorsque le soleil s'est couché, où était-elle? +Avait-elle jeté l'ancre?» «Non, mais elle a continué de se diriger sur +nous jusqu'à ce que le vent soit tombé.» «Et son pavillon?» «Je n'avais +pas de lunette; mais, de par Dieu, tout loin qu'elle fût, la sorcière ne +m'a pas paru nous vouloir du bien.» «Est-elle armée?» «Je m'y attends; +on a envoyé à la découverte; il est tems, ce me semble, pour nous de +mettre à la mer.» «À la mer? Quel que soit celui qui nous donne +maintenant la chasse, nous ne fuirons pas le combat, car ce serait une +lâcheté; nous mourrons à notre poste comme des braves.» «Oui, oui; quant +à cela, c'est tout-à-fait égal à Ben.» «Christian sait-il cette +nouvelle?» «Oui, et il a mis tous les bras en réquisition, et rassemblé +tous nos gens au quartier. Ils sont occupés à fourbir leurs armes, et +nous avons des canons à transporter et à mettre en état; on vous +demande.» «C'est trop juste, et ne le serait-ce pas, je n'ai pas une ame +capable d'abandonner mes camarades sans secours pendant l'orage. Ma +Neuah! ah! pourquoi le sort ne poursuit-il pas que moi seul? Pourquoi +doit-il persécuter aussi un être si tendre et si fidèle? Mais quoi qu'il +arrive, ah! Neuah, n'amollis pas mon courage. Le tems presse et ne me +permet pas une seule larme.--Mais quoi qu'il advienne, je suis à +toi.»--«Il a raison, ajouta Ben. C'est bon pour la marine[48].» + +[Note 48: _C'est bon pour la marine, mais les matelots ne veulent pas le +croire_, est un vieux dicton, et une des dernières traces qui subsistent +encore (mais en plaisanterie seulement) de la jalousie qui exista jadis +entre deux armées également braves.] + + + +Chant Troisième. + +1. Le combat était terminé. Cette lueur fatale qui enveloppe le canon +lorsqu'il porte la mort, avait aussi cessé d'éclairer les ténèbres; la +vapeur sulfureuse des armes à feu avait abandonné la terre, et, chassée +vers le ciel, en avait souillé un moment l'éclat. Le bruit effroyable de +chaque décharge ne faisait plus retentir les échos, de nouveau livrés à +leur paisible mélancolie. On n'entendait plus de cris d'horreur répétés +de part et d'autre. La lutte avait cessé. Les vaincus subissaient leur +sort. Les révoltés étaient écrasés, dispersés ou pris, ou, si +quelques-uns survivaient, c'était pour envier le destin des morts. Un +petit nombre, un bien petit nombre s'était échappé, et ceux-ci étaient +poursuivis dans toute cette île qu'ils avaient aimée par-dessus leur +pays natal. Ils n'avaient plus, sur la terre, d'asile et de patrie, +après avoir renié celle qui les avait vus naître. Traqués comme des +bêtes sauvages, comme elles ils cherchaient le désert, de même que +l'enfant se réfugie dans le sein de sa mère. Mais en vain les loups et +les lions, poursuivis par le chasseur, cherchent leur antre, et plus +vainement encore l'homme voudrait échapper à l'homme. + +2. Il est un rocher dont la base saillante se projette au loin dans +l'océan, et brave les plus terribles accès de sa fureur. Lorsque la +vague irritée escalade ses flancs énormes, aussitôt elle en est +précipitée, comme le brave qui s'élance le premier à l'assaut, et +retombe sur cette masse de flots écumeux qui combattent sous les +bannières du vent. C'est là que se rassemblent quelques malheureux +échappés au combat, faibles, sanglans, brûlans de soif, mais tenant +encore leurs armes, et conservant un reste d'orgueil de leur ancienne +résolution, qui annonce en eux des hommes plus habitués à lutter contre +le sort qu'à s'en laisser surprendre. Ils semblaient avoir prévu et +défié leur destinée, comme un événement probable. Et cependant une lueur +d'espoir, non celui d'être pardonnes, mais de rester dans l'oubli, ou +d'échapper aux recherches sur ce rocher éloigné, au milieu de cet océan +de vagues, avait en partie effacé de leurs pensées qu'ils venaient de +contempler et de subir la vengeance des lois de leur pays. Leur île, +verdâtre comme les flots de la mer, ce paradis gagné au prix d'un crime, +ne pouvait plus servir d'asile à leurs vices et à leurs vertus. Leurs +sentimens honnêtes, s'ils en avaient encore, étaient perdus pour +eux:--leurs fautes leur restaient seules. Proscrits jusque dans leur +seconde patrie, ils étaient perdus. En vain le monde s'ouvrait devant +eux, toutes les portes leur en paraissaient fermées. Leurs nouveaux +alliés avaient combattu, avaient versé leur sang dans ce sacrifice +mutuel; mais à quoi leur avaient servi la massue, la lance et le bras +d'Hercule contre la puissance magique de ce talisman destructeur, de ce +tonnerre qui écrase le guerrier avant qu'il puisse faire l'emploi de sa +force; et, semblable à ce fléau pestilentiel dont on ne peut arrêter les +ravages, creuse en même tems la tombe du brave et celle de la valeur +humaine[49]? Ce peu de guerriers avaient fait tout ce que des hommes +déterminés ont souvent osé et fait contre le nombre, mais quoique le +choix naturel de l'homme semble être de mourir libre, la Grèce +elle-même, la Grèce n'avait vu qu'une fois les Thermopyles, jusqu'à ce +jour où, se forgeant un glaive de ses chaînes brisées, elle expire pour +revivre encore. + +[Note 49: Archidamus, roi de Sparte, et fils d'Agésilas, en voyant une +machine inventée pour lancer des pierres et des dards, s'écria que +c'était le tombeau de la valeur. La même anecdote a été attribuée à +quelques chevaliers, lorsqu'on fit pour la première fois usage de la +poudre à canon; mais le fait original se trouve dans Plutarque.] + +3. Au pied de ce roc immense, ce petit nombre d'hommes ressemblait aux +restes fugitifs d'une troupe de daims.--Leurs yeux étaient +enflammés,--leur aspect indiquait l'épuisement de leurs forces; +cependant ils étaient encore teints du sang de ceux qui les +poursuivaient. Une petite source, tombant du haut du rocher, précipitait +en bouillonnant, de cime en cime, son onde douce et fraîche, qui, +folâtre et vagabonde, allait égarer son cristal limpide et étincelant +aux rayons du jour, dans le vaste sein de la mer. Réunie à l'immense, au +farouche océan, mais encore pure et fraîche comme l'innocence, et +courant moins de dangers qu'elle, son onde argentée brillait encore d'un +doux éclat sur la surface des flots, semblable au timide chamois qui +contemple sans s'effrayer, le précipice au-dessous duquel mugissent, +s'élèvent et s'abaissent les vagues bleuâtres de la vaste mer. Ce fut à +cette fraîche source qu'ils coururent:--toutes leurs sensations étant +absorbées en ce moment par cet impérieux besoin de la nature, la soif +brûlante qui les dévorait. Ils burent comme ceux qui croient boire pour +la dernière fois, et se débarrassèrent de leurs armes pour mieux +savourer cette rosée délicieuse. Ils rafraîchirent leurs gosiers +desséchés, et lavèrent le sang de leurs blessures qui ne devaient +peut-être avoir d'autres bandages que des chaînes. Après avoir étanché +leur soif, ils regardèrent tristement autour d'eux, et comme étonnés de +retrouver encore autant des leurs vivans et libres. Mais chacun, gardant +le silence, semblait interroger les yeux de son camarade pour y chercher +un langage que ses lèvres lui refusaient, comme si leur voix eût expiré +avec leur cause. + +4. Sombre, et un peu séparé du reste, se tenait Christian, les bras +croisés sur sa poitrine. Ce coloris animé, jadis répandu sur ses joues, +et que rien n'y faisait jamais pâlir, avait été remplacé par la teinte +livide du plomb. Ces cheveux d'un brun clair, flottant avec tant de +grâce, se dressaient maintenant sur son front comme autant de vipères. +Immobile comme une statue, les lèvres serrées comme pour comprimer +jusqu'au souffle qui soulevait encore sa poitrine, muet et menaçant, il +était debout appuyé contre le rocher; et à l'exception d'un faible +battement de pied qui, de tems à autre, laissait une impression plus +profonde sur le sable, on aurait pu le croire changé en pierre. À +quelques pas de là, Torquil, la tête appuyée contre un banc de roc, ne +parlait pas, mais perdait son sang par une blessure qui pourtant n'était +pas mortelle:--la plus dangereuse était celle dont il souffrait +intérieurement. Son front était pâle, ses yeux bleus caves; et les +gouttes de sang dont sa blonde chevelure était teinte indiquaient assez +que son abattement n'était pas l'effet du désespoir, mais de +l'épuisement de la nature. À côté de lui était un homme aussi farouche +qu'un ours, et cependant plein de la bonne volonté d'un frère: c'était +Ben Bunting, qui, ayant essayé d'étancher, de laver et de bander sa +blessure, se mit ensuite à allumer tranquillement sa pipe, ce trophée +qui avait survécu à cent combats, ce phare qui l'avait réjoui pendant +mille et mille nuits. Le quatrième et le dernier de ce groupe solitaire +marchait de long en large, s'arrêtant de tems à autre, et se baissant +comme pour ramasser un caillou; puis le rejetant, et recommençant à +marcher à la hâte; puis s'arrêtant tout-à-coup pour jeter les yeux sur +ses compagnons, et sifflant à demi la moitié d'un air; après quoi il +reprenait sa marche précipitée, avec quelque chose qui indiquait en lui +un mélange d'insouciance et d'inquiétude. Voici une longue description, +quoiqu'elle s'applique à une scène qui à peine dura cinq minutes; mais +quelles minutes! des momens semblables changent la vie des hommes en +éternité! + +5. À la fin, Jack Skyserape, homme actif et mobile comme le vif-argent, +effleurant tout comme le souffle léger de l'éventail, plus brave que +ferme, plus disposé à affronter la mort et à la subir tout d'un coup, +qu'à lutter contre le désespoir, s'écria: «_God damn_[50]!» ces syllabes +énergiques, qui servent de base à l'éloquence anglaise, comme l'_Allah_ +du Turc ou l'exclamation payenne du Romain: _de par Jupiter_! servaient +autrefois, dans des cas embarrassans, pour exhaler la première +impression.--Jack était donc embarrassé: jamais héros ne le fut +davantage; et, ne sachant que dire, il se mit à jurer. Ces sons +long-tems familiers arrachèrent Ben aux méditations de la pipe. Il l'ôta +de sa bouche; et, d'un air grave et important, ajouta seulement au +juron: «_His eyes_[51]!» complétant ainsi cette phrase restée +imparfaite, et que je ne crois pas avoir besoin de répéter. + +[Note 50: _Dieu damne_.--Il me semble que ce jurement intraduisible, et +d'ailleurs bien connu des Français, sera mieux ici en anglais. + +(_N. du Tr._)] + +[Note 51: _Ses yeux_. God damn his eyes, _Dieu damne ses yeux_.--Ce +juron est familier à la classe la plus grossière du peuple anglais. + +(_N. du Tr._)] + +6. Mais Christian, d'une nature plus noble, offrait l'image d'un volcan +éteint. Silencieux, morne et farouche, les traces brûlantes des passions +subsistaient encore sur ses traits obscurcis de sombres nuages. Enfin, +portant devant lui un oeil austère, son regard tomba sur Torquil, qui, +dans sa faiblesse, était forcé de s'appuyer. «En est-il donc ainsi? +s'écria-t-il; et toi aussi, malheureux enfant, et toi aussi, il faut que +ma démence te perde!» Il dit, et s'avança à grands pas vers le lieu où +était le jeune Torquil, encore teint du sang qu'il venait de perdre. Il +saisit sa main avec ardeur, mais ne la pressa pas comme redoutant pour +lui-même l'effet de cette caresse. Puis il s'informa de son état, et +lorsqu'il apprit que la blessure était plus légère qu'il ne l'avait +imaginé ou craint, son front parut s'éclaircir autant qu'un tel moment +le lui permettait. «Oui, s'écria-t-il, nous avons succombé dans le +combat; mais notre défaite n'a pas été celle de lâches: elle n'a pas +offert à nos ennemis un triomphe facile.--Ils nous ont chèrement +achetés; ils peuvent nous payer plus cher encore, car j'y perdrai la +vie. Mais vous, avez-vous la force de fuir? Ce serait encore une +consolation pour moi si vous pouviez me survivre; notre troupe affaiblie +est réduite à un trop petit nombre pour résister. Oh! un canot, un seul +canot; ne fût-ce qu'une coquille, pour vous transporter loin d'ici, aux +lieux où l'espérance peut encore habiter avec vous.--Quant à moi, mon +sort est tel que je l'ai voulu; j'ai vécu, et je mourrai libre et sans +peur.» + +7. Comme il parlait, au bord du promontoire qui élève au-dessus des +flots sa tête haute et grisâtre, une tache noire se fit apercevoir sur +l'océan, volant avec rapidité et ressemblant à l'ombre d'une +mouette.--Oh ciel! elle est suivie d'une seconde; et toutes deux, tantôt +en vue, tantôt cachées, suivant les sinuosités de l'océan, s'approchent +enfin d'assez près pour qu'on puisse reconnaître les traits bien connus +de leur noir équipage, pour qu'on puisse distinguer leurs agiles +pagaïes, légères comme une paire d'ailes, se jouant sur les brisans et +fuyant à travers les ondes, tantôt perchées au sommet de la vague +houleuse, tantôt se plongeant dans l'écume mugissante qui surgit en +bouillonnant et couvre successivement le sein de la mer de blanches +nappes qui se divisent bientôt en gros flocons, formant à leur tour une +neige fine et subtile. Cependant les barques, comme de petits oiseaux +traversant un ciel menaçant, continuent de voguer en dépit des brisans +et des vagues, et approchent enfin du rivage. Leur art leur semble +enseigné par la nature, tant est remarquable l'adresse avec laquelle ces +sauvages fendent les flots de l'océan avec lequel dès l'enfance ils sont +habitués à jouer! + +8. Et quelle est celle qui, sautant la première sur le rivage, s'élance +comme une Néréide de sa conque marine? Sa peau est noire, mais brillante +comme l'ébène, ses yeux humides respirent l'amour, l'espoir et la +constance. C'est Neuah! Neuah! tendre, fidèle, adorée.--Son coeur +s'épanche dans celui de Torquil comme un torrent: elle sourit, elle +pleure, elle le presse plus étroitement encore sur son sein comme pour +s'assurer que c'est bien lui, frémit en apercevant sa blessure encore +tiède de sang; puis, en s'assurant qu'elle est légère, elle sourit de +nouveau, et de nouveau verse des larmes. Neuah est la fille d'un +guerrier; elle peut supporter un tel spectacle, le comprendre, en gémir, +mais non se livrer au désespoir. Son amant vit;--aucun ennemi, aucune +crainte ne peut troubler les délices que voit éclore un tel moment. La +joie brille à travers ses larmes. C'est encore la joie qui gonfle son +sein de sanglots et agite si violemment son coeur qu'on en pourrait +presque entendre les battemens: et le ciel lui-même est dans le soupir +qu'exhale l'enfant de la nature livrée à ses plus douces extases. + +9. Les êtres plus austères, témoins de cette entrevue, n'y furent pas +insensibles. Et qui pourrait l'être en voyant ainsi deux coeurs s'élancer +l'un vers l'autre? Christian lui-même contempla la jeune fille et le +jeune homme, d'un oeil sec, mais brillant d'une joie sombre et où se +peignait toute l'amertume que les souvenirs d'un tems meilleur répandent +dans notre ame, alors que tout est perdu sans espoir jusqu'au dernier +rayon de l'arc-en-ciel.--«Et sans moi!» s'écria-t-il; puis il s'arrêta +et se détourna, puis regarda encore le jeune couple de la même manière +que, dans son antre, le lion contemple ses petits. Après quoi il retomba +dans sa sombre indifférence, comme insensible à sa destinée future. + +10. Mais le tems ne permettait pas de se livrer long-tems à de bonnes ou +de mauvaises pensées.--Les vagues ne tardèrent pas à apporter autour du +promontoire le bruit des rames ennemies.--Hélas! qui rendait ce bruit si +effrayant? Tout le monde se prépara à la défense, tous, excepté la +fiancée de Toobonaï, elle qui la première avait aperçu, dans la baie, +les chaloupes armées qui se hâtaient de presser leurs voiles pour +achever la destruction du petit nombre qui leur était échappé; elle, +dis-je, fit signe à ses compatriotes de retourner à leur proue, fit +embarquer ses hôtes, et lancer à la mer leurs fragiles canots. Dans l'un +elle avait placé Christian et ses deux camarades: mais Torquil et elle +ne pouvaient plus se séparer; elle l'établit dans le sien. Au large! au +large! Ils sortent des brisans, s'élancent le long de la baie vers un +groupe de petites îles, retraite des oiseaux de mer qui y forment leurs +nids, et du veau marin qui vient creuser son lit dans le sable du +rivage. Ils rasent la cime azurée des vagues, fuient rapidement, et sont +rapidement poursuivis par leurs cruels persécuteurs. Ces derniers +obtiennent de l'avantage, puis le reperdent, puis le regagnent et les +menacent sur l'océan; bientôt les deux canots ainsi chassés se séparent +et prennent chacun une route différente sur les flots pour déjouer les +poursuites. Vite! vite! chaque pagaïe aujourd'hui décide de la vie d'un +homme; mais il s'agit de bien autre chose pour Neuah que de la vie ou de +plusieurs vies.--L'amour a frété sa frêle barque, et c'est lui qui la +pousse vers la baie; et maintenant l'ennemi et le port sont proches.--Un +moment!... un seul moment encore!--Fuis, barque légère! Fuis! + + + +Chant Quatrième. + +1. Le dernier rayon d'espoir dans l'homme réduit aux abois ressemble à +la blanche voile livrée à une mer orageuse, lorsque la moitié de +l'horizon est obscurcie de nuages et que l'autre moitié en est dégagée. +Flottante entre le ciel et la sombre vague, son ancre l'a abandonnée, +mais sa voile de neige, au milieu de la violence des vents, continue +d'attirer nos yeux, et quoique chaque flot qu'elle surmonte l'éloigne de +plus en plus de nous, le coeur se plaît à la suivre des plus lointains +rivages. + +2. Non loin de l'île de Toobonaï un noir rocher élève son sein au-dessus +des flots. Sauvage demeure des oiseaux désertée par les hommes, c'est là +que le veau marin farouche se met à l'abri du vent, et repose sa masse +pesante dans son obscure caverne, ou qu'il gambade lourdement aux +brûlans rayons du soleil. C'est là que la barque à son passage entend +l'écho répéter le cri perçant de l'oiseau de l'océan qui élève sur cette +cime nue sa jeune couvée, destinée à devenir à son tour les pêcheurs +ailés de cette solitude. Une étroite portion de sable jaune, s'avançant +dans la mer en demi-cercle, forme d'un côté le contour d'une espèce de +plage. Ici la jeune tortue, rampant hors de sa coquille, se traîne vers +les flots, demeure de ceux qui lui donnèrent la vie; nourrisson d'un +jour, un rayon vivifiant du soleil la fit éclore pour la rendre à +l'océan. Tout le reste n'était qu'un précipice affreux, le plus affreux +où les matelots aient jamais trouvé un asile et le désespoir; lieu +capable de faire regretter aux échappés du naufrage le vaisseau qu'ils +ont vu s'engloutir, et de leur faire envier le sort des victimes de la +tempête. Tel était le triste refuge que Neuah avait choisi pour son +amant. Mais tous ses secrets n'étaient pas révélés, et elle y +connaissait un trésor caché à tous les yeux. + +3. Avant que les canots se séparassent dans ce même endroit, les hommes +qui dirigeaient celui auquel était confié le sort de son cher Torquil +furent envoyés par ses ordres dans la barque de Christian, afin de +réunir leurs forces pour presser sa fuite.--Vainement ce dernier tenta +de s'y opposer.--Elle lui montra en souriant et d'un air calme l'île +rocailleuse et lui dit: «Hâtez-vous et soyez sauvé!» Quant à elle, elle +répondait du reste, pour l'amour de Torquil. Le canot partit avec ce +renfort de bras, s'élança comme une étoile qui file, et fut bientôt loin +de l'ennemi qui se dirigeait alors tout droit sur le rocher dont +s'approchaient Neuah et Torquil. Ils firent force de rames. Le bras de +la jeune sauvage, quoique délicat, était agile et vigoureux à lutter +contre la mer, et le cédait à peine à la force masculine de Torquil; +leur canot n'était plus qu'à la distance de sa longueur du front +escarpé, impraticable, du rocher qui n'avait à sa base que des eaux sans +fond; l'ennemi n'était plus séparé d'eux que par la longueur d'une +centaine de barques, et maintenant quel refuge était offert à leur +fragile canot? Ce fut la question que Torquil adressa à Neuah avec un +regard qui exprimait presque un reproche et semblait dire: «Neuah +m'a-t-elle amené ici pour y mourir? Est-ce ici un lieu d'asile ou un +tombeau, et cet immense rocher est-il le sépulcre des victimes des +vagues?» + +4. Ils étaient appuyés sur leurs pagaïes. Neuah se lève, et lui montrant +l'ennemi qui s'approchait, s'écrie: «Suis-moi, Torquil, et suis-moi sans +crainte!» Soudain elle se plonge dans les profondeurs de l'océan. Il n'y +avait pas une minute à perdre;--les ennemis étaient proches, offrant des +chaînes à ses yeux et exhalant des menaces à ses oreilles. Ils ramaient +avec vigueur, et, en s'approchant, lui criaient de se rendre au nom de +son _honneur_ perdu. Torquil se précipite dans les flots.--L'art du +nageur lui était familier dès l'enfance, et c'était de lui maintenant +qu'allait dépendre tout son espoir.--Mais où va-t-il?--Il s'enfonce et +ne reparaît plus? L'équipage de la chaloupe regarde avec consternation +la mer et le rivage. Il n'y avait pas d'endroit où l'on pût débarquer +sur ce précipice escarpé, nu et glissant comme une montagne de glace. +Ils regardèrent quelque tems, s'attendant à le voir flotter au-dessus +des flots; mais nulle trace ne sillonna la mer. La vague continua de +s'écouler après qu'ils se furent plongés dans son sein, sans qu'aucun +bouillonnement en rappelât le moindre indice. Le faible reflux de l'eau; +la légère écume qui, semblable à un blanc sépulcre, s'était élevée sur +l'endroit qui semblait le dernier gîte de ce jeune couple, qui ne +laissait pas après lui de monument fastueusement triste comme un +héritier; la barque paisible ballottée par les flots: voilà tout ce qui +parlait encore de Torquil et de son épouse; et, sans cette petite +barque, tout ceci aurait pu passer pour le fantôme évanoui du rêve d'un +marin. Ils s'arrêtèrent, et cherchèrent en vain; puis se remirent à +ramer pour s'en retourner, la superstition même leur défendant de +s'arrêter là plus long-tems. Quelques-uns dirent qu'il ne s'était pas +plongé dans les vagues, mais qu'il s'était évanoui comme un esprit +follet; d'autres que quelque chose de surnaturel les avait frappés dans +sa figure et dans sa taille au-dessus de l'humaine; tandis que tous +convenaient que ses joues et ses yeux offraient la teinte cadavéreuse de +la mort. Cependant, tout en s'éloignant du rocher, ils s'arrêtaient +auprès de chaque plante marine, s'attendant à trouver quelque trace de +leur proie.--Mais non, elle s'était dissipée à leurs yeux comme l'écume +marine. + +5. Et où était-il ce pèlerin de l'océan? Suivait-il sa Néréide? Tous +deux avaient-ils cessé pour jamais de souffrir, ou, reçus dans des +grottes de corail, avaient-ils arraché quelque pitié aux vagues +attendries, et en avaient-ils obtenu la vie? Habitaient-ils parmi les +mystérieux souverains de l'océan? faisaient-ils résonner avec _Mermen_ +le coquillage fantastique? Neuah, au milieu des sirènes, peignait-elle +ses longs cheveux alors flottans sur l'océan comme ils l'avaient jadis +été dans l'air? Ou bien avaient-ils péri, et dormaient-ils du sommeil de +la mort sous ce gouffre dans lequel ils s'étaient élancés avec tant +d'intrépidité? + +6. La jeune Neuah s'était plongée dans les flots, et il l'avait suivie. +À la manière dont elle traversait les profondeurs de sa mer natale, on +l'eût cru née au sein de cet élément, tant elle avait d'aisance, de +grâce et de fermeté! Une trace lumineuse marquait son passage; on eût +dit qu'il sortait des étincelles de ses pieds, comme d'un acier +_amphibie_. Ne la perdant pas de vue, et presque aussi habile qu'elle à +explorer les abîmes où les plongeurs vont à la recherche des perles, +Torquil, le nourrisson des mers du Nord, suivait ses pas liquides avec +adresse et facilité. Pendant un moment, Neuah s'enfonça plus bas; puis +se relevant, elle reparut, étendit les bras, secoua sa noire chevelure +pleine d'écume, et fit résonner les rochers d'un rire joyeux. Ils +avaient de nouveau atteint un royaume central de la terre, mais c'est en +vain qu'on y aurait cherché un arbre, des champs et un ciel.--Elle +indiqua du doigt à son époux une grotte spacieuse[52], dont la vague +mobile était le seul portique; cavité profonde, que le soleil ne voit +jamais, si ce n'est à travers le voile verdâtre des flots, dans ces +jours de fête de l'océan où son onde est claire et transparente, et où +tout le peuple poisson se livre à de folâtres jeux. Avec ses cheveux, +Neuah essuya l'eau qui découlait des yeux de Torquil, puis elle frappa +dans ses mains de joie en voyant son étonnement. Elle le conduisit dans +un endroit où le roc paraissait s'avancer en saillie et former une +espèce de hutte semblable à celle d'un triton. Du moins à ce qu'il leur +parut, car pendant quelque tems ils se trouvèrent dans les ténèbres, +jusqu'à ce que le jour, pénétrant par les fentes du rocher, y eût +répandu une faible clarté, telle que celle qui luit dans l'aile d'une +vieille cathédrale où d'antiques monumens poudreux fuient l'éclat de la +lumière: de même la voûte de leur grotte marine ne laissait entrer +qu'une lueur mélancolique. + +[Note 52: La description de cette cave (qui n'est pas une fiction) se +trouvera dans le neuvième chapitre du _Rapport_ fait sur les îles de +Tonga, par Mariner. J'ai pris la liberté poétique de la transplanter à +Toobonaï, le dernier endroit où l'on ait eu quelque nouvelle certaine de +Christian et de ses camarades.] + +7. La jeune sauvage tira de son sein une torche de pin, entourée de +gnatoo, et recouverte d'une feuille de plantain, afin de mieux préserver +de l'humidité des flots sa dernière étincelle. Cette enveloppe l'avait +tenue sèche; puis, tirant de la même feuille de plantain une pierre et +quelques petits branchages de bois sec, elle en fit jaillir du feu avec +la lame du couteau de Torquil, et allumant sa torche, elle en éclaira la +grotte. Cette dernière apparut alors vaste et élevée; c'était une voûte +gothique qui s'était créée elle-même. La nature était l'architecte qui +avait élevé ses arceaux; les architraves étaient peut-être dus à quelque +tremblement de terre. Les arcs-boutans avaient pu être précipités du +sein de quelque montagne, alors que les pôles craquaient, et que le +monde était couvert d'eau; ou peut-être calcinés par un feu concentré +dans les entrailles de la terre, tandis qu'à peine échappé de son bûcher +funèbre, les débris du globe fumaient encore. Rien n'y manquait, ni le +faîte orné de ciselures et de reliefs, ni les ailes[53], ni la nef. Là, +tout semblait avoir été creusé des mains de l'obscurité pour y faire son +temple. Là, aussi, en se livrant quelque peu aux fantaisies de +l'imagination, on croyait voir la voûte peuplée de figures bizarres, +tristes ou grimaçantes. Une mitre, une châsse attiraient l'oeil qui se +reportait bientôt sur l'image d'un crucifix. C'est ainsi que la nature, +se jouant avec les stalactites, s'était élevé une chapelle au sein des +mers. + +[Note 53: Ces détails peuvent paraître trop minutieux par rapport à la +description générale d'où ils sont puisés (dans Mariner); mais il y a +peu d'hommes qui aient voyagé sans voir quelque chose de semblable, sur +terre c'est-à-dire, et sans parler d'_Ellora_, dont il est question dans +le dernier journal de _Mungo-Park_ (si ma mémoire ne me trompe pas, car +il y a huit ans que j'ai lu cet ouvrage) Il dit aussi avoir rencontré un +rocher, ou une montagne, dont l'intérieur ressemblait tellement à une +cathédrale gothique, qu'il fallut le plus minutieux examen pour le +convaincre qu'elle était l'oeuvre de la nature.] + +8. Neuah prit alors son Torquil par la main; et agitant le long de la +voûte sa torche allumée--elle le conduisit dans chaque enfoncement, et +lui montra tous les endroits secrets de leur nouvelle demeure. Elle n'en +resta pas là; tout avait été dès long-tems préparé par elle pour adoucir +le sort qu'elle devait partager avec son amant. Il y trouva une natte +pour se livrer au repos; le frais _gnatoo_ pour lui servir de vêtement, +et l'huile de sandale pour se garantir de la rosée. Pour aliment, la +noix de coco, l'igname et le pain produit de l'arbre. Pour table, le +plantain étendant ses larges feuilles, et l'écaille de la tortue qui +offre un banquet délicieux dans la chair qu'elle renferme. La gourde +remplie d'eau fraîchement puisée à la source, la mûre banane cueillie +sur la fertile montagne, une pile de branches de pin, pour entretenir +sous ces voûtes une clarté perpétuelle; enfin, Neuah elle-même, belle +comme la nuit, venait animer de son ame tout ce qui les entourait, et +répandre la sérénité et la lumière dans ce monde souterrain. Depuis que +l'étranger avait débarqué pour la première fois dans son île, elle avait +prévu que la force ou la fuite pouvait les trahir. Alors elle avait +formé un asile de cet antre rocailleux où Torquil put être en sûreté +contre ses compatriotes. Chaque aurore, la brise matinale avait +transporté vers ces lieux son léger canot chargé de tous les fruits +dorés qui mûrissent dans ces beaux climats. Chaque soir l'avait vue s'y +diriger encore avec tout ce qui pouvait embellir et égayer leur grotte +de spath. Et maintenant elle étalait à ses yeux ses petits trésors avec +un sourire qui indiquait assez que Neuah était la plus heureuse des +filles de ces îles hospitalières. + +9. Tandis qu'il la regardait avec admiration et reconnaissance, elle, +pressant sur son coeur passionné l'amant qu'elle venait de sauver, +accompagnait ses douces caresses d'un ancien conte d'amour; car l'amour +est vieux, vieux comme l'éternité, quoiqu'il ne soit pas usé par tous +les êtres qui furent, sont, ou seront un jour[54]. Elle lui raconta +comment il y avait bien mille lunes, un jeune chef, s'étant plongé dans +ces profondeurs à la recherche de la tortue, en suivant les traces de sa +proie, s'était trouvé dans la grotte qui leur servait d'asile; comment, +quelque tems après, à la suite d'un combat sanglant, il y avait caché +une fille du sol, qui devait la naissance à ses ennemis, ennemie trop +chère, sauvée par sa tribu pour subir le sort des captifs; comment, +lorsque les orages de la guerre furent calmés, il avait conduit sa tribu +insulaire à l'endroit où les ondes étendent leur ombre épaisse et +verdâtre sur l'entrée rocailleuse de la grotte, puis s'était enfoncé +dans les flots comme pour n'en ressortir jamais, tandis que ses +compagnons consternés, dans leurs barques, le croyaient fou, et +tremblaient de le voir la proie du bleu requin. Plongés dans +l'affliction, ils ramèrent tristement autour du rocher qu'entourait la +mer, puis se reposèrent sur leurs pagaies avec abattement, lorsque +tout-à-coup ils voient surgir des flots une fraîche déesse, telle elle +leur apparut, du moins, dans la surprise et l'admiration dont ils furent +frappés. Leur chef était à ses côtés, relevant la tête avec orgueil, +heureux et fier de sa jeune sirène, de sa belle épouse, et comment, +lorsque ses compatriotes reconnurent leur erreur, ils portèrent les deux +époux sur le rivage, au son des conques marines, et de mille +acclamations joyeuses; enfin, comment ils vécurent heureux et moururent +en paix. Et pourquoi n'en serait-il pas de même de Torquil et de son +épouse? Il ne m'appartient pas de décrire les caresses impétueuses, +passionnées, qui suivirent ce récit, et qui firent de cet asile sauvage +un séjour d'ivresse. Il suffit de dire que tout était amour, dans cette +grotte aussi souterraine, aussi éloignée des regards des humains, que la +tombe où Abailard, vingt ans après sa mort, ouvrit encore les bras pour +recevoir le corps d'Héloïse descendu sous la voûte nuptiale, et presser +contre son coeur ranimé ses restes de nouveau palpitans[55]. Les vagues +avaient beau murmurer autour de leur couche, leur mugissement n'était +pas plus entendu que si la vie les eût abandonnés. Au-dedans d'eux, +leurs coeurs formaient une délicieuse harmonie qui s'exhalait dans le +murmure et les soupirs entrecoupés de l'amour. + +[Note 54: Le lecteur se rappellera ici l'épigramme de l'anthologie +grecque, ou sa traduction dans la plupart des langues modernes: + + Qui que tu sois, voici ton maître; + Il le fut, il l'est, ou doit l'être. +] + +[Note 55: La tradition attachée à l'histoire d'Héloïse rapporte que, +lorsque l'on descendit son corps dans le tombeau d'Abailard (enterré +vingt ans auparavant) ses bras s'ouvrirent pour la recevoir.] + +10. Et ceux qui avaient causé et partagé ce désastre; ceux qui les +livraient à l'exil dans la cavité d'un roc, qu'étaient-ils devenus à +leur tour? Ramant comme lorsqu'il y va de la vie, ils demandaient au +ciel l'asile que les hommes leur refusaient. Libres de leur choix, ils +eussent suivi une autre route; mais où se diriger! le flot qui les +portait portait aussi leurs ennemis! Ceux-ci, trompés dans leurs +premiers efforts, s'étaient remis de nouveau à la poursuite; enflammés +de colère, comme des vautours privés de leur proie, leurs bras vigoureux +fendaient les flots. Bientôt ils gagnèrent de l'avantage sur ceux qui ne +pouvaient plus trouver de salut que sur quelque roc aride ou dans +quelque baie enfoncée et inconnue:--nulle autre chance, nul autre espoir +ne leur restait.--Ils se dirigèrent donc vers le premier rocher qui +frappa leurs regards, pour prendre leur dernier congé de la terre, et +céder comme des victimes ou mourir le glaive à la main. Là, Christian +renvoya les sauvages et leur canot, quoique ceux-ci eussent encore voulu +se battre pour ce petit nombre d'hommes; mais il leur commanda de +retourner dans leur île, et de ne pas ajouter à tout ce qu'ils avaient +déjà fait un sacrifice inutile: car que pouvaient l'arc et la lance +grossière contre les armes qui allaient être employées? + +11. Ils débarquèrent sur une plage étroite et sauvage, où l'on avait +rarement vu d'autres traces que celles de la nature, et avec ce regard +sombre, fixe et farouche de l'homme parvenu aux dernières extrémités du +malheur, alors que tout espoir est perdu, que la gloire elle-même ne lui +reste pas pour animer sa résistance contre la mort ou les fers, ils +attendirent tous trois, comme attendirent jadis les trois cents braves +qui teignirent les Thermopyles de leur sang héroïque.--Mais quelle +différence entre eux! c'est la cause qui fait tout; c'est elle qui +dégrade ou consacre le courage qui succombe. Sur ces trois hommes, aucun +rayon de gloire, aucune promesse d'immortalité ne brillait à travers les +nuages épais de la mort. Une patrie reconnaissante, souriant à travers +ses larmes, n'entonnait pas pour eux cet hymne de louanges répété +pendant plus de mille ans. Les yeux d'aucune nation ne devaient se fixer +sur leur tombe;--aucun monument funèbre, élevé à leur mémoire, ne devait +exciter l'envie des héros. Avec quelqu'intrépidité qu'ils répandissent +les derniers flots de leur sang, leur vie était un opprobre,--leur +épitaphe devait contenir un crime. Et tout ceci, ils le savaient et le +comprenaient, du moins le chef de la troupe qu'il avait entraînée à sa +perte, lui qui, né peut-être pour quelque chose de mieux, avait placé sa +vie sur une chance long-tems incertaine; mais le dé allait être jeté, et +toutes les probabilités se réunissaient pour annoncer sa chute. Et +quelle chute! Toutefois, il envisageait la catastrophe d'un coeur aussi +endurci que le rocher sur lequel il se tenait, et où il avait pointé son +fusil, sombre lui-même comme le nuage épais qui se montre à côté du +soleil. + +12. La chaloupe s'approchait: elle était bien armée, elle avait un +équipage ferme et prêt à faire ce que le devoir lui commanderait, +indifférent aux dangers comme le vent d'automne l'est à la chute des +feuilles qu'il fait tomber. Et cependant ces hommes auraient peut-être +préféré marcher contre une nation étrangère que contre un ennemi natal, +et sentaient que cette malheureuse victime de ses passions, pour avoir +cessé d'être Anglais, n'en avait pas moins été un enfant de +l'Angleterre. Ils lui crient de se rendre;--pas de réponse; leurs armes +sont pointées, elles étincellent aux rayons du jour. Le même cri est +répété,--pas de réponse; et cependant, une troisième fois, et plus haut +que les deux premières,--on lui offre encore quartier.--L'écho résonnant +du rocher répéta seul les sons mourans de leurs voix.--Alors une lueur +jaillit, et l'on vit briller la décharge meurtrière: un nuage de fumée +s'éleva entre les deux partis, tandis que le roc retentissait du bruit +des balles qui sifflaient en vain et allaient s'aplatir en tombant. Ce +fut alors que partit la seule réponse qui pût être faite par ceux qui +avaient perdu tout espoir sur la terre ou dans le ciel. Après la +première décharge, s'étant approchés de plus près, les Anglais +entendirent la voix de Christian crier:--Maintenant feu! et avant que +l'écho eût achevé de redire ces mots, deux hommes étaient tombés. Les +autres assaillirent les âpres flancs du rocher, et, furieux de la +démence de leur ennemi, dédaignèrent toute autre tentative pour en venir +aux mains. Mais le roc était escarpé, et ne présentait aucun sentier +frayé. À chaque pas, un nouveau rempart s'opposait à leur fureur; tandis +que, debout au milieu des sommités les plus inaccessibles que l'oeil de +Christian était bien habitué à distinguer, nos trois rebelles +soutenaient un combat à mort aux lieux que l'aigle a choisis pour +construire son nid. Chacun de leurs coups portait, tandis que les +assaillans tombaient brisés comme le coquillage rampant qui s'attache +aux flancs du rocher. Cependant il en survivait encore assez qui ne se +lassaient pas d'escalader et de se disperser çà et là, jusqu'à ce +qu'enfin cerné et environné de toutes parts, non d'assez près pour être +pris, mais assez pour y périr, le trio désespéré, comme des requins qui +se sont gorgés de leur proie, vit que son sort ne tenait plus qu'à un +fil. Quoi qu'il en soit, jusqu'au dernier moment ils se battirent bien, +et aucun gémissement n'apprit à l'ennemi quel était celui qui venait de +tomber. Christian succomba le dernier.--Deux fois blessé, on lui offrit +encore merci en voyant son sang couler. Mais il était trop tard pour +vivre et non pour mourir avec une main ennemie pour lui fermer les yeux. +Un de ses membres était rompu et tomba le long du rocher comme un faucon +privé de ses petits. Ce bruit le ranima et parut réveiller en lui +quelque sentiment exprimé dans son faible geste. Il fit signe aux plus +avancés, qui s'approchèrent en ce moment: il éleva son arme, sa dernière +balle avait été tirée; mais, arrachant le premier bouton de sa +veste[56], il l'enfonça dans le canon, ajusta, fit feu et sourit en +voyant son ennemi tomber; puis, repliant comme un serpent son corps +mutilé et épuisé, il se mit à ramper vers l'endroit où le précipice, +s'élevant à pic au-dessus des flots, offrait comme lui l'image du +désespoir.--Là, jetant un dernier regard derrière lui, il serra +convulsivement le poing, déchargea pour la dernière fois sa rage contre +cette terre qu'il allait quitter, et se laissa rouler dans l'abîme. Le +rocher reçut en bas son corps brisé comme du verre, et ne formant plus +qu'une masse sanglante dont il restait à peine un fragment qui parût +avoir appartenu à une forme humaine, et qui pût servir de proie à +l'oiseau marin où au ver. Un crâne à cheveux blonds souillé de sang et +d'herbes de mer fumait encore. C'était tout ce qui restait de cet homme +et de ses actions. On vit briller un instant encore dans le lointain +quelques débris de ses armes que sa main avait tenues serrées jusqu'au +dernier moment; mais bientôt, entraînés dans les flots, ils allèrent se +couvrir de rouille sous les ondes écumeuses qui les engloutissaient: +voilà toutes les traces qu'il laissa de lui, si l'on en excepte une vie +mal employée, et une ame;--mais qui osera dire où elle alla? C'est à +nous de pardonner et non de juger les morts, et ceux qui les condamnent +si légèrement à l'enfer, en sont eux-mêmes sur la route, à moins que ces +espèces de fanfarons, qui se plaisent à exagérer les peines éternelles, +n'obtiennent grâce pour leur mauvais coeur, en faveur de leur plus +mauvaise tête. + +[Note 56: Dans l'ouvrage de Thibault, sur Frédéric II de Prusse, il y a +une singulière histoire d'un jeune Français et de sa maîtresse, qui +paraissaient être de quelque distinction. Il s'était engagé, et avait +déserté à Sweidnitz, et fut pris après une résistance désespérée; il +avait tué un officier qui avait essayé de le saisir, étant déjà blessé +lui-même par la décharge de son fusil, dans lequel il avait mis un +bouton de son uniforme en guise de balle. Quelques circonstances de son +procès, devant la cour martiale, excitèrent un grand intérêt parmi ses +juges, qui désirèrent connaître sa véritable situation. Il offrit de la +révéler, mais au roi seulement, auquel il demandait permission d'écrire. +Cette permission lui fut refusée, et Frédéric fut rempli de la plus +grande indignation, soit de voir sa curiosité trompée, ou par +quelqu'autre motif, quand il apprit qu'on avait rejeté sa requête. +(Voyez l'ouvrage de Thibault, vol. II.--Je cite de mémoire.) + +(_Note de Lord Byron_.)] + +13. L'action était terminée! tout était pris ou détruit, fugitif, captif +ou mort. Le peu de malheureux qui avaient survécu à l'escarmouche de +l'île étaient enchaînés sur ce vaisseau, après avoir fait autrefois +honorablement partie de son brave équipage. Mais le dernier rocher +n'avait pas vu de dépouilles vivantes. Couchés à l'endroit où ils +étaient tombés, froids, nageant dans leur sang, le vorace oiseau de mer +agitait sur eux son aile humide, et quelquefois, se rapprochant de la +vague voisine avec des cris perçans et discords, entonnait l'hymne +funèbre. Mais, calme et insouciante, la vague continuait de se soulever, +et poursuivait son cours avec son éternelle indifférence. Les dauphins +se jouaient sur sa surface et le poisson-volant s'élançait vers le +soleil, jusqu'à ce que son aile desséchée le fît retomber de sa hauteur +éphémère, et plonger de nouveau dans l'onde pour se préparer à prendre +un nouvel essor. + +14. Le matin avait paru; et Neuah, qui dès l'aurore s'était mollement +plongée dans l'onde pour recueillir les rayons naissans du jour, et +examiner si personne ne s'approchait de l'antre amphibie où reposait son +amant, aperçut une voile en mer: elle s'agitait, se gonflait, et +courbait son arc flottant sous le joug de la brise naissante. Le souffle +commença à lui manquer, tant elle se sentit troublée par la +crainte!--son coeur se gonfla et palpita violemment, tandis qu'elle +doutait encore de quel côté se dirigeait sa course.--Mais non, le +vaisseau ne s'avance pas,--il s'éloigne au contraire rapidement. Il est +déjà loin, et son ombre s'efface à mesure qu'il sort de la baie. Elle +regarde, elle secoue l'écume de mer qui couvre ses yeux, afin de le +contempler comme elle contemple les cieux quand elle espère y voir +paraître l'arc-en-ciel. Le bâtiment, parvenu au dernier point de +l'horizon, diminue, et bientôt ne présente plus qu'un point noir qui +bientôt s'évanouit. Tout est océan, tout est bonheur. De nouveau elle se +plonge à la mer pour aller réveiller son jeune amant, lui dit ce qu'elle +a vu, ce qu'elle espère, enfin tout ce que l'amour heureux peut former +de rians présages, s'élançant encore une fois avec Torquil, qui suit +gaîment sa Néréide, bondissante au milieu de la vaste mer,--nageant +autour du rocher vers un creux qui cachait le canot que Neuah y avait +laissé flottant avec la marée, sans une rame, le soir où les étrangers +les avaient chassés du rivage. Mais ceux-ci ont disparu; elle va à la +recherche de sa pagaie, la retrouve, en reprend possession, et jamais, +jamais, jamais barque fragile ne porta tant d'amour et de bonheur que +celle-ci n'en contient en ce moment. + +15. Leur rivage chéri paraît encore une fois à leurs yeux, non plus +souillé par des couleurs hostiles; plus de vaisseau menaçant, de prison +flottante fièrement arrêtée sur ses bords: tout est espoir et patrie! +Mille embarcations s'élancent dans la baie, en sonnant dans des conques +marines, et annoncent leur retour. Les chefs s'assemblèrent, le peuple +se répandit en flots; tous accueillirent Torquil comme un fils qui leur +était rendu. Les femmes se pressèrent en foule pour embrasser Neuah, qui +les embrassait à son tour; lui demandèrent comment ils avaient été +poursuivis, et comment ils s'étaient échappés? Le récit en fut fait, et +une seule acclamation retentit jusqu'au ciel; et depuis ce moment, une +nouvelle tradition donna à leur asile le nom de _Grotte de Neuah_. Mille +feux flamboyant sur les hauteurs éclairèrent les réjouissances générales +de cette nuit, et la fête donnée en l'honneur de l'hôte rendu au repos +et à des plaisirs gagnés au prix de tant de dangers; et à cette nuit +succédèrent ces jours de bonheur, tels que peut seul en offrir un monde +encore enfant. + +FIN DE L'ILE. + + + + +APPENDICE. + +EXTRAIT DU VOYAGE DU CAPITAINE BLIGH. + + +Le 27 décembre, il souffla un vent d'est très-violent, pendant lequel +nous souffrîmes beaucoup. Une lame emporta la vergue de rechange et les +esparres des chaînes de haubans du grand mât sur le tribord; une autre +entra dans le vaisseau et couvrit toutes les chaloupes; plusieurs +tonneaux de bière, qui avaient été amarrés sur le pont, se défoncèrent +et furent emportés, et ce ne fut pas sans beaucoup de risque et de +danger que nous parvînmes à attacher les embarcations pour empêcher +qu'elles n'eussent le même sort. Une grande quantité de notre provision +de biscuit fut aussi gâtée de manière à ne plus pouvoir en faire usage; +car la mer avait pénétré dans l'arrière du bâtiment et avait rempli la +cabine d'eau. + +Le 5 janvier 1788, nous vîmes l'île de Ténériffe à environ douze lieues +de nous, et le lendemain étant un dimanche, nous jetâmes l'ancre dans la +rade de Santa-Cruz. Là, nous renouvelâmes nos provisions, et après avoir +terminé nos affaires, nous mîmes à la voile le 10. + +Je divisai alors nos gens en trois quarts, et je chargeai du troisième +quart M. Fletcher Christian, un des lieutenans. J'ai toujours pensé +qu'il était à désirer que ce réglement fût établi lorsque les +circonstances le permettaient, et je suis persuadé qu'un sommeil non +interrompu contribue non-seulement beaucoup à la santé de l'équipage +d'un vaisseau, mais même le rend bien plus capable de supporter la +fatigue en cas d'un événement imprévu. + +Comme je désirais me rendre à Otaïti sans m'arrêter, je réduisis d'un +tiers la portion de biscuit, et je fis filtrer l'eau destinée à la +boisson dans des pierres filtrantes que j'avais achetées à Ténériffe à +cet effet. J'appris alors à l'équipage du vaisseau le but de notre +voyage, et donnai l'assurance d'un avancement certain à quiconque le +mériterait par ses efforts. + +Le mardi 26 février, étant dans une latitude sud 29° 38', et dans une +longitude ouest 44° 38', nous enverguâmes de nouvelles voiles, et fîmes +d'autres préparatifs nécessaires contre le tems que nous devions nous +attendre à avoir dans cette haute latitude. Nous n'étions éloignés de la +côte du Brésil que d'environ 100 lieues. + +Dans la matinée du dimanche 2 mars, après m'être assuré que tout le +monde était propre et en bonne tenue, le service divin fut célébré, +comme c'était toujours l'usage, ce jour-là: je donnai à M. Christian +Fletcher, que j'avais précédemment chargé du troisième quart, une +autorisation écrite de remplir les fonctions de lieutenant. + +Le changement de température commença bientôt à se faire sentir d'une +manière remarquable, et afin que nos gens ne souffrissent pas par +négligence de leur part, je leur fis donner des vêtemens plus chauds et +plus convenables au climat. Le 11, nous vîmes un grand nombre de +baleines d'une immense grosseur, avec deux trous derrière la tête, d'où +l'eau jaillissait. + +Le contre-maître m'ayant porté plainte, je jugeai qu'il était nécessaire +de punir de vingt-quatre coups de fouet Mathieu Quintal, un des +matelots, à cause de son insolence et de son insubordination. C'était la +première fois que je me trouvais dans la nécessité d'ordonner un +châtiment depuis que nous étions à bord. + +Nous nous trouvions à la hauteur du cap San-Diégo, à l'est de la Terre +de Feu, et le vent ne nous étant pas favorable, je jugeai plus prudent +de tourner à l'est de la terre de Stalen, que de traverser le détroit de +Lemaire. Nous passâmes le port de la Nouvelle-Année et le cap +Saint-Jean, et le lundi 31 nous arrivâmes au 60° 1' de latitude sud; +mais le vent devint variable, et nous eûmes du mauvais tems. + +Des orages, accompagnés d'une grosse mer, continuèrent jusqu'au 12 +avril. Le vaisseau commença à faire eau, ce qui exigeait que l'on pompât +toutes les heures, et nous ne devions pas nous attendre à moins, après +une telle continuité de vents et de grosses mers. Les ponts aussi firent +eau de telle sorte qu'il fut nécessaire d'abandonner la grande cabine, +dont je ne faisais pas grand usage, excepté quand il faisait beau, à +ceux qui n'avaient pas de place pour y suspendre leurs hamacs, et par ce +moyen les entre-ponts furent moins obstrués. + +Joint à tout ce mauvais tems, nous avions encore le chagrin de nous +apercevoir, à la fin de chaque jour, que nous rétrogradions; car, malgré +tous nos efforts pour louvoyer, nous ne faisions guère que dériver sous +le vent. Le mardi 22 avril, nous avions huit hommes sur la liste des +malades, et le reste de notre monde, quoiqu'en bonne santé, était +très-fatigué; mais je vis avec beaucoup de chagrin qu'il nous serait +impossible d'arriver de ce côté aux îles de la Société, car il y avait +trente jours que nous étions dans une mer orageuse. La saison était trop +avancée pour que nous pussions espérer qu'un meilleur tems nous permît +de doubler le cap Horn. D'après ces considérations, jointes à d'autres +encore, je fis gouverner au vent et porter sur le cap de +Bonne-Espérance, à la grande satisfaction de tous ceux qui étaient à +bord. + +Nous jetâmes l'ancre, le vendredi 23 mai, dans la baie de Sunon, au Cap, +après une assez bonne navigation. Le vaisseau avait besoin d'être +complètement calfaté, car il faisait tellement eau que nous avions été +obligés de pomper toutes les heures pendant la traversée depuis le cap +Horn.--Les voiles et les agrès avaient aussi besoin de réparations, et +en examinant les provisions on en trouva une quantité considérable +avariée. + +Après être restés trente-huit jours dans ce mouillage, et lorsque mon +équipage eut recueilli tout l'avantage qu'on pouvait attendre des +rafraîchissemens de toute espèce qui s'y trouvaient, nous appareillâmes +le 1er juillet. + +Un vent frais souffla: le 20 la mer devint houleuse, et dans +l'après-midi il augmenta avec tant de violence que le vaisseau fut +presque chassé sur le gaillard d'avant, avant que nous pussions carguer +nos voiles. On abaissa les basses vergues et on descendit le mât de +perroquet sur le pont, ce qui soulagea beaucoup le bâtiment. Le vaisseau +se tint sur le côté. Toute la nuit et le matin nous fîmes route +vent-arrière après avoir pris des ris dans notre voile de misaine. La +mer étant encore grosse, il devint très-dangereux dans l'après-midi de +redresser le bâtiment. Nous restâmes donc encore sur le côté toute la +nuit, sans éprouver d'accident, à l'exception d'un homme qui, étant au +gouvernail, fut jeté par-dessus la roue, et en sortit très-meurtri. Vers +midi la violence du vent diminuant, nous continuâmes notre route sous la +voile de misaine avec les ris que nous avions pris. + +En peu de jours nous dépassâmes l'île de Saint-Paul, où l'on trouve de +bonne eau comme je l'ai appris d'un capitaine hollandais, ainsi qu'une +source chaude dans laquelle on peut faire bouillir le poisson aussi +complètement que sur le feu. En approchant de la terre de Van-Diémen, +nous eûmes un très-mauvais tems accompagné de neige et de grêle, mais +nous ne vîmes rien qui pût nous indiquer notre position exacte le 13 +août, à l'exception d'un veau marin qui parut à la distance de vingt +lieues. Nous jetâmes l'ancre dans la baie de l'Aventure le mercredi 20. + +Pendant notre traversée, depuis le cap de Bonne-Espérance, nous eûmes +presque toujours le vent à l'ouest avec un très-gros tems. L'approche +d'un vent violent du sud est annoncée par des nuées d'oiseaux de la +famille des albatross ou des peterels, et la baisse ou le changement du +vent quand il tourne au nord, par l'éloignement où ils se tiennent. Le +thermomètre aussi varie de cinq ou six degrés dans sa hauteur quand on +doit s'attendre à un de ces changemens de vent. + +Dans le pays qui environne la baie de l'Aventure, il y a dans les forêts +beaucoup d'arbres de cent-cinquante pieds de hauteur. Nous remarquâmes +plusieurs aigles, quelques hérons d'un magnifique plumage, et une grande +variété de perroquets. + +Les indigènes ne paraissant pas, nous allâmes à leur recherche vers le +cap Frédéric-Henri. Bientôt ayant jeté le grapin près du rivage, car il +était impossible d'aborder, nous entendîmes leurs voix semblables au +gloussement des oies, et nous en vîmes une vingtaine sortir du bois. +Nous leur jetâmes des paquets de menues quincailleries qu'ils ne +voulurent pas ouvrir qu'ils ne m'eussent vu faire signe de les quitter; +alors ils s'y décidèrent, et tirant ces objets, ils les mirent sur leur +tête. En nous apercevant, ils s'étaient mis à parler avec une grande +volubilité et d'une manière très-bruyante, élevant leurs bras au-dessus +de leur tête. Ils parlaient si vite qu'il était impossible de distinguer +un seul des mots qu'ils prononçaient. Leur couleur est d'un noir +terne.--Leur peau est tatouée sur la poitrine et sur les épaules. L'un +d'eux se distinguait par la couleur de son corps peint en ocre rouge; +mais tous les autres étaient enduits de noir avec une espèce de suie, +dont ils avaient une couche si épaisse sur la figure et sur les épaules, +qu'il était difficile de dire à quoi ils ressemblaient. + +Le jeudi 4 septembre, nous sortîmes de la baie de l'Aventure, gouvernant +d'abord vers l'est-sud-est, puis au nord-est, et le 19 nous arrivâmes en +vue d'un groupe de petites îles rocailleuses que je nommai les îles +Bonté. Peu de tems après, nous remarquâmes que la mer était souvent +couverte, pendant la nuit, d'une quantité étonnante de petites méduses +qui répandent une clarté semblable à celle d'une chandelle par des +fibres phosphorescentes qui s'étendent sur une partie de leur corps, et +laissent le reste dans l'obscurité. + +Nous découvrîmes l'île d'Otaïti le 15, et avant de jeter l'ancre le +lendemain matin dans la baie de Matavaï, un si grand nombre de canots +était venu à notre rencontre, qu'après que les naturels se furent +assurés que nous étions des amis, ils vinrent à bord, et obstruèrent +tellement le pont, que j'avais de la peine à trouver les gens de mon +équipage. La distance que le vaisseau avait parcourue, depuis qu'il +était parti d'Angleterre jusqu'à son arrivée à Otaïti, tant en courses +directes qu'en courses contraires, était en tout de 27,086 milles, ce +qui fait, l'un dans l'autre, 108 milles par 24 heures. + +Nous perdîmes ici notre chirurgien le 9 décembre. Depuis peu il ne +sortait presque plus de la cabine, quoiqu'on ne regardât pas son état +comme dangereux. Néanmoins, comme il parut plus mal le soir, on le +transporta dans un lieu où il avait plus d'air, mais sans aucun succès, +puisqu'il mourut une heure après. Ce malheureux homme buvait beaucoup, +et aimait si peu à faire de l'exercice, qu'on ne put jamais le décider à +faire une douzaine de tours sur le pont pendant tout le tems que dura la +traversée. + +Le lundi 5 juin, on ne trouva pas le petit cutter, ce dont on me fit +part immédiatement; l'équipage du vaisseau ayant été rassemblé, on +s'aperçut qu'il manquait trois hommes qui l'avaient emmené. + +Ils avaient pris avec eux huit armemens complets et des munitions; mais +quant à leur plan, tout le monde à bord paraissait en être complètement +ignorant. Je descendis à terre et j'engageai tous les chefs à m'aider à +ratrapper la chaloupe et les déserteurs. Effectivement, le cutter fut +ramené dans le courant de la journée par cinq des indigènes; mais les +hommes ne furent pris que près de trois semaines plus tard. Ayant appris +qu'il étaient dans une partie différente de l'île d'Otaïti, j'y allai +dans la chaloupe, pensant qu'il ne serait pas très-difficile de s'en +assurer avec le secours des naturels. Cependant ils apprirent mon +arrivée, et lorsque je fus près de l'habitation où ils étaient, ils +vinrent sans armes et se rendirent. Quelques-uns des chefs avaient déjà +saisi, une fois auparavant, ces déserteurs, et les avaient enchaînés; +mais ils s'étaient laissés persuader de leur rendre la liberté, par les +belles promesses qu'ils leur avaient faites de retourner au vaisseau; +après quoi, ayant trouvé moyen de s'emparer de nouveau des armes, ils +avaient nargué les indigènes. + +L'objet de ce voyage était accompli, puisque j'avais fait porter à bord, +le mardi 31 mars, 115 plants de l'arbre à pain: outre cela, nous avions +recueilli plusieurs autres plantes, dont quelques-unes portaient les +plus beaux fruits du monde, et étaient précieuses pour les différentes +teintures qu'elles pouvaient offrir et les propriétés qu'elles +possédaient. Le 4 avril, au coucher du soleil, nous appareillâmes +d'Otaïti et dîmes adieu à une île où, pendant vingt-trois semaines, nous +avions été traités avec une amitié et des égards qui semblaient croître +en proportion de la longueur de notre séjour. Les circonstances +suivantes prouveront assez que nous n'avions pas été insensibles à +l'hospitalité de ce peuple; car c'est à ses manières affectueuses et +attachantes qu'on doit attribuer les causes de l'événement qui amena la +ruine d'une expédition qui, selon toutes les apparences, devait avoir le +résultat le plus favorable. + +Le lendemain, nous arrivâmes en vue de l'île Huaheine, et un double +canot, contenant dix indigènes, étant venu sur nos bordages, je vis +parmi eux un jeune homme qui me reconnut; j'y étais venu en 1780, avec +le capitaine Cook, à bord de _la Résolution_. Quelques jours après avoir +quitté cette île, le tems devint sujet aux rafales, et une masse épaisse +de nuages obscurs se forma à l'est. Bientôt après nous aperçûmes une +trombe d'eau qui ressortait en proportion de l'obscurité des nuages qui +étaient derrière. Autant que je pus en juger, la partie supérieure +pouvait avoir deux pieds de diamètre et la base environ huit pouces. À +peine avais-je fait ces remarques, que j'observai qu'elle s'avançait +rapidement vers le vaisseau. Nous changeâmes immédiatement de direction, +et déployâmes toutes nos voiles, excepté celle de misaine. Bientôt +après, elle passa à trente pieds de l'arrière avec un frémissement, mais +sans que personne en ressentît aucun effet, quoiqu'elle fût aussi +rapprochée. Elle semblait marcher de la vitesse environ de dix milles à +l'heure, et elle se dissipa un quart-d'heure après nous avoir dépassés. +Il est impossible de dire le mal qu'elle aurait pu nous faire si elle +fût passée directement sur nous. Nos mâts, à ce que j'imagine, auraient +pu en être emportés; mais je ne crois pas qu'elle eût occasionné la +perte du vaisseau. + +Laissant plusieurs îles sur notre route, nous jetâmes l'ancre à +Anamooka, le 23 avril; un vieillard infirme, nommé Tapa, que j'y avais +connu en 1777, et que je reconnus sur-le-champ, vint à bord avec +d'autres de différentes îles du voisinage. Ils désiraient voir le +vaisseau; et lorsqu'on les mena en bas, où les plants de l'arbre à pain +étaient arrangés, ils témoignèrent une grande surprise. Quelques-uns de +ces plants étaient morts; nous fûmes à terre pour nous en procurer +d'autres. + +Nous remarquâmes chez les indigènes de nombreuses marques du deuil +très-profond auquel ils se livrent quand ils perdent leurs parens, +telles que des tempes ensanglantées, des têtes dépouillées de cheveux, +et, ce qui est pis encore, dans la plupart d'entre eux, des mains +privées de plusieurs doigts. De beaux petits garçons, qui n'avaient pas +plus de six ans, avaient perdu le petit doigt des deux mains, et +plusieurs des hommes s'étaient en outre coupé le doigt du milieu de la +main droite. + +Les chefs vinrent dîner avec moi, et nous traitâmes ensemble pour +l'achat d'une grande quantité d'ignames: nous en obtînmes aussi des +plantains et des fruits de l'arbre à pain. Mais les ignames surtout +étaient en très-grande abondance chez eux, et d'une grosseur +remarquable; une entre autres pesait quarante-cinq livres. Il vint des +canots à voile, dont quelques-uns ne contenaient pas moins de +quatre-vingt-dix passagers; et il en arriva successivement un si grand +nombre des îles différentes, qu'il devint impossible de rien faire au +milieu d'une telle multitude qui n'avait aucun chef revêtu d'une +autorité suffisante pour la commander. J'ordonnai donc à une de leurs +bandes, qui se disposait à venir à bord, d'aller faire de l'eau, et nous +levâmes l'ancre le samedi 26 avril. + +Nous nous tînmes près de l'île de Kotoo, pendant la plus grande partie +de l'après-midi du lundi, dans l'espoir que quelque canot viendrait au +vaisseau; mais cet espoir fut trompé. Le vent étant au nord, nous +gouvernâmes à l'ouest dans la soirée pour passer au sud de Tofoa, et je +donnai des ordres pour que l'on continuât toute la nuit de suivre cette +direction. Le maître eut le premier quart, le canonnier eut le second, +et M. Christian le quart du matin: tel était l'ordre de la nuit. + +Jusque-là, le voyage s'était continué avec une prospérité dont rien +n'avait troublé le cours, et il avait été accompagné de circonstances à +la fois agréables et satisfaisantes; mais la scène allait changer, et se +présenter sous un aspect bien différent. Il s'était formé une +conspiration qui devait détruire le fruit de nos travaux passés, et ne +produire que malheur et détresse; et elle avait été concertée avec tant +de mystère et de circonspection, qu'il n'en transpira aucune +circonstance capable de nous avertir du danger qui nous menaçait. + +La nuit du lundi, le quart avait été distribué comme je viens de le +dire. Le mardi, avant le lever du soleil, pendant que je dormais encore, +M. Christian avec le capitaine d'armes, le second canonnier et Thomas +Burkits, matelot, entrèrent dans ma cabine, et s'emparant de moi, me +lièrent les mains derrière le dos avec une corde, me menaçant d'une mort +immédiate si je parlais ou faisais le moindre bruit. Cela ne m'empêcha +pas de crier aussi haut que je pus, dans l'espoir d'obtenir du secours; +mais les officiers qui n'étaient pas du complot étaient déjà gardés par +des sentinelles placées à leur porte: à celle de ma cabine, on avait +posté trois hommes, indépendamment des quatre qui étaient dans +l'intérieur. Tous, excepté Christian, avaient des fusils et des +baïonnettes, lui seul un coutelas. Je fus traîné hors du lit, en +chemise, sur le tillac, souffrant beaucoup de la manière dont on m'avait +serré les mains en les attachant. Lorsque je demandai les motifs d'une +telle violence, la seule réponse que je reçus fut des injures pour ne +pas garder le silence. Le maître, le canonnier, le chirurgien, le second +maître et Nelson, le jardinier, étaient renfermés dans les soutes, et +l'écoutille de la fosse aux câbles était gardée par des sentinelles. Le +maître d'équipage, le charpentier et l'ecclésiastique eurent la +permission de venir sur le tillac, où ils me virent debout, en arrière +du mât de misaine, les mains liées derrière le dos, entouré de gardes, à +la tête desquels était Christian. Le maître d'équipage reçut alors +l'ordre de mettre la chaloupe à la mer, avec la menace de prendre garde +à lui, s'il n'obéissait pas immédiatement. + +La chaloupe ayant été hissée, M. Heyward et M. Mallet, deux des +aspirans, et M. Samuel, l'ecclésiastique, reçurent l'ordre d'y entrer. +Je demandai le motif de cet ordre, et cherchai à persuader aux gens qui +m'entouraient de ne pas persévérer dans ces actes de violence, mais ce +fut en vain.--Leur réponse fut constamment: «Taisez-vous, ou vous êtes +mort.» + +Le maître avait envoyé demander la permission de venir sur le tillac; et +elle lui avait été accordée; mais on lui commanda bientôt de retourner +dans sa cabine. Je ne discontinuais pas mes efforts pour changer la face +des affaires, lorsque Christian remplaçant le coutelas qu'il tenait par +une baïonnette, et me saisissant fortement par la corde qui liait mes +mains me menaça d'une mort immédiate si je ne me tenais pas tranquille; +et les scélérats qui m'entouraient avaient leurs fusils armés, la +baïonnette au bout. + +D'autres individus furent appelés pour entrer dans la chaloupe, et on +les entraîna par-dessus le bordage, d'où je conclus que je devais être +abandonné à la mer avec eux. Une autre tentative pour changer les +esprits n'amena que la menace de me brûler la cervelle. + +On permit au maître d'équipage et à ceux des matelots qui devaient être +mis dans la chaloupe de prendre de la ficelle, de la toile, des lignes, +des voiles, des cordages et une tonne d'eau de vingt-huit gallons. M. +Samuel obtint cent-cinquante livres de biscuit avec une petite quantité +de rum et de vin, ainsi qu'un octant et une boussole. Mais on lui +défendit, sous peine de mort, de toucher à aucune carte, à aucun livre +ou instrument d'astronomie, et surtout à mes dessins et à mes +observations. + +Les mutins ayant ainsi jeté dans la chaloupe les matelots dont ils +voulaient se débarrasser, Christian ordonna qu'on donnât un verre +d'eau-de-vie à chaque homme de son équipage. Les officiers furent +ensuite appelés sur le tillac et jetés par-dessus l'abordage dans la +chaloupe, tandis qu'on me tenait séparé de tout le monde en arrière du +mât de misaine. Christian, armé d'une baïonnette, tenait la corde qui +liait mes mains, et les gardes qui m'entouraient avaient leurs fusils en +joue; mais lorsque je défiai ces misérables ingrats de tirer, ils les +remirent au repos. Je m'aperçus que l'un d'eux, Isaac Martin, était +disposé à me secourir, et comme il me faisait manger du shaddock, mes +lèvres étant entièrement desséchées, nos regards nous firent comprendre +mutuellement nos sentimens; mais ceci fut remarqué et on l'emmena. Il +entra alors dans la chaloupe, essayant de quitter le vaisseau; cependant +il fut obligé d'y retourner. Quelques autres y furent aussi retenus +contre leur inclination. + +Je crus remarquer que Christian balança quelque tems s'il garderait le +charpentier, ou ses aides. À la fin il se détermina pour ces derniers, +et le charpentier fut conduit dans la chaloupe.--On lui laissa prendre +sa caisse à outils, non pourtant sans de grandes difficultés. + +M. Samuel sauva mon journal et ma commission, avec quelques autres +papiers très-importans relatifs au vaisseau. Il exécuta ceci avec +beaucoup de courage, quoique sévèrement surveillé. Il tenta aussi de +sauver le garde-tems et une boîte contenant mes plans, dessins et +observations depuis quinze ans, qui étaient en grand nombre, mais on +l'entraîna en lui disant: «Malédiction! vous êtes bien heureux d'en +avoir autant.» + +D'assez vives altercations eurent lieu parmi l'équipage révolté pendant +que tout ceci se passait. Quelques-uns s'écriaient en jurant: «Je veux +être damné s'il ne trouve pas moyen de s'en retourner en Angleterre, si +on lui laisse emporter quelque chose.» Ils voulaient parler de moi; et +lorsqu'ils virent le charpentier emporter sa boîte à outils: +«Malédiction! dans un mois il aura un autre vaisseau;» tandis que +d'autres tournaient en ridicule la situation malheureuse de la chaloupe, +qui tirait beaucoup d'eau et offrait si peu de place pour tous ceux qui +y étaient contenus. Quant à Christian, on aurait dit qu'il méditait sa +destruction et celle du monde entier. + +Je demandai des armes, mais les mutins se moquèrent de moi en disant que +je connaissais bien les gens chez lesquels j'allais. Quatre coutelas, +cependant, nous furent jetés dans la chaloupe après que nous eûmes viré +de bord. + +Les officiers et les matelots étant dans la chaloupe, on n'attendait +plus que moi. Le capitaine d'armes en informa Christian, qui dit alors: +«Allons, capitaine Bligh, vos officiers et vos hommes sont maintenant +dans la chaloupe, et il faut que vous alliez avec eux. Si vous essayez +de faire la moindre résistance, vous serez immédiatement mis à mort.» Et +sans plus de cérémonie, je fus jeté par-dessus le bordage, par une +troupe de scélérats armés. Alors on me délia les mains. Une fois dans la +chaloupe, on nous fit virer sur l'arrière, au moyen de la corde qui nous +tenait amarrés. Alors on nous jeta quelques morceaux de porc, ainsi que +les quatre coutelas. L'armurier et le charpentier m'appelèrent alors +pour me dire de ne pas oublier qu'ils n'avaient pris aucune part dans +toute cette affaire. Après être restés quelque tems à servir de jouet à +ces malheureux sans compassion, et en butte à leurs railleries, nous +fûmes à la fin poussés au large, et abandonnés aux flots de l'Océan. + +Dix-huit personnes étaient avec moi dans la chaloupe: le maître, le +premier chirurgien, le botaniste, le canonnier, le maître d'équipage, le +charpentier, le maître timonier et le quartier-maître en second; deux +quartier-maîtres, le voilier, deux cuisiniers, l'ecclésiastique, le +boucher et un garçon. Il restait à bord Fletcher Christian, le maître en +second, Pierre Haywood, Edward Young, George Stewart, aspirans; le +capitaine d'armes, le second canonnier, le second maître d'équipage, le +jardinier, l'armurier, le second charpentier et ses ouvriers, et +quatorze matelots: c'était, à tout prendre, les hommes les plus +capables. + +Ayant peu ou pas de vent, nous voguâmes assez vite vers l'île de Tofoa, +qui était au nord-est, à environ dix lieues de distance. Tant que le +vaisseau resta en vue, il gouverna ouest ouest-nord; mais je regardai +ceci comme une feinte, car lorsqu'on nous éloigna, les mutins répétèrent +plusieurs fois, par acclamations: «Otaïti! Otaïti!» + +Christian, leur chef, était d'une famille respectable du nord de +l'Angleterre: c'était le troisième voyage qu'il faisait avec moi. Malgré +la dureté avec laquelle il me traita, le souvenir d'anciens bienfaits +produisit en lui quelques remords. Lorsque l'on m'entraîna hors du +vaisseau, je lui demandai si c'était ainsi qu'il répondait aux marques +nombreuses qu'il avait eues de mon amitié. Il parut troublé de cette +question, et me répondit avec une grande émotion: «Capitaine Bligh, vous +avez frappé juste: je suis dans l'enfer; je suis dans l'enfer!» Ses +talens le rendaient parfaitement capable de se charger du troisième +quart, d'après la manière dont j'avais divisé l'équipage du vaisseau. + +Haywood était aussi d'une famille respectable du nord de l'Angleterre; +et, ainsi que Christian, c'était un jeune homme de talent. Ces deux +jeunes gens avaient été les objets particuliers de mes soins, et je +m'étais donné beaucoup de peine pour les instruire, ayant conçu l'espoir +qu'ils feraient un jour honneur à leur pays dans cette profession. Young +m'était bien recommandé, et Stewart appartenait à des parens des +Orkneys, pays où nous avions été si bien accueillis à notre retour des +mers du Sud, en 1780, que, d'après cette seule considération, je +l'aurais pris volontiers avec moi; mais d'ailleurs il avait toujours +joui d'une bonne réputation. + +Lorsque j'eus le loisir de réfléchir, une satisfaction secrète m'empêcha +de me livrer à l'abattement. Et cependant, quelques heures auparavant, +je me trouvais dans la situation la plus satisfaisante: commandant un +vaisseau dans le meilleur état possible, pourvu de tout ce qui pouvait +être nécessaire à la santé et au service de l'équipage; le but de notre +voyage était atteint, nous en avions accompli les deux tiers, et le +reste de la traversée n'offrait qu'une perspective de succès. + +On demandera naturellement quelle pouvait être la cause d'une pareille +révolte? En réponse à cette question, je ne puis donner que mes +conjectures.--J'ai souvent pensé que les mutins s'étaient flattés de +l'espoir de passer une vie plus heureuse parmi les Otaïtiens qu'il ne +leur serait jamais possible de se la procurer en Angleterre: ceci, joint +à quelques liaisons qu'ils avaient formées avec des femmes du pays, +occasionna très-probablement toute cette affaire. + +Les femmes d'Otaïti sont belles, douces, enjouées dans leur conversation +et leurs manières, et ont assez de délicatesse pour se faire admirer et +chérir. Les chefs étaient si attachés à nos gens, qu'ils les +encourageaient, en quelque sorte, à rester avec eux, et leur +promettaient de vastes possessions. Dans des circonstances semblables, +auxquelles s'en joignirent d'autres encore, on ne peut guère s'étonner +qu'une troupe de matelots, dont la plupart n'avaient pas de famille, se +soient laissés entraîner, lorsqu'il ne dépendait que d'eux de s'établir +au milieu de l'abondance, dans une des plus belles îles du monde, où il +n'y avait pas de nécessité de se livrer au travail, et qui leur offrait +l'attrait de plaisirs dont il est impossible de se former une idée. +Cependant, tout ce qu'un commandant pouvait craindre était la désertion, +telle qu'il y en a plus ou moins d'exemples dans les mers du Sud, et non +une révolte complète. + +Mais le secret qui accompagna ce complot surpasse toute croyance. Treize +de ceux qui partageaient mon sort avaient toujours vécu avec les +matelots; et cependant, ni eux, ni les camarades de Christian, de +Stewart, d'Heywood et de Young n'avaient jamais remarqué aucune +circonstance qui pût faire soupçonner ce qui se tramait. Il n'est donc +pas étonnant que j'en sois devenu victime, mon esprit étant complètement +exempt de méfiance. Peut-être la chose ne serait-elle pas arrivée s'il y +eût eu des troupes à bord et une sentinelle à la porte de ma cabine, que +je laissais toujours ouverte pendant la nuit, afin que l'officier de +quart put entrer chez moi toutes les fois qu'il en avait besoin. Si +cette révolte eût été occasionnée par quelque sujet de mécontentement, +fondé ou non, j'en aurais découvert des symptômes, ce qui m'aurait mis +sur mes gardes; mais il en était bien autrement. Je vivais, surtout avec +Christian, de la manière la plus amicale; ce jour même, il était engagé +à dîner avec moi, et la veille au soir, il s'était excusé de partager +mon souper, sous prétexte d'une indisposition dont j'avais témoigné de +l'inquiétude, étant bien loin de soupçonner son intégrité ou son +honneur. + +FIN DE L'APPENDICE. + + + + +LA VISION +DU JUGEMENT, + +PAR QUEVEDO REDIVIVUS. + +POÈME INSPIRÉ PAR UNE COMPOSITION DU MÊME TITRE, +PAR L'AUTEUR DE WAT-TYLER. + + «C'est un Daniel venu pour prononcer le jugement! oui, un + vrai Daniel! Je te remercie, Juif, de m'avoir enseigné ce + mot.» + + + + +LA VISION DU JUGEMENT. + + +1. Saint Pierre était assis auprès de la porte du ciel; les clefs en +étaient rouillées et la serrure un _peu_ dure, par suite du _peu_ +d'usage qu'on en avait fait depuis quelque tems: non, à beaucoup près, +que le paradis fût plein; mais, depuis l'ère gallique quatre-vingt-huit, +les diables s'étaient tellement démenés, ils avaient si bien conduit +leur barque, comme le dirait un marin, qu'ils avaient entraîné presque +toutes les ames de leur côté. + +2. Les anges chantaient faux, et s'étaient enroués à force d'exercer +leur voix, car ils n'avaient presque autre chose à faire qu'à remonter +le soleil et la lune, et contenir dans le devoir quelqu'étoile +vagabonde, ou quelque comète étourdie, qui, s'émancipant trop tôt sur +l'azur éthéré, avait pourfendu quelque planète en folâtrant avec sa +queue, comme la baleine en use quelquefois à l'égard des petits +bâtimens, dans ses accès de gaîté. + +3. Les séraphins, nos anges gardiens, voyant qu'ils ne pouvaient suffire +à leur emploi ici-bas, s'étaient retirés là-haut; les affaires +terrestres n'occupaient plus aucune place dans le ciel, si ce n'est sur +le noir bureau de l'ange chargé de nos archives. Celui-ci, voyant les +exemples de vices et de malheur se multiplier avec une telle rapidité, +avait arraché toutes les plumes de ses deux ailes sans pouvoir encore +finir d'enregistrer les misères humaines. + +4. Ses occupations avaient tellement augmenté depuis quelques années, +que (contre sa volonté, sans doute, et comme ces chérubins ministres +terrestres) il avait été forcé de chercher des ressources autour de lui, +et de réclamer l'aide de ses pairs célestes, avant que le besoin +croissant qu'on avait de son ministère eût achevé de l'épuiser. En +conséquence, six anges et douze saints lui furent donnés pour commis. + +5. C'était là un fameux bureau,--du moins pour le ciel; et cependant, +tous tant qu'ils étaient, ils ne manquaient pas de besogne. On voyait +tous les jours le triomphe de tant de conquérans et tant de royaumes +remis à neuf! chaque jour aussi avait son carnage de six ou sept mille +hommes, jusqu'à ce que celui de Waterloo arrivant pour couronner le +tout, les esprits célestes jetèrent leurs plumes, saisis d'un divin +dégoût, tant cette dernière page était barbouillée de fange et de sang! + +6. Par parenthèse, ce n'est pas à moi à redire ce qui fit frémir les +anges.--Le diable lui-même, dans cette occasion, abhorra son propre +ouvrage, tant il était rassasié du banquet infernal! Et quoique ce fût +lui-même qui eût aiguisé chaque glaive, sa soif innée du mal en était +presque éteinte. Ici, la seule bonne oeuvre de Satan mérite bien d'être +citée: c'est qu'il s'était réservé les deux généraux, en toute +propriété, après leur mort. + +7. Sautons par-dessus quelques années d'une paix factice, pendant +lesquelles la terre ne fut ni plus ni moins bien peuplée, l'enfer comme +de coutume, et le ciel pas du tout. Elles forment le bail des tyrans, +seulement ce sont de nouveaux noms qui l'ont signé.--Cela finira quelque +jour; en attendant ils vont toujours augmentant, avec leurs sept têtes +et leurs dix cornes, comme la bête prédite par l'Apocalypse.--Quant aux +nôtres[57], elles sont moins redoutables par la tête que par les cornes. + +[Note 57: Ce pronom se rapporte probablement au mot _bête_. + +(_N. du Tr._)] + +8. La seconde aurore de la première année de la liberté, Georges III +mourut. Sans être un tyran, il avait protégé les tyrans, jusqu'au moment +où, chaque sens lui étant ravi, il avait perdu et la lumière +intellectuelle, et la lumière extérieure. Jamais meilleur fermier +n'avait fait valoir un pré; jamais plus mauvais roi n'avait laissé un +royaume livré à sa perte. Il mourut, et laissa la moitié de ses sujets +aussi fous, et l'autre moitié aussi aveugles que lui. + +9. Il mourut!--sa mort ne fit pas beaucoup de bruit sur la terre. Ses +funérailles eurent quelque éclat;--le velours, les dorures, le cuivre y +furent en profusion. Il n'y manqua que des larmes, excepté celles de +convention: car cette espèce de marchandise peut s'acheter à sa vraie +valeur.--Quant aux élégies, il y eut un nombre convenable de ces +inspirations, bien entendu qu'elles furent aussi payées. Puis vinrent +les torches, les manteaux, les bannières, les hérauts d'armes, et tous +ces restes des vieilles coutumes gothiques. + +10. Cela formait un mélodrame vraiment sépulcral. De tous les fous +accourus pour augmenter et contempler ce spectacle, qui se souciait du +défunt? La pompe des funérailles était le seul motif d'attraction, et le +noir composait tout le deuil. Là, pas une pensée qui s'élançât au-delà +du drap mortuaire; et lorsque le magnifique cercueil fut enseveli, on +eût dit une dérision de l'enfer, qui renfermait ainsi dans l'or une +pourriture de quatre-vingts ans. + +11. C'est ainsi que son corps fut mêlé à la poussière! Il aurait pu +redevenir bien plus tôt ce qu'il faut qu'il soit un jour, si ses élémens +naturels eussent été livrés à eux-mêmes pour s'incorporer de nouveau +avec la terre, l'eau et le feu. Mais ces parfums étrangers ne font que +contrarier les intentions de la nature, qui le créa aussi nu que ces +millions d'hommes dont on n'embaume pas l'argile vulgaire. Et cependant, +toutes ces épices ne réussissent qu'à prolonger sa corruption. + +12. Il est mort! la terre extérieure n'a plus rien à démêler avec lui. +Il est enterré, et, à l'exception du mémoire des funérailles et du +griffonnage du lapidaire, il ne sera plus question de lui dans le monde, +à moins qu'il n'ait fait son testament tout entier;--mais quel est le +procureur qui le demandera à son fils, à son fils en qui nous voyons ses +qualités briller encore, excepté cette vertu domestique, si rare +aujourd'hui, la fidélité envers une femme laide et méchante? + +13. Dieu sauve le roi[58]! Ce serait une grande économie pour Dieu que +d'épargner cette race-là; mais s'il veut être d'humeur miséricordieuse, +tant mieux. Je ne suis pas de ceux qui prêchent pour la damnation;--je +ne sais pas trop même si je ne suis pas, à peu près, le seul qui, dans +le faible espoir d'adoucir la perspective de nos maux futurs, ait mis, à +quelques légères restrictions près, des bornes aussi étroites à +l'infernale juridiction des peines éternelles. + +[Note 58: _God save the king!_ acclamation nationale des Anglais, qui +répond à notre cri de: «Vive le roi!» _Save_ vent dire aussi _épargner_; +de là l'espèce de jeu de mot du commencement de cette stance. + +(_N. du Tr._)] + +14. Je sais que cette opinion n'est pas populaire; je sais que c'est un +blasphême; je sais que l'on peut être damné pour avoir espéré que +personne ne le serait jamais; je sais que, dès l'enfance, l'on nous +gorge des meilleures doctrines, jusqu'à ce que nous soyons prêts à en +déborder;--je sais qu'excepté l'église anglicane, toutes, sans +exception, nous en ont fait accroire, et que les trois ou quatre cents +autres qui restent, ainsi que les synagogues, ont fait une maudite +acquisition. + +15. Dieu nous soit en aide à tous! Dieu me soit en aide à moi surtout +qui suis, Dieu le sait, aussi fragile que le diable peut le souhaiter, +et non plus difficile à damner qu'un poisson qui a avalé l'hameçon ne +l'est à amener au rivage, ou que l'agneau à servir de proie au boucher: +non pourtant que je sois prêt encore à faire partie du noble mets que +formera un jour cette immortelle friture composée de presque tous les +êtres créés pour mourir. + +16. Saint Pierre donc était assis auprès de la porte céleste, et +s'endormait sur ses clefs, lorsque tout-à-coup survient un bruit +merveilleux qu'il n'avait pas entendu depuis long-tems. C'était le +bruissement du vent, des flots et des flammes, bref un mélange de bruits +extrêmement imposans, et qui eût arraché une exclamation à tout autre +qu'à un saint; mais celui-ci se contenta de faire un saut sur sa chaise, +et de dire en clignotant de l'oeil: «Je crois que voilà encore une étoile +qui file!» + +17. Mais avant qu'il pût se rendormir, un chérubin lui effleura les yeux +du bout de son aile droite, sur quoi Saint Pierre bâilla et se gratta le +nez. «Saint portier, dit l'ange en agitant une aile sacrée, brillante de +couleur céleste, comme brille sur la terre la queue éblouissante du +paon; saint portier, lève-toi, je te prie.» À quoi le saint répondit: +«Eh bien, que veut dire tout cela? Est-ce Lucifer qui revient avec tout +ce tintamarre?» + +18. «Non, répondit le chérubin,--George III est mort.» «Et quel est ce +George III? demanda l'apôtre. Quel George? quel trois?» «C'est un roi +d'Angleterre, dit l'ange.» «Bon, il ne trouvera pas ici de rois pour le +coudoyer sur sa route. Mais a-t-il sa tête sur ses épaules? car le... +dernier que nous vîmes ici n'avait qu'un tronc, et jamais il n'aurait +obtenu les bonnes grâces du ciel s'il ne nous avait jeté sa tête au +visage. + +19. «Il était, si je me le rappelle bien, roi d'***. Et cette tête, qui +n'avait pas su conserver une couronne sur la terre, osa, à mon nez, +venir réclamer des droits semblables aux miens, à celle de martyr. Si +j'avais eu le sabre que je portais jadis quand je coupais des oreilles, +je l'aurais pourfendue; mais n'ayant que mes clefs et pas de glaive, je +me contentai de lui faire sauter sa tête des mains. + +20. «Alors il poussa des cris si étourdissans[59] que tous les saints +sortirent et le firent entrer. Et le voilà depuis lors qui siége auprès +de saint Paul, de pair et compagnon avec ce Paul le parvenu! La peau de +saint Barthélemy, qui lui sert d'auréole dans les cieux, après avoir +racheté ses péchés sur la terre par le martyre, ne fit pas mieux que +cette tête faible et sans cervelle. + +[Note 59: Il y a dans le texte _headless_, qui veut dire aussi _sans +tête_; mais cette double acception est perdue en français. + +(_N. du Tr._)] + +21. «Mais s'il l'eût apportée ici sur ses épaules, la chose se serait +différemment passée.--Le sentiment de compassion sympathique +qu'éprouvèrent les saints, produisit sur eux l'effet d'un charme. Ainsi +le ciel souda de nouveau cette tête sur son corps.--Cela peut être fort +bien, mais il semble que ce soit chez nous la coutume de renverser tout +ce qui se fait de sage là-bas.» + +22. L'ange répondit: «Allons, Pierre, ne boudez pas; le roi qui nous +arrive a sa tête et tout le reste.--Il n'a jamais très-bien compris ce +qu'il faisait, et agissait à peu près comme une marionnette qui se meut +par des fils. Il sera jugé comme tout le reste sans doute, ce n'est ni +mon affaire ni la vôtre de nous mêler de cela; bornons-nous à remplir +notre rôle, qui consiste à faire ce qui nous est ordonné.» + +23. Pendant qu'ils parlaient ainsi, la caravane céleste arriva comme un +tourbillon de vent traverse les champs de l'espace, ou comme le cygne +fend quelque rivière argentée, comme qui dirait le Gange, le Nil, +l'Indus, la Tamise ou la Tweed. Au milieu d'elle, un vieux homme avec +une vieille ame, l'un et l'autre extrêmement aveugles, s'arrêta devant +la porte, et les anges firent asseoir sur un nuage leur compagnon de +voyage enveloppé de son drap mortuaire. + +24. Mais, derrière cette troupe brillante, dont il fermait la marche, un +esprit d'un aspect bien différent agitait ses ailes semblables à des +nuages orageux planant sur quelque plage déserte souvent jonchée de +débris de naufrage; son front ressemblait à l'océan agité par la +tempête. Des pensées sombres et impénétrables avaient imprimé le sceau +d'un éternel courroux sur ses traits immortels, et là où s'arrêtait son +regard, tout devenait ténèbres. + +25. En s'approchant il jeta sur cette porte, dont, ainsi que le péché, +il ne devait jamais passer le seuil, un regard plein d'une haine si +implacable et tellement surnaturelle, que saint Pierre aurait bien voulu +être au-dedans. Ce dernier se mit à chercher dans ses clefs avec +beaucoup d'application, suant à grosses gouttes dans sa peau +apostolique: bien entendu que sa transpiration n'était que de l'ichor ou +quelqu'autre fluide spirituel du même genre. + +26. Les chérubins eux-mêmes se rassemblèrent en foule comme des oiseaux +qui voyent le faucon prendre son essor, et ils sentirent un frémissement +jusqu'au bout de chacune de leurs plumes. Formant un cercle comme la +ceinture d'Orion, ils entourèrent leur vieux protégé qui savait à peine +où ses gardes célestes l'avaient conduit, quoique ceux-ci en usent +poliment avec les ombres royales, car nous avons pu apprendre par plus +d'une véridique histoire que les anges étaient tous torys. + +27. Les choses étant dans cet état, la porte s'ouvrit tout-à-coup, et la +clarté qui en jaillit répandit dans l'espace une teinte de flammes de +plusieurs couleurs, dont les reflets arrivant jusqu'à notre petite +planète, on vit naître une nouvelle aurore boréale sur le pôle arctique, +la même qui apparut au milieu des glaces à l'équipage du capitaine Parry +dans le détroit de Melville. + +28. Et de cette porte ouverte on vit sortir tout rayonnant un esprit de +lumière, majestueux par sa puissance et sa beauté, radieux de gloire +comme la bannière flottante revenant victorieuse d'un de ces combats qui +changent la face du monde. Il faut que mes humbles comparaisons se +composent d'images terrestres, car ici-bas les ténèbres de la chair +obscurcissent nos meilleures conceptions, exceptez-en les rêveries de +Johanna Southcote ou de Robert Southey. + +29. C'était l'archange Michel. Tout le monde sait comment sont faits les +anges et les archanges, car il n'y a presque pas un écrivailleur qui +n'ait le sien à nous offrir, depuis le chef des démons jusqu'au prince +des anges. Nous les voyons aussi sur quelques tableaux d'autels, +quoiqu'en vérité ceux-ci ne prouvent guère que personne ait jamais eu de +notions antérieures sur ces esprits immortels. Mais c'est aux +connaisseurs à indiquer leur mérite. + +30. Michel parut donc rayonnant de gloire et de beauté, oeuvre digne de +celui d'où dérive toute beauté et toute gloire. Il traversa le seuil et +s'arrêta; devant lui étaient les jeunes chérubins et le saint à tête +grise (quand je dis jeunes, entendons-nous; c'est-à-dire jeunes de +figures et non d'âge; car je serais bien fâché d'avancer qu'ils +n'étaient pas plus vieux que saint Pierre; je voulais dire seulement +qu'ils étaient un peu plus jolis que lui.) + +31. Les chérubins et les saints s'inclinèrent devant le chef de la +hiérarchie céleste, le premier des esprits angéliques qui eût revêtu +l'aspect d'un Dieu saint, sans qu'aucun orgueil se fût glissé dans son +coeur divin, au fond duquel aucune pensée, hors celle du service de son +créateur, n'osa pénétrer jamais. Tout exalté, tout comblé de gloire +qu'il fût, il savait bien n'être que le vice-roi du ciel. + +32. Lui et le taciturne esprit des ténèbres se trouvèrent en face. Ils +se connaissaient tous deux en bien et en mal, et, malgré leur puissance, +aucun des deux ne pouvait oublier dans l'autre son ancien ami et son +ennemi futur. Il y avait dans les regards de chacun un mélange de +hauteur, d'orgueil et de regret, comme si c'était moins leur volonté que +le destin qui les condamnât à la guerre pendant l'éternité, et leur +donnait les sphères pour champ clos. + +33. Mais ici ils étaient sur un terrain neutre: nous savons par Job que +Satan a la faculté de rendre visite au ciel deux ou trois fois par an, +et que les fils de Dieu, comme ceux de la terre, doivent lui tenir +compagnie. Nous pourrions aussi faire voir d'après le même livre, quelle +politesse règne dans la conversation qui a lieu entre les puissances du +bien et du mal.--Mais il faudrait pour cela des heures. + +34. Et comme ceci n'est pas un traité de théologie, pour discuter, à +l'aide de l'hébreu et de l'arabe, si le livre de Job est une allégorie +ou un fait, mais bien une narration véridique; je n'emprunte çà et là +que ce qui peut écarter le plus léger soupçon d'imposture d'un ouvrage +qui est de toute vérité d'un bout à l'autre et aussi exact que toute +autre vision. + +35. Donc les esprits immortels étaient sur un terrain neutre et devant +la porte, de même que sur le seuil de l'Orient se discute la grande +cause de la mort, et que c'est de là qu'on expédie les ames dans un +monde ou dans l'autre. Michel et son antagoniste avaient donc un air +fort civil, quoique cela n'allât pas jusqu'à s'embrasser; mais son +altesse ténébreuse et son altesse lumineuse échangèrent mutuellement des +regards pleins de politesse. + +36. L'archange salua, non comme salue un petit maître de nos jours, mais +en s'inclinant gracieusement, à la mode de l'Orient, et portant un de +ses bras rayonnans sur l'endroit où l'on suppose que le coeur est placé +chez les gens de bien. Il salua Satan comme un égal, pas trop bas, mais +avec affabilité. Quant à celui-ci, il aborda son ancien ami avec plus de +hauteur, et comme un vieux et pauvre seigneur castillan pourrait aborder +un riche bourgeois parvenu. + +37. Il ne fit qu'incliner un moment son front diabolique; puis le +relevant, il se prépara à soutenir ses droits, et à démontrer comme quoi +le roi Georges ne pouvait justifier de ses titres à être exempt des +peines éternelles plus que tant d'autres rois cités dans l'histoire, +doués d'un meilleur sens et d'un meilleur coeur, et qui, depuis +long-tems[60], «pavaient l'enfer de leurs bonnes intentions.» + +[Note 60: Cette dernière ligne est une citation. + +(_N. du Tr._)] + +38. Michel répondit: «Pourquoi en veux-tu à cet homme qui est mort, et +amené devant le Seigneur? Quel mal a-t-il fait depuis le commencement de +sa vie mortelle? qui te donne le droit de le réclamer? Parle, et que ta +volonté soit faite si elle est juste.--Dis; et si, pendant sa carrière +terrestre, il a manqué gravement à l'accomplissement de ses devoirs, +comme roi et comme homme, il est à toi; sinon, laisse-le passer.» + +39. «Michel, répondit le prince de l'air, jusqu'en ces lieux mêmes, et +devant la porte de celui que tu sers, je viens réclamer mon sujet; et je +prouverai que, de même qu'il fut mon adorateur dans sa poussière, il le +sera en esprit: quoique chéri de toi et des tiens, parce qu'aucun +penchant pour le vin et la volupté ne se mêla à ses faiblesses, du trône +où il était placé, il ne régna sur des millions d'hommes que pour me +servir seul. + +40. «Regarde cette terre, notre domaine, ou plutôt le mien; jadis elle +appartenait à ton maître. Mais je ne m'enorgueillis pas de la conquête +de cette misérable planète, et celui que tu sers ne doit pas, hélas! +m'envier non plus mon lot. Au milieu de ces myriades de mondes lumineux +qui passent devant lui pour lui rendre hommage, il a pu oublier cette +pitoyable création d'êtres chétifs dont bien peu me semblent mériter la +damnation, excepté leurs rois. + +41. «Et même je ne regarde ceux-ci que comme une espèce de redevance +pour soutenir mes droits de seigneur; et eussé-je des inclinations +contraires, elles seraient, vous le savez bien, superflues. Les hommes +sont devenus si méchans que l'enfer lui-même n'a rien de mieux à faire +que de les abandonner à eux-mêmes, plus tourmentés et plus frénétiques +cent fois par les malédictions qu'ils se donnent. Le ciel ne peut pas +les faire meilleurs et je ne saurais les rendre pires. + +42. «Regarde sur la terre, te dis-je encore.--Lorsque ce misérable ver +de terre, ce vieillard faible, infirme, aveugle et insensé, commença son +règne dans tout l'éclat et la fraîcheur de la jeunesse, le monde et lui +se présentaient tous deux sous un aspect bien différent. Une grande +partie de la terre et des plaines liquides de l'océan le reconnaissaient +pour roi.--À travers plus d'une tempête, ses îles avaient surnagé sur +l'abîme du tems, car elles étaient l'asile des vertus austères. + +43. «Jeune, il arriva au trône; vieux, il le quitte: vois dans quel état +il trouva son royaume, et comment il le laissa; consulte ses annales: +vois d'abord comment il abandonna le pouvoir à un favori; puis comment +la soif de l'or, ce vice du mendiant, qui ne peut remplir que les ames +basses, s'empara graduellement de son coeur.--Et quant au reste, jette +seulement un coup d'oeil sur l'Amérique et la France. + +44. «Il est vrai de dire que, depuis le commencement jusqu'à la fin, il +ne fut qu'un instrument, et j'ai mis en lieu de sûreté ceux qui s'en +servirent. Eh bien! ainsi qu'un instrument qu'il soit consumé! Fouillez +dans tous les siècles passés depuis que le genre humain a plié devant un +monarque, parcourez toutes les annales sanglantes qui consacrent le +crime et le carnage, choisissez le plus criminel des disciples de César, +et citez-moi un règne plus abreuvé de sang, plus encombré de morts. + +45. «Il ne cessa de faire la guerre à la liberté et aux hommes libres. +Les nations comme les particuliers, ses propres sujets, ses ennemis +étrangers, tout ce qui prononça le mot de liberté eut George III pour +adversaire. Quelle histoire sera jamais plus souillée que la sienne de +malheurs publics et individuels! Je lui accorde la continence +domestique. Je lui accorde ces vertus passives qui manquent à la plupart +des monarques. + +46. «Je sais qu'il fut mari constant; je conviens que c'était un homme +sobre et décent et un assez bon maître. Tout cela est beaucoup, et bien +plus encore sur un trône; de même que la tempérance a bien plus de +mérite observée au banquet d'Apicius qu'à la table de l'anachorète. Je +lui accorde tout ce que les plus indulgens peuvent lui accorder;--tout +cela fut bien quant à lui, mais non pour les millions d'hommes qui le +trouvèrent toujours tel que l'oppression pouvait le désirer. + +47. «Le Nouveau-Monde se débarrassa de lui. L'ancien gémit encore du +sort que lui et les siens lui préparèrent du moins, s'ils ne purent +entièrement l'accomplir. Il laissa sur plusieurs trônes des héritiers de +ses vices, sans l'être de ses vertus domestiques, qui ont inspiré la +compassion pour lui.--Rois fainéans endormis sur le trône de la terre, +ou despotes veillant au même poste et qui ont oublié déjà une leçon +qu'on leur apprendra de nouveau.--Qu'ils tremblent! + +48. «Cinq millions d'hommes de l'église primitive, conservant cette foi +qui vous rend puissans sur la terre, implorèrent une partie de ce tout +immense qu'ils possédaient jadis--la liberté de leur +culte.--Non-seulement votre maître, Michel, mais vous-même, et vous +aussi, saint Pierre, il faut que vous ayez une ame de glace si vous +n'abhorrez pas l'ennemi de la participation des catholiques à toutes les +libertés d'une nation chrétienne. + +49. «À la vérité, il leur permit de prier Dieu; mais, comme une +conséquence de la prière, il leur refusa la loi qui les aurait placés +sur la même base que ceux qui n'adoraient pas les saints.» Ici saint +Pierre, faisant un bond hors de sa place, s'écria: «Vous pouvez emmener +le prisonnier. Avant que le ciel ouvre ses portes à ce Guelfe, tandis +que je suis de garde, je veux être damné moi-même. + +50. «J'aimerais mieux changer de place avec Cerbère (et la sienne n'est +pas une sinécure), que de voir ce vieux fou, ce vieux bigot de roi +parcourir les plaines azurées du ciel.» «Saint, répondit Satan, vous +ferez bien de vous venger des maux qu'il a fait souffrir à vos +satellites; et si vous étiez disposé à l'échange en question, je +tâcherais d'apprivoiser notre Cerbère avec le ciel.» + +51. Mais ici Michel intervint: «Bon saint, dit-il, et démon! je vous +prie, n'allez pas si vite; vous passez tous deux les bornes de la +discrétion. Saint Pierre! vous aviez coutume d'être plus poli, et vous, +Satan, excusez la chaleur de ses expressions, et cette condescendance +qui le fait descendre au niveau du vulgaire: les saints eux-mêmes +quelquefois s'oublient à leur tour.--Avez-vous autre chose à dire?» +«Non.» «Eh bien, je vous prierai d'appeler vos témoins.»-- + +52. Satan se retourna, et agita sa main basanée dont les facultés +électriques attirent les nuages de plus loin que nous ne pouvons le +comprendre, quoique nous le retrouvions souvent dans notre ciel. Soudain +le tonnerre infernal fit trembler la mer et la terre dans toutes les +planètes, et les batteries de l'enfer firent jouer cette artillerie dont +parle Milton comme d'une des plus sublimes inventions de Satan. + +53. Ceci fut un signal pour ces ames damnées qui voient s'étendre les +priviléges de leur damnation au-delà du contrôle ordinaire des mondes +passés, présens ou futurs. Aucune place ne leur est particulièrement +assignée dans les archives de l'enfer; mais ils sont libres d'aller où +leur inclination les porte à la poursuite du gibier,--n'en étant ni plus +ni moins damnés. + +54. Ils sont fiers de ce privilége, et ils ont raison de l'être.--C'est +une espèce de chevalerie, ou de clef d'or attachée à leur ceinture, ou +quelqu'association du même genre, ou bien encore une entrée dans les +petits appartemens. J'emprunte mes comparaisons à la chair étant chair +moi-même. Que les esprits immortels ne soient pas choqués de ces +similitudes basses et vulgaires! Nous savons qu'ils occupent là-haut des +postes bien plus exaltés. + +55. Lorsque le formidable signal vola du ciel à l'enfer, séparés par une +distance dix millions de fois plus grande environ que celle qui existe +entre notre globe et le soleil, et il nous est facile de calculer à une +seconde près combien de tems il fallut pour cela, car chaque rayon qui +se fraye une voie pour dissiper les brouillards de Londres et qui dore +faiblement ses clochers à peu près trois fois par an, quand l'été n'est +pas trop rigoureux. + +56. J'ai dit que je pouvais faire ce calcul.--Il fallut donc une +demi-minute.--Je sais qu'il faut plus de tems aux rayons solaires pour +faire leurs préparatifs de voyage et se mettre en route, mais aussi leur +télégraphe est bien moins sublime, et s'ils joutaient à la course contre +les courriers de Satan partis pour leurs climats, ils ne gagneraient +pas: Il faut au soleil des années pour que chacun de ses rayons regagne +le point d'où il est parti, il ne faut pas au diable une demi-journée. + +57. À l'extrémité de l'horizon parut une petite tache, de la grandeur +environ d'une demi-couronne; j'ai vu quelquefois dans les cieux quelque +chose de semblable étant sur la mer Égée, avant une rafale. Bientôt +grossissant, cet objet changea de forme, et, semblable à un vaisseau +aérien, paraissait louvoyer, et _se gouvernait_ ou _était gouverné_, je +ne suis pas bien sûr de la correction de cette dernière phrase qui fait +clocher la stance. + +58. Au surplus, choisissez entre les deux. Bientôt cet objet ressembla à +un nuage, et c'en était un en effet, un nuage de témoins, et quel nuage! +La terre ne vit jamais de nuées de sauterelles aussi nombreuses que +celles qui couvraient en ce moment le ciel, et en obscurcissaient +l'espace de leurs myriades. Leurs cris perçans et variés ressemblaient à +ceux d'une troupe d'oies sauvages (si toutefois on peut comparer les +nations à des oies), et réalisaient l'expression de l'enfer déchaîné. + +59. Ici résonnait le bon juron du gros John Bull qui damnait ses +yeux[61] comme de par le passé. Puis Paddy[62], dans son patois, +s'écriait: «De par Jésus.» Venait ensuite le flegmatique Écossais, +demandant d'un ton plus calme: «Quel est votre bon plaisir?» Puis l'ame +du Français jurait en certains termes que je ne traduirai pas +littéralement, le premier cocher pouvant le faire pour moi. Et au milieu +de tout ce vacarme, on entendait la voix de Jonathan[63], qui +disait:--«Notre président va faire la guerre, à ce qu'il paraît.» + +[Note 61: _Who damned his eyes_. Juron favori de la dernière classe du +peuple anglais.] + +[Note 62: Nom donné par les Anglais à la nation irlandaise, comme celui +de John Bull au peuple anglais.] + +[Note 63: Les Américains des États-Unis. + +(_N. du Tr._)] + +60. Il y avait en outre des Espagnols, des Hollandais et des Danois, +bref une multitude universelle d'ombres, depuis l'île d'Otaïti jusqu'aux +plaines de Salisbury, de tous les climats et professions, de tous les +âges et de tous les métiers, prêts à déposer contre le règne du bon roi, +aussi acharnés que les trèfles le sont contre les piques, et tous cités +par le grand _sub poena_ pour essayer de prouver que les rois peuvent +être damnés comme vous ou moi. + +61. Quand Michel vit toute cette armée, il pâlit d'abord autant que les +anges peuvent pâlir.--Puis devint de toutes les couleurs, comme un +crépuscule d'Italie, ou la queue d'un paon, ou les rayons du soleil +couchant vus à travers les gothiques vitraux d'une vieille abbaye, ou +comme une truite encore fraîche, ou comme l'éclair qui brille la nuit +sur le lointain horizon, ou comme l'arc-en-ciel à son premier aspect, ou +comme une grande revue de trente régimens habillés de rouge, de vert et +de bleu. + +62. Puis, s'adressant à Satan: «Pourquoi, dit-il, mon bon vieil ami, car +je vous tiens pour tel, quoiqu'étant de différens partis, nous soyons +obligés de nous faire la guerre, je ne vous ai jamais regardé comme un +ennemi personnel; nos différends sont tout politiques, et j'espère que, +quoi qu'il puisse arriver là-bas, vous connaissez ma grande estime pour +vous, et c'est par cette raison que je regrette de vous trouver des +torts-- + +63. «Pourquoi donc, dis-je, mon cher Lucifer, voulez-vous abuser de la +demande que j'ai faite des témoins? Mon intention n'était pas que vous +fissiez venir la moitié de la terre et de l'enfer; cela est même inutile +puisque deux témoins honnêtes, décens et véridiques nous suffisent. Nous +perdons notre tems, que dis-je? notre éternité, entre l'accusation et la +défense: si nous écoutons l'une et l'autre, cela prolongera notre +immortalité.» + +64. Satan répondit: «Cette affaire m'est fort indifférente sous un point +de vue personnel.--Je puis avoir cinquante ames meilleures que celle-ci +avec la moitié moins de peine qu'elle ne m'en a déjà donné, et je n'ai +discuté avec vous la cause de feu sa majesté britannique que comme un +point de droit. Vous pouvez disposer de lui.--Dieu sait que j'ai assez +de rois là-bas.» + +65. Ainsi parla le démon, appelé dernièrement _à plusieurs faces_ par +l'écrivain Southey. «Alors, reprit Michel, nous appellerons une ou deux +personnes des myriades qui entourent notre congrès, et nous donnerons +congé au reste.--Qui aura l'honneur de parler le premier? Il y a de quoi +choisir. Qui prendrons-nous?» Satan répondit: «Il n'en manque pas; mais +quant à choisir, autant vaut Jack Wilkes qu'un autre.» + +66. À l'instant on vit sortir de la foule un esprit à l'aspect bizarre +et joyeux et à l'oeil perçant, vêtu d'une manière tout-à-fait oubliée +maintenant, car les gens de l'autre monde conservent long-tems les modes +de celui-ci; ce qui fait qu'on y trouve réunis tous les costumes bons ou +mauvais qui ont paru depuis Adam, à commencer par la feuille de figuier +de notre mère Ève jusqu'au jupon presqu'aussi rétréci d'une époque plus +récente. + +67. L'esprit, jetant les yeux sur les foules assemblées, s'écria: «Mes +amis de toutes les sphères, nous courons risque de nous enrhumer au +milieu de ces nuages; occupons-nous donc d'affaires. Pourquoi cette +assemblée générale? Sont-ce des électeurs que j'aperçois là à couvert? +Si c'est pour une élection qu'ils font tout ce tapage, voyez en moi un +candidat qui n'a pas tourné casaque.--Saint Pierre, puis-je compter sur +votre vote?» + +68. «Monsieur, répondit Michel, vous vous méprenez, ces choses-là +appartiennent à la vie humaine, nous nous occupons ici d'affaires plus +augustes: Le tribunal est assemblé pour juger des rois; vous voilà au +fait maintenant.» «Alors, dit Wilkes, je présume que ces messieurs qui +ont des ailes sont des chérubins, et cet esprit là-bas me paraît +ressembler fort à George III. Mais, dans mon opinion, il est beaucoup +plus vieux.--Dieu me pardonne, il est aveugle.» + +69. «Il est, dit l'ange, tel que vous le voyez, et son sort va dépendre +de ses actions. Si vous avez quelque chose à lui reprocher, songez que +la tombe permet au plus humble mendiant de lever la tête en présence du +potentat le plus superbe.» «Il y a des gens, dit Wilkes, qui n'attendent +pas que les rois soient déposés dans leur cercueil de plomb, pour +prendre cette liberté, et moi, par exemple; je leur ai toujours dit ce +que je pensais à la face du soleil.» + +70. «Eh bien donc, au-dessus du soleil, répétez ce que vous avez à faire +valoir contre lui,» dit l'archange. «Eh quoi, répliqua l'esprit, quand +depuis si long-tems il n'est plus question de tout cela, faut-il que je +devienne un témoin accusateur? Non, de par ma foi. D'ailleurs j'avais +fini par le battre à plates coutures devant ses pairs et ses communes. +Je ne me plais pas à faire revivre de vieilles histoires dans le ciel, +d'autant plus que sa conduite était toute naturelle dans un prince. + +71. «C'était une sottise sans doute, et une mauvaise action d'opprimer +un pauvre diable qui ne possédait pas un schelling: mais j'en veux moins +à l'homme lui-même qu'à Bute et à Graftan, et je ne voudrais pas le voir +puni de leur crime, d'autant plus qu'ils sont damnés depuis +long-tems.--Quant à moi, j'ai pardonné, et je vote pour son _habeas +corpus_ dans le ciel.» + +72. «Wilkes, dit le diable, je comprends tout ceci; vous étiez devenu à +moitié courtisan avant votre mort, et il paraît que vous avez envie de +le devenir tout-à-fait de l'autre côté de la barque de Caron. Vous +oubliez que le règne de cet homme est fini, et que, quoi qu'il puisse +être d'ailleurs, il ne sera plus souverain. Vous avez perdu vos peines, +car le mieux qui puisse lui arriver est de se trouver votre voisin. + +73. «Mais j'ai su tout de suite qu'en penser, lorsque je vous ai vu, +avec votre air goguenard, voltiger et chuchoter autour de la broche, où +Bélial, qui était de service ce jour-là, arrosait, avec la graisse de +Fox, Guillaume Pitt, son élève. Je sus qu'en penser, dis-je; cet homme, +même dans l'enfer, trouve encore le moyen de faire du mal.--Je le ferai +bâillonner: voici l'effet d'un de ses bills. + +74. «Qu'on appelle Junius!» Une ombre s'avança à grands pas hors de la +foule; et à ce nom, il y eut une telle presse, que les esprits cessèrent +de se mouvoir commodément et à leur aise aérienne. Mais ils se +heurtèrent et se bousculèrent, se poussant des bras et des genoux (et +tout cela pour rien, comme nous le verrons tout-à-l'heure), de telle +sorte qu'on eût dit du vent comprimé et renfermé dans une vessie, ou, ce +qui est bien pis, une colique humaine. + +75. L'ombre parut: c'était une grande figure maigre, à cheveux gris, qui +semblait n'avoir été autre chose qu'une ombre sur la terre. Ses +mouvemens étaient vifs, et ne manquaient pas de vigueur; mais rien ne +pouvait indiquer son origine: tantôt elle diminuait, tantôt elle +grossissait, ayant tantôt un air sombre, tantôt celui d'une gaîté +sauvage. Mais en contemplant ses traits, on les voyait changer à tous +momens, et ressembler--personne ne pouvait dire à quoi. + +76. Plus les esprits le fixaient avec attention, moins ils pouvaient +distinguer à qui ses traits appartenaient. Le diable lui-même semblait +embarrassé de le deviner. Ils variaient comme un rêve, offrant tantôt +une forme, tantôt une autre. Plusieurs personnes de la foule jurèrent +qu'elles le connaissaient parfaitement; l'un affirmait qu'il était son +père; sur quoi un autre répondait qu'il était le frère du cousin de sa +mère. + +77. D'autres prétendaient que c'était un duc, un chevalier, un orateur, +un avocat, un prêtre, un nabab, un accoucheur; mais l'être mystérieux +changeait au moins aussi souvent de visage qu'ils changeaient d'opinion. +Et quoiqu'il se tînt devant eux de façon à ce qu'ils en eussent la vue +tout entière, leur embarras ne faisait que s'en accroître. Cet homme +était une véritable fantasmagorie, tant il était mince et volatil! + +78. Dès que vous aviez décidé que c'était un tel, _presto_, la figure +changeait, et c'était un autre; et à peine la métamorphose était-elle +bien accomplie, qu'il variait encore, tellement que je ne pense pas que +sa propre mère (si toutefois il en avait une) eût pu reconnaître son +fils, tant il prenait de formes différentes!--Si bien que le plaisir de +deviner ce _masque de fer_ épistolaire finissait par se changer en une +tâche pénible. + +79. Quelquefois, comme le triple Cerbère, il représentait trois +gentilshommes à la fois (comme le dit très-bien la bonne madame +Malaprop[64]); puis ensuite, il n'en était pas même un. Tantôt des +rayons de lumière jaillissaient autour de lui; tantôt une vapeur épaisse +le dérobait à tous les yeux, comme le brouillard de Londres y cache le +jour. Aujourd'hui c'était Burke, demain Tooke, au gré du caprice des +gens; et certes, plus d'une fois il ressembla à sir Philippe Francis. + +[Note 64: Personnage ridicule de la comédie des _Rivaux_ de Shéridan. + +(_N. du Tr._)] + +80. J'ai fait une supposition qui vient entièrement de moi.--Je ne l'ai +communiquée à personne jusqu'à présent, de crainte de faire du tort à +ceux qui entourent le trône, ou à quelque ministre ou pair, sur lequel +la honte pourrait en rejaillir. C'est... ami lecteur, prête-moi une +oreille attentive: c'est que ce que nous avons continué d'appeler Junius +n'était réellement, et en vérité, rien du tout. + +81. Je ne vois pas pourquoi des lettres ne seraient pas écrites sans +mains, puisque nous les voyons tous les jours écrites sans tête, et sans +que les livres en soient moins bien remplis pour cela. Et en vérité, +jusqu'à ce que nous ayons trouvé quelqu'un qui ait le droit +incontestable de les réclamer, le nom de leur auteur, comme l'embouchure +du Niger, ne cessera d'embarrasser le monde, incertain de décider s'il y +a une embouchure au fleuve, et s'il y a un auteur des lettres. + +82. «Et qui es-tu?» demanda l'archange. «Vous pouvez consulter le titre +de mon livre pour cela, répondit cette ombre majestueuse d'une ombre; +car si j'ai gardé mon secret pendant un demi-siècle, il n'est pas +probable que je vous le dise aujourd'hui.» «As-tu rien à dire contre +Georges _rex_, continua Michel, ou quelque charge à porter contre lui?» +«Vous ferez mieux, répondit Junius, de lui demander d'abord sa réponse à +mes lettres. + +83. «Les charges qu'elles renferment contre lui survivront, dans les +annales du tems, au marbre de son épitaphe et de sa tombe.» «N'as-tu pas +à te repentir, dit Michel, de quelque exagération dans le passé, de +quelque accusation qui pourrait amener ta condamnation éternelle, si +elle était fausse, ou la sienne, si elle était vraie? N'as-tu pas mis +trop d'amertume dans tes écrits? la passion ne t'emporta-t-elle pas trop +loin?» «La passion? interrompit le sombre fantôme; j'aimais mon pays, et +lui, je le haïssais. + +84. «Ce que j'ai écrit, je l'ai écrit: que le reste retombe sur sa tête +ou sur la mienne!» Ainsi parla le vieux _Nominis umbra_; et à peine +avait-il fini, qu'il se dissipa en une fumée céleste. Alors Satan dit à +Michel: «N'oubliez pas d'appeler Georges Washington, John Horne Tooke et +Franklin.»--Mais en ce moment on entendit crier: «Place! place!» quoique +pas un fantôme ne bougeât. + +85. À la fin, à force de pousser et de coudoyer, et avec le secours des +chérubins chargés de cet emploi, le diable Asmodée arriva jusqu'au +cercle, d'un air qui annonçait que le voyage lui avait coûté quelque +fatigue. Lorsqu'il déposa le fardeau dont il était chargé:--«Qu'est-ce +ceci? s'écria Michel: comment donc, mais ce n'est pas une ombre?»--«Je +le sais, répondit l'incube; mais il en sera bientôt une, si vous +m'abandonnez cette affaire. + +86. «La peste soit du renégat! Je me suis foulé l'aile gauche; il est si +lourd, qu'on croirait qu'il porte quelqu'un de ses ouvrages pendu à son +cou. Mais venons au fait. Tandis que je planais sur les bords du +Skiddaw, où, comme à l'ordinaire, il pleut; je vis la faible lueur d'une +lumière au-dessous de moi, et me baissant, je surpris cet homme écrivant +un libelle, non moins contre l'histoire que contre la sainte Bible. + +87. «La première est la sainte écriture du diable, la seconde est la +vôtre, bon Michel. Ainsi, comme vous voyez, l'affaire vous regarde tous +deux. Je l'ai saisi dans l'état où il est là, et l'ai apporté ici +incontinent pour y être jugé. Je n'ai pas été dix minutes dans les airs, +ou du moins à peine un quart d'heure: je gagerais que sa femme est +encore à prendre le thé.» + +88. Ici, Satan dit: «Il y a déjà long-tems que je connais cet homme, et +que je l'attendais ici; vous ne trouverez guère d'être plus sot et plus +présomptueux dans sa petite sphère. Assurément ce n'était pas la peine +de mettre cela sous votre aile, mon cher Asmodée; nous ne pouvions +manquer d'avoir ici ce pauvre misérable, sans se charger de le +porter;--il y serait venu de son plein gré. + +89. «Mais puisqu'il est ici, voyons, qu'a-t-il fait?» «Ce qu'il a fait? +s'écria Asmodée;--il s'est mêlé d'avance de l'affaire dont vous vous +occupez aujourd'hui, et griffonne comme s'il était premier commis du +Destin. Qui sait à quoi l'on pourrait encore s'attendre, quand on voit +un âne tel que celui-ci parler comme celui de Balaam?» «Écoutons, +répondit Michel, ce qu'il peut avoir à nous dire; vous savez que c'est +une obligation dont nous ne pouvons nous dispenser.» + +90. Alors le poète, joyeux d'avoir un auditoire, chose à laquelle il +n'était pas accoutumé dans le monde là-bas, commença à tousser, à +cracher, à se dérouiller la voix, et à prendre cet accent lamentable si +redouté des malheureux auditeurs qui se trouvent à la portée des poètes, +quand ils laissent déborder le torrent de leur verve. Mais celui-ci se +trouva arrêté dès le premier hexamètre, dont les pieds goutteux ne +purent jamais cheminer. + +91. Et avant qu'il pût presser la marche de ses dactyles boiteux et en +former un récitatif, on entendit un murmure d'épouvante et de +découragement dans la longue file des chérubins et des séraphins; et +Michel s'étant levé avant que le poète eût pu retrouver un seul de ses +hémistiches restés en chemin, s'écria: «Pour l'amour de Dieu, arrêtez, +mon ami! il vaut mieux _non dî, non homines_; vous savez le reste.» + +92. Il y eut alors un grand tumulte dans la foule, qui paraissait avoir +toute espèce de vers en horreur. Les anges, bien entendu, avaient assez +de leurs chansons quand ils étaient de service, et la génération des +ombres en avait trop entendu pendant la vie pour se soucier de profiter +de cette nouvelle occasion. Le monarque, jusque-là muet, s'écria alors: +«Eh quoi! encore du pâté? c'est assez, c'est assez comme ça! + +93. Le tumulte redoubla de toutes parts; une toux universelle fit +retentir les cieux, comme pendant un débat où Castlereagh aurait eu +quelque tems la parole (avant qu'il fut ministre d'état, pourtant +_maintenant les esclaves écoutent_). Il y en eut qui crièrent: «À bas! à +bas!» comme à la comédie. Jusqu'à ce qu'enfin le poète saint Pierre, +presque désespéré, en qualité d'auteur, demanda grâce pour la prose +seulement. + +94. Le drôle n'était pas trop disgracié de la nature. Sa figure ne +ressemblait pas mal à celle d'un vautour, avec un nez recourbé et un oeil +de faucon qui donnait un air de vivacité et de pénétration à toute sa +personne qui, quoique grave, était loin d'être aussi vilaine que son +affaire, car cette dernière était aussi désespérée que possible: c'était +une espèce de félonie _de se_. + +95. Alors Michel sonna de sa trompette, et apaisa le bruit en en faisant +un plus grand, comme c'est encore la mode à présent chez nous. À +l'exception de quelque voix grommelante qui se permettra de tems en tems +d'interrompre le décorum du silence, il y a peu de gens qui exercent +deux fois leurs poumons, quand ils voient qu'on crie plus fort qu'eux. +Ainsi donc le barde eut la faculté de plaider sa mauvaise cause, avec +toutes les attitudes de l'homme le plus satisfait de lui-même. + +96. Il dit (je ne rapporte ici que les principaux points de son +discours), il dit que de mauvaises intentions ne guidaient pas sa +plume;--que sa coutume était d'écrire sur tous les sujets; que c'était +de plus son pain, qu'il n'aimait pas à manger sec; qu'il retiendrait +l'assemblée trop long-tems (du moins il avait quelque raison de le +craindre), et qu'il lui faudrait plus d'un jour entier s'il voulait +nommer tous ses ouvrages! il n'en citerait donc que quelques-uns: +Wat-Tyler,--des vers sur Blenheim et Waterloo. + +97. Il avait écrit les louanges d'un régicide; il avait écrit les +louanges de tous les rois quelconques. Il avait écrit pour les +républiques voisines et lointaines; puis ensuite contre elles, avec une +verve plus mordante que jamais. Il avait jadis proclamé _un_ plan plus +ingénieux que moral en faveur de la Pantisocratie; puis était devenu un +véritable anti-jacobin,--après quoi il avait tourné casaque: s'il l'eût +fallu, il aurait changé de peau. + +98. Il avait tonné dans ses vers contre la guerre et les batailles; puis +il avait chanté des louanges en leur honneur. Il avait appelé la +critique un métier malhonnête[65], et lui-même était devenu de tous les +critiques le plus bas et le plus rampant, nourri, payé et choyé par les +mêmes hommes qui avaient déchiré ses moeurs et sa muse.--Il avait écrit +beaucoup de vers blancs et de prose encore plus pâle, et en plus grande +quantité que personne ne l'imaginait. + +[Note 65: Voyez la _Vie de H. Kirke White_.] + +99. Il avait écrit la vie de Wesley.--Ici, se tournant vers Satan: +«Monsieur, continua-t-il, je suis prêt à écrire la vôtre, en deux +volumes in-octavo, élégamment reliés, avec des notes et une préface, +enfin tout ce qui peut attirer le pieux acheteur. Et vous n'avez aucun +motif de crainte, car je puis choisir parmi les critiques celui qui +rendra compte de mon ouvrage.--Veuillez donc me donner les documens +nécessaires, que je puisse ajouter votre nom à celui de mes autres +saints.» + +100. Satan s'inclina, et garda le silence. «Eh bien! si, par une aimable +modestie, vous refusez mon offre, voyons ce qu'en dira Michel? Il y a +peu de mémoires susceptibles de devenir aussi parfaits. Ma plume se +prête à tout: elle est un peu moins neuve que jadis, mais je vous ferai +briller comme brille votre trompette, par parenthèse. Il y a plus de +cuivre dans la mienne; elle rend d'aussi beaux sons. + +101. «Mais, à propos de trompettes, voici ma vision! Maintenant vous +allez en juger, tous tant que vous êtes; oui, vous allez juger d'après +mon jugement, et apprendre, d'après ma décision, qui entrera dans le +ciel, et qui en sera repoussé.--Je décide de tout cela par intuition, et +prononce sur le présent, le passé, l'avenir, le ciel, l'enfer, enfin sur +tout, de même que le roi Alphonse[66]! Quand je suis en train de voir +double, j'épargne à la divinité des peines incroyables.» + +[Note 66: Le roi Alphonse, en parlant du système de Ptolémée, disait +que, s'il avait été consulté à la création du monde, il aurait évité au +créateur bien des absurdités.] + +102. Il s'arrêta pour tirer un manuscrit de sa poche; et aucune +persuasion de la part des diables, des saints ou des anges ne put +arrêter ce torrent. Il lut les trois premières lignes du contenu; mais à +la quatrième, tout le cortége spirituel s'évanouit en laissant une +variété d'odeurs ambroisiennes ou sulfureuses; échappant avec la +rapidité de l'éclair à son mélodieux charivari[67]. + +[Note 67: Voyez la _Description_ d'Aubray d'une apparition qui +s'évanouit en répandant d'étranges parfums et un mélodieux +charivari;--ou voyez le Ier vol. de _l'Antiquaire_. + +(_Note de Lord Byron_.)] + +103. Les vers héroïques avaient eu l'effet d'un charme. Les anges +s'étaient bouché les oreilles, et avaient joué des ailes.--Les diables +assourdis avaient pris leur course en hurlant vers l'enfer.--Les ombres +s'étaient enfuies en baragouinant dans leurs domaines (car on n'est pas +encore bien sûr du lieu où elles font leur séjour, et je laisse à chaque +homme son opinion là-dessus). Pour Michel, il eut recoure à sa +trompette; mais hélas! il grinçait tellement des dents qu'il n'en put +sonner. + +104. Saint Pierre, qui a toujours passé pour un saint un peu vif, agita +ses clefs en l'air, et au cinquième vers renversa notre poète, qui tomba +comme Phaéton dans son lac, mais plus commodément, car il ne se noya +pas; la destinée ayant décrété une autre fin pour le poète lauréat, et +lui réservant autre chose pour sa dernière couronne, lorsque la réforme +arrivera dans un lieu ou dans l'autre. + +105. Il tomba d'abord, et coula à fond comme ses ouvrages; mais bientôt +il reparut sur la surface, semblable à lui-même, car tout ce qui est +corrompu flotte comme le liége[68], la corruption rendant un objet léger +comme un esprit follet, ou une poignée de paille surnageant sur une mare +d'eau. Peut-être se tient-il encore caché dans son antre, comme des +livres ennuyeux oubliés sur une tablette, à griffonner quelque vie ou +quelque vision, et réalisant, comme dit Wellborn, le diable devenu +ermite. + +[Note 68: Le corps d'un noyé reste au fond jusqu'à ce qu'il soit +corrompu; alors il flotte, comme on le sait généralement.] + +106. Quant à ce qui est du reste, pour en venir à la conclusion de ce +rêve véridique, je dirai que j'ai perdu le télescope qui permettait à +mes yeux de voir les objets sans prestige, et qui me dévoilait ce que +j'ai dévoilé à mon tour. La dernière chose que je vis au milieu de toute +cette confusion, fut le roi Georges se glisser enfin, pour tout de bon, +dans le ciel; et lorsque le tumulte s'affaiblissant fut suivi du calme, +je le laissai étudiant le centième psaume. + +FIN DE LA VISION DU JUGEMENT. + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de lord Byron, +Volume 8, by George Gordon Byron + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE LORD BYRON, VOL 8 *** + +***** This file should be named 28828-8.txt or 28828-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/8/8/2/28828/ + +Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreaders Europe at +http://dp.rastko.net. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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